Aux pays du Soudan - Bogos, Mensah, Souakim

By Denis de Rivoyre

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Title: Aux pays du Soudan - Bogos, Mensah, Souakim

Author: Denis de Rivoyre

Illustrator: Ernest Martin-Chablis

Release date: November 30, 2024 [eBook #74823]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, Nourrit et Cie

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AUX PAYS DU SOUDAN - BOGOS, MENSAH, SOUAKIM ***






  DENIS DE RIVOYRE

  AUX
  PAYS DU SOUDAN

  BOGOS, MENSAH, SOUAKIM

  DESSINS DE E. MARTIN-CHABLIS ET CARTE SPÉCIALE.


  [Illustration]

  PARIS
  LIBRAIRIE PLON
  E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
  RUE GARANCIÈRE, 10

  1885
  Tous droits réservés




L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction
et de reproduction à l’étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la
librairie) en mai 1885.


PARIS. TYPOGRAPHIE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.




[Illustration: LE CANAL DE SUEZ DÉBOUCHANT DANS LA MER ROUGE.]




AUX PAYS DU SOUDAN




CHAPITRE PREMIER

Mensah et Bogos.--Leur déchéance.--Les menées égyptiennes.--La mission
catholique.--Son action.--Superstitions indigènes.


Lorsque, en 1866, la domination immédiate de l’Égypte remplaça, au bord
africain de la mer Rouge, celle de la Porte, Massaouah en devint le
boulevard[1]. Jusque-là, bourgade misérable, jetée sur un îlot à
quelques cent mètres du rivage, si elle avait toujours réservé à ses
possesseurs l’avantage de les garder hors de l’atteinte des tribus
insoumises ou des chrétiens d’Abyssinie, elle ne leur avait, du moins,
jamais offert assez de ressources et de points d’appui, pour les mettre
à même de prendre sérieusement l’offensive et de porter la guerre chez
leurs ennemis. Négoussié, roi du Tigré, avait campé naguère impunément
en face de ses murs avec 10,000 combattants, et les soldats turcs
d’Arkiko, réfugiés dans l’île à son approche, s’étaient bien gardés de
se lancer à sa poursuite au moment où il s’éloigna.

  [1] Voir _Mer Rouge et Abyssinie_, par D. DE RIVOYRE, chez Plon.

Mais avec le gouvernement de l’Égypte, la situation se modifia. Aux
indolences d’un caïmacan sans autorité, succéda une administration
relativement ferme et vigoureuse. Sur l’emplacement des huttes de paille
s’élevèrent des édifices solides. Une garnison régulière fit oublier le
débraillé des bachi-bouzouks; la ville fut reliée par une digue à la
terre ferme, et des fortifications méthodiques en défendirent les
abords.

Tout en obéissant aux exigences raisonnées de l’installation nouvelle,
ces dispositions et ces améliorations répondaient surtout aux
préoccupations secrètes du khédive Ismaïl-Pacha. Maître du Soudan, de
Khartoum à Khassala et à Souakim, il songeait également à la conquête de
l’Abyssinie. Mais les enseignements du passé étaient là pour lui
apprendre les difficultés de la tâche, et il fallait, auparavant, que
Massaouah présentât une base d’opérations assez sûre pour lui permettre
de s’ouvrir les redoutables défilés qui, du côté de la mer, y donnent
accès.

Il était bien, il est vrai, une autre porte qui lui eût, par le nord,
ménagé une issue plus facile; et déjà, plus d’une fois, avait-il, d’une
main subreptice, essayé d’y frapper, nous le verrons. C’étaient les deux
provinces du Bogos et du Mensah, situées sur le versant septentrional du
plateau éthiopien. Mais, jusqu’alors, la protection de la France, qui y
avait suivi les missionnaires catholiques, l’en avait écarté. Ce ne fut
que plus tard, aux heures néfastes de la défaite, quand notre drapeau
humilié ne projetait plus au loin que des ombres affaiblies, que
l’ambition du Khédive put enfin se donner carrière et occuper sans
danger les deux pays convoités.

A l’époque où, pour la première fois, je me trouvais dans ces régions,
j’eus l’occasion, assez rare alors, de les visiter. La physionomie n’en
a, jusqu’à présent, guère plus été décrite que l’histoire n’en a été
tracée. Ils méritent pourtant moins de dédain; et les conjonctures
actuelles sont peut-être à la veille de leur ménager un rôle au travers
des agitations qui menacent d’ébranler cette partie du vieux monde
africain.

Le Mensah, à quatre ou cinq jours de marche de Massaouah, vers l’ouest,
fut jadis le patrimoine d’un petit peuple vaillant et batailleur avec
lequel les négus d’Abyssinie, ses suzerains de toute antiquité, eurent
souvent à compter. Mais l’invasion d’Oubié, roi du Tigré, qui le
traversa comme un ouragan avec 20,000 hommes, il y a une quarantaine
d’années, fut le signal de sa déchéance. Ensuite, vinrent les Égyptiens
dont le règne n’était pas fait pour ramener sa prospérité détruite, et
qui s’y implantèrent brutalement sans rien tenter pour en relever les
ruines. Les hommes faits avaient été massacrés, les villages incendiés,
les troupeaux dispersés; et lorsque, après ces premières épreuves, une
génération nouvelle, forte encore quoique décimée, aurait pu, en
succédant à l’autre, réparer et venger ses désastres, un second fléau
vint achever ce qu’avait commencé la guerre. Plusieurs années
successives de famine désolèrent la contrée et lui enlevèrent ses jeunes
gens les plus valides et les plus forts. Presque tous s’éloignèrent peu
à peu pour aller chercher au loin de quoi soutenir leur misérable
existence, et demander à des cieux plus fortunés ce qu’ils ne trouvaient
pas chez eux.

Aussi, de ce qui fut autrefois le Mensah florissant et prospère,
subsistent à peine, maintenant, quelques huttes de paille à demi
effondrées, de misérables hameaux, des campagnes désolées, au milieu
desquelles se traînent péniblement çà et là des spectres humains, hâves
et décharnés, de femmes, pour la plupart, vieillies et ridées avant le
temps, ou d’enfants rabougris qui ne seront jamais des hommes...

C’est un peu plus au nord, dans la direction de Khassala, au penchant
des montagnes, que vivent les Bogos, ou mieux, les _Bilen_, ainsi qu’ils
s’intitulent eux-mêmes dans leur idiome. Sortis de l’Agamé, une des
provinces méridionales de l’Abyssinie, à la suite d’on ne sait trop
quelles circonstances, ils apparurent, il y a trois ou quatre cents ans,
sur le territoire qu’ils occupent actuellement, et dont le fertile
aspect, les eaux courantes et les collines boisées, en leur rappelant
les sites charmants de leur patrie originelle, les séduisirent au point
de suspendre leur marche envahissante.

C’étaient, alors, de fiers guerriers qui eurent bientôt étouffé toute
résistance, et réduit les populations autochthones en un état de
vasselage dont les lois impitoyables ne faisaient plus, des personnes
comme des terres, que la propriété exclusive des conquérants. Les
siècles, tout en atténuant l’âpreté de ces rapports, n’en ont même pas
aujourd’hui altéré le caractère; et il est peu de pays au monde où
l’orgueil de la caste établisse encore, à l’heure qu’il est, une
distinction plus nette entre le patricien, c’est-à-dire le _Bilen_ venu
avec la conquête, et le plébéien ou _Tigré_, descendant de la race
vaincue.

Mais à cela, avec quelques légendes diffuses, se bornent à peu près les
enseignements de l’héritage paternel. Endormis dans la même apathie,
après avoir, aussi longtemps qu’ils purent invoquer la haute suzeraineté
du Négus, confondu leurs rancunes, pour exploiter, à frais communs, les
tribus musulmanes limitrophes des Beni-Amer, des Barcas, des Barias, et
piller leurs biens, nobles et vilains courbèrent ensuite leur tête
résignée sous le joug de l’Égypte, et ce ne fut plus qu’accidentellement
qu’ils invoquèrent de la mission catholique la protection infatigable
qu’étendait auparavant sur eux sa main trop souvent abusée.

A une date postérieure de bien peu aux excursions d’Oubié, un des
membres de la mission lazariste installée à Massaouah était venu, en
effet, jeter les fondements d’une église catholique parmi eux, et avait
choisi Keren, leur principal village, pour y établir sa résidence.
Chrétiens cophtes, comme les Abyssins des hauts plateaux, leurs ancêtres
et leurs frères, il n’avait pas fallu longtemps à leur esprit subtil
pour démêler tous les avantages à retirer de ce voisinage. Aussi, sans
que l’enthousiasme du néophyte, on peut se risquer à le dire, y entrât
pour beaucoup, Bogos des hautes et des basses terres, au nombre de
25,000 âmes environ, groupés autour de lui, en étaient arrivés bientôt à
ne plus vouloir écouter d’autre voix que celle du missionnaire, leur
bienfaiteur et leur ami, et à ne plus reconnaître d’autre souveraineté
que la sienne, parce qu’au-dessus, ils discernaient l’image de la France
dont le reflet rayonnait jusqu’à eux.

Ce fut là, pendant longtemps, l’unique barrière à laquelle se
heurtassent, sans oser la franchir, les convoitises égyptiennes. Mais
pour être contraintes ou dissimulées, elles n’en étaient pas moins
vives; et les Bogos, plus que jamais délaissés par l’autorité suzeraine
que battaient en brèche tant de compétitions rivales, se voyaient à leur
tour en butte aux hostilités et aux rapines de plus en plus audacieuses
des tribus musulmanes, excitées contre eux par les encouragements
secrets des agents du Khédive. Il vint même un jour où, se croyant assez
forts et dédaignant toute mesure, ceux-ci se laissèrent aller à une
démonstration directe. Sous un prétexte futile, des soldats égyptiens
firent irruption dans la contrée, s’y livrèrent à tous les excès dont
une pensée européenne peut difficilement évoquer le tableau, puis
rentrèrent en triomphateurs à Khassala, traînant derrière eux un cortége
de captifs.

Mais l’attaque avait été trop brutale. En outre, d’après nos conventions
diplomatiques avec la Porte, nul chrétien se réclamant d’une protection
européenne ne peut être vendu comme esclave; et les prisonniers enlevés
étaient chrétiens ou soi-disant tels. Le missionnaire prit activement en
main leur cause devenue la sienne. L’action du vice-consulat de France à
Massaouah, sollicitée avec instance, ne se fit pas attendre, et sur
l’intervention énergique de notre représentant, en dépit de tous les
délais, de tous les atermoiements suscités par la mauvaise foi
orientale, quelques-uns des captifs, sinon tous, furent rendus, et même
une indemnité dut être payée aux victimes par le gouvernement égyptien.

L’avortement de cette expédition prématurée et les conséquences
humiliantes qu’elle entraîna reculèrent pour quelque temps la
réalisation de ses projets. Ce fut une trêve dans la décadence
progressive des Bogos, et de cette ère éphémère de repos aurait pu
dater, pour eux, celle d’une régénération encore possible. Il n’en fut
rien. Se targuant avec plus d’orgueil que de raison de la sécurité
inespérée qu’ils allaient devoir, désormais, à leur titre imprévu de
clients de la France, ils n’en profitèrent que pour tenter de louvoyer
plus à l’aise entre les lois de l’empire éthiopien dont ils songeaient à
s’affranchir, et les menaces de la domination musulmane dont les serres
s’entr’ouvraient déjà, ne s’inquiétant ni du passé ni de l’avenir, se
livrant tout entiers aux jouissances précaires d’un présent qui ne leur
appartenait même pas.

La foi catholique en bénéficia-t-elle du moins? Il est permis d’en
douter, et pendant la durée de mon séjour parmi eux j’ai plus
fréquemment entendu des allusions aux superstitions demeurées quand même
toujours vivaces dans les traditions locales, que je n’ai saisi de
témoignages de respect pour cette religion qui les avait sauvés. Entre
mille, il en est une tout obscurcie des rêveries païennes, curieuse par
son analogie avec celles d’autres peuples qu’aucun lien apparent ne
rattache cependant aux Bogos, et dont le rapprochement ouvre à la pensée
un vaste champ d’interrogation et de mystère. Avant de poursuivre le
cours de mon récit, je demande à la citer.

Sans se préoccuper outre mesure de mettre d’accord, et les enseignements
de la doctrine chrétienne sur l’éternité de la récompense ou du
châtiment, et les écarts de leur propre imagination, les Bilen admettent
une troisième condition intermédiaire qui n’est plus la vie terrestre,
bien que les fonctions journalières en pèsent toujours sur les
trépassés, et qui n’est pas encore l’état immatériel de l’âme dégagée de
son enveloppe humaine.

L’homme ainsi transformé conserve son apparence primitive, et sans
s’éloigner des lieux où il a vécu, son fantôme est condamné à y errer la
nuit, par groupes, par familles, ainsi qu’autrefois, menant paître aussi
des fantômes de troupeaux, parcourant les vallées et les montagnes,
s’abreuvant aux sources, édifiant des abris éphémères, et poursuivant,
en un mot, le cours normal de la vie qu’il menait en ce monde, jusqu’aux
rayons du jour, à l’aube duquel s’évanouit tout vestige de cette
fantasmagorie funèbre. De témoignages, ou même d’incidents, à l’appui de
cette croyance indiscutable, nul n’est embarrassé pour en invoquer. Le
plus étrange, à mon avis, à cause de la preuve matérielle qui en
subsista, est celui qui me fut raconté une fois à moi-même, en m’en
désignant l’héroïne.

Cette femme s’était égarée dans les bois, et surprise par la nuit, au
lieu de suivre le sentier du village, ses pas la conduisirent dans un
endroit désert, inconnu, où le vent soufflait en rafales lugubres, où
les hurlements des animaux sauvages frappaient son oreille, mêlés à des
bruits de sanglots et de plaintes. Épouvantée, elle tomba à genoux, en
se ramenant sur les yeux un pan de son vêtement, et se cachant le front
dans les mains. Puis, au bout de quelques instants, le relevant avec
hésitation, elle aperçut, à peu de distance, deux ou trois lumières
tremblotantes, qui ne pouvaient provenir que d’un campement de
voyageurs; c’était le salut. Elle se précipita de ce côté en courant.
Mais point de bruit, point d’animation; rien de ce tumulte qui,
d’ordinaire, révèle le voisinage d’une caravane. La flamme s’élevait
droite au-dessus des foyers silencieux, et semblait éclairer sans donner
de chaleur.

Néanmoins, elle avançait, et, derrière l’enclos d’épines, elle voyait
des formes humaines se mouvoir lentement au milieu de vaches immobiles.
Des femmes accroupies broyaient automatiquement du dourah, dont les
grains écrasés ne criaient pas sous la meule; des hommes allaient et
venaient, portant des jattes de lait et de beurre, mais tout cela sans
un mot, sans un rire; des vieillards, assis en rond, laissaient pencher
indolemment la tête sur leur poitrine. Puis, en approchant davantage,
parmi ces gens, elle en reconnut: horreur! C’était le campement des
morts!

Au cri d’effroi qu’elle poussa, quelques-uns vinrent à elle. Il y avait
là de ses amis, de ses parents, ensevelis depuis des mois, des années.
Ils la reconnurent aussi et la firent asseoir sur une pierre, près du
feu. Ensuite, sans prononcer une parole, on lui offrit à manger. Elle
avait faim, elle accepta. Mais sa main tremblait tellement qu’en portant
à ses lèvres une calebasse pleine de beurre fondu, le récipient vacilla,
et une partie du liquide tomba sur ses vêtements. Après quoi, accablée
de fatigue, brisée par l’émotion, elle s’étendit auprès du brasier et
s’endormit.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, le soleil était levé. L’esprit sous le coup
d’impressions confuses, la mémoire alourdie et voilée, elle regarde
autour d’elle... Personne! Rien que les cieux, les arbres, la verdure et
la terre... Où est-elle?... Peu à peu, elle se souvient! Elle s’est
égarée, puis elle s’est endormie, puis elle a rêvé... Elle a rêvé aux
morts. Ils étaient là, autour d’elle, muets, décharnés, sombres, ceux
qu’elle a connus, qu’elle a aimés jadis... Quel rêve horrible!... Mais
non! ce n’est point un rêve!... voilà sa robe, et sur cette robe qu’elle
touche, voilà aussi la tache que le beurre des morts y a laissée, tache
ineffaçable dont l’eau du ruisseau est impuissante à laver l’empreinte.

Quelle coïncidence entre ces superstitions des sauvages de l’Afrique et
celles des sauvages de l’Amérique, nuancées, il est vrai, des
modifications en rapport avec les habitudes et les besoins propres aux
deux races! Aux tribus vagabondes des bords de l’Orénoque ou du
Mississipi, subsistant de leurs chasses, errant à travers les forêts en
quête d’une proie, des hécatombes de gibier, des chasses sans fin, des
bois touffus. Aux peuples pasteurs des montagnes de l’Éthiopie ou des
plaines du Soudan, adonnés à l’élevage des troupeaux, s’abreuvant de
leur lait, la vie future réserve des pâturages, des vaches, des
brebis... C’est bien là le reflet de la préoccupation unique qui, à
l’origine, sur toute la surface du globe, s’est imposée aux dogmes des
couples les plus divers, celle de vivre, et dont le souci les poursuit
jusqu’aux limites de l’existence surnaturelle qu’ils pressentent, sans
en deviner le caractère idéal.

La religion chrétienne, telle que la comprennent et la pratiquent les
Abyssins depuis des siècles, n’a que bien peu relevé le niveau grossier
de ces tendances. Avant l’apparition des missionnaires catholiques, à
quoi s’en réduisaient les enseignements effectifs? A quelques préceptes
vulgaires, quelques règles de discipline plutôt que de doctrine,
quelques simulacres extérieurs, des jeûnes, des pèlerinages, des
abstinences, dont il suffisait parfois de l’inobservance accidentelle
pour frapper les coupables d’une apostasie sans remède.

De toutes les prohibitions et de toutes les prescriptions, la plus
impérative et la plus inexorable est celle qui interdit au chrétien la
viande des animaux tués de la main d’un musulman. Or, un jour que des
Abyssins étaient descendus au marché de Massaouah, des mahométans les
invitèrent à venir boire du tedj au cabaret. On y resta longtemps. De
grosses cruches aux flancs rebondis avaient été préparées d’avance, et
la liqueur épaisse se versait à la ronde, dans des verres en corne de
buffle. Ces vases sont profonds et larges, et la raison, souvent, a le
temps de s’envoler avant que le fond en soit atteint. Lorsque nos
buveurs arrivèrent à la dernière goutte des leurs, ils y découvrirent,
sous les couches dorées de l’hydromel, des tranches de viande bouillie.

--Qu’est ceci? dit l’un d’eux.

Les autres se mirent à rire, sans répondre.

--Par la sainte montagne du Thabor, répondez, s’écria le groupe des
chrétiens inquiets.

--Allah est grand, répliqua alors, sentencieusement et d’un air grave,
le plus âgé des marchands. Désormais sa main est sur vous, car cette
viande est celle d’un mouton que j’ai tué moi-même ce matin, suivant les
rites ordonnés par la loi du Prophète. Vous y avez goûté. Maintenant
donc, il n’y a plus à s’en dédire, vous êtes des nôtres.

--C’est vrai, murmurèrent tristement les Abyssins en courbant la tête,
nous voilà musulmans.

Et il fallut bien des arguments et bien du temps pour leur persuader que
cette souillure involontaire n’avait point effacé en eux la qualité de
chrétiens, et qu’ils pouvaient encore se considérer comme tels. Je ne
sais même pas si l’on y parvint tout à fait.

Moins éclairés encore, s’il est possible, et plus étrangers que les
habitants des hauts plateaux aux leçons moralisatrices du christianisme,
les Bogos, avant tout, estimaient que là où ils rencontraient le plus
d’avantages matériels, là devait être la vérité. Ce fut sous ce point de
vue pratique qu’ils envisagèrent, dès le début, la portée du séjour des
missionnaires catholiques au milieu d’eux, et qu’ils écoutèrent leurs
prédications, alléchés par l’appât exclusif des récompenses terrestres à
recueillir. Mais, depuis deux ans, ces calculs peu édifiants menaçaient
de se voir déjouer. Rappelé en Europe, le chef de la mission les avait
quittés, ne laissant derrière lui que des vicaires indigènes aussi peu
aptes à le remplacer qu’à le faire oublier. Son successeur tardait à
venir; et plus éprouvés que jamais par la disette, aveuglés par la
misère, abandonnés à eux-mêmes et au découragement de leurs instincts
cupides, ces chrétiens, qui devaient tout à sa parole ou à sa charité,
étaient déjà sur le point de se tourner sans plus de scrupule vers cette
même Égypte musulmane dont il les avait délivrés, lorsque enfin un
nouvel évêque débarqua à Massaouah. Suivant le bruit public, il
apportait avec lui de l’argent envoyé par le gouvernement français; et
une partie du personnel qui le suivait était destinée à la mission des
Bogos.

Ces secours arriveraient-ils à temps? C’était le moment même que j’avais
choisi de mon côté pour me rendre chez eux. Dans cette intention, je
venais de me rapprocher de Massaouah, et d’accord avec M. Münzinger,
notre agent consulaire, qui, depuis plusieurs années, avait créé dans ce
pays un établissement agricole, nous étions sur le point de nous mettre
en route. Le prélat demanda à nous accompagner avec un de ses prêtres,
le P. Delmonte. Accrue de ce renfort, notre caravane allait présenter un
aspect imposant, et, suivis d’une escorte nombreuse de serviteurs bien
armés, nous partîmes.

[Illustration: MASSAOUAH.]




CHAPITRE II

Monkoullo et le chef des chameliers.--Le Samhar.--Les marchands
d’esclaves.--La plaine d’Azuz.--Le territoire d’Abyssinie.--Mon
serviteur Gœrguis.


Chacun de nous, escorté de ses propres domestiques, montait un mulet
caparaçonné à la mode d’Abyssinie. L’évêque, lui, était sur une mule
dont, jadis, le Négus avait fait cadeau, avec tout son pittoresque
harnachement, à un prêtre de la mission, au temps où il ne la
persécutait pas encore et ne la chassait pas de ses États. Autour du
cou, à la place de sonnettes, lui pendait un triple rang de feuilles de
laurier en étain, dont le choc cadencé produisait un tintement argentin
qui s’entendait de loin. La bête n’était plus jeune, il est vrai, mais
elle n’en était pas moins têtue, et le bon évêque, qui, dans le
principe, se berçait de la vaine illusion que le pas de sa monture
ralenti, ou tout au moins calmé par l’âge, serait plus en harmonie avec
les allures épiscopales, fut maintes fois obligé de recourir à des
arguments en dehors du style canonique, pour dompter ses caprices et la
maintenir en droit chemin.

Notre première halte devait être Monkoullo, le faubourg continental de
Massaouah. Ce fut sous les arbres d’un jardin appartenant à la mission,
que l’évêque et sa suite passèrent cette nuit de voyage. Quant à M.
Münzinger et à moi, nous poussâmes jusqu’à un autre gros village, à deux
ou trois portées de fusil du premier, et nommé Emkoullo, où nous reçûmes
l’hospitalité chez un haut et puissant seigneur de l’endroit, le chef
suprême des chameliers.

L’habitation, construite de chaume et de nattes assez solidement
tressées, ne comprenait qu’une pièce. Au fond, dans toute la largeur,
depuis le toit jusqu’au sol, régnait, parallèlement à la muraille, et à
la distance d’un mètre environ, une sorte de châssis à claire-voie, en
roseaux croisés, analogue au treillage des volières, chez nous. A
hauteur d’appui, dans l’intervalle entre la paroi extérieure et cette
seconde cloison, une espèce de rayon coupait horizontalement l’espace
vide, d’un mur à l’autre. Enfin, au milieu, une porte cintrée,
absolument pareille à celle d’un colombier, et de dimensions juste
suffisantes pour livrer passage au corps d’un homme, ouvrait sur ce
plancher suspendu.

Quel pouvait être le motif de cet arrangement singulier? Je ne me gênai
point pour m’en enquérir. On me répondit que c’était là, tout à la fois,
la chambre nuptiale et le lit des époux.

D’interrogation en interrogation, je finis par obtenir des explications
plus précises, avec l’aveu de cette pratique barbare, en honneur chez
les Chohos, qu’on nomme la «fibulation», et dont les petites filles sont
les infortunées victimes.

Cette coutume odieuse fut importée chez eux du Soudan, où les autorités
égyptiennes, à l’issue des conquêtes d’Ibrahim-Pacha, tentèrent, mais en
vain, de la détruire. On alla jusqu’à pendre les matrones qui y
prêtaient leur ministère. Rigueurs inutiles! Le despotisme du préjugé
acquiert un tel empire en Orient, que les enfants, à l’âge de six ans,
sept ans, couraient d’elles-mêmes au devant de la mutilation.

Il est à croire que les encouragements des parents, pour être secrets,
ne demeuraient pas étrangers à ce fanatisme précoce, et qu’ils
redoutaient de voir plus tard rejaillir jusqu’à eux la honte qui,
certainement, ne manquerait pas d’atteindre leur fille au moment de son
mariage,--ou plutôt d’avoir à subir une dépréciation fâcheuse dans la
valeur de leur marchandise. Toujours est-il qu’à la nouvelle épouse,
ainsi mutilée dès le bas âge, les premiers jours de l’hymen n’offrent
plus qu’une série d’abominables tortures; et il n’est pas rare
qu’éperdue de douleur, pantelante sous ses brutales caresses, elle
s’échappe des bras de son mari. Les proportions exiguës, l’ouverture
étroite de la cage où on l’emprisonne, sont là pour l’en empêcher, et
retenir, bon gré, mal gré, près de son maître, la malheureuse à qui se
révèlent, sous un jour aussi dur, les douceurs à venir de l’amour
conjugal. De cette prison, sous aucun prétexte, il ne lui est permis de
sortir,--j’allais dire jusqu’à ce qu’elle soit apprivoisée. Elle y doit
demeurer un mois entier. C’est le délai légal; et c’est ainsi, au sein
de la plus affreuse des captivités, que s’essayent les timides
bégayements de son cœur.

Ces bégayements-là débutent par des clameurs de bête fauve. J’en fus
témoin. Un jour, à Haylet, un peu plus au nord, dans la plaine d’Azuz,
je me promenais à la tombée de la nuit, en compagnie du cheik de ce
village. Tout à coup, nous entendons des cris épouvantables, qui
n’avaient rien d’humain, sortir d’une maison voisine. Je m’arrête,
croyant à une catastrophe.

--Oh! ce n’est rien, me dit le cheik en continuant à marcher, et d’un
air goguenard; c’est une fille qui s’est mariée ce matin.

Chez mon hôte actuel, semblable surprise n’était pas à craindre. Il
était vieux et ne songeait plus au mariage. Mais il tenait à nous
gratifier d’égards particuliers. Pour nous faire honneur, il tira d’un
bahut deux tapis usés, rapportés par lui, quelque trente ou quarante ans
auparavant, d’un pèlerinage à la Mecque; et je n’oublierai jamais le
regard d’écrasante ostentation qu’il nous jeta en en recouvrant les deux
angarebs, c’est-à-dire les deux lits qui nous attendaient. Nous nous y
couchâmes, pénétrés, comme il convenait, du luxe déployé à notre
intention; et, fatigué, je ne tardai pas à m’endormir.

Je reposais depuis une demi-heure à peine, quand me voilà réveillé par
une sensation désagréable, bien que mal définie encore et confuse. On
eût dit les piqûres légères d’un million de petites épingles s’enfonçant
peu à peu dans les chairs... Et puis, c’était comme un bruit sourd,
insaisissable, quoique persistant, celui que produirait, dans le
lointain, la marche d’une armée en campagne. Je me tournais et me
retournais sur mon grabat, enviant le calme insouciant de mon domestique
Ibrahim, étendu à mes pieds.

A la fin, n’y pouvant plus tenir, et incapable d’endurer davantage ce
supplice en silence:

--Que de moustiques!... m’écriai-je.

--Ce ne sont pas des moustiques, me répond mon homme sans broncher et
impassible.

--Et qu’est-ce donc?

--Ce sont des punaises.

A ce mot, on le comprend, je bondis. A travers les fentes de la hutte,
les rayons de la lune laissaient percer une éblouissante lumière. Je me
précipitai au dehors. Quel spectacle, grand Dieu! J’étais habituellement
vêtu d’habits de laine blanche, avec de grandes guêtres boutonnées, me
montant jusqu’au-dessus du genou. Tout cela était devenu noir, noir
d’insectes qui se livraient, sur mon malheureux individu, à des combats
acharnés dont j’étais le champ de bataille. J’eus beau me secouer,
m’agiter: deux jours après, je trouvais encore de ces puantes petites
bêtes nichées dans les plis de mes guêtres... Cette nuit-là, je ne
dormis plus guère.

A l’aube, nous étions en route à travers les steppes arides du Samhar.

De loin en loin, quelques rares mimosas, des dunes moutonneuses qui
semblent grandir ou diminuer au caprice des vents dont l’aile balaye la
poussière; des fragments de roches calcinées; de profondes ravines
creusées par les pluies diluviennes de l’hiver; à l’horizon, par-ci
par-là, la course effarée d’une gazelle que poursuit l’hyène ou le
chacal; des amas d’ossements blanchis; au-dessus de cette scène d’aspect
si morne, le vol circulaire des vautours ou d’autres oiseaux de proie;
et plus haut, plus haut que les habitants de l’air, plus haut que le
regard, plus haut que la pensée, l’azur immaculé d’un ciel sans nuage,
les rayons embrasés d’un soleil sans pitié... Voilà le Samhar.

Et il y en a comme cela, dans la direction du nord, pour huit jours
avant d’atteindre Souakim. Du côté de l’Abyssinie, à l’ouest, il n’en
faut que deux avant d’arriver au pied des montagnes, où la végétation
commence à s’épanouir. C’était ce chemin que nous suivions...

De temps à autre, une ligne tourmentée zèbre la chaude perspective du
désert d’une teinte plus sombre. C’est le lit desséché d’un de ces
torrents éphémères, disparus aussi vite qu’engendrés, où l’humidité des
couches inférieures se prolonge davantage, et entretient, sur les rives,
la verdure de quelques arbrisseaux clair-semés. Ou bien, tout à coup,
devant vous, le sol est brusquement coupé. Une gigantesque crevasse se
déroule à vos pieds. Là, tout un canton s’est abîmé sous une pression
uniforme. Vous êtes au bord d’une falaise de sable du haut de laquelle
vous contemplez avec stupéfaction, à cent pieds au-dessous, un vallon,
dont les bosquets, comme ceux d’un parc, éparpillent au hasard leurs
festons de feuillage. L’action persistante des eaux souterraines a
produit ce phénomène, et l’affaissement partiel des terres, qu’a
fécondées une infiltration de plusieurs siècles, donne naissance à ces
rares oasis après l’ombre desquelles soupire le voyageur.

Partis à cinq heures du matin de Monkoullo, nous nous arrêtons, à midi,
en un lieu que les indigènes appellent Um-Guera. Nous nous reposons avec
délices, car la chaleur est horrible, et l’étape a été longue. Non loin
du nôtre, un second campement est déjà installé; mais il est d’un aspect
lugubre, celui-là. Ce sont des marchands d’esclaves qui poussent vers la
mer leur bétail humain. Une centaine de ces infortunés sont là, gisant
sans force et presque sans vie, se repaissant d’une maigre pitance que
leur jette la pitié intéressée de leurs maîtres. Ce sont des jeunes
enfants, pour la plupart, des jeunes garçons, des jeunes filles...
Celles-ci ont à peine un haillon pour couvrir leur nudité. Tous sont
chétifs, décharnés, et viennent Dieu sait d’où!... de trois, de quatre
cents lieues dans l’intérieur, comme aussi peut-être, chose affreuse à
dire, du village voisin, où ils ont été vendus par des parents hors
d’état de les nourrir. Les cadavres de la moitié de leurs compagnons,
morts de misère et de fatigue, jalonnent la route qu’ils ont parcourue.

Mais, à notre vue, le front des marchands est devenu soucieux. Ils
n’ignorent pas les efforts des blancs pour anéantir leur odieux trafic,
et ils redoutent les conséquences de notre rencontre. Pourtant leurs
mesures sont bien prises, et nulle intervention inopportune n’en
entravera le cours. Le gouverneur de Massaouah, qui doit veiller, en
apparence, au maintien des dispositions rigoureuses édictées par son
propre gouvernement contre la traite des noirs, est, moyennant une part
dans les profits, de connivence tacite avec eux. Aussi n’est-ce plus à
Massaouah qu’ils vont embarquer leur cargaison. Ils se dirigent un peu
plus au-dessus, vers une anse convenue, dont les agents de l’autorité
ont bien soin de ne venir jamais troubler intempestivement le repos:
c’est là que des bateaux, envoyés les trois quarts du temps par le
gouverneur lui-même, iront prendre la marchandise pour lui faire
rapidement traverser la mer. Une fois en Arabie, il n’y a plus rien à
craindre.

La mer Rouge est sillonnée d’embarcations ainsi chargées. Quelquefois un
navire anglais les arrêtait jadis au passage, et en confisquait à son
propre bord le chargement, pour l’emmener à Aden. Là, le pied une fois
posé sur ce sol appartenant à la libre Angleterre, tous étaient libres à
leur tour, libres de mourir de faim ou de recevoir les coups de talon de
botte qu’on ne leur ménageait pas. Heureux ceux qui pouvaient entrer au
service de quelque marchand ou officier! Quant aux autres, maltraités,
repoussés, s’arrachant sur les tas d’ordures des débris sans nom dont
les chiens ne voulaient plus, combien n’en ai-je pas vu, de ces
malheureux, cadavres ambulants, regretter l’esclavage et le maître qui,
du moins, les nourrissait!

Il est vrai qu’aujourd’hui ces bienfaits de l’affranchissement à
l’anglaise ne sont plus à redouter pour eux. La Grande-Bretagne, après
l’avoir proscrite si longtemps, ne le proclamait-elle pas naguère par la
voix de l’un des siens?... Désormais la traite des esclaves est tolérée
comme une institution nécessaire et un instrument actif de sa politique
libérale en Orient.

Quels cris d’horreur et de réprobation, d’un bout à l’autre de la
pudibonde Angleterre, cependant, si toute autre nation européenne eût,
avant elle, abaissé jusque-là ses principes anciens!... Et Dieu sait,
lorsqu’il s’en mêle, comme John Bull sait crier!... Mais il est bien
question de scrupule ou de pudeur, dès qu’il s’agit de lui-même, et que
ses intérêts sont en jeu! Les marchands d’esclaves peuvent, maintenant,
pourchasser leur gibier récalcitrant, à l’ombre du drapeau de la Reine!

Et sait-on, en effet, sur quelles bases reposent, au Soudan, les
opérations de ce hideux commerce? Ce n’est plus à des rapts isolés et
cachés, à des marchés hâtifs où la famine est le premier agent, qu’il
est condamné. Là, tout se passe au grand jour et sur une vaste échelle.
Ils sont un certain nombre de gens influents, riches, honorés, qui
forment comme une puissance à part, avec ses relations extérieures, ses
traités, ses sujets, son trésor, ses armées. La saison venue,--à
l’ouverture,--chacun équipe sa bande. Il en est qui comptent trois,
quatre et jusqu’à six mille hommes. C’est un sacripant de confiance et
rompu au métier qui les commande, et le terrain préparé, les
dispositions prises, en chasse! Le pays est réparti de manière à ne pas
gêner le voisin. A chacun sa terre. On remonte le Nil Blanc; on visite
les bords du lac Nô et du Bahr-el-Ghazal. Gondokoro était autrefois une
des principales stations. Ce sont les Dinkas, les Nouërs, les
Shilloucks, et tant d’autres, qui vont être les victimes. Armés à peine
de lances inoffensives, d’une timidité d’enfants, aux premiers coups de
fusil, terrifiés, abattus, ces malheureux, vaincus d’avance, tendent le
cou, pour ainsi dire d’eux-mêmes, au carcan dès qu’ils le voient. Les
hommes faits, les femmes, les enfants, tout est bon. Des tribus entières
ont été anéanties de la sorte.

D’ordinaire, l’expédition dure plusieurs mois, tant que les pluies ne
tombent point, ou tant que le gibier se rencontre. De distance en
distance, les traitants élèvent des _zeribas_ pour l’y garder les
premiers jours. Ce sont des refuges entourés d’une double et triple
enceinte de palissades et d’épines, où ils tiennent, en même temps,
leurs approvisionnements et leurs munitions. Ensuite, des bateaux
transportent, à mesure, le butin à Khartoum, et de là il est dirigé, à
beaux deniers comptants, par tout l’Islam. Ce sont les Abyssiniennes,
lorsqu’il est possible de s’en procurer, qui atteignent les plus hauts
prix. Au Caire, suivant la qualité, elles se vendent de 1,500 à 2,000
francs.

Pendant les trois années qu’il a administré cette partie des possessions
égyptiennes, le général Gordon avait fait aux marchands d’esclaves une
guerre sans pitié, et en avait à peu près purgé, au moins
ostensiblement, la contrée. Il revint pour leur prodiguer ses
encouragements officiels et favoriser leur industrie. Ça ne lui a guère
réussi. Allah est grand!...

Le lendemain, le sentier raboteux où nous sommes engagés débouche sur la
plaine d’Azuz. Nous la traversons dans toute son interminable longueur.
Il nous faut près d’un jour pour voir la fin de l’éternel rideau de
mimosas dont elle est couverte. C’est une des contrées les plus
giboyeuses du globe, et tout en marchant, je me livre sans mérite à un
carnage acharné. Sous les broussailles, à chaque pas, se lèvent des
antilopes, des gazelles, des sangliers, et même des panthères.

J’avais blessé un francolin et je m’étais écarté de la caravane pour le
chercher. Un peu en arrière, mon fusil chargé seulement à petit plomb,
je battais, à droite et à gauche, le fourré.

Soudain, d’un massif plus épais, quelque chose bondit et me passe devant
les yeux. Je m’arrête. A trois pas, une grosse panthère, ramassée sur
ses quatre pattes comme un chat en colère, grognait en dardant sur moi
un regard féroce. Que faire? Pareil tête-à-tête, quand il vous prend à
l’improviste, n’est pas sans interloquer. Je demeurais là, campé un pied
en l’air et le fusil sur le bras, à la regarder également. Cet échange
d’œillades expressives dura bien dix secondes, et des secondes, je vous
jure, qui semblent longues! A la fin, je réfléchis qu’à distance si
courte mon coup de feu devait faire balle. Et voilà que doucement, tout
doucement, le regard toujours bien droit et bien fixe, j’essaye de
ramener mon arme pour épauler. Est-ce ce jeu muet? est-ce une autre
cause? je l’ignore; mais à mon mouvement, si imperceptible qu’il soit,
la bête tout à coup prend son élan, et d’un saut gracieux et flexible se
jette de côté, fort heureusement, pour disparaître dans les arbres. Une
ondulation ou deux, et c’est tout: elle a fui; je ne vois plus rien...
Ouf! Je ne cours pas après, et je lui fais grâce de mon coup de fusil...
Décidément, les perdreaux sont plus faciles à tirer.

Azuz est un village qui relevait autrefois des Nahibs d’Arkiko. Mais,
depuis quelques années, il y a scission dans la dynastie de ces princes,
et Azuz forme avec Haylet un apanage indépendant, ou plutôt une
circonscription distincte des possessions égyptiennes, sous la haute
surveillance d’un sous-lieutenant dont le descendant de la race illustre
des Nahibs est un peu moins que le domestique. C’est le dernier centre
de population musulmane que nous allons rencontrer.

Dans la journée, nous atteignons le pied des monts d’Abyssinie, et après
une halte de quelques heures à Kousserett, nous abordons des rampes
escarpées qui, par une ascension pénible et longue, nous mènent au
premier plateau. Autour de nous, à mesure que nous grimpons, le décor
change à vue d’œil. Adieu à la végétation avare et souffreteuse des
terres basses, à l’aridité énervante de leur sol calciné; plus rien ici
qui en rappelle la physionomie ni même le voisinage. A présent, une
forêt épaisse, des arbres magnifiques dont les noms me sont inconnus, le
murmure des ruisseaux sautillant de roche en roche, et une atmosphère
imprégnée de délicieuses fraîcheurs. Les ardeurs du soleil tamisé par le
feuillage ne se révèlent plus, désormais, que comme un sourire et une
caresse. Nous avons presque froid. C’est que nous sommes bien en
Abyssinie; et le soir, assez tard, nous bivouaquons à Gaba, en plein
territoire éthiopien, à 5,000 pieds au-dessus du niveau de la mer.

La nuit s’annonçait fraîche; elle est glaciale. Nous qui, la veille
encore, trouvions à peine dans les bouffées d’une chaleur suffocante
assez d’air pour respirer, nous grelottons maintenant. Par bonheur, le
bois ne coûte rien que la fatigue de le ramasser, et un bûcher biblique
où flambent quatre ou cinq troncs énormes nous réchauffe de sa flamme
bienfaisante. En même temps l’éclat en écarte les animaux féroces, dont
les hurlements grondent dans l’obscurité; les branches sèches craquent
sous leurs pas. Au lieu de dormir, Monseigneur et moi, nous passons
presque toute la nuit à circuler de long en large, ou, à la mode des
écoliers, à battre la semelle pour nous dégourdir les jambes.

Bien avant que le soleil paraisse, nous sommes en selle. Mais à peine
s’est-il brusquement dégagé, comme il arrive aux tropiques, des cimes
qui le voilaient à nos yeux, que ses rayons nous raniment, nous
réconfortent, et ne tardent pas, sous leurs chaudes morsures, à nous
faire souvenir que c’est bien quand même le soleil africain, le soleil
des déserts. D’un froid intense, nous sommes livrés, sans transition, à
une brûlante chaleur.

Nous avons quitté la forêt pour gravir, gravir toujours de nouvelles
montagnes, dont nous ne parvenons au faîte qu’afin de mieux en
apercevoir d’autres devant nous, et au delà de celles-là, d’autres
encore, au bas desquelles, enfin, est le terme du voyage.

Du moins, rien de monotone dans le trajet. Le paysage est des plus
accidentés, des plus agrestes. Si nous montons souvent, nous descendons
quelquefois. Et alors, aux bois d’oliviers sauvages, de citronniers, qui
tapissent en partie le flanc des collines, succèdent de verdoyantes
vallées, toutes parfumées de fleurs et de gazon, où les plus ravissants
oiseaux de la création se jouent à portée de la main. Vers midi, nous
nous arrêtons au bord d’une source renommée au loin pour la limpidité de
ses eaux. Comme c’est bon d’y boire, quand on se rappelle les puits
nauséabonds du Samhar! Et quelle savoureuse limonade avec le jus des
limons cueillis en route!

Dans le creux des vallons, et sur les plateaux de la montagne, les
indigènes ont semé leurs récoltes. Nous sommes au mois d’avril. C’est
presque le moment de la maturité. Tous leurs soins, toutes leurs
espérances, sont donc concentrés sur ces points où repose leur fortune.
Pour surveiller les environs, ils ont construit, au milieu de chaque
champ, supporté par quatre piliers, un échafaudage en fascines, du haut
duquel le regard vigilant d’une sentinelle, sans cesse en alerte,
inspecte les alentours. Les sangliers font-ils irruption à travers la
récolte: vite, les clameurs des gardiens les mettent en fuite ou
appellent à l’aide. L’ennemi s’apprête-t-il à saccager la moisson et à
en massacrer les propriétaires: sa présence est déjà signalée avant
qu’il ait eu le loisir d’approcher, et tout le monde est sur pied, prêt
à le combattre et à le repousser.

Le dourah est si haut, que nous avançons à cheval le long des tiges sans
que nos fronts les dépassent. C’est ici le sol le plus favorable aux
cultures, et la sécheresse y est inconnue. On sait, en effet, que les
pluies périodiques des contrées tropicales partagent régulièrement
l’année en deux saisons, dont l’époque varie suivant les conditions
climatériques et géologiques du pays. Sur les côtes de la mer, les
pluies commencent au mois de novembre, pour finir avec celui d’avril.
Sur le plateau, au contraire, c’est au mois de mai que tombent les
premières ondées, et elles ne cessent qu’aux derniers jours d’octobre.
Or, sur la lisière extrême de ces deux régions doit se trouver
nécessairement une zone intermédiaire, participant à la fois de l’une et
de l’autre, où la queue des averses de la première devient, à un instant
donné, la tête de celles de la seconde, et où par conséquent il pleut à
peu près toute l’année. C’était cette bande de terrain que nous
traversions. Deux ou trois récoltes y mûrissent aisément sous l’action
alternative du soleil et de la pluie, et la reconnaissance indigène les
a baptisés d’un nom qui en consacre la fécondité: on les appelle
_Doupourchairs_, c’est-à-dire, montagnes à orge.

Puis, voici la charmante vallée de Maldi. Un ruisseau gazouille, tout
bordé d’arbrisseaux odoriférants. Des centaines de pintades ou de
francolins se glissent sous les hautes herbes. Des papillons
éblouissants, des merles métalliques, des tourterelles à longue queue,
voltigent et prennent leurs ébats. Et des fleurs encore; partout,
toujours, des fleurs. L’atmosphère est embaumée.

Notre séjour n’est pas long dans ce coin de paradis terrestre. Le
sentier redevient roide, et nous voilà, un à un, les uns derrière les
autres, à grimper de nouveau, jusqu’à un coude qui nous ouvre subitement
une issue, droit devant nous, au flanc de la montagne. A gauche, c’est
un précipice presque à pic, dont des broussailles nous dissimulent le
fond. Sous le sabot de ma monture, une pierre se détache, et une
antilope effrayée bondit devant moi. D’un coup de fusil, je l’abats, et
je saute aussitôt à terre pour la ramasser. Mais elle roule sous mes
doigts, et bientôt, entraîné, je me sens rouler avec elle. Je
m’accroche, au hasard, à la branche d’un arbuste, qui résiste
heureusement, et, sans courir davantage après ma proie, je remonte à
cheval. J’avais chaud; je me passais la main sur la figure: tout à coup,
je ressens dans le nez des picotements étranges. Je me frotte pour les
faire cesser: plus je me frotte, plus ils redoublent; j’éternue, une
fois, deux fois... dix fois: c’était aux feuilles d’un poivrier que je
m’étais retenu.

Bien d’autres plantes, d’essence précieuse sans doute, sont là, que nous
frôlons sans les connaître. Mais la roche se dégage plus nue et plus
sévère. Le sentier se reprend à descendre. Des éboulements l’ont obstrué
çà et là. Pour le coup, nous voici au milieu d’un torrent à sec. Nous ne
sommes pas les seuls à pratiquer cette voie. Des empreintes nombreuses
d’animaux se montrent sous nos pas. Celles du lion et de l’éléphant y
sont les plus fréquentes. La vue de leurs excréments me remplit de
surprise. On dirait ceux d’un chat colossal et d’un cheval gigantesque.
Ces traces, toutes fraîches, nous indiquent qu’ils ne sont pas loin.

Avant de quitter Massaouah, j’avais dû, pour le voyage, compléter le
personnel de _ma maison_. C’était Ibrahim[2] qui s’en était chargé. Au
nombre des nouvelles recrues, il me présenta un chrétien de l’Hamacen.

  [2] Voir _Mer Rouge et Abyssinie_.

--C’est un homme des plus recommandables, m’avait-il dit; nous sommes du
même âge, et je l’ai toujours connu.

--Ah! Et quel âge as-tu toi-même?

C’était un problème que je n’avais jamais pu déchiffrer. La barbe grise
et le corps déjà un peu voûté de mon homme accusaient au moins une
cinquantaine bien sonnée.

--Je ne sais pas, me grommela-t-il, en soulignant sa réponse du petit
rire aigrelet et tant soit peu niais qui lui était habituel; peut-être
trente-cinq ans!

Qui se soucie, en effet, parmi ces gens, d’un aussi mince détail? Et à
quoi bon? Ils naissent, souffrent et meurent. Voilà toute leur vie. Que
les jours et les années s’écoulent, c’est toujours pour endurer les
mêmes peines, et marcher au même but. De préoccupations intellectuelles,
d’aspirations supérieures, il n’en est point d’autres, pour leur esprit
engourdi, que celles réclamées par le besoin journalier de manger. En
quoi la notion de l’âge peut-elle leur servir? Ils se marient comme tout
le monde, aussitôt qu’ils le peuvent physiquement; leurs enfants
grandissent, ainsi qu’ils l’ont fait eux-mêmes, à la grâce de Dieu. Un
jour, lorsque la volonté d’Allah le décidera, il est certain que la
misérable existence qu’ils traînent aura un terme; mais un peu plus tôt,
un peu plus tard, qu’importe? Et pourquoi réfléchir d’avance à l’espace
probable qui reste encore péniblement à parcourir?

Je m’en étais tenu là avec Ibrahim de mes investigations sur son état
civil.

--Et que fera ton camarade? Tu m’as déjà amené deux ou trois garçons
pour mon mulet et les bagages. Toi, tu te charges de la cuisine.
N’est-ce pas assez?

--Oh! Gœrguis--c’était le nom du candidat, Georges en français--possède
bien des ressources qui te seront utiles. Nul plus que lui n’est
familier avec tous les détours de la montagne; c’est un guide sûr. Et
puis, il a appris mainte légende qu’il te racontera. Dans son pays, le
soir, on va le chercher, et l’on se groupe autour de lui pour l’écouter.
Et il conte alors, sur le temps passé, des choses merveilleuses que
personne ne lui a enseignées. Il conserve des écrits anciens que, seul,
il est capable de lire. C’est un savant; et lorsque, dans l’Hamacen, les
riches se mettent en voyage, ils l’attachent volontiers à leur personne
pour que ses récits charment les heures oisives du bivouac. Si tu le
prends avec toi, tu n’auras pas à le regretter. Il te guidera également
à la chasse, et son coup d’œil exercé n’a pas de pareil pour découvrir
la piste des animaux.

Tant de qualités m’avaient persuadé, et Gœrguis fut admis au nombre de
mes gens. C’était un homme de maintien recueilli, et l’on sentait qu’il
avait conscience de sa valeur. Habituellement, en route, il restait à
mes côtés, et portait mon fusil. Car quiconque se respecte ne saurait
lui-même, en Abyssinie, assumer ce fardeau. Ce serait se dégrader aux
yeux de ses propres serviteurs.

Au moment où nous abandonnions le torrent pour remonter à gauche, je
distinguai, sur la droite, comme une échancrure de forme bizarre, qui
coupait la montagne.

--Qu’est-ce que ce trou là-bas? lui demandai-je.

--Ça? c’est le col de Magasas, le col du Pèlerinage. Par là, pendant des
siècles, ont passé toutes les générations chrétiennes de l’Abyssinie,
pour se rendre en pèlerinage au sanctuaire fameux de Debré-Sina (le mont
Sinaï). Il renfermait alors une image miraculeuse de la vierge Marie;
les présents les plus riches y affluaient de toutes parts, et une troupe
de moines était attachée à son service.

--Et maintenant?

--Maintenant, il n’y a plus rien.

--Et pourquoi?

--Ah! c’est une longue histoire.

--Conte-la-moi.

Et, tout en marchant, il se mit à me développer la narration suivante.
L’aspect de la contrée s’était modifié. Au-dessus de la pente rocheuse
dont la surface grisâtre s’étendait devant nous, pas d’autre végétation
que les grands cactus-cierges allongeant mélancoliquement leur tige
démesurée. Plus rien de pittoresque ni d’attrayant sous mes yeux. Le
sabot de nos mulets, plus sûr que notre main, foulait avec assurance les
gradins de pierre. Le chemin était devenu relativement facile. Je
pouvais donc prêter, tout à l’aise, une oreille attentive.




CHAPITRE III

La prieure de Debré-Sina.


Au pays de Hâsaga, dans l’Hamacen[3], vivait jadis un chef riche et
puissant, nommé _Tisamma_ (l’Entendu de Dieu). De nombreux troupeaux de
vaches blanches broutaient l’herbe de ses montagnes; à la saison des
pluies, d’abondantes récoltes de dourah couvraient ses champs; et chaque
soir, après que les mules aux clochettes sonores étaient rentrées dans
l’enceinte de ses vastes étables, des troupes empressées de serviteurs
lui versaient l’hydromel et venaient s’asseoir à son foyer.

  [3] La province la plus septentrionale et une des plus fertiles de
    l’Abyssinie.

