Tolla

By Edmond About

The Project Gutenberg EBook of Tolla, by Edmond About

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Title: Tolla

Author: Edmond About

Release Date: December 1, 2020 [EBook #63937]

Language: French


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  TOLLA

  PAR
  EDMOND ABOUT

  TREIZIÈME ÉDITION

  PARIS
  LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
  79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

  1884
  Droit de traduction réservé.




OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


FORMAT IN-8

  Le roman d'un brave homme; 1 vol. illustré de 52 compositions
    par _Adrien Marie_; 2e édit. broché, 10 fr.;--relié            14  »

FORMAT IN-16

  Alsace (1871-1872); 5e édition. 1 vol.                            3 50
  Causeries; 2e édition. 2 vol.                                     7  »
    Chaque volume se vend séparément                                3 50
  La Grèce contemporaine; 8e édition. 1 vol.                        3 50
    Le même ouvrage, édition illustrée                              4  »
  Le Progrès; 4e édition. 1 vol.                                    3 50
  Le Turco.--Le bal des artistes.--Le poivre.--L'ouverture
    au chateau.--Tout Paris.--La chambre d'ami.--Chasse
    allemande.--L'inspection générale.--Les cinq perles;
    4e édition. 1 vol.                                              3 50
  Salon de 1864. 1 vol.                                             3 50
  Salon de 1866. 1 vol.                                             3 50
  Théâtre impossible: Guillery,--L'assassin,--L'éducation d'un
    prince,--Le chapeau de sainte Catherine; 2e édition. 1 vol.     3 50
  L'A B C du travailleur; 4e édition. 1 vol.                        3 50
  Les Mariages de province; 6e édition. 1 vol.                      3 50
  La Vieille Roche. Trois parties qui se vendent séparément.
    1re partie: _Le Mari imprévu_; 5e édition. 1 vol.               3 50
    2e partie: _Les Vacances de la Comtesse_; 4e édit. 1 vol.       3 50
    3e partie: _Le marquis de Lanrose_; 3e édition. 1 vol.          3 50
  Le Fellah; 4e édition. 1 vol.                                     3 50
  L'Infâme; 3e édition. 1 vol.                                      3 50
  Madelon; 8e édition. 1 vol.                                       3 50
  Le Roman d'un brave homme; 30e mille. 1 vol.                      3 50
  De Pontoise à Stamboul; 1 vol.                                    3 50

  Germaine; 57e mille. 1 vol.                                       2  »
  Le Roi des montagnes; 15e édition. 1 vol.                         2  »
  Les Mariages de Paris; 75e mille. 1 vol.                          2  »
  L'Homme à l'oreille cassée; 10e édition. 1 vol.                   2  »
  Tolla; 13e édition. 1 vol.                                        2  »
  Maître Pierre; 8e édition. 1 vol.                                 2  »
  Trente et quarante.--Sans dot.--Les parents de Bernard, 40e
    mille. 1 vol.                                                   2  »

  Le Capital pour tous. Brochure in-18.                             » 10


Coulommiers.--Imp. P. BRODARD et Cie.




A MADAME

DAVID D'ANGERS.


Vous connaissez les Italiens, Madame, et vous savez qu'à leurs yeux le
monde est peuplé de bonnes et de mauvaises influences. Pour moi, je
crois surtout aux bonnes, et je me persuade qu'un grand nom doit porter
bonheur à un petit livre, et que le patronage d'une belle âme, saine et
vigoureuse, est un puissant renfort pour un esprit hésitant et à peine
formé. C'est dans cette superstition que j'ose vous dédier l'histoire de
_Tolla_.

EDM. ABOUT.




AU LECTEUR


Si j'avais mis une préface à la première édition de ce petit livre, je
me serais épargné bien des ennuis.

Lorsqu'il parut pour la première fois, il y a neuf mois environ, il ne
déplut pas aux lecteurs de la _Revue des Deux Mondes_, public difficile
parce que Mme Sand et M. Mérimée l'ont gâté. On me pardonna des
longueurs impardonnables chez un écrivain, excusables chez un homme qui
apprend à écrire. Personne ne me fut sévère, et on fit une large part à
l'âge et à l'inexpérience.

Dans les derniers jours de mai, un ami vint en courant m'avertir d'un
danger sérieux: une revue de grand format devait me dénoncer comme
plagiaire et apprendre au public que _Tolla_ n'était que la traduction
d'un roman italien intitulé: _Vittoria Savorelli_.

Il est vrai que les personnages de Lello et de Tolla, et les principaux
traits de cette histoire, m'ont été fournis par un livre italien imprimé
à Paris. Ce livre, qui n'est pas un roman, contient une grande partie de
la correspondance originale des deux amants. Tolla a vécu à l'époque où
je la fais vivre. Lello, qui est encore de ce monde, appartient à une
famille princière, presque royale, du nord de l'Italie. Les lettres de
Lello et de Tolla ont été publiées par la famille Savorelli qui avait à
se venger. Si ce livre eût été un roman, on l'aurait laissé circuler en
Italie; mais c'était un dossier: on fit tout ce qu'on put pour détruire
l'édition entière. Cependant je connais à Rome une douzaine
d'exemplaires de _Vittoria Savorelli_. Il en existe plusieurs à Paris,
comme j'ai pu m'en assurer. C'est un libraire de Paris qui m'a vendu le
mien.

Les faits indiqués dans le volume de _Vittoria Savorelli_ sont d'un
intérêt médiocre. L'intrigue qui a séparé les deux amants est un complot
anonyme dont les auteurs sont restés inconnus. C'est la société romaine
tout entière qui a découvert le secret de leurs amours; l'orgueil de la
famille de Lello a fait le reste. Une traduction de ce livre serait plus
qu'ennuyeuse; elle serait presque illisible. On n'y trouverait
d'excellent que quatre ou cinq lettres où la douleur s'élève jusqu'à
l'éloquence: il est inutile d'ajouter que ce sont les lettres de Tolla.
Je les ai traduites en les abrégeant. Mes emprunts à cette
correspondance forment un peu plus de quinze pages de cette nouvelle
édition.

Ma part d'invention se compose de l'éducation de Tolla, qui n'est
nullement italienne, et de son portrait, qui n'est pas ressemblant; de
tous les caractères que j'ai groupés autour d'elle, et de tous les
incidents, malheureusement trop rares, qui animent le récit, la marquise
et Pippo, le colonel et Rouquette, la générale et sa fille, Menico,
Amarella, Cocomero, n'ont jamais existé que dans mon imagination. Il en
est de même des comparses, tels que le docteur Ély, Mlle Sarrazin, le
cardinal Pezzato, l'abbé Fortunati et les autres. Lello ne s'est jamais
jeté dans le Tibre: l'histoire affirme qu'il était au bal le jour de la
mort de Tolla. Cocomero n'a jamais cassé la tête de Menico, puisque ni
l'assassin ni la victime n'ont existé.

J'avoue que je me suis permis de puiser dans un dossier authentique les
premiers éléments d'une oeuvre d'imagination: beaucoup d'autres l'ont
fait, sur qui l'on n'a pas crié haro. J'ai emprunté un peu et ajouté
beaucoup. Aux choses que j'empruntais, j'ai essayé de donner _la forme_,
sans laquelle les oeuvres de l'esprit ne sont rien. Cependant il me
resterait un scrupule si j'avais caché la source où j'ai puisé.

Bien loin de dissimuler l'existence du volume de _Vittoria Savorelli_,
et l'usage que j'en avais fait, j'ai montré le livre à mes amis, aux
indifférents, et à tous ceux que je connaissais. Le rédacteur en chef
d'une revue spéciale, qui a pour but de réprimer la contrefaçon et le
plagiat, a vu plus d'une fois _Vittoria Savorelli_ sur mon bureau; il
l'a dit au public longtemps avant que personne songeât à m'attaquer[1].
J'ai remis moi-même à l'honorable directeur de la _Revue des Deux
Mondes_ mon exemplaire de _Vittoria Savorelli_, avant d'avoir été accusé
par personne. Enfin, le manuscrit original de _Tolla_, que la _Revue des
Deux Mondes_ a conservé, contient le passage suivant:

  [1] La _Propriété littéraire et artistique_, numéro du 16 mai, article
    de M. Guiffrey.

«Ce recueil forme un volume in-8º de 316 pages imprimé chez Béthune et
Plon, publié chez Daguin frères, sous ce titre: VITTORIA FERALDI,
_istoria del secolo XIX_...» et plus loin: «Le volume dont je me suis
servi a été découvert à Paris par M. Leclère fils, commissionnaire en
livres, boulevard Saint-Martin, en face du Château-d'Eau.»

Ce n'est pas ainsi que s'expriment les plagiaires. Malheureusement ce
passage a été supprimé sur les épreuves. M. Buloz me fit observer que
ces détails bibliographiques n'étaient pas à leur place dans le corps du
récit, au verso de la mort de Tolla. Il remarqua de plus que je ne
pouvais ni altérer le titre du livre en l'intitulant _Vittoria Feraldi_,
ni afficher le véritable nom de la famille Savorelli. J'effaçai donc ces
deux phrases sur l'épreuve, sans toucher au manuscrit qui n'était pas
sous ma main, et je les remplaçai par cette note moins explicite, mais
qu'un plagiaire se serait gardé d'ajouter:

  «Vittoria, istoria del secolo XIX. _Paris_, 1841.»

Avec ce renseignement et le _Journal de la Librairie_, le bibliomane le
plus inexpérimenté aurait retrouvé en cinq minutes l'éditeur,
l'imprimeur, et ce titre complet de _Vittoria Savorelli_.

Et cependant, le 1er juin, la _Revue de Paris_ me disait:

«Apprenez, monsieur, qu'il existe un livre intitulé _Vittoria
Savorelli_.»

Je répondis. J'avais répondu d'avance en racontant, le 31 mai, dans la
_Revue Contemporaine_, comment et avec quels matériaux j'avais fait
_Tolla_. Mais quatre ou cinq journaux petits et grands se déchaînaient
déjà contre moi. L'un m'appelait simplement plagiaire, l'autre me
traitait plus familièrement de voleur, et une _Revue_ hebdomadaire qui
s'est mise sous le patronage de Minerve, m'accusait d'avoir vendu la
dignité de l'homme de lettres à un marchand d'habits-galons.

Je puis parler sans amertume de toutes ces brutalités qui m'ont fait
payer cher un peu de succès: les mauvais temps sont passés. Mais si
j'avais eu le malheur de perdre courage, si je m'étais laissé abattre,
si je ne m'étais tenu sur la brèche, il ne me resterait plus qu'à jeter
mon écritoire par la fenêtre, à changer de nom, et à apprendre un
métier.

Le tout parce que j'avais caché l'existence de _Vittoria Savorelli_!

Je pris le parti de solliciter un jugement de la Société des gens de
lettres. J'écrivis au président:

«J'aspire à l'honneur d'être des vôtres; les livres que j'ai faits ne
sont rien; mais j'ai été brutalement calomnié: voilà mon titre le plus
sérieux à votre choix.» Le Comité des gens de lettres, sur un rapport
éloquent du bibliophile Jacob, me reçut à l'unanimité.

Pendant ces débats, _Tolla_ était reproduite par tous les grands
journaux des départements et par l'_Indépendance belge_, contrefaite à
Berlin, traduite en allemand, en danois, en suédois et en anglais. Aucun
journaliste, aucun éditeur, aucun traducteur ne s'avisa de publier
_Vittoria Savorelli_. Je proposai à deux grands journaux de leur en
faire une traduction: on me renvoya bien loin.

Le tumulte apaisé, les journaux et les revues me jugèrent de sang-froid.
Le premier mot fut dit par l'_Indépendance belge_: «Il n'y a pas de quoi
fouetter un chat.» Le dernier par l'_Illustration_: «_Much ado about
nothing_, beaucoup de bruit pour rien.» Dans l'intervalle, la _Revue de
Genève_, la grande _Revue de Westminster_, la _Gazette d'Augsbourg_, le
_Leader_, l'_Émancipation belge_, etc., s'étaient prononcés en ma
faveur: j'ai eu de quoi me consoler.

Je sais qu'il me reste encore quelques incrédules à convaincre et que la
paternité de ce roman me sera acquise lorsque j'en aurai fait d'autres.
Je me lève matin, et j'écris un peu tous les jours pour prouver que je
ne suis pas un plagiaire, et pour mériter votre amitié, ami lecteur.




TOLLA.




I


La famille Feraldi n'est pas princière, mais elle marche de pair avec
bien des princes. Alexandre Feraldi, comte du Saint-Empire, baron de
Vignano, chevalier de l'ordre de Constantin, est un des soixante
patriciens inscrits sur les tables du Capitole. Il n'a jamais voulu
entrer dans l'armée pontificale, où son père était lieutenant-colonel.
Une santé délicate, l'instruction sérieuse qu'il a reçue au collége de
Nazareth, et, par-dessus tout, la nécessité de rétablir les affaires de
sa famille, lui a fait embrasser l'étude des lois et de la
jurisprudence. Le temps n'est plus où l'on trouvait dans chaque Romain
l'étoffe d'un soldat, d'un laboureur et d'un jurisconsulte; mais les
patriciens ont conservé le respect des trois arts glorieux qui firent la
grandeur de leurs ancêtres. Le comte Feraldi, docteur en droit sans
déroger, se maria en 1816 à Catherine Mariani, fille du marquis de
Grotta Ferrata. Vers la même époque, deux de ses cousins germains, du
même nom que lui, épousèrent des princesses, une Odescalchi et une
Barberini. Alexandre Feraldi ne fut pas insensible à l'honneur de ces
alliances, qui relevaient le nom de sa famille. Trois mois après, une
succession inespérée, qui vint le surprendre pendant la grossesse de sa
femme, le mit pour toujours au-dessus du besoin, en portant son revenu à
vingt-cinq ou trente mille francs. Jamais homme ne fut plus heureux que
le comte Feraldi dans la première année de son mariage. Ce petit homme
aimable, vif et sautillant, très-brun, sans que sa physionomie présentât
rien de noir; très-fin et très-subtil, avec beaucoup de franchise et
d'ouverture de coeur, remplissait de sa joie et animait de sa gaieté le
palais délabré de ses ancêtres. Sa femme, assez belle, mais d'une beauté
sèche et pour ainsi dire indigente, l'aimait éperdument. Ses amis le
plaisantaient quelquefois sur l'excès de son bonheur. «Où s'arrêtera,
disait-on avec emphase, la fortune des Feraldi? Le Pactole court dans
leur jardin; les rejetons des familles princières viennent se greffer
sur leur arbre généalogique. Nous te prédisons, ô trop heureux
Alexandre, que ta femme avant deux mois accouchera d'un pape!»

Le 1er septembre 1816, la comtesse mit au monde une fille qui fut
baptisée sous le nom de Vittoria. Un an plus tard, Vittoria eut un frère
qu'on appela Victor. Le triomphant petit comte Alexandre n'avait pas
trouvé de noms plus modestes pour ses enfants.

C'était plaisir de l'entendre demander si son fils Victor avait pris le
sein, et sa fille Vittoria avait mangé sa bouillie. La comtesse et les
gens de la maison appelaient tout bonnement le petit garçon Toto et la
petite Tolla.

Le palais Feraldi est situé dans un des plus nobles quartiers de Rome, à
deux pas de l'ambassade de France. Il n'est ni très-grand ni très-beau:
il n'a ni la vétusté originale du palais de Venise, ni l'immensité du
palais Doria, ni la majesté du palais Farnèse; mais il a un jardin.
Tolla fut élevée au milieu des arbres et des fleurs. Une grande allée,
abritée contre le vent du nord par une muraille de cyprès, était sa
promenade d'hiver. A l'âge de sept ou huit mois, elle fit la
connaissance d'un vieux citronnier en fleur qui devint son meilleur ami.
Elle tendait vers lui ses petits bras; elle arrachait à belles mains les
longues fleurs et les gros boutons violacés, et elle les portait à sa
bouche. Le médecin de la maison, le docteur Ély, permit que dès les
premiers jours d'avril on la gardât une heure ou deux au jardin, étendue
en liberté sur un tapis, à l'ombre de son citronnier, ou sous un chêne
vert, autre ami vénérable. L'été venu, c'est au jardin qu'elle prit ses
premiers bains, dans une eau que le soleil avait eu soin de chauffer. La
liberté, le mouvement, le grand air et les parfums généreux qui
s'exhalent des arbres, tout concourut à fortifier ce jeune corps: Tolla
grandit avec les plantes qui l'environnaient, sans effort et sans
douleur. Une promenade au jardin l'endormait en quelques minutes; en
s'éveillant elle souriait à la vie, à ses parents et à son jardin. Le
travail des premières dents, si redouté des mères, se fit en elle sans
qu'on s'en aperçût, et un beau matin la comtesse, qui la nourrissait,
poussa un cri de surprise en se sentant mordue par deux petites perles
bien aiguisées.

Tous les ans, au mois d'août, le comte s'embarquait pour Capri, où il
possédait un beau vignoble. Tandis qu'il surveillait ses vendanges, la
comtesse allait vivre à Lariccia, en bon air, dans une jolie _villa_ où,
de mémoire d'homme, personne n'avait pris les fièvres. Son mari venait
bientôt l'y rejoindre. Ils y restaient avec leurs enfants jusqu'aux
froids, et ne retournaient jamais à Rome avant d'avoir vu cueillir les
olives.

Tolla passa à Lariccia les plus beaux jours de son enfance. Elle y était
plus libre qu'à Rome, quoiqu'on l'eût placée sous la haute main du petit
Menico, fils d'un fermier de son père. Menico, c'est-à-dire Dominique,
avait cinq ans de plus que Tolla et six ans de plus que Toto, mais il
n'abusa jamais de l'autorité que lui donnaient son âge et la confiance
de la comtesse. Il ne savait rien refuser à Tolla. En dépit de toutes
les recommandations de prudence et d'abstinence qu'on ne lui avait pas
ménagées, il hissait lui-même sa petite élève sur tous les ânes du
village, et il maraudait à son intention dans les jardins les mieux
enclos. Plus d'une fois on surprit le mentor éclatant de rire à la vue
de Tolla qui mordait à belles dents une lourde grappe de raisins jaunes,
ou qui se barbouillait les joues avec une grosse figue violette. Les
jardins, les bois, les ânes et Menico furent pendant douze ans les seuls
précepteurs de Tolla. Sa mère lui apprit un peu de religion et de
musique. Comme on ne la força jamais de se mettre au piano, elle y vint
toujours volontiers. Ses petits doigts aimaient à courir sur les touches
d'ivoire. Il se trouva qu'elle avait l'oreille juste, et même, ce qui
est plus rare chez les enfants, le sentiment de la mesure. Le célèbre
maestro Terziani, qui l'entendit un jour par hasard, déclara que c'était
grand dommage de ne lui point donner un maître, mais on le laissa dire.

La religion, et surtout ce catholicisme splendide qui règne à Rome,
trouva chez elle une âme bien préparée. La pompe des cérémonies, les
parfums de l'encens, l'or, le marbre, la musique sacrée, l'attirèrent
invinciblement, comme ce citronnier fleuri auquel elle tendait les bras.
Son imagination avide s'empara du premier aliment qui lui fut offert.
Elle s'éprit d'une passion filiale pour la madone, cette dame vêtue de
bleu et d'or qu'on lui disait si bonne et qu'elle voyait si belle.
L'enthousiasme puéril qu'elle conçut pour certaines images se changea
peu à peu en dévotion. A force de prier dans la chambre de sa mère
devant une _Sainte Famille_ de Sassoferrato, elle se lia tout
particulièrement avec saint Joseph: elle lui envoyait des baisers, comme
à un vieux et respectable parent de la maison. «Tu verras, lui
disait-elle, comme je t'embrasserai, si je vais au ciel!» Cette âme
aimante n'eut pas besoin d'apprendre la charité. A quatre ans, elle
déchirait ses habits, parce qu'elle avait remarqué qu'on les donnait aux
petits pauvres lorsqu'ils étaient déchirés. Elle émiettait son déjeuner
aux oiseaux du jardin. «Ne sont-ils pas notre prochain? disait-elle. Je
nourris mes frères ailés.» Sa charité s'étendait jusqu'aux morts. Un
jour, sa mère la conduisit à l'église des Jésuites, où l'on prêchait
pour les âmes du purgatoire. C'était dans l'octave de Saint-Ignace, un
mois environ avant qu'elle eût accompli sa sixième année. Pendant tout
le sermon, Toto n'eut d'yeux que pour la statue colossale en argent
massif posée sur un globe de lapis-lazuli; il demanda plusieurs fois à
sa mère si le bon Dieu était aussi riche que saint Ignace, et s'il avait
en quelque endroit du monde une aussi belle statue. Tolla écouta le
prédicateur. Quand la première quêteuse passa près d'elle, elle jeta
dans la bourse une petite pièce de monnaie que sa mère lui avait donnée
pour cet usage; mais lorsqu'on vint quêter devant elle pour la seconde
fois, comme elle n'avait plus d'argent, elle détacha vivement son petit
bracelet de corail et le donna aux âmes du purgatoire. On ne s'en
aperçut que le soir en la déshabillant.

«Tu n'aurais pas dû, lui dit sa mère, donner ton bracelet sans ma
permission.»

Elle répliqua vivement:

«Vous n'avez donc pas entendu, maman, comme ces pauvres âmes ont soif?»

A treize ans, Tolla savait lire et écrire, monter à cheval, grimper aux
arbres, sauter les fossés, jouer du piano, aimer ses parents et prier
Dieu. Son père s'aperçut qu'avec ses petits talents, sa parfaite
ignorance et ses grandes qualités, elle ne ressemblait pas mal à un
buisson d'aubépine en fleur. On résolut de la mettre en pension.
L'établissement en vogue en ce temps-là était l'institut royal de
Marie-Louise, à Lucques. Les élèves y accouraient du fond de l'Italie et
même des pays d'outre-mer et d'outre-monts. Le bruit des concours
annuels qui s'y faisaient et des récompenses qui y étaient décernées
retentissait dans toute la péninsule, de Naples à Venise. Le comte
Feraldi espéra que l'amour de la gloire éveillerait chez sa fille le
goût du travail, et que l'appât de ces couronnes tant enviées lui ferait
regagner le temps perdu. Il la conduisit à la surintendante de
l'institut royal, comtesse Trebiliani.

Tolla, jetée sans transition dans les habitudes régulières et presque
monastiques d'une grande communauté, n'eut pas le temps de regretter sa
liberté, sa famille et les bois de Lariccia. Elle s'éprit pour l'étude
d'une passion soudaine, mais où la curiosité avait plus de part que
l'émulation. Elle se souciait médiocrement de paraître savante, mais
elle conçut un incroyable désir de savoir. Toutes les facultés sérieuses
de son esprit, brusquement éveillées, entrèrent en travail, et l'on crut
reconnaître que l'oisiveté où elle avait vécu avait centuplé ses forces.
Son esprit ressemblait à ces terres incultes du nouveau monde qui
n'attendent qu'une poignée de semence pour révéler leur inépuisable
fécondité. Ignorante comme elle l'était, tout lui parut nouveau, tout
piquait sa curiosité; elle ne dédaignait rien, rien ne lui semblait usé
ni banal. Les histoires les plus insipides, les abrégés les plus
nauséabonds avaient pour elle autant d'attraits que des romans. La
géographie lui parut une science curieuse et attachante: en feuilletant
un atlas, elle éprouvait les émotions du voyageur qui découvre des
Amériques à chaque pas. Pour tout dire, en un mot, rien ne la rebuta,
pas même l'arithmétique; elle fut charmée de ces petits raisonnements
secs et précis; elle saisit au premier coup d'oeil tout ce qu'ils ont
d'ingénieux dans leur simplicité, et je ne sais s'il s'est trouvé
personne, depuis Pythagore, à qui la table de Pythagore ait fait autant
de plaisir.

A la fin de l'année 1831, Tolla, sans avoir songé un seul instant à se
couvrir de gloire, suivant les intentions de son père, se trouva la
première de sa classe et reçut la croix d'or, aux applaudissements de
toute la cour. Elle maintint sa supériorité, sans y penser, jusqu'à
l'âge de dix-sept ans. Dans l'automne de 1834, un décret du duc de
Lucques supprima l'institut royal et rendit les élèves à leurs familles.
Tolla parlait assez élégamment le français et l'anglais; elle avait
amassé la petite somme de connaissances qu'un pensionnat peut offrir à
une jeune fille; un excellent maître avait cultivé sa voix et changé en
talent ce qui n'était chez elle que l'instinct de la musique; ses
parents la trouvèrent parfaite, et son père glorieux se hâta de la
conduire dans le monde.

Elle y fit une entrée triomphale, et Rome se souvient encore de sa
présentation chez la marquise Trasimeni. Les mères de famille,
intéressées à lui trouver des défauts, avaient armé leurs yeux de la
curiosité la plus malveillante. Elle subit sans s'en douter ce
formidable examen où tous les juges étaient prévenus contre elle: elle
en sortit à son honneur. L'aréopage des femmes de quarante ans décida à
l'unanimité qu'elle avait une petite figure française assez gentille.
Les hommes la proclamèrent de prime saut la plus jolie fille de Rome.

Sa beauté était de celles qui découragent les statuaires et leur font
cruellement sentir l'impuissance de leur art. Ses mains, sa figure et
ses épaules avaient la pâleur mate du marbre, et cependant le marbre le
plus fidèle n'aurait jamais pu passer pour son image. Rien n'était plus
facile que de rendre la finesse aristocratique de ce nez
imperceptiblement arqué, la courbe fière des sourcils, l'ampleur un peu
dédaigneuse des lèvres, le modelé délicat des joues, où deux
imperceptibles fossettes se dessinaient par instants; mais David
lui-même, le sculpteur de la vie, aurait été incapable d'exprimer le
mouvement, la santé, et comme la joie secrète qui animait ces traits
adorables. La jeunesse dans toute sa force éclatait à travers cette
enveloppe délicate; la pâleur de son visage était saine et robuste. Elle
ressemblait à ces lampes d'albâtre qu'une flamme intérieure fait
doucement resplendir. Ses yeux châtains, mais qui paraissaient noirs,
avaient le regard doux, étonné et un peu farouche d'une jeune biche qui
écoute les échos lointains du cor. Sa chevelure longue, épaisse et
soyeuse, s'entassait sur sa tête et débordait en deux boucles pesantes
jusque sur ses épaules. Son corps mignon, souple, frêle, et cependant
vigoureux, ressemblait à ces statues antiques dont la vue n'inspire que
de hautes pensées et de nobles désirs, quoiqu'elles se montrent sans
voiles et qu'elles ne soient vêtues que de leur chaste beauté. Ses mains
étaient petites, et son pied aurait été remarqué à Séville ou à Paris.

Tolla fut d'autant plus admirée à Rome qu'elle n'avait pas une beauté
romaine. Cette nation vigoureuse qui se baigne dans les eaux jaunes du
Tibre a conservé, quoi qu'on dise, une assez bonne part de l'héritage de
ses ancêtres. Les hommes ont toujours cet air mâle et sérieux, cette
noble prestance et cette dignité extérieure qui distinguaient jadis un
Romain d'un Grec ou d'un Gaulois; les femmes sont encore ces belles et
massives créatures parmi lesquelles le vieux Caton choisissait la
gardienne de son foyer et la mère de ses enfants. Les jeunes Romaines,
avec leur front bas, leur face brillante, leurs puissantes épaules,
leurs bras charnus, leurs jambes épaisses, leurs pieds solides et leur
large et opulente beauté, semblent si bien prédestinées aux devoirs de
la famille, qu'il est difficile de voir en elles autre chose que des
mères et des nourrices futures: elles ont la physionomie plantureuse et
féconde de cette brave terre d'Italie qui a nourri sans s'épuiser tant
de fortes générations. Leur regard, leur sourire, et jusqu'à leur
coquetterie ont quelque chose de tranquille, de positif et de convenu,
comme le mariage et le ménage. Au milieu de cette foule un peu banale,
Tolla surprenait l'admiration par une grâce plus âpre, par des
mouvements plus vifs, par je ne sais quel charme bizarre et inusité. Son
entrée produisit sur les regardants une impression analogue à celle que
vous éprouveriez, si dans un boudoir tout imprégné de poudre à la
maréchale quelque brise soudaine apportait les fraîches senteurs d'une
forêt. Dès ce moment, tous les sourires parurent fades, excepté le sien,
et toutes les plantes robustes au milieu desquelles elle glissait au
bras de son père ne furent plus que des poupées majestueuses.

Elle avait choisi pour son début une toilette extrêmement simple, qui
fut copiée dès le lendemain par toutes les brunes, et qui resta à la
mode pendant deux ou trois mois. C'était une robe de tarlatane avec un
dessous de taffetas blanc, un camélia blanc au corsage, un large velours
ponceau dans les cheveux, et une longue épée d'argent plantée
horizontalement dans la natte, suivant la mode des filles de la campagne
et des _minintes_ du Transtevère. Cette coiffure rustique inspira au
fameux improvisateur Benzio un sonnet qui se terminait ainsi:

«D'où viens-tu? De la cour imposante d'un roi ou de la modeste chaumière
d'un berger? Est-ce _contessina_ (petite comtesse) que l'on te nomme? ou
faut-il t'appeler _contadina_ (paysanne)?

«Si tu es _contessina_, tous les bergers vont s'armer contre la
noblesse; si tu es _contadina_, tous les comtes vont acheter des guêtres
de cuir et des vestes de velours.»

Tolla supporta sans aucune gaucherie le petit triomphe qui lui fut
décerné. On sait combien il est difficile d'essuyer, sans perdre
contenance, une averse de compliments. Cette épreuve, très-rude en tout
pays, est formidable en Italie, dans la patrie de l'hyperbole. Tolla
s'entendit comparer à ce que les trois règnes de la nature renferment de
plus exquis: on lui décerna à bout portant la qualification d'astre, de
merveille et de divinité. Les femmes elles-mêmes prirent part à ce
concert, toutes prêtes à la proclamer vaniteuse si elle acceptait les
louanges, et sotte si elle les repoussait. Mais elle trouva dans
l'enjouement naturel de son esprit un refuge contre l'une et l'autre
accusation: elle ne reçut ni ne rejeta les flatteries sous lesquelles on
espérait l'accabler. Tantôt elle les accueillit en badinant et d'un ton
qui voulait dire: «J'écoute par politesse les sottises que la politesse
vous a inspirées;» tantôt elle les renvoya plaisamment à leurs auteurs,
quand leurs auteurs étaient des femmes. Elle payait leurs louanges avec
usure, et rendait des diamants pour des cristaux, des soleils pour des
étoiles. Ces innocentes malices de la naïveté obtinrent les
applaudissements muets, mais unanimes, de tous les hommes; il est si
difficile de résister aux charmes de la jeunesse! C'est ainsi que la
plus jolie fille de Rome, sans chercher l'esprit, sans faire _de mots_
et sans médire de personne, gagna haut la main son brevet de femme
d'esprit.

Si Tolla n'avait eu pour elle que son esprit et sa beauté, elle aurait
trouvé un épouseur; mais comme elle avait une dot, il s'en présenta
quarante. Le comte Feraldi ne se faisait pas faute de dire à qui voulait
l'entendre: «Il y a vingt mille sequins ou cent mille francs de bon
argent dans un coffre de ma connaissance pour le brave garçon que
choisira la plus jolie fille de Rome.» Tolla dansa pendant deux hivers
avec toute la jeunesse des États pontificaux sans choisir personne. Ses
parents ne la pressaient pas. «Prends ton temps, lui disait son père. Je
conviens qu'il n'est pas facile de trouver un homme digne de toi: pour
ma part, je n'en connais point.» La comtesse, à qui ses bonnes amies
demandaient, par pure charité, pourquoi Tolla, avec sa beauté, son
esprit et sa dot, était arrivée à l'âge de dix-neuf ans sans se marier,
leur répondait sans malice aucune: «Nous ne sommes pas de ces parents
qui grillent de se débarrasser de leurs filles.» Tolla dans le monde
était l'orgueil de son père; Tolla dans sa famille était la vie et la
bonne humeur de la maison. Entre un bal et une promenade à cheval avec
son frère, qui venait de terminer ses études, elle partageait avec sa
mère les travaux domestiques et les soins du ménage; elle revoyait les
comptes du _ministre_, c'est-à-dire de l'intendant; elle traçait à sa
femme de chambre, qui lui servait de lingère et de couturière, le dessin
d'un col ou d'une paire de manches; elle présidait à quelque arrangement
nouveau dans son cher jardin, où elle travaillait en chantant à un bel
ouvrage de tapisserie. Elle était présente partout, voyait tout, savait
tout, disposait tout, commandait, souriait et plaisait à tout le monde.
Cette petite personne mondaine, cette danseuse infatigable, cette
écuyère intrépide qui sautait les barrières et les fossés, pratiquait au
palais Feraldi toutes les gracieuses vertus d'une mère de famille.




II


Le 30 avril 1837, l'élite de la noblesse de Rome était réunie chez la
marquise Trasimeni. Les jeunes gens dansaient au piano dans le salon des
tapisseries; quelques mères de famille surveillaient nonchalamment les
plaisirs de leurs filles; les papas jouaient au whist dans le boudoir de
la marquise; le jardin, de plain-pied avec l'appartement, était peuplé
d'une douzaine de fumeurs qui promenaient dans l'obscurité la lueur de
leurs cigares. On jouissait des premières douceurs du printemps et des
derniers plaisirs de l'hiver.

Mme Assunta Trasimeni avait alors la maison la plus agréable et la moins
bruyante de Rome. Les étrangers ne s'y faisaient point présenter, ou s'y
ennuyaient mortellement, faute de pouvoir comprendre le charme intime et
la grâce silencieuse de ces réunions; mais les Romains auraient regardé
comme une calamité publique la suppression des jeudis de la marquise. Ce
haut salon, dont la voûte, peinte à fresque par un élève de Jules
Romain, portait quatre grandes figures un peu effacées représentant
Rome, Naples, Florence et Venise; ces belles tapisseries du XVIe siècle,
dont le temps avait adouci et fondu les couleurs; ces meubles d'ébène
imperceptiblement fendillée; ce vieux lustre de cristal de roche; ce
piano de Vienne, dont les sons étaient amortis par les tentures, tout
respirait une bonhomie grandiose et un peu triste. Les domestiques,
enfants de la maison, vêtus de livrées héréditaires, présentaient si
cordialement les verres de limonade, que pas un des invités ne songeait
à regretter les réceptions fastueuses et la prodigalité banale de tel
prince ou de tel banquier.

Le salon, les meubles, les habitudes douces et régulières de la maison,
tout encadrait merveilleusement la figure de la marquise. Elle touchait
à sa quarantième année; elle était grande, un peu maigre, et blonde avec
d'admirables yeux noirs. Sa beauté était faite de dignité, de
bienveillance et de tristesse. Elle portait invariablement une robe de
velours noir, et personne ne se souvenait de l'avoir vue autrement
vêtue, même dans sa jeunesse et du vivant de son mari. Quoique sa mère
lui eût laissé de beaux diamants, on ne lui vit jamais d'autres bijoux
qu'une petite bague d'or, presque usée, qui n'était pas un anneau de
mariage. Cette digne et sérieuse personne ne riait jamais; son sourire
avait je ne sais quoi de résigné. Elle n'aimait ni le jeu, ni la
conversation, ni la musique, excepté quelques vieux airs qu'elle jouait
sur son piano lorsqu'elle était seule; elle avait renoncé à la danse dès
l'âge de dix-neuf ans, une année avant son mariage. Sa position et la
fortune de son mari l'avaient condamnée à recevoir et à aller dans le
monde; cependant ni dans le monde ni chez elle aucun homme ne lui avait
fait la cour. Une heure d'entretien lui avait toujours suffi pour
éteindre les passions que sa beauté avait allumées. L'amour le plus
intrépide aurait reculé devant le spectacle de ce coeur brisé, de cette
sensibilité éteinte, de cette âme pleine de ruines mystérieuses. Elle
n'aimait, après Dieu, que son fils Philippe, un beau jeune homme de
vingt ans, qui venait d'entrer dans la garde noble. Elle ne haïssait
personne: le seul homme dont elle évitât la rencontre était un ancien
ami de son mari, le colonel Coromila. Sa vie égale et monotone était
comme un tissu de prières et de bonnes actions. Toutes ses matinées se
passaient à l'église des Saints-Apôtres, sa paroisse; le soir, elle
allait dans les salons, comme une soeur de charité dans les mansardes,
pour soutenir les faibles et soulager les affligés. Elle excellait à
consoler les amours malheureux et à guérir ces secrètes blessures de
l'âme pour lesquelles le monde a si peu de pitié. Elle s'employait, avec
une prédilection visible, à marier les jeunes filles et à aplanir les
obstacles que l'inégalité des fortunes élève entre ceux qui s'aiment. La
marquise avait détaché de son revenu une somme assez forte destinée à
doter annuellement quatre filles pauvres; mais, en dehors de cette
fondation pieuse, il lui arriva, dit-on, plus d'une fois de compléter la
dot d'une fille de noblesse. Ses petites soirées du jeudi ont fait en
une année plus de mariages que les grands bals du prince Torlonia n'en
feront en dix ans. Elle ne recevait cependant que de huit heures à
minuit. Sa santé ne lui permettait pas les longues veilles, et ce
n'était pas sans dessein qu'entre tous les jours de la semaine elle
avait choisi le jeudi. Les invités se retiraient à minuit moins un
quart, de peur d'empiéter sur le vendredi, jour de mortification, où les
théâtres font relâche dans toute l'Italie.

C'était un préjugé répandu dans Rome que toutes les unions contractées
sous les auspices de la marquise étaient nécessairement heureuses, et
lorsqu'on voulait désigner un mauvais ménage, on disait: «Ils n'ont pas
été mariés par la Trasimeni.»

Quoique cette sainte femme fût un objet de vénération pour tous et
d'admiration pour quelques-uns, la curiosité publique, qui ne perd
jamais ses droits, cherchait encore, après plus de vingt ans, le secret
de sa tristesse; mais personne ne connaissait le chagrin qui avait
assombri une si belle vie. La comtesse Feraldi, son amie d'enfance, se
rappelait que la belle Assunta avait refusé deux ou trois fois la main
du marquis Trasimeni, sans que rien pût expliquer cette répugnance. Le
jour du mariage, on avait eu beaucoup de peine à lui faire quitter le
noir pour lui faire prendre le costume traditionnel des mariées. Elle
avait dit à sa mère en partant pour l'église: «J'entre dans le mariage
comme dans un couvent.» De ces souvenirs très-vagues, dont
l'authenticité même était fort contestée, quelques personnes avaient pu
conclure que la marquise portait le deuil d'un premier amour.

Au moment où commence cette histoire, Mme Trasimeni était assise dans un
coin du grand salon, entre la comtesse Feraldi et une étrangère établie
depuis plusieurs années à Rome, la générale Fratief. Tout en causant,
ces trois mères regardaient avec une satisfaction visible un quadrille
où leurs enfants étaient réunis. Philippe ou Pippo Trasimeni dansait
avec Tolla, en face de Nadine Fratief, toute fière d'avoir pour cavalier
le lion des bals de Rome, le roi de la jeunesse dorée, Lello Coromila,
des princes Coromila-Borghi.

Pour un homme averti, les physionomies de ces quatre jeunes gens
auraient été un spectacle curieux. Lello Coromila paraissait causer
très-vivement avec sa danseuse, qui semblait plaisanter et rire sans
arrière-pensée, avec tout l'abandon de la jeunesse. Pippo lutinait Tolla
pour avoir une petite rose pâle qu'elle avait attachée à son corsage, et
Tolla, qui ne céda qu'à la dernière figure de la contredanse, était
très-animée à la défense de son bien. Ni Mme Feraldi, ni la générale, ni
même la bonne marquise, avec sa pénétration maternelle, ne devinaient
les sentiments cachés sous cette surface de gaieté et d'indifférence;
mais, à mieux surveiller les visages, elles auraient reconnu que les
yeux de Lello dévoraient Tolla; que Tolla, confuse, inquiète et presque
heureuse, se débattait contre un sentiment nouveau pour elle; que Pippo,
leur ami commun, les regardait l'un et l'autre en homme qui voudrait les
voir l'un à l'autre; et que Nadine, malgré une expérience prématurée de
l'art de feindre, laissait percer dans ses yeux un peu d'amour, beaucoup
d'ambition, et une de ces haines concentrées dont les femmes seules sont
capables.

Manuel ou Lello Coromila était le fils cadet du prince Coromila-Borghi.
Les Coromila, si l'on en croit leur arbre généalogique, datent de la
guerre de Troie. L'histoire de leur famille remplit trois volumes
in-quarto, publiés à Parme en 1780 par l'admirable imprimerie de Bodoni.
Le tome premier s'arrête à l'ère chrétienne, le second à l'an 1000; le
troisième, qui est presque entièrement authentique, contient la gloire
sérieuse de la famille. Ser Tita Coromila, grand amiral de la république
de Venise et père du doge Bartolomeo Coromila, remporta, à la fin du XVe
siècle, la victoire navale de Naxie, qui arrêta l'élan de la flotte
turque et assura à Venise la domination de l'Archipel. Giuseppe Coromila
était le chef de l'ambassade qui vint complimenter le roi de France
Henri IV, à son avénement au trône. En mai 1797, lorsque le gouvernement
aristocratique de Venise abdiqua en faveur du peuple, Ludovico Coromila
quitta sa patrie et vint s'établir à Rome avec sa famille. Les domaines
de cette grande maison sont situés, partie dans la Romagne, partie dans
le royaume lombard-vénitien. Leur palais du Corso est le plus magnifique
de tous ceux qu'on admire à Rome; leur villa d'Albano a des jardins
aussi vastes et plus variés que ceux de Versailles, et ils conservent à
Venise quatre palais sur le grand canal. Les trois branches de la
famille réunissent entre elles une fortune territoriale évaluée à près
de cinquante millions; les Coromila-Borghi possèdent un peu plus du
quart de ce fabuleux patrimoine.

Tandis que l'héritier des doges s'avançait, pour la pastourelle,
au-devant de Nadine et de Tolla, la grosse générale Fratief couvait des
yeux les millions qu'elle voyait danser en sa personne, et répétait pour
la centième fois un panégyrique uniforme des perfections de Lello. Elle
s'obstinait à l'appeler le prince Lello, quoiqu'on lui eût redit à
satiété que Lello n'était et ne serait jamais prince. Le seul prince
Coromila Borghi était son père, le vieux Luigi, après qui le titre
passait à l'aîné. Lello devait se résigner, comme son oncle le colonel,
à n'être jamais que le chevalier Coromila; mais la générale ne regardait
point les choses de si près. Chaque fois qu'il lui arrivait de se
méprendre, elle alléguait que chez elle, en Russie, tous les enfants
d'un prince sont princes, le prince eût-il une douzaine d'enfants.

La personne de Lello Coromila, sans justifier le lyrisme maternel de la
générale, n'était point faite pour déplaire. Sa taille était haute, ses
épaules larges, son attitude prépondérante. Il avait véritablement une
physionomie romaine. Ses grands yeux à fleur de tête ne manquaient pas
d'un certain feu; son oreille rouge, son teint fleuri, sa voix sonore
révélaient une santé excellente et une organisation robuste; sa barbe
noire, qui n'avait jamais été rasée, frisait légèrement sur ses joues;
ses cheveux presque bleus s'enlevaient vigoureusement sur un cou plus
blanc que celui d'une femme. Il avait les mains fortes et peu effilées;
mais elles étaient si blanches, si grasses et si fermes, que leur
carrure inspirait la sympathie et la confiance. A tout prendre, Lello
était un fort beau jeune homme de vingt-deux ans.

De son esprit la générale n'en disait mot: les choses de l'esprit
n'étaient pas du domaine de la générale. Elle s'extasiait sur sa grâce,
son élégance, sa gaieté, ses folies, sa piété. Lello était le
boute-en-train de la jeunesse romaine. Jusqu'à l'âge de vingt et un ans,
il avait vécu sous la surveillance sévère de son aïeul maternel; mais
depuis une année il s'était donné carrière. Il était l'organisateur de
tous les plaisirs, l'inventeur de tous les bons tours, le roi de tous
les bals, le conducteur de tous les _cotillons_. Du reste, il entendait
la messe tous les jours, récitait le rosaire en famille tous les soirs,
recevait les sacrements à tout le moins deux fois par mois, et
s'agenouillait sur le passage de la procession des quarante heures.

Il était bien rare que la générale, entraînée par sa préoccupation
dominante ne mêlât point à son panégyrique l'éloge du palais Coromila,
de la galerie estimée deux millions, des écuries revêtues de marbre
blanc comme une église, des voitures, des livrées et des cent cinquante
serviteurs qui peuplaient la maison. Elle assaisonnait ces propos d'un
certain nombre de _ah!_ prononcés avec une aspiration gutturale
particulière aux gens du Nord. Dans sa bouche, cette exclamation était
je ne sais quoi de mitoyen entre _ah!_ et _ach!_

Lorsqu'elle eut tout dit, elle passa, suivant sa coutume, à l'éloge de
sa fille, qu'elle appelait majestueusement «mademoiselle ma fille.» Elle
abusait de la patience inaltérable de la marquise et de Mme Feraldi pour
redire les perfections de Nadine, ses talents, la dépense qu'on avait
faite pour son éducation à Paris et à Rome, les inquiétudes qu'elle
avait données dans son enfance, la crainte qu'on avait eue de la voir
scrofuleuse comme presque toutes les jeunes filles de l'aristocratie
russe, les sirops amers qu'elle avait pris, les beaux résultats qu'on
avait obtenus, ses os raffermis, sa taille redressée, les appareils de
Valérius devenus inutiles, sa beauté de jour en jour plus brillante, les
succès qu'elle avait eus dans le monde, les partis qu'elle avait refusés
(le plus modeste était d'un million), les triomphes qui l'attendaient à
Pétersbourg, les bontés de l'empereur Nicolas, qui la regardait comme sa
fille adoptive et lui destinait le _chiffre_ des demoiselles d'honneur,
enfin la belle entrée qu'elle ferait à la cour de Russie avec une robe
traînante de velours ponceau, un _kakochnick_ brodé d'or et de perles,
et le chiffre en diamants sur l'épaule gauche.

Mme Fratief parlait comme les autres crient. Elle joignait à ce petit
défaut l'habitude de se répéter souvent et d'inventer quelquefois; mais
il était convenu qu'elle avait bon coeur. D'ailleurs sa qualité
d'étrangère, le train qu'elle menait et le soin qu'elle avait pris
d'élever sa fille dans la religion romaine la faisaient tolérer dans la
plus haute société. On lui savait gré d'avoir amené dans le giron de
l'Église la fille d'un général russe, et dérobé au schisme grec une âme
de qualité. Le manége désespéré auquel elle se livrait pour attirer
l'attention du jeune Coromila n'inquiétait personne. On savait que Lello
n'était pas encore à marier, et d'ailleurs sa famille lui destinait une
princesse. Mme Trasimeni laissa donc à la générale tout le temps
d'achever les deux portraits qu'elle recommençait tous les soirs pour
avoir le plaisir de les enfermer dans le même cadre. Lorsqu'on fut au
_kakochnick_ et au chiffre en diamants, qui formaient la péroraison
habituelle, la marquise après un petit compliment à l'adresse de Nadine,
se tourna vers Mme Feraldi: «Et Tolla?

--A propos! c'est vrai, ajouta la générale. On dit que vous la mariez,
j'en serai bien heureuse.

--Cela n'est pas encore fait, reprit vivement Mme Feraldi. Tu sais, ma
chère, dit-elle à la marquise, que dans les premiers jours du mois
dernier, nous avons reçu deux lettres, l'une de mon frère d'Ancône,
l'autre de mon cousin de Forli, qui proposaient, chacun de son côté, un
mari pour Tolla. Le jeune homme de Forli a vingt-quatre ans; il est fils
unique, et il aura vingt mille francs de rente.

--Mais c'est magnifique, chère comtesse! interrompit la générale, et
j'espère bien que Tolla...

--Tolla a vu celui qu'on lui proposait. C'est un beau garçon, grand,
blond et parfaitement élevé. Elle l'a refusé net.

--Sans dire pourquoi?

--Elle a dit qu'il lui était antipathique. L'autre n'est pas encore venu
de Côme, et il ne viendra que si nous lui donnons des espérances. On le
dit fort bien de sa personne; il n'a pas trente ans. Il est plus riche
que notre prétendant de Forli. Nous nous sommes informés de sa
réputation; nous n'en avons appris que du bien. Il sait quelle est la
dot de Tolla, et il vient d'écrire à mon mari qu'il en était
très-satisfait, qu'il se serait contenté de moitié. «Ce que je cherche,
disait-il en terminant, c'est une amie, une femme aimante, une bonne
mère de famille, une personne enfin qui sache me pardonner mes
innombrables défauts.»

--Ah! c'est beau! c'est admirable! c'est sublime! s'écria la générale,
et, dans un siècle comme le nôtre, où les jeunes gens sont devenus plus
égoïstes que les vieillards! Le digne jeune homme! j'espère bien que
Tolla ne le refusera pas!...»

La générale en était là de ses exclamations, lorsqu'un murmure aussi
léger, aussi rapide, aussi dru et aussi précis que le bruit du vent dans
les feuilles sèches, se répandit dans le salon, dans le jardin, dans la
salle de jeu, dans tous les coins de la maison, et vint enfin bourdonner
autour de ce trio de mères de famille. Une nouvelle imprévue, et qui les
frappa toutes les trois comme un coup de foudre, arriva jusqu'à elles
sans qu'on pût savoir d'où elle était venue. C'était une de ces rumeurs
agiles et discrètes qui semblent se répandre d'elles-mêmes et par leur
propre force, et qui entrent dans toutes les oreilles sans qu'on les ait
vues sortir d'aucune bouche. Lorsqu'elle s'abattit sur le divan de la
marquise, des émotions bien diverses, mais également violentes, se
peignirent sur le visage des trois mères qui causaient ensemble. La
générale rougit comme une apoplectique: le désappointement, la jalousie,
l'avarice déçue, l'ambition détrônée, la crainte du ridicule, la
résolution de combattre, la confiance dans ses forces, et au pis aller
l'espoir de la vengeance, en un mot toutes les passions haineuses
passèrent avec la rapidité de l'éclair sur cette large figure
empourprée. Mme Feraldi surprise par un coup de bonheur auquel elle
n'était point préparée, s'arrêta bouche béante, aussi stupéfaite qu'un
aveugle qui recouvrerait la vue devant un feu d'artifice. La bonne
marquise, qui avait vu naître Tolla, qui l'appelait tendrement «ma
fille,» et qui n'avait consenti à recevoir un Coromila dans sa maison
que sur les instances de Philippe, réprima un mouvement de surprise
douloureuse et fit rentrer deux grosses larmes, lorsqu'elle entendit
murmurer cette terrible nouvelle: «Savez-vous? Lello aime Tolla!»

La comtesse et la générale, en femmes du monde, furent promptes à cacher
leur émotion. La générale surtout escamota si vivement son dépit, que
l'oeil d'une ennemie n'aurait rien vu. La conversation se prolongea sans
incident jusqu'à onze heures trois quarts, et l'on ne s'entretint que de
la pluie et des sermons de l'abbé Fortunati, qui faisait merveille aux
Saints-Apôtres. Tolla conduisit le _cotillon_ avec Lello. M. Feraldi,
qui bouillait d'impatience en attendant l'heure du départ, gagna
cinquante-deux fiches à son oncle le cardinal Pezzato. Tout le monde se
retira à l'heure ordinaire, et la générale, en remerciant la maîtresse
de la maison, suivant l'usage établi en Russie, assura qu'elle n'avait
jamais passé une soirée plus délicieuse.

En arrivant au grand escalier, Tolla voulut prendre le bras de son père;
mais, sur un signe du comte, elle partit devant avec Toto. Elle trouva
sous le vestibule un colosse hâlé qui l'enveloppa maternellement dans
une lourde pelisse. C'était son ancien pédagogue de Lariccia, le fidèle
Menico. «Il pleut un peu, lui dit-il, et, quoique la maison ne soit pas
loin, Amarella m'a envoyé. Mais qu'avez-vous, mademoiselle? Il vous est
arrivé quelque chose?

--Tu crois, mon Menico?

--J'en suis sûr, mademoiselle. Il y a deux choses au monde que je
connais bien, c'est le ciel et votre visage. Ici et là, je sais quand
l'orage doit venir.

--J'ai donc la figure à l'orage?

--Non, mais il me semble que vous êtes à la fois heureuse et fâchée.
Est-ce vrai, mademoiselle?

--Peut-être; mais pourquoi veux-tu que je te dise mes secrets, mon
pauvre Dominique? Ce sont choses où tu ne peux rien.

--Pardonnez-moi, mademoiselle, je puis toujours _faire finir_ celui qui
voudrait vous fâcher. Venez, que je vous débarrasse de votre manteau:
nous sommes arrivés.»

Le comte et la comtesse accouraient sur les pas de leurs enfants après
une conférence d'une minute. Toto se retira discrètement, sans faire
allusion à ce qu'il avait entendu dans la soirée. Le comte embrassa sa
fille et sa femme et rentra chez lui. Menico alla se coucher à l'écurie,
où un palefrenier lui prêtait la moitié de son lit. Mme Feraldi
reconduisit Tolla dans sa petite chambre, la fit asseoir sur le seul
canapé qui s'y trouvât, s'y jeta vivement à côté d'elle, l'embrassa avec
effusion et lui dit: «Raconte-moi tout! Il t'aime?

--Je le crois.

--Depuis quand?

--Qui sait? Peut-être depuis le commencement de l'hiver.

--Te l'a-t-il dit?

