Derniers Contes

By Edgar Allan Poe

The Project Gutenberg EBook of Derniers Contes, by Edgar Allan Poe

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Derniers Contes

Author: Edgar Allan Poe

Release Date: June 8, 2004 [EBook #12562]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DERNIERS CONTES ***




Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file
was produced from images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.





ROMANS ÉTRANGERS MODERNES


EDGAR ALLAN POE


DERNIERS CONTES

TRADUITS PAR F. RABBE

AVEC UN PORTRAIT PAR TH. BÉRENGIER




1887






INTRODUCTION


La vie d'Edgar Allan Poe n'est plus à raconter: ses derniers traducteurs
français, s'inspirant des travaux définitifs de son nouvel éditeur J.H.
Ingram, l'ont éloquemment vengé des calomnies trop facilement acceptées
sur la foi de son ami et _exécuteur_ testamentaire, Rufus Griswold. En
dépit de ses mensonges, Edgar Poe reste pour nous et restera pour la
postérité, de plus en plus admiratrice de son génie, ce que l'a si bien
défini notre Baudelaire:

«Ce n'est pas par ses miracles matériels, qui pourtant ont fait sa
renommée, qu'il lui sera donné de conquérir l'admiration des gens qui
pensent, c'est par son amour du Beau, par sa connaissance des conditions
harmoniques de la beauté, par sa poésie profonde et plaintive, ouvragée
néanmoins, transparente et correcte comme un bijou de cristal,--par
son admirable style, pur et bizarre,--serré comme les mailles d'une
armure,--complaisant et minutieux,--et dont la plus légère intention
sert à pousser doucement le lecteur vers un but voulu,--et enfin surtout
par ce génie tout spécial, par ce tempérament unique, qui lui a permis
de peindre et d'expliquer d'une manière impeccable, saisissante,
terrible, _l'exception dans l'ordre moral_.--Diderot, pour prendre un
exemple entre cent, est un auteur sanguin; Poe est l'écrivain des nerfs,
et même de quelque chose de plus--et le meilleur que je connaisse.»

Ajoutons que ce fut une bonne fortune exceptionnelle pour Edgar Poe
de rencontrer un traducteur tel que Baudelaire, si bien fait par les
tendances de son propre esprit pour comprendre son génie, et le rendre
dans un style qui a toutes les qualités de son modèle. Pour notre part,
nous ne parcourons jamais son admirable traduction sans regretter
vivement qu'il n'ait pas assez vécu pour achever toute sa tâche.

La voie ouverte avec tant d'éclat par l'auteur des _Fleurs du Mal_
ne pouvait manquer de tenter après lui bien des amateurs du génie
si original et si singulier que la France avait adopté avec tant de
curiosité et d'enthousiasme. A mesure que de nouveaux Contes de Poe
paraissaient, ils étaient avidement lus et traduits. Quelques-uns même
osaient, sous prétexte d'une littéralité trop scrupuleuse, refaire
certaines parties de l'oeuvre de Baudelaire. C'est ainsi que parurent
tour à tour les _Contes inédits_, traduits par William Hughes (1862),
les _Contes grotesques_, traduits par Emile Hennequin (1882), et les
_Oeuvres choisies_, retraduites après Baudelaire par Ernest Guillemot
(1884).

Les _Contes et Essais_ de Poe, dont nous publions aujourd'hui la
traduction, sont à peu près inédits pour le lecteur français. Si nous
nous sommes permis d'en reproduire deux: _L'inhumation prématurée_ et
_Bon-Bon_, déjà excellemment traduits par M. Hennequin, c'est que, de
son propre aveu du reste, il y a dans sa traduction des lacunes qui nous
ont paru assez importantes pour qu'on pût regretter cette mutilation, et
la réparer au profit du lecteur.

Les morceaux critiques, tels que _La Cryptographie, le Principe
poétique_, que nous traduisons pour la première fois, complèteront la
série des _Essais_, si heureusement commencée par Baudelaire.

Cet Essai de Poétique, sous forme de Lecture, en nous révélant le Poe
improvisateur et conférencier, nous initie à l'originale et contestable
théorie qui lui tenait tant au coeur, et qu'il a essayé de mettre en
pratique dans un grand nombre de petites pièces dont quelques-unes, sans
compter _Le Corbeau_ si connu, peuvent rivaliser avec ce qu'il y a de
plus parfait en ce genre. L'exposition de cette théorie nous a valu
l'Anthologie la plus exquise, la plus rare, qu'un dilettante aussi
délicat que Poe pouvait recueillir parmi les petits chefs-d'oeuvre de la
poésie Anglaise ou Américaine.

Pour que l'Oeuvre de Poe fût parfaitement connue, il resterait à
traduire ses _Essais et Critiques littéraires_ proprement dits, qui
renferment, avec des vues originales et profondes, tant de pages
étincelantes de bon sens, de verve malicieuse, de sagacité critique--et
forment à coup sûr la meilleure histoire qui ait été écrite de la
Littérature Américaine. Puis il faudrait y ajouter en entier les
_Marginalia_, ou pensées détachées de Poe, dont l'excellente traduction
partielle qu'en a tentée M. Hennequin nous a donné un précieux
avant-goût.--Nous espérons, avec le temps, remplir cette tâche
intéressante.

Il serait superflu de faire ici l'éloge des Contes et Essais qui
composent ce volume. S'ils n'ont pas au même degré les caractères
d'intérêt et de pathétique poignant, les hautes qualités pittoresques
ou dramatiques de certains récits plus connus que l'on est convenu
d'appeler les chefs-d'oeuvre de Poe, ils se recommandent singulièrement
pour la plupart, à notre avis, par une veine d'humour et de malice
incomparable, et par une originalité de composition et de forme d'autant
plus frappante que les sujets semblaient moins prêter à l'inattendu et
à la fantaisie. Le fantastique et le grotesque y revêtent un air de
gravité et de sang-froid qui est du plus haut comique, et donne à la
satire ou à la leçon morale un relief des plus saisissants.

A côté de ces qualités vraiment caractéristiques du procédé littéraire
de Poe, on retrouvera dans quelques-uns de ces morceaux--le _Mellonta
tauta, le Mille et deuxième Conte de Schéhérazade_, par exemple,--les
profondes vues philosophiques, l'érudition étendue et surtout
l'enthousiasme éclairé pour les merveilleuses découvertes de la science
moderne qui ont inspiré l'admirable _Eureka_. En allant d'un essai
à l'autre, le lecteur sera émerveillé de l'étonnante souplesse avec
laquelle l'auteur sait passer de l'examen des problèmes les plus ardus
des sciences physiques ou morales à la critique légère des filous et des
Reviewers, ou à la charge épique d'un dandy français ou d'un bas-bleu
américain.

A y regarder de près, il y a plus de philosophie dans un conte de Poe
que dans les gros livres de nos métaphysiciens.

F. RABBE.




LE DUC DE L'OMELETTE


  «_Il arriva enfin dans un climat plus frais._»

  COWPER.


Keats est mort d'une critique. Qui donc mourut de l'_Andromaque_[1]?
Ames pusillanimes! De l'Omelette mourut d'un ortolan. _L'histoire en est
brève_[2]. Assiste-moi, Esprit d'Apicius!

Une cage d'or apporta le petit vagabond ailé, indolent, languissant,
énamouré, du lointain Pérou, sa demeure, à la Chaussée d'Antin. De
la part de sa royale maîtresse la Bellissima, six Pairs de l'Empire
apportèrent au duc de l'Omelette l'heureux oiseau.

Ce soir-là, le duc va souper seul. Dans le secret de son cabinet, il
repose languissamment sur cette ottomane pour laquelle il a sacrifié sa
loyauté en enchérissant sur son roi,--la fameuse ottomane de Cadet.

Il ensevelit sa tête dans le coussin. L'horloge sonne! Incapable de
réprimer ses sentiments, Sa Grâce avale une olive. Au même moment, la
porte s'ouvre doucement au son d'une suave musique, et!... le plus
délicat des oiseaux se trouve en face du plus énamouré des hommes! Mais
quel malaise inexprimable jette soudain son ombre sur le visage du
Duc?--«_Horreur!--Chien! Baptiste!--l'oiseau! ah, bon Dieu! cet oiseau
modeste que tu as déshabillé de ses plumes, et que tu as servi sans
papier!»

Inutile d'en dire davantage--Le Duc expire dans le paroxisme du
dégoût....

       *       *       *       *       *

«Ha! ha! ha!» dit sa Grâce le troisième jour après son décès.

«Hé! hé! hé!» répliqua tout doucement le Diable en se renversant avec un
air de hauteur.

«Non, vraiment, vous n'êtes pas sérieux!» riposta De l'Omelette. «J'ai
péché--_c'est vrai_--mais, mon bon monsieur, considérez la chose!--Vous
n'avez pas sans doute l'intention de mettre actuellement à exécution de
si.... de si barbares menaces.»

«Pourquoi pas?» dit sa Majesté--«Allons, monsieur, déshabillez-vous.»

«Me déshabiller?--Ce serait vraiment du joli, ma foi!--Non, monsieur, je
ne me déshabillerai pas. Qui êtes-vous, je vous prie, pour que moi, Duc
de l'Omelette, Prince de Foie-gras, qui viens d'atteindre ma majorité,
moi, l'auteur de la Mazurkiade, et Membre de l'Académie, je doive
me dévêtir à votre ordre des plus suaves pantalons qu'ait jamais
confectionnés Bourdon, de la plus délicieuse robe de chambre qu'ait
jamais composée Rombert--pour ne rien dire de ma chevelure qu'il
faudrait dépouiller de ses papillottes, ni de la peine que j'aurais à
ôter mes gants?»

«Qui je suis?» dit sa Majesté.--«Ah! vraiment! Je suis Baal-Zebub,
prince de la Mouche. Je viens à l'instant de te tirer d'un cercueil en
bois de rose incrusté d'ivoire. Tu étais bien curieusement embaumé,
et étiqueté comme un effet de commerce. C'est Bélial qui t'a
envoyé--Bélial, mon Inspecteur des Cimetières. Les pantalons, que
tu prétends confectionnés par Bourdon, sont une excellente paire de
caleçons de toile, et ta robe de chambre est un linceul d'assez belle
dimension.»

«Monsieur!» répliqua le Duc, «je ne me laisserai pas insulter
impunément!--Monsieur! à la première occasion je me vengerai de cet
outrage!--Monsieur! vous entendrez parler de moi! En attendant _au
revoir!_»--et le Duc en s'inclinant allait prendre congé de sa Satanique
Majesté, quand il fut arrêté au passage par un valet de chambre qui le
fit rétrograder. Là-dessus, sa Grâce se frotta les yeux, bâilla, haussa
les épaules, et réfléchit. Après avoir constaté avec satisfaction son
identité, elle jeta un coup d'oeil sur son entourage.

L'appartement était superbe. De l'Omelette ne put s'empêcher de déclarer
qu'il était _bien comme il faut_. Ce n'était ni sa longueur, ni sa
largeur--mais sa hauteur!--ah! c'était quelque chose d'effrayant!--Il
n'y avait pas de plafond--pas l'ombre d'un plafond--mais une masse
épaisse de nuages couleur de feu qui tournoyaient. Pendant que sa Grâce
regardait en l'air, la tête lui tourna. D'en haut pendait une chaîne
d'un métal inconnu, rouge-sang, dont l'extrémité supérieure se perdait,
comme la ville de Boston, _parmi les nues_. A son extrémité inférieure,
se balançait un large fanal. Le Duc le prit pour un rubis; mais ce rubis
versait une lumière si intense, si immobile, si terrible! une lumière
telle que la Perse n'en avait jamais adoré--que le Guèbre n'en avait
jamais imaginé--que le Musulman n'en avait jamais rêvé--quand, saturé
d'opium, il se dirigeait en chancelant vers son lit de pavots,
s'étendait le dos sur les fleurs, et la face tournée vers le Dieu
Apollon. Le Duc murmura un léger juron, décidément approbateur.

Les coins de la chambre s'arrondissaient en niches. Trois de ces niches
étaient remplies par des statues de proportions gigantesques. Grecques
par leur beauté, Egyptiennes par leur difformité, elles formaient un
_ensemble_ bien français. Dans la quatrième niche, la statue était
voilée; elle n'était pas colossale. Elle avait une cheville effilée, des
sandales aux pieds. De l'Omelette mit sa main sur son coeur, ferma les
yeux, les leva, et poussa du coude sa Majesté Satanique--en rougissant.

Mais les peintures!--Cypris! Astarté! Astoreth! elles étaient mille et
toujours la même! Et Raphaël les avait vues! Oui, Raphaël avait passé
par là; car n'avait-il pas peint la---? et par conséquent n'était-il
pas damné?--Les peintures! Les peintures! O luxure! O amour!--Qui donc,
à la vue de ces beautés défendues, pourrait avoir des yeux pour les
délicates devises des cadres d'or qui étoilaient les murs d'hyacinthe et
de porphyre?

Mais le Duc sent défaillir son coeur. Ce n'est pas, comme on pourrait le
supposer, la magnificence qui lui donne le vertige; il n'est point ivre
des exhalaisons extatiques de ces innombrables encensoirs. _Il est vrai
que tout cela lui a donné à penser--mais!_ Le Duc de l'Omelette est
frappé de terreur; car, à travers la lugubre perspective que lui ouvre
une seule fenêtre sans rideaux, là! flamboie la lueur du plus spectral
de tous les feux!

_Le pauvre Duc!_ Il ne put s'empêcher de reconnaître que les glorieuses,
voluptueuses et éternelles mélodies qui envahissaient la salle,
transformées en passant à travers l'alchimie de la fenêtre enchantée,
n'étaient que les plaintes et les hurlements des désespérés et des
damnés! Et là! oui, là! sur cette ottomane!--qui donc pouvait-ce
être?--lui, le _petit-maître_--non, la Divinité!--assise et comme
sculptée dans le marbre, et _qui sourit_ avec sa figure pâle si
_amèrement_!

_Mais il faut agir_--c'est-à-dire, un Français ne perd jamais
complètement la tête. Et puis, sa Grâce avait horreur des scènes. De
l'Omelette redevient lui-même. Il y avait sur une table plusieurs
fleurets et quelques épées. Le Duc a étudié l'escrime sous B.....--_Il
avait tué ses six hommes._ Le voilà sauvé. Il mesure deux épées, et
avec une grâce inimitable, il offre le choix à sa Majesté.--Horreur! sa
Majesté ne fait pas d'armes!

_Mais elle joue?_ Quelle heureuse idée! Sa Grâce a toujours une
excellente mémoire. Il a étudié à fond le «Diable» de l'abbé Gaultier.
Or il y est dit «_que le Diable n'ose pas refuser une partie d'écarté._»

Oui, mais les chances! les chances!--Désespérées, sans doute; mais à
peine plus désespérées que le Duc. Et puis, n'était-il pas dans le
secret? N'avait-il pas écrémé le père Le Brun? N'était-il pas membre du
Club Vingt-un? «_Si je perds_, se dit-il, _je serai deux fois perdu_--je
serai deux fois damné--_voilà tout!_ (Ici sa Grâce haussa les épaules).
_Si je gagne, je retournerai à mes ortolans--que les cartes soient
préparées!_»

Sa Grâce était tout soin, tout attention--sa Majesté tout abandon. A les
voir, on les eût pris pour François et Charles. Sa Grâce ne pensait qu'à
son jeu; sa Majesté ne pensait pas du tout. Elle battit; le Duc coupa.

Les cartes sont données. L'atout est tourné;--c'est--c'est--le Roi!
Non--c'était la Reine. Sa Majesté maudit son costume masculin. De
l'Omelette mit sa main sur son coeur.

Ils jouent. Le Duc compte. Il n'est pas à son aise. Sa Majesté compte
lourdement, sourit et prend un coup de vin. Le Duc escamote une carte.

«_C'est à vous à faire_», dit sa Majesté, coupant. Sa Grâce s'incline,
donne les cartes et se lève de table _en présentant le Roi_.

Sa Majesté parut chagrinée.

Si Alexandre n'avait pas été Alexandre, il eût voulu être Diogène. Le
Duc, en prenant congé de son adversaire, lui assura «_que s'il n'avait
pas été De l'Omelette, il eût volontiers consenti à être le Diable._»




LE MILLE ET DEUXIÈME CONTE DE SCHÉHÉRAZADE


  «_La vérité est plus étrange que la fiction._» (Vieux dicton.)


J'eus dernièrement l'occasion dans le cours de mes recherches
Orientales, de consulter le _Tellmenow Isitsoornot_, ouvrage à peu près
aussi inconnu, même en Europe, que le _Zohar_ de Siméon Jochaïdes, et
qui, à ma connaissance, n'a jamais été cité par aucun auteur américain,
excepté peut-être par l'auteur des _Curiosités de la Littérature
américaine_. En parcourant quelques pages de ce très remarquable
ouvrage, je ne fus pas peu étonné d'y découvrir que jusqu'ici le monde
littéraire avait été dans la plus étrange erreur touchant la destinée
de la fille du vizir, Schéhérazade, telle qu'elle est exposée dans les
_Nuits Arabes_, et que le _dénoûment_, s'il ne manque pas totalement
d'exactitude dans ce qu'il raconte, a au moins le grand tort de ne pas
aller beaucoup plus loin.

Le lecteur, curieux d'être pleinement informé sur cet intéressant sujet,
devra recourir à l'_Isitsoornot_ lui-même; mais on me pardonnera de
donner un sommaire de ce que j'y ai découvert.

On se rappellera que, d'après la version ordinaire des _Nuits Arabes_,
un certain monarque, ayant d'excellentes raisons d'être jaloux de la
reine son épouse, non seulement la met à mort, mais jure par sa barbe
et par le prophète d'épouser chaque nuit la plus belle vierge de son
royaume, et de la livrer le lendemain matin à l'exécuteur.

Après avoir pendant plusieurs années accompli ce voeu à la lettre,
avec une religieuse ponctualité et une régularité méthodique, qui lui
valurent une grande réputation d'homme pieux et d'excellent sens, une
après-midi il fut interrompu (sans doute dans ses prières) par la visite
de son grand vizir, dont la fille, paraît-il, avait eu une idée.

Elle s'appelait Schéhérazade, et il lui était venu en idée de délivrer
le pays de cette taxe sur la beauté qui le dépeuplait, ou, à l'instar de
toutes les héroïnes, de périr elle-même à la tâche.

En conséquence, et quoique ce ne fût pas une année bissextile (ce qui
rend le sacrifice plus méritoire), elle députa son père, grand vizir,
au roi, pour lui faire l'offre de sa main. Le roi l'accepta avec
empressement: (il se proposait bien d'y venir tôt ou tard, et il ne
remettait de jour en jour que par crainte du vizir) mais tout en
l'acceptant, il eut soin de faire bien comprendre aux intéressés, que,
pour grand vizir ou non, il n'avait pas la moindre intention de renoncer
à un iota de son voeu ou de ses privilèges. Lors donc que la belle
Schéhérazade insista pour épouser le roi, et l'épousa réellement en
dépit des excellents avis de son père, quand, dis-je, elle l'épousa
bon gré mal gré, ce fut avec ses beaux yeux noirs aussi ouverts que le
permettait la nature des circonstances.

Mais, paraît-il, cette astucieuse demoiselle (sans aucun doute elle
avait lu Machiavel) avait conçu un petit plan fort ingénieux.

La nuit du mariage, je ne sais plus sous quel spécieux prétexte, elle
obtint que sa soeur occuperait une couche assez rapprochée de celle du
couple royal pour permettre de converser facilement de lit à lit; et
quelque temps avant le chant du coq elle eut soin de réveiller le bon
monarque, son mari (qui du reste n'était pas mal disposé à son endroit,
quoiqu'il songeât à lui tordre le cou au matin)--elle parvint, dis-je,
à le réveiller (bien que, grâce à une parfaite conscience et à une
digestion facile, il fût profondément endormi) par le vif intérêt d'une
histoire (sur un rat et un chat noir, je crois), qu'elle racontait à
voix basse, bien entendu à sa soeur. Quand le jour parut, il arriva que
cette histoire n'était pas tout à fait terminée, et que Schéhérazade
naturellement ne pouvait pas l'achever, puisque, le moment était venu
de se lever pour être étranglée--ce qui n'est guère plus plaisant que
d'être pendu, quoique un tantinet plus galant.

Cependant la curiosité du roi, plus forte (je regrette de le dire)
que ses excellents principes religieux mêmes, lui fit pour cette fois
remettre l'exécution de son serment jusqu'au lendemain matin, dans
l'espérance d'entendre la nuit suivante comment finirait l'histoire du
chat noir (oui, je crois que c'était un chat noir) et du rat.

La nuit venue, madame Schéhérazade non seulement termina l'histoire du
chat noir et du rat (le rat était bleu), mais sans savoir au juste
où elle en était, se trouva profondément engagée dans un récit fort
compliqué où il était question (si je ne me trompe) d'un cheval rose
(avec des ailes vertes), qui donnant tête baissée dans un mouvement
d'horlogerie, fut blessé par une clef indigo. Cette histoire intéressa
le roi plus vivement encore que la précédente; et le jour ayant paru
avant qu'elle fût terminée (malgré tous les efforts de la reine pour la
finir à temps) il fallut encore remettre la cérémonie à vingt-quatre
heures. La nuit suivante, même accident et même résultat, puis l'autre
nuit, et l'autre encore;--si bien que le bon monarque, se voyant dans
l'impossibilité de remplir son serment pendant une période d'au moins
mille et une nuits, ou bien finit par l'oublier tout à fait, ou se
fit relever régulièrement de son voeu, ou (ce qui est plus probable)
l'enfreignit brusquement, en cassant la tête à son confesseur. Quoi
qu'il en soit, Schéhérazade, qui, descendant d'Eve en droite ligne,
avait hérité peut-être des sept paniers de bavardage que cette dernière,
comme personne ne l'ignore, ramassa sous les arbres du jardin d'Eden,
Schéhérazade, dis-je, finit par triompher, et l'impôt sur la beauté fut
aboli.

Or cette conclusion (celle de l'histoire traditionnelle) est, sans
doute, fort convenable et fort plaisante: mais, hélas! comme la
plupart des choses plaisantes, plus plaisante que vraie; et c'est à
l'Isitsoornot que je dois de pouvoir corriger cette erreur. «Le mieux»,
dit un Proverbe français, «est l'ennemi du bien»; et en rappelant que
Schéhérazade avait hérité des sept paniers de bavardage, j'aurais dû
ajouter qu'elle sut si bien les faire valoir, qu'ils montèrent bientôt à
soixante-dix-sept.

«Ma chère soeur,» dit-elle à la mille et deuxième nuit, (je cite ici
littéralement le texte de l'Isitsoornot) «ma chère soeur, maintenant
qu'il n'est plus question de ce petit inconvénient de la strangulation,
et que cet odieux impôt est si heureusement aboli, j'ai à me reprocher
d'avoir commis une grave indiscrétion, en vous frustrant vous et le roi
(je suis fâchée de le dire, mais le voilà qui ronfle--ce que ne devrait
pas se permettre un gentilhomme) de la fin de l'histoire de Sinbad
le marin. Ce personnage eut encore beaucoup d'autres aventures
intéressantes; mais la vérité est que je tombais de sommeil la nuit où
je vous les racontais, et qu'ainsi je dus interrompre brusquement ma
narration--grave faute qu'Allah, j'espère, voudra bien me pardonner.
Cependant il est encore temps de réparer ma coupable négligence, et
aussitôt que j'aurai pincé une ou deux fois le roi de manière à le
réveiller assez pour l'empêcher de faire cet horrible bruit, je vous
régalerai vous et lui (s'il le veut bien) de la suite de cette très
remarquable histoire.»

Ici la soeur de Schéhérazade, ainsi que le remarque l'Isitsoornot, ne
témoigna pas une bien vive satisfaction; mais quand le roi, suffisamment
pincé, eut fini de ronfler, et eut poussé un «Hum!» puis un «Hoo!»--mots
arabes sans doute, qui donnèrent à entendre à la reine qu'il était tout
oreilles, et allait faire de son mieux pour ne plus ronfler,--la reine,
dis-je, voyant les choses s'arranger à sa grande satisfaction, reprit la
suite de l'histoire de Sinbad le marin:

«Sur mes vieux ans,» (ce sont les paroles de Sinbad lui-même, telles
qu'elles sont rapportées par Schéhérazade) «après plusieurs années de
repos dans mon pays, je me sentis de nouveau possédé du désir de visiter
des contrées étrangères; et un jour, sans m'ouvrir de mon dessein à
personne de ma famille, je fis quelques ballots des marchandises les
plus précieuses et les moins embarrassantes, je louai un crocheteur pour
les porter, et j'allai avec lui sur le bord de la mer attendre l'arrivée
d'un vaisseau de hasard qui pût me transporter dans quelque région que
je n'aurais pas encore explorée.

»Après avoir déposé les ballots sur le sable, nous nous assîmes sous un
bouquet d'arbres et regardâmes au loin sur l'océan, dans l'espoir de
découvrir un vaisseau; mais nous passâmes plusieurs heures sans rien
apercevoir. A la fin, il me sembla entendre comme un bourdonnement ou
un grondement lointain, et le crocheteur, après avoir longtemps prêté
l'oreille, déclara qu'il l'entendait aussi. Peu à peu le bruit devint de
plus en plus fort, et ne nous permit plus de douter que l'objet qui le
causait s'approchât de nous. Nous finîmes par apercevoir sur le bord
de l'horizon un point noir, qui grandit rapidement; nous découvrîmes
bientôt que c'était un monstre gigantesque, nageant, la plus grande
partie de son corps flottant au-dessus de la surface de la mer. Il
venait de notre côté avec une inconcevable rapidité, soulevant autour de
sa poitrine d'énormes vagues d'écume et illuminant toute la partie de la
mer qu'il traversait d'une longue traînée de feu.

»Quand il fut près de nous, nous pûmes le voir fort distinctement. Sa
longueur égalait celle des plus hauts arbres, et il était aussi large
que la grande salle d'audience de votre palais, ô le plus sublime et le
plus magnifique des califes! Son corps, tout à fait différent de celui
des poissons ordinaires, était aussi dur qu'un roc, et toute la partie
qui flottait au-dessus de l'eau était d'un noir de jais, à l'exception
d'une étroite bande de couleur rouge-sang qui lui formait une ceinture.
Le ventre qui flottait sous l'eau, et que nous ne pouvions qu'entrevoir
de temps en temps, quand le monstre s'élevait ou descendait avec les
vagues, était entièrement couvert d'écailles métalliques, d'une couleur
semblable à celle de la lune par un ciel brumeux. Le dos était plat et
presque blanc, et donnait naissance à plus de six vertèbres formant à
peu près la moitié de la longueur totale du corps.

»Cette horrible créature n'avait pas de bouche visible; mais, comme
pour compenser cette défectuosité, elle était pourvue d'au moins
quatre-vingts yeux, sortant de leurs orbites comme ceux de la demoiselle
verte, alignés tout autour de la bête en deux rangées l'une au-dessus de
l'autre, et parallèles à la bande rouge-sang, qui semblait jouer le rôle
d'un sourcil. Deux ou trois de ces terribles yeux étaient plus larges
que les autres, et avaient l'aspect de l'or massif.

»Le mouvement extrêmement rapide avec lequel cette bête s'approchait de
nous devait être entièrement l'effet de la sorcellerie--car elle n'avait
ni nageoires comme les poissons, ni palmures comme les canards, ni ailes
comme la coquille de mer, qui flotte à la manière d'un vaisseau: elle ne
se tordait pas non plus comme font les anguilles. Sa tête et sa queue
étaient de forme parfaitement semblable, sinon que près de la dernière
se trouvaient deux petits trous qui servaient de narines, et par
lesquels le monstre soufflait son épaisse haleine avec une force
prodigieuse et un vacarme fort désagréable.

»La vue de cette hideuse bête nous causa une grande terreur; mais notre
étonnement fut encore plus grand que notre peur, quand, la considérant
de plus près, nous aperçûmes sur son dos une multitude d'animaux à peu
près de la taille et de la forme humaines, et ressemblant parfaitement
à des hommes, sinon qu'ils ne portaient pas (comme les hommes) des
vêtements, la nature, sans doute, les ayant pourvus d'une espèce
d'accoutrement laid et incommode, qui s'ajustait si étroitement à la
peau qu'il rendait ces pauvres malheureux ridiculement gauches, et
semblait les mettre à la torture. Le sommet de leurs têtes était
surmonté d'une espèce de boîtes carrées; à première vue je les pris pour
des turbans, mais je découvris bientôt qu'elles étaient extrêmement
lourdes et massives, d'où je conclus qu'elles étaient destinées, par
leur grand poids, à maintenir les têtes de ces animaux fermes et solides
sur leurs épaules. Autour de leurs cous étaient attachés des colliers
noirs (signes de servitude sans doute) semblables à ceux de nos chiens,
seulement beaucoup plus larges et infiniment plus raides--de telle sorte
qu'il était tout à fait impossible à ces pauvres victimes de mouvoir
leurs têtes dans une direction quelconque sans mouvoir le corps en même
temps; ils étaient ainsi condamnés à la contemplation perpétuelle de
leurs nez,--contemplation prodigieusement, sinon désespérément bornée et
abrutissante.

»Quand le monstre eut presque atteint le rivage où nous étions, il
projeta tout à coup un de ses yeux à une grande distance, et en fit
sortir un terrible jet de feu, accompagné d'un épais nuage de fumée, et
d'un fracas que je ne puis comparer qu'au tonnerre. Lorsque la fumée se
fut dissipée, nous vîmes un de ces singuliers animaux-hommes debout près
de la tête de l'énorme bête, une trompette à la main; il la porta à sa
bouche et en émit à notre adresse des accents retentissants, durs et
désagréables que nous aurions pu prendre pour un langage articulé, s'ils
n'étaient pas entièrement sortis du nez.

»Comme c'était évidemment à moi qu'il s'adressait, je fus fort
embarrassé pour répondre, n'ayant pu comprendre un traître mot de ce qui
avait été dit. Dans cet embarras, je me tournai du côté du crocheteur,
qui s'évanouissait de peur près de moi, et je lui demandai son opinion
sur l'espèce de monstre à qui nous avions affaire, sur ce qu'il voulait,
et sur ces créatures qui fourmillaient sur son dos. A quoi le crocheteur
répondit, aussi bien que le lui permettait sa frayeur, qu'il avait en
effet entendu parler de ce monstre marin; que c'était un cruel démon,
aux entrailles de soufre, et au sang de feu, créé par de mauvais génies
pour faire du mal à l'humanité; que ces créatures qui fourmillaient sur
son dos étaient une vermine, semblable à celle qui quelquefois tourmente
les chats et les chiens, mais un peu plus grosse et plus sauvage; que
cette vermine avait son utilité, toute pernicieuse, il est vrai: la
torture que causaient à la bête ses piqûres et ses morsures l'excitait à
ce degré de fureur qui lui était nécessaire pour rugir et commettre le
mal, et accomplir ainsi les desseins vindicatifs et cruels des mauvais
génies.

»Ces explications me déterminèrent à prendre mes jambes à mon cou, et
sans même regarder une fois derrière moi, je me mis à courir de toutes
mes forces à travers les collines, tandis que le crocheteur se sauvait
aussi vite dans une direction opposée, emportant avec lui mes ballots,
dont il eut, sans doute, le plus grand soin: cependant je ne saurais
rien assurer à ce sujet, car je ne me souviens pas de l'avoir jamais
revu depuis.

»Quant à moi, je fus si chaudement poursuivi par un essaim des
hommes-vermine (ils avaient gagné le rivage sur des barques) que je fus
bientôt pris, et conduit pieds et poings liés, sur la bête, qui se remit
immédiatement à nager au large.

»Je me repentis alors amèrement d'avoir fait la folie de quitter mon
confortable logis pour exposer ma vie dans de pareilles aventures; mais
le regret étant inutile, je m'arrangeai de mon mieux de la situation, et
travaillai à m'assurer les bonnes grâces de l'animal à la trompette, qui
semblait exercer une certaine autorité sur ses compagnons. J'y réussis
si bien, qu'au bout de quelques jours il me donna plusieurs témoignages
de sa faveur, et en vint à prendre la peine de m'enseigner les éléments
de ce qu'il y avait une certaine outrecuidance à appeler son langage. Je
finis par pouvoir converser facilement avec lui et lui faire comprendre
l'ardent désir que j'avais de voir le monde.

»_Washish squashish squeak, Sinbad, hey-diddle diddle, grunt unt
grumble, hiss, fiss, whiss_, me dit-il un jour après dîner--mais je
vous demande mille pardons, j'oubliais que Votre Majesté n'est pas
familiarisée avec le dialecte des _Coqs-hennissants_ (ainsi s'appelaient
les animaux-hommes; leur langage, comme je le présume, formant le lien
entre la langue des chevaux et celle des coqs.) Avec votre permission,
je traduirai: _Washish squashish_ et le reste. Cela veut dire: «Je suis
heureux, mon cher Sinbad, de voir que vous êtes un excellent garçon;
nous sommes en ce moment en train de faire ce qu'on appelle le tour du
globe; et puisque vous êtes si désireux de voir le monde, je veux faire
un effort, et vous transporter gratis sur le dos de la bête.»

Quand Lady Schéhérazade en fut à ce point de son récit, dit
l'Isitsoôrnot, le roi se retourna de son côté gauche sur son côté droit,
et dit:

«Il est en effet fort étonnant, ma chère reine, que vous ayez omis
jusqu'ici ces dernières aventures de Sinbad. Savez-vous que je les
trouve excessivement curieuses et intéressantes?»

Sur quoi, la belle Schéhérazade continua son histoire en ces termes:

«Sinbad poursuit ainsi son récit:--Je remerciai l'homme-animal de sa
bonté, et bientôt je me trouvai tout à fait chez moi sur la bête. Elle
nageait avec une prodigieuse rapidité à travers l'Océan, dont la surface
cependant, dans cette partie du monde, n'est pas du tout plate, mais
ronde comme une grenade, de sorte que nous ne cessions, pour ainsi dire,
de monter et de descendre.»

«Cela devait être fort singulier,» interrompit le roi.

«Et cependant rien n'est plus vrai,» répondit Schéhérazade.

«Il me reste quelques doutes,» répliqua le roi, «mais, je vous en prie,
veuillez continuer votre histoire.»

«Volontiers» dit la reine. «La bête, poursuivit Sinbad, nageait donc,
comme je l'ai dit, toujours montant et toujours descendant; nous
arrivâmes enfin à une île de plusieurs centaines de milles de
circonférence, qui cependant avait été bâtie au milieu de la mer par une
colonie de petits animaux semblables à des chenilles[3].»

«Hum!» fit le roi.

«En quittant cette île,» continua Schéhérazade (sans faire attention
bien entendu à cette éjaculation inconvenante de son mari) nous
arrivâmes bientôt à une autre où les forêts étaient de pierre massive,
et si dure qu'elles mirent en pièces les haches les mieux trempées avec
lesquelles nous essayâmes de les abattre[4].

«Hum!» fit de nouveau le roi; mais Schéhérazade passa outre, et continua
à faire parler Sinbad.

«Au delà de cette île, nous atteignîmes une contrée où il y avait une
caverne qui s'étendait à la distance de trente ou quarante milles dans
les entrailles de la terre, et qui contenait des palais plus nombreux,
plus spacieux et plus magnifiques que tous ceux de Damas ou de Bagdad.
A la voûte de ces palais étaient suspendues des myriades de gemmes,
semblables à des diamants, mais plus grosses que des hommes, et au
milieu des rues formées de tours, de pyramides et de temples, coulaient
d'immenses rivières aussi noires que l'ébène, et où pullulaient des
poissons sans yeux.[5]»

«Hum!» fit le roi.

«Nous parvînmes ensuite à une région où nous trouvâmes une autre
montagne; au bas de ses flancs coulaient des torrents de métal fondu,
dont quelques-uns avaient douze milles de large et soixante milles de
long[6]; d'un abîme creusé au sommet sortait une si énorme quantité de
cendres que le soleil en était entièrement éclipsé et qu'il régnait une
obscurité plus profonde que la nuit la plus épaisse, si bien que même
à une distance de cent cinquante milles de la montagne, il nous était
impossible de distinguer l'objet le plus blanc, quelque rapproché qu'il
fût de nos yeux[7].

«Hum!» fit le roi.

«Après avoir quitté cette côte, nous rencontrâmes un pays où la nature
des choses semblait renversée--nous y vîmes un grand lac, au fond
duquel, à plus de cent pieds au-dessous de la surface de l'eau, poussait
en plein feuillage une forêt de grands arbres florissants[8].»

«Hoo!» dit le roi.

«A quelque cent milles plus loin, nous entrâmes dans un climat où
l'atmosphère était si dense que le fer ou l'acier pouvaient s'y soutenir
absolument comme des plumes dans la nôtre[9].»

«Balivernes!» dit le roi.

«Suivant toujours la même direction, nous arrivâmes à la plus magnifique
région du monde. Elle était arrosée des méandres d'une glorieuse rivière
sur une étendue de plusieurs milliers de milles. Cette rivière était
d'une profondeur indescriptible, et d'une transparence plus merveilleuse
que celle de l'ambre. Elle avait de trois à six milles de large, et ses
berges qui s'élevaient de chaque côté à une hauteur perpendiculaire de
douze cents pieds étaient couronnées d'arbres toujours verdoyants et
de fleurs perpétuelles au suave parfum qui faisaient de ces lieux un
somptueux jardin; mais cette terre plantureuse s'appelait le royaume de
l'Horreur, et on ne pouvait y entrer sans y trouver la mort[10].»

«Ouf!» dit le roi.

«Nous quittâmes ce royaume en toute hâte, et quelques jours après, nous
arrivâmes à d'autres bords, où nous fûmes fort étonnés de voir des
myriades d'animaux monstrueux portant sur leurs têtes des cornes qui
ressemblaient à des faux. Ces hideuses bêtes se creusent de vastes
cavernes dans le sol en forme d'entonnoir, et en entourent l'entrée
d'une ligne de rocs entassés l'un sur l'autre de telle sorte qu'ils ne
peuvent manquer de tomber instantanément, quand d'autres animaux s'y
aventurent; ceux-ci se trouvent ainsi précipités dans le repaire du
monstre, où leur sang est immédiatement sucé, après quoi leur carcasse
est dédaigneusement lancée à une immense distance de la «caverne de la
mort[11].»

«Peuh!» dit le roi.

«Continuant notre chemin, nous vîmes un district abondant en végétaux,
qui ne poussaient pas sur le sol, mais dans l'air[12]. Il y en avait
qui naissaient de la substance d'autres végétaux[13]; et d'autres qui
empruntaient leur propre substance aux corps d'animaux vivants[14].
Puis d'autres encore tout luisants d'un feu intense[15]; d'autres qui
changeaient de place à leur gré[16]; mais, chose bien plus merveilleuse
encore, nous découvrîmes des fleurs qui vivaient, respiraient et
agitaient leurs membres à volonté, et qui, bien plus, avaient la
détestable passion de l'humanité pour asservir d'autres créatures, et
les confiner dans d'horribles et solitaires prisons jusqu'à ce qu'elles
eussent rempli une tâche fixée[17].»

«Bah!» dit le roi.

«Après avoir quitté ce pays, nous arrivâmes bientôt à un autre, où les
oiseaux ont une telle science et un tel génie en mathématiques, qu'ils
donnent tous les jours des leçons de géométrie aux hommes les plus sages
de l'empire. Le roi ayant offert une récompense pour la solution de deux
problèmes très difficiles, ils furent immédiatement résolus--l'un, par
les abeilles, et l'autre par les oiseaux; mais comme le roi garda ces
solutions secrètes, ce ne fut qu'après les plus profondes et les plus
laborieuses recherches, et une infinité de gros livres écrits pendant
une longue série d'années, que les Mathématiciens arrivèrent enfin aux
mêmes solutions qui avaient été improvisées par les abeilles et par les
oiseaux[18].»

«Oh! oh!» dit le roi.

«A peine avions nous perdu de vue cette contrée, qu'une autre s'offrit
à nos yeux. De ses bords s'étendit sur nos têtes un vol d'oiseaux d'un
mille de large, et de deux cent quarante milles de long; si bien que
tout en faisant un mille à chaque minute, il ne fallut pas à cette bande
d'oiseaux moins de quatre heures pour passer au dessus de nous; il y
avait bien plusieurs millions de millions d'oiseaux[19].

«Oh!» dit le roi.

«Nous n'étions pas plus tôt délivrés du grand ennui que nous causèrent
ces oiseaux que nous fûmes terrifiés par l'apparition d'un oiseau
d'une autre espèce, infiniment plus grand que les corbeaux que j'avais
rencontrés dans mes premiers voyages; il était plus gros que le plus
vaste des dômes de votre sérail, ô le plus magnifique des califes!
Ce terrible oiseau n'avait pas de tête visible, il était entièrement
composé de ventre, un ventre prodigieusement gras et rond, d'une
substance molle, poli, brillant, et rayé de diverses couleurs. Dans ses
serres le monstre portait à son aire dans les cieux une maison dont
il avait fait sauter le toit, et dans l'intérieur de laquelle nous
aperçûmes distinctement des êtres humains, en proie sans doute au plus
affreux désespoir en face de l'horrible destin qui les attendait. Nous
fimes tout le bruit possible dans l'espérance d'effrayer l'oiseau et de
lui faire lâcher sa proie; mais il se contenta de pousser une espèce de
ronflement de rage, et laissa tomber sur nos têtes un sac pesant que
nous trouvâmes rempli de sable.»

«Sornettes!» dit le roi.

«Aussitôt après cette aventure, nous remontâmes un continent d'une
immense étendue et d'une solidité prodigieuse, et qui cependant était
entièrement porté sur le dos d'une vache bleu de ciel qui n'avait pas
moins de quatre cents cornes[20].»

«Cela, je le crois,» dit le roi, «parce que j'ai lu quelque chose de
semblable dans un livre.»

«Nous passâmes immédiatement sous ce continent (en nageant entre les
jambes de la vache) et quelques heures après nous nous trouvâmes dans
une merveilleuse contrée, et l'homme-animal m'informa que c'était son
pays natal, habité par des êtres de son espèce. Cette révélation fit
grandement monter l'homme-animal dans mon estime, et je commençai à
éprouver quelque honte de la dédaigneuse familiarité avec laquelle je
l'avais traité; car je découvris que les animaux-hommes étaient en
général une nation de très puissants magiciens qui vivaient avec des
vers dans leurs cervelles[21]; ces vers, sans doute, servaient à
stimuler par leurs tortillements et leurs frétillements les plus
miraculeux efforts de l'imagination.

«Balivernes!» dit le roi.

«Ces magiciens avaient apprivoisé plusieurs animaux de la plus
singulière espèce; par exemple, il y avait un énorme cheval dont les os
étaient de fer, et le sang de l'eau bouillante. En guise d'avoine, il
se nourrissait habituellement de pierres noires; et cependant, en dépit
d'un si dur régime, il était si fort et si rapide qu'il pouvait traîner
un poids plus lourd que le plus grand temple de cette ville, et avec une
vitesese surpassant celle du vol de la plupart des oiseaux[22].»

«Sornettes!» dit le roi.

«Je vis aussi chez ce peuple une poule sans plumes, mais plus grosse
qu'un chameau; au lieu de chair et d'os elle était faite de fer et de
brique: son sang, comme celui du cheval, (avec qui du reste elle avait
beaucoup de rapport) était de l'eau bouillante, et comme lui elle ne
mangeait que du bois ou des pierres noires. Cette poule produisait
souvent une centaine de petits poulets dans un jour, et ceux-ci après
leur naissance restaient plusieurs semaines dans l'estomac de leur
mère[23].»

«Inepte!» dit le roi.

«Un des plus grands magiciens de cette nation inventa un homme composé
de cuivre, de bois et de cuir, et le doua d'un génie tel qu'il aurait
battu aux échecs toute la race humaine à l'exception du grand calife
Haroun Al-Raschid[24]. Un autre construisit (avec les mêmes matériaux)
une créature capable de faire rougir de honte le génie même de celui
qui l'avait inventée; elle était douée d'une telle puissance de
raisonnement, qu'en une seconde elle exécutait des calculs, qui auraient
demandé les efforts combinés de cinquante mille hommes de chair et d'os
pendant une année[25]. Un autre plus prodigieux encore s'était fabriqué
une créature qui n'était ni homme ni bête, mais qui avait une cervelle
de plomb mêlée d'une matière noire comme de la poix, et des doigts
dont elle se servait avec une si grande rapidité et une si incroyable
dextérité qu'elle aurait pu sans peine écrire douze cents copies du
Coran en une heure; et cela avec une si exacte précision, qu'on n'aurait
pu trouver entre toutes ces copies une différence de l'épaisseur du plus
fin cheveu. Cette créature jouissait d'une force prodigieuse, au point
d'élever ou de renverser de son souffle les plus puissants empires; mais
ses forces s'exerçaient également pour le mal comme pour le bien.»

«Ridicule!» dit le roi.

«Parmi ces nécromanciens, il y en avait un qui avait dans ses veines le
sang des salamandres; il ne se faisait aucun scrupule de s'asseoir et de
fumer son chibouc dans un four tout rouge en attendant que son dîner
y fût parfaitement cuit[26]. Un autre avait la faculté de changer
les métaux vulgaires en or, sans même les surveiller pendant
l'opération[27]. Un autre était doué d'une telle délicatesse du toucher,
qu'il avait fait un fil de métal si fin qu'il était invisible[28]. Un
autre avait une telle rapidité de perception qu'il pouvait compter les
mouvements distincts d'un corps élastique vibrant avec la vitesse de
neuf cents millions de vibrations en une seconde[29].»

«Absurde!» dit le roi.

«Un autre de ces magiciens, au moyen d'un fluide que personne n'a jamais
vu, pouvait faire brandir les bras à ses amis, leur faire donner des
coups de pied, les faire lutter, ou danser à sa volonté[30]. Un autre
avait donné à sa voix une telle étendue qu'il pouvait se faire entendre
d'un bout de la terre à l'autre[31]. Un autre avait un bras si long
qu'il pouvait, assis à Damas, rédiger une lettre à Bagdad, ou à quelque
distance que ce fût[32]. Un autre ordonnait à l'éclair de descendre du
ciel, et l'éclair descendait à son ordre, et une fois descendu, lui
servait de jouet. Un autre de deux sons retentissants réunis faisait
un silence. Un autre avec deux lumières étincelantes produisait une
profonde obscurité[33]. Un autre faisait de la glace dans une fournaise
chauffée au rouge[34]. Un autre invitait le soleil à faire son portrait,
et le soleil le faisait[35]. Un autre prenait cet astre avec la lune et
les planètes, et après les avoir pesés avec un soin scrupuleux,
sondait leurs profondeurs, et se rendait compte de la solidité de leur
substance. Mais la nation tout entière est douée d'une si surprenante
habileté en sorcellerie, que les enfants, les chats et les chiens
eux-mêmes les plus ordinaires n'éprouvent aucune difficulté à percevoir
des objets qui n'existent pas du tout, ou qui depuis vingt millions
d'années avant la naissance de ce peuple ont disparu de la surface du
monde[36].»

