Le neveu de Rameau

By Denis Diderot

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Title: Le neveu de Rameau

Author: Denis Diderot

Release Date: October 25, 2004 [EBook #13862]

Language: French


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Denis Diderot

LE NEVEU DE RAMEAU

(1761)


PRÉSENTATION

Récit dialogué de Denis Diderot (1713-1784), commencé vers 1761.
Plusieurs fois remanié, il fut publié d'après une copie autographe
par G. Monval à Paris chez Plon-Nourrit en 1891.

Avant cette date, le texte n'était connu que par une traduction de
Goethe (1805), elle-même retraduite en français (1821); puis par
une copie autographe, mais défigurée par des interventions de la
fille de Diderot, Mme de Vandeul (1823); enfin par les éditions,
sensiblement plus fidèles, d'Assézat (1875) et de Tourneux (1884).
Le sous-titre de l'oeuvre est _Satire seconde_ parce qu'elle vient
après la _Satire première_ sur les caractères et les mots de
caractère. Étant donné sa forme, on peut entendre le terme de
satire dans son sens antique de pot-pourri de libres propos; mais
il est possible aussi de le comprendre dans son acception actuelle
de critique mordante de moeurs ou de personnes, puisque le _Neveu
de Rameau_ est à l'origine une réaction contre les
antiphilosophes, spécialement Palissot, qui en 1760 avait
ridiculisé Diderot et ses amis dans la comédie les Philosophes.
LE NEVEU DE RAMEAU

_Vertumnis, quotquot sunt, natus iniquis_ (Horat., Lib. II, Satyr.
VII)

Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid, c'est mon habitude d'aller sur
les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C'est moi
qu'on voit, toujours seul, rêvant sur le banc d'Argenson. Je
m'entretiens avec moi-même de politique, d'amour, de goût ou de
philosophie. J'abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le
laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se
présente, comme on voit dans l'allée de Foy nos jeunes dissolus
marcher sur les pas d'une courtisane à l'air éventé, au visage
riant, à l'oeil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une
autre, les attaquant toutes et ne s'attachant à aucune. Mes
pensées, ce sont mes catins. Si le temps est trop froid, ou trop
pluvieux, je me réfugie au café de la Régence; là je m'amuse à
voir jouer aux échecs. Paris est l'endroit du monde, et le café de
la Régence est l'endroit de Paris où l'on joue le mieux à ce jeu.
C'est chez Rey que font assaut Légal le profond, Philidor le
subtil, le solide Mayot, qu'on voit les coups les plus
surprenants, et qu'on entend les plus mauvais propos; car si l'on
peut être homme d'esprit et grand joueur d'échecs, comme Légal; on
peut être aussi un grand joueur d'échecs, et un sot, comme Foubert
et Mayot. Un après-dîner, j'étais là, regardant beaucoup, parlant
peu, et écoutant le moins que je pouvais; lorsque je fus abordé
par un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n'en a pas
laissé manquer. C'est un composé de hauteur et de bassesse, de bon
sens et de déraison. Il faut que les notions de l'honnête et du
déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête; car il
montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités, sans
ostentation, et ce qu'il en a reçu de mauvaises, sans pudeur. Au
reste il est doué d'une organisation forte, d'une chaleur
d'imagination singulière, et d'une vigueur de poumons peu commune.
Si vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête
pas; ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous
enfuirez. Dieux, quels terribles poumons. Rien ne dissemble plus
de lui que lui-même. Quelquefois, il est maigre et hâve, comme un
malade au dernier degré de la consomption; on compterait ses dents
à travers ses joues. On dirait qu'il a passé plusieurs jours sans
manger, ou qu'il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras
et replet, comme s'il n'avait pas quitté la table d'un financier,
ou qu'il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins.
Aujourd'hui, en linge sale, en culotte déchirée, couvert de
lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se
dérobe, on serait tenté de l'appeler, pour lui donner l'aumône.
Demain, poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête
haute, il se montre et vous le prendriez au peu prés pour un
honnête homme. Il vit au jour la journée. Triste ou gai, selon les
circonstances. Son premier soin, le matin, quand il est levé, est
de savoir où il dînera; après dîner, il pense où il ira souper. La
nuit amène aussi son inquiétude. Ou il regagne, à pied, un petit
grenier qu'il habite, à moins que l'hôtesse ennuyée d'attendre son
loyer, ne lui en ait redemandé la clef; ou il se rabat dans une
taverne du faubourg où il attend le jour, entre un morceau de pain
et un pot de bière. Quand il n'a pas six sols dans sa poche, ce
qui lui arrive quelquefois, il a recours soit à un fiacre de ses
amis, soit au cocher d'un grand seigneur qui lui donne un lit sur
de la paille, à côté de ses chevaux. Le matin, il a encore une
partie de son matelas dans ses cheveux. Si la saison est douce, il
arpente toute la nuit, le Cours ou les Champs-Élysées. Il reparaît
avec le jour, à la ville, habillé de la veille pour le lendemain,
et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine. Je
n'estime pas ces originaux-là. D'autres en font leurs
connaissances familières, même leurs amis. Ils m'arrêtent une fois
l'an, quand je les rencontre, parce que leur caractère tranche
avec celui des autres, et qu'ils rompent cette fastidieuse
uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos
bienséances d'usage ont introduite. S'il en paraît un dans une
compagnie; c'est un grain de levain qui fermente qui restitue à
chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il
agite; il fait approuver ou blâmer; il fait sortir la vérité; il
fait connaître les gens de bien; il démasque les coquins; c'est
alors que l'homme de bon sens écoute, et démêle son monde. Je
connaissais celui-ci de longue main. Il fréquentait dans une
maison dont son talent lui avait ouvert la porte. Il y avait une
fille unique. Il jurait au père et à la mère qu'il épouserait leur
fille. Ceux-ci haussaient les épaules, lui riaient au nez; lui
disaient qu'il était fou, et je vis le moment que la chose était
faite. Il m'empruntait quelques écus que je lui donnais. Il
s'était introduit, je ne sais comment, dans quelques maisons
honnêtes, où il avait son couvert, mais à la condition qu'il ne
parlerait pas, sans en avoir obtenu la permission. Il se taisait,
et mangeait de rage. Il était excellent à voir dans cette
contrainte. S'il lui prenait envie de manquer au traité, et qu'il
ouvrit la bouche; au premier mot, tous les convives s'écriaient, ô
Rameau! Alors la fureur étincelait dans ses yeux, et il se
remettait à manger avec plus de rage. Vous étiez curieux de savoir
le nom de l'homme, et vous le savez. C'est le neveu de ce musicien
célèbre qui nous a délivrés du plain-chant de Lulli que nous
psalmodions depuis plus de cent ans; qui a tant écrit de visions
inintelligibles et de vérités apocalyptiques sur la théorie de la
musique, où ni lui ni personne n'entendit jamais rien, et de qui
nous avons un certain nombre d'opéras où il y a de l'harmonie, des
bouts de chants, des idées décousues, du fracas, des vols, des
triomphes, des lances, des gloires, des murmures, des victoires à
perte d'haleine; des airs de danse qui dureront éternellement, et
qui, après avoir enterré le Florentin sera enterré par les
virtuoses italiens, ce qu'il pressentait et le rendait sombre,
triste, hargneux; car personne n'a autant d'humeur, pas même une
jolie femme qui se lève avec un bouton sur le nez, qu'un auteur
menacé de survivre à sa réputation; témoins Marivaux et Crébillon
le fils.

Il m'aborde... Ah, ah, vous voilà, monsieur le philosophe, et que
faites-vous ici parmi ce tas de fainéants? Est-ce que vous perdez
aussi votre temps à pousser le bois? C'est ainsi qu'on appelle par
mépris jouer aux échecs ou aux dames.

MOI. -- Non, mais quand je n'ai rien de mieux à faire, je m'amuse
à regarder un instant, ceux qui le poussent bien.

LUI. -- En ce cas, vous vous amusez rarement; excepté Légal et
Philidor, le reste n'y entend rien.

MOI. -- Et monsieur de Bissy donc?

LUI. -- Celui-là est en joueur d'échecs, ce que mademoiselle
Clairon est en acteur. Ils savent de ces jeux, l'un et l'autre,
tout ce qu'on en peut apprendre.

MOI. -- Vous êtes difficile, et je vois que vous ne faites grâce
qu'aux hommes sublimes.

LUI. -- Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, en éloquence, en
musique, et autres fadaises comme cela. A quoi bon la médiocrité
dans ces genres.

MOI. -- A peu de chose, j'en conviens. Mais c'est qu'il faut qu'il
y ait un grand nombre d'hommes qui s'y appliquent, pour faire
sortir l'homme de génie. Il est un dans la multitude. Mais
laissons cela. Il y a une éternité que je ne vous ai vu. Je ne
pense guère à vous, quand je ne vous vois pas. Mais vous me
plaisez toujours à revoir. Qu'avez-vous fait?

LUI. -- Ce que vous, moi et tous les autres font; du bien, du mal
et rien. Et puis j'ai eu faim, et j'ai mangé, quand l'occasion
s'en est présentée; après avoir mangé, j'ai eu soif, et j'ai bu
quelquefois. Cependant la barbe me venait; et quand elle a été
venue, je l'ai fait raser.

MOI. -- Vous avez mal fait. C'est la seule chose qui vous manque,
pour être un sage.

LUI. -- Oui-da. J'ai le front grand et ridé; l'oeil ardent; le nez
saillant; les joues larges; le sourcil noir et fourni; la bouche
bien fendue; la lèvre rebordée; et la face carrée. Si ce vaste
menton était couvert d'une longue barbe; savez-vous que cela
figurerait très bien en bronze ou en marbre.

MOI. -- A côté d'un César, d'un Marc-Aurèle, d'un Socrate.

LUI. -- Non, je serais mieux entre Diogène et Phryné. Je suis
effronté comme l'un, et je fréquente volontiers chez les autres.

MOI. -- Vous portez-vous toujours bien?

LUI. -- Oui, ordinairement; mais pas merveilleusement aujourd'hui.

MOI. -- Comment? Vous voilà avec un ventre de Silène; et un
visage...

LUI. -- Un visage qu'on prendrait pour son antagoniste. C'est que
l'humeur qui fait sécher mon cher oncle engraisse apparemment son
cher neveu.

MOI. -- A propos de cet oncle, le voyez-vous quelquefois?

LUI. -- Oui, passer dans la rue.

MOI. -- Est-ce qu'il ne vous fait aucun bien?

LUI. -- S'il en fait à quelqu'un, c'est sans s'en douter. C'est un
philosophe dans son espèce. Il ne pense qu'à lui; le reste de
l'univers lui est comme d'un clou à soufflet. Sa fille et sa femme
n'ont qu'à mourir, quand elles voudront; pourvu que les cloches de
la paroisse, qu'on sonnera pour elles, continuent de résonner la
douzième et la dix-septième tout sera bien. Cela est heureux pour
lui. Et c'est ce que je prise particulièrement dans les gens de
génie. Ils ne sont bons qu'à une chose. Passé cela, rien. Ils ne
savent ce que c'est d'être citoyens, pères, mères, frères,
parents, amis. Entre nous, il faut leur ressembler de tout point;
mais ne pas désirer que la graine en soit commune. Il faut des
hommes; mais pour des hommes de génie; point. Non, ma foi, il n'en
faut point. Ce sont eux qui changent la face du globe; et dans les
plus petites choses, la sottise est si commune et si puissante
qu'on ne la réforme pas sans charivari. Il s'établit partie de ce
qu'ils ont imaginé. Partie reste comme il était; de là deux
évangiles; un habit d'Arlequin. La sagesse du moine de Rabelais,
est la vraie sagesse, pour son repos et pour celui des autres:
faire son devoir, tellement quelle ment; toujours dire du bien de
Monsieur le prieur; et laisser aller le monde à sa fantaisie. Il
va bien, puisque la multitude en est contente. Si je savais
l'histoire, je vous montrerais que le mal est toujours venu ici-
bas, par quelque homme de génie. Mais je ne sais pas l'histoire,
parce que je ne sais rien. Le diable m'emporte, si j'ai jamais
rien appris; et si pour n'avoir rien appris, je m'en trouve plus
mal. J'étais un jour à la table d'un ministre du roi de France qui
a de l'esprit comme quatre; eh bien, il nous démontra clair comme
un et un font deux, que rien n'était plus utile aux peuples que le
mensonge; rien de plus nuisible que la vérité. Je ne me rappelle
pas bien ses preuves; mais il s'ensuivait évidemment que les gens
de génie sont détestables, et que si un enfant apportait en
naissant, sur son front, la caractéristique de ce dangereux
présent de la nature, il faudrait ou l'étouffer, ou le jeter au
cagnard.

MOI. -- Cependant ces personnages-là, si ennemis du génie,
prétendent tous en avoir.

LUI. -- Je crois bien qu'ils le pensent au-dedans d'eux-mêmes;
mais je ne crois pas qu'ils osassent l'avouer.

MOI. -- C'est par modestie. Vous conçûtes donc là, une terrible
haine contre le génie.

LUI. -- A n'en jamais revenir.

MOI. -- Mais j'ai vu un temps que vous vous désespériez de n'être
qu'un homme commun. Vous ne serez jamais heureux, si le pour et le
contre vous afflige également. Il faudrait prendre son parti, et y
demeurer attaché. Tout en convenant avec vous que les hommes de
génie sont communément singuliers, ou comme dit le proverbe, qu'il
n'y a point de grands esprits sans un grain de folie, on n'en
reviendra pas. On méprisera les siècles qui n'en auront pas
produit. Ils feront l'honneur des peuples chez lesquels ils auront
existé; tôt ou tard, on leur élève des statues, et on les regarde
comme les bienfaiteurs du genre humain. N'en déplaise au ministre
sublime que vous m'avez cité, je crois que si le mensonge peut
servir un moment, il est nécessairement nuisible à la longue; et
qu'au contraire, la vérité sert nécessairement à la longue; bien
qu'il puisse arriver qu'elle nuise dans le moment. D'où je serais
tenté de conclure que l'homme de génie qui décrie une erreur
générale, ou qui accrédite une grande vérité, est toujours un être
digne de notre vénération. Il peut arriver que cet être soit la
victime du préjugé et des lois; mais il y a deux sortes de lois,
les unes d'une équité, d'une généralité absolues; d'autres
bizarres qui ne doivent leur sanction qu'à l'aveuglement ou la
nécessité des circonstances. Celles-ci ne couvrent le coupable qui
les enfreint que d'une ignominie passagère; ignominie que le temps
reverse sur les juges et sur les nations, pour y rester à jamais.
De Socrate, ou du magistrat qui lui fit boire la ciguë, quel est
aujourd'hui le déshonoré?

LUI. -- Le voilà bien avancé! en a-t-il été moins condamné? en a-
t-il moins été mis à mort? en a-t-il moins été un citoyen
turbulent? par le mépris d'une mauvaise loi, en a-t-il moins
encouragé les fous au mépris des bonnes? en a-t-il moins été un
particulier audacieux et bizarre? Vous n'étiez pas éloigné tout à
l'heure d'un aveu peu favorable aux hommes de génie.

MOI. -- Écoutez-moi, cher homme. Une société ne devrait point
avoir de mauvaises lois; et si elle n'en avait que de bonnes, elle
ne serait jamais dans le cas de persécuter un homme de génie. Je
ne vous ai pas dit que le génie fût indivisiblement attaché à la
méchanceté, ni la méchanceté au génie. Un sot sera plus souvent un
méchant qu'un homme d'esprit. Quand un homme de génie serait
communément d'un commerce dur, difficile, épineux, insupportable,
quand même ce serait un méchant, qu'en concluriez-vous?
LUI. -- Qu'il est bon à noyer.

MOI. -- Doucement; cher homme. Ça, dites-moi; je ne prendrai pas
votre oncle pour exemple; c'est un homme dur; c'est un brutal; il
est sans humanité; il est avare. Il est mauvais père, mauvais
époux; mauvais oncle; mais il n'est pas assez décidé que ce soit
un homme de génie; qu'il ait poussé son art fort loin, et qu'il
soit question de ses ouvrages dans dix ans. Mais Racine? Celui-là
certes avait du génie, et ne passait pas pour un trop bon homme.
Mais de Voltaire?

LUI. -- Ne me pressez pas; car je suis conséquent.

MOI. -- Lequel des deux préféreriez-vous? Ou qu'il eût été un bon
homme, identifié avec son comptoir comme Briasson ou avec son
aune, comme Barbier, faisant régulièrement tous les ans un enfant
légitime à sa femme, bon mari; bon père, bon oncle, bon voisin,
honnête commerçant, mais rien de plus; ou qu'il eût été fourbe,
traître, ambitieux, envieux, méchant; mais auteur d'Andromaque, de
Britannicus, d'Iphigénie, de Phèdre, d'Athalie.

LUI. -- Pour lui, ma foi, peut-être que de ces deux hommes, il eût
mieux valu qu'il eût été le premier.

MOI. -- Cela est même infiniment plus vrai que vous ne le sentez.

LUI. -- Oh! vous voilà, vous autres! Si nous disons quelque chose
de bien, c'est comme des fous, ou des inspirés; par hasard. Il n'y
a que vous autres qui vous entendiez. Oui, monsieur le philosophe.
Je m'entends; et je m'entends ainsi que vous vous entendez.

MOI. -- Voyons; eh bien, pourquoi pour lui?

LUI. -- C'est que toutes ces belles choses-là qu'il a faites ne
lui ont pas rendu vingt mille francs; et que s'il eût été un bon
marchand en soie de la rue Saint-Denis ou Saint-Honoré, un bon
épicier en gros, un apothicaire bien achalandé, il eût amassé une
fortune immense, et qu'en l'amassant, il n'y aurait eu sorte de
plaisirs dont il n'eût joui; qu'il aurait donné de temps en temps
la pistole à un pauvre diable de bouffon comme moi qui l'aurait
fait rire, qui lui aurait procuré dans l'occasion une jeune fille
qui l'aurait désennuyé de l'éternelle cohabitation avec sa femme;
que nous aurions fait d'excellents repas chez lui, joué gros jeu;
bu d'excellents vins, d'excellentes liqueurs, d'excellents cafés,
fait des parties de campagne; et vous voyez que je m'entendais.
Vous riez. Mais laissez-moi dire. Il eût été mieux pour ses
entours.

MOI. -- Sans contredit; pourvu qu'il n'eût pas employé d'une façon
déshonnête l'opulence qu'il aurait acquise par un commerce
légitime; qu'il eût éloigné de sa maison tous ces joueurs; tous
ces parasites; tous ces fades complaisants; tous ces fainéants,
tous ces pervers inutiles; et qu'il eût fait assommer à coups de
bâtons, par ses garçons de boutique, l'homme officieux qui
soulage, par la variété, les maris, du dégoût d'une cohabitation
habituelle avec leurs femmes.

LUI. -- Assommer! monsieur, assommer! on n'assomme personne dans
une ville bien policée. C'est un état honnête. Beaucoup de gens,
même titrés, s'en mêlent. Et à quoi diable, voulez-vous donc qu'on
emploie son argent, si ce n'est à avoir bonne table, bonne
compagnie, bons vins, belles femmes, plaisirs de toutes les
couleurs, amusements de toutes les espèces. J'aimerais autant être
gueux que de posséder une grande fortune, sans aucune de ces
jouissances. Mais revenons à Racine. Cet homme n'a été bon que
pour des inconnus, et que pour le temps où il n'était plus.

MOI. -- D'accord. Mais pesez le mal et le bien. Dans mille ans
d'ici, il fera verser des larmes; il sera l'admiration des hommes.
Dans toutes les contrées de la terre il inspirera l'humanité, la
commisération, la tendresse; on demandera qui il était, de quel
pays, et on l'enviera à la France. Il a fait souffrir quelques
êtres qui ne sont plus; auxquels nous ne prenons presque aucun
intérêt; nous n'avons rien à redouter ni de ses vices ni de ses
défauts. Il eût été mieux sans doute qu'il eût reçu de la nature
les vertus d'un homme de bien, avec les talents d'un grand homme.
C'est un arbre qui a fait sécher quelques arbres plantés dans son
voisinage; qui a étouffé les plantes qui croissaient à ses pieds;
mais il a porté sa cime jusque dans la nue; ses branches se sont
étendues au loin; il a prêté son ombre à ceux qui venaient, qui
viennent et qui viendront se reposer autour de son tronc
majestueux; il a produit des fruits d'un goût exquis et qui se
renouvellent sans cesse. Il serait à souhaiter que de Voltaire eût
encore la douceur de Duclos, l'ingénuité de l'abbé Trublet, la
droiture de l'abbé d'Olivet; mais puisque cela ne se peut;
regardons la chose du côté vraiment intéressant; oublions pour un
moment le point que nous occupons dans l'espace et dans la durée;
et étendons notre vue sur les siècles à venir, les régions les
plus éloignées, et les peuples à naître. Songeons au bien de notre
espèce. Si nous ne sommes pas assez généreux; pardonnons au moins
à la nature d'avoir été plus sage que nous. Si vous jetez de l'eau
froide sur la tête de Greuze, vous éteindrez peut-être son talent
avec sa vanité. Si vous rendez de Voltaire moins sensible à la
critique, il ne saura plus descendre dans l'âme de Mérope. Il ne
vous touchera plus.

LUI. -- Mais si la nature était aussi puissante que sage; pourquoi
ne les a-t-elle pas faits aussi bons qu'elle les a faits grands?

MOI. -- Mais ne voyez-vous pas qu'avec un pareil raisonnement vous
renversez l'ordre général, et que si tout ici-bas était excellent,
il n'y aurait rien d'excellent.

LUI. -- Vous avez raison. Le point important est que vous et moi
nous soyons, et que nous soyons vous et moi. Que tout aille
d'ailleurs comme il pourra. Le meilleur ordre des choses, à mon
avis, est celui où je devais être; et foin du plus parfait des
mondes, si je n'en suis pas. l'aime mieux être, et même être
impertinent raisonneur que de n'être pas.

MOI. -- Il n'y a personne qui ne pense comme vous, et qui ne fasse
le procès à l'ordre qui est; sans s'apercevoir qu'il renonce à sa
propre existence.

LUI. -- Il est vrai.

MOI. -- Acceptons donc les choses comme elles sont. Voyons ce
qu'elles nous coûtent et ce qu'elles nous rendent; et laissons là
le tout que nous ne connaissons pas assez pour le louer ou le
blâmer; et qui n'est peut-être ni bien ni mal; s'il est
nécessaire, comme beaucoup d'honnêtes gens l'imaginent.

LUI. -- Je n'entends pas grand-chose à tout ce que vous me débitez
là. C'est apparemment de la philosophie; je vous préviens que je
ne m'en mêle pas. Tout ce que je sais, c'est que je voudrais bien
être un autre, au hasard d'être un homme de génie, un grand homme.
Oui, il faut que j'en convienne, il y a là quelque chose qui me le
dit. Je n'en ai jamais entendu louer un seul que son éloge ne
m'ait fait secrètement enrager. le suis envieux. Lorsque
j'apprends de leur vie privée quelque trait qui les dégrade, je
l'écoute avec plaisir. Cela nous rapproche: j'en supporte plus
aisément ma médiocrité. Je me dis: certes tu n'aurais jamais fait
Mahomet; mais ni l'éloge du Maupeou. J'ai donc été; je suis donc
fâché d'être médiocre. Oui, oui, je suis médiocre et fâché. Je
n'ai jamais entendu jouer l'ouverture des Indes galantes; jamais
entendu chanter, Profonds Abîmes du Ténare, Nuit, éternelle Nuit,
sans me dire avec douleur; voilà ce que tu ne feras jamais.
J'étais donc jaloux de mon oncle, et s'il y avait eu à sa mort,
quelques belles pièces de clavecin, dans son portefeuille, je
n'aurais pas balancé à rester moi, et à être lui.

MOI. -- S'il n'y a que cela qui vous chagrine, cela n'en vaut pas
trop la peine.

LUI. -- Ce n'est rien. Ce sont des moments qui passent.