--Jamais. La seule preuve d'amour qu'il m'ait donnée pendant six mois,
c'est de m'inviter à danser de préférence à toutes les autres. On me
l'enviait assez! La Russe a fait des pieds et des mains pour obtenir un
_cotillon_ avec lui; elle n'y est jamais parvenue. Moi, je ne regardais
cette préférence que comme un hommage rendu à la sagacité avec laquelle
j'exécutais les nouvelles figures que nous inventions; mais ces
demoiselles avaient de meilleurs yeux que moi: il y a longtemps qu'elles
ont remarqué le plaisir qu'il éprouve à me faire danser, l'empressement
avec lequel il me cherche en entrant dans un salon, sa joie dès qu'il
m'aperçoit, son désappointement si je n'y suis pas. D'ailleurs il a
parlé.

--A qui?

--A ses amis. Il n'a jamais osé me dire qu'il m'aimait, mais il a eu
l'imprudence de le laisser voir aux cinq ou six étourdis qui composent
sa cour. Ceux-là l'ont appris à d'autres; ils se sont mis à me
persécuter de cet amour, ils ont prétendu que je le partageais, et je ne
danse pas avec l'un d'entre eux sans qu'il me dise: «Lello vous aime.»

--Lello vous aime! répéta Mme Feraldi en serrant sa fille dans ses bras.
Et que leur répondais-tu?

--Moi? La première fois que Pippo Trasimeni s'amusa à me dire que
j'étais aimée et que j'aimais, je lui répondis avec vivacité: «Comment
m'estimez-vous assez peu pour croire que je m'amuserais à faire l'amour
par passe-temps?--Je ne dis pas cela, reprit-il.--Pardonnez-moi, vous le
dites. Le caractère de M. Coromila est connu; on sait que depuis la mort
de son grand-père il a fréquenté des jeunes gens de toute sorte, au lieu
de s'en tenir à ceux qui vous ressemblent, Pippo. On répète partout
qu'il se joue de la chose du monde la plus sérieuse, l'amour; qu'il est
un de ces hommes qui n'ont d'autre occupation au monde que de tromper
notre sexe, et qu'une liaison avec lui ne saurait amener rien de bon.»

--Et Pippo t'a répondu?

--Rien.

--Il te donnait raison.

--Oui; mais le jeudi suivant je le retrouvai chez sa mère; et il me dit:
«Lello vaut mieux que vous ne pensez; il ne parle que de vous et il vous
aime à la folie.» C'est la seule fois qu'on m'ait dit du bien de Lello.

--Et qui est-ce qui t'en a dit du mal?

--Toutes les femmes. Voici plus de quatre mois que les filles de mon âge
se servent de son nom pour me persécuter. L'une vient me dire: «Enfin,
vous êtes amoureuse, et c'est Lello qui a fait ce miracle-là!» Une autre
me félicite d'avoir fixé le plus volage des hommes. Mlle Fratief
n'a-t-elle pas eu le front de me dire un jour à brûle-pourpoint:
«Franchement, ma chère, comptez-vous vous faire épouser par Lello?» Une
question si impertinente, venant d'une fille qui n'est pas mon amie et
que je connais à peine, me saisit tellement que je restai un instant
sans parole; mais je revins à moi, et je lui répondis que j'étais
incapable de m'intéresser à une personne qui n'aurait pas les vues les
plus honnêtes. Elle répliqua vivement: «Ne vous fiez pas à Lello: il en
a trompé plus d'une, et il change d'amour deux fois par mois.» Je
l'entendais décrier partout comme un homme léger; mais je ne savais
comment concilier l'effronterie dont on l'accusait avec le respect qu'il
témoignait pour moi. Jamais il n'a pris une de ces libertés que les
jeunes gens se permettent au bal; jamais il ne m'a serré la main en
valsant. Quand nos regards se rencontraient, il était plus prompt que
moi à détourner les yeux. Quelquefois j'enrageais de penser qu'il
affichait devant les autres un si grand amour pour moi, sans m'en avoir
donné la moindre marque. Puis, songeant au respect qu'il me témoignait,
j'en étais touchée. Peut-être est-ce là ce qui a pris mon coeur.

--Tu l'aimais! Pourquoi ne m'en as-tu rien dit?

--Je l'aimais peut-être; mais, comme il ne m'avait pas donné de marques
visibles de son amour, je n'osais pas m'avouer le mien à moi-même. Il me
semblait que c'était une folie d'aimer sans savoir que j'étais payée de
retour, sinon par les bavardages des effrontés qu'il avait autour de
lui. C'est alors que vous avez fait cette petite maladie qui vous a
retenue trois semaines à la maison, et moi avec vous. Trois semaines
sans le voir! La privation que je ressentis me donna la mesure de mon
amour. Pendant cette longue séparation, on dansa trois fois chez la
Trasimeni et deux fois à l'ambassade de France. Ces jours-là je restai à
ma fenêtre jusqu'à la fin de la soirée, pour avoir le plaisir d'entendre
sa voix lorsqu'il sortirait avec ses amis. J'avais soin de me cacher
dans l'ombre de mes rideaux: je serais morte de honte, s'il avait pu
seulement soupçonner ma faiblesse. Quelquefois je l'entendais parler de
moi avec ses camarades. Un soir, tandis que ses amis chantaient à
tue-tête une grosse chanson dont le refrain était:

      L'acqua fa male,
    Il vino fa cantare,

je reconnus sa belle voix qui fredonnait cette chanson des pêcheurs de
Sainte-Lucie:

    Io ti voglio ben assai,
    Ma tu non pensi a me!

et il lança en s'éloignant un soupir grave et puissant qui semblait
sortir du fond de son coeur. Peut-être, s'il avait osé me déclarer sa
passion, aurais-je su y résister et la combattre par le dédain; mais
cette extrême timidité, si rare chez un homme, me subjugua.

--Mais, ce soir, qu'a-t-il fait? qu'a-t-il dit? Il s'est donc trahi?

--Mon Dieu! non. Ce soir, Pippo m'a demandé cette fleur que j'avais à
mon corsage; je la lui ai donnée. Après la contredanse, Lello a entraîné
son ami dans le jardin, et, lorsqu'ils sont rentrés, Pippo n'avait plus
la fleur à sa boutonnière. Je devinai le chemin qu'elle avait pris, mais
j'eus l'air de ne rien savoir, et je demandai à Pippo ce qu'il en avait
fait; il me répondit: «Lello m'a tant prié de la lui donner, qu'il a
bien fallu en faire le sacrifice.» Je feignis d'être piquée, mais
j'aurais voulu sauter au cou de ce bon Pippo. Malheureusement on les
avait suivis au jardin, on les avait écoutés, on a parlé, et voilà
comment vous avez tout appris.

--Mieux vaut tard que jamais, ajouta la comtesse, trop heureuse pour
formuler un reproche. Maintenant, terrible enfant, écoute-moi. Tu aimes.
Si nous t'abandonnons à tes inspirations, cet amour ne te donnera que
des chagrins: j'en attends quelque chose de mieux. Me promets-tu de
suivre mes conseils et ceux de ton père?

--Oui, ma mère.

--Si Lello t'écrit, tu nous montreras ses lettres?

--Oui, ma bonne mère.

--Tu ne lui répondras rien sans nous consulter?

--Rien.

--Toutes les fois que tu le rencontreras dans le monde, tu me répéteras
ses paroles et les tiennes?

--Je le promets.

--Et moi, je te promets que tu seras avant un an la femme de Lello.
Bonne nuit, madame Coromila!»

La comtesse courut retrouver le comte, qu'une préoccupation violente
tenait éveillé. Ils passèrent la nuit à débattre un plan de campagne
dont le résultat devait être le bonheur de leur fille et la grandeur de
la maison Feraldi.




III


Tandis que Tolla se confessait à sa mère, Mme Fratief se faisait
raconter par Nadine l'événement de la soirée et les amours de Lello.
Elle lui reprocha amèrement de ne l'avoir pas tenue au courant de ce qui
se passait. Si Nadine n'en avait rien dit, c'est qu'elle avait une
confiance limitée dans le bon sens de sa mère: elle raisonnait comme ces
chasseurs qui aiment mieux chasser sans chien qu'avec un chien mal
dressé.

Mme Fratief, née Redzinska, était veuve du général Fratief, aide de camp
de l'empereur Alexandre. Après la campagne de France, Fratief, qui
n'était plus jeune et que les plaisirs faciles de Paris avaient vieilli
autant que la guerre, fut nommé gouverneur de Varsovie. Il vit, au
premier bal qui lui fut donné par la ville, la célèbre Sophie Redzinska,
dont la beauté opulente lui rendit six mois de jeunesse. Il l'épousa
sans dot et malgré les remontrances de la cour, qui se scandalisait de
voir un général illustre, un ami de Souvarof et un favori du maître
s'abaisser jusqu'à une Polonaise. Le vieux soldat, aiguillonné par un
dernier amour, sut donner à ses faiblesses une couleur politique et
persuader à l'empereur qu'une telle mésalliance rallierait la noblesse
de Varsovie. Après une année de mariage, il mourut, comme le roi Louis
XII, au milieu de son bonheur domestique. La générale resta veuve à
vingt ans avec une fille de trois mois. Son mari laissait pour tout
héritage une année de solde, quarante mille francs environ. Fils d'un
petit marchand de la troisième guilde, il avait poussé sa fortune,
franchi tous les grades de l'armée et escaladé tous les degrés de la
noblesse, sans songer à s'enrichir. Mme Fratief, qu'on appelait à
Varsovie _la belle et la bête_, avait si bien mis à profit la courte
durée de son règne, elle avait regardé de si haut ses compatriotes et
ses anciens amis, protégé si dédaigneusement sa famille et gouverné sa
bonne ville d'un air si impertinent, qu'elle fit en peu de temps une
ample provision d'ennemis. Toutes les autorités de la ville assistèrent
par devoir aux funérailles du général, mais sa veuve ne reçut pas quatre
visites. Le patriotisme polonais saisissait l'occasion de faire pièce à
la Russie, sans danger. La belle Sophie tira vanité de cette haine
universelle, qui témoignait de son importance et du pouvoir qu'elle
avait eu. Elle s'exila comme en triomphe d'une ville qui la repoussait,
et partit pour Pétersbourg avec sa fille, ses quarante mille francs, sa
beauté, ses diamants, son orgueil, sa sottise et ses espérances.
Arrivée, elle vit avec surprise que la cour n'était pas venue au-devant
de sa chaise de poste. Elle demanda une audience de l'empereur; elle
l'obtint, et elle courut au palais d'hiver, prête à verser ses chagrins,
ses intimités et toutes ses confidences dans le coeur paternel
d'Alexandre. L'empereur la reçut à son tour d'inscription, entre un
gouverneur de province et un savant étranger; il lui débita avec bonté
un petit compliment de condoléance, et promit de lui assurer, à elle et
à sa fille, une existence honorable. Au sortir de cette audience, Sophie
courut annoncer aux cinq ou six personnes qu'elle connaissait dans la
ville que l'empereur l'avait reçue comme un père, qu'il avait pleuré en
parlant de son fidèle Fratief, et qu'il avait fini par lui dire en
propres termes: «Désormais, madame, vous faites partie de ma famille;
j'adopte votre chère petite Nadine, je me charge de sa fortune et de la
vôtre. Mon palais et mon coeur vous seront toujours ouverts: frappez, et
l'on vous ouvrira; demandez, et vous recevrez.»

Huit jours après, elle reçut deux brevets de quinze cents roubles
argent, ou de six mille francs de pension, l'un pour elle et l'autre
pour sa fille. C'est ce que la loi de l'empire accorde à toutes les
veuves ou orphelines des aides de camp généraux. Chacune de ces deux
pensions cessait de plein droit le jour du mariage de la titulaire.
Sophie s'imagina qu'on lui faisait une injustice parce qu'on ne faisait
point d'injustice en sa faveur; mais elle avait trop de vanité pour se
plaindre. Elle loua sur le canal Catherine un appartement de quatre
mille francs, et commanda un mobilier de vingt mille. A ceux qui
connaissaient le chiffre de sa fortune et la modicité de sa pension,
elle donnait à entendre qu'elle avait dans l'amitié de l'empereur des
ressources inépuisables. On la vit pendant trois ans à toutes les
réunions de la cour, où le nom de son mari lui donnait les grandes et
petites entrées. Sa beauté lui attira quelques déclarations et une ou
deux demandes en mariage qu'elle repoussa, attendant mieux. Le grand-duc
Michel la distingua pendant un mois ou deux; il fut promptement rebuté
non par sa pruderie, mais par sa sottise. Elle s'essaya sans succès dans
le rôle des grandes coquettes: elle avait la figure sans l'esprit de
l'emploi. Ses agaceries ne servirent qu'à la compromettre. Trop froide
pour faire des sottises gratuites, trop maladroite pour en faire de
profitables, elle ne sut ni se donner ni se vendre, et elle garda, sans
savoir pourquoi, une vertu à laquelle on ne crut guère et dont personne
ne lui sut gré. Après trois ans de ce manége, elle disparut subitement;
ses ressources étaient épuisées. Son mobilier et ses diamants
indemnisèrent à peine ses créanciers. Elle partit pour l'Allemagne, où
elle vécut d'épargne et de jeu, courant les eaux, cherchant un mari,
grossissant la liste des conquêtes qu'elle croyait avoir faites, et
usant sur les grands chemins les restes de sa beauté, qui passa vite. En
1828, elle vint à Paris, et elle songea à l'éducation de Nadine, qui
avait onze ans. Elle se logea rue de l'Université, et meubla péniblement
un très-petit coin d'un très-grand hôtel. Pour se faire admettre dans
les salons du faubourg Saint-Germain, elle s'avisa de conduire sa fille
au catéchisme de Saint-Thomas d'Aquin. Nadine y fit sa première
communion. Si on l'avait su à Pétersbourg, la mère et la fille auraient
infailliblement perdu leur pension. Cette imprudence ne leur servit de
rien, et personne à Paris ne leur en tint compte: la générale, à force
de vanteries et de mensonges évidents, avait obtenu de passer pour une
aventurière. L'éducation de Nadine fut un prodige d'économie mal
entendue. Toutes ses leçons furent payées deux francs l'une dans
l'autre. Une grande fille noirâtre, la plus disgraciée des élèves du
Conservatoire, lui enseigna l'art de martyriser un piano. On lui déterra
la plus rousse et la plus piteuse des maîtresses d'anglais, une image
vivante de la misère, qui aurait pu passer pour la statue de l'Irlande.
Ce fut un surnuméraire des bureaux de la préfecture qui lui apprit la
langue et la littérature françaises, l'histoire, la géographie,
l'arithmétique, la physique, et un peu de métaphysique. Son maître de
danse est mort l'an dernier à l'hospice de La Rochefoucauld: il était le
dernier de sa profession qui eût conservé l'usage de la pochette. Grâce
au zèle de ces pauvres gens, que la générale appelait les premiers
maîtres de Paris, Nadine oublia complétement le russe, le polonais et
l'allemand, qu'elle avait sus dans son enfance; elle écrivit assez
correctement le français, sauf les participes, et elle déchiffra les
premiers chapitres du _Vicar of Wakefield_; elle sut danser toutes les
contredanses et en jouer une. Dans les intervalles de ses leçons, elle
se donna à elle-même un supplément de connaissances positives en
dévorant le fonds d'un petit cabinet de lecture de la rue de Poitiers.
Les romanciers à la mode de 1830 à 1834 furent les vrais maîtres de son
esprit. Les appareils orthopédiques de Valérius et les trapèzes du
gymnase Amoros furent les précepteurs de sa beauté.

Nadine avait dix-sept ans, une jolie figure et la taille droite, lorsque
sa mère, désespérant de la produire à Paris, se décida à la conduire en
Italie. Un vieil émigré français, entré au service de la Russie comme
les Modène et les La Ribeaupierre, le marquis de Certeux, gouverneur de
la résidence impériale de Gatchina, lui envoya une lettre de
recommandation pour sa soeur, Mme la chanoinesse de Certeux, qui la
présenta à toute l'aristocratie romaine. Nadine eut du succès; elle
était grande, grasse et blanche; on l'invita partout, on la fit danser,
mais personne ne songea à demander sa main. La générale, qui était femme
à prendre les épouseurs au collet, fit le guet pendant trois ans autour
de sa fille sans pouvoir appréhender au corps le moindre millionnaire.
Pour comble de douleur, elle fut forcée de reconnaître que la beauté de
Nadine n'était pas dorée au feu, et qu'elle passerait bientôt. Cette
fille de vingt ans luttait sans succès contre un embonpoint toujours
croissant; ses corsets étaient des oeuvres d'art qui attestaient les
progrès de la mécanique au XIXe siècle; l'émail de ses dents se fendait,
et sa mère, qui la coiffait elle-même, lui avait déjà arraché quelques
cheveux blancs. Mme Fratief, qui avait reporté sur sa fille toutes ses
espérances, et qui ne comptait plus que sur elle pour échapper à la
médiocrité de ses douze mille francs de pension, s'endetta pour la faire
belle. Nadine, dont le linge aurait fait sourire la plus modeste
bourgeoise, portait des robes de velours d'Afrique et de taffetas chiné
que Palmyre lui envoyait de Paris. Ces frais de toilette furent d'abord
à l'adresse de tous les jeunes Romains qui avaient cinquante mille
livres de rente et au-dessus; mais du jour où Lello Coromila, après la
mort de son grand-père, fit son entrée dans le monde, la fille et la
mère ne pensèrent plus qu'à lui. Il remarqua Nadine et s'en occupa
quinze jours; il n'en fallait pas davantage pour qu'on fondât sur lui
les espérances les plus sérieuses.

Cette revue rétrospective servira peut-être à expliquer pourquoi, le 30
avril 1837, Mme Fratief et sa fille regardaient Tolla comme un joueur
malheureux regarde la carte qui doit achever sa ruine. Elles cherchèrent
ensemble quel serait le moyen le plus sûr de reprendre le coeur qu'on
leur avait dérobé.

Pour Lello, il rentra au palais Coromila en rêvant à un bon tour qu'il
voulait jouer à un de ses amis. Il s'agissait de semer des pétards sous
les pas d'un pauvre garçon qui courtisait une petite mercière et qui
trahissait l'amitié en gardant le secret de ses amours. Rome a des
habitudes de petite fille; les boutiques s'y ferment de bonne heure, et
les jeunes gens y font des farces. Le fils des doges s'assura en
rentrant qu'on lui avait apporté une petite boîte de poudre fulminante;
puis il baisa la rose de Tolla, se regarda dans la glace, fredonna un
air du _Barbier_, se laissa déshabiller par son valet de chambre, et se
mit au lit en pensant à Tolla, à la mercière, à un cheval qu'il voulait
acheter, et à la bonne figure que faisait son ami pataugeant à travers
un feu d'artifice. Il dormit à franc étrier jusqu'à huit heures du
matin. La marquise passa la nuit en prière. Tolla rêva qu'un certain
citronnier de sa connaissance se couvrait, par exception, de fleurs
d'oranger.

Le lendemain, comme Lello s'apprêtait à employer sa poudre fulminante,
quelques grains égarés entre la boîte et le couvercle s'allumèrent par
le frottement et tout lui sauta au visage. Le bruit se répandit dans
Rome qu'il avait les sourcils brûlés, trois ou quatre énormes ampoules,
et qu'il garderait la chambre pendant une semaine ou deux. Mme Feraldi
s'empressa d'envoyer chercher de ses nouvelles. Il faut, pensait-elle,
que je rassure ma pauvre Tolla. Le même jour Nadine dit à sa mère:
«Victoire! _Il_ s'est blessé à la figure. _Elle_ ne le verra pas de
quinze jours. Maintenant, ma bonne petite mère, veux-tu m'en croire?
Envoie François savoir de ses nouvelles.

--Y songes-tu? nous le connaissons à peine; il n'est jamais venu nous
voir.

--Précisément. Quand il saura que nous nous sommes inquiétés de sa
santé, il nous devra une visite.»

Le courrier, l'intendant, le valet de chambre et le cuisinier de la
générale, François, surnommé Cocomero ou le _Melon_, était un vigoureux
Napolitain. Lorsqu'il revint du palais Coromila, il avait l'oeil droit
entouré d'une auréole bleue. Il s'était rencontré avec Menico sous le
vestibule; il avait voulu prendre le pas, l'antipathie avait agi, et
Menico lui avait montré le poing d'un peu trop près. Chacun des deux
combattants garda scrupuleusement le secret de ses prouesses. Menico,
qui n'était à Rome que pour quelques jours, craignait qu'on ne le
renvoyât garder ses buffles; Cocomero avait trop d'amour-propre pour
avouer une défaite. Il attribua à un coup d'air la couleur anormale de
son orbite. Pendant les dix jours que Lello resta à la maison, la
générale et la comtesse y envoyèrent Cocomero et Menico tous les matins;
mais Cocomero avait trop de prudence pour s'exposer à un second coup
d'air. Il descendait en droite ligne de ces guerriers napolitains qui
répondirent à leur général: «Vous voulez que nous allions là-bas; nous
ne demanderions pas mieux, mais... c'est que... là-bas... il y a le
canon!»

La première fois que Lello reparut dans le monde, il oublia de faire
danser Nadine, mais il fut plus empressé que jamais auprès de Tolla.
Tolla s'était intéressée à sa santé! A la dernière figure du cotillon,
il lui dit en tremblant un peu:

«Si je pensais que madame votre mère fût disposée à me le permettre,
j'irais la remercier de l'intérêt qu'elle m'a témoigné après ce ridicule
accident; mais, ajouta-t-il en la regardant fixement, je crains de
n'être point agréé.»

Tolla sentit le rouge lui monter au visage. Elle répondit en balbutiant
que sa visite leur aurait fait honneur, que sa personne ne pouvait
qu'être agréable à tous ceux qui avaient la bonne fortune de
l'approcher. «D'ailleurs, dit-elle en terminant, tous ceux qui viennent
à la maison nous font une grâce.»

Cette invitation, qui pourrait nous paraître d'une politesse exagérée,
n'était en Italie que strictement convenable. Nous n'avons qu'une faible
idée de tous les raffinements inventés par la courtoisie italienne. Si
l'on frappe à la porte de votre chambre, vous répondez brutalement:
«Entrez!» Un Italien, sans savoir quelle est la personne qui frappe,
répond en un seul mot: «Que votre seigneurie me fasse la faveur
d'entrer, _favorisca_.» C'est ainsi que la réponse de Tolla doit être
interprétée.

Tolla et la famille entière attendirent avec la plus vive anxiété cette
visite de Lello. Il ne vint pas. Il était dans une situation d'esprit
que toutes les femmes refuseront de comprendre, mais qui inspirerait de
la sympathie et peut-être de la compassion à beaucoup de jeunes gens.

Il aimait, et, sans recourir à un long examen de conscience, il voyait
clairement que son coeur était pris.

Il aimait une personne moins riche que lui et d'une condition un peu
inférieure à la sienne. Il pouvait prétendre à la main d'une princesse
et à une dot de deux ou trois millions. Épouser Tolla, c'était renoncer
à l'appui de quelque grande alliance et retrancher de son revenu
possible et probable environ cent mille francs de rente: considération
misérable sans doute; mais les Italiens sont des esprits positifs.
L'histoire romaine en est la preuve.

Il aimait; malheureusement il n'était pas sûr que sa famille consentît à
un tel mariage. Il dépendait de son père, vieillard inflexible. Ce vieux
Louis Coromila était aveugle et paralytique, mais du fond de son
fauteuil il conduisait toute sa maison et faisait trembler ses fils
comme au temps où le chef de famille avait droit de vie et de mort sur
ses enfants. Après la mort de son père, Lello aurait encore sinon à
redouter, du moins à ménager ses deux oncles, le cardinal et le colonel.
Il ne se souciait pas d'être déshérité au profit de son frère.

Si Tolla avait été une ouvrière ou une petite bourgeoise, Lello se fût
abandonné sans résistance au penchant qui l'entraînait vers elle; mais,
avant de séduire une fille noble qui a un père de cinquante ans, un
frère de dix-neuf et un grand-oncle cardinal, l'amoureux le plus
imprudent y regarde à deux fois. D'ailleurs Lello voulait garder aux
yeux du monde et à ses propres yeux la qualité d'honnête homme. Il se
disait: «Je ne veux ni la séduire, ni la compromettre, ni l'empêcher de
se marier. Je l'aime cependant. Eh bien! je l'aimerai à distance, sans
le lui dire.» Mais il ne pouvait empêcher ses yeux de parler, ni les
yeux de Tolla de répondre, ni leurs coeurs de s'attacher secrètement
l'un à l'autre. Il avait beau se promettre de laisser à Tolla toute sa
liberté, afin de conserver toute la sienne: il s'apercevait tous les
jours qu'il avait obtenu plus qu'il ne désirait et qu'il s'était engagé
plus qu'il n'aurait voulu. Il croyait avoir remporté une grande victoire
sur lui-même lorsqu'il avait tenu devant Tolla les discours les plus
passionnés, sans lui dire: _Je vous aime!_ Il se faisait comme un devoir
religieux d'éviter cette formule, dont il prodiguait l'équivalent à
toute heure. Il disait en rentrant chez lui: «J'ai sauvé deux âmes.» Il
n'avait sauvé que trois mots.

Quelquefois en voyant l'abandon et la naïveté de Tolla, qui laissait
éclater l'amour dans tous ses regards, il se sentait pris de défiance.
La défiance est une terrible vertu en Italie. Je connais un sculpteur
romain qui a marché pendant cinq ans avec une paire de pistolets dans
ses poches: il se défiait de quelqu'un. Lello se défiait par moment de
sa chère Tolla. Il était bien jeune, mais le soupçon naît plutôt chez
les riches que chez les pauvres, sans doute parce qu'ils ont plus de
choses à garder. Cet enfant de vingt-deux ans avait entendu parler des
petits manéges que les mères emploient pour marier leurs filles, et les
ruses que les filles inventent elles-mêmes pour entrer en possession
d'un mari. Il avait pu voir de ses yeux comment les Nadines Fratief et
leurs pareilles cherchent un homme aussi publiquement que Diogène, et il
se demandait quelquefois si l'amour que Tolla lui laissait deviner
n'était pas un piége vulgaire destiné à prendre les coeurs. Sa vanité se
révoltait à l'idée d'être dupe; mais la présence de Tolla et le long
regard de ses yeux limpides dissipait bientôt tous ces méchants
soupçons.

Ces alternatives de défiance et d'abandon, de calcul et de
désintéressement, donnaient à sa conduite toutes les apparences de la
coquetterie.

Pendant un mois, il rencontra Tolla presque tous les soirs sans lui
parler de la permission qu'il avait demandée et obtenue. La gêne que
cette idée lui causait le rendit plus froid et plus réservé. Nadine, qui
ne perdait pas un seul de ses mouvements, jugea que ce grand amour avait
baissé de quelques degrés. Le monde se demanda s'il n'avait pas été trop
prompt à accueillir la nouvelle de la passion de Lello. La marquise
espéra que ses craintes auraient tort. Un soir, Pippo dit à son ami: «Eh
bien! beau ténébreux, nous avons donc été mal reçu au palais Feraldi?

--Moi! je n'y suis pas allé.

--En ce cas, j'ai tort: tu n'as pas été mal reçu; tu n'as pas été reçu
du tout.

--Voilà ce qui te trompe: j'ai été mieux que reçu, j'ai été invité; mais
je n'y suis pas allé.

--A d'autres! C'est bien toi qui refuserais une invitation pareille!
Pourquoi ne me dis-tu pas qu'un habitant du purgatoire a refusé d'entrer
au paradis! avoue franchement que tu as trouvé la porte fermée. Tu n'es
pas le seul. Il y a peu d'élus.»

En ce moment, l'orchestre essayait les premières mesures de la _Dernière
Pensée_ de Weber. Lello n'eut que le temps de dire à Pippo: «Viens
demain à deux heures au palais Feraldi, tu m'y trouveras.» Et il courut
valser avec Tolla.

La première fois qu'elle s'arrêta pour se reposer, il lui dit:

«Je n'ai pas osé porter à Mme votre mère les remercîments que je lui
dois.»

Tolla aurait voulu pouvoir arrêter son coeur, qui bondissait: elle
devina que sa poitrine devait avoir ces mouvements qu'on simule au
théâtre pour indiquer une émotion violente, et elle en fut honteuse.
Elle répondit: «J'avais parlé à ma mère de l'honneur que vous vouliez
nous faire; mais, en voyant que vous ne veniez pas, j'ai cru que vous
aviez oublié ce que vous m'aviez dit.»

Lello répliqua vivement:

«Je puis donc venir? Votre mère me le permet?

--Et pourquoi vous le défendrait-elle? Elle vous recevra avec le plus
grand plaisir.

--Ainsi demain, dans la journée, je pourrais?...

--Demain, si vous voulez.»

Le lendemain, Tolla et sa mère reçurent cette visite tant désirée. Le
premier abord fut froid et embarrassé. Lorsqu'on rencontre à deux heures
après midi une personne qu'on n'a jamais vue qu'aux bougies, il semble
qu'on fasse une nouvelle connaissance. Mme Feraldi soutint un peu la
conversation. On parla du choléra, qui, après avoir ravagé le midi de la
France, avait gagné l'Italie. L'arrivée de Pippo ramena quelque gaieté:
il conta les nouvelles de la ville et un trait assez curieux de Mme
Fratief. En sa qualité de dame patronesse d'une oeuvre de bienfaisance,
elle avait quêté des vêtements pour ses pauvres. La princesse Prosperi
lui avait donné, entre autres choses, une pèlerine cardinale en
pou-de-soie glacé. Or, en traversant le Corso, la femme de chambre de la
princesse prétendait avoir reconnu cette pèlerine, déguisée par une
large dentelle, sur les épaules de Nadine.

Lello s'amusa beaucoup aux dépens de la générale, et rit de manière à
montrer ses dents. Quand ses yeux rencontraient ceux de Tolla, ils ne se
détournaient point, et ils parlaient assez haut. Tolla, de son côté,
laissa deviner qu'elle n'était point ingrate. D'amour on ne dit pas un
mot, et, quelques efforts que fît Pippo pour faire parler son ami, Lello
sortit sans s'être déclaré.

Il prit l'habitude de venir dans la maison; bientôt même il fit ses
visites le soir, comme les amis intimes. Il se tenait toujours sur la
défensive; mais l'amour le gagnait insensiblement, grâce au vide de son
esprit et à l'oisiveté de sa vie. Ses habitudes étaient celles de tous
les jeunes Romains de distinction. Il se levait à huit heures, restait
dans sa chambre à prendre le chocolat, à faire sa toilette et à ne rien
faire jusqu'à onze heures. A onze heures, il entendait la messe; à midi,
il s'établissait dans le cabinet de son père jusqu'à deux heures. Il
dînait à fond, puis rentrait chez lui pour faire la sieste, si toutefois
il n'aimait mieux aller s'installer dans la boutique du tailleur,
rendez-vous des jeunes gens à la mode et centre du mouvement
intellectuel. A cinq heures et demie, il montait à cheval et faisait un
temps de galop jusqu'à la villa Borghèse. A sept heures, il commençait
une petite promenade à pied, le cigare à la bouche; il faisait acte de
présence au cabinet de lecture et au café. A huit heures il venait
retrouver son père, réciter le chapelet en famille et lire à haute voix
une méditation. A neuf heures, il s'habillait, faisait une courte visite
à Tolla, et se montrait dans le monde. A onze heures, il soupirait; à
minuit il se reposait des fatigues de la journée et prenait des forces
pour le lendemain.

Après deux mois de visites assidues, Lello était plus épris que jamais,
mais il ne s'était pas expliqué sur ses intentions. On touchait à
l'époque où le comte avait l'habitude de partir pour Capri. Les progrès
du choléra, les cordons sanitaires et les difficultés du voyage
l'empêchèrent de partir. Il décida que ses vendanges se feraient sans
lui, et que la famille entière se réfugierait à Lariccia le surlendemain
de l'Assomption. Cette résolution fut arrêtée le 1er août. Les parents
de Tolla auraient voulu savoir avant de partir ce qu'ils pouvaient
attendre de Lello. Ils souffraient, à la fin, d'une si longue
incertitude, et la comtesse prenait sa part des angoisses de sa fille.
D'ailleurs Mme Fratief avait fait suivre Coromila par François, et elle
allait répétant partout que Mlle Feraldi recevait des visites
clandestines. Enfin le frère de la comtesse avait écrit d'Ancône pour
annoncer que son jeune prétendant perdait patience, et demandait un oui
ou un non.

On tint en l'absence de Tolla un conseil de famille où Toto fut admis.
Toto était un jeune homme rempli de prudence et de réflexion. C'était
lui qui avait dissuadé ses parents de rompre dès le mois de mai avec le
jeune homme d'Ancône. Lorsqu'on chercha en commun le meilleur moyen de
forcer Lello à prendre un parti, M. Feraldi proposa de lui parler
lui-même, et de le prier de suspendre ses visites ou de les expliquer.
Toto rejeta vivement cette proposition: elle avait un caractère
comminatoire qui pouvait effaroucher Lello. La comtesse voulut se
charger de sonder le terrain: son fils repoussa cet expédient, qui
sentait l'intrigue et pourrait éveiller la défiance.

«Il faut, dit-il, que ce soit Tolla qui le force à se prononcer.

--Elle n'y consentira jamais, dit le comte.

--Elle a trop de dignité, ajouta la comtesse.

--Sans doute, reprit Toto, si nous lui proposions d'entrer dans un petit
complot dont le but est son bonheur, elle nous renverrait bien loin;
mais forçons-la de servir nos calculs sans les connaître: elle ne
travaillera bien que si elle n'est pas dans le secret.»

Là-dessus, il exposa son plan, qui fut adopté sans discussion.

Une heure après, Mme Feraldi fit voir à Tolla la lettre de son oncle
d'Ancône. Elle lui rappela qu'on avait consenti à suspendre les
négociations d'un mariage fort avantageux dès qu'elle avait avoué son
amour pour Coromila; qu'on avait perdu du temps et encouru le blâme de
plus d'une personne en recevant tous les jours celui dont elle se
croyait aimée; qu'après deux mois de cette périlleuse expérience, on ne
savait pas encore si Lello songeait à demander sa main; que si telle
était son intention, il en aurait déjà parlé à coup sûr, sinon à la
comtesse, du moins à sa fille; que, puisqu'il n'en avait rien dit, il y
aurait de la folie à repousser un mariage magnifique sans avoir même
pour consolation la certitude d'être aimée.

«Ses yeux me l'ont assez dit,» interrompit Tolla.

Sa mère lui remontra doucement que tous les regards du monde ne valent
pas une parole, que cet échange de regards pouvait la mener loin,
qu'elle aurait vingt ans au 1er septembre, que si elle perdait une année
ou deux à se laisser regarder tendrement par Coromila, sa réputation en
souffrirait; qu'elle deviendrait difficile à marier et peut-être
malheureuse pour toute sa vie. La perspective de cet avenir imaginaire
émut en passant la bonne comtesse, qui versa de vraies larmes. Il n'en
fallut pas davantage pour persuader à Tolla que ses parents souffraient
cruellement du doute où elle les laissait plongés. Elle pleura à son
tour, et elle écouta avec résignation l'ultimatum de sa mère.

«Mon enfant, il faut en finir, lui dit la comtesse. Tu es libre
d'accepter ou de repousser le parti que ton oncle nous propose; mais
nous ne pouvons pas en conscience prolonger indéfiniment l'incertitude
d'un galant homme qui a demandé ta main. Nous partirons le 17 pour
Lariccia; prends jusqu'au courrier du 16 pour te décider. Réfléchis,
pèse, examine: ton avenir ne dépend que de toi-même, car je ne pense pas
qu'en quinze jours M. Coromila prenne une détermination.»

Le dernier mot était la flèche du Parthe.

Tolla fit tout au monde pour que son amant fût informé de sa situation.
Lorsqu'il la connut, il ne se départit point de sa réserve accoutumée.
Un soir, Mme Feraldi leur fournit l'occasion de s'entretenir longtemps
ensemble. Lello ne s'occupa qu'à démontrer que, si jamais il aimait, il
serait le plus constant des hommes.

«Cependant, remarqua Tolla, on en cite plus d'une que vous avez oubliée.

--Moi! je me fais fort de vous prouver en dix minutes que si j'ai oublié
telle ou telle personne, la faute en est tout entière à leur
coquetterie, et je n'ai fait que suivre l'exemple qu'elles m'avaient
donné.

--Quoi! votre passion de la place du Peuple?...

--C'est elle qui m'a congédié.

--Et vos amours de la place de Venise?

--Fallait-il rester fidèle à une personne qui me recevait tous les
matins et qui écrivait tous les soirs à un autre?

--Soit; mais celle qui vient de partir pour Frascati?

--Oui, parlons un peu de l'habitante de Frascati! une comédienne du plus
grand talent, qui serrait la main de son voisin de droite, tandis
qu'elle me disait à l'oreille: «Je te serai fidèle!» D'ailleurs j'espère
que vous me ferez l'honneur de ne pas donner le nom de passion à ces
caprices dont le plus long a duré un mois. Quand j'aimerai, je le sens,
ce sera pour la vie.»

Tolla ne répliqua rien. Elle baissait la tête et semblait tristement
préoccupée.

«Qu'avez-vous?» demanda Lello.

Elle répondit qu'elle était triste parce qu'on voulait son consentement
pour décider son mariage avec le comte Morandi, d'Ancône.

«Nous partons mercredi pour Lariccia, et l'on me demande un oui ou un
non pour mardi. Je ne peux me décider à dire oui. Je vois bien cependant
que la raison me défend de refuser un parti si avantageux. Il y a
longtemps que je diffère cette réponse de jour en jour. Mes parents
perdent patience, ma mère pleure, mon frère me presse. Tous les jours de
poste il faut que je livre une bataille, que j'entende des reproches,
que je voie des larmes: je n'en puis plus, et je suis au désespoir.»

Elle attendait avec anxiété la réponse de Lello. Il était assis devant
elle. La pauvre fille avait les yeux baissés, sans oser regarder celui
qui tenait sa vie dans ses mains.

«Quel jour avons-nous aujourd'hui? demanda-t-il d'un ton cavalier.

--Vendredi.

--Eh bien! vous n'avez plus à souffrir que pour deux courriers. Moi, je
n'épouserais jamais une personne qui n'aurait pas mon coeur.»

Tolla trouva juste la force de répondre d'une voix étouffée: «Ni moi non
plus, si j'étais libre de suivre mes sentiments.»

L'entrée de la comtesse lui permit de cacher ses larmes. Lello prit
congé sans rien voir, et sortit d'un pas délibéré. De sa vie, il n'avait
été plus irrésolu.

Tolla resta désespérée. Pour la première fois depuis deux mois, elle
douta sérieusement de l'amour de Lello. Dans sa douleur, elle se souvint
de demander assistance à saint Joseph, pour qui sa dévotion ne s'était
jamais refroidie. Elle commença dès le lendemain un _triduo_,
c'est-à-dire un tiers de neuvaine, suppliant son bon vieux saint de lui
apprendre à quel mari Dieu la destinait. «Si dans trois jours, se
dit-elle, Lello n'a pas parlé, c'est que le ciel me condamnera à
accepter l'autre.» Sa mère lui permit de passer la plus grande partie de
ces trois jours à l'église, dans la compagnie d'une vieille tante, et
Dieu sait si elle pria du fond du coeur.

Ses parents la laissaient faire, mais ils n'espéraient plus rien. Ils
croyaient fermement que tout finirait par une bonne lettre à Ancône.
Personne ne pouvait croire que Lello saurait se décider dans ces trois
jours, lorsque la peur de la perdre et la douleur qu'elle avait laissé
voir ne lui avaient pas arraché une parole.

«C'était un beau rêve, dit le comte, mais nous voilà réveillés, il
épousera la princesse que ses parents lui destinent.

--Pourvu que Tolla ne tombe pas malade! soupira la comtesse.

--Tout n'est pas perdu, dit Toto. C'est demain dimanche. Pippo Trasimeni
ne sera pas de service: invitez-le à passer la soirée avec nous.»

Pippo savait que Lello venait tous les jours au palais Feraldi, et il le
croyait engagé envers Tolla. Il fut grandement surpris lorsque Toto lui
dit devant la famille assemblée:

«Toi qui as passé l'été dernier à Ancône, tu dois connaître Marandi.
Conte-nous tout ce que tu en sais, car il va probablement épouser ma
soeur.»

Le pauvre Pippo tombait des nues. Il commença l'éloge de Morandi, qu'il
connaissait pour un galant homme, d'une excellente famille de patriotes
italiens; mais il était tellement abasourdi, qu'il n'entendait pas ses
propres paroles. Tolla, pâle et tremblante, les entendait encore bien
moins. Lello entra. Pippo, plus troublé que jamais, sortit comme un fou,
courut chez lui, monta à cheval, et fit quatre lieues au galop pour
remettre un peu d'ordre dans ses idées.

Lello devina à l'émotion de Tolla que la conversation qu'il avait
interrompue ne lui était pas agréable. Il n'osa questionner personne,
mais il sortit au bout d'un quart d'heure et courut à la poursuite de
Pippo. Il le chercha toute la soirée sans le rejoindre, et pour de
bonnes raisons. Il rentra au palais Coromila, se mit au lit et passa la
première nuit blanche dont il ait gardé le souvenir. Le lundi, à six
heures du matin, il frappait à la porte de Pippo.

Le bon Pippo, tout en galopant sur la route d'Ostie, avait deviné une
partie de la vérité. Le trouble de son ami et les premières questions
qu'il lui fit achevèrent de l'éclairer. Il comprit que Lello et Tolla
s'aimaient passionnément, mais que la timidité de l'une et
l'irrésolution de l'autre allaient peut-être les séparer pour toujours.
En conséquence, son plan fut bientôt fait.

«Que veux-tu savoir? demanda-t-il à son ami. Quand Tolla épouse Morandi?
Bientôt, assurément, car elle lui fera écrire demain qu'elle l'accepte
pour mari, et Morandi n'est pas assez sot pour faire attendre la plus
belle, la plus spirituelle et la meilleure fille qui soit au monde.
Morandi a du bonheur; et, si je n'aimais Tolla comme un frère, je
donnerais dix ans de ma vie pour être à la place de Morandi. Quant à la
pauvre fille, je crois qu'elle donnerait sa place pour rien à celle qui
voudrait la prendre. Sais-tu qu'elle résiste depuis un mois à toute sa
famille? Mais le curieux de l'histoire, c'est qu'ils ont compté sur moi
pour lui arracher ce malheureux _oui_. Il paraît que sa résistance vient
d'une inclination qu'elle a prise pour quelqu'un que tu connais. Si tu
rencontres ce monsieur-là, prie-le, au nom de la comtesse et au nom du
bon sens, d'être désormais plus rare dans la maison de Feraldi.
Lorsqu'on ne veut pas le bonheur pour soi, il ne faut pas écorner la
part des autres.»

Tandis que Pippo parlait ainsi, Tolla, levée au petit jour, priait
ardemment à l'église des Saints-Apôtres. C'était la fête de la Madone et
le dernier jour de son _triduo_.

En revenant de la messe, elle trouva sa cousine Agate et sa cousine
Philomène en grands atours, qui l'embrassèrent comme à la tâche. Ces
deux excellentes Romaines étaient l'Héraclite et le Démocrite de leur
sexe. Agate avait le rire éclatant d'une trompette. Philomène se
distinguait de sa soeur par une sensibilité diluvienne. Elles étaient
allées l'avant-veille à l'amphithéâtre d'Auguste, où l'on joue en plein
jour et en plein air des drames et des vaudevilles. Philomène était
encore tout émue par le souvenir d'une pièce en sept actes intitulée:
_Cosimo_ ou _le Marchand de Fer du Petit-Montrouge_ (_del
Piccolo-Monte-Rosso_), qui faisait alors les délices de Rome. Agate,
dans ce drame larmoyant, avait amplement trouvé de quoi rire. Ni l'une
ni l'autre ne regrettait les douze sous et demi qu'elle avait payés pour
sa chaise, et depuis deux jours elles racontaient à toute la ville,
l'une combien elle avait été heureuse de rire, l'autre comme elle
s'était régalée de pleurer. Elles commençaient en duo le récit de leurs
émotions contradictoires, lorsque Pippo entra fort agité. Tolla bondit
sur sa chaise, mais Agate la retint par le bras.

«Figure-toi, ma chère, que le premier acte se passe devant un café, mais
un café si ressemblant, avec des tables vertes et des chaises de paille,
que c'est à mourir de rire. Un grand seigneur parisien entre dans ce
café du Petit-Montrouge pour y prendre un verre d'eau-de-vie. Il cause
avec un garçon, et lui demande les nouvelles du quartier. Le garçon,
c'était Andréa, tu sais, Andréa qui est si drôle!

--Alors, poursuivit Philomène, arrive un homme enveloppé dans un
manteau...

--En plein été, quoique les arbres soient couverts de feuilles!

--Cet homme barbare a la férocité de déposer cruellement par terre un
pauvre petit enfant nouveau-né dont les cris lamentables appellent en
vain sa malheureuse mère. Mais voici le digne Cosimo qui arrive avec sa
chère femme!

--Et un melon...

--Pour respirer l'air frais de la campagne et prendre sa nourriture sur
l'herbe tendre.»

Pendant que Philomène s'apitoyait sur l'enfant abandonné recueilli par
Cosimo, la comtesse s'entretenait avec Pippo sur le balcon. Tolla aurait
donné ses deux cousines, seulement pour entrevoir la physionomie de sa
mère, mais la grosse personne d'Agate éclipsait totalement Mme Feraldi.

«Au second acte, poursuivit Philomène, on voit un homme ou plutôt un
tigre qui chasse de sa maison une malheureuse femme trop pauvre pour
payer son loyer. «Je pars, lui dit-elle; mais souviens-toi, coeur de
fer, que celui qui chasse un pauvre de sa maison chasse la bénédiction
de Dieu.» Il faut voir comme on a applaudi la pauvre femme! on l'a
rappelée douze fois.

--Oui, et elle a ri au public, en faisant chaque fois une belle
révérence.

--Mais quand l'homme cruel a défendu à ses domestiques de laisser
mendier les pauvres dans la cour de sa maison, tout le monde a crié en
même temps: «Ouh! ouh!» Si l'on avait eu des pierres, on lui en aurait
jeté. Au troisième acte, la pauvre femme vient tomber pâle et mourante à
la porte de Cosimo. On lui apporte un petit verre d'eau-de-vie.

--Il y a cinq petits verres d'eau-de-vie dans la pièce.

--Et un beau jeune homme de vingt ans lui demande poliment si elle ne
veut pas se reposer. A sa vue elle pousse un cri, et elle reconnaît
l'enfant qu'on lui avait pris vingt ans auparavant pour l'exposer au
Petit-Montrouge. Elle l'embrasse...

--Pardon, elle ne l'embrasse pas. Le cardinal-vicaire ne permet pas que
les femmes embrassent les hommes sur le théâtre. Et puis, tu vas bien
rire: figure-toi, ma Tolla, qu'au moment où la vieille femme doit crier
au bon jeune homme: «Tu es mon fils!» toutes les cloches du voisinage se
sont mises à sonner en même temps, et, comme le théâtre est en plein air
et qu'il était impossible de s'entendre, la vieille femme s'est assise,
le jeune homme a pris une chaise, et ils ont causé en riant jusqu'à ce
que les cloches eussent fini.

--Oui; mais quel beau moment, lorsqu'à la fin du septième acte Cosimo
s'est avancé sur les bords de la scène, et qu'il a dit au public: «Ceci
vous prouve qu'il y a un Dieu qui punit les coupables et récompense les
innocents!» Quels applaudissements! quelles larmes! Pour moi, j'en suis
encore bouleversée!»

Le supplice de Tolla ne dura pas plus d'une heure.

Lorsque les deux cousines se retirèrent, l'une en s'essuyant les yeux,
l'autre en se tenant les côtes, elle courut au balcon; Pippo était parti
sans passer par le salon. Mme Feraldi, assise sur le bord d'une caisse
de fleurs, paraissait enfoncée dans une réflexion profonde.

«Eh bien! mère? murmura Tolla d'une voix tremblante.

--Pippo vient de sa part. Il demande ta main.»

Tolla chancela et s'appuya à la muraille. Elle avait le vertige. Sa mère
la soutint et la ramena dans le salon.

«Écoute, lui dit-elle. Il a beaucoup pleuré devant Pippo; il t'aime, et
tu seras sa femme; mais il ne peut, quant à présent, que donner sa
parole de t'épouser. Son frère aîné s'est amouraché d'une petite
Vénitienne, en dépit du prince, du cardinal et du chevalier. Cette
affaire a soulevé de grands orages dans la famille, et, tant qu'elle ne
sera pas terminée, Lello ne veut point parler de son mariage; il exige
même que la parole qu'il nous donne aujourd'hui demeure en secret pour
quelque temps. Je me contenterais volontiers de sa promesse; il n'y
manquera pas, j'en suis sûre. Si tu veux t'en contenter comme moi, et si
tu consens à tenir la chose secrète, nous pourrons écrire à Ancône. Ton
oncle répondra à Morandi que tu ne peux pas l'épouser, qu'il te
coûterait trop de quitter Rome et d'aller vivre si loin de nous.»

Tolla resta muette de joie. Tout ce qu'elle avait compris dans le
discours de sa mère, c'est qu'elle était aimée et qu'elle serait la
femme de Lello. L'horizon s'éclaira vivement autour d'elle; les objets
les plus sombres prirent des couleurs éclatantes: elle éprouvait
l'éblouissement du bonheur. Elle saisit sa mère dans ses bras et
l'accabla de caresses. En ce moment, Menico ouvrait timidement la porte;
elle courut à lui et lui sauta au cou.

Menico avait rencontré le Napolitain de Mme Fratief qui rôdait autour du
palais, et il avait engagé avec lui une conversation où il s'était foulé
le poignet droit. Il allait demander à Mme Feraldi une compresse
d'eau-de-vie camphrée, lorsque le plus mignon, le plus frais et le plus
brûlant de tous les baisers vint s'abattre au milieu de son visage.

«Mon cher Menico! lui cria-t-elle, mon frère nourricier! que tu es bon!
que tu es beau! Je t'aime! Je suis heureuse!

--Moi aussi, mademoiselle, hurla Menico en sanglotant, je suis bien
heureux; vous m'avez embrassé; c'est la première fois depuis 1830.
J'avais le poignet foulé, mais maintenant je n'ai plus mal. Ma bonne
demoiselle! vous aimez donc quelqu'un, puisque vous m'embrassez?

--Oui, j'aime, je suis aimée, je me marie... bientôt; pas tout de suite,
entends-tu? C'est un secret, ne le dis à personne, mais bientôt... Tu
seras de la noce, mon Menico; nous nous marierons à Lariccia; tes
buffles auront congé ce jour-là. Je veux que nous dansions ensemble!»

Menico savait fort bien avec qui se mariait Tolla. Depuis quinze jours,
il partageait les angoisses de sa chère maîtresse. Cependant il se
souvint de jouer l'ignorance, et il ne prononça pas le nom de Coromila.
Dans l'excès de sa joie, cet homme inculte ne se départit pas un instant
de la réserve et de la prudence italiennes; mais, tandis que la comtesse
prenait soin de son poignet enflé, il se promit de commencer une
neuvaine à l'intention de ce mariage et de veiller comme un dogue au
salut de Lello.

Lello vint à neuf heures du soir. Il eut une assez longue conférence
avec le comte et la comtesse, à qui il demanda solennellement la main de
leur fille. M. Feraldi lui fit observer qu'il ne pouvait pas se marier
sans le consentement de ses parents. «Je le sais, répondit-il, et, quand
la loi me le permettrait, je ne le voudrais pas; mais ce consentement,
je prends sur moi de l'obtenir, et je vous prie de ne vous en point
mettre en peine.» A cette assurance formelle, le comte ne répondit rien:
il savait d'ailleurs que le vieux Luigi Coromila était condamné
unanimement par les médecins, et que Lello serait libre avant une année.
Cependant, pour plus de prudence, et de peur que la question de la dot
n'indisposât la famille de Lello contre ce mariage, le comte, sur le
conseil de son fils, doubla la somme qu'il destinait à Tolla, et lui
assura la propriété de ses vignes de Capri, estimées deux cent mille
francs. Lorsque tout fut conclu, on appela Tolla. Elle reçut enfin de la
bouche de Lello l'assurance de son amour. Elle mit sa main dans la
sienne et le baisa sur les lèvres. Ils étaient fiancés.




IV


Mme Fratief et sa fille ignorèrent ce qui s'était passé au palais
Feraldi. Nadine, prévoyant que le départ pour Lariccia précipiterait la
marche des événements, avait aposté Cocomero sur la place des
Saints-Apôtres pour surveiller le camp ennemi. Elle poussa un cri de
colère lorsqu'elle vit revenir son espion sur un brancard, la figure en
sang et le crâne sensiblement déformé. L'état de son visage expliquait
la foulure de Dominique.

Cocomero était un pur Napolitain du quai Sainte-Lucie, court, trapu,
rougeaud, goulu, fainéant, poltron, hébété et fripon comme Polichinelle
en personne. Sa grosse face plate élargie par une énorme paire de
favoris roux, était toute barbouillée de mauvaises passions; ses petits
yeux gris clair trahissaient à certains moments une férocité porcine.
Depuis la place des Saints-Apôtres jusqu'à la via Frattina, où logeaient
ses maîtresses, il répéta entre ses dents la plus terrible malédiction
que l'on connaisse à Rome: _Accidente_! ce qui veut dire en bon
français: «Puisses-tu mourir d'accident, sans confession, damné!» Dans
un pays où l'on croit au mauvais oeil comme à la sainte Trinité, une
malédiction de cette importance équivaut à mille soufflets, et les
Romains du Transtevère répondent à un _accidente_ par un coup de
couteau; mais Dominique était loin, et Cocomero sacrait tout à son aise,
sans aucun respect pour la police ecclésiastique de Rome, qui fait
coller aux portes de toutes les boutiques un petit écriteau avec ces
mots: _Blasphémateurs, souvenez-vous que Dieu vous entend!_

La générale après quelques exclamations modérées, qu'on entendit d'une
lieue à la ronde, s'empressa de soigner son domestique. Elle avait
appris un peu de médecine, pour faire croire qu'elle était née dans un
château, et elle traînait partout avec elle un gros cahier manuscrit,
plein de recettes, de secrets merveilleux, de remèdes de famille, de
_gouttes_ infaillibles, et même de paroles magiques. La pièce la plus
remarquable de ce recueil était une certaine recette pour purifier le
sang, en coupant les quatre pattes d'un lézard vert pendant la pleine
lune, et en prenant une _purge_ le lendemain. Cocomero se laissa soigner
sans mot dire, et il s'ingéra une bonne dose de certain vulnéraire de
ménage dont la saveur alcoolique lui agréait fort; mais il se refusa
obstinément de nommer l'auteur de ses maux. «C'est moi, disait-il, qui
me suis fait mal. J'ai trébuché sur une pierre; ma tête a donné contre
une borne, je suis un maladroit, mais je ne suis pas un poltron.» Il
ajouta sournoisement: «Si un homme m'avait fait autant de mal que je
viens de m'en faire moi-même, il ne s'en vanterait pas longtemps, fût-il
aussi fort que Néron!»

