Sous la neige

By Edith Wharton

The Project Gutenberg EBook of Sous La Neige, by Edith Wharton

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Sous La Neige

Author: Edith Wharton

Release Date: November 12, 2011 [EBook #37990]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUS LA NEIGE ***




Produced by William G. Spahr (This file was produced from
images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)










Transcriber's Note: The story appeared in La Revue de Paris as a
three part serialization February 1st., 15th. and March 1st. 1912.




                                 LA

                           REVUE DE PARIS


                         DIX-NEUVIÈME ANNÉE

                            TOME PREMIER

                        Janvier-Février 1912



                                PARIS

                    BUREAUX DE LA REVUE DE PARIS
                 85bis, FAUBOURG SAINT-HONORÉ, 85bis

                                1912






                                 LA

                           REVUE DE PARIS


                         DIX-NEUVIÈME ANNÉE

                            TOME DEUXIÈME

                           Mars-Avril 1912



                                PARIS

                    BUREAUX DE LA REVUE DE PARIS
                 85bis, FAUBOURG SAINT-HONORÉ, 85bis

                                1912



SOUS LA NEIGE

par

Edith Wharton


Cette histoire, c'est brin à brin, et par maintes gens, qu'elle m'a
été contée. Et, comme il arrive d'habitude en pareil cas, j'ai entendu
chaque fois une version nouvelle.

Si vous connaissez Starkfield, bourgade perdue dans la partie
montagneuse du Massachusetts, vous aurez certainement remarqué son
bureau de poste. C'est une construction qui date de la fin du XVIII
siècle, en briques rouges, avec un fronton de bois peint en blanc et un
péristyle à colonnes. Ce petit édifice classique se dresse au milieu de
la Grand Rue, entre la banque et la pharmacie: beaucoup de villages de
la Nouvelle-Angleterre en possèdent un semblable. Matin et soir, les
habitants de Starkfield et les fermiers des environs s'y rassemblent,
à l'arrivée du courrier. Parmi eux, vous n'avez pas été sans remarquer
la haute taille et le visage tragique d'Ethan Frome. C'est là que je le
vis moi-même pour la première fois, voici quelques années.

Bien que cet homme ne fût plus qu'une ruine, sa physionomie se
détachait parmi les autres. Ce n'était pas sa haute taille qui le
désignait à l'attention, puisque les Américains de vieille race ont
très fréquemment cette stature élancée et mince, mais plutôt sa
prestance et sa démarche. Son regard était à la fois triste et
volontaire; il conservait, en dépit d'une claudication manifeste,
quelque chose de vigoureux. Son visage sévère, hâlé, fatigué par le
rude travail des champs, était d'une indicible mélancolie. Ses cheveux
grisonnants, ses yeux glacés, lui donnaient l'aspect de la vieillesse,
et je m'étonnai lorsqu'on m'apprit qu'il n'avait guère passé la
cinquantaine.

Ce fut Harmon Gow qui me renseigna sur son âge. -- Harmon Gow avait
autrefois conduit la diligence allant de Starkfield au gros bourg de
Bettsbridge, à l'époque où n'existaient pas les tramways électriques,
et il connaissait sur le bout du doigt la chronique intime de toutes
les familles qui habitaient ou avaient habité le long de son ancien
parcours.

-- Il a cette tête-là depuis son accident, -- me dit-il, hachant ses
phrases au gré de ses souvenirs. -- Et il y aura en février prochain
vingt-quatre ans que la chose est arrivée...

Ce fut lui aussi qui me narra l'origine de la terrible cicatrice
rouge barrant le front d'Ethan Frome. Elle datait de l'accident qui,
du même coup, lui avait tordu et noué tout le côté droit, le faisant
ressembler à un vieux chêne foudroyé. Depuis lors, le pauvre homme
ne pouvait effectuer sans douleur ces quelques pas entre son _buggy_
et le bureau de poste. Tous les jours, vers midi, il venait de sa
ferme, située à quelques milles de Starkfield, et, comme c'était
justement l'heure où j'allais chercher mes lettres, il m'arrivait de
le dépasser sous le péristyle ou d'attendre à sa suite, devant le
guichet.

Je ne tardai pas à observer que, rarement, malgré son exactitude
touchante, on lui remettait autre chose qu'un numéro du Bellsbridge
Eagle. Sans même y jeter un coup d'oeil, il le fourrait dans la poche
de son veston usé. De temps à autre, pourtant, le receveur lui
tendait une enveloppe, adressée à Mrs. Zenobia (ou Zeena) Frome, et
qui montrait en gros caractères l'adresse d'un fabricant de produits
pharmaceutiques et le nom d'une spécialité. Ces papiers rejoignaient
aussitôt le journal, comme si le porteur était blasé à force d'en
recevoir. Après quoi, il remerciait l'employé d'un petit signe de
tête silencieux, et se retirait.

Chacun dans Starkfield le connaissait. On le saluait au passage, mais
on respectait son désir d'isolement, et seuls quelques vieillards se
risquaient à l'aborder. Dans ces occasions, Frome s'arrêtait un
instant, ses yeux bleus fixés gravement sur l'interlocuteur, mais il
répondait d'une voix si basse que jamais aucune de ses paroles n'était
parvenue jusqu'à moi. Puis il remontait péniblement dans son _buggy_
délabré, rassemblait les guides dans sa main gauche, et repartait
sans hâte vers la ferme.

-- Ce dut être un effroyable accident, -- dis-je au vieil Harmon, un
jour, en suivant du regard la démarche pénible de Frome.

Je songeais à la belle mine qu'avait dû avoir, jadis, cette tête
blonde et énergique de jeune homme.

-- De la pire espèce! -- opina mon informateur; -- presque suffisant pour
tuer la plupart des hommes. Mais voilà, les Frome ont le crâne dur, et
il y a bien des chances pour que celui-ci atteigne ses cent ans...

-- Grand Dieu!

Je ne pus retenir ce cri. A ce moment, en effet, Ethan Frome venait de
monter sur son siège; il se retournait pour voir si une caisse de
drogues était bien calée à l'arrière du _buggy_, et j'aperçus sa figure
telle qu'elle devait être quand il se croyait seul.

-- Cet homme atteindre cent ans! -- continuai-je, -- mais il a l'air déjà
mort et enterré!

Harmon tira de sa poche un bout de tabac, en prit une chique et
l'enfourna dans sa vieille joue tannée.

-- Qu'est-ce que vous voulez? il a passé trop d'hivers à Starkfield...
Les malins s'en vont, eux...

-- Pourquoi lui, alors, est-il resté?

Ah! voilà!... il fallait bien qu'il y eût quelqu'un à la ferme pour
soigner son monde... Et il n'y a jamais eu qu'Ethan pour ce métier...
D'abord son père, puis sa mère, puis sa femme...

-- Et puis l'accident?...

-- C'est ça même. Alors, n'est-ce pas? il a bien été forcé de rester!
-- ricana Harmon.

-- Je comprends. Mais, maintenant, c'est eux qui le soignent?

Gravement, Harmon passa sa chique dans son autre joue; puis il reprit:

-- Oh! quant à ça, non. C'est toujours Ethan, le garde-malade...

Dès le premier jour, le vieux conducteur m'avait débité tout ce qu'il
savait de l'histoire, mais je pressentais que, pour en démêler les
fils secrets, il fallait une plus vive imagination que la sienne.
Toutefois une parole d'Harmon s'était gravée dans ma mémoire: "Il a
passé trop d'hivers à Starkfield..."

Ah! je devais bientôt comprendre le sens profond de ces quelques mots!
Le Starkfield que je connus ne ressemblait guère cependant au village
isolé, perdu dans la montagne, où s'était écoulée la triste jeunesse
d'Ethan Frome. Il était relié maintenant aux gros bourgs de la région.
Le tramway électrique, la bicyclette permettaient aux jeunes gens de
descendre, l'hiver, jusqu'à Bettsbridge ou à Shadd's Falls, et d'y
passer la soirée au théâtre, dans les bibliothèques, ou aux réunions
des "Jeunes Chrétiens". Mais quand arrive la saison froide, quand le
village fut immobilisé sous une couche de neige qui s'accroissait sans
répit, quand les vents du nord, tombant d'un ciel d'acier, se prirent
à rôder autour des petites maisons de bois qui grelottaient derrière
les ormes dépouillés de la Grande Rue, je commençai à deviner ce
qu'avait dû être Starkfield alors qu'Ethan Frome avait vingt ans...

J'avais été envoyé par mes patrons pour surveiller un important
travail que nous avait commandée l'usine de force motrice à Corbury
Junction. Une grève prolongée des charpentiers ayant retardé la
besogne, je me trouvai retenu, cet hiver, à Starkfield, le seul
endroit habitable des environs.

Dans les premiers temps de mon séjour, je fus très frappé du contraste
entre l'air vivifiant du pays et l'apathie des habitants. Lorsque je
me promenais sous ce ciel d'un bleu éclatant, je me sentais le sang
fouetté. J'étais ébloui par la blancheur ensoleillée des prairies
couvertes de neige, où les forêts de sapins épandaient leurs grandes
taches brunes. Ce froid sec, la pureté de cette atmosphère toujours
lumineuse, m'exaltaient, et je ne pouvais comprendre la nonchalance
presque léthargique des gens de Starkfield.

Mais, quand parut février, tout changea. Le ciel se voila. Les
journées sombres et courtes ressemblèrent aux nuits longues et
glaciales. La neige s'amoncela autour des frêles maisons, qui parurent
recroquevillées sur elles-mêmes. Les habitants du village, la besogne
quotidienne achevée, se hâtaient de rentrer chez eux. Pendant les
interminables soirées, ils sommeillaient autour du poêle. Toute vie,
au dehors, semblait suspendue. Chacun mesurait ses gestes au strict
nécessaire pour se nourrir, se chauffer et accomplir les rares
besognes que n'avaient point arrêtées les rigueurs de la saison.

Je logeais chez une veuve entre deux âges qu'on appelait familièrement
Mrs. Ned Hale. Elle était fille de l'ancien notaire du bourg, et "la
maison du notaire Varnum", qu'elle occupait avec sa mère, était
l'habitation la plus considérable de Starkfield. C'était une vieille
demeure à fronton classique, supporté par des colonnes blanches. De
menus carreaux bleutés piquaient ses fenêtres à guillotine, qui
regardaient la haute et claire façade de l'église. Elle s'élevait au
bout de la rue principale du village. Deux sapins de Norvège
introduisaient à son petit jardin, que traversait un sentier dallé
d'ardoises.

Les deux veuves, bien que réduites à vivre assez modestement,
mettaient leur point d'honneur à maintenir la propriété familiale en
état. Mrs. Hale était une femme aimable et effacée. Elle avait conservé
dans les manières quelque chose de la tradition que figurait cette
construction d'un autre âge. Chaque soir, dans le salon meublé
d'acajou, aux sièges recouverts de crin, sous la lampe Carcel qui
faisait entendre ses glouglous monotones, j'apprenais un nouvel
épisode de la chronique du village, et il m'était plus délicatement
raconté. Non pas que Mrs. Hale se crût ou affectât quelque
supériorité sociale sur les gens qui l'entouraient: sa libre façon de
juger les événements n'avait pas une telle origine. Une sensibilité
plus développée, une éducation un peu mieux soignée, créaient seules
cette distance entre elle et ses voisins.

Ces conditions me faisaient espérer qu'auprès de Mrs. Hale je
parviendrais à éclaircir les points obscurs de la vie d'Ethan Frome.
La mémoire de l'excellente femme était un admirable répertoire
d'anecdotes sans méchanceté; toute question ayant trait à ses
relations attirait aussitôt un flot de détails. J'amenai donc la
conversation de ce côté; mais je sentis aussitôt que Mrs. Hale se
dérobait.

Cette attitude n'impliquait d'ailleurs aucun blâme à l'égard de Frome.
On devinait seulement qu'elle éprouvait une invincible répugnance
à parler de lui et de ses affaires. Quelques bribes de phrase
murmurées: "Oui, je les connais tous les deux... Ce fut horrible..."
paraissaient la seule concession qu'elle pût faire à ma curiosité.

Le changement de son attitude était si marqué, il supposait une telle
initiation à de tristes secrets que, malgré certains scrupules, je
m'adressai une fois encore à Harmon Gow. Tout ce que je pus obtenir
de lui fut un vague grognement.

-- Oh! -- fit-il, -- Ruth Varnum... elle a toujours été impressionnable
comme une souris... C'est elle qui les a vus la première lorsqu'on
les a ramassés... Tenez, c'était justement au bas de la maison des
Varnum, au tournant de la route de Corbury... Ruth venait alors de
s'accorder avec Ned Hale... Tout ce jeune monde était ami... La
pauvre femme, elle a eu assez de ses propres malheurs!

Les habitants de Starkfield, en cela fort semblables au reste des
hommes, avaient en effet assez de leurs propres malheurs sans se
passionner outre mesure pour ceux de leurs voisins. Et, bien que
tous tinssent le cas de Frome pour exceptionnel, aucun ne réussit à
m'expliquer son regard étrange. J'avais beau me dire qu'il était
impossible que la misère et la souffrance eussent suffi à le marquer
ainsi... J'eusse peut-être fini par me contenter de ces bribes
d'histoire, sans l'espèce de provocation qu'était le silence même de
Mrs. Hale et le hasard qui bientôt me rapprocha d'Ethan Frome
lui-même.

Ma résidence à Starkfield m'obligeait à redescendre chaque jour sur
Corbury Flats, où je prenais le train pour Corbury Junction. Lors de
mon installation, je m'étais entendu avec le riche épicier irlandais,
Denis Eady, qui louait aussi des voitures, pour me faire conduire
chaque jour à la gare. Vers le milieu de l'hiver, les chevaux de mon
loueur tombèrent tous malades, à la suite d'une épidémie locale. La
maladie se propageait à toutes les écuries du village, et, pour
quelques jours, je fus obligé de chercher un expédient. A ce moment,
Harmon Gow m'apprit que le cheval d'Ethan Frome était indemne et que
son maître consentirait peut-être à me transporter.

La proposition m'étonna.

-- Ethan Frome? Mais je ne lui ai jamais parlé!... Pour quelle raison
consentirait-il à se charger de moi?

La réponse d'Harmon Gow accrut encore ma surprise:

-- Je ne sais pas s'il le ferait pour vos beaux yeux, mais très
certainement il ne sera pas fâché de gagner un dollar...

On m'avait bien dit que Frome était pauvre et que sa scierie jointe
aux quelques acres pierreux de sa culture, suffisaient difficilement
à faire bouillir la marmite pendant les mois d'hiver. Toutefois je ne
m'étais pas figuré une misère aussi complète et je ne pus m'empêcher
d'exprimer mon étonnement à Harmon, qui reprit:

-- Oh! ses affaires ne vont pas très bien! Quand un homme est depuis
vingt ans courbé comme une vieille carcasse de navire, sans pouvoir
faire ce qu'il veut, il se mange les sangs et perd courage. La ferme
de Frome, ça n'a jamais été grand-chose, et vous savez, d'autre
part, ce que rapporte aujourd'hui une de ces vieilles scieries...
Lorsque Ethan pouvait encore peiner sur les deux de front, du matin
au soir et du soir au matin, on avait juste, chez lui, de quoi
vivre... Et encore, même à cette époque, son monde lui dévorait tout,
et je ne sais vraiment pas comment diable il s'en tirait... Ça
commença avec son père, qui attrapa un coup de pied de cheval en
faisant les foins: le mal lui monta au cerveau, et le pauvre bonhomme
jetait l'argent par les fenêtres comme si de rien n'était... Puis ce
fut sa mère qui devint drôle... Elle traîna de longue années en
enfance... Maintenant, c'est Zeena, sa femme... Celle-là a passé sa
vie à droguer... Au fond, voyez-vous, la maladie et le souci, ce sont
les seules choses dont Ethan ait toujours eu son assiette pleine...

Le lendemain matin, en mettant le nez à la fenêtre, j'aperçus entre
les sapins des Varnum le maigre cheval de Frome. Rejetant la vieille
peau d'ours, le maître me fit place à côté de lui dans le traîneau.
Toute la semaine, à dater de ce jour, il me descendit à Corbury
Flats, et me ramena le soir à Starkfield, dans le crépuscule glacial.
Le trajet ne dépassait guère quatre milles, mais l'allure du cheval
était lente, et, même quand la neige gelée résistait à la pression de
la voiture, nous mettions tour près d'une heure pour faire la route.

Ethan Frome conduisait sans parler. Il tenait mollement les guides
dans sa main gauche. Sur le remblai couvert de neige, son visage brun
se détachait comme le profil d'une médaille de bronze. Il répondait
par monosyllabes, sans jamais me regarder, à mes questions et aux
légères plaisanteries que je hasardais. Il avait l'air de faire
partie du paysage mélancolique et silencieux. On eût dit le symbole
de cette désolation glacée, tellement tout ce qui était chaleur et
sensibilité semblait enfoui au fond de lui-même.

Son silence, il est vrai, n'avait rien d'hostile. Je finis par
comprendre que cet homme était habitué à vivre dans une solitude
morale trop profonde pour qu'on pût facilement pénétrer jusqu'à lui.
Cet état, je le présumais, ne résultait point essentiellement de ses
malheurs, que je devinais tragique: il était surtout la conséquence
de tous ces hivers rigoureux passés à Starkfield...

Une ou deux fois seulement, j'eus le sentiment de me rapprocher de
lui, et ces instants ne firent qu'aviver mon désir d'en savoir
davantage. Un jour, à propos d'un travail que j'avais exécuté en
Floride, l'hiver précédent, je fis allusion à la différence entre les
deux climats. A ma grande surprise, Frome me répondit:

-- Oui, je sais... J'y suis allé autrefois, en pendant bien longtemps,
moi aussi, en hiver, je voyais ce pays, comme dans une vision... Mais
à présent, tout cela est enseveli sous la neige...

Il n'ajouta pas un mot; et j'eus à deviner le reste par le ton de sa
voix et le brusque silence qui suivit.

Une autre fois, à peine monté dans mon compartiment, je m'avisai que
j'avais oublié sur le traîneau un livre que je comptais lire pendant
le trajet. C'était un ouvrage de vulgarisation scientifique, un
traité de bio-chimie, si je me rappelle bien... Le soir, je ne
pensais déjà plus à mon étourderie, lorsque, en descendant du train,
je vis le volume entre les mains de Frome.

-- Je l'ai trouvé après votre départ, -- me dit-il.

Je mis le livre dans ma poche, et nous revînmes à notre mutisme
habituel. Mais, comme nous commencions à gravir la longue côte qui va
de Corbury Flats à Starkfield, j'aperçus dans le crépuscule le visage
de Frome tourné de mon côté.

-- Il y a dans ce livre des choses dont je n'avais pas entendu parler
jusqu'ici...

Le propos m'étonna moins que l'accent dont il fut prononcé:
évidemment, Frome était surpris et tant soit peu vexé de son
ignorance.

-- Ces questions vous intéressent donc? -- lui demandai-je.

-- Elles m'intéressaient autrefois...

-- Il y a quelques nouveautés dans ce livre... On a fait récemment des
découvertes importantes dans cet ordre de recherches.

J'attendais une phrase qui ne vint pas, et je repris:

-- Si vous voulez parcourir ce livre, je serai heureux de vous le
prêter.

Ethan Frome hésita. J'eus l'impression qu'il faisait effort pour
secouer son inertie et me répondre.

-- Merci. J'accepte, -- dit-il simplement.

Je comptais qu'il s'ensuivrait quelques familiarités entre nous. La
modestie de Frome et sa franchise m'assuraient que sa curiosité avait
certainement pour cause l'intérêt réel jadis porté par lui à ces
sujets-là. Ces préoccupations et ces connaissances, chez un homme de
sa condition, rendaient le contraste encore plus poignant entre sa
situation matérielle et ses besoins intimes et, puisque cet incident
m'avait permis de satisfaire ses goûts secrets, j'espérais qu'il se
déciderait à parler. Mais il y avait dans son passé ou dans sa vie
présente quelque chose qui l'empêchait de se livrer. A notre rencontre
suivante, il ne fit même pas allusion au livre et notre rapprochement
semblait destiné à n'avoir pas de lendemain.

Depuis plus d'une semaine déjà, Frome me conduisait à Corbury Flats,
quand, un matin, à mon réveil, je vis qu'il neigeait abondamment. La
hauteur des vagues blanches massées contre la palissade du jardin et
le long du mur de l'église témoignait que la tempête avait duré toute
la nuit: là-bas, en rase campagne, les couches de neige amoncelées
par le vent devaient être plus épaisses encore.

Je songeai aussitôt que mon train était assurément bloqué. Or, ce
jour-là, ma présence était indispensable à l'usine dans le courant
de l'après-midi. Je décidai donc, que si Frome venait, je me ferais
conduire par lui jusqu'aux Flats. Une fois là, j'attendrais mon train
jusqu'à ce qu'il se décidât à paraître.

D'ailleurs je n'avais pas le moindre doute que Frome ne vînt. Je le
connaissais assez bien pour savoir à quoi m'en tenir: il était un de
ces hommes que nulle difficulté ne saurait détourner de leur tâche.
En effet, à l'heure habituelle, je vis venir son traîneau glissant
sur la neige: telle une apparition de théâtre qui traverse la scène
derrière un léger voile de gaze...

Inutile avec lui de manifester étonnement ou reconnaissance. Je ne
pus cependant retenir un mouvement de surprise quand je le vis
engager son cheval dans la direction opposée à la route de Corbury.

-- La voie est obstruée au-dessous des Flats par un train de
marchandises, -- m'expliqua-t-il. -- La neige bloque le convoi.

-- Mais alors où me conduisez-vous?

-- Directement, et par le plus court, à Corbury Junction! -- me
répondit-il, m'indiquant du fouet la School House Hill.

-- A Corbury Junction? par cette bourrasque?... mais... il y a bien
douze milles!

-- Le cheval les fera, si vous lui en donnez le temps. Vous avez dit
que vous aviez du travail à l'usine cette après-midi: je vous y mène.

Il prononça ces paroles avec tant de simplicité que je lui répondis
sur le même ton:

-- Vous me rendez le plus grand service.

-- Bah! ce n'est rien...

La route bifurqua en face de l'église. Nous prîmes un sentier à
gauche, qui descendait au milieu des sapins. Il avait neigé si fort
que les branches, courbées sous leur fardeau blanc, faisaient corps
avec le tronc des arbres. Souvent, le dimanche, j'étais venu me
promener de ce côté et l'on m'avait montré la scierie de Frome, qui
se dessinait entre les fûts dénudées, presque qu bas de la colline.

Le vieux bâtiment solitaire semblait agoniser. Sa roue paresseuse se
reflétait vaguement dans l'eau noirâtre qui bouillonnait alentour en
remous bruns. Sous le poids de la neige, ses hangars fléchissaient.

Pas une seule fois Frome ne tourna la tête pendant la descente. Nous
commençâmes à gravir la côte suivante, toujours en silence. Après
quelques centaines de mètres, lorsque nous eûmes rejoint la grande
route, nous rencontrâmes un champ de pommiers grêles. Les arbres se
tordaient à mi-pente de la colline, sur un terrain rocheux où des
crêtes d'ardoise perçaient la neige par endroits. Au delà de ce
verger s'étendaient un champ ou deux qui confondaient leurs limites
sous le grand tapis blanc. Un peu plus loin, dans l'immensité
monotone du ciel et de la terre, surgissait l'une de ces fermes de la
Nouvelle-Angleterre qui semblent élargir la solitude du paysage...

-- Voilà ma maison, -- me dit Frome, -- en faisant un mouvement de son
coude estropié.

J'étais tellement accablé par la désolation de la scène que je ne sus
que lui répondre. Il ne neigeait plus. Sur la pente, à nos pieds, se
dressait la ferme, qu'un pâle rayon de soleil éclairait dans toute sa
laideur. Une vigne vierge desséchée pendait au-dessus de la porte, et
les murs de bois, sous la peinture écaillée, semblaient grelotter
dans le vent.

-- La maison était plus importante du temps de mon père! -- continua
Frome. -- Mais j'ai dû abattre l'_L_, tout récemment.

Et, se servant du bout de sa rêne gauche comme d'un fouet, il ramena
sur le chemin le vieux cheval qui s'apprêtait à franchir la barrière
brisée.

Je découvris alors que l'aspect abandonné et minable de la demeure
était dû surtout à l'absence de ce corps de logis que nous nommons,
dans la Nouvelle-Angleterre, une _L_. Cette L est un appentis réservé
au bûcher et à l'étable, généralement relié en équerre au bâtiment
principal de la ferme, avec lequel il communique par la chambre à
provisions et le magasin à outils.

Est-ce par le symbole qu'elle présente, par l'image qu'elle évoque
de la vie humaine liée au sol, par ce fait qu'elle détient les
sources essentielles de l'existence, -- la chaleur et la nourriture,
-- est-ce plutôt par la pensée consolante qu'elle suggère en nous
montrant, sous ce dur climat, la possibilité pour les habitants
d'accomplir leurs tâches matinales sans affronter les intempéries, --
je ne saurais exactement le dire, mais sûrement cette _L_, encore
plus que la maison elle-même, figure le centre, le foyer, de toute
ferme dans la Nouvelle-Angleterre. Et c'était peut-être cette
association d'idées, maintes fois renouvelée durant mes promenades
aux environs de Starkfield, qui me faisait distinguer un accent
d'amertume dans les paroles de Frome et voir dans cette maison
amoindrie l'image même de son pauvre corps ruiné.

-- Nous sommes bien isolés maintenant, ici! -- ajouta-t-il. -- Mais,
avant la construction du chemin de fer, on passait beaucoup par chez
nous pour aller aux Flats.

Il réveilla d'un nouveau coup de guide le cheval qui s'endormait.
Puis, comme si la vue de sa maison m'avait mis trop avant dans sa
confidence pour qu'il s'obstinât plus longtemps à demeurer sur la
réserve, il continua lentement:

-- J'ai toujours attribué l'aggravation de l'état de ma mère à ce
changement-là. Quand les rhumatismes lui vinrent, au point qu'elle
ne pouvait plus vaquer à ses affaires, elle prit l'habitude de venir
s'asseoir devant la porte, et elle regardait pendant des heures
entières le mouvement qui se faisait sur la haussée... Une année,
même, où pendant six mois on répara la grande route, après les
inondations, Harmon Gow fut obligé de passer par ici avec sa
diligence, et elle avait pris l'habitude de descendre chaque matin
jusqu'à la barrière pour lui dire bonjour... Mais, une fois le
chemin de fer inauguré, il ne vint plus personne. Et elle ne put
jamais comprendre la raison de ce changement... Ce fut une des choses
qui la tourmentèrent jusqu'à sa mort.

Comme nous arrivions à la route de Corbury, la neige se remit à
choir, offusquant la dernière vue que nous avions encore sur la
maison. Frome, redevenu silencieux, laissa retomber entre nous le
vieux voile des réticences. Le vent n'avait pas cessé, malgré le
retour de la neige. Des rafales capricieuses découvraient de temps à
autre un pan de ciel ou quelques ondes d'un pâle soleil qui
ruisselaient sur ce paysage chaotique et désolé. Mais le cheval tint
bon et nous parvînmes enfin, malgré la bourrasque sauvage, à Corbury
Junction...

Au cours de l'après-midi, la tourmente fit trêve. Vers l'est,
l'horizon s'était éclairci et, dans mon inexpérience, je me dis que
nous aurions une belle soirée. Le plus rapidement possible j'achevai
ma besogne, et nous reprîmes le chemin de Starkfield avec bien des
chances d'y arriver pour le repas du soir. Mais, au coucher du soleil,
les nuages menaçants se reformèrent: la nuit vint d'un seul coup. Drue
et ferme, la neige recommença de choir. Le vent s'était tu, et nous
avancions au milieu d'un calme plus inquiétant que les rafales et les
tourbillons de la matinée: on aurait dit que les ténèbres elles-mêmes
descendaient sur nous et que la nuit d'hiver se collait peu à peu à
nos épaules.

Le faible rayon de notre lanterne se trouva bientôt noyé dans cette
atmosphère angoissante. La connaissance des lieux qu'avait Frome,
l'instinct même de son cheval, tout finit par devenir inutile. A deux
ou trois reprises, un objet quelconque se dressa comme un fantôme
devant nous, indiquant soudain que nous nous égarions; mais il se
perdait presque aussitôt dans l'ombre. Enfin, au moment où pensions
avoir retrouvé le bon chemin, ce fut la pauvre vieille bête qui se
mit à donner des signes certains d'épuisement.

Je me rendis compte alors de la légèreté avec laquelle j'avais
accepté l'offre de Frome et je finis par obtenir qu'il me laissât
descendre: je me mis à marcher à côté du cheval, dans la neige,
pendant deux ou trois milles. Enfin mon conducteur me désigna un
point dans les ténèbres:

-- Nous voici chez moi, -- me dit-il.

La dernière étape avait été la partie la plus pénible du voyage. Le
froid était piquant, la marche ardue, et j'étais à peu près hors
d'haleine. Sous ma main je sentais battre le flanc du vieux cheval.