Puis il se remettait à chanter l'ouverture des Indes galantes, et
l'air Profonds Abîmes; et il ajoutait:

Le quelque chose qui est là et qui me parle, me dit: Rameau, tu
voudrais bien avoir fait ces deux morceaux-là; si tu avais fait
ces deux morceaux-là, tu en ferais bien deux autres; et quand tu
en aurais fait un certain nombre, on te jouerait, on te chanterait
partout; quand tu marcherais, tu aurais la tête droite; la
conscience te rendrait témoignage à toi-même de ton propre mérite;
les autres, te désigneraient du doigt. On dirait, c'est lui qui a
fait les jolies gavottes et il chantait les gavottes; puis avec
l'air d'un homme touché, qui nage dans la joie, et qui en a les
yeux humides, il ajoutait, en se frottant les mains; tu aurais une
bonne maison, et il en mesurait l'étendue avec ses bras, un bon
lit, et il s'y étendait nonchalamment, de bons vins, qu'il goûtait
en faisant claquer sa langue contre son palais, un bon équipage et
il levait le pied pour y monter, de jolies femmes à qui il prenait
déjà la gorge et qu'il regardait voluptueusement, cent faquins me
viendraient encenser tous les jours; et il croyait les voir autour
de lui; il voyait Palissot, Poincinet, les Frérons père et fils,
La Porte; il les entendait, il se rengorgeait, les approuvait,
leur souriait, les dédaignait, les méprisait, les chassait, les
rappelait; puis il continuait: et c'est ainsi que l'on te dirait
le matin que tu es un grand homme; tu lirais dans l'histoire des
Trois Siècles que tu es un grand homme; tu serais convaincu le
soir que tu es un grand homme; et le grand homme, Rameau le neveu
s'endormirait au doux murmure de l'éloge qui retentirait dans son
oreille; même en dormant, il aurait l'air satisfait; sa poitrine
se dilaterait, s'élèverait, s'abaisserait avec aisance; il
ronflerait, comme un grand homme; et en parlant ainsi; il se
laissait aller mollement sur une banquette; il fermait les yeux,
et il imitait le sommeil heureux qu'il imaginait. Après avoir
goûté quelques instants la douceur de ce repos, il se réveillait,
étendait ses bras, bâillait, se frottait les yeux, et cherchait
encore autour de lui ses adulateurs insipides.

MOI. -- Vous croyez donc que l'homme heureux a son sommeil?

LUI. -- Si je le crois! Moi, pauvre hère, lorsque le soir j'ai
regagné mon grenier et que je me suis fourré dans mon grabat, je
suis ratatiné sous ma couverture; j'ai la poitrine étroite et la
respiration gênée; c'est une espèce de plainte faible qu'on entend
à peine; au lieu qu'un financier fait retentir son appartement, et
étonne toute sa rue. Mais ce qui m'afflige aujourd'hui, ce n'est
pas de ronfler et de dormir mesquinement, comme un misérable.

MOI. -- Cela est pourtant triste.

LUI. -- Ce qui m'est arrivé l'est bien davantage.

MOI. -- Qu'est-ce donc?

LUI. -- Vous avez toujours pris quelque intérêt à moi, parce que
je suis un bon diable que vous méprisez dans le fond, mais qui
vous amuse.

MOI. -- C'est la vérité.

LUI. -- Et je vais vous le dire.

Avant que de commencer, il pousse un profond soupir et porte ses
deux mains à son front. Ensuite, il reprend un air tranquille, et
me dit:

Vous savez que je suis un ignorant, un sot, un fou, un
impertinent, un paresseux, ce que nos Bourguignons appellent un
fieffé truand, un escroc, un gourmand...

MOI. -- Quel panégyrique!

LUI. -- Il est vrai de tout point. Il n'y en a pas un mot à
rabattre. Point de contestation là-dessus, s'il vous plaît.
Personne ne me connaît mieux que moi; et je ne dis pas tout.

MOI. -- Je ne veux point vous fâcher; et je conviendrai de tout.

LUI. -- Eh bien, je vivais avec des gens qui m'avaient pris en
gré, précisément parce que j'étais doué, à un rare degré, de
toutes ces qualités.

MOI. -- Cela est singulier. Jusqu'à présent j'avais cru ou qu'on
se les cachait à soi-même, ou qu'on se les pardonnait, et qu'on
les méprisait dans les autres.

LUI. -- Se les cacher, est-ce qu'on le peut? Soyez sûr que, quand
Palissot est seul et qu'il revient sur lui-même, il se dit bien
d'autres choses. Soyez sûr qu'en tête à tête avec son collègue,
ils s'avouent franchement qu'ils ne sont que deux insignes
maroufles. Les mépriser dans les autres! mes gens étaient plus
équitables, et leur caractère me réussissait merveilleusement
auprès d'eux. J'étais comme un coq en pâte. On me fêtait. On ne me
perdait pas un moment, sans me regretter. J'étais leur petit
Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le fou l'impertinent,
l'ignorant, le paresseux, le gourmand, le bouffon, la grosse bête.
Il n'y avait pas une de ces épithètes familières qui ne me valût
un sourire, une caresse, un petit coup sur l'épaule, un soufflet,
un coup de pied, à table un bon morceau qu'on me jetait sur mon
assiette, hors de table une liberté que je prenais sans
conséquence, car moi, je suis sans conséquence. On fait de moi,
avec moi, devant moi, tout ce qu'on veut, sans que je m'en
formalise; et les petits présents qui me pleuvaient? Le grand
chien que je suis; j'ai tout perdu! J'ai tout perdu pour avoir eu
le sens commun, une fois, une seule fois en ma vie; ah, si cela
m'arrive jamais!

MOI. -- De quoi s'agissait-il donc?

LUI. -- C'est une sottise incomparable, incompréhensible,
irrémissible.

MOI. -- Quelle sottise encore?

LUI. -- Rameau, Rameau, vous avait-on pris pour cela! La sottise
d'avoir eu un peu de goût, un peu d'esprit, un peu de raison.
Rameau, mon ami, cela vous apprendra à rester ce que Dieu vous fit
et ce que vos protecteurs vous voulaient. Aussi l'on vous a pris
par les épaules, on vous a conduit à la porte; on vous a dit,
«Faquin, tirez; ne reparaissez plus. Cela veut avoir du sens, de
la raison, je crois! Tirez. Nous avons de ces qualités là, de
reste.» Vous vous en êtes allé en vous mordant les doigts; c'est
votre langue maudite qu'il fallait mordre auparavant. Pour ne vous
en être pas avisé, vous voilà sur le pavé, sans le sol, et ne
sachant où donner de la tête. Vous étiez nourri à bouche que veux-
tu, et vous retournerez au regrat; bien logé, et vous serez trop
heureux si l'on vous rend votre grenier; bien couché, et la paille
vous attend entre le cocher de Monsieur de Soubise et l'ami Robbé.
Au lieu d'un sommeil doux et tranquille, comme vous l'aviez, vous
entendrez d'une oreille le hennissement et le piétinement des
chevaux, de l'autre, le bruit mille fois plus insupportable des
vers secs, durs et barbares. Malheureux, malavisé, possédé d'un
million de diables!

MOI. -- Mais n'y aurait-il pas moyen de se rapatrier? La faute que
vous avez commise est-elle si impardonnable? A votre place,
j'irais retrouver mes gens. Vous leur êtes plus nécessaire que
vous ne croyez.

LUI. -- Oh, je suis sûr qu'à présent qu'ils ne m'ont pas, pour les
faire rire, ils s'ennuient comme des chiens.

MOI. -- J'irais donc les retrouver. Je ne leur laisserais pas le
temps de se passer de moi; de se tourner vers quelque amusement
honnête: car qui sait ce qui peut arriver?

LUI. -- Ce n'est pas là ce que je crains. Cela n'arrivera pas.

MOI. -- Quelque sublime que vous soyez, un autre peut vous
remplacer.

LUI. -- Difficilement.

MOI. -- D'accord. Cependant j'irais avec ce visage défait, ces
yeux égarés, ce col débraillé, ces cheveux ébouriffés, dans l'état
vraiment tragique où vous voilà. Je me jetterais aux pieds de la
divinité. Je me collerais la face contre terre; et sans me
relever, je lui dirais d'une voix basse et sanglotante: «Pardon,
madame! pardon! je suis un indigne, un infâme. Ce fut un
malheureux instant; car vous savez que je ne suis pas sujet à
avoir du sens commun, et je vous promets de n'en avoir de ma vie.»

Ce qu'il y a de plaisant, c'est que, tandis que je lui tenais ce
discours, il en exécutait la pantomime. Il s'était prosterné; il
avait collé son visage contre terre; il paraissait tenir entre ses
deux mains le bout d'une pantoufle; il pleurait; il sanglotait; il
disait, «oui, ma petite reine; oui, je le promets; je n'en aurai
de ma vie, de ma vie». Puis se relevant brusquement, il ajouta
d'un ton sérieux et réfléchi:

LUI. -- Oui: vous avez raison. Je crois que c'est le mieux. Elle
est bonne. Monsieur Viellard dit qu'elle est si bonne. Moi, je
sais un peu qu'elle l'est. Mais cependant aller s'humilier devant
une guenon! Crier miséricorde aux pieds d'une misérable petite
histrionne que les sifflets du parterre ne cessent de poursuivre!
Moi, Rameau! fils de Monsieur Rameau, apothicaire de Dijon, qui
est un homme de bien et qui n'a jamais fléchi le genou devant qui
que ce soit! Moi, Rameau, le neveu de celui qu'on appelle le grand
Rameau, qu'on voit se promener droit et les bras en l'air, au
Palais-Royal, depuis que monsieur Carmontelle l'a dessiné courbé,
et les mains sous les basques de son habit! Moi qui ai composé des
pièces de clavecins que personne ne joue, mais qui seront peut-
être les seules qui passeront à la postérité qui les jouera; moi!
moi enfin! J'irais!... Tenez, Monsieur, cela ne se peut. Et
mettant sa main droite sur sa poitrine, il ajoutait: le me sens là
quelque chose qui s'élève et qui me dit, «Rameau, tu n'en feras
rien». Il faut qu'il y ait une certaine dignité attachée à la
nature de l'homme, que rien ne peut étouffer. Cela se réveille à
propos de bottes. Oui, à propos de bottes; car il y a d'autres
jours où il ne m'en coûterait rien pour être vil tant qu'on
voudrait; ces jours-là, pour un liard, je baiserais le cul à la
petite Hus.

MOI. -- Hé, mais, l'ami; elle est blanche, jolie, jeune, douce,
potelée; et c'est un acte d'humilité auquel un plus délicat que
vous pourrait quelquefois s'abaisser.

LUI. -- Entendons-nous; c'est qu'il y a baiser le cul au simple,
et baiser le cul au figuré. Demandez au gros Bergier qui baise le
cul de madame de La Marck au simple et au figuré; et ma foi, le
simple et le figuré me déplairaient également là.

MOI. -- Si l'expédient que je vous suggère ne vous convient pas;
ayez donc le courage d'être gueux.

LUI. -- Il est dur d'être gueux, tandis qu'il y a tant de sots
opulents aux dépens desquels on peut vivre. Et puis le mépris de
soi; il est insupportable.

MOI. -- Est-ce que vous connaissez ce sentiment-là?

LUI. -- Si je le connais; combien de fois, je me suis dit:
«Comment, Rameau, il y a dix mille bonnes tables à Paris, à quinze
ou vingt couverts chacune; et de ces couverts-là, il n'y en a pas
un pour toi! Il y a des bourses pleines d'or qui se versent de
droite et de gauche, et il n'en tombe pas une pièce sur toi! Mille
petits beaux esprits, sans talent, sans mérite; mille petites
créatures, sans charmes; mille plats intrigants, sont bien vêtus,
et tu irais tout nu? Et tu serais imbécile à ce point? est-ce que
tu ne saurais pas mentir, jurer, parjurer, promettre, tenir ou
manquer comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas te mettre à
quatre pattes, comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas
favoriser l'intrigue de Madame, et porter le billet doux de
Monsieur, comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas encourager
ce jeune homme à parler à Mademoiselle, et persuader à
Mademoiselle de l'écouter, comme un autre? est-ce que tu ne
saurais pas faire entendre à la fille d'un de nos bourgeois,
qu'elle est mal mise; que de belles boucles d'oreilles, un peu de
rouge, des dentelles, une robe à la polonaise, lui siéraient à
ravir? que ces petits pieds-là ne sont pas faits pour marcher dans
la rue? qu'il y a un beau monsieur, jeune et riche, qui a un habit
galonné d'or, un superbe équipage, six grands laquais, qui l'a vue
en passant, qui la trouve charmante; et que depuis ce jour-là il
en a perdu le boire et le manger; qu'il n'en dort plus, et qu'il
en mourra?» Mais mon papa. -- Bon, bon; votre papa! il s'en
fâchera d'abord un peu. -- Et maman qui me recommande tant d'être
honnête fille? qui me dit qu'il n'y a rien dans ce monde que
l'honneur? -- Vieux propos qui ne signifient rien. -- Et mon
confesseur? -- Vous ne le verrez plus; ou si vous persistez dans
la fantaisie d'aller lui faire l'histoire de vos amusements; il
vous en coûtera quelques livres de sucre et de café. -- C'est un
homme sévère qui m'a déjà refusé l'absolution, pour la chanson,
viens dans ma cellule. -- C'est que vous n'aviez rien à lui
donner... Mais quand vous lui apparaîtrez en dentelles. -- J'aurai
donc des dentelles? -- Sans doute et de toutes les sortes... en
belles boucles de diamants. -- J'aurai donc de belles boucles de
diamants? -- Oui. -- Comme celles de cette marquise qui vient
quelquefois prendre des gants, dans notre boutique? --
Précisément. Dans un bel équipage, avec des chevaux gris pommelés;
deux grands laquais, un petit nègre, et le coureur en avant, du
rouge, des mouches, la queue portée. -- Au bal? -- Au bal... à
l'Opéra, à la Comédie...» Déjà le coeur lui tressaillit de joie.
Tu joues avec un papier entre tes doigts.» Qu'est cela? -- Ce
n'est rien -- Il me semble que si. -- C'est un billet. -- Et pour
qui? -- Pour vous, si vous étiez un peu curieuse. -- Curieuse, je
le suis beaucoup. Voyons.» Elle lit.» Une entrevue, cela ne se
peut. -- En allant à la messe. -- Maman m'accompagne toujours;
mais s'il venait ici, un peu matin; je me lève la première; et je
suis au comptoir, avant qu'on soit levé.» Il vient: il plaît; un
beau jour, à la brune, la petite disparaît, et l'on me compte mes
deux mille écus... Et quoi tu possèdes ce talent-là; et tu manques
de pain! N'as-tu pas de honte, malheureux? Je me rappelais un tas
de coquins, qui né m'allaient pas à la cheville et qui
regorgeaient de richesses. J'étais en surtout de baracan, et ils
étaient couverts de velours; ils s'appuyaient sur la canne à pomme
d'or et en bec de corbin; et ils avaient l'Aristote ou le Platon
au doigt. Qu'étaient-ce pourtant? la plupart de misérables croque-
notes, aujourd'hui ce sont des espèces de seigneurs. Alors je me
sentais du courage; l'âme élevée; l'esprit subtil, et capable de
tout. Mais ces heureuses dispositions apparemment ne duraient pas;
car jusqu'à présent, je n'ai pu faire un certain chemin. Quoi
qu'il en soit, voilà le texte de mes fréquents soliloques que vous
pouvez paraphraser à votre fantaisie; pourvu que vous en concluiez
que je connais le mépris de soi-même, ou ce tourment de la
conscience qui naît de l'inutilité des dons que le Ciel nous a
départis; c'est le plus cruel de tous. Il vaudrait presque autant
que l'homme ne fût pas né.

Je l'écoutais, et à mesure qu'il faisait la scène du proxénète et
de la jeune fille qu'il séduisait; l'âme agitée de deux mouvements
opposés, je ne savais si je m'abandonnerais à l'envie de rire, ou
au transport de l'indignation. le souffrais. Vingt fois un éclat
de rire empêcha ma colère d'éclater; vingt fois la colère qui
s'élevait au fond de mon coeur se termina par un éclat de rire.
l'étais confondu de tant de sagacité, et de tant de bassesse;
d'idées si justes et alternativement si fausses; d'une perversité
si générale de sentiments, d'une turpitude si complète, et d'une
franchise si peu commune. Il s'aperçut du conflit qui se passait
en moi.

Qu'avez-vous? me dit-il.

MOI. -- Rien.

LUI. -- Vous me paraissez troublé.

MOI. -- Je le suis aussi.

LUI. -- Mais enfin que me conseillez-vous?

MOI. -- De changer de propos. Ah, malheureux, dans quel état
d'abjection, vous êtes né ou tombé.

LUI. -- J'en conviens. Mais cependant que mon état ne vous touche
pas trop. Mon projet, en m'ouvrant à vous, n'était point de vous
affliger. Je me suis fait chez ces gens quelque épargne. Songez
que je n'avais besoin de rien, mais de rien absolument; et que
l'on m'accordait tant pour mes menus plaisirs.

Alors il recommença à se frapper le front, avec un de ses poings,
à se mordre la lèvre, et rouler au plafond ses yeux égarés;
ajoutant, mais c'est une affaire faite. l'ai mis quelque chose de
côté. Le temps s'est écoulé; et c'est toujours autant d'amassé.

MOI. -- Vous voulez dire de perdu.

LUI. -- Non, non, d'amassé. On s'enrichit à chaque instant. Un
jour de moins à vivre, ou un écu de plus; c'est tout un. Le point
important est d'aller aisément, librement, agréablement,
copieusement, tous les soirs à la garde-robe. O stercus pretiosum!
Voilà le grand résultat de la vie dans tous les états. Au dernier
moment, tous sont également riches; et Samuel Bernard qui à force
de vols, de pillages, de banqueroutes laisse vingt-sept millions
en or, et Rameau qui ne laissera rien; Rameau à qui la charité
fournira la serpillière dont on l'enveloppera. Le mort n'entend
pas sonner les cloches. C'est en vain que cent prêtres
s'égosillent pour lui: qu'il est précédé et suivi d'une longue
file de torches ardentes; son âme ne marche pas à côté du maître
des cérémonies. Pourrir sous du marbre, pourrir sous de la terre,
c'est toujours pourrir. Avoir autour de son cercueil les Enfants
rouges, et les Enfants bleus, ou n'avoir personne, qu'est-ce que
cela fait. Et puis vous voyez bien ce poignet; il était raide
comme un diable. Ces dix doigts, c'étaient autant de bâtons fichés
dans un métacarpe de bois; et ces tendons, c'étaient de vieilles
cordes à boyau plus sèches, plus raides, plus inflexibles que
celles qui ont servi à la roue d'un tourneur. Mais je vous les ai
tant tourmentées, tant brisées, tant rompues. Tu ne veux pas
aller; et moi, mordieu, je dis que tu iras; et cela sera.

Et tout en disant cela, de la main droite, il s'était saisi les
doigts et le poignet de la main gauche; et il les renversait en
dessus; en dessous; l'extrémité des doigts touchait au bras; les
jointures en craquaient; je craignais que les os n'en demeurassent
disloqués.

MOI. -- Prenez garde, lui dis-je; vous allez vous estropier.

LUI. -- Ne craignez rien. Ils y sont faits; depuis dix ans, je
leur en ai bien donné d'une autre façon. Malgré qu'ils en eussent,
il a bien fallu que les bougres s'y accoutumassent, et qu'ils
apprissent à se placer sur les touches et à voltiger sur les
cordes. Aussi à présent cela va. Oui, cela va.

En même temps, il se met dans l'attitude d'un joueur de violon; il
fredonne de la voix un allegro de Locatelli, son bras droit imite
le mouvement de l'archet; sa main gauche et ses doigts semblent se
promener sur la longueur du manche; s'il fait un ton faux; il
s'arrête; il remonte ou baisse la corde; il la pince de l'ongle,
pour s'assurer qu'elle est juste; il reprend le morceau où il l'a
laissé; il bat la mesure du pied; il se démène de la tête, des
pieds, des mains, des bras, du corps. Comme vous avez vu
quelquefois au Concert spirituel, Ferrari ou Chiabran, ou quelque
autre virtuose, dans les mêmes convulsions, m'offrant l'image du
même supplice, et me causant à peu près la même peine; car n'est-
ce pas une chose pénible à voir que le tourment, dans celui qui
s'occupe à me peindre le plaisir; tirez entre cet homme et moi, un
rideau qui me le cache, s'il faut qu'il me montre un patient
appliqué à la question. Au milieu de ses agitations et de ses
cris, s'il se présentait une tenue, un de ces endroits harmonieux
où l'archet se meut lentement sur plusieurs cordes à la fois, son
visage prenait l'air de l'extase sa voix s'adoucissait, il
s'écoutait avec ravissement. Il est sûr que les accords
résonnaient dans ses oreilles et dans les miennes. Puis, remettant
son instrument sous son bras gauche, de la même main dont il le
tenait, et laissant tomber sa main droite, avec son archet. Eh
bien, me disait-il, qu'en pensez-vous?

MOI. -- A merveille.

LUI. -- Cela va, ce me semble; cela résonne à peu près, comme les
autres.

Et aussitôt, il s'accroupit, comme un musicien qui se met au
clavecin. le vous demande grâce, pour vous et pour moi, lui dis-
je.

LUI. -- Non, non; puisque je vous tiens, vous m'entendrez. Je ne
veux point d'un suffrage qu'on m'accorde sans savoir pourquoi.
Vous me louerez d'un ton plus assuré, et cela me vaudra quelque
écolier.

MOI. -- Je suis si peu répandu, et vous allez vous fatiguer en
pure perte.

LUI. -- Je ne me fatigue jamais.

Comme je vis que je voudrais inutilement avoir pitié de mon homme,
car la sonate sur le violon l'avait mis tout en eau, je pris le
parti de le laisser faire. Le voilà donc assis au clavecin; les
jambes fléchies, la tête élevée vers le plafond où l'on eût dit
qu'il voyait une partition notée, chantant; préludant, exécutant
une pièce d'Alberti, ou de Galuppi, je ne sais lequel des deux. Sa
voix allait comme le vent, et ses doigts voltigeaient sur les
touches; tantôt laissant le dessus, pour prendre la basse; tantôt
quittant la partie d'accompagnement, pour revenir au-dessus. Les
passions se succédaient sur son visage. On y distinguait la
tendresse, la colère, le plaisir, la douleur. On sentait les
piano, les forte. Et je suis sûr qu'un plus habile que moi, aurait
reconnu le morceau, au mouvement, au caractère, à ses mines et à
quelques traits de chant qui lui échappaient par intervalle. Mais
ce qu'il y avait de bizarre; c'est que de temps en temps, il
tâtonnait; se reprenait; comme s'il eût manqué et se dépitait dé
n'avoir plus la pièce dans les doigts. Enfin, vous voyez, dit-il,
en se redressant et en essuyant les gouttes de sueur qui
descendaient le long de ses joues, que nous savons aussi placer un
triton, une quinte superflue, et que l'enchaînement des dominantes
nous est familier. Ces passages enharmoniques dont le cher oncle a
fait tant de train, ce n'est pas la mer à boire, nous nous en
tirons.

MOI. -- Vous vous êtes donné bien de la peine, pour me montrer que
vous étiez fort habile; j'étais homme à vous croire sur votre
parole.

LUI. -- Fort habile? oh non! pour mon métier, je le sais à peu
près, et c'est plus qu'il ne faut. Car dans ce pays-ci est-ce
qu'on est obligé de savoir ce qu'on montre?

MOI. -- Pas plus que de savoir ce qu'on apprend.

LUI. -- Cela est juste, morbleu, et très juste. Là, Monsieur le
philosophe: la main sur la conscience, parlez net. Il y eut un
temps où vous n'étiez pas cossu comme aujourd'hui.

MOI. -- Je ne le suis pas encore trop.

LUI. -- Mais vous n'iriez plus au Luxembourg en été, vous vous en
souvenez...

MOI. -- Laissons cela; oui, je m en souviens.

LUI. -- En redingote de peluche grise.