Néron est encore le héros favori du petit peuple de Rome et de Naples.

«Tais-toi! dit la générale. Et la justice?

--La justice, madame? On ne me condamnerait pas sans témoins, n'est-il
pas vrai?

--Sans doute.

--Eh bien! il n'est pas facile de trouver des témoins contre un homme
qui a donné un coup de couteau. Les témoins sont personnes prudentes qui
se disent: «Celui-là n'a pas peur. Il a tué un homme; donc il est
capable d'en tuer deux: ne nous brouillons pas avec lui.»

--Oui, mais un condamné à mort ne se venge pas de ses témoins.

--Mais, reprit Cocomero d'un petit air dévot, le saint-père est galant
homme; il ne veut pas la mort du pécheur; il répugne à verser le sang
chrétien, et ceux qui ont commis l'imprudence de tuer un homme en sont
quittes pour les galères à perpétuité.

--A perpétuité! N'est-ce pas pire que la mort?

--Faites excuse, madame. Lorsqu'on a quelque protection, un bon maître,
par exemple, ou une bonne maîtresse, on peut espérer pour les prochaines
fêtes de Pâques une commutation de peine: vingt ans de fers. C'est
encore bien sévère, n'est-il pas vrai, madame! Mais, au bout d'un an ou
de six mois, la même protection agissant toujours, les vingt ans seront
réduits à dix, les dix à cinq, les cinq à trois. Or, le plaisir de tuer
un ennemi ne vaut-il pas trois ans de galères?»

C'est dans ces sentiments que le digne Napolitain se coucha le soir de
l'Assomption, tandis que ses maîtresses se dépitaient de ne rien savoir;
que Lello échangeait le premier baiser avec Tolla, et que Pippo
Trasimeni, enchanté du succès de sa négociation et du bonheur de ses
amis, courait raconter toute l'histoire à sa mère.

La marquise était loin de s'attendre à semblable nouvelle. Il y avait
trois mois et demi que la rumeur publique lui avait appris la passion de
Lello, et elle ne croyait pas qu'un Coromila fût capable d'aimer
longtemps. Depuis cet éclat, les deux amants, soumis à un espionnage
formidable, s'étaient étudiés à tromper tous les yeux; le comte et la
comtesse, craignant le ridicule qui s'attache aux ambitions déçues,
avaient caché leur projet à leurs meilleurs amis; et Pippo, qui
connaissait l'antipathie de sa mère pour les Coromila, n'avait voulu lui
raconter sa campagne qu'après la victoire. D'ailleurs la marquise avait
cessé d'aller dans le monde depuis l'invasion du choléra. Elle s'était
liguée contre le fléau avec le docteur Ély et l'abbé Fortunati. Le
docteur avait fait le voyage de Paris en 1832 pour observer l'effet des
divers traitements qui y furent essayés; l'abbé enrôla parmi les fidèles
de sa paroisse et les admirateurs de son éloquence une vingtaine
d'infirmiers volontaires; la marquise dépensa trente mille francs,
toutes ses économies, pour transformer en hôpital une maison qui lui
appartenait. Tous ces soins s'emparèrent si bien de son esprit, qu'elle
n'eut plus le loisir de songer à autre chose, et elle avait presque
oublié qu'il y eût des mariages en ce monde, lorsque son fils vint lui
annoncer triomphalement qu'il mariait Lello avec Tolla.

Pour un marquis et pour un garde-noble, Pippo avait l'esprit un peu bien
libéral. Il prisait médiocrement les avantages de la naissance et de la
fortune, sous prétexte qu'il était riche et noble depuis sa plus tendre
enfance, et il prétendait que les seules gens qui fassent cas des titres
et de la richesse sont ceux qui ont pris la peine d'acheter leurs titres
et de gagner leur argent. S'il méprisait toutes les distinctions
sociales, en revanche il estimait fort la noblesse des sentiments, et il
s'amusait quelquefois, au grand scandale de ses camarades, à bouleverser
l'ordre hiérarchique de l'aristocratie romaine, donnant la couronne
fermée à ceux qui pensaient en princes, et reléguant dans la bourgeoisie
tout prince convaincu de penser en bourgeois. Sur le livre d'or de
Pippo, Tolla Feraldi était inscrite parmi les reines, Lello parmi les
princes, Dominique le piqueur de buffles, n'était rien moins que le
chevalier Menico. On devine aisément que l'inventeur de ce beau système
n'était pas un chaud partisan des mariages à la mode, et qu'il
n'admirait guère cette loi des convenances, qui veut qu'un prince épouse
une princesse et qu'un millionnaire épouse un million.

«Victoire! cria-t-il à sa mère; Rome se convertit à mes idées. Une
grande famille va donner l'exemple: la foule suivra. Tu sais que
l'héritier présomptif du prince Coromila-Borghi est à Venise, aux pieds
d'une adorable petite bourgeoise qu'il jure d'épouser à la barbe de ses
ancêtres. Eh bien! ce n'est pas tout; son frère cadet, notre Lello,
qu'ils voulaient marier à une princesse, a demandé aujourd'hui même la
main de Tolla.»

La marquise écouta avec une douleur sourde la narration détaillée que
lui fit Pippo. Une ou deux fois elle fut sur le point d'interrompre un
récit dont chaque mot éveillait en elle de douloureux souvenirs;
cependant elle se contint jusqu'au bout. Lorsque son fils, après avoir
tout dit, lui demanda ses applaudissements, elle secoua tristement la
tête.

«Pauvre Tolla! Pourquoi as-tu mis son bonheur aux prises avec l'orgueil
des Coromila?

--L'orgueil des Coromila se fait vieux. Le père n'a pas six mois à
vivre; le cardinal est condamné par tous les médecins; reste le
chevalier.»

La marquise se leva pour aller regarder à la fenêtre. Pippo poursuivit:

«Le chevalier ne m'inquiète nullement.

--Ah!

--Nullement! il appartient à l'espèce d'hommes la plus inoffensive:
c'est un égoïste. Y a-t-il rien de plus aimable qu'un homme qui ne
s'occupe jamais des autres? Je ne voudrais pas lui ressembler: non,
l'égoïsme est une vertu sociale dont je ne suis point jaloux; mais,
quoique je voie plus d'une personne (et tu es du nombre) prévenue contre
le chevalier, je me déclare incapable de le craindre ou de le haïr. Je
l'ai rencontré ce matin; il fumait son cigare au sortir de la messe, et
suivait tout doucement le Corso en poussant son ventre devant lui. Ses
gros yeux indifférents erraient au hasard, de balcon en balcon, de
voiture en voiture; il semblait se soucier de la gloire de Coromila
comme de la fumée qu'il abandonnait au vent. S'il pensait sérieusement à
quelque chose, c'était assurément au déjeuner qu'il avait fait ou au
dîner qu'il allait faire. Il avait l'air d'un homme de bon sens et de
bon appétit, qui n'a point de remords et qui n'aurait garde de s'en
préparer, de peur de mal dormir. Je l'ai regardé marcher d'un pas pesant
et satisfait jusqu'au palais de ses pères, et j'ai crié en moi-même:
«Vivent les égoïstes!» Ce gros homme ne prendra jamais la peine de
contrecarrer ma petite providence! Est-ce bravement raisonné cela?
Embrasse-moi, et adieu; je suis de service ce soir.»

Il embrassa tendrement sa mère, pirouetta sur ses talons, et courut
mettre son uniforme.

La marquise se demanda longtemps si elle irait voir Mme Feraldi. Elle
croyait connaître assez la famille Coromila pour pouvoir prédire que le
mariage ne se ferait jamais, et son amitié pour Tolla lui demandait de
la détromper. D'un autre côté, le soin qu'on avait pris de se cacher
d'elle, la crainte de paraître malveillante ou jalouse, et surtout la
perspective du récit douloureux par lequel il faudrait appuyer son
opinion, la firent hésiter jusqu'au soir. A la fin, le dévouement prit
le dessus. «Je leur raconterai tout, pensa-t-elle. De cette façon, mes
souffrances n'auront pas été stériles, et le malheur de ma vie sera le
salut de Tolla.»

Elle se présenta à dix heures au palais Feraldi. Menico, le bras en
écharpe, lui répondit que la comtesse n'était pas rentrée: Lello n'était
pas encore parti. Elle revint le lendemain dans la matinée. Cette fois,
Mme Feraldi et sa fille étaient véritablement sorties pour entendre une
messe d'actions de grâces à la Trinité des Monts. La marquise alla voir
ses malades, et se consulta, chemin faisant, pour savoir si elle
n'écrirait pas à Mme Feraldi; mais il lui répugnait de confier au papier
le secret qu'elle n'avait encore partagé qu'avec son confesseur. Elle
rencontra fort à point l'abbé Fortunati, et lui demanda son avis. L'abbé
était un orateur et un homme d'action, mais une âme scrupuleuse et
timorée, peu capable de donner un conseil. Il lui répondit d'agir
suivant sa conscience et de s'en remettre à la bonté de Dieu. La pauvre
femme, livrée à elle-même, n'imagina qu'un seul expédient pour sortir
d'incertitude. Elle résolut de retourner le soir au palais Feraldi pour
parler à la comtesse. «Si je trouve encore la porte fermée, se dit-elle,
c'est que le ciel ne voudra pas que je les avertisse. Qui sait si Lello
n'aura pas assez d'amour et de persévérance pour surmonter tous les
obstacles que je prévois?»

En rentrant chez elle, elle trouva la carte de la comtesse avec le mot
_adieu_ écrit au crayon. A neuf heures du soir, elle vit les portes du
palais fermées; aucune des fenêtres qui donnent sur la place n'était
éclairée. Le portier lui annonça que toute la famille partait le
lendemain au petit jour pour Lariccia, et qu'on venait de se mettre au
lit. Elle retournait à la maison, lorsqu'elle reconnut dans l'obscurité
le beau Lello, courant comme s'il avait des ailes. Il entra dans le
palais, et au bout de dix minutes il n'était pas sorti. «Allons, pensa
la marquise, c'est sans doute la volonté de Dieu!»

Cette soirée fut pour les deux amants la fête de l'amour permis. Lello
trouva la famille réunie au jardin, sous les citronniers, autour d'une
table antique où l'on avait servi des sorbets à la rose. Le ciel était
sans nuages, et la lune répandait sur les larges allées sa chaste et
honnête lumière. La brise du sud, humide et tiède, remuait mollement le
feuillage et animait tout le jardin d'une vie douce et indolente. Les
bruits du dehors s'étaient apaisés, et la petite cloche d'un couvent
voisin interrompait seule d'heure en heure cet épais silence qui pèse
sur les nuits de Rome. Tous les domestiques, Menico excepté, dormaient
sur une terrasse; les oiseaux, bercés par la brise, dormaient sur les
branches; les bas-reliefs encadrés dans la façade du palais, les statues
du péristyle et les Hermès du jardin semblaient fermer les yeux. Lello
s'arrêta sur les marches du palais, et chanta d'une voix pure et sonore
le premier couplet d'une romance que Philippe avait écrite pour lui:

        Le ciel est bleu, la mer tranquille;
        Les Romains couchés par la ville,
    La tête au pied d'un mur, dorment profondément;
    Et la brise du soir, sur les jardins errante,
    Porte des orangers la senteur enivrante
          Au coeur de ton amant.

Tolla se leva précipitamment, et courut se jeter dans ses bras. Elle le
conduisit à ses parents en voltigeant autour de lui comme une ombre
légère, dans son peignoir de mousseline blanche. En présence du comte,
de la comtesse et de Toto, Manuel lui mit au doigt son anneau de
fiancée. C'était un petit cercle d'or entouré de turquoises, qu'il avait
commandé le matin même dans la via Condotti à l'un de ces artistes en
boutique qui sont les premiers bijoutiers du monde. Il prit la main de
Tolla, comme pour juger de l'effet de son petit présent, et il la baisa
longuement. Tolla, par un mouvement de naïveté sauvage qui fit un peu
rougir sa mère, reprit vivement sur sa main le baiser qu'il y avait mis.
Toute la soirée se passa dans ces enfantillages qui sont peut-être les
plaisirs les plus vifs de l'amour. Les parents de Tolla, témoins muets,
mais non pas indifférents, de cette scène charmante, ne songeaient point
à contraindre les sentiments de leur fille: ils voulaient attacher
Lello, et ils savaient que rien n'attache comme le bonheur. Les deux
enfants couraient en liberté dans les allées, ou s'arrêtaient pour
écouter le silence, ou marchaient lentement, appuyés l'un sur l'autre,
en babillant comme deux pinsons sur la même branche par un beau jour de
printemps. Ils se racontèrent plus de vingt fois, sans se lasser ni l'un
ni l'autre, les commencements de leur amour et l'histoire de leurs
coeurs pendant les six mois qui venaient de s'écouler. Les projets
vinrent ensuite, et Dieu sait combien de châteaux en Espagne ils
construisirent et renversèrent pour avoir le plaisir de les rebâtir.

«Nous passerons tous nos hivers à Venise, disait Lello. Je n'y connais
personne; nous ne serons pas condamnés à aller dans le monde. Nous
vivrons pour nous, cachés dans mon vieux palais, que je veux faire
rajeunir.

--Non, répondait Tolla, il faut le laisser comme il est. Les murs
sont-ils bien noirs?

--Aussi noirs et aussi curieusement fouillés qu'une dentelle de
Chantilly.

--Tant mieux, je ne veux pas qu'on y touche. Ma chambre a-t-elle des
vitraux coloriés comme une chapelle? Est-elle tendue de cuir gaufré et
doré? Je l'aime comme elle est. Ai-je un grand lit d'ébène à colonnes
torses avec des rideaux de damas du temps de Véronèse? il faut les
laisser. Je ne veux pas qu'on cache sous un tapis le pavé de mosaïque.

--Il faudra pourtant bien un tapis pour les enfants. Comment
pourraient-ils se rouler sur ces dures mosaïques?

--Vous avez raison, mais je ne supporte pas un tapis neuf. Il faudra
trouver dans le garde-meuble quelque vieillerie splendide, un présent du
roi de France à notre aïeul le doge, ou un tapis de Smyrne rapporté par
notre ancêtre l'amiral. Ils me sauront gré du soin que je prends de
leurs reliques, et les vieux portraits de la galerie souriront en me
voyant passer.

--Pour la promenade, reprenait Lello, je ferai faire une grande gondole
noire aussi triste qu'un catafalque; mais l'intérieur sera garni de
satin blanc comme le nid d'un cygne. Ceux qui nous verront glisser sur
le Grand-Canal nous prendront pour des officiers autrichiens qui vont
commander l'exercice; ils ne devineront pas le bonheur qui se cache sous
cette tenture de deuil.

--Il faudra que Menico apprenne à manier la rame vénitienne; je ne veux
pas qu'un valet étranger soit en tiers dans nos secrets d'amour.

--L'été, nous habiterons notre villa d'Albano. Le parc est si grand, que
nous ferons notre promenade du matin, à cheval, sans sortir de chez
nous.

--Non, votre parc est public, et nos regards seraient épiés par trop de
monde.

--Je le fermerai.

--Je vous le défends! Que deviendraient les pauvres gens qui ont
l'habitude de s'y promener comme des princes, et les petits paysans qui
viennent vous voler vos oranges? D'ailleurs je ne vois pas pourquoi je
serais toujours chez vous quand vous ne parlez pas de venir chez moi.
Nous passerons notre été à Lariccia.

--Et le parc fermé, où le trouverons-nous?

--Vous serez quitte pour faire entourer de murs le petit bois de
quarante arpents.

--Vous oubliez que Lariccia n'est pas à nous. Permettez-vous que
j'appelle Toto pour lui demander s'il veut nous donner Lariccia?

--Eh bien, nous n'irons pas à Lariccia. Je vous emporterai dans l'île de
Tibère et la mienne, et vous habiterez, malgré vous, mon repaire de
Capri. Je parie que vous n'avez pas seulement vu Capri, ignorant que
vous êtes? Ah! c'est un beau pays. J'y suis allée une fois, quand
j'étais petite, et je m'en souviens comme d'hier. Lorsqu'on est dans le
golfe de Naples, on voit une belle montagne blanche, grise, rousse, de
toutes couleurs, debout au milieu de l'eau. Tous les rivages de l'île
paraissent droits comme des murs, et l'on cherche des yeux une échelle
de corde pour aborder; mais il y a une jolie petite marine où l'on
débarque sans danger au milieu des pêcheurs en caleçon blanc et en
bonnet rouge. Pour arriver à _mes_ vignes et à _mon_ château, il faut
gravir un escalier d'une lieue; mais vous avez de bonnes jambes,
n'est-ce pas? La maison est une tour carrée, blanche comme la neige,
avec un toit en terrasse et des fenêtres si étroites que le soleil n'ose
pas entrer chez nous. Les vignerons habitent alentour, dans des cabanes
tapissées de pampres roux et de raisins noirs. Nous avons deux grands
palmiers devant notre porte: leur ombre grêle se dessine en bleu sur les
murs de la maison. Quand j'étais enfant, je les prenais pour des géants,
avec leurs panaches. Vous verrez les mûriers que mon grand-père a
plantés, et le gros figuier qui est sous ma fenêtre, tout peuplé de nids
de tourterelles! Aimez-vous le vin de Capri? Non pas le rouge: il
ressemble trop à du vin; mais le blanc, qui exhale ce joli parfum de
violette? On en récolte beaucoup sur _mes_ terres, et mon cru est le
plus renommé de tout le pays. La bonne vie, Lello! et comme nous serons
heureux ensemble sur notre rocher; loin de Rome et du monde entier, au
milieu de nos braves paysans! Ils nous aimeront: vous apporterez
beaucoup d'argent pour les faire riches, moi, je doterai toutes les
filles sur mes économies. Croyez-vous qu'une fois que nous serons là,
vous avec moi, moi avec vous, et nos enfants autour de nous, nous aurons
le courage de nous exiler à Venise pour tout un hiver? Venise doit être
triste au mois de novembre: il y pleut à torrents: les brouillards des
lagunes me font peur; on ne connaît pas les brouillards dans notre chère
Capri!

--Je t'aime, Tolla! nous resterons à Capri toute notre vie.

--L'hiver et l'été, n'est-il pas vrai! Dieu me garde peut-être encore
quinze années de beauté: je ne veux être belle que pour toi.

--Tu es un ange! Rome ne méritait pas de te connaître. Est-ce que la
ville entière ne devrait pas être à tes genoux? Je m'indigne quand je
pense qu'il y a des jeunes gens assez aveugles pour admirer une Bettina
Negri et une Nadine Fratief. Et ces petites sottes qui ont pu espérer
qu'elles te voleraient mon coeur! Elles seront bien punies lorsqu'elles
nous verront passer au Corso dans la même voiture, ou galoper côte à
côte dans les avenues de la villa Borghèse, ou valser ensemble à
l'ambassade de France!

--En ce temps-là, je ne serai pas obligée de baisser les yeux quand vous
paraîtrez dans un salon pour vous regarder à la dérobée. J'entrerai
fièrement, au bras de mon Lello, les yeux attachés sur ses yeux. C'est
ma mère qui sera heureuse de se montrer partout avec nous! Je ne ferai
pas plus de toilette qu'à présent; non, je ne veux pas avoir l'air d'une
parvenue. D'ailleurs le blanc me va bien, et puis je n'ai jamais aimé
les bijoux.

--Les bijoux ne serviraient qu'à cacher quelque chose de votre beauté.
Vous n'en porterez jamais. J'excepte cependant les diamants de ma mère.
Elle m'a légué une rivière d'un grand prix, mais d'une admirable
simplicité. Ne voudrez-vous point porter ces pauvres diamants pour
l'amour de celle qui n'est plus?

--Je ferai ce que vous voudrez, Lello. Vous serez mon maître, et vous
aurez le droit de me mettre un collier.

--Nous irons à tous les bals, nous serons de toutes les fêtes;
j'inviterai Rome à venir dans notre palais assister à notre bonheur. Je
voudrais pouvoir vous montrer au monde entier. Nous voyagerons, nous
irons en France.

--Quand vous aurez appris le français, mon bien-aimé paresseux! En
attendant, je vais voyager seule, demain matin, sur la route de
Lariccia.

--Grâce à ce bienheureux choléra, que le ciel confonde!»

Tolla lui posa deux doigts sur la bouche:

«Chut! et point de paroles de mauvais augure. Promettez-moi seulement de
veiller sur vous, d'éviter soigneusement le danger, d'appeler le docteur
Ély au moindre symptôme, d'exécuter aveuglément ses ordonnances, en un
mot de conserver votre vie comme une chose qui m'appartient.

--Ne craignez rien Tolla, je suis sûr de ne point mourir de cette
horrible maladie.

--Sûr? et pourquoi?

--Parce que je mourrai d'amour et d'ennui le jour de votre départ.

--Non, monsieur; le jour de mon départ vous m'écrirez une longue lettre,
et vous n'aurez pas le temps de mourir.

--Oui, certes, je vous écrirai, et par tous les courriers, c'est-à-dire
tous les deux jours. Longuement? c'est ce que je ne sais pas encore. Je
n'ai pas été jusqu'ici grand barbouilleur de papier, et je pense qu'en
amour un baiser en dit plus long qu'une lettre de quatre pages.

--L'amour est un grand maître: il vous apprendra l'art d'écrire.
Souvenez-vous seulement que je vous répondrai avec une exactitude
judaïque: lettre contre lettre, et page pour page. Mais chut! on nous
appelle. Voyez donc quelle heure il est.»

Lello regarda sa montre et répondit avec stupéfaction: «Minuit!» Il
croyait causer depuis une demi-heure.

«Déjà! dit tristement Tolla.

--Mais est-ce que vous avez envie de dormir?

--Non. Et vous?

--Moi! il me semble que nous sommes en plein midi, que le ciel est
peuplé de soleils, et que c'est offenser Dieu que de s'aller coucher à
l'heure qu'il est.

--Mais mon père et ma mère, qui n'ont ni vos vingt-deux ans ni votre
amour ont besoin de quelques heures de repos. Adieu, Lello.»

Lello se pencha sur elle pour la baiser au front. Elle s'enfuit en lui
criant: «Non, pas ici, devant ma mère!»

Le comte, la comtesse et Toto embrassèrent Manuel Coromila, comme s'il
eût déjà fait partie de la famille. Tolla lui tendit les joues, puis
elle lui prit la tête dans ses deux mains, et l'embrassa à son tour.
Tout le monde le reconduisit à travers les appartements jusqu'à la porte
du palais.

«Adieu, frère, lui dit Toto.

--Venez nous voir à Lariccia, dit le comte.

--Soignez-vous bien, ajouta la comtesse.

--Vivez pour que je vive,» murmura Tolla.

En ce moment, on entendit un sanglot qui semblait sortir d'un instrument
de cuivre. Menico, caché derrière une colonne de marbre cipollin,
prenait sa part des émotions de la famille.




V


Le lendemain, à six heures du matin, l'heureux Lello dormait à poings
fermés, lorsque Tolla et ses parents s'embarquèrent dans une grande
chaise de poste qui faisait de temps immémorial le voyage de Lariccia.
La comtesse et Tolla occupaient le fond de la voiture, le comte et son
fils étaient fort à l'aise sur le devant; les domestiques pendaient en
grappes alentour. Le cuisinier, le marmiton et le palefrenier
s'accrochaient de leur mieux au siége du cocher, le camérier du comte,
Amarella et Menico s'empilaient sur le banc de derrière, et le soleil
oblique du matin chauffait vigoureusement tous ces visages hâlés.

Mlle Amarella était cette éternelle Romaine que tous les peintres
rapportent dans leurs cartons: grande, belle, large, lourde et
médiocrement faite, avec une physionomie fière et stupide qui ne
déparait point sa figure. Son vrai nom était Maria, mais elle devait à
son humeur aigrelette le sobriquet d'Amarella. Ses parents, pauvres
journaliers de Lariccia, lui avaient fait apprendre à coudre; mais
c'était elle qui s'était élevée à la dignité de femme de chambre. La
nature, qui s'amuse quelquefois à donner à une couturière des qualités
d'hommes d'État, l'avait douée d'une certaine ambition et d'une
remarquable persévérance. Ce qu'elle avait dépensé de ruse pour entrer
chez le comte et pour supplanter sa devancière passe toute croyance. Mme
Feraldi racontait avec admiration comment Amarella, peu de temps après
son entrée dans la maison, avait eu envie d'un vieux châle en crêpe de
Chine, autour duquel elle avait tourné deux ans et demi, et qu'elle
s'était fait donner à la fin sans l'avoir demandé une seule fois. Cette
patiente fille poursuivait depuis une année un nouveau projet qu'elle
n'avait encore laissé entrevoir à personne: elle voulait se marier, et
elle avait jeté son dévolu sur l'excellent Menico. Le jeune piqueur de
buffles avait une beauté mâle et robuste, faite pour séduire une âme
paysanne; mais ce qui attirait surtout Amarella, c'était la candeur de
ce grand enfant, en qui elle devinait des trésors de tendresse, de
dévouement et d'obéissance aveugle. Elle espérait trouver en lui l'idéal
de toutes les femmes: un mari qui ferait trembler tout le monde et qui
tremblerait devant elle. Son plan était tracé à l'avance: Menico
reviendrait à Rome au mois de novembre; il succéderait au portier du
palais Feraldi, qu'on saurait bien faire chasser. Le mariage se ferait
en même temps que celui de mademoiselle, peut-être dans six mois, dans
un an au plus tard; le comte donnerait une dot; le seigneur Lello, dans
l'ivresse de son bonheur, en offrirait sans doute une seconde. Amarella,
pour ne point se séparer de son mari, resterait au service de la
comtesse. Elle organisait sa vie à l'avance, montait sa maison, prenait
une bonne d'enfant et un petit domestique pour faire les courses, et
menait le même train que le concierge d'un prince ou le suisse d'un
cardinal.

Cependant Menico, la tête appuyée sur l'épaule du camérier, ronflait à
l'unisson des roues de la voiture. Sa femme en espérance le pinça
familièrement pour le réveiller.

«_Aô!_ Menico, Menicuccio, Cuccio! lui cria-t-elle en épuisant tous les
diminutifs de son nom, nous voici à Tavolato, et les fiasques sont sur
la table.»

Tavolato est un cabaret situé sur la route de Lariccia, à deux lieues
environ de la porte de Saint-Jean de Latran. Les promeneurs s'y
arrêtent, comme à Ponte-Molle, pour vider quelques bouteilles de vin
d'Orvieto.

Maîtres et valets descendirent sous une sorte de hangar construit avec
des branchages de lauriers-roses. Le cabaretier apporta un pain bis, un
fromage de lait de jument et une douzaine de flacons de verre blanc, au
large ventre, au col effilé, bouchés à la mode antique par une goutte
d'huile et une feuille de vigne, et remplis d'un petit vin blanc, léger,
sucré, limpide et joyeux. Tolla s'amusa à déboucher les bouteilles et à
enlever avec un petit paquet d'étoupes la goutte d'huile qui ferme le
goulot et protége le vin contre le contact de l'air; puis elle remplit
tous les verres, excepté le sien, et l'on but en choeur à sa santé. Les
douze flacons se vidèrent comme par enchantement, et Menico en prit sa
bonne part, quoiqu'il ne bût que de la main gauche. Il trouva même le
temps d'engloutir une livre de pain, tandis que Tolla émiettait sa part
à une nichée de poussins, accourus avec leur mère sur les pas du
cabaretier.

Lorsqu'on remonta en voiture, Menico était de si belle humeur,
qu'Amarella crut le moment propice à l'exécution de ses petits projets.

«Il me semble, lui dit-elle, que tu ne détestes pas l'orvieto?

--Les prêtres ne défendent pas d'aimer le bon vin, répondit
sentencieusement Dominique.

--En buvais-tu beaucoup à Lariccia?

--Autant que j'en voulais boire.

--Comment l'entends-tu?

--Quand mademoiselle est à Lariccia, elle m'en fait donner tous les
soirs.

--Mais quand mademoiselle n'y est pas?

--Quand mademoiselle n'y est pas, je n'ai pas soif.»

Amarella partit d'un grand éclat de rire. Elle affectait une grosse
gaieté, quand elle ne savait que dire et qu'elle voulait montrer ses
dents.

«Tu es un brave garçon d'aimer ainsi mademoiselle; mais je crois qu'elle
te le rend bien.

--Est-ce qu'elle t'a jamais parlé de moi?

--Très-souvent. Elle dit que tu serais capable de tuer un homme pour
elle.

--Un homme! Je tuerais un cardinal!»

Amarella fit un signe de croix.

«Mais, reprit-elle, tu dois bien t'ennuyer pendant l'hiver, quand
mademoiselle est à Rome et que tu restes avec tes vilains buffles?

--Un peu; mais je trouve toujours le moyen de me faire envoyer à la
ville une ou deux fois dans un hiver.

--Sais-tu qu'ils sont très-laids, tes buffles, avec leur peau galeuse,
leur grosse tête et leur dos bossu?

--Oui; mais moi, quand je galope derrière eux, la lance à la main, dans
une grande plaine nue, en serrant mon cheval entre mes guêtres, il me
semble que je suis beau comme un Romain d'autrefois.

--Mais lorsque tu reviens de Rome et que tu as vu tant de palais et
d'églises, comment peux-tu encore regarder ce grand désert brûlé par le
soleil, sans herbe, sans arbres, sans maisons, où l'on ne rencontre que
des aqueducs écroulés et de vieilles ruines de brique? Moi, je trouve
cela affreux.

--Horrible! ajouta le camérier, qui se piquait d'avoir du goût.

--C'est que vous avez vécu longtemps à la ville, répondit sincèrement
Menico; moi, qui ne sais rien et qui ai passé toute ma vie dans cette
grande solitude qui s'étend autour de Rome, j'aime ces plaines brûlées,
ce soleil ardent, ces ruines rouges, et jusqu'au chant des cigales dont
les ailes grises viennent quelquefois me fouetter la figure. Quand je
suis triste, il me plaît de voir que tout est triste autour de moi.

--Et quand tu es gai?

--Alors c'est autre chose. Je vois des fleurs sur toute la terre, et les
masures rouges deviennent plus belles que des églises le jour de Pâques.
Comprends-tu?

--Tu regrettais donc tes herbages et tes masures pendant les quatre mois
que tu as passés à Rome.

--Non.

--Pourquoi?

--J'étais auprès de mademoiselle.

--Et si mademoiselle t'appelait à Rome pour toute la vie, y
viendrais-tu?

--De grand coeur.

--Allons, mon Menico, tu mourras citoyen de la grande ville.

--Peut-être.

--Et tes enfants seront de petits Romains.

--Quels enfants? Je ne me marierai jamais.»

Amarella se remit à rire, mais du bout des dents.

«Jamais! C'est tard. Et pourquoi?

--Je n'ai pas le temps.

--Explique-moi cela, je t'en supplie.

--Rien de plus simple. Si j'épousais une femme, je lui obéirais,
n'est-ce pas?

--Probablement.

--Eh bien! on ne peut pas servir deux maîtres à la fois.»

Tandis que Dominique confessait si naïvement son adoration pour sa
maîtresse, la voiture roulait sur la voie Appienne; le Monte-Cavo se
rapprochait rapidement et Tolla, avant de s'engager dans la route qui
mène aux jardins et aux parcs d'Albano, jetait un dernier coup d'oeil à
ces prairies desséchées qui entourent la ville d'une ceinture de
tristesse et de désolation. Lorsqu'on suit cette route pendant l'été, on
est tenté de croire que la terre d'Italie, partout si belle et si
féconde, a été marquée d'un fer rouge autour de Rome. La route ne
traverse que des terrains nus, hérissés d'herbes flétries, divisés par
quelques barrières de bois mal équarri, et animés de loin en loin par la
présence d'un bouvier à cheval qui chasse une vingtaine de boeufs blancs
et de buffles noirs. On rencontre de temps en temps un petit temple
dépouillé de ses marbres, un tombeau en ruine, ou les restes d'une villa
où les éperviers font leur nid. Mais Tolla prêtait à cette solitude
morte la vie, la jeunesse et l'amour qui abondaient dans son âme. La
joie dont elle était pleine débordait sur tous les objets environnants,
ressuscitait les ruines et faisait reverdir la terre. Elle comprit alors
pour la première fois cette fiction des poëtes, qui prétend que l'amour
fait naître les fleurs sous ses pas.

La famille Feraldi traversa à dix heures la grande rue de Lariccia. Vers
le même moment, Lello s'habillait pour aller voir Pippo Trasimeni: il
avait dormi sans débrider jusqu'à neuf heures.

«Qui t'amène si matin? demanda Pippo en le voyant entrer.

--Le bonheur, mon ami! J'ai passé une soirée comme les saints n'en ont
pas souvent en paradis.

--Bravo! Et comme je suis le seul à qui tu puisses sans indiscrétion
faire part de ta félicité, tu m'apportes le trop plein de ton âme? Verse
mon ami, verse.

--Ce n'est pas tout. J'ai un conseil à te demander.

--Demandez et vous recevrez. C'est parole d'Évangile.

--Mon cher Pippo, elle est partie.

--Je le sais bien; mais si c'est sur moi que tu comptes pour la faire
revenir...

--Non. J'irai la voir un de ces jours: je l'ai promis à son père. Nous
prendrons rendez-vous à Albano. Voudras-tu être du voyage?

--De grand coeur; aujourd'hui, demain, pourvu que je ne sois pas de
service.

--Non, plus tard: je ne veux pas faire d'imprudence; mais en attendant,
il faut... Ne te moque pas de moi; j'ai promis de lui écrire.

--Eh bien?

--Par tous les courriers.

--Après!

--A dater d'aujourd'hui.

--Où est le mal?

--Si j'avais déjà reçu une lettre d'elle, je ne serais pas en peine: je
lui répondrais paragraphe par paragraphe; mais tu sais combien j'ai peu
l'habitude d'écrire, et je voudrais...

--Quoi? me prendre pour secrétaire? demanda Philippe en riant aux
éclats. Grand merci! Je te ferai des vers tant que tu voudras, parce que
tu n'en voudras pas tous les deux jours, et parce que je tiens pour
démontré que tu n'es pas capable d'en faire; mais, comme tout homme qui
a appris à écrire est capable de faire de la prose, j'espère bien que tu
sauras te passer de moi.

--Sans doute, et si tu attendais les demandes pour faire les réponses,
tu saurais que je ne veux de toi qu'un simple conseil. Je prendrai le
style familier, n'est-ce pas? Je lui parlerai un peu de tout, de l'état
sanitaire, des bals, de ce qui me sera arrivé dans la journée, de...

--En deux mots, mon cher, parle-lui d'elle et de toi. C'est le texte
invariable de toutes les lettres d'amour, depuis l'antiquité la plus
reculée.

--Et puis-je me permettre de la tutoyer? Je lui ai dit _tu_, hier au
soir, dans la chaleur du discours; mais peut-être dans une lettre le
_vous_ serait-il plus de saison?

--Mon cher Lello, le _vous_ est une invention des Romains de la
décadence. Il équivalait, dans l'origine, à un long compliment ainsi
conçu: «Homme, tu as tant de vertu, de puissance et de gloire, que tu
n'es pas un seul homme, mais dix ou douze hommes réunis en faisceau.
Agréez mon respectueux hommage.» Tous les peuples qui pensent qu'un
homme en vaut un autre et que le maître n'est pas à son domestique comme
la dizaine à l'unité ont gardé le _tu_. Les premiers chrétiens se
tutoyaient, les apôtres tutoyaient le Sauveur, tandis qu'un pair
d'Angleterre dit _vous_ à son chien, sans doute pour indiquer qu'il le
respecte autant qu'une meute entière. Décide maintenant si tu dois dire
_vous_ à ta maîtresse.

--Non, par Bacchus! Tu es un homme de bon conseil. Adieu, merci; je vais
écrire.»

Il courut au palais Coromila, s'enferma à double tour dans sa chambre,
de peur de surprise, et écrivit en moins de trois heures la lettre
suivante:

  «Ma chère Vittoria,

  «Il n'y a pas à dire, il faut que ce soit moi qui écrive le premier.
  Eh bien! soit, puisque cette lettre m'en attirera une de ta main.

  «Je me suis demandé si je devais t'écrire en _vous_ ou en _tu_, mais
  il m'a semblé que le _tu_ convenait mieux entre deux personnes qui
  s'aiment. Va donc pour le _tu_.

  «Ce soir, c'est le jour de la comtesse Sutry. Il faudra y aller
  danser, etc. (etc. ne veut pas dire: faire l'amour); mais avec qui
  dansera-t-on? Avec personne, ou avec des laides, comme la B... ou la
  M... Si l'on joue, je jouerai, et, moyennant un petit sacrifice de
  huit ou dix écus, j'assurerai ta tranquillité et la mienne, car tu
  n'auras pas de reproches à me faire. Baste! dans ma lettre de samedi,
  je te rendrai compte de tout.

  «On meurt toujours assez gaillardement. Du reste, rien de nouveau
  depuis hier. On dit qu'il y a eu un cas de choléra dans les environs
  de Lariccia. Je voudrais que cela fût vrai: la peur, qui a chassé
  monsieur ton père, nous le ramènerait incontinent. On parle de deux
  cas à Frascati.

  «A propos de Frascati, j'espère que tu ne fréquenteras pas ce pays-là.
  Il s'y trouve en ce moment un certain petit homme brun foncé qui
  arrive d'Ancône et qui a naguère témoigné pour toi une vive sympathie.
  Son nom commence par un _m_ et finit par un _i_. Je ne voudrais pas
  que le voisinage fît naître quelque petit amour, qui ferait écrire
  quelques petites lettres, qui feraient... Mais allons! je crois que je
  puis me fier à toi.

  «Adresse ta réponse à Manuel Miracolo. J'avais d'abord pensé à
  Romilaco; mais le pseudonyme serait trop transparent. Je crois que les
  gens de la poste ne reconnaîtront pas Coromila dans Miracolo.

  «Adieu, il est tard: on m'attend dans le cabinet de mon père. Je te
  laisse: tu peux croire avec quel regret! Mes respects à ta mère et à
  ton père; j'embrasse Toto. Je ne te presse pas de me répondre sans
  retard: je suis sûr que la recommandation serait inutile, et c'est
  dans cet espoir que je me dis pour la vie ton très-affectionné et
  sincère

  «LELLO.»

Les Feraldi dévorèrent en famille cette singulière lettre d'amour, où la
pauvreté d'esprit engendrait la froideur, et où la gaucherie se cachait
de son mieux sous un air cavalier. Lecture faite, le père haussa les
épaules et dit en souriant: «Bavardage d'amoureux!» La mère répéta avec
une complaisance visible les deux derniers mots: _affezionatissimo
vero!_ Le frère garda ses impressions pour lui; il savait de longue main
que Lello n'était pas un aigle; il avait tremblé à l'idée de cette
correspondance, qui pourrait refroidir le coeur de son futur beau-frère
en épuisant ce qu'il avait d'esprit. Il savait que les hommes de tout
âge sont de grands écoliers qui pardonnent rarement à ceux ou à celles
qui leur ont donné des _pensums_; mais, à tout prendre, il n'était pas
mécontent du premier _pensum_ de Lello.

Tolla était au comble de la joie. Elle ne jugeait point la lettre de son
Lello, et comment l'aurait-elle jugée? Elle la baisait, elle la serrait
sur son coeur, elle lui parlait, elle l'approchait de son oreille, comme
si le papier avait pu lui répondre. Tout lui semblait admirable dans
cette chère petite lettre: le papier était d'un beau blanc, l'encre d'un
beau bleu, la cire d'une odeur exquise, et le style à l'avenant. Si
quelqu'un s'étonne qu'une fille spirituelle, instruite et délicate
puisse se tromper à ce point et baiser avec enthousiasme une lettre
assez sotte et presque impertinente, je répondrai que c'était sa
première lettre d'amour, et qu'une première lettre est toujours jugée
avec indulgence, fût-elle adressée à une duchesse et écrite par un
commis voyageur. Tolla lui renvoya, sans chercher ses mots, une lettre
de douze pages, qui était moins une réponse qu'un _post-scriptum_ ajouté
à une longue conversation du jardin. C'était un récit détaillé de tous
les sentiments qui avaient traversé son coeur durant deux longues
journées, la suite de ses pensées d'amour, qui s'enchaînaient l'une à
l'autre comme les anneaux d'un collier d'or. La route lui avait parlé de
Lello; elle avait entendu son nom dans le bruit des roues de la voiture:
arrivée, elle avait parlé de lui à tout ce qui l'entourait, à la maison,
au jardin, aux meubles de sa petite chambre, aux vieux arbres,
confidents de ses premiers secrets. Le lendemain matin, en attendant
l'arrivée de la poste, elle avait poussé jusqu'à Albano, seule, à
cheval, par le petit sentier du ravin, pour donner un coup d'oeil à la
villa Coromila. Elle avait trouvé la porte ouverte à deux battants,
comme si la maison eût attendu sa future maîtresse. Jamais le parc ne
lui avait paru si beau. Les grands chênes avaient l'air de se ranger au
bord des avenues, comme de fidèles serviteurs, pour lui rendre hommage.
Elle les avait passés en revue en les saluant de la main. Elle avait
rencontré une vieille femme qui ramassait du bois mort; elle lui avait
donné de quoi se chauffer tout l'hiver. Deux bambins qui tentaient
l'escalade d'un poirier s'étaient enfuis à son approche; elle avait
cueilli des poires pour les leur jeter. Elle avait découvert au fond du
parc, à une demi-lieue de la maison, une charmante retraite; c'était un
massif de grands buis, de troênes et de lauriers. Il fallait absolument
y construire un cabinet de travail. C'était là qu'elle enseignerait le
français à son roi fainéant: cette partie du jardin prendrait désormais
le nom d'Académie de France.

La lettre se terminait par une page entière d'un délicieux radotage
d'amour, intraduisible dans une langue aussi précise que la nôtre.
C'étaient des superlatifs impossibles, un mélange bizarre d'adjectifs
entrelacés, un chaste et pur dévergondage de style, une prose poétique
aussi fraîche que la rosée du printemps, aussi sonore que le bruit des
baisers, un hymne à la créature où le Créateur n'était pas oublié:
l'aveu virginal d'une passion sans tache et d'un bonheur sans remords.

Le croira-t-on? lorsqu'elle relut sa lettre, elle la trouva froide. Elle
aurait voulu pouvoir écrire comme Lello.

Voici la réponse qu'elle reçut:

  «Rome, 19 août 1837.

  «Ma chère Tolla,

  «La poste ne donne pas encore de lettres. J'en suis donc à attendre ta
  réponse à ma lettre du 17 courant; mais, pour gagner du temps, je
  commence toujours à t'écrire. Si ta lettre m'arrive ensuite, je t'en
  accuserai réception.

  «Il y a un vieux proverbe qui dit: Le diable est plus laid en peinture
  qu'en réalité. J'espérais qu'il en serait de même de ton absence, et
  je croyais pouvoir m'y faire; mais je vois bien que le proverbe a
  menti, car je suis comme un poisson hors de l'eau. J'ai passé hier
  devant ta maison, et je me suis senti tout mélancolique en voyant les
  volets fermés. J'ai pensé à nos causeries, à nos promenades, etc. Et
  tout cela est suspendu! Pour combien de temps? Pour un mois. En
  vérité, c'est un peu bien long; mais il faut s'y résigner, d'autant
  plus que ce mois de prudence portera ses fruits dans l'avenir.

  «J'espérais aller te voir lundi; mais, si tu veux bien le permettre,
  nous remettrons la partie à jeudi. D'abord je serai plus libre, et je
  pourrai rester plus longtemps; puis nous ne saurions avoir trop de
  prudence, et je crains d'éveiller les soupçons.

  «Je voudrais te dire une infinité de choses, mais il vaut mieux les
  réserver pour notre première conversation, qui sera, je te le promets,
  longue et bonne.

  «Passons à la soirée de la comtesse Sutry. J'y suis allé sur les neuf
  heures et demie. J'ai fait un whist avec mon oncle le colonel. J'ai
  perdu une douzaine de fiches à dix sous, et j'ai quitté le jeu vers
  onze heures. J'ai passé dans le grand salon et je suis tombé au milieu
  d'une contredanse. Les danseuses étaient la B..., la L..., la D..., et
  mademoiselle la fille de Mme Fratief. Je restai spectateur
  indifférent. La générale accourut à moi, dès qu'elle m'aperçut, en
  criant: «Ah! cher prince! Il faut que je vous raconte ce qui nous
  arrive: une histoire épouvantable! L'Anglais qui demeure dans notre
  maison, au-dessus de nous, prétend qu'on lui a volé un fusil; il a
  fait venir la police: on a eu l'indélicatesse de fouiller la chambre
  de mon domestique. J'ai eu beau dire que Cocomero était un honnête
  homme, que mes gens n'étaient pas capables d'une mauvaise action: vos
  sbires sont des malotrus. Ils ont retourné le lit de ce pauvre garçon,
  qui pleurait comme un enfant de se voir injustement menacé. Mais ils
  n'ont rien trouvé; j'en étais bien sûre. Croyez-vous que je ferais
  bien de me plaindre au cardinal-vicaire?» Enfin des jérémiades dont je
  suis encore assourdi. A ce moment j'entendis les premières mesures
  d'une certaine valse de ma connaissance et de la tienne; mais, comme
  j'aurais été forcé de danser avec la chère Nadine, je fis la sourde
  oreille. Mon indifférence fut fatale à la valse: le piano s'arrêta, et
  l'on ne dansa plus. Mme Fratief partit avec sa fille: elle comptait
  sur moi pour la reconduire; mais je me contentai de lui faire un
  profond salut et de dire à son intention la _prière pour les
  voyageurs_. Ai-je bien fait, mon maître?

  «Et maintenant parlons un peu du choléra.

  «Le fléau a complétement disparu dans le Borgo; il règne à la place
  Montanara et à la via Margutta, et il commence à faire son chemin dans
  le Corso. J'ai un peu de peur; mais, à force de précautions, j'espère
  échapper. Ne crains rien, et si par accident le courrier arrive un
  jour sans t'apporter de lettre, ne va pas te figurer pour cela que je
  suis mort.

  «Je termine ici la première partie de ma lettre; si je reçois la
  tienne après dîner, j'ajouterai un _post-scriptum_. Mes respects à tes
  parents: embrasse ton frère pour moi.

  «Je suis avec tendresse ton affectionné.

  «LELLO.

  «_P. S._ J'ai reçu ta lettre, et je te laisse à penser si elle m'a été
  agréable.»

Cette correspondance se prolongea, sans incident notable, jusqu'aux
derniers jours de septembre. Tolla écrivait des lettres adorables, et
adorait aveuglément les lettres médiocres de Lello. Toto, en observateur
froid et judicieux, relevait à part lui dans les lettres du jeune
Coromila tous les passages qui pouvaient l'éclairer sur l'état de son
coeur ou sur la solidité de son caractère.

Il remarqua bientôt dans le style une fatigue sensible. Le 22 août,
Lello, charmé d'avoir pu écrire une longue lettre, s'écriait avec
enthousiasme:

«Comment! je suis au bout de ma feuille de papier! allons, je vais
écrire en travers. Eh bien! non, j'ajouterai une feuille. De cette façon
j'écrirai deux fois plus qu'à l'ordinaire. Te souviens-tu qu'un certain
soir je m'accusais de n'être pas grand barbouilleur de papier? Le fait
est que tout cela a toujours été mon défaut; mais, quand j'écris à toi,
je ne sais à quoi cela tient, je ne m'épuise jamais, et je trouve
toujours du nouveau à te dire. Qui m'expliquera cette énigme?»

Le 15 septembre cette fécondité était bien épuisée. Il écrivait:

«Sais-tu que c'est un supplice terrible que d'improviser une lettre de
but en blanc, sans savoir à quoi répondre? Le langage de l'amour est
fécond, j'en conviens, mais dans la conversation, et non dans la
correspondance. Si tu étais ici, je saurais que dire, mais si je t'écris
que je t'aime, c'est chose dite et redite; que je te suis fidèle, c'est
chose trop évidente; que je désire ton retour, c'est un sujet tellement
rebattu qu'il ne reste plus qu'à jurer comme un païen en voyant que tu
ne reviens pas. Que dire? mon Dieu! que dire?

«Je te dirai premièrement que le choléra...»

Le choléra, comme on l'a déjà vu, tenait une grande place dans cette
correspondance amoureuse, et les lettres de Lello pourront servir un
jour à l'histoire du choléra de 1837. Lello racontait toutes les phases
du fléau en observateur exact, et toutes les émotions qu'il en
ressentait, en psychologue sans vanité. Il avait cette naïveté des
peuples du Midi, qui ne rougissent ni de leurs terreurs ni de leurs
larmes.

«Le choléra, écrivait-il le 24 août, continue sa moisson de chrétiens;
on dit qu'hier nous allions un peu mieux: on a vu moins de communions et
d'enterrements que les jours passés. Je te confesse que j'ai grand'peur,
non que je sois malade, je me sens comme un taureau; mais d'entendre
dire: «Un tel jouait hier à l'écarté, on l'enterre aujourd'hui; une
telle était hier à la promenade, elle sera ce soir au cimetière»: tout
cela m'a jeté dans une sombre mélancolie. La pensée de ma Tolla me
soutient, mais quelquefois elle ajoute à ma tristesse. Je me dis:
«Serai-je vivant demain pour recevoir sa lettre? la reverrai-je jamais?
que deviendra-t-elle si je meurs?» et la mélancolie est si forte qu'elle
m'arrache des larmes. N'y pensons plus, gai! gai!

«Oui, gai! gai! cela est facile à dire; mais il faudrait pouvoir être
gai. Une centaine de morts par jour, et des personnes de connaissance:
la princesse Massimi, la princesse Chigi, et tant d'autres!»

Une semblable correspondance n'était pas faite pour rassurer la famille
Feraldi. La peur du mal donna à la pauvre comtesse une légère
indisposition. Dès que Manuel en fut informé, il écrivit à Tolla:

«J'ai appris avec déplaisir que ta mère avait des douleurs d'entrailles.
Pour l'amour de Dieu, dis-lui de se soigner, et à la moindre diarrhée
fais-lui faire de la pulpe de tamarin pour tisane et de l'eau de riz
pour lavement. C'est l'ordonnance du docteur Ély.

«Ce matin j'ai été pris d'une peur affreuse: j'avais des coliques. J'ai
cru sans hésiter à une attaque de choléra et j'ai demandé de l'eau de
riz; mais, tandis qu'elle se faisait, mon mal s'est passé, et j'ai
envoyé tous les remèdes au diable.»

De tels détails insérés dans une lettre d'amour n'ont rien de choquant
en Italie, et Tolla remercia avec effusion son cher Lello de l'intérêt
qu'il prenait à la santé de la comtesse.

Toto, qui observait en même temps sa soeur et Coromila, s'aperçut que de
jour en jour cette excellente fille s'attachait davantage à son amant,
par toutes les craintes qu'il lui avait données et les dangers qu'il
avait courus.

Quelquefois, pour faire trêve aux pressentiments sinistres, Lello
parlait de ses espérances et de ses projets pour l'avenir. Tantôt il
offrait à Dieu ses ennuis présents, et lui demandait en échange un
bonheur parfait; tantôt il énumérait un à un les plaisirs qu'il se
promettait pour l'hiver prochain. Toto aurait voulu qu'il comptât un peu
plus sur lui-même, au lieu de s'en remettre à la Providence. «Patience!
écrivait Lello (Toto l'aurait voulu moins patient); offrons nos
tribulations à Dieu, et, en échange du sacrifice qu'il nous impose, il
nous donnera une parfaite félicité. Je me repais déjà de la pensée de
ces jours où nous serons heureux ensemble, où ensemble nous remercierons
Dieu de nous avoir assistés dans nos besoins et récompensés de nos
souffrances. O douce idée!»

«Voilà des rêveries bien creuses et des espérances bien vagues, pensait
le sage Toto Feraldi.

«Je songe, écrivait Lello, je songe à l'hiver prochain, aux visites que
je te ferai dans ta loge à l'Opéra, aux réunions choisies où nous nous
verrons sans oublier la prudence (trop de prudence! pensait Toto), aux
cotillons, aux contredanses, aux petites jalousies qui naîtront dans ton
coeur ou dans le mien, aux journées pluvieuses que nous passerons chez
toi, et à tant d'autres belles choses dont l'énumération serait trop
longue.»

«Il ne parle pas de mariage!» murmurait intérieurement le frère de
Tolla.

Un jour, Tolla lut en pleurant de joie ce passage d'une lettre de Lello:

«Tu peux imaginer ou plutôt tu dois savoir comme un amant s'attache à
tout ce qui vient de la personne aimée; mais ce que tu n'imagineras
jamais, c'est l'attachement que j'ai pour tes lettres.

