Les Chants de Maldoror

By comte de Lautréamont

Project Gutenberg's Les Chants de Maldoror, by Comte de Lautreamont

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Title: Les Chants de Maldoror

Author: Comte de Lautreamont

Release Date: April 9, 2004 [EBook #12005]

Language: French

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LES CHANTS DE MALDOROR

par

LE COMTE DE LAUTRÉAMONT




CHANTS I, II, III, IV, V, VI




[Illustration: ...; il trainait, à travers les dalles de la chambre, sa
peau retourné]

[Illustration: manuscrit d'une lettre.]



_A mon ami_ ALBERT LACROIX.


L'édition actuelle des _Chants de Maldoror_ est la réimpression, revue
et corrigée d'après le manuscrit original, d'un ouvrage qui n'a jamais
paru en librairie. Dans le courant de 1869, M. le comte de Lautréamont
venait de délivrer les derniers bons à tirer de son livre, et celui-ci
allait être broché, lorsque l'éditeur--continuellement en butte aux
persécutions de l'Empire--en suspendit la mise en vente à cause de
certaines violences de style qui en rendaient la publication périlleuse.
«J'ai fait publier un ouvrage de poésies chez M. Lacroix. Mais, une fois
qu'il fut imprimé, il a refusé de le faire paraître, parce que la vie
y était peinte sous des couleurs trop amères, et qu'il craignait le
procureur général.»

Ainsi s'exprime l'auteur dans la lettre reproduite en _fac-simile_ en
tête de ce volume. L'ouvrage de poésies dont il est question et qui,
ainsi présenté, atteste la visée lyrique qu'y attachait l'auteur, est
bien celui-ci. M. le comte de Lautréamont se refusait à amender les
violences de son texte. Ce n'est qu'après s'en être longtemps défendu
qu'il consentit aux modifications qui lui étaient demandées. Des cartons
destinés à remplacer les passages réputés dangereux devaient être tirés.
Mais en 1870, la guerre éclatait. On ne pensa plus aux _Chants de
Maldoror_. Et brusquement, l'auteur mourut, n'ayant exécuté qu'une
partie des revisions auxquelles il avait consenti.

Le texte de la présente édition est donc conforme à celui de l'édition
originale dont le tirage alla s'égarer dans les caves d'un libraire
belge qui, timidement, au bout de quatre années, fit brocher des
exemplaires avec un titre et une couverture anonymes[1]. Quelques
lettrés seulement connaissent ces exemplaires.

Nous avons cru que la réédition d'une oeuvre aussi intéressante serait
bien accueillie. Ses véhémences de style ne peuvent effrayer une époque
aussi littéraire que la nôtre. Si outrées qu'elles soient, elles gardent
une beauté profonde et ne revêtent aucun caractère pornographique.

La Critique appréciera, comme il convient, les _Chants de Maldoror_,
poëme étrange et inégal où, dans un désordre furieux, se heurtent des
épisodes admirables et d'autres souvent confus. En écrivant cette
notice, nous voulons simplement détruire une légende formée, on ne sait
trop pourquoi, à l'endroit de la personnalité du comte de Lautréamont.
Dernièrement encore, M. Léon Bloy, dont la mission, ici-bas, consiste
décidément à démolir tout le monde, les morts comme les vivants, tentait
d'accréditer cette légende dans une longue étude consacrée au volume[2]:
il y répète à satiété que l'auteur était fou et qu'il est mort fou.
--«C'est un aliéné qui parle, le plus déplorable, le plus déchirant
des aliénés.»--«La catastrophe qui fit de cet inconnu un aliéné ...»
--«... Car c'est un vrai fou, hélas! Un vrai fou qui sent sa folie.»
Et plus loin: «_L'auteur est mort dans un cabanon, et c'est tout ce qu'on
sait de lui_.» En écrivant cela, M. Léon Bloy a sciemment fait de très
mauvaise besogne; en effet, il résulte de l'enquête très approfondie que
nous avons faite, il résulte de documents authentiques que nous avons
recueillis, que l'auteur des _Chants de Maldoror_ n'est pas mort fou. Le
comte de Lautréamont s'est éteint à l'âge de vingt ans, emporté en deux
jours par une fièvre maligne. Si M. Léon Bloy avait lu les aliénistes,
et si la science physiologique l'avait un peu allaité, il eût apporté
plus de réserve dans l'invention d'une fable, intéressante seulement au
point de vue de l'effet littéraire qu'il désirait produire. La Science,
en effet, nous apprend que les cas de vraie folie sont extrêmement rares
au-dessous de vingt ans. Or, l'auteur naquit à Montevideo le 4 avril
1850; son manuscrit fut remis à l'imprimerie en 1868; on peut sans
témérité présumer son complet achèvement en 1867; les _Chants de
Maldoror_ sortirent donc de l'imagination et du labeur cérébral d'un
jeune homme de dix-sept ans. Au surplus, l'extrait des minutes des actes
de décès du neuvième arrondissement de Paris porte que Isidore-Lucien
Ducasse--tel est son véritable nom--est décédé le jeudi 24 novembre
1870, à huit heures du matin, en son domicile, Faubourg-Montmartre, no 7.
Le numéro 7 du Faubourg-Montmartre n'a jamais été ni un cabanon, ni une
maison de fous.

Nos actives investigations n'ont pas abouti à pénétrer, dans son
intégralité, le mystère dont la vie de l'auteur à Paris semble avoir été
entourée. La Préfecture de police s'est refusée à nous seconder dans ces
recherches, parce que nous n'avions aucun caractère officiel pour les
lui demander. Voilà, certes, un rigorisme administratif fort
regrettable. Quel inconvénient peut-il y avoir à fournir à un éditeur
quelques renseignements sur la vie d'un homme de lettres mort depuis
vingt ans? Borné à nos seules enquêtes, nous avons acquis la certitude
que Ducasse était venu à Paris dans le but d'y suivre les cours de
l'école Polytechnique ou des Mines. En 1867, il occupait une chambre
dans un hôtel situé au numéro 23 de la rue Notre-Dame-des-Victoires.
Il y était descendu dès son arrivée d'Amérique. C'était un grand jeune
homme, brun, imberbe, nerveux, rangé et travailleur. Il n'écrivait que
la nuit, assis à son piano. Il déclamait, il forgeait ses phrases,
plaquant ses prosopopées avec des accords. Cette méthode de composition
faisait le désespoir des locataires de l'hôtel, qui, souvent, réveillés
en sursaut, ne pouvaient se douter qu'un étonnant musicien du verbe, un
rare symphoniste de la phrase cherchait, en frappant son clavier, les
rhythmes de son orchestration littéraire.

Si de tels raccourcis de la vie d'un homme ne suffisent pas pour
reconstituer une ressemblance bien définitive, ils aideront toutefois
à élucider, pour une petite part, le mystère de cette figure vouée à
rester, par presque tous ses côtés, obscure. Mais, restituer un caractère
avec des documents, cela ne tient-il pas un peu du domaine des sciences
occultes? Du moins, avons-nous cherché à éclairer ce sommaire portrait
en recourant à celle des sciences de ce temps qui, d'après un texte,
s'applique à évoquer les plus fuyantes directions de l'Ame et de la
Pensée. Puisque nous avions cette fortune de posséder des manuscrits de
Ducasse, il nous a paru curieux de demander à un graphologiste érudit son
avis sur l'auteur des _Chants de Maldoror_.

«--Oh! oh! c'est joli, dit-il (c'est là une expression familière aux
graphologistes lorsque le sujet leur semble intéressant); singulier
mélange, par exemple. Voyez-donc l'ordre et l'élégance, cette date
régulière en haut, cette marge, ces lignes rigides, et cette distraction
inattendue qui le fait commencer sa lettre à l'envers en oubliant les
initiales que porte le papier[3] ... Majuscules harmoniques: le V de
Voltaire et l'R de Rousseau et d'autres. Puis, regardez maintenant
_l'enfantillage_ du P de Paris et le G de Grandes Têtes. Quant à la
signature, elle est littéralement d'un enfant; comment concilier
l'inharmonie d'un tel parafe avec ce que je viens de dire? Nous allons
en avoir l'explication en l'analysant. Il a signé: J. Ducasse, sans
parafe, il devait n'en faire jamais, ce qui, vous le savez, est un des
signes graphologiques de la distinction. Puis, se rappelant qu'il
demandait de l'argent, il a ajouté son adresse, et pour réunir les deux
choses, par _ordre et logique_, il a entouré le tout d'une très vague
ellipse faite un peu «va comme je te pousse» et qu'il ne faudrait pas
confondre, dans cette analyse, avec le parafe en colimaçon habituel aux
amoureux de la vie familiale. Je vous le répète, il n'y a pas là de
parafe, et _il ne peut pas y en avoir_, étant donné _la sobriété du
reste_.

«Mais, continuons: l'harmonie m'a montré un artiste, et tout à coup je
découvre un logicien et un mathématicien. Les derniers mots: «_la bonté
de me l'écrire_», cela ne ressemble-t-il pas à une formule algébrique,
avec l'abréviation de _bonté_, et à un syllogisme, avec cet étroit
enchaînement des mots; et, il est si étroit, cet enchaînement, le
scripteur est tellement obsédé par la logique qu'il ne met les
apostrophes qu'après le mot fini, et sans en oublier une seule! C'est
admirable, je n'ai peut-être pas vu cela dix fois sur les milliers de
lettres que j'ai étudiées.

«Barres scrupuleuses et énergiques avec, quelquefois, un petit harpon
d'égoïsme (mais qui n'en a pas?). Il y en a juste _la dose nécessaire_
pour n'altérer en rien la bonté qui éclate dans la rondeur des lettres:
comme il y a un peu d'acide prussique dans les amandes, si vous voulez.
Un petit détail: votre homme me semble un peu sensuel, il y a parfois
de l'empâtement; je ne suis pas fâché de cette petite tache (si c'en est
une), car vraiment c'était trop beau.

«Je me résume: avant tout, équilibre: harmonie ou logique: peut-être
n'a-t-il jamais rien fait, mais j'en doute, car l'écriture n'a rien d'un
paresseux: si c'est un artiste, il eût pu tout aussi bien faire un
savant: si c'est un savant, il eût pu tout aussi aisément être un grand
artiste.

«--Mais, alors, il n'est pas fou?

«--Que voulez-vous dire? Ou bien tout ce qui précède est vrai, et tout
cela ne me semble guère d'un fou, ou alors la graphologie n'existe pas.»

Seulement alors, nous nous décidions à livrer à notre savant les
quelques détails de la vie de Ducasse que nous connaissions et que,
volontairement, nous avions différé de lui communiquer de peur de
l'influencer. Et surtout, nous insistions sur cette folie qu'on lui
reprochait et par laquelle on semblait vouloir atténuer la conscience
de son talent.

«--Mais je m'étonne qu'une pareille légende ait trouvé crédit auprès
d'esprits distingués; vous n'ignorez pas combien les cas de folie à cet
âge sont rares, j'entends de la vraie folie, car des idiots, des
débiles, des mélancoliques, des crétins, les asiles en sont bondés, mais
un vrai _fou_, un fou de vingt ans qui, de sa folie, mourrait dans un
cabanon, je doute qu'on en voie souvent: notez même que ce détail triste
et topique, la mort dans un cabanon, me fait tout de suite penser à un
paralytique général avec toute cette succession classique: intelligence
vive,--obscurcissement,--folie des persécutions.--mégalomanie,
--excitation puis déchéance complète et disparition de l'individu s'en
allant depuis longtemps par lambeaux. Eh bien, interrogez des
spécialistes et demandez-leur combien ils ont pu compter de paralytiques
généreux de vingt ans! Bayle déclare n'en avoir jamais vu avant
vingt-cinq ans; Calmeil ne l'a observé que deux fois avant trente-deux
ans. Restent enfin la manie et la folie circulaire, mais ces deux formes
de folie suivent à peu près les mêmes lois et sauf exceptions infiniment
rares, il n'y a pas de fou furieux de dix-neuf ans. Enfin, si le volume
est paru quand Ducasse avait dix-neuf ans, et qu'il soit mort à vingt
ans, voilà donc une aliénation qui aurait évolué en un an ... N'est-ce
pas le cas de dire avec Verlaine: Tout cela est littérature!»

Quoique Montévidéen, Ducasse était français d'origine. Son père,
chancelier à la légation française à Montevideo, naquit à Tarbes. La
famille devait être riche. Elle se trouvait en relations d'affaires avec
un banquier de la rue de Lille, M. Darasse, qui payait au fils une
pension mensuelle. Grâce à l'amabilité de M. Dosseur, successeur de M.
Darasse, nous avons pu prendre connaissance d'une partie de la
correspondance du jeune écrivain et donner, en tête du présent volume,
une de ses lettres en _fac-simile_. Cette lettre contient en quelque
sorte une profession de foi littéraire et fait allusion aux
circonstances qui s'opposaient à la mise en vente de son livre, ainsi
qu'à la préface d'un nouveau volume, que l'éditeur Lemerre n'a jamais
reçue. La correspondance de Ducasse est curieuse et montre combien
étaient vives ses préoccupations littéraires.

Dans une lettre, datée du 22 mai 1869, nous relevons les passages
suivants, que nous ne reproduisons qu'à titre de simple curiosité:


   «Monsieur,

   «C'est hier même que j'ai reçu votre lettre datée du 21 mai; c'était
   la vôtre. Eh bien, sachez que je ne puis pas malheureusement laisser
   passer ainsi l'occasion de vous exprimer mes excuses. Voici pourquoi:
   parce que, si vous m'aviez annoncé l'autre jour, dans l'ignorance de
   ce qui peut arriver de fâcheux aux circonstances où ma personne est
   placée, que les fonds s'épuisaient, je n'aurais eu garde d'y toucher;
   mais certainement j'aurais éprouvé autant de joie à ne pas écrire ces
   trois lettres que vous en auriez éprouvé vous-même à ne pas les lire.
   Vous avez mis en vigueur le déplorable système de méfiance prescrit
   vaguement par la bizarrerie de mon père; mais vous avez deviné que
   mon mal de tête ne m'empêche pas de considérer avec attention la
   difficile situation où vous a placé jusqu'ici une feuille de papier
   à lettre venue de l'Amérique du Sud, dont le principal défaut était
   le manque de clarté; car je ne mets pas en ligne de compte la
   malsonnance de certaines observations mélancoliques qu'on pardonne
   aisément à un vieillard, et qui m'ont paru, à la première lecture,
   avoir eu l'air de vous imposer, à l'avenir, peut-être, la nécessité
   de sortir de votre rôle strict de banquier, vis-à-vis d'un monsieur
   qui vient habiter la capitale ...

   « ... Pardon, monsieur, j'ai une prière à vous faire: si mon père
   envoyait d'autres fonds avant le 1er septembre, époque à laquelle mon
   corps fera une apparition devant la porte de votre banque, vous aurez
   la bonté de me le faire savoir? Au reste, je suis chez moi à toute
   heure du jour; mais vous n'auriez qu'à m'écrire un mot, et il est
   probable qu'alors je le recevrai presque aussitôt que la demoiselle
   qui tire le cordon, ou bien avant, si je me rencontre sur le
   vestibule ...

   « ... Et tout cela, je le répète, pour une bagatelle insignifiante
   de formalité! Présenter dix ongles secs au lieu de cinq, la belle
   affaire: après avoir réfléchi beaucoup, je confesse qu'elle m'a paru
   remplie d'une notable quantité d'importance nulle ...»


L'extrême jeunesse de l'auteur atténuera sans doute la sévérité de
certains jugements qui ne manqueront pas d'être portés sur les _Chants
de Maldoror_. Si Ducasse avait vécu, il eût pu devenir l'une des gloires
littéraires de la France. Il est mort trop tôt, laissant derrière lui
son oeuvre éparpillée aux quatre vents: et par une coïncidence curieuse,
ses restes mortels ont subi le même sort que son livre. Inhumé dans une
concession temporaire du cimetière du Nord, le 25 novembre 1870, il en
a été exhumé, le 20 janvier 1871, pour être réinhumé dans une autre
concession temporaire. Il se trouve actuellement dans les terrains
désaffectés et repris par la Ville.

L. G.


Notes:

[1] La couverture et le titre sont ainsi composés: _Les Chants--de
--Maldoror--par--le comte de Lautréamont--(Chants I, II, III, IV, V, VI)
--Paris et Bruxelles--En vente chez tous les libraires--1874_. Au dessous
de la couverture, dans le double filet, cette mention: _Tous droits de
traduction et de reproduction réservés_. Au verso du faux-titre:
_Bruxelles--Typ. de E. Wittmann_. Cette dernière indication est fausse,
aucun imprimeur du nom de Wittmann n'ayant existé à Bruxelles. Couverture
brun-marron.

En 1869, l'auteur témoigna le désir de posséder quelques exemplaires
de son livre; on lui en brocha une dizaine. La couverture de ces
exemplaires est jaune. Elle porte: _Paris. En vente chez tous les
libraires (1869)_. Au verso du faux-titre et en quatrième page de la
couverture: _Bruxelles. Imprimerie de A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie,
boulevard de Waterloo, 42_.

[2] _V. la Plume_, 2e année, no 33.

[3] La photogravure a rétabli le chiffre à sa place. Celui-ci se trouve
en quatrième page de la lettre, barré par un trait de plume.




LES CHANTS DE MALDOROR




CHANT PREMIER


Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce
comme ce qu'il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et
sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines
de poison; car, à moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logique
rigoureuse et une tension d'esprit égale au moins à sa défiance, les
émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme, comme l'eau le
sucre. Il n'est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont
suivre; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par
conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles
landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute
bien ce que je te dis: dirige tes talons en arrière et non en avant,
comme les yeux d'un fils qui se, détourne respectueusement de la
contemplation auguste de la face maternelle; ou, plutôt, comme un angle
à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant
l'hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues,
vers un point déterminé de l'horizon, d'où tout à coup part un vent
étrange et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus vieille et
qui forme à elle seule l'avant-garde, voyant cela, branle la tête comme
une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu'elle fait
claquer, et n'est pas contente (moi, non plus, je ne le serais pas à
sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain
de trois générations de grues, se remue en ondulations irritées qui
présagent l'orage qui s'approche de plus en plus. Après avoir de
sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui
renferment l'expérience, prudemment, la première (car, c'est elle qui
a le privilége de montrer les plumes de sa queue aux autres grues
inférieures en intelligence), avec son cri vigilant de mélancolique
sentinelle, pour repousser l'ennemi commun, elle vire avec flexibilité
la pointe de la figure géométrique (c'est peut-être un triangle, mais
on ne voit pas le troisième côté que forment dans l'espace ces curieux
oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord, comme un habile
capitaine; et, manoeuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus
grandes que celles d'un moineau, parce qu'elle n'est pas bête, elle
prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr.

       *       *       *       *       *

Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que j'invoque dans le
commencement de cet ouvrage! Qui te dit que tu n'en renifleras pas,
baigné dans d'innombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes
narines orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant de ventre,
pareil à un requin, dans l'air beau et noir, comme si tu comprenais
l'importance de cet acte et l'importance non moindre de ton appétit
légitime, lentement et majestueusement, les rouges émanations? Je
t'assure, elles réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux,
ô monstre, si toutefois tu t'appliques auparavant à respirer trois mille
fois de suite la conscience maudite de l'Éternel! Tes narines, qui
seront démesurément dilatées de contentement ineffable, d'extase
immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l'espace,
devenu embaumé comme de parfums et d'encens; car, elles seront
rassasiées d'un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la
magnificence et la paix des agréables cieux.

       *       *       *       *       *

J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses
premières années, où il vécut heureux; c'est fait. Il s'aperçut ensuite
qu'il était né méchant: fatalité extraordinaire! Il cacha son caractère
tant qu'il put, pendant un grand nombre d'années; mais, à la fin, à
cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour
le sang lui montait à la tête; jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter
une pareille vie, il se jeta résolûment dans la carrière du mal ...
atmosphère douce!

       *       *       *       *       *

Qui l'aurait dit! lorsqu'il embrassait un petit enfant, au visage
rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et il
l'aurait fait très souvent, si Justice, avec son long cortège de
châtiments, ne l'en eût chaque fois empêché. Il n'était pas
menteur, il avouait la vérité et disait qu'il était cruel. Humains,
avez-vous entendu? il ose le redire avec cette plume qui tremble!
Ainsi donc, il est une puissance plus forte que la volonté ...
Malédiction! La pierre voudrait se soustraire aux lois de la
pesanteur? Impossible. Impossible, si le mal voulait s'allier avec
le bien. C'est ce que je disais plus haut.

       *       *       *       *       *

Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains, au
moyen de nobles qualités du coeur que l'imagination invente ou qu'ils
peuvent avoir. Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la
cruauté! Délices non passagères, artificielles; mais, qui ont commencé
avec l'homme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s'allier avec
la cruauté dans les résolutions secrètes de la Providence? ou, parce
qu'on est cruel, ne peut-on pas avoir du génie? On en verra la preuve
dans mes paroles; il ne tient qu'à vous de m'écouter, si vous le voulez
bien ... Pardon, il me semblait que mes cheveux s'étaient dressés sur ma
tête; mais, ce n'est rien, car, avec ma main, je suis parvenu facilement
à les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne prétend
pas que ses cavatines soient une chose inconnue; au contraire, il se
loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de son héros soient
dans tous les hommes.

       *       *       *       *       *

J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux
épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs
semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les
motifs de leurs actions: la gloire. En voyant ces spectacles, j'ai voulu
rire comme les autres; mais, cela, étrange imitation, était impossible.
J'ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis
fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je
crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie
par ma propre volonté! C'était une erreur! Le sang qui coulait avec
abondance des deux blessures empêchait d'ailleurs de distinguer si
c'était là vraiment le rire des autres. Mais, après quelques instants
de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des
humains, c'est-à-dire que je ne riais pas. J'ai vu les hommes, à la tête
laide et aux yeux terribles enfoncés dans l'orbite obscur, surpasser
la dureté du roc, la rigidité de l'acier fondu, la cruauté du requin,
l'insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les
trahisons de l'hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la
puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au
dehors, les plus froids des mondes et du ciel; lasser les moralistes
à découvrir leur coeur, et faire retomber sur eux la colère implacable
d'en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt le poing le plus robuste
dirigé vers le ciel, comme celui d'un enfant déjà pervers contre sa
mère, probablement excités par quelque esprit de l'enfer, les yeux
chargés d'un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence
glacial, n'oser émettre les méditations vastes et ingrates que recélait
leur sein, tant elles étaient pleines d'injustice et d'horreur, et
attrister de compassion le Dieu de miséricorde; tantôt, à chaque moment
du jour, depuis le commencement de l'enfance jusqu'à la fin de la
vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables, qui n'avaient pas le
sens commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la
Providence, prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi
les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors, les mers soulèvent
leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches; les ouragans,
les tremblements de terre renversent les maisons; la peste, les maladies
diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s'en
aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour
leur conduite sur cette terre; rarement. Tempêtes, soeurs des ouragans;
firmament bleuâtre, dont je n'admets pas la beauté; mer hypocrite, image
de mon coeur; terre, au sein mystérieux; habitants des sphères; univers
entier; Dieu, qui l'as créé avec magnificence, c'est toi que j'invoque:
montre-moi un homme qui soit bon!... Mais, que ta grâce décuple mes
forces naturelles; car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir
d'étonnement: on meurt à moins.

             *       *       *       *       *

On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Oh! comme il
est doux d'arracher brutalement de son lit un enfant qui n'a rien encore
sur la lèvre supérieure, et, avec les yeux très ouverts, de faire
semblant de passer suavement la main sur son front, en inclinant en
arrière ses beaux cheveux! Puis, tout à coup, au moment où il s'y attend
le moins, d'enfoncer les ongles longs dans sa poitrine molle, de façon
qu'il ne meure pas; car, s'il mourait, on n'aurait pas plus tard l'aspect
de ses misères. Ensuite, on boit le sang en léchant les blessures; et,
pendant ce temps, qui devrait durer autant que l'éternité dure, l'enfant
pleure. Rien n'est si bon que son sang, extrait comme je viens de le dire,
et tout chaud encore, si ce ne sont ses larmes, amères comme le sel.
Homme, n'as-tu jamais goûté de ton sang, quand par hasard tu t'es coupé
le doigt? Comme il est bon, n'est-ce pas; car, il n'a aucun goût. En
outre, ne te souviens-tu pas d'avoir un jour, dans tes réflexions
lugubres, porté la main, creusée au fond, sur ta ligure maladive mouillée
par ce qui tombait des yeux; laquelle main ensuite se dirigeait fatalement
vers la bouche, qui puisait à longs traits, dans cette coupe, tremblante
comme les dents de l'élève qui regarde obliquement celui qui est né pour
l'oppresser, les larmes? Comme elles sont bonnes, n'est-ce pas; car, elles
ont le goût du vinaigre. On dirait les larmes de celle qui aime le plus;
mais, les larmes de l'enfant sont meilleures au palais. Lui, ne trahit
pas, ne connaissant pas encore le mal: celle qui aime le plus trahit tôt
ou tard ... je le devine par analogie, quoique j'ignore ce que c'est que
l'amitié, que l'amour (il est probable que je ne les accepterai jamais;
du moins, de la part de la race humaine). Donc, puisque ton sang et tes
larmes ne te dégoûtent pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des
larmes et du sang de l'adolescent. Bande-lui les yeux, pendant que tu
déchireras ses chairs palpitantes; et, après avoir entendu de longues
heures ses cris sublimes, semblables aux râles perçants que poussent dans
une bataille les gosiers des blessés agonisants, alors, t'ayant écarté
comme une avalanche, tu te précipiteras de la chambre voisine, et tu feras
semblant d'arriver à son secours. Tu lui délieras les mains, aux nerfs
et aux veines gonflées, tu rendras la vue à ses yeux égarés, en te
remettant à lécher ses larmes et son sang. Comme alors le repentir est
vrai! L'étincelle divine qui est en nous, et paraît si rarement, se
montre; trop tard! Comme le coeur déborde de pouvoir consoler l'innocent
à qui l'on a fait du mal: «Adolescent, qui venez de souffrir des
douleurs cruelles, qui donc a pu commettre sur vous un crime que je ne
sais de quel nom qualifier! Malheureux que vous êtes! Comme vous devez
souffrir! Et si votre mère savait cela, elle ne serait pas plus près de
la mort, si abhorrée par les coupables, que je ne le suis maintenant.
Hélas! qu'est-ce donc que le bien et le mal? Est-ce une même chose par
laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion
d'atteindre à l'infini par les moyens même les plus insensés? Ou bien,
sont-ce deux choses différentes? Oui ... que ce soit plutôt une même
chose ... car, sinon, que deviendrai-je au jour du jugement! Adolescent,
pardonne-moi; c'est celui qui est devant ta figure noble et sacrée, qui
a brisé tes os et déchiré les chairs qui pendent à différents endroits
de ton corps. Est-ce un délire de ma raison malade, est-ce un instinct
secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à celui de l'aigle
déchirant sa proie, qui m'a poussé à commettre ce crime; et pourtant,
autant que ma victime, je souffrais! Adolescent, pardonne-moi. Une fois
sortis de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés
pendant l'éternité; ne former qu'un seul être, ma bouche collée à ta
bouche. Même, de cette manière, ma punition ne sera pas complète. Alors,
tu me déchireras, sans jamais t'arrêter, avec les dents et les ongles
à la fois. Je parerai mon corps de guirlandes embaumées, pour cet
holocauste expiatoire; et nous souffrirons tous les deux, moi, d'être
déchiré, toi, de me déchirer ... ma bouche collée à ta bouche. O
adolescent, aux cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant ce
que je te conseille? Malgré toi, je veux que tu le fasses, et tu rendras
heureuse ma conscience.» Après avoir parlé ainsi, en même temps tu auras
fait du mal à un être humain, et tu seras aimé du même être: c'est le
bonheur le plus grand que l'on puisse concevoir. Plus tard, tu pourras
le mettre à l'hôpital; car, le perclus ne pourra pas gagner sa vie. On
t'appellera bon, et les couronnes de laurier et les médailles d'or
cacheront tes pieds nus, épars sur la grande tombe, à la figure vieille,
O toi, dont je ne veux pas écrire le nom sur cette page qui consacre la
sainteté du crime, je sais que ton pardon fut immense comme l'univers.
Mais, moi, j'existe encore!

       *       *       *       *       *

J'ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le désordre
dans les familles. Je me rappelle la nuit qui précéda cette
dangereuse liaison. Je vis devant moi un tombeau. J'entendis un
ver luisant, grand comme une maison, qui me dit: «Je vais
t'éclairer. Lis l'inscription. Ce n'est pas de moi que vient cet
ordre suprême.» Une vaste lumière couleur de sang, à l'aspect de
laquelle mes mâchoires claquèrent et mes bras tombèrent inertes,
se répandit dans les airs jusqu'à l'horizon. Je m'appuyai contre
une muraille en ruine, car j'allais tomber, et je lus: «Ci-gît un
adolescent qui mourut poitrinaire: vous savez pourquoi. Ne priez
pas pour lui.» Beaucoup d'hommes n'auraient peut-être pas eu
autant de courage que moi. Pendant ce temps, une belle femme nue
vint se coucher à mes pieds. Moi, à elle, avec une figure triste:
«Tu peux te relever.» Je lui tendis la main avec laquelle le
fratricide égorge sa soeur. Le ver luisant, à moi: «Toi, prends
une pierre et tue-la;--Pourquoi? lui dis-je.» Lui, à moi: «Prends
garde à toi; le plus faible, parce que je suis le plus fort.
Celle-ci s'appelle _Prostitution_.» Les larmes dans les yeux, la
rage dans le coeur, je sentis naître en moi une force inconnue.
Je pris une grosse pierre; après bien des efforts, je la soulevai
avec peine jusqu'à la hauteur de ma poitrine; je la mis sur
l'épaule avec les bras. Je gravis une montagne jusqu'au sommet:
de là, j'écrasai le ver luisant. Sa tête s'enfonça sous le sol
d'une grandeur d'homme; la pierre rebondit jusqu'à la hauteur de
six églises. Elle alla retomber dans un lac, dont les eaux
s'abaissèrent un instant, tournoyantes, en creusant un immense
cône renversé. Le calme reparut à la surface; la lumière de sang
ne brilla plus. «Hélas! hélas! s'écria la belle femme nue;
qu'as-tu fait?» Moi, à elle: «Je te préfère à lui; parce que j'ai
pitié des malheureux. Ce n'est pas ta faute, si la justice
éternelle t'a créée.» Elle, à moi: «Un jour, les hommes me
rendront justice; je ne t'en dis pas davantage. Laisse-moi
partir, pour aller cacher au fond de la mer ma tristesse infinie.
Il n'y a que toi et les monstres hideux qui grouillent dans ces
noirs abîmes, qui ne me méprisent pas. Tu es bon. Adieu, toi qui
m'as aimée!» Moi, à elle: «Adieu! Encore une fois: adieu! Je
t'aimerai toujours!... Dès aujourd'hui, j'abandonne la vertu.»
C'est pourquoi, ô peuples, quand vous entendrez le vent d'hiver
gémir sur la mer et près de ses bords, ou au-dessus des grandes
villes, qui, depuis longtemps, ont pris le deuil pour moi, ou
à travers les froides régions polaires, dites: «Ce n'est pas
l'esprit de Dieu qui passe: ce n'est que le soupir aigu de la
prostitution, uni avec les gémissements graves du Montévidéen.»
Enfants, c'est moi qui vous le dis. Alors, pleins de miséricorde,
agenouillez-vous; et que les hommes, plus nombreux que les poux,
fassent de longues prières.

       *       *       *       *       *

Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits isolés de la
campagne, l'on voit, plongé dans d'amères réflexions, toutes les choses
revêtir des formes jaunes, indécises, fantastiques. L'ombre des arbres,
tantôt vite, tantôt lentement, court, vient, revient, par diverses
formes, en s'aplatissant, en se collant contre la terre. Dans le temps,
lorsque j'étais emporté sur les ailes de la jeunesse, cela me faisait
rêver, me paraissait étrange; maintenant, j'y suis habitué. Le vent
gémit à travers les feuilles ses notes langoureuses, et le hibou chante
sa grave complainte, qui fait dresser les cheveux à ceux qui l'entendent.
Alors, les chiens, rendus furieux, brisent leurs chaînes, s'échappent des
fermes lointaines; ils courent dans la campagne, çà et là, en proie à la
folie. Tout à coup, ils s'arrêtent, regardent de tous les côtés avec une
inquiétude farouche, l'oeil en feu; et, de même que les éléphants, avant
de mourir, jettent dans le désert un dernier regard au ciel, élevant
désespérément leur trompe, laissant leurs oreilles inertes, de même les
chiens laissent leurs oreilles inertes, élèvent la tête, gonflent le cou
terrible, et se mettent à aboyer, tour à tour, soit comme un enfant qui
crie de faim, soit comme un chat blessé au ventre au-dessus d'un toit,
soit comme une femme qui va enfanter, soit comme un moribond atteint de
la peste à l'hôpital, soit comme une jeune fille qui chante un air sublime,
contre les étoiles au nord, contre les étoiles à l'est, contre les étoiles
au sud, contre les étoiles à l'ouest; contre la lune; contre les montagnes,
semblables au loin à des roches géantes, gisantes dans l'obscurité; contre
l'air froid qu'ils aspirent à pleins poumons, qui rend l'intérieur de leur
narine, rouge, brûlant; contre le silence de la nuit; contre les chouettes,
dont le vol oblique leur rase le museau, emportant un rat ou une grenouille
dans le bec, nourriture vivante, douce pour les petits; contre les lièvres,
qui disparaissent en un clin d'oeil; contre le voleur, qui s'enfuit au
galop de son cheval après avoir commis un crime; contre les serpents,
remuant les bruyères, qui leur font trembler la peau, grincer les dents;
contre leurs propres aboiements, qui leur font peur à eux-mêmes; contre les
crapauds qu'ils broient d'un seul coup de mâchoire (pourquoi se sont-ils
éloignés du marais?); contre les arbres, dont les feuilles, mollement
bercées, sont autant de mystères qu'ils ne comprennent pas, qu'ils veulent
découvrir avec leurs yeux fixes, intelligents; contre les araignées,
suspendues entre leurs longues pattes, qui grimpent sur les arbres pour se
sauver; contre les corbeaux qui n'ont pas trouvé de quoi manger pendant la
journée, et qui s'en reviennent au gîte l'aile fatiguée; contre les rochers
du rivage; contre les feux, qui paraissent aux mâts des navires invisibles;
contre le bruit sourd des vagues; contre les grands poissons, qui, nageant,
montrent leur dos noir, puis s'enfoncent dans l'abîme; et contre l'homme
qui les rend esclaves. Après quoi, ils se mettent de nouveau à courir dans
la campagne, en sautant, de leurs pattes sanglantes, par dessus les fossés,
les chemins, les champs, les herbes et les pierres escarpées. On les dirait
atteints de la rage, cherchant un vaste étang pour apaiser leur soif. Leurs
hurlements prolongés épouvantent la nature. Malheur au voyageur attarde!
Les amis des cimetières se jetteront sur lui, le déchireront, le mangeront,
avec leur bouche d'où tombe du sang; car, ils n'ont pas les dents gâtées.
Les animaux sauvages, n'osant pas s'approcher pour prendre part au repas
de chair, s'enfuient à perte de vue, tremblants. Après quelques heures, les
chiens, harassés de courir çà et là, presque morts, la langue en dehors de
la bouche, se précipitent les uns sur les autres, sans savoir ce qu'ils
font, et se déchirent en mille lambeaux, avec une rapidité incroyable. Ils
n'agissent pas ainsi par cruauté. Un jour, avec des yeux vitreux, ma mère
me dit: «Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements
des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas
en dérision ce qu'ils font: ils ont soif insatiable de l'infini, comme toi,
comme moi, comme le reste des humains, à la figure pâle et longue. Même,
je te permets de te mettre devant la fenêtre pour contempler ce spectacle,
qui est assez sublime.» Depuis ce temps, je respecte le voeu de la morte.
Moi, comme les chiens, j'éprouve le besoin de l'infini ... Je ne puis, je
ne puis contenter ce besoin! Je suis le fils de l'homme et de la femme,
d'après ce qu'on m'a dit. Ça m'étonne ... je croyais être davantage! Au
reste, que m'importe d'où je viens? Moi, si cela avait pu dépendre de ma
volonté, j'aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont
la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue: je ne
serais pas si méchant. Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi, car
mon haleine exhale un souffle empoisonné. Nul n'a encore vu les rides
vertes de mon front; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux
arêtes de quelque grand poisson, ou aux rochers couvrant les rivages de la
mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que je parcourus souvent, quand
j'avais sur ma tête des cheveux d'une autre couleur. Et, quand je rôde
autour des habitations des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux
ardents, les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé comme une
pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie, avec un morceau
de velours, noir comme la suie qui remplit l'intérieur des cheminées: il
ne faut pas que les yeux soient témoins de la laideur que l'Être suprême,
avec un sourire de haine puissante, a mise sur moi. Chaque matin, quand
le soleil se lève pour les autres, en répandant la joie et la chaleur
salutaires dans la nature, tandis qu'aucun de mes traits ne bouge, en
regardant fixement l'espace plein de ténèbres, accroupi vers le fond de
ma caverne aimée, dans un désespoir qui m'enivre comme le vin, je meurtris
de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux. Pourtant, je sens que je
ne suis pas atteint de la rage! Pourtant, je sens que je ne suis pas le
seul qui souffre! Pourtant, je sens que je respire! Comme un condamné qui
essaie ses muscles, en réfléchissant sur leur sort, et qui va bientôt
monter à l'échafaud, debout, sur mon lit de paille, les yeux fermés, je
tourne lentement mon col de droite à gauche, de gauche à droite, pendant
des heures entières; je ne tombe pas raide mort. De moment en moment,
lorsque mon col ne peut plus continuer de tourner dans un même sens, qu'il
s'arrête, pour se remettre à tourner dans un sens opposé, je regarde
subitement l'horizon, à travers les rares interstices laissés par les
broussailles épaisses qui recouvrent l'entrée: je ne vois rien! Rien ...
si ce ne sont les campagnes qui dansent en tourbillons avec les arbres et
avec les longues files d'oiseaux qui traversent les airs. Cela me trouble
le sang et le cerveau ... Qui donc, sur la tête, me donne des coups de
barre de fer, comme un marteau frappant l'enclume?

       *       *       *       *       *

Je me propose, sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe
sérieuse et froide que vous allez entendre. Vous, faites attention à
ce qu'elle contient, et gardez-vous de l'impression pénible qu'elle ne
manquera pas de laisser, comme une flétrissure, dans vos imaginations
troublées. Ne croyez pas que je sois sur le point de mourir, car je ne
suis pas encore un squelette, et la vieillesse n'est pas collée à mon
front. Écartons en conséquence toute idée de comparaison avec le cygne,
au moment où son existence s'envole, et ne voyez devant vous qu'un
monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez pas apercevoir la
figure; mais, moins horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis
pas un criminel ... Assez sur ce sujet. Il n'y a pas longtemps que j'ai
revu la mer, et foulé le pont des vaisseaux, et mes souvenirs sont
vivaces comme si je l'avais quittée la veille. Soyez néanmoins, si vous
le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette lecture que je me repens
déjà de vous offrir, et ne rougissez pas à la pensée de ce qu'est le
coeur humain. O poulpe, au regard de soie! toi, dont l'âme est
inséparable de la mienne; toi, le plus beau des habitants du globe
terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cents ventouses; toi,
en qui siègent noblement, comme dans leur résidence naturelle, par un
commun accord, d'un lien indestructible, la douce vertu communicative et
les grâces divines, pourquoi n'es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure
contre ma poitrine d'aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher
du rivage, pour contempler ce spectacle que j'adore!

Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à
ces marques azurées que l'on voit sur le dos meurtri des mousses; tu
es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre: j'aime cette
comparaison. Ainsi, à ton premier aspect, un souffle prolongé de
tristesse, qu'on croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en
laissant des ineffaçables traces, sur l'âme profondément ébranlée, et
tu rappelles au souvenir de tes amants, sans qu'on s'en rende toujours
compte, les rudes commencements de l'homme, où il fait connaissance avec
la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan!

Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face
grave de la géométrie, ne me rappelle que trop les petits yeux de
l'homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des
oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant,
l'homme s'est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que
l'homme ne croit à sa beauté que par amour-propre; mais, qu'il n'est pas
beau réellement et qu'il s'en doute, car, pourquoi regarde-t-il la
figure de son semblable avec tant de mépris? Je te salue, vieil océan!

Vieil océan, tu es le symbole de l'identité: toujours égal à toi-même.
Tu ne varies pas d'une manière essentielle, et, si tes vagues sont
quelque part en furie, plus loin, dans quelque autre zone, elles sont
dans le calme le plus complet. Tu n'es pas comme l'homme, qui s'arrête
dans la rue, pour voir deux boule-dogues s'empoigner au cou, mais, qui
ne s'arrête pas, quand un enterrement passe; qui est ce matin accessible
et ce soir de mauvaise humeur; qui rit aujourd'hui et pleure demain. Je
te salue, vieil océan!

Vieil océan, il n'y aurait rien d'impossible à ce que tu caches dans ton
sein de futures utilités pour l'homme. Tu lui as déjà donné la baleine.
Tu ne laisses pas facilement deviner aux yeux avides des sciences
naturelles les mille secrets de ton intime organisation: tu es modeste.
L'homme se vante sans cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil
océan!

Vieil océan, les différentes espèces de poissons que tu nourris n'ont
pas juré fraternité entre elles. Chaque espèce vit de son côté. Les
tempéraments et les conformations qui varient dans chacune d'elles,
expliquent, d'une manière satisfaisante, ce qui ne paraît d'abord qu'une
anomalie. Il en est ainsi de l'homme, qui n'a pas les mêmes motifs
d'excuse. Un morceau de terre est-il occupé par trente millions d'êtres
humains, ceux-ci se croient obligés de ne pas se mêler de l'existence de
leurs voisins, fixés comme des racines sur le morceau de terre qui suit.
En descendant du grand au petit, chaque homme vit comme un sauvage dans
sa tanière, et en sort rarement pour visiter son semblable, accroupi
pareillement dans une autre tanière. La grande famille universelle des
humains est une utopie digne de la logique la plus médiocre. En outre,
du spectacle de tes mamelles fécondes, se dégage la notion d'ingratitude;
car, on pense aussitôt à ces parents nombreux, assez ingrats envers le
Créateur, pour abandonner le fruit de leur misérable union. Je te salue,
vieil océan!

Vieil océan, ta grandeur matérielle ne peut se comparer qu'à la mesure
qu'on se fait de ce qu'il a fallu de puissance active pour engendrer la
totalité de ta masse. On ne peut pas t'embrasser d'un coup d'oeil. Pour
te contempler, il faut que la vue tourne son télescope, par un mouvement
continu, vers les quatre points de l'horizon, de même qu'un
mathématicien, afin de résoudre une équation algébrique, est obligé
d'examiner séparément les divers cas possibles, avant de trancher la
difficulté. L'homme mange des substances nourrissantes, et fait d'autres
efforts, dignes d'un meilleur sort, pour paraître gras. Qu'elle se
gonfle tant qu'elle voudra, cette adorable grenouille. Sois tranquille,
elle ne t'égalera pas en grosseur; je le suppose, du moins. Je te salue,
vieil océan!

Vieil océan, tes eaux sont amères. C'est exactement le même goût que le
fiel que distille la critique sur les beaux-arts, sur les sciences, sur
tout. Si quelqu'un a du génie, on le fait passer pour un idiot; si
quelque autre est beau de corps, c'est un bossu affreux. Certes, il faut
que l'homme sente avec force son imperfection, dont les trois quarts
d'ailleurs ne sont dus qu'à lui-même, pour la critiquer ainsi! Je te
salue, vieil océan!

Vieil océan, les hommes, malgré l'excellence de leurs méthodes, ne sont
pas encore parvenus, aidés par les moyens d'investigation de la science,
à mesurer la profondeur vertigineuse de tes abîmes; tu en as que les
sondes les plus longues, les plus pesantes, ont reconnu inaccessibles.
Aux poissons ... ça leur est permis: pas aux hommes. Souvent, je me suis
demandé quelle chose était le plus facile à reconnaître: la profondeur
de l'océan ou la profondeur du coeur humain! Souvent, la main portée au
front, debout sur les vaisseaux, tandis que la lune se balançait entre
les mâts d'une façon irrégulière, je me suis surpris, faisant
abstraction de tout ce qui n'était pas le but que je poursuivais,
m'efforçant de résoudre ce difficile problème! Oui, quel est le plus
profond, le plus impénétrable des deux: l'océan ou le coeur humain?
Si trente ans d'expérience de la vie peuvent jusqu'à un certain point
pencher la balance vers l'une ou l'autre de ces solutions, il me sera
permis de dire que, malgré la profondeur de l'océan, il ne peut pas se
mettre en ligné, quant à la comparaison sur cette propriété, avec la
profondeur du coeur humain. J'ai été en relation avec des hommes qui ont
été vertueux. Ils mouraient à soixante ans, et chacun ne manquait pas de
s'écrier: «Ils ont fait le bien sur cette terre, c'est-à-dire qu'ils ont
pratiqué la charité: voilà tout, ce n'est pas malin, chacun peut en
faire autant.» Qui comprendra pourquoi deux amants qui s'idolâtraient
la veille, pour un mot mal interprété, s'écartent, l'un vers l'orient,
l'autre vers l'occident, avec les aiguillons de la haine, de la
vengeance, de l'amour et du remords, et ne se revoient plus, chacun
drapé dans sa fierté solitaire? C'est un miracle qui se renouvelle
chaque jour et qui n'en est pas moins miraculeux. Qui comprendra
pourquoi l'on savoure non seulement les disgrâces générales de ses
semblables, mais encore les particulières de ses amis les plus chers,
tandis que l'on en est affligé en même temps? Un exemple incontestable
pour clore la série: l'homme dit hypocritement oui et pense non. C'est
pour cela que les marcassins de l'humanité ont tant de confiance les uns
dans les autres et ne sont pas égoïstes. Il reste à la psychologie
beaucoup de progrès à faire. Je te salue, vieil océan!

Vieil océan, tu es si puissant, que les hommes l'ont appris à leurs
propres dépens. Ils ont beau employer toutes les ressources de leur
génie ... incapables de te dominer. Ils on trouvé leur maître. Je dis
qu'ils ont trouvé quelque chose de plus fort qu'eux. Ce quelque chose
a un nom. Ce nom est: l'océan! La peur que tu lui inspires est telle,
qu'ils te respectent. Malgré cela, tu fais valser leurs plus lourdes
machines avec grâce, élégance et facilité. Tu leur fais faire des sauts
gymnastiques jusqu'au ciel, et des plongeons admirables jusqu'au fond de
tes domaines: un saltimbanque en serait jaloux. Bienheureux sont-ils,
quand tu ne les enveloppes pas définitivement dans tes plis bouillonnants,
pour aller voir, sans chemin de fer, dans tes entrailles aquatiques,
comment se portent les poissons, et surtout comment ils se portent
eux-mêmes. L'homme dit: «Je suis plus intelligent que l'océan.» C'est
possible, c'est même assez vrai; mais l'océan lui est plus redoutable
que lui à l'océan: c'est ce qu'il n'est pas nécessaire de prouver. Ce
patriarche observateur, contemporain des premières époques de notre
globe suspendu, sourit de pitié, quand il assiste aux combats navals des
nations. Voilà une centaine de léviathans qui sont sortis des mains de
l'humanité. Les ordres emphatiques des supérieurs, les cris des blessés,
les coups de canon, c'est du bruit fait exprès pour anéantir quelques
secondes. Il paraît que le drame est fini, et que l'océan a tout mis
dans son ventre. La gueule est formidable. Elle doit être grande vers le
bas, dans la direction de l'inconnu! Pour couronner enfin la stupide
comédie, qui n'est pas même intéressante, on voit, au milieu des airs,
quelque cigogne, attardée par la fatigue, qui se met à crier, sans
arrêter l'envergure de son vol: «Tiens!... je la trouve mauvaise! Il y
avait en bas des points noirs; j'ai fermé les yeux: ils ont disparu.»
Je te salue, vieil océan!

Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude solennelle
de tes royaumes flegmatiques, tu t'enorgueillis à juste titre de ta
magnificence native, et des éloges vrais que je m'empresse de te donner.
Balancé voluptueusement par les mols effluves de ta lenteur majestueuse,
qui est le plus grandiose parmi les attributs dont le souverain pouvoir
t'a gratifié, tu déroules, au milieu d'un sombre mystère, sur toute ta
surface sublime, tes vagues incomparables, avec le sentiment calme de ta
puissance éternelle. Elles se suivent parallèlement, séparées par de
courts intervalles. A peine l'une diminue, qu'une autre va à sa rencontre
en grandissant, accompagnées du bruit mélancolique de l'écume qui se fond,
pour nous avertir que tout est écume. (Ainsi, les êtres humains, ces
vagues vivantes, meurent l'un après l'autre, d'une manière monotone; mais,
sans laisser de bruit écumeux). L'oiseau de passage se repose sur elles
avec confiance, et se laisse abandonner à leurs mouvements, pleins d'une
grâce fière, jusqu'à ce que les os de ses ailes aient recouvré leur vigueur
accoutumée pour continuer leur pèlerinage aérien. Je voudrais que la
majesté humaine ne fût que l'incarnation du reflet de la tienne. Je demande
beaucoup, et ce souhait sincère est glorieux pour toi. Ta grandeur morale,
image de l'infini, est immense comme la réflexion du philosophe, comme
l'amour de la femme, comme la beauté divine de l'oiseau, comme les
méditations du poëte. Tu es plus beau que la nuit. Réponds-moi, océan,
veux-tu être mon frère? Remue-toi avec impétuosité ... plus ... plus
encore, si tu veux que je te compare à la vengeance de Dieu; allonge tes
griffes livides en te frayant un chemin sur ton propre sein ... c'est bien.
Déroule tes vagues épouvantables, océan hideux, compris par moi seul, et
devant lequel je tombe, prosterné à tes genoux. La majesté de l'homme est
empruntée; il ne m'imposera point: toi, oui. Oh! quand tu t'avances, la
crête haute et terrible, entouré de tes replis tortueux comme d'une cour,
magnétiseur et farouche, roulant tes ondes les unes sur les autres, avec
la conscience de ce que tu es, pendant que tu pousses, des profondeurs de
ta poitrine, comme accablé d'un remords intense que je ne puis pas
découvrir, ce sourd mugissement perpétuel que les hommes redoutent tant,
même quand ils te contemplent, en sûreté, tremblants sur le rivage,
alors, je vois qu'il ne m'appartient pas, le droit insigne de me dire
ton égal. C'est pourquoi, en présence de ta supériorité, je te donnerais
tout mon amour (et nul ne sait la quantité d'amour que contiennent mes
aspirations vers le beau), si tu ne me faisais douloureusement penser
à mes semblables, qui forment avec toi le plus ironique contraste,
l'antithèse la plus bouffonne que l'on ait jamais vue dans la création:
je ne puis pas t'aimer, je te déteste. Pourquoi reviens-je à toi, pour
la millième fois, vers tes bras amis, qui s'entrouvent, pour caresser
mon front brûlant, qui voit disparaître la fièvre à leur contact! Je ne
connais pas ta destinée cachée; tout ce qui te concerne m'intéresse.
Dis-moi donc si tu es la demeure du prince des ténèbres. Dis-le moi ...
dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister ceux qui n'ont
encore connu que les illusions), et si le souffle de Satan crée les
tempêtes qui soulèvent tes eaux salées jusqu'aux nuages. Il faut que tu
me le dises, parce que je me réjouirais de savoir l'enfer si près de
l'homme. Je veux que celle-ci soit la dernière strophe de mon
invocation. Par conséquent, une seule fois encore, je veux te saluer et
te faire mes adieux! Vieil océan, aux vagues de cristal ... Mes yeux se
mouillent de larmes abondantes, et je n'ai pas la force de poursuivre;
car, je sens que le moment venu de revenir parmi les hommes, à l'aspect
brutal; mais ... courage! Faisons un grand effort, et accomplissons,
avec le sentiment du devoir, notre destinée sur cette terre. Je te
salue, vieil océan!

       *       *       *       *       *

On ne me verra pas, à mon heure dernière (j'écris ceci sur mon lit de
mort), entouré de prêtres. Je veux mourir, bercé par la vague de la mer
tempétueuse, ou debout sur la montagne ... les yeux en haut, non: je
sais que mon anéantissement sera complet. D'ailleurs, je n'aurais pas de
grâce à espérer. Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire? J'avais dit
que personne n'entrât. Qui que vous soyez, éloignez-vous; mais, si vous
croyez apercevoir quelque marque de douleur ou de crainte sur mon visage
d'hyène (j'use de cette comparaison, quoique l'hyène soit plus belle que
moi, et plus agréable à voir), soyez détrompé: qu'il s'approche. Nous
sommes dans une nuit d'hiver, alors que les éléments s'entrechoquent de
toutes parts, que l'homme a peur, et que l'adolescent médite quelque
crime sur un de ses amis, s'il est ce que je fus dans ma jeunesse. Que
le vent, dont les sifflements plaintifs attristent l'humanité, depuis
que le vent, l'humanité existent, quelques moments avant l'agonie
dernière, me porte sur les os de ses ailes, à travers le monde,
impatient de ma mort. Je jouirai encore, en secret, des exemples
nombreux de la méchanceté humaine (un frère, sans être vu, aime à voir
les actes de ses frères). L'aigle, le corbeau, l'immortel pélican, le
canard sauvage, la grue voyageuse, éveillés, grelottant de froid, me
verront passer à la lueur des éclairs, spectre horrible et content. Ils
ne sauront ce que cela signifie. Sur la terre, la vipère, l'oeil gros du
crapaud, le tigre, l'éléphant; dans la mer, la baleine, le requin, le
marteau, l'informe raie, la dent du phoque polaire, se demanderont
quelle est cette dérogation à la loi de la nature. L'homme, tremblant,
collera son front contre la terre, au milieu de ses gémissements. «Oui,
je vous surpasse tous par ma cruauté innée, cruauté qu'il n'a pas
dépendu de moi d'effacer. Est-ce pour ce motif que vous vous montrez
devant moi dans cette prosternation? ou bien, est-ce parce que vous me
voyez parcourir, phénomène nouveau, comme une comète effrayante,
l'espace ensanglanté? (Il me tombe une pluie de sang de mon vaste corps,
pareil à un nuage noirâtre que pousse l'ouragan devant soi). Ne craignez
rien, enfants, je ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m'avez fait
est trop grand, trop grand le mal que je vous ai fait, pour qu'il soit
volontaire. Vous autres, vous avez marché dans votre voie, moi, dans la
mienne, pareilles toutes les deux, toutes les deux perverses.
Nécessairement, nous avons dû nous rencontrer, dans cette similitude de
caractère; le choc qui en est résulté nous a été réciproquement fatal.»
Alors, les hommes relèveront peu à peu la tête, en reprenant courage,
pour voir celui qui parle ainsi, allongeant le cou comme l'escargot.
Tout à coup, leur visage brûlant, décomposé, montrant les plus terribles
passions, grimacera de telle manière que les loups auront peur. Ils se
dresseront à la fois comme un ressort immense. Quelles imprécations!
quels déchirements de voix! Ils m'ont reconnu. Voilà que les animaux
de la terre se réunissent aux hommes, font entendre leurs bizarres
clameurs. Plus de haine réciproque; les deux haines sont tournées contre
l'ennemi commun, moi; on se rapproche par un assentiment universel.
Vents, qui me soutenez, élevez-moi plus haut; je crains la perfidie.
Oui, disparaissons peu à peu de leurs yeux, témoin, une fois de plus,
des conséquences des passions, complément satisfait ... Je te remercie,
ô rhinolophe, de m'avoir réveillé avec le mouvement de tes ailes, toi,
dont le nez est surmonté d'une crête en forme de fer à cheval: je
m'aperçois, en effet, que ce n'était malheureusement qu'une maladie
passagère, et je me sens avec dégoût renaître à la vie. Les uns disent
que tu arrivais vers moi pour me sucer le peu de sang qui se trouve dans
mon corps: pourquoi cette hypothèse n'est-elle pas la réalité!

       *       *       *       *       *

Une famille entoure une lampe posée sur la table:

--Mon fils, donne-moi les ciseaux qui sont placés sur cette chaise.