MOI. -- Oui, oui.

LUI. -- Éreintée par un des côtés; avec la manchette déchirée, et
les bas de laine, noirs et recousus par derrière avec du fil
blanc.

MOI. -- Et oui, oui, tout comme il vous plaira.

LUI. -- Que faisiez-vous alors dans l'allée des Soupirs?

MOI. -- Une assez triste figure.

LUI. -- Au sortir de là, vous trottiez sur le pavé.

MOI. -- D'accord.

LUI. -- Vous donniez des leçons de mathématiques.

MOI. -- Sans en savoir un mot. N'est-ce pas là que vous en vouliez
venir?

LUI. -- Justement.

MOI. -- J'apprenais en montrant aux autres, et j'ai fait quelques
bons écoliers.

LUI. -- Cela se peut, mais il n'en est pas de la musique comme de
l'algèbre ou de la géométrie. Aujourd'hui que vous êtes un gros
monsieur...

MOI. -- Pas si gros.

LUI. -- Que vous avez du foin dans vos bottes...

MOI. -- Très peu.

LUI. -- Vous donnez des maîtres à votre fille.

MOI. -- Pas encore. C'est sa mère qui se mêle de son éducation;
car il faut avoir la paix chez soi.

LUI. -- La paix chez soi? morbleu, on ne l'a que quand on est le
serviteur ou le maître; et c'est le maître qu'il faut être. J'ai
eu une femme. Dieu veuille avoir son âme mais quand il lui
arrivait quelquefois de se rebéquer je m'élevais sur mes ergots;
je déployais mon tonnerre; je disais, comme Dieu, que la lumière
se fasse et la lumière était faite. Aussi en quatre années de
temps, nous n'avons pas eu dix fois un mot, l'un plus haut que
l'autre. Quel âge a votre enfant?

MOI. -- Cela ne fait rien à l'affaire.

LUI. -- Quel âge a votre enfant?

MOI. -- Et que diable, laissons là mon enfant et son âge, et
revenons aux maîtres qu'elle aura.

LUI. -- Pardieu, je ne sache rien de si têtu qu'un philosophe. En
vous suppliant très humblement, ne pourrait-on savoir de
Monseigneur le philosophe, quel âge à peu près peut avoir
Mademoiselle sa fille.

MOI. -- Supposez-lui huit ans.

LUI. -- Huit ans! il y a quatre ans que cela devrait avoir les
doigts sur les touches.

MOI. -- Mais peut-être ne me soucié-je pas trop de faire entrer
dans le plan de son éducation, une étude qui occupe si longtemps
et qui sert si peu.

LUI. -- Et que lui apprendrez-vous donc, s'il vous plaît?

MOI. -- A raisonner juste, si je puis; chose si peu commune parmi
les hommes, et plus rare encore parmi les femmes.

LUI. -- Et laissez-la déraisonner, tant qu'elle voudra. Pourvu
qu'elle soit jolie, amusante et coquette.

MOI. -- Puisque la nature a été assez ingrate envers elle pour lui
donner une organisation délicate, avec une âme sensible, et
l'exposer aux mêmes peines de la vie que si elle avait une
organisation forte, et un coeur de bronze, je lui apprendrai, si
je puis, à les supporter avec courage.

LUI. -- Et laissez-la pleurer, souffrir, minauder, avoir des nerfs
agacés, comme les autres; pourvu qu'elle soit jolie, amusante et
coquette. Quoi, point de danse?

MOI. -- Pas plus qu'il n'en faut pour faire une révérence, avoir
un maintien décent, se bien présenter, et savoir marcher.

LUI. -- Point de chant?

MOI. -- Pas plus qu'il n'en faut, pour bien prononcer.

LUI. -- Point de musique?

MOI. -- S'il y avait un bon maître d'harmonie, je la lui
confierais volontiers, deux heures par jour, pendant un ou deux
ans; pas davantage.

LUI. -- Et à la place des choses essentielles que vous
supprimez...

MOI. -- Je mets de la grammaire, de la fable, de l'histoire, de la
géographie, un peu de dessin, et beaucoup de morale.

LUI. -- Combien il me serait facile de vous prouver l'inutilité de
toutes ces connaissances-là, dans un monde tel que le nôtre; que
dis-je, l'inutilité, peut-être le danger. Mais je m'en tiendrai
pour ce moment à une question, ne lui faudrait-il pas un ou deux
maîtres?

MOI. -- Sans doute.

LUI. -- Ah, nous y revoilà. Et ces maîtres, vous espérez qu'ils
sauront la grammaire, la fable, l'histoire, la géographie, la
morale dont ils lui donneront des leçons? Chansons, mon cher
maître, chansons. S'ils possédaient ces choses assez pour les
montrer, ils ne les montreraient pas.

MOI. -- Et pourquoi?

LUI. -- C'est qu'ils auraient passé leur vie à les étudier Il faut
être profond dans l'art ou dans la science, pour en bien posséder
les éléments. Les ouvrages classiques ne peuvent être bien faits,
que par ceux qui ont blanchi sous le harnais. C'est le milieu et
la fin qui éclaircissent les ténèbres du commencement. Demandez à
votre ami, monsieur d'Alembert, le coryphée de la science
mathématique, s'il serait trop bon pour en faire des éléments. Ce
n'est qu'après trente à quarante ans d'exercice que mon oncle a
entrevu les premières lueurs de la théorie musicale.

MOI. -- Ô fou, archifou, m'écriai-je, comment se fait il que dans
ta mauvaise tête, il se trouve des idées si justes, pêle-mêle,
avec tant d'extravagances.

LUI. -- Qui diable sait cela? C'est le hasard qui vous les jette,
et elles demeurent. Tant y a, que, quand on ne sait pas tout, on
ne sait rien de bien. On ignore où une chose va; d'où une autre
vient; où celle-ci ou celle-la veulent être placées; laquelle doit
passer la première, où sera mieux la seconde. Montre-t-on bien
sans la méthode? Et la méthode, d'où naît-elle? Tenez, mon
philosophe, j'ai dans la tête que la physique sera toujours une
pauvre science; une goutte d'eau prise avec la pointe d'une
aiguille dans le vaste océan; un grain détaché de la chaîne des
Alpes; et les raisons des phénomènes? en vérité, il vaudrait
autant ignorer que de savoir si peu et si mal; et c'était
précisément où j'en étais, lorsque je me fis maître
d'accompagnement et de composition. A quoi rêvez-vous?

MOI. -- Je rêve que tout ce que vous venez de dire, est plus
spécieux que solide. Mais laissons cela. Vous avez montré, dites-
vous, l'accompagnement et la composition?

LUI. -- Oui.

MOI. -- Et vous n'en saviez rien du tout?

LUI. -- Non, ma foi; et c'est pour cela qu'il y en avait de pires
que moi: ceux qui croyaient savoir quelque chose. Au moins je ne
gâtais ni le jugement ni les mains des enfants. En passant de moi,
à un bon maître, comme ils n'avaient rien appris, du moins ils
n'avaient rien à désapprendre; et c'était toujours autant d'argent
et de temps épargnés.

MOI. -- Comment faisiez-vous?

LUI. -- Comme ils font tous. J'arrivais. Je me jetais dans une
chaise: «Que le temps est mauvais! que le pavé est fatigant!» Je
bavardais quelques nouvelles: «Mademoiselle Lemierre devait faire
un rôle de vestale dans l'opéra nouveau. Mais elle est grosse pour
la seconde fois. On ne sait qui la doublera. Mademoiselle Arnould
vient de quitter son petit comte. On dit qu'elle est en
négociation avec Bertin. Le petit comte a pourtant trouvé la
porcelaine de monsieur de Montamy. Il y avait au dernier Concert
des amateurs, une Italienne qui a chanté comme un ange. C'est un
rare corps que ce Préville. Il faut le voir dans le Mercure
galant; l'endroit de l'énigme est impayable. Cette pauvre Dumesnil
ne sait plus ni ce qu'elle dit ni ce qu'elle fait. Allons,
Mademoiselle; prenez votre livre.» Tandis que Mademoiselle, qui ne
se presse pas, cherche son livre qu'elle a égaré, qu'on appelle
une femme de chambre, qu'on gronde, je continue, «La Clairon est
vraiment incompréhensible. On parle d'un mariage fort saugrenu.
C'est celui de mademoiselle, comment l'appelez-vous? une petite
créature qu'il entretenait, à qui il a fait deux ou trois enfants,
qui avait été entretenue par tant d'autres. -- Allons, Rameau;
cela ne se peut, vous radotez. -- Je ne radote point. On dit même
que la chose est faite. Le bruit court que de Voltaire est mort.
Tant mieux. -- Et pourquoi tant mieux? -- C'est qu'il va nous
donner quelque bonne folie. C'est son usage que de mourir une
quinzaine auparavant.» Que vous dirai-je encore? Je disais
quelques polissonneries, que je rapportais des maisons où j'avais
été; car nous sommes tous, grands colporteurs. Je faisais le fou.
On m'écoutait. On riait. On s'écriait, «il est toujours charmant».
Cependant, le livre de Mademoiselle s'était enfin retrouvé sous un
fauteuil où il avait été traîné, mâchonné, déchiré, par un jeune
doguin ou par un petit chat. Elle se mettait à son clavecin.
D'abord elle y faisait du bruit, toute seule. Ensuite, je
m'approchais, après avoir fait à la mère un signe d'approbation.
La mère: «Cela ne va pas mal; on n'aurait qu'à vouloir; mais on ne
veut pas. On aime mieux perdre son temps à jaser, à chiffonner, à
courir, à je ne sais quoi. Vous n'êtes pas sitôt parti que le
livre est fermé, pour ne le rouvrir qu'à votre retour. Aussi vous
ne la grondez jamais...»

Cependant comme il fallait faire quelque chose, je lui prenais les
mains que je lui plaçais autrement. Je me dépitais. le criais
«Sol, sol, sol; Mademoiselle, c'est un sol.» La mère:
«Mademoiselle, est-ce que vous n'avez point d'oreille? Moi qui ne
suis pas au clavecin, et qui ne vois pas sur votre livre, je sens
qu'il faut un sol. Vous donnez une peine infinie à Monsieur. Je ne
conçois pas sa patience. Vous ne retenez rien de ce qu'il vous
dit. Vous n'avancez point...» Alors je rabattais un peu les coups,
et hochant de la tête, je disais, «Pardonnez-moi, Madame,
pardonnez-moi. Cela pourrait aller mieux, si Mademoiselle voulait;
si elle étudiait un peu; mais cela ne va pas mal.» La mère: «A
votre place, je la tiendrais un an sur la même pièce. -- Oh pour
cela, elle n'en sortira pas qu'elle ne soit au-dessus de toutes
les difficultés; et cela ne sera pas si long que Madame le croit.»
La mère: «Monsieur Rameau, vous la flattez; vous êtes trop bon.
Voilà de sa leçon la seule chose qu'elle retiendra et qu'elle
saura bien me répéter dans l'occasion.»-- L'heure se passait. Mon
écolière me présentait le petit cachet, avec la grâce du bras et
la révérence qu'elle avait apprise du maître à danser. Je le
mettais dans ma poche, pendant que la mère disait: «Fort bien,
Mademoiselle. Si Javillier était là, il vous applaudirait.» Je
bavardais encore un moment par bienséance; je disparaissais
ensuite, et voilà ce qu'on appelait alors une leçon
d'accompagnement.

MOI. -- Et aujourd'hui, c'est donc autre chose.

LUI. -- Vertudieu, je le crois. J'arrive. Je suis grave. Je me
hâte d'ôter mon manchon. J'ouvre le clavecin. J'essaie les
touches. Je suis toujours pressé: si l'on me fait attendre un
moment, je crie comme si l'on me volait un écu. Dans une heure
d'ici, il faut que je sois là; dans deux heures, chez madame la
duchesse une telle. Je suis attendu à dîner chez une belle
marquise; et au sortir de là, c'est un concert chez monsieur le
baron de Bacq, rue Neuve-des-Petits-Champs.

MOI. -- Et cependant vous n'êtes attendu nulle part?

LUI. -- Il est vrai.

MOI. -- Et pourquoi employer toutes ces petites viles ruses-là?

LUI. -- Viles? et pourquoi, s'il vous plaît? Elles sont d'usage
dans mon état. Je ne m'avilis point en faisant comme tout le
monde. Ce n'est pas moi qui les ai inventées. Et je serais bizarre
et maladroit de ne pas m'y conformer. Vraiment, je sais bien que
si vous allez appliquer à cela certains principes généraux de je
ne sais quelle morale qu'ils ont tous à la bouche, et qu'aucun
d'eux ne pratique, il se trouvera que ce qui est blanc sera noir,
et que ce qui est noir sera blanc. Mais, monsieur le philosophe,
il y a une conscience générale. Comme il y une grammaire générale;
et puis des exceptions dans chaque langue que vous appelez, je
crois, vous autres savants, des... aidez-moi donc... des...

MOI. -- Idiotismes.

LUI. -- Tout juste. Eh bien, chaque état a ses exceptions à la
conscience générale auxquelles je donnerais volontiers le nom
d'idiotismes de métier.

MOI. -- J'entends. Fontenelle parle bien, écrit bien quoique son
style fourmille d'idiotismes français.

LUI. -- Et le souverain, le ministre, le financier, le magistrat,
le militaire, l'homme de lettres, l'avocat, le procureur, le
commerçant, le banquier, l'artisan, le maître à chanter, le maître
à danser, sont de fort honnêtes gens, quoique leur conduite
s'écarte en plusieurs points de la conscience générale, et soit
remplie d'idiotismes moraux. Plus l'institution des choses est
ancienne, plus il y a d'idiotismes; plus les temps sont
malheureux, plus les idiotismes se multiplient. Tant vaut l'homme,
tant vaut le métier; et réciproquement, à la fin, tant vaut le
métier, tant vaut l'homme. On fait donc valoir le métier tant
qu'on peut.

MOI. -- Ce que je conçois clairement à tout cet entortillage,
c'est qu'il y a peu de métiers honnêtement exercés, ou peu
d'honnêtes gens dans leurs métiers.

LUI. -- Bon, il n'y en a point; mais en revanche, il y a peu de
fripons hors de leur boutique; et tout irait assez bien, sans un
certain nombre de gens qu'on appelle assidus, exacts, remplissant
rigoureusement leurs devoirs, stricts, ou ce qui revient au même
toujours dans leurs boutiques, et faisant leur métier depuis le
matin jusqu'au soir, et ne faisant que cela. Aussi sont-ils les
seuls qui deviennent opulents et qui soient estimés.

MOI. -- A force d'idiotismes.

LUI. -- C'est cela. Je vois que vous m'avez compris. Or donc un
idiotisme de presque tous les états, car il y en a de communs à
tous les pays, à tous les temps, comme il y a des sottises
communes; un idiotisme commun est de se procurer le plus de
pratiques que l'on peut; une sottise commune est de croire que le
plus habile est celui qui en a le plus. Voilà deux exceptions à la
conscience générale auxquelles il faut se plier. C'est une espèce
de crédit. Ce n'est rien en soi; mais cela vaut par l'opinion. On
a dit que bonne renommée valait mieux que ceinture dorée.
Cependant qui a bonne renommée n'a pas ceinture dorée; et je vois
qu'aujourd'hui qui a ceinture dorée ne manque guère de renommée.
Il faut, autant qu'il est possible, avoir le renom et la ceinture.
Et c'est mon objet, lorsque je me fais valoir par ce que vous
qualifiez d'adresses viles, d'indignes petites ruses. le donne ma
leçon, et je la donne bien; voilà la règle générale. le fais
croire que j'en ai plus à donner que la journée n'a d'heures,
voilà l'idiotisme.

MOI. -- Et la leçon, vous la donnez bien.

LUI. -- Oui, pas mal, passablement. La basse fondamentale du cher
oncle a bien simplifié tout cela. Autrefois je volais l'argent de
mon écolier; oui, je le volais; cela est sûr. Aujourd'hui, je le
gagne, du moins comme les autres.

MOI. -- Et le voliez-vous sans remords?

LUI. -- Oh, sans remords. On dit que si un voleur vole l'autre, le
diable s'en rie. Les parents regorgeaient d'une fortune acquise,
Dieu sait comment; c'étaient des gens de cour, des financiers, de
gros commerçants, des banquiers, des gens d'affaires. le les
aidais à restituer, moi, et une foule d'autres qu'ils employaient
comme moi. Dans la nature, toutes les espèces se dévorent; toutes
les conditions se dévorent dans la société. Nous faisons justice
les uns des autres, sans que la loi s'en mêle. La Deschamps,
autrefois, aujourd'hui la Guimard venge le prince du financier; et
c'est la marchande de modes, le bijoutier, le tapissier, la
lingère, l'escroc, la femme de chambre, le cuisinier, le
bourrelier, qui vengent le financier de la Deschamps. Au milieu de
tout cela, il n'y a que l'imbécile ou l'oisif qui soit lésé, sans
avoir vexé personne; et c'est fort bien fait. D'où vous voyez que
ces exceptions à la conscience générale, ou ces idiotismes moraux
dont on fait tant de bruit, sous la dénomination de tours du bâton
ne sont rien; et qu'à tout, il n'y a que le coup d'oeil qu'il faut
avoir juste.

MOI. -- J'admire le vôtre.

LUI. -- Et puis la misère. La voix de la conscience et de
l'honneur, est bien faible, lorsque les boyaux crient. Suffit que
si je deviens jamais riche, il faudra bien que je restitue, et que
je suis bien résolu à restituer de toutes les manières possibles,
par la table, par le jeu, par le vin, par les femmes.

MOI. -- Mais j'ai peur que vous ne deveniez jamais riche.

LUI. -- Moi, j'en ai le soupçon.

MOI. -- Mais s'il en arrivait autrement, que feriez-vous?

LUI. -- Je ferais comme tous les gueux revêtus; je serais le plus
insolent maroufle qu'on eût encore vu. C'est alors que je me
rappellerais tout ce qu'ils m'ont fait souffrir; et je leur
rendrais bien les avanies qu'ils m'ont faites. J'aime à commander,
et je commanderai. J'aime qu'on me loue et l'on me louera. J'aurai
à mes gages toute la troupe villemorienne, et je leur dirai, comme
on me l'a dit, «Allons, faquins, qu'on m'amuse», et l'on
m'amusera; «qu'on me déchire les honnêtes gens», et on les
déchirera, si l'on en trouve encore; et puis nous aurons des
filles, nous nous tutoierons, quand nous serons ivres, nous nous
enivrerons; nous ferons des contes; nous aurons toutes sortes de
travers et de vices. Cela sera délicieux. Nous prouverons que de
Voltaire est sans génie; que Buffon toujours guindé sur des
échasses, n'est qu'un déclamateur ampoulé; que Montesquieu n'est
qu'un bel esprit; nous reléguerons d'Alembert dans ses
mathématiques, nous en donnerons sur dos et ventre à tous ces
petits Catons, comme vous, qui nous méprisent par envie; dont la
modestie est le manteau de l'orgueil, et dont la sobriété la loi
du besoin. Et de la musique? C'est alors que nous en ferons.

MOI. -- Au digne emploi que vous feriez de la richesse, je vois
combien c'est grand dommage que vous soyez gueux. Vous vivriez là
d'une manière bien honorable pour l'espèce humaine, bien utile à
vos concitoyens; bien glorieuse pour vous.

LUI. -- Mais je crois que vous vous moquez de moi; monsieur le
philosophe, vous ne savez pas à qui vous vous jouez; vous ne vous
doutez pas que dans ce moment je représente la partie la plus
importante de la ville et de la cour. Nos opulents dans tous les
états ou se sont dit à eux-mêmes ou ne sont pas dit les mêmes
choses que je vous ai confiées; mais le fait est que la vie que je
mènerais à leur place est exactement la leur. Voilà où vous en
êtes, vous autres. Vous croyez que le même bonheur est fait pour
tous. Quelle étrange vision! Le vôtre suppose un certain tour
d'esprit romanesque que nous n'avons pas; une âme singulière, un
goût particulier. Vous décorez cette bizarrerie du nom de vertu;
vous l'appelez philosophie. Mais la vertu, la philosophie sont-
elles faites pour tout le monde. En a qui peut. En conserve qui
peut. Imaginez l'univers sage et philosophe; convenez qu'il serait
diablement triste. Tenez, vive la philosophie; vive la sagesse de
Salomon: Boire de bon vin, se gorger de mets délicats, se rouler
sur de jolies femmes; se reposer dans des lits bien mollets.
Excepté cela, le reste n'est que vanité.

MOI. -- Quoi, défendre sa patrie?

LUI. -- Vanité. Il n'y a plus de patrie. Je ne vois d'un pôle à
l'autre que des tyrans et des esclaves.

MOI. -- Servir ses amis?

LUI. -- Vanité. Est-ce qu'on a des amis? Quand on en aurait,
faudrait-il en faire des ingrats? Regardez-y bien, et vous verrez
que c'est presque toujours là ce qu'on recueille des services
rendus. La reconnaissance est un fardeau; et tout fardeau est fait
pour être secoué.

MOI. -- Avoir un état dans la société et en remplir les devoirs?

LUI. -- Vanité. Qu'importe qu'on ait un état, ou non; pourvu qu'on
soit riche; puisqu'on ne prend un état que pour le devenir.
Remplir ses devoirs, à quoi cela mène-t-il? A la jalousie, au
trouble, à la persécution. Est-ce ainsi qu'on s'avance? Faire sa
cour, morbleu; faire sa cour; voir les grands; étudier leurs
goûts; se prêter à leurs fantaisies; servir leurs vices; approuver
leurs injustices. Voilà le secret.

MOI. -- Veiller à l'éducation de ses enfants?

LUI. -- Vanité. C'est l'affaire d'un précepteur.

MOI. -- Mais si ce précepteur, pénétré de vos principes, néglige
ses devoirs; qui est-ce qui en sera châtié?

LUI. -- Ma foi, ce ne sera pas moi; mais peut-être un jour, le
mari de ma fille, ou la femme de mon fils.

MOI. -- Mais si l'un et l'autre se précipitent dans la débauche et
les vices.

LUI. -- Cela est de leur état.

MOI. -- S'ils se déshonorent.

LUI. -- Quoi qu'on fasse, on ne peut se déshonorer, quand on est
riche.

MOI. -- S'ils se ruinent.

LUI. -- Tant pis pour eux.

MOI. -- Je vois que, si vous vous dispensez de veiller à la
conduite de votre femme, de vos enfants, de vos domestiques, vous
pourriez aisément négliger vos affaires.

LUI. -- Pardonnez-moi; il est quelquefois difficile de trouver de
l'argent; et il est prudent de s'y prendre de loin.

MOI. -- Vous donnerez peu de soins à votre femme.

LUI. -- Aucun, s'il vous plaît. Le meilleur procédé, je crois,
qu'on puisse avoir avec sa chère moitié, c'est de faire ce qui lui
convient. A votre avis, la société ne serait-elle pas fort
amusante, si chacun y était à sa chose?

MOI. -- Pourquoi pas? La soirée n'est jamais plus belle pour moi
que quand je suis content de ma matinée.

LUI. -- Et pour moi aussi.

MOI. -- Ce qui rend les gens du monde si délicats sur leurs
amusements, c'est leur profonde oisiveté.

LUI. -- Ne croyez pas cela. Ils s'agitent beaucoup.

MOI. -- Comme ils ne se lassent jamais, ils ne se délassent
jamais.

LUI. -- Ne croyez pas cela. Ils sont sans cesse excédés.

MOI. -- Le plaisir est toujours une affaire pour eux, et jamais un
besoin.