«Sache que j'ai commandé à Castellani une cassette de noyer poli, avec
une magnifique serrure qui s'ouvrira avec une clef d'or suspendue à un
anneau d'or: le tout me coûtera une vingtaine de sequins, et pourquoi?
pour serrer tes lettres, qu'un jour, s'il plaît à Dieu, nous relirons
ensemble.»

Toto ne fit aucune objection aux larmes de sa soeur; mais il eût mieux
aimé de ne pas savoir le prix de la cassette.

Depuis le départ de la famille Feraldi, Lello promettait de faire le
voyage d'Albano. Tolla, avertie la veille, monterait à cheval avec sa
mère, et l'on se rencontrerait par hasard aux environs du tombeau des
Horaces. Malgré les instances de Tolla et l'empressement de Pippo, qui
devait être de la partie, ce voyage resta six semaines à l'état de
projet. Lello avait peur d'éveiller les soupçons. Il était surveillé par
trois ou quatre personnes, et il croyait avoir cent espions à ses
trousses. Mme Fratief et sa fille lui tendirent plusieurs piéges dans
l'espoir de lui faire avouer sa correspondance avec les Feraldi; mais il
prit si habilement ses mesures, il sut si bien faire l'ignorant,
l'_Indien_, comme on dit à Rome, qu'elles n'obtinrent aucune preuve
contre lui. Ces petits complots le mirent en fureur. Il écrivait à
Tolla: «Cette Nadine! j'ai envie de lui faire la cour, de la rendre
folle de moi, et de lui infliger une mystification qui la forcera
d'entrer au couvent pour le moins! Mais non, tu n'aurais qu'à prendre de
la jalousie; et puis on jaserait sur moi.» Ses amis et les anciens
compagnons de ses plaisirs le savaient amoureux: il n'était plus de
leurs parties. Mais il se gardait de prononcer devant eux le nom de
Tolla. Un jour, son valet de chambre lui remit, en présence de sept ou
huit jeunes gens, une lettre de Lariccia. Tous ces jeunes fous lui
crièrent à la fois: «De qui? de qui?» Il répondit en mettant la lettre
dans sa poche: «C'est d'un abbé!» Il racontait à sa maîtresse, avec une
satisfaction visible, ces petits succès de dissimulation: cacher son
bonheur est un plaisir italien. Il se cachait aussi de sa famille, mais
pour des causes différentes: il avait peur de ses oncles et de son père.

«Je voudrais t'écrire plus longuement, disait-il un jour à Tolla; mais
je suis entouré d'espions, mon père me fait appeler à chaque instant,
et, lorsque je monte chez lui, je n'aime point à laisser sur mon bureau
ma lettre commencée. Je jette tout dans un tiroir, et je prends la clef
dans ma poche. Au moment où je t'écris, je suis enfermé à double tour
dans ma chambre, quoiqu'il n'y entre pas un chat; mais on ne saurait
trop prendre de précautions.»

«Pauvre garçon! disait Tolla.

--Poltron!» pensait Toto.

Les derniers jours de septembre parurent bien longs à toute la maison
Feraldi. Lello promettait toujours de venir et ne venait jamais. Il
alléguait deux grandes affaires dont il attendait le dénoûment. «Quand
vous saurez ce qui m'a retenu, écrivait-il à la comtesse, vous ne
regretterez pas le temps perdu. Notre bonheur avance à grands pas, et,
le jour où nous nous verrons à Albano, je vous porterai de bonnes
nouvelles.» Pippo Trasimeni avait écrit, de son côté, qu'il lui tardait
fort de venir serrer la main à Tolla, mais que Lello se faisait trop
tirer l'oreille. Il fondait une sorte d'association de charité, et les
convocations, les assemblées, les quêtes et les circulaires prenaient le
plus clair de son temps. Il avait l'air de traiter encore une autre
affaire avec son oncle le chevalier et son frère aîné, qui était revenu
de Venise; mais aucun ami de la famille n'était dans le secret, excepté
un Français, monsignor Rouquette, secrétaire particulier du
cardinal-vicaire.

Le 29 septembre, à huit heures du soir, on relisait en commun la
correspondance de Lello dans la chambre du comte, autour d'un petit feu
clairet où Toto jetait de temps à autre une poignée de sarments. La
famille entière, sans excepter Tolla, était en proie à une sorte de
malaise qui ressemblait beaucoup à de la tristesse. Le comte relevait
tout haut les expressions ambiguës, les phrases équivoques et les
symptômes d'indifférence épars dans toutes ces lettres. La comtesse et
Tolla prenaient la défense de Lello. Toto ne donnait point son avis, il
aurait eu trop à dire; mais il offrait de partir pour Rome et d'aller
voir par lui-même ce qu'on pouvait encore espérer. La comtesse ne
voulait pas exposer son fils à ce voyage, tant qu'il serait question du
choléra; mais ne pouvait-on pas envoyer un homme intelligent et dévoué,
par exemple Menico? Si l'on apprenait que Lello avait cédé à l'influence
de sa famille, de ses amis ou d'une maîtresse, on verrait à se pourvoir
ailleurs. Tolla trouverait des amis à choisir. Elle n'avait que vingt
ans et un mois; sa beauté était dans tout son éclat, sa réputation
intacte: Lello, en évitant de se compromettre, ne l'avait point
compromise. Morandi d'Ancône était venu passer l'automne à Frascati,
chez la vieille comtesse Pisani. Peut-être serait-il disposé à reprendre
les négociations.

Tolla se récriait à cette seule idée. Elle jurait d'épouser le cloître
ou Lello.

Ces débats furent interrompus par l'arrivée du valet de chambre de Lello
qui apportait une longue lettre de son maître. Menico, qui revenait des
champs, fut chargé de conduire le messager à la cuisine et de lui faire
fête. Tolla déchira vivement l'enveloppe, et lut à haute voix la lettre
suivante:

  «Grandes nouvelles, ma chère Tolla, et bonnes nouvelles! Je commence à
  croire que Dieu nous protége et que notre bonheur est assuré. _Te Deum
  laudamus!_

  «Sache d'abord que, moi qui ne songe jamais à rien, j'ai eu l'idée de
  fonder un grand hospice pour les orphelins du choléra. Cette idée, il
  fallait la mettre à exécution sans argent, sans local, sans rien! J'ai
  donc surmonté ma timidité naturelle; je me suis fait actif, remuant et
  presque effronté. J'ai parlé à trois ou quatre cardinaux; ils ont
  soumis mon projet au saint-père, qui l'a approuvé des deux mains. J'ai
  formé un comité, nous avons organisé des quêtes dans toutes les
  églises et même dans les maisons. Tu te demandes comment un paresseux
  tel que moi a pu prendre tant de peine? Tu ne t'étonneras plus de rien
  quand tu sauras que c'était à ton intention. Et comment? On m'avait
  prédit que cette bonne oeuvre attirerait la bénédiction du ciel sur
  mes fils (entends-tu? mes fils!) et que, si je parvenais à mener à fin
  cette entreprise, j'obtiendrais la chose que je désire le plus
  ardemment. Figure-toi si je m'y suis mis de tout mon coeur! Et j'ai
  réussi!...»

«Qu'il est bon! murmura Tolla en s'essuyant les yeux.

--Je n'ai jamais dit qu'il fût méchant, répondit le comte.

--Oui, fais amende honorable, répliqua la comtesse.

--Achevons vite, dit Toto; ce n'est pas là cette grande nouvelle qu'il
nous promet.»

Tolla continua.

  «La récompense ne s'est pas fait attendre. Tu sais que mon frère s'est
  amouraché à Venise de la fille d'un petit banquier qui n'est pas même
  noble. Il jurait de l'épouser, et cette fantaisie mettait mon père au
  désespoir. Il dicta à mon oncle le colonel une lettre sévère à
  laquelle mon frère fit une réponse fort impertinente, disant que si on
  ne lui permettait pas le mariage public, il trouverait assez de
  prêtres pour le marier secrètement; qu'il avait donné sa parole, et
  qu'il faisait plus de cas de son honneur personnel que de la vanité de
  la famille; enfin qu'il ne s'effrayait point des menaces, puisqu'on ne
  pouvait le déshériter de son majorat. Je fus scandalisé, comme tout le
  monde, du langage de mon frère, et je devinai aisément que, s'il
  persistait à mécontenter la famille, je ne pourrais de longtemps
  obtenir ce bienheureux consentement auquel nous aspirons. Le cardinal
  et le colonel me surent gré des sentiments que je témoignais, et ils
  redoublèrent pour moi les marques de leur amitié. Monsignor Rouquette,
  cet ami du colonel, dont l'esprit et la gaieté sont si célèbres dans
  Rome, vint un jour me voir. C'était dans la dernière quinzaine du mois
  d'août, peu de temps après ton départ. Il me félicita des bons
  sentiments où il me voyait, et me dit en confidence que la conduite de
  mon frère pouvait me faire le plus grand tort. Je feignis de ne pas
  comprendre le sens de ses paroles. «Votre frère, me répondit-il, était
  destiné de tout temps à une grande alliance, et nous espérions lui
  voir épouser la fille d'un très-riche pair d'Angleterre. S'il avait
  répondu à l'attente de ses parents et de ses amis, vous, son cadet,
  qui ne porterez point le titre de prince, vous auriez pu vous marier
  suivant votre penchant, que je ne connais pas, soit dans une famille
  princière, soit dans une famille de simple noblesse, soit avec une
  riche héritière, soit avec une fille sans dot; mais, si votre aîné se
  mésallie, vous comprenez que toute l'ambition de la famille se
  reportera sur vous, et que le prince votre père y regardera à deux
  fois avant de vous accorder son consentement. Il ne souffrira jamais
  que cette immense fortune que lui ont léguée ses ancêtres se disperse
  après sa mort. Or, notez que, si vous et votre frère vous alliez
  épouser deux dots de trois ou quatre cent mille francs, pour peu que
  vos enfants suivissent cet exemple, la branche des Coromila-Borghi
  serait dans la misère à la troisième génération.»

  «Je fus frappé de la sagesse de ce raisonnement, et je déplorai
  amèrement la folie de mon frère, qui portait un si rude coup à nos
  chères espérances. Je serrai les mains de cet excellent monsignor, et
  je le suppliai d'user de toute son influence sur mon frère pour
  l'amener à des idées plus raisonnables.

  «Vous pouvez m'y aider, me dit-il en souriant.

  «--Et comment, s'il vous plaît? Est-ce au cadet à conseiller son aîné?

  «--Oui, quand le cadet est l'aîné par la sagesse.

  «--Et qui vous dit que je sois plus sage que mon frère?

  «--J'en suis sûr, et je vous connais. Vous êtes assez désintéressé
  pour épouser une personne sans fortune, mais vous êtes trop
  gentilhomme et vous avez l'âme trop grande pour vous allier à une
  bourgeoise.»

  «J'avouai, en rougissant de l'éloge, qu'il avait dit la vérité. Il
  reprit vivement:

  «Je ne vous demande pas d'envoyer un sermon à votre frère: vous n'avez
  ni l'âge ni la tournure d'un prédicateur; mais qui vous empêcherait de
  lui écrire qu'on se raille de lui dans tous les salons de Rome; que
  les jeunes gens racontent en riant qu'il est enchaîné aux pieds d'une
  Omphale bourgeoise; qu'on tourne en ridicule sa constance et ses
  soupirs; qu'on assure qu'il n'ose pas quitter Venise, parce que sa
  maîtresse le lui a défendu, qu'il n'a pas le droit de sortir de la
  ville pour plus de vingt-quatre heures, et qu'il mourrait foudroyé
  d'un regard s'il se hasardait à mettre le pied sur la terre ferme?
  Ajoutez, et c'est chose vraie, que de tous les adorateurs de sa
  maîtresse, il est le seul qu'elle traite aussi sévèrement. Arrangez
  tout cela comme il vous plaira; vous êtes homme d'esprit, et je n'ai
  rien à vous conseiller.»

  «J'écrivis en sa présence une longue lettre de quatre pages, assez
  bien tournée; je le dis sans vanité. Mon père me félicita chaudement,
  et mon oncle me dit en m'embrassant: «Je me souviendrai de ce que tu
  viens de faire, et quand tu auras besoin de mon appui ou de ma bourse,
  compte sur moi!»

  «Je lui répondis hardiment que bientôt peut-être j'aurais besoin de
  son appui.

  «Je te devine, répondit-il en souriant. Eh bien! je ne m'en dédis pas,
  compte sur moi.»

  «Deux jours après le départ de ma lettre, monsignor Rouquette se mit
  en route pour Venise. Il vit mon frère, lui prêta de l'argent,
  l'invita à quelques parties; ce brave monsignor est un bon vivant dans
  la force du terme. Mon frère trouva tant de plaisir dans sa compagnie,
  qu'il consentit à le suivre dans un petit voyage à Trévise. Cette
  promenade devait durer quatre jours, elle se prolongea plus d'une
  semaine. Chemin faisant, mon frère reçut plusieurs lettres anonymes
  qui n'étaient pas à l'honneur de sa maîtresse. Un ami sincère, qu'il
  avait chargé de le tenir au courant des moindres événements, lui
  apprit qu'elle allait beaucoup dans le monde, qu'elle était gaie et de
  bonne humeur, mais qu'il ne la croyait coupable que d'un peu de
  légèreté. Monsignor Rouquette profita d'une boutade de mon frère pour
  l'emmener à Padoue. Les lettres anonymes les y suivirent. Mon frère
  écrivit à sa maîtresse, sous l'inspiration de monsignor, une lettre
  fort sèche où il lui reprochait sa conduite. Elle ne répondit pas, ou
  la réponse se perdit en chemin. Les deux voyageurs poussèrent jusqu'à
  Ferrare. Monsignor conduisit mon frère dans un café où il entendit par
  hasard une conversation qui roulait sur sa maîtresse: on l'accusait de
  traiter fort bien un colonel autrichien. Précisément ce colonel était
  la bête noire de mon frère, et peu s'en fallut qu'il ne repartît pour
  Venise, afin de le provoquer; mais monsignor lui fit entendre le
  langage de la religion, lui prêcha le pardon des injures, et le
  conduisit tout doucement de Ferrare à Bologne, de Bologne à Florence,
  de Florence à Rome, où nos conseils, notre amitié, les remontrances de
  mon père et les plaisanteries de mon oncle ont achevé ce grand
  ouvrage.

  «Et cette pauvre Vénitienne?» vas-tu dire, car je connais ton coeur.
  Cette pauvre Vénitienne épouse dans huit jours le colonel autrichien
  que mon frère avait en horreur. Avoue que monsignor Rouquette est un
  admirable homme: il assure d'un seul coup le bonheur de ma famille, le
  nôtre et celui d'un colonel autrichien.

  «Mon frère a pris en grippe les beautés italiennes; il aspire à se
  marier en Angleterre; il rêve cils blancs et cheveux roux. Mes parents
  sont transportés de joie, et mon oncle le colonel m'a répété ce matin
  même qu'il n'avait rien à me refuser.

  «Je patienterai encore un mois ou deux, pour ne point brusquer les
  choses et pour préparer mon père à ma demande; puis je prendrai mon
  courage à deux mains, et j'irai lui dire: «Mon père, si vous m'aimez,
  souffrez que j'épouse Tolla!»

  «En attendant, j'ai invité Pippo et mon ami monsignor Rouquette à une
  promenade qui est irrévocablement fixée au 5 octobre. Nous serons à
  trois heures précises à la hauteur de la route Torlonia. Si mon étoile
  me permet d'y rencontrer la plus belle fille de Rome, il n'y aura pas
  sur la terre un homme plus heureux que ton fidèle.

  «LELLO.»

Après cette lecture, Tolla et sa mère témoignèrent une satisfaction si
complète que ni le comte ni Toto n'osèrent la troubler par leurs
réflexions. Tolla attendit le 5 octobre avec une impatience fébrile.
Elle eut ces mouvements vifs, ces traits, ces boutades, ces éclats de
voix, ces fusées d'esprit, ces rires brillants et sonores qui sont comme
les petillements du bonheur. Le grand jour arriva enfin. A dix heures du
matin, sa mère la trouva devant une glace, en amazone, manchettes plates
et col chevalière; elle essayait un adorable petit chapeau Louis XIII.
Elle se mit à table sans dîner, comme les enfants à qui l'on a promis de
les conduire au spectacle. Elle pressa la toilette de sa mère et
s'impatienta contre Toto, qui n'était pas prêt à deux heures. On partit
enfin. Lorsqu'elle aperçut au loin le tourbillon de poussière qui
enveloppait la voiture de Lello, elle craignit d'être étouffée par les
palpitations de son coeur.

La voiture s'arrêta. Lello poussa un petit cri de surprise qui ne
manquait pas de vraisemblance. Il descendit, suivi de Pippo et de
monsignor Rouquette en habit de ville avec les bas violets. Pippo serra
cordialement la main de Tolla, du comte et de Toto, puis il s'empara de
la comtesse et ne la quitta plus. Monsignor Rouquette salua
gracieusement tout le monde, et s'entretint avec le comte qu'il avait
rencontré quelquefois chez le cardinal-vicaire. Toto se rapprocha de sa
mère et de Trasimeni, pour que Lello fût seul avec Tolla.

Tolla se demandait si elle aurait assez d'empire sur elle-même pour
causer avec son amant sans lui sauter au cou. «Comment pourrai-je, se
disait-elle, entendre sa voix, essuyer ses regards, m'enivrer de ses
paroles brûlantes, sans que mon visage, mon geste et tout mon être
trahissent mon bonheur?»

Elle tomba du haut de son attente lorsqu'elle vit devant elle un jeune
homme poli, guindé, compassé, souriant comme une gravure de modes et
froid comme un compliment. Il lui parla plus de dix minutes sans sortir
des trivialités de salon. La pauvre fille ne pouvait en croire ses
oreilles. Elle se demanda un instant si elle rêvait. Enfin elle
interrompit brusquement les fadeurs dont elle était excédée; elle
regarda son amant jusqu'au fond des yeux, et lui dit sans dissimuler sa
colère:

«C'est là ce que tu as à me dire? Voilà les secrets de ton coeur que tu
n'osais pas confier au papier et que tu gardais pour notre première
entrevue! Tu m'as fait attendre six semaines pour me dire ces belles
choses-là! Que crains-tu? qu'attends-tu? Quand oseras-tu m'aimer en
face? Va! tu ne m'aimes point! Ton coeur est plus froid que le marbre.
Je comprends maintenant pourquoi tu n'as pas voulu venir plus tôt: tu
craignais l'instinct infaillible de l'amour vrai. Tu savais qu'au
premier mot de ta bouche je devinerais ta froideur, ma folie et ton
indignité.»

Elle salua Lello et ses amis, lâcha la bride à son cheval et se lança
dans la route Torlonia. Ses parents prirent congé et la rejoignirent en
un temps de galop. Manuel Coromila, confondu, atterré, remonta en
voiture sans rien comprendre à cette brusque sortie. Il avait étudié
pendant huit jours le compliment qu'il ferait à sa maîtresse. Il avait
préparé un petit mélange de respect, de tendresse, de prudence, dont il
ne doutait pas que Tolla ne fût charmée; mais il avait compté sans la
passion.

En rentrant à la maison, Tolla courut à sa chambre et écrivit à Lello:

  «Pardonne-moi; j'ai été cruelle: je ne savais ce que je disais. Tu
  m'aimes, j'en suis sûre, puisque je vis; mais ton abord froid et
  souriant m'a glacée: ton visage était comme un soleil d'hiver.
  J'aurais dû comprendre que tu avais tes raisons pour te montrer ainsi.
  Peut-être la présence de tes amis? Non, puisque c'est toi qui les
  avais amenés. N'importe, tu avais tes raisons. Je ne les connais pas;
  mais elles sont bonnes et je les approuve. Tu as ta manière d'aimer,
  et moi la mienne; ne cherchons pas quelle est la meilleure:
  aimons-nous.»

Manuel avait amené Pippo par timidité, pour ne pas se trouver seul,
après un si long temps, devant la famille Feraldi; il avait amené
monsignor Rouquette par poltronnerie. Son nouvel ami avait témoigné le
désir d'être de la partie, et il n'avait pas osé lui dire non. La
présence de ces deux témoins, dont l'un s'était imposé et dont il
s'était imposé l'autre, le condamnait à dissimuler son amour sous des
formules de simple politesse. Lello avait cette pudeur, plus commune
chez les hommes que chez les femmes, qui n'admet pas un tiers dans les
épanchements de l'amour.

La contrariété qu'il éprouva de voir sa délicatesse si mal appréciée le
rendit maussade jusqu'au soir. Il se coucha de bonne heure. Les
tempéraments sanguins ont cela de particulier, que la colère les porte
quelquefois au sommeil. Le lendemain, il se leva à neuf heures, et
écrivit tout d'un trait la lettre suivante:

  Rome, 6 octobre 1837.

  «Ma chère Tolla,

  «Tu dois comprendre combien il m'a été doux de te revoir et pénible de
  te quitter; mais ce que tu ne saurais imaginer, c'est combien je suis
  resté abasourdi de toute cette entrevue. Tu voudras savoir pourquoi?
  Eh bien! je vais te le dire, dans l'espoir que tu profiteras de mes
  doux reproches pour te corriger à l'avenir.

  «Il y a tantôt deux mois que nous aspirions à cette bienheureuse
  rencontre. Elle avait toujours été contrariée: elle s'arrange enfin.
  Nous arrivons, nous nous voyons, et la première fois que tu ouvres la
  bouche, c'est pour me reprocher mon indifférence! Tu me dis que je ne
  suis pas capable d'aimer, que je suis de glace pour toi, au moment
  même où je souffrais, Dieu sait combien! d'être condamné à te parler
  avec cette froideur au milieu de tant d'yeux qui nous épiaient.
  J'enrageais comme un chien de te voir et de ne pouvoir te dire un mot
  de tant de choses que j'avais sur les lèvres. Tu doutes que je t'aime
  et tu me le dis en face, tandis que je perds la tête; tandis que tu es
  ma seule pensée! Tandis que je crois t'aimer autant que tu m'aimes,
  sinon plus, il faut que je t'entende dire que je ne t'aime pas et que
  je suis de glace! Tu voudrais que je fisse l'amour comme un collégien,
  à grand renfort de soupirs et de grimaces; cet amour est bon pour les
  nigauds: n'espère pas le trouver en moi.

  «J'aime, mais comme on doit aimer, en gardant mon amour au fond du
  coeur et en ne le laissant voir qu'à celle que j'aime. Quand tu me
  connaîtras bien, tu verras que tes soupçons étaient injustes, et tu ne
  voudras plus m'infliger de si pénibles reproches. J'en aurais aussi,
  moi, des soupçons, si je voulais; mais je connais ton coeur, je compte
  sur toi, je vis tranquille: pourquoi n'en fais-tu pas autant? Oui, ma
  chère Tolla, si tu m'aimes, comme j'en suis convaincu, ne m'accuse
  plus de froideur; tu me ferais de la peine.

  «Liberté sainte, où es-tu? Pourquoi n'es-tu pas au milieu de nous?
  J'aurais voulu, entre autres choses, t'interroger sur un certain
  alinéa d'une de tes lettres qui demande des éclaircissements; mais que
  faire? c'était à chaque instant ou monsignor Rouquette ou Pippo qui
  tournait les yeux de notre côté.

  «Tu m'as dit, et j'ai encore cela sur le coeur, que je n'avais pas
  voulu venir plus tôt. Pourquoi accables-tu un opprimé?

  «Je voudrais non-seulement aller à toi, mais rester auprès de toi,
  vivre avec toi sans te quitter une minute; mais où veux-tu que je
  prenne du temps, lorsque je suis forcé d'être toute la journée à la
  maison auprès de mon père? Il est aveugle, Tolla, et tu dois
  comprendre combien mes soins lui sont nécessaires. Je n'ai à moi que
  l'après-midi. Disposes-en comme tu voudras; si tu me fournis un moyen
  d'aller à Albano et de revenir en quatre heures, je suis prêt à en
  profiter.

  «Hier, je suis rentré un peu tard, mais ce pauvre papa ne m'a rien
  dit. Presse donc votre retour à Rome!

  «Ma santé n'a pas souffert depuis hier. J'ai l'estomac barbouillé,
  mais cela se passera. Je voudrais bien engraisser un peu: je ne sais
  si j'y parviendrai.

  «Depuis hier soir, je me suis frappé le front plus de quarante fois en
  me disant: «J'avais encore ceci et cela à lui dire!» Mais, quand je
  songe aux témoins qui nous observaient, je reconnais que j'ai mieux
  fait de réserver tout cela pour ton retour.

  «Tu me pardonneras cette longue semonce, car tu reconnaîtras que c'est
  mon coeur qui parle. Fasse le ciel que mes remontrances produisent
  l'effet que je désire, et que tu cesses d'aggraver par tes reproches
  la douleur que j'éprouve de vivre loin de toi! Ne doute jamais de
  l'amour, du tendre amour de ton très-affectueux et fidèle

  «LELLO.»

Cette lettre passa, comme toutes les autres, sous les yeux de la famille
de Tolla. Mme Feraldi fut d'avis de proposer une nouvelle entrevue. Toto
pensa qu'il valait mieux retourner à Rome. «Je n'espère rien, dit-il,
des entrevues qui auront pour témoin monsignor Rouquette; et, quant à
laisser Lello aux mains de l'habile homme qui a si bien rompu le mariage
de son frère, c'est une imprudence que je ne vous conseille pas.
Avez-vous remarqué la figure de ce digne monsignor?

--Je n'ai pas regardé, dit Tolla.

--Il a une laideur agréable, dit la comtesse.

--Les lèvres minces, dit le comte.

--Et l'oeil mauvais, ajouta Toto. Ou je me trompe fort, ou ce galant
homme, cet ami intime du vieux colonel Coromila, a commencé contre nous
une petite campagne. Nous sommes en force pour nous défendre, mais à une
condition: c'est que nous nous transporterons, sans tarder, sur le champ
de bataille. Si l'on m'en croit, nous partirons demain. Le choléra n'est
plus à craindre; l'automne tire à sa fin, nous faisons du feu: rien ne
nous retient plus à Lariccia, et tout nous rappelle à Rome.

--Il a raison, dit le comte.

--Quel bonheur! dit Tolla. Je le verrai demain.

--Nous emmènerons Menico, dit la comtesse. J'ai appris que Tobie, le
portier, s'enivrait et battait sa femme: Menico le remplacera.

--Tant mieux! s'écria Toto. C'est plus qu'un domestique, c'est un ami
intelligent et dévoué.

--Et brave!

--Et vigoureux! Les espions des Coromila n'auront pas beau jeu avec lui.

--Et prudent! Jamais une querelle. Il a des bras à assommer un boeuf, et
il n'a pas donné un coup de poing dans sa vie.

--Te souviens-tu, Tolla, du jour où il avait volé pour toi les abricots
du voisin Giuseppe? Le jardinier voulait le battre: il se contenta de
relever ses manches, et le jardinier l'envoya prudemment à tous les
diables.»

Cet éloge de Dominique fut interrompu comme par un coup de foudre.

On entendit dans la cour de la villa des cris si aigus, que tout le
monde se leva en sursaut. Au même instant, Amarella pâle, les yeux
hagards, et violemment émue pour la première fois de sa vie, vint
annoncer que le cheval de Menico était rentré seul, au galop, la bride
sur le cou. Menico était le meilleur cavalier de Lariccia: que son
cheval l'eût désarçonné, on ne pouvait le croire. Aurait-il été victime
d'un guet-apens? on ne lui connaissait point d'ennemis. Toto sortit en
courant, suivi de tous les hommes de la maison et d'Amarella. Ils
n'avaient pas fait vingt pas dans le village, qu'ils rencontrèrent un
groupe de paysans qui rapportaient sur un brancard le corps de
Dominique. Une balle lui avait traversé la tête d'une tempe à l'autre.

Le barbier accourut au bout de quelques minutes. C'était un petit homme
jovial. Il déclara qu'il n'y avait rien à faire pour le blessé, qu'une
bonne bière en bois de sapin: il avait le cerveau traversé de part en
part, et il serait froid dans une heure. «Pauvre Menico! ajouta-t-il
d'un ton guilleret, je voudrais pouvoir te guérir; mais que veux-tu? je
je ne suis pas le bon Dieu!»

Le corps fut déposé dans une des chambres du rez-de-chaussée. Toto et
Tolla refusèrent de le quitter, et voulurent passer la nuit en prières
avec le curé de la paroisse. Amarella disparut après la consultation du
barbier.

Le frère et la soeur prièrent ardemment pour la vie de Dominique, ou du
moins, puisque tout espoir était perdu, pour le salut de son âme. L'idée
qu'il allait comparaître devant son juge sans avoir eu un moment de
connaissance faisait frémir la bonne Tolla. «Si du moins, disait-elle,
Dieu lui permettait de recevoir les secours de la religion et de
détester ses fautes!

--Son pouls bat toujours, disait Toto, mais si faiblement qu'on le sent
à peine. Pauvre Menico! c'était notre ami le plus ancien.

--Nous avons perdu le bon génie de la maison. Je m'attends à tout
désormais. Lello ne m'aime plus!»

A quatre heures du matin, le blessé n'avait pas repris ses sens;
cependant son pouls battait encore. Tolla, pâle et les cheveux épars,
agenouillée devant le grabat, ressemblait à ces statues de la Prière que
le sculpteur a prosternées devant les tombeaux des rois. Son frère
s'était assoupi, elle-même était plongée dans une sorte de stupeur. Elle
n'entendit pas le bruit d'une voiture qui s'arrêtait devant la porte, et
elle se leva brusquement sur ses pieds, croyant rêver, lorsqu'elle vit
entrer Amarella suivie du docteur Ély. Amarella avait fait six lieues en
trois heures sur le cheval de Menico.

Le comte et la comtesse arrivèrent au bout de quelques minutes. En leur
présence, le docteur reconnut l'entrée et la sortie de la balle, situées
toutes deux à six centimètres au-dessus de la commissure externe des
yeux: mais la balle, au lieu de traverser le cerveau, avait circonvenu
les os en sous-parcourant la peau du crâne, et l'état du blessé, quoique
grave, n'était point désespéré. Lorsque le pansement fut opéré et
l'appareil placé, Menico revint à lui. Son premier regard fut pour
Tolla, le second pour le curé.

«Aurai-je le temps de me confesser? demanda-t-il d'une voix éteinte.

--Oui, mon garçon, répondit le docteur; j'espère même que tu auras le
temps de vivre.»

Tous les assistants se retirèrent dans la chambre voisine. Au bout d'un
quart d'heure, on les fit rentrer.

Le prêtre s'en alla chercher le saint viatique à tout événement. Le
blessé paraissait jouir de toutes ses facultés intellectuelles;
seulement il était faible et abattu.

Le docteur s'arrêta un instant avec le comte à la porte de la chambre,
et ils échangèrent à voix basse les paroles suivantes:

«Savez-vous, demanda le docteur, comment cela est arrivé?

--Non, cher docteur: on l'a trouvé sur la route d'Albano.

--Avait-il des ennemis?

--Nous ne lui en connaissons pas.

--Son père, ses frères ne sont en guerre avec personne?

--Il est fils unique, et son père est mort il y a dix ans.

--S'il connaît son assassin, pensez-vous qu'il soit disposé à le nommer?

--J'en doute. Vous savez le peu de respect qu'ils ont tous pour la
justice.

--Oui, ils aiment mieux se venger que se plaindre, et ils croiraient
commettre une lâcheté en invoquant le secours des lois.

--Cependant je vais essayer de le faire parler. Il ne faut pas que ce
crime reste impuni.

--Essayez. Il est très-faible; il n'aura pas la force de mentir.

--D'ailleurs, il vient de recevoir l'absolution: il n'osera pas
commettre un péché.»

Cette conversation ne fut entendue d'aucun de ceux qui entouraient
Menico; mais il arrive souvent que les malades ont l'ouïe d'une
sensibilité prodigieuse, et les yeux de Menico brillèrent d'un éclat
singulier à ces paroles du docteur: «Ils aiment mieux se venger que se
plaindre.»

«Docteur, observa le comte en approchant, ce n'est pas nous qui ferons
l'interrogatoire. La femme de chambre de ma fille ne nous a pas attendus
pour le commencer.»

Amarella disait à Menico: «Eh bien! mon pauvre garçon, tu as donc des
ennemis?

--Tu vois bien que non, puisque tout le monde pleure autour de moi.

--Si je savais quel est le méchant qui t'a tiré un coup de fusil!

--On ne m'a pas tiré un coup de fusil. C'est moi qui suis tombé sur les
cailloux.

--Mais comment serais-tu tombé sur les deux tempes en même temps?

--Cela n'est pas plus difficile que de dormir sur les deux oreilles.

--Mais, malheureux, tu avais une balle dans le corps!

--Est-ce que j'avais une balle dans le corps?

--Oui, tu avais une balle dans le corps.»

Il répondit en riant doucement: «C'est que j'aurai bu après quelqu'un de
malpropre.

--Nous ne saurons rien, dit le comte.

--Il a le cerveau aussi sain que vous et moi, ajouta le docteur.
Maintenant je réponds de sa vie.»

Amarella poussa un cri de joie.

«De quoi te mêles-tu? lui demanda naïvement Menico. Mademoiselle Tolla,
je suis content de ne pas mourir avant votre mariage. Monsieur le comte,
j'ai une grâce à vous demander. Quand je serai guéri, voudrez-vous
permettre que j'aille vous servir à Rome?

--C'est une affaire arrangée depuis hier, dit Tolla.

--Certes, ajouta son père, je ne veux pas te laisser ici, exposé aux
coups du brigand qui a voulu t'assassiner!

--Merci, monsieur le comte. Vous m'avez bien compris.

--Docteur, demanda Toto, ne pourriez-vous nous prêter quelqu'un de vos
élèves qui achèverait ce que vous avez si heureusement commencé?

--C'est bien mon intention.

--Je tiendrai compagnie à ce jeune médecin et à mon bon Menico jusqu'à
ce que la guérison soit parfaite. Mon père, ma mère et ma soeur partent
avec vous ce matin pour Rome.»




VI


Pour la première fois de sa vie, Tolla quitta la campagne sans regret.
Elle se plaignait de la lenteur des chevaux: il lui tardait d'être à
Rome. Du plus loin qu'elle aperçut le dôme de Saint-Pierre, elle battit
des mains par un mouvement de joie enfantine qui fit sourire le docteur.

Cependant, si elle avait été en état d'analyser ses sentiments et de
rendre compte de l'état de son coeur, elle aurait reconnu que son
bonheur était plus mélangé et sa joie moins tranquille qu'à l'époque de
son départ pour Lariccia. Au mois d'août elle ne craignait que pour la
vie de Lello, et cette crainte était tempérée par une confiance aveugle
dans la bonté de Dieu: elle aurait cru calomnier la Providence en
supposant que le fléau pût frapper son amant. Mais cette malheureuse
entrevue, la contenance embarrassée de Lello, la présence de monsignor
Rouquette, la dernière lettre qu'elle avait reçue, les observations que
cette pièce singulière avait suggérées au comte et à Toto, enfin le coup
mystérieux qui venait de frapper le plus humble et le plus dévoué de ses
amis, toutes ces circonstances accumulées jetaient dans son âme un
trouble secret dont elle essayait en vain de se défendre. Elle devinait
que ce qu'elle avait à craindre, ce n'était plus un de ces malheurs
soudains qui viennent directement de la main de Dieu, mais plutôt
quelqu'un de ces coups invisibles que dirige la haine ou l'ambition des
hommes. Au demeurant, la perspective de piéges à déjouer, de résistances
à vaincre, d'obstacles à surmonter, en un mot d'une guerre à soutenir,
ne lui faisait pas peur. Elle avait appris dès l'enfance à franchir les
barrières et à ne craindre ni fatigue ni danger. Cette éducation virile
avait aguerri son esprit.

«Nous verrons bien, se disait-elle, si un amour honnête ne sera pas
assez fort, avec l'aide de Dieu, pour triompher de la haine et de
l'intrigue.»

En entrant à Rome, la comtesse reconnut monsignor Rouquette, qui
descendait de voiture devant le musée de Saint-Jean de Latran. Elle le
montra au docteur Ély.

«Monsignor Rouquette! dit le docteur.

--Le connaissez-vous?

--C'est un de mes malades; mais comme il se porte mieux que moi, nous ne
nous voyons pas souvent.

--Que dit-on de lui par la ville?

--On dit que c'est un galant homme et un homme d'esprit, qui pourra, si
Dieu le veut, devenir plus tard un saint homme.

--Voilà tout ce qu'on dit?

--Tout, répondit prudemment le docteur.

--Alors, cher docteur, dites-moi ce qu'on en pense, car Rome est la
ville du monde où ce qu'on pense ressemble le moins à ce qu'on dit.

--On pense que monsignor Rouquette n'est ni jeune ni vieux, ni beau ni
laid, ni blond ni brun, ni grand ni petit, ni riche ni pauvre, ni prêtre
ni laïque, ni honnête ni fripon, ni... Mais pourquoi me forcez-vous à me
compromettre?

--Parlez, mon ami, dit vivement Tolla. Cet homme que j'ai vu il y a
trois jours pour la première fois, est venu se jeter au travers de mon
bonheur, pour me servir ou pour me perdre. Apprenez-moi, si vous le
connaissez, ce que je dois craindre ou espérer.

--Tout, mon cher petit ange, selon qu'il sera pour vous ou contre vous.
Vous savez que j'ai la mauvaise habitude de juger les gens sur la
physionomie: ce monsignor-là possède une des figures les plus
significatives qu'il m'ait été donné d'observer, une vraie tête d'étude.
Le front est haut et large, le crâne vaste, le cerveau développé, les
yeux petits, ronds et enfoncés, les prunelles d'un bleu aigre et
transparent, comme chez les bêtes fauves, les narines ouvertes, mobiles
et palpitantes, signe infaillible de passions ardentes et de grands
appétits; les lèvres fines, si toutefois il a des lèvres; des dents à
tout mordre; un menton court, ramassé, trapu et profondément entaillé
par une fossette; le front plissé, les pommettes couperosées et une
large patte d'oie épanouie sur chaque tempe. Devinez à quoi je pense en
voyant cette figure travaillée, tourmentée et crevassée par un feu
intérieur? A la solfatare de Naples. Je flaire un volcan mal éteint, et
Dieu me pardonne! je crois voir la fumée sortir des rides de son front.

--Bravo, docteur! interrompit le comte. On dirait, à vous entendre, que
Son Éminence le cardinal-vicaire a un secrétaire intime venu en droite
ligne de l'enfer.

--Je ne sais pas s'il en vient, mais je vous réponds qu'il y va. M.
Rouquette est un homme vigoureux de corps et d'esprit, qui, pour son
malheur et pour celui des autres, est né dans une étable de village ou
dans une mansarde de Paris avec des instincts de prince. Le monde n'a
jamais manqué de ces hommes d'action que le sort jette sur le pavé, sans
argent, sans naissance et sans aucun autre instrument d'action que leur
intelligence et leur volonté. Ils deviennent, selon les circonstances,
illustres ou infâmes; ils font beaucoup de mal ou beaucoup de bien, mais
ils ne meurent pas sans avoir fait quelque chose. Soit qu'ils
détroussent les passants, comme Cartouche, soit qu'ils dévalisent les
peuples, comme Law, soit qu'ils renversent les trônes, comme Marat, soit
qu'ils fondent des dynasties, ils ont entre eux une étroite parenté, et
ils appartiennent tous à la grande famille des aventuriers. Rouquette
est un des cadets de la famille. Au temps des petites guerres du moyen
âge, il aurait commandé une troupe de routiers; pendant les luttes de
Louis XIV, il aurait obtenu des lettres de marque et commandé un
corsaire; au siècle suivant, il aurait inventé quelques mines du
Mississipi ou tenu les cartes dans quelque tripot; sous la république
française, il eût été orateur de son carrefour et le président de sa
section. En 1837, découragé de vivre dans un pays où la paix, la loi, la
troupe de ligne et la gendarmerie ont fermé à jamais l'ère des
aventures, il est venu à Rome: il aspire aux dignités ecclésiastiques,
les seules qui soient accessibles à un homme d'esprit sans naissance et
sans fortune. Il choisit dans le sacré collége les deux hommes qui ont
le plus de chance d'arriver à la papauté; il se fait secrétaire du
cardinal-vicaire, il s'insinue dans la confiance du cardinal Coromila.
Sans renoncer aux douceurs de la vie laïque, car il n'est pas même
tonsuré, il porte l'habit ecclésiastique, il obtient le titre de
monsignor et le droit de mettre des bas violets: prêt à entrer dans les
ordres au premier évêché vacant, ou à jeter la soutane aux orties dès
qu'il trouvera une dot à épouser. Habile à tout, capable de tout,
obéissant aux événements jusqu'à ce qu'il puisse leur commander,
commandant à ses passions jusqu'à ce qu'il soit assez riche pour leur
obéir, il a déjà gagné assez de crédit pour que rien ne lui soit
impossible, pas même le bien. Si quelque intérêt proche ou lointain le
porte à assurer votre bonheur, comptez sur lui, vous serez heureuse:
mais s'il s'avisait de parier que je mourrai dans l'année, ma foi! je
commencerais par faire mon testament. Tout cela entre nous! ajouta le
docteur en appuyant l'index sur ses lèvres. Mais ne me dira-t-on pas, à
moi qui ai ouvert à cette belle enfant les portes de la vie, quel danger
elle craint et quel bonheur elle espère?»

La comtesse lui raconta en quelques mots l'histoire des amours de Tolla.

«Je ne vois pas apparaître monsignor Rouquette, dit le docteur.

--Maman a oublié de vous dire que, la seule fois que Lello est venu nous
voir à la campagne, monsignor Rouquette était avec lui.

--_Diamine!_» dit le docteur. C'était son juron favori. _Diamine_ est un
blasphème anodin qui remplace _diavolo_! comme en français _jarnicoton_
remplace _jarnidieu_. «C'est ce Rouquette qui a rompu le mariage de
Coromila l'aîné avec une Vénitienne.

--Nous le savons.

--Dans quel intérêt a-t-il fait cela? Pour complaire au cardinal. Le
chevalier ne compte pas. Or le prince et le cardinal s'en iront
prochainement rejoindre leurs ancêtres: je ne leur donne pas six mois.
Eh bien! mon petit ange, votre affaire ne me paraît pas mauvaise. Quand
les deux vieux Coromila n'y seront plus, Rouquette n'aura plus aucune
raison de contrarier votre mariage. Ayez seulement six mois de patience
et de prudence, et recommandez au beau Lello d'étouffer son feu sans
l'éteindre.»

Les conseils du docteur furent scrupuleusement suivis. Lello n'avait pas
besoin qu'on lui recommandât la prudence. Mme Feraldi se chargea du soin
d'organiser le bonheur de ses deux enfants. Lello venait tous les soirs
à l'_Ave Maria_ passer une heure auprès de sa maîtresse; il courait
ensuite dire le chapelet avec sa famille; il s'habillait et allait dans
le monde, où il revoyait Tolla. Les jours où Tolla ne sortait pas, il
savait, sans se faire remarquer, prélever une heure ou deux sur sa
soirée pour causer avec elle.

Ils avaient adopté, dans le salon du palais Feraldi, une embrasure de
fenêtre grande comme une de ces chambres que les architectes nous
construisent à Paris; ils en avaient fait leur salon particulier, leur
domaine inviolable, et comme le sanctuaire de leur amour. Ainsi en face
l'un de l'autre, le coude appuyé sur la fenêtre, ils recommençaient tous
les soirs l'éternelle conversation que le genre humain répète depuis
tant de siècles sans la trouver monotone. Quelquefois, à bout de
paroles, ils gardaient le silence, ce silence des amants, qui est le
plus doux des langages. Quelquefois penchés l'un vers l'autre, la main
dans la main et les larmes bien près des yeux, ils disaient et
redisaient ensemble deux mots où se concentraient toutes leurs pensées
et toutes leurs espérances:

«_Lello mio!_

--_Tolla mia!_

«Mon Lello! Ma Tolla!» Il est bien vrai que l'italien est par excellence
la langue de l'amour. La voix se repose doucement sur la première
syllabe de _mia_, et donne au mot ainsi prolongé toute la suavité d'une
caresse.

Lello et Tolla se querellaient quelquefois et ne s'en aimaient que
mieux. Ces querelles, toujours suivies du baiser de paix, sont
l'assaisonnement du bonheur. Ils s'étaient promis l'un à l'autre que
jamais, quels que fussent leurs griefs, ils ne se sépareraient le soir
sans être réconciliés.

«Je ne veux pas, disait Tolla, que tu t'endormes sur une mauvaise
parole.

--Enfant! répondait Lello, est-ce que je dormirais?»

Tolla avait l'âme trop sincèrement pieuse pour ne pas songer au salut de
son amant. D'ailleurs un instinct secret l'avertissait peut-être qu'il
n'oublierait pas ses devoirs envers elle, tant qu'il se souviendrait de
ses devoirs envers Dieu. En plaidant la cause du ciel, elle plaidait la
sienne.

Lello n'avait jamais négligé ces observations de piété extérieure que
les lois de Rome rappellent et imposent au besoin à tous les sujets du
pape, et que les jeunes gens les plus dissipés accomplissent sans
marchander. Il faisait beaucoup plus, en apparence, que la religion la
plus austère ne commande; mais Tolla eut fort à faire pour lui rendre
les sentiments religieux qu'il professait et qu'il n'avait plus. Elle le
tançait doucement, et le priait de mettre ses idées d'accord avec sa
conduite. «Tu es, lui disait-elle, un mauvais chrétien d'une espèce
singulière. Les autres pensent bien et agissent mal: toi, tu penses mal
et tu agis bien. Je ne te dirai donc pas, comme mes confrères les
prédicateurs: Conformez votre conduite à votre foi; mais plutôt: Tâchez
de croire à ce que vous pratiquez.»

Comme l'impiété de Lello n'avait rien de systématique, et qu'elle tenait
moins du scepticisme que du libertinage, elle guérit. Tolla eut la joie
de convertir son amant, de détruire l'effet des mauvaises compagnies et
de dissiper au souffle de l'amour les fumées dont il avait le cerveau
obscurci. Les deux amants prièrent ensemble, et la prière devint le plus
cher plaisir de Tolla. Lello voulut qu'ils eussent le même confesseur.
«Il mettra, disait-il, un lien de plus entre nous; nos péchés mêmes
seront ensemble.» Tolla accepta le confesseur de Lello.

Jamais le jeune Coromila n'avait été aussi amoureux: il jouissait de son
bonheur provisoire sans songer au combat qu'il faudrait livrer pour le
rendre définitif. Si parfois, au milieu d'un doux entretien, l'image de
son père, de ses oncles, de ce formidable tribunal de famille, se
présentait à son esprit, il fermait les yeux pour ne pas voir. Lorsque
Toto revint à Rome, dans les premiers jours de décembre, avec Menico
parfaitement guéri, il fut émerveillé de l'harmonie qui régnait entre
les deux amants. Tolla s'était fait peindre en miniature pour se donner
à Lello. Derrière l'ivoire du portrait, elle avait écrit de sa main:
_Aspettando!_ «En attendant!» De son côté, Lello avait passé quarante ou
cinquante heures dans l'atelier de M. Schnetz, qui lui avait peint un
portrait magnifique, grand comme nature, et plus beau. L'artiste avait
merveilleusement interprété la beauté de Lello et mis en relief tout ce
qu'il y a de romain dans sa physionomie. Les deux portraits furent
terminés en même temps, quoique les deux amants ne se fussent pas
entendus, et, le jour où Lello apporta le sien à Tolla, croyant la
surprendre, Tolla tira de sa poche sa miniature encadrée d'un petit
cercle d'or.

Quand ils se rencontraient dans le monde, ils s'y conduisaient avec la
plus grande réserve; ils dansaient rarement ensemble et ne se
regardaient qu'à la dérobée. Dans les premiers jours qui suivirent le
retour de Tolla, Lello se trahit un peu malgré toute sa prudence. Il
était d'une gaieté folle, et la joie lui sortait par les yeux; sa
contenance fut remarquée, et Tolla le pria de veiller sur lui. Alors il
s'observa si bien, il fut si froid, si sérieux et si guindé que toute la
ville se demanda ce qu'il avait. Tolla revint à la charge et ne lui
ménagea pas les leçons. Enfin, après quelques oscillations, il trouva
son équilibre, et ne ressembla plus à une victime ni à un triomphateur.

Mme Fratief et sa fille épiaient avec une persévérance toute féminine
les moindres mouvements de Lello. A leur grand regret, elles étaient
réduites à le surveiller elles-mêmes. Elles avaient perdu leur digne
espion, ce pauvre Cocomero. Il avait quitté la maison le 6 octobre, de
lui-même et sans qu'on pût savoir quelle mouche l'avait piqué. Nadine
supposait qu'il était retourné à Naples: depuis quelque temps, il
paraissait atteint d'une mélancolie qui ressemblait beaucoup au mal du
pays. La générale inclinait à croire qu'il s'était enrôlé dans
l'honorable corporation des sbires, où l'on ne manquerait pas
d'apprécier ses talents. En attendant qu'il daignât donner de ses
nouvelles, on l'avait remplacé à la maison par un grand lourdaud du
Transtevère, et la générale le remplaçait de son mieux à la ville. Elle
ne rencontrait jamais Lello dans le monde sans lui dire: «Attention!
j'ai l'oeil sur vous!» Lello, dûment averti, se surveillait sévèrement
et prenait la générale en horreur.

Elle s'avisa que Lello n'aimait peut-être Tolla que par amour-propre et
à force d'entendre dire qu'elle était la plus jolie fille de Rome. «Nous
sommes bien sottes, pensa-t-elle, de lui avoir laissé faire cette
réputation-là!» La première fois qu'elle rencontra Tolla, elle lui cria:
«Eh! mon Dieu! ma toute belle, qu'avez-vous? vous êtes toute défaite!»
Le lendemain, dans une autre maison, elle dit à Mme Feraldi: «Chère
comtesse, pensez-vous à la santé de Tolla? elle ne se ressemble plus
depuis quelque temps!» Elle allait répétant à qui voulait l'entendre:
«Est-ce que la plus jolie fille de Rome est malade? Elle se fane de jour
en jour, et ses parents n'ont pas l'air de s'en douter. Savez-vous qui
est son médecin?» Cinq ou six mères de famille, qui avaient des filles à
marier, furent frappées de la justesse des observations de la générale.
Elles virent avec les yeux de la foi que Tolla avait les bras maigres et
la figure fatiguée; elles le dirent sur les toits, et bientôt il ne fut
bruit que du dépérissement de Tolla.

Tolla avait non-seulement cet éclat de santé que les femmes rapportent
de la campagne au commencement de l'hiver, mais encore ce je ne sais
quoi de radieux, de vivace et de bruyant que le bonheur ajoute à la
beauté. Il aurait fallu que Lello fût aveugle pour la croire enlaidie.
Il se contenta de sourire tranquillement le jour où il entendit quelques
bonnes âmes chuchoter autour de lui:

«Regardez donc la Feraldi. Est-elle passée!

--Pauvre fille: jaune comme un fruit dans une armoire.

--Les yeux battus.

--Les lèvres molles.

--Il lui reste sa physionomie.

--Oui; si on lui ôtait cela, elle serait presque laide.»

Nadine, de son côté, avait dressé une batterie contre la mère de Tolla.
Elle allait disant d'un petit air ingénu qui ne lui seyait pas mal:

«Savez-vous que Tolla est bien heureuse d'avoir une mère comme la
sienne? Cette Mme Feraldi a tant d'esprit que je l'admire. Ce n'est pas
ma pauvre bonne mère qui saura jamais attirer un jeune homme à la
maison, le flatter, le séduire, l'engager, le compromettre et le
conduire, les yeux bandés, jusqu'à la porte de l'église! Après tout, ma
bonne mère, je t'aime comme tu es, avec ta naïveté sublime. Nous sommes
des sauvages du Nord; mais mieux vaut la barbarie qu'une civilisation
trop avancée. N'envions pas le savoir-faire des habiles, et gardons la
blancheur de nos neiges natales.»

Nadine et sa mère, à force de fréquenter l'église des Saints-Apôtres,
acquirent la certitude que Lello venait tous les soirs au palais
Feraldi. La générale se chargea d'en répandre la nouvelle avec un
commentaire de sa façon: «Que vous semble, disait-elle à toutes les
femmes de sa connaissance, d'une mère qui protége de pareils
rendez-vous? Quand le prince est entré, la grande porte se ferme, et le
concierge, une espèce de brute, n'ouvrirait pas pour un million. Moi, si
un jeune homme était admis à faire sa cour à mademoiselle ma fille, je
laisserais ma porte ouverte à tout le monde. On ne se cache que pour mal
faire. La petite est vraiment à plaindre: elle aime ce garçon, on
l'enferme avec lui; le moyen qu'elle se défende? Cependant il est
possible que cela tourne à bien. Si le prince s'avançait si loin, si
loin qu'il lui fût impossible de reculer! On fera parler l'honneur,
l'amour, la reconnaissance; ne pourrait-on même pas le contraindre?
Toutes les fautes ne sont pas des maladresses, et il y a souvent plus
d'habileté dans un quart d'heure d'oubli que dans dix années de vertu.»

Ces calomnies furent colportées bruyamment dans tous les salons de Rome.
On les fit sonner très-haut dans l'espoir qu'elles arriveraient aux
oreilles de la famille Coromila. Elles furent recueillies précieusement
par trois personnes.

La première était Rouquette, qui s'en réjouit.

La seconde était le frère de Lello, qui s'en effraya.

La troisième était le colonel, qui s'en amusa.

Le pauvre cardinal n'eut pas le temps d'apprendre ce qu'on disait de son
neveu. Il mourut comme un saint, la veille de l'Épiphanie. Rouquette,
devenu le commensal et le confident du colonel, remercia intérieurement
les alliés inconnus qui secondaient si bien ses projets. Le vieux
prince, relégué par ses infirmités au fond de son palais, n'apprenait
que les nouvelles qu'on jugeait à propos de laisser arriver jusqu'à lui.
Son fils aîné voulait tout lui dire: il craignait que Lello ne fût
véritablement livré aux mains d'une famille d'intrigants, mais Rouquette
et le colonel le détournèrent de ce dessein.