--Ils n'y sont pas, mère.

--Va les chercher alors dans l'autre chambre. Te rappelles-tu cette
époque, mon doux maître, où nous faisions des voeux, pour avoir un
enfant, dans lequel nous renaîtrions une seconde fois, et qui serait le
soutien de notre vieillesse?

--Je me la rappelle, et Dieu nous a exaucés. Nous n'avons pas à nous
plaindre de notre lot sur cette terre. Chaque jour nous bénissons la
Providence de ses bienfaits. Notre Édouard possède toutes les grâces de
sa mère.

--Et les mâles qualités de son père.

--Voici les ciseaux, mère; je les ai enfin trouvés.

Il reprend son travail ... Mais, quelqu'un s'est présenté à la porte
d'entrée, et contemple, pendant quelques instants, le tableau qui
s'offre à ses yeux:

--Que signifie ce spectacle! Il y a beaucoup de gens qui sont moins
heureux que ceux-là. Quel est le raisonnement qu'ils se font pour aimer
l'existence? Eloigne-toi, Maldoror, de ce foyer paisible; ta place n'est
pas ici.

Il s'est retiré!

--Je ne sais comment cela se fait; mais, je sens les facultés humaines
qui se livrent des combats dans mon coeur. Mon âme est inquiète, et sans
savoir pourquoi; l'atmosphère est lourde.

--Femme, je ressens les mêmes impressions que toi; je tremble qu'il ne
nous arrive quelque malheur. Ayons confiance en Dieu; en lui est le
suprême espoir.

--Mère, je respire à peine: j'ai mal à la tête.

--Toi aussi, mon fils! Je vais te mouiller le front et les tempes avec
du vinaigre.

--Non, bonne mère ...

Voyez, il appuie son corps sur le revers de la chaise, fatigué.

--Quelque chose se retourne en moi, que je ne saurais expliquer.
Maintenant, le moindre objet me contrarie.

--Comme tu es pâle! La fin de cette veillée ne se passera pas sans que
quelque événement funeste nous plonge tous les trois dans le lac du
désespoir!

J'entends, dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus
poignante.

--Mon fils!

--Ah! mère!... j'ai peur!

--Dis-moi vite si tu souffres.

--Mère, je ne souffre pas ... Je ne dis pas la vérité.

Le père ne revient pas de son étonnement:

--Voilà des cris que l'on entend quelquefois, dans le silence des nuits
sans étoiles. Quoique nous entendions ces cris, néanmoins, celui qui les
pousse n'est pas près d'ici; car, on peut entendre ces gémissements à
trois lieues de distance, transportés par le vent d'une cité à une
autre. On m'avait souvent parlé de ce phénomène: mais, je n'avais jamais
eu l'occasion de juger par moi-même de sa véracité. Femme, tu me parlais
de malheur; si malheur plus réel exista dans la longue spirale du temps,
c'est le malheur de celui qui trouble maintenant le sommeil de ses
semblables ...

J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus
poignante.

--Plût au ciel que sa naissance ne soit pas une calamité pour son pays,
qui l'a repoussé de son sein. Il va de contrée en contrée, abhorré
partout. Les uns disent qu'il est accablé d'une espèce de folie
originelle, depuis son enfance. D'autres croient savoir qu'il est d'une
cruauté extrême et instinctive, dont il a honte lui-même, et que ses
parents en sont morts de douleur. Il y en a qui prétendent qu'on l'a
flétri d'un surnom dans sa jeunesse: qu'il en est resté inconsolable le
reste de son existence, parce que sa dignité blessée voyait là une
preuve flagrante de la méchanceté des hommes, qui se montre aux
premières années, pour augmenter ensuite. Ce surnom était _le
vampire_!...

J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus
poignante.

--Ils ajoutent que, les jours, les nuits, sans trêve ni repos, des
cauchemars horribles lui font le saigner le sang par la bouche et les
oreilles; et que des spectres s'assoient au chevet de son lit, et lui
jettent à la face, poussés malgré eux par une force inconnue, tantôt
d'une voix douce, tantôt d'une voix pareille aux rugissements des
combats, avec une persistance implacable, ce surnom toujours vivace,
toujours hideux, et qui ne périra qu'avec l'univers. Quelques-uns même
ont affirmé que l'amour l'a réduit en cet état: ou que ces cris
témoignent du repentir de quelque crime enseveli dans la nuit de son
passé mystérieux. Mais le plus grand nombre pense qu'un incommensurable
le torture, comme jadis Satan, et qu'il voulait égaler Dieu ...

J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus
poignante.

--Mon fils, se sont là des confidences exceptionnelles: je plains ton
âge de les avoir entendues, et j'espère que tu n'imiteras jamais cet
homme.

Parle, ô mon Édouard; réponds que tu n'imiteras jamais cet homme.

--O mère bien-aimée, à qui je dois le jour, je te promets, si la sainte
promesse d'un enfant a quelque valeur, de ne jamais imiter cet homme.

--C'est parfait, mon fils; il faut obéir à sa mère, en quoi que ce soit.

On n'entend plus les gémissements.

--Femme, as-tu fini ton travail?

--Il me manque quelques points à cette chemise, quoique nous ayons
prolongé la veille bien tard.

--Moi aussi, je n'ai pas fini un chapitre commencé. Profitons des
dernières lueurs de la lampe; car il n'y a presque plus d'huile, et
achevons chacun notre travail ...

L'enfant s'est écrié:

--Si Dieu nous laisse vivre!

--Ange radieux, viens à moi: tu te promèneras dans la prairie, du matin
jusqu'au soir: tu ne travailleras point. Mon palais magnifique est
construit avec des murailles d'argent, des colonnes d'or et des portes
de diamants. Tu te coucheras quand tu voudras, au son d'une musique
céleste, sans faire ta prière. Quand, au matin, le soleil montrera ses
rayons resplendissants et que l'alouette joyeuse emportera, avec elle,
son cri, à perte de vue, dans les airs, tu pourras encore rester au lit,
jusqu'à ce que cela te fatigue. Tu marcheras sur les tapis les plus
précieux; tu seras constamment enveloppé dans une atmosphère composée
des essences parfumées des fleurs les plus odorantes.

--Il est temps de reposer le corps et l'esprit. Lève-toi, mère de
famille, sur tes chevilles musculeuses. Il est juste que tes doigts
raidis abandonnent l'aiguille du travail exagéré. Les extrêmes n'ont
rien de bon.

--Oh! que ton existence sera suave! Je te donnerai une bague enchantée;
quand tu en retourneras le rubis, tu seras invisible, comme les princes,
dans les contes des fées.

--Remets tes armes quotidiennes dans l'armoire protectrice, pendant que,
de mon côté, j'arrange mes affaires.

--Quand tu le replaceras dans sa position ordinaire, tu reparaîtras tel
que la nature t'a formé, ô jeune magicien. Cela, parce que je t'aime et
que j'aspire à faire ton bonheur.

--Va-t'en, qui que tu sois; ne me prends pas par les épaules.

--Mon fils, ne t'endors point, bercé par les rêves de l'enfance: la
prière en commun n'est pas commencée et tes habits ne sont pas encore
soigneusement placés sur une chaise ... A genoux! Éternel créateur de
l'univers, tu montres la bonté inépuisable jusque dans les plus petites
choses.

--Tu n'aimes donc pas les ruisseaux limpides, où glissent des milliers
de petits poissons rouges, bleus et argentés? Tu les prendras avec un
filet si beau, qu'il les attirera de lui-même, jusqu'à ce qu'il soit
rempli. De la surface, tu verras des cailloux brillants, plus polis que
le marbre.

--Mère, vois ces griffes; je me méfie de lui; mais ma conscience est
calme, car je n'ai rien à me reprocher.

--Tu nous vois, prosternés à tes pieds, accablés du sentiment de ta
grandeur. Si quelque pensée orgueilleuse s'insinue dans notre
imagination, nous la rejetons aussitôt avec la salive du dédain et
nous t'en faisons le sacrifice irrémissible.

--Tu t'y baigneras avec de petites filles, qui t'enlaceront de leurs
bras. Une fois sortis du bain, elles te tresseront des couronnes de
roses et d'oeillets. Elles auront des ailes transparentes de papillon
et des cheveux d'une longueur ondulée, qui flottent autour de la
gentillesse de leur front.

--Quand même ton palais serait plus beau que le cristal, je ne sortirais
pas de cette maison pour te suivre. Je crois que tu n'es qu'un
imposteur, puisque tu me parles si doucement, de crainte de te faire
entendre. Abandonner ses parents est une mauvaise action. Ce n'est pas
moi qui serais fils ingrat. Quant à tes petites filles, elles ne sont
pas si belles que les yeux de ma mère.

--Toute notre vie s'est épuisée dans les cantiques de ta gloire. Tels
nous avons été jusqu'ici, tels nous serons, jusqu'au moment où nous
recevrons de toi l'ordre de quitter cette terre.

--Elles t'obéiront à ton moindre signe et ne songeront qu'à te plaire.
Si tu désires l'oiseau qui ne se repose jamais, elles te l'apporteront.
Si tu désires la voiture de neige, qui transporte au soleil en un clin
d'oeil, elles te l'apporteront. Que ne t'apporteraient-elles pas! Elles
t'apporteraient même le cerf-volant, grand comme une tour, qu'on a caché
dans la lune, et à la queue duquel sont suspendus, par des liens de
soie, des oiseaux de toute espèce. Fais attention à toi ... écoute mes
conseils.

--Fais ce que tu voudras: je ne veux pas interrompre ma prière, pour
appeler au secours. Quoique ton corps s'évapore, quand je veux
l'écarter, sache que je ne te crains pas.

--Devant toi, rien n'est grand, si ce n'est la flamme exhalée d'un coeur
pur.

--Réfléchis à ce que je t'ai dit, si tu ne veux pas t'en repentir.

--Père céleste, conjure, conjure les malheurs qui peuvent fondre sur
notre famille.

--Tu ne veux donc pas te retirer, mauvais esprit?

--Conserve cette épouse chérie, qui m'a consolé dans mes découragements
...

--Puisque tu me refuses, je te ferai pleurer et grincer des dents comme
un pendu.

--Et ce fils aimant, dont les chastes lèvres s'entr'ouvrent à peine aux
baisers de l'aurore de vie.

--Mère, il m'étrangle ... Père, secourez-moi ... Je ne puis plus
respirer ... Votre bénédiction!

Un cri d'ironie immense s'est élevé dans les airs. Voyez comme les
aigles, étourdis, tombent du haut des nuages, en roulant sur eux-mêmes,
littéralement foudroyés par la colonne d'air.

--Son coeur ne bat plus ... Et celle-ci est morte, en même temps que le
fruit de ses entrailles, fruit que je ne reconnais plus, tant il est
défiguré ... Mon épouse!... Mon fils!... Je me rappelle un temps
lointain où je fus époux et père.

Il s'était dit, devant le tableau qui s'offrit à ses yeux, qu'il ne
supporterait pas cette injustice. S'il est efficace, le pouvoir que lui
ont accordé les esprits infernaux, ou plutôt qu'il tire de lui-même, cet
enfant, avant que la nuit s'écoule, ne devait plus être.

       *       *       *       *       *

Celui qui ne sait pas pleurer (car il a toujours refoulé la souffrance
en dedans) remarqua qu'il se trouvait en Norwège. Aux îles Faeroé, il
assista à la recherche des nids d'oiseaux de mer, dans les crevasses
à pic, et s'étonna que la corde de trois cents mètres, qui retient
l'explorateur au-dessus du précipice, fût choisie d'une telle solidité.
Il voyait là, quoi qu'on dise, un exemple frappant de la bonté humaine,
et il ne pouvait en croire ses yeux. Si c'était lui qui eût dû préparer
la corde, il aurait fait des entailles en plusieurs endroits, afin
qu'elle se coupât, et précipitât le chasseur dans la mer! Un soir, il se
dirigea vers un cimetière, et les adolescents qui trouvent du plaisir à
violer les cadavres de belles femmes mortes depuis peu, purent, s'ils le
voulurent, entendre la conversation suivante, perdue dans le tableau
d'une action qui va se dérouler en même temps.

--N'est-ce pas, fossoyeur, que tu voudras causer avec moi? Un cachalot
s'élève peu à peu du fond de la mer, et montre sa tête au-dessus des
eaux, pour voir le navire qui passe dans ses parages solitaires. La
curiosité naquit avec l'univers.

--Ami, il m'est impossible d'échanger des idées avec toi. Il y a
longtemps que les doux rayons de la lune font briller le marbre des
tombeaux. C'est l'heure silencieuse où plus d'un être humain rêve qu'il
voit apparaître des femmes enchaînées, traînant leurs linceuls, couverts
de taches de sang, comme un ciel noir, d'étoiles. Celui qui dort pousse
des gémissements, pareils à ceux d'un condamné à mort, jusqu'à ce qu'il
se réveille, et s'aperçoive que la réalité est trois fois pire que le
rêve. Je dois finir de creuser cette fosse, avec ma bêche infatigable,
afin qu'elle soit prête demain matin. Pour faire un travail sérieux, il
ne faut pas faire deux choses à la fois.

--Il croit que creuser une fosse est un travail sérieux! Tu crois que
creuser une fosse est un travail sérieux?

--Lorsque le sauvage pélican se résout à donner sa poitrine à dévorer à
ses petits, n'ayant pour témoin que celui qui sut créer un pareil amour,
afin de faire honte aux hommes, quoique le sacrifice soit grand, cet
acte se comprend. Lorsqu'un jeune homme voit, dans les bras de son ami,
une femme qu'il idolâtrait, il se met alors à fumer un cigare; il ne
sort pas de la maison, et se noue d'une amitié indissoluble avec la
douleur; cet acte se comprend. Quand un élève interne, dans un lycée,
est gouverné, pendant des années, qui sont des siècles, du matin
jusqu'au soir et du soir jusqu'au lendemain, par un paria de la
civilisation, qui a constamment les yeux sur lui, il sent les flots
tumultueux d'une haine vivace, monter comme une épaisse fumée, à son
cerveau, qui lui paraît près d'éclater. Depuis le moment où on l'a jeté
dans la prison, jusqu'à celui, qui s'approche, où il en sortira, une
fièvre intense lui jaunit la face, rapproche ses sourcils, et lui creuse
les yeux. La nuit, il réfléchit, parce qu'il ne veut pas dormir. Le
jour, sa pensée s'élance au-dessus des murailles de la demeure de
l'abrutissement, jusqu'au moment où il s'échappe, ou qu'on le rejette,
comme un pestiféré, de ce cloître éternel; cet acte se comprend. Creuser
une fosse dépasse souvent les forces de la nature. Comment veux-tu,
étranger, que la pioche remue cette terre, qui d'abord nous nourrit, et
puis nous donne un lit commode, préservé du vent de l'hiver soufflant
avec furie dans ces froides contrées, lorsque celui qui tient la pioche,
de ses tremblantes mains, après avoir toute la journée palpé
convulsivement les joues des anciens vivants qui rentrent dans son
royaume, voit, le soir, devant lui, écrit en lettres de flammes, sur
chaque croix de bois, l'énoncé du problème effrayant que l'humanité n'a
pas encore résolu: la mortalité ou l'immortalité de l'âme. Le créateur
de l'univers, je lui ai toujours conservé mon amour; mais, si, après la
mort, nous ne devons plus exister, pourquoi vois-je, la plupart des
nuits, chaque tombe s'ouvrir, et leurs habitants soulever doucement les
couvercles de plomb, pour aller respirer l'air frais?

--Arrête-toi dans ton travail. L'émotion t'enlève tes forces; tu me
parais faible comme le roseau; ce serait une grande folie de continuer.
Je suis fort: je vais prendre ta place. Toi, mets-toi à l'écart; tu me
donneras des conseils, si je ne fais pas bien.

--Que ses bras sont musculeux, et qu'il y a du plaisir à le regarder
bêcher la terre avec tant de facilité!

--Il ne faut pas qu'un doute inutile tourmente ta pensée: toutes ces
tombes, qui sont éparses dans un cimetière, comme les fleurs dans une
prairie, comparaison qui manque de vérité, sont dignes d'être mesurées
avec le compas serein du philosophe. Les hallucinations dangereuses
peuvent venir le jour; mais, elles viennent surtout la nuit. Par
conséquent, ne t'étonne pas des visions fantastiques que tes yeux
semblent apercevoir. Pendant le jour, lorsque l'esprit est en repos,
interroge ta conscience; elle te dira, avec sûreté, que le Dieu qui a
créé l'homme avec une parcelle de sa propre intelligence possède une
bonté sans limites, et recevra, après la mort terrestre, ce chef-
d'oeuvre dans son sein. Fossoyeur, pourquoi pleures-tu? Pourquoi ces
larmes, pareilles à celles d'une femme? Rappelle-toi le bien; nous sommes
sur ce vaisseau démâté pour souffrir. C'est un mérite, pour l'homme, que
Dieu l'ait jugé capable de vaincre ses souffrances les plus graves.
Parle, et, puisque, d'après tes voeux les plus chers, l'on ne souffrirait
pas, dis en quoi consisterait alors la vertu, idéal que chacun s'efforce
d'atteindre, si ta langue est faite comme celle des autres hommes.

--Où suis-je? N'ai-je pas changé de caractère? Je sens un souffle
puissant de consolation effleurer mon front rasséréné, comme la brise du
printemps ranime l'espérance des vieillards. Quel est cet homme dont le
langage sublime a dit des choses que le premier venu n'aurait pas
prononcées? Quelle beauté de musique dans la mélodie incomparable de sa
voix! Je préfère l'entendre parler, que chanter d'autres. Cependant,
plus je l'observe, plus sa figure n'est pas franche. L'expression
générale de ses traits contraste singulièrement avec ces paroles que
l'amour de Dieu seul a pu inspirer. Son front, ridé de quelques plis,
est marqué d'un stygmate indélébile. Ce stygmate, qui l'a vieilli avant
l'âge, est-il honorable ou est-il infâme? Ses rides doivent-elles être
regardées avec vénération? Je l'ignore et je crains de le savoir.
Quoiqu'il dise ce qu'il ne pense pas, je crois néanmoins qu'il a des
raisons pour agir comme il l'a fait, excité par les restes en lambeaux
d'une charité détruite en lui. Il est absorbé dans des méditations qui
me sont inconnues, et il redouble d'activité dans un travail ardu qu'il
n'a pas l'habitude d'entreprendre. La sueur mouille sa peau: il ne s'en
aperçoit pas. Il est plus triste que les sentiments qu'inspire la vue
d'un enfant au berceau. Oh! comme il est sombre!... D'où sors-tu?...
Étranger, permets que je touche, et que mes mains, qui étreignent
rarement celles des vivants, s'imposent sur la noblesse de ton corps.
Quoi qu'il en arrive, je saurais à quoi m'en tenir. Ces cheveux sont les
plus beaux que j'aie touchés dans ma vie. Qui serait assez audacieux
pour contester que je ne connais pas la qualité des cheveux?

--Que me veux-tu, quand je creuse une tombe? Le lion ne souhaite pas
qu'on l'agace, quand il se repaît. Si tu ne le sais pas, je te
l'apprends. Allons, dépêche-toi; accomplis ce que tu désires.

--Ce qui frissonne à mon contact, en me faisant frissonner moi-même, est
de la chair, à n'en pas douter. Il est vrai ... je ne rêve pas! Qui
es-tu donc, toi, qui te penches là pour creuser une tombe, tandis que,
comme un paresseux qui mange le pain des autres, je ne fais rien? C'est
l'heure de dormir, ou de sacrifier son repos à la science. En tout cas,
nul n'est absent de sa maison, et se garde de laisser la porte ouverte,
pour ne pas laisser entrer les voleurs. Il s'enferme dans sa chambre, le
mieux qu'il peut, tandis que les cendres de la vieille cheminée savent
encore réchauffer la salle d'un reste de chaleur. Toi, tu ne fais pas
comme les autres; tes habits indiquent un habitant de quelque pays
lointain.

--Quoique je ne sois pas fatigué, il est inutile de creuser la fosse
davantage. Maintenant, déshabille-moi; puis, tu me mettras dedans.

--La conversation, que nous avons tous les deux, depuis quelques
instants, est si étrange, que je ne sais que te répondre ... Je crois
qu'il veut rire.

--Oui, oui, c'est vrai, je voulais rire; ne fais plus attention à ce que
j'ai dit.

Il s'est affaissé, et le fossoyeur s'est empressé de le soutenir!

--Qu'as-tu?

--Oui, oui, c'est vrai, j'avais menti ... j'étais fatigué quand j'ai
abandonné la pioche ... c'est la première fois que j'entreprenais ce
travail ... ne fais plus attention à ce que j'ai dit.

--Mon opinion prend de plus en plus de la consistance: c'est quelqu'un
qui a des chagrins épouvantables. Que le ciel m'ôte la pensée de
l'interroger. Je préfère rester dans l'incertitude, tant il m'inspire de
la pitié. Puis, il ne voudrait pas me répondre, cela est certain: c'est
souffrir deux fois que de communiquer son coeur en cet état anormal.

--Laisse-moi sortir de ce cimetière; je continuerai ma route.

--Tes jambes ne te soutiennent point; tu t'égarerais, pendant que tu
cheminerais. Mon devoir est de t'offrir un lit grossier; je n'en ai pas
d'autre. Aie confiance en moi; car, l'hospitalité ne demandera point la
violation de tes secrets.

--O pou vénérable, toi dont le corps est dépourvu d'élytres, un jour,
tu me reprochas avec aigreur de ne pas aimer suffisamment ta sublime
intelligence, qui ne se laisse pas lire: peut-être avais-tu raison,
puisque je ne sens même pas de la reconnaissance pour celui-ci. Fanal
de Maldoror, où guides-tu ses pas?

--Chez moi. Que tu sois un criminel, qui n'a pas eu la précaution de
laver sa main droite, avec du savon, après avoir commis son forfait, et
facile à reconnaître, par l'inspection de cette main; ou un frère qui a
perdu sa soeur; ou quelque monarque dépossédé, fuyant de ses royaumes,
mon palais vraiment grandiose, est digne de te recevoir. Il n'a pas été
construit avec du diamant et des pierres précieuses, car ce n'est qu'une
pauvre chaumière, mal bâtie; mais, cette chaumière célèbre a un passé
historique que le présent renouvelle et continue sans cesse. Si elle
pouvait parler, elle t'étonnerait, toi, qui me parais ne t'étonner de
rien. Que de fois, en même temps qu'elle, j'ai vu défiler, devant moi,
les bières funéraires, contenant des os bientôt plus vermoulus que le
revers de ma porte, contre laquelle je m'appuyai. Mes innombrables
sujets augmentent chaque jour. Je n'ai pas besoin de faire, à des
périodes fixes, aucun recensement pour m'en apercevoir. Ici, c'est comme
chez les vivants; chacun paie un impôt, proportionnel à la richesse de
la demeure qu'il s'est choisie; et, si quelque avare refusait de
délivrer sa quote-part, j'ai ordre, en parlant à sa personne, de faire
comme les huissiers: il ne manque pas de chacals et de vautours qui
désireraient faire un bon repas. J'ai vu se ranger, sous les drapeaux de
la mort, celui qui fut beau; celui qui, après sa vie, n'a pas enlaidi;
l'homme, la femme, le mendiant, les fils de rois; les illusions de la
jeunesse, les squelettes des vieillards; le génie, la folie; la paresse,
son contraire; celui qui fut faux, celui qui fut vrai; le masque de
l'orgueilleux, la modestie de l'humble; le vice couronné de fleurs et
l'innocence trahie.

--Non certes, je ne refuse pas ta couche, qui est digne de moi, jusqu'à
ce que l'aurore vienne, qui ne tardera point. Je te remercie de ta
bienveillance ... Fossoyeur, il est beau de contempler les ruines des
cités; mais, il est plus beau de contempler les ruines des humains!

       *       *       *       *       *

Le frère de la sangsue marchait à pas lents dans la forêt. Il s'arrête à
plusieurs reprises, en ouvrant la bouche pour parler. Mais, chaque fois
sa gorge se resserre, et refoule en arrière l'effort avorté. Enfin, il
s'écrie: «Homme, lorsque tu rencontres un chien mort retourné, appuyé
contre une écluse qui l'empêche de partir, n'aille pas, comme les
autres, prendre avec ta main, les vers qui sortent de son ventre gonflé,
les considérer avec étonnement, ouvrir un couteau, puis en dépecer un
grand nombre, en te disant que, toi, aussi, tu ne seras pas plus que ce
chien. Quel mystère cherches-tu? Ni moi, ni les quatre pattes-nageoires
de l'ours marin de l'océan Boréal, n'avons pu trouver le problème de la
vie. Prends garde, la nuit s'approche, et tu es là depuis le matin. Que
dira ta famille, avec ta petite soeur, de te voir si tard arriver? Lave
tes mains, reprends la route qui va où tu dors ... Quel est cet être,
là-bas, à l'horizon, et qui ose approcher de moi, sans peur, à sauts
obliques et tourmentés; et quelle majesté, mêlée d'une douceur sereine!
Son regard, quoique doux, est profond. Ses paupières énormes jouent avec
la brise, et paraissent vivre. Il m'est inconnu. En fixant ses yeux
monstrueux, mon corps tremble; c'est la première fois, depuis que j'ai
sucé les sèches mamelles de ce qu'on appelle une mère. Il y a comme une
auréole de lumière éblouissante autour de lui. Quand il a parlé, tout
s'est tu dans la nature, et a éprouvé un grand frisson. Puisqu'il te
plaît de venir à moi, comme attiré par un aimant, je ne m'y opposerai
pas. Qu'il est beau! Ça me fait de la peine de le dire. Tu dois être
puissant; car, tu as une figure plus qu'humaine, triste comme l'univers,
belle comme le suicide. Je t'abhorre autant que je le peux; et je
préfère voir un serpent, entrelacé autour de mon cou depuis le
commencement des siècles, que non pas tes yeux ... Comment!... c'est
toi, crapaud! ... gros crapaud!... infortuné crapaud!... Pardonne!...
pardonne!... Que viens-tu faire sur cette terre où sont les maudits?
Mais, qu'as-tu donc fait de tes pustules visqueuses et fétides, pour
avoir l'air si doux? Quand tu descendis d'en haut, par un ordre
supérieur, avec la mission de consoler les diverses races d'êtres
existants, tu t'abattis sur la terre, avec la rapidité du milan, les
ailes non fatiguées de cette longue, magnifique course; je te vis!
Pauvre crapaud! Comme alors je pensais à l'infini, en même temps qu'à
ma faiblesse. «Un de plus qui est supérieur à ceux de la terre, me
disais-je: cela, par la volonté divine. Moi, pourquoi pas aussi? A quoi
bon l'injustice, dans les décrets suprêmes? Est-il insensé, le Créateur;
cependant le plus fort, dont la colère est terrible!» Depuis que tu m'es
apparu, monarque des étangs et des marécages! couvert d'une gloire qui
n'appartient qu'à Dieu, tu m'as en partie consolé; mais, ma raison
chancelante s'abîme devant tant de grandeur! Qui es-tu donc? Reste ...
oh! reste encore sur cette terre! Replie tes blanches ailes, et ne
regarde pas en haut, avec des paupières inquiètes ... Si tu pars,
partons ensemble!» Le crapaud s'assit sur les cuisses de derrière (qui
ressemblent tant à celles de l'homme!) et, pendant que les limaces, les
cloportes et les limaçons s'enfuyaient à la vue de leur ennemi mortel,
prit la parole en ces termes: «Maldoror, écoute-moi. Remarque ma figure,
calme comme un miroir, et je crois avoir une intelligence égale à la
tienne. Un jour, tu m'appelas le soutien de ta vie. Depuis lors, je n'ai
pas démenti la confiance que tu m'avais vouée. Je ne suis qu'un simple
habitant des roseaux, c'est vrai; mais, grâce à ton propre contact, ne
prenant que ce qu'il y avait de beau en toi, ma raison s'est agrandie,
et je puis te parler. Je suis venu vers toi, afin de te retirer de
l'abîme. Ceux qui s'intitulent tes amis te regardent, frappés de
consternation, chaque fois qu'ils te rencontrent, pâle et voûté, dans
les théâtres, dans les places publiques, dans les églises, ou pressant,
de deux cuisses nerveuses, ce cheval qui ne galope que pendant la nuit,
tandis qu'il porte son maître-fantôme, enveloppé dans un long manteau
noir. Abandonne ces pensées, qui rendent ton coeur vide comme un désert;
elles sont plus brûlantes que le feu. Ton esprit est tellement malade
que tu ne t'en aperçois pas, et que tu crois être dans ton naturel,
chaque fois qu'il sort de ta bouche des paroles insensées, quoique
pleines d'une infernale grandeur. Malheureux! qu'as-tu dit depuis le
jour de ta naissance? O triste reste d'une intelligence immortelle, que
Dieu avait créée avec tant d'amour! Tu n'as engendré que des malédictions
plus affreuses que la vue de panthères affamées! Moi, je préférerais avoir
les paupières collées, mon corps manquant des jambes et des bras, avoir
assassiné un homme, que ne pas être toi! Parce que je te hais. Pourquoi
avoir ce caractère qui m'étonne? De quel droit viens-tu sur cette terre,
pour tourner en dérision ceux qui l'habitent, épave pourrie, ballottée par
le scepticisme? Si tu ne t'y plais pas, il faut retourner dans les sphères
d'où tu viens. Un habitant des cités ne doit pas résider dans les villages,
pareil à un étranger. Nous savons que, dans les espaces, il existe des
sphères plus spacieuses que la nôtre, et dont les esprits ont une
intelligence que nous ne pouvons même pas concevoir. Eh bien, va-t'en!...
retire-toi de ce sol mobile!... montre enfin ton essence divine, que tu as
cachée jusqu'ici; et, le plus tôt possible, dirige ton vol ascendant vers
ta sphère, que nous n'envions point, orgueilleux que tu es! car, je ne suis
pas parvenu à reconnaître si tu es un homme ou plus qu'un homme! Adieu
donc; n'espère plus retrouver le crapaud sur ton passage. Tu as été la
cause de ma mort. Moi, je pars pour l'éternité, afin d'implorer ton pardon!»

       *       *       *       *       *

S'il est quelquefois logique de s'en rapporter à l'apparence des
phénomènes, ce premier chant finit ici. Ne soyez pas sévère pour celui
qui ne fait encore qu'essayer sa lyre: elle rend un son si étrange!
Cependant, si vous voulez être impartial, vous reconnaîtrez déjà une
empreinte forte, au milieu des imperfections. Quant à moi, je vais me
remettre au travail, pour faire paraître un deuxième chant, dans un laps
de temps qui ne soit pas trop retardé. La fin du dix-neuvième siècle
verra son poëte (cependant, au début, il ne doit pas commencer par un
chef-d'oeuvre, mais suivre la loi de la nature): il est né sur les rives
américaines, à l'embouchure de la Plata, là où deux peuples, jadis
rivaux, s'efforcent actuellement de se surpasser par le progrès matériel
et moral. Buenos-Ayres, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette, se
tendent une main amie, à travers les eaux argentines du grand estuaire.
Mais, la guerre éternelle a placé son empire destructeur sur les
campagnes, et moissonne avec joie des victimes nombreuses. Adieu,
vieillard, et pense à moi, si tu m'as lu. Toi, jeune homme, ne te
désespère point; car, tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion
contraire. En comptant l'acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras
deux amis.


FIN DU PREMIER CHANT




CHANT DEUXIÈME


Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche,
pleine des feuilles de la belladone, le laissa échapper, à travers les
royaumes de la colère, dans un moment de réflexion? Où est passé ce
chant ... On ne le sait pas au juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les
vents qui l'ont gardé. Et la morale, qui passait en cet endroit, ne
présageant pas qu'elle avait, dans ces pages incandescentes, un
défenseur énergique, l'a vu se diriger, d'un pas ferme et droit, vers
les recoins obscurs et les fibres secrètes des consciences. Ce qui est
du moins acquis à la science, c'est que, depuis ce temps, l'homme, à la
figure de crapaud, ne se reconnaît plus lui-même, et tombe souvent dans
des accès de fureur qui le font ressembler à une bête des bois. Ce n'est
pas sa faute. Dans tous les temps, il avait cru, les paupières ployant
sous les résédas de la modestie, qu'il n'était composé que de bien et
d'une quantité minime de mal. Brusquement je lui appris, en découvrant
au plein jour son coeur et ses trames, qu'au contraire il n'est composé
que de mal, et d'une quantité minime de bien que les législateurs ont de
la peine à ne pas laisser évaporer. Je voudrais qu'il ne ressente pas,
moi, qui ne lui apprends rien de nouveau, une honte éternelle pour mes
amères vérités; mais, la réalisation de ce souhait ne serait pas
conforme aux lois de la nature. En effet, j'arrache le masque à sa
figure traîtresse et pleine de boue, et je fais tomber un à un, comme
des boules d'ivoire sur un bassin d'argent, les mensonges sublimes avec
lesquels il se trompe lui-même: il est alors compréhensible qu'il
n'ordonne pas au calme d'imposer les mains sur son visage, même quand la
raison disperse les ténèbres de l'orgueil. C'est pourquoi, le héros que
je mets en scène s'est attiré une haine irréconciliable, en attaquant
l'humanité, qui se croyait invulnérable, par la brèche d'absurdes
tirades philanthropiques; elles sont entassées, comme des grains de
sable, dans ses livres, dont je suis quelquefois sur le point, quand la
raison m'abandonne, d'estimer le comique si cocasse, mais ennuyant. Il
l'avait prévu. Il ne suffit pas de sculpter la statue de la bonté sur le
fronton des parchemins que contiennent les bibliothèques. O être humain!
te voilà, maintenant, nu comme un ver, en présence de mon glaive de
diamant! Abandonne ta méthode: il n'est plus temps de faire
l'orgueilleux: j'élance vers toi ma prière, dans l'attitude de la
prosternation. Il y a quelqu'un qui observe les moindres mouvements
de ta coupable vie; tu es enveloppé par les réseaux subtils de sa
perspicacité acharnée. Ne te fie pas à lui, quand il tourne les reins;
car, il te regarde; ne te fie pas à lui, quand il ferme les yeux; car,
il te regarde encore. Il est difficile de supposer que, touchant les
ruses et la méchanceté, ta redoutable résolution soit de surpasser
l'enfant de mon imagination. Ses moindres coups portent. Avec des
précautions, il est possible d'apprendre à celui qui croit l'ignorer
que les loups et les brigands ne se dévorent pas entre eux: ce n'est
peut-être pas leur coutume. Par conséquent, remets sans peur, entre ses
mains, le soin de ton existence: il la conduira d'une manière qu'il
connaît. Ne crois pas à l'intention qu'il fait reluire au soleil de te
corriger; car, tu l'intéresses médiocrement, pour ne pas dire moins;
encore n'approché-je pas, de la vérité totale, la bienveillante mesure
de ma vérification. Mais, c'est qu'il aime à te faire du mal, dans la
légitime persuasion que tu deviennes aussi méchant que lui, et que tu
l'accompagnes dans le gouffre béant de l'enfer, quand son heure sonnera.
Sa place est depuis longtemps marquée, à l'endroit où l'on remarque une
potence en fer, à laquelle sont suspendus des chaînes et des carcans.
Quand la destinée l'y portera, le funèbre entonnoir n'aura jamais goûté
de proie plus savoureuse, ni lui contemplé de demeure plus convenable.
Il me semble que je parle d'une manière intentionnellement paternelle,
et que l'humanité n'a pas le droit de se plaindre.

       *       *       *       *       *

Je saisis la plume qui va construire le deuxième chant ... instrument
arraché aux ailes de quelque pygargue roux! Mais ... qu'ont-ils donc mes
doigts? Les articulations demeurent paralysées, dès que je commence mon
travail. Cependant, j'ai besoin d'écrire ... C'est impose cible! Eh bien,
je répète que j'ai besoin d'écrire ma pensée: j'ai le droit, comme un
autre, de me soumettre à cette loi naturelle ... Mais non, mais non,
la plume reste inerte!... Tenez, voyez, à travers les campagnes, l'éclair
qui brille au loin. L'orage parcourt l'espace. Il pleut ... Il pleut
toujours ... Comme il pleut!... La foudre a éclaté ... elle s'est abattue
sur ma fenêtre entr'ouverte, et m'a étendu sur le carreau, frappé au front.
Pauvre jeune homme! ton visage était déjà assez maquillé par les rides
précoces et la difformité de naissance, pour ne pas avoir besoin, en outre,
de cette longue cicatrice sulfureuse! (Je viens de supposer que la blessure
est guérie, ce qui n'arrivera pas de sitôt.) Pourquoi cet orage, et
pourquoi la paralysie de mes doigts? Est-ce un avertissement d'en haut pour
m'empêcher d'écrire, et de mieux considérer ce à quoi je m'expose, en
distillant la bave de ma bouche carrée? Mais, cet orage ne m'a pas causé
la crainte. Que m'importerait une légion d'orages! Ces agents de la police
céleste accomplissent avec zèle leur pénible devoir, si j'en juge
sommairement par mon front blessé. Je n'ai pas à remercier le Tout-Puissant
de son adresse remarquable; il a envoyé la foudre de manière à couper
précisément mon visage en deux, à partir du front, endroit où la blessure
a été le plus dangereuse: qu'un autre le félicite! Mais, les orages
attaquent quelqu'un de plus fort qu'eux. Ainsi donc, horrible Éternel,
à la figure de vipère, il a fallu que non-content d'avoir placé mon âme
entre les frontières de la folie et les pensées de fureur qui tuent d'une
manière lente, tu aies cru, en outre, convenable à ta majesté, après un
mûr examen, de faire sortir de mon front une coupe de sang!... Mais,
enfin, qui te dit quelque chose? Tu sais que je ne t'aime pas, et qu'au
contraire je te hais: pourquoi insistes-tu? Quand ta conduite voudra-t-elle
cesser de s'envelopper des apparences de la bizarrerie? Parle-moi
franchement, comme à un ami: est-ce que tu ne te doutes pas, enfin, que tu
montres, dans ta persécution odieuse, un empressement naïf, dont aucun de
tes séraphins n'oserait faire ressortir le complet ridicule? Quelle colère
te prend? Sache que, si tu me laissais vivre à l'abri de tes poursuites,
ma reconnaissance t'appartiendrait ... Allons, Sultan, avec ta langue,
débarrasse-moi de ce sang qui salit le parquet. Le bandage est fini: mon
front étanché a été lavé avec de l'eau salée, et j'ai croisé des
bandelettes à travers mon visage. Le résultat n'est pas infini: quatre
chemises, pleines de sang et deux mouchoirs. On ne croirait pas, au premier
abord, que Maldoror contînt tant de sang dans ses artères; car, sur sa
figure, ne brillent que les reflets du cadavre. Mais, enfin, c'est comme
ça. Peut-être que c'est à peu près tout le sang que pût contenir son corps,
et il est probable qu'il n'y en reste pas beaucoup. Assez, assez, chien
avide; laisse le parquet tel qu'il est: tu as le ventre rempli. Il ne
faut pas continuer de boire: car, tu ne tarderais pas à vomir. Tu es
convenablement repu, va te coucher dans le chenil; estime-toi nager dans
le bonheur; car, tu ne penseras pas à la faim, pendant trois jours
immenses, grâce aux globules que tu as descendues dans ton gosier, avec
une satisfaction solennellement visible. Toi, Léman, prends un balai: je
voudrais aussi en prendre un, mais je n'en ai pas la force. Tu comprends,
n'est-ce pas, que je n'en ai pas la force? Remets tes pleurs dans leur
fourreau; sinon, je croirai que tu n'as pas le courage de contempler,
avec sang-froid, la grande balafre, occasionnée par un supplice déjà
perdu pour moi dans la nuit des temps passés. Tu iras chercher à la
fontaine deux seaux d'eau. Une fois le parquet lavé, tu mettras ces
linges dans la chambre voisine. Si la blanchisseuse revient ce soir,
comme elle doit le faire, tu les lui remettras; mais, comme il a plu
beaucoup depuis une heure, et qu'il continue de pleuvoir, je ne crois pas
qu'elle sorte de chez elle; alors, elle viendra demain matin. Si elle te
demande d'où vient tout ce sang, tu n'es pas obligé de lui répondre. Oh!
que je suis faible! N'importe: j'aurai cependant la force de soulever le
porte-plume et le courage de creuser ma pensée. Qu'a-t-il rapporté au
Créateur de me tracasser, comme si j'étais un enfant, par un orage qui
porte la foudre? Je n'en persiste pas moins dans ma résolution d'écrire.
Ces bandelettes m'embêtent, et l'atmosphère de ma chambre respire le
sang ...

      *       *       *       *       *

Qu'il n'arrive pas le jour où, Lohengrin et moi, nous passerons dans la
rue, l'un à côté de l'autre, sans nous regarder, en nous frôlant le
coude, comme deux passants pressés! Oh! qu'on me laisse fuir à jamais
loin de cette supposition! L'Éternel a créé le monde tel qu'il est: il
montrerait beaucoup de sagesse si, pendant le temps strictement
nécessaire pour briser d'un coup de marteau la tête d'une femme, il
oubliait sa majesté sidérale, afin de nous révéler les mystères au
milieu desquels notre existence étouffe, comme un poisson au fond d'une
barque. Mais, il est grand et noble; il l'emporte sur nous par la
puissance de ses conceptions; s'il parlementait avec les hommes, toutes
les hontes rejailliraient jusqu'à son visage. Mais ... misérable que tu
es! pourquoi ne rougis-tu pas? Ce n'est pas assez que l'armée des
douleurs physiques et morales, qui nous entoure, ait été enfantée: le
secret de notre destinée en haillons ne nous est pas divulgué. Je le
connais, le Tout-Puissant ... et lui, aussi, doit me connaître. Si, par
hasard, nous marchons sur le même sentier, sa vue perçante me voit
arriver de loin: il prend un chemin de traverse, afin d'éviter le triple
dard de platine que la nature me donna comme une langue! Tu me feras
plaisir, ô Créateur, de me laisser épancher mes sentiments. Maniant les
ironies terribles, d'une main ferme et froide, je t'avertis que mon
coeur en contiendra suffisamment, pour m'attaquer à toi, jusqu'à la fin
de mon existence. Je frapperai ta carcasse creuse: mais, si fort, que je
me charge d'en faire sortir les parcelles restantes d'intelligence que
tu n'as pas voulu donner à l'homme, parce que tu aurais été jaloux de le
faire égal à toi, et que tu avais effrontément cachées dans tes boyaux,
rusé bandit, comme si tu ne savais pas qu'un jour ou l'autre je les
aurais découvertes de mon oeil toujours ouvert, les aurais enlevées, et
les aurais partagées avec mes semblables. J'ai fait ainsi que je parle,
et, maintenant, ils ne te craignent plus; ils traitent de puissance à
puissance avec toi. Donne-moi la mort, pour faire repentir mon audace:
je découvre ma poitrine et j'attends avec humilité. Apparaissez donc,
envergures dérisoires de châtiments éternels!... déploiements
emphatiques d'attributs trop vantés! Il a manifesté l'incapacité
d'arrêter la circulation de mon sang qui le nargue. Cependant, j'ai des
preuves qu'il n'hésite pas d'éteindre, à la fleur de l'âge, le souffle
d'autres humains, quand ils ont à peine goûté les jouissances de la vie.
C'est simplement atroce; mais, seulement, d'après la faiblesse de mon
opinion! J'ai vu le Créateur, aiguillonnant sa cruauté inutile, embraser
des incendies où périssaient les vieillards et les enfants! Ce n'est pas
moi qui commence l'attaque: c'est lui qui me force à le faire tourner,
ainsi qu'une toupie, avec le fouet aux cordes d'acier. N'est-ce pas lui
qui me fournit des accusations contre lui-même? Ne tarira point ma verve
épouvantable! Elle se nourrit des cauchemars insensés qui tourmentent
mes insomnies. C'est à cause de Lohengrin que ce qui précède a été
écrit; revenons donc à lui. Dans la crainte qu'il ne devînt plus tard
comme les autres hommes, j'avais d'abord résolu de le tuer à coups de
couteau, lorsqu'il aurait dépassé l'âge d'innocence. Mais, j'ai
réfléchi, et j'ai abandonné sagement ma résolution à temps. Il ne se
doute pas que sa vie a été en péril pendant un quart d'heure. Tout était
prêt, et le couteau avait été acheté. Ce stylet était mignon, car j'aime
la grâce et l'élégance jusque dans les appareils de la mort: mais il
était long et pointu. Une seule blessure au cou, en perçant avec soin
une des artères carotides, et je crois que ç'aurait suffi. Je suis
content de ma conduite; je me serais repenti plus tard. Donc, Lohengrin,
fais ce que tu voudras, agis comme il te plaira, enferme-moi toute la
vie dans une prison obscure, avec des scorpions pour compagnons de ma
captivité, ou arrache-moi un oeil jusqu'à ce qu'il tombe à terre, je ne
te ferai jamais le moindre reproche: je suis à toi, je t'appartiens, je
ne vis plus pour moi. La douleur que tu me causeras ne sera pas
comparable au bonheur de savoir, que celui qui me blesse, de ses mains
meurtrières, est trempé dans une essence plus divine que celle de ses
semblables! Oui, c'est encore beau de donner sa vie pour un être humain,
et de conserver ainsi l'espérance que tous les hommes ne sont pas
méchants, puisqu'il y en a eu un, enfin, qui a su attirer, de force,
vers soi, les répugnances défiantes de ma sympathie amère!...

       *       *       *       *       *

Il est minuit; on ne voit pas un seul omnibus de la Bastille à la
Madeleine. Je me trompe; en voilà un qui apparaît subitement, comme s'il
sortait de dessous terre. Les quelques passants attardés le regardent
attentivement; car il paraît ne ressembler à aucun autre. Sont assis,
à l'impériale, des hommes qui ont l'oeil immobile, comme celui d'un
poisson mort. Ils sont pressés les uns contre les autres, et paraissent
avoir perdu la vie; au reste, le nombre réglementaire n'est pas dépassé.
Lorsque le cocher donne un coup de fouet à ses chevaux, on dirait que
c'est le fouet qui fait remuer son bras, et non son bras le fouet.
Que doit être cet assemblage d'êtres bizarres et muets? Sont-ce des
habitants de la lune? Il y a des moments où on serait tenté de le
croire; mais, ils ressemblent plutôt à des cadavres. L'omnibus, pressé
d'arriver à la dernière station, dévore l'espace et fait craquer le pavé
... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement,
sur ses traces, au milieu de la poussière. «Arrêtez, je vous en supplie;
arrêtez ... mes jambes sont gonflées d'avoir marché pendant la journée
... je n'ai pas mangé depuis hier ... mes parents m'ont abandonné ... je
ne sais plus, que faire ... je suis résolu de retourner chez moi, et j'y
serais vite arrivé, si vous m'accordiez une place ... je suis un petit
enfant de huit ans, et j'ai confiance en vous ...» Il s'enfuit!... Il
s'enfuit!... Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur
ses traces, au milieu de la poussière. Un de ces hommes, à l'oeil froid,
donne un coup de coude à son voisin, et paraît lui exprimer son
mécontentement de ces gémissements, au timbre argentin, qui parviennent
jusqu'à son oreille. L'autre baisse la tête d'une manière imperceptible,
en forme d'acquiescement, et se replonge ensuite dans l'immobilité de
son égoïsme, comme une tortue dans sa carapace. Tout indique dans les
traits des autres voyageurs les mêmes sentiments que ceux des deux
premiers. Les cris se font encore entendre pendant deux ou trois
minutes, plus perçants de seconde en seconde. L'on voit des fenêtres
s'ouvrir sur le boulevard, et une figure effarée, une lumière à la main,
après avoir jeté les yeux sur la chaussée, refermer le volet avec
impétuosité, pour ne plus reparaître ... Il s'enfuit!... Il s'enfuit!...
Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au
milieu de la poussière. Seul, un jeune homme, plongé dans la rêverie, au
milieu de ces personnages de pierre, paraît ressentir de la pitié pour
le malheur. En faveur de l'enfant, qui croit pouvoir l'atteindre, avec
ses petites jambes endolories, il n'ose pas élever la voix; car les
autres hommes lui jettent des regards de mépris et d'autorité, et il
sait qu'il ne peut rien faire contre tous. Le coude appuyé sur ses
genoux et la tête entre ses mains, il se demande, stupéfait, si c'est là
vraiment ce qu'on appelle _la charité humaine_. Il reconnaît alors que
ce n'est qu'un vain mot, qu'on ne trouve plus même dans le dictionnaire
de la poésie, et avoue avec franchise son erreur. Il se dit: «En effet,
pourquoi s'intéresser à un petit enfant? Laissons-le de côté.»
Cependant, une larme brûlante a roulé sur la joue de cet adolescent, qui
vient de blasphémer. Il passe péniblement la main sur son front, comme
pour en écarter un nuage dont l'opacité obscurcit son intelligence. Il
se démène, mais en vain, dans le siècle où il a été jeté; il sent qu'il
n'y est pas à sa place, et cependant il ne peut en sortir. Prison
terrible! Fatalité hideuse! Lombano, je suis content de toi depuis ce
jour! Je ne cessais pas de t'observer, pendant que ma figure respirait
la même indifférence que celle des autres voyageurs. L'adolescent se
lève, dans un mouvement d'indignation, et veut se retirer, pour ne pas
participer, même involontairement, à une mauvaise action. Je lui fais un
signe, et il se remet à mon côté ... Il s'enfuit! Il s'enfuit!... Mais
une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ces traces, au
milieu de la poussière. Les cris cessent subitement, car l'enfant a
touché du pied contre un pavé en saillie, et s'est fait une blessure
à la tête, en tombant. L'omnibus a disparu à l'horizon et l'on ne voit
plus que la rue silencieuse ... Il s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais une
masse informe ne le poursuit plus avec acharnement, sur ces traces, au
milieu de la poussière. Voyez ce chiffonnier qui passe, courbé sur sa
lanterne pâlotte; il y a en lui plus de coeur que dans tous ses pareils
de l'omnibus. Il vient de ramasser l'enfant; soyez sûr qu'il le guérira
et ne l'abandonnera pas, comme ont fait ses parents. Il s'enfuit!... Il
s'enfuit!... Mais, de l'endroit où il se trouve, le regard perçant du
chiffonnier le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de
la poussière!... Race stupide et idiote! Tu te repentiras de te conduire
ainsi. C'est moi qui te le dis. Tu t'en repentiras, va! tu t'en
repentiras. Ma poésie ne consistera qu'à attaquer, par tous les moyens,
l'homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n'aurait pas dû engendrer
une pareille vermine. Les volumes s'entasseront sur les volumes, jusqu'à
la fin de ma vie, et cependant, l'on n'y verra que cette seule idée,
toujours présente à ma conscience!

       *       *       *       *       *

Faisant ma promenade quotidienne, chaque jour je passais dans une rue
étroite: chaque jour, une jeune fille svelte de dix ans me suivait, à
distance, respectueusement, le long de cette rue, en me regardant avec
des paupières sympathiques et curieuses. Elle était grande pour son âge
et avait la taille élancée. D'abondants cheveux noirs, séparés en deux
sur la tête, tombaient en tresses indépendantes sur des épaules
marmoréennes. Un jour, elle me suivait comme de coutume; les bras
musculeux d'une femme du peuple la saisit par les cheveux, comme le
tourbillon saisit la feuille, appliqua deux gifles brutales sur une joue
fière et muette, et ramena dans la maison cette conscience égarée. En
vain, je faisais l'insouciant; elle ne manquait jamais de me poursuivre
de sa présence inopportune. Lorsque j'enjambais une autre rue, pour
continuer mon chemin, elle s'arrêtait, faisant un violent effort sur
elle-même, au terme de cette rue étroite, immobile comme la statue du
Silence, et ne cessait de regarder devant elle, jusqu'à ce que je
disparusse. Une fois, cette jeune fille me précéda dans la rue, et
emboîta le pas devant moi. Si j'allais vite pour la dépasser, elle
courait presque pour maintenir la distance égale; mais, si je
ralentissais le pas, pour qu'il y eût un intervalle de chemin, assez
grand entre elle et moi, alors, elle le ralentissait aussi, et y mettait
la grâce de l'enfance. Arrivée au terme de la rue, elle se retourna
lentement, de manière à me barrer le passage. Je n'eus pas le temps
de m'esquiver, et je me trouvai devant sa figure. Elle avait les yeux
gonflés et rouges. Je voyais facilement qu'elle voulait me parler, et
qu'elle ne savait comment s'y prendre. Devenue subitement pâle comme un
cadavre, elle me demanda: «Auriez-vous la bonté de me dire quelle heure
est-il?» Je lui dis que je ne portais pas de montre, et je m'éloignai
rapidement. Depuis ce jour, enfant à l'imagination inquiète et précoce,
tu n'as plus revu, dans la rue étroite, le jeune homme mystérieux qui
battait péniblement, de sa sandale lourde, le pavé des carrefours
tortueux. L'apparition de cette comète enflammée ne reluira plus, comme
un triste sujet de curiosité fanatique, sur la façade de ton observation
déçue; et, tu penseras souvent, trop souvent, peut-être toujours, à
celui qui ne paraissait pas s'inquiéter des maux, ni des biens de la vie
présente, et s'en allait au hasard, avec une figure horriblement morte,
les cheveux hérissés, la démarche chancelante, et les bras nageant
aveuglément dans les eaux ironiques de l'éther comme pour y chercher la
proie sanglante de l'espoir, ballottée continuellement, à travers les
immenses régions de l'espace, par le chasse-neige implacable de la
fatalité. Tu ne me verras plus, et je ne te verrai plus!... Qui sait?
Peut-être que cette fille n'était pas ce qu'elle se montrait. Sous une
enveloppe naïve, elle cachait peut-être une immense ruse, le poids de
dix-huit années, et le charme du vice. On a vu des vendeuses d'amour
s'expatrier avec gaîté des îles Britanniques, et franchir le détroit.
Elles rayonnaient leurs ailes, en tournoyant, en essaims dorés, devant
la lumière parisienne; et, quand vous les aperceviez, vous disiez: «Mais
elles sont encore enfants; elles n'ont pas plus de dix ou douze ans.»
En réalité elles en avaient vingt. Oh! dans cette supposition, maudits
soient-ils les détours de cette rue obscure! Horrible! horrible! ce qui
s'y passe. Je crois que sa mère la frappa parce qu'elle ne faisait pas
son métier avec assez d'adresse. Il est possible que ce ne fût qu'un
enfant, et alors la mère est plus coupable encore. Moi, je ne veux pas
croire à cette supposition, qui n'est qu'une hypothèse, et je préfère
aimer, dans ce caractère romanesque, une âme qui se dévoile trop tôt ...
Ah! vois-tu, jeune fille, je t'engage à ne plus reparaître devant mes
yeux, si jamais je repasse dans la rue étroite. Il pourrait t'en coûter
cher! Déjà le sang et la haine me montent vers la tête, à flots
bouillants. Moi, être assez généreux pour aimer mes semblables! Non,
non! Je l'ai résolu depuis le jour de ma naissance! Ils ne m'aiment pas,
eux! On verra les mondes se détruire, et le granit glisser, comme un
cormoran, sur la surface des flots, avant que je touche la main infâme
d'un être humain. Arrière ... arrière, cette main!... Jeune fille, tu
n'es pas un ange, et tu deviendras, en somme, comme les autres femmes.
Non, non, je t'en supplie; ne reparais plus devant mes sourcils froncés
et louches. Dans un moment d'égarement, je pourrais te prendre les bras,
les tordre comme un linge lavé dont on exprime l'eau, ou les casser avec
fracas, comme deux branches sèches, et te les faire ensuite manger, en
employant la force. Je pourrais, en prenant ta tête entre mes mains,
d'un air caressant et doux, enfoncer mes doigts avides dans les lobes
de ton cerveau innocent, pour en extraire, le sourire aux lèvres, une
graisse efficace qui lave mes yeux, endoloris par l'insomnie éternelle
de la vie. Je pourrais, cousant tes paupières avec une aiguille, te
priver du spectacle de l'univers, et te mettre dans l'impossibilité
de trouver ton chemin; ce n'est pas moi qui te servirai de guide. Je
pourrais, soulevant ton corps vierge avec un bras de fer, te saisir par
les jambes, te faire rouler autour de moi, comme une fronde, concentrer
mes forces en décrivant la dernière circonférence, et te lancer contre
la muraille. Chaque goutte de sang rejaillira sur une poitrine humaine,
pour effrayer les hommes, et mettre devant eux l'exemple de ma
méchanceté! Ils s'arracheront sans trêve des lambeaux et des lambeaux de
chair; mais, la goutte de sang reste ineffaçable, à la même place, et
brillera comme un diamant. Sois tranquille, je donnerai à une
demi-douzaine de domestiques l'ordre de garder les restes vénérés de ton
corps, et de les préserver de la faim des chiens voraces. Sans doute, le
corps est resté plaqué sur la muraille, comme une poire mûre, et n'est
pas tombé à terre; mais, les chiens savent accomplir des bonds élevés,
si l'on n'y prend garde.