Un seul nuage obscurcissait cette prospérité. Uni, depuis plusieurs
années, à une épouse jeune et belle, Tisamma n’avait point d’enfants. Sa
femme partageait ses regrets, et chaque matin, de sa couche désolée,
implorait l’intercession miraculeuse de la madone de Debré-Sina. Dieu
laissa enfin tomber sur elle un regard de miséricorde, et un jour elle
devint mère. Et les deux époux, s’exaltant dans un élan de commune
allégresse et de juste reconnaissance, se prosternèrent devant le
Seigneur et adorèrent son nom.

A ce premier bonheur parut, bientôt, devoir en succéder un second, et,
un an après la naissance de son fils, Tisamma devenait père d’une
fille... Hélas! le sourire est souvent près des larmes! La mère mourut
dans les douleurs de ce dernier enfantement.

Le désespoir de Tisamma fut profond. Mais comme c’était un chef renommé
et fidèle aux traditions de ses aïeux, il ordonna que de somptueuses
funérailles fussent célébrées en l’honneur de celle qu’il avait perdue.
De tous les pays environnants on accourut pour y assister, et les fêtes
mortuaires durèrent plusieurs jours.

Lorsque le silence fut rétabli dans sa demeure, et que tous ses hôtes
eurent disparu, Tisamma, sans se laisser abattre par le chagrin, songea
alors à ses enfants. C’était tout ce qui lui restait désormais de la
morte aimée; et, malgré sa tendresse paternelle, son cœur se brisait à
les voir. Néanmoins, le fils devait être, avant tout, un guerrier comme
lui. Tisamma ne pouvait donc songer à s’en séparer, se réservant de lui
enseigner lui-même à se servir de la lance, à dompter un cheval, et à se
rendre, plus tard, terrible aux ennemis de sa race. Quant à la fille, sa
présence évoquait encore de trop cuisants souvenirs; et cherchant autour
de lui quelqu’un à même de l’instruire dans l’art de lire et de
comprendre les livres sacrés, de l’élever comme il convient à une fille
noble de l’Hamacen, son père résolut de l’éloigner au moins pour un
temps, et de la confier aux soins vigilants de quelque vieillard mûri
par l’expérience et la sagesse.

Or, à peu de distance du pays, sur le bord d’un torrent que ne
tarissaient jamais les ardeurs de l’été, au milieu d’un bois épais dont
le pas d’un homme troublait rarement la solitude, s’élevaient deux
cabanes, construites grossièrement de chaume et de feuillage. De l’une
d’elles, la plus grande, surmontée d’une croix, s’échappaient
d’ordinaire, pendant le jour, des cantiques d’actions de grâces,
psalmodiés par une faible voix, dont l’harmonie montait au ciel, sur
l’aile des poétiques silences de la forêt. L’autre, plus petite, ne
s’ouvrait, chaque soir, que lorsque le soleil avait depuis longtemps
quitté la ligne des coteaux, pour se rouvrir le lendemain matin, bien
avant que ses premiers rayons vinssent dorer la cime des hauts arbres.

C’était là que vivait, retiré des hommes, entre la paix de son oratoire
et le calme de sa cellule, un prêtre du Lasta[4], déjà vieux, célèbre
dans toute la contrée par son immense savoir et son austère piété. Par
surcroît de pénitence, il avait même, contrairement à l’usage, fait vœu
de célibat. Abba-Melchisedech était son nom. Tisamma le connaissait de
longue date. Il vint le trouver, suivi de ses serviteurs et, sur une
mule, d’une matrone chargée de l’enfant.

  [4] Le Lasta est une des provinces méridionales de l’Abyssinie.

--Tu as été, lui dit-il, ô mon père, l’ami et le confident de ma
regrettée femme. Elle t’aimait et te vénérait. Ton nom fut le dernier
qu’elle prononça, en me montrant sa fille, lorsque je lui fermai les
yeux. Je viens te confier, ainsi qu’elle l’a voulu, un dépôt cher et
précieux: sois le père de son enfant!

Abba-Melchisedech allait d’abord répondre qu’il se sentait vieillir, et
qu’un tel fardeau serait bien lourd pour un pauvre solitaire; mais
devant la suprême volonté d’une mourante il s’inclina et se résigna.

--Tu l’instruiras, ajouta Tisamma, dans l’art de lire et de comprendre
les livres sacrés, et tu l’élèveras comme il convient à une fille noble
de l’Hamacen. Quand elle sera devenue grande, tu la ramèneras dans ma
maison, et tu pourras alors choisir, parmi mes troupeaux de vaches
blanches, autant de jeunes génisses qu’il t’agréera, et la plus belle de
mes mules, avec sa selle incrustée d’or. Jusqu’à cette époque, garde-la.
Qu’elle vive auprès de toi! qu’elle t’honore comme son père, et
t’obéisse comme à lui!

A ces mots, il appela un des serviteurs restés en dehors, et il commanda
d’apporter l’enfant. Et l’enfant fut apportée. La matrone la tenait dans
ses bras, enveloppée des plis soyeux d’un quârri[5] blanc bordé de
rouge. Tisamma la remit au prêtre; puis, remontant sur son mulet, il
s’éloigna à la tête de ses gens, sans ajouter un mot.

  [5] Espèce de couverture en coton du pays, dans laquelle les indigènes
    se drapent pendant le jour et dorment durant la nuit; les soldats se
    la roulent en ceinture autour des reins.

Demeuré seul avec la petite fille, le vieillard se mit à la considérer.
Elle dormait. Sa bouche rose souriante entr’ouverte, les cils déjà longs
de ses paupières fermées, son mignon visage si frais et si gracieux,
tout cet ensemble rappelait les images des chérubins qui peuplent le
ciel, âmes d’enfants envolées avant d’avoir vécu.

--Oh! _Dourounèche!_ (comme tu es pure!) s’écria Abba-Melchisedech,
transporté. Et c’est ainsi que, désormais, tu t’appelleras.

Et Dourounèche, docile aux leçons de son maître, grandissait sous l’œil
de Dieu, sage et laborieuse. Parfois, elle se rendait à la chapelle et
là passait des heures dans la prière et la méditation. D’autres fois, un
livre pieux à la main, elle allait s’asseoir au pied de quelque arbre
penché sur le torrent, et feuilletait les pages sacrées en rêvant à
Celui dont elles répétaient les louanges. D’autres fois encore, pendant
qu’Abba-Melchisedech lui narrait les détails émouvants d’une légende
sainte, ses doigts agiles faisaient tourner le fuseau, et filaient le
lin dont plus tard devaient se tisser leurs vêtements à tous deux.

Mais à mesure qu’elle avançait en science et en sagesse, elle croissait
aussi en grâce et en beauté. L’enfant devenait femme. Abba-Melchisedech,
pauvre solitaire, étranger jusque-là aux passions humaines, ne pouvait
néanmoins s’empêcher de remarquer cette transformation et, tout bas,
admirait son élève. Et voilà qu’il commença à sentir au fond de son cœur
une étrange agitation. Ses paroles, naguère si paternelles,
s’embarrassaient sur ses lèvres; ses regards, par instants,
s’emplissaient de flammes singulières; des pensées tentatrices
troublaient ses oraisons; le sommeil fuyait sa couche, et les premiers
rayons de l’aurore le voyaient souvent debout, frémissant, l’œil fixé
sur la porte derrière laquelle reposait Dourounèche, à l’abri de son
innocence et de sa jeunesse.

Et il advint qu’un jour, après lui avoir conté l’histoire de sainte
Madeleine, de ses fautes, de son repentir, et après avoir dépeint la
sainte, en extase au pied de Jésus crucifié, mais toujours vivant pour
elle, ne pouvant plus lui-même imposer silence à ses coupables ardeurs,
Abba-Melchisedech s’écria:

--O Dourounèche, et moi aussi, c’est ainsi que je t’aime!

Et il voulut la saisir dans ses bras.

Dourounèche effrayée se recula et se prit à pleurer. Puis elle s’enfuit,
et son maître, confus, n’essaya pas de la retenir. Mais vainement
s’efforça-t-il, le lendemain et les jours suivants, de chasser les
criminels désirs qui s’étaient emparés de son âme; la lutte était
devenue au-dessus de ses forces, et le démon le dominait. Et, de
nouveau, il dit encore à Dourounèche qu’il l’aimait. Une lueur se fit
alors dans l’esprit de la jeune fille, et, éclairée tout à coup, elle
comprit les mauvais desseins d’Abba-Melchisedech, et le repoussa.

Celui-ci, se jetant à ses pieds, les lui baisait avec frénésie. Mais
Dourounèche, indignée, se redressa; et, levant une main vers le ciel,
elle s’écria:

--O mon père, est-ce ainsi que tu as promis de former ma jeunesse? Le
nom de Dieu n’éveille-t-il donc plus d’écho dans ta raison, pour que tu
ne redoutes point ses célestes vengeances? Rentre en toi-même, ô mon
père, et ferme ton cœur aux sinistres fureurs qui grondent alentour!

Et Abba-Melchisedech, prosterné, se frappa le front contre terre à ces
accents candides, et se releva en disant:

--Pardonnez-moi, Seigneur!

Mais le démon était en lui, et il réfléchissait aux moyens de vaincre la
résistance de Dourounèche. Et, comme à partir de ce moment elle le
fuyait, il résolut de se rendre chez son père et de se plaindre à lui.

Et, en effet, il se couvrit la tête du blanc turban de mousseline aux
mille replis, insigne respecté de ses fonctions sacerdotales. Il se
drapa dans son quârri, se chaussa de ses sandales, et un long bâton à la
main, pour soutenir son corps affaibli par l’âge, se dirigea vers le
village de Tisamma. Il l’atteignit à l’heure où le jour sur son déclin
ramène les travailleurs des champs et les troupeaux de la montagne.

Le chef était assis au seuil de sa demeure, rendant la justice aux
siens, entouré de ses serviteurs. Il l’aborda avec ces mots:

--Que la miséricorde du Très-Haut descende sur ta maison.

Puis il prit place à ses côtés, et un esclave vint lui laver les pieds,
pendant qu’un autre lui versait de l’hydromel. Et quand le jugement eut
été prononcé, que le breuvage eut circulé à la ronde dans les grands
vases en corne de buffle, Tisamma, se tournant alors vers le prêtre, le
salua derechef et lui dit:

--Quel heureux motif, ô mon père, t’amène sous mon toit? Sois-y le
bienvenu.

Abba-Melchisedech répondit quelques paroles à demi-voix. Tisamma fit un
signe, et les serviteurs s’éloignèrent.

--Dourounèche, reprit le vieillard, est devenue, par mes leçons, une
fille instruite et pieuse, et elle a grandi, sous l’œil de Dieu, en
grâce et en beauté. Mais voilà que la main du vieux prêtre est désormais
trop débile pour la guider dans les sentiers dangereux où elle
s’engage...

--Pourquoi jeter ainsi un voile sur tes discours, ô mon père? demanda le
chef avec inquiétude. Explique-toi sans contrainte.

--Dès que la fleur commence à s’épanouir, répondit Abba-Melchisedech,
elle cherche les rayons du soleil; et, ainsi qu’elle, Dourounèche,
épanouie aujourd’hui, recherche plus volontiers les regards caressants
des jeunes hommes, que les enseignements austères des livres saints. Il
convient peut-être qu’elle rentre dans ta maison.

--Quoi! c’est là ce que signifient tes paroles?

--C’est là ce que signifient mes paroles.

--Eh bien! reprit Tisamma, écoute-moi. Lorsqu’elle était enfant, je te
la remis pour former sa jeunesse, en te disant: «Sois son père!» Agis
donc comme si tu étais réellement son père. Je t’investis à son égard
d’une autorité sans réserve, et si des pensées déshonnêtes se glissent
en elle, je confie à ta sévérité le soin de la châtier, jusqu’à ce que
tes justes remontrances l’aient ramenée au droit chemin.

Et là-dessus Tisamma se leva; le prêtre croisa les bras sur sa poitrine
en signe de soumission; puis ils se séparèrent.

Le lendemain, aux blancheurs naissantes de l’aube, Abba-Melchisedech se
remit en route, roulant dans son esprit les plus méchants desseins. Et,
à peine de retour, il alla trouver la jeune fille.

--Je viens de chez ton père, lui dit-il. Il m’a accordé une autorité
sans limites sur toi. Cède à mon irrésistible amour, ô Dourounèche, et
tu rentreras dans sa maison, heureuse et honorée. Mais si tu me
dédaignes encore, je me vengerai cruellement, et te ferai chasser comme
une fille perdue.

Dourounèche, sans lui répondre, laissa tomber un regard de mépris, et
voulut s’éloigner; mais il se jeta sur elle, et transporté de fureur,
tout faible qu’il était, il la lia à un arbre et se mit à la frapper de
son courbache[6]. Et, à chaque coup, il la suppliait de nouveau; et
Dourounèche continuait à garder un silence obstiné; et il recommençait
avec une rage croissante. Son bras ne s’arrêta que lorsqu’il la vit
couverte de sang et sur le point de défaillir. Et durant plusieurs jours
il répéta cet odieux traitement. Mais la fierté et la vertu de
Dourounèche restèrent inébranlables.

  [6] Fouet en cuir d’hippopotame.

A la fin, lassé de tant de constance et de fermeté, Abba-Melchisedech se
décida à reprendre son bâton blanc et à retourner chez Tisamma. Et,
ainsi que la première fois, un esclave vint lui laver les pieds, un
autre lui servit l’hydromel. Et lorsque le breuvage eut circulé à la
ronde, et qu’ils se furent salués:

--Quel heureux motif, ô mon père, t’amène sous mon toit? demanda le
chef. Sois-y le bienvenu.

Et le prêtre se mit à raconter que toutes ses tentatives pour rappeler
Dourounèche à d’honnêtes sentiments étaient demeurées stériles, et qu’à
bout de remontrances et d’efforts, il venait engager de nouveau Tisamma
à la reprendre dans sa maison.

--Ah! fille sans pudeur, s’écrie alors le père courroucé, plutôt la mort
pour toi que la honte sur les tiens!

Et, sans réfléchir davantage, aveuglé par la colère et par
l’indignation, il appelle son fils, et lui montrant ses armes suspendues
à la muraille:

--Tu vois ce sabre, ô mon fils, lui dit-il. Il n’a jamais servi, entre
mes mains, qu’à combattre nos ennemis et à défendre l’honneur de notre
famille. Prends-le, et demain, aux premières clartés du jour, pars! Va
chez ta sœur! Emmène-la loin de cette maison que souillerait sa
présence, loin de ce pays qu’elle ne doit plus revoir. Et lorsque, tous
les deux, vous serez parvenus en quelque endroit écarté, loin, bien loin
d’ici, plonge-lui cette arme dans le cœur. Va. J’ai dit.

Le jeune homme s’inclina sans répondre, passa le sabre à sa ceinture, et
le lendemain se rendit à la demeure d’Abba-Melchisedech, où il trouva sa
sœur.

--Notre père, ô ma sœur, lui dit-il, a commandé que tu me suives.

Et, ainsi que son père l’avait commandé, elle le suivit.

Ils partirent à pied, et ils voyagèrent en silence toute la journée,
laissant derrière eux de fertiles vallées chargées de récoltes,
franchissant de vertes montagnes couvertes de troupeaux, traversant des
forêts touffues et des torrents profonds. Et le soir, étant arrivés au
bord d’une eau courante qu’elle ne connaissait point, ils y
rencontrèrent des moutons qui venaient boire.

--Reposons-nous ici, ma sœur, dit le frère.

Et, sans parler davantage, il alla à l’un des jeunes agneaux qu’il
saisit par le cou; puis, tirant son sabre, il l’égorgea.

--A présent, quitte ton natâla[7], et donne-le-moi, dit-il à
Dourounèche.

  [7] Pièce d’étoffe analogue à la mantille espagnole, dont les femmes
    d’Abyssinie se couvrent la tête, en la laissant retomber sur le cou
    et les épaules.

Dourounèche ôta son natâla, et le lui tendit. Son frère le prit, et le
trempa dans le sang de l’agneau. Et quand il eut fini, il s’écria:

--Il ne sera pas dit, ô ma sœur, que les mains de ton frère se soient
couvertes de ton sang. Je vais retourner vers notre père, et lui
présentant ce vêtement, teint de celui de l’animal, je lui raconterai
que je t’ai immolée suivant ses ordres. Toi, emporte cette viande et
poursuis ta route. Dès que tu auras atteint un endroit où deux chemins
se croisent, arrête-toi. Allume du feu, fais cuire tes aliments, et
attends mon retour. Je reviendrai pour te conduire plus loin, au pays
des Bogos, où tu pourras vivre en paix, inconnue de tous, à l’abri du
courroux de notre père.

Et à ces mots, le jeune homme, ramassant son sabre, s’éloigna chargé du
natâla de sa sœur...

Dourounèche continua son chemin, droit devant elle, conformément aux
recommandations de son frère. Et, lorsqu’elle eut atteint l’endroit où
se croisaient les deux chemins, elle s’arrêta et attendit. Mais, se
sentant seule, la pauvre enfant eut peur. Elle jeta les yeux autour
d’elle, et aperçut un arbre élevé, dont le feuillage épais couvrait de
son ombre un vaste espace; les eaux d’une source qui jaillissait en cet
endroit en baignaient le pied. Elle s’en approcha, et se débarrassant de
la viande dont elle était munie, elle parvint à se hisser jusqu’aux
premières branches. Là, elle s’assit, rassurée désormais contre les
attaques des brigands et le danger des bêtes fauves. Et à peine
était-elle en sûreté qu’accourut une hyène affamée qui, se précipitant
sur le quartier d’agneau abandonné au bas de l’arbre, le dévora.

Le soleil baissait déjà lorsque Dourounèche aperçut, dans le lointain,
une troupe de gens armés se dirigeant de son côté. En avant, marchaient
quatre guerriers, le quârri autour des reins, la lance à la main, le
sabre à la ceinture, et le bouclier au bras. Après eux, sur un mulet
vigoureux et brillamment caparaçonné, s’avançait un jeune homme qu’à ses
cheveux retombant sur les épaules, en boucles abondantes et finement
tressées, à son maintien plein de noblesse, et à son riche accoutrement,
il était aisé de reconnaître pour un prince. A côté, se voyait l’écuyer
chargé des armes de son maître, et derrière, une suite nombreuse de
serviteurs et de soldats.

Le jeune homme fit dresser sa tente non loin de l’arbre qui protégeait
Dourounèche. Et lorsqu’il fut descendu de son mulet, des esclaves
étendirent à terre la peau rouge et souple d’un grand bœuf d’Abyssinie,
en étalant par-dessus, pour qu’il y pût reposer, un tapis moelleux formé
de quatre peaux de chèvres blanches cousues ensemble. Puis, d’autres
allèrent couper de l’herbe fraîche pour sa monture, d’autres aussi se
mirent en quête d’eau et de bois pour la nuit.

L’un d’eux vint à la source qui murmurait au pied de l’arbre de
Dourounèche. Et en se baissant pour y puiser, il entrevit tout à coup,
réfléchie par le cristal liquide, la figure d’une femme incomparablement
belle. Et, poussant un cri, il courut, tout effrayé, rapporter en hâte
cette apparition à son maître.

Celui-ci envoie aussitôt son écuyer s’assurer du fait. Et l’écuyer, en
se baissant comme le premier, entrevit tout à coup, réfléchie par le
cristal liquide, la figure d’une femme incomparablement belle. Et,
poussant un cri, il courut, tout effrayé, confirmer en hâte cette
apparition à son maître.

Et à son tour, le jeune prince voulut juger par lui-même. Il vint à la
source, et se pencha. Mais il n’eut pas plutôt entrevu l’image, lui,
qu’il releva la tête, et, regardant de tous côtés, découvrit, à travers
les feuilles de l’arbre, un visage d’une beauté idéale. Et sur-le-champ
il sentit son cœur embrasé d’une flamme irrésistible.

--O ravissante inconnue, s’écria-t-il dans un élan d’admiration
enthousiaste, n’es-tu en réalité qu’une fille de la terre, ou ne
serais-tu pas plutôt une habitante des cieux?

--Je ne suis qu’une femme, répondit une voix harmonieuse, et je
m’appelle Dourounèche.

--O Dourounèche, la bien nommée, descends, je t’en conjure, et viens
dans ma tente goûter, sous la sauvegarde de mon respect, un sommeil
paisible qui te fuirait là-haut.

Et plus légère qu’une gazelle, la belle enfant, persuadée, s’élança et
vint tomber près du prince, qui la reçut dans ses bras.

Il l’emporta en courant; et la déposant doucement sur le tapis de peaux
de chèvres blanches, il fit tendre au-dessus d’elle, soutenue par les
fers de quatre lances, une grande toile pour l’abriter contre la rosée
du soir. Et, tout auprès, il amoncela des piles de coussins du coton le
plus soyeux, afin qu’elle pût y appuyer sa tête et son beau corps,
tandis que les serviteurs lui présentaient à l’envi des jattes d’un lait
écumeux, des corbeilles remplies d’un miel parfumé, et des gâteaux du
tief[8] le mieux choisi.

  [8] Espèce de blé d’Abyssinie.

Et le jeune prince, couché à ses pieds, la regardait manger, et il
admirait les contours délicats de son visage, plus doré que le dernier
rayon du soleil couchant, et son grand œil noir humide comme la fleur de
l’agamé[9], après une pluie d’orage, et ses dents pressées dans sa
bouche gracieuse, telles que les petits de la tourterelle blanche sous
l’aile de leur mère, et sa noire chevelure, plus longue et plus fournie
que la crinière flottante d’une cavale indomptée des Gallas. Et, en
pensée, il admirait encore les trésors de grâce et de beauté dont ses
regards audacieux ne pouvaient pénétrer le mystère, mais que les plis du
quârri révélaient discrètement. Et plus loin, l’écuyer admirait aussi,
et les serviteurs pareillement.

  [9] Variété de jasmin propre à l’Abyssinie.

Lorsqu’elle eut terminé, elle lui jeta un sourire, et, lui baisant les
mains, murmura le remercîment en usage chez les Chohos, qu’elle avait
fréquemment entendu:

--Puisse le Dieu tout-puissant te le rendre! Qu’il t’accorde toujours
l’eau et le lait!

Puis, comme elle était fatiguée, elle s’étendit doucement et s’endormit.
Et le jeune prince, respectant son sommeil, s’éloigna, recommandant à
ses gens de former une garde vigilante autour d’elle. Et de grands feux
furent allumés.

Le lendemain, il lui dit:

--O Dourounèche, ce ne peut être sans dessein que le Seigneur t’a placée
sur ma route, et désormais, je le comprends, ma vie ne doit s’écouler
autrement que mêlée à la tienne. Accompagne-moi dans ma maison, où tu
vivras honorée comme ma sœur et mon épouse, où les filles les plus
fières et les plus belles viendront saluer en toi leur souveraine, où
nos poëtes les plus renommés chanteront à tes pieds leurs plus douces
romances, où tu régneras en maîtresse absolue, ainsi que, dès à présent,
tu règnes sur mon âme.

Et Dourounèche, ne voyant pas revenir son frère, s’en crut abandonnée;
et tout bas, consultant les mouvements de son cœur, elle sentit qu’elle
serait heureuse d’accompagner le prince dans sa maison, et d’y vivre
honorée comme sa sœur et son épouse. Et elle baissa le front, en
rougissant, sans répondre.

Et aussitôt le jeune homme, sautant sur son mulet, la prit en croupe
derrière lui. Et l’animal, comme s’il eût partagé l’orgueil et la joie
de son maître, releva superbement la tête, et se mit à trotter
allègrement en faisant tinter ses clochettes d’argent. Au bout de peu de
jours, ils atteignirent ainsi le pays du jeune prince. Et bien vite la
nouvelle se répandit qu’il amenait une seconde épouse; car il était déjà
marié.

Laissant Dourounèche sous la garde de son écuyer, il entre alors dans sa
demeure et dans la chambre où sa femme, revêtue de ses plus beaux habits
et après avoir pris un bain de fumée, attendait la venue de son
seigneur. Et, quand ils se furent salués:

--Tu as cru jusqu’à ce jour, lui dit celui-ci, qu’il ne pouvait respirer
sur cette terre aucune créature plus belle que toi. Et moi, je le
croyais ainsi. Or, s’il s’était rencontré sur mes pas une femme d’une
beauté plus merveilleuse que la tienne, que ferais-tu? Réponds et parle
selon ton cœur!

Et la femme répondit:

--Si parmi les filles des hommes il existait semblable merveille, je me
voilerais aussitôt la face et je m’éloignerais de ta maison sans
regarder en arrière, pour aller reprendre ma place dans celle de mon
père.

Se levant alors, et la prenant par la main, le jeune prince la conduisit
dehors, et lui montra silencieusement Dourounèche assise sur le mulet,
tandis que l’écuyer se tenait debout à ses côtés. Et l’épouse, poussant
une exclamation et un soupir, se voila immédiatement la face, et
s’éloigna de la maison de son mari, sans regarder en arrière, pour aller
reprendre sa place dans celle de son père.

Et, suivant l’usage, le prince lui renvoya tous ses bijoux. Et le même
jour il épousa Dourounèche. Et les fêtes du mariage durèrent toute une
semaine. De tous les côtés, une foule nombreuse vint y prendre part.
Pendant huit jours, les génisses bondissantes furent immolées,
l’hydromel capiteux fut répandu à flots. Et, tous les soirs, autour des
grands feux allumés pour la multitude, les chants retentissaient, les
danses s’animaient, et les troubadours célébraient la beauté de l’épouse
en même temps que la munificence de l’époux.

Et chacun admirait, tout bas, les circonstances surprenantes de cette
union. Et partout l’allégresse était vive, excepté sous le toit
solitaire où une pauvre femme, accroupie près d’un foyer désert,
pleurait les félicités du mariage désormais évanouies pour elle, pendant
qu’un vieillard, les yeux secs, la contemplait d’un air de farouche
pitié, impatients l’un et l’autre du bruit et du tumulte des fêtes dont
l’écho insultant arrivait jusqu’à eux.

La main de Dieu qui s’était détournée de sa première union, bénit celle
que le prince contracta avec Dourounèche, et deux fils leur naquirent.
La vie de la jeune femme s’écoulait paisible et heureuse entre l’amour
de son époux et les caresses de ses enfants. Parfois, ses rêves la
ramenaient bien au pays de Hâsaga, où elle était née, auprès du père qui
l’avait condamnée et du frère qui l’avait trahie; parfois aussi, l’image
d’Abba-Melchisedech se dressait implacable dans ses souvenirs; mais vite
elle chassait l’une et faisait taire les autres, pour s’isoler dans son
bonheur actuel et celui des êtres qu’elle aimait. Ses deux fils
grandissaient. Ils étaient plus beaux et plus forts que tous les garçons
de la contrée, et lorsqu’ils allaient se mêler à leurs jeux, soit qu’ils
s’essayassent à lancer la paume ou à jeter le javelot, leur adresse
l’emportait toujours.

Or, peu à peu, cette supériorité, de jour en jour plus grande, en vint à
froisser les autres enfants, et ceux-ci, devenus jaloux des deux frères,
dans la méchanceté de leur cœur, résolurent de s’en venger en les
humiliant. Et un jour que l’aîné avait donné, devant eux, de nouvelles
preuves de son adresse et de sa force, ils lui dirent:

--Quoi d’étonnant à ce que nous soyons moins forts et moins adroits que
toi! Nos mères sont d’honnêtes femmes, connues de tous, qui n’ont appris
qu’à filer à la maison et à prier à l’église, tandis que la tienne,
personne ne sait ce qu’elle est, ni d’où elle vient. Sans doute elle est
la fille de quelque diable qui lui a transmis le pouvoir des maléfices,
ou plutôt quelque sorcière elle-même ramassée par ton père au pied d’un
arbre.

Ces paroles amères blessèrent le cœur de l’enfant, et il courut les
rapporter à sa mère. Et celle-ci, également, s’affligea. Et comme son
fils lui demandait quel était le nom de son père, à elle, elle se borna
à répliquer d’un air altier:

--De tous ceux qui m’outragent, il n’en est aucun qui puisse se vanter
d’un sang plus noble que le mien.

Mais lorsque son mari rentra, elle lui conta, tout en pleurs, l’affront
qu’elle avait reçu; et celui-ci, indigné, voulait en tirer vengeance. Ce
fut elle-même qui l’arrêta:

--Il y a mieux à faire, lui dit-elle; laisse-moi aller au pays de mon
père! Ses injustes soupçons se sont aujourd’hui envolés; il me regrette
et sera heureux de me retrouver vivante. Et moi-même, je serai fière de
montrer à tous que je suis la fille d’un chef riche et puissant.

Et son époux répondit:

--Qu’il en soit comme tu le désires, ô Dourounèche! Et quoique ton époux
n’ait pas besoin, pour continuer à aimer, à respecter la compagne de sa
vie et la mère de ses enfants, de connaître le père cruel qui la chassa
jadis, puisque tu le veux, pars, et reviens triomphante aux yeux des
méchants confondus. Mais juge de ma douleur! Il va falloir te laisser,
sans moi, affronter les hasards de ce voyage. Tu n’ignores pas, en
effet, que les gens du pays voisin nous menacent, en ce moment, de leurs
attaques... Et si je m’éloigne avec toi, qui les repoussera? O destin
inexorable! Quelle séparation douloureuse! Puisse-t-elle ne pas être
fatale à notre bonheur!--Du moins, tu voyageras sous la sauvegarde
fidèle de mon écuyer et d’une escorte nombreuse et aguerrie.

Et dès le lendemain Dourounèche fut prête. Elle prit ses enfants avec
elle, et lorsque les trois mulets furent sellés, que les clochettes
d’argent eurent été suspendues à leur cou, elle vint présenter ses deux
fils aux baisers et à la bénédiction de leur père, et prendre congé
elle-même de son maître et seigneur. Et celui-ci, au milieu des adieux,
sentit ses yeux se remplir de larmes involontaires; et de noirs
pressentiments bouleversaient son âme; et il ne pouvait s’arracher de
leurs bras. Mais, au même instant, un messager accourut lui annoncer
l’apparition des ennemis; et, sans proférer une parole de plus, se
dérobant brusquement aux suprêmes émotions du départ, il saisit ses
armes et s’élança vers la montagne, à la tête d’une troupe de guerriers
d’élite.

Dourounèche, la pauvre et frêle créature déjà tant éprouvée, serra ses
enfants contre sa poitrine, inquiète et agitée, elle aussi. Et
embrassant d’un dernier regard cet époux adoré, elle donna enfin le
signal; et tous s’ébranlèrent.

Elle allait devant, ses fils cheminant à ses côtés. Auprès de chaque
mulet marchait un esclave dont la main tenait suspendue sur leur tête un
parasol en paille tressée pour les préserver de l’ardeur du soleil.
Derrière, séparé de la masse des femmes, des soldats et des serviteurs,
venait l’écuyer. Et cet homme, en suivant de l’œil le balancement
gracieux de Dourounèche, dont le corps flexible ondulait au pas de sa
monture, se rappelait le jour où, pour la première fois, il lui avait
été donné de voir et d’admirer cette femme devenue sa maîtresse. Et il
évoquait en lui tous les souvenirs de cette rencontre, datant de
quelques années à peine. Tout bas, il se disait que Dourounèche, en
cessant d’être jeune fille, était devenue cent fois plus belle et cent
fois plus désirable encore. Et, à mesure qu’il réfléchissait en la
contemplant ainsi, il sentait je ne sais quelle flamme s’allumer dans sa
poitrine. Et, peu à peu, il oubliait que la femme à laquelle il pensait
était l’épouse de son maître.

Et le lendemain, à la halte du soir, quand Dourounèche, enfermée,
reposait sous sa tente avec ses enfants, et que les soldats fatigués
dormaient autour des feux, ou écoutaient les récits merveilleux d’un
conteur improvisé, il s’approcha doucement, et par les fentes de la
toile il osa regarder:

Ses longs cheveux nattés et la tête à demi cachée par un de ses bras
replié, Dourounèche sommeillait. D’une torche presque éteinte
s’échappaient de mourantes clartés; et non loin de leur mère, sur le
même tapis, les têtes frisées de ses deux fils se montraient endormies,
ainsi que savent seuls dormir les anges et les enfants.

Une partie de la nuit, l’écuyer, rugissant en lui-même, erra autour de
la tente. Il s’en éloignait, puis y revenait tout à coup. A diverses
reprises, sa main criminelle alla même jusqu’à soulever l’extrémité de
la portière qui la fermait; mais en travers était étendu le corps d’une
esclave dont la vigilance pouvait donner l’alarme. Et, étouffant en lui
l’orage qu’il y sentait gronder, il se retira.

Au point du jour, on se remit en marche, dans le même ordre que la
veille. Mais bientôt, sous l’empire d’un inconcevable vertige, l’écuyer,
se rapprochant de Dourounèche, ne craignit pas de lui tenir
d’outrageants discours, et de lui faire l’aveu de son téméraire amour.
Victime une fois déjà de sa fatale beauté, la jeune mère appela ses
enfants plus près d’elle, comme pour demander à leur présence le seul
refuge qu’elle pût espérer, et reprocha en termes amers au perfide
serviteur sa trahison envers son maître.

Repoussé par l’indignation et le mépris, l’écuyer garda le silence. Mais
le soir, lorsque chacun dans le campement reposa, il vint encore à la
tente d’un pas furtif, et, affolé de rage, d’un coup de sabre il trancha
la tête de l’esclave endormie.

Pénétrant alors sans obstacle jusqu’aux pieds de Dourounèche, il se mit
à lui parler derechef de son injurieuse passion. Et, ainsi qu’elle
l’avait déjà fait, elle reprocha en termes amers au perfide serviteur sa
trahison envers son maître.

Mais lui, éperdu de fureur, saisit l’aîné des deux enfants, et menaça la
mère de le tuer sous ses yeux, si elle ne lui cédait.

--Dieu me l’a donné, Dieu me l’a repris, répondit-elle simplement, en
joignant les mains et en levant les yeux au ciel.

Et l’assassin plongea son arme dans le sein de l’innocent, dont le sang
rejaillit sur sa mère.

Dourounèche, épouvantée, puisa dans son horreur une nouvelle énergie
pour repousser l’écuyer. Et celui-ci, plus ivre de colère que jamais,
saisit le second des enfants, et menaça la mère de le tuer sous ses
yeux, si elle ne lui cédait.

--Dieu me l’a donné, Dieu me l’a repris, répéta-t-elle en joignant les
mains et en levant les yeux au ciel.

Et l’assassin plongea son arme dans le sein de l’enfant, dont le sang
rejaillit sur sa mère.

Comme le jour allait paraître et que les soldats s’éveillaient, l’écuyer
sortit en toute hâte et courut se baigner dans l’eau du ruisseau voisin.
Et quand les soldats furent debout, et que les serviteurs eurent replié
la tente, ils découvrirent les trois cadavres gisant à terre, et au
milieu, Dourounèche, les yeux hagards, ensanglantée, affaissée, sans
force et sans voix. Et chacun recula terrifié.

L’écuyer s’avança alors, et la montrant du doigt d’un air farouche:

--On nous l’avait bien dit, s’écria-t-il; cette femme est une misérable
sorcière, possédée du démon. C’est pour mieux accomplir ses infâmes
sortiléges qu’elle a voulu s’abreuver du sang de ses enfants...
Cependant elle est l’épouse de notre maître, épargnons-la; mais
retournons au pays raconter ce que nous avons vu, et abandonnons-la dans
cette solitude, où, plus sûre que la nôtre, la justice de Dieu saura
l’atteindre.

A ces mots, tous partirent, et, pour la seconde fois, Dourounèche se
trouva seule au sein du désert, exposée aux attaques des brigands et au
danger des bêtes fauves...

Le soleil était déjà bien haut lorsque, dominant sa terreur, elle put
revenir à elle et retrouver ses esprits. Et, jetant alentour un regard
égaré, elle aperçut à ses côtés les corps de ses enfants.

Et, se prosternant, elle adora le Seigneur; puis, de ses propres mains,
elle creusa une fosse et les enterra pieusement.

Et lorsqu’elle eut accompli cette tâche suprême, se dépouillant de ses
riches vêtements, et rejetant loin d’elle les bracelets d’or et d’argent
qui lui chargeaient les bras et la cheville des pieds, elle ne conserva
qu’une longue chemise blanche dont elle s’enveloppa tout entière.
Ensuite, elle prit son nâtala de fine mousseline et le déchira en deux.
Ramenant alors sur son front les lourdes tresses de sa chevelure
soyeuse, elle s’entoura la tête de l’un des morceaux, tandis que de
l’autre elle se ceignait les reins. Et lorsqu’elle se fut ainsi
défigurée, ramassant une branche de bois mort, pour soutenir sa marche
chancelante, elle se remit en route après une dernière prière, se fiant
à la Providence du soin de la secourir et de la diriger.

Dans le lointain, une montagne élevée attira ses regards. Ce fut de ce
côté qu’elle tourna ses pas. Et elle alla ainsi toute la journée. La
nuit était déjà tombée lorsqu’elle en atteignit le pied; fatiguée, elle
s’étendit à terre, et elle s’endormit sous la protection du Très-Haut.

A l’aurore, elle se mit à gravir la pente abrupte. Et, lorsqu’elle fut
parvenue au sommet, elle découvrit un plateau verdoyant, au milieu
duquel se dressait une colline escarpée. Et en approchant, elle
distingua sur cette colline des maisons d’un aspect étrange. C’était
comme un amoncellement de roches aux flancs bizarrement taillés, et de
huttes en forme de pyramides tronquées, au-dessus desquelles
l’ensett[10] élancé déployait le panache frémissant de ses longues
feuilles recourbées.

  [10] Sorte de palmier propre à ces latitudes.

Et soudain elle reconnut dans sa mémoire cet endroit que lui avaient
tant de fois jadis décrit les récits légendaires d’Abba-Melchisedech.
C’était le couvent de Debré-Sina.

Et dès lors elle avança hardiment.

De l’intérieur d’une de ces roches, plus vaste que des autres,
s’échappait un bruit de musique et de chants. C’était l’église. Les
religieux, dont les cellules étaient groupées autour, réunis dans le
saint lieu, célébraient en ce moment l’office et chantaient les louanges
de l’Éternel.

Dourounèche s’agenouilla à l’entrée du sanctuaire. Et lorsque la longue
file des moines, une fois les prières terminées, se fut déroulée devant
elle en silence, le prieur qui venait après eux, apercevant ce jeune
homme prosterné, s’arrêta et lui dit:

--Qui que tu sois, ô mon fils, tu peux te réfugier sans crainte à
l’ombre de cet asile inviolable. Dès l’heure où tu en as touché le
seuil, l’ange de la miséricorde t’a couvert de son aile.

Et Dourounèche, rassurée par ces paroles, leva les yeux et s’écria:

--O mon père, c’est au titre d’enfant de cette demeure austère que
j’aspire. Par la Madone dont vous êtes le serviteur, laissez-moi, sous
votre autorité, tenter avec ces saints religieux de me frayer une route
vers le ciel.

Le prieur, la relevant, la bénit et lui dit:

--Sois le bienvenu parmi nous, ô mon fils!

Et se tournant vers les siens:

--Mes frères, ajouta-t-il, désormais le troupeau compte une brebis de
plus.

Et par-dessus sa longue chemise blanche, Dourounèche revêtit une robe
jaune de moine; puis elle se couvrit la tête d’un épais bonnet de laine
de la même couleur. Et, à partir de cet instant, elle ne porta plus
d’autre nom que celui d’Abba-Gœrguis.

Bientôt elle fut renommée dans tout le monastère pour sa grande piété,
non moins que pour sa science profonde. Les leçons d’Abba-Melchisedech
avaient porté leurs fruits. Aucun texte sacré ne gardait pour elle ni
ténèbres ni mystère. Et lorsqu’un moine, embarrassé par les termes
obscurs d’un apologue mystique ou d’un passage difficile, ne pouvait
parvenir à en pénétrer le sens, il accourait auprès d’Abba-Gœrguis. Et
celui-ci, toujours empressé, lui expliquait le livre révéré.

Or, au bout de quelques mois, il advint que le vieux prieur tomba
malade, et que Dieu rappela son serviteur à lui. Et quand le corps du
défunt, revêtu de ses ornements sacerdotaux, eut été porté dans la
caverne sombre réservée à ce lugubre usage, qu’il eut été déposé sur la
terre nue à côté des restes de son prédécesseur; quand le quartier de
roc qui fermait l’accès de cette tombe eut été roulé devant l’entrée, la
communauté s’assembla dans l’église, et invoqua le Seigneur pour qu’il
daignât l’éclairer d’un rayon de sa suprême sagesse, afin d’élire un
digne successeur au vénérable abbé.

Les suffrages unanimes, inspirés par le souffle d’en haut, tombèrent sur
Abba-Gœrguis. Et chacun se félicita en lui-même du choix dicté à sa
conscience par la divine sagesse. Et tous crièrent trois fois
«Hosannah!» lorsque le nom du nouveau prieur, proclamé par le plus
ancien d’entre eux, s’échappa des nuages de l’encens qui fumait sur
l’autel.

Mais, confuse de cet honneur, et s’en jugeant indigne à la pensée de ce
qu’elle était, Dourounèche refusa de s’y soumettre.

Durant plusieurs jours, le couvent fut plongé dans la consternation. Nul
ne voulait désigner d’autre prieur, et chacun, à tour de rôle, venait le
conjurer, en larmes, d’accepter.

A la fin, touché de tant d’instances, et vaincu par l’unanimité de ce
désespoir, Abba-Gœrguis passa une nuit et un jour seul en oraisons au
pied du crucifix, suppliant l’Esprit-Saint de faire descendre ses
lumières dans l’obscurité de son âme agitée... Et au bout de cette
longue méditation, fortifié par la grâce, il s’humilia de nouveau devant
l’Éternel et se résigna au fardeau qu’il lui plaisait d’envoyer à son
indignité. Et, à partir de cet instant, il prit les rênes de la
communauté et se fit aimer de tous.

Or, en ce temps-là, le mois de mai consacré à la vierge Marie arriva.
C’était une grande fête pour le couvent de Debré-Sina. Des contrées les
plus reculées, accouraient de pieuses et innombrables caravanes...
C’étaient des épouses sans enfant, demandant au ciel de bénir leur union
stérile; c’étaient des vierges dont les fiancés, guerroyant en de
lointains pays, n’avaient jamais envoyé de leurs nouvelles; c’étaient
des mères exaucées, dont les bras apportaient au sanctuaire de Marie le
fils qu’elles devaient à son intercession... Et puis, c’était la foule
des princes et des seigneurs de toute l’Abyssinie, qui, suivis de
brillantes escortes, tenaient à déposer sur l’autel de la Madone de
somptueuses offrandes ou les dépouilles de leurs ennemis. C’était aussi
quelque humble prêtre venu de bien loin, un bâton à la main, abrité et
nourri de village en village par la charité, ou quelque pauvre pèlerin,
les pieds meurtris par la longueur de la route, les traits altérés par
la fatigue et le jeûne, n’ayant à offrir l’un et l’autre que la pureté
de leur vie ou la sincérité de leur foi.

Mais tous ces cœurs étaient égaux devant Dieu. Et leurs hommages
montaient jusqu’à son trône dans un hymne commun, portés par la voix des
anges et des apôtres.

Et il en venait du fond des montagnes du Godjam, et des vallons du
Choah, et de ces déserts sans limites et sans nom de l’Afrique que nul
n’avait, jusque-là, franchis, et des côtes brûlées de ce vaste Océan
dont les flots vont mourir aux rivages de l’Inde. Et tout ce monde
trouvait accueil dans le couvent. Chacun dressait sa tente ou
construisait sa hutte dans le voisinage. Et le prieur, debout à la porte
de l’église, les recevait et les bénissait.

Et voilà que, tout à coup, parmi cette foule agenouillée, Dourounèche
distingua cinq personnes dont la vue la frappa au cœur, et qu’elle
reconnut, bien que l’aile du temps ne les eût point épargnées. C’était
d’abord son père, le chef Tisamma, qui jadis l’avait condamnée; et puis
son frère, qui l’avait trahie; et puis son maître Abba-Melchisedech, qui
l’avait faussement accusée; et puis son époux, qui l’avait livrée à la
garde d’un écuyer; et puis enfin l’écuyer lui-même, qui, après l’avoir
outragée, avait égorgé ses enfants.

Et alors Abba-Gœrguis commanda que ces cinq personnes fussent tenues à
l’écart, et qu’après les avoir séparées du peuple, on les amenât devant
lui. Et il en fut ainsi qu’il l’avait ordonné.

Chacune de ces cinq personnes, étonnée, se demandait pourquoi on la
tenait à l’écart. Bientôt, elles furent ensemble introduites dans la
cellule du prieur, où il leur fut servi un repas abondant. Et comme il
touchait à son terme, la porte s’ouvrit, et le prieur lui-même parut:

--Que la miséricorde du Très-Haut descende sur vous, dit-il en entrant.

--Que le Seigneur tout-puissant vous accorde longue vie, répondirent les
cinq étrangers.

Abba-Gœrguis s’assit à leur table, et les coupes d’hydromel se mirent à
circuler. Et quand ils furent tous rassasiés, Dourounèche prenant la
parole leur dit:

--Je voudrais bien vous conter une histoire.

Et chacun se disposa à écouter.

--Or, dans un pays que je ne nommerai pas, commença le prieur, régnait
jadis un chef puissant et riche, qui avait une fille. Non loin de là
vivait un vieux prêtre. Le chef alla le trouver pour lui confier
l’éducation de son enfant, et le prêtre accepta. Mais la fille, en
grandissant, devenait de plus en plus belle; et voilà que le maître, peu
à peu, s’éprit de son élève, et que, ne pouvant venir à bout de la vertu
de la jeune fille, il alla faussement l’accuser auprès de son père. Et
le père ajouta foi à ses paroles.

A ces mots, Tisamma, faisant un retour vers le passé, se dit en
lui-même:

--Malheureux que je suis, c’est ainsi qu’autrefois j’ai agi aussi, et
que j’ai prêté l’oreille à d’odieuses calomnies contre ma fille.

--Et le père abusé, poursuivit le prieur, donna l’ordre de la tuer...

--Oh! impitoyable et aveugle que je fus! C’est encore là ce que j’ai
fait! se répétait tout bas Tisamma, tandis qu’Abba-Melchisedech, se
frappant la poitrine sous sa robe, murmurait de son côté:

--Indigne prêtre, voilà l’épouvantable forfait dont tu t’es rendu
complice en accusant une fille innocente.

--Mais l’homme chargé de cette mission, continua Abba-Gœrguis, recula
devant le crime, et se borna à abandonner la jeune fille, au milieu du
désert, exposée aux attaques des brigands et au danger des bêtes fauves.

Et le frère, à son tour pris de remords, se dit également:

--Barbare et lâche que je fus, mon odieux abandon a causé la perte de ma
sœur! Ne devais-je pas plutôt me déclarer le protecteur et le soutien de
sa jeunesse?

--Mais Dieu veillait sur elle, reprit le prieur, et elle rencontra sur
son chemin un jeune prince qu’au premier regard séduisit sa beauté, qui
l’aima, et dont elle devint l’épouse. Or, un jour qu’elle voulait revoir
le pays de son père, elle prit avec elle les deux enfants que le ciel
lui avait donnés, et comme son époux ne voulait pas l’accompagner, elle
dut partir sous la garde d’un simple écuyer auquel n’avait pas craint de
la remettre l’imprévoyance de celui-ci...

--Ah! pensa le prince, moi aussi j’ai commis la faute de confier ma
femme à la garde d’un simple écuyer, et à présent, voilà que je l’ai
perdue; elle est morte, elle et mes deux enfants.

--Mais cet écuyer était un traître serviteur, ajouta Abba-Gœrguis, et,
sans respect pour l’épouse de son maître, il osa lever les yeux sur
elle; et comme elle le repoussait avec horreur, il tira son sabre et
massacra les deux enfants sous les yeux de leur mère.

Et l’écuyer infidèle, tremblant à la terrible image évoquée par ces
mots, s’accusait intérieurement et disait:

--Quel crime ai-je commis, grand Dieu! d’avoir osé attenter à l’honneur
de mon maître, et de m’être aussi fait le meurtrier de ses fils!

Et un silence douloureux planait sur ces cinq personnes, pendant que
d’amères réflexions remuaient le fond de leur âme.

Et, après un moment d’interruption, le prieur s’écria:

--Voudriez-vous connaître les personnages de cette véridique histoire?

Et chacun, alors, lui en demanda les noms avec instance.

--Eh bien! je vais vous satisfaire, répondit-il. Mais, auparavant, sur
cette croix qui pend à ma poitrine, jurez-le-moi, si l’un de vous cinq,
en découvrant ce mystère, y trouve pour son compte le motif d’une juste
vengeance, que celui-là pardonne dès à présent, et renonce à sa colère!

Et tous les cinq jurèrent.

Et alors, d’un mouvement rapide, Dourounèche rejeta son bonnet jaune de
moine; ses longs cheveux, n’étant plus contenus, se déroulèrent; et,
sous cet habit grossier, comme dans le miroir de la source, une femme
d’une incomparable beauté apparut à leurs yeux, et tous la reconnurent;
et elle leur tendit les bras.

Et à l’instant même, sans une parole de plus, son mari la saisit avec
une ivresse sauvage, et sauta sur son mulet, l’emportant comme s’il eût
craint qu’on vînt la lui ravir encore. Et l’animal, comprenant tout le
prix du fardeau dont le chargeait la confiance de son maître, releva la
tête avec orgueil, et se mit à courir d’un trot rapide, au tintement
joyeux de ses clochettes d’argent.

Et, au bout de quelques jours, ils atteignirent ainsi le pays du prince.
Et tout le monde s’associa à l’allégresse des époux réunis si
miraculeusement, après s’être crus séparés à jamais. Et dès lors ils
vécurent heureux. Car Dieu les bénit de nouveau, et ils donnèrent le
jour à une nombreuse postérité.

Mais les moines du monastère de Debré-Sina, désolés de la perte de leur
bien-aimé prieur, ne consentirent jamais à lui nommer un successeur; et,
se résignant plutôt à quitter leur retraite, ils se dispersèrent dans
toute l’Abyssinie.

Et aujourd’hui l’étranger qui visite cette montagne déserte n’y
rencontre plus que des roches éboulées çà et là, au caprice du hasard.
Dans le creux de quelques-unes d’entre elles, l’œil stupéfait découvre
comme des chambres vides, et dans l’une, la plus grande et la plus
sombre, des ossements desséchés, et dans une autre, un autel de pierre
nu et dévasté...

Néanmoins, chaque année, au mois de mai, cette solitude se repeuple et
renaît à la vie. Et, durant quelques jours, la foule des pèlerins s’y
presse de nouveau. Quelque vieux moine relève de ses mains tremblantes
le tabernacle renversé. Les chants sacrés retentissent, les pieux
murmures se font entendre. Car la croyance populaire a survécu aux
ravages du temps, et garde toujours une foi profonde et vive aux
miracles du sanctuaire de Debré-Sina.

[Illustration: KEREN, CAPITALE DES BOGOS.]




CHAPITRE IV

Arrivée à Keren.--Aspect des Bogos.--Une messe épiscopale.--Les danses
des jeunes filles.--Le bain de fumée.--L’assemblée des notables.--Les
chasses de l’Ansaba.--Misère des indigènes.


Cette légende, racontée dans un style aux allures mystiques, avec
l’accent concis des vérités indiscutables, relevé par les chaudes
descriptions et la couleur locale propres au débit du narrateur, était
pour moi un tableau vivant de ces mœurs pittoresques de l’Abyssinie
contemporaine, dont l’étude m’offrait de si profonds attraits.

L’histoire nous mène jusqu’à Ela-Berett (puits de neige), où nous
couchons... Lorsque je dis _nous couchons_, vous voyez ça d’ici: une
peau de bœuf jetée sur la terre nue, et où vous êtes libre de vous
étendre, si le cœur vous en dit. Quant au sommeil, c’est autre chose.
Sans parler du froid qui nous glace et nous empêche de rester en repos,
à peine la nuit tombée, c’est, tout autour de nous, dans le fourré que
nous touchons du pied, un concert à donner une idée de ce que devait
être le monde à l’heure du déluge. La panthère marie ses miaulements
sinistres aux rugissements sonores du lion, le chacal aboie dans la
pénombre où meurt graduellement l’éclat de nos feux, et l’hyène hurle
jusque dans nos jambes. On voit, en dehors du cercle lumineux, de
grandes ombres confuses aller et venir avec deux points rouges dardés
sur nous. Point de lune, le ciel est sombre, les montagnes se dressent
toutes noires, gigantesques et menaçantes. On dirait qu’elles vont
s’abîmer sur nos têtes. Tout cela donne plus froid encore. Nul n’a envie
de dormir. Un tison, jeté à l’aventure dans l’obscurité, nous montre des
animaux qui fuient en criant, pour revenir et se rapprocher davantage. A
ce moment, un brave chien que j’avais amené de France, et que je
retenais tout grondant, le poil hérissé, auprès de moi, s’échappant,
courut dessus. Une explosion féroce de rugissements retentit; puis comme
le bruit d’une lutte acharnée, des aboiements exaspérés, et presque
aussitôt un râle lugubre d’agonie... Quelques secondes, et tout était
fini. J’eus beau m’élancer de ce côté en tirant au jugé... Plus rien!
mon pauvre compagnon ne reparut jamais. Quelle nuit!