«Qu'espérez-vous de l'intervention du prince? lui demanda Rouquette.

--Mon père lui défendra de retourner chez cette fille.

--Obéira-t-il?

--Oui. Mon père a beau être vieux, infirme, aveugle, plus semblable à un
mort qu'à un vivant, sa volonté est inflexible, et Lello tremble encore
devant lui. Il obéira.

--Soit; je suppose qu'il se montre plus soumis que vous ne l'avez été en
pareille circonstance: le prince n'est malheureusement pas éternel. Si
Lello consent à oublier pour quelque temps qu'il est majeur et maître de
sa personne, il s'en ressouviendra à la mort de son père, et vous ne
saurez plus par quel frein le retenir. Gardez-vous d'élever la volonté
du prince entre lui et celle qu'il aime; le jour où la mort renverserait
la barrière, votre prisonnier vous échapperait, et pour toujours.

--Il a raison, ajouta le colonel. D'ailleurs ton projet nous attirerait
des scènes de famille, des larmes, des prières et un débordement de
rhétorique dont je bâille à l'avance. Nous agirons quand il en sera
temps; rien ne presse.»

Mme Fratief, qui était pressée, dit un jour à la chanoinesse de Certeux:

«Chère madame! on ne parle dans Rome que de l'esprit d'un de vos
compatriotes, monsignor... monsignor... _Ach!_ J'ai perdu son nom. Ce
monsignor qui a empêché un prince Coromila de se mésallier à Venise...

--Monsignor Rouquette?

--Précisément, monsignor de Rouquette. Vous qui recevez la fine fleur de
la société romaine, dites-moi donc, chère madame, si monsignor de
Rouquette a autant d'esprit qu'on veut bien lui en prêter.

--Vous n'avez jamais causé avec lui?

--Je n'ai jamais pu le joindre; et notez que j'en meurs d'envie.

--Si vous étiez assez aimable pour venir prendre le thé ce soir avec
moi, je vous servirais monsignor Rouquette entre la première et la
deuxième tasse.

--Ah! chère madame, vous êtes ma bonne étoile. Figurez-vous que Nadine
et moi nous importunons le ciel depuis quinze jours pour qu'il nous
envoie monsignor Rouquette.»

Nadine ajouta d'un petit ton dévot: «Ceci nous prouve, maman, que, pour
obtenir de Dieu ce qu'on désire, il faut recourir à l'intervention des
saints.»

Lorsque Rouquette fut en présence de la générale, il devina aux premiers
mots un auxiliaire intéressé et compromettant. Il résolut de s'en amuser
et de s'en servir.

Elle crut être fort habile en commençant par le féliciter de la cure
qu'il avait faite sur le frère de Lello: de l'aîné au cadet, la
transition serait aisée. Mais Rouquette se défendit énergiquement contre
les éloges qu'elle prétendait lui faire accepter. «Ce n'est pas moi,
dit-il, qui ai guéri le fils aîné du prince Coromila; tout l'honneur de
la cure appartient à Dieu et au bon naturel du malade. La famille
Coromila ne périra point par les mésalliances.

--Ah! monsignor, vous me rassurez. On disait que le prince Lello était
en grand danger.

--Je vous assure, madame, qu'il se porte le mieux du monde.

--L'air des jardins Feraldi est dangereux le soir, et les pauvres coeurs
y prennent la fièvre.

--Dieu a fait l'homme plus robuste que la femme, et il arrive que l'un
reste en santé, tandis que l'autre tombe malade.

--L'Église a bien raison de défendre les jugements téméraires. L'homme
est si prompt à accuser son prochain! On parle quelquefois de serments
échangés, de promesses de mariage, d'anneaux passés au doigt, de
portraits donnés et reçus, quand il n'y a peut-être rien de vrai que
quelques baisers.

--Le monde est encore plus méchant que vous ne croyez, madame. On va
souvent jusqu'à inventer des histoires de mariage secret.

--Vraiment!

--De promenade nocturne en tête-à-tête.

--A pied?

--Mieux, madame; en voiture.

--Je n'avais jamais entendu conter pareille chose!

--Avez-vous entendu parler d'un père et d'une mère complices d'un
mariage clandestin et forcés de cacher la grossesse de leur fille?

--On dit cela?

--Souvent, madame, tant il y a de méchanceté en ce monde! Mais les
hommes de bon sens laissent tomber ces calomnies.

--Je ne les laisserai pas à terre, pensa la générale.

--Elle les ramassera,» se dit Rouquette.

La chanoinesse vint se mêler à la conversation. «Vous parliez mariage?
demanda-t-elle à Rouquette.

--Hélas! madame, répondit-il, de quoi parlerait-on dans un pays où
l'amour, et par conséquent le mariage, est le seul intérêt de la vie
après le salut?

--On dit que votre compagnon de voyage épouse la fille d'un lord
catholique?

--On l'espère. Si les négociations réussissent, le mariage se fera à
Londres au mois de mai.

--Est-ce à Londres aussi, demanda en souriant la chanoinesse, que vous
comptez marier Lello?

--Qui sait?... Certes, si j'étais à sa place, je chercherais une femme
partout, excepté à Rome.

--Pourquoi? Vous pouvez parler hardiment: tous les Romains sont partis,
et ce n'est ni la générale ni moi qui irons vous dénoncer.

--Oh! madame, je n'ai rien contre les Romains ni contre les Romaines;
mais à mes yeux Rome est le pays du monde où les hommes mariés ont le
moins d'avenir. A Paris, à Pétersbourg, à Londres, l'homme qui se marie
épouse toute une armée de protecteurs, d'amis, de partisans, qui
s'engagent par contrat à le faire parvenir. A Rome, il épouse une femme
et rien de plus. Il y a tels mariages qui vous donnent en France la
croix et une place de préfet, en Angleterre la députation, en Russie...

--En Russie, ajouta vivement la générale, une clef de chambellan, la
noblesse de deuxième classe, des croix, des pensions, des places, la
faveur, la fortune et tout.

--Vous voyez bien, mesdames, que Rome est le patrimoine des
célibataires, et que les hommes mariés doivent chercher fortune
ailleurs.

--La France, dit la générale, est un pays sans avenir. Ces messieurs de
1830 ont tout mis sens dessus dessous, les lois et les pavés. Qu'est-ce
qu'un député? Un homme qui n'a pas même d'uniforme! On parle des pairs
de France: ont-ils seulement le droit de bâtonner leurs gens?
L'aristocratie est tombée bien bas, depuis la suppression du droit
d'aînesse.

--Le droit d'aînesse s'est conservé en Angleterre. L'Angleterre est
encore bonne.

--Oui; mais combien trouvez-vous de familles catholiques dans la
noblesse anglaise? On les compte, cher monsignor, on les compte. Vous
avez eu le bonheur de découvrir un beau parti dans cette petite élite du
royaume, raison de plus pour n'y en pas chercher un second.

--Reste donc la Russie. Par malheur, elle est schismatique.

--Schismatique, monsignor! La Russie n'est pas schismatique. Jamais on
n'a dit que la Russie fût schismatique. Il y a des schismatiques en
Russie, j'en conviens, mais beaucoup moins qu'on ne pense. Est-ce que
toute la Pologne, sans aller plus loin, n'est pas catholique? L'empereur
est le plus tolérant des hommes; il est le père de tous ses sujets, sans
distinction: on ne l'a jamais accusé de favoriser les schismatiques. Que
mademoiselle ma fille arrive demain en Russie, soit avec sa mère, soit
avec son mari, sera-t-elle bien moins reçue, parce qu'elle est
catholique? Dites, madame la chanoinesse, si le marquis votre frère a dû
se faire schismatique pour arriver aux premières dignités de l'empire?

--On m'a conté, reprit modestement Rouquette, qu'en Russie les filles ne
recevaient que le quatorzième de l'héritage de leurs parents.

--Distinguons, cher monsignor. En effet, elles n'héritent que du
quatorzième lorsqu'elles ont des frères; mais une fille unique, comme
Nadine, par exemple, et tant d'autres héritières, ne partage le bien de
ses parents avec personne.

--Au reste, nous avons à Rome des jeunes gens assez riches pour prendre
une fille sans dot.

--Bien, monsignor! Vous êtes un homme antique. Vous ne donnez pas, vous,
dans le travers ridicule des hommes d'aujourd'hui! je ne connais rien
d'impatientant comme cette question: «Qu'a-t-elle?» Eh! mes chers
messieurs, ma fille a ce qu'elle a; épousez-la pour elle, ou je la
garde. Je vous dirai le lendemain du mariage si elle est sans un sou ou
si elle a dix millions.»

A ce chiffre de dix millions, Rouquette prit un air si respectueux que
la générale se persuada qu'il était dupe. «Décidément, madame, dit-il en
terminant, je crois que, si je m'appelais Lello Coromila, je choisirais
ma femme en Russie. Par malheur, je ne suis rien qu'un homme de bon
conseil.

--Il va travailler Lello! se dit la générale ivre d'espérance.

--Elle court perdre les Feraldi,» pensa Rouquette en la voyant sortir.

Huit jours après, il n'était bruit que du mariage secret de Lello et de
Tolla. On citait le jour, l'heure, la chapelle, le prêtre et les
témoins. Ces détails d'une précision inquiétante émurent le frère de
Lello: il lui demanda s'ils étaient vrais, et ne voulut croire ses
dénégations que lorsqu'elles furent confirmées par Rouquette.

Tolla n'ignora pas longtemps les calomnies que la Fratief avait mises en
circulation. Un matin que Mme Feraldi réunissait chez elle quelques
jeunes filles de la société et quelques amis de Toto pour répéter
ensemble une mazurka, les deux cousines de Tolla vinrent la féliciter de
son mariage.

«Quel mariage? demanda-t-elle en rougissant jusqu'aux yeux.

--C'est bien mal à toi, Tolla, de n'en avoir rien dit à tes bonnes
cousines!

--Ah! ah! ah! qu'elle est étonnante avec son air étonné! Nous n'aurions
pas dû être les dernières à apprendre ton bonheur.

--Figure-toi que j'arrive dimanche dans une maison: la première chose
qu'on me dit, c'est que tu es la femme de Lello. Moi, je me mets à rire,
et je trouve la plaisanterie assez neuve. Je sors, je rencontre Bettina
Nigri et sa mère à la porte d'une église; elles m'arrêtent pour me dire:
«Eh bien! vous avez un nouveau cousin!--Bah! est-ce que ma tante Feraldi
est accouchée?--Non, mais Tolla s'est mariée avec Lello.» Enfin, hier,
maman reçoit la plus étrange lettre du monde. On lui écrit de Forli:
«Votre nièce est mariée, nous le savons; il n'est pas question d'autre
chose dans la ville: contez-nous donc les détails de l'aventure!»

Tolla resta muette d'étonnement: après avoir pris tant de soin pour
cacher son amour, elle se voyait la fable de la ville et de la province.

Toto vit d'un coup d'oeil que tous les témoins de cette scène avaient
déjà entendu parler de ce prétendu mariage, et qu'ils y croyaient. Il se
hâta de répondre pour sa soeur: «On vous a trompées, mes chères
cousines, et, si l'on répète devant vous cette sotte invention de nos
ennemis, vous pourrez répondre hautement que Tolla n'est pas mariée.»

Tolla ajouta avec une indignation mal contenue:

«Et qu'elle n'est pas fille à accepter la honte d'une semblable union,
et qu'elle méprise un bonheur clandestin, et qu'elle ne voudrait pas
d'un roi même à ce prix, et qu'elle ne s'avilira jamais au point
d'accepter la main d'un homme qui craindrait de l'épouser à la lumière
du soleil et à la face de tous!»

Les deux cousines s'excusèrent à qui mieux mieux.

«Pardon, dit Philomène, je ne voulais pas te chagriner; mais, comme tout
le monde parle de ce mariage, je croyais... Pardon...

--Mais es-tu simple, dit Agathe, de pleurer pour si peu de chose! Et
quand cela serait vrai! Les mariages secrets sont aussi bons que les
autres, du moment où le prêtre y a passé, et ils sont bien plus
amusants!»

Le soir, Lello vint avec Philippe. Ils trouvèrent Tolla tout en larmes,
et elle leur raconta ce qu'elle avait appris.

«C'est une invention de la Fratief, dit Lello. Il y a huit jours que
cela court la ville. Mon frère m'en a parlé.

--Et qu'as-tu répondu? demanda Tolla.

--J'ai répondu que la voix publique avait menti, et que je n'aurais pas
fait un tel pas sans consulter mes parents.

--Tu ne lui as rien dit de nos engagements? Il serait peut-être temps
d'en instruire ta famille.

--Mon cher amour, mon père est plus mal que jamais depuis la mort du
cardinal. Si par hasard on l'avait prévenu contre nos projets, la
déclaration que j'ai à lui faire pourrait lui porter un coup terrible.
Ne vaut-il pas mieux attendre que sa santé soit raffermie, si tant est
qu'il puisse guérir?

--Attendons, dit Tolla. Je me boucherai les oreilles pour ne pas
entendre les calomnies de nos ennemis.

--Faites mieux, ajouta Pippo. On vous accuse d'être mariés secrètement.
A votre place je voudrais donner raison à ces chers accusateurs.
Voulez-vous que je vous trouve un prêtre? Je serai votre témoin avec
quelque ami sûr et discret. Supposez que la chose transpire, personne
n'y croira. La nouvelle est usée: elle date de huit jours. D'ailleurs
est-ce qu'on croit jamais la vérité?

--Qu'en penses-tu, Tolla?» demanda Lello.

Tolla répondit d'une voix ferme et décidée:

«Mon ami, hier peut-être j'aurais dit oui. Après la scène de ce matin,
je me mépriserais moi-même si j'étais capable d'accepter. Nous
attendrons.»

Lello et Philippe restèrent au palais Feraldi jusqu'à minuit. Le
lendemain, on racontait dans Rome que Tolla et Lello étaient sortis
ensemble à la brune. Une personne digne de foi les avait reconnus dans
les allées du Pincio, appuyés tendrement l'un sur l'autre. Un second
témoin les avait rencontrés en carrosse à cent pas de la porte du
Peuple; un troisième les avait surpris dans une petite voiture basse sur
l'avenue qui mène à l'église Saint-Paul; un quatrième les avait aperçus
à cheval sur l'avenue d'Albano. Un autre ne les avait pas vus, mais il
avait fait parler le cocher qui les conduisait tous les soirs. Ces
témoignages, qui auraient dû se détruire, se confirmaient l'un l'autre.
On aimait mieux croire à l'ubiquité de Tolla qu'à son innocence. Une
ligue redoutable se forma contre elle. Toutes les mères qui l'avaient
enviée, toutes les filles qui l'avaient jalousée, tous les jeunes gens
qui l'avaient désirée, s'enrégimentaient sous les ordres de la Fratief.
Les amis qui pouvaient la défendre, comme la marquise, Pippo, le docteur
Ély, étaient accablés par le nombre. La pauvre fille apprenait tous les
jours quelque nouvelle calomnie: elle s'en consolait en la racontant à
Lello, qui lui promettait de lui payer en bonheur tout ce qu'elle avait
à souffrir.

Dans les premiers jours de janvier, les consolations de son amant lui
manquèrent. Le vieux prince entrait dans son agonie, qui dura près de
trois semaines. Lello, cloué au chevet de son père, trouvait à peine le
temps d'écrire tous les jours un billet à Tolla. Elle n'avait plus
personne à qui confier ses ennuis: pouvait-elle apprendre à sa mère
toutes ces calomnies, où sa mère était plus maltraitée qu'elle-même?

Elle s'associait à la douleur de Lello, et, quoiqu'elle n'eût jamais vu
le prince de Coromila, elle le pleurait comme un père. Elle ne songea
pas un seul instant que la mort de ce vieillard assurait son mariage. Le
prince mourut. Tolla fut trois ou quatre jours sans aller dans le monde:
elle se sentait incapable de retenir ses larmes. Le monde murmura. Si on
l'avait vue sourire et valser, on aurait poussé les hauts cris; on
aurait dit qu'elle triomphait de la mort du prince.

Lello, toujours prudent, lui écrivit le lendemain des funérailles de son
père: «J'apprends qu'hier au soir on a remarqué ton absence au théâtre.
Que cela te serve de leçon pour l'avenir.»

C'était Mme Fratief qui avait pris la peine de courir de loge en loge à
la recherche de Tolla:

«Avez-vous vu Tolla?

--Non.

--Comment n'est-elle pas ici, elle qui adore la musique de Bellini?
J'avais quelque chose à lui dire. Je vais passer chez elle après le
spectacle. Mais, j'y pense! je ne la trouverais pas. Elle a quelqu'un à
consoler.»

On savait cependant que Lello passait la soirée en famille.

Pour excuser sa douleur, Tolla dit qu'elle était malade. Cela n'était
qu'un demi-mensonge: la pauvre fille succombait à l'excès de ses ennuis.
Ses ennemis la prirent au mot et glosèrent sur sa maladie.

La jeune Nadine disait ingénument à toutes les filles de son âge:
«Tâchez donc de savoir quelle est la maladie de Tolla. Ma mère le sait,
mais elle ne veut pas me le dire. Il paraît que c'est une maladie que
les jeunes filles n'ont jamais, dont on ne meurt pas, mais qui dure bien
des mois.»

En apprenant cette nouvelle invention, Tolla guérit de colère: elle
sentit ses forces doublées; tout son être s'exalta, toute son énergie se
tendit. Elle retourna dans le monde, courut les théâtres, les bals, les
soirées, dansa des nuits entières, fatigua ses valseurs, soupa à quatre
heures du matin, but du vin de Champagne, oublia sa pelisse en sortant
du bal, commit imprudence sur imprudence, et prouva une santé de fer.

Sa réputation n'y gagna rien. Les uns disaient:

«C'est pour mieux cacher _son état_.

--Mais, s'écriait la marquise Trasimeni, elle a une taille à prendre
dans la main! Croyez-vous qu'elle puisse laisser _son état_ à la
maison?»

D'autres allaient chuchotant: «Elle ne se ménage pas assez pour une
fille qui relève de maladie.»

Un plaisant remarquait la coïncidence de la mort du prince et de la
retraite momentanée de Tolla.

«Les Coromila se conservent bien, disait-on. S'il en meurt un, vite il
en naît un autre. Coromila est mort, vive Coromila!»

Mme Fratief, en voyant valser Tolla, disait charitablement à ses
voisines: «La malheureuse! elle veut donc tuer deux personnes à la
fois!»

Cependant Lello s'était laissé conduire à la villa d'Albano, où ce qui
restait de la famille se retira pendant quinze jours pour cacher sa
douleur et pour l'oublier. On chassait, on faisait de grandes cavalcades
et de longs repas. Rouquette organisa savamment cette vie oisive,
décente et plantureuse. Lello eut le temps, non pas d'envier, mais
d'entrevoir les douceurs de la vie de garçon. Cependant le voisinage de
Lariccia, les souvenirs de l'été dernier, peut-être même l'oisiveté, la
solitude et la bonne chère ravivèrent son amour pour Tolla. Un soir, en
sortant de table, il lui écrivit: «Je te l'ai dit cent fois, mais je
veux te l'écrire, parce que les écrits restent: je t'aimerai toujours et
je saurai mourir plutôt que d'oublier un ange tel que toi. Dieu voit mon
coeur, et, en sa présence, je te jure une fidélité éternelle.»

«Comme il m'aime! s'écria Tolla lorsqu'on lut cette lettre en famille.

--Voilà un écrit précieux, ajouta Toto. Ne le perds pas, ma fille. Si,
après un pareil serment, il refusait de t'épouser, le pape l'y
forcerait.»

Les Coromila revinrent à Rome au commencement de mars, et Lello reprit
sa place à la fenêtre du palais Feraldi. Après un mois d'un bonheur
presque parfait, malgré le déchaînement de la calomnie, il se montra
triste et préoccupé.

«Qu'as-tu? lui demanda Tolla en le regardant jusqu'au fond de l'âme.

--Rien. Des ennuis de famille.

--Tu as tout déclaré à tes parents?

--Non.

--Ils t'ont parlé de moi?

--Non.

--Quels ennuis peux-tu avoir? Tu es majeur, libre, maître absolu de tes
actions, riche...

--Moins que tu ne penses.

--Tant mieux! je voudrais que tu n'eusses rien; je serais sûre d'habiter
notre petit domaine de Capri. Te souviens-tu de Capri? Voyons si tu as
profité de mes leçons de géographie! Capri est bornée au nord par
l'amour, à l'est par la fidélité, à l'ouest par beaucoup d'enfants...
Ton père t'a donc déshérité!

--Peu s'en faut.

--Quel bonheur!

--Il a laissé un fidéicommis à mon oncle.

--Le joli mot! Il veut dire?...

--Que par suite d'un ordre secret de mon père, dont le testament ne dit
pas un mot et dont l'exécution est confiée à mon oncle, mon frère aîné
sera cinq fois plus riche que moi.

--Ainsi, mon pauvre ami, tu n'auras peut-être pas plus de deux millions!

--Peut-être.

--Alors, viens à Capri: je te promets pour cent millions de bonheur!»

Lello mentait, et l'argent n'était pour rien dans sa tristesse. Son père
n'avait fait ni fidéicommis ni substitution; il avait légué au chevalier
une terre magnifique qui devait naturellement se partager entre les deux
frères après la mort de leur oncle.

La vraie cause du chagrin, de l'embarras ou du remords de Lello, la
voici:

Le fils aîné du vieux Louis Coromila, devenu prince depuis la mort de
son père, avait terminé les négociations relatives à son mariage; son
départ était fixé au 30 avril. Il devait s'embarquer à Civita-Vecchia
pour Marseille, traverser la France, séjourner à Paris, arriver à
Londres pour les fêtes du couronnement de la reine Victoria, et revenir
avec sa femme par la France, la Belgique, l'Allemagne et la Lombardie.
Tous les jours on travaillait devant Lello à compléter, à préciser et à
embellir ce séduisant itinéraire. Le chevalier et Rouquette ne
s'occupaient pas d'autre chose, tandis que le jeune prince enrégimentait
sa suite et commandait sa livrée. Toutes les tables de la maison étaient
couvertes de cartes routières; on voyait des Guides étalés sur tous les
meubles. A chaque repas, Rouquette s'étendait complaisamment sur la
description des plaisirs de Paris. Le chevalier répliquait par le
tableau des magnificences de la cour de Londres. Le prince, quoiqu'il
dût se faire habiller à Paris, commanda à Rome son habit de cour, dont
Lello rêva plus de trois nuits. Rouquette était du voyage; il eut aussi
de longues conférences avec son tailleur. Ni le chevalier ni le prince
ne firent aucune proposition à Lello; mais on démontrait devant lui que
cette longue odyssée ne durerait pas beaucoup plus de deux mois. Le
chevalier plaisantait légèrement sur l'esprit casanier, sur les animaux
à coquille et sur les souriceaux qui n'osent sortir de leur trou. Le
prince se promettait de savourer bien mieux les douceurs de la vie
domestique après un temps de voyages et d'aventures.

Ces plaidoiries indirectes se prolongèrent jusqu'aux premiers jours
d'avril. Peut-être la famille aurait-elle perdu son procès, si Tolla
avait eu un grain de coquetterie; mais le bonheur de Lello était trop
pur et trop égal pour qu'il s'effrayât d'une absence de deux mois.

Sur ces entrefaites, Morandi fit écrire à la comtesse qu'il avait vu sa
fille à Lariccia vers le milieu de septembre, qu'il l'avait trouvée plus
belle que tous les portraits qu'on lui en avait faits, et que, si Tolla
n'avait refusé sa main que par crainte de quitter Rome, il était prêt à
déserter Ancône pour la capitale.

Le jeune Feraldi voulait qu'on fît lire cette lettre à Lello; Tolla s'y
opposa formellement. «Une semblable confidence, dit-elle, aurait l'air
d'une menace.» Cependant la jalousie serait venue fort à point pour
aiguillonner l'amour de Lello et pour ramener son esprit, qui s'égarait
à chaque instant vers la France et l'Angleterre.

Tolla s'en doutait si peu, qu'elle employait une partie de ses soirées à
lui apprendre le français. Les progrès n'étaient pas rapides: le
professeur et l'élève s'embrouillaient à qui mieux mieux dans la
conjugaison du verbe _aimer_. Quelquefois, pour faire trêve à la
grammaire, elle ouvrait un livre français, le lui mettait sous les yeux,
et le contraignait doucement à épeler, à lire et à traduire. A la fin de
la leçon, l'écolier reconnaissant embrassait son dictionnaire.

Un soir, ils lurent ensemble la fable des _Deux Pigeons_. Quand Lello
eut achevé laborieusement le mot à mot, Tolla lui ôta le livre des mains
et traduisit la fable entière en vers libres ou plutôt en prose
cadencée; sa voix, sonore et brillante, avait je ne sais quoi de doux,
de tendre et de profond. Lello regardait voler ses paroles harmonieuses;
il croyait voir cette filleule des fées qui n'ouvrait jamais la bouche
sans laisser tomber des perles et des émeraudes. Lorsque Tolla lui prit
la main en traduisant ces beaux vers:

    Amants, heureux amants, voulez-vous voyager?
        Que ce soit aux rives prochaines!
    Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,
        Toujours divers, toujours nouveau;
    Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.

il baissa la tête et fondit en larmes.

Le matin même, en sortant de la messe, son oncle lui avait dit:

«J'ai un remords.

--Vous, mon oncle!

--Oui, je suis un mauvais parent. Ton frère va partir pour Londres, et
je reste à Rome au lieu de l'accompagner. Je sacrifie mes devoirs à mes
habitudes.

--Votre conscience est trop scrupuleuse. Est-ce que mon frère a besoin
qu'on le mène par la main? N'est-il pas assez grand pour se conduire
lui-même?

--Oui, parbleu! s'il allait là-bas pour son plaisir, je resterais ici
pour le mien, et je me contenterais de lui souhaiter un bon voyage; mais
il part pour se marier, et je rougis de penser que l'héritier de la plus
grande maison d'Italie s'en ira à l'église sans un père, sans un oncle,
sans un frère, et seul de sa famille comme un enfant trouvé. Si j'avais
seulement dix ans de moins, je ferais mes malles.

--Mais, mon cher oncle, vous vous portez bien, Dieu merci! et vous
n'êtes aucunement cassé. D'ailleurs Londres n'est pas si loin, et l'on
peut voyager à petites journées.

--Eh! crois-tu bonnement que ce soit le voyage qui m'épouvante? Non,
non: je n'ai pas peur d'une ou deux traversées sur un bon bateau, et de
quelques centaines de lieues en chaise de poste. La belle affaire pour
un homme bâti comme moi! Ce qui me tuerait, mon ami, ce sont les
plaisirs.

--Les plaisirs!

--Oui, les plaisirs. Tu es né à Rome, et tu n'as jamais quitté cette
terre de bénédiction; tu ne peux donc pas te faire une idée de la vie
dévorante qu'on mène à Londres et à Paris. Déjeuner en ville, dîner en
ville, spectacle le soir, bal après le spectacle, rentrer chez soi rompu
de fatigue et trouver sur sa table tout un volume d'invitations pour le
lendemain; s'habiller trois fois par jour, s'exténuer en visites, se
ruiner en compliments; attirer sur soi les regards de tout un peuple;
être l'événement du jour, le favori de la mode, la curiosité de la
saison; s'observer, se surveiller, poser enfin comme un acteur sur la
scène ou un prédicateur en chaire: est-ce une vie pour un homme de mon
âge, et ne vois-tu pas que je succomberais au bout d'un mois?

--Mais, mon oncle, un bon dîner ne vous fait pas peur; vous allez au
théâtre tous les soirs: on ne donne pas un bal sans vous inviter, et
vous ne vous en portez pas plus mal.

--Pauvre garçon! est-ce qu'on dîne à Rome? On y prend de la nourriture.
Tu ne soupçonneras jamais toutes les sorcelleries de ces cuisiniers
français, leurs terribles friandises qui séduisent les yeux, captivent
l'odorat et centuplent l'appétit; la gaieté diabolique qui petille au
milieu de ces repas, le fracas des bouchons qui sautent au plancher, le
cliquetis des verres entassés pêle-mêle devant chaque assiette, l'éclat
des cristaux, la lumière éblouissante des bougies, la variété
désespérante des vins: c'est un enfer, te dis-je, et j'en reviendrais
brûlé jusqu'aux os. Vive la bonne grosse cuisine italienne, que nous
mangeons sans bruit dans la vieille argenterie de nos pères! Vivent nos
théâtres simples et tranquilles, où l'on ne va que pour entendre de la
musique et pour causer dans l'ombre avec ses amis! Ce maudit Opéra de
Paris est une fournaise tumultueuse où les plus jolies femmes du monde
vont étaler leurs épaules nues sous un lustre pire que le soleil. Et les
bals, bonté divine! qu'ils ressemblent peu à nos petites soirées,
égayées par la contredanse, le whist et la limonade! Figure-toi un
formidable pêle-mêle de luxe, d'élégance et de coquetterie, une musique
insensée, des toilettes scandaleuses, une liberté inouïe, des escaliers
encombrés de fleurs, des buffets chargés de viandes, des soupers à
ressusciter des morts et à tuer des vivants! C'est un spectacle à voir
une fois; je l'ai vu, je n'en suis pas mort, mais on ne m'y reprendra
plus! Cependant Dieu m'est témoin que je voudrais pouvoir accompagner
ton frère.»

Cette appétissante satire des plaisirs de Paris produisit tout l'effet
qu'on en espérait: Lello offrit de partir avec son frère. Le mot ne fut
pas plus tôt lâché que le colonel, sans lui laisser le temps de se
reconnaître, courut avec lui annoncer la nouvelle à toute la maison. Le
hasard ou la prévoyance de Rouquette fit qu'il y eut ce jour-là vingt
personnes à dîner. Tout le monde but au prochain voyage des deux frères.

Lello était venu au palais Feraldi pour apprendre à Tolla tout ce que la
ville devait savoir le lendemain; mais la fable des _Deux Pigeons_ lui
coupa la parole, et il pleura en songeant qu'il s'était condamné à
partir et qu'on lui avait fermé toute retraite.

Il se coucha mécontent de lui-même, incertain de ce qu'il dirait à Tolla
et fort en peine de se justifier à ses propres yeux. A force de
chercher, il s'avisa de prier Mme Feraldi de tout conter à sa fille. «Le
coup sera moins rude, se dit-il, s'il ne vient pas de moi.» Pour faire
sa paix avec sa conscience, il se promit qu'une fois hors de Rome il
trouverait le courage de demander le consentement de son oncle. Vingt
fois il avait eu la bouche ouverte pour lui tout déclarer, et une sotte
timidité l'avait toujours arrêté devant le nom de Tolla. C'est la
présence de mon oncle qui me trouble, pensa-t-il; je serai plus hardi en
face d'un encrier. Il s'endormit fort tard et rêva qu'il était un pigeon
battu par l'orage. Il fut réveillé à neuf heures du matin par la visite
de Rouquette.

«C'est vous? lui dit-il en se frottant les yeux. Je suis bien aise de
vous voir. Connaissez-vous la fable des _Deux Pigeons_?

--Je la sais par coeur. C'est un délicieux roman de trois pages. La
morale surtout en est admirable.

--Vous trouvez?

--Sans doute, et je vous recommande de la méditer. Cette fable prouve,
mieux qu'un sermon, que deux frères ne doivent pas voyager l'un sans
l'autre.

--Deux amants?

--Deux frères!

--J'avais entendu dire qu'il s'agissait de deux amants.

--Qui est-ce qui vous a fait cette plaisanterie? Il n'y a pas plus
d'amour dans la fable que dans la barrette du cardinal-vicaire. Écoutez
plutôt:

    L'autre lui dit: Qu'allez-vous faire!
    Voulez-vous quitter _votre frère_?

Et plus loin:

    ... Hélas! dirai-je, il pleut:
    Mon _frère_ a-t-il tout ce qu'il veut,
    Bon souper, bon gîte, et le reste?

_Mon frère_, entendez-vous? D'ailleurs, qui est-ce qui dirait _et le
reste_, sinon un frère, et le frère répond:

    Je reviendrai dans peu conter de point en point
        Mes aventures à mon _frère_.

Croyez-vous, en bonne foi, que, s'il s'agissait de deux amants, les
Français feraient apprendre ces vers aux petites filles? Au reste, La
Fontaine connaît trop bien le coeur humain pour vouloir que deux amants
demeurent cousus l'un à l'autre. Il sait que l'amour le mieux constitué
ne résisterait pas à ce régime, et mourrait d'ennui au bout de quelques
mois. L'absence, qui tue l'amitié et tous les sentiments tièdes, exalte
les passions violentes. Quelle est la femme qui a donné au monde le plus
éclatant exemple de fidélité? Pénélope, dont le mari a fait une absence
de vingt ans. Lucrèce a repoussé l'amour de Sextus parce que son mari
était au camp; elle l'aurait peut-être écouté, si elle avait eu Collatin
sur ses talons. C'est en amitié que les absents ont tort: en amour, ils
ont toujours raison. La petite fleur qui dit _plus je vous vois, plus je
vous aime_, est un oracle en amitié; c'est une sotte en amour.»

Fortifié par ces beaux raisonnements, Lello vint à trois heures au
palais Feraldi. On venait de quitter la table. Le comte, la comtesse et
Toto prenaient le café au salon. Tolla s'habillait pour faire des
visites. Il promena sur ses auditeurs un sourire embarrassé.

«Je suis bien aise, dit-il, que Tolla ne soit pas ici. C'est à vous que
je viens demander assistance.

--Et contre qui? dit le comte.

--Contre elle. Si vous ne venez pas à mon aide, elle m'arrachera les
deux yeux tout au moins.

--Mon cher client, l'affaire n'est pas de ma compétence. Défendez vos
yeux vous-même, si vous tenez à les garder.

--Si j'y tiens, c'est qu'ils me servent à voir Tolla.

--Voici bientôt un an qu'elle vous les arrache tous les jours, reprit la
comtesse, et vous n'êtes pas seulement borgne.»

Toto ajouta: «Avec tous les yeux qu'elle t'a arrachés, on aurait de quoi
paver la queue d'un paon. Voyons, confesse-toi: qu'as-tu fait?

--Rien encore; mais je médite une escapade.

--Renonce à ton escapade, et je réponds de tes yeux.

--Impossible, mon ami, j'ai donné ma parole. Il s'agit d'un voyage.

--A Albano?

--Plus loin; mais il est convenu que nous courrons la poste et que notre
absence ne durera pas longtemps.

--Huit jours?

--Davantage. Enfin, puisque j'ai commencé ce diable d'aveu, sachez que
mon oncle, bien malgré moi, pour que mon frère ne soit pas seul à ce
mariage, a voulu, ne pouvant pas quitter Rome, où il a ses habitudes, me
faire partir pour Londres, et il m'a été impossible de refuser. Vous
comprenez que si Tolla...»

Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Toto, le comte et la comtesse
s'étaient dressés comme par ressort autour de lui.

«Vous êtes faible, Lello Coromila, dit sévèrement le comte.

--Lâche coeur, cria Toto.

--Elle en mourra! dit la comtesse.

--Écoutez-moi, reprit-il d'une voix émue. Je vous jure que j'aime Tolla
et que je l'épouserai. Maintenant écoutez-moi. Mon oncle et mon frère,
qui sont toute ma famille, désirent absolument que je fasse ce voyage.
Je souffre plus que vous ne sauriez croire à la seule pensée de quitter
Rome; mais je voudrais concilier tous mes devoirs. Si je témoigne de la
complaisance à mes parents, je puis compter qu'ils me payeront de
retour. J'assiste au mariage de mon frère pour que bientôt il assiste au
mien.

--Monsignor Rouquette n'est-il pas de la partie? demanda le comte. Il a
obtenu du cardinal-vicaire un congé de trois mois.

--Cela vous prouve, répliqua vivement Lello, que notre absence ne sera
pas longue: trois mois au plus, peut-être deux.

--Combien de temps, demanda Toto, a duré son voyage à Venise?

--Je t'assure, mon ami, que l'on calomnie ce pauvre Rouquette. Depuis
six mois que je l'étudie sans qu'il s'en doute, j'ai appris à lui rendre
justice. Il m'aime, et il se rangera plutôt avec nous contre les miens,
qu'avec ma famille contre nous.

--Puisque vous avez foi en M. Rouquette, dit la comtesse avec amertume,
asseyons-nous. Vous avez vu comme la nouvelle de ce départ nous a
agréablement surpris: jugez par nous de l'effet qu'elle va produire sur
Tolla.

--Chère comtesse, je souffrirai plus qu'elle. Aidez-moi à adoucir la
violence du coup. Je sens que je n'ai plus de courage.

--Il doit t'en rester assez, dit Toto, car tu n'en dépenses guère au
palais Coromila.

--Eh bien, oui! je suis faible, je suis lâche; j'ai peur de mon oncle,
quoiqu'il soit le meilleur des hommes; j'ai peur de mon frère, j'ai peur
de tout. Accable-moi, tu le peux, je te le permets, je ne me défendrai
pas: il y a des moments où je me méprise moi-même! Mais que veux-tu!
j'ai promis de partir, ma parole est donnée, la ville entière le sait.
Hier, à dîner, devant moi, ils ont annoncé mon départ à plus de vingt
personnes! Tout cela empêche-t-il que je n'aime ta soeur et que je ne
l'épouse à mon retour? La sotte promesse que mon oncle m'a arrachée
viole-t-elle les serments que je vous ai faits?»

Lello s'arrêta brusquement; il avait entendu la voix de Tolla, qui
descendait en chantant le grand escalier du palais.

La pauvre fille ouvrit la porte, courut à Lello, et s'arrêta tout
interdite à la moitié du chemin. Elle vit son père horriblement pâle, sa
mère agitée d'un tremblement nerveux, les yeux de son frère pleins de
larmes, la figure de son amant bouleversée. Ils se taisaient tous et
n'osaient ni se regarder ni la regarder. Son coeur se serra; elle se
laissa tomber sur une chaise sans essayer de rompre ce morne silence.
Trois longues minutes s'écoulèrent, durant lesquelles on n'entendit que
les sanglots de Mme Feraldi. Enfin Tolla n'y tint plus.

«Qu'est-il arrivé? demanda-t-elle; ma mère, mon père, mon frère, Lello,
qu'avez-vous? Parlez, je vous en prie. J'aurai du courage; répondez-moi.
Maman, je t'en supplie. Ah! vous me ferez mourir. Par pitié, dites-moi
ce qui m'arrive!

--Pauvre enfant! répondit sa mère, tu le sauras trop tôt!»

Elle ne demanda rien de plus; elle courut dans la chambre voisine et
fondit en larmes sans savoir encore pourquoi. Ce premier moment passé,
elle reprit possession d'elle-même et rentra résolûment au salon.

«J'ai pleuré, dit-elle. Vous voyez que je suis calme. Maintenant je veux
savoir ce que je suis condamnée à souffrir.»

Au premier mot de départ, elle s'évanouit. Sa mère et Toto la portèrent
dans sa chambre. Le comte la suivit, oubliant Lello, qui s'enfuit tout
éperdu. En passant devant la loge du concierge, il appela Menico, lui
mit deux écus dans la main, et le supplia de lui apporter des nouvelles
de sa maîtresse. Il attendit deux heures dans une anxiété mortelle.
Enfin Menico parut: il était plus pâle qu'à l'ordinaire, mais il avait
toujours son air calme et indolent.

«Parle vite! lui cria Lello. Comment va-t-elle?

--Mieux, Excellence. Elle a eu de grosses convulsions; maintenant elle
dort: vous ne l'avez pas tuée tout à fait.» Il ajouta, en posant deux
écus sur la cheminée: «Voici votre argent. Vous allez voyager, vous en
aurez besoin. Madame vous fait dire que vous pouvez venir au palais
demain soir.»

Le lendemain, en entrant dans ce salon où il avait passé de si douces
heures, Lello fut saisi d'un frisson étrange. Personne ne se leva pour
venir au-devant de lui. Tolla était trop faible pour courir comme
autrefois à sa rencontre. Le comte et Toto s'étaient habillés comme pour
une cérémonie. On avait enlevé tous les rideaux qui cachaient les vieux
portraits de la famille, et Lello pouvait compter autour de lui dix
générations de Feraldi. Le comte lui montra de la main le fauteuil qui
l'attendait, puis il commença d'une voix ferme et triste:

«Manuel Coromila, vous voyez que nous sommes ici en conseil de famille.
J'ai convoqué mes ancêtres à cette réunion solennelle: je voudrais
pouvoir convoquer aussi les vôtres. Vous allez quitter Rome pour
longtemps; je dis longtemps, parce qu'il ne faut pas plus d'un mois pour
changer le coeur d'un homme de votre âge. Ce départ, ce n'est pas vous
qui l'avez voulu: il vous a été imposé par votre oncle et votre frère.
Je sais pourquoi. L'ambition de vos parents ne veut pas que vous
épousiez ma fille, et l'on compte sur les plaisirs de Paris et de
Londres pour vous la faire oublier. Vous étiez libre de rester: vous
avez consenti à partir. Vous étiez libre de déclarer ouvertement votre
amour pour Vittoria, depuis tantôt deux mois que vous n'avez plus de
père vous vous êtes obstiné dans votre prudence et votre timidité. Je ne
vous accuse pas. Je ne vous reproche ni les partis que vous nous avez
fait rejeter, ni l'amour incurable que vous avez mis au coeur de ma
fille, ni les calomnies que vos assiduités ont attirées sur nous, ni la
scène d'hier et la douleur dont vous avez rempli ma maison; mais je
pense que c'en est assez et que nous avons assez souffert. Je vois bien
que vous n'aimez plus ou que vous aimez moins, ou que vous n'aimez pas
assez pour que l'amour vous donne du courage. Votre constance ne tient
plus qu'à un fil, et, sans toutes ces promesses et tous ces serments qui
vous sont échappés, la pauvre Tolla serait déjà oubliée. Eh bien! soyez
heureux; rien ne vous retient plus: je vous rends votre parole.»




VII


Manuel avait écouté avec résignation les reproches du comte, mais la
conclusion le mit hors de lui. Il s'était attendu à des paroles sévères,
non à cette dédaigneuse restitution de sa liberté. Il pâlit de colère,
et balbutia d'abord quelques paroles inarticulées.

«Calme-toi, lui dit Toto; tu n'as ici que des amis.»

Il reprit avec violence: «Des amis! Monsieur le comte, si je ne m'étais
pas accoutumé à vous regarder comme un second père, je n'endurerais pas
si patiemment un tel outrage. Vous me croyez capable de violer mes
serments!

--Non.

--Pardonnez-moi, lorsqu'on dit à un homme: «Je vous rends votre parole,»
c'est qu'on le juge assez méprisable pour la reprendre. Je m'appelle
Coromila, et l'histoire de Venise, qui est celle de mes ancêtres, ne
leur a jamais imputé ni un mensonge ni une trahison. Qui vous a permis
de croire que je valais moins qu'eux et que je méditais de les
déshonorer tous en ma personne? J'ai promis d'épouser votre fille; j'ai
fait mieux, je l'ai juré; je ne l'ai pas juré une fois, mais cinquante,
et sur tout ce qu'il y a de plus sacré; je l'ai juré par écrit, vous en
possédez les preuves, et vous avez les mains pleines de mes serments! et
vous m'estimez assez peu pour me dire de sang-froid: «Soyez libre; je
vous accorde que vous n'avez rien promis, rien écrit, rien juré!
Décidons à l'amiable que toutes vos lettres sont des faux, toutes vos
promesses des mensonges, tous vos serments des parjures!» Monsieur le
comte, si l'on parle de la sorte aux hommes qu'on estime, que
restera-t-il donc pour exprimer le mépris?

--Lello, reprit le comte, vous m'avez mal compris, ou plutôt j'ai mal
parlé. A Dieu ne plaise que j'élève un doute sur votre honneur, qui
m'est aussi cher que le mien. Voici ce que j'ai voulu dire. Lorsque vous
avez demandé la main de ma fille, il y a huit ou neuf mois, vous étiez
encore dans la dépendance d'un père. En engageant votre personne et
votre fortune, vous disposiez en quelque sorte de biens qui ne vous
appartenaient pas. Il est possible, et jusqu'à un certain point
raisonnable, que le changement survenu dans votre condition, la teneur
du testament de votre père, les intérêts nouveaux qui vous condamnent à
ménager certaines personnes, les dispositions de votre famille, qui ne
s'était pas prononcée en ce temps-là et qui depuis s'est montrée
contraire à nos projets, enfin le temps qui use toute chose, même les
passions qui se croyaient éternelles, il est possible, dis-je, que l'un
de ces motifs vous engage, non pas à violer, mais à regretter vos
promesses. S'il en était ainsi, si vous n'aimiez plus ma fille que par
scrupule et si vous ne l'épousiez plus que par devoir, mon devoir à moi,
dans son intérêt comme dans le vôtre, serait de tout rompre. Si au
contraire je me suis trompé, si la prudence qui est un défaut de mon
âge, m'a aveuglé, prouvez-moi mon erreur et guérissez mes craintes:
reprenez ces anciens serments qui vous sont échappés dans la première
ferveur de votre amour, et donnez-moi en échange une promesse sérieuse
et irrévocable, faite de sang-froid, dans la pleine possession de
vous-même, en présence de tous les obstacles que vous savez, et à la
veille d'un voyage où l'on vous entraîne pour vous arracher à nous.»

Pendant ce discours du comte, Lello sentait peser sur lui les regards de
toute la famille. Après un accès de hardiesse dont il ne se serait
jamais cru capable, sa timidité naturelle avait repris le dessus.
Immobile et morne, il comptait machinalement les fleurs du tapis, dont
le dessin se grava pour toujours dans sa mémoire. Il n'osait regarder
personne en face, pas même la comtesse et sa fille, dont les yeux le
cherchaient pour l'encourager. Il fit un effort pour regarder Tolla, et
il leva les yeux jusqu'à ses mains, qui pendaient, à demi fermées, sur
ses genoux. Ces petites mains pâles et amaigries parlaient plus
éloquemment que le comte Feraldi. Elles rappelaient à Lello tant de
chastes baisers, tant de douces étreintes! l'index de la main droite
s'était levé si souvent en signe de menace amicale et souriante! Que de
fois il s'était appuyé sur les lèvres de Lello pour lui imposer silence!
La main gauche portait cette bague de turquoise qu'il y avait mise
lui-même dans une des plus belles heures de sa vie, et qu'il avait
promis de remplacer par un anneau de mariage. La maigreur de ces pauvres
petites mains résumait une longue histoire de larmes, de soucis,
d'incertitudes, de patience, de résignation, de calomnies noblement
pardonnées, de prières à mains jointes pour les calomniateurs. La main
droite, négligemment renversée et entr'ouverte comme pour recevoir une
main amie, semblait se tourner vers lui et lui dire: «Tu ne me veux
plus!» Lello entendit ce langage muet, tout en écoutant les paroles du
comte. Ces deux discours, l'un ferme et précis, l'autre vague et confus,
arrivaient ensemble à son âme, comme le chant et l'accompagnement d'une
même mélodie. Il se leva de son siége, s'agenouilla devant Tolla, prit
sa main dans la sienne, leva hardiment les yeux sur toute la famille, et
dit d'une voix ferme et résolue:

«Je jure...

--Arrêtez, interrompit le comte. Avant de vous lier par ce nouveau
serment, songez qu'il doit être irrévocable. Si vous engagez à ma fille
cette liberté que je viens de vous rendre, aucun prétexte, aucune raison
ne pourra plus vous délier, pas même l'opposition la plus formelle de
vos parents.

--Monsieur le comte, je ferai tous mes efforts pour que mon bonheur soit
approuvé de ma famille; mais, si mes parents s'obstinent dans une
injuste et tyrannique opposition, je me souviendrai que Dieu m'a fait
libre. Et maintenant, par ce Dieu qui a comblé votre fille des plus
adorables vertus, par ce Dieu qui m'a inspiré pour elle l'amour le plus
pur, par ce Dieu miséricordieux avec qui elle m'a réconcilié, par ce
Dieu terrible qui n'a jamais laissé le parjure impuni, je jure de
n'avoir jamais d'autre femme que Vittoria Feraldi.»

Tolla se pencha vers lui pour l'embrasser; mais la joie fut plus forte
qu'elle, elle s'évanouit. Lorsqu'elle revint à elle, elle se cramponna
instinctivement au bras de Lello: «Pourquoi t'en vas-tu? lui dit-elle à
l'oreille.

--Maudit voyage! j'ai consenti sans savoir ce que je disais; je
dégagerai ma parole.

--Ne pars pas! Tu vois comme je suis faible. Qui sait si tu me
retrouveras à ton retour?»

Il pleura un peu, promit beaucoup, et sortit réconcilié avec les Feraldi
et avec lui-même.

En rentrant au palais Coromila, il trouva le tailleur, le brodeur et le
passementier qui venaient prendre ses ordres pour un habit de cour. Il
eut honte d'annoncer à ces ouvriers qu'il était changé d'avis et qu'il
ne voyageait plus. Il les laissa prendre leurs mesures, discuta avec eux
la coupe, la broderie, les galons, et ne s'ennuya pas à cet entretien.
Rouquette survint, approuva son goût, et lui prédit qu'il ferait oublier
Brummel à l'Angleterre. Le colonel entra ensuite, et lui dit: «Toi qui
te connais en chevaux, tu m'achèteras en arrivant à Londres une jument
pur sang pour la selle et un joli attelage de calèche. Tu t'en serviras
durant ton séjour en Angleterre, et tu me les feras expédier le jour de
ton départ.» Malgré la perspective d'une commission si agréable, Lello
prit son courage à deux mains; il essaya de dire qu'il n'était pas
encore parti, et qu'il avait peur de s'embarquer dans un voyage aussi
coûteux. Son frère se présenta fort à point pour répliquer qu'il se
chargeait de toute la dépense. Que répondre à de si bonnes raisons?
Tolla elle-même renonça à réfuter les arguments du tailleur et du frère,
de Rouquette et du colonel. Lello aimait trop le plaisir pour sacrifier
un si beau voyage. Tolla aimait trop Lello pour ne pas lui pardonner.

Pour conjurer les mille dangers qu'elle prévoyait, elle ne ménagea point
les recommandations à Lello, qui ne lui ménagea point les promesses.
Elle employa toutes les soirées d'avril à demander et à obtenir des
serments, sans parvenir à se rassurer. Elle fit jurer à Lello que son
absence ne durerait pas plus de deux mois. «Mais, pensa-t-elle en
frémissant, si dans ces deux mois quelque autre femme!...» Il fit
serment de fuir toutes les occasions d'infidélité. «Malheureuse! se
dit-elle; il aura beau fuir, les occasions viendront à lui; il est si
beau!» Elle chercha comment elle pourrait l'enlaidir pour deux mois.
Elle s'avisa de lui faire couper ses jolies moustaches noires. Le jour
où Lello se présenta devant elle avec la lèvre rasée, elle le trouva si
étrange et si laid qu'elle se crut sauvée. Elle lui fit promettre,
séance tenante, qu'il ne _mettrait_ pas ses moustaches avant de rentrer
à Rome. Pour être sûre que Rouquette ne lui volerait pas l'estime de son
amant, elle fit jurer à Lello que, quoi qu'on pût lui dire contre elle,
il suspendrait son jugement jusqu'au retour. «Et moi, dit-elle, quoi
qu'on fasse, quoi qu'on dise, quelques preuves qu'on m'apporte, je ne me
croirai abandonnée que si tu viens me l'apprendre toi-même.» Un matin,
après avoir communié ensemble, ils s'agenouillèrent côte à côte devant
l'autel de la Vierge. Tolla fit voeu d'entrer dans un cloître si Dieu ne
lui permettait pas d'être à Lello. Lello fit voeu de se retirer dans un
ermitage à Capri si quelque malheur ou quelque trahison l'empêchait
d'épouser Tolla. Chacun d'eux appela la mort sur sa tête, s'il manquait
jamais à ses serments. Au milieu de ces protestations, le mois d'avril
passa vite.

Lorsque Rome apprit le prochain départ de Lello, l'avis unanime fut que
les Feraldi avaient perdu la partie. On alla jusqu'à dire que Lello se
marierait en France. Les mieux informés nommaient la fille qu'il devait
épouser. La générale, alarmée par ces faux bruits, craignit d'avoir fait
la guerre à ses frais pour quelque famille du faubourg Saint-Germain.
Pour sortir de peine, elle invita Rouquette à dîner; mais Rouquette,
occupé de mille affaires et peu soucieux de ménager des alliés désormais
inutiles, se tira de cette invitation par une réponse évasive. Mme
Fratief et sa fille se dépitaient de ne rien savoir. Pendant un long
mois on les vit piétiner tous les salons de Rome, le nez au vent,
l'oreille au guet, flairant l'air, aspirant le moindre bruit,
interrogeant les visages, quêtant les nouvelles, plaignant tout haut la
pauvre Tolla, maudissant tout bas monsignor Rouquette, et poursuivant
l'introuvable Lello, qui passait toutes ses soirées au palais Feraldi.

La marquise Trasimeni n'était pas à Rome. Le docteur Ély, à la suite
d'un gros rhume, l'avait envoyée à Florence dans les derniers jours de
mars. Philippe avait pris un congé d'un mois pour accompagner sa mère.
Il revint seul le 25 avril, et la première nouvelle qu'il apprit, fut
que Lello partait dans quatre jours.

Il poussa un cri de surprise et de colère. «Et Tolla? se dit-il. Est-ce
que je serais un sot? Moi qui viens encore de prêcher à ma mère que ses
soupçons avaient tort et que ses craintes étaient folles, me suis-je
laissé berner par ce vieil ivrogne de colonel? Nous verrons bien!»