«Déraisonnable!» dit le roi.

«Les femmes et les filles de ces incomparables sages et sorciers»,
continua Schéhérazade, sans se laisser aucunement troubler par les
fréquentes et inciviles interruptions de son mari, «les filles et les
femmes de ces éminents magiciens sont tout ce qu'il y a d'accompli et de
raffiné, et seraient ce qu'il y a de plus intéressant et de plus beau,
sans une malheureuse fatalité qui pèse sur elles, et dont les pouvoirs
miraculeux de leurs maris et de leurs pères n'ont pas été capables
jusqu'ici de les préserver. Les fatalités prennent toutes sortes de
formes différentes; celle dont je parle prit la forme d'un caprice.»

«Un quoi?» dit le roi.

«Un caprice,» dit Schéhérazade. «Un des mauvais génies, qui ne cherchent
que l'occasion de faire du mal, leur mit dans la tête, à ces dames
accomplies, que ce qui constitue la beauté personnelle consiste
entièrement dans la protubérance de là région qui ne s'étend pas très
loin au-dessous du dos. La perfection de la beauté, d'après elles, est
en raison directe de l'étendue de cette protubérance. Cette idée leur
trotta longtemps par la tête, et comme les coussins sont à bon marché
dans ce pays, il ne fut bientôt plus possible de distinguer une femme
d'un dromadaire.»

«Assez», dit le roi--«je n'en saurais entendre davantage. Vous m'ayez
déjà donné un terrible mal de tête avec vos mensonges. Il me semble
aussi que le jour commence à poindre. Depuis combien de temps
sommes-nous mariés?--Ma conscience commence aussi à se sentir de nouveau
troublée. Et puis cette allusion au dromadaire ... me prenez-vous pour
un imbécile? En résumé, il faut vous lever et vous laisser étrangler.»

Ces paroles, m'apprend l'Isitsoörnot, affligèrent et étonnèrent à la
fois Schéhérazade. Mais comme elle savait que le roi était un homme
d'une intégrité scrupuleuse et incapable de forfaire à sa parole, elle
se soumit de bonne grâce à sa destinée. Elle trouva cependant (durant
l'opération) une grande consolation dans la pensée que son histoire
restait en grande partie inachevée, et que, par sa pétulance, sa brute
de mari s'était justement puni lui-même en se privant du récit d'un
grand nombre d'autres merveilleuses aventures.




MELLONTA TAUTA

(ce qui doit arriver)


_A bord du Ballon l'Alouette_,

1 avril, 2848.

Il faut aujourd'hui, mon cher ami, que vous subissiez, pour vos péchés,
le supplice d'un long bavardage. Je vous déclare nettement que je vais
vous punir de toutes vos impertinences, en me faisant aussi ennuyeux,
aussi décousu, aussi incohérent, aussi insupportable que possible.

Me voilà donc encaqué dans un sale ballon, avec une centaine ou deux de
passagers appartenant à la _canaille_, tous engagés dans une partie de
plaisir (quelle bouffonne idée certaines gens se font du plaisir!) et
ayant devant moi la perspective de ne pas toucher la _terre ferme_ avant
un mois au moins. Personne à qui parler. Rien à faire. Or quand on n'a
rien à faire, c'est le cas de correspondre avec ses amis. Vous comprenez
donc le double motif pour lequel je vous écris cette lettre:--mon ennui
et vos péchés.

Ajustez vos lunettes et préparez-vous à vous ennuyer. J'ai l'intention
de vous écrire ainsi chaque jour pendant cet odieux voyage.

Mon Dieu! quand donc quelque nouvelle _Invention_ germera-t-elle dans
le péricrâne humain? Serons-nous donc éternellement condamnés aux mille
inconvénients du ballon?

_Personne_ ne trouvera donc un système de locomotion plus expéditif?
Ce train de petit trot est, à mon avis, une véritable torture. Sur ma
parole, depuis que nous sommes partis, nous n'avons pas fait plus de
cent milles à l'heure. Les oiseaux mêmes nous battent, quelques-uns
au moins. Je vous assure qu'il n'y a là aucune exagération. Notre
mouvement, sans doute, semble plus lent qu'il n'est réellement--et cela,
parce que nous n'avons autour de nous aucun point de comparaison qui
puisse nous faire juger de notre rapidité, et que nous marchons avec le
vent. Assurément, toutes les fois que nous rencontrons un autre ballon,
nous avons alors quelque chance de nous rendre compte de notre vitesse,
et je dois reconnaître qu'en somme cela ne va pas trop mal. Tout
accoutumé que je suis à ce mode de voyage, je ne puis m'empêcher de
ressentir une espèce de vertige, toutes les fois qu'un ballon nous
devance en passant dans un courant directement au-dessus de notre tête.
Il me semble toujours voir un immense oiseau de proie prêt à fondre sur
nous et à nous emporter dans ses serres. Il en est venu un sur nous ce
matin même au lever du soleil, et il rasa de si près le nôtre que sa
corde-guide frôla le réseau auquel est suspendu notre char, et nous
causa une sérieuse panique. Notre capitaine remarqua que si ce réseau
avait été composé de cette vieille soie d'il y a cinq cents ou mille
ans, nous aurions inévitablement souffert une avarie. Cette soie, comme
il me l'a expliqué, était une étoffe fabriquée avec les entrailles d'une
espèce de ver de terre. Ce ver était soigneusement nourri de mûres--une
espèce de fruit ressemblant à un melon d'eau--et, quand il était
suffisamment gras, on l'écrasait dans un moulin. La pâte qu'il formait
alors était appelée dans son état primitif _papyrus_, et elle devait
passer par une foule de préparations diverses pour devenir finalement
de la _soie_. Chose singulière! cette soie était autrefois fort prisée
comme article de _toilette de femmes_! Généralement elle servait aussi
à construire les ballons. Il paraît qu'on trouva dans la suite une
meilleure espèce de matière dans l'enveloppe inférieure du péricarpe
d'une plante vulgairement appelée _euphorbium_, et connue aujourd'hui en
botanique sous le nom d'herbe de lait. On appela cette dernière espèce
de soie _soie-buckingham_, à cause de sa durée exceptionnelle, et on
la rendait prête à l'usage en la vernissant d'une solution de gomme de
caoutchouc--substance qui devait ressembler sous beaucoup de rapports
à la _gutta percha_, ordinairement employée aujourd'hui. Ce caoutchouc
était quelquefois appelé gomme arabique indienne ou gomme de whist, et
appartenait sans doute à la nombreuse famille des _fungi_. Vous ne me
direz plus maintenant que je ne suis pas un zélé et profond antiquaire.

A propos de cordes-guides, la nôtre, paraît-il, vient de renverser
par dessus bord un homme d'un de ces petits bateaux électriques qui
pullulent au dessous de nous dans l'océan--un bateau d'environ 600
tonnes, et, d'après ce qu'on dit, scandaleusement chargé. Il devrait
être interdit à ces diminutifs de barques de transporter plus d'un
nombre déterminé de passagers. On ne laissa pas l'homme remonter à bord,
et il fut bientôt perdu de vue avec son sauveur. Je me félicite, mon
cher ami, de vivre dans un temps assez éclairé pour qu'un simple
individu ne compte pas comme existence. Il n'y a que la masse dont la
véritable Humanité doive se soucier. En parlant d'Humanité, savez-vous
que notre immortel Wiggins n'est pas aussi original dans ses vues sur la
condition sociale et le reste, que ses contemporains sont disposés à le
croire? Pundit m'assure que les mêmes idées ont été émises presque
dans les mêmes termes il y a à peu près mille ans, par un philosophe
irlandais nommé Fourrier, dans l'intérêt d'une boutique de détail pour
peaux de chat et autres fourrures. Pundit est _savant_, vous le savez;
il ne peut y avoir d'erreur à ce sujet. Qu'il est merveilleux de voir se
réaliser tous les jours la profonde observation de l'Indou Aries Tottle
(citée par Pundit):--«Il faut reconnaître que ce n'est pas une ou deux
fois, mais à l'infini que les mêmes opinions reviennent en tournant
toujours dans le même cercle parmi les hommes.»

_2 avril._--Parlé aujourd'hui du cutter électrique chargé de la section
moyenne des fils télégraphiques flottants. J'apprends que lorsque cette
espèce de télégraphe fut essayée pour la première fois par Horse, on
regardait comme tout à fait impossible de conduire les fils sous la
mer; aujourd'hui nous avons peine à comprendre où l'on pouvait voir une
difficulté! Ainsi marche le monde. _Tempora mutantur_--vous m'excuserez
de vous citer de l'Étrusque. Que _ferions-nous_ sans le télégraphe
Atlantique? (Pundit prétend qu'Atlantique est l'ancien adjectif).
Nous nous arrêtâmes quelques minutes pour adresser au cutter quelques
questions, et nous apprîmes, entre autres glorieuses nouvelles, que
la guerre civile sévit en Afrique, tandis que la peste travaille
admirablement tant en Europe qu'en Ayesher. N'est-il pas vraiment
remarquable qu'avant les merveilleuses lumières versées par l'Humanité
sur la philosophie, le monde ait été habitué à considérer la guerre et
la peste comme des calamités? Savez-vous qu'on adressait des prières
dans les anciens temples dans le but d'écarter ces _maux_ (!) de
l'humanité? N'est-il pas vraiment difficile de s'imaginer quel principe
d'intérêt dirigeait nos ancêtres dans leur conduite? Etaient-ils donc
assez aveugles pour ne pas comprendre que la destruction d'une myriade
d'individus n'est qu'un avantage positif proportionnel pour la masse?

_3 avril._--Rien de plus amusant que de monter l'échelle de corde
qui conduit au sommet du ballon, et de contempler de là le monde
environnant. Du char au-dessous vous savez que la vue n'est pas si
étendue--on ne peut guère regarder verticalement. Mais de cette place
(où je vous écris) assis sur les somptueux coussins de la salle ouverte
au sommet, on peut tout voir dans toutes les directions. En ce moment
il y a en vue une multitude de ballons, qui présentent un tableau très
animé, pendant que l'air retentit du bruit de plusieurs millions de voix
humaines. J'ai entendu affirmer que lorsque Jaune ou (comme le veut
Pundit) Violet, le premier aéronaute, dit-on, soutint qu'il était
pratiquement possible de traverser l'atmosphère dans toutes les
directions, et qu'il suffisait pour cela de monter et de descendre
jusqu'à ce qu'on eût atteint un courant favorable, c'est à peine si
ses contemporains voulurent l'entendre, et qu'ils le regardèrent tout
simplement comme une sorte de fou ingénieux, les philosophes (!) du jour
déclarant que la chose était impossible. Il me semble aujourd'hui _tout
à fait_ inexplicable qu'une chose aussi simple et aussi pratique ait pu
échapper à la sagacité des anciens _savants_. Mais dans tous les temps,
les plus grands obstacles au progrès de l'art sont venus des prétendus
hommes de science. Assurément, _nos_ hommes de science ne sont pas tout
à fait aussi bigots que ceux d'autrefois;--et à ce sujet j'ai à vous
raconter quelque chose de bien drôle. Savez-vous qu'il n'y a pas plus de
mille ans que les métaphysiciens consentirent à faire revenir les gens
de cette singulière idée, qu'il n'existait que _deux routes possibles
pour atteindre à la vérité_? Croyez-le si vous pouvez! Il paraît qu'il y
a longtemps, bien longtemps, dans la nuit des âges, vivait un philosophe
turc (ou peut-être Indou) appelé Aries Tottle[37]. Ce philosophe
introduisit, ou tout au moins propagea ce qu'on appelait la méthode
d'investigation déductive ou _à priori_. Il partait de principes qu'il
regardait comme des axiomes ou _vérités évidentes_ par elles-mêmes, et
descendait _logiquement_ aux conséquences. Ses plus grands disciples
furent un nommé Neuclid[38] et un nommé Cant[39]. Cet Aries Tottle
fleurit sans rival jusqu'à l'apparition d'un certain Hogg[40], surnommé
le _Berger d'Ettrick_, qui prêcha un système complètement différent, que
l'on appela la méthode _à posteriori_ ou méthode inductive. Tout son
système se réduisait à la sensation. Il procédait par l'observation,
l'analyse et la classification des faits--_instantiae naturae_
(phénomènes naturels), comme on affectait de les nommer, ramenés ensuite
à des lois générales. La méthode d'Aries Tottle, en un mot, était basée
sur les _noumènes_; celle de Hogg sur les _phénomènes_. L'admiration
excitée par ce dernier système fut si grande, qu'à sa première
apparition, Aries Tottle tomba en discrédit; mais il finit par recouvrer
du terrain, et on lui permit de partager le royaume de la vérité avec
son rival plus moderne. Dès lors les _savants_ soutinrent que les
méthodes Aristotélicienne et _Baconienne_ étaient les seules voies qui
conduisaient à la science. Le mot _Baconienne_, vous devez le savoir,
fut un adjectif inventé comme équivalent à _Hoggienne_, comme plus
euphonique et plus noble.

Ce que je vous dis là, mon cher ami, est la fidèle expression du fait et
s'appuie sur les plus solides autorités; vous pouvez donc vous imaginer
combien une opinion aussi absurde au fond a dû contribuer à retarder
le progrès de toute vraie science qui ne marche guère que par bonds
intuitifs. L'idée ancienne condamnait l'investigation à _ramper_, et
pendant des siècles les esprits furent si infatués de Hogg surtout, que
ce fut un temps d'arrêt pour la pensée proprement dite. Personne n'osa
émettre une vérité dont il ne se sentît redevable qu'à son _âme_. Peu
importait que cette vérité fût _démontrable_; les _savants_ entêtés
du temps ne regardaient que la route au moyen de laquelle on l'avait
atteinte. Ils ne voulaient pas même considérer la fin. «Les moyens,
criaient-ils, les moyens, montrez-nous les moyens!» Si, après examen des
moyens, on trouvait qu'ils ne rentraient ni dans la catégorie d'Aries
(c'est-à-dire de Bélier) ni dans celle de Hogg, les _savants_ n'allaient
pas plus loin, ils prononçaient que le théoriste était un fou, et ne
voulaient rien avoir à faire avec sa vérité.

Or, on ne peut pas même soutenir que par le système _rampant_ il eût été
possible d'atteindre en une longue série de siècles la plus grande somme
de vérité; la suppression de l'_Imagination_ était un mal qui ne pouvait
être compensé par aucune certitude supérieure des anciennes méthodes
d'investigation. L'erreur de ces Jurmains, de ces Vrinch, de ces
Inglitch, et de ces Amriccans (nos ancêtres immédiats, pour le dire en
passant) était une erreur analogue à celle du prétendu connaisseur qui
s'imagine qu'il doit voir d'autant mieux un objet qu'il l'approche plus
près de ses yeux. Ces gens étaient aveuglés par les détails. Quand ils
procédaient d'après Hogg, leurs _faits_ n'étaient jamais en résumé que
des faits, matière de peu de conséquence, à moins qu'on ne se crût très
avancé en concluant que _c'étaient_ des faits, et qu'ils devaient être
des faits, parce qu'ils apparaissaient tels. S'ils suivaient la méthode
de Bélier, c'est à peine si leur procédé était aussi droit qu'une corne
de cet animal, car ils n'ont jamais émis un axiome qui fût un véritable
axiome dans toute la force du terme. Il fallait qu'ils fussent
véritablement aveugles pour ne pas s'en apercevoir, même de leur temps;
car à leur époque même, beaucoup d'axiomes longtemps _reçus comme tels_
avaient été abandonnés. Par exemple: «_Ex nihilo nihil fit_»; «un
corps ne peut agir où il n'est pas»; «il ne peut exister d'antipodes»;
«l'obscurité ne peut pas sortir de la lumière»--toutes ces propositions,
et une douzaine d'autres semblables, primitivement admises sans
hésitation comme des axiômes, furent regardées, à l'époque même dont je
parle, comme insoutenables. Quelle absurdité donc, de persister à croire
aux _axiômes_, comme à des bases infaillibles de vérité! Mais d'après
le témoignage même de leurs meilleurs raisonneurs, il est facile de
démontrer la futilité, la vanité des axiômes en général. Quel fut le
plus solide de leurs logiciens? Voyons! Je vais le demander à Pundit, et
je reviens à la minute.... Ah! nous y voici! Voilà un livre écrit il y a
à peu près mille ans et dernièrement traduit de l'Inglitch--langue qui,
soit dit en passant, semble avoir été le germe de l'amriccan. D'après
Pundit, c'est sans contredit le plus habile ouvrage ancien sur la
logique. L'auteur, (qui avait une grande réputation de son temps) est un
certain Miller, ou Mill[41]; et on raconte de lui, comme un détail de
quelque importance, qu'il avait un cheval de moulin qui s'appelait
Bentham. Mais jetons un coup d'oeil sur le Traité!

Ah!--«Le plus ou moins de conceptibilité», dit très bien M. Mill,
«ne doit être admis dans aucun cas comme critérium d'une vérité
axiomatique.» Quel moderne jouissant de sa raison songerait à contester
ce truisme? La seule chose qui nous étonne, c'est que M. Mill ait pu
s'imaginer qu'il était nécessaire d'appeler l'attention sur une vérité
aussi simple. Mais tournons la page. Que lisons-nous ici?--«Deux
contradictoires ne peuvent être vraies en même temps--c'est-à-dire, ne
peuvent coexister dans la réalité.» Ici M. Mill veut dire par exemple,
qu'un arbre doit être ou bien un arbre, ou pas un arbre--c'est-à-dire,
qu'il ne peut être en même temps un arbre et pas un arbre. Très bien,
mais je lui demanderai _pourquoi_. Voici sa réponse, et il n'en veut pas
donner d'autre:--«parce que, dit-il, il est impossible de concevoir que
les contradictoires soient vraies toutes deux à la fois.» Mais ce n'est
pas du tout répondre, d'après son propre aveu; car ne vient-il pas
précisément de reconnaître que «dans aucun cas le plus ou moins
de conceptibilité ne doit être admis comme critérium d'une vérité
axiomatique?»

Ce que je blâme chez ces anciens, c'est moins que leur logique soit, de
leur propre aveu, sans aucun fondement, sans valeur, quelque chose de
tout à fait fantastique, c'est surtout la sotte fatuité avec laquelle
ils proscrivent toutes les autres voies qui mènent à la vérité, tous
les _autres_ moyens de l'atteindre, excepté ces deux méthodes
absurdes--l'une qui consiste à se traîner, l'autre à ramper--où ils ont
osé emprisonner l'âme qui aime avant tout à _planer_.

En tout cas, mon cher ami, ne pensez-vous pas que ces anciens
dogmatistes n'auraient pas été fort embarrassée de décider à laquelle de
leurs deux méthodes était due la plus importante et la plus sublime de
_toutes_ leurs vérités, je veux dire, celle de la gravitation? Newton
la devait à Kepler. Kepler reconnaissait qu'il avait _deviné_ ses
trois lois--ces trois lois capitales qui amenèrent le plus grand des
mathématiciens Inglish à son principe, la base de tous les principes
de la physique--et qui seules nous introduisent dans le royaume de la
métaphysique.

Kepler les _devina_--c'est-à-dire, les _imagina_. Il était avant tout
un _théoriste_--mot si sacré aujourd'hui et qui ne fut d'abord qu'une
épithète de mépris. N'auraient-ils pas été aussi fort en peine, ces
vieilles taupes, d'expliquer par laquelle de leurs deux méthodes un
cryptographe vient à bout de résoudre une écriture chiffrée d'une
difficulté plus qu'ordinaire, ou par laquelle de leurs deux méthodes
Champollion mit l'esprit humain sur la voie de ces immortelles et
presque innombrables découvertes, en déchiffrant les hiéroglyphes?

Encore un mot sur ce sujet, et j'aurai fini de vous assommer. N'est-il
pas plus qu'étrange, qu'avec leurs éternelles rodomontades sur les
méthodes pour arriver à la vérité, ces bigots aient laissé de côté celle
qu'aujourd'hui nous considérons comme la grande route du vrai--celle
de la concordance? Ne semble-t-il pas singulier qu'ils ne soient pas
arrivés à déduire de l'observation des oeuvres de Dieu ce fait vital,
qu'une concordance parfaite doit être le signe d'une vérité absolue?
Depuis qu'on a reconnu cette proposition, avec quelle facilité
avons-nous marché dans la voie du progrès! L'investigation scientifique
a passé des mains de ces taupes dans celle des vrais, des seules vrais
penseurs, des hommes d'ardente imagination. Ceux-ci _théorisent_.
Vous imaginez-vous les huées de mépris avec lesquelles nos pères
accueilleraient mes paroles, s'il leur était permis de regarder
aujourd'hui par dessus mon épaule? Oui, dis-je, ces hommes
_théorisent_; et leurs théories ne font que se corriger, se réduire, se
systématiser--s'éclaircir, peu à peu, en se dépouillant de leurs
scories d'incompatibilité, jusqu'à ce qu'enfin apparaisse une parfaite
concordance que l'esprit le plus stupide est forcé d'admettre, par
cela même qu'il y a concordance, comme l'expression d'une absolue et
incontestable _vérité_[42].

_4 avril._--Le nouveau gaz fait merveille avec les derniers
perfectionnements apportés à la gutta-percha. Quelle sûreté, quelle
commodité, quel facile maniement, quels avantages de toutes sortes
offrent nos ballons modernes! En voilà un immense qui s'approche de nous
avec une vitesse d'au moins 150 milles à l'heure. Il semble bondé
de monde--il y a peut-être bien trois ou quatre cents passagers--et
cependant il plane à une hauteur de près d'un mille, nous regardant;
nous pauvres diables, au dessous de lui, avec un souverain mépris. Mais
cent ou même deux cents milles à l'heure, c'est là, après tout, une
médiocre vitesse. Vous rappelez-vous comme nous volions sur le chemin de
fer qui traverse le continent du Canada?--Trois cents milles pleins à
l'heure. Voilà qui s'appelait voyager. Il est vrai qu'on ne pouvait
rien voir--il ne restait qu'à folâtrer, à festoyer et à danser dans les
magnifiques salons. Vous souvenez-vous de la singulière sensation que
l'on éprouvait, quand, par hasard, on saisissait une lueur des objets
extérieurs, pendant que les voitures poursuivaient leur vol effréné?
Tous les objets semblaient n'en faire qu'un--une seule masse. Pour moi,
j'avouerai que je préférais voyager dans un de ces trains lents qui ne
faisaient que cent milles à l'heure! Là on pouvait avoir des portières
vitrées,--même les tenir ouvertes--et arriver à quelque chose qui
ressemblait à une vue distincte du pays.... Pundit assure que _la route_
du grand chemin de fer du Canada doit avoir été en partie tracée il y
a neuf cents ans! Il va jusqu'à dire qu'on distingue encore les traces
d'une route--traces qui remontent certainement à une époque aussi
reculée. Il paraît qu'il n'y avait que deux voies; la nôtre, vous le
savez, en a douze, et trois ou quatre autres sont en préparation. Les
anciens rails étaient très minces; et si rapprochés les uns des autres
qu'à en juger d'après nos idées modernes, il ne se pouvait rien de plus
frivole, pour ne pas dire de plus dangereux. La largeur actuelle de la
voie--cinquante pieds--est même considérée comme offrant à peine une
sécurité suffisante. Quant à moi, je ne fais aucun doute qu'il a dû
exister quelque espèce de voie à une époque fort ancienne, comme
l'affirme Pundit; car rien n'est plus clair pour moi que ce fait:
qu'à une certaine période--pas moins de sept siècles avant nous,
certainement,--les continents du Canada nord et sud n'en faisaient
qu'un, et que dès lors les Canadiens durent nécessairement construire un
grand chemin de fer qui traversât le continent.

_5 avril._--Je suis presque dévoré d'_ennui_. Pundit est la seule
personne avec qui l'on puisse causer à bord, et lui, la pauvre âme! il
ne saurait parler d'autre chose que d'antiquités. Il a passé toute
la journée à essayer de me convaincre que les anciens Amriccans
_se gouvernaient eux-mêmes_!--A-t-on jamais entendu une pareille
absurdité?--qu'ils vivaient dans une espèce de confédération chacun pour
soi, à la façon des «chiens de prairie» dont il est parlé dans la fable.
Il dit qu'ils partaient de cette idée, la plus drôle qu'on puisse
imaginer--que tous les hommes naissent libres et égaux, et cela au nez
même des lois de _gradation_ si visiblement imprimées sur tous les êtres
de l'univers physique et moral.

Chaque individu votait--ainsi disait-on--c'est-à-dire participait aux
affaires publiques--et cela dura jusqu'au jour où enfin on s'aperçut que
ce qui était l'affaire de chacun n'était l'affaire de personne, et
que la _République_ (ainsi s'appelait cette chose absurde) manquait
totalement de gouvernement. On raconte, cependant, que la première
circonstance qui vint troubler, d'une façon toute spéciale, la
satisfaction des philosophes qui avaient construit cette république,
ce fut la foudroyante découverte que le suffrage universel n'était que
l'occasion de pratiques frauduleuses, au moyen desquelles un nombre
désiré de votes pouvait à un moment donné être introduit dans l'urne,
sans qu'il y eût moyen de le prévenir ou de le découvrir, par un parti
assez déhonté pour ne pas rougir de la fraude. Une légère réflexion sur
cette découverte suffit pour en tirer cette conséquence évidente--que
la coquinerie doit régner en république--en un mot, qu'un gouvernement
républicain ne saurait être qu'un gouvernement de coquins. Pendant que
les philosophes étaient occupés à rougir de leur stupidité de n'avoir
pas prévu ces inconvénients inévitables, et à inventer de nouvelles
théories, le dénouement fut brusqué par l'intervention d'un gaillard du
nom de _Mob_[43], qui prit tout en mains, et établit un despotisme, en
comparaison duquel ceux des Zéros[44] fabuleux et des Hellofagabales[45]
étaient dignes de respect, un véritable paradis. Ce Mob (un étranger,
soit dit en passant) était, dit-on, le plus odieux de tous les hommes
qui aient jamais encombré la terre. Il avait la stature d'un géant; il
était insolent, rapace, corrompu; il avait le fiel d'un taureau avec le
coeur d'une hyène, et la cervelle d'un paon. Il finit par mourir d'un
accès de sa propre fureur, qui l'épuisa. Toutefois, il eut son utilité,
comme toutes choses, même les plus viles; il donna à l'humanité une
leçon que jusqu'ici elle n'a pas oubliée--qu'il ne faut jamais aller en
sens inverse des analogies naturelles. Quant au républicanisme, on ne
pouvait trouver sur la surface de la terre aucune analogie pour le
justifier--excepté le cas des «chiens de prairie»,--exception qui,
si elle prouve quelque chose, ne semble démontrer que ceci, que la
démocratie est la plus admirable forme de gouvernement--pour les chiens.

_6 avril._--La nuit dernière nous avons eu une vue admirable d'Alpha
Lyre, dont le disque, dans la lunette de notre capitaine, sous-tend un
angle d'un demi-degré, offrant tout à fait l'apparence de notre soleil à
l'oeil nu par un jour brumeux. Alpha Lyra, quoique beaucoup plus grand
que notre soleil, lui ressemble tout à fait quant à ses taches, son
atmosphère, et beaucoup d'autres particularités. Ce n'est que dans
le siècle dernier, me dit Pundit, que l'on commença à soupçonner la
relation binaire qui existe entre ces deux globes. Chose étrange, on
rapportait le mouvement apparent de notre système céleste à un orbite
autour d'une prodigieuse étoile située au centre de la voie lactée.
Autour de cette étoile, affirmait-on, ou tout au moins, autour d'un
centre de gravité commun à tous les globes de la voie lactée, que l'on
supposait près des Alcyons dans les Pléïades, chacun de ces globes
faisait sa révolution, le nôtre achevant son circuit dans une période
de 117,000,000 d'années! Aujourd'hui, avec nos lumières actuelles, les
grands perfectionnements de nos télescopes, et le reste, nous éprouvons
naturellement quelque difficulté à saisir sur quel fondement repose une
pareille idée. Le premier qui la propagea fut un certain Mudler[46].
Il fut amené, sans doute, à cette singulière hypothèse par une pure
analogie qui se présenta à lui dans le premier cas observé; mais au
moins aurait-il dû poursuivre cette analogie dans ses développements.
Elle lui suggérait, de fait, un grand orbe central; jusque-là Mudler
était logique. Cet orbe central, toutefois, devait être dynamiquement
plus grand que tous les orbes qui l'environnaient pris ensemble. Mudler
pouvait alors se poser cette question:--«Pourquoi ne le voyons-nous
pas?» nous, en particulier, qui occupons la région moyenne du groupe,
l'endroit même le plus rapproché de cet inconcevable soleil central.
Peut-être, à ce point de son argumentation, l'astronome s'est-il réfugié
dans la supposition que cet orbe pourrait bien n'être pas lumineux; et
ici l'analogie lui faisait soudainement défaut. Mais même en admettant
un orbe central non lumineux, comment s'y serait-il pris pour expliquer
cette invisibilité rendue visible par une incalculable multitude de
glorieux soleils rayonnant dans toutes les directions autour de lui?
Sans doute il s'en tenait finalement à admettre un centre de gravité
commun à tous les globes évolutionnants.--Mais ici encore l'analogie
devait lui faire défaut.

Notre système, il est vrai, opère sa révolution autour d'un centre
commun de gravité, mais cette révolution n'est que la conséquence de sa
relation avec un soleil matériel dont la masse contrebalance et au delà
le reste du système. Le cercle mathématique est une courbe composée
d'une infinité de lignes droites; mais cette idée du cercle--idée que,
par rapport à la géométrie terrestre, nous ne considérons que comme une
pure idée mathématique en contradiction avec l'idée pratique--est en
réalité la seule conception _pratique_ que nous soyons en droit de
nous faire par rapport à ces cercles gigantesques auxquels nous avons
affaire, au moins en imagination, quand nous supposons notre système
avec ses annexes évoluant autour d'un point situé au centre de la voie
lactée. Que les plus vigoureuses des imaginations humaines essaient
seulement de se faire la moindre idée d'un circuit ainsi inexprimable!
Ce serait à peine un paradoxe de dire qu'une lueur d'éclair elle-même,
parcourant éternellement la circonférence de cet inconcevable cercle, la
parcourrait éternellement en ligne droite. Que le trajet de notre soleil
le long de cette circonférence--que la direction de notre système dans
un tel orbite puisse, pour une perception humaine, dévier dans la
moindre mesure de la ligne droite, même dans l'espace d'un million
d'années, c'est là une proposition insoutenable: et cependant ces
anciens astronomes semblent avoir été absolument induits à croire qu'une
courbe visible s'était manifestée durant la courte période de leur
histoire astronomique--dans la durée de ce point imperceptible, dans un
pur néant de deux ou trois mille ans! Il est vraiment incompréhensible
que des considérations telles que celles-ci ne les aient jamais éclairés
sur le véritable état des choses--celui d'une révolution binaire de
notre soleil et d'Alpha Lyra autour d'un centre commun de gravité!

_7 avril._--Nous avons continué la nuit dernière nos amusements
astronomiques. Nous avons eu une vue magnifique des 5 astéroïdes
Nepturiens, et nous avons assisté avec le plus grand intérêt à la pose
d'une énorme imposte sur deux linteaux dans le nouveau temple situé à
Daphnis dans la lune. Rien de plus amusant que de voir des créatures
aussi minuscules que celles de la lune, et ressemblant si peu à la race
humaine, déployer une habileté mécanique si supérieure à la nôtre. Il
nous est difficile aussi de concevoir que les énormes masses qu'elles
manient si aisément soient en réalité aussi légères que notre raison
nous dit qu'elles sont.

_8 avril._--Eureka! Pundit triomphe! Un ballon venant du Canada nous
a parlé aujourd'hui, et nous a jeté quelques anciens papiers; ils
contiennent des informations excessivement curieuses touchant les
antiquités Canadiennes ou plutôt Amriccanes. Vous savez, je présume, que
des terrassiers ont passé plusieurs mois à préparer l'emplacement pour
l'érection d'une nouvelle fontaine à Paradis, le principal jardin
de plaisance de l'empereur. Paradis, paraît-il, était à une époque
immémoriale, une île--c'est-à-dire, qu'il était borné au nord par un
petit ruisseau, ou plutôt par un bras de mer fort étroit. Ce bras
s'élargit graduellement jusqu'à ce qu'il eût atteint sa largeur
actuelle--un mille. La longueur totale de l'île est de neuf milles; sa
largeur varie d'une façon sensible. L'étendue entière de l'île (selon
Pundit,) était, il y a quelque huit cents ans, encombrée de maisons,
dont quelques-unes avaient vingt étages de haut: la terre (pour quelque
raison fort inexplicable) étant considérée comme très précieuse dans ces
parages. Le désastreux tremblement de terre de l'an 2050 engloutit si
totalement la ville (elle était trop étendue pour l'appeler un village)
que jusqu'ici les plus infatigables de nos antiquaires n'avaient pu
recueillir sur les lieux des données suffisantes (en fait de monnaies,
de médailles ou d'inscriptions) pour construire l'ombre même d'une
théorie touchant les moeurs, les coutumes, etc. etc. etc. des premiers
habitants. Tout ce que nous savions d'eux à peu près, c'est qu'ils
faisaient partie des Knickerbockers, tribu de sauvages qui infestaient
le continent lors de sa première découverte par Recorder Riker,
chevalier de la Toison d'or. Cependant ils ne manquaient pas d'une
certaine civilisation; ils cultivaient différents arts et même
différentes sciences à leur manière. On raconte qu'ils étaient sous
beaucoup de rapports fort ingénieux, mais affligés de la singulière
monomanie de bâtir ce que, dans l'ancien amriccan, on appelait des
_églises_--des espèces de pagodes instituées pour le culte de deux
idoles connues sous le nom de Richesse et de Mode. Si bien qu'à la fin,
dit-on, les quatre-vingt dixièmes de l'île n'étaient plus qu'églises.
Les femmes aussi, paraît-il, étaient singulièrement déformées par une
protubérance naturelle de la région située juste au dessous du dos--et,
chose inexplicable, cette difformité passait pour une merveilleuse
beauté. Une ou deux peintures de ces singulières femmes ont été
miraculeusement conservées. C'est quelque chose de vraiment
drôle--quelque chose entre le dindon et le dromadaire.

Voilà donc presque tout ce qui nous était parvenu touchant les anciens
Knickerbockers. Or, il paraît qu'en creusant au centre du jardin de
l'empereur (qui, comme vous le savez, couvre toute l'étendue de l'île)
quelques-uns des ouvriers déterrèrent un bloc de granit cubique et
visiblement sculpté, pesant plusieurs centaines de livres. Il était
parfaitement conservé, et semblait avoir peu souffert de la convulsion
qui l'avait enseveli. Sur une de ses surfaces était une plaque de
marbre, revêtue (et c'est ici la merveille des merveilles) _d'une
inscription--d'une inscription lisible_. Pundit est dans l'extase. Quand
on eut détaché la plaque, on découvrit une cavité, renfermant une boîte
de plomb remplie de différentes monnaies, une longue liste de noms,
quelques documents qui ressemblent à des journaux, et d'autres objets du
plus haut intérêt pour les antiquaires! Il ne peut y avoir aucun
doute sur leur origine; ce sont des reliques amriccanes authentiques
appartenant à la tribu des Knickerbockers. Les papiers jetés à bord de
notre ballon sont couverts des fac-simile des monnaies, manuscrits,
topographie, etc., etc. Je vous envoie pour votre amusement une copie de
l'inscription en knickerbocker qui se trouve sur la plaque de marbre:

  _Cette pierre angulaire d'un monument à la
                    Mémoire de
               GEORGES WASHINGTON
  a été posée avec les cérémonies appropriées
          le 19e jour d'octobre 1847,
        l'anniversaire de la reddition de
                 Lord Cornwallis
       au Général Washington à Yorktown,
                    A.D. 1781,
             sous les auspices de l'
   Association pour le monument de Washington
              de la cité de New-York._

C'est une traduction littérale de l'inscription, faite par Pundit
lui-même, de telle sorte que vous pouvez être sûr de sa fidélité. Du
petit nombre de mots qui nous sont ainsi conservés, nous pouvons tirer
plus d'un renseignement important; et l'un des plus intéressants est
assurément ce fait, qu'il y a mille ans, les monuments _réels_ étaient
déjà tombés en désuétude: on se contentait, comme nous aujourd'hui,
d'indiquer simplement l'intention d'élever un monument--quelque jour
à venir; une pierre angulaire était posée «solitaire et seule» (vous
m'excuserez de vous citer le grand poète amriccan Benton!) comme
garantie de cette magnanime intention. Cette admirable inscription nous
apprend en outre d'une façon très précise le comment, le lieu et le
sujet de la grande reddition en question. Pour le _lieu_, ce fut
Yorktown (qui se trouvait quelque part;) quant au sujet, ce fut le
Général Cornwallis (sans doute quelque riche négociant en blé[47]).
C'est lui qui se rendit. L'inscription mentionne celui à qui se
rendit--qui? Lord Cornwallis. Resterait à savoir pourquoi les sauvages
pouvaient désirer qu'il se rendît. Mais quand nous nous souvenons que
ces sauvages étaient sans aucun doute des cannibales, nous arrivons
naturellement à cette conclusion: qu'ils voulaient en faire un
saucisson. Quant au _comment_, rien ne saurait être plus explicite que
cette inscription. Lord Cornwallis se rendit (pour devenir un saucisson)
«sous les auspices de l'association du monument de Washington»,--sans
doute une institution de charité pour le dépôt des pierres angulaires.

Mais grands Dieux! qu'arrive-t-il? Ah! je vois ce que c'est: le ballon
vient d'en rencontrer un autre; il y a eu collision, et nous allons
piquer une tête dans la mer.

Je n'ai donc plus que le temps d'ajouter ceci: que d'après une hâtive
inspection des fac-simile des journaux, etc., etc. je découvre que les
grands hommes de cette époque parmi les Amriccans furent un certain
John, forgeron, et un certain Zacharie, tailleur.

Adieu, jusqu'au revoir. Recevrez-vous oui ou non cette lettre? c'est là
un point de peu d'importance, puisque je l'écris uniquement pour mon
propre amusement. Je vais mettre le manuscrit dans une bouteille bien
bouchée et la jeter à la mer.

Eternellement vôtre,

PUNDITA.




COMMENT S'ÉCRIT UN ARTICLE A LA BLACKWOOD


  _«Au nom du prophète--des figues!»_

  CRI DU MARCHAND DE FIGUES TURC


Je présume que tout le monde a entendu parler de moi. Je m'appelle la
Signora Psyché Zénobia. Voilà un fait dont je suis sûre. Il n'y a que
mes ennemis qui m'appellent Suky Snobbs.[48] Je sais de source certaine
que Suky n'est que la corruption vulgaire du mot _Psyché_, qui est de
l'excellent grec, et signifie _l'âme_, (c'est-à-dire Moi, car je suis
_tout_ âme) et quelquefois aussi _une abeille_, sens qui fait évidemment
allusion à mon aspect extérieur, dans ma nouvelle toilette de satin
cramoisi, avec le mantelet arabe bleu de ciel, la parure d'_agrafes_
vertes, et les sept volants en _oreillettes_ couleur orange. Quant à
_Snobbs_, on n'a qu'à me regarder pour reconnaître tout de suite que je
ne m'appelle pas Snobbs. C'est miss Tabitha Turnip[49] qui a répandu ce
bruit par pure envie. Oui, Tabitha Turnip! O la petite misérable! Mais
que peut-on attendre d'un navet? Ne se souvient-elle pas de l'adage sur
«le sang d'un navet, etc...?» (Mémorandum: le lui rappeler à la première
occasion. Autre Mémorandum: lui tirer le nez.) Mais où en étais-je? Ah!
je sais aussi que _Snobbs_ est une pure corruption de Zénobia, et que
Zénobia était une reine, (Moi aussi: le Dr Moneypenny m'appelle toujours
la Reine des Coeurs) et que Zénobia, comme Psyché, est de l'excellent
grec, et que mon père était Grec, et que par conséquent j'ai droit à
cette appellation patronymique qui est Zénobia, et pas du tout Snobbs.
Il n'y a que Tabitha Turnip qui m'appelle Suky Snobbs. Je suis la
Signora Psyché Zénobia.

Comme je l'ai déjà dit, tout le monde a entendu parler de moi. Je suis
cette Signora Psyché Zénobia, si justement célèbre comme secrétaire
correspondant du «_Philadelphia, Regular, Exchange, Tea, Total, Young,
Belles, Lettres, Universal, Experimental, Bibliographical, Association,
To, Civilise, Humanity._» C'est le docteur Moneypenny qui nous a composé
ce titre, et il l'a choisi, dit-il, parce qu'il est aussi sonore qu'un
baril de rhum vide. (Le Dr est quelquefois un homme vulgaire--mais il
est profond.) Nous accompagnons notre signature des initiales de la
société, à la mode de la R.S.A. (Royale Société des Arts), de la
S.D.U.K, (société pour la diffusion des connaissances utiles, etc.,
etc.) Le Dr Moneypenny dit que dans ce dernier titre S est là pour
_Stale_, que D.U.K. signifie _Duck_, et que S.D.U.K. représente _Stale
Duck_[50], et non la société de Lord Brougham.--Mais le Dr Moneypenny
est un si drôle d'homme que je ne suis jamais sûre s'il me dit la
vérité. Quoi qu'il en soit, nous ne manquons pas d'ajouter à nos noms
les initiales P.R.E.T.T.Y.B.L.U.E.B.A.T.C.H.--ce qui veut dire:
Philadelphia, Regular, Exchange, Tea, Total, Young, Belles, Lettres,
Universal, Experimental, Bibliographical, Association, To, Civilise,
Humanity, une lettre pour chaque mot; ce qui est décidément un progrès
sur lord Brougham. Le Dr Moneypenny prétend que nos initiales indiquent
notre vrai caractère--mais, sur ma vie, je ne vois pas ce qu'il veut
dire.

Malgré les bons offices du docteur, et le zèle ardent déployé par la
Société pour se faire connaître, elle n'eut pas grand succès jusqu'à ce
que j'en fisse partie. La vérité est que ses membres se laissaient aller
dans la discussion à un ton trop léger. Les feuilles qui paraissaient
chaque samedi soir se recommandaient moins par la profondeur que par la
bouffonnerie. Ce n'était que de la crême fouettée. Aucune recherche des
premières causes, des premiers principes. Aucune recherche de rien du
tout. Pas la moindre attention donnée à ce point capital: «la convenance
des choses.» En un mot, il n'y avait pas d'écrit aussi tranchant. Tout y
était bas--absolument bas!

Aucune profondeur, aucune lecture, aucune métaphysique--rien de ce que
les savants appellent _idéalisme_, et que les ignorants aiment mieux
stigmatiser du nom de _cant_. (Le Dr Moneypenny dit que je devrais
écrire _cant_ avec un K capital--mais je m'entends.) Aussitôt entrée
dans la société, j'essayai d'y introduire une meilleure méthode de
pensée et de style, et tout le monde sait si j'y ai réussi. Nous donnons
maintenant dans la P.R.E.T.T.Y.B.L.U.E.B.A.T.C.H. d'aussi bons articles
qu'on peut en rencontrer dans le _Blackwood_. Je dis le Blackwood, parce
que je suis convaincue que les meilleurs écrits, sur toute sorte de
sujets, peuvent se trouver dans les pages de ce Magazine si justement
célèbre. Nous le prenons maintenant pour modèle en tout, ce qui nous met
en passe d'acquérir une rapide notoriété. Après tout, il n'est pas si
difficile de composer un article dans le goût du vrai Blackwood, pourvu
qu'on sache bien s'y prendre. Bien entendu, je ne parle pas des articles
politiques. Tout le monde sait comment ils se fabriquent, depuis que
le Dr Moneypenny l'a expliqué. M. Blackwood a une paire de ciseaux de
tailleur, et trois apprentis qui se tiennent près de lui pour exécuter
ses ordres. Un lui tend le _Times_, un autre l'_Examiner_, un troisième
le _Gulley's New Compendium of Slang-Whang_,[51] M. Blackwood ne fait
que couper et distribuer. C'est bientôt fait--rien que Examiner,
Slang-Whang, et Times--puis Times, Slang-Whang et Examiner--puis Times,
Examiner, et Slang-Whang.

Mais le principal mérite du Magazine est dans ses articles de Mélanges;
et les meilleurs de ces articles rentrent dans la catégorie de ce que
le Dr Moneypenny appelle les _excentricités_ (qu'elles aient du sens ou
non) et ce que tous les autres appellent des _articles à sensation_.
C'est une espèce d'écrit que depuis longtemps j'avais appris à
apprécier; mais ce n'est que depuis ma dernière visite à M. Blackwood
(chez qui j'avais été députée par la société) que j'ai pu me rendre
parfaitement compte de l'exacte méthode de sa composition. Cette méthode
est fort simple, mais cependant moins que celle de la politique.

Introduite auprès de M. Blackwood, je lui fis connaître les désirs de la
société; il me reçut avec une grande civilité, me fit entrer dans son
cabinet, et m'exposa clairement tout le procédé.

«Ma chère dame,» dit-il, évidemment frappé par mon extérieur majestueux,
car j'avais ma toilette de satin cramoisi, avec les agrafes vertes, et
les oreillettes couleur orange. «Ma chère dame, asseyez-vous. Voici
comment il faut s'y prendre. En premier lieu, votre écrivain d'articles
à sensation doit avoir de l'encre très noire, et une plume très grosse
avec un bec bien émoussé. Et, remarquez bien, miss Psyché Zénobia!»
continua-t-il, après une pause, avec une énergie et une solennité de ton
fort impressives, «remarquez bien!--_cette plume--ne doit--jamais
être taillée_! Là, madame, est tout le secret, l'âme de l'article à
sensation. J'oserai vous affirmer que jamais un individu, de quelque
génie qu'il fût doué, n'a écrit avec une bonne plume--comprenez-moi
bien--un bon article. Vous pouvez être sûre, qu'un manuscrit lisible
n'est jamais digne d'être lu. C'est là un des principaux articles de
notre foi, et si vous éprouvez quelque difficulté à l'accepter, nous
pouvons lever la séance.»

Il s'arrêta. Mais comme naturellement je tenais à ne pas suspendre la
conférence, je donnai mon assentiment à une proposition si naturelle, et
dont j'avais depuis longtemps reconnu la vérité. Il parut satisfait, et
continua ses instructions.

