Ourika

By duchesse de Claire de Durfort Duras

The Project Gutenberg EBook of Ourika, by Madame de Duras

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Title: Ourika

Author: Madame de Duras

Release Date: October 7, 2008 [EBook #26820]

Language: French


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[Transcriber's note: Madame de Duras (Claire-Louisa-Rose-Bonne Lechal
de Kersaint; duchesse de Duras) (1778-1828), Ourika (1823), édition
de 1878]





MME DE DURAS

OURIKA

AVEC UNE NOTICE

PAR

DE LESCURE
PARIS

LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES

Rue Saint-Honoré, 358

M DCCC LXXVIII

(...)



INTRODUCTION

J'étais arrivé depuis peu de mois de Montpellier, et je
suivais à Paris la profession de la médecine, lorsque je fus
appelé un matin au faubourg Saint-Jacques pour voir dans un
couvent une jeune religieuse malade. L'empereur Napoléon avait
permis depuis peu le rétablissement de quelques-uns de ces
couvents. Celui où je me rendais était destiné à l'éducation
de la jeunesse et appartenait à l'ordre des ursulines. La
Révolution avait ruiné une partie de l'édifice; le cloître
était à découvert d'un côté par la démolition de l'antique
église, dont on ne voyait plus que quelques arceaux. Une
religieuse m'introduisit dans ce cloître, que nous traversâmes
en marchant sur de longues pierres plates qui formaient le
pavé de ces galeries. Je m'aperçus que c'étaient des tombes,
car elles portaient toutes des inscriptions pour la plupart
effacées par le temps. Quelques-unes de ces pierres avaient
été brisées pendant la Révolution. La soeur me le fit remarquer
en me disant qu'on n'avait pas encore eu le temps de les
réparer. Je n'avais jamais vu l'intérieur d'un couvent: ce
spectacle était tout nouveau pour moi. Du cloître nous
passâmes dans le jardin, où la religieuse me dit qu'on avait
porté la soeur malade. En effet, je l'aperçus à l'extrémité
d'une longue allée de charmille; elle était assise, et son
grand voile noir l'enveloppait presque tout entière. "Voici le
médecin," dit la soeur; et elle s'éloigna au même moment. Je
m'approchai timidement, car mon coeur s'était serré en voyant
ces tombes, et je me figurais que j'allais contempler une
nouvelle victime des cloîtres: les préjugés de ma jeunesse
venaient de se réveiller, et mon intérêt s'exaltait pour celle
que j'allais visiter en proportion du genre de malheur que je
lui supposais. Elle se tourna vers moi, et je fus étrangement
surpris en apercevant une négresse! Mon étonnement s'accrut
encore par la politesse de son accueil et le choix des
expressions dont elle se servait. "Vous venez voir une
personne bien malade! me dit-elle. A présent, je désire
guérir, mais je ne l'ai pas toujours souhaité, et c'est peut-être
ce qui m'a fait tant de mal." Je la questionnai sur sa
maladie. "J'éprouve, me dit-elle, une oppression continuelle;
je n'ai plus de sommeil, et la fièvre ne me quitte pas." Son
aspect ne confirmait que trop cette triste description de son
état: sa maigreur était excessive; ses yeux brillants et fort
grands, ses dents d'une blancheur éblouissante, éclairaient
seuls sa physionomie. L'âme vivait encore, mais le corps était
détruit, et elle portait toutes les marques d'un long et
violent chagrin. Touché au delà de l'expression, je résolus de
tout tenter pour la sauver. Je commençai à lui parler de la
nécessité de calmer son imagination, de se distraire,
d'éloigner des sentiments pénibles. "Je suis heureuse, me
dit-elle; jamais je n'ai éprouvé tant de calme et de bonheur."
L'accent de sa voix était sincère: cette douce voix ne pouvait
tromper; mais mon étonnement s'accroissait à chaque instant.
"Vous n'avez pas toujours pensé ainsi, lui dis-je, et vous
portez la trace de bien longues souffrances. -- Il est vrai,
dit-elle, j'ai trouvé bien tard le repos de mon coeur; mais à
présent je suis heureuse. -- Eh bien! s'il en est ainsi,
repris-je, c'est le passé qu'il faut guérir: espérons que nous
en viendrons à bout; mais ce passé, je ne puis le guérir sans
le connaître. -- Hélas! répondit-elle, ce sont des folies!" En
prononçant ces mots, une larme vint mouiller le bord de sa
paupière. "Et vous dites que vous êtes heureuse? m'écriai-je.
-- Oui, je le suis, reprit-elle avec fermeté, et je ne
changerais pas mon bonheur contre le sort qui m'a fait
autrefois tant d'envie. Je n'ai point de secret: mon malheur,
c'est l'histoire de toute ma vie. J'ai tant souffert jusqu'au
jour où je suis entrée dans cette maison que peu à peu ma
santé s'est ruinée. Je me sentais dépérir avec joie, car je ne
voyais dans l'avenir aucune espérance. Cette pensée était bien
coupable! Vous le voyez, j'en suis punie; et, lorsque enfin je
souhaite de vivre, peut-être que je ne le pourrai plus!" Je la
rassurai, je lui donnai des espérances de guérison prochaine;
mais, en prononçant ces paroles consolantes, en lui promettant
la vie, je ne sais quel triste pressentiment m'avertissait
qu'il était trop tard et que la mort avait marqué sa victime.

Je revis plusieurs fois cette jeune religieuse; l'intérêt que
je lui montrais parut la toucher. Un jour, elle revint d'elle-même
au sujet où je désirais la conduire. "Les chagrins que
j'ai éprouvés, dit-elle, doivent paraître si étranges que j'ai
toujours senti une grande répugnance à les confier: il n'y a
point de juge des peines des autres, et les confidents sont
presque toujours des accusateurs. -- Ne craignez pas cela de
moi, lui dis-je; je vois assez le ravage que le chagrin a fait
en vous pour croire le vôtre sincère. -- Vous le trouverez
sincère, dit-elle, mais il vous paraîtra déraisonnable. -- Et,
en admettant ce que vous dites, repris-je, cela exclut-il la
sympathie? -- Presque toujours répondit-elle; cependant, si
pour me guérir vous avez besoin de connaître les peines qui
ont détruit ma santé, je vous les confierai quand nous nous
connaîtrons un peu davantage."

Je rendis mes visites au couvent de plus en plus fréquentes.
Le traitement que j'indiquai parut produire quelque effet.
Enfin, un jour de l'été dernier, la retrouvant seule dans le
même berceau, sur le même banc où je l'avais vue la première
fois, nous reprîmes la même conversation, et elle me conta ce
qui suit.




OURIKA


Je fus rapportée du Sénégal, à l'âge de deux ans, par M. le
chevalier de B., qui en était gouverneur. Il eut pitié de moi,
un jour qu'il voyait embarquer des esclaves sur un bâtiment
négrier qui allait bientôt quitter le port. Ma mère était
morte, et on m'emportait dans le vaisseau, malgré mes cris. M.
de B. m'acheta, et, à son arrivée en France, il me donna à
madame la maréchale de B., sa tante, la personne la plus
aimable de son temps et celle qui sut réunir aux qualités les
plus élevées la bonté la plus touchante.

Me sauver de l'esclavage, me choisir pour bienfaitrice madame
de B., c'était me donner deux fois la vie. Je fus ingrate
envers la Providence en n'étant point heureuse, et cependant
le bonheur résulte-t-il toujours de ces dons de
l'intelligence? Je croirais plutôt le contraire: il faut payer
le bienfait de savoir par le désir d'ignorer, et la fable ne
nous dit pas si Galatée trouva le bonheur après avoir reçu la
vie.

Je ne sus que longtemps après l'histoire des premiers jours de
mon enfance. Mes plus anciens souvenirs ne me retracent que le
salon de madame de B.: j'y passais ma vie, aimée d'elle,
caressée, gâtée par tous ses amis, accablée de présents,
vantée, exaltée comme l'enfant le plus spirituel et le plus
aimable.

Le ton de cette société était l'enjouement, mais un enjouement
dont le bon goût savait exclure tout ce qui ressemblait à
l'exagération: on louait tout ce qui prêtait à la louange, on
excusait tout ce qui prêtait au blâme, et souvent, par une
adresse encore plus aimable, on transformait en qualités les
défauts mêmes. Le succès donne du courage; on valait près de
madame de B. tout ce qu'on pouvait valoir, et peut-être un peu
plus, car elle prêtait quelque chose d'elle à ses amis sans
s'en douter elle-même: en la voyant, en l'écoutant, on croyait
lui ressembler.

Vêtue à l'orientale, assise aux pieds de madame de B.,
j'écoutais, sans la comprendre encore, la conversation des
hommes les plus distingués de ce temps-là. Je n'avais rien de
la turbulence des enfants; j'étais pensive avant de penser,
j'étais heureuse à côté de madame de B. Aimer, pour moi,
c'était être là, c'était l'entendre, lui obéir, la regarder
surtout: je ne désirais rien de plus. Je ne pouvais m'étonner
de vivre au milieu du luxe, de n'être entourée que des
personnes les plus spirituelles et les plus aimables: je ne
connaissais pas autre chose; mais, sans le savoir, je prenais
un grand dédain pour tout ce qui n'était pas ce monde où je
passais ma vie. Le bon goût est à l'esprit ce qu'une oreille
juste est aux sons. Encore tout enfant, le manque de goût me
blessait; je le sentais avant de pouvoir le définir, et
l'habitude me l'avait rendu comme nécessaire. Cette
disposition eût été dangereuse si j'avais eu un avenir; mais
je n'avais pas d'avenir, et je ne m'en doutais pas.

J'arrivai jusqu'à l'âge de douze ans sans avoir eu l'idée
qu'on pouvait être heureuse autrement que je ne l'étais. Je
n'étais pas fâchée d'être une négresse: on me disait que
j'étais charmante; d'ailleurs, rien ne m'avertissait que ce
fût un désavantage; je ne voyais presque pas d'autres enfants;
un seul était mon ami, et ma couleur noire ne l'empêchait pas
de m'aimer.

Ma bienfaitrice avait deux petits-fils, enfants d'une fille
qui était morte jeune. Charles, le cadet, était à peu près de
mon âge. Elevé avec moi, il était mon protecteur, mon conseil
et mon soutien dans toutes mes petites fautes. A sept ans, il
alla au collège; je pleurai en le quittant: ce fut ma première
peine. Je pensais souvent à lui, mais je ne le voyais presque
plus; il étudiait, et moi, de mon côté, j'apprenais, pour
plaire à madame de B., tout ce qui devait former une éducation
parfaite. Elle voulut que j'eusse tous les talents: j'avais de
la voix, les maîtres les plus habiles l'exercèrent; j'avais le
goût de la peinture, et un peintre célèbre, ami de madame de
B., se chargea de diriger mes efforts. J'appris l'anglais,
l'italien, et madame de B. elle-même s'occupait de mes
lectures; elle guidait mon esprit, formait mon jugement. En
causant avec elle, en découvrant tous les trésors de son âme,
je sentais la mienne s'élever, et c'était l'admiration qui
m'ouvrait les voies de l'intelligence. Hélas! je ne prévoyais
pas que ces douces études seraient suivies de jours si amers!
Je ne pensais qu'à plaire à madame de B.; un sourire
d'approbation sur ses lèvres était tout mon avenir.

Cependant des lectures multipliées, celle des poëtes surtout,
commençaient à occuper ma jeune imagination; mais, sans but,
sans projet, je promenais au hasard mes pensées errantes, et,
avec la confiance de mon jeune âge, je me disais que madame de
B. saurait bien me rendre heureuse... Sa tendresse pour moi,
la vie que je menais, tout prolongeait mon erreur et
autorisait mon aveuglement. Je vais vous donner un exemple des
soins et des préférences dont j'étais l'objet.

Vous aurez peut-être de la peine à croire, en me voyant
aujourd'hui, que j'aie été citée pour l'élégance et la beauté
de ma taille. madame de B. vantait souvent ce qu'elle appelait
ma grâce, et elle avait voulu que je susse parfaitement
danser. Pour faire briller ce talent, ma bienfaitrice donna un
bal dont ses petits-fils furent le prétexte, mais dont le
véritable motif était de me montrer fort à mon avantage dans
un quadrille des quatre parties du monde où je devais
représenter l'Afrique. On consulta les voyageurs, on feuilleta
les livres de costumes, on lut des ouvrages savants sur la
musique africaine, enfin on choisit une _comba_, danse nationale
de mon pays. Mon danseur mit un crêpe sur son visage. Hélas!
je n'eus pas besoin d'en mettre sur le mien; mais je ne fis
pas alors cette réflexion. Tout entière au plaisir du bal, je
dansais la _comba_, et j'eus tout le succès qu'on pouvait
attendre de la nouveauté du spectacle et du choix des
spectateurs, dont la plupart, amis de madame de B.,
s'enthousiasmaient pour moi et croyaient lui faire plaisir en
se laissant aller à toute la vivacité de ce sentiment. La
danse, d'ailleurs, était piquante: elle se composait d'un
mélange d'attitudes et de pas mesurés; on y peignait l'amour,
la douleur, le triomphe et le désespoir. Je ne connaissais
encore aucun de ces mouvements violents de l'âme; mais je ne
sais quel instinct me les faisait deviner. Enfin je réussis.
On m'applaudit, on m'entoura, on m'accabla d'éloges. Ce
plaisir fut sans mélange: rien ne troublait alors ma sécurité.
Ce fut peu de jours après ce bal qu'une conversation, que
j'entendis par hasard, ouvrit mes yeux et finit ma jeunesse.

Il y avait dans le salon de madame de B. un grand paravent de
laque. Ce paravent cachait une porte, mais il s'étendait aussi
près d'une des fenêtres, et entre le paravent et la fenêtre se
trouvait une table où je dessinais quelquefois. Un jour, je
finissais avec application une miniature. Absorbée par mon
travail, j'étais restée longtemps immobile, et sans doute
madame de B. me croyait sortie, lorsqu'on annonça une de ses
amies, la marquise de ***. C'était une personne d'une raison
froide, d'un esprit tranchant, positive jusqu'à la sécheresse;
elle portait ce caractère dans l'amitié: les sacrifices ne lui
coûtaient rien pour le bien et pour l'avantage de ses amis;
mais elle leur faisait payer cher ce grand attachement.
Inquisitive et difficile, son exigence égalait son dévouement,
et elle était la moins aimable des amies de madame de B. Je la
craignais, quoiqu'elle fût bonne pour moi; mais elle l'était à
sa manière: examiner, et même assez sévèrement, était pour
elle un signe d'intérêt. Hélas! j'étais si accoutumée à la
bienveillance que la justice me semblait toujours redoutable.
"Pendant que nous sommes seules, dit Mme de *** à madame de
B., je veux vous parler d'Ourika. Elle devient charmante, son
esprit est tout à fait formé, elle causera comme vous, elle
est pleine de talents, elle est piquante, naturelle; mais que
deviendra-t-elle? et enfin qu'en ferez-vous? -- Hélas! dit
madame de B., cette pensée m'occupe souvent, et, je vous
l'avoue, toujours avec tristesse. Je l'aime comme si elle
était ma fille; je ferais tout pour la rendre heureuse, et
cependant, lorsque je réfléchis à sa position, je la trouve
sans remède. Pauvre Ourika! je la vois seule, pour toujours
seule dans la vie!"

Il me serait impossible de vous peindre l'effet que produisit
en moi ce peu de paroles. L'éclair n'est pas plus prompt: je
vis tout; je me vis négresse, dépendante, méprisée, sans
fortune, sans appui, sans un être de mon espèce à qui unir mon
sort, jusqu'ici un jouet, un amusement pour ma bienfaitrice,
bientôt rejetée d'un monde où je n'étais pas faite pour être
admise. Une affreuse palpitation me saisit, mes yeux
s'obscurcirent, le battement de mon coeur m'ôta un instant la
faculté d'écouter encore; enfin je me remis assez pour
entendre la suite de cette conversation.

"Je crains, disait Mme de ***., que vous ne la rendiez
malheureuse. Que voulez-vous qui la satisfasse, maintenant
qu'elle a passé sa vie dans l'intimité de votre société? --
Mais elle y restera, dit madame de B. -- Oui, reprit Mme de
***, tant qu'elle est une enfant; mais elle a quinze ans: à
qui la marierez-vous, avec l'esprit qu'elle a et l'éducation
que vous lui avez donnée? Qui voudra jamais épouser une
négresse? Et si, à force d'argent, vous trouvez quelqu'un qui
consente à avoir des enfants nègres, ce sera un homme d'une
condition inférieure, et avec qui elle se trouvera
malheureuse. Elle ne peut vouloir que de ceux qui ne voudront
pas d'elle. -- Tout cela est vrai, dit madame de B.; mais
heureusement elle ne s'en doute point encore, et elle a pour
moi un attachement qui, j'espère, la préservera longtemps de
juger sa position. Pour la rendre heureuse, il eût fallu en
faire une personne commune: je crois sincèrement que cela
était impossible. Eh bien! peut-être sera-t-elle assez
distinguée pour se placer au-dessus de son sort, n'ayant pu
rester au dessous. -- Vous vous faites des chimères, dit Mme de
***; la philosophie nous place au-dessus des maux de la
fortune, mais elle ne peut rien contre les maux qui viennent
d'avoir brisé l'ordre de la nature. Ourika n'a pas rempli sa
destinée; elle s'est placée dans la société sans sa
permission; la société se vengera. -- Assurément, dit madame de
B., elle est bien innocente de ce crime; mais vous êtes sévère
pour cette pauvre enfant. -- Je lui veux plus de bien que vous,
reprit Mme de ***; je désire son bonheur, et vous la perdez."
Madame de B. répondit avec impatience, et j'allais être la
cause d'une querelle entre les deux amies, quand on annonça
une visite. Je me glissai derrière le paravent, je m'échappai;
je courus dans ma chambre, où un déluge de larmes soulagea un
instant mon pauvre coeur.

C'était un grand changement dans ma vie que la perte de ce
prestige qui m'avait environnée jusqu'alors! Il y a des
illusions qui sont comme la lumière du jour: quand on les
perd, tout disparaît avec elles. Dans la confusion des
nouvelles idées qui m'assaillaient, je ne retrouvais plus rien
de ce qui m'avait occupée jusqu'alors: c'était un abîme avec
toutes ses terreurs. Ce mépris dont je me voyais poursuivie,
cette société où j'étais déplacée, cet homme qui, à prix
d'argent, consentirait peut-être que ses enfants fussent
nègres, toutes ces pensées s'élevaient successivement comme
des fantômes et s'attachaient sur moi comme des furies,
l'isolement surtout, cette conviction que j'étais seule, pour
toujours seule dans la vie, madame de B. l'avait dit; et à
chaque instant je me répétais: "Seule! pour toujours seule!"
La veille encore, que m'importait d'être seule? Je n'en savais
rien, je ne le sentais pas; j'avais besoin de ce que j'aimais,
je ne songeais pas que ce que j'aimais n'avait pas besoin de
moi. Mais à présent mes yeux étaient ouverts, et le malheur
avait déjà fait entrer la défiance dans mon âme.

Quand je revins chez madame de B., tout le monde fut frappé de
mon changement. On me questionna: je dis que j'étais malade;
on le crut. Madame de B. envoya chercher Barthez, qui
m'examina avec soin, me tâta le pouls et dit brusquement que
je n'avais rien. Madame de B. se rassura et essaya de me
distraire et de m'amuser. Je n'ose dire combien j'étais
ingrate pour ces soins de ma bienfaitrice: mon âme s'était
comme resserrée en elle-même. Les bienfaits qui sont doux à
recevoir sont ceux dont le coeur s'acquitte: le mien était
rempli d'un sentiment trop amer pour se répandre au dehors.
Des combinaisons infinies des mêmes pensées occupaient tout
mon temps; elles se reproduisaient sous mille formes
différentes; mon imagination leur prêtait les couleurs les
plus sombres; souvent mes nuits entières se passaient à
pleurer. J'épuisais ma pitié sur moi-même: ma figure me
faisait horreur, je n'osais plus me regarder dans une glace;
lorsque mes yeux se portaient sur mes mains noires, je croyais
voir celles d'un singe; je m'exagérais ma laideur, et cette
couleur me paraissait comme le signe de ma réprobation: c'est
elle qui me séparait de tous les êtres de mon espèce, qui me
condamnait à être seule, toujours seule, jamais aimée! Un
homme, à prix d'argent, consentirait peut-être que ses enfants
fussent nègres!... Tout mon sang se soulevait d'indignation à
cette pensée. J'eus un moment l'idée de demander à madame de
B. de me renvoyer dans mon pays; mais là encore j'aurais été
isolée... Qui m'aurait entendue? qui m'aurait comprise? Hélas!
je n'appartenais plus à personne! j'étais étrangère à la race
humaine tout entière!

Ce n'est que bien longtemps après que je compris la
possibilité de me résigner à un tel sort. Madame de B. n'était
point dévote: je devais à un prêtre respectable, qui m'avait
instruite pour ma première communion, ce que j'avais de
sentiments religieux; ils étaient sincères comme tout mon
caractère, mais je ne savais pas que, pour être profitable, la
piété a besoin d'être mêlée à toutes les actions de la vie. La
mienne avait occupé quelques instants de mes journées, mais
elle était demeurée étrangère à tout le reste. Mon confesseur
était un saint vieillard, peu soupçonneux; je le voyais deux
ou trois fois par an, et, comme je n'imaginais pas que des
chagrins fussent des fautes, je ne lui parlais pas de mes
peines; elles altéraient sensiblement ma santé, mais, chose
étrange, elles perfectionnaient mon esprit. Un sage d'Orient a
dit: "Celui qui n'a pas souffert, que sait-il?" Je vis que je
ne savais rien avant mon malheur; mes impressions étaient
toutes des sentiments: je ne jugeais pas, j'aimais; les
discours, les actions, les personnes, plaisaient ou
déplaisaient à mon coeur. A présent, mon esprit s'était séparé
de ces mouvements involontaires: le chagrin est comme
l'éloignement, il fait juger l'ensemble des objets. Depuis que
je me sentais étrangère à tout, j'étais devenue plus
difficile, et j'examinais, en le critiquant, presque tout ce
qui m'avait plu jusqu'alors.

Cette disposition ne pouvait échapper à madame de B. Je n'ai
jamais su si elle en devina la cause: elle craignait peut-être
d'exalter ma peine en me permettant de la confier; mais elle
me montrait encore plus de bonté que de coutume; elle me
parlait avec un entier abandon, et, pour me distraire de mes
chagrins, elle m'occupait de ceux qu'elle avait elle-même.
Elle jugeait bien mon coeur: je ne pouvais, en effet, me
rattacher à la vie que par l'idée d'être nécessaire ou du
moins utile à ma bienfaitrice. La pensée qui me poursuivait le
plus, c'est que j'étais isolée sur la terre, et que je pouvais
mourir sans laisser de regrets dans le coeur de personne.
J'étais injuste pour madame de B.; elle m'aimait, elle me
l'avait assez prouvé; mais elle avait des intérêts qui
passaient bien avant moi. Je n'enviais pas sa tendresse à ses
petits-fils, surtout à Charles; mais j'aurais voulu pouvoir
dire comme eux: "Ma mère!"

Les liens de famille surtout me faisaient faire des retours
bien douloureux sur moi-même, moi qui jamais ne devais être la
soeur, la femme, la mère de personne! Je me figurais dans ces
liens plus de douceur qu'ils n'en ont peut-être, et je
négligeais ceux qui m'étaient permis parce que je ne pouvais
atteindre à ceux-là. Je n'avais point d'amie, personne n'avait
ma confiance. Ce que j'avais pour madame de B. était plutôt un
culte qu'une affection; mais je crois que je sentais pour
Charles tout ce qu'on éprouve pour un frère.

Il était toujours au collège, qu'il allait bientôt quitter
pour commencer ses voyages; il partait avec son frère aîné et
son gouverneur, et ils devaient visiter l'Allemagne,
l'Angleterre et l'Italie. Leur absence devait durer deux ans.
Charles était charmé de partir, et moi je ne fus affligée
qu'au dernier moment: car j'étais toujours bien aise de ce qui
lui faisait plaisir. Je ne lui avais rien dit de toutes les
idées qui m'occupaient; je ne le voyais jamais seul, et il
m'aurait fallu bien du temps pour lui expliquer ma peine. Je
suis sûre qu'alors il m'aurait comprise; mais il avait, avec
son air doux et grave, une disposition à la moquerie qui me
rendait timide. Il est vrai qu'il ne l'exerçait guère que sur
les ridicules de l'affectation: tout ce qui était sincère le
désarmait. Enfin je ne lui dis rien. Son départ, d'ailleurs,
était une distraction, et je crois que cela me faisait du bien
de m'affliger d'autre chose que de ma douleur habituelle.

Ce fut peu de temps après le départ de Charles que la
Révolution prit un caractère plus sérieux. Je n'entendais
parler tout le jour, dans le salon de madame de B., que des
grands intérêts moraux et politiques que cette révolution
remua jusque dans leur source; ils se rattachaient à ce qui
avait occupé les esprits supérieurs de tous les temps. Rien
n'était plus capable d'étendre et de former mes idées que le
spectacle de cette arène où des hommes distingués remettaient
chaque jour en question tout ce qu'on avait pu croire jugé
jusqu'alors. Ils approfondissaient tous les sujets,
remontaient à l'origine de toutes les institutions, mais trop
souvent pour tout ébranler et pour tout détruire.

Croiriez-vous que, jeune comme j'étais, étrangère à tous les
intérêts de la société, nourrissant à part ma plaie secrète,
la Révolution apporta un changement dans mes idées, fit naître
dans mon coeur quelques espérances et suspendit un moment mes
maux? tant on cherche vite ce qui peut consoler! J'entrevis
donc que dans ce grand désordre je pourrais trouver une place,
que toutes les fortunes renversées, tous les rangs confondus,
tous les préjugés évanouis, amèneraient peut-être un état de
choses où je serais moins étrangère, et que, si j'avais
quelque supériorité d'âme, quelque qualité cachée, on
l'apprécierait lorsque ma couleur ne m'isolerait plus au
milieu du monde, comme elle avait fait jusqu'alors. Mais il
arriva que ces qualités mêmes que je pouvais me trouver
s'opposèrent vite à mon illusion: je ne pus désirer longtemps
beaucoup de mal pour un peu de bien personnel. D'un autre
côté, j'apercevais les ridicules de ces personnages qui
voulaient maîtriser les événements; je jugeais les petitesses
de leurs caractères, je devinais leurs vues secrètes. Bientôt
leur fausse philanthropie cessa de m'abuser, et je renonçai à
l'espérance en voyant qu'il resterait encore assez de mépris
pour moi au milieu de tant d'adversités. Cependant je
m'intéressais toujours à ces discussions animées; mais elles
ne tardèrent pas à perdre ce qui faisait leur plus grand
charme. Déjà le temps n'était plus où l'on ne songeait qu'à
plaire, et où la première condition, pour y réussir, était
l'oubli des succès de son amour-propre: lorsque la Révolution
cessa d'être une belle théorie et qu'elle toucha aux intérêts
intimes de chacun, les conversations dégénérèrent en disputes,
et l'aigreur, l'amertume et les personnalités prirent la place
de la raison. Quelquefois, malgré ma tristesse, je m'amusais
de toutes ces violentes opinions, qui n'étaient au fond
presque jamais que des prétentions, des affectations ou des
peurs; mais la gaieté qui vient de l'observation des ridicules
ne fait pas de bien: il y a trop de malignité dans cette
gaieté pour qu'elle puisse réjouir le coeur qui ne se plaît que
dans les joies innocentes. On peut avoir cette gaieté moqueuse
sans cesser d'être malheureux; peut-être même le malheur rend-il
plus susceptible de l'éprouver, car l'amertume dont l'âme
se nourrit fait l'aliment habituel de ce triste plaisir.

L'espoir sitôt détruit que m'avait inspiré la Révolution
n'avait point changé la situation de mon âme. Toujours
mécontente de mon sort, mes chagrins n'étaient adoucis que par
la confiance et les bontés de madame de B. Quelquefois, au
milieu de ces conversations politiques dont elle ne pouvait
réussir à calmer l'aigreur, elle me regardait tristement. Ce
regard était un baume pour mon coeur; il semblait me dire:
"Ourika, vous seule m'entendrez!"

On commençait à parler de la liberté des nègres. Il était
impossible que cette question ne me touchât pas vivement:
c'était une illusion que j'aimais encore à me faire
qu'ailleurs, du moins, j'avais des semblables. Comme ils
étaient malheureux, je les croyais bons, et je m'intéressais à
leur sort. Hélas! je fus promptement détrompée! Les massacres
de Saint-Domingue me causèrent une douleur nouvelle et
déchirante. Jusqu'ici je m'étais affligée d'appartenir à une
race proscrite; maintenant j'avais honte d'appartenir à une
race de barbares et d'assassins.

Cependant la Révolution faisait des progrès rapides; on
s'effrayait en voyant les hommes les plus violents s'emparer
de toutes les places. Bientôt il parut que ces hommes étaient
décidés à ne rien respecter: les affreuses journées du 20 juin
et du 10 août durent préparer à tout. Ce qui restait de la
société de madame de B. se dispersa à cette époque: les uns
fuyaient les persécutions dans les pays étrangers; les autres
se cachaient ou se retiraient en province. Madame de B. ne fit
ni l'un ni l'autre; elle était fixée chez elle par
l'occupation constante de son coeur: elle resta avec un
souvenir et près d'un tombeau.

Nous vivions depuis quelques mois dans la solitude, lorsque, à
la fin de l'année 1792, parut le décret de confiscation des
biens des émigrés. Au milieu de ce désastre général, madame de
B. n'aurait pas compté la perte de sa fortune si elle n'eût
appartenu à ses petits-fils; mais, par des arrangements de
famille, elle n'en avait que la jouissance. Elle se décida
donc à faire revenir Charles, le plus jeune des deux frères,
et à envoyer l'aîné, âgé de près de vingt ans, à l'armée de
Condé. Ils étaient alors en Italie, et achevaient ce grand
voyage, entrepris, deux ans auparavant, dans des circonstances
bien différentes. Charles arriva à Paris au commencement de
février 1793, peu de temps après la mort du roi.

Ce grand crime avait causé à madame de B. la plus violente
douleur; elle s'y livrait tout entière, et son âme était assez
forte pour proportionner l'horreur du forfait à l'immensité du
forfait même. Les grandes douleurs, dans la vieillesse, ont
quelque chose de frappant: elles ont pour elles l'autorité de
la raison. Madame de B. souffrait avec toute l'énergie de son
caractère; sa santé en était altérée, mais je n'imaginais pas
qu'on pût essayer de la consoler, ou même de la distraire. Je
pleurais, je m'unissais à ses sentiments, j'essayais d'élever
mon âme pour la rapprocher de la sienne, pour souffrir du
moins autant qu'elle et avec elle.

Je ne pensai presque pas à mes peines tant que dura la
Terreur: j'aurais eu honte de me trouver malheureuse en
présence de ces grandes infortunes: d'ailleurs, je ne me
sentais plus isolée depuis que tout le monde était malheureux.
L'opinion est comme une patrie: c'est un bien dont on jouit
ensemble; on est frère pour la soutenir et pour la défendre.
Je me disais quelquefois que moi, pauvre négresse, je tenais
pourtant à toutes les âmes élevées par le besoin de la justice
que j'éprouvais en commun avec elles: le jour du triomphe de
la vertu et de la vérité serait un jour de triomphe pour moi
comme pour elles; mais, hélas! ce jour était bien loin.

Aussitôt que Charles fut arrivé, madame de B. partit pour la
campagne. Tous ses amis étaient cachés ou en fuite; sa société
se trouvait presque réduite à un vieil abbé que, depuis dix
ans, j'entendais tous les jours se moquer de la religion, et
qui à présent s'irritait qu'on eût vendu les biens du clergé,
parce qu'il y perdait vingt mille livres de rente. Cet abbé
vint avec nous à Saint-Germain. Sa société était douce, ou
plutôt elle était tranquille, car son calme n'avait rien de
doux: il venait de la tournure de son esprit plutôt que de la
paix de son coeur.

Madame de B. avait été toute sa vie dans la position de rendre
beaucoup de services. Liée avec M. de Choiseul, elle avait pu,
pendant ce long ministère, être utile à bien des gens. Deux
des hommes les plus influents pendant la Terreur avaient des
obligations à madame de B.; ils s'en souvinrent et se
montrèrent reconnaissants. Veillant sans cesse sur elle, ils
ne permirent pas qu'elle fût atteinte; ils risquèrent
plusieurs fois leurs vies pour dérober la sienne aux fureurs
révolutionnaires: car on doit remarquer qu'à cette époque
funeste les chefs mêmes des partis les plus violents ne
pouvaient faire un peu de bien sans danger; il semblait que
sur cette terre désolée on ne pût régner que par le mal, tant
lui seul donnait et ôtait la puissance. Madame de B. n'alla
point en prison; elle fut gardée chez elle, sous prétexte de
sa mauvaise santé. Charles, l'abbé et moi, nous restâmes
auprès d'elle, et nous lui donnions tous nos soins.

Rien ne peut peindre l'état d'anxiété et de terreur des
journées que nous passâmes alors, lisant chaque soir, dans les
journaux, la condamnation et la mort des amis de madame de B.,
et tremblant à tout instant que ses protecteurs n'eussent plus
le pouvoir de la garantir du même sort. Nous sûmes qu'en effet
elle était au moment de périr, lorsque la mort de Robespierre
mit un terme à tant d'horreurs. On respira; les gardes
quittèrent la maison de madame de B., et nous restâmes tous
quatre dans la même solitude, comme on se retrouve, j'imagine,
après une grande calamité à laquelle on a échappé ensemble. On
aurait cru que tous les liens s'étaient resserrés par le
malheur: j'avais senti que là, du moins, je n'étais pas
étrangère.

Si j'ai connu quelques instants doux dans ma vie depuis la
perte des illusions de mon enfance, c'est l'époque qui suivit
ces temps désastreux. Madame de B. possédait au suprême degré
ce qui fait le charme de la vie intérieure. Indulgente et
facile, on pouvait tout dire devant elle; elle savait deviner
ce que voulait dire ce qu'on avait dit. Jamais une
interprétation sévère ou infidèle ne venait glacer la
confiance; les pensées passaient pour ce qu'elles valaient: on
n'était responsable de rien. Cette qualité eût fait le bonheur
des amis de madame de B., quand bien même elle n'eût possédé
que celle-là. Mais combien d'autres grâces n'avait-elle pas
encore! Jamais on ne sentait de vide ni d'ennui dans sa
conversation; tout lui servait d'aliment; l'intérêt qu'on
prend aux petites choses, qui est de la futilité dans les
personnes communes, est la source de mille plaisirs avec une
personne distinguée: car c'est le propre des esprits
supérieurs de faire quelque chose de rien. L'idée la plus
ordinaire devenait féconde si elle passait par la bouche de
madame de B.; son esprit et sa raison savaient la revêtir de
mille nouvelles couleurs.

Charles avait des rapports de caractère avec madame de B., et
son esprit aussi ressemblait au sien, c'est-à-dire qu'il était
ce que celui de madame de B. avait dû être, juste, ferme,
étendu, mais sans modifications: la jeunesse ne les connaît
pas: Pour elle, tout est bien ou tout est mal, tandis que
l'écueil de la vieillesse est souvent de trouver que rien
n'est tout à fait bien et rien tout à fait mal. Charles avait
les deux belles passions de son âge: la justice et la vérité.
J'ai dit qu'il haïssait jusqu'à l'ombre de l'affectation; il
avait le défaut d'en voir quelquefois où il n'y en avait pas.
Habituellement contenu, sa confiance était flatteuse; on
voyait qu'il la donnait, qu'elle était le fruit de l'estime,
et non le penchant de son caractère: tout ce qu'il accordait
avait du prix, car presque rien en lui n'était involontaire,
et tout cependant était naturel. Il comptait tellement sur moi
qu'il n'avait pas une pensée qu'il ne me dît aussitôt. Le
soir, assis autour d'une table, les conversations étaient
infinies. Notre vieil abbé y tenait sa place; il s'était fait
un enchaînement si complet d'idées fausses, et il les
soutenait avec tant de bonne foi, qu'il était une source
inépuisable d'amusement pour madame de B., dont l'esprit juste
et lumineux faisait admirablement ressortir les absurdités du
pauvre abbé, qui ne se fâchait jamais; elle jetait tout au
travers de son _ordre d'idées_ de grands traits de bon sens que
nous comparions aux grands coups d'épée de Roland ou de
Charlemagne.

Madame de B. aimait à marcher: elle se promenait tous les
matins dans la forêt de Saint-Germain, donnant le bras à
l'abbé; Charles et moi nous la suivions de loin. C'est alors
qu'il me parlait de tout ce qui l'occupait, de ses projets, de
ses espérances, de ses idées sur tout, sur les choses, sur les
hommes, sur les événements; il ne me cachait rien, et il ne se
doutait pas qu'il me confiât quelque chose. Depuis si
longtemps il comptait sur moi que mon amitié était pour lui
comme sa vie; il en jouissait sans la sentir; il ne me
demandait ni intérêt ni attention; il savait bien qu'en me
parlant de lui il me parlait de moi, et que j'étais plus _lui_
que lui-même. Charme d'une telle confiance, vous pouvez tout
remplacer, remplacer le bonheur même!

Je ne pensais jamais à parler à Charles de ce qui m'avait tant
fait souffrir; je l'écoutais, et ces conversations avaient sur
moi je ne sais quel effet magique qui amenait l'oubli de mes
peines. S'il m'eût questionnée, il m'en eût fait souvenir:
alors je lui aurais tout dit; mais il n'imaginait pas que
j'avais aussi un secret. On était accoutumé à me voir
souffrante, et madame de B. faisait tant pour mon bonheur
qu'elle devait me croire heureuse. J'aurais dû l'être, je me
le disais souvent; je m'accusais d'ingratitude ou de folie. Je
ne sais si j'aurais osé avouer jusqu'à quel point ce mal sans
remède de ma couleur me rendait malheureuse. Il y a quelque
chose d'humiliant à ne pas savoir se soumettre à la nécessité:
aussi ces douleurs, quand elles maîtrisent l'âme, ont tous les
caractères du désespoir. Ce qui m'intimidait aussi avec
Charles, c'est cette tournure un peu sévère de ses idées. Un
soir, la conversation s'était établie sur la pitié, et on se
demandait si les chagrins inspirent plus d'intérêt par leurs
résultats ou par leurs causes. Charles s'était prononcé pour
la cause: il pensait donc qu'il fallait que toutes les
douleurs fussent raisonnables. Mais qui peut dire ce que c'est
que la raison? Est-elle la même pour tout le monde? tous les
coeurs ont-ils tous les mêmes besoins, et le malheur n'est-il
pas la privation des besoins du coeur?

Il était rare cependant que nos conversations du soir me
ramenassent ainsi à moi-même: je tâchais d'y penser le moins
que je pouvais; j'avais ôté de ma chambre tous les miroirs, je
portais toujours des gants; mes vêtements cachaient mon cou et
mes bras, et j'avais adopté, pour sortir, un grand chapeau
avec un voile, que souvent même je gardais dans la maison.
Hélas! je me trompais ainsi moi-même: comme les enfants, je
fermais les yeux, et je croyais qu'on ne me voyait pas.

Vers la fin de l'année 1795, la Terreur était finie, et l'on
commençait à se retrouver. Les débris de la société de madame
de B. se réunirent autour d'elle, et je vis avec peine le
cercle de ses amis s'augmenter. Ma position était si fausse
dans le monde que plus la société rentrait dans son ordre
naturel, plus je m'en sentais dehors. Toutes les fois que je
voyais arriver chez madame de B. des personnes qui n'y étaient
pas encore venues, j'éprouvais un nouveau tourment.
L'expression de surprise mêlée de dédain que j'observais sur
leur physionomie commençait à me troubler; j'étais sûre d'être
bientôt l'objet d'un aparté dans l'embrasure de la fenêtre ou
d'un conversation à voix basse, car il fallait bien se faire
expliquer comment une négresse était admise dans la société
intime de madame de B. Je souffrais le martyre pendant ces
éclaircissements; j'aurais voulu être transportée dans ma
patrie barbare, au milieu des sauvages qui l'habitent, moins à
craindre pour moi que cette société cruelle qui me rendait
responsable du mal qu'elle seule avait fait. J'étais
poursuivie plusieurs jours de suite par le souvenir de cette
physionomie dédaigneuse: je la voyais en rêve, je la voyais à
chaque instant; elle se plaçait devant moi comme ma propre
image. Hélas! elle était celle des chimères dont je me
laissais obséder! Vous ne m'aviez pas encore appris, ô mon
Dieu! à conjurer ces fantômes; je ne savais pas qu'il n'y a de
repos qu'en vous.

A présent, c'était dans le coeur de Charles que je cherchais un
abri; j'étais fière de son amitié, je l'étais encore plus de
ses vertus; je l'admirais comme ce que je connaissais de plus
parfait sur la terre. J'avais cru autrefois aimer Charles
comme un frère; mais, depuis que j'étais toujours souffrante,
il me semblait que j'étais vieillie et que ma tendresse pour
lui ressemblait plutôt à celle d'une mère. Une mère, en effet,
pouvait seule éprouver ce désir passionné de son bonheur, de
ses succès; j'aurais volontiers donné ma vie pour lui épargner
un moment de peine. Je voyais bien avant lui l'impression
qu'il produisait sur les autres; il était assez heureux pour
ne s'en pas soucier. C'est tout simple: il n'avait rien à en
redouter; rien ne lui avait donné cette inquiétude habituelle
que j'éprouvais sur les pensées des autres; tout était
harmonie dans son sort, tout était désaccord dans le mien.

Un matin, un ancien ami de madame de B. vint chez elle; il
était chargé d'une proposition de mariage pour Charles.
Mademoiselle de Thémines était devenue, d'une manière bien
cruelle, une riche héritière; elle avait perdu le même jour,
sur l'échafaud, sa famille entière; il ne lui restait plus
qu'une grande tante, autrefois religieuse, et qui, devenue
tutrice de mademoiselle de Thémines, regardait comme un devoir
de la marier, et voulait se presser, parce qu'ayant plus de
quatre-vingts ans, elle craignait de mourir et de laisser
ainsi sa nièce seule et sans appui dans le monde. Mademoiselle
de Thémines réunissait tous les avantages de la naissance, de
la fortune et de l'éducation; elle avait seize ans: elle était
belle comme le jour: on ne pouvait hésiter. Madame de B. en
parla à Charles, qui d'abord fut un peu effrayé de se marier
si jeune. Bientôt il désira voir mademoiselle de Thémines.
L'entrevue eut lieu, et alors il n'hésita plus. Anaïs de
Thémines possédait en effet tout ce qui pouvait plaire à
Charles: jolie sans s'en douter, et d'une modestie si
tranquille qu'on voyait qu'elle ne devait qu'à la nature cette
charmante vertu. Madame de Thémines permit à Charles d'aller
chez elle, et bientôt il devint passionnément amoureux. Il me
racontait les progrès de ses sentiments: j'étais impatiente de
voir cette belle Anaïs, destinée à faire le bonheur de
Charles. Elle vint enfin à Saint-Germain. Charles lui avait
parlé de moi: je n'eus point à supporter d'elle ce coup d'oeil
dédaigneux et scrutateur qui me faisait toujours tant de mal;
elle avait l'air d'un ange de bonté. Je lui promis qu'elle
serait heureuse avec Charles; je la rassurai sur sa jeunesse,
je lui dis qu'à vingt et un ans il avait la raison solide d'un
âge bien plus avancé. Je répondis à toutes ses questions; elle
m'en fit beaucoup, parce qu'elle savait que je connaissais
Charles depuis son enfance, et il m'était si doux d'en dire du
bien que je ne me lassais pas d'en parler.

Les arrangements d'affaires retardèrent de quelques semaines
la conclusion du mariage. Charles continuait à aller chez
madame de Thémines, et souvent il restait à Paris deux ou
trois jours de suite. Ces absences m'affligeaient, et j'étais
mécontente de moi-même en voyant que je préférais mon bonheur
à celui de Charles. Ce n'est pas ainsi que j'étais accoutumée
à aimer. Les jours où il revenait étaient des jours de fête;
il me racontait ce qui l'avait occupé, et, s'il avait fait
quelques progrès dans le coeur d'Anaïs, je m'en réjouissais
avec lui. Un jour pourtant il me parla de la manière dont il
voulait vivre avec elle. "Je veux obtenir toute sa confiance,
me dit-il, et lui donner toute la mienne; je ne lui cacherai
rien, elle saura toutes mes pensées, elle connaîtra tous les
mouvements secrets de mon coeur; je veux qu'il y ait entre elle
et moi une confiance comme la nôtre, Ourika." Comme la nôtre!
Ce mot me fit mal; il me rappela que Charles ne savait pas le
seul secret de ma vie, et il m'ôta le désir de le lui confier.
Peu à peu les absences de Charles devinrent plus longues; il
n'était presque plus à Saint-Germain que des instants; il
venait à cheval pour mettre moins de temps en chemin; il
retournait l'après-dînée à Paris: de sorte que tous les soirs
se passaient sans lui. Madame de B. plaisantait souvent de ces
longues absences... J'aurais bien voulu faire comme elle!

Un jour, nous nous promenions dans la forêt. Charles avait été
absent presque toute la semaine; je l'aperçus tout à coup à
l'extrémité de l'allée où nous marchions: il venait à cheval,
et très-vite. Quand il fut près de l'endroit où nous étions,
il sauta à terre et se mit à se promener avec nous. Après
quelques minutes de conversation générale, il resta en arrière
avec moi, et nous recommençâmes à causer comme autrefois. J'en
fis la remarque. "Comme autrefois! s'écria-t-il; ah! quelle
différence! Avais-je donc quelque chose à dire dans ce temps-là?
Il me semble que je n'ai commencé à vivre que depuis deux
mois. Ourika, je ne vous dirai jamais ce que j'éprouve pour
elle! Quelquefois je crois sentir que mon âme tout entière va
passer dans la sienne. Quand elle me regarde, je ne respire
plus; quand elle rougit, je voudrais me prosterner à ses pieds
pour l'adorer. Quand je pense que je vais être le protecteur
de cet ange, qu'elle me confie sa vie, sa destinée, ah! que je
suis glorieux de la mienne! Que je la rendrai heureuse! Je
serai pour elle le père, la mère qu'elle a perdus; mais je
serai aussi son mari, son amant! Elle me donnera son premier
amour, tout son coeur s'épanchera dans le mien; nous vivrons de
la même vie, et je ne veux pas que dans le cours de nos
longues années elle puisse dire qu'elle ait passé une heure
sans être heureuse. Quelles délices, Ourika, de penser qu'elle
sera la mère de mes enfants, qu'ils puiseront la vie dans le
sein d'Anaïs! Ah! ils seront doux et beaux comme elle! Qu'ai-je
fait, ô Dieu! pour mériter tant de bonheur?"

Hélas! j'adressais en ce moment au Ciel une question toute
contraire! Depuis quelques instants j'écoutais ces paroles
passionnées avec un sentiment indéfinissable. Grand Dieu! vous
êtes témoin que j'étais heureuse du bonheur de Charles; mais
pourquoi avez-vous donné la vie à la pauvre Ourika? pourquoi
n'est-elle pas morte sur ce bâtiment négrier d'où elle fut
arrachée, ou sur le sein de sa mère? Un peu de sable d'Afrique
eût recouvert son corps, et ce fardeau eût été bien léger!
Qu'importait au monde qu'Ourika vécût? Pourquoi était-elle
condamnée à la vie? C'était donc pour vivre seule, toujours
seule, jamais aimée! O mon Dieu! ne le permettez pas! Retirez
de la terre la pauvre Ourika! Personne n'a besoin d'elle:
n'est-elle pas seule dans la vie? Cette affreuse pensée me
saisit avec plus de violence qu'elle n'avait encore fait. Je
me sentis fléchir, je tombai sur les genoux, mes yeux se
fermèrent, et je crus que j'allais mourir.


En achevant ces paroles, l'oppression de la pauvre religieuse
parut s'augmenter; sa voix s'altéra, et quelques larmes
coulèrent le long de ses joues flétries. Je voulus l'engager à
suspendre son récit; elle s'y refusa.


"Ce n'est rien, me dit-elle; maintenant le chagrin ne dure pas
dans mon coeur: la racine en est coupée. Dieu a eu pitié de
moi; il m'a retirée lui-même de cet abîme où je n'étais tombée
que faute de le connaître et de l'aimer. N'oubliez donc pas
que je suis heureuse; mais, hélas! ajouta-t-elle, je ne
l'étais point alors."

Jusqu'à l'époque dont je viens de vous parler, j'avais
supporté mes peines; elles avaient altéré ma santé, mais
j'avais conservé ma raison et une sorte d'empire sur moi-même.
Mon chagrin, comme le ver qui dévore le fruit, avait commencé
par le coeur; je portais dans mon sein le germe de la
destruction, lorsque tout était encore plein de vie au dehors
de moi. La conversation me plaisait, la discussion m'animait;
j'avais même conservé une sorte de gaieté d'esprit; mais
j'avais perdu les joies du coeur. Enfin, jusqu'à l'époque dont
je viens de vous parler, j'étais plus forte que mes peines; je
sentais qu'à présent mes peines seraient plus fortes que moi.

Charles me rapporta dans ses bras jusqu'à la maison. Là tous
les secours me furent donnés, et je repris connaissance. En
ouvrant les yeux, je vis madame de B. à côté de mon lit;
Charles me tenait une main. Ils m'avaient soignée eux-mêmes,
et je vis sur leurs visages un mélange d'anxiété et de douleur
qui pénétra jusqu'au fond de mon âme: je sentis la vie revenir
en moi; mes pleurs coulèrent. Madame de B. les essuyait
doucement; elle ne me disait rien, elle ne me faisait point de
questions: Charles m'en accabla. Je ne sais ce que je lui
répondis; je donnai pour cause à mon accident le chaud, la
longueur de la promenade. Il me crut, et l'amertume entra dans
mon âme en voyant qu'il me croyait: mes larmes se séchèrent;
je me dis qu'il était donc bien facile de tromper ceux dont
l'intérêt était ailleurs. Je retirai ma main, qu'il tenait
encore, et je cherchai à paraître tranquille. Charles partit,
comme de coutume, à cinq heures. J'en fus blessée; j'aurais
voulu qu'il fût inquiet de moi: je souffrais tant! Il serait
parti de même, je l'y aurais forcé; mais je me serais dit
qu'il me devait le bonheur de sa soirée, et cette pensée m'eût
consolée. Je me gardai bien de montrer à Charles ce mouvement
de mon coeur: les sentiments délicats ont une sorte de pudeur;
s'ils ne sont devinés, ils sont incomplets: on dirait qu'on ne
peut les éprouver qu'à deux.

A peine Charles fut-il parti que la fièvre me prit avec une
grande violence; elle augmenta les deux jours suivants. Madame
de B. me soignait avec sa bonté accoutumée; elle était
désespérée de mon état et de l'impossibilité de me faire
transporter à Paris, où le mariage de Charles l'obligeait à se
rendre le lendemain. Les médecins dirent à madame de B. qu'ils
répondaient de ma vie si elle me laissait à Saint-Germain;
elle s'y résolut, et elle me montra en partant une affection
si tendre qu'elle calma un moment mon coeur. Mais, après son
départ, l'isolement complet, réel, où je me trouvais pour la
première fois de ma vie, me jeta dans un profond désespoir. Je
voyais se réaliser cette situation que mon imagination s'était
peinte tant de fois; je mourais loin de ce que j'aimais, et
mes tristes gémissements ne parvenaient pas même à leurs
oreilles. Hélas! ils eussent troublé leur joie. Je les voyais
s'abandonnant à toute l'ivresse du bonheur, loin d'Ourika
mourante. Ourika n'avait qu'eux dans la vie; mais eux
n'avaient pas besoin d'Ourika: personne n'avait besoin d'elle!
Cet affreux sentiment de l'inutilité de l'existence est celui
qui déchire le plus profondément le coeur; il me donna un tel
dégoût de la vie que je souhaitai sincèrement mourir de la
maladie dont j'étais attaquée. Je ne parlais pas, je ne
donnais presque aucun signe de connaissance, et cette seule
pensée était bien distincte en moi: _Je voudrais mourir_. Dans
d'autres moments, j'étais plus agitée; je me rappelais tous
les mots de cette dernière conversation que j'avais eue avec
Charles dans la forêt; je le voyais nageant dans cette mer de
délices qu'il m'avait dépeinte, tandis que je mourais
abandonnée, seule dans la mort comme dans la vie. Cette idée
me donnait une irritation plus pénible encore que la douleur.
Je me créais des chimères pour satisfaire à ce nouveau
sentiment; je me représentais Charles arrivant à Saint-Germain.
On lui disait: "Elle est morte." Eh bien! le
croiriez-vous? je jouissais de sa douleur; elle me vengeait,
et de quoi, grand Dieu? de ce qu'il avait été l'ange
protecteur de ma vie! Cet affreux sentiment me fit bientôt
horreur; j'entrevis que, si la douleur n'était pas une faute,
s'y livrer comme je le faisais pouvait être criminel. Mes
idées prirent alors un autre cours: j'essayai de me vaincre,
de trouver en moi-même une force pour combattre les sentiments
qui m'agitaient; mais je ne la cherchais point, cette force,
où elle était. Je me fit honte de mon ingratitude. "Je
mourrai, me disais-je, je veux mourir; mais je ne veux pas
laisser les passions haineuses approcher de mon coeur. Ourika
est un enfant déshérité, mais l'innocence lui reste: je ne la
laisserai pas se flétrir en moi par l'ingratitude. Je passerai
sur la terre comme une ombre, mais dans le tombeau j'aurai la
paix. O mon Dieu! ils sont déjà bien heureux: eh bien! donnez-leur
encore la part d'Ourika, et laissez-la mourir comme la
feuille tombe en automne. N'ai-je donc pas assez souffert?"

Je ne sortis de la maladie qui avait mis ma vie en danger, que
pour tomber dans un état de langueur où le chagrin avait
beaucoup de part. Madame de B. s'établit à Saint-Germain après
le mariage de Charles; il y venait souvent accompagné d'Anaïs,
jamais sans elle. Je souffrais toujours davantage quand ils
étaient là. Je ne sais si l'image du bonheur me rendait plus
sensible ma propre infortune, ou si la présence de Charles
réveillait le souvenir de notre ancienne amitié; je cherchais
quelquefois à le retrouver, et je ne le reconnaissais plus. Il
me disait pourtant à peu près tout ce qu'il me disait
autrefois; mais son amitié présente ressemblait à son amitié
passée comme la fleur artificielle ressemble à la fleur
véritable: c'est la même chose, hors la vie et le parfum.

Charles attribuait au dépérissement de ma santé le changement
de mon caractère; je crois que madame de B. jugeait mieux le
triste état de mon âme, qu'elle devinait mes tourments secrets
et qu'elle en était vivement affligée; mais le temps n'était
plus où je consolais les autres: je n'avais plus pitié que de
moi-même.

Anaïs devint grosse, et nous retournâmes à Paris. Ma tristesse
augmentait chaque jour. Ce bonheur intérieur si paisible, ces
liens de famille si doux, cet amour dans l'innocence toujours
aussi tendre, aussi passionné, quel spectacle pour une
malheureuse destinée à passer sa triste vie dans l'isolement,
à mourir sans avoir été aimée, sans avoir connu d'autres liens
que ceux de la dépendance et de la pitié! Les jours, les mois
se passaient ainsi; je ne prenais part à aucune conversation,
j'avais abandonné tous mes talents; si je supportais quelques
lectures, c'étaient celles où je croyais retrouver la peinture
imparfaite des chagrins qui me dévoraient. Je m'en faisais un
nouveau poison, je m'enivrais de mes larmes, et, seule dans ma
chambre pendant des heures entières, je m'abandonnais à ma
douleur.

La naissance d'un fils mit le comble au bonheur de Charles; il
accourut pour me le dire, et dans les transports de sa joie je
reconnus quelques accents de son ancienne confiance. Qu'ils me
firent mal! Hélas! c'était la voix de l'ami que je n'avais
plus! et tous les souvenirs du passé venaient à cette voix
déchirer de nouveau ma plaie.

L'enfant de Charles était beau comme Anaïs. Le tableau de
cette jeune mère avec son fils touchait tout le monde; moi
seule, par un sort bizarre, j'étais condamnée à le voir avec
amertume. Mon coeur dévorait cette image d'un bonheur que je ne
devais jamais connaître, et l'envie, comme le vautour, se
nourrissait dans mon sein. Qu'avais-je fait à ceux qui crurent
me sauver en m'amenant sur cette terre d'exil? pourquoi ne me
laissait-on pas suivre mon sort? Eh bien! je serais la
négresse esclave de quelque riche colon; brûlée par le soleil,
je cultiverais la terre d'un autre; mais j'aurais mon humble
cabane pour me retirer le soir; j'aurais un compagnon de ma
vie et des enfants de ma couleur qui m'appelleraient: "Ma
mère!" Ils appuieraient sans dégoût leur petite bouche sur mon
front; ils reposeraient leur tête sur mon cou et
s'endormiraient dans mes bras! Qu'ai-je fait pour être
condamnée à n'éprouver jamais les affections pour lesquelles
seules mon coeur est créé! O mon Dieu! ôtez-moi de ce monde...
Je sens que je ne puis plus supporter la vie.

A genoux dans ma chambre, j'adressais au Créateur cette prière
impie, quand j'entendis ouvrir ma porte: c'était l'amie de
madame de B., la marquise de ***, qui était revenue depuis peu
d'Angleterre, où elle avait passé plusieurs années. Je la vis
avec effroi arriver près de moi: sa vue me rappelait toujours
que, la première, elle m'avait révélé mon sort; qu'elle
m'avait ouvert cette mine de douleurs où j'avais tant puisé.
Depuis qu'elle était à Paris, je ne la voyais qu'avec un
sentiment pénible.

"Je viens vous voir et causer avec vous, ma chère Ourika, me
dit-elle; vous savez combien je vous aime depuis votre
enfance, et je ne puis voir sans une véritable peine la
mélancolie dans laquelle vous vous plongez. Est-il possible,
avec l'esprit que vous avez, que vous ne sachiez pas tirer un
meilleur parti de votre situation? -- L'esprit, Madame, lui
répondis-je, ne sert guère qu'à augmenter les maux véritables;
il les fait voir sous tant de formes diverses! -- Mais reprit-elle,
lorsque les maux sont sans remède, n'est-ce pas une
folie de refuser de s'y soumettre et de lutter ainsi contre la
nécessité, car enfin nous ne sommes pas les plus forts? -- Cela
est vrai, dis-je; mais il semble que dans ce cas la nécessité
est un mal de plus. -- Vous conviendrez pourtant, Ourika, que
la raison conseille alors de se résigner et de se distraire. --
Oui, Madame; mais, pour se distraire, il faut entrevoir
ailleurs l'espérance. -- Vous pourriez du moins vous faire des
goûts et des occupations pour remplir votre temps. -- Ah!
Madame, les goûts qu'on se fait sont un effort et ne sont pas
un plaisir. -- Mais, dit-elle encore, vous êtes remplie de
talents. -- Pour que les talents soient une ressource, Madame,
lui répondis-je, il faut se proposer un but; mes talents
seraient comme la fleur du poëte anglais, qui perdait son
parfum dans le désert. -- Vous oubliez vos amis, qui en
jouiraient. -- Je n'ai point d'amis, Madame; j'ai des
protecteurs, et cela est bien différent! -- Ourika, dit-elle,
vous vous rendez bien malheureuse, et bien inutilement! -- Tout
est inutile dans ma vie, Madame, même ma douleur. -- Comment
pouvez-vous prononcer un mot si amer, vous, Ourika, qui vous
êtes montrée si dévouée lorsque vous restiez seule à madame de
B. pendant la Terreur? -- Hélas! Madame, je suis comme ces
génies malfaisants qui n'ont de pouvoir que dans les temps de
calamités, et que le bonheur fait fuir. -- Confiez-moi votre
secret, ma chère Ourika; ouvrez-moi votre coeur. Personne ne
prend à vous plus d'intérêt que moi, et peut-être que je vous
ferai du bien. -- Je n'ai point de secret, Madame, lui
répondis-je; ma position et ma couleur sont tout mon mal, vous
le savez. -- Allons donc, reprit-elle, pouvez-vous nier que
vous renfermez au fond de votre âme une grande peine? Il ne
faut que vous voir un instant pour en être sûr." Je persistai
à lui dire ce que je lui avais déjà dit; elle s'impatienta,
éleva la voix. Je vis que l'orage allait éclater. "Est-ce là
votre bonne foi, dit-elle, cette sincérité pour laquelle on
vous vante? Ourika, prenez-y garde, la réserve quelquefois
conduit à la fausseté. -- Eh! que pourrais-je vous confier,
Madame, lui dis-je, à vous surtout qui depuis si longtemps
avez prévu quel serait le malheur de ma situation? A vous,
moins qu'à personne, je n'ai rien de nouveau à dire là-dessus.
-- C'est ce que vous ne me persuaderez jamais, répliqua-t-elle;
mais, puisque vous me refusez votre confiance et que vous
assurez que vous n'avez point de secret, eh bien! Ourika, je
me chargerai de vous apprendre que vous en avez un. Oui,
Ourika, tous vos regrets, toutes vos douleurs, ne viennent que
d'une passion malheureuse, d'une passion insensée, et, si vous
n'étiez pas folle d'amour pour Charles, vous prendriez fort
bien votre parti d'être négresse. Adieu, Ourika; je m'en vais,
et, je vous le déclare, avec bien moins d'intérêt pour vous
que je n'en avais apporté en venant ici." Elle sortit en
achevant ces paroles. Je demeurai anéantie. Que venait-elle de
me révéler! quelle lumière affreuse avait-elle jetée sur
l'abîme de mes douleurs! Grand Dieu! c'était comme la lumière
qui pénétra une fois au fond des enfers et qui fit regretter
les ténèbres à ses malheureux habitants. Quoi! j'avais une
passion criminelle! C'est elle qui jusqu'ici dévorait mon
coeur! Ce désir de tenir ma place dans la chaîne des êtres, ce
besoin des affections de la nature, cette douleur de
l'isolement, c'étaient les regrets d'un amour coupable! Et,
lorsque je croyais envier l'image du bonheur, c'est le bonheur
lui-même qui était l'objet de mes voeux impies! Mais qu'ai-je
donc fait pour qu'on puisse me croire atteinte de cette
passion sans espoir? Est-il donc impossible d'aimer plus que
sa vie avec innocence? Cette mère qui se jeta dans la gueule
du lion pour sauver son fils, quel sentiment l'animait? Ces
frères, ces soeurs qui voulurent mourir ensemble sur
l'échafaud, et qui priaient Dieu avant d'y monter, était-ce
donc un amour coupable qui les unissait? L'humanité seule ne
produit-elle pas tous les jours des dévouements sublimes?
Pourquoi donc ne pourrais-je aimer ainsi Charles, le compagnon
de mon enfance, le protecteur de ma jeunesse?... Et cependant
je ne sais quelle voix crie au fond de moi-même qu'on a raison
et que je suis criminelle. Grand Dieu! je vais donc recevoir
aussi le remords dans mon coeur désolé! Il faut qu'Ourika
connaisse tous les genres d'amertumes, qu'elle épuise toutes
les douleurs! Quoi! mes larmes désormais seront coupables! il
me sera défendu de penser à lui! Quoi! je n'oserai plus
souffrir!

Ces affreuses pensées me jetèrent dans un accablement qui
ressemblait à la mort. La même nuit, la fièvre me prit, et en
moins de trois jours on désespéra de ma vie. Le médecin
déclara que, si l'on voulait me faire recevoir mes sacrements,
il n'y avait pas un instant à perdre. On envoya chercher mon
confesseur; il était mort depuis peu de jours. Alors madame de
B. fit avertir un prêtre de la paroisse. Il vint et
m'administra l'extrême-onction, car j'étais hors d'état de
recevoir le viatique: je n'avais aucune connaissance, et on
attendait ma mort à chaque instant. C'est sans doute alors que
Dieu eut pitié de moi; il commença par me conserver la vie:
contre toute attente, mes forces se soutinrent. Je luttai
ainsi environ quinze jours; ensuite la connaissance me revint.
Madame de B. ne me quittait pas, et Charles paraissait avoir
retrouvé pour moi son ancienne affection. Le prêtre continuait
à venir me voir chaque jour, car il voulait profiter du
premier moment pour me confesser. Je le désirais moi-même; je
ne sais quel mouvement me portait vers Dieu et me donnait le
besoin de me jeter dans ses bras et d'y chercher le repos. Le
prêtre reçut l'aveu de mes fautes; il ne fut point effrayé de
l'état de mon âme: comme un vieux matelot, il connaissait
toutes ces tempêtes. Il commença par me rassurer sur cette
passion dont j'étais accusée. "Votre coeur est pur, me dit-il:
c'est à vous seule que vous avez fait du mal; mais vous n'en
êtes pas moins coupable. Dieu vous demandera compte de votre
propre bonheur, qu'il vous avait confié... Qu'en avez-vous
fait? Ce bonheur était entre vos mains, car il réside dans
l'accomplissement de nos devoirs: les avez-vous seulement
connus? Dieu est le but de l'homme: quel a été le vôtre? Mais
ne perdez pas courage; priez Dieu, Ourika: il est là, il vous
tend les bras; il n'y a pour lui ni nègres ni blancs: tous les
coeurs sont égaux devant ses yeux, et le vôtre mérite de
devenir digne de lui." C'est ainsi que cet homme respectable
encourageait la pauvre Ourika. Ces paroles simples portaient
dans mon âme je ne sais quelle paix que je n'avais jamais
connue; je les méditais sans cesse, et comme d'une mine
féconde j'en tirais toujours quelque nouvelle réflexion. Je
vis qu'en effet je n'avais point connu mes devoirs: Dieu en a
prescrit aux personnes isolées comme à celles qui tiennent au
monde; s'il les a privées des liens du sang, il leur a donné
l'humanité tout entière pour la famille. "La soeur de la
charité, me disais-je, n'est point seule dans la vie,
quoiqu'elle ait renoncé à tout: elle s'est créé une famille de
choix; elle est la mère de tous les orphelins, la fille de
tous les pauvres vieillards, la soeur de tous les malheureux.
Des hommes du monde n'ont-ils pas souvent cherché un isolement
volontaire? Ils voulaient être seuls avec Dieu; ils
renonçaient à tous les plaisirs pour adorer, dans la solitude,
la source pure de tout bien et de tout bonheur; ils
travaillaient, dans le secret de leur pensée, à rendre leur
âme digne de se présenter devant le Seigneur. C'est pour vous,
ô mon Dieu! qu'il est doux d'embellir ainsi son coeur, de le
parer, comme pour un jour de fête, de toutes les vertus qui
vous plaisent. Hélas! qu'avais-je fait? Jouet insensé des
mouvements involontaires de mon âme, j'avais couru après les
jouissances de la vie, et j'en avais négligé le bonheur. Mais
il n'est pas encore trop tard: Dieu, en me jetant sur cette
terre étrangère, voulut peut-être me prédestiner à lui; il
m'arracha à la barbarie, à l'ignorance; par un miracle de sa
bonté, il me déroba aux vices de l'esclavage et me fit
connaître sa loi. Cette loi me montre tous mes devoirs, elle
m'enseigne ma route. Je la suivrai, ô mon Dieu! je ne me
servirai plus de vos bienfaits pour vous offenser, je ne vous
accuserai plus de mes fautes."

Ce nouveau jour sous lequel j'envisageai ma position fit
rentrer le calme dans mon coeur. Je m'étonnais de la paix qui
succédait à tant d'orages: on avait ouvert une issue à ce
torrent qui dévastait ses rivages, et maintenant il portait
ses flots apaisés dans une mer tranquille.

Je me décidai à me faire religieuse. J'en parlai à madame de
B. Elle s'en affligea, mais elle me dit: "Je vous ai fait tant
de mal en voulant vous faire du bien que je ne me sens pas le
droit de m'opposer à votre résolution." Charles fut plus vif
dans sa résistance; il me pria, il me conjura de rester. Je
lui dis: "Laissez-moi aller, Charles, dans le seul lieu où il
me soit permit de penser sans cesse à vous..."


Ici la jeune religieuse finit brusquement son récit. Je
continuai à lui donner des soins: malheureusement ils furent
inutiles: elle mourut à la fin d'octobre; elle tomba avec les
dernières feuilles de l'automne.




Imprimé par D. JOUAUST

POUR LA COLLECTION

DES PETITS CHEFS-D'OEUVRE

M DCCC LXXVIII





Erreurs typographiques corrigées:


=de ses idées sur tout= remplacé =par de ses idées surtout=

=c'était la voix de L'ami= remplacé par =c'était la voix de l'ami=

=le tableau de cette jeune mère= remplacé par =Le tableau de
cette jeune mère=









End of the Project Gutenberg EBook of Ourika, by Madame de Duras

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OURIKA ***

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