       *       *       *       *       *

Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il
est gentil! Ses yeux hardis dardent quelque objet invisible, au loin,
dans l'espace. Il ne doit pas avoir plus de huit ans, et, cependant, il
ne s'amuse pas, comme il serait convenable. Tout au moins il devrait
rire et se promener avec quelque camarade, au lieu de rester seul; mais,
ce n'est pas son caractère.

Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il
est gentil! Un homme, mû par un dessein caché, vient s'asseoir à côté de
lui, sur le même banc, avec des allures équivoques. Qui est-ce? Je n'ai
pas besoin de vous le dire; car, vous le reconnaîtrez à sa conversation
tortueuse. Écoutons-les, ne les dérangeons pas:

--A quoi pensais-tu, enfant?

--Je pensais au ciel.

--Il n'est pas nécessaire que tu penses au ciel; c'est déjà assez de
penser à la terre. Es-tu fatigué de vivre, toi qui viens à peine de
naître?

--Non, mais chacun préfère le ciel à la terre.

--Eh bien, pas moi. Car, puisque le ciel a été fait par Dieu, ainsi que
la terre, sois sûr que tu y rencontreras les mêmes maux qu'ici-bas.
Après ta mort, tu ne seras pas récompensé d'après tes mérites; car, si
l'on te commet des injustices sur cette terre (comme tu l'éprouveras,
par expérience, plus tard), il n'y a pas de raison pour que, dans
l'autre vie, on ne t'en commette non plus. Ce que tu as de mieux à
faire, c'est de ne pas penser à Dieu, et de te faire justice toi-même,
puisqu'on te la refuse. Si un de tes camarades t'offensait, est-ce que
tu ne serais pas heureux de le tuer?

--Mais, c'est défendu.

--Ce n'est pas si défendu que tu crois. Il s'agit seulement de ne pas se
laisser attraper. La justice qu'apportent les lois ne vaut rien; c'est
la jurisprudence de l'offensé qui compte. Si tu détestais un de tes
camarades, est-ce que tu ne serais pas malheureux de songer qu'à chaque
instant tu aies sa pensée devant tes yeux?

--C'est vrai.

--Voilà donc un de tes camarades qui te rendrait malheureux toute ta
vie: car, voyant que ta haine n'est que passive, il ne continuera pas
moins de se narguer de toi, et de te causer du mal impunément. Il n'y a
donc qu'un moyen de faire cesser la situation; c'est de se débarrasser
de son ennemi. Voilà où je voulais en venir, pour te faire comprendre
sur quelles bases est fondée la société actuelle. Chacun doit se faire
justice lui-même, sinon il n'est qu'un imbécile. Celui qui remporte la
victoire sur ses semblables, celui-là est le plus rusé et le plus fort.
Est-ce que tu ne voudrais pas un jour dominer tes semblables?

--Oui, oui.

--Sois donc le plus fort et le plus rusé. Tu es encore trop jeune pour
être le plus fort; mais, dès aujourd'hui, tu peux employer la ruse, le
plus bel instrument des hommes de génie. Lorsque le berger David
atteignait au front le géant Goliath d'une pierre lancée par la fronde,
est-ce qu'il n'est pas admirable de remarquer que c'est seulement par
la ruse que David a vaincu son adversaire, et que si, au contraire, ils
s'étaient pris à bras-le-corps, le géant l'aurait écrasé comme une
mouche? Il en est de même pour toi. A guerre ouverte, tu ne pourras
jamais vaincre les hommes, sur lesquels tu es désireux d'étendre ta
volonté; mais, avec la ruse, tu pourras lutter seul contre tous. Tu
désires les richesses, les beaux palais et la gloire? ou m'as-tu trompé
quand tu m'as affirmé ces nobles prétentions?

--Non, non, je ne vous trompais pas. Mais, je voudrais acquérir ce que
je désire par d'autres moyens.

--Alors, tu n'acquerras rien du tout. Les moyens vertueux et bonasses ne
mènent à rien. Il faut mettre à l'oeuvre des leviers plus énergiques et
des trames plus savantes. Avant que tu deviennes célèbre par ta vertu et
que tu atteignes le but, cent autres auront le temps de faire des
cabrioles par dessus ton dos, et d'arriver au bout de la carrière avant
toi, de telle manière qu'il ne s'y trouvera plus de place pour tes idées
étroites. Il faut savoir embrasser, avec plus de grandeur, l'horizon du
temps présent. N'as-tu jamais entendu parler, par exemple, de la gloire
immense qu'apportent les victoires? Et, cependant, les victoires ne se
font pas seules. Il faut verser du sang, beaucoup de sang, pour les
engendrer et les déposer aux pieds des conquérants. Sans les cadavres
et les membres épars que tu aperçois dans la plaine, où s'est opéré
sagement le carnage, il n'y aurait pas de guerre, et, sans guerre, il
n'y aurait pas de victoire. Tu vois que, lorsqu'on veut devenir célèbre,
il faut se plonger avec grâce dans des fleuves de sang, alimentés par
de la chair à canon. Le but excuse le moyen. La première chose, pour
devenir célèbre, est d'avoir de l'argent. Or, comme tu n'en as pas, il
faudra assassiner pour en acquérir; mais, comme tu n'es pas assez fort
pour manier le poignard, fais-toi voleur, en attendant que tes membres
aient grossi. Et, pour qu'ils grossissent plus vite, je te conseille de
faire de la gymnastique deux fois par jour, une heure le matin, une
heure le soir. De cette manière, tu pourras essayer le crime, avec un
certain succès, dès l'âge de quinze ans, au lieu d'attendre jusqu'à
vingt. L'amour de la gloire excuse tout, et peut-être, plus tard, maître
de tes semblables, leur feras-tu presque autant de bien que tu leur as
fait du mal au commencement ...

Maldoror s'aperçoit que le sang bouillonne dans la tête de son jeune
interlocuteur; ses narines sont gonflées, et ses lèvres rejettent une
légère écume blanche. Il lui tâte le pouls; les pulsations sont
précipitées. La fièvre a gagné ce corps délicat. Il craint les suites de
ses paroles; il s'esquive, le malheureux, contrarié de n'avoir pas pu
entretenir cet enfant pendant plus longtemps. Lorsque, dans l'âge mûr,
il est si difficile de maîtriser les passions, balancé entre le bien et
le mal, qu'est-ce dans un esprit, encore plein d'inexpérience? et quelle
somme d'énergie relative ne lui faut-il pas en plus? L'enfant en sera
quitte pour garder le lit trois jours. Plût au ciel que le contact
maternel amène la paix dans cette fleur sensible, fragile enveloppe
d'une belle âme!

      *       *       *       *       *

Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort l'hermaphrodite,
profondément assoupi sur le gazon, mouillé de ses pleurs. La lune a
dégagé son disque de la masse des nuages, et caresse avec ses pâles
rayons cette douce figure d'adolescent. Ses traits expriment l'énergie
la plus virile, en même temps que la grâce d'une vierge céleste. Rien ne
paraît naturel en lui, pas même les muscles de son corps, qui se fraient
un passage à travers les contours harmonieux de formes féminines. Il a
le bras recourbé sur le front, l'autre main appuyée contre la poitrine,
comme pour comprimer les battements d'un coeur fermé à toutes les
confidences, et chargé du pesant fardeau d'un secret éternel. Fatigué de
la vie, et honteux de marcher parmi des êtres qui ne lui ressemblent
pas, le désespoir a gagné son âme, et il s'en va seul, comme le mendiant
de la vallée. Comment se procure-t-il les moyens d'existence? Des âmes
compatissantes veillent de près sur lui, sans qu'il se doute de cette
surveillance, et ne l'abandonnent pas: il est si bon! il est si résigné!
Volontiers il parle quelquefois avec ceux qui ont le caractère sensible,
sans leur toucher la main, et se tient à distance, dans la crainte d'un
danger imaginaire. Si on lui demande pourquoi il a pris la solitude pour
compagne, ses yeux se lèvent vers le ciel, et retiennent avec peine une
larme de reproche contre la Providence; mais, il ne répond pas à cette
question imprudente, qui répand, dans la neige de ses paupières, la
rougeur de la rose matinale. Si l'entretien se prolonge, il devient
inquiet, tourne les yeux vers les quatre points de l'horizon, comme pour
chercher à fuir la présence d'un ennemi invisible qui s'approche, fait
de la main un adieu brusque, s'éloigne sur les ailes de sa pudeur en
éveil, et disparaît dans la forêt. On le prend généralement pour un fou.
Un jour, quatre hommes masqués, qui avaient reçu des ordres, se jetèrent
sur lui et le garrottèrent solidement, de manière qu'il ne put remuer
que les jambes. Le fouet abattit ses rudes lanières sur son dos, et ils
lui dirent qu'il se dirigeât sans délai vers la route qui mène à
Bicêtre. Il se mit à sourire en recevant les coups, et leur parla avec
tant de sentiment, d'intelligence sur beaucoup de sciences humaines
qu'il avait étudiées et qui montraient une grande instruction dans celui
qui n'avait pas encore franchi le seuil de la jeunesse, et sur les
destinées de l'humanité où il dévoila entière la noblesse poétique de
son âme, que ses gardiens, épouvantés jusqu'au sang de l'action qu'ils
avaient commise, délièrent ses membres brisés, se traînèrent à ses
genoux, en demandant un pardon qui fut accordé, et s'éloignèrent, avec
les marques d'une vénération qui ne s'accorde pas ordinairement aux
hommes. Depuis cet événement, dont on parla beaucoup, son secret fut
deviné par chacun, mais on paraît l'ignorer, pour ne pas augmenter ses
souffrances; et le gouvernement lui accorde une pension honorable, pour
lui faire oublier qu'un instant on voulut l'introduire par force, sans
vérification préalable, dans un hospice d'aliénés. Lui, il emploie la
moitié de son argent; le reste, il le donne aux pauvres. Quand il voit
un homme et une femme qui se promènent dans quelque allée de platanes,
il sent son corps se fendre en deux de bas en haut, et chaque partie
nouvelle aller étreindre un des promeneurs; mais, ce n'est qu'une
hallucination, et la raison ne tarde pas à reprendre son empire. C'est
pourquoi il ne mêle sa présence, ni parmi les hommes, ni parmi les
femmes; car sa pudeur excessive, qui a pris jour dans cette idée qu'il
n'est qu'un monstre, l'empêche d'accorder sa sympathie brûlante à qui
que ce soit. Il croirait se profaner, et il croirait profaner les
autres. Son orgueil lui répète cet axiome: «Que chacun reste dans sa
nature.» Son orgueil, ai-je dit, parce qu'il craint qu'en joignant sa
vie à un homme ou à une femme, on ne lui reproche tôt ou tard, comme une
faute énorme, la conformation de son organisation. Alors, il se retranche
dans son amour-propre, offensé par cette supposition impie qui ne vient
que de lui, et il persévère à rester seul, au milieu des tourments,
et sans consolation. Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort
l'hermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon, mouillé de ses pleurs.
Les oiseaux, éveillés, contemplent avec ravissement cette figure
mélancolique, à travers les branches des arbres, et le rossignol ne veut
pas faire entendre ses cavatines de cristal. Le bois est devenu auguste
comme une tombe, par la présence nocturne de l'hermaphrodite infortuné.
O voyageur égaré, par ton esprit d'aventure qui t'a fait quitter ton
père et ta mère, dès l'âge le plus tendre: par les souffrances que la
soif t'a causées, dans le désert: par ta patrie que tu cherches
peut-être, après avoir longtemps erré, proscrit, dans des contrées
étrangères; par ton coursier, ton fidèle ami, qui a supporté, avec toi,
l'exil et l'intempérie des climats que te faisait parcourir ton humeur
vagabonde; par la dignité que donnent à l'homme les voyages sur les
terres lointaines et les mers inexplorées, au milieu des glaçons
polaires, ou sous l'influence d'un soleil torride, ne touche pas avec
ta main, comme avec un frémissement de la brise, ces boucles de cheveux,
répandues sur le sol, et qui se mêlent à l'herbe verte. Ecarte-toi de
plusieurs pas, et tu agiras mieux ainsi. Cette chevelure est sacrée;
c'est l'hermaphrodite lui-même qui l'a voulu. Il ne veut pas que des
lèvres humaines embrassent religieusement ses cheveux, parfumés par le
souffle de la montagne, pas plus que son front, qui resplendit, en cet
instant, comme les étoiles du firmament. Mais, il vaut mieux croire
que c'est une étoile elle-même qui est descendue de son orbite, en
traversant l'espace, sur ce front majestueux, qu'elle entoure avec sa
clarté de diamant, comme d'une auréole. La nuit, écartant du doigt sa
tristesse, se revêt de tous ses charmes pour fêter le sommeil de cette
incarnation de la pudeur, de cette image parfaite de l'innocence des
anges: le bruissement des insectes est moins perceptible. Les branches
penchent sur lui leur élévation touffue, afin de le préserver de la
rosée, et la brise, faisant résonner les cordes de sa harpe mélodieuse,
envoie ses accords joyeux, à travers le silence universel, vers ces
paupières baissées, qui croient assister, immobiles, au concert cadencé
des mondes suspendus. Il rêve qu'il est heureux; que sa nature
corporelle a changé: ou que, du moins, il s'est envolé sur un nuage
pourpre, vers une autre sphère, habitée par des êtres de même nature que
lui. Hélas! que son illusion se prolonge jusqu'au réveil de l'aurore!
Il rêve que les fleurs dansent autour de lui en rond, comme d'immenses
guirlandes folles, et l'imprègnent de leurs parfums suaves, pendant
qu'il chante un hymne d'amour, entre les bras d'un être humain d'une
beauté magique. Mais, ce n'est qu'une vapeur crépusculaire que ses bras
entrelacent; et, quand il se réveillera, ses bras ne l'entrelaceront
plus. Ne te réveille pas, hermaphrodite; ne te réveille pas encore, je
t'en supplie. Pourquoi ne veux-tu pas me croire? Dors ... dors toujours.
Que ta poitrine se soulève, en poursuivant l'espoir chimérique du
bonheur, je te le permets; mais, n'ouvre pas tes yeux. Ah! n'ouvre pas
tes yeux! Je veux te quitter ainsi, pour ne pas être témoin de ton
réveil. Peut-être un jour, à l'aide d'un livre volumineux, dans des
pages émues, raconterai-je ton histoire, épouvanté de ce qu'elle
contient, et des enseignements qui s'en dégagent. Jusqu'ici, je ne
l'ai pas pu; car, chaque fois que je l'ai voulu, d'abondantes larmes
tombaient sur le papier, et mes doigts tremblaient, sans que ce fût de
vieillesse. Mais, je veux avoir à la fin ce courage. Je suis indigné
de n'avoir pas plus de nerfs qu'une femme, et de m'évanouir, comme une
petite fille, chaque fois que je réfléchis à ta grande misère. Dors ...
dors toujours; mais n'ouvre pas tes yeux! Adieu, hermaphrodite! Chaque
jour, je ne manquerai pas de prier le ciel pour toi (si c'était pour
moi, je ne le prierais point). Que la paix soit dans ton sein!

       *       *       *       *       *

Quand une femme, à la voix de soprano, émet ses notes vibrantes et
mélodieuses, à l'audition de cette harmonie humaine, mes yeux se
remplissent d'une flamme latente et lancent des étincelles douloureuses,
tandis que dans mes oreilles semble retentir le tocsin de la canonnade.
D'où peut venir cette répugnance profonde pour tout ce qui tient à
l'homme? Si les accords s'envolent des fibres d'un instrument, j'écoute
avec volupté ces notes perlées qui s'échappent en cadence à travers les
ondes élastiques de l'atmosphère. La perception ne transmet à mon ouïe
qu'une impression d'une douceur à fondre les nerfs et la pensée; un
assoupissement ineffable enveloppe de ses pavots magiques, comme d'un
voile qui tamise la lumière du jour, la puissance active de mes sens et
les forces vivaces de mon imagination. On raconte que je naquis entre
les bras de la surdité! Aux premières époques de mon enfance, je
n'entendais pas ce qu'on me disait. Quand, avec les plus grandes
difficultés, on parvint à m'apprendre à parler, c'était seulement, après
avoir lu sur une feuille ce que quelqu'un écrivait, que je pouvais
communiquer, à mon tour, le fil de mes raisonnements. Un jour, jour
néfaste, je grandissais en beauté et en innocence; et chacun admirait
l'intelligence et la bonté du divin adolescent. Beaucoup de consciences
rougissaient quand elles contemplaient ces traits limpides où son âme
avait placé son trône. On ne s'approchait de lui qu'avec vénération,
parce qu'on remarquait dans ses yeux le regard d'un ange. Mais non, je
savais de reste que les roses heureuses de l'adolescence ne devaient pas
fleurir perpétuellement, tressées en guirlandes capricieuses, sur son
front modeste et noble, qu'embrassaient avec frénésie toutes les mères.
Il commençait à me sembler que l'univers, avec sa voûte étoilée de
globes impassibles et agaçants, n'était peut-être pas ce que j'avais
rêvé de plus grandiose. Un jour, donc, fatigué de talonner du pied le
sentier abrupte du voyage terrestre, et de m'en aller, en chancelant
comme un homme ivre, à travers les catacombes obscures de la vie, je
soulevai avec lenteur mes yeux spleenétiques, cernés d'un grand cercle
bleuâtre, vers la concavité du firmament, et j'osai pénétrer, moi, si
jeune, les mystères du ciel! Ne trouvant pas ce que je cherchais, je
soulevai la paupière effarée plus haut, plus haut encore, jusqu'à ce que
j'aperçusse un trône, formé d'excréments humains et d'or, sur lequel
trônait, avec un orgueil idiot, le corps recouvert d'un linceul fait
avec des draps non lavés d'hôpital, celui qui s'intitule lui-même le
Créateur! Il tenait à la main le trône pourri d'un homme mort, et le
portait, alternativement, des yeux au nez et du nez à la bouche; une
fois à la bouche, on devine ce qu'il en faisait. Ses pieds plongeaient
dans une vaste mare de sang en ébullition, à la surface duquel
s'élevaient tout à coup, comme des ténias à travers le contenu d'un pot
de chambre, deux ou trois têtes prudentes, et qui s'abaissaient
aussitôt, avec la rapidité de la flèche: un coup de pied, bien appliqué
sur l'os du nez, était la récompense connue de la révolte au règlement,
occasionnée par le besoin de respirer un autre milieu; car, enfin, ces
hommes n'étaient pas des poissons! Amphibies tout au plus, ils nageaient
entre deux eaux dans ce liquide immonde!... jusqu'à ce que, n'ayant plus
rien dans la main, le Créateur, avec les deux premières griffes du pied,
saisit un autre plongeur par le cou, comme dans une tenaille, et le
soulevât en l'air, en dehors de la vase rougeâtre, sauce exquise! Pour
celui-là, il faisait comme pour l'autre. Il lui dévorait d'abord la
tête, les jambes et les bras, et en dernier lieu le tronc, jusqu'à ce
qu'il ne restât plus rien; car, il croquait les os. Ainsi de suite,
durant les autres heures de son éternité. Quelquefois il s'écriait: «Je
vous ai créés; donc j'ai le droit de faire de vous ce que je veux. Vous
ne m'avez rien fait, je ne dis pas le contraire. Je vous fais souffrir,
et c'est pour mon plaisir.» Et il reprenait son repas cruel, en remuant
sa mâchoire inférieure, laquelle remuait sa barbe pleine de cervelle.
O lecteur, ce dernier détail ne te fait-il pas venir l'eau à la bouche?
N'en mange pas qui vont d'une pareille cervelle, si bonne, toute fraîche
et qui vient d'être pêchée il n'y a qu'un quart d'heure dans le lac aux
_poissons_. Les membres paralysés, et la gorge muette, je contemplai
quelque temps ce spectacle. Trois fois, je faillis tomber à la renverse,
comme un homme qui subit une émotion trop forte; trois fois, je parvins
à me remettre sur les pieds. Pas une fibre de mon corps ne restait
immobile; et je tremblais, comme tremble la lave intérieure d'un volcan.
A la fin, ma poitrine oppressée, ne pouvant chasser avec assez de
vitesse l'air qui donne la vie, les lèvres de ma bouche s'entr'ouvrirent,
et je poussai un cri ... un cri si déchirant ... que je l'entendis! Les
entraves de mon oreille se délièrent d'une manière brusque, le tympan
craqua sous le choc de cette masse d'air sonore repoussée loin de moi
avec énergie, et il se passa un phénomène nouveau dans l'organe condamné
par la nature. Je venais d'entendre un son! Un cinquième sens se révélait
en moi! Mais, quel plaisir eusse-je pu trouver d'une pareille découverte?
Désormais, le son humain n'arriva à mon oreille qu'avec le sentiment de
la douleur qu'engendre la pitié pour une grande injustice. Quand quelqu'un
me parlait, je me rappelais ce que j'avais vu, un jour, au-dessus des
sphères visibles, et la traduction de mes sentiments étouffés en un
hurlement impétueux, dont le timbre était identique à celui de mes
semblables! Je ne pouvais pas lui répondre; car, les supplices exercés
sur la faiblesse de l'homme, dans cette mer hideuse de pourpre, passaient
devant mon front en rugissant comme des éléphants écorchés, et rasaient
de leurs ailes de feu mes cheveux calcinés. Plus tard, quand je connus
davantage l'humanité, à ce sentiment de pitié se joignit une fureur
intense contre cette tigresse marâtre, dont les enfants endurcis ne savent
que maudire et faire le mal. Audace du mensonge! ils disent que le mal
n'est chez eux qu'à l'état d'exception!... Maintenant, c'est fini depuis
longtemps; depuis longtemps, je n'adresse la parole à personne. O vous,
qui que vous soyez, quand vous serez à côté de moi, que les cordes de
votre glotte ne laissent échapper aucune intonation; que votre larynx
immobile n'aille pas s'efforcer de surpasser le rossignol; et vous-même
n'essayez nullement de me faire connaître votre âme à l'aide du langage.
Gardez un silence religieux, que rien n'interrompe; croisez humblement
vos mains sur la poitrine, et dirigez vos paupières sur le bas. Je vous
l'ai dit, depuis la vision qui me fit connaître la vérité suprême, assez
de cauchemars ont sucé avidement ma gorge, pendant les nuits et les jours,
pour avoir encore le courage de renouveler, même par la pensée, les
souffrances que j'éprouvai dans cette heure infernale, qui me poursuit
sans relâche de son souvenir. Oh! quand vous entendez l'avalanche de
neige tomber du haut de la froide montagne; la lionne se plaindre, au
désert aride, de la disparition de ses petits; la tempête accomplir sa
destinée; le condamné mugir, dans la prison, la veille de la guillotine;
et le poulpe féroce raconter, aux vagues de la mer, ses victoires sur
les nageurs et les naufragés, dites-le, ces voix majestueuses ne
sont-elle pas plus belles que le ricanement de l'homme!

       *       *       *       *       *

Il existe un insecte que les hommes nourrissent à leurs frais. Ils ne
lui doivent rien; mais, ils le craignent. Celui-ci, qui n'aime pas le
vin, mais qui préfère le sang, si on ne satisfaisait pas à ses besoins
légitimes, serait capable par un pouvoir occulte, de devenir aussi gros
qu'un éléphant, d'écraser les hommes comme des épis. Aussi faut-il voir
comme on le respecte, comme on l'entoure d'une vénération canine, comme
on le place en haute estime au-dessus des animaux de la création. On lui
donne la tête pour trône, et lui, accroche ses griffes à la racine des
cheveux, avec dignité. Plus tard, lorsqu'il est gras et qu'il entre dans
un âge avancé, en imitant la coutume d'un peuple ancien, on le tue, afin
de ne pas lui faire sentir les atteintes de la vieillesse. On lui fait
des funérailles grandioses, comme à un héros, et la bière, qui le conduit
directement vers le couvercle de la tombe, est portée, sur les épaules,
par les principaux citoyens. Sur la terre humide que le fossoyeur remue
avec sa pelle sagace, on combine des phrases multicolores sur l'immortalité
de l'âme, sur le néant de la vie, sur la volonté inexplicable de la
Providence, et le marbre se referme, à jamais, sur cette existence,
laborieusement remplie, qui n'est plus qu'un cadavre. La foule se disperse,
et la nuit ne tarde pas à couvrir de ses ombres les murailles du cimetière.

Mais, consolez-vous, humains, de sa perte douloureuse. Voici sa famille
innombrable, qui s'avance, et dont il vous a libéralement gratifié, afin
que votre désespoir fût moins amer, et comme adouci par la présence
agréable de ces avortons hargneux, qui deviendront plus tard de
magnifiques poux, ornés d'une beauté remarquable, monstres à allure
de sage. Il a couvé plusieurs douzaines d'oeufs chéris, avec son aile
maternelle, sur vos cheveux, desséchés par la succion acharnée de ces
étrangers redoutables. La période est promptement venue, où les oeufs
ont éclaté. Ne craignez rien, ils ne tarderont pas à grandir, ces
adolescents philosophes, à travers cette vie éphémère. Ils grandiront
tellement, qu'ils vous le feront sentir, avec leurs griffes et leurs
suçoirs.

Vous ne savez pas, vous autres, pourquoi ils ne dévorent pas les os de
votre tête, et qu'ils se contentent d'extraire avec leur pompe, la
quintessence de votre sang. Attendez un instant, je vais vous le dire:
c'est parce qu'ils n'en ont pas la force. Soyez certains que, si leur
mâchoire était conforme à la mesure de leurs voeux infinis, la cervelle,
la rétine des yeux, la colonne vertébrale, tout votre corps y passerait.
Comme une goutte d'eau. Sur la tête d'un jeune mendiant des rues,
observez, avec un microscope, un pou qui travaille; vous m'en donnerez
des nouvelles. Malheureusement ils sont petits, ces brigands de la
longue chevelure. Ils ne seraient pas bons pour être conscrits; car,
ils n'ont pas la taille nécessaire exigée par la loi. Ils appartiennent
au monde lilliputien de ceux de la courte cuisse, et les aveugles
n'hésitent pas à les ranger parmi les infiniment petits. Malheur au
cachalot qui se battrait contre un pou. Il serait dévoré en un clin
d'oeil, malgré sa taille. Il ne resterait pas la queue pour aller
annoncer la nouvelle. L'éléphant se laisse caresser. Le pou, non. Je ne
vous conseille pas de tenter cet essai périlleux. Gare à vous, si votre
main est poilue, ou que seulement elle soit composée d'os et de chair.
C'en est fait de vos doigts. Ils craqueront comme s'ils étaient à la
torture. La peau disparaît par un étrange enchantement. Les poux sont
incapables de commettre autant de mal que leur imagination en médite.
Si vous trouvez un pou dans votre route, passez votre chemin, et ne lui
léchez pas les papilles de la langue. Il vous arriverait quelque
accident. Cela s'est vu. N'importe, je suis déjà content de la quantité
de mal qu'il te fait, ô race humaine; seulement, je voudrais qu'il t'en
fît davantage.

Jusqu'à quand garderas-tu le culte vermoulu de ce dieu, insensible à tes
prières et aux offrandes généreuses que tu lui offres en holocauste
expiatoire? Vois, il n'est pas reconnaissant, ce manitou horrible, des
larges coupes de sang et de cervelle que tu répands sur ses autels,
pieusement décorés de guirlandes de fleurs. Il n'est pas reconnaissant
... car, les tremblements de terre et les tempêtes continuent de sévir
depuis le commencement des choses. Et, cependant, spectacle digne
d'observation, plus il se montre indifférent, plus tu l'admires. On voit
que tu te méfies de ses attributs, qu'il cache; et ton raisonnement
s'appuie sur cette considération, qu'une divinité d'une puissance extrême
peut seule montrer tant de mépris envers les fidèles qui obéissent à sa
religion. C'est pour cela que, dans chaque pays, existent des dieux
divers, ici, le crocodile; là, la vendeuse d'amour; mais, quand il s'agit
du pou, à ce nom sacré, baisant universellement les chaînes de leur
esclavage, tous les peuples s'agenouillent ensemble sur le parvis auguste,
devant le piédestal de l'idole informe et sanguinaire. Le peuple qui
n'obéirait pas à ses propres instincts de rampement, et ferait mine de
révolte, disparaîtrait tôt ou tard de la terre, comme la feuille d'automne,
anéanti par la vengeance du dieu inexorable.

O pou, à la prunelle recroquevillée; tant que les fleuves répandront la
pente de leurs eaux dans les abîmes de la mer; tant que les astres
graviteront sur le sentier de leur orbite; tant que le vide muet n'aura
pas d'horizon; tant que l'humanité déchirera ses propres flancs par des
guerres funestes; tant que la justice divine précipitera ses foudres
vengeresses sur ce globe égoïste; tant que l'homme méconnaîtra son
créateur, et se narguera de lui, non sans raison, en y mêlant du mépris,
ton règne sera assuré sur l'univers, et ta dynastie étendra ses anneaux
de siècle en siècle. Je te salue, soleil levant, libérateur céleste,
toi, l'ennemi invisible de l'homme. Continue de dire à la saleté de
s'unir avec lui dans des embrassements impurs, et de lui jurer, par des
serments, non écrits dans la poudre, qu'elle restera son amante fidèle
jusqu'à l'éternité. Baise de temps en temps la robe de cette grande
impudique, en mémoire des services importants qu'elle ne manque pas de
te rendre. Si elle ne séduisait pas l'homme, avec ses mamelles lascives,
il est probable que tu ne pourrais pas exister, toi, le produit de cet
accouplement raisonnable et conséquent. O fils de la saleté! dis à ta
mère que si elle délaisse la couche de l'homme, marchant à travers des
routes solitaires, seule et sans appui, elle verra son existence
compromise. Que ses entrailles, qui t'ont porté neuf mois dans leurs
parois parfumées, s'émeuvent un instant à la pensée des dangers que
courrait, par suite, leur tendre fruit, si gentil et si tranquille, mais
déjà froid et féroce. Saleté, reine des empires, conserve aux yeux de
ma haine le spectacle de l'accroissement insensible des muscles de ta
progéniture affamée. Pour atteindre ce but, tu sais que tu n'as qu'à te
coller plus étroitement contre les flancs de l'homme. Tu peux le faire,
sans inconvénient pour la pudeur, puisque, tous les deux, vous êtes
mariés depuis longtemps.

Pour moi, s'il m'est permis d'ajouter quelques mots à cet hymne de
glorification, je dirai que j'ai fait construire une fosse, de quarante
lieues carrées, et d'une profondeur relative. C'est là que gît, dans sa
virginité immonde, une mine vivante de poux. Elle remplit les bas-fonds
de la fosse, et serpente ensuite, en larges veines denses, dans toutes
les directions. Voici comment j'ai construit cette mine artificielle.
J'arrachai un pou femelle aux cheveux de l'humanité. On m'a vu se
coucher avec lui pendant trois nuits consécutives, et je le jetai dans
la fosse. La fécondation humaine, qui aurait été nulle dans d'autres
cas pareils, fut acceptée, cette fois, par la fatalité; et, au bout de
quelques jours, des milliers de monstres, grouillant dans un noeud
compacte de matière, naquirent à la lumière. Ce noeud hideux devint,
par le temps, de plus en plus immense, tout en acquérant la propriété
liquide du mercure, et se ramifia en plusieurs branches, qui se
nourrissent, actuellement, en se dévorant elles-mêmes (la naissance est
plus grande que la mortalité), toutes les fois que je ne leur jette pas
en pâture un bâtard qui vient de naître, et dont la mère désirait la
mort, ou un bras que je vais couper à quelque jeune fille, pendant la
nuit, grâce au chloroforme. Tous les quinze ans, les générations de
poux, qui se nourrissent de l'homme, diminuent d'une manière notable,
et prédisent elles-mêmes, infailliblement, l'époque prochaine de leur
complète destruction. Car, l'homme, plus intelligent que son ennemi,
parvient à le vaincre. Alors, avec une pelle infernale qui accroît mes
forces, j'extrais de cette mine inépuisable des blocs de poux, grands
comme des montagnes, je les brise à coups de hache, et je les
transporte, pendant les nuits profondes, dans les artères des cités.
Là, au contact de la température humaine, ils se dissolvent comme aux
premiers jours de leur formation dans les galeries tortueuses de la mine
souterraine, se creusent un lit dans le gravier, et se répandent en
ruisseaux dans les habitations, comme des esprits nuisibles. Le gardien
de la maison aboie sourdement, car il lui semble qu'une légion d'êtres
inconnus perce les pores des murs, et apporte la terreur au chevet du
sommeil. Peut-être n'êtes-vous pas, sans avoir entendu, au moins, une
fois dans votre vie, ces sortes d'aboiements douloureux et prolongés.
Avec ses yeux impuissants, il tâche de percer l'obscurité de la nuit;
car, son cerveau de chien ne comprend pas cela. Ce bourdonnement
l'irrite, et il sent qu'il est trahi. Des millions d'ennemis s'abattent
ainsi, sur chaque cité, comme des nuages de sauterelles. En voilà pour
quinze ans. Ils combattront l'homme, en lui faisant des blessures
cuisantes. Après ce laps de temps, j'en enverrai d'autres. Quand je
concasse les blocs de matière animée, il peut arriver qu'un fragment
soit plus dense qu'un autre. Ses atomes s'efforcent avec rage de séparer
leur agglomération pour aller tourmenter l'humanité; mais, la cohésion
résiste dans sa dureté. Par une suprême convulsion, ils engendrent un
tel effort, que la pierre, ne pouvant pas disperser ses principes
vivants, s'élance elle-même jusqu'au haut des airs comme par un effet de
la poudre, et retombe, en s'enfonçant solidement sous le sol. Parfois,
le paysan rêveur aperçoit un aérolithe fendre verticalement l'espace, en
se dirigeant, du côté du bas, vers un champ de maïs. Il ne sait d'où
vient la pierre. Vous avez maintenant, claire et succinte, l'explication
du phénomène.

Si la terre était couverte de poux, comme de grains de sable le rivage
de la mer, la race humaine serait anéantie, en proie à des douleurs
terribles. Quel spectacle! Moi, avec des ailes d'ange, immobile dans les
airs, pour le contempler!

      *       *       *       *       *

O mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos
savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon coeur,
comme une onde rafraîchissante. J'aspirais instinctivement, dès le
berceau, à boire à votre source, plus ancienne que le soleil, et je
continue encore de fouler le parvis sacré de votre temple solennel, moi,
le plus fidèle de vos initiés. Il y avait du vague dans mon esprit,
un je ne sais quoi épais comme de la fumée; mais, je sus franchir
religieusement les degrés qui mènent à votre autel, et vous avez chassé
ce voile obscur, comme le vent chasse le damier. Vous avez mis, à la
place, une froideur excessive, une prudence consommée et une logique
implacable. A l'aide de votre lait fortifiant, mon intelligence s'est
rapidement développée, et a pris des proportions immenses, au milieu de
cette clarté ravissante dont vous faites présent, avec prodigalité,
à ceux qui vous aiment d'un sincère amour. Arithmétique! algèbre!
géométrie! trinité grandiose! triangle lumineux! Celui qui ne vous a
pas connues est un insensé! Il mériterait l'épreuve des plus grands
supplices; car, il y a du mépris aveugle dans son insouciance ignorante;
mais, celui qui vous connaît et vous apprécie ne veut plus rien des
biens de la terre; se contente de vos jouissances magiques; et, porté
sur vos ailes sombres, ne désire plus que de s'élever, d'un vol léger,
en construisant une hélice ascendante, vers la voûte sphérique des
cieux. La terre ne lui montre que des illusions et des fantasmagories
morales: mais vous, ô mathématiques concises, par l'enchaînement
rigoureux de vos propositions tenaces et la constance de vos lois de
fer, vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant de cette
vérité suprême dont on remarque l'empreinte dans l'ordre de l'univers.
Mais, l'ordre qui vous entoure, représenté surtout par la régularité
parfaite du carré, l'ami de Pythagore, est encore plus grand; car, le
Tout-Puissant s'est révélé complètement, lui et ses attributs, dans ce
travail mémorable qui consista à faire sortir, des entrailles du chaos,
vos trésors de théorèmes et vos magnifiques splendeurs. Aux époques
antiques et dans les temps modernes, plus d'une grande imagination
humaine vit son génie, épouvanté, à la contemplation de vos figures
symboliques tracées sur le papier brûlant, comme autant de signes
mystérieux, vivants d'une haleine latente, que ne comprend pas le
vulgaire profane et qui n'étaient que la révélation éclatante d'axiomes
et d'hiéroglyphes éternels, qui ont existé avant l'univers et qui se
maintiendront après lui. Elle se demande, penchée vers le précipice d'un
point d'interrogation fatal, comment se fait-il que les mathématiques
contiennent tant d'imposante grandeur et tant de vérité incontestable,
tandis que, si elle les compare à l'homme, elle ne trouve en ce dernier
que faux orgueil et mensonge. Alors, cet esprit supérieur, attristé,
auquel la familiarité noble de vos conseils fait sentir davantage la
petitesse de l'humanité et son incomparable folie, plonge sa tête,
blanchie, sur une main décharnée et reste absorbé dans des méditations
surnaturelles. Il incline ses genoux devant vous, et sa vénération rend
hommage à votre visage divin, comme à la propre image du Tout-Puissant.
Pendant mon enfance, vous m'apparûtes, une nuit de mai, aux rayons de la
lune, sur une prairie verdoyante, aux bords d'un ruisseau limpide, tout
les trois égales en grâce et en pudeur, toutes les trois pleines de
majesté comme des reines. Vous fîtes quelques pas vers moi, avec votre
longue robe, flottante comme une vapeur, et vous m'attirâtes vers vos
frères mamelles, comme un fils béni. Alors, j'accourus avec
empressement, mes mains crispées sur votre blanche gorge. Je me suis
nourri, avec reconnaissance, de votre manne féconde, et j'ai senti que
l'humanité grandissait en moi et devenait meilleure. Depuis ce temps, ô
déesses rivales, je ne vous ai pas abandonnées. Depuis ce temps, que de
projets énergiques, que de sympathies, que je croyais avoir gravées sur
les pages de mon coeur, comme sur du marbre, n'ont-elles pas effacé
lentement, de ma raison désabusée, leurs lignes configuratives, comme
l'aube naissante efface les ombres de la nuit! Depuis ce temps, j'ai vu
la mort, dans l'intention, visible à l'oeil nu, de peupler les tombeaux,
ravager les champs de bataille, engraissés par le sang humain et faire
pousser des fleurs matinales par-dessus les funèbres ossements. Depuis
ce temps, j'ai assisté aux révolutions de notre globe; les tremblements
de terre, les volcans, avec leur lave embrasée, le simoun du désert
et les naufrages de la tempête ont eu ma présence pour spectateur
impassible. Depuis ce temps, j'ai vu plusieurs générations humaines
élever, le matin, ses ailes et ses yeux, vers l'espace, avec la joie
inexpériente de la chrysalide qui salue sa dernière métamorphose, et
mourir, le soir, avant le coucher du soleil, la tête courbée, comme des
fleurs fanées que balance le sifflement plaintif du vent. Mais, vous,
vous restez toujours les mêmes. Aucun changement, aucun air empesté
n'effleure les rocs escarpés et les vallées immenses de votre identité.
Vos pyramides modestes dureront davantage que les pyramides d'Egypte,
fourmilières élevées par la stupidité et l'esclavage. La fin des siècles
verra encore, debout sur les ruines du temps, vos chiffres cabalistiques,
vos équations laconiques et vos lignes sculpturales siéger à la droite
vengeresse du Tout-Puissant, tandis que les étoiles s'enfonceront, avec
désespoir, comme des trombes, dans l'éternité d'une nuit horrible et
universelle, et que l'humanité, grimaçante, songera à faire ses comptes
avec le jugement dernier. Merci, pour les services innombrables que vous
m'avez rendus. Merci, pour les qualités étrangères dont vous avez enrichi
mon intelligence. Sans vous, dans ma lutte contre l'homme, j'aurai
peut-être été vaincu. Sans vous, il m'aurait fait rouler dans le sable et
embrasser la poussière de ses pieds. Sans vous, avec une griffe perfide,
il aurait labouré ma chair et mes os. Mais, je me suis tenu sur mes gardes,
comme un athlète expérimenté. Vous me donnâtes la froideur qui surgit de
vos conceptions sublimes, exemptes de passion. Je m'en servis pour rejeter
avec dédain les jouissances éphémères de mon court voyage et pour renvoyer
de ma porte les offres sympathiques, mais trompeuses, de mes semblables.
Vous me donnâtes la prudence opiniâtre qu'on déchiffre à chaque pas dans
vos méthodes admirables de l'analyse, de la synthèse et de la déduction.
Je m'en servis pour dérouter les ruses pernicieuses de mon ennemi mortel,
pour l'attaquer, à mon tour, avec adresse, et plonger, dans les viscères
de l'homme, un poignard aigu qui restera à jamais enfoncé dans son corps;
car, c'est une blessure dont il ne se relèvera pas. Vous me donnâtes la
logique, qui est comme l'âme elle-même de vos enseignements, pleine de
sagesse; avec ses syllogismes, dont le labyrinthe compliqué n'en est que
plus compréhensible, mon intelligence sentit s'accroître du double ses
forces audacieuses. A l'aide de cet auxiliaire terrible, je découvris,
dans l'humanité, en nageant vers les bas-fonds, en face de l'écueil de
la haine, la méchanceté noire et hideuse, qui croupissait au milieu de
miasmes délétères, en s'admirant le nombril. Le premier, je découvris,
dans les ténèbres de ses entrailles, ce vice néfaste, le mal! supérieur
en lui au bien. Avec cette arme empoisonnée que vous me prêtâtes, je
fis descendre, de son piédestal, construit par la lâcheté de l'homme,
le Créateur lui-même! Il grinça des dents et subit cette injure
ignominieuse; car, il avait pour adversaire quelqu'un de plus fort que
lui. Mais, je le laisserai de côté, comme un paquet de ficelles, afin
d'abaisser mon vol ... Le penseur Descartes faisait, une fois, cette
réflexion que rien de solide n'avait été bâti sur vous. C'était une
manière ingénieuse de faire comprendre que le premier venu ne pouvait
pas sur le coup découvrir votre valeur inestimable. En effet, quoi
de plus solide que les trois qualités principales déjà nommées qui
s'élèvent, entrelacées comme une couronne unique, sur le sommet auguste
de votre architecture colossale? Monument qui grandit sans cesse de
découvertes quotidiennes, dans vos mines de diamant, et d'explorations
scientifiques, dans vos superbes domaines. O mathématiques saintes,
puissiez-vous, par votre commerce perpétuel, consoler le reste de mes
jours de la méchanceté de l'homme et de l'injustice du Grand-Tout!

       *       *       *       *       *

«O lampe au bec d'argent, mes yeux t'aperçoivent dans les airs, compagne
de la voûte des cathédrales, et cherchent la raison de cette suspension.
On dit que tes lueurs éclairent, pendant la nuit, la tourbe de ceux qui
viennent adorer le Tout-Puissant et que tu montres aux repentis le
chemin qui mène à l'autel. Ecoute, c'est fort possible; mais ... est-ce
que tu as besoin de rendre de pareils services à ceux auxquels tu ne
dois rien? Laisse, plongées dans les ténèbres, les colonnes des
basiliques; et, lorsqu'une bouffée de la tempête sur laquelle le démon
tourbillonne, emporté dans l'espace, pénétrera, avec lui, dans le saint
lieu, en y répandant l'effroi, au lieu de lutter, courageusement, contre
la rafale empestée du prince du mal, éteins-toi subitement, sous son
souffle fiévreux, pour qu'il puisse, sans qu'on le voie, choisir ses
victimes parmi les croyants agenouillés. Si tu fais cela, tu peux dire
que je te devrai tout mon bonheur. Quand tu reluis ainsi, en répandant
tes clartés indécises, mais suffisantes, je n'ose pas me livrer aux
suggestions de mon caractère, et je reste, sous le portique sacré, en
regardant par le portail entr'ouvert, ceux qui échappent à ma vengeance,
dans le sein du Seigneur. O lampe poétique! toi qui serais mon amie
si tu pouvais me comprendre, quand mes pieds foulent le basalte des
églises, dans les heures nocturnes, pourquoi te mets-tu à briller d'une
manière qui, je l'avoue, me paraît extraordinaire? Tes reflets se
colorent, alors; des nuances blanches de la lumière électrique; l'oeil
ne peut pas te fixer; et tu éclaires d'une flamme nouvelle et puissante
les moindres détails du chenil du Créateur, comme si tu étais en proie
à une sainte colère. Et, quand je me retire après avoir blasphémé, tu
redeviens inaperçue, modeste et pâle, sûre d'avoir accompli un acte de
justice. Dis-moi, un peu; serait-ce parce que tu connais les détours
de mon coeur, que, lorsqu'il m'arrive d'apparaître où tu veilles, tu
t'empresses de désigner ma présence pernicieuse et de porter l'attention
des adorateurs vers le côté où vient de se montrer l'ennemi des hommes?
Je penche vers cette opinion; car, moi aussi, je commence à te
connaître; et je sais qui tu es, vieille sorcière, qui veille si bien
sur les mosquées sacrées, où se pavane, comme la crête d'un coq, ton
maître curieux. Vigilante gardienne, tu t'es donné une mission folle.
Je t'avertis; la première fois que tu me désigneras à la prudence de mes
semblables, par l'augmentation de tes lueurs phosphorescentes, comme je
n'aime pas ce phénomène d'optique, qui n'est mentionné, du reste, dans
aucun livre de physique, je te prends par la peau de ta poitrine, en
accrochant mes griffes aux escarres de ta nuque teigneuse, et je te
jette dans la Seine. Je ne prétends pas que, lorsque je ne te fais rien,
tu te comportes sciemment d'une manière qui me soit nuisible. Là, je te
permettrai de briller autant qu'il me sera agréable; là, tu me nargueras
avec un sourire inextinguible; là, convaincue de l'incapacité de ton
huile criminelle, tu l'urineras avec amertume.» Après avoir parlé ainsi,
Maldoror ne sort pas du temple, et reste les yeux fixés sur la lampe du
saint lieu ... Il croit voir une espèce de provocation, dans l'attitude
de cette lampe, qui l'irrite au plus haut degré, par sa présence
inopportune. Il se dit que, si quelque âme est renfermée dans cette
lampe, elle est lâche de ne pas répondre, à une attaque loyale, par la
sincérité. Il bat l'air de ses bras nerveux et souhaiterait que la lampe
se transformât en homme; il lui ferait passer un mauvais quart d'heure,
il se le promet. Mais, le moyen qu'une lampe se change en homme; ce
n'est pas naturel. Il ne se résigne pas, et va chercher, sur le parvis
de la misérable pagode, un caillou plat, à tranchant effilé. Il le lance
en l'air avec force ... la chaîne est coupée, par le milieu, comme
l'herbe par la faux, et l'instrument du culte tombe à terre, en
répandant son huile sur les dalles ... Il saisit la lampe pour la porter
dehors, mais elle résiste et grandit. Il lui semble voir des ailes sur
ses flancs, et la partie supérieure revêt la forme d'un buste d'ange. Le
tout veut s'élever en l'air pour prendre son essor; mais il le retient
d'une main ferme. Une lampe et un ange qui forment un même corps, voilà
ce que l'on ne voit pas souvent. Il reconnaît la forme de la lampe; il
reconnaît la forme de l'ange; mais, il ne peut pas les scinder dans son
esprit; en effet, dans la réalité, elles sont collées l'une dans
l'autre, et ne forment qu'un corps indépendant et libre; mais, lui croit
que quelque nuage a voilé ses yeux, et lui a fait perdre un peu de
l'excellence de sa vue. Néanmoins, il se prépare à la lutte avec courage,
car son adversaire n'a pas peur. Les gens naïfs racontent, à ceux qui
veulent les croire, que le portail sacré se referma de lui-même, en
roulant sur ses gonds affligés, pour que personne ne pût assister à cette
lutte impie, dont les péripéties allaient se dérouler dans l'enceinte du
sanctuaire violé. L'homme au manteau, pendant qu'il reçoit des blessures
cruelles avec un glaive invisible, s'efforce de rapprocher de sa bouche
la figure de l'ange; il ne pense qu'à cela, et tous ses efforts se portent
vers ce but. Celui-ci perd son énergie, et paraît pressentir sa destinée.
Il ne lutte plus que faiblement, et l'on voit le moment où son adversaire
pourra l'embrasser à son aise, si c'est ce qu'il veut faire. Eh bien, le
moment est venu. Avec ses muscles, il étrangle la gorge de l'ange, qui ne
peut plus respirer, et lui renverse le visage, en l'appuyant sur sa
poitrine odieuse. Il est un instant touché du sort qui attend cet être
céleste, dont il aurait volontiers fait son ami. Mais, il se dit que c'est
l'envoyé du Seigneur, et il ne peut pas retenir son courroux. C'en est
fait; quelque chose d'horrible va rentrer dans la cage du temps! Il se
penche, et porte la langue, imbibée de salive, sur cette joue angélique,
qui jette des regards suppliants. Il promène quelque temps sa langue sur
cette joue. Oh!... voyez!... voyez donc!... la joue blanche et rose est
devenue noire, comme un charbon! Elle exhale des miasmes putrides. C'est
la gangrène; il n'est plus permis d'en douter. Le mal rongeur s'étend sur
toute la figure, et de là, exerce ses furies sur les parties basses;
bientôt, tout le corps n'est qu'une vaste plaie immonde. Lui-même,
épouvanté (car, il ne croyait pas que sa langue contînt un poison d'une
telle violence), il ramasse la lampe et s'enfuit de l'église. Une fois
dehors, il aperçoit dans les airs une forme noirâtre, aux ailes brûlées,
qui dirige péniblement son vol vers les régions du ciel. Ils se regardent
tous les deux, pendant que l'ange monte vers les hauteurs sereines du
bien, et que lui, Maldoror, au contraire, descend vers les abîmés
vertigineux du mal ... Quel regard! Tout ce que l'humanité a pensé
depuis soixante siècles, et ce qu'elle pensera encore, pendant les
siècles suivants, pourrait y contenir aisément, tant de choses se
dirent-ils, dans cet adieu suprême! Mais, on comprend que c'étaient des
pensées plus élevées que celles qui jaillissent de l'intelligence
humaine; d'abord, à cause des deux personnages, et puis, à cause de la
circonstance. Ce regard les noua d'une amitié éternelle. Il s'étonne
que le Créateur puisse avoir des missionnaires d'une âme si noble. Un
instant, il croit s'être trompé, et se demande s'il aurait dû suivre la
route du mal, comme il l'a fait. Le trouble est passé; il persévère dans
sa résolution; et il est glorieux, d'après lui, de vaincre tôt ou tard
le Grand-Tout, afin de régner à sa place sur l'univers entier, et sur
des légions d'anges aussi beaux. Celui-ci lui fait comprendre; sans
parler, qu'il reprendra sa forme primitive, à mesure qu'il montera vers
le ciel; laisse tomber une larme, qui rafraîchit le front de celui qui
lui a donné la gangrène; et disparaît peu à peu, comme un vautour, en
s'élevant au milieu des nuages. Le coupable regarde la lampe, cause de
ce qui précède. Il court comme un insensé à travers les rues, se dirige
vers la Seine, et lance la lampe par dessus le parapet. Elle
tourbillonne pendant quelques instants, et s'enfonce définitivement dans
les eaux bourbeuses. Depuis ce jour, chaque soir, dès la tombée de la
nuit, l'on voit une lampe brillante qui surgit et se maintient,
gracieusement, sur la surface du fleuve, à la hauteur du pont Napoléon,
en portant, au lieu d'anse, deux mignonnes ailes d'ange. Elle s'avance
lentement, sur les eaux, passe sous les arches du pont de la Gare et du
pont d'Austerlitz, et continue son sillage silencieux, sur la Seine,
jusqu'au pont de l'Alma. Une fois en cet endroit, elle remonte avec
facilité le cours de la rivière, et revient au bout de quatre heures à
son point de départ. Ainsi de suite, pendant toute la nuit. _Ses lueurs,
blanches comme la lumière électrique_, effacent les becs de gaz qui
longent les deux rives, et, entre lesquels, elle s'avance comme une
reine, solitaire, impénétrable, _avec un sourire inextinguible, sans que
son huile se répande avec amertume_. Au commencement, les bateaux lui
faisaient la chasse; mais, elle déjouait ces vains efforts, échappait
à toutes les poursuites, en plongeant, comme une coquette, et
reparaissait, plus loin, à une grande distance. Maintenant, les marins
superstitieux, lorsqu'ils la voient, rament vers une direction opposée,
et retiennent leurs chansons. Quand vous passez sur un pont, pendant la
nuit, faites bien attention: vous êtes sûr de voir briller la lampe, ici
ou là; mais, on dit qu'elle ne se montre pas à tout le monde. Quand il
passe sur les ponts un être humain qui a quelque chose sur la conscience,
elle éteint subitement ses reflets, et le passant, épouvanté, fouille en
vain, d'un regard désespéré, la surface et le limon du fleuve. Il sait ce
que cela signifie. Il voudrait croire qu'il a vu la céleste lueur; mais,
il se dit que la lumière venait du devant des bateaux ou de la réflexion
des becs de gaz; et il a raison ... Il sait que, cette disparition, c'est
lui qui en est la cause; et, plongé dans de tristes réflexions, il hâte
le pas pour gagner sa demeure. Alors, la lampe au bec d'argent reparaît
à la surface, et poursuit sa marche, à travers des arabesques élégantes
et capricieuses.