«Peut-être paraîtra-t-il prétentieux de ma part, miss Psyché Zénobia, de
vous renvoyer à un article ou à une collection d'articles, comme modèles
d'étude; cependant il me semble bon d'appeler votre attention sur
quelques cas. Voyons. Il y a eu _le Mort vivant_, article capital!--la
relation des sensations éprouvées par un gentilhomme dans sa tombe avant
qu'il ait rendu l'âme--article plein de goût, de terreur, de sentiment,
de métaphysique et d'érudition. Vous jureriez que l'écrivain est né et
a été élevé dans un cercueil. Puis nous avons eu les _Confessions
d'un mangeur d'opium_--remarquable, bien remarquable! splendide
imagination--philosophie profonde--spéculation subtile--beaucoup de
feu et de verve--avec un assaisonnement suffisant de choses carrément
inintelligibles--une exquise bouillie qui coula délicieusement dans
le gosier du lecteur. On voulait que Coleridge fut l'auteur de cet
article,--mais non. Il a été composé par mon petit babouin favori,
Juniper, après une rasade de gin hollandais et d'eau chaude sans sucre.»
(J'aurais eu de la peine à le croire, si tout autre que M. Blackwood
m'eût assuré le fait). «Puis il y a eu l'_Expérimentaliste
involontaire_, qui roule en entier sur un gentilhomme cuit dans un four,
et qui en sortit sain et sauf, non sans avoir eu une terrible peur.
Puis le _Journal d'un médecin défunt_, dont le mérite est de mêler à un
langage d'énergumène un Grec indifférent,--deux choses qui attachent
le public. Il y eut ensuite l'_Homme dans la Cloche_, un article, miss
Zénobia, que je ne saurais trop recommander à votre attention. C'est
l'histoire d'un jeune homme qui s'endort sous la cloche d'une église,
et est réveillé par ses tintements funèbres. Il en devient fou, et en
conséquence, tirant ses tablettes, il y consigne ses sensations. Les
sensations, voilà le grand point. Si jamais vous étiez noyée ou pendue,
prenez note de vos sensations--elles vous rapporteront dix guinées la
feuille. Si vous voulez faire de l'effet en écrivant, miss Zénobia,
soignez, soignez les sensations.»

«Je n'y manquerai pas, M. Blackwood», dis-je.

«Très bien,» répliqua-t-il. Mais je dois vous mettre au fait des détails
de la composition de ce qu'on peut appeler un véritable _Blackwood_
à sensations--et vous comprendrez comment je considère ce genre de
composition comme le meilleur sous tous rapports.

«La première chose à faire, c'est de vous mettre vous-même dans une
situation anormale où personne ne s'est encore trouvé avant vous. Le
four, par exemple, c'était un excellent truc. Mais si vous n'avez pas
de four ou de grosse cloche sous la main, si vous ne pouvez pas à votre
convenance culbuter d'un ballon, ou être engloutie dans un tremblement
de terre, ou dégringoler dans une cheminée, il faudra vous contenter
d'imaginer simplement quelque mésaventure analogue. J'aimerais mieux
cependant que vous ayez un fait réel à faire valoir. Rien n'aide aussi
bien l'imagination que d'avoir fait soi-même l'expérience de son
sujet.--La vérité, vous le savez, est plus étrange que la fiction,--tout
en allant plus sûrement au but.»

Je lui assurai alors que j'avais une excellente paire de jarretières, et
que je m'en servirais pour me pendre.

«Bon!» répondit-il «oui, faites-le;--quoique la pendaison soit quelque
chose de bien usé. Peut-être pourrez-vous trouver mieux. Prenez une dose
de pilules de Brandreth, et donnez-vous vos sensations. Toutefois mes
instructions s'appliqueront également bien à toutes les variétés de
mésaventure; ainsi en retournant chez vous, vous pouvez avoir la tête
cassée, ou être renversée d'un omnibus, ou mordue par un chien enragé,
ou noyée dans une gouttière. Mais venons au procédé.

»Une fois, votre sujet déterminé, vous avez à considérer le ton ou le
genre de la narration. Il y a le ton didactique, le ton enthousiaste,
le ton naturel, tous assez vulgaires. Mais il y ai le ton laconique, ou
bref, qui est devenu depuis peu à la mode. Il consiste à procéder par
courtes sentences. Par exemple celles-ci:--On ne peut être trop bref.
On ne saurait être trop hargneux. Rien que des points. Jamais de
paragraphe.

»Puis il y a le ton élevé, diffus, et procédant par interjections.
Ce ton est patronné par nos meilleurs romanciers. Les mots doivent
tourbillonner tous ensemble et bourdonner comme une toupie; ce
bourdonnement tient lieu de sens. C'est le meilleur de tous les styles
possibles, quand l'écrivain n'a pas le temps de penser.

»Le ton métaphysique est aussi un excellent ton. Si vous connaissez
quelques grands mots, c'est le cas de les employer. Parlez des écoles
Ionique et Eléatique--d'Archytas, de Gorgias, et d'Alcméon. Dites
quelque chose de l'objectivité et de la subjectivité. N'ayez pas peur
de dire beaucoup de mal d'un nommé Locke. Faites allusion aux choses en
général, et si vous avez laissé glisser une trop grosse absurdité, vous
n'avez pas besoin de vous mettre en peine de l'effacer; vous n'avez
qu'à ajouter une note au bas de la page, où vous direz que vous êtes
redevable de la susdite profonde observation à la _Kritik der
reinen Vernunft_ ou à la _Metaphysische Anfangsgrunde der
Naturwissenschaft_[52]. Cela paraîtra de l'érudition et ... et ...
et--de la franchise.

»Il y a plusieurs autres tons également célèbres, mais je ne vous en
mentionnerai plus que deux:--le ton transcendantal et le ton hétérogène.
Dans le premier, le mérite consiste à voir dans la nature des choses
beaucoup plus loin que les autres. Cette seconde vue fait beaucoup
d'effet, quand elle est bien mise en oeuvre. Quelques lectures du _Dial_
vous ouvriront la voie.

»Evitez, dans ce cas, les grands mots; employez les plus courts
possible, et écrivez-les à l'envers. Consultez les poèmes de Channing,
et citez ce qu'il dit «d'un petit homme gras avec la séduisante
apparence d'un pot.» Touchez quelque chose de la Divine Unité. Ne dites
pas un mot de l'Infernale Dualité. Avant tout, étudiez-vous à insinuer.
Donnez toujours à entendre--n'affirmez rien. Si vous avez à parler d'une
tartine de _pain et de beurre_, ne le dites pas en propres termes, mais
dites quelque chose d'approchant. Vous pouvez faire allusion à un gâteau
de blé noir; vous pouvez aller jusqu'à insinuer une pâte de gruau
d'avoine; mais si vous avez réellement en vue une tartine de pain et de
beurre, gardez-vous bien, ma chère miss Psyché, de dire: tartine de pain
et de beurre.»

Je lui assurai que je ne le dirais plus jamais de ma vie. Il m'embrassa
et continua:

«Quant au ton hétérogène, c'est tout simplement un mélange judicieux, en
égales proportions, de tous les autres tons, et par conséquent tout ce
qu'il y a de profond, de grand, de bizarre, de piquant, d'à propos, de
joli, entre dans sa composition.

»Supposons maintenant que vous êtes fixée sur les incidents et le ton.
La partie la plus importante, l'âme de tout le procédé, demande encore
votre attention--je veux dire: le _remplissage_. On ne saurait supposer
qu'une lady ou un gentilhomme a passé sa vie à dévorer les livres. Et
cependant il est nécessaire avant tout que votre article ait un air
d'érudition, ou qu'il offre au moins des signes évidents d'une
lecture étendue. Or je vais vous mettre à même de vous tirer de
cette difficulté. Regardez ici!» (Il prit trois ou quatre livres qui
paraissaient fort ordinaires et les ouvrit au hasard.)

«Vous n'avez qu'à jeter les yeux sur la première page venue du premier
livre venu, pour y découvrir mille bribes d'érudition ou de bel esprit,
et c'est là le véritable assaisonnement d'un article à la _Blackwood_.
Vous pouvez en noter quelques-unes, pendant que je vous les lis.
Je ferai deux divisions: 1° _Faits piquants pour la confection des
comparaisons_; et 2° _Expressions piquantes à introduire selon
l'occasion_. Ecrivez.» Et j'écrivis sous sa dictée.

1° FAITS PIQUANTS POUR COMPARAISONS:

«_Il n'y eut originellement que trois Muses--Melete, Mneme, Aoede--la
méditation, la mémoire et le chant._» Vous pouvez tirer un grand parti
de ce petit fait, si vous savez vous en servir. Vous voyez qu'il n'est
pas généralement connu, et qu'il semble _recherché_. Mais il faut avoir
soin de donner à la chose un air parfaitement improvisé.

»Autre exemple. _Le fleuve Alphée passa sous la mer, et en sortit sans
que la pureté de ses eaux en reçut aucune atteinte._ Il est bien un peu
vieilli; mais bien habillé et bien présenté, il paraîtra aussi frais que
jamais.

»Voici quelque chose de mieux:--_L'Iris de Perse semble posséder pour
quelques personnes un doux et puissant parfum, tandis que pour d'autres
il est tout à fait sans odeur._

Voilà qui est fin, et vraiment délicat! En le tournant un peu, vous en
tirerez des merveilles. Nous trouverons encore quelque chose dans la
botanique. Il n'y a rien qui fasse si bien, surtout avec l'addition
d'une ligne de latin. Ecrivez!

»_L'Epidendrum Flos Aeris de Java porte une très belle fleur, et vit
encore même quand il est déraciné. Les indigènes le suspendent par
une corde au plafond et jouissent pendant des années de son
parfum_.--Morceau capital! Voilà pour les comparaisons. Passons aux
expressions piquantes.

2° EXPRESSIONS PIQUANTES.

»_Le vénérable roman chinois Ju-Kiao-Li._ Excellent. En introduisant
adroitement ces quelques mots, vous faites preuve d'une connaissance
approfondie de la langue et de la littérature chinoise. Avec cela vous
pouvez vous passer d'arabe, de sanscrit, ou de chickasaw. Mais aucun
sujet ne saurait se passer d'espagnol, d'italien, d'allemand, de latin
et de grec. Je dois vous donner un petit spécimen de chacune de ces
langues. Toutes ces citations seront bonnes et atteindront le but; ce
sera à votre ingéniosité de les approprier à votre sujet. Ecrivez!

»_Aussi tendre que Zaïre._ Français. Allusion à la fréquente répétition
de la phrase _la tendre Zaïre_, dans la tragédie française de ce nom.
Bien employée, cette citation prouvera non seulement votre connaissance
de la langue, mais encore votre lecture étendue et votre esprit. Vous
pouvez dire, par exemple, que le poulet que vous mangiez (dans un
article où vous raconteriez que vous êtes morte étranglée par un os de
poulet) n'était pas aussi tendre que Zaïre. Ecrivez!

  »Van muerte tan escondida,
  Que non te sienta venir,
  Porque el plazer del morir
  No me torne a dar la vida.

»C'est de l'espagnol--de Miguel de Cervantes.--Viens vite, ô mort!
mais ne me laisse pas voir que tu viens, de peur que le plaisir que
je ressentirai en te voyant paraître ne me rende malheureusement à la
vie.--Vous pouvez glisser cette citation fort à propos, quand vous vous
débattez avec votre os de poulet dans la dernière agonie. Ecrivez!

  »Il pover'uomo che non s'en era accorto,
  Andava combattendo, ed era morto.

»C'est de l'italien, vous le devinez--de l'Arioste. Cela veut dire que
dans la chaleur du combat un héros ne s'apercevant pas qu'il est bel
et bien tué, continua de combattre vaillamment, tout mort qu'il était.
L'application de ce passage à votre cas va de soi--car, j'espère bien,
miss Psyché, que vous ne négligerez pas de gigotter des jambes au moins
une heure et demie après que vous serez morte de votre os de poulet.
Veuillez écrire!

  »Und sterb' ich doch, si sterb'ich denn
  Durch sie--durch sie!

»C'est de l'allemand, de Schiller.--Et si je meurs, au moins je mourrai
pour toi... pour toi!--Il est clair ici que vous apostrophez la cause
de votre malheur, le poulet. Et quel gentilhomme en vérité, (ou quelle
dame) de sens, ne consentirait pas, je voudrais bien le savoir, à mourir
pour un chapon bien engraissé d'après le vrai système Molucca, farci
de câpres et de champignons, et servi dans un saladier avec une gelée
d'orange en _mosaïque_? (vous trouverez ce plat chez Tortoni)--Ecrivez,
je vous prie!

»Voici une charmante petite phrase latine, et peu commune (on ne peut
être trop _recherché_ ni trop bref dans une citation latine; c'est
chose si vulgaire)--_Ignoratio elenchi._ Il a commis une _ignoratio
elenchi_--c'est-à-dire: il a compris les mots de votre proposition, mais
non l'idée. Vous voyez qu'il s'agit d'un imbécile, d'un pauvre diable à
qui vous vous adressez tout en vous débattant avec votre os de poulet
et qui n'a pas bien compris ce que vous lui disiez. Jetez-lui votre
_ignoratio elenchi_ à travers la figure, et d'un seul coup vous l'avez
anéanti. S'il ose répliquer, vous pouvez lui citer du Lucain, l'endroit
(le voici) où il parle de pures _anemonae verborum_, de mots anémones.
L'anémone, qui à un grand éclat, n'a pas d'odeur. Ou, s'il veut faire
le rodomont, vous pouvez le pourfendre avec les _Insomnia Jovis_,
les rêveries de Jupiter--mots que Silius Italicus (voici le passage)
applique aux pensées pompeuses et enflées. Cette citation est
infaillible et lui percera le coeur. Après cela il ne peut plus que
tourner sur lui-même et mourir. Voulez-vous avoir la bonté d'écrire?

»En grec, nous avons quelque chose d'assez joli--du Démosthène, par
exemple--Anaer o pheugon chai palin machesetai. Il y a une assez bonne
traduction de cette phrase dans Hudibras:

  For he that flies may flight again,
  Which he can never do that's slain.[53]

»Dans un article à la _Blackwood_, rien ne produit meilleur effet que
votre grec. Les lettres mêmes vous ont un certain air de profondeur.
Regardez seulement, Madame, l'air fûté de cet _Epsilon_! Et ce _Phi_,
certainement ce doit être un évêque! Quelle mine plus spirituelle que
celle de cet _Omicron_! Et ce _Tau_ avec quelle grâce il se bifurque!
Bref, il n'y a rien de pareil au grec pour un véritable article à
sensation. Dans le cas présent, l'application de cette citation est la
plus naturelle du monde. Relevez la sentence par un énorme juron, en
guise d'_ultimatum_ à l'adresse du mal appris, de la tête dure incapable
de comprendre votre bon anglais au sujet de cet os de poulet. Il saisira
l'allusion et il ne sera plus question de lui, vous pouvez y compter.»

Ce furent là toutes les instructions que je pus tirer de M. Blackwood
sur le sujet en question; mais je compris qu'elles étaient bien
suffisantes. J'étais donc enfin capable d'écrire un véritable article à
la Blackwood, et je résolus de m'y mettre sur-le-champ. En prenant congé
de moi, M. Blackwood me fit la proposition de m'acheter l'article quand
il serait écrit; mais comme il ne pouvait m'offrir que cinquante guinées
la feuille, je crus qu'il valait mieux en faire profiter notre société,
que de le sacrifier pour une somme aussi chétive. Malgré sa lésinerie,
M. Blackwood me témoigna d'ailleurs toute sa considération, et me traita
véritablement avec la plus grande civilité. Les paroles qu'il m'adressa
à mon départ firent sur mon coeur une profonde impression, et je m'en
souviendrai toujours, je l'espère, avec reconnaissance.

«Ma chère miss Zénobia,» me dit-il, des larmes dans les yeux, «y a-t-il
encore quelque chose que je puisse faire pour aider au succès de votre
louable entreprise? Laissez-moi réfléchir! Il est bien possible que vous
ne puissiez à votre convenance vous ... vous noyer, ou étouffer d'un os
de poulet, ou être pendue ou mordue par un ... Mais attendez! J'y pense:
il y a dans ma cour deux excellents boule-dogues--des drôles distingués,
je vous assure--sauvages, et qui vous en donneront pour votre
argent--ils vous auront dévorée, vous, vos oreillettes, et tout, en
moins de cinq minutes (voici ma montre!)--ne songez qu'aux sensations!
Ici! Allons!--Tom! Péter!--Dick, oh! le drôle! lâchez-les.» Mais comme
j'étais réellement très pressée, et que je n'avais pas une minute à
perdre, je me vis forcée malgré moi de m'en aller, et de prendre congé
un peu plus brusquement, je l'avoue, que ne l'aurait demandé la stricte
politesse.

Mon premier soin, en quittant M. Blackwood, fut de m'engager
immédiatement dans quelque mauvais pas, conformément à ses avis, et
dans cette vue, je passai la plus grande partie de la journée à errer
à travers Edinburgh, en quête d'aventures désespérées--capables de
répondre à l'intensité de mes sentiments, et de s'adapter au grand effet
de l'article que je voulais écrire. J'étais accompagnée dans cette
excursion de mon domestique nègre Pompey, et de ma petite chienne Diane,
que j'avais amenée avec moi de Philadelphie. Ce ne fut que tard dans
l'après-midi que je réussis dans ma difficile entreprise. Il m'arriva
alors un grand événement, dont l'article à la Blackwood qui suit,--dans
le ton hétérogène, est la substance et le résultat.

ARTICLE A LA BLACKWOOD DE MISS ZENOBIA

  «Quel malheur, bonne dame, vous
  a ainsi privée de la vie?»
  Comus.

Par une après-midi tranquille et silencieuse, je m'acheminai dans
l'agréable cité d'Edina. Il régnait dans les rues une confusion et un
tumulte effroyables. Les hommes causaient. Les femmes criaient. Les
enfants s'égosillaient. Les cochons sifflaient. Les chariots grondaient.
Les boeufs soufflaient. Les vaches beuglaient. Les chevaux hennissaient.
Les chats faisaient le sabbat. Les chiens dansaient.--_Dansaient_!
Etait-ce donc possible? Oui, _dansaient_! Hélas! pensai-je, le temps
de danser est passé pour moi! Il n'est plus. Quelle cohue de souvenirs
obscurs se réveilleront de temps en temps dans un esprit doué de génie
et de contemplation imaginative,--d'un génie surtout condamné à la
durable, éternelle, continuelle, et pourrait-on dire--continue--oui,
_continue et continuelle_, à l'amère, harassante, troublante, et, si je
puis me permettre cette expression, à la très troublante influence du
serein, divin, céleste, exaltant, élevé et purifiant effet de ce
qu'on peut justement appeler la plus enviable, la plus _vraiment_
enviable--oui! la plus suavement belle, la plus délicieusement éthérée,
et, pour ainsi dire, la plus _jolie_ (si je puis me servir d'une
expression aussi hardie) des _choses_ (pardonne-moi, gentil lecteur) du
monde;--mais je me laisse toujours entraîner par mes sentiments. Dans un
tel esprit, je le répète, quelle cohue de souvenirs sont remués par une
bagatelle! Les chiens dansaient! Et _moi_--moi, je ne le _pouvais_
pas! Ils sautaient--et moi je pleurais. Ils cabriolaient--et moi je
sanglotais bien fort. Circonstances touchantes! qui ne peuvent manquer
de rappeler au souvenir du lecteur lettré le passage exquis sur la
convenance des choses, qui se trouve au commencement du troisième volume
de cet admirable et vénérable roman chinois, le _Jo-go-Slow_.

Dans ma promenade solitaire à travers la cité, j'avais deux humbles,
mais fidèles compagnons, Diane, ma petite chienne! la plus douce des
créatures! Elle avait une touffe de poils qui lui descendait sur un de
ses yeux, et un ruban bleu était élégamment attaché autour de son cou.
Diane n'avait pas plus de cinq pouces de haut, mais sa tête était
presque à elle seule plus grosse que le reste de son corps, et sa
queue coupée tout à fait court donnait à l'intéressant animal un air
d'innocence outragée qui la faisait bien venir de tous.

Et Pompey, mon nègre!--doux Pompey! Pourrai-je t'oublier jamais? J'avais
pris le bras de Pompey. Il avait trois pieds de haut (j'aime mettre
les points sur les _i_) et était âgé de soixante-dix ou peut-être
quatre-vingts ans. Il avait les jambes cagneuses, et était obèse. Sa
bouche n'était pas précisément petite, ni ses oreilles courtes. Ses
dents toutefois ressemblaient à des perles, et ses grands yeux largement
ouverts étaient délicieusement blancs. La Nature ne lui avait point
donné de cou et avait posté ses chevilles (selon l'usage chez cette
race) au milieu de la partie supérieure du pied. Il était habillé avec
une remarquable simplicité. Il avait pour tout vêtement un col de neuf
pouces de haut et un pardessus de drap brun presque neuf, qui avait
autrefois servi au grand, robuste et illustre docteur Moneypenny.
C'était un excellent pardessus. Il était bien taillé. Il était bien
fait. Il était presque neuf. Pompey le relevait de ses deux mains pour
ne pas le laisser traîner dans la boue.

Notre société se composait donc de trois personnes, dont deux sont déjà
connues. Il y en avait une troisième--cette troisième personne, c'était
moi. Je suis la signora Psyché Zénobi_. Je _ne_ suis _pas_ Suky Snobbs.
Mon extérieur est imposant. Dans la mémorable occasion dont je parle,
j'étais vêtue d'une robe de satin cramoisi et d'un mantelet arabe bleu
de ciel. La robe était agrémentée d'agrafes vertes, et de sept gracieux
volants de couleur orange. Je formais donc là troisième personne de la
société. Il y avait le caniche. Il y avait Pompey. Il y avait moi. Nous
étions trois. Ainsi, dit-on, il n'y avait originellement que trois
Furies--Melty, Nimmy, et Hetty--la Méditation, la Mémoire, et le Violon.

Appuyée sur le bras du galant Pompey, et suivie de Diane à distance
respectueuse, je descendis l'une des plus populeuses et des plus
plaisantes rues d'Edina, alors déserte. Tout à coup se présenta à ma
vue une église--une cathédrale gothique--vaste, vénérable, avec un haut
clocher qui se perdait dans le ciel. Quelle folie s'empara alors de
moi? Pourquoi courus-je au devant de mon destin? Je fus saisie du désir
irrésistible de monter à cette tour vertigineuse et de contempler de
là l'immense panorama de la cité. La porte de la cathédrale ouverte
semblait m'inviter. Ma destinée l'emportai. J'entrai sous la fatale
voûte. Où donc était mon ange gardien?--si toutefois il y a de tels
anges. _Si!_ Monosyllabe troublant! Quel monde de mystère, de science,
de doute, d'incertitude est contenu dans tes deux lettres! J'entrai
sous la fatale voûte! J'entrai, et sans endommager mes volants, couleur
orange, je passai sous le portail, et pénétrai dans le vestibule. Ainsi,
dit-on, l'immense rivière Alfred passa intacte, à sec, sous la mer.

Je crus que les escaliers ne finiraient jamais. _Ils tournaient!_ Oui,
ils tournaient et montaient toujours, si bien que je ne pus m'empêcher
d'appeler à mon aide l'ingénieux Pompey, et je m'appuyai sur son
bras avec toute la confiance d'une ancienne affection.--Je ne _pus_
m'empêcher de m'imaginer que le dernier échelon de cette éternelle
échelle en spirale avait été accidentellement ou peut-être à dessein
enlevé. Je m'arrêtai pour respirer, et au même moment il se présenta un
incident trop important au point de vue moral ainsi qu'au point de
vue métaphysique pour être passé sous silence. Il me sembla--j'avais
entièrement conscience du fait--non, je ne pouvais m'être trompée!
J'avais pendant quelques instants soigneusement et anxieusement
observé les mouvements de ma Diane--non, dis-je, je ne pouvais m'être
trompée!--Diane _sentait un rat_! Aussitôt j'appelai l'attention de
Pompey sur ce point, et Pompey--oui, Pompey fut de mon avis. Il n'y
avait plus aucun motif raisonnable de douter. Le rat avait été senti--et
senti par Diane. Ciel! pourrai-je jamais oublier l'intense émotion de ce
moment? Hélas! Qu'est-ce que l'intelligence tant vantée de l'homme? Le
rat--il était là--c'est-à-dire quelque part. Diane avait senti le rat.
Et moi--_moi_ je ne _pouvais_ pas le sentir. Ainsi, dit-on, l'Isis
Prussienne a pour quelques personnes un doux et suave parfum, tandis que
pour d'autres elle est complètement sans odeur.

Nous étions venus à bout de l'escalier, et il n'y avait plus que trois
ou quatre marches qui nous séparaient du sommet. Nous montâmes encore,
et il ne resta plus qu'une marche! Une marche! Une petite, petite
marche! Combien de fois d'une semblable petite marche dans le grand
escalier de la vie humaine dépend une destinée entière de bonheur ou de
misère humaine! Je songeai à moi-même, puis à Pompey, puis au mystérieux
et inexplicable destin qui nous entourait. Je songeai à Pompey!--Hélas!
Je songeai à l'amour! Je songeai à tous les faux pas qui ont été faits
et qui peuvent être faits encore. Je résolus d'être plus prudente, plus
réservée.

J'abandonnai le bras de Pompey, et sans son assistance, je franchis la
dernière marche qui restait et gagnai la chambre du beffroi. Mon caniche
me suivit immédiatement. Pompey restait seul en arrière. Je m'arrêtai au
dessus de l'escalier, et l'encourageai à monter. Il me tendit la main,
et malheureusement en faisant ce geste, il fut forcé de lâcher sa
redingote. Les Dieux ne cesseront-ils de nous persécuter? La redingote
tomba, et un des pieds de Pompey marcha sur le long et traînant pan de
l'habit. Il trébucha et tomba.--Cette conséquence était inévitable.
Il tomba en avant, et sa tête maudite, venant me frapper en pleine
poitrine, me précipita tout de mon long avec lui sur le dur, sale et
détestable plancher du beffroi. Mais ma vengeance fut assurée, soudaine
et complète. Le saisissant furieusement des deux mains par sa laine,
je lui arrachai une énorme quantité de cette matière noire, crépue et
bouclée, et la jetai loin de moi avec tous les signes du dédain. Elle
tomba au milieu des cordes du beffroi et y resta. Pompey se leva sans
dire un mot. Mais il me regarda piteusement avec ses grands yeux et
soupira. Grands Dieux!--quel soupir! Il pénétra jusqu'au fond de mon
coeur. Et la chevelure--la laine! Si j'avais pu rattraper cette laine,
je l'aurais baignée de mes larmes en témoignage de regret. Mais hélas!
elle était maintenant bien loin. Comme elle pendillait au cordage de
la cloche, je m'imaginai qu'elle était encore vivante. Je m'imaginai
qu'elle allait mourir d'indignation. Ainsi l'_happidandy Flos Aeris_
de Java porte, dit-on, une belle fleur, qui vit encore quand elle est
déracinée. Les indigènes la suspendent avec une corde au plafond, et
jouissent de son parfum des années entières.

Notre différend terminé, nous cherchâmes dans la chambre une ouverture
qui nous permît de contempler la cité d'Edina. Il n'y avait pas de
fenêtre. La seule lumière qui pénétrât dans ce réduit obscur venait
d'une ouverture carrée ayant à peu près un pied de diamètre, et à une
hauteur d'environ sept pieds au-dessus du plancher. Mais que ne peut
réaliser l'énergie du véritable génie? Je résolus d'atteindre à ce trou.
Un énorme attirail de roues, de pignons, et autres machines à l'air
cabalistique se trouvaient en face du trou, tout près de lui, et à
travers le trou passait une baguette de fer venant du mécanisme. Entre
les roues et le mur il y avait juste de la place pour mon corps; mais
j'étais exaspérée, et déterminée à aller jusqu'au bout. J'appelai Pompey
près de moi.

«Vous voyez cette ouverture, Pompey. Je voudrais y passer la tête pour
regarder. Vous allez vous tenir tout droit juste sous le trou,--comme
cela. Maintenant, Pompey, tendez une de vos mains, que je puisse y
monter--très bien. Maintenant l'autre main, Pompey, et avec son aide,
j'arriverai sur vos épaules.»

Il fit tout ce que je désirais, et quand je fus hissée sur ses épaules,
je m'aperçus que je pouvais facilement passer ma tête et mon cou à
travers l'ouverture. Le panorama était sublime. Il ne se pouvait rien de
plus magnifique. Je ne m'arrêtai un instant que pour appeler Diane et
assurer Pompey que je serais discrète, et pèserais le moins possible sur
ses épaules. Je lui dis que je serais à l'égard de ses sentiments d'une
délicatesse tendre--_ossi tender qu'un beefsteak_. Après avoir rendu
cette justice à mon fidèle ami, je m'abandonnai sans réserve à l'ardeur
et à l'enthousiasme de la jouissance du panorama qui s'étendait sous mes
yeux.

Cependant je me dispenserai de m'appesantir sur ce sujet. Je ne décrirai
pas la cité d'Edinburgh. Tout le monde est allé à Edinburgh--la
classique Edina. Je m'en tiendrai aux principaux détails de ma
lamentable aventure. Après avoir jusqu'à un certain point satisfait ma
curiosité touchant l'étendue, la situation, et la physionomie générale
de la cité, j'eus le loisir d'examiner l'église où j'étais, et la
délicate architecture de son clocher. Je remarquai que l'ouverture à
travers laquelle j'avais passé la tête s'ouvrait dans le cadran d'une
horloge gigantesque, et devait de la rue faire l'effet d'un large trou
de clef, tel qu'on en voit sur le cadran des montres françaises. Sans
doute le véritable but de cette ouverture était de laisser passer le
bras d'un employé pour lui permettre d'ajuster quand il était nécessaire
les aiguilles de l'horloge. J'observai avec surprise l'immense dimension
de ces aiguilles, dont la plus longue ne pouvait avoir moins de dix
pieds de long, et dans sa plus grande largeur moins de huit à neuf
pouces. Elles étaient d'acier massif, et les bords paraissaient
tranchants. Après avoir noté ces particularités et quelques autres, je
tournai de nouveau mes yeux sur la glorieuse perspective qui s'étendait
devant moi, et bientôt je m'absorbai dans ma contemplation.

Quelques minutes après, je fus éveillée par la voix de Pompey, qui me
déclarait qu'il ne pouvait plus y tenir, et me priait de vouloir bien
être assez bonne pour descendre. C'était absurde, et je le lui dis assez
longuement. Il répliqua, mais évidemment en comprenant mal mes idées
à ce sujet. J'en conçus quelque colère, et je lui dis en termes
péremptoires, qu'il était un imbécile, qu'il avait commis un _ignoramus
eclench-eye_, que ses idées n'étaient que de pures _insommary Bovis_, et
que ses mots ne valaient guère mieux qu'une _ennemye-werry bor'em_. Il
parut satisfait, et je repris mes contemplations.

Il y avait à peu près une demi-heure, après cette altercation, que
j'étais profondément absorbée par la vue céleste que j'avais sous les
yeux, lorsque je fus réveillée en sursaut par quelque chose de tout à
fait froid qui me pressait doucement la partie supérieure du cou. Il est
inutile de dire que j'en ressentis une alarme inexprimable. Je savais
que Pompey était sous mes pieds et que Diane, selon mes instructions
expresses, était assise sur ses pattes de derrière dans le coin le plus
reculé de la chambre. Qu'est-ce que cela pouvait bien être? Hélas! je
ne le découvris que trop tôt. En tournant doucement ma tête de côté, je
m'aperçus, à ma plus grande horreur, que l'énorme, brillante, petite
aiguille de l'horloge, semblable à un cimeterre, dans le cours de sa
révolution horaire, était _descendue sur mon cou_. Je compris qu'il
n'y avait pas une seconde à perdre. Je cherchai à retirer ma tête en
arrière, mais il était trop tard. Il n'y avait plus d'espoir d'arracher
ma tête de la bouche de cette horrible trappe où elle était si bien
prise, et qui devenait de plus en plus étroite avec une rapidité qui
échappait à l'analyse. On ne peut se faire une idée de l'agonie d'un
pareil moment. J'élevai les mains et essayai de toutes mes forces de
soulever la lourde barre de fer. C'est comme si j'avais essayé de
soulever la cathédrale elle-même. Elle descendait, descendait,
descendait toujours, de plus en plus serrant. Je criai à Pompey de
venir à mon aide; mais il me répondit que je l'avais blessé dans ses
sentiments en l'appelant un _ignorant et un vieux louche_. Je poussai
un hurlement à l'adresse de Diane; elle ne me répondit que par un bow
wow-wow, ce qui voulait dire que je lui avais recommandé de ne pas
bouger de son coin. Je n'avais donc point de secours à attendre de mes
associés.

En attendant, la lourde et terrible _faux du Temps_ (je comprenais
maintenant la force littérale de cette locution classique) ne s'était
point arrêtée, et ne paraissait point disposée à s'arrêter dans sa
carrière. Elle descendait et descendait toujours. Déjà elle avait
enfoncé sa tige tranchante d'un pouce entier dans ma chair, et mes
sensations devenaient indistinctes et confuses. Tantôt je m'imaginais
être à Philadelphie avec le puissant Dr Moneypenny, tantôt dans le
cabinet de Mr Blackwood, recevant ses inestimables instructions. Puis le
doux souvenir d'anciens jours meilleurs se présenta à mon esprit, et je
songeai à cet heureux temps ou le monde n'était qu'un désert, et Pompey
pas encore entièrement cruel. Le tic-tac de la machine m'amusait.
_M'amusait_, dis-je, car maintenant mes sensations confinaient au
bonheur parfait, et les plus insignifiantes circonstances me causaient
du plaisir. L'éternel _clic-clac clic-clac, clic-clac_ de l'horloge
était pour mes oreilles la plus mélodieuse musique, à certains instants
même me rappelait les délicieux sermons du Dr Ollapod. Puis les grands
signes du cadran--qu'ils semblaient intelligents! comme ils faisaient
penser! Les voilà qui dansent la mazurka, et c'est le signe V qui la
danse à ma plus grande satisfaction. C'est évidemment une dame de grande
distinction. Elle n'a rien de nos éhontées, rien d'indélicat dans ses
mouvements. Elle faisait la pirouette à merveille,--tournant en rond sur
sa tête. J'essayai de lui tendre un siège, voyant quelle était fatiguée
de ses exercices--et ce ne fut qu'en ce moment que je sentis pleinement
ma lamentable situation. Lamentable en vérité! la barre était entrée
de deux pouces dans mon cou. J'étais arrivée à un sentiment de douleur
exquise. J'appelai la mort, et dans ce moment d'agonie, je ne pus
m'empêcher de répéter les vers exquis du poète Miguel de Cervantes:

  «Vanny Buren, tan escondida
  Query no te senty venny
  Pork and pleasure, delly morry
  Nommy, torny, darry, widdy!»

Un nouveau sujet d'horreur se présenta alors à moi,--une horreur,
suffisante pour faire frissonner les nerfs les plus solides. Mes yeux,
sous la cruelle pression de la machine, sortaient littéralement de leurs
orbites. Comme je songeais au moyen de m'en tirer sans eux, l'un se mit
à tomber hors de ma tête, et roulant sur la pente escarpée du clocher,
alla se loger dans la gouttière qui courait le long des bords de
l'édifice. Mais la perte de cet oeil ne me fit pas autant d'effet que
l'air insolent d'indépendance et de mépris avec lequel il me regarda une
fois parti. Il était là gisant dans la gouttière précisément sous mon
nez, et les airs qu'il se donnait auraient été risibles, s'ils n'avaient
pas été révoltants.

On n'avait jamais rien vu d'aussi miroitant ni d'aussi clignotant. Cette
attitude de la part de mon oeil dans la gouttière n'était pas seulement
irritante par son insolence manifeste et sa honteuse ingratitude, mais
elle était encore excessivement inconvenante au point de vue de la
sympathie qui doit toujours exister entre les deux yeux de la même tête,
quelque séparés qu'ils soient. Je me vis forcée bon gré, mal gré, de
froncer les sourcils et de clignoter en parfait concert avec cet oeil
scélérat qui gisait juste sous mon nez. Je fus bientôt soulagée par la
fuite de mon autre oeil. Il prit en tombant la même direction (c'était
peut-être un plan concerté) que son camarade. Tous deux roulèrent
ensemble de la gouttière, et, en vérité je fus enchantée d'être
débarrassée d'eux.

La barre était entrée maintenant de quatre pouces et demi dans mon
cou, et il n'y avait plus qu'un petit lambeau de peau à couper. Mes
sensations furent alors celles d'un bonheur complet, car je sentis
que dans cinq minutes au plus je serais délivrée de ma désagréable
situation. Je ne fus pas tout à fait déçue dans cette attente. Juste à
cinq heures, vingt-cinq minutes de l'après-midi, l'énorme aiguille avait
accompli la partie de sa terrible révolution suffisante pour couper le
peu qui restait de mon cou. Je ne fus pas fâchée de voir la tête qui
m'avait occasionné un si grand embarras se séparer enfin de mon corps.
Elle roula d'abord le long de la paroi du clocher, puis alla se loger
pendant quelques secondes dans la gouttière, et enfin fit un plongeon
dans le milieu de la rue.

J'avouerai candidement que les sensations que j'éprouvai alors
revêtirent le caractère le plus singulier--ou plutôt le plus mystérieux,
le plus inquiétant, le plus incompréhensible. Mes sens changeaient de
place à chaque instant. Quand j'avais ma tête, tantôt je m'imaginais que
cette tête était moi, la vraie signora Psyché Zénobia--tantôt j'étais
convaincue que c'était le corps qui formait ma propre identité. Pour
éclaircir mes idées sur ce point, je cherchai ma tabatière dans ma
poche; mais en la prenant, et en essayant d'appliquer selon la
méthode ordinaire une pincée de son délicieux contenu, je m'aperçus
immédiatement qu'il me manquait un objet essentiel, et je jetai aussitôt
la boîte à ma tête. Elle huma une prise avec une grande satisfaction,
et m'envoya en retour un sourire de reconnaissance. Peu après elle
m'adressa une allocution, que je ne pus entendre que vaguement, faute
d'oreilles. J'en saisis assez, cependant, pour savoir qu'elle était
étonnée de me voir encore vivante dans de pareilles conditions. Elle
cita en finissant les nobles paroles de l'Arioste:

  «Il pover hommy che non sera corty
  And have a combat tenty erry morty;»

me comparant ainsi à ce héros, qui dans la chaleur du combat, ne
s'apercevant pas qu'il était mort, continuait de se battre avec une
inépuisable valeur. Il n'y avait plus rien maintenant qui pût m'empêcher
de tomber du haut de mon observatoire, et c'est ce que je fis. Je
n'ai jamais pu découvrir ce que Pompey aperçut de si particulièrement
singulier dans mon extérieur. Mais il ouvrit sa bouche d'une oreille à
l'autre, et ferma ses deux yeux, comme s'il avait voulu briser des noix
avec ses paupières. Finalement, retroussant son pardessus, il ne fit
qu'un saut dans l'escalier et disparut. J'envoyai aux trousses du
misérable ces véhémentes paroles de Démosthène:

  «_Andrew O'Phlegeton, you really wake haste to fly._»

Puis je me tournai du côté de la chérie de mon coeur, la mignonne à un
seul oeil, Diane au poil touffu. Hélas! quelle horrible vision frappa
mes yeux! _Etait-ce_ un rat que je vis rentrant dans son trou? _Sont-ce_
là les os rongés de ce cher petit ange cruellement dévoré par le
monstre? Grands Dieu! Ce que je _vois_--_est-ce_ l'âme partie, l'ombre,
le spectre de ma petite chienne bien-aimée, que j'aperçois assise avec
grâce et mélancolie là, dans ce coin? Ecoutons! car elle parle, et,
Dieux du ciel! c'est dans l'allemand de Schiller.--

  «Unt stobby duk, so stubby dun
  Duk she! Duk she!»

Hélas! Ses paroles ne sont que trop vraies!

  «Et si je meurs, je meurs
  Pour toi!--pour toi!»

Douce créature! Elle aussi s'est sacrifiée pour moi. Sans chien, sans
nègre, sans tête, que reste-t-il _maintenant_ à l'infortunée signora
Psyché Zénobia? Hélas--_rien_! J'ai dit.




LA FILOUTERIE CONSIDÉRÉE COMME SCIENCE EXACTE


  _Hé! filoutons, filoutons,
  Le chat et le violon._


Depuis que le monde a commencé, il y a eu deux Jérémie. L'un a écrit une
Jérémiade sur l'usure, et s'appela Jérémie Bentham. Il a été fort admiré
de M. John Neal[54], et fut un grand homme dans un petit genre. L'autre
a donné son nom à la plus importante des sciences exactes et fut un
grand homme dans un grand genre--je puis dire: dans le plus grand des
genres.

La filouterie--ou l'idée abstraite exprimée par le verbe _filouter_ est
assez claire. Cependant le fait, l'action, la chose est quelque peu
difficile à définir. Nous pouvons toutefois arriver à une conception
passable du sujet, en définissant, non la chose elle-même, mais l'homme,
comme un animal qui filoute. Si Platon avait songé à cela, il se fut
épargné l'affront du poulet déplumé.

On demandait fort pertinemment à Platon pourquoi un poulet déplumé,
ou ce qui revient très clairement au même, «un bipède sans plumes» ne
serait pas, selon sa propre définition, un homme? Mais je n'ai pas à
craindre de m'entendre poser une semblable question. L'homme est un
animal qui filoute, et il n'y a pas d'autre animal qui filoute que
l'homme. Une cage entière de poulets déplumés n'entamerait pas ma
définition.

Ce qui constitue l'essence, la nature, le principe de la filouterie
est, de fait, un caractère tout particulier à l'espèce de créatures
qui portent jaquettes et pantalons. Une corneille dérobe, un renard
escroque, une belette friponne; un homme filoute. Filouter est sa
destinée. «L'homme a été fait pour pleurer», dit le poète. Mais non; il
a été fait pour filouter. C'est là son but, son objet, sa _fin_. C'est
pour cela, que lorsqu'un homme a été filouté, on dit qu'il est _refait_.

La filouterie, bien analysée, est un composé, dont les ingrédients sont:
la minutie, l'intérêt, la persévérance, l'ingéniosité, l'audace, la
nonchalance, l'originalité, l'impertinence et la grimace.

_Minutie_.--Notre filou est méticuleux. Il opère sur une petite échelle.
Son affaire, c'est le détail; il lui faut de l'argent comptant ou un
papier bien en règle. Si par hasard il est tenté de se lancer dans
quelque grande spéculation, alors il perd aussitôt ses traits
distinctifs, et devient ce que l'on appelle «un financier.» Ce dernier
mot implique tout ce qui constitue la filouterie, excepté que le
financier travaille en grand. Un filou peut donc être regardé comme un
banquier _in petto_--et une opération financière, comme une filouterie
à Brobdignag. L'un est à l'autre ce qu'Homère est à Flaccus,--un
mastodonte à une souris, la queue d'une comète à celle d'un cochon.

_Intérêt_.--Notre filou est uniquement guidé par l'intérêt. Il dédaigne
la filouterie pour le pur _amour_ de la filouterie. Il a toujours un
objet en vue;--sa poche--et la vôtre. Il est toujours à l'affût d'une
chance décisive. Il ne voit que le nombre un. Vous êtes le nombre deux,
vous devez prendre garde à vous.

_Persévérance_.--Notre filou est persévérant. Il ne se laisse pas
facilement décourager. La terre lui manquât-elle sous les pieds, il ne
s'en inquiète pas, il poursuit imperturbablement son but, et

  «Ut canis a corio nunquam absterrebitur uncto[55]»,

ainsi ne laissera-t-il jamais aller sa partie.

_Ingéniosité_.--Notre filou est ingénieux. Il a la bosse de la
constructivité. Il saisit bien un plan. Il sait inventer et circonvenir.
Si Alexandre n'avait pas été Alexandre, il eût voulu être Diogène. S'il
n'était pas un filou, il serait fabricant de souricières brevetées, ou
pêcheur de truites à la ligne.

_Audace_.--Notre filou est audacieux. C'est un homme hardi. Il porte la
guerre en pleine Afrique. Il emporte tout d'assaut. Il ne craindrait pas
les poignards de Frei-Herren. Avec, un peu plus de prudence, Dick Turpin
aurait fait un excellent filou; Daniel O'Connel, avec un peu moins de
blague; et Charles XII, avec une livre ou deux de cervelle de plus dans
la tête.

_Nonchalance_.--Notre filou est nonchalant. Il n'est pas du tout
nerveux. Il n'a jamais _eu_ de nerfs. Il ne sait pas ce que c'est que
l'émoi. On peut le mettre hors de la maison par la porte, mais non
hors de lui-même. Il est froid--froid comme un concombre. Il est
calme--«calme comme un sourire de Lady Bury». Il est souple--souple
comme un vieux gant, ou les demoiselles de l'ancienne Baïes.

_Originalité_.--Notre filou est original--consciencieusement original.
Ses pensées sont bien à lui. Il dédaignerait d'employer celles d'un
autre. Il a en aversion les trucs éventés. Il rendrait plutôt une
bourse, j'en suis sûr, s'il découvrait qu'il la doit à une filouterie
qui ne soit pas originale.

_Impertinence_.--Notre filou est impertinent. Il fait le crâne. Il met
les poings sur les rognons. Il fourre ses mains dans les poches de son
pantalon. Il ricane à votre barbe. Il marche sur vos cors. Il mange
votre dîner, il boit votre vin, il vous emprunte votre argent, il vous
tire le nez, il donne des coups de pied à votre chienne, et il embrasse
vôtre femme.

_Grimace_.--Le vrai filou termine toutes ses opérations par une
grimace. Mais personne ne la voit que lui. Il grimace, lorsque sa tâche
du jour est remplie--quand ses divers travaux sont accomplis--le soir
dans sa chambre, et uniquement pour son amusement particulier. Il arrive
chez lui. Il ferme sa porte. Il se déshabille. Il éteint sa chandelle.
Il se met au lit. Il étend sa tête sur l'oreiller. Après quoi, notre
filou _fait sa grimace_. Ce n'est pas une hypothèse. Rien de plus
naturel. Je raisonne _à priori_, et dis qu'un filou ne serait pas un
filou sans sa grimace.

On peut faire remonter l'origine de la filouterie à l'enfance de la race
humaine. Adam fut peut-être le premier filou. En tout cas, nous pouvons
suivre les traces de cette science jusqu'à une très haute antiquité.
Il est vrai que les modernes l'ont amenée à un degré de perfection que
n'auraient jamais rêvée les têtes dures de nos ancêtres. Sans m'arrêter
à parler des «vieilles scies», je me contenterai de présenter un résumé
de quelques-uns «des cas les plus modernes.»