-- Écoutez, Frome, -- dis-je, -- il n'est pas nécessaire que vous
alliez plus loin...

Il m'interrompit:

-- Ni vous non plus... Nous en avons tous notre compte...

Je compris qu'il m'offrait l'hospitalité: sans répondre, je passai
la barrière de la ferme avec lui. Je le suivis dans l'écurie et
l'aidai à dételer le malheureux cheval, qui était fourbu. Nous
préparâmes sa litière, puis Frome décrocha la lanterne du traîneau
et me précéda dans la nuit. Par-dessus l'épaule, il me dit:

-- Venez!

J'avis peine à suivre Frome dans l'obscurité: je faillis butter dans
un tas de neige amoncelée devant la porte.

De sa lourde botte, Frome nettoya la pas glissant de la porte,
s'efforçant de nous ouvrir un chemin. La lanterne haute, il souleva
le loquet et me devança pour me guider. J'entrai à sa suite dans un
vestibule obscur et resserré: on apercevait vaguement, dans le fond,
un escalier raide comme une échelle. A notre droite, un rayon de
lumière indiquait la porte de la pièce dont nous avions vu du dehors
la fenêtre éclairée. Avant qu'elle s'ouvrît, je perçus une voix de
femme dolente et maussade.

Frome tapait du pied sur le linoleum usé pour détacher la boue de
ses bottes. Il posa le falot sur l'unique chaise du vestibule; puis
il ouvrit la porte:

-- Entrez, -- me dit-il.

Pendant qu'il parlait, la voix geignarde se tut...

Ce fut cette nuit-là que je trouvai la clef du caractère d'Ethan
Frome, et que je commençai à reconstituer cette vision de son
histoire.


* * * * *




I


Le village était enseveli sous une épaisse couche de neige et, au
tournant des chemins, les vagues blanches poussées par le vent
avaient déferlé jusqu'aux fenêtres des maisons. Les étoiles du
Chariot semblaient pendre comme des stalactites du ciel d'acier, où
scintillait de feux glacés Orion. La lune était couchée, mais la
nuit restait lumineuse, et les façades blanches des maisons
paraissaient grises entre les ormes; les arbustes se détachaient en
noir dans cette clarté diffuse et les rayons qui filtraient par les
fenêtres basses de l'église s'épandaient en nappes jaunâtres sur les
moutonnements innombrables de la neige.

Le jeune Ethan Frome avançait d'un pas rapide dans la rue déserte.
Il dépassa la banque, le nouveau magasin tout en briques de Michel
Eady, et les deux sapins de Norvège qui flanquaient la grille du
notaire Varnum.

Devant lui, à l'endroit où la route s'incline vers la vallée de
Corbury, l'église dessinait son svelte clocher et les colonnes
grêles de son portail classique. La façade demeurait dans l'ombre,
et, d'un côté de l'édifice, les fenêtres du haut formaient, sur la
muraille, un série de taches noires, mais celles du bas étaient
éclairées et leur lumière faisait apparaître devant la porte des
traces fraîches de pas et de nombreux sillons de véhicules. A l'abri
d'un hangar voisin, les traîneaux formaient une longue rangée. Sur
l'échine des chevaux on avait jeté de lourdes peaux de buffles et
d'ours. La nuit brillait d'une sérénité admirable. L'air était sec
et si pur que la sensation de froid s'atténuait et il semblait à
Frome que l'atmosphère n'existait plus. Tout devenait léger entre la
terre givrée qui craquait sous ses bottes et la voûte métallique du
ciel. "On a la sensation du vide, -- se disait-il, -- comme si on
était dans un tube de Crookes où le vide aurait été fait..."

Quatre ou cinq années auparavant, il avait suivi les cours d'un
institut technique, à Worcester, et manipulé quelque peu dans un
laboratoire grâce à la complaisance d'un professeur de physique.
Depuis, les images suggérées par cette expérience lui revenaient
souvent d'une façon inattendue, malgré la direction si différente
que son existence actuelle imposait à ses pensées. La mort de son
père et les malheurs subséquents avaient en effet écourté ses
études: il n'avait pu en retirer aucun bénéfice pratique, mais elles
avaient nourri son imagination et lui avaient donné l'idée du vaste
et nébuleux mystère qui se dérobe derrière les apparences
quotidiennes des choses.

Tandis qu'il cheminait à grands pas sur la neige, le sentiment de ce
mystère embrasait son esprit et avivait encore la bienfaisante
exaltation physique déterminée par cette marche rapide. Au bout du
village, devant le péristyle de l'église, il s'arrêta pour reprendre
haleine.

La pente de la route de Corbury s'amorçait un peu au-dessous des
sombres sapins qui gardaient l'entrée du notaire Varnum. C'était à
cet endroit que les jeunes gens de Starkfield se retrouvaient pour
s'exercer à la luge. Par les nuits claires, le carrefour devant
l'église retentissait jusqu'à une heure tardive de leurs cris
joyeux; mais, ce soir, aucun de leurs petits traîneaux ne dessinait
sa tache noire sur la longue et blanche descente. Le silence de
minuit planait sur le village. Tout ce qui veillait était rassemblé
dans l'église: un lointain écho d'air à danser et les larges rais
d'une lumière dorée arrivaient, confondus, des fenêtres.[1]

Le jeune homme contourna l'édifice. Il descendit la rampe et se
dirigea vers la porte qui ouvrait sur la salle du rez-de-chaussée.
Il fit un crochet à travers la neige non foulée pour éviter la
clarté jusqu'à l'angle opposé du bâtiment. Une fois là, tout en
prenant garde à rester dans l'ombre, il fit effort pour atteindre la
fenêtre la plus voisine. Il dissimula son corps long et mince dans
l'obscurité et tendit le cou de manière à pouvoir risquer on oeil
dans la salle.

Ainsi considérée, de la nuit pure et glacée où Ethan demeurait
invisible, elle apparaissait, cette grande pièce, en pleine
ébullition. Les réflecteurs à gaz projetaient une lumière crue
contre ses parois blanchies à la chaux. A l'une des extrémités, le
poêle ronflait comme s'il eût contenu dans ses flancs un feu
volcanique. Des couples jeunes et nombreux se pressaient sur le
plancher. Face à la fenêtre, le long des murs, étaient alignées des
chaises de paille: les femmes plus âgées, qui les avaient occupées
jusqu'alors, venaient de se lever.

La musique avait cessé. Le violon et la jeune organiste des
dimanches, -- tout l'orchestre, -- se restauraient en hâte sur un coin
de la table dressée pour le souper, où s'offraient encore des restes
de pâtés de glaces. Chacun s'apprêtait à partir et se dirigeait déjà
vers le vestiaire lorsqu'un jeune garçon ébouriffé et leste, sauta
au milieu du plancher et se mit à frapper dans ses mains.

Ce geste eut un effet subit: les musiciens se précipitèrent sur
leurs instruments, et, bien que divers danseurs fussent déjà vêtus
pour le départ, tous reprirent leurs places, des deux côtés de la
salle. Les gens d'âge mûr se glissèrent vers leurs sièges.
L'endiablé jeune homme, plongeant à travers la foule, entraîna
jusqu'au bout de la pièce une jeune fille qui avait déjà coiffé une
écharpe en laine cerise; puis il commença de tourner avec elle sur
un air de scottish.

Le coeur de Frome se mit à battre plus fort.  Malgré tous ses efforts
pour découvrir la jolie tête brune à l'écharpe cerise, un autre
regard avait été plus prompt que le sien! Il en souffrit. Le
boute-en-train dansait bien, et sa partenaire s'animait au jeu; son
clair visage se balançait, en passant sous les mains qui formaient
la chaîne; le tourbillon qui l'emportait, de plus en plus rapide,
soulevait de ses épaules l'écharpe qui se déroulait derrière elle.
A chaque tour, Frome apercevait ses lèvres entr'ouvertes et rieuses,
les cheveux bruns qui voltigeaient sur son front. Les yeux sombres
demeuraient l'unique point fixe dans ce labyrinthe de lignes
mouvantes.

Les couples tournaient de plus en plus vite: pour les suivre, les
musiciens étaient obligés de torturer leurs instruments. Et
cependant il semblait à Ethan que la scottish ne finirait jamais...
De temps à autre, il détournait son regard de la jeune fille pour le
reporter sur son cavalier: il souffrait de voir celui-ci, dans
l'enivrement du plaisir, prendre à l'égard de sa compagne des airs
de conquérant.

Denis Eady était le fils de Michel Eady, l'ambitieux épicier
irlandais qui avait introduit dans Starkfield, avec une souple
effronterie, les méthodes de commerce "nouveau jeu". Parmi les
modestes maisons en bois de la Grande Rue, le bâtiment tout en
briques qu'il venait de faire construire témoignait de son succès.
Quant au jeune homme, il paraissait disposé à marcher sur les traces
paternelles: il était déjà en train d'appliquer les mêmes procédés à
conquérir les jeunes filles du pays.

Jusque-là Ethan s'était contenté de le tenir pour un garçon de peu.
Mais, à l'heure présente, comme il l'eût cravaché avec plaisir! Il
s'étonnait, en vérité, que la jeune fille ne se défiât pas. Comment
pouvait-elle supporter que ce gaillard l'enlevât ainsi, visage
contre visage? Comment pouvait-elle lui abandonner ses mains? Est-ce
qu'elle ne sentait pas tout ce qu'avaient d'offensant ce regard et
ce contact?...


Mattie Silver, la danseuse sur qui se concentrait l'attention
d'Ethan, était une cousine de sa femme. Les soirs, extrêmement
rares, où Starkfield s'accordait quelque récréation, elle participait
à ces fêtes, et Frome vers les onze heures venait la chercher pour
la ramener à la ferme. C'était Mrs. Frome elle-même qui avait réglé
les choses de cette façon lorsque Mattie était venue demeurer avec
eux.

La jeune fille était de Stamford, une des grandes villes
industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Elle était venue habiter
auprès de sa cousine Zeena, qu'elle aidait; mais, comme elle n'était
pas rétribuée, Mrs. Frome, en femme pratique, avait imaginé de lui
permettre ces divertissements afin qu'elle sentît moins le contraste
entre sa vie antérieure et sa vie nouvelle. "Autrement, -- se disait
avec ironie Ethan Frome, -- jamais elle n'eût songé à procurer des
distractions à Mattie..."

Lorsque Zeena lui en avait parlé pour la première fois, Ethan avait
bougonné en lui-même: la perspective d'avoir à faire plusieurs milles
après sa journée de rude labeur lui souriait médiocrement. Mais il
en était venu bien vite à souhaiter que Starkfield organisât des
divertissements chaque soir.

Il y avait un an déjà que Mattie Silver habitait chez ses cousins.
Entre l'instant du réveil et le souper, Frome avait fréquemment
l'occasion de se trouver avec elle. Mais aucun des moments qu'il
passait en sa compagnie ne lui semblait aussi délicieux que ceux où,
seuls dans la nuit, ils s'acheminaient à travers la campagne, Mattie
appuyée au bras d'Ethan et s'efforçant de régler son pas sur celui
de son compagnon...

Du premier jour, elle l'avait séduit. Il était allé l'attendre en
voiture à la gare des Flats, et, aussitôt l'arrêt du train, elle
était venue droit à lui, en criant: "Vous devez être Ethan
Frome!..." Il la voyait encore, sautant du wagon, son petit bagage à
la main; dès ce moment, rien qu'à observer sa fragile personne, il
s'était dit: "Elle ne me semble guère taillée pour abattre de la
besogne, mais en tout cas elle paraît facile à vivre..." Et
cependant, ce n'était pas seulement un peu de vie jeune et
enthousiaste qui était entrée avec elle dans la maison: elle était
plus que cela; plus qu'un petit être serviable et gai, comme il
l'avait cru d'abord. Elle savait voir, elle savait écouter, et Frome
s'aperçut bientôt qu'on pouvait lui montrer les choses ou les lui
raconter. Il avait plaisir à le constater, tout ce qu'il lui
communiquait de sa pensée laissait en elle une trace profonde et des
échos qu'il pouvait réveiller à sa guise.

C'était la nuit, au cours de ces retours à la ferme, qu'il éprouvait
le plus vivement la douceur de cette communion. Il avait toujours
été plus sensible que les gens de son entourage aux beautés sans
cesse renouvelées de la nature; ses études, malgré leur soudaine
interruption, avaient développé en lui cette sensibilité, et, même
aux heures les plus malheureuses de son existence, les champs et le
ciel lui avaient toujours parlé d'une voix souveraine et profonde.

Mais son émotion était demeurée intime, douloureuse et secrète. Elle
voilait de mélancolie la beauté même qui la faisait naître.
Peut-être n'existait-il personne de par le monde pour sentir comme
lui; peut-être était-il la victime unique de ce triste privilège...
Et voici que, brusquement, il découvrait une autre âme vibrant des
mêmes admirations, et cette âme vivait à côté de la sienne! Il
découvrait cet être, et cet être habitait sous son toit, mangeait
son pain. Elle était à son côté, il pouvait lui dire: "Cette
constellation, là-bas, c'est Orion... cette grande étoile, c'est
Aldébaran, et cette grappe argentée, qui ressemble à un essaim
d'abeilles qu travail, ce sont les Pléiades..." Des heures et des
heures, il pouvait la tenir en extase devant un bloc de granit
surgissant des fougères, et dérouler devant son esprit le formidable
tableau des âges préhistorique et les infinies métamorphoses
accomplies au cours des siècles...

Le fait que l'admiration pour sa science était mêlée à l'intérêt que
prenait Mattie à ses révélations n'était pas la moindre part de son
plaisir. Et il y avait encore d'autres sensations moins définies
mais plus exquises pour les rapprocher l'un de l'autre dans un élan
de joie silencieuse. Ils goûtaient, pendant l'hiver, les couchers
de soleil pourpres et glacés derrière les collines, la fuite des
nuages au-dessus des éteules, et, sur la neige ensoleillée, les
ombres bleues des sapins. Une fois qu'elle lui dit cette pauvre
petite phrase si banale: "On croirait voir un tableau...", il parut
à Frome que l'art de définir ne pouvait aller plus loin: il lui
semblait que ces mots exprimaient le secret de son âme...


Cependant qu'il demeurait ainsi, dans la nuit glacée, en dehors de
l'église, tous ces souvenirs lui remontaient à la mémoire, avec
l'amertume des choses qui ne reviendront plus. Il s'étonnait
maintenant, tout en attendant Mattie qui tourbillonnait de main en
main sous ses yeux, d'avoir pu croire ses tristes propos
susceptibles de l'intéresser. Lui qui n'était jamais gai hors de sa
compagnie, il considérait la gaieté de la jeune fille comme une
preuve d'indifférence. Le visage qu'elle présentait à ses danseurs
était le même qui s'éclairait toujours à son approche, comme une
fenêtre qui reflète un coucher de soleil. Il alla jusqu'à remarquer
deux ou trois gestes que, dans sa fatuité, il s'était cru réservés!
C'était une certaine façon de rejeter la tête en arrière, si quelque
chose l'amusait, comme pour savourer son rire avant de le laisser
fuser hors de ses lèvres: c'était aussi un battement très doux de
ses paupières, lorsqu'elle était heureuse ou troublée...

Cette vue attristait le jeune homme, et son malheur réveillait ses
craintes assoupies. Zeena n'avait jamais montré de jalousie à
l'égard de Mattie, mais depuis quelque temps, et de plus en plus,
elle se plaignait que sa besogne fût bien lourde. Sans en avoir
l'air, elle profitait de toutes les occasions pour mettre en relief
l'incapacité de la jeune fille.

Zeena avait toujours été maladive, et Frome était bien obligé
d'admettre que, si elle était vraiment aussi souffrante qu'elle le
disait, il lui fallait, pour l'aider, un bras plus robuste que celui
dont il sentait la légère pression durant les retours à la ferme.
Évidemment, Mattie n'avait guère de dispositions naturelles pour la
tenue d'une maison, et son éducation n'avait pas été pour remédier à
ce défaut. Elle apprenait très vite, mais elle était oublieuse et
rêvait volontiers. Et puis, elle n'était pas disposée à prendre sa
tâche au sérieux. Ethan pensait souvent que l'instinct domestique de
la jeune fille pouvait s'éveiller, et ses pâtés et ses pains sans
levain devenir l'orgueil du pays... mais, les soins du ménage ne
l'intéressaient guère en eux-mêmes.

Le plus souvent elle y montrait tant de maladresse que lui-même ne
pouvait s'empêcher de la taquiner; mais elle riait alors avec lui,
et ce rire en commun les rapprochait davantage. D'autre part, il
faisait de son mieux pour suppléer à ses efforts. Il se levait de
meilleure heure que jadis pour allumer le feu de la cuisine. La nuit
venue, il rentrait le bois. Il négligeait même la scierie au profit
de la ferme, pour aider Mattie dans la journée, et le samedi, dans
la soirée, une fois les femmes endormies, il se glissait dans la
cuisine pour laver par terre. Un jour, même, Zeena l'avait surpris à
la baratte, et lui avait lancé, en s'en allant, un de ses coups
d'oeil énigmatiques.

Récemment, Frome avait saisi d'autres indices de sa mauvaise humeur,
aussi subtils et plus inquiétants. Par un matin rigoureux de cet
hiver, comme il s'habillait à la lueur douteuse de la chandelle, il
avait entendu derrière lui la voix de sa femme, qui était encore
couchée:

-- Le médecin trouve qu'on ne devrait pas me laisser ainsi, sans
personne pour m'aider, -- disait-elle.

Ethan l'avait crue endormie. Ces mots le surprirent, bien qu'il fût
habitué à un flot de paroles succédant brusquement à de longs
silences mystérieux.

Il se tourna vers le lit et la regarda, enfouie dans l'ombre, sous
la courtepointe de calicot foncé. Son visage osseux avait sur la
blancheur de l'oreiller une teinte terreuse.

-- Personne pour vous aider?...

-- Évidemment, si vous prétendez que nous ne pouvons pas engager une
servante, lorsque Mattie sera partie!

Frome se détourna. Le rasoir en main, la joue tendue, il faisait
effort pour se voir dans la mauvaise glace accrochée au-dessus de la
toilette.

-- Pourquoi diable partirait-elle?

-- Eh bien! elle se mariera, sans doute! -- fit d'une voix traînante
sa femme derrière lui.

Tout en grattant son menton, Frome répliqua:

-- Oh! je ne crois pas qu'elle nous quitte tant que vous aurez besoin
d'elle.

-- Je ne voudrais pourtant pas qu'on m'accusât d'empêcher une pauvre
fille comme Mattie d'accepter un beau parti comme Denis Eady, --
riposta l'autre, sur un ton de désintéressement dolent.

Ethan continuait à regarder son visage dans le miroir. Il rejeta sa
tête en arrière et, d'une main assurée, passa lentement le rasoir de
son oreille à son menton. La posture était une suffisante excuse
pour ne pas répondre aussitôt.

-- Du reste, le docteur ne comprend pas qu'on me laisse ainsi sans
aucune aide, -- continua Zeena. -- Il m'a conseillé de vous proposer
une fille dont quelqu'un lui a parlé, et qui pourrait venir...

Ethan posa le rasoir et se prit à rire:

-- Denis Eady!... S'il ne se présente que lui comme épouseur, je ne
crois pas qu'il soit nécessaire de nous enquérir d'une servante.

-- Peut-être! mais je voulais vous en parler, -- insista Zeena.

Ethan mettait ses habits en tâtonnant.

-- Soit, mais je n'ai pas le temps de parler de cela maintenant. Je
suis déjà bien assez en retard, -- répondit-il, en consultant sous
la chandelle sa vieille montre d'argent.

Zeena eut l'air d'accepter cette défaite. Elle retomba dans le
silence, pendant qu'il jetait ses bretelles sur ses épaules et
endossait sa veste. Mais, comme il se dirigeait vers la porte, elle
lâcha sournoisement:

-- Je ne m'étonne pas si vous êtes en retard!... vous vous rasez tous
les matins...

Cette boutade le déconcerta plus que toutes les vagues insinuations
au sujet de Denis Eady. C'était un fait que depuis l'arrivée de
Mattie Silver il avait pris l'habitude de se faire la barbe chaque
jour. Mais Zeena semblait si bien dormir quand il se levait, dans
l'obscurité des matins d'hiver! Il en était venu à s'imaginer, en
toute naïveté, qu'elle n'observait pas ce changement. Cependant il
aurait dû se méfier... Une fois ou deux, déjà, il avait été surpris
de voir sa femme, après des de semaines de silence, faire allusion à
certains faits que sur le moment elle n'avait pas paru remarquer.

Ces derniers temps, néanmoins, il n'y avait pas eu place dans sa
pensée pour de pareilles appréhensions: Zenna était devenue pour lui
une ombre impalpable; toute sa vie était concentrée dans les yeux et
les paroles de Mattie Silver, et il ne concevait pas qu'il pût en
être autrement...


Maintenant, debout dans les ténèbres, à la porte de l'église, il
voyait Mattie qui dansait avec Eady, -- et soudain une nuée de
présages funestes et négligés s'abattait sur son bonheur...




II


Les danseurs sortaient de la salle, Frome se rejeta en arrière de la
double porte.

De sa cachette il assista à la séparation des groupes, emmitouflés
de façon grotesque. De-ci, de-là, le reflet sautillant d'une
lanterne éclairait un visage congestionné par la bonne chère et la
danse. Les gens de Starkfield, venus à pied, étaient les premiers à
gravir le raidillon qui menait à la Grande Rue, pendant que les
fermiers des environs s'installaient dans leurs traîneaux.

-- Vous ne voulez pas monter avec nous, Mattie? -- cria une voix de
femme dans la foule, sous le hangar.

Le coeur d'Ethan sursauta dans sa poitrine.

De l'endroit qu'il occupait, il ne pouvait voir ceux qui sortaient
de la salle avant qu'ils eussent un peu dépassé le tambour de la
porte. Il entendit répondre une voix claire:

-- Eh! non, pas par une nuit pareille!...

Mattie était donc là, tout à côté de lui: une planche mince les
séparait. Dans un instant elle allait paraître, elle aussi, et les
yeux de Frome, accoutumés à l'obscurité, la discerneraient entre
toutes, aussi aisément qu'en plein jour. Un mouvement de timidité le
fit reculer, encore, dans l'ombre. Il demeura là en silence,
invisible.

Il était lui-même tout surpris de cette gêne subite. Généralement,
au contraire, bien qu'elle fût la plus vive, la plus fine, la plus
"en dehors", elle lui avait communiqué un peu de son naturel et de
son aisance. Mais ce soir il se sentait aussi gauche, aussi emprunté
qu'au temps de ses études, lorsqu'il hasardait quelques
plaisanteries timides avec les jeunes filles de Worcester, au bal.

Il hésita; Mattie sortit seule, puis s'arrêta à quelques pas de lui.
Elle avait été à peu près la dernière à quitter la salle. Elle
regardait autour d'elle avec inquiétude, étonnée qu'Ethan ne se
montrât pas. Un homme se rapprocha d'elle, si près que sous leurs
manteaux informes le groupe ne faisait plus qu'une lourde et noire
silhouette.

-- Est-ce que monsieur votre ami est parti sans vous? Dites, Mattie,
ce serait un peu fort... Mais soyez tranquille, je ne le dirai pas
à vos petites camarades: je ne suis pas assez méchant pour cela...
Et puis, tenez, j'ai eu la bonne idée d'amener le _cutter_[2] de mon
vieux: il nous attend.

Frome était exaspéré par ce ton goguenard, mais la voix de la jeune
fille répondit, incrédule et gaie:

-- Bonté du ciel! qu'est-ce que vient faire ici le _cutter_ de votre
père?

-- Mais il m'attend pour faire un tour. J'ai sorti le poulain rouan.
Je me doutais bien que nous aurions à nous promener ce soir, -- fit
Eady, essayant de mettre une note sentimentale dans sa voix de jeune
coq.

Mattie semblait balancer. Frome vit qu'elle roulait le bout de son
écharpe autour de ses doigts. Pour rien qu monde il n'eût bougé,
mais il sentait toute son existence suspendue au prochain geste de
la jeune fille.

-- Attendez une minute: je vais détacher le poulain, -- lui dit Denis,
se dirigeant vers le traîneau.

Elle demeura immobile, le regardant s'éloigner, dans une attitude si
calme que Frome, dans sa cachette, en souffrait profondément. Il
observa que pas une seule fois elle ne tournait la tête, pour
découvrir dans la nuit noire une autre silhouette. Elle laissa Denis
Eady sortir le cheval, monter sur le traîneau et relever la peau
d'ours pour lui faire place. Puis, brusquement, elle fit volte-face
et courut vers la montée, dans la direction du portail de l'église.

-- Au revoir! bonne promenade! -- cria-t-elle.

Denis se mit à rire. Il fouetta son cheval et rejoignit la jeune
fille, qui avait pris de l'avance.

-- Allons, voyons, grimpez vite! Ce coin glisse bigrement! fit-il, se
penchant pour lui saisir la main.

Le rire de la jeune fille fusa de nouveau dans les ténèbres.

-- Non, non, décidément!... Bonne nuit!

Pendant ce dialogue, ils avaient dépassé Frome, et celui-ci, ne
pouvant plus entendre leurs propos, en était réduit à suivre la
pantomime que jouaient leurs ombres sur la crête. Il vit Eady sauter
de son _cutter_ et s'avancer vers Mattie, en maintenant ses guides
sur son bras: le jeune homme essaya d'atteindre une dernière fois
Mattie. Mais elle l'évita par une retraite agile.

Le coeur de Frome, qu'avait secoué une crainte mortelle, se reprit à
battre régulièrement. Quelques secondes plus tard, il entendit
tinter les grelots de l'attelage, qui s'éloignait. Puis il vit une
silhouette isolée traverser la neige, devant l'église.

Sous l'ombre épaisse que projetaient les sapins de Varnum, il
rejoignit Mattie, qui se retourna.

-- Oh! -- fit-elle, surprise.

-- Vous croyiez donc que je vous avais oubliée? -- demanda-t-il avec
une joie enfantine.

Gravement elle répondit:

-- Je pensais qu'il vous avait sans doute été impossible de venir me
chercher.

-- Impossible?... Et pourquoi?

-- Zeena était mal en train aujourd'hui...

-- Oh! il y a longtemps qu'elle est couchée...

Il s'arrêta, une question sur les lèvres:

-- Alors, vous comptiez rentrer seule à la maison?

-- Bah! je ne suis pas peureuse, -- dit-elle en souriant.

Ils se tenaient tous deux dans l'ombre qui tombait des sapins. Il y
avait autour d'eux une solitude infinie et grise, qui de déroulait
dans le demi-clarté, sous les étoiles.

Ethan Frome insista:

-- Si vous pensiez que je ne viendrais pas, pourquoi n'ètes-vous pas
montée avec Denis Eady!

-- Eh quoi!... Comment savez-vous?... Vous étiez là?... Je ne vous ai
pas vu!

Le cri de surprise de Mattie et le rire de Frome se mêlèrent comme
deux ruisseaux d'avril à la fonte des neiges. Ethan avait le
sensation d'avoir fait quelque chose de très ingénieux. Afin de
prolonger son effet, il chercha, un instant, une belle phrase...
Puis, dans un brusque grognement d'allégresse:

-- Allons, venez! -- dit-il.

Il coula son bras sous celui de Mattie, comme Eady avait essayé de
le faire, et il crut sentir une légère pression. Tous deux
demeuraient immobiles. Il faisait si noir sous les sapins que Frome
pouvait à peine deviner la petite tête voisine de son épaule. Des
envies lui venaient d'incliner sa joue pour la frôler contre
l'écharpe. Il aurait voulu demeurer là toute la nuit avec Mattie,
dans l'obscurité. Elle fit un pas ou deux, puis, de nouveau, ils
s'arrêtèrent devant la descente rapide de Corbury. La côte gelée
était striée d'innombrables traces de luges. On eût dit une glace
d'auberge, rayée en tous sens par les voyageurs de passage.

-- Avant le coucher de la lune il y avait ici beaucoup de lugeurs, --
dit-elle.

-- Ça vous amuserait de faire comme eux, un soir? -- demanda Frome.

-- Oh! Ethan, ce serait si bon!

-- Eh bien! c'est entendu. Nous viendrons demain, s'il y a de la
lune...

Elle s'attarda, se serrant plus étroitement contre lui:

-- Ned Hale et Ruth Varnum ont failli aller donner contre le gros
orme, au bas de la pente... Tout le monde les croyait tués... (Ethan
sentit courir un frisson le long du bras de Mattie.) Voyez-vous quel
malheur!... Ils sont si heureux!

-- Oh! Ned Hale ne conduit pas très bien... Mais nous, je suis bien
sûr qu'il ne nous arrivera rien, -- dit-il dédaigneusement.

Il était étonné de s'entendre parler gras, comme Denis Eady. Mais le
contentement l'avait si bien grisé qu'il n'était plus lui-même, et
le ton sur lequel Mattie avait dit, en parlant des fiancés: "Il sont
si heureux!" lui avait donné l'impression qu'elle pensait à
eux-mêmes.

-- L'orme est dangereux pourtant, -- répliqua Mattie: -- on devrait
le couper.