LUI. -- Tant mieux, le besoin est toujours une peine

MOI. -- Ils usent tout. Leur âme s'hébète. L'ennui s'en empare.
Celui qui leur ôterait la vie, au milieu de leur abondance
accablante, les servirait. C'est qu'ils ne connaissent du bonheur
que la partie qui s'émousse le plus vite. le ne méprise pas les
plaisirs des sens. l'ai un palais aussi, et il est flatté d'un
mets délicat, ou d'un vin délicieux. l'ai un coeur et des yeux; et
j'aime à voir une jolie femme. J'aime à sentir sous ma main la
fermeté et là rondeur de sa gorge; à presser ses lèvres des
miennes; à puiser la volupté dans ses regards, et à en expirer
entre ses bras. Quelquefois avec mes amis, une partie de débauche,
même un peu tumultueuse, ne me déplaît pas. Mais je ne vous
dissimulerai pas, il m'est infiniment plus doux encore d'avoir
secouru le malheureux, d'avoir terminé une affaire épineuse, donné
un conseil salutaire, fait une lecture agréable; une promenade
avec un homme ou une femme chère à mon coeur; passé quelques
heures instructives avec mes enfants, écrit une bonne page, rempli
les devoirs de mon état; dit à celle que j'aime quelques choses
tendres et douces qui amènent ses bras autour de mon col. Je
connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que
je possède. C'est un sublime ouvrage que Mahomet; j'aimerais mieux
avoir réhabilité la mémoire des Calas. Un homme de ma connaissance
s'était réfugié à Carthagène. C'était un cadet de famille, dans un
pays où la coutume transfère tout le bien aux aînés. Là il apprend
que son aîné, enfant gâté, après avoir dépouillé son père et sa
mère, trop faciles, de tout ce qu'ils possédaient, les avait
expulsés de leur château, et que les bons vieillards languissaient
indigents, dans une petite ville de la province. Que fait alors ce
cadet qui, traité durement par ses parents, était allé tenter la
fortune au loin, il leur envoie des secours; il se hâte d'arranger
ses affaires. Il revient opulent. Il ramène son père et sa mère
dans leur domicile. Il marie ses soeurs. Ah, mon cher Rameau; cet
homme regardait cet intervalle, comme le plus heureux de sa vie.
C'est les larmes aux yeux qu'il m'en parlait: et moi, je sens en
vous faisant ce récit, mon coeur se troubler de joie, et le
plaisir me couper la parole.

LUI. -- Vous êtes des êtres bien singuliers!

MOI. -- Vous êtes des êtres bien à plaindre, si vous n'imaginez
pas qu'on s'est élevé au-dessus du sort, et qu'il est impossible
d'être malheureux, à l'abri de deux belles actions, telles que
celle-ci.

LUI. -- Voilà une espèce de félicité avec laquelle j'aurai de la
peine à me familiariser, car on la rencontre rarement. Mais à
votre compte, il faudrait donc être d'honnêtes gens?

MOI. -- Pour être heureux? Assurément.

LUI. -- Cependant, je vois une infinité d'honnêtes gens qui ne
sont pas heureux; et une infinité de gens qui sont heureux sans
être honnêtes.

MOI. -- Il vous semble.

LUI. -- Et n'est-ce pas pour avoir eu du sens commun et de la
franchise un moment, que je ne sais où aller souper ce soir?

MOI. -- Hé non, c'est pour n'en avoir pas toujours eu. C'est pour
n'avoir pas senti de bonne heure qu'il fallait d'abord se faire
une ressource indépendante de la servitude.

LUI. -- Indépendante ou non, celle que je me suis faite est au
moins la plus aisée. Et de faire ce que vous ne désapprouvez pas
au simple, et ce qui me répugne un peu au figuré?

MOI. -- C'est mon avis.

LUI. -- Indépendamment de cette métaphore qui me déplaît dans ce
moment, et qui ne me déplaira pas dans un autre.

MOI. -- Quelle singularité!

LUI. -- Il n'y a rien de singulier à cela. Je veux bien être
abject, mais je veux que ce soit sans contrainte. Je veux bien
descendre de ma dignité... Vous riez?

MOI. -- Oui, votre dignité me fait rire.

LUI. -- Chacun a la sienne; je veux bien oublier la mienne, mais à
ma discrétion, et non à l'ordre d'autrui. Faut-il qu'on puisse me
dire: rampe, et que je sois obligé de ramper? C'est l'allure du
ver; c'est mon allure; nous la suivons l'un et l'autre, quand on
nous laisse aller; mais nous nous redressons, quand on nous marche
sur la queue. On m'a marché sur la queue, et je me redresserai. Et
puis vous n'avez pas d'idée de la pétaudière dont il s'agit.
Imaginez un mélancolique et maussade personnage, dévoré de
vapeurs, enveloppé dans deux ou trois tours de robe de chambre;
qui se déplaît à lui-même, à qui tout déplaît; qu'on fait à peine
sourire, en se disloquant le corps et l'esprit, en cent manières
diverses; qui considère froidement les grimaces plaisantes de mon
visage, et celles de mon jugement qui sont plus plaisantes encore;
car entre nous, ce père Noël, ce vilain bénédictin si renommé pour
les grimaces; malgré ses succès à la Cour, n'est, sans me vanter
ni lui non plus, à comparaison de moi, qu'un polichinelle de bois.
J'ai beau me tourmenter pour atteindre au sublime des Petites-
Maisons, rien n'y fait. Rira-t-il? ne rira-t-il pas? Voilà ce que
je suis forcé de me dire au milieu de mes contorsions; et vous
pouvez juger combien cette incertitude nuit au talent. Mon
hypocondre, la tête renfoncée dans un bonnet de nuit qui lui
couvre les yeux, a l'air d'une pagode immobile à laquelle on
aurait attaché un fil au menton, d'où il descendrait jusque sous
son fauteuil. On attend que le fil se tire, et il ne se tire
point; ou s'il arrive que la mâchoire s'entrouvre, c'est pour
articuler un mot désolant, un mot qui vous apprend que vous n'avez
point été aperçu, et que toutes vos singeries sont perdues; ce mot
est la réponse à une question que vous lui aurez faite il y a
quatre jours; ce mot dit, le ressort mastoïde se détend et la
mâchoire se referme...

Puis il se mit à contrefaire son homme; il s'était placé dans une
chaise, la tête fixe, le chapeau jusque sur ses paupières, les
yeux à demi clos, les bras pendants, remuant sa mâchoire, comme un
automate, et disant:

«Oui, vous avez raison, Mademoiselle. Il faut mettre de la finesse
là.» C'est que cela décide; que cela décide toujours, et sans
appel; le soir, le matin, à la toilette, à dîner, au café; au jeu,
au théâtre, à souper, au lit, et Dieu me le pardonne, je crois
entre les bras de sa maîtresse Je ne suis pas à portée d'entendre
ces dernières décisions-ci; mais je suis diablement las des
autres. Triste, obscur, et tranché, comme le destin; tel est notre
patron.

Vis-à-vis, c'est une bégueule qui joue l'importance à qui l'on se
résoudrait à dire qu'elle est jolie, parce qu'elle l'est encore;
quoiqu'elle ait sur le visage quelques gales par-ci par-là, et
qu'elle courre après le volume de Madame Bouvillon. J'aime les
chairs, quand elles sont belles; mais aussi trop est trop; et le
mouvement est si essentiel à la matière! Item, elle est plus
méchante plus fière et plus bête qu'une oie. Item, elle veut avoir
dé l'esprit. Item, il faut lui persuader qu'on lui en croit comme
à personne. Item, cela ne sait rien, et cela décide aussi. Item,
il faut applaudir à ces décisions, des pieds et des mains, sauter
d'aise, se transir d'admiration que cela est beau, délicat, bien
dit, finement vu, singulièrement senti. Où les femmes prennent-
elles cela? Sans étude, par la seule force de l'instinct, par la
seule lumière naturelle cela tient du prodige. Et puis qu'on
vienne nous dire que l'expérience, l'étude, la réflexion,
l'éducation y font quelque chose, et autres pareilles sottises; et
pleurer de joie. Dix fois dans la journée, se courber, un genou
fléchi en devant, l'autre jambe tirée en arrière. Les bras étendus
vers la déesse, chercher son désir dans ses yeux, rester suspendu
à sa lèvre, attendre son ordre et partir comme un éclair. Qui est-
ce qui peut s'assujettir à un rôle pareil, si ce n'est le
misérable qui trouve là, deux ou trois fois la semaine, de quoi
calmer la tribulation de ses intestins? Que penser des autres,
tels que le Palissot, le Fréron, les Poinsinets, le Baculard qui
ont quelque chose, et dont les bassesses ne peuvent s'excuser par
le borborygme d'un estomac qui souffre?

MOI. -- Je ne vous aurais jamais cru si difficile.

LUI. -- Je ne le suis pas. Au commencement je voyais faire les
autres, et je faisais comme eux, même un peu mieux; parce que je
suis plus franchement impudent, meilleur comédien, plus affamé,
fourni de meilleurs poumons. le descends apparemment en droite
ligne du fameux Stentor.

Et pour me donner une juste idée de la force de ce viscère, il se
mit à tousser d'une violence à ébranler les vitres du café, et à
suspendre l'attention des joueurs d'échecs.

MOI. -- Mais à quoi bon ce talent?

LUI. -- Vous ne le devinez pas?

MOI. -- Non. le suis un peu borné.

LUI. -- Supposez la dispute engagée et la victoire incertaine: je
me lève, et déployant mon tonnerre, je dis: «Cela est, comme
Mademoiselle l'assure. C'est là ce qui s'appelle juger. Je le
donne en cent à tous nos beaux esprits. L'expression est de
génie.» Mais il ne faut pas toujours approuver de la même manière.
On serait monotone. On aurait l'air faux. On deviendrait insipide.
On ne se sauve de là que par du jugement, de la fécondité: il faut
savoir préparer et placer ces tons majeurs et péremptoires, saisir
l'occasion et le moment; lors par exemple, qu'il y a partage entre
les sentiments; que la dispute s'est élevée à son dernier degré de
violence; qu'on ne s'entend plus; que tous parlent à la fois; il
faut être placé à l'écart, dans l'angle de l'appartement le plus
éloigné du champ de bataille, avoir préparé son explosion par un
long silence, et tomber subitement comme une comminge, au milieu
des contendants. Personne n'a eu cet art comme moi. Mais où je
suis surprenant, c'est dans l'opposé; j'ai des petits tons que
j'accompagne d'un sourire; une variété infinie de mines
approbatives: là, le nez, la bouche, le front, les yeux entrent en
jeu; j'ai une souplesse de reins; une manière de contourner
l'épine du dos, de hausser ou de baisser les épaules, d'étendre
les doigts, d'incliner la tête, de fermer les yeux, et d'être
stupéfait, comme si j'avais entendu descendre du ciel une voix
angélique et divine. C'est là ce qui flatte. le ne sais si vous
saisissez bien toute l'énergie de cette dernière attitude-là. le
ne l'ai point inventée, mais personne ne m'a surpassé dans
l'exécution. Voyez. Voyez.

MOI. -- Il est vrai que cela est unique.

LUI. -- Croyez-vous qu'il y ait cervelle de femme un peu vaine qui
tienne à cela?

MOI. -- Non. Il faut convenir que vous avez porté le talent de
faire des fous, et de s'avilir aussi loin qu'il est possible.

LUI. -- Ils auront beau faire, tous tant qu'ils sont, ils n'en
viendront jamais là. Le meilleur d'entre eux, Palissot, par
exemple, ne sera jamais qu'un bon écolier. Mais si ce rôle amuse
d'abord, et si l'on goûte quelque plaisir à se moquer en dedans,
de la bêtise de ceux qu'on enivre, à la longue cela ne pique plus;
et puis après un certain nombre de découvertes, on est forcé de se
répéter. L'esprit et l'art ont leurs limites. Il n'y a que Dieu ou
quelques génies rares pour qui la carrière s'étend, à mesure
qu'ils y avancent. Bouret en est un peut-être. Il y a de celui-ci
des traits qui m'en donnent, à moi, oui à moi-même, la plus
sublime idée. Le petit chien, le Livre de la Félicité les
flambeaux sur la route de Versailles sont de ces choses qui me
confondent et m'humilient. Ce serait capable de dégoûter du
métier.

MOI. -- Que voulez-vous dire avec votre petit chien?

LUI. -- D'où venez-vous donc? Quoi, sérieusement vous ignorez
comment cet homme rare s'y prit pour détacher de lui et attacher
au garde des sceaux un petit chien qui plaisait à celui-ci?

MOI. -- Je l'ignore, je le confesse.

LUI. -- Tant mieux. C'est une des plus belles choses qu'on ait
imaginées; toute l'Europe en a été émerveillée, et il n'y a pas un
courtisan dont elle n'ait excité l'envie. Vous qui ne manquez pas
de sagacité, voyons comment vous vous y seriez pris à sa place.
Songez que Bouret était aimé de son chien. Songez que le vêtement
bizarre du ministre effrayait le petit animal. Songez qu'il
n'avait que huit jours pour vaincre les difficultés. Il faut
connaître toutes les conditions du problème, pour bien sentir le
mérite de la solution. Eh bien?

MOI. -- Eh bien, il faut que je vous avoue que dans ce genre, les
choses les plus faciles m'embarrasseraient.

LUI. -- Écoutez, me dit-il, en me frappant un petit coup sur
l'épaule, car il est familier; écoutez et admirez. Il se fait
faire un masque qui ressemble au garde des sceaux; il emprunte
d'un valet de chambre la volumineuse simarre. Il se couvre le
visage du masque. Il endosse la simarre. Il appelle son chien; il
le caresse. Il lui donne la gimblette. Puis tout à coup, changeant
de décoration, ce n'est plus le garde des sceaux; c'est Bouret qui
appelle son chien et qui le fouette. En moins de deux ou trois
jours de cet exercice continué du matin au soir, le chien sait
fuir Bouret le fermier général, et courir à Bouret le garde des
sceaux. Mais je suis trop bon. Vous êtes un profane qui ne méritez
pas d'être instruit des miracles qui s'opèrent à côté de vous.

MOI. -- Malgré cela, je vous prie, le livre, les flambeaux?

LUI. -- Non, non. Adressez-vous aux pavés qui vous diront ces
choses-là; et profitez de la circonstance qui nous a rapprochés,
pour apprendre des choses que personne ne sait que moi.

MOI. -- Vous avez raison.

LUI. -- Emprunter la robe et la perruque, j'avais oublié la
perruque, du garde des sceaux! Se faire un masque qui lui
ressemble! Le masque surtout me tourne la tête. Aussi cet homme
jouit-il de la plus haute considération. Aussi possède-t-il des
millions. Il y a des croix de Saint-Louis qui n'ont pas de pain;
aussi pourquoi courir après la croix, au hasard de se faire
échiner, et ne pas se tourner vers un état sans péril qui ne
manque jamais sa récompense? Voilà ce qui s'appelle aller au
grand. Ce' modèles-là sont décourageants. On a pitié de soi; et
l'on s'ennuie. Le masque! le masque! Je donnerais un de mes
doigts, pour avoir trouvé le masque.

MOI. -- Mais avec cet enthousiasme pour les belles choses, et
cette fertilité de génie que vous possédez, est-ce que vous n'avez
rien inventé?

LUI. -- Pardonnez-moi; par exemple, l'attitude admirative du dos
dont je vous ai parlé; je la regarde comme mienne, quoiqu'elle
puisse peut-être m'être contestée par des envieux. Je crois bien
qu'on l'a employée auparavant; mais qui est-ce qui a senti combien
elle était commode pour rire en dessous de l'impertinent qu'on
admirait? J'ai plus de cent façons d'entamer la séduction d'une
jeune fille, à côté de sa mère, sans que celle-ci s'en aperçoive,
et même de la rendre complice. A peine entrais-je dans la carrière
que je dédaignai toutes les manières vulgaires de glisser un
billet doux. J'ai dix moyens de me le faire arracher, et parmi ces
moyens, j'ose me flatter qu'il y en a de nouveaux. Je possède
surtout le talent d'encourager un jeune homme timide, j'en ai fait
réussir qui n'avaient ni esprit ni figure. Si cela était écrit je
crois qu'on m'accorderait quelque génie.

MOI. -- Vous ferait un honneur singulier?

LUI. -- Je n'en doute pas.

MOI. -- A votre place, je jetterais ces choses-là sur le papier.
Ce serait dommage qu'elles se perdissent.

LUI. -- Il est vrai; mais vous ne soupçonnez pas combien je fais
peu de cas de la méthode et des préceptes. Celui qui a besoin d'un
protocole n'ira jamais loin. Les génies lisent peu, pratiquent
beaucoup, et se font d'eux-mêmes. Voyez César, Turenne, Vauban, la
marquise de Tencin, son frère le cardinal, et le secrétaire de
celui-ci l'abbé Trublet. Et Bouret? qui est-ce qui a donné des
leçons à Bouret? personne. C'est la nature qui forme ces hommes
rares-là. Croyez-vous que l'histoire du chien et du masque soit
écrite quelque part?

MOI. -- Mais à vos heures perdues; lorsque l'angoisse de votre
estomac vide ou la fatigue de votre estomac surchargé éloigne le
sommeil...

LUI. -- J'y penserai; il vaut mieux écrire de grandes choses que
d'en exécuter de petites. Alors l'âme s'élève; l'imagination
s'échauffe, s'enflamme et s'étend; au lieu qu'elle se rétrécit à
s'étonner auprès de la petite Hus des applaudissements que ce sot
public s'obstine à prodiguer à cette minaudière de Dangeville, qui
joue si platement, qui marche presque courbée en deux sur la
scène, qui a l'affectation de regarder sans cesse dans les yeux de
celui à qui elle parle, et de jouer en dessous, et qui prend elle-
même ses grimaces pour de la finesse, son petit trotter pour de la
grâce; à cette emphatique Clairon qui est plus maigre, plus
apprêtée, plus étudiée, plus empesée qu'on ne saurait dire. Cet
imbécile parterre les claque à tout rompre, et ne s'aperçoit pas
que nous sommes un peloton d'agréments; il est vrai que le peloton
grossit un peu; mais qu'importe? que nous avons la plus belle
peau; les plus beaux yeux, le plus joli bec; peu d'entrailles à la
vérité; une démarche qui n'est pas légère, mais qui n'est pas non
plus aussi gauche qu'on le dit. Pour le sentiment, en revanche, il
n'y en a aucune à qui nous ne damions le pion.

MOI. -- Comment dites-vous tout cela? Est-ce ironie, ou vérité?

LUI. -- Le mal est que ce diable de sentiment est tout en dedans,
et qu'il n'en transpire pas une lueur au-dehors. Mais moi qui vous
parle, je sais et je sais bien qu'elle en a. Si ce n'est pas cela
précisément, c'est quelque chose comme cela. Il faut voir, quand
l'humeur nous prend, comme nous traitons les valets, comme les
femmes de chambres sont souffletées, comme nous menons à grands
coups de pied les Parties Casuelles, pour peu qu'elles s'écartent
du respect qui nous est dû. C'est un petit diable, vous dis-je,
tout plein de sentiment et de dignité... Ho, ça; vous ne savez où
vous en êtes, n'est-ce pas?

MOI. -- J'avoue que je ne saurais démêler si c'est de bonne foi ou
méchamment que vous parlez. Je suis un bon homme; ayez la bonté
d'en user avec moi plus rondement; et de laisser là votre art.

LUI. -- Cela, c'est ce que nous débitons à la petite Hus, de la
Dangeville et de la Clairon, mêlé par-ci par-là de quelques mots
qui vous donnassent l'éveil. Je consens que vous me preniez pour
un vaurien; mais non pour un sot; et il n'y aurait qu'un sot ou un
homme perdu d'amour qui pût dire sérieusement tant
d'impertinences.

MOI. -- Mais comment se résout-on à les dire?

LUI. -- Cela ne se fait pas tout d'un coup; mais petit à petit, on
y vient. Ingenii largitor venter.

MOI. -- Il faut être pressé d'une cruelle faim.

LUI. -- Cela se peut. Cependant, quelques fortes qu'elles vous
paraissent, croyez que ceux à qui elles s'adressent sont plutôt
accoutumés à les entendre que nous à les hasarder.

MOI. -- Est-ce qu'il y a là quelqu'un qui ait le courage d'être de
votre avis?

LUI. -- Qu'appelez-vous quelqu'un? C'est le sentiment et le
langage de toute la société.

MOI. -- Ceux d'entre vous qui ne sont pas de grands vauriens,
doivent être de grands sots.

LUI. -- Des sots là? Je vous jure qu'il n'y en a qu'un; c'est
celui qui nous fête, pour lui en imposer.

MOI. -- Mais comment s'en laisse-t-on si grossièrement imposer?
car enfin la supériorité des talents de la Dangeville et de la
Clairon est décidée.

LUI. -- On avale à pleine gorgée le mensonge qui nous flatte; et
l'on boit goutte à goutte une vérité qui nous est amère. Et puis
nous avons l'air si pénétré, si vrai!

MOI. -- Il faut cependant que vous ayez péché une fois contre les
principes de l'art et qu'il vous soit échappé par mégarde
quelques-unes de ces vérités amères qui blessent; car en dépit du
rôle misérable, abject, vil, abominable que vous faites, je crois
qu'au fond, vous avez l'âme délicate.

LUI. -- Moi, point du tout. Que le diable m'emporte si je sais au
fond ce que je suis. En général, j'ai l'esprit rond comme une
boule, et le caractère franc comme l'osier; jamais faux, pour peu
que j'aie intérêt d'être vrai; jamais vrai pour peu que j'aie
intérêt d'être faux. Je dis les choses comme elles me viennent,
sensées, tant mieux; impertinentes, on n'y prend pas garde. J'use
en plein de mon franc-parler. Je n'ai pensé de ma vie ni avant que
de dire, ni en disant, ni après avoir dit. Aussi je n'offense
personne.

MOI. -- Cela vous est pourtant arrivé avec les honnêtes gens chez
qui vous viviez, et qui avaient pour vous tant de bontés.

LUI. -- Que voulez-vous? C'est un malheur; un mauvais moment,
comme il y en a dans la vie. Point de félicité continue; j'étais
trop bien. Cela ne pouvait durer. Nous avons, comme vous savez, la
compagnie la plus nombreuse et la mieux choisie. C'est une école
d'humanité, le renouvellement de l'antique hospitalité. Tous les
poètes qui tombent, nous les ramassons. Nous eûmes Palissot après
sa Zara; Bret, après le Faux généreux; tous les musiciens décriés;
tous les auteurs qu'on ne lit point; toutes les actrices sifflées;
tous les acteurs hués; un tas de pauvres honteux, plats parasites
à la tête desquels j'ai l'honneur d'être, brave chef d'une troupe
timide. C'est moi qui les exhorte à manger la première fois qu'ils
viennent; c'est moi qui demande à boire pour eux. Ils tiennent si
peu de place! quelques jeunes gens déguenillés qui ne savent où
donner de la tête, mais qui ont de la figure, d'autres scélérats
qui cajolent le patron et qui l'endorment, afin de glaner après
lui sur la patronne. Nous paraissons gais; mais au fond nous avons
tous de l'humeur et grand appétit. Des loups ne sont pas plus
affamés; des tigres ne sont pas plus cruels. Nous dévorons comme
des loups, lorsque la terre a été longtemps couverte de neige;
nous déchirons comme des tigres, tout ce qui réussit. Quelquefois,
les cohues Bertin, Montsauge et Villemorien se réunissent; c'est
alors qu'il se fait un beau bruit dans la ménagerie. Jamais on ne
vit ensemble tant de bêtes tristes, acariâtres, malfaisantes et
courroucées. On n'entend que les noms de Buffon, de Duclos, de
Montesquieu, de Rousseau, de Voltaire, de D'Alembert, de Diderot,
et Dieu sait de quelles épithètes ils sont accompagnés. Nul n'aura
de l'esprit, s'il n'est aussi sot que nous. C'est là que le plan
de la comédie des Philosophes a été conçu; la scène du colporteur,
c'est moi qui l'ai fournie, d'après la Théologie en Quenouille,
Vous n'êtes pas épargné là plus qu'un autre.

MOI. -- Tant mieux. Peut-être me fait-on plus d'honneur que je
n'en mérite. Je serais humilié, si ceux qui disent du mal de tant
d'habiles et honnêtes gens, s'avisaient de dire du bien de moi.

LUI. -- Nous sommes beaucoup, et il faut que chacun paye son écot.
Après le sacrifice des grands animaux, nous immolons les autres.