       *       *       *       *       *

Écoutez les pensées de mon enfance, quand je me réveillais, humains,
à la verge rouge: «Je viens de me réveiller; mais, ma pensée est encore
engourdie. Chaque matin, je ressens un poids dans la tête. Il est rare
que je trouve le repos dans la nuit; car, des rêves affreux me
tourmentent, quand je parviens à m'endormir. Le jour, ma pensée se
fatigue dans des méditations bizarres, pendant que mes yeux errent au
hasard dans l'espace; et, la nuit, je ne peux pas dormir. Quand faut-il
alors que je dorme? Cependant la nature a besoin de réclamer ses droits.
Comme je la dédaigne, elle rend ma figure pâle et fait luire mes yeux
avec la flamme aigre de la fièvre. Au reste, je ne demanderais pas mieux
que de ne pas épuiser mon esprit à réfléchir continuellement; mais,
quand même je ne le voudrais pas, mes sentiments consternés m'entraînent
invinciblement vers cette pente. Je me suis aperçu que les autres
enfants sont comme moi; mais, ils sont plus pâles encores, et leurs
sourcils sont froncés, comme ceux des hommes, nos frères aînés. O
Créateur de l'univers, je ne manquerai pas, ce matin, de t'offrir
l'encens de ma prière enfantine. Quelquefois je l'oublie, et j'ai
remarqué que, ces jours-là, je me sens plus heureux qu'à l'ordinaire;
ma poitrine s'épanouit, libre de toute contrainte, et je respire, plus
à l'aise, l'air embaumé des champs; tandis que, lorsque j'accomplis le
pénible devoir, ordonné par mes parents, de t'adresser quotidiennement
un cantique de louanges, accompagné de l'ennui inséparable que me cause
sa laborieuse invention, alors, je suis triste et irrité, le reste de la
journée, parce qu'il ne me semble pas logique et naturel de dire ce que
je ne pense pas, et je recherche le recul des immenses solitudes. Si je
leur demande l'explication de cet état étrange de mon âme, elles ne me
répondent pas. Je voudrais t'aimer et t'adorer; mais, tu es trop
puissant, et il y a de la crainte dans mes hymnes. Si, par une seule
manifestation de ta pensée, tu peux détruire ou créer des mondes, mes
faibles prières ne te seront pas utiles; si, quand il te plaît, tu
envoies le choléra ravager les cités, ou la mort emporter dans ses
serres, sans aucune distinction, les quatre âges de la vie, je ne veux
pas me lier avec un ami si redoutable. Non pas que la haine conduise le
fil de mes raisonnements; mais, j'ai peur, au contraire, de ta propre
haine, qui, par un ordre capricieux, peut sortir de ton coeur et devenir
immense, comme l'envergure du condor des Andes. Tes amusements
équivoques ne sont pas à ma portée, et j'en serais probablement la
première victime. Tu es le Tout-Puissant; je ne te conteste pas ce
titre, puisque, toi seul, as le droit de le porter, et que tes désirs,
aux conséquences funestes ou heureuses, n'ont de terme que toi-même.
Voilà précisément pourquoi il me serait douloureux de marcher à côté de
ta cruelle tunique de saphir, non pas comme ton esclave, mais pouvant
l'être d'un moment à l'autre. Il est vrai que, lorsque tu descends en
toi-même, pour scruter ta conduite souveraine, si le fantôme d'une
injustice passée, commise envers cette malheureuse humanité, qui t'a
toujours obéi, comme ton ami le plus fidèle, dresse, devant toi, les
vertèbres immobiles d'une épine dorsale vengeresse, ton oeil hagard
laisse tomber la larme épouvantée du remords tardif, et qu'alors, les
cheveux hérissés, tu crois, toi-même, prendre, sincèrement, la
résolution de suspendre, à jamais, aux broussailles du néant, les jeux
inconcevables de ton imagination de tigre, qui serait burlesque, si elle
n'était pas lamentable; mais, je sais aussi que la constance n'a pas
fixé, dans tes os, comme une moelle tenace, le harpon de sa demeure
éternelle, et que tu retombes assez souvent, toi et tes pensées,
recouvertes de la lèpre noire de l'erreur, dans le lac funèbre des
sombres malédictions. Je veux croire que celles-ci sont inconscientes
(quoiqu'elles n'en renferment pas moins leur venin fatal), et que le mal
et le bien, unis ensemble, se répandent en bonds impétueux de ta royale
poitrine gangrenée, comme le torrent du rocher, par le charme secret
d'une force aveugle; mais, rien ne m'en fournit la preuve. J'ai vu, trop
souvent, tes dents immondes claquer de rage, et ton auguste face,
recouverte de la mousse des temps, rougir, comme un charbon ardent, à
cause de quelque futilité microscopique que les hommes avaient commise,
pour pouvoir m'arrêter, plus longtemps, devant le poteau indicateur de
cette hypothèse bonasse. Chaque jour, les mains jointes, j'élèverai vers
toi les accents de mon humble prière, puisqu'il le faut: mais, je t'en
supplie, que ta providence ne pense pas à moi; laisse-moi de côté, comme
le vermisseau qui rampe sous la terre. Sache que je préférerais me
nourrir avidement des plantes marines d'îles inconnues et sauvages, que
les vagues tropicales entraînent, au milieu de ces parages, dans leur
sein écumeux, que de savoir que tu m'observes, et que tu portes, dans ma
conscience, ton scalpel qui ricane. Elle vient de te révéler la totalité
de mes pensées, et j'espère que ta prudence applaudira facilement au bon
sens dont elles gardent l'ineffaçable empreinte. A part ces réserves
faites sur le genre de relations plus ou moins intimes que je dois
garder avec toi, ma bouche est prête, à n'importe quelle heure du jour,
à exhaler, comme un souffle artificiel, le flot de mensonges que ta
gloriole exige sévèrement de chaque humain, dès que l'aurore s'élève
bleuâtre, cherchant la lumière dans les replis de satin du crépuscule,
comme, moi, je recherche la bonté, excité par l'amour du bien. Mes
années ne sont pas nombreuses, et, cependant, je sens déjà que la bonté
n'est qu'un assemblage de syllabes sonores; je ne l'ai trouvée nulle
part. Tu laisses trop percer ton caractère; il faudrait le cacher avec
plus d'adresse. Au reste, peut-être que je me trompe et que tu fais
exprès; car, tu sais mieux qu'un autre comment te conduire. Les hommes,
eux, mettent leur gloire à t'imiter; c'est pourquoi la bonté sainte ne
reconnaît pas son tabernacle dans leurs yeux farouches: tel père, tel
fils. Quoi qu'on doive penser de ton intelligence, je n'en parle que
comme un critique impartial. Je ne demande pas mieux que d'avoir été
induit en erreur. Je ne désire pas te montrer la haine que je te porte
et que je couve avec amour, comme une fille chérie; car, il vaut mieux
la cacher à tes yeux et prendre seulement, devant toi, l'aspect d'un
censeur sévère, chargé de contrôler tes actes impurs. Tu cesseras
ainsi tout commerce actif avec elle, tu l'oublieras et tu détruiras
complètement cette punaise avide qui ronge ton foie. Je préfère plutôt
te faire entendre des paroles de rêverie et de douceur ... Oui, c'est
toi qui as créé le monde et tout ce qu'il renferme. Tu es parfait.
Aucune vertu ne te manque. Tu es très puissant, chacun le sait. Que
l'univers entier entonne, à chaque heure du temps, ton cantique éternel!
Les oiseaux te bénissent, en prenant leur essor dans la campagne. Les
étoiles t'appartiennent ... Ainsi soit-il!» Après ces commencements,
étonnez-vous de me trouver tel que je suis!

       *       *       *       *       *

Je cherchais une âme qui me ressemblât, et je ne pouvais pas la trouver.
Je fouillais tous les recoins de la terre; ma persévérance était
inutile. Cependant, je ne pouvais pas rester seul. Il fallait quelqu'un
qui approuvât mon caractère; il fallait quelqu'un qui eût les mêmes
idées que moi. C'était le matin: le soleil se leva à l'horizon dans
toute sa magnificence, et voilà qu'à mes yeux se lève aussi un jeune
homme, dont la présence engendrait des fleurs sur son passage. Il
s'approcha de moi, et, me tendant la main: «Je suis venu vers toi, toi,
qui me cherches. Bénissons ce jour heureux.» Mais, moi: «Va-t-en; je ne
t'ai pas appelé: je n'ai pas besoin de ton amitié ...» C'était le soir;
la nuit commençait à étendre la noirceur de son voile sur la nature. Une
belle femme, que je ne faisais que distinguer, étendait aussi sur moi
son influence enchanteresse, et me regardait avec compassion; cependant,
elle n'osait me parler. Je dis: «Approche-toi de moi, afin que je
distingue nettement les traits de ton visage; car, la lumière des
étoiles n'est pas assez forte, pour les éclairer à cette distance.»
Alors, avec une démarche modeste, et les yeux baissés, elle foula
l'herbe du gazon, en se dirigeant de mon côté. Dès que je la vis: «Je
vois que la bonté et la justice ont fait résidence dans ton coeur: nous
ne pourrions pas vivre ensemble. Maintenant, tu admires ma beauté, qui
a bouleversé plus d'une; mais, tôt ou tard, tu te repentirais de m'avoir
consacré ton amour; car tu ne connais pas mon âme. Non que je te sois
jamais infidèle: celle qui se livre à moi avec tant d'abandon et de
confiance, avec autant de confiance et d'abandon, je me livre à elle;
mais, mets-te le dans la tête, pour ne jamais l'oublier: les loups et
les agneaux ne se regardent pas avec des yeux doux.» Que me fallait-il
donc, à moi, qui rejetais, avec tant de dégoût, ce qu'il y avait de plus
beau dans l'humanité! ce qu'il me fallait, je n'aurais pas su le dire.
Je n'étais pas encore habitué à me rendre un compte rigoureux des
phénomènes de mon esprit, au moyen des méthodes que recommande la
philosophie. Je m'assis sur un roc, près de la mer. Un navire venait
de mettre toutes voiles dehors pour s'éloigner de ce parage: un point
imperceptible venait de paraître à l'horizon, et s'approchait peu à peu,
poussé par la rafale, en grandissant avec rapidité. La tempête allait
commencer ses attaques, et déjà le ciel s'obscurcissait, en devenant
d'un noir presque aussi hideux que le coeur de l'homme. Le navire, qui
était un grand vaisseau de guerre, venait de jeter toutes ses ancres,
pour ne pas être balayé sur les rochers de la côte. Le vent sifflait
avec fureur des quatre points cardinaux, et mettait les voiles en
charpie. Les coups de tonnerre éclataient au milieu des éclairs, et ne
pouvaient surpasser le bruit des lamentations qui s'entendaient sur la
maison sans bases, sépulcre mouvant. Le roulis de ces masses aqueuses
n'était pas parvenu à rompre les chaînes des ancres; mais, leurs
secousses avaient entr'ouvert une voie d'eau, sur les flancs du navire.
Brèche énorme; car, les pompes ne suffisent pas à rejeter les paquets
d'eau salée qui viennent, en écumant, s'abattre sur le pont, comme des
montagnes. Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais,
il sombre avec lenteur ... avec majesté. Celui qui n'a pas vu un
vaisseau sombrer au milieu de l'ouragan, de l'intermittence des éclairs
et de l'obscurité la plus profonde, pendant que ceux qu'il contient sont
accablés de ce désespoir que vous savez, celui-là ne connaît pas les
accidents de la vie. Enfin, il s'échappe un cri universel de douleur
immense d'entre les flancs du vaisseau, tandis que la mer redouble ses
attaques redoutables. C'est le cri qu'a fait pousser l'abandon des
forces humaines. Chacun s'enveloppe dans le manteau de la résignation,
et remet son sort entre les mains de Dieu. On s'accule comme un troupeau
de moutons. Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme;
mais, il sombre avec lenteur ... avec majesté. Ils ont fait jouer les
pompes pendant tout le jour. Efforts inutiles. La nuit est venue,
épaisse, implacable, pour mettre le comble à ce spectacle gracieux.
Chacun se dit qu'une fois dans l'eau, il ne pourra plus respirer; car,
d'aussi loin qu'il fait revenir sa mémoire, il ne se reconnaît aucun
poisson pour ancêtre: mais, il s'exhorte à retenir son souffle le plus
longtemps possible, afin de prolonger sa vie de deux ou trois secondes;
c'est là l'ironie vengeresse qu'il veut adresser à la mort ... Le navire
en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec
lenteur ... avec majesté. Il ne sait pas que le vaisseau, en s'enfonçant,
occasionne une puissante circonvolution des houles autour d'elles-mêmes;
que le limon bourbeux s'est mêlé aux eaux troublées, et qu'une force qui
vient de dessous, contrecoup de la tempête qui exerce ses ravages en haut,
imprime à l'élément des mouvements saccadés et nerveux. Ainsi, malgré la
provision de sang-froid qu'il ramasse d'avance, le futur noyé, après
réflexion plus ample, devra se sentir heureux, s'il prolonge sa vie, dans
les tourbillons de l'abîme, de la moitié d'une respiration ordinaire, afin
de faire bonne mesure. Il lui sera donc impossible de narguer la mort, son
suprême voeu. Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais,
il sombre avec lenteur ... avec majesté. C'est une erreur. Il ne tire plus
des coups de canon, il ne sombre pas. La coquille de noix s'est engouffrée
complètement. O ciel! comment peut-on vivre, après avoir éprouvé tant de
voluptés! Il venait de m'être donné d'être témoin des agonies de mort de
plusieurs de mes semblables. Minute par minute, je suivais les péripéties
de leurs angoisses. Tantôt, le beuglement de quelque vieille, devenue folle
de peur, faisait prime sur le marché. Tantôt, le seul glapissement d'un
enfant en mamelles empêchait d'entendre le commandement des manoeuvres.
Le vaisseau était trop loin pour percevoir distinctement les gémissements
que m'apportait la rafale; mais, je le rapprochais par la volonté, et
l'illusion d'optique était complète. Chaque quart d'heure, quand un coup
de vent, plus fort que les autres, rendant ses accents lugubres à travers
le cri des pétrels effarés, disloquait le navire dans un craquement
longitudinal, et augmentait les plaintes de ceux qui allaient être offerts
en holocauste à la mort, je m'enfonçais dans la joue la pointe aiguë d'un
fer, et je pensais secrètement: «Ils souffrent davantage!» J'avais au
moins, ainsi, un terme de comparaison. Du rivage, je les apostrophais,
en leur lançant des imprécations et des menaces. Il me semblait qu'ils
devaient m'entendre! Il me semblait que ma haine et mes paroles,
franchissant la distance, anéantissaient les lois physiques du son, et
parvenaient, distinctes, à leurs oreilles, assourdies par les mugissements
de l'océan en courroux! Il me semblait qu'ils devaient penser à moi, et
exhaler leur vengeance en impuissante rage! De temps à autre, je jetais
les yeux vers les cités, endormies sur la terre ferme; et, voyant que
personne ne se doutait qu'un vaisseau allait sombrer, à quelques milles
du rivage, avec une couronne d'oiseaux de proie et un piédestal de géants
aquatiques, au ventre vide, je reprenais courage, et l'espérance me
revenait: j'étais donc sûr de leur perte! Ils ne pouvaient échapper! Par
surcroît de précaution, j'avais été chercher mon fusil à deux coups, afin
que, si quelque naufragé était tenté d'aborder les rochers à la nage, pour
échapper à une mort imminente, une balle sur l'épaule lui fracassât le
bras, et l'empêchât d'accomplir son dessein. Au moment le plus furieux de
la tempête, je vis, surnageant sur les eaux, avec des efforts désespérés,
une tête énergique, aux cheveux hérissés. Il avalait des litres d'eau, et
s'enfonçait dans l'abîme, ballotté comme un liège. Mais, bientôt, il
apparaissait de nouveau, les cheveux ruisselants: et, fixant l'oeil sur
le rivage, il semblait défier la mort. Il était admirable de sang-froid.
Une large blessure sanglante, occasionnée par quelque pointe d'écueil
caché, balafrait son visage intrépide et noble. Il ne devait pas avoir
plus de seize ans; car, à peine, à travers les éclairs qui illuminaient
la nuit, le duvet de la pèche s'apercevait sur sa lèvre. Et maintenant,
il n'était plus qu'à deux cents mètres de la falaise; et je le dévisageais
facilement. Quel courage! Quel esprit indomptable! Comme la fixité de sa
tête semblait narguer le destin, tout en fendant avec vigueur l'onde, dont
les sillons s'ouvraient difficilement devant lui!... Je l'avais décidé
d'avance. Je me devais à moi-même de tenir ma promesse: l'heure dernière
avait sonné pour tous, aucun ne devait en échapper. Voilà ma résolution;
rien ne la changerait ... Un son sec s'entendit, et la tête aussitôt
s'enfonça, pour ne plus reparaître. Je ne pris pas à ce meurtre autant de
plaisir qu'on pourrait le croire; et c'était, précisément, parce que
j'étais rassasié de toujours tuer, que je le faisais dorénavant par simple
habitude, dont on ne peut se passer, mais, qui ne procure qu'une jouissance
légère. Le sens est émoussé, endurci. Quelle volupté ressentir à la mort
de cet être humain, quand il y en avait plus d'une centaine, qui allaient
s'offrir à moi, en spectacle, dans leur lutte dernière contre les flots,
une fois le navire submergé? A cette mort, je n'avais même pas l'attrait
du danger; car, la justice humaine, bercée par l'ouragan de cette nuit
affreuse, sommeillait dans les maisons, à quelques pas de moi. Aujourd'hui
que les années pèsent sur mon corps, je le dis avec sincérité, comme une
vérité suprême et solennelle: je n'étais pas aussi cruel qu'on l'a raconté
ensuite, parmi les hommes; mais, des fois, leur méchanceté exerçait ses
ravages persévérants pendant des années entières. Alors, je ne connaissais
plus de borne à ma fureur; il me prenait des accès de cruauté, et je
devenais terrible pour celui qui s'approchait de mes yeux hagards, si
toutefois il appartenait à ma race. Si c'était un cheval ou un chien,
je le laissais passer: avez-vous entendu ce que je viens de dire?
Malheureusement, la nuit de cette tempête, j'étais dans un de ces accès,
ma raison s'était envolée (car, ordinairement, j'étais aussi cruel, mais
plus prudent); et tout ce qui tomberait, cette fois-là, entre mes mains,
devait périr: je ne prétends pas m'excuser de mes torts. La faute n'en
est pas toute à mes semblables. Je ne fais que constater ce qui est, en
attendant le jugement dernier qui me fait gratter la nuque d'avance ...
Que m'importe le jugement dernier! Ma raison ne s'envole jamais, comme je
le disais pour vous tromper. Et, quand je commets un crime, je sais ce que
je fais: je ne voulais pas faire autre chose! Debout sur le rocher, pendant
que l'ouragan fouettait mes cheveux et mon manteau, j'épiais dans l'extase
cette force de la tempête, s'acharnant sur un navire, sous un ciel sans
étoiles. Je suivis, dans une attitude triomphante, toutes les péripéties
de ce drame, depuis l'instant où le vaisseau jeta ses ancres, jusqu'au
moment où il s'engloutit, habit fatal qui entraîna, dans les boyaux de la
mer, ceux qui s'en étaient revêtus comme d'un manteau. Mais, l'instant
s'approchait, où j'allais, moi-même, me mêler comme acteur à ces scènes
de la nature bouleversée. Quand la place où le vaisseau avait soutenu le
combat montra clairement que celui-ci avait été passer le reste de ses
jours au rez-de-chaussée de la mer, alors, ceux qui avaient été emportés
avec les flots reparurent en partie à la surface. Ils se prirent à
bras-le-corps, deux par deux, trois par trois; c'était le moyen de ne pas
sauver leur vie; car, leurs mouvements devenaient embarrassés, et ils
coulaient bas comme des cruches percées ... Quelle est cette armée de
monstres marins qui fend les flots avec vitesse? Ils sont six; leurs
nageoires sont vigoureuses, et s'ouvrent un passage, à travers les vagues
soulevées. De tous ces êtres humains, qui remuent les quatre membres dans
ce continent peu ferme, les requins ne font bientôt qu'une omelette sans
oeufs, et se la partagent d'après la loi du plus fort. Le sang se mêle aux
eaux, et les eaux se mêlent au sang. Leurs yeux féroces éclairent
suffisamment la scène du carnage ... Mais, quel est encore ce tumulte des
eaux, là-bas, à l'horizon? On dirait une trombe qui s'approche. Quels
coups de rame! J'aperçois ce que c'est. Une énorme femelle de requin vient
prendre part au pâté de foie de canard, et manger du bouilli froid. Elle
est furieuse; car, elle arrive affamée. Une lutte s'engage entre elle et
les requins, pour se disputer les quelques membres palpitants qui flottent
par-ci, par-là, sans rien dire, sur la surface de la crème rouge. A droite,
à gauche, elle lance des coups de dent qui engendrent des blessures
mortelles. Mais, trois requins vivants l'entourent encore, et elle est
obligée de tourner en tous sens, pour déjouer leurs manoeuvres. Avec une
émotion croissante, inconnue jusqu'alors, le spectateur, placé sur le
rivage, suit cette bataille navale d'un nouveau genre. Il a les yeux fixés
sur cette courageuse femelle de requin, aux dents si fortes. Il n'hésite
plus, il épaule son fusil, et, avec son adresse habituelle, il loge sa
deuxième balle dans l'ouïe d'un des requins, au moment où il se montrait
au-dessus d'une vague. Restent deux requins qui n'en témoignent qu'un
acharnement plus grand. Du haut du rocher, l'homme à la salive saumâtre,
se jette à la mer, et nage vers le tapis agréablement coloré, en tenant
à la main ce couteau d'acier qui ne l'abandonne jamais. Désormais, chaque
requin a affaire à un ennemi. Il s'avance vers son adversaire fatigué, et,
prenant son temps, lui enfonce dans le ventre sa lame aiguë. La citadelle
mobile se débarrasse facilement du dernier adversaire ... Se trouvent en
présence le nageur et la femelle de requin, sauvée par lui. Ils se
regardèrent entre les yeux pendant quelques minutes: et chacun s'étonna
de trouver tant de férocité dans les regards de l'autre. Ils tournent en
rond en nageant, ne se perdent pas de vue, et se disent à part soi: «Je
me suis trompé jusqu'ici; en voilà un qui est plus méchant.» Alors, d'un
commun accord, entre deux eaux, ils glissèrent l'un vers l'autre, avec
une admiration mutuelle, la femelle de requin écartant l'eau de ses
nageoires, Maldoror battant l'onde avec ses bras: et retinrent leur
souffle, dans une vénération profonde, chacun désireux de contempler,
pour la première fois, son portrait vivant. Arrivés à trois mètres de
distance, sans faire aucun effort, ils tombèrent brusquement l'un contre
l'autre, comme deux aimants, et s'embrassèrent avec dignité et
reconnaissance, dans, une étreinte aussi tendre que celle d'un frère ou
d'une soeur. Les désirs charnels suivirent de près cette démonstration
d'amitié. Deux cuisses nerveuses se collèrent étroitement à la peau
visqueuse du monstre, comme deux sangsues; et, les bras et les nageoires
entrelacés autour du corps de l'objet aimé qu'ils entourèrent avec amour,
tandis que leurs gorges et leurs poitrines ne faisaient bientôt plus
qu'une masse glauque aux exhalaisons de goëmon; au milieu de la tempête
qui continuait de sévir; à la lueur des éclairs; ayant pour lit d'hyménée
la vague écumeuse, emportés par un courant sous-marin comme dans un
berceau, et roulant sur eux-mêmes, vers les profondeurs de l'abîme, ils
se réunirent dans un accouplement long, chaste et hideux!... Enfin, je
venais de trouver quelqu'un qui me ressemblât!... Désormais, je n'étais
plus seul dans la vie!... Elle avait les mêmes idées que moi!... J'étais
en face de mon premier amour!

       *       *       *       *       *

La Seine entraîne un corps humain. Dans ces circonstances, elle prend
des allures solennelles. Le cadavre gonflé se soutient sur les eaux; il
disparaît sous l'arche d'un pont; mais, plus loin, on le voit apparaître
de nouveau, tournant lentement sur lui-même, comme une roue de moulin,
et s'enfonçant par intervalles. Un maître de bateau, à l'aide d'une
perche, l'accroche au passage, et le ramène à terre. Avant de
transporter le corps à la Morgue, on le laisse quelque temps sur la
berge, pour le ramener à la vie. La foule compacte se rassemble autour
du corps. Ceux qui ne peuvent pas voir, parce qu'ils sont derrière,
poussent, tant qu'ils peuvent, ceux qui sont devant. Chacun se dit: «Ce
n'est pas moi qui me serais noyé.» On plaint le jeune homme qui s'est
suicidé; on l'admire; mais, on ne l'imite pas. Et, cependant, lui, a
trouvé très naturel de se donner la mort, ne jugeant rien sur la terre
capable de le contenter, et aspirant plus haut. Sa figure est distinguée,
et ses habits sont riches. A-t-il encore dix-sept ans? C'est mourir jeune!
La foule paralysée continue de jeter sur lui ses yeux immobiles ... Il
se fait nuit. Chacun se retire silencieusement. Aucun n'ose renverser le
noyé, pour lui faire rejeter l'eau qui remplit son corps. On a craint de
passer pour sensible, et aucun n'a bougé, retranché dans le col de sa
chemise. L'un s'en va, en sifflotant aigrement une tyrolienne absurde;
l'autre fait claquer ses doigts comme des castagnettes ... Harcelé par
sa pensée sombre, Maldoror, sur son cheval, passe près de cet endroit,
avec la vitesse de l'éclair. Il aperçoit le noyé; cela suffit. Aussitôt,
il a arrêté son coursier, et est descendu de l'étrier. Il soulève le
jeune homme sans dégoût, et lui fait rejeter l'eau avec abondance. A la
pensée que ce corps inerte pourrait revivre sous sa main, il sent son
coeur bondir, sous cette impression excellente, et redouble de courage.
Vains efforts! Vains efforts, ai-je dit, et c'est vrai. Le cadavre reste
inerte, et se laisse tourner en tous sens. Il frotte les tempes; il
frictionne ce membre-ci, ce membre-là: il souffle pendant une heure, dans
la bouche, en pressant ses lèvres contre les lèvres de l'inconnu. Il lui
semble enfin sentir sous sa main, appliquée contre la poitrine, un léger
battement. Le noyé vit! A ce moment suprême, on put remarquer que
plusieurs rides disparurent du front du cavalier, et le rajeunirent de
dix ans. Mais, hélas! les rides reviendront, peut-être demain, peut-être
aussitôt qu'il se sera éloigné des bords de la Seine. En attendant, le
noyé ouvre des yeux ternes, et, par un sourire blafard, remercie son
bienfaiteur; mais, il est faible encore, et ne peut faire aucun mouvement.
Sauver la vie à quelqu'un, que c'est beau! Et comme cette action rachète
de fautes! L'homme aux lèvres de bronze, occupé jusque-là à l'arracher
de la mort, regarde le jeune homme avec plus d'attention, et ses traits
ne lui paraissent pas inconnus. Il se dit qu'entre l'asphyxié, aux cheveux
blonds, et Holzer, il n'y a pas beaucoup de différence. Les voyez-vous
comme ils s'embrassent avec effusion! N'importe! L'homme à la prunelle
de jaspe tient à conserver l'apparence d'un rôle sévère. Sans rien dire,
il prend son ami qu'il met en croupe, et le coursier s'éloigne au galop.
O toi, Holzer, qui te croyais si raisonnable et si fort, n'as-tu pas vu,
par ton exemple même, comme il est difficile, dans un accès de désespoir,
de conserver le sang-froid dont tu te vantes? J'espère que tu ne me
causeras plus un pareil chagrin, et moi, de mon côte, je t'ai promis de ne
jamais attenter à ma vie.

       *       *       *       *       *

Il y a des heures dans la vie où l'homme, à la chevelure pouilleuse,
jette, l'oeil fixe, des regards fauves sur les membranes vertes de
l'espace; car, il lui semble entendre, devant lui, les ironiques huées
d'un fantôme. Il chancelle et courbe la tête: ce qu'il a entendu, c'est
la voix de la conscience. Alors, il s'élance de la maison, avec la
vitesse d'un fou, prend la première direction qui s'offre à sa stupeur,
et dévore les plaines rugueuses de la campagne. Mais, le fantôme jaune
ne le perd pas de vue, et le poursuit avec une égale vitesse.
Quelquefois, dans une nuit d'orage, pendant que des légions de poulpes
ailés, ressemblant de loin à des corbeaux, planent au-dessus des nuages,
en se dirigeant d'une rame raide vers les cités des humains, avec la
mission de les avertir de changer de conduite, le caillou, à l'oeil
sombre, voit deux êtres passer à la lueur de l'éclair, l'un derrière
l'autre; et, essuyant une furtive larme de compassion, qui coule de sa
paupière glacée, il s'écrie: «Certes, il le mérite; et ce n'est que
justice.» Après avoir dit cela, il se replace dans son attitude
farouche, et continue de regarder, avec un tremblement nerveux, la
chasse à l'homme, et les grandes lèvres du vagin d'ombre, d'où
découlent, sans cesse, comme un fleuve, d'immenses spermatozoïdes
ténébreux qui prennent leur essor dans l'éther lugubre, en cachant, avec
le vaste déploiement de leurs ailes de chauve-souris, la nature entière,
et les légions solitaires de poulpes, devenues mornes à l'aspect de ces
fulgurations sourdes et inexprimables. Mais, pendant ce temps, le
steeple-chase continue entre les deux infatigables coureurs, et le
fantôme lance par sa bouche des torrents de feu sur le dos calciné de
l'antilope humain. Si, dans l'accomplissement de ce devoir, il rencontre
en chemin la pitié qui veut lui barrer le passage, il cède avec
répugnance à ses supplications, et laisse l'homme s'échapper. Le fantôme
fait claquer sa langue, comme pour se dire à lui-même qu'il va cesser la
poursuite, et retourne vers son chenil, jusqu'à nouvel ordre. Sa voix de
condamné s'entend jusque dans les couches les plus lointaines de l'espace;
et, lorsque son hurlement épouvantable pénètre dans le coeur humain,
celui-ci préférerait avoir, dit-on, la mort pour mère que le remords pour
fils. Il enfonce la tête jusqu'aux épaules dans les complications terreuses
d'un trou; mais, la conscience volatilise cette ruse d'autruche.
L'excavation s'évapore, goutte d'éther; la lumière apparaît, avec son
cortège de rayons, comme un vol de courlis qui s'abat sur les lavandes; et
l'homme se retrouve en face de lui-même, les yeux ouverts et blêmes. Je
l'ai vu se diriger du côté de la mer, monter sur un promontoire déchiqueté
et battu par le sourcil de l'écume; et, comme une flèche, se précipiter
dans les vagues. Voici le miracle: le cadavre reparaissait, le lendemain,
sur la surface de l'océan, qui reportait au rivage cette épave de chair.
L'homme se dégageait du moule que son corps avait creusé dans le sable,
exprimait l'eau de ses cheveux mouillés, et reprenait, le front muet et
penché, le chemin de la vie. La conscience juge sévèrement nos pensées et
nos actes les plus secrets, et ne se trompe pas. Comme elle est souvent
impuissante à prévenir le mal, elle ne cesse de traquer l'homme comme un
renard, surtout pendant l'obscurité. Des yeux vengeurs, que la science
ignorante appelle _météores_, répandent une flamme livide, passent en
roulant sur eux-mêmes, et articulent des paroles de mystère ... qu'il
comprend! Alors, son chevet est broyé par les secousses de son corps,
accablé sous le poids de l'insomnie, et il entend la sinistre respiration
des rumeurs vagues de la nuit. L'ange du sommeil, lui-même, mortellement
atteint au front d'une pierre inconnue, abandonne sa tâche, et remonte
vers les cieux. Eh bien, je me présente pour défendre l'homme, cette fois;
moi, le contempteur de toutes les vertus; moi, celui que n'a pu oublier le
Créateur, depuis le jour glorieux où, renversant de leur socle les annales
du ciel, où, par je ne sais quel tripotage infâme, étaient consignées _sa_
puissance et _son_ éternité, j'appliquai mes quatre cents ventouses sur le
dessous de son aisselle, et lui fis pousser des cris terribles ... Ils se
changèrent en vipères, en sortant par sa bouche, et allèrent se cacher dans
les broussailles, les murailles en ruine, aux aguets le jour, aux aguets
la nuit. Ces cris, devenus rampants, et doués d'anneaux innombrables, avec
une tête petite et aplatie, des yeux perfides, ont juré d'être en arrêt
devant l'innocence humaine; et, quand celle-ci se promène dans les
enchevêtrements des maquis, ou au revers des talus ou sur les sables
des dunes, elle ne tarde pas à changer d'idée. Si, cependant, il en est
temps encore; car, des fois, l'homme aperçoit le poison s'introduire
dans les veines de sa jambe, par une morsure presque imperceptible,
avant qu'il ait eu le temps de rebrousser chemin, et de gagner le large.
C'est ainsi que le Créateur, conservant un sang-froid admirable, jusque
dans les souffrances les plus atroces, sait retirer, de leur propre
sein, des germes nuisibles aux habitants de la terre. Quel ne fut pas
son étonnement, quand il vit Maldoror, changé en poulpe, avancer contre
son corps ses huit pattes monstrueuses, dont chacune, lanière solide,
aurait pu embrasser facilement la circonférence d'une planète! Pris au
dépourvu, il se débattit, quelques instants, contre cette étreinte
visqueuse, qui se resserrait de plus en plus ... je craignais quelque
mauvais coup de sa part; après m'être nourri abondamment des globules de
ce sang sacré, je me détachai brusquement de son corps majestueux, et je
me cachai dans une caverne, qui, depuis lors, resta ma demeure. Après
des recherches infructueuses, il ne put m'y trouver. Il y a longtemps de
ça; mais, je crois que maintenant il sait où est ma demeure; il se garde
d'y rentrer; nous vivons, tous les deux, comme deux monarques voisins,
qui connaissent leurs forces respectives, ne peuvent se vaincre l'un
l'autre, et sont fatigués des batailles inutiles du passé. Il me craint,
et je le crains; chacun, sans être vaincu, a éprouvé les rudes coups
de son adversaire, et nous en restons là. Cependant, je suis prêt à
recommencer la lutte, quand il le voudra. Mais, qu'il n'attende pas
quelque moment favorable à ses desseins cachés. Je me tiendrai toujours
sur mes gardes, en ayant l'oeil sur lui. Qu'il n'envoie plus sur la
terre la conscience et ses tortures. J'ai enseigné aux hommes les armes
avec lesquelles on peut la combattre avec avantage. Ils ne sont pas
encore familiarisés avec elle; mais, tu sais que, pour moi, elle est
comme la paille qu'emporte le vent. J'en fais autant de cas. Si je
voulais profiter de l'occasion, qui se présente, de subtiliser ces
discussions poétiques, j'ajouterais que je fais même plus de cas de la
paille que de la conscience; car, la paille est utile pour le boeuf qui
la rumine, tandis que la conscience ne sait montrer que ses griffes
d'acier. Elles subirent un pénible échec, le jour où elles se placèrent
devant moi. Comme la conscience avait été envoyée par le Créateur, je
crus convenable de ne pas me laisser barrer le passage par elle. Si elle
s'était présentée avec la modestie et l'humilité propres à son rang, et
dont elle n'aurait jamais dû se départir, je l'aurais écoutée. Je
n'aimais pas son orgueil. J'étendis une main, et sous mes doigts broyai
les griffes; elles tombèrent en poussière, sous la pression croissante
de ce mortier de nouvelle espèce. J'étendis l'autre main, et lui
arrachai la tête. Je chassai ensuite, hors de ma maison, cette femme, à
coups de fouet, et je ne la revis plus. J'ai gardé sa tête en souvenir
de ma victoire ... Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, je me
suis tenu sur un pied, comme le héron, au bord du précipice creusé dans
les flancs de la montagne. On m'a vu descendre dans la vallée, pendant
que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle
d'une tombe! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, j'ai nagé
dans les gouffres les plus dangereux, longé les écueils mortels, et
plongé plus bas que les courants, pour assister, comme un étranger, aux
combats des monstres marins; je me suis écarté du rivage, jusqu'à le
perdre de ma vue perçante; et, les crampes hideuses, avec leur magnétisme
paralysant, rôdaient autour de mes membres, qui fendaient les vagues avec
des mouvements robustes, sans oser approcher. On m'a vu revenir, sain et
sauf, dans la plage, pendant que la peau de ma poitrine était immobile et
calme, comme le couvercle d'une tombe! Une tête à la main, dont je
rongeais le crâne, j'ai franchi les marches ascendantes d'une tour élevée.
Je suis parvenu, les jambes lasses, sur la plate-forme vertigineuse. J'ai
regardé la campagne, la mer; j'ai regardé le soleil, le firmament;
repoussant du pied le granit qui ne recula pas, j'ai défié la mort et la
vengeance divine par une huée suprême, et me suis précipité, comme un pavé,
dans la bouche de l'espace. Les hommes entendirent le choc douloureux et
retentissant qui résulta de la rencontre du sol avec la tête de la
conscience, que j'avais abandonnée dans ma chute. On me vit descendre,
avec la lenteur de l'oiseau, porté par un nuage invisible, et ramasser
la tête, pour la forcer à être témoin d'un triple crime, que je devais
commettre le jour même, pendant que la peau de ma poitrine était immobile
et calme, comme le couvercle d'une tombe! Une tête à la main, dont je
rongeais le crâne, je me suis dirigé vers l'endroit où s'élèvent les
poteaux qui soutiennent la guillotine. J'ai placé la grâce suave des cous
de trois jeunes filles sous le couperet. Exécuteur des hautes-oeuvres, je
lâchai le cordon avec l'expérience apparente d'une vie entière; et, le fer
triangulaire, s'abattant obliquement, trancha trois têtes qui me
regardaient avec douceur. Je mis ensuite la mienne sous le rasoir pesant,
et le bourreau prépara l'accomplissement de son devoir. Trois fois, le
couperet redescendit entre les rainures avec une nouvelle vigueur; trois
fois, ma carcasse matérielle, surtout au siège du cou, fut remuée jusqu'en
ses fondements, comme lorsqu'on se figure en rêve être écrasé par une
maison qui s'effondre. Le peuple stupéfait me laissa passer, pour m'écarter
de la place funèbre; il m'a vu ouvrir avec mes coudes ses flots
ondulatoires, et me remuer, plein de vie, avançant devant moi, la tête
droite, pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme
le couvercle d'une tombe! J'avais dit que je voulais défendre l'homme,
cette fois; mais, je crains que mon apologie ne soit pas l'expression de la
vérité: et, par conséquent, je préfère me taire. C'est avec reconnaissance
que l'humanité applaudira à cette mesure!

       *       *       *       *       *

Il est temps de serrer les freins à mon inspiration, et de m'arrêter, un
instant, en route, comme quand on regarde le vagin d'une femme; il est
bon d'examiner la carrière parcourue, et de s'élancer, ensuite, les
membres reposés, d'un bond impétueux. Fournir une traite d'une seule
haleine n'est pas facile; et les ailes se fatiguent beaucoup, dans un
vol élevé, sans espérance et sans remords. Non ... ne conduisons pas
plus profondément la meute hagarde des pioches et des fouilles, à
travers les mines explosibles de ce chant impie! Le crocodile ne
changera pas un mot au vomissement sorti de dessous son crâne. Tant pis,
si quelque ombre furtive, excitée par le but louable de venger l'humanité,
injustement attaquée par moi, ouvre subrepticement la porte de ma chambre
en frôlant la muraille comme l'aile d'un goëland, et enfonce un poignard,
dans les côtes du pilleur d'épaves célestes! Autant vaut que l'argile
dissolve ses atomes, de cette manière que d'une autre.


FIN DU DEUXIÈME CHANT




CHANT TROISIÈME


Rappelons les noms de ces êtres imaginaires, à la nature d'ange, que ma
plume, pendant le deuxième chant, a tirés d'un cerveau, brillant d'une
lueur émanée d'eux-mêmes. Ils meurent, dès leur naissance, comme ces
étincelles dont l'oeil a de la peine à suivre l'effacement rapide, sur
du papier brûlé. Léman!... Lohengrin!... Lombano!... Holzer!... un
instant, vous apparûtes, recouverts des insignes de la jeunesse, à mon
horizon charmé; comme des cloches de plongeur. Vous n'en sortirez plus.
Il me suffit que j'aie gardé votre souvenir; vous devez céder la place à
d'autres substances, peut-être moins belles, qu'enfantera le débordement
orageux d'un amour qui a résolu de ne pas apaiser sa soif auprès de la
race humaine. Amour affamé, qui se dévorerait lui-même, s'il ne
cherchait sa nourriture dans des fictions célestes: créant, à la longue,
une pyramide de séraphins, plus nombreux que les insectes qui
fourmillent dans une goutte d'eau, il les entrelacera dans une ellipse
qu'il fera tourbillonner autour de lui. Pendant ce temps, le voyageur,
arrêté contre l'aspect d'une cataracte, s'il relève le visage, verra,
dans le lointain, un être humain, emporté vers la cave de l'enfer par
une guirlande de camélias vivants! Mais ... silence! l'image flottante
du cinquième idéal se dessine lentement, comme les replis indécis d'une
aurore boréale, sur le plan vaporeux de mon intelligence, et prend de
plus en plus une consistance déterminée ... Mario et moi nous longions
la grève. Nos chevaux, le cou tendu, fendaient les membranes de
l'espace, et arrachaient des étincelles aux galets de la plage. La bise,
qui nous frappait en plein visage, s'engouffrait dans nos manteaux, et
faisait voltiger en arrière les cheveux de nos têtes jumelles. La
mouette, par ses cris et ses mouvements d'aile, s'efforçait en vain de
nous avertir de la proximité possible de la tempête, et s'écriait: «Où
s'en vont-ils, de ce galop insensé?» Nous ne disions rien; plongés dans
la rêverie, nous nous laissions emporter sur les ailes de cette course
furieuse; le pêcheur, nous voyant passer, rapides comme l'albatros, et
croyant apercevoir, fuyant devant lui, _les deux frères mystérieux_,
comme on les avait ainsi appelés, parce qu'ils étaient toujours
ensemble, s'empressait de faire le signe de la croix, et se cachait,
avec son chien paralysé, sous quelque roche profonde. Les habitants
de la côte avaient entendu raconter des choses étranges sur ces deux
personnages, qui apparaissaient sur la terre, au milieu des nuages,
aux grandes époques de calamité, quand une guerre affreuse menaçait
de planter son harpon sur la poitrine de deux pays ennemis, ou que le
choléra s'apprêtait à lancer, avec sa fronde, la pourriture et la mort
dans des cités entières. Les plus vieux pilleurs d'épaves fronçaient le
sourcil, d'un air grave, affirmant que les deux fantômes, dont chacun
avait remarqué la vaste envergure des ailes noires, pendant les
ouragans, au-dessus des bancs de sable et des écueils, étaient le génie
de la terre et le génie de la mer, qui promenaient leur majesté, au
milieu des airs, pendant les grandes révolutions de la nature, unis
ensemble par une amitié éternelle, dont la rareté et la gloire ont
enfanté l'étonnement du câble indéfini des générations. On disait que,
volant côte à côte comme deux condors des Andes, ils aimaient à planer,
en cercles concentriques, parmi les couches d'atmosphères qui avoisinent
le soleil; qu'ils se nourrissaient, dans ces parages, des plus pures
essences de la lumière; mais, qu'ils ne se décidaient qu'avec peine à
rabattre l'inclinaison de leur vol vertical, vers l'orbite épouvanté où
tourne le globe humain en délire, habité par des esprits cruels qui se
massacrent entre eux dans les champs où rugit la bataille (quand ils ne
se tuent pas perfidement, en secret, dans le centre des villes, avec le
poignard de la haine ou de l'ambition), et qui se nourrissent d'êtres
pleins de vie comme eux et placés quelques degrés plus bas dans
l'échelle des existences. Ou bien, quand ils prenaient la ferme
résolution, afin d'exciter les hommes au repentir par les strophes de
leurs prophéties, de nager, en se dirigeant à grandes brassées, vers les
régions sidérales où une planète se mouvait au milieu des exhalaisons
épaisses d'avarice, d'orgueil, d'imprécation et de ricanement qui se
dégageaient, comme des vapeurs pestilentielles, de sa surface hideuse et
paraissait petite comme une boule, étant presque invisible, à cause de
la distance, ils ne manquaient pas de trouver des occasions où ils se
repentaient amèrement de leur bienveillance, méconnue et conspuée, et
allaient se cacher au fond des volcans, pour converser avec le feu
vivace qui bouillonne dans les cuves des souterrains centraux, ou au
fond de la mer, pour reposer agréablement leur vue désillusionnée sur
les monstres les plus féroces de l'abîme, qui leur paraissaient des
modèles de douceur, en comparaison des bâtards de l'humanité. La nuit
venue, avec son obscurité propice, ils s'élançaient des cratères, à la
crête de porphyre, des courants sous-marins et laissaient, bien loin
derrière eux, le pot de chambre rocailleux où se démène l'anus constipé
des kakatoès humains, jusqu'à ce qu'ils ne pussent plus distinguer la
silhouette suspendue de la planète immonde. Alors, chagrinés de leur
tentative infructueuse, au milieu des étoiles qui compatissaient à leur
douleur et sous l'oeil de Dieu, s'embrassaient, en pleurant, l'ange de
la terre et l'ange de la mer!... Mario et celui qui galopait auprès de
lui n'ignoraient pas les bruits vagues et superstitieux que racontaient,
dans les veillées, les pêcheurs de la côte, en chuchotant autour de
l'âtre, portes et fenêtres fermées; pendant que le vent de la nuit, qui
désire se réchauffer, fait entendre ses sifflements autour de la cabane
de paille, et ébranle, par sa vigueur, ces frêles murailles, entourées à
la base de fragments de coquillage, apportés par les replis mourants des
vagues. Nous ne parlions pas. Que se disent deux coeurs qui s'aiment?
Rien. Mais nos yeux exprimaient tout. Je l'avertis de serrer davantage
son manteau autour de lui, et lui me fait observer que mon cheval
s'éloigne trop du sien; chacun prend autant d'intérêt à la vie de
l'autre qu'à sa propre vie; nous ne rions pas. Il s'efforce de me
sourire; mais, j'aperçois que son visage porte le poids des terribles
impressions qu'y a gravées la réflexion, constamment penchée sur les
sphynx qui déroutent, avec un oeil oblique, les grandes angoisses de
l'intelligence des mortels. Voyant ses manoeuvres inutiles, il détourne
les yeux, mord son frein terrestre avec la bave de la rage, et regarde
l'horizon, qui s'enfuit à notre approche. A mon tour, je m'efforce de
lui rappeler sa jeunesse dorée, qui ne demande qu'à s'avancer dans les
palais des plaisirs, comme une reine; mais, il remarque que mes paroles
sortent difficilement de ma bouche amaigrie, et que les années de mon
propre printemps ont passé, tristes et glaciales, comme un rêve
implacable qui promène sur les tables des banquets, et sur les lits de
satin, où sommeille la pâle prêtresse d'amour, payée avec les
miroitements de l'or, les voluptés amères du désenchantement, les rides
pestilentielles de la vieillesse, les effarements de la solitude et les
flambeaux de la douleur. Voyant mes manoeuvres inutiles, je ne m'étonne
pas ne pas pouvoir le rendre heureux; le Tout-Puissant m'apparaît revêtu
de ses instruments de torture, dans toute l'auréole resplendissante de
son horreur; je détourne les yeux et regarde l'horizon qui s'enfuit à
notre approche ... Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme s'ils
fuyaient l'oeil humain ... Mario est plus jeune que moi; l'humidité du
temps et l'écume salée qui rejaillit jusqu'à nous amènent le contact du
froid sur ses lèvres. Je lui dis: «Prends garde!... prends garde!...
ferme tes lèvres, les unes contre les autres; ne vois-tu pas les griffes
aiguës de la gerçure, qui sillonne ta peau de blessures cuisantes?» Il
fixe mon front, et me réplique, avec les mouvements de sa langue: «Oui,
je les vois, ces griffes vertes; mais, je ne dérangerai pas la situation
naturelle de ma bouche pour les faire fuir. Regarde, si je mens.
Puisqu'il paraît que c'est la volonté de la Providence, je veux m'y
conformer. Sa volonté aurait pu être meilleure.» Et moi, je m'écriai:
«J'admire cette vengeance noble.» Je voulus m'arracher les cheveux;
mais, il me le défendit avec un regard sévère, et je lui obéis avec
respect. Il se faisait tard, et l'aigle regagnait son nid, creusé dans
les anfractuosités de la roche. Il me dit: «Je vais te prêter mon
manteau, pour te garantir du froid; je n'en ai pas besoin.» Je lui
répliquai: «Malheur à toi, si tu fais ce que tu dis. Je ne veux pas
qu'un autre souffre à ma place, et surtout toi.» Il ne répondit pas,
parce que j'avais raison; mais, moi, je me mis à le consoler, à cause de
l'accent trop impétueux de mes paroles ... Nos chevaux galopaient le
long du rivage, comme s'ils fuyaient l'oeil humain ... Je relevai la
tête, comme la proue d'un vaisseau soulevée par une vague énorme, et je
lui dis: «Est-ce que tu pleures? Je te le demande, roi des neiges et des
brouillards. Je ne vois pas des larmes sur ton visage, beau comme la
fleur du cactus, et tes paupières sont sèches, comme le lit du torrent;
mais, je distingue, au fond de tes yeux, une cuve pleine de sang, où
bout ton innocence mordue au cou par un scorpion de la grande espèce. Un
vent violent s'abat sur le feu qui réchauffe la chaudière, et en répand
les flammes obscures jusqu'en dehors de ton orbite sacré. J'ai approché
mes cheveux de ton front rosé, et j'ai senti une odeur de roussi, parce
qu'ils se brûlèrent. Ferme tes yeux; car, sinon, ton visage, calciné
comme la lave du volcan, tombera en cendres sur le creux de ma main.»
Et, lui, se retournait vers moi, sans faire attention aux rênes qu'il
tenait dans la main, et me contemplait avec attendrissement, tandis que
lentement il baissait et relevait ses paupières de lis, comme le flux et
le reflux de la mer. Il voulut bien répondre à ma question audacieuse,
et voici comme il le fit: «Ne fais pas attention à moi. De même que les
vapeurs des fleuves rampent le long des flancs de la colline, et, une
fois arrivées au sommet, s'élancent dans l'atmosphère, en formant des
nuages; de même, tes inquiétudes sur mon compte se sont insensiblement
accrues, sans motif raisonnable, et forment au-dessus de ton
imagination, le corps trompeur d'un mirage désolé. Je t'assure qu'il n'y
a pas de feu dans mes yeux, quoique j'y ressente la même impression que
si mon crâne était plongé dans un casque de charbons ardents. Comment
veux-tu que les chairs de mon innocence bouillent dans la cuve, puisque
je n'entends que des cris très faibles et confus, qui, pour moi, ne sont
que les gémissements du vent qui passe au-dessus de nos têtes? Il est
impossible qu'un scorpion ait fixé sa résidence et ses pinces aiguës au
fond de mon orbite haché; je crois plutôt que ce sont des tenailles
vigoureuses qui broient les nerfs optiques. Cependant, je suis d'avis,
avec toi, que le sang, qui remplit la cuve, a été extrait de mes veines
par un bourreau invisible, pendant le sommeil de la dernière nuit. Je
t'ai attendu longtemps, fils aimé de l'océan; et mes bras assoupis ont
engagé un vain combat avec Celui qui s'était introduit dans le vestibule
de ma maison ... Oui, je sens que mon âme est cadenassée dans le verrou
de mon corps, et qu'elle ne peut se dégager, pour fuir loin des rivages
que frappe la mer humaine, et n'être plus témoin du spectacle de la
meute livide des malheurs, poursuivant sans relâche, à travers les
fondrières et les gouffres de l'abattement immense, les isards humains.
Mais, je ne me plaindrai pas. J'ai reçu la vie comme une blessure, et
j'ai défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je veux que le Créateur
en contemple, à chaque heure de son éternité, la crevasse béante. C'est
le châtiment que je lui inflige. Nos coursiers ralentissent la vitesse
de leurs pieds d'airain; leurs corps tremblent, comme le chasseur
surpris par un troupeau de peccaris. Il ne faut pas qu'ils se mettent
à écouter ce que nous disons. A force d'attention, leur intelligence
grandirait, et ils pourraient peut-être nous comprendre. Malheur à eux;
car, ils souffriraient davantage! En effet, ne pense qu'aux marcassins
de l'humanité: le degré d'intelligence qui les sépare des autres êtres
de la création ne semble-t-il pas ne leur être accordé qu'au prix
irrémédiable de souffrances incalculables? Imite mon exemple, et que ton
éperon d'argent s'enfonce dans les flancs de ton coursier ...» Nos
chevaux galopaient le long du rivage, comme s'ils fuyaient l'oeil
humain.

       *       *       *       *       *

Voici la folle qui passe en dansant, tandis qu'elle se rappelle
vaguement quelque chose. Les enfants la poursuivent à coups de pierre,
comme si c'était un merle. Elle brandit un bâton et fait mine de les
poursuivre, puis reprend sa course. Elle a laissé un soulier en chemin,
et ne s'en aperçoit pas. De longues pattes d'araignée circulent sur sa
nuque; ce ne sont autre chose que ses cheveux. Son visage ne ressemble
plus au visage humain, et elle lance des éclats de rire comme l'hyène.
Elle laisse échapper des lambeaux de phrases dans lesquels, en les
recousant, très peu trouveraient une signification claire. Sa robe,
percée en plus d'un endroit, exécute des mouvements saccadés autour de
ses jambes osseuses et pleines de boue. Elle va devant soi, comme la
feuille du peuplier, emportée, elle, sa jeunesse, ses illusions et son
bonheur passé, qu'elle revoit à travers les brumes d'une intelligence
détruite, par le tourbillon des facultés inconscientes. Elle a perdu sa
grâce et sa beauté primitives; sa démarche est ignoble, et son haleine
respire l'eau-de-vie. Si les hommes étaient heureux sur cette terre,
c'est alors qu'il faudrait s'étonner. La folle ne fait aucun reproche,
elle est trop fière pour se plaindre, et mourra, sans avoir révélé son
secret à ceux qui s'intéressent à elle, mais auxquels elle a défendu de
ne jamais lui adresser la parole. Les enfants la poursuivent à coups de
pierre, comme si c'était un merle. Elle a laissé tomber de son sein un
rouleau de papier. Un inconnu le ramasse, s'enferme chez lui toute la
nuit et lit le manuscrit, qui contenait ce qui suit: «Après bien des
années stériles, la Providence m'envoya une fille. Pendant trois jours,
je m'agenouillai dans les églises, et ne cessai de remercier le grand
nom de Celui qui avait enfin exaucé mes voeux. Je nourrissais de mon
propre lait celle qui était plus que ma vie et que je voyais grandir
rapidement, douée de toutes les qualités de l'âme et du corps. Elle me
disait: «Je voudrais avoir une petite soeur pour m'amuser avec elle;
recommande au bon Dieu de m'en envoyer une; et, pour le récompenser,
j'entrelacerai, pour lui, une guirlande de violettes, de menthes et
de géraniums.» Pour toute réponse, je l'enlevais sur mon sein et
l'embrassais avec amour. Elle savait déjà s'intéresser aux animaux, et
me demandait pourquoi l'hirondelle se contente de raser de l'aile les
chaumières humaines, sans oser y rentrer. Mais, moi, je mettais un doigt
sur ma bouche, comme pour lui dire de garder le silence sur cette grave
question, dont je ne voulais pas encore lui faire comprendre les
éléments, afin de ne pas frapper, par une sensation excessive, son
imagination enfantine; et, je m'empressais de détourner la conversation
de ce sujet, pénible à traiter pour tout être appartenant à la race qui
a étendu une domination injuste sur les autres animaux de la création.
Quand elle me parlait des tombes du cimetière, en me disant qu'on
respirait dans cette atmosphère les agréables parfums des cyprès et des
immortelles, je me gardai de la contredire; mais, je lui disais que
c'était la ville des oiseaux, que, là, ils chantaient depuis l'aurore
jusqu'au crépuscule du soir, et que les tombes étaient leurs nids, où
ils couchaient la nuit avec leur famille, en soulevant le marbre. Tous
les mignons vêtements qui la couvraient, c'est moi qui les avais cousus,
ainsi que les dentelles, aux mille arabesques, que je réservais pour le
dimanche. L'hiver, elle avait sa place légitime autour de la grande
cheminée; car elle se croyait une personne sérieuse, et, pendant l'été,
la prairie reconnaissait la suave pression de ses pas, quand elle
s'aventurait, avec son filet de soie, attaché au bout d'un jonc, après
les colibris, pleins d'indépendance, et les papillons, aux zigzags
agaçants. «Que fais-tu, petite vagabonde, quand la soupe t'attend depuis
une heure, avec la cuillère qui s'impatiente?» Mais, elle s'écriait, en
me sautant au cou, qu'elle n'y reviendrait plus. Le lendemain, elle
s'échappait de nouveau, à travers les marguerites et les résédas; parmi
les rayons du soleil et le vol tournoyant des insectes éphémères; ne
connaissant que la coupe prismatique de la vie, pas encore le fiel;
heureuse d'être plus grande que la mésange; se moquant de la fauvette,
qui ne chante pas si bien que le rossignol; tirant sournoisement la
langue au vilain corbeau, qui la regardait paternellement; et gracieuse
comme un jeune chat. Je ne devais pas longtemps jouir de sa présence;
le temps s'approchait, où elle devait, d'une manière inattendue, faire
ses adieux aux enchantements de la vie, abandonnant pour toujours
la compagnie des tourterelles, des gelinottes et des verdiers, les
babillements de la tulipe et de l'anémone, les conseils des herbes
du marécage, l'esprit incisif des grenouilles et la fraîcheur des
ruisseaux. On me raconta ce qui s'était passé; car, moi, je ne fus pas
présente à l'événement qui eut pour conséquence la mort de ma fille.
Si je l'avais été, j'aurais défendu cet ange au prix de mon sang ...
Maldoror passait avec son bouledogue; il voit une jeune fille qui dort
à l'ombre d'un platane, il la prend d'abord pour une rose ... On ne peut
dire qui s'éleva le plus tôt dans son esprit, ou la vue de cette enfant,
ou la résolution qui en fut la suite. Il se déshabille rapidement, comme
un homme qui sait ce qu'il va faire. Nu comme une pierre, il s'est jeté
sur le corps de la jeune fille, et lui a levé la robe pour commettre un
attentat à la pudeur ... à la clarté du soleil! Il ne se gênera pas,
allez!... N'insistons pas sur cette action impure. L'esprit mécontent,
il se rhabille avec précipitation, jette un regard de prudence sur la
route poudreuse, où personne ne chemine, et ordonne au bouledogue
d'étrangler avec le mouvement de ses mâchoires, la jeune fille
ensanglantée. Il indique au chien de la montagne la place où respire et
hurle la victime souffrante, et se retire à l'écart, pour ne pas être
témoin de la rentrée des dents pointues dans les veines roses.
L'accomplissement de cet ordre put paraître sévère au bouledogue. Il
crut qu'on lui demanda ce qui avait été déjà fait, et se contenta, ce
loup, au mufle monstrueux, de violer à son tour la virginité de cette
enfant délicate. De son ventre déchiré, le sang coule de nouveau le long
de ses jambes, à travers la prairie. Ses gémissements se joignent aux
pleurs de l'animal. La jeune fille lui présente la croix d'or qui ornait
son cou, afin qu'il l'épargne; elle n'avait pas osé la présenter aux
yeux farouches de celui qui, d'abord, avait eu la pensée de profiter
de la faiblesse de son âge. Mais le chien n'ignorait pas que, s'il
désobéissait à son maître, un couteau lancé de dessous une manche,
ouvrirait brusquement ses entrailles, sans crier gare. Maldoror (comme
ce nom répugne à prononcer!) entendait les agonies de la douleur, et
s'étonnait que la victime eût la vie si dure, pour ne pas être encore
morte. Il s'approche de l'autel sacrificatoire, et voit la conduite
de son bouledogue, livré à de bas penchants, et qui élevait sa tête
au-dessus de la jeune fille, comme un naufragé élève la sienne au-dessus
des vagues en courroux. Il lui donne un coup de pied et lui fend un
oeil. Le bouledogue, en colère, s'enfuit dans la campagne, entraînant
après lui, pendant un espace de route qui est toujours trop long pour
si court qu'il fût, le corps de la jeune fille suspendue, qui n'a été
dégagé que grâce aux mouvements saccadés de la fuite; mais, il craint
d'attaquer son maître, qui ne le reverra plus. Celui-ci tire de sa poche
un canif américain, composé de dix à douze lames qui servent à divers
usages. Il ouvre les pattes anguleuses de cet hydre d'acier; et, muni
d'un pareil scalpel, voyant que le gazon n'avait pas encore disparu sous
la couleur de tant de sang versé, s'apprête, sans pâlir, à fouiller
courageusement le vagin de la malheureuse enfant. De ce trou élargi, il
retire successivement les organes intérieurs; les boyaux, les poumons,
le foie et enfin le coeur lui-même sont arrachés de leurs fondements
et entraînés à la lumière du jour, par l'ouverture épouvantable. Le
sacrificateur s'aperçoit que la jeune fille, poulet vidé, est morte
depuis longtemps; il cesse la persévérance croissante de ses ravages,
et laisse le cadavre redormir à l'ombre du platane. On ramassa le canif,
abandonné à quelques pas. Un berger, témoin du crime, dont on n'avait
pas découvert l'auteur, ne le raconta que longtemps après, quand il se
fut assuré que le criminel avait gagné en sûreté les frontières, et
qu'il n'avait plus à redouter la vengeance certaine proférée contre lui,
en cas de révélation. Je plaignis l'insensé qui avait commis ce forfait,
que le législateur n'avait pas prévu, et qui n'avait pas eu de
précédents. Je le plaignis, parce qu'il est probable qu'il n'avait pas
gardé l'usage de la raison, quand il mania le poignard à la lame quatre
fois triple, labourant de fond en comble les parois des viscères. Je le
plaignis, parce que, s'il n'était pas fou, sa conduite honteuse devait
couver une haine bien grande contre ses semblables, pour s'acharner
ainsi sur les chairs et les artères d'un enfant inoffensif, qui fut ma
fille. J'assistai à l'enterrement de ces décombres humains, avec une
résignation muette; et chaque jour, je viens prier sur une tombe.»
A la fin de cette lecture, l'inconnu ne peut plus garder ses forces et
s'évanouit. Il reprend ses sens, et brûle le manuscrit. Il avait oublié
ce souvenir de sa jeunesse, l'habitude émousse la mémoire; et après
vingt ans d'absence, il revenait dans ce pays fatal. Il n'achètera pas
de bouledogue!... Il ne conversera pas avec les bergers!... Il n'ira pas
dormir à l'ombre des platanes!... Les enfants la poursuivent à coups de
pierre, comme si c'était un merle.