Il ne fit qu'un bond jusqu'au palais de Coromila. Lello le reçut au
milieu du pêle-mêle de ses bagages. Rouquette, assis sur une malle, lui
offrit en ricanant un cigare de la Havane.

«Ah! monsieur, dit Rouquette, que vous arrivez à propos! Nous nous
plaignions tout à l'heure d'être obligés de partir sans prendre congé de
vous.

--J'arrive tout botté, et voilà sur mon habit la poussière de Florence.
Vous voyez, monsignor, que je n'ai pas perdu de temps.

--Croyez-vous? Il me semble que vous êtes resté un siècle dans cette
belle Toscane.

--Un mois, monsignor; pas davantage. Je vous remercie d'avoir trouvé le
temps long.

--Il s'est passé tant de choses en votre absence! Monsieur, si l'homme
était sage, il ne s'éloignerait jamais de ses amis.

--Vous parlez d'or, monsignor; mais ne savez-vous pas qu'il y a de
mauvais génies qui font métier de séparer ceux qui s'aiment?

--C'est ce que l'Église appelle des esprits infernaux.

--Oui, monsignor, infernaux. Si jamais j'en tiens par les oreilles!

--Monsieur, reprit Rouquette d'une voix douce, ces esprits-là ont le
bras long et les oreilles courtes. On rencontre leurs bras avant
d'arriver à leurs oreilles.

--A qui diable en avez-vous, interrompit Lello, avec vos oreilles
d'esprits infernaux? Est-ce que Philippe est devenu théologien? Aide-moi
un peu à fermer ceci. Appuie hardiment le genou! bon; voilà qui est
fait. Que je suis aise, mon Pippo, que tu sois arrivé à temps!

--C'est ce que je disais, ajouta Rouquette; monsieur arrive à temps!

--Peut-être plus à temps qu'on ne pense, monsignor.

--Mais je dis tout à fait à temps, pour aider votre ami à fermer ses
malles. Je vais voir si mon valet de chambre s'occupe des miennes.
Monsieur le marquis Trasimeni, vous devez avoir bien des choses à dire
après une si longue absence. Tâchez, s'il est possible, de réparer le
temps perdu. Au plaisir!

--Ah! tu me défies, pensa Philippe. Eh bien! ma revanche! Il est trop
tard pour empêcher Lello de partir: l'homme qui s'est donné la
satisfaction de remplir toutes ces malles ne consentira jamais à les
défaire. Il ira en France, en Angleterre, au bout du monde, si bon lui
semble; mais il ne faut pas qu'on puisse profiter de son absence pour
égorger ma pauvre Tolla. Il me reste quatre jours pour lui assurer un
refuge contre toutes les calomnies, pour compromettre Lello aux yeux du
monde entier, pour rendre toute rupture impossible, pour berner à mon
tour ce digne colonel, et pour lier les mains à monsignor Rouquette, qui
a les bras si longs. Quatre jours, c'est peu, mais c'est assez: les plus
longues batailles n'ont pas duré plus de vingt-quatre heures. En avant!

--A quoi rêves-tu? lui demanda Lello. Tu as aujourd'hui une physionomie
étrange.»

Philippe répondit avec un abandon bien joué: «Tu le demandes, frère? Je
songe à ce voyage qui va peut-être bouleverser tout mon avenir.

--Et qu'y a-t-il de commun, s'il te plaît, entre ton avenir et mes
voyages?

--Tu le sauras un jour; mais parle-moi de Tolla. J'ai bien souvent pensé
à elle, durant ce long mois que j'ai vécu loin d'elle. Tout est rompu
entre vous, n'est-il pas vrai?

--Rompu! es-tu fou?

--Avoue-le-moi franchement, je ne t'en voudrai pas. Je comprends tes
raisons: ton oncle, ton frère, monsignor Rouquette, ton nom, ta
fortune... J'ai fait bien des réflexions en un mois, et mes idées ont
changé. D'ailleurs tu ne la rendais pas heureuse. Qu'a-t-elle dit quand
tu lui as annoncé ton escapade?

--Elle a pleuré, elle a été un peu malade, puis elle m'a pardonné.

--Adorable fille! il y a vingt ans que je la connais, que je l'aime;
nous avons été élevés ensemble. Eh bien! mon ami, depuis que j'ai l'âge
de raison, je me demande s'il y a un homme qui mérite une telle femme!
Tu reviendras dans six mois?

--Dans deux mois.

--Six!

--Deux! te dis-je.

--Mettons cinq. Pendant ces six mois restera-t-elle dans sa famille, ou
va-t-elle s'enfermer dans un couvent?

--A quoi bon le couvent? Elle vivra, comme toujours, auprès de sa mère.

--Tu as raison: pas de couvent; j'y perdrais trop. D'ailleurs le colonel
n'entendrait pas raison sur ce chapitre.

--Et pourquoi?

--Parbleu! crois-tu que ton oncle t'envoie à Paris et à Londres pour
hâter ton mariage avec elle? Il prévoit tout ce qui peut advenir en six
mois: il vous applique à tous deux la médecine des grands parents, aussi
vieille qu'Aristote: à l'amant, le grand air et la poussière des
chemins; à l'amante, le tourbillon des valses, le bourdonnement des
danseurs et la poussière des salons. Et si la guérison se fait trop
attendre, si l'amant traverse la mer sans écouter les sirènes, le fleuve
sans regarder les ondines et la forêt sans causer avec les dryades; si
la jeune fille est assez impertinente pour aimer obstinément celui qu'on
veut qu'elle oublie, alors aux grands maux les grand remèdes! Un parent
vénérable, un ami de la famille, un homme d'Église au besoin, dresse un
piége à la pauvre enfant sans défiance; on tend une bonne calomnie sur
son passage, on fait faire à sa réputation une culbute dont elle ne se
relèvera jamais: cela vous apprendra, mademoiselle, à marcher droit!
Rappelle-toi Venise et les amours de ton frère. Crois-tu que ce mariage
eût été aussi facile à rompre, si le maladroit, avant de partir, avait
enfermé sa maîtresse dans un couvent? Le couvent, mon ami, est la seule
forteresse où la réputation d'une fille soit à l'abri, parce que les
hommes n'y pénètrent jamais. La vertu est robuste, elle se conserve
partout, dans le monde, dans les bals et dans la valse à deux temps; la
réputation est comme une robe blanche qu'il faut serrer dans un tiroir,
si l'on ne veut pas qu'elle soit éclaboussée par un rustre ou déchirée
par un faquin. Que Tolla reste dans le monde, je réponds de sa vertu, je
ne réponds pas de sa robe blanche.

--Et tu ne veux pas que je l'enferme dans un couvent?

--D'abord consentirait-elle?

--J'en réponds.

--Ses parents?

--Je m'en charge.

--Et la permission des autorités ecclésiastiques?

--Le cardinal Pezzato l'obtiendra,

--Mais ton oncle?

--Il apprendra l'affaire lorsqu'elle sera faite.

--Et monsignor Rouquette?

--Je suis plus fin que lui.

--Tu serais homme à garder un secret pendant quatre jours?

--Je ne suis donc pas Romain?

--Comme tu prends feu pour le couvent! Cependant, mon ami, à juger
froidement les choses, il n'y a pas péril en la demeure. Que crains-tu?

--Tout!

--Non, tu ne crains rien du coeur de Tolla, trop heureux garçon! Le seul
danger, c'est qu'un Rouquette à Paris, un Fratief à Rome lui imputent à
crime quelques distractions innocentes. Que t'importe? Tu fermeras
l'oreille et tu laisseras dire. Qu'est-ce qu'ils pourraient inventer de
nouveau après ce que nous avons entendu? Quelle créance accorderais-tu à
leurs paroles, toi qui as vu comment ces artistes travaillent la
calomnie? Si l'on t'écrivait dans un mois qu'on a rencontré Tolla à dix
heures du soir, en voiture, avec un jeune homme sur la route d'Albano;
si monsignor Rouquette déposait sur ton bureau une liasse de lettres
anonymes; si ton oncle t'écrivait que tu es la fable de Rome, comme tu
l'as jadis écrit à ton frère, ne renverrais-tu pas loin de toi ces vieux
mensonges si usés qu'ils montrent la corde?

--Oui; mais si véritablement Tolla se laissait étourdir par ce
tourbillon du monde?

--Sois tranquille, je veillerai sur elle, et jamais le coeur d'une femme
n'aura un gardien plus jaloux.

--Mais...

--Tu ne me connais pas, Manuel. J'aime Tolla, depuis l'enfance, d'une
amitié passionnée. Sans toi, je l'aurais peut-être aimée d'amour. Juge
de ce que je deviendrais si je voyais qu'elle te trahît pour un indigne!

--Cependant...

--Toi parti je m'attache à sa personne, je me fais son garde du corps,
je l'accompagne dans tous les bals, je ne la quitte pas plus que son
ombre. Le soir, à l'heure où tu lui faisais ta visite quotidienne,
j'irai la voir, je m'assoirai à ta place, nous parlerons de toi, et
quelquefois nous pleurerons ensemble. Les larmes sont moins amères
lorsqu'elles sont essuyées par l'amitié.

--C'est fort joli, mais...

--Entends-tu d'ici les bonnes langues? Elle aime Philippe! Elle épouse
Philippe! Philippe a supplanté son ami! Je ne poserai pas sur son front
un baiser fraternel sans que le bruit en retentisse dans toute l'Italie.
Que nous rirons de bon coeur!

--Mais, par tous les saints!... interrompit violemment Lello.

--Encore un mot. Le couvent a du bon, je te l'accorde; mais jusqu'à quel
point as-tu droit d'emprisonner celle qui t'aime?

--Je me soucie bien du droit! cria Manuel. Droit ou non, je te dis
qu'elle ira au couvent, et qu'elle y restera jusqu'à mon retour, et
qu'elle n'y recevra personne, excepté sa mère et notre confesseur. Je ne
suis pas jaloux; mais, puisque tu te charges de l'être à ma place, tu
vas voir comme je saurai profiter de tes conseils! Quel est le couvent
le plus sévère?

--Les _Sepolte vive_ (les _Enterrées vives_).

--C'est trop dur; un autre?

--Saint-Antoine-Abbé.

--Y reçoit-on des pensionnaires?

--Oui.

--Elle ira à Saint-Antoine-Abbé.

--Mais, mon cher Lello, que veux-tu que je devienne? Tu pars pour
Londres, tu enfermes Tolla: quels amis me laisses-tu?

--Tu en trouveras d'autres: on en a toujours assez. Où ai-je fourré mon
chapeau? Le voici. Mes gants? dans ma poche. Mon ami, je ne te renvoie
pas: je cours chez elle, chez sa mère, chez son oncle, chez le
cardinal-vicaire, chez l'abbé La Marmora et chez la supérieure du
couvent.

--Moi, je rentre à la maison: nous ferons route ensemble jusqu'aux
Saints-Apôtres.»

Chemin faisant, Manuel se disait avec une vivacité fébrile:

«Ah! maître Philippe! vous l'aimez, et vous n'en savez rien! Et elle ne
s'en doute pas! Mais moi, j'ai l'oeil bon, Dieu merci! j'allais
m'embarquer dans un joli voyage! Heureusement le couvent arrange tout.»

Philippe cachait sous un visage abattu la joie la plus triomphante: «Il
est jaloux, donc il l'aime encore. Comme il a dévoré l'hameçon! Ses yeux
lançaient des éclairs; il doit m'avoir en horreur. Tolla sera heureuse:
le couvent sauve tout; il ferme la bouche au colonel, à Rouquette, à la
Fratief et au monde. Il rend toute défection impossible. Quand Manuel
aura enfermé sa maîtresse dans un cloître, il sera forcé de l'y
reprendre.»

Le lendemain, Philippe déjeunait dans sa chambre lorsqu'il vit entrer
Dominique. Il lui offrit une chaise et un grand verre de vin de
Marsalla, brillant comme la topaze et chaud comme le soleil. Dominique,
en valet bien appris, accepta le vin et refusa la chaise.

«C'est _elle_ qui t'envoie? demanda Philippe.

--Non, _ser_ Pippo; je viens de ma part. Savez-vous qu'_il_ a la cruauté
de l'enfermer au couvent?

--Elle a consenti?

--Est-ce qu'elle peut rien lui refuser? Madame pleure, mais nos hommes
sont contents. Notre oncle le cardinal est allé hier au soir à
Saint-Antoine: il a tout conté à la supérieure, la permission sera
signée aujourd'hui: mais on exige que mademoiselle cache son amour à
toutes les soeurs et à toutes les pensionnaires, et qu'elle ne laisse
deviner à personne le _pourquoi_ de sa retraite. Pauvre fille! Être
obligée de resserrer ses sentiments, d'étouffer ses soupirs et de
dévorer ses larmes! Et Dieu sait combien de temps elle va rester là
toute seule à ronger son coeur! Croyez-vous qu'on me permettrait
d'entrer au couvent avec elle? Je ne compte pas, moi; je ne suis pas un
homme; je suis le chien de la maison, qui lèche la main des maîtres et
qui aboie aux ennemis.

--Impossible, mon pauvre chien; tu ressembles trop à un beau garçon. Il
faudrait trouver une fille dévouée qui consentît à se renfermer pour
quelques mois.

--Hélas! _ser_ Pippo, les gens dévoués sont rares. Après vous et moi,
j'ai beau chercher, je n'en vois plus.

--Comment! parmi toutes les femmes de la maison?

--Je n'en connais pas. Songez donc, monsieur: deux mois de prison,
peut-être trois, ou même davantage; cent jours peut-être sans voir
personne: quelle perspective pour une femme!

--Comment appelles-tu cette grande fille qui a couru chercher le médecin
quand tu avais la tête cassée?

--Amarella. Elle n'a pas beaucoup de coeur, allez. C'est une fille qui a
ses idées.

--Peste! tu es difficile, si tu trouves qu'elle n'a pas prouvé assez de
dévouement.

--Non, monsieur. Ce qu'elle a fait, ce n'est pas pour mademoiselle;
c'est pour moi.

--Qu'importe? si elle consent à entrer au couvent, je m'inquiète bien si
c'est pour l'amour de toi ou pour l'amour de Tolla! Ce qu'il faut,
entends-tu? c'est que ta maîtresse ne soit pas seule; elle périrait
d'ennui, d'amour et de silence. Va trouver cette fille. Tu as quelque
crédit sur elle?

--Je le pense, _ser_ Pippo; mais je n'ai jamais essayé, parce qu'elle a
ses idées et moi les miennes.

--Laisse-moi tes idées en repos. Va trouver cette fille, dis-lui ce que
tu voudras, promets-lui ce qu'il faudra, arrange-toi comme tu pourras,
mais décide-la à entrer au couvent: il s'agit du salut de mademoiselle.

--Je cours, monsieur. Jusqu'ici je n'avais trompé personne, mais le
salut de mademoiselle avant tout!»

Le 29 avril, à dix heures du soir, Tolla et sa femme de chambre
entrèrent au couvent de Saint-Antoine-Abbé. Elles y furent conduites par
le comte, la comtesse, Victor, Lello, Philippe, l'abbé La Marmora et
Menico. La supérieure reçut Tolla des mains de sa mère. Elle l'embrassa
tendrement et lui fit une petite exhortation maternelle sur les nouveaux
devoirs qu'elle aurait à remplir, les privations auxquelles elle se
condamnait, le passage de la vie tumultueuse des salons à la vie austère
du cloître, et les avantages spirituels et temporels que Dieu lui
réservait en échange d'un si vertueux sacrifice. Tolla dit adieu à tout
le monde. Lorsqu'elle serra la main de Lello, deux grandes larmes
descendirent lentement le long de ses joues pâles; elle se pencha vers
lui et lui dit à l'oreille:

«Me voici où tu as voulu; j'y resterai jusqu'à ce que tu viennes me
reprendre: ne me fais pas attendre trop longtemps.»

Menico pleurait à la dérobée. Amarella lui demanda tout bas:

«Est-ce pour moi, ces larmes?

--Et pour qui donc?» répondit-il en rougissant un peu de son mensonge.

Lorsque la supérieure eut amené sa nouvelle pensionnaire, les parents et
les amis de Tolla restèrent quelques instants à écouter le grondement
lugubre des portes qui se fermaient sur elle. Ce grand parloir sombre et
froid n'était éclairé que par une lampe de cuisine dont la fumée montait
en tournoyant jusqu'au plancher. Personne n'osait prendre la parole;
Menico s'approcha de Lello et lui dit à haute voix:

«Adieu, Excellence; je vous souhaite un bon voyage et _beaucoup de
plaisir_.

--Ma pauvre fille! murmura la comtesse en étouffant un sanglot.

--Madame la comtesse, reprit Lello, c'est ici que j'ai voulu prendre
congé de vous et de votre famille. C'est ici que je vous donne
rendez-vous dans deux mois pour conduire votre fille à l'autel.»

A la même heure, et tandis que Lello s'engageait irrévocablement à
épouser Tolla, Rouquette et le chevalier soupaient joyeusement ensemble.
Ces deux vases d'élection, l'un vaste et large comme un tonneau, l'autre
sec et noueux comme un sarment de vigne, avaient déjà vidé six
bouteilles de lacrima-christi rouge, le plus capiteux de tous les vins
d'Italie. Le colonel s'enfonçait tout doucement dans cette ivresse
tranquille et béate qui est le privilége des buveurs endurcis. L'excès
du vin produisait en lui une félicité sans éclat, une torpeur sans
malaise, un délicieux anéantissement. Sa grosse figure, aussi
puissamment modelée que le masque antique de Vitellius, se couvrait par
couches égales d'un coloris radieux; sa tête se renversait en arrière;
ses jambes mollissaient sous lui, jusqu'au moment où tous les ressorts
venant à se détendre, il passait sans secousse du fauteuil au tapis et
de la veille au sommeil. Rouquette les yeux écarquillés, la figure
plaquée de rouge, avait une ivresse agitée et capricante. Il élevait la
voix, se démenait sur son siége et se ressuscitait lui-même par ses
soubresauts; d'ailleurs, maître de lui jusqu'au dernier moment, fidèle à
l'habitude de peser ses paroles, et toujours éveillé aux affaires.

«Mon cher Rouquette, disait le colonel en grasseyant, vous êtes un grand
homme.

--Hé! hé!

--Vous irez loin, si vous n'êtes jamais pendu.»

Rouquette sauta comme un baril de poudre. «Rasseyez-vous donc, vous
m'éblouissez. Est-ce que vous ne pourriez pas empêcher vos yeux de
tourner dans leurs cages comme des écureuils? Que disions-nous? J'y
suis. Vous avez sauvé une fois la famille Coromila. Une grande famille,
Rouquette! Je tiens à mon nom, sans en avoir l'air; je ne le donnerais
pas pour cent mille bouteilles de ce vin-là. Reste à sauver le petit. Il
est bien empêtré, mon cher Rouquette.

--Soyez tranquille, Excellence; je l'emmène!

--Oui, mais il reviendra.

--Il reviendra tellement changé, que sa maîtresse ne le reconnaîtra
plus.

--Ne croyez pas cela, Rouquette. J'ai passé par là, tel que vous me
voyez. Eh bien! celle que j'ai... comment dit-on? trahie? oui; celle que
j'ai trahie me reconnaît toujours. Ayez bien soin du petit.

--Comme de moi-même, Excellence.

--S'il avait envie de faire quelques folies, mon ami, laissez-le faire,
cela le distraira. Je payerai tout. Nous ne regardons pas à l'argent
dans la famille.

--Nous y voici, pensa Rouquette, qui tressaillit au mot d'argent.
Excellence, j'ai déjà éprouvé votre générosité.

--Oui, oui. Ces vingt mille francs qu'on vous a donnés après l'affaire
de Venise! Vous en verrez bien d'autres. C'est une mine d'or que cette
maison-ci. Piochez, Rouquette, piochez! Pendant que vous travaillerez
là-bas, nous nous occuperons, nous, de la petite fille. Nous lui ferons
une réputation. Que faut-il pour faire la réputation d'une femme? Des
paroles, et rien de plus. J'en achèterai: je ne regarde pas à l'argent.
Il faut que Tolla Feraldi soit citée dans toutes les familles de
l'Italie comme un exemple à ne pas suivre. Quand tout le monde dira que
c'est une fille perdue, Lello n'osera plus la vouloir. Buvez donc,
Rouquette, vous n'êtes pas de ma force. Je suis un Romain de la vieille
roche, moi. J'aurais fait un bel empereur. Toi, mon garçon, tu ne seras
jamais qu'un pape. Si tu guéris le petit, je te donnerai tout ce que tu
voudras. Veux-tu quarante mille francs? dis? Quarante. Réponds vite,
avant que je m'endorme.»

Un domestique entra sur la pointe du pied.

«Que veux-tu? murmura le colonel. Va te coucher! Tu vois bien que tu
dors.

--Une lettre très-pressée pour monsignor.

--Donne-la-lui et va te coucher. Je te défends de ronfler en ma
présence.»

Rouquette déchira l'enveloppe d'une main avinée.

«Du marquis Trasimeni, dit-il en bégayant.

--Trasimeni! Voilà plus de quinze ans qu'il dort! Chut! c'était mon ami.
Si je ne craignais pas de l'éveiller, je te conterais une bonne
histoire. Sais-tu avec qui il s'est marié, Trasimeni!»

Rouquette n'était plus à la conversation. Il s'était levé, il s'appuyait
au mur, auprès d'un candélabre, et épelait en se frottant les yeux la
lettre suivante:

  «Monsignor,

  «Il me semble qu'il y a un siècle que je ne vous ai vu. Il s'est passé
  tant de choses depuis notre dernière rencontre! Mon ami Lello a
  conduit Mlle Vittoria Feraldi au couvent de Saint-Antoine-Abbé, afin
  de mettre son honneur en sûreté et de faire connaître à toute la ville
  de Rome qu'il était décidé à la prendre pour femme. Je m'étonne que
  vous n'ayez rien su de cette affaire, pour laquelle le
  cardinal-vicaire a donné sa signature. On peut donc avoir le bras
  très-long et l'oreille très-courte? Je vous cherche depuis une heure
  pour vous apprendre une nouvelle aussi intéressante. Impossible
  d'arriver jusqu'à vous: il y a de mauvais génies qui font métier de
  séparer ceux qui s'aiment.

  «Philippe TRASIMENI.»

Rouquette poussa un cri aigre, revint à la table, avala une carafe d'eau
et relut sa lettre pour la seconde fois. Il n'en fallut pas davantage
pour le dégriser. «Colonel!» cria-t-il. Le colonel avait disparu sous la
nappe. Rouquette tira violemment la table en renversant les flacons et
les verres; il découvrit une masse aussi imposante, mais aussi immobile
que les lions de basalte qui décorent l'entrée du Capitole. Il essaya de
le secouer: peine inutile! Il lui jeta quelques gouttes d'eau sur le
visage: le formidable dormeur, pour toute réponse, lui détacha un coup
de poing qui l'aurait assommé, s'il ne s'était retiré à temps.

«Lourde brute! murmura le pauvre Rouquette. Et il y a cinquante ans
qu'il apprend à boire! Que faire? Nous partons demain matin à cinq
heures; il est minuit. Cinq heures pour arracher cette fille de son
couvent! Ah! si j'étais pape! Tu me le payeras, Philippe Trasimeni! Si
nous la laissons là, tout m'échappe, Lello, l'argent, l'avenir, les
Coromila! Comment le cardinal-vicaire a-t-il signé? Est-ce qu'il sait
tout? Est-ce qu'il se cache de moi? N'est-il pas un peu parent des
Feraldi? S'il m'échappait comme le reste? Tout s'ébranle, tout craque,
tout s'écroule sur ma tête. Travaillez donc comme un manoeuvre à bâtir
votre fortune, pour que l'espiéglerie d'un gamin la jette à bas! Voilà
la justice céleste! Il faut que je parle à ce Lello! C'est lui qui a
fait la sottise, c'est à lui de la réparer.»

Il sortit, en trébuchant un peu, de la salle à manger, et courut à
l'appartement de Lello. Le domestique qui lui avait apporté la lettre
courut après lui, et l'arrêta avec cette fermeté polie que les valets
savent opposer à un maître qui a trop bu. Rouquette, exaspéré par un tel
contre-temps, voulut jeter ce respectueux obstacle par la fenêtre. Le
valet menaça d'appeler main-forte, et déclara qu'il ne laisserait point
troubler le repos du chevalier Lello. Rouquette changea de tactique et
demanda à voir le prince. Un valet de chambre et quatre laquais, attirés
par tout ce bruit, lui répondirent que le prince avait défendu qu'on
entrât chez lui avant quatre heures sous aucun prétexte.

«C'est bien, reprit-il, laissez-moi. Je vais tâcher d'éveiller le
colonel.» Tous ces hommes jurèrent qu'on les mettrait en morceaux avant
de secouer le bras du colonel. «Alors ouvrez-moi la porte, cria-t-il, je
veux sortir!» Ces braves gens se demandèrent s'il était prudent de
lâcher dans la ville un si incorrigible réveille-matin. C'est après une
résistance héroïque, des pourparlers interminables et des
recommandations à exaspérer un saint, qu'ils tirèrent les verrous et
l'abandonnèrent sur le Corso à la grâce de Dieu.

Rouquette erra quelques instants à l'aventure sans savoir à quelle porte
frapper à une heure si ridiculement indue. Il regardait d'un oeil hébété
les maisons énormes qui bordent le Corso, lorsqu'il lut au coin d'une
des rues qui viennent y aboutir: _Via Frattina_. Il se souvint qu'il
était à deux pas de la générale, et, sans écouter l'avis officieux des
horloges du quartier qui sonnaient unanimement deux heures du matin, il
courut frapper à sa porte. Comme il arrive en pareil cas, les coups de
marteau réveillèrent d'abord les gens d'en face, puis les maisons
voisines, puis le locataire du troisième, puis l'Anglais du second, puis
le marchand du rez-de-chaussée, avant d'être entendus chez Mme Fratief,
qui logeait au premier. Lorsque son domestique se décida enfin à ouvrir
un volet pour parlementer, Rouquette essuyait les feux croisés de
quatorze bourgeois flanqués de quatorze chandelles, qui lui lançaient
quatorze questions à la fois. Force lui fut de décliner son nom au
milieu de ce curieux auditoire, qui se demanda depuis quand les
_monsignori_ faisaient leurs visites à deux heures du matin. La porte
s'ouvrit enfin. La générale, réveillée en sursaut par une heureuse
nouvelle, accourut en si grande hâte, qu'elle oublia de mettre ses
dents. Rouquette, aussi pressé qu'elle pour le moins, ne prit pas le
temps d'excuser la rareté de ses visites et tous les péchés d'omission
qu'il avait sur la conscience. Il alla droit au fait, annonça qu'il
venait, de la part de Lello, prendre congé de ces dames. L'affaire était
en bon chemin, Lello semblait fort décidé à ne prendre sa femme ni en
France ni en Angleterre: il reviendrait à Rome dans deux mois; d'ici là,
la belle Nadine et sa mère recevraient de ses nouvelles. Malheureusement
Tolla, conseillée par sa mère ou par quelque autre intrigante, était
allée se jeter dans un couvent; toute la ville de Rome l'apprendrait
dans quelques heures, et le parti Feraldi, profitant du départ de Lello,
ne manquerait pas de dire que c'était lui qui l'avait cloîtrée: calomnie
dangereuse qu'il fallait démentir à tout prix en forçant cette petite
folle à rentrer dans le monde. Tant qu'elle serait à Saint-Antoine-Abbé,
personne n'aurait prise sur elle, et elle aurait prise sur Lello. Elle
se poserait en victime et ameuterait tous les pleurards de l'Italie. «Si
j'avais une journée à moi, dit-il, je saurais bien l'arracher de sa
retraite; mais je pars à cinq heures du matin pour Civita-Vecchia, à
trois heures du soir pour la France, et les bateaux à vapeur n'ont pas
l'habitude d'attendre. Agissez, il y va de votre intérêt. Dites tout ce
qu'il vous plaira, que ce n'est pas Lello qui l'a cloîtrée, mais la
police: qu'on l'a mise au couvent par correction: si cela prend, elle
sortira pour prouver qu'elle est libre, et une fois sortie, on ne lui
permettra plus de rentrer. Rendez-lui le séjour du couvent
insupportable: si elle a quelque servante avec elle, prenez-lui sa
servante. Enfin, vous êtes une femme de tête; guettez les occasions,
inspirez-vous des circonstances, parlez, agissez, remuez; tous les
moyens sont bons, argent, promesses, prières, menaces: pourvu qu'elle
sorte, tout est là.

--Hé! cher monsignor, que voulez-vous que je fasse? je n'ai ni crédit,
ni pouvoir, ni... (elle s'arrêta fort à propos au moment où elle allait
dire ni argent) ni auxiliaire. J'avais autrefois un domestique dévoué;
il a disparu le 6 octobre sans me dire adieu.

--Et en emportant vos bijoux?

--Dieu! non, le pauvre garçon! L'Anglais qui demeure là-haut l'accusait
d'avoir volé un fusil: c'est peut-être ce qui lui a fait prendre la
maison en horreur. Quand je l'avais ici, ce bon Cocomero, je savais
tout; il pénétrait jusque dans le palais Feraldi pour m'apporter les
nouvelles. Le butor qui l'a remplacé n'est capable de rien: autant
vaudrait un sourd-muet aveugle et manchot.

--Qu'à cela ne tienne! voulez-vous que je vous laisse un homme?

--Oui, certes.

--La police est dans les attributions du cardinal-vicaire. J'ai du
crédit dans les bureaux; je puis mettre un sbire à votre disposition.

--Donnez, monsignor, donnez!

--Attendez! Il y a six mois, j'ai enrôlé un drôle qui m'avait tout l'air
d'avoir fait quelque mauvais coup; mais à tout péché miséricorde: c'est
la devise de la police. Il m'a prié instamment de le placer hors de
Rome; je lui ai offert Albano, Lariccia ou Velletri; il a demandé en
grâce qu'on l'envoyât d'un autre côté: il est à Civita-Vecchia, il
surveille les libéraux, ses chefs sont contents de lui; je vous
l'expédierai aujourd'hui même.

--Mais s'il refusait de revenir à Rome?

--Je voudrais bien voir qu'il essayât de refuser quelque chose! On est
toujours sûr du dévouement d'un homme lorsqu'on a de quoi le faire
pendre. Adieu, madame, je vais travailler pour vous: aidez-moi. Mes
baisemains à mademoiselle votre fille!

--Elle dort, la pauvre innocente, tandis que nous nous occupons de son
bonheur!»

Nadine écoutait à la porte.




VIII


Rouquette trouva un carrosse attelé dans la cour du palais Coromila.
Lello et son frère, lestés d'une tasse de chocolat, se promenaient en
fumant, tandis qu'on remplissait un fourgon de bagages. Le colonel
dormait comme Noé après la première vendange: il avait fait ses adieux
la veille pour avoir le droit de se lever à midi. Tous les gens de la
maison vinrent, chapeau bas, baiser les mains de leurs maîtres. Le
prince leur distribua un gros sac d'argent. Rouquette, qu'ils
examinaient comme une curiosité d'histoire naturelle, aurait voulu leur
distribuer des coups de bâton. On partit à cinq heures précises.

Jusqu'à Civita-Vecchia, Lello bâilla, fuma, soupira et regarda par la
portière; son frère lut le premier chant de _don Juan_ dans le texte
anglais; Rouquette dormit. Les quatre domestiques que l'on emmenait à
Londres émerveillèrent les alouettes par l'éclat de leurs boutons neufs.
En entrant dans la ville, les postillons firent claquer si superbement
leurs fouets, qu'on crut voir entrer le duc de Toscane, dont l'arrivée
était annoncée pour ce jour-là. La garnison prit les armes, les tambours
battirent aux champs, et le gardien des portes refusa obstinément
d'examiner les passe-ports. Les deux frères traversèrent au galop cet
enthousiasme officiel: ils trouvèrent sur le port leur intendant, qui
était venu la veille pour assurer les places et disposer les logements
sur le bateau. Rouquette courut à la police, se nomma et demanda
François le Napolitain. Il eut quelque peine à reconnaître son protégé.
François le Napolitain, ci-devant Cocomero, avait rasé ses favoris et
laissé croître ses cheveux. Ce changement de décoration joint à la peur
du bagne voisin, dont le spectacle l'avait horriblement maigri, lui
avait fait une autre figure, aussi longue que la première était large.
Depuis le 6 octobre et l'_accident_ de Menico, François n'avait jamais
dormi que d'un oeil: aussi ses chefs louaient-ils sa vigilance. Il
faisait le guet autour de la ville, gardait toutes les issues à la fois,
et dépistait merveilleusement les nouveaux venus, tant il avait peur de
voir arriver un couteau suivi du bras de Dominique. Malgré les
témoignages de satisfaction qu'il avait souvent obtenus, il ne
recherchait pas les occasions de comparaître devant les autorités
policières: il avait peur de ses chefs, de ses camarades et de son
ombre.

Lorsqu'il se vit en présence de monsignor Rouquette, secrétaire intime
de son Éminence le cardinal-vicaire, il serra instinctivement les
mâchoires, de peur qu'on n'entendît claquer ses dents.

«J'ai besoin de toi,» lui dit Rouquette. La figure de Cocomero
s'épanouit.

«Tu vas partir ce soir pour Rome.» La figure de Cocomero s'allongea.

«Tu iras _via Frattina_, nº 15; tu demanderas Mme la générale Fratief.»

Cocomero tomba à genoux: «Grâce! cria-t-il, grâce monsignor! Je suis, ou
du moins je serai un pauvre père de famille! Ne me perdez pas: je vous
servirai toute ma vie!

--Je ne veux pas te perdre, je veux t'employer. Je sais tout.»

Rouquette ne savait rien; mais _je sais tout_ est un talisman presque
infaillible, et il y a bien peu d'hommes assez irréprochables pour
entendre sans trembler ce bienheureux _je sais tout_.

«Et, monsignor, balbutia Cocomero, vous croyez qu'il n'y a pas
d'imprudence à m'envoyer dans _cette_ maison? Est-ce que l'Anglais du
fusil n'y est plus?

--Tiens, tiens!» pensa Rouquette.

Il reprit à haute voix:

«L'Anglais du fusil y est encore; mais tu es si changé qu'il ne te
reconnaîtra pas. Parlons un peu du fusil de l'Anglais.»

Cocomero joignit piteusement les mains.

Le confesseur improvisé poursuivit: «Maître Cocomero, car je sais tous
tes noms, fidèle valet de Mme Fratief, on ne vole pas un fusil pour
aller faire la chasse aux moineaux!

--Plus bas! monsignor, au nom du ciel! Menico m'avait provoqué; il
m'avait roué de coups, deux fois de suite, dans la cour du palais
Coromila et devant la porte de ses maîtres, ces scélérats de Feraldi. Ma
patience était à bout: j'ai demandé pardon à Dieu, j'ai fait quatre
neuvaines, et puis... on est vif, et un malheur est bientôt arrivé.

--Mais c'est un trésor que cet homme-là, pensa Rouquette. Il déteste les
Feraldi, il a déjà servi la Fratief, il sait le métier d'espion, et il
loge une balle à cent pas dans la tête d'un homme. Je veux faire sa
fortune.»

Il continua tout haut, d'un ton digne et sévère:

«Vous êtes un grand coupable, mais vous pouvez réparer vos crimes.
Choisissez entre l'expiation honorable que je vous propose et les peines
honteuses que la loi suspend sur votre tête. Vous partirez pour Rome par
la voiture de ce soir. Vous irez demain à la brune prendre les ordres de
la respectable Mme Fratief; vous exécuterez aveuglément tout ce que
cette sainte femme vous commandera. Vous n'aurez rien à craindre de la
justice tant que vous serez exact à remplir les nouveaux devoirs que le
gouvernement du saint-père vous impose. Si vous croyez être en butte à
quelque vengeance particulière, défendez-vous, sans jamais oublier la
prudence. Pour subvenir à vos besoins, vous toucherez tous les mois une
somme de vingt écus chez l'intendant des princes Coromila-Borghi. Voici
vos gages du mois de mai, et deux écus pour votre voyage. Allez, et
souvenez-vous que vous êtes dans ma main.»

Cocomero, prosterné comme devant un saint, s'empara d'une des basques de
l'habit de Rouquette, qu'il couvrit des plus tendres baisers et des
larmes les plus reconnaissantes. Rouquette s'enfuit jusqu'au bateau en
riant comme un augure qui vient d'en voir un autre.

Le voyage se fit en ligne directe, à toute vapeur, en moins de quarante
heures. La mer était belle. Lello ne fut pas malade, et Rouquette lui
donna deux longues leçons de français sans lui parler du couvent de
Saint-Antoine. En débarquant à l'hôtel, Lello chercha au fond d'une
malle le portrait de Tolla. La chère petite image était presque laide:
les exhalaisons salines de la mer avaient altéré les couleurs. Il se
consola comme il put en griffonnant une longue lettre à sa maîtresse. Ni
son frère ni Rouquette ne lui demandèrent à qui il écrivait; mais quand
il parla de faire venir un barbier pour raser ses moustaches, qui
avaient repoussé d'un millimètre, on le plaisanta si vertement qu'il se
rendit. Son frère appelait le barbier l'exécuteur des hautes oeuvres de
Tolla. Rouquette demanda depuis quand les nobles Romains étaient
taillables à merci. On fit acheter une paire de moustaches postiches
qu'on posa sur un coussin avec cette inscription: _Offrande à la
beauté_. Rouquette crayonna une femme ornée de moustaches; il écrivit
au-dessous: _Tolla parée des présents de Lello_. La cheminée de sa
chambre était surmontée d'un amour de plâtre: on lui mit un rasoir entre
les bras et l'on grava sur le socle: _Cruel enfant!_ Pour obtenir la
paix Lello remit l'opération à des temps meilleurs; mais il confessa
noblement sa faute dans la première lettre qu'il écrivit à Tolla.

Le séjour de Paris, où les trois voyageurs s'arrêtèrent jusqu'au 10
juin, ne refroidit pas l'amour de Lello. Paris n'a que des séductions
banales pour un étranger qui ne sait pas le français et qui court du
matin au soir derrière un _cicerone_ de place, demi-valet, demi-drogman.
La manufacture des Gobelins, la colonne Vendôme, les caveaux du
Panthéon, et même le musée historique de Versailles, sont aussi
incapables d'éteindre les passions que de les allumer. Lello écrivait
sans mentir qu'il avait les yeux à Paris et le coeur à Rome.

Lorsque son frère lui montrait aux Champs-Élysées une délicieuse
toilette d'été, il répondait naïvement:

«Oui, cela irait bien à Tolla.»

Rouquette ne rencontrait jamais une jolie femme sans la lui faire
remarquer.

«J'aime mieux Tolla, répondait-il; d'abord elle est aussi belle, puis
elle m'aime, enfin elle parle italien.»

«Essayons du grand monde,» dit Rouquette. On porta une douzaine de
lettres de recommandation, qui attirèrent cinq ou six invitations à
dîner: il y avait déjà beaucoup de familles à la campagne. Lello
s'ennuya partout: son frère, qui parlait français, et Rouquette, qui
avait de l'esprit, l'éclipsèrent totalement. Il en prit son parti en
rêvant à Tolla. Sa pensée voyageait incessamment entre la chère fenêtre
et le parloir de Saint-Antoine. Ce gros garçon, qui n'avait jamais eu
deux idées à la fois, fut pensif comme un philosophe et distrait comme
un algébriste: en foi de quoi ses compagnons de voyage l'avaient
surnommé le _hanneton_.

Son principal et presque unique souci durant les trois premières
semaines fut le silence de Tolla. Tous les jours, son domestique de
place s'en allait rue Jean-Jacques-Rousseau et revenait les mains vides.
Il accusa d'abord la poste de Paris, qui lui paraissait un chaos
épouvantable; il ne comprenait pas qu'une administration qui transporte
ses facteurs en omnibus pût distribuer des lettres sans en perdre la
moitié. Ses soupçons se portèrent ensuite sur son oncle et sur la poste
romaine, qui fut de tout temps sujette à caution. Enfin il surveilla
Rouquette et son frère sans parvenir à les prendre en faute. Au bout de
vingt-deux jours, son banquier lui remit un mot de Tolla qui éclaircit
tout le mystère. Elle lui avait écrit onze fois, ni plus, ni moins, sous
le nom de Manuel Miracolo, et les onze lettres attendaient bureau
restant, casier M, que Miracolo vînt les prendre. Lello y courut, suivi
de son interprète à dix francs par jour. L'employé lui montra onze
lettres à l'adresse de Manuel Miracolo, et lui demanda son passe-port.
Lello s'étonna que, sur la terre de la liberté, un étranger eût besoin
de son passe-port pour obtenir sa correspondance. Dans la ville de Rome,
où les facteurs ne vont pas en omnibus, on donne les lettres à qui veut
les prendre. Si vous vous appropriez le bien d'autrui, l'administration
le met sur votre conscience. Lello montra un passe-port au nom de
Coromila. On le renvoya à un autre employé qui présidait à la lettre C,
mais qui n'avait rien à son adresse. A force d'aller d'un guichet à
l'autre, il comprit, son domestique aidant, qu'il faudrait un ordre
exprès du directeur général des postes pour rendre à la lettre C les
trésors d'amour que la lettre M avait usurpés. Il se défiait trop de
Rouquette pour lui faire part de son embarras et lui demander son
assistance. Son inséparable interprète le conduisit chez un écrivain
public qui expliqua l'affaire comme il la comprit, et lui recommanda
expressément de faire viser la pétition par son ambassadeur. Manuel se
transporta sans retard à la nonciature apostolique, et mit tous les
bureaux dans le secret. Un si beau zèle ne pouvait pas rester sans
récompense: les lettres lui furent remises au bout de dix jours, quand
son frère, son oncle, Rouquette, Rome et Paris en eurent appris
l'histoire.

Tolla était bien triste. Si ses lettres n'étaient pas mouillées de
larmes, c'est que son mouchoir avait préservé le papier. Sa retraite
n'avait pas imposé silence à ses ennemis. Les uns disaient que Lello
l'avait mise au couvent par mépris pour sa mère et pour ne la point
laisser aux mains d'une intrigante. Les autres prétendaient que Lello
n'était pour rien dans l'affaire, et qu'elle avait été enfermée par
ordre du pape, comme une fille perdue. Un sbire, dont on ignorait le
nom, s'était vanté publiquement d'avoir pris part à cette exécution. On
faisait circuler des copies d'une lettre de monsignor Rouquette, où il
était dit en propres termes: «Vous pouvez assurer aux Feraldi que Lello
n'est pas pour eux.» A l'appui de cette menace, la générale affirmait
qu'il était venu la voir trois heures avant de quitter Rome. Les gens
sensés avaient beau dire que le fait était invraisemblable, puisqu'on
l'avait vu partir à cinq heures du matin, les habitants de la via
Frattina déclaraient qu'à deux heures un homme en habit laïque avait
réveillé tout le quartier en frappant au nº 15. Le séjour du couvent
n'était pas trop aimable: les religieuses étaient bonnes, encore qu'un
peu curieuses; mais les murs étaient bien gris, la cellule bien étroite,
et pas de jardin! Amarella avait d'abord pris le couvent en patience,
mais au bout de quelques jours son humeur s'était aigrie. Mme Feraldi
venait tous les soirs à la grille, avec Toto et Menico. Il y avait un
parloir pour les domestiques et les soeurs converses, mais personne n'y
était encore entré pour Amarella. Le comte était accablé d'affaires,
Philippe allait chercher sa mère à Florence, l'abbé La Marmora venait
deux fois par semaine. Tolla recommandait à Lello de fréquenter les
sacrements. «Cela est facile à dire, répondait Lello; mais où trouver
des prêtres dans cette ville de païens? A peine si en un mois j'en ai
rencontré quatre, et tous Français! J'essayerais bien de me confesser en
français, avec ce peu que j'ai appris; mais comment faire? il m'est
impossible de parler français sans rire. Je prie matin et soir, et je
remets les sacrements à mon retour. Les sacrements ne sont qu'à Rome.

--Veux-tu savoir l'emploi de mes journées? écrivait Tolla. Je me lève à
neuf heures; à dix, je vais à la messe; je reste à l'église jusqu'à
midi, à prier Dieu pour toi. A midi, je dîne avec les religieuses. A une
heure un quart, on sonne la cloche du silence, et chacun est obligé
d'aller dormir dans sa chambre. A trois heures, le silence est rompu, et
les religieuses descendent au choeur. Je me lève un peu plus tard, et je
me mets à écrire jusqu'à ce qu'on vienne me prendre pour la lecture
spirituelle et le rosaire, qui se dit dans une grande salle où elles
sont toutes à travailler. A six heures, je vais à la grille voir ma mère
et les personnes qu'elle amène avec elle. Après leur départ, je remonte
à ma chambre, où je me promène sur une terrasse qui est auprès; j'y
reste tant que les soeurs sont à matines, c'est-à-dire une heure environ
après l'_Ave Maria_. Je descends alors à l'église, où je prie toute
seule pendant un bon quart d'heure, puis je viens souper dans ma
chambre. A neuf heures, on sonne le silence; tout le monde se couche et
l'on n'entend plus souffler dans la maison. Je m'enferme avec Amarella,
qui dort dans un cabinet auprès de moi, et nous restons, elle à
travailler, moi à lire, jusqu'à minuit. Nous faisons nos neuvaines et
nos autres oraisons, puis je me mets au lit, et, jusqu'à ce que le
sommeil me vienne, je pense aux jardins, aux forêts, aux belles fleurs
et aux grands arbres, aux chevaux, aux bals, à la musique, à l'amour, à
la vie, car je ne vis pas.»--«Moi, répliquait Lello, je me lève à dix
heures; c'est un peu tard. Je déjeune à onze, je sors à midi pour voir
les monuments; je dîne à cinq; puis vite au théâtre! Et après le
spectacle, une petite promenade sur le boulevard des Italiens, où l'on
voit une multitude de braves filles mises à la dernière mode et
attendant la Providence! C'est un spectacle horrible à voir, et qui
inspire plus de dégoût que de désir.»

Il faut connaître les moeurs et les idées romaines pour comprendre tout
ce que le dernier trait de cette peinture ajouta aux ennuis de Tolla.
Rome n'est pas une ville d'innocence, tant s'en faut; mais c'est une
ville de bon exemple: la police n'y souffre aucun scandale. Jamais un
jeune homme n'y rencontre ces dangers ambulants qui fourmillent dans les
rues de Paris. La débauche y est voilée, et le vice y a des allures
discrètes. Tolla fut plus étonnée qu'une Parisienne à qui l'on dépeint
les moeurs des îles Marquises. Son imagination chaste, mais active, se
figura le boulevard des Italiens comme une porte de l'enfer, un théâtre
éclairé par des langues de feu, où l'on représentait jour et nuit le
grand mystère de la tentation de saint Antoine.

Cependant Lello ne se mettait jamais au lit sans baiser la pâle
miniature de sa chère Tolla.

Lorsqu'on partit pour Londres, la question n'avait pas fait un pas:
Lello se fortifiait dans son amour et Tolla dans sa retraite. Mme
Fratief était aux abois; elle allait faire une tentative sur Amarella,
par acquit de conscience. Rouquette ne savait plus à quoi se prendre; il
prévoyait bien que les plaisirs brumeux de l'Angleterre et les augustes
réjouissances du couronnement ne produiraient pas plus d'effet que les
séductions de Paris. Dans cet épuisement de toutes ses ressources, il
essaya de regagner la confiance de Lello. Il adoucit ses plaisanteries
contre Tolla; il témoigna même un certain respect pour ce grand exemple
de constance. Il laissa entendre que, s'il n'avait aucune pitié pour les
amours follets et les romans d'une heure, qui font les délices des
pensionnaires et le désespoir des familles, il savait admirer l'héroïsme
d'une passion persévérante. Sous la même inspiration, le colonel écrivit
coup sur coup deux longues lettres à son neveu. Le gros homme
adoucissait sa voix, il reprochait à Lello son manque de confiance, et
frappait timidement à son coeur pour se faire ouvrir. Sans sortir des
banalités d'une correspondance de famille, il se vantait d'avoir une
indulgence de père; rien ne pourrait lui ôter de la mémoire qu'il avait
fait sauter le petit Lello sur ses genoux. C'était pour lui, bien plus
que pour son frère, qu'il avait renoncé aux douceurs du mariage et
accepté les ennuis de la vie de garçon. Il s'était toujours promis de
lui laisser tout son bien, à telles enseignes que le testament était
fait et cacheté. Pourquoi donc l'objet d'une prédilection si marquée
témoignait-il si peu de reconnaissance? On n'exigeait de lui aucun
sacrifice, on ne demandait que de la sincérité.

Ce texte un peu vague fut commenté savamment par Rouquette.

«Vous avez tort, dit-il, de vous cacher de votre oncle: c'est un homme
dont vous avez tout à espérer et rien à craindre. A votre place, je lui
raconterais naïvement l'histoire, puisqu'il la sait, et je lui
demanderais son consentement, quitte à m'en passer.

--Me l'accordera-t-il? mon cher Rouquette.

--Pourquoi non? Cependant, entre nous, je crois qu'il a le couvent de
Saint-Antoine sur le coeur. On a dit à Rome que vous aviez enfermé Mlle
Feraldi afin de la protéger contre votre oncle. Quelle injure pour un
pauvre homme qui vous aime et qui vous a fait son héritier! Que
voulez-vous qu'il pense lorsqu'il voit que vous aimez mieux martyriser
votre maîtresse que de la laisser vivre tranquillement dans la même
ville que lui?

--Il est vrai, mon bon Rouquette, Tolla souffre le martyre.

--Vous le saviez? On vous a donc parlé de tous les maux qu'elle endure
dans cet horrible couvent?

--Elle m'en a écrit quelque chose.

--Et vous a-t-elle parlé de sa santé?

--Quoi! serait-elle malade?

--Vous a-t-elle dit que l'ennui la dévorait jusqu'aux os? que la
fièvre...

--Parlez, Rouquette, au nom du ciel! ne me cachez rien de ce que vous
savez.

--On dit qu'elle ne dort pas, qu'une fièvre la consume, qu'elle est
maigre à faire peur, que ses beaux yeux se creusent, que ses couleurs se
flétrissent et qu'on ne la reconnaît plus. Sa femme de chambre ne peut
plus tenir au régime du couvent et menace de la quitter: que
deviendra-t-elle, seule avec ses chagrins?

--Pas un mot de plus, mon ami! je me prendrais moi-même en horreur. J'ai
fait, sans le savoir, le métier d'un bourreau; mais ne croyez pas que je
l'aie mise à Saint-Antoine par défiance de mon oncle. J'avais d'autres
raisons: je craignais que l'amitié d'un certain jeune homme ne profitât
de mon absence pour se métamorphoser en amour.

--Quelle idée, mon cher Lello! La nature vous a-t-elle fait pour être
supplanté par personne?

--Non, mais...

--D'ailleurs je vous réponds, moi qui me connais en femmes, que cela est
incapable de trahir. Vous savez si je la regarde avec des yeux prévenus:
vous m'avez toujours vu la juger très-librement, trop librement
peut-être, car je commence seulement à apprécier ses vertus. Eh bien!
croyez-en ma parole, Tolla ne vous trahira jamais.»

Lello écrivit à Tolla qu'il lui permettait de quitter le cloître, si
elle s'y trouvait toujours aussi mal. Bientôt il la pria de retourner
chez ses parents. Sous la dictée de Rouquette, la simple prière se
changea en ardent désir, puis en _amoroso comando_. Enfin il déclara que
la présence de sa maîtresse dans ce maudit couvent le mettait au
désespoir.

«Si tu persistais, disait-il, tu m'attirerais tant de chagrins, que mes
forces physiques n'y tiendraient pas.»

Cependant Tolla persistait.

                   *       *       *       *       *

«J'ai déjà trop enduré, répondit-elle, pour ne pas aller jusqu'au bout.
Si je t'obéissais, j'exposerais tout le fruit de mes souffrances.
Demande-moi ce que tu voudras, excepté le sacrifice de notre avenir: tu
me trouveras soumise à tes volontés et même à tes caprices.

«Qui donc te pousse à me faire sortir d'ici? Cette idée ne vient pas de
toi. Veux-tu savoir ce qu'elle vaut? Demande-toi si ceux qui te l'ont
inspirée désirent notre union, ou s'ils cherchent à l'empêcher. Tu sais
où tendent tous leurs efforts. Irons-nous leur rendre le succès facile
en suivant leurs conseils? Est-ce dans notre intérêt qu'ils parlent ou
dans le leur? Voudrais-tu qu'après avoir tout fait pour ne leur point
laisser d'armes contre nous, j'allasse leur en fournir par un changement
de conduite!

«Mes parents approuvent ma persévérance, la marquise Trasimeni m'engage
à continuer, le docteur Ély m'a dit qu'on m'admirait dans les plus
honorables maisons de Rome; l'abbé La Marmora jure que je suis perdue si
je passe le seuil de la porte; l'abbé Fortunati, qui de sa vie n'a dit
ni oui ni non, avoue que l'idée d'entrer au couvent a été une
inspiration du ciel. J'y reste donc. Je l'ai juré, et moi je tiens mes
promesses; ta main seule ou celle de la mort pourra m'en arracher.»

                   *       *       *       *       *

Pendant ces débats, le frère de Lello épousa une Anglaise assez jolie et
une dot véritablement belle. Lello, abstraction faite de la dot,
reconnut que sa belle-soeur ne soutiendrait pas la comparaison avec
Tolla. C'est dans la semaine qui suivit ce mariage que la chambre des
lords revêtit sa robe de velours cramoisi doublé d'hermine pour assister
au couronnement de la reine, une des plus belles fêtes de ce siècle.
Lello, confondu dans les rangs de la légation napolitaine, vit toute la
cérémonie. Il mit son célèbre habit de cour à cinq heures du matin, et
l'ôta à trois heures après minuit. Il serait mort de faim dans
l'intervalle, s'il n'avait eu la précaution d'apporter des gâteaux dans
ses poches. Cette mémorable journée et toutes les belles choses qui
passèrent sous ses yeux ne lui firent pas oublier Tolla, bien au
contraire. N'entendait-il pas crier: «Vive Victoria!» et le nom de
Victoria ne brillait-il pas en lettres de feu au milieu de toutes les
illuminations? Le lendemain de la fête, plus amoureux que jamais, il
écrivit au colonel, sous la dictée de Rouquette, quatre pages d'aveux et
de prières. Lorsqu'il eut cacheté l'enveloppe, Rouquette l'embrassa
paternellement: «Bravo! lui dit-il, vous agissez en bon neveu et en
homme d'esprit. Cette petite lettre est grosse de plusieurs millions.
Vous serez aussi riche que votre frère.