Nous en vîmes le terme enfin, sans autre malheur. Au point du jour, nous
étions personnellement intacts, quoique gelés. Nous avions fait bonne
garde et sauvé nos montures. C’était leur présence, à n’en pas douter,
qui avait surexcité l’acharnement de nos visiteurs nocturnes. Même un
petit âne du convoi ne fut pas sans y trouver son compte.

Il était investi d’une mission de confiance; avant de quitter Monkoullo,
les Pères Lazaristes lui avaient solidement attaché sur le dos une
volumineuse dame-jeanne pleine d’un liquide réjouissant. C’était le vin
de leur évêque. Moi qui ne bénéficiais point des mêmes facilités de
transport que les missionnaires, sur cette côte où le commerce en était,
à l’époque, sévèrement proscrit, il y avait longtemps que je ne
connaissais plus le goût du vin que de souvenir. Mais Monseigneur nous
avait généreusement admis au partage de sa cave, et le fond n’en était
plus guère loin. Ce matin-là, tout engourdis par le froid, attristés les
uns et les autres de la perte de mon chien, nous avions besoin de nous
réconforter, et nos dernières accolades l’épuisèrent tout à fait. Comme
Ésope, jadis, avec sa balle de pain, le petit âne, désormais, allait
trotter à vide.

Nous avions atteint le point culminant de notre route. A partir de cet
instant, nous nous mîmes à descendre sans interruption. Bien qu’élevé,
le plateau des Bogos était néanmoins d’un niveau sensiblement inférieur
à ces altitudes. Au bout d’une dégringolade périlleuse de cinq à six
heures, nous y mettions le pied. La rapidité de la course et les
difficultés du chemin nous avaient à peine laissé le loisir de regarder
autour de nous. Quand nous levons les yeux, le panorama n’est plus le
même, et le point de vue s’est modifié avec tout l’imprévu d’un décor
d’opéra. Hier et aujourd’hui ne se ressemblent plus. Adieu les vertes
clairières, les grandes herbes et les hauts arbres! Adieu le joyeux
gazouillement des cascades! L’été éthiopien a passé par là avec toutes
ses implacables ardeurs. Le sol est crevassé, les rivières à sec, les
arbrisseaux presque dépouillés, le gazon jauni, la plaine calcinée.

Avant d’entrer sur les terres de son diocèse, Monseigneur tient à donner
à sa tenue quelque chose de plus sacerdotal que le débraillé auquel
l’ont condamné les exigences hâtives du voyage. La barbe longue, le
teint hâlé, couvert de poussière, chacun en a besoin, en effet.

Nous l’imitons de notre mieux, et jusqu’à nos domestiques qui ne
dédaignent pas un brin de toilette. Le large morceau d’étoffe qui,
jusqu’alors, se borne à leur ceindre les reins, se déploie, et les voilà
maintenant, drapés comme des sénateurs romains, sous une toge sale, dont
émergent leurs épaules noires. Au bazar de Massaouah, j’avais acheté à
chacun des miens une paire de sandales, pour leur mettre les pieds à
l’abri des épines et des cailloux. C’est tout bonnement une semelle de
cuir qui se rattache à l’orteil par une étroite courroie. Au lieu de
s’en servir, durant tout le trajet, ils la portaient suspendue avec soin
au bout d’un bâton. A présent que le sol, relativement uni, risque moins
de les détériorer, ils s’en parent avec orgueil.

Il est vrai que l’habitude de marcher dès l’enfance ainsi sommairement
chaussés, leur rend, à la longue, la plante des pieds aussi dure et tout
aussi impénétrable que de la corne. Ni les aspérités de la pierre, ni la
morsure des insectes, voire même des serpents, n’y ont plus de prise. Un
jour, me trouvant chez le nahib d’Arkiko, nous causions tranquillement
ensemble, dans la cour de sa maison, moi étendu sur un angareb, lui
debout à mes côtés. Tout à coup, il porta vivement la main à son talon,
et me montra, encore suspendu par les pinces, un gros scorpion qui
venait de l’y piquer. Tout autre eût pu s’estimer heureux d’en être
quitte pour une paralysie partielle ou même totale du membre atteint;
car ces blessures sont des plus dangereuses, et quelquefois mortelles.
Chez lui, le venin de la bête n’avait pu aller au delà de l’enveloppe
rugueuse où il s’était perdu; et dix minutes plus tard, après que j’y
eus, par précaution, versé quelques gouttes de phénol, il n’y paraissait
plus.

Jusqu’alors, sur nos pas, nous n’avions rencontré aucune agglomération
humaine. Au plus, des cabanes isolées de bergers, et c’était tout.
Maintenant, voici des hameaux, des habitants. L’aspect des uns et des
autres, je le confesse, n’est guère attrayant. Ils sont sordides, et
hommes, femmes et enfants se précipitent vers nous en tendant la main.

Le bruit de notre arrivée nous a précédés, et entre eux ils se désignent
l’évêque avec curiosité, mais sans empressement. Le sentier que nous
suivons s’anime et paraît fréquenté. Nous sommes, on le voit, dans un
pays peuplé. Ce n’est plus la solitude des jours passés. De temps à
autre, nous croisons des groupes d’indigènes. Ils viennent de Keren, ou
s’y rendent. Nous devons en approcher, et bientôt nous en distinguons
les huttes éparses au pied d’un rocher à pic. Il n’y avait pas même cinq
jours que nous avions quitté Massaouah. Les caravanes en mettent huit ou
neuf en général.

A peine avons-nous franchi le petit ravin sans eau qui longe Keren de
l’ouest à l’est, que retentissent des glapissements variés.

Des essaims d’enfants entièrement nus accourent en gambadant à notre
rencontre. Derrière, s’avancent des hommes au maintien plus grave, des
chefs à barbe blanche, puis des femmes qui se cramponnent à nos bottes
pour nous baiser les genoux. Mais ce ne sont que les vieilles; les
jeunes restent sous leur hutte, d’où, à mesure que nous passons, elles
saluent notre arrivée d’un gloussement aigu. Tout le village est en
rumeur.

Après avoir distribué force bonjours et force poignées de main à tout le
monde, nous parvenons enfin à l’enclos de la mission, où nous laissons
Monseigneur et sa suite. Celui de M. Münzinger est contigu, et c’est là
que je cours me soustraire à l’enthousiasme des populations.

Dès l’abord, je ne raffole pas de Keren. La voilà donc, cette capitale
tant vantée. Je m’en étais fait une autre idée. Deux ou trois cents
cabanes construites en chaume, et entourées chacune de pas mal
d’ordures, c’est là tout ce qu’il m’est donné d’admirer. Celles des
notables sont précédées d’une cour que défend une clôture d’épines. Cet
espace vide est réservé aux bestiaux qu’on y rentre la nuit, pour les en
faire sortir au point du jour. Mais, le lendemain, il subsiste encore
sur le sol tant de traces désobligeantes de leurs nocturnes ébats, qu’il
est difficile aux délicats d’y découvrir un emplacement où risquer le
pied sans complications désagréables.

Le type des habitants offre à l’examen presque autant de variétés dans
la physionomie, dans la couleur de la peau, qu’il y a d’individus. Le
costume est moins bigarré. Pour les hommes faits, un morceau de toile
roulé autour des reins et une lance; quelquefois pas de toile, mais
toujours une lance. Pour les jeunes garçons encore moins de recherche;
les mieux vêtus ont une façon de culotte, une pièce de cuir, veux-je
dire, découpée en triangle, qui s’applique sur le bas du ventre et se
rattache à la ceinture au moyen de trois cordonnets dont il est facile
de se figurer, à peu de chose près, la disposition.

Cet appendice, en même temps, sert à maint autre usage domestique.
J’avais pris, en effet, à mon service, dès notre arrivée, pour m’y
rendre plus populaire, un jeune gars de Keren, d’une quinzaine d’années,
auquel était dévolue plus spécialement la confection de mon pain. Un
jour, je l’aperçois, accroupi dans un coin et se livrant à une
manipulation active dont je ne distinguais pas nettement l’objet. Il me
tournait le dos; je m’approche, et alors je me rends un compte exact de
la situation: à terre et à portée de sa main, deux calebasses, l’une
pleine d’eau, l’autre pleine de dourah écrasé; puis, devant lui, sa
culotte primitive étendue sur le sol. C’était dans ce récipient d’un
nouveau genre qu’il pétrissait, avec une candeur qui n’avait d’égal que
son zèle, la pâte rudimentaire appelée à me restaurer. Eh, mon Dieu! ce
n’en était pas plus mauvais;--affaire d’habitude ou de préjugé.

Pour les femmes, nous sommes près du Soudan, et l’influence s’en fait
sentir. Celles qui sont mariées revêtent, comme aux rives du fleuve
Blanc, la _farde_ aux couleurs multiples où le bleu domine: c’est une
grande pièce de cotonnade tissée par la main indigène. Elles s’en
drapent plus ou moins, suivant les heures de la journée, avec un abandon
qui n’est pas dénué de grâce. La fraîcheur du matin les y trouve
enveloppées de la tête aux pieds; les yeux noirs de nos frileuses,
seuls, laissent passer leurs éclairs à travers la fente unique qu’elles
maintiennent coquettement entr’ouverte sur leur visage. Puis, à mesure
que les rayons du soleil échauffent l’atmosphère, les plis de l’étoffe
se desserrent peu à peu; la voilà qui dégage le front, qui tombe sur le
cou; elle glisse des épaules, le buste se découvre; enfin, à midi, à
peine la poitrine rebondie est-elle encore voilée. C’est charmant chez
les jeunes, hideux chez les vieilles.

Quant aux jeunes filles, elles portent, noué autour des reins, le
_raât_, espèce de caparaçon qui rappelle exactement ceux dont, l’été,
nous recouvrons nos chevaux, afin d’en éloigner les mouches. Chez elles,
les franges, fixées à une lanière de cuir, partent du haut des hanches
et s’arrêtent au-dessus du genou, s’écartant au moindre mouvement ou à
la plus légère brise. Or, ces demoiselles s’agitent beaucoup, et le
zéphyr souffle souvent!

L’abondance de la chevelure est commune aux deux sexes. Les hommes
laissent, d’ordinaire, croître au-dessus du front un énorme toupet tout
autour duquel s’étage une rangée de boucles artistement frisées. Les
femmes nattent leurs cheveux en une infinité de tresses minces et
uniformes qui ne dépassent pas le cou, et dont l’ensemble rappelle les
coiffures à la Ninon. Parfois, elles y ajoutent quelques perles en
verroteries ou de petits coquillages, des cauris. Chez les uns comme
chez les autres, des ruisseaux de beurre ou de graisse fondue destinés à
en assouplir la roideur naturelle, découlent constamment de ces œuvres
d’art capillaires.

J’ai le loisir de contempler des exemplaires de tous ces types devant la
maison de mon hôte. Plus spacieuse et plus propre que celles du commun,
cette demeure n’en diffère cependant ni par l’architecture, ni par
l’apparence. Mais tous, au loin, la connaissent, et la foule est grande
de ceux qui viennent souhaiter la bienvenue au consul français, comme
ils disent, en profitant de la circonstance pour boire et manger à ses
frais. Il a bien fallu trois quarts d’heure pour m’en construire une à
côté.

Toutes les deux sont adossées au rocher escarpé qui domine la plaine, et
dont les flancs sont couverts d’une végétation touffue. C’est, depuis
longtemps, le repaire d’un léopard avec lequel le village ne vit pas en
trop mauvaise intelligence. Par-ci par-là, il est vrai, une chèvre
manque bien à l’appel, mais le pays est tellement giboyeux que ces
larcins sont rares. Toutes les nuits, avec les ténèbres, commencent les
rugissements de la bête, qui, après avoir dormi la journée, se livre
alors à ses pérégrinations et à ses petites affaires. La première fois,
ce voisinage immédiat me tint quelque peu éveillé; ensuite je n’y
songeai plus.

Au matin, un bruit inaccoutumé me frappe l’oreille. Je me dresse sur mon
séant, j’écoute. Oui! c’est bien cela! L’église est à quelques pas, et
je distingue le son de la cloche. Oh! comme ce bruit banal, et même
importun quelquefois dans nos villes, lorsqu’il s’échappe avec fracas
des clochers d’une somptueuse cathédrale, parle doucement au cœur dès
qu’il n’est plus que le tintement timide d’une humble clochette pendue à
la chapelle des lointaines solitudes! Que d’images oubliées il évoque!
que de souvenirs assoupis il ranime! C’est l’heureuse enfance, c’est le
foyer paternel, c’est la patrie regrettée, c’est la pauvre mère qui prie
et qui vous pleure là-bas!... C’est tout ce qu’on a quitté, tout ce
qu’on aime.

Je me lève. Je me hâte. L’évêque allait célébrer sa première messe au
milieu des peuples confiés à son zèle évangélique. Les murs délabrés du
sanctuaire laissaient, à travers leurs fissures, arriver tous les
bourdonnements du dehors; l’autel était en ruine; des fidèles convoqués,
à peine deux ou trois étaient-ils agenouillés, d’un air distrait et
curieux, sur la poussière du sol nu... Eh bien! aucune solennité
religieuse entourée de toutes les pompes de notre culte; aucune de ces
harmonieuses prières montant, avec la fumée de l’encens et les plaintes
de l’orgue, vers des voûtes altières; non! rien, rien de tout cela n’ira
jamais à l’âme autant que l’aspect désolé de cette pieuse enceinte
tombant de vétusté, autant que la voix isolée de ce prêtre s’élevant
pour bénir une foule absente; et plus encore, autant que cette petite
croix grossière, debout au milieu de la barbarie et du désert, épave
consolatrice et chère aux exilés, aux malheureux, et plantée là comme
l’immuable jalon de la régénération promise dans l’avenir aux déshérités
du passé.

Durant le saint sacrifice, deux mariages sont consacrés, ou plutôt
régularisés, car depuis plusieurs années déjà les nouveaux époux n’en
sont plus aux préliminaires. Le premier est celui de serviteurs
indigènes de la mission, que les remontrances de l’évêque ont décidés,
la veille, à se soumettre à une cérémonie dont jusqu’alors personne
n’avait pris souci de leur faire comprendre l’avantage ou la moralité.

Le second est plus caractéristique. Ce n’est autre que l’union du
vice-consul de France avec une femme indigène.

A l’origine de son séjour en Abyssinie, M. Münzinger était devenu
propriétaire, suivant les mœurs locales, d’une esclave un tantinet
jaune, dont il avait fait sa compagne. Découvrant en elle des qualités
sérieuses, il s’y était attaché, puis avait fini par l’installer chez
lui à titre de femme légitime, sans qu’il manquât à ce lien d’autre
sanction que la cérémonie religieuse, peu nécessaire, comme on sait, aux
yeux de la légalité indulgente du pays.

Mis au courant de cette situation anormale, l’évêque s’était donné la
tâche d’y porter remède, et n’avait trouvé rien de mieux que d’exhorter
notre vice-consul à contracter nettement un mariage régulier. Celui-ci
ne s’était pas fait prier, et, dès le lendemain même de son retour, il
se hâtait, ainsi que je viens de le raconter, de déférer aux conseils du
prélat. Ce fut moi qui lui servis de témoin, et mon parafe,
actuellement, s’étale en cette qualité, tout au long, sur les registres
de la paroisse de Keren.

Je n’avais pas encore été présenté à la fiancée. Elle apparut à l’autel
couverte, de la tête aux pieds, d’un quârri dont les plis laissaient
tout au plus entrevoir les longs cils de ses yeux baissés. Son mari
semblait heureux et satisfait. Nulle trace d’hésitation ne se montrait
dans son attitude ou sur sa physionomie. Il y avait longtemps, du reste,
que je connaissais son affection pour cette femme. Il ne l’avait jamais
cachée.

Après la cérémonie, je fus admis à l’honneur d’adresser mes compliments
à madame, et par conséquent à celui de la voir. Elle m’attendait dans la
chambre nuptiale, sous ce toit qu’elle habitait déjà depuis près d’une
dizaine d’années. Un peu plus grande et plus élégante à l’intérieur que
celles du commun des habitants, la maison, de forme rectangulaire, était
construite en chaume, et se divisait en deux pièces. Lorsque j’y
pénétrai, la première, à la fois vestibule et magasin, était encombrée
d’ustensiles et de provisions de toute nature. Les sacs de farine, les
outres de miel et de beurre, reposaient pêle-mêle au milieu des selles
et des armes. En un coin, des vestiges bleuâtres d’une fumée douce et
parfumée s’échappaient d’un trou à moitié plein de cendres, creusé dans
le plancher, je veux dire le sol même. C’était là que, la veille, en
prévision de l’arrivée de son seigneur et maître, la jeune femme avait
pris son «bain de fumée».

C’est un usage général, en effet, que la mode, si ce n’est pas l’amour,
impose, en pareil cas, à l’aristocratie féminine de ces contrées.

Lorsque l’être aimé est attendu, au retour d’une absence de quelque
durée, des plantes aromatiques, des branches d’arbustes odoriférants,
sont entassées avec art dans un grand trou; puis on y met le feu de
manière que la flamme, savamment étouffée, ne laisse échapper au dehors
que des flocons d’une tiède fumée.

Hermétiquement enveloppée d’un quârri qui ferme toute issue à l’air
extérieur, la femme vient alors s’accroupir sur ce foyer concentré. Elle
y demeure assez longtemps pour qu’en montant, la fumée, retenue par
l’épais tissu, imprègne de ses parfums tous les pores de la peau, et
communique au corps une souplesse voluptueuse, chère, paraît-il, aux
mystères des tendresses conjugales. C’est là une opération délicate et
importante dont l’accomplissement requiert des précautions minutieuses,
non moins qu’une haute expérience. Ce n’est pas assez, pour les
raffinées, des soins obligatoires d’une servante. Le concours d’une
matrone habile est indispensable. Celle-ci doit surveiller les
préparatifs, présider à tous les détails, et, l’épreuve terminée, un
riche cadeau récompense sa peine. Souvent, le lendemain, la munificence
de l’époux satisfait en double la valeur. C’est le triomphe de l’art.

Madame n’avait eu garde de rien omettre de toutes ces précautions.
Seulement, je n’ai jamais su si, cette fois, la matrone employée reçut
doubles honoraires.

Après avoir traversé cette première partie de l’appartement où la porte
seule donnait accès à la lumière du jour, je fus admis dans le
sanctuaire. Presque tout l’espace en était occupé par un immense
angareb, comme qui dirait, chez nous, un lit à deux places, recouvert de
tapis ou de coussins sur lesquels, côte à côte, étaient à demi couchés
le vice-consul et sa moitié. Au-dessus de leur tête, une espèce de dais,
ou mieux, une cage rappelant la coquille d’un œuf immense coupé par le
milieu, en minces lattes d’un bois flexible tressées à jour. C’était, si
l’on veut, l’alcôve de la couche des époux, ménageant à leurs caresses
un boudoir plus intime au milieu de la grande pièce.

Madame me tendit la main, en me souhaitant la bienvenue, et je m’assis
auprès de l’angareb. Sa beauté olivâtre fut loin de me séduire tout
d’abord, mais, en la fréquentant, par la suite, j’eus lieu de
reconnaître qu’elle possédait une supériorité intellectuelle, et surtout
une adresse native bien faites, dans ce milieu sauvage, pour captiver et
retenir même un Européen. Elle portait, à la narine gauche, l’anneau
d’or indice de son rang.

Ce fut, on s’en doute, un jour de liesse pour tout le village et les
lieux circonvoisins. Les visiteurs se succédaient, et la cour ne
désemplissait pas.

Que de poignées de main et de félicitations échangées! J’avais ouvert le
feu. Le vaste enclos d’épines qui entourait la maison était envahi, et
le gros de la foule attendait, silencieusement, aux alentours, la curée
traditionnelle. On n’eut pas trop longtemps à gémir. Bientôt d’énormes
calebasses pleines de tedj circulèrent. Puis, les quartiers de viande
bouillie, et enfin le _brondo_, le mets national. C’est tout simplement
de la viande crue qu’on mange en en trempant les morceaux dans une purée
de poivre rouge. Le plus communément, une cuisse de vache, que l’on
suspend entre trois piquets en faisceau, en fait les frais. Les convives
s’installent alentour, leur couteau à la main, et chacun d’en découper à
tour de rôle, à même, de longues lanières sanguinolentes, qu’ils
engloutissent avec la rapidité de l’éclair.

Malheureusement l’usage de ce mets, si succulent qu’il soit, entraîne un
léger inconvénient; je veux parler du ténia, le ver solitaire, auquel
échappent bien peu d’Abyssins. Mais le remède, chez eux, est à côté du
mal, et le _kôusso_ leur pousse sous la main. Aussi est-il de mode de
s’en administrer régulièrement une forte dose, à époques convenues. Tout
homme qui se respecte ne saurait s’en affranchir. C’est admis, c’est
même imposé; et l’opinion publique flétrirait sévèrement quiconque
serait signalé notoirement comme ne se pliant pas à cette coutume, au
moins une fois par mois. Les Anglais n’absorbent pas avec plus de
méthode leur magnésie ou leurs _blue-pills_.

Je ne sais combien de vaches furent immolées à cette occasion. Mais,
durant plusieurs nuits, les hurlements des hyènes et des chacals
attestèrent que la provision ne s’épuisait pas promptement.

L’évêque se tenait à l’écart de ces fêtes. Fraîchement débarqué
d’Europe, et peu initié jusqu’alors à ces usages barbares, il n’en
prenait pas toujours avec assez de longanimité la manifestation naïve.
L’état d’abandon où se trouve reléguée, chez ces pauvres gens, la
culture morale de l’esprit le révoltait. Son indignation ne fléchissait
pas sur ce point, et s’exhalait en termes irrités. En revanche, il
fallait voir le candide étonnement avec lequel les uns et les autres
l’écoutaient lorsqu’il tonnait, du haut de sa conscience de prêtre,
contre le déréglement sans artifices de leurs mœurs. Bien peu de notions
moralisatrices avaient, en effet, résisté au courant des dernières
années, et la tâche à entreprendre était rude. Mais, auparavant, il
était indispensable de s’occuper des nécessités physiques, et le plus
sûr chemin, pour arriver à leur intelligence et à leur cœur, était de
s’appliquer, avec sollicitude, non moins à effacer la trace des
désastres passés qu’à en prévenir le retour.

Nous avions avec nous, ai-je dit, des fonds confiés à l’évêque lors de
son départ d’Europe, par le gouvernement français, pour être répartis
parmi les peuplades qu’avait décimées la famine. La nouvelle s’en était
bien vite répandue, et dès le premier instant de notre séjour, ç’avait
été à qui invoquerait les titres les mieux établis, ou étalerait les
misères les plus émouvantes. Afin de procéder à une répartition
équitable, il fut arrêté que tous les chefs des hautes et des basses
terres seraient convoqués en assemblée générale sous la présidence du
prélat, et que là, non-seulement on aviserait aux moyens de dispenser
les secours, sans qu’ils courussent le risque de s’égarer sur la tête
des moins nécessiteux, mais qu’en même temps, tous les griefs, tous les
besoins des Bogos, seraient exposés par l’organe de leurs représentants,
de manière que l’écho pût en parvenir jusqu’au gouvernement magnanime
qui consentait à étendre au-dessus d’eux sa puissante protection.

Keren est assis à 600 pieds au-dessus du niveau de la mer, tout contre
le rocher aux flancs garnis de broussailles, dont j’ai parlé, et que
couronne aujourd’hui une forteresse égyptienne. Le village descend en
pente douce vers un petit ravin dont la ligne sombre coupe l’horizon du
nord au sud, pour aller rejoindre l’Ansaba. Une place circulaire assez
vaste, au milieu de laquelle se dresse un vieux sycomore, le partage en
deux. C’est le lieu ordinaire de réunion des notables. S’écartant des
règles féodales qui continuent à régir l’Abyssinie proprement dite, la
constitution des Bogos offre en quelque sorte le type d’une fédération
républicaine où chaque agglomération jouit de droits équivalents, et
intervient, par la voix de son chef, dans toutes les questions qui
concernent la nation. Malgré l’étiquette hiérarchique que l’origine
maintient nettement entre eux dans leurs rapports respectifs, chacun de
ces derniers est admis, au même degré, à se faire entendre et à émettre
son avis. L’opinion de la majorité dicte la loi, et, s’il en est dans le
nombre qui se rappellent parfois incidemment que l’autorité d’un pouvoir
suzerain plane encore de loin sur leurs délibérations, bien peu sont,
néanmoins, disposés à en tenir compte, tant qu’une menace directe ou un
danger imminent n’est pas là pour les en faire souvenir à propos.

Cet endroit est donc la scène auguste où se débattent les plus graves
intérêts du pays, où se traitent et se discutent les préliminaires de
paix et de guerre, où s’entament et se jugent les procès privés ou
publics. Il est vrai que c’est aussi le théâtre des ébats de la
jeunesse. Dans les années d’abondance, alors que tout est à la gaieté et
à l’espérance, les filles s’y livrent au plaisir de la danse et de la
musique. Bien que les Bogos n’eussent pas à se féliciter beaucoup sous
ce rapport, notre arrivée parmi eux y avait cependant ranimé la
confiance, et l’argent que nous apportions leur paraissait une aubaine
d’autant plus appréciable qu’ils en ignoraient encore les proportions.
Avec nous la joie était donc rentrée dans le village, et nous nous en
aperçûmes dès le lendemain.

A peine la nuit tombée, j’entendis comme un ronron obstiné, qui
retentissait avec rage et me rappelait celui du tambourin. Puis des
chants aigus, dont la note stridente dominait le bruit de l’instrument.
Le tapage semblait venir de la place publique, qui m’avait été indiquée
le matin. Je m’y dirigeai. En effet, tout le village était là, assis par
terre et formant un grand rond autour d’un cercle d’une vingtaine de
jeunes filles debout et se démenant à qui mieux mieux. Au milieu, l’une
d’elles tenait un tambourin sur lequel elle frappait à coups redoublés,
de la paume de la main, tandis que ses compagnes chantaient en se
balançant de droite à gauche, sur un rhythme uniforme.

Gœrguis m’avait accompagné. Je lui demandai ce que chantaient ces
demoiselles.

--Ce sont toujours, me répondit-il, des allusions aux événements du
jour. Chacune entonne, à son tour, ce qui lui vient à l’esprit, et les
autres reprennent en chœur le refrain, qui ne varie pas. Aujourd’hui, il
est question de votre visite à Keren.

On entendait en ce moment la voix d’une grande fille, élancée et
gracieuse, dont le fausset déchirait l’espace.

--Voici ce que chante celle-ci, reprit-il:

    Ils sont arrivés, les seigneurs de France,
    Et ils apportent beaucoup d’argent.
    Ils le sèmeront dans la terre des Bogos,
    Et il en sortira une moisson d’or.

Et toutes, ce solo terminé, sans plus interrompre que la première leur
balancement continuel, de répéter avec ensemble:

    Ils sont arrivés, les seigneurs de France,
    Et ils apportent beaucoup d’argent.

C’était le refrain.

Puis, après la grande fille, une autre improvisatrice recommença:

    Il faut être vigilant pour récolter cette moisson d’or.
    Ne la laissons pas piller par les Barcas.

Et le chœur de reprendre:

    Ils sont arrivés, les seigneurs de France,
    Et ils apportent beaucoup d’argent.

A la fin de chaque stance, par un mouvement de «par le flanc droit»,
toutes se saisissaient simultanément la taille, faisaient deux ou trois
pas en piétinant à peu près sur place, et, revenant «face au centre»,
reprenaient leur balancement d’ours à la chaîne.

Le tambourin ne cessait pas, et celle qui en jouait continuait ses
battements avec le même entrain et la même mesure.

--Comment s’appelle cet instrument? demandai-je.

--Un _taboura_...

Un taboura! Plus tard, j’ai retrouvé le nom et l’instrument dans tout
l’Orient, à Mascate, comme sur les bords de la mer Rouge, comme en
Perse, ou dans la vallée de l’Euphrate. D’où viennent l’un et l’autre?
Quelle peut bien en être l’origine? Ont-ils été jetés, au hasard d’une
de leurs escales, par les marins de Provence chez lesquels l’usage en
est populaire, et le tambourin, par une corruption naturelle, est-il
devenu le taboura? Ou bien est-ce le contraire, et fut-ce la conquête
arabe qui l’apporta avec elle en Espagne, et y laissa le taboura pour
s’appeler le tambourin?... Je livre ce problème aux étymologistes.

Toujours est-il que, deux jours après, le taboura et les divertissements
rentrés dans le silence, d’un commun accord, les chefs convoqués se
réunirent là pour tenir un conciliabule préalable, et se concerter,
avant de se rendre à la mission catholique où le rendez-vous avait été
assigné.

Leur programme arrêté, leurs mesures prises, dès que l’ardeur du soleil
eut un peu diminué, ils s’ébranlèrent et envahirent la cour. Puis,
majestueusement, ils se déployèrent en demi-cercle, et s’accroupirent
sur leurs talons, en face de quatre escabeaux réservés à l’évêque et au
Père Delmonte, à M. Münzinger qui devait servir d’interprète, et à moi.

Ils étaient environ une trentaine, jeunes ou vieux, tous issus de la
race conquérante, et descendants des plus anciennes familles. Deux, plus
particulièrement, paraissaient jouir d’une influence notoire sur le
reste du groupe. L’un, m’expliqua-t-on, grand chef légitime de par la
tradition, mais appauvri peu à peu par des revers, ne devait plus son
prestige qu’à l’antiquité de son origine, tandis que l’autre, bien que
moins noble, mais fort riche, exerçait en réalité sur tous une action
prépondérante à cause de sa fortune. Des troupeaux considérables, des
terres d’une vaste étendue, voilà en quoi, suivant la coutume bogos,
consistait cette fortune; et l’on comprend que l’existence individuelle
de bien des gens y était attachée.

Ce fut néanmoins le premier qui porta la parole.

Pas plus au pays d’Éthiopie que chez d’autres, les avocats ne font
défaut, et la prolixité n’est pas la moindre vertu des orateurs
qu’improvisent les circonstances. Celui-ci entama un exorde qui menaçait
de remonter jusqu’à Salomon, leur ancêtre commun, s’il n’avait été
interrompu dès les premières phrases. Ramené à son sujet, durant plus
d’une heure cependant, il s’étendit sur les avantages merveilleux que la
France, l’Angleterre, et même la Russie,--sans qu’on pût s’attendre à ce
nom imprévu; quant à l’Italie, elle n’était pas encore entrée en
scène,--devaient incontestablement trouver à protéger efficacement les
Bogos. Et peu leur importait, disait-il, que ce fût à l’une ou à l’autre
de ces puissances qu’ils eussent à obéir, pourvu qu’elle assurât leur
sécurité. Il leur fallait absolument un chef, un gouverneur européen,
quelle qu’en fût la nationalité, qui, par sa présence, conjurât les
périls dont ils étaient environnés, qui les défendît contre les
Égyptiens, et surtout qui les autorisât à se venger impunément de leurs
ennemis ou de leurs rivaux. Pendant longtemps le missionnaire éloigné
avait rempli ce rôle. Maintenant qu’il était parti, ils en réclamaient
un autre, prêtre ou laïque,--là n’était point l’embarras,--dont la main
pût tenir une arme et sût s’en servir. Avant tout, c’était à vivre
qu’ils demandaient; les enseignements spirituels viendraient ensuite.

A ce moment-là, tous se mirent de la partie pour appuyer les arguments
de leur défenseur. On sentait dans leur attitude, comme dans leurs
paroles, je ne sais quelle prévention d’hostilité et de méfiance à
l’égard de l’évêque. C’est que celui-ci, surpris, dès le début, de ce
langage, ne se gênait point pour dissimuler son mécontentement, ni pour
répéter qu’il les avait convoqués, non pour écouter une conférence
sociale et politique, mais pour remplir exclusivement auprès d’eux une
mission de charité. Une plus ancienne expérience des mœurs de ces
populations, et un séjour plus prolongé parmi elles, lui eussent appris
qu’il est bien difficile de faire admettre, par des intelligences aussi
peu ordonnées, la distinction subtile à établir entre ces principes.

--C’est une croix que je tiens, et non une épée, leur répondait
vainement le prélat.

Qu’importait cette métaphore à une foule primitive, façonnée de longue
date à voir l’une et l’autre dans la même main? Quelle signification
pouvait évoquer à leurs yeux l’opposition de ces deux emblèmes, dont, au
contraire, l’union séculaire avait toujours, chez eux, servi de signe de
ralliement dans leurs guerres avec les musulmans?

La discussion s’était singulièrement écartée du but de la réunion. Et le
fait est qu’à l’argent personne ne songeait guère plus. Encore moins
pensait-on à remercier ceux qui l’avaient envoyé ou apporté. Même en
Éthiopie, dès que la politique se glisse dans le débat, toute autre
préoccupation s’en efface. Il en fut ainsi cette fois; et après
d’orageuses agitations, la séance fut levée, sans qu’on eût pris ni
décision ni parti. C’était à se croire au sein d’une assemblée
française.

Le lendemain, l’évêque adopta la résolution par laquelle il eût dû
commencer, et se mit en devoir de distribuer lui-même ses largesses,
d’après les besoins qui lui étaient signalés, au fur et à mesure qu’il
lui était permis d’en apprécier l’urgence sur des renseignements
véridiques.

Quant à moi qui n’avais rien autre à faire, pendant ce temps j’explorais
les environs, suivi de Gœrguis. Je poussai d’abord vers l’est, avec les
sinuosités du torrent de l’Ansaba, un des plus larges et des mieux
fournis d’eau de la région. Pour le moment, il est à sec, mais de grands
trous creusés çà et là dans son lit découvrent, à un mètre de profondeur
tout au plus, comme autant de sources fraîches et pures filtrant sous le
sable. Les bords en sont garnis d’une végétation puissante. Des arbres
magnifiques aux proportions phénoménales, des roseaux d’une élévation
prodigieuse, des massifs de bambous, de lianes, d’arbustes divers
attestent la fécondité du sol, et les collines au travers desquelles il
s’est frayé une route sont revêtues de forêts touffues ou d’une herbe
épaisse.

Là vit une faune abondante et variée, entre autres l’antilope agacen,
avec sa bosse entre les deux épaules, à l’instar de celle du bison, et
ses cornes en spirales plus hautes que le bois d’un cerf dix cors. Les
dimensions de sa taille atteignent, dans leur complet développement,
celles d’un cheval de forte encolure. D’ordinaire, ces animaux se
réunissent en hardes de cinq à six femelles, sur lesquelles règne
despotiquement un seul mâle, à la façon du coq au milieu de la
basse-cour. Ensuite, le rhinocéros, le lion, la petite gazelle du Tigré,
et enfin des quantités de perdrix, de pintades, se glissant sous le
couvert des broussailles, et même de lièvres, toujours dédaignés par les
superstitieuses répugnances de l’indigène[11]. Je ne parle pas de
l’hyène, dont les hurlements sinistres vous assourdissent et s’échappent
de tous les coins, dès que le jour est fini. Parmi les oiseaux, tout ce
que j’avais déjà rencontré de si joli sur les hauts plateaux, mais, en
plus, des volées de cailles arrivées récemment des régions européennes.
C’était, en présence de tant de richesses cynégétiques, du trop menu
gibier. Je les poussais devant moi à coups de pied. Puis, de mignonnes
petites perruches, de celles qu’on appelle _inséparables_, que je
n’avais encore vues nulle part. Il y en avait, caquetant et se
becquetant, deux à deux, presque sur chaque arbre un peu élevé.

  [11] _Mer Rouge et Abyssinie_.

Les bandes de singes sont nombreuses. Mais elles s’écartent moins
volontiers des rochers, dont les anfractuosités leur offrent des asiles
plus sûrs que les branches. L’une d’elles avait établi son domicile en
un quartier voisin de Keren, renommé pour la qualité du fourrage
savoureux qui y croissait à profusion. C’était là que, chaque soir, mon
jeune serviteur allait renouveler, pour le lendemain, la provision de ma
mule. Mainte fois il s’était plaint à moi des niches dont ces damnés
animaux le rendaient victime. Assez en forces et trop agiles pour avoir
rien à redouter de ses atteintes, dès qu’il apparaissait, c’était à qui
d’entre eux gambaderait autour de lui, ou même lui sauterait sur les
épaules et lui tirerait les cheveux.

Deux ou trois fois, je l’avais accompagné, mon fusil sous le bras,
résolu à leur infliger une leçon. Mais alors jamais, au grand jamais, ne
s’était montré le museau de l’un d’eux. Tapis dans les feuilles, ils
devinaient un ennemi redoutable, et se tenaient cois. Je résolus de
changer de tactique. Habituellement, au retour, ils faisaient avec lui
une partie du chemin, ne cessant leurs malices et leurs attaques qu’en
vue des premières maisons. Bien avant cette heure-là, je me postai
derrière un buisson et j’attendis. Mon homme revint comme de coutume,
portant sur la tête une grosse botte d’herbe. Précisément deux singes
étaient juchés dessus. Je ne pouvais tirer dans ces conditions. Mais
avant même que je me fusse démasqué, à un mouvement ou à je ne sais
quoi, mes deux macaques, flairant une embuscade, avaient déguerpi.

Pour en voir de près, je finis par en acheter un qui avait été pris au
piége. Les indigènes disposent à cet effet, dans le voisinage d’une de
leurs retraites, un vase au col étroit qu’ils ont, au préalable, rempli
de noisettes ou de dattes. L’animal gourmand étire ses doigts flexibles,
allonge sa patte, et, la glissant par l’ouverture, s’empare de tout ce
qu’il peut saisir dans l’intérieur. Mais, une fois pleine, la même patte
ne peut plus repasser par le goulot resserré où elle ne s’est déjà
faufilée qu’à grand’peine. Cris de fureur alors de l’animal qui ne veut
rien lâcher, et dont les guetteurs, accourus au bruit, s’emparent
désormais sans difficulté. Les jeunes en captivité s’apprivoisent
aisément. Rien de drôle comme le mien, lorsque je lui présentais un
miroir: c’était à la fois un mélange d’étonnement, d’extase et de colère
impayable, et les coups de pied circulaires qu’il adressait en dessous à
ce camarade insaisissable provoquaient chez mes gens des éclats de
gaieté qui leur ont fait passer plus d’un joyeux quart d’heure.

C’était d’un plus noble gibier dont, cette fois, j’avais souci. Dans ces
fourrés de l’Ansaba j’allais à l’aventure un peu en étourdi, écartant du
bras les buissons et les lianes, sans regarder en avant, ce qui eût été
sage, lorsque tout à coup le bruit d’un ronflement sonore et saccadé me
fait dresser l’oreille. Partout ailleurs, j’aurais cru entendre le
souffle d’une locomotive en marche. C’était à s’y méprendre. Plus près,
et se rapprochant peu à peu, un grand fracas de branches cassées,
d’herbes et de feuilles froissées. Je m’arrêtai à l’entrée d’une
clairière, la main sur la détente de ma carabine, et bientôt, à quelques
pas en face de moi, la cime des roseaux ondula; une tête monstrueuse et
bizarre en émergea; un animal énorme apparut: c’était un rhinocéros.

En m’apercevant, la bête demeura interdite. Nous étions, au plus, à
quatre ou cinq mètres l’un de l’autre. Sans y réfléchir,
instinctivement, j’épaulai, visant à la tête. Mon coup partit, et de
nouveau un abominable tumulte, quelque chose de pareil à un tourbillon.
Je ne savais pas, au juste, ce que je venais de faire; j’entendais comme
dans un songe; je regardais à travers un nuage. Je me retournai; mon
domestique, muet d’épouvante, gisait à plat ventre, la face contre
terre... Que s’était-il donc passé? Le pauvre diable, en me voyant tirer
sur le rhinocéros, nous avait jugés perdus tous les deux. Jamais, en
effet, le terrible quadrupède, à ce que j’appris plus tard, ne recule
devant une agression. Il fonce, au contraire, corne baissée, sur
l’imprudent qui ose se mesurer avec lui, ou même se rencontrer par
hasard sur ses pas. Comment tout cela s’était-il arrangé? Il fuyait
cette fois... Il est à croire que, sans grave blessure, plus surpris
encore de mon visage blanc et plus effrayé de la détonation de mon arme,
qu’irrité du choc insignifiant dont avait été frappée son invulnérable
cuirasse, l’animal, sous la terreur de ces deux sensations si nouvelles,
avait instinctivement cherché à y échapper. Ce fut heureux pour moi.

Mais, pour le moment, tout aux regrets d’avoir manqué une aussi belle
proie, et raillant la poltronnerie de mon homme, je me remis en quête de
quelque piste intéressante. Ce fut une antilope agacen qui s’offrit à
mes coups. Il ne fut ni long ni difficile de tuer celle-là. A terre,
inanimée, elle semblait énorme. C’était un mâle déjà vieux dont les
cornes avaient atteint le maximum de leur développement, et dont le
pelage me rappelait celui du cerf. Sa bosse charnue fournit le soir à
mon souper un mets exquis et délicat.

En laissant le torrent à droite, et en remontant vers le nord, je gravis
des coteaux au penchant desquels se montraient, de temps à autre,
quelques misérables hameaux, et de belles vaches grasses gardées par de
vilains bergers maigres. C’était la zone frontière, mal définie, des
Bogos et des Barias. A une halte, Gœrguis, redevenu brave et bavard, me
fit griller, tout en causant, à la flamme d’un feu allumé à la hâte, un
quartier de gazelle, que je mangeai, tandis qu’autour de moi, accroupis
en rond comme une meute, une demi-douzaine de ces infortunés me
contemplaient avec des yeux d’envie. Chaque os que je rejetais était
disputé, ramassé par eux, et les lambeaux de chair qui y adhéraient
aussitôt dévorés. C’était à soulever le cœur.

Ces pauvres êtres alternativement chrétiens ou musulmans, suivant que
l’une des deux religions leur offre momentanément le plus de bénéfices,
s’imposent à peine le labeur de gratter un peu cette terre fertile qui
ne demande cependant qu’à produire. Ils y jettent quelques grains de
dourah, lorsque tombent les premières pluies, pour n’en cueillir les
épis que si les sauterelles ou l’ennemi les épargnent, sans avoir songé
jamais à se dire qu’un travail plus constant leur procurerait, à bien
peu de frais, l’abondance et le bien-être.

Cette indolence trouve une excuse naturelle, il est vrai, dans l’état
d’anarchie permanente et de ravages périodiques auxquels sont en proie
ces malheureuses contrées. D’un village à l’autre, c’est une rivalité
sans trêve, une lutte d’âpres convoitises, et chacun juge plus commode
et plus profitable d’attendre, des heureux hasards d’une expédition bien
conduite, ce qu’il est certain de ne pouvoir espérer des efforts
réguliers d’une existence paisible. Les rivalités religieuses servent de
prétexte ordinaire à ces hostilités journalières. Mais s’il est hors de
doute que là fut, en effet, le point de départ de la situation, il est
non moins vrai qu’aujourd’hui l’appât du butin offre un attrait bien
suffisant aux appétits surexcités, et qu’on ne s’arme plus qu’à bon
escient, lorsque les rapports des espions sans cesse aux aguets ont
averti de la présence rapprochée de quelque troupeau considérable, ou du
passage clandestin d’une opulente caravane.

Je fus même sollicité, durant mon séjour à Keren, de me joindre à l’une
de ces razzias, projetée depuis longtemps par les Bogos en représailles
contre leurs voisins immédiats les Barias, et dont l’objectif devait
être l’un des villages de ces derniers, devenu temporairement, à cause
de sa position au milieu de riches pâturages, le rendez-vous de tous les
bestiaux de la tribu. Il est probable, je le confesse, que j’aurais
cédé, cette fois encore, à la tentation de me mêler, comme jadis avec
Dedjatch Haïlou[12], aux péripéties émouvantes de ce drame, en me
flattant de parvenir peut-être, par mon autorité, à atténuer l’horreur
des scènes qui l’auraient infailliblement ensanglanté. Mais, la veille
du jour fixé, de nouveaux renseignements apprirent que les troupeaux
avaient été emmenés, et avec ce départ s’évanouissait tout motif
pratique d’incursion.

  [12] _Mer Rouge et Abyssinie_.

[Illustration: HADJI-ACHMED-BEN-SAÏD, CHEIK DE GUEDENA.]




CHAPITRE V

Le Soudan.--La chasse au lion.--Guedena.--Le chien d’Ali.


Pour me dédommager, je repris le cours de mes pérégrinations
individuelles. J’adjoignis à Gœrguis et à Ibrahim un guide des Barias,
et je poussai du côté du Soudan, au nord, vers le Barca.

A quelques heures de Keren, lorsque nous eûmes contourné le bastion de
montagnes qui forme comme une ceinture tout autour de la terre des
Bogos, et franchi le Debrè-Salè, je découvris, en face de moi, une
longue vallée large et accidentée, coupée de coteaux et de défilés, dont
le fond était occupé par le lit desséché d’une rivière que je me mis à
suivre. C’était le Barca, qui, en coulant d’abord de l’est à l’ouest,
puis par un coude brusque remontant vers le nord, donne son nom à la
vaste contrée dont Souakim est la porte, ainsi qu’à l’ensemble des
nombreuses tribus qui vivent dispersées sur ses bords, et va déverser
ses eaux, lorsqu’il en a, dans la mer Rouge, non loin de Tokar.

Je me proposais d’aller jusqu’au pays de Guedena. Trois jours de marche
m’y conduisirent sans autres incidents que les haltes régulières au bord
des aiguades, et les rencontres ordinaires du désert. La région
continuait à présenter l’aspect général de celle que je quittais, avec
une inclinaison marquée, néanmoins, vers la mer, et le sol
s’infléchissant en terrasses tourmentées du côté du Soudan dont elle
dépend. Mais, en dehors de cette similitude géologique dans la
configuration géographique de leurs domaines, et malgré l’analogie de
leurs aspirations ou de leurs besoins, rien de commun, ni pour le
caractère ni pour les mœurs, chez ces deux populations, si voisines
cependant. Après les Bogos démoralisés et larmoyants, j’allais trouver
des individualités viriles, résolues, qui, bien que musulmanes, n’en
repoussent pas moins avec dédain la suprématie de l’Égypte, et ne
consentent à lui payer accidentellement un tribut dérisoire que pour
assurer à leur trafic ou à leurs appétits les débouchés indispensables
de Souakim et de Khartoum. C’est la vieille race de Nubie. Il est vrai
qu’elle a jadis accepté de l’invasion arabe les doctrines religieuses,
mais elle n’a cessé d’en combattre la domination politique; et
aujourd’hui encore, malgré des croisements où le sang du conquérant
s’est largement mêlé au sien, elle garde la même haine contre ceux qui
prétendent l’asservir.

Les instincts séculaires de rapine y ont survécu aussi dans toute leur
âpreté farouche, et s’il ne s’y rencontre aucun vestige de la
décrépitude intellectuelle sous le poids de laquelle a fléchi l’antique
vigueur des Bogos, on n’y découvre, non plus, aucune lueur de
l’assainissement moral dont les enseignements chrétiens laissent quand
même la semence derrière eux. Ce sont des Bédouins dans toute
l’acception du mot, des sauvages, menant une existence vagabonde, sans
installations, sans villages, sans villes. Du campement de la veille,
plus de traces le lendemain, dès que l’appât du butin, la poursuite du
gibier, sollicitent leurs convoitises ou stimulent leurs appétits un peu
plus loin. Chez les Barcas, la guerre ou la chasse, voilà toute la vie;
et pour eux, l’une comme l’autre se présentent avec le même cortége
d’excitations belliqueuses ou de dangers sérieux.

Le lion est l’hôte le plus habituel de ces solitudes. Pour l’attaquer,
lorsque le repaire en est connu, toute une tribu se réunit et se
concerte. Pas d’autres armes que la lance et le cimeterre traditionnels.
A le voir, ce sabre semble primitif. Entre leurs mains il devient
terrible. Point de fusil. Un bouclier à peine assez large pour couvrir
la poitrine. D’ordinaire, il est en peau de buffle, quelquefois en peau
de rhinocéros ou d’hippopotame. Celui-là est l’attribut des chefs, et de
minces lames d’argent y ajoutent alors leur éclat. Autour de la bête au
repos, les chasseurs forment silencieusement un cercle immense; puis ils
se mettent en mouvement, en ramenant leur bouclier au-dessus de la tête,
comme jadis la manœuvre de la tortue chez les légions romaines, et le
cercle marche pour se rétrécir graduellement. Tout à coup les clameurs
éclatent, les lances volent; le lion réveillé s’est dressé en secouant
sa crinière. Il est blessé, furieux; il rugit et bondit en avant. Deux
ou trois victimes tombent broyées et sanglantes. Mais tous les autres se
jettent sur lui, et à coups de sabre le hachent sur le cadavre des
leurs.

A la guerre, même tactique intrépide. L’ennemi s’avance-t-il? Sans qu’il
s’en doute, dès la première étape, il est surveillé, espionné. Pas un de
ses mouvements, pas une de ses dispositions n’échappe à l’œil de ceux
qu’il se propose de surprendre. Et ceux-là, à son insu, sauront le
conduire, l’attirer jusqu’aux lieux propres où il leur conviendra de se
révéler et d’attaquer eux-mêmes. A ce moment, toute la plaine autour de
la colonne, devant, derrière, sur les flancs, sans qu’elle le soupçonne,
est bondée d’assaillants. Par deux, par trois, chaque broussaille,
chaque touffe d’herbes en cache ou en recèle; la teinte sombre de leurs
corps à demi nus se confond avec celle du terrain. Soudain le signal est
donné, l’élan est unanime, et les voilà qui, la lance jetée, le sabre à
la main, le poignard aux dents, bondissent en rugissant comme des bêtes
fauves. Ah! il faut avoir le cœur solide pour ne pas se sentir pris
d’épouvante à l’aspect de ces démons en délire, au bruit de leurs
vociférations stridentes, à la vue de cette fourmilière affolée de rage.
Et l’on a besoin d’être sur ses gardes, pour repousser ces furieux
auxquels la mort n’offre que des attraits, qui voient au delà tous les
délices du paradis des vrais croyants, et qui n’aspirent qu’à les
gagner. Demandez aux Anglais de Trinkitat ou d’Abou-Klea!

Tout en conservant intacte la tradition de ces qualités guerrières, la
tribu de Guedena jouissait d’une renommée moins farouche. Ses mœurs plus
policées, ses habitudes plus sédentaires, l’hospitalité de son accueil,
la richesse de ses troupeaux, et notamment la beauté de ses chevaux, lui
avaient acquis une réputation qui s’étendait bien au delà des limites du
Barca. Son chef actuel, le vieux Hadji-Achmed-Ben-Saïd, était reconnu
comme l’un des plus sages, des plus expérimentés et des plus braves. Il
ne s’en était pas tenu au pèlerinage traditionnel de la Mecque. Il avait
voulu voir de près, à Alexandrie et au Caire, les soi-disant maîtres de
son pays, et n’y avait pas plus appris à les estimer que, plus tard, à
Aden, témoin de la brutalité de leurs exactions et du mensonge de leur
philanthropie intéressée, il ne s’était senti porté à aimer les Anglais.
De retour par Massaouah, il était monté jusqu’aux plateaux de
l’Éthiopie. Ce fut précisément Gœrguis, descendu tout récemment dans
cette dernière ville avec un convoi de marchands, qui l’y conduisit et
le mit à même de parcourir en paix le Tigré et l’Hamacen. De cette
époque datait entre les deux hommes une étroite amitié. Aussi était-ce,
en partie, à l’instigation de mon domestique, que je m’étais décidé à
tourner mes pas du côté de Guedena.

Un exprès dépêché par lui avait averti le cheik, dont quelques-uns des
hommes s’étaient avancés à notre rencontre jusqu’à une demi-journée de
marche. Lui-même m’avait fait préparer à la hâte une cabane voisine de
la sienne. Mais, avec la dignité des Orientaux et leur discrétion
native, il ne voulait se montrer que lorsque ma propre convenance y
souscrirait.