Voici une excellente filouterie. Une maîtresse de maison a besoin d'un
sofa. Elle va visiter plusieurs magasins de meubles. Elle arrive enfin
dans un magasin bien assorti. A la porte, un individu poli et ayant la
langue bien pendue l'accoste et l'invite à entrer. Elle trouve un sofa
qui fait parfaitement son affaire; elle en demande le prix, et se trouve
surprise et enchantée à la fois d'entendre articuler une somme de vingt
pour cent au moins au dessous de son attente. Elle se hâte de conclure
le marché, prend une facture et un reçu, laisse son adresse, en priant
d'envoyer l'article à la maison le plus tôt possible, et se retire
pendant que le marchand se confond en révérences et en salutations. La
nuit vient, et point de sofa. Le jour suivant se passe, et toujours
rien. Un domestique va s'enquérir des causes de ce retard. On n'a
connaissance d'aucun marché. Il n'y a point eu de sofa de vendu, point
d'argent de reçu--excepté par le filou, qui a fort bien joué le rôle du
marchand.

Nos magasins de meubles sont abandonnés sans surveillance à la merci
du premier venu; ce qui donne toute facilité pour des tours de cette
espèce. Les passants entrent, regardent les marchandises, et partent
sans qu'on les ait remarqués ni vus. Si quelqu'un désire faire une
acquisition, ou s'enquérir du prix d'un article, une cloche est là sous
la main, et cette précaution paraît amplement suffisante.

Autre filouterie fort respectable. Un individu bien mis entre dans une
boutique; il y fait une emplette de la valeur d'un dollar. Mais à son
grand regret, il s'aperçoit qu'il a laissé son portefeuille dans la
poche d'un autre habit. Il dit donc au boutiquier: «Cela ne fait rien,
mon cher monsieur; vous m'obligerez en envoyant le paquet à la maison.
Mais attendez. Je crois bien qu'il n'y a pas à la maison de monnaie
inférieure à une pièce de cinq dollars. Vous pouvez donc envoyer avec le
paquet quatre dollars pour le change.»--«Très bien, monsieur,»
répond le boutiquier, concevant aussitôt une grande idée de la haute
délicatesse de sa pratique. «J'en connais,» se dit-il à lui-même, «qui
auraient mis la marchandise sous leur bras, et seraient partis en
promettant de revenir payer le dollar en passant dans l'après-midi.»

Il envoie un garçon avec le paquet et la monnaie. En chemin, tout à fait
accidentellement, celui-ci est rencontré par l'acheteur, qui s'écrie:

«Ah! c'est mon paquet, n'est-ce pas?--Je croyais qu'il était depuis
longtemps à la maison. Allez, allez! Ma femme, mistress Trotter, vous
donnera les cinq dollars--je lui ai laissé des instructions à cet effet.
Mais vous pourriez aussi bien me donner la monnaie--j'aurai besoin
de quelque argent pour la poste. Très bien! Un, deux... cette pièce
est-elle bonne?--trois, quatre--Parfaitement bien! Dites à Mme Trotter
que vous m'avez rencontré et maintenant allez et ne vous amusez pas en
chemin.»

Le garçon ne s'amuse pas du tout--mais il perd beaucoup de temps avant
de revenir de sa commission. Pas plus de Mme Trotter que sur la main. Il
se console toutefois en se disant qu'après tout il n'a pas été assez sot
pour laisser les marchandises sans l'argent; il rentre à la boutique
l'air fort satisfait de lui-même, et ne peut s'empêcher de se sentir
blessé et indigné quand son maître lui demande ce qu'il a fait de la
monnaie.

Voici une filouterie tout à fait simple. Un vaisseau est sur le point de
mettre à la voile. Un individu à l'air officiel se présente au capitaine
avec une facture des frais de ville extraordinairement modérée. Enchanté
de s'en tirer à si bon compte, et ne sachant auquel entendre, le
capitaine s'acquitte en toute hâte. Au bout d'un quart d'heure, une
seconde facture, et celle-ci moins raisonnable, lui est présentée par un
autre individu qui lui a bientôt fait comprendre que le premier receveur
était un filou, et la première recette une filouterie.

En voici une autre à peu près semblable.

Un bateau à vapeur est sur le point de larguer. Un voyageur, son
porte-manteau à la main, accourt de toutes ses forces du côté de
l'embarcadère. Tout à coup, il s'arrête tout court, et ramasse avec une
grande agitation quelque chose sur le sol. C'est un portefeuille. «Qui
a perdu un portefeuille?» se met-il à crier. Personne ne peut assurer
avoir perdu son portefeuille; mais l'émotion est vive, quand on apprend
que la trouvaille est de valeur. Le bateau, cependant, ne peut attendre.

«Le temps et la marée n'attendent personne,» crie le capitaine.

«Pour l'amour de Dieu, encore quelques minutes!» dit l'auteur de la
trouvaille; «le vrai propriétaire va se présenter.»

«On ne peut attendre!» réplique le capitaine; «larguez, entendez vous!»

«Que vais-je donc faire?» demande l'homme, en grande peine. «Je vais
quitter le pays pour quelques années, et je ne puis en conscience garder
cette somme énorme en ma possession.--Pardon, monsieur, (s'adressant à
un gentilhomme sur la rive) mais vous m'avez l'air d'un honnête homme.
Voulez-vous me rendre le service de vous charger de ce portefeuille--je
vois que je puis me fier à vous--et de le faire publier? Les billets,
vous le voyez, montent à une somme fort considérable. Le propriétaire,
sans aucun doute, tiendra à vous récompenser de votre peine.»

«Moi?--non, vous! C'est vous qui l'avez trouvé.»

«Oui, si vous y tenez.--Je veux bien accepter un léger
retour--uniquement pour faire taire vos scrupules. Voyons--ces billets
sont tous des billets de mille--Dieu me bénisse! un millier de dollars
serait trop--cinquante seulement, c'est bien assez!»

«Larguez!» dit le capitaine.

«Mais je n'ai pas la monnaie de cent, et en somme, vous feriez
mieux....»

«Larguez!» dit le capitaine.

«Attendez donc!» crie le gentilhomme qui vient d'examiner pendant la
dernière minute son propre portefeuille. «Attendez donc! J'ai
votre affaire. Voici un billet de cinquante sur la banque du North
America.--donnez-moi le portefeuille.»

Le toujours très consciencieux auteur de la trouvaille prend le billet
de cinquante avec une répugnance marquée, et jette au gentilhomme le
portefeuille, pendant que le steamboat fume et siffle en s'ébranlant.
Une demi-heure après son départ, le gentilhomme s'aperçoit que «les
valeurs considérables» ne sont que des billets faux, et toute l'histoire
une pure filouterie.

Voici une filouterie hardie. Un champ de foire, ou quelque chose
d'analogue doit se tenir dans un endroit où l'on n'a accès que par un
pont libre. Un filou s'installe sur ce pont, et informe respectueusement
tous les passants de la nouvelle loi qui vient d'établir un droit de
péage d'un centime par tête d'homme, de deux centimes par tête de cheval
ou d'âne, et ainsi de suite... Quelques-uns grondent, mais tous se
soumettent, et le filou rentre chez lui plus riche de quelque cinquante
ou soixante dollars bien gagnés. Il n'y a rien de plus fatigant que de
percevoir un droit de péage sur une grande foule.

Une habile filouterie est celle-ci. L'ami d'un filou garde une promesse
de paiement, remplie et signée en due forme sur billet ordinaire imprimé
à l'encre rouge. Le filou se procure une ou deux douzaines de ces
billets en blanc, et chaque jour en trempe un dans sa soupe, le présente
à son chien qui saute après, et finit par le lui donner _en bonne
bouche_. Le temps de l'échéance arrivant, le filou et son chien vont
trouver l'ami, et l'engagement devient le sujet de la discussion. L'ami
tire le billet de son secrétaire, et fait le geste de le présenter au
filou, quand le chien saute sur le billet et le dévore. Le filou est non
seulement surpris, mais vexé et furieux de la conduite absurde de
son chien, et proteste qu'il est prêt à faire honneur à son
obligation--aussitôt qu'on pourra en fournir une preuve évidente.

Voici une filouterie assez mesquine. Une dame est insultée dans la rue
par le compère d'un filou. Le filou lui-même vole au secours de la dame,
et, après avoir rossé son ami d'importance, insiste pour accompagner la
dame jusqu'à sa porte. Il s'incline, la main sur son coeur, et lui dit
très respectueusement adieu. La dame invite son sauveur à la suivre,
disant qu'elle va le présenter à son grand frère et à son papa. Le
sauveur soupire et décline l'invitation. «N'y a-t-il donc aucun moyen,
murmure-t-elle, de vous prouver ma reconnaissance?»

«Si, madame, il y en a un. Veuillez être assez bonne pour me prêter une
couple de shillings.»

Dans la première émotion du moment, la dame songe à disparaître
sur-le-champ. Après y avoir pensé deux fois, cependant, elle ouvre sa
bourse et s'exécute. C'est là, dis-je, une filouterie mesquine--car il
faut que la moitié de la somme empruntée soit payée au monsieur qui a eu
la peine d'insulter la dame, et d'être rossé par dessus le marché pour
l'avoir insultée.

Autre filouterie mesquine, mais toujours scientifique. Le filou
s'approche du comptoir d'une taverne et demande deux cordes de tabac. On
les lui donne, quand tout à coup après les avoir rapidement examinées,
il se met à dire:

«Ce tabac n'est pas de mon goût. Reprenez-le et donnez-moi à la place un
verre de grog.»

Le grog servi et avalé, le filou gagne la porte pour s'en aller. Mais la
voix du tavernier l'arrête:

«Je crois, monsieur, que vous avez oublié de payer votre grog.»

«Payer mon grog!--Ne vous ai-je pas donné le tabac en retour? Que vous
faut-il de plus?»

«Mais, s'il vous plaît, monsieur je ne me souviens pas que vous ayez
payé le tabac.»

«Que voulez-vous dire par là, coquin?--Ne vous ai-je pas rendu votre
tabac? Attendez-vous que je vous paie ce que je n'ai pas pris?

«Mais, monsieur,» dit le marchand, ne sachant plus que dire, «mais,
monsieur...»

«Il n'y a pas de mais qui tienne, monsieur,» interrompt le filou,
faisant semblant d'entrer dans une grande colère, et fermant la porte
avec violence derrière lui, «il n'y a pas de mais qui tienne, nous
connaissons vos tours d'escamotage.»

Voici encore une très habile filouterie, qui se recommande surtout par
sa simplicité. Une bourse a été perdue; et celui qui l'a perdue fait
insérer dans les journaux du jour un avertissement accompagné d'une
description très détaillée.

Aussitôt notre filou de copier les détails de l'avertissement, en
changeant l'en-tête, la phraséologie générale, et l'adresse. Par
exemple, l'original, long et verbeux, porte cet en-tête: «Un
portefeuille perdu!» et invite à déposer l'argent, quand on l'aura
trouvé, au n° 1 de Tom Street.

La copie est brève; elle porte en tête ce seul mot «perdu» et indique le
n° 2 ou le n° 3 de Harry ou Dick Street, comme l'endroit où l'on peut
voir le propriétaire. Cette copie est insérée au moins dans cinq ou six
journaux du jour, de telle sorte qu'elle ne paraisse que peu d'heures
après l'original. Dût-elle tomber sous les yeux de celui qui a perdu la
bourse, c'est à peine s'il pourrait se douter qu'elle a quelque rapport
avec son infortune. Mais naturellement, il y a cinq ou six chances
contre une que celui qui l'aura trouvée se présente à l'adresse donnée
par le filou plutôt qu'à celle du légitime propriétaire. Le filou paie
la récompense, met l'argent dans sa poche et file.

Voici une filouterie qui a beaucoup d'analogie avec la précédente. Une
dame du grand _ton_ a laissé glisser dans la rue une bague de diamant
d'un prix exceptionnel. Elle offre à celui qui la retrouvera quarante
ou cinquante dollars de récompense--elle fait dans son annonce une
description détaillée de la pierre et de sa monture, et déclare qu'elle
paiera _instantanément_ la récompense promise à celui qui la rapportera
au n° tant, dans telle avenue, sans lui poser la moindre question. Un
jour ou deux après, la dame étant absente de son logis, on sonne au n°
tant dans l'avenue indiquée. Une servante paraît; l'inconnu demande la
dame de la maison; en apprenant qu'elle est absente, il s'étonne et
manifeste le plus poignant regret. C'est une affaire d'importance qui
concerne personnellement la maîtresse du logis. En effet il a eu la
bonne fortune de trouver sa bague de diamant. Mais peut-être fera-t-il
bien de revenir une autrefois. «Pas du tout!» dit la servante: «pas du
tout!» disent en choeur la soeur et la belle-soeur de la dame qu'on a
appelées sur les entrefaites. L'identité de la bague est bruyamment
constatée, la récompense payée, et l'homme de détaler au plus vite.
La dame rentre, et manifeste à sa soeur et à sa belle-soeur quelque
mécontentement de ce qu'elles aient payé quarante ou cinquante dollars
un fac-simile de sa bague--un fac-simile fait de vrai similor et d'un
infâme strass.

Mais comme les filouteries n'ont pas de fin, cet essai ne finirait
jamais, si je voulais seulement indiquer les variétés et les formes
infinies dont cette science est susceptible. Il faut cependant conclure,
et je ne saurais mieux le faire, qu'en racontant sommairement une
filouterie fort décente et assez bien étudiée dont notre ville a été
dernièrement le théâtre, et qui s'est reproduite depuis avec succès dans
d'autres localités de plus en plus florissantes de l'Union.

Un homme entre deux âges arrive dans une ville, venant on ne sait d'où.
Il paraît remarquablement précis, cauteleux, posé, réfléchi dans ses
démarches. Sa tenue est scrupuleusement irréprochable, mais simple et
sans ostentation. Il porte une cravate blanche, une ample redingote, qui
ne vise qu'au confort, de sérieuses chaussures à épaisses semelles, et
des pantalons sans sous-pied. Il a tout l'air, en réalité, d'un aisé,
économe, exact et respectable _homme d'affaires_--l'homme d'affaires
_par excellence_, un de ces hommes durs et âpres à l'extérieur, mais
doux à l'intérieur, tels que nous en voyons dans la haute comédie
--personnages dont les paroles sont autant d'engagements, et qui sont
connus pour répandre d'une main les guinées en charités, tandis que
de l'autre, quand il s'agit de transaction commerciale, ils se font
escompter jusqu'à la dernière fraction d'un farthing.

Il fait beaucoup de bruit pour découvrir une pension à son gré. Il
déteste les enfants. Il est accoutumé à la tranquillité. Ses habitudes
sont méthodiques--il s'établirait de préférence dans une petite famille
respectable, et ayant de pieuses inclinations. Les conditions ne sont
pas une question--il n'insiste que sur un point: c'est qu'on lui
présentera sa quittance le premier de chaque mois (on est alors au deux
du mois), et lorsqu'enfin il a trouvé ce qu'il lui faut, il prie sa
propriétaire de ne pas oublier ses instructions sur ce point, de lui
envoyer sa facture et son reçu à dix heures précises le _premier_ jour
de chaque mois, et jamais le second sous aucun prétexte.

Ces arrangements pris, notre homme d'affaires loue un bureau dans un
quartier plutôt respectable que fashionable de la ville. Il ne méprise
rien tant que les prétentions. «Quand il y a tant de montre,» dit-il,
«il est rare qu'il y ait quelque chose de solide dessous,»--observation
qui fait une si profonde impression sur l'esprit de sa propriétaire,
qu'elle l'écrit au crayon en guise de memorandum dans sa grande Bible de
famille, sur la large marge des Proverbes de Salomon.

Puis il fait faire des annonces dans le genre de celle qui suit, dans
les principales maisons de publicité à six pennies--celles à un sou,
il les dédaigne comme peu respectables, et comme se faisant payer leurs
annonces à l'avance. Un des points de la profession de foi de notre
homme d'affaires, c'est que rien ne doit se payer avant d'être fait.

DEMANDE.--Les soussignés, sur le point de commencer des opérations
d'affaires très étendues dans cette ville, réclament les services de
trois ou quatre secrétaires intelligents et compétents, à qui il sera
fait de larges appointements. On exige les meilleures recommandations,
plus encore pour l'honnêteté que pour la capacité. Comme les affaires
en question impliquent de hautes responsabilités, et que des sommes
considérables doivent nécessairement passer par les mains de ces
employés, il a semblé opportun de demander à chacun des secrétaires
engagés un dépôt de cinquante dollars. Inutile donc de se présenter,
si l'on ne peut verser cette somme entre les mains des soussignés,
ni fournir les témoignages de moralité les plus satisfaisants. On
préférerait des jeunes gens ayant de pieuses inclinations. On pourra se
présenter entre dix et onze heures du matin, et entre quatre et cinq de
l'après-midi, chez Messieurs

  Bogs, Hogs, Logs, Frogs et Co.
  n° 110, Dog Street.

Au 31 du mois, cette annonce avait amené à l'office de MM. Bogs, Hogs,
Logs, Frogs et Compagnie, quinze ou vingt jeunes gens ayant de pieuses
inclinations. Mais notre homme d'affaires n'est pas pressé de conclure
avec l'un ou avec l'autre--un homme d'affaires ne se presse jamais--et
ce n'est qu'après le plus sévère examen des pieuses inclinations de
chacun des postulants que ses services sont agréés, et les cinquante
dollars reçus, uniquement à titre de sage précaution, sous la
respectable signature de MM. Bogs, Logs, Frogs et Compagnie. Le matin
du premier jour du mois suivant, la propriétaire ne présente pas
sa quittance selon sa promesse--grave négligence pour laquelle le
respectable chef de la maison qui finit en _Ogs_ l'aurait sans doute
sévèrement réprimandée, s'il avait pu se laisser entraîner à rester dans
la ville un ou deux jours de plus dans ce dessein.

Quoi qu'il en soit, les constables ont un mauvais quart d'heure à
passer, bien des pas à faire en tout sens, et tout ce qu'ils peuvent
faire, c'est de déclarer que l'homme d'affaires, était dans toute la
force du terme, un «hen knee high,» locution que quelques personnes
traduisent par N.E.I. initiales sous lesquelles il faudrait lire la
phrase classique _Non Est Inventus_[56].

En attendant, les jeunes secrétaires se sentent un peu peu moins
inclinés à la piété qu'auparavant, pendant que la propriétaire achète
un morceau de la meilleure gomme élastique Indienne de la valeur d'un
shilling, et met tous ses soins à effacer le mémorandum au crayon écrit
par quelque folle dans sa grande Bible de famille, sur la large marge
des Proverbes de Salomon.




L'HOMME D'AFFAIRES


  «_La Méthode est l'âme des Affaires._»

  Vieux Dicton.


Je suis un homme d'affaires. Je suis un homme méthodique. Il n'y a
rien au dessus de la méthode. Il n'y a pas de gens que je méprise plus
cordialement que ces fous excentriques qui jasent de méthode sans savoir
ce que c'est; qui ne s'attachent qu'à la lettre, et ne cessent d'en
violer l'esprit. Ces gens-là ne manquent pas de commettre les plus
énormes sottises en suivant ce qu'ils appellent une méthode régulière.
C'est là, à mon avis, un véritable paradoxe. La vraie méthode ne
s'applique qu'aux choses ordinaires et naturelles, et nullement à
l'extraordinaire ou à l'_outré_. Quelle idée nette, je le demande,
peut-on attacher à des expressions telles que celles-ci; «un dandy
méthodique», ou «un feu-follet systématique?»

Mes idées sur ce sujet n'auraient sans doute pas été aussi claires
qu'elles le sont, sans un bienheureux accident qui m'arriva quand
j'étais encore un simple marmot. Une vieille nourrice irlandaise de
bon sens, (que je n'oublierai jamais s'il plaît à Dieu) un jour que je
faisais plus de bruit qu'il ne fallait, me prit par les talons, me fit
tourner deux ou trois fois en rond, pour m'apprendre à crier, puis me
cogna la tête à m'en faire venir des cornes, contre la colonne du lit.
Cet événement, dis-je, décida de ma destinée et fit ma fortune. Une
bosse se déclara sur mon sinciput, et se transforma en un charmant
organe d'_ordre_, comme on peut le voir un jour d'été.

De là cette passion absolue pour le système et la régularité, qui m'a
fait l'homme d'affaires distingué que je suis.

S'il y a quelque chose que je hais sur terre, c'est le génie. Vos hommes
de génie sont tous des ânes bâtés--le plus grand génie n'est que le plus
grand âne--et à cette règle il n'y a aucune exception. Ce qu'il y a de
certain, c'est que vous ne pouvez pas plus faire d'un génie un homme
d'affaires, que tirer de l'argent d'un Juif, ou des muscades d'une pomme
de pin. On ne voit que des gens qui s'échappent toujours par la tangente
dans quelque entreprise fantastique ou quelque spéculation ridicule, en
contradiction absolue avec la convenance naturelle des choses, et ne
font que des affaires qui n'en sont pas. Vous pouvez immédiatement
deviner ces sortes de caractères à la nature de leurs occupations.
Si, par exemple, vous voyez un homme s'établir comme marchand ou
manufacturier, ou se lancer dans le commerce du coton ou du tabac, ou
dans quelque autre de ces carrières excentriques, ou s'engager dans
la fabrique des tissus, des savons, etc., ou vouloir être légiste,
forgeron, ou médecin--ou toute autre chose en dehors des voies
ordinaires--vous pouvez du premier coup le taxer de génie, et dès lors,
selon la règle de trois, c'est un âne.

Or, je ne suis pas du tout un génie, mais un homme d'affaires régulier.
Mon journal et mon grand livre en feront foi en un instant. Ils sont
bien tenus, quoique ce ne soit pas à moi à le dire; et dans mes
habitudes générales d'exactitude et de ponctualité, je ne crains pas
d'être battu par une horloge. En outre, j'ai toujours su faire cadrer
mes occupations avec les habitudes ordinaires de mes semblables. Non
pas que sous ce rapport je me sente le moins du monde redevable à mes
parents; avec leur esprit excessivement borné, ils auraient sans aucun
doute fini par faire de moi un génie fieffé, si mon ange gardien n'était
pas venu y mettre bon ordre. En fait de biographie la vérité est quelque
chose, mais surtout en fait d'autobiographie--et cependant on aura
peut-être de la peine à me croire, quand je déclarerai, avec toute la
solennité possible, que mon pauvre père me plaça, vers l'âge de quinze
ans, dans la maison de ce qu'il appelait «un respectable marchand au
détail et à la commission faisant un gros chiffre d'affaires!»--Un gros
chiffre de rien du tout! La conséquence de cette folie fut qu'au bout
de deux ou trois jours j'étais renvoyé à mon obtuse famille, avec une
fièvre de cheval, et une douleur très violente et très dangereuse au
sinciput, qui se faisait sentir tout autour de mon organe d'ordre.
Peu s'en fallut que je n'y restasse--j'en eus pour six semaines--les
médecins prétendant que j'étais perdu et le reste. Mais, quoique je
souffrisse beaucoup, je n'en étais pas moins un enfant plein de coeur.
Je me voyais sauvé de la perspective de devenir «un respectable marchand
au détail et à la commission, faisant un gros chiffre d'affaires», et je
me sentais rempli de reconnaissance pour la protubérance qui avait
été l'instrument de mon salut, ainsi que pour la généreuse femme, qui
m'avait originairement gratifié de cet instrument.

La plupart des enfants quittent la maison paternelle à dix ou douze ans;
j'attendis jusqu'à seize. Et je ne crois pas que je l'aurais encore
quittée, si je n'avais un jour entendu parler à ma vieille mère de
m'établir à mon propre compte dans l'épicerie. L'épicerie!--Rien que d'y
penser! Je résolus de me tirer de là, et d'essayer de m'établir moi-même
dans quelque occupation _décente_, pour ne pas dépendre plus longtemps
des caprices de ces vieux fous, et ne pas courir le risque de finir par
devenir un génie. J'y réussis parfaitement du premier coup, et le temps
aidant, je me trouvai à dix-huit ans faisant de grandes et profitables
affaires dans la carrière d'_annonce ambulante_ pour tailleur.

Je n'étais arrivé à remplir les onéreux devoirs de cette profession qu'à
force de fidélité rigide à l'instinct systématique qui formait le trait
principal de mon esprit. Une _méthode_ scrupuleuse caractérisait mes
actions aussi bien que mes comptes. Pour moi, c'était la méthode--et
non l'argent--qui faisait l'homme, au moins tout ce qui dans l'homme ne
dépendait pas du tailleur que je servais. Chaque matin à neuf heures, je
me présentais chez lui pour prendre le costume du jour. A dix heures,
je me trouvais dans quelque promenade à la mode ou dans un autre lieu
d'amusement public. La régularité et la précision avec lesquelles je
tournais ma charmante personne de manière à mettre successivement en vue
chaque partie de l'habit que j'avais sur le dos, faisaient l'admiration
de tous les connaisseurs en ce genre. Midi ne passait jamais sans que
j'eusse envoyé une pratique à la maison de mes patrons, MM. Coupe
et Revenez-Demain. Je le dis avec des larmes dans les yeux--car ces
messieurs se montrèrent à mon égard les derniers des ingrats. Le petit
compte au sujet duquel nous nous querellâmes, et finîmes par nous
séparer, ne peut, en aucun de ses articles, paraître surchargé à qui
que ce soit tant soit peu versé dans les affaires. Cependant je veux me
donner l'orgueilleuse satisfaction de mettre le lecteur en état de juger
par lui-même. Voici le libellé de ma facture:

  _MM. Coupe et Revenez-Demain, Marchands
  Tailleurs.

  A Pierre Profit, annonce ambulante._

                                              Doivent:

  10 Juillet.--Pour promenade habituelle, et pratique
       envoyée à la maison                             L. 00, 25

  11 Juillet.--Pour it. it. it.                               25

  12 Juillet.--Pour un mensonge, seconde classe;
       habit noir passé vendu pour vert invisible.            25

  13 Juillet.--Pour un mensonge, première classe,
       qualité et dimension extra; recommandé une
       satinette de laine pour du drap fin.                   75

  20 Juillet.--Acheté un col de papier neuf, ou
       dicky, pour faire valoir un Pétersham gris.             2

  15 Août.--Pour avoir porté un habit à queue doublement
       ouaté (76 degrés thermométriques à l'ombre)            25

  16 Août.--Pour m'être tenu sur une jambe pendant
       trois heures, pour montrer une bande de pantalons
       nouveau modèle, à 12-1/2 centimes par jambe
       et par heure                                       37-1/2

  17 Août.--Pour promenade ordinaire, et grosse
       pratique envoyée à la maison (un homme fort gras)      50

  18 Août.--Pour it. it. (taille moyenne)                     25

  19 Août.--Pour it. it. (petit homme et mauvaise paye.)       6

                                                    L. 2, 96-1/2

L'article le plus contesté dans cette facture fut l'article bien modéré
des deux pennies pour le col en papier. Ma parole d'honneur, ce n'était
pas un prix déraisonnable. C'était un des plus propres, des plus jolis
petits cols que j'aie jamais vus; et j'avais d'excellentes raisons de
croire qu'il allait faire vendre trois Petershams. L'aîné des associés,
cependant, ne voulut m'accorder qu'un penny, et alla jusqu'à démontrer
de quelle manière on pouvait tailler quatre cols de la même dimension
dans une feuille de papier ministre. Inutile de dire que je maintins la
chose en principe. Les affaires sont les affaires, et doivent se faire à
la façon des affaires. Il n'y avait aucune espèce de _système_, aucune
_méthode_ à m'escroquer un penny--un pur vol de cinquante pour cent. Je
quittai sur-le-champ le service de MM. Coupe et Revenez-Demain, et je
me lançai pour mon propre compte dans l'_Offusque l'oeil_--une des
plus lucratives, des plus respectables, et des plus indépendantes des
occupations ordinaires.

Ici ma stricte intégrité, mon économie, mes rigoureuses habitudes
sytématiques en affaires furent de nouveau en jeu. Je me trouvai bientôt
faisant un commerce florissant, et devins un homme qui comptait sur la
_Place_. La vérité est que je ne barbotais jamais dans des affaires
d'éclat, mais j'allais tout doucement mon petit train dans la bonne
vieille routine sage de la profession--profession, dans laquelle, sans
doute, je serais encore à l'heure qu'il est sans un petit accident qui
me survint dans une des opérations d'affaires ordinaires au métier.

Un riche et vieux harpagon, un héritier prodigue, une corporation en
faillite se mettent-ils dans la tête d'élever un palais, il n'y a pas
de meilleure affaire que d'arrêter l'entreprise; c'est ce que sait tout
homme intelligent. Le procédé en question est la base fondamentale du
commerce de l'_Offusque-l'oeil_. Aussitôt donc que le projet de bâtisse
est en pleine voie d'exécution, nous autres hommes d'affaires, nous nous
assurons un joli petit coin du terrain réservé, ou un excellent petit
emplacement attenant à ce terrain, ou directement en face. Cela fait,
nous attendons que le palais soit à moitié bâti, et nous payons un
architecte de bon goût, pour nous bâtir à la vapeur, juste contre ce
palais, une baraque ornementée,--une pagode orientale ou hollandaise, ou
une étable à cochons, ou quelque ingénieux petit morceau d'architecture
fantastique dans le goût Esquimaux, Rickapoo, ou Hottentot.
Naturellement, nous ne pouvons consentir à faire disparaître ces
constructions à moins d'un boni de cinq cents pour cent sur le prix
d'achat et de plâtre. Le pouvons-nous? Je pose la question. Je la
pose aux hommes d'affaires. Il serait absurde de supposer que nous le
pouvons. Et cependant il se trouva une corporation assez scélérate pour
me demander de le faire--de commettre une pareille énormité. Je ne
répondis pas à son absurde proposition, naturellement; mais je crus
qu'il était de mon devoir d'aller la nuit suivante couvrir le susdit
palais de noir de fumée. Pour cela, ces stupides coquins me firent
fourrer en prison; et ces Messieurs de l'_Offusque-l'oeil_ ne purent
s'empêcher de rompre avec moi, quand je fus rendu à la liberté.

Les affaires d'_Assauts et Coups_, dans lesquelles je fus alors forcé de
m'aventurer pour vivre, étaient assez mal adaptées à la nature délicate
de ma constitution; mais je m'y employai de grand coeur, et y trouvai
mon compte, comme ailleurs, grâce aux rigides habitudes d'exactitude
méthodique qui m'avaient été si rudement inculquées par cette délicieuse
vieille nourrice--que je ne pourrais oublier sans être le dernier des
hommes. En observant, dis-je, la plus stricte méthode dans toutes mes
opérations, et en tenant bien régulièrement mes livres, je pus venir à
bout des plus sérieuses difficultés, et finis par m'établir tout à fait
convenablement dans la profession. Il est de fait que peu d'individus
ont su, dans quelque profession que ce soit, faire de petites affaires
plus serrées que moi. Je vais précisément copier une page de mon
Livre-Journal; ce qui m'épargnera la peine de trompeter mon propre
éloge--pratique méprisable, dont un esprit élevé ne saurait se rendre
coupable. Et puis, le Livre-Journal est une chose qui ne sait pas
mentir.

--_1 janvier._ Jour du nouvel an. Rencontré Brusque dans la rue--gris.
Mémorandum:--il fera l'affaire. Rencontré Bourru peu de temps après,
soûl comme un âne. Mem: Excellente affaire. Couché mes deux hommes sur
mon grand livre, et ouvert un compte avec chacun d'eux.

_2 janvier._--Vu Brusque à la Bourse, l'ai rejoint et lui ai marché sur
l'orteil. Il est tombé sur moi à coups de poing et m'a terrassé. Merci,
mon Dieu!--Je me suis relevé. Quelque petite difficulté pour m'entendre
avec Sac, mon attorney. Je faisais monter les dommages et intérêts à
mille; mais il dit que pour une simple bousculade, nous ne pouvons pas
exiger plus de cinq cents. Mem: Il faudra se débarrasser de Sac:--pas le
moindre _système_.

_3 janvier._--Allé au théâtre, pour m'occuper de Bourru. Je l'ai vu
assis dans une loge de côté au second rang, entre une grosse dame et une
maigre. Lorgné toute la société jusqu'à ce que j'aie vu la grosse dame
rougir et murmurer quelque chose à l'oreille de B. Je tournai alors
autour de la loge, et y entrai, le nez à la portée de sa main. Allait-il
me le tirer?--Non: me souffleter? J'essayai encore--pas davantage.
Alors je m'assis, et fis de l'oeil à la dame maigre, et à ma grande
satisfaction, le voilà qui m'empoigne par la nuque et me lance au beau
milieu du parterre. Cou disloqué, et jambe droite gravement endommagée.
Rentré triomphant à la maison, bu une bouteille de champagne, et inscrit
mon jeune homme pour cinq mille.--Sac dit que cela peut aller.

_15 février._--Fait un compromis avec M. Brusque. Somme entrée dans le
journal: cinquante centimes--voir.

_16 février._--Chassé par ce vilain drôle de Bourru, qui m'a fait
présent de cinq dollars. Coût du procès: quatre dollars, 25 centimes.
Profit net--voir Journal--soixante-cinq centimes.

Voilà donc, en fort peu de temps, un gain net d'au moins un dollar et 25
centimes--et rien que pour le cas de Brusque et de Bourru; et je puis
solennellement assurer le lecteur que ce ne sont là que des extraits
pris au hasard dans mon Journal.

Il y a un vieux dicton, qui n'en est pas moins vrai pour cela, c'est
que l'argent n'est rien en comparaison de la santé. Je trouvais que les
exigences de la profession étaient trop grandes pour mon état de santé
délicate; et finissant par m'apercevoir que les coups reçus m'avaient
défiguré au point que mes amis, quand ils me rencontraient dans la rue,
ne reconnaissaient plus du tout Peter Profit, je conclus que je n'avais
rien de mieux à faire que de m'occuper dans un autre genre. Je songeai
donc à travailler dans _la Boue_, et j'y travaillai pendant plusieurs
années.

Le plus grand inconvénient de cette occupation, c'est que trop de gens
se prennent d'amour pour elle, et que par conséquent la concurrence est
excessive. Le premier ignorant venu qui s'aperçoit qu'il n'a pas assez
d'étoffe pour faire son chemin comme Annonce-ambulante, ou comme compère
de l'Offusque-l'oeil, ou comme chair à pâté, s'imagine qu'il réussira
parfaitement comme travailleur dans la _Boue_.

Mais il n'y a jamais eu d'idée plus erronée que de croire qu'on n'a pas
besoin de cervelle pour ce métier. Surtout, on ne peut rien faire en ce
genre sans méthode. Je n'ai opéré, il est vrai qu'en détail; mais grâce
à mes vieilles habitudes de _système_, tout marcha sur des roulettes. Je
choisis tout d'abord mon carrefour, avec le plus grand soin, et je n'ai
jamais donné dans la ville un coup de balai ailleurs que _là_. J'eus
soin, aussi, d'avoir sous la main une jolie petite flaque de boue, que
je pusse employer à la minute. A l'aide de ces moyens, j'arrivai à être
connu comme un homme de confiance; et, laissez-moi vous le dire, c'est
la moitié du succès, dans le commerce. Personne n'a jamais manqué de me
jeter un sou, et personne n'a traversé mon carrefour avec des pantalons
propres. Et, comme on connaissait parfaitement mes habitudes en
affaires, personne n'a jamais essayé de me tromper. Du reste, je ne
l'aurais pas souffert. Comme je n'ai jamais trompé personne, je n'aurais
pas toléré qu'on se jouât de moi. Naturellement je ne pouvais empêcher
les fraudes des chaussées. Leur érection m'a causé un préjudice ruineux.
Toutefois ce ne sont pas là des individus, mais des corporations--et des
corporations--cela est bien connu--n'ont ni coups de pied à craindre
quelque part, ni âme à damner.

Je faisais de l'argent dans cette affaire, lorsque, un jour de malheur,
je me laissai aller à me perdre dans l'_Eclaboussure-du-chien_--quelque
chose d'analogue, mais bien moins respectable comme profession. Je
m'étais posté dans un endroit excellent, un endroit central, et j'avais
un cirage et des brosses première qualité. Mon petit chien était tout
engraisse, et parfaitement dégourdi. Il avait été longtemps dans le
commerce, et, je puis le dire, il le connaissait à fond. Voici quel
était notre procédé ordinaire: Pompey, après s'être bien roulé dans
la boue, s'asseyait sur son derrière à la porte d'une boutique, et
attendait qu'il vînt un dandy en bottes éblouissantes. Alors il allait
à sa rencontre, et se frottait une ou deux fois à ses Wellingtons. Sur
quoi le dandy jurait par tous les diables, et cherchait des yeux un
cire-bottes. J'étais là, bien en vue, avec mon cirage et mes brosses.
C'était l'affaire d'une minute, et j'empochais un sixpence. Cela alla
assez bien pendant quelque temps--de fait, je n'étais pas cupide, mais
mon chien l'était. Je lui cédais le tiers de mes profits, mais il voulut
avoir la moitié. Je ne pus m'y résoudre--nous nous querellâmes et nous
séparâmes.

Je m'essayai ensuite pendant quelque temps à _moudre de l'orgue_, et je
puis dire que j'y réussis assez bien. C'est un genre d'affaires fort
simple, qui va de soi, et ne demande pas des aptitudes spéciales. Vous
prenez un moulin à musique à un seul air, et vous l'arrangez de manière
à ouvrir le mouvement d'horlogerie, et vous lui donnez trois ou quatre
bons coups de marteau. Vous ne pouvez vous imaginer combien cette
opération améliore l'harmonie et l'effet de l'instrument. Cela fait,
vous n'avez qu'à marcher devant vous avec le moulin sur votre dos,
jusqu'à ce que vous aperceviez une enseigne de tanneur dans la rue, et
quelqu'un qui frappe habillé de peau de daim. Alors vous vous arrêtez,
avec la mine d'un homme décidé à rester là et à moudre jusqu'au jour du
jugement dernier. Bientôt une fenêtre s'ouvre, et quelqu'un vous jette
un sixpence en vous priant de vous taire et de vous en aller, etc ...
Je sais que quelques mouleurs[57] d'orgue ont réellement consenti à
déguerpir pour cette somme, mais pour moi, je trouvais que la mise de
fonds était trop importante pour me permettre de m'en aller à moins d'un
shilling.

Je m'adonnai assez longtemps à cette occupation; mais elle ne me
satisfit pas complètement, et finalement je l'abandonnai. La vérité est
que je travaillais avec un grand désavantage: je n'avais pas d'âne--et
les rues en Amérique sont si boueuses, et la cohue démocratique si
encombrante, et ces scélérats d'enfants si terribles!

Je fus pendant quelques mois sans emploi; mais je réussis enfin, sous le
coup de la nécessité, à me procurer une situation dans la _Poste-Farce_.
Rien de plus simple que les devoirs de cette profession, et ils ne sont
pas sans profit. Par exemple:--De très bon matin j'avais à faire mon
paquet de fausses lettres. Je griffonnais ensuite à l'intérieur
quelques lignes--sur le premier sujet venu qui me semblait suffisamment
mystérieux--signant toutes les lettres Tom Dobson, ou Bobby Tompkins, ou
autre nom de ce genre. Après les avoir pliées, cachetées et revêtues de
faux timbres--Nouvelle-Orléans, Bengale, Botany Bay, ou autre lieu fort
éloigné,--je me mettais en train de faire ma tournée quotidienne, comme
si j'étais le plus pressé du monde. Je m'adressais toujours aux grosses
maisons pour délivrer les lettres et recevoir le port. Personne n'hésite
à payer le port d'une lettre--surtout un double port--les gens sont si
bêtes!--et j'avais tourné le coin de la rue avant qu'on ait eu le temps
d'ouvrir les lettres. Le grand inconvénient de cette profession c'est
qu'il me fallait marcher beaucoup et fort vite, et varier souvent mon
itinéraire. Et puis, j'avais de sérieux scrupules de conscience. Je ne
puis entendre dire qu'on a abusé de l'innocence des gens--et c'était
pour moi un supplice d'entendre de quelle façon toute la ville chargeait
de ses malédictions Tom Dobson et Bobby Tompkins. Je me lavai les mains
de l'affaire et lâchai tout de dégoût.

Ma huitième et dernière spéculation fut l'_Elevage des Chats_. J'ai
trouvé là un genre d'affaires très agréable et très lucratif, et pas la
moindre peine. Le pays, comme on le sait, était infesté de chats,--si
bien que pour s'en débarrasser on avait fait une pétition signée d'une
foule de noms respectables, présentée à la Chambre dans sa dernière et
mémorable session. L'assemblée, à cette époque, était extraordinairement
bien informée, et après avoir promulgué beaucoup d'autres sages et
salutaires institutions, couronna le tout par la loi sur les chats. Dans
sa forme primitive, cette loi offrait une prime pour tant de _têtes_
de chats (quatre sous par tête); mais le Sénat parvint à amender cette
clause importante, et à substituer le mot _queues_ au mot _têtes_. Cet
amendement était si naturel et si convenable que la Chambre l'accepta à
l'unanimité.

Aussitôt que le gouverneur eut signé le bill, je mis tout ce que j'avais
dans l'achat de Toms et de Tabbies[58]. D'abord, je ne pus les nourrir
que de souris (les souris sont à bon marché); mais ils remplirent le
commandement de l'Ecriture d'une façon si merveilleuse, que je finis par
comprendre que ce que j'avais de mieux à faire, c'était d'être libéral,
et ainsi je leur accordai huîtres et tortues. Leurs queues, au taux
législatif, me procurent aujourd'hui un honnête revenu; car j'ai
découvert une méthode avec laquelle, sans avoir recours à l'huile de
Macassar, je puis arriver à quatre coupes par an. Je fus enchanté de
découvrir aussi, que ces animaux s'habituaient bien vite à la chose, et
préféraient avoir la queue coupée qu'autrement. Je me considère donc
comme un homme arrivé, et je suis en train de marchander un séjour de
plaisance sur l'Hudson.




L'ENSEVELISSEMENT PRÉMATURÉ


Il y a certains thèmes d'un intérêt tout à fait empoignant, mais qui
sont trop complètement horribles pour devenir le sujet d'une fiction
régulière. Ces sujets-là, les purs romanciers doivent les éviter, s'ils
ne veulent pas offenser ou dégouter. Ils ne peuvent convenablement
être mis en oeuvre, que s'ils sont soutenus et comme sanctifiés par la
sévérité et la majesté de la vérité. Nous frémissons, par exemple, de
la plus poignante des «voluptés douloureuses» au récit du passage de
la Bérésina, du tremblement de terre de Lisbonne, du massacre de la
Saint-Barthélemy, ou de l'étouffement des cent vingt-trois prisonniers
dans le trou noir de Calcutta. Mais dans ces récits, c'est le
fait--c'est-à-dire la réalité--la vérité historique qui nous émeut. En
tant que pures inventions, nous ne les regarderions qu'avec horreur.

Je viens de citer quelques-unes des plus frappantes et des plus fameuses
catastrophes dont l'histoire fasse mention; mais c'est autant leur
étendue que leur caractère, qui impressionne si vivement notre
imagination. Je n'ai pas besoin de rappeler au lecteur, que j'aurais pu,
dans le long et magique catalogue des misères humaines, choisir beaucoup
d'exemples individuels plus remplis d'une véritable souffrance qu'aucune
de ces vastes catastrophes collectives. La vraie misère--le comble de la
douleur--est quelque chose de particulier, non de général. Si l'extrême
de l'horreur dans l'agonie est le fait de l'homme unité, et non de
l'homme en masse--remercions-en la miséricorde de Dieu!

Etre enseveli vivant, c'est à coup sûr la plus terrible des extrémités
qu'ait jamais pu encourir une créature mortelle.

Que cette extrémité soit arrivée souvent, très souvent, c'est ce que ne
saurait guère nier tout homme qui réfléchit. Les limites qui séparent la
vie de la mort sont tout au moins indécises et vagues. Qui pourra dire
où l'une commence et où l'autre finit? Nous savons qu'il y a des cas
d'évanouissement, où toute fonction apparente de vitalité semble cesser
entièrement, et où cependant cette cessation n'est, à proprement parler,
qu'une pure suspension--une pause momentanée dans l'incompréhensible
mécanisme de notre vie. Au bout d'un certain temps, quelque mystérieux
principe invisible remet en mouvement les ressorts enchantés et les
roues magiciennes. La corde d'argent n'est pas détachée pour toujours,
ni la coupe d'or irréparablement brisée. Mais en attendant, où était
l'âme?

Mais en dehors de l'inévitable conclusion _a priori_, que telles causes
doivent produire tels effets--et que par conséquent ces cas bien connus
de suspension de la la vie doivent naturellement donner lieu de temps
en temps à des inhumations prématurées--en dehors, dis-je, de cette
considération, nous avons le témoignage direct de l'expérience médicale
et ordinaire, qui démontre qu'un grand nombre d'inhumations de ce
genre ont réellement eu lieu. Je pourrais en rapporter, si cela était
nécessaire, une centaine d'exemples bien authentiques.

Un de ces exemples, d'un caractère fort remarquable, et dont les
circonstances peuvent être encore fraîches dans le souvenir de
quelques-uns de mes lecteurs, s'est présenté il n'y a pas longtemps dans
la ville voisine de Baltimore, et y a produit une douloureuse, intense
et générale émotion. La femme d'un de ses plus respectables citoyens--un
légiste éminent, membre du Congrès,--fut atteinte subitement d'une
inexplicable maladie, qui défia complètement l'habileté des médecins.
Après avoir beaucoup souffert, elle mourut, ou fut supposée morte.
Il n'y avait aucune raison de supposer qu'elle ne le fût pas. Elle
présentait tous les symptômes ordinaires de la mort. La face avait
les traits pincés et tirés. Les lèvres avaient la pâleur ordinaire du
marbre. Les yeux étaient ternes. Plus aucune chaleur. Le pouls avait
cessé de battre. On garda pendant trois jours le corps sans l'ensevelir,
et dans cet espace de temps il acquit une rigidité de pierre. On se
hâta alors de l'enterrer, vu l'état de rapide décomposition où on le
supposait.

La dame fut déposée dans le caveau de famille, et rien n'y fut dérangé
pendant les trois années suivantes. Au bout de ces trois ans, on ouvrit
le caveau pour y déposer un sarcophage.--Quelle terrible secousse
attendait le mari qui lui-même ouvrit la porte! Au moment où elle se
fermait derrière lui, un objet vêtu de blanc tomba avec fracas dans ses
bras. C'était le squelette de sa femme dans son linceul encore intact.