-- Est-ce qu'il vous effrayerait, si vous étiez avec moi?

-- Je vous ai déjà dit que je n'avais jamais peur, -- répondit-elle
sur le ton de l'indifférence.

Et, tout à coup, elle avança d'un pas plus rapide.

Les sautes imprévues de son humeur faisaient le joie et le désespoir
d'Ethan Frome. Les caprices de Mattie étaient innombrables comme les
tours d'un oiseau sur la branche. Le fait qu'il n'avait pas le droit
de montrer ses sentiments et de provoquer, par là même, l'expression
de ceux de la jeune fille, l'entraînait à attacher une importance
incalculable à chaque nuance de son regard et de ses paroles. Tantôt
il se figurait qu'elle devinait son amour, et alors il tremblait;
tantôt il était certain qu'elle ne le comprenait pas, et alors il
désespérait. Cette nuit même, le poids de toutes ces peines
accumulées inclinait la balance du côté de désespoir, et il
ressentait d'autant plus douloureusement l'indifférence de Mattie,
après l'accès de joie que lui avait causé le renvoi de Denis Eady.

Frome montait la School-House Hill auprès d'elle. Ils marchaient en
silence, et ce silence dura jusqu'à ce qu'ils eurent gagné le sentier
menant à la scierie. Alors il ne put résister au besoin d'avoir une
explication précise.

-- Vous m'auriez trouvé tout de suite, si vous n'étiez pas retournée
danser avec Denis, -- fit-il avec embarras.

Il lui était impossible de prononcer le nom de son rival sans une
contraction de la gorge.

-- Voyons, Ethan, comment pouvais-je savoir que vous étiez là?

-- Après tout, ce que disent les gens est peut-être vrai, --
continua-t-il, au lieu de lui répondre.

Elle s'arrêta court, et, dans l'obscurité, il sentit qu'elle s'était
soudain tournée vers lui:

-- Qu'est-ce qu'ils disent, les gens?

-- Il serait assez naturel que vous nous quittiez, -- reprit-il,
insistant avec lourdeur, tout à sa pensée.

-- C'est donc cela qu'ils disent?

Elle se moquait de lui, mais, subitement sa voix se prit à trembler:

--Zeena n'est pas contente de moi, n'est-ce pas?

Leurs bras s'étaient détachés. Ils se tenaient immobiles et
s'efforçaient dans l'ombre d'apercevoir leur visage.

-- Je sais bien que je ne suis pas aussi adroite qu'il le faudrait,
-- continua-t-elle, tandis qu'Ethan cherchait vainement ses mots. --
Il y a beaucoup de choses qu'une servante pourrait faire, et dont je
suis encore incapable. Je n'ai pas beaucoup de force dans les
poignets. Mais si Zeena m'avait dirigée, j'aurais tâché... Au lieu
de cela, vous savez comme elle parle peu... Quelquefois je sens bien
qu'elle n'est pas satisfaite, mais je ne sais jamais pourquoi...

Elle regarda son compagnon avec une bouffée d'indignation soudaine.

-- Vous devriez me le dire, vous, Ethan, vous le devriez... à moins
que, vous aussi, vous n'ayez assez de moi!...

A moins qu'il n'ait assez d'elle, lui aussi!... Ce cri de détresse
était comme un baume sur sa blessure saignante. Le ciel d'airain
semblait fondre et se résoudre en bienfaisante rosée. Il s'efforça,
encore une fois, de donner une forme à sa pensée, et de nouveau il
ne trouva, son bras posé sur celui de Mattie, qu'à grommeler d'une
voix sourde:

-- Allons, venez...

Ils marchaient en silence dans le sentier qu'assombrissait l'épais
rideau des sapins. La scierie faisait là-bas une tache noire sur le
clair-obscur de la nuit, et la campagne apparaissait, solitaire et
grise, sous les étoiles. Tantôt ils traversaient l'ombre d'une route
encaissée, tantôt la pénombre légère que tissait un bosquet d'arbres
défeuillés. De loin en loin, une ferme isolée se dressait parmi les
champs, muette et froide comme une pierre tombale. La soirée était
si calme qu'ils entendaient la neige gelée craquer sous leurs pas.
Le bruit d'une branche morte qui tombait au loin retentissait
parfois comme un coup de fusil. Un renard aboya, et Mattie se serra
contre Ethan, pressant le pas.

Enfin ils reconnurent le buisson de mélèzes planté près de la
barrière de la ferme. La promenade allait bientôt finir; et, à cette
idée, Frome recouvra brusquement la parole.

-- Alors bien vrai, Mattie, vous n'avez pas envie de nous quitter?

Il dût baisser la tête pour recueillir sa réponse.

-- Si je m'en allais, Ethan, où irai-je?

Ce mot, d'abord, lui déchira le coeur mais il ressentit une joie
profonde de l'accent avec lequel Mattie l'avait prononcé. Il serra
le bras de la jeune fille contre lui et oublia tout ce qu'il voulait
lui dire d'autre. A ce contact, il crut sentir passer dans ses
veines la vie même de sa compagne...

-- Vous ne pleurez pas, Mattie?

-- Non, Ethan, -- répondit-elle d'une voix douce.

Ils arrivaient à la ferme. Près de la barrière, sous les mélèzes,
ils longèrent les tombes des Frome, encloses d'une petite palissade,
et qui montraient, à travers la neige, leurs pierres rongées par le
temps. Ethan les regarda avec curiosité, comme s'il ne les avait
jamais vues. Tant d'années, ses morts avaient paru, dans leur
silence paisible, railler son inquiétude, son désir de changement et
d'indépendance! "Nous n'avons pu nous échapper, nous autres, --
semblaient-ils dire; -- comment pourrais-tu t'en aller, toi?..." Et,
chaque fois qu'il passait la barrière, pour sortir ou pour entrer,
il songeait en frissonnant: "Je continuerai à vivre ici jusqu'à ce
que je les rejoigne..." Aujourd'hui, cependant, il n'aspirait plus à
aucun départ, et la vue du petit enclos lui procurait une douce
sensation de continuité, de stabilité.

-- Nous ne vous laisserons jamais partir, Mattie! -- murmura-t-il.

Et il pensait, en longeant les tombeaux: "Nous continuerons à vivre
ensemble dans cette maison, et, quelque jour, elle reposera là, près
de moi."

Il se complut à cette vision tandis qu'ils montaient vers la maison.
Jamais il ne se sentait aussi près de Mattie que lorsqu'il se
livrait à ce rêve. Au milieu de la pente, elle butta sur quelque
obstacle qu'elle n'avait pas vu, et se retint au bras d'Ethan pour
rétablir son équilibre. La chaleur qui pénétra le jeune homme lui
sembla comme le prolongement de son rêve.

Pour la première fois, il mit son bras autour de la taille de
Mattie, et elle ne se déroba point. Ils continuèrent à marcher,
s'abandonnant au courant qui les emportait.

Zeena Frome avait l'habitude de se coucher aussitôt après le repas
du soir. Les fenêtres de la maison, sans auvents, étaient sombres.
Au-dessus de la porte les tiges mortes d'une clématite pendaient
comme l'écharpe de crêpe nouée au loquet pour annoncer une morte[3],
et cette pensée: "Si c'était pour Zeena!..." vint à l'esprit
d'Ethan. Puis il se figura nettement sa femme qui reposait endormie
dans leur lit, la bouche un peu ouverte, son râtelier baignant dans
un verre d'eau, sur la table de nuit...

Ils faisaient le tour par derrière la maison, entre les groseilliers
raidis par le froid, afin d'entrer par la porte de la cuisine. Zeena
avait coutume, lorsque son mari et Mattie rentraient tard du
village, de laisser la clé de la cuisine sous le paillasson. Ethan
s'arrêta devant la porte, la tête lourde de rêves. Son bras
entourait encore la taille de Mattie.

-- Mattie..., -- commença-t-il, ne sachant pas ce qu'il allait dire.

Sans un mot, elle se dégagea doucement. Alors il se baissa pour
chercher la clé.

-- Elle n'est pas là, -- dit-il, se redressant avec promptitude.

Ils tournaient leurs regards l'un vers l'autre, à travers la nuit
glacée. Jamais pareille chose ne leur était advenue.

-- Peut-être l'a-t-elle oubliée, -- dit Mattie, d'une voix mal
assurée.

Mais tous deux savaient bien que Zeena n'oubliait jamais.

-- Ou bien est-elle tombée dans la neige? -- continua Mattie après
un moment de silence, pendant lequel ils avaient prêté l'oreille.

-- Il faudrait alors qu'on l'eût poussée, -- répliqua Frome sur le
même ton.

Une idée folle lui traversa la tête: "Si des chemineaux étaient
passés par là, et si..."

Il recommença de prêter l'oreille, s'imaginant qu'il entendait du
bruit à l'intérieur de la maison. Puis il chercha une allumette dans
sa poche, et s'agenouillant, il promena doucement la flamme
au-dessus de la neige amenée sur les marches. Il était encore à
terre lorsque ses yeux aperçurent, en dessous de la porte, un mince
rayon de lumière... Qui pouvait bien veiller dans la maison
silencieuse?

Quelqu'un descendait l'escalier, et, pour la seconde fois, l'idée
des vagabonds l'assaillit...

La porte s'ouvrit et il vit sa femme.

Dans l'encadrement noir de la cuisine, elle apparut anguleuse et
grande, ramenant d'une main un couvre-lit de calicot matelassé sur
sa maigre poitrine, tandis que de l'autre elle portait une lampe.
La lumière, levée à la hauteur de son menton, éclairait sa gorge
flasque et le poignet saillant de la main qui maintenait le châle
improvisé. La flamme donnait un aspect fantômatique aux creux et aux
reliefs de son visage osseux, encadré de papillotes.

Ethan Frome était encore sous l'impression mystique l'heure passée
avec Mattie: cette apparition, à ses yeux, avait la netteté aiguë du
dernier rêve qui précède le réveil. Il lui semblait voir sa femme
pour la première fois.

Zeena s'effaça silencieusement, et les deux promeneurs franchirent
le seuil. L'humidité sépulcrale de la cuisine contrastait avec le
froid sec de la nuit.

-- Vous nous aviez oubliés, n'est-ce pas, Zeena? -- dit Ethan d'une
voix enjouée, pendant qu'il ôtait la neige de ses chaussures.

-- Non, mais je n'ai pas laissé la clé parce que j'étais sûre de ne
pouvoir pas dormir.

Mattie s'avança, défaisant son manteau. Ses joues et ses lèvres
fraîches avaient le ton de son écharpe cerise.

-- Je suis désolée, Zeena... Ne puis-je pas vous être utile?

-- Non, je n'ai besoin de rien, -- répondit l'autre d'un ton bref,
en lui tournant le dos. -- Vous auriez pu décrotter vos chaussures
dehors! -- fit-elle observer à son mari.

Elle sortit de la cuisine la première, et, s'arrêtant dans l'entrée,
elle haussa la lampe à bout de bras pour éclairer l'escalier.

Ethan s'arrêta, lui aussi, au moment de monter. Il affectait de
chercher la patère afin  d'y accrocher son manteau et sa casquette.
Il songeait que les portes des deux chambres à coucher se faisaient
face sur l'étroit palier. Et ce soir, tout particulièment, il lui
répugnait que Mattie le vit suivre sa femme...

-- Je ne vais pas monter tout de suite, -- dit-il, se détournant
pour rentrer dans la cuisine.

Zeena le regarda, interdite:

-- Pour l'amour du ciel, qu'est-ce que vous voulez encore faire ici,
à cette heure?

-- Il faut que je vérifie les comptes de la scierie...

Elle continua de le regarder. La lumière crue de la lampe marquait
avec une cruauté impitoyable les lignes maussades de son visage.

-- A cette heure-ci? Mais vous allez attraper le mort! Le feu est
éteint depuis longtemps.

Sans répondre, il se dirigea vers la porte. Mais, à ce moment, son
regard croisa celui de Mattie, et il eut l'impression qu'un fugitif
conseil luisait entre ses cils. Aussitôt ils s'abaissèrent sur ses
joues roses, et elle commença de monter devant Zeena.

-- C'est vrai, il fait effroyablement froid ici! -- balbutia Ethan.

Et, la tête basse, il emboîta le pas derrière sa femme. Après elle,
il franchit le seuil de leur chambre...




III


Le lendemain, Ethan avait une coupe à charger à l'extrémité la plus
basse du taillis: il sortit de très bonne heure.

Cette aube d'hiver était transparente comme un cristal. Le soleil se
levait tout rouge dans un ciel pur. A l'orée du bois les ombres
s'étalaient, profondes et bleues. Par delà la scintillante blancheur
des champs, les futaies lointaines s'estompaient en masses vaporeuses.

Frome aimait cette heure matinale, si paisible. A mesure que ses
muscles s'assouplissaient pour la tâche quotidienne et que ses
poumons aspiraient à longs traits l'air de la montagne, sa pensée
devenait plus lucide.


Quand la porte de la chambre avait été refermée, Zeena et lui
n'avait plus échangé la moindre parole. Sa femme avait compté
quelques gouttes d'un médicament placé sur une chaise, à côté du lit;
puis, après les avoir bues et s'être enveloppé la tête d'un morceau
de flanelle jaunie, elle s'était recouchée, le visage vers la
muraille. Ethan s'était vivement déshabillé, puis avait soufflé la
lampe, pour ne pas voir sa femme en s'allongeant auprès d'elle. Il
avait entendu Mattie qui allait et venait; la faible clarté de sa
chandelle, traversant l'étroit palier, lui arrivait par-dessous la
porte. Jusqu'à ce qu'elle s'éteignît, il avait tenu les yeux fixés
sur cette lueur à peine visible.

La nuit complète avait alors de nouveau rempli la pièce. On
n'entendait plus que la respiration asthmatique de Zeena. Dans le
cerveau fatigué d'Ethan s'agitaient confusément toutes les
inquiétudes de la journée, mais le souvenir pénétrant du jeune bras
qui s'était appuyé contre le sien dominait tout.

Pourquoi n'avait-il pas embrassé Mattie quand elle était ainsi près
de lui?... Quelques heures plus tôt, il ne se serait même pas posé
la question. Quelques minutes même auparavant, alors qu'ils étaient
tous deux hors de la maison, il n'aurait pas eu l'audace de songer à
lui prendre un baiser. Mais depuis il avait vu ses lèvres à la
clarté de la lampe, et il sentait qu'elles étaient siennes
désormais.

Maintenant, dans la pleine lumière d'un beau matin, il retrouvait
devant ses yeux le visage de Mattie. Et il lui semblait fait, ce
visage, avec la pourpre du soleil et la pure blancheur de la neige.

Comme elle avait changé, la chère petite, depuis son arrivée à
Starkfield! Lorsqu'il était allé à sa rencontre, à la gare, il se le
rappelait bien, elle lui était apparue si frêle et si blanche! Et
pendant tout le premier hiver, comme elle frissonnait quand les
rafales du nord secouaient les planches minces de la maison, et que
la neige chassait comme de la grêle contre les fenêtres mal closes!

Il avait eu peur qu'elle ne détestât cette rude vie de labeur dans
le froid et la solitude. Mais pas un geste de mauvaise humeur ne lui
avait échappé. Zeena estimait que Mattie, n'ayant aucun autre
refuge, devait forcément s'accommoder de la situation. Mais Ethan ne
jugeait pas l'explication aussi concluante. -- Et, quoi qu'il en
fût, pensait-il, Zeena elle-même n'avait jamais appliqué cette
théorie à son propre cas.

Si le malheur avait enchaîné auprès d'eux la jeune fille, il en
était d'autant plus désolé pour elle.

Mattie Silver était la fille d'un cousin de Zenobia qui avait
soulevé à la fois l'envie et l'admiration de toute la famille, en
quittant la montagne pour une ville industrielle du Connecticut. Là,
il avait épousé une jeune fille de Stamford et repris la droguerie
florissante que tenait son beau-père. Par malheur, Orin Silver était
un homme de grandes visées, et il était mort trop tôt pour prouver
que la fin justifie les moyens. Ses livres avaient révélé trop
clairement ce qu'avaient été ces moyens; heureusement pour sa femme
et sa fille, on ne les avait examinés qu'après ses obsèques
émouvantes. Mrs. Silver était morte des suites de ces fâcheuses
révélations. Mattie, à vingt ans, s'était donc trouvée seule pour
faire son chemin dans la vie, avec les cinquante dollars que lui
avait procurés la vente de son piano.

Tout ce qu'elle savait faire, c'était chiffonner un chapeau, faire
du _molasses candy_[4], réciter la fameuse poésie: _Le couvre-feu ne
sonnera pas cette nuit_, jouer au piano _la Corde perdue_ et un
pot-pourri d'après _Carmen_. Quand elle essaya d'étendre le champ de
son activité jusqu'à la sténographie et à la comptabilité, sa santé
s'altéra, et six mois passés debout derrière le comptoir d'un
magasin  de nouveautés ne contribuèrent pas à la rétablir.

Ses parents les plus proches avaient été amenés à placer leurs
économies entre les mains de son père. Après sa mort, ils rendirent
le bien pour le mal en prodiguant à la jeune fille tous les conseils
dont ils disposaient; mais il leur parut excessif de faire
davantage, en y ajoutant matériellement.

Toutefois, lorsque le médecin eût conseillé à Zeena de chercher
quelqu'un pour l'aider aux travaux domestiques, la famille vit
aussitôt l'occasion de tirer de Mattie une espèce de compensation.
Mrs. Frome, bien qu'elle ne se fît guère d'illusions sur les
capacités de sa jeune cousine, était séduite par la possibilité de
la prendre en faute sans courir grand risque de la perdre. C'est
ainsi que Mattie vint à Starkfield.

La façon qu'avait Zeena de prendre les gens en faute était
silencieuse, mais elle n'en était pas moins décourageante. Pendant
les premiers mois, Ethan, alternativement, brûla du désir de voir
Mattie se révolter et trembla à la pensée de ce qui pouvait en
résulter. Puis, les relations devinrent moins tendues. L'air pur et
les longues heures d'été passées au dehors donnèrent du ressort à
Mattie, et Zeena, ayant plus de temps à consacrer à ses maladies
compliquées, se montra moins attentive aux oublis de la jeune fille.
Alors Ethan, qui pliait sous le fardeau de sa ferme peu productive
et de sa scierie trop peu moderne, put au moins s'imaginer que la
paix régnait à son foyer.

En fait, rien de précis n'était venu démontrer le contraire. Mais
depuis la nuit précédente Frome sentait vaguement qu'un danger
menaçait son bonheur. C'était le silence obstiné de Zeena, c'était
le coup d'oeil que Mattie lui avait adressé pour l'avertir, c'était
le souvenir de ces mille petits riens, pareils aux indices qui, par
certaines matinées radieuses, font prévoir un temps pluvieux pour
le soir.

Son angoisse était si forte que, semblable en ceci à tous les
hommes, il s'efforça d'ajourner la certitude. Le transport du bois
ne s'acheva qu'à midi, et, comme il devait être livré à Andrew Hale,
l'entrepreneur de Starkfield, Ethan jugea plus simple de renvoyer à
pied Jotham Powell, son charretier, jusqu'à la ferme, et de conduire
lui-même le chargement au village.

Frome avait déjà escaladé les planches et s'était assis dessus à
califourchon, tout près de ses chevaux poilus. Soudain, entre ses
yeux et leurs cous fumants, s'interposa la vision du regard inquiet
que Mattie lui avait jeté la nuit précédente.

"Si quelque chose doit se passer, il faut que je sois là, en tout
cas!" -- murmura-t-il en lui-même.... Et il lança à Jotham l'ordre
de détacher l'attelage et de le ramener à l'écurie.

Lentement, à travers la neige amollie, les deux hommes revinrent à
la maison. Quand ils entrèrent dans la cuisine, Mattie retirait le
café de dessus le fourneau; Zeena était déjà attablée. Ethan
s'arrêta court en la voyant. Au lieu de son peignoir habituel de
percale foncée et de son châle en tricot, elle avait mis sa belle
robe brune de mérinos. Sur ses minces touffes de cheveux, qui
gardaient encore les ondulations des épingles à friser, se dressait
un monumental chapeau à brides. Frome le connaissait bien, car il
l'avait payé cinq dollars chez le marchand de nouveautés de
Bettsbridge. Sur le plancher, à côté de sa femme, était posée sa
vieille valise et un carton enveloppé dans un journal.

-- Où allez-vous donc, Zeena? -- lui dit-il.

-- Mes douleurs m'élancent si fort que je vais à Bettsbridge: je
coucherai chez tante Martha Pierce et je verrai le nouveau docteur,
-- répondit-elle avec la même insouciance que si elle avait dit: "Je
vais à la réserve jeter un coup d'oeil sur les compotes", ou: "Je
monte au grenier voir l'état des couvertures..."

Malgré les habitudes casanières de Zeena une décision aussi imprévue
n'était pas sans précédent. Deux ou trois fois déjà elle avait empli
la valise d'Ethan et était partie pour Bettsbridge, ou même pour
Springfield, afin de consulter quelque nouveau docteur, et Frome
avait acquis la terreur de semblables expéditions, qui lui coûtaient
généralement gros. A chaque voyage, elle revenait chargée de remèdes
coûteux, et sa dernière visite était demeurée mémorable par l'achat
d'une batterie électrique qu'elle avait payée vingt dollars et dont
elle n'avait jamais été capable d'apprendre le maniement.

Pour l'instant, néanmoins, le soulagement qu'Ethan éprouvait était
si grand qu'il l'emporta. Il ne doutait plus, à cette heure, que
Zeena n'eût parlé sincèrement, la nuit précédente, en disant qu'elle
était trop souffrante pour dormir. Sa résolution brusque d'aller
consulter un médecin semblait montrer que, suivant sa coutume, elle
était uniquement préoccupée de sa santé.

Comme si elle attendait une protestation, elle continuait d'une voix
plaintive:

-- Si vous êtes trop occupé par le charriage, sans doute
pourrez-vous au moins laisser Jotham Powell me conduire au train
avec l'alezan.

Ethan l'écoutait à peine. Il était absorbé par un rapide calcul.
Pendant l'hiver, il n'y avait pas de diligence entre Starkfield et
Bettsbridge, et les trains qui s'arrêtaient à Corbury Flats étaient
lents et rares: Zeena ne pourrait donc pas être de retour à la ferme
avant le lendemain soir...

-- Si j'avais pu penser que vous feriez une objection à ce que
Jotham Powell me conduisît... -- reprit-elle, comme si le silence de
son mari impliquait un refus: sur le point de partir, elle devenait
toujours loquace. -- Tout ce que je sais, c'est que je ne peux pas
vivre comme ça plus longtemps. Les douleurs sont maintenant
descendues à mes chevilles... Autrement, j'aurais été à pied à
Starkfield plutôt que de vous déranger, et j'aurais demandé à Michel
Eady de me laisser monter sur le camion qui va chercher ses
marchandises à la gare. J'aurais eu deux heures à attendre mon
train, mais j'aurais mieux aimé cela, même par ce froid, que de vous
faire cette demande...

-- Mais Jotham vous conduira! -- répondit Ethan.

Il venait de se rendre compte, subitement, qu'il regardait Mattie
pendant que Zeena lui parlait, et il lui fallait faire effort pour
tourner les yeux vers sa femme. Elle était assise face à la fenêtre,
et le jour blafard renvoyé par la neige entassée devant la maison
faisait paraître son visage plus livide encore et plus fatigué que
de coutume. La lumière crue creusait les trois lignes parallèles
entre l'oreille et la joue; elle durcissait les rides qui partaient
des narines pincées pour aboutir aux commissures des lèvres; bien
qu'elle eût tout juste trente-quatre ans, -- six de plus que Frome,
-- Zeena était déjà une vieille femme.

Ethan essaya de trouver une phrase appropriée à la circonstance, mais
un seul fait occupait son esprit: pour la première fois depuis que
Mattie habitait avec eux, Zeena n'allait point passer la nuit à la
maison. Il se demanda si la jeune fille y pensait, elle aussi...

L'idée lui vint que sa femme devait s'étonner qu'il ne lui offrît
pas de la conduire lui-même aux Flats, laissant à Jotham Powell le
soin de mener le chargement de bois à Starkfield: il chercha un
prétexte à lui donner, mais ne le trouva pas sur l'instant. Ce fut
au bout de quelques secondes seulement qu'il s'excusa:

-- Je vous aurais conduite moi-même, mais il faut que je touche
l'argent de ces bois.

A peine avait-il prononcé ces paroles qu'il les regretta. Non
seulement elles étaient mensongères, car il était peu probable en
effet que Hale le payât, mais encore il savait par expérience le
danger de laisser supposer à Zeena une rentrée de fonds, à la veille
d'une visite au médecin. Toutefois il ne pensait sur l'heure qu'à
éviter le long tête-à-tête avec elle, derrière le vieux cheval
traînard.

Mrs. Frome ne répondit pas. Elle sembla même ne pas avoir entendu
les paroles de son mari. Elle avait déjà repoussé son assiette et
versait une cuillerée d'une potion placée auprès d'elle.

-- Ça ne m'a jamais fait grand bien, mais il vaut tout de même mieux
vider le flacon, -- remarqua-t-elle.

Et, poussant devant Mattie le récipient vide, elle ajouta:

-- Si vous pouvez faire disparaître le goût, on s'en servira pour
les pickles.




IV


Dès que Zeena fut partie, Ethan prit à la patère son chapeau et son
manteau. Mattie lavait la vaisselle, tout en fredonnant un air de
danse de la nuit précédente.

-- Au revoir, Mattie, -- dit-il.

Gaiement, elle répliqua:

-- Au revoir, Ethan...

Un bon soleil chaud éclairait la cuisine. La lumière tombait de
biais sur les mouvements de la jeune fille, sur le chat qui
sommeillait près du poêle, et sur les géraniums en pots qu'Ethan
avait plantés l'été précédent, pour "faire un jardin" à Mattie et
qu'on avait rentrés l'hiver... Ethan aurait voulu rester là à
regarder Mattie, tandis qu'elle terminait ses rangements et qu'elle
s'installait à coudre près du feu. Mais il tenait davantage encore à
charrier le bois afin de pouvoir rentrer à la ferme avant la nuit.

Jusqu'au village il continua de penser au retour. La cuisine n'était
pas bien belle. Elle était plus "pimpante", mieux tenue, sans doute,
aux jours de son enfance, quand sa mère s'en occupait; mais lui-même
s'étonnait de l'air confortable que l'absence de Zeena lui avait
donné. Il se représentait l'aspect de la pièce, ce soir, lorsque
Mattie et lui s'y trouveraient réunis après le souper... Pour la
première fois, seuls, et toutes portes closes, ils s'installeraient
de chaque côté du poêle, comme un vieux ménage. Ethan aurait la pipe
à la bouche, les pieds en chaussettes tournés vers le feu, et Mattie
rirait, bavarderait de ce babil si doux aux oreilles du jeune homme,
qu'il croyait toujours l'entendre pour la première fois.

Le charme qu'il éprouvait à évoquer ce tableau, et le soulagement de
n'avoir plus à redouter une "histoire" avec Zeena, l'emplirent d'une
gaîté débordante. Lui, si taciturne de nature, il se mit à siffler
et à chanter à haute voix; il sifflait et chantait à voix haute en
conduisant son attelage à travers champs. Malgré les âpres hivers de
Starkfield, un instinct de sociabilité sommeillait encore in lui.
Grave et renfermé par tempérament, il admirait la témérité et la
faconde chez les autres, et se sentait réchauffé jusqu'aux moelles
lorsqu'il rencontrait de la sympathie.

A Worcester, bien qu'il eût la réputation d'être peu expansif et de
manquer d'entrain, il éprouvait toujours un plaisir secret lorsque
quelque copain lui donnait une bourrade, en l'appelant "Mon vieux"
ou "Vieil éteignoir"; et, de retour à Starkfield, l'absence de ces
familiarités n'avait pas été sans accroître son isolement.

D'année en année, le silence s'était fait plus profond autour de
lui. Demeuré seul, après l'accident de son père, pour porter le
double fardeau de la ferme et de la scierie, il n'avait pas eu le
loisir de partager les flâneries, coupées d'arrêts au bar, des
jeunes gens du village; et quand sa mère tomba malade à son tour, la
maison devint plus solitaire que les champs mêmes qui l'environnaient.

La vielle Mrs. Frome avait été assez bavarde dans sa jeunesse, mais
après son "attaque", bien qu'elle n'eût pas perdu l'usage de la
parole, elle ne parla presque plus. Quelquefois, durant les
interminables soirées d'hiver, si son fils, énervé par le silence,
lui demandait pourquoi "elle ne disait pas quelque chose", elle
levait un doigt et répondait: "Parce que j'écoute"; et, certaines
nuits d'ouragan, lorsque le vent hurlait autour de la maison, elle
se plaignait de ne pouvoir entendre ce qu'Ethan lui disait "parce
qu'_ils_ faisaient tant de bruit au dehors".

