The Project Gutenberg EBook of L'enfer (2 of 2), by Dante Alighieri This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'enfer (2 of 2) La Divine Comédie - Traduit par Rivarol Author: Dante Alighieri Translator: Antoine Rivarol (de) Release Date: September 26, 2007 [EBook #22769] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFER (2 OF 2) *** Produced by Mireille Harmelin, Valérie and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) BIBLIOTHÈQUE NATIONALE COLLECTION DES MEILLEURS AUTEURS ANCIENS ET MODERNES * * * * * * DANTE ALIGHIERI * * * * * * L'ENFER POÈME EN XXXIV CHANTS TRADUIT PAR RIVAROL * * * * * * TOME SECOND * * * * * * PARIS AUX BUREAUX DE LA PUBLICATION 1, Rue Baillif 1 * * * * * * 1867 CHANT XVIII ARGUMENT Division du huitième cercle, dont le fond est partagé en dix vallées ou boyaux concentriques; toutes les sortes de fraudes y sont punies. Description de la première et de la seconde vallée, où se trouvent les corrupteurs et les flatteurs. Il est dans les Enfers un lieu nommé les VALLÉES MAUDITES: des roches noirâtres le revêtent de toutes parts, et s'élèvent à l'entour pour former sa vaste ceinture; des vallées inégales en partagent le fond, et décroissent de cercle en cercle jusqu'au gouffre large et profond creusé dans le centre. Ce gouffre est pareil à une forteresse assise au milieu des fossés nombreux qui la défendent; et, comme on y voit des ponts légèrement jetés de fossé en fossé, ainsi dans le cirque infernal, des rocs suspendus en arcades coupent les vallées, et vont, comme à un centre commun, se réunir dans le gouffre [1]. Le monstre nous avait déposés au pied des remparts qui nous dérobaient ce huitième cercle; je m'avançai en suivant mon guide vers les hauteurs, et c'est de là que mes regards descendirent au fond de la première vallée, séjour nouveau de perfidies et de douleurs nouvelles. J'y découvris des ombres nues, qui gardaient en deux files égales un ordre toujours contraire: les unes venaient vers nous, et les autres nous devançaient précipitamment. Telle est, aux saintes heures du jubilé, la marche solennelle des Romains: on voit sur un pont la foule religieuse qui se partage en deux colonnes, dont l'une s'avance vers le temple, et l'autre revient et s'en éloigne sans cesse [2]. J'aperçus en même temps, sur l'un et l'autre bords de la vallée, des démons armés de griffes et de fouets noueux, qui se dressaient et se courbaient tour à tour, en frappant à outrance les âmes perverses. Cruellement déchirées, elles fuient d'une fuite éternelle, se dérobant et se retrouvant à jamais sous les coups de ces infatigables bras. Tandis que je regardais, mes yeux s'arrêtèrent sur un des réprouvés, et je dis aussitôt: --Celui-ci ne m'est point inconnu. Pour l'envisager plus attentivement, je m'éloignai de mon guide, et je suivis l'ombre coupable, qui baissait la tête et voulait éviter mon coup d'oeil; mais je la reconnus et lui criai: --O toi qui portes ainsi ton front vers la terre, tu fus jadis Caccianimico [3], si tes traits n'ont point trompé mes yeux: dis-moi quel crime t'a conduit dans cette lice de douleur? --Ce n'est point sans déplaisir, me répondit-il, que je ferai l'aveu que tu demandes; mais je ne puis le refuser à ton langage, qui me rappelle un monde où je ne suis plus. C'est moi qui séduisis la belle Gisole, et qui l'ai vendue aux désirs du marquis [4], quoi qu'en dise la renommée; et je ne suis pas le seul Bolonais qui gémisse en ces lieux: les rivages de la Savenne et du Reno [5] n'ont jamais retenti de tant de voix bolonaises que les cavités sombres de cette triste vallée; tu le croiras sans peine si tu penses combien nous sommes tous altérés de la soif de l'or. Il parlait encore, et tout à coup un démon fait siffler autour de ses reins les noeuds du fouet vengeur, en lui criant: --Marche, infâme; il n'est point ici de femme à vendre. Je retournai vers mon guide [6], et bientôt nous arrivâmes devant un rocher qui du pied des remparts s'élevait comme un vaste pont sur la première vallée: nous le gravîmes ensemble, et du haut de sa voûte escarpée, nos yeux plongèrent sur les deux rangs de coupables. --Tourne la tête, dit mon guide, et tu verras à visage découvert ceux qui fuyaient devant nous, et que tu ne connais pas encore. --Je me tournai; et je vis passer sous l'antique pont la file immense des malheureux flagellés. Aussitôt, prévenant mon désir, le sage me dit: --Considère la grande ombre qui s'avance; elle ne donne pas une larme à cet âpre châtiment, et la nuit des Enfers n'a pu ternir son royal aspect. C'est Jason qui, par valeur et prudence, ravit à Colchos sa toison fatale; c'est lui qui, passant à Lemnos, ne trouva dans cette île impie qu'un peuple de marâtres et de veuves parricides. La jeune Hypsiphile avait seule trompé ses féroces compagnes [7]; les serments et la grâce de Jason amollirent son coeur; mais le perfide l'abandonna sur ces bords malheureux, la laissant veuve et mère à la fois. Il paye ici le prix de ses parjures, et dans cette vengeance les larmes de Médée lui sont encore imputées. Ici les corrupteurs sans foi expient avec lui les longs soupirs de leurs victimes... Tu connais maintenant, ajouta mon guide, le premier séjour de la perfidie et ses premiers supplices. Cependant nous étions descendus sur un nouveau circuit où le pont vient reposer sa base, et se relève encore pour embrasser la seconde vallée; et déjà, du haut des rocs qui l'entourent, se faisaient entendre les sanglots, le choc des mains et la pénible respiration des peuples suffoqués dans ses flancs: les vapeurs qui s'en exhalent s'affaissent lentement sur ses bords, et les abreuvent d'une lie infecte qui repousse la vue et l'odorat défaillant. Nous gravîmes à la hâte sur le dos escarpé du pont, et de là mes regards tombèrent au fond de l'impur fossé: je crus voir alors le cloaque du monde. La foule des ombres confusément jetées dans cet immense égout se soulevait péniblement hors de l'épaisse surface. Une d'entre elles avait frappé mes yeux, et je la considérais; mais je ne distinguais rien sur sa tête dégoûtante. Ce malheureux me regarda à son tour et me cria d'une voix étouffée: --Que trouves-tu dans moi plus que dans ceux-là? --Je pense, lui répondis-je, retrouver en toi Interminelli de Lucques [8]; mais ce n'est plus là cette tête parfumée que j'ai connue jadis. --Voilà, reprit-il en frappant son visage, où m'a conduit ma langue adulatrice, et ce que m'a valu l'encens dont j'enivrais les hommes [9]. Mon guide se tourna vers moi, et me dit: --Jette les yeux plus loin, sur cette ombre échevelée qui s'agite et se déchire avec fureur: c'est l'infâme Thaïs, qui payait d'une parole les profusions de ses amants [10]. Mais quittons, il est temps, un spectacle trop immonde. NOTES SUR LE DIX-HUITIÈME CHANT [1] Le local du huitième cercle est fort bien décrit; mais il demande une grande attention pour être entendu. [2] Boniface VIII avait institué le jubilé en 1300, époque où Dante suppose qu'il fit son poëme, quoiqu'il l'ait réellement fait quelques années après. La foule que cette solennité attira dans Rome fut si grande, qu'on prit le parti de diviser le pont du château Saint-Ange dans sa longueur, par une barrière qui séparait le peuple en deux bandes: l'une qui allait à Saint-Pierre, et l'autre qui en sortait. Ici, la première file des coupables est de ceux qui ont vendu les femmes aux plaisirs des autres; la seconde est de ceux qui les ont séduites pour en jouir eux-mêmes. [3] C'était un Bolonais nommé Venetico Caccianimico, qui se fit bien payer par le marquis Obizo d'Est pour lui livrer sa soeur Gisole, laquelle s'attendait à être épousée. [4] Cet Obizo d'Est, marquis de Ferrare, dont il est parlé au douzième chant, était appelé communément _le marquis_. C'était un homme cruel et sans foi. Il paraît que tout le monde ne convenait pas que Caccianimico lui eût vendu sa soeur. [5] Bologne est arrosée par la Savenne et le Reno. Les Bolonais ont un accent particulier: ils prononcent _sipa_ au lieu de _si_; comme on dirait _ouida_ pour _oui_. Le texte fait allusion à cette locution bolonaise. [6] Il faut observer que les vallées étaient rangées en cercles, les deux poëtes ne parcourent jamais qu'un arc de chacune: ils passent le premier point qui se présente pour arriver à la vallée qui suit. [7] En sauvant son père Thoas, et ensuite son amant, il reste une antique où on voit Hypsiphile qui reçoit Jason. [8] Il était d'une famille très-noble de Lucques, et s'accuse ici d'avoir été un vil et bas flatteur. [9] On voit que Dante, par ce rapprochement d'idées, établit une analogie entre le dépit et la peine, par le contraste même qui en résulte. Le flatteur donne de l'encens aux hommes, qui lui rendent ce qu'il y a de plus dégoûtant dans l'humanité. [10] Thaïs était une courtisane que Térence a introduite dans une de ses pièces. Dante cite même les paroles que Térence prête à cette courtisane; mais elles produisent un effet ridicule. CHANT XIX ARGUMENT Troisième vallée, où sont punis les simoniaques, soit qu'ils aient vendu ou acheté des bénéfices. Imprécation du poëte contre les grands biens et l'avarice de l'Église. Ô Simon, mage imposteur! et vous, enfants de rapine, sacrilége race, dont les mains adultères osent marchander l'épouse de Christ! c'est pour vous que ma voix s'élève encore dans la troisième vallée [1]. Déjà, nous étions montés sur la roche qui se courbe en arc de l'un à l'autre bord, et de son centre élevé mon oeil mesurait la vallée profonde. Ô sublime sagesse, quelles formes variées tu daignes prendre aux cieux, sur la terre et dans les Enfers! Ainsi que, dans son premier temple, Florence voit les sacrés marbres du baptême percés d'ouvertures égales dans leur forme et dans leur contour [2], de même je voyais l'infernale enceinte parsemée de fosses circulaires, creusées de toute part dans le pavé noirâtre. Chaque fosse avait reçu son coupable; mais chaque coupable, en tombant tête baissée, ne se plongeait pas tout entier dans son étroit sépulcre: leurs jambes se montrent encore, tandis que les troncs ensevelis pendent à la voûte souterraine. Des langues de feu s'attachent à leurs pieds renversés; elles en parcourent la surface comme la flamme qui vacille dans un vase en léchant ses bords onctueux [3]. Je regardais ces pieds allumés qui se levaient et se baissaient précipitamment, qu'il n'est pas de liens dont ils n'eussent brisé les noeuds. --Maître, disais-je, quel est celui dont les flammes plus irritées s'agitent plus violemment? Ne pourrai-je entendre le récit de ses crimes et de ses maux? --Si tel est ton désir, reprit le sage, je descendrai et je te porterai au fond de la vallée, et là tu interrogeras le coupable. --Ô bon génie! lui répondis-je, vous connaissez les voeux secrets de mon coeur; toujours ses désirs ont fléchi sous vos volontés. À ces mots, nous descendîmes légèrement dans l'enceinte profonde, à travers les feux qui l'éclairent, et mon guide me déposa près de celui qui donnait, par ses mouvements convulsifs, le signe de douleur immodérée. --Qui que tu sois, lui dis-je alors, triste fantôme qui n'offres plus que des tronçons renversés, réponds, si tu peux, à ma voix. En parlant ainsi, j'étais comme le prêtre consolateur qui se penche vers la fosse d'où l'homicide assassin le rappelle encore pour temporiser avec la mort [4]; et tout à coup j'entendis la voix souterraine: --Te voilà déjà, Boniface? Es-tu là debout? Certes, un menteur horoscope nous trompa tous deux? Tes mains sordides sont-elles sitôt lasses de s'enrichir? Ces mains, que tu ne craignis pas d'offrir à une divine épouse pour l'étouffer ensuite dans tes perfides embrassements [5]? Je restai, à ce discours, tel qu'un homme interdit; et ma bouche confuse cherchait en vain une réponse à ces paroles mystérieuses. --Réponds, me dit aussitôt mon guide, réponds-lui que tu n'es pas celui qu'il pense. Je me penchai donc vers le coupable, et lui répondis ainsi. Alors ses pieds se tordirent avec plus d'horreur; il soupira profondément et s'écria: --Que désires-tu de moi? Est-ce pour connaître ma condition déplorable que tu n'as pas craint l'abord des Enfers? Apprends donc que ces pieds ont chaussé la mule pontificale, et que l'Ourse orgueilleuse me donna le jour [6]. Ma folle tendresse pour ses fils ambitieux n'a que trop fait voir quel sang coulait dans mes veines; mon avare main enfouissait pour eux des trésors dans le monde, et creusait pour moi cette fosse dans l'abîme. Là-bas, sous ma tête, gisent mes devanciers en crimes et en puissance; ils ont tous passé par ce triste détroit; et moi-même, quand celui que tu m'as semblé d'être arrivera, je tomberai comme eux dans ces vastes catacombes. Boniface me remplacera; mais ses pieds brûleront moins longtemps que les miens; sa tête renversée flottera moins longtemps sous la voûte sépulcrale; car l'occident va bientôt vomir un autre pontife, d'oeuvres plus iniques [7]. Pasteur sans amour et sans foi, nouveau Jason des Machabées [8], il sera l'ouvrage et l'instrument d'un prince étranger, et c'est lui qui fermera la fosse sur Boniface et sur moi. Il achevait à peine; et moi qui ne pus retenir un zèle trop amer peut-être, je m'écriai: --Ombre malheureuse, dis-nous si jadis le maître céleste vendit les deux clefs à Barjône? Certes, il ne lui fit que ce court précepte: _Pierre, suivez-moi_. Et ce ne fut pas non plus à prix d'or que dans l'assemblée des frères le successeur de Judas [9] obtint la place qu'avait perdue ce traître. Vieillard avare, te voilà maintenant! Garde bien tes coupables trésors, qui t'ont donné l'audace de tirer le glaive contre les rois [10]. Oh! si l'antique respect pour vos ombres pontificales n'enchaînait ma langue, elle vous poursuivrait bien plus âprement encore, pasteurs mercenaires! car votre avarice foule le monde; elle est amère aux bons et douce aux méchants. C'est de vous qu'il était prédit à l'évangéliste, quand il voyait celle qui était assise sur les eaux se prostituer avec les rois; celle qui naquit avec sept têtes, et dix rayons qui s'éclipsèrent avec les vertus de son époux [11]. C'est vous aussi qui vous êtes fait des dieux d'or et d'argent; et si l'idolâtre encense une idole, vous en adorez mille. Ah! Constantin, que de maux ont germé, non de ta conversion, mais de la dot immense que tu payas au père de ta nouvelle épouse [12]! Ainsi parlait ma bouche avec amertume; et, soit repentir ou désespoir, les pieds du fantôme et ses genoux frémissants se heurtaient sans relâche. Cependant mon guide avait écouté d'une oreille satisfaite ces dures vérités; et bientôt, me soulevant et me portant dans ses bras, il suivit le premier sentier qui remontait sur les roches d'un nouveau pont. Du haut de sa voûte hardie, où la biche légère n'eût pas gravi sans effroi, nous embrassâmes d'un coup d'oeil l'ample sein de la quatrième vallée. NOTES SUR LE DIX-NEUVIÈME CHANT [1] Simon le magicien voulut acheter des apôtres le don des miracles, bien qu'il eut lui-même de fort beaux secrets. On a appelé depuis simoniaques tous ceux qui ont trafiqué des choses spirituelles. [2] Les anciens fonts baptismaux de Florence étaient, comme le dit l'auteur, percés de trous ronds, dans lesquels, sans doute, les prêtres plongeaient les enfants qu'ils baptisaient. Je me figure que ce marbre percé de trous, et qui recouvrait les fonts, était comme une table fort mince, puisque le poëte raconte, en parenthèse, qu'il fut un jour obligé de briser une de ces ouvertures pour dégager un enfant qui s'y noyait; sur quoi ses ennemis l'accusèrent d'irréligion. On n'a point traduit les trois vers qui contiennent ce fait, parce qu'ils coupaient désagréablement et ralentissaient la rapidité de cette description. J'ai lu quelque part que les fonts baptismaux de Saint-Marc à Venise avaient eu la même forme. Les fourneaux de nos cuisines peuvent, je crois, en donner quelque idée. Il est fâcheux de rencontrer dans un poëte des comparaisons tirées d'objets qui n'existent plus, parce qu'alors on est obligé d'en chercher d'autres pour expliquer les siennes. [3] Ce supplice des âmes fichées dans leur trou, la tête en bas (pour désigner leur oubli des choses célestes et leur attachement à la terre), rappelle ce vers de Perse: _Ô curvae in terris animae, et coelestium inanes_! Cette forêt de jambes et de pieds allumés est une imagination fort extraordinaire: mais ce qui doit surtout nous étonner, c'est que les papes aient accepté la dédicace d'un poëme où ils sont si maltraités. Le discours de Nicolas III, et la vive sortie que Dante fait contre lui et ses pareils, est un morceau très-éloquent, et dut produire un grand effet en Italie. Ce pontife, croyant parler à Boniface VIII, dit au poëte: _Te voilà debout_; expression remarquable, parce que, pour un pauvre malheureux pendu par les pieds depuis si longtemps, le suprême bonheur était d'être debout. [4] Autrefois on enterrait vifs les assassins, en le jetant la tête en bas dans une fosse. Le confesseur était forcé à l'attitude que Dante lui donne ici, pour entendre les dernières paroles du patient. [5] Le tour que prend le poëte pour maltraiter Boniface VIII est fort ingénieux. Il faut toujours se rappeler que Dante suppose qu'il fit son poëme en 1300, époque où Boniface VIII siégeait encore, puisqu'il ne mourut qu'en 1303. Mais le poëte ne l'ayant réellement achevé que sous le pontificat de Clément V, successeur de Boniface, il peut prédire ici ce qui lui plaît sur des événements déjà arrivés. [6] Le pape qui parle est Nicolas III, de la famille des Ursins ou des Oursins. Il aima ses neveux jusqu'au scandale, et leur prodigua les trésors de l'Eglise. C'est un de ceux qui ont le plus travaillé à l'élévation de la tiare et à l'avilissement des couronnes. En disant: _Un menteur horoscope nous trompa tous deux_; il fait entendre au Dante que les astrologues du temps lui avaient promis à lui et à Boniface un plus long règne. [7] C'est de Clément V dont nous avons déjà parlé qu'il s'agit ici. Il était le sujet et la créature de Philippe le Bel, et c'est de concert avec ce prince qu'il détruisit l'ordre des Templiers. On sait que ce pontife transporta le siége à Avignon pour se dérober aux troubles dont la ville de Rome était déchirée. Il a été fort maltraité par tous les historiens d'Italie. [8] Ce Jason était frère d'Onias. Il obtint le grand pontificat de Jérusalem à prix d'or, par la protection d'Antiochus, roi de Syrie. [9] Saint Mathias fut choisi à la place de Judas, pour compléter le nombre de douze. Il n'est peut-être pas inutile de dire que cet apôtre fut tiré au sort. [10] Charles d'Anjou, frère de saint Louis, roi de France, et roi lui-même de la Pouille et de la Calabre, refusa hautement sa fille au neveu du pape Nicolas III. «Quoiqu'il ait la chaussure rouge, disait ce prince, son sang n'en est pas devenu plus digne de se mêler à celui de la maison de France.» Jamais l'orgueilleux pontife ne put lui pardonner cet affront: il se servit de tous les biens de l'Eglise pour faire la guerre à Charles, et le dépouiller de ses royaumes. [11] Application de l'Apocalypse. L'Eglise a perdu son éclat, quand son chef a perdu ses vertus. On dit que les sept têtes représentent les sept sacrements; et les dix cornes ou rayons, le décalogue. [12] Le poëte suit ici l'opinion vulgaire, que Constantin, en se convertissant, donna à l'Eglise le patrimoine qu'on appelle _de Saint-Pierre_. Arioste assure qu'Astolphe trouva l'original de cette donation dans le royaume de la Lune. CHANT XX ARGUMENT Quatrième vallée où sont punis ceux qui se mêlent de prédire l'avenir. Entretien sur l'origine de Mantoue.--Astrologues, sorciers et sorcières. Je touche au vingtième repos de ma douloureuse carrière; mais des supplices nouveaux demandent encore de nouveaux chants. Déjà mes yeux plongeaient sur une terre trempée des larmes que les ombres y versent en silence: elles marchent avec détresse, en suivant les détours de la vallée, comme, dans nos campagnes, la foule religieuse passe en invoquant l'assemblée des saints [1]. Je considérais ces malheureux; mais, parcourant d'un regard leurs traits divers, je m'aperçus, avec une surprise mêlée d'horreur, que les troncs et les visages ne s'accordaient point entre eux: chaque coupable, opposé à lui-même, présentait d'un seul aspect son front et son dos, et semblait reculer et s'avancer à la fois. Tel n'est point encore le paralytique, dont la tête, tournée par la contrainte du mal, ne peut revenir sur son pivot nerveux. Lecteur, si mes vers ne sont point un vain son pour ton âme attendrie juge toi-même comment j'aurais pu contempler d'un oeil sec l'effigie de notre humanité si tristement défigurée, et supporter le spectacle de ces infortunés, versant à jamais des larmes qui n'arrosent plus leurs poitrines! Appuyé sur les durs rochers qui s'élevaient autour de moi, je les inondais de mes pleurs, quand mon guide me dit: --Eh quoi! ne serais-tu donc aussi qu'une âme vulgaire? On est sans pitié pour des maux sans mesure. Ne sont-ils pas assez criminels, ceux qui osèrent être les émules d'un Dieu? Relève-toi, et regarde celui que la terre déroba tout à coup à la vue des Thébains, qui lui criaient [2]: «Amphiaraüs, où fuis-tu donc loin du combat?» Et cependant, il tombait de gouffre en gouffre, et roulait aux pieds de Minos, qui frappe à chacun l'inévitable coup. Pour avoir porté ses regards trop avant, il ne voit plus qu'en arrière; et c'est ainsi qu'il rebroussera dans l'éternité. Voilà Tirésias [3], qui, transformé deux fois, passa tour à tour d'un sexe à l'autre: devenu femme pour avoir frappé deux serpents, et les frappant encore pour reprendre sa dépouille virile. Arons [4] vient ensuite, et son menton repose sur son dos. Il avait creusé sa grotte augurale dans ces montagnes où sans cesse le marbre crie sous les efforts de l'habitant de Carrare [5]. C'est de là qu'épiant l'avenir, il promenait son oeil prophétique sur le miroir des eaux et dans la voûte des cieux. Vois encore celle dont les reins se montrent à nu, tandis que son sein se couvre du voile épais de ses cheveux: c'est la voyageuse Manto, qui, lasse enfin de sa course vagabonde, s'arrêta aux lieux où j'ai vu le jour; et c'est ici que je te demande une oreille plus attentive [6]. Quand Thèbes eut perdu Tirésias et sa liberté, Manto, jeune orpheline, s'éloigna d'une patrie esclave, et courut longtemps de climats en climats. Non loin du Tyrol, où les Alpes opposent à la Germanie leurs immuables confins, se trouve un lac, ornement de la belle Italie: on le nomme Bénac; et les fleuves nombreux qui désaltèrent les champs de la Garde et de Valcamonique viennent se reposer dans son vaste bassin. Les prélats de Brescia, de Trente et de Vérone, pourraient, je pense, trouver au centre du lac la borne qui termine et réunit leur triple puissance [7]. Sur la rive plus basse où Pescaire présente à Bergame son front redoutable, le Bénac épanche les eaux dont il regorge, et les pousse comme un grand fleuve à travers les campagnes; bientôt l'Erident les reçoit, près de Governe, sous le nom de Mincio; mais auparavant, et non loin de sa source encore, le nouveau fleuve tombe dans une plaine; et là, ses flots ralentis s'étendent et croupissent comme un marais immense, où le soleil couve la mort dans les étés brûlants. Un champ inculte et désert s'élève au milieu de cette plaine marécageuse. C'est là que Manto, cette vierge farouche, suivie de son cortége et fuyant l'aspect des hommes, se choisit un asile: c'est là qu'elle exerça son art, et qu'elle termina sa vie. Après elle, des tribus éparses dans la contrée se rassemblèrent pour habiter un séjour que les eaux croupissantes protégent de tout côté. Elles y fondèrent une ville, et, sans interroger le sort [8], la nommèrent MANTOUE, en mémoire de celle dont le choix avait honoré ces lieux, et dont le tombeau les consacrait encore. Un peuple nombreux vivait dans ses murailles avant que le fourbe Pinamont