Des recherches minutieuses prouvèrent évidemment qu'elle était
ressuscitée dans les deux jours qui suivirent son inhumation,--que les
efforts qu'elle avait faits dans le cercueil avaient déterminé sa
chute de la saillie sur le sol, où en se brisant il lui avait permis
d'échapper à la mort. Une lampe laissée par hasard pleine d'huile dans
le caveau fut trouvée vide; elle pouvait bien, cependant avoir
été épuisée par l'évaporation. Sur la plus élevée des marches qui
descendaient dans cet horrible séjour, se trouvait un large fragment du
cercueil, dont elle semblait s'être servi pour attirer l'attention en
en frappant la porte de fer. C'est probablement au milieu de cette
occupation qu'elle s'évanouit, ou mourut de pure terreur; et dans sa
chute, son linceul s'embarrassa à quelque ouvrage en fer de l'intérieur.
Elle resta dans cette position et se putréfia ainsi, toute droite.

L'an 1810, un cas d'inhumation d'une personne vivante arriva en France,
accompagné de circonstances qui prouvent bien que la vérité est
souvent plus étrange que la fiction. L'héroïne de l'histoire était une
demoiselle Victorine Lafourcade, jeune fille d'illustre naissance,
riche, et d'une grande beauté. Parmi ses nombreux prétendants se
trouvait Julien Bossuet, un pauvre littérateur ou journaliste de Paris.
Ses talents et son amabilité l'avaient recommandé à l'attention de la
riche héritière, qui semble avoir eu pour lui un véritable amour. Mais
son orgueil de race la décida finalement à l'évincer, pour épouser un
monsieur Renelle, banquier, et diplomate de quelque mérite. Une
fois marié, ce monsieur la négligea, ou peut-être même la maltraita
brutalement. Après avoir passé avec lui quelques années misérables, elle
mourut--ou au moins son état ressemblait tellement à la mort, qu'on
pouvait s'y méprendre. Elle fut ensevelie--non dans un caveau,--mais
dans une fosse ordinaire dans son village natal. Désespéré, et toujours
brûlant du souvenir de sa profonde passion, l'amoureux quitte la
capitale et arrive dans cette province éloignée où repose sa belle,
avec le romantique dessein de déterrer son corps et de s'emparer de
sa luxuriante chevelure. Il arrive à la tombe. A minuit il déterre le
cercueil, l'ouvre, et se met à détacher la chevelure, quand il est
arrêté, en voyant s'entr'ouvrir les yeux de sa bien-aimée.

La dame avait été enterrée vivante. La vitalité n'était pas encore
complètement partie, et les caresses de son amant achevèrent de la
réveiller de la léthargie qu'on avait prise pour la mort. Celui-ci la
porta avec des transports frénétiques à son logis dans le village.
Il employa les plus puissants révulsifs que lui suggéra sa science
médicale. Enfin, elle revint à la vie. Elle reconnut son sauveur, et
resta avec lui jusqu'à ce que peu à peu elle eût recouvré ses premières
forces. Son coeur de femme n'était pas de diamant; et cette dernière
leçon d'amour suffit pour l'attendrir. Elle en disposa en faveur
de Bossuet. Elle ne retourna plus vers son mari, mais lui cacha sa
résurrection, et s'enfuit avec son amant en Amérique. Vingt ans après,
ils rentrèrent tous deux en France, dans la persuasion que le temps
avait suffisamment altéré les traits de la dame, pour qu'elle ne fût
plus reconnaissable à ses amis. Ils se trompaient; car à la première
rencontre monsieur Renelle reconnut sa femme et la réclama. Elle
résista; un tribunal la soutint dans sa résistance, et décida que les
circonstances particulières jointes au long espace de temps écoulé,
avaient annulé, non seulement au point de vue de l'équité, mais à celui
de la légalité, les droits de son époux.

Le «Journal Chirurgical» de Leipsic--périodique de grande autorité et
de grand mérite, que quelque éditeur américain devrait bien traduire
et republier--rapporte dans un de ses derniers numéros un cas analogue
vraiment terrible.

Un officier d'artillerie, d'une stature gigantesque et de la plus
robuste santé, ayant été jeté à bas d'un cheval intraitable, en reçut
une grave contusion à la tête, qui le rendit immédiatement insensible.
Le crâne était légèrement fracturé, mais on ne craignait aucun danger
immédiat. On lui fit avec succès l'opération du trépan. On le saigna, on
employa tous les autres moyens ordinaires en pareil cas. Cependant, peu
à peu, il tomba dans un état d'insensibilité de plus en plus désespéré,
si bien qu'on le crut mort.

Comme il faisait très chaud, on l'ensevelit avec une précipitation
indécente dans un des cimetières publics. Les funérailles eurent lieu un
jeudi. Le dimanche suivant, comme d'habitude, grande foule de visiteurs
au cimetière; et vers midi, l'émotion est vivement excitée, quand on
entend un paysan déclarer qu'étant assis sur la tombe de l'officier, il
avait distinctement senti une commotion du sol, comme si quelqu'un se
débattait sous terre. D'abord on n'attacha que peu d'attention au dire
de cet homme; mais sa terreur évidente, et son entêtement à soutenir son
histoire produisirent bientôt sur la foule leur effet naturel. On se
procura des bêches à la hâte, et le cercueil qui était indécemment à
fleur de terre, fut si bien ouvert en quelques minutes que la tête du
défunt apparut. Il avait toutes les apparences d'un mort, mais il était
presque dressé dans son cercueil, dont il avait, à force de furieux
efforts, en partie soulevé le couvercle.

On le transporta aussitôt à l'hospice voisin, où l'on déclara qu'il
était encore vivant, quoique en état d'asphyxié. Quelques heures après
il revenait à la vie, reconnaissait ses amis, et parlait dans un langage
sans suite des agonies qu'il avait endurées dans le tombeau.

De son récit il résulta clairement qu'il avait dû avoir la conscience de
son état pendant plus d'une heure après son inhumation, avant de tomber
dans l'insensibilité. Son cercueil était négligemment rempli d'une terre
excessivement poreuse, ce qui permettait à l'air d'y pénétrer. Il avait
entendu les pas de la foule sur sa tête, et avait essayé de se faire
entendre à son tour. C'était ce bruit de la foule sur le sol du
cimetière, disait-il, qui semblait l'avoir réveillé d'un profond
sommeil, et il n'avait pas plus tôt été réveillé, qu'il avait eu la
conscience entière de l'horreur sans pareille de sa position.

Ce malheureux, raconte-t-on, se rétablissait, et était en bonne voie de
guérison définitive, quand il mourut victime de la charlatanerie des
expériences médicales. On lui appliqua une batterie galvanique, et il
expira tout à coup dans une de ces crises extatiques que l'électricité
provoque quelquefois.

A propos de batterie galvanique, il me souvient d'un cas bien connu et
bien extraordinaire, dans lequel on en fit l'expérience pour ramener à
la vie un jeune attorney de Londres, enterré depuis deux jours. Ce
fait eut lieu en 1831, et souleva alors dans le public une profonde
sensation.

Le patient, M. Edward Stapleton, était mort en apparence d'une fièvre
typhoïde, accompagnée de quelques symptômes extraordinaires, qui avaient
excité la curiosité des médecins qui le soignaient. Après son décès
apparent, on requit ses amis d'autoriser un examen du corps _post
mortem_; mais ils s'y refusèrent. Comme il arrive souvent en présence
de pareils refus, les praticiens résolurent d'exhumer le corps et de le
disséquer à loisir en leur particulier. Ils s'arrangèrent sans peine
avec une des nombreuses sociétés de déterreurs de corps qui abondent à
Londres; et la troisième nuit après les funérailles le prétendu cadavre
fut déterré de sa bière enfouie à huit pieds de profondeur, et déposé
dans le cabinet d'opérations d'un hôpital privé.

Une incision d'une certaine étendue venait d'être pratiquée dans
l'abdomen quand, à la vue de la fraîcheur et de l'état intact des
organes, on s'avisa d'appliquer au corps une batterie électrique.
Plusieurs expériences se succédèrent, et les effets habituels se
produisirent, sans autres caractères exceptionnels que la manifestation,
à une ou deux reprises, dans les convulsions, de mouvements plus
semblables que d'ordinaire à ceux de la vie.

La nuit s'avançait. Le jour allait poindre, on jugea expédient de
procéder enfin à la dissection. Un étudiant, particulièrement désireux
d'expérimenter une théorie de son cru, insista pour qu'on appliquât la
batterie à l'un des muscles pectoraux. On fit au corps une violente
échancrure, que l'on mit précipitamment en contact avec un fil, quand le
patient, d'un mouvement brusque, mais sans aucune convulsion, se leva de
la table, marcha au milieu de la chambre, regarda péniblement autour de
lui pendant quelques secondes, et se mit à parler. Ce qu'il disait
était inintelligible; mais les mots étaient articulés, et les syllabes
distinctes. Après quoi, il tomba lourdement sur le plancher.

Pendant quelques moments la terreur paralysa l'assistance; mais
l'urgence de la circonstance lui rendit bientôt sa présence d'esprit.
Il était évident que M. Stapleton était vivant, quoique évanoui. Les
vapeurs de l'éther le ramenèrent à la vie; il fut rapidement rendu à la
santé et à la société de ses amis--à qui cependant on eut grand soin
de cacher sa résurrection, jusqu'à ce qu'il n'y eût plus de rechute à
craindre. Qu'on juge de leur étonnement--de leur transport!

Mais ce qu'il y a de plus saisissant dans cette aventure, ce sont les
assertions de M. Stapleton lui-même. Il déclare qu'il n'y a pas eu un
moment où il ait été complètement insensible--qu'il avait une conscience
obtuse et vague de tout ce qui lui arriva, à partir du moment où ses
médecins le déclarèrent _mort_, jusqu'à celui où il tomba évanoui sur le
plancher de l'hospice. «Je suis vivant», telles avaient été les paroles
incomprises, qu'il avait essayé de prononcer, en reconnaissant que la
chambre où il se trouvait était un cabinet de dissection.

Il serait aisé de multiplier ces histoires; mais je m'en abstiendrai;
elles ne sont nullement nécessaires pour établir ce fait, qu'il y a des
cas d'inhumations prématurées. Et quand nous venons à songer combien
rarement, vu la nature du cas, il est en notre pouvoir de les découvrir,
il nous faut bien admettre, qu'elles peuvent arriver souvent sans que
nous en ayons connaissance. En vérité, il arrive rarement qu'on remue un
cimetière, pour quelque dessein que ce soit, dans une certaine étendue,
sans qu'on n'y trouve des squelettes dans des postures faites pour
suggérer les plus terribles soupçons.

Soupçons terribles en effet; mais destinée plus terrible encore! On peut
affirmer sans hésitation, qu'il n'y a pas d'événement plus terriblement
propre à inspirer le comble de la détresse physique et morale que d'être
enterré vivant. L'oppression intolérable des poumons--les exhalaisons
suffocantes de la terre humide--le contact des vêtements de mort collés
à votre corps--le rigide embrassement de l'étroite prison--la noirceur
de la nuit absolue--le silence ressemblant à une mer qui
vous engloutit--la présence invisible, mais palpable du ver
vainqueur--joignez à tout cela la pensée qui se reporte à l'air et
au gazon qui verdit sur votre tête, le souvenir des chers amis qui
voleraient à votre secours s'ils connaissaient votre destin, l'assurance
qu'ils n'en seront _jamais_ informés--que votre lot sans espérance est
celui des vrais morts--toutes ces considérations, dis-je, portent avec
elles dans le coeur qui palpite encore une horreur intolérable qui fait
pâlir et reculer l'imagination la plus hardie. Nous ne connaissons pas
sur terre de pareille agonie--nous ne pouvons rêver rien d'aussi hideux
dans les royaumes du dernier des enfers. C'est pourquoi tout ce qu'on
raconte à ce sujet offre un intérêt si profond--intérêt, toutefois, qui,
en dehors de la terreur mystérieuse du sujet, repose essentiellement et
spécialement sur la conviction où nous sommes de la _vérité_ des
choses racontées. Ce que je vais dire maintenant relève de ma propre
connaissance, de mon expérience positive et personnelle.

Pendant plusieurs années j'ai été sujet à des attaques de ce mal
singulier que les médecins se sont accordés à appeler la catalepsie, à
défaut d'un terme plus exact. Quoique les causes tant immédiates que
prédisposantes de ce mal, quoique ses diagnostics mêmes soient encore à
l'état de mystère, ses caractères apparents sont assez bien connus. Ses
variétés ne semblent guère que des variétés de degré. Quelquefois le
patient ne reste qu'un jour, ou même moins longtemps encore, dans
une espèce de léthargie excessive. Il a perdu la sensibilité, et est
extérieurement sans mouvement, mais les pulsations du coeur sont encore
faiblement perceptibles; il reste quelques traces de chaleur; une légère
teinte colore encore le centre des joues; et si nous lui appliquons
un miroir aux lèvres, nous pouvons découvrir une certaine action des
poumons, action lourde, inégale et vacillante. D'autres fois, la crise
dure des semaines entières,--même des mois; et dans ce cas, l'examen
le plus scrupuleux, les épreuves les plus rigoureuses des médecins ne
peuvent arriver à établir quelque distinction sensible entre l'état du
patient, et celui que nous considérons comme l'état de mort absolue.
Ordinairement il n'échappe à l'ensevelissement prématuré, que grâce à
ses amis qui savent qu'il est sujet à la catalepsie, grâce aux soupçons
qui sont la suite de cette connaissance, et, par dessus tout, à
l'absence sur sa personne de tout symptôme de décomposition. Les
progrès de la maladie sont, heureusement, graduels. Les premières
manifestations, quoique bien marquées, sont équivoques. Les accès
deviennent successivement de plus en plus distincts et prolongés. C'est
dans cette gradation qu'est la plus grande sécurité contre l'inhumation.
L'infortuné, dont la _première_ attaque revêtirait les caractères
extrêmes, ce qui se voit quelquefois, serait presque inévitablement
condamné à être enterré vivant.

Mon propre cas ne différait en aucune particularité importante des
cas mentionnés dans les livres de médecine. Quelquefois, sans cause
apparente, je tombais peu à peu dans un état de demi-syncope ou de
demi-évanouissement; et je demeurais dans cet état sans douleur, sans
pouvoir remuer, ni même penser, mais conservant une conscience obtuse et
léthargique de ma vie et de la présence des personnes qui entouraient
mon lit, jusqu'à ce que la crise de la maladie me rendît tout à coup
à un état de sensation parfaite. D'autres fois j'étais subitement et
impétueusement atteint. Je devenais languissant, engourdi, j'avais des
frissons, des étourdissements, et me sentais tout d'un coup abattu.
Alors, des semaines entières, tout était vide pour moi, noir et
silencieux; un néant remplaçait l'univers. C'était dans toute la force
du terme un total anéantissement. Je me réveillais, toutefois, de ces
dernières attaques peu à peu et avec une lenteur proportionnée à la
soudaineté de l'accès. Aussi lentement que point l'aurore pour le
mendiant sans ami et sans asile, errant dans la rue pendant une longue
nuit désolée d'hiver, aussi tardive pour moi, aussi désirée, aussi
bienfaisante la lumière revenait à mon âme.

A part cette disposition aux attaques, ma santé générale paraissait
bonne; et je ne pouvais m'apercevoir qu'elle était affectée par ce
seul mal prédominant, à moins de considérer comme son effect une
idiosyncrasie qui se manifestait ordinairement pendant mon sommeil. En
me réveillant, je ne parvenais jamais à reprendre tout de suite pleine
et entière possession de mes sens, et je restais toujours un certain
nombre de minutes dans un grand égarement et une profonde perplexité;
mes facultés mentales en général, mais surtout ma mémoire, étant
absolument en suspens.

Dans tout ce que j'endurais ainsi il n'y avait pas de souffrance
physique, mais une infinie détresse morale. Mon imagination devenait
un véritable charnier. Je ne parlais que «de vers, de tombes et
d'épitaphes.» Je me perdais dans des songeries de mort, et l'idée d'être
enterré vivant ne cessait d'occuper mon cerveau. Le spectre du danger
auquel j'étais exposé me hantait jour et nuit. Le jour, cette pensée
était pour moi une torture, et la nuit, une agonie. Quand l'affreuse
obscurité se répandait sur la terre, l'horreur de cette pensée me
secouait--me secouait comme le vent secoue les plumes d'un corbillard.
Quand la nature ne pouvait plus résister au sommeil, ce n'était qu'avec
une violente répulsion que je consentais à dormir--car je frissonnais en
songeant qu'à mon réveil, je pouvais me trouver l'habitant d'une tombe.
Et lorsqu'enfin je succombais au sommeil, ce n'était que pour être
emporté dans un monde de fantômes, au dessus duquel, avec ses ailes
vastes et sombres, couvrant tout de leur ombre, planait seule mon idée
sépulcrale.

Parmi les innombrables et sombres cauchemars qui m'oppressèrent ainsi en
rêves, je ne rappellerai qu'une seule vision. Il me sembla que j'étais
plongé dans une crise cataleptique plus longue et plus profonde que
d'ordinaire. Tout à coup je sentis tomber sur mon front une main glacée,
et une voix impatiente et mal articulée murmura à mon oreille ce mot:
«Lève-toi!»

Je me dressai sur mon séant. L'obscurité était complète. Je ne pouvais
voir la figure de celui qui m'avait réveillé; je ne pouvais me rappeler
ni l'époque à laquelle j'étais tombé dans cette crise, ni l'endroit où
je me trouvais alors couché. Pendant que, toujours sans mouvement, je
m'efforçais péniblement de rassembler mes idées, la main froide me
saisit violemment le poignet, et le secoua rudement, pendant que la voix
mal articulée me disait de nouveau:

«Lève-toi! Ne t'ai-je pas ordonné de te lever?»

«Et qui es-tu?» demandai-je.

«Je n'ai pas de nom dans les régions que j'habite», reprit la voix,
lugubrement. «J'étais mortel, mais je suis un démon. J'étais sans pitié,
mais je suis plein de compassion. Tu sens que je tremble. Mes dents
claquent, pendant que je parle, et cependant ce n'est pas du froid de la
nuit--de la nuit sans fin. Mais cette horreur est intolérable. Comment
peux-tu dormir en paix? Je ne puis reposer en entendant le cri de
ces grandes agonies. Les voir, c'est plus que je ne puis supporter.
Lève-toi! Viens avec moi dans la nuit extérieure, et laisse-moi te
dévoiler les tombes. N'est-ce pas un spectacle lamentable?--Regarde.»

Je regardai; et la figure invisible, tout en me tenant toujours par le
poignet, avait fait ouvrir au grand large les tombes de l'humanité, et
de chacune d'elles sortit une faible phosphorescence de décomposition,
qui me permit de pénétrer du regard les retraites les plus secrètes, et
de contempler les corps enveloppés de leur linceul, dans leur triste et
solennel sommeil en compagnie des vers! Mais hélas! ceux qui dormaient
d'un vrai sommeil étaient des millions de fois moins nombreux que ceux
qui ne dormaient pas du tout. Il se produisit un léger remuement, puis
une douloureuse et générale agitation; et des profondeurs des fosses
sans nombre il venait un mélancolique froissement de suaires; et parmi
ceux qui semblaient reposer tranquillement, je vis qu'un grand nombre
avaient plus ou moins modifié la rigide et incommode position dans
laquelle ils avaient été cloués dans leur tombe. Et pendant que je
regardais, la voix me dit encore: «N'est-ce pas, oh! n'est-ce pas une
vue pitoyable?» Mais avant que j'aie pu trouver un mot de réponse, le
fantôme avait cessé de me serrer le poignet; les lueurs phosphorescentes
expirèrent, et les tombes se refermèrent tout à coup avec violence,
pendant que de leurs profondeurs sortait un tumulte de cris désespérés,
répétant: «N'est-ce pas--ô Dieu! n'est-ce pas une vue bien pitoyable?»

Ces apparitions fantastiques qui venaient m'assaillir la nuit étendirent
bientôt jusque sur mes heures de veille leur terrifiante influence. Mes
nerfs se détendirent complètement, et je fus en proie à une horreur
perpétuelle. J'hésitai à aller à cheval, à marcher, à me livrer à un
exercice qui m'eût fait sortir de chez moi. De fait, je n'osais plus
me hasarder hors de la présence immédiate de ceux qui connaissaient ma
disposition à la catalepsie, de peur que, tombant dans un de mes
accès habituels, je ne fusse enterré avant qu'on ait pu constater mon
véritable état. Je doutai de la sollicitude, de la fidélité de mes plus
chers amis.

Je craignais que, dans un accès plus prolongé que de coutume, ils ne se
laissassent aller à me regarder comme perdu sans ressources. J'en vins
au point de m'imaginer que, vu la peine que je leur occasionnais, ils
seraient enchantés de profiter d'une attaque très prolongée pour se
débarrasser complètement de moi. En vain essayèrent-ils de me rassurer
par les promesses les plus solennelles. Je leur fis jurer par le plus
sacré des serments que, quoi qu'il pût arriver, ils ne consentiraient à
mon inhumation, que lorsque la décomposition de mon corps serait assez
avancée pour rendre impossible tout retour à la vie; et malgré tout, mes
terreurs mortelles ne voulaient entendre aucune raison, accepter aucune
consolation.

Je me mis alors à imaginer toute une série de précautions soigneusement
élaborées. Entre autres choses, je fis retoucher le caveau de famille,
de manière à ce qu'il pût facilement être ouvert de l'intérieur. La plus
légère pression sur un long levier prolongé bien avant dans le caveau
faisait jouer le ressort des portes de fer. Il y avait aussi des
arrangements pris pour laisser libre entrée à l'air et à la lumière,
des réceptacles appropriés pour la nourriture et l'eau, à la portée
immédiate du cercueil destiné à me recevoir. Ce cercueil était
chaudement et moëlleusement matelassé, et pourvu d'un couvercle arrangé
sur le modèle de la porte, c'est-à-dire muni de ressorts qui permissent
au plus faible mouvement du corps de le mettre en liberté. De plus
j'avais fait suspendre à la voûte du caveau une grosse cloche, dont la
corde devait passer par un trou dans le cercueil, et être attachée à
l'une de mes mains. Mais, hélas! que peut la vigilance contre notre
destinée! Toutes ces sécurités si bien combinées devaient être
impuissantes à sauver des dernières agonies un malheureux condamné à
être enterré vivant!

Il arriva un moment--comme cela était déjà arrivé--où, sortant d'une
inconscience totale, je ne recouvrai qu'un faible et vague sentiment de
mon existence. Lentement--à pas de tortue--revenait la faible et grise
lueur du jour de l'intelligence. Un malaise engourdissant. La sensation
apathique d'une douleur sourde. L'absence d'inquiétude, d'espérance et
d'effort.

Puis, après un long intervalle, un tintement dans les oreilles; puis,
après un intervalle encore plus long, une sensation de picotement ou de
fourmillement aux extrémités; puis une période de quiétude voluptueuse
qui semble éternelle, et pendant laquelle mes sentiments en se
réveillant essaient de se transformer en pensée; puis une courte rechute
dans le néant, suivie d'un retour soudain. Enfin un léger tremblotement
de paupières, et immédiatement après, la secousse électrique d'une
terreur mortelle, indéfinie, qui précipite le sang en torrents des
tempes au coeur.

Puis le premier effort positif pour penser, la première tentative de
souvenir. Succès partiel et fugitif. Mais bientôt la mémoire recouvre
son domaine, au point que, dans une certaine mesure, j'ai conscience de
mon état. Je sens que je ne me réveille pas d'un sommeil ordinaire. Je
me souviens que je suis sujet à la catalepsie. Et bientôt enfin, comme
par un débordement d'océan, mon esprit frémissant est submergé par
la pensée de l'unique et effroyable danger--l'unique idée spectrale,
envahissante.

Pendant les quelques minutes qui suivirent ce cauchemar, je restai sans
mouvement. Je ne me sentais pas le courage de me mouvoir. Je n'osais
pas faire l'effort nécessaire pour me rendre compte de ma destinée; et
cependant il y avait quelque chose dans mon coeur qui me murmurait que
_c'était vrai_. Le désespoir--un désespoir tel qu'aucune autre espèce de
misère n'en peut inspirer à un être humain--le désespoir seul me poussa
après une longue irrésolution à soulever les lourdes paupières de mes
yeux. Je les soulevai. Il faisait noir--tout noir. Je reconnus que
l'accès était passé. Je reconnus que ma crise était depuis longtemps
terminée. Je reconnus que j'avais maintenant recouvré l'usage de mes
facultés visuelles.--Et cependant il faisait noir--tout noir--l'intense
et complète obscurité de la nuit qui ne finit jamais.

J'essayai de crier, mes lèvres et ma langue desséchées se murent
convulsivement à la fois dans cet effort;--mais aucune voix ne sortit
des cavernes de mes poumons, qui, oppressées comme sous le poids d'une
montagne, s'ouvraient et palpitaient avec le coeur, à chacune de mes
pénibles et haletantes aspirations.

Le mouvement de mes mâchoires dans l'effort que je fis pour crier me
montra qu'elles étaient liées, comme on le fait d'ordinaire pour les
morts. Je sentis aussi que j'étais couché sur quelque chose de dur,
et qu'une substance analogue comprimait rigoureusement mes flancs.
Jusque-là je n'avais pas osé remuer aucun de mes membres;--mais alors
je levai violemment mes bras, qui étaient restés étendus les poignets
croisés. Ils heurtèrent une substance solide, une paroi de bois, qui
s'étendait au dessus de ma personne, et n'était pas séparée de ma face
de plus de six pouces. Je ne pouvais plus en douter, je reposais bel et
bien dans un cercueil.

Cependant au milieu de ma misère infinie l'ange de l'espérance vint me
visiter;--je songeai à mes précautions si bien prises. Je me tordis, fis
mainte évolution spasmodique pour ouvrir le couvercle; il ne bougea
pas. Je tâtai mes poignets pour y chercher la corde de la cloche; je
ne trouvai rien. L'espérance s'enfuit alors pour toujours, et le
désespoir--un désespoir encore plus terrible--régna triomphant; car je
ne pouvais m'empêcher de constater l'absence du capitonnage que j'avais
si soigneusement préparé; et soudain mes narines sentirent arriver à
elles l'odeur forte et spéciale de la terre humide. La conclusion était
irrésistible. Je n'étais pas dans le caveau. J'avais sans doute eu une
attaque hors de chez moi--au milieu d'étrangers;--quand et comment, je
ne pus m'en souvenir; et c'étaient eux qui m'avaient enterré comme un
chien--cloué dans un cercueil vulgaire--et jeté profondément, bien
profondément, et pour toujours, dans une fosse ordinaire et sans nom.

Comme cette affreuse conviction pénétrait jusqu'aux plus secrètes
profondeurs de mon âme, une fois encore j'essayai de crier de toutes mes
forces; et dans cette seconde tentative je réussis. Un cri prolongé,
sauvage et continu, un hurlement d'agonie retentit à travers les
royaumes de la nuit souterraine.

«Holà! Holà! vous, là-bas!» dit une voix rechignée.

«Que diable a-t-il donc?» dit un second.

«Voulez-vous bien finir?» dit un troisième.

«Qu'avez-vous donc à hurler de la sorte comme une chatte amoureuse?» dit
un quatrième. Et là-dessus je fus saisi et secoué sans cérémonie pendant
quelques minutes par une escouade d'individus à mauvaise mine. Ils ne me
réveillèrent pas--car j'étais parfaitement éveillé quand j'avais poussé
ce cri--mais ils me rendirent la pleine possession de ma mémoire.

Cette aventure se passa près de Richmond, en Virginie. Accompagné d'un
ami, j'étais allé à une partie de chasse et nous avions suivi pendant
quelques milles les rives de James River. A l'approche de la nuit, nous
fûmes surpris par un orage. La cabine d'un petit sloop à l'ancre dans
le courant, et chargé de terreau, était le seul abri acceptable qui
s'offrît à nous. Nous nous en accommodâmes, et passâmes la nuit abord.
Je dormis dans un des deux seuls hamacs de l'embarcation--et les hamacs
d'un sloop de soixante-dix tonnes n'ont pas besoin d'être décrits. Celui
que j'occupai ne contenait aucune espèce de literie. La largeur extrême
était de dix-huit pouces; et la distance du fond au pont qui le couvrait
exactement de la même dimension. J'éprouvai une extrême difficulté à
m'y faufiler. Cependant, je dormis profondément; et l'ensemble de
ma vision--car ce n'était ni un songe, ni un cauchemar--provint
naturellement des circonstances de ma position--du train ordinaire de
ma pensée, et de la difficulté, à laquelle j'ai fait allusion, de
recueillir mes sens, et surtout de recouvrer ma mémoire longtemps
après mon réveil. Les hommes qui m'avaient secoué étaient les gens de
l'équipage du sloop, et quelques paysans engagés pour le décharger.
L'odeur de terre m'était venue de la cargaison elle-même. Quant au
bandage de mes mâchoires, c'était un foulard que je m'étais attaché
autour de la tête à défaut de mon bonnet de nuit accoutumé.

Toutefois, il est indubitable que les tortures que j'avais endurées
égalèrent tout à fait, sauf pour la durée, celles d'un homme réellement
enterré vif. Elles avaient été épouvantables--hideuses au delà de toute
conception. Mais le bien sortit du mal; leur excès même produisit en
moi une révulsion inévitable. Mon âme reprit du ton, de l'équilibre.
Je voyageai à l'étranger. Je me livrai à de vigoureux exercices. Je
respirai l'air libre du ciel. Je songeai à autre chose qu'à la mort. Je
laissai de côté mes livres de médecine. Je brûlai _Buchan_. Je ne lus
plus les _Pensées Nocturnes_--plus de galimatias sur les cimetières,
plus de contes terribles _comme celui-ci_. En résumé je devins un homme
nouveau, et vécus en homme. A partir de cette nuit mémorable, je
dis adieu pour toujours à mes appréhensions funèbres, et avec elles
s'évanouit la catalepsie, dont peut-être elles étaient moins la
conséquence que la cause.

Il y a certains moments où, même aux yeux réfléchis de la raison,
le monde de notre triste humanité peut ressembler à un enfer; mais
l'imagination de l'homme n'est pas une Carathis pour explorer impunément
tous ses abîmes. Hélas! Il est impossible de regarder cette légion de
terreurs sépulcrales comme quelque chose de purement fantastique; mais,
semblable aux démons qui accompagnèrent Afrasiab dans son voyage sur
l'Oxus, il faut qu'elle dorme ou bien qu'elle nous dévore--il faut la
laisser reposer ou nous résigner à mourir.




BON-BON


  Quand un bon vin meuble mon estomac,
  Je suis plus savant que Balzac,
  Plus sage que Pibrac;
  Mon bras seul, faisant l'attaque
  De la nation cosaque,
  La mettrait au sac;
  De Charon je passerais le lac
  En dormant dans son bac;
  J'irais au fier Esque,
  Sans que mon coeur fit tic ni tac,
  Présenter du tabac.

  _Vaudeville français._


Que Pierre Bon-Bon ait été un _restaurateur_ de capacités peu communes,
personne de ceux qui, pendant le règne de .... fréquentaient le petit
café dans le cul-de-sac Le Fèbvre à Rouen, ne voudrait, j'imagine, le
contester. Que Pierre Bon-Bon ait été, à un égal degré, versé dans la
philosophie de cette époque, c'est, je le présume, quelque chose encore
de plus difficile à nier. Ses _pâtés de foie_ étaient sans aucun doute
immaculés; mais quelle plume pourrait rendre justice à ses _Essais
sur la nature_--à ses _Pensées sur l'âme_--à ses _Observations sur
l'esprit_? Si ses _fricandeaux_ étaient inestimables, quel littérateur
du jour n'aurait pas payé une _Idée de Bon-Bon_ le double de ce qu'il
aurait donné de tout l'étalage de toutes les _Idées_ de tout le reste
des savants? Bon-Bon avait fouillé des bibliothèques que nul autre
n'avait fouillées,--il avait lu plus de livres qu'on ne pourrait s'en
faire une idée,--il avait compris plus de choses qu'aucun autre n'eût
jamais conçu la possibilité d'en comprendre: et quoique au temps où il
florissait, il ne manquât pas d'auteurs à Rouen pour affirmer «que ses
écrits ne l'emportaient ni en pureté sur l'Académie, ni en profondeur
sur le Lycée»--quoique, (remarquez bien ceci) ses doctrines ne fussent
généralement pas comprises du tout, il ne s'ensuivait nullement qu'elles
fussent difficiles à comprendre. Ce n'est que leur évidence absolue,
je crois, qui détermina plusieurs personnes à les considérer comme
abstruses. C'est à Bon-Bon--n'allons pas plus loin--c'est à Bon-Bon que
Kant lui-même doit la plus grande partie de sa métaphysique. Bon-Bon
il est vrai, n'était ni un Platonicien, ni, à strictement parler, un
Aristotélicien--et il n'était pas homme, comme le moderne Leibnitz, à
perdre les heures précieuses qui pouvaient être employées à l'invention
d'une fricassée, et par une facile transition, à l'analyse d'une
sensation, en tentatives frivoles pour réconcilier l'éternelle
dissension de l'eau et de l'huile dans les discussions morales. Pas
du tout. Bon-Bon était ionique--Bon-Bon était également italique. Il
raisonnait _à priori_, il raisonnait aussi _à posteriori_. Ses idées
étaient innées--ou autre chose. Il avait foi en George de Trébizonde--il
avait foi aussi en Bessarion. Bon-Bon était avant tout un Bon-Boniste.

J'ai parlé des capacités de notre philosophe, en tant que
_restaurateur_. Je ne voudrais cependant pas qu'un de mes amis allât
s'imaginer, qu'en remplissant de ce côté ses devoirs héréditaires, notre
héros n'estimait pas à leur valeur leur dignité et leur importance.
Bien loin de là. Il serait impossible de dire de laquelle de ces deux
professions il était le plus fier. Dans son opinion, les facultés de
l'intellect avaient une liaison très étroite avec les capacités de
l'estomac. Je ne suis pas éloigné de croire qu'il était assez à ce
sujet de l'avis des Chinois, qui soutiennent que l'âme a son siège dans
l'abdomen. En tout cas, pensait-il, les Grecs avaient raison d'employer
le même mot pour l'esprit et le diaphragme[59]. En lui attribuant
cette opinion, je ne veux pas insinuer qu'il avait un penchant à la
gloutonnerie, ni autre charge sérieuse au préjudice du métaphysicien. Si
Pierre Bon-Bon avait ses faibles--et quel est le grand homme qui n'en
ait pas mille?--si Pierre Bon-Bon, dis-je, avait ses faibles, c'étaient
des faibles de fort peu d'importance--des défauts, qui, dans d'autres
tempéraments, auraient plutôt pu passer pour des vertus. Parmi ces
faibles, il en est un tout particulier, que je n'aurais même pas
mentionné dans son histoire, s'il n'y avait pas joué un rôle
prédominant, et ne faisait pour ainsi dire une saillie du plus _haut
relief_ sur le fond uni de son caractère général:--Bon-Bon ne pouvait
laisser échapper une occasion de faire un marché.

Non pas qu'il fût avaricieux, non! Pour sa satisfaction de philosophe
il n'était nullement nécessaire que le marché tournât à son propre
avantage. Pourvu qu'il pût réaliser un marché,--un marché de quelque
espèce que ce fut, en n'importe quels termes, ou dans n'importe quelles
circonstances--un triomphant sourire s'étalait plusieurs jours de suite
sur sa face qu'il illuminait, et un clin d'oeil significatif annonçait
clairement qu'il avait conscience de sa sagacité.

En toute époque il n'eût pas été très étonnant qu'un trait d'humeur
aussi particulier que celui dont je viens de parler eût provoqué
l'attention et la remarque. A l'époque de notre récit, il aurait été
on ne peut plus étonnant qu'il n'eût pas donné lieu à de nombreuses
observations. On raconta bientôt que, dans toutes les occasions de ce
genre, le sourire de Bon-Bon était habituellement fort différent du
franc rire avec lequel il accueillait ses propres facéties ou saluait
un ami. On sema des insinuations propres à intriguer la curiosité, on
colporta des histoires de marchés scabreux conclus à la hâte, et dont il
s'était repenti à loisir; on parla, avec faits à l'appui, de facultés
inexplicables, de vagues aspirations, d'inclinations surnaturelles
inspirées par l'auteur de tout mal dans l'intérêt de ses propres
desseins.

Notre philosophe avait encore d'autres faibles, mais qui ne valent guère
la peine d'être sérieusement examinés. Par exemple il y a peu d'hommes
doués d'une profondeur extraordinaire à qui ait manqué une certaine
inclination pour la bouteille. Cette inclination est-elle une cause
excitante, ou plutôt une preuve irréfragable de la profondeur en
question? c'est chose délicate à décider. Bon-Bon, autant que je puis le
savoir, ne pensait pas que ce sujet fût suceptible d'une investigation
minutieuse--ni moi non plus. Cependant, dans son indulgence pour un
penchant aussi essentiellement classique, il ne faut pas supposer que le
_restaurateur_ perdît de vue les distractions intuitives qui devaient
caractériser, à la fois et dans le même temps, ses _essais_ et ses
_omelettes_. Grâce à ces distinctions, le vin de Bourgogne avait son
heure attitrée, et les Côtes du Rhône leur moment propice. Pour lui le
Sauterne était au Médoc ce que Catulle était à Homère. Il jouait avec un
syllogisme en sablant du Saint-Peray, mais il démêlait un dilemme sur du
Clos Vougeot et renversait une théorie dans un torrent de Chambertin.
Tout eût été bien si ce même sentiment de convenance l'eût suivi dans le
frivole penchant dont j'ai parlé; mais ce n'était pas du tout le cas.
A dire vrai, ce trait d'humeur chez le philosophique Bon-Bon finit par
revêtir un caractère d'étrange intensité et de mysticisme, et prit une
teinte prononcée de la _Diablerie_ de ses chères études germaniques.

Entrer dans le petit café du cul-de-sac Le Fèbvre, c'était, à l'époque
de notre conte, entrer dans le _Sanctuaire_ d'un homme de génie. Bon-Bon
était un homme de génie. Il n'y avait pas à Rouen un _sous-cuisinier_
qui n'ait pu vous dire que Bon-Bon était un homme de génie. Son énorme
terre-neuve était au courant du fait, et à l'approche de son maître
il trahissait le sentiment de son infériorité par une componction de
maintien, un abaissement des oreilles, une dépression de la mâchoire
inférieure, qui n'étaient pas tout à fait indignes d'un chien. Il est
vrai, toutefois, qu'on pouvait attribuer en grande partie ce respect
habituel à l'extérieur personnel du métaphysicien. Un extérieur
distingué, je dois l'avouer, fera toujours impression, même sur une
bête; et je reconnaîtrai volontiers que l'homme extérieur dans le
_restaurateur_ était bien fait pour impressionner l'imagination du
quadrupède. Il y a autour du petit grand homme--si je puis me permettre
une expression aussi équivoque--comme une atmosphère de majesté
singulière, que le pur volume physique seul sera toujours insuffisant à
produire. Toutefois, si Bon-Bon n'avait que trois pieds de haut, et
si sa tête était démesurément petite, il était impossible de voir la
rotondité de son ventre sans éprouver un sentiment de grandeur qui
touchait presque au sublime. Dans sa dimension chiens et hommes voyaient
le type de sa science--et dans son immensité une habitation faite pour
son âme immortelle.

Je pourrais, si je voulais, m'étendre ici sur l'habillement et les
autres détails extérieurs de notre métaphysicien. Je pourrais insinuer
que la chevelure de notre héros était coupée court, soigneusement lissée
sur le front, et surmontée d'un bonnet conique de flanelle blanche ornée
de glands,--que son juste au corps à petits pois n'était pas à la mode
de ceux que portaient alors les _restaurateurs_ du commun,--que les
manches étaient un peu plus pleines que ne le permettait le costume
régnant,--que les parements retroussés n'étaient pas, selon l'usage en
vigueur à cette époque barbare, d'une étoffe de la même qualité et de la
même couleur que l'habit, mais revêtus d'une façon plus fantastique d'un
velours de Gênes bigarré--que ses pantoufles de pourpre étincelante
étaient curieusement ouvragées, et auraient pu sortir des manufactures
du Japon, n'eussent été l'exquise pointe des bouts, et les teintes
brillantes des bordures et des broderies,--que son haut de chausses
était fait de cette étoffe de satin jaune que l'on appelle
_aimable_,--que son manteau bleu de ciel, en forme de peignoir, et
tout garni de riches dessins cramoisis, flottait cavalièrement sur
ses épaules comme une brume du matin--et que _l'ensemble_ de son
accoutrement avait inspiré à Benevenuta, l'Improvisatrice de Florence,
ces remarquables paroles: «Il est difficile de dire si Pierre Bon-Bon
n'est pas un oiseau du Paradis, ou s'il n'est pas plutôt un vrai Paradis
de perfection.» Je pourrais, dis-je, si je voulais, m'étendre sur tous
ces points; mais je m'en abstiens; il faut laisser les détails purement
personnels aux faiseurs de romans historiques; ils sont au dessous de la
dignité morale de l'historien sérieux.

J'ai dit qu' «entrer dans le Café du cul-de-sac Le Fèbvre c'était entrer
dans le _sanctuaire_ d'un homme de génie;»--mais il n'y avait qu'un
homme de génie qui pût justement apprécier les mérites du _sanctuaire_.
Une enseigne, formée d'un vaste in-folio, se balançait au dessus de
l'entrée. D'un côté du volume était peinte une bouteille et sur l'autre
un _pâté_. Sur le dos on lisait en gros caractères: _Oeuvres de
Bon-Bon._ Ainsi était délicatement symbolisée la double occupation du
propriétaire.

Une fois le pied sur le seuil, tout l'intérieur de la maison s'offrait
à la vue. Une chambre longue, basse de plafond, et de construction
antique, composait à elle seule tout le café. Dans un coin de
l'appartement était le lit du métaphysicien. Un déploiement de rideaux,
et un baldaquin à la Grecque lui donnaient un air à la fois classique et
confortable. Dans le coin diagonalement opposé, apparaissaient, faisant
très bon ménage, la batterie de cuisine et la _bibliothèque_. Un plat
de polémiques s'étalait pacifiquement sur le dressoir. Ici gisait une
cuisinière pleine des derniers traités d'Ethique, là une chaudière de
_Mélanges_ in-12. Des volumes de morale germanique fraternisaient avec
le gril--on apercevait une fourchette à rôtie à côté d'un Eusèbe--Platon
s'étendait à son aise dans la poêle à frire--et des manuscrits
contemporains s'alignaient sur la broche.

Sous les autres rapports, le _Café Bon-Bon_ différait peu des
_restaurants_ ordinaires de cette époque. Une grande cheminée s'ouvrait
en face de la porte. A droite de la cheminée, un buffet ouvert déployait
un formidable bataillon de bouteilles étiquetées.

C'est là qu'un soir vers minuit, durant l'hiver rigoureux de ... Pierre
Bon-Bon, après avoir écouté quelque temps les commentaires de ses
voisins sur sa singulière manie, et les avoir mis tous à la porte,
poussa le verrou en jurant, et s'enfonça d'assez belliqueuse humeur dans
les douceurs d'un confortable fauteuil de cuir, et d'un feu de fagots
flambants.

C'était une de ces terribles nuits, comme on n'en voit guère qu'une ou
deux dans un siècle. Il neigeait furieusement, et la maison branlait
jusque dans ses fondements sous les coups redoublés de la tempête; le
vent s'engouffrant à travers les lézardes du mur, et se précipitant avec
violence dans la cheminée, secouait d'une façon terrible les rideaux du
lit du philosophe, et dérangeait l'économie de ses terrines de _pâté_ et
de ses papiers. L'énorme in-folio qui se balançait au dehors, exposé à
la furie de l'ouragan, craquait lugubrement, et une plainte déchirante
sortait de sa solide armature de chêne.

Le métaphysicien, ai-je dit, n'était pas d'humeur bien placide, quand
il poussa son fauteuil à sa place ordinaire près du foyer. Bien des
circonstances irritantes étaient venues dans la journée troubler la
sérénité de ses méditations. En essayant des _Oeufs à la Princesse_, il
avait malencontreusement obtenu une _Omelette à la Reine_; il s'était
vu frustré de la découverte d'un principe d'Ethique en renversant
un ragoût; enfin, le pire de tout, il avait été contrecarré dans la
transaction d'un de ces admirables marchés qu'il avait toujours éprouvé
tant de plaisir à mener à bonne fin. Mais à l'irritation d'esprit causée
par ces inexplicables accidents, se mêlait à un certain degré cette
anxiété nerveuse que produit si facilement la furie d'une nuit de
tempête. Il siffla tout près de lui l'énorme chien noir dont j'ai parlé
plus haut, et s'asseyant avec impatience dans son fauteuil, il ne put
s'empêcher de jeter un coup d'oeil circonspect et inquiet dans les
profondeurs de l'appartement où la lueur rougeâtre de la flamme ne
pouvait parvenir que fort incomplètement à dissiper l'inexorable nuit.
Après avoir achevé cet examen, dont le but exact lui échappait peut-être
à lui-même, il attira près de son siège une petite table, couverte
de livres et de papiers, et s'absorba bientôt dans la retouche d'un
volumineux manuscrit qu'il devait faire imprimer le lendemain.

Il travaillait ainsi depuis quelques minutes, quand il entendit tout à
coup une voix pleurnichante murmurer dans l'appartement: «Je ne suis pas
pressé, monsieur Bon-Bon.»

«Diable!» éjacula notre héros, sursautant et se levant sur ses pieds,
en renversant la table, regardant, les yeux écarquillés d'étonnement,
autour de lui.

«Très vrai!» répliqua la voix avec calme.

«Très vrai! Qu'est-ce qui est très vrai?--Comment êtes-vous arrivé ici?»
vociféra le métaphysicien, pendant que son regard tombait sur quelque
chose, étendu tout de son long sur le lit.

«Je disais,» continua l'intrus, sans faire attention aux questions, «je
disais que je ne suis pas du tout pressé--que l'affaire pour laquelle
j'ai pris la liberté de venir vous trouver n'est pas d'une importance
urgente,--bref, que je puis fort bien attendre que vous ayez fini votre
Exposition.»

«Mon Exposition!--Allons, bon! Comment savez-vous?... Comment êtes-vous
parvenu à savoir que j'écrivais une Exposition? Bon Dieu!» «Chut!»
répondit le mystérieux personnage, d'une voix basse et aiguë. Et se
levant brusquement du lit, il ne fit qu'un pas vers notre héros, pendant
que la lampe de fer qui pendait du plafond se balançait convulsivement
comme pour reculer à son approche.