Ce fut seulement à l'époque de la dernière maladie de Mrs. Frome,
quand Zenobia Pierce vint de la vallée voisine pour aider son cousin
à soigner la vieille femme, que l'on entendit résonner une voix
humaine dans la maison. Après tant d'années de silence, la
volubilité de la jeune fille fit à Ethan l'effet d'une musique. Il
comprit alors qu'il aurait pu devenir comme sa mère si l'accent
d'une parole sensée ne fût pas venu le remettre d'aplomb. Sa cousine
parut comprendre son cas du premier coup. Elle s'étonnait, en riant,
qu'il n'eût aucune notion des soins à donner à une malade; elle lui
ordonna de vaquer à ses affaires, en le priant de se décharger sur
elle du reste.

Le seul fait de lui obéir, de reprendre le travail, et de retrouver
des gens à qui parler, avait suffi pour l'équilibre d'Ethan, et il
avait aussitôt voué une reconnaissance sans bornes à sa cousine. Les
capacités de Zeena l'émerveillaient et l'humiliaient à la fois. Elle
semblait posséder d'instinct des vertus ménagères que lui-même
n'avait pu acquérir, malgré un long apprentissage. Lorsque Mrs.
Frome mourut, ce fut Zeena qui fut obligée d'envoyer Ethan chez
l'entrepreneur des pompes funèbres. Ce fut elle aussi qui trouva
"bizarre" qu'il n'eût pas décidé par avance à qui il donnerait la
garde robe et la machine à coudre de sa mère.

Après l'enterrement, quand Ethan avait vu sa cousine sur le point de
repartir, une crainte irraisonnée de rester seul à la ferme l'avait
saisi, et avant même d'avoir pu se rendre compte de ce qu'il
faisait, il avait offert à Zeena de l'épouser. Depuis, il s'était
souvent dit que la chose ne serait pas arrivée si la mort de sa mère
était survenue au printemps, au lieu de l'hiver...

En se mariant, ils étaient convenus qu'aussitôt après la liquidation
des dettes causées par la longue maladie de Mrs. Frome, Ethan
vendrait la ferme et la scierie pour tenter fortune dans une ville
industrielle. Son amour de la nature n'impliquait pas en effet le
goût de cultiver les champs: il avait toujours rêvé d'être ingénieur
et de vivre dans une ville où il y aurait des cours, des
bibliothèques, et "des gens qui font des choses". Un modeste travail
de mécanicien, qu'on l'avait envoyé exécuter en Floride, du temps de
ses études à Worcester, l'avait convaincu de sa propre habileté et
avait en même temps accru son désir ardent de voyager. De plus, il
se figurait qu'avec une femme sachant se débrouiller comme la
sienne, il ne tarderait pas à se créer une situation.

Le village natal de Zeena était légèrement plus important et plus
rapproché du chemin de fer que Starkfield. Aussi n'avait-elle pas
caché à son mari, dès le début de leur mariage, que la vie dans une
ferme isolée ne réalisait guère le rêve qu'elle avait fait en
l'épousant. Mais les acquéreurs furent lents à se présenter, et dans
l'intervalle Ethan put se rendre compte de l'impossibilité de
transplanter sa compagne. Zeena méprisait Starkfield, mais elle
était incapable de vivre dans un endroit qui l'eût méprisé, elle.
Même à Bettsbridge ou à Shadd's Falls elle n'eût pas pu jouer un
rôle suffisamment important; et dans les villes qui attiraient Ethan
elle eût encouru une perte totale de sa personnalité.

D'ailleurs, moins d'un an après leur mariage, s'était développée la
"nature maladive" qui lui avait donné depuis une certaine célébrité,
même dans un pays où les cas pathologiques formaient un des
principaux sujets de conversation. Quand elle était venue soigner la
vieille Mrs. Frome, Ethan avait été séduit par l'air florissant de sa
cousine; mais il ne tarda pas à comprendre que son énergie comme
garde-malade avait pour cause l'étude constante de son propre état.

Puis, peu à peu, elle aussi était devenue silencieuse. Peut-être
était-ce l'inévitable résultat de la vie à la ferme, ou encore,
comme elle disait quelquefois, parce que son mari "n'écoutait
jamais". Ce reproche n'était pas tout à fait immérité. Quand Zeena
parlait, ce n'était guère que pour se plaindre de choses auxquelles
il ne pouvait remédier; et pour vaincre une tendance naturelle à la
riposte, il avait d'abord pris l'habitude de ne pas répondre, puis
finalement de penser à autre chose durant ses discours. Cependant,
depuis qu'il avait eu des raisons pour l'observer de plus près, le
silence de Zeena avait commencé à l'inquiéter. Il s'était rappelé
la taciturnité croissante de sa mère et il s'était demandé si sa
femme n'allait pas devenir "bizarre" à son tour.

Zeena, qui possédait sur le bout des doigts la carte pathologique
de toute la région, avait souvent fait allusion, pendant qu'elle
soignait Mrs. Frome, à d'autres cas similaires. Ethan, d'ailleurs,
n'ignorait pas que dans plus d'une ferme isolée du voisinage on
cachait de pauvres êtres qui dépérissaient de la même façon, et que
dans d'autres la présence de ces malheureux avait amené de
lamentables tragédies. Parfois, lorsqu'il regardait le visage morne
de sa femme, il frissonnait, craignant pareil malheur; parfois sa
taciturnité lui semblait plutôt une attitude volontaire, dissimulant
des intentions sournoises, de mystérieux desseins issus de soupçons
et de rancunes impénétrables. Cette dernière supposition était la
plus troublante; c'était aussi celle qui s'était présentée à son
esprit, la nuit précédente, lorsqu'il avait vu Zeena debout sur le
seuil de la cuisine...

Néanmoins, le départ pour Bettsbridge l'avait une fois de plus
rassuré, et toutes ses pensées se concentraient sur la soirée qu'il
allait passer avec Mattie. Une seule chose le préoccupait encore: il
avait dit à Zeena que son chargement de bois devait lui être payé,
et il prévoyait si nettement les conséquences de ce mensonge qu'il
se décida, non sans répugnance, à prier Andrew Hale de lui avancer
quelque argent sur la livraison.

A son entrée dans la cour de l'entrepreneur il trouva celui-ci qui
descendait de traîneau.

-- Bonjour, Ethan, -- lui dit Hale. -- Vous arrivez bien...

Le visage rubicond d'Andrew Hale était barré d'une forte moustache
grise. Aucun col ne gênait son double menton mal rasé, mais sa
chemise, d'une blancheur sans tache, était toujours fermée par un
petit bouton de diamant. Signe d'opulence du reste trompeur, car,
bien qu'il fit d'assez belles affaires, on savait que ses goûts
dispendieux et les exigences de sa nombreuse famille lui créaient
souvent de "l'arriéré".

Hale était un vieil ami de la famille Frome. Sa maison était l'une
des rares que Zeena honorait quelquefois d'une visite, car la femme
d'Andrew avait été dans sa jeunesse la malade la plus importante du
village, et ce passé lui valait d'être considérée comme une
autorité en matière de diagnostics et de remèdes.

Hale s'avança vers les chevaux et caressa leurs flancs en sueur.

-- Bigre, mon vieux, vous soignez ces deux-là comme s'ils étaient
vos propres enfants!

Ethan déchargea le bois. Sa besogne finie, il poussa la porte vitrée
du hangar, que l'entrepreneur avait transformé en bureau. Hale était
assis, les pieds sur le poêle, le dos appuyé contre un pupitre usé,
couvert de papiers. La pièce ressemblait à son propriétaire: tout y
était accueillant mais désordonné.

-- Mettez-vous là et chauffez-vous, -- dit-il à Ethan avec bonhomie.

Ethan ne savait trop comment présenter sa requête: après avoir
vainement cherché une entrée en matière, il finit par demander à
brûle-pourpoint une avance de cinquante dollars.

Devant le geste de surprise de Hale, un flot de sang monta au visage
du jeune homme. C'était l'habitude de l'entrepreneur de payer tous
les trois mois, et il n'y avait pas de précédent entre eux d'un
règlement au comptant.

Ethan sentit que s'il avait argué d'un besoin urgent, Hale eût
peut-être trouvé moyen de le contenter. L'amour-propre et une
instinctive prudence l'empêchaient d'avoir recours à cet argument.
A la mort de son père il avait mis un certain temps à se tirer
d'affaire, mais il avait eu la satisfaction de ne recourir ni à
Andrew Hale ni à personne d'autre: à plus forte raison ne voulait-il
pas, aujourd'hui, laisser supposer que sa situation était devenue
moins bonne. Et puis il détestait le mensonge: s'il lui fallait de
l'argent, il le lui fallait, et il n'avait pas d'explication à
donner. C'est pourquoi il avait formulé sa demande avec la
maladresse d'un homme orgueilleux, qui ne veut pas s'avouer qu'il
s'abaisse. Le refus de Hale ne le surprit donc pas autrement.

L'entrepreneur se déroba avec sa rondeur habituelle. Il parla de
l'affaire sur un ton de plaisanterie, demandant à Frome s'il avait
l'intention d'acheter un piano à queue ou bien d'ajouter
"une couple[5]" à sa maison: "Dans ce cas, lui dit-il en riant,
pour vous, je travaillerais gratis."

Ethan fut vite à bout d'expédients, et après un instant de silence
embarrassé, il se leva pour prendre congé. Comme il ouvrait la porte
du bureau, Hale le rappela brusquement.

-- Dites-moi... vous n'êtes pas sérieusement gêné, j'espère?

-- Mais non, pas du tout...

L'orgueil de Frome avait dicté sa réponse avant même que sa raison
eût le temps d'intervenir.

-- Dans ce cas, tout est pour le mieux, car moi-même je le suis un
peu, et je voulais précisément vous demander un sursis pour le
paiement. Les affaires ne marchent pas très fort, et puis je suis en
train d'arranger une petite maison pour Ned et Ruth quand ils seront
mariés. Je le fais avec plaisir, mais dame, ça coûte. Les jeunes gens
aiment à être bien logés. Vous savez ça par vous-même. Il n'y a pas
si longtemps que vous et Zeena vous êtes installés...

Frome remisa ses chevaux dans l'écurie d'Andrew Hale et alla au
village pour une autre affaire. La dernière phrase de l'entrepreneur
résonnait toujours à ses oreilles, et il songeait avec amertume que
les sept années de son union avec Zeena paraissaient sans doute plus
courtes aux gens de Starkfield qu'à lui-même.

L'après-midi touchait à sa fin. Déjà quelques vitres pailletaient de
lueurs jaunes le crépuscule glacial et semblaient rendre la neige
plus blanche encore. La température rigoureuse avait ramené chacun
chez soi; Ethan cheminait seul à travers la longue rue. Tout à coup
il entendit un léger tintement de clochettes, et un _cutter_ passa
vivement près de lui.

Il reconnut le poulain rouan de Michel Eady, que conduisait son
fils, coiffé d'une nouvelle casquette de fourrure. Le jeune homme le
salua d'un: "Bonjour, Ethan!" et le dépassa au trot rapide de son
cheval. Le _cutter_ allait dans la direction de la ferme des Frome,
et le coeur d'Ethan se contracta en écoutant le son des grelots qui
s'éloignaient... Il était très vraisemblable que Denis Eady, ayant
appris le départ de Zeena pour Bettsbridge, profitait de l'occasion
pour aller passer une heure auprès de Mattie... Ethan était honteux
de la jalousie qui grondait dans son coeur. Il lui semblait offensant
pour la jeune fille qu'il éprouvât à son égard des sentiments aussi
violents.

Il continua son chemin jusqu'à l'église et entra dans l'ombre que
projetaient les sapins des Varnum. C'était l'endroit même où il
avait rejoint Mattie la nuit précédente. A quelques pas devant lui,
il aperçut, dans la pénombre, la vague silhouette d'un couple
enlacé. Il crut entendre un baiser; puis un "Oh!", mi-rieur,
mi-confus, lui apprit qu'on l'avait vu. Le couple se sépara
brusquement et l'une des deux personnes se glissa par la grille du
jardin des Varnum, tandis que l'autre continuait rapidement son
chemin.

Ethan sourit en pensant au trouble que son approche avait causé aux
amoureux... Qu'est-ce que cela pouvait bien faire à Ned Hale et à
Ruth Varnum qu'on les vît s'embrassant? Tout le monde savait leurs
fiançailles. Il lui plut de les avoir surpris ainsi à l'endroit même
où, la veille, Mattie et lui avaient senti leurs coeurs si proches
l'un de l'autre; puis il songea avec un retour de tristesse que Ned
et Ruth n'avaient pas besoin, eux, de cacher leur bonheur...

Il sortit ses chevaux de l'écurie de Hale et reprit le chemin de la
ferme. Le froid était moins âpre que pendant le jour; de gros nuages
moutonneux annonçaient une nouvelle tombée de neige pour le
lendemain. De ci, de là, une étoile perçait la nuit et creusait
alentour une profondeur bleuissante. Dans une heure ou deux, la lune
se lèverait au-dessus de la montagne, derrière la ferme; elle
s'ouvrirait un chemin doré à travers les nuages, puis serait de
nouveau voilée par eux. Une paix mélancolique s'étendait sur les
champs; on eût dit que la diminution du froid leur causait un
soulagement, et qu'ils s'assoupissaient plus mollement, de leur long
sommeil d'hiver.

L'oreille d'Ethan guettait le tintement des clochettes de Eady, mais
aucun bruit ne troublait le silence de la route déserte. En
approchant de la ferme il aperçut, à travers le léger rideau de
mélèzes, une lumière qui tremblotait au loin à une des fenêtres.
"Elle est là-haut, pensa-t-il. Elle se prépare pour le souper..."
Puis il se rappela le coup d'oeil railleur que Zeena avait eu,
lorsque, le soir de son arrivée, Mattie s'était mise à table, les
cheveux lissés, un ruban autour du cou...

Il passa près du petit monticule enclos, et jeta un regard sur une
des plus vieilles pierres tombales. Dans son enfance, il la
regardait souvent parce qu'elle portait son nom:


           CI-GISENT
ETHAN FROME ET SA FEMME ENDURANCE,
   QUI VÉCURENT ENSEMBLE EN PAIX
      PENDANT CINQUANTE ANS


Souvent, depuis lors, il s'était dit que cinquante ans c'était un
bien long temps pour vivre côte à côte; mais aujourd'hui il
comprenait que ce temps pouvait s'écouler avec la rapidité de
l'éclair... Puis, dans un soudain accès d'ironie, il songea que
pareille inscription serait peut-être placée quelque jour sur leur
tombeau, à Zeena et à lui...

Il ouvrit la porte de l'écurie et avança la tête dans l'obscurité.
Il éprouvait la vague appréhension de trouver là le poulain de Denis
Eady, installé à côté de son cheval; mais le vieil alezan était
seul, mâchonnant son râtelier d'une bouche édentée. La joie de Frome
fut si grande qu'en préparant la litière de ses bêtes il se mit à
siffler, et qu'il versa dans les mangeoires une ration supplémentaire.

Sa voix n'était pas particulièrement harmonieuse, mais de rudes
mélodies s'échappèrent de son gosier tandis qu'il fermait l'écurie
et montait la pente vers la maison. Il atteignit la porte de la
cuisine et tenta en vain de l'ouvrir.

Etonné, il secoua violemment le loquet; puis il réfléchit: "Mattie
est seule... Il est naturel qu'elle se soit enfermée à la nuit." Il
écoutait dans l'obscurité, guettant le son d'un pas... Après avoir
de nouveau tendu l'oreille, il cria d'une voix joyeuse:

-- Holà! Mattie!...

Il n'y eut aucune réponse; mais un instant après il entendit un
léger bruit dans l'escalier et vit sous la porte un rayon lumineux.
La fidélité avec laquelle les incidents de la veille se répétaient
le frappait à ce point qu'il s'imagina presque, lorsque la clef
tourna, que sa femme allait surgir devant lui, enveloppée dans son
couvre-lit de calicot... La porte s'ouvrit, et ce fut Mattie qui
parut...

Elle se tenait exactement comme Zeena, dans le cadre sombre de la
cuisine. La lampe, maintenue à la même hauteur, éclairait avec la
même netteté la gorge ronde de la jeune fille et son poignet ambré,
menu comme celui d'un enfant. Puis elle éleva la lampe et la lumière
aviva l'éclat de ses lèvres, mit autour de ses yeux une ombre
veloutée, éclaira la blancheur laiteuse de son front au-dessus des
longs sourcils noirs.

Mattie était habillée de sa robe habituelle de drap sombre. Elle ne
portait pas de noeud au cou, mais dans sa chevelure elle avait
disposé une torsade de ruban rouge. Cette marque de coquetterie
charma Ethan comme un hommage rendu à ce que la situation avait
d'exceptionnel. La jeune fille lui parut plus grande, plus svelte,
plus complètement femme par l'allure et le geste. Elle l'accueillit
avec un sourire silencieux, puis elle s'éloigna d'un pas souple et
posa la lampe sur la table. Ethan vit alors que le couvert avait été
soigneusement dressé pour le repas du soir. Il remarqua un plat de
_doughnuts_[6] une compote de _blueberries_[7], et, sur un beau plat
de verre rouge, ses pickles préférés. Le chat, allongé devant le feu
clair qui flambait dans le poêle, surveillait la scène du coin de
son oeil à demi clos.

Une sensation de bien-être envahit brusquement Ethan. Il gagna
l'entrée pour accrocher sa pelisse et retirer ses chaussures
mouillées. Lorsqu'il revint, Mattie avait placé la théière sur la
table et le chat se frottait familièrement contre sa jupe.

-- Prends garde, Puss! tu vas me faire tomber... -- s'écria-t-elle,
les yeux brillants.

Une fois encore, Frome se sentit mordu par une jalousie soudaine.
Était-ce bien son retour qui donnait à la jeune fille ce visage
radieux?

-- Personne n'est venu, Mattie? -- dit-il, en se baissant comme pour
surveiller le fonctionnement du poêle.

Elle fit un signe de tête rieur.

-- Si, une personne...

Le front d'Ethan se rembrunit.

-- Qui donc? -- demanda-t-il, se relevant vivement, et la regardant
à la dérobée.

Les yeux de Mattie pétillaient de malice:

-- Eh, mon Dieu!... Jotham Powell... Il est entré en revenant de la
gare et m'a demandé une tasse de café avant de retourner chez lui.

L'inquiétude de Frome se dissipa; une chaleur subite inonda son
coeur.

-- C'est tout? J'espère bien que vous la lui avez donnée?...

Puis il sentit qu'il était convenable d'ajouter:

Il est arrivé à l'heure pour le train de Zeena?

-- Oh! oui, largement.

Le nom de Zeena mit une gêne momentanée entre eux. Ils gardèrent le
silence. Puis Mattie reprit, avec un air timide:

-- Je pense qu'il est temps de se mettre à table.

Ils s'assirent, et le chat, se faufilant entre eux, sauta sur la
chaise de Zeena.

-- Oh! Puss, quelle idée!... -- s'écria Mattie, et tous deux se
mirent à rire de nouveau.

Un moment auparavant, Ethan s'était senti en veine d'éloquence, mais
l'évocation de Zeena l'avait glacé. La jeune fille, à son tour,
sembla gagnée par le même embarras. Elle s'assit, les yeux baissés,
buvant son thé à petites gorgées, tandis que Frome simula un appétit
vorace pour les _doughnuts_ et les pickles au sucre. Enfin, après
avoir longtemps cherché une entrée en matière, il avala une lampée
de thé, et dit:

-- On croirait qu'il va encore neiger.

Elle feignit de s'intéresser vivement à cette nouvelle.

-- Vraiment? Pensez-vous que cela puisse empêcher Zeena de rentrer?

Elle rougit comme si la question lui avait échappé malgré elle, et
posa brusquement sa tasse. Ethan, pour se donner une contenance,
étendit sa main ver les pickles.

-- A cette époque de l'année on ne sait jamais, -- dit-il. -- Les
tourbillons de neige chassent dru, du côté des Flats...

Encore une fois le nom de Zeena l'avait paralysé. Il lui semblait que
sa femme se trouvait dans la pièce, entre eux deux.

Brusquement Mattie poussa un cri:

-- Oh, Puss, tu es trop gourmand!

Profitant de leur moment de gêne, le chat avait sauté de la chaise
de Zeena sur la table. Sournoisement il allongea son long corps
souple vers le pot de lait placé entre Ethan et Mattie.

Tous deux se penchèrent en avant et leurs mains se rencontrèrent sur
l'anse de la cruche. Celle de la jeune fille se trouvait en dessous
et Ethan y appuya la sienne un peu plus longtemps qu'il n'était
nécessaire.

Le chat profita de ce manège pour essayer une prudente retraite,
mais, en reculant, il mit la patte dans le beau plat en verre rouge
qui contenait les pickles. Le plat tomba sur la plancher avec
fracas.

D'un bond, Mattie avait quitté sa chaise et s'était agenouillée à
côté de débris.

-- Oh! Ethan, Ethan... Le beau plat de Zeena est en morceaux! Que
dira-t-elle?

Cet incident rendit à Frome tout son sang-froid.

-- Il faudra qu'elle s'en prenne au chat, voilà tout, --
répliqua-t-il en riant.

Il s'agenouilla à son tour auprès de Mattie et commença à ramasser
les pickles épars. Mais elle tournait vers lui des yeux désolés.

-- Vous savez bien qu'elle ne voulait jamais que l'on se servît de
ce plat, même quand il y  avait du monde. Il était sur la plus haute
planche de l'armoire... Elle voudra savoir pourquoi j'ai été l'y
dénicher... Pour l'atteindre il m'a fallu monter sur l'escabeau.

En présence d'un tel désastre Ethan fit appel à toute son énergie.

-- Elle ne saura rien si vous vous tenez tranquille. J'irai demain
acheter un plat semblable. D'où vient-il? Au besoin je pousserai
jusqu'à Shadd's Falls...

-- Même à Shadd's Falls vous n'en trouverez jamais. C'était un
cadeau de noces, vous ne vous souvenez pas? Il a été envoyé de
Philadelphie par la tante de Zeena qui a épousé le pasteur. C'est
pourquoi elle ne voulait jamais s'en servir. Oh, Ethan, Ethan, que
faire?

Elle se mit à pleurer, et à chacune de ses larmes il croyait sentir
tomber sur lui une goutte de plomb fondu.

-- Je vous en prie, Mattie, je vous en prie, ne pleurez pas ainsi...

Elle se releva. Frome la suivit, désespéré, pendant qu'elle étalait
sur le buffet les morceaux de verre. Il lui semblait que ces débris
étaient comme le symbole de leur soirée manquée.

-- Allons, donnez-les moi, -- dit-il tout à coup.

Elle s'écarta, obéissant instinctivement au son autoritaire de sa
voix.

-- Oh Ethan, qu'allez-vous en faire?

Sans répondre, il rassembla les fragments dans sa large main et s'en
fut vers l'antichambre. Il alluma un bout de chandelle, ouvrit
l'armoire et tendant son bras jusqu'à la dernière planche, y plaça
les morceaux, en ayant soin de les disposer de telle façon qu'il fût
impossible de voir d'en bas que le plat était brisé. S'il recollait
les débris dès le lendemain matin, des mois pourraient s'écouler
avant que sa femme s'aperçût de l'accident; et d'ici là, du reste,
il trouverait peut-être à remplacer le plat.

Convaincu que tout danger prochain était écarté il rentra dans la
cuisine d'un pas plus léger. Mattie, inconsolable, recueillait les
restes des pickles.

-- Allons, Mattie, finissons de souper; tout est arrangé, -- dit-il.

Rassurée, elle lui jeta un regard souriant à travers ses longs cils
encore humides. Le coeur de Frome battait d'orgueil à la voir si
soumise à sa parole. Elle ne lui demandait même pas ce qu'il avait
fait...

Jamais, sauf lorsqu'il dirigeait la descente d'un grand tronc
d'arbre du haut de la montagne, il n'avait éprouvé aussi pleinement
la sensation d'être le maître...




V


Après souper, tandis que Mattie levait le couvert, Ethan alla donner
un coup d'oeil à l'étable. Puis il fit une dernière fois le tour de
la maison.

Sous le ciel opaque la terre s'étendait muette et obscure. L'air
était si calme que, de temps à autre, on percevait le bruit d'une
masse de neige se détachant pesamment d'un arbre, là-bas, à l'orée
du taillis.

Il revint à la cuisine. La scène était celle-là même qu'il avait
imaginée le matin... Mattie avait rapproché la chaise de Ethan du
poêle et s'était installée à coudre, auprès de la lampe. Il s'assit
à son tour, tira sa pipe de sa poche et allongea ses pieds devant le
feu. Le dur labeur de la journée au grand air le rendait à la fois
paresseux et allègre. Il avait confusément la notion d'être dans un
autre monde, où tout serait chaleur, harmonie et paix. La seule
ombre à son parfait bonheur venait de ce qu'il ne pouvait apercevoir
Mattie de sa place.  Mais il était trop indolent pour se déranger;
et après un instant il lui dit: "Venez donc vous asseoir ici près du
poêle." Et il désigna le fauteuil à bascules de Zeena, de l'autre
côté de la cheminée. Mattie obéit et vint s'y asseoir. Ethan eut un
moment d'émotion en voyant la fine tête brune appuyée contre le
coussin bigarré que encadrait habituellement le visage décharné de
sa femme. Un instant, il eut presque le sensation que la figure de
Zeena s'était substituée à celle de l'intruse...

Mattie sembla bientôt partager ce malaise. Elle changea de position,
se penchant en avant, la tête sur son ouvrage. Frome ne discernait
plus que la pointe de son nez, et le ruban rouge dans ses cheveux.
Elle se leva presque aussitôt.

-- Je n'y vois pas pour coudre, -- dit-elle; et elle alla se
rasseoir auprès de la table.

Ethan prit le prétexte de remplir le poêle pour se lever, et quand
il revint à son siège il le tourna de façon à voir le profil de la
jeune fille, et la lumière de la lampe sur ses mains. Le chat, qui
avait guetté tout ce va-et-vient d'un oeil curieux, sauta sur le
fauteuil de Zeena, s'y pelotonna, et posa sur tous deux son regard
somnolent.

Un calme profond emplissait la cuisine. La pendule suspendue
au-dessus du buffet faisait entendre son tic-tac. De temps à autre
morceau de bois carbonisé s'écroulait dans le poêle, et le parfum
âcre et subtil des géraniums se mélangeait à l'odeur du tabac. La
fumée formait un brouillard bleu autour de la lampe et tissait ses
toiles d'airaignée dans les coin obscurs de la pièce.

Entre Mattie et Ethan toute contrainte s'était dissipée. Ils
parlaient maintenant avec aisance et simplicité, s'entretenant de
choses quotidiennes, de la neige, de la soirée de la veille à
l'église, des amours et des querelles de Starkfield. La banalité
même de la causerie donnait à Ethan une illusion de longue intimité
qu'aucune explosion sentimentale n'eût pu lui procurer. Il
commençait à s'imaginer qu'ils avaient toujours passé leurs soirées
ainsi, et que toute leur existence s'écoulerait de la même
manière...

-- C'est cette nuit que nous devions aller luger, -- dit-il enfin,
du ton tranquille de l'homme qui est sûr de pouvoir réaliser le
lendemain ce qu'il ne fait pas le jour même.

Elle se tourna vers lui, souriante:

-- Je me figurais que vous l'aviez oublié!

-- Pas du tout... mais il fait trop noir. Nous pourrions y aller
demain s'il y a de la lune.

La tête renversée en arrière, elle eut un rire joyeux qui fit jouer
la lumière sur ses lèvres et ses dents.

-- Ça m'amuserait tant, Ethan!

Il la regardait toujours, émerveillé de la façon dont, à chaque
détour de leur causerie, sa figure changeait d'expression, comme un
champ de blé qui ondule sous la brise. Il était grisé par l'effet
magique que produisaient ses phrases maladroites, et il avait hâte
d'en renouveler l'expérience.

-- Vous n'auriez pas peur de descendre la côte de Corbury avec moi
par une nuit pareille?

Elle rougit.

-- Pas plus que vous!

-- Eh bien, moi-même, je n'oserais pas. Il y a un mauvais tournant
tout en bas, à côté du grand orme. Il faut faire bien attention,
sans quoi l'on donnerait en plein dedans.

Il jouissait de la sensation de protection et d'autorité que lui
procurait le son de ses paroles. Pour prolonger et accroître cette
sensation il ajouta:

-- Après tout, nous sommes joliment bien ici...

Les paupières de Mattie s'abaissèrent, avec le mouvement qui était
cher à Ethan.

-- Oui, nous sommes bien ici, -- murmura-t-elle.

Ces mots furent prononcés sur un ton si doux qu'Ethan sentit
tressaillir son coeur. Il rapprocha sa chaise de celle de la jeune
fille. Puis il posa sa pipe sur la table, et, se penchant en avant,
toucha l'extrémité du lai d'étoffe brune que Mattie était en train
d'ourler.

-- Dites, Mattie, -- commença-t-il en souriant, -- savez-vous qui
j'ai vu sous les sapins des Varnum, en rentrant, tout à l'heure? Une
de vos amies que se laissait embrasser.

Toute la soirée il avait eu ces mots sur les lèvres, mais maintenant
qu'il les avait enfin prononcés, ils lui semblaient sots et déplacés
au delà de toute expression.