eût prévalu sur les crédules Casalodi [9]. Je t'ai révélé la naissance et les accroissements de ma patrie, afin que si d'autres récits parviennent à ton oreille, ma parole soit à jamais le sceau de la vérité pour elle. --Maître, répondis-je, les oracles de la vérité reposent sur vos lèvres; et les lueurs de l'humaine raison n'éblouiront plus un esprit éclairé par vous. Daignez maintenant m'apprendre s'il est encore dans cette foule une ombre digne de nos regards? Le sage prit ainsi la parole: --Celui dont tu vois la barbe épaisse ombrager les épaules florissait jadis, quand la Grèce, veuve de tant de héros, n'offrit plus qu'à des enfants le lait de ses mamelles: il fut collègue de Calchas; et ce sont eux qui frappèrent le câble, et donnèrent en Aulide le signal du départ. On le nommait Euripyle [10], et ce nom consacre un de mes vers: tu le sais, puisque mon poëme entier vit dans ta mémoire. L'ombre qui te présente une si frêle stature fut Michel Scot [11]; et certes il connut bien tous les secrets de la fallacieuse astrologie. Vois Guido Bonatti [12]; vois Asdent [13], qui voudrait n'avoir pas déserté ses ateliers; mais son remords est tardif. Vois enfin ces femmes sacriléges qui laissèrent le fuseau pour souiller leurs mains de l'impie attouchement des herbes magiques et des simulacres enchantés. Mais hâtons-nous, car déjà la lune se penche dans la mer de Séville, et blanchit la zone où se confondent les deux hémisphères [14]: hier elle offrait à l'orient son disque entier; et tu l'invoquas sans doute plus d'une fois dans les ténèbres de la forêt. Ainsi parlait mon guide, sans cesser d'avancer. NOTES SUR LE VINGTIÈME CHANT [1] Allusion aux processions et aux litanies des Rogations. [2] Un des sept rois qui allèrent au siége de Thèbes: il était devin, et avait prédit qu'il y mourrait. Il fut englouti avec son char devant les murs de Thèbes. Tout ceci est pris de la _Thébaïde: Illum ingens haurit specus_, etc. [3] Tirésias est fort connu. On sait qu'il avait joui tour à tour des deux sexes. Voyez les _Métamorphoses_ d'Ovide, liv. III. Il était de Thèbes, et c'est de lui que naquit la fée Manto. [4] Arons était encore un devin, et Lucain en parle dans sa _Pharsale: Arons incoluit desertae moenia lunæ, fulminis edoctus motus_, etc. [5] Carrare, ville d'Italie dont le marbre est fort connu. [6] On peut voir dans Virgile même ce qu'il dit de l'origine de Mantoue et de la fée Manto (_Énéide_, liv. X, vers 200 et suivants). Nous ajouterons seulement que ce fut pour échapper à la tyrannie de Créon que Manto s'enfuit de Thèbes, et vint en Italie. [7] Ces trois diocèses ont effectivement leurs limites au centre du lac, dans la petite île Saint-Georges, qui dépend des trois évêchés. [8] Ceci prouve qu'en effet on consultait le sort lorsqu'il s'agissait de donner un nom à une ville. [9] Le comte Albert Casalodi s'était rendu maître de Mantoue; mais Pinamont Bonacossi, s'apercevant que le peuple n'aimait pas les nobles, conseilla à Albert de les chasser de la ville. Le comte suivit ce conseil, et se priva de ses défenseurs naturels. Alors Pinamont, aidé de la faveur du peuple, chassa les Casalodi, et s'empara de la ville, qui avait ainsi perdu un grand nombre de familles. Au reste, cette longue histoire de Mantoue ne valait pas les compliments que Dante fait ici à son guide. [10] Voici les vers où Virgile parle de cet Euripyle; _Suspensi, Euripylum scitatum oracula Phoebi, mittimus_. C'est ici que Dante appelle l'_Énéide, alta tragoedia_, comme on l'a dit au discours préliminaire. [11] Michel Scot florissait dans l'astrologie sous Frédéric II. Il prédit que cet empereur mourrait à Florence; et il se trouva que cet empereur mourut dans une terre de la Pouille, nommée _petite Florence_. Il prédit de lui-même qu'il périrait d'un coup de pierre de telle grosseur et de tel poids; et un jour qu'il entendait la messe, une petite pierre se détacha de la voûte, et tomba sur sa tête. Le coup était léger; mais la pierre ayant le poids fatal, l'astrologue alla se mettre au lit, et mourut pour l'honneur de l'art et pour sa propre réputation. [12] Astrologue né à Forli, s'était attaché au comte Guidon, qui ne marchait jamais contre l'ennemi, et ne donnait aucune bataille qu'il ne l'eût consulté. Il nous reste quelques ouvrages de Scot et de Bonatti, qui sont devenus très-rares. [13] Asdent était un cordonnier de Parme. Quoiqu'il fût sans lettres, il se mit à prédire l'avenir, et annonça la défaite de Frédéric sous les murs de cette ville. [14] Séville est à l'horizon occidental de l'Europe: la lune venait donc de se coucher; il y a donc une nuit de passée, et quelques moments de plus, puisque Virgile dit à Dante: «Hier au soir, la lune dans son plein se levait quand vous êtes sorti de la forêt pour me suivre aux Enfers.» Observons que, dans le texte, le poëte désigne la lune par Caïn et son fagot d'épines, suivant en cela le conte populaire sur les apparences que forment les taches de cet astre. On sera peut-être étonné que j'aie traduit: _Qui vive la pietà quando è ben morta_, par _on est sans pitié pour des maux sans mesure_; et _le natiche bagnava per lo fesso_, par _des larmes qui n'arrosent plus leurs poitrines_: quelques autres passages causeront la même surprise, et on criera à l'inexactitude. J'avoue donc que toutes les fois que le mot à mot n'offrait qu'une sottise ou une image dégoûtante, j'ai pris le parti de dissimuler; mais c'était pour me coller plus étroitement à Dante, même quand je m'écartais de son texte: la lettre tue, et l'esprit vivifie. Tantôt je n'ai rendu que l'intention du poëte, et laissé là son expression: tantôt j'ai généralisé le mot, et tantôt j'en ai restreint le sens; ne pouvant offrir une image en face, je l'ai montrée par son profil ou son revers: enfin il n'est point d'artifice dont je ne me sois avisé dans cette traduction, que je regarde comme une forte étude faite d'après un grand poëte. C'est ainsi que les jeunes peintres font leurs cartons d'après les maîtres. L'art de traduire, qui ne mène pas à la gloire, peut conduire un commençant à une souplesse et à une sûreté de dessin que n'aura peut-être jamais celui qui peint toujours de fantaisie, et qui ne connaît pas combien il est difficile de marcher fidèlement et avec grâce sur les pas d'un autre. Plus même un poëte est parfait, plus il exige cette réunion d'aisance et de fidélité dans son traducteur. Virgile et Racine ayant donné, je ne dis pas aux langues française et romaine, mais au langage humain, les plus belles formes connues, il faudrait se jeter dans tous les moules qu'ils présentent et les serrer de très-près en les traduisant, _vestigia semper adorans_. Mais Dante, à cause de ses défauts, exigeait plus de goût que d'exactitude; il fallait avec lui s'élever jusqu'à une sorte de création: ce qui forçait le traducteur à un peu de rivalité. CHANT XXI ARGUMENT Cinquième vallée où sont punis les prévaricateurs, juges et ministres qui ont vendu la justice et la faveur des rois. Entretien avec les démons. Poursuivant ainsi un entretien qui n'est plus l'objet de mes chants, nous parvînmes à la cinquième vallée; et déjà nous étions au centre du pont qui se courbe sur elle, lorsque je m'arrêtai pour connaître ce nouveau séjour de douleurs et d'inutiles plaintes: mais je ne découvris partout qu'une affreuse obscurité. Ainsi qu'on voit au milieu des hivers la résine onctueuse qui bout dans les arsenaux de Venise, pour réparer les ruines de ses nombreux vaisseaux; et cependant l'un présente à l'étoupe visqueuse ses flancs vieillis dans les voyages; un autre élève déjà son squelette rajeuni; tout s'empresse: le chanvre tourne et se roidit en cordages; les rames sont façonnées, et les voiles tendues; et sans cesse le marteau retentit de la poupe à la proue [1]; ainsi je vis dans ces profondeurs un noir bitume qui bouillait, par un secret pouvoir, sans le secours des flammes, et qui s'attachait de toutes parts aux bords de la vallée. Je le considérais à travers ces ténèbres visibles, mais je n'apercevais que d'énormes bouillons qui se gonflaient avec effort et s'affaissaient lentement sur son épaisse surface. Ce spectacle m'occupait encore quand tout à coup mon guide s'écria: «Prends garde,» me saisissant et me tirant à lui; et moi je tournai la tête avec précipitation, comme un homme emporté par l'effroi, et je vis accourir un ange de ténèbres qui montait vers le pont, et s'avançait après nous. Ciel, quel aspect! Il agitait effroyablement ses ailes, en bondissant sur la roche escarpée; et sur sa robuste épaule il portait légèrement un malheureux qu'il retenait par les pieds, et dont la tête pendait en arrière. Des hauteurs où nous étions, il cria fortement: --Compagnons, voici un des anciens de Lucques; recevez-le, car je retourne à cette terre qui n'en manque pas: là, tout homme est à vendre, excepté Bonture [2]; et pour de l'or, tout y est blanc ou noir. Aussitôt, jetant sa proie au fond de la vallée, il repasse, et franchit encore ces durs rochers avec plus d'ardeur qu'un dogue acharné sur les pas des brigands. Cependant le réprouvé, qui d'abord s'était englouti dans la poix bouillante, reparut bientôt au-dessus; mais les noirs esprits qui voltigeaient sous la voûte du pont lui crièrent: --Ne cherche pas ici la sainte face: te voilà dans d'autres bains que ceux de Serkio; plonge-toi vite ou crains nos fourches [3]. Et sans attendre, ils les allongèrent sur sa tête, et le poussant tous ensemble, ils lui disaient: --Te voilà pour jamais à l'ombre; trafiques-y, si tu peux, en cachette [4]. Et ils le repoussaient toujours, comme on enfonce dans la chaudière fumante la viande qui surnage et se dessèche. Alors le bon génie me dit: --Va te mettre à couvert sous ces roches pour éviter la trop subite entrevue des démons; et moi, j'irai seul pour les éprouver: sois sans crainte, car j'ai déjà vu de près ces tempêtes. En parlant ainsi, il passait vers la base du pont; mais il se montrait à peine sur l'autre bord, qu'il eut certes besoin de toute sa constance. Tels que des chiens en furie qui se précipitent aux cris de l'indigent, et le chassent avec fracas du seuil de nos demeures; tels, à la vue du poëte, les démons s'élancèrent de leurs rochers, et, se jetant à sa rencontre, chacun d'eux lui présentait en tumulte sa fourche menaçante. Mais il leur cria: --Traîtres, n'avancez pas: avant de lever vos mains sur moi, qu'un de vous s'approche et m'entende, et qu'ensuite il frappe, s'il ose. Tous s'arrêtèrent et s'écrièrent à la fois: --Ami, cours à lui. Aussitôt l'un d'entre eux accourut, et dit à mon guide: --Que veux-tu? Mais le sage lui répliqua: --Penses-tu donc, malheureux esprit, que je vienne ici braver tes fureurs sans l'aveu du destin? Ne retarde plus ma course; une âme encore vivante doit passer avec moi, et notre voyage est écrit dans les cieux. À ces mots, l'orgueil du rebelle s'abattit, et les mains lui tombèrent de honte et d'épouvante. --Amis, dit-il aux autres, laissez-le en paix. Cependant le maître m'appela sans tarder: --Ô toi qui te caches dans ces rocs, désormais tu peux paraître! --Et moi je me levai et j'accourus à sa parole; mais voyant la troupe infernale qui s'ébranlait tout à coup, je craignis un retour perfide; et comme ceux de Caprone, qui, malgré la foi du traité, ne passaient qu'en tremblant à travers les files ennemies [5], je m'avançai en me rangeant à côté de mon guide, observant toujours ces noirs visages et leurs funestes regards. Ils abaissaient tous de longues fourches, et l'un disait: --Ne pourrais-je le toucher?... --Frappe, frappe, disait l'autre. Mais celui qui s'entretenait avec mon guide tourna sa tête, et réprima d'un mot leur audace. Ensuite, reprenant son entretien: --Vous ne pouvez, nous dit-il, pénétrer plus avant sur ces roches; car il ne reste au fond de la sixième vallée que les décombres de l'antique pont [6]; si donc votre désir est d'aller au delà, suivez d'abord les détours de ce fossé, et bientôt une autre arcade va s'offrir à vous. Hier, à la sixième heure, nous avons compté douze siècles et soixante-six ans depuis la chute du pont [7]. Voilà, continua-t-il, dix des miens qui marcheront devant vous; suivez-les sans crainte; ils vont épier des têtes sur les bords de l'étang. Alors il les appela par leurs noms, et, ayant donné un chef à cette décurie infernale: --Allez, leur dit-il, visiter et nettoyer ces rivages: mais que ces voyageurs arrivent en paix. --Ô bon génie! m'écriai-je alors, en me penchant vers mon guide, qu'est-ce donc que je vois? Laissons cette escorte, et poursuivons plutôt seuls le voyage, si ces routes vous sont connues. Eh quoi! votre oeil clairvoyant n'aperçoit donc pas leurs grincements de dents, et le jeu de leurs perfides prunelles? --Ne crains point, me dit le poëte, et laisse les tordre ainsi leurs bouches effroyables; car ils ne peuvent pas toujours dissimuler leurs tortures [8]. Enfin la bruyante cohorte se mit en marche; mais chaque démon en partant se tournait vers le chef, et dans un affreux sourire lui montrait ses dents et sa langue pendante, tandis que, courbant avec effort les noires voûtes de son dos, il leur donnait pour le départ un signal immonde. NOTES SUR LE VINGT ET UNIÈME CHANT [1] La comparaison tirée de l'arsenal de Venise était bien plus frappante au moment où Dante écrivait, puisqu'alors Venise faisait seule le commerce de l'Orient et était la première puissance maritime de l'Europe; c'est elle qui avait fourni des vaisseaux pour le transport des croisés en Asie. [2] Les anciens de Lucques étaient les premiers magistrats de cette petite république, comme les prieurs à Florence. Le poëte les nomme anciens de Sainte-Zite pour faire allusion à la grande vénération où cette sainte est parmi eux. Ce Bonture était l'âme la plus vénale qui fût à Lucques, et le diable plaisante en faisant une exception en sa faveur. On ne sait, au reste, quel est le malheureux qui est précipité dans la poix bouillante. [3] Ces diables font toujours les mauvais plaisants. Ils se moquent de la dévotion des Lucquois pour la sainte face de Jésus-Christ, qu'on garde en effet très-précieusement dans l'église de Saint-Martin, à Lucques. Le Serchio, qui arrose cette ville, est la même rivière que les Latins nommaient Anser. [4] Allusion au trafic que Bonture faisait de la justice. Dante nomme tous les prévaricateurs _Barattieri_. Louis XI, dans le _Rosier des Guerres_, ouvrage qu'il adresse à son fils Charles VIII, parle aussi de tricherie et de _Barat_. [5] Caprone était un fort château qui appartenait aux Pisans. Les Lucquois, réunis aux Guelfes de Toscane le prirent par capitulation. Les assiégés ne sortirent qu'en tremblant de leur citadelle pour traverser le camp des assiégeants qui étaient en force, et dont la foi était suspecte, Dante s'était trouvé à ce siége, comme on l'a dit au discours préliminaire. [6] Le lecteur doit être prévenu que ce diable fait ici un mensonge aux deux voyageurs pour les égarer dans la vallée, comme on verra bientôt. [7] Voici comment il faut entendre les paroles du texte. Ce diable dit mot à mot: «Hier, cinq heures plus tard que l'heure où nous sommes, nous avons compté douze cent soixante-six ans depuis la chute du pont.» C'est comme s'il disait: «Nous sommes aujourd'hui au samedi saint, et il est sept heures du matin; cinq heures plus tard il serait midi; hier donc, jour du vendredi saint, à midi (ou à la sixième heure, en comptant à la juive), il y a eu 1266 ans qu'un grand tremblement de terre fit tomber le pont.» On sait que ce tremblement arriva à l'heure où Jésus-Christ fut mis en croix. Mais comme Dante date de l'incarnation, il faut ajouter 1266 ans les trente-quatre dont Jésus-Christ était âgé lorsqu'il mourut; ce qui fait juste 1300 ans, époque du premier jubilé institué par Boniface VIII et de la descente de Dante aux enfers. Ce poëte a voulu y descendre le soir du vendredi saint, et y passer, comme Jésus-Christ, jusqu'au jour de Pâques. [8] Virgile se trompait; les diables ne faisaient tant de grimaces que pour se moquer entre eux de la crédulité des deux voyageurs. Le chef répond à ces grimaces par un pet, puisqu'il faut le dire. Dante rend ces diables fort ridicules, dans un siècle où la religion leur faisait jouer le plus grand rôle. Il faut croire d'ailleurs que le poëte avait eu de pareils tableaux sous les yeux, car le gouvernement populaire et les guerres civiles offrent souvent ce mélange d'horreurs et de sales bouffonneries. Je me suis aperçu, au moment de l'impression, que quelques personnes n'avaient pas bien saisi la note 2 du chant III. Il faut qu'il y règne une métaphysique trop subtile puisqu'elle échappe aux prises de certaines imaginations; je vais donc lui donner plus de corps puisque l'occasion s'en présente. On a vu au chant III, note 2, que les mots _air_ et _étoiles_, n'ayant point une liaison nécessaire dans notre esprit, et même dans la nature, on ne gagnait rien à les séparer comme a fait Dante en disant un _air_ sans _étoiles_. En effet, parmi nos idées, les unes marchent seules, les autres paraissent toujours associées, et nous en avons beaucoup qu'on ne peut unir sans art et sans effort. Or, toutes les fois que nos idées arrivent par paire, on gagne un effet en les séparant; et cela ne se fait point encore sans effort et sans art. Par exemple, le soleil et la lumière, l'aurore et ses couleurs, la nuit et les étoiles, sont indivisiblement unis; et si je dis un _soleil_ sans _lumière_, une _aurore_ sans _couleurs_, une _nuit_ sans _étoiles_, je produis de l'effet. Mais, si je sépare des choses qui sont déjà distinctes et éloignées (quoiqu'elles ne se repoussent pas), comme l'aurore et les arbres, l'air et les étoiles, et que je dise _une aurore_ sans _arbres_, _un air_ sans _étoiles_, je n'obtiens que des phrases sans physionomie. De même, quand deux idées sont irréconciliables, on ne les rapproche point sans qu'il en résulte une secousse agréable ou terrible à l'imagination. Ainsi, l'ombre et la blancheur, la cruauté et la bonté, les ténèbres et la vision étant incompatibles, on gagne beaucoup à dire des _ténèbres visibles_, comme dans ce chant XXI; _des ombres blanchissantes_, comme au chant IV; et _une cruelle providence_, comme au chant XIV. Cette traduction offre quelques expressions créées d'après ce double artifice; mais il faut craindre de l'user. Le premier qui a dit _un esprit matériel_, a fort bien dit; car il a forcé la matière et l'esprit à s'unir dans la même expression: mais on l'a tant répétée, que ces deux mots se sont familiarisés dans notre pensée, malgré leur haine naturelle; et l'effort qui les rapproche ne se fait plus sentir. Il reste à présent une conclusion facile à tirer; c'est qu'on ne gagne qu'une plate justesse à unir ce qui est déjà uni, comme en disant _un soleil lumineux_, ou _du sang rouge_; et réciproquement à séparer ce qui est déjà séparé, comme en disant _une nuit sans jour, une brutalité impolie_. À moins pourtant qu'on n'affectât de fondre ensemble des choses déjà tout identifiées, ou d'en séparer d'autres qui s'excluent d'elles-mêmes, afin de produire quelque effet plaisant. Par exemple, on ne peut dire d'une manière sérieuse que Dante ait fait un _Enfer sans agrément_; Jérémie, _des lamentations sans gaieté_; et _qu'ils sont morts tous les deux le dernier jour de leur vie_. Ceci peut servir à expliquer comment il est possible que la vérité prête le flanc au ridicule, et pourquoi le sublime et le plaisant ont souvent les mêmes limites. CHANT XXII ARGUMENT Suite de la cinquième vallée.--Prévaricateurs qui ont vendu les grâces et les emplois.--Combat de deux démons.--Passage à la sixième vallée. J'ai vu les armées s'ébranler, les bataillons se déployer, se heurter et fuir en déroute: j'ai vu aux champs d'Arezzo [1] les escadrons légers se précipiter dans les plaines: j'ai entendu le choc des tournois et des joûtes guerrières, et les tambours et les trompettes, l'airain des temples et les signaux des villes, se mêler aux clairons toscans et aux instruments barbares: mais ni le bruit des batailles, ni le cri d'un navire à la vue du port ou des étoiles, n'ont rien qui ressemble au signal de la troupe infernale [2]. Nous suivions la maligne escorte des esprits: quels compagnons, ô ciel! mais l'Eglise a ses saints, et la taverne ses suppôts [3]. J'avançais toutefois, sans perdre de vue la poix bouillante, afin de reconnaître les peuples qui s'en abreuvent à jamais; et comme un pilote voit les dauphins dont les croupes nombreuses, se jouant dans les vagues, lui présagent la tempête: ainsi je voyais les dos recourbés des coupables, qui, pour alléger leurs peines, se levaient sur l'épais bitume, et s'y replongeaient soudain. D'autres encore, dont les têtes bordaient les deux côtés de la vallée, disparaissaient tour à tour, à l'approche du chef des démons qui marchait en avant. Je les voyais s'enfoncer dans la résine noire, tels que des grenouilles au fond de leurs marécages; et comme souvent l'une d'entre elles, plus tardive, ne suit pas ses compagnes, ainsi je vis, et j'en frissonne encore, un seul de ces infortunés qui osa trop attendre. Tout à coup l'esprit malfaisant, qui serrait les bords de plus près, l'accrocha par sa gluante chevelure, et l'enleva comme une loutre qui pend à l'hameçon. À cette vue, la race maudite cria tout d'une voix: --Fais-lui sentir, compagnon, fais-lui sentir tes ongles. Je dis alors à mon guide: --Hâtez-vous d'apprendre, s'il est possible, quel est le malheureux tombé dans ces mains ennemies. Le poëte s'approcha de lui au même instant, et lui demanda quelle était sa patrie, il répondit: --J'ai vu le jour dans le royaume de Navarre: ma mère, veuve d'un époux dissipateur, adultère et suicide, engagea ma jeunesse au service d'un courtisan. Je sus dans la suite m'approcher du coeur du bon roi Thibault; mais je ne tardai pas à faire auprès de lui le trafic dont je rends compte dans la poix bouillante [4]. Le Navarrois, parlant ainsi au milieu des démons, était comme la souris tremblante au milieu des chats perfides. Déjà l'un d'entre eux, à qui deux longues défenses hérissaient les lèvres, lui faisait sentir leur pointe cruelle; mais le chef l'entourant de ses bras: --Laissez, laissez, dit-il aux autres; c'est à ma fourche qu'il est dû. Et d'abord se tournant vers mon guide, il lui cria: --Faites-le parler encore avant qu'on le déchire. Le sage prit donc la parole: --Connaîtrais-tu quelque âme italienne dans la poix obscure? Le coupable répondit: --Il en est une que les mers d'Italie ont vu naître, et j'étais naguère à ses côtés. Que n'y suis-je encore! je n'aurais pas devant moi ces griffes et ces crocs. --C'est trop de patience, cria l'un des démons. Et, lui jetant sur les bras sa fourche recourbée, il en arrachait des lambeaux: un autre en même temps s'attachait à ses jambes; et l'infernal décurion s'acharnait comme eux autour de l'ombre malheureuse. Quand les monstres se furent un peu lassés, mon guide voulut parler à cet infortuné qui regardait avec effroi toutes ses blessures. --Quel est donc, lui dit-il, cet homme d'Italie que tu viens de quitter pour ton malheur? --C'est, répliqua-t-il d'une voix faible, le juge de Gallure [5], frère Gomite, ce vase d'iniquité, qui, tenant dans ses mains les ennemis de son maître, les renvoya si contents de lui; ils ont eu, dit-il, la liberté, et moi leur or. C'est ainsi que sa main vénale trafiqua toujours des dignités et des grâces. Sans cesse le sénéchal de Logodor [6] est avec lui, et la Sardaigne est l'éternel objet de leurs plus doux entretiens. Ô moi, chétif! j'allais en dire davantage; mais ne le voyez-vous pas grincer des dents, celui qui s'apprête à me déchirer? Le chef des autres en vit un prêt à frapper, qui tordait sa prunelle effroyable, et lui dit en le heurtant: --Laisse-nous donc, mauvais génie. Ainsi l'ombre tremblante reprit son discours: --Si votre désir est de voir et d'entendre d'autres