       *       *       *       *       *

Tremdall a touché la main pour la dernière fois, à celui qui s'absente
volontairement, toujours fuyant devant lui, toujours l'image de l'homme
le poursuivant. Le juif errant se dit que, si le sceptre de la terre
appartenait à la race des crocodiles, il ne fuirait pas ainsi. Tremdall,
debout sur la vallée, a mis une main devant ses yeux, pour concentrer
les rayons solaires, et rendre sa vue plus perçante, tandis que l'autre
palpe le sein de l'espace, avec le bras horizontal et immobile. Penché
en avant, statue de l'amitié, il regarde, avec des yeux mystérieux comme
la mer, grimper sur la pente de la côte, les guêtres du voyageur, aidé
de son bâton ferré. La terre semble manquer à ses pieds, et quand même
il le voudrait, il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments:

«Il est loin; je vois sa silhouette cheminer sur un étroit sentier. Où
s'en va-t-il, de ce pas pesant? Il ne le sait lui-même ... Cependant, je
suis persuadé que je ne dors pas; qu'est-ce qui s'approche, et va à la
rencontre de Maldoror? Comme il est grand, le dragon ... plus qu'un
chêne! On dirait que ses ailes blanchâtres, nouées par de fortes
attaches, ont des nerfs d'acier, tant elles fendent l'air avec aisance.
Son corps commence par un buste de tigre, et se termine par une longue
queue de serpent. Je n'étais pas habitué à voir ces choses. Qu'a-t-il
donc sur le front? J'y vois écrit, dans une langue symbolique, un mot
que je ne puis déchiffrer. D'un dernier coup d'aile, il s'est transporté
auprès de celui dont je connais le timbre de voix. Il lui a dit: «Je
t'attendais, et toi aussi. L'heure est arrivée; me voilà. Lis, sur mon
front, mon nom écrit en signes hiéroglyphiques.» Mais lui, à peine
a-t-il vu venir l'ennemi, s'est changé en aigle immense, et se prépare
au combat, en faisant claquer de contentement son bec recourbé, voulant
dire par là qu'il se charge, à lui seul, de manger la partie postérieure
du dragon. Les voilà qui tracent des cercles dont la concentricité
diminue, espionnant leurs moyens réciproques, avant de combattre; ils
font bien. Le dragon me paraît plus fort; je voudrais qu'il remportât
la victoire sur l'aigle. Je vais éprouver de grandes émotions, à ce
spectacle où une partie de mon être est engagée. Puissant dragon, je
t'exciterai de mes cris, s'il est nécessaire; car, il est de l'intérêt
de l'aigle qu'il soit vaincu. Qu'attendent-ils pour s'attaquer? Je suis
dans des transes mortelles. Voyons, dragon, commence, toi, le premier,
l'attaque. Tu viens de lui donner un coup de griffe sec: ce n'est pas
trop mal. Je t'assure que l'aigle l'aura senti; le vent emporte la
beauté de ses plumes, tachées de sang. Ah! l'aigle t'arrache un oeil
avec son bec, et, toi, tu ne lui avais arraché que la peau; il fallait
faire attention à cela. Bravo, prends ta revanche, et casse-lui une
aile; il n'y a pas à dire, tes dents de tigres sont très bonnes. Si tu
pouvais approcher de l'aigle, pendant qu'il tournoie dans l'espace,
lancé en bas vers la campagne! Je le remarque, cet aigle t'inspire de
la retenue, même quand il tombe. Il est par terre, il ne pourra pas se
relever. L'aspect de toutes ces blessures béantes m'enivre. Vole à fleur
de terre autour de lui, et, avec les coups de ta queue écaillée de
serpent, achève-le, si tu peux. Courage, beau dragon; enfonce-lui tes
griffes vigoureuses, et que le sang se mêle au sang, pour former des
ruisseaux où il n'y ait pas d'eau. C'est facile à dire, mais non à
faire. L'aigle vient de combiner un nouveau plan stratégique de défense,
occasionné par les chances malencontreuses de cette lutte mémorable; il
est prudent. Il s'est assis solidement, dans une position inébranlable,
sur l'aile restante, sur ses deux cuisses, et sur sa queue, qui lui
servait auparavant de gouvernail. Il défie des efforts plus
extraordinaires que ceux qu'on lui a opposés jusqu'ici. Tantôt, il
tourne aussi vite que le tigre, et n'a pas l'air de se fatiguer; tantôt,
il se couche sur le dos, avec ses deux fortes pattes en l'air, et, avec
sang-froid, regarde ironiquement son adversaire. Il faudra, à bout de
compte, que je sache qui sera le vainqueur; le combat ne peut pas
s'éterniser. Je songe aux conséquences qu'il en résultera! L'aigle est
terrible, et fait des sauts énormes qui ébranlent la terre, comme s'il
allait prendre son vol; cependant, il sait que cela lui est impossible.
Le dragon ne s'y fie pas; il croit qu'à chaque instant l'aigle va
l'attaquer par le côté où il manque d'oeil ... Malheureux que je suis!
C'est ce qui arrive. Comment le dragon s'est laissé prendre à la
poitrine? Il a beau user de la ruse et de la force; je m'aperçois que
l'aigle, collé à lui par tous ses membres, comme une sangsue, enfonce
de plus en plus son bec, malgré de nouvelles blessures qu'il reçoit,
jusqu'à la racine du cou, dans le ventre du dragon. On ne lui voit que
le corps. Il paraît être à l'aise; il ne se presse pas d'en sortir. Il
cherche sans doute quelque chose, tandis que le dragon, à la tête de
tigre, pousse des beuglements qui réveillent les forêts. Voilà l'aigle,
qui sort de cette caverne. Aigle, comme tu es horrible! Tu es plus rouge
qu'une mare de sang! Quoique tu tiennes dans ton bec nerveux un coeur
palpitant, tu es si couvert de blessures, que tu peux à peine te
soutenir sur tes pattes emplumées; et que tu chancelles, sans desserrer
le bec, à côté du dragon qui meurt dans d'effroyables agonies. La
victoire a été difficile; n'importe, tu l'as remportée: il faut, au
moins, dire la vérité ... Tu agis d'après les règles de la raison, en te
dépouillant de la forme d'aigle, pendant que tu t'éloignes du cadavre du
dragon. Ainsi donc, Maldoror, tu as été vainqueur! Ainsi donc, Maldoror,
tu as vaincu l'_Espérance_! Désormais, le désespoir se nourrira de ta
substance la plus pure! Désormais. tu rentres, à pas délibérés, dans la
carrière du mal! Malgré que je sois, pour ainsi dire, blasé sur la
souffrance, le dernier coup que tu as porté au dragon n'a pas manqué de
se faire sentir en moi. Juge toi-même si je souffre! Mais tu me fais
peur. Voyez, voyez, dans le lointain, cet homme qui s'enfuit. Sur lui,
terre excellente, la malédiction a poussé son feuillage touffu; il est
maudit et il maudit. Où portes-tu tes sandales? Où t'en vas-tu, hésitant
comme un somnambule, au-dessus d'un toit? Que ta destinée perverse
s'accomplisse! Maldoror, adieu! Adieu, jusqu'à l'éternité, où nous ne
nous retrouverons pas ensemble!»

       *       *       *       *       *

C'était une journée de printemps. Les oiseaux répandaient leurs
cantiques en gazouillements, et les humains, rendus à leurs différents
devoirs, se baignaient dans la sainteté de la fatigue. Tout travaillait
à sa destinée: les arbres, les planètes, les squales. Tout, excepté le
Créateur! Il était étendu sur la route, les habits déchirés. Sa lèvre
inférieure pendait comme un câble somnifère: ses dents n'étaient pas
lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux.
Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre les cailloux, son
corps faisait des efforts inutiles pour se relever. Ses forces l'avaient
abandonné, et il gisait, là, faible comme le ver de terre, impassible
comme l'écorce. Des flots de vin remplissaient les ornières, creusées
par les soubresauts nerveux de ses épaules. L'abrutissement, au groin
de porc, le couvrait de ses ailes protectrices, et lui jetait un regard
amoureux. Ses jambes, aux muscles détendus, balayaient le sol, comme
deux mâts aveugles. Le sang coulait de ses narines: dans sa chute, sa
figure avait frappé contre un poteau ... Il était soûl! Horriblement
soûl! Soûl comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux
de sang! Il remplissait l'écho de paroles incohérentes, que je me
garderai de répéter ici; si l'ivrogne suprême ne se respecte pas, moi,
je dois respecter les hommes. Saviez-vous que le Créateur ... se soûlât!
Pitié pour cette lèvre, souillée dans les coupes de l'orgie! Le
hérisson, qui passait, lui enfonça ses pointes dans le dos, et dit: «Ça,
pour toi. Le soleil est à la moitié de sa course: travaille, fainéant,
et ne mange pas le pain des autres. Attends un peu, et tu vas voir, si
j'appelle le kakatoès, au bec crochu.» Le pivert et la chouette, qui
passaient, lui enfoncèrent le bec entier dans le ventre, et dirent: «Ça,
pour toi. Que viens-tu faire sur cette terre? Est-ce pour offrir cette
lugubre comédie aux animaux? Mais, ni la taupe ni le casoar, ni le
flammant ne t'imiteront, je te le jure.» L'âne, qui passait, lui donna
un coup de pied sur la tempe, et dit: «Ça, pour toi. Que t'avais-je fait
pour me donner des oreilles si longues? Il n'y a pas jusqu'au grillon
qui ne me méprise.» Le crapaud, qui passait, lança un jet de bave sur
son front, et dit: «Ça, pour toi. Si tu ne m'avais fait l'oeil si gros,
et que je t'eusse aperçu dans l'état où je te vois, j'aurais chastement
caché la beauté de tes membres sous une pluie de renoncules, de myosotis
et de camélias, afin que nul ne te vît.» Le lion, qui passait, inclina
sa face royale, et dit: «Pour moi, je le respecte, quoique sa splendeur
nous paraisse pour le moment éclipsée. Vous autres, qui faites les
orgueilleux, et n'êtes que des lâches, puisque vous l'avez attaqué quand
il dormait, seriez-vous contents, si, mis à sa place, vous supportiez,
de la part des passants, les injures que vous ne lui avez pas
épargnées?» L'homme, qui passait, s'arrêta devant le Créateur méconnu;
et, aux applaudissements du morpion et de la vipère, fienta, pendant
trois jours, sur son visage auguste! Malheur à l'homme, à cause de cette
injure; car, il n'a pas respecté l'ennemi, étendu dans le mélange de
boue, de sang et de vin; sans défense et presque inanimé!... Alors, le
Dieu souverain, réveillé enfin, par toutes ces insultes mesquines, se
releva comme il put; en chancelant, alla s'asseoir sur une pierre, les
bras pendants, comme les deux testicules du poitrinaire; et jeta un
regard vitreux, sans flamme, sur la nature entière, qui lui appartenait.
O humains, vous êtes les enfants terribles; mais, je vous en supplie,
épargnons cette grande existence, qui n'a pas encore fini de cuver la
liqueur immonde, et, n'ayant pas conservé assez de force pour se tenir
droite, est retombée, lourdement, sur cette roche, où elle s'est assise,
comme un voyageur. Faites attention à ce mendiant qui passe; il a vu que
le derviche tendait un bras affamé, et, sans savoir à qui il faisait
l'aumône, il a jeté un morceau de pain dans cette main qui implore
la miséricorde. Le Créateur lui a exprimé sa reconnaissance par un
mouvement de tête. Oh! vous ne saurez jamais comme de tenir constamment
les rênes de l'univers devient une chose difficile! Le sang monte
quelquefois à la tête, quand on s'applique à tirer du néant une dernière
comète, avec une nouvelle race d'esprits. L'intelligence, trop remuée de
fond en comble, se retire comme un vaincu, et peut tomber, une fois dans
la vie, dans les égarements dont vous avez été témoins!

       *       *       *       *       *

Une lanterne rouge, drapeau du vice, suspendue à l'extrémité d'une
tringle, balançait sa carcasse au fouet des quatre vents, au-dessus
d'une porte massive et vermoulue. Un corridor sale, qui sentait la
cuisse humaine, donnait sur un préau, où cherchaient leur pâture des
coqs et des poules, plus maigres que leurs ailes. Sur la muraille qui
servait d'enceinte au préau, et située du côté de l'ouest, étaient
parcimonieusement pratiquées diverses ouvertures, fermées par un guichet
grillé. La mousse recouvrait ce corps de logis, qui sans doute, avait
été un couvent et servait, à l'heure actuelle, avec le reste du
bâtiment, comme demeure de toutes ces femmes qui montraient, chaque
jour, à ceux qui entraient, l'intérieur de leur vagin, en échange d'un
peu d'or. J'étais sur un pont, dont les piles plongeaient dans l'eau
fangeuse d'un fossé de ceinture. De sa surface élevée, je contemplais
dans la campagne cette construction penchée sur sa vieillesse et les
moindres détails de son architecture intérieure. Quelquefois, la grille
d'un guichet s'élevait sur elle-même en grinçant, comme par l'impulsion
ascendante d'une main qui violentait la nature du fer; un homme
présentait sa tète à l'ouverture dégagée à moitié, avançait ses épaules,
sur lesquelles tombait le plâtre écaillé, faisant suivre, dans cette
extraction laborieuse, son corps couvert de toiles d'araignées. Mettant
ses mains, ainsi qu'une couronne, sur les immondices de toutes sortes
qui pressaient le sol de leur poids, tandis qu'il avait encore la jambe
engagée dans les torsions de la grille, il reprenait ainsi sa posture
naturelle, allait tremper ses mains dans un baquet boiteux, dont l'eau
savonnée avait vu s'élever, tomber des générations entières, et
s'éloignait ensuite, le plus vite possible, de ces ruelles faubouriennes,
pour aller respirer l'air pur vers le centre de la ville. Lorsque le
client était sorti, une femme toute nue se portait au dehors, de la même
manière, et se dirigeait vers le même baquet. Alors, les coqs et les
poules accouraient en foule des divers points du préau, attirés par
l'odeur séminale, la renversaient par terre, malgré ses efforts vigoureux,
trépignaient la surface de son corps comme un fumier, et déchiquetaient,
à coups de bec, jusqu'à ce qu'il sortit du sang, les lèvres flasques de
son vagin gonflé. Les poules et les coqs, avec leur gosier rassasié,
retournaient gratter l'herbe du préau; la femme, devenue propre, se
relevait, tremblante, couverte de blessures, comme lorsqu'on s'éveille
après un cauchemar. Elle laissait tomber le torchon qu'elle avait
apporté pour essuyer ses jambes; n'ayant plus besoin du baquet commun,
elle retournait dans sa tanière, comme elle en était sortie, pour
attendre une autre pratique. A ce spectacle, moi, aussi, je voulus
pénétrer dans cette maison! J'allais descendre du pont, quand je vis,
sur l'entablement d'un pilier, cette inscription, en caractères hébreux:
«Vous qui passez sur ce pont, n'y allez pas. Le crime y séjourne avec
le vice; un jour, ses amis attendirent en vain un jeune homme qui avait
franchi la porte fatale.» La curiosité l'emporta sur la crainte; au bout
de quelques instants, j'arrivai devant un guichet, dont la grille
possédait de solides barreaux, qui s'entre-croisaient étroitement. Je
voulus regarder dans l'intérieur, à travers ce tamis épais. D'abord,
je ne pus rien voir; mais, je ne tardai pas à distinguer les objets
qui étaient dans la chambre obscure, grâce aux rayons du soleil qui
diminuait sa lumière et allait bientôt disparaître à l'horizon. La
première et la seule chose qui frappa ma vue fut un bâton blond, composé
de cornets, s'enfonçant les uns dans les autres. Ce bâton se mouvait!
Il marchait dans la chambre! Ses secousses étaient si fortes que le
plancher chancelait; avec ses deux bouts, il faisait des brèches énormes
dans la muraille et paraissait un bélier qu'on ébranle contre la porte
d'une ville assiégée. Ses efforts étaient inutiles; les murs étaient
construits avec de la pierre de taille, et, quand il choquait la paroi,
je le voyais se recourber en lame d'acier et rebondir comme une balle
élastique. Ce bâton n'était donc pas fait en bois! Je remarquai,
ensuite, qu'il se roulait et se déroulait avec facilité comme une
anguille. Quoique haut comme un homme, il ne se tenait pas droit.
Quelquefois, il l'essayait, et montrait un de ses bouts, devant le
grillage du guichet. Il faisait des bonds impétueux, retombait à terre
et ne pouvait défoncer l'obstacle. Je me mis à le regarder de plus en
plus attentivement et je vis que c'était un cheveu! Après une grande
lutte, avec la matière qui l'entourait comme une prison, il alla
s'appuyer contre le lit qui était dans cette chambre, la racine reposant
sur un tapis et la pointe adossée au chevet. Après quelques instants de
silence, pendant lesquels j'entendis des sanglots entrecoupés, il éleva
la voix et parla ainsi: «Mon maître m'a oublié dans cette chambre; il ne
vient pas me chercher. Il s'est levé de ce lit, où je suis appuyé, il
a peigné sa chevelure parfumée et n'a pas songé qu'auparavant j'étais
tombé à terre. Cependant, s'il m'avait ramassé, je n'aurais pas trouvé
étonnant cet acte de simple justice. Il m'abandonne, dans cette chambre
claquemurée, après s'être enveloppé dans les bras d'une femme. Et quelle
femme! Les draps sont encore moites de leur contact attiédi et portent,
dans leur désordre, l'empreinte d'une nuit passée dans l'amour ...» Et
je me demandais qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait
à la grille avec plus d'énergie!... «Pendant que la nature entière
sommeillait dans sa chasteté, lui, il s'est accouplé avec une femme
dégradée, dans des embrassements lascifs et impurs. Il s'est abaissé
jusqu'à laisser approcher, de sa face auguste, des joues méprisables par
leur impudence habituelle, flétries dans leur sève. Il ne rougissait
pas, mais, moi, je rougissais pour lui. Il est certain qu'il se sentait
heureux de dormir avec une telle épouse d'une nuit. La femme, étonnée
de l'aspect majestueux de cet hôte, semblait éprouver des voluptés
incomparables, lui embrassait le cou avec frénésie.» Et je me demandais
qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait à la grille avec
plus d'énergie!... «Moi, pendant ce temps, je sentais des pustules
envenimées qui croissaient plus nombreuses, en raison de son ardeur
inaccoutumée pour les jouissances de la chair, entourer ma racine
de leur fiel mortel, absorber, avec leurs ventouses, la substance
génératrice de ma vie. Plus ils s'oubliaient, dans leurs mouvements
insensés, plus je sentais mes forces décroître. Au moment où les désirs
corporels atteignaient au paroxysme de la fureur, je m'aperçus que ma
racine s'affaissait sur elle-même, comme un soldat blessé par une balle.
Le flambeau de la vie s'étant éteint en moi, je me détachai, de sa tête
illustre, comme une branche morte; je tombai à terre, sans courage, sans
force, sans vitalité; mais, avec une profonde pitié pour celui auquel
j'appartenais; mais, avec une éternelle douleur pour son égarement
volontaire!...» Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mon
oeil se recollait à la grille avec plus d'énergie!... «S'il avait, au
moins, entouré de son âme le sein innocent d'une vierge. Elle aurait été
plus digne de lui et la dégradation aurait été moins grande. Il
embrasse, avec ses lèvres, ce front couvert de boue, sur lequel les
hommes ont marché avec le talon, plein de poussière!... Il aspire, avec
des narines effrontées, les émanations de ces deux aisselles humides!...
J'ai vu la membrane des dernières se contracter de honte, pendant que,
de leur côté, les narines se refusaient à cette respiration infâme. Mais
lui, ni elle, ne faisaient aucune attention aux avertissements solennels
des aisselles, à la répulsion morne et blême des narines. Elle levait
davantage ses bras, et lui, avec une poussée plus forte, enfonçait son
visage dans leur creux. J'étais obligé d'être le complice de cette
profanation. J'étais obligé d'être le spectateur de ce déhanchement
inouï; d'assister à l'alliage forcé de ces deux êtres, dont un abîme
incommensurable séparait les natures diverses ...» Et je me demandais
qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait à la grille avec
plus d'énergie!... «Quand il fut rassasié de respirer cette femme, il
voulut lui arracher ses muscles un par un; mais, comme c'était une
femme, il lui pardonna et préféra faire souffrir un être de son sexe. Il
appela, dans la cellule voisine, un jeune homme qui était venu dans
cette maison pour passer quelques moments d'insouciance avec une de ces
femmes, et lui enjoignit de venir se placer à un pas de ses yeux. Il y
avait longtemps que je gisais sur le sol. N'ayant pas la force de me
lever sur ma racine brûlante, je ne pus voir ce qu'ils firent. Ce que je
sais, c'est qu'à peine le jeune homme fut à portée de sa main, que des
lambeaux de chair tombèrent aux pieds du lit et vinrent se placer à mes
côtés. Ils me racontaient tout bas que les griffes de mon maître les
avaient détachés des épaules de l'adolescent. Celui-ci, au bout de
quelques heures, pendant lesquelles il avait lutté contre une force plus
grande, se leva du lit et se retira majestueusement. Il était
littéralement écorché des pieds jusqu'à la tête; il traînait, à travers
les dalles delà chambre, sa peau retournée. Il se disait que son
caractère était plein de bonté; qu'il aimait à croire ses semblables
bons aussi; que pour cela il avait acquiescé au souhait de l'étranger
distingué qui l'avait appelé auprès de lui; mais que, jamais, au grand
jamais, il ne se serait attendu à être torturé par un bourreau. Par un
pareil bourreau, ajoutait-il après une pause. Enfin, il se dirigea vers
le guichet, qui se fendit avec pitié jusqu'au nivellement du sol, en
présence de ce corps dépourvu d'épiderme. Sans abandonner sa peau, qui
pouvait encore lui servir, ne serait-ce que comme manteau, il essaya de
disparaître de ce coupe-gorge; une fois éloigné de la chambre, je ne pus
voir s'il avait eu la force de regagner la porte de sortie. Oh! comme
les poules et les coqs s'éloignaient avec respect, malgré leur faim, de
cette longue traînée de sang, sur la terre imbibée!» Et je me demandais
qui pouvait être son maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec
plus d'énergie!... «Alors, celui qui aurait dû penser davantage à sa
dignité et à sa justice, se releva, péniblement, sur son coude fatigué.
Seul, sombre, dégoûté et hideux!... Il s'habilla lentement. Les nonnes,
ensevelies depuis des siècles dans les catacombes du couvent, après
avoir été réveillées en sursaut par les bruits de cette nuit horrible,
qui s'entre-choquaient entre eux dans une cellule située au-dessus des
caveaux, se prirent par la main, et vinrent former une ronde funèbre
autour de lui. Pendant qu'il recherchait les décombres de son ancienne
splendeur; qu'il lavait ses mains avec du crachat en les essuyant
ensuite sur ses cheveux (il valait mieux les laver avec du crachat, que
de ne pas les laver du tout, après le temps d'une nuit entière passée
dans le vice et le crime), elles entonnèrent les prières lamentables
pour les morts, quand quelqu'un est descendu dans la tombe. En effet, le
jeune homme ne devait pas survivre à ce supplice, exercé sur lui par une
main divine, et ses agonies se terminèrent pendant le chant des nonnes
...» Je me rappelai l'inscription du pilier; je compris ce qu'était
devenu le rêveur pubère que ses amis attendaient encore chaque jour
depuis le moment de sa disparition ... Et je me demandais qui pouvait
être son maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus
d'énergie!... «Les murailles s'écartèrent pour le laisser passer; les
nonnes, le voyant prendre son essor, dans les airs, avec des ailes qu'il
avait cachées jusque-là dans sa robe d'émeraude, se replacèrent en
silence dessous le couvercle de la tombe. Il est parti dans sa demeure
céleste, en me laissant ici; cela n'est pas juste. Les autres cheveux
sont restés sur sa tête; et, moi, je gis, dans cette chambre lugubre,
sur le parquet couvert de sang caillé, de lambeaux de viande sèche;
cette chambre est devenue damnée, depuis qu'il s'y est introduit;
personne n'y entre; cependant, j'y suis enfermé. C'en est donc fait! Je
ne verrai plus les légions des anges marcher en phalanges épaisses, ni
les astres se promener dans les jardins de l'harmonie. Eh bien, soit ...
je saurai supporter mon malheur avec résignation. Mais, je ne manquerai
pas de dire aux hommes ce qui s'est passé dans cette cellule. Je leur
donnerai la permission de rejeter leur dignité, comme un vêtement
inutile, puisqu'ils ont l'exemple de mon maître; je leur conseillerai de
sucer la verge du crime, puisqu'_un autre_ l'a déjà fait ...» Le cheveu
se tut ... Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mes yeux
se recollaient à la grille avec plus d'énergie!... Aussitôt le tonnerre
éclata; une lueur phosphorique pénétra dans la chambre. Je reculai,
malgré moi, par je ne sais quel instinct d'avertissement; quoique je
fusse éloigné du guichet, j'entendis une autre voix, mais, celle-ci
rampante et douce, de crainte de se faire entendre: «Ne fais pas de
pareils bonds! Tais-toi ... tais-toi ... si quelqu'un t'entendait! je te
replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le soleil se
coucher à l'horizon, afin que la nuit couvre tes pas ... je ne t'ai pas
oublié; mais, on t'aurait vu sortir, et j'aurais été compromis. Oh! si
tu savais comme j'ai souffert depuis ce moment! Revenu au ciel, mes
archanges m'ont entouré avec curiosité; ils n'ont pas voulu me demander
le motif de mon absence. Eux, qui n'avaient jamais osé élever leur vue
sur moi, jetaient, s'efforçant de deviner l'énigme, des regards
stupéfaits sur ma face abattue, quoiqu'ils n'aperçussent pas le fond de
ce mystère, et se communiquaient tout bas des pensées qui redoutaient
en moi quelque changement inaccoutumé. Ils pleuraient des larmes
silencieuses; ils sentaient vaguement que je n'étais plus le même,
devenu inférieur à mon identité. Ils auraient voulu connaître quelle
funeste résolution m'avait fait franchir les frontières du ciel, pour
venir m'abattre sur la terre, et goûter des voluptés éphémères,
qu'eux-mêmes méprisent profondément. Ils remarquèrent sur mon front une
goutte de sperme, une goutte de sang. La première avait jailli des
cuisses de la courtisane! La deuxième s'était élancée des veines du
martyr! Stigmates odieux! Rosaces inébranlables! Mes archanges ont
retrouvé, pendus aux halliers de l'espace, les débris flamboyants de ma
tunique d'opale, qui flottaient sur les peuples béants. Ils n'ont pas pu
la reconstruire, et mon corps reste nu devant leur innocence; châtiment
mémorable de la vertu abandonnée. Vois les sillons qui se sont tracé un
lit sur mes joues décolorées: c'est la goutte de sperme et la goutte de
sang, qui filtrent lentement le long de mes rides sèches. Arrivées à la
lèvre supérieure, elles font un effort immense, et pénètrent dans le
sanctuaire de ma bouche, attirées, comme un aimant, par le gosier
irrésistible. Elles m'étouffent, ces deux gouttes implacables. Moi,
jusqu'ici, je m'étais cru le Tout-Puissant; mais, non; je dois abaisser
le cou devant le remords qui me crie: «Tu n'es qu'un misérable!» Ne fais
pas de pareils bonds! Tais-toi ... tais-toi ... si quelqu'un t'entendait!
je te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le soleil
se coucher à l'horizon, afin que la nuit couvre tes pas ... J'ai vu Satan,
le grand ennemi, redresser les enchevêtrements osseux de la charpente,
au-dessus de son engourdissement de larve, et, debout, triomphant, sublime,
haranguer ses troupes rassemblées; comme je le mérite, me tourner en
dérision. Il a dit qu'il s'étonnait beaucoup que son orgueilleux rival,
pris en flagrant délit par le succès, enfin réalisé, d'un espionnage
perpétuel, pût ainsi s'abaisser jusqu'à baiser la robe de la débauche
humaine, par un voyage de long cours à travers les récifs de l'éther, et
faire périr, dans les souffrances, un membre de l'humanité. Il a dit que
ce jeune homme, broyé dans l'engrenage de mes supplices raffinés, aurait
peut-être pu devenir une intelligence de génie; consoler les hommes, sur
cette terre, par des chants admirables de poésie, de courage, contre les
coups de l'infortune. Il a dit que les nonnes du couvent-lupanar ne
retrouvent plus leur sommeil; rôdent dans le préau, gesticulant comme
des automates, écrasant avec le pied les renoncules et les lilas;
devenues folles d'indignation, mais, non assez, pour ne pas se rappeler
la cause qui engendra cette maladie dans leur cerveau ... (Les voici qui
s'avancent, revêtues de leur linceul blanc; elles ne se parlent pas;
elles se tiennent par la main. Leurs cheveux tombent en désordre sur
leurs épaules nues; un bouquet de fleurs noires est penché sur leur
sein. Nonnes, retournez dans vos caveaux; la nuit n'est pas encore
complètement arrivée; ce n'est que le crépuscule du soir ... O cheveu,
tu le vois toi-même; de tous les côtés, je suis assailli par le
sentiment déchaîné de ma dépravation!) Il a dit que le Créateur, qui se
vante d'être la Providence de tout ce qui existe, s'est conduit avec
beaucoup de légèreté, pour ne pas dire plus, en offrant un pareil
spectacle aux mondes étoilés; car, il a affirmé clairement le dessein
qu'il avait d'aller rapporter dans les planètes orbiculaires comment
je maintiens, par mon propre exemple, la vertu et la bonté dans la
vastitude de mes royaumes. Il a dit que la grande estime, qu'il avait
pour un ennemi si noble, s'était envolée de son imagination, et qu'il
préférait porter la main sur le sein d'une jeune fille, quoique cela
soit un acte de méchanceté exécrable, que de cracher sur ma figure,
recouverte de trois couches de sang et de sperme mêlés, afin de ne pas
salir son crachat baveux. Il a dit qu'il se croyait, à juste titre,
supérieur à moi, non par le vice, mais par la vertu et la pudeur; non
par le crime, mais par la justice. Il a dit qu'il fallait m'attacher à
une claie, à cause de mes fautes innombrables; me faire brûler à petit
feu dans un brasier ardent, pour me jeter ensuite dans la mer, si
toutefois la mer voudrait me recevoir. Que, puisque je me vantais d'être
juste, moi, qui l'avais condamné aux peines éternelles pour une révolte
légère qui n'avait pas eu de suites graves, je devais donc faire justice
sévère sur moi-même, et juger impartialement ma conscience, chargée
d'iniquités ... Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi ... tais-toi ...
si quelqu'un t'entendait! je te replacerai parmi les autres cheveux;
mais, laisse d'abord le soleil se coucher à l'horizon, afin que la nuit
couvre tes pas.» Il s'arrêta un instant; quoique je ne le visse point,
je compris, par ce temps d'arrêt nécessaire, que la houle de l'émotion
soulevait sa poitrine, comme un cyclone giratoire soulève une famille de
baleines. Poitrine divine, souillée, un jour, par l'amer contact des
tétons d'une femme sans pudeur! Ame royale, livrée, dans un moment
d'oubli, au crabe de la débauche, au poulpe de la faiblesse de
caractère, au requin de l'abjection individuelle, au boa de la morale
absente, et au colimaçon monstrueux de l'idiotisme! Le cheveu et son
maître s'embrassèrent étroitement, comme deux amis qui se revoient après
une longue absence. Le Créateur continua, accusé reparaissant devant son
propre tribunal: «Et les hommes, que penseront-ils de moi, dont ils
avaient une opinion si élevée, quand ils apprendront les errements de ma
conduite, la marche hésitante de ma sandale, dans les labyrinthes boueux
de la matière, et la direction de ma route ténébreuse à travers les eaux
stagnantes et les humides joncs de la mare où, recouvert de brouillards,
bleuit et mugit le crime, à la patte sombre!... Je m'aperçois qu'il faut
que je travaille beaucoup à ma réhabilitation, dans l'avenir, afin de
reconquérir leur estime. Je suis le Grand-Tout: et cependant, par un
côté, je reste inférieur aux hommes, que j'ai créés avec un peu de
sable! Raconte-leur un mensonge audacieux, et dis-leur que je ne suis
jamais sorti du ciel, constamment enfermé, avec les soucis du trône,
entre les marbres, les statues et les mosaïques de mes palais. Je me
suis présenté devant les célestes fils de l'humanité; je leur ai dit:
«Chassez le mal de vos chaumières, et laissez entrer au foyer le manteau
du bien. Celui qui portera la main sur un de ses semblables, en lui
faisant au sein une blessure mortelle, avec le fer homicide, qu'il
n'espère point les effets de ma miséricorde, et qu'il redoute les
balances de la justice. Il ira cacher sa tristesse dans les bois; mais,
le bruissement des feuilles, à travers les clairières, chantera à ses
oreilles la ballade du remords; et il s'enfuira de ces parages, piqué
à la hanche par le buisson, le houx et le chardon bleu, ses pas rapides
entrelacés par la souplesse des lianes et les morsures des scorpions.
Il se dirigera vers les galets de la plage; mais, la marée montante,
avec ses embruns et son approche dangereuse, lui raconteront qu'ils
n'ignorent pas son passé; et il précipitera sa course aveugle vers le
couronnement de la falaise, tandis que les vents stridents d'équinoxe,
en s'enfonçant dans les grottes naturelles du golfe et les carrières
pratiquées sous la muraille des rochers retentissants, beugleront comme
les troupeaux immenses des buffles des pampas. Les phares de la côte
le poursuivront, jusqu'aux limites du septentrion, de leurs reflets
sarcastiques, et les feux follets des maremmes, simples vapeurs en
combustion, dans leurs danses fantastiques, feront frissonner les poils
de ses pores, et verdir l'iris de ses yeux. Que la pudeur se plaise dans
vos cabanes, et soit en sûreté à l'ombre de vos champs. C'est ainsi que
vos fils deviendront beaux, et s'inclineront devant leurs parents avec
reconnaissance; sinon, malingres, et rabougris comme le parchemin des
bibliothèques, ils s'avanceront à grands pas, conduits par la révolte,
contre le jour de leur naissance et le clitoris de leur mère impure.»
Comment les hommes voudront-ils obéir à ces lois sévères, si le
législateur lui-même se refuse le premier à s'y astreindre?... Et ma
honte est immense comme l'éternité!» J'entendis le cheveu qui lui
pardonnait, avec humilité, sa séquestration, puisque son maître avait
agi par prudence et non par légèreté; et le pâle dernier rayon de soleil
qui éclairait mes paupières se retira des ravins de la montagne. Tourné
vers lui, je le vis se replier ainsi qu'un linceul ... Ne fais pas de
pareils bonds! Tais-toi ... tais-toi ... si quelqu'un t'entendait! Il te
replacera parmi les autres cheveux. Et, maintenant que le soleil est
couché à l'horizon, vieillard cynique et cheveu doux, rampez, tous les
deux, vers l'éloignement du lupanar, pendant que la nuit, étendant son
ombre sur le couvent, couvre l'allongement de vos pas furtifs dans la
plaine ... Alors, le pou, sortant subitement de derrière un promontoire,
me dit, en hérissant ses griffes: «Que penses-tu de cela?» Mais, moi, je
ne voulus pas lui répliquer. Je me retirai, et j'arrivai sur le pont.
J'effaçai l'inscription primordiale, je la remplaçai par celle-ci:
«Il est douloureux de garder, comme un poignard, un tel secret dans son
coeur; mais, je jure de ne jamais révéler ce dont j'ai été témoin, quand
je pénétrai, pour la première fois, dans ce donjon terrible.» Je jetai,
par dessus le parapet, le canif qui m'avait servi à graver les lettres;
et, faisant quelques rapides réflexions sur le caractère du Créateur en
enfance, qui devait encore, hélas! pendant bien de temps, faire souffrir
l'humanité (l'éternité est longue), soit par les cruautés exercées, soit
par le spectacle ignoble des chancres qu'occasionne un grand vice, je
fermai les yeux, comme un homme ivre, à la pensée d'avoir un tel être
pour ennemi, et je repris, avec tristesse, mon chemin à travers les
dédales des rues.


FIN DU TROISIÈME CHANT




CHANT QUATRIÈME


C'est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième
chant. Quand le pied glisse sur une grenouille, l'on sent une sensation
de dégoût; mais quand on effleure, à peine, le corps humain, avec la
main, la peau des doigts se fend, comme les écailles d'un bloc de mica
qu'on brise à coups de marteau; et, de même que le coeur d'un requin,
mort depuis une heure, palpite encore, sur le pont, avec une vitalité
tenace, ainsi nos entrailles se remuent de fond en comble, longtemps
après l'attouchement. Tant l'homme inspire de l'horreur à son propre
semblable! Peut-être que, lorsque j'avance cela, je me trompe; mais:
peut-être qu'aussi je dis vrai. Je connais, je conçois une maladie plus
terrible que les yeux gonflés par les longues méditations sur le
caractère étrange de l'homme; mais, je la cherche encor ... et je n'ai
pas pu la trouver! Je ne me crois pas moins intelligent qu'un autre, et,
cependant, qui oserait affirmer que j'ai réussi dans mes investigations?
Quel mensonge sortirait de sa bouche! Le temple antique de Denderah est
situé à une heure et demie de la rive gauche du Nil. Aujourd'hui, des
phalanges innombrables de guêpes se sont emparées des rigoles et des
corniches. Elles voltigent autour des colonnes, comme les ondes épaisses
d'une chevelure noire. Seuls habitants du froid portique, ils gardent
l'entrée des vestibules, comme un droit héréditaire. Je compare le
bourdonnement de leurs ailes métalliques, au choc incessant des glaçons,
précipités les uns contre les autres, pendant la débâcle des mers
polaires. Mais, si je considère la conduite de celui auquel la
providence donna le trône sur cette terre, les trois ailerons de ma
douleur font entendre un plus grand murmure! Quand une comète, pendant
la nuit, apparaît subitement dans une région du ciel, après quatre-vingts
ans d'absence, elle montre aux habitants terrestres et aux grillons sa
queue brillante et vaporeuse. Sans doute, elle n'a pas conscience de ce
long voyage; il n'en est pas ainsi de moi: accoudé sur le chevet de mon
lit, pendant que les dentelures d'un horizon aride et morne s'élèvent en
vigueur sur le fond de mon âme, je m'absorbe dans les rêves de la
compassion et je rougis pour l'homme! Coupé en deux par la bise, le
matelot, après avoir fait son quart de nuit, s'empresse de regagner son
hamac: pourquoi cette consolation ne m'est-elle pas offerte? L'idée que
je suis tombé volontairement, aussi bas que mes semblables, et que j'ai
le droit moins qu'un autre de prononcer des plaintes, sur notre sort, qui
reste enchaîné à la croûte durcie d'une planète, et sur l'essence de notre
âme perverse, me pénètre comme un clou de forge. On a vu des explosions de
feu grisou anéantir des familles entières; mais, elles connurent l'agonie
peu de temps, parce que la mort est presque subite, au milieu des décombres
et des gaz délétères: moi ... j'existe toujours comme le basalte! Au
milieu, comme au commencement de la vie, les anges se ressemblent à
eux-mêmes: n'y a-t-il pas longtemps que je ne me ressemble plus! L'homme
et moi, claquemurés dans les limites de notre intelligence, comme souvent
un lac dans une ceinture d'îles de corail, au lieu d'unir nos forces
respectives pour nous défendre contre le hasard et l'infortune, nous
nous écartons, avec le tremblement de la haine, en prenant deux routes
opposées, comme si nous nous étions réciproquement blessés avec la
pointe d'une dague! On dirait que l'un comprend le mépris qu'il inspire
à l'autre; poussés par le mobile d'une dignité relative, nous nous
empressons de ne pas induire en erreur notre adversaire; chacun reste
de son côté et n'ignore pas que la paix proclamée serait impossible à
conserver. Eh bien, soit! que ma guerre contre l'homme s'éternise,
puisque chacun reconnaît dans l'autre sa propre dégradation ... puisque
les deux sont ennemis mortels. Que je doive remporter une victoire
désastreuse ou succomber, le combat sera beau: moi, seul, contre
l'humanité. Je ne me servirai pas d'armes construites avec le bois ou
le fer; je repousserai du pied les couches de minéraux extraites de la
terre: la sonorité puissante et séraphique de la harpe deviendra, sous
mes doigts, un talisman redoutable. Dans plus d'une embuscade, l'homme,
ce singe sublime, a déjà percé ma poitrine de sa lance de porphyre: un
soldat ne montre pas ses blessures, pour si glorieuses qu'elles soient.
Cette guerre terrible jettera la douleur dans les deux partis: deux amis
qui cherchent obstinément à se détruire, quel drame!

       *       *       *       *       *

Deux piliers, qu'il n'était pas difficile et encore moins possible de
prendre pour des baobabs, s'apercevaient dans la vallée, plus grands que
deux épingles. En effet, c'étaient deux tours énormes. Et, quoique deux
baobabs, au premier coup d'oeil, ne ressemblent pas à deux épingles, ni
même à deux tours, cependant, en employant habilement les ficelles de
la prudence, on peut affirmer, sans crainte d'avoir tort (car, si cette
affirmation était accompagnée d'une seule parcelle de crainte, ce ne
serait plus une affirmation; quoiqu'un même nom exprime ces deux
phénomènes de l'âme qui présentent des caractères assez tranchés pour
ne pas être confondus légèrement) qu'un baobab ne diffère pas tellement
d'un pilier, que la comparaison soit défendue entre ces formes
architecturales ... ou géométriques ... ou l'une et l'autre ... ou ni
l'une ni l'autre ... ou plutôt formes élevées et massives. Je viens de
trouver, je n'ai pas la prétention de dire le contraire, les épithètes
propres aux substantifs pilier et baobab: que l'on sache bien que ce
n'est pas, sans une joie mêlée d'orgueil, que j'en fais la remarque à
ceux qui, après avoir relevé leurs paupières, ont pris la très louable
résolution de parcourir ces pages, pendant que la bougie brûle, si c'est
la nuit, pendant que le soleil éclaire, si c'est le jour. Et encore,
quand même une puissance supérieure nous ordonnerait, dans les termes
le plus clairement précis, de rejeter, dans les abîmes du chaos, la
comparaison judicieuse que chacun a certainement pu savourer avec
impunité, même alors, et surtout alors, que l'on ne perde pas de vue cet
axiome principal, les habitudes contractées par les ans, les livres, le
contact de ses semblables, et le caractère inhérent à chacun qui se
développe dans une efflorescence rapide, imposeraient, à l'esprit
humain, l'irréparable stigmate de la récidive, dans l'emploi criminel
(criminel, en se plaçant momentanément et spontanément au point de vue
de la puissance supérieure) d'une figure de rhétorique que plusieurs
méprisent, mais que beaucoup encensent. Si le lecteur trouve cette
phrase trop longue, qu'il accepte mes excuses; mais, qu'il ne s'attende
pas de ma part à des bassesses. Je puis avouer mes fautes; mais non les
rendre plus graves par ma lâcheté. Mes raisonnements se choqueront
quelquefois contre les grelots de la folie et l'apparence sérieuse de ce
qui n'est en somme que grotesque (quoique, d'après certains philosophes,
il soit assez difficile de distinguer le bouffon du mélancolique, la vie
elle-même étant un drame comique ou une comédie dramatique); cependant,
il est permis à chacun de tuer des mouches et même des rhinocéros, afin
de se reposer de temps en temps d'un travail trop escarpé. Pour tuer des
mouches, voici la manière la plus expéditive, quoique ce ne soit pas la
meilleure: on les écrase entre les deux premiers doigts de la main. La
plupart des écrivains qui ont traité ce sujet à fond ont calculé, avec
beaucoup de vraisemblance, qu'il est préférable, dans plusieurs cas,
de leur couper la tête. Si quelqu'un me reproche de parler d'épingles,
comme d'un sujet radicalement frivole, qu'il remarque sans parti pris,
que les plus grands effets ont été souvent produits par les plus petites
causes. Et, pour ne pas m'éloigner davantage du cadre de cette feuille
de papier, ne voit-on pas que le laborieux morceau de littérature que
je suis à composer, depuis le commencement de cette strophe, serait
peut-être moins goûté, s'il prenait son point d'appui dans une question
épineuse de chimie ou de pathologie interne? Au reste, tous les goûts
sont dans la nature; et, quand au commencement j'ai comparé les piliers
aux épingles avec tant de justesse (certes, je ne croyais pas qu'on
viendrait, un jour, me le reprocher), je me suis basé sur les lois de
l'optique, qui ont établi que, plus le rayon visuel est éloigné d'un
objet, plus l'image se reflète à diminution dans la rétine.

C'est ainsi que ce que l'inclinaison de notre esprit à la farce prend
pour un misérable coup d'esprit, n'est, la plupart du temps, dans la
pensée de l'auteur, qu'une vérité importante, proclamée avec majesté!
Oh! ce philosophe insensé qui éclata de rire, en voyant un âne manger
une figue! Je n'invente rien: les livres antiques ont raconté, avec les
plus amples détails, ce volontaire et honteux dépouillement de la
noblesse humaine. Moi, je ne sais pas rire. Je n'ai jamais pu rire,
quoique plusieurs fois j'aie essayé de le faire. C'est très difficile
d'apprendre à rire. Ou, plutôt, je crois qu'un sentiment de répugnance
à cette monstruosité forme une marque essentielle de mon caractère. Eh
bien, j'ai été témoin de quelque chose de plus fort: j'ai vu une figue
manger un âne! Et, cependant, je n'ai pas ri; franchement, aucune partie
buccale n'a remué. Le besoin de pleurer s'empara de moi si fortement,
que mes yeux laissèrent tomber une larme. «Nature! nature! m'écriai-je
en sanglotant, l'épervier déchire le moineau, la figue mange l'âne et
le ténia dévore l'homme!» Sans prendre la résolution d'aller plus loin,
je me demande en moi-même si j'ai parlé de la manière dont on tue les
mouches. Oui, n'est-ce pas? Il n'en est pas moins vrai que je n'avais
pas parlé de la destruction des rhinocéros! Si certains amis me
prétendaient le contraire, je ne les écouterais pas et je me
rappellerais que la louange et la flatterie sont deux grandes pierre
d'achoppement. Cependant, afin de contenter ma conscience autant que
possible, je ne puis m'empêcher de faire remarquer que cette
dissertation sur le rhinocéros m'entraînerait hors des frontières de la
patience et du sang-froid, et, de son côté, découragerait probablement
(ayons, même, la hardiesse de dire certainement) les générations
présentes. N'avoir pas parlé du rhinocéros après la mouche! Au moins,
pour excuse passable, aurai-je dû mentionner avec promptitude (et je ne
l'ai pas fait!) cette omission non préméditée, qui n'étonnera pas ceux
qui ont étudié à fond les contradictions réelles et inexplicables qui
habitent les lobes du cerveau humain. Rien n'est indigne pour une
intelligence grande et simple; le moindre phénomène de la nature, s'il
y a mystère en lui, deviendra, pour le sage, inépuisable matière à
réflexion. Si quelqu'un voit un âne manger une figue ou une figue manger
un âne (ces deux circonstances ne se présentent pas souvent, à moins que
ce ne soit en poésie), soyez certain qu'après avoir réfléchi deux ou
trois minutes, pour savoir quelle conduite prendre, il abandonnera le
sentier de la vertu et se mettra à rire comme un coq! Encore, n'est-il
pas exactement prouvé que les coqs ouvrent exprès leur bec pour imiter
l'homme et faire une grimace tourmentée. J'appelle grimace dans les
oiseaux ce qui porte le même nom dans l'humanité! Le coq ne sort pas de
sa nature, moins par incapacité que par orgueil. Apprenez-leur à lire,
ils se révoltent. Ce n'est pas un perroquet qui s'extasierait ainsi
devant sa faiblesse, ignorante ou impardonnable! Oh! avilissement
exécrable! comme on ressemble à une chèvre quand on rit! Le calme du
front a disparu pour faire place à deux énormes yeux de poissons qui
(n'est-ce pas déplorable?) ... qui ... qui se mettent à briller comme
des phares! Souvent, il m'arrivera d'énoncer, avec solennité, les
propositions les plus bouffonnes, je ne trouve pas que cela devienne
un motif péremptoirement suffisant pour élargir la bouche! Je ne puis
m'empêcher de rire, me répondrez-vous; j'accepte cette explication
absurde, mais, alors, que ce soit un rire mélancolique. Riez, mais
pleurez en même temps. Si vous ne pouvez pas pleurer par les yeux,
pleurez par la bouche. Est-ce encore impossible, urinez; mais, j'avertis
qu'un liquide quelconque est ici nécessaire, pour atténuer la sécheresse
que porte, dans ses flancs, le rire, aux traits fendus en arrière.
Quant à moi, je ne me laisserai pas décontenancer par les gloussements
cocasses et les beuglements originaux de ceux qui trouvent toujours
quelque chose à redire dans un caractère qui ne ressemble pas au leur,
parce qu'il est une des innombrables modifications intellectuelles
que Dieu, sans sortir d'un type primordial, créa pour gouverner les
charpentes osseuses. Jusqu'à nos temps, la poésie fit une route fausse;
s'élevant jusqu'au ciel ou rampant jusqu'à terre, elle a méconnu les
principes de son existence, et a été, non sans raison, constamment
bafouée par les honnêtes gens. Elle n'a pas été modeste ... qualité
la plus belle qui doive exister dans un être imparfait! Moi, je veux
montrer mes qualités; mais, je ne suis pas assez hypocrite pour cacher
mes vices! Le rire, le mal, l'orgueil, la folie, paraîtront, tour à
tour, entre la sensibilité et l'amour de la justice, et serviront
d'exemple à la stupéfaction humaine; chacun s'y reconnaîtra, non pas
tel qu'il devrait être, mais tel qu'il est. Et, peut-être que ce simple
idéal, conçu par mon imagination, surpassera, cependant, tout ce que la
poésie a trouvé jusqu'ici de plus grandiose et de plus sacré. Car, si je
laisse mes vices transpirer dans ces pages, on ne croira que mieux aux
vertus que j'y fais resplendir, et dont je placerai l'auréole si haut
que les plus grands génies de l'avenir témoigneront, pour moi, une
sincère reconnaissance. Ainsi donc, l'hypocrisie sera chassée carrément
de ma demeure. Il y aura, dans mes chants, une preuve imposante de
puissance, pour mépriser ainsi les opinions reçues. Il chante pour lui
seul, et non pas pour ses semblables. Il ne place pas la mesure de son
inspiration dans la balance humaine. Libre comme la tempête, il est venu
échouer, un jour, sur les plages indomptables de sa terrible volonté! Il
ne craint rien, si ce n'est lui-même! Dans ses combats surnaturels, il
attaquera l'homme et le Créateur, avec avantage, comme quand l'espadon
enfonce son épée dans le ventre de la baleine: qu'il soit maudit, par
ses enfants et par ma main décharnée, celui qui persiste à ne pas
comprendre les kanguroos implacables du rire et les poux audacieux de la
caricature!... Deux tours énormes s'apercevaient dans la vallée; je l'ai
dit au commencement. En les multipliant par deux, le produit était quatre
... mais je ne distinguai pas très bien la nécessité de cette opération
d'arithmétique. Je continuai ma route, avec la fièvre au visage, et je
m'écriai sans cesse: «Non ... non ... je ne distingue pas très bien la
nécessité de cette opération d'arithmétique!» J'avais entendu des
craquements de chaînes, et des gémissements douloureux. Que personne ne
trouve possible, quand il passera dans cet endroit, de multiplier les
tours par deux, afin que le produit soit quatre! Quelques-uns soupçonnent
que j'aime l'humanité comme si j'étais sa propre mère, et que je l'eusse
portée, neuf mois, dans mes flancs parfumés; c'est pourquoi, je ne repasse
plus dans la vallée où s'élèvent les deux unités du multiplicande!