A peine avais-je pris possession de mon domicile éphémère qu’une belle
esclave du Kordofan entrait chargée d’un baquet d’eau tiède parfumée
pour me laver les pieds. Il n’y avait pas à s’en défendre, et bien que
je fusse arrivé à cheval, j’étais obligé de me soumettre à l’usage, et
de me déchausser pour subir ce bain obligatoire. Une seconde déposait en
même temps dans un coin une jatte pleine de lait. C’était une sorte de
coupe profonde en paille tressée, façonnée avec tant d’art, et les brins
si serrés, que pas une goutte ne s’en échappait. Lorsque mon hôte m’eut
jugé suffisamment reposé et rafraîchi, il me fit demander si je pouvais
le recevoir. Je répondis en me présentant à sa case en personne.

C’était un beau vieillard. Les plis d’une pièce de toile jetée sur les
épaules drapaient à demi son torse nu, mais vigoureux. Au haut du bras
gauche, un sachet en cuir attaché par des petits cordonnets contenait
ses amulettes, des versets du Coran sur parchemin. Sa barbe était
blanche, toute frisée. Il ne portait ni coiffure ni turban. Dans sa
chevelure grise, assez épaisse, était fichée une longue épingle en corne
de rhinocéros, qui me rappelait celles dont nos dames se servent pour
retenir leur chapeau. De temps à autre, la vérité me force à le
confesser, il la retirait pour s’en curer les dents. Sa peau était d’un
noir assez clair, ses traits d’une finesse exquise, son profil d’une
pureté sévère.

Il me fit asseoir sur l’angareb qu’il occupait lui-même, sous un hangar
adjacent à sa demeure. De là, le regard embrassait tout le petit cirque
à l’une des extrémités duquel s’étageait le village. Le lit du Barca le
traversait, et sur les rives on distinguait des champs qui avaient dû
être ensemencés au printemps. Mais la récolte en était faite depuis
longtemps, et le versant des collines n’étalait plus qu’une aridité
rugueuse et désolée. Un soleil ardent dardait ses rayons, et de rares
bouquets de bois seuls relevaient çà et là, de leurs tons plus accusés,
l’uniformité de cette surface brûlée. Rien qu’à ce contraste on était
heureux de se sentir soi-même à l’ombre.

En Orient, lorsqu’on se voit pour la première fois et qu’on s’aborde
entre gens d’éducation convenable, il y en a bien pour dix minutes de
salutations réciproques et de formules de politesse:

--Que le salut de Dieu soit sur toi et sur les tiens!

--Que ses bénédictions descendent sur ta tête!

--Que sa miséricorde s’étende sur ta maison!

--Loué soit le Seigneur et sa toute-puissance! etc., etc.

Après quoi une pause. Puis, reprise des invocations et des saluts. C’est
à qui les cessera le dernier. Pour moi, j’en avais toujours assez.
Cependant, je ne pouvais pas trop brusquer les choses. Je me bornais à
me taire. Après deux ou trois ébauches de tentatives infructueuses pour
recommencer, et auxquelles je ne répondais plus que par un signe de
tête, mon interlocuteur se décidait alors à m’imiter. Au bout d’un
silence plus prolongé, la conversation sérieuse se dessinait.

--La France va donc se rapprocher de nous, me dit en arabe
Hadji-Achmed-Ben-Saïd.

--Comment cela?

--N’a-t-elle pas déjà pris possession des Bogos?

--Nullement; elle n’a fait que leur envoyer des secours, parce qu’ils
mouraient de faim.

--Eh quoi! cet argent qu’elle leur distribue, ce n’est point pour les
acheter?

--Non.

--Et elle le leur donne gratuitement, sans compensation?

--Absolument.

--La France est une puissante nation, noble et riche; que la main de
Dieu s’étende sur ses enfants!... Pourtant, ajouta-t-il avec un soupir,
je l’avais espéré. Des Bogos elle aurait pu venir à nous, et nous
protéger à notre tour contre les menaces et la rapacité des Égyptiens.
Allah est grand; il ne l’a pas voulu.

--Mais, répliquai-je, voulant pénétrer les sentiments de mon
interlocuteur, à défaut de la France, peut-être les Anglais...

--Ah! les Anglais sont pires que les Turcs. Je les ai vus, je les
connais. Ils n’envoient pas d’argent à leurs peuples dans la misère,
ceux-là. Ce sont des marchands brutaux et de mauvaise foi qui ne
songent, au contraire, qu’à leur en arracher. La France, c’est le lion
généreux; l’Angleterre, c’est la panthère féroce. Que Dieu nous écarte
de leur chemin!

La voix du vieux chef était, en proférant ces mots, plus remplie de
tristesse et d’amertume encore que son langage.

--J’avais espéré!... j’avais espéré!... murmurait-il se parlant à
lui-même. Allah est grand; il ne l’a pas voulu.

Pendant cet entretien, la nuit était descendue, et les rayons de la
lune, presque aussi éblouissants que ceux du soleil, éclairaient la
place où nous étions assis. On y voyait comme en plein jour. Les
habitants sortant de leurs maisons, peu à peu, étaient venus s’accroupir
silencieusement en face de nous. Mais nous étions en pays musulman, et
aux hommes seuls il était permis de se manifester. Plus rien des rires
mutins et des regards curieux des jeunes filles de Keren, que le soir je
rencontrais dans les ruelles du village. Plus rien, non plus, des frais
visages, des mines avenantes, de l’empressement gracieux du beau sexe
aux plateaux de l’Abyssinie. A la place des ébats joyeux, des cris de
gaieté et des danses quelquefois, dont le bourdonnement, avec la tombée
du jour, salue le voyageur dans les centres de population chrétienne,
ici, le rigorisme inflexible de la loi musulmane, et ses prescriptions
jalouses pour soustraire le voisinage des femmes aux yeux profanateurs
de l’étranger.

Afin d’échapper à l’ennui d’une séance qui manquait aussi
essentiellement de diversité et d’entrain, j’allais invoquer le prétexte
de la fatigue pour m’esquiver, lorsque l’intervention de Gœrguis me tira
d’embarras. Sa célébrité de conteur était depuis longtemps établie chez
nos hôtes, et, à défaut de distractions plus vives, tous brûlaient de
l’entendre. Rendons-lui cette justice, il ne fit pas trop le cruel; et,
après avoir résisté juste assez pour donner plus de prix à sa
complaisance, il entama la narration suivante. Par une attention
délicate, il alla même jusqu’à en rapprocher le théâtre du pays des
Barcas.

En rapports constants, comme ils l’étaient, avec la côte de la mer
Rouge, l’arabe était familier à la totalité de ses auditeurs. Ce fut
dans cette langue qu’il s’exprima, et je pus ainsi suivre son récit.


LE CHIEN D’ALI.

Personne n’ignore aujourd’hui que le Nil, tel qu’il coule au-dessous de
Khartoum jusqu’à la mer, en arrosant la terre d’Égypte, est formé de la
réunion de deux autres fleuves d’une importance moindre, dont les eaux
se confondent en cet endroit. Le premier, le fleuve Bleu, sort du lac
Tsâna, non loin de Gondar, au fertile pays d’Amhara, et le second, le
fleuve Blanc, du lac N’yansa, situé bien plus au sud, au pied des
montagnes de la Lune, dont les cimes mystérieuses vont rejoindre le
ciel. Entre ces deux rivières s’étend une vaste région, peu explorée, où
les caravanes osent à peine s’aventurer, et qu’exploitent de nombreuses
tribus pillardes et guerrières, parmi lesquelles nous citerons, entre
autres, celle des nègres Dinkas, sur les bords du Nil Blanc, et celle
des Arabes Moselmiès, plus rapprochés du Nil Bleu.

Depuis de longues années, ces deux peuplades, également sauvages et
féroces, vivent dans un état d’hostilité permanente et de ravages
réciproques. Nourris, dès l’enfance, dans la pensée de la rapine et des
combats, les uns et les autres dédaignent l’agriculture et subsistent
exclusivement du produit de leurs incursions et de leur butin. Pourtant
le Dinka, noir colosse, à la mine bestiale, aux regards terribles, sans
autre religion qu’un culte grossier rendu par lui aux arbres géants de
ses forêts, sans autres lois que celles de sa violence et de sa force,
est plus barbare que son rival, dont les préceptes du Coran sont venus
tempérer la rudesse primitive, et adoucir quelque peu les penchants et
les mœurs.

Or, il y a quelques années, au pays des Arabes Moselmiès, habitaient
deux jeunes gens, Ali et Saïda. Enfants des deux frères, parmi les
garçons Ali était le plus beau, et parmi les filles, Saïda la plus
belle. Ils s’aimaient. Le soir, quand Saïda revenait de la fontaine avec
les autres femmes de la tribu, soutenant de ses bras arrondis au-dessus
de sa tête la cruche pleine qui reposait sur les tresses relevées de ses
longs cheveux noirs, on voyait Ali guetter son passage pour la suivre et
l’aider à décharger doucement son fardeau. Et quand Ali, armé de sa
lance et de son bouclier, devait prendre part à quelque expédition
lointaine, assise au seuil de la maison de son père, Saïda accompagnait
longtemps du regard la troupe qui s’éloignait; et lorsqu’elle ne voyait
plus rien, qu’un peu de poussière à l’horizon, elle demeurait à la même
place, le front appuyé dans la main, immobile et rêveuse.

Le jour de leur union parut enfin. Et, comme ils étaient de la même race
et de la même famille, il n’y eut à cette occasion, contre l’habitude,
ni lutte simulée, ni enlèvement convenu d’avance, et les fêtes du
mariage commencèrent tranquillement, aux cris d’allégresse des femmes et
au bruit des danses guerrières des hommes, bercés par les sons joyeux du
tambourin. C’était au retour d’une attaque heureuse dirigée contre un
village des Dinkas. Ali s’y était comporté vaillamment, et avait déposé
aux pieds de sa fiancée les riches trophées conquis par sa valeur.
C’étaient des bracelets d’or et d’argent artistement ciselés, des
corbeilles d’un jonc souple et délicat avec des ornements aux nuances
éclatantes, et de somptueuses étoffes tissées dans des contrées
inconnues...

Toutes les compagnes de Saïda admiraient ces splendeurs et enviaient son
bonheur. Jamais couple plus fortuné, en effet, n’avait dormi sous la
même tente... Comme la paupière mourante de la colombe qui bat des ailes
sous les caresses du ramier, on apercevait, à travers la fente du voile
de Saïda, rayonner son grand œil velouté d’ivresse et d’espérance; et,
plus fier qu’un jeune lionceau rugissant d’amour pour la première fois,
Ali se tenait à ses côtés, frémissant d’impatience et d’orgueil.

Mais voilà que les Dinkas, prévenus par les espions qu’ils avaient
dépêchés sur la trace des vainqueurs, apprirent bientôt que ceux-ci,
tout entiers à la joie du triomphe, se livraient sans défiance aux
festins et aux plaisirs. Et aussitôt la corne de guerre retentit. Une
masse compacte d’hommes armés se réunit sur la grande place du principal
village. Et, quand les premières ombres de la nuit furent descendues
d’en haut, sous la conduite du grand chef de leur tribu, tous
s’ébranlèrent silencieusement, guidés par leurs éclaireurs, à travers
les sentiers escarpés de la montagne ou les fourrés impénétrables de la
forêt... Et le lendemain, ils atteignirent les confins du territoire des
Arabes Moselmiès. Alors, se dissimulant derrière les taillis et les
rochers, ou rampant dans les hautes herbes, la troupe dinka attendit. Et
lorsque, avec les rayons embrasés du soleil, se fut évanouie la chaleur
étouffante du jour, de nouveau le tambourin résonna chez les Moselmiès,
et les danses et les chants recommencèrent. Et aussitôt, aux alentours,
les ténèbres se peuplèrent, de grandes ombres noires surgirent, se
dressant en silence, et toutes avancèrent sans bruit vers le village
d’où partaient les rires et les chansons.

Et tout d’un coup, du sein de cette obscurité, rendue plus profonde
encore par l’éclat des torches et des feux au milieu desquels
s’agitaient sans souci les imprudents Moselmiès, une horrible clameur
s’éleva; et, comme une légion de démons, les Dinkas s’abattirent tous à
la fois sur la foule en fête. Et, des hommes ainsi surpris à
l’improviste, il y eut un horrible carnage. Et toutes les femmes, tous
les enfants qui ne purent s’enfuir furent emmenés en esclavage, les
richesses pillées; et le village périt consumé par les flammes...

Ali, frappé d’un coup de lance au front, dès la première attaque, était
tombé à terre, et, aveuglé par le sang de sa blessure, foulé aux pieds,
couvert bientôt de débris humains, n’avait pu que se traîner péniblement
sous un buisson, où il était resté évanoui. Mais, quelques heures plus
tard, ranimé par la rosée de la nuit et la fraîcheur du matin, il
soulève sa tête appesantie, et ses yeux entr’ouverts jettent tout autour
un regard égaré. Au-dessus de lui, les dernières étoiles blanchissent au
lever de l’aube; tout près, sous un aloès en fleur, le francolin matinal
salue l’aurore d’un gloussement de bienvenue... Où est-il?... Qu’est-il
donc arrivé?... Pourquoi ses habits de fête sont-ils souillés de
sang?... Où sont ses armes?... Où est Saïda?... Tout à coup, il pousse
un cri terrible: la mémoire lui est revenue, la vérité se fait jour...
Saïda! Saïda! A ce cri rien ne répond, et Ali, éperdu, chancelant,
s’accrochant aux fragments de roches et aux branches épineuses des
mimosas, s’essaye à marcher. Dès le premier pas, son pied heurte des
cendres noircies... Çà et là un cadavre calciné, de petits monticules
dispersés de paille fumant encore, des armes brisées, des troncs
d’arbres à terre et à demi brûlés. Voilà tout ce qui reste du lieu où il
est né, de la capitale des Arabes Moselmiès.

Peu à peu, à mesure que le soleil monte, de timides fantômes
apparaissent... Ce sont les pauvres gens échappés au massacre, qui
viennent pleurer sur les ruines de leurs foyers dévastés, et leur
redemander les restes aimés d’un enfant ou le corps défiguré d’un ami...
Avec avidité, Ali interroge chacun d’eux, et tous les détails de la
lugubre scène lui sont révélés. La résistance de cette population
désarmée contre la fougue des Dinkas n’a pas été longue, et les ennemis,
rassasiés de tuerie, se sont retirés, chargés de butin et poussant
devant eux, pêle-mêle avec les troupeaux, des femmes enchaînées...
Horreur! Saïda est parmi elles!...

Un instant terrifiés, les Moselmiès ne tardèrent pas cependant à revenir
à eux, et à se réveiller d’un désastre dont les hasards de leur vie
aventureuse leur rendaient le poids moins lourd et les conséquences
moins irréparables. Le village se releva; de nouvelles maisons, en peu
de jours, furent construites; les douleurs privées s’apaisèrent, et si
la même haine traditionnelle, accrue d’un implacable désir de sang et de
vengeance, bouillonnait toujours, il est vrai, au fond du cœur de la
nation, du moins attendait-elle une chance opportune pour faire
explosion dans quelque terrible revanche. Et, à la surface, nul n’eût pu
soupçonner la catastrophe dont elle venait d’être victime.

Un seul d’entre eux, sur son visage, gardait l’empreinte d’un chagrin
que rien ne pouvait dissiper. Ses traits altérés, l’orbite de son œil
enfoncé, le pli de ses lèvres creusé dans ses joues caves, tous ces
stigmates annonçaient chez l’homme qui les portait un incurable
désespoir. Cet homme, c’était Ali. Les espérances de la vie pour lui
s’étaient éteintes, et, ne se sentant pas assez fort pour accepter avec
résignation la perspective de toute une existence déshéritée de celle
qui devait en faire la douceur et le charme, réduit à l’impuissance de
son isolement, il n’avait plus d’énergie que pour chercher dans les
excitations mensongères de l’ivresse ce qu’on leur demande toujours,
sans l’y trouver jamais: l’oubli!

Or, un jour que, sans souci des lois sacrées du Prophète, il puisait, en
compagnie d’autres jeunes hommes, dans les flancs rebondis d’une outre
pleine de cette liqueur funeste que le musulman infidèle extrait de la
datte fermentée, deux d’entre eux s’étant mis à chanter leurs exploits
passés et à célébrer par avance leurs prouesses futures, lui-même, sous
l’influence de la boisson, mais obsédé toujours par la même pensée,
s’écria tout à coup:

--Et moi aussi, ô Saïda, comme autrefois je serai vanté parmi les
braves: prends courage! tu pourras être fière encore, ainsi que tu l’as
été, d’Ali, ton frère et ton époux!

--Comment oses-tu bien, riposte alors un de ceux qui buvaient avec lui,
parler de celle que tu laisses honteusement dans les bras d’un Dinka!
Saïda n’est plus aujourd’hui ni ta sœur, ni ton épouse. Elle est la
femme de quelque nègre qui la brutalise et se raille devant elle de son
premier mari, trop faible pour la délivrer, trop lâche pour le tenter!

A ces paroles cruelles, Ali ne répond rien, mais il se lève et gagne
doucement la hutte qu’il avait rebâtie lui-même, sur les décombres
incendiés de celle, plus vaste, où il avait pu se promettre un moment de
vivre si heureux avec Saïda. Là, il resta longtemps couché à terre, la
tête enfouie dans les deux mains, tandis que son chien, étendu près de
lui, léchait tendrement les pieds de son maître, comme pour le consoler
et lui donner du courage.

Soudain, il se redresse, le regard étincelant. Son maintien n’a plus
l’attitude abattue des derniers jours; sa résolution est bien prise. Il
va à la muraille où sont suspendues ses armes inactives, et là saisit
trois javelots qu’il garde à la main, tandis qu’il passe à sa ceinture
un poignard dont, jadis, il ne se séparait jamais, après qu’il l’eut
ravi, lors de ses glorieux débuts, au chef des Dinkas lui-même. Puis il
jette quelques poignées de dattes sèches dans une guerbè en peau de
chevreau qu’il se suspend autour du cou, et il sort. Il se rend à la
maison de son père, dont il baise les genoux, pieusement, sans mot dire,
et s’éloigne ensuite du village, suivi de son chien.

C’est vers la capitale des Dinkas qu’Ali se dirige. Les reproches de son
ami l’ont éclairé en le frappant au cœur. Que sa nation se recueille et
se prépare encore!... Lui ne peut attendre... Saïda est son bien à lui
seul, et à lui seul incombe le devoir de la reconquérir; il la ramènera,
ou il périra.

Deux fois le soleil s’est levé, et deux fois ses feux se sont éteints
derrière les coteaux avant qu’Ali soit parvenu au pays des Dinkas. A
chaque instant, sa marche est arrêtée par la crainte d’une surprise ou
d’une trahison. Son chien, son unique et fidèle compagnon, aussi prudent
que lui, se glisse sans bruit derrière son maître, et fait taire sa voix
dont le cri pourrait devenir un indice. Enfin Ali arrive au pied de la
colline au sommet de laquelle se dresse le plus grand des villages
dinkas. Les huttes pointues lui apparaissent de loin, à travers les
arbres pressés de la forêt, dont il n’ose sortir avant la fin du jour,
et de là il contemple tristement le lieu où gît, sans doute, misérable
et désolée, la femme qu’il aime, sa femme à lui, devenue à présent celle
d’un autre.

Tout près de la lisière du bois où il se tapit, est un puits creusé dans
le sable, et dont les bords, foulés par de nombreuses empreintes,
laissent à supposer que les femmes y viennent, le soir, emplir les
outres et les cruches, qu’elles portent ensuite au village. Peut-être
même quelqu’une de ses compatriotes, réduite en servitude,
descendra-t-elle à la source avec d’autres esclaves, et alors, se
faisant reconnaître d’elle, Ali espère obtenir des nouvelles de Saïda.
L’heure ne va pas tarder où les femmes viendront, et jusque-là, blotti
dans un buisson épais, il attend et espère...

Enfin le jour baisse, des rires, des voix, se font entendre et
s’approchent peu à peu... Ce sont bien des femmes, et, parmi elles, il
en distingue plusieurs, devenues de viles servantes, qu’autrefois il a
connues chez lui, libres et respectées. Mais, dans le nombre, il en est
aussi qui sont des femmes dinkas; il ne peut donc se montrer sans péril,
et, le cœur palpitant d’anxiété, il se demande si, derrière celles-là,
quelqu’une des Moselmiès restera seule...

O bonheur! les outres et les cruches sont pleines, l’obscurité se fait,
toutes s’éloignent, une seule reste en arrière. Assise mélancoliquement
à la margelle du puits, elle a les yeux tournés du côté du ciel où doit
être le pays moselmiès. Elle demeure ainsi quelque temps solitaire, puis
elle soupire et va reprendre à regret son fardeau, lorsqu’au mouvement
de sa tête sa chevelure se déploie: c’est bien une Moselmiès; ses longs
cheveux ont roulé jusqu’à terre, et les négresses dinkas ont, comme
leurs maris, une chevelure laineuse qu’on ne saurait confondre avec
celle des femmes de sa tribu. Ali n’hésite plus et sort aussitôt de son
asile, tendant les bras en avant d’un air suppliant, comme pour rassurer
la femme, et arrêter sur ses lèvres l’exclamation d’effroi près de s’en
échapper.

Interdite, en effet, la femme se tait et reconnaît Ali.

--Malheureux! s’écrie-t-elle, que viens-tu chercher ici? C’est la mort,
si l’on te découvre.

--Saïda! Saïda! murmure Ali en tombant à moitié à genoux, où
est-elle?... Que je la voie!...

--Hélas! elle est ici, dans ce village; mais elle est à jamais perdue
pour toi, car elle est devenue l’épouse d’un chef dinka.

Ali s’attendait à cette révélation; il y était préparé, et n’avait qu’un
désir, celui de connaître la maison qui abritait Saïda, pour arriver
jusqu’à elle. Mais la femme, épouvantée d’une aussi téméraire
entreprise, se refusait à ses prières, et, loin de lui promettre son
aide, insistait pour l’y faire renoncer. Ali n’entendait rien. Il avait
juré de ramener Saïda ou de ne jamais revenir. Toute sa vie, toute son
âme étaient là! que lui importait la mort?

Vaincue à la fois par tant de constance et une si vraie douleur, la
femme se laisse persuader, et lui désigne le toit sous lequel repose
Saïda...

--Que le Dieu des croyants te protége, ô Ali! lui dit-elle, et puisqu’il
t’a mis au cœur cette irrévocable résolution, c’est que telle est sa
volonté. Que ton destin s’accomplisse donc! Écoute, et retiens bien mes
paroles: Ce grand arbre, dont tu distingues là-bas encore les rameaux
dans le demi-jour, s’élève au milieu d’une place où, chaque soir, les
hommes de la tribu dinka s’assemblent et s’abandonnent aux désordres
furieux de l’orgie. Prête l’oreille, et, dans une heure, lorsque le son
des instruments et des voix parviendra jusqu’à toi, le moment sera venu.
Quitte alors ces broussailles, où il faut te tenir caché jusque-là; et,
comme le serpent au travers des lianes, rampe sans bruit, en gravissant
la colline, vers la maison dont je t’ai montré le faîte... Saïda y sera
seule...

Et, à ces mots, la femme s’éloigna en toute hâte, laissant Ali regagner
son abri.

Et, dès que le vent lui eut apporté les premiers accents de la fête,
Ali, muni de ses armes, se dirigea lentement et avec précaution du côté
de la maison dont la silhouette sombre se dessinait sur le fond étoilé
des cieux. Et, lorsqu’il en eut atteint le seuil, retenant à peine son
haleine, et d’un signe commandant le silence à son chien, à travers les
fentes de la cloison disjointe, il regarda. Saïda, en effet, était
seule. Accroupie auprès d’une torche fumeuse plantée dans le sol, elle
faisait glisser machinalement entre ses doigts distraits les perles
d’ambre d’un chapelet musulman. Ses yeux à demi fermés et le front
penché sur la poitrine, elle paraissait rêver à des êtres absents. Ali,
ne pouvant se contenir davantage, poussa brusquement la porte et entra.

--C’est moi, ô Saïda, dit-il, moi, Ali, ton frère et ton époux!

Mais, au lieu de se lever et de s’élancer vers lui, Saïda tressaillit et
recula jusqu’au coin le plus obscur de la maison.

--Ali, que me veux-tu? demanda-t-elle. Quel projet insensé t’a conduit
jusqu’ici?

--Je veux te prendre avec moi et te ramener au pays de nos pères, pour
que tu occupes enfin à mon foyer la place toujours vide que je t’y ai
gardée.

--Renonce à ce fatal espoir, Ali, je ne puis te suivre, car je suis
aujourd’hui la femme d’un autre, et le devoir m’ordonne de rester avec
lui.

--Avant d’être à lui, tu fus unie à moi. Ce devoir est un mensonge; ô
Saïda, suis-moi!

--Je le voudrais, que cette fuite est impossible. Bientôt elle serait
découverte, puis tous les deux, nous serions surpris et massacrés sans
pitié. Encore une fois, Ali, abandonne cette funeste idée. Retourne seul
au pays de nos pères. C’est ici désormais que je dois vivre. Pars, et
oublie celle qui ne peut plus être à toi.

Mais Ali n’écoutait plus. Est-ce bien à lui que de telles paroles
s’adressent? à lui qui, pour l’amour de cette femme timorée, n’a redouté
aucun péril? Il a bondi vers elle et tire son poignard. Son bras est
levé. D’un geste impérieux, il lui indique la porte. C’en est fait.
Saïda n’a qu’à lui obéir, ou la menace inflexible qu’elle lit dans son
regard va s’accomplir. Elle courbe la tête, et, tout en pleurs, sort
lentement de sa maison. Dehors, Ali l’entraîne avec rapidité.

Ils marchèrent toute la nuit sans parler, et ce ne fut que le lendemain,
alors que le soleil était au plus haut point de sa course, qu’ils
s’arrêtèrent. Ali, exténué, s’endormit au pied d’un arbre, non sans
recommander à Saïda de l’éveiller si elle apercevait quelqu’un ou
prévoyait quelque danger. Son chien veillait, en outre, près de lui.

Une heure entière ne s’était pas encore écoulée que Saïda entendit le
galop d’un cheval. Et, tournant les yeux de ce côté, elle vit de loin un
cavalier gigantesque, brandissant un javelot; et dans ce cavalier, elle
reconnut son époux, le nègre dinka. Cependant, au lieu de prévenir Ali,
la perfide, au contraire, adresse des signes d’appel au dinka. Et comme
le chien, à l’aspect de l’ennemi, s’est redressé en faisant entendre un
grognement de colère, elle se jette sur lui, et, de peur que ses
aboiements ne tirent Ali du sommeil où il reste plongé, elle s’efforce
de saisir entre ses mains le museau du fidèle animal pour étouffer sa
voix. Mais il s’est dégagé, a réveillé son maître, et déjà Ali est
debout. Il était temps.

D’un regard, il a tout vu, tout compris. Déjà le nègre n’est plus qu’à
quelques pas de lui; mais le trait qu’il lui décoche d’un bras fatigué
par la course, siffle à son oreille sans l’atteindre. Ali se réfugie
derrière le tronc d’un arbre et, de là, fait voler à son tour ses trois
javelots contre son rival, qui les évite également. Un seul perce le
flanc du cheval, qui hennit et refuse d’avancer. Le Dinka saute à terre,
et n’a plus comme le Moselmiès pour toute arme qu’un poignard. Ils se
précipitent l’un sur l’autre avec rage. Ils se portent des coups
furieux. L’herbe autour d’eux est teinte de sang. Tous deux sont jeunes,
tous deux sont forts, la lutte est indécise; comment va-t-elle finir?
Quand soudain Saïda, demeurée jusque-là spectatrice immobile, s’élance
et saisit Ali par les jambes, pour paralyser ses mouvements et le faire
tomber. C’en est fait de lui, cette lâche trahison va le livrer. Sa main
est impuissante à frapper à la fois le nègre et à repousser Saïda. Il
chancelle, et le poignard du Dinka va le clouer sur le sol...

Mais, ô surprise! celui-ci a poussé un hurlement de douleur et se
détourne brusquement: c’est le chien, le chien sauveur, qui s’est jeté,
lui aussi, dans la bataille et mord cruellement au talon l’adversaire de
son maître. Ali a profité de ce secours inespéré. D’un suprême effort,
il s’est débarrassé de l’étreinte mortelle de Saïda, et son poignard a
disparu jusqu’au manche dans la poitrine du nègre, dont le gosier laisse
échapper un rauque gémissement, et dont le corps, tordu dans un dernier
spasme, tombe lourdement à terre. Elle est là, sans mouvement, cette
masse noire gigantesque. La paupière à demi ouverte laisse voir le globe
blanchâtre de l’œil; les lèvres desserrées montrent une rangée de dents
aussi polies que l’ivoire, et le sang coule à flots du trou profond
creusé par l’arme d’Ali. Celui-ci contemple pendant quelques instants,
impassible, le cadavre de son ennemi, puis, se baissant, il arrache une
touffe d’herbe dont il essuie son poignard, et le repasse à sa ceinture.
Et, après avoir caressé doucement son chien, il se retourne vers Saïda
presque folle de terreur, et du doigt lui montrant le chemin, se remet
en route avec elle, sans prononcer un mot.

Le soir même, les fugitifs atteignirent les terres des Moselmiès et
rencontrèrent les premières vaches des troupeaux de leur tribu. Aux cris
des jeunes pâtres qui les aperçurent, la nouvelle de leur arrivée se
répandit bien vite de montagne en montagne jusqu’au village. Et aussitôt
la foule de leurs parents et de leurs amis accourut au-devant d’eux, les
hommes en brandissant leurs armes et se livrant à des simulacres
guerriers, les femmes en poussant le houloulement plaintif et prolongé
qui, chez leur sexe, ainsi qu’on sait, est le signe en usage de
bienvenue et d’allégresse.

Les uns entourèrent Ali pour le féliciter. Son succès était celui de
toute la nation, et le prélude heureux des plans de vengeance qui se
discutaient tout bas. Les autres s’emparèrent de Saïda, avides de
recueillir de sa bouche les détails émouvants de sa captivité et de sa
délivrance. Puis, la cabane d’Ali devenant dès lors trop petite pour
abriter deux têtes, chacun s’empressa; et, au bout de peu d’heures, le
bois et l’herbe sèche furent apportés de toutes parts, et une seconde
maison spacieuse et commode s’éleva à côté de l’ancienne. Et lorsqu’elle
fut achevée, que les cloisons furent bien reliées entre elles par des
branches flexibles, que la paille serrée du toit l’eut rendue
impénétrable au soleil et à la poussière, que des peaux de bœuf
nombreuses eurent été étendues sur le sol, Ali se rendit à la demeure
des parents de Saïda, où elle attendait près d’eux que la sienne fût
prête, et, au bruit des chants et des instruments, il la conduisit dans
celle qu’elle devait habiter désormais. Mais, après qu’elle eut été
installée et que chacune de ses servantes fut venue à l’envi lui baiser
les genoux et les mains, à la grande surprise de tous, lorsqu’ils se
retirèrent, Ali, laissant retomber sur lui la natte qui fermait l’entrée
de sa nouvelle maison, s’éloigna avec eux sans rien dire, et Saïda resta
seule.

Nul ne songeait au brave chien, si ce n’est son maître, qui se
souvenait, lui! Tant que les travailleurs avaient été occupés à
construire l’édifice, piquant les pieux en terre, assujettissant le
chaume dans les rameaux entrelacés, et qu’Ali, allant et venant de l’un
à l’autre, inspectait l’ouvrage et remerciait ses amis, le pauvre
animal, roulé non loin de là sur lui-même, le museau entre les pattes,
suivait chaque mouvement d’un œil inquiet, mais ne bougeait pas. Ce ne
fut qu’au moment où Saïda s’apprêtait à franchir le seuil de la maison,
qu’hérissant ses poils et grondant sourdement, ainsi que naguère à la
vue du Dinka, il s’élança comme pour en défendre l’entrée. Un regard de
son maître suffit à lui imposer silence, et il alla docilement, bien
qu’à regret, se réfugier à l’écart, au milieu des épines. Dès que la
foule eut disparu, Ali vint l’y chercher; et tous les deux rentrèrent
ensemble dans la vieille cabane, où personne ne devait venir les
déranger. Et lorsqu’ils furent bien seuls, Ali prit dans ses bras la
tête de son chien fidèle, et le baisa deux fois; puis, étendant une peau
de chèvre bien moelleuse près de celle qui lui servait à lui-même de
lit, il y fit coucher son véritable ami, et, le regardant, il se mit à
pleurer...

--Au moins, tu m’aimes, toi! ne put-il s’empêcher de murmurer à voix
basse...

Et, se jetant sur la seconde peau, il y demeura bien longtemps sans
dormir, à remonter dans son esprit le courant du passé, à se rappeler
les premières joies de son enfance avec ses premiers jeux, les premiers
sourires de sa jeunesse avec ses premières amours. Et il évoquait le
souvenir de ces jours fortunés où le bonheur semblait venir à lui sur
l’aile de l’espérance, où tant de rêves heureux berçaient de leurs
illusions dorées les promesses de l’avenir, où Saïda l’aimait!... Puis
ces riants tableaux disparaissaient, effacés par des scènes terribles.
Il revoyait l’affreuse nuit où les Dinkas brûlaient son village, où
Saïda était enlevée et lui-même blessé. Il se retraçait les dangers
qu’il avait affrontés pour la retrouver... Et il la retrouvait en effet,
mais elle refusait de le suivre; et, dans sa lutte avec le Dinka, elle,
sa sœur et son épouse, n’avait pas craint de se tourner contre lui. Oh!
tout cela surtout, il s’en souvenait avec terreur, et se disait que,
bien qu’il l’eût ramenée, bien qu’elle reposât tout près de lui, il n’en
était pas moins condamné à vivre seul encore, plus seul qu’auparavant
peut-être, avec son chien pour muet et unique confident!...

Et, le lendemain, après avoir mûri dans la solitude le plan de sa vie à
venir, de bonne heure il entra chez Saïda. Elle était déjà entourée
d’une partie des femmes du village et de sa famille qui chantaient les
louanges d’Ali. Et celui-ci, s’asseyant auprès d’elle, causait avec
chacun. Et la porte grande ouverte était accessible à tous. Presque
toute la journée il resta ainsi; mais, dès que le soir arriva, comme la
veille, il sortit pour rentrer avec son chien dans leur hutte solitaire.
Et tous les jours suivants, à l’heure où les ténèbres, en conviant au
repos, sollicitent l’amour, il quittait Saïda. Et il agit de la même
façon durant plusieurs mois, sans qu’un mot tombé de ses lèvres fît
jamais, devant elle, allusion aux événements de leur retour.

Or, Saïda, délaissée et dédaignée d’Ali, mais n’osant néanmoins lui
adresser de reproches, parce qu’elle se sentait coupable, dépérissait
peu à peu. Et, tout en souffrant de cet abandon, elle s’avouait en
elle-même que c’était justice, lorsqu’un jour, en présence de sa mère,
parlant de son mari absent pour le moment, les larmes tout à coup lui
jaillirent des yeux. Et comme sa mère la pressait de questions pour en
connaître la cause, après avoir refusé d’abord d’y satisfaire, poussée
de plus en plus, elle finit par confesser, en se voilant le visage, que,
depuis sa fuite de chez les Dinkas, les silences mystérieux de la nuit,
chers aux époux qui s’aiment, n’avaient jamais pu retenir une seule fois
Ali dans les bras de sa femme désolée.

A cet aveu, la mère courroucée se leva et courut rapporter au père de
Saïda l’affront infligé à leur fille. Et celui-ci, non moins indigné,
s’en alla chez son frère, père d’Ali, et lui demanda de venir avec lui
s’informer près de son fils des causes qui l’éloignaient de sa femme.

Comme il rentrait, le soir, accompagné de son chien, Ali aperçut, en
effet, les deux vieillards assis à la porte de sa hutte, qui
paraissaient l’attendre. Et les abordant, il leur baisa les genoux avec
respect. Mais eux, se redressant, et sans répondre à ses politesses
autrement que par un maintien sévère, lui expliquèrent le but de leur
visite, et le sommèrent de s’expliquer, au nom de l’honneur des deux
familles et de la vertu de Saïda.

--Vous l’ordonnez? dit tristement Ali, quand ils eurent terminé.

--Nous l’ordonnons.

--Eh bien!... soyez donc satisfaits. Mais que mes lèvres se dessèchent
avant de l’accuser moi-même! Puisqu’il le faut, je veux que la lumière
jaillisse de ses propres paroles. Entrez dans cette hutte qui est la
mienne, et dont la muraille contiguë à celle de la maison où repose
Saïda vous permettra d’entendre. Moi, je vais auprès d’elle. Nous
parlerons tout haut. Nos discours vous mettront à même de connaître bien
des choses que, jusqu’à présent, j’ai pris soin de cacher par pitié pour
elle, aussi bien que pour vous. Et quand vos oreilles auront écouté,
puissent vos cœurs pardonner!

A ces mots, les vieillards entrèrent, sans rien ajouter, dans la hutte
d’Ali, tandis qu’il pénétrait lui-même auprès de Saïda.

Affaissée sur sa couche, le front languissamment appuyé sur son bras
recourbé, tandis qu’à la lueur d’un brasier flambant, une esclave lui
frottait la plante des pieds de la fleur embaumée du séné, Saïda ne put
réprimer un mouvement de surprise, ni faire taire un tressaillement de
bonheur à la vue d’Ali entrant à pareille heure chez elle... D’un signe,
l’esclave fut congédiée, et Saïda, se soulevant à demi, invita son époux
à s’asseoir sur le bord de cette couche dont jamais, jusqu’alors, il ne
s’était approché. Puis, elle-même, s’allongeant à la manière d’une
chatte amoureuse qui s’étire aux voluptueux rayons d’un soleil de mai,
et portant sa jolie tête jusqu’à lui, comme pour implorer une caresse,
elle l’appuya mollement contre la poitrine du jeune homme, les yeux
tournés vers les siens... Sa robe avait glissé le long de ses épaules
nues, sa chevelure dénouée les recouvrait à moitié, son sein palpitait,
son regard était humide, sa bouche prête à parler tremblait. Elle était
bien belle ainsi...

Mais Ali, l’écartant doucement, se prit à la contempler quelques
instants en silence. Puis, tout à coup, comme s’il eût cédé au flot de
tant de sentiments divers qui s’entre-choquaient en lui:

--Te souviens-tu, dit-il, ô Saïda, de notre enfance, quand tous les
deux, insouciants et heureux, nous courions à travers les rochers et les
bois, sans autre idée que notre mutuelle tendresse? Dès que l’aspect
imprévu de quelque bête sauvage t’effarouchait, ou que les pointes trop
aiguës de la roche te blessaient, je te vois encore venant en toute hâte
te cacher derrière moi, et réclamer soutien et protection!... Et moi,
tout fier et tout ravi, je te couvrais de mon corps, pour m’offrir le
premier au danger, ou je t’emportais dans mes bras, pour t’y soustraire
et te délasser. Nulle fleur ne se penchait trop loin sur la pente
escarpée de l’abîme, dès que vers elle se penchaient tes petites mains
exigeantes. Nul oiseau ne bâtissait son nid trop haut, au sommet de la
plus faible branche, s’il fallait te l’apporter pour sécher tes pleurs
d’impatience... Et à la maison, quand la sévérité de ta mère, pour punir
quelque faute d’enfant, voulait te châtier, j’accourais, et tu me
trouvais toujours entre elle et toi, pour calmer sa colère, ou, si je
n’y parvenais point, pour partager le châtiment et essuyer tes larmes...
Te souviens-tu de tout cela, ô Saïda?...

--Je m’en souviens, Ali.

--Et plus tard, lorsque avec l’âge notre affection enfantine changea de
nom, pour Ali il n’était pas d’autre fille sur terre que Saïda... Et je
voulais devenir un chef renommé afin que mon nom, dans les chansons
guerrières de la tribu, redit avec honneur, vînt souvent jusqu’à elle,
et qu’au fond de l’âme une voix secrète lui murmurât tout bas: «S’il est
brave, c’est pour toi! S’il veut être grand, c’est pour toi; s’il aime à
vivre, c’est pour toi!» Oh! Saïda, Saïda! pour moi, l’horizon de la vie
commençait à ce mot et finissait avec lui... Hors de là, plus rien!...
Tu étais à la fois ma lumière, ma force, mon courage!... Quand je
partais en guerre avec nos jeunes hommes, toujours le dernier à
m’éloigner du village, je m’arrêtais à la crête des collines pour
apercevoir encore dans le lointain, parmi les autres chaumières, la
fumée de celle où reposait ma bien-aimée, laissant monter sur le fond du
ciel sa colonne bleuâtre comme pour me dire adieu!... Et lorsque,
triomphants et joyeux, nous revenions, le premier cette fois, bien avant
tout le monde, je marchais pour entrevoir plus tôt sa figure adorée...
Et quand la troupe des femmes, sortant de leurs demeures, venait saluer
les vainqueurs de leurs acclamations, et qu’entre les plus braves et les
plus remarqués, la voix unanime des chefs proclamait Ali, devant toute
la nation réunie, lui ne cherchait que Saïda, afin de lui reporter sa
gloire et de répéter: «Toujours pour toi! toujours pour toi!...» Te
souviens-tu de tout cela, ô Saïda?...

--Je m’en souviens, Ali.

--Il parut enfin, le jour tant désiré de notre union. Les tambourins
résonnèrent, les cris d’allégresse retentirent. C’était à la suite d’une
expédition glorieuse où je m’étais signalé, et dont ma valeur
personnelle avait abrégé la durée. Je savais qu’au retour j’allais être
ton époux... Et il n’y avait pas assez de bouches pour célébrer notre
félicité, pour glorifier mon courage et chanter ta beauté... Et les
fêtes s’annonçaient brillantes... Et dans l’orgueil insensé de mon
bonheur et de mon amour, il me semblait que la main du Prophète m’avait
ménagé d’avance l’accès du paradis... Et je m’épanouissais dans
l’aveuglement de mon ivresse, quand tout à coup, du sein terrible de la
nuit, surgit un épouvantable désastre... Nos chants d’allégresse
devinrent des râles d’agonie, nos torches s’éteignirent, nos maisons
brûlèrent, nos guerriers furent lâchement massacrés, nos femmes, nos
enfants entraînés par de féroces bandits... Moi-même, surpris à
l’improviste, je tombai sanglant à tes côtés sans pouvoir te défendre...
Te souviens-tu, Saïda?...

--Je m’en souviens, Ali.

--Ah! j’ai besoin de passer bien vite sur tant de funèbres souvenirs; je
ne veux pas y arrêter ma pensée. Mais ne te souviens-tu pas aussi qu’un
soir tu me vis là-bas, au pays des Dinkas, subitement apparaître devant
toi, toi devenue la proie et l’esclave de l’un d’eux; puis, lorsque je
te dis: «C’est moi, Ali, ton frère et ton époux, qui viens te délivrer»,
tu refusas de me suivre, et mon poignard, pour t’y contraindre, dut se
lever sur ta tête... Dis-moi, ne t’en souviens-tu pas, ô Saïda?...

--Hélas! oui, je m’en souviens, Ali.

--Et lorsque, dans notre fuite, brisé par la fatigue, je m’endormis sous
ta sauvegarde et celle de mon chien, est-ce que tu n’essayas pas, à la
vue du Dinka, lancé à notre poursuite et sur le point de m’égorger,
d’étouffer les cris de la pauvre bête qui allaient m’éveiller?... Et
dans la lutte acharnée qui s’engagea alors, quand le fidèle animal
combattait pour son maître, toi, ma sœur et mon épouse, toi, la première
compagne, toi, le seul rêve et l’unique espérance de ma vie, toi, Saïda,
est-ce que tu ne tournas pas, au contraire, tes efforts contre moi; et,
cherchant à m’entraîner dans une chute fatale, est-ce que tu ne tentas
pas de donner, par ma mort, la victoire au Dinka?... Dis-moi, de tout
cela te souviens-tu, ô Saïda?

--Oh! pitié! pitié! Je m’en souviens, Ali!

Et la malheureuse femme, humiliée, atterrée, s’était laissée choir, sous
le poids de la honte et du repentir, aux pieds d’Ali toujours
impassible, et les mouillait de ses larmes, en les entourant de ses
bras.

--Or, je ne te l’ai jamais demandé jusqu’à ce jour, continua Ali, mais
aujourd’hui, réponds, ô Saïda: de cette conduite odieuse quelle était
donc la cause?

--Pardonne, Ali, pardonne. Un vertige sans nom me dominait, j’étais la
proie d’une folie furieuse; j’aimais le Dinka! Et de quoi n’est-on pas
capable quand on aime?

Saïda n’eut pas le temps d’en proférer davantage. La natte qui fermait
l’entrée de la maison fut brusquement relevée, et les deux vieillards
parurent. Un coup d’œil jeté sur eux lui suffit pour reconnaître, à
l’aspect courroucé et indigné de leur visage, qu’ils venaient d’être les
invisibles témoins de l’aveu de son crime. Et dès lors, suivant la loi
inflexible de sa tribu, elle comprit que c’en était fait d’elle, et que
son sort allait s’accomplir. Ramenant sur son front résigné un pan de
son vêtement, pour dissimuler sa pâleur et son effroi, sans un mot, sans
une plainte, sans un soupir, elle attendit.

De la main, le père d’Ali fit un signe impérieux à son fils, pour qu’il
les laissât seuls à leur terrible devoir. Et, dès qu’il fut dehors, les
deux vieillards, liant avec des cordes les pieds et les mains de la
fille coupable, chargèrent, dans un silence farouche, son corps inerte
sur leurs épaules, et l’emportèrent loin du village. Et lorsqu’ils
furent arrivés dans un endroit bien sombre et bien solitaire, tirant son
sabre, le père de Saïda, lui-même, sans hésiter, le plongea dans le sein
de son enfant. Puis, certains que les dernières palpitations de la vie
éteinte étaient bien évanouies chez elle, les deux hommes s’en allèrent,
abandonnant son cadavre dans le désert, pour qu’il devînt la proie des
bêtes sauvages, selon le châtiment réservé aux femmes adultères.

Mais à peine se furent-ils éloignés qu’un autre homme sortit des
broussailles. C’était Ali, qui avait suivi pas à pas les bourreaux,
résolu, puisqu’il n’avait pu soustraire à sa destinée celle qu’il avait
aimée, à défendre au moins d’un suprême outrage ses restes inanimés. Et
au matin, en effet, les premiers pâtres qui sortirent du village
distinguèrent, à la clarté indécise de l’aube, deux corps couchés l’un
sur l’autre, au bord d’un trou à demi creusé. Et, en s’approchant, ils
reconnurent Saïda d’abord, puis Ali avec une large blessure au flanc, la
figure déchirée et à ses côtés son sabre brisé. Puis, guidés par des
traces sanglantes, non loin, dans le buisson, ils découvrirent une
panthère morte, et, tout près d’elle, le ventre ouvert d’un coup de
griffe, le chien d’Ali dont les dents tenaient encore la bête féroce à
la gorge.

Et, touchés de tant d’amour et de tant de dévouement, les jeunes gens de
la tribu, avant que les préceptes austères des anciens aient pu se faire
écouter, accoururent, pour achever de leurs propres mains la tombe
qu’Ali n’avait pu lui-même terminer. Dans cette tombe, ils descendirent
tout ce qui restait en ce monde d’Ali et de Saïda. Et quand la terre eut
été rejetée sur eux, ramassant tous les cailloux blancs de la montagne,
les jeunes filles en jonchèrent ce petit coin de terre, de manière à y
construire une sorte de pyramide qui pût rappeler aux amants à venir
l’histoire des deux époux réunis dans la mort. Et, un peu au-dessous, un
autre monument plus humble fut également élevé sur les restes du chien
fidèle tué en vengeant son maître.




CHAPITRE VI

Les Barcas en costume de guerre.--Le mariage chez les
Hassaniès.--Souakim.--Les Anglais et la route commerciale du
Soudan.--Gœrguis et le léopard.--Kouffit.--Le miel et les fourmis.--Le
torrent.


Le lendemain, pour répondre à mes désirs et me fournir l’occasion
d’admirer la valeur des siens, le bon Achmed-Ben-Saïd aurait bien voulu
m’offrir le spectacle d’une chasse au lion, telle que je l’ai décrite
plus haut. Mais ces parties de plaisir ne s’improvisent pas. La pièce
essentielle, c’est-à-dire la bête, manquait pour l’instant. Il tenta de
se rabattre sur un spectacle dont les éléments faisaient moins défaut,
et nous partîmes en quête d’une compagnie d’autruches qui avait été
signalée la veille aux environs.

J’ai eu déjà l’occasion de raconter[13] cette chasse intéressante. Je
n’y reviendrai donc pas, si ce n’est pour rappeler la courtoisie
généreuse du vieux cheik. A peine les animaux abattus, il s’empressa
d’en arracher les plus belles plumes, les plus immaculées, et me pria de
les accepter en mémoire de mon séjour auprès de lui. Cet hommage,
m’a-t-on appris depuis, représentait bien une somme de cinq à six cents
francs. Les coutumes locales exigent qu’en retour d’un présent il en
soit immédiatement offert un autre. Sur l’épaule du cheik battait
orgueilleusement un mousquet inerte, condamné, entre ses mains, par le
manque de poudre, à une impuissance qui le désolait. Quelques allusions
à cette détresse me l’avaient fait comprendre. Je tirai aussitôt de mon
sac une poire à poudre qui m’avait bien coûté cent sous, et que je lui
remis pleine jusqu’au bord. En dépit de la gravité officielle dont un
Oriental ne se départit jamais, je devinai, à ce cadeau, dans l’éclair
de son regard, une joie d’enfant... Ces pauvres plumes, aujourd’hui, que
sont-elles devenues? Que sont devenus tous ces souvenirs étranges ou
précieux rapportés de si loin? Que l’insouciance de ma jeunesse réponde
si elle peut!

  [13] _Obock, Mascate, Bouchire, Bassorah_, chez Plon.

Au moment de quitter Guedena, vingt-quatre heures plus tard, je fus
rejoint par deux hommes dont m’avait parlé le cheik, et qui
sollicitaient la faveur de suivre ma petite caravane, pour voyager avec
plus de sécurité. Trois ou quatre fusils, en effet, constituent une
force imposante chez les peuplades que j’allais visiter, et l’armement
de mes domestiques était de nature à inspirer un respect salutaire. Mes
deux inconnus appartenaient à la tribu des Hassaniès, sur le fleuve
Blanc. Montés sur de superbes mulets, et accompagnés de quatre esclaves
gallas, ils regagnaient leurs foyers par Khassala. J’accédai d’autant
plus volontiers à leur prière, que Hadji-Achmed-Ben-Saïd me les avait
donnés comme ses amis particuliers. Pour me remercier alors et nous
faire honneur, il résolut de nous escorter une partie du chemin, avec un
escadron de ses guerriers revêtus de leur costume de combat.

Figurez-vous, au moyen âge, les compagnons de Tancrède ou de Renaud de
Montauban, tels que nous les dépeignent les récits contemporains, et
vous aurez une idée de la physionomie de cette troupe de Barcas armés en
guerre. Rien n’y manquait. Le haubert, la cotte de mailles, l’épée
droite à poignée en forme de croix, l’écu blasonné, et jusqu’au casque
empanaché avec la visière baissée; tout, même le cheval, le destrier
bardé de fer, était là. C’était une cohorte de croisés ou de Sarrasins
égarés dans le désert; c’était une évocation vivante des poétiques
légendes de la Table Ronde. J’avais honte de mon accoutrement moderne et
mesquin au milieu de ces fiers paladins.

De leur visage, on ne distinguait que les yeux, et justement, le chef
qui caracolait à mes côtés s’était, jadis, rendu fameux en tuant, par
cet unique endroit vulnérable, un des compétiteurs qui lui disputaient
le pouvoir. Dans une rencontre seul à seul, il lui avait, d’un coup de
lance en plein sous la paupière, défoncé le crâne.

Après le repos de la première halte, nous nous quittâmes. Ce ne fut pas
sans un certain regret que je lui dis adieu. Le casque au cimier garni
de marabouts et l’armure du chevalier pouvaient bien y être pour quelque
chose, et, plus d’une fois, pendant qu’il reprenait le chemin du Nord
avec ses hommes, je me retournai jetant un dernier coup d’œil sur cette
cavalcade pittoresque. Mais bientôt je les perdis de vue. J’avais, de
nouveau, devant moi l’isolement et le désert.