MOI. -- Insulter la science et la vertu pour vivre, voilà du pain
bien cher.

LUI. -- Je vous l'ai déjà dit, nous sommes sans conséquence. Nous
injurions tout le monde et nous n'affligeons personne. Nous avons
quelquefois le pesant abbé d'Olivet, le gros abbé Le Blanc,
l'hypocrite Batteux. Le gros abbé n'est méchant qu'avant dîner.
Son café pris il se jette dans un fauteuil, les pieds appuyés
contre là tablette de la cheminée, et s'endort comme un vieux
perroquet sur son bâton. Si le vacarme devient violent, il bâille;
il étend ses bras; il frotte ses yeux, et dit: Eh bien, qu'est-ce?
Qu'est-ce? -- il s'agit de savoir si Piron à plus d'esprit que de
Voltaire. -- Entendons-nous. C'est de l'esprit que vous dites? il
ne s'agit pas de goût, car du goût, votre Piron ne s'en doute pas.
-- Ne s'en doute pas? -- Non. -- Et puis nous voilà embarqués dans
une dissertation sur le goût. Alors le patron fait signe de la
main qu'on l'écoute; car c'est surtout de goût qu'il se pique.» Le
goût, dit-il... le goût est une chose...» ma foi, je ne sais
quelle chose il disait que c'était; ni lui, non plus.

Nous avons quelquefois l'ami Robbé. Il nous régale de ses contes
cyniques, des miracles des convulsionnaires dont il a été le
témoin oculaire; et de quelques chants de son poème sur un sujet
qu'il connaît à fond. Je hais ses vers; mais j'aime à l'entendre
réciter. Il a l'air d'un énergumène. Tous s'écrient autour de lui:
«voilà ce qu'on appelle un poète». Entre nous, cette poésie-là
n'est qu'un charivari de toutes sortes de bruits confus, le ramage
barbare des habitants de la tour de Babel.

Il nous vient aussi un certain niais qui a l'air plat et bête,
mais qui a de l'esprit comme un démon et qui est plus malin qu'un
vieux singe; c'est une de ces figures qui appellent la
plaisanterie et les nasardes, et que Dieu fit pour la correction
des gens qui jugent à la mine, et à qui leur miroir aurait dû
apprendre qu'il est aussi aisé d'être un homme d'esprit et d'avoir
l'air d'un sot que de cacher un sot sous une physionomie
spirituelle. C'est une lâcheté bien commune que celle d'immoler un
bon homme à l'amusement des autres. On ne manque jamais de
s'adresser à celui-ci. C'est un piège que nous tendons aux
nouveaux venus, et je n'en ai presque pas vu un seul qui n'y
donnât.

J'étais quelquefois surpris de la justesse des observations de ce
fou, sur les hommes et sur les caractères; et je le lui témoignai.

C'est, me répondit-il, qu'on tire parti de la mauvaise compagnie,
comme du libertinage. On est dédommagé de la perte de son
innocence, par celle de ses préjugés. Dans la société des
méchants, où le vice se montre à masque levé, on apprend à les
connaître. Et puis j'ai un peu lu.

MOI. -- Qu'avez-vous lu?

LUI. -- J'ai lu et je lis et relis sans cesse Théophraste, La
Bruyère et Molière.

MOI. -- Ce sont d'excellents livres.

LUI. -- Ils sont bien meilleurs qu'on ne pense; mais qui est-ce
qui sait les lire?

MOI. -- Tout le monde, selon la mesure de son esprit.

LUI. -- Presque personne. Pourriez-vous me dire ce qu'on y
cherche?

MOI. -- L'amusement et l'instruction.

LUI. -- Mais quelle instruction; car c'est là le point?

MOI. -- La connaissance de ses devoirs; l'amour de la vertu, la
haine du vice.

LUI. -- Moi, j'y recueille tout ce qu'il faut faire, et tout ce
qu'il ne faut pas dire. Ainsi quand je lis l'Avare; je me dis:
sois avare, si tu veux; mais garde-toi de parler comme l'avare.
Quand je lis le Tartuffe, je me dis: sois hypocrite, si tu veux;
mais ne parle pas comme l'hypocrite. Garde des vices qui te sont
utiles; mais n'en aie ni le ton ni les apparences qui te
rendraient ridicule. Pour se garantir de ce ton, de ces
apparences, il faut les connaître. Or, ces auteurs en ont fait des
peintures excellentes. le suis moi et je reste ce que je suis;
mais j'agis et je parle comme il convient. Je ne suis pas de ces
gens qui méprisent les moralistes. Il y a beaucoup à profiter,
surtout en ceux qui ont mis la morale en action. Le vice ne blesse
les hommes que par intervalle. Les caractères apparents du vice
les blessent du matin au soir. Peut-être vaudrait-il mieux être un
insolent que d'en avoir la physionomie; l'insolent de caractère
n'insulte que de temps en temps; l'insolent de physionomie insulte
toujours. Au reste n'allez pas imaginer que je sois le seul
lecteur de mon espèce. Je n'ai d'autre mérite ici, que d'avoir
fait par système, par justesse d'esprit, par une vue raisonnable
et vraie, ce que la plupart des autres font par instinct. De là
vient que leurs lectures ne les rendent pas meilleurs que moi;
mais qu'ils restent ridicules, en dépit d'eux, au lieu que je ne
le suis que quand je veux, et que je les laisse alors loin
derrière moi; car le même art qui m'apprend à me sauver du
ridicule en certaines occasions, m'apprend aussi dans d'autres à
l'attraper supérieurement. Je me rappelle alors tout ce que les
autres ont dit, tout ce que j'ai lu, et j'y ajoute tout ce qui
sort de mon fonds qui est en ce genre d'une fécondité surprenante.

MOI. -- Vous avez bien fait de me révéler ces mystères; sans quoi,
je vous aurais cru en contradiction.

LUI. -- Je n'y suis point; car pour une fois où il faut éviter le
ridicule; heureusement, il y en a cent où il faut s'en donner. Il
n'y a point de meilleur rôle auprès des grands que celui de fou.
Longtemps il y a eu le fou du roi en titre; en aucun, il n'y a eu
en titre le sage du roi. Moi je suis le fou de Bertin et de
beaucoup d'autres, le vôtre peut-être dans ce moment; ou peut-être
vous, le mien. Celui qui serait sage n'aurait point de fou. Celui
donc qui a un fou n'est pas sage; s'il n'est pas sage, il est fou,
et peut-être, fût-il roi, le fou de son fou. Au reste, souvenez-
vous que dans un sujet aussi variable que les moeurs, il n'y a
d'absolument, d'essentiellement, de généralement vrai ou faux,
sinon qu'il faut être ce que l'intérêt veut qu'on soit; bon ou
mauvais; sage ou fou, décent ou ridicule; honnête ou vicieux. Si
par hasard la vertu avait conduit à la fortune; ou j'aurais été
vertueux, ou j'aurais simulé la vertu comme un autre. On m'a voulu
ridicule, et je me le suis fait; pour vicieux, nature seule en
avait fait les frais. Quand je dis vicieux, c'est pour parler
votre langue; car si nous venions à nous expliquer, il pourrait
arriver que vous appelassiez vice ce que j'appelle vertu, et vertu
ce que j'appelle vice.

Nous avons aussi les auteurs de l'Opéra-Comique, leurs acteurs, et
leurs actrices; et plus souvent leurs entrepreneurs Corby,
Moette... tous gens de ressource et d'un mérite supérieur!

Et j'oubliais les grands critiques de la littérature. L'Avant-
Coureur, Les Petites Affiches, L'Année littéraire, L'Observateur
littéraire, Le Censeur hebdomadaire, toute la clique des
feuillistes.

MOI. -- L'Année littéraire; L'Observateur littéraire. Cela ne se
peut. Ils se détestent.

LUI. -- Il est vrai. Mais tous les gueux se réconcilient à la
gamelle. Ce maudit Observateur littéraire. Que le diable l'eût
emporté, lui et ses feuilles. C'est ce chien de petit prêtre
avare, puant et usurier qui est la cause de mon désastre. Il parut
sur notre horizon, hier, pour la première fois. Il arriva à
l'heure qui nous chasse tous de nos repaires, l'heure du dîner.
Quand il fait mauvais temps, heureux celui d'entre nous qui a la
pièce de vingt-quatre sols dans sa poche. Tel s'est moqué de son
confrère qui était arrivé le matin crotté jusqu'à l'échine et
mouillé jusqu'aux os, qui le soir rentre chez lui dans le même
état. Il y en eut un, je ne sais plus lequel, qui eut, il y a
quelques mois, un démêlé violent avec le Savoyard qui s'est établi
à notre porte. Ils étaient en compte courant; le créancier voulait
que son débiteur se liquidât, et celui-ci n'était pas en fonds. On
sert; on fait les honneurs de la table à l'abbé, on le place au
haut bout. J'entre, je l'aperçois.» Comment, l'abbé, lui dis-je,
vous présidez? voilà qui est fort bien pour aujourd'hui; mais
demain, vous descendrez, s'il vous plaît, d'une assiette; après-
demain, d'une autre assiette; et ainsi d'assiette en assiette,
soit à droite, soit à gauche, jusqu'à ce que de la place que j'ai
occupée une fois avant vous, Fréron une fois après moi, Dorat une
fois après Fréron, Palissot une fois après Dorat, vous deveniez
stationnaire à côté de moi, pauvre plat bougre comme vous, qui
siedo sempre come un maestoso cazzo fra duoi coglioni.» L'abbé qui
est bon diable et qui prend tout bien, se mit à rire.
Mademoiselle, pénétrée de la vérité de mon observation et de la
justesse de ma comparaison, se mit à rire; tous ceux qui
siégeaient à droite et à gauche de l'abbé et qu'il avait reculés
d'un cran, se mirent à rire; tout le monde rit excepté monsieur
qui se fâche et me tient des propos qui n'auraient rien signifié,
si nous avions été seuls: «Rameau vous êtes un impertinent. -- Je
le sais bien, et c'est à cette condition que vous m'avez reçu. --
Un faquin. -- Comme un autre. -- Un gueux. -- Est-ce que je serais
ici, sans cela? -- Je vous ferai chasser. -- Après dîner, je m'en
irai de moi-même. -- Je vous le conseille.»-- On dîna; je n'en
perdis pas un coup de dent. Après avoir bien mangé, bu largement;
car après tout il n'en aurait été ni plus ni moins, messer Gaster
est un personnage contre lequel je n'ai jamais boudé; je pris mon
parti et je me disposais à m'en aller. J'avais engagé ma parole en
présence de tant de monde qu'il fallait bien la tenir. Je fus un
temps considérable à rôder dans l'appartement, cherchant ma canne
et mon chapeau où ils n'étaient pas, et comptant toujours que le
patron se répandrait dans un nouveau torrent d'injures, que
quelqu'un s'interposerait, et que nous finirions par nous
raccommoder, à force de nous fâcher. Je tournais, je tournais; car
moi je n'avais rien sur le coeur; mais le patron, lui, plus sombre
et plus noir que l'Apollon d'Homère, lorsqu'il décoche ses traits
sur l'armée des Grecs son bonnet une fois plus renfoncé que de
coutume, se promenait en long et en large, le poing sous le
menton. Mademoiselle s'approche de moi. -- «Mais Mademoiselle,
qu'est-ce qu'il y a donc d'extraordinaire? Ai-je été différent
aujourd'hui de moi-même. -- Je veux qu'il sorte. -- Je sortirai,
je ne lui ai pas manqué. -- Pardonnez-moi; on invite monsieur
l'abbé, et... -- C'est lui qui s'est manqué à lui-même en invitant
l'abbé, en me recevant et avec moi tant d'autres bélitres tels que
moi. -- Allons, mon petit Rameau; il faut demander pardon à
monsieur l'abbé. -- Je n'ai que faire de son pardon... -- Allons;
allons, tout cela s'apaisera...» On me prend par la main, on
m'entraîne vers le fauteuil de l'abbé; j'étends les bras, je
contemple l'abbé avec une espèce d'admiration, car qui est-ce qui
a jamais demandé pardon à l'abbé?» L'abbé, lui dis-je; L'abbé tout
ceci est bien ridicule, n'est-il pas vrai?» Et puis je me mets à
rire, et l'abbé aussi. Me voilà donc excusé de ce côté-là; mais il
fallait aborder l'autre, et ce que j'avais à lui dire était une
autre paire de manches. le ne sais plus trop comment je tournai
mon excuse...» Monsieur, voilà ce fou. -- Il y a trop longtemps
qu'il me fait souffrir; je n'en veux plus entendre parler. -- Il
est fâché. -- Oui je suis très fâché. -- Cela ne lui arrivera
plus. -- Qu'au premier faquin.» le ne sais s'il était dans un de
ces jours d'humeur où Mademoiselle craint d'en approcher et n'ose
le toucher qu'avec ses mitaines de velours, ou s'il entendit mal
ce que je disais, ou si je dis mal; ce fut pis qu'auparavant. Que
diable, est-ce qu'il ne me connaît pas? Est-ce qu'il ne sait pas
que je suis comme les enfants, et qu'il y a des circonstances où
je laisse tout aller sous moi? Et puis, je crois Dieu me pardonne,
que je n'aurais pas un moment de relâche. On userait un pantin
d'acier à tirer la ficelle du matin au soir et du soir au matin.
Il faut que je les désennuie; c'est la condition; mais il faut que
je m'amuse quelquefois. Au milieu de cet imbroglio, il me passa
par la tête une pensée funeste, une pensée qui me donna de la
morgue, une pensée qui m'inspira de la fierté et de l'insolence:
c'est qu'on ne pouvait se passer de moi, que j'étais un homme
essentiel.

MOI. -- Oui, je crois que vous leur êtes très utile, mais qu'ils
vous le sont encore davantage. Vous ne retrouverez pas, quand vous
voudrez, une aussi bonne maison; mais eux, pour un fou qui leur
manque, ils en retrouveront cent.

LUI. -- Cent fous comme moi! Monsieur le philosophe, ils ne sont
pas si communs. Oui des plats fous. On est plus difficile en
sottise qu'en talent ou en vertu. le suis rare dans mon espèce,
oui, très rare. A présent qu'ils ne m'ont plus, que font-ils? Ils
s'ennuient comme des chiens. le suis un sac inépuisable
d'impertinences. l'avais à chaque instant une boutade qui les
faisait rire aux larmes, j'étais pour eux les Petites Maisons tout
entières.

MOI. -- Aussi vous aviez la table, le lit, l'habit, veste et
culotte, les souliers, et la pistole par mois.

LUI. -- Voilà le beau côté. Voilà le bénéfice; mais les charges,
vous n'en dites mot. D'abord, s'il était bruit d'une pièce
nouvelle, quelque temps qu'il fit, il fallait fureter dans tous
les greniers de Paris jusqu'à ce que j'en eusse trouvé l'auteur;
que je me procurasse la lecture de l'ouvrage, et que j'insinuasse
adroitement qu'il y avait un rôle qui serait supérieurement rendu
par quelqu'un de ma connaissance.» Et par qui, s'il vous plaît? --
Par qui? belle question! Ce sont les grâces, la gentillesse, la
finesse. -- Vous voulez dire, mademoiselle Dangeville? Par hasard
la connaîtriez-vous? -- Oui, un peu; mais ce n'est pas elle. -- Et
qui donc?» le nommais tout bas.» Elle! -- Oui, elle», répétais-je
un peu honteux, car j'ai quelquefois de la pudeur; et à ce nom
répété, il fallait voir comme la physionomie du poète
s'allongeait, et d'autres fois comme on m'éclatait au nez.
Cependant, bon gré, mal gré qu'il en eût, il fallait que
j'amenasse mon homme à dîner; et lui qui craignait de s'engager,
rechignait, remerciait. Il fallait voir comme j'étais traité,
quand je ne réussissais pas dans ma négociation: j'étais un butor,
un sot, un balourd, je n'étais bon à rien; je ne valais pas le
verre d'eau qu'on me donnait à boire. C'était bien pis lorsqu'on
jouait, et qu'il fallait aller intrépidement, au milieu des huées
d'un public qui juge bien, quoi qu'on en dise, faire entendre mes
claquements de mains isolés; attacher les regards sur moi;
quelquefois dérober les sifflets à l'actrice; et ouïr chuchoter à
côté de soi: «C'est un des valets déguisés de celui qui couche; ce
maraud-là se taira-t-il?» On ignore ce qui peut déterminer à cela,
on croit que c'est ineptie, tandis que c'est un motif qui excuse
tout.

MOI. -- Jusqu'à l'infraction des lois civiles.

LUI. -- A la fin cependant j'étais connu, et l'on disait: «Oh!
c'est Rameau.» Ma ressource était de jeter quelques mots ironiques
qui sauvassent du ridicule mon applaudissement solitaire, qu'on
interprétait à contre sens. Convenez qu'il faut un puissant
intérêt pour braver ainsi le public assemblé, et que chacune de
ces corvées valait mieux qu'un petit écu.

MOI. -- Que ne vous faisiez-vous prêter main-forte?

LUI. -- Cela m'arrivait aussi, je glanais un peu là-dessus. Avant
que de se rendre au lieu du supplice, il fallait se charger la
mémoire des endroits brillants, où il importait de donner le ton.
S'il m'arrivait de les oublier et de me méprendre, j'en avais le
tremblement à mon retour; c'était un vacarme dont vous n'avez pas
d'idée. Et puis à la maison une meute de chiens à soigner; il est
vrai que je m'étais sottement imposé cette tâche; des chats dont
j'avais la surintendance; j'étais trop heureux si Micou me
favorisait d'un coup de griffe qui déchirât ma manchette ou ma
main. Criquette est sujette à la colique; c'est moi qui lui frotte
le ventre. Autrefois, Mademoiselle avait des vapeurs; ce sont
aujourd'hui des nerfs. Je ne parle point d'autres indispositions
légères dont on ne se gêne pas devant moi. Pour ceci, passe; je
n'ai jamais prétendu contraindre. J'ai lu, je ne sais où, qu'un
prince surnommé le grand restait quelquefois appuyé sur le dossier
de la chaise percée de sa maîtresse. On en use à son aise avec ses
familiers, et j'en étais ces jours-là, plus que personne. Je suis
l'apôtre de la familiarité et de l'aisance. Je les prêchais là
d'exemple, sans qu'on s'en formalisât; il n'y avait qu'à me
laisser aller. Je vous ai ébauché le patron. Mademoiselle commence
à devenir pesante; il faut entendre les bons contes qu'ils en
font.

MOI. -- Vous n'êtes pas de ces gens-là?

LUI. -- Pourquoi non?

MOI. -- C'est qu'il est au moins indécent de donner des ridicules
à ses bienfaiteurs.

LUI. -- Mais n'est-ce pas pis encore de s'autoriser de ses
bienfaits pour avilir son protégé?

MOI. -- Mais si le protégé n'était pas vil par lui-même, rien ne
donnerait au protecteur cette autorité.

LUI. -- Mais si les personnages n'étaient pas ridicules par eux-
mêmes, on n'en ferait pas de bons contes. Et puis est-ce ma faute
s'ils s'encanaillent? Est-ce ma faute lorsqu'ils se sont
encanaillés, si on les trahit, si on les bafoue? Quand on se
résout à vivre avec des gens comme nous, et qu'on a le sens
commun, il y a je ne sais combien de noirceurs auxquelles il faut
s'attendre. Quand on nous prend, ne nous connaît-on pas pour ce
que nous sommes, pour des âmes intéressées, viles et perfides? Si
l'on nous connaît, tout est bien. Il y a un pacte tacite qu'on
nous fera du bien, et que tôt ou tard, nous rendrons le mal pour
le bien qu'on nous aura fait. Ce pacte ne subsiste-t-il pas entre
l'homme et son singe ou son perroquet? Brun jette les hauts cris
que Palissot, son convive et son ami, ait fait des couplets contre
lui. Palissot a dû faire les couplets et c'est Brun qui a tort.
Poinsinet jette les hauts cris que Palissot ait mis sur son compte
les couplets qu'il avait faits contre Brun. Palissot a dû mettre
sur le compte de Poinsinet les couplets qu'il avait faits contre
Brun; et c'est Poinsinet qui a tort. Le petit abbé Rey jette les
hauts cris de ce que son ami Palissot lui a soufflé sa maîtresse
auprès de laquelle il l'avait introduit. C'est qu'il ne fallait
point introduire un Palissot chez sa maîtresse, ou se résoudre à
la perdre. Palissot a fait son devoir; et c'est l'abbé Rey qui a
tort. Le libraire David jette les hauts cris de ce que son associé
Palissot a couché ou voulu coucher avec sa femme; la femme du
libraire David jette les hauts cris de ce que Palissot a laissé
croire à qui l'a voulu qu'il avait couché avec elle; que Palissot
ait couché ou non avec la femme du libraire, ce qui est difficile
à décider, car la femme a dû nier ce qui était, et Palissot a pu
laisser croire ce qui n'était pas. Quoi qu'il en soit, Palissot a
fait son rôle et c'est David et sa femme qui ont tort.
Qu'Helvétius jette les hauts cris que Palissot le traduise sur la
scène comme un malhonnête homme, lui à qui il doit encore l'argent
qu'il lui prêta pour se faire traiter de la mauvaise santé, se
nourrir et se vêtir. A-t-il dû se promettre un autre procédé, de
la part d'un homme souillé de toutes sortes d'infamies, qui par
passe-temps fait abjurer la religion à son ami, qui s'empare du
bien de ses associés; qui n'a ni foi, ni loi, ni sentiment; qui
court à la fortune, per fas et ne fas; qui compte ses jours par
ses scélératesses; et qui s'est traduit lui-même sur la scène
comme un des plus dangereux coquins, impudence dont je ne crois
pas qu'il y ait eu dans le passé un premier exemple, ni qu'il y en
ait un second dans l'avenir. Non. Ce n'est donc pas Palissot, mais
c'est Helvétius qui a tort. Si l'on mène un jeune provincial à la
Ménagerie de Versailles, et qu'il s'avise par sottise, de passer
la main à travers les barreaux de la loge du tigre ou de la
panthère; si le jeune homme laisse son bras dans la gueule de
l'animal féroce, qui est-ce qui a tort? Tout cela est écrit dans
le pacte tacite. Tant pis pour celui qui l'ignore ou l'oublie.
Combien je justifierais par ce pacte universel et sacré, de gens
qu'on accuse de méchanceté; tandis que c'est soi qu'on devrait
accuser de sottise. Oui, grosse comtesse, c'est vous qui avez
tort, lorsque vous rassemblez autour de vous, ce qu'on appelle
parmi les gens de votre sorte, des espèces, et que ces espèces
vous font des vilenies, vous en font faire, et vous exposent au
ressentiment des honnêtes gens. Les honnêtes gens font ce qu'ils
doivent; les espèces aussi; et c'est vous qui avez tort de les
accueillir. Si Bertinhus vivait doucement, paisiblement avec sa
maîtresse; si par l'honnêteté de leurs caractères, ils s'étaient
fait des connaissances honnêtes; s'ils avaient appelé autour d'eux
des hommes à talents, des gens connus dans la société par leur
vertu; s'ils avaient réservé pour une petite compagnie éclairée et
choisie, les heures de distraction qu'ils auraient dérobées à la
douceur d'être ensemble, de s'aimer, de se le dire, dans le
silence de la retraite; croyez-vous qu'on en eût fait ni bons ni
mauvais contes. Que leur est-il donc arrivé? ce qu'ils méritaient.
Ils ont été punis de leur imprudence; et c'est nous que la
Providence avait destinés de toute éternité à faire justice des
Bertins du jour, et ce sont nos pareils d'entre nos neveux qu'elle
a destinés à faire justice des Montsauges et des Bertins à venir.
Mais tandis que nous exécutons ses justes décrets sur la sottise,
vous qui nous peignez tels que nous sommes, vous exécutez ses
justes décrets sur nous. Que penseriez-vous de nous, si nous
prétendions avec des moeurs honteuses, jouir de la considération
publique; que nous sommes des insensés. Et ceux qui s'attendent à
des procédés honnêtes, de la part de gens nés vicieux, de
caractères vils et bas, sont-ils sages? Tout a son vrai loyer dans
ce monde. Il y a deux procureurs généraux, l'un à votre porte qui
châtie les délits contre la société. La nature est l'autre. Celle-
ci connaît de tous les vices qui échappent aux lois. Vous vous
livrez à la débauche des femmes; vous serez hydropique. Vous êtes
crapuleux; vous serez poumonique. Vous ouvrez votre porte à des
marauds, et vous vivez avec eux; vous serez trahis, persiflés,
méprisés. Le plus court est de se résigner à l'équité de ces
jugements; et de se dire à soi-même, c'est bien fait, de secouer
ses oreilles, et de s'amender ou de rester ce qu'on est, mais aux
conditions susdites.