--Maintenant, mon cher Rouquette, je vais attendre la réponse de mon
oncle à Paris, Londres m'ennuie: je ne comprends pas les enseignes des
boutiques, et je trouve que les Anglais ne sont pas polis.»

Lello n'avait pas plus compris la magnifique politesse des Anglais que
les enseignes des boutiques.

«Ma foi! dit Rouquette, pour un rien j'irais à Paris avec vous. Votre
frère est dans sa lune de miel, et il regarde le genre humain du haut en
bas, comme les habitants de toutes les lunes. Il se passera de moi aussi
facilement qu'un perdreau d'un coup de fusil. Allons à Paris! nous
continuerons nos leçons de français.»

                   *       *       *       *       *

Le 8 juillet, ils s'installaient pour la seconde fois à l'hôtel Meurice.
Rouquette, pour être plus agile, dépouilla le _monsignor_, et s'appela
sur ses cartes le comte de Rouquette. Lello qui n'avait pas plus compris
la cuisine anglaise que le reste, fut ravi de retrouver les dîners de
l'hôtel et les déjeuners du café de Paris. Il allait au théâtre tous les
soirs pour apprendre la langue. Rouquette n'avait qu'un regret, c'était
de ne pouvoir l'y conduire deux fois par jour. Il espérait toujours que
Tolla serait détrônée par une cantatrice ou une comédienne, et il savait
par expérience que les passions du théâtre sont celles qui mènent plus
loin, parce que la vanité y vient en aide à l'amour. Malheureusement, au
mois de juillet, les Italiens étaient en voyage et l'Opéra en
réparation. A la Comédie-Française tous les chefs d'emploi étaient en
congé, et les banquettes regardaient jouer les doublures. Lello était
réduit au drame et au vaudeville. Il avait un faible pour le vaudeville,
quoiqu'il lui arrivât rarement de saisir la plaisanterie du premier
bond: il riait après tout le monde, et sa gaieté retardait de quelques
minutes sur celle du parterre. Quelquefois même il digérait un bon mot
jusqu'au lendemain, et surprenait Rouquette par un éclat de rire
homérique qui partait comme une fusée au milieu du déjeuner.

Trois jours après leur arrivée, les deux inséparables s'étaient
fourvoyés aux Folies-Dramatiques. Lello, du haut de l'avant-scène,
lorgna très-attentivement une jeune première blonde et blanche que
l'affiche désignait sous le nom de Cornélie, et que l'auteur avait
honorée d'un rôle de trente-cinq lignes. Il profita du premier entr'acte
pour questionner l'ouvreuse, et il apprit, à son grand étonnement, que
Mlle Cornélie Sarrazin était sage. Elle vivait chez son père, ne sortait
qu'avec sa mère, et montrait avec orgueil deux petites mains rouges
comme des pivoines; d'ailleurs bonne fille: son coeur n'avait pas parlé,
mais rien ne prouvait qu'il fût sourd-muet de naissance. Cette nouveauté
piqua la curiosité de Lello, et il regretta que pour cinq francs
l'ouvreuse ne lui en eût pas conté plus long. Heureusement Mlle
Cornélie, qui ne jouait que dans la première pièce, se débarbouilla
sommairement de son blanc et de son rouge, et vint s'asseoir au balcon
avec sa mère. Lello grillait de contempler de près cette vertu
paradoxale et cette mère d'une sévérité provisoire. Son gracieux
compagnon l'y conduisit comme par la main. Rouquette, en homme qui a
fréquenté le théâtre et qui sait son répertoire, ouvrit la conversation
par un compliment et un sac de raisins glacés. Les bonbons firent
accepter le compliment; la toilette des deux amis fit agréer les
bonbons: on refuse quelquefois les bonbons d'un poëte, jamais ceux d'un
millionnaire. Mme Sarrazin apprécia du premier coup d'oeil les bijoux
insolents dont Lello était émaillé. Les mères d'actrices sont les
personnes qui se connaissent le mieux en bijoux, après les bijoutiers.
Elle ne lui demanda pas s'il était de Paris: il faut être bien étranger
pour venir au mois de juillet, paré comme une châsse, à l'avant-scène
des Folies. Rouquette présenta son ami, après s'être présenté lui-même,
le tout en un tour de main; on ne doute jamais des gens qui ne doutent
de rien. Il se garda bien de faire à Lello les honneurs de Mlle
Cornélie; il affecta de travailler pour son compte et de se mettre en
première ligne, pour que Lello eût le plaisir de le distancer. Le hasard
voulut que la jolie blonde parlât un peu l'italien; elle l'avait appris
à sa première année de Conservatoire, lorsqu'elle espérait avoir de la
voix; elle en savait juste autant que Lello de français. Lello fut ravi
de rencontrer une femme capable de le comprendre: il lui sembla qu'il
retrouvait l'Italie. Après le spectacle, Mme Sarrazin se laissa
reconduire jusqu'à sa porte: elle occupait un quatrième étage à l'entrée
du faubourg Saint-Denis. Chemin faisant on prit des glaces devant le
café de l'Ambigu.

En retournant à l'hôtel, Lello plaisanta beaucoup sur les vertus de
théâtre qui daignent s'asseoir devant un café entre deux inconnus.
Rouquette défendit Cornélie; il soutint que ce sans-gêne et cette
facilité apparente ne prouvaient rien; que les artistes avaient des
moeurs à part, et qu'on pouvait être une bonne fille sans avoir une
mauvaise conduite. Bref, il paria pour la vertu, Lello contre, et le
lendemain à quatre heures ils montèrent l'escalier de >>Mme Sarrazin.
Lello avait pris un bouquet chez Mme Prévost: il s'en repentit en
entrant au salon. La mère raccommodait un bas, la fille en tricotait un
autre; M. Sarrazin fourbissait une canne gigantesque: il était
tambour-major dans la garde nationale. Le meuble en velours d'Utrecht
jaune sentait la vertu d'une lieue. «Mes fleurs sont ridicules, pensa
Lello; si j'avais su, j'aurais apporté des cornichons.» Il examina avec
stupéfaction les lithographies qui pendaient à la muraille. C'était une
galerie de papiers enluminés représentant _Mélanie_, _Victorine_,
_Henriette_, _Julie_, _le Marié_ et _la Mariée_. Le _Marié_ ressemble au
monsieur que tout paysan voudrait être; il a des bagues à tous les
doigts et une grosse chaîne autour du cou. Il promène un sourire aimable
autour de lui, et tient un bouquet dans une main, une boîte de bonbons
dans l'autre. «Me voilà!» dit avec douleur le pauvre Lello. Il lut au
bas de l'image _le Marié_, et en italien _lo Sposo_. Évidemment cette
lithographie était une personnalité. _Victorine_, qu'un hasard malicieux
avait suspendue à côté du _Marié_, est une fille qui a les yeux plus
grands que la bouche, un pot de fleurs dans la main droite, un éventail
dans la gauche; la prodigalité de l'artiste lui a dessiné une rose sur
le dos de la main. Un poëte, que le monde n'a pas connu, a écrit au bas
de cette image un distique que Lello ne lut pas sans confusion:

    Soyez constant dans vos amours,
    Et vous serez heureux toujours.

Pendant qu'il se livrait à cet examen, il entendit Mme Sarrazin qui
causait avec Rouquette et qui disait:

«Ma fille économise pour acheter une armoire à glace, parce que
l'armoire à glace est un meuble comme il faut.

--Bon! fit-il en lui-même; j'enverrai une armoire à glace, et je ne
reviendrai plus.»

Sur ces entrefaites, il entra quelques visites. Ce fut d'abord une amie
de Cornélie, plus avancée qu'elle dans la science de la vie, car elle
avait un cachemire des Indes; puis un jeune peintre un peu débraillé,
puis un auditeur au conseil d'État ganté de neuf, puis un jeune
journaliste, puis un vaudevilliste qui commençait à se faire jouer, puis
un joli sous-chef du ministère de l'intérieur, enfin un jeune-premier de
la Gaîté. Ces six jeunes gens se partageaient, en attendant mieux,
l'amitié de Cornélie. Le jeune-premier était un ancien camarade du
Conservatoire; le feuilletoniste _la soignait_ dans ses articles; le
sous-chef la protégeait au ministère; le peintre allait faire son
portrait pour la prochaine exposition; l'auditeur, sans être très-riche,
avait des parents assez généreux pour qu'on pût de temps en temps lui
demander un service de cinq louis; le vaudevilliste achevait pour
Cornélie une pièce en trois actes, destinée à mettre en relief toutes
les perfections de sa petite personne. Au premier acte, elle était
paysanne et montrait ses jambes; au second, elle était marquise et
montrait ses épaules; au troisième, elle jetait son bonnet par-dessus
les moulins et montrait ses cheveux. Cornélie témoignait à tous ses amis
une reconnaissance impartiale. Il n'y avait point de préférés, partant
point de jaloux, et ses rivaux, qui ne se saluaient pas dans la rue,
vivaient chez elle en bonne harmonie. Lello entendit pour la première
fois une conversation parisienne, vive, fringante, entremêlée de propos
de coulisses, d'anecdotes du monde et de charges d'atelier, saupoudrée
de calembours, pailletée de bons mots et assaisonnée de scandales dont
personne ne se scandalisait. Il fut tout ébaubi de cette joute assise,
de ce tournoi d'esprit, de ces lances rompues et de cette petite fête
courtoise donnée par six chevaliers en redingote à une reine d'amour en
peignoir. Il comprit le discours de son oncle sur les séductions de
Paris, et il se promit de ne point retourner à Rome avant d'avoir soupé
en si curieuse compagnie.

Il en eut bientôt la joie. Deux jours après, Mme Sarrazin, qui avait
reçu une armoire à glace anonyme, invita tout son monde à un
pique-nique. Le sous-chef envoya un saumon, le journaliste un pâté, le
comédien un buisson d'écrevisses, l'auteur dramatique un Parthénon en
gelée d'ananas, le peintre un feu d'artifice complet qu'on aurait tiré
dans le salon, si le propriétaire l'avait permis; l'auditeur fournit des
truffes, Rouquette les vins, Lello l'argenterie. Trois ou quatre amies
de Cornélie honorèrent de leur présence cette fête de famille. M.
Sarrazin y présida en vrai tambour-major, avec la dignité bouffonne qui
n'appartient qu'à cette institution. Lello se grisa du vin de Rouquette
et surtout des regards de Mlle Cornélie. La table enlevée, on dansa tant
qu'il resta des cordes au piano. Avant de se séparer, tous les convives
prirent rendez-vous pour le surlendemain: on irait à Versailles voir
jouer les grandes eaux et dîner à l'hôtel des Réservoirs. «Quand je
pense, disait Lello, que j'ai failli quitter la France sans connaître
l'hôtel des Réservoirs et sans avoir vu les grandes eaux!»

Il mettait un pantalon blanc pour aller à Versailles, lorsque son
domestique de place, qui ne l'accompagnait plus dans ses promenades, lui
apporta la lettre suivante:

  «Du monastère de Saint-Antoine.

  «Rome, 5 juillet 1838.

  «Où êtes-vous, Lello? Où sont vos promesses, votre amour et mes
  espérances? Moi, je suis toujours au couvent, dans la même cellule et
  dans le même ennui. Savez-vous combien il y a de temps que vous ne
  m'avez écrit? Vos lettres étaient ma seule consolation. Que Dieu vous
  pardonne le mal que vous me faites, et qu'il vous préserve de souffrir
  jamais autant que moi! Je n'ose vous dépeindre l'état de mon âme:
  j'empoisonnerais tous vos plaisirs. De ma santé, je ne vous en parle
  pas; vous comprenez que mon coeur est trop malade pour que le corps
  puisse se bien porter. J'avais pris pour deux mois de courage; mais il
  y a plus de deux mois que vous êtes parti, et ma provision est
  épuisée. Mon ami, souvenez-vous de temps en temps, en courant à vos
  plaisirs, que vous m'avez aimée pendant quelques jours et que je vous
  adorerai toute ma vie.

  «TOLLA.»

«Venez-vous? cria Rouquette à travers la porte. La voiture est en bas:
il ne faut pas faire attendre ces dames.

--Je suis à vous, mon cher. Donnez-moi seulement cinq minutes: une
petite affaire à expédier.»

Il écrivit:

  «Paris, 16 juillet 1838.

  «Ma chère Tolla,

  «Tu connais bien mal mon coeur, si tu crois que c'est l'amour des
  plaisirs frivoles qui m'a entraîné loin de toi et qui me retient sur
  cette terre d'exil. Sache que le but secret de mon voyage était
  d'obtenir le consentement de mon oncle. On peut demander dans une
  lettre ce qu'on n'oserait pas solliciter de vive voix. Tu te souviens
  bien que j'ai toujours désiré que notre bonheur obtînt la sanction de
  ma famille, et tu es trop tendre fille pour blâmer un sentiment si
  délicat. Nous ne devons pas, pour satisfaire notre caprice, déclarer
  la guerre à nos parents.

  «Après une lettre affectueuse de mon oncle, dont les tendres reproches
  m'ont déchiré le coeur, je me suis décidé à lâcher le grand mot. En
  effet, notre situation était trop pénible: nous aimer en ayant l'air
  de ne nous point connaître! D'ailleurs les méchantes langues avaient
  trop beau jeu contre nous.

  «Tu dois comprendre combien je désire et je crains tout à la fois la
  réponse de mon oncle. Dieu veuille toucher son coeur et nous le rendre
  favorable! Rien ne manquerait plus à notre félicité. Si sa réponse
  n'est pas telle que je le désire, il faudra essayer de tous les moyens
  pour changer sa volonté. Je ne retournerai pas à Rome que la question
  ne soit résolue. En attendant je souffre le martyre, le doute me tue;
  plains-moi.»

Rouquette frappa à la porte:

«Il y a dix minutes que les cinq minutes sont écoulées!

--Une seconde encore! mon bon ami. Je suis aussi pressé que vous.»

Il continua:

  «C'est maintenant, ma Tolla, qu'il faut redoubler nos prières et
  mettre en Dieu toutes nos espérances. S'il a décidé que nous serions
  heureux, il saura bien attendrir le coeur de mon oncle. Tournons-nous
  vers cette Vierge sainte qui aime tant à consoler les affligés: qui
  sait si elle ne voudra pas faire quelque chose pour nous? J'importune
  non-seulement saint Joseph, comme tu me l'as recommandé, mais tous les
  autres saints du paradis. Je voudrais qu'ils fussent plus nombreux,
  pour avoir plus d'avocats auprès du juge suprême. Enfin jetons-nous
  dans les bras de la Providence, et espérons. Je t'aime.

  «LELLO.»

«Oui, je t'aime! dit Lello en allumant une bougie pour cacheter sa
lettre, et il y a bien quelque mérite à garder mon amour intact au
milieu des plaisirs de Paris. Elle craint, pauvre enfant, que je ne
l'oublie! Mais j'ai pensé vingt fois à elle pendant cet infernal souper!
Rien ne triomphera de ma passion, parce que ma passion c'est moi-même,
et que je suis plus fort que tout. Il y a pourtant de pauvres sires à
qui une bouteille de vin de Champagne ou le sourire d'une jolie fille
fait oublier leur maîtresse! Mon amour est comme la salamandre, il
traverse le feu sans y brûler ses ailes.»

La promenade à Versailles fut suivie de beaucoup d'autres. Mme Sarrazin
s'aperçut que Lello connaissait fort mal Paris et les environs: elle lui
fit voir du pays. C'était une bonne femme, aimée du théâtre et de son
quartier, et dévouée sans préjugés au bonheur de sa fille. Elle avait
toujours dit à Cornélie:

«Mon enfant, l'autorité maternelle a ses limites, et je n'ai pas la
prétention ridicule de te garder en sevrage jusqu'à l'âge de trente ans.
D'ailleurs, je le voudrais, la loi ne le permettrait pas. Vois donc à te
pourvoir. Si tu trouves un mari opulent, j'en serai bien aise: il me
servira une pension alimentaire. Malheureusement les Folies-Dramatiques
n'ont pas la vogue pour les mariages, et l'on n'y en a pas vu beaucoup
cette année. Avec la dot que je te donne, à savoir le talent et la
beauté, il est rare qu'on trouve à se marier définitivement. Passe
encore si tu étais à l'Opéra! L'empereur de Russie paye tous les ans
deux ou trois grands seigneurs pour qu'ils épousent les danseuses. Mais
tu es aux Folies; règle-toi là-dessus. Moi, si jamais je te vois
amoureuse d'un homme jeune, bien élevé et riche, je commencerai par te
faire une bonne morale (si je t'ennuie tu ne m'écouteras pas); puis
j'irai trouver ce monsieur, je lui dirai tous les sacrifices que j'ai
faits pour ton éducation, et, s'il a bon coeur, il me laissera ma fille,
ou du moins il me remboursera mes dépenses.»

Le 8 août 1838, trois semaines environ après le voyage à Versailles,
Lello apprit à n'en pouvoir douter que Mme Sarrazin avait dépensé pour
l'éducation de sa fille vingt mille francs et quelques centimes. La
chute de Mlle Cornélie ne fit pas plus de bruit que celle d'une pomme.
Chose incroyable! aucun des six adorateurs de la jolie blonde ne tint
rigueur à Lello. Il crut même s'apercevoir qu'ils lui serraient la main
avec gratitude. Il ne sut jamais combien son bonheur avait fait
d'heureux. Rouquette se fit sa part dans la félicité commune.

M. Sarrazin conserva l'habitude de marcher tête levée, excepté lorsqu'il
passait sous la porte Saint-Denis.

Rouquette choisit le jour où Cornélie pendait la crémaillère dans un
appartement de six mille francs pour envoyer à Lello la réponse de son
oncle. Il la gardait en portefeuille depuis une semaine.

Lello hésita un instant avant de briser le cachet. Évidemment la lettre
contenait un _oui_ ou un _non_. Un _non_ lui fermait le paradis du
mariage; un _oui_ le chassait du paradis terrestre qu'il venait de
meubler à grands frais. Un _non_ le séparait de Tolla; un _oui_
l'arrachait à Cornélie. Cependant je dois dire à sa louange que son
dernier voeu fut pour un _oui_.

La lettre disait _non_. Le colonel n'avait point cherché de périphrases.
Il écrivait à son neveu:

  «Je te permets toutes les folies, excepté une. Jette ton argent par
  les fenêtres, je t'en donnerai d'autre; ne jette pas ton nom: nous
  n'avons que celui-là. Je t'ai dit souvent que je n'avais rien à te
  refuser, je le répète encore. Veux-tu un million? Mais si tu cherches
  une corde pour te pendre, je n'en suis pas marchand. Remarque bien que
  tu peux te marier sans mon consentement: ce n'est donc pas une
  permission que tu me demandes, c'est un conseil. Or le diable en
  personne ne saurait me contraindre à t'en donner un mauvais. Fais ce
  que tu voudras: tu es maître absolu de tes actions, comme moi de mes
  écus. Je ne te défends pas d'épouser la fille qui t'a choisi et qui te
  fait la cour depuis plus d'une année; mais je t'avertis que, si tu
  persistes, tu peux te dispenser de m'écrire; je ne te répondrai pas.
  Sur ce, je t'embrasse. Faut-il ajouter: _Pour la dernière fois?_»

«Diable d'homme! se dit Lello. Il parle avec autant d'assurance que s'il
avait raison. Je vais mal souper ce soir. Rouquette!»

Rouquette n'était jamais loin. Il parcourut la lettre, et la trouva
conforme au brouillon qu'il avait envoyé. «Eh bien? demanda-t-il.

--C'est moi qui vous dis: eh bien?

--Eh bien! votre oncle a tort, il ne rend pas justice aux vertus de Mlle
Feraldi.

--N'est-il pas vrai, Rouquette? Tant de vertu, de beauté, de noblesse...

--Je ne te parle pas de sa noblesse: on m'a assuré que la généalogie du
docteur Feraldi était un peu véreuse. Quant à la beauté, elle en a eu
autant que femme du monde: maintenant, nous ne savons pas ce qui lui en
reste. Je passe légèrement sur la question financière. Elle vous apporte
en dot une vigne de deux cent mille francs; c'est un joli denier. De
plus elle assure par contrat un héritage de quatre ou cinq millions au
prince votre frère: toute la fortune du colonel! Mais elle a des vertus.
Or les vertus sont hors de prix par le temps qui court; vous le savez
bien, vous qui venez d'en acheter une.

--Mauvais plaisant!... Rouquette, vous devriez intercéder auprès de mon
oncle!

--Bien obligé! Je trouve que j'ai assez d'ennemis.

--Alors faites-moi un brouillon.

--Pour dire que vous vous soumettez?

--Non, pour expliquer que je ne peux pas me soumettre.

--A quoi bon? il jetterait ma prose au feu dès la première ligne.

--Il faudrait pourtant lui faire savoir que je suis engagé d'honneur
avec le comte Feraldi.

--Une idée! Priez M. Feraldi de lui conter toute l'affaire. C'est lui
qui est le plus intéressé à la conclusion de ce mariage, car vous
conviendrez qu'il y gagne plus que vous. D'ailleurs n'est-il pas avocat?
Il ne refusera pas de plaider sa propre cause. Faut-il vous faire un
brouillon pour le comte?

--Faites, mon ami; je ne lui ai jamais écrit, et je ne saurais pas
comment m'y prendre.»

Lello se promena de long en large dans sa chambre, tandis que Rouquette
écrivait.

  «Paris, 11 août 1838.

  «Très-cher comte,

  «Je n'avais jamais pris la liberté de vous écrire, sachant comme votre
  profession vous occupe, et combien le temps des hommes d'affaires est
  précieux; mais une cruelle nécessité me force à vous imposer l'ennui
  de me lire.

  «Depuis mon départ de Rome, mon unique préoccupation a été de faire
  approuver à mes parents mon mariage avec mademoiselle votre fille.
  Après deux mois d'hésitation, je me suis armé de courage, et j'ai
  écrit à mon oncle. Je lui ai tout confessé, je lui ai fait connaître
  la violence de mon amour et l'ancienneté de nos engagements, j'ai
  dépeint à ses yeux les vertus qui sont la plus belle richesse de
  Vittoria, j'ai décrit avec une scrupuleuse exactitude l'état de nos
  sentiments, j'ai conjuré mon oncle de ne pas séparer deux coeurs si
  bien unis. J'ai attendu longtemps sa réponse; plût à Dieu qu'elle ne
  fût jamais arrivée! Non-seulement mon oncle se refuse formellement à
  ma demande, mais il déclare en terminant qu'il m'embrasse pour la
  dernière fois.

  «Vous pouvez vous figurer mes angoisses au milieu de ce conflit
  d'affections. Je ne voudrais pas renoncer au bonheur, mais le devoir
  me commande de respecter la volonté de ma famille. Je voudrais dompter
  mes passions; mais quand je songe aux vertus de l'ange que j'adore, la
  force me manque.

  «Dans ce cruel embarras, je me tourne vers vous, et je remets notre
  sort entre vos mains, puisque le destin me condamne ou à obtenir ce
  consentement ou à faire le terrible sacrifice, je viens vous prier à
  mains jointes de plaider ma cause auprès de mon oncle et d'obtenir,
  par une intervention amicale, ce que j'ai eu la douleur de m'entendre
  refuser. Si, par un malheur que je n'ose prévoir, vos prières
  échouaient comme les miennes, croyez, monsieur, que j'ai trop à coeur
  la réputation de mademoiselle votre fille pour continuer les relations
  d'intimité qui existaient entre nous; mais je conserverai pour elle et
  pour votre famille une estime éternelle.

  «Je me fais un devoir de vous déclarer que je n'ai mis dans le secret
  que mon frère et mon oncle. Tout est resté entre nous, et l'honneur de
  la jeune fille a été soigneusement sauvegardé. J'espère que ma
  résolution sera approuvée de vous et de votre vertueuse fille, à qui
  je vous autorise à montrer cette lettre. Je vous prie de présenter mes
  compliments, et suis pour la vie votre très-affectionné serviteur et
  ami,

  «MANUEL COROMILA BORGHI.

Quand Lello eut copié cette lettre, Rouquette réclama son brouillon pour
le brûler. Il le mit sous enveloppe et l'envoya à Mme Fratief.

Lello écrivit ensuite à Tolla une lettre touchante:

  «Mon coeur saigne, disait-il, Dieu! quelle sentence cruelle! D'un côté
  la passion qui me consume, de l'autre le devoir qui m'égorge.
  J'entends ta voix qui me crie: «Fais ton devoir, quoi qu'il en coûte;
  le devoir est la loi de Dieu.» Oui, ma Tolla, tu es assez vertueuse
  pour me parler ainsi. Tu aimes tes parents, tu sais qu'il est
  impossible de rien refuser à ces êtres chers et respectables qui nous
  ont tenus tout enfants sur leurs genoux; tu approuveras la résolution
  que j'ai prise. Si tu écoutes le monde, il me blâmera peut-être; si tu
  fais parler ta conscience, elle me donnera raison.

  «Un espoir nous reste. J'ai écrit à ton père, je l'ai conjuré de
  s'entremettre pour nous auprès de mon oncle: peut-être obtiendra-t-il
  quelque chose. Si cette dernière branche de salut nous échappe, hélas!
  je suis forcé de t'oublier. Le pourrai-je? Dieu qui exige de nous ce
  sacrifice, nous donnera la force de l'accomplir; mais si mon coeur
  doit te retirer sa tendresse, jamais il n'oubliera l'image d'un ange
  orné de tant de belles vertus, et tu auras une place éternelle dans
  l'estime de ton très-affectueux ami,

  «LELLO.

  «_P. S._ De la réponse de ton père dépendra notre bonheur.»

Lello monta en voiture avec Rouquette, porta ses lettres à la grande
poste et se fit conduire au nouvel appartement de sa maîtresse.
L'arrivée des deux amis interrompit le jeune peintre, qui ébauchait un
petit portrait de Cornélie.




IX


Amarella n'était pas entrée au couvent pour le plaisir de prier Dieu et
d'accompagner sa maîtresse: elle pensait qu'on peut prier partout, et
son dévouement pour Tolla n'allait pas jusqu'à l'abnégation. Elle avait
la captivité en horreur, comme tous les êtres remuants; elle était
friande du grand air comme tous ceux qui sont nés au village; elle
aimait à se faire voir, comme toutes les femmes. Ajoutez que, comme tous
les Romains des deux sexes, elle avait la passion de la loterie. La
loterie est un jeu légal, une partie engagée entre le saint-père et ses
sujets: les joueurs y gagnent quelquefois, le gouvernement toujours.
Amarella faisait comme tous les domestiques, mercenaires, mendiants et
frères quêteurs de la capitale du monde chrétien: elle économisait onze
sous par semaine pour avoir le droit de prendre un billet, de rêver
trois numéros, et d'attendre, confortablement logée dans un château en
Espagne, le tirage du jeudi et la ruine de ses espérances. En entrant à
Saint-Antoine, elle avait renoncé à la loterie, au grand air, à la
liberté et à l'admiration des hommes, le tout pour plaire à Menico.
Menico lui avait dit en la prenant par la taille: «Si tu étais une brave
fille, tu irais tenir compagnie à mademoiselle. Crains-tu de t'ennuyer?
Je te promets que vous recevrez des visites: le parloir n'est pas fait
pour les chiens. As-tu peur que tous les garçons ne se marient en votre
absence et qu'il n'en reste plus pour toi? Sois tranquille, j'en connais
un qui attendra patiemment et qui fera voeu, si tu l'exiges, de ne pas
regarder une femme avant votre retour.» Ces promesses tant soit peu
jésuitiques, appuyées de quelques caresses, avaient trompé la subtile
Amarella. Elle sacrifia trois mois de sa liberté, avec la confiance d'un
joueur qui risque son seul habit sur la carte qu'il croit bonne. Ce
Menico si longtemps poursuivi était, à ses yeux, quelque chose de plus
qu'un homme: c'était un _terne_ qu'elle avait nourri deux ans.

Lorsque les portes du cloître se fermèrent sur elle et qu'elle vit
Dominique pleurer côte à côte avec Lello, elle sentit naître au fond de
son coeur quelque sympathie pour sa maîtresse: une conformité d'âge, de
chagrin et d'espérance l'unissait à Tolla, et peu s'en fallut qu'elle ne
lui fît confidence de son amour. Quinze jours se passèrent sans qu'elle
reçût une visite de Menico; elle s'imagina qu'il était retenu au palais
Feraldi par quelque indisposition légère ou par la nature sédentaire de
ses fonctions. Elle attendit une seconde quinzaine et s'arma d'une
patience rageuse: «Peut-être veut-il m'éprouver,» pensait-elle. Mais
lorsqu'elle sut, par une indiscrétion innocente de Tolla, que Menico
venait tous les jours au couvent avec la comtesse, lorsqu'elle fut
forcée de reconnaître qu'elle avait été sa dupe, elle se prit d'une
haine effroyable, non contre lui, mais contre Tolla. La jalousie lui fit
voir une rivale dans sa maîtresse; elle la soupçonna d'avoir usé d'une
indigne coquetterie pour voler un coeur plébéien dont elle n'avait que
faire; elle se rappela les naïves confidences de Menico sur la route de
Lariccia, les larmes de Tolla lorsqu'on l'avait cru mort, et le fameux
baiser qu'elle lui avait donné le jour de l'Assomption: elle était trop
aveuglée pour comprendre que le prétendu amour de Menico était une
adoration religieuse, et que Tolla ne s'en apercevait pas plus que les
madones peintes et dorées n'entendent les prières qu'on murmure à leurs
pieds. Dans un premier mouvement de colère, elle monta à sa chambre et
fit ses paquets, bien décidée à abandonner Tolla à ses ennuis, puis elle
se ravisa, remit tout en place et redescendit dans la cour en souriant à
un autre projet de vengeance.

Dès ce jour, elle commença contre sa maîtresse une guerre sourde:
«Attends! dit-elle, je ferai de ton coeur une pelote à épingles!»
Lorsque Tolla avait reçu quelque bonne nouvelle, Amarella accourait
partager sa joie; ce n'était jamais sans y verser une goutte de poison:
«Il vous aime, disait-elle; il veut donner au monde un grand exemple de
constance. Qui l'aurait cru? Mademoiselle voit bien qu'il vaut mieux que
sa réputation. Je le savais, moi, qu'il ne vous tromperait pas comme
toutes les autres.» Si Tolla était triste, si cette pauvre âme, à force
de creuser l'avenir, avait trouvé quelques raisons de désespoir,
Amarella se faisait un visage de gaieté et d'insouciance; elle
étourdissait la maison de son rire argentin et sonore, elle venait
s'asseoir auprès de sa maîtresse et lui faire une peinture charmante du
bonheur qu'elle n'espérait plus: «Pourquoi vous chagriner, mademoiselle!
Les beaux jours viendront. Qui sait si dans deux mois vous n'entrerez
pas à l'église, habillée comme une reine, en robe de velours blanc avec
des boutons de perles, et une couronne d'oranger dans les cheveux! Dans
un an nous baptiserons un beau petit Lello, rouge comme une écrevisse;
il me semble déjà que je l'entends crier! Dans vingt mois, il sera blanc
comme du lait, frais comme une rose et ferme comme une pomme. Les dents
lui viendront deux à deux; il essayera ses mains mignonnes; il voudra
parler et faire de longues phrases, mais il ne saura dire que _mamma_ et
_babbo_; il prendra son élan pour courir, mais il ne saura pas mettre
une jambe devant l'autre, et il embrouillera ses deux petits pieds comme
s'il en avait cinq ou six. Vous vous agenouillerez près de lui sur le
tapis, vous le tiendrez par la ceinture de sa robe... Vous pleurez,
mademoiselle? sotte que je suis! je vous ai fait de la peine. J'oubliais
que, si M. Coromila vous abandonne, vous avez fait voeu de rester au
couvent et de renoncer au bonheur d'être mère! Allons, mademoiselle, ne
vous désolez pas; cela ne sera rien; peut-être n'êtes-vous pas tout à
fait trahie. Voulez-vous que je vous chante une jolie chanson?

    Io ti voglio ben assai,
    Ma tu...

--Tais-toi! criait Tolla, et elle éclatait en sanglots.

--Chut! ma chère demoiselle; les religieuses vont vous entendre. Vous
avez juré de renfermer votre amour en vous-même.»

Tolla rentrait ses pleurs et dévorait son mouchoir pour s'empêcher de
crier. Elle tint toutes ses promesses, et, sans les bavardages calculés
d'Amarella, personne dans le couvent n'aurait deviné ses douleurs. Les
religieuses de Saint-Antoine étaient jeunes pour la plupart;
quelques-unes avaient moins de vingt ans. Elles observaient
scrupuleusement la règle de leur ordre, et surtout leur voeu
d'obéissance; elles ne pouvaient changer de robe, ni laisser une bouchée
de la portion qu'on leur servait, sans en demander la permission.
Séparées du monde avant de l'avoir connu, elles se berçaient dans la
monotonie des habitudes monastiques, et se croyaient heureuses parce
qu'elles étaient résignées. Tolla enviait la tranquillité de leur âme,
comme les vivants sont quelquefois jaloux des morts. Elle respectait
leur ignorance, cachait son amour, s'efforçait de rire lorsqu'elle était
triste, et de manger lorsqu'elle avait le coeur gros; sinon, toute la
table aurait voulu savoir pourquoi elle n'avait pas d'appétit. Amarella
se plut à mettre tout le couvent dans les secrets de sa maîtresse; elle
ne doutait pas qu'un tel scandale ne retombât sur la tête de Tolla.
L'effet ne répondit pas à son attente: les soeurs n'eurent que de la
pitié et de la tendresse pour cette pâle victime d'un mal qu'elles ne
connaissaient point. Peut-être quelqu'une des plus jeunes envia-t-elle à
son tour les souffrances de la belle pensionnaire; mais jeunes et
vieilles observèrent une discrétion unanime, et donnèrent le rare
exemple d'une communauté religieuse possédant un secret sans le
commenter.

Le 23 août, après quatre mois de captivité volontaire, sans une seule
visite de Menico, Amarella avait épuisé toutes les ressources de la
haine et ne savait plus à quel démon se vouer. On lui dit qu'un homme
l'attendait au parloir: elle y courut en se demandant quel remords de
conscience pouvait lui ramener Menico; mais ce n'était pas Menico qui
l'avait fait appeler: c'était un gros homme blond, bien rasé, bien
frisé, bien nourri, bien fleuri et d'une physionomie toute paternelle.
Ce digne personnage, qu'elle reconnut à l'accent pour un Napolitain, lui
apprit que sa belle conduite et son dévouement évangélique avaient
touché le coeur d'une très-noble et très-riche étrangère; que cette
dame, Russe de nation, mais catholique de religion, voulait à tout prix
l'attacher à son service, prête à doubler ses gages, s'il le fallait.
Amarella, prise entre la crainte de lâcher sa vengeance et l'envie de
regagner sa liberté, demanda quelques jours de réflexion. Elle allégua
que la famille Feraldi lui avait promis une dot de cent écus, si elle
restait avec mademoiselle.

«Qu'à cela ne tienne, répondit l'inconnu. La personne qui m'envoie est
au moins aussi généreuse que vos Feraldi. Réfléchissez au plus vite; je
reviendrai demain.»

Le même jour, le comte Feraldi reçut les deux lettres de Lello, en date
du 11 août. Après avoir lu la sienne, il n'hésita pas à ouvrir celle qui
portait l'adresse de Tolla. La comtesse écouta cette lecture d'un oeil
sec et stupide: elle croyait entendre l'arrêt de mort de sa fille. Toto
était assis, serrant les poings, et mordant ses lèvres. Cette
consternation se changea en fureur lorsqu'on vit accourir le docteur
Ély, l'abbé Fortunati et Philippe Trasimeni; chacun d'eux avait reçu,
sans savoir comment, une copie de la lettre au comte. Un exemplaire de
la même lettre avait été placardé à la porte du palais Feraldi, et
Menico, qui l'avait arraché, l'apporta en pleurant. Les parents et les
amis de Tolla tinrent conseil en tumulte: Menico jurait d'assommer le
colonel et tous ses domestiques; Philippe et Toto voulaient partir le
soir même pour Paris; le docteur assurait qu'en lisant une seule de ces
lettres Tolla mourrait sur le coup; la comtesse offrait de se jeter aux
pieds du vieux Coromila; l'abbé parlait d'en appeler au pape; le comte
avait perdu la tête et ne savait auquel entendre. Il allait, venait, se
laissait tomber sur une chaise, se levait en sursaut, froissait dans ses
mains les deux lettres de Lello, et répétait machinalement le
_post-scriptum_ de la dernière: _De la réponse de ton père dépendra
notre bonheur!_ Tout était désordre, affliction et contradiction; chacun
parlait au hasard sans écouter ni les autres ni soi-même. Au milieu de
la confusion générale, Menico prit sur lui d'aller chercher l'oncle du
comte, le cardinal Pezzato. L'entrée de ce beau vieillard en cheveux
blancs apaisa la multitude et rassit les esprits les plus exaltés. Les
jeunes gens fermèrent la bouche, et tous les conseils violents se turent
en présence de l'auguste octogénaire, qui avait été ministre de Pie VII
et de Léon XII. Le cardinal se fit lire les deux lettres par le jeune
Feraldi, dont la voix tremblait d'émotion et de colère. Il déclara sans
hésiter que la prière de Lello était absurde, et que le comte ne pouvait
pas décemment demander au colonel la main de son neveu; mais comme M.
Coromila s'était engagé par serment à épouser Vittoria Feraldi, comme il
avait invoqué le nom de Dieu à l'appui de ses promesses, l'affaire était
du ressort de la police ecclésiastique, et il fallait recourir au
cardinal-vicaire.

L'intervention de la police dans les affaires de conscience est un des
traits caractéristiques de l'administration pontificale; les papes ne
croient pas gouverner des hommes, mais des âmes. Leurs tribunaux
participent de la nature du confessionnal: le juge est doux, discret,
familier, curieux, indulgent pour les fautes confessées, prêt à tout
pardonner hormis la fierté et la résistance; inhabile à distinguer un
péché d'un délit et un mauvais chrétien d'un mauvais citoyen; confiant
dans les verrous, ennemi de la violence, incapable de verser le sang
d'un criminel et capable d'oublier un innocent en prison. La police est
plus taquine que rigoureuse, et plus humiliante qu'oppressive; le
gouvernement est un despotisme velouté, onctueux, décent, modeste, et
patient parce qu'il se croit éternel. Le prince Odescalchi,
cardinal-vicaire, ne fut point surpris de la demande du cardinal
Pezzato: il trouva tout simple que pour empêcher un jeune fou de violer
ses serments et d'offenser la majesté divine, on eût recours à
l'autorité du vicaire de Jésus-Christ. D'ailleurs, le prince Odescalchi
était allié à la famille Feraldi; sa soeur avait épousé en 1817 un
cousin germain du comte. Enfin la vertu, le malheur et la beauté de
Tolla lui inspiraient un vif intérêt. Sans accorder une entière
confiance aux accusations qui s'élevaient contre son secrétaire intime,
il fit écrire à Rouquette que son congé était expiré et qu'il eût à
revenir au plus tôt, s'il tenait à sa place. Sans vouloir contraindre en
rien la volonté du colonel Coromila, il promit de le mander en sa
présence et de ne rien négliger pour obtenir son consentement. Il pria
le comte de lui adresser une note courte et précise en forme de
supplique, contenant en quatre pages le résumé de ses relations avec
Lello; il demanda qu'on lui remît les lettres, la bague et le portrait,
et qu'on y joignît un extrait de tous les passages de la correspondance
où le nom de Dieu était positivement invoqué. Le cardinal Pezzato se
rendit en toute hâte au palais Feraldi, et rédigea avec le comte la
supplique suivante:

  «Prince éminentissime,

  «Le comte Alexandre Feraldi se voit contraint d'implorer
  l'intervention officieuse de Votre Éminence révérendissime en faveur
  d'une noble, innocente, vertueuse enfant, qui a eu l'honneur d'être
  tenue sur les fonts de baptême par la propre soeur de Votre Éminence,
  mariée au cousin germain de l'exposant.

  «Cette enfant, fille unique, et l'aînée des deux enfants du suppliant,
  comblée des plus rares talents par les bontés de la Providence, a reçu
  l'éducation la plus chrétienne, la plus noble et la plus vertueuse
  qu'on puisse trouver dans notre Italie. Les certificats ci-joints et
  la liste des prix et des accessit qu'elle a remportés à l'institut
  impérial et royal de Marie-Louise à Lucques feront voir à Votre
  Éminence si elle a répondu aux soins de ses parents. Rentrée dans sa
  famille, toute la sollicitude de son père et de sa mère s'est employée
  à lui trouver un établissement avantageux et honorable. Plusieurs
  partis se sont offerts, qui ont été repoussés l'un après l'autre,
  parce qu'aucun ne semblait digne d'elle. En dernier lieu, un des fils
  de la très-noble et très-riche famille Morandi, d'Ancône, se mit sur
  les rangs, et pressa de tout son pouvoir la conclusion de cette
  affaire, comme il résulte des lettres originales que l'on soumet à
  Votre Éminence.

  «Ce fut alors que Manuel, cadet de la très-illustre famille
  Coromila-Borghi, qui, en rencontrant la jeune fille dans les réunions
  de la noblesse, avait pris pour elle des sentiments affectueux, se
  présenta à l'exposant et à sa femme dans la compagnie d'un
  très-honorable cavalier, le marquis Trasimeni, et, déclarant avoir
  connaissance de l'affaire qui allait se conclure avec Morandi, demanda
  que l'on rompît toutes les négociations, si l'on croyait que la jeune
  fille pût être plus heureuse avec lui, car il était décidé à la
  prendre pour femme. Les époux Feraldi ne manquèrent pas d'opposer à
  Manuel Coromila toutes les difficultés imaginables relativement au
  consentement de son père, sans lequel les comtes Feraldi n'auraient
  jamais permis une telle union. Il prit sur lui d'obtenir ce
  consentement, n'y ayant rien qui pût y faire un légitime obstacle,
  puisque la jeune fille n'était ni de la basse classe ni de la
  bourgeoisie, mais d'un rang à avoir pour tante la soeur de Votre
  Éminence et la fille du prince Barberini.

  «Après s'être entendu dire que sa démarche le rendait garant du
  consentement de son père et responsable de l'avenir de la jeune fille,
  il renouvela ses déclarations et ses serments, ajoutant que, vu le
  déplorable état de la santé de son père, il attendrait qu'il fût
  rétabli pour lui demander son assentiment. Rassuré par ces paroles, le
  comte Feraldi lui déclara que la dot de sa fille devait être de vingt
  mille sequins en argent, mais que, pour reconnaître autant qu'il était
  en lui l'honneur d'une telle alliance, il doublerait la somme, et
  donnerait quarante mille sequins en biens allodiaux situés dans l'île
  de Capri, libres de toute hypothèque, dépendance ou redevance, et
  faisant partie du domaine patrimonial de sa famille: lesdits biens
  évalués quarante mille sequins dans une estimation faite quinze ans
  auparavant à l'occasion d'un partage. Afin que Manuel Coromila, dans
  une affaire de si grand poids, pût se décider en toute connaissance de
  cause, on lui confia les lettres du comte Morandi. Il les rapporta le
  lendemain, et renouvela, après les avoir froidement examinées, tous
  les engagements qu'il avait pris. Ce fut après cette seconde et
  formelle déclaration que l'on fit dire au comte Morandi que sa
  demande, si honorable qu'elle fût, ne pouvait être agréée. Durant
  toutes les négociations, la jeune fille, en bonne chrétienne, alluma
  des cierges devant toutes les images miraculeuses, se recommanda aux
  prières des communautés les plus saintes, fit et fit faire des
  neuvaines et des _tridui_ en nombre incroyable, pour intéresser le
  ciel au succès de l'affaire.

  «Au mois de février, Dieu rappela à lui le prince Coromila, et Manuel,
  majeur d'âge, fut maître de ses actions. Des devoirs de reconnaissance
  et de respect le liaient à son oncle le colonel et lui commandaient à
  tout prix d'obtenir son consentement. Sollicité d'entreprendre à cette
  fin les démarches nécessaires, il répondit qu'il le ferait aussitôt
  après le mariage de son frère aîné, et il annonça son départ pour
  l'Angleterre. Les époux Feraldi n'eurent pas de peine à deviner dans
  quelle intention la famille Coromila poussait Manuel à ce voyage.
  Cependant ils ne voulaient pas croire qu'on se proposât de conduire ce
  jeune homme au parjure et leur fille innocente au sacrifice. Ils
  mandèrent Manuel Coromila, et, après l'avoir adjuré de penser
  sérieusement à ce qu'il avait fait et à ce qui pourrait advenir par la
  suite, ils lui déclarèrent, en présence de la jeune fille elle-même,
  que si la mort de son père avait changé ses idées ou s'il prévoyait
  que ce voyage pût les modifier, il était encore temps de retirer sa
  parole, et qu'on le déliait de toutes les obligations qu'il avait
  contractées; mais si, majeur et libre comme il l'était, il réitérait
  ses promesses, qu'il se souvînt bien que son engagement devenait
  irrévocable, nonobstant toute injuste opposition de sa famille. Il
  répondit à cette déclaration par les promesses les plus formelles, les
  protestations les plus ardentes, et les plus terribles serments de ne
  changer jamais.

  «Pour s'engager irrévocablement, et pour fermer la bouche à tous ceux
  qui voudraient, par de faux rapports, le prévenir contre la jeune
  fille, il voulut qu'elle se renfermât durant son absence dans un
  couvent cloîtré, et il pria lui-même leur commun directeur, le digne
  abbé La Marmora, d'aller l'y confesser tous les huit jours. La
  vertueuse Vittoria, soumise aux volontés de celui qui avait juré de
  devenir son époux, passa des brillants salons de la capitale à la vie
  austère d'un cloître. Ses prières et ses vertus excitèrent
  l'admiration et gagnèrent l'amitié de toute cette communauté
  religieuse. Votre Éminence révérendissime peut aisément s'en assurer.

  «Cependant les lettres de Manuel Coromila se succédaient à chaque
  courrier. Ces lettres attestent ses engagements et les sacrifices de
  la jeune fille. Elles sont pleines de serments, non pas de ces
  serments légers qui s'échappent au hasard au milieu d'un vague parlage
  d'amour, mais de serments solennels, entourés des idées les plus
  sérieuses et des sentiments les plus religieux. Votre Éminence
  révérendissime remarquera en plus de dix endroits l'invocation
  expresse de ce Dieu redoutable qui ne veut pas que son nom devienne un
  instrument de fraude et d'imposture. Ces lettres prouvent d'une
  manière éclatante la pureté des sentiments dont ces deux coeurs sont
  enflammés. Le conseil réciproque de fréquenter les sacrements, la
  confiance dans la bonté de Dieu, l'invocation de la Vierge et des
  saints, choses bien rares dans des écrits de ce genre, font de toute
  cette correspondance une lecture agréable et édifiante, propre à
  toucher les coeurs honnêtes et religieux. Tout cela jusqu'à la lettre
  du 16 juillet inclusivement.

  «Tout à coup et hors de toute attente, l'exposant reçoit une lettre en
  date du 11 courant, où Manuel, changeant brusquement de langage,
  invite l'exposant lui-même, père de la malheureuse fille, à intervenir
  auprès du colonel Coromila pour obtenir le consentement qu'il refuse.
  Si cette démarche (inutile, absurde et inconvenante) reste sans
  résultat, Manuel déclare qu'il se croira délié de tous ses
  engagements, alléguant qu'une passion et un amour doivent céder aux
  devoirs impérieux de la famille. Si l'on ne mettait dans la balance
  qu'une simple passion et un amour aveugle, cette maxime serait
  incontestable et sacrée; mais, dans l'espèce, il s'agit de tout autre
  chose, puisqu'à l'amour et à la passion se joignent des devoirs
  directs et positifs, résultant d'obligations réelles contractées par
  une personne majeure, sans qu'elle y ait été amenée ni par contrainte,
  ni par prière, ni par séduction. Ajoutez à cela les devoirs de stricte
  justice résultant des dommages irréparables causés à une noble et
  vertueuse fille âgée de plus de vingt ans, qui a renoncé à un
  établissement avantageux, qui s'est laissé compromettre aux yeux de
  toute l'Italie, qui a vécu quatre mois enfermée dans un cloître, qui
  est d'une santé assez délicate pour succomber à la perte de ses
  légitimes espérances, qui enfin a fait voeu de prendre le voile et de
  renoncer à son avenir temporel, si elle était abandonnée; ajoutez la
  sainteté terrible de serments formels, réitérés à haute voix et par
  écrit, avec l'invocation expresse du nom de Dieu, et Votre Éminence
  reconnaîtra que Manuel n'est pas, comme il le suppose, mis en demeure
  d'opter entre sa passion et ses devoirs envers son oncle, mais entre
  ses devoirs de simple reconnaissance et les lois inviolables de la
  justice, de l'honneur, de la conscience et de la religion.

  «Éminence révérendissime, il faut que le colonel Coromila n'ait pas
  été informé de tous les faits énoncés ci-dessus; car il est certain
  que, s'il en avait connaissance, un cavalier si accompli et un
  chrétien si exemplaire emploierait son autorité à toute autre chose
  qu'à commander le parjure et le sacrilége. Si les discours de la
  malice et de l'envie n'avaient pas égaré sa conscience, il serait le
  premier à favoriser un projet formé au milieu des prières, et que la
  prière a sanctifié jusqu'à ce jour. Rome entière le cite comme un
  homme juste et craignant Dieu. Pour obtenir le consentement qu'il
  refuse, il ne faut ni supplications ni menaces, il faut seulement lui
  apprendre la vérité: on aura gagné son coeur lorsqu'on aura dessillé
  ses yeux.

  «Le comte Feraldi a l'âme trop haute pour aller lui-même plaider
  devant le colonel la cause de sa fille; mais il serait un mauvais père
  s'il ne cherchait pas à lui faire connaître les engagements sacrés de
  Manuel.

  «C'est pourquoi le suppliant se jette aux pieds de Votre Éminence
  révérendissime. Plein de confiance dans l'efficacité d'une
  intervention qu'il espère sans oser la demander, il a le très-haut
  honneur, en baisant votre pourpre sacrée, d'être, avec la plus
  profonde vénération,

  «De Votre Éminence révérendissime,

  «Le très-humble, très-dévoué

  «et très-obéissant serviteur,

  «ALEXANDRE FERALDI.»

Voilà comme on écrit à un cardinal-vicaire. La supplique, copiée en
belle ronde sur papier jésus in-folio, fut portée le soir même au prince
Odescalchi, avec l'extrait de la correspondance et toutes les lettres de
Lello, que la comtesse emprunta à sa fille pour les relire. On n'osa lui
demander ni le portrait ni l'anneau, de peur d'éveiller ses soupçons.

Le lendemain matin, le colonel se rendit à jeun chez le cardinal
Odescalchi. Il devinait fort bien ce qu'on pouvait avoir à lui dire et
pourquoi on le faisait lever avant midi; mais il n'était ni inquiet ni
intimidé. Il s'enfonçait dans les coussins de sa voiture avec la pesante
assurance d'un homme qui ne craint rien au monde que l'apoplexie.
«Parbleu, disait-il entre ses dents, il est heureux que Manuel ait
quelques millions et quelques ancêtres: s'il s'appelait Nicolas, fils de
Mathieu, propriétaire de deux bons bras, les cafards l'auraient déjà
marié malgré moi et malgré lui. On l'aurait fait espionner par quelques
agents de la morale publique, on aurait donné le mot à sa maîtresse, et,
au plus beau moment d'un rendez-vous, il aurait vu sortir d'une armoire
un prêtre, deux gendarmes et un enfant de choeur. Cela se fait tous les
jours, et les filles ne réclament jamais contre ces brutalités de la
police. Il faut que le pauvre diable pris en flagrant délit choisisse,
séance tenante, entre le mariage, prison des âmes, et le château
Saint-Ange, prison des corps. S'il accepte l'eau bénite du prêtre, les
gendarmes servent de témoins au mariage; s'il se décide en faveur du
cachot, le prêtre sert de témoin à l'arrestation; dans les deux cas, la
vertu est vengée, le coupable est puni: prisonnier pour toujours ou
marié à perpétuité! Mais, grâce à Dieu! ces plaisanteries-là ne sont pas
faites pour nous, et, quand la morale publique se livre à ces fredaines,
elle choisit d'autres plastrons que les Coromila. Que va-t-il me dire,
ce vieil Odescalchi? Il ferait aussi bien de se mêler de ses affaires.
Parce que sa soeur a eu la sottise d'épouser un Feraldi, veut-il que
tous les princes romains se mettent dans le Feraldi jusqu'au cou? C'est
l'histoire du renard à qui l'on a coupé la queue; mais à renard, renard
et demi! Est-ce qu'il se serait mis en tête de me faire un sermon? Fi
donc! les cardinaux ne prêchent pas; ils laissent cela aux capucins.
D'ailleurs, quoi qu'il pense de moi, il ne m'en dira pas seulement la
moitié; c'est un de nos priviléges, à nous autres gens de qualité: on ne
nous montre jamais une vérité toute nue. Les prêtres nous vénèrent, les
cardinaux nous respectent, les papes nous ménagent, et je parie que Dieu
lui-même, au jugement dernier, cherchera quelque circonlocution pour
nous apprendre que nous sommes damnés!»