Mattie rougit jusqu'à la racine de ses cheveux. Deux ou trois fois,
elle poussa rapidement son aiguille à travers son ouvrage, et retira
imperceptiblement le lai qu'Ethan frôlait.

-- C'était Ruth et Ned sans doute, -- dit-elle à mi-voix, comme si
subitement ils avaient abordé un sujet grave.

Ethan s'était figuré que son allusion ouvrirait le champ aux
plaisanteries d'usage, et que celles-ci pourraient peut-être
provoquer quelque caresse innocente, ne fut-ce qu'un simple contact
de la main. Maintenant, il lui semblait que la rougeur de la jeune
fille la ceignait de feu.

Il savait que la plupart des jeunes gens trouvent tout simple de
donner un baiser à une jolie fille; il se souvenait que lui-même, la
nuit précédente, il avait glissé son bras autour de la taille de
Mattie sans que celle-ci lui résistât. Mais cela s'était passé
dehors, à l'ombre de la nuit inconsciente. Près du foyer familial,
dans cette pièce où tout rappelait l'ordre et le devoir, la jeune
fille lui paraissait plus lointaine et plus inaccessible.

Pour rompre cette gêne, il dit:

-- Ils se marieront bientôt, sans doute.

-- Oui, je ne serais pas étonnée que le mariage eût lieu aux
premiers jours de l'été.

Elle prononça, ce mot de "mariage" avec une inflexion si tendre que
son accent évoqua la vision d'un bosquet frissonnant qui conduit à
une clairière enchantée.

Ethan en éprouva une sourde douleur. Reculant sa chaise il lui dit:

-- Ce serait bientôt votre tour que je n'en serais pas autrement
surpris.

Elle rit, un peu gênée:

-- Pourquoi répétez-vous toujours cela?

Il rit à son tour.

-- Peut-être pour me faire à l'idée.

Il se rapprocha de nouveau de la table. Mattie s'était remise a
coudre en silence, les paupières baissées. Ethan la regardait, perdu
dans la contemplation de ses mains, qui allaient et venaient
au-dessus du lai d'étoffe, comme deux oiseaux voltigeant su-dessus
du nid qu'ils construisent. Au bout d'un moment, sans tourner la
tête ni lever les yeux, elle reprit à voix basse:

-- Vous ne croyez pas que Zeena m'en veuille?

Les anciennes craintes de Frome se réveillèrent brusquement.

-- Que voulez-vous dire? -- balbutia-t-il.

Elle lui jeta un regard inquiet et laissa choir son ouvrage sur la
table.

-- Je ne sais pas... La nuit dernière, j'ai eu cette impression.

-- Je voudrais bien savoir de quel droit elle vous en voudrait, --
grommela-t-il.

-- On ne sait jamais avec Zeena...

C'était la première fois qu'ils parlaient si librement de la femme
d'Ethan. La répétition de son nom sembla résonner aux quatre coins
de la pièce et revenir vers eux en longues répercussions.

Mattie attendit, comme pour laisser mourir l'écho; puis elle
continua:

-- Elle ne vous a rien dit?

Il fit un geste de dénégation.

-- Pas un mot...

D'un vif mouvement elle rejeta les cheveux qui lui tombaient sur le
front.

-- Alors, c'est que je suis nerveuse... N'y pensons plus!

-- Oh! non.... n'y pensons plus, Mattie!

L'ardeur soudaine avec laquelle Frome avait prononcé ces paroles fit
de nouveau affluer le sang aux joues de la jeune fille. Cette fois
elle ne rougit pas brusquement mais peu à peu, délicatement: on eût
dit le reflet de la pensée qui lui traversait le coeur. Elle garda le
silence, ses mains croisées sur son ouvrage, et il sembla à Ethan
qu'un courant de chaleur se dégageait de la bande d'étoffe déroulée
entre eux.

Il étendit sa main avec précaution, jusqu'à ce que l'extrémité de
ses doigts eût atteint le bout le plus rapproché de l'étoffe. Un
léger battement de cils de Mattie parut indiquer qu'elle avait perçu
le geste et que la main du jeune homme lui renvoyait la même onde de
chaleur... Elle laissa ses mains à elle reposer, immobiles, sur
l'autre bout du pan de drap brun.

Tandis qu'ils demeuraient ainsi, Frome entendit un bruit derrière lui.
Il tourna la tête et vit le chat qui avait sauté de fauteuil à
bascule de Zeena à la poursuite d'une souris derrière le lambris. Ce
balancement spectral du siège vide le fit frissonner.

«_Elle_ s'y balancera demain à nouveau», pensa-t-il. «C'est un rêve
que j'ai fait... Cette soirée est la seule que je passerai jamais en
tête à tête avec Mattie...»

Ce retour à la réalité était aussi douloureux que le retour à la
conscience après l'absorption d'un anesthésique. Son corps et son
cerveau étaient écrasés sous le poids d'une indicible tristesse. Il
ne trouvait rien à dire ni à faire qui pût arrêter la fuite folle
des instants.

L'altération de son humeur semblait s'être communiquée à Mattie.
Elle leva sur lui des yeux voilés: on eût dit que le sommeil
alourdissait ses paupières et qu'il lui en coutât de les soulever.
Puis elle posa son regard sur la main de Frome, qui s'était emparé
du bout d'étoffe et l'étreignait comme s'il eût été un peu
d'elle-même.

Il vit un tremblement à peine perceptible contracter le visage de
Mattie, et sans savoir ce qu'il faisait, il baissa la tête et appuya
ses lèvres sur l'étoffe. Tandis que sa bouche s'y attardait, il
sentit que la jeune fille retirait le drap tout doucement. Puis il
vit qu'elle se levait et commençait à replier son ouvrage. Elle
l'attacha avec une épingle, et, ramassant son dé et ses ciseaux,
elle remit le tout dans la boîte en carton peint qu'il lui avait
rapportée un jour de Bettsbridge.

A son tour, Ethan se leva. Son regard fit machinalement le tour de
la pièce. La pendule suspendue au mur sonna onze heures.

-- N'oubliez pas de couvrir le feu, -- lui dit Mattie à voix basse.

Il ouvrit la porte du poêle et tisonna les cendres d'une main
distraite. Lorsqu'il se redressa, il la vit qui traînait vers le feu
la vieille boîte à savon doublée d'un bout de carpette dans laquelle
couchait le chat. Elle traversa à nouveau la chambre, prit dans
chacun de ses bras un pot de géranium, et les éloigna de la fenêtre
givrée. Ethan la suivit, portant les autres géraniums, les bulbes
de jacinthe plantées dans une jatte de faïence ébréchée, et le
lierre qui grimpait autour d'un vieil arceau de croquet.

Quand ces besognes quotidiennes furent accomplies, il ne restait
plus qu'à chercher dans l'antichambre le bougeoir d'étain, à allumer
la chandelle et à souffler la lampe. Ethan tendit le bougeoir à
Mattie, et elle sortit de la cuisine en le précédant. Ses cheveux
sombres, vus ainsi, contre la lumière, rappelaient une traînée de
brume flottant devant la lune.

-- Bonne nuit, Mattie, -- dit Frome au moment où elle posait le pied
sur la première marche de l'escalier.

Elle se retourna et le regarda un instant.

-- Bonne nuit, Ethan, -- répondit-elle. Puis elle monta.

Lorsqu'elle fut rentrée dans sa chambre Frome se rappela qu'il ne
lui avait pas même touché la main...




VI


Le lendemain matin Jotham Powell assistait en tiers à leur petit
déjeuner; Ethan s'efforça de dissimuler sa joie sous un air
d'indifférence exagéré. Il se renversait sur sa chaise pour lancer
quelques miettes au chat, grommelait à propos du temps, et n'offrit
pas même à Mattie, lorsqu'elle se leva, de l'aider à débarrasser la
table.

Il ne savait pas pourquoi il éprouvait cette joie irraisonnée. Rien
en effet n'était changé dans son existence ni dans celle de la jeune
fille. Il n'avait pas même effleuré le bout de ses doigts; c'est à
peine s'il avait osé la regarder en face. Mais la soirée qu'il avait
passée avec elle lui avait fait comprendre ce que serait la vie s'il
pouvait la vivre en sa compagnie, et il était heureux de n'avoir
rien fait pour troubler cette vision exquise.

Il croyait qu'elle avait deviné les raisons de la contrainte qu'il
s'était imposée et qu'elle lui en savait gré.

Il restait à livrer un dernier chargement de bois, et Jotham Powell,
-- qui, pendant l'hiver, ne travaillait pas régulièrement pour
Ethan, -- devait lui prêter son aide. Mais durant la nuit il était
tombé une neige mouillée, aussitôt changée en grésil, et les routes
étaient glissantes comme du verre. D'autre part, le temps restait
humide, et il paraissait probable aux deux hommes que dans
l'après-midi s'adoucirait encore, facilitant le camionnage.

Ethan proposa donc à Jotham d'aller au bois charger le traîneau,
comme ils l'avaient fait le matin précédent: on le conduirait à
Starkfield plus tard. Ce plan avait l'avantage de lui permettre
d'envoyer Jotham chercher Zeena à la gare, après le dîner de midi,
tandis que lui-même se chargerait de la livraison.

Frome donna ordre à Jotham d'aller atteler les chevaux gris, et
pendant un moment il se trouva seul dans la cuisine avec Mattie.
Celle-ci, ses bras fuselés nus jusqu'aux coudes, avait plongé la
vaisselle dans une bassine d'étain. La vapeur qui montait de l'eau
chaude perlait sur son front et ses cheveux bruns se tordaient en
boucles menues, comme les vrilles de la clématite des haies.

Ethan, le coeur serré, resta un instant à la contempler. Il eût voulu
s'écrier: "Jamais plus nous ne serons seuls ainsi!" Au lieu de cela,
il prit sur une étagère du buffet sa blague à tabac, la mit dans sa
poche et dit:

-- Je pense pouvoir être de retour à midi.

-- Bien, -- répondit-elle.

En s'éloignant, il l'entendit qui fredonnait une chanson.

Il avait l'intention, sitôt le traîneau chargé, de renvoyer Jotham à
la ferme et de courir en toute hâte, à pied, chercher au village de
la colle pour raccommoder le plat cassé. En temps ordinaire il n'eût
eu aucune difficulté à exécuter; mais ce matin-là tout conspirait à
le mettre en retard. Pendant qu'il conduisait le traîneau vers le
bois, l'un des chevaux glissa sur la glace et se blessa au genou.
Lorsqu'on l'eût remis sur pied, Jotham dut retourner à l'écurie
chercher un chiffon pour bander la plaie. Enfin, au moment où l'on
commençait à pouvoir charger, le grésil se remit à tomber, et les
troncs d'arbres devinrent si glissants qu'on eut beaucoup de mal à
les manoeuvrer et à les placer sur le traîneau.

C'était un de ces matins que Jotham appelait "un fichu temps pour
travailler". Sous leurs couvertures humides, les chevaux, grelottant
et frappant du sabot, semblaient partager cette opinion. Le travail
ne fut achevé que bien après l'heure du dîner, et Ethan dut différer
sa course à Starkfield, car il voulait ramener le cheval blessé à
l'écurie et laver lui-même la blessure.

Il fit cependant le calcul qu'en partant avec son chargement
aussitôt après avoir pris son repas, il avait des chances d'être de
retour avec la colle avant que Jotham et le vieil alezan eussent le
temps de ramener Zeena des Flats; mais pour que ce plan réussît il
fallait que les routes fussent bonnes et que le train de Bettsbridge
eût du retard.

Après coup, faisant un retour amèrement ironique sur les événements
de la journée, il se rappela quelle importance il avait prêté à ces
calculs...

Sitôt le repas de midi achevé, il s'en retourna au bois avec les
deux chevaux. Il n'osait pas attendre le départ de Jotham, car
celui-ci s'était installé auprès du poêle pour faire sécher ses
chaussures.

Ethan ne put que lancer un rapide coup d'oeil à Mattie, en même temps
qu'il lui murmurait: "Je rentrerai de bonne heure." Puis,
s'imaginant que la jeune fille avait fait un léger signe
d'assentiment, il s'en fut sous la pluie...

Il était à mi-chemin du village, conduisant son attelage, quand
Jotham Powell le rejoignit, poussant l'alezan traînard dans la
direction des Flats.

"Il faut que je me dépêche de faire mes commissions", pensa Ethan,
en voyant le traîneau qui l'avait dépassé s'enfoncer dans la
descente de la School House Hill. Aussitôt arrivé au village, il
travailla furieusement à décharger le bois.

Dès que cette besogne fut terminée il courut chez Michel Eady
acheter de la colle. L'épicier et son commis se trouvaient tous deux
dans le bas de la rue, et le jeune Denis, qui daignait rarement les
remplacer, était installé auprès du poêle avec quelques
représentants de la jeunesse dorée de Starkfield.

Ces messieurs accueillirent Ethan avec force plaisanteries et
tâchèrent de l'entraîner au bar; mais aucun ne savait où découvrir
la colle dont il avait besoin.

Ethan, tourmenté par le désir de se retrouver un dernier instant
seul avec Mattie, trépignait d'impatience, tandis que Denis tentait
d'infructueuses recherches dans les coins les plus obscurs de la
boutique.

-- On dirait, -- dit-il enfin, -- qu'il ne nous en reste plus. Mais
si vous voulez attendre avec nous jusqu'à ce que le vieux revienne,
peut-être  que lui pourra vous en trouver.

-- Merci bien, -- répondit Ethan, brûlant de partir. -- Je vais
aller voir plus loin, chez Mrs. Homan.

L'instinct commercial de Denis le poussa à affirmer que ce qui était
introuvable dans sa maison, Eady ne pourrait certes pas le rencontrer
dans la boutique de la veuve Homan. Ethan, toutefois, était déjà
remonté sur son traîneau et faisait route vers le magasin rival. La
vieille épicière, après forces recherches et des questions aimables
concernant ce qu'il désirait, après lui avoir demandé se la colle de
pâte ordinaire ne pourrait pas suffire au cas où elle ne trouverait
pas l'autre, finit par dénicher au milieu d'un fouillis de pâtes
pectorales et de lacets de corsets, l'unique bouteille de colle
qu'elle possédait.

-- J'espère au moins que Zeena n'a rien cassé de précieux? -- lui
cria-t-elle du seuil de sa porte, pendant qu'il remettait ses
chevaux dans la direction de la ferme.

Les averses capricieuses du grésil avaient été suivies d'une pluie
régulière, et, même débarrassés de leur chargement, les chevaux
peinaient un peu. Une fois ou deux, Ethan entendit derrière lui un
bruit de grelots; il tourna la tête, pensant que le léger _cutter_
de Zeena et de Jotham pourrait dépasser son traîneau. Mais le vieil
alezan ne se montrant pas, il poussa en avant à travers la pluie au
pas lent de ses gris pommelés.

L'écurie était vide quand il y remisa les chevaux. Il leur donna les
soins les plus sommaires qu'ils eussent jamais reçu de lui; puis,
d'un pas rapide, il se dirigea vers la maison et entra dans la
cuisine.

Mattie s'y trouvait seule, ainsi qu'il l'avait prévu. Elle était
penchée sur une casserole au-dessus du fourneau. Lorsqu'elle
entendit son pas elle se retourna en tressaillant et vint vite à
sa rencontre.

-- Regardez, Mattie, j'ai tout ce qu'il faut pour raccommoder le
plat! Je vais aller le prendre tout de suite, -- cria-t-il, agitant
d'une main la bouteille, tandis que de l'autre il écartait doucement
le jeune fille. Celle-ci ne semblait pas l'entendre.

-- Oh! Ethan... Zeena est rentrée, -- murmura-t-elle, en saisissant
le bras de Frome.

Ils échangèrent un regard muet, pâles comme s'ils eussent été pris
en faute...

-- Mais l'alezan n'est pas à l'écurie! --balbutia le jeune homme.

-- Jotham Powell a rapporté des Flats quelques provisions pour sa
femme et il a continué tout de suite jusque chez lui.

Ethan regarda vaguement autour de lui. La cuisine lui semblait
glaciale et sordide dans ce pluvieux crépuscule d'hiver.

-- Comment va-t-elle? -- demanda-t-il, parlant aussi à voix basse.

Sans le regarder, Mattie lui répondit:

-- Je ne sais pas... Elle est montée tout droit à sa chambre.

-- Elle n'a rien dit?

-- Non...

Ethan traduisit son inquiétude par un sifflement étouffé. Il remit
la colle dans sa poche.

-- Ne vous tourmentez pas... Je descendrai cette nuit raccommoder le
plat... Il endossa sa pelisse et ressortit pour donner à manger aux
chevaux.

Pendant qu'il était à l'écurie, Jotham Powell revint avec le
_cutter_. Quand les bêtes eurent reçu les soins accoutumés, Ethan
dit au journalier:

-- Rentrez donc un moment. Vous mangerez un morceau avec nous...

Il n'était pas fâché de s'assurer la présence de Jotham pour le
repas, car Zeena était toujours "nerveuse" lorsqu'elle revenait de
voyage. Mais bien que celui-ci dédaignât rarement l'aubaine d'un
repas gratuit, il desserra ses mâchoires rigides pour répondre avec
lenteur:

-- Merci; il faut que je rentre...

Ethan le considéra avec surprise.

-- Voyons, il vaut mieux que vous veniez vous sécher. Je crois qu'il
y a un plat chaud pour le souper.

Malgré cette invite alléchante, les muscles du visage de Jotham ne
bronchèrent pas, et comme son vocabulaire était restreint, il répéta
simplement:

-- Il faut que je rentre...

Ethan discerna un vague présage dans l'entêtement de ce refus. Il se
demanda ce qui avait pu se produire en cours de route pour motiver
chez Jotham cet accès de stoïcisme. Peut-être Zeena n'avait-elle pas
pu voir le docteur; peut-être ses conseils lui avaient-ils déplu...
Ethan savait qu'en pareil cas la première personne qui se trouvait
sur son chemin essuyait toujours le contre-coup de son désappointement.

Lorsqu'il rentra dans la cuisine, la lampe éclairait la même scène
de confort paisible que la veille au soir. La table avait été mise
avec le même soin. Un feu clair brillait dans le poêle, auprès
duquel le chat ronronnait, et Mattie s'avançait, portant un plat de
_doughnuts_.

Ethan et la jeune fille se regardèrent un instant en silence.

Puis elle lui dit, comme le soir précédent:

-- Je pense qu'il est temps de se mettre à table...




VII


Ethan passa dans l'antichambre se débarrasser de ses vêtements
trempés. Il prêta l'oreille, cherchant à entendre le pas de Zeena,
et comme tout demeurait silencieux, il l'appela du bas de
l'escalier.

Aucune réponse ne vint. Après un moment d'hésitation, il monta et
ouvrit la porte le leur chambre. La pièce n'était pas éclairée, mais
il finit par découvrir sa femme dans l'obscurité. Elle se tenait
assise, droite et immobile, auprès de la fenêtre, et, à la rigidité
du contour projeté sur le fond gris du carreau il devina qu'elle
n'avait pas encore quitté sa "belle robe" de la veille.

-- Eh bien, Zeena? -- risqua-t-il du seuil. Comme elle ne bougeait
pas, il reprit:

-- Le souper est prêt. Vous ne descendez pas?

-- Je ne suis pas en état d'avaler une bouchée.

C'était sa phrase habituelle, et il s'attendait à la voir, comme de
coutume, se lever pour descendre et prendre place à table. Mais elle
demeurait dans son fauteuil et il ne trouva rien de mieux à ajouter
que:

-- Vous êtes sans doute fatiguée du voyage?

Tournant la tête de son côté, elle lui répondit d'une voix
solennelle:

-- Je suis beaucoup plus malade que vous ne le pensez...

Les paroles de Zeena l'emplirent d'un étrange pressentiment. Que de
fois déjà il les lui avait entendu prononcer! Si aujourd'hui elles
étaient vraies?

Il avança d'un pas ou deux dans la pièce obscure et reprit:

-- J'espère que non, Zeena.

Elle continuait à le regarder à travers le crépuscule, avec l'air
pénétré d'une personne qui aurait conscience d'être marquée pour de
grands destins:

-- J'ai des complications, -- déclara-t-elle.

Ethan savait tout ce qu'impliquait ce mot. La plupart des gens du
pays avaient des "troubles", nettement localisés et définis; seuls
les élus avaient des "complications". Le fait d'en être atteint
communiquait une sorte de supériorité morale, bien que ce fût aussi,
dans la plupart des cas, une certitude de mort prochaine. On luttait
pendant des années avec des "troubles"; mais on succombait presque
toujours à des "complications".

Le coeur de Frome était tiraillé entre deux sentiments contraires,
mais sur l'instant ce fut la compassion qui l'emporta. Sa femme
semblait à la fois si inaccessible et si seule, assise ainsi, dans
l'obscurité, avec de telles pensées...

-- Est-ce là ce que vous a dit le nouveau docteur? -- demanda-t-il,
en baissant instinctivement la voix.

-- Oui. Il m'a même assuré qu n'importe quel médecin des hôpitaux
exigerait une opération.

Ethan n'ignorait pas que sur cette grave question les femmes du
voisinage étaient partagées. Selon l'avis des unes, l'intervention
chirurgicale conférait un certain prestige, tandis que les autres
s'y dérobaient par pudeur. Aussi, pour des raisons d'économie, Frome
s'était-il toujours réjoui de voir en sa femme l'un des plus fermes
soutiens de ce dernier parti.

Devant la gravité de cette annonce, il chercha tout d'abord une
parole de consolation.

-- Mais... êtes-vous bien sûre de la valeur de ce docteur? Aucun,
jusqu'à ce jour, ne vous avait parlé ainsi.

Avant même qu'elle lui eût répondu, il comprit son erreur. Sa femme
voulait qu'on la plaignît, non pas qu'on la rassurât.

-- Je n'avais pas besoin de lui pour savoir que je m'affaiblissais
tous les jours... Vous êtes le seul à ne pas vous en être aperçu...
D'ailleurs tout Bettsbridge connaît le docteur Buck. Son cabinet est
à Worcester, et tous les quinze jours il vient donner des
consultations à Shadd's Falls et à Bettsbridge. Élisa Spears s'en
allait d'une maladie de reins lorsqu'elle s'adressa à lui:
aujourd'hui, elle est sur pied et chante tous les dimanches dans le
choeur de l'église.

-- Alors, tant mieux... Il faut faire ce qu'il vous a ordonné, --
répondit Ethan d'un ton de sympathie.

Le regard toujours posé sur lui, elle répondit:

-- C'est bien mon intention...
Il fut frappé de la façon dont elle prononça ces mots. Il n'y avait
dons son ton ni récrimination ni plainte, mais la sécheresse d'une
résolution bien arrêtée.

-- Et que vous a-t-il conseillé? -- demanda-t-il, redoutant toujours
de nouvelles dépenses.

-- Il veut que je prenne une servante. Il dit que je ne devrais
faire aucun travail de ménage.

-- Une servante!

Ethan la regardait stupéfait.

-- Oui, et tante Martha m'en a trouvé une tout de suite. Tout le
monde me dit que j'ai eu de la chance de dénicher une fille qui
consentît à venir s'enterrer ici à la campagne. Aussi, pour être sûr
qu'elle ne me lâche pas, lui ai-je promis un supplément d'un dollar
par mois. Elle arrivera demain dans l'après-midi.

La colère et la consternation se disputaient le coeur de Frome. Il
avait prévu une demande immédiate d'argent, mais non pas un impôt
permanent sur ses faibles ressources. Il cessa aussitôt de croire à
ce que Zeena venait de lui dire sur la gravité de son état: il ne
vit plus dans le voyage à Bettsbridge qu'un complot organisé entre
elle et les Pierce pour le contraindre à la dépense d'une servante,
et la colère l'emporta en lui sur tout autre sentiment.

-- Si vous aviez l'intention de prendre une fille, au moins
auriez-vous pu me le dire avant votre départ.

-- Comment aurais-je pu vous le dire alors? Est-ce que je savais ce
que m'ordonnerait le docteur Buck?

-- Oh! le docteur Buck...

L'incrédulité d'Ethan se traduisit par un ricanement.

-- Vous a-t-il dit aussi comment je lui paierais ses gages, à cette
fille?

La voix de Zeena s'éleva, furieuse, en même temps que la sienne.

-- Non, il ne me l'a pas dit. J'aurais eu honte de lui avouer que
vous me refusez l'argent nécessaire au rétablissement de ma santé.
C'est cependant à soigner votre mère que je l'ai perdue!

-- Vous avez perdu la santé à soigner ma mère?

-- Oui; et mes parents disaient tous, à cette époque, que vous ne
pouviez faire moins que de m'épouser...

-- Zeena!

A travers la pénombre qui voilait les visages, leurs pensées
semblaient dressées l'une contre l'autre comme des serpents lançant
leur venin. Ethan sentait toute l'horreur de cette scène et
rougissait d'y prendre part. Cette querelle était aussi insensée et
aussi sauvage que le corps à corps de deux ennemis dans
l'obscurité...

Il se dirigea vers la cheminée, chercha à tâtons les allumettes, et
alluma l'unique chandelle de la pièce. Au premier moment, la faible
flamme lutta vainement avec les ombres: puis le visage morose de
Zeena se détacha sur les vitres nues, qui peu à peu étaient passées
du gris au noir.

C'était la première scène violente qui éclatait entre les époux
depuis leur lamentable mariage, sept ans auparavant. Ethan eut
l'impression qu'en s'abaissant à une réplique blessante il venait de
perdre à jamais un précieux avantage. Mais le problème pratique
restait le même, et il fallait le résoudre.

-- Vous savez que je n'ai pas l'argent nécessaire pour payer une
servante, Zeena... Il faudra la renvoyer. Je ne peux pas assumer
cette charge.

-- Le docteur Buck m'a dit que je n'y résisterai pas, si je continue
à me tuer de travail. Il ne comprend même pas comment j'ai pu
supporter une pareille vie jusqu'à présent.

-- Vous tuer de travail...?

Il se maîtrisa, et reprit:

-- Soit; vous ne travaillerez pas, puisqu'il vous l'a défendu. Je
ferai moi-même l'ouvrage de la maison.

Elle l'interrompit avec aigreur:

-- Vous négligez déjà assez la ferme...

C'était tellement vrai qu'il ne trouva rien à répondre.

Zeena profita de son silence pour continuer sur un ton ironique:

-- Pourquoi ne vous débarrassez-vous pas de moi en m'envoyant à
l'hospice? Je ne serai sans doute pas la première de votre nom à y
aller.

Il sursauta sous le sarcasme, mais il le laissa passer et répéta
d'une voix sourde:

-- Je n'ai pas l'argent nécessaire pour payer une servante; voilà
qui règle la question.

Il y eut une accalmie dans la lutte, comme si les combattants
vérifiaient leur armes. Puis Zeena reprit d'une voix blanche:

-- Je croyais que vous deviez toucher cinquante dollars d'Andrew
Hale, pour le bois...

-- Andrew Hale ne paie jamais qu'à trois mois, vous le savez bien.

Ethan avait à peine parlé qu'il se rappela son prétexte de la veille
pour ne pas accompagner sa femme à la gare. Le sang lui monta
jusqu'au front.

-- Mais vous m'aviez dit que vous vous étiez entendu avec Hale pour
toucher l'argent hier. C'est même le motif que vous m'aviez donné
pour ne pas me conduire aux Flats.

Ethan ne savait pas tromper. Jamais auparavant il n'avait été pris
en flagrant délit de mensonge, et toutes les ressources de la
dissimulation lui faisaient défaut.

-- C'était un malentendu, -- balbutia-t-il.

-- Vous n'avez pas touché l'argent?

-- Non.

-- Et vous n'allez pas le toucher?

-- Non.

-- Ah... Je ne pouvais cependant pas le savoir lorsque j'ai engagé
la fille, n'est-ce pas?

-- Non... (Il s'arrêta pour maîtriser sa voix.) Mais vous le savez
maintenant, -- reprit-il... -- Je suis désolé de ne pouvoir mieux
vous satisfaire, mais vous avez épousé un homme pauvre. Cependant,
je ferai de mon mieux...

Elle demeura assise, sans répondre, les bras allongés sur les appuis
du fauteuil, les yeux perdus dans le vide. Elle semblait réfléchir.

-- Oh! sans doute, nous nous arrangerons, -- dit-elle avec douceur.

Ce changement de voix le rassura.

-- Bien sûr! Je trouverai tout de même moyen de vous aider, et
Mattie...

Pendant qu'il parlait, Zeena paraissait suivre une pensée
compliquée. Elle sortit de sa méditation pour dire:

-- En tout cas, il y aura la pension de Mattie en moins...

Ethan, croyant la discussion terminée, s'apprêtait déjà à descendre
pour le souper. Il s'arrêta court sans comprendre.

-- La pension de Mattie?... -- commença-t-il.

Zeena se prit à rire. C'était un son étrange, inusité. Frome ne se
souvenait pas de l'avoir jamais entendue rire auparavant.

-- Vous ne pensiez pas, j'imagine, dit-elle, que j'allais garder les
deux? Je comprends que vous ayez été épouvanté à l'idée d'une telle
dépense!