L’isolement, non! Car le plus âgé de mes compagnons de voyage était un
homme instruit et sage, qui avait vu bien des choses, bien des pays, et
dont la conversation naïve, sans apprêt, excitait chez moi un piquant
intérêt. J’avais entendu de singulières descriptions des mœurs de son
peuple. Ce fut sur ce terrain que je m’efforçai de l’attirer. Il s’y
prêta de bonne grâce.

Les Hassaniès forment, par l’étrangeté de leurs coutumes, un groupe à
part chez les riverains du fleuve Blanc. La constitution de la famille y
repose sur des bases qui confondent l’esprit. Ce n’est pas de son père,
ou plutôt du mari de sa mère, qu’hérite jamais l’enfant; c’est du frère
de celle-ci, de son oncle maternel. Et pourtant, cette législation,
étonnante au premier abord, n’est qu’une conséquence logique de
l’organisation sociale des Hassaniès, et des règles traditionnelles
auxquelles demeurent soumises, parmi eux, l’institution du mariage et
l’existence conjugale.

La femme y jouit, en effet, de la pleine disposition du quart de sa vie.
Voilà le principe. Comment s’applique-t-il?

Tous les quatre jours, l’emploi du quatrième lui est réservé libre et
sans contrôle. Pendant ces vingt-quatre heures, les droits de l’époux
s’évanouissent. Au lever du soleil, il quitte la case commune et
s’éloigne. On ne le reverra que le lendemain. Quant à la femme, quel
usage fera-t-elle de sa liberté? On le devine. La foule des visiteurs se
presse à sa porte. Quelquefois, néanmoins rarement, les caprices de son
choix ont des bornes. Mais rien ne les lui impose. Elle peut ouvrir les
bras aux caresses de qui lui plaît. Point de morale austère, point de
surveillance jalouse pour s’en alarmer. Au contraire. Plus elle a de
clients, plus elle est considérée. Ce qui ne l’empêche pas, les trois
autres jours, de se montrer bonne épouse et bonne mère, de faire la joie
de son mari et le bonheur de ses enfants, pour recommencer ainsi,
régulièrement, aux mêmes intervalles, aussi longtemps que ses charmes
sauront commander à l’âge, et que l’attrait du plaisir attirera les
galants.

Par malheur, paraît-il, si l’amabilité de ces dames jouit, au loin,
d’une réputation légitime, il n’en est pas tout à fait de même du renom
de leur beauté. Le voisinage des belles Abyssiniennes y porte préjudice.
Aussi le nombre des voyageurs, dans leur tribu, est-il moins
considérable qu’on ne serait, à tort, tenté de le croire. J’en ai connu,
cependant, qui avaient gardé bon souvenir de l’hospitalité hassanienne.

On prétend que le privilége bizarre dont je viens de parler fut, à
l’origine, un hommage spontané de la reconnaissance masculine, à l’issue
d’une guerre où, battus et écrasés, les hommes s’étaient vus inopinément
sauvés par l’intervention du beau sexe, dont le bras débile s’arma, à
son tour, pour la défense du foyer conjugal. Peut-être est-il permis de
supposer que ce furent, au contraire, nos amazones qui, profitant de
leur victoire et de l’abaissement momentané de leurs seigneurs et
maîtres, en abusèrent pour dicter à ceux-ci l’humiliante condition
admise plus tard, de plain-pied, dans le domaine du droit public. Les
explications varient sur ce point, demeuré indécis.

Je n’étais pas, en ce qui me concerne, appelé à l’éclaircir, ni à juger
par expérience de l’étendue des consolations qu’elles lui doivent.
Malgré l’insistance amicale de mes compagnons, je ne pouvais songer,
pour le moment, à tourner mes pas de ce côté, ni à prendre leur toit
pour abri, et nos rapports n’allaient plus être de longue durée. Nous
étions arrivés à Alguede, lieu de jonction du chemin des caravanes du
Barca avec la route qui mène de Khassala à Keren, et ils tenaient à ne
pas se rapprocher davantage des Changallas. Le territoire de ces nègres
féroces se trouvait encore, il est vrai, sur la gauche, assez éloigné de
notre itinéraire, mais il n’est pas rare qu’ils aillent porter bien en
dehors du rayon de leurs frontières le théâtre sanglant de leurs
déprédations. Ce sont les pourvoyeurs attitrés des marchés d’esclaves de
Khartoum et, disons-le aussi, la pépinière où les harems de l’Égypte
recrutent leurs eunuques. Cette spécialité intéressante entraîne avec
elle une mortalité épouvantable, et, parmi les malheureux qu’elle
atteint, sept sur dix en moyenne succombent aux suites de l’opération.

Nous bivouaquâmes avant Alguede, sous un sycomore touffu, au bord d’une
onde claire dédaignée par les baisers du soleil. C’était moi qui,
jusqu’alors, m’étais chargé du menu des deux ou trois repas que nous
avions pris ensemble, et dont quelques francolins, une petite gazelle,
avec deux ou trois pintades tuées au courant de la marche, avaient fait
tous les frais. Sur le point de nous quitter pour toujours sans doute,
mes Hassaniès voulurent m’en offrir un à la mode de chez eux. Je les
laissai agir. On apercevait sur la hauteur, en face de notre campement,
sept ou huit huttes indigènes. Des troupeaux paissaient autour. Ils se
dirigèrent de ce côté, et au bout d’une demi-heure revinrent chargés
d’un mouton et d’un régime de dattes sèches.

En un clin d’œil, la bête est dépouillée et embrochée à une longue
perche devant un feu petillant; puis le succulent rôti, toujours garni
de son manche, nous est servi en entier sur des pierres plates ramassées
au fond de la source. Depuis, à combien de _diffas_, en Algérie, n’ai-je
pas pris part, avec le mouton traditionnel apprêté de la même manière!
Mais celui-là, mon estomac reconnaissant ne l’oubliera jamais. C’était
le premier que je mangeais ainsi accommodé, et je le vois encore étalant
à nos regards affamés ses chairs cuites à point, son sang juteux, sa
graisse dorée, sa peau légèrement grillée criant sous le couteau. Quelle
place occupent, dans les préoccupations de l’homme, les soucis et les
appétits matériels, lorsque, affranchi des conventions policées de la
civilisation, il se trouve jeté au milieu de l’existence d’aventures et
de ses lois inexorables!

Après une dernière tasse de café indigène, du café comme je n’en ai
jamais bu depuis, nous nous dîmes adieu... Que d’adieux ai-je déjà
échangés au cours de ma vie, un peu dans toutes les langues et sous
toutes les latitudes! Que de gens avec lesquels j’ai frayé, j’ai vécu,
j’ai souffert, durant des heures, des jours, des années, et que je ne
reverrai jamais!

L’itinéraire que nous avions suivi jusque-là était celui des caravanes
qui, du fleuve Blanc et de Khartoum, se dirigent vers la mer. Beaucoup
plus court que la vallée du Nil et sans obstacles bien sérieux à
surmonter, c’est, en effet, le chemin naturel du commerce du Soudan.
Avant les conquêtes de Mehemet-Ali, il n’en connaissait point d’autre.
Ce fut ce prince qui entreprit d’en détourner le courant au profit du
royaume qu’il venait de créer, et au bénéfice des marchands du Caire ou
d’Alexandrie. Il ne recula devant aucun effort, et l’on se rappelle
l’effroyable mort de son fils Ibrahim-Pacha, brûlé vif avec toute son
armée par les peuplades qu’il venait subjuguer, celles-là même
auxquelles, aujourd’hui, ont affaire les Anglais. Sous le prétexte
d’obéir aux réquisitions du vainqueur, elles avaient disposé autour de
son camp d’énormes tas de fourrage formant une chaîne continue. Puis, la
nuit venue, elles y mirent le feu. Personne n’échappa.

Mais il est hors de doute que, le jour où le Soudan, comme il n’en est
pas éloigné, échappera à la domination égyptienne, le courant mercantile
reviendra à ses habitudes traditionnelles et aux débouchés des ports de
la mer Rouge dont il ne s’est jamais désintéressé. C’est ce que, de
longue date, a compris l’Angleterre.

La situation de Souakim désigne tout spécialement ce port pour en être
l’entrepôt le plus général, et cette considération, avons-nous à
l’ajouter? ne fut pas, à l’origine, la moins éloquente pour la décider,
sur ce point, alors qu’elle les laissait bien en paix un peu plus loin,
à une démonstration vigoureuse coutre les partisans du Mâhdi.

A l’époque où j’explorais ces parages, Souakim ne représentait encore
qu’une modeste bourgade, ni mieux ni pis que Massaouah, et bâtie de même
sur un îlot, à quelques encablures de la plage. Soumise, ainsi que cette
dernière, à l’autorité directe de la Porte, elle était la résidence d’un
petit gouverneur qui, sous le titre de caïmacan, couvrait de son
indulgence paternelle l’actif commerce des esclaves dont, plus encore
que Massaouah, sa situation géographique lui réservait le privilége.
Tête de ligne des routes du Soudan, je l’ai indiqué, et, assise presque
en face de Djeddah, sur la côte d’Arabie, le plus grand marché de chair
humaine de tout l’Islam, elle devait à cette circonstance une prospérité
dont le régime britannique est loin aujourd’hui, nous le savons, de
menacer la source.

Bien qu’il n’y fût alors question ni de télégraphe ni de bateaux à
vapeur, les relations entre ces deux villes étaient incessantes et des
plus rapides. Un exemple peut en donner l’idée, en même temps qu’il
fournira une preuve de plus de la merveilleuse promptitude avec laquelle
s’échangent, sans qu’on sache comment, les communications en pays arabe.
De Djeddah à Souakim, dans les meilleures conditions de vent, de mer et
d’embarcation, le trajet minimum était alors de trente heures. Or,
lorsqu’eut lieu, à Djeddah, le massacre des consuls anglais et français,
c’était vers dix heures du matin; eh bien! le soir même, sur les six
heures, la nouvelle en était annoncée à Souakim et se répandait aux
alentours... Comment?... Par qui?... M. Münzinger, qui me citait le fait
et en fut témoin, se bornait à me le raconter sans pouvoir l’expliquer.

En passant sous l’administration immédiate de l’Égypte, Souakim vit,
comme Massaouah, sa prospérité se développer, et bénéficia des
bouleversements apportés par les conquêtes d’Ismaïl-Pacha dans le
Soudan, non moins que des calculs de son ambition en éveil. Des
négociants européens s’y installèrent; des steamers fréquentèrent son
port, une digue relia l’îlot à la terre ferme, et, tandis que les
fonctionnaires et les riches marchands se bâtissaient des divans ou des
maisons de pierre dans le premier quartier, qui continuait à demeurer
leur apanage, un faubourg indigène dressait, sur le continent, ses
masures de chaume, à l’abri des fortifications et des établissements que
le gouvernement y édifiait. Devenue une place d’armes destinée à tenir
en respect toute cette partie du littoral et à fermer au besoin les
routes de Khartoum ou de Berber, Souakim compte aujourd’hui dix à douze
mille habitants, des Bicharis, pour la plupart. Les puits qui lui
fournissent l’eau sont à une demi-lieue environ, entourés de sycomores
et de jardins qui rappellent ceux de Monkoullo. Depuis l’occupation des
Anglais, les abords en ont été mis en état de défense, des ouvrages
avancés ont été construits, et ce que le système militaire égyptien
laissait d’incomplet a été achevé.

Osman-Digma leur servit à propos de prétexte, d’abord pour y débarquer
les troupes soi-disant nécessaires à la protection de ce poste, et
ensuite pour les y maintenir avec un de leurs officiers en qualité de
gouverneur. L’Europe peut être assurée qu’à moins d’une pression
irrésistible et unanime, ils n’en sortiront plus. Quant aux progrès
d’Osman-Digma ou de son patron, qu’ils s’accentuent ou qu’ils
s’arrêtent, qu’importe? Plus le Mâhdi et les siens s’établiront
fortement, au contraire, sur le haut Nil, de manière à en couper
définitivement les relations avec l’Égypte, et plus il en surgira, pour
la politique de l’Angleterre, d’avantages éclatants. Toute la vie
commerciale de ces régions refluera forcément vers les rivages qu’elle
détient désormais. Aussi, que l’infortuné Gordon fût encore de ce monde
ou non, l’expédition envoyée, sur le tard, à son secours, ne fut jamais,
suivant moi, destinée à pousser ses opérations bien loin, et en
admettant qu’elle s’en tirât, dans la pensée de ceux qui l’avaient
conçue poussés par l’opinion publique, la limite de ses efforts était
depuis longtemps fixée.

Le khédive Ismaïl-Pacha, auquel on ne saurait refuser le sens pratique
d’un négociant habile, se rendait compte à merveille du danger suspendu
en permanence sur l’avenir commercial de l’Égypte, et dont l’imminence
grandissait à mesure qu’il reculait lui-même, au sud, la limite de ses
États. Ce fut là le secret de ses expéditions contre l’Abyssinie, et de
sa prise de possession des Bogos. Ne pouvant supprimer cette issue
toujours entr’ouverte sur son flanc, bien qu’il en tînt les deux bouts,
il voulait, en même temps qu’il se ménageait de nouveaux champs
d’exploitation, devenir maître aussi des défilés montagneux qui en
commandent le parcours, de manière à en saisir le contrôle, sinon le
monopole absolu. Le jour où les Bogos, reliés à Khassala, furent à lui,
ce but était atteint; et dorénavant il n’y eut plus que les convois
d’esclaves, conduits ou protégés par ses agents, qui la virent s’ouvrir
tout à fait devant eux. Avec l’ivoire, il n’était, en effet, guère
d’autre négoce dont jusqu’alors l’Extrême-Soudan eût révélé les
éléments. L’une portant l’autre, les deux marchandises cheminaient sans
bruit, à l’abri de la surveillance gênante des préjugés européens,
tandis que toutes les denrées de nature plus licite s’amassaient au
grand jour, dans les magasins de Khartoum, pour descendre ensuite,
placidement, la ligne du fleuve.

En voilà désormais, à bref délai, le trafic rejeté, avec le reste, sur
la même voie. A Massaouah, les Italiens n’en auront que ce que daignera
leur abandonner le désintéressement de la Grande-Bretagne. Or, on
connaît la valeur de ce mot en anglais. Il est vrai qu’elle ne leur
interdit pas l’espoir chimérique d’accaparer tout le commerce de
l’Abyssinie proprement dite. Je crois que, sur ce point comme sur
d’autres, ils se heurteront à plus d’un mécompte. Massaouah, vers lequel
il s’est, néanmoins, détourné depuis longtemps, sous l’empire des
événements, ne fut jamais qu’un marché factice, imposé par la conquête
arabe aux besoins économiques de la région. Mais que la France se
décide, enfin, comme elle en a le droit exclusif, et comme, selon moi,
le souci raisonné de ses intérêts lui en dicte le devoir impérieux, à
s’installer, à son tour, au fond de la baie d’Adulis, les populations
chrétiennes des hauts plateaux sauront bien vite reprendre ce chemin qui
fut celui de leurs pères, parce qu’il était et qu’il est toujours le
plus accessible, le plus court; et en dépit de toutes les menées
italiennes ou anglaises, Massaouah, relégué à l’écart, aura vécu...
Qu’on jette les yeux sur une carte!

Pendant que mes Hassaniès continuaient vers l’ouest, j’obliquai sur la
gauche. J’allais quitter le Soudan pour rentrer sur le territoire bogos.
Il faisait horriblement chaud. De larges crevasses fendaient le sol; çà
et là le terrain, accidentellement éboulé, dégageait les couches noires
et grasses d’un humus de plusieurs mètres d’épaisseur. Quelle fertilité
puissante! Nos pieds foulaient comme un tapis des amas d’herbe, à
présent calcinée, mais dont la hauteur avait dû certainement, au
printemps, dépasser celle d’un homme à cheval. Un cordon d’arbres
dessinait les sinuosités du ruisseau dont nous côtoyions le lit
desséché. Pas d’autre végétation vivante aux environs. Mais plus haut,
au pied d’un rocher et à l’ombre d’un énorme figuier sauvage, nous
attendait un petit réservoir dont les eaux avares filtraient doucement
sur un fond de sable. Autour, quelques arbrisseaux verdoyants puisaient
dans cette humidité bienfaisante une séve que nulle saison ne tarit.
C’était une oasis au milieu de l’aridité générale de la plaine. C’était
aussi le rendez-vous de tous les animaux sauvages qui, de loin, venaient
y boire.

Nous y fîmes halte pour laisser passer les heures les plus torrides du
jour, et chacun se disposa, aussi commodément qu’il le pouvait, à se
livrer aux douceurs de la sieste. Je m’étais glissé sous les rameaux
d’un agamè, un peu en amont de la source, et je dormais profondément.
Tout à coup je suis réveillé par une détonation: Que se passe-t-il?...
Et des cris, des appels... En deux bonds, je suis auprès du figuier dont
ils semblent sortir; et que vois-je? Un homme, le fusil à la main,
sautant, gambadant, chantant, hurlant, et, au bord de la mare, le corps
immobile d’un magnifique léopard, le crâne fracassé.

C’était Gœrguis, à demi fou de joie et de terreur tout ensemble. Plus de
traces de sa gravité habituelle. Sous le voile opaque des larges
feuilles du figuier, la tête contre une des racines, il s’était, ainsi
que tout le monde, endormi, sans penser davantage aux hôtes de ces
solitudes, mais cependant avec son fusil tout chargé, prudemment, sous
la main. Sans cesse à la merci de quelque alerte imprévue, ces gens-là
ne dorment jamais que d’un œil. La chute d’une branche, un chant
d’oiseau, un souffle d’air les éveille. A un moment, il entr’ouvre la
paupière: quelque chose, tout près, a remué; il a entendu comme un
soupir, ou comme des grains de sable froissés, de l’autre côté de
l’arbre. Le noir d’une ombre se profile vaguement sur l’azur du ciel.
Sans bouger, sans respirer, d’un mouvement de prunelle à peine
perceptible, il regarde: c’est un léopard. L’animal ne l’a pas vu, il
lui tourne le dos, et est occupé à laper l’eau en silence, pelotonné à
la manière des jeunes chats, le mufle voluptueusement à demi baigné...
Alors, sans changer de posture, Gœrguis, dissimulé par le tronc, remonte
son fusil, ajuste la bête à la tempe, et lâche son coup. Un soubresaut
formidable, et ce fut tout. Le léopard était mort.

Il était de toute beauté, vieux sans doute, et d’un fauve foncé,
moucheté de larges taches sombres. Une demi-heure après, adroitement
dépouillée, la peau séchait étendue au soleil, avec de petites fiches de
bois enfoncées dans le sable, pour en maintenir la tension; et deux
thalaris m’en rendaient le fortuné propriétaire.

Je m’étais promis de ne pas rentrer à Keren sans être allé visiter
Kouffit, vers l’ouest, non loin de Bicha, dans la plaine de Kassa.
C’était en cet endroit que, plusieurs années auparavant, un Français,
qui se faisait appeler «le général X...», avait ébauché un
établissement, à la fois militaire et agricole, dont il se proposait de
faire la base de tout un plan de conquêtes en Abyssinie. Muni de lettres
de recommandation puissantes, il était débarqué à Alexandrie, et avec
l’autorisation du vice-roi qui alla jusqu’à mettre un de ses vapeurs à
sa disposition pour remonter le Nil, il y avait racolé une soixantaine
d’Européens de toute provenance. Puis, un beau matin, suivi de ce
personnel grossi d’autant de nègres ramassés en route, on l’avait vu
apparaître à Khassala, sous l’uniforme de général, tambour battant et
enseignes déployées.

De là, après un soi-disant accord avec le gouverneur égyptien, il était
parti pour le Barca supérieur, y avait acheté, des chefs indigènes, un
terrain suffisamment étendu, et s’était, sur-le-champ, mis en mesure d’y
entamer l’œuvre d’une colonisation sérieuse. Des constructions furent
élevées, des retranchements, des épaulements, mis en place, des terres
ensemencées. Se flattant de trouver là une protection dont ils avaient
soif contre l’avidité égyptienne, les chefs environnants accouraient, et
se ralliaient autour de cette poignée d’Européens qui leur inspiraient
confiance et leur promettaient la sécurité. Les débuts s’annonçaient
donc sous des auspices favorables. De cet œuf eût pu sortir quelque
chose de grand. Mais M. X... n’était pas l’homme qu’il eût fallu à une
entreprise de cette nature. L’idée même n’était pas de lui.

Au bout de deux ou trois mois, sans caractère, sans énergie, il voyait
ses projets discutés, son autorité méconnue. Des désertions se
produisirent, des désordres éclatèrent parmi les siens, et pour comble,
l’Égypte, qui avait couvert ses premiers pas d’une bienveillance dont il
aurait dû se méfier, démasqua tout à coup ses batteries. Deux compagnies
d’infanterie arrivèrent de Khassala pour le déloger des lieux qu’il
occupait.

On ne recule pas devant des Égyptiens lorsqu’on est Français, et
qu’au-dessus de son front flottent les plis du drapeau national, arboré,
ainsi que l’avait fait M. X... au milieu de son camp, comme une vivante
évocation de la France. Il avait, autour de lui, bien encore assez de
monde. La position était forte. Les armes, les munitions ne lui
manquaient pas. Tout autre, plus habile et plus courageux, eût méprisé
les injonctions de l’officier égyptien, et repoussé son attaque à coups
de fusil, s’il eût osé la tenter. Les guerres de l’Égypte contre
l’Abyssinie, et la bataille de Tell-el-Kebir contre les Anglais, ont
montré ce qu’on peut craindre de ses soldats. Mais M. X... préféra se
rendre avant d’avoir combattu, et abandonnant à leur destin ceux qui lui
étaient demeurés fidèles, il se rendit à Khassala, pour adresser de là,
disait-il, ses réclamations à notre consul et à la cour du Caire.

Pendant plusieurs mois, il y séjourna, promenant, dans les rues de cette
ville, ses épaulettes de général. Une quinzaine de ses adhérents, qui
l’avaient rejoint, y attendaient avec lui l’issue de ses démarches. Un
beau jour, il les laissa pour aller, sur place, en activer l’effet. Des
mois se passèrent. Les malheureux n’entendaient parler de rien.
Quelques-uns avaient succombé aux atteintes de la maladie et de la
misère. Les survivants se dispersèrent. Le dernier, un jeune homme nommé
Christen, après être parvenu, au prix de mille dangers, mille peines, à
atteindre Massaouah, mourut au moment où notre agent allait le
rapatrier. Il ne laissait d’autre héritage qu’une chienne, une pauvre
bête, compagne de toutes ses vicissitudes, qu’il avait ramenée de
Khassala, et qu’il avait appelée _Misère_!... Ce nom n’en dit-il pas
assez, et n’est-ce pas navrant?... Elle était errante à mon arrivée; je
l’adoptai et la gardai longtemps.

Avec la tombe de cet infortuné, dans un îlot de sable solitaire et nu,
les ruines de Kouffit constituent tout ce qui reste de la tentative
d’expédition de M. X... en Abyssinie. Quant à celui-ci, affolé quand
même de la rage du galon et de l’uniforme, il se mit au service de la
commune de Paris en 1871. Là il put être général tout à son aise. A
l’entrée des troupes, il réussit à s’échapper, et il mourut, plus tard,
en exil.

Je me proposais de séjourner vingt-quatre heures à Kouffit. Un petit
gourbi de branchages, édifié en quelques minutes, allait constituer mon
palais. Et si je me sers de cette expression ambitieuse, c’est que, dès
le lendemain, j’y recevais des ambassadeurs. C’étaient quelques chefs
des environs. Le bruit de l’arrivée d’un Français s’était vite répandu
parmi eux; en haine de l’Égypte, ils se disaient que je venais peut-être
reprendre l’œuvre interrompue de M. X..., au nom de la France même,
cette fois. Chez eux aussi, les largesses tombées de sa main généreuse
pour soulager la détresse des Bogos avaient eu du retentissement; de
bonne foi, ils croyaient que de telles libéralités ne pouvaient être que
le prélude d’une manifestation plus sérieuse et moins désintéressée.
Leurs espérances spontanées, leur confiance naïve en notre pays
offraient quelque chose de touchant.

Ce ne fut pas sans regret que je dus les désabuser. Plus d’un, selon
l’usage local, m’avait apporté des présents: une vache, une chèvre, du
lait, du miel. Nulle contrée au monde, je suppose, n’en produit d’aussi
exquis ni d’aussi parfumé que l’Abyssinie. Les abeilles y foisonnent; et
cette profusion de fleurs embaumées, qui tapissent les rampes de la
montagne aussi bien que le fond des vallées, leur fournit en toute
saison une récolte plantureuse dont les aromes s’infiltrent dans leur
miel. Les habitants le consomment le plus généralement sous la forme de
tedj; quant à la cire, elle constitue un des éléments importants de leur
commerce. Celui-là était rosé, aussi engageant à l’œil qu’à l’odorat, et
enfermé dans une outre en peau de chevreau, de fabrication récente. Je
la fis déposer, jusqu’au prochain repas, dans un coin de ma cabane.

Le soir, je fouillai en vain les broussailles du voisinage: pas une
pintade, pas un francolin, pas une gazelle. La chaleur était trop forte,
le gibier se cachait; je rentrai bredouille. J’avais pourtant compté,
comme d’habitude, sur ma chasse pour dîner. Heureusement que mon miel
était là, et faute de mieux, avec deux ou trois _bourkoutas_, je
n’allais pas encore être trop à plaindre. Ce sont des espèces de
galettes de farine de dourah. Mes domestiques étaient déjà en train
d’écraser le grain entre deux pierres, et d’allumer un feu auquel le
combustible ne manquait pas. Une jolie cendre blanche s’amassait sous le
petillement de la flamme. C’est indispensable à la confection du
bourkouta. Il est, en outre, besoin d’un certain nombre de cailloux,
ronds autant que possible. Ces accessoires réunis, et la pâte plus ou
moins sommairement pétrie, on en enduit chacun de ces cailloux,
préalablement chauffés au rouge, d’une couche d’un pouce d’épaisseur
environ. Puis, lorsque le tout est suffisamment adhérent et a revêtu
l’aspect approximatif d’une boule, sur laquelle l’opérateur a eu bien
soin de laisser l’empreinte profonde de ses doigts,--c’est le comble de
l’art,--il l’enfouit avec précaution dans la braise. Cinq minutes de
cette cuisson, et c’est tout. La pierre à demi calcinée de l’intérieur
grille, de ci de là, la croûte immédiate qui l’enveloppe; l’extérieur
est brûlé par le feu; quant à la masse intermédiaire, elle reste
généralement à peu près aussi crue qu’au moment où elle sort des mains
qui l’ont battue. Prétendre, après ces diverses manipulations, qu’on va
savourer quelque chose d’aussi délicat que les petits fours de Boissier,
ce serait peut-être aller un peu loin. Mais lorsqu’on a faim, qu’on
n’est pas trop dégoûté par la saveur aigre de la mixture, par le charbon
qui s’y mêle, ou par la cendre qu’on avale, mon Dieu! ça se laisse
manger, comme tant d’autres vilaines choses auxquelles je me suis vu
réduit, plus d’une fois, dans mes voyages ou mes campagnes.

Ce soir-là, ne l’oublions pas, j’avais, en plus, mon miel, ce miel
succulent dont la couleur rose m’était restée dans l’esprit. Je m’en
fais ouvrir l’outre... Horreur! Il était devenu gris. En regardant de
plus près, cette transformation me fut expliquée: des myriades de
petites fourmis, minces comme la pointe d’une aiguille, l’avaient
envahi, et leurs corps minuscules, étouffés, puis confits et incrustés
dans la substance sucrée, en mouchetaient le cristal comme des milliers
de points noirs. Tenter de les en extraire, c’eût été le travail des
Danaïdes; d’autre côté, renoncer à l’unique mets réservé aux convoitises
de mon estomac, c’était bien dur... Je goûtai: point d’odeur! Les
fourmis cristallisées n’avaient laissé aucun fumet. Bah!... Je fermai un
peu les yeux, aux deux ou trois premières bouchées, et je continuai. Ce
n’était décidément pas mauvais du tout. Bref, il se trouva qu’avec mes
bourkoutas et mon miel à la fourmi, je m’étais rassasié parfaitement...
Mes domestiques, ébahis d’abord, charmés bientôt, m’imitèrent. Ensuite,
je me couchai et je m’endormis...

Mais voilà qu’au milieu de la nuit je suis assailli de douleurs
violentes. Mes gens geignent dans leur coin également... Qu’est-ce
donc?... Qu’y a-t-il?... Il y a que nous nous sommes tout bonnement
empoisonnés, et que, sans y réfléchir, nous avons, les uns et les
autres, absorbé de l’acide formique à haute dose. Par bonheur, je
possédais aussi deux outres pleines de lait. J’en prends, et j’en
distribue à profusion. A part un peu de faiblesse, dans la journée il
n’y paraissait plus, et nous pouvions nous remettre en route.

A côté de ces fourmis dont nous avions failli devenir victimes, il en
est d’une autre espèce, qui, elles aussi, produisent au contraire, dans
leurs galeries souterraines, une sorte de miel assez agréable. Il est
blanc, sucré; on m’en fit manger à Keren, et jamais je n’en aurais
soupçonné l’origine. Mais, en général, il est peu abondant.

Nous contournions le Debrè-Salè, dont le pic domine tout le pays des
Bogos. Au soir, nous campâmes sur les bords du ravin qui le sépare des
contre-forts les plus rapprochés de la haute Abyssinie. Les intervalles
des pointes de rocher qui en garnissaient le lit étaient comblés d’un
sable fin, doux au toucher comme de la poudre d’or. Ma peau de bœuf
étendue là, et mon sac, en guise d’oreiller, entre les racines d’un
euphorbe gigantesque, j’eusse dormi mieux que sur de l’édredon. Déjà,
j’avais donné l’ordre de tout préparer.

--Non! non! pas ici, dit vivement Gœrguis en s’avançant.

--Et pourquoi?

--Regarde!

Et du doigt il m’indiquait les hauteurs du plateau, sur notre droite. Un
rideau de nuages lourds et menaçants les enveloppait. En bas, nous
subissions toutes les ardeurs brûlantes de l’été; c’était, par contre,
en haut, la saison des pluies,--l’hiver, ainsi qu’on l’appelle là-bas,
mais un hiver dont nos printemps d’Europe pourraient, le plus souvent,
envier les délicieuses alternatives de chaleur et de frais. Durant tout
le jour, le ciel y reste d’une pureté immaculée, le soleil y règne en
maître, jusqu’à l’heure de son déclin.

A ce moment-là, vers les six heures, avec la régularité d’une horloge et
la rapidité de l’éclair, un vent s’élève, qui amène, de toutes les
extrémités de l’horizon, de sombres nuées dont le dôme s’épaissit
progressivement. Puis, tout à coup, l’orage éclate. Et, pendant une
heure, ce sont des roulements de tonnerre, des traînées de feu, des
nappes d’eau, à abîmer et à noyer toute une contrée. Ensuite, la
tourmente se dissipe, les cieux retrouvent leur sérénité d’azur, le vent
s’apaise, et les étoiles scintillent. La terre, rafraîchie, exhale des
senteurs enivrantes, les fleurs éclosent, la séve monte, la verdure se
déploie. Et, le lendemain, à la même heure et dans les mêmes conditions,
se reproduisent exactement les mêmes phénomènes que la veille. Il en est
ainsi, tous les ans, pendant une période de trois mois.

--L’orage est descendu aujourd’hui plus bas que d’habitude, reprit
Gœrguis. Cette nuit, ce torrent roulera des flots chargés d’écume qui
t’emporteraient endormi. C’est là, au-dessus, poursuivit-il en me
désignant une petite plate-forme en retrait dans une anfractuosité de la
montagne, qu’il faut te coucher.

Le conseil me paraissait sage. Je m’y conformai, et je n’eus qu’à m’en
applaudir. Je reposais, en effet, profondément, lorsqu’un fracas
formidable m’éveille en sursaut. On eût dit la montagne qui s’écroulait.
Des hurlements sinistres frappent les échos. Des ombres affolées
traversent les ténèbres. Le bruit, encore à quelque distance, se
rapproche avec la rapidité de la foudre. J’ai à peine le temps de
m’interroger qu’il retentit déjà là, sous mes pieds. C’est le torrent
subitement enflé, ainsi que l’avait prédit Gœrguis, qui se précipite
comme une avalanche, déracinant les arbres, entraînant avec lui tout ce
qu’il rencontre, et dont les animaux sauvages, éperdus, fuient les
étreintes. Surpris dans mon sommeil, jamais je ne serais parvenu à y
échapper.

[Illustration: LES FUNÉRAILLES D’UN CHOUM.]




CHAPITRE VII

Mender et Medina.--Les funérailles d’un choum.--Mes aventures dans le
Debrè-Salè.--Mon départ de Keren.--Abba-Emnatou.--Le prix du sang.


Trois quarts d’heure après, il n’y paraissait plus. A la place de cette
trombe mugissante, à peine un mince filet d’eau gazouillant sur les
cailloux; et au matin, plus rien; tout au plus des traces d’humidité.
L’atmosphère était demeurée aussi étouffante; et nous rôtissions en
suivant péniblement le sentier qui serpentait au fond de ces gorges. En
certains endroits, les parois verticales de la roche et les excavations
creusées par les eaux le resserraient à tel point que le sabot de nos
mules foulait à peine l’espace nécessaire pour se poser avec sécurité.
Ce fut précisément à l’un de ces étranglements que nous nous trouvâmes
tout à coup en face d’un groupe d’hommes qui venaient en sens contraire,
et dont l’aspect semblait étrange. Au lieu de la lance et des armes
traditionnelles dont tout Abyssin en voyage, riche ou pauvre, marchand
ou soldat, n’aurait garde de se séparer, la plupart de ceux-là ne
portaient à la main qu’un bâton, et sur le dos, que des instruments de
musique: violes à long manche, tambourins rustiques, mandolines
grossières, tels étaient les éléments de cet orchestre inopiné. Gœrguis
connaissait celui qui paraissait être le chef.--Qui ne connaissait-il
pas?--Il s’avança vers lui, et, après l’échange de quelques mots, la
bande escalada de son mieux les aspérités du roc sur notre flanc, et s’y
tint en suspens, pour nous laisser le passage libre.

--Quels sont ces gens-là? lui demandai-je, quand nous eûmes défilé.

--C’est une compagnie de chanteurs qui vont assister aux funérailles de
Hakin.

--Et cet Hakin, qui était-ce?

--Le choum[14] du pays où nous sommes en ce moment, et l’un des plus
importants parmi les notables des Bogos. Presque toutes les hautes
terres relevaient de son autorité. Je ne suis point surpris. Il est mort
de sa fille.

  [14] Ce mot est le terme abyssin, correspondant à l’expression arabe
    de cheik (chef).

--Il est mort de sa fille! que veux-tu dire par là?

--C’est une histoire tragique, et qui ne date que d’hier. Hakin avait un
fils, et une fille appelée Medina. Il y a deux ans, le premier périt
dans un engagement avec les Barias. Medina était fiancée depuis
longtemps à un jeune chef des Bogos de la plaine, et lorsqu’il se fut
écoulé un temps suffisamment long après la mort de son frère, elle
l’épousa. Il se nommait Mender. Tous les deux s’aimaient avec passion,
et, loin de diminuer leur amour, comme il arrive trop fréquemment, le
mariage ne fit que le stimuler davantage.

--Ah! si je venais à te perdre, disait parfois en soupirant Mender à sa
femme, je me couvrirais de cendres pour le reste de mes jours, et jamais
une autre ne partagerait ma couche.

--Moi, répliquait Medina, si tu mourais, je ne te survivrais pas.

Ces propos-là, ils ne s’en cachaient point. A diverses reprises, on les
avait entendus se les répéter l’un à l’autre. Jeunes, riches et beaux,
c’était là, il est vrai, aux yeux des sages, de ces serments qu’en cas
de malheur, l’avenir se charge bien vite de démentir.

En attendant, ils vivaient heureux. Et, suivant une coutume particulière
aux Bogos, chacune des femmes du village était venue, pour un temps,
déposer dans leur maison, comme chez la plupart des jeunes mariés, ses
bijoux et ses objets les plus précieux, afin d’attirer sur son propre
toit un peu du bonheur qui semblait leur avoir été départi en ce monde.

Or, il advint qu’un des jeunes chefs de la contrée alla contracter
mariage au pays des Hall-Hall, qui commence à cette baie d’Adulis que tu
as visitée et que le roi Négoussié a donnée autrefois à la France, pour
s’étendre entre les terres stériles des Danakils et les plateaux
verdoyants du Lasta et du Tigré. Il partit, escorté d’une troupe joyeuse
de parents et d’amis. Mender se trouvait du nombre.

Le père de la future était un des guerriers les plus riches et les plus
renommés des Hall-Hall. Il tint à traiter magnifiquement des hôtes venus
de si loin; et, au bout de plusieurs jours, les fêtes des épousailles
terminées, il les renvoya chez eux comblés de présents.

Deux routes s’offraient à leur choix pour regagner les Bogos. L’une, la
plus longue, mais aussi la plus sûre, longeait la mer en partie
jusqu’au-dessus de Massaouah. C’était celle qu’ils avaient suivie en se
rendant chez les Hall-Hall. L’autre, plus courte, tu la connais, nous
l’avons prise nous-mêmes pour atteindre Keren. Tu sais combien elle est
pénible et accidentée; mais ce que tu ignores, c’est le nom et le
caractère des diverses tribus dont elle traverse le territoire, et dont
nous n’avions pas à nous inquiéter.

Il n’en était point ainsi pour nos jeunes gens; car pendant toute une
journée, elle côtoie la tribu des Takoué, une fraction des Chohos, et
leurs ennemis héréditaires, dont, il y a bien des années déjà, le choum
avait été, dans une rencontre entre les deux partis, tué de la main même
du père d’Hakin. Jamais, pour ce meurtre, aucun prix n’avait été
acquitté, ni aucun arbitrage prononcé. Il existait donc entre eux une
guerre de sang, et depuis longtemps, sans y être parvenus, les Takoué
cherchaient l’occasion d’exercer des représailles.

Néanmoins ce fut cette voie que les imprudents adoptèrent. Confiants
dans leur nombre et leurs forces, jamais, pensaient-ils, les Takoué
n’oseraient les attaquer. Et en effet, ceux-ci se gardèrent bien de les
assaillir ouvertement; mais, aux environs d’Ela-Barett, que tu te
rappelles sans doute, alors que les jeunes Bogos pouvaient presque se
croire en sûreté, ils leur dressèrent durant la nuit une embuscade où
tous succombèrent. Pas un seul n’en revint.

Au point du jour, criée selon l’usage par les pâtres, de montagne en
montagne, la nouvelle du massacre était déjà arrivée jusqu’au village où
Medina, anxieuse, attendait son époux, et plus d’une mère son fils
bien-aimé. Aussi l’on peut se faire une idée du concert de lamentations
et du deuil qui accueillirent ce funèbre message. De tous côtés,
c’étaient de pauvres vieilles femmes gémissant et se déchirant la
poitrine de leurs ongles, ou des vieillards consternés lançant au ciel
de vaines imprécations, ou bien encore les frères et les amis des
victimes jurant de tirer des Takoué une vengeance éclatante.

Seule, Medina ne s’était point montrée. Au premier bruit, elle avait
envoyé au dehors une fidèle servante pour s’informer, et lui raconter ce
qu’elle aurait appris. Dès qu’il n’y eut plus de doute, faisant éteindre
le feu du bain de fumée qui brûlait déjà depuis deux jours, elle se
ramena son natâla sur le front, et durant vingt-quatre heures elle
demeura accroupie, la figure sillonnée de larmes muettes, près de son
foyer solitaire. Puis, au matin, elle envoya prier toutes les femmes
dont elle gardait les bijoux en dépôt de se rendre dans sa maison.

--Aujourd’hui je ne suis plus l’heureuse Medina, leur dit-elle. Il ne
peut, désormais, s’échapper de ce toit que des influences de malheur.
Reprenez donc tout ce qui vous appartient.

Et lorsque la dernière des femmes se fut éloignée, elle demanda ses plus
beaux habits, ses plus riches parures, et s’en revêtit.

--J’aimais à être belle, répétait-elle à sa servante, au temps où je me
nommais l’épouse de Mender, et où il se plaisait à me voir ainsi. Ses
yeux ne me verront plus, maintenant. Je l’ai perdu. Je ne suis plus
qu’une veuve déshéritée. Tu vas prendre ma mule, et te rendre chez mon
père l’avertir que, demain, j’irai me réfugier auprès de lui.

Et lorsque, sous ce prétexte, elle eut écarté cette femme, elle
s’enferma. Au soir, une voisine qui ne l’avait point vue, surprise et
inquiète, se rendit chez elle et appela. Point de réponse. D’autres se
joignirent à celle-là, appelant de nouveau à haute voix Medina. Toujours
pas de réponse. La porte fut enfoncée. Au fond de la case, dans un coin,
quelque chose de blanc avec des reflets d’or tranchait sur l’obscurité à
demi tombée. C’était Medina, pendue à une poutre, couverte de ses beaux
habits et parée de ses bijoux de mariage.

Aussi lorsque la servante atteignit, dans la nuit, la demeure d’Hakin,
au lieu de trouver celui-ci couché et ses serviteurs endormis, elle le
rencontra sur le seuil, prêt à partir, malgré l’heure avancée. La voix
des bergers, d’écho en écho, venait de lui apporter la nouvelle de la
seconde catastrophe, plus horrible que la première, qui frappait sa
vieillesse. Et, sur-le-champ, il s’était mis en route.

Et lorsqu’il fut arrivé à la maison qui avait été celle de Mender et de
Medina, il demanda à voir les restes de sa fille. On avait rejeté
par-dessus une natte et un quârri. Les femmes qui veillaient auprès la
lui indiquèrent. D’un geste, il la découvrit, et s’asseyant, il demeura
quelques instants, la lèvre tremblante, la prunelle fixe, à regarder le
visage déjà froid de cette enfant qui avait été sa joie et son orgueil.

--Ah! fille sans cœur, s’écria-t-il tout à coup, avec un accent
farouche, as-tu bien pu te tuer ainsi pour un mari, sans souci de la
douleur de ton vieux père! N’étais-je point assez riche et assez
puissant pour t’en procurer un autre encore meilleur que le premier?...

Et puis, subitement, de cet accès d’indignation passant à un désespoir
déchirant, les sanglots étouffèrent sa voix. Il se jeta sur les mains de
sa fille, les serrant convulsivement, les couvrant de pleurs et de
baisers:

--Non! non! tu as bien agi, ô mon enfant, tu es digne de ta race. Toute
femme qui aime son mari ne doit pas lui survivre.

Et alors il commanda qu’on emportât le corps dans son village; et, après
lui avoir fait faire de somptueuses funérailles, il voulut qu’elle fût
enterrée à la place même où il rendait la justice à sa nation.

Depuis ce moment, il ne prononça jamais le nom de Medina, mais, chaque
jour, il passait de longues heures à méditer en cet endroit. Sans autre
enfant pour le consoler et perpétuer sa lignée, on le voyait dépérir
lentement. La dernière fois qu’il me fut donné de lui parler, le signe
de la mort était déjà sur lui. C’était un chef sage et respecté. Je
regrette de ne pouvoir me joindre à ceux qui lui rendront les devoirs
suprêmes.

--Son village est-il loin? m’informai-je.

--A quelques heures à peine, sur la droite, quand on a quitté le
Debrè-Salè. Le chemin se voit d’ici; c’est cette ligne blanche un peu en
arrière de nous, là-bas, qui serpente le long de la montagne, de l’autre
côté du ravin. Je ne sais pourquoi les chanteurs en ont pris un autre,
un peu plus long.

--Eh bien, allons-y!

J’étais assez au courant des mœurs locales pour être sûr d’un accueil
empressé.

Cinq minutes plus tard, à un coude du sentier, nous le quittions pour
franchir le lit du torrent, et remonter vers le sud.

Un détour nous remit en présence de nos amateurs du matin. Ils
marchaient en chantant un rondeau populaire, et rimé dans leur langue
comme chez nous:

        _Hadja, mennit, réko dib la mahas mâlè;_
    Hier, à minuit, j’ai rencontré Hadja, là-bas, dans le torrent;
        _Ana etoualépa od hêta tedjemâlè,_
    Je me suis retourné vers elle, et elle m’a souri avec complaisance.
        _Routoub mogabata, châfèg ellatâlè._
    Elle a les jambes bien fines, cela ne va pas pour marcher vite.
        _Aïnab ouelde bêtâlè,_
    Ses dents ressemblent aux filles de la tourterelle blanche,
        _Assar oueld hamâlè._
    Ses gencives au fils du merle noir.

Les troubadours nous saluèrent avec déférence, et instruits par Gœrguis
de nos nouvelles intentions, se joignirent à nous. Avant le coucher du
soleil, nous étions à destination.

Pas d’hésitation pour découvrir l’habitation d’Hakin. Des lueurs rouges
et un bruit confus nous guidaient. C’étaient les grands feux allumés
dans la cour, autour desquels les anciens étaient accroupis, et la foule
circulait. Le clocher en chaume de l’église se dressait au-dessus. Les
cérémonies étaient entamées. Dans un coin mal éclairé, on égorgeait des
vaches. Plus en lumière, un chœur de jeunes filles, comme à Keren,
psalmodiait une complainte, en se déhanchant et en marquant le pas tour
à tour; et, parallèlement, des jeunes garçons, en file, se livraient à
la danse du sabre. Mais, on le sentait, ce n’était là qu’un prologue, en
attendant le morceau capital. A l’entrée des chanteurs, deux ou trois
hommes s’étaient levés. Gœrguis s’avança vers celui qui avait l’air d’en
être le plus important, et après une embrassade où la surprise de l’un
se mêlait à l’affliction de l’autre, il me l’amena. Mis au courant par
quelques mots échangés à la hâte, celui-ci appela les parents, et tous
me conduisirent avec solennité à un angareb d’où je pouvais assister au
spectacle.

Les inévitables salamalecs accomplis, les troubadours préludèrent. Au
centre, son taboura à la main et deux musiciens à ses côtés pour
accompagner les chants, le chef donna le signal. Et alors retentirent
les premiers accords d’une mélopée qui allait durer jusqu’au jour.
C’était, bien entendu, la glorification des vertus et des mérites du
défunt, ou l’histoire de ses hauts faits. Chacun improvisait, à son
tour, une strophe que le chœur entier reprenait. Et cela, sans se
fatiguer, sans se reposer, pendant des heures, sauf quelques libations
d’hydromel pour humecter le gosier des virtuoses. L’aurore fut le signal
d’un arrêt prolongé; les viandes étaient prêtes, l’estomac avait besoin
de se refaire. Plus d’autre souci que le festin.

D’ordinaire, ce sont la propre femme et les filles du mort qui
remplissent elles-mêmes ce rôle, et célèbrent devant ses amis la gloire
de leur époux et de leur père, en se labourant la figure de leurs
ongles. Hakin n’ayant plus ni femme ni enfant, il avait bien fallu
recourir à un ministère étranger. Il n’est pas rare non plus que ces
fêtes mortuaires durent plusieurs jours. La douleur fastueuse des fils
aime à entourer la mémoire de leur père de ce suprême hommage. Dans le
cas présent, les collatéraux à qui revenait l’héritage n’avaient pas
tenu à déployer une aussi somptueuse mise en scène. Une fois le repas
digéré, l’hydromel avalé, et le corps tiré de l’église où il avait passé
la nuit, pour être enterré, un peu à l’écart, au flanc de la colline,
dans le tombeau que lui avaient creusé les mains des habitants du
village, la dernière prière dite par le prêtre indigène, tout était
fini. Le peuple se dispersa, et nous reprîmes définitivement la route de
Keren.

Afin de ne pas refaire exactement celle que j’avais déjà suivie, je
laissais mes domestiques s’y engager en compagnie des mules et des
bagages; et, après m’être orienté, je me mis en devoir de revenir seul,
en chassant. Sur la rampe occidentale du Debrè-Salè, je jouissais d’un
magnifique coup d’œil; et je m’absorbai si bien dans mon admiration, en
regardant le panorama splendide et grandiose où les tons colorés du sol
se confondaient, dans le lointain, avec les brumes de l’horizon, que je
finis par m’égarer.

J’avais supposé, d’après la configuration du terrain, pouvoir découvrir,
vers l’est, une issue que l’abaissement distinct du Debrè-Salè dans ce
sens me permettait d’espérer. Ensuite, par une marche oblique, savamment
combinée, je devais rallier ma troupe.

Mais, en avançant, je me convainquis que la déclivité d’abord observée
cessait bientôt, et, tout à coup, autour de moi, je n’eus plus qu’une
vaste lande entrecoupée de clairières et de taillis, au travers
desquels, s’il était aisé de se mouvoir, il était, du moins, impossible
de se reconnaître. Je voulus rebrousser chemin. C’était trop tard. La
nuit arriva, et je demeurai au milieu des ténèbres, sans un rayon de
lune pour me guider. J’essayai, au bout de quelques instants, de me
diriger d’après les étoiles; mais, avec les yeux en l’air, il m’était
difficile de regarder à mes pieds; et, plus d’une fois, je roulai au
fond d’une crevasse inaperçue, au risque de me briser la tête ou de
perdre mes armes.

A la suite d’une dernière chute, plus grave que les autres, je résolus
de ne pas aller plus loin, et, ne pouvant mieux faire, je pris
philosophiquement le parti de me coucher sous un arbre. J’étais harassé,
la fatigue l’emportait sur toute autre préoccupation, et je
m’endormis...

Mon sommeil durait depuis une heure ou deux, lorsque, sous l’impression
d’un de ces malaises indéfinissables qui avertissent toujours l’homme en
danger de mort, j’ouvris les yeux. La lune était levée et éclairait en
plein le paysage. Une vive lumière frappa mon regard; mais, tout
aussitôt, une grande ombre noire s’interposa entre le ciel et moi, et je
sentis une haleine fétide me passer sur la figure. Je poussai un cri
d’épouvante, et ne fis qu’un bond pour me retrouver debout. La bête
féroce--car c’en était une, hyène ou panthère, je n’ai jamais bien su au
juste--effrayée de ce mouvement inattendu, se rejeta en arrière et
disparut dans l’obscurité, poursuivie par un coup de feu qui ne
l’atteignit point. Je ne me rendormis pas.

Vers le nord, une lueur rougeâtre colorait les ténèbres; je marchai dans
cette direction. C’était un campement de pâturage. On entendait dans la
nuit le souffle de tous ces bestiaux; leurs grands corps noirs se
voyaient étendus çà et là. J’approchai avec précaution. Tout à coup, des
aboiements furieux me signalent. Je hèle les bergers.--Pas de réponse! A
la fin, une voix s’élève:

--Passe ton chemin, me crie-t-elle...

J’insiste. Je me sers du nom de M. Münzinger; un homme vient à moi.

--Que veux-tu? me dit-il.

--L’hospitalité pour quelques heures et un peu de lait.

--As-tu de l’argent?

Je fais luire un thalari. Aussitôt, il me prend la main, écarte les
chiens, et m’introduit dans un enclos d’épines, où il m’est permis de me
reposer et de me désaltérer.

Le lendemain, je retrouvais mes gens, inquiets et bouleversés, et le
soir nous rentrions à Keren.

Notre visite au pays des Bogos touchait à sa fin. Chaque jour, les chefs
renouvelaient, sans plus de succès, leurs instances auprès de l’évêque,
pour obtenir de son choix un gouverneur européen, et le prélat était
pressé de se soustraire à la fois à l’obsession de prières stériles qui
le fatiguaient, et au spectacle d’une dégradation morale qui
l’affligeait. L’argent de la France avait été distribué en partie; ce
qu’il en restait fut compté au prêtre indigène, gardien de la mission,
afin d’en achever la répartition au fur et à mesure des besoins
populaires.

Ce prêtre, c’était Abba-Emnatou, un des anciens ambassadeurs de
Négoussié en France, et l’envoyé dépêché naguère par lui au commandant
Russel pour ratifier la cession de la baie d’Adulis[15]. Il se
complaisait au souvenir de sa mission et des merveilles qu’il avait
vues. Paris, Rome, hantaient sa mémoire, et les féeries surnaturelles du
ballet de l’Opéra alternaient fréquemment, je l’ai déjà raconté, dans
ses réminiscences enthousiastes, avec la solennité majestueuse des
cérémonies de l’Église romaine.

  [15] _Mer Rouge et Abyssinie_.