La stupéfaction du philosophe ne l'empêcha pas d'examiner attentivement
le costume et l'extérieur de l'étranger. Les lignes de sa personne,
excessivement mince, mais bien au dessus de la taille ordinaire, se
dessinaient dans le plus grand détail, grâce à un costume noir usé qui
collait à la peau, mais qui, d'ailleurs, pour la coupe, rappelait assez
bien la mode d'il y avait cent ans. Evidemment ces habits avaient été
faits pour une personne beaucoup plus petite que celle qui les portait
alors. Les chevilles et les poignets passaient de plusieurs pouces. A
ses souliers était attachée une paire de boucles très brillantes qui
démentaient l'extrême pauvreté que semblait indiquer le reste de
l'accoutrement. Il avait la tête pelée, entièrement chauve, excepté à la
partie postérieure d'où pendait une queue d'une longueur considérable.
Une paire de lunettes vertes à verres de côté protégeait ses yeux de
l'influence de la lumière, et empêchait en même temps notre héros de
se rendre compte de leur couleur où de leur conformation. Sur toute sa
personne, il n'y avait pas apparence de chemise; une cravate blanche,
de nuance sale, était attachée avec une extrême précision autour de
son cou, et les bouts, qui pendaient avec une régularité formaliste
de chaque côté, suggéraient (je le dis sans intention) l'idée d'un
ecclésiastique. Il est vrai que beaucoup d'autres points, tant dans son
extérieur que dans ses manières, pouvaient assez bien justifier une
telle hypothèse. Il portait sur son oreille gauche, à la mode d'un clerc
moderne, un instrument qui ressemblait au _stylus_ des anciens. D'une
poche du corsage de son habit sortait bien en vue un petit volume noir,
garni de fermoirs en acier. Ce livre, accidentellement ou non,
était tourné à l'extérieur de manière à laisser voir les mots
«Rituel-Catholique» écrits en lettres blanches sur le dos. L'ensemble de
sa physionomie était singulièrement sombre, et d'une pâleur cadavérique.
Le front était élevé, et profondément sillonné des rides de la
contemplation. Les coins de la bouche tirés et tombants exprimaient
l'humilité la plus résignée. Il avait aussi, en s'avançant vers héros,
une manière de joindre les mains,--un soupir d'une telle profondeur et
un regard d'une sainteté si absolue, qu'on ne pouvait se défendre d'être
prévenu en sa faveur. Aussi toute trace de colère se dissipa sur le
visage du métaphysicien qui, après avoir achevé à sa satisfaction
l'examen de la personne de son visiteur, lui serra cordialement la main,
et lui présenta un siège.

Cependant on se tromperait radicalement, en attribuant ce changement
instantané dans les sentiments du philosophe à quelqu'une des causes qui
sembleraient le plus naturellement l'avoir influencé. Sans doute, Pierre
Bon-Bon, d'après ce que j'ai pu comprendre de ses dispositions d'esprit,
était de tous les hommes le moins enclin à se laisser imposer par les
apparences, quelque spécieuses qu'elles fussent. Il était impossible
qu'un observateur aussi attentif des hommes et des choses ne découvrît
pas, sur le moment, le caractère réel du personnage, qui venait de
surprendre ainsi son hospitalité.... Pour ne rien dire de plus, il y
avait dans la conformation des pieds de son hôte quelque chose d'assez
remarquable--il portait légèrement sur sa tête un chapeau démesurément
haut,--à la partie postérieure de ses culottes semblait trembloter
quelque appendice,--et les vibrations de la queue de son habit étaient
un fait palpable. Qu'on juge quels sentiments de satisfaction dut
éprouver notre héros, en se trouvant ainsi, tout d'un coup, en relation
avec un personnage, pour lequel il avait de tout temps observé le
plus inqualifiable respect. Mais il y avait chez lui trop d'esprit
diplomatique, pour qu'il lui échappât de trahir le moindre soupçon sur
la situation réelle. Il n'entrait pas dans son rôle de paraître avoir
la moindre conscience du haut honneur dont il jouissait d'une façon si
inattendue; il s'agissait, en engageant son hôte dans une conversation,
d'en tirer sur l'Ethique quelques idées importantes, qui pourraient
entrer dans sa publication projetée, et éclairer l'humanité, en
l'immortalisant lui-même--idées, devrais-je ajouter, que le grand âge de
son visiteur, et sa profonde science bien connue en morale le rendaient
mieux que personne capable de lui donner.

Entraîné par ces vues profondes, notre héros fit asseoir son hôte, et
profita de l'occasion pour jeter quelques fagots sur le feu; puis
il plaça sur la table remise sur ses pieds quelques bouteilles de
_Mousseux_. Après s'être acquitté vivement de ces opérations, il poussa
son fauteuil vis-à-vis de son compagnon, et attendit qu'il voulut bien
entamer la conversation. Mais les plans les plus habilement mûris sont
souvent entravés au début même de leur exécution--et le _restaurateur_
se trouva _à quia_ dès les premiers mots que prononça son visiteur.

«Je vois que vous me connaissez, Bon-Bon» dit-il; «ha! ha! ha!--hé! hé!
hé!--hi! hi! hi!--ho! ho! ho!--hu! hu! hu!»--et le diable, dépouillant
tout à coup la sainteté de sa tenue, ouvrit dans toute son étendue un
rictus allant d'une oreille à l'autre, de manière à déployer une rangée
de dents ébréchées, semblables à des crocs; et renversant sa tête en
arrière, il s'abandonna à un long, bruyant, sardonique et infernal
ricanement, pendant que le chien noir, se tapissant sur ses hanches,
faisait vigoureusement chorus et que la chatte mouchetée, filant par la
tangente, faisait le gros dos, et miaulait désespérément dans le coin le
plus éloigné de l'appartement.

Notre philosophe se conduisit plus décemment: il était trop homme du
monde pour rire, comme le chien, ou pour trahir, comme la chatte, sa
terreur par des cris. Il faut avouer qu'il éprouva un léger étonnement,
en voyant les lettres blanches qui formaient les mots _Rituel
Catholique_ sur le livre de la poche de son hôte changer instantanément
de couleur et de sens, et en quelques secondes, à la place du premier
titre, les mots _Registre des condamnés_ flamboyer en caractères rouges.
Cette circonstance renversante, lorsque Bon-Bon voulut répondre à la
remarque de son visiteur, lui donna un air embarrassé, qui autrement
sans doute aurait passé inaperçu.

«Oui, monsieur,» dit le philosophe, «oui, monsieur, pour parler
franchement ... je crois, sur ma parole, que vous êtes ... le di ...
di....--C'est-à-dire, je crois ... il me semble ... j'ai quelque idée
... quelque très faible idée ... de l'honneur remarquable....»

«Oh!--Ah!--Oui!--Très bien!» interrompit Sa Majesté; «n'en dites pas
davantage.--Je comprends.» Et là-dessus, ôtant ses lunettes vertes, il
en essuya soigneusement les verres avec la manche de son habit, et les
mit dans sa poche.

Si l'incident du livre avait intrigué Bon-Bon, son étonnement s'accrut
singulièrement au spectacle qui se présenta alors à sa vue. En levant
les yeux avec un vif sentiment de curiosité, pour se rendre compte de
la couleur de ceux de son hôte, il s'aperçut qu'ils n'étaient ni noirs,
comme il avait cru--ni gris, comme on aurait pu l'imaginer--ni couleur
noisette, ni bleus--ni même jaunes ou rouges--ni pourpres ni bleus--ni
verts,--ni d'aucune autre couleur des cieux, de la terre, ou de la mer.
Bref, Pierre Bon-Bon s'aperçut clairement, non seulement que Sa Majesté
n'avait pas d'yeux du tout, mais il ne put découvrir aucun indice qu'il
en ait jamais eu auparavant,--car à la place où naturellement il aurait
dû y avoir des yeux, il y avait, je suis forcé de le dire, un simple
morceau uni de chair morte.

Notre métaphysicien n'était pas homme à négliger de s'enquérir des
sources d'un si étrange phénomène; la réplique de Sa Majesté fut à la
fois prompte, digne et fort satisfaisante.

«Des yeux! mon cher monsieur Bon-Bon--des yeux! avez-vous dit.--Oh!--Ah!
Je conçois! Eh, les ridicules imprimés qui circulent sur mon compte,
vous ont sans doute donné une fausse idée de ma figure. Des yeux!
vrai!--Des yeux, Pierre Bon-Bon, font très bien dans leur véritable
place--la tête, direz-vous? Oui, la tête d'un ver. Pour _vous_ ces
instruments d'optique sont quelque chose d'indispensable--cependant je
veux vous convaincre que ma vue est plus pénétrante que la vôtre.
Voilà une chatte que j'aperçois dans le coin--une jolie
chatte--regardez-la,--observez-la bien. Eh bien, Bon-Bon, voyez-vous
les pensées--oui, dis-je, les pensées--les idées--les réflexions, qui
s'engendrent dans son péricrâne? Y êtes-vous? Non, vous ne les voyez
pas! Eh bien, elle pense que nous admirons la longueur de sa queue, et
la profondeur de son esprit. Elle en est à cette conclusion que je
suis le plus distingué des ecclésiastiques, et que vous êtes le plus
superficiel des métaphysiciens. Vous voyez donc que je ne suis pas tout
à fait aveugle; mais pour une personne de ma profession les yeux dont
vous parlez ne seraient qu'un appendice embarrassant exposé à chaque
instant à être crevé par une broche ou une fourche. Pour vous, je
l'accordé, ces brimborions optiques sont indispensables. Tâchez,
Bon-Bon, d'en bien user--_moi_, ma vue, c'est l'âme.»

Là dessus, l'étranger se servit du vin, et versant une pleine rasade à
Bon-Bon, l'engagea à boire sans scrupule, comme s'il était chez lui.

«Un excellent livre que le vôtre, Pierre,» reprit Sa Majesté, en tapant
familièrement sur l'épaule de notre ami, quand celui-ci eut déposé son
verre après avoir exécuté à la lettre l'injonction de son hôte, «un
excellent livre que le vôtre, sur mon honneur! C'est un ouvrage selon
mon coeur. Cependant, je crois qu'on pourrait trouver à redire à
l'arrangement des matières, et beaucoup de vos opinions me rappellent
Aristote. Ce philosophe était une de mes plus intimes connaissances. Je
l'aimais autant pour sa terrible mauvaise humeur que pour l'heureux tic
qu'il avait de commettre des bévues. Il n'y a dans tout ce qu'il a écrit
qu'une seule vérité solide, et encore la lui ai-je soufflée par pure
compassion pour son absurdité. Je suppose, Pierre Bon-Bon, que vous
savez parfaitement à quelle divine vérité morale je fais allusion?»

«Je ne saurais dire....»

«Bah!--Eh bien, c'est moi qui ai dit à Aristote, qu'en éternuant, les
hommes éliminaient le superflu de leurs idées par la proboscide.»

«Ce qui est....--(_Un hoquet_) indubitablement le cas!» dit le
métaphysicien, en se versant une autre rasade de Mousseux, et en offrant
sa tabatière aux doigts de son visiteur.

«Il y a eu Platon aussi,» continua Sa Majesté, en déclinant modestement
la tabatière et le compliment qu'elle impliquait--«il y a eu Platon
aussi, pour qui un certain temps j'ai ressenti toute l'affection d'un
ami. Vous avez connu Platon, Bon-Bon?--Ah! non, je vous demande mille
pardons.--Un jour il me rencontra à Athènes dans le Parthénon, et me dit
qu'il était fort en peine de trouver une idée. Je l'engageai à émettre
celle-ci: «o nous estin aulos.» Il me dit qu'il le ferait, et rentra
chez lui, pendant que je me dirigeais du côté des pyramides. Mais ma
conscience me gourmanda d'avoir articulé une vérité, même pour venir
en aide à un ami, et retournant en toute hâte à Athènes, je me trouvai
derrière la chaire du philosophe au moment même où il écrivait le mot
«aulos.» Donnant au [lambda] une chiquenaude du bout du doigt, je le
retournai sens dessus dessous. C'est ainsi qu'on lit aujourd'hui ce
passage: «o nous estin augos, et c'est là, vous le savez, la doctrine
fondamentale de sa métaphysique[60].»

«Avez-vous été à Rome? demanda le _restaurateur_, en achevant sa seconde
bouteille de Mousseux, et tirant du buffet une plus ample provision de
Chambertin.»

«Une fois seulement, monsieur Bon-Bon, rien qu'une fois. C'était
l'époque», dit le diable,--comme s'il récitait quelque passage d'un
livre,--«c'était l'époque où régna une anarchie de cinq ans, pendant
laquelle la république, privée de tous ses mandataires, n'eut d'autre
magistrature que celle des tribuns du peuple, qui n'étaient légalement
revêtus d'aucune prérogative du pouvoir exécutif--c'est uniquement à
cette époque, monsieur Bon-Bon, que j'ai été à Rome, et, comme je n'ai
aucune accointance mondaine, je ne connais rien de sa philosophie.[61]»

«Que pensez-vous de... (_Un hoquet_) que pensez-vous d'Epicure?»

«Ce que je pense de celui-là!» dit le diable, étonné, vous n'allez pas,
je pense, trouver quelque chose à redire dans Epicure! Ce que je pense
d'Epicure! Est-ce de moi que vous voulez parler, monsieur?--C'est _moi_
qui suis Epicure! Je suis le philosophe qui a écrit, du premier au
dernier, les trois cents traités dont parle Diogène Laërce.

«C'est un mensonge!» s'écria le métaphysicien; car le vin lui était un
peu monté à la tête.

«Très bien!--Très bien, monsieur!

--Fort bien, en vérité, monsieur!» dit Sa Majesté, évidemment peu
flattée.

«C'est un mensonge!» répéta le _restaurateur_, d'un ton dogmatique;
«c'est un .... (_Un hoquet_) mensonge!» ¦

«Bien, bien, vous avez votre idée!» dit le diable pacifiquement; et
Bon-Bon, après avoir ainsi battu le diable sur ce sujet, crut qu'il
était de son devoir d'achever une seconde bouteille de Chambertin.

«Comme je vous le disais,» reprit le visiteur, «comme je vous
l'observais tout à l'heure, il y a quelques opinions outrées dans votre
livre, monsieur Bon-Bon. Par exemple, qu'entendez-vous avec tout ce
radotage sur l'âme? Dites-moi, je vous prie, monsieur, qu'est-ce que
l'âme?»

«L'....(_Un hoquet_)--l'âme,» répondit le métaphysicien, en se
reportant à son manuscrit, «c'est indubitablement...»

«Non, monsieur!»

«Sans aucun doute...»

«Non, monsieur!»

«Incontestablement....»

«Non, monsieur!»

«Evidemment....»

«Non, monsieur!»

«Sans contredit....»

«Non, monsieur!»

«(_Un hoquet_)»

«Non, monsieur!»

«Il est hors de doute que c'est un.....»

«Non, monsieur, l'âme n'est pas cela du tout.» (Ici, le philosophe,
lançant des regards foudroyants, se hâta d'en finir avec sa troisième
bouteille de Chambertin.)

«Alors, (_Un hoquet_) dites-moi, monsieur, ce que c'est.»

«Ce n'est ni ceci ni cela, monsieur Bon-Bon,» répondit Sa Majesté,
rêveuse. «J'ai goûté.... je veux dire, j'ai connu de fort mauvaises
âmes, et quelques-unes aussi--assez bonnes.» Ici, il fit claquer ses
lèvres, et ayant inconsciemment laissé tomber sa main sur le volume de
sa poche, il fut saisi d'un violent accès d'éternuement.

Il continua:

«Il y a eu l'âme de Cratinus--passable; celle d'Aristophane,--un fumet
tout à fait particulier; celle de Platon--exquise--non pas _votre_
Platon, mais Platon, le poète comique; votre Platon aurait retourné
l'estomac de Cerbère. Pouah!--Voyons, encore! Il y a eu Noevius
Andronicus, Plaute et Térence. Puis il y a eu Lucilius, Nason, et
Quintus Flaccus,--ce cher Quintus! comme je l'appelais, quand il me
chantait un _seculare_ pour m'amuser pendant que je le faisais rôtir,
uniquement pour farcer, au bout d'une fourchette. Mais ces Romains
manquent de _saveur_. Un Grec bien gras en vaut une douzaine, et puis
cela _se conserve_, ce qu'on ne peut pas dire d'un Quirite.--Si nous
tâtions de votre Sauterne.»

Bon-Bon s'était résigné à mettre en pratique le _nil admirari_; il se
mit en devoir d'apporter les bouteilles en question. Toutefois il lui
semblait entendre dans la chambre un bruit étrange, comme celui d'une
queue qui remue. Quelque indécent que ce fût de la part de Sa Majesté,
notre philosophe cependant ne fit semblant de rien;--il se contenta de
donner un coup de pied à son chien, en le priant de rester tranquille.
Le visiteur continua:

«J'ai trouvé à Horace beaucoup du goût d'Aristote;--vous savez que je
suis amoureux fou de variété. Je n'aurais pas distingué Térence de
Ménandre. Nason, à mon grand étonnement, n'était qu'un Nicandre
déguisé. Virgile avait un fort accent de Théocrite. Martial me rappela
Archiloque--et Tite-Live était un Polybe tout craché.»

Bon-Bon répliqua par un hoquet et Sa Majesté poursuivit:

«Mais, si j'ai un _penchant_, monsieur Bon-Bon,--si j'ai un penchant,
c'est pour un philosophe. Cependant, laissez-moi vous le dire, monsieur,
le premier dia....--pardon, je veux dire le premier monsieur venu,
n'est pas apte à bien _choisir_ son philosophe. Les longs ne sont pas
bons; et les meilleurs, s'ils ne sont pas soigneusement écalés, risquent
bien de sentir un peu le rance, à cause de la bile.

«Ecalés?»

«Je veux dire: tirés de leur carcasse.

«Que pensez-vous d'un--(_Un hoquet_)--médecin?»

«Ne m'en parlez pas!--Horreur! Horreur!» (Ici Sa Majesté eut un
violent haut-le-coeur.) Je n'en ai jamais tâté que d'un--ce
scélérat d'Hippocrate! Il sentait l'_assa foetida_.--Pouah! Pouah!
Pouah!--J'attrapai un abominable rhume en lui faisant prendre un bain
dans le Styx--et malgré tout il me donna le choléra morbus.»

«Oh! le... (_Hoquet_) le misérable!» éjacula Bon-Bon, «l'a... (_Hoquet_)
l'avorton de boîte à pilules!» et le philosophe versa une larme.

«Après tout,» continua le visiteur, «après tout, si un dia... si un
homme comme il faut veut vivre, il doit avoir plus d'une corde à son
arc. Chez nous une face grasse est un signe évident de diplomatie.»

«Comment cela?»

«. Vous savez, nous sommes quelquefois extrêmement à court de
provisions. Vous ne devez pas ignorer que, dans un climat aussi chaud
que le nôtre, il est souvent impossible de conserver une âme vivante
plus de deux ou trois heures; et quand on est mort, à moins d'être
immédiatement mariné, (et une âme marinée n'est plus bonne) on
sent--vous, comprenez, hein! Il y a toujours à craindre la putréfaction,
quand les âmes nous viennent par la voie ordinaire.»

«Bon... (_Deux hoquets_)--bon Dieu! comment vous en tirez-vous?»

Ici la lampe de fer commença à s'agiter avec un redoublement de
violence, et le diable sursauta sur son siège. Cependant, après un léger
soupir, il reprit contenance et se contenta de dire à notre héros à voix
basse: «Je voulais vous dire, Pierre Bon-Bon, qu'il ne faut plus jurer.»

Le philosophe avala une autre rasade, pour montrer qu'il comprenait
parfaitement et qu'il acquiesçait. Le visiteur continua:

«Hé bien, nous avons plusieurs manières de nous en tirer. La plupart
d'entre nous crèvent de faim; quelques-uns s'accommodent de la marinade;
pour ma part, j'achète mes âmes _vivente corpore_; je trouve que, dans
cette condition, elles se conservent assez bien.»

«Mais le corps!... (_Un hoquet_) le corps!»

«Le corps, le corps! qu'advient-il du corps?... Ah! je conçois. Mais,
monsieur, le corps n'a rien à voir dans la transaction. J'ai fait dans
le temps d'innombrables acquisitions de cette espèce, et le corps n'en a
jamais éprouvé le moindre inconvénient. Ainsi il y a eu Caïn et Nemrod,
Néron et Caligula, Denys et Pisistrate, puis... un millier d'autres;
tous ces gens-là, dans la dernière partie de leur vie, n'ont jamais su
ce que c'est que d'avoir une âme; et cependant, monsieur, ils ont fait
l'ornement de la société. N'y a-t-il pas à l'heure qu'il est un A...[62]
que vous connaissez aussi bien que moi? N'est-il pas en possession de
toutes ses facultés, intellectuelles et corporelles? Qui donc écrit une
meilleure épigramme? Qui raisonne avec plus d'esprit? Qui donc....? Mais
attendez. J'ai son contrat dans ma poche.»

Et ce disant, il produisit un portefeuille de cuir rouge, et en tira
un certain nombre de papiers. Sur quelques-uns de ces papiers Bon-Bon
saisit au passage les syllabes _Machi... Maça....Robesp_....[63] et les
mots _Caligula, George, Elizabeth_. Sa Majesté prit dans le nombre une
bande étroite de parchemin, où elle lut à haute voix les mots suivants:

«En considération de certains dons intellectuels qu'il est inutile de
spécifier, et en outre du versement d'un millier de louis d'or, moi
soussigné, âgé d'un an et d'un mois, abandonne au porteur du présent
engagement tous mes droits, titres et propriété sur l'ombre que l'on
appelle mon âme.»

_Signé_: A.....

(Ici Sa Majesté prononça un nom que je ne me crois pas autorisé à
indiquer d'une manière moins équivoque.)

«Un habile homme, celui-là» reprit l'hôte; «mais comme vous, monsieur
Bon-Bon, il s'est mépris au sujet de l'âme. L'âme une ombre, vraiment!
L'âme une ombre! Ha! Ha! Ha!--Hé! Hé! Hé!--Hu! Hu! Hu! Vous
imaginez-vous une ombre fricassée?»

«M'imaginer... (_Un hoquet_) une ombre fricassée!» s'écria notre héros,
dont les facultés commençaient à s'illuminer de toute la profondeur du
discours de Sa Majesté.

«M'imaginer une (_Hoquet_) ombre fricassée! Je veux être damné (_Un
hoquet_) Humph! si j'étais un pareil--humph--nigaud! Mon âme _à moi_,
Monsieur....--humph!

«Votre âme _à vous_, Monsieur Bon-Bon.»

«Oui, monsieur.....humph! mon âme est...»

«Quoi, monsieur?

«N'est pas une ombre, certes!»

«Voulez-vous dire par là....?»

«Oui, monsieur, mon âme est... humph! oui, monsieur.»

«Auriez-vous l'intention d'affirmer...?»

«Mon âme est.... humph!... particulièrement propre à.... humph!.... à
être....»

«Quoi, monsieur?»

«Cuite à l'étuvée.»

«Ha!»

«Soufflée.»

«Eh!»

«Fricassée.»

«Ah, bah!»

«En ragoût ou en fricandeau--et tenez, mon excellent compère, je veux
bien vous la céder.... Humph!... un marché!» Ici le philosophe tapa sur
le dos de sa Majesté.

«Pouvais-je m'attendre à cela?» dit celui-ci tranquillement, en se
levant de son siège. Le métaphysicien écarquilla les yeux.

«Je suis fourni pour le moment,» dit Sa Majesté.

«Humph!--Hein?» dit le philosophe.

«Je n'ai pas de fonds disponibles.»

«Quoi?»

«D'ailleurs, il serait malséant de ma part....»

«Monsieur! «

«De profiter de....»

«Humph!»

«De la dégoûtante et indécente situation où vous vous trouvez.»

Ici le visiteur s'inclina et disparut--il serait difficile de dire
précisément de quelle façon. Mais dans l'effort habilement concerté que
fit Bon-Bon pour lancer une bouteille à la tête du vilain, la mince
chaîne qui pendait au plafond fut brisée, et le métaphysicien renversé
tout de son long par la chute de la lampe.




LA CRYPTOGRAPHIE


Il nous est difficile d'imaginer un temps où n'ait pas existé, sinon la
nécessité, au moins un désir de transmettre des informations d'individu
à individu, de manière à déjouer l'intelligence du public; aussi
pouvons-nous hardiment supposer que l'écriture chiffrée remonte à une
très haute antiquité. C'est pourquoi, De la Guilletière nous semble dans
l'erreur, quand il soutient, dans son livre: «_Lacédémone ancienne et
moderne_», que les Spartiates furent les inventeurs de la Cryptographie.
Il parle des _scytales_, comme si elles étaient l'origine de cet art;
il n'aurait dû les citer que comme un des plus anciens exemples dont
l'histoire fasse mention.

Les _scytales_ étaient deux cylindres en bois, exactement semblables
sous tous rapports. Le général d'une armée partant, pour une expédition,
recevait des Ephores un de ces cylindres, et l'autre restait entre leurs
mains. S'ils avaient quelque communication à se faire, une lanière
étroite de parchemin était enroulée autour de la scytale, de manière
à ce que les bords de cette lanière fussent exactement accolés l'un à
l'autre. Alors on écrivait sur le parchemin dans le sens de la longueur
du cylindre, après quoi on déroulait la bande, et on l'expédiait. Si par
hasard, le message était intercepté, la lettre restait inintelligible
pour ceux qui l'avaient saisie. Si elle arrivait intacte à sa
destination, le destinataire n'avait qu'à en envelopper le second
cylindre pour déchiffrer l'écriture. Si ce mode si simple de
cryptographie est parvenu jusqu'à nous, nous le devons probablement
plutôt aux usages historiques qu'on en faisait qu'à toute autre cause.
De semblables moyens de communication secrète ont dû être contemporains
de l'invention des caractères d'écriture.

Il faut remarquer, en passant, que dans aucun des traités de
Cryptographie venus à notre connaissance, nous n'avons rencontré, au
sujet du chiffre de la scytale, aucune autre méthode de solution que
celles qui peuvent également s'appliquer à tous les chiffres en général.
On nous parle, il est vrai, de cas où les parchemins interceptés ont été
réellement déchiffrés; mais on a soin de nous dire que ce fut toujours
accidentellement. Voici cependant une solution d'une certitude absolue.
Une fois en possession de la bande de parchemin, on n'a qu'à faire
faire un cône relativement d'une grande longueur--soit de six pieds
de long--et dont la circonférence à la base soit au moins égale à la
longueur de la bande. On enroulera ensuite cette bande sur le cône près
de la base, bord contre bord, comme nous l'avons décrit plus haut; puis,
en ayant soin de maintenir toujours les bords contre les bords, et le
parchemin bien serré sur le cône, on le laissera glisser vers le sommet.
Il est impossible, qu'en suivant ce procédé, quelques-uns des mots, ou
quelques-unes des syllabes et des lettres, qui doivent se rejoindre, ne
se rencontrent pas au point du cône où son diamètre égale celui de
la scytale sur laquelle le chiffre a été écrit. Et comme, en faisant
parcourir à la bande toute la longueur du cône, on traverse tous les
diamètres possibles, on ne peut manquer de réussir. Une fois que par ce
moyen on a établi d'une façon certaine la circonférence de la scytale,
on en fait faire une sur cette mesure, et l'on y applique le parchemin.

Il y a peu de personnes disposées à croire que ce n'est pas chose si
facile que d'inventer une méthode d'écriture secrète qui puisse défier
l'examen. On peut cependant affirmer carrément que l'ingéniosité
humaine est incapable d'inventer un chiffre qu'elle ne puisse résoudre.
Toutefois ces chiffres sont plus ou moins facilement résolus, et sur
ce point il existe entre diverses intelligences des différences
remarquables. Souvent, dans le cas de deux individus reconnus comme
égaux pour tout ce qui touche aux efforts ordinaires de l'intelligence,
il se rencontrera que l'un ne pourra démêler le chiffre le plus simple,
tandis que l'autre ne trouvera presque aucune difficulté à venir à bout
du plus compliqué. On peut observer que des recherches de ce genre
exigent généralement une intense application des facultés analytiques;
c'est pour cela qu'il serait très utile d'introduire les exercices de
solutions cryptographiques dans les Académies, comme moyens de former et
de développer les plus importantes facultés de l'esprit.

Supposons deux individus, entièrement novices en cryptographie, désireux
d'entretenir par lettres une correspondance inintelligible à tout autre
qu'à eux-mêmes, il est très probable qu'ils songeront du premier coup
à un alphabet particulier, dont ils auront chacun la clef. La première
combinaison qui se présentera à eux sera celle-ci, par exemple: prendre
_a_ pour _z_, _b_ pour _y_, _c_ pour _x_, _d_ pour _n_, etc. etc.;
c'est-à-dire, renverser l'ordre des lettres de l'alphabet. A une seconde
réflexion, cet arrangement paraissant trop naturel, ils en adopteront
un plus compliqué. Ils pourront, par exemple, écrire les 13 premières
lettres de l'alphabet sous les 13 dernières, de cette façon:

nopqrstuvwxyz
abcdefghijklm;

et, ainsi placés, _a_ serait pris pour _n_ et _n_ pour _a_, _o_ pour
_b_ et _b_ pour _o_, etc., etc. Mais cette combinaison ayant un air de
régularité trop facile à pénétrer, ils pourraient se construire une clef
tout à fait au hasard, par exemple:

  prendre a pour p
          b      x
          c      u
          d      o, etc.

Tant qu'une solution de leur chiffre ne viendra pas les convaincre de
leur erreur, nos correspondants supposés s'en tiendront à ce dernier
arrangement, comme offrant toute sécurité. Sinon, ils imagineront
peut-être un système de signes arbitraires remplaçant les caractères
usuels. Par exemple:

  ( pourrait signifier a
  .                    b
  ,                    c
  ;                    d
  )                    e, etc.

Une lettre composée de pareils signes aurait incontestablement une
apparence fort rébarbative. Si toutefois ce système ne leur donnait
pas pleine satisfaction, ils pourraient imaginer un alphabet toujours
changeant, et le réaliser de cette manière:

Prenons deux morceaux de carton circulaires, différant de diamètre entre
eux d'un demi-pouce environ. Plaçons le centre du plus petit carton sur
le centre du plus grand, en les empêchant pour un instant de glisser; le
temps de tirer des rayons du centre commun à la circonférence du petit
cercle, et de les étendre à celle du plus grand. Tirons vingt-six
rayons, formant sur chaque carton vingt-six compartiments. Dans chacun
de ces compartiments sur le cercle inférieur écrivons une des lettres de
l'alphabet, qui se trouvera ainsi employé tout entier; écrivons-les
au hasard, cela vaudra mieux. Faisons la même chose sur le cercle
supérieur. Maintenant faisons tourner une épingle à travers le centre
commun, et laissons le cercle supérieur tourner avec l'épingle, pendant
que le cercle inférieur est tenu immobile. Arrêtons la révolution du
cercle supérieur, et écrivons notre lettre en prenant pour _a_ la lettre
du plus petit cercle qui correspond à l'_a_ du plus grand, pour _b_,
la lettre du plus petit cercle qui correspond au _b_ du plus grand, et
ainsi de suite. Pour qu'une lettre ainsi écrite puisse être lue par la
personne à qui elle est destinée, une seule chose est nécessaire, c'est
qu'elle ait en sa possession des cercles identiques à ceux que nous
venons de décrire, et qu'elle connaisse deux des lettres (une du cercle
inférieur et une du cercle supérieur) qui se trouvaient juxtaposées, au
moment où son correspondant a écrit son chiffre. Pour cela, elle n'a
qu'à regarder les deux lettres initiales du document qui lui serviront
de clef. Ainsi, en voyant les deux lettres _a m_ au commencement,
elle en conclura qu'en faisant tourner ses cercles de manière à faire
coïncider ces deux lettres, elle obtiendra l'alphabet employé.

A première vue, ces différents modes de cryptographie ont une apparence
de mystère indéchiffable. Il paraît presque impossible de démêler le
résultat de combinaisons si compliquées. Pour certaines personnes en
effet ce serait une extrême difficulté, tandis que pour d'autres qui
sont habiles à déchiffrer, de pareilles énigmes sont ce qu'il y a de
plus simple. Le lecteur devra se mettre dans la tête que tout l'art
de ces solutions repose sur les principes généraux qui président à la
fonction du langage lui-même, et que par conséquent il est entièrement
indépendant des lois particulières qui régissent un chiffre quelconque,
ou la construction de sa clef. La difficulté de déchiffrer une énigme
cryptographique n'est pas toujours en rapport avec la peine qu'elle
a coûtée, ou l'ingéniosité qu'a exigée sa construction. La clef, en
définitive, ne sert qu'à ceux qui sont au fait du chiffre; la tierce
personne qui déchiffre n'en a aucune idée. Elle force la serrure.
Dans les différentes méthodes de cryptographie que j'ai exposées, on
observera qu'il y a une complication graduellement croissante. Mais
cette complication n'est qu'une ombre: elle n'existe pas en réalité.
Elle n'appartient qu'à la composition du chiffre, et ne porte en aucune
façon sur sa solution. Le dernier système n'est pas du tout plus
difficile à déchiffrer que le premier, quelle que puisse être la
difficulté de l'un ou de l'autre.

En discutant un sujet analogue dans un des journaux hebdomadaires de
cette ville, il y a dix-huit mois environ, l'auteur de cet article a eu
l'occasion de parler de l'application d'une _méthode_ rigoureuse dans
toutes les formes de la pensée,--des avantages de cette méthode--de
la possibilité d'en étendre l'usage à ce que l'on considère comme les
opérations de la pure imagination--et par suite de la solution de
l'écriture chiffrée. Il s'est aventuré jusqu'à déclarer qu'il se faisait
fort de résoudre tout chiffre, analogue à ceux dont je viens de parler,
qui serait envoyé à l'adresse du journal. Ce défi excita, de la façon
la plus inattendue, le plus vif intérêt parmi les nombreux lecteurs de
cette feuille. Des lettres arrivèrent de toutes parts à l'éditeur;
et beaucoup de ceux qui les avaient écrites étaient si convaincus
de l'impénétrabilité de leurs énigmes qu'ils ne craignirent pas de
l'engager dans des paris à ce sujet. Mais en même temps, ils ne furent
pas toujours scrupuleux sur l'article des conditions. Dans beaucoup de
cas les cryptographies sortaient complètement des limites fixées.
Elles employaient des langues étrangères. Les mots et les phrases se
confondaient sans intervalles. On employait plusieurs alphabets dans un
même chiffre. Un de ces messieurs, d'une conscience assez peu timorée,
dans un chiffre composé de barres et de crochets, étrangers à la plus
fantastique typographie, alla jusqu'à mêler ensemble au moins _sept
alphabets différents_, sans intervalles entre les lettres, ou même
entre les lignes. Beaucoup de ces cryptographies étaient datées de
Philadelphie, et plusieurs lettres qui insistaient sur le pari furent
écrites par des citoyens de cette ville. Sur une centaine de chiffres,
peut-être reçus en tout, il n'y en eut qu'un que nous ne parvînmes pas
immédiatement à résoudre. Nous avons démontré que ce chiffre était une
imposture--c'est-à-dire un jargon composé au hasard et n'ayant aucun
sens. Quant à l'épître des sept alphabets, nous eûmes le plaisir
d'ahurir son auteur par une prompte et satisfaisante traduction.

Le journal en question fut, pendant plusieurs mois, grandement occupé
par ces solutions hiéroglyphiques et cabalistisques de chiffres qui nous
venaient des quatre coins de l'horizon. Cependant à l'exception de ceux
qui écrivaient ces chiffres, nous ne croyons pas qu'on eût pu, parmi
les lecteurs du journal, en trouver beaucoup qui y vissent autre chose
qu'une hâblerie fieffée. Nous voulons dire que personne ne croyait
réellement à l'authenticité des réponses. Les uns prétendaient que ces
mystérieux logogriphes n'étaient là que pour donner au journal un air
_drôle_, en vue d'attirer l'attention. Selon d'autres, il était plus
probable que non seulement nous résolvions les chiffres, mais encore
que nous composions nous-même les énigmes pour les résoudre. Comme les
choses en étaient là, quand on jugea à propos d'en finir avec cette
diablerie, l'auteur de cet article profita de l'occasion pour affirmer
la sincérité du journal en question,--pour repousser les accusations de
mystification dont il fut assailli,--et pour déclarer en son propre nom
que les chiffres avaient tous été écrits de bonne foi, et résolus de
même.

Voici un mode de correspondance secrète très ordinaire et assez simple.
Une carte est percée à des intervalles irréguliers de trous oblongs, de
la longueur des mots ordinaires de trois syllabes du type vulgaire. Une
seconde carte est préparée identiquement semblable. Chaque correspondant
a sa carte. Pour écrire une lettre, on place la carte percée qui sert
de clef sur le papier, et les mots qui doivent former le vrai sens
s'écrivent dans les espaces libres laissés par la carte.

Puis on enlève la carte, et l'on remplit les blancs de manière à obtenir
un sens tout à fait différent du véritable. Le destinataire, une fois le
chiffre reçu, n'a qu'à y appliquer sa propre carte, qui cache les mots
superflus, et ne laisse paraître que ceux qui ont du sens. La principale
objection à ce genre de cryptographie, c'est la difficulté de remplir
les blancs de manière à ne pas donner à la pensée un tour peu naturel.
De plus, les différences d'écriture qui existent entre les mots écrits
dans les espaces laissés par la carte, et ceux que l'on écrit une
fois la carte enlevée, ne peuvent manquer d'être découvertes par un
observateur attentif.

On se sert quelquefois d'un paquet de cartes de cette façon: Les
correspondants s'entendent, tout d'abord, sur un certain arrangement du
paquet. Par exemple: on convient de faire suivre les couleurs dans
un ordre naturel, les piques au dessus, les coeurs ensuite, puis les
carreaux et les trèfles. Cet arrangement fait, on écrit sur la première
carte la première lettre de son épître, sur la suivante, la seconde, et
ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on ait épuisé les cinquante-deux cartes.
On mêle ensuite le paquet d'après un plan concerté à l'avance. Par
exemple: on prend les cartes du talon et on les place dessus, puis une
du dessus que l'on met au talon, et ainsi de suite, un nombre de fois
déterminé. Cela fait, on écrit de nouveau cinquante-deux lettres, et
l'on suit la même marche jusqu'à ce que la lettre soit écrite. Le
correspondant, ce paquet reçu, n'a qu'à placer les cartes dans l'ordre
convenu, et lire lettre par lettre les cinquante-deux premiers
caractères. Puis il mêle les cartes de la manière susdite, pour
déchiffrer la seconde série et ainsi de suite jusqu'à la fin. Ce que
l'on peut objecter contre ce genre de cryptographie, c'est le caractère
même de la missive. Un _paquet de cartes_ ne peut manquer d'éveiller
le soupçon, et c'est une question de savoir s'il ne vaudrait pas mieux
empêcher les chiffres d'être considérés comme tels que de perdre son
temps à essayer de les rendre indéchiffrables, une fois interceptés.

L'expérience démontre que les cryptographies les plus habilement
construites, une fois suspectées, finissent toujours par être
déchiffrées.

On pourrait imaginer un mode de communication secrète d'une sûreté peu
commune; le voici: les correspondants se munissent chacun de la même
édition d'un livre--l'édition la plus rare est la meilleure--comme
aussi le livre le plus rare. Dans la cryptographie, on emploie les
nombres, et ces nombres renvoient à l'endroit qu'occupent les lettres
dans le volume. Par exemple--on reçoit un chiffre qui commence ainsi:
121-6-8. On n'a alors qu'à se reporter à la page 121, sixième lettre à
gauche de la page à la huitième ligne à partir du haut de la page. Cette
lettre est la lettre initiale de l'épître--et ainsi de suite. Cette
méthode est très sûre; cependant il est encore _possible_ de déchiffrer
une cryptographie écrite d'après ce plan--et d'autre part une grande
objection qu'elle encourt, c'est le temps considérable qu'exige sa
solution, même avec le volume-clef.

Il ne faudrait pas supposer que la cryptographie sérieuse, comme moyen
de faire parvenir d'importantes informations, a cessé d'être en usage
de nos jours. Elle est communément pratiquée en diplomatie; et il y a
encore aujourd'hui des individus, dont le métier est celui de déchiffrer
les cryptographies sous l'oeil des divers gouvernements. Nous avons dit
plus haut que la solution du problème cryptographique met singulièrement
en jeu l'activité mentale, au moins dans les cas de chiffres d'un ordre
plus élevé. Les bons cryptographes sont rares, sans doute; aussi leurs
services, quoique rarement réclamés, sont nécessairement bien payés.

Nous trouvons un exemple de l'emploi moderne de l'écriture chiffrée
dans un ouvrage publié dernièrement par MM. Lea et Blanchard de
Philadelphie:--«Esquisses des hommes remarquables de France actuellement
vivants.» Dans une notice sur Berryer, il est dit qu'une lettre adressée
par la Duchesse de Berri aux Légitimistes de Paris pour les informer de
son arrivée, était accompagnée d'une longue note chiffrée, dont on
avait oublié d'envoyer là clef. «L'esprit pénétrant de Berryer,» dit le
biographe, «l'eut bientôt découverte. C'était cette phrase substituée
aux 24 lettres de l'alphabet:--«_Le gouvernement provisoire._»

Cette assertion que «Berryer eut bientôt découvert la phrase-clef,»
prouve tout simplement que l'auteur de ces notices est de la dernière
innocence en fait de science cryptographique. M. Berryer sans aucun
doute arriva à découvrir la clef; mais ce ne fut que pour satisfaire sa
curiosité, _une fois l'énigme résolue_. Il ne se servit en aucune façon
de la clef pour la déchiffrer. Il força la serrure.

Dans le compte-rendu du livre en question (publié dans le numéro d'avril
de ce Magazine [64]) nous faisions ainsi allusion à ce sujet.

«Les mots «_Le gouvernement provisoire_» sont des mots français, et
la note chiffrée s'adressait à des Français. On pourrait supposer
la difficulté beaucoup plus grande, si la clef avait été en langue
étrangère; cependant le premier venu qui voudra s'en donner la peine n'a
qu'à nous adresser une note, construite dans le même système, et prendre
une clef française, italienne, espagnole, allemande, latine ou grecque
(ou en quelque dialecte que ce soit de ces langues) et nous nous
engageons à résoudre l'énigme.»

Ce défi ne provoqua qu'une seule réponse, incluse dans la lettre
suivante. Tout ce que nous reprochons à cette lettre, c'est que celui
qui l'a écrite ait négligé de nous donner son nom en entier. Nous le
prions de vouloir bien le faire au plus tôt, afin de nous laver auprès
du public du soupçon qui s'attacha à la cryptographie du journal dont
j'ai parlé plus haut--que nous nous donnions à nous-même des énigmes à
déchiffrer. Le timbre de la lettre porte _Stonington, Conn._

S...., Ct, 21 Juin, 1841.

_A l'éditeur du Graham's Magazine._

Monsieur,--Dans votre numéro d'avril, où vous rendez compte de la
traduction par M. Walsh des «Esquisses des hommes remarquables de France
actuellement vivants», vous invitez vos lecteurs à vous adresser une
note chiffrée, «dont la phrase-clef serait empruntée aux langues
française, italienne, espagnole, allemande, latine ou grecque», et vous
vous engagez à la résoudre. Vos remarques ayant appelé mon attention sur
ce genre de cryptographie, j'ai composé pour mon propre amusement les
exercices suivants. Dans le premier la phrase-clef est en anglais--dans
le second, en latin. Comme je n'ai pas vu (par le numéro de Mai) que
quelqu'un de vos correspondants ait répondu à votre offre, je prends la
liberté de vous envoyer ces chiffres, sur lesquels, si vous jugez qu'ils
en vaillent la peine, vous pourrez exercer votre sagacité.

Respectueusement à vous,

S.D.L.

Nº 1.

Cauhiif aud ftd sdftirf ithot tacd wdde rdchtdr tiu fuaefshffheo
fdoudf hetiusafhie tuis ied herh-chriai fi aeiftdu wn sdaef it iuhfheo
hiidohwid fi aen deodsf ths tiu itis hf iaf iuhoheaiin rdff hedr; aer
ftd auf it ftif fdoudfin oissiehoafheo hefdiihodeod taf wdd eodeduaiin
fdusdr ouasfiouastn. Saen fsdohdf it fdoudf iuhfheo idud weiie fi ftd
aeohdeff; fisdfhsdf a fiacdf tdar iaf fiacdr aer ftd ouiie iubffde
isie ihft fisd herdihwid oiiiiuheo tiihr, atfdu ithot ftd tahu wdheo
sdushffdr fi ouii aoahe, hetiu-safhie oiiir wd fuaefshffdr ihft ihffid
raeodu ftaf rhfoicdun iiir defid iefhi ftd aswiiafiun dshffid fatdin
udaotdrhff rdffheafhie. Ounsfiouastn tiidcou siud suisduin dswuaodf
ftifd sirdf it iuhfheo ithot aud uderdudr idohwid iein wn sdaef it
fisd desia-cafium wdn ithot sawdf weiie ftd udai fhoehthoa-fhie it ftd
ohstduf dssiindr fi hff siffdffiu.

N° 2.

Ofoiioiiaso ortsii sov eodisdioe afduiostifoi ft iftvi sitrioistoiv
oiniafetsorit ifeov rsri afotiiiiv ri-diiot irio rivvio eovit
atrotfetsoria aioriti iitri tf oitovin tri aerifei ioreitit sov usttoi
oioittstifo dfti afdooitior trso ifeov tri dfit otftfeov softriedi ft
oistoiv oriofiforiti suiteii viireiiitifoi it tri iarfoi-siti iiti trir
uet otiiiotiv uitfti rid io tri eoviieeiiiv rfasiieostr ft rii dftrit
tfoeei.

La solution du premier de ces chiffres nous a donné assez de peine. Le
second nous a causé une difficulté extrême, et ce n'est qu'en mettant en
jeu toutes nos facultés que nous avons pu en venir à bout. Le premier se
lit ainsi[65]:

«Various are the methods which have been devised for transmitting
secret information from one individual to another by means of writing,
illegible to any except him for whom it was originally destined; and
the art of thus secretly communicating intelligence has been generally
termed _cryptography_. Many species of secret writing were known to the
ancients. Sometimes a slave's head was shaved and the crown written
upon with some indelible colouring fluid; after which the hair being
permitted to grow again, information could be transmitted with little
danger that discovery would ensue until the ambulatory epistle safely
reached its destination. Cryptography, however pure, properly embraces
those modes of writing which are rendered legible only by means of some
explanatory key which makes known the real signification of the ciphers
employed to its possessor.»

La phrase-clef de cette cryptographie est:

--«A word to the wise is sufficient[66].»