coupables, j'en ferai paraître de Toscane et de Lombardie; mais la présence des esprits les retiendrait toujours: qu'on me laisse donc seul sur le roc, et d'un sifflement qui m'est connu, j'en vais attirer sept après moi; car tel est notre usage quand le moment de respirer est venu. À ces mots, l'un des démons, souriant avec horreur, secoua la tête et dit: --Voyez l'invention du traître qui pense nous échapper? --Certes, répliqua ce grand maître d'artifice, si je suis traître, c'est aux miens puisque je les appelle à de nouvelles douleurs. Mais un démon plus crédule prit la parole, et dit à l'infortuné: --Si tu t'échappes, ce n'est point à la vitesse de mes pieds, mais au vol de mes ailes, que je veux me fier, et je plongerai sur toi jusque dans la poix bouillante. Amis, quittons la rive, et cachons-nous dans ces roches: éprouvons si un seul prévaudra contre dix. Lecteur, connais à présent la fin de l'artifice. Déjà le démon qui s'était montré le plus défiant se retirait vers les roches, suivi de tous les siens, quand le Navarrois saisit l'instant, se dresse sur ses pieds, et d'un saut léger se dérobe au rivage et à ses ennemis. Le bruit de sa chute les consterna, et celui dont le conseil causait l'affront de tous, s'élança tout à coup en criant: «Je t'aurai;» mais en vain; car, plus prompte que son vol, la Crainte précipita l'ombre au fond du gouffre, et l'ange, en volant, n'effleura que sa surface. Ainsi, quand le faucon tombe et s'approche, le canard fuit et se glisse dans l'onde et le faucon repasse dans les airs. Cependant un des noirs esprits, furieux de l'outrage, avait d'une aile rapide suivi son compagnon; et, charmé de le voir manquer sa proie, il se tourna plein de rage contre lui, et le lia de ses ongles crochus. L'autre, comme un léger épervier, fut prompt à l'empoigner de ses robustes serres, et je les vis tomber tous deux dans la poix ardente. La violence du feu les sépara; mais pour s'élever du gouffre, ils agitaient inutilement leurs ailes gluantes. Le chef attristé fit voler aussitôt quatre des siens sur l'autre bord; ils s'abattirent légèrement, et présentèrent leurs fourches allongées aux deux malheureux, qui levaient faiblement leurs bras déjà roidis sous la croûte enflammée du bitume. Nous partîmes alors, et nous laissâmes là notre escorte se débattre à loisir. NOTES SUR LE VINGT-DEUXIÈME CHANT [1] Le poëte fait allusion à la bataille de Campaldino, gagnée sur les habitants d'Arezzo. Il s'y comporta fort bien. On a vu qu'il a déjà fait mention de la prise de Caprone, à laquelle il avait contribué. Il est rare que les poëtes tirent leurs comparaisons des affaires où ils se sont trouvés: mais Dante était poëte et guerrier à la fois. [2] On est fâché que Dante revienne encore ici à l'insolente trompette dont s'était servi ce diable, et qu'il arrête si longtemps l'imagination du lecteur sur cette idée, en l'entourant de tant de comparaisons, pour la faire mieux ressortir. [3] Le poëte, par cette expression proverbiale, paraît vouloir s'excuser de la bassesse et des expressions burlesques de ses diables. Le traducteur a tâché de voiler par la noblesse de son style la naïveté grossière de son texte. Il a négligé de rendre les noms que Dante donne à ces dix démons, parce qu'ils sont d'une harmonie ridicule; et parce que le court rôle que jouent ces farfadets rend leurs noms fort inutiles à connaître. Puisque ce poëte ne voulait pas leur donner plus de majesté, il eût bien fait de s'en passer: la police des Enfers se serait bien faite sans eux. [4] Il se nommait Janpol: sa mère, qui était d'une bonne maison, se trouvant dans l'indigence après la mort de son mari, mit son fils au service d'un baron qui était à la cour de Thibault, roi de Navarre. Janpol gagna les bonnes grâces du roi et ne profita de sa faveur que pour vendre à prix d'or les dignités et les emplois du royaume. Dante donne un caractère très-fin à Janpol, pour faire allusion au proverbe qui dit, qu'un Navarrois en sait plus que le diable. [5] Vers l'an 1117, les Pisans et les Génois, ayant conquis la Sardaigne, partagèrent cette île en quatre judicatures ou bailliages: le premier nommé _Logodor_, le second _Cagliari_, le troisième _Gallure_, et le quatrième _Alborea_. Nino Visconti, de Pise, ayant obtenu le département de Gallure, y établit pour son lieutenant frère Gomite. Les exactions et les injustices criantes de ce Gomite, qui s'était laissé corrompre par les ennemis de son maître, et leur avait vendu la liberté, furent cause que Nino le fit pendre. Gomite portait le nom de _frère_, parce qu'il était de l'ordre des _Frères joyeux_, dont il sera parlé ci-après. [6] Frédéric II eut un fils naturel qui posséda le bailliage de Logodor. Michel Zanche fut son sénéchal et finit par s'emparer du bailliage; mais il fut bientôt assassiné, comme on verra au chant XXXIII. CHANT XXIII ARGUMENT Descente à la sixième vallée où sont punis les hypocrites. Passage à la septième vallée. Tranquilles et sans escorte, nous marchions comme deux solitaires en silence, mon guide en avant, et moi sur ses traces [1]. Le combat des deux anges occupait ma pensée, et s'y peignait sous l'emblème de la grenouille et du rat chantés par Ésope [2]: j'avançais, et toujours la naïve peinture devenait plus ressemblante. Mes pensées succédant ainsi à mes pensées, il m'en vint une qui me glaça d'horreur. Ces noirs esprits, me disais-je, sont tombés dans un piége honteux et cruel; et si la soif de la vengeance irrite encore leur naturel féroce, ils seront bientôt sur nous plus légers et plus acharnés qu'un lévrier sur la proie qu'il happe dans sa course. Pâle d'effroi et les cheveux hérissés, je m'arrêtai tout attentif: --Maître, criai-je, si nous ne fuyons ensemble, les démons sont à nous. Je sens leur approche, et je crois les entendre. --Quand je serais, me dit-il, un miroir fidèle, je ne rendrais pas les traits de ton visage plus promptement que mon coeur n'a reçu l'impression du tien: une crainte, une pensée frappaient à la fois ton âme et la mienne. Mais, s'il est vrai que la descente de cette sixième vallée ne soit pas impraticable, nous échapperons au sujet de tes craintes. Il parlait encore lorsque je vis les monstres accourir avec les ailes étendues et leurs bras allongés pour nous saisir; mais tout à coup le poëte m'enlève dans les siens; et comme une mère qui s'éveille à la lueur des flammes, court à son fils, l'emporte, et tremblante pour lui seul, fuit demi-nue à travers l'incendie; ainsi mon guide se jette à la renverse et s'abandonne à la pente des rocs. Plus rapide que l'eau dans son étroit canal, quand elle précipite les ailes de la roue et fait tourner la meule, le bon génie glisse au fond de la vallée, me portant sur son sein comme un père, et non comme un guide. À peine ses pieds touchaient le fond de la nouvelle enceinte, que la troupe des démons parut sur nos têtes; mais ils n'étaient plus à craindre, car la haute Providence qui leur livra la cinquième vallée les exila pour jamais dans ses confins. Cependant nous regardâmes, et nous vîmes passer devant nous la foule des ombres dont ces lieux étaient peuplés. Chacune d'elles marchait d'un pas lent et pénible sous le faix d'une ample robe qui se courbait en froc sur leurs têtes, ainsi qu'on en voit sur les dortoirs de Cologne; mais le raide contour et les plis immobiles de celles-ci reluisaient d'or à leur surface, et cachaient au dedans une épaisse doublure de plomb, si vaste et si lourde, qu'au prix d'elle la chape de Frédéric eût semblé de la paille légère [3]. Ô manteaux accablants d'éternelle durée! ces ombres malheureuses suivaient, en pleurant, les détours de la noire enceinte, et paraissaient vaincues de fatigue et de lassitude. J'observais leur abattement profond en marchant à leurs côtés dans la vallée obscure; mais elles se traînaient avec tant de peine sous le poids de leur vêtement, que je les devançais toujours, et chaque pas me portait vers de nouveaux coupables. Je dis alors à mon guide: --Daignez voir parmi ces ombres s'il en est une dont la vie ait mérité le regard des hommes. Et aussitôt un des réprouvés qui venait après nous, reconnut le parler toscan, et s'écria: --Ô vous deux qui fendez si légèrement l'épaisse nuit, arrêtez; c'est de moi peut-être que l'un apprendra ce qu'il demande à l'autre. Le maître se tournant à ces mots: --Attends ce malheureux, me dit-il, et songe à ralentir ta marche, pour qu'il puisse te suivre. Je m'arrêtai, et j'en vis deux qui montraient bien sur leurs visages le pénible désir qu'ils avaient de me joindre; mais leur pesante charge et l'âpreté du sentier retardaient leurs efforts. Lorsqu'ils furent enfin devant moi, ils me regardèrent longtemps d'un oeil troublé, et, se tournant l'un vers l'autre, ils se disaient: --Celui-ci me paraît vivre encore, au mouvement de ses lèvres; car s'il était mort, par quel bonheur irait-il ainsi à la légère? Ensuite élevant la voix: --Ô Toscan, me dirent-ils, qui viens te mêler à la triste assemblée des hypocrites, ne refuse pas de nous dire qui tu es! --Je suis né dans la grand'ville, répondis-je, et j'ai bu dans les claires eaux de l'Arno. Vous voyez devant vous ce corps que j'eus toujours au monde; mais apprenez-moi qui vous êtes, vous dont les yeux éteints et les joues caves s'abreuvent de tant de larmes: dites quels sont les maux dont vous donnez des marques si douloureuses? Un d'eux me répondit: Ces chapes dorées que tu nous vois sont d'un plomb si épais, qu'elles font craquer nos membres, comme les poids font crier les ressorts et le joug des balances. Nous avons été frères joyeux, et tous deux Bolonais [4]. On nommait celui-ci Lothaire, et moi Catalan: ta république nous constitua l'un et l'autre ensemble comme un chef unique, pour éteindre ses discordes; mais ses rues changées en déserts attestent encore ce que nous avons été pour elle. --Ô frères, m'écriai-je, ce sont vos crimes!... Et je m'interrompis tout à coup devant un coupable mis en croix sur la terre, et percé de trois piques [5]. En me voyant, il tordit ses membres avec plus d'horreur, et poussa d'affreux soupirs à travers sa barbe touffue. L'ombre qui marchait avec moi prit alors la parole: --Ce crucifié que tu regardes a dit aux Pharisiens qu'il était bon qu'un seul pérît pour tous. Il expose ainsi sa nudité au milieu du chemin, et doit y sentir à jamais ce que pèse chacun de nous au passage. Plus loin, dans ces mêmes fossés, est ainsi étendu son beau-père [6]: plus loin encore sont ainsi renversés tous ceux de leur synagogue; perfide mère, en qui furent maudits les enfants de Jacob [7]. Je vis alors mon guide contempler avec étonnement ce juif crucifié avec tant d'opprobre dans ces lieux d'éternel exil. Ensuite il leva les yeux, et dit à l'ombre bolonaise: --Daignez maintenant nous apprendre s'il est une issue vers l'autre côté de la vallée pour échapper aux noirs esprits qui nous poursuivaient dans ces rocs. L'ombre répondit: --On trouve plus près d'ici que vous ne l'espérez, le rocher qui du pied de l'enceinte première se relève dix fois sur les vallées maudites: seulement il est tombé dans celle-ci; mais il offre encore un passage à travers ses débris qui pendent en ruine sur la côte, et remplissent le fond de la vallée. À ces mots, le sage baissa la tête, et s'arrêta, ajoutant après un court silence: --L'esprit qui veille au delà sur l'étang de bitume nous a donné des paroles bien trompeuses. --J'ai reçu de mes anciens, reprit le Bolonais, que cet ennemi de l'homme était la souche de tout vice, et surtout le père du mensonge. Aussitôt mon guide, plein d'émotion sur son visage, doubla le pas, et je suivis ses traces chéries, loin du pénible aspect des ombres et de leurs insupportables vêtements [8]. NOTES SUR LE VINGT-TROISIÈME CHANT [1] Le texte dit, comme deux frères mineurs. [2] Tout le monde sait que, pendant que le rat et la grenouille se débattaient, ils furent tous deux mangés par un milan: le poëte rapproche cette fable du désastre arrivé à ces deux démons. [3] Frédéric II faisait couvrir les criminels de lèse-majesté d'une chape de plomb: on les plaçait ensuite auprès d'un grand feu où la chape et le coupable fondaient ensemble. Jean sans Terre en fit faire une pareille pour l'archidiacre de Norwich, qui succomba bientôt sous le poids de cet étrange vêtement. Il semble, en lisant l'histoire de ces temps malheureux, que le poëte ait plutôt exercé ses yeux que son imagination. Ces chapes dorées à l'extérieur, et de plomb au dedans, sont un emblème de l'hypocrisie, comme les _sépulcres blanchis_ de l'Evangile. [4] Il y eut plusieurs gentilshommes de Bologne, de Modène et de Reggio, qui pour se dérober aux impôts et aux discordes publiques, demandèrent au pape Urbain IV d'ériger en leur faveur un ordre religieux et militaire qui pût, comme celui des Templiers, combattre contre les infidèles, et maintenir la foi et la justice. Le pape érigea l'ordre, et les chevaliers furent nommés _Frères de Sainte-Marie_. Au lieu de combattre, ils se mirent à vivre ensemble, et à se traiter l'un l'autre splendidement avec leurs enfants et leurs femmes, ne conservant de la vie monacale que le goût pour la bonne chère, si bien que le peuple les appela _Frères Joyeux_. Quand Mainfroi, premier support des Gibelins en Italie, eut perdu dans la Pouille son trône et sa vie, les Guelfes prirent vigueur, et le peuple de Florence se soulevant contre ses chefs qui étaient Gibelins, le lieutenant de Mainfroi fut chassé de la ville. Dans cette crise, la république se choisit deux magistrats suprêmes parmi les _Frères Joyeux_: l'un nommé Catalan Malavolti, et l'autre Lothaire Liandolo, tous deux Bolonais; l'un Guelfe, et l'autre Gibelin. Mais bien qu'ils fussent de faction diverse, ils se laissèrent corrompre par l'or des Guelfes, et s'unirent pour chasser les Gibelins de Florence, qui n'y sont plus rentrés. On brûla et on démolit par leur ordre les maisons de la famille des Uberti, dont étaient Farinat et Mosca, comme nous avons déjà dit aux notes du dixième chant, et ainsi qu'on le verra au trente-huitième. [5] C'est Caïphe qui dit en parlant de Jésus-Christ: «Il vaut mieux qu'un périsse pour tous que tous pour un.» [6] Celui-ci est Anne, beau-père de Caïphe. [7] Les hérésies étant le fruit de la subtilité et du loisir, et la synagogue étant une assemblée de docteurs qui ergotisaient du matin au soir, il devait arriver que de cette foule d'opinions qui s'élevaient et se détruisaient tour à tour, il en naîtrait enfin une fatale au judaïsme. [8] Virgile était honteux de s'être laissé tromper par le Diable. Il avait fait plus de chemin qu'il ne fallait, et avait été obligé, pour avoir manqué le pont, de se précipiter le long des rochers qui bordent la vallée. CHANT XXIV ARGUMENT Descente à la septième vallée, où sont punis les voleurs et brigands qui ont usé de mensonge et de fourberies. Vers le retour de l'année, jeune encore, où déjà le soleil plonge son front pâlissant dans l'urne pluvieuse [1]: quand le jour s'accroît des pertes de la nuit, et que les voiles transparents de la gelée imitent au matin la robe éclatante de la neige [2], le pâtre qui n'a plus de fourrages se lève et regarde autour de lui; mais voyant partout blanchir la plaine, il se bat les flancs, et troublé par son malheur, il rentre sous ses toits, court, s'écrie et se désespère. Il sort enfin, et renaît à l'espérance lorsqu'il voit qu'un temps si court a changé l'aspect des champs: déjà la houlette en main, il chasse devant lui son troupeau, qui bondit sur la verdure. C'est ainsi que le trouble du poëte passa de son front sur le mien, et que par un aussi prompt retour, j'eus le remède après le mal; car dès que nous fûmes devant les ruines du pont, le bon génie, me regardant de ce même coup d'oeil dont il m'avait ranimé au pied de la colline [3], ouvrit les bras; et, après avoir considéré ces masses de débris d'une vue plus attentive, il me prit et me porta sur son sein; ensuite, comme un sage qui agit et délibère à la fois, il marcha d'un pas mesuré, et me souleva sur la pointe d'un roc, cherchant de l'oeil un autre appui, et me disant: --C'est là qu'il faut te prendre; mais vois d'abord s'il peut te soutenir. Certes, ce n'étaient point ici des sentiers pour des malheureux vêtus de plomb, puisque l'ombre légère du poëte, et moi suspendu dans ses bras, nous gravissions de pointe en pointe avec tant de fatigue dans ces décombres; et si ce côté ne m'eût offert des roches moins sourcilleuses, j'aurais succombé sans doute, et mon guide peut-être avec moi. Mais comme de fossé en fossé un rempart s'élève et l'autre s'abaisse, les vallées maudites se penchent ainsi comme un vaste amphithéâtre et pèsent sur l'abîme creusé dans leur centre [4]. J'étendis enfin mes bras vers les derniers rocs qui hérissent le sommet de la côte; et là, sans pouls et sans force, j'appuyai mon flanc hors d'haleine sur la pierre tranchante. --Relève-toi, me cria le maître, et secoue ta mollesse; car ce n'est point sur la plume et sous les courtines que la gloire t'attend, la gloire, sillon de lumière que l'homme doit laisser après lui, s'il n'a point glissé dans la vie, comme la fumée dans l'air, ou l'écume sur l'onde. Viens désormais, et, vainqueur de ta faiblesse, montre-moi ces mouvements généreux d'une âme qui ne se traîne point sous la grossière enveloppe des sens. Ne crois pas qu'il te suffise d'être échappé de ces gouffres; il est encore une colline et des hauteurs plus inaccessibles [5]; entends-moi donc, et que ton coeur se réveille à ma voix. J'étais déjà debout, et, montrant à mon guide des forces que je n'avais point: --Me voilà, lui dis-je; ne doutez plus de mon courage. Et aussitôt je mis le pied dans les routes étroites de ces rochers, qui me parurent encore plus âpres et plus escarpées. J'avançais toutefois, en parlant à voix haute, pour ne point trahir ma défaillance, et j'atteignis enfin le comble du pont qui embrasse la septième vallée. Là, mon oreille fut frappée de je ne sais quelle voix confuse, semblable aux frémissements inarticulés de la rage. Je m'arrêtai plus attentif; mais en vain je penchais ma tête, des yeux mortels ne pouvaient sonder ces profondes retraites de la nuit. --Maître, dis-je aussitôt, descendons sur l'autre bord; car du haut de ces roches aiguës, j'écoute sans entendre, et je regarde sans rien distinguer. --Descendons, me répondit le sage, il n'est point d'autre réponse à tes justes désirs. Aussitôt nous descendîmes vers la base du pont; et je dus alors envisager de plus près le fond de l'obscure vallée: mais je la vis partout couverte de serpents qui fourmillaient dans son ample sein. Leur multitude était de toute race et de toute forme; et ce n'est point sans frissonner que je me rappelle encore leur effroyable confusion. Que l'Afrique ne vante plus ses familles d'aspics et de basilics, et les phalanges de couleuvres et de dragons qui peuplent ses déserts; car jamais les sables de la mer Rouge ou de la noire Ethiopie n'étalèrent dans leur triste fécondité des monstres de nature si cruelle et si diverse. Sur cet horrible mélange de reptiles entrelacés, des ombres nues couraient épouvantées, sans trouver un seul abri dans les Enfers: elles couraient les bras raidis et tournés sur le dos, et leurs mains étaient entortillées de couleuvres qui se repliaient en ceinture autour leurs flancs. Je regardais, et voilà qu'un serpent, lancé près des bords où nous étions, pique un coupable à la gorge; et, dans un clin d'oeil, le coupable enflammé se consume et tombe réduit en cendres; mais cette poussière en tombant se ramassait d'elle-même, et tout à coup, se dressant sous sa première forme, le réprouvé se montra debout. Ainsi la sage antiquité nous peint le phénix mourant et renaissant après cinq siècles; ne vivant, au lieu des fruits et de l'herbe des champs, que du suc de l'amomum et des pleurs de l'encens; expirant enfin sur un lit de myrrhe, de nard aromatique [6]. Cependant tel qu'un homme frappé d'un invisible mal, ou renversé par l'esprit immonde, tombe d'une chute inopinée, et se relève ensuite tout ébranlé de l'affreuse secousse; plein de trouble, il regarde autour de lui, et soupire en regardant: tel était le coupable devant nous. Ô sévère justice du ciel, quels coups échappent de tes mains! Mon guide alors dit à ce malheureux: --Quel fut ton nom et ta patrie? --La Toscane, répondit-il, m'a vomi naguère dans cette gueule de l'abîme; je suis Vannifucci, le féroce; ma vie a été de la brute, non de l'homme, et Pistoie fut ma digne tanière [7]. --Maître, dis-je aussitôt, interrogez-le, avant qu'il s'échappe: qu'il dise pour quel crime il est tombé si avant, car je l'ai vu jadis homme de sang et de carnage [8]. Le réprouvé, qui l'entendit, ne se cacha point: ses yeux se levèrent sur moi, et son visage se couvrit d'une hideuse rougeur. --Il m'est plus dur, s'écria-t-il, d'être surpris par toi dans la misère où je suis, que d'avoir perdu la clarté du jour: mais je ne puis nier ce que tu vois. Apprends donc que je suis descendu si bas pour avoir dérobé les vases de l'autel, et rejeté le crime sur une tête innocente [9]. De peur cependant que tu n'ailles te réjouir un jour du souvenir de mes maux, entends ce que ma bouche t'annonce. Voilà que Pistoie se délivre des Noirs, et que Florence adopte un autre peuple et d'autres moeurs: des vallons de Magra s'élève une vapeur de guerre; la tempête s'avance; on combat aux champs de Pizène; l'orage tombe sur la tête des Blancs; et je te prédis tout pour te percer le coeur [10]. NOTES SUR LE VINGT-QUATRIÈME CHANT [1] L'année commence véritablement au solstice d'hiver, quand le soleil quitte le tropique du capricorne pour remonter vers nos climats, ce qui arrive au 22 décembre. Ici, le poëte, en disant que le soleil entre dans l'urne, c'est-à-dire dans le verseau, désigne la fin de janvier, temps où l'année est bien jeune encore. [2] Les voiles transparents de la gelée sont ici opposés à la robe éclatante de la neige, que Dante appelle soeur de la gelée. [3] Comme on a vu dans le premier chant. [4] Chaque vallée étant un cercle enfermé entre deux remparts de rochers empilés par gros quartiers les uns sur les autres; le rempart qui formait l'enceinte extérieure était plus vaste et plus élevé que celui qui formait l'enceinte intérieure; et celui-ci à son tour surpassait en hauteur et en circuit le rempart qui suivait, comme on voit dans des cercles concentriques. Les ponts qui coupaient les vallées étaient des arcades nues et sans chaussée, de sorte qu'il fallait sans cesse monter et descendre sur l'extrados des ponts; et cette route festonnée devait être bien pénible. La peinture qu'en fait Dante est d'une grande beauté. [5] Il fait allusion ici à la colline du purgatoire. [6] Cette comparaison du phénix est ingénieuse, et celle qui la suit est terrible; par l'une, le poëte rend ses idées plus sensibles; par l'autre, il ajoute à leur effet. Dante emploie souvent l'artifice des doubles comparaisons avec la même intelligence. Il désigne dans la dernière ceux qui tombent du haut mal et qu'on appelait autrefois des _possédés_. On ne peut que regretter ici l'_ultime fascie_, très-belle expression si elle était appliquée à l'homme, et ridicule en parlant d'un oiseau. Quoi qu'il en soit, les jeunes poëtes, pour qui cet ouvrage doit être une mine d'expressions et d'images, pourront, d'après l'_ultime fascie_, appeler le dernier drap mortuaire _les derniers langes de l'homme_. [7] Ce Vannifucci, ou Jean Fucci, était un bâtard de la famille de Lazarri, de Pistoie, homme d'un caractère violent. Il vola les vases et les ornements d'une église et fut cause que plusieurs innocents furent pendus. [8] Il aurait donc dû être puni avec les violents. (_Voyez_ chant XII.) [9] Ici, les serpents et les reptiles monstrueux vont servir au supplice des voleurs qui ont usé de fourberie. Chez les Romains, tout crime commis par dol et subreption s'appelait _stellionat_, du