       *       *       *       *       *

Une potence s'élevait sur le sol; à un mètre de celui-ci, était suspendu
par les cheveux un homme, dont les bras étaient attachés par derrière.
Ses jambes avaient été laissées libres, pour accroître ses tortures, et
lui faire désirer davantage n'importe quoi de contraire à l'enlacement
de ses bras. La peau du front était tellement tendue par le poids de la
pendaison, que son visage, condamné par la circonstance à l'absence de
l'expression naturelle, ressemblait à la concrétion pierreuse d'un
stalagtite. Depuis trois jours, il subissait ce supplice. Il s'écriait:
«Qui me dénouera les bras? qui me dénouera les cheveux? Je me disloque
dans des mouvements qui ne font que séparer davantage de ma tête la
racine des cheveux; la soif et la faim ne sont pas les causes
principales qui m'empêchent de dormir. Il est impossible que mon
existence enfonce son prolongement au delà des bornes d'une heure.
Quelqu'un pour m'ouvrir la gorge, avec un caillou acéré!» Chaque mot
était précédé, suivi de hurlements intenses. Je m'élançai du buisson
derrière lequel j'étais abrité, et je me dirigeai vers le pantin ou
morceau de lard attaché au plafond. Mais, voici que, du côté opposé,
arrivèrent en dansant deux femmes ivres. L'une tenait un sac, et deux
fouets, aux cordes de plomb, l'autre, un baril plein de goudron et deux
pinceaux. Les cheveux grisonnants de la plus vieille flottaient au vent,
comme les lambeaux d'une voile déchirée, et les chevilles de l'autre
claquaient entre elles, comme les coups de queue d'un thon sur la
dunette d'un vaisseau. Leurs yeux brillaient d'une flamme si noire et si
forte, que je ne crus pas d'abord que ces deux femmes appartinssent à
mon espèce. Elles riaient avec un aplomb tellement égoïste, et leurs
traits inspiraient tant de répugnance, que je ne doutai pas un seul
instant que je n'eusse devant les yeux les deux spécimens les plus
hideux de la race humaine. Je me recachai derrière le buisson, et je me
tins tout coi, comme l'acantophorus serraticornis, qui ne montre que la
tête en dehors de son nid. Elles approchaient avec la vitesse de la
marée; appliquant l'oreille sur le sol, le son, distinctement perçu,
m'apportait l'ébranlement lyrique de leur marche. Lorsque les deux
femelles d'orang-outang furent arrivées sous la potence, elles
reniflèrent l'air pendant quelques secondes; elles montrèrent, par leurs
gestes saugrenus, la quantité vraiment remarquable de stupéfaction qui
résulta de leur expérience, quand elles s'aperçurent que rien n'était
changé dans ces lieux: le dénoûment de la mort, conforme à leurs voeux,
n'était pas survenu. Elles n'avaient pas daigné lever la tête, pour
savoir si la mortadelle était encore à la même place. L'une dit: «Est-ce
possible que tu sois encore respirant? Tu as la vie dure, mon mari
bien-aimé.» Comme quand deux chantres, dans une cathédrale, entonnent
alternativement les versets d'un psaume, la deuxième répondit: «Tu ne
veux donc pas mourir, ô mon gracieux fils? Dis-moi donc comment tu as
fait (sûrement c'est par quelque maléfice) pour épouvanter les vautours?
En effet, ta carcasse est devenue si maigre! Le zéphyr la balance comme
une lanterne.» Chacune prit un pinceau et goudronna le corps du pendu
... chacune prit un fouet et leva les bras ... J'admirais (il était
absolument impossible de ne pas faire comme moi) avec quelle exactitude
énergique les lames de métal, au lieu de glisser à la surface, comme
quand on se bat contre un nègre et qu'on fait des efforts inutiles,
propres au cauchemar, pour l'empoigner aux cheveux, s'appliquaient,
grâce au goudron, jusqu'à l'intérieur des chairs, marquées par des
sillons aussi creux que l'empêchement des os pouvait raisonnablement le
permettre. Je me suis préservé de la tentation de trouver de la volupté
dans ce spectacle excessivement curieux, mais moins profondément comique
qu'on n'était en droit de l'attendre. Et, cependant, malgré les bonnes
résolutions prises d'avance, comment ne pas reconnaître la force de ces
femmes, les muscles de leur bras? Leur adresse, qui consistait à frapper
sur les parties les plus sensibles, comme le visage et le bas-ventre, ne
sera mentionnée par moi, que si j'aspire à l'ambition de raconter la
totale vérité! A moins que, appliquant mes lèvres, l'une contre l'autre,
surtout dans la direction horizontale (mais, chacun n'ignore pas que
c'est la manière la plus ordinaire d'engendrer cette pression), je ne
préfère garder un silence gonflé de larmes et de mystères, dont la
manifestation pénible sera impuissante à cacher, non seulement aussi
bien mais encore mieux que mes paroles (car, je ne crois pas me tromper,
quoiqu'il ne faille pas certainement nier en principe, sous peine de
manquer aux règles les plus élémentaires de l'habileté, les possibilités
hypothétiques d'erreur) les résultats funestes occasionnés par la fureur
qui met en oeuvre les métacarpes secs et les articulations robustes;
quand même on ne se mettrait pas au point de vue de l'observateur
impartial et du moraliste expérimenté (il est presque assez important
que j'apprenne que je n'admets pas, au moins entièrement, cette
restriction plus ou moins fallacieuse), le doute, à cet égard, n'aurait
pas la faculté d'étendre ses racines; car, je ne le suppose pas, pour
l'instant, entre les mains d'une puissance surnaturelle, et périrait
immanquablement, pas subitement peut-être, faute d'une sève remplissant
les conditions simultanées de nutrition et d'absence de matières
vénéneuses. Il est entendu, sinon ne me lisez pas, que je ne mets en
scène que la timide personnalité de mon opinion: loin de moi, cependant,
la pensée de renoncer à des droits qui sont incontestables! Certes, mon
intention n'est pas de combattre cette affirmation, où brille le
critérium de la certitude, qu'il est un moyen plus simple de s'entendre;
il consisterait, je le traduis avec quelques mots seulement, mais, qui
en valent plus de mille, à ne pas discuter: il est plus difficile à
mettre en pratique que ne le veut bien penser généralement le commun des
mortels. Discuter est le mot grammatical, et beaucoup de personnes
trouveront qu'il ne faudrait pas contredire, sans un volumineux dossier
de preuves, ce que je viens de coucher sur le papier; mais, la chose
diffère notablement, s'il est permis d'accorder à son propre instinct
qu'il emploie une rare sagacité au service de sa circonspection, quand
il formule des jugements qui paraîtraient autrement, soyez-en persuadé,
d'une hardiesse qui longe les rivages de la fanfaronnade. Pour clore ce
petit incident, qui s'est lui-même dépouillé de sa gangue par une
légèreté aussi irrémédiablement déplorable que fatalement pleine
d'intérêt (ce que chacun n'aura pas manqué de vérifier, à la condition
qu'il ait ausculté ses souvenirs les plus récents), il est bon, si l'on
possède des facultés en équilibre parfait, ou mieux, si la balance de
l'idiotisme ne l'emporte pas de beaucoup sur le plateau dans lequel
reposent les nobles et magnifiques attributs de la raison, c'est-à-dire,
afin d'être plus clair (car, jusqu'ici je n'ai été que concis, ce que
même plusieurs n'admettront pas, à cause de mes longueurs, qui ne sont
qu'imaginaires, puisqu'elles remplissent leur but, de traquer, avec le
scalpel de l'analyse, les fugitives apparitions de la vérité, jusqu'en
leurs derniers retranchements), si l'intelligence prédomine suffisamment
sur les défauts sous le poids desquels l'ont étouffée en partie
l'habitude, la nature et l'éducation, il est bon, répèté-je pour la
deuxième et la dernière fois, car, à force de répéter, on finirait,
le plus souvent ce n'est pas faux, par ne plus s'entendre, de revenir
la queue basse (si même, il est vrai que j'aie une queue) au sujet
dramatique cimenté dans cette strophe. Il est utile de boire un verre
d'eau, avant d'entreprendre la suite de mon travail. Je préfère en boire
deux, plutôt que de m'en passer. Ainsi, dans une chasse contre un nègre
marron, à travers la forêt, à un moment convenu, chaque membre de la
troupe suspend son fusil aux lianes, et l'on se réunit en commun, à
l'ombre d'un massif, pour étancher la soif et apaiser la faim. Mais,
la halte ne dure que quelques secondes, la poursuite est reprise avec
acharnement et le hallali ne tarde pas à résonner. Et, de même que
l'oxygène est reconnaissable à la propriété qu'il possède, sans orgueil,
de rallumer une allumette présentant quelques points en ignition, ainsi,
l'on reconnaîtra l'accomplissement de mon devoir à l'empressement que
je montre à revenir à la question. Lorsque les femelles se virent dans
l'impossibilité de retenir le fouet, que la fatigue laissa tomber de
leurs mains, elles mirent judicieusement fin au travail gymnastique
qu'elles avaient entrepris pendant près de deux heures, et se
retirèrent, avec une joie qui n'était pas dépourvue de menaces pour
l'avenir. Je me dirigeai vers celui qui m'appelait au secours, avec
un oeil glacial (car, la perte de son sang était si grande, que la
faiblesse l'empêchait de parler, et que mon opinion était, quoique je
ne fusse pas médecin, que l'hémorragie s'était déclarée au visage et au
bas-ventre), et je coupai ses cheveux avec une paire de ciseaux, après
avoir dégagé ses bras. Il me raconta que sa mère l'avait, un soir,
appelé dans sa chambre, et lui avait ordonné de se déshabiller, pour
passer la nuit avec elle dans un lit, et que, sans attendre aucune
réponse, la maternité s'était dépouillée de tous ses vêtements, en
entre-croisant, devant lui, les gestes les plus impudiques. Qu'alors il
s'était retiré. En outre, par ses refus perpétuels, il s'était attiré la
colère de sa femme, qui s'était bercée de l'espoir d'une récompense, si
elle eût pu réussir à engager son mari à ce qu'il prêtât son corps aux
passions de la vieille. Elles résolurent, par un complot, de le suspendre
à une potence, préparée d'avance dans quelque parage non fréquenté, et de
le laisser périr insensiblement, exposé à toutes les misères et à tous
les dangers. Ce n'était pas sans de très mûres et de nombreuses réflexions,
pleines de difficultés presque insurmontables, qu'elles étaient enfin
parvenues à guider leur choix sur le supplice raffiné qui n'avait trouvé
la disparition de son terme que dans le secours inespéré de mon
intervention. Les marques les plus vives de la reconnaissance soulignaient
chaque expression, et ne donnaient pas à ses confidences leur moindre
valeur. Je le portai dans la chaumière la plus voisine; car, il venait de
s'évanouir, et je ne quittai les laboureurs que lorsque je leur eu laissé
ma bourse, pour donner des soins au blessé, et que je leur eusse fait
promettre qu'ils prodigueraient au malheureux, comme à leur propre fils,
les marques d'une sympathie persévérante. A mon tour, je leur racontai
l'événement, et je m'approchai de la porte, pour remettre le pied sur le
sentier; mais, voilà qu'après avoir fait une centaine de mètres, je revins
machinalement sur mes pas, j'entrai de nouveau dans la chaumière et,
m'adressant à leurs propriétaires naïfs, je m'écriai: «Non, non ... ne
croyez pas que cela m'étonne!» Cette fois-ci, je m'éloignai
définitivement; mais, la plante des pieds ne pouvait pas se poser d'une
manière sûre: un autre aurait pu ne pas s'en apercevoir! Le loup ne
passe plus sous la potence qu'élevèrent, un jour de printemps, les mains
entrelacées d'une épouse et d'une mère, comme quand il faisait prendre,
à son imagination charmée, le chemin d'un repas illusoire. Quand il
voit, à l'horizon, cette chevelure noire, balancée par le vent, il
n'encourage pas sa force d'inertie, et prend la fuite avec une vitesse
incomparable! Faut-il voir, dans ce phénomène psychologique, une
intelligence supérieure à l'ordinaire instinct des mammifères? Sans rien
certifier et même sans rien prévoir, il me semble que l'animal a compris
ce que c'est que le crime! Comment ne le comprendrait-il pas, quand des
êtres humains, eux-mêmes, ont rejeté, jusqu'à ce point indescriptible,
l'empire de la raison, pour ne laisser subsister, à la place de cette
reine détrônée, qu'une vengeance farouche!

       *       *       *       *       *

Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent,
vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau,
couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas l'eau des fleuves, ni la
rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme
champignon, aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe,
je n'ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris
racine dans le sol et composent, jusqu'à mon ventre, une sorte de
végétation vivace, remplie d'ignobles parasites, qui ne dérive pas
encore de la plante, et qui n'est plus de la chair. Cependant mon coeur
bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de
mon cadavre (je n'ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment?
Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence et,
quand l'un d'eux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu'il
ne s'en échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de
votre oreille: il serait ensuite capable d'entrer dans votre cerveau.
Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse
perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim: il faut que chacun vive.
Mais quand un parti déjoue complètement les ruses de l'autre, ils ne
trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent la graisse
délicate qui couvre mes côtes: j'y suis habitué. Une vipère méchante
a dévoré ma verge et a pris sa place: elle m'a rendu eunuque, cette
infâme. Oh! si j'avais pu me défendre avec mes bras paralysés; mais, je
crois plutôt qu'ils se sont changés en bûches. Quoi qu'il en soit, il
importe de constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur.
Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté à un chien, qui
n'a pas refusé, l'intérieur de mes testicules: l'épiderme soigneusement
lavé, ils ont logé dedans. L'anus a été intercepté par un crabe;
encouragé par mon inertie, il garde l'entrée avec ses pinces, et me fait
beaucoup de mal! Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement
alléchées par un espoir qui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec
attention les deux parties charnues qui forment le derrière humain, et,
se cramponnant à leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées
par une pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu,
tandis qu'il est resté deux monstres, sortis du royaume de la viscosité,
égaux par la couleur, la forme et la férocité. Ne parlez pas de ma
colonne vertébrale, puisque c'est un glaive. Oui, oui ... je n'y faisais
pas attention ... votre demande est juste. Vous désirez savoir, n'est-ce
pas, comment il se trouve implanté verticalement dans mes reins?
Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement; cependant, si je me
décide à prendre pour un souvenir ce qui n'est peut-être qu'un rêve,
sachez que l'homme, quand il a su que j'avais fait voeu de vivre avec
la maladie et l'immobilité jusqu'à ce que j'eusse vaincu le Créateur,
marcha, derrière moi, sur la pointe des pieds, mais, non pas si
doucement, que je ne l'entendisse. Je ne perçus plus rien, pendant un
instant qui ne fut pas long. Ce poignard aigu s'enfonça jusqu'au manche,
entre les deux épaules du taureau des fêtes, et son ossature frissonna,
comme un tremblement de terre. La lame adhère si fortement au corps, que
personne, jusqu'ici, n'a pu l'extraire. Les athlètes, les mécaniciens,
les philosophes, les médecins ont essayé, tour à tour, les moyens les
plus divers. Ils ne savaient pas que le mal qu'a fait l'homme ne peut
plus se défaire! J'ai pardonné à la profondeur de leur ignorance native,
et je les ai salués des paupières de mes yeux. Voyageur, quand tu
passeras près de moi, ne m'adresse pas, je t'en supplie, le moindre mot
de consolation: tu affaiblirais mon courage. Laisse-moi réchauffer ma
ténacité à la flamme du martyre volontaire. Va-t'en ... que je ne
t'inspire aucune pitié. La haine est plus bizarre que tu ne le penses;
sa conduite est inexplicable, comme l'apparence brisée d'un bâton
enfoncé dans l'eau. Tel que tu me vois, je puis encore faire des
excursions jusqu'aux murailles du ciel, à la tête d'une légion
d'assassins, et revenir prendre cette posture, pour méditer, de nouveau,
sur les nobles projets de la vengeance. Adieu, je ne te retarderai pas
davantage; et, pour t'instruire et te préserver, réfléchis au sort fatal
qui m'a conduit à la révolte, quand peut-être j'étais né bon! Tu
raconteras à ton fils ce que tu as vu; et, le prenant par la main,
fais-lui admirer la beauté des étoiles et les merveilles de l'univers,
le nid du rouge-gorge et les temples du Seigneur. Tu seras étonné de le
voir si docile aux conseils de la paternité, et tu le récompenseras par
un sourire. Mais, quand il apprendra qu'il n'est pas observé, jette les
yeux sur lui, et tu le verras cracher sa bave sur la vertu; il t'a
trompé, celui qui est descendu de la race humaine, mais il ne te
trompera plus: tu sauras désormais ce qu'il deviendra. O père infortuné,
prépare, pour accompagner les pas de ta vieillesse, l'échafaud
ineffaçable qui tranchera la tête d'un criminel précoce, et la douleur
qui te montrera le chemin qui conduit à la tombe.

      *       *       *       *       *

Sur le mur de ma chambre, quelle ombre dessine, avec une puissance
incomparable, la fantasmagorique projection de sa silhouette racornie?
Quand je place sur mon coeur cette interrogation délirante et muette,
c'est moins pour la majesté de la forme, pour le tableau de la réalité,
que la sobriété du style se conduit de la sorte. Qui que tu sois,
défends-toi; car, je vais diriger vers toi la fronde d'une terrible
accusation: ces yeux ne t'appartiennent pas ... où les as-tu pris? Un
jour, je vis passer devant moi une femme blonde; elle les avait pareils
aux tiens: tu les lui as arrachés. Je vois que tu veux faire croire à ta
beauté; mais, personne ne s'y trompe; et moi, moins qu'un autre. Je te
le dis, afin que tu ne me prennes pas pour un sot. Toute une série
d'oiseaux rapaces, amateurs de la viande d'autrui et défenseurs de
l'utilité de la poursuite, beaux comme des squelettes qui effeuillent
des panoccos de l'Arkansas, voltigent autour de ton front, comme des
serviteurs soumis et agréés. Mais, est-ce un front? Il n'est pas
difficile de mettre beaucoup d'hésitation à le croire. Il est si bas,
qu'il est impossible de vérifier les preuves, numériquement exiguës, de
son existence équivoque. Ce n'est pas pour m'amuser que je te dis cela.
Peut-être que tu n'as pas de front, toi, qui promènes, sur la muraille,
comme le symbole mal réfléchi d'une danse fantastique, le fiévreux
ballottement de tes vertèbres lombaires. Qui donc alors t'a scalpé? si
c'est un être humain, parce que tu l'as enfermé, pendant vingt ans, dans
une prison, et qui s'est échappé pour préparer une vengeance digne de
ses représailles, il a fait comme il devait, et je l'applaudis;
seulement, il y a un seulement, il ne fut pas assez sévère. Maintenant,
tu ressembles à un Peau-Rouge prisonnier, du moins (notons-le
préalablement) par le manque expressif de chevelure. Non pas qu'elle ne
puisse repousser, puisque les physiologistes ont découvert que même les
cerveaux enlevés reparaissent à la longue, chez les animaux; mais, ma
pensée, s'arrêtant à une simple constatation, qui n'est pas dépourvue,
d'après le peu que j'en aperçois, d'une volupté énorme, ne va pas, même
dans ses conséquences les plus hardies, jusqu'aux frontières d'un voeu
pour ta guérison, et reste, au contraire, fondée, par la mise en oeuvre
de sa neutralité plus que suspecte, à regarder (ou du moins à
souhaiter), comme le présage de malheurs plus grands, ce qui ne peut
être pour toi qu'une privation momentanée de la peau qui recouvre le
dessus de ta tête. J'espère que tu m'as compris. Et même, si le hasard
te permettait, par un miracle absurde, mais non pas, quelquefois,
raisonnable, de retrouver cette peau précieuse qu'a gardée la religieuse
vigilance de ton ennemi, comme le souvenir enivrant de sa victoire, il
est presque extrêmement possible que, quand même on n'aurait étudié la
loi des probabilités que sous le rapport des mathématiques (or, on sait
que l'analogie transporte facilement l'application de cette loi dans les
autres domaines de l'intelligence), ta crainte légitime, mais un peu
exagérée, d'un refroidissement partiel ou total, ne refuserait pas
l'occasion importante, et même unique, qui se présenterait d'une manière
si opportune, quoique brusque, de préserver les diverses parties de ta
cervelle du contact de l'atmosphère, surtout pendant l'hiver, par une
coiffure qui, à bon droit, t'appartient, puisqu'elle est naturelle, et
qu'il te serait permis, en outre (il serait incompréhensible que tu le
niasses), de garder constamment sur la tête, sans courir les risques
toujours désagréables, d'enfreindre les règles les plus simples d'une
convenance élémentaire. N'est-il pas vrai que tu m'écoutes avec
attention? Si tu m'écoutes davantage, ta tristesse sera loin de se
détacher de l'intérieur de tes narines rouges. Mais, comme je suis très
impartial, et que je ne te déteste pas autant que je le devrais (si je
me trompe, dis-le moi), tu prêtes, malgré toi, l'oreille à mes discours,
comme poussé par une force supérieure. Je ne suis pas si méchant que
toi: voilà pourquoi tort génie s'incline de lui-même devant le mien ...
En effet, je ne suis pas si méchant que toi! Tu viens de jeter un regard
sur la cité bâtie sur le flanc de cette montagne. Et maintenant, que
vois-je?... Tous les habitants sont morts! J'ai de l'orgueil comme un
autre, et c'est un vice de plus, que d'en avoir peut-être davantage.
Eh bien, écoute ... écoute, si l'aveu d'un homme, qui se rappelle
avoir vécu un demi-siècle sous la forme de requin dans les courants
sous-marins qui longent les côtes de l'Afrique, t'intéresse assez
vivement pour lui prêter ton attention, sinon avec amertume, du moins
sans la faute irréparable de montrer le dégoût que je t'inspire. Je ne
jetterai pas à tes pieds le masque de la vertu, pour paraître à tes yeux
tel que je suis; car, je ne l'ai jamais porté (si, toutefois, c'est là
une excuse); et, dès les premiers instants, si tu remarques mes traits
avec attention, tu me reconnaîtras comme ton disciple respectueux dans
la perversité, mais, non pas, comme ton rival redoutable. Puisque je ne
te dispute pas la palme du mal, je ne crois pas qu'un autre le fasse: il
devrait s'égaler auparavant à moi, ce qui n'est pas facile ... Écoute,
à moins que tu ne sois la faible condensation d'un brouillard (tu caches
ton corps quelque part, et je ne puis le rencontrer): un matin, que je
vis une petite fille qui se penchait sur un lac, pour cueillir un lotus
rose, elle affermit ses pas, avec une expérience précoce; elle se
penchait vers les eaux, quand ses yeux rencontrèrent mon regard (il est
vrai que, de mon côté, ce n'était pas sans préméditation). Aussitôt,
elle chancela comme le tourbillon qu'engendre la marée autour d'un roc,
ses jambes fléchirent, et chose merveilleuse à voir, phénomène qui
s'accomplit avec autant de véracité que je cause avec toi, elle tomba
jusqu'au fond du lac: conséquence étrange, elle ne cueillit plus aucune
nymphéacée. Que fait-elle au dessous?... je ne m'en suis pas informé.
Sans doute, sa volonté, qui s'est rangée sous le drapeau de la
délivrance, livre des combats acharnés contre la pourriture! Mais toi,
ô mon maître, sous ton regard, les habitants des cités sont subitement
détruits, comme un tertre de fourmis qu'écrase le talon de l'éléphant.
Ne viens-je pas d'être témoin d'un exemple démonstrateur? Vois ... la
montagne n'est plus joyeuse ... elle restent isolée comme un vieillard.
C'est vrai, les maisons existent; mais ce n'est pas un paradoxe
d'affirmer, à voix basse, que tu ne pourrais en dire autant de ceux qui
n'y existent plus. Déjà, les émanations des cadavres viennent jusqu'à
moi. Ne les sens-tu pas? Regarde ces oiseaux de proie, qui attendent que
nous nous éloignions, pour commencer ce repas géant; il en vient un
nuage perpétuel des quatre coins de l'horizon. Hélas! ils étaient déjà
venus, puisque je vis leurs ailes rapaces tracer, au-dessus de toi, le
monument des spirales, comme pour t'exciter de hâter le crime. Ton
odorat ne reçoit-il donc pas le moindre effluve? L'imposteur n'est pas
autre chose ... Tes nerfs olfactifs sont enfin ébranlés par la
perception d'atomes aromatiques: ceux-ci s'élèvent de la cité anéantie,
quoique je n'aie pas besoin de te l'apprendre ... Je voudrais embrasser
tes pieds, mais mes bras n'entrelacent qu'une transparente vapeur.
Cherchons ce corps introuvable, que cependant mes yeux aperçoivent: il
mérite, de ma part, les marques les plus nombreuses d'une admiration
sincère. Le fantôme se moque de moi: il m'aide à chercher son propre
corps. Si je lui fais signe de rester à sa place, voilà qu'il me renvoie
le même signe ... Le secret est découvert; mais, ce n'est pas, je le dis
avec franchise, à ma plus grande satisfaction. Tout est expliqué, les
grands comme les petits détails; ceux-ci sont indifférents à remettre
devant l'esprit, comme, par exemple, l'arrachement des yeux à la femme
blonde: cela n'est presque rien!... Ne me rappelais-je donc pas que, moi
aussi, j'avais été scalpé, quoique ce ne fût que pendant cinq ans (le
nombre exact du temps m'avait failli), que j'avais enfermé un être
humain dans une prison, pour être témoin du spectacle de ses souffrances,
parce qu'il m'avait refusé, à juste titre, une amitié qui ne s'accorde
pas à des êtres comme moi? Puisque je fais semblant d'ignorer que mon
regard peut donner la mort, même aux planètes qui tournent dans l'espace,
il n'aura pas tort, celui qui prétendra que je ne possède pas la faculté
des souvenirs. Ce qui me reste à faire, c'est de briser cette glace, en
éclats, à l'aide d'une pierre ... Ce n'est pas la première fois que le
cauchemar de la perte momentanée de la mémoire établit sa demeure dans
mon imagination, quand, par les inflexibles lois de l'optique, il m'arrive
d'être placé devant la méconnaissance de ma propre image!

       *       *       *       *       *

Je m'étais endormi sur la falaise. Celui qui, pendant un jour, a
poursuivi l'autruche à travers le désert, sans pouvoir l'atteindre, n'a
pas eu le temps de prendre de la nourriture et de fermer les yeux. Si
c'est lui qui me lit, il est capable de deviner, à la rigueur, quel
sommeil s'appesantit sur moi. Mais, quand la tempête a poussé
verticalement un vaisseau, avec la paume de sa main, jusqu'au fond de la
mer; si, sur le radeau, il ne reste plus de tout l'équipage qu'un seul
homme, rompu par les fatigues et les privations de toute espèce; si la
lame le ballotte, comme une épave, pendant des heures plus prolongées
que la vie d'homme; et, si, une frégate, qui sillonne plus tard ces
parages de désolation d'une carène fendue, aperçoit le malheureux qui
promène sur l'océan sa carcasse décharnée, et lui porte un secours qui
a failli être tardif, je crois que ce naufragé devinera mieux encore à
quel degré fut porté l'assoupissement de mes sens. Le magnétisme et le
chloroforme, quand ils s'en donnent la peine, savent quelquefois
engendrer pareillement de ces catalepsies léthargiques. Elles n'ont
aucune ressemblance avec la mort: ce serait un grand mensonge de le
dire. Mais arrivons tout de suite au rêve, afin que les impatients,
affamés de ces sortes de lectures, ne se mettent pas à rugir, comme
un banc de cachalots macrocéphales qui se battent entre eux pour une
femelle enceinte. Je rêvais que j'étais entré dans le corps d'un
pourceau, qu'il ne m'était pas facile d'en sortir, et que je vautrais
mes poils dans les marécages les plus fangeux. Était-ce comme une
récompense? Objet de mes voeux, je n'appartenais plus à l'humanité! Pour
moi, j'entendis l'interprétation ainsi, et j'en éprouvai une joie plus
que profonde. Cependant, je recherchais activement quel acte de vertu
j'avais accompli pour mériter, de la part de la Providence, cette
insigne faveur. Maintenant que j'ai repassé dans ma mémoire les diverses
phases de cet aplatissement épouvantable contre le ventre du granit,
pendant lequel la marée, sans que je m'en aperçusse, passa, deux fois,
sur ce mélange irréductible de matière morte et de chair vivante, il
n'est peut-être pas sans utilité de proclamer que cette dégradation
n'était probablement qu'une punition, réalisée sur moi par la justice
divine. Mais, qui connaît ses besoins intimes ou la cause de ses joies
pestilentielles? La métamorphose ne parut jamais à mes yeux que comme le
haut et magnanime retentissement d'un bonheur parfait, que j'attendais
depuis longtemps. Il était enfin venu, le jour où je fus un pourceau!
J'essayais mes dents sur l'écorce des arbres; mon groin, je le
contemplais avec délice. Il ne restait plus la moindre parcelle de
divinité: je sus élever mon âme jusqu'à l'excessive hauteur de cette
volupté ineffable. Écoutez-moi donc, et ne rougissez pas, inépuisables
caricatures du beau, qui prenez au sérieux le braiement risible de votre
âme, souverainement méprisable; et qui ne comprenez pas pourquoi le
Tout-Puissant, dans un rare moment de bouffonnerie excellente, qui,
certainement, ne dépasse pas les grandes lois générales du grotesque,
prit, un jour, le mirifique plaisir de faire habiter une planète par des
êtres singuliers et microcosmiques, qu'on appelle _humains_, et dont la
matière ressemble à celle du corail vermeil. Certes, vous avez raison de
rougir, os et graisse, mais écoutez-moi. Je n'invoque pas votre
intelligence; vous la feriez rejeter du sang par l'horreur qu'elle vous
témoigne: oubliez-la, et soyez conséquents avec vous-mêmes ... Là, plus
de contrainte. Quand je voulais tuer, je tuais; cela, même, m'arrivait
souvent, et personne ne m'en empêchait. Les lois humaines me
poursuivaient encore de leur vengeance, quoique je n'attaquasse pas la
race que j'avais abandonnée si tranquillement; mais ma conscience ne me
faisait aucun reproche. Pendant la journée, je me battais avec mes
nouveaux semblables, et le sol était parsemé de nombreuses couches de
sang caillé. J'étais le plus fort, et je remportais toutes les victoires.
Des blessures cuisantes couvraient mon corps; je faisais semblant de ne
pas m'en apercevoir. Les animaux terrestres s'éloignaient de moi, et je
restais seul dans ma resplendissante grandeur. Quel ne fut pas mon
étonnement, quand, après avoir traversé un fleuve à la nage, pour
m'éloigner des contrées que ma rage avait dépeuplées, et gagner d'autres
campagnes pour y planter mes coutumes de meurtre et de carnage, j'essayai
de marcher sur cette rive fleurie! Mes pieds étaient paralysés; aucun
mouvement ne venait trahir la vérité de cette immobilité forcée. Au milieu
d'efforts surnaturels, pour continuer mon chemin, ce fut alors que je me
réveillai, et que je sentis que je redevenais homme. La Providence me
faisait ainsi comprendre, d'une manière qui n'est pas inexplicable, qu'elle
ne voulait pas que, même en rêve, mes projets sublimes s'accomplissent.
Revenir à ma forme primitive fut pour moi une douleur si grande, que,
pendant les nuits, j'en pleure encore. Mes draps sont constamment mouillés,
comme s'ils avaient été passés dans l'eau, et, chaque jour, je les fais
changer. Si vous ne le croyez pas, venez me voir; vous contrôlerez, par
votre propre expérience, non pas la vraisemblance, mais, en outre, la
vérité même de mon assertion. Combien de fois, depuis cette nuit passée
à la belle étoile, sur une falaise, ne me suis-je pas mêlé à des troupeaux
de pourceaux, pour reprendre, comme un droit, ma métamorphose détruite! Il
est temps de quitter ces souvenirs glorieux, qui ne laissent, après leur
suite, que la pâle voie lactée des regrets éternels.

       *       *       *       *       *

Il n'est pas impossible d'être témoin d'une déviation anormale dans le
fonctionnement latent ou visible des lois de la nature. Effectivement,
si chacun se donne la peine ingénieuse d'interroger les diverses phases
de son existence (sans en oublier une seule, car c'était peut-être
celle-là qui était destinée à fournir la preuve de ce que j'avance),
il ne se souviendra pas, sans un certain étonnement, qui serait comique
en d'autres circonstances, que, tel jour, pour parler premièrement de
choses objectives, il fut témoin de quelque phénomène qui semblait
dépasser et dépassait positivement les notions connues fournies par
l'observation et l'expérience, comme, par exemple, les pluies de
crapauds, dont le magique spectacle dut ne pas être d'abord compris par
les savants. Et que, tel autre jour, pour parler en deuxième et dernier
lieu de choses subjectives, son âme présenta au regard investigateur de
la psychologie, je ne vais pas jusqu'à dire une aberration de la raison
(qui cependant, n'en serait pas moins curieuse; au contraire, elle le
serait davantage), mais, du moins, pour ne pas faire le difficile auprès
de certaines personnes froides, qui ne me pardonneraient jamais les
élucubrations flagrantes de mon exagération, un état inaccoutumé, assez
souvent très grave, qui marque que la limite accordée par le bon sens à
l'imagination est quelquefois, malgré le pacte éphémère conclu entre ces
deux puissances, malheureusement dépassée par la pression énergique de
la volonté, mais, la plupart du temps aussi, par l'absence de sa
collaboration effective: donnons à l'appui quelques exemples, dont il
n'est pas difficile d'apprécier l'opportunité; si, toutefois, l'on prend
pour compagne une attentive modération. J'en présente deux: les
emportements de la colère et les maladies de l'orgueil. J'avertis celui
qui me lit qu'il prenne garde à ce qu'il ne se fasse pas une idée vague,
et, à plus forte raison fausse, des beautés de littérature que
j'effeuille, dans le développement excessivement rapide de mes phrases.
Hélas! je voudrais développer mes raisonnements et mes comparaisons
lentement et avec beaucoup de magnificence (mais qui dispose de son
temps?), pour que chacun comprenne davantage, sinon mon épouvante, du
moins ma stupéfaction, quand, un soir d'été, comme le soleil semblait
s'abaisser à l'horizon, je vis nager, sur la mer, avec de larges pattes
de canard à la place des extrémités des jambes et des bras, porteur
d'une nageoire dorsale, proportionnellement aussi longue et aussi
effilée que celle des dauphins, un être humain, aux muscles vigoureux,
et que des bancs nombreux de poissons (je vis, dans ce cortège, entre
autres habitants des eaux, la torpille, l'anarnak groënlandais et la
scorpène-horrible) suivaient avec les marques très ostensibles de la
plus grande admiration. Quelquefois il plongeait, et son corps visqueux
reparaissait presque aussitôt, à deux cents mètres de distance. Les
marsouins, qui n'ont pas volé, d'après mon opinion, la réputation de
bons nageurs, pouvaient à peine suivre de loin cet amphibie de nouvelle
espèce. Je ne crois pas que le lecteur ait lieu de se repentir, s'il
prête à ma narration, moins le nuisible obstacle d'une crédulité
stupide, que le suprême service d'une confiance profonde, qui discute
légalement, avec une secrète sympathie, les mystères poétiques, trop peu
nombreux, à son propre avis, que je me charge de lui révéler, quand,
chaque fois, l'occasion s'en présente, comme elle s'est inopinément
aujourd'hui présentée, intimement pénétrée des toniques senteurs des
plantes aquatiques, que la brise fraîchissante transporte dans cette
strophe, qui contient un monstre, qui s'est approprié les marques
distinctives de la famille des palmipèdes. Qui parle ici
d'appropriation? Que l'on sache bien que l'homme, par sa nature multiple
et complexe, n'ignore pas les moyens d'en élargir encore les frontières;
il vit dans l'eau, comme l'hippocampe; à travers les couches supérieures
de l'air, comme l'orfraie; et sous la terre, comme la taupe, le cloporte
et la sublimité du vermiceau. Tel est dans sa forme, plus ou moins
concise (mais plus, que moins), l'exact critérium de la consolation
extrêmement fortifiante que je m'efforçais de faire naître dans mon
esprit, quand je songeais que l'être humain que j'apercevais à une
grande distance nager des quatre membres, à la surface des vagues, comme
jamais cormoran le plus superbe ne le fit, n'avait, peut-être, acquis le
nouveau changement des extrémités de ses bras et de ses jambes, que
comme l'expiatoire châtiment de quelque crime inconnu. Il n'était pas
nécessaire que je me tourmentasse la tête pour fabriquer d'avance les
mélancoliques pilules de la pitié; car, je ne savais pas que cet homme,
dont les bras frappaient alternativement l'onde amère, tandis que ses
jambes, avec une force pareille à celle que possèdent les défenses en
spirale du narval, engendraient le recul des couches aquatiques, ne
s'était pas plus volontairement approprié ces extraordinaires formes,
qu'elles ne lui avaient été imposées comme supplice. D'après ce que
j'appris plus tard, voici la simple vérité: la prolongation de
l'existence, dans cet élément fluide, avait insensiblement amené, dans
l'être humain qui s'était lui-même exilé des continents rocailleux, les
changements importants, mais non pas essentiels, que j'avais remarqués,
dans l'objet qu'un regard passablement confus m'avait fait prendre,
dès les moments primordiaux de son apparition (par une inqualifiable
légèreté, dont les écarts engendrent le sentiment si pénible que
comprendront facilement les psychologistes et les amants de la prudence)
pour un poisson, à forme étrange, non encore décrit dans les
classifications des naturalistes; mais, peut-être, dans leurs ouvrages
posthumes, quoique je n'eusse pas l'excusable prétention de pencher vers
cette dernière supposition, imaginée dans de trop hypothétiques
conditions. En effet, cet amphibie (puisque amphibie il y a, sans qu'on
puisse affirmer le contraire) n'était visible que pour moi seul,
abstraction faite des poissons et des cétacés; car, je m'aperçus que
quelques paysans, qui s'étaient arrêtés à contempler mon visage, troublé
par ce phénomène surnaturel, et qui cherchaient inutilement à s'expliquer
pourquoi mes yeux étaient constamment fixés, avec une persévérance qui
paraissait invincible, et qui ne l'était pas en réalité, sur un endroit
de la mer où ils ne distinguaient, eux, qu'une quantité appréciable et
limitée de bancs de poissons de toutes les espèces, distendaient
l'ouverture de leur bouche grandiose, peut-être autant qu'une baleine.
«Cela les faisait sourire, mais non, comme à moi, pâlir, disaient-ils
dans leur pittoresque langage; et ils n'étaient pas assez bêtes pour
ne pas remarquer que, précisément, je ne regardais pas les évolutions
champêtres des poissons, mais que ma vue se portait, de beaucoup plus,
en avant.» De telle manière que, quant à ce qui me concerne, tournant
machinalement les yeux du côté de l'envergure remarquable de ces
puissantes bouches, je me disais, en moi-même, qu'à moins qu'on ne
trouvât dans la totalité de l'univers un pélican, grand comme une
montagne ou au moins comme un promontoire (admirez, je vous prie, la
finesse de la restriction qui ne perd aucun pouce de terrain), aucun bec
d'oiseau de proie ou mâchoire d'animal sauvage ne serait jamais capable
de surpasser, ni même d'égaler, chacun de ces cratères béants, mais
trop lugubres. Et, cependant, quoique je réserve une bonne part au
sympathique emploi de la métaphore (cette figure de réthorique rend
beaucoup plus de services aux aspirations humaines vers l'infini que ne
s'efforcent de se le figurer ordinairement ceux qui sont imbus de
préjugés ou d'idées fausses, ce qui est la même chose), il n'en est pas
moins vrai que la bouche risible de ces paysans reste encore assez large
pour avaler trois cachalots. Raccourcissons davantage notre pensée,
soyons sérieux, et contentons-nous de trois petits éléphants qui
viennent à peine de naître. D'une seule brassée, l'amphibie laissait
après lui un kilomètre de sillon écumeux. Pendant le très court moment
où le bras tendu en avant reste suspendu dans l'air, avant qu'il
s'enfonce de nouveau, ses doigts écartés, réunis à l'aide d'un repli de
la peau, à forme de membrane, semblaient s'élancer vers les hauteurs de
l'espace, et prendre les étoiles. Debout sur le roc, je me servis de mes
mains comme d'un porte-voix, et je m'écriai, pendant que les crabes
et les écrevisses s'enfuyaient vers l'obscurité des plus secrètes
crevasses: «O toi, dont la natation l'emporte sur le vol des longues
ailes de la frégate, si tu comprends encore la signification des grands
éclats de voix que, comme fidèle interprétation de sa pensée intime,
lance avec force l'humanité, daigne t'arrêter, un instant, dans ta
marche rapide, et raconte-moi sommairement les phases de ta véridique
histoire. Mais, je t'avertis que tu n'as pas besoin de m'adresser la
parole, si ton dessein audacieux est de faire naître en moi l'amitié
et la vénération que je sentis pour toi, dès que je te vis, pour la
première fois, accomplissant, avec la grâce et la force du requin, ton
pèlerinage indomptable et rectiligne.» Un soupir, qui me glaça les os,
et qui fit chanceler le roc sur lequel je reposai la plante de mes pieds
(à moins que ce ne fût moi-même qui chancelai, par la rude pénétration
des ondes sonores, qui portaient à mon oreille un tel cri de désespoir),
s'étendit jusqu'aux entrailles de la terre: les poissons plongèrent sous
les vagues, avec le bruit de l'avalanche. L'amphibie n'osa pas trop
s'avancer jusqu'au rivage; mais, dès qu'il se fut assuré que sa voix
parvenait assez distinctement jusqu'à mon tympan, il réduisit le
mouvement de ses membres palmés, de manière à soutenir son buste,
couvert de goëmons, au-dessus des flots mugissants. Je le vis incliner
son front, comme pour invoquer, par un ordre solennel, la meute errante
des souvenirs. Je n'osais pas l'interrompre dans cette occupation,
saintement archéologique: plongé dans le passé, il ressemblait à un
écueil. Il prit enfin la parole en ces termes: «Le scolopendre ne manque
pas d'ennemis; la beauté fantastique de ses pattes innombrables, au lieu
de lui attirer la sympathie des animaux, n'est, peut-être, pour eux, que
le puissant stimulant d'une jalouse irritation. Et, je ne serais pas
étonné d'apprendre que cet insecte est en butte aux haines les plus
intenses. Je te cacherai le lieu de ma naissance, qui n'importe pas à
mon récit: mais, la honte qui rejaillirait sur ma famille importe à mon
devoir. Mon père et ma mère (que Dieu leur pardonne!), après un an
d'attente, virent le ciel exaucer leurs voeux: deux jumeaux, mon frère
et moi, parurent à la lumière. Raison de plus pour s'aimer. Il n'en fut
pas ainsi que je parle. Parce que j'étais le plus beau des deux, et le
plus intelligent, mon frère me prit en haine, et ne se donna pas la
peine de cacher ses sentiments: c'est pourquoi, mon père et ma mère
firent rejaillir sur moi la plus grande partie de leur amour, tandis
que, par mon amitié sincère et constante, j'efforçai d'apaiser une âme,
qui n'avait pas le droit de se révolter, contre celui qui avait été tiré
de la même chair. Alors, mon frère ne connut plus de bornes à sa fureur,
et me perdit, dans le coeur de nos parents communs, par les calomnies
les plus invraisemblables. J'ai vécu, pendant quinze ans, dans un
cachot, avec des larves et de l'eau fangeuse pour toute nourriture.
Je ne te raconterai pas en détail les tourments inouïs que j'ai prouvés,
dans cette longue séquestration injuste. Quelquefois, dans un moment de
la journée, un des trois bourreaux, à tour de rôle, entrait brusquement,
chargé de pinces, de tenailles et de divers instruments de supplice. Les
cris que m'arrachaient les tortures les laissaient inébranlables: la
perte abondante de mon sang les faisait sourire. O mon frère, je t'ai
pardonné, toi la cause première de tous mes maux! Se peut-il qu'une rage
aveugle ne puisse enfin dessiller ses propres yeux! J'ai fait beaucoup
de réflexions, dans ma prison éternelle. Quelle devint ma haine générale
contre l'humanité, tu le devines. L'étiolement progressif, la solitude
du corps et de l'âme ne m'avaient pas fait perdre encore toute ma
raison, au point de garder du ressentiment contre ceux que je n'avais
cessé d'aimer: triple carcan dont j'étais l'esclave. Je parvins, par la
ruse, à recouvrer ma liberté! Dégoûté des habitants du continent, qui,
quoiqu'ils s'intitulassent mes semblables, ne paraissaient pas jusqu'ici
me ressembler en rien (s'ils trouvaient que je leur ressemblasse,
pourquoi me faisaient-ils du mal?), je dirigeai ma course vers les
galets de la plage, fermement résolu à me donner la mort, si la mer
devait m'offrir les réminiscences antérieures d'une existence fatalement
vécue. En croiras-tu tes propres yeux? Depuis le jour que je m'enfuis
de la maison paternelle, je ne me plains pas autant que tu le penses
d'habiter la mer et ses grottes de cristal. La Providence, comme tu le
vois, m'a donné en partie l'organisation du cygne. Je vis en paix avec
les poissons, et ils me procurent la nourriture dont j'ai besoin, comme
si j'étais leur monarque. Je vais pousser un sifflement particulier,
pourvu que cela ne te contrarie pas, et tu vas voir comme ils vont
reparaître.» Il arriva comme il le prédit. Il reprit sa royale natation,
entouré de son cortège de sujets. Et, quoiqu'au bout de quelques
secondes, il eût complètement disparu à mes yeux, avec une longue-vue,
je pus encore le distinguer, aux dernières limites de l'horizon. Il
nageait, d'une main, et, de l'autre, essuyait ses yeux, qu'avait
injectés de sang la contrainte terrible de s'être approché de la terre
ferme. Il avait agi ainsi pour me faire plaisir. Je rejetai l'instrument
révélateur contre l'escarpement à pic; il bondit de roche en roche, et
ses fragments épars, ce sont les vagues qui le reçurent: tels furent la
dernière démonstration et le suprême adieu par lesquels je m'inclinai,
comme dans un rêve, devant une noble et infortunée intelligence!
Cependant, tout était réel dans ce qui s'était passé, pendant ce soir
d'été.

       *       *       *       *       *

Chaque nuit, plongeant l'envergure de mes ailes dans ma mémoire
agonisante, j'évoquais le souvenir de Falmer ... chaque nuit. Ses
cheveux blonds, sa figure ovale, ses traits majestueux étaient encore
empreints dans mon imagination, indestructiblement ... surtout ses
cheveux blonds. Éloignez, éloignez donc cette tête sans chevelure, polie
comme la carapace de la tortue. Il avait quatorze ans, et je n'avais
qu'un an de plus. Que cette lugubre voix se taise. Pourquoi vient-elle
me dénoncer? Mais c'est moi-même qui parle. Me servant de ma propre
langue pour émettre ma pensée, je m'aperçois que mes lèvres remuent,
et que c'est moi-même qui parle. Et, c'est moi-même qui, racontant une
histoire de ma jeunesse, et sentant le remords pénétrer dans mon coeur
... c'est moi-même, à moins que je ne me trompe ... c'est moi-même qui
parle. Je n'avais qu'un an de plus. Quel est donc celui auquel je fais
allusion? C'est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois.
Oui, oui, j'ai déjà dit comment il s'appelle ... je ne veux pas épeler
de nouveau ces six lettres, non, non. Il n'est pas utile non plus de
répéter que j'avais un an de plus. Qui le sait? Répétons-le, cependant,
mais, avec un pénible murmure: je n'avais qu'un an de plus. Même alors,
la prééminence de ma force physique était plutôt un motif de soutenir, à
travers le rude sentier de ma vie, celui qui s'était donné à moi, que de
maltraiter un être visiblement plus faible. Or, je crois en effet qu'il
était plus faible ... Même alors. C'est un ami que je possédais dans les
temps passés, je crois. La prééminence de ma force physique ... chaque
nuit ... Surtout ses cheveux blonds. Il existe plus d'un être humain qui
a vu des têtes chauves: la vieillesse, la maladie, la douleur (les trois
ensemble ou prises séparément) expliquent ce phénomène négatif d'une
manière satisfaisante. Telle est, du moins, la réponse que me ferait un
savant, si je l'interrogeais là-dessus. La vieillesse, la maladie, la
douleur. Mais je n'ignore pas (moi, aussi, je suis savant) qu'un jour,
parce qu'il m'avait arrêté la main, au moment où je levais mon poignard
pour percer le sein d'une femme, je le saisis par les cheveux avec un
bras de fer, et le fis tournoyer dans l'air avec une telle vitesse, que
la chevelure me resta dans la main, et que son corps, lancé par la force
centrifuge, alla cogner contre le tronc d'un chêne ... Je n'ignore pas
qu'un jour sa chevelure me resta dans la main. Moi, aussi, je suis
savant. Oui, oui, j'ai déjà dit comment il s'appelle. Je n'ignore pas
qu'un jour j'accomplis un acte infâme, tandis que son corps était lancé
par la force centrifuge. Il avait quatorze ans. Quand, dans un accès
d'aliénation mentale, je cours à travers les champs, en tenant, pressée
sur mon coeur, une chose sanglante que je conserve depuis longtemps,
comme une relique vénérée, les petits enfants qui me poursuivent ...
les petits enfants et les vieilles femmes qui me poursuivent à coups de
pierre, poussent ces gémissements lamentables: «Voilà la chevelure de
Falmer.» Éloignez, éloignez donc cette tête chauve, polie comme la
carapace de la tortue. Une chose sanglante. Mais c'est moi-même qui
parle. Sa figure ovale, ses traits majestueux. Or, je crois en effet
qu'il était plus faible. Les vieilles femmes et les petits enfants. Or,
je crois en effet ... qu'est-ce que je voulais dire?... or, je crois en
effet qu'il était plus faible. Avec un bras de fer. Ce choc, ce choc
l'a-t-il tué? Ses os ont-ils été brisés contre l'arbre ...
irréparablement? L'a-t-il tué, ce choc engendré par la vigueur d'un
athlète? A-t-il conservé la vie, quoique ses os se soient
irréparablement brisés ... irréparablement? Ce choc l'a-t-il tué? Je
crains de savoir ce dont mes yeux fermés ne furent pas témoins. En effet
... Surtout ses cheveux blonds. En effet, je m'enfuis au loin avec une
conscience désormais implacable. Il avait quatorze ans. Avec une
conscience désormais implacable. Chaque nuit. Lorsqu'un jeune homme, qui
aspire à la gloire, dans un cinquième étage, penché sur sa table de
travail, à l'heure silencieuse de minuit, perçoit un bruissement qu'il
ne sait à quoi attribuer, il tourne, de tous les côtés, sa tête,
alourdie par la méditation et les manuscrits poudreux; mais, rien, aucun
indice surpris ne lui révèle la cause de ce qu'il entend si faiblement,
quoique cependant il l'entende. Il s'aperçoit, enfin, que la fumée de sa
bougie, prenant son essor vers le plafond, occasionne, à travers l'air
ambiant, les vibrations presque imperceptibles d'une feuille de papier
accrochée à un clou figé contre la muraille. Dans un cinquième étage. De
même qu'un jeune homme, qui aspire à la gloire, entend un bruissement
qu'il ne sait à quoi attribuer, ainsi j'entends une voix mélodieuse qui
prononce à mon oreille: «Maldoror!» Mais, avant de mettre fin à sa
méprise, il croyait entendre les ailes d'un moustique ... penché sur
sa table de travail. Cependant, je ne rêve pas; qu'importe que je sois
étendu sur mon lit de satin? Je fais avec sang-froid la perspicace
remarque que j'ai les yeux ouverts, quoiqu'il soit l'heure des dominos
roses et des bals masqués. Jamais ... oh! non, jamais! une voix mortelle
ne fit entendre ces accents séraphiques, en prononçant, avec tant de
douloureuse élégance, les syllabes de mon nom! Les ailes d'un moustique
... Comme sa voix est bienveillante. M'a-t-il donc pardonné? Son corps
alla cogner contre le tronc d'un chêne ... «Maldoror!»



FIN DU QUATRIÈME CHANT




CHANT CINQUIÈME


Que le lecteur ne se fâche pas contre moi, si ma prose n'a pas le
bonheur de lui plaire. Tu soutiens que mes idées sont au moins
singulières. Ce que tu dis là, homme respectable, est la vérité; mais,
une vérité partiale. Or, quelle source abondante d'erreurs et de
méprises n'est pas toute vérité partiale! Les bandes d'étourneaux ont
une manière de voler qui leur est propre, et semble soumise à une
tactique uniforme et régulière, telle que serait celle d'une troupe
disciplinée, obéissant avec précision à la voix d'un seul chef. C'est à
la voix de l'instinct que les étourneaux obéissent, et leur instinct les
porte à se rapprocher toujours du centre du peloton, tandis que la
rapidité de leur vol les emporte sans cesse au delà; en sorte que cette
multitude d'oiseaux, ainsi réunis par une tendance commune vers le même
point aimanté, allant et venant sans cesse, circulant et se croisant en
tous sens, forme une espèce de tourbillon fort agité, dont la masse
entière, sans suivre de direction bien certaine, paraît avoir un
mouvement général d'évolution sur elle-même, résultant des mouvements
particuliers de circulation propre à chacune de ses parties, et dans
lequel le centre, tendant perpétuellement à se développer, mais sans
cesse pressé, repoussé par l'effort contraire des lignes environnantes
qui pèsent sur lui, est constamment plus serré qu'aucune de ces lignes,
lesquelles le sont elles-mêmes d'autant plus, qu'elles sont plus
voisines du centre. Malgré cette singulière manière de tourbillonner,
les étourneaux n'en fendent pas moins, avec une vitesse rare, l'air
ambiant, et gagnent sensiblement, à chaque seconde, un terrain précieux
pour le terme de leurs fatigues, et le but de leur pèlerinage. Toi, de
même, ne fais pas attention à la manière bizarre dont je chante chacune
de ces strophes. Mais, sois persuadé que les accents fondamentaux de
la poésie n'en conservent pas moins leur intrinsèque droit sur mon
intelligence. Ne généralisons pas des faits exceptionnels, je ne demande
pas mieux: cependant mon caractère est dans l'ordre des choses
possibles. Sans doute, entre les deux termes extrêmes de la littérature,
telle que tu l'entends, et de la mienne, il en est une infinité
d'intermédiaires et il serait facile de multiplier les divisions; mais,
il n'y aurait nulle utilité, et il y aurait le danger de donner quelque
chose d'étroit et de faux à une conception éminemment philosophique, qui
cesse d'être rationnelle, dès qu'elle n'est plus comprise comme elle a
été imaginée, c'est-à-dire avec ampleur. Tu sais allier l'enthousiasme
et le froid intérieur, observateur d'une humeur concentrée; enfin, pour
moi, je te trouve parfait ... Et tu ne veux pas me comprendre! Si tu
n'es pas en bonne santé, suis mon conseil (c'est le meilleur que je
possède à ta disposition), et va faire une promenade dans la campagne.
Triste compensation, qu'en dis-tu? Lorsque tu auras pris l'air, reviens
me trouver: tes sens seront plus reposés. Ne pleure plus; je ne voulais
pas te faire de la peine. N'est-il pas vrai, mon ami, que, jusqu'à un
certain point, ta sympathie est acquise à mes chants? Or, qui t'empêche
de franchir les autres degrés? La frontière entre ton goût et le mien
est invisible; tu ne pourras jamais la saisir: preuve que cette
frontière elle-même n'existe pas. Réfléchis donc qu'alors (je ne fais
ici qu'effleurer la question) il ne serait pas impossible que tu eusses
signé un traité d'alliance avec l'obstination, cette agréable fille du
mulet, source si riche d'intolérance. Si je ne savais pas que tu n'étais
pas un sot, je ne te ferais pas un semblable reproche. Il n'est pas
utile pour toi que tu t'encroûtes dans la cartilagineuse carapace d'un
axiome que tu crois inébranlable. Il y a d'autres axiomes aussi qui sont
inébranlables, et qui marchent parallèlement avec le tien. Si tu as un
penchant marqué pour le caramel (admirable farce de la nature), personne
ne le concevra comme un crime; mais, ceux dont l'intelligence, plus
énergique et capable de plus grandes choses, préfère le poivre et
l'arsenic, ont de bonnes raisons pour agir de la sorte, sans avoir
l'intention d'imposer leur pacifique domination à ceux qui tremblent de
peur devant une musaraigne ou l'expression parlante des surfaces d'un
cube. Je parle par expérience, sans venir jouer ici le rôle de
provocateur. Et, de même que les rotifères et les tardigrades peuvent
être chauffés à une température voisine de l'ébullition, sans perdre
nécessairement leur vitalité, il en sera de même pour toi, si tu sais
t'assimiler, avec précaution, l'âcre sérosité suppurative qui se dégage
avec lenteur de l'agacement que causent mes intéressantes élucubrations.
Eh! quoi, n'est-on pas parvenu à greffer sur le dos d'un rat vivant la
queue détachée du corps d'un autre rat? Essaie donc pareillement de
transporter dans ton imagination les diverses modifications de ma raison
cadavérique. Mais, sois prudent. A l'heure que j'écris, de nouveaux
frissons parcourent l'atmosphère intellectuelle: il ne s'agit que
d'avoir le courage de les regarder en face. Pourquoi fais-tu cette
grimace? Et même tu l'accompagnes d'un geste que l'on ne pourrait imiter
qu'après un long apprentissage. Sois persuadé que l'habitude est
nécessaire en tout; et, puisque la répulsion instinctive, qui s'était
déclarée dès les premières pages, a notablement diminué de profondeur,
en raison inverse de l'application à la lecture, comme un furoncle qu'on
incise, il faut espérer, quoique ta tête soit encore malade, que ta
guérison ne tardera certainement pas à rentrer dans sa dernière période.
Pour moi, il est indubitable que tu vogues déjà en pleine convalescence;
cependant ta figure est restée bien maigre, hélas! Mais ... courage! il
y a en toi un esprit peu commun, je t'aime, et je ne désespère pas de
ta complète délivrance, pourvu que tu absorbes quelques substances
médicamenteuses, qui ne feront que hâter la disparition des derniers
symptômes du mal. Comme nourriture astringente et tonique, tu arracheras
d'abord les bras de ta mère (si elle existe encore), tu les dépèceras en
petits morceaux, et tu les mangeras ensuite, en un seul jour, sans
qu'aucun trait de ta figure ne trahisse ton émotion. Si ta mère était
trop vieille, choisis un autre sujet chirurgique, plus jeune et plus
frais, sur lequel la rugine aura prise, et dont les os tarsiens, quand
il marche, prennent aisément un point d'appui pour faire la bascule: ta
soeur, par exemple. Je ne puis m'empêcher de plaindre son sort, et je
ne suis pas de ceux dans lesquels un enthousiasme très froid ne fait
qu'affecter la bonté. Toi et moi, nous verserons pour elle, pour cette
vierge aimée (mais, je n'ai pas de preuves pour établir qu'elle soit
vierge), deux larmes incoercibles, deux larmes de plomb. Ce sera tout.
La potion la plus lénitive, que je te conseille, est un bassin, plein
d'un pus blennorragique à noyaux, dans lequel on aura préalablement
dissous un kyste pileux de l'ovaire, un chancre folliculaire, un prépuce
enflammé, renversé en arrière du gland par une paraphimosis, trois
limaces rouges. Si tu suis mes ordonnances, ma poésie te recevra à bras
ouverts, comme un pou résèque, avec ses baisers, la racine d'un cheveu.

       *       *       *       *       *

Je voyais, devant moi, un objet debout sur un tertre. Je ne distinguais
pas clairement sa tête; mais, déjà, je devinais qu'elle n'était pas
d'une forme ordinaire, sans, néanmoins, préciser la proportion exacte
de ses contours. Je n'osais m'approcher de cette colonne immobile; et,
quand même j'aurais eu à ma disposition les pattes ambulatoires de plus
de trois mille crabes (je ne parle même pas de celles qui servent à la
préhension et à la mastication des aliments), je serais encore resté à
la même place, si un événement, très futile par lui-même, n'eût prélevé
un lourd tribut sur ma curiosité, qui faisait craquer ses digues. Un
scarabée, roulant, sur le sol, avec ses mandibules et ses antennes,
une boule, dont les principaux éléments étaient composés de matières
excrémentielles, s'avançait d'un pas rapide, vers le tertre désigné,
s'appliquant à bien mettre en évidence la volonté qu'il avait de prendre
cette direction. Cet animal articulé n'était pas de beaucoup plus grand
qu'une vache! Si l'on doute de ce que je dis, que l'on vienne à moi, et
je satisferai les plus incrédules par le témoignage de bons témoins.
Je le suivis de loin, ostensiblement intrigué. Que voulait-il faire de
cette grosse boule noire? O lecteur, toi qui te vantes sans cesse de ta
perspicacité (et non à tort), serais-tu capable de me le dire? Mais, je
ne veux pas soumettre à une rude épreuve ta passion connue pour les
énigmes. Qu'il te suffise de savoir que la plus douce punition que je
puisse t'infliger, est encore de te faire observer que ce mystère ne te
sera révélé (il te sera révélé) que plus tard, à la fin de ta vie, quand
tu entameras des discussions philosophiques avec l'agonie sur le bord de
ton chevet ... et peut-être même à la fin de cette strophe. Le scarabée
était arrivé au bas du tertre. J'avais emboîté mon pas sur ses traces,
et j'étais encore à une grande distance du lieu de la scène; car, de
même que les stercoraires, oiseaux inquiets comme s'ils étaient toujours
affamés, se plaisent dans les mers qui baignent les deux pôles, et
n'avancent qu'accidentellement dans les zones tempérées, ainsi je
n'étais pas tranquille, et je portais mes jambes en avant avec beaucoup
de lenteur. Mais qu'était-ce donc que la substance corporelle vers
laquelle j'avançais? Je savais que la famille des pélécaninés comprend
quatre genres distincts: le fou, le pélican, le cormoran, la frégate. La
forme grisâtre qui m'apparaissait n'était pas un fou. Le bloc plastique
que j'apercevais n'était pas une frégate. La chair cristallisée que
j'observais n'était pas un cormoran. Je le voyais maintenant, l'homme
à l'encéphale dépourvu de protubérance annulaire! Je recherchais
vaguement, dans les replis de ma mémoire, dans quelle contrée torride
ou glacée, j'avais déjà remarqué ce bec très long, large, convexe, en
voûte, à arête marquée, onguiculée, renflée et très crochue à son
extrémité; ces bords dentelés, droits; cette mandibule inférieure, à
branches séparées jusqu'auprès de la pointe; cet intervalle rempli par
une peau membraneuse; cette large poche, jaune et sacciforme, occupant
toute la gorge et pouvant se distendre considérablement: et ces narines
très étroites, longitudinales, presque imperceptibles, creusées dans un
sillon bazal! Si cet être vivant, à respiration pulmonaire et simple, à
corps garni de poils, avait été un oiseau entier jusqu'à la plante des
pieds, et non plus seulement jusqu'aux épaules, il ne m'aurait pas alors
été si difficile de le reconnaître: chose très facile à faire, comme
vous allez le voir vous-même. Seulement, cette fois, je m'en dispense;
pour la clarté de ma démonstration, j'aurais besoin qu'un de ces oiseaux
fût placé sur ma table de travail, quand même il ne serait qu'empaillé.
Or, je ne suis pas assez riche pour m'en procurer. Suivant pas à pas une
hypothèse antérieure, j'aurais de suite assigné sa véritable nature et
trouvé une place, dans les cadres d'histoire naturelle, à celui dont
j'admirais la noblesse dans sa pose maladive. Avec quelle satisfaction
de n'être pas tout à fait ignorant sur les secrets de son double
organisme, et quelle avidité d'en savoir davantage, je le contemplais
dans sa métamorphose durable! Quoiqu'il ne possédât pas un visage
humain, il me paraissait beau comme les deux longs filaments
tentaculiformes d'un insecte; ou plutôt, comme une inhumation
précipitée; ou encore, comme la loi de la reconstitution des organes
mutilés; et surtout, comme un liquide éminemment putrescible! Mais, ne
prêtant aucune attention à ce qui se passait aux alentours, l'étranger
regardait toujours devant lui, avec sa tête de pélican! Un autre jour,
je reprendrai la fin de cette histoire. Cependant, je continuerai ma
narration avec un morne empressement; car, si, de votre côté, il vous
tarde de savoir où mon imagination veut en venir (plût au ciel qu'en
effet, ce ne fût là que de l'imagination!), du mien, j'ai pris la
résolution de terminer en une seule fois (et non en deux!) ce que
j'avais à vous dire, quoique cependant personne n'ait le droit de
m'accuser de manquer de courage. Mais, quand on se trouve en présence
de pareilles circonstances, plus d'un sent battre contre la paume de sa
main les pulsations de son coeur. Il vient de mourir, presque inconnu,
dans un petit port de Bretagne, un maître caboteur, vieux marin, qui
fut le héros d'une terrible histoire. Il était alors capitaine au long
cours, et voyageait pour un armateur de Saint-Malo. Or, après une
absence de treize mois, il arriva au foyer conjugal, au moment où sa
femme, encore alitée, venait de lui donner un héritier, à la
reconnaissance duquel il ne se reconnaissait aucun droit. Le capitaine
ne fit rien paraître de sa surprise et de sa colère; il pria froidement
sa femme de s'habiller, et de l'accompagner à une promenade, sur les
remparts de la ville. On était en janvier. Les remparts de Saint-Malo
sont élevés, et, lorsque souffle le vent du nord, les plus intrépides
reculent. La malheureuse obéit, calme et résignée; en rentrant, elle
délira. Elle expira dans la nuit. Mais, ce n'était qu'une femme. Tandis
que moi, qui suis un homme, en présence d'un drame non moins grand,
je ne sais si je conservai assez d'empire sur moi-même, pour que les
muscles de ma figure restassent immobiles! Dès que le scarabée fut
arrivé au bas du tertre, l'homme leva son bras vers l'ouest
(précisément, dans cette direction, un vautour des agneaux et un
grand-duc de Virginie avaient engagé un combat dans les airs), essuya
sur son bec une longue larme qui présentait un système de coloration
diamantée, et dit au scarabée: «Malheureuse boule! ne l'as-tu pas fait
rouler assez longtemps? Ta vengeance n'est pas encore assouvie; et,
déjà, cette femme, dont tu avais attaché, avec des colliers de perles,
les jambes et les bras, de manière à réaliser un polyèdre amorphe, afin
de la traîner, avec tes tarses, à travers les vallées et les chemins,
sur les ronces et les pierres (laisse-moi m'approcher pourvoir si c'est
encore elle!), a vu ses os se creuser de blessures, ses membres se polir
par la loi mécanique du frottement rotatoire, se confondre dans l'unité
de la coagulation, et son corps présenter, au lieu des linéaments
primordiaux et des courbes naturelles, l'apparence monotone d'un seul
tout homogène qui ne ressemble que trop, par la confusion de ses divers
éléments broyés, à la masse d'une sphère! Il y a longtemps qu'elle est
morte; laisse ces dépouilles à la terre, et prends garde d'augmenter,
dans d'irréparables proportions, la rage qui te consume: ce n'est plus
de la justice: car, l'égoïsme, caché dans les téguments de ton front,
soulève lentement, comme un fantôme, la draperie qui le recouvre.» Le
vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, portés insensiblement,
par les péripéties de leur lutte, s'étaient rapprochés de nous. Le
scarabée trembla devant ces paroles inattendues, et, ce qui, dans une
autre occasion, aurait été un mouvement insignifiant, devint, cette
fois, la marque distinctive d'une fureur qui ne connaissait plus de
bornes; car, il frotta redoutablement ses cuisses postérieures contre le
bord des élytres, en faisant entendre un bruit aigu: «Qui es-tu, donc,
toi, être pusillanime? Il paraît que tu as oublié certains
développements étranges des temps passés; tu ne les retiens pas dans ta
mémoire, mon frère. Cette femme nous a trahis, l'un après l'autre. Toi
le premier, moi le second. Il me semble que cette injure ne doit pas
(ne doit pas!) disparaître du souvenir si facilement. Si facilement! Toi,
ta nature magnanime te permet de pardonner. Mais, sais-tu si, malgré la
situation anormale des atomes de cette femme, réduite à pâte de pétrin
(il n'est pas maintenant question de savoir si l'on ne croirait pas, à
la première investigation, que ce corps ait été augmenté d'une quantité
notable de densité plutôt par l'engrenage de deux fortes roues que par
les effets de ma passion fougueuse), elle n'existe pas encore? Tais-toi,
et permets que je me venge.» Il reprit son manège, et s'éloigna, la
boule poussée devant lui. Quand il se fut éloigné, le pélican s'écria:
«Cette femme, par son pouvoir magique, m'a donné une tête de palmipède,
et a changé mon frère en scarabée: peut-être qu'elle mérite même de
pires traitements que ceux que je viens d'énumérer.» Et moi, qui n'étais
pas certain de ne pas rêver, devinant, par ce que j'avais entendu, la
nature des relations hostiles qui unissaient, au-dessus de moi, dans un
combat sanglant, le vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, je
rejetai, comme un capuchon, ma tête en arrière, afin de donner au jeu de
mes poumons, l'aisance et l'élasticité susceptibles, et je leur criai,
en dirigeant mes yeux vers le haut: «Vous autres, cessez votre discorde.
Vous avez raison tous les deux; car, à chacun elle avait promis son
amour; par conséquent, elle vous a trompés ensemble. Mais, vous n'êtes
pas les seuls. En outre, elle vous dépouilla de votre forme humaine, se
faisant un jeu cruel de vos plus saintes douleurs. Et, vous hésiteriez à
me croire! D'ailleurs elle est morte; et le scarabée lui a fait subir un
châtiment d'ineffaçable empreinte, malgré la pitié du premier trahi.» A
ces mots, ils mirent fin à leur querelle, et ne s'arrachèrent plus les
plumes, ni les lambeaux de chair: ils avaient raison d'agir ainsi. Le
grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire sur la courbe que décrit
un chien en courant après son maître, s'enfonça dans les crevasses d'un
couvent en ruines. Le vautour des agneaux, beau comme la loi de l'arrêt
de développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la
croissance n'est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur
organisme s'assimile, se perdit dans les hautes couches de l'atmosphère.
Le pélican, dont le généreux pardon m'avait causé beaucoup d'impression,
parce que je ne le trouvais pas naturel, reprenant sur son tertre
l'impassibilité majestueuse d'un phare, comme pour avertir les
navigateurs humains de faire attention à son exemple, et de préserver
leur sort de l'amour des magiciennes sombres, regardait toujours devant
lui. Le scarabée, beau comme le tremblement des mains dans l'alcoolisme,
disparaissait à l'horizon. Quatre existences de plus que l'on pouvait
rayer du livre de vie. Je m'arrachai un muscle entier dans le bras
gauche, car je ne savais plus ce que je faisais, tant je me trouvais ému
devant cette quadruple infortune. Et, moi, qui croyais que c'étaient des
matières excrémentielles. Grande bête que je suis, va.

       *       *       *       *       *

L'anéantissement intermittent des facultés humaines: quoi que votre
pensée penchât à supposer, ce ne sont pas là des mots. Du moins, ce
ne sont pas des mots comme les autres. Qu'il lève la main, celui qui
croirait accomplir un acte juste, en priant quelque bourreau de
l'écorcher vivant. Qu'il redresse la tête, avec la volupté du sourire,
celui qui, volontairement, offrirait sa poitrine aux balles de la mort.
Mes yeux chercheront la marque des cicatrices; mes dix doigts
concentreront la totalité de leur attention à palper soigneusement la
chair de cet excentrique; je vérifierai que les éclaboussures de la
cervelle ont rejailli sur le satin de mon front. N'est-ce pas qu'un
homme, amant d'un pareil martyre, ne se trouverait pas dans l'univers
entier? Je ne connais pas ce que c'est que le rire, c'est vrai, ne
l'ayant jamais éprouvé par moi-même. Cependant, quelle imprudence n'y
aurait-il pas à soutenir que mes lèvres ne s'élargiraient pas, s'il
m'était donné de voir celui qui prétendrait que, quelque part, cet
homme-là existe? Ce qu'aucun ne souhaiterait pour sa propre existence,
m'a été échu par un lot inégal. Ce n'est pas que mon corps nage dans
le lac de la douleur; passe alors. Mais, l'esprit se dessèche par une
réflexion condensée et continuellement tendue; il hurle comme les
grenouilles d'un marécage, quand une troupe de flamants voraces et de
hérons affamés vient s'abattre sur les joncs de ses bords. Heureux celui
qui dort paisiblement dans un lit de plumes, arrachées à la poitrine de
l'eider, sans remarquer qu'il se trahit lui-même. Voilà plus de trente
ans que je n'ai pas encore dormi. Depuis l'imprononçable jour de ma
naissance, j'ai voué aux planches somnifères une haine irréconciliable.
C'est moi qui l'ai voulu; que nul ne soit accusé. Vite, que l'on se
dépouille du soupçon avorté. Distinguez-vous, sur mon front, cette pâle
couronne? Celle qui la tressa de ses doigts maigres fut la ténacité.
Tant qu'un reste de sève brûlante coulera dans mes os, comme un torrent
de métal fondu, je ne dormirai point. Chaque nuit, je force mon oeil
livide à fixer les étoiles, à travers les carreaux de ma fenêtre. Pour
être plus sûr de moi-même, un éclat de bois sépare mes paupières
gonflées. Lorsque l'aurore apparaît, elle me retrouve dans la même
position, le corps appuyé verticalement, et debout contre le plâtre de
la muraille froide. Cependant, il m'arrive quelquefois de rêver, mais
sans perdre un seul instant le vivace sentiment de ma personnalité et la
libre faculté de me mouvoir: sachez que le cauchemar qui se cache dans
les angles phosphoriques de l'ombre, la fièvre qui palpe mon visage avec
son moignon, chaque animal impur qui dresse sa griffe sanglante, eh
bien, c'est ma volonté qui, pour donner un aliment stable à son activité
perpétuelle, les fait tourner en rond. En effet, atome qui se venge en
son extrême faiblesse, le libre arbitre ne craint pas d'affirmer, avec
une autorité puissante, qu'il ne compte pas l'abrutissement parmi le
nombre de ses fils: celui qui dort, est moins qu'un animal châtré la
veille. Quoique l'insomnie entraîne, vers les profondeurs de la fosse,
ces muscles qui déjà répandent une odeur de cyprès, jamais la blanche
catacombe de mon intelligence n'ouvrira ses sanctuaires aux yeux du
Créateur. Une secrète et noble justice, vers les bras tendus de laquelle
je me lance par instinct, m'ordonne de traquer sans trêve cet ignoble
châtiment. Ennemi redoutable de mon âme imprudente, à l'heure où l'on
allume un falot sur la côte, je défends à mes reins infortunés de se
coucher sur la rosée de gazon. Vainqueur, je repousse les embûches de
l'hypocrite pavot. Il est en conséquence certain que, par cette lutte
étrange, mon coeur a muré ses desseins, affamé qui se mange lui-même.
Impénétrable comme les géants, moi, j'ai vécu sans cesse avec
l'envergure des yeux béante. Au moins, il est avéré que, pendant le
jour, chacun peut opposer une résistance utile contre le Grand Objet
Extérieur (qui ne sait pas son nom?); car, alors, la volonté veille à
sa propre défense avec un remarquable acharnement. Mais aussitôt que le
voile des vapeurs nocturnes s'étend, même sur les condamnés que l'on va
pendre, oh! voir son intellect entre les sacrilèges mains d'un étranger.
Un implacable scalpel en scrute les broussailles épaisses. La conscience
exhale un long râle de malédiction; car, le voile de sa pudeur reçoit de
cruelles déchirures. Humiliation! notre porte est ouverte à la curiosité
farouche du Céleste Bandit. Je n'ai pas mérité ce supplice infâme, toi,
le hideux espion de ma causalité! Si j'existe, je ne suis pas un autre.
Je n'admets pas en moi cette équivoque pluralité. Je veux résider seul
dans mon intime raisonnement. L'autonomie ... ou bien qu'on me change en
hippopotame. Abîme-toi sous terre, ô anonyme stygmate, et ne reparais
plus devant mon indignation hagarde. Ma subjectivité et le Créateur,
c'est trop pour un cerveau. Quand la nuit obscurcit le cours des heures,
quel est celui qui n'a pas combattu contre l'influence du sommeil, dans
sa couche mouillée d'une glaciale sueur? Ce lit, attirant contre son
sein les facultés mourantes, n'est qu'un tombeau composé de planches de
sapin équarri. La volonté se retire insensiblement, comme en présence
d'une force invisible. Une poix visqueuse épaissit le cristallin des
yeux. Les paupières se recherchent comme deux amis. Le corps n'est plus
qu'un cadavre qui respire. Enfin, quatre énormes pieux clouent sur le
matelas la totalité des membres. Et remarquez, je vous prie, qu'en somme
les draps ne sont que des linceuls. Voici la cassolette où brûle
l'encens des religions. L'éternité mugit, ainsi qu'une mer lointaine,
et s'approche à grands pas. L'appartement a disparu: prosternez-vous,
humains, dans la chapelle ardente! Quelquefois, s'efforçant inutilement
de vaincre les imperfections de l'organisme, au milieu du sommeil le
plus lourd, le sens magnétisé s'aperçoit avec étonnement qu'il n'est
plus qu'un bloc de sépulture, et raisonne admirablement, appuyé sur une
subtilité incomparable: «Sortir de cette couche est un problème plus
difficile qu'on ne le pense. Assis sur la charrette, l'on m'entraîne
vers la binarité des poteaux de la guillotine. Chose curieuse, mon bras
inerte s'est assimilé savamment la raideur de la souche. C'est très
mauvais de rêver qu'on marche à l'échafaud.» Le sang coule à large flots
à travers la figure. La poitrine effectue des soubresauts répétés, et se
gonfle à des sifflements. Le poids d'un obélisque étouffe l'expansion de
la rage. Le réel a détruit les rêves de la somnolence! Qui ne sait pas
que, lorsque la lutte se prolonge entre le moi, plein de fierté, et
l'accroissement terrible de la catalepsie, l'esprit halluciné perd le
jugement? Rongé par le désespoir, il se complaît dans son mal, jusqu'à
ce qu'il ait vaincu la nature, et que le sommeil, voyant sa proie lui
échapper, s'enfuie sans retour loin de son coeur, d'une aile irritée et
honteuse. Jetez un peu de cendre sur mon orbite en feu. Ne fixez pas mon
oeil qui ne se ferme jamais. Comprenez-vous les souffrances que
j'endure? (cependant, l'orgueil est satisfait). Dès que la nuit exhorte
les humains au repos, un homme, que je connais, marche à grands pas dans
la campagne. Je crains que ma résolution ne succombe aux atteintes de la
vieillesse. Qu'il arrive, ce jour fatal où je m'endormirai! Au réveil
mon rasoir, se frayant un passage à travers le cou, prouvera que rien
n'était, en effet, plus réel.

       *       *       *       *       *

--Mais qui donc!... mais qui donc ose, ici, comme un conspirateur,
traîner les anneaux de son corps vers ma poitrine noire? Qui que tu
sois, excentrique python, par quel prétexte excuses-tu ta présence
ridicule? Est-ce un vaste remords qui te tourmente? Car, vois-tu, boa,
ta sauvage majesté n'a pas, je le suppose, l'exorbitante prétention
de se soustraire à la comparaison que j'en fais avec les traits du
criminel. Cette bave écumeuse et blanchâtre est, pour moi, le signe de
la rage. Ecoute-moi: sais-tu que ton oeil est loin de boire un rayon
céleste? N'oublie pas que si ta présomptueuse cervelle m'a cru capable
de t'offrir quelques paroles de consolation, ce ne peut être que par
le motif d'une ignorance totalement dépourvue de connaissances
physiognomoniques. Pendant un temps, bien entendu, suffisant, dirige la
lueur de tes yeux vers ce que j'ai le droit, comme un autre, d'appeler
mon visage! Ne vois-tu pas comme il pleure? Tu t'es trompé, basilic. Il
est nécessaire que tu cherches ailleurs la triste ration de soulagement,
que mon impuissance radicale te retranche, malgré les nombreuses
protestations de ma bonne volonté. Oh! quelle force, en phrases
exprimables, fatalement t'entraîna vers ta perte? Il est presque
impossible que je m'habitue à ce raisonnement que tu ne comprennes pas
que, plaquant sur le gazon rougi, d'un coup de mon talon, les courbes
fuyantes de ta tête triangulaire, je pourrais pétrir un innommable
mastic avec l'herbe de la savane et la chair de l'écrasé.

--Disparais le plus tôt possible loin de moi, coupable à la face blême!
Le mirage fallacieux de l'épouvantement t'a montré ton propre spectre!
Dissipe tes injurieux soupçons, si tu ne veux pas que je t'accuse à mon
tour, et que je ne porte contre toi une récrimination qui serait
certainement approuvée par le jugement du serpentaire reptilivore.
Quelle monstrueuse aberration de l'imagination t'empêche de me
reconnaître! Tu ne te rappelles donc pas les services importants que je
t'ai rendus, par la gratification d'une existence que je fis émerger du
chaos, et, de ton coté, le voeu, à jamais inoubliable, de ne pas
déserter mon drapeau, afin de me rester fidèle jusqu'à la mort? Quand tu
étais enfant (ton intelligence était alors dans sa plus belle phase), le
premier, tu grimpais sur la colline, avec la vitesse de l'isard, pour
saluer, par un geste de ta petite main, les multicolores rayons de
l'aurore naissante. Les notes de ta voix jaillissaient, de ton larynx
sonore, comme des perles diamantines, et résolvaient leurs collectives
personnalités, dans l'agrégation vibrante d'un long hymne d'adoration.
Maintenant, tu rejettes à tes pieds, comme un haillon souillé de boue,
la longanimité dont j'ai fait trop longtemps preuve. La reconnaissance a
vu ses racines se dessécher, comme le lit d'une mare; mais, à sa place,
l'ambition a crû dans des proportions qu'il me serait pénible de
qualifier. Quel est-il, celui qui m'écoute, pour avoir une telle
confiance dans l'abus de sa propre faiblesse?

--Et qui es-tu, toi-même, substance audacieuse? Non!... non!... je ne me
trompe pas; et, malgré les métamorphoses multiples auxquelles tu as
recours, toujours ta tête de serpent reluira devant mes yeux comme un
phare d'éternelle injustice, et de cruelle domination! Il a voulu
prendre les rênes du commandement, mais il ne sait pas régner! Il a
voulu devenir un objet d'horreur pour tous les êtres de la création,
et il a réussi. Il a voulu prouver que lui seul est le monarque de
l'univers, et c'est en cela qu'il s'est trompé. O misérable! as-tu
attendu jusqu'à cette heure pour entendre les murmures et les complots
qui, s'élevant simultanément de la surface des sphères, viennent raser
d'une aile farouche les rebords papillacés de ton destructible tympan?
Il n'est pas loin, le jour, où mon bras te renversera dans la poussière,
empoisonnée par ta respiration, et, arrachant de tes entrailles une
nuisible vie, laissera sur le chemin ton cadavre, criblé de contorsions,
pour apprendre au voyageur consterné, que cette chair palpitante, qui
frappe sa vue d'étonnement, et cloue dans son palais sa langue muette,
ne doit plus être comparée, si l'on garde son sang-froid, qu'au tronc
pourri d'un chêne, qui tomba de vétusté! Quelle pensée de pitié me
retient devant ta présence? Toi-même, recule plutôt devant moi, te
dis-je, et va laver ton incommensurable honte dans le sang d'un enfant
qui vient de naître: voilà quelles sont tes habitudes. Elles sont dignes
de toi. Va ... marche toujours devant toi. Je te condamne à devenir
errant. Je te condamne à rester seul et sans famille. Chemine
constamment, afin que tes jambes te refusent leur soutien. Traverse
les sables des déserts jusqu'à ce que la fin du monde engloutisse les
étoiles dans le néant. Lorsque tu passeras près de la tanière du tigre,
il s'empressera de fuir, pour ne pas regarder, comme dans un miroir, son
caractère exhaussé sur le socle de la perversité idéale. Mais, quand la
fatigue impérieuse t'ordonnera d'arrêter ta marche devant les dalles de
mon palais, recouvertes de ronces et de chardons, fais attention à tes
sandales en lambeaux, et franchis, sur la pointe des pieds, l'élégance
des vestibules. Ce n'est pas une recommandation inutile. Tu pourrais
éveiller ma jeune épouse et mon fils en bas âge, couchés dans les
caveaux de plomb qui longent les fondements de l'antique château. Si tu
ne prenais tes précautions d'avance, ils pourraient te faire pâlir par
leurs hurlements souterrains. Quand ton impénétrable volonté leur ôta
l'existence, ils n'ignoraient pas que ta puissance est redoutable, et
n'avaient aucun doute à cet égard; mais, ils ne s'attendaient point (et
leurs adieux suprêmes me confirmèrent leur croyance) que ta Providence
se serait montrée à ce point impitoyable! Quoi qu'il en soit, traverse
rapidement ces salles abandonnées et silencieuses, aux lambris
d'émeraude, mais aux armoiries fanées, où reposent les glorieuses
statues de mes ancêtres. Ces corps de marbre sont irrités contre toi;
évite leurs regards vitreux. C'est un conseil que te donne la langue de
leur unique et dernier descendant. Regarde comme leur bras est levé dans
l'attitude de la défense provocatrice, la tête fièrement renversée en
arrière. Sûrement ils ont deviné le mal que tu m'as fait; et, si tu
passes à portée des piédestaux glacés qui soutiennent ces blocs
sculptés, la vengeance t'y attend. Si ta défense a besoin de m'objecter
quelque chose, parle. Il est trop tard pour pleurer maintenant. Il
fallait pleurer dans des moments plus convenables, quand l'occasion
était propice. Si tes yeux sont enfin dessillés, juge toi-même quelles
ont été les conséquences de ta conduite. Adieu! je m'en vais respirer la
brise des falaises; car, mes poumons, à moitié étouffés, demandent à
grands cris un spectacle plus tranquille et plus vertueux que le tien!

       *       *       *       *       *

O pédérastes incompréhensibles, ce n'est pas moi qui lancerai des
injures à votre grande dégradation; ce n'est pas moi qui viendrai jeter
le mépris sur votre anus infundibuliforme. Il suffit que les maladies
honteuses, et presque incurables, qui vous assiègent, portent avec elles
leur immanquable châtiment. Législateurs d'institutions stupides,
inventeurs d'une morale étroite, éloignez-vous de moi, car je suis une
âme impartiale. Et vous, jeunes adolescents ou plutôt jeunes filles,
expliquez-moi comment et pourquoi (mais, tenez-vous à une convenable
distance, car, moi non plus, je ne sais pas résister à mes passions)
la vengeance a germé dans vos coeurs, pour avoir attaché au flanc de
l'humanité une pareille couronne de blessures. Vous la faites rougir de
ses fils par votre conduite (que, moi, je vénère!); votre prostitution,
s'offrant au premier venu, exerce la logique des penseurs les plus
profonds, tandis que votre sensibilité exagérée comble la mesure de la
stupéfaction de la femme elle-même. Êtes-vous d'une nature moins ou plus
terrestre que celle de vos semblables? Possédez-vous un sixième sens qui
nous manque? Ne mentez pas, et dites ce que vous pensez. Ce n'est pas
une interrogation que je vous pose; car, depuis que je fréquente en
observateur la sublimité de vos intelligences grandioses, je sais à quoi
m'en tenir. Soyez bénis par ma main gauche, soyez sanctifiés par ma main
droite, anges protégés par mon amour universel. Je baise votre visage,
je baise votre poitrine, je baise, avec mes lèvres suaves, les diverses
parties de votre corps harmonieux et parfumé. Que ne m'aviez-vous dit
tout de suite ce que vous étiez, cristallisations d'une beauté morale
supérieure? Il a fallu que je devinasse par moi-même les innombrables
trésors de tendresse et de chasteté que recélaient les battements de
votre coeur oppressé. Poitrine ornée de guirlandes de roses et de
vétyver. Il a fallu que j'entr'ouvrisse vos jambes pour vous connaître
et que ma bouche se suspendit aux insignes de votre pudeur. Mais (chose
importante à représenter) n'oubliez pas chaque jour de laver la peau de
vos parties, avec de l'eau chaude, car, sinon, des chancres vénériens
pousseraient infailliblement sur les commissures fendues de mes lèvres
inassouvies. Oh! si au lieu d'être un enfer, l'univers n'avait été qu'un
céleste anus immense, regardez le geste que je fais du côté de mon
bas-ventre: oui, j'aurais enfoncé ma verge à travers son sphyncter
sanglant, fracassant, par mes mouvements impétueux, les propres parois
de son bassin! Le malheur n'aurait pas alors soufflé, sur mes yeux
aveuglés, des dunes entières de sable mouvant; j'aurais découvert
l'endroit souterrain où gît la vérité endormie, et les fleuves de mon
sperme visqueux auraient trouvé de la sorte un océan où se précipiter!
Mais, pourquoi me surprends-je à regretter un état de choses imaginaire
et qui ne recevra jamais le cachet de son accomplissement ultérieur? Ne
nous donnons pas la peine de construire de fugitives hypothèses. En
attendant, que celui qui brûle de l'ardeur de partager mon lit vienne me
trouver; mais, je mets une condition rigoureuse à mon hospitalité: il
faut qu'il n'ait pas plus de quinze ans. Qu'il ne croie pas de son côté
que j'en ai trente; qu'est-ce que cela y fait? L'âge ne diminue pas
l'intensité des sentiments, loin de là; et, quoique mes cheveux soient
devenus blancs comme la neige, ce n'est pas à cause de la vieillesse:
c'est, au contraire, pour le motif que vous savez. Moi, je n'aime pas
les femmes! Ni même les hermaphrodites! Il me faut des êtres qui me
ressemblent, sur le front desquels la noblesse humaine soit marquée en
caractères plus tranchés et ineffaçables! Êtes-vous certain que celles
qui portent de longs cheveux, soient de la même nature que la mienne?
Je ne le crois pas, et je ne déserterai pas mon opinion. Une salive
saumâtre coule de ma bouche, je ne sais pas pourquoi. Qui veut me la
sucer, afin que j'en sois débarrassé? Elle monte ... elle monte
toujours! Je sais ce que c'est. J'ai remarqué que, lorsque je bois à la
gorge le sang de ceux qui se couchent à côté de moi (c'est à tort que
l'on me suppose vampire, puisqu'on appelle ainsi des morts qui sortent
de leur tombeau; or, moi, je suis un vivant), j'en rejette le lendemain
une partie par la bouche: voilà l'explication de la salive infecte. Que
voulez-vous que j'y fasse, si les organes, affaiblis par le vice, se
refusent à l'accomplissement des fonctions de la nutrition? Mais, ne
révélez mes confidences à personne. Ce n'est pas pour moi que je vous
dis cela; c'est pour vous-même et les autres, afin que le prestige du
secret retienne dans les limites du devoir et de la vertu ceux qui,
aimantés par l'électricité de l'inconnu, seraient tentés de m'imiter.
Ayez ma bonté de regarder ma bouche (pour le moment, je n'ai pas le
temps d'employer une formule plus longue de politesse); elle vous frappe
au premier abord par l'apparence de sa structure, sans mettre le serpent
dans vos comparaisons; c'est que j'en contracte le tissu jusqu'à la
dernière réduction, afin de faire croire que je possède un caractère
froid. Vous n'ignorez pas qu'il est diamétralement opposé. Que ne
puis-je regarder à travers ces pages séraphiques le visage de celui qui
me lit. S'il n'a pas dépassé la puberté, qu'il s'approche. Serre-moi
contre toi, et ne crains pas de me faire du mal; rétrécissons
progressivement les liens de nos muscles. Davantage. Je sens qu'il est
inutile d'insister; l'opacité, remarquable à plus d'un titre, de cette
feuille de papier, est un empêchement des plus considérables à
l'opération de notre complète jonction. Moi, j'ai toujours éprouvé un
caprice infâme pour la pâle jeunesse des collèges, et les enfants
étiolés des manufactures! Mes paroles ne sont pas les réminiscences d'un
rêve, et j'aurais trop de souvenirs à débrouiller, si l'obligation
m'était imposée de faire passer devant vos yeux les événements qui
pourraient affermir de leur témoignage la véracité de ma douloureuse
affirmation. La justice humaine ne m'a pas encore surpris en flagrant
délit, malgré l'incontestable habileté de ses agents. J'ai même
assassiné (il n'y a pas longtemps!) un pédéraste qui ne se prêtait pas
suffisamment à ma passion; j'ai jeté son cadavre dans un puits
abandonné, et l'on n'a pas de preuves décisives contre moi. Pourquoi
frémissez-vous de peur, adolescent qui me lisez? Croyez-vous que je
veuille en faire autant envers vous? Vous vous montrez souverainement
injuste ... Vous avez raison: méfiez-vous de moi, surtout si vous êtes
beau. Mes parties offrent éternellement le spectacle lugubre de la
turgescence; nul ne peut soutenir (et combien ne s'en ont-ils pas
approchés!) qu'il les a vues à l'état de tranquillité normale, pas même
le décrotteur qui m'y porta un coup de couteau dans un moment de délire.
L'ingrat! Je change de vêtements deux fois par semaine, la propreté
n'étant pas le principal motif de ma détermination. Si je n'agissais pas
ainsi, les membres de l'humanité disparaîtraient au bout de quelques
jours, dans des combats prolongés. En effet, dans quelque contrée que je
me trouve, ils me harcèlent continuellement de leur présence et viennent
lécher la surface de mes pieds. Mais, quelle puissance possèdent-elles
donc, mes gouttes séminales, pour attirer vers elles tout ce qui respire
par des nerfs olfactifs! Ils viennent des bords des Amazones, ils
traversent les vallées qu'arrose le Gange, ils abandonnent le lichen
polaire, pour accomplir de longs voyages à ma recherche, et demander aux
cités immobiles, si elles n'ont pas vu passer, un instant, le long de
leurs remparts, celui dont le sperme sacré embaume les montagnes, les
lacs, les bruyères, les forêts, les promontoires et la vastitude des
mers! Le désespoir de ne pas pouvoir me rencontrer (je me cache
secrètement dans les endroits les plus inaccessibles, afin d'alimenter
leur ardeur) les porte aux actes les plus regrettables. Ils se mettent
trois cent mille de chaque côté, et les mugissements des canons servent
de prélude à la bataille. Toutes les ailes s'ébranlent à la fois, comme
un seul guerrier. Les carrés se forment et tombent aussitôt pour ne plus
se relever. Les chevaux effarés s'enfuient dans toutes les directions.
Les boulets labourent le sol, comme des météores implacables. Le théâtre
du combat n'est plus qu'un vaste champ de carnage, quand la nuit révèle
sa présence et que la lune silencieuse apparaît entre les déchirures
d'un nuage. Me montrant du doigt un espace de plusieurs lieues recouvert
de cadavres, le croissant vaporeux de cet astre m'ordonne de prendre un
instant, comme le sujet de méditatives réflexions, les conséquences
funestes qu'entraîne, après lui, l'inexplicable talisman enchanteur que
la Providence m'accorda. Malheureusement que de siècles ne faudra-t-il
pas encore, avant que la race humaine périsse entièrement par mon piège
perfide! C'est ainsi qu'un esprit habile, et qui ne se vante pas,
emploie, pour atteindre à ses fins, les moyens mêmes qui paraîtraient
d'abord y porter un invincible obstacle. Toujours mon intelligence
s'élève vers cette imposante question, et vous êtes témoin vous-même
qu'il ne m'est plus possible de rester dans le sujet modeste qu'au
commencement j'avais le dessein de traiter. Un dernier mot ... c'était
une nuit d'hiver. Pendant que la bise sifflait dans les sapins, le
Créateur ouvrit sa porte au milieu des ténèbres et fit entrer un
pédéraste.

      *       *       *       *       *

Silence! il passe un cortège funéraire à côté de vous. Inclinez la
binarité de vos rotules vers la terre et entonnez un chant
d'outre-tombe. (Si vous considérez mes paroles plutôt comme une simple
forme impérative, que comme un ordre formel qui n'est pas à sa place,
vous montrerez de l'esprit et du meilleur.) Il est possible que vous
parveniez de la sorte à réjouir extrêmement l'âme du mort, qui va se
reposer de la vie dans une fosse. Même le fait est, pour moi, certain.
Remarquez que je ne dis pas que votre opinion ne puisse jusqu'à un
certain point être contraire à la mienne; mais, ce qu'il importe avant
tout, c'est de posséder des notions justes sur les bases de la morale,
de telle manière que chacun doive se pénétrer du principe qui commande
de faire à autrui ce que l'on voudrait peut-être qui fût fait à
soi-même. Le prêtre des religions ouvre le premier la marche, en tenant
à la main un drapeau blanc, signe de la paix, et de l'autre un emblème
d'or qui représente les parties de l'homme et de la femme, comme pour
indiquer que ces membres charnels sont la plupart du temps, abstraction
faite de toute métaphore, des instruments très dangereux entre les mains
de ceux qui s'en servent, quand ils les manipulent aveuglément pour des
buts divers qui se querellent entre eux, au lieu d'engendrer une
opportune réaction contre la passion connue qui cause presque tous nos
maux. Au bas de son dos est attachée (artificiellement, bien entendu)
une queue de cheval, aux crins épais, qui balaie la poussière du sol.
Elle signifie de prendre garde de ne pas nous ravaler par notre conduite
au rang des animaux. Le cercueil connaît sa route et marche après la
tunique flottante du consolateur. Les parents et les amis du défunt, par
la manifestation de leur position, ont résolu de fermer la marche du
cortège. Celui-ci s'avance avec majesté, comme un vaisseau qui fend la
pleine mer, et ne craint pas le phénomène de l'enfoncement; car, au
moment actuel, les tempêtes et les écueils ne se font pas remarquer par
quelque chose de moins que leur explicable absence. Les grillons et
les crapauds suivent à quelques pas la fête mortuaire; eux, aussi,
n'ignorent pas que leur modeste présence aux funérailles de quiconque
leur sera un jour comptée. Ils s'entretiennent à voix basse dans leur
pittoresque langage (ne soyez pas assez présomptueux, permettez-moi de
vous donner ce conseil non intéressé, pour croire que vous seul possédez
la précieuse faculté de traduire les sentiments de votre pensée) de
celui qu'ils regardèrent plus d'une fois courir à travers les prairies
verdoyantes, et plonger la sueur de ses membres dans les bleuâtres
vagues des golfes arénacés. D'abord, la vie parut lui sourire sans
arrière-pensée, et, magnifiquement, le couronna de fleurs; mais, puisque
votre intelligence elle-même s'aperçoit ou plutôt devine qu'il s'est
arrêté aux limites de l'enfance, je n'ai pas besoin, jusqu'à l'apparition
d'une rétractation véritablement nécessaire, de continuer les prolégomènes
de ma rigoureuse démonstration. Dix ans. Nombre exactement calqué, à s'y
méprendre, sur celui des doigts de la main. C'est peu et c'est beaucoup
Dans le cas qui nous préoccupe, cependant, je m'appuierai sur votre amour
envers la vérité, pour que vous prononciez, avec moi, sans tarder une
seconde de plus, que c'est peu. Et, quand je réfléchis sommairement à ces
ténébreux mystères, par lesquels un être humain disparaît de la terre,
aussi facilement qu'une mouche ou une libellule, sans conserver l'espérance
d'y revenir, je me surprends à couver le vif regret de ne pas probablement
pouvoir vivre assez longtemps, pour vous bien expliquer ce que je n'ai pas
la prétention de comprendre moi-même. Mais, puisqu'il est prouvé que, par
un hasard extraordinaire, je n'ai pas encore perdu la vie depuis ce
temps lointain où je commençai, plein de terreur, la phrase précédente,
je calcule mentalement qu'il ne sera pas inutile ici, de construire
l'aveu complet de mon impuissance radicale, quand il s'agit surtout,
comme à présent, de cette imposante et inabordable question. C'est,
généralement parlant, une chose singulière que la tendance attractive
qui nous porte à rechercher (pour ensuite les exprimer) les
ressemblances et et les différences que recèlent, dans leurs naturelles
propriétés, les objets les plus opposés entre eux, et quelquefois les
moins aptes, en apparence, à se prêter à ce genre de combinaisons
sympathiquement curieuses, et qui, ma parole d'honneur, donnent
gracieusement au style de l'écrivain, qui se paie cette personnelle
satisfaction, l'impossible et inoubliable aspect d'un hibou sérieux
jusqu'à l'éternité. Suivons en conséquence le courant qui nous entraîne.
Le milan royal a les ailes proportionnellement plus longues que les
buses, et le vol bien plus aisé: aussi passe-t-il sa vie dans l'air.
Il ne se repose presque jamais et parcourt chaque jour des espaces
immenses; et ce grand mouvement n'est point un exercice de chasse, ni
poursuite de proie, ni même de découverte; car, il ne chasse pas; mais,
il semble que le vol soit son état naturel, sa favorite situation. L'on
ne peut s'empêcher d'admirer la manière dont il l'exécute. Ses ailes
longues et étroites paraissent immobiles; c'est la queue qui croit
diriger toutes les évolutions, et la queue ne se trompe pas: elle agit
sans cesse. Il s'élève sans effort; il s'abaisse comme s'il glissait sur
un plan incliné; il semble plutôt nager que voler; il précipite sa
course, il la ralentit, s'arrête, et reste comme suspendu ou fixé à la
même place, pendant des heures entières. L'on ne peut s'apercevoir
d'aucun mouvement dans ses ailes: vous ouvririez les yeux comme la porte
d'un four, que ce serait d'autant inutile. Chacun a le bon sens de
confesser sans difficulté (quoique avec un peu de mauvaise grâce) qu'il
ne s'aperçoit pas, au premier abord, du rapport, si lointain qu'il soit,
que je signale entre la beauté du vol du milan royal, et celle de la
figure de l'enfant, s'élevant doucement, au-dessus du cercueil
découvert, comme un nénuphar qui perce la surface des eaux; et voilà
précisément en quoi consiste l'impardonnable faute qu'entraîne
l'inamovible situation d'un manque de repentir, touchant l'ignorance
volontaire dans laquelle on croupit. Ce rapport de calme majesté entre
les deux termes de ma narquoise comparaison n'est déjà que trop commun,
et d'un symbole assez compréhensible, pour que je m'étonne davantage de
ce qui ne peut avoir, comme seule excuse, que ce même caractère de
vulgarité qui fait appeler, sur tout objet ou spectacle qui en est
atteint, un profond sentiment d'indifférence injuste. Comme si ce qui se
voit quotidiennement n'en devrait pas moins réveiller l'attention de
notre admiration! Arrivé à l'entrée du cimetière, le cortège s'empresse
de s'arrêter; son intention n'est pas d'aller plus loin. Le fossoyeur
achève le creusement de la fosse; l'on y dépose le cercueil avec toutes
les précautions prises en pareil cas; quelques pelletées de terre
inattendues viennent recouvrir le corps de l'enfant. Le prêtre des
religions, au milieu de l'assistance émue, prononce quelques paroles
pour bien enterrer le mort, davantage, dans l'imagination des
assistants. «Il dit qu'il s'étonne beaucoup de ce que l'on verse ainsi
tant de pleurs, pour un acte d'une telle insignifiance. Textuel. Mais il
craint de ne pas qualifier suffisamment ce qu'il prétend, lui, être un
incontestable bonheur. S'il avait cru que la mort est aussi peu
sympathique dans sa naïveté, il aurait renoncé à son mandat, pour ne pas
augmenter la légitime douleur des nombreux parents et amis du défunt;
mais, une secrète voix l'avertit de leur donner quelques consolations,
qui ne seront pas inutiles, ne fût-ce que celle qui ferait entrevoir
l'espoir d'une prochaine rencontre dans les cieux entre celui qui mourut
et ceux qui survécurent.» Maldoror s'enfuyait au grand galop, en
paraissant diriger sa course vers les murailles du cimetière. Les sabots
de son coursier élevaient autour de son maître une fausse couronne de
poussière épaisse. Vous autres, vous ne pouvez savoir le nom de ce
cavalier; mais, moi, je le sais. Il s'approchait de plus en plus; sa
figure de platine commençait à devenir perceptible, quoique le bas en
fût entièrement enveloppé d'un manteau que le lecteur s'est gardé d'ôter
de sa mémoire et qui ne laissait apercevoir que les yeux. Au milieu de
son discours, le prêtre des religions devient subitement pâle, car son
oreille reconnaît le galop irrégulier de ce célébré cheval blanc qui
n'abandonna jamais son maître. «Oui, ajouta-t-il de nouveau, ma
confiance est grande dans cette prochaine rencontre; alors, on
comprendra, mieux qu'auparavant, quel sens il fallait attacher à la
séparation temporaire de l'âme et du corps. Tel qui croit vivre sur
cette terre se berce d'une illusion dont il importerait d'accélérer
l'évaporation.» Le bruit du galop s'accroissait de plus en plus; et,
comme le cavalier, étreignant la ligne d'horizon, paraissait en vue,
dans le champ d'optique qu'embrassait le portail du cimetière, rapide
comme un cyclone giratoire, le prêtre des religions plus gravement
reprit: «Vous ne semblez pas vous douter que celui-ci, que la maladie
força de ne connaître que les premières phases de la vie, et que la
fosse vient de recevoir dans son sein, est l'indubitable vivant; mais,
sachez au moins que celui-là, dont vous apercevez la silhouette
équivoque emportée par un cheval nerveux, et sur lequel je vous
conseille de fixer le plus tôt possible les yeux, car il n'est plus
qu'un point, et va bientôt disparaître dans la bruyère, quoiqu'il ait
beaucoup vécu, est le seul véritable mort.»