La seconde se traduit ainsi[67]:

«Nonsensical phrases and unmeaning combinations of words, as the
learned lexicographer would have confessed himself, when hidden under
cryptographic ciphers, serve to _perplex_ the curious enquirer, and
baffle penetration more completely than would the most profound
_apophtegms_ of learned philosophers. Abstruse disquisitions of the
scoliasts were they but presented before him in the undisguised
vocabulary of his mother tongue....»

Le sens de la dernière phrase, on le voit, est suspendu. Nous nous
sommes attaché à une stricte épellation. Par mégarde, la lettre _d_ a
été mise à la place de _l_ dans le mot _perplex_.

La phrase-clef est celle-ci: «_Suaviter in modo, fortiter in re._»

Dans la cryptographie ordinaire, comme on le verra par la plupart
de celles dont j'ai donné des exemples, l'alphabet artificiel dont
conviennent les correspondants s'emploie lettre pour lettre, à la place
de l'alphabet usuel. Par exemple--deux personnes veulent entretenir une
correspondance secrète. Elles conviennent avant de se séparer que le
signe

  ) signifiera a
  (     »     b
  --    »     c
  *     »     d
  .     »     e
  ,     »     f
  ;     »     g
  :     »     h
  ?     »     i ou j
  !     »     k
  &     »     l
  o     »     m
  '     »     n
  +     »     o
  [I]   »     p
  [P]   »     q
  ->    »     r
  ]     »     s
  [     »     t
  £     »     u ou v
  [S]   »     w
  ¿     »     x
  ¡     »     y
  <-    »     z

Il s'agit de communiquer cette note:

«We must see you immediately upon a matter of great importance.
Plots have been discovered, and the conspirators are in our hands.
Hasten[68]!»

On écrirait ces mots:

[chiffre]

Voilà qui a certainement une apparence fort compliquée, et paraîtrait
un chiffre fort difficile à quiconque ne serait pas versé, en
cryptographie. Mais on remarquera que _a_, par exemple, n'est jamais
représenté par un autre signe que ), _b_ par un autre signe que ( et
ainsi de suite. Ainsi, par la découverte, accidentelle ou non, d'une
seule des lettres, la personne interceptant la missive aurait déjà un
grand avantage, et pourrait appliquer cette connaissance à tous les cas
où le signe en question est employé dans le chiffre.

D'autre part, les cryptographies, qui nous ont été envoyées par notre
correspondant de Stonington, identiques en construction avec le chiffre
résolu par Berryer, n'offrent pas ce même avantage.

Examinons par exemple la seconde de ces énigmes. Sa phrase-clef est:
«_Suaviter in modo, fortiter in re._»

Plaçons maintenant l'alphabet sous cette phrase, lettre sous lettre;
nous aurons:

suaviterinmodofortiterinre

abcdefghijklmnopqrstuvwxyz

  où l'on voit que: a est pris pour c
                    d »  »  »    m
                    e »  »  »    g, u et z
                    f »  »  »    o
                    i »  »  »    e, i, s et w
                    m »  »  »    k
                    n »  »  »    j et x
                    o »  »  »    l, n et p
                    r »  »  »    h, q, v et y
                    s »  »  »    a
                    t »  »  »    f, r et t
                    u »  »  »    b
                    v »  »  »    d

De cette façon _n_ représente deux lettres et _e_, _o_ et _t_ en
représentent chacune trois, tandis que _i_ et _r_ n'en représentent pas
moins de quatre. Treize caractères seulement jouent le rôle de tout
l'alphabet. Il en résulte que le chiffre a l'air d'être un pur mélange
des lettres _e_, _o_, _t_, _r_ et _i_, cette dernière lettre prédominant
surtout, grâce à l'accident qui lui fait représenter les lettres qui par
elles-mêmes prédominent extraordinairement dans la plupart des langues--
à savoir _e_ et _i_.

Supposons une lettre de ce genre interceptée et la phrase-clef inconnue,
on peut imaginer que l'individu qui essaiera de la déchiffrer arrivera,
en le devinant, ou par tout autre moyen, à se convaincre qu'un certain
caractère (_i_ par exemple) représente la lettre _e_. En parcourant la
cryptographie pour se confirmer dans cette idée, il n'y rencontrera rien
qui n'en soit au contraire la négation. Il verra ce caractère placé de
telle sorte qu'il ne peut représenter un _e_. Par exemple, il sera fort
embarrassé par les quatre _i_ formant un mot entier, sans l'intervention
d'aucune autre lettre, cas auquel, naturellement, ils ne peuvent tous
être des _e_. On remarquera que le mot _wise_ peut ainsi être formé.
Nous le remarquons, nous, qui sommes en possession de la clef; mais à
coup sûr on peut se demander comment, sans la clef, sans connaître une
seule lettre du chiffre, il serait possible à celui qui a intercepté la
lettre de tirer quelque chose d'un mot tel que _iiii_.

Mais voici qui est plus fort. On pourrait facilement construire une
phrase-clef, où un seul caractère représenterait six, huit ou dix
lettres. Imaginons-nous le mot _iiiiiiiiii_ se présentant dans une
cryptographie à quelqu'un qui n'a pas la clef, ou si cette supposition
est par trop scabreuse, supposons en présence de ce mot la personne
même à qui le chiffre est adressé, et en possession de la clef. Que
fera-t-elle d'un pareil mot? Dans tous les manuels d'Algèbre on trouve
la _formule_ précise pour déterminer le nombre d'arrangements selon
lesquels un certain nombre de lettres _m_ et _n_ peuvent être placées.
Mais assurément aucun de mes lecteurs ne peut ignorer quelles
innombrables combinaisons on peut faire avec ces dix _i_. Et cependant,
à moins d'un heureux accident, le correspondant qui recevra ce chiffre
devra parcourir toutes les combinaisons avant d'arriver au vrai mot,
et encore quand il les aura toutes écrites, sera-t-il singulièrement
embarrassé pour choisir le vrai mot dans le grand nombre de ceux qui se
présenteront dans le cours de son opération.

Pour obvier à cette extrême difficulté en faveur de ceux qui sont en
possession de la clef, tout en la laissant entière pour ceux à qui le
chiffre n'est pas destiné, il est nécessaire que les correspondants
conviennent d'un certain _ordre_, selon lequel on devra lire les
caractères qui représentent plus d'une lettre; et celui qui écrit la
cryptographie devra avoir cet _ordre_ présent à l'esprit. On peut
convenir, par exemple, que la première fois que l'_i_ se présentera dans
le chiffre, il représentera le caractère qui se trouve sous le premier
_i_ dans la phrase-clef, et la seconde fois, le second caractère
correspondant au second _i_ de la clef, etc., etc. Ainsi il faudra
considérer quelle place chaque caractère du chiffre occupe par rapport
au caractère lui-même pour déterminer sa signification exacte.

Nous disons qu'un tel _ordre_ convenu à l'avance est nécessaire pour que
le chiffre n'offre pas de trop grandes difficultés même à ceux qui en
possèdent la clef. Mais on n'a qu'à regarder la cryptographie de notre
correspondant de Stonington pour s'apercevoir qu'il n'y a observé aucun
ordre, et que plusieurs caractères y représentent, dans la plus absolue
confusion, plusieurs autres. Si donc, au sujet du gant que nous avons
jeté au publié en avril, il se sentait quelque velléité de nous accuser
de fanfaronnade, il faudra cependant bien qu'il admette que nous avons
fait honneur et au delà à notre prétention. Si ce que nous avons
dit alors n'était pas dit _suaviter in modo_, ce que nous faisons
aujourd'hui est au moins fait _fortiter in re_.

Dans ces rapides observations nous n'avons nullement essayé d'épuiser le
sujet de la cryptographie; un pareil sujet demanderait un in-folio. Nous
n'avons voulu que mentionner quelques-uns des systèmes de chiffres les
plus ordinaires. Il y a deux mille ans, Aeneas Tacticus énumérait vingt
méthodes distinctes, et l'ingéniosité moderne a fait faire à cette
science beaucoup de progrès. Ce que nous nous sommes proposé surtout,
c'est de suggérer des idées, et peut-être n'avons-nous réussi qu'à
fatiguer le lecteur. Pour ceux qui désireraient de plus amples
informations à ce sujet, nous leur dirons qu'il existe des traités sur
la matière par Trithemius, Cap. Porta, Vignère, et le P. Nicéron.
Les ouvrages des deux derniers peuvent se trouver, je crois, dans la
bibliothèque de Harvard University. Si toutefois on s'attendait à
rencontrer dans ces Essais des _règles pour la solution du chiffre_,
on pourrait se trouver fort désappointé. En dehors de quelques aperçus
touchant la structure générale du langage, et de quelques essais
minutieux d'application pratique de ces aperçus, le lecteur n'y trouvera
rien à retenir qu'il ne puisse trouver dans son propre entendement.





DU PRINCIPE POÉTIQUE[69]


En parlant du Principe poétique, je n'ai pas la prétention d'être ou
complet ou profond. En discutant à l'aventure de ce qui constitue
l'essence de ce qu'on appelle Poésie, le principal but que je me propose
est d'appeler l'attention sur quelques-uns des petits poèmes anglais
ou américains qui sont le plus de mon goût, ou qui ont laissé sur mon
imagination l'empreinte la plus marquée. Par _petits poèmes_ j'entends,
naturellement, des poèmes de peu d'étendue. Et ici qu'on me permette, en
commençant, de dire quelques mots d'un principe assez particulier, qui,
à tort ou à raison, a toujours exercé une certaine influence sur les
jugements critiques que j'ai portés sur la poésie. Je soutiens qu'il
n'existe pas de long poème; que cette phrase «un long poème» est tout
simplement une contradiction dans les termes.

Il est à peine besoin d'observer qu'un poème ne mérite ce nom qu'autant
qu'il émeut l'âme en l'élevant. La valeur d'un poème est en raison
directe de sa puissance d'émouvoir et d'élever. Mais toutes les
émotions, en vertu d'une nécessité psychique, sont transitoires. La dose
d'émotion nécessaire à un poème pour justifier ce titre ne saurait
se soutenir dans une composition d'une longue étendue. Au bout d'une
demi-heure au plus, elle baisse, tombe;--une révulsion s'opère--et dès
lors le poème, de fait, cesse d'être un poème.

Ils ne sont pas rares, sans doute, ceux qui ont trouvé quelque
difficulté à concilier cet axiome critique, «que le Paradis Perdu est à
admirer religieusement d'un bout à l'autre» avec l'impossibilité absolue
où nous sommes de conserver, durant la lecture entière, le degré
d'enthousiasme que cet axiome suppose. En réalité, ce grand ouvrage ne
peut être réputé poétique, que si, perdant de vue cette condition vitale
exigée de toute oeuvre d'art, l'Unité, nous le considérons simplement
comme une série de petits poèmes détachés. Si, pour sauver cette
Unité,--la totalité d'effet ou d'impression qu'il produit--nous le
lisons (comme il le faudrait alors) tout d'un trait, le seul résultat
de cette lecture, c'est de nous faire passer alternativement de
l'enthousiasme à l'abattement. A certain passage, où nous sentons une
véritable poésie, succèdent, inévitablement, des platitudes qu'aucun
préjugé critique ne saurait nous forcer d'admirer; mais si, après avoir
parcouru l'ouvrage en son entier, nous le relisons, laissant de côté le
premier livre pour commencer par le second, nous serons tout surpris
de trouver maintenant admirable ce qu'auparavant nous condamnions--et
condamnable ce qu'auparavant nous ne pouvions trop admirer. D'où il
suit, que l'effet final, total et absolu du poème épique, le meilleur
même qui soit sous le soleil, est nul--c'est là un fait incontestable.

Si nous passons à l'Iliade, à défaut de preuves positives, nous avons
au moins d'excellentes raisons de croire que, dans l'intention de son
auteur, elle ne fut qu'une série de pièces lyriques; si l'on veut y voir
une intention épique, tout ce que je puis dire alors, c'est que l'oeuvre
repose sur un sentiment imparfait de l'art. L'épopée moderne est une
imitation de ce prétendu modèle épique ancien, mais une imitation
maladroite et aveugle. Mais le temps de ces méprises artistiques est
passé. Si, à certaine époque, un long poème a pu être réellement
populaire--ce dont je doute--il est certain du moins qu'il ne peut plus
l'être désormais.

Que l'étendue d'une oeuvre poétique soit, toutes choses égales
d'ailleurs, la mesure de son mérite, c'est là sans doute une proposition
assez absurde--quoique nous en soyons redevables à nos Revues
trimestrielles. Assurément, il ne peut y avoir dans la pure étendue,
abstractivement considérée dans le pur volume d'un livre, rien qui ait
pu exciter une admiration si prolongée de la part de ces taciturnes
pamphlets! Une montagne, sans doute, par le seul sentiment de grandeur
physique qu'elle éveille, peut nous inspirer l'émotion du sublime; mais
quel est l'homme qui soit impressionné de cette façon par la grandeur
matérielle de _la Colombiade_ même? Les Revues du moins ne nous ont pas
encore appris le moyen de l'être. Il est vrai qu'elles ne nous disent
pas crûment que nous devons estimer Lamartine au pied carré, ou Pollock
à la livre;--et cependant quelle autre conclusion tirer de leurs
continuelles rodomontades sur «l'effort soutenu du génie»? Si par «un
effort soutenu» un petit monsieur a accouché d'un épique, nous sommes
tout disposés à lui tenir franchement compte de l'effort--si toutefois
cela en vaut la peine; mais qu'il nous soit permis de ne pas juger de
l'oeuvre sur l'effort. Il faut espérer que le sens commun, à l'avenir,
aimera mieux juger une oeuvre d'art par l'impression et l'effet
produits, que par le temps qu'elle met à produire cet effet ou la somme
d'«effort soutenu» qu'il a fallu pour réaliser cette impression. La
vérité est que la persévérance est une chose, et le génie une autre,
et toutes les _Quarterlies_ de la Chrétienté ne parviendront pas à les
confondre. En attendant, on ne peut se refuser à reconnaître l'évidence
de ma proposition et celle des considérations qui l'appuient. En tous
cas, si elles passent généralement pour des erreurs condamnables, il n'y
a pas là de quoi compromettre gravement leur vérité.

D'autre part, il est clair qu'un poème peut pécher par excès de
brièveté. Une brièveté excessive dégénère en épigramme. Un poème trop
court peut produire çà et là un vif et brillant effet; mais non un effet
profond et durable. Il faut à un sceau un temps de pression suffisant
pour s'imprimer sur la cire. Béranger a écrit quantité de choses
piquantes et émouvantes, mais en général ce sont choses trop légères
pour s'imprimer profondément dans l'attention publique, et ainsi, les
créations de son imagination, comme autant de plumes aériennes, n'ont
apparu que pour être emportées par le vent.

Un remarquable exemple de ce que peut produire une brièveté exagérée
pour compromettre un poème et l'empêcher de devenir populaire, c'est
l'exquise petite _Sérénade_ que voici:

  Je m'éveille de rêver de toi
      Dans le premier doux sommeil de la nuit,
  Lorsque les vents respirent tout bas,
      Et que rayonnent les brillantes étoiles.
  Je m'éveille de rêver de toi,
      Et un esprit dans mes pieds
  M'a conduit--qui sait comment?
      Vers la fenêtre de ta chambre, douce amie!

  Les brises vagabondes se pâment
      Sur ce sombre, ce silencieux courant;
  Les odeurs du champac s'évanouissent
      Comme de douces pensées dans un rêve;
  La complainte du rossignol
      Meurt sur son coeur,
  Comme je dois mourir sur le tien,
      O bien-aimée que tu es!

  Oh! soulève-moi du gazon!
      Je meurs, je m'évanouis, je succombe!
  Laisse ton amour en baisers pleuvoir
      Sur mes lèvres et mes paupières pâles!
      Ma joue est froide et blanche, hélas!
      Mon coeur bat fort et vite;
  Oh! presse-le encore une fois tout contre le tien,
      Où il doit se briser enfin.

Ces vers ne sont peut-être familiers qu'à peu de lecteurs; et cependant
ce n'est pas moins qu'un poète comme Shelley qui les a écrits[70]. Tout
le monde appréciera cette chaleur d'une imagination en même temps si
délicate et si éthérée; mais personne ne la sentira aussi pleinement
que celui qui vient de sortir des doux rêves de la bien-aimée pour se
baigner dans l'air parfumé d'une nuit d'été australe.

Un des poèmes les plus achevés de Willis[71], le meilleur assurément
à mon avis qu'il ait jamais écrit, a dû sans doute à ce même excès de
brièveté de ne pas occuper la place qui lui est due tant aux yeux des
critiques que devant l'opinion populaire.

  Les ombres s'étendaient le long de Broadway,
      Proche était l'heure du crépuscule,
  Et lentement une belle dame
      S'y promenait dans son orgueil.
  Elle se promenait seule; mais invisibles,
      Des esprits marchaient à son côté.

  Sous ses pieds la Paix charmait la terre,
      Et l'Honneur enchantait l'air;
  Tous ceux qui passaient la regardaient avec complaisance,
      Et l'appelaient bonne autant que belle,
  Car tout ce que Dieu lui avait donné
      Elle le conservait avec un soin jaloux.

  Elle gardait avec soin ses rares beautés
      Des amoureux chauds et sincères--
  Son coeur pour tout était froid, excepté pour l'or,
     Et les riches ne venaient pas lui faire la cour;--
  Mais quel honneur pour des charmes à vendre,
     Si les prêtres se chargent du marché!

  Maintenant elle marchait, vierge encore plus belle.
     Vierge éthérée, pâle comme un lis:
  Et elle avait maintenant une compagnie invisible
      Capable de désespérer l'âme--
  Entre le besoin et le mépris elle marchait délaissée,
      Et rien ne pouvait la sauver.

  Aucun pardon maintenant ne peut rasséréner son front
      De la paix de ce monde, pour prier;
  Car pendant que la prière égarée de l'amour s'est dissipée dans l'air,
      Son coeur de femme s'est donné libre carrière!
  Mais le péché pardonné par Christ dans le ciel
      Sera toujours maudit par l'homme!

Nous avons quelque peine à reconnaître dans cette composition le Willis
qui a écrit tant de «vers de société.» Non seulement elle est richement
idéale; mais les vers en sont pleins d'énergie, et respirent une
chaleur, une sincérité de sentiment évidente, que nous chercherions en
vain dans tous les autres ouvrages de l'auteur.

Pendant que la manie épique--l'idée que pour avoir du mérite en poésie,
la prolixité est indispensable--disparaissait peu à peu depuis quelques
années de l'esprit du public, en vertu même de son absurdité, nous
voyions lui succéder une autre hérésie d'une fausseté trop palpable pour
être longtemps tolérée; mais qui, pendant la courte période qu'elle
a déjà duré, a plus fait à elle seule pour la corruption de notre
littérature poétique que tous ses autres ennemis à la fois. Je veux dire
l'hérésie du _Didactique_. Il est reçu, implicitement et explicitement,
directement et indirectement, que la dernière fin de toute Poésie est
la Vérité. Tout poème, dit-on, doit inculquer une morale, et c'est par
cette morale qu'il faut apprécier le mérite poétique d'un ouvrage. Nous
autres Américains surtout, nous avons patronné cette heureuse idée,
et c'est particulièrement à nous, Bostoniens, qu'elle doit son entier
développement. Nous nous sommes mis dans la tête, qu'écrire un poème
uniquement pour l'amour de la poésie, et reconnaître que tel a été notre
dessein en l'écrivant, c'est avouer que le vrai sentiment de la dignité
et de la force de la poésie nous fait radicalement défaut--tandis qu'en
réalité, nous n'aurions qu'à rentrer un instant en nous-mêmes, pour
découvrir immédiatement qu'il n'existe et ne peut exister sous le soleil
d'oeuvre plus absolument estimable, plus suprêmement noble, qu'un vrai
poème, un poème _per se_, un poème, qui n'est que poème et rien de plus,
un poème écrit pour le pur amour de la poésie.

Avec tout le respect que j'ai pour la Vérité, respect aussi grand que
celui qui ait jamais pu faire battre une poitrine humaine, je voudrais
cependant limiter, en une certaine mesure, ses moyens d'inculcation. Je
voudrais les limiter pour les renforcer, au lieu de les affaiblir en les
multipliant. Les exigences de la Vérité sont sévères. Elle n'a aucune
sympathie pour les fleurs de l'imagination. Tout ce qu'il y a de plus
indispensable dans le Chant est précisément ce dont elle a le moins
affaire. C'est la réduire à l'état de pompeux paradoxe que de
l'enguirlander de perles et de fleurs. Une vérité, pour acquérir toute
sa force, a plutôt besoin de la sévérité que des efflorescences du
langage. Ce qu'elle veut, c'est que nous soyons simples, précis,
élégants; elle demande de la froideur, du calme, de l'impassibilité. En
un mot, nous devons être à son égard, autant qu'il est possible, dans
l'état d'esprit le plus directement opposé à l'état poétique. Bien
aveugle serait celui qui ne saisirait pas les différences radicales qui
creusent un abîme entre les moyens d'action de la vérité et ceux de la
poésie.

Il faudrait être irrémédiablement enragé de théorie, pour persister, en
dépit de ces différences, à essayer de réconcilier l'irréconciliable
antipathie de la Poésie et de la Vérité.

Si nous divisons le monde de l'esprit en ses trois parties les plus
visiblement distinctes, nous avons l'Intellect pur, le Goût et le Sens
moral. Je mets le Goût au milieu, parce que c'est précisément la place
qu'il occupe dans l'esprit. Il se relie intimement aux deux extrêmes, et
n'est séparé du Sens moral que par une si faible différence qu'Aristote
n'a pas hésité à mettre quelques-unes de ses opérations au nombre des
vertus mêmes. Cependant, l'_office_ de chacune de ces facultés se
distingue par des caractères suffisamment tranchés. De même que
l'Intellect recherche le Vrai, le Goût nous révèle le Beau, et le Sens
moral ne s'occupe que du Devoir. Pendant que la Conscience nous enseigne
l'obligation du Devoir, et que la Raison nous en montre l'utilité, le
Goût se contente d'en déployer les charmes, déclarant la guerre au Vice
uniquement sur le terrain de sa difformité, de ses disproportions, de sa
haine pour la convenance, la proportion, l'harmonie, en un mot pour la
Beauté.

Un immortel instinct, ayant des racines profondes dans l'esprit de
l'homme, c'est donc le sentiment du Beau. C'est ce sentiment qui est la
source du plaisir qu'il trouve dans les formes infinies, les sons, les
odeurs, les sensations.

Et de même que le lis se reproduit dans l'eau du lac, ou les yeux
d'Amaryllis dans son miroir, ainsi nous trouvons dans la simple
reproduction orale ou écrite de ces formes, de ces sons, de ces
couleurs, de ces odeurs une double source de plaisir. Mais cette simple
reproduction n'est pas la poésie. Celui qui se contente de chanter, même
avec le plus chaud enthousiasme, ou de reproduire avec la plus vivante
fidélité de description les formes, les sons, les odeurs, les couleurs
et les sentiments qui lui sont communs avec le reste de l'humanité,
celui-là, dis-je, n'aura encore aucun droit à ce divin nom de poète. Il
lui reste encore quelque chose à atteindre. Nous sommes dévorés d'une
soif inextinguible, et il ne nous a pas montré les sources cristallines
seules capables de la calmer. Cette soif fait partie de l'Immortalité de
l'homme. Elle est à la fois une conséquence et un signe de son existence
sans terme. Elle est le désir de la phalène pour l'étoile. Elle n'est
pas seulement l'appréciation des Beautés qui sont sous nos yeux, mais un
effort passionné pour atteindre la Beauté d'en haut. Inspirés par
une prescience extatique des gloires d'au delà du tombeau, nous nous
travaillons, en essayant au moyen de mille combinaisons, au milieu des
choses et des pensées du Temps, d'atteindre une portion de cette Beauté
dont les vrais éléments n'appartiennent peut-être qu'à l'éternité.
Alors, quand la Poésie, ou la Musique, la plus enivrante des formes
poétiques, nous a fait fondre en larmes, nous pleurons, non, comme
le suppose l'Abbé Gravina, par excès de plaisir, mais par suite d'un
chagrin positif, impétueux, impatient, que nous ressentons de notre
impuissance à saisir actuellement, pleinement sur cette terre, une
fois et pour toujours, ces joies divines et enchanteresses, dont nous
n'atteignons, _à travers_ le poème, ou _à travers_ la musique, que de
courtes et vagues lueurs.

C'est cet effort suprême pour saisir la Beauté surnaturelle--effort
venant d'âmes normalement constituées--qui a donné au monde tout ce
qu'il a jamais été capable à la fois de comprendre et de sentir en fait
de poésie.

Naturellement, le Sentiment poétique peut revêtir différents modes de
développement--la Peinture, la Sculpture, l'Architecture, la Danse--la
Musique surtout--et dans un sens tout spécial, et fort large, l'art des
Jardins. Notre sujet doit se borner à envisager la manifestation du
sentiment poétique par le langage. Et ici qu'on me permette de dire
quelques mots du rythme. Je me contenterai d'affirmer que la Musique,
dans ses différents modes de mesure, de rythme et de rime, a en poésie
une telle importance que ce serait folie de vouloir se passer de son
secours,--sans m'arrêter à rechercher ce qui en fait l'essence absolue.
C'est peut-être en Musique que l'âme atteint de plus près la grande fin
à laquelle elle aspire si violemment, quand elle est inspirée par le
Sentiment poétique--la création de la Beauté surnaturelle. Il se peut
que cette fin sublime soit en réalité de temps en temps atteinte
ici-bas. Il nous est arrivé souvent de sentir, tout frémissant de
volupté, qu'une harpe terrestre venait de faire vibrer des notes non
inconnues des anges. Aussi est-il indubitable que c'est dans l'union de
la Poésie et de la Musique, dans son sens populaire, que nous trouverons
le plus large champ pour le développement des facultés poétiques. Les
anciens Bardes et Minnesingers avaient des avantages dont nous ne
jouissons plus--et Thomas Moore, chantant ses propres poésies, achevait
ainsi fort légitimement de leur donner leur véritable caractère de
poèmes.

Pour récapituler, je définirais donc en peu de mots la poésie du
langage: _une Création rythmique de la Beauté_. Son seul arbitre est le
Goût. Le Goût n'a avec l'Intellect ou la Conscience que des relations
collatérales. Il ne peut qu'accidentellement avoir quelque chose de
commun soit avec le Devoir soit avec la Vérité.

Quelques mots d'explication, cependant. Ce plaisir, qui est à la fois le
plus pur, le plus élevé et le plus intense des plaisirs, vient, je
le soutiens, de la contemplation du Beau. Ce n'est que dans la
comtemplation de la Beauté qu'il nous est possible d'atteindre cette
élévation enivrante, cette émotion de l'âme, que nous reconnaissons
comme le sentiment poétique, et qui se distingue si facilement de la
Vérité, qui est la satisfaction de la Raison, et de la Passion, qui est
l'émotion du coeur. C'est donc la Beauté--en comprenant dans ce mot le
sublime--qui est l'objet du poème, en vertu de cette simple règle de
l'Art, que les effets doivent jaillir aussi directement que possible
de leurs causes:--personne du moins n'a osé nier que l'élévation
particulière dont nous parlons soit un but plus facilement atteint dans
un poème. Il ne s'ensuit nullement, toutefois, que les excitations de la
Passion, ou les préceptes du Devoir ou même les leçons de la Vérité ne
puissent trouver place dans un poème et avec avantage; tout cela peut,
accidentellement, servir de différentes façons le dessein général de
l'ouvrage;--mais le véritable artiste trouvera toujours le moyen de les
subordonner à cette Beauté qui est l'atmosphère et l'essence réelle du
Poème.

Je ne saurais mieux commencer la série des quelques poèmes sur lesquels
je veux appeler l'attention, qu'en citant le Poème de _l'Epave_ de M.
Longfellow[72].

  Le jour est parti, et les ténèbres
      Tombent des ailes de la Nuit,
  Comme une plume tombe emportée
      De l'aile d'un Aigle dans son vol[73].

  J'aperçois tes lumières du village
      Luire à travers la pluie et la brume,
  Et un sentiment de tristesse m'envahit,
      Auquel mon âme ne peut résister;

  Un sentiment de tristesse et d'angoisse
      Qui n'a rien de la douleur,
  Et qui ne ressemble au chagrin
      Que comme le brouillard ressemble à la pluie.

  Viens, lis-moi quelque poème,
      Quelque simple lai, dicté par le coeur.
  Qui calmera cette émotion sans repos,
      Et bannira les pensées du jour.

  Non pas des grands maîtres anciens,
     Ni des bardes-sublimes
  Dont l'écho des pas lointains retentit
     A travers les corridors du temps.

  Car, de même que les accords d'une musique martiale,
      Leurs puissantes pensées suggèrent
  Les labeurs et les fatigues sans fin de la vie;
      Et ce soir j'aspire au repos.

  Lis-moi dans quelque humble poète,
      Dont les chants ont jailli de son coeur,
  Comme les averses jaillissent des nuages de l'été,
      Ou les larmes des paupières;

  Qui à travers de longs jours de labeur
      Et des nuits sans repos,
  N'a cessé d'entendre en son âme la musique
      De merveilleuses mélodies.

  De tels chants ont le pouvoir d'apaiser
      La pulsation sans repos du souci,
  Et descendent comme la bénédiction
      Qui suit la prière.

  Puis lis, dans le volume favori,
       Le poème de ton choix,
       Et prête à la rime du poète
  La beauté de ta voix.

      Et la nuit se remplira de musique,
  Et les soucis qui infestent le jour
      Replieront leurs tentes comme les Arabes,
  Et s'enfuiront aussi silencieux.

Sans beaucoup de frais d'imagination, ces vers ont été admirés à bon
droit pour leur délicatesse d'expression. Quelques-unes des images ont
beaucoup d'effet. Il ne se peut rien de meilleur que:

     .... ces bardes sublimes,
  Dont l'écho des pas lointains retentit
     A travers les corridors du Temps.

L'idée du dernier quatrain est aussi très saisissante. Toutefois,
le poème dans son ensemble, est surtout admirable par la gracieuse
_insouciance_ de son mètre, si bien en rapport avec le caractère des
sentiments, et surtout avec le laisser-aller du ton général. Il a été
longtemps de mode de regarder ce laisser-aller, ce naturel dans le style
littéraire, comme un naturel purement apparent--et en réalité comme
un point difficile à atteindre. Mais il n'en est point ainsi:--un
ton naturel n'est difficile qu'à celui qui s'appliquerait à l'éviter
toujours, à être toujours en dehors de la nature.

Un auteur n'a qu'à écrire avec l'entendement ou avec l'instinct, pour
que _le ton_ dans la composition soit toujours celui qui plaira à la
masse des lecteurs--et naturellement, il doit continuellement varier
avec le sujet. L'écrivain qui, d'après la mode de la _North American
Review_, serait toujours, en toute occasion, uniquement _serein_, sera
nécessairement, en beaucoup de cas, simplement niais, ou stupide; et
il n'a pas plus de droit à être considéré comme un auteur _facile_
ou _naturel_ qu'un exquis Cockney, ou la Beauté qui dort dans des
chefs-d'oeuvre de cire.

Parmi les petits poèmes de Bryant[74], aucun ne m'a plus fortement
impressionné que celui qui est intitulé _Juin_. Je n'en cite qu'une
partie:

  Là, à travers les longues, longues heures d'été,
      La lumière d'or s'épandrait,
  Et des jeunes herbes drues et des groupes de fleurs
      Se dresseraient dans leur beauté;
  Le loriot construirait son nid et dirait
  Sa chanson d'amour, tout près de mon tombeau;
      Le nonchalant papillon
  S'arrêterait là, et là on entendrait
      La bonne ménagère abeille, et l'oiseau-mouche,

  Et les cris joyeux à midi,
      Qui viennent du village,
  Ou les chansons des jeunes filles, sous la lune,
      Mêlées d'un éclat de rire de fée!
  Et dans la lumière du soir,
      Les amoureux fiancés se promenant en vue
  De mon humble monument!
  Si mes voeux étaient comblés, la scène gracieuse qui m'entoure
  Ne connaîtrait pas de plus triste vue ni de plus triste bruit.

  Je sais, je sais que je ne verrais pas
      Les glorieuses merveilles de la saison;
  Son éclat ne rayonnerait pas pour moi,
      Ni sa fantastique musique ne s'épandrait;
  Mais si autour du lieu de mon sommeil
  Les amis que j'aime venaient pleurer,
      Ils n'auraient point hâte de s'en aller:
  De douces brises, et la chanson, et la lumière, et la fleur
      Les retiendraient près de ma tombe.

  Tout cela à leurs coeurs attendris porterait
      La pensée de ce qui a été,
  Et leur parlerait de celui qui ne peut partager
      La joie de la scène qui l'entoure;
  De celui pour qui toute la part de la pompe qui remplit
      Le circuit des collines embellies par l'été,
      Est:--que son tombeau est vert;
  Et ils désireraient profondément, pour la joie de leurs coeurs,
      Entendre encore une fois sa voix vivante.

Le courant rythmique ici est, pour ainsi dire, voluptueux; on ne saurait
lire rien de plus mélodieux. Ce poème m'a toujours causé une remarquable
impression. L'intense mélancolie qui perce, malgré tout, à la surface
des gracieuses pensées du poète sur son tombeau, nous fait tressaillir
jusqu'au fond de l'âme--et dans ce tressaillement se retrouve la plus
véritable élévation poétique. L'impression qu'il nous laisse est celle
d'une voluptueuse tristesse. Si, dans les autres compositions qui vont
suivre, on rencontre plus ou moins apparent un ton analogue à celui-là,
il est bon de se rappeler que cette teinte accusée de tristesse
est inséparable (comment ou pourquoi? je ne le sais) de toutes les
manifestations de la vraie Beauté. Mais c'est comme dit le poète:

  Un sentiment de tristesse et d'angoisse
      Qui n'a rien de la douleur,
  Et qui ne ressemble au chagrin,
      Que comme le brouillard ressemble à la pluie.

Cette teinte apparaît clairement même dans un poème cependant si plein
de fantaisie et de brio, le _Toast_ d'Edward Coote Pinkney[75].

  Je remplis cette coupe à celle qui est faite
      De beauté seule--
  Une femme, de son gracieux sexe
      L'évident parangon;
  A qui les plus purs éléments
      Et les douces étoiles ont donné
  Une forme si belle que, semblable à l'air,
      Elle est moins de la terre que du ciel.

  Chacun de ses accents est une musique qui lui est propre,
      Semblables à ceux des oiseaux du matin,
  Et quelque chose de plus que la mélodie
      Habite toujours en ses paroles;
  Elles sont la marque de son coeur,
      Et de ses lèvres elles coulent
  Comme on peut voir les abeilles chargées
      Sortir de la rose.

  Les affections sont comme des pensées pour elle,
      La mesure de ses heures;
  Ses sentiments ont la fragrance,
      La fraîcheur des jeunes fleurs;
  Et d'aimables passions, souvent changeantes,
      La remplissent si bien, qu'elle semble
  Tour à tour leur propre image--
      L'idole des années écoulées!

  De sa brillante face un seul regard tracera
      Un portrait sur la cervelle,
  Et de sa voix dans les coeurs qui font écho
      Un long retentissement doit demeurer;
  Mais le souvenir, tel que celui qui me reste d'elle,
      Me la rend si chère,
  Qu'à l'approche de la mort mon dernier soupir
      Ne sera pas pour la vie, mais pour elle.

  J'ai rempli cette coupe à celle qui est faite
      De beauté seule,
  Une femme de son gracieux sexe
      L'évident parangon--
  A elle! Et s'il y avait sur terre
      Un peu plus de pareils êtres,
  Cette vie ne serait plus que poésie,
      Et la lassitude un mot!

Ce fut le malheur de Mr Pinkney d'être né trop loin dans le sud. S'il
avait été un Nouvel Englander, il est probable qu'il eût été mis au
premier rang des lyriques américains par cette magnanime cabale qui a
si longtemps tenu dans ses mains les destinées de la littérature
américaine, en dirigeant ce qu'on appelle la _North American Review_. Le
poème que nous venons de citer est d'une beauté toute spéciale; quant à
l'élévation poétique qui s'y trouve, elle se rattache surtout à notre
sympathie pour l'enthousiasme du poète. Nous lui pardonnons ses
hyperboles en considération de la chaleur évidente avec laquelle elles
sont exprimées.

Je n'avais nullement le dessein de m'étendre sur les mérites des
morceaux que je devais vous lire. Ils parlent assez éloquemment pour
eux-mêmes. Dans ses _Avertissements du Parnasse_, Boccalini nous raconte
que Zoïle faisant un jour devant Apollon une critique amère d'un
admirable livre, le Dieu l'interrogea sur les beautés de l'ouvrage.
Zoïle répondit qu'il ne s'occupait que des défauts. Sur quoi, Apollon,
lui mettant en main un sac de blé non vanné, le condamna pour sa
punition à en enlever toute la paille.

Cette fable s'adresse admirablement aux critiques--mais je ne suis pas
bien sûr que le Dieu fût dans son droit. Il me semble qu'il se méprenait
grossièrement sur les vraies limites des devoirs de la critique.
L'excellence, dans un poème surtout, participe du caractère de l'axiome,
et n'a besoin que d'être présentée pour être évidente par elle-même. Ce
n'est plus de l'excellence, si elle a besoin d'être démontrée telle;--et
par conséquent faire trop particulièrement ressortir les mérites d'une
oeuvre d'Art, c'est admettre que ce ne sont pas des mérites.

Parmi les _Mélodies_ de Thomas Moore, il y en a une dont le remarquable
caractère poétique semble avoir fort singulièrement échappé à
l'attention. Je fais allusion aux vers qui commencent ainsi: «Viens,
repose sur cette poitrine», et dont l'intense énergie d'expression n'est
surpassée par aucun endroit de Byron. Il y a deux de ces vers, où le
sentiment semble condenser dans toute sa puissance la divine passion de
l'Amour--sentiment qui peut-être a trouvé son écho dans plus de coeurs
et des coeurs plus passionnés qu'aucun autre de ceux qu'ait jamais
exprimés la parole humaine.

  Viens, repose sur cette poitrine, ma pauvre biche blessée,
  Quoique le troupeau t'ait délaissée, tu as encore, ici ta demeure;
  Ici encore tu trouveras le sourire, qu'aucun nuage ne peut obscurcir
  Un coeur et une main à toi jusqu'à la fin.
  Oh! pourquoi l'amour a-t-il été fait, s'il ne reste pas le même
  Dans la joie et le tourment, dans la gloire et la honte?
  Je ne sais pas, je ne demande pas, si ton coeur est coupable;
  Je ne sais qu'une chose, c'est que je t'aime, quelle que tu sois.
  Tu m'as appelé ton Ange dans les moments de bonheur,
  Je veux rester ton Ange, au milieu des horreurs de cette heure,
  A travers la fournaise, inébranlable, suivre tes pas,
  Te servir de bouclier, te sauver--ou mourir avec toi!

Depuis quelque temps c'est la mode de refuser à Moore l'Imagination
en lui laissant la Fantaisie--distinction qui a sa source dans
Coleridge--qui mieux que personne cependant a compris le génie de Moore.
Le fait est que chez Moore la Fantaisie prédomine tellement sur toutes
ses autres facultés, et surpasse à un si haut degré celle des autres
poètes, qu'on a pu être naturellement amené à ne voir en lui que de la
Fantaisie. Mais c'est une grave erreur, et c'est faire le plus grand
tort au mérite d'un vrai poète. Je ne connais pas dans toute la
littérature anglaise un poème plus profondément,--plus magiquement
_imaginatif_, dans le meilleur sens du mot, que les vers qui commencent
ainsi: «Je voudrais être près de ce lac sombre»--qui sont de la main de
Thomas Moore.

Je regrette de ne pouvoir me les rappeler.

L'un des plus nobles--et puisqu'il s'agit de Fantaisie, l'un des plus
singulièrement fantaisistes de nos poètes modernes, c'est Thomas
Hood[76]. La _Belle Inès_ à toujours eu pour moi un charme inexprimable:

  Oh! n'avez-vous pas vu la belle Inès?
      Elle est partie dans l'Ouest,
  Pour éblouir quand le soleil est couché,
      Et voler au monde son repos.
  Elle a emporté avec elle la lumière de nos jours,
      Les sourires qui nous étaient si chers,
  Avec les rougeurs du matin sur sa joue
      Et les perles sur son sein.

  Oh, reviens, belle Inès,
      Avant la tombée de la nuit,
  De peur que la lune ne rayonne seule,
      Et que les étoiles ne brillent sans rivale;
  Heureux sera l'amoureux
      Qui se promènera sous leur rayon,
  Et exhalera l'amour sur ta joue,
      Je n'ose pas même l'écrire!

  Que n'étais-je, belle Inès,
      Ce galant cavalier,
  Qui chevauchait si gaîment à ton côté,
      Et te murmurait à l'oreille de si près!
  N'y avait-il donc point là-bas de gentilles dames
      Ou de vrais amoureux ici,
  Qu'il dût traverser les mers pour obtenir
      La plus aimée des bien-aimées!

  Je t'ai vue, charmante Inès,
      Descendre le long du rivage
  Avec un cortège de nobles gentilshommes.
      Et des bannières ondoyant en tête
  D'aimables jeunes hommes et de joyeuses vierges;
      Ils portaient des plumes de neige;
  C'eût été un beau rêve--
      Si ce n'avait été qu'un rêve!

  Hélas! hélas! la belle Inès,
      Elle est partie avec le chant,
  Avec la musique suivant ses pas,
      Et les clameurs de la foule;
  Mais quelques-uns étaient tristes, et ne sentaient pas de joie,
      Mais seulement la torture d'une musique.
  Qui chantait: Adieu, Adieu
      A celle que vous avez aimée si longtemps.

  Adieu, adieu, belle Inès,
      Ce vaisseau jamais ne porta
  Si belle dame sur son pont,
      Ni ne dansa jamais si léger--
  Hélas! pour le plaisir de la mer
      Et le chagrin du rivage!
  Le sourire qui a ravi le coeur d'un amoureux
      En a brisé bien d'autres!

_La Maison hantée_, du même auteur, est un des poèmes les plus
véritablement poèmes, les plus exceptionnels, les plus profondément
artistiques, tant pour le sujet que pour l'exécution. Il est puissamment
idéal--imaginatif. Je regrette que sa longueur m'empêche de le citer
ici. Qu'on me permette de donner à sa place le poème si universellement
goûté: le _Pont des Soupirs_.

  Une plus infortunée,
  Fatiguée de respirer,
  Follement desespérée,
  Est allée au devant de la mort!

  Prenez-la tendrement,
  Soulevez-la avec soin:--
  Son enveloppe est si frêle,
  Elle est jeune, et si belle!

  Voyez ses vêtements
  Qui collent à son corps comme des bandelettes;
  Pendant que l'eau continuellement
  Dégoutte de sa robe;
  Prenez-la bien vite
  Amoureusement, et sans dégoût.

  Ne la touchez pas avec mépris;
  Pensez à elle tristement,
  Doucement, humainement;
  Ne songez pas à ses taches.
  Tout ce qui reste d'elle
  Est maintenant fémininement pur.

  Ne scrutez pas profondément
  Sa révolte
  Téméraire et coupable;
  Tout déshonneur est passé,
  La mort ne lui a laissé
  Que la beauté.

  Silence pour ses chutes,
  Elle est de la famille d'Eve--
  Essuyez ses pauvres lèvres
  Qui suintent si visqueuses.
  Relevez ses tresses
  Echappées au peigne,
  Ses belles tresses châtaines,
  Pendant qu'on se demande, dans l'étonnement:
  Où était sa demeure?

  Qui était son père?
  Qui était sa mère?
  Avait-elle une soeur?
  Avait-elle un frère?
  Ou avait-elle quelqu'un de plus cher
  Encore, et qui lui tenait de plus près
  Encore que tous les autres?

  Hélas! O rareté
  De la chrétienne charité.
  Sous le soleil!
  Oh! Quelle pitié!
  Dans toute une cité populeuse
  Elle n'avait point de foyer!

  Sentiments de soeur, de frère,
  De père, de mère
  Avaient changé pour elle;
  L'amour, par une cruelle clarté,
  Etait tombé de son faîte;
  La providence de Dieu même
  Semblait se détourner.

  En face des lampes qui tremblotent
  Si loin sur la rivière,
  Avec ces mille lumières,
  Qui luisent aux fenêtres des maisons
  De la mansarde au sous-sol,
  Elle se tenait debout, dans l'effarement,
  Sans abri pour la nuit.

  Le vent glacial de mars
  La faisait trembler et frissonner,
  Mais non l'arche sombre,
  Ou la rivière qui coule noire.
  Affolée de l'histoire de la vie,
  Heureuse d'affronter le mystère de la mort,
  Impatiente d'être emportée,--
  N'importe où, n'importe où,
  Loin du monde!

  Elle se plongea hardiment,--
  Sans s'inquiéter si, froidement,
  L'âpre rivière coule--
  De sa berge.
  Représente-toi cette rivière--penses-y,
  Homme dissolu!
  Baigne-t-y, bois de ses eaux,
  Si tu l'oses!

  Prenez-la tendrement;
  Soulevez-la avec soin;
  Son enveloppe est si frêle,
  Elle est jeune et si belle!
  Avant que ses membres glacés,
  Ne soient trop rigidement raidis,
  Décemment--tendrement
  Aplanissez-les et arrangez-les;
  Et ses yeux, fermez-les;
  Ces yeux tout grands ouverts sans voir!

  Epouvantablement ouverts et regardant
  A travers l'impureté fangeuse,
  Comme avec le dernier regard
  Audacieux du désespoir
  Fixé sur l'avenir.

  Elle est morte sombrement,
  Poussée par l'outrage,
  La froide inhumanité,
  La brûlante folie,
  Dans son repos.
  Croisez ses mains humblement,
  Comme si elle priait en silence,
  Sur sa poitrine!
  Avouant sa faiblesse,
  Sa coupable conduite,
  Et abandonnant, avec douceur,
  Ses péchés à son Sauveur!

Ce poème n'est pas moins remarquable par sa vigueur que par son
pathétique. La versification, tout en poussant la fantaisie jusqu'au
fantastique, n'en est pas moins admirablement adaptée à la furieuse
démence qui est la thèse du poème.

Parmi les petits poèmes de lord Byron il en est un qui n'a jamais reçu
de la critique les hommages qu'il mérite incontestablement[77].

  Quoique le jour de ma destinée fût arrivé,
      Et que l'étoile de mon destin fût sur son déclin,
  Ton tendre coeur a refusé de découvrir
      Les fautes que tant d'autres ont su trouver;
  Quoique ton âme fût familiarisée avec mon chagrin,
      Elle n'a pas craint de le partager avec moi,
  Et l'amour que mon esprit s'était fait en peinture,
      Je ne l'ai jamais trouvé qu'en _toi_.