nom d'un petit lézard extrêmement fin. Ce crime est encore chez nous celui des fausses hypothèques, etc. [10] Dante se fait prédire ici la ruine des _Blancs_ et son propre exil. Le marquis Malespine, de la vallée de Magra, conduisait la petite armée des _Noirs_ et mit en déroute celle des _Blancs_, près de la plaine du Pizenum. CHANT XXV ARGUMENT Suite de la dernière vallée, où sont punis les concussionnaires. À ces mots, le sacrilége tourna contre le Ciel ses poings fermés, et, les déployant avec furie [1], s'écria: --Prends, ô Dieu! c'est toi que je brave. Mais soudain une couleuvre (et leur race depuis ne m'est plus odieuse) lui serra la gorge de noeuds redoublés, comme pour dire: _Tu ne parleras plus_. Ensuite une autre, s'attachant à ses bras, se raidissait tellement sur sa poitrine, qu'il ne pouvait branler la tête. Ah! Pistoie, Pistoie, que ne t'embrases-tu de tes propres mains, puisqu'il ne peut sortir de toi qu'une race funeste au monde! Je n'ai point vu dans tous les cercles de l'Enfer un esprit si révolté contre Dieu, pas même celui qui tomba des murailles de Thèbes [2]; et je l'ai vu s'enfuir, ayant ainsi perdu la parole. Après lui vint un Centaure furibond qui courait en criant: --Où est-il, où est-il, le féroce? Et je crus voir depuis son immense croupe jusqu'à sa face humaine, plus de couleuvres que n'en pourraient nourrir les marécages de Toscane. Droit sur son dos, paraissait un dragon flamboyant aux ailes déployées, couvrant de feu tout ce qu'il rencontrait. --Voilà Cacus, dit mon guide, lui qui remplit de tant de meurtres et de sang les roches du mont Aventin. Il ne tient pas la même route que ses frères [3], pour avoir détourné le grand troupeau d'Hercule: mais par ce vol il termina ses crimes et sa vie, rendant le dernier soupir aux premiers coups de l'immortelle massue. Mon guide parlant ainsi, le Centaure passait outre; et trois esprits, qui s'avançaient vers nous, auraient sans doute échappé à notre vue si l'un d'eux n'eût crié: --Qui êtes-vous? Ce qui rompit notre entretien, et fit tomber nos regards sur eux. Je les considérais sans les reconnaître, lorsqu'il arriva que l'un dit à l'autre: --Où sera donc resté Cianfa [4]? Et soudain je portai mon doigt sur ma bouche, comme pour demander au sage un moment de silence. Maintenant, lecteur, je permets que ta foi se refuse à ce que je vais dire, puisque le témoignage de mes yeux n'a pu me le persuader encore. Les trois ombres étaient toujours devant moi, lorsqu'un serpent qui rampait sur six pieds s'élance vers l'un des coupables, et s'attache tout entier à lui. D'un triple effort, il lui serre en avant les bras, les flancs et les genoux; lui ramène en arrière sa queue autour des reins, et, le pressant ici face à face, lui creuse d'une seule morsure et l'une et l'autre joue. Le lierre chevelu se lie moins étroitement à l'arbre que l'affreux reptile à cet infortuné; ils se fondent ensemble comme la cire amollie, et mêlent si bien leurs couleurs qu'on ne distingue déjà plus l'un de l'autre: c'est ainsi qu'à l'aspect des flammes, le papier se colore d'une sombre rougeur, où le blanc et le noir se confondent. Les deux ombres, qui les contemplaient ainsi, s'écrièrent avec effroi: --Angel, comme tu changes! Voilà que tu n'es plus ni homme ni serpent [5]. Et déjà les deux têtes n'en formaient qu'une, où dans un seul visage paraissait le confus mélange de deux figures: les bras, la poitrine et les jambes se perdirent dans un assemblage que l'oeil n'a jamais vu: plus de traits primitifs: être simple et double à la fois, le fantôme pervers marchait et s'éloignait de nous à pas lents. Cependant, comme on voit sous l'ardente canicule le lézard désertant ses buissons, fuir en éclair à travers les sentiers; tel parut, s'échappant vers les deux autres coupables, un reptile enflammé, noir et luisant comme l'ébène. Il frappa l'un d'eux au nombril, premier passage des aliments dans nous, et tomba vers ses pieds étendu. L'homme frappé le vit, et ne cria point; mais, immobile et debout, il bâillait comme aux approches du sommeil ou d'une brûlante fièvre: il bâillait, et regardait le reptile, qui le regardait lui-même: tous deux se contemplaient: la bouche de l'un et la blessure de l'autre fumaient comme deux soupiraux, et les deux fumées s'élevaient ensemble. Qu'ici, témoin du prodige, Lucain se taise sur les malheurs de Sabellus et de Nasidius [6]; qu'Ovide ne parle plus de Cadmus et d'Aréthuse; car, s'il changea l'un en dragon et l'autre en fontaine, jamais il n'opposa deux natures de front, les forçant d'échanger entre elles leur matière et leur forme. Mais le serpent et l'homme firent cet horrible accord. Je vis la croupe de l'un se fendre et se diviser, et les jambes de l'autre s'unir sans intervalle; ici la peau s'étendre et s'amollir, et là se durcir en écailles. Ensuite les bras du coupable décroissant à ses côtés, le monstre allongea deux de ses pieds vers ses flancs, et les deux autres réunis plus bas lui donnèrent le sexe que perdait l'ombre malheureuse. Sous la fumée qui les voilait toujours, les deux spectres se coloraient diversement; et l'un quittait enfin les cheveux dont l'autre ombrageait sa tête, l'homme tomba sur son ventre, et le serpent se dressa sur ses pieds. Alors, et sans détourner leurs affreux regards, l'un se montra sous une face et des traits moins informes; et l'autre, pareil au limaçon qui replie ses yeux, n'offrait déjà plus qu'une tête effilée, où disparaissaient tour à tour le nez, la bouche et les oreilles. Mais la fumée s'évanouit; et soudain le nouveau reptile dardant une langue acérée, fuit en sifflant dans la nuit profonde. L'homme nouveau l'insulte en crachant après lui; et se tournant ensuite vers l'autre compagnon: --Je veux, lui dit-il, que Bose rampe dans la vallée aussi longtemps que moi [7]. Ainsi j'ai vu le septième habitacle se former et se transformer; et si mes tableaux sont horribles, ils ont du moins la nouveauté [8]. Enfin, quoique mes yeux et mon âme confuse se perdissent dans ces horreurs, toutefois encore je remarquai Puccio Sciancato [9], le seul des trois esprits qui n'eût pas subi d'épreuve: l'autre était, ô Gaville! celui dont le sang t'a coûté tant de larmes [10]. NOTES SUR LE VINGT-CINQUIÈME CHANT [1] Le texte dit qu'il fit la figue au ciel. [2] C'est Capanée qu'on a vu au quatorzième chant. [3] Cacus aurait dû être puni, avec les autres centaures, dans le fleuve de sang (_Voyez_ le chant XII). Il s'occupe ici à poursuivre Vannifucci. [4] Ce Cianfa Donati était parent de Dante par les femmes. Il vient de disparaître aux yeux des compagnons de ses supplices, pour avoir subi quelque métamorphose pareille à celle qu'on va voir. [5] Je crois que c'est Cianfa lui-même, changé en serpent, qui vient de s'attacher à cet Angel, qui était de la famille Brunelleschi. Ces deux Florentins s'étaient unis pour piller la république: ils s'unissent ici pour leur mutuel supplice: idée ingénieuse, dont la terrible exécution fournit une note critique. C'est que les comparaisons étant toujours un objet secondaire dans une description, il faut bien prendre garde aux couleurs qu'on y emploie: elles contrarient l'ordonnance générale, si elles ne se fondent pas bien dans la teinte dominante; car il est vrai, en poésie comme en peinture, que les reflets de lumière doivent tenir de la couleur des corps dont ils partent, et qu'il se fait par là dans un tableau un échange harmonieux des jours et des ombres. Ainsi l'épithète de _chevelu_ que Dante donne au lierre, reflète un jour effrayant sur le reptile auquel cet arbuste est comparé: par ce mot seul, le serpent se trouve hérissé de poils. Le poëte n'a pas toujours ce grand goût, il faut l'avouer. [6] Sabellius et Nasidius, deux soldats de l'armée de Caton, furent piqués par des serpents en traversant les sables d'Afrique. Voyez l'affreux tableau de leur mort dans Lucain. Il faut observer que, dans la métamorphose de l'homme et du serpent, la fumée qu'ils exhalent tous deux va de l'un à l'autre, comme pour établir l'échange des deux substances, et qu'ils se contemplent attentivement comme pour prendre modèle de leur nouvelle forme l'un sur l'autre pendant l'action du venin. [7] Bose, Florentin, de la famille des Donati, qui vient d'être changé en serpent, tandis que le serpent est devenu homme. [8] Voilà en effet des tableaux où Dante se montre bien dans cette magnifique horreur sur laquelle Tasse s'est tant récrié. Hardiesse de style, fierté de dessin, âpreté d'expression, tout s'y trouve; les trois vers qui terminent la tirade font frémir d'admiration, car ce n'est plus de l'italien, _non mortale sonans_; c'est le _mens divinior_; c'est l'Enfer dans toute sa majesté: _Cosi vid'io la settima zavorra Mutar e trasmutare; e qui mi scusi La novità, se fior la lingua abborra_. On croit d'abord que l'imagination du poëte, lassée des supplices de Vannifucci et d'Angel, va se reposer; quand tout à coup elle se relève et s'engage dans la double métamorphose du serpent en homme et de l'homme en serpent, sans reprendre haleine, sans user même d'une simple transition. Aussi paraît-il bientôt que Dante a eu le sentiment de sa force par le défi qu'il adresse à Lucain et à Ovide: et non-seulement il est vrai qu'il les a vaincus tous deux dans cette dernière tirade, mais il me semble qu'il s'est fort rapproché du Laocoon dans le supplice d'Angel. C'est des trois derniers vers qu'on vient de citer qu'est tirée l'épigraphe de l'ouvrage. Elle présente plus d'un sens: _Qu'ici la nouveauté m'excuse si mon langage est barbare_; ou bien, _si mon langage repousse la parure_; ou enfin, _si mes tableaux ne respirent qu'horreur_: on a suivi cette dernière intention. Il est inutile de faire observer combien Dante s'est élevé dans ces XXIVe et XXVe chants. [9] Puccio Sciancato, autre Florentin. [10] Il se nommait Guercio Cavalcante et fut tué par les habitants de Gaville, terre située sur les bords de l'Arno. Les amis de Cavalcante vengèrent sa mort en massacrant les habitants de Gaville. On voit que c'est lui qui vient de passer de l'état de serpent à celui d'homme; aussi fait-il deux actes d'homme en crachant et en parlant, aussitôt après sa métamorphose. Il y a des esprits chagrins et dénués d'imagination, _censeurs de tout, exempts de rien produire_, qui sont fâchés qu'on ne se soit pas appesanti davantage sur le mot à mot dans cette traduction; ils se plaignent qu'on ait toujours cherché à réunir la précision et l'harmonie, et que donnant sans cesse à Dante on soit si souvent plus court que lui. Mais ne les a-t-on pas prévenus au _Discours préliminaire_, que si le poëte fournit les dessins, il faut aussi lui fournir les couleurs? Ne peuvent-ils pas recourir au texte? et, s'ils ne l'entendent pas, que leur importe? Je leur demande si on eut beaucoup fait pour la gloire de Dante et le plaisir des lecteurs en traduisant à la lettre ce passage du XVIIIe chant: _Ah! comme ces démons leur faisaient lever les jambes à coups de fouet! aucun de ces malheureux n'attendait le second coup, encore moins le troisième_; et une foule d'autres passages aussi heureux? Croira-t-on, par exemple, qu'il s'est trouvé des gens qui n'ont pu passer trois rimes féminines de suite aux trois premiers vers de l'inscription de l'Enfer? Comme s'ils ne sentaient pas ce que produit cette heureuse monotonie! comme si Racine n'avait pas employé le même artifice dans le monologue du grand-prêtre Joad! Aux accents de ma voix, Terre, prête l'oreille, Ne dis plus, ô Jacob? que ton Seigneur sommeille: Pécheurs, disparaissez: le Seigneur se réveille. Comme si enfin, dans quelques circonstances, l'art ne brisait pas lui-même sa règle pour produire un plus grand effet! On affecte encore d'être surpris que le septième vers de l'inscription italienne, _avant moi il n'y eut de choses créées que des choses éternelles_, soit rendu par celui-ci: _J'ai de l'homme et du jour précédé la naissance_. C'est pourtant la même pensée retournée, et c'était l'unique manière de la rendre, si on veut y réfléchir. Il n'y avait que l'ange, le chaos et l'éternité quand l'Enfer fut construit; donc il le fut avant le jour, avant l'homme et avant le temps. CHANT XXVI ARGUMENT Huitième vallée où sont punis les capitaines qui ont usé de la fourbe plus encore que du courage.--Mauvais conseillers. Réjouis-toi, Florence, puisque ta renommée, franchissant les mers et les empires, a retenti jusque dans les Enfers. J'ai vu, non sans rougir, cinq de tes citoyens au cercle des brigands [1]; et ce qui fait ma honte ne peut faire ta gloire: mais si parfois la vérité se mêle aux songes du matin [2], dans peu tu pleureras au gré de tes voisins jaloux. Et, que ton sort n'est-il déjà rempli! je n'aurais pas à porter dans mon coeur cette cruelle attente. Mon guide, abandonnant ces lieux, remonta les hauteurs escarpées d'où nous étions d'abord descendus; je le suivais dans une route solitaire, tour à tour porté sur mes pieds, ou suspendu par mes mains au milieu des roches et des débris. Le trouble où me jeta, où me rejette encore le spectacle que je vis alors sera toujours présent à ma mémoire; toujours cet effroi salutaire veillera sur mon coeur: je n'irai pas m'envier à moi-même le fruit de tant de larmes, si toutefois le ciel ou quelque heureux instinct m'appellent à la vertu [3]. Comme dans la saison où le flambeau du monde fatigue de sa présence nos climats brûlés; vers l'heure où la mouche légère fait place aux insectes de la nuit, le laboureur voit du haut des collines les vers luisants semés comme des étincelles dans la plaine [4]: ainsi je vis du sommet de ces rocs la huitième vallée toute resplendissante: mais ces clartés recelaient des âmes criminelles, et me semblaient se mouvoir dans la profonde enceinte, pareille à cette nue embrasée où disparut Élie, quand deux chevaux de feu, se dressant vers le ciel, l'emportèrent loin d'Élisée, qui le suivait à peine de ses yeux éblouis. Tout entier à ce spectacle, je me penchais hors du pont qui surmonte la vallée, et j'y serais tombé sans l'appui des rochers où mes mains s'attachèrent. Alors mon guide rompit le silence. --Les feux mouvants que tu regardes nous dérobent autant de coupables; chacun d'eux marche enveloppé du feu qui le consume. --Maître, répondis-je, telle était ma pensée; mais ne pourrais-je savoir quelle est cette flamme qui s'élève et se partage, comme jadis au bûcher d'Étéocle et de son frère [5]? --C'est, reprit-il, pour Ulysse et Diomède qu'elle fut allumée; c'est là qu'ils pleurent, compagnons de crimes et de supplices, la surprise de Troie, l'enlèvement du Palladium, le deuil et la mort de la tendre Déidamie [6]. --Ah! si leur voix, m'écriai-je, pouvait percer le vêtement de feu qui les entoure, j'oserais les interroger. Mais, ô sage poëte! c'est à vous qu'il appartient de sonder et de remplir les désirs de mon coeur. --Je me rends, dit le sage, à ta prière; mais garde-toi de les interroger toi-même: ces héros de la Grèce mépriseraient ton langage [7]. Cependant la flamme s'avançait, et quand elle passa devant nous, mon guide prit ainsi la parole: --Ô vous qu'une même flamme unit et divise, si j'ai pu vous plaire en consacrant vos noms dans mes vers, daignez m'apprendre comment et dans quelle plage lointaine l'un de vous a terminé sa course [8]? L'antique flamme balança son plus haut sommet, et, s'excitant comme au souffle de l'air, elle sut imiter le rapide jeu d'une langue qui parle, et former ainsi sa réponse: --Après m'être échappé des fers de Circé, qui m'avait retenu plus d'un an sur des rives alors sans nom, je ne pus vaincre en moi le vague instinct qui me poussait à errer dans le monde, pour m'instruire des vices et des vertus des hommes. J'oubliai les charmes et l'enfance de Télémaque, et la vieillesse de mon père, et l'amour de Pénélope, qui dut faire son bonheur et le mien: je m'engageai dans la haute et pleine mer avec un seul vaisseau et quelques compagnons qui me furent toujours fidèles. Nous vîmes le double rivage de l'Ibère et du Maure, parcourant et visitant les îles dont ces mers sont peuplées, et nous étions déjà consumés de travaux et d'années quand nous parvînmes au détroit où le grand Hercule termina sa course et posa les bornes du monde. «Ô mes amis! m'écriai-je, qui par tant de périls êtes parvenus enfin à ce dernier terme des routes du soleil, ne refusez pas au crépuscule d'une vie qui vous échappe la gloire de le suivre encore vers des mondes inhabités. Vous n'êtes pas nés pour ramper sur la terre, mais pour vous élever aux grandes découvertes par les sentiers de la vertu.» Ces courtes paroles remplirent mes compagnons d'une telle ardeur, que, laissant à jamais les contrées du matin, ils inclinèrent le gouvernail au midi, et le vaisseau poursuivit son vol occidental. Déjà l'étoile du nord se cachait sous les eaux, et la nuit nous montrait un autre pôle et d'autres cieux; déjà la lune avait cinq fois rallumé ses clartés, depuis que l'Océan nous reçut dans son sein, lorsqu'une montagne obscure et perdue dans l'éloignement nous apparut: elle me semblait si haute que mes yeux ne pouvaient lui rien comparer. Nous nous réjouissions à sa vue mais, hélas! notre joie fut courte. Un tourbillon, sorti de ces terres inconnues, frappa les côtés du navire, et le secouant trois fois de la poupe à la proue, trois fois le fit tourner sur lui-même, et rouler dans les abîmes. Ainsi nous disparûmes, comme il plut au destin, et l'Océan se ferma sur nos têtes. NOTES SUR LE VINGT-SIXIÈME CHANT [1] Il vient de nommer les cinq Florentins au chant précédent, Cianfa, Angel, Bose, Sciancato et Cavalcante. [2] On a cru longtemps que les rêves du matin étaient les avant-coureurs de ce qui doit arriver. Le poëte emploie cette tournure pour annoncer à Florence les maux dont elle fut affligée en ce temps-là, outre les calamités des guerres civiles. J'ai lu dans les histoires du temps qu'on représenta à Florence une pièce intitulée l'_Enfer_, où on jouait les damnés et les diables; pièce dans le genre des _Mystères_ qui se jouèrent depuis en France; car en tout nous avons toujours été moins avancés que l'Italie. Le grand concours de peuple que ce spectacle avait attiré sur un des ponts le fit écrouler, et il se noya une infinité de personnes. Il y eut aussi dans ce même temps un incendie qui consuma près de quinze cents maisons à Florence, etc. [3] Dante emploie, sous différentes formes, le supplice du feu, et par les petits exordes qui précèdent ses descriptions, on voit qu'il était plus frappé de ce tourment que des autres; tandis qu'au gré de certaines imaginations, les serpents sont bien plus terribles. [4] Cette comparaison est plus frappante en Italie, où on voit souvent la campagne tout enflammée de vers luisants. [5] Ceci est tiré de la _Thébaïde_: les deux frères ennemis, s'étant tués l'un l'autre, furent mis sur le même bûcher; mais la flamme en s'élevant se partagea, comme si elle eût été l'organe de la haine que s'étaient vouée les deux princes. [6] Il faut bien que Dante partage la prédilection de Virgile pour les Troyens, puisqu'il damne Ulysse et Diomède pour de tels motifs. [7] Dans quelle langue Dante eût-il interrogé ces princes? Virgile va-t-il leur parler grec? Ceci est difficile à expliquer, à moins que Virgile n'ait voulu faire entendre que Dante était un mauvais orateur, ou que la langue italienne pouvait ne pas plaire à des Grecs. Il est certain que le latin avait jadis la prééminence dans l'Europe, et qu'encore aujourd'hui les Italiens traitent leur langue de _lingua volgare_. Chez eux, comme chez nous, l'histoire, la poésie et tout ce qu'il y a d'important, s'écrivaient en latin. Ce préjugé a tenu nos langues modernes dans une longue enfance. [8] Il veut forcer Ulysse à parler, et ce héros prend en effet la parole pour raconter l'histoire de ses voyages et de sa mort, si différente de ce qu'on lit dans l'_Odyssée_. On voit ici qu'il s'égare longtemps dans la Méditerranée, en visitant toutes ces îles, dont le voyage serait pour nous une partie de plaisir. Il arrive déjà vieux à Gibraltar, et continue sa route, en tirant toujours à l'occident, comme s'il allait découvrir l'Amérique. Mais quoique, dès le temps de Dante, il courût déjà quelques bruits qu'il existait un autre monde au delà des mers, ce poëte, ne perdant jamais son sujet de vue, ne fait rencontrer à Ulysse qu'une haute montagne qui s'élève du milieu de la mer Atlantique, et se perd dans le ciel; c'est le Purgatoire. Comme il n'est pas donné à l'homme d'y arriver vivant, Ulysse et ses compagnons sont submergés à sa vue. Il ne faut cependant pas croire que ce voyage d'Ulysse vers Gibraltar soit sans fondement. Il passe, au contraire, pour vraisemblable que ce prince ne revit jamais Ithaque et Pénélope. Pline prétend que Lisbonne ou Ulisbonne a reçu son nom d'Ulysse. Au reste, si ce héros eût continué son voyage au delà de Gibraltar, il aurait rencontré les Canaries, ou îles Fortunées, comme tant d'autres navigateurs de l'antiquité. (_Voyez_ Plutarque dans la _Vie de Sertorius_.) CHANT XXVII ARGUMENT Suite de la huitième vallée.