Esprit fin, souple et délié, ainsi qu’il s’en révèle tant d’exemples en
Éthiopie, à travers tous les régimes, toutes les conquêtes, il était
parvenu à se maintenir dans les meilleurs termes avec chacun, et à
conserver la même influence successive, aussi bien auprès du maître de
la veille que du vainqueur du lendemain. Je m’étais lié avec lui, et sa
conversation intéressante et judicieuse m’en apprit bien plus, en
quelques heures, sur la situation économique de l’Abyssinie, son état
politique, ses aspirations sociales, que n’eussent pu le faire peut-être
des mois, des années de voyages. Le mot d’_Abba_ qui précédait son nom
est l’indice de la dignité ecclésiastique, et se place, en Éthiopie,
devant celui de tous les prêtres. C’est l’_abbé_ de chez nous; et,
suivant moi, il faut chercher l’origine commune de l’un comme de l’autre
dans le radical d’_Abou_, qui, en arabe, veut dire _père_.

Il nous avait accompagnés jusqu’à l’extrême limite de la vallée de
Keren, et, tout en cheminant, il me parlait une dernière fois de la
France, de tout ce qu’elle pourrait faire, si elle le voulait, dans son
propre pays, des bienfaits que sa domination y apporterait, des
sympathies qu’elle y rencontrerait;--tout cela entremêlé de projets et
de plans sagement conçus, d’observations profondes, et, au-dessus de
tout, de vœux ardents pour une régénération que l’Éthiopie ne pouvait
plus attendre d’elle-même, mais qu’elle devait seulement, disait-il,
implorer de la France, sa protectrice naturelle, et la patronne
généreuse de tous les chrétiens d’Orient.

De telles paroles résonnent toujours doucement au cœur d’un Français;
mais que d’illusions en elles!... Et combien aujourd’hui de cette foi
précieuse s’est envolé au vent funeste de la politique ou de
l’indifférence!

Abba-Emnatou n’était pas le seul qui nous eût escortés. Les principaux
notables nous entouraient aussi, adressant à l’évêque des supplications
désespérées, ou bien assiégeant M. Münzinger de recommandations et de
requêtes relatives à leurs intérêts privés. L’un d’eux, plus âgé que les
autres, m’avait pris de belle amitié. Maintes fois, il m’avait engagé à
rester pour devenir chez eux ce chef européen dont ils réclamaient la
présence.

--Si tu veux être notre _choum_, me répétait-il, nous pourvoirons à tous
tes besoins. Tous les jours, on t’apportera les mesures de dourah, les
pots de lait, les outres de miel qui te seront nécessaires. Tu choisiras
parmi nos troupeaux cinquante vaches des plus belles, et parmi nos
jeunes filles celle qui te plaira. Chaque printemps, tu prélèveras la
dîme sur toutes nos récoltes, sur tous nos biens.

Tant d’avantages ne m’avaient pas séduit néanmoins. Au dernier moment,
il renouvelait ses instances, et, les voyant demeurer aussi inutiles que
les précédentes:

--Quand tu reviendras, ajouta-t-il, si tu reviens jamais, les pierres
blanches de mon tombeau garniront, à côté de ceux de mes ancêtres, le
versant de la colline.

Et, d’un geste, il me désignait la vallée qui s’offrait alors à nos
regards, telle que le fond d’un immense entonnoir encadré par une
guirlande de montagnes.

Au flanc de cette vaste enceinte apparaissaient, en effet, dispersées çà
et là, isolées ou par groupes, des taches blanches dont la couleur
éclatante contrastait étrangement avec la teinte uniforme de l’ensemble.
C’étaient autant de mausolées. Car chez les Bogos et au Mensah, point de
cimetières. Ils enterrent leurs morts un peu partout, sur les points
élevés, dans les sites pittoresques. Sur le terrain où repose le corps,
ils construisent un petit mur circulaire de deux pieds, en pierres
sèches, et en comblent le vide avec des cailloux blancs que les mains
pieuses s’empressent d’amasser pour ce suprême devoir. A la place de ces
cailloux blancs, quelques-uns sont recouverts, au contraire, de cailloux
noirs. C’est que le défunt a péri là d’une mort violente, et que son
sang crie vengeance.

Comme autrefois en Corse, les vendettas sévissent là-bas avec une
implacable rigueur, et, de génération en génération, les haines
séculaires y transmettent leur cortége immuable de meurtres et de
dévastations. La mort de tout homme tué par un autre doit être vengée,
quelles que soient, dirions-nous ici, les circonstances atténuantes, et
ce lugubre soin, accepté comme un legs, incombe au plus proche parent de
la victime. Le fait suivant peut montrer jusqu’où va la rigoureuse
observance de cette sinistre coutume.

Deux amis poursuivaient un jour une troupe de sangliers, et l’un, dans
l’ardeur de la chasse, lança son javelot si malheureusement, que l’arme,
sans atteindre le gibier, alla percer le second, de quelques pas trop en
avant. Vainement, avant de mourir, le blessé eut-il le temps de préciser
les détails de la catastrophe et d’insister sur sa propre maladresse,
pour excuser celle de son compagnon; lorsque la cérémonie funèbre fut
accomplie, la famille songea à tirer vengeance de son trépas, et se mit
en campagne contre le meurtrier. Celui-ci, soutenu par les siens, se
défendit; et d’un accident aussi involontaire surgit, entre les deux
camps, une lutte sans merci qui entraîna la mort de onze personnes.

D’autres fois, dans des cas analogues, un accord réciproque intervient;
et le coupable, après un jugement rendu par des arbitres choisis d’un
commun consentement, se rachète en payant à la partie lésée ou aux
héritiers une somme qu’on appelle le «prix du sang».

J’ai retrouvé, plus tard, le même usage chez les tribus de la
Mésopotamie[16].

  [16] _Les Vrais Arabes et leur pays_, par D. DE RIVOYRE; librairie
    Plon, Nourrit et Cie.

C’était Abba-Emnatou qui venait de me conter ce trait de mœurs. Son
récit terminé, nous nous séparâmes. J’étais loin de me douter, à ce
moment, que quelques années après il allait mourir, assassiné à son tour
par une main inconnue, dans les rues de Massaouah.

L’itinéraire de notre première étape nous conduisit près de l’endroit
même, théâtre de l’événement dramatique dont il s’était fait le
narrateur. Nous allions vers le Mensah; et comme ce plateau se trouve
plus élevé que Keren, dès le début, après avoir traversé l’Ansaba, nous
commençâmes à monter, en appuyant vers le nord-est. Deux journées, au
plus, devaient nous suffire pour l’atteindre, et le soir de notre
départ, tout refroidis déjà par l’atmosphère des régions supérieures,
nous campâmes sur un tertre suspendu au-dessus du torrent et appelé
«Mahabar», c’est-à-dire «lieu de réunion».




CHAPITRE VIII

Le cellacellé.--Les deux amis.


Rien de remarquable à ce gîte aérien, si ce n’est la présence abondante
d’un arbre que les indigènes désignent sous le nom de _cellacellé_, et
qui fixa mon attention. De la grosseur d’un chêne de moyennes
proportions, il laissait voir, entremêlées aux feuilles vert sombre de
ses rameaux, de larges fleurs d’un pourpre splendide et de la forme
d’une cloche renversée. En même temps, s’y balançaient d’énormes fruits,
du plus curieux aspect, dont rien, parmi les productions de nos pays, ne
saurait mieux donner l’idée, pour la couleur et la structure, que
l’aubergine. Violacé et allongé comme elle, mais de dimensions deux ou
trois fois plus considérables, ce fruit est formé d’une substance
ligneuse, solide et lourde, impénétrable à la dent, et complétement
impropre à l’alimentation. Fouillé par un couteau pourvu d’une lame bien
trempée, comme je fis de l’un d’eux, il peut servir de vase, de
récipient, et devient vite, à l’air, aussi dur que le bois même de
l’arbre dont il sort.

Involontairement, en présence de ce produit végétal des tropiques, je
songeais au dormeur de la fable de La Fontaine, qui, à son réveil,
blessé par la chute d’un gland sur le visage, admire la sagesse de la
Providence, et la remercie de n’avoir pas placé les citrouilles en haut
des chênes. Là-bas, sous un cellacellé, son action de grâces eût couru
le risque de n’être pas, je pense, aussi sincère... Tant il est vrai que
tout, en ce monde, est relatif, et que même la morale des fables ne
saurait avoir rien d’absolu.

Étaient-ce des réflexions aussi philosophiques qui absorbaient, dans le
même moment, l’ami Gœrguis? Je l’apercevais, le nez en l’air,
contemplant également, sans mot dire, la cime du cellacellé.

--Que découvres-tu donc là-haut? ne pus-je m’empêcher de lui demander.

--C’est un conte de mon pays, que me rappelle ce feuillage.

--Un conte! Je ne suis pas fatigué, et la flamme du foyer nous éclairera
longtemps encore. Narre-le-moi, tandis que les autres dorment.

Et, assis sur la racine noueuse d’un arbre apporté là pour alimenter le
feu, je m’apprêtai à écouter. La figure de Gœrguis revêtit l’air
sibyllin qui lui était propre dès qu’on faisait appel à son savoir ou à
ses souvenirs; et il commença, à mi-voix, en ces termes:


LES DEUX AMIS.

Dans une province de l’Éthiopie qu’on ne nomme pas, et à une époque
qu’on ne connaît pas, vivaient deux amis, Hagos (le contentement) et
Desta (la joie). Tous deux étaient nobles, tous deux étaient riches;
mais ils n’entendaient pas l’existence de la même façon, et, malgré
l’étroite affection qui les unissait, ils suivaient, dans leur manière
d’être, deux routes bien opposées. Le premier, Hagos, caractère
calculateur et positif, tout entier aux jouissances égoïstes de la
fortune, ne leur demandait que ce qu’il en pouvait exiger pour son
propre bien-être, sans souci de ses proches moins favorisés que lui. Le
second, Desta, cœur ouvert et imprévoyant, heureux de vivre pour
savourer la vie, voulait que le bonheur rayonnât toujours autour de sa
maison. L’un entassait sous son toit les récoltes de sa moisson,
comptait dans ses enclos les brebis et les vaches de ses troupeaux, et
ne permettait jamais qu’un œil étranger vînt y jeter un furtif regard.
Le second ne coupait ses dourahs et ses blés que pour en distribuer le
superflu aux malheureux et aux affligés, n’engraissait ses bestiaux que
pour prélever les plus beaux au profit de ses pauvres voisins.

Or il advint, une année, au moment où les tiges mûrissantes se
courbaient sous le poids des épis, et où l’herbe touffue des montagnes
offrait une savoureuse subsistance aux jeunes génisses, que tout à coup,
au milieu du jour, le soleil s’obscurcit, et que, dans le lointain, une
nuée apparut, grossissant et approchant rapidement. Cette nuée n’était
autre chose qu’un vol innombrable de sauterelles qui s’abattirent sur le
pays d’Hagos et de Desta. C’était, avec elles, la ruine et la
dévastation. Et aussitôt, de partout, d’énormes fosses furent creusées
dans la terre pour les y ensevelir; de gigantesques bûchers furent
allumés pour les consumer. Mais à peine les unes disparaissaient-elles,
englouties sous le sable ou anéanties par la flamme, que d’autres
arrivaient de plus en plus nombreuses, et à mesure qu’on les enterrait
et qu’on les brûlait, il en arrivait, il en arrivait toujours!... Et, à
la fin, il en vint tant, que les trous furent comblés, que les brasiers
furent éteints, sous le flot de cette marée montante. Et une odeur
épouvantable se répandit dans toute la contrée, engendrée par les
cadavres en putréfaction de ces millions d’insectes; et toutes les
moissons furent dévorées, les arbres dépouillés de leur feuillage et de
leur écorce, l’herbe fauchée jusque dans sa racine; et de cette terre,
verdoyante et fleurie deux jours auparavant, il ne resta plus que comme
un immense squelette jauni et pourrissant. L’intérieur même des maisons
ne fut pas à l’abri, car les immondes bêtes y pénétrèrent, et rien
n’échappa à leurs recherches implacables...

Les greniers remplis d’Hagos, les réserves entamées de Desta, tout cela
subit le même sort, tout devint la proie des sauterelles, et les
habitants éplorés se virent, sans pouvoir lui échapper, aux prises avec
la plus horrible des morts, celle qu’apporte la famine.

Plusieurs d’entre eux résolurent de fuir et d’aller, s’il en était temps
encore, demander à des pays plus heureux, au prix de leur liberté même,
une hospitalité que leur refusait désormais le toit dévasté de leurs
pères, et un peu de ce pain qu’ils ne pouvaient plus espérer chez eux.
Hagos et Desta furent du nombre, et, doublement rapprochés par leur
ancienne amitié et leur infortune commune, ils partirent ensemble. Au
milieu des débris et de la poussière, ils étaient parvenus à ramasser
chacun un peu de grain, de quoi faire bien juste cinq bourkoutas; et,
chargés de ce mince bagage recueilli dans une besace (une lokota), ils
se mirent en route, allant tout droit devant eux, se fiant à la
Providence du soin de leur servir de guide.

Le soir du premier jour, à la halte, ils allumèrent du feu, et après
avoir, chacun séparément, écrasé entre deux pierres des grains de
dourah, ils en pétrirent la farine avec quelques gouttes de l’eau sur le
bord de laquelle ils s’étaient arrêtés. Puis, choisissant des cailloux à
peu près ronds, ils les enveloppèrent de la pâte et les placèrent
soigneusement au milieu des cendres brûlantes; et, quelques instants
après, quand ils jugèrent leur pain suffisamment cuit, ils le retirèrent
et se mirent à manger mélancoliquement.

Desta, habitué à ne jamais compter avec les besoins des autres non plus
qu’avec ses propres désirs, l’appétit excité par la longue course qu’il
avait dû fournir, mangea son bourkouta tout entier, après quoi il se
désaltéra à longs traits au liquide pur et rafraîchissant de la source.
Hagos, au contraire, rompu depuis longtemps aux exigences de l’économie
et même de l’avarice, sut commander à sa faim, et, effrayé déjà de la
brèche imposée à sa maigre provision, ne mangea qu’une moitié de son
pain. Enveloppant l’autre soigneusement, il la glissa, pour le
lendemain, dans le fond de son sac. Ensuite ils s’endormirent.

Au lever du soleil ils reprirent leur marche, et, comme rien ne leur
donnait à prévoir quand ils toucheraient au terme ignoré de leur voyage,
les deux amis, d’un seul accord, décidèrent qu’ils ne se reposeraient
qu’une fois par journée, et ne feraient qu’un repas, afin d’arriver plus
vite, et de ménager davantage, en même temps, leurs insuffisantes
ressources. Et en effet, ils allèrent ainsi jusqu’à la nuit. Alors,
l’insouciant Desta, comme la veille, se mit à écraser son grain, à
pétrir sa pâte, et à manger un bourkouta entier, tandis que le prévoyant
Hagos tirait de sa lokota la moitié de pain qu’il y avait serrée, et la
dégustait lentement. Et il en fut de même pendant cinq jours.

Le vol des sauterelles s’était étendu au loin, et avait tout ravagé. Ils
ne traversaient plus qu’un désert sans limites. Au bout du sixième jour,
comme d’habitude, ils s’arrêtèrent. Desta n’avait plus rien, Hagos était
encore en possession de la moitié de ses vivres. Le premier, se roulant
dans son quârri, se coucha avec résignation sur l’herbe, et regarda,
sans mot dire, manger Hagos, qui ne lui fit aucune offre. Puis il ferma
les yeux et se reporta en pensée à l’époque, si rapprochée de lui, où
tant de convives, connus ou inconnus, venaient chaque jour s’asseoir à
son foyer et prendre leur part d’un repas qu’on ne leur refusait jamais;
où les bénédictions des pauvres et la reconnaissance des orphelins
s’élevaient en murmures tout autour de son toit; où ses richesses ne
provoquaient pas l’envie, parce qu’elles étaient celles de tous; où son
bras n’avait qu’à s’étendre pour trouver à portée de quoi sécher les
larmes des uns et apaiser la douleur des autres. Et, malgré lui,
l’infortuné Desta laissa échapper un long soupir et se retourna pour ne
pas voir plus longtemps manger l’égoïste Hagos, ni respirer l’odeur
impitoyable de ce morceau de pain qu’il ne voulait pas demander. Enfin,
ses paupières appesanties se fermèrent, et un sommeil réparateur lui fit
oublier quelques heures les angoisses de la faim.

A l’aube, le lendemain, nos deux voyageurs se remirent en route, comme
les jours précédents. Desta se flattait qu’enfin la solitude cesserait
autour d’eux, et qu’ils arriveraient promptement à quelque pays habité
où il trouverait du secours. Cette espérance soutenait son courage et
lui donnait la force de dompter le vertige dont il commençait à se
sentir envahi. Vaine illusion! La nuit arrivait, et devant lui toujours
le désert, rien que le désert!... A l’endroit de la halte, il ne se
coucha pas, il tomba exténué, mourant! Son regard jetait des éclairs de
sauvage convoitise sur le pain qu’Hagos se disposait à entamer:

--Au nom de notre amitié, Hagos, s’écria-t-il enfin, donne-moi un
morceau de ce pain. Je n’en puis plus, et je sens que la vie est près de
me quitter!

--Te donner de ce pain! répliqua Hagos. Mais pour sauver ta vie, c’est
la mienne que tu demandes... Je suis moins vigoureux que toi, et sans
mon heureuse prévoyance, certainement je serais déjà mort. Toi, tu n’as
pensé qu’à satisfaire tes voraces instincts, et, au lieu de te prémunir
contre les vicissitudes de la fortune, te voilà dénué de tout, grâce à
ta gloutonnerie, à ton esprit insensé de désordre et de prodigalité. Je
ne veux pas, du moins, partager la misérable destinée que tu t’es
préparée, et je ne puis rien retrancher en ta faveur de ce qui est à
peine suffisant pour moi-même.

--Par pitié, Hagos, ne me laisse pas expirer sous tes yeux. Quelques
miettes de ce pain que tu manges me soutiendraient jusqu’à demain, et
demain peut-être c’est le salut!

--Te donner de ce pain! encore une fois, non! Je n’y saurais
consentir... Cependant, reprit-il, en paraissant réfléchir, tu fus mon
ami, tu l’es encore, et je me sens au cœur un reste de compassion. Je ne
veux pas demeurer tout à fait insensible, et je consens à t’en céder un
morceau; seulement, je ne te le donnerai pas, je te le vendrai!

--Me le vendre! Eh! grand Dieu! avec quoi te le payerai-je? Ne vois-tu
pas mon dénûment?

--J’ai mon idée, et voici mes conditions; il suffit que tu y souscrives:
en échange du pain que tu implores, livre-moi un de tes yeux!

A cette proposition étrange, Desta regarda fixement Hagos, ne sachant
si, de la part de son ami, ce n’était pas une horrible épreuve, pour
connaître jusqu’à quel point allaient les affreuses tortures dont
étaient déchirées ses entrailles, ou si ses intentions étaient
sérieuses, et s’il se disposait à les mettre en pratique.

Mais Hagos n’ajoutait rien, et semblait attendre une réponse.

--Eh bien! soit! dit Desta, mieux vaut sacrifier un œil que son
existence même.

Et alors, Hagos s’approchant de son ami, d’une main lui écarta les
paupières de l’œil gauche, tandis que de l’autre il l’arrachait
violemment de l’orbite. Cela fait, il lui tendit la seconde moitié du
pain qu’il était en train de manger.

Insensible à toute autre chose qu’à l’apaisement de sa faim, Desta,
malgré la douleur, ne poussa pas un cri, pas une plainte, et se
précipita sur le bourkouta.

--Au moins, se disait-il, quel que soit le prix dont je l’ai payé, j’ai
acheté le droit de vivre, et il m’en reste encore assez pour jouir de la
lumière et admirer les splendeurs du ciel... Demain, avec l’aide de
Dieu, nous toucherons peut-être au terme de nos misères.

Mais le lendemain ils avaient beau marcher, marcher toujours, la
solitude continuait à les envelopper de son immense silence... Pas un
brin d’herbe sur la terre... Pas une feuille aux branches... A la halte
du soir, Desta se trouvait tout aussi épuisé, tout aussi affamé que la
veille.

--Hagos, un second morceau de pain, je t’en conjure, ou je meurs,
dit-il...

--Le voici, répondit celui-là, mais je te le vends aux mêmes conditions
qu’hier. Je t’ai enlevé l’œil gauche, il me faut à présent l’œil droit.

Desta eut un mouvement d’épouvante, et balança quelques instants.

--Enfin, soit, reprit-il encore, mieux vaut devenir aveugle que mourir.

Et, comme la veille, Hagos arracha de l’orbite l’œil droit de son ami.
Et, cela fait, il lui donna du pain.

Desta, privé de la vue et plongé dans d’irrévocables ténèbres, se
flattait que son compagnon consentirait à diriger ses pas et à lui
prêter le secours et l’appui de son bras. Mais Hagos, qui n’avait agi de
la sorte que pour arriver plus sûrement à se défaire de lui, s’éloigna
sans bruit dès l’aurore, et l’abandonna à toute l’horreur d’une
situation désormais sans remède.

Et vainement Desta rappela son ami, vainement il proféra tout haut, au
hasard, les plus touchantes prières, vainement il remplit le désert de
ses cris, nulle voix humaine ne répondit à la sienne, nul son ne frappa
son oreille, si ce n’est l’écho impassible de ses propres accents.

A la fin, désespéré, il se laissa choir sur le sol, résolu à attendre
là, au même endroit, une mort inévitable. Et cependant, durant le jour,
un grand vent s’étant élevé du côté de l’Occident, de lointains parfums
de fleurs arrivèrent jusqu’à lui. Ces senteurs ranimèrent au fond de son
âme les dernières étincelles de l’espérance, et il releva
instinctivement la tête pour respirer avec plus d’énergie. Puis, se
traînant sur les mains, il essaya quelques pas en avant, et, continuant
encore, après bien des meurtrissures, bien des chutes, en tâtonnant tout
autour, il crut froisser ici une touffe de gazon, plus loin une feuille
d’arbre. Et les aromes végétaux devenaient de plus en plus pénétrants,
les obstacles redoublaient au-devant de sa marche hésitante; c’était
bien la zone désolée qui cessait enfin, et des régions plus fortunées
qui s’annonçaient. Et alors, des larmes muettes s’échappèrent de ses
paupières vides et glissèrent lentement sur ses joues amaigries; et il
se roula sur le sol hospitalier avec des gémissements, car il se disait
que, s’il avait dompté, quelques heures de plus, les impérieuses
exigences de la chair, à quelques pas, le destin lui gardait un sourire,
et lui conservait les bienfaits de la lumière dont, par une hâte
coupable, il se trouvait à jamais privé.

Jusque-là, dominé et soutenu par l’ardeur de la fièvre, il n’avait pris
garde ni aux fatigues de sa route obscure au travers des halliers et des
épines, ni à la chaleur dévorante des rayons que dardait sur sa tête un
soleil, hélas! invisible pour lui. Mais tout à coup, une fois la
première explosion de désespoir calmée, il sentit qu’il avait faim et
qu’il avait soif. Et, en s’appuyant, pour se lever, contre le tronc de
l’arbre au pied duquel il était étendu, il reconnut, au contact de son
écorce lisse et à ses dimensions énormes, que c’était un dima[17].
Aussitôt, se courbant vers le sol, et promenant lentement ses mains
tremblantes tout autour de lui sur l’herbe, il chercha s’il n’en
découvrirait pas quelques-uns des fruits. Par bonheur ses doigts en
rencontrèrent un, et il se mit à le tâter avec précaution. C’était bien
là une amande de dima; c’en était bien l’enveloppe rugueuse, la forme
oblongue, la coquille résistante. Et pendant qu’il la tenait serrée
soigneusement d’une main, de l’autre il recommençait ses recherches pour
arracher une pierre qui lui permît de l’écraser. Et, quand il y fut
parvenu, de leurs alvéoles pressées, il retira un à un les grains juteux
du fruit dont la liqueur acidulée le désaltéra; puis il mangea la pulpe
farineuse qui les contenait, et il se trouva rassasié.

  [17] Le baobab.

Comme il achevait son repas, un rugissement lointain se fit entendre.
C’était le lion qui annonçait aux alentours qu’avec le crépuscule il
allait se mettre en quête de sa proie. Prêtant l’oreille, Desta, à ces
mille bruits insensibles du soir que dégage le silence, comprit que la
nuit descendait et, effrayé, se demanda comment il allait faire pour
échapper aux bêtes sauvages. Il eut l’idée de grimper sur le dima; mais
ses bras ne parvenaient pas à en embrasser le tronc monstrueux; les
premières branches étaient trop hautes, il le savait, et la surface trop
glissante. Après quelques efforts infructueux, il y renonça et se mit à
marcher à l’aventure, les bras tendus en avant, espérant se heurter à un
autre arbre plus accessible et dont le sommet lui offrirait un asile
pour la nuit. En effet, bientôt il trébucha contre une racine, et,
s’arrêtant, il examina, autant qu’il le pouvait, de quelle nature était
l’obstacle; et, s’apercevant à sa grande joie que ce n’était plus un
dima, mais un cellacellé, moins énorme et moins difficile à saisir, il
s’y cramponna et, peu à peu, parvint à se hisser au haut du tronc, entre
les premières branches.

A peine était-il installé, qu’il entendit le lion approcher. Durant
quelques instants, l’animal se battant les flancs de sa queue erra çà et
là, non loin de la retraite où se tenait blotti l’infortuné Desta. Il
allait et venait, respirant bruyamment comme si quelque vague odeur
appétissante sollicitait sa gourmandise, grondant sourdement par
intervalles, ou grattant la terre de ses griffes. Puis soudain il
s’arrêta, s’assit tranquillement au pied de l’arbre à la manière des
jeunes chats, et, tout en se pourléchant les lèvres, il s’allongea avec
un gros soupir dans une espèce d’abri naturel sous deux fortes racines
entre-croisées.

Sans la voir, Desta, néanmoins, devinait toute l’horreur de sa position.
A ses pieds il entendait le souffle du lion, dont l’haleine régulière
semblait annoncer le repos. Tout à coup au-dessus de sa tête un frisson
bruyant courut dans les feuilles de l’arbre, et comme la caresse d’un
gigantesque éventail effleura son front. Puis une grosse branche craqua,
de plus petites cédèrent, et l’on eût dit les serres de quelque puissant
oiseau qui s’incrustaient dans le bois. C’était, en effet, un aigle qui
poussa un cri rauque et, du haut de son aire improvisée, regardant en
bas, aperçut le lion sommeillant, et lui cria:

--Eh quoi! compère lion, déjà endormi! Quelle tournée accablante
venez-vous donc d’accomplir, et comment allez-vous?

--Ah! compère aigle, répondit celui-ci, ça ne va pas du tout. Je suis
harassé, vous pouvez le remarquer, car j’ai couru toute la journée, mais
en vain, et je n’ai rien rencontré, ni voyageur, ni troupeau, ni berger.
Aussi je meurs de faim...

--Pauvre compère, répliqua l’aigle, que je vous plains! Moi, je suis, au
contraire, des plus satisfaits, et je me suis repu aujourd’hui mieux que
je ne l’avais pu faire depuis longtemps. Dans la ville voisine, voilà
deux jours qu’on tue des milliers de taureaux et de génisses... J’y suis
allé, et j’y ai trouvé une telle abondance de viandes, si belles, si
appétissantes, avec de petits filets d’un sang rose et parfumé, suintant
tout autour goutte à goutte, que je me suis senti pris d’un immense
regret à la vue de tant de biens gaspillés sans pouvoir en profiter
davantage.

--Eh, grand Dieu! interrompit le lion, à quel sujet une telle profusion?
Pourquoi tant de bêtes immolées? Y est-il donc mort quelque grand
personnage?

--Non, reprit l’aigle, non. Il n’est mort personne, mais le fils du roi
a perdu subitement la vue, sans qu’on puisse attribuer une cause
naturelle à ce malheur. Et alors le roi a convoqué à sa cour tous les
savants de l’Éthiopie pour consulter leur science et faire appel à leurs
lumières. Mais nul n’est parvenu à le guérir, et aujourd’hui qu’il faut
renoncer à tout secours humain, on s’adresse à l’intervention divine, et
l’on fait d’innombrables sacrifices pour fléchir sa miséricorde. Il est
bien extraordinaire qu’il ne se soit trouvé personne capable d’arriver à
sauver les yeux du jeune prince, car la récompense offerte est assez
magnifique pour stimuler les plus habiles et tenter les plus dédaigneux.

--Et quelle est cette récompense?

--Le roi s’engage à partager son trône et ses immenses richesses avec
celui qui rendrait la lumière à ce fils bien-aimé.

--En vérité, quelle stupide et ignorante créature que le fils de
l’homme! Chercher si loin un remède si près, et se donner tant de
tourments pour un mal si facile à guérir!

--Si facile à guérir, dites-vous, compère lion?

--Sans doute, compère aigle. Ne savez-vous donc pas, vous non plus, que
le suc des feuilles de cet arbre dont les racines me servent précisément
en cet instant d’abri, et au sommet duquel vous êtes perché, pressé par
une main adroite et soigneusement exprimé dans les yeux de l’aveugle le
plus incurable, lui ferait recouvrer la vue sur-le-champ?

--Eh bien! comme vous le dites, c’est une sotte engeance que ces fils de
l’homme, et puisqu’ils n’ont pas encore su pénétrer un secret aussi
précieux et si bien à leur portée, ce n’est pas moi qui irai le leur
révéler.

--Ni certes moi! Cependant ils ont parfois une sagesse assez pratique,
et à laquelle nous aussi sommes de temps en temps obligés de nous plier:
«Qui dort dîne», disent-ils... Je vais en essayer. Bonsoir, compère
aigle!

--Dormez en paix, compère lion!

Là-dessus, celui-ci, s’étirant de ses quatre membres, laissa passer
entre ses mâchoires un formidable bâillement; puis, allongeant son
museau entre ses deux pattes de devant, il ferma les yeux et s’endormit.
L’aigle, de son côté, solidement campé sur un des plus gros rameaux,
replia la tête sous son aile, et ne tarda pas à imiter son compagnon.
Quant à l’homme, il n’avait pas perdu un seul mot de la conversation des
deux animaux, et mille pensées, mille espérances indécises d’abord,
ensuite de plus en plus nettes, agitèrent tumultueusement son esprit et
le tinrent en éveil.

Avant même que l’aurore eût éclairé le ciel, le lion, tourmenté par les
tiraillements de son estomac, avait repris le cours de ses
pérégrinations. L’aigle le suivit bientôt et s’envola.

Aussitôt Desta, sans changer de place, arrachant vivement les feuilles
qui se trouvaient sous sa main, suivit à la lettre les prescriptions du
lion, et se frotta les yeux de leur suc. Et, tout à coup, il poussa un
grand cri de joie, car il voyait... Les cieux, la terre, les arbres, les
rochers, les ruisseaux, tout cela, dont il avait cru perdre le spectacle
à jamais, lui était enfin rendu... Tout cela était de nouveau à lui.

Alors il cueillit une grande quantité de ces feuilles bienfaisantes, et,
après en avoir rempli sa lokota, descendit de l’arbre. Il ne savait, il
est vrai, où se trouvait la ville voisine; mais ce souci ne l’arrêta
pas, et, en effet, à peine eut-il erré quelque temps, qu’il rencontra la
route qui y menait.

Ainsi que l’avait bien rapporté l’aigle, la cité était en deuil et en
larmes, et la multitude, réunie autour des autels dont les assises
ployaient sous le poids des victimes, élevait les mains vers la voûte
céleste avec une contenance morne et une physionomie découragée.

Sans perdre de temps à contempler cette désolation unanime, Desta se
hâta de s’informer où était le palais du roi; et, dès qu’il y fut
arrivé, il aperçut les soldats qui le gardaient dans une attitude aussi
accablée que la foule. Pas un murmure, pas un éclat de voix; point de
ces chansons guerrières, point de cette gaieté de courtisans, qui
hantent d’ordinaire et les camps et les cours. Tout n’était que silence,
que tristesse.

S’adressant alors à un chef de la porte principale, il s’enquit du
terrible motif qui semblait avoir jeté un lugubre voile sur le pays
entier. L’officier lui répéta, en peu de mots, tout ce que l’aigle avait
déjà raconté au lion.

--Eh bien! s’écria Desta, allez dire à votre maître que je lui apporte
la guérison de son fils.

Le chef, incrédule, regarda l’inconnu avec défiance.

--Allez, répéta celui-ci, et vous n’aurez pas à regretter d’avoir été le
premier messager d’une heureuse nouvelle.

Décidé alors par ces quelques paroles et cet accent plein de fermeté,
l’officier s’élança tout joyeux vers le palais; et, peu d’instants
après, un serviteur de confiance venait en toute hâte chercher Desta,
qui fut aussitôt introduit près du roi.

--Majesté, lui dit-il, hier j’étais riche, j’étais honoré! Aujourd’hui
je suis pauvre, je suis dédaigné... Mais l’étude de la nature m’a révélé
de merveilleux secrets. Le bruit de la calamité qui s’est appesantie sur
ta famille est venu jusqu’à moi, et j’accours t’apporter l’aide
toute-puissante de mon savoir pour rendre sur-le-champ la vue à
l’héritier de ta race.

--Sois le bienvenu, ô étranger! et si tes actes sont d’accord avec tes
engagements, qui que tu sois, riche ou pauvre, illustre ou obscur, tu
peux compter sur la plus magnifique récompense qui, de mémoire humaine,
ait servi de salaire à un fils de l’homme... Tu vois mon trône: je le
partage avec toi; mes richesses sont connues: je t’en donne la moitié...

Et, sur un signe du roi, deux des seigneurs dont il était entouré, et
qu’à leur riche costume on devinait pour les premiers de l’État,
s’avancèrent et s’inclinèrent devant leur maître...

--Voici, d’après nos vieilles coutumes, les garants de ma parole royale,
poursuivit celui-ci; ces deux seigneurs sont à toi, ils sont tes
esclaves, ton bien, ta chose, jusqu’à ce que je les aie dégagés par
l’accomplissement de ma promesse. Et maintenant, étranger, tu t’es vanté
de guérir immédiatement mon fils... A ton tour, mets-toi en mesure de
fournir la preuve de ce que tu prétends. Nous attendons!

Desta, sans répondre, ouvrit sa besace, et en retirant quelques poignées
des feuilles qu’il y avait renfermées, les écrasa et en exprima le jus
dans le creux de sa main. Ensuite, il demanda qu’on amenât le jeune
prince; et celui-ci entra appuyé sur le bras de deux serviteurs. Tous
les spectateurs, muets d’étonnement et de curiosité, suivaient avec
avidité le moindre mouvement de l’inconnu. Desta s’approcha du jeune
homme et, lui renversant la tête en arrière, le considéra quelques
instants; puis soudain il lui frotta vivement les yeux de la liqueur
étrange qu’il tenait en réserve... Et, tout à coup, le jeune prince
poussa un grand cri de joie, car il voyait!...

Aussitôt, le père et le fils s’élancèrent dans les bras l’un de l’autre,
et toute la cour fit retentir le palais de son allégresse. Mais le roi,
n’oubliant pas celui auquel il devait un si grand bonheur, se retourna
et, le prenant par la main, lui fit gravir les marches de son trône, et,
l’asseyant sur le même siége à ses côtés:

--Princes et seigneurs, dit-il à voix haute, reconnaissez ici votre
second maître, et courbez la tête devant lui.--Désormais je partage avec
cet homme ma souveraine puissance et toutes mes richesses. Mon fils,
soyez le premier à rendre hommage à votre bienfaiteur.

Et le jeune prince, miraculeusement guéri, vint avec empressement
s’agenouiller devant l’homme qui lui avait rendu la lumière, et, lui
prenant la main, la posa, après l’avoir baisée, sur sa propre tête en
signe de reconnaissance et de soumission. Tous les assistants suivirent
cet exemple. Et, peu de jours après, quand le roi eut découvert qu’il
avait recueilli un homme de lignée noble et de généreux sentiments,
qu’il eut entendu de sa bouche le récit de son ancienne opulence et de
ses récentes misères, il se prit à l’aimer encore davantage, et lui
accorda la main de sa fille aînée.

Dès lors, Desta, dédommagé de tout ce qu’il avait souffert, riche,
heureux et puissant, se fixa à la cour de son beau-père et y vécut en
prince aussi équitable que magnifique.

Il y avait déjà quelque temps qu’il jouissait des charmes de sa nouvelle
existence, lorsqu’un jour, rentrant de la chasse, escorté par une troupe
brillante de jeunes seigneurs, il vit tout à coup, dans une des rues de
la ville, se précipiter sous les pieds de son cheval un malheureux aux
vêtements sordides, au visage hâve et décharné, avec une longue barbe et
des cheveux en désordre, qui tendait la main et invoquait la charité du
prince. Le son de cette voix suppliante frappa Desta. Il tressaillit,
considéra plus attentivement le mendiant, et, sous un extérieur aussi
misérable, il reconnut Hagos, l’odieux Hagos, qui, naguère, l’avait si
cruellement traité.

Il dit quelques mots à voix basse à l’un de ses écuyers et poursuivit sa
route, tandis que Hagos était doucement écarté. Puis, à peine arrivé au
palais, il donna un ordre, et Hagos parut, guidé par l’officier. Sur un
signe du prince, ce dernier se retira. Hagos, tremblant, la tête
baissée, le corps affaissé, se tenait dans une position humble et
confuse.

--Ne me reconnais-tu pas, Hagos? lui dit alors brusquement Desta...

--Comment reconnaîtrais-je, seigneur, un prince aussi puissant que vous?
répondit le malheureux. Je n’ai jamais fréquenté les rois, et j’ai perdu
l’habitude de parler aux grands. Je ne suis plus qu’un pauvre exilé,
ruiné, maudit, fuyant une patrie désolée, et cherchant depuis longtemps
une pierre où reposer sa tête... Encore une fois, quelle folie à tenter
de vous reconnaître!...

--Essaye, cependant!

Et comme Hagos se taisait:

--Hagos, ajouta Desta, regarde-moi bien: je suis ton ancien ami Desta,
celui que jadis tu mutilas d’abord, pour l’abandonner ensuite...

Épouvanté de cette révélation, l’infortuné se jeta aux pieds du prince
et se prosterna en frappant le sol de son front.

--Relève-toi et rassure-toi, reprit Desta. Si je n’ai pas oublié, j’ai
du moins pardonné. Tu le vois, je suis aujourd’hui riche, puissant,
heureux... et les heureux ont le cœur ouvert à la clémence. Tu as obéi
au vertige dont les angoisses de la misère et de la faim troublaient ton
cerveau... L’esprit infernal te souffla alors de mauvais conseils
auxquels tu n’aurais jamais auparavant prêté l’oreille, et que, j’en
suis sûr, après, tu regrettas amèrement d’avoir suivis. Qu’il ne soit
donc plus question du passé... Voici ma main comme gage de
réconciliation. Je ne me souviens que de notre première amitié. Si tu le
veux, reste ici, ma maison sera la tienne, et ton existence errante
pourra s’écouler désormais calme et paisible, sans remords du passé,
sans souci de l’avenir, à l’ombre de mon toit...

A ces mots, il frappa trois fois dans ses mains, et deux serviteurs
parurent.

--Vous voyez cet homme, leur dit-il; c’est mon ami, mon frère, et
j’entends qu’il soit ici, dès à présent, traité et respecté comme
moi-même. Préparez de riches vêtements dont vous l’habillerez; apprêtez
un copieux repas que vous lui servirez...

Hagos, éperdu de surprise, ne trouvait aucune parole à répondre et se
laissa docilement emmener, se demandant s’il rêvait ou si cette
générosité apparente ne cachait pas un piége... Quelques instants après,
revenu de sa stupéfaction, il voyait les ordres de Desta ponctuellement
exécutés, et se prenait enfin à croire à la réalité de ce que,
jusqu’alors, il n’avait, pour ainsi dire, envisagé qu’au travers des
sensations troublées d’un songe.

Durant quelque temps les choses allèrent ainsi, Hagos vivant dans la
maison de son ami, respecté de tous à l’égal du maître même, Desta
l’entourant des soins prévoyants de son indulgente sollicitude. Las et
épuisé de ses dernières luttes avec le sort, le premier s’abandonnait
aux paisibles jouissances d’un bien-être imprévu, sans s’inquiéter de
son indignité passée; et le second, heureux d’avoir retrouvé le
compagnon de sa jeunesse, pour toute vengeance ouvrait son âme à la joie
de le combler de bienfaits.

Cependant l’égoïste et pervers Hagos, à mesure que les soucis matériels
du moment s’envolaient, sentait germer en lui de cupides pensées; et,
peu à peu, fermentèrent au fond de son cœur les plus coupables instincts
de l’envie et de l’ingratitude.

--Pourquoi, se disait-il, pourquoi cette prospérité est-elle échue à
Desta plutôt qu’à moi? Pourquoi à lui ces richesses, cette puissance? En
quoi les a-t-il méritées? Tandis que moi, me voilà pauvre, obscur,
réduit à accepter de sa main une aumône humiliante!...

Et à diverses reprises, se trouvant seul avec Desta, il fut sur le point
d’ouvrir la bouche pour lui demander l’histoire de son incroyable
fortune. Mais je ne sais quelle sorte de honte le retenait. Pourtant ses
façons d’agir, si expansives, si reconnaissantes au début, alors qu’il
était encore sous la rude impression des épreuves subies, devenaient
plus contraintes, plus froides. Son regard, malgré lui, jetait des
étincelles de jalousie, de fiel; et, des heures entières, accroupi en un
coin de la cour du palais, il demeurait là, dans un silence haineux, à
contempler le spectacle odieux de cette opulence, à rêver aux moyens de
l’acquérir à son tour.

Ce changement n’échappait pas à l’œil vigilant de Desta. Avec tristesse
il se répétait tout bas qu’il est, hélas! de ces natures rebelles dont
on ne saurait attendre, en échange du bien, qu’une haine implacable, et
qu’après tant d’efforts impuissants dans le but de les rendre
meilleures, peut-être serait-il plus juste de se détourner enfin d’elles
pour éviter l’atteinte des maux inévitables qu’engendre leur contact.

Or, le lendemain d’une nuit pendant laquelle il avait donné aux
seigneurs de la cour une fête somptueuse, sans obtenir d’Hagos qu’il y
prît part, il vit, au matin, celui-ci venir s’asseoir au pied de son
lit, et le considérer quelques instants sans mot dire. Ses prunelles
étaient chargées de flammes plus fauves encore que d’habitude; un
sourire amer contractait ses lèvres... Desta, gêné de ce maintien, lui
adressa le premier la parole:

--Hagos, dit-il d’un ton d’affectueux regret, tu as refusé de prendre
part aux festins de cette nuit. C’est mal. J’espérais t’y voir à mes
côtés, et ton absence a assombri ma joie.

--En vérité, comment croire que la présence d’un misérable tel que moi
puisse ajouter quelque chose à ta félicité!

--Il est plus mal encore de mettre ainsi en doute mon amitié, Hagos.

--Pardonne, ô Desta, tu fus bon pour moi, je ne l’oublie point. Mais tu
ne saurais te figurer, toi si riche, si heureux aujourd’hui, ce qu’il y
a de poignant dans les tortures endurées par l’homme qui, favorisé jadis
de tous les dons de la fortune, en est réduit plus tard, comme je le
suis, à vivre de la charité d’un autre, à être sans cesse le muet témoin
d’une prospérité qui n’est pas la sienne, et dont l’éclat insultant
s’étale devant lui comme une ironie sanglante, ou comme un impitoyable
reproche... Non! ce qu’il y a d’horrible dans ces angoisses, tu ne le
sauras jamais.

--J’en ai pourtant connu de plus horribles encore, murmura Desta...

--Oui, c’est vrai!... Un jour, je me suis cruellement conduit à ton
égard, et je me rappelle aussi, non sans remords, l’affreux état où,
sous le coup d’une implacable nécessité, je t’abandonnai! C’est
précisément le contraste inouï de ces deux situations, celle où je te
laissai naguère et celle où je te retrouve, qui, depuis mon arrivée ici,
plonge mon esprit dans toutes les perplexités du doute et de
l’espérance. Car je me dis qu’il a fallu certainement quelque prodige
pour t’amener si haut, et je pense également que, s’il était au pouvoir
des ressources humaines de l’évoquer une seconde fois, toi, si généreux
pour moi, toi, mon ami, tu consentirais peut-être à m’en livrer le
secret, et à me mettre à même d’atteindre, comme toi, au comble des
prospérités de ce monde.

A ces mots, Desta, qui depuis longtemps prévoyait cette question, hocha
la tête d’un air de profonde pitié et répondit:

--Tu le veux, Hagos, tu veux connaître la voie miraculeuse par laquelle
je suis parvenu à monter jusqu’à ce trône... Soit! et, si mon récit ne
t’arrête point, que nos destinées, à chacun, s’accomplissent...

Écoute:

Après ton départ, lorsque toute l’horreur de mon isolement me fut bien
démontrée, un violent accès de désespoir me saisit d’abord, et je me
précipitai contre terre, en me tordant les bras... J’étais sur une pente
douce où je me sentis poussé naturellement; je me laissai glisser sans
résistance jusqu’à ce que mon corps rencontrât un gros arbre; une forte
racine me heurta et me meurtrit... Ne sachant à quelle sorte d’obstacle
j’avais affaire, je me redressai de mon mieux et, tout en avançant avec
précaution, je tombai dans un grand trou, que recouvrait à moitié, je le
compris, le tronc de l’arbre incliné vers la terre. J’étais épuisé, je
ne savais que faire, que devenir; je me blottis là pour attendre avec
résignation une fin inévitable... J’y étais depuis quelques instants, en
proie, comme tu peux l’imaginer, aux plus affreuses réflexions, lorsque
tout à coup j’entendis un grand bruit; le sol tremblait autour de moi,
l’atmosphère me semblait embrasée; et puis c’était comme des flots épais
qui roulaient et qui montaient, m’engloutissant peu à peu... Vainement
je voulais sortir de cet antre épouvantable; mes mains crispées ne
battaient qu’un air brûlant, ou bien mes ongles se brisaient sur les
pierres; et le flot montait, montait toujours... Il me gagnait la
poitrine, il me gagnait la tête, il m’étouffait, et, montant de plus en
plus, il me gagna la bouche, il me gagna les narines, il me gagna les
yeux. A ce moment, j’éprouvai une secousse sans nom, une commotion
inconcevable, comme une sorte de déchirement, et je n’étais plus
aveugle! Je voyais, oui, je voyais! Les flots du torrent, en arrivant
jusqu’à mes yeux vides, les avaient remplis, leur avaient rendu la
lumière; et ce torrent, désormais arrêté, pétrifié, c’était de l’or!...
De l’or!... Il y en avait partout... Le creux où j’étais réfugié en
était plein... Et ce creux était immense... Est-il besoin d’achever?
Riche au delà de ce dont les plus fantastiques chimères aient jamais
permis à un fils de l’homme de caresser le rêve, je n’avais qu’à marcher
devant moi... Le hasard me conduisit ici. J’y restai; et mes largesses
magnifiques, appelant sur moi l’attention du roi, parvinrent à me gagner
aussi le cœur de sa fille. J’en devins l’époux. Telle est mon histoire.

Ébloui en pensée par le spectacle idéal de ce déluge d’or, et sans
s’arrêter aux détails du récit, quelque incroyables qu’ils pussent être,
Hagos s’écria aussitôt:

--Et cet arbre merveilleux, l’as-tu revu? Existe-t-il encore?

--Je ne l’ai pas revu, répliqua Desta, mais il existe toujours, je le
sais.

--Il existe, dis-tu? Il existe!... O Desta, par tous les chers souvenirs
de notre enfance et de la terre qui nous vit naître, par la mémoire de
nos pères dont les cendres reposent dans le même tombeau, je te le
demande à genoux, cet arbre, quel est-il? Indique-le-moi, afin que je
puisse, à mon tour, aller tenter la fortune.

--Prends garde, Hagos, cette fortune que tu invoques peut ne pas être la
même pour tous les deux. Ne crains-tu pas, au contraire, que ton avidité
n’attire sur ta tête une irréparable catastrophe?

--Non, non! Desta, ne cherche pas à m’ébranler, ni à m’effrayer par la
menace puérile d’un malheur ou d’un danger!... Encore une fois, mène-moi
à cet arbre. Je suis prêt à tout braver.

--Eh bien! demain, à la première heure, nous sortirons de la ville et
nous nous rendrons à la forêt voisine. Là, je te montrerai l’arbre et te
fournirai les moyens d’affronter l’épreuve.

Le lendemain, le jour n’était pas levé qu’Hagos, déjà debout, entrait
chez Desta pour l’inviter à partir. Celui-ci était prêt, et bientôt ils
cheminèrent côte à côte dans la direction d’une haute montagne, visible
à travers les brouillards du lointain, et au pied de laquelle s’étendait
la forêt, but de leur excursion. Le soleil était haut dans le ciel
lorsqu’ils en atteignirent les premiers fourrés.

--L’arbre n’est plus loin à présent, dit alors Desta, qui, jusque-là,
avait gardé le silence. Mais avant que l’entreprise soit devenue
irrévocable, réfléchis, Hagos! Il est encore temps. Qui peut répondre
des écarts de la fortune?

--Rien ne saurait me dissuader, Desta; ma décision est prise. Tu m’as
promis de me montrer l’arbre: où est-il?...

--Quelques pas, et nous allons le voir.

Derrière une petite colline, dans un repli de vallon, un gros arbre
isolé apparut bientôt. Desta reconnut le sien.

--Le voilà, dit-il.

Entre les racines le trou était toujours béant. D’après la description
de son ami, Hagos le reconnut aussi.

--En effet, c’est bien cela, s’écria-t-il avec joie. Et maintenant, que
faut-il faire?...

--Tu restes inébranlable! Va donc où t’entraîne le destin, et suis
exactement les prescriptions que je vais te tracer... Il faut te blottir
silencieusement dans ce trou, de manière qu’aucun indice, au dehors, ne
trahisse ta présence. Puis tu fermeras les yeux et tu attendras ainsi,
jusqu’au soir, les faveurs mystérieuses que, selon tes mérites, te
ménage la fortune!... Moi, je m’éloigne. Adieu!

Et Desta reprit le chemin de la ville, tandis qu’Hagos frémissant
d’espoir, et sans même répondre à son ami, se glissait à la hâte sous
les racines.

Avec la nuit, les deux animaux dont, autrefois, Desta avait surpris la
conversation, accoururent à leur refuge habituel, l’aigle à la cime, et
le lion au pied de l’arbre. Et, comme autrefois encore, ils se
saluèrent. Le lion parla le premier:

--Eh bien! compère aigle, comment allez-vous aujourd’hui? Faites-vous
toujours force ripailles, et vos visites à la ville sont-elles aussi
fréquentes?

--Ah! depuis quelque temps, répondit l’aigle, je n’y suis guère
retourné. L’abondance en a disparu. On n’y offre plus de sacrifices, on
n’y tue plus de vaches, et je suis sûr que quelque vagabond, fils de
l’homme, aura découvert le merveilleux remède que renferment les
feuilles de cet arbre, ou recueilli peut-être nos paroles quand nous
causions ensemble; car le fils du roi n’est plus aveugle. Je n’ai pu
rencontrer aucune proie, je me suis en vain fatigué toute la journée à
en poursuivre d’invisibles, et je reviens sans avoir réussi... J’ai
grand’faim!...

--Moi aussi, reprit le lion, j’en suis également là. Depuis deux jours,
je n’ai rien mangé. Mon ventre est vide; comme vous, j’ai grand’faim...

--Allons, compère lion, ce que nous avons de mieux à faire pour ce soir,
je crois, c’est d’essayer de dormir. Espérons que demain nous sera plus
propice à tous deux. Bonne nuit.

--Bonne nuit, compère aigle.

Et le lion entra dans le trou. Mais, presque aussitôt, il en sortit un
rugissement de joie et un râle d’agonie. Et le lion reparut peu après,
la mâchoire ensanglantée et criant:

--Compère aigle! compère aigle! Je n’ai plus faim! Dans mon trou s’était
blotti un sot fils de l’homme, peut-être celui qui, dis-tu, nous a une
fois entendus, et je l’ai mangé... Mon ventre n’est plus vide, je vais
dormir en paix!...

--En vérité, en vérité, quelles stupides et ignorantes créatures que les
fils de l’homme!...

--Ne désespère pas non plus, compère aigle, et demain, peut-être, ce
sera ton tour; car, tant qu’il en restera sur terre, il s’en trouvera
toujours dont les vices ou la folie nous les jetteront en pâture.