       *       *       *       *       *

«Chaque nuit, à l'heure où le sommeil est parvenu à son plus grand degré
d'intensité, une vieille araignée de la grande espèce sort lentement sa
tête d'un trou placé sur le sol, à l'une des intersections des angles
de la chambre. Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue
encore ses mandibules dans l'atmosphère. Vu sa conformation d'insecte,
elle ne peut pas faire moins, si elle prétend augmenter de brillantes
personnifications les trésors de la littérature, que d'attribuer des
mandibules au bruissement. Quand elle s'est assurée que le silence règne
aux alentours, elle retire successivement, des profondeurs de son nid,
sans le secours de la méditation, les diverses parties de son corps, et
s'avance à pas comptés vers ma couche. Chose remarquable! moi qui fais
reculer le sommeil et les cauchemars, je me sens paralysé dans la
totalité de mon corps, quand elle grimpe le long des pieds d'ébène de
mon lit de satin. Elle m'étreint la gorge avec les pattes, et me suce le
sang avec son ventre. Tout simplement! Combien de litres d'une liqueur
pourprée, dont vous n'ignorez pas le nom, n'a-t-elle pas bus, depuis
qu'elle accomplit le même manège avec une persistance digne d'une
meilleure cause! Je ne sais pas ce que je lui ait fait, pour qu'elle se
conduise de la sorte à mon égard. Lui ai-je broyé une patte par
inattention? Lui ai-je enlevé ses petits? Ces deux hypothèses, sujettes
à caution, ne sont pas capables de soutenir un sérieux examen; elles
n'ont même pas de la peine à provoquer un haussement dans mes épaules et
un sourire sur mes lèvres, quoique l'on ne doive se moquer de personne.
Prends garde à toi, tarentule noire; si ta conduite n'a pas pour excuse
un irréfutable syllogisme, une nuit je me réveillerai en sursaut, par un
dernier effort de ma volonté agonisante, je romprai le charme avec
lequel tu retiens mes membres dans l'immobilité, et je t'écraserai entre
les os de mes doigts, comme un morceau de matière mollasse. Cependant,
je me rappelle vaguement que je t'ai donné la permission de laisser tes
pattes grimper sur l'éclosion de la poitrine, et de là jusqu'à la peau
qui recouvre mon visage; que par conséquent, je n'ai pas le droit de te
contraindre. Oh! qui démêlera mes souvenirs confus! Je lui donne pour
récompense ce qui reste de mon sang: en comptant la dernière goutte
inclusivement, il y en a pour remplir au moins la moitié d'une coupe
d'orgie.» Il parle, et il ne cesse de se déshabiller. Il appuie une
jambe sur le matelas, et de l'autre, pressant le parquet de saphir afin
de s'enlever, il se trouve étendu dans une position horizontale. Il a
résolu de ne pas fermer les yeux, afin d'attendre son ennemi de pied
ferme. Mais, chaque fois, ne prend-il pas la même résolution, et
n'est-elle pas toujours détruite par l'inexplicable image de sa promesse
fatale? Il ne dit plus rien, et se résigne avec douleur; car, pour lui
le serment est sacré. Il s'enveloppe majestueusement dans les replis de
la soie, dédaigne d'entrelacer les glands d'or de ses rideaux, et,
appuyant les boucles ondulées de ses longs cheveux noirs sur les franges
du coussin de velours, il tâte, avec la main, la large blessure de son
cou, dans laquelle la tarentule a pris l'habitude de se loger, comme
dans un deuxième nid, tandis que son visage respire la satisfaction. Il
espère que cette nuit actuelle (espérez avec lui!) verra la dernière
représentation de la succion immense; car, son unique voeu serait que
le bourreau en finit avec son existence: la mort, et il sera content.
Regardez cette vieille araignée de la grande espèce, qui sort lentement
sa tête d'un trou placé sur le sol, à l'une des intersections des angles
de la chambre. Nous ne sommes plus dans la narration. Elle écoute
attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandibules dans
l'atmosphère. Hélas! nous sommes maintenant arrivés dans le réel, quant
à ce qui regarde la tarentule, et, quoique l'on pourrait mettre un point
d'exclamation à la fin de chaque phrase, ce n'est peut-être pas une
raison pour s'en dispenser! Elle s'est assurée que le silence règne aux
alentours; la voilà qui retire successivement des profondeurs de son
nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties de son
corps, et s'avance à pas comptés vers la couche de l'homme solitaire. Un
instant elle s'arrête; mais il est court, ce moment d'hésitation. Elle
se dit qu'il n'est pas temps encore de cesser de torturer, et qu'il faut
auparavant donner au condamné les plausibles raisons qui déterminèrent
la perpétualité du supplice. Elle a grimpé à côté de l'oreille de
l'endormi. Si vous voulez ne pas perdre une seule parole de ce qu'elle
va dire, faites abstraction des occupations étrangères qui obstruent le
portique de votre esprit, et soyez, au moins, reconnaissant de l'intérêt
que je vous porte, en faisant assister votre présence aux scènes
théâtrale qui me paraissent dignes d'exciter une véritable attention
de votre part; car, qui m'empêcherait de garder, pour moi seul, les
événements que je raconte? «Réveille-toi, flamme amoureuse des anciens
jours, squelette décharné. Le temps est venu d'arrêter la main de la
justice. Nous ne te ferons pas attendre longtemps l'explication que tu
souhaites. Tu nous écoutes, n'est-ce pas? Mais ne remue pas tes membres;
tu es encore aujourd'hui sous notre magnétique pouvoir, et l'atonie
encéphalique persiste: c'est pour la dernière fois. Quelle impression la
figure d'Elseneur fait-elle dans ton imagination? Tu l'as oublié! Et ce
Réginald, à la démarche fière, as-tu gravé ses traits dans ton cerveau
fidèle? Regarde-le caché dans les replis des rideaux; sa bouche est
penchée vers ton front; mais il n'ose te parler, car il est plus timide
que moi. Je vais te raconter un épisode de ta jeunesse, et te remettre
dans le chemin de la mémoire ...» Il y avait longtemps que l'araignée
avait ouvert son ventre, d'où s'étaient élancés deux adolescents, à la
robe bleue, chacun un glaive flamboyant à la main, et qui avaient pris
place aux côtés du lit, comme pour garder désormais le sanctuaire du
sommeil. «Celui-ci, qui n'a pas encore cessé de te regarder, car il
t'aima beaucoup, fut le premier de nous deux auquel tu donnas ton amour.
Mais tu le fis souvent souffrir par les brusqueries de ton caractère.
Lui, il ne cessait d'employer ses efforts à n'engendrer de ta part aucun
sujet de plainte contre lui: un ange n'aurait pas réussi. Tu lui
demandas, un jour s'il voulait aller se baigner avec toi, sur le rivage
de la mer. Tous les deux, comme deux cygnes, vous vous élançâtes en même
temps d'une roche à pic. Plongeurs éminents, vous glissâtes dans la
masse aqueuse, les bras étendus entre la tête et se réunissant aux
mains. Pendant quelques minutes, vous nageâtes entre deux courants. Vous
reparûtes à une grande distance, vos cheveux entremêlés entre eux, et
ruisselants du liquide salé. Mais quel mystère s'était donc passé sous
l'eau, pour qu'une longue trace de sang s'aperçût à travers les vagues?
Revenus à la surface, toi, tu continuais de nager, et tu faisais
semblant de ne pas remarquer la faiblesse croissante de ton compagnon.
Il perdait rapidement ses forces, et tu n'en poussais pas moins tes
larges brassées vers l'horizon brumeux, qui s'estompait devant toi. Le
blessé poussa des cris de détresse, et tu fis le sourd. Réginald frappa
trois fois l'écho des syllabes de ton nom, et trois fois tu répondis par
un cri de volupté. Il se trouvait trop loin du rivage pour y revenir,
et s'efforçait en vain de suivre les sillons de ton passage afin de
t'atteindre, et reposer un instant sa main sur ton épaule. La chasse
négative se prolongea pendant une heure, lui, perdant ses forces, et,
toi, sentant croître les tiennes. Désespérant d'égaler ta vitesse, il
fit une courte prière au Seigneur pour lui recommander son âme, se plaça
sur le dos comme quand on fait la planche, de telle manière qu'on
apercevait le coeur battre violemment sous sa poitrine, et attendit que
la mort arrivât, afin de ne plus attendre. En cet instant, tes membres
vigoureux étaient à perte de vue, et s'éloignaient encore, rapides comme
une sonde qu'on laisse filer. Une barque, qui revenait de placer ses
filets au large, passa dans ces parages. Les pêcheurs prirent Réginald
pour un naufragé, et le halèrent, évanoui, dans leur embarcation. On
constata la présence d'une blessure au flanc droit; chacun de ces matelots
expérimentés émit l'opinion qu'aucune pointe d'écueil ou fragment de
rocher n'était susceptible de percer un trou si microscopique et en même
temps si profond. Une arme tranchante, comme le serait un stylet des plus
aigus, pouvait seule s'arroger des droits à la paternité d'une si fine
blessure. Lui, ne voulut jamais raconter les diverses phases du plongeon,
à travers les entrailles des flots, et ce secret, il l'a gardé jusqu'à
présent. Des larmes coulent maintenant sur ses joues un peu décolorées,
et tombent sur tes draps: le souvenir est quelquefois plus amer que la
chose. Mais moi, je ne ressentirai pas de la pitié: ce serait te montrer
trop d'estime. Ne roule pas dans leur orbite ces yeux furibonds. Reste
calme plutôt. Tu sais que tu ne peux pas bouger. D'ailleurs, je n'ai pas
terminé mon récit.--Relève ton glaive, Réginald, et n'oublie pas si
facilement la vengeance. Qui sait? peut-être un jour elle viendrait te
faire des reproches.--Plus tard, tu conçus des remords dont l'existence
devait être éphémère; tu résolus de racheter ta faute par le choix d'un
autre ami, afin de le bénir et de l'honorer. Par ce moyen expiatoire, tu
effaçais les taches du passé, et tu faisais retomber sur celui qui devint
la deuxième victime, la sympathie que tu n'avais pas su montrer à l'autre.
Vain espoir; le caractère ne se modifie pas d'un jour à l'autre, et ta
volonté resta pareille à elle-même. Moi, Elseneur, je te vis pour la
première fois, et, dès ce moment, je ne pus t'oublier. Nous nous regardâmes
pendant quelques instants, et tu te mis à sourire. Je baissais les yeux,
parce que je vis dans les tiens une flamme surnaturelle. Je me demandais
si, à l'aide d'une nuit obscure, tu t'étais laissé choir secrètement
jusqu'à nous de la surface de quelque étoile; car, je le confesse,
aujourd'hui qu'il n'est pas nécessaire de feindre, tu ne ressemblais pas
aux marcassins de l'humanité; mais une auréole de rayons étincelants
enveloppait la périphérie de ton front. J'aurais désiré lier des
relations intimes avec toi; ma présence n'osait approcher devant la
frappante nouveauté de cette étrange noblesse, et une tenace terreur
rôdait autour de moi. Pourquoi n'ai-je pas écouté ces avertissements de
la conscience? Pressentiments fondés. Remarquant mon hésitation, tu
rougis à ton tour, et tu avanças le bras. Je mis courageusement ma main
dans la tienne, et, après cette action, je me sentis plus fort;
désormais un souffle de ton intelligence était passé dans moi. Les
cheveux au vent et respirant les haleines des brises, nous marchâmes
quelques instants devant nous, à travers des bosquets touffus de
lentisques, de jasmins, de grenadiers et d'orangers, dont les senteurs
nous enivraient. Un sanglier frôla nos habits à toute course, et une
larme tomba de son oeil, quand il me vit avec toi: je ne m'expliquais
pas sa conduite. Nous arrivâmes à la tombée de la nuit devant les portes
d'une cité populeuse. Les profils des dômes, les flèches des minarets et
les boules de marbre des belvédères découpaient vigoureusement leurs
dentelures, à travers les ténèbres, sur le bleu intense du ciel. Mais tu
ne voulus pas te reposer en cet endroit, quoique nous fussions accablés
de fatigue. Nous longeâmes le bas des fortifications externes, comme
des chacals nocturnes; nous évitâmes la rencontre des sentinelles aux
aguets; et nous parvînmes à nous éloigner, par la porte opposée, de
cette réunion solennelle d'animaux raisonnables, civilisés comme les
castors. Le vol de la fulgore porte-lanterne, le craquement des herbes
sèches, les hurlements intermittents de quelque loup lointain
accompagnaient l'obscurité de notre marche incertaine, à travers la
campagne. Quels étaient donc tes valables motifs pour fuir les ruches
humaines? Je me posais cette question avec un certain trouble; mes
jambes d'ailleurs commençaient à me refuser un service trop longtemps
prolongé. Nous atteignîmes enfin la lisière d'un bois épais, dont les
arbres étaient entrelacés entre eux par un fouillis de hautes lianes
inextricables, de plantes parasites, et de cactus à épines monstrueuses.
Tu t'arrêtas devant un bouleau. Tu me dis de m'agenouiller pour me
préparer à mourir; tu m'accordais un quart d'heure pour sortir de cette
terre. Quelques regards furtifs, pendant notre longue course, jetés à la
dérobée sur moi, quand je ne t'observais pas, certains gestes dont j'avais
remarqué l'irrégularité de mesure et de mouvement se présentèrent aussitôt
à ma mémoire, comme les pages ouvertes d'un livre. Mes soupçons étaient
confirmés. Trop faible pour lutter contre toi, tu me renversas à terre,
comme l'ouragan abat la feuille du tremble. Un de tes genoux sur ma
poitrine, et l'autre appuyé sur l'herbe humide, tandis qu'une de tes mains
arrêtait la binarité de mes bras dans son étau, je vis l'autre sortir un
couteau, de la gaîne appendue à ta ceinture. Ma résistance était presque
nulle, et je fermai les yeux: les trépignements d'un troupeau de boeufs
s'entendirent à quelque distance, apportés par le vent. Il s'avançait
comme une locomotive, harcelé par le bâton d'un pâtre et les mâchoires
d'un chien. Il n'y avait pas de temps à perdre, et c'est ce que tu compris;
craignant de ne pas parvenir à tes fins, car l'approche d'un secours
inespéré avait doublé ma puissance musculaire, et t'apercevant que tu ne
pouvais rendre immobile qu'un de mes bras à la fois, tu te contentas, par
un rapide mouvement imprimé à la lame d'acier, de me couper le poignet
droit. Le morceau, exactement détaché, tomba par terre. Tu pris la fuite,
pendant que j'étais étourdi par la douleur. Je ne te raconterai pas comment
le pâtre vint à mon secours, ni combien de temps devint nécessaire à ma
guérison. Qu'il te suffise de savoir que cette trahison, à laquelle je ne
m'attendais pas, me donna l'envie de rechercher la mort. Je portai ma
présence dans les combats, afin d'offrir ma poitrine aux coups. J'acquis
de la gloire dans les champs de bataille; mon nom était devenu redoutable
même aux plus intrépides, tant mon artificielle main de fer répandait le
carnage et la destruction dans les rangs ennemis. Cependant, un jour que
les obus tonnaient beaucoup plus fort qu'à l'ordinaire, et que les
escadrons, enlevés de leur base, tourbillonnaient, comme des pailles, sous
l'influence du cyclone de la mort, un cavalier, à la démarche hardie,
s'avança devant moi, pour me disputer la palme de la victoire. Les deux
armées s'arrêtèrent, immobiles, pour nous contempler en silence. Nous
combattîmes longtemps, criblés de blessures, et les casques brisés. D'un
commun accord, nous cessâmes la lutte, afin de nous reposer, et la
reprendre ensuite avec plus d'énergie. Plein d'admiration pour son
adversaire, chacun lève sa propre visière: «Elseneur!...», «Réginald!...»,
telles furent les simples paroles que nos gorges haletantes prononcèrent
en même temps. Ce dernier, tombé dans le désespoir d'une tristesse
inconsolable, avait pris, comme moi, la carrière des armes, et les
balles l'avaient épargné. Dans quelles circonstances nous nous
retrouvions! Mais ton nom ne fut pas prononcé! Lui et moi, nous nous
jurâmes une amitié éternelle; mais, certes, différente des deux
premières dans lesquelles tu avais été le principal acteur. Un archange,
descendu du ciel et messager du Seigneur, nous ordonna de nous changer
en une araignée unique, et de venir chaque nuit te sucer la gorge,
jusqu'à ce qu'un commandement venu d'en haut arrêtât le cours du
châtiment. Pendant près de dix ans, nous avons hanté ta couche. Dès
aujourd'hui, tu es délivré de notre persécution. La promesse vague dont
tu parlais, ce n'est pas à nous que tu la fis, mais bien à l'Être qui
est plus fort que toi: tu comprenais toi-même qu'il valait mieux se
soumettre à ce décret irrévocable. Réveille-toi, Maldoror! Le charme
magnétique qui a pesé sur ton système cérébro-spinal, pendant les nuits
de deux lustres, s'évapore.» Il se réveille comme il lui a été ordonné,
et voit deux formes célestes disparaître dans les airs, les bras
entrelacés. Il n'essaie pas de se rendormir. Il sort lentement, l'un
après l'autre, ses membres hors de sa couche. Il va réchauffer sa peau
glacée aux tisons rallumés de la cheminée gothique. Sa chemise seule
recouvre son corps. Il cherche des yeux la carafe de cristal afin
d'humecter son palais desséché. Il ouvre les contrevents de la fenêtre.
Il s'appuie sur le rebord. Il contemple la lune qui verse, sur sa
poitrine, un cône de rayons extatiques, où palpitent, comme des phalènes,
des atomes d'argent d'une douceur ineffable. Il attend que le crépuscule
du matin vienne apporter, par le changement de décors, un dérisoire
soulagement à son coeur bouleversé.


FIN DU CINQUIÈME CHANT




CHANT SIXIÈME


Vous, dont le calme enviable ne peut pas faire plus que d'embellir le
faciès, ne croyez pas qu'il s'agisse encore de pousser, dans des
strophes de quatorze ou quinze lignes, ainsi qu'un élève de quatrième,
des exclamations qui passeront pour inopportunes, et des gloussements
sonores de poule cochinchinoise, aussi grotesques qu'on serait capable
de l'imaginer, pour peu qu'on s'en donnât la peine; mais il est
préférable de prouver par des faits les propositions que l'on avance.
Prétendriez-vous donc que, parce que j'aurais insulté, comme en me
jouant, l'homme, le Créateur et moi-même, dans mes explicables
hyperboles, ma mission fût complète? Non: la partie la plus importante
de mon travail n'en subsiste pas moins, comme tâche qui reste à faire.
Désormais, les ficelles du roman remueront les trois personnages nommés
plus haut: il leur sera ainsi communiqué une puissance moins abstraite.
La vitalité se répandra magnifiquement dans le torrent de leur appareil
circulatoire, et vous verrez comme vous serez étonné vous-même de
rencontrer, là où d'abord vous n'aviez cru voir que des entités vagues
appartenant au domaine de la spéculation pure, d'une part, l'organisme
corporel avec ses ramifications de nerfs et ses membranes muqueuses, de
l'autre, le principe spirituel qui préside aux fonctions physiologiques
de la chair. Ce sont des êtres doués d'une énergique vie qui, les bras
croisés et la poitrine en arrêt, poseront prosaïquement (mais, je suis
certain que l'effet sera très poétique) devant votre visage, placés
seulement à quelques pas de vous, de manière que les rayons solaires,
frappant d'abord les tuiles des toits et le couvercle des cheminées,
viendront ensuite se refléter, visiblement sur leurs cheveux terrestres
et matériels. Mais, ce ne seront plus des anathèmes, possesseurs de la
spécialité de provoquer le rire; des personnalités fictives qui auraient
bien fait de rester dans la cervelle de l'auteur; ou des cauchemars
placés trop au-dessus de l'existence ordinaire. Remarquez que, par cela
même, ma poésie n'en sera que plus belle. Vous toucherez avec vos mains
des branches ascendantes d'aorte et des capsules surrénales; et puis des
sentiments! Les cinq premiers récits n'ont pas été inutiles; ils étaient
le frontispice de mon ouvrage, le fondement de la construction,
l'explication préalable de ma poétique future: et je devais à moi-même,
avant de boucler ma valise et me mettre en marche pour les contrées de
l'imagination, d'avertir les sincères amateurs de la littérature, par
l'ébauche rapide d'une généralisation claire et précise, du but que
j'avais résolu de poursuivre. En conséquence, mon opinion est que,
maintenant, la partie synthétique de mon oeuvre est complète et
suffisamment paraphrasée. C'est par elle que vous avez appris que je me
suis proposé d'attaquer l'homme et Celui qui le créa. Pour le moment et
pour plus tard, vous n'avez pas besoin d'en savoir davantage! Des
considérations, nouvelles me paraissent superflues, car elles ne
feraient que répéter, sous une autre forme, plus ample, il est vrai,
mais identique, l'énoncé de la thèse dont la fin de ce jour verra le
premier développement. Il résulte, des observations qui précèdent, que
mon intention est d'entreprendre, désormais, la partie analytique; cela
est si vrai qu'il n'y a que quelques minutes seulement, que j'exprimai
le voeu ardent que vous fussiez emprisonné dans les glandes sudoripares
de ma peau, pour vérifier la loyauté de ce que j'affirme, en
connaissance de cause. Il faut, je le sais, étayer d'un grand nombre de
preuves l'argumentation qui se trouve comprise dans mon théorème; eh
bien, ces preuves existent, et vous savez que je n'attaque personne,
sans avoir des motifs sérieux! Je ris à gorge déployée, quand je songe
que vous me reprochez de répandre d'amères accusations contre
l'humanité, dont je suis un des membres (cette seule remarque me
donnerait raison!) et contre la Providence: je ne rétracterai pas mes
paroles; mais, racontant ce que j'aurai vu, il ne me sera pas difficile,
sans autre ambition que la vérité, de les justifier. Aujourd'hui, je
vais fabriquer un petit roman de trente pages; cette mesure restera dans
la suite à peu près stationnaire. Espérant voir promptement, un jour ou
l'autre, la consécration de mes théories acceptée par telle ou telle
forme littéraire, je crois avoir enfin trouvé, après quelques
tâtonnements, ma formule définitive. C'est la meilleure: puisque c'est
le roman! Cette préface hybride a été exposée d'une manière qui ne
paraîtra peut-être pas assez naturelle, en ce sens qu'elle surprend,
pour ainsi dire, le lecteur, qui ne voit pas très bien où l'on veut
d'abord le conduire; mais, ce sentiment de remarquable stupéfaction,
auquel on doit généralement chercher à soustraire ceux qui passent leur
temps à lire des livres ou des brochures, j'ai fait tous mes efforts
pour le produire. En effet, il m'était impossible de faire moins, malgré
ma bonne volonté: ce n'est que plus tard, lorsque quelques romans auront
paru, que vous comprendrez mieux la préface du renégat, à la figure
fuligineuse.

       *       *       *       *       *

Avant d'entrer en matière, je trouve stupide qu'il soit nécessaire (je
pense que chacun ne sera pas de mon avis, si je me trompe) que je place
à côté de moi un encrier ouvert, et quelques feuillets de papier non
mâché. De cette manière, il me sera possible de commencer, avec amour,
par ce sixième chant, la série des poëmes instructifs qu'il me tarde de
produire. Dramatiques épisodes d'une implacable utilité! Notre héros
s'aperçut qu'en fréquentant les cavernes, et prenant pour refuge les
endroits inaccessibles, il transgressait les règles de la logique, et
commettait un cercle vicieux. Car, si d'un côté, il favorisait ainsi sa
répugnance pour les hommes, par le dédommagement de la solitude et de
l'éloignement, et circonscrivait passivement son horizon borné, parmi
des arbustes rabougris, des ronces et des lambrusques, de l'autre, son
activité ne trouvait plus aucun aliment pour nourrir le minotaure de
ses instincts pervers. En conséquence, il résolut de se rapprocher des
agglomérations humaines, persuadé que parmi tant de victimes toutes
préparées, ses passions diverses trouveraient amplement de quoi se
satisfaire. Il savait que la police, ce bouclier de la civilisation,
le recherchait avec persévérance, depuis nombre d'années, et qu'une
véritable armée d'agents et d'espions était continuellement à ses
trousses. Sans, cependant, parvenir à le rencontrer. Tant son habileté
renversante déroutait, avec un suprême chic, les ruses les plus
indiscutables au point de vue de leur succès, et l'ordonnance de la
plus savante méditation. Il avait une faculté spéciale pour prendre des
formes méconnaissables aux yeux exercés. Déguisements supérieurs, si je
parle en artiste! Accoutrements d'un effet réellement médiocre, quand
je songe à la morale. Par ce point, il touchait presqu'au génie.
N'avez-vous pas remarqué la gracilité d'un joli grillon, aux mouvements
alertes, dans les égouts de Paris? Il n'y a que celui-là: c'était
Maldoror! Magnétisant les florissantes capitales, avec un fluide
pernicieux, il les amène dans un état léthargique où elles sont
incapables de se surveiller comme il le faudrait. État d'autant plus
dangereux qu'il n'est pas soupçonné. Aujourd'hui il est à Madrid; demain
il sera à Saint-Pétersbourg; hier il se trouvait à Pékin. Mais, affirmer
exactement l'endroit actuel que remplissent de terreur les exploits de
ce poétique Rocambole, est un travail au-dessus des forces possibles de
mon épaisse ratiocination. Ce bandit est, peut-être, à sept cents lieues
de ce pays; peut-être, il est à quelques pas de vous. Il n'est pas
facile de faire périr entièrement les hommes, et les lois sont là; mais,
on peut, avec de la patience, exterminer, une par une, les fourmis
humanitaires. Or, depuis les jours de ma naissance, où je vivais avec
les premiers aïeuls de notre race, encore inexpérimenté dans la tension
de mes embûches; depuis les temps reculés, placés, au delà de
l'histoire, où, dans de subtiles métamorphoses, je ravageais, à diverses
époques, les contrées du globe par les conquêtes et le carnage, et
répandais la guerre civile au milieu des citoyens, n'ai-je pas déjà
écrasé sous mes talons, membre par membre ou collectivement, des
générations entières, dont il ne serait pas difficile de concevoir le
chiffre innombrable? Le passé radieux a fait de brillantes promesses à
l'avenir: il les tiendra. Pour le ratissage de mes phrases, j'emploierai
forcément la méthode naturelle, en rétrogradant jusque chez les
sauvages, afin qu'ils me donnent des leçons. Gentlemen simples et
majestueux, leur bouche gracieuse ennoblit tout ce qui découle de leurs
lèvres tatouées. Je viens de prouver que rien n'est risible dans cette
planète. Planète cocasse, mais superbe. M'emparant d'un style que
quelques-uns trouveront naïf (quand il est si profond), je le ferai
servir à interpréter des idées qui, malheureusement, ne paraîtront
peut-être pas grandioses! Par cela même, me dépouillant des allures
légères et sceptiques de l'ordinaire conversation, et, assez prudent
pour ne pas poser ... je ne sais plus ce que j'avais l'intention de
dire, car, je ne me rappelle pas le commencement de la phrase. Mais,
sachez que la poésie se trouve partout où n'est pas le sourire,
stupidement railleur, de l'homme, à la figure de canard. Je vais d'abord
me moucher, parce que j'en ai besoin; et ensuite, puissamment aidé par
ma main, je reprendrai le porte-plume que mes doigts avaient laissé
tomber. Comment le pont du Carrousel put-il garder la constance de sa
neutralité, lorsqu'il entendit les cris déchirants que semblait pousser
le sac!

       *       *       *       *       *

I


Les magasins de la rue Vivienne étalent leurs richesses aux yeux
émerveillés. Éclairés par de nombreux becs de gaz, les coffrets d'acajou
et les montres en or répandent à travers les vitrines des gerbes de
lumière éblouissante. Huit heures ont sonné à l'horloge de la Bourse:
ce n'est pas tard! A peine le dernier coup de marteau s'est-il fait
entendre, que la rue, dont le nom a été cité, se met à trembler, et
secoue ses fondements depuis la place Royale jusqu'au boulevard
Montmartre. Les promeneurs hâtent le pas, et se retirent pensifs dans
leurs maisons. Une femme s'évanouit et tombe sur l'asphalte. Personne ne
la relève: il tarde à chacun de s'éloigner de ce parage. Les volets se
referment avec impétuosité, et les habitants s'enfoncent dans leurs
couvertures. On dirait que la peste asiatique a révélé sa présence.
Ainsi, pendant que la plus grande partie de la ville se prépare à nager
dans les réjouissances des fêtes nocturnes, la rue Vivienne se trouve
subitement glacée par une sorte de pétrification. Comme un coeur qui
cesse d'aimer, elle a sa vie éteinte. Mais, bientôt, la nouvelle du
phénomène se répand dans les autres couches de la population, et un
silence morne plane sur l'auguste capitale. Où sont-ils passés, les becs
de gaz? Que sont-elles devenues, les vendeuses d'amour? Rien ... la
solitude et l'obscurité! Une chouette, volant dans une direction
rectiligne, et dont la patte est cassée, passe au-dessus de la
Madeleine, et prend son essor vers la barrière du Trône, en s'écriant:
«Un malheur se prépare.» Or, dans cet endroit que ma plume (ce véritable
ami qui me sert de compère) vient de rendre mystérieux, si vous regardez
du côté par où la rue Colbert s'engage dans la rue de Vivienne, vous
verrez, à l'angle formé par le croisement de ces deux voies, un
personnage montrer sa silhouette, et diriger sa marche légère vers les
boulevards. Mais, si l'on s'approche davantage, de manière à ne pas
amener sur soi-même l'attention de ce passant, on s'aperçoit, avec un
agréable étonnement, qu'il est jeune! De loin on l'aurait pris en effet
pour un homme mûr. La somme des jours ne compte plus, quand il s'agit
d'apprécier la capacité intellectuelle d'une figure sérieuse. Je me
connais à lire l'âge dans les lignes physiognomoniques du front: il a
seize ans et quatre mois! Il est beau comme la rétractilité des serres
des oiseaux rapaces; ou encore, comme l'incertitude des mouvements
musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale
postérieure; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours
retendu par l'animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs
indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille; et surtout,
comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à
coudre et d'un parapluie! Mervyn, ce fils de la blonde Angleterre, vient
de prendre chez son professeur une leçon d'escrime, et, enveloppé dans
son tartan écossais, il retourne chez ses parents. C'est huit heures et
demie, et il espère arriver chez lui à neuf heures: de sa part, c'est
une grande présomption que de feindre d'être certain de connaître
l'avenir. Quelque obstacle imprévu ne peut-il l'embarrasser dans sa
route? Et cette circonstance, serait-elle si peu fréquente, qu'il dût
prendre sur lui de la considérer comme une exception? Que ne
considère-t-il plutôt, comme un fait anormal, la possibilité qu'il a eue
jusqu'ici de se sentir dépourvu d'inquiétude et pour ainsi dire heureux?
De quel droit en effet prétendrait-il gagner indemne sa demeure, lorsque
quelqu'un le guette et le suit par derrière comme sa future proie? (Ce
serait bien peu connaître sa profession d'écrivain à sensation, que de
ne pas, au moins, mettre en avant, les restrictives interrogations après
lesquelles arrive immédiatement la phrase que je suis sur le point de
terminer.) Vous avez reconnu le héros imaginaire qui, depuis un long
temps, brise par la pression de son individualité ma malheureuse
intelligence! Tantôt Maldoror se rapproche de Mervyn, pour graver dans
sa mémoire les traits de cet adolescent; tantôt, le corps rejeté en
arrière, il recule sur lui-même comme le boomerang d'Australie, dans la
deuxième période de son trajet, ou plutôt, comme une machine infernale.
Indécis sur ce qu'il doit faire. Mais, sa conscience n'éprouve aucun
symptôme d'une émotion la plus embryogénique, comme à tort vous le
supposeriez. Je le vis s'éloigner un instant dans une direction opposée:
était-il accablé par le remords? Mais, il revint sur ses pas avec un
nouvel acharnement. Mervyn ne sait pas pourquoi ses artères temporales
battent avec force, et il presse le pas, obsédé par une frayeur dont lui
et vous cherchent vainement la cause. Il faut lui tenir compte de son
application à découvrir l'énigme. Pourquoi ne se retourne-t-il pas? Il
comprendrait tout. Songe-t-on jamais aux moyens les plus simples de
faire cesser un état alarmant? Quand un rôdeur de barrières traverse un
faubourg de la banlieue, un saladier de vin blanc dans le gosier et la
blouse en lambeaux, si, dans le coin d'une borne, il aperçoit un vieux
chat musculeux, contemporain des révolutions auxquelles ont assisté nos
pères, contemplant mélancoliquement les rayons de la lune, qui
s'abattent sur la plaine endormie, il s'avance tortueusement dans une
ligne courbe, et fait signe à un chien cagneux, qui se précipite. Le
noble animal de la race féline attend son adversaire avec courage, et
dispute chèrement sa vie. Demain quelque chiffonnier achètera une peau
électrisable. Que ne fuyait-il donc? C'était si facile. Mais, dans le
cas qui nous préoccupe actuellement. Mervyn complique encore le danger
par sa propre ignorance. Il a comme quelques lueurs, excessivement
rares, il est vrai, dont je ne m'arrêterai pas à démontrer le vague qui
les recouvre; cependant, il lui est impossible de deviner la réalité. Il
n'est pas prophète, je ne dis pas le contraire, et il ne se reconnaît
pas la faculté de l'être. Arrivé sur la grande artère, il tourne à
droite et traverse le boulevard Poissonnière et le boulevard
Bonne-Nouvelle. A ce point de son chemin, il s'avance dans la rue du
Faubourg-Saint-Denis, laisse derrière lui l'embarcadère du chemin de fer
de Strasbourg, et s'arrête devant un portail élevé, avant d'avoir
atteint la superposition perpendiculaire de la rue Lafayette. Puisque
vous me conseillez de terminer en cet endroit la première strophe, je
veux bien, pour cette fois, obtempérer à votre désir. Savez-vous que,
lorsque je songe à l'anneau de fer caché sous la pierre par la main d'un
maniaque, un invincible frisson me passe par les cheveux?




II


Il tire le bouton de cuivre, et le portail de l'hôtel moderne tourne sur
ses gonds. Il arpente la cour, parsemée de sable fin, et franchit les
huit degrés du perron. Les deux statues, placées à droite et à gauche
comme les gardiennes de l'aristocratique villa, ne lui barrent pas le
passage. Celui qui a tout renié, père, mère, Providence, amour, idéal,
afin de ne plus penser qu'à lui seul, s'est bien gardé de ne pas suivre
les pas qui précédaient. Il l'a vu entrer dans un spacieux salon du
rez-de-chaussée, aux boiseries de cornaline. Le fils de famille se jette
sur un sofa, et l'émotion l'empêche de parler. Sa mère, à la robe longue
et traînante, s'empresse autour de lui, et l'entoure de ses bras. Ses
frères, moins âgés que lui, se groupent autour du meuble, chargé d'un
fardeau; ils ne connaissent pas la vie d'une manière suffisante, pour se
faire une idée nette de la scène qui se passe. Enfin, le père élève sa
canne, et abaisse sur les assistants un regard plein d'autorité.
Appuyant le poignet sur les bras du fauteuil, il s'éloigne de son siège
ordinaire, et s'avance, avec inquiétude, quoique affaibli par les ans,
vers le corps immobile de son premier-né. Il parle dans une langue
étrangère, et chacun l'écoute dans un recueillement respectueux: «Qui a
mis le garçon dans cet état? La Tamise brumeuse charriera encore une
quantité notable de limon avant que mes forces soient complètement
épuisées. Des lois préservatrices n'ont pas l'air d'exister dans cette
contrée inhospitalière. Il éprouverait la vigueur de mon bras, si je
connaissais le coupable. Quoique j'aie pris ma retraite, dans
l'éloignement des combats maritimes, mon épée de commodore, suspendue à
la muraille, n'est pas encore rouillée. D'ailleurs, il est facile d'en
repasser le fil. Mervyn, tranquillise-toi; je donnerai des ordres à mes
domestiques, afin de rencontrer la trace de celui que, désormais, je
chercherai, pour le faire périr de ma propre main. Femme, ôte toi de là,
et va t'accroupir dans un coin; tes yeux m'attendrissent, et tu ferais
mieux de refermer le conduit de tes glandes lacrymales. Mon fils, je
t'en supplie, réveille tes sens, et reconnais ta famille; c'est ton père
qui te parle ...» La mère se tient à l'écart, et, pour obéir aux ordres
de son maître, elle a pris un livre entre ses mains, et s'efforce de
demeurer tranquille, en présence du danger que court celui que sa
matrice enfanta. « ... Enfants, allez vous amuser dans le parc, et
prenez garde, en admirant la natation des cygnes, de ne pas tomber dans
la pièce d'eau ...» Les frères, les mains pendantes, restent muets;
tous, la toque surmontée d'une plume arrachée à l'aile de l'engoulevent
de la Caroline, avec le pantalon de velours s'arrêtant aux genoux, et
les bas de soie rouge, se prennent par la main et se retirent du salon,
ayant soin de ne presser le parquet d'ébène que de la pointe des pieds.
Je suis certain qu'ils ne s'amuseront pas, et qu'ils se promèneront avec
gravité dans les allées de platanes. Leur intelligence est précoce. Tant
mieux pour eux. « ... Soins inutiles, je te berce dans mes bras, et tu
es insensible à mes supplications. Voudrais-tu relever la tête?
J'embrasserai tes genoux, s'il le faut. Mais non ... elle retombe
inerte.»--«Mon doux maître, si tu le permets à ton esclave, je vais
chercher dans mon appartement un flacon rempli d'essence de
térébenthine, et dont je me sers habituellement quand la migraine
envahit mes tempes, après être revenue du théâtre, ou lorsque la lecture
d'une narration émouvante, consignée dans les annales britanniques de la
chevaleresque histoire de nos ancêtres, jette ma pensée rêveuse dans les
tourbières de l'assoupissement.»--«Femme, je ne t'avais pas donné la
parole, et tu n'avais pas le droit de la prendre. Depuis notre légitime
union, aucun nuage n'est venu s'interposer entre nous. Je suis content
de toi, je n'ai jamais eu de reproches à te faire: et réciproquement.
Va chercher dans ton appartement un flacon rempli d'essence de
térébenthine. Je sais qu'il s'en trouve un dans les tiroirs de ta
commode, et tu ne viendras pas me l'apprendre. Dépêche-toi de franchir
les degrés de l'escalier en spirale, et reviens me trouver avec un
visage content.» Mais la sensible Londonienne est à peine arrivée aux
premières marches (elle ne court pas aussi promptement qu'une personne
des classes inférieures) que déjà une de ses demoiselles d'atour
redescend du premier étage, les joues empourprées de sueur, avec le
flacon qui, peut-être, contient la liqueur de vie dans ses parois de
cristal. La demoiselle s'incline avec grâce en présentant son offre, et
la mère, avec sa démarche royale, s'est avancée vers les franges qui
bordent le sofa, seul objet qui préoccupe sa tendresse. Le commodore,
avec un geste fier, mais bienveillant, accepte le flacon des mains de
son épouse. Un foulard d'Inde y est trempé, et l'on entoure la tête de
Mervyn avec les méandres orbiculaires de la soie. Il respire des sels;
il remue un bras. La circulation se ranime, et l'on entend les cris
joyeux d'un kakatoès des Philippines, perché sur l'embrasure de la
fenêtre. «Qui va là?... Ne m'arrêtez point ... Où suis-je? Est-ce une
tombe qui supporte mes membres alourdis? Les planches m'en paraissent
douces ... Le médaillon qui contient le portrait de ma mère, est-il
encore attaché à mon cou?... Arrière, malfaiteur, à la tête échevelée.
Il n'a pu m'atteindre, et j'ai laissé entre ses doigts un pan de mon
pourpoint. Détachez les chaînes des bouledogues, car, cette nuit, un
voleur reconnaissable peut s'introduire chez nous avec effraction,
tandis que nous serons plongés dans le sommeil. Mon père et ma mère, je
vous reconnais, et je vous remercie de vos soins. Appelez mes petits
frères. C'est pour eux que j'avais acheté des pralines, et je veux les
embrasser.» A ces mots, il tombe dans un profond état léthargique. Le
médecin, qu'on a mandé en toute hâte, se frotte les mains et s'écrie:
«La crise est passée. Tout va bien. Demain votre fils se réveillera
dispos. Tous, allez-vous-en dans vos couches respectives, je l'ordonne,
afin que je reste seul à côté du malade, jusqu'à l'apparition de
l'aurore et du chant du rossignol.» Maldoror, caché derrière la porte,
n'a perdu aucune parole. Maintenant, il connaît le caractère des
habitants de l'hôtel, et agira en conséquence. Il sait où demeure
Mervyn, et ne désire pas en savoir davantage. Il a inscrit dans un
calepin le nom de la rue et le numéro du bâtiment. C'est le principal.
Il est sûr de ne pas les oublier. Il s'avance, comme une hyène, sans
être vu, et longe les côtés de la cour. Il escalade la grille avec
agilité, et s'embarrasse un instant dans les pointes de fer; d'un bond,
il est sur la chaussée. Il s'éloigne à pas de loup. «Il me prenait pour
un malfaiteur, s'écrie-t-il: lui, c'est un imbécile. Je voudrais trouver
un homme exempt de l'accusation que le malade a portée contre moi. Je ne
lui ai pas enlevé un pan de son pourpoint, comme il l'a dit. Simple
hallucination hypnagogique causée par la frayeur. Mon intention n'était
pas aujourd'hui de m'emparer de lui; car, j'ai d'autres projets
ultérieurs sur cet adolescent timide.» Dirigez-vous du côté où se trouve
le lac des cygnes; et, je vous dirai plus tard pourquoi il s'en trouve
un de complètement noir parmi la troupe, et dont le corps, supportant
une enclume, surmontée du cadavre en putréfaction d'un crabe tourteau,
inspire à bon droit de la méfiance à ses autres aquatiques camarades.




III


Mervyn est dans sa chambre; il a reçu une missive. Qui donc lui écrit
une lettre? Son trouble l'a empêché de remercier l'agent postal.
L'enveloppe a les bordures noires, et les mots sont tracés d'une
écriture hâtive. Ira-t-il porter cette lettre à son père? Et si le
signataire le lui défend expressément? Plein d'angoisse, il ouvre sa
fenêtre pour respirer les senteurs de l'atmosphère; les rayons du soleil
reflètent leurs prismatiques irradiations sur les glaces de Venise et
les rideaux de damas. Il jette la missive de côté, parmi les livres à
tranche dorée et les albums à couverture de nacre, parsemés sur le cuir
repoussé qui recouvre la surface de son pupitre d'écolier. Il ouvre son
piano, et fait courir ses doigts effilés sur les touches d'ivoire. Les
cordes de laiton ne résonnent point. Cet avertissement indirect l'engage
à reprendre le papier vélin; mais celui-ci recula, comme s'il avait été
offensé de l'hésitation du destinataire. Prise à ce piège, la curiosité
de Mervyn s'accroît et il ouvre le morceau de chiffon préparé. Il
n'avait vu jusqu'à ce moment que sa propre écriture. «Jeune homme, je
m'intéresse à vous: je veux faire votre bonheur. Je vous prendrai pour
compagnon, et nous accomplirons de longues pérégrinations dans les îles
de l'Océanie. Mervyn, tu sais que je t'aime, et je n'ai pas besoin de te
le prouver. Tu m'accorderas ton amitié, j'en suis persuadé. Quand tu me
connaîtras davantage, tu ne te repentiras pas de la confiance que tu
m'auras témoignée. Je te préserverai des périls que courra ton
inexpérience. Je serai pour toi un frère, et les bons conseils ne te
manqueront pas. Pour de plus longues explications, trouve-toi,
après-demain matin, à cinq heures, sur le pont du Carrousel. Si je ne
suis pas arrivé, attends-moi; mais, j'espère être rendu à l'heure juste.
Toi, fais de même. Un Anglais n'abandonnera pas facilement l'occasion de
voir clair dans ses affaires. Jeune homme, je te salue, et à bientôt.
Ne montre cette lettre à personne.»--«Trois étoiles au lieu d'une
signature, s'écrie Mervyn; et une tache de sang au bas de la page!» Des
larmes abondantes coulent sur les curieuses phrases que ses yeux ont
dévorées, et qui ouvrent à son esprit le champ illimité des horizons
incertains et nouveaux. Il lui semble (ce n'est que depuis la lecture
qu'il vient de terminer) que son père est un peu sévère et sa mère trop
majestueuse. Il possède des raisons qui ne sont pas parvenues à ma
connaissance et que, par conséquent, je ne pourrais vous transmettre,
pour insinuer que ses frères ne lui conviennent pas non plus. Il cache
cette lettre dans sa poitrine. Ses professeurs ont observé que, ce
jour-là, il n'a pas ressemblé à lui-même; ses yeux se sont assombris
démesurément, et le voile de la réflexion excessive s'est abaissé sur la
région péri-orbitaire. Chaque professeur a rougi, de crainte de ne pas
se trouver à la hauteur intellectuelle de son élève, et, cependant,
celui-ci, pour la première fois, a négligé ses devoirs et n'a pas
travaillé. Le soir, la famille s'est réunie dans la salle à manger,
décorée de portraits antiques. Mervyn admire les plats chargés de
viandes succulentes et les fruits odoriférants, mais, il ne mange pas;
les polychromes ruissellements des vins du Rhin et le rubis mousseux du
Champagne s'enchâssent dans les étroites et hautes coupes de pierre de
Bohême, et laissent même sa vue indifférente. Il appuie son coude sur
la table, et reste absorbé dans ses pensées comme un somnambule. Le
commodore, au visage boucané par l'écume de la mer, se penche à
l'oreille de son épouse: «L'aîné a changé de caractère, depuis le jour
de la crise; il n'était déjà que trop porté aux idées absurdes;
aujourd'hui il rêvasse encore plus de coutume. Mais enfin, je n'étais
pas comme cela, moi, lorsque j'avais son âge. Fais semblant de ne
t'apercevoir de rien. C'est ici qu'un remède efficace, matériel ou
moral, trouverait aisément son emploi. Mervyn, toi qui goûtes la lecture
des livres de voyages et d'histoire naturelle, je vais te lire un récit
qui ne te déplaira pas. Qu'on m'écoute avec attention; chacun y trouvera
son profit, moi, le premier. Et vous autres, enfants, apprenez, par
l'attention que vous saurez prêter à mes paroles, à perfectionner le
dessin de votre style, et à vous rendre compte des moindres intentions
d'un auteur.» Comme si cette nichée d'adorables moutards aurait pu
comprendre ce que c'était que la rhétorique! Il dit, et, sur un geste de
sa main, un des frères se dirige vers la bibliothèque paternelle, et en
revient avec un volume sous le bras. Pendant ce temps, le couvert et
l'argenterie sont enlevés, et le père prend le livre. A ce nom
électrisant de voyages, Mervyn a relevé la tête, et s'est efforcé de
mettre un terme à ses méditations hors de propos. Le livre est ouvert
vers le milieu, et la voix métallique du commodore prouve qu'il est
resté capable, comme dans les jours de sa glorieuse jeunesse, de
commander à la fureur des hommes et des tempêtes. Bien avant la fin de
la lecture, Mervyn est retombé sur son coude, dans l'impossibilité de
suivre plus longtemps le raisonné développement des phrases passées à la
filière et la saponification des obligatoires métaphores. Le père s'écrie:
«Ce n'est pas cela qui l'intéresse: lisons autre chose. Lis, femme; tu
seras plus heureuse que moi, pour chasser le chagrin des jours de notre
fils.» La mère ne conserve plus d'espoir; cependant, elle s'est emparée
d'un autre livre, et le timbre de sa voix de soprano retentit
mélodieusement aux oreilles du produit de sa conception. Mais, après
quelques paroles, le découragement l'envahit, et elle cesse d'elle-même
l'interprétation de l'oeuvre littéraire. Le premier-né s'écrie: «Je vais
me coucher.» Il se retire, les yeux baissés avec une fixité froide, et
sans rien ajouter. Le chien se met à pousser un lugubre aboiement, car
il ne trouve pas cette conduite naturelle, et le vent du dehors,
s'engouffrant inégalement dans la fissure longitudinale de la fenêtre,
fait vaciller la flamme rabattue par deux coupoles de cristal rosé, de
la lampe de bronze. La mère appuie ses mains sur son front, et le père
relève les yeux vers le ciel. Les enfants jettent des regards effarés
sur le vieux marin. Mervyn ferme la porte de sa chambre à double tour,
et sa main court rapidement sur le papier: «J'ai reçu votre lettre à
midi, et vous me pardonnerez si je vous ai fait attendre la réponse. Je
n'ai pas l'honneur de vous connaître personnellement, et je ne savais
pas si je devais vous écrire. Mais, comme l'impolitesse ne loge pas dans
notre maison, j'ai résolu, de prendre la plume, et de vous remercier
chaleureusement de l'intérêt que vous prenez pour un inconnu. Dieu me
garde de ne pas montrer de la reconnaissance pour la sympathie dont vous
me comblez. Je connais mes imperfections, et je ne m'en montre pas plus
fier. Mais, s'il est convenable d'accepter l'amitié d'une personne âgée,
il l'est aussi de lui faire comprendre que nos caractères ne sont pas
les mêmes. En effet, vous paraissez être plus âgé que moi, puisque vous
m'appelez jeune homme, et cependant je conserve des doutes sur votre âge
véritable. Car, comment concilier la froideur de vos syllogismes avec la
passion qui s'en dégage? Il est certain que je n'abandonnerai pas le
lieu qui m'a vu naître, pour vous accompagner dans les contrées
lointaines; ce qui ne serait possible qu'à la condition de demander
auparavant aux auteurs de mes jours, une permission impatiemment
attendue. Mais, comme vous m'avez enjoint de garder le secret (dans le
sens du mot cubique) sur cette affaire spirituellement ténébreuse, je
m'empresserai d'obéir à votre sagesse incontestable. A ce qu'il paraît,
elle n'affronterait pas avec plaisir la clarté de la lumière. Puisque
vous paraissez souhaiter que j'aie de la confiance en votre propre
personne (voeu qui n'est pas déplacé, je me plais à le confesser), ayez
la bonté, je vous prie, de témoigner, à mon égard, une confiance
analogue, et de ne pas avoir la prétention de croire que je serais
tellement éloigné de votre avis, qu'après-demain matin, à l'heure
indiquée, je ne serais pas exact au rendez-vous. Je franchirai le mur de
clôture du parc, car la grille sera fermée, et personne ne sera témoin
de mon départ. A parler avec franchise, que ne ferais-je pas pour vous,
dont l'inexplicable attachement a su promptement se révéler à mes yeux
éblouis, surtout étonnés d'une telle preuve de bonté, à laquelle je me
suis assuré que je ne me serais pas attendu. Puisque je ne ne vous
connaissais pas. Maintenant je vous connais. N'oubliez pas la promesse
que vous m'avez faite de vous promener sur le pont du Carrousel. Dans le
cas que j'y passe, j'ai une certitude à nulle autre pareille, de vous
y rencontrer et de vous toucher la main, pourvu que cette innocente
manifestation d'un adolescent qui, hier encore, s'inclinait devant
l'autel de la pudeur, ne doive pas vous offenser par sa respectueuse
familiarité. Or, la familiarité n'est-elle pas avouable dans le cas
d'une forte et ardente intimité, lorsque la perdition est sérieuse et
convaincue? Et quel mal y aurait-il après tout, je vous le demande
à vous-même, à ce que je vous dise adieu tout en passant, lorsque
après-demain, qu'il pleuve ou non, cinq heures auront sonné? Vous
apprécierez vous-même, gentleman, le tact avec lequel j'ai conçu ma
lettre; car, je ne me permets pas dans une feuille volante, apte à
s'égarer, de vous en dire davantage. Votre adresse au bas de la page
est un rébus. Il m'a fallu près d'un quart d'heure pour la déchiffrer.
Je crois que vous avez bien fait d'en tracer les mots d'une manière
microscopique. Je me dispense de signer et en cela je vous imite: nous
vivons dans un temps trop excentrique, pour s'étonner un instant de ce
qui pourrait arriver. Je serais curieux de savoir comment vous avez
appris l'endroit ou demeure mon immobilité glaciale, entourée d'une
longue rangée de salles désertes, immondes charniers de mes heures
d'ennui. Comment dire cela? Quand je pense à vous, ma poitrine s'agite,
retentissante comme l'écroulement d'un empire en décadence; car, l'ombre
de votre amour accuse un sourire qui, peut-être, n'existe pas: elle est
si vague, et remue ses écailles si tortueusement! Entre vos mains,
j'abandonne mes sentiments impétueux, tables de marbre toutes neuves, et
vierges encore d'un contact mortel. Prenons patience jusqu'aux premières
lueurs du crépuscule matinal, et, dans l'attente du moment qui me
jettera dans l'entrelacement hideux de vos bras pestiférés, je m'incline
humblement à vos genoux, que je presse.» Après avoir écrit cette lettre
coupable, Mervyn la porte à la poste et revient se mettre au lit. Ne
comptez pas y trouver son ange gardien. La queue de poisson ne volera
que pendant trois jours, c'est vrai; mais, hélas! la poutre n'en sera
pas moins brûlée; et une balle cylindro-conique percera la peau du
rhinocéros, malgré la fille de neige et le mendiant! C'est que le fou
couronné aura dit la vérité sur la fidélité des quatorze poignards.




VI


Je me suis aperçu que je n'avais qu'un oeil au milieu du front! O
miroirs d'argent, incrustés dans les panneaux des vestibules, combien de
services ne m'avez-vous pas rendus par votre pouvoir réflecteur! Depuis
le jour où un chat angora me rongea, pendant une heure, la bosse
pariétale, comme un trépan qui perfore le crâne, en s'élançant
brusquement sur mon dos, parce que j'avais fait bouillir ses petits dans
une cuve remplie d'alcool, je n'ai pas cessé de lancer contre moi-même
la flèche des tourments. Aujourd'hui, sous l'impression des blessures
que mon corps a reçues dans diverses circonstances, soit par la fatalité
de ma naissance, soit par le fait de ma propre faute; accablé par les
conséquences de ma chute morale (quelques-unes ont été accomplies; qui
prévoira les autres?); spectateur impassible des monstruosités acquises
ou naturelles, qui décorent les aponévroses et l'intellect de celui qui
parle, je jette un long regard de satisfaction sur la dualité qui me
compose ... et je me trouve beau! Beau comme le vice de conformation
congénital des organes sexuels de l'homme, consistant dans la brièveté
relative du canal de l'urètre et la division ou l'absence de sa paroi
inférieure, de telle sorte que ce canal s'ouvre à une distance variable
du gland et au-dessous du pénis; ou encore, comme la caroncule charnue,
de forme conique, sillonnée par des rides transversales assez profondes,
qui s'élève sur la base du bec supérieur du dindon; ou plutôt, comme
la vérité qui suit: «Le système des gammes, des modes et de leur
enchaînement harmonique ne repose pas sur des lois naturelles
invariables, mais il est, au contraire, la conséquence de principes
esthétiques qui ont varié avec le développement progressif de
l'humanité, et qui varieront encore;» et surtout, comme une corvette
cuirassée à tourelles! Oui, je maintiens l'exactitude de mon assertion.
Je n'ai pas d'illusion présomptueuse, je m'en vante, et je ne trouverais
aucun profit dans le mensonge; donc, ce que j'ai dit, vous ne devez
mettre aucune hésitation à le croire. Car, pourquoi m'inspirerais-je à
moi-même de l'horreur, devant les témoignages élogieux qui partent de ma
conscience? Je n'envie rien au Créateur; mais, qu'il me laisse descendre
le fleuve de ma destinée, à travers une série croissante de crimes
glorieux. Sinon, élevant à la hauteur de son front un regard irrité de
tout obstacle, je lui ferai comprendre qu'il n'est pas le seul maître
de l'univers; que plusieurs phénomènes qui relèvent directement d'une
connaissance plus approfondie de la nature des choses, déposent en
faveur de l'opinion contraire, et opposent un formel démenti à la
viabilité de l'unité de la puissance. C'est que nous sommes deux à nous
contempler les cils des paupières, vois-tu ... et tu sais, que plus
d'une fois a retenti, dans ma bouche sans lèvres, le clairon de la
victoire. Adieu, guerrier illustre; ton courage dans le malheur inspire
de l'estime à ton ennemi le plus acharné; mais Maldoror te retrouvera
bientôt pour te disputer la proie qui s'appelle Mervyn. Ainsi, sera
réalisée la prophétie du coq, quand il entrevit l'avenir au fond du
candélabre. Plût au ciel que le crabe tourteau rejoigne à temps la
caravane des pèlerins, et leur apprenne en quelques mots la narration du
chiffonnier de Clignancourt!




V


Sur un banc du Palais-Royal, du côté gauche et non loin de la pièce
d'eau, un individu, débouchant de la rue de Rivoli, est venu s'asseoir.
Il a les cheveux en désordre, et ses habits dévoilent l'action corrosive
d'un dénûment prolongé. Il a creusé un trou dans le sol avec un morceau
de bois pointu, et a rempli de terre le creux de sa main. Il a porté
cette nourriture à la bouche et l'a rejetée avec précipitation. Il s'est
relevé, et, appliquant sa tête contre le banc, il a dirigé ses jambes
vers le haut. Mais, comme cette situation funambulesque est en dehors
des lois de la pesanteur qui régissent le centre de gravité, il est
retombé lourdement sur la planche, les bras pendants, la casquette lui
cachant la moitié de la figure, et les jambes battant le gravier dans
une situation d'équilibre instable, de moins en moins rassurante. Il
reste longtemps dans cette position. Vers l'entrée mitoyenne du nord,
à côté de la rotonde qui contient une salle de café, le bras de notre
héros est appuyé contre la grille. Sa vue parcourt la superficie du
rectangle, de manière à ne laisser échapper aucune perspective. Ses yeux
reviennent sur eux-mêmes, après l'achèvement de l'investigation, et il
aperçoit, au milieu du jardin, un homme qui fait de la gymnastique
titubante avec un banc sur lequel il s'efforce de s'affermir, en
accomplissant des miracles de force et d'adresse. Mais, que peut la
meilleure intention, apportée au service d'une cause juste, contre les
dérèglements de l'aliénation mentale? Il s'est avancé vers le fou, l'a
aidé avec bienveillance à replacer sa dignité dans une position normale,
lui a tendu la main, et s'est assis à côté de lui. Il remarque que la
folie n'est qu'intermittente; l'accès a disparu; son interlocuteur
répond logiquement à toutes les questions. Est-il nécessaire de
rapporter le sens de ses paroles? Pourquoi rouvrir, à une page
quelconque, avec un empressement blasphématoire, l'in-folio des misères
humaines? Rien n'est d'un enseignement plus fécond. Quand même je
n'aurais aucun événement de vrai à vous faire entendre, j'inventerais
des récits imaginaires pour les transvaser dans votre cerveau. Mais, le
malade ne l'est pas devenu pour son propre plaisir; et la sincérité de
ses rapports s'allie à merveille avec la crédulité du lecteur. «Mon père
était un charpentier de la rue de la Verrerie ... Que la mort des trois
Marguerite retombe sur sa tête, et que le bec du canari lui ronge
éternellement l'axe du bulbe oculaire! Il avait contracté l'habitude de
s'enivrer; dans ces moments-là, quand il revenait à la maison, après
avoir couru les comptoirs des cabarets, sa fureur devenait presque
incommensurable, et il frappait indistinctement les objets qui se
présentaient à sa vue. Mais, bientôt, devant les reproches de ses amis,
il se corrigea complètement, et devint d'une humeur taciturne. Personne
ne pouvait l'approcher, pas même notre mère. Il conservait un secret
ressentiment contre l'idée du devoir qui l'empêchait de se conduire à sa
guise. J'avais acheté un serin pour mes trois soeurs; c'était pour mes
trois soeurs que j'avais acheté un serin. Elles l'avaient enfermé dans
une cage, au-dessus de la porte, et les passants s'arrêtaient, chaque
fois, pour écouter les chants de l'oiseau, admirer sa grâce fugitive et
étudier ses formes savantes. Plus d'une fois, mon père avait donné
l'ordre de faire disparaître la cage et son contenu, car il se figurait
que le serin se moquait de sa personne, en lui jetant le bouquet des
cavatines aériennes de son talent de vocaliste. Il alla détacher la cage
du clou, et glissa de la chaise, aveuglé par la colère. Une légère
excoriation au genou fut le trophée de son entreprise. Après être resté
quelques secondes à presser la partie gonflée avec un copeau, il
rabaissa son pantalon, les sourcils froncés, prit mieux ses précautions,
mit la cage sous son bras et se dirigea vers le fond de son atelier.
Là, malgré les cris et les supplications de sa famille (nous tenions
beaucoup à cet oiseau, qui était, pour nous, comme le génie de la
maison) il écrasa de ses talons ferrés la boîte d'osier, pendant qu'une
varlope, tournoyant autour de sa tête, tenait à distance les assistants.
Le hasard fit que le serin ne mourut pas sur le coup; ce flocon de
plumes vivait encore, malgré la maculation sanguine. Le charpentier
s'éloigna, et referma la porte avec bruit. Ma mère et moi, nous nous
efforçâmes de retenir la vie de l'oiseau, prête à s'échapper; il
atteignait à sa fin, et le mouvement de ses ailes ne s'offrait plus à la
vue, que comme le miroir de la suprême convulsion d'agonie. Pendant ce
temps, les trois Marguerite, quand elles s'aperçurent que tout espoir
allait être perdu, se prirent par la main, d'un commun accord, et la
chaîne vivante alla s'accroupir, après avoir repoussé à quelques pas un
baril de graisse, derrière l'escalier, à côté du chenil de notre
chienne. Ma mère ne discontinuait pas sa tâche, et tenait le serin entre
ses doigts, pour le réchauffer de son haleine. Moi, je courais éperdu
par toutes les chambres, me cognant aux meubles et aux instruments. De
temps à autre, une de mes soeurs montrait sa tête devant le bas de
l'escalier pour se renseigner sur le sort du malheureux oiseau, et la
retirait avec tristesse. La chienne était sortie de son chenil, et,
comme si elle avait compris l'étendue de notre perte, elle léchait avec
la langue de la stérile consolation la robe des trois Marguerite. Le
serin n'avait plus que quelques instants à vivre. Une de mes soeurs,
à son tour (c'était la plus jeune) présenta sa tête dans la pénombre
formée par la raréfaction de lumière. Elle vit ma mère pâlir, et
l'oiseau, après avoir, pendant un éclair, relevé le cou, par la dernière
manifestation de son système nerveux, retomber entre ses doigts, inerte
à jamais. Elle annonça la nouvelle à ses soeurs. Elles ne firent
entendre le bruissement d'aucune plainte, d'aucun murmure. Le silence
régnait dans l'atelier. L'on ne distinguait que le craquement saccadé
des fragments de la cage qui, en vertu de l'élasticité du bois,
reprenaient en partie la position primordiale de leur construction. Les
trois Marguerite ne laissaient écouler aucune larme, et leur visage ne
perdait point sa fraîcheur pourprée; non ... elles restaient seulement
immobiles. Elles se traînèrent jusqu'à l'intérieur du chenil, et
s'étendirent sur la paille, l'une à côté de l'autre, pendant que la
chienne, témoin passif de leur manoeuvre, les regardait faire avec
étonnement. A plusieurs reprises, ma mère les appela; telles ne
rendirent le son d'aucune réponse. Fatiguées par les émotions
précédentes, elles dormaient, probablement! Elle fouilla tous les coins
de la maison sans les apercevoir. Elle suivit la chienne, qui la tirait
par la robe, vers le chenil. Cette femme s'abaissa et plaça sa tête à
l'entrée. Le spectacle dont elle eut la possibilité d'être témoin, mises
à part les exagérations malsaines de la peur maternelle, ne pouvait être
que navrant, d'après les calculs de mon esprit