Il sauta gaillardement hors de sa voiture; mais en entrant dans le
cabinet du cardinal il prit un air digne et confit. Il lut attentivement
la supplique du comte et l'extrait des lettres de Manuel, haussa deux ou
trois fois les épaules, et murmura quelques réflexions morales sur la
légèreté de la jeunesse; puis il rendit toutes les pièces au prince
Odescalchi.

«Éminence, dit-il, je vous remercie de m'avoir éclairé sur cette
affaire.

--Je n'ai fait que mon devoir, Excellence.

--Éminence, le comte Feraldi me paraît un fort honnête homme, et je
l'estime infiniment.

--Vous lui rendez justice, Excellence.

--La jeune fille est très-intéressante.

--Très-intéressante assurément.

--Et mon neveu est un enfant terrible.

--Je n'aurais pas osé le dire, mais...

--C'est moi qui le dis! je ne sais pas masquer la vérité. Il est évident
que Manuel a aimé cette jeune fille, qu'il s'en est fait aimer, qu'il a
promis de l'épouser.

--Oui, Excellence.

--Maintenant il ne l'aime plus.

--Je le crains.

--J'en suis sûr. S'il l'aimait encore, il ne chercherait pas de
mauvaises raisons pour rompre avec elle. Il l'épouserait sans
s'inquiéter de ce qu'on pourra dire, et sans en demander la permission à
personne. Lorsqu'on aime (Votre Éminence excusera la liberté de mon
langage), on oublie les amis, les parents, les lois, et tous les devoirs
de convenance et de reconnaissance; on court au but sans regarder en
arrière. Ceux qui songent à quêter des permissions, à ménager des
amitiés, à apaiser des mécontentements, sont des chercheurs de prétextes
qui n'aiment pas ou qui n'aiment plus.

--Mais, reprit le cardinal, si l'amour est un sentiment passager...

--Je devine, interrompit le colonel, ce que Votre Éminence va me dire,
et j'admire la justesse de sa réflexion. Oui, si l'amour est un
sentiment passager, qui nous vient quand il lui plaît, qui s'en va quand
bon lui semble, il n'en est pas de même des promesses, des serments et
des actes sérieux et définitifs que nous faisons sous son influence:
l'amour passe, les obligations restent. Mon neveu est impardonnable.»

Le cardinal chercha dans le dossier les deux dernières lettres de
Manuel.

«Avez-vous lu, demanda-t-il, ces deux lettres où il rejette sur vous
toute la responsabilité de sa trahison?

--Et voilà, reprit vivement le colonel, ce que je ne lui pardonnerai
jamais! Il peut se marier sans mon consentement: il est majeur, son père
est mort, sa fortune est indépendante, personne n'a le droit de lui
demander compte de ses actions; quelle mouche le pique, et pourquoi
cette rage d'obtenir ma signature? Pourquoi? je le sais, et c'est un
secret que je puis confier à Votre Éminence. Manuel me demande mon
consentement parce qu'il sait qu'une puissance supérieure me défend de
le lui accorder.

--Et quelle voix pourrait parler plus haut que l'honneur, la justice et
la conscience?

--La dernière volonté d'un mort.»

Le colonel se rapprocha du fauteuil du cardinal, et lui dit d'un ton
mystérieux et solennel:

«Dieu seul et moi, nous avons entendu les paroles suprêmes de mon frère
bien-aimé, feu le prince Coromila. Ce père excellent, ce chrétien
sublime, avant d'entrer au sein de la béatitude éternelle, m'a laissé
des ordres précis, touchant la gloire et la prospérité de sa famille. Il
était instruit des relations clandestines, sans doute innocentes, qui
existaient entre son fils et la jeune Vittoria. Il les désapprouvait
absolument pour des raisons qu'il n'a jamais exprimées, et qui sont
ensevelies dans sa tombe. Ce que je sais, et ce que Manuel n'ignore pas,
c'est que le prince m'a défendu de bénir cette union, et que son dernier
soupir a été contraire à la famille Feraldi.

--Mais le nom des Feraldi est sans tache, leur noblesse remonte à quatre
siècles, leur fortune...

--Prenez garde, Éminence. Je suis de votre avis et vous argumentez
contre un mort.»

Le cardinal se leva, le colonel suivit son exemple. «Excellence, dit le
prince Odescalchi, je suis heureux de voir que, comme tous les honnêtes
gens, vous blâmiez la conduite de votre neveu. Je porterai cette
consolation à la famille Feraldi, mais je regretterai éternellement que,
lorsqu'il suffirait d'une parole pour ramener ce jeune homme à ses
devoirs, des raisons de l'autre monde vous empêchent de la dire.

--Mes paroles, Éminence, n'ont pas tout le crédit que vous daignez leur
attribuer: il n'y a que les paroles magiques qui aient la vertu de
changer les coeurs. Mon neveu n'aime plus Vittoria: si je lui accordais
mon consentement, il susciterait lui-même quelque nouvel obstacle; il
serait capable de dire qu'il lui faut le consentement de son père. Je
m'intéresse, comme vous, à la situation du malheureux comte, et pour lui
épargner, ainsi qu'à Votre Éminence, des démarches inutiles, je crois
devoir vous confesser une dernière faute de Manuel. Il aime ailleurs.
Malgré les sages avis de monsignor Rouquette, dont les vertus vous sont
bien connues, il s'est épris d'une fille de théâtre qui lui coûte à
l'heure qu'il est près de deux cent mille francs, la dot de Mlle
Feraldi! C'est à vous de décider, maintenant que vous savez tout, s'il
n'y a pas un peu de cruauté à laisser derrière les grilles d'un couvent
une jeune fille dont l'amant se perd dans les plaisirs.»

Le colonel sorti, le prince Odescalchi écrivit au comte: «Je n'ai rien
obtenu; venez ce soir à l'_Ave Maria_ avec son Éminence le cardinal
Pezzato; nous tiendrons conseil.» Menico, qui attendait dans une
antichambre, reçut le billet des mains du camérier du prince et courut à
toutes jambes le porter au palais Feraldi. La famille de Tolla, assistée
de la marquise et de Philippe, fondit en larmes à la lecture de cette
sentence. «C'est ma faute! criait en pleurant la pauvre comtesse. Je
n'aurais pas dû le recevoir ici avant le consentement de sa famille.

--C'est moi qui l'ai amené, disait Philippe. J'ai cru, comme un sot, que
son oncle était un bon homme.

--Je suis plus coupable que toi, ajoutait la marquise. Je savais, moi,
que le colonel ne permettrait jamais ce mariage, et cependant je n'ai
rien dit!

--Ah! murmurait fièrement Victor Feraldi, le colonel Coromila veut
garder son neveu pour lui! Nous verrons!

--Je jure, dit Philippe, qu'il ne le gardera pas longtemps; car je le
tuerai entre ses bras, s'il reste encore deux lames d'acier en ce
monde.»

La marquise se leva doucement et alla prendre son châle et son chapeau,
qu'elle avait ôtés en entrant.

«Attendez-moi, dit-elle, je vais parler au chevalier Coromila.»

Elle prononça ces paroles du ton dont un condamné à mort dit à son
bourreau: «Je suis prêt.» Son fils et ses amis la laissèrent partir sans
une question, sans une parole, sans un geste. Philippe connaissait son
aversion pour le colonel, Mme Feraldi en pressentait les causes; chacun
devinait dans cette démarche simple et sans apparat le dévouement
sublime des martyrs.

Elle entra au palais Coromila quelques minutes après le colonel. Le gros
homme allait se mettre à table. L'annonce d'une visite si peu attendue
lui coupa l'appétit. Il dissimula son trouble sous une politesse de
corps de garde, et présenta un siége à la marquise en la saluant du nom
de belle dame.

«Pierre Coromila, lui dit-elle, vous devinez qu'il faut des motifs bien
puissants pour que je vienne, après plus de vingt années, réveiller mes
chagrins et vos remords.

--Diantre! pensa le colonel, est-ce que la belle Assunta serait lasse
d'être veuve, et voudrait-elle?... Hé! hé! les Coromila sont
très-demandés depuis quelque temps.» Il reprit à haute voix:
«J'espérais, madame la marquise, que mon ami Trasimeni aurait enseveli
vos chagrins comme il a enterré mes remords. Cependant, s'il vous plaît
de revenir sur le passé, nous en parlerons ensemble. Je comprends tous
les goûts, sans excepter l'amour de l'histoire ancienne; d'ailleurs je
n'ai jamais rien su refuser à la beauté. Or, vous êtes toujours belle,
Assunta, aussi belle et peut-être plus que le jour de notre premier
baiser.»

La marquise fut prise d'une petite toux sèche, et les pommettes de ses
joues se colorèrent pour un instant: le séjour de Florence ne l'avait
pas guérie. «Ce n'est pas de moi, dit-elle, que je viens vous parler,
c'est de Tolla.

--Encore!» s'écria involontairement le colonel.

Il reprit avec douceur:

«Madame, je sors de chez le cardinal-vicaire; il m'a dit sur cette
malheureuse affaire tout ce que vous pouvez avoir à me dire; je vous en
prie, ne me forcez pas de vous répéter tout ce que je lui ai répondu.

--Soyez tranquille: j'éviterai les répétitions et je vous dirai ce que
personne autre que moi n'a le droit de vous dire. Vous savez avec quelle
résignation j'ai subi le sort que vous m'avez imposé; je me suis
sacrifiée, sans une plainte, à votre égoïsme et à l'ambition de votre
famille.

--Vous avez trouvé un consolateur.

--Taisez-vous, mon pauvre Pierre, quand on n'a pas l'honneur du soldat,
on ne doit pas en afficher la brutalité. Je vous ai rendu votre parole
et toutes vos lettres, comme on rend les titres d'une créance à un
débiteur insolvable. J'ai traîné ma vie, près d'un quart de siècle, dans
la même ville que vous, triste au milieu des heureux, morte au milieu
des vivants, sans qu'un seul de mes regards vous ait reproché votre
conduite et mes souffrances, mais si j'ai supporté patiemment toutes les
tortures, je ne sais pas assister les bras croisés au supplice d'une
autre, et je me révolte. Vous avez prononcé ce matin, devant le
cardinal-vicaire, l'arrêt de mort de Tolla.

--Elle n'en mourra pas, madame. Tous ceux que nous avons tués se portent
à merveille.

--Vous trouvez!»

Il est impossible de rendre l'accent de douleur, d'amertume et de
découragement avec lequel elle prononça cette parole. Tout autre que le
colonel aurait frémi, comme en écoutant le râle d'une mourante. Il se
contenta de ricaner, et répondit en appuyant lourdement sur sa
plaisanterie: «Vous êtes fraîche comme une rose.»

La marquise ne se contint plus. «Lâche! dit-elle, tu ne m'as point
pardonné de n'être pas morte sur le coup, et ce peu de vie qui me reste
est une offense à ta vanité! Tu trouves que mon agonie a été trop
longue, et que j'aurais dû me hâter un peu, pour ta gloire. Eh bien,
console-toi: Tolla ne résistera pas si longtemps. Je la vois dépérir et
je te promets qu'elle s'éteindra bientôt, à l'honneur de Lello, dans la
prison où lui-même l'a cloîtrée. On connaîtra que les Coromila ne sont
point dégénérés et qu'ils ont fait des progrès dans l'art de tuer les
femmes; mais, après ce beau triomphe, je te conseille de cacher
soigneusement ton cher Lello: Philippe a du coeur, il est le digne fils
d'un honnête homme, il aime Tolla comme sa soeur, il la vengera!

--Si Philippe est le digne fils de son père, répliqua aigrement le
colonel, il épousera Mlle Feraldi, au lieu de la venger. Qui sait si le
fabricateur souverain n'a pas inventé les Trasimeni pour consoler les
victimes des Coromila?»

Quand la marquise fut sortie, le colonel se sentit soulagé, mais non
satisfait. Les dernières paroles de Mme Trasimeni lui restaient sur le
coeur, et il craignait pour la réputation et pour la vie de Lello. Avant
de se rendre aux prières de son maître d'hôtel et à l'appel de son
déjeuner, il écrivit à Rouquette et donna des ordres à Cocomero. Il
disait à Rouquette: «Je remets en vos mains la vie de Lello; ne le
quittez sous aucun prétexte. Le cardinal Odescalchi va probablement vous
rappeler: faites la sourde oreille. Si vous perdez votre place, je vous
indemniserai largement: la maison Rothschild a cinquante mille francs
pour vous. Le jeune Feraldi et son ami Philippe iront chercher querelle
à notre enfant: tirez-le de leurs mains. Lisez tous les jours la liste
des étrangers débarqués à Paris; au premier danger, partez pour
l'Angleterre, et ne dites à personne où vous allez. En attendant, et
pour plus de prudence, fréquentez le tir de Lepage, et la salle de
Bertrand.»

Il déclara à Cocomero qu'il fallait, pour l'honneur de la famille
Coromila, que Mlle Feraldi sortît au plus tôt de Saint-Antoine.

«Que faire, Excellence?

--Tu me le demandes, animal! C'est à toi de le trouver, je te paye pour
avoir de l'esprit. Délibère avec la dame russe, ton associée.

--Elle n'est pas mon associée, Excellence. C'est...

--Je ne tiens pas à savoir ce que c'est. As-tu parlé à la femme de
chambre?

--Oui, Excellence, hier soir. Elle sortira si on lui fait une dot.

--Promets-lui mille écus, et qu'elle sorte aujourd'hui même. Tu me
l'amèneras sans tarder.»

Ce chiffre de mille écus fit réfléchir Amarella, Pour six cents francs,
elle serait sortie sans marchander; elle trouva que mille écus, pour
enjamber le seuil d'une porte, étaient un maigre salaire. Les paysans
sont ainsi faits; offrez-leur cinq francs d'un bahut, ils vous frappent
dans la main; offrez-en cinquante, ils en veulent dix mille: c'est le
dernier prix. N'essayez pas de discuter, ils ne le laisseront pas à
moins: vous leur avez persuadé que le bahut contenait un trésor. Le
pauvre Cocomero devint un habitué du parloir de Saint-Antoine. Le 1er
octobre, après trente-sept jours de discussions, il n'avait pas gagné un
pouce de terrain.

Le comte Feraldi employa tout ce temps à une lutte désespérée contre le
mauvais vouloir de Lello. Trop sûr que l'obstination de l'oncle
résisterait à toutes les remontrances, il s'était rejeté sur le neveu et
ne se lassait pas de lui écrire; mais Lello était bien conseillé. M.
Feraldi sortait du cabinet du cardinal-vicaire, de l'oratoire de la
marquise ou du parloir de sa fille avec des arguments qu'il croyait sans
réplique; Lello, entre deux verres de vin de Champagne, dans un cabinet
du café Anglais ou dans le boudoir de Cornélie, trouvait une réplique
triomphante à tous les arguments. Si le comte lui rappelait qu'il avait
promis d'aimer Tolla jusqu'à la mort, il répondait imperturbablement que
jusqu'à la mort il aimerait Tolla.

«Mais, reprenait le comte, vous avez ajouté: «Je jure de n'avoir pas
d'autre femme que Vittoria Feraldi.»

--En ai-je donc épousé une autre? demandait Lello.

--Vous avez dit et écrit à Tolla: «Je t'épouserai.»

--Et je suis prêt à le faire, dès que j'aurai obtenu le consentement de
mes parents.

--Vous avez déclaré que, si vos parents s'obstinaient à refuser leur
consentement, vous sauriez vous en passer.

--Sans doute, après avoir épuisé tous les moyens de conciliation; mais
je suis loin de les avoir épuisés; peut-être même sont-ils
inépuisables.»

Si le comte essayait de rappeler le beau sacrifice de Tolla et le
courage qu'elle avait eu de s'enfermer dans un cloître, Lello énumérait
victorieusement tous les efforts qu'il avait faits pour l'en arracher.
Le comte se plaignait de la scandaleuse publicité qu'on avait donnée à
la lettre du 11 août; Lello blâmait l'indiscrétion de ceux qui avaient
fait lire sa correspondance à son oncle. Dans le cours de cette
discussion, où Lello poussa la mauvaise foi jusqu'à l'impertinence, la
douceur et la modération du comte ne se démentirent pas un instant. Il
réfutait un mensonge par jour sans exprimer un doute sur la sincérité de
Lello; il traitait d'erreurs et de malentendus les faussetés les plus
notoires; il prédisait que les légers nuages qui s'étaient élevés entre
son gendre et lui se dissiperaient au premier souffle; il évitait par
politesse, mais aussi par prudence, de trop mettre Lello dans son tort;
il n'avait garde de faire allusion à la conduite qu'il menait à Paris.
Ses lettres, écrites dans la douleur la plus profonde et l'indignation
la plus légitime, commencent toutes par _très-cher Manuel Coromila_, et
finissent par _votre très-affectionné serviteur et ami_. Lello de son
côté écrivait _très-cher comte_, et signait _vostro affettuosissimo
servo ed amico_. Tolla n'entendit parler ni des lettres ni des réponses.

Elle n'en était pas plus heureuse. Lello ne lui avait écrit, du 16
juillet au 1er octobre, que la lettre du 11 août, que ses parents
s'étaient bien gardés de lui faire lire: elle était donc restée deux
mois et demi sans nouvelles de son amant. Sa passion avait résisté à une
si cruelle épreuve: elle aimait avec désespoir, mais elle aimait. Elle
écrivait sans se lasser à celui qui ne lui répondait plus. Jamais on
n'entendit une plainte sortir de sa bouche: sa douleur tranquille et
résignée édifiait tout le couvent; les religieuses apprenaient à son
école l'art sublime de souffrir sans murmure et d'adorer le bien-aimé
jusque dans ses rigueurs. Les plus austères expliquaient dans un sens
mystique le triste roman qui se dénouait sous leurs yeux: elles le
commentaient comme certaines âmes naïvement ferventes ont commenté le
cantique des cantiques de Salomon. «Puissions-nous, disaient-elles,
aimer notre divin époux comme elle aime son Lello!» Les salons de Rome,
naguère hostiles à Tolla, commençaient à se tourner contre ses ennemis.
Ses malheurs et son courage étaient cités partout, et l'on ne parlait
plus d'autre chose. En l'absence de toute autre préoccupation, dans un
pays où la politique est obscure et souterraine, où les journaux sont
aussi insignifiants que des almanachs, où les procès se jugent
clandestinement dans une cave, où le théâtre est sans liberté et partant
sans intérêt, l'attention publique, qui se prend où elle peut, s'attacha
au vent de Saint-Antoine. Les Romains ont l'âme bonne et les pleurs
faciles; leur sensibilité un peu banale n'est pas tempérée par cette
ironie dont nous sommes si fiers: ils ont plus d'abandon, plus
d'ouverture, plus de chaleur et moins d'esprit que nous. Rome entière
applaudit, comme dans un théâtre, à la belle conduite du jeune Morandi,
qui vint pour la troisième fois demander au comte la main de Tolla.
Morandi fut pendant huit jours l'orgueil de l'Italie: jusqu'au moment où
il repartit pour Ancône sans avoir obtenu autre chose que les
remercîments et les larmes de la famille Feraldi, il marcha d'ovations
en ovations. Les paysans qui venaient au marché ou les maçons qui s'en
allaient à l'ouvrage lui criaient à tue-tête: _Bravo ser pajno!_ «Bien,
monsieur le monsieur!» Ces témoignages éclatants de l'opinion firent
rentrer sous terre tous les ennemis de Tolla. Ceux qu'une petite
jalousie avait soulevés contre elle lui accordèrent sa grâce dès le jour
où elle inspira plus de pitié que d'envie. La générale, dont les
sentiments ne pouvaient changer, parce que ses intérêts étaient toujours
les mêmes, se crut cependant obligée de faire une visite à Mme Feraldi:
elle vint avec Nadine apporter quelques grimaces de condoléance dans ce
palais où ses calomnies avaient fait couler tant de larmes. Tels étaient
les frémissements de l'émotion publique, qu'ils traversèrent les
murailles du couvent et parvinrent jusqu'aux oreilles de Tolla. Malgré
les précautions admirables de ses parents et les ordres exprès du
docteur Ély, qui déclarait qu'une mauvaise nouvelle pouvait la tuer, la
pitié indiscrète de quelques amis, une allusion maladroite à la trahison
de Manuel, un blâme sévère exprimé contre Rouquette, la mirent sur la
trace de la vérité: la haine ingénieuse d'Amarella fit le reste. Cette
créature, née mauvaise, et que la passion avait rendue pire, alla
jusqu'à faire entendre à sa maîtresse qu'il existait des preuves écrites
de son abandon. Rien n'est plus propre à faire juger des angoisses et de
la résignation de Tolla, que cette lettre choisie au milieu de toutes
celles qu'elle écrivit à Lello.

  «Rome, 16 septembre 1838.

  «Il y a deux mois aujourd'hui que je n'ai reçu une ligne de toi: d'où
  vient cela, mon Lello? Ils disent que cela vient de ce que tu ne
  m'aimes plus. Ton nom et celui de monsignor Rouquette sont dans toutes
  les bouches, suivis des épithètes les plus infâmes. On raconte mille
  traits qui te déshonorent; on dit que tu te fais un jeu de tromper les
  filles et de les faire mourir; on énumère la liste de celles que tu as
  perdues: juge si j'ai de quoi souffrir, moi qui connais ton coeur, qui
  sais tes serments et qui suis sûre que tu n'y manqueras point! Chaque
  fois qu'il me vient une visite à la grille, j'ai peur. Ils voulaient
  me persuader que tu étais infidèle: j'ai répondu que je ne le croirais
  jamais. «Et si vous en voyiez les preuves écrites?» m'a-t-on demandé.
  J'ai dit que cela était impossible, mais que, si je voyais un aussi
  méchant écrit, je répondrais qu'il n'est pas de toi, ou qu'on t'a
  forcé, et que ta bouche démentira ta main; enfin que je ne me croirai
  trahie que lorsque tu me l'auras dit toi-même. Je l'ai juré: quoi que
  je voie, quoi que j'entende, je ne croirai rien avant ton retour. A
  tout ce qu'ils me disent, je réponds: «C'est impossible,» et je les
  fais taire. Cependant, tu ne m'écris pas; pourquoi me faire cette
  peine? Est-ce que tu crains de m'apprendre la réponse de ton oncle? Je
  l'ai devinée, va, et j'en ai pris mon parti. Je te réconcilierai avec
  lui quand je serai ta femme. Mais tu m'as écrit, on aura intercepté
  tes lettres; il est impossible que tu ne m'aies pas écrit: une
  mortelle ennemie, qui t'aurait supplié comme je l'ai fait, aurait
  obtenu au moins quelques lignes. Si tu voyais ta Tolla, mon bon Lello,
  elle te ferait pitié. Je ne ris plus, je dors bien peu, et ce peu est
  si agité que je m'éveille à chaque instant. Tout le jour, je pleure
  aux pieds de la sainte Vierge en la suppliant de me venir en aide. Je
  me lève aussi la nuit pour prier Dieu; et mes prières sont toujours
  trempées de larmes: quelquefois les sanglots m'étouffent. Ah! reviens
  vite, si tu veux que je vive! J'ai souffert assez, je n'en peux plus,
  je sens que mes forces sont à bout: si l'on mourait de tristesse, il y
  a longtemps que tu n'aurais plus de Tolla. Mais sois tranquille, la
  force pourra me manquer, non le courage; on désespérera de ma vie
  avant que je doute de ton honneur, et j'emporterai jusqu'au fond de la
  tombe ma foi dans tes promesses et ma confiance en toi.»

L'amant de Mlle Cornélie (c'est Lello que je veux dire) avait tant
d'occupations qu'il laissait à Rouquette le soin de dépouiller sa
correspondance.




X


Le 1er octobre, Cocomero s'introduisit assez avant dans la confiance
d'Amarella. Il lui apporta une copie de cette terrible lettre du 11 août
qu'il avait reproduite lui-même, sous la dictée de Nadine, à plus de
vingt exemplaires. Amarella, ravie d'avoir en main de quoi assassiner sa
maîtresse, ouvrit son coeur à l'aimable Napolitain:

«Ne croyez pas, lui dit-elle, que ce soit l'intérêt qui me retienne ici,
c'est une plus noble passion, la haine. Quand vous m'avez vue refuser
successivement tant d'offres magnifiques, vous avez peut-être supposé
que je ne songeais qu'à me faire donner une plus grosse dot, et que mon
ambition croissait avec vos promesses. Non, mon cher monsieur: mais que
ferai-je d'une dot, si je ne trouve pas un mari?

--Vous en trouverez de reste. L'argent attire les épouseurs comme le
grain les moineaux, et l'on ne voit pas, dans toute l'histoire Romaine,
qu'une fille bien dotée ait jamais coiffé sainte Catherine.

--Oui, si je voulais prendre un mari à la douzaine! Mais quand _on veut
du bien_ à quelqu'un!»

Les Italiens ont tout un dictionnaire à l'usage de l'amour. _Vouloir du
bien_, c'est aimer passionnément. On ne dit pas l'amant, mais le
_voisin_ d'une femme mariée: le marquis un tel avoisine, _avvicina_,
telle comtesse, qui loge à une lieue de son palais.

Amarella raconta longuement qu'elle voulait du bien à un jeune homme qui
ne lui voulait que du mal. Elle apprit à Cocomero le nom de son ingrat,
les services qu'elle lui avait rendus, et comment elle lui avait sauvé
la vie un soir qu'il avait été frappé dans l'ombre par un lâche
assassin. Cocomero salua. Elle se déchaîna ensuite contre sa maîtresse,
qu'elle accusait d'être la complice de Menico.

«Enfin, dit-elle, depuis quatre mois, je ne me nourris que d'amour et de
haine; je ne vis plus que pour épouser Menico et me venger de Tolla.

--Eh! chère enfant, que ne le disiez-vous? Vos désirs sont légitimes, et
ils seront satisfaits, s'il y a une justice. Quoi de plus naturel que de
faire du bien à ceux qu'on aime et du mal à ceux qu'on déteste? Dieu
lui-même n'agit pas autrement: il a fondé le paradis pour ses amis et
l'enfer pour ses ennemis. Mais pourquoi n'avoir pas parlé plus tôt? Il y
a un grand mois que je vous aurais vengée et mariée.

--Mariée à Menico?

--A lui-même.

--Vous êtes donc un ange du ciel?

--Pas tout à fait.

--Un sbire de la police?

--Peut-être.

--Vous pouvez le forcer de me prendre pour femme?

--Est-ce la première fois que la police pontificale se mêle de mariages?

--Ne me trompez pas, je vous en prie; cette... affaire se ferait-elle
bientôt?

--Il est quatre heures; avant minuit, vous aurez reçu le sacrement.

--Que faudra-t-il que je fasse?

--Presque rien: vous irez porter cette lettre à votre maîtresse.

--C'est ma vengeance.

--Vous lui direz que, puisque tout espoir est perdu pour elle et qu'elle
ne reste plus au couvent que pour son plaisir, vous ne vous souciez pas
de lui tenir éternellement compagnie.

--Soyez tranquille, je lui dirai cela, et bien autre chose. Après?

--Vous sortirez immédiatement de Saint-Antoine, et vous viendrez habiter
le logement que je vous ai préparé _via dei Pontefici_, 24. N'oubliez
pas de laisser ici votre nouvelle adresse: il faut que Menico sache où
vous demeurez. Il aime Tolla, dites-vous?

--J'en suis sûre.

--C'est lui qui vous a décidée à vous renfermer avec elle?

--Lui seul.

--Il viendra ce soir vous prier de retourner au couvent. Il faut qu'il
vous trouve au lit. Vous disputerez, vous résisterez, vous ferez traîner
la discussion jusqu'à minuit. On frappera violemment à votre porte: vous
crierez d'effroi, vous craindrez d'être compromise, vous le cacherez
dans un cabinet. Je me charge du reste.

--Vous serez là?

--Non, il ne faut pas que je paraisse. C'est le cardinal-vicaire qui
fera les frais de la cérémonie. Je lui apprendrai à neuf heures, par un
avis anonyme, que vous avez quitté le cloître pour courir à un
rendez-vous. Le cardinal est un saint homme, ennemi juré de
l'immoralité: il enverra le prêtre et les gendarmes.

--Et... j'aurai la belle dot que vous m'avez promise?

--Ce soir même je vous donnerai mille écus; vous me signerez un reçu de
deux mille.

--Vous offriez hier de me donner les deux mille écus!

--Oui, mais je n'offrais pas de vous donner Menico.»

Marché fait, Amarella monta en courant chez sa maîtresse. Tolla était
assise, la tête penchée, les bras pendants, sur une chaise basse, devant
une petite table de bois noir. Elle avait commencé une lettre à Lello,
sans avoir le courage de la finir. Depuis plus d'une semaine, elle était
en proie à un malaise étrange: son appétit diminuait tous les jours, et,
quelques efforts qu'elle fît sur elle-même, souvent elle sortait de
table sans avoir rien pris. Elle sentait tous les ressorts de son être
se détendre: sa fière volonté, sa pétulante énergie, s'enfuyaient
lentement comme le vin découle d'un cristal fêlé. Tous ses sens,
autrefois si alertes et si heureux, étaient lents, émoussés et tristes:
le soleil lui paraissait terne, l'air froid, la musique sourde. Son
embonpoint si sobre, si juste et si chaste, avait fondu comme un rayon
de cire; ses joues s'étaient creusées, et les jolies fossettes étaient
devenues de grands trous. La pâleur de son visage semblait moins fraîche
et moins lumineuse: sa peau n'était plus ce réseau transparent sous
lequel on voyait courir la vie. Ses grands yeux avaient pris une beauté
morne et désespérée: ils ne lançaient que des sourires pâles et des
éclairs éteints. Ses mains étaient si faibles, qu'un instant avant
l'entrée d'Amarella elle avait laissé tomber sa plume, comme un fardeau
trop lourd. A ses pieds, un mouchoir taché de sang traînait à terre:
elle avait saigné du nez plus de vingt fois en une semaine. Amarella
contempla cette douleur et cet abattement comme un habile ouvrier
regarde son ouvrage au moment d'y mettre la dernière main. Elle fut
impitoyable; elle raconta sans ménagement tout ce qu'elle savait de la
trahison de Lello; elle ajouta à ce qu'elle avait appris tous les
détails que son imagination put lui suggérer: elle le peignit consolé,
joyeux, entouré de maîtresses, et lisant, pour égayer quelque orgie, les
lettres lamentables de Tolla. Ses paroles étaient chargées d'une pitié
accablante; elle écrasait sa maîtresse sous d'odieuses consolations, et,
à travers les fausses larmes qu'elle se forçait de répandre, on voyait
percer le triomphe et l'insolence de ses regards. Sa conclusion fut de
prendre congé et de donner la lettre.

Tolla resta plus d'une heure en présence de cette dépêche de mort,
qu'elle regardait sans la lire, qu'elle lisait sans la comprendre,
qu'elle comprit enfin, mais dans un tel trouble d'esprit, qu'elle n'en
aperçut pas toute la portée. Elle la tournait dans ses mains, et jouait
avec elle comme un enfant avec un couteau. Elle ne s'avisa même pas que
l'écriture n'était point celle de son amant, et lorsqu'on vint lui dire
à six heures que sa mère l'attendait au parloir, on la surprit à baiser
machinalement l'autographe de Cocomero.

La comtesse, rassurée par la résignation apparente de sa fille, lui
avoua tout, les lettres de Lello, les démarches du cardinal et de la
marquise, les refus du colonel, les réponses dictées par Rouquette et la
perte des dernières espérances.

«Mon enfant, lui dit-elle, Amarella a raison; il faut sortir du
couvent.»

Ce mot provoqua une crise violente. Tolla fondit en larmes. Sa mémoire,
son jugement, sa passion, ses forces, se réveillèrent à la fois. Elle
cria:

«C'est impossible! Il n'est pas capable de me trahir. Ces lettres sont
écrites pour son oncle; il veut le gagner par un semblant de soumission.
Tu n'as rien compris, tu ne le connais pas: moi seule je le connais. Ne
le juge pas! il est fidèle, je réponds de lui. Il est impossible que
dans l'espace de quatre mois un coeur si tendre et si religieux soit
devenu un monstre. Ses lettres respirent les meilleurs sentiments: elles
sentent bon comme l'encens des églises! Il me dit de prier Dieu, les
saints, la vierge Marie; il prie lui-même du matin au soir. Est-ce qu'il
oserait parler à Dieu s'il ne m'aimait plus? D'ailleurs il sait mon
voeu: crois-tu qu'il soit assez cruel pour me condamner au couvent pour
toute la vie? Que deviendrais-je s'il m'abandonnait? Que ferais-je de
mon coeur? Dieu n'en voudrait pas; il exige qu'on soit toute à lui. Ma
pauvre mère! que tu as dû souffrir pendant ces deux mois! C'est pour toi
que j'aurais voulu être heureuse: la vue de mon bonheur t'aurait fait
tant de bien! Voilà maintenant que je te prépare une triste vieillesse.
Cependant crois-tu qu'il ait pu oublier tout ce qu'il m'a promis?»

Là-dessus, elle cita avec une volubilité fébrile des paroles, des
discours et des lettres entières de Manuel; puis elle retomba dans un
abattement doux et tranquille; elle pria sa mère de lui renvoyer
Amarella pour quelques jours; elle demanda que son confesseur vînt la
voir le lendemain mardi; elle voulait communier le mercredi, jour
consacré à saint Joseph. A huit heures, elle prit congé de sa mère qui
se félicitait intérieurement de la voir si calme après tant
d'agitations. Elle remonta à sa chambre en tenant la rampe de
l'escalier. Comme elle traversait la _loge_, ou galerie couverte qui
conduisait à sa cellule, elle se tourna vers la basilique de
Sainte-Marie Majeure en murmurant une prière. A cet instant, ses genoux
fléchirent, un éblouissement la contraignit de fermer les yeux, et elle
crut entendre une voix d'en haut qui lui disait:

«Pourquoi pleures-tu? N'as-tu pas une tendre mère dans le ciel?»

Elle dormit d'un sommeil agité, et s'éveilla le lendemain avec un grand
mal de tête. Elle se leva, se traîna péniblement jusqu'à son petit
miroir, et s'effraya en voyant combien ses traits étaient altérés. Sa
faiblesse, et un frisson qui ne dura pas plus de dix minutes, la
forcèrent de rentrer au lit. Quand les religieuses vinrent savoir de ses
nouvelles, elle avait le pouls violent, le visage rouge, la peau sèche,
la gorge enflammée, les entrailles brûlantes: le progrès fut si prompt
et si imprévu, qu'on n'eut pas le temps de la renvoyer à sa famille,
comme le prescrivait la règle du couvent. La comtesse, mandée en toute
hâte, accourut avec son médecin. Le docteur Ély reconnut tous les
symptômes de la fièvre typhoïde, et pratiqua immédiatement une saignée.
Il s'efforça de rassurer la comtesse en affirmant que, de toutes les
formes de la maladie, la forme inflammatoire était celle qui laissait le
plus d'espérances: il se garda de lui dire que le mal était presque
toujours incurable lorsqu'il était engendré par des causes morales. Mme
Feraldi aurait voulu qu'on transportât sa fille, soigneusement
enveloppée, jusqu'à son palais: elle accusait l'air du couvent d'être
malsain. Le docteur rapportait le mal à d'autres causes, telles que le
chagrin, les privations et la nostalgie. Tolla avait souffert au delà de
ses forces, elle avait vécu de jeûne et d'abstinence, et, depuis la
veille du 1er mai, elle s'était exilée du printemps, du grand air et de
la liberté.

Pendant sept jours entiers elle vécut sans sommeil, sans repos, agitée
par des rêves pénibles, accablée par un mal de tête insupportable qui
pesait sur toutes ses pensées. Lorsque le délire la quittait, elle
consolait sa mère. Elle ne douta pas un instant que sa maladie ne fût
mortelle. Dès le second jour elle voulut écrire une lettre pour Lello.

«Si j'attendais plus longtemps, dit-elle, je ne pourrais plus lui faire
mes adieux.»

En l'absence de la comtesse, une jeune religieuse écrivit sous sa dictée
la lettre suivante:

  «Te souviens-tu, Lello, que nous sommes convenus autrefois de ne
  jamais nous mettre au lit sans avoir fait la paix ensemble?
  Réconcilions-nous, mon ami: je vais dormir longtemps. Je me suis
  couchée hier matin avec une grosse fièvre; il paraît que c'est la
  fièvre typhoïde. Le cher docteur assure qu'on n'en meurt presque
  jamais; moi, je sens bien que je n'en guérirai pas. C'est ma faute:
  j'ai passé trop de nuits en prière, j'ai jeûné trop souvent. J'aurais
  dû savoir qu'on ne joue pas impunément avec la santé. Ne cherche pas
  d'autres causes à ma mort: c'est le châtiment d'une longue imprudence.
  Ma mère s'imagine que l'air du couvent m'a fait mal, mais le docteur
  affirme que non: je te dis cela pour te prouver que tu n'as pas de
  reproches à te faire; tu auras assez de tes chagrins! Voilà tous nos
  projets bien changés! Nous n'irons ni à Venise, ni à Lariccia, ni à
  Capri. Quand je comparaîtrai en présence du bon Dieu, j'espère qu'il
  me pardonnera de t'avoir aimé plus que lui. Toi, tu vas vivre
  longtemps; je prierai mon ange gardien qu'il ajoute mes années aux
  tiennes. Sois heureux pour tout le bonheur que tu m'as donné. Quand tu
  me disais: _Tolla mia!_ je voyais les cieux ouverts. Tu m'as promis de
  ne pas te marier si tu venais à me perdre: c'est une promesse qui
  était bonne autrefois, dans le temps où nous nous croyions éternels;
  maintenant je te commande de l'oublier. Tu ne désobéiras pas à ma
  volonté dernière. Choisis une femme douce et pieuse, qui ne te défende
  pas de prier pour moi. Si tu as une fille, tâche d'obtenir qu'on
  l'appelle Tolla: de cette façon, tu te souviendras de mon nom toute ta
  vie. Je crois que nous aurions eu de beaux enfants et que je les
  aurais bien élevés. Adieu. Quand tu recevras cette lettre, donne un
  baiser à mon pauvre petit portrait: c'est tout ce qui restera sur la
  terre de ta fidèle

  «TOLLA.»

Cette lettre, signée de la propre main de Tolla, fut portée discrètement
à la poste: elle partit le soir même par la voie de terre, à l'insu de
la famille Feraldi. Le comte et Victor se désespéraient de ne pouvoir
pénétrer dans le couvent. A la fin de septembre, M. Feraldi, poursuivi
par l'idée qu'on réservait Lello pour un riche mariage, avait fait une
démarche officielle tendant à enchaîner sa liberté. Sur sa réclamation,
contrôlée par le cardinal-vicaire, le chef du bureau des mariages (_il
deputato dei matrimoni_) avait mis l'_advertatur_ au nom de Manuel. «Si
nous ne pouvons pas le contraindre à épouser Tolla, dit le comte, au
moins nous l'empêcherons d'en épouser une autre.» Mais la mort allait
déjouer les calculs de cette prudence paternelle et rendre au jeune
Coromila toute sa liberté.

Victor, las de verser des larmes inutiles et de rôder jour et nuit
autour du couvent de Saint-Antoine, disparut dans la soirée du 4
octobre. On perdit sa trace à Civita-Vecchia, et sa mère devina en
frémissant qu'il s'était embarqué pour la France. Rome entière
s'associait aux douleurs de la famille Feraldi. Mille personnes
attendaient à la porte du couvent la sortie du médecin. Toutes les
communautés entreprirent des neuvaines; les _Sepolte vive_ se
condamnèrent à la pénible pénitence de l'ascension du calvaire; les
_Capucines_ envoyèrent en grande pompe la célèbre image de saint Joseph
qui a sauvé tant de malades; plusieurs églises offrirent des reliques
miraculeuses; la générale Fratief fit parvenir au docteur Ély son
_Codex_ de famille et la recette du lézard vert. La ville était en
prière, comme si chaque famille avait eu un enfant en danger de mort.

Pour suppléer Amarella, qui ne se retrouvait point, quatre religieuses
voilées se tenaient à toute heure dans la cellule de la malade; autant
de soeurs converses attendaient au dehors. Les pauvres soeurs
embrassaient avec passion les fatigues et les dégoûts d'un état si
nouveau pour elles. Condamnées par leurs voeux à la sainte oisiveté des
prières perpétuelles, elles étaient trop heureuses de pouvoir mettre au
jour ces trésors de charité active que toute femme porte dans son coeur:
c'était à qui passerait les nuits. De temps en temps une des
gardes-malades s'échappait de la chambre pour pleurer librement: qui
n'aurait pas pleuré en voyant mourir tant de jeunesse et de beauté?

Le 8 octobre, la maladie entra dans une période nouvelle: les maux de
tête se dissipèrent, la soif devint moins vive, les douleurs
d'entrailles furent presque insensibles; mais le pouls était misérable,
la stupeur profonde, l'accablement extrême, la respiration étouffée: la
pauvre créature râlait à faire peine. Le 10, on lui administra le saint
viatique, et la foule suivit en longue procession le carrosse doré qui
lui apportait Dieu. Le samedi 12, on signala un mieux sensible, et un
rayon de joie éclaira la ville. Quelques hommes en veste vinrent crier
sous les fenêtres du colonel: «Sauvez Tolla!» Le colonel partit le soir
même pour Albano. Tolla profita du répit que lui laissait la mort pour
rompre les derniers liens qui l'attachaient à cette terre. Elle fit
porter son anneau de fiançailles à la madone de Sant'Agostino, qui
possède le plus riche écrin qui soit au monde; elle renvoya au palais
Coromila le portrait de Lello, mais le porteur, qui était Menico, eut
l'imprudence de le laisser voir, et le peuple le brûla au milieu du
Corso, sans respect pour le génie de l'artiste et la beauté de la
peinture. Le lendemain, toute lueur d'espoir s'éteignit; la mourante
reçut l'extrême-onction, et la comtesse fut entraînée loin de sa fille
qu'elle ne devait plus revoir. Tolla, étendue sans mouvement, ne
recevait plus aucune impression du monde extérieur. Étrangère à tout ce
qui l'entourait, elle n'entendait ni les prières de la communauté, ni
les bénédictions de l'abbé La Marmora, ni les sanglots du bon vieux
docteur qui l'avait amenée à la vie et qui ne pouvait l'arracher à la
mort. Elle avait demandé à saint Joseph qu'il daignât la recevoir un
mercredi: son dernier voeu fut exaucé, et ce fut le mercredi 17 octobre,
au premier coup de l'_Ave Maria_, qu'elle entra dans le repos des
justes. Sa vie s'exhala dans un soupir si faible, qu'il fut à peine
entendu des personnes qui entouraient son lit. La supérieure, en rendant
compte de l'événement au cardinal-vicaire, disait:

«Ce n'est pas une mort, c'est le doux passage d'une âme pure dans le
sein de Dieu.»

Le couvent qu'elle avait sanctifié par son martyre envoya jusqu'à trois
ambassades chez le comte pour implorer la faveur de conserver ses
reliques: déjà le peuple parlait d'elle comme d'une sainte. Mais le
comte Feraldi crut qu'il était de son honneur et de sa vengeance de la
conduire pompeusement au tombeau de sa famille. Il eut assez de crédit
pour obtenir, ce qui ne s'accorde pas une fois en dix ans, le droit de
la transporter découverte, sur un lit de velours blanc, et de lui
épargner l'horreur du cercueil. On enveloppa cette chère dépouille dans
le peignoir de mousseline qu'elle portait au jardin le jour où elle
formait de si doux projets avec Lello. La marquise Trasimeni, malade et
bien maigrie, vint elle-même arranger ses cheveux et lui faire la
coiffure qu'elle aimait. Tous les jardins de Rome se dépouillèrent pour
lui envoyer des fleurs: on eut de quoi choisir. Le convoi quitta
l'église de Saint-Antoine-Abbé le jeudi soir, à sept heures et demie,
pour se rendre aux Saints-Apôtres, où les Feraldi ont leur sépulture. Le
corps était précédé d'une longue file de confréries blanches et noires,
portant chacune sa bannière. La lumière rouge des torches se jouait sur
le visage de la belle morte et semblait l'animer de nouveau. Un
détachement de vingt-quatre grenadiers accompagnait le cortége pour
rendre honneur à la famille Feraldi et protéger le palais Coromila.
Lorsqu'on traversa le Corso, un sourd frémissement parcourut le peuple,
et quelques torches vinrent tomber devant la porte du colonel; les
soldats se hâtèrent de les éteindre. La procession funèbre se replia
vers l'arc des Carbognani, prit la rue des Vierges et entra dans
l'église des Saints-Apôtres. La place était envahie par une foule
épaisse, serrée et muette; pas un cri ne vint troubler la douleur des
parents et des amis de Tolla, qui pleuraient ensemble au palais Feraldi.

Au moment où le convoi arrivait à la porte de l'église, une chaise de
poste accourue au galop de quatre chevaux fut arrêtée par Dominique. Un
jeune homme endormi dans la voiture s'éveilla, vit le cortége, poussa un
cri, sauta par la portière, et s'enfuit en courant comme un fou: c'était
Manuel Coromila.

Voici ce qui s'était passé à Paris. Le 11 octobre, Cornélie célébra avec
tous ses amis le retour de la belle saison d'hiver. On rit un peu, on
joua beaucoup, et l'on but énormément. Rouquette gagna cinq cents louis,
et Manuel une migraine. Le lendemain à midi, Rouquette était sorti,
Manuel couché; le garçon de l'hôtel apporta deux lettres. Manuel le
renvoya à Rouquette, mais Rouquette était loin, et l'une des deux
lettres était très-pressée. Manuel l'ouvrit sans prendre garde à
l'adresse, et il lut:

  «Mon seul vrai prince,

  «Je me plais à croire que le fils des Coromila repose sur ses lauriers
  comme un jambon. Ça lui apprendra à boire plus que sa jauge.
  Arrange-toi pour qu'il dorme trente-six heures; je le connais, c'est
  dans ses moyens. Je t'attendrai ce soir, ou plutôt demain à une
  demi-heure du matin, et je te prouverai que le proverbe est une
  vieille bête, et qu'on peut être heureux au jeu sans être malheureux
  en amour. Brûle ma lettre: s'il allait la trouver, il aboierait comme
  un _doge_.

  «CORNÉLIE.»

La seconde lettre était le dernier adieu de Tolla. Manuel déposa la
première chez Rouquette, après y avoir écrit de sa main: «En quelque
lieu que je vous trouve, je vous tuerai comme un chien.» Il commanda
qu'on fît ses paquets, puis courut faire viser ses passe-ports et
assurer sa place. Il partit le soir même par la malle de Marseille. En
traversant une des cours de l'hôtel des Postes, il entendit prononcer
indistinctement le nom de Feraldi; il avait des bourdonnements étranges
dans les oreilles. Au même instant, il heurta, en courant, un jeune
homme qui ressemblait à Toto; il se crut en butte à la persécution des
remords. A Marseille, il trouva un vapeur qui chauffait pour
Civita-Vecchia; à Civita, il se jeta dans la première voiture qu'on lui
offrit; il fit tout ce long voyage en six jours, pleurant, priant, et
jurant d'épouser Tolla s'il la trouvait vivante. La fatigue et la
douleur avaient altéré ses traits; cependant il fut reconnu et suivi par
Menico.

Menico s'était laissé marier sans résistance; la prison l'aurait séparé
de Tolla. Cinq minutes après la sortie du prêtre, il usa de ses nouveaux
pouvoirs pour envoyer sa femme à Villetri, où elle avait des parents.
Quand la santé de Tolla fut désespérée, il acheta un couteau et le fit
bénir par le pape: c'était pour tuer Manuel. Les couteaux du petit
peuple de Rome ont la forme des couteaux catalans; ils sont munis d'un
anneau de fer pour qu'on puisse les suspendre à une ficelle; la lame est
arrêtée solidement par un gros ressort; mais elle n'est pas plus pointue
qu'un fleuret moucheté. La police enjoint aux couteliers, sous peine des
galères, de laisser un morceau de fer arrondi à la pointe de chaque
couteau. Dominique démoucheta le sien en le frottant sur une pierre. Il
alla ensuite acheter une douzaine de chapelets: les marchands qui les
vendent se chargent de les faire bénir. Ils les enferment dans une boîte
et les envoient au Vatican. Dominique glissa subtilement son arme sous
les chapelets, et deux jours après il la trouva sanctifiée par la main
de Grégoire XVI. C'est en compagnie de ce couteau bénit qu'il se mit à
la poursuite de Manuel. Il le joignit au milieu du pont Saint-Ange et
arriva fort à point pour le voir sauter dans le Tibre. Il s'y lança
après lui et le ramena sur le bord. «Puisque vous voulez mourir, lui
dit-il, je vous condamne à vivre. Vous ne méritez pas d'aller la
rejoindre. Je vous poursuivais pour vous tuer, mais je me garderai bien
de le faire maintenant que je sais que vous êtes capable de remords.
Allez vous mettre au lit, et dormez si vous pouvez. Le service est pour
demain à onze heures; toute la société y sera: vous ne pouvez pas y
manquer, c'est vous qui donnez la fête!»

La messe des morts fut célébrée par le cardinal Pezzato. La ville
entière accourut admirer pour la dernière fois cette fleur de vertu et
de beauté. Son visage était calme et souriant; la mort avait effacé tous
les ravages de la maladie: Tolla fut encore un jour la plus jolie fille
de Rome. Tous les poëtes de l'État romain publièrent des sonnets en son
honneur; vingt artistes demandèrent la permission de prendre son
portrait, prévoyant qu'ils auraient à peindre des anges. Les pieuses
femmes qui vinrent baiser ses pieds nus mirent en pièces le velours de
la draperie. Les soldats qui gardaient le catafalque étaient aveuglés
par les larmes; aucun chrétien ne sortit de l'église sans s'essuyer les
yeux; Nadine Fratief pleura mieux que personne: elle s'était exercée le
matin devant une glace.

Dix-huit ans se sont écoulés depuis le dénoûment de ce drame historique,
qui commença au milieu d'un bal et finit autour d'une tombe.

Parmi les personnages que j'ai mis en scène, quelques-uns vivent encore.
Lello ne s'est jamais marié; il habite son palais de Venise en paix avec
tout le monde, excepté avec lui-même. Philippe et Victor lui ont laissé
la vie, comme Dominique, de peur de le délivrer de ses remords. Le
colonel, dont nul regret n'interrompit jamais la digestion, est mort il
y a deux ans d'une attaque d'apoplexie. Après son souper il glissa sous
la table, comme à son ordinaire, et ne se releva plus. Tous les ivrognes
conviennent qu'il a fait une fin digne de sa vie. Rouquette se porte
bien: il s'était enfui de l'hôtel Meurice un quart d'heure avant
l'arrivée de Victor Feraldi. On ne l'a jamais revu à Rome, et son
ambition a renoncé aux dignités ecclésiastiques. La passion des
aventures, qui ne s'éteindra jamais en lui, l'a jeté dans les affaires:
il a été longtemps un des chevaliers errants de la spéculation. L'argent
des Coromila a prospéré entre ses mains, et vous l'entendrez citer à la
Bourse parmi les plus honnêtes gens, je veux dire parmi les plus riches.
Depuis que sa fortune est faite, il a des principes. Il médit de
Voltaire et entretient une danseuse.

La générale a reconnu avec surprise que Manuel n'avait jamais songé à
Nadine. La première fois qu'elle le fit sonder par la chanoinesse de
Certeux, il répondit en haussant les épaules: «J'y penserai dans
quelques années, quand j'aurai besoin d'une nourrice!» Après cette
découverte, la mère et la fille ont parcouru le monde entier, lanterne
en main, à la recherche d'un homme: elles n'ont pas encore trouvé.

La marquise Trasimeni ne survécut pas longtemps à Tolla; elle tomba avec
les dernières feuilles. Philippe quitta le service: il prit Menico pour
domestique et pour ami. Les malheurs de Tolla exercèrent une fâcheuse
influence sur son esprit: il se mit à douter de bien des choses
auxquelles il avait cru; il fréquenta les étrangers, et devint en peu de
temps un assez mauvais catholique. La proclamation de la république
romaine ne le surprit pas: il l'espérait activement depuis plusieurs
années. Il fut élu à l'assemblée constituante, et mourut le 3 juillet
1849 sur les remparts de Rome. Menico finit avec lui. Amarella, veuve
sans avoir jamais été femme, prête à usure aux petites gens de Velletri:
l'argent la console de tout. Cocomero est un des plus beaux fleurons de
la police napolitaine. Lorsqu'il retourna dans son pays, il portait les
marques du couteau de Menico.

Victor Feraldi a six enfants, dont quatre filles; l'aînée habite avec
ses grands-parents: elle s'appelle Tolla. Le comte est la seule personne
qui se soit vengée de la trahison de Manuel. En 1841, trois ans après la
mort de sa fille, il réunit comme il put les lettres des deux amants et
les fit imprimer à Paris avec un court exposé des faits. Le récit, qui
occupe environ vingt-cinq pages, se termine ainsi: «Puisse cette
véridique histoire servir d'utile exemple aux parents, aux jeunes gens
mal conseillés et aux jeunes filles sans expérience!»

Le jour même où ce livre pénétra en Italie, le colonel Coromila fit
acheter et détruire l'édition entière; mais la tradition, à défaut de
l'histoire, a perpétué le souvenir des malheurs de Tolla. L'église des
Saints-Apôtres et le tombeau de la pauvre amoureuse deviennent à
certains jours de l'année un but de pèlerinage, et plus d'une jeune
Romaine ajoute à ses litanies du soir: «Sainte Tolla, vierge et martyre,
priez pour nous!»


FIN


Coulommiers.--Typ. PAUL BRODARD et Cie.






End of the Project Gutenberg EBook of Tolla, by Edmond About

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TOLLA ***

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PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
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1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
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LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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