--Aventure du comte Guidon, guerrier sans foi et conseiller sinistre. Cette flamme avait reçu les dernières paroles de mon guide et fendait l'épaisse nuit, en s'éloignant de nous: mais une autre s'avançait auprès d'elle, dont j'admirais les mouvements et le confus murmure: elle rugissait comme jadis le taureau de Sicile [1], qui rendait en mugissements les cris des victimes renfermées dans son sein; et par ce cruel artifice, que son auteur éprouva le premier, on vit l'airain animé par la douleur. C'est ainsi que les plaintes du coupable, égarées dans les replis ondoyants de la flamme, s'échappaient en sons inarticulés; mais enfin, elles s'ouvrirent un passage vers la cime étincelante, qui, pour les exprimer, se mouvait en langue de feu; et j'entendis une voix humaine [2]: --Ô toi, disait-elle, que vont chercher mes paroles, et dont j'ai reconnu le langage; ne me refuse pas ton entretien, et daigne t'arrêter un moment; tu vois que je m'arrête, moi qui brûle, et, s'il est vrai que tu sois tombé naguère des douces contrées de l'Italie, où j'ai mérité mon malheur, apprends-moi si la Romagne est en guerre ou en paix; car c'est elle qui m'a vu naître, près des sources du Tibre. J'avais encore la tête penchée vers le fond de la vallée quand mon guide étendit sa main pour me désigner l'ombre qui parlait, et me dit: --C'est à toi de répondre; elle est de ta patrie [3]. Aussitôt prenant la parole: --Âme infortunée que ces feux me dérobent, apprenez, lui dis-je, que votre Romagne n'est et ne fut jamais sans guerre, dans le coeur de ses tyrans; mais elle jouissait hier de quelque ombre de paix. L'aigle de Polente couvre Ravenne et Cervia de ses ailes [4]. La terre que les Français trempèrent de leur sang suit aujourd'hui la fortune du lion vert [5]; mais ceux de Rimini sont encore sous la dent du vieux loup et de son louveteau; et ce sont eux qui ont dévoré le malheureux Montagne [6]. Le lionceau du champ d'argent fait trembler Faenza et Imola, et change de parti comme de saison [7]. Enfin la cité qu'arrose le Savio, se partageant entre le mont et la plaine, respire et gémit à la fois sous la tyrannie et la liberté [8]. Maintenant daignez, à l'exemple des autres, m'apprendre votre nom, et me dire si le monde a gardé quelque bruit de vous et de vos oeuvres. La flamme, s'inclinant et se dressant tour à tour, gémit et me répond: --Tu partirais sans entendre ma voix si mes paroles devaient être reportées dans le monde: mais s'il est vrai que jamais créature n'ait remonté de ces bords au séjour des vivants, je parlerai sans crainte d'infamie. J'ai d'abord fait la guerre, et depuis j'ai porté le froc, espérant qu'un coeur ceint du sacré cordon obtiendrait l'oubli de ses erreurs passées; et je l'eusse obtenu sans le prêtre maudit qui me rengagea dans le crime et la perdition, comme tu vas l'entendre [9]. Aux belles années de ma vie, et tant qu'il m'est resté quelque chaleur dans les veines, j'ai combattu, je l'avoue, moins en lion qu'en renard; m'enveloppant si bien de mes finesses, et conduisant ma trompeuse renommée avec tant d'artifice, que la terre ne parlait plus que de ma gloire et de ma sagesse. Toutefois me voyant arrivé à cette froide saison où l'homme devrait ployer la voile et rentrer dans le port, je me retirai du labyrinthe où je m'étais plu d'égarer ma jeunesse, et dans l'amertume de mon coeur je versai les larmes salutaires du repentir. Mais, ô disgrâce! le prince des nouveaux Pharisiens avait alors la guerre, non avec le Juif et l'Arabe, mais aux portes de l'Église, avec des vrais Chrétiens; et pourtant aucun d'eux n'avait commercé en pays infidèle, ou prêté son bras aux ennemis de la foi [10]. Et comme jadis Constantin, dans les cavernes du Soracte, montrait sa lèpre au solitaire Sylvestre, et demandait guérison [11]; ainsi Boniface descendit dans mon cloître, et là, sans pudeur pour son habit pontifical et pour ma robe grise, signe de pénitence, il me montra son coeur gangrené d'ambition, sollicitant ma politique de lui donner conseil, et de guérir sa fièvre. Mais je restai muet, tant j'eus pitié de son ivresse! Alors il insista, et me dit: «Ne crains rien; apprends-moi seulement l'art d'emporter Préneste, et je t'absous d'avance: je puis, comme tu sais, ouvrir le Ciel et le fermer à mon choix; c'est pourquoi j'ai les deux clefs dont sut mal se servir mon devancier [12].» Le poids de sa raison entraîna la mienne, et je ne vis plus de danger que dans le silence. «Dès que vous me lavez, lui dis-je, du mal que je suis prêt à faire, _promettre et ne pas tenir_ vous fera triompher de tous vos ennemis.» Or, quand j'eus rendu l'âme, saint François descendit pour m'enlever; mais l'ange noir accourut et lui dit: «Arrêtez; c'est à moi qu'il est dû: il me fut dévolu pour le conseil frauduleux qu'il donna, et dès lors je n'ai plus lâché prise; car il n'est pas d'absolution sans pénitence, et le coeur ne saurait se repentir et pécher à la fois: il faut ici quelque distinction.» Ah! malheureux, comme je frissonnai quand Lucifer me saisit et me dit: «Tu ne t'attendais pas à ma théologie!» Aussitôt il m'emporte, et me jette aux pieds de Minos, qui, tournant huit fois sa queue sur ses impitoyables flancs, la mordit avec rage, et s'écria: «Qu'il tombe au feu de félonie.» Et me voilà depuis gémissant, et perdu dans les feux dont je marche environné [13]. Ainsi parlait cette ombre d'une voix lamentable; et cependant elle glissait loin de nous, courbant sans cesse et redressant ses flammes languissantes. Mais nous, quittant ces lieux, nous gravissions au-dessus des profondeurs où sont rangés de nouveaux coupables. NOTES SUR LE VINGT-SEPTIÈME CHANT [1] On sait que Phalaris, tyran de Sicile, demanda à Pérille, artiste Athénien, quelque nouvelle invention, quelque moyen inconnu de tourmenter ses sujets. L'artiste imagina un taureau d'airain dans lequel on enfermerait un homme, et qu'ensuite on échaufferait par de grands feux; les cris de ces malheureux devaient, en sortant de la bouche du taureau, en imiter les mugissements. Le tyran, frappé de l'ingénieuse cruauté de Pérille, voulut qu'il essayât lui-même la machine, et, ce qui n'est pas moins satisfaisant dans l'histoire, c'est qu'on trouve que Phalaris y fut brûlé à son tour. [2] C'est le comte Gui ou Guidon de Montefeltro qui parle et qui va raconter sa vie. C'est de lui qu'on a déjà fait mention en plusieurs notes. [3] Les deux poëtes semblent s'être partagé les personnages qu'ils rencontrent aux Enfers; ceux de l'antiquité sont pour Virgile, et Dante est chargé des modernes. [4] Le prince de Polente, chez qui Dante se réfugia et mourut, s'était rendu maître de Ravenne et de Cervia. Il avait pour armes une aigle mi-partie. [5] C'est la ville de Forli, où Jean de Pas, à la tête d'une armée de Français, fut taillé en pièces par le comte Guidon. Un petit tyran, nommé Ordelaffi, qui portait pour armes un lion vert, gouvernait Forli au moment où parle Dante. [6] Par le vieux loup et son louveteau, le poëte désigne Malatesta et Malatestino, père et fils tyrans d'Arimino, ou de Rimini. C'est Malatestino qui fut l'époux, et le bourreau de Françoise de Polente, dont on a vu l'aventure au chant V. Ces deux princes avaient assassiné Montagne, chef du parti Gibelin. On voit par tout ceci qu'outre les villes occupées par les papes et les empereurs, et celles qui s'étaient formées en républiques, il y en avait beaucoup d'usurpées par des tyrans particuliers. [7] C'étaient les armes de Pagan, maître de Faenza et d'Imola. Il passait du parti Gibelin au parti Guelfe, selon ses intérêts. [8] La ville de Césenne étant située entre le mont et la plaine, on sent bien que ce ne sont pas ceux de la montagne qui étaient les esclaves. [9] C'est Boniface VIII que le comte Guidon apostrophe ici, et qu'il appelle plus bas, _prince des nouveaux Pharisiens_. On connaît les longs démêlés de ce pape avec les princes Colonna: on sait avec quelle fureur il les persécuta, faisant raser leur palais, qui était près de Saint-Jean-de-Latran, publiant une croisade contre eux, et les poursuivant à main armée dans toutes les villes de leur domaine. Cette famille infortunée, à qui il ne restait plus que la ville de Préneste, aujourd'hui Palestrine, vint se jeter aux pieds de l'altier pontife, qui voulut bien leur pardonner, moyennant qu'on lui livrât Préneste pour garantie de leur soumission: à peine l'eut-il en sa puissance, qu'il la fit raser. Les Colonna, au désespoir, reprirent les armes, secondés par les Gibelins: mais ils furent malheureux; et, dans la crainte de perdre la liberté, ils se retirèrent en France, chargés d'excommunications. Philippe le Bel, ennemi de Boniface, leur donna des secours. Tout le monde sait que Sciarra Colonna revint avec Nogaret souffleter le pontife, et le faire prisonnier dans Agnanie, ou Alagnie. [10] Il fait allusion à ces Chrétiens qui ne profitèrent de la folie des croisades que pour faire un bon commerce avec les Turcs, et encore plus à ceux qui leur aidèrent à prendre Saint-Jean-d'Acre sur les Chrétiens mêmes. [11] Dans le temps où on défigurait l'histoire pour soutenir les prétentions de l'Église, quelques moines écrivirent que Constantin, ayant la lèpre, alla trouver l'évêque des Chrétiens, qui était caché dans une caverne du mont Soracte (aujourd'hui Saint-Sylvestre), à Rome, et l'intercéda pour en obtenir sa guérison. L'évêque profita de l'occasion, et conclut un marché fort avantageux avec l'empereur: il lui rendit la santé, et le prince lui donna la ville de Rome et son territoire. [12] Boniface se moque ici du pauvre saint Célestin, à qui il avait extorqué la tiare à force de subtilités. Il en a été parlé au chant III. Dante prend tous les styles pour vexer ce pontife, qui lui avait fait tant de mal, en introduisant Charles de Valois et la faction noire à Florence. [13] Voltaire s'est égayé à traduire cet épisode dans le style de sa _Pucelle_. Il n'y a guère que ce morceau et celui des diables qui puissent supporter ce style, si on veut du moins entrer dans la véritable intention de Dante. Il n'a point prétendu faire un Enfer burlesque; et bien qu'on eut pu réussir à lui donner cette tournure, trois réflexions en auraient empêché. La première, c'est que la plupart des imaginations de ce poëte, qui n'ont plus aujourd'hui que le côté plaisant, n'en laissaient pas même le soupçon pour des esprits religieux, pénétrés d'avance de toute la terreur que Dante voulait leur inspirer. La seconde, c'est qu'au treizième siècle la langue toscane était républicaine, et chaque mot y participait de la souveraineté; mais quatre ou cinq cents ans d'intervalle, la familiarité que le temps nous fait contracter avec certaines expressions, et surtout le changement du gouvernement ont fait d'une langue républicaine un langage de populace. Enfin la langue française elle-même gagne plus aux traductions en style soutenu qu'en style mêlé; il fallait que Dante, pour produire tout son effet, se présentât dans notre langue tel qu'il s'offrit autrefois dans la sienne. Quelques personnes demanderont peut-être pourquoi l'_Enfer_ n'a pas été traduit en vers. C'est qu'un poëme national, hérissé de notes et tout en dialogues, n'aurait pu se faire lire en vers d'un bout à l'autre, soit qu'on gardât les _dit-il_ et les _répondit-il_, soit qu'on les supprimât; d'ailleurs, il fallait que la traduction servit sans cesse de commentaire au texte; ce qu'on ne peut attendre que de la prose. L'_Enfer_ pouvait être traduit en vers par fragments; mais il s'agissait ici de le faire connaître tout entier. CHANT XXVIII ARGUMENT Neuvième vallée, où sont punis les sectaires et tous ceux dont l'opinion ou les mauvais conseils ont divisé les hommes. Qui pourrait jamais raconter d'une voix assurée les spectacles de sang et de blessures qui s'étalèrent devant moi? Toute langue se refuserait sans doute, et la parole et la pensée seraient également sans force et sans vertu. En vain on assemblerait les générations qui dorment dans les champs de la Pouille, théâtre de tant de guerres; et les peuples tombés sous le fer de Turnus et d'Annibal, et ceux dont les ossements attestent encore les victoires de Guiscard, les malheurs de Mainfroi et la prudence du vieil Alard [1]; toute cette multitude de cadavres sanglants et mutilés n'égalerait pas les horreurs que m'offrit la neuvième vallée. Un homme se présenta d'abord, ouvert de la gorge à la ceinture: ses intestins fumants pendaient sur ses genoux; et son coeur palpitait à découvert. Je m'arrêtai, en le voyant ainsi massacré, et je le considérai; mais à son tour il jeta les yeux sur moi, et prenant à deux mains les deux côtés de sa poitrine, il me cria: --Vois toutes mes entrailles; vois donc comme est traité Mahomet. Ali pleure et marche devant moi, la tête fendue jusqu'au menton: avec nous marchent et pleurent les sectaires et séminateurs de scandale; comme ils ont divisé le monde, ils vont ainsi tronqués et misérablement découpés: car un Ange est là-bas qui nous attend, et nous passe tour à tour au tranchant de son glaive; et quand nous avons parcouru le cercle de douleur, il rouvre encore nos blessures qui se referment sans cesse [2]. Maintenant, dis-nous qui tu es, toi qui t'arrêtes là-haut, pour temporiser sans doute avec ta dure destinée. --Celui-ci, répliqua mon guide, ne connaît encore ni trépas ni damnation; et moi qui les connais, je viens le conduire de cercle en cercle à travers l'abîme: tu peux croire à la vérité de mes paroles. Les morts qui l'entendirent au fond de la vallée suspendirent leur marche, et me contemplèrent, dans leur surprise oubliant leurs tourments. --Va donc, toi qui verras dans peu le soleil; et dis à ton frère Dolcin [3] qu'il s'arme et s'approvisionne, s'il ne veut bientôt me suivre ici-bas; car les Novarois le forceraient au milieu des neiges, malgré sa retraite escarpée. Ainsi parla Mahomet; et portant vers la terre son pied déjà suspendu, il poursuivit sa marche douloureuse [4]. Mais un autre, au milieu de cette foule, s'était aussi arrêté de surprise, avec une oreille arrachée, les lèvres et le nez coupés; et tournant vers moi son visage ainsi déshonoré, il me dit: --Ô toi qui n'es pas descendu pour souffrir, et que j'ai vu jadis en Italie, si trop de ressemblance ne m'abuse, ressouviens-toi de Pierre de Médicina [5]; et quand tu fouleras la douce plaine qui tombe de Verceil à Mercabo, tu pourras dire aux deux premiers citoyens de Fano, à Guido et Anjolello [6], que si la prévision des morts n'est pas un vain songe, ils seront jetés tous deux hors d'une barque, et noyés près de Cattolica, par l'ordre d'un tyran barbare. Du levant au couchant, et dans toute son étendue, la Méditerranée ne fut jamais souillée d'un tel acte de perfidie; non pas même par les pirates, ou la race d'Argos; car le traître [7], qui ne voit que d'un oeil (et sous qui tremblent les terres que voudrait n'avoir pas vues telle ombre [8] qui est à mes côtés), les attirera l'un et l'autre, et les traitera de sorte que, pour conjurer la tempête, ils n'auront plus besoin de voeux ni de prières. --Si tu veux, lui répondis-je, qu'un jour ma voix te rappelle au souvenir des tiens, fais donc que je sache à qui il en a tant coûté d'avoir vu les terres de Rimini? Le spectre alors porta sa main sur le menton d'une ombre qui s'était approchée, et lui tenant la bouche ouverte: --Le voilà, me dit-il, mais il ne parle plus. Cet ennemi du Sénat vint trouver César qui chancelait du Rubicon, et le poussant au delà lui dit cette parole: _Quand tout est prêt, tout retard est funeste_. Oh! qu'il me parut consterné, avec sa langue tranchée jusque dans les racines, ce Curion qui osa trop parler! Mais tout à coup un autre qui avait les deux mains coupées, levant dans l'air obscur ses moignons dont le sang ruisselait sur son visage, me cria: --Qu'il te souvienne encore du Mosca [9] qui dit, hélas! _ce qui est fait est fait_; d'où sont venus tous les maux de Florence. --Et la perte de ta race, lui criai-je. Ce qui fit qu'ajoutant douleur à douleur, il me quitta, poussant des cris, et comme aliéné. Cependant j'étais encore à regarder la foule qui s'écoulait, et je vis ce que je tremblerais d'affirmer sans témoin, si je n'avais pour moi la conscience, incorruptible et franche interprète d'un coeur sans reproche. Je vis donc, et je crois voir encore marcher un corps sans tête, et suivre ainsi le triste troupeau: mais ce corps portait d'une main sa tête par les cheveux, comme une lampe suspendue; et cette tête nous fixait et répétait l'antique _hélas_! le coupable se précédant et s'éclairant ainsi lui-même, comme un en deux, et deux en un: effroyable mystère d'une justice qui prend de telles formes! Quand il fut parvenu au pied de notre pont, le fantôme leva son bras vers nous, pour approcher sa tête et les paroles qu'elle prononçait. --Toi, qui vas respirant au milieu des morts, arrête et considère mes souffrances: vois s'il en est de comparables; et pour qu'un jour tu me nommes là-haut, apprends que je fus Bertrand de Bornio, sinistre conseiller du prince Jean [10]. C'est moi, nouvel Architofel, qui soulevai le fils contre le père: aussi, pour avoir divisé ce qu'unit la nature, je porte ma tête séparée de son tronc, par un supplice image de mon crime. NOTES SUR LE VINGT-HUITIÈME CHANT [1] Le poëte rappelle ici cinq grands combats tous donnés dans la Pouille. Celui de Turnus et d'Énée; la bataille de Cannes; celle que Robert Guiscard, un des fils de Tancrède de Hauteville, remporta en 1070 sur les habitants même de la Pouille; celle où Mainfroi perdit la vie contre Charles d'Anjou, frère de saint Louis; enfin la victoire décisive du même Charles contre Conradin, neveu de Mainfroi et dernier rejeton de la maison de Souabe. Cette victoire fut attribuée aux conseils d'Alard, vieil officier français, qui, au retour de la Terre-Sainte, s'était attaché au service de Charles d'Anjou. [2] On est un peu scandalisé de voir Mahomet et son gendre Ali traités si misérablement. [3] Mahomet s'intéresse au sort d'un abbé Dolcin, né à Novare, qui, se voyant persécuté par son évêque, s'enfuit sur les montagnes du Trentin, où il attroupa 3 à 4,000 personnes, en leur prêchant la communauté des biens et celle des femmes. On le poursuivit sur une montagne escarpée, entre Novare et Verceil, et on affama sa petite armée. Il fut pris et condamné au dernier supplice, qu'il souffrit avec grandeur, plutôt que d'abjurer sa doctrine. Quelques-uns de ses disciples, et sa femme, qui était jeune et belle, imitèrent sa constance. Dolcin était fort éloquent pour son siècle; il avait été nourri et élevé par un prêtre savoyard; et, ayant un jour été surpris faisant un vol, il s'était enfui à Turin. Il écrivit contre l'inégalité des conditions et contre l'Église; il voulut ramener les hommes à l'état qu'on nomme _pure nature_; enfin, il chercha la persécution et la gloire. On est frappé des rapports qu'eut ce novateur avec un écrivain de nos jours; la seule différence se trouve dans la catastrophe. [4] Par cette phrase, Mahomet s'arrête, parle et marche à la fois, il est moitié sur terre et moitié en l'air. C'est une grande finesse de l'art que ce style toujours remuant, qui fait sans cesse travailler l'imagination. Le secret consiste à suspendre l'action au moment où elle se fait, et à ne jamais la peindre achevée. Les grands peintres saisissent toujours ce demi-chemin d'action qui laisse deviner ce qui vient de se passer et ce qui va suivre. En représentant l'action déjà faite, le tableau n'a plus de mouvement; un coup d'oeil suffit au spectateur, dont l'imagination n'espère plus rien. [5] Pierre de Médicina était un intrigant qui sut gagner la confiance des différents princes d'Italie; mais il ne profita de l'accès qu'il avait auprès d'eux que pour les brouiller ensemble. [6] Guido Casero et Angiolello Cagnano étaient les deux premiers citoyens de Fano. Malatestino, tyran de Rimini, leur manda un jour de venir dîner avec lui, sous le prétexte de quelque affaire importante. Ils s'embarquèrent sans défiance; mais leurs guides, suivant l'ordre secret qu'ils en avaient reçu, les jetèrent dans la mer, près de Cattolica. [7] Malatestino était borgne et bossu. [8] Cette ombre est celle de Curion, chassé du Sénat pour son attachement au parti de César. Il passa dans son camp et c'est dans Lucain qu'on trouve les paroles que lui prête Dante: _Tolle moras; semper nocuit differre paratis_ [9] _Mosca_, de la maison des Uberti: le même dont a été parlé au chant VI. Un jeune homme nommé Buondelmonte, qui devait épouser une demoiselle de la maison des Amidei, leur fit l'affront d'épouser une Donati. Aussitôt les offensés et tous les amis se rassemblèrent pour délibérer sur la vengeance; mais Mosca, bouillant de colère, dit qu'il fallait agir et non délibérer, et, ayant rencontré le coupable, le perça de plusieurs coups de poignard. De là naquirent ces querelles interminables de famille à famille dont Florence fut si longtemps travaillée. La maison des Uberti, comme nous l'avons déjà vu, fut rasée et leur race exilée à jamais. Mosca se retire doublement malheureux par les maux qu'il a faits à son pays et par la ruine de sa famille qu'il vient d'apprendre. Tout ceci devait être bien frappant aux yeux des Florentins, qui se rappelaient le crime de Mosca, qui voyaient dans les rues la place où avait été le palais des Uberti, et qui entendaient chaque jour dans leur église les imprécations qu'un prêtre lançait, par ordre de la République, contre cette maison. (_Voyez_ la note 5 du chant X.) [10] _Bertrand de Bornio_. Henri II, roi d'Angleterre, le plaça auprès du prince Jean son fils, qui employait des sommes considérables en folles dépenses. Bertrand, au lieu de prêcher la modération au jeune prince, lui inspira l'indépendance et le fit révolter contre son père. On en vint aux mains, et Jean fut blessé à mort dans le combat. On rapporte qu'ayant emprunté cent mille florins aux Bardi, de Florence, il mit dans son testament cette clause où on remarque je ne sais quel mélange d'héroïsme et de superstition: «Je donne mon âme au diable, si le roi mon père ne tient pas mes engagements avec les Bardi.» Le poëte continue de proportionner et d'approprier la peine au délit. Seulement, dans le supplice de Mahomet, on est fâché de le voir passer du terrible à l'atroce et au dégoûtant. Son coeur palpitant à découvert, n'est déjà que trop fort: mais comment rendre _il tristo sacco che merda fà di quel che si trangugia_? Il faut laisser digérer cette phrase aux amateurs du mot à mot. Je ne relèverai plus les choses de cette nature: c'est avec un poëte aussi parfait que Virgile, qu'il faudrait noter les défauts; mais avec Dante, il faut remarquer les beautés. CHANT XXIX ARGUMENT Passage à la dixième vallée, où sont punis les charlatans et les faussaires. La foule des morts, le sang et les blessures m'avaient plongé dans une si douloureuse ivresse, que mes yeux, noyés de larmes, ne se lassaient pas d'en verser. --Que fais-tu donc? me dit le sage. N'es-tu pas rassasié du spectacle de ces ombres mutilées? Ce n'est pas ainsi que je t'ai vu plus haut; et, si tu crois nombrer leur multitude, songe à l'immense contour de la vallée [1]: déjà la lune passe sous nos pieds [2], le temps qui nous fut mesuré s'écoule, et ce qui reste à parcourir est encore autre que tu ne penses. --Si le sujet de mes larmes vous était mieux connu, lui dis-je, vous m'en laisseriez répandre encore. Cependant, il s'était avancé; et moi, poursuivant l'entretien: --J'ai cru, repris-je, au fond de l'enceinte où j'attachais mes regards, reconnaître un homme de mon sang qui pleurait avec la foule malheureuse. --N'arrête pas, me dit le poëte, n'arrête pas plus longtemps tes regrets sur lui; car je l'ai vu là-bas te désigner en te menaçant de la main, et ses compagnons l'ont nommé Géri du Bello [3]; mais il s'est dérobé pendant tes dernières paroles avec cette ombre d'Angleterre. --Ô bon génie, m'écriai-je, c'est la mort funeste dont il a péri, et dont les siens n'ont pas vengé l'outrage, qui m'a valu cet affront! mais son fier silence parle avec plus de force à mon âme attendrie. C'est dans ces entretiens que nous poursuivions notre route, et nous parvînmes ainsi à la dixième et dernière des vallées maudites: mais nous étions à peine vers la base du pont, que, de ses cavités sombres, il s'éleva des cris mêlés de plaintes, des voix perçantes et lamentables, dont les sons aiguisés par la pitié pénétrèrent tous mes sens; si bien que je m'arrêtai par trop d'émotion, levant les mains et fermant mes oreilles. Tel que serait, au déclin d'un été malfaisant, le spectacle des hôpitaux de Sardaigne, des marais de Toscane et des vallons du Clain, versant à la fois leurs malades dans une même fosse; telle s'offrit la dixième vallée, et tel s'exhalait de ses flancs un air de corruption et de mort. Aussitôt nous descendîmes de la voûte du pont vers la rive opposée, et c'est alors que je reconnus la place où l'inexorable justice appelle et retient à jamais les faussaires. Lorsque autrefois, dans sa grande mortalité, l'île d'Égine vit tomber depuis l'homme jusqu'à l'insecte, et que d'une fourmilière il sortit, suivant les poëtes, de nouveaux citoyens pour la repeupler [4], sans doute il ne fut pas plus triste d'y voir chaque jour la foule des mourants, qu'il ne l'était ici de contempler les ombres malades languissamment éparses dans toute la vallée et sous diverses attitudes: celle-ci couchée sur son ventre et immobile, celle-là haletante sur les flancs de sa compagne, et telle autre qui se traînait en rampant. Nous marchions cependant pas à pas et en silence dans ces gorges obscures, écoutant et remarquant ces spectres moribonds qui ne pouvaient se soutenir; et j'en vis deux assis, adossés l'un à l'autre, tous deux encroûtés d'une lèpre immonde. Jamais l'écuyer que l'oeil du maître ou le sommeil sollicite ne promena d'une main plus agile son étrille légère, que ne faisaient les deux coupables, ramenant sans cesse leurs ongles de la tête aux pieds, et se défigurant de coups et de morsures, pour apaiser l'effroyable prurit qui les dévorait; et comme le poisson se dépouille sous le tranchant du couteau, ainsi leur peau tombait en écailles sous l'effort de leurs infatigables doigts. Mon guide s'adressant au premier: --Malheureux, lui dit-il, dont le supplice est de tenailler et de déchirer ton corps sans relâche, apprends-nous s'il est ici quelque âme d'Italie, et puissent, dans ce travail, tes mains désespérées ne pas tomber de lassitude! --Nous en fûmes tous deux, répondit-il en pleurant, nous que tu vois sous cette lèpre horrible. Mais toi, qui es-tu pour nous interroger ainsi? --Je passe, reprit mon guide, et je descends de cercle en cercle pour montrer les Enfers à cet homme vivant. À ce mot, les deux