CHAPITRE IX

Le Mensah.--La fille du Négus.


Sur cette dernière boutade peu flatteuse pour l’espèce humaine, nous
réveillons un de nos gens, afin qu’il prenne la garde à notre place, et
nous nous endormons, Gœrguis et moi, le long des cendres chaudes.

Le lendemain matin, à cinq heures, nous sommes en route. L’étroit
sentier que nous suivons côtoie d’abord le torrent de la vallée, puis,
brusquement, s’enfonce dans des gorges escarpées, et remonte au flanc
d’une montagne toute plantée d’ébéniers. C’est un assez vilain
arbrisseau, au tronc tordu et rachitique, au feuillage grêle et rare. Çà
et là, tout en marchant, nous cueillons les fruits exquis d’un autre
arbuste, d’un mètre à peine de haut, qui porte une espèce de prunes
analogues à la grosse mirabelle, un peu allongées, et jaune d’or. D’un
goût légèrement acidulé, il est peu charnu, et un énorme noyau en occupe
presque tout le volume intérieur. Il est tendre, et craque sous la dent
comme une amande fraîche. J’en ai oublié le nom. Ensuite nous traversons
des plateaux cultivés, nous escaladons de nouveau des rampes presque à
pic, cramponnés à nos mules, et fermant les yeux pour échapper au
vertige qui monte des abîmes. Enfin, au bout d’une ou deux heures
d’émoi, nous sommes à l’entrée de la plaine fertile d’Aïn-Bala.

Le nom d’«Ali-Baba et les quarante voleurs» lui eût mieux convenu, car,
dès la sortie du défilé, nous tombons sur une bande de vingt à trente
brigands qui nous considèrent avec stupéfaction. Ils comptaient, je
suppose, sur quelque caravane d’un autre caractère, et moins bien
pourvue de fusils. Contre les nôtres, leurs lances, voire même leurs
boucliers, eussent fait triste figure. Après tout, peut-être sont-ce
simplement des soldats ou même des gendarmes de la localité, en train de
percevoir leur solde au détriment des voyageurs. Toujours est-il que la
vue de nos armes paraît les affecter désagréablement, et qu’ils se
décident à venir à nous la pointe basse, pour nous baiser
respectueusement la main.

[Illustration: LES VOLEURS D’AÏN-BALA.]

A gauche et à droite, un rideau de forêts tapisse les montagnes; puis,
tout à coup, à peu près à mi-côte, plus de verdure, et, sans transition,
un diadème de roches nues, aux vives arêtes, aux aiguilles pointues,
dessine sa dentelle de pierre sur le fond azuré du ciel. Derrière est le
Mensah. Dans l’après-midi, après une station délicieuse au bord d’un
clair ruisseau, tout embaumé de senteurs aquatiques, et sillonné par le
vol joyeux des papillons et des oiseaux, à l’ombre d’un agamè en fleur,
dont les branches entrelacées avec celles d’un olivier étendent
au-dessus de nos têtes un voile impénétrable, nous nous dirigeons vers
Gueleb, la capitale ruinée de ce pauvre canton.

Les huttes du village sont en face de nous, à l’extrémité d’une longue
vallée, et adossées à la colline. Des débris de rocs erratiques jonchent
le sol. Un bloc formidable, entre autres, attire les regards et domine
les alentours. C’est presque à lui seul une montagne. Il se dresse au
milieu de la plaine. D’autres plus petits, disséminés, semblent lui
faire cortége. A quelle époque a-t-il roulé là? Dieu seul le sait. Les
habitants lui ont donné un nom, et l’appellent la _Fille du Négus_.

C’est toute une légende, que Gœrguis ne se fait pas prier pour me
conter.


LA FILLE DU NÉGUS.

Personne n’ignore, dit-il, que la monarchie éthiopienne doit son origine
à Makeda, reine de Saba, que d’autres appellent Belkis. On sait
également qu’au retour de sa visite au puissant roi Salomon, cette
princesse donna le jour à un fils, qui reçut le double nom de David et
de Menelick.

Dès que le jeune prince eut grandi en force et en vertu, sa mère songea
à le doter d’un empire plus vaste que celui des Sabéens, sur lesquels
elle régnait. Ses peuples possédaient de nombreux vaisseaux; elle équipa
une flotte, et débarqua avec une armée sur la côte orientale d’Afrique,
en face précisément des rivages de l’Arabie où était assise sa capitale.

L’Éthiopie n’était encore qu’une contrée montagneuse et sauvage dont les
habitants barbares, au fond de leurs forêts, rendaient un culte primitif
à de grossières idoles. Makeda n’eut pas de peine à les soumettre. Elle
défit, un à un, tous les rois qui les commandaient, et lorsqu’elle leur
eut imposé l’autorité de son fils, proclamé Négus, ou Roi des rois, elle
se mit à leur enseigner les doctrines qu’elle avait elle-même rapportées
de Jérusalem. Ses prédications ne rencontrèrent guère plus de résistance
que ses armes, et bientôt plus de cinq millions d’Éthiopiens eurent
embrassé la foi judaïque. Il existe même de ces familles qui n’y ont pas
encore renoncé. Ce sont ceux, tu en as vu, qu’on nomme maintenant les
_Felachas_.

Trente-quatre Négus de sa race se succédèrent sur le trône de Menelick,
et gouvernèrent avec sagesse, en demeurant fidèles à la tradition de
Juda. Ce fut sous le règne d’Abreha-Atzbeha, c’est-à-dire Abreha le
béni, vers l’an 330, que saint Frumence vint annoncer à nos pères la
parole du Christ. Le Négus et tous les grands seigneurs se convertirent,
le peuple ne tarda pas à suivre leur exemple, et en peu de temps la
majeure partie de l’Éthiopie devint chrétienne.

Tegulat, la ville des hyènes, dans le Choah, bâtie par Menelick, était
restée jusque-là la capitale de l’empire. A partir de ce moment, Axoum,
dans le Tigré, la remplaça. C’est, d’après les anciens, dans la pierre
même des collines qui entourent cette cité que fut creusé le tombeau de
la reine de Saba, et que ses restes continuent, encore aujourd’hui, à
dormir leur sommeil de trente siècles. Abreha y transporta sa résidence,
y fit élever de somptueux monuments, et construisit l’église sur les
bases de laquelle les Jésuites portugais devaient, douze cents ans plus
tard, édifier la basilique qui s’y voit actuellement. Là, il reçut
solennellement le baptême avec toute sa cour. Puis, devenu disciple de
Jésus, il voulut combattre pour sa gloire, et conquérir des royaumes à
la foi.

A la tête de son armée, il traversa la mer Rouge et pénétra dans
l’Arabie. L’empire des Négus avait atteint un degré de prospérité inouïe
et de puissance redoutable. Sur les armes des soldats, l’éclat de l’or
alternait avec le scintillement du fer. Une cavalerie fougueuse mêlait
ses escadrons aux bataillons compactes des fantassins, et des éléphants,
capturés au bord des fleuves, couverts de housses écarlate, portaient
les principaux chefs.

Ce fut monté sur l’un de ces animaux, d’une blancheur immaculée, que le
Négus apparut aux yeux stupéfaits des habitants de l’Yémen, et fit son
entrée dans la Mecque, au bout d’un siége de deux mois.

Cette guerre demeura fameuse dans la mémoire des vaincus, sous le nom de
«guerre de l’Éléphant». Mais elle y sema aussi des germes de haine et de
vengeance qui se firent jour, dans toute leur rage, aux temps des
invasions musulmanes. L’Éthiopie fut la première des nations chrétiennes
contre lesquelles se tournèrent leurs menaces, par le royaume d’Harrar.

Les successeurs d’Abreha les repoussèrent avec des fortunes diverses; et
la suzeraineté du Roi des rois s’étendait, obéie et respectée, des côtes
de la mer jusqu’aux bords du fleuve Blanc, lorsque, vers le treizième
siècle, Lalibala monta sur le trône. Ce prince résolut alors de purger
définitivement le voisinage de ses États de la souillure des sectateurs
de Mahomet, et pour mieux surexciter le courage des siens, il fit appel
à leur ferveur chrétienne dans des chants devenus populaires, ou des
strophes que ses guerriers récitaient en marchant au combat.

Partout Dieu donna la victoire à son serviteur. Il s’empara de Zeilah,
passa le détroit, comme l’avait fait Abreha, et soumit la plus grande
partie de l’Yémen. Mais il nourrissait, dans le secret de son cœur, des
desseins autrement gigantesques. La grandeur des khalifes d’Égypte,
qu’il savait bien hors de ses atteintes, lui portait ombrage. Et séparés
d’eux par les infranchissables déserts du Soudan, il conçut le projet
formidable d’en reculer encore davantage la barrière, de façon à
engloutir sous la stérilité des sables l’opulente contrée devenue le
siége de leur domination, et de détourner le cours du Nil.

A une date environnée de ténèbres, bien avant les temps de Salomon et de
la reine de Saba, avant même l’époque où les premiers habitants des
plateaux éthiopiens s’y installèrent, une vaste mer, raconte la légende,
recouvrait ces espaces immenses qui, au sud-ouest du Kordofan et du
Darfour, s’étendent, de nos jours, en plaines désolées où la tempête ne
soulève plus que des vagues de sable. Loin, bien loin au delà de cette
cité merveilleuse dont le nom est venu jusqu’à nous, au delà de
Tombouctou, ses flots allaient ensuite rencontrer ceux de l’invincible
Océan, et se confondre avec lui. Or, en ces temps, le fleuve Blanc, au
lieu de continuer à couler vers le nord, s’arrêtait à peu près au milieu
de son cours, et avant ces marais pestilentiels qui s’appellent, à
présent, le lac Nô, tournait vers le couchant pour se perdre dans cette
mer mystérieuse. Les bouleversements successifs qui l’ont fait
disparaître, en rejetant le fleuve vers le nord, lui ont, en même temps,
tracé un autre lit. Mais, encore même aujourd’hui, à la saison des
pluies, sur la surface aride et dénudée du sol, quand y surgit la teinte
assombrie d’une végétation éphémère, se dessinent, plus vertes et plus
tranchées, comme les sinuosités d’un cours d’eau qui persisterait à
descendre, ignoré et souterrain, vers les plages abandonnées.

C’était là l’issue que le Négus se proposait de rouvrir aux ondes
fécondantes qui portent la vie en Égypte, en décapitant une montagne
entière, pour leur barrer la route de ce côté.

Lalibala n’avait qu’une fille, la belle et fière Judith. Elle se nommait
comme cette reine juive du Samen qui fut, un instant, victorieuse des
empereurs, jusqu’à substituer sa propre dynastie à la leur. Non moins
altière et valeureuse, elle possédait, en plus, la grâce et la beauté.
Sur elle son père reportait toutes les espérances de sa vie. Dès
longtemps, il l’avait associée à ses conceptions grandioses; et poëte
comme lui, elle partageait ses enthousiasmes, célébrant, à son exemple,
en vers harmonieux, les splendeurs de la foi, ou la gloire des
batailles.

Nombre de prétendants, parmi les princes les plus illustres, aspiraient
à sa main. Mais, à ses yeux, il n’y avait qu’un descendant de Salomon,
ainsi qu’elle, qui pût en être digne. Or, des princes de sa famille,
aucun n’était à l’âge d’homme, et son cœur demeurait fermé à toutes les
défaillances.

Il advint, en ce temps-là, qu’un des plus grands seigneurs de
l’Éthiopie, Naacucto-Laab, prince du Lasta, se rendit à la cour du
Négus. Naguère il l’avait suivi dans l’expédition de l’Yémen. C’était
même à sa fidélité que Lalibala, sur le point de rentrer dans ses États,
avait confié le gouvernement de cette province. Mais on prétendait
qu’une fois soustrait au contrôle impérial, Naacucto-Laab, qui n’avait,
jusqu’alors, connu que les mœurs austères de ses montagnes et les rudes
plaisirs de la guerre, s’était laissé éblouir par le faste des princes
arabes devenus ses voisins, et gagner peu à peu par la licence de leur
vie. Il s’était même, disait-on, rapproché de quelques-uns, s’était lié
d’amitié avec eux, et, sur leurs conseils, oublieux de ses devoirs de
chrétien, n’avait pas craint d’aller secrètement au Caire, saluer le
khalife, ennemi de son propre suzerain. Là, des enchantements de toute
sorte l’avaient accueilli, des splendeurs inimaginables avaient frappé
ses yeux. Il en était parti ravi, fasciné, et de retour dans l’Yémen,
tout au regret des jouissances perdues, il ne s’était point caché des
sympathies qu’il éprouvait pour le souverain infidèle auquel il les
avait dues. Peut-être roulait-il tout bas dans son esprit le dessein d’y
retourner.

Ce fut alors que la volonté du Négus le rappela près de lui. Il se
présenta entouré d’une pompe qui effaçait, de bien loin, le luxe
guerrier des autres grands feudataires. Plus resplendissante que jamais,
la belle Judith voyait à ses pieds les hommages de toute cette haute
noblesse d’Éthiopie. Il s’empressa d’y ajouter les siens. Mais plus
hardi et plus orgueilleux que tous ceux dont la respectueuse admiration
n’avait jamais franchi les bornes d’un aveugle dévouement, il n’hésita
pas à affirmer résolûment ses intentions, et bien qu’elle ne daignât pas
s’en apercevoir, à manifester ouvertement son amour.

Or, c’était le moment qu’avait choisi Lalibala pour initier ses peuples
au plan qu’il méditait; et il voulait que ce fût au travers
d’éblouissements dont leur mémoire pût conserver l’empreinte. Déjà, afin
de se concilier la faveur d’En Haut, il avait, en plus d’un lieu, érigé
des temples où des prières publiques appelaient sur l’empereur les
bénédictions du ciel. C’est même à lui que remontent ces églises
souterraines qui se voient encore çà et là en Éthiopie. Puis, des bornes
du Soudan aux frontières des Gallas, il avait convoqué tous ses princes,
tous ses ducs, tous ses nobles, et dressé sa tente, pour les grouper
autour de lui, sur la rive orientale du lac Tsaña. Là, au penchant des
collines d’où sort le fleuve Bleu, frissonnaient alors des centaines de
bannières, au milieu desquelles se déployaient les plis écarlate du
pavillon impérial. Aucun des grands n’avait manqué au rendez-vous; et
escorté de ses hommes d’armes, chacun avait établi son camp près de
celui du Négus, suivant l’ordre et le rang que lui assignaient les
préséances.

Entre tous se remarquait le quartier de Naacucto-Laab. Deux mille
cavaliers gallas l’accompagnaient. Fils lui-même d’une princesse de
cette nation qui, pour épouser son père, avait à peine jeté sur ses
croyances païennes le voile d’une conversion apparente, il aimait à
s’entourer des compatriotes de sa mère, dont l’humeur et les habitudes
farouches songeaient peu à s’offusquer du relâchement de ses goûts.
C’était toujours à la tête d’une troupe de ces gens qu’il se plaisait à
paraître. Tout, dans leur aspect, était fait pour frapper le vulgaire.
Leur stature élevée, que rehaussait encore le casque en peau de singe à
la crinière noire et blanche leur flottant dans le dos, leurs armes
bizarres, leurs boucliers en cuir de rhinocéros, et la taille colossale
de leurs chevaux, étaient, pour la foule, l’objet d’une crainte
superstitieuse dont le bénéfice rejaillissait jusqu’à lui, en même temps
que, pour ses pairs, le sujet d’une salutaire terreur.

Ce double sentiment qu’il s’était appliqué, dès l’abord, à faire naître,
il l’exploitait maintenant avec adresse. Largement payées par lui, des
compagnies de troubadours se répandaient, en outre, parmi les nobles et
le peuple, en célébrant ses exploits ou sa munificence, et en unissant
dans leurs chants, jusqu’au pied du trône, les noms de la fière Judith
et du magnifique Naacucto-Laab. Car, plus résolu que jamais, il
continuait à proclamer son amour pour la fille du Négus. Le chemin de
son cœur n’était-il point aussi celui de la couronne? Et déjà son
ardente ambition laissait volontiers deviner le but caressé de ses
rêves.

Mais, au contraire, ces manœuvres finirent par éclairer l’altière jeune
fille, et loin de la toucher, ne provoquèrent que son indignation.
Seulement les circonstances lui commandaient de la taire. Lalibala ne se
dissimulait point, en effet, les résistances ombrageuses auxquelles
allaient se heurter ses projets. Ce n’étaient plus là, pour cette
noblesse turbulente, les chances d’une guerre, avec ses promesses
alléchantes de gloire et de butin. Ce n’étaient plus de l’or à récolter,
des terres à conquérir, des nations à rançonner. Non! C’était à des
efforts répugnants qu’il s’agissait de les convier, eux, des guerriers,
ne vivant, depuis des siècles, que pour les armes; c’était presque les
condamner d’avance, eux et leurs soldats, à des travaux d’esclaves! La
grandeur de l’œuvre disparaissait obscurcie par les dehors de la tâche,
et les révoltes de leur orgueil étroit repoussaient hautement
l’avilissement du labeur ingrat auquel il leur fallait d’abord
descendre.

Tout cela, il est vrai, c’était encore par bouffées discrètes et par
sourdes rumeurs que l’écho en arrivait à l’empereur. A part ses favoris
les plus intimes, nul n’avait été, jusqu’alors, admis aux confidences du
plan terrible. Et pourtant, loin de fléchir, le mécontentement
grandissait, sous les coups calculés de la calomnie et du mensonge. La
perfidie de Naacucto-Laab mettait à profit ces dispositions. Et ses
réticences habiles, parfois même ses protestations arrogantes,
trouvaient un accueil facile auprès, surtout, de ces caractères
pusillanimes, incapables de se prononcer jamais tout haut, mais portés,
d’autant plus, à exalter celui qui flatte leurs secrètes faiblesses.
C’est pourquoi ces tendances, que n’ignorait point le Négus, imposaient
à sa prudence des ménagements redoublés; et avant d’aborder ouvertement
le vrai motif de cette convocation, il cherchait à séduire les esprits
par l’éclat et la somptuosité des fêtes.

Il avait attendu avec art, pour l’époque de la réunion, l’anniversaire
de saint Georges, le patron de l’Éthiopie. Il n’est personne, en ces
jours-là, qui, suivant ses moyens ou sa ferveur, ne se signale, chez les
riches, par des largesses et par des réjouissances; et Lalibala avait
fait connaître, de longue date, qu’il rassemblerait, à cette occasion,
tous les grands de son empire, afin de remercier ensemble et d’honorer
le saint tout-puissant auquel ils devaient leurs communes victoires.

Malgré les inquiétudes et les appréhensions irritées de la noblesse,
tout, en apparence, était donc aux divertissements et à la joie, sur les
rives du lac Tsaña. Des milliers de vaches étaient journellement
immolées; des ruisseaux d’hydromel coulaient à flots; et le
retentissement des fanfares guerrières mariées aux chants d’allégresse
et aux acclamations de la foule, se confondait avec les cantiques des
prêtres et les prières de l’Église.

Cependant, depuis deux jours, enivré des témoignages d’amour et de
vénération que la masse du peuple ne lui avait jamais marchandés, et
qu’il retrouvait toujours aussi enthousiastes, aussi fidèles; encouragé
par l’Abouna[18], dont la haine religieuse rêvait l’anéantissement des
musulmans, le Négus, déjà, gardait moins de réserve, et ne se gênait
point, devant son entourage, pour proférer des paroles plus claires. Les
derniers nuages se dégageaient donc; ils allaient être tout à fait
dissipés dans un festin, au quartier impérial, où tous les hauts
feudataires étaient invités.

  [18] Le patriarche (littéralement en arabe: notre père, _abou na_), le
    chef de l’Église d’Éthiopie.

Une immense salle de feuillage avait été construite. Les tables étaient
nombreuses. Plus de cinq cents princes et nobles avaient pris place
alentour. Des viandes de toute espèce fumaient dans des plats d’or. Les
blonds rayons du tedj étincelaient au fond des vases cerclés d’argent en
corne de buffle, et des centaines de torches projetaient leurs rouges
reflets sur ces figures martiales. Au centre, sous un dais de pourpre,
la peau d’un léopard fraîchement tué recouvrait un siége plus élevé que
les autres. C’était le trône de l’empereur.

Dès que les convives eurent été introduits, tandis qu’ils demeuraient
debout, frémissants, les trompettes résonnèrent, et le Roi des rois, le
front ceint de la tiare, le manteau impérial sur l’épaule, précédé de
deux lions tenus en laisse par ses pages, et suivi de ses grands
officiers, fit son entrée solennelle. En face, un merveilleux tapis,
taillé dans les dépouilles de trente autruches mâles, se déroulait sur
les degrés d’une estrade vide. Ce fut là qu’au milieu du repas, une
porte dissimulée dans la verdure s’ouvrit, et la belle Judith apparut.
La robe flottante, sa chevelure retenue au sommet par des bandelettes
d’or, et derrière, retombant en grappes sombres sur l’étoffe blanche de
son quârri, une flamme dans les yeux, l’air illuminé, l’attitude
souveraine, elle s’avança.

A sa vue, au tumulte de la fête succéda un silence profond. De la main
elle effleurait les cordes d’un instrument étrange dont les sons se
mêlaient doucement à ses vers. Et alors, comme les notes stridentes du
boulboul[19] ou les gerbes d’une cascade de perles, on entendit
s’égrener une à une les stances vibrantes de son chant inspiré. Elle
évoquait, dans le passé, les triomphes de la Croix sur l’Islam, et pour
l’avenir, elle en prédisait d’autres.

  [19] Le rossignol de l’Orient.

Assis au-dessous du Négus, et séparé du trône uniquement par un des
lions couchés, Naacucto-Laab, qui ne s’abusait plus sur les dédains de
la princesse, les traits contractés, la bouche plissée, la contemplait
d’un regard où se lisait un indéfinissable mélange de haine et de
passion. Et lorsqu’elle eut fini, que l’assistance émue palpitait encore
sous le charme de son talent et de sa beauté, Lalibala se leva:

--Princes et nobles de l’Éthiopie, s’écria-t-il, vous reconnaissez la
voix dont les accents vous ont déjà si souvent annoncé la victoire. Une
fois encore, la voilà qui s’adresse à vos courages et vous promet de
nouvelles gloires. N’est-ce point saint Georges même qui parle par son
organe? N’est-ce point lui qui nous appelle, au nom de la foi
chrétienne? Fiers de leurs succès sur les chrétiens d’Occident,
l’orgueil des musulmans relève aujourd’hui la tête, et leur khalife ne
craint pas de nous adresser, du Caire, d’outrageants défis. Il compte
sur les barrières du désert pour désarmer nos bras, et pousser plus
avant les conquêtes impunies du Croissant. Guerriers chrétiens, le
souffrirez-vous?

A cette apostrophe, d’ardentes acclamations répondirent. Le Négus,
radieux, poursuivit:

--J’en étais sûr. Non! vous ne le voulez pas. Saint Georges me l’avait
dit. Il m’a dicté ses ordres. Écoutez-moi!... L’Égypte est le boulevard
de l’Islam, comme elle en est le joyau. D’insondables solitudes nous en
séparent, en effet, et toutes les armées de l’Éthiopie périraient de
faim et de misère avant d’avoir atteint les bords fameux de ce Nil où
s’étale l’insolence des khalifes, de ce Nil qui apporte la vie à leur
royaume!... Eh bien! c’est ce Nil qu’il nous faut conquérir; c’est ce
Nil qu’il nous faut arrêter dans sa course; c’est ce Nil qu’il nous faut
détourner de l’Égypte, et que nous allons rejeter vers les contrées où
il coulait jadis... Et l’Islam aura vécu!

Un tumulte effroyable éclata à ces mots. Était-ce de l’enthousiasme?
Était-ce de la révolte? Nul ne sait. Mais, comme les serviteurs se
précipitaient en même temps pour remplir les coupes, on vit
Naacucto-Laab se lever, puis on l’entendit jeter ce cri:

--C’est moi qui verserai à boire au Roi des rois.

Et saisissant le vase des mains de l’échanson impérial, il s’approcha de
Lalibala. Et celui-ci, pour lui faire honneur, porta à ses lèvres la
coupe pleine. Mais à peine y eut-il touché que, soudain, un flot de sang
lui envahit le visage, des râlements rauques s’exhalèrent de sa gorge;
et battant l’air de ses bras, il roula sans mouvement sur les marches de
son trône. Le poison avait fait son œuvre.

Terrifiés, tous les assistants s’élancèrent. Des exclamations de stupeur
et d’effroi se croisaient avec le fracas des tables renversées, les
rugissements des lions captifs; et les torches, foulées aux pieds, ne
laissaient plus échapper qu’à peine de mourantes lueurs.

Et tout à coup, au milieu de la confusion de cette scène, pendant que
les fidèles, affolés, se précipitaient, pour le relever, vers le corps
inerte de leur maître et l’entouraient; que les mécontents, épouvantés,
cherchaient une issue pour fuir, un galop formidable de chevaux retentit
au dehors. C’étaient les cavaliers gallas de Naacucto-Laab qui
accouraient. Dès le début, profitant de l’effarement général, il avait
quitté la salle. Sur un signe de lui, ses hommes, tout prêts, étaient en
selle, et il arrivait à leur tête, se faisant saluer empereur sur son
passage par la foule égarée et stupéfaite.

Grâce à la peur des uns, à la complicité des autres, redoutable à tous
par l’attachement aveugle et la férocité des siens, secondé par le
désordre et la terreur que ne manque jamais d’engendrer une catastrophe
subite, il rencontra, dans le moment, peu de résistance chez la noblesse
éperdue.

Une seule satisfaction lui échappa.

Dès qu’elle eut dit ses vers, la princesse Judith s’était retirée. Elle
habitait une maison à l’écart, où les bruits de la salle du festin ne
pouvaient parvenir. Le premier frisson de stupeur dominé, des serviteurs
étaient accourus lui porter la funeste nouvelle. Tout d’abord, elle se
refusa à croire à la mort de son père. Et déjà elle s’apprêtait à courir
vers lui, lorsqu’un second message l’informa de l’usurpation de
Naacucto-Laab. Dès lors, c’en était fait; elle ne douta plus.

L’énergie virile dont elle était douée ne l’abandonna pas néanmoins.
L’horreur de sa position lui apparaissait clairement, mais elle se
redressa, et se retrouva la fille de l’empereur. Tout, plutôt que de
subir la loi de l’assassin! Refoulant ses larmes et son désespoir, elle
appela auprès d’elle ses femmes les plus sûres, puis se fit amener sa
mule, et ramassant à la hâte ses bijoux précieux, sans s’attarder
davantage, elle prit le chemin du Nord.

Elle avait raison. A peine salué Négus, Naacucto-Laab pensa à la fille
hautaine dont il n’avait pu fléchir l’orgueil. Où était-elle?...
Disparue!... Sur son ordre, des cavaliers se mirent à sa poursuite. Il
se disait qu’elle avait dû chercher refuge vers le Sud, au Choah, le
berceau de ses ancêtres, où vivaient encore les débris de sa famille et
les derniers rameaux de la race de Salomon. Durant des jours, toutes les
routes conduisant dans cette direction furent explorées et fouillées,
mais en vain.

L’infortunée princesse avait, on le voit, calculé juste. Elle supposait
bien que les recherches se tourneraient de ce côté! L’important était,
pour l’heure, d’échapper à l’infâme. Une fois en sûreté, elle saurait
rallier autour d’elle les amis de son père. L’un d’eux était gouverneur
de l’Hamacen. Sans doute, il avait fui Naacucto-Laab, et serait de
retour dans sa province. Ce fut là qu’elle se dirigea, après avoir
toutefois dépêché un courrier pour l’avertir.

Déjà elle approchait de Hâsaga, la capitale du pays, lorsqu’elle vit
revenir le messager à sa rencontre. L’ancien compagnon du Négus, placé
par lui à la tête d’un des gouvernements les plus riches de l’Abyssinie,
refusait aujourd’hui de recevoir sa fille. Son attachement bien connu
pour Lalibala le signalait d’avance au courroux de son successeur, et il
en redoutait les effets.

A ce coup imprévu, toute la fermeté, jusque-là inébranlable, de la
princesse Judith s’évanouit. Se laissant choir de sa monture, elle
s’affaissa à terre, et se prit à verser des larmes abondantes. Et sur
l’aile de ses soupirs, sa douleur s’exhalait en plaintes poétiques. On
répète encore au Barca des vers qu’elle murmurait, dit-on, en ce moment
même:

        _Jettim nim bêke; na ezem, eileboulou ou bakiet guesse!_
    Si une orpheline pleure, va-t’en et tais-toi, lui dit-on.
                                      Laisse-nous; paix avec tes larmes!
        _Mangued deblou mennou minta mouder messe._
    On ferme la porte devant elle, quand la nuit tombe sur la terre.

Elle resta longtemps, ainsi, à gémir. Ses femmes, presque aussi abattues
que leur maîtresse, étaient impuissantes à la ranimer. A la fin,
cependant, elle se releva, et remontant sur sa mule, se remit à la
pousser en avant. Mais, désormais, où porter ses pas?... A quelle porte
frapper?... Elle allait au hasard, traversant les forêts et les champs
sans regarder autour d’elle, abîmée dans son chagrin. Ce fut ainsi
qu’elle atteignit les frontières du Mensah. Le même serviteur était
reparti en quête d’une hospitalité moins précaire. Là, brisée par les
émotions et la fatigue, elle s’arrêta. Un tertre ombragé lui offrait, à
l’écart, un asile bienfaisant contre l’ardeur du soleil. Elle s’y
réfugia pour attendre cet homme.

Au bout de quelque temps il la rejoignait, la frayeur peinte sur les
traits. Non-seulement il n’avait rien découvert, mais il avait appris,
au contraire, que les émissaires de Naacucto-Laab étaient sur sa piste.
Déjà, on signalait leur présence non loin de là. Encore quelques heures,
et la princesse fugitive allait infailliblement tomber en leur pouvoir.

--Ah! Seigneur Dieu! Par l’âme de mes pères, s’écria Judith dans un élan
de désespoir, les mains levées au ciel, sauve-moi! Que ta pitié descende
sur la fille de Lalibala!

[Illustration: LA FILLE DU NÉGUS.]

Et la pitié céleste descendit, en effet, sur elle. Car on vit tout à
coup son corps, agité jusque-là de frissons convulsifs, se roidir et
devenir immobile: ses bras étendus prendre la rigidité de la pierre; une
teinte de marbre se répandre sur son front; tout son être grandir et se
transformer. Et à la place de cette jeune fille svelte et gracieuse, le
regard ne distingua plus, bientôt, qu’une masse compacte, que ce bloc de
rocher, dont les reliefs continuent à garder le contour des plis de son
vêtement. Ces broussailles pendantes remplacèrent les boucles de sa
chevelure. Et tu le vois, de nos jours encore cette pierre colossale,
battue par l’impuissance des siècles, n’en demeure pas moins toujours
debout, toujours superbe, comme si elle commandait à la plaine. A
l’endroit même où elle venait d’être assise, enfantée par ses pleurs,
une source jaillit, qui coule sans avoir jamais tari, depuis cette
époque. C’est ce ruisseau que nous côtoyons.

Ses suivantes partagèrent le sort de la princesse, et nous les
retrouvons également, sous la forme de ces quartiers de roche plus
petits, groupées jusque dans la mort, autour de leur maîtresse.

Ce fut ainsi que la princesse Judith échappa aux poursuites et à la
vengeance de Naacucto-Laab. Quant à celui-ci, il ne jouit pas longtemps
des fruits de son crime. Les nobles du Choah, indignés, refusèrent de se
soumettre au joug du meurtrier, et se soulevèrent en proclamant, pour
succéder à Lalibala, un des jeunes rejetons de la dynastie de Salomon
qui vivait parmi eux. D’une voix unanime ils s’écrièrent:

«_Icon Amiac!_»--Ce qui veut dire: «Qu’il soit notre souverain!»

Et l’histoire lui a conservé ce nom. C’est ainsi qu’il est désigné dans
les annales de l’Éthiopie, parmi cette longue suite de Négus, dont la
race, malgré tant de vicissitudes, a surmonté les ruines et les
catastrophes accumulées autour d’elle.

Mais ce n’est plus au bord du lac Tsaña qu’il faut l’aller chercher
aujourd’hui. Bien que la foi populaire, dans toute l’Éthiopie, ait jeté
sur la mort de Lalibala l’auréole du martyre, et le vénère actuellement
comme un saint, à maintes reprises ses héritiers ont vu leur autorité
ébranlée, et dans le nord surtout, des rébellions surgir, des
aventuriers les combattre, des usurpateurs les écarter. Gondar, devenu
après Axoum la résidence impériale, leur éleva un palais dont les murs
redoutables leur servirent, plus tard, trop souvent de prison. Seul, le
Choah, constitué en royaume, ne s’est jamais détaché de l’antique
famille à laquelle il a dû sa splendeur. Et tandis qu’ailleurs, d’autres
provinces du vieux sol éthiopien, courbées sous un despotisme passager,
se bornent à des regrets stériles, ce vaillant peuple est demeuré fidèle
à ses traditions, à ses princes, et ne reconnaît qu’un souverain,
Menelick II, le dernier descendant de Salomon et de la reine de Saba, le
futur Roi des rois, réservé par les prophéties à l’Éthiopie régénérée.




CHAPITRE X

La chrétienté de Gueleb.--Le lionceau.--Dernier bivouac au
désert.--Aïssa, la belle fille au teint d’or.


Lorsque Gœrguis achevait des récits de ce genre, j’étais toujours tenté
de répondre: «_Amen!_» tant l’énergie de sa conviction se lisait dans
son œil sévère et sa contenance grave. Celui-là me paraissait bien,
outre le merveilleux, offrir quelques allégations historiques légèrement
risquées. Mais à quoi bon en faire l’observation? Je m’en serais bien
gardé.

Tout en causant, nous continuons à avancer. Le terrain est couvert d’une
plante singulière, ou plutôt d’une broussaille, moitié herbe, moitié
arbuste, qui s’épand autour de nous en masses épaisses. Je ne l’ai
encore jamais vue. C’est l’_endod_. Sans qu’aucun trait caractéristique
en signale l’apparence extérieure, les propriétés cachées n’en sont pas
moins précieuses, car la graine, écrasée et fermentée dans un peu d’eau,
produit une mousse laiteuse dont, en Éthiopie, on se sert en guise de
savon, et au moyen de laquelle les vêtements, lavés et lessivés,
recouvrent une éblouissante blancheur.

Les rampes rocailleuses des coteaux sont fournies d’oliviers, de cactus,
d’aloès en pleine floraison, dont les racines s’accrochent aux fentes du
rocher, ou de fourrés impénétrables sous lesquels tout un peuple
d’animaux sauvages accourt demander asile.

Nous dépassons le village pour aller installer notre campement un peu au
delà, tout près d’une eau limpide et fraîche. Ce soin pris, nous
revenons vers ses cabanes délabrées. L’état de dépérissement et de
misère des gens fait pitié. Sur chaque figure, la faim a gravé des
stigmates lugubres.

L’évêque voulut voir la chapelle. C’était une hutte de paille presque
pourrie, ronde et surmontée d’un toit pointu, semblable à toutes les
autres, un peu plus vaste seulement. Les poteaux rompus, les cloisons
arrachées, y laissaient pénétrer la poussière et la pluie. L’autel,
formé de trois planches superposées gisait à terre. Des salamandres, des
insectes immondes, grouillaient dans tous les coins. A la porte, on
remarquait une pierre d’un genre particulier, plate et longue, attachée
par des liens de roseaux aux extrémités supérieures de deux pieux
parallèles, à une hauteur d’un ou deux pieds. C’était la cloche, muette
aujourd’hui, destinée autrefois à convier les fidèles à la prière.
Frappée avec une autre pierre, elle rendait un son argentin qui
s’entendait de loin, et rappelait à s’y méprendre, en effet, celui d’une
cloche d’airain. Voilà tout ce qui restait à peu près d’intact de la
demeure sainte. Depuis longtemps le prêtre l’avait abandonnée, chassé
par la famine.

L’histoire de ce prêtre, étonnante pour nous, est un exemple assez
ordinaire des commodités de la religion cophte en Abyssinie. Il était
fils du précédent, et n’avait reçu d’autre ordination que celle qu’il
avait trouvé bon de s’administrer lui-même, en se baignant, après
l’ensevelissement, dans la même eau dont on s’était servi pour purifier
le cadavre de son père. Cette cérémonie avait suffi auprès de ses
ouailles pour le revêtir, à leurs yeux, du caractère sacré. De la plus
parfaite ignorance d’ailleurs, il était marié, père de famille, et, dans
le principe, vivait assez confortablement des redevances régulières
qu’il prélevait, à certaines époques, sur la piété complaisante de son
troupeau.

Le programme complet de ses fonctions sacerdotales consistait à le
réunir lors de la fête de Pâques. Alors, toute la foule assemblée devant
la porte de la chapelle tombait à genoux, et s’écriait, sur un signe de
son pasteur, d’une voix unanime:

--Nous avons péché!

Puis, sur un second signe, qui pouvait passer, celui-là, pour une
bénédiction, elle se relevait et criait de nouveau:

--Nous sommes sanctifiés!...

Ensuite, elle s’écoulait satisfaite, convaincue d’avoir rempli tous les
devoirs du chrétien, et fière de l’absolution collective qu’elle venait
de recevoir.

Mais plus rien de tout cela, maintenant. Le prêtre est allé chercher
fortune ailleurs, et le peu d’habitants demeurés à Gueleb achèvent de
mourir lentement là où ils sont nés, et où ils ne peuvent plus vivre.
Notre station ne se prolongea pas parmi eux, et, après une journée
consacrée à la distribution de quelques aumônes bien insuffisantes,
hélas! nous regagnâmes notre bivouac.

On nous avait prévenus que le lieu était infesté de bêtes féroces, et
que la nuit, de bien loin, elles venaient boire à la source près de
laquelle il était établi. Déjà, les bruits de la vallée nous
apportaient, en effet, de sourds et rauques grognements, timides encore,
il est vrai, mais qui n’étaient que le prélude du concert dont allaient
être frappées nos oreilles. Je mis à profit les dernières lueurs du jour
pour aller pourchasser d’énormes bartavelles, dont le cri se mêlait, çà
et là, à la note plus sévère des grandes voix du lion ou de la panthère.
Perchées sur des quartiers de roc, elles se répondaient l’une à l’autre.
J’en tuai une, ou plutôt je l’assassinai, en la tirant presque à bout
portant. Elle était aussi grosse et presque aussi dure qu’un vieux coq
de basse-cour.

Bien que je me fusse assez peu éloigné pour ne pas même perdre notre
camp de vue, lorsque j’y rentrai avec mon gibier, les ténèbres étaient
profondes. Point de lune. Un bûcher, composé de deux ou trois arbres
entiers, flambait au milieu de la clairière, en projetant sa lumière sur
les broussailles sombres. Derrière, alléché, sans doute, par le fumet
des viandes de notre souper, rôdait un léopard dont les miaulements
sinistres nous assourdissaient. Nous étions, les uns et les autres,
devenus tellement insouciants d’un voisinage aussi banal, que nous ne
songions qu’à nous plaindre de ce bruit persistant, sans daigner nous
préoccuper autrement du danger qui pouvait s’y joindre. Nous veillâmes,
seulement, à ce que le feu ne s’éteignît pas, et en raison de la
mauvaise réputation de l’endroit, deux de nos hommes, pourvus d’un
approvisionnement de combustible respectable, furent spécialement
affectés à ce service. Puis, nous nous endormîmes. Mais notre sommeil ne
fut pas de longue durée. Malgré nos couvertures et nos manteaux, le
froid nous pénétrait. A cette altitude de 6,000 pieds au-dessus du
niveau de la mer, la rosée des nuits est glaciale. Bien avant le lever
du soleil, nous étions debout. Nous nous serions mis en route
sur-le-champ, sans les difficultés et les accidents du terrain.

Enfin, le ciel blanchit à l’est, et nous avions le pied à l’étrier,
lorsque, tout à coup, retentit un coup de feu; puis un épouvantable
rugissement, dans la direction de la source. J’y cours, avec deux ou
trois hommes, et là, nous trouvons un des domestiques de la mission qui
venait y remplir sa gourde, accroupi devant le cadavre d’une superbe
lionne gisant à terre, tandis qu’un petit lionceau pleurait et s’agitait
autour.

C’était la répétition, à peu de chose près, de l’aventure de Gœrguis,
dans le Barca.

Au moment où nous arrivions, le petit déboulait dans nos jambes. Il
était tout mignon, et de la taille d’un chacal. Je l’achetai, et après
l’avoir désaltéré avec un peu de lait, je voulus le placer devant moi,
sur ma selle. Impossible! La diabolique mule sautait, ruait. L’odeur de
ce fauve, si inoffensif qu’il fût, la rendait folle. Un de nos gens le
déposa alors dans un couffin (panier indigène), et le prit sur le dos.
Je le gardai plusieurs mois. Il était doux et jouait comme un jeune
chat. Il se plaisait, surtout, à venir me mordiller le coude, lorsque
j’étais couché. D’ordinaire, je répondais à ces caresses du roi des
animaux par de fortes taloches qui l’envoyaient rouler à quelques pas.
Je me proposais de l’amener en France. Mais, un beau matin, je le
ramassai étranglé par la corde qui l’attachait chaque nuit, et dont il
s’était maladroitement entortillé le cou.

Durant plusieurs heures, le ravin encaissé dont nous suivons le lit nous
retient entre deux murailles géantes. Puis, après avoir franchi, tant
bien que mal, deux ou trois cascades d’une hardiesse grandiose, nous
nous trouvons soudainement à la crête d’une falaise du haut de laquelle
le torrent se précipite et brise, avec un bruit de tonnerre, ses flocons
d’écume sur un banc de rochers qui, à une profondeur vertigineuse,
renvoie d’en bas l’écho mugissant de sa chute.

Là, il faut se mettre en quête d’une autre voie. En prenant à droite,
nous atteignons le sommet d’une sorte d’échelle ménagée par entailles
dans le granit, sur laquelle doit s’aventurer le sabot de nos bêtes. La
descente commence; on a mis pied à terre, et personne ne parle. Un quart
d’heure après, nous sommes hors de danger, sains et saufs. Alors
seulement nous nous retournons pour admirer à l’aise le casse-cou sans
pareil dont nous nous sommes tirés. Il n’y a pas longtemps qu’il est
accessible aux animaux, et c’est à un duc de Saxe-Cobourg-Gotha que
l’humanité en est redevable.

Poussé par le goût des aventures, ou par tout autre motif, ce prince
était débarqué, quelques années auparavant, à Massaouah, pour aller
chasser l’éléphant sur les plateaux de l’Abyssinie. Dans la route que
nous suivions nous-mêmes, mais en sens inverse, la marche de sa caravane
fut entravée par la barrière insurmontable des montagnes du Mensah. Ce
fut alors qu’il traça ce sentier, c’est-à-dire que Son Altesse daigna
fumer quelques cigares, couché à l’ombre de sa tente, pendant qu’on
l’élargissait, et qu’on déblayait le terrain pour le rendre praticable
aux chameaux. Puis, lorsque tout fut terminé à peu près, le prince, dont
les États n’étaient pas, on le sait, d’une bien remarquable étendue,
après s’être encore avancé un peu plus loin, s’imagina être presque, en
raison de tant de travaux, parvenu jusqu’au cœur de l’Afrique,--d’autant
qu’il avait aperçu trois éléphants à l’horizon,--et jugea opportun de
regagner les vaisseaux anglais qui l’avaient amené.

Comme lui, nous soupirions après la mer; et le lendemain, nous touchions
aux confins de la plaine d’Azuz. Pour la seconde fois, elle se déroulait
brûlante et immense à nos regards fatigués. Adieu les grands arbres
verts du plateau; plus rien, à présent, que des broussailles roussies.
Nous approchions du Samhar; on le devinait aux émanations torrides que
le vent semait en soufflant, chaud et lourd, sur nos têtes.

Encore une halte le long du lit à sec d’un torrent élargi, d’année en
année, par l’action de plus en plus désordonnée des eaux! C’est un 19
juillet, anniversaire de la fête de saint Vincent de Paul, le patron des
Lazaristes. Pour la célébrer dignement, le P. Delmonte nous avait promis
une surprise au repas de midi.

Cette surprise, la voilà tout à coup. C’est une boîte de sardines mise
en réserve à cette intention. Elle est saluée avec joie. Cet écart au
menu ordinaire, si modeste qu’il soit, nous paraît un festin. Quelques
gouttes de vin oubliées à dessein au fond d’une bouteille achèvent de
nous mettre en belle humeur. Après le dîner, nous nous groupons tous
sous un maigre buisson au bord du torrent, et tout en disputant son
ombre avare au soleil implacable dont les rayons nous gagnent peu à peu,
nous nous livrons aux charmes de la dernière conversation qui nous
réunira avant notre séparation.

De quoi parlons-nous, les uns et les autres? De nos souvenirs, de nos
espérances, de ce pays où nous voyageons, et de l’avenir qui l’attend.
Et tout en interrogeant ou en racontant, nous nous laissons aller à
écouter le P. Delmonte, qui, plus que nous tous, s’est trouvé mêlé, aux
côtés de Mgr de Jacobis, à quelques-uns des événements qui l’ont
ébranlé. Il nous retrace, entre autres, l’historique de cette mission du
comte Russel, envoyé quelques années auparavant près de Négoussié par
l’empereur Napoléon, à laquelle la France doit ses droits sur la baie
d’Adulis, et dont, avec son évêque, il suivit les émouvantes péripéties
à Halaï[20]. Tous les détails de son récit, comme du tableau qui nous
environnait, sont encore là, présents à ma mémoire; et ce fut sous le
coup des diverses impressions qu’il éveilla dans nos esprits, que nous
nous remîmes en route.

  [20] _Mer Rouge et Abyssinie_.--_Une mission en Abyssinie_, par le
    comte RUSSEL, chez Plon, Nourrit et Cie.

Une chaleur accablante; une course sans incidents, sans attraits. Nous
marchions, sans nous arrêter, sans regarder. Nous avions hâte d’arriver.
Enfin, voici notre dernière nuit dans le désert. Autour de nous, le
sable, rien que le sable. Nous bivouaquons près d’une mare dont il nous
faut disputer l’eau saumâtre à des bandes d’oiseaux innombrables et aux
bestiaux qui en piétinent les abords.

Néanmoins la fraîcheur m’en paraît délicieuse.

--Comme c’est bon de boire frais! ne puis-je m’empêcher de penser, à
mesure que le liquide humecte mon gosier desséché.

Je portais sur moi un petit thermomètre de poche. J’ai la curiosité
d’examiner la température de cette eau fraîche... Vingt-huit degrés!

L’air que nous respirons, il est vrai, en a quarante et un.--Tout gît
dans la comparaison.

Les feux allumés, Gœrguis s’était accroupi non loin de moi. Immobile sur
ses talons, la bouche close, l’air important, c’était un signe certain
qu’il mourait d’envie de prendre la parole.

--Eh bien! Gœrguis, lui dis-je, voilà notre dernier bivouac... Quelle
chaleur!

--Oui. Ça me rappelle celui où l’étranger faillit être massacré avec
moi.

--Quel étranger?

--C’était un jeune Frangui que j’accompagnais...

Ah! il y a bien des hivers de cela. Ma barbe était alors vierge de poils
blancs, mon pied infatigable. J’habitais Halaï, et du rivage de la mer
aux bords du Taccazé, pas un sentier qui ne me fût familier, pas un
torrent où je ne fusse descendu, pas un pic que je n’eusse gravi. Ma
renommée de chasseur s’étendait déjà loin. Ce fut là ce qui attira
l’attention de l’étranger sur moi. Il était venu dans notre pays pour y
chasser des animaux qui, paraît-il, ne se rencontrent jamais dans le
sien. Il me proposa de le suivre. J’acceptai. Pendant des mois, nous
parcourûmes ensemble tout le Tigré et la chaîne du Tarenta, lorsque
j’eus l’idée de le conduire chez un chef des Chohos qui, bien que
musulman, m’avait toujours amicalement reçu.


AÏSSA, LA BELLE FILLE AU TEINT D’OR.

Ce chef se nommait Hadji-Mabrouck (le satisfait), et vivait avec sa
tribu dans la vallée de Dongoura, au fond du Djebel-Hyalloua. C’était
une contrée presque inabordable alors, dont les habitants demi-sauvages
continuaient encore à fermer l’accès à tous les étrangers, et qui
relevait du Nahib d’Arkiko. Vieux alors, il avait été lui-même, dans sa
jeunesse, un guerrier valeureux, et plus d’une légende, chantée par les
jeunes filles, gardait la mémoire de ses exploits. A l’exemple de la
plupart des chefs musulmans, il avait accompli le pèlerinage de la
Mecque, et par deux fois touché du front le tombeau du Prophète. Le
second de ses voyages fut le plus long. En compagnie de quelques
marchands venus d’Égypte, il s’embarqua à Djeddah, et resta deux ans au
Caire.

Lorsqu’il retourna parmi les siens, il ramenait avec lui une femme dont
le regard d’aucun homme, il est vrai, ne distingua jamais les traits,
conformément aux prescriptions de leur loi, mais dont les pieds et les
mains étaient de couleur blanche,--ce qui ne s’était jamais vu,
jusque-là, dans le Djebel-Hyalloua. Maint récit étrange circula, à cette
époque, sur le compte de cette créature merveilleuse. C’était,
prétendait le plus grand nombre, une houri léguée en récompense par le
prophète Mohammed à son pieux serviteur; et l’influence, déjà grande, du
chef s’accrut encore de cette miraculeuse faveur.

Quelques mois après, il épousait une seconde femme, la propre sœur du
Nahib. Seulement celle-ci ne quitta pas Arkiko, et s’installa dans une
nouvelle maison que Hadji-Mabrouck y construisit aussitôt, pour
retrouver, d’après les usages musulmans, un second intérieur et une
seconde famille, chaque fois qu’il était appelé à y faire un séjour.

Puis, les années suivirent leur cours. Des enfants naquirent à Mabrouck;
ses deux femmes moururent; la blanche d’abord, la sœur du Nahib ensuite.
La première lui laissait une fille; de l’autre, il eut cinq fils, et à
la mort de leur mère, les emmenant avec lui à Dongoura, il dit adieu à
Arkiko, résolu, désormais, à n’y plus revenir.

Or, bien du temps avait passé sur ces événements, lorsqu’un jour, un
bruit traversa le Djebel-Hyalloua. Non loin de Dongoura, un étranger, un
de ces blancs dont la renommée y avait vaguement pénétré, se dirigeait
vers la vallée. Que voulait-il? D’où venait-il? Des groupes animés de
jeunes gens avaient saisi leurs armes, et se préparaient à courir sus à
l’audacieux. Quelques-uns, plus impatients, avaient gravi les hauteurs
afin de découvrir de plus loin. Le vieux Mabrouck, après quelques
paroles prononcées pour calmer l’ardeur publique, s’était assis au seuil
de sa maison, et attendait.

Tout à coup, un grand cri s’éleva de la foule. Je l’entends encore.
C’étaient nous, qui débouchions du dernier défilé. Le Nahib d’Arkiko,
pour mieux assurer la sécurité de l’étranger, l’avait fait accompagner
d’un de ses serviteurs de confiance. Je m’avançai avec lui, laissant en
arrière le jeune homme. Aussitôt reconnus, embrassés, nous vîmes les
dispositions hostiles s’évanouir comme le soleil dissipe les nuages, et
ce fut pour lui faire fête, au contraire, que la population de Dongoura
tout entière se dirigea vers notre maître.

Il était à cheval; quatre domestiques portaient ses armes ou ses
bagages. Arrivé devant la demeure du chef, il mit pied à terre. J’avais,
en peu de mots, expliqué rapidement à celui-ci le motif qui nous
amenait, et la protection bienveillante dont nous couvrait le Nahib.

--Sois le bienvenu parmi nous, seigneur franc, lui dit Hadji-Mabrouck en
arabe; tant qu’il te conviendra, ma maison est la tienne!

L’étranger remercia dans la même langue, et tous ensemble, nous entrâmes
dans l’habitation du chef. C’était un vaste enclos d’épines, situé tout
en haut du village, au milieu duquel se dressaient cinq huttes de
bambous et de roseaux. Deux d’entre elles paraissaient mieux construites
et se distinguaient par de grandes nattes, finement tressées, dont
l’extérieur était revêtu. Nous nous assîmes dans l’une de celles-là, le
menu peuple demeurant au dehors, les notables seuls prenant place sur
les peaux de bœuf qui en jonchaient le sol. Puis le café fut servi.
C’était une délicatesse dont le chef avait pris l’habitude dans ses
voyages, et dont il usait pour faire honneur à des hôtes distingués.

On causait peu. Mais tous les regards étaient tournés vers l’étranger,
dont les vêtements bizarres, non moins que les armes extraordinaires,
excitaient la surprise. Les revolvers, déchargés au préalable,
circulèrent de main en main; le secret de leur mécanisme, expliqué et
compris, devint un sujet inépuisable d’étonnement et d’enthousiasme.
Personne n’avait jamais soupçonné les ravages de cette arme meurtrière.
La carabine et le couteau de chasse ne provoquèrent pas moins
d’admiration. Mais, bientôt, la curiosité publique se concentra presque
exclusivement sur une petite sacoche en cuir, bordée d’un cercle de
cuivre doré, que le jeune homme portait en bandoulière, et dont il avait
refusé de se débarrasser comme d’en montrer le contenu. Que pouvait bien
renfermer ce sac mystérieux? Pourquoi son propriétaire paraissait-il y
attacher tant de prix? Toutes ces questions se formulaient à voix basse,
soulignées de coups d’œil sombres et de signes énigmatiques.

L’entrée d’un serviteur mit fin à cette scène muette. Hadji-Mabrouck, se
tournant vers son hôte, le prévint alors que sa maison était prête. Afin
de le mieux recevoir, il avait donné l’ordre qu’on disposât pour lui et
pour sa suite deux des cinq que renfermait l’enclos. Puis, se levant, il
le conduisit à son nouveau domicile. La première des huttes,
soigneusement nettoyée, garnie de feuillage fraîchement cueilli, pourvue
de peaux de bœuf en abondance et de jarres pleines d’eau, demeurait
affectée à son usage particulier, le cheval attaché devant, à un piquet;
la seconde était réservée à ses gens.

Dès que l’étranger eut pris possession de son domaine, il remit ses
armes à ses domestiques, sans, toutefois, se dépouiller davantage du
petit sac; puis les bagages furent apportés, la selle arrangée sur une
peau, en manière d’oreiller, pour qu’il pût s’y appuyer la tête, et les
ustensiles de toilette relégués dans un coin. Il n’avait aucune idée de
la durée du séjour qu’il devait faire à Dongoura, ne se laissant, ici
comme partout, guider en cela que par sa convenance et le plaisir qu’il
éprouvait.

En venant, le délicieux aspect de la vallée l’avait enchanté. Un
ruisseau la sillonnait d’un bout à l’autre; sur ses bords, les troncs
noueux des oliviers sauvages, des ébéniers, des citronniers, inclinaient
leurs rameaux; le parfum des jasmins se mariait à l’avoine des hautes
herbes; les clochettes pourpre du cellacellé tranchaient sur le vert
sombre de ses feuilles; et plus haut, une forêt d’arbustes odoriférants
étageait, aux flancs de la colline, ses festons embaumés. Çà et là, à
mesure que nous nous frayions une route à travers les lianes et les
fourrés, des troupes de pintades, de francolins et de grosses perdrix
s’étaient levées; des gazelles avaient bondi; et nous avions aperçu des
sangliers et des antilopes qui nous regardaient passer. Des oiseaux de
toutes les nuances sautillaient de branche en branche, des papillons
nonchalants déployaient leurs ailes diaprées. Les pluies récentes
avaient rafraîchi l’atmosphère; la nature avait un air de fête. Et plus
loin, comme une barrière grandiose, tout un horizon de montagnes dont
les cimes dentelaient l’azur, et où le nopal et l’aloès paraient de leur
végétation puissante les rocs dénudés. Où rêver un site plus
merveilleux? Et le jeune homme, en embrassant du regard le tableau
déroulé devant lui, assis maintenant à la porte de sa cabane, semblait
se dire que peut-être il serait doux de vivre là longtemps, oublieux du
monde et oublié de lui.

Perdu dans ses méditations contemplatives, la nuit l’avait surpris. Les
splendides constellations du ciel d’Orient scintillaient au-dessus de sa
tête; la croix du Sud étincelait, l’obscurité était brusquement tombée;
et de la foule, si curieuse, si gênante tout à l’heure, il ne restait
plus, auprès de lui, que moi.

Soudain, tout près de nous, bercés par le calme du soir, résonnent des
accents mélodieux et plaintifs. C’est une musique, c’est un rhythme à la
fois doux et grave, dont une voix jeune module les notes au hasard de
l’improvisation. L’étranger écoute; on dirait que cette harmonie sauvage
exerce sur lui un charme mystérieux. Il prête l’oreille:

--Gœrguis, qui chante ainsi? me demande-t-il.

--C’est Aïssa, la belle fille au teint d’or, comme on l’appelle, la
propre fille de Hadji-Mabrouck et de la femme blanche qu’il avait
épousée d’abord.

--L’as-tu jamais vue?

--Non. Mais je sais son histoire. Élevée par sa mère, et vivant seule
avec elle durant les fréquentes absences de son père, elle a, en partie,
hérité du teint de celle-ci, et lui doit son surnom pittoresque. On la
dit également fort belle, mais sa beauté est loin d’être l’unique
avantage dont l’ait dotée sa naissance. Sa mère lui a enseigné des
sciences ignorées, et dans la tribu, se répètent, tout bas, sur son
compte, des choses surprenantes. Elle a été vue, parfois, la nuit,
s’échappant, pour courir à travers la campagne, et ramasser, en
chantant, à la lumière des astres, certaines plantes dont, ensuite, elle
compose un breuvage qui guérit les malades et conjure la mort.
Lorsqu’elle était enfant, alors que l’âge ne l’obligeait pas encore à se
voiler la figure, un jour qu’elle s’était écartée du village, un
vieillard, étranger à la contrée, qu’on ne revit jamais, sortant tout à
coup d’un buisson près duquel elle s’était assise, lui prit la main et
lui déclara qu’elle aimerait un seigneur de la même race que sa mère,
qu’elle en serait aimée, mais mourrait tuée par lui. Depuis ce moment,
Aïssa, sans peur de la prédiction, vit dans l’attente de l’amant
illustre qui lui est annoncé, et chante en l’appelant. Le populaire
ressent pour elle je ne sais quelle crainte superstitieuse, et l’entoure
d’égards qu’il refuse aux autres femmes. Cette hutte voisine est la
sienne. C’est là que les plantes cueillies par elle reçoivent, en se
transformant sous ses doigts, leurs vertus surnaturelles. Nul n’y
pénètre, pas même son père. Elle n’en sort que le soir. Ses chants
saluent la présence du seigneur frangui, et lui souhaitent la bienvenue
au pays de Dongoura.

Au même moment où je terminais cette explication, la voix de la jeune
fille se tut également, et tout rentra dans le silence. Le lendemain
matin, quand l’étranger s’éveilla, une esclave était à sa porte, une
jatte de lait à la main, et deux chevreaux derrière elle. C’étaient des
présents d’Aïssa. Un joli miroir et une belle écharpe de soie rouge lui
furent adressés en remercîment. Le soir, les chants reprirent.

Quelques jours s’écoulèrent. Aïssa demeurait invisible. Ses accents
seuls, dès que la vallée dormait, montaient chastement dans les airs et
jetaient leurs refrains amis à l’étranger. Celui-ci employait le temps à
chasser. Je l’accompagnais toujours, tantôt nous lançant à travers les
fourrés de la plaine, tantôt gravissant les rampes de la montagne. Mais
jamais nous ne rentrions sans qu’il rapportât, pour la jeune fille,
quelque gerbe de fleurs ou quelque oiseau brillant que j’allais
remettre, en son nom, à l’esclave habituelle. Les habitants s’étaient,
peu à peu, accoutumés à lui; la couleur de sa peau ne leur semblait plus
aussi extraordinaire, ses vêtements et ses armes ne provoquaient plus
autant de surprise. Un unique point continuait à faire travailler leurs
esprits: que renfermait le sac dont il ne se séparait jamais? Je n’en
savais, moi-même, pas plus qu’eux.

Cependant, il s’était, à la fin, décidé à partir. Ce devait être le
lendemain. Déjà Hadji-Mabrouck avait été prévenu. Je m’occupais des
préparatifs. Il était lui-même à quelque distance de l’enclos, assis sur
une grosse pierre, ses regards errant sur l’horizon. A quoi pensait-il?
A deux ou trois reprises, en allant lui demander quelques instructions,
j’avais cru voir des larmes dans ses yeux. La dernière fois, le fameux
sac gisait ouvert à ses pieds. J’y jetai un coup d’œil; plus rien
dedans. Il en avait extrait des papiers, des lettres jaunies, qu’il
feuilletait et relisait. C’était cette heure mélancolique où les rayons
du jour s’éteignent dans les ombres de la nuit. En approchant, je
l’entendis soupirer. Sans doute, il évoquait le fantôme lointain de ce
qu’il avait aimé, de ce qu’il avait quitté. Dans ces moments-là, je le
sais, l’homme souffre et l’âme pleure. Mon pas le fit tressaillir. Je
lui dis que les feux allaient tomber, et que son repas était prêt.

--C’est bien, j’y vais, répondit-il.

Et je rentrai. Mais nous l’attendîmes vainement. Il ne vint point. Je
retournai à la place où je l’avais laissé. Plus personne. Qu’était-il
devenu? J’allais donner l’alarme, lorsqu’une main me toucha l’épaule.
C’était l’esclave d’Aïssa, un doigt sur la bouche, et m’indiquant du
geste un massif de broussailles, bien au delà des dernières maisons.

--Silence, me dit-elle. Ils sont là.

Je compris. Et plus tard, lui-même me retraça tous les détails de
l’aventure. Ils sont toujours présents à ma mémoire.

Il se levait pour me suivre, lorsque cette même esclave avait paru
inopinément devant lui. D’un signe elle l’arrêta, et le prenant par le
bras, l’entraîna à quelque distance jusqu’à une touffe de tamarins et de
lauriers, perdue dans un pli du terrain. Intrigué, il se laissait faire.
Puis, dans le sombre des arbres, quelque chose de blanc se distingua
vaguement. Ce quelque chose remua, dès qu’il fut près. C’était Aïssa.

Elle était bien belle, Aïssa, de cette beauté tour à tour langoureuse et
passionnée qui rend fou, de cette beauté dont les filles du désert,
sorties de noble race, gardent le privilége. A la lueur tamisée de la
lune, dès que la femme eut disparu, rejetant son voile, elle découvrit
un adorable visage d’une teinte dorée, en effet. Deux yeux veloutés,
au-dessus d’une petite bouche finement arquée et d’un nez mignon
légèrement aquilin, deux grands yeux profonds, y traçaient leurs
éclairs, et les lourdes tresses d’une soyeuse chevelure noire
l’encadraient...

--Il allait donc partir, cet ami inconnu que lui avait envoyé le destin,
elle venait de l’apprendre, partir à jamais, sans qu’elle eût tenté de
se rapprocher de lui, sans que même le son de sa voix eût frappé son
oreille! Bien souvent, il est vrai, derrière les fentes de sa natte,
elle l’avait aperçu, elle l’avait admiré. Mais, lui, la connaissait-il?
Ses chants lui pouvaient-ils laisser, de celle qui les disait, autre
chose qu’un souvenir indécis et flottant? Et le perdre ainsi, elle qui,
silencieusement, sans se l’avouer, sans le comprendre au début, avait,
tout ce temps-là, vécu de lui!... Oh! non. Le déchirement était
au-dessus de son courage. Elle voulait que, séparés, il pût, ne fût-ce
qu’en rêve, la revoir et la retrouver toujours... Et elle était venue.

Et alors, dans le réduit le plus reculé de leur asile obscur, les deux
mains enlacées, près, tout près l’un de l’autre, ils s’assirent sur la
mousse... Et déjà, la calandre matinale jetait à la terre endormie ses
premiers cris d’éveil, qu’isolés du reste du monde, par une commune
extase, ils se répétaient encore qu’ils s’aimaient...

Et le lendemain, l’étranger ne partit pas.

Deux semaines s’écoulèrent. Chaque nuit réunissait ainsi les deux amants
au fond du même abri. On ne parlait plus de départ.

Un matin, cependant, Hadji-Mabrouck, qui ne manquait jamais d’honorer
l’hôte confié à ses soins d’une visite quotidienne, arriva plus soucieux
que d’ordinaire, avec l’un de ses fils, et lui demanda s’il ne comptait
pas reprendre prochainement le chemin d’Arkiko.

Cette question était trop en désaccord avec les coutumes de
l’hospitalité orientale pour ne pas exciter l’étonnement de l’étranger.
A force d’instances, il finit par en obtenir la raison.

Bien que solidement assise parmi les siens, l’autorité d’Hadji-Mabrouck
ne s’étendait point jusqu’à certaines fractions des Chohos, dont
l’humeur turbulente la repoussait aussi bien que celle du Nahib, et qui
ne se rattachaient à ceux de Dongoura que par les liens fictifs d’une
même origine. Or, la nouvelle de l’apparition d’un Frangui, sur un coin
du territoire qu’à ce dernier titre ils regardaient comme partie
intégrante du domaine commun, était parvenue jusqu’à leurs repaires. On
le dépeignait possesseur de richesses immenses. Il n’en fallait pas tant
pour allumer leur cupidité, et le vieux chef venait d’être informé
qu’une députation nombreuse de ces gens allait se rendre auprès de lui
pour le pousser à dépouiller, sinon à massacrer, son hôte, et à réclamer
ensuite leur part de butin.

Et désignant alors le sac aux papiers flétris:

--Dans le pays, ajoute-t-il, on prétend que tu caches là un trésor.

Le jeune homme sourit et se borna à répondre qu’il ne redoutait rien.
Mais, quand il se leva pour saluer le chef et son fils, il surprit, dans
les yeux de celui-ci, une étincelle de convoitise et de menace.

Les hommes annoncés ne tardèrent pas à arriver, et se répandirent dans
le village. Quelques-uns avaient été reçus chez Hadji-Mabrouck lui-même,
et rôdaient tout autour de la hutte de l’étranger. Leur maintien
arrogant, leurs mines provocatrices révélaient clairement leurs
intentions et leurs désirs. Bientôt, les dispositions pacifiques, même
bienveillantes de ceux de Dongoura, retournées par les excitations et
les menées des nouveaux venus, se changèrent en une attitude hostile. La
perfidie accomplissait son œuvre, et une rumeur tumultueuse, grossissant
de proche en proche, se leva comme le prélude imminent de quelque
sanglante catastrophe.

Les plus marquants de la tribu, poussés et suivis par les autres,
s’étaient groupés devant la demeure du chef, et vociféraient contre
l’étranger. Ce ne fut pas sans peine que Hadji-Mabrouck parvint à les
calmer et à les disperser. Mais, dès que le dernier d’entre eux se fut
éloigné, il accourut près de son hôte.

--Il n’y a plus à hésiter, lui dit-il, il faut partir, et partir sans
retard. Aujourd’hui, tant que tu reposes sous le toit d’Hadji-Mabrouck,
sa parole te couvre encore. Mais peut-être demain serait-elle
impuissante. Avant tout, il doit mettre en sûreté ta vie, aussi bien que
son honneur. Cette nuit, à la faveur des ténèbres, tu descendras la
vallée, et je veux que l’aube te trouve déjà loin. Mon propre fils sera
ton guide. Adieu donc, ô étranger! Que la mémoire du vieux chef ne meure
pas tout entière en ton cœur! Ta présence lui a rappelé les années
heureuses de sa jeunesse, ses voyages au pays des hommes blancs. Va!...
Maintenant, il te remet à Dieu, et ses vœux t’accompagnent au foyer de
tes ancêtres.

Les bourdonnements du jour s’éteignaient à peine que, déjà, le fils
d’Hadji-Mabrouck, tout prêt, sa lance à la main, son bouclier au bras,
stimulait les préparatifs de la fuite. Il n’y avait pas à lutter, pas à
différer, il fallait partir, et partir sans revoir Aïssa. C’était bien,
cette fois, un adieu, un adieu pour toujours, sans un mot, sans une
caresse, sans une étreinte. Pauvre Aïssa! Pauvres jeunes gens!

Nous marchâmes toute la nuit. C’était la saison des orages. L’atmosphère
était chaude, le temps lourd, comme ce soir. Pas un souffle de vent pour
rafraîchir l’air. Au lever du jour, pas un cri d’oiseau, pas un rayon de
soleil. Une lumière jaune et blafarde pesait sur l’horizon. Tous les
signes précurseurs de la tempête s’amoncelaient au-dessus d’un morne
paysage. Bientôt un mugissement sourd gronda dans le lointain, une
rafale siffla, et l’ouragan se déchaîna. A la hâte, nous cherchâmes
refuge dans un creux de la montagne. Le peu de clarté qui subsistait
encore s’évanouit. Une nuée gigantesque enveloppa la nature, et une
trombe de sable s’abattit autour de nous.

Puis elle passa; et aux éclats formidables du tonnerre répercutés par
l’écho des rochers, des avalanches d’eau succédèrent, roulant dans des
ornières fangeuses, dans des ravins sans fond, tout un monde de débris
informes, de cadavres d’animaux, de terres éboulées, de troncs d’arbres
fracassés.

Au bout d’une heure, le ciel recouvrait sa sérénité, les gouttes humides
scintillaient aux feuilles, la corolle repliée des fleurs se rouvrait,
l’aigle et le vautour reprenaient leur vol, le sol détrempé se séchait,
et la caravane se remettait en route. Mais, malgré le peu de durée de
cet arrêt, notre itinéraire s’en trouvait néanmoins modifié; et au lieu
de franchir en une journée, ainsi que nous l’avions espéré, les
redoutables défilés des Djebel-Hyalloua, nous étions contraints d’y
camper une nuit encore. L’éloignement considérable du premier puits de
la plaine ne nous permettait plus d’en atteindre le bord avant la nuit.

Telle fut du moins l’explication invoquée par notre guide. Les sentiers
tortueux, défoncés par la pluie, n’offraient, en effet, qu’un difficile
accès; le cheval de l’étranger bronchait sur les cailloux, les hommes
glissaient, le trajet s’effectuait avec une désespérante lenteur.
Chacun, exténué, soupirait après l’heure de la halte. Nous côtoyions,
entre deux falaises à pic, le lit resserré d’un torrent. En un endroit,
une brusque déchirure de la roche nous montra une large place
sablonneuse et dégagée, comme un carrefour sorti des entrailles
terrestres. Et, tout autour, des rampes escarpées, des murailles de
granit; on eût dit le fond d’un immense entonnoir. Nous étions arrivés.

Un trou circulaire, ménagé dans le sable, laissait filtrer un peu d’eau.
De la crête, un fouillis de lianes, de mimosas et de lentisques
descendait en grappes épaisses jusqu’au bas. Des singes gambadaient au
travers. De ses deux coups de fusil, le jeune homme les mit en fuite, et
au pied même de ce rideau de feuillage, sous les plus longs rameaux qui
se projetaient en avant, nous déployâmes sa peau de bœuf. Soucieux et
fatigué, son arme déchargée sous le bras, il s’y laissa tomber. De cette
place il apercevait, à sa droite, le chemin par où nous étions venus,
tandis qu’à gauche le rempart de la montagne s’allongeait vers le ciel.

Le repas terminé, chacun imita son exemple, et s’étendit auprès du feu.
Quelques instants plus tard, sauf celui de nos gens chargé de faire
sentinelle, tout le monde dormait; et le cheval entravé ruminait plus
loin.

La nuit était encore profonde; à peine si, vers l’Orient, un coin du
ciel commençait-il à blanchir faiblement, lorsque je m’éveillai. Je ne
sais quelle angoisse inexplicable m’oppressait. Je regarde autour de
moi. Plus de feu. Des derniers tisons à demi consumés, sort encore un
mince filet de fumée. Il doit y avoir longtemps qu’aucune main n’y a
touché. Les domestiques, roulés dans leurs couvertures, reposent en
toute tranquillité. Mais point de guide... Où est-il? Un soupçon me
traverse l’esprit. Il a rejoint les siens pour les amener ici. Pas une
minute à perdre. Vite! J’éveille le maître. On ramasse les bagages à la
hâte... Et le cheval? Il a disparu également. Peu importe, on partira
sans lui. Enfin, on est debout, on est prêt... En route!...

Trop tard!

Un bruit confus, tel que celui des eaux qui montent d’une rivière
débordée, nous arrive par le chemin même que, la veille, a suivi la
caravane. Du moins, dans l’autre sens la voie reste ouverte. Par là, on
peut fuir. Hélas! non. Dans cette direction aussi, même tumulte. Nous
sommes cernés. Point d’issue; c’en est fait, nous allons périr. Mais ce
ne sera pas sans combat. L’étranger a vu d’autres champs de bataille
dont il est revenu. Il nous encourage; le fusil à la main, l’homme du
Naïb et moi, nous nous serrons à ses côtés. Dieu, et nos armes après
lui, peuvent encore nous sauver. Les autres, terrifiés, sans haleine,
s’affaissent sur eux-mêmes.

Le bruit redouble; la horde n’est plus loin. Des hurlements de joie
sauvage retentissent. A droite et à gauche, les voilà...

--Attention, mes amis! nous crie le jeune Frangui.

Et tous les trois nous épaulons nos carabines. Soudain, dans la
broussaille contre laquelle nous sommes adossés, des feuilles sont
froissées, des branches sont brisées... Sont-ce de nouveaux assaillants
qui surgissent du sein même de la terre? Involontairement nous nous
retournons. Non! c’est le salut. Une grosse touffe de verdure, écartée
vivement, découvre un espace vide; une main se tend par là; une voix
appelle:

--Par ici! par ici!

C’est Aïssa... Aïssa dont on ne s’est pas méfié à Dongoura, Aïssa qui,
de sa maison, a tout vu, tout entendu, qui a appris ainsi la trahison de
son frère, le danger de son ami, et qui n’a pas hésité. Les courses
nocturnes d’autrefois lui ont enseigné jusqu’aux détours les plus
secrets des montagnes. Elle en connaît tous les ravins, tous les
sentiers... Aussitôt la nuit venue, elle court, elle vole. Elle arrive à
temps.

Nous nous précipitons vers l’issue qu’elle nous ouvre, et disparaissons
sur ses pas. Une clameur de rage nous poursuit. De roc en roc, de racine
en racine, de liane en liane, meurtris, déchirés, nous escaladons la
rampe et dominons l’abîme, invisibles à nos ennemis. Nous atteignons le
faîte. Une pointe en saillie, suspendue au-dessus du torrent, va presque
rejoindre l’autre bord. Un tronc d’arbre en travers sert de pont.

--Passez vite! dit Aïssa, en nous le montrant. Ils grimpent derrière
nous, et vont être bientôt là. Hâtez-vous.

--Et toi? dit le jeune homme.

--Moi, je vous suis... Non! je reste! s’écrie-t-elle, dès que nous avons
traversé; je reste et je meurs.

Et l’arbre qu’elle a repoussé du pied roule avec fracas dans le gouffre.

Frappés de stupeur, nous nous arrêtons. Impossible de retourner à elle.
Les bandits sont déjà en haut, et le frère d’Aïssa bondit sur sa sœur
qu’il saisit aux cheveux. Ivre de fureur, il lève son poignard; de
l’autre rive, l’étranger l’a mis rapidement en joue: fatalité! Les deux
chiens s’abattent avec un bruit sec; l’arme n’a pas été rechargée la
veille. Et c’est la jeune fille qui, sous nos yeux, retombe égorgée en
criant encore:

--Adieu! n’oublie pas Aïssa.

Oh! non! Il ne l’oublia point, je m’en porte garant. Nous l’entraînâmes,
malgré lui, sous une grêle de traits qui ne nous atteignirent pas; et
pendant près de deux mois, à Massaouah, il languit, frappé au cœur.
Puis, un beau jour, un navire de son pays mouilla dans le port, il s’y
embarqua, murmurant toujours le nom d’Aïssa, la belle fille au teint
d’or. Depuis, on ne le revit jamais.




CHAPITRE XI

La fin d’un missionnaire.--L’occupation des Bogos.--La guerre des
Égyptiens contre l’Abyssinie.--La France et les pays du Soudan.


Le récit n’était pas gai. J’essayai vainement de dormir. Je n’avais pas
encore fermé l’œil, lorsqu’il fallut se remettre en route. Mais j’avais
en perspective un repos dont il m’allait être permis de savourer les
jouissances dans toute leur plénitude. En effet, avant midi, nous
touchions au terme du voyage et nous saluions, en nous séparant, les
premières cabanes de Monkoullo.

Quelques mois plus tard, hélas! dès le début de son œuvre, Mgr Bel
succombait.

Je le vois encore, lorsque, sur le point de revenir en France, je lui
adressais d’irrévocables adieux. Au fond de son regard attristé, se
lisaient, avec la résignation du martyr, toutes les désespérances de
l’exilé! Le climat insalubre de Massaouah le tuait. Il le savait, et il
restait... Qu’on me pardonne ce retour personnel à de pénibles
souvenirs! Mais, puisque le nom du vénérable évêque s’est rencontré dans
ces pages frivoles, je ne saurais le prononcer sans payer au caractère
de l’homme, aux vertus du chrétien, au dévouement de l’apôtre, le tribut
légitime d’une douleur et d’un respect qu’ont partagés tous ceux qui le
connurent.

Puis, après lui, ce fut le tour du P. Delmonte.

Quant aux Bogos, à l’heure présente, leur sort n’est guère plus enviable
que lors de mon séjour parmi eux. La mission catholique est bien
toujours là, prête à jeter sur leurs besoins toutes les consolations du
spirituel. Elle y a même transporté son principal siége, et Mgr Touvier,
le successeur de Mgr Bel, a établi sa résidence à Keren.

Mais, pour le temporel, c’est autre chose. M. Münzinger, médiocrement
satisfait, sans doute, des minces émoluments du vice-consulat de France
à Massaouah, réfléchit judicieusement, après 1870, qu’un changement de
front opportun pourrait lui être plus profitable, et il tourna les
regards du côté de S. A. le khédive Ismaïl-Pacha, en lui suggérant
l’idée d’asseoir sa domination chez les Bogos.

Ce projet, examiné, puis accueilli au Caire avec faveur, c’était à
l’auteur du programme qu’en devait naturellement revenir l’application.
Créé bey et gouverneur de Massaouah pour le compte de l’Égypte, puis
pacha, l’ancien protecteur des chrétiens d’Éthiopie devint leur ennemi
du jour au lendemain,--ennemi d’autant plus redoutable qu’il avait vécu
plus longtemps dans leurs rangs. Conduits par lui, les bataillons
égyptiens envahirent, sans représailles à craindre cette fois, le pays
des Bogos, et ils s’y installèrent.

A partir de ce moment, campés au pied des premiers contre-forts
éthiopiens, ils en surveillèrent les défilés, attendant l’occasion d’y
pénétrer sans trop de risques. Elle s’offrit enfin, ou du moins ils le
crurent; et les convoitises ambitieuses d’Ismaïl-Pacha, surexcitées par
les conseils intéressés de son entourage, ne tardèrent pas à prendre
leur élan. Il allait lui être fatal.

Münzinger-Pacha, avec un corps de 1,200 hommes, devait tourner
l’Abyssinie à revers par Zeilah. Parvenu sur les bords du lac Aoussa, à
mi-chemin de la possession française d’Obock, encore inoccupée, et du
Choah, il fut surpris durant la nuit par le roi de ce petit royaume,
allié des Abyssins, et il vit la plus grande partie de ses troupes
massacrées sous ses yeux. Lui-même, grièvement blessé, dut reprendre
avec leurs débris le chemin de la côte. Sa femme, celle-là même dont
nous avions célébré le mariage à Keren, l’avait suivi. Elle ne le quitta
point, et tandis qu’on le portait gisant sur un angareb, elle continuait
à l’entourer de ses soins. Mais il ne put supporter le trajet et mourut
en route. Sur ce point, l’incident fut, on le voit, rapidement dénoué,
et ne se renouvela point.

Dans la région de Massaouah, le drame se prolongea davantage, et fut
encore plus terrible. Une armée de 5 à 6,000 hommes, sous les ordres
d’un officier danois au service de l’Égypte, le colonel Ahrendroop-Bey,
pénétrait, en 1877, dans le Tigré, sur trois colonnes. Lui-même
commandait la première.

A mesure qu’il avançait, le négus Johannès reculait, détruisant tout sur
son passage, et faisant le désert au-devant des envahisseurs. Il
atteignit ainsi, suivi à peu de distance par l’ennemi, Goundet, sur le
Mareb. Les Égyptiens passèrent le fleuve derrière lui; même une
escarmouche de peu d’importance eut lieu sur la rive gauche. C’était la
première, et pour les mieux aveugler, l’avantage leur avait été
soigneusement réservé par Johannès. Puis, le soir, ainsi que nous
l’avions fait quelques années auparavant, au même endroit, avec Dedjatch
Haïlou[21], sur toute la lisière du camp, des feux furent allumés et
entretenus avec soin.

  [21] Voir _Mer Rouge et Abyssinie_.

Pendant ce temps, toujours comme nous, à la faveur des ténèbres, le
Négus et toute son armée remontaient en silence les positions ennemies.
Les illusions et la négligence étaient telles de ce côté, qu’au lever du
soleil, il arrivait à cinq cents pas à peine du corps égyptien sans
avoir été signalé. Masqué par des bois et des collines, il attendit sans
bruit que la colonne se formât et se mît en mouvement, l’observant à
distance. Bientôt se présenta une gorge étranglée, bordée, de chaque
côté, de falaises escarpées. Sans plus de défiance et sans plus de
précautions que la veille, l’ennemi s’y engagea.

Ce fut le signal. Rapides comme la foudre, les Abyssins s’élancèrent et
tombèrent sur lui. Le massacre fut horrible. Entassés les uns sur les
autres, dans ce boyau resserré, sans pouvoir se retourner contre des
assaillants invisibles, les malheureux musulmans, incapables de faire
usage de leurs armes, furent égorgés jusqu’au dernier. Un obusier et une
mitrailleuse, dont ils étaient munis, ne purent pas même être mis en
batterie. Tous y périrent, et leurs cadavres abandonnés demeurèrent la
proie des vautours et des bêtes féroces. Seuls, les restes du colonel
Ahrendroop, reconnus par un Français accidentellement au camp du Négus,
purent être ensevelis. Mais il ne survécut pas même un soldat fugitif
pour aller porter la nouvelle du désastre au deuxième corps qui marchait
derrière.

Ainsi que le premier, celui-là, que commandait Arakiel-Bey, successeur
de Münzinger-Pacha à Massaouah, fut attaqué à l’improviste par le Négus,
et subit le même sort. Un officier hongrois, le comte Zichy, qui s’y
trouvait, ramassé couvert de blessures sur le champ de bataille, mourut
cinq jours après.

Le troisième, vaguement averti, eut le temps de battre en retraite. Mais
atteint et harcelé dans sa marche, il ne rentra à Massaouah que décimé
et épouvanté.

La terreur était au comble dans cette ville. Tout autre vainqueur que
des Abyssins y fût entré sans coup férir, et elle était mise à sac. Mais
Johannès, dont les capacités étaient loin d’être en rapport avec la
fortune, et surtout avec le rôle que l’Europe eut parfois la velléité de
lui voir jouer, s’arrêta dans l’Hamacen, croyant la guerre terminée et
n’en demandant pas davantage.

C’était peu connaître Ismaïl-Pacha... Être battu par des sauvages! Ce
fut un cri de fureur à la cour du Caire. On ne pouvait rester sous le
coup de cet affront. Une expédition formidable fut décidée, et plus de
vingt mille hommes réunis. Tout ce qu’on avait pu découvrir de bâtiments
pour les transporter, vapeurs, voiliers, samboucks, etc., avait été
requis; jusqu’aux deux yachts du Khédive! Depuis longtemps l’Égypte
n’avait été témoin d’un pareil déploiement de forces.

Elles furent placées sous le commandement suprême du prince Hassan, un
des fils du Khédive, celui-là même dont le général Wolesley réclamait
naguère la présence auprès de lui à Dongola. C’était le guerrier de la
famille. Il avait fait autrefois ses études militaires à Berlin, et
revenait maintenant, encore tout chaud, de la guerre contre la Russie,
où, sans avoir donné, il s’était décerné à lui-même le titre du «de
Moltke de l’Orient»:

--Moi et de Moltke, disait-il volontiers...

Reghib-Pacha, généralissime de l’armée égyptienne, l’accompagnait avec
tout un état-major d’officiers américains et autres...

On partit, et l’on débarqua sans encombre à Massaouah... Ensuite,
lorsqu’on se fut un peu reposé, lorsque les premières reconnaissances
eurent été lancées, et qu’on se fut bien convaincu de l’effroi de
l’ennemi, les colonnes s’ébranlèrent, et l’on entra en Abyssinie par les
Bogos, cette fois...

La rencontre eut lieu à Goura... Quel désastre pour le corps
expéditionnaire! Les soldats égyptiens, terrifiés, devenus fous, se
laissaient frapper, sans essayer même de résister, par cet ennemi
étrange qui bondissait, en hurlant, au milieu de leurs rangs. Le
massacre ne s’arrêta que lorsque les Abyssins, fatigués de tuer, y
renoncèrent. Le prince Hassan, Reghib-Pacha, et les officiers américains
furent faits prisonniers.

En reconnaissant des Européens--ou soi-disant tels--parmi les musulmans,
le Négus, furieux de ce qui lui paraissait, chez des chrétiens, une
trahison, voulait tout d’abord, suivant une antique coutume, leur faire
subir le supplice dont la vengeance de Fulbert frappa jadis Abeilard.

Les conseils du même Français parvinrent à sauver les malheureux
officiers de cette mutilation. L’empereur résolut alors de savourer
d’une autre manière les joies de son triomphe.

Assis sur son trône, revêtu de la pourpre impériale, entouré de ses
grands feudataires, derrière lui, son armée en bataille, la cavalerie
aux ailes, il ordonna que _tous_ les captifs eussent leurs vêtements
enlevés. Puis, dans cet appareil, nus comme le premier homme avant sa
faute, ils défilèrent devant lui. Le spectacle était vraiment grandiose;
cette pompe barbare, ce peuple frémissant de sa victoire, ces cris
d’enthousiasme, ce merveilleux cadre du ciel bleu et des montagnes
éthiopiennes... tout était fait pour grandir la scène.

En passant au pied du trône, chacun des prisonniers était obligé de
s’accroupir et de marcher sur les genoux. Aucun n’échappa à cette
cérémonie, le prince Hassan pas plus que les autres; car loin d’avoir
combattu vaillamment et réussi à s’enfuir à Massaouah, comme on l’a
raconté, il servit, au contraire, de principal ornement à cette
apothéose. On raconte même que, par un raffinement de spirituelle
malice, le vainqueur lui aurait fait tatouer, sur ses bras musulmans,
deux croix, dont le malheureux ne put parvenir, à peu près, à effacer la
trace que plus tard, à grand renfort d’argent et au prix de vives
souffrances, par un médecin de Berlin.

Restait à débattre la question de la rançon. Le montant en fut fixé à 5
millions de thalaris,--environ 25 millions de francs. Tout l’argent du
trésor khédivial épuisé y passa, et ce fut à ce moment que les
créanciers de l’Égypte commencèrent à ne plus toucher leurs coupons. Les
sommes mises de côté à leur intention prirent le chemin de l’Abyssinie.
Comme le Négus ne voulait ni de l’or ni du papier, il fallut des caisses
énormes et en quantité pour emballer ces monceaux d’argent. A Suez, où
elles furent embarquées, on répandait le bruit que c’était de la glace
destinée à l’état-major en campagne...

Est-il besoin d’ajouter que ces faits furent alors, en Égypte,
soigneusement cachés au public? Il fallait absolument lui donner le
change et transformer la catastrophe en succès. Un dernier arrangement,
conclu entre les deux parties au sujet de la province des Bogos, y
contribua. Le Khédive fit habilement miroiter aux yeux inquiets du Négus
la personnalité de l’Angleterre, derrière celle de Gordon-Pacha, alors
gouverneur du Soudan, et obtint par là qu’elle demeurerait en sa
possession, à la condition de lui payer un tribut annuel de huit mille
thalaris. C’était pour rien.

L’honneur, ainsi, était sauf, Allah plus satisfait et plus grand que
jamais, et la vérité n’avait qu’à se tenir cachée, une fois de plus, au
fond de son puits. Dans ce pays de chaleurs, il est rare, du reste,
qu’elle tente sérieusement d’en sortir.

Si la France l’avait voulu, dès ce moment, elle eût pu se ménager, en
Abyssinie, une situation qui lui eût permis, plus tard, d’intervenir
avec fruit en Égypte, et d’y conjurer, en partie, les conséquences
funestes provoquées par l’intervention de l’Angleterre. Elle le pourrait
encore, en se décidant, pendant qu’il est temps, à jeter les bases d’un
établissement colonial dans la baie d’Adulis, ainsi qu’elle a inauguré
une station maritime à Obock.

Les circonstances s’y prêtent. L’apparition inopinée des Italiens à
Massaouah, en dépit des artifices de leur langage, n’est point de nature
à rassurer le Négus. Puis, en s’annonçant aux populations indigènes
comme les amis des Turcs, des Égyptiens et des Anglais, la proclamation
de leur amiral a découvert le moyen ingénieux de grouper, dans une seule
phrase, les trois raisons le mieux à même de provoquer chez elles les
défiances et la haine. La place n’est donc pas encore prise, et le rôle
de la France est tout indiqué. Elle n’a qu’à se manifester, en mettant
le pied purement et simplement, sans bruit, sans éclat, sur ces rivages
dont la propriété légitime lui a été transmise.

Séparé entièrement du bassin d’Arkiko et de Massaouah par le
Djebel-Gueddam qui les divise, celui de la baie d’Adulis n’a, pour
entrer en contact direct avec l’Abyssinie, à emprunter au premier ni ses
routes ni ses ressources. Le coup d’œil éclairé et le jugement pratique
du comte Russel ne s’y trompèrent point, en même temps qu’il en
reconnaissait toute l’importance stratégique. Le véritable débouché de
l’Abyssinie vers la mer, c’est cette baie d’Adulis dont le génie de
l’antiquité avait fait l’entrepôt du commerce éthiopien, et où les
anciens avaient ouvert, en suivant les vallées que protégent les
montagnes du fond du golfe, un chemin qui, en deux jours, amenait à eux
les riches caravanes des plateaux supérieurs.

Ce chemin-là, où s’engageaient leurs pères, les peuples chrétiens
d’Éthiopie sauraient le retrouver pour venir à elle, le jour où ils
auraient appris qu’il les conduit désormais vers la grande nation
d’Occident en qui les traditions leur enseignent à vénérer la
protectrice séculaire de leur foi. Par une heureuse exception, que
rencontrent trop rarement, avouons-le, nos tentatives de colonisation,
voilà donc, sur ces bords, les sympathies populaires qui, d’avance, nous
sont acquises. D’autre part, leur souverain, inquiet, circonvenu,
n’ignore point qu’il trouverait dans notre présence un point d’appui
pour se soustraire à des avances ou résister à des obsessions qui l’ont
à leur merci, et sur le caractère desquelles il n’en est plus à
s’abuser... Le traité que, naguère, lui dictait l’amiral Hewet n’est
point effacé de sa mémoire!

Cependant elle a été loin de procurer à l’Angleterre les avantages que,
sans doute, elle s’en promettait, cette ambassade retentissante. Les
termes de la convention que rapporta l’envoyé britannique rappelèrent,
en quelque sorte, la légende du malheureux troupier contraint de suivre,
malgré lui, le Bédouin qu’il avait fait soi-disant prisonnier, parce que
celui-ci ne voulait pas le lâcher. Le Négus était autorisé à occuper, si
bon lui semblait, et s’il le pouvait, les villes de Khassala et
d’Amedib (?), parce que les troupes égyptiennes étaient obligées de les
évacuer; et le territoire des Bogos lui était rendu parce qu’elles se
trouvaient hors d’état de continuer à les garder.

Mais ces derniers ne l’entendent pas ainsi, et pour ce qui les concerne,
paraissent peu disposés à ratifier des dispositions prises en dehors
d’eux. Le pouvoir des empereurs d’Éthiopie n’est plus aujourd’hui, on ne
l’ignore pas, ce qu’il fut jadis, et si l’impuissance actuelle de
l’Égypte ouvre de nouveau la porte aux déprédations de leurs ennemis
héréditaires, ce n’est point l’autorité nominale ni le prestige évanoui
du Négus qui pourront les en garantir. La preuve s’en est faite
récemment. Un jour, en effet, les hommes d’Osman-Digma sont apparus; et
tandis qu’éperdus derrière les murailles du fort qui domine Keren, où
ils sont encore, les soldats égyptiens se gardaient bien d’en sortir,
ceux-ci se livraient, sous leurs yeux, à tous les excès qu’engendre
cette guerre sauvage. Qui intervint alors pour sauver les malheureux
habitants? Qui se précipita au-devant des barbares pour leur arracher
les victimes? Ce ne furent pas plus les guerriers du Négus que ceux du
Khédive, ou les Anglais de Souakim. Seuls, les missionnaires
catholiques, Mgr Touvier en tête, osèrent élever la voix au nom de la
France, et jeter résolûment au-devant des assassins leur courage de
prêtres et de Français.

Aussi est-ce une fois de plus à la France que ces peuples infortunés,
dont la diplomatie britannique engage si facilement les destinées sans
les consulter, tendent les bras et font appel. L’Italie a beau s’offrir;
la connaissent-ils? Mais nous, saurons-nous les entendre? Et en y
répondant comme le souci de nos vrais intérêts le commande,
planterons-nous définitivement notre drapeau sur ce coin de terre qui,
de longue date, a appris à le respecter, en se réfugiant de loin sous
son ombre, et où notre politique trouverait des bases solides pour y
asseoir une action que la nécessité, qui sait? pourrait bien rendre plus
prompte et plus effective qu’on ne s’imagine?

J’ai déjà expliqué[22] ce qu’il fallait penser du Mâhdi et du mouvement
qu’il symbolise. Qu’on m’excuse d’y revenir en reproduisant les paroles
qu’il adresse aux vrais croyants:

  [22] _Les Vrais Arabes et leur pays_.

«J’atteste devant Dieu et devant le Prophète que j’ai pris le sabre non
dans le but de fonder un empire terrestre, ni pour amasser des richesses
ou posséder un somptueux palais, mais afin d’aider et de consoler les
croyants de l’esclavage dans lequel les tiennent les infidèles, et pour
rétablir l’empire des musulmans dans son ancienne splendeur. Je suis
donc décidé à porter ce sabre de Khartoum à Berber. J’irai ensuite à
Dongola, au Caire et à Alexandrie, en rétablissant la loi et le
gouvernement musulmans dans toutes ces cités. De l’Égypte, je me
dirigerai vers la terre du Prophète afin d’en chasser les Turcs, dont le
gouvernement n’est pas meilleur que celui des infidèles, et je rendrai à
l’Islam la terre d’Arabie avec ses deux cités saintes. Fils d’Ismaël,
vous pouvez vous attendre à me voir bientôt au milieu de vous armé du
sabre de la foi.»

N’est-ce pas là l’idée arabe qui se réveille, qui marche, et dont le
Turc musulman est encore plus l’ennemi que l’infidèle... l’idée arabe,
dont plus qu’à personne l’essor s’impose à l’attention de la France?
Car, je l’ajoutais dans les mêmes pages, si les provocations à la guerre
sainte, par l’organe des grands chefs, ne sont en réalité plus à
redouter en Algérie, à cette influence déchue en a néanmoins succédé une
autre dont, bien que moins efficace à mon avis, dans l’état économique
de la contrée, il serait imprudent, à nous, de ne point tenir
compte,--je veux parler des confréries religieuses.

Or, convaincues par ses succès de sa mission divine, peut-être n’est-il
pas éloigné, le moment où elles se rallieront franchement à la cause de
celui qui prétend personnifier actuellement celle de l’Islam, et où
elles viendront solliciter le mot d’ordre de sa bouche. C’est justement
ce mot d’ordre que, pour conjurer le péril, il importe de nous
concilier; c’est précisément à ce nouveau chef de l’agitation musulmane
qu’il nous faut demander une confirmation éclatante des liens de
solidarité et d’amitié qui désormais, aux yeux de plus d’un de ses
membres, nous unissent à la famille arabe... La baie d’Adulis, par sa
situation centrale au milieu du golfe Arabique; les Bogos, par leur
proximité du siége de ses oracles; voilà autant d’étapes pour nous
rapprocher de lui, et profiter des circonstances à même de nous frayer
l’accès de ses conseils ou de tempérer ses élans!

L’éventualité de cette double occupation, dont l’une est le corollaire
de l’autre, est d’autant plus acceptable que l’exécution, nous l’avons
vu, en serait plus facile. Et, s’il n’est personne dont la voix plus que
la mienne acclame l’héroïsme de nos soldats quand, au loin, leurs succès
reculent les bornes du patrimoine de la France, mon esprit ne peut,
cependant, se défendre d’applaudir davantage aux initiatives hardies
qui, pour n’être ni coûteuses ni sanglantes, n’en sont pas moins
fécondes. Je suis de ceux, en effet, qui jugent le caractère et les
progrès de la civilisation européenne trop mûris pour laisser,
dorénavant, d’autres débouchés à son activité inassouvie que les
entreprises coloniales. C’est la soupape de sûreté toujours
entre-bâillée au-dessus des ébullitions sociales. Mais l’histoire de
l’empire colonial de l’Angleterre, et l’exemple plus récent de
l’Allemagne, suffiraient à nous apprendre qu’il n’est pas toujours
besoin de luttes ou de guerres pour préparer de larges voies aux
expansions de la conquête, non moins qu’aux prévoyances de l’avenir. Ce
serait une de celles-là que nous ménagerait, à nous, l’établissement
d’Adulis.

Adossé aux provinces septentrionales du plateau éthiopien; relié aux
Bogos par les hautes vallées du Tzanna-Deglé et de l’Hamacen, dont le
climat, à l’abri des chaleurs tuantes du littoral, rend possibles les
labeurs de l’Européen, il compléterait l’ensemble des positions qui nous
sont maintenant acquises au sortir de la mer Rouge, à la porte de
l’Éthiopie méridionale. Par le nord comme par le sud, l’Abyssinie,
soumise dès lors à notre influence exclusive, livrerait les réserves de
son trafic jusque-là comprimé aux industries du nôtre, tout en nous
permettant, à la fois, de surveiller les effervescences du Soudan, et de
maintenir la sécurité compromise de nos communications avec
l’Indo-Chine.

Le Tonkin nous servira-t-il de leçon? Aujourd’hui, sans efforts, sans
complications, ces résultats peuvent être atteints: qui sait les
sacrifices qu’il faudrait subir demain, lorsque de tragiques événements
nous en auraient infligé la tâche inexorable?

L’Italie à Massaouah n’est ni un obstacle ni une entrave.
Géographiquement, j’ai déjà répondu. Politiquement, n’est-ce point en
auxiliaire,--tranchons le mot,--en vassale de l’Angleterre, et son
passe-port dûment visé au Foreign-Office, qu’elle s’y est présentée?...
Ces conditions me rassurent: la Grande-Bretagne l’eût-elle autorisée à
se montrer, si, d’avance, elle n’eût été radicalement convaincue de son
impuissance? Les Bogos, en ce moment, à défaut du Négus qui n’en veut
point, miroitent au soleil de ses convoitises. Mais lorsque, de
déception en déception, elle se sera heurtée à des écueils qu’elle ne
soupçonne pas, ses amitiés, l’ignorerions-nous en France? ne sont point
éternelles, et rien ne prouve que l’alliée obéissante de la veille ne se
révèle un des adversaires les plus résolus du lendemain... J’incline à
croire que le séjour des Italiens aux bords de la mer Rouge ne sera pas
de longue durée.

[Illustration: LE CANAL DE SUEZ A TRAVERS LE DÉSERT.]

Et je le déplorerai, pour mon compte. La neutralité du canal de Suez
est, dorénavant, proclamée et garantie par la solennité d’un acte
international, au bas duquel toutes les puissances ont apposé leur
signature. Elle me semblerait plus sûre encore, si la plupart d’entre
elles renonçaient, dès à présent, à la théorie des engagements
platoniques pour prendre position, à l’exemple de l’Italie, le long des
côtes qui en commandent l’issue, et ne pas condamner les maîtres de
Souakim et de Chypre à la tentation, peut-être irrésistible un jour,
d’en devenir les gardiens exclusifs.

Écartons, je le veux bien, la chimère de cette hypothèse, et admettons
que, pour la réduire à néant, les précautions soient bien prises. Mais,
ô conceptions humaines, vous péchez toujours par quelque chose! Et ne
distinguez-vous pas, au-dessus de votre inanité, le doigt de Dieu qui
trace un sillon sanglant? C’est ce réveil du monde arabe que vous ne
voulez point voir... Que, du cœur de l’Arabie, il s’avance en jetant les
Turcs à la mer, ou que, du Soudan, il descende vers le Caire, vous
poussant devant lui, en dépit de vos protocoles, de vos prévisions, de
vos calculs, avez-vous mesuré le temps qu’il lui faudra pour amasser
quelques pelletées de sable, et combler ce canal au-dessus duquel, si
éloigné qu’il en paraisse, vous avez oublié que sa main demeure
suspendue?

Puissance arabe elle-même, la France seule le représente parmi vous.
Qu’elle se mêle donc plus étroitement à ses évolutions, qu’elle en
rapproche ses intérêts et ses combinaisons! Qu’elle lui serve de guide
et de modérateur par l’autorité de sa parole ou la maturité de ses
plans!... Qu’elle se hâte surtout! Là, pour elle, est le devoir, le
salut. Car déserter ce rôle que la Providence nous assigne dans le jeu
des destinées de la chrétienté, c’est subir la loi d’un aveuglement
volontaire, et c’en est fait de la grandeur française. Il ne nous
restera plus qu’à sombrer tôt ou tard, brisés à notre tour par le
naufrage formidable qui menace aujourd’hui l’œuvre de la civilisation en
Orient.


FIN.




[Illustration: AUX PAYS DU SOUDAN. Voyage de Mr. DENIS DE RIVOYRE]




TABLE DES GRAVURES


                                                  Pages
  Le canal de Suez débouchant dans la mer Rouge.      1
  Massaouah.                                         15
  Keren, capitale des Bogos.                         73
  Hadji-Achmed-Ben-Saïd, cheik de Guedena.          105
  Les funérailles d’un choum.                       169
  Les voleurs d’Aïn-Bala.                           222
  La fille du Négus.                                241
  Le canal de Suez à travers le désert.             288




TABLE DES MATIÈRES


  CHAPITRE PREMIER
  Mensah et Bogos.--Leur déchéance.--Les menées égyptiennes.--La
  mission catholique.--Son action.--Superstitions indigènes.           1

  CHAPITRE II
  Monkoullo et le chef des chameliers.--Le Samhar.--Les marchands
  d’esclaves.--La plaine d’Azuz.--Le territoire d’Abyssinie.--Mon
  serviteur Gœrguis.                                               15

  CHAPITRE III
  La prieure de Debré-Sina.                                           37

  CHAPITRE IV
  Arrivée à Keren.--Aspect des Bogos.--Une messe épiscopale.--Les
  danses des jeunes filles.--Le bain de fumée.--L’assemblée des
  notables.--Les chasses de l’Ansaba.--Misère des indigènes.          73

  CHAPITRE V
  Le Soudan.--La chasse au lion.--Guedena.--Le chien d’Ali.          105

  CHAPITRE VI
  Les Barcas en costume de guerre.--Le mariage chez les
  Hassaniès.--Souakim.--Les Anglais et la route commerciale du
  Soudan.--Gœrguis et le léopard.--Kouffit.--Le miel et les
  fourmis.--Le torrent.                                              143

  CHAPITRE VII
  Mender et Medina.--Les funérailles d’un choum.--Mes aventures
  dans le Debrè-Salè.--Mon départ de Keren.--Abba-Emnatou.--Le
  prix du sang.                                                      169

  CHAPITRE VIII
  Le cellacellé.--Les deux amis.                                     189

  CHAPITRE IX
  Le Mensah.--La fille du Négus.                                     221

  CHAPITRE X
  La chrétienté de Gueleb.--Le lionceau.--Dernier bivouac au
  désert.--Aïssa, la belle fille au teint d’or.                      243

  CHAPITRE XI
  La fin d’un missionnaire.--L’occupation des Bogos.--La guerre des
  Égyptiens contre l’Abyssinie.--La France et les pays du Soudan.    273


PARIS. TYPOGRAPHIE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AUX PAYS DU SOUDAN - BOGOS, MENSAH, SOUAKIM ***


    

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