MOI -- Vous avez raison.

LUI -- Au demeurant, de ces mauvais contes, moi, je n'en invente
aucun; je m'en tiens au rôle de colporteur. Ils disent qu'il y a
quelques jours, sur les cinq heures du matin, on entendit un
vacarme enragé; toutes les sonnettes étaient en branle; c'étaient
les cris interrompus et sourds d'un homme qui étouffe: «A moi,
moi, je suffoque; je meurs.» Ces cris partaient de l'appartement
du patron. On arrive, on le secourt. Notre grosse créature dont la
tête était égarée, qui n'y était plus, qui ne voyait plus, comme
il arrive dans ce moment, continuait de presser son mouvement,
s'élevait sur ses deux mains, et du plus haut qu'elle pouvait
laissait retomber sur les parties casuelles un poids de deux à
trois cents livres, animé de toute la vitesse que donne la fureur
du plaisir. On eut beaucoup de peine à le dégager de là. Que
diable de fantaisie a un petit marteau de se placer sous une
lourde enclume.

MOI. -- Vous êtes un polisson. Parlons d'autre chose. Depuis que
nous causons, j'ai une question sur la lèvre.

LUI. -- Pourquoi l'avoir arrêtée là si longtemps?

MOI. -- C'est que j'ai craint qu'elle ne fût indiscrète.

LUI. -- Après ce que je viens de vous révéler, j'ignore quel
secret je puis avoir pour vous.

MOI. -- Vous ne doutez pas du jugement que je porte de votre
caractère.

LUI. -- Nullement. le suis à vos yeux un être très abject, très
méprisable, et je le suis aussi quelquefois aux miens; mais
rarement. Je me félicite plus souvent de mes vices que je ne m'en
blâme. Vous êtes plus constant dans votre mépris.

MOI. -- Il est vrai; mais pourquoi me montrer toute votre
turpitude.

LUI. -- D'abord, c'est que vous en connaissiez une bonne partie,
et que je voyais plus à gagner qu'à perdre, à vous avouer le
reste.

MOI. -- Comment cela, s'il vous plaît.

LUI. -- S'il importe d'être sublime en quelque genre, c'est
surtout en mal. On crache sur un petit filou; mais on ne peut
refuser une sorte de considération à un grand criminel. Son
courage vous étonne. Son atrocité vous fait frémir. On prise en
tout l'unité de caractère.

MOI. -- Mais cette estimable unité de caractère, vous ne l'avez
pas encore. le vous trouve de temps en temps vacillant dans vos
principes. Il est incertain, si vous tenez votre méchanceté de la
nature, ou de l'étude; et si l'étude vous a porté aussi loin qu'il
est possible.

LUI. -- J'en conviens; mais j'y ai fait de mon mieux. N'ai-je pas
eu la modestie de reconnaître des êtres plus parfaits que moi? Ne
vous ai-je pas parlé de Bouret avec l'admiration la plus profonde?
Bouret est le premier homme du monde dans mon esprit.

MOI. -- Mais immédiatement après Bouret; c'est vous.

LUI. -- Non.

MOI. -- C'est donc Palissot?

LUI. -- C'est Palissot, mais ce n'est pas Palissot seul.

MOI. -- Et qui peut être digne de partager le second rang avec
lui?

LUI. -- Le renégat d'Avignon.

MOI. -- Je n'ai jamais entendu parler de ce renégat d'Avignon;
mais ce doit être un homme bien étonnant.

LUI. -- Aussi l'est-il.

MOI. -- L'histoire des grands personnages m'a toujours intéressé.

LUI. -- Je le crois bien. Celui-ci vivait chez un bon et honnête
de ces descendants d'Abraham, promis au père des Croyants, en
nombre égal à celui des étoiles.

MOI. -- Chez un Juif?

LUI. -- Chez un Juif. Il en avait surpris d'abord la
commisération, ensuite la bienveillance, enfin la confiance la
plus entière. Car voilà comme il en arrive toujours. Nous comptons
tellement sur nos bienfaits, qu'il est rare que nous cachions
notre secret, à celui que nous avons comblé de nos bontés. Le
moyen qu'il n'y ait pas des ingrats; quand nous exposons l'homme,
à la tentation de l'être impunément. C'est une réflexion juste que
notre Juif ne fit pas. Il confia donc au renégat qu'il ne pouvait
en conscience manger du cochon. Vous allez voir tout le parti
qu'un esprit fécond sut tirer de cet aveu. Quelques mois se
passèrent pendant lesquels notre renégat redoubla d'attachement.
Quand il crut son Juif bien touché, bien captivé, bien convaincu
par ses soins, qu'il n'avait pas un meilleur ami dans toutes les
tribus d'Israël... Admirez la circonspection de cet homme. Il ne
se hâte pas. Il laisse mûrir la poire, avant que de secouer la
branche. Trop d'ardeur pouvait faire échouer son projet. C'est
qu'ordinairement la grandeur de caractère résulte de la balance
naturelle de plusieurs qualités opposées.

MOI. -- Eh laissez là vos réflexions, et continuez votre histoire.

LUI. -- Cela ne se peut. Il y a des jours où il faut que je
réfléchisse. C'est une maladie qu'il faut abandonner à son cours.
Où en étais-je?

MOI. -- A l'intimité bien établie, entre le Juif et le renégat.

LUI. -- Alors la poire était mûre... Mais vous ne m'écoutez pas. A
quoi rêvez-vous?

MOI. -- Je rêve à l'inégalité de votre ton; tantôt haut tantôt
bas.

LUI. -- Est-ce que le ton de l'homme vicieux peut être un? -- Il
arrive un soir chez son bon ami, l'air effaré, la voix
entrecoupée, le visage pâle comme la mort, tremblant de tous ses
membres.» Qu'avez-vous? -- Nous sommes perdus. -- Perdus, et
comment? -- Perdus, vous dis-je; perdus sans ressource. --
Expliquez-vous. -- Un moment, que je me remette de mon effroi. --
Allons, remettez-vous», lui dit le Juif; au lieu de lui dire, tu
es un fieffé fripon; je ne sais ce que tu as à m'apprendre, mais
tu es un fieffé fripon; tu joues la terreur.

MOI et pourquoi devait-il lui parler ainsi?

LUI. -- C'est qu'il était faux, et qu'il avait passé la mesure.
Cela est clair pour moi, et ne m'interrompez pas davantage. --
«Nous sommes perdus, perdus sans ressource.» Est-ce que vous ne
sentez pas l'affectation de ces perdus répétés.» Un traître nous a
déférés à la sainte Inquisition, vous comme Juif, moi comme
renégat, comme un infâme renégat.» Voyez comme le traître ne
rougit pas de se servir des expressions les plus odieuses. Il faut
plus de courage qu'on ne pense pour s'appeler de son nom. Vous ne
savez pas ce qu'il en coûte pour en venir là.

MOI. -- Non certes. Mais cet infâme renégat...

LUI. -- Est faux; mais c'est une fausseté bien adroite. Le Juif
s'effraye, il s'arrache la barbe, il se roule à terre. Il voit les
sbires à sa porte; il se voit affublé du san bénito; il voit son
autodafé préparé.» Mon ami, mon tendre ami, mon unique ami, quel
parti prendre...-- Quel parti? de se montrer, d'affecter la plus
grande sécurité, de se conduire comme à l'ordinaire. La procédure
de ce tribunal est secrète, mais lente. Il faut user de ses délais
pour tout vendre. J'irai louer ou je ferais louer un bâtiment par
un tiers; oui, par un tiers, ce sera le mieux. Nous y déposerons
votre fortune; car c'est à votre fortune principalement qu'ils en
veulent; et nous irons, vous et moi, chercher, sous un autre ciel,
la liberté de servir notre Dieu et de suivre en sûreté la loi
d'Abraham et de notre conscience. Le point important dans la
circonstance périlleuse où nous nous trouvons, est de ne point
faire d'imprudence.» Fait et dit. Le bâtiment est loué et pourvu
de vivres et de matelots. La fortune du Juif est à bord. Demain, à
la pointe du jour, ils mettent à la voile. Ils peuvent souper
gaiement et dormir en sûreté. Demain, ils échappent à leurs
persécuteurs. Pendant la nuit, le renégat se lève, dépouille le
Juif de son portefeuille, de sa bourse et de ses bijoux; se rend à
bord, et le voilà parti. Et vous croyez que c'est là tout? Bon,
vous n'y êtes pas. Lorsqu'on me raconta cette histoire; moi, je
devinai ce que je vous ai tu, pour essayer votre sagacité. Vous
avez bien fait d'être un honnête homme; vous n'auriez été qu'un
friponneau. Jusqu'ici le renégat n'est que cela. C'est un coquin
méprisable à qui personne ne voudrait ressembler. Le sublime de sa
méchanceté, c'est d'avoir été lui-même le délateur de son bon ami
l'israélite, dont la sainte Inquisition s'empara à son réveil, et
dont, quelques jours après, on fit un beau feu de joie. Et ce fut
ainsi que le renégat devint tranquille possesseur de la fortune de
ce descendant maudit de ceux qui ont crucifié Notre Seigneur.

MOI. -- Je ne sais lequel des deux me fait le plus d'horreur, ou
de la scélératesse de votre renégat, ou du ton dont vous en
parlez.

LUI. -- Et voilà ce que je vous disais. L'atrocité de l'action
vous porte au-delà du mépris; et c'est la raison de ma sincérité.
J'ai voulu que vous connussiez jusqu'où j'excellais dans mon art;
vous arracher l'aveu que j'étais au moins original dans mon
avilissement, me placer dans votre tête sur la ligne des grands
vauriens, et m'écrier ensuite, «Vivat Mascarillus, fourbum
imperator! Allons, gai, Monsieur le philosophe; chorus. Vivat
Mascarillus, fourbum imperator!»

Et là-dessus, il se mit à faire un chant en fugue, tout à fait
singulier. Tantôt la mélodie était grave et pleine de majesté;
tantôt légère et folâtre; dans un instant il imitait la basse;
dans un autre, une des parties du dessus; il m'indiquait de son
bras et de son col allongés, les endroits des tenues; et
s'exécutait, se composait à lui-même, un chant de triomphe, où
l'on voyait qu'il s'entendait mieux en bonne musique qu'en bonnes
moeurs.

Je ne savais, moi, si je devais rester ou fuir, rire ou
m'indigner. Je restai, dans le dessein de tourner la conversation
sur quelque sujet qui chassât de mon âme l'horreur dont elle était
remplie. Je commençais à supporter avec peine la présence d'un
homme qui discutait une action horrible, un exécrable forfait,
comme un connaisseur en peinture ou en poésie, examine les beautés
d'un ouvrage de goût; ou comme un moraliste ou un historien relève
et fait éclater les circonstances d'une action héroïque. Je devins
sombre, malgré moi. Il s'en aperçut et me dit:

LUI. -- Qu'avez-vous? est-ce que vous vous trouvez mal?

MOI. -- Un peu; mais cela passera.

LUI. -- Vous avez l'air soucieux d'un homme tracassé de quelque
idée fâcheuse.

MOI. -- C'est cela.

Après un moment de silence de sa part et de la mienne, pendant
lequel il se promenait en sifflant et en chantant; pour le ramener
à son talent, je lui dis: Que faites-vous à présent?

LUI. -- Rien.

MOI. -- Cela est très fatigant.

LUI. -- J'étais déjà suffisamment bête. J'ai été entendre cette
musique de Duni et de nos autres jeunes faiseurs; qui m'a achevé.

MOI. -- Vous approuvez donc ce genre.

LUI. -- Sans doute.

MOI. -- Et vous trouvez de la beauté dans ces nouveaux chants?

LUI. -- Si j'y en trouve; pardieu, je vous en réponds. Comme cela
est déclamé! quelle vérité! quelle expression.

MOI. -- Tout art d'imitation a son modèle dans la nature. Quel est
le modèle du musicien, quand il fait un chant?

LUI. -- Pourquoi ne pas prendre la chose de plus haut? Qu'est-ce
qu'un chant?

MOI. -- Je vous avouerai que cette question est au-dessus de mes
forces. Voilà comme nous sommes tous. Nous n'avons dans la mémoire
que des mots que nous croyons entendre, par l'usage fréquent et
l'application même juste que nous en faisons; dans l'esprit, que
des notions vagues. Quand je prononce le mot chant, je n'ai pas
des notions plus nettes que vous, et la plupart de vos semblables,
quand ils disent, réputation, blâme, honneur, vice, vertu, pudeur,
décence, honte, ridicule.

LUI -- Le chant est une imitation, par les sons d'une échelle
inventée par l'art ou inspirée par la nature, comme il vous
plaira, ou par la voix ou par l'instrument, des bruits physiques
ou des accents de la passion; et vous voyez qu'en changeant là-
dedans, les choses à changer, la définition conviendrait
exactement à la peinture, à l'éloquence, à la sculpture, et à la
poésie. Maintenant, pour en venir à votre question. Quel est le
modèle du musicien ou du chant? c'est la déclamation, si le modèle
est vivant et pensant; c'est le bruit, si le modèle est inanimé.
Il faut considérer la déclamation comme une ligne, et le chant
comme une autre ligne qui serpenterait sur la première. Plus cette
déclamation, type du chant, sera forte et vraie; plus le chant qui
s'y conforme la coupera en un plus grand nombre de points; plus le
chant sera vrai; et plus il sera beau. Et c'est ce qu'ont très
bien senti nos jeunes musiciens. Quand on entend, Je suis un
pauvre diable, on croit reconnaître la plainte d'un avare; s'il ne
chantait pas, c'est sur les mêmes tons qu'il parlerait à la terre,
quand il lui confie son or et qu'il lui dit, O terre, reçois mon
trésor. Et cette petite fille qui sent palpiter son coeur, qui
rougit, qui se trouble et qui supplie monseigneur de la laisser
partir, s'exprimerait-elle autrement. Il y a dans ces ouvrages,
toutes sortes de caractères; une variété infinie de déclamations.
Cela est sublime; c'est moi qui vous le dis. Allez, allez entendre
le morceau où le jeune homme qui se sent mourir, s'écrie: Mon
coeur s'en va. -- Écoutez le chant; écoutez la symphonie, et vous
me direz après quelle différence il y a, entre les vraies voies
d'un moribond et le tour de ce chant. Vous verrez si la ligne de
la mélodie ne coïncide pas tout entière avec la ligne de la
déclamation. Je ne vous parle pas de la mesure qui est encore une
des conditions du chant; je m'en tiens à l'expression, et il n'y a
rien de plus évident que le passage suivant que j'ai lu quelque
part, musices seminarium accentus. L'accent est la pépinière de la
mélodie. Jugez de là de quelle difficulté et de quelle importance
il est de savoir bien faire le récitatif. Il n'y a point de bel
air, dont on ne puisse faire un beau récitatif, et point de beau
récitatif, dont un habile homme ne puisse tirer un bel air. Je ne
voudrais pas assurer que celui qui récite bien, chantera bien,
mais je serais surpris que celui qui chante bien, ne sût pas bien
réciter. Et croyez tout ce que je vous dis là; car c'est le vrai.

MOI. -- Je ne demanderais pas mieux que de vous en croire, si je
n'étais arrêté par un petit inconvénient.

LUI. -- Et cet inconvénient?

MOI. -- C'est que, si cette musique est sublime, il faut que celle
du divin Lulli, de Campra, de Destouches, de Mouret, et même soit
dit entre nous, celle du cher oncle soit un peu plate.

LUI, s'approchant de mon oreille, me répondit: -- Je ne voudrais
pas être entendu; car il y a ici beaucoup de gens qui me
connaissent; c'est qu'elle l'est aussi. Ce n'est pas que je me
soucie du cher oncle, puisque cher il y a. C'est une pierre. Il me
verrait tirer la langue d'un pied, qu'il ne me donnerait pas un
verre d'eau; mais il a beau faire à l'octave, à la septième, hon,
hon; hin, hin; tu, tu, tu; turelututu, avec un charivari du
diable; ceux qui commencent à s'y connaître, et qui ne prennent
plus du tintamarre pour de la musique, ne s'accommoderont jamais
de cela. On devait défendre par une ordonnance de police, à
quelque personne, de quelque qualité ou condition qu'elle fût, de
faire chanter le Stabat du Pergolèse. Ce Stabat, il fallait le
faire brûler par la main du bourreau. Ma foi, ces maudits
bouffons, avec leur Servante Maîtresse, leur Tracollo, nous en ont
donné rudement dans le cul. Autrefois, un Trancrède, un Issé, une
Europe galante, les Indes, et Castor, les Talents lyriques,
allaient à quatre, cinq, six mois. On ne voyait point la fin des
représentations d'une Armide. A présent tout cela vous tombe les
uns sur les autres, comme des capucins de cartes. Aussi Rebel et
Francoeur jettent-ils feu et flamme. Ils disent que tout est
perdu, qu'ils sont ruinés; et que si l'on tolère plus longtemps
cette canaille chantante de la Foire, la musique nationale est au
diable; et que l'Académie royale du cul-de-sac n'a qu'à fermer
boutique. Il y a bien quelque chose de vrai, là-dedans. Les
vieilles perruques qui viennent là depuis trente à quarante ans
tous les vendredis, au lieu de s'amuser comme ils ont fait par le
passé, s'ennuient et bâillent, sans trop savoir pourquoi. Ils se
le demandent et ne sauraient se répondre. Que ne s'adressent-ils à
moi? La prédiction de Duni s'accomplira; et du train que cela
prend, je veux mourir si, dans quatre à cinq ans à dater du
peintre amoureux de son modèle, il y a un chat à fesser dans la
célèbre Impasse. Les bonnes gens, ils ont renoncé à leurs
symphonies, pour jouer des symphonies italiennes. Ils ont cru
qu'ils feraient leurs oreilles à celles-ci, sans conséquence pour
leur musique vocale, comme si la symphonie n'était pas au chant, à
un peu de libertinage près inspiré par l'étendue de l'instrument
et la mobilité des doigts? ce que le chant est à la déclamation
réelle. Comme si le violon n'était pas le singe du chanteur, qui
deviendra un jour, lorsque le difficile prendra la place du beau,
le singe du violon. Le premier qui joua Locatelli, fut l'apôtre de
la nouvelle musique. A d'autres, à d'autres. On nous accoutumera à
l'imitation des accents de la passion ou des phénomènes de la
nature, par le chant et la voix, par l'instrument, car voilà toute
l'étendue de l'objet de la musique, et nous conserverons notre
goût pour les vols, les lances, les gloires, les triomphes, les
victoires? Va-t'en voir s'ils viennent, Jean. Ils ont imaginé
qu'ils pleureraient ou riraient à des scènes de tragédie ou de
comédie, musiquées; qu'on porterait à leurs oreilles, les accents
de la fureur, de la haine, de la jalousie, les vraies plaintes de
l'amour, les ironies, les plaisanteries du théâtre italien ou
français; et qu'ils resteraient admirateurs de Ragonde et de
Platée. Je t'en réponds: tarare, pon pon; qu'ils éprouveraient
sans cesse, avec quelle facilité, quelle flexibilité, quelle
mollesse, l'harmonie, la prosodie, les ellipses, les inversions de
la langue italienne se prêtaient à l'art, au mouvement, à
l'expression, aux tours du chant, et à la valeur mesurée des sons,
et qu'ils continueraient d'ignorer combien la leur est raide,
sourde, lourde, pesante, pédantesque et monotone. Eh oui, oui. Ils
se sont persuadé qu'après avoir mêlé leurs larmes aux pleurs d'une
mère qui se désole sur la mort de son fils; après avoir frémi de
l'ordre d'un tyran qui ordonne un meurtre; ils ne s'ennuieraient
pas de leur féerie, de leur insipide mythologie, de leurs petits
madrigaux doucereux qui ne marquent pas moins le mauvais goût du
poète, que la misère de l'art qui s'en accommode. Les bonnes gens!
cela n'est pas et ne peut être. Le vrai, le bon, le beau ont leurs
droits. On les conteste, mais on finit par admirer. Ce qui n'est
pas marqué à ce coin, on l'admire un temps; mais on finit par
bâiller. Bâillez donc, messieurs; bâillez à votre aise. Ne vous
gênez pas. L'empire de la nature et de ma trinité, contre laquelle
les portes de l'enfer ne prévaudront jamais; le vrai qui est le
père, et qui engendre le bon qui est le fils; d'où procède le beau
qui est le Saint-Esprit, s'établit tout doucement. Le dieu
étranger se place humblement sur l'autel à côté de l'idole du
pays; peu à peu, il s'y affermit; un beau jour, il pousse du coude
son camarade; et patatras, voilà l'idole en bas. C'est comme cela
qu'on dit que les Jésuites ont planté le christianisme à la Chine
et aux Indes. Et ces Jansénistes ont beau dire, cette méthode
politique qui marche à son but, sans bruit, sans effusion de sang,
sans martyr, sans un toupet de cheveux arraché, me semble la
meilleure.

MOI. -- Il y a de la raison, à peu près, dans tout ce que vous
venez de dire.

LUI. -- De la raison! tant mieux. le veux que le diable m'emporte,
si j'y tâche. Cela va, comme je te pousse. le suis comme les
musiciens de l'Impasse, quand mon oncle parut; si j'adresse à la
bonne heure, c'est qu'un garçon charbonnier parlera toujours mieux
de son métier que toute une académie, et que tous les Duhamel du
monde.

Et puis le voilà qui se met à se promener, en murmurant dans son
gosier, quelques-uns des airs de l'Île des Fous, du Peintre
amoureux de son Modèle, du Maréchal-ferrant, de la Plaideuse, et
de temps en temps, il s'écriait, en levant les mains et les yeux
au ciel: Si cela est beau, mordieu! Si cela est beau! Comment
peut-on porter à sa tête une paire d'oreilles et faire une
pareille question. Il commençait à entrer en passion, et à chanter
tout bas. Il élevait le ton, à mesure qu'il se passionnait
davantage; vinrent ensuite, les gestes, les grimaces du visage et
les contorsions du corps; et je dis, bon; voilà la tête qui se
perd, et quelque scène nouvelle qui se prépare; en effet, il part
d'un éclat de voix, «Je suis un pauvre misérable... Monseigneur,
Monseigneur, laissez-moi partir... O terre, reçois mon or;
conserve bien mon trésor... Mon âme, mon âme, ma vie, O terre!...
Le voilà le petit ami, le voilà le petit ami! Aspettare e non
venire... A Zerbina penserete... Sempre in contrasti con te si
sta...» Il entassait et brouillait ensemble trente airs italiens,
français, tragiques, comiques, de toutes sortes de caractères.
Tantôt avec une voix de basse-taille, il descendait jusqu'aux
enfers; tantôt s'égosillant et contrefaisant le fausset, il
déchirait le haut des airs, imitant de la démarche, du maintien,
du geste, les différents personnages chantants; successivement
furieux, radouci, impérieux, ricaneur. Ici, c'est une jeune fille
qui pleure, et il en rend toute la minauderie; là il est prêtre,
il est roi, il est tyran, il menace, il commande, il s'emporte, il
est esclave, il obéit. Il s'apaise, il se désole, il se plaint, il
rit jamais hors de ton, de mesure, du sens des paroles et du
caractère de l'air. Tous les pousse-bois avaient quitté leurs
échiquiers et s'étaient rassemblés autour de lui. Les fenêtres du
café étaient occupées, en dehors, par les passants qui s'étaient
arrêtés au bruit. On faisait des éclats de rire à entrouvrir le
plafond. Lui n'apercevait rien; il continuait, saisi d'une
aliénation d'esprit, d'un enthousiasme si voisin de la folie qu'il
est incertain qu'il en revienne; s'il ne faudra pas le jeter dans
un fiacre et le mener droit aux Petites-Maisons. En chantant un
lambeau des Lamentations de Jomelli, il répétait avec une
précision, une vérité et une chaleur incroyable les plus beaux
endroits de chaque morceau; ce beau récitatif obligé où le
prophète peint la désolation de Jérusalem, il l'arrosa d'un
torrent de larmes qui en arrachèrent de tous les yeux. Tout y
était, et la délicatesse du chant, et la force de l'expression, et
la douleur. Il insistait sur les endroits où le musicien s'était
particulièrement montré un grand maître. S'il quittait la partie
du chant, c'était pour prendre celle des instruments qu'il
laissait subitement pour revenir à la voix, entrelaçant l'une à
l'autre de manière à conserver les liaisons et l'unité du tout;
s'emparant de nos âmes et les tenant suspendues dans la situation
la plus singulière que j'aie jamais éprouvée... Admirais-je? Oui,
j'admirais! Étais-je touché de pitié? J'étais touché de pitié;
mais une teinte de ridicule était fondue dans ces sentiments et
les dénaturait.

Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire à la manière dont
il contrefaisait les différents instruments. Avec des joues
renflées et bouffies, et un son rauque et sombre, il rendait les
cors et les bassons; il prenait un son éclatant et nasillard pour
les hautbois; précipitant sa voix avec une rapidité incroyable
pour les instruments à corde dont il cherchait les sons les plus
approchés; il sifflait les petites flûtes, il recoulait les
traversières, criant, chantant, se démenant comme un forcené;
faisant lui seul, les danseurs, les danseuses, les chanteurs, les
chanteuses, tout un orchestre, tout un théâtre lyrique, et se
divisant en vingt rôles divers, courant, s'arrêtant, avec l'air
d'un énergumène, étincelant des yeux, écumant de la bouche. Il
faisait une chaleur à périr; et la sueur qui suivait les plis de
son front et la longueur de ses joues, se mêlait à la poudre de
ses cheveux, ruisselait, et sillonnait le haut de son habit. Que
ne lui vis-je pas faire? Il pleurait, il riait, il soupirait il
regardait, ou attendri, ou tranquille, ou furieux; c'était une
femme qui se pâme de douleur; c'était un malheureux livré à tout
son désespoir; un temple qui s'élève; des oiseaux qui se taisent
au soleil couchant; des eaux ou qui murmurent dans un lieu
solitaire et frais, ou qui descendent en torrent du haut des
montagnes; un orage; une tempête, la plainte de ceux qui vont
périr, mêlée au sifflement des vents, au fracas du tonnerre;
c'était la nuit, avec ses ténèbres; c'était l'ombre et le silence,
car le silence même se peint par des sons. Sa tête était tout à
fait perdue. Épuisée de fatigue, tel qu'un homme qui sort d'un
profond sommeil ou d'une longue distraction; il resta immobile,
stupide, étonné. Il tournait ses regards autour de lui, comme un
homme égaré qui cherche à reconnaître le lieu où il se trouve. Il
attendait le retour de ses forces et de ses esprits; il essuyait
machinalement son visage. Semblable à celui qui verrait à son
réveil, son lit environné d'un grand nombre de personnes; dans un
entier oubli ou dans une profonde ignorance de ce qu'il a fait, il
s'écria dans le premier moment: Eh bien, Messieurs, qu'est-ce
qu'il y a? D'où viennent vos ris et votre surprise? Qu'est-ce
qu'il y a? Ensuite il ajouta, voilà ce qu'on doit appeler de la
musique et un musicien. Cependant, Messieurs, il ne faut pas
mépriser certains morceaux de Lulli. Qu'on fasse mieux la scène
«Ah! j'attendrai» sans changer les paroles; j'en défie. Il ne faut
pas mépriser quelques endroits de Campra les airs de violon de mon
oncle, ses gavottes; ses entrées de soldats, de prêtres, de
sacrificateurs...» Pâles flambeaux, nuit plus affreuse que les
ténèbres... Dieux du Tartare, Dieu de l'oubli.» Là, il enflait sa
voix; il soutenait ses sons; les voisins se mettaient aux
fenêtres, nous mettions nos doigts dans nos oreilles. Il ajoutait,
c'est ici qu'il faut des poumons; un grand organe; un volume
d'air. Mais avant peu, serviteur à l'Assomption; le Carême et les
Rois sont passés. Ils ne savent pas encore ce qu'il faut mettre en
musique, ni par conséquent ce qui convient au musicien. La poésie
lyrique est encore à naître. Mais ils y viendront; à force
d'entendre le Pergolèse, le Saxon, Terradoglias, Traetta, et les
autres, à force de lire le Métastase, il faudra bien qu'ils y
viennent.

MOI. -- Quoi donc, est-ce que Quinault, La Motte, Fontenelle n'y
ont rien entendu.

LUI. -- Non pour le nouveau style. Il n'y a pas six vers de suite
dans tous leurs charmants poèmes qu'on puisse musiquer. Ce sont
des sentences ingénieuses; des madrigaux légers, tendres et
délicats; mais pour savoir combien cela est vide de ressource pour
notre art, le plus violent de tous, sans en excepter celui de
Démosthène faites-vous réciter ces morceaux, combien ils vous
paraîtront, froids, languissants, monotones. C'est qu'il n'y a
rien là qui puisse servir de modèle au chant. J'aimerais autant
avoir à musiquer les Maximes de La Rochefoucauld, ou les Pensées
de Pascal. C'est au cri animal de la passion, à dicter la ligne
qui nous convient. Il faut que ces expressions soient pressées les
unes sur les autres; il faut que la phrase soit courte; que le
sens en soit coupé, suspendu; que le musicien puisse disposer du
tout et de chacune de ses parties; en omettre un mot, ou le
répéter; y en ajouter un qui lui manque; la tourner et retourner,
comme un polype, sans la détruire; ce qui rend la poésie lyrique
française beaucoup plus difficile que dans les langues à
inversions qui présentent d'elles-mêmes tous ces avantages...

«Barbare cruel, plonge ton poignard dans mon sein. Me voilà prête
à recevoir le coup fatal. Frappe. Ose... Ah; je languis, je
meurs... Un feu secret s'allume dans mes sens... Cruel amour, que
veux-tu de moi... Laisse-moi la douce paix dont j'ai joui...
Rends-moi la raison...» Il faut que les passions soient fortes; la
tendresse du musicien et du poète lyrique doit être extrême. L'air
est presque toujours la péroraison de la scène. Il nous faut des
exclamations, des interjections, des suspensions, des
interruptions, des affirmations, des négations; nous appelons,
nous invoquons, nous crions, nous gémissons, nous pleurons, nous
rions franchement. Point d'esprit, point d'épigrammes; point de
ces jolies pensées. Cela est trop loin de la simple nature. Or
n'allez pas croire que le jeu des acteurs de théâtre et leur
déclamation puissent nous servir de modèles. Fi donc. Il nous le
faut plus énergique, moins maniéré, plus vrai. Les discours
simples, les voix communes de la passion, nous sont d'autant plus
nécessaires que la langue sera plus monotone, aura moins d'accent.
Le cri animal ou de l'homme passionné leur en donne.

Tandis qu'il me parlait ainsi, la foule qui nous environnait, ou
n'entendait rien ou prenant peu d'intérêt à ce qu'il disait, parce
qu'en général l'enfant comme l'homme, et l'homme comme l'enfant,
aime mieux s'amuser que s'instruire, s'était retirée; chacun était
à son jeu; et nous étions restés seuls dans notre coin. Assis sur
une banquette, la tête appuyée contre le mur, les bras pendants,
les yeux à demi-fermés, il me dit: Je ne sais ce que j'ai, quand
je suis venu ici, j'étais frais et dispos; et me voilà roué,
brisé, comme si j'avais fait dix lieues. Cela m'a pris subitement.

MOI. -- Voulez-vous vous rafraîchir?

LUI. -- Volontiers. Je me sens enroué. Les forces me manquent; et
Je souffre un peu de la poitrine. Cela m'arrive presque tous les
jours, comme cela; sans que je sache pourquoi.

MOI. -- Que voulez-vous?

LUI. -- Ce qui vous plaira. Je ne suis pas difficile. L'indigence
m'a appris à m'accommoder de tout.

On nous sert de la bière, de la limonade. Il en remplit un grand
verre qu'il vide deux ou trois fois de suite. Puis comme un homme
ranimé; il tousse fortement, il se démène, il reprend:

Mais à votre avis, Seigneur philosophe, n'est-ce pas une
bizarrerie bien étrange, qu'un étranger, un Italien, un Duni
vienne nous apprendre à donner de l'accent à notre musique, à
assujettir notre chant à tous les mouvements à toutes les mesures,
à tous les intervalles, à toutes les déclamations, sans blesser la
prosodie. Ce n'était pourtant pas la mer à boire. Quiconque avait
écouté un gueux lui demander l'aumône dans la rue, un homme dans
le transport de la colère, une femme jalouse et furieuse, un amant
désespéré, un flatteur, oui un flatteur radoucissant son ton,
traînant ses syllabes, d'une voix mielleuse, en un mot une
passion, n'importe laquelle, pourvu que par son énergie, elle
méritât de servir de modèle au musicien, aurait dû s'apercevoir de
deux choses: l'une que les syllabes, longues ou brèves, n'ont
aucune durée fixe, pas même de rapport déterminé entre leurs
durées; que la passion dispose de la prosodie, presque comme il
lui plaît; qu'elle exécute les plus grands intervalles, et que
celui qui s'écrie dans le fort de sa douleur: «Ah, malheureux que
Je suis», monte la syllabe d'exclamation au ton le plus élevé et
le plus aigu, et descend les autres aux tons les plus graves et
les plus bas, faisant l'octave ou même un plus grand intervalle,
et donnant à chaque son la quantité qui convient au tour de la
mélodie, sans que l'oreille soit offensée, sans que ni la syllabe
longue, ni la syllabe brève aient conservé la longueur ou la
brièveté du discours tranquille. Quel chemin nous avons fait
depuis le temps où nous citions la parenthèse d'Armide, Le
vainqueur de Renaud, si quelqu'un le peut être, l'Obéissons sans
balancer, des Indes galantes, comme des prodiges de déclamation
musicale! A présent, ces prodiges-là me font hausser les épaules
de pitié. Du train dont l'art s'avance, je ne sais où il aboutira.
En attendant, buvons un coup.

Il en boit deux, trois, sans savoir ce qu'il faisait. Il allait se
noyer, comme s'il s'était épuisé, sans s'en apercevoir, si je
n'avais déplacé la bouteille qu'il cherchait de distraction. Alors
je lui dis:

MOI. -- Comment se fait-il qu'avec un tact aussi fin, une si
grande sensibilité pour les beautés de l'art musical; vous soyez
aussi aveugle sur les belles choses en morale, aussi insensible
aux charmes de la vertu?

LUI. -- C'est apparemment qu'il y a pour les unes un sens que je
n'ai pas; une fibre qui ne m'a point été donnée, une fibre lâche
qu'on a beau pincer et qui ne vibre pas; ou peut-être c'est que
j'ai toujours vécu avec de bons musiciens et de méchantes gens;
d'où il est arrivé que mon oreille est devenue très fine, et que
mon coeur est devenu sourd. Et puis c'est qu'il y avait quelque
chose de race. Le sang de mon père et le sang de mon oncle est le
même sang. Mon sang est le même que celui de mon père. La molécule
paternelle était dure et obtuse; et cette maudite molécule
première s'est assimilé tout le reste.

MOI. -- Aimez-vous votre enfant?

LUI. -- Si je l'aime, le petit sauvage. J'en suis fou.

MOI. -- Est-ce que vous ne vous occuperez pas sérieusement
d'arrêter en lui l'effet de la maudite molécule paternelle.

LUI. -- J'y travaillerais, je crois, bien inutilement. S'il est
destiné à devenir un homme de bien, je n'y nuirai pas. Mais si la
molécule voulait qu'il fût un vaurien comme son père, les peines
que j'aurais prises pour en faire un homme honnête lui seraient
très nuisibles; l'éducation croisant sans cesse la pente de la
molécule, il serait tiré comme par deux forces contraires, et
marcherait tout de guingois, dans le chemin de la vie, comme j'en
vois une infinité, également gauches dans le bien et dans le mal;
c'est ce que nous appelons des espèces, de toutes les épithètes la
plus redoutable, parce qu'elle marque la médiocrité, et le dernier
degré du mépris. Un grand vaurien est un grand vaurien, mais n'est
point une espèce. Avant que la molécule paternelle n'eût repris le
dessus et ne l'eût amené à la parfaite abjection où j'en suis, il
lui faudrait un temps infini: il perdrait ses plus belles années.
Je n'y fais rien à présent. Je le laisse venir. Je l'examine. Il
est déjà gourmand, patelin, filou, paresseux, menteur. Je crains
bien qu'il ne chasse de race.

MOI. -- Et vous en ferez un musicien, afin qu'il ne manque rien à
la ressemblance?

LUI. -- Un musicien! un musicien! quelquefois je le regarde, en
grinçant les dents; et je dis, si tu devais jamais savoir une
note, je crois que je te tordrais le col.

MOI. -- Et pourquoi cela, s'il vous plaît?

LUI. -- Cela ne mène à rien.

MOI. -- Cela mène à tout.

LUI. -- Oui, quand on excelle; mais qui est-ce qui peut se
promettre de son enfant qu'il excellera? Il y a dix mille à parier
contre un qu'il ne serait qu'un misérable racleur de cordes, comme
moi. Savez-vous qu'il serait peut-être plus aisé de trouver un
enfant propre à gouverner un royaume, à faire un grand roi qu'un
grand violon.

MOI. -- Il me semble que les talents agréables, même médiocres,
chez un peuple sans moeurs, perdu de débauche et de luxe, avancent
rapidement un homme dans le chemin de la fortune. Moi qui vous
parle, j'ai entendu la conversation qui suit, entre une espèce de
protecteur et une espèce de protégé. Celui-ci avait été adressé au
premier, comme à un homme obligeant qui pourrait le servir. --
Monsieur, que savez-vous? -- Je sais passablement les
mathématiques. -- Hé bien, montrez les mathématiques; après vous
être crotté dix à douze ans sur le pavé de Paris, vous aurez droit
à quatre cents livres de rente. -- J'ai étudié les lois, et je
suis versé dans le droit. -- Si Puffendorf et Grotius revenaient
au monde, ils mourraient de faim, contre une borne. -- Je sais
très bien l'histoire et la géographie. -- S'il y avait des parents
qui eussent à coeur la bonne éducation de leurs enfants, votre
fortune serait faite; mais il n'y en a point. -- Je suis assez bon
musicien. -- Et que ne disiez-vous cela d'abord! Et pour vous
faire voir le parti qu'on peut tirer de ce dernier talent, j'ai
une fille. Venez tous les jours depuis sept heures et demie du
soir, jusqu'à neuf; vous lui donnerez leçon, et je vous donnerai
vingt-cinq louis par an. Vous déjeunerez, dînerez, goûterez,
souperez avec nous. Le reste de votre journée vous appartiendra.
Vous en disposerez à votre profit.

LUI. -- Et cet homme qu'est-il devenu.

MOI. -- S'il eût été sage, il eût fait fortune, la seule chose
qu'il paraît que vous ayez en vue.

LUI. -- Sans doute. De l'or, de l'or. L'or est tout; et le reste,
sans or, n'est rien. Aussi au lieu de lui farcir la tête de belles
maximes qu'il faudrait qu'il oubliât, sous peine de n'être qu'un
gueux; lorsque je possède un louis, ce qui ne m'arrive pas
souvent, je me plante devant lui. Je tire le louis de ma poche. Je
le lui montre avec admiration. J'élève les yeux au ciel. Je baise
le louis devant lui. Et pour lui faire entendre mieux encore
l'importance de la pièce sacrée, je lui bégaye de la voix; je lui
désigne du doigt tout ce qu'on en peut acquérir, un beau fourreau,
un beau toquet, un bon biscuit. Ensuite je mets le louis dans ma
poche. Je me promène avec fierté; je relève la basque de ma veste;
je frappe de la main sur mon gousset; et c'est ainsi que je lui
fais concevoir que c'est du louis qui est là, que naît l'assurance
qu'il me voit.

MOI. -- On ne peut rien de mieux. Mais s'il arrivait que,
profondément pénétré de la valeur du louis, un jour...

LUI. -- Je vous entends. Il faut fermer les yeux là-dessus. Il n'y
a point de principe de morale qui n'ait son inconvénient. Au pis
aller, c'est un mauvais quart d'heure, et tout est fini.

MOI. -- Même d'après des vues si courageuses et si sages, je
persiste à croire qu'il serait bon d'en faire un musicien. Je ne
connais pas de moyen d'approcher plus rapidement des grands, de
servir leurs vices, et de mettre à profit les siens.

LUI. -- Il est vrai; mais j'ai des projets d'un succès plus prompt
et plus sûr. Ah! si c'était aussi bien une fille!

Mais comme on ne fait pas ce qu'on veut, il faut prendre ce qui
vient; en tirer le meilleur parti; et pour cela, ne pas donner
bêtement, comme la plupart des pères qui ne feraient rien de pis,
quand ils auraient médité le malheur de leurs enfants, l'éducation
de Lacédémone, à un enfant destiné à vivre à Paris. Si elle est
mauvaise, c'est la faute des moeurs de ma nation, et non la
mienne. En répondra qui pourra. Je veux que mon fils soit heureux;
ou ce qui revient au même honoré, riche et puissant. Je connais un
peu les voies les plus faciles d'arriver à ce but; et je les lui
enseignerai de bonne heure. Si vous me blâmez, vous autres sages,
la multitude et le succès m'absoudront. Il aura de l'or; c'est moi
qui vous le dis. S'il en a beaucoup, rien ne lui manquera, pas
même votre estime et votre respect.

MOI. -- Vous pourriez vous tromper.

LUI. -- Ou il s'en passera, comme bien d'autres.

Il y avait dans tout cela beaucoup de ces choses qu'on pense,
d'après lesquelles on se conduit; mais qu'on ne dit pas. Voilà, en
vérité, la différence la plus marquée entre mon homme et la
plupart de nos entours. Il avouait les vices qu'il avait, que les
autres ont; mais il n'était pas hypocrite. Il n'était ni plus ni
moins abominable qu'eux; il était seulement plus franc, et plus
conséquent; et quelquefois profond dans sa dépravation. Je
tremblais de ce que son enfant deviendrait sous un pareil maître.
Il est certain que d'après des idées d'institution aussi
strictement calquées sur nos moeurs, il devait aller loin, à moins
qu'il ne fût prématurément arrêté en chemin.

LUI. -- Ho ne craignez rien, me dit-il. Le point important; le
point difficile auquel un bon père doit surtout s'attacher; ce
n'est pas de donner à son enfant des vices qui l'enrichissent, des
ridicules qui le rendent précieux aux grands; tout le monde le
fait, sinon de système comme moi, mais au moins d'exemple et de
leçon, mais de lui marquer la juste mesure, l'art d'esquiver à la
honte, au déshonneur et aux lois; ce sont des dissonances dans
l'harmonie sociale qu'il faut savoir placer, préparer et sauver.
Rien de si plat qu'une suite d'accords parfaits. Il faut quelque
chose qui pique, qui sépare le faisceau, et qui en éparpille les
rayons.

MOI. -- Fort bien. Par cette comparaison, vous me ramenez des
moeurs, à la musique dont je m'étais écarté malgré moi; et je vous
en remercie; car, à ne vous rien celer, je vous aime mieux
musicien que moraliste.

LUI. -- Je suis pourtant bien subalterne en musique, et bien
supérieur en morale.

MOI. -- J'en doute; mais quand cela serait, je suis un bon homme,
et vos principes ne sont pas les miens.

LUI. -- Tant pis pour vous. Ah si j'avais vos talents.

MOI. -- Laissons mes talents; et revenons aux vôtres.

LUI. -- Si je savais m'énoncer comme vous. Mais j'ai un diable de
ramage saugrenu, moitié des gens du monde et des lettres, moitié
de la Halle.

MOI. -- Je parle mal. Je ne sais que dire la vérité; et cela ne
prend pas toujours, comme vous savez.

LUI. -- Mais ce n'est pas pour dire la vérité; au contraire, c'est
pour bien dire le mensonge que j'ambitionne votre talent. Si je
savais écrire; fagoter un livre, tourner une épître dédicatoire,
bien enivrer un sot de son mérite; m'insinuer auprès des femmes.

MOI. -- Et tout cela, vous le savez mille fois mieux que moi. Je
ne serais pas même digne d'être votre écolier.

LUI. -- Combien de grandes qualités perdues, et dont vous ignorez
le prix!

MOI. -- Je recueille tout celui que j'y mets.

LUI. -- Si cela était, vous n'auriez pas cet habit grossier, cette
veste d'étamine, ces bas de laine, ces souliers épais, et cette
antique perruque.

MOI. -- D'accord. Il faut être bien maladroit, quand on n'est pas
riche, et que l'on se permet tout pour le devenir. Mais c'est
qu'il y a des gens comme moi qui ne regardent pas la richesse,
comme la chose du monde la plus précieuse; gens bizarres.

LUI. -- Très bizarres. On ne naît pas avec cette tournure-là. On
se la donne; car elle n'est pas dans la nature.

MOI. -- De l'homme?

LUI. -- De l'homme. Tout ce qui vit, sans l'en excepter, cherche
son bien-être aux dépens de qui il appartiendra; et je suis sûr
que, si je laissais venir le petit sauvage, sans lui parler de
rien: il voudrait être richement vêtu, splendidement nourri, chéri
des hommes, aimé des femmes, et rassembler sur lui tous les
bonheurs de la vie.

MOI. -- Si le petit sauvage était abandonné à lui-même; qu'il
conservât toute son imbécillité et qu'il réunit au peu de raison
de l'enfant au berceau, la violence des passions de l'homme de
trente ans, il tordrait le col à son père, et coucherait avec sa
mère.

LUI. -- Cela prouve la nécessité d'une bonne éducation; et qui
est-ce qui la conteste? et qu'est-ce qu'une bonne éducation, sinon
celle qui conduit à toutes sortes de jouissances, sans péril, et
sans inconvénient.

MOI. -- Peu s'en faut que je ne sois de votre avis; mais gardons-
nous de nous expliquer.

LUI. -- Pourquoi?

MOI. -- C'est que je crains que nous ne soyons d'accord qu'en
apparence; et que, si nous entrons une fois, dans la discussion
des périls et des inconvénients à éviter, nous ne nous entendions
plus.

LUI. -- Et qu'est-ce que cela fait?

MOI. -- Laissons cela, vous dis-je. Ce que je sais là-dessus, je
ne vous l'apprendrais pas; et vous m'instruirez plus aisément de
ce que j'ignore et que vous savez en musique. Cher Rameau, parlons
musique, et dites-moi comment il est arrivé qu'avec la facilité de
sentir, de retenir et de rendre les plus beaux endroits des grands
maîtres; avec l'enthousiasme qu'ils vous inspirent et que vous
transmettez aux autres, vous n'avez rien fait qui vaille.