Il n'avait encore qu'une notion confuse de ce qu'elle disait. Depuis
le début de cette discussion, il avait instinctivement, évité de
prononcer le nom de Mattie. Il redoutait vaguement que ce nom
n'amenât des critiques, des plaintes, ou des allusions détournées au
mariage probable de la jeune fille. Mais la pensée d'une séparation
définitive ne lui était pas venue à l'esprit, et même maintenant il
ne pouvait s'y faire.

-- Je ne sais pas ce que vous voulez dire, -- reprit-il. -- Mattie
Silver n'est pas une servante. Elle est votre cousine.

-- C'est une pauvresse qui nous est tombée sur le dos, à tous, après
que son père eut tout fait pour nous ruiner. Je l'ai hébergée toute
une année... C'est aux autres maintenant de s'en charger.

Comme elle prononçait ces paroles d'une voix perçante, on entendit
frapper à la porte.

-- Ethan... Zeena! -- appelait gaiement du dehors la voix de Mattie.
-- Vous n'avez pas oublié l'heure? Il y a longtemps que le souper
est prêt. Venez-vous?

Il y eut un instant de silence à l'intérieur de la chambre. Puis, de
son siège, Zeena cria:

-- Je ne descends pas...

-- Vraiment? Je suis désolée... Êtes-vous souffrante? Voulez-vous
que je vous monte quelque chose?

Ethan se secoua et entr'ouvrit la porte.

-- Descendez, Mattie, je vous prie. Zeena est un peu fatiguée. Je
vous suis à l'instant.

Il l'entendit répondre: "Bien!" et son pas alerte résonna dans
l'escalier.

La porte une fois refermée, Ethan se retourna vers sa femme. Zeena
n'avait pas bougé: son visage demeurait inexorable, et il eut la
sensation désespérée de ne pouvoir rien contre elle.

-- Vous ne ferez pas cela, Zeena!

-- Quoi donc? -- proféra-t-elle entre ses lèvres serrées.

-- Renvoyer Mattie... ainsi...

-- Mais je ne me suis pas engagée à la garder toute la vie!

Frome continua avec une violence croissante:

-- Vous ne pouvez cependant pas la chasser comme une voleuse... une
pauvre fille qui a toujours fait de son mieux. Elle n'a ni amis ni
argent, et qui voulez-vous qui l'accueille? Si vous oubliez qu'elle
est de votre sang, les autres, eux, s'en souviendront. Avez-vous
songé à ce que diront les gens?

Zeena attendit un moment, comme pour lui donner le temps de bien
mettre en valeur le contraste entre sa propre impassibilité et son
agitation à lui. Puis, d'une voix doucereuse, elle reprit:

-- Je sais trop bien ce que les gens pensent des raisons pour
lesquelles nous l'avons gardée si longtemps.

La main d'Ethan lâcha le bouton de la porte, contre laquelle il
était resté appuyé. La risposte de sa femme était comme un coup de
couteau qui lui eût coupé les jarrets, et brusquement il se sentit
tout faible et désarmé.

Il avait songé à s'humilier, à lui rappeler qu'en somme Mattie
coûtait bien peu, et qu'au besoin ils pourraient acheter un poêle et
dresser un lit dans le grenier pour la servante; mais les paroles de
sa femme venaient de lui révéler le danger de tels plaidoyers.

-- Vous voulez donc qu'elle s'en aille... comme ça, tout de suite? --
interrompit-il, craignant d'entendre Zeena compléter sa phrase.

Comme si elle tenait à lui montrer qu'elle gardait tout son
sang-froid elle répondit doucement:

-- La servante doit arriver de Bettsbridge demain, et il faudra bien
qu'elle ait un endroit où dormir...

Ethan regarda sa femme avec haine. Elle n'était plus cette créature
apathique qui avait vécu à côté de lui dans un état d'égoïsme morose,
mais un être mystérieux et inconnu, déployant une énergie mauvaise
qui s'était lentement accumulée pendant les longue années
silencieuses. Le sentiment même de son impuissance accroissait son
antipathie. Il n'y avait en elle aucune sensibilité, il le savait
bien; mais tant qu'il avait pu rester le maître il ne s'en était pas
préoccupé... Aujourd'hui, c'était elle que le dominait; et il la
détestait de toute son âme.

Mattie, en effet, était la parente de Zeena, non la sienne. Il
n'était donc pas en son pouvoir de contraindre sa femme à garder la
jeune fille auprès d'eux... Mais toute la longue misère de sa vie
manquée, de ses efforts inutiles et de ses ambitions trompées, lui
remontait en cet instant avec amertume à la mémoire, et semblait
s'incarner en la femme assise là devant lui, cette femme qui, à
chaque tournant de son existence, lui avait barré le chemin. Tout ce
qu'il avait souhaité, c'était elle qui l'avait empêché de le
réaliser; et voici que, maintenant encore, elle prétendait le priver
de la seule joie qui lui fît prendre son malheur en patience... Un
moment, il sentit jaillir en lui une telle flamme de haine qu'il eut
un frisson dans le bras et que son poing se crispa, prêt à tomber
sur elle... Brusquement, il fit un pas en avant, et s'arrêta.

-- Vous... vous ne descendez pas? -- dit-il avec égarement.

-- Non; je crois que je vais m'étendre un peu sur le lit, --
répondit-elle d'une voix dolente.

Frome lui tourna le dos et sortit. Dans la cuisine, Mattie était
assise auprès du poêle, le chat roulé sur ses genoux. Lorsque Ethan
entra, elle se leva vivement et déposa sur la table le pâté qu'elle
tenait au chaud.

-- Zeena n'est pas souffrante? -- demanda-t-elle.

-- Non.

Elle lui jeta un regard rayonnant.

-- Eh bien, alors, asseyez-vous!... Vous devez mourir de faim...

Elle souleva le couvercle, découvrit le pâté et le poussa devant
lui. Ses yeux rieurs semblaient dire: "Nous allons donc avoir une
soirée de plus à passer ensemble?"

Ethan se servit machinalement et commença à manger. Mais l'angoisse
le prit à la gorge, et il laissa retomber sa fourchette.

Le tendre regard de Mattie était toujours posé sur lui.

-- Qu'y a-t-il donc? Ce n'est pas bon? demanda-t-elle.

-- Oh! si, excellent... Seulement, je...

Il repoussa son assiette et se levant brusquement s'approcha de la
jeune fille. Les yeux pleins d'effroi, elle se dressa.

-- Ethan, il y a quelque chose! Je m'en doutais bien...

Dans sa terreur elle semblait s'effondrer contre lui. Il la retint,
la serra dans ses bras et sentit sur sa joue le frôlement des cils
qui palpitaient comme des papillons pris dans un filet.

-- Qu'y a-t-il?... qu'il y a-t-il? -- balbutiait-elle.

Mais il avait enfin trouvé ses lèvres et s'y désaltérait,
inconscient de tout ce qui n'était pas ce bonheur...

Mattie s'abandonna un instant, emportée dans le même courant rapide;
puis, pâle et troublée, elle se dégagea et fit un pas en arrière.
Son regard muet déchira le coeur de Frome. Il poussa un cri de
détresse, comme s'il la voyait se noyer, dans un rêve.

-- Vous ne pouvez pas partir, Mattie! Je ne le veux pas!
Entendez-vous?

-- Partir... partir? -- répéta-t-elle. -- Je dois donc partir?...

Ces mots continuaient de vibrer entre eux. On eût dit d'une torche
d'alarme passée de main en main et jetant des lueurs fugitives sur
un paysage nocturne.

Ethan était honteux de son propre manque de sang-froid. Il
rougissait de lui avoir si brutalement appris cette nouvelle. La
tête lui tournait: il dut s'appuyer à la table. Il croyait encore
embrasser Mattie et cependant il mourait de la soif de ses lèvres.

-- Ethan, qu'est-il arrivé? Est-ce que Zeena m'en veut?

Ce cri le raffermit, tout en accroissant sa colère et sa pitié.

-- Non, non, ce n'est pas cela, -- dit-il d'une voix qu'il cherchait
à rendre rassurante. -- Mais ce nouveau docteur l'a effrayée. Vous
savez que lorsqu'elle consulte un nouveau médecin elle croit tout ce
qu'il lui dit. Et celui-ci lui a affirmé qu'elle ne se rétablirait
qu'à la condition de se reposer et de ne pas faire de travaux de
ménage... pendant des mois...

Il s'arrêta, évitant misérablement le regard de Mattie. Un instant,
elle demeura silencieuse devant lui, pliée comme une branche à demi
rompue: elle était si petite et si frêle qu'il eut le coeur serré.

Soudain, elle redressa la tête et le regarda bien dans les yeux:

-- Et elle veut engager à ma place quelqu'un de plus robuste. Est-ce
bien cela?

-- C'est ce qu'elle dit ce soir.

-- Si elle le dit ce soir elle le dira demain...

Tous deux se turent. Ils savaient que Zeena ne se déjugeait jamais
et que, pour elle, une résolution prise équivalait à un acte
accompli.

Il y eut entre eux un long silence. Mattie dit enfin, à voix basse:

-- Ethan, n'ayez pas trop de chagrin...

-- Mon Dieu!... mon Dieu!... -- gémit-t-il.

L'accès de passion qui l'avait secoué se fondait en une tendresse
douloureuse. Il vit les larmes vite refoulées sous les paupières
frémissantes de Mattie, et il eut envie de la prendre dans ses bras
pour la consoler.

-- Vous laissez refroidir le souper, -- lui rappela-t-elle avec un
pâle sourire.

-- Mattie, Mattie... où irez-vous?

Les yeux de la jeune fille s'abaissèrent à nouveau, et une lueur
d'inquiétude traversa son visage. Ethan s'aperçut que pour la
première fois la pensée de l'avenir se dressait devant elle.

-- Je trouverai quelque travail à Stamford, -- dit-elle d'une voix
mal assurée, comme si elle savait qu'Ethan devinait qu'elle n'en
gardait guère l'espoir.

Il se laissa retomber sur sa chaise, et se cacha la tête dans les
mains. A l'idée qu'elle s'en irait toute seule à la recherche d'une
place le désespoir s'empara de lui. Dans l'unique endroit où elle
était connue, elle ne trouverait qu'indifférence ou animosité, et
dans d'autres villes quelle chance avait-elle de se tirer seule
d'affaire, sans expérience, sans entraînement, parmi les millions de
pauvres gens à l'affût? Il se souvint de tristes histoires
entendues naguère à Worcester... il revit les visages flétris de
certaines jeunes filles dont la première jeunesse avait été aussi
protégée que celle de Mattie... Il ne pouvait y songer sans une
révolte de tout son être. Brusquement, il se redressa.

-- Vous ne pouvez pas partir, Mattie! Je ne le permettrai pas! Elle
a toujours fait à sa guise, mais cette fois ce sera mon tour...

Mattie fit un geste rapide et Frome entendit le pas de sa femme
derrière lui...

Zeena entrait dans la pièce en traînant ses savates éculées. Elle
s'assit tranquillement à la table, prenant sa place habituelle entre
son mari et sa cousine.

-- Je me sens un tout petit peu mieux, et le docteur Buck m'a
conseillé de manger le plus possible pour soutenir mes forces, même
si je n'ai pas d'appétit, -- dit-elle d'une voix geignante, tendant
la main pour que Mattie lui passât la théière. Sa "belle robe" avait
été remplacée par la percale foncée et le châle de tricot brun qui
formaient son habillement de tous les jours; et avec ces vêtements
elle avait repris son visage et ses manières accoutumés.

Elle se versa du thé, y ajouta une grande quantité de lait, et se
servit largement de pâté et de pickles; puis elle fit le geste
familier d'ajuster son ratelier avant de commencer à manger. Câlin
et insinuant, le chat vint se frotter contre sa jupe, et elle se
pencha pour le caresser!

-- Bon Pussy, -- dit-elle, -- et elle lui tendit un morceau de
viande qu'elle prit dans son assiette.

Ethan était assis près d'elle, silencieux. Il n'essaya même pas de
manger, mais Mattie grignota vaillamment quelques bouchées, tout en
interrogeant Zeena sur sa visite à Bettsbridge.

Celle-ci lui répondit de son ton habituel, et même, s'échauffant sur
le sujet, elle leur fit une description imagée de plusieurs cas de
maladies intestinales parmi ses parents et amis de Bettsbridge.
Pendant qu'elle parlait, le regard posé sur Mattie, un faible sourire
creusait des lignes verticales de son nez à son menton.

Lorsque le souper fut achevé, elle se leva et appuya la main sur sa
poitrine décharnée, au-dessus de la région du coeur:

-- Vos pâtés sont toujours une idée trop lourds, Matt, -- dit-elle
sans acrimonie. -- Il lui arrivait rarement d'abréger ainsi le nom
de la jeune fille, et, quand elle le faisait, c'était un signe de
bonne humeur.

-- J'ai bien envie d'aller chercher ces poudres pour l'estomac que
j'ai rapportées l'an dernier de Springfield, -- dit-elle en se
levant. -- Je n'en ai pas pris depuis quelque temps: peut-être me
feront-elles passer mes aigreurs.

Mattie leva les yeux.

-- Voulez-vous que j'aille les chercher, Zeena? -- risqua-t-elle.

-- Non. Vous ne savez pas où je les mets, -- répondit
mystérieusement Zeena.

Elle sortit de la cuisine et Mattie se mit à desservir. Comme elle
passait auprès de la chaise d'Ethan leurs regards se croisèrent: ils
exprimaient une même désolation. Autour d'eux, la cuisine tiède et
silencieuse semblait aussi paisible que la nuit précédente. Le chat
avait sauté sur le fauteuil de Zeena et le parfum âcre et subtil des
géraniums se dégageait à la chaleur du feu. Péniblement Ethan se
redressa.

-- Je sors un peu pour voir si tout va bien, -- dit-il. Et il se
dirigea vers l'antichambre pour prendre sa lanterne.

Sur le seuil, il rencontra sa femme qui rentrait. Les lèvres de
Zeena tremblaient d'émotion, et son visage jaunâtre était marbré de
colère. Le châle avait glissé de ses épaules et pendait sur ses
savates: dans la main elle tenait les débris du plat de verre rouge.

-- Je voudrais bien savoir que a cassé mon plat, -- dit-elle,
jetant un regard sévère sur son mari et sur la jeune fille.

Ni l'un ni l'autre ne répondit, et elle continua d'une voix
étranglée:

-- J'étais allée prendre mes poudres, que je cache dans le vieil
étui à lunettes de mon père, en haut de l'armoire, à l'endroit où je
mets les choses auxquelles je tiens, de façon à ce qu'on ne puisse
pas y toucher...

La voix lui manqua; deux petites larmes tombèrent de ses paupières
sans cils et coulèrent lentement le long de ses joues.

-- Il faut prendre l'escabeau pour atteindre la planche du haut, et
j'avais mis là le plat aux pickles que la tante Philura Maple nous
avait donné pour notre mariage... Je ne le déplaçais jamais sauf
pour le nettoyage du printemps, et alors c'était moi qui le
descendais de mes propres mains, afin d'être bien sûr qu'il ne fût
pas cassé...

Elle posa avec respect les fragments de verre sur la table.

-- Encore une fois, je veux savoir qui a fait cela, -- dit-elle
d'une voix chevrotante.

A cet appel, Ethan revint et regardant sa femme en face.

-- Si vous tenez à le savoir, c'est le chat...

-- Le chat?

-- Oui, la chat...

Elle le regarda fixement; puis, tournant les yeux vers Mattie, elle
reprit:

-- Je serais curieuse de savoir comment le chat a pu entrer dans
l'armoire.

-- En chassant une souris, sans doute, -- repartit Ethan. Il y en
avait une hier soir qui trottait tout le temps autour de la cuisine.

Zeena continuait à les observer tous deux, tour à tour; à la fin,
elle eut un accès de son petit rire étrange.

-- Je savais que mon chat était un chat remarquable, -- dit-elle
d'une voix perçante, -- mais je ne le croyais pas assez adroit pour
ramasser les débris de mon plat, et les replacer sur la planche même
d'où il l'avait fait tomber.

Brusquement, Mattie sortit ses bras de l'eau fumante.

-- Ce n'est pas la faute d'Ethan, Zeena. Oui, c'est vrai, c'est le
chat qui a cassé le plat, mais c'est moi qui l'avais descendu de
l'armoire. Je suis donc seule à blâmer.

Zeena, devant les débris de son trésor, restait immobile comme la
statue du ressentiment.

-- Vous aviez descendu mon plat?... Et pourquoi faire, je vous prie?

Une légère rougeur colora les joues de Mattie.

-- Je voulais décorer la table, -- dit-elle.

-- Ah! vous vouliez décorer la table? Et vous attendiez que j'eusse
le dos tourné pour le faire? Et vous avez choisi pour cela l'objet
auquel je tenais le plus, celui dont je ne voulais jamais me servir,
même quand le pasteur venait dîner, ou tante Martha Pierce...

Zeena s'arrêta pour reprendre haleine. Elle semblait terrifiée par
sa propre évocation du sacrilège.

-- Vous êtes une mauvaise fille, Mattie Silver, et je vous ai
toujours jugée telle... Vous marchez sur les traces de votre père...
on m'avait bien prévenue, d'ailleurs, quand je vous ai recueillie.
Aussi avais-je placé les objets auxquels je tenais en un endroit que
vous ne pouviez atteindre. Et voilà que vous avez trouvé moyen de me
briser celui qui m'était le plus cher de tous...

Ses paroles furent coupées par une courte crise de sanglots, vite
réprimés.

-- Si j'avais suivi les conseils de mes amis, il y a longtemps que
je vous aurais renvoyée, et ce malheur ne serait pas arrivé, --
dit-elle.

Elle rassembla les morceaux de verre, et sortit lentement de la
cuisine, comme si elle eût porté un mort dans ses bras décharnés...




VIII


Quand Ethan était revenu de Worcester à la ferme, sa mère lui avait
donné, pour son usage personnel, une petite pièce inhabitée,
attenant au _parlour_[8]. Lui-même il y avait cloué des rayons pour
ses livres, construit la charpente d'un divan, étalé dessus un vieux
matelas, disposé ses papiers sur une table de bois blanc et accroché
au mur dénudé une gravure d'Abraham Lincoln et un "Calendrier des
Poètes". Avec ces maigres moyens il avait cherché à se constituer
un "cabinet de travail" comme celui d'un pasteur de Worcester chez
lequel il avait fréquenté, et qui lui avait prêté des livres. C'était
dans cette pièce qu'il se réfugiait encore pendant l'été, mais ayant
dû donner son poêle pour la chambre de Mattie, lors de l'arrivée de
la jeune fille à la ferme, il ne pouvait plus se tenir dans son
"cabinet de travail" pendant l'hiver.

Après la scène pénible qui venait d'avoir lieu dans la cuisine, la
maison était rentrée dans le calme. Lorsque Ethan monta dans sa
chambre il entendit, du lit, la respiration régulière de Zeena. Pour
cette nuit la discussion était donc terminée... Il redescendit et
gagna sa retraite.

Quand sa femme eut quitté la cuisine, Mattie et lui y étaient
demeurés vis-à-vis l'un de l'autre, sans chercher à se rapprocher.
La jeune fille avait achevé de ranger, et lui-même, comme tous les
soirs, avait pris sa lanterne pour aller faire au dehors la ronde
habituelle. Au retour il avait trouvé la cuisine vide, mais sur la
table étaient posés sa pipe et sa blague et, au-dessous, un bout de
papier arraché à un catalogue de grainetier, qui portait ces mots:
"Ne vous tourmentez pas, Ethan..."

En pénétrant dans son "cabinet de travail" sombre et glacé, il plaça
sa lanterne sur son bureau et, penché vers la lumière, il lut et
relut le petit mot de Mattie. C'était la première fois qu'elle lui
écrivait, et le fait de tenir ce papier entre les mains lui procura
une sensation d'intimité nouvelle. En même temps, il songea
douloureusement que tel serait désormais leur unique moyen de
communiquer, et son angoisse s'en accrût. A la place du sourire de
Mattie et du son de sa voix, il n'aurait plus d'elle que des pages
inanimées, des paroles écrites...

Un instinct de rébellion grondait sourdement en lui. Il était trop
jeune, trop robuste, trop bouillonnant de sève pour assister sans
révolte à l'écroulement de ses espérances. Lui faudrait-il user toute
sa vie à vivre auprès d'une femme aigrie et maussade? Il avait eu
d'autres aspirations: ces aspirations, il avait dû les sacrifier,
une à une, à l'étroitesse d'esprit et à l'ignorance de Zeena; et, en
fin de compte, qu'avait-il retiré de ces sacrifices? Sa femme était
cent fois plus maussade et plus acariâtre qu'au temps où il l'avait
épousée: la seule joie qu'elle parût ressentir était de le faire
souffrir. Tous ses instincts d'être jeune et bien portant se
soulevaient contre l'inutilité de ses souffrances...

Il s'enveloppa dans sa vieille pelisse de raton pelée et s'allongea
sur le divan. Sous sa joue, il sentit un objet dur et bosselé.
C'était un coussin que Zeena avait brodé pour lui au temps de leurs
fiançailles, le seul travail à l'aiguille qu'il lui eût jamais vu
faire. Il le lança sur le plancher et appuya sa tête contre le
mur...

Ethan connaissait un jeune homme habitant l'autre versant de la
montagne, à peu près de son âge, qui s'était évadé d'une vie comme
la sienne en emmenant en Californie une jeune fille qu'il aimait. Sa
femme avait divorcé; il avait épousé sa compagne, et il était
heureux. L'été précédent, Frome avait rencontré le nouveau ménage à
Shadd's Falls, où il se trouvait en visite chez des parents. Une
petite fille était née du mariage: elle avait de jolis cheveux
blonds et bouclés, et on l'habillait en princesse, avec un médaillon
en or autour du cou... La première femme du jeune homme n'avait pas
mal réussi non plus. Son mari, en la quittant, lui avait laissé la
ferme, qu'elle avait bien vendue, et le produit tiré de cette vente,
joint à sa pension alimentaire, lui avait permis d'ouvrir à
Bettsbridge un restaurant qui prospérait.

Cette histoire revint soudain à l'esprit de Frome. Pourquoi, quand
Mattie partait le lendemain, ne l'accompagnerait-il pas, au lieu de
la laisser s'en aller toute seule? Il cacherait sa valise sous le
siège du traîneau; Zeena ne se douterait de rien jusqu'au moment où
elle monterait dans la chambre faire son somme quotidien: à ce
moment seulement elle trouverait une lettre de son mari sur son
lit...

Il était encore à l'âge où l'acte succède aussitôt à la pensée. Il
se remit sur pied, ralluma la lanterne et s'assit à son bureau. Il
fouilla dans le tiroir, prit une feuille de papier et se mit à
écrire:

     Zeena, j'ai fait pour vous tout ce que j'ai pu faire,
     et je ne vois pas à quoi cela a servi. Ce n'est sans
     doute pas de votre faute; et ce n'est certes pas de
     la mienne. Peut-être vaut-il mieux nous séparer. Je
     m'en vais dans l'Ouest tenter la chance. Je vous
     laisse la ferme et la scierie. Vous pouvez les vendre
     et garder l'argent...

Sa plume s'arrêta sur ce mot, qui brutalement le ramenait à la
réalité impitoyable. S'il donnait la ferme et la scierie à Zeena,
que lui resterait-il à lui-même pour se refaire une vie? Une fois
dans l'Ouest, il était bien certain de trouver du travail. Seul, il
n'eût pas craint de risquer l'aventure. Mais avec Mattie la
situation serait autre... Et quel serait, d'autre part, le sort de
Zeena? La maison et la scierie étaient hypothéquées jusqu'à la
limite de leur valeur. Dans le cas, déjà improbable, où elles
trouveraient acquéreur, il était douteux que sa femme retirât de la
vente plus d'un millier de dollars. En attendant, comment
pourrait-elle exploiter la propriété? C'était seulement par un
labeur incessant et une surveillance personnelle qu'il arrivait,
lui, à en tirer un maigre rendement; et, même en admettant que sa
femme fût en meilleure santé qu'elle ne se l'imaginait, jamais elle
ne parviendrait à porter seule un pareil fardeau.

Elle pourrait, il est vrai, rentrer dans sa famille: elle verrait
alors ce que ses parents étaient prêts à faire pour elle. C'était la
solution qu'elle imposait à Mattie; pourquoi ne pas lui laisser
courir le risque elle-même? Lorsqu'elle aurait découvert où les
amoureux s'étaient établis, et qu'elle intenterait une action en
divorce, il serait vraisemblablement en mesure de lui servir une
pension alimentaire convenable; tandis que Mattie, chassée seule de
la ferme, aurait bien moins de facilité à se tirer d'affaire.

Il avait bouleversé son bureau en cherchant une feuille de papier.
Comme il reprenait la plume, il vit au fond du tiroir un vieux
numéro du _Bettsbridge Eagle_. La page des annonces était sous ses
yeux, et il y lut: "Excursions dans l'Ouest: tarifs réduits..."

Il rapprocha la lumière et parcourut la liste des prix... Le journal
lui tomba des mains. Il poussa loin de lui sa lettre inachevée...

L'instant d'avant, il s'était demandé comment ils vivraient, Mattie
et lui, une fois arrivée dans l'Ouest. Et maintenant il se rendait
compte qu'il n'avait même pas l'argent du voyage! Emprunter était
hors de question. Six mois auparavant il avait donné sa dernière
garantie pour obtenir les fonds nécessaires à la réparation de la
scierie, et il savait bien que, sans garantie, il ne trouverait
personne dans Starkfield pour lui prêter dix dollars. Les faits
inexorables s'abattaient sur lui comme les mains d'un geôlier
attachant les menottes à un forçat. Il n'y avait pour lui aucune
issue... aucune. Il était prisonnier pour le vie; et le seul rayon de
lumière qui éclairait sa nuit était sur le point de s'évanouir.

Il s'affala lourdement sur le divan. Tous ses membres étaient si
lourds qu'il avait l'impression de ne plus jamais pouvoir les
remuer. Des larmes lui emplirent la gorge et creusèrent un sillon
brûlant jusqu'à ses paupières...

Tandis qu'il demeurait ainsi, étendu dans l'obscurité, la fenêtre en
face de lui s'éclaira peu à peu, encadrant un coin de ciel d'une
clarté laiteuse. Une branche tordue s'y profilait; une branche de ce
pommier sous lequel, en rentrant de la scierie, il trouvait parfois
Mattie assise pendant les soirs d'été. Lentement, le voile des
vapeurs pluvieuses prit feu et se déchira, et l'astre apparut, tout
pur, suspendu dans la nuit bleue.

Ethan se dressa sur le coude et regarda le paysage qui blanchissait
peu à peu et arrondissait ses contours sous la sculpture de la lune.
C'était cette nuit même qu'ils devaient, Mattie et lui, aller au
village pour leur partie de luge; et voilà que devant lui s'allumait
la lampe qui les eût éclairés! Le coeur lourd, il contemplait les
pentes lumineuses, les bois sombres auréolés d'argent, les collines
nébuleuses se confondant avec le bleu violacé de l'horizon; et il
lui sembla que la nature étalait devant lui toute cette beauté
nocturne pour mieux se jouer de son désespoir.

Il s'assoupit... Lorsqu'il se réveilla, le froid de l'aube d'hiver
emplissait la chambre. Il était gelé et courbatu. Il avait faim et
en était honteux. Il se frotta les yeux et s'approcha de la fenêtre.
Un soleil rouge paraissait à peine au-dessus de la morne étendue des
champs gris; contre son disque en feu les arbres se dessinaient,
noirs et grêles. "C'est le dernier jour de Mattie", se dit-il...
Et il essaya de se représenter ce que serait la maison, sans elle.

Tandis qu'il demeurait ainsi, il entendit des pas derrière lui, et
Mattie entra.

-- Oh! Ethan... c'est ici que vous avez passé la nuit?

Dans sa pauvre robe étriquée, la tête enveloppée de son écharpe
rouge, sous la lumière blafarde qui accusait sa pâleur, elle
paraissait si maigre, si grelottante, qu'il ne trouva pas un mot à
lui répondre.

-- Vous devez être gelé, continua-t-elle, fixant sur lui des yeux
las.

Il fit un pas vers elle.

-- Comment saviez-vous que j'étais ici?

-- Je vous ai entendu redescendre l'escalier hier soir, et toute la
nuit j'ai prêté l'oreille... Vous n'êtes pas remonté...

Toute la tendresse de Frome reflua à ses lèvres. Il regarda Mattie
et lui dit:

-- Je vais venir tout de suite allumer le feu de la cuisine.

Ils allèrent ensemble à la cuisine, et Ethan apporta le petit bois
et le charbon; puis il nettoya le fourneau. Pendant ce temps, Mattie
mettait sur la table le pot de lait et les restes froids du pâté.

Lorsque la chaleur commença à monter du poêle et que le premier
rayon de soleil s'allongea sur le plancher de la cuisine, les
sombres pensées d'Ethan se dissipèrent dans la tiédeur environnante.
La vue de Mattie, vaquant à sa besogne comme il la voyait faire tous
les matins, l'empêchait de croire qu'elle pût jamais cesser de
partager sa vie. Il se disait qu'il avait sans doute exagéré la
portée des menaces de Zeena, et qu'elle-même, avec le jour,
deviendrait plus accessible à la raison.