lépreux et tous ceux qui l'entendirent, troublés de surprise, s'écartèrent l'un de l'autre et se tournèrent vers moi pour me considérer. --C'est à toi maintenant de les entretenir, me dit le sage. Et moi, prenant la parole: --S'il est vrai, leur criai-je, que votre mémoire n'ait point échappé au souvenir des hommes, ne refusez pas de nous dire qui vous êtes, et que la honte du supplice n'enchaîne pas vos langues. --Je fus d'Arezzo, répondit le premier, et c'est Albert de Sienne qui causa ma mort [5]. Je feignis un jour de lui dire que je pourrais m'élever et voler dans les airs: ce jeune insensé désira mon secret; et parce que je ne pus le changer en Dédale, il m'accusa devant celui qui se croyait son père, et je fus conduit au bûcher. Mais ce qui fut le sujet de ma mort ne l'est pas ici de mes peines: c'est pour l'alchimie que l'infaillible juge m'a jeté dans la dixième vallée. --Fut-il jamais, dis-je à mon guide, nation plus frivole que la Siennoise? Certes, pas même la Française [6]. À quoi le second lépreux ajouta: --Exceptez-en le Stricca, si modéré dans ses dépenses [7]; et Nicolo, inventeur de la riche mode, qui le premier parfuma ses repas des épices de l'Orient [8]; et toute cette jeunesse folle avec qui d'Abaillat et d'Ascian perdirent l'un sa raison et l'autre sa fortune [9]. Mais pour que tu saches quel est celui qui ajoute ainsi à tes paroles, regarde-moi et tâche de m'envisager; tu me reconnaîtras pour l'ombre de Capochio, qui falsifiait les métaux, et tu te souviendras sans doute que de mon naturel: j'étais assez bon singe [10]. NOTES SUR LE VINGT-NEUVIÈME CHANT [1] Le texte dit que cette neuvième vallée a vingt-deux milles de circuit, ou environ sept lieues: la suivante n'a plus que onze milles; on peut juger, comme elles vont toujours en décroissant par moitié, de la vaste ampleur des premières. Observons pourtant que la terre ayant trois mille lieues de diamètre, il s'en faut que Dante ait donné à son Enfer l'étendue qu'il pouvait lui donner: mais de son temps la vraie mesure de la terre n'était pas connue. Les commentateurs se sont amusés à calculer scrupuleusement la grandeur de chaque cercle. [2] Nous répéterons encore ici que Dante fit sa descente aux Enfers vers la fin du mois de mars 1300, le soir du vendredi-saint, la lune étant en son plein à l'orient. Au chant XX, il s'était déjà passé une nuit entière, comme nous l'avons vu: maintenant que la lune est sous leurs pieds, il faut que le soleil soit sur leurs têtes, puisque ces deux astres sont en opposition: il est donc midi pour eux, jour du samedi-saint. Ils ont donc employé une nuit et la moitié du jour: ils n'ont par conséquent plus qu'environ treize à quatorze heures à passer encore dans l'Enfer; c'est-à-dire, depuis midi jusqu'au delà de minuit, puisqu'on sait que Jésus-Christ ressuscita la nuit du samedi au dimanche, de fort grand matin; et Dante affecte d'y rester aussi longtemps que Jésus-Christ. Je crois qu'on y peut évaluer leur séjour à trente-six heures tout au plus. [3] Geri du Bel, parent de Dante du côté des femmes. Un des Sachetti le tua, et sa mort ne fut vengée que trente ans après, par un de ses neveux, qui assassina un Sachetti. Le poëte insiste sur la nécessité de cette vengeance; ce qui est tout à fait dans les moeurs italiennes, et, j'ose dire, conforme à la justice. Dans une république agitée de guerres civiles, où les lois ne sont plus écoutées, ou le souverain déguisé n'a plus de droits, chacun rentre dans les siens: il faut alors qu'un meurtre soit puni par un meurtre, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'ordre naisse enfin de l'excès du désordre. [4] On peut lire, au livre VII des _Métamorphoses_, la description de cette peste, qui dépeupla l'île d'Égine: Jupiter changea en hommes toutes les fourmis de l'île, pour la repeupler. [5] Ce charlatan se nommait Grifolin. Il voulut vendre le secret de voler à Albert, bâtard de l'évêque de Sienne. Le jeune homme donna, en effet, beaucoup d'argent à Grifolin, qui se moqua de lui: mais l'évêque, instruit de la supercherie, fit condamner au feu, comme sorcier, celui qui venait de prouver qu'il ne l'était pas, puisqu'il n'avait pu s'envoler. Cet évêque se croyait père d'Albert, pour avoir aimé sa mère; mais il paraît que les infidélités de cette femme avaient rendu la paternité du prélat fort incertaine. [6] Le poëte frappe d'un seul coup sur les Français et les Siennois. En effet, si le témoignage des historiens et des poëtes étrangers ou nationaux suffit, après sept à huit cents ans, pour établir le caractère d'une nation, il est incontestable qu'on ne peut sans injustice refuser la frivolité aux Français. [7] Tout ceci est ironique. Plusieurs jeunes gens de Sienne, tous fort riches, vendirent un jour chacun leur patrimoine, et firent une bourse commune, d'où ils tirèrent sans mesure et sans défiance jusqu'à ce qu'il n'y restât plus rien. Ils tombèrent alors dans la plus affreuse misère. Outre les plaisirs ordinaires, ils aimaient beaucoup à monter des chevaux ferrés d'argent, espèce de luxe fort à la mode en ce temps-là. Le Stricca s'était rendu un des plus recommandables par ses prodigalités. [8] Nicolo passa pour un Lucullus pour avoir employé le premier les épices dans les ragoûts. Il composa un livre où il développa ses principes, et on appela sa cuisine la _riche mode_; d'où on peut conclure qu'avant lui on mangeait la viande sans épices, et que le _boeuf à la mode_, aujourd'hui si bourgeois, fut jadis un fort grand luxe. [9] L'Abaillat et Caccia d'Ascian, deux autres prodigues. [10] Capochio avait étudié avec Dante. Il commença par des recherches sur la pierre philosophale, et finit par être faux monnayeur. Quoique Dante ait bien établi la hiérarchie des vices, on doit s'apercevoir qu'il n'a pu graduer leurs punitions dans un ordre aussi évident: car ce sont les lois et la morale qui ont décidé de la gravité des crimes, et c'est l'imagination qui apprécie la rigueur des supplices; aussi quelques personnes seront peut-être plus frappées des premiers tourments que des derniers, contre l'intention du poëte. Il faut donc, pour adopter ses divisions, se prêter à toutes les illusions qu'il nous offre; et puisqu'il rembrunit de plus en plus ses couleurs, se pénétrer aussi de plus en plus de la terreur dont il environne chaque supplice. Toute illusion disparaîtrait en effet, et il n'y aurait plus de poésie si on jugeait cet ouvrage de sang-froid. L'éternité étant également attachée à tous les tourments, qu'importe à notre raison que ce soit par la glace ou par le feu qu'on souffre? D'ailleurs, pourquoi classer les réprouvés? Un homme n'est point coupable d'un crime à l'exclusion de tous les autres; un avare a pu être encore gangrené de beaucoup d'autres vices: il faudra donc qu'il se montre dans plusieurs cercles de l'Enfer, toujours le même, et toujours différemment tourmenté? Enfin, ces divisions perpétuelles amenaient nécessairement des formes monotones: _Qui êtes-vous? Comment avez-vous pu vivant descendre ici-bas_? etc. Sans compter qu'en plaçant à l'entrée de l'Enfer les crimes des passions, et en ne réservant que des scélératesses pour la fin, le poëte s'est trouvé d'une grande ressource. Voilà ce que la raison dirait du plan de ce poëme; parce qu'il ne peut y avoir en effet de sujet heureux qu'une action simple entourée de ses épisodes. Mais combien de défauts sont rachetés par quelques beautés vraiment poétiques! Et que ne doit-on pas à cet homme original, assez grand pour s'élever dans l'interrègne des beaux-arts, et s'y former à lui seul un empire séparé des anciens et des modernes? CHANT XXX ARGUMENT Suite de la dixième vallée. Le poëte poursuit trois sortes de faussaires: ceux qui ont falsifié leur propre personne, les faux monnayeurs et les faux témoins. Lorsque Junon, furieuse contre Sémélé, poursuivait sur tout le sang thébain le cours de ses vengeances, Attamas, frappé de vertige, voyant accourir sa femme, qui portait ses deux fils, s'écria: «Tendons les rêts, voici la lionne et ses lionceaux;» et lui-même allongeant ses bras, et saisissant le plus jeune, l'agite en cercle, et de sa main désespérée le froisse contre les rochers: soudain, la mère et son autre fils s'élancent dans les flots [1]. Et quand la fortune eut renversé les hautes destinées d'Ilion, et frappé sur ses ruines le dernier de ses rois, Hécube supporta ses rudes pertes, et sa misère, et sa captivité, et le spectacle de sa fille égorgée: mais, trouvant un jour son Polydore sans vie, étendu sur un rivage, l'infortunée aboya de douleur, et sa raison ne connut plus de frein [2]. Mais les Furies, qui mirent en deuil la ville de Priam et les remparts de Thèbes, n'étaient pas comparables aux deux ombres pâles et nues qui passèrent tout à coup devant moi, écumant comme le sanglier échappé de sa bauge, et courant sur tout ce qu'elles rencontraient. Je vis la première ombre qui avait assailli et renversé Capochio, le mordre aux noeuds du cou, et le traîner ainsi contre le fond raboteux de la vallée. L'homme d'Arezzo, qui restait là tout consterné, me dit: --C'est Jean Schichi le Florentin, que tu as vu dans cette âme furibonde [3]. --Puisses-tu, lui répondis-je, échapper aux dents cruelles de sa compagne, si tu m'apprends son nom et sa patrie! --C'est, reprit-il, l'ombre de l'antique Myrrha, que l'amour rendit faussaire, lorsque, sous une forme empruntée, elle entra dans le lit de son père, et lui fit partager ses feux illégitimes [4]. Mais le Florentin, pour l'appât d'une belle jument, contrefit le visage du riche Donati, et dicta les volontés dernières d'un homme déjà mort. Quand ces deux forcenés, qui promenaient leurs fureurs en tourbillonnant dans toute la vallée, se furent dérobés à ma vue, je voulus remarquer la file des autres réprouvés, et j'en vis un qui, malgré ses deux jambes, que l'ampleur de son ventre ne cachait pas encore, s'était arrondi en forme de luth, tant l'hydropisie dont il était gonflé avait rompu toute proportion entre son buste et sa tête! Il paraissait tenir, comme un étique brûlé de soif et de fièvre, sa bouche entr'ouverte et ses lèvres renversées. --Ô vous, s'écriait-il, qui, par une faveur que je ne puis comprendre, parcourez sans souffrir la région des douleurs, arrêtez et considérez la profonde misère de maître Adam [5]! Je vivais autrefois dans les douceurs de l'abondance; et maintenant, hélas! c'est une goutte d'eau qui ferait mon bonheur. Les clairs ruisseaux qui tombent des collines du Casentin, pour se mêler aux flots de l'Arno; la molle verdure et la fraîche obscurité de leurs rivages, viennent sans cesse se peindre à mon esprit; et ce n'est pas en vain! Ces riantes images sont toujours là, pour attiser le feu qui me consume; et c'est ainsi que la sévère justice qui me châtie soulève contre moi les souvenirs des lieux où j'ai fait mon malheur. J'y vois cette Romène où je falsifiais les florins, et où mon corps fut réduit en cendres. Ah! si du moins je voyais ici l'ombre maudite d'Alexandre, de Guide ou de leur frère, je n'en donnerais pas la vue pour toutes les eaux de Branda [6]! Il est vrai qu'un des trois a déjà pris place avec nous, si ces esprits errants ne m'ont point abusé: mais que m'importe si je suis immobile! que ne puis-je, me soulevant un peu, avancer d'une ligne en un siècle! j'irais et je les chercherais parmi la foule, dans tous les coins de l'immense vallée; car c'est pour eux que je me suis perdu, en frappant des florins à trois carats d'alliage. --Maintenant, lui dis-je, fais-moi connaître ces deux malheureux qui gisent à tes côtés, et qui fument comme des mains humides en hiver. --Ils étaient là sous la même attitude, me dit-il, quand je tombai dans le gouffre; ils n'en ont pas changé et n'en changeront pas. L'une est la perfide accusatrice de Joseph; l'autre, le traître Sinon [7]: c'est une fièvre aiguë qui leur fait jeter cette épaisse fumée. Alors ce dernier, furieux de s'entendre nommer si obscurément, frappa le ventre de l'hydropique, dont la peau tendue bondit et résonna sous le coup. Lui ne fut pas moins prompt à le frapper au visage, en disant: --Si mon corps n'est plus qu'une masse immobile, mes bras auront encore quelque légèreté. --Comme ils l'ont eue, dit Sinon, pour frapper les florins, et non pour aller au bûcher. --Tu dis vrai cette fois, reprit l'Italien; et c'est ainsi qu'il fallait dire lorsqu'on t'interrogeait à Troie. Et le Grec: --Je faussai ma foi, je l'avoue; mais tu falsifias les coins: chacun est ici pour ses crimes, moi pour un et toi pour cent. --Parjure, dit le premier, souviens-toi du cheval de bois, et rougis, si tu peux, d'un crime si connu. --Rougis plutôt, ajouta l'autre, avec la soif qui te sèche la langue, et les eaux de ton ventre, qui s'élève en montagne et te borne la vue. --Maudite soit ta bouche! cria le monnayeur, si j'ai la soif, j'en porte le remède, et les eaux des fontaines tariraient près de toi. Tout entier à leurs paroles, je les écoutais l'un et l'autre, quand mon guide, rougissant de colère, me dit: --Vois à quel point tu viens de m'irriter! Et moi, qui reconnus tout son courroux à la sévérité de sa voix, je me tournai vers lui plein d'une telle confusion que je ne puis encore en supporter le souvenir. J'étais devant lui, tel qu'un homme qui, se voyant dans un songe menacé de quelque péril, voudrait bien qu'en effet ce ne fût qu'un songe: j'étais, dis-je, sans proférer une parole, et je désirais d'obtenir un pardon qu'à mon insu j'obtenais par mon silence. --Moins de regrets, me dit le sage, laveraient plus d'erreurs: reviens de ta confusion; mais souviens-toi, si jamais la fortune te réserve à de pareils débats, que mon ombre t'environne toujours; et qu'en les honorant de ta présence, tu forces ta raison à rougir d'elle-même [8]. NOTES SUR LE TRENTIÈME CHANT [1] Ce morceau est pris du livre IV des _Métamorphoses_ d'Ovide. [2] On peut consulter, au sujet d'Hécube, le livre XIII des _Métamorphoses_ d'Ovide ou lire la tragédie d'Euripide, qui porte ce nom, Polydore était le dernier des enfants de Priam et d'Hécube. Pour le dérober aux malheurs de la guerre, son père et sa mère l'avaient confié, avec un trésor considérable, au roi de Thrace, leur voisin. Mais ce barbare, apprenant le sort funeste de Priam, fit assassiner et jeter dans la mer le jeune Polydore et s'empara de son or. Hécube, menée en captivité par les vainqueurs, trouva et reconnut sur un rivage le cadavre de son fils. La fable dit qu'à cette vue elle fut changée en chienne par les dieux, qui, par pitié, lui ôtèrent la raison afin de lui ôter en même temps le sentiment de ses maux. Il se peut en effet que l'excès de chagrin ait fait tomber cette reine infortunée dans la lycanthropie. Montaigne a fait un beau chapitre pour prouver que nous pouvons résister quelque temps aux malheurs qui se succèdent coup sur coup; mais enfin, le coeur se lasse de son effort; il vient un moment où la digue se rompt, et la douleur se fait jour par les cris et les sanglots, souvent même par le délire, comme dans Hécube. [3] Il était de la famille des Cavalcante et avait le talent de contrefaire qui il voulait. Bose Donati, dont on a déjà vu le supplice au chant XXV, homme extrêmement riche, étant mort sans testament, Simon, son parent, cacha cette mort et engagea Schicchi à se mettre dans le lit du défunt, et à dicter un testament où il l'instituerait, lui Simon, légataire. La chose réussit, et Simon lui donna en récompense une jument de prix. C'est le stratagème du _Légataire universel_. [4] Myrrha coucha avec son père Cynire et en eut Adonis. (Liv. X des _Métam_. d'Ovide.) [5] Maître Adam, monnayeur de Brescia, qui s'attacha aux comtes de Romène et falsifia les florins pour leur profit, et sans doute aussi pour le sien. Sa manoeuvre étant découverte, il fut condamné à être brûlé. Ces florins portaient d'un côté l'image de saint Jean-Baptiste, patron de Florence, et de l'autre une fleur de lis. [6] Branda, belle fontaine de Sienne. L'ardeur avec laquelle maître Adam soupire après les ruisseaux du Casentin et les eaux de cette fontaine fournit une situation pathétique, que Tasse a empruntée. [7] Sinon et la femme de Putiphar sont trop connus pour en parler. [8] Il y a beaucoup à parier qu'il s'était passé quelque chose de pareil au sénat de Florence entre des personnages connus. N'a-t-on pas vu le grave Caton traiter César d'ivrogne en plein sénat et lui jeter au nez le billet de Serville? Et dans l'_Iliade_, Achille et Agamemnon se ménagent-ils davantage? Le gouvernement populaire et les guerres civiles, en donnant plus de physionomie aux passions, leur donnent aussi des traits plus grossiers. CHANT XXXI ARGUMENT Neuvième cercle de l'Enfer, partagé en quatre girons où sont punis tous les genres de traîtrise.--Les géants bordent le neuvième cercle. La même bouche qui d'un mot avait causé mon abattement et ma honte daigna me ranimer encore, et dissiper la rougeur de mon front: c'est ainsi que la lance d'Achille, instrument de vie et de mort, frappait et guérissait tour à tour [1]. Nous laissions enfin la dernière des vallées maudites, et nous traversions pas à pas et en silence le dernier rempart qui l'environne. Sur ces hauteurs régnait un perpétuel combat de la nuit et du jour, et mes regards me précédaient à peine dans ce douteux mélange de la lumière et des ombres, quand tout à coup j'entendis un cor retentissant, dont le son eût étouffé tout autre son, et qui, s'enflant de plus en plus sous ces voûtes profondes, attirait à lui nos yeux et nos pensées. Ce n'est point ainsi que sonna le terrible Roland, dans la journée où Charlemagne perdit ses Paladins [2]. En dirigeant mon oeil vers ces lointains, je crus entrevoir les sommets de plusieurs grandes tours. --Maître, dis-je aussitôt, quelle est cette contrée? --Ta vue et ta pensée, me répondit-il, s'égarent dans les ténèbres et dans l'éloignement; avance, et tu verras dans peu combien la distance a trompé tes sens. Me prenant ensuite par la main avec tendresse: --Apprends, me disait-il, pour me préparer à la surprise, que ce ne sont pas là des tours, mais des géants enfoncés dans le puits de l'abîme, qu'ils surmontent de la ceinture en haut. Ainsi que l'air, moins chargé de vapeurs, transmet aux yeux des images plus pures, de même, en approchant de plus près, la nuit m'offrait des tableaux moins confus: l'illusion m'abandonnait et l'effroi me gagnait. Semblable en effet à Montereggione dont la cime se couronne de tours [3], le puits infernal me présentait debout autour de lui ses énormes géants, dont les fronts sourcilleux bravent encore les foudres de Jupiter: et déjà mon oeil distinguait leurs traits difformes, leurs vastes poitrines et leurs bras qui s'allongent sans mesure à leurs côtés. Bénie soit la nature qui, bornant sa fécondité, n'engendre plus ces excroissances qui fatiguaient la terre! Et si, de peur qu'on ne l'accuse d'impuissance, elle produit encore les baleines et les éléphants, l'homme du moins voit sans terreur ces masses animées, qui n'ont pas, comme le géant, la force et le génie à la fois. Le premier de tous portait une tête pareille à la boule qui termine le dôme de Saint-Pierre; et le reste de son corps suivait cette proportion: si bien qu'à moitié plongé dans l'abîme, dont le bord formait sa ceinture, trois hommes montés l'un sur l'autre et les bras étendus, n'auraient encore pu toucher aux voûtes de son dos [4]. En nous voyant, il ouvrit sa bouche démesurée, d'où s'échappèrent des mots entrecoupés; effroyable assemblage dont jamais ne se servit aucune langue, et que n'entendit jamais oreille humaine [5]. --Âme confuse, lui cria le sage, prends ton cor, seul interprète qui te convienne: le voilà qui pend sur ta large poitrine. Et se tournant vers moi. --Le monstre vient de se nommer, me dit-il; c'est Nembroth, roi de Babel, par qui nous vint la confusion des langues: mais laissons-le; car nos paroles seraient pour lui ce que les siennes ont été pour nous. Nous suivîmes alors notre route, et nous avions mesuré la portée d'une flèche quand nous trouvâmes l'autre géant, plus féroce et plus énorme encore: il était cinq fois entouré d'une même chaîne qui le garrottait de son cou à sa ceinture, et lui retenait un bras en avant et l'autre en arrière. Par quelle main fut enchaîné ce robuste colosse! --Voilà, dit mon guide, l'audacieux qui s'éprouva contre l'Être suprême: Éphialte est son nom, et c'est lui qui signala sa force quand les géants assemblés alarmèrent les dieux. Il ne lèvera plus ces mains qui menacèrent le Ciel [6]. --Ne pourrais-je, lui dis-je alors, mesurer de mes yeux l'immense Briarée? --Dans peu, répondit le sage, tu verras Antée: libre comme nous, il pourra nous entendre et nous porter au fond de l'abîme. Mais celui que tu veux connaître est bien loin d'ici: semblable à Éphialte, et garrotté comme lui, son aspect est encore plus farouche. Comme il parlait, Éphialte secoua sa chaîne, et, tel qu'un tremblement de terre, il ébranla les roches du puits, qui retentirent dans leurs profondeurs: j'eusse expiré d'effroi à ses pieds si la vue de ses fers ne m'eût rassuré; mais le sage poëte ayant doublé le pas, je le suivis, et bientôt nous découvrîmes Antée, dont la stature dominait fièrement le contour du gouffre. --Ô vous, qui terrassiez les lions d'Afrique dans cette vallée célèbre par la gloire de Scipion et la fuite d'Annibal, et qui seul auriez pu, dans le combat des géants et des dieux, donner la victoire aux enfants de la terre [7], daignez maintenant nous tendre vos bras secourables, et ne refusez pas de nous porter sur les rives glacées du Cocyte. C'est vous que ma bouche implore, et non les Titye et les Typhon; rendez-vous à ma prière, et celui qui me suit vous payera du seul bien dont le désir tourmente encore les ombres; il réveillera votre renommée dans ce monde où lui sont réservés de longs jours, si la mort n'en prévient pas le terme [8]. Ainsi parla mon guide; et, sans tarder, le géant déploya vers lui cette main dont jadis Hercule sentit la rude étreinte. --Approche, me dit le sage en me tendant les bras. Et, dès qu'il m'eut saisi, Antée nous enleva d'un seul groupe et comme un seul fardeau. En le voyant s'étendre et se courber vers nous, je crus, dans ma frayeur, voir la Garisende, qui se penche et menace de sa chute quiconque la regarde [9]. Mais Antée nous déposa légèrement au fond du gouffre de Lucifer, et se redressa comme un mât de vaisseau. NOTES SUR LE TRENTE ET UNIÈME CHANT [1] On dit que Télèphe, au siége de Troie, éprouva cette propriété de la lance d'Achille: blessé d'abord par ce héros, il fallut qu'il se fît donner un second coup dans le même endroit pour être guéri. _Opusque meae bis sensit Telephus hastae_. (OVIDE.) [2] Les romanciers du dixième siècle disent que Roland, accablé par le nombre au combat de Roncevaux, donna du cor d'une manière si terrible, qu'on l'entendit à huit lieues de distance. [3] Montereggione était un fort château près de Sienne, flanqué de grandes tours. [4] Cette boule avait trente-six pieds de circonférence: on peut juger par là des proportions que le poëte va donner au géant qu'il découvre. Il ajoute que trois Flamands de la plus grande taille, en prenant ce géant de la ceinture en haut seulement, n'auraient pu atteindre aux boucles de ses cheveux. [5] C'est Nembroth, ou Nemrod, qui prononce dans le texte un vers inintelligible, composé de mots qui ont la tournure hébraïque, et ne sont réellement d'aucune langue. Je l'ai omis, parce qu'il donnait un air puéril à ce morceau, par une trop grande exactitude à vouloir tout peindre. Il se peut que le géant ait dit des mots baroques, mais le poëte ne doit pas les avoir retenus. C'est surtout avec Dante que l'extrême fidélité serait une infidélité extrême: _Summum jus, summa injuria_. [6] Éphialte, Briarée et tous les autres sont trop connus pour avoir besoin de notes. [7] On est toujours étonné du peu de convenance qui règne dans la plupart des détails de ce poëme. N'est-il pas singulier, en effet, que le sage Virgile aille flatter Antée, au point de lui dire, qu'il n'a manqué que lui pour que les géants l'aient emporté sur les dieux? On voit que pour mieux rendre une situation particulière, il contrarie l'ordonnance du tableau général. D'ailleurs on a quelque peine à souffrir ce perpétuel mélange des héros de la Fable et de la Bible, et que les géants soient punis dans un Enfer chrétien, pour s'être révoltés contre les dieux des Païens. _Non vultus, non color unus_. [8] D'un bout de ce poëme à l'autre, on voit les morts sensibles aux propos qu'on tient d'eux sur la terre: la crainte du blâme et le désir de la bonne renommée se joignent encore à leurs autres tourments, et Dante se sert de ce double ressort pour exciter les ombres à répondre à toutes ses demandes. Ce n'est pas là le moindre artifice de ce poëme. [9] La Garisende est une tour à Bologne, qui surplombe beaucoup et effraye ceux qui la voient pour la première fois, surtout quand un nuage passe sur elle; car on voit alors combien elle s'écarte de la perpendiculaire. Le poëte trouve à l'entrée de ce neuvième cercle un mélange de jour et de nuit, ce qui choque fort la vraisemblance; car on ne conçoit pas d'où peut venir ce jour. (Voyez les deux notes 3 des chants IV et X.) CHANT XXXII ARGUMENT Premier giron dit de Caïn, où sont punis les parricides et traîtres envers les parents. Passage au second giron dit d'Anténor, où se trouvent les traîtres à la patrie. Si je pouvais, par des sons plus âpres et plus durs, former l'effrayante harmonie que demanderait ce gouffre central, dernier support de tous les gouffres, j'enflerais mes conceptions et ma voix: mais, puisqu'elle m'est refusée, je ne commencerai pas sans frémir; car ce n'est point un frivole dessein, ou l'apprentissage d'une langue au berceau, que de poser la base des Enfers et du monde [1]. Puissent donc ces vierges sacrées, qui donnèrent aux accords d'Amphion la force d'élever les murs de Thèbes, attacher à mes vers toute la terreur du sujet! Ô race proscrite entre toutes les races, et dévolue au séjour dont il m'est si dur de parler, mieux eût valu pour vous la condition de la bête [2]! Déjà nous étions loin des pieds du géant, et j'avançais au fond du cercle obscur, les yeux toujours attachés à la haute muraille du puits. --Regarde, me dit-on alors, où tu poses le pied, et ne viens pas ici fouler les têtes de tes malheureux frères. Je me tourne à ces mots, et je découvre un lac glacé qui s'étendait devant moi comme une mer de cristal. Jamais le Danube et le Tanaïs, sous leur zone de glace et dans l'hiver le plus rigoureux, ne chargèrent leur lit de voiles si épais: aussi les monts Tabernick et Pietrapana seraient en vain tombés sur la voûte du lac: elle n'eût point croulé sous leur masse [3]. Je vis ensuite des ombres livides, enfoncées jusqu'au cou dans la glace, comme des têtes de grenouilles, qui dans les nuits d'été bordent les marécages; et j'entendis le cliquetis de leurs dents, comme on entend claquer le long bec de la cigogne. Tous ces coupables se tenaient la face baissée; mais la fumée de leur haleine et les pleurs de leurs yeux témoignaient assez quel était pour eux l'excès du froid et de la douleur [4]. En ramenant mes regards de la surface du lac à mes pieds, j'aperçus deux têtes de coupables, opposées front à front, et dont les cheveux s'étaient entremêlés. --Qui êtes-vous, leur criai-je, malheureux qui vous pressez ainsi face à face? À ce cri, les deux têtes se renversèrent pour mieux m'envisager: mais les larmes dont leurs paupières étaient gonflées, s'échappant tout à coup avec abondance, coulèrent sur leurs joues, et, saisies par le froid, s'y durcirent en chaînes de glaçons; fixant ainsi visage sur visage, comme le bois sur le bois quand le fer les unit. Désespérés du surcroît de douleur, les réprouvés se heurtèrent comme deux béliers en furie [5]. Alors un autre à qui le froid avait fait tomber les oreilles, et qui baissait la tête, me cria: --Pourquoi t'obstiner à nous tant regarder? Si tu désires connaître ces deux-ci, apprends qu'Albert fut leur père, et que la vallée qu'arrose le Bizencio était leur héritage; tous deux d'un même lit, et tous deux si dignes de la fosse glacée, que tu fatiguerais de tes recherches le cercle de Caïn sans trouver leurs pareils. Non pas même l'ombre dénaturée qu'Artus perça de sa main paternelle [6]; pas même Focacia [7]; pas même encore celui dont la tête me borne la vue, ce Mascaron, que tout Toscan doit connaître [8]. Et pour trancher tout discours avec toi, apprends enfin que je suis Carmicion de Pazzi [9], et que j'attends Carlin qui doit me faire oublier [10]. En marchant ensuite vers le point où tendent tous les corps [11], je voyais d'autres têtes rangées en grand nombre sur la glace, toutes grinçant des dents et la lèvre retirée; et je passais moi-même tremblant et transi sous ces voûtes d'éternelle froidure. Mais je ne sais quel hasard ou quel destin voulut que mon pied heurtât le visage d'un coupable, qui me cria douloureusement. --Pourquoi donc me fouler? Si tu ne viens pas réveiller les vengeances de Monte-Aperto [12], pourquoi me frappes-tu? --Maître, dis-je alors, souffrez qu'en peu de mots je sorte du doute où je suis. Et mon guide s'étant arrêté: --Quel es-tu donc, toi qui maudis les autres? criai-je à l'ombre qui blasphémait encore. --Dis plutôt qui tu es, reprit-elle, toi qui vas dans l'Antenor, frappant ainsi les visages? C'en serait trop, quand tu serais encore vivant [13]. --Je le suis, m'écriai-je; je vis encore, et tu peux te satisfaire avec moi, si tu désires quelque renommée. --C'est plutôt de l'oubli que je désire: va, suis ta route, et ne m'importune plus; tu viens ici flatter mal à propos. Aussitôt, la saisissant par sa chevelure: --Il faudra bien que tu te nommes, lui dis-je, ou cette main t'en punira. --Je ne me nommerais pas, criait-elle, quand tu frapperais mille fois sur ma tête échevelée. Et j'avais déjà dans la main des tresses de cheveux entortillées, que je secouais avec force: mais le coupable résistait et baissait la tête en criant, lorsqu'à ses côtés un autre prit la parole: --Qu'as-tu donc, Bocca? Ne te suffit-il pas de claquer des dents, si tu n'y joins tes cris? Quel démon te possède encore? --Ah! maudit traître! m'écriai-je, te voilà nommé; tu peux désormais te taire, je n'en porterai pas moins des nouvelles de toi. --Va donc, reprit-il, en parler à ton gré; mais une fois sorti d'ici, n'oublie pas cette langue si prompte à me nommer: j'ai vu, pourras-tu dire, ce Bose de Duera qui pleure, dans l'étang glacé, l'argent de la France [14]; et si on t'interroge sur d'autres, tu nommeras Beccaria, dont Florence a vu tomber la tête [15]; et Soldanier et Ganellon, qui gisent près de lui [16]; et ce Tribaldel, enfin, qui ouvrit au milieu de la nuit les portes de sa ville [17]. J'avais déjà quitté cette ombre, lorsque je vis plus loin deux malheureux fixés dans une même fosse; tellement que la tête du premier surmontait et couvrait la tête du second: mais celui qui dominait s'était acharné sur l'autre, et lui dévorait le crâne et le visage, comme un homme affamé dévore son pain; ou comme on vit jadis les tempes et les joues de Ménalippe sous la dent du forcené Tydée [18]. --Ombre inhumaine, lui criai-je, apprends-nous donc les causes de tant de haine et de férocité; car si tu peux les justifier, je veux un jour, sachant la condition de l'un et l'offense de l'autre, en appeler au jugement des hommes, si toutefois celle par qui je parle ne se glace d'horreur! NOTES SUR LE TRENTE-DEUXIÈME CHANT [1] Le poëte suit toujours le système de Ptolomée. Si notre planète occupait le milieu de l'univers, ce dernier cercle, qui se trouve au centre de la terre, serait en effet la base et le centre de tout. Dante avertit qu'il faut autre chose qu'_une langue qui dit papa, maman_, pour décrire ce dernier cercle de l'Enfer; ce qui signifie simplement que ce n'est pas à un enfant, mais à un écrivain véritablement homme, qu'il convient d'en parler. On croirait d'abord qu'il se plaint de l'état d'enfance où était de son temps la langue italienne: mais ce n'est pas cela. A quelque époque qu'un homme écrive, il ne croit pas que sa langue soit au berceau; on aurait inutilement dit à nos auteurs gaulois qu'ils vieilliraient dans peu. D'ailleurs, quand Dante parut, l'italien s'était déjà mis à la distance où il devait être à jamais du latin; et trente ans après lui, Pétrarque et Bocace l'y fixèrent, l'un par sa prose et l'autre par ses vers. Le toscan n'avait point suivi les révolutions qu'a éprouvées la langue française; c'était un langage tout formé, hérissé de proverbes, comme nos patois de Provence et de Gascogne, indiquant la maturité des peuples qui le parlaient, et n'ayant besoin, pour s'épurer et s'anoblir, que d'être écrit et parlé dans une capitale. Dante est donc plutôt obscur et bizarre que suranné. Quand on a dit au _Discours préliminaire_ qu'il employa une langue qui avait bégayé jusqu'alors, on a voulu dire que l'Italie n'avait point d'ouvrage classique au treizième siècle, et que par conséquent Dante n'avait point de modèle quand il entreprit d'illustrer la langue toscane en l'élevant à des sujets épiques. [2] Ce terrible exorde rappelle les paroles de Jésus-Christ sur Judas, et prépare l'esprit au mélange d'horreur et de pitié que va bientôt causer le spectacle des traîtres et de leur supplice. [3] Tabernick et Pietrapana sont deux montagnes la première en Esclavonie et l'autre en Toscane. [4] Dante, après avoir peint l'effet du froid sur ces têtes par le grelottement des dents et la fumée de l'haleine, dit qu'elles se tenaient la face baissée sur le lac; c'était pour laisser écouler les larmes que leur arrachait la douleur qu'elles gardaient cette attitude. Toutes les fois qu'elles se relèvent, leurs pleurs se gèlent autour de leurs paupières et sur leurs joues; ce qui augmente encore leurs douleurs. [5] Ce sont ici deux frères, tous deux fils d'Albert, seigneur de la vallée de Falteron, où coule le Bizencio, à trois lieues environ de Florence. Après la mort de leur père, ils se mirent à piller leurs vassaux et leurs voisins et commirent les plus grandes violences. Mais la cupidité qui les avait unis les divisa bientôt; ils en vinrent aux armes et s'entretuèrent. Leur supplice est d'être à jamais collés l'un contre l'autre dans le cercle de Caïn et d'y nourrir leur inimitié fraternelle dans une lutte sans repos et sans terme. [6] L'ombre qui vient de nommer les deux frères désigne ici Mauduit, fils d'Artus, ce roi d'Angleterre si fameux dans nos romanciers. Il s'était mis en embuscade pour tuer son père; mais Artus le prévint et le perça d'un coup de lance. [7] Focacia Cancellieri avait tué son oncle, et ce meurtre fut cause que les Cancellieri, la plus puissante famille de Pistoie, se divisèrent entre eux, ce qui forma les deux partis des _Noirs_ et des _Blancs_. Nous avons dit comment ces dissensions pénétrèrent dans Florence. [8] Mascaron avait aussi tué son oncle. [9] L'ombre se nomme elle-même. C'était un homme de la famille des Pazzi qui en avait tué un autre de celle des Uberti. [10] Carlin, aussi de la famille des Pazzi, avait trahi la confiance des Gibelins en livrant un château aux Guelfes de Florence. [11] Le poëte passe avec son guide vers le giron dit d'_Anténor_, prince troyen, qui fut soupçonné d'avoir livré la ville de Troie aux Grecs. Horace dit qu'il avait seulement conseillé de leur rendre Hélène, afin de couper la guerre dans sa racine; et il se peut bien que Pâris ait trouvé que c'était là le conseil d'un traître; mais Dante n'aurait pas dû le damner si légèrement. On est tenté de dire, en voyant sa prédilection pour tout ce qui concerne Troie, que ce poëte, persuadé d'ailleurs qu'il descendait des anciens Romains, n'était pas éloigné de se croire un peu de sang troyen dans les veines. C'est ainsi qu'à la renaissance des lettres, Ronsard et quelques autres crurent ne pouvoir chanter les rois de France qu'en leur donnant un peu du sang d'Hector, afin, pour ainsi dire, de les rendre épiques: tant Homère et Virgile avaient ouvert et fermé pour eux les sources de l'intérêt et du merveilleux! Il y a seulement cette différence, que Dante était un poëte républicain, et que, s'étant fait le héros de son poëme, il s'en est appliqué tout le merveilleux et l'intérêt. [12] Celui qui crie et qui est nommé plus bas était un Florentin de la famille des Abatti, appelé Bocca. Dans la bataille de Montaperti, où 4,000 Guelfes furent massacrés sur les bords de l'Arbia (comme on a vu aux notes du chant X, sur Farinat), ce Bocca, gagné par l'argent des Gibelins, s'approcha de celui qui portait l'étendard, et lui coupa la main; les Guelfes, ne voyant plus leur étendard, se mirent en fuite et furent massacrés. Il a raison de craindre que tout Florentin ne veuille se venger de cette horrible trahison. [13] Parce qu'en effet, quoique tout homme eût le droit de punir un traître, il semble qu'étant sous la main de la justice divine, il en devienne comme sacré; et c'est ce respect pour les morts que Bocca invoque ici. [14] Bose Duera était de Crémone et fut chargé par les Gibelins de s'opposer au passage d'une armée française que Charles d'Anjou faisait venir en Italie contre Mainfroi; mais il se laissa corrompre par l'argent des Français et leur abandonna le passage. [15] L'abbé Beccaria, de Pavie, fut l'envoyé du pape à Florence et s'ingéra de vouloir ôter le gouvernement aux Guelfes pour le donner aux Gibelins. On découvrit ses manoeuvres, et il eut la tête tranchée. [16] Soldanier était Gibelin, et avait trahi cette faction pour s'attacher aux Guelfes. Gano ou Ganellon, envoyé par Charlemagne auprès des Sarrasins d'Espagne, leur conseilla d'attaquer l'armée de ce prince, qui s'était engagée dans les défilés. Son avis fut exécuté, et l'arrière-garde de l'armée française fut mise en pièces. Le fameux Roland y périt avec les autres paladins: c'est la grande journée de Roncevaux. [17] Tribaldel tenait la ville de Faënza pour le comte de Montefeltro, et il en ouvrit les portes aux Français qui remplissaient alors la Romagne, où le pape Martin IV les avait attirés. [18] Tydée, père de Diomède, fut blessé mortellement au siége de Thèbes, par Ménalippe. Furieux de se voir mourir, il voulut qu'on lui apportât la tête de son ennemi, et la déchira à belles dents. Minerve, offensée de cette action barbare, abandonna ce héros, qu'elle avait toujours protégé, et le laissa périr. C'est ici que commence la terrible aventure d'Ugolin, morceau connu de tout le monde. Comme la plupart des lecteurs courront d'abord à cet épisode, je vais le faire précéder d'une note, afin qu'on puisse le lire sans distraction. Ugolin, comte de la Gherardesca, était un noble Pisan, de la faction Guelfe: il s'accorda avec Roger, archevêque de Pise, lequel était Gibelin, pour ôter à Nino Visconti le gouvernement de la ville. Ils y réussirent et gouvernèrent ensemble; mais bientôt l'archevêque, jaloux de l'ascendant que son collègue prenait sur lui, voulut le perdre. Pour y parvenir, il fit courir des bruits qu'Ugolin avait trahi la patrie, en livrant quelques châteaux aux Florentins et aux Lucquois, sous couleur de restitution; et quand il vit les esprits bien préparés, il vint un jour, suivi de tout le peuple, et précédé de la croix, à la maison du comte, et, l'ayant saisi avec ses quatre enfants, il les fit jeter ensemble dans une tour. Quelques jours après, soit pour empêcher qu'on n'apportât de la nourriture à ces malheureux, ou qu'il craignît quelque retour du peuple, il vint fermer lui-même la porte de la tour, et en jeta les clefs dans la rivière. Cette prison fut depuis appelée _la Tour de la faim_. Le poëte, supposant avec art que ce qu'on vient de lire est connu de tout le monde, ne fait raconter à Ugolin que ce qui se passa dans la tour, entre lui et ses enfants, depuis qu'on leur eut fermé la porte et refusé toute nourriture: détail qu'en effet le public ne peut connaître. Nous observerons que le comte Ugolin se trouve dans ce cercle, parce qu'il était vrai sans doute qu'il avait trahi les intérêts de sa patrie, et que, malgré toute la pitié qu'inspirent ses malheurs, il faut que justice se fasse. Mais c'est par une justice plus grande encore que la tête de Roger est abandonnée à la fureur d'Ugolin, qui doit assouvir à jamais sur elle sa faim et sa vengeance. Cet archevêque avait aussi trop outragé la nature en condamnant un père et ses quatre enfants à finir leurs jours d'une manière si cruelle, les uns en présence des autres. CHANT XXXIII ARGUMENT Aventure d'Ugolin. Passage au troisième giron dit _de Ptolomée_, où sont punis les traîtres envers leurs bienfaiteurs. Le fantôme suspendit son atroce repas, et, s'essuyant la bouche à la chevelure du crâne qu'il rongeait, prit ainsi la parole: --Tu veux donc que je renouvelle l'immodérée douleur dont le souvenir seul me fait tressaillir avant que je commence: eh bien, s'il est vrai que mes paroles puissent tomber comme l'opprobre sur la tête du traître que je tiens, tu vas m'entendre sangloter et parler. Je ne sais qui tu es, ni comment te voilà: mais tu parais Florentin, si ta voix ne m'abuse. Or, quand tu sauras que je fus le comte Ugolin, et celui-ci l'archevêque Roger, tu sauras aussi pourquoi sa tête m'est livrée; car tu n'ignores pas sans doute comment le perfide, m'ayant déjà trahi dans son coeur, me fit ensuite prendre et mettre à mort. Mais ce que tu ne peux avoir appris, c'est combien cette mort fut horrible: entends-moi donc, et tu pourras alors juger le crime et la vengeance. J'avais déjà compté plus d'un jour, à travers les soupiraux de la tour qui a mérité par moi et qui doit encore mériter par d'autres d'être appelée la _Tour de la faim_, lorsque je fis un songe, fatal présage de mes malheurs. Je songeai que celui-ci, tel qu'un maître fort et puissant, chassait un loup et ses louveteaux vers la montagne qui s'élève entre Lucques et Pise, et que les Guaslandi, les Sismondi et les Lanfranchi [1], avec une meute de chiennes maigres et légères, couraient en avant: au bout d'une courte poursuite, le loup et ses petits me paraissaient épuisés, et je voyais les chiennes affamées se jeter sur eux et leur ouvrir les flancs. Je m'éveillai vers le matin et m'approchai de mes enfants. Ils dormaient encore, mais en dormant ils gémissaient et demandaient du pain [2]. Ah! que tu es cruel si ton coeur ne frémit d'avance de tout ce qu'on prépare au mien! Et pour qui donc pleureras-tu si tu ne pleures pour moi? Déjà, mes fils étaient debout, car l'heure du manger approchait, et chacun attendait son pain avec crainte, à cause du songe; lorsque j'ouïs tout à coup l'horrible tour se murer par en bas. Immobile, je regardai mes quatre enfants, sans parler, sans pleurer; l'oeil fixe, et le coeur durci comme la pierre, ils pleuraient, eux; et mon Anselmin me dit: «Comme tu nous regardes, mon père! Qu'as-tu donc?» Et cependant je ne pleurai point, je ne parlai point de tout ce jour et la nuit d'ensuite, jusqu'au retour d'un autre soleil. Mais, dès qu'une faible lueur eut pénétré dans le cachot, je me mis à considérer leurs visages l'un après l'autre; et c'est alors que je vis où j'en étais moi-même. Transporté, forcené de douleur, je me mordis les bras; et mes fils croyant que la faim me poussait, m'entourèrent en criant: «Mon père, il nous sera moins dur d'être mangés par toi: reprends de nous ces corps, ces chairs que tu nous as données.» Je m'apaisai donc pour ne pas les contrister encore; et ce jour et le jour suivant nous restâmes tous muets. Ah! terre, terre, que n'ouvris-tu tes entrailles!.... Comme le quatrième jour commençait, le plus jeune de mes fils tomba vers mes pieds étendu, en disant: «Mon père, secours-moi.» C'est à mes pieds qu'il expira; et tout ainsi que tu me vois, ainsi les vis-je tous trois tomber un à un, entre la cinquième et la sixième journée: si bien que, n'y voyant déjà plus, je me jetai moi-même, hurlant et rampant, sur ces corps inanimés; les appelant deux jours après leur mort, et les rappelant encore, jusqu'à ce que la faim éteignît en moi ce qu'avait laissé la douleur. Ainsi parlait cette ombre, tordant les yeux, et reprenant avec voracité le malheureux crâne qui se rompait sous l'effort de ses dents. Ah! Pise, opprobre de la belle Italie, puisque tes voisins sont lents à te punir, puissent les îles de Gorgone et de Caprée, s'arrachant de leurs fondements, venir s'asseoir aux bouches de ton fleuve, afin que, regorgeant jusqu'à toi, il noie tes enfants dans tes places publiques! Car fût-il vrai que le comte Ugolin eût livré tes forteresses, tu ne devais pas du moins attacher à la même croix le père et les enfants: c'est leur enfance, nouvelle Thèbes, qui fait leur innocence [3]! Cependant nous étions déjà passés vers des lieux où les ombres sont encore plus étroitement enchaînées dans les glaçons: elles s'y trouvent, non la face baissée, mais le visage renversé; si bien que leurs pleurs sans cesse amoncelés dans les cavités de l'oeil, s'y durcissent en voûtes de cristal, et les larmes fermant ainsi le passage aux larmes, la douleur, qui ne peut s'exhaler, se retire toujours, et retombe avec plus d'amertume au fond du coeur [4]. J'avançais, et, bien qu'engourdi par la rigueur du froid, je crus sentir je ne sais quel vent effleurer mon visage. --Quel est, dis-je à mon guide, le souffle que je sens? Tout mouvement n'est-il pas éteint dans cette morte atmosphère? --Bientôt, reprit-il, tu connaîtras par tes yeux la nature et les causes de ce que tu cherches. Il achevait à peine, qu'une des têtes fixées sur la dure surface nous cria: --Ombres impies, et si impies, que la dernière place des Enfers vous est donnée, arrachez-moi des yeux ces voiles cruels, afin que mon coeur trop plein puisse verser un peu de sa douleur, avant que mes larmes ne se gèlent encore. --Si tu désires mon assistance, lui dis-je, apprends-moi qui tu es; et puissé-je aller m'asseoir à côté de toi, si je te la refuse! L'ombre reprit: --Je suis frère Albéric, et c'est moi qui donnai les fruits de trahison: ils me sont bien payés avec usure [5]. --Eh quoi! lui dis-je, est-il donc vrai que tu sois déjà mort? --J'ignore, ajouta-t-il, le destin du corps que j'ai laissé là-haut: car tel est le privilége de cette Ptolomée, qu'un homme puisse y tomber de son vivant; et pour que tu délivres plus tôt mes yeux de leurs glaçons, je t'apprendrai que, lorsqu'une âme porte aussi loin que moi la perfidie, elle descend aussitôt dans ces froides citernes; et cependant un démon s'empare de son corps et lui fait achever le bail de la vie. Il y a telle ombre qui transit derrière moi, et qui semble peut-être respirer encore parmi vous; je veux dire Branca d'Oria, que nous avons depuis longues années; tu peux en parler, toi qui viens de quitter le monde [6]. --Je crois, lui dis-je, que tu m'abuses; d'Oria n'est point mort; il mange, boit et converse avec les hommes. --Il est pourtant vrai, reprit cette ombre, qu'un démon l'a remplacé, lui et le complice de sa trahison, et qu'ils sont descendus ici avant que Michel Zanche tombât dans la poix bouillante. Maintenant, je t'en conjure, étends vers moi ta main secourable, et ne me refuse pas. Mais je le refusai; et c'est au nom de l'humanité que je lui fus Impitoyable [7]. Ah! Génois, Génois, race étrangère à toutes les vertus, et noire de tous les crimes, pourquoi n'êtes-vous pas exterminés du milieu des peuples! car c'est avec l'esprit le plus pervers de la Romagne que j'ai trouvé l'un de vos citoyens [8]: partagé pour ses crimes entre la terre et les Enfers, son âme trempe dans les eaux du Cocyte, et son corps marche et respire au milieu de vous, dans vos maisons et dans vos temples. NOTES SUR LE TRENTE-TROISIÈME CHANT [1] C'étaient trois familles nobles de Pise, opposées à la faction et aux intérêts