  Quand la nature sourit autour de moi,
      Le seul sourire qui réponde au mien,
  Je ne crois pas qu'il soit trompeur,
      Parce qu'il me rappelle le tien;
  Et quand les vents sont en guerre avec l'océan,
  Comme les coeurs auxquels je croyais le sont avec moi,
  Si les vagues qu'ils soulèvent excitent une émotion,
      C'est parce qu'elles me portent loin de _toi_.

  Quoique le roc de mon espérance soit fracassé,
      Et que ses débris soient engloutis dans la vague,
  Quoique je sente que mon âme est livrée
      A la douleur--elle ne sera pas son esclave.
  Mille angoisses peuvent me poursuivre;
      Elles peuvent m'écraser, mais non me mépriser--
  Elles peuvent me torturer, mais non me soumettre--
      C'est à _toi_ que je pense--non à elles.

  Quoique humaine, tu ne m'as pas trompé;
      Quoique femme, tu ne m'as point délaissé;
  Quoique aimée, tu as craint de m'affliger;
      Quoique calomniée, jamais tu ne t'es laissée ébranler;
  Quoique ayant ma confiance, tu ne m'as jamais renié;
      Si tu t'es séparée de moi, ce n'était pas pour fuir;
  Si tu veillas sur moi, ce n'était pas pour me diffamer;
      Si tu restas muette, ce n'était pas pour donner au monde
         le droit de me condamner.

  Cependant je ne blâme pas le monde, ni ne le méprise,
      Pas plus que la guerre déclarée par tous à un seul.
  Si mon âme n'était pas faite pour l'apprécier,
      Ce fut une folie de ne pas le fuir plus tôt:
  Et si cette erreur m'a coûté cher,
      Et plus que je n'aurais jamais pu le prévoir,
  J'ai trouvé que malgré tout ce qu'elle m'a fait perdre,
      Elle n'a jamais pu me priver de _toi_.

  Du naufrage du passé, disparu pour moi,
      Je puis au moins retirer une grande leçon,
  Il m'a appris que ce que je chérissais le plus
      Méritait d'être chéri de moi par dessus tout;
  Dans le désert jaillit une source,
      Dans l'immense steppe il y a encore un arbre,
  Et un oiseau qui chante dans la solitude
      Et parle à mon âme de toi.

Quoique le rythme de ces vers soit un des plus difficiles, on pourrait
à peine trouver quelque chose à redire à la versification. Jamais plus
noble _thème_ n'a tenté la plume d'un poète. C'est l'idée, éminemment
propre à élever l'âme, qu'aucun homme ne peut s'attribuer le droit de
se plaindre de la destinée dans le malheur, dès qu'il lui reste l'amour
inébranlable d'une femme[78].

Quoique je considère en toute sincérité Alfred Tennyson comme le plus
noble poète qui ait jamais vécu, je me suis à peine laissé le temps de
vous en citer un court spécimen. Je l'appelle, et le regarde comme le
plus noble des poètes, non parce que les impressions qu'il produit sont
toujours les plus profondes--non parce que l'émotion poétique qu'il
excite est toujours la plus intense,--mais parce qu'il est toujours le
plus éthéré--en d'autres termes, le plus élevé et le plus pur. Il n'y a
pas de poète qui soit si peu de la terre, si peu terrestre. Ce que je
vais vous lire est emprunté à son dernier long poème: _La princesse_.

  Des larmes, d'indolentes larmes, (je ne sais ce qu'elles veulent dire,)
  Des larmes du fond de quelque divin désespoir
  Jaillissent dans le coeur, et montent aux yeux,
  En regardant les heureux champs d'automne,
  Et en pensant aux jours qui ne sont plus.

  Frais comme le premier rayon éclairant la voile,
  Qui ramène nos amis de l'autre hémisphère,
  Tristes comme le dernier rayon rougissant celle
  Qui sombre avec tout ce que nous aimons sous l'horizon;
  Aussi tristes, aussi frais sont les jours qui ne sont plus.

  Ah! tristes et étranges comme dans les sombres aurores d'été
  Le premier cri des oiseaux éveillés à demi,
  Pour des oreilles mourantes, quand sous des yeux mourants
  La croisée lentement en s'illuminant se dessine;

  Aussi tristes, aussi étranges, sont les jours qui ne sont plus,
  Aussi chers que des baisers remémorés après la mort,
  Aussi doux que ceux qu'imagine une pensée sans espoir
  Sur des lèvres réservées à d'autres; profonds comme l'amour,
  Profonds comme le premier amour, enténébrés de tous les regrets,
  O mort dans la vie! tels sont les jours qui ne sont plus.

En essayant ainsi de vous exposer, quoique d'une façon bien rapide et
bien imparfaite, ma conception du principe poétique, je ne me suis
proposé que de vous suggérer cette réflexion: c'est que, si ce principe
est strictement et simplement l'aspiration de l'âme humaine vers la
beauté surnaturelle, sa manifestation doit toujours se trouver dans une
émotion qui élève l'âme, tout à fait indépendante de la passion qui
enivre le coeur, et de la vérité qui satisfait la raison. Pour ce qui
regarde la passion, hélas! elle tend plutôt à dégrader qu'à élever
l'âme. L'Amour, au contraire,--l'Amour,--le vrai, le divin Éros--la
Vénus Uranienne si différente de la Vénus Dionéenne--est sans contredit
le plus pur et le plus vrai de tous les thèmes poétiques. Quant à la
Vérité, si par l'acquisition d'une vérité particulière nous arrivons
à percevoir de l'harmonie où nous n'en voyions pas auparavant, nous
éprouvons alors en même temps le véritable effet poétique; mais cet
effet ne doit s'attribuer qu'à l'harmonie seule, et nullement à la
vérité qui n'a servi qu'à faire éclater cette harmonie.

Nous pouvons cependant nous faire plus directement une idée distincte de
ce qu'est la véritable poésie, en considérant quelques-uns des simples
éléments qui produisent dans le poète lui-même le véritable effet
poétique. Il reconnaît l'ambroisie qui nourrit son âme dans les orbes
brillants qui étincellent dans le Ciel, dans les volutes de la fleur,
dans les bouquets formés par d'humbles arbustes, dans l'ondoiement des
champs de blé, dans l'obliquement des grands arbres vers le levant, dans
les bleus lointains des montagnes, dans le groupement des nuages, dans
le tintement des ruisseaux qui se dérobent à demi, le miroitement des
rivières d'argent, dans le repos des lacs isolés, dans les profondeurs
des sources solitaires où se mirent les étoiles. Il la reconnaît dans
les chants des oiseaux, dans la harpe d'Eole, dans le soupir du vent
nocturne, dans la voix lugubre de la forêt, dans la vague qui se plaint
au rivage, dans la fraîche haleine des bois, dans le parfum de la
violette, dans la voluptueuse senteur de l'hyacinthe, dans l'odeur
suggestive qui lui vient le soir d'îles éloignées non découvertes, sur
des océans sombres, illimités, inexplorés. Il la reconnaît dans toutes
les nobles pensées, dans toutes les aspirations qui ne sont pas de la
terre, dans toutes les saintes impulsions, dans toutes les actions
chevaleresques, généreuses, et supposant le sacrifice de soi-même. Il
la sent dans la beauté de la femme, dans la grâce de sa démarche, dans
l'éclat de ses yeux, dans la mélodie de sa voix, dans son doux sourire,
dans son soupir, dans l'harmonie du frémissement de sa robe. Il la
sent profondément dans ses attraits enveloppants, dans ses brûlants
enthousiasmes, dans ses gracieuses charités, dans ses douces et pieuses
patiences; mais par dessus tout, oui, par dessus tout, il l'adore à
genoux, dans la fidélité, dans la pureté, dans la force, dans la suprême
et divine majesté de son _amour_.

Permettez-moi d'achever, en vous lisant encore un petit poème, un poème
d'un caractère bien différent de ceux que je vous ai cités. Il est de
Motherwell[79], et est intitulé le _Chant du Cavalier_.

Avec nos idées modernes et tout à fait rationnelles sur l'absurdité
et l'impiété de la guerre, nous ne sommes pas précisément dans l'état
d'esprit le mieux fait pour sympathiser avec les sentiments de ce
poème et par conséquent pour en apprécier la réelle excellence. Pour y
arriver, il faut nous identifier nous-mêmes en imagination avec l'âme du
vieux cavalier.

  Un coursier! Un coursier! d'une vitesse sans égale!
      Une épée d'un métal acéré!
  Pour de nobles coeurs tout le reste est peu de chose--
      Sur terre tout le reste n'est rien.
  Les hennissements du fier cheval de guerre,
      Le roulement du tambour,
  L'éclat perçant de la trompette,
      Sont des bruits qui viennent du ciel;
  Et puis! le tonnerre des chevaliers serrés qui se précipitent
      En même temps que grandit leur cri de guerre,
  Peut faire descendre du ciel un ange étincelant,
      Et réveiller un démon de l'enfer.

  Montez donc! montez donc, nobles braves, montez tous,
      Hâtez-vous de revêtir vos cimiers;
  Courriers de la mort, Gloire et Honneur, appelez-nous
      Au champ de guerre une fois encore.
  D'aigres larmes ne rempliront pas nos yeux,
      Quand la poignée de notre épée sera dans notre main;
  Nous partirons le coeur entier, sans un soupir
      Pour la plus belle du pays.
  Laissons l'amoureux jouer du chalumeau, et le poltron
      Se lamenter et pleurnicher;
  Notre affaire à nous, c'est de combattre en hommes,
      Et de mourir en héros!




QUELQUES SECRETS

DE LA PRISON DU MAGAZINE


L'absence d'une Loi internationale des droits d'auteur, en mettant
presque les auteurs dans l'impossibilité d'obtenir de leurs éditeurs et
libraires la rémunération de leurs labeurs littéraires, a eu pour effet
de forcer un grand nombre de nos meilleurs écrivains de se mettre au
service des Revues et des Magazines; ceux-ci, avec une persévérance qui
leur donne quelque crédit, semblent faire un certain cas de l'excellent
vieux dicton, que même dans l'ingrat champ des Lettres, tout travail
mérite son salaire. En vertu de quel revêche instinct de l'honnête et du
convenable, ces journaux ont-ils eu le courage de persister dans leurs
habitudes payantes, au nez même de l'opposition des Foster et des
Léonard Scott, qui pour huit dollars vous fournissent à l'année quatre
périodiques anglais, c'est là un point qu'il nous est bien difficile de
résoudre, et dont nous ne voyons pas de plus raisonnable explication que
dans la persistance de l'_esprit de patrie_. Que des Magazines puissent
vivre dans ces conditions, et non seulement vivre, mais prospérer, et
non seulement prospérer, mais encore arriver à débourser de l'argent
pour payer des articles originaux, ce sont là des faits qui ne peuvent
s'expliquer que par la supposition fantastique, mais précieuse, qu'il
reste encore quelque part dans les cendres une étincelle qui n'est pas
tout à fait éteinte du feu de l'amour pour les lettres et les hommes de
lettres qui animait autrefois l'esprit américain.

Il serait indécent (c'est peut-être là leur idée) de laisser nos pauvres
diables d'auteurs mourir de faim, pendant que nous nous engraissons,
littérairement parlant, des excellentes choses que, sans rougir, nous
prenons dans la poche de toute l'Europe; il ne serait pas tout à fait
_comme il faut_ de laisser se commettre une pareille atrocité; voilà
pourquoi nous avons des Magazines, et un certain public qui s'abonne à
ces Magazines (par pure pitié); voilà pourquoi nous avons des éditeurs
de Magazines cumulant quelquefois le double titre d'éditeurs et de
propriétaires--des éditeurs, dis-je, qui, moyennant certaines conditions
de bonne conduite, de poufs à l'occasion, et d'une décente servilité, se
font un point de conscience d'encourager le pauvre diable d'auteur avec
un dollar ou deux, plus ou moins, selon qu'il se comporte décemment, et
s'abstient de la vilaine habitude de relever le nez.

Nous espérons, cependant, n'être pas assez prévenu où assez vindicatif
pour insinuer que ce qui, de leur part (des éditeurs de Magazines)
semble si peu libéral, soit en réalité une illibéralité qui doive être
mise à leur charge. De fait, il saute aux yeux que ce que nous avons dit
est précisément l'inverse d'une pareille accusation. Ces éditeurs paient
_quelque chose_--les autres ne paient rien du tout. Il y a là évidemment
une certaine différence,--quoiqu'un mathématicien pût prétendre que la
différence est infinitésimale. Mais enfin ces éditeurs et propriétaires
de Magazines _paient_ (il n'y a pas à dire), et pour votre pauvre diable
d'auteur les plus minimes faveurs méritent la reconnaissance. Non, le
manque de libéralité est du côté du public infatué de ses démagogues, du
côté du public qui souffre que ses délégués, les oints de son choix (ou
peut-être les maudits[80]) insultent à son sens commun, (à lui public),
en faisant dans nos Chambres nationales des discours où ils prouvent
qu'il est beau et commode de voler l'Europe littéraire sur les grands
chemins, et qu'il n'y a pas de plus grossière absurdité que de prétendre
qu'un homme a quelque droit et quelque titre à sa propre cervelle ou à
la matière sans consistance qu'il en file, comme une maudite chenille
qu'il est. Si ces matières aussi fragiles que le fil de la vierge ont
besoin de protection, c'est que nous avons les mains pleines et de vers
à soie et de _morus multicaulis_[81].

Mais si nous ne pouvons pas, dans ces circonstances, reprocher aux
éditeurs de Magazines un manque absolu de libéralité (puisqu'ils
paient), il y a un point particulier, au sujet duquel nous avons
d'excellentes raisons de les accuser. Pourquoi (puisqu'ils doivent
payer) ne paient-ils pas de bonne grâce et tout de suite? Si nous étions
en ce moment de mauvaise humeur, nous pourrions raconter une histoire
qui ferait dresser les cheveux sur la tête de Shylock.

Un jeune auteur, aux prises avec le désespoir lui-même sous la forme
du spectre de la pauvreté, n'ayant dans sa misère aucun
soulagement--n'ayant à attendre aucune sympathie de la part du vulgaire,
qui ne comprend pas ses besoins, et prétendrait ne pas les comprendre,
quand même il les concevrait parfaitement--ce jeune auteur est poliment
prié de composer un article, pour lequel il sera «gentiment payé.» Dans
le ravissement, il néglige peut-être pendant tout un mois le seul emploi
qui le fait vivre, et après avoir crevé de faim pendant ce mois, (lui
et sa famille) il arrive enfin au bout du mois de supplice et de son
article, et l'expédie (en ne laissant point ignorer son pressant besoin)
à l'_éditeur_ bouffi, et au _propriétaire_ au nez puissant qui a
condescendu à l'honorer (lui le pauvre diable) de son patronage. Un mois
(de crevaison encore) et pas de réponse. Un second mois, rien encore.
Deux autres mois--toujours rien. Une seconde lettre, insinuant
modestement que peut-être l'article n'est pas arrivé à
destination--toujours point de réponse. Six mois écoulés, l'auteur se
présente en personne au bureau de l'éditeur et propriétaire. «Revenez
une autre fois.» Le pauvre diable s'en va, et ne manque pas de revenir.
«Revenez encore»--il s'entend dire ce: revenez encore, pendant trois ou
quatre mois. La patience à bout, il redemande l'article.--Non, il ne
peut pas l'avoir (il était vraiment trop bon, pour qu'on pût le faire
passer si légèrement)--«il est sous presse,» et «des articles de ce
caractère ne se paient (c'est notre règle) que six mois après la
publication. Revenez six mois après l'affaire faite, et votre
argent sera tout prêt--car nous avons des hommes d'affaire
expéditifs--nous-mêmes.» Là dessus le pauvre diable s'en va satisfait,
et se dit qu'en somme «l'éditeur et propriétaire est un galant homme,
et qu'il n'a rien de mieux à faire, (lui, le pauvre diable), que
d'attendre. L'on pourrait supposer qu'en effet il eût attendu ... si
la mort l'avait voulu. Il meurt de faim, et par la bonne fortune de sa
mort, le gras éditeur et propriétaire s'engraisse encore de la valeur
de vingt-cinq dollars, si habilement sauvés, pour être généreusement
dépensés en canards-cendrés et en champagne.

Nous espérons que le lecteur, en parcourant cet article, se gardera
de deux choses: la première, de croire que nous l'écrivons sous
l'inspiration de notre propre expérience, car nous n'ajoutons foi
qu'au récit des souffrances actuelles,--la seconde, de faire quelque
application personnelle de nos remarques à quelque éditeur actuellement
vivant, puisqu'il est parfaitement reconnu qu'ils sont tous aussi
remarquables par leur générosité et leur urbanité, que par leur façon de
comprendre et d'apprécier le génie.

FIN





TABLE DES MATIÈRES


INTRODUCTION

LE DUC DE L'OMELETTE

LE MILLE ET DEUXIÈME CONTE DE SCHÉHERAZADE

MELLONTA TAUTA

COMMENT S'ÉCRIT UN ARTICLE A LA BLACKWOOD

LA FILOUTERIE CONSIDÉRÉE COMME SCIENCE EXACTE

L'HOMME D'AFFAIRES

L'ENSEVELISSEMENT PRÉMATURÉ

BON-BON

LA CRYPTOGRAPHIE

DU PRINCIPE POÉTIQUE

QUELQUES SECRETS DE LA PRISON DU MAGAZINE





NOTES


[1] L'acteur Montfleury. L'auteur du _Parnasse réformé_ le fait ainsi
parler dans l'Enfer: «L'homme donc qui voudrait savoir ce dont je suis
mort, qu'il ne demande pas si ce fut de fièvre ou de podagre ou d'autre
chose, mais qu'il entende que ce fut de l'_Andromaque_.» (J.
Guéret, 1668.) Montfleury jouait le rôle d'Oreste dans la tragédie
d'_Andromaque_ lorsqu'il tomba malade et mourut en quelques jours.

[2] Les mots écrits en italiques se trouvent en français dans le texte
de Poe.

[3] Les coralites.

[4] «Une des plus remarquables curiosités du Texas est en effet une
forêt pétrifiée, près de la source de la rivière Pasigno. Elle se
compose de quelques centaines d'arbres, parfaitement droits, tous
changés en pierre. Quelques-uns, qui commencent à pousser, ne sont qu'en
partie pétrifiés. C'est là un fait frappant pour les naturalistes,
et qui doit les amener à modifier leur théorie de la pétrification.»
_Kennedy_.

L'existence de ce fait, d'abord contestée, a été depuis confirmée par la
découverte d'une forêt complètement pétrifiée près de la source de la
rivière Chayenne ou Chienne qui sort des Montagnes Noires de la chaîne
des Rocs.

Il y a peu de spectacles, sur la surface du globe, plus remarquables,
soit au point de vue de la science géologique, soit au point de vue du
pittoresque, que celui de la forêt pétrifiée près du Caire. Le voyageur,
après avoir passé devant les tombes des califes et franchi les portes de
la ville, se dirige vers le sud, presque en angle droit avec la route
qui traverse le désert pour aller à Suez, et, après avoir fait quelque
dix milles dans une vallée basse et stérile, couverte de sable, de
gravier, et de coquilles marines, aussi fraîches que si la marée venait
de se retirer la veille, traverse une longue ligne de collines de sable,
qui courent pendant quelque temps dans une direction parallèle à son
chemin. La scène qui se présente alors à ses yeux offre un caractère
inconcevable d'étrangeté et de désolation. C'est une masse de tronçons
d'arbres, tous pétrifiés, qui sonnent comme du fer fondu sous le talon
de son cheval, et qui semblent s'étendre à des milles et des milles
autour de lui sous la forme d'une forêt abattue et morte. Le bois a une
teinte brun foncé, mais conserve parfaitement sa forme; ces tronçons
ont de un à quinze pieds de long, et de un demi-pied à trois pieds
d'épaisseur; ils paraissent si rapprochés les uns des autres, qu'un âne
égyptien peut à peine passer à travers; et ils sont si naturels, qu'en
Ecosse ou en Irlande, on pourrait prendre cet endroit pour quelque
énorme fondrière desséchée, où les arbres exhumés et gisants pourrissent
au soleil. Les racines et les branches de beaucoup de ces arbres sont
intactes, et dans quelques-uns on peut facilement reconnaître les
vermoulures sous l'écorce. Les plus délicates veines de l'aubier, les
plus fins détails du coeur du bois y sont dans leur entière perfection,
et défient les plus fortes lentilles. La masse est si complètement
silicifiée, qu'elle peut rayer le verre et recevoir le poli le plus
achevé.--_Asiatic Magazine_.

[5] La caverne Mammoth du Kentucky.

[6] En Islande, 1783.

[7] «Pendant l'éruption de l'Hécla en 1766, des nuages de cendres
produisirent une telle obscurité, qu'à Glaumba, à plus de cinquante
lieues de la montagne, on ne pouvait trouver son chemin qu'à tâtons.
Lors de l'éruption du Vésuve en 1794, à Caserta, à quatre lieues de
distance, il fallut recourir à la lumière des torches. Le 1er mai 1812,
un nuage de cendres et de sable, venant d'un volcan de l'île Saint-
Vincent, couvrit toute l'étendue des Barbades, en répandant une telle
obscurité qu'en plein midi et en plein air, on ne pouvait distinguer les
arbres ou autres objets rapprochés, pas même un mouchoir blanc placé à
la distance de six pouces de l'oeil.»--_Murray_, p. 215, _Phil. édit._

[8] En 1790, dans le Caraccas, pendant un tremblement de terre, une
certaine étendue de terrain granitique s'engouffra, et laissa à sa place
un lac de 800 mètres de diamètre, et de 90 à 100 pieds de profondeur. Ce
terrain était une partie de la forêt d'Aripao, et les arbres restèrent
verts sous l'eau pendant plusieurs mois--_Murray_, p. 221.

[9] Le plus dur acier manufacturé peut, sous l'action d'un chalumeau,
se réduire à une poudre impalpable, capable de flotter dans l'air
atmosphérique.

[10] La région du Niger. Voir le _Colonial Magazine de Simmond_.

[11] Le _Formicaleo_. On peut appliquer le terme de monstre aux petits
êtres anormaux aussi bien qu'aux grands, les épithètes telles que celle
de _vaste_ étant purement comparatives. La caverne du Formicaleo est
_vaste_ en comparaison de celle de la fourmi rouge ordinaire. Un grain
de sable est aussi un _roc_.

[12] L'_Epidendron, flos aeris_, de la famille des Orchidées, n'a que
l'extrémité de ses racines attachée à un arbre ou à un autre objet d'où
il ne tire aucune nourriture; il ne vit que d'air.

[13] Les _Parasites_, telles que la prodigieuse _Rafflesia Arnaldii_.

[14] Schouw parle d'une espèce de plantes qui croissent sur les animaux
vivants--les _Plantae Epizoae_. A cette classe appartiennent quelques
_Fuci_ et quelques _Algues_.

M. J.B. Williams de Salem, Mass. a présenté à l'Institut national un
insecte de la Nouvelle Zélande, qu'il décrit ainsi: «Le _Hotte_, une
chenille ou ver bien caractérisé, se trouve à la racine de l'arbre
_Rata_, avec une plante qui lui pousse sur la tête. Ce très singulier et
très extraordinaire insecte traverse les arbres _Rata_ et _Perriri_: il
y entre par le sommet, s'y creuse un chemin en rongeant, et perce le
tronc de l'arbre jusqu'à ce qu'il atteigne la racine; il sort alors de
la racine et meurt, ou reste endormi, et la plante pousse sur sa tête;
son corps reste intact et est d'une substance plus dure que pendant sa
vie. Les indigènes tirent de cet insecte une couleur pour le tatouage.»

[15] Dans les mines et les cavernes naturelles on trouve une espèce de
_fungus_ cryptogame, qui projette une intense phosphorescence.

[16] L'orchis, la scabieuse, et la valisnérie.

[17] «La corolle de cette fleur (_l'aristolochia clematitis_), qui est
tubulaire, mais qui se termine en haut en membre ligulé, se gonfle à sa
base en forme globulaire. La partie tubulaire est revêtue intérieurement
de poils raides, pointant en bas. La partie globulaire contient le
pistil, uniquement composé d'un germen et d'un stigma, et les étamines
qui l'entourent. Mais les étamines, étant plus courtes que le germen
même, ne peuvent décharger le pollen de manière à le jeter sur le
stigma, la fleur restant toujours droite jusqu'après l'imprégnation.
Et ainsi, sans quelque secours spécial et étranger, le pollen doit
nécessairement tomber dans le fond de la fleur. Or, le secours donné
dans ce cas par la nature est celui du _Tiputa Pennicornis_, un petit
insecte, qui, entrant dans le tube de la corolle en quête de miel,
descend jusqu'au fond, et y farfouille jusqu'à ce qu'il soit tout
couvert de pollen. Mais comme il n'a pas la force de remonter à cause de
la position des poils qui convergent vers le fond comme les fils d'une
souricière, dans l'impatience qu'il éprouve de se voir prisonnier, il
va et vient en tous sens, essayant tous les coins, jusqu'à ce qu'enfin,
traversant plusieurs fois le stigma, il le couvre d'une quantité de
pollen suffisante pour l'en imprégner; après quoi la fleur commence
bientôt à s'incliner, et les poils à se retirer contre les parois du
tube, laissant ainsi un passage à la retraite de l'insecte.» _Rev. P.
Keith: Système de botanique physiologique._

[18] Les abeilles,--depuis qu'il y a des abeilles--ont construit leurs
cellules dans les mêmes proportions, avec le même nombre de côtés et
la même inclinaison de ces côtés. Or il a été démontré (et ce problème
implique les plus profonds principes des mathématiques) que les
proportions, le nombre de ces côtés, les angles qu'ils forment sont
ceux-là mêmes qui sont précisément les plus propres à leur donner le
plus de place compatible avec la plus grande solidité de construction.

Pendant la dernière partie du dernier siècle, les mathématiciens
soulevèrent la question «de déterminer la meilleure forme à donner aux
ailes d'un moulin à vent en tenant compte de leur distance variable des
points de l'axe tournant et aussi des centres de révolution.» C'est là
un problème excessivement compliqué; en d'autres termes, il s'agissait
de trouver la meilleure disposition possible par rapport à une infinité
de distances différentes et à une infinité de points pris sur l'arbre
de couche. Il y eut mille tentatives insignifiantes de la part des plus
illustres mathématiciens pour répondre à la question; et lorsque enfin
la vraie solution fut découverte, on s'avisa que les ailes de l'oiseau
avaient résolu le problème avec une absolue précision du jour où le
premier oiseau avait traversé les airs.

[19] J'ai observé entre Frankfort et le territoire d'Indiana un vol de
pigeons d'un mille au moins de largeur; il mit quatre heures à passer;
ce qui, à raison d'un mille par minute, donne une longueur de 240
milles; et, en supposant trois pigeons par mètre carré, donne
2,230,272,000 pigeons.--_Voyage au Canada et aux Etats-Unis par le
lieutenant F. Hall._

[20] «La terre est portée par une vache bleue, ayant quatre cents
cornes.» _Le Coran de Sale._

[21] Les _Entozoa_ ou vers intestinaux ont été souvent observés dans les
muscles et la substance cérébrale de l'homme.--Voir la _Physiologie de
Wyatt_, p. 143.

[22] Sur le grand railway de l'Ouest, entre Londres et Exeter, on
atteint une vitesse de 71 milles à l'heure. Un train pesant 90 tonnes
fit le trajet de Paddington à Didcot (53 milles) en 51 minutes.

[23] L'_Eccolabéion_.

[24] L'Automate joueur d'échecs de Maelzel.--Poë a décrit en détail cet
automate dans un Essai traduit par Baudelaire.

[25] La machine à calculer de Babbage.

[26] Chabert, et depuis lui une centaine d'autres.

[27] L'électrotype.

[28] Wollaston fit avec du platine pour le champ d'un télescope un fil
ayant un quatre-vingt-dix millième de pouce d'épaisseur. On ne pouvait
le voir qu'à l'aide du microscope.

[29] Newton a démontré que la rétine, sous l'influence du rayon violet
du spectre solaire, vibrait 900,000,000 de fois en une seconde.

[30] La pile voltaïque.

[31] Le télégraphe électrique transmet instantanément la pensée au moins
à quelque distance que ce soit sur la terre.

[32] L'appareil du télégraphe électrique imprimeur.

[33] Expérience vulgaire en physique. Si de deux points lumineux on fait
entrer deux rayons rouges dans une chambre noire de manière à les faire
tomber sur une surface blanche, dans le cas où ils diffèrent en longueur
d'un cent millionième de pouce, leur intensité est doublée. Il en est de
même, si cette différence en longueur est un nombre entier multiple
de cette fraction. Un multiple de 2-1/4, de 3-2/3, etc ... donne une
intensité égale à un seul rayon; mais un multiple de 2-1/2, 3-1/2, etc
... donne une obscurité complète. Pour les rayons violets on observe
les mêmes effets, quand la différence de leur longueur est d'un cent
soixante-sept millionième de pouce; avec tous les autres rayons
les résultats sont les mêmes--la différence s'accroissant dans une
proportion uniforme du violet au rouge.

Des expériences analogues par rapport au son produisent des résultats
analogues.

[34] Mettez un creuset de platine sur une lampe à esprit, et
maintenez-le au rouge; versez-y un peu d'acide sulfurique; cet acide,
bien qu'étant le plus volatile des corps à une température ordinaire,
sera complètement fixé dans un creuset chauffé, et pas une goutte ne
s'évaporera--étant environné de sa propre ionosphère, il ne touche pas,
de fait, les parois du creuset. Introduisez alors quelques gouttes
d'eau, et immédiatement l'acide venant en contact avec les parois
brûlantes du creuset, s'échappe en vapeur acide sulfureuse, et avec une
telle rapidité que le calorique de l'eau s'évapore avec lui, et laisse
au fond du vase une couche de glace, que l'on peut retirer en saisissant
le moment précis avant qu'elle ne se fonde.

[35] Le Daguerréotype.

[36] Quoique la lumière traverse 167,000 milles en une seconde, la
distance des soixante et un Cygni (la seule étoile dont la distance soit
certainement constatée) est si inconcevable que ses rayons mettraient
plus de dix ans pour atteindre la terre. Quant aux étoiles plus
éloignées, vingt ou même mille ans seraient une estimation modeste.
Ainsi, à supposer qu'elles aient été anéanties depuis vingt ou mille
ans, nous pourrions encore les apercevoir aujourd'hui, au moyen de la
lumière émise de leur surface il y a vingt ou mille ans. Il n'est donc
pas impossible, ni même improbable que beaucoup de celles que nous
voyons aujourd'hui soient en réalité éteintes.

Herschel l'ancien soutient que la lumière des plus faibles nébuleuses
aperçues à l'aide de son grand télescope doit avoir mis trois millions
d'années pour atteindre la terre. Quelques-unes, visibles dans
l'instrument de Lord Rosse doivent avoir au moins demandé vingt millions
d'années.

[37] Aristote.

[38] Euclide.

[39] Kant.

[40] Hogg, poète anglais, à la place de Bacon. Jeu de mots: _Bacon_ en
anglais signifiant _lard_, et _hog_, _cochon_.

[41] Le fameux John Stuart Mill, auteur d'un traité de Logique
expérimentale. Le mot Mill en anglais veut dire Moulin, d'où le jeu de
mot à l'adresse de Bentham, dont Mill était le disciple.

[42] Poe a cité et développé ces considérations philosophiques dans son
_Eureka_.

[43] Populace.

[44] Héros.

[45] Héliogabale.

[46] Madler. Poe a exposé et réfuté plus au long le système de cet
astronome dans son _Eureka_.

[47] Le texte anglais explique ce jeu de mots intraduisible en français:
_Cornwallis_ y devient: _some wealthy dealer in corn_, un riche
négociant en blé.

[48] Cuistre prétentieux.

[49] Tabitha Navet.

[50] Vieux canard.

[51] Tintamarre démagogique.

[52] _Critique de la Raison pure.--Eléments métaphysiques des sciences
naturelles._

[53]

  Le fuyard peut combattre encore,
  Ce que ne peut celui qui est tué.

[54] Romancier américain, que Poe juge ainsi dans ses _Marginalia_: «Son
art est grand et d'un haut caractère, mais massif et sans détails. Il
commence toujours bien, mais il ne sait pas du tout achever; il est
excessivement volage et irrégulier, mais plein d'action et d'énergie.»

[55] «Comme un chien ne se laissera pas détourner d'un lambeau de cuir
graissé».

[56] Nous ne l'avons pas trouvé.

[57] Dans le sens de l'ancien mot _mouleer_, qui moud son blé au moulin
banal. (La Curne de Sante-Palaye.)

[58] Chats tigrés.

[59] phrenes

[60] Le mot attribué à Platon signifie «l'âme est immatérielle.»
Le Diable, en changeant aulos en augos, prétend avoir enlevé à la
définition de Platon tout sens intelligible.

[61] «Cicéron, Lucrèce, Sénèque écrivaient sur la philosophie, mais
c'était la philosophie grecque.»--Condorcet.

[62] Arouet de Voltaire.

[63] Machiavel, Mazarin, Robespierre.

[64] Graham's Magazine, 1841.

[65] «On a imaginé bien des méthodes différentes pour transmettre
d'individu à individu des informations secrètes au moyen d'une écriture
illisible pour tout autre que le destinataire; et on a généralement
appelé cet art de correspondance secrète la _cryptographie_. Les anciens
ont connu plusieurs genres d'écriture secrète. Quelquefois on rasait la
tête d'un esclave, et l'on écrivait sur le crâne avec quelque fluide
coloré indélébile; après quoi on laissait pousser la chevelure, et ainsi
l'on pouvait transmettre une information sans aucun danger de la voir
découverte avant que la dépêche ambulante arrivât à sa destination. La
Cryptographie proprement dite embrasse tous les modes d'écriture rendus
lisibles au moyen d'une clef explicative qui fait connaître le sens réel
du chiffre employé.»

[66] «Un mot suffit au sage.»

[67] «Des phrases sans suite et des combinaisons de mots sans
signification, comme le reconnaîtrait lui-même le savant lexicographe,
cachées sous un chiffre cryptographique, sont plus propres à
_embarrasser_ le chercheur curieux, et défient plus complètement la
pénétration que ne le feraient les plus profonds _apophthegmes_ des plus
savants philosophes. Si les recherches abstruses des scoliastes ne lui
étaient présentées que dans le vocabulaire non déguisé de sa langue
maternelle....»

[68] «Nous avons besoin de nous voir immédiatement pour choses de grande
importance. Les plans sont découverts, et les conspirateurs entre nos
mains. Venez en toute hâte.»

[69] Cet essai, comme l'indique sa forme, n'est autre chose qu'une des
lectures ou conférences que Poe fit en 1844 et 1845 sur la poésie et sur
les poètes en Amérique.

[70] Cette version est empruntée à la traduction que nous avons publiée
des _Poésies complètes de Shelley_,(3 v. in-18, Albert Savine,
éditeur.) Nous saisissons avec empressement cette occasion d'ajouter le
remarquable jugement de Poe sur Shelley aux nombreuses appréciations de
la Critique Anglaise que nous avons citées dans notre livre: _Shelley:
sa vie et ses oeuvres_ (1 v. in-18) qui commente et complète notre
traduction.

«Si jamais homme a noyé ses pensées dans l'expression, ce fut Shelley.
Si jamais poète a chanté (comme les oiseaux chantent)--par une impulsion
naturelle,--avec ardeur, avec un entier abandon--pour lui seul--et pour
la pure joie de son propre chant--ce poète est l'auteur de la _Plante
Sensitive_. D'art, en dehors de celui qui est l'instinct infaillible du
Génie--il n'en a pas, ou il l'a complètement dédaigné. En réalité il
dédaignait la Règle qui est l'émanation de la Loi, parce qu'il
trouvait sa loi dans sa propre âme. Ses chants ne sont que des notes
frustes--ébauches sténographiques de poèmes--ébauches qui suffisaient
amplement à sa propre intelligence, et qu'il ne voulut pas se donner la
peine de développer dans leur plénitude pour celle de ses semblables.
Il est difficile de trouver dans ses ouvrages une conception vraiment
achevée. C'est pour cette raison qu'il est le plus fatigant des poètes.
Mais s'il fatigue, c'est plutôt pour avoir fait trop peu que trop; ce
qui chez lui semble le développement diffus d'une idée n'est que la
concentration concise d'un grand nombre; et c'est cette concision qui le
rend obscur.

»Pour un tel homme, imiter était hors de question, et ne répondait à
aucun but--car il ne s'adressait qu'à son propre esprit, qui n'eût
pas compris une langue étrangère--c'est pourquoi il est profondément
original. Son étrangeté provient de la perception intuitive de cette
vérité que Lord Bacon a seul exprimée en termes précis, quand il a dit
«Il n'y a pas de beauté exquise qui n'offre quelque étrangeté dans ses
proportions.» Mais que Shelley soit obscur, original, ou étrange, il est
toujours sincère. Il ne connaît pas l'_affectation_.»

[71] N.P. Willis, essayste, conteur et poète américain. Poe lui a
consacré un long article dans ses Essais Critiques sur la littérature
américaine. Il reproche surtout à ses compositions «une teinte marquée
de mondanité et d'affectation.»

[72] Poe est revenu à plusieurs reprises sur ce morceau dans ses _Notes
marginales_. L'éloge qu'il fait ici du poète américain Longfellow ne
l'empêche pas de le juger en maint endroit avec une singulière sévérité.
«H.W. Longfellow,» dit-il dans un curieux essai intitulé _Autographie_
où il rapproche le caractère et le génie des écrivains de leur écriture,
«a droit à la première place parmi les poètes de l'Amérique--du moins à
la première place parmi ceux qui se sont mis en évidence comme poètes.
Ses qualités sont toutes de l'ordre le plus élevé, tandis que ses fautes
sont surtout celles de l'affectation et de l'imitation--une imitation
qui touche quelquefois au larcin.»

[73] Poe critique ainsi cette strophe dans ses _Marginalia_:

«Une _seule_ plume qui tombe ne peint que bien imparfaitement la
toute-puissance envahissante des ténèbres; mais une objection plus
spéciale se peut tirer de la comparaison d'une plume avec la chute d'une
autre. La nuit est personnifiée par un oiseau, et les ténèbres, qui sont
la plume de cet oiseau, tombent de ses ailes, comment? comme une autre
plume tombe d'un autre oiseau. Oui, c'est bien cela. La comparaison se
compose de deux termes identiques--c'est-à-dire, qu'elle est nulle.
Elle n'a pas plus de force qu'une proposition identique en logique.»

[74] William Cullen Bryant, l'un des poètes américains les plus admirés
de Poe. «M. Bryant,» dit-il dans son essai critique sur ce poète,
«excelle dans les petits poèmes moraux. En fait de versification, il
n'est surpassé par personne en Amérique, sinon, peut-être, par M.
Sprague.... M. Bryant a du génie et un génie d'un caractère bien
tranché; s'il a été négligé par les écoles modernes, c'est qu'il a
manqué des caractères uniquement extérieurs qui sont devenus le symbole
de ces écoles.»

[75] Poète américain, professeur à l'Université de Maryland, mort à
l'âge de vingt-six ans, 1828. En 1825, il publia à Baltimore le volume
de poésies d'où celle que cite Poe est tirée. Ce volume fut accueilli en
Amérique par les éloges les plus enthousiastes.

[76] Poe a consacré à l'auteur si populaire de la _Chanson de la
chemise_ un assez long article critique où il développe ce qu'il en dit
ici. A côté de la _Belle Inès_ et de la _Maison hantée_, il met a peu
près au même niveau: L'Ode à la _Mélancolie_, le _Rêve d'Eugène Aram_,
le _Pont des Soupirs_ et une pièce qui lui semble peut-être caractériser
le plus profondément le génie de ce singulier poète fantaisiste: _Miss
Kilmanseg et sa Précieuse jambe_. «C'est l'histoire, dit-il, d'une très
riche héritière excessivement gâtée par ses parents; elle tombe un jour
de cheval, et se blesse si gravement la jambe, que l'amputation devient
inévitable. Pour remplacer sa vraie jambe, elle veut à toute force
une jambe d'or massif, ayant exactement les proportions de la jambe
originale. L'admiration que cette jambe excite lui en fait oublier les
inconvénients.

Cette jambe excite la cupidité d'un _chevalier d'industrie_ qui décide
sa propriétaire à l'épouser, dissipe sa fortune, et finalement lui vole
sa jambe d'or, lui casse la tête avec, et décampe. Cette histoire est
merveilleusement bien racontée et abonde en morceaux brillants, et
surtout riches en ce que nous avons appelé la _Fantaisie_.»

[77] Ce poème est adressé à Augusta Leigh, la soeur de Byron.

[78] Nous extrayons des _Marginalia_ de Poe un passage qui complètera
l'idée qu'il ne fait qu'indiquer ici, et où la poétique amoureuse de
Byron jeune est admirablement caractérisée:

«Les anges,» dit madame Dudevant, une femme qui sème une foule
d'admirables sentiments à travers un chaos des plus déhontées et des
plus attaquables fictions, «les anges ne sont pas plus purs que le coeur
d'un jeune homme qui aime en vérité.» Cette hyperbole n'est pas très
loin de la vérité. Ce serait la vérité même, si elle s'appliquait à
l'amour fervent d'un jeune homme qui serait en même temps un poète.
L'amour juvénile d'un poète est sans contredit un des sentiments humains
qui réalise de plus près nos rêves de chastes voluptés célestes.

»Dans toutes les allusions de l'auteur de Childe-Harold à sa passion
pour Mary Chaworth, circule un souffle de tendresse et de pureté presque
spirituelle, qui contraste violemment avec la grossièreté terrestre qui
pénètre et défigure ses poèmes d'amour ordinaires. Le _Rêve_, où se
trouvent retracés ou au moins figurés les incidents de sa séparation
d'avec elle au moment de son départ pour ses voyages, n'a jamais été
surpassé (jamais du moins par lui-même) en ferveur, en délicatesse, en
sincérité, mêlées à quelque chose d'éthéré qui l'élève et l'ennoblit.
C'est ce qui permet de douter qu'il ait jamais rien écrit d'aussi moins
universellement populaire. Nous avons quelque raison de croire que
son attachement pour cette Mary (nom qui semble avoir eu pour lui un
enchantement particulier) fut sérieux et durable. Il y a de ce fait cent
preuves évidentes disséminées dans ses poèmes et ses lettres, ainsi que
dans les mémoires de ses amis et de ses contemporains. Mais le sérieux
et la durée de cet amour ne vont pas du tout à l'encontre de cette
opinion que cette passion (si on peut lui donner proprement ce nom)
offrit un caractère éminemment romantique, vague et imaginatif. Née
du moment, de ce besoin d'aimer que ressent la jeunesse, elle fut
entretenue et nourrie par les eaux, les collines, les fleurs et les
étoiles. Elle n'a aucun rapport direct avec la personne, le caractère
ou le retour d'affection de Mary Chaworth. Toute jeune fille, pour peu
qu'elle ne fût pas dénuée d'attraction, eût été aimée de lui dans les
mêmes circonstances de vie commune et de libres relations, que nous
réprésentent les gravures. Ils se voyaient sans obstacle et sans
réserve. Ils jouaient ensemble comme de vrais enfants qu'ils étaient.
Ils lisaient ensemble les mêmes livres, chantaient les mêmes chansons,
erraient ensemble la main dans la main à travers leurs propriétés
contiguës. Il en résulta un amour non seulement naturel et probable,
mais aussi inévitable que la destinée même.

»Dans de telles circonstances, Mary Chaworth (qui nous est représentée
comme douée d'une beauté peu commune et de quelques talents) ne pouvait
manquer d'inspirer une passion de ce genre, et était tout ce qu'il
fallait pour incarner l'idéal qui hantait l'imagination du poète. Il est
peut-être préférable, au point de vue du pur roman de leur amour, que
leurs relations aient été brisées de bonne heure, et ne se soient point
renouées dans la suite. Toute la chaleur, toute la passion d'âme, la
partie réelle et essentielle de roman qui marquèrent leur liaison
enfantine, tout cela doit être mis entièrement sur le compte du poète.
Si elle ressentit quelque chose d'analogue, ce ne fut sur elle que
l'effet nécessaire et actuel du magnétisme exercé par la présence
du poète. Si elle y correspondit en quelque chose, ce ne fut qu'une
correspondance fatale que lui arracha le sortilège de ses paroles de
feu. Loin d'elle, le barde emporta avec lui toutes les imaginations
qui étaient le fondement de sa flamme--dont l'absence même ne fit
qu'accroître la vigueur; tandis que son amour de la femme, moins idéal
et en même temps moins réellement substantiel, ne tarda pas à s'évanouir
entièrement, par la simple disparition de l'élément qui lui avait donné
l'être. Il ne fut pour elle en somme, qu'un jeune homme qui, sans être
laid ni méprisable, était sans fortune, légèrement excentrique et
surtout boiteux. Elle fut pour lui l'Egérie de ses rêves--la Vénus
Aphrodite sortant, dans sa pleine et surnaturelle beauté, de
l'étincelante écume au-dessus de l'océan orageux de ses pensées.»

[79] William Motherwell (1797-1835) critique et poète écossais; il
publia en 1822 la collection de ses poésies sous ce titre: «Poems,
narrative and Lyrical.» On a publié en 1851 des _Poèmes posthumes_. Il
est aussi remarquable dans ses poèmes élégiaques et tendres que dans ses
chants de guerre.

[80] Jeu de mots intraduisible en français, entre _anointed_, oint,
sacré, et _arointed_, mot fabriqué de _aroint_, exclamation de dégoût:
_arrière!_ qui ne se trouve que dans Shakespeare.

[81] Mûrier.





End of the Project Gutenberg EBook of Derniers Contes, by Edgar Allan Poe

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DERNIERS CONTES ***

***** This file should be named 12562-8.txt or 12562-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        https://www.gutenberg.org/1/2/5/6/12562/

Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file
was produced from images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
https://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
compressed (zipped), HTML and others.

Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
the old filename and etext number.  The replaced older file is renamed.
VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
new filenames and etext numbers.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
are filed in directories based on their release date.  If you want to
download any of these eBooks directly, rather than using the regular
search system you may utilize the following addresses and just
download by the etext year.

     https://www.gutenberg.org/etext06

    (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
     98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)

EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
filed in a different way.  The year of a release date is no longer part
of the directory path.  The path is based on the etext number (which is
identical to the filename).  The path to the file is made up of single
digits corresponding to all but the last digit in the filename.  For
example an eBook of filename 10234 would be found at:

     https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234

or filename 24689 would be found at:
     https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689

An alternative method of locating eBooks:
     https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL