Les deux amis de Bourbonne

By Denis Diderot

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Title: Les deux amis de Bourbonne

Author: Denis Diderot

Editor: Jules Assézat

Release Date: April 25, 2009 [EBook #28603]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX AMIS DE BOURBONNE ***




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[Extrait des OEuvres complètes de Diderot, éditées par Jules Assézat,
5ème volume, Paris, Garnier Frères, 1875.]




LES DEUX AMIS DE BOURBONNE

(Écrit en 1770--Publié en 1773)




NOTICE PRÉLIMINAIRE


Voici la Notice qui précède ce conte dans l'édition Brière:

«Au mois d'août 1770, Diderot[1] vint à Bourbonne-les-Bains, près de
Langres, pour y voir une amie qui avait mené sa fille aux eaux dans
l'espérance de lui rendre la santé altérée par les suites d'une première
couche. Il trouva ces dames occupées, pour se désennuyer, à écrire des
contes qu'elles adressaient à leurs correspondants de Paris. L'un d'eux
venait à son tour de leur envoyer les _Deux Amis, conte iroquois_ que
Saint-Lambert avait fait paraître peu de jours après sa réception à
l'Académie française. Diderot eut l'idée de riposter par l'histoire des
_Deux Amis de Bourbonne_, dont la simplicité contraste d'une manière si
touchante avec la prétention du conte de Saint-Lambert. Cet écrit,
échappé sans effort à la plume du philosophe, et dans lequel on retrouve
des personnages contemporains, fut adressé par la jeune malade, ou la
_petite soeur_, au _petit frère_, son correspondant, qui lui avait
envoyé le conte iroquois.»

Nous n'avons à ajouter à ce qui précède que deux mots. Les dames que
retrouva Diderot à Bourbonne étaient Mme de Meaux et Mme de Prunevaux,
sa fille. Le conte passa pour être de cette dernière, et comme son
correspondant le croyait vrai, elle dut avoir de nouveau recours à
Diderot pour le compléter. C'est à ce même moment que Diderot fit une
courte excursion à Langres. Il revint de ce voyage ayant en
portefeuille, outre les _Deux Amis de Bourbonne_, l'_Entretien d'un père
avec ses enfants_, inspiré par la visite de la maison paternelle. Sur
ces entrefaites, Gessner lui fit demander, comme une faveur, quelques
pages pour accompagner la traduction de ses _Nouvelles Idylles_. Il lui
donna les deux morceaux qui furent insérés en tête des _Contes moraux et
Nouvelles Idylles de MM. D... et Gessner_ (Zuric, chez Orel, Gessner,
Fuessli et Cie, 1773, petit in-8º), sous ce titre: _Contes moraux_ de M.
D... Ils ont été souvent réimprimés.

Voici ce que dit à ce sujet Gessner, dans la préface de l'édition in-4º
ornée de frontispice, figures, en-têtes et culs-de-lampe gravés à
l'eau-forte par lui-même (1773, IV, 184 pages. Zuric, chez l'auteur):

«Les premiers ouvrages de M. Gessner ont été reçus si favorablement dans
les païs étrangers et surtout en France, qu'il ne s'intéresse pas moins
à la traduction[2] de celui-ci qu'à l'original même...

«M. Gessner a communiqué son projet aux amis qu'il a à Paris, et
particulièrement à M. D..., dont l'approbation lui a toujours été si
précieuse. Cet homme célèbre a eu la bonté de lui envoyer en manuscript
les deux contes moraux qui précèdent la traduction des _Nouvelles
Idylles_. M. Gessner se trouve heureux de pouvoir offrir à la France un
présent qu'elle recevra sans doute avec plaisir et qui sera le monument
d'une amitié que la seule culture des lettres a fait naître entre deux
hommes que des contrées éloignées ont toujours tenus séparés.»

Dans la préface de l'édition des _Idylles_ de Gessner, illustrées par
Moreau (1795), Renouard dit qu'il a pu corriger sur les manuscrits
annotés par Diderot, _et qui étaient en sa possession_, le texte des
_Deux Amis de Bourbonne_ et de l'_Entretien d'un père et de ses
enfants_.

C'est de ces deux contes que l'abbé de Vauxcelles, dont nous avons déjà
parlé (_Notice_ du _Supplément au voyage de Bougainville_), disait
qu'ils faisaient au milieu des _Idylles_ de Gessner l'effet «de satyres
parmi des nymphes!»

Disons, par contre, que Goethe, dans ses _Mémoires_, constate que les
_Deux Amis_ firent une vive impression dans le petit cercle des
étudiants allemands, à Strasbourg, où il était alors. «Nous fûmes ravis,
dit-il, de ses braves braconniers, de ses vaillants contrebandiers,
canaille poétique, qui ne tarda pas à venir faire des siennes sur le
théâtre allemand:» dans _les Brigands_ de Schiller d'abord.

                   *       *       *       *       *

Nous recommanderons, comme complétant ce que nous avons pu dire à propos
de l'annexe de la _Religieuse_, l'annexe des _Amis de Bourbonne_: «Et
puis, il y a trois sortes de contes...»




LES DEUX AMIS DE BOURBONNE


Il y avait ici deux hommes, qu'on pourrait appeler les Oreste et Pylade
de Bourbonne. L'un se nommait Olivier, et l'autre Félix; ils étaient nés
le même jour, dans la même maison, et des deux soeurs. Ils avaient été
nourris du même lait; car l'une des mères étant morte en couche, l'autre
se chargea des deux enfants. Ils avaient été élevés ensemble; ils
étaient toujours séparés des autres: ils s'aimaient comme on existe,
comme on vit, sans s'en douter; ils le sentaient à tout moment, et ils
ne se l'étaient peut-être jamais dit. Olivier avait une fois sauvé la
vie à Félix, qui se piquait d'être grand nageur, et qui avait failli de
se noyer: ils ne s'en souvenaient ni l'un ni l'autre. Cent fois Félix
avait tiré Olivier des aventures fâcheuses où son caractère impétueux
l'avait engagé; et jamais celui-ci n'avait songé à l'en remercier: ils
s'en retournaient ensemble à la maison, sans se parler, ou en parlant
d'autre chose.

Lorsqu'on tira pour la milice, le premier billet fatal étant tombé sur
Félix, Olivier dit: «L'autre est pour moi.» Ils firent leur temps de
service; ils revinrent au pays: plus chers l'un à l'autre qu'ils ne
l'étaient encore auparavant, c'est ce que je ne saurais vous assurer:
car, petit frère, si les bienfaits réciproques cimentent les amitiés
réfléchies, peut-être ne font-ils rien à celles que j'appellerais
volontiers des amitiés animales et domestiques. À l'armée, dans une
rencontre, Olivier étant menacé d'avoir la tête fendue d'un coup de
sabre, Félix se mit machinalement au-devant du coup, et en resta
balafré: on prétend qu'il était fier de cette blessure; pour moi, je
n'en crois rien. À Hastembeck[3], Olivier avait retiré Félix d'entre la
foule des morts, où il était demeuré. Quand on les interrogeait, ils
parlaient quelquefois des secours qu'ils avaient reçus l'un de l'autre,
jamais de ceux qu'ils avaient rendus l'un à l'autre. Olivier disait de
Félix, Félix disait d'Olivier; mais ils ne se louaient pas. Au bout de
quelque temps de séjour au pays, ils aimèrent; et le hasard voulut que
ce fût la même fille. Il n'y eut entre eux aucune rivalité; le premier
qui s'aperçut de la passion de son ami se retira: ce fut Félix. Olivier
épousa; et Félix dégoûté de la vie sans savoir pourquoi, se précipita
dans toutes sortes de métiers dangereux; le dernier fut de se faire
contrebandier[4].

Vous n'ignorez pas, petit frère, qu'il y a quatre tribunaux en France,
Caen, Reims, Valence et Toulouse, où les contrebandiers sont jugés; et
que le plus sévère des quatre, c'est celui de Reims, où préside un nommé
Coleau, l'âme la plus féroce que la nature ait encore formée. Félix fut
pris les armes à la main, conduit devant le terrible Coleau, et condamné
à mort, comme cinq cents autres qui l'avaient précédé. Olivier apprit le
sort de Félix. Une nuit, il se lève d'à côté de sa femme, et, sans lui
rien dire, il s'en va à Reims. Il s'adresse au juge Coleau; il se jette
à ses pieds, et lui demande la grâce de voir et d'embrasser Félix.
Coleau le regarde, se tait un moment, et lui fait signe de s'asseoir.
Olivier s'assied. Au bout d'une demi-heure, Coleau tire sa montre et dit
à Olivier: «Si tu veux voir et embrasser ton ami vivant, dépêche-toi, il
est en chemin; et si ma montre va bien, avant qu'il soit dix minutes il
sera pendu.» Olivier, transporté de fureur, se lève, décharge sur la
nuque du cou au juge Coleau un énorme coup de bâton, dont il l'étend
presque mort; court vers la place, arrive, crie, frappe le bourreau,
frappe les gens de la justice, soulève la populace indignée de ces
exécutions. Les pierres volent; Félix délivré s'enfuit; Olivier songe à
son salut: mais un soldat de maréchaussée lui avait percé les flancs
d'un coup de baïonnette, sans qu'il s'en fût aperçu. Il gagna la porte
de la ville, mais il ne put aller plus loin; des voituriers charitables
le jetèrent sur leur charrette, et le déposèrent à la porte de sa maison
un moment avant qu'il expirât; il n'eut que le temps de dire à sa femme:
«Femme, approche, que je t'embrasse; je me meurs, mais le balafré est
sauvé.»

Un soir que nous allions à la promenade, selon notre usage, nous vîmes
au-devant d'une chaumière une grande femme debout, avec quatre petits
enfants à ses pieds; sa contenance triste et ferme attira notre
attention, et notre attention fixa la sienne. Après un moment de
silence, elle nous dit: «Voilà quatre petits enfants, je suis leur mère,
et je n'ai plus de mari.» Cette manière haute de solliciter la
commisération était bien faite pour nous toucher. Nous lui offrîmes nos
secours, qu'elle accepta avec honnêteté: c'est à cette occasion que nous
avons appris l'histoire de son mari Olivier et de Félix son ami. Nous
avons parlé d'elle, et j'espère que notre recommandation ne lui aura pas
été inutile. Vous voyez, petit frère, que la grandeur d'âme et les
hautes qualités sont de toutes les conditions et de tous les pays; que
tel meurt obscur, à qui il n'a manqué qu'un autre théâtre; et qu'il ne
faut pas aller jusque chez les Iroquois pour trouver deux amis.

Dans le temps que le brigand Testalunga infestait la Sicile avec sa
troupe, Romano, son ami et son confident, fut pris. C'était le
lieutenant de Testalunga, et son second. Le père de ce Romano fut arrêté
et emprisonné pour crimes. On lui promit sa grâce et sa liberté, pourvu
que Romano trahît et livrât son chef Testalunga. Le combat entre la
tendresse filiale et l'amitié jurée fut violent. Mais Romano père
persuada son fils de donner la préférence à l'amitié, honteux de devoir
la vie à une trahison. Romano se rendit à l'avis de son père. Romano
père fut mis à mort; et jamais les tortures les plus cruelles ne purent
arracher de Romano fils la délation de ses complices.

                   *       *       *       *       *

Vous avez désiré, petit frère, de savoir ce qu'est devenu Félix; c'est
une curiosité si simple, et le motif en est si louable, que nous nous
sommes un peu reproché de ne l'avoir pas eue. Pour réparer cette faute,
nous avons pensé d'abord à M. Papin, docteur en théologie, et curé de
Sainte-Marie à Bourbonne: mais maman s'est ravisée; et nous avons donné
la préférence au subdélégué Aubert, qui est un bon homme, bien rond, et
qui nous a envoyé le récit suivant, sur la vérité duquel vous pouvez
compter:

«Le nommé Félix vit encore. Échappé des mains de la justice, il se jeta
dans les forêts de la province, dont il avait appris à connaître les
tours et les détours pendant qu'il faisait la contrebande, cherchant à
s'approcher peu à peu de la demeure d'Olivier, dont il ignorait le sort.

«Il y avait au fond d'un bois, où vous vous êtes promenée quelquefois,
un charbonnier dont la cabane servait d'asile à ces sortes de gens;
c'était aussi l'entrepôt de leurs marchandises et de leurs armes: ce fut
là que Félix se rendit, non sans avoir couru le danger de tomber dans
les embûches de la maréchaussée, qui le suivait à la piste. Quelques-uns
de ses associés y avaient porté la nouvelle de son emprisonnement à
Reims; et le charbonnier et la charbonnière le croyaient justicié,
lorsqu'il leur apparut.

«Je vais vous raconter la chose, comme je la tiens de la charbonnière,
qui est décédée ici il n'y a pas longtemps.

«Ce furent ses enfants, en rôdant autour de la cabane, qui le virent les
premiers. Tandis qu'il s'arrêtait à caresser le plus jeune, dont il
était le parrain, les autres entrèrent dans la cabane en criant: Félix!
Félix! Le père et la mère sortirent en répétant le même cri de joie;
mais ce misérable était si harassé de fatigue et de besoin, qu'il n'eut
pas la force de répondre, et qu'il tomba presque défaillant entre leurs
bras.

«Ces bonnes gens le secoururent de ce qu'ils avaient, lui donnèrent du
pain, du vin, quelques légumes: il mangea, et s'endormit.

«À son réveil, son premier mot fut: «Olivier! Enfants, ne savez-vous
rien d'Olivier?--Non,» lui répondirent-ils. Il leur raconta l'aventure
de Reims; il passa la nuit et le jour suivant avec eux. Il soupirait, il
prononçait le nom d'Olivier; il le croyait dans les prisons de Reims; il
voulait y aller, il voulait aller mourir avec lui; et ce ne fut pas sans
peine que le charbonnier et la charbonnière le détournèrent de ce
dessein.

«Sur le milieu de la seconde nuit, il prit un fusil, il mit un sabre
sous son bras, et s'adressant à voix basse au charbonnier...
«Charbonnier!

«--Félix!

«--Prends ta cognée, et marchons.

«--Où!

«--Belle demande! chez Olivier.»

«Ils vont; mais tout en sortant de la forêt, les voilà enveloppés d'un
détachement de maréchaussée.

«Je m'en rapporte à ce que m'en a dit la charbonnière; mais il est inouï
que deux hommes à pied aient pu tenir contre une vingtaine d'hommes à
cheval: apparemment que ceux-ci étaient épars, et qu'ils voulaient se
saisir de leur proie en vie. Quoi qu'il en soit, l'action fut
très-chaude; il y eut cinq chevaux d'estropiés et sept cavaliers de
hachés ou sabrés. Le pauvre charbonnier resta mort sur la place d'un
coup de feu à la tempe; Félix regagna la forêt; et comme il est d'une
agilité incroyable, il courait d'un endroit à l'autre; en courant, il
chargeait son fusil, tirait, donnait un coup de sifflet. Ces coups de
sifflet, ces coups de fusil donnés, tirés à différents intervalles et de
différents côtés, firent craindre aux cavaliers de maréchaussée qu'il
n'y eût là une horde de contrebandiers; et ils se retirèrent en
diligence.

«Lorsque Félix les vit éloignés, il revint sur le champ de bataille; il
mit le cadavre du charbonnier sur ses épaules, et reprit le chemin de la
cabane, où la charbonnière et ses enfants dormaient encore. Il s'arrête
à la porte, il étend le cadavre à ses pieds, et s'assied le dos appuyé
contre un arbre et le visage tourné vers l'entrée de la cabane. Voilà le
spectacle qui attendait la charbonnière au sortir de sa baraque.

«Elle s'éveille, elle ne trouve point son mari à côté d'elle; elle
cherche des yeux Félix, point de Félix. Elle se lève, elle sort, elle
voit, elle crie, elle tombe à la renverse. Ses enfants accourent, ils
voient, ils crient; ils se roulent sur leur père, ils se roulent sur
leur mère. La charbonnière, rappelée à elle-même par le tumulte et les
cris de ses enfants, s'arrache les cheveux, se déchire les joues. Félix,
immobile au pied de son arbre, les yeux fermés, la tête renversée en
arrière, leur disait d'une voix éteinte: «Tuez-moi.» Il se faisait un
moment de silence; ensuite la douleur et les cris reprenaient, et Félix
leur redisait: «Tuez-moi; enfants, par pitié, tuez-moi.»

«Ils passèrent ainsi trois jours et trois nuits à se désoler; le
quatrième, Félix dit à la charbonnière: «Femme, prends ton bissac,
mets-y du pain, et suis-moi.» Après un long circuit à travers nos
montagnes et nos forêts, ils arrivèrent à la maison d'Olivier, qui est
située, comme vous savez, à l'extrémité du bourg, à l'endroit où la voie
se partage en deux routes, dont l'une conduit en Franche-Comté et
l'autre en Lorraine[5].

«C'est là que Félix va apprendre la mort d'Olivier et se trouver entre
les veuves de deux hommes massacrés à son sujet. Il entre et dit
brusquement à la femme Olivier: «Où est Olivier?» Au silence de cette
femme, à son vêtement, à ses pleurs, il comprit qu'Olivier n'était plus.
Il se trouva mal; il tomba et se fendit la tête contre la huche à pétrir
le pain. Les deux veuves le relevèrent; son sang coulait sur elles; et
tandis qu'elles s'occupaient à l'étancher avec leurs tabliers, il leur
disait: «Et vous êtes leurs femmes, et vous me secourez!» Puis il
défaillait, puis il revenait et disait en soupirant: «Que ne me
laissait-il? Pourquoi s'en venir à Reims? Pourquoi l'y laisser
venir?...» Puis sa tête se perdait, il entrait en fureur, il se roulait
à terre et déchirait ses vêtements. Dans un de ces accès, il tira son
sabre, et il allait s'en frapper; mais les deux femmes se jetèrent sur
lui, crièrent au secours; les voisins accoururent: on le lia avec des
cordes, et il fut saigné sept à huit fois. Sa fureur tomba avec
l'épuisement de ses forces; et il resta comme mort pendant trois ou
quatre jours, au bout desquels la raison lui revint. Dans le premier
moment, il tourna ses yeux autour de lui, comme un homme qui sort d'un
profond sommeil, et il dit: «Où suis-je? Femmes, qui êtes-vous?» La
charbonnière lui répondit: «Je suis la charbonnière...» Il reprit: «Ah!
oui, la charbonnière... Et vous?...» La femme Olivier se tut. Alors il
se mit à pleurer, il se tourna du côté de la muraille, et dit en
sanglotant: «Je suis chez Olivier... ce lit est celui d'Olivier... et
cette femme qui est là, c'était la sienne! Ah!»

«Ces deux femmes en eurent tant de soin, elles lui inspirèrent tant de
pitié, elles le prièrent si instamment de vivre, elles lui remontrèrent
d'une manière si touchante qu'il était leur unique ressource, qu'il se
laissa persuader.

«Pendant tout le temps qu'il resta dans cette maison, il ne se coucha
plus. Il sortait la nuit, il errait dans les champs, il se roulait sur
la terre, il appelait Olivier; une des femmes le suivait et le ramenait
au point du jour.

«Plusieurs personnes le savaient dans la maison d'Olivier; et parmi ces
personnes il y en avait de malintentionnées. Les deux veuves
l'avertirent du péril qu'il courait: c'était une après-midi, il était
assis sur un banc, son sabre sur ses genoux, les coudes appuyés sur une
table et ses deux poings sur ses deux yeux. D'abord il ne répondit rien.
La femme Olivier avait un garçon de dix-sept à dix-huit ans, la
charbonnière une fille de quinze. Tout à coup il dit à la charbonnière:
«La charbonnière, va chercher ta fille et amène-la ici...» Il avait
quelques fauchées de prés, il les vendit. La charbonnière revint avec sa
fille, le fils d'Olivier l'épousa: Félix leur donna l'argent de ses
prés, les embrassa, leur demanda pardon en pleurant; et ils allèrent
s'établir dans la cabane où ils sont encore et où ils servent de père et
de mère aux autres enfants. Les deux veuves demeurèrent ensemble; et les
enfants d'Olivier eurent un père et deux mères.

«Il y a à peu près un an et demi que la charbonnière est morte; la femme
d'Olivier la pleure encore tous les jours.

«Un soir qu'elles épiaient Félix (car il y en avait une des deux qui le
gardait toujours à vue), elles le virent qui fondait en larmes; il
tournait en silence ses bras vers la porte qui le séparait d'elles, et
il se remettait ensuite à faire son sac. Elles ne lui dirent rien, car
elles comprenaient de reste combien son départ était nécessaire. Ils
soupèrent tous les trois sans parler. La nuit, il se leva; les femmes ne
dormaient point: il s'avança vers la porte sur la pointe des pieds. Là,
il s'arrêta, regarda vers le lit des deux femmes, essuya ses yeux de ses
mains et sortit. Les deux femmes se serrèrent dans les bras l'une de
l'autre et passèrent le reste de la nuit à pleurer. On ignore où il se
réfugia; mais il n'y a guère eu de semaines qu'il ne leur ait envoyé
quelques secours.

«La forêt où la fille de la charbonnière vit avec le fils d'Olivier,
appartient à un M. Leclerc de Rançonnières, homme fort riche et seigneur
d'un autre village de ces cantons, appelé Courcelles[6]. Un jour que M.
de Rançonnières ou de Courcelles, comme il vous plaira, faisait une
chasse dans sa forêt, il arriva à la cabane du fils d'Olivier; il y
entra, il se mit à jouer avec les enfants, qui sont jolis; il les
questionna; la figure de la femme, qui n'est pas mal, lui revint; le ton
ferme du mari, qui tient beaucoup de son père, l'intéressa; il apprit
l'aventure de leurs parents, il promit de solliciter la grâce de Félix;
il la sollicita et l'obtint.

«Félix passa au service de M. de Rançonnières, qui lui donna une place
de garde-chasse.

«Il y avait environ deux ans qu'il vivait dans le château de
Rançonnières, envoyant aux veuves une bonne partie de ses gages, lorsque
l'attachement à son maître et la fierté de son caractère l'impliquèrent
dans une affaire qui n'était rien dans son origine, mais qui eut les
suites les plus fâcheuses.

«M. de Rançonnières avait pour voisin à Courcelles, un M. Fourmont,
conseiller au présidial de Ch...[7]. Les deux maisons n'étaient séparées
que par une borne; cette borne gênait la porte de M. de Rançonnières et
en rendait l'entrée difficile aux voitures. M. de Rançonnières la fit
reculer de quelques pieds du côté de M. Fourmont; celui-ci renvoya la
borne d'autant sur M. de Rançonnières; et puis voilà de la haine, des
insultes, un procès entre les deux voisins. Le procès de la borne en
suscita deux ou trois autres plus considérables. Les choses en étaient
là, lorsqu'un soir M. de Rançonnières, revenant de la chasse, accompagné
de son garde Félix, fit rencontre, sur le grand chemin, de M. Fourmont
le magistrat et de son frère le militaire. Celui-ci dit à son frère:
«Mon frère, si l'on coupait le visage à ce vieux bougre-là, qu'en
pensez-vous?» Ce propos ne fut pas entendu de M. de Rançonnières, mais
il le fut malheureusement de Félix, qui s'adressant fièrement au jeune
homme, lui dit: «Mon officier, seriez-vous assez brave pour vous mettre
seulement en devoir de faire ce que vous avez dit?» Au même instant, il
pose son fusil à terre et met la main sur la garde de son sabre, car il
n'allait jamais sans son sabre. Le jeune militaire tire son épée,
s'avance sur Félix; M. de Rançonnières accourt, s'interpose, saisit son
garde. Cependant le militaire s'empare du fusil qui était à terre, tire
sur Félix, le manque; celui-ci riposte d'un coup de sabre, fait tomber
l'épée de la main au jeune homme, et avec l'épée la moitié du bras: et
voilà un procès criminel en sus de trois ou quatre procès civils; Félix
confiné dans les prisons; une procédure effrayante; et à la suite de
cette procédure, un magistrat dépouillé de son état et presque
déshonoré, un militaire exclus de son corps, M. de Rançonnières mort de
chagrin, et Félix, dont la détention durait toujours, exposé à tout le
ressentiment des Fourmont. Sa fin eût été malheureuse, si l'amour ne
l'eût secouru; la fille du geôlier prit de la passion pour lui et
facilita son évasion: si cela n'est pas vrai, c'est du moins l'opinion
publique. Il s'en est allé en Prusse, où il sert aujourd'hui dans le
régiment des gardes. On dit qu'il y est aimé de ses camarades, et même
connu du roi. Son nom de guerre est le Triste; la veuve Olivier m'a dit
qu'il continuait à la soulager.

«Voilà, madame, tout ce que j'ai pu recueillir de l'histoire de Félix.
Je joins à mon récit une lettre de M. Papin, notre curé. Je ne sais ce
qu'elle contient; mais je crains bien que le pauvre prêtre, qui a la
tête un peu étroite et le coeur assez mal tourné, ne vous parle
d'Olivier et de Félix d'après ses préventions. Je vous conjure, madame,
de vous en tenir aux faits sur la vérité desquels vous pouvez compter,
et à la bonté de votre coeur, qui vous conseillera mieux que le premier
casuiste de Sorbonne, qui n'est pas M. Papin.»


LETTRE

DE M. PAPIN, DOCTEUR EN THÉOLOGIE, ET CURÉ DE SAINTE-MARIE À BOURBONNE.

J'ignore, madame, ce que M. le subdélégué a pu vous conter d'Olivier et
de Félix, ni quel intérêt vous pouvez prendre à deux brigands, dont tous
les pas dans ce monde ont été trempés de sang. La Providence qui a
châtié l'un, a laissé à l'autre quelques moments de répit, dont je
crains bien qu'il ne profite pas; mais que la volonté de Dieu soit
faite! Je sais qu'il y a des gens ici (et je ne serais point étonné que
M. le subdélégué fût de ce nombre) qui parlent de ces deux hommes comme
de modèles d'une d'amitié rare; mais qu'est-ce aux yeux de Dieu que la
plus sublime vertu, dénuée des sentiments de la piété, du respect dû à
l'Église et à ses ministres, et de la soumission à la loi du souverain?
Olivier est mort à la porte de sa maison, sans sacrements; quand je fus
appelé auprès de Félix, chez les deux veuves, je n'en pus jamais tirer
autre chose que le nom d'Olivier; aucun signe de religion, aucune marque
de repentir. Je n'ai pas mémoire que celui-ci se soit présenté une fois
au tribunal de la pénitence. La femme Olivier est une arrogante qui m'a
manqué en plus d'une occasion; sous prétexte qu'elle sait lire et
écrire, elle se croit en état d'élever ses enfants; et on ne les voit ni
aux écoles de la paroisse, ni à mes instructions. Que madame juge
d'après cela, si des gens de cette espèce sont bien dignes de ses
bontés! L'Évangile ne cesse de nous recommander la commisération pour
les pauvres; mais on double le mérite de sa charité par un bon choix des
misérables; et personne ne connaît mieux les vrais indigents que le
pasteur commun des indigents et des riches. Si madame daignait m'honorer
de sa confiance, je placerais peut-être les marques de sa bienfaisance
d'une manière plus utile pour les malheureux, et plus méritoire pour
elle.

Je suis avec respect, etc.


Madame de *** remercia M. le subdélégué Aubert de ses intentions, et
envoya ses aumônes à M. Papin, avec le billet qui suit:


«Je vous suis très-obligée, monsieur, de vos sages conseils. Je vous
avoue que l'histoire de ces deux hommes m'avait touchée; et vous
conviendrez que l'exemple d'une amitié aussi rare était bien faite pour
séduire une âme honnête et sensible: mais vous m'avez éclairée, et j'ai
conçu qu'il valait mieux porter ses secours à des vertus chrétiennes et
malheureuses, qu'à des vertus naturelles et païennes. Je vous prie
d'accepter la somme modique que je vous envoie, et de la distribuer
d'après une charité mieux entendue que la mienne.

«J'ai l'honneur d'être, etc.»


On pense bien que la veuve Olivier et Félix n'eurent aucune part aux
aumônes de madame de ***. Félix mourut; et la pauvre femme aurait péri
de misère avec ses enfants, si elle ne s'était réfugiée dans la forêt,
chez son fils aîné, où elle travaille, malgré son grand âge, et subsiste
comme elle peut à côté de ses enfants et de ses petits-enfants[8].




Et puis, il y a trois sortes de contes... Il y en a bien davantage, me
direz-vous... À la bonne heure; mais je distingue le conte à la manière
d'Homère, de Virgile, du Tasse, et je l'appelle le conte merveilleux. La
nature y est exagérée; la vérité y est hypothétique: et si le conteur a
bien gardé le module qu'il a choisi, si tout répond à ce module, et dans
les actions, et dans les discours, il a obtenu le degré de perfection
que le genre de son ouvrage comportait, et vous n'avez rien de plus à
lui demander. En entrant dans son poëme, vous mettez le pied dans une
terre inconnue, où rien ne se passe comme dans celle que vous habitez,
mais où tout se fait en grand comme les choses se font autour de vous en
petit. Il y a le conte plaisant à la façon de La Fontaine, de Vergier,
de l'Arioste, d'Hamilton, où le conteur ne se propose ni l'imitation de
la nature, ni la vérité, ni l'illusion; il s'élance dans les espaces
imaginaires. Dites à celui-ci: Soyez gai, ingénieux, varié, original,
même extravagant, j'y consens; mais séduisez-moi par les détails; que le
charme de la forme me dérobe toujours l'invraisemblance du fond: et si
ce conteur fait ce que vous exigez ici, il a tout fait. Il y a enfin le
conte historique, tel qu'il est écrit dans les Nouvelles de Scarron, de
Cervantes, de Marmontel...

--Au diable le conte et le conteur historiques! c'est un menteur plat et
froid...

--Oui, s'il ne sait pas son métier. Celui-ci se propose de vous tromper;
il est assis au coin de votre âtre; il a pour objet la vérité
rigoureuse; il veut être cru; il veut intéresser, toucher, entraîner,
émouvoir, faire frissonner la peau et couler les larmes; effet qu'on
n'obtient point sans éloquence et sans poésie. Mais l'éloquence est une
sorte de mensonge, et rien de plus contraire à l'illusion que la poésie;
l'une et l'autre exagèrent, surfont, amplifient, inspirent la méfiance:
comment s'y prendra donc ce conteur-ci pour vous tromper? Le voici. Il
parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la chose, de
traits si simples, si naturels, et toutefois si difficiles à imaginer,
que vous serez forcé de vous dire en vous-même: Ma foi, cela est vrai:
on n'invente pas ces choses-là. C'est ainsi qu'il sauvera l'exagération
de l'éloquence et de la poésie; que la vérité de la nature couvrira le
prestige de l'art; et qu'il satisfera à deux conditions qui semblent
contradictoires, d'être en même temps historien et poëte, véridique et
menteur.

Un exemple emprunté d'un autre art rendra peut-être plus sensible ce que
je veux vous dire. Un peintre exécute sur la toile une tête. Toutes les
formes en sont fortes, grandes et régulières; c'est l'ensemble le plus
parfait et le plus rare. J'éprouve, en le considérant, du respect, de
l'admiration, de l'effroi. J'en cherche le modèle dans la nature, et ne
l'y trouve pas; en comparaison, tout y est faible, petit et mesquin;
c'est une tête idéale; je le sens, je me le dis. Mais que l'artiste me
fasse apercevoir au front de cette tête une cicatrice légère, une verrue
à l'une de ses tempes, une coupure imperceptible à la lèvre inférieure;
et, d'idéale qu'elle était, à l'instant la tête devient un portrait; une
marque de petite vérole au coin de l'oeil ou à côté du nez, et ce visage
de femme n'est plus celui de Vénus; c'est le portrait de quelqu'une de
mes voisines. Je dirai donc à nos conteurs historiques: Vos figures sont
belles, si vous voulez; mais il y manque la verrue à la tempe, la
coupure à la lèvre, la marque de petite vérole à côté du nez, qui les
rendraient vraies; et, comme disait mon ami Caillot[9]: «Un peu de
poussière sur mes souliers, et je ne sors pas de ma loge, je reviens de
la campagne.»

    Atque ita mentitur, sic veris falsa remiscet,
    Primo ne medium, medio ne discrepet imum.

  HORAT. _De Art. poet._, v. 151.

Et puis un peu de morale après un peu de poétique, cela va si bien!
Félix était un gueux qui n'avait rien; Olivier était un autre gueux qui
n'avait rien: dites-en autant du charbonnier, de la charbonnière, et des
autres personnages de ce conte; et concluez qu'en général il ne peut
guère y avoir d'amitiés entières et solides qu'entre des hommes qui
n'ont rien. Un homme alors est toute la fortune de son ami, et son ami
est toute la sienne. De là la vérité de l'expérience, que le malheur
resserre les liens; et la matière d'un petit paragraphe de plus pour la
première édition du livre de _l'Esprit_[10].




NOTES


  [1] Il n'y alla pas seul, il était avec Grimm, qui raconte les faits
    (_Correspondance littéraire_, 1er décembre 1770) et donne comme
    motifs ayant déterminé le titre et le sujet du conte, non-seulement
    les _Deux Amis_, de Saint-Lambert, mais encore les _Deux Amis_,
    drame de Beaumarchais, et les _Deux Amis_ ou _le Comte de Meralbi_
    (par Sellier de Moranville), roman en 4 volumes, tous ouvrages dont
    on s'occupait alors et qui n'avaient pas eu de succès.

  [2] C'était Meister le traducteur.

  [3] Cette bataille, livrée le 26 juillet 1757, fut gagnée par le
    maréchal d'Estrées contre le duc de Cumberland. (Note de l'édition
    BRIÈRE.)

  [4] Bourbonne, alors chef-lieu de subdélégation, était frontière de la
    Champagne, de la Lorraine et de la Franche-Comté, et il s'y faisait
    beaucoup de contrebande. (Note de l'édition BRIÈRE.)

  [5] La route de _Villars_ et celle d'_Iche_. (Note de l'édition
    BRIÈRE.)

  [6] Sur une copie qui est en notre possession, _Rançonnières_ est
    remplacé par _Romainville_, et _Courcelles_ par _Jolibois_.

  [7] Toutes les éditions portent _Lh..._ au lieu de _Ch..._ Diderot a
    voulu désigner Chaumont. (Note de l'édition BRIÈRE.)

  [8] Il est à supposer que nous n'avons pas ici la première version du
    conte. Nous trouvons dans une lettre à Grimm, du 21 octobre 1770, la
    preuve qu'il doit avoir subi divers remaniements. Voici, en effet,
    ce que nous y lisons:

    «J'avais pensé comme vous que l'atrocité du prêtre ôtait tout le
    pathétique de l'histoire de _Félix_. Envoyez-moi une copie de cette
    histoire et de celle d'_Olivier_, et ce que vous me demandez sera
    fait; mais dépêchez-vous.»

    Dans une autre lettre du 2 novembre au même, Diderot écrit:

    «On m'a envoyé le papier de _Félix_, mais on aurait bien fait d'y
    joindre celui d'_Olivier_ que j'avais demandé, afin de donner aux
    deux contes un peu d'unité. N'importe, je me passerai de celui qui
    me manque et je ferai de mon mieux.»

    Quelle fut la nature des corrections opérées? Nous ne savons; mais
    peut-être la lettre de M. Papin a-t-elle remplacé une intervention
    plus directe et plus _atroce_ du prêtre.

  [9] L'un des meilleurs acteurs de la comédie italienne, deviné par
    Garrick, et dont Grimm disait qu'il était sublime sans effort.
    «Personne, écrit-il, ne faisait avec une mesure plus juste tout ce
    qu'il voulait faire. Le Kain est un homme prodigieusement rare;
    peut-être Caillot est-il plus rare que lui. Caillot ne se doutait
    point de son talent; il se croyait fait pour chanter avec beaucoup
    d'agrément, jouer avec beaucoup de gaieté, avec une belle mine bien
    réjouie; mais il ne se croyait pas pathétique. Garrick, l'ayant vu
    jouer pendant son séjour en France, lui apprit qu'il serait acteur
    quand il lui plairait...» Caillot quitta le théâtre en 1772 et fut
    remplacé par un jeune abbé appelé Narbonne, échappé de la musique de
    Notre-Dame.

  [10] Cette édition ne se fit pas attendre. Condamné en 1759,
    l'_Esprit_ reparut en 1771 (Londres). Diderot était sans doute au
    courant de ce qui se préparait.






End of Project Gutenberg's Les deux amis de Bourbonne, by Denis Diderot

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