Se dirigeant vers Mattie, qui était penchée au-dessus du fourneau,
il posa la main sur son bras:

-- Il ne faut pas vous tourmenter, vous non plus, -- dit-il, -- la
regardant dans les yeux avec un sourire.

Elle devint toute rouge et murmura:

-- Non, Ethan, je ne me tourmenterai pas...

-- Les choses s'arrangeront...

Un rapide battement des paupières fut la seule réponse qu'elle lui
fit... Il continua:

-- Elle n'a rien dit, ce matin?

-- Non... je ne l'ai pas encore vue...

-- Ne faites pas attention à ce qu'elle pourra vous dire.

Ils se séparèrent, et Ethan se rendit à l'étable. En sortant de la
maison il vit Jotham Powell qui montait la colline, dans la brume
matinale: sa vue ajouta au nouveau sentiment de sécurité d'Ethan.

Tandis que les deux hommes nettoyaient les stalles des vaches,
Jotham lui dit, en s'appuyant sur sa fourche:

-- Daniel Byrne doit aller aux Flats à midi: il pourra emporter la
malle de Mattie. Ça nous gênerait plutôt dans le _cutter_, quand je
la conduirai à la gare.

Ethan lui jeta un coup d'oeil stupéfait et Jotham continua:

-- Mrs. Frome m'a dit que je devais prendre la nouvelle servante à la
gare des Flats à cinq heures, et qu'en même temps je pourrais y
conduire Mattie, de façon qu'elle puisse attraper le train de six
heures pour Stamford.

Le sang d'Ethan bourdonnait dans ses tempes. Il lui fallut un moment
pour retrouver la parole; puis il dit négligemment:

-- Il n'est pas encore certain que Mattie parte...

-- Ah, bon! -- répondit Jotham d'une voix indifférente. Et ils se
remirent tous deux à leur besogne.

Lorsqu'ils rentrèrent dans la cuisine, les deux femmes s'étaient
déjà attablées. Zeena paraissait plus éveillée et plus active que de
coutume. Elle but coup sur coup deux tasses de café et donna au chat
les miettes du pâté. Puis elle se leva et, allant vers la fenêtre,
enleva aux géraniums deux ou trois feuilles jaunies.

-- Ceux de tante Martha n'ont pas une feuille morte; mais voilà; les
plantes dépérissent toujours quand on ne les soigne pas, -- dit-elle
sur un ton pensif. -- Puis elle se retourna vers Jotham et lui
demanda:

-- A quelle heure Daniel Byrne passera-t-il?

Le journalier lança un coup d'oeil hésitant à Ethan.

-- Vers midi.

-- Votre malle est trop lourde pour le _cutter_, continua Zeena en
s'adressant à Mattie; Daniel Byrne la portera aux Flats...

-- Je vous remercie, Zeena.

-- Il y a plusieurs choses que je voudrais passer en revue avec
vous, -- poursuivit-elle d'une voix impassible. -- Il manque une
serviette de grosse toile, et puis je me demande ce que vous avez pu
faire du porte-allumettes qui se trouvait toujours dans le
_parlour_, derrière le hibou empaillé.

Elle sortit, suivie de Mattie, et lorsque les hommes se retrouvèrent
seuls, Jotham dit à Frome:

-- Vaut mieux laisser venir Daniel...

Ethan finit sa besogne accoutumée à la ferme et aux écuries. Puis il
annonça à Jotham:

-- Je vais à Starkfield. Dites que l'on ne m'attende pas pour le
dîner.

De nouveau, il se sentait pris d'une fièvre de révolte. Ce qui lui
avait semblé incroyable à la lumière du jour était cependant en voie
de réalisation, et il lui faudrait assister en spectateur impuissant
au renvoi de Mattie! Humilié dans sa fierté d'homme par le rôle
qu'il était obligé de tenir, il se demandait avec amertume ce que
Mattie pouvait bien penser de lui. Tandis qu'il s'acheminait vers le
village, des résolutions contradictoires se débattaient en lui. Il
voulait faire quelque chose, mais il ne savait pas encore ce qu'il
ferait...

Le brouillard du matin s'était dissipé, et les champs neigeux
s'étendaient sous le soleil comme un immense bouclier d'argent.
C'était une de ces journées où le scintillement du froid est adouci
comme par une vaporeuse buée de printemps. Chaque pas sur cette
route évoquait pour Ethan le souvenir de Mattie. A toutes les
branches nues se dessinant contre le ciel, et au fouillis roussâtre
du talus qui bordait le chemin creux, flottaient les souvenirs de
leur intimité passée. La roulade d'un oiseau dans un frêne au bord
de la route résonna au milieu de l'air calme comme le rire même de
la jeune fille: et le coeur d'Ethan se contracta, puis s'élargit à
nouveau. Il sentit alors qu'à tout prix il fallait agir.

Soudain il se dit qu'Andrew Hale avait le coeur généreux, et que
peut-être il reviendrait sur son refus s'il apprenait que l'état de
santé de Zeena forçait les Frome à prendre une servante. Hale, après
tout, était assez au courant de la situation d'Ethan pour que
celui-ci pût, sans un trop grand sacrifice d'amour-propre, tenter
une nouvelle démarche. Et d'ailleurs, dans ce drame passionné qui se
jouait en son âme, de tels scrupules ne comptaient plus guère.

Plus il songeait à son projet, plus celui-ci lui semblait
réalisable. S'il pouvait parler à Mrs. Hale, il était certain du
succès; et avec cinquante dollars en poche rien ne pourrait plus
l'empêcher d'accompagner Mattie...

Pour le moment, l'essentiel était d'atteindre Starkfield avant que
Hale ne partît pour son travail. Frome savait que l'entrepreneur
devait quitter le village de bonne heure afin d'aller surveiller une
construction sur la route de Corbury. Les longues enjambées du jeune
homme devinrent plus rapides à mesure que ses pensées s'accéléraient,
et, comme il arrivait au pied de la montée de la School House, il
vit au loin le traîneau du constructeur. Il hâta le pas, mais en
approchant il s'aperçut que le traîneau était conduit par le plus
jeune fils de Hale. A son côté se trouvait Mrs. Hale, si emmitouflée
qu'elle ressemblait à un gros cocon de chenille auquel on aurait mis
des lunettes. Ethan leur fit signe d'arrêter, et Mrs. Hale se pencha
vers lui, souriant de toutes ses bonnes rides roses.

-- Mr. Hale? Je crois bien. Vous le trouverez à la maison. Il n'est
pas à son travail ce matin... Il s'est réveillé avec un peu de
lombago, et je viens de lui poser un des emplâtres du docteur
Kidder, en lui recommandant de ne pas quitter le coin du feu.

Jetant un regard maternel sur Frome, elle se pencha davantage pour
ajouter:

-- Mr. Hale vient justement de m'apprendre que Zeena a été à
Bettsbridge consulter un nouveau médecin. Je suis vraiment désolée
qu'elle soit toujours si souffrante. J'espère que le docteur Buck
lui fera du bien. Je ne connais personne dans le pays qui ait été
plus éprouvé que Zeena. Je dis souvent à mon mari que je ne sais pas
ce qu'elle serait devenue si vous n'aviez pas été là. Je le disais
déjà autrefois, à propos de votre mère. Vous avez toujours eu la vie
bien dure, mon pauvre Ethan...

Elle le salua d'un dernier petit signe de tête amical, tandis que
son fils encourageait le cheval de la voix. Ethan demeura au milieu
de la route, et regarda le traîneau s'éloigner...

Il y avait longtemps qu'on ne lui avait parlé avec autant de bonté.
La plupart des gens étaient indifférents à ses soucis ou enclins à
trouver tout naturel qu'un jeune homme de son âge eut porté sans
murmurer le fardeau de trois existences avortées. Mais Mrs. Hale lui
avait dit: "Vous avez toujours eu la vie bien dure, mon pauvre
Ethan...", et il se sentait moins isolé dans son malheur. Puisque
les Hale le plaignaient, ils répondraient sûrement à son appel...

Il se remit en marche, mais au bout de quelques mètres le sang lui
monta brusquement au visage. Pour la première fois, à la clarté des
mots qu'il venait d'entendre, il discernait nettement ce qu'il était
sur le point de faire. Il était parti de chez lui avec l'intention
de profiter de la sympathie des Hale pour leur soutirer, sous un
faux prétexte, l'argent qui lui eût permis d'enlever Mattie Silver.
C'était là la raison secrète qui l'avait conduit à Starkfield...

Il perçut brusquement l'extrémité à laquelle sa folie l'avait porté;
et aussitôt la folie tomba, et sa vie lui apparut telle qu'elle
était réellement. Il était un homme pauvre, le mari d'une femme
malade, que son abandon eût laissée seule et sans ressources; et
même s'il avait eu le coeur de l'abandonner, il n'eut pu le faire
qu'en abusant deux braves gens qui lui avaient témoigné de la
sympathie.

Il rebroussa chemin et reprit lentement la route de la ferme.




IX


Daniel Byrne était assis dans son traîneau, devant la porte. Son
cheval gris piétinait la neige et secouait sans cesse sa longue tête
méchante.

Ethan rentra dans la cuisine. Il trouva sa femme auprès du poêle. Sa
tête était enveloppée d'un châle, et elle lisait un livre intitulé:
_Les maladies de rein et leur guérison_, pour lequel Ethan avait dû
payer, quelques jours auparavant, un assez lourd port supplémentaire.


A son entrée, Zeena demeura immobile, les yeux toujours fixés sur
son livre. Il attendit un instant, puis il lui demanda:

-- Où est Mattie?

Tout en continuant de lire, elle lui répondit:

-- Elle est sans doute en train de descendre sa malle.

Le sang colora le visage de Frome.

-- Elle descend sa malle... toute seule?...

-- Jotham Powell est reparti pour le taillis et Daniel Byrne n'ose
pas quitter son cheval...

Ethan n'écouta même pas la fin de la phrase. Il grimpa l'escalier
d'un trait. La porte de la chambre de Mattie était fermée et il
hésita une seconde sur le palier.

-- Matt, -- dit-il à voix basse.

Elle ne répondit pas et il posa la main sur le loquet. Il n'avait
pénétré qu'une fois dans la chambre de la jeune fille. C'était au
début de l'été, quand il y était entré pour couler du plâtre au bord
du toit. Mais il conservait dans sa mémoire le souvenir fidèle de
tout ce qu'il y avait vu: le lit étroit avec son couvre-pied rouge
et blanc, la jolie pelote sur la commode, et, au mur, une
photographie agrandie de sa mère, dans un cadre de métal argenté,
surmonté de monnaies du pape.

Maintenant tout ce qui lui appartenait avait été enlevé de la pièce:
elle était aussi nue, aussi peu accueillante que lorsque Zeena y
avait introduit la jeune fille le jour de son arrivée. La malle
était au milieu du parquet et Mattie était assise dessus, vêtue de
sa robe des dimanches. Elle tournait le dos à la porte et cachait sa
figure entre ses mains. A travers ses sanglots elle n'avait point
entendu l'appel de Frome, et elle n'entendit son pas qu'au moment où
il lui posa les mains sur les épaules.

-- Oh! Matt... je vous en supplie... ne pleurez pas ainsi...

Elle sursauta, se dressa, et tourna vers lui son visage baigné de
larmes.

-- Ethan... je croyais que je ne vous reverrais plus!...

Il la prit dans ses bras, la serra contre lui et d'une main
tremblante caressa les cheveux épars sur son front.

-- Ne plus me revoir... Que voulez-vous dire?...

Entre deux sanglots elle reprit:

-- Vous aviez prévenu Jotham qu'on ne vous attendit pas pour le
dîner, et alors j'ai cru...

Il acheva la phrase avec amertume:

-- Vous avez cru que j'avais l'intention de ne pas revenir?

Sans répondre, elle se pendit à son cou. Il posa les lèvres sur ses
cheveux, qui avaient la souplesse et la douceur de certaines mousses
sur des pentes tiédies, et qui dégageaient la senteur aromatique de
la sciure de bois au soleil.

A travers la porte ils entendirent la voix de Zeena qui criait:

-- Daniel Byrne dit que vous ferez bien de vous dépêcher si vous
voulez qu'il emporte votre malle.

Ils s'écartèrent l'un de l'autre, le visage navré. Des mots de
révolte montèrent aux lèvres de Frome, mais y moururent. Mattie
chercha son mouchoir et se sécha les yeux; puis, se penchant, elle
saisit une des poignées de la malle.

Ethan l'écarta aussitôt.

-- Laissez cela, Mattie, -- ordonna-t-il.

Elle répondit:

-- Il faut être deux pour pouvoir tourner le coin...

Ethan, sans plus discuter, s'empara de l'autre poignée, et
ensemble ils portèrent la malle sur le palier.

-- Maintenant, laissez-moi faire, -- dit-il.

Il chargea le colis sur son épaule, descendit l'escalier et
traversa la cuisine. Zeena, toujours assise auprès du poêle, s'était
replongée dans sa lecture: elle ne leva même pas les yeux quand il
passa. Mattie le suivit jusqu'à la porte d'entrée et l'aida à placer
la malle à l'arrière du traîneau. Puis, à côté l'un de l'autre, ils
demeurèrent sur le seuil à regarder Daniel Byrne s'éloigner au grand
trot de son cheval impatient.

Il semblait à Ethan que son coeur était ligotté par des cordes qu'une
main invisible resserrait à chaque tic tac de la pendule. Deux fois
il ouvrit la bouche pour adresser la parole à Mattie, et deux fois
le souffle lui manqua. Enfin, comme elle se retournait pour rentrer
il posa la main sur son bras et la retint.

-- Je vous conduirai moi-même, Mattie, -- dit-il.

Elle murmura à mi-voix:

-- Je crois que Zeena préférerait que j'aille avec Jotham.

-- Je vous conduirai moi-même, -- répéta-t-il.

Sans répondre, elle rentra dans la cuisine.

Au repas de midi, Ethan fut incapable de manger. Dès qu'il levait
les yeux il voyait devant lui le visage pincé de Zeena, et le
sourire qui faisait remonter les coins de ses lèvres étroites.
Elle mangeait abondamment, déclarant que le temps doux l'avait
remontée; et elle, qui d'habitude n'encourageait guère l'appétit de
Jotham Powell, insista pour qu'il reprit des flageolets.

Le repas achevé, Mattie, comme à l'ordinaire se mit à débarrasser
les couverts et à laver la vaisselle. Zeena, après avoir donné au
chat sa pâtée, était revenue s'installer auprès du feu. Enfin,
Jotham Powell, qui demeurait toujours le dernier à table, quitta
lentement sa chaise et se dirigea vers la porte.

Sur le seuil il se retourna et s'adressant à Ethan:

-- A quelle heure dois-je venir prendre Mattie? -- demanda-t-il.

Ethan se tenait auprès de la fenêtre; il bourrait machinalement sa
pipe, tout en regardant Mattie aller et venir. Il répondit:

-- Je la conduirai moi-même.

Il vit la rougeur monter aux joues de la jeune fille, tandis que
Zeena levait brusquement la tête.

-- J'aurais besoin de vous cet après-midi, Ethan, -- dit-elle,
-- Jotham conduira Mattie à la gare.

Mattie implora Frome du regard, mais il répéta d'un ton bref:

-- Je la conduirai moi-même.

Zeena reprit:

-- J'ai besoin de vous pour réparer le poêle de la chambre de
Mattie, avant que la servante n'arrive. Voici plus d'un mois qu'il
ne tire plus.

Ethan repartit sur un ton indigné:

-- Ce qui suffisait pour Mattie est bien assez bon pour une
servante.

Zeena poursuivit avec la même douceur monotone:

-- Elle m'a dit qu'elle avait l'habitude de servir dans des maisons
chauffées au calorifère.

-- Elle aurait mieux fait d'y rester, -- lança-t-il.

Et se tournant vers Mattie, il ajouta d'une voix dure:

-- Vous vous tiendrez prête pour trois heures. J'ai à faire à
Corbury.

Jotham Powell s'était déjà mis en route pour l'écurie. Ethan le
suivit. Ses tempes battaient, et il était aveuglé par une rage
muette. Il se mit à l'ouvrage, sans savoir quelle force le dirigeait
ne comment ses pieds et ses mains exécutaient ses ordres. Ce ne fut
qu'au moment où il sortit l'alezan et le fit entrer dans les
brancards du traîneau qu'il reprit conscience de ses actes. Tandis
qu'il passait la bride par dessus la tête du cheval et qu'il
enroulait les traits autour des brancards, il se souvint de
l'après-midi où il avait fait les mêmes préparatifs pour aller au
devant de Mattie, aux Flats, il y avait un peu plus d'un an. Comme
aujourd'hui le temps avait été doux, avec un souffle de printemps
dans l'air. L'alezan, tournant vers lui le même grand oeil cerclé de
noir, se frottait le museau contre la paume d'Ethan de la même
façon... Un à un les jours qui s'étaient écoulés se dressèrent tous
devant lui.

Il jeta la peau d'ours dans le cutter, puis il y grimpa, et gagna la
maison. Il trouva la cuisine vide; seuls, le sac de Mattie et son
plaid étaient placés auprès de la porte. Il alla jusqu'au pied de
l'escalier et prêta l'oreille. Aucun bruit ne venait du premier
étage,  mais peu de temps après il lui sembla entendre remuer
quelqu'un dans son "cabinet de travail". Il poussa la porte: Mattie,
en chapeau et en jaquette, se tenait debout près de la table, lui
tournant le dos.

A son approche elle tressaillit et se retourna vivement.

-- Est-il temps de partir? -- dit-elle.

-- Que faites vous ici, Matt?

Elle le regarda timidement:

-- Je jetais un dernier coup d'oeil... voilà tout, -- répondit-elle
avec un sourire hésitant.

Ils gagnèrent la cuisine en silence. Ethan prit le sac et le plaid.

-- Où est Zeena? -- demanda-t-il.

-- Elle est montée dans sa chambre tout de suite après le repas.
Elle se plaignait encore de ses douleurs, et elle a défendu qu'on la
dérangeât.

-- Elle ne vous a pas dit adieu?

-- Non... C'est tout ce qu'elle a dit.

Ethan regarda lentement autour de lui. Il songeait, en frissonnant,
que dans quelques heures, il rentrerait seul dans cette maison. Puis
un sentiment d'irréalité s'empara de lui à nouveau, et il ne put
croire que la jeune fille se trouvait là pour la dernière fois.

-- Allons, venez! -- dit-il, d'une voix presque enjouée; et il
ouvrit la porte.

Il plaça le sac dans le traîneau et sauta sur la banquette. Mattie
s'installa à côté de lui, et il se pencha pour l'envelopper dans la
couverture.

-- Hop! en route! cria-t-il au cheval. Il secoua les guides et le
vieil alezan partit d'un pas tranquille.

-- Nous avons tout le temps de faire une belle promenade, -- fit-il;
et cherchant la main de la jeune fille sous la fourrure, il la serra
doucement. Le sang lui brûlait le visage, et la tête lui tournait
comme si, par un jour de grand froid, il était entré boire un verre
au bar de Starkfield.

La barrière franchie, au lieu de gagner le village, il prit à droite
dans la direction de Bettsbridge. Mattie demeurait silencieuse et ne
manifesta aucune surprise; mais après un moment, elle dit:

-- Vous allez faire le tour par Shadow Pond, n'est-ce pas?

Il se mit à rire et répondit:

-- Je savais bien que vous aviez deviné!

Elle se blottit sous la peau d'ours, de telle sorte que,
lorsqu'Ethan, engoncé dans sa pelisse, la regardait de côté, il
pouvait tout juste apercevoir le bout de son nez et une boucle brune
que voltigeait. Ils cheminèrent lentement entre les champs qui
miroitaient sous le soleil pâle; puis ils s'engagèrent dans un
chemin de traverse bordé de pins et de mélèzes. Au loin, devant eux,
s'étendait une ligne de montagnes dont les ondulations blanches,
marbrées de futaies brunes, se déroulaient contre le blanc horizon
d'hiver. Puis le chemin s'enfonça dans un bois de sapins. Leurs fûts
rougissaient à la lueur du soleil couchant, et projetaient sur la
neige des ombres d'un bleu transparent.

Sous le toit des arbres, la brise ne se faisait plus sentir. Une
tiédeur paisible semblait tomber des branches avec la chute des
aiguilles. La neige était si pure que les pattes des petites bêtes,
putois, écureuils, oiseaux, avaient tracé sur elle des arabesques
légères et dentelées. Les pommes de pin bleuissantes, à moitié
enfouies dans cette blancheur immaculée, s'en détachaient avec le
dur relief d'ornements de bronze.

Ethan conduisait en silence, poussant le cheval vers un endroit où
les sapins s'espaçaient; puis il arrêta le traîneau et fit descendre
Mattie.

Tous deux se mirent à marcher entre les troncs aromatiques. La neige
durcie craquait sous leurs pas. Ils atteignirent enfin un étang aux
rives escarpées et revêtues d'arbres. Une colline abrupte, au soleil
couchant, allongeait une ombre conique sur la surface gelée de
l'eau: cette ombre avait donné son nom à l'étang. C'était un endroit
sauvage et retiré, d'où se dégageait une mélancolie morne semblable
à celle qui oppressait le coeur d'Ethan.

Parcourant du regard la rive caillouteuse, il découvrit un tronc
d'arbre abattu, à moitié enseveli dans la neige.

-- C'est ici que nous étions assis le jour du pique-nique, -- lui
rappela-t-il.

Il s'agissait d'une des rares parties de plaisir auxquelles les deux
jeunes gens avaient participé, d'un pique-nique organisé par leur
paroisse et qui, durant une longue après-midi d'été, avait rempli
d'une gaieté bruyante le petit bois isolé.

Mattie avait prié Frome de l'accompagner et il avait refusé. Mais
vers le coucher du soleil, en descendant de la montagne, où il avait
été abattre des arbres, il fut surpris par quelques joyeux lurons
de la bande et entraîné jusqu'à l'étang. Il avait retrouvé Mattie
entourée de jeunes gens en gaîté, qui préparait du café sur un feu
de bohémien. Sous le large bord de son chapeau de paille sa figure
ambrée, aux reflets roses, brillait comme une mûre sauvage. Ethan se
souvint de s'être senti tout honteux à l'idée de se présenter devant
elle dans ses habits de travail. Puis il se rappela la lueur de joie
que avait illuminé les yeux de Mattie à son approche, et la façon
dont elle s'était détachée du groupe pour venir au-devant de lui,
une tasse à la main. Ils s'étaient assis tous deux sur le tronc
abattu près de l'étang, et elle s'était aperçue qu'elle avait perdu
son médaillon en or. A sa prière tous les jeunes gens s'étaient
lancés à la recherche du bijou; ce fut Ethan qui le découvrit le
premier, brillant à travers la mousse épaisse...

C'était tout... Mais toute leur intimité était faite de pareils
instants de rapprochement muet, où, étonnés et attendris, ils
rencontraient le bonheur comme s'ils eussent surpris un papillon
dans les bois dénudés et neigeux.

-- C'est ici que j'ai retrouvé votre médaillon, -- dit Ethan,
enfonçant le pied dans une touffe épaisse de myrtilles.

-- Je n'ai jamais vu un oeil comme le vôtre, -- répondit-elle.

Elle s'assit sur le tronc d'arbre, au soleil; et Ethan se mit à son
côté.

-- Vous étiez jolie comme un coeur avec votre chapeau rose, lui
dit-il.

Toute heureuse, elle répliqua en riant:

-- C'était sans doute le chapeau...

Jamais encore ils n'avaient manifesté aussi ouvertement la sympathie
qu'ils ressentaient l'un pour l'autre. Ethan eut un instant
l'illusion qu'il était libre et qu'il faisait la cour à la jeune
fille qu'il rêvait d'épouser. Il regarda les cheveux de Mattie il
éprouva le désir de les caresser de nouveau. Il aurait voulu lui
dire qu'ils embaumaient la senteur des bois... mais il ne savait pas
exprimer de pareilles choses.

Brusquement, Mattie se leva:

-- Il ne faut pas que nous restions ici plus longtemps...

Il continuait de la considérer vaguement, encore à demi perdu dans
son rêve.

-- Oh, nous avons bien le temps, -- répondit-il.

Ils se regardaient tous les deux comme si chacun avait tendu toutes
ses forces pour saisir et emporter dans ses yeux l'image de l'autre.
Il y avait certain mots qu'Ethan voulait prononcer avant qu'ils ne
se séparassent, mais il ne pouvait les lui dire dans cet endroit
tout imprégné de leur bonheur passé. Il se détourna, et suivit
Mattie en silence jusqu'au traîneau... Comme ils se remettaient en
route, le soleil disparut derrière la colline, et les fûts rouges
des sapins devinrent gris...

Pour regagner la route de Starkfield, ils suivirent un chemin
sinueux à travers champs. Sous le ciel découvert une pâle lumière
s'attardait, et le rouge glacé du couchant illuminait encore les
hauteurs lointaines. Les bouquets d'arbres épars sur la plaine
neigeuse se serraient l'un contre l'autre, comme des oiseaux cachant
leurs têtes sous leurs plumes ébouriffées. Le ciel, en pâlissant,
s'exhaussait, et la terre paraissait plus déserte.

Comme le traîneau débouchait sur la grande route, Ethan parla enfin:

-- Matt, qu'avez-vous l'intention de faire?

Elle hésita un moment, puis elle dit:

-- J'essaierai de trouver une place dans un magasin.

-- Vous savez bien que c'est impossible. La fatigue et le manque
d'air ont déjà failli vous tuer.

-- Je suis beaucoup plus forte qu'à mon arrivée ici.

-- Et maintenant vous allez gaspiller toute la santé que vous avez
regagnée!

A cela il n'y avait rien à répondre, et ils continuèrent leur route
sans parler.

A chaque tournant un souvenir embusqué se dressait devant Ethan et
Mattie, comme pour leur barrer le chemin: ici ils avaient ri, là ils
s'étaient tu ensemble.

-- Parmi les parents de votre père, n'y a-t-il personne qui pourrait
vous aider?

-- Aucun à qui je voudrais le demander.

Il baissa la voix pour dire:

-- Vous savez que je ferais tout au monde pour vous, si je le
pouvais...

-- Oui, je le sais...

-- Mais je ne puis rien...

Elle se tut: mais il sentit un léger tremblement de l'épaule appuyée
contre la sienne.

-- Oh, Mattie, si seulement j'avais pu partir avec vous, comme je
l'aurais fait!

Brusquement elle se tourna vers lui, et tira de son corsage une
feuille de papier.

-- Ethan... voilà ce que j'ai trouvé... -- balbutia-t-elle.

Malgré l'obscurité croissante il reconnut la lettre à sa femme,
commencée la nuit précédente et qu'il avait oublié de déchirer. A
son étonnement se mêla un mouvement de joie sauvage.

-- Mattie!... -- s'écria-t-il, -- si ça avait été possible,
auriez-vous consenti?

-- Oh, Ethan, Ethan... à quoi bon en parler?

D'un mouvement soudain, elle déchira la lettre: les morceaux
volèrent sur la neige.

-- Dites, Mattie, dites! Je vous en prie...

Elle demeura un instant sans répondre, puis, d'une voix si basse
qu'il dût pencher la tête pour l'entendre:

-- J'y ai pensé parfois dans les nuit d'été, quand le clair de lune
remplissait ma chambre et m'empêchait de dormir.

Le coeur d'Ethan tressaillit d'ivresse.

-- Vous y songiez déjà, l'été dernier?

Comme si depuis des mois la date était gravée dans sa mémoire, elle
répondit aussitôt:

-- La première fois, ce fut à Shadow Pond...

-- C'est pour cela que vous m'avez donné ma tasse de café avant les
autres?

-- Je ne sais pas... L'ai-je fait? J'étais navrée lorsque vous avez
refusé de m'accompagner au pique-nique: et quand je vous vis arriver
je me suis dit: -- Il a peut-être pris ce chemin pour me
retrouver... Et j'en étais toute heureuse...

Ils se turent à nouveau. Ils s'étaient engagés dans le chemin creux
qui longeait la scierie d'Ethan. A mesure qu'ils avançaient sous les
lourdes branches des sapins du Canada, le crépuscule descendait,
tombait sur eux comme un voile noir.

-- J'ai pieds et poings liés, Mattie... Je ne peux rien faire, --
reprit Ethan.

-- Vous m'écrirez quelquefois, Ethan...

-- A quoi bon écrire? J'ai besoin, quand j'étends la main, qu'elle
vous rencontre. J'ai besoin d'agir pour vous et de vous soigner,
j'ai besoin d'être là quand vous êtes malade et que vous vous sentez
seule...

-- Soyez sûr que je me tirerai d'affaire...

-- Vous n'avez pas besoin de moi, vous voulez dire? Vous vous
marierez, sans doute?

-- Oh, Ethan! -- s'écria-t-elle.