d'Ugolin: elles s'étaient unies à l'archevêque, et avaient servi sa vengeance. (Voyez la grande note sur Ugolin, au chant précédent.) [2] Le poëte suppose que les enfants ont aussi de leur côté un songe de mauvais augure, et qu'ils s'éveillent tous dans l'attente du malheur qui doit leur arriver. [3] Dans cette belle imprécation, Dante compare la ville de Pise à celle de Thèbes, à cause du crime de l'archevêque: car on sait que Thèbes était devenue célèbre par les crimes de la famille d'OEdipe. Ensuite il souhaite que la Gorgone et la Caprée, deux petites îles de la mer de Toscane, aillent fermer l'embouchure de l'Arno qui traverse la ville de Pise, afin que ce fleuve, ne pouvant plus se jeter dans la mer, rebrousse contre son cours, et vienne noyer les habitants de Pise. Il finit par un raisonnement simple et pressant sur l'innocence des fils d'Ugolin. J'observerai que lorsqu'un mot réveille vivement le mot qui le suit, les idées semblent aussi germer plus vivement l'une de l'autre. Ainsi l'argument de Dante, outre qu'il est de toute vérité, tire encore beaucoup de force de la collusion des deux mots, _enfants_ et _enfance_. Racine a dit: _Pour réparer des ans l'irréparable outrage_: artifice de style dont il faut user sobrement. [4] Nous sommes au giron de Ptolomée, c'est-à-dire des traîtres envers leurs bienfaiteurs. Ce Ptolomée les représente tous, soit que le poëte ait voulu désigner le roi d'Égypte qui fit mourir Pompée dont il avait reçu tant de services, ou un autre Ptolomée qu'on trouve dans la Bible, et qui assassina le grand-prêtre, son bienfaiteur. On sait comment Tasse a imité la pensée qui termine cette description. «Armide voulait crier: _Barbare, où me laisses-tu seule_? Mais la douleur ferma le passage à sa voix, et ce cri lamentable revint avec plus d'amertume retentir sur son coeur.» [5] Albéric, de la famille Manfredi, à Faënza, fut de l'ordre des Frères joyeux: il était brouillé avec ses confrères depuis longtemps, lorsqu'un jour il feignit de se réconcilier avec eux, et les invita à un grand dîner. Sur la fin du repas, il dit de servir le fruit; et à ce mot, qui était le signal convenu, les convives furent tous égorgés. Les fruits de frère Albéric étaient passés en proverbe. [6] Branca d'Oria, d'une noble famille de Gênes, invita aussi à un repas, et fit mourir par trahison son beau-père, Michel Zanche, dont il est parlé au vingt-deuxième chant, note 6; il fut aidé dans son crime par un de ses parents. Le poëte dit qu'ils descendirent tous deux en Enfer plus vite que le malheureux qu'ils assassinaient. [7] Quoique Dante se fût engagé par serment envers cet Albéric, il se fait une vertu d'être parjure envers lui, tant sa trahison l'avait révolté. [8] Cet esprit de la Romagne était toujours Albéric, et le Génois était d'Oria. Ceci fait allusion à un proverbe italien, peu favorable aux Romagnols: ils passent pour la pire nation de l'Italie, et Albéric est ici représenté comme le plus mauvais d'entre eux. Il est aussi la dernière ombre qui parle dans les Enfers. Il me semble que, dans un siècle où la religion était si puissante sur les esprits, ce dernier supplice que Dante emploie, dut produire un effet bien effrayant. Albéric et d'Oria, avec son parent, étaient trois citoyens coupables de grands crimes à la vérité, mais illustres par leur naissance, connus de tout le monde, et tous trois pleins de vie. Dante vient affirmer, à la face de l'Italie, que ces trois hommes ne vivent plus, que ce qu'on voit n'est que leur enveloppe animée par un démon, et que leur âme est en Enfer depuis longues années. C'était montrer la main de Dieu au festin de Balthazar. Aussi reste-t-il une tradition du désespoir où il réduisit ces trois coupables. On ne peut sans doute faire un plus bel usage de la poésie et de ses fictions, que d'imprimer de telles terreurs au crime: c'est faire tourner la superstition au profit de la vertu. Je n'insiste pas sur les beautés de l'épisode d'Ugolin; j'observerai seulement que l'extrême pathétique et la vigueur des situations ont tellement soutenu le style du poëte, qu'on y peut compter cent vers de suite sans aucune tache. C'est là qu'on reconnaît vraiment le père de la poésie italienne. Si Dante n'a pas toujours été aussi pur, c'est à la bizarrerie des sujets qu'il faut s'en prendre. Pétrarque, né avec plus de goût et un génie moins impétueux, s'exerça sur des objets aimables. La _Jérusalem_ est, comme on sait, le sujet le plus heureux que la poésie ait encore embelli. D'ailleurs, au siècle de Tasse, les limites de la prose et des vers étaient mieux marquées; la langue poétique avait repoussé les locutions populaires; elle n'admettait plus que les mots sonores; elle avait écarté ceux qui embarrassent par un faux air de synonymie; elle savait jusqu'à quel point elle pouvait se passer des articles; enfin, comme le langage est le vêtement de la pensée, on avait déjà pris les mesures les plus justes et les formes les plus élégantes. Mais Dante n'a point connu ce mérite continu du style; il tombe quand le choix des idées ou la force des situations ne le soutiennent pas. CHANT XXXIV ARGUMENT Quatrième et dernier giron, dit de Judas, où Lucifer, traître envers Dieu, est entouré de traîtres envers leurs bienfaiteurs. Sortie de l'Enfer. VOICI LES ÉTENDARDS DU PRINCE DES ENFER [1]. --Regarde en avant, me dit le sage, et vois si tu peux les distinguer. Je regardai, et je crus entrevoir je ne sais quel grand édifice; comme lorsqu'un épais brouillard ou la nuit obscure s'affaissent dans les campagnes, on voit de loin un moulin agitant ses bras au souffle des vents. J'avançais; et pour me dérober à la rigueur de l'air qui frappait mon visage, je marchais derrière mon guide, unique abri qui fût en ces lieux. Déjà, et ce n'est point sans frissonner que je le dis, déjà nous étions au dernier giron de l'Enfer; à ce giron où les ombres sont ensevelies dans la profonde glace, d'où elles apparaissent comme des fétus dans le verre et sous toutes les attitudes; renversées, debout, étendues ou courbées comme un arc, et touchant de leurs fronts à leurs pieds [2]. Quand nous fûmes assez avancés pour qu'il plût au sage de me montrer la créature qui fut jadis si belle, il me fit arrêter, et s'écartant de moi: --Voilà Satan, me dit-il, et voici les lieux où tu dois t'armer de toute ta constance. Je m'arrêtai alors, chancelant et transi, dans un état que la parole ne saurait exprimer: ce n'était point la vie, ce n'était point la mort; eh! qu'étais-je donc hors de l'une et de l'autre!... Je voyais au centre du glacier le monarque de l'empire des pleurs s'élever de la moitié de sa poitrine en haut; et ma taille égalerait plutôt la stature des géants, qu'ils ne pourraient approcher de la longueur de ses bras. Quel était donc le tout d'une telle moitié [3]? S'il fut jadis l'ornement des cieux, comme il est à présent l'effroi des Enfers, c'est bien lui qui doit être le centre des crimes et des tourments, lui qui osa mesurer de l'oeil son créateur! Mais combien redoubla ma terreur quand je vis son énorme tête composée de trois visages; le premier s'offrant en face, les deux autres s'élevant sur chaque épaule, et tous trois se réunissant pour former la crête effroyable dont il était couronné! Le premier visage était rouge de feu, l'autre était livide, et les peuples qui boivent aux sources du Nil portent la noire image du troisième. À chaque face répondaient deux ailes aussi vastes qu'il le fallait au plus grand des archanges, et telles que l'Océan ne vit jamais sur ses flots de voile si démesurée. Il agitait deux à deux ces ailes sans plumage; et les trois vents qui s'en échappaient allaient glacer les étangs du Cocyte [4]. De tous ses yeux tombaient des larmes qui se mêlaient à l'écume sanglante de ses lèvres, et de chaque bouche sortait un coupable que le monstre broyait sous ses dents; éternel bourreau d'une triple victime! Mais il tourmentait plus effroyablement encore, du tranchant de ses ongles, l'infortuné qui sortait de la bouche du milieu, et dont il retenait la tête et les épaules englouties. --Ce premier des trois, et certes le plus malheureux, me dit mon guide, est le traître Judas: des deux autres que tu vois à ses côtés, et qui pendent la tête en bas, l'un est Brutus qui souffre et se tait; l'autre est l'énorme Cassius [5]. Mais il faut partir, car la nuit approche; notre course est finie, et _tout est parcouru_. Alors, suivant son désir, j'enlaçai mes bras autour de son cou; et dès que le monstre, en déployant ses ailes, eut découvert l'épaisse toison dont ses flancs étaient hérissés, mon guide s'y attacha, et descendit de flocons en flocons à travers les glaces, m'emportant ainsi suspendu; mais il touchait à peine à la ceinture de l'ange, que je le vis, allongeant ses bras et s'aidant de ses mains, tourner péniblement sa tête où étaient ses pieds, et monter comme s'il fût rentré dans l'abîme. --Soutiens-toi, me cria-t-il hors d'haleine; c'est par de telles marches qu'il faut sortir de l'Enfer. Et s'élevant aussitôt vers les rochers entr'ouverts sur nos têtes, il sortit et me déposa sur leurs bords. Assis à ses côtés, je levai les yeux pour contempler encore Lucifer, et je ne vis plus que ses jambes renversées qui se dressaient devant moi. Que le stupide vulgaire se figure maintenant le trouble où je fus alors, lui qui ne voit pas quel est le point du monde que j'avais franchi. Mais bientôt le sage me cria: --Relève-toi; la route est longue, le sentier difficile, et déjà le soleil est aux portes du matin [6]. Ce n'étaient pas ici des sentiers faits par la main des hommes, mais une suite de cavités et de précipices, route impraticable aux mortels, et toujours haïe de la lumière. --Maître, dis-je alors, avant de m'arracher de ces entrailles du monde, daignez écarter d'un mot les nuages qui offusquent ma pensée. Apprenez-moi ce qu'est devenu le glacier; pourquoi Lucifer est ainsi renversé, et comment, dans un si court espace, le soleil a remonté du soir vers le matin? --Tu crois être encore, me répondit-il, à la même place où tu m'as vu me prendre aux flancs du reptile immense qui sert d'axe à la terre; et nous y étions, il est vrai, lorsque je descendais le long de ses côtes velues; mais quand tu m'as vu tourner sur moi-même et remonter, je passais alors avec toi le centre du monde, ce point unique où tendent tous les corps. Tu foules maintenant les voûtes opposées au cercle de Judas; te voilà dans l'hémisphère qui répond au nôtre; voici l'antipode de cette masse aride que forment les trois parties de la terre habitée, et dont le centre fut arrosé du sang de l'Homme-Dieu: le jour luit pour ce monde quand il s'éteint pour l'autre. L'archange, dont tu ne vois plus que les pieds renversés, est toujours debout dans les Enfers. C'est sur cette moitié du globe qu'il tomba du haut des cieux; la terre épouvantée se retira devant lui, et, se couvrant du voile de ses eaux, s'enfuit vers nos climats; mais forcée de donner retraite à ce grand coupable, elle ouvrit un abîme dans son sein, et s'écarta pour s'élever en montagne vers l'un et l'autre hémisphère [7]. Il est, par delà les Enfers, une étroite et obscure issue qui retentit à jamais de la chute d'un ruisseau; et c'est là que mon oreille fut avertie de la distance où j'étais de Lucifer [8]. Le ruisseau tombe lentement à travers les rochers qu'il creuse dans sa course éternelle. Nous gravîmes aussitôt le dur sentier qu'il ouvrait devant nous, mon guide en avant et moi sur ses traces; et, remontant ainsi sans trêve et sans relâche, nous parvînmes au dernier soupirail, d'où nous sortîmes enfin pour jouir du spectacle des cieux. NOTES SUR LE TRENTE-QUATRIÈME CHANT [1] Dante a cru donner une véritable parure à ce dernier chant, en débutant par le premier vers du _Vexilla regis_, hymne que l'Église chante dans la semaine sainte. [2] Ce silence qui règne au milieu de tant de maux; ce calme déchirant d'une douleur immodérée qui ne peut se manifester; ce repos de mort où paraissent languir les premières victimes de l'Enfer: voilà le dernier coup de pinceau par lequel le poëte a voulu terminer son grand tableau. Trente chants ont été employés en dialogues, en plaintes et en gémissements: la douleur s'est fait entendre par tous ses langages; elle s'est montrée sous toutes ses formes, et la variété de tant de dessins a été comme soumise à un seul ton de couleur. Mais ici, par un grand contraste, tout est muet. Les coupables, cachés dans l'épaisseur de la glace, luttent sourdement contre leurs souffrances, et le mal est à la racine de l'âme. Satan lui-même, centre des crimes et des tourments, n'est plus l'ange de Milton, brillant de jeunesse et d'orgueil, et disputant avec Dieu de l'empire du monde: c'est un malheureux vaincu, tombé après six mille ans de tortures et de captivité, dans l'abrutissement du désespoir. Il faut avouer que cette grande et belle imagination est entourée de plus de bizarreries, que le poëte n'en a semé déjà dans le reste de son poëme. Il est triste de voir trois visages à Lucifer, de le voir mâcher trois coupables, de voir Dante et Virgile s'accrocher à ses poils pour sortir de l'Enfer, etc., etc. [3] Dante a eu tort de vouloir calculer les dimensions de Satan; il fallait plutôt lui laisser cette taille indéfinie que Milton lui donne; ce beau vague dans lequel se trouve toujours le Jupiter d'Homère. Ce Dieu, faisant trembler l'Olympe du mouvement de ses sourcils, nous paraît être dans la haute et pleine majesté qui convient au maître du monde; aussi, le poëte s'est bien gardé d'assigner une étendue à ses sourcils. S'il avait eu cette puérile intention, et qu'il leur eût donné, par exemple, la longueur d'un arpent, les Claudiens seraient venus ensuite qui les auraient faits longs de cent, et qui auraient cru, en effet, leur Jupiter cent fois plus terrible que celui d'Homère. C'est d'après ce principe de goût qu'on doit trouver ridicule le même Jupiter lorsqu'il se vante de pouvoir porter tous les dieux suspendus au bout d'une chaîne: car, bien que la force de chaque dieu ne soit pas limitée, et que Jupiter, luttant contre eux tous à la fois, nous donne une grande idée de la sienne, il me semble qu'une chaîne, objet trop connu, ne doit pas être le moyen d'une puissance inconnue et sans bornes. Il ne faut jamais que notre imagination donne sa mesure. [4] Chétive invention, pour expliquer l'état de congélation où se trouve cette dernière enceinte. Le poëte, en décrivant les ailes de Lucifer, dit qu'elles étaient telles qu'il les fallait à un tel oiseau, et qu'elles étaient faites de peau, comme celles des chauves-souris. A propos du visage de nègre qu'il lui donne, j'observerai que, dans les premiers siècles de l'Église en peignait toujours le Diable sous la figure d'un Éthiopien: la race noire était alors assez rare en Europe pour faire la plus grande sensation toutes les fois qu'on en voyait: les nègres étaient donc les représentants du Diable. Mais depuis les voyages d'Afrique, cette espèce s'est tellement répandue en Europe, que l'imagination même des enfants n'en étant plus frappée, on ne sait plus quelle couleur donner au Diable. [5] La philosophie s'indignera peut-être de voir ici Brutus et Cassius si maltraités. Mais il faut croire que Dante a jugé ces stoïciens farouches d'après Plutarque: le faux enthousiasme d'une liberté qui n'existait plus les égara; ils ne virent point que Rome n'avait plus le choix d'un maître, et que _César était le médecin doux et bénin que les dieux avaient donné à l'empire malade_: en le massacrant sans fruit pour la république, ils ne furent que deux meurtriers; le premier d'un père, et l'autre d'un bienfaiteur. Le poëte donne à Cassius l'épithète d'_énorme_, parce qu'il était en effet d'un forte complexion. [6] Le texte porte que le soleil remonte à _mezza terza_. Pour entendre ceci, il faut bien connaître la division de la journée en Italie. Le soleil fait _terza_ dans la première partie de la matinée, _sesta_ dans la seconde, _nona_ dans la troisième, et il arrive à son méridien: il en descend et fait _mezzo vespro_ dans la première portion de l'après-midi, _vespro_ dans la suivante, etc. _Mezza terza_, qui est l'heure dont il s'agit ici, sonne avant _terza_, c'est-à-dire avant le lever du soleil: c'est l'instant où les boutiques s'ouvrent, et où les travaux commencent. On sent bien que ces divisions varient de l'été à l'hiver, suivant la longueur et la brièveté des jours. C'est ainsi que, quoique une heure d'hiver soit égale à une heure d'été, une matinée d'été est plus longue qu'une matinée d'hiver. Je ne parlerai pas des horloges d'Italie, ni de la manière dont on y compte les heures; mais j'observerai que c'est l'Église qui a déterminé cette manière de diviser le jour par tierce, sexte, none, etc. Virgile eût mieux fait sans doute de parler en poëte que de désigner le point du jour par une expression populaire: _mezza terza_ lui devait être aussi inconnu que _le coup de l'Angelus_. Mais Dante, qui n'observe aucune convenance, le fait parler en homme du peuple, d'un bout de l'Enfer à l'autre: il en fait quelquefois un petit théologien fort déterminé, et plus souvent un bon homme à proverbes et à sentences. On peut voir au haut de la page 75 du vingt-sixième chant, comment il le fait discourir en patois lombard avec Ulysse et Diomède. (Voyez aussi la note 5 du premier chant.) [7] Dante a très-bien décrit les effets de la gravitation, qui attire les corps sublunaires au centre du globe. Il est évident qu'en descendant on a les pieds les premiers, comme aussi la tête la première en montant: il faudrait donc qu'un homme fit la culbute, et mit sa tête où étaient ses pieds, quand il passerait le point central de la terre. Le poëte a fort bien vu aussi que notre planète est tout environnée de cieux, et que le soleil se lève sous nos pieds quand il se couche sur nos têtes. Mais comme de son temps l'Amérique n'était pas découverte, et que l'homme en voyageant trouvait toujours l'Océan pour borne éternelle, à l'orient et au couchant, au nord et au midi; on avait conclu qu'il n'y avait de continent ou de terre habitable que l'Europe, l'Asie et l'Afrique, et que l'Océan occupait à lui seul tout le reste du globe. C'est ce qu'on peut voir dans _le Songe de Scipion_ et dans _la Cité de Dieu_. Dante, regardant ces erreurs comme des choses démontrées, les met à profit dans ce dernier chant. Il raconte que Lucifer tomba du ciel sur la terre du côté de nos Antipodes. La terre, qui était alors mêlée de continents et de mers (quoiqu'elle ne fût pas encore habitée), eut peur en voyant tomber l'archange et ses légions; elle se retira tout entière du côté où nous sommes, et opposa de l'autre l'Océan aux rebelles, comme un grand bouclier. Mais le Diable perça le profond Océan, et vint s'enfoncer la tête la première dans le noyau du globe. Ainsi la terre, forcée de le recevoir, dilata ses entrailles pour former les Enfers, et poussa deux excroissances: l'une au milieu de ce même Océan, qui est la montagne du Purgatoire; l'autre au milieu de notre hémisphère: ce sont les hautes montagnes d'Asie sur lesquelles Jésus-Christ est mort; car telles étaient les opinions du temps, qu'il fallait que le salut du monde se fût opéré précisément au milieu du monde. Il faut conclure de tout ceci que Lucifer était moitié dans l'Enfer, et moitié dans l'épaisseur de la terre; que la montagne où Jésus-Christ mourut répondait perpendiculairement à sa tête, et la montagne du Purgatoire à la plante de ses pieds; enfin, que le centre de son corps était le centre du monde. Et voilà comment Dante expliquait des erreurs par des fables. [8] Le texte porte que cette issue était éloignée de Lucifer de toute la grandeur de la _tombe_. Comme cette _tombe_ n'a pas encore été nommée, on ne peut dire ce que c'est; à moins que le poëte ne désigne le dernier cercle même de l'Enfer, où Satan est enseveli, et qu'on peut considérer comme une tombe sphérique, ayant deux ouvertures: celle par où les deux voyageurs sont arrivés (c'est le puits des Géants), et l'autre l'issue même par où ils s'échappent. Le poëte semble favoriser cette explication en disant plus haut _qu'il foule les voûtes opposées au cercle de Judas_. On voit que, s'il a mis environ trente-six heures à la revue de l'Enfer, il n'en met guère plus de trois à quatre pour le retour, puisque rien ne l'arrête plus en chemin. Un temps si court prouve qu'il ne croyait pas d'avoir quinze cents lieues à faire en droite ligne, du centre à la surface du globe. Mais qu'importent ces détails et ces mesures scrupuleuses dans une description locale, toute d'imagination? Dante, pressé de sortir, échafaude comme il peut ses machines, et le lecteur doit partager son impatience. Quoi qu'il en soit de ce poëme, si la traduction qu'on en donne est lue, on ne verra plus deux nations polies s'accuser mutuellement, l'une de charlatanisme pour avoir trop vanté Dante, et l'autre d'impuissance pour ne l'avoir jamais traduit. TABLE DES MATIÈRES DU SECOND VOLUME CHANT XVIII.--Division du huitième cercle, dont le fond est partagé en dix vallées ou boyaux concentriques; toutes les sortes de fraudes y sont punies.--Description de la première et de la seconde vallée, où se trouvent les corrupteurs et les flatteurs. CHANT XIX.--Troisième vallée, où sont punis les simoniaques, soit qu'ils aient vendu ou acheté des bénéfices.--Imprécation du poëte contre les grands biens et l'avarice de l'Église. CHANT XX.--Quatrième vallée, où sont punis ceux qui se mêlent de prédire l'avenir.--Entretien sur l'origine de Mantoue.--Astrologues, sorciers et sorcières. CHANT XXI.--Cinquième vallée, où sont punis les prévaricateurs, juges et ministres qui ont vendu la justice et la faveur des rois.--Entretien avec les démons. CHANT XXII.--Suite de la cinquième vallée.--Prévaricateurs qui ont vendu les grâces et les emplois.--Combat de deux démons.--Passage à la sixième vallée. CHANT XXIII.--Descente à la sixième vallée, où sont punis les hypocrites.--Passage à la septième vallée. CHANT XXIV.--Descente à la septième vallée, où sont punis les voleurs et brigands qui ont usé de mensonge et de fourberies. CHANT XXV.--Suite de la dernière vallée, où sont punis les concussionnaires. CHANT XXVI.--Huitième vallée, où sont punis les capitaines qui ont usé de la fourbe plus encore que du courage.--Mauvais conseillers. CHANT XXVII.--Suite de la huitième vallée.--Aventure du comte Guidon, guerrier sans foi et conseiller sinistre. CHANT XXVIII.--Neuvième vallée, où sont punis les sectaires et tous ceux dont l'opinion ou les mauvais conseils ont divisé les hommes. CHANT XXIX.--Passage à la dixième vallée, où sont punis les charlatans et les faussaires. CHANT XXX.--Suite de la dixième vallée.--Le poëte poursuit trois sortes de faussaires: ceux qui ont falsifié leur propre personne, les faux monnayeurs et les faux témoins. CHANT XXXI.--Neuvième cercle de l'Enfer, partagé en quatre girons, où sont punis tous les genres de traîtrise.--Les géants bordent le neuvième cercle. CHANT XXXII.--Premier giron, dit de Caïn, où sont punis les parricides et traîtres envers leurs parents.--Passage au second giron, dit d'Anténor, où se trouvent les traîtres envers la patrie. CHANT XXXIII.--Aventure d'Ugolin.--Passage au troisième giron, dit de Ptolomée, où sont punis les traîtres envers leurs bienfaiteurs. CHANT XXXIV.--Quatrième et dernier giron, dit de Judas, où Lucifer, traître envers Dieu, est entouré de traîtres envers leurs bienfaiteurs.--Sortie de l'Enfer. FIN Paris.--Imprimerie de Dubuisson et Ce, rue Coq-Héron 5 End of the Project Gutenberg EBook of L'enfer (2 of 2), by Dante Alighieri *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFER (2 OF 2) *** ***** This file should be named 22769-8.txt or 22769-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/2/2/7/6/22769/ Produced by Mireille Harmelin, Valérie and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.