Au lieu de me répondre, il se mit à hocher de la tête, et levant
le doigt au ciel, il ajouta, et l'astre! l'astre! Quand la nature
fit Leo, Vinci, Pergolèse, Duni, elle sourit. Elle prit un air
imposant et grave, en formant le cher oncle Rameau qu'on aura
appelé pendant une dizaine d'années le grand Rameau et dont
bientôt on ne parlera plus. Quand elle fagota son neveu, elle fit
la grimace et puis la grimace, et puis la grimace encore; et en
disant ces mots, il faisait toutes sortes de grimaces du visage;
c'était le mépris, le dédain, l'ironie; et il semblait pétrir
entre ses doigts un morceau de pâte, et sourire aux formes
ridicules qu'il lui donnait. Cela fait, il jeta la pagode
hétéroclite loin de lui, et il dit: C'est ainsi qu'elle me fit et
qu'elle me jeta, à côté d'autres pagodes, les unes à gros ventres
ratatinés, à cols courts, à gros yeux hors de la tête,
apoplectiques; d'autres à cols obliques; il y en avait de sèches,
à l'oeil vif, au nez crochu: toutes se mirent à crever de rire, en
me voyant; et moi, de mettre mes deux poings sur mes côtes et à
crever de rire, en les voyant; car les sots et les fous s'amusent
les uns des autres; ils se cherchent, ils s'attirent. Si, en
arrivant là, je n'avais pas trouvé tout fait le proverbe qui dit
que l'argent des sots est le patrimoine des gens d'esprit, on me
le devrait. Je sentis que nature avait mis ma légitime dans la
bourse des pagodes: et j'inventai mille moyens de m'en ressaisir.

MOI. -- Je sais ces moyens; vous m'en avez parlé, et je les ai
fort admirés. Mais entre tant de ressource, pourquoi n'avoir pas
tenté celle d'un bel ouvrage?

LUI. -- Ce propos est celui d'un homme du monde à l'abbé Le
Blanc... L'abbé disait: «La marquise de Pompadour me prend sur la
main; me porte jusque sur le seuil de l'Académie; là elle retire
sa main. le tombe, et je me casse les deux jambes.» L'homme du
monde lui répondait: «Eh bien, l'abbé, il faut se relever, et
enfoncer la porte d'un coup de tête.» L'abbé lui répliquait:
«C'est ce que j'ai tenté; et savez-vous ce qui m'en est revenu,
une bosse au front.»

Après cette historiette, mon homme se mit à marcher la tête
baissée, l'air pensif et abattu; il soupirait, pleurait, se
désolait, levait les mains et les yeux, se frappait la tête du
poing, à se briser le front ou les doigts, et il ajoutait: Il me
semble qu'il y a pourtant là quelque chose; mais j'ai beau
frapper, secouer, il ne sort rien. Puis il recommençait à secouer
sa tête et à se frapper le front de plus belle, et il disait, ou
il n'y a personne, ou l'on ne veut pas répondre.

Un instant après, il prenait un air fier, il relevait sa tête, il
s'appliquait la main droite sur le coeur; il marchait et disait:
le sens, oui, je sens. Il contrefaisait l'homme qui s'irrite, qui
s'indigne, qui s'attendrit, qui commande, qui supplie, et
prononçait, sans préparation des discours de colère, de
commisération, de haine, d'amour; il esquissait les caractères des
passions avec une finesse et une vérité surprenantes. Puis il
ajoutait: C'est cela, je crois. Voilà que cela vient; voilà ce que
c'est que de trouver un accoucheur qui sait irriter, précipiter
les douleurs et faire sortir l'enfant; seul, je prends la plume;
je veux écrire. le me ronge les ongles; je m'use le front.
Serviteur. Bonsoir. Le dieu est absent; je m'étais persuadé que
j'avais du génie; au bout de ma ligne, je lis que je suis un sot,
un sot, un sot. Mais le moyen de sentir, de s'élever, de penser,
de peindre fortement, en fréquentant avec des gens, tels que ceux
qu'il faut voir pour vivre; au milieu des propos qu'on tient, et
de ceux qu'on entend; et de ce commérage: «Aujourd'hui, le
boulevard était charmant. Avez-vous entendu la petite Marmotte?
Elle joue à ravir. Monsieur un tel avait le plus bel attelage gris
pommelé qu'il soit possible d'imaginer. La belle madame celle-ci
commence à passer. Est-ce qu'à l'âge de quarante-cinq ans, on
porte une coiffure comme celle-là. La jeune une telle est couverte
de diamants qui ne lui coûtent guère. -- Vous voulez dire qui lui
coûtent cher? -- Mais non. -- Où l'avez-vous vue? -- A L'Enfant
d'Arlequin perdu et retrouvé. La scène du désespoir a été jouée
comme elle ne l'avait pas encore été. Le Polichinelle de la Foire
a du gosier, mais point de finesse, point d'âme. Madame une telle
est accouchée de deux enfants à la fois. Chaque père aura le
sien.» Et vous croyez que cela dit, redit et entendu tous les
jours, échauffe et conduit aux grandes choses?

MOI. -- Non. Il vaudrait mieux se renfermer dans son grenier,
boire de l'eau, manger du pain sec, et se chercher soi-même.

LUI. -- Peut-être; mais je n'en ai pas le courage; et puis
sacrifier son bonheur à un succès incertain. Et le nom que je
porte donc? Rameau! s'appeler Rameau, cela est gênant. Il n'en est
pas des talents comme de la noblesse qui se transmet et dont
l'illustration s'accroît en passant du grand-père au père, du père
au fils, du fils à son petit-fils, sans que l'aïeul impose quelque
mérite à son descendant. La vieille souche se ramifie en une
énorme tige de sots; mais qu'importe? Il n'en est pas ainsi du
talent. Pour n'obtenir que la renommée de son père, il faut être
plus habile que lui. Il faut avoir hérité de sa fibre. La fibre
m'a manqué; mais le poignet s'est dégourdi; l'archet marche, et le
pot bout. Si ce n'est pas de la gloire; c'est du bouillon.

MOI. -- A votre place, je ne me le tiendrais pas pour dit;
j'essaierais.

LUI. -- Et vous croyez que je n'ai pas essayé. Je n'avais pas
quinze ans, lorsque je me dis, pour la première fois: Qu'as-tu
Rameau? tu rêves. Et à quoi rêves-tu? que tu voudrais bien avoir
fait ou faire quelque chose qui excitât l'admiration de l'univers.
Hé, oui; il n'y a qu'à souffler et remuer les doigts. Il n'y a
qu'à ourler le bec, et ce sera une cane. Dans un âge plus avancé,
j'ai répété le propos de mon enfance. Aujourd'hui je le répète
encore, et je reste autour de la statue de Memnon.

MOI. -- Que voulez-vous dire avec votre statue de Memnon?

LUI. -- Cela s'entend, ce me semble. Autour de la statue de
Memnon, il y en avait une infinité d'autres également frappées des
rayons du soleil; mais la sienne était la seule qui résonnât. Un
poète, c'est de Voltaire; et puis qui encore? de Voltaire; et le
troisième, de Voltaire; et le quatrième, de Voltaire. Un musicien,
c'est Rinaldo da Capoua, c'est Hasse; c'est Pergolèse; c'est
Alberti; c'est Tartini; c'est Locatelli; c'est Terradoglias; c'est
mon oncle; c'est ce petit Duni qui n'a ni mine, ni figure; mais
qui sent, mordieu, qui a du chant et de l'expression. Le reste,
autour de ce petit nombre de Memnon, autant de paires d'oreilles
fichées au bout d'un bâton. Aussi sommes-nous gueux, si gueux que
c'est une bénédiction. Ah, Monsieur le philosophe, la misère est
une terrible chose. Je la vois accroupie, la bouche béante, pour
recevoir quelques gouttes de l'eau glacée qui s'échappe du tonneau
des Danaïdes. Je ne sais si elle aiguise l'esprit du philosophe;
mais elle refroidit diablement la tête du poète. On ne chante pas
bien sous ce tonneau. Trop heureux encore, celui qui peut s'y
placer.

J'y étais; et je n'ai pas su m'y tenir. J'avais déjà fait cette
sottise une fois. J'ai voyagé en Bohème, en Allemagne, en Suisse,
en Hollande, en Flandre; au diable, au vert.

MOI. -- Sous le tonneau percé.‘

LUI. -- Sous le tonneau percé; c'était un Juif opulent et
dissipateur qui aimait la musique et mes folies. Je musiquais,
comme il plaît à Dieu; je faisais le fou; je ne manquais de rien.
Mon Juif était un homme qui savait sa loi et qui l'observait raide
comme une barre, quelquefois avec l'ami, toujours avec l'étranger.
Il se fit une mauvaise affaire qu'il faut que je vous raconte, car
elle est plaisante. Il y avait à Utrecht une courtisane charmante.
Il fut tenté de la chrétienne; il lui dépêcha un grison avec une
lettre de change assez forte. La bizarre créature rejeta son
offre. Le Juif en fut désespéré. Le grison lui dit: «Pourquoi vous
affliger ainsi? vous voulez coucher avec une jolie femme; rien
n'est plus aisé, et même de coucher avec une plus jolie que celle
que vous poursuivez. C'est la mienne, que je vous céderai au même
prix.» Fait et dit. Le grison garde la lettre de change, et mon
Juif couche avec la femme du grison. L'échéance de la lettre de
change arrive. Le Juif la laisse protester et s'inscrit en faux.
Procès. Le Juif disait: jamais cet homme n'osera dire à quel titre
il possède ma lettre, et je ne la paierai pas. A l'audience, il
interpelle le grison: «Cette lettre de change, de qui la tenez-
vous? -- De vous. -- Est-ce pour de l'argent prête? -- Non. --
Est-ce pour fourniture de marchandise? -- Non. -- Est-ce pour
services rendus? -- Non. Mais il ne s'agit point de cela. J'en
suis possesseur. Vous l'avez signée, et vous l'acquitterez. -- Je
ne l'ai point signée. -- Je suis donc un faussaire? -- Vous ou un
autre dont vous êtes l'agent. -- Je suis un lâche, mais vous êtes
un coquin. Croyez-moi, ne me poussez pas à bout. Je dirai tout. Je
me déshonorerai, mais je vous perdrai.» Le Juif ne tint compte de
la menace; et le grison révéla toute l'affaire, à la séance qui
suivit. Ils furent blâmés tous les deux; et le Juif condamné à
payer la lettre de change, dont la valeur fut appliquée au
soulagement des pauvres. Alors je me séparai de lui. Je revins
ici. Quoi faire? car il fallait périr de misère, ou faire quelque
chose. Il me passa toutes sortes de projets par la tête. Un jour,
je partais le lendemain pour me jeter dans une troupe de province,
également bon ou mauvais pour le théâtre ou pour l'orchestre; le
lendemain, je songeais à me faire peindre un de ces tableaux
attachés à une perche qu'on plante dans un carrefour, et où
j'aurais crié à tue-tête: «Voilà la ville où il est né; le voilà
qui prend congé de son père l'apothicaire; le voilà qui arrive
dans la capitale, cherchant la demeure de son oncle; le voilà aux
genoux de son oncle qui le chasse; le voilà avec un Juif, et
cætera et cætera. Le jour suivant, je me levais bien résolu de
m'associer aux chanteurs des rues; ce n'est pas ce que j'aurais
fait de plus mal; nous serions allés concerter sous les fenêtres
du cher oncle qui en serait crevé de rage. Je pris un autre parti.

Là il s'arrêta, passant successivement de l'attitude d'un homme
qui tient un violon, serrant les cordes à tour de bras, à celle
d'un pauvre diable exténué de fatigue, à qui les forces manquent,
dont les jambes flageolent, prêt à expirer, si on ne lui jette un
morceau de pain; il désignait son extrême besoin, par le geste
d'un doigt dirigé vers sa bouche entrouverte; puis il ajouta: Cela
s'entend. On me jetait le lopin. Nous nous le disputions à trois
ou quatre affamés que nous étions; et puis pensez grandement;
faites de belles choses au milieu d'une pareille détresse.

MOI. -- Cela est difficile.

LUI. -- De cascade en cascade, j'étais tombé là. J'y étais comme
un coq en pâte. J'en suis sorti. Il faudra derechef scier le
boyau, et revenir au geste du doigt vers la bouche béante. Rien de
stable dans ce monde. Aujourd'hui, au sommet; demain au bas de la
roue. De maudites circonstances nous mènent; et nous mènent fort
mal.

Puis buvant un coup qui restait au fond de la bouteille et
s'adressant à son voisin: Monsieur, par charité, une petite prise.
Vous avez là une belle boîte? Vous n'êtes pas musicien? -- Non. --
Tant mieux pour vous; car ce sont de pauvres bougres bien à
plaindre. Le sort a voulu que je le fusse, moi; tandis qu'il y a,
à Montmartre peut-être, dans un moulin, un meunier, un valet de
meunier qui n'entendra jamais que bruit du cliquet, et qui aurait
trouvé les plus beaux chants. Rameau, au moulin? au moulin, c'est
là ta place.

MOI. -- A quoi que ce soit que l'homme s'applique, la Nature l'y
destinait.

LUI. -- Elle fait d'étranges bévues. Pour moi je ne vois pas de
cette hauteur où tout se confond, l'homme qui émonde un arbre avec
des ciseaux, la chenille qui en ronge la feuille, et d'où l'on ne
voit que deux insectes différents, chacun à son devoir. Perchez-
vous sur l'épicycle de Mercure, et de là, distribuez, si cela vous
convient, et à l'imitation de Réaumur, lui la classe des mouches
en couturières, arpenteuses, faucheuses, vous, l'espèce des
hommes, en hommes menuisiers, charpentiers, couvreurs, danseurs,
chanteurs, c'est votre affaire. Je ne m'en mêle pas. Je suis dans
ce monde et j'y reste. Mais s'il est dans la nature d'avoir
appétit; car c'est toujours à l'appétit que j'en reviens, à la
sensation qui m'est toujours présente, je trouve qu'il n'est pas
du bon ordre de n'avoir pas toujours de quoi manger. Que diable
d'économie, des hommes qui regorgent de tout, tandis que d'autres
qui ont un estomac importun comme eux, une faim renaissante comme
eux, et pas de quoi mettre sous la dent. Le pis, c'est la posture
contrainte où nous tient le besoin. L'homme nécessiteux ne marche
pas comme un autre; il saute, il rampe, il se tortille, il se
traîne; il passe sa vie à prendre et à exécuter des positions.

MOI. -- Qu'est-ce que des positions?

LUI. -- Allez le demander à Noverre, Le monde en offre bien plus
que son art n'en peut imiter.

MOI. -- Et vous voilà, aussi, pour me servir de votre expression,
ou de celle de Montaigne, perché sur l'épicycle de Mercure, et
considérant les différentes pantomimes de l'espèce humaine.

LUI. -- Non, non, vous dis-je. Je suis trop lourd pour m'élever si
haut. J'abandonne aux grues le séjour des brouillards. Je vais
terre à terre. Je regarde autour de moi; et je prends mes
positions, ou je m'amuse des positions que je vois prendre aux
autres. Je suis excellent pantomime; comme vous en allez juger.
Puis il se met à sourire, à contrefaire l'homme admirateur,
l'homme suppliant, l'homme complaisant; il a le pied droit en
avant, le gauche en arrière, le dos courbé, la tête relevée, le
regard comme attaché sur d'autres yeux, la bouche entrouverte, les
bras portés vers quelque objet; il attend un ordre, il le reçoit;
il part comme un trait; il revient, il est exécuté; il en rend
compte. Il est attentif à tout; il ramasse ce qui tombe; il place
un oreiller ou un tabouret sous des pieds; il tient une soucoupe,
il approche une chaise, il ouvre une porte; il ferme une fenêtre;
il tire des rideaux; il observe le maître et la maîtresse; il est
immobile, les bras pendants; les jambes parallèles; il écoute; il
cherche à lire sur des visages; et il ajoute: Voilà ma pantomime,
à peu près la même que celle des flatteurs, des courtisans, des
valets et des gueux.

Les folies de cet homme, les contes de l'abbé Galiani, les
extravagances de Rabelais, m'ont quelquefois fait rêver
profondément. Ce sont trois magasins où je me suis pourvu de
masques ridicules que je place sur le visage des plus graves
personnages; et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un
président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un
ministre, une oie dans son premier commis.

MOI. -- Mais à votre compte, dis-je à mon homme, il y a bien des
gueux dans ce monde-ci; et je ne connais personne qui ne sache
quelques pas de votre danse.

LUI. -- Vous avez raison. Il n'y a dans tout un royaume qu'un
homme qui marche. C'est le souverain. Tout le reste prend des
positions.

MOI. -- Le souverain? encore y a-t-il quelque chose à dire? Et
croyez-vous qu'il ne se trouve pas, de temps en temps, à côté de
lui, un petit pied, un petit chignon, un petit nez qui lui fasse
faire un peu de la pantomime? Quiconque a besoin d'un autre, est
indigent et prend une position. Le roi prend une position devant
sa maîtresse et devant Dieu; il fait son pas de pantomime. Le
ministre fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet ou de
gueux devant son roi. La foule des ambitieux danse vos positions,
en cent manières plus viles les unes que les autres, devant le
ministre. L'abbé de condition en rabat, et en manteau long, au
moins une fois la semaine, devant le dépositaire de la feuille des
bénéfices. Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux, est
le grand branle de la terre. Chacun a sa petite Hus et son Bertin.

LUI. -- Cela me console.

Mais tandis que je parlais, il contrefaisait à mourir de rire, les
positions des personnages que je nommais; par exemple, pour le
petit abbé, il tenait son chapeau sous le bras, et son bréviaire
de la main gauche; de la droite, il relevait la queue de son
manteau; il s'avançait la tête un peu penchée sur l'épaule, les
yeux baissés, imitant si parfaitement l'hypocrite que je crus voir
l'auteur des Réfutations devant l'évêque d'Orléans. Aux flatteurs,
aux ambitieux, il était ventre à terre. C'était Bouret, au
contrôle général.

MOI. -- Cela est supérieurement exécuté, lui dis-je. Mais il y a
pourtant un être dispensé de la pantomime. C'est le philosophe qui
n'a rien et qui ne demande rien.

LUI. -- Et où est cet animal-là? S'il n'a rien il souffre; s'il ne
sollicite rien, il n'obtiendra rien, et il souffrira toujours.

MOI. -- Non. Diogène se moquait des besoins.

LUI. -- Mais, il faut être vêtu.

MOI. -- Non. Il allait tout nu.

LUI. -- Quelquefois il faisait froid dans Athènes.

MOI. -- Moins qu'ici.

LUI. -- On y mangeait.

MOI. -- Sans doute.

LUI. -- Aux dépens de qui?

MOI. -- De la nature. A qui s'adresse le sauvage? à la terre, aux
animaux, aux poissons, aux arbres, aux herbes, aux racines, aux
ruisseaux.

LUI. -- Mauvaise table.

MOI. -- Elle est grande.

LUI. -- Mais mal servie.

MOI. -- C'est pourtant celle qu'on dessert, pour couvrir les
nôtres.

LUI. -- Mais vous conviendrez que l'industrie de nos cuisiniers,
pâtissiers, rôtisseurs, traiteurs, confiseurs y met un peu du
sien. Avec la diète austère de votre Diogène, il ne devait pas
avoir des organes fort indociles.

MOI. -- Vous vous trompez. L'habit du cynique était autrefois,
notre habit monastique avec la même vertu. Les cyniques étaient
les carmes et les cordeliers d'Athènes.

LUI. -- Je vous y prends. Diogène a donc aussi dansé la pantomime;
si ce n'est devant Périclès, du moins devant Laïs ou Phryné.

MOI. -- Vous vous trompez encore. Les autres achetaient bien cher
la courtisane qui se livrait à lui pour le plaisir.

LUI. -- Mais s'il arrivait que la courtisane fût occupée, et le
cynique pressé?

MOI. -- Il rentrait dans son tonneau, et se passait d'elle.

LUI. -- Et vous me conseilleriez de l'imiter?

MOI. -- Je veux mourir, si cela ne vaudrait mieux que de ramper,
de s'avilir, et se prostituer.

LUI. -- Mais il me faut un bon lit, une bonne table, un vêtement
chaud en hiver; un vêtement frais, en été; du repos, de l'argent,
et beaucoup d'autres choses, que je préfère de devoir à la
bienveillance, plutôt que de les acquérir par le travail.

MOI. -- C'est que vous êtes un fainéant, un gourmand, un lâche,
une âme de boue.

LUI. -- Je crois vous l'avoir dit.

MOI. -- Les choses de la vie ont un prix sans doute; mais vous
ignorez celui du sacrifice que vous faites pour les obtenir. Vous
dansez, vous avez dansé et vous continuerez de danser la vile
pantomime.

LUI. -- Il est vrai. Mais il m'en a peu coûté, et il ne m'en coûte
plus rien pour cela. Et c'est par cette raison que je ferais mal
de prendre une autre allure qui me peinerait, et que je ne
garderais pas. Mais, je vois à ce que vous me dites là que ma
pauvre petite femme était une espèce de philosophe. Elle avait du
courage comme un lion. Quelquefois nous manquions de pain, et nous
étions sans le sol. Nous avions vendu presque toutes nos nippes.
Je m'étais jeté sur les pieds de notre lit, là je me creusais à
chercher quelqu'un qui me prêtât un écu que je ne lui rendrais
pas. Elle, gaie comme un pinson, se mettait à son clavecin,
chantait et s'accompagnait. C'était un gosier de rossignol; je
regrette que vous ne l'ayez pas entendue. Quand j'étais de quelque
concert, je l'emmenais avec moi. Chemin faisant, je lui disais:
«Allons, madame, faites-vous admirer; déployez votre talent et vos
charmes. Enlevez. Renversez.» Nous arrivions; elle chantait, elle
enlevait, elle renversait. Hélas, je l'ai perdue, la pauvre
petite. Outre son talent, c'est qu'elle avait une bouche à
recevoir à peine le petit doigt; des dents, une rangée de perles;
des yeux, des pieds, une peau, des joues, des tétons, des jambes
de cerf, des cuisses et des fesses à modeler. Elle aurait eu, tôt
ou tard, le fermier général, tout au moins. C'était une démarche,
une croupe! ah Dieu, quelle croupe!

Puis le voilà qui se met à contrefaire la démarche de sa femme; il
allait à petits pas; il portait sa tête au vent; il jouait de
l'éventail; il se démenait de la croupe; c'était la charge de nos
petites coquettes la plus plaisante et la plus ridicule.

Puis, reprenant la suite de son discours, il ajoutait: Je la
promenais partout, aux Tuileries, au Palais Royal, aux Boulevards.
Il était impossible qu'elle me demeurât. Quand elle traversait la
rue, le matin, en cheveux, et en pet-en-l'air; vous vous seriez
arrêté pour la voir, et vous l'auriez embrassée entre quatre
doigts, sans la serrer. Ceux qui la suivaient, qui la regardaient
trotter avec ses petits pieds; et qui mesuraient cette large
croupe dont ses jupons légers dessinaient la forme, doublaient le
pas; elle les laissait arriver; puis elle détournait prestement
sur eux, ses deux grands yeux noirs et brillants qui les
arrêtaient tout court. C'est que l'endroit de la médaille ne
déparait pas le revers. Mais hélas je l'ai perdue; et mes
espérances de fortune se sont toutes évanouies avec elle. Je ne
l'avais prise que pour cela, je lui avais confié mes projets; et
elle avait trop de sagacité pour n'en pas concevoir la certitude,
et trop de jugement pour ne les pas approuver.

Et puis le voilà qui sanglote et qui pleure, en disant:

Non, non, je ne m'en consolerai jamais. Depuis, j'ai pris le rabat
et la calotte.

MOI. -- De douleur?

LUI. -- Si vous le voulez. Mais le vrai, pour avoir mon écuelle
sur ma tête... Mais voyez un peu l'heure qu'il est, car il faut
que j'aille à l'Opéra.

MOI. -- Qu'est-ce qu'on donne?

LUI. -- Le Dauvergne. Il y a d'assez belles choses dans sa
musique; c'est dommage qu'il ne les ait pas dites le premier.
Parmi ces morts, il y en a toujours quelques-uns qui désolent les
vivants. Que voulez-vous? Quisque suos patimur manes.

Mais il est cinq heures et demie. J'entends la cloche qui sonne
les vêpres de l'abbé de Canaye et les miennes. Adieu, monsieur le
philosophe. N'est-il pas vrai que je suis toujours le même?

MOI. -- Hélas oui, malheureusement.

LUI. -- Que j'aie ce malheur-là seulement encore une quarantaine
d'années. Rira bien qui rira le dernier.





End of the Project Gutenberg EBook of Le neveu de Rameau, by Denis Diderot

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

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