-- Je ne sais pas ce que vous me faites éprouver, Mattie, mais
plutôt que de vous voir mariée, j'aimerais mieux vous savoir morte.

-- Oh, je voudrais l'être, je voudrais l'être! -- s'écria-t-elle,
dans un brusque accès de sanglots.

Il l'entendit pleurer, et sa rage sombre tomba... Il se sentait tout
honteux.

-- Ne parlons pas ainsi, -- murmura-t-il.

-- Pourquoi pas, puisque c'est la vérité?... Je n'ai pas cessé une
minute d'y penser, toute la journée...

-- Taisez-vous, Mattie! Je vous défends!...

-- Il n'y a que vous qui m'ayez témoigné de la bonté...

-- Ne dites pas cela non plus, quand je ne peux même pas lever un
doigt pour vous!

-- Oui; mais cela n'en est pas moins vrai...

Ils étaient arrivés en haut de la School House Hill. Au dessous
d'eux Starkfield s'étendait dans le crépuscule. Un cutter qui venait
du village les croisa avec un joyeux bruit de grelots. Ils se
raidirent et regardèrent droit devant eux, la face rigide. Dans la
grande rue, les lumières commençaient à briller aux fenêtres.
Quelques villageois attardés regagnaient leurs portes. Ethan toucha
du fouet l'alezan, qui repartit d'un trot paresseux.

Près de la sortie du village, des cris d'enfants leur arrivèrent. Et
une bande traînant des luges s'éparpilla sur la place devant
l'église.

-- J'ai idée que c'est leur dernière glissade pour un jour ou
deux... -- dit Ethan, en regardant le ciel radouci.

Mattie ne répondit pas et il ajouta:

-- Nous aussi, la nuit dernière, nous devions aller luger.

Elle se taisait toujours, et poussé par l'obscur désir d'alléger la
tristesse de leur dernière heure ensemble, il continua à bavarder.

-- C'est tout de même curieux que nous n'ayons descendu la côte
qu'une fois depuis que vous êtes chez nous!

Elle répondit:

-- Je n'avais guère l'occasion d'aller au village...

-- C'est vrai...

Ils avaient atteint le sommet de la route de Corbury. Entre la vague
masse blanche de l'église et le noir rideau que formaient les sapins
des Varnum, la descente s'étalait au-dessous d'eux sans une luge sur
son long parcours. Un élan insensé poussa Ethan à dire:

-- Est-ce que cela vous amuserait de descendre la côte maintenant!

Mattie eut un petit rire forcé.

-- Nous n'avons pas le temps!

-- Mais si, mais si!... Allons, venez!

Son seul désir était de retarder le plus possible le moment où il
faudrait diriger l'alezan vers la gare des Flats.

Mattie balbutia: -- Mais la servante? Elle sera à la gare à nous
attendre...

-- Eh bien! qu'elle attende!... Si ce n'était pas elle, ce serait
vous... Venez donc!...

Il parlait avec un tel accent d'autorité que Mattie en parut
subjuguée. Il sauta hors du traîneau, et elle descendit sans
résistance, se bornant à dire:

-- Mais où trouverons-nous une luge?

-- J'en vois une là-bas, sous les sapins.

L'alezan se tenait paisiblement au bord de la route, inclinant sa
vieille tête songeuse. Ethan le recouvrit de la peau d'ours; puis il
saisit la main de Mattie et l'entraîna à sa suite vers la luge.

Elle s'y assit docilement et il prit place derrière elle. Ils
étaient si près l'un de l'autre que les cheveux de Mattie lui
frôlaient le visage.

-- Vous êtes bien, Mattie? -- lui cria-t-il, comme s'il y avait entre
eux toute la largeur de la route.

Elle se retourna pour lui dire:

-- Il fait bien sombre... Êtes-vous sûr d'y voir?

Il eut un rire dédaigneux.

-- Je pourrais descendre cette côte les yeux fermés!

Cette audace sembla lui plaire, et elle rit avec lui.

Néanmoins, il attendit encore un moment, parcourant attentivement
des yeux la longue descente, car c'était l'heure la plus trompeuse
de la soirée, l'heure où la dernière clarté du ciel se confond avec
la nuit naissante pour former une obscurité qui dénature les objets
familiers et fausse les distances.

-- Allons! -- cria-t-il.

La luge partit d'un bond, et ils glissèrent à travers le crépuscule
à une allure de plus en plus rapide. Devant eux la nuit creusait un
gouffre noir, et l'air résonnait à leurs oreilles comme le chant
d'un orgue.

Mattie ne bougeait pas, mais lorsqu'ils arrivèrent au tournant de la
pente, là où le gros orme avançait son tronc menaçant, Ethan eut
l'impression qu'elle se serrait davantage contre lui.

-- N'ayez pas peur, Mattie, -- cria-t-il avec un accent de triomphe,
au moment où ils dépassaient le tournant dangereux et prenaient
leur élan pour la deuxième pente.

Lorsqu'ils se trouvèrent au bas de la côte la vitesse du traîneau se
ralentit, et il entendit le petit rire joyeux de Mattie.

Ils se mirent à remonter la côte à pie. Ethan, traînant la luge
derrière lui, glissa son bras sous celui de Mattie.

-- Aviez-vous peur que je vous envoie contre l'orme? -- demanda-t-il
avec un joyeux rire de gosse.

-- Vous savez bien que je n'ai jamais peur avec vous, --
répondit-elle.

L'étrange exaltation d'Ethan détermina un de ses rares mouvements de
fanfaronnade.

-- C'est tout de même un endroit dangereux, -- reprit-il. -- Le
moindre écart et nous étions fichus. Mais heureusement je sais
mesurer les distances à une épaisseur de cheveu près. Je l'ai
toujours su.

Elle murmura:

-- J'ai toujours dit que vous aviez l'oeil le plus sûr.

Autour d'eux une tranquillité profonde tombait avec l'obscurité sans
étoiles, et ils s'appuyaient silencieusement l'un sur l'autre; mais
à chaque pas de la montée, Ethan se disait: "C'est la dernière fois
que nous nous promenons ensemble."

Lentement ils gravissaient la pente. Quand ils arrivèrent en face de
l'église, il inclina la tête vers Mattie et lui demanda:

-- Êtes-vous fatiguée?

Elle répondit, haletante:

-- Non, c'était trop beau!

Pressant son bras contre le sien, il la guida vers les sapins de
Norvège.

-- Je crois que cette luge appartient à Ned Hale. En tout cas, je
vais la laisser où je l'ai trouvée.

Il traîna la luge jusqu'à la grille des Varnum et l'appuya contre
la palissade. Lorsqu'il se releva, il sentit Mattie tout contre lui
dans l'ombre.

-- Est-ce ici que Ned et Ruth se sont embrassés? -- lui
souffla-t-elle, l'entourant de ses bras.

Ses lèvres cherchant celles d'Ethan, effleurèrent son visage, et il
l'étreignit dans un brusque transport.

-- Au revoir... au revoir..., -- balbutia-t-elle, en l'embrassant de
nouveau.

-- Oh, Matt! Je ne puis vous laisser partir!

C'était toujours le même cri qui lui échappait.

Elle se détacha de son étreinte, et il entendit ses sanglots.

-- Moi non plus, je ne peux pas partir! -- gémit-elle.

-- Matt, qu'allons-nous faire, qu'allons-nous faire?...

Ils se tenaient la main comme des enfants, et le corps fragile de
Mattie était secoué de longs frissons désespérés.

Dans le silence nocturne ils entendirent cinq heures sonner à
l'horloge de l'église.

-- Ethan, il est temps de partir! -- s'écria-t-elle.

Il l'attira contre lui.

-- Temps de partir? Vous ne pensez pas que je vais vous laisser
partir maintenant?

-- Si je manque mon train, où irai-je?

-- Où irez-vous, si vous le prenez?

Elle se tut, ses mains inertes et glacées abandonnées dans celles
d'Ethan.

-- A quoi cela sert-il désormais que l'un de nous aille quelque part
sans l'autre? -- dit-il.

Elle demeura immobile, comme si elle ne l'avait pas entendu.
Brusquement, elle se dégagea et jetant ses bras autour du cou
d'Ethan, pressa une joue mouillée contre son visage.

-- Ethan! Ethan! il faut que vous me fassiez descendre une fois
encore!...

-- Descendre... où?

-- Au bas de la côte... Tout de suite... -- reprit-elle, haletante.
-- De façon à ce que nous ne la remontions plus jamais...

-- Mattie, au nom du ciel!... Qu'est-ce que vous voulez dire?

Elle mit ses lèvres tout contre l'oreille du jeune homme.

-- Droit sur le gros orme... Vous avez dit que vous le pouviez...
Ainsi, nous n'aurons plus à nous séparer jamais....

-- Que dites-vous? Vous êtes folle!

-- Je ne suis pas folle, mais je le deviendrai si je dois vous
quitter.

-- Oh! Mattie... Mattie... -- gémit-il.

Elle se cramponna à lui d'une étreinte plus serrée, son visage tout
contre le sien.

-- Ethan, où irais-je si je vous quitte?... Je ne sais pas me
débrouiller toute seule: c'est vous-même qui le disiez tout à
l'heure. Il n'y a que vous qui m'ayez témoigné de la bonté... Et
cette étrangère qui va coucher dans mon lit -- où je passais toutes
les nuits à guetter l'instant où vous remonteriez.

Les mots qu'elle prononçait semblaient au jeune homme comme des
lambeaux de chair arrachés de son propre coeur. Ils évoquèrent en lui
la vision abhorrée de la ferme où bientôt il lui faudrait rentrer...
de l'escalier qu'il aurait à gravir chaque nuit, et de la femme qui
l'attendait.... Et le ravissement de l'aveu de Mattie, le fol
étonnement de savoir enfin que tout ce qu'il avait éprouvé, elle
aussi l'avait ressenti, lui rendit l'autre vision plus haïssable
encore, et plus intolérable la pensée de cette autre existence...

Elle parlait toujours, par petites phrases entrecoupées de sanglots;
mais depuis longtemps il ne l'entendait plus. Elle avait perdu son
chapeau, et il lui caressait les cheveux. Il voulait que sa main en
gardât un souvenir vivace, qui pût y sommeiller comme une graine en
hiver... Une fois encore il rencontra ses lèvres et il lui sembla
qu'ils étaient auprès de l'étang, sous un brûlant soleil d'août.
Mais la joue qui effleura la sienne était froide et baignée de
larmes; et il crut voir à travers la nuit la route des Flats, et
entendre au loin le sifflement du train qui approchait.

Les sapins de Norvège les enveloppaient d'obscurité et de silence,
comme si tous deux étaient déjà sous terre, dans leurs cercueils.

"Voilà ce que l'on doit éprouver quand on est mort", songea Ethan;
puis il se dit: "Quand elle sera partie je n'éprouverai plus
jamais rien..."

Tout à coup, il entendit hennir le vieil alezan de l'autre côté de
la route: "Il doit se demander pourquoi nous ne rentrons pas
souper"..., pensa Ethan.

-- Venez, -- supplia Mattie, en l'entraînant par la main...

La sombre violence de la jeune fille fit ployer la volonté d'Ethan.
Elle lui apparut comme l'instrument même du destin. Il alla prendre
la luge et sortit de l'ombre épaisse des sapins. Sur la route, la
faible clarté du ciel lui fit cligner des yeux comme un oiseau de
nuit. Devant eux, la pente était déserte. Tout Starkfield soupait,
et personne ne traversait la place devant l'église. Le ciel, gonflé
de l'humidité qui précède le dégel, abaissait ses lourdes nuées
comme avant un orage d'été. Frome chercha à sonder l'obscurité, mais
ses yeux lui semblèrent moins perçants, moins assurés que de
coutume...

Il s'assit sur la luge et aussitôt Mattie vint se placer devant lui.
Ses cheveux effleurèrent la bouche d'Ethan. Il étendit ses jambes et
enfonça ses talons dans la neige pour maintenir le traîneau en
place. Puis il saisit la tête de la jeune fille et l'inclina en
arrière, sous ses lèvres...

Mais tout d'un coup il se dressa.

-- Levez-vous, Mattie, -- lui ordonna-t-il.

C'était le ton auquel elle obéissait toujours, mais cette fois elle
ne bougea pas.

-- Non, non, non! -- répéta-t-elle avec véhémence.

-- Levez-vous!

-- Pourquoi?

-- Parce que je veux me mettre en avant.

-- Non, non! Comment pourriez-vous diriger?

-- Je n'ai pas besoin de diriger. Nous suivrons le chemin tracé.

Ils parlaient à voix basse, en murmures étouffés, comme si la luit
les écoutait.

-- Levez-vous, levez-vous, -- insista-t-il.

Mais elle s'obstinait à répéter:

-- Pourquoi voulez-vous vous mettre en avant?

-- Parce que... parce que j'ai besoin de sentir vos bras autour de
moi, -- balbutia-t-il.

Sa réponse parut la satisfaire, ou peut-être céda-t-elle à l'accent
de sa voix. Elle se leva. Frome se pencha, cherchant de la main
l'étroite bande de glace nivelée par la descente d'innombrables
traîneaux; puis, soigneusement, il plaça les patins entre les
ornières qui la bordaient. Debout à son côté, Mattie attendait. Il
s'accroupit en avant de la luge, les jambes croisées, et Mattie,
prenant place vivement derrière lui, l'entoura de ses bras. En
sentant sur sa nuque l'haleine de la jeune fille, il frissonna, et
se dressa à demi... puis, dans un éclair, il se souvint... Non! Elle
avait raison, tout valait mieux que de se séparer. Il se pencha en
arrière et attira les lèvres de Mattie sur les siennes...

Au moment même où ils partaient, le cheval hennit encore une fois.
Cet appel familier et triste, et toutes les images confuses qu'il
évoquait, remplirent la pensée d'Ethan durant la première partie du
trajet. A mi-chemin, la route se creusait, puis il y eut une montée,
suivie d'une longue descente vertigineuse. Comme ils prenaient leur
élan pour cette deuxième descente, il sembla à Ethan qu'ils volaient
véritablement, qu'ils volaient très haut dans la nuit nuageuse, avec
Starkfield bien loin au-dessous d'eux, perdu dans l'espace comme un
point imperceptible. Puis le gros orme surgit, comme s'il les
guettait au tournant... Frome marmotta entre ses dents:

-- Nous l'atteindrons, je suis sûr que nous l'atteindrons...

Au moment où ils s'approchaient de l'arbre, Mattie resserra ses
bras et Ethan eut l'impression que leurs deux sangs se confondaient.
Une ou deux fois, la luge broncha quelque peu. Mais il s'inclina de
côté, de façon à la diriger droit sur l'arbre, et il se répétait
sans cesse: "Je suis sûr que nous l'atteindrons."

Des petites phrases que Mattie avait prononcées lui traversaient
l'esprit, et paraissaient flotter dans l'air devant lui...

L'arbre se rapprochait, plus grand et plus menaçant... Comme ils
piquaient sur lui, Ethan se dit: "Il nous attend... On dirait qu'il
sait..."

Mais tout à coup le visage de sa femme, devenu subitement immense
grimaçant, se dressa entre son but et lui; il fit un mouvement
instinctif pour l'éviter. La luge obéit, mais il la ramena en ligne,
la maintint droite et fonça sur la masse noire en saillie. Il eut
conscience d'un dernier moment où l'air lui fouettait la figure
comme des millions de fil de fer en feu. Puis il n'y eut plus que
l'orme...


* * * * *


Le ciel était toujours obscur, mais en levant les yeux il vit
au-dessus de lui une étoile, une seule. Vaguement, il essaya de la
reconnaître. Était-ce Sirius... ou bien était-ce...? L'effort le
fatigua à l'excès. Il referma ses paupières pesantes, et songea
qu'il serait bien bon de dormir...

Le silence était si profond qu'il entendit le vagissement d'un petit
animal quelque part sous la neige. C'était comme la plainte menue et
craintive de la souris des champs, et Ethan se demandait
distraitement ce que pouvait avoir la petite bête. Puis il comprit
qu'elle devait souffrir, d'une souffrance si atroce qu'il lui
semblait, mystérieusement, en ressentir la répercussion dans tous
ses membres. Ayant vainement essayé de se retourner dans la
direction d'où venait le bruit, il allongea le bras sur la neige.

Maintenant le bruit n'était plus qu'un souffle, dont il croyait
sentir la chaleur sous sa main, reposée sur quelque chose de doux et
de soyeux. La pensée de la souffrance de cet animal lui devint
intolérable et il fit effort pour se lever, mais il ne put y
arriver; un rocher, ou quelque lourde masse, pesait sur lui... Il
continua cependant à tâtonner de la main gauche, cherchant à
s'emparer de la petite bête. Mais subitement il s'aperçut que ce qui
avait paru si doux à son toucher était la chevelure de Mattie, et
qu'il avait maintenant une main sur son visage.

Il parvint à se mettre à genoux et le poids effroyable se déplaça
avec lui. Il promena ses doigts sur la figure de la jeune fille. Il
sentit alors que c'était des lèvres de Mattie que s'exhalait cette
plainte...

Il pencha sa tête tout contre la sienne; il mit son oreille près de
sa bouche et, dans l'obscurité il vit ses yeux s'ouvrir et l'entendit
prononcer son nom.

-- Oh, Matt, j'étais si sûr que nous donnerions dans l'orme, dit-il
en gémissant.

Et dans le lointain, là-bas sur la colline, il entendit le
hennissement de l'alezan.

"Il faut que j'aille lui donner à manger", songea-t-il...


* * * * *


La voix geignarde cessa lorsque j'entrai dans la cuisine des Frome,
et, des deux femmes qui y étaient assises, je ne pus deviner
laquelle avait parlé.

L'une d'elles, à ma vue, dressa sa haute taille osseuse. Ce n'était
pas pour m'accueillir -- car elle ne me lança qu'un rapide regard
d'étonnement -- mais pour préparer le repas qu'avait retardé
l'absence prolongée de Frome. Un peignoir d'indienne fripé pendait
de ses épaules; de rares cheveux gris, tirés en arrière et maintenus
par un peigne édenté, découvraient un front allongé. Ses yeux pâles
et opaques ne révélaient rien et ne reflétaient rien, et ses lèvres
étroites étaient de la même teinte jaunâtre que sa figure.

L'autre femme était plus petite et plus frêle. Elle se tenait tout
recroquevillée dans son fauteuil, près du poêle. A mon entrée, elle
tourna vivement la tête de mon côté, mais son corps demeura
immobile. Ses cheveux étaient aussi gris que ceux de sa compagne et
sa figure aussi exsangue et aussi ridée. Mais sa pâleur avait une
nuance d'ambre, et des ombres bistrées creusaient ses tempes et
accentuaient la minceur de ses narines. Sous sa robe informe, elle
gardait une immobilité flasque, et ses yeux sombres avaient l'éclat
maléfique particulier à ceux qui sont atteints d'une maladie de la
moëlle épinière.

Même pour le pays, la cuisine des Frome était assez misérable
d'aspect. La femme assise près du poêle se tenait dans un fauteuil
défraîchi qui paraissait avoir été acquis à la vente d'un mobilier
plus luxueux; mais les autres meubles étaient des plus humbles.
Trois assiettes de porcelaine grossière et un pot à lait ébréché
étaient placés sur une table graisseuse, tailladée de coups de
couteau; contre les murs blanchis à la chaux, deux chaises de paille
et un buffet de cuisine en bois blanc s'alignaient maigrement.

-- Bigre, il fait froid ici!... Le feu doit être éteint, -- dit
Frome en s'excusant.

La grande femme osseuse, qui s'était dirigée vers le buffet, ne fit
aucune attention à ces paroles; mais l'autre, de son fauteuil,
répartit d'une voix aiguë et dolente:

-- Le feu vient seulement d'être arrangé à la minute... Zeena
s'était endormie et elle a dormi si longtemps que j'ai bien failli
geler avant de pouvoir la réveiller.

Je me rendis compte alors que c'était elle dont j'avais entendu la
voix au moment où nous arrivions. Sa compagne, qui rentrait avec une
terrine fêlée contenant les restes d'un _mince pie_[9] froid, posa
sur la table ce plat peu appétissant sans avoir l'air d'entendre
l'accusation portée contre elle.

Frome parut hésiter un moment, tendis qu'elle s'avançait; puis il me
regarda et dit:

-- Ma femme, Mrs. Frome.

Après un nouveau silence, il se tourna vers la malade blottie dans
le fauteuil et ajouta:

-- Miss Mattie Silver...


* * * * *


Mrs. Hale, âme sensible, me voyait déjà égaré sur la route des Flats
et enseveli sous la neige. Sa satisfaction fut d'autant plus vive en
me retrouvant sain et sauf le lendemain, et je vis que le danger que
j'avais couru m'avait fort avancé dans ses bonnes grâces.

Grand fut son étonnement, ainsi que celui de la vieille madame
Varnum, quand elles apprirent que le cheval d'Ethan Frome m'avait
conduit à la gare de Corbury et m'en avait ramené à travers la plus
effroyable trombe de l'hiver. Leur surprise augmenta encore lorsque
je leur racontai que Frome n'avait hébergé la nuit précédente.

A travers leurs exclamations je devinais un secret désir de
connaître les impressions que j'avais recueillies sous le toit des
Frome, et je compris que le meilleur moyen de forcer leur réserve
était de maintenir la mienne. Je me bornai donc à leur dire que
j'avis été reçu très aimablement, et que Frome n'avait dressé un lit
dans une pièce du rez-de-chaussée, laquelle paraissait avoir servi,
autrefois, de bureau ou de cabinet de travail.

-- Évidemment, -- reprit Mrs. Hale, -- il se sera rendu compte que
par un temps pareil il ne pouvait faire moins... Mais c'est égal, ça
a dû lui coûter! Vous êtes sans doute le seul étranger qui ait mis
les pieds dans cette maison depuis vingt ans. Le pauvre homme est
fier, et il ne veut plus y admettre même ses plus vieux amis. Je
crois bien que le docteur et moi nous sommes les seuls à y être
encore reçus...

-- Vous y allez encore, Mrs. Hale? -- risquai-je.

-- J'y allais souvent après l'accident, dans les premières années de
mon mariage; mais au bout de quelque temps j'eus l'impression que
mes visites les rendaient plus malheureux. Puis les années
passèrent, et j'eus moi-même des soucis... Cependant, j'y vais
encore à l'approche du Nouvel An, et aussi une fois pendant l'été.
Mais je tâche autant que possible de choisir un jour où Ethan est
absent. C'est déjà assez pénible de voir les deux femmes assises
l'une en face l'autre... mais sa figure à lui, quand il regarde sa
maison délabrée, me fend l'âme!... C'est que, voyez-vous, mes
souvenirs remontent à l'époque où sa mère vivait encore, avant tous
leurs chagrins...

Pendant ce temps la vieille Mrs. Varnum était allée se coucher. Sa
fille et moi, nous restâmes à causer, après le souper, dans
l'austère _parlour_ aux chaises de crin noir.

Mrs. Hale me regardait de façon hésitante. Je m'imaginais qu'elle
cherchait à deviner ce que j'avais su déchiffrer de cette histoire.
Et je crus comprendre que si elle s'était tue si longtemps, c'était
peut-être dans l'espoir qu'un jour quelqu'un verrait ce qu'elle
avait été seule à voir. J'attendis que sa confiance en moi se fût
affermie, puis je dis:

-- En effet, c'est bien pénible de les voir tous les trois ensemble
dans cette maison...

Son front bienveillant se rembrunit, et elle fronça les sourcils.

-- Cela a toujours été terrible. Je me trouvais ici même au moment
où on les remonta tous les deux. On coucha Mattie dans la chambre
que vous occupez maintenant. Nous étions de grandes amies, elle et
moi. Je devais me marier le printemps suivant, et il était convenu
qu'elle serait ma demoiselle d'honneur... Quand elle reprit
connaissance, je montai auprès d'elle et passai toute la nuit à son
chevet. On lui avait donné des narcotiques, et elle sommeilla
jusqu'au matin. Puis, à ce moment, elle revint à elle tout d'un
coup, et me fixant de ses grands yeux, elle me dit... Oh! je ne sais
pas pourquoi je vous raconte tout ceci, -- s'écria Mrs. Hale,
s'interrompant brusquement.

Elle enleva ses lunettes, essuya la buée des verres et les plaça sur
son nez d'une main mal assurée...

-- On sut le lendemain, -- continua-t-elle, -- que Zeena Frome avait
renvoyé Mattie à l'improviste parce qu'elle avait engagé une
servante... Les gens d'ici n'ont jamais bien compris comment il se
faisait qu'Ethan et Mattie fussent en luge au moment où ils auraient
dû être en route pour la gare des Flats. Moi-même je n'ai jamais su
ce que Zeena en pensait: je ne le sais pas aujourd'hui. Personne ne
connaît les pensées de Zeena... Quoi qu'il en soit, sitôt qu'elle
apprit l'accident, elle accourut auprès de Frome, qu'on avait
installé au presbytère. Et dès que les médecins l'autorisèrent à
transporter Mattie, Zeena l'envoya chercher et la fit ramener à la
ferme.

-- Et depuis lors, Mattie Silver y est toujours restée?

-- Elle n'avait nulle part d'autre où aller, -- répondit simplement
Mrs. Hale.

Et mon coeur se serra en pensant aux dures nécessités qui pèsent sur
les pauvres.

-- Oui, depuis ce jour elle a toujours vécu avec eux, -- continua
Mrs. Hale, -- et Zeena a fait ce qu'elle a pu pour elle et pour
Ethan. Ce fut un vrai miracle, quand on pense combien elle était
malade elle-même... mais lorsqu'on eut besoin d'elle, elle parut
comme ressuscitée. Non pas qu'elle ait jamais cessé de se droguer;
même, elle a encore des crises de temps en temps. Cependant elle a
trouvé la force de les soigner tous les deux depuis plus de vingt
ans -- elle qui, avant l'accident, se croyait incapable de se
soigner elle-même.

Mrs. Hale s'interrompit un moment... Je restais silencieux, absorbé
dans la vision que ces mots évoquaient.

-- C'est épouvantable pour tous les trois, -- murmurai-je.

-- Oui, ce n'est pas gai... Ajoutez à cela qu'aucun d'eux n'est
facile à vivre. Mattie l'était, avant l'accident: je n'ai jamais
connu une plus douce nature. Mais elle a trop souffert... C'est ce
que je réponds toujours quand on vient me raconter que son caractère
s'est aigri. Quant à Zeena, elle a toujours été maniaque; mais c'est
étonnant comme elle supporte la mauvaise humeur de Mattie... Je l'ai
vu de mes propres yeux. Cependant les deux femmes se chamaillent
parfois, et alors le visage d'Ethan fait pitié... Dans ces
moments-là, je crois bien que c'est lui qui souffre le plus... En
tout cas, ce n'est pas Zeena; elle n'en a pas le temps... C'est
bien malheureux, -- termina Mrs. Hale, -- qu'ils soient tous trois
renfermés dans cette cuisine. L'été, quand il fait beau, on roule
Mattie dans le parlour, ou bien devant la porte de la maison, et les
choses vont un peu mieux... Mais l'hiver, il y a le bois à
économiser, car les Frome n'ont pas un centime de trop....

Mrs. Hale poussa un soupir de soulagement: elle semblait heureuse de
s'être enfin déchargée de son secret. Je croyais qu'elle ne me
dirait plus rien; mais elle céda tout à coup à un accès de complète
franchise.

Enlevant ses lunettes de nouveau, elle se pencha vers moi par dessus
le tapis de table en laine frangée, et poursuivit à mi-voix:

-- Il y eut un moment, environ une semaine après l'accident, où l'on
crut que Mattie ne vivrait pas. Eh bien! je prétends, moi, que c'est
grand dommage qu'elle ne soit pas morte. Je l'ai dit tout de go, un
jour, à notre pasteur, qui en fut scandalisé. Seulement, voyez-vous,
il n'était pas là le matin où elle revint à elle pour la première
fois... Et je répète que si elle était morte, Ethan, lui, eût pu
vivre; tandis que maintenant je ne vois guère de différence entre
les Frome de la ferme, et ceux qui sont couchés dans le cimetière...
sauf que ces derniers sont en paix, et que leurs femmes ont appris à
se taire...






NOTES.




[1] Dans les villages montagneux de la Nouvelle-Angleterre, un
certain nombre d'églises sont construites à deux étages: le
rez-de-chaussée sert de salle commune, et c'est là que se réunissent
les habitants pour leurs plaisirs; le premier étage est réservé pour
le culte.

[2] Petit traîneau rapide à deux places.

[3] Coutume américaine.

[4] Espèce de sucre d'orge américain.

[5] Petit belvédère en bois peint caractéristique des maisons de
   campagne du XVIIIe siècle aux États-Unis.

[6] Gâteau américain.

[7] Myrtilles sauvages.

[8] Pièce de cérémonie chez les gens de la campagne.

[9] Pâté de viande et de raisins secs.










End of the Project Gutenberg EBook of Sous La Neige, by Edith Wharton

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUS LA NEIGE ***

***** This file should be named 37990-8.txt or 37990-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        https://www.gutenberg.org/3/7/9/9/37990/

Produced by William G. Spahr (This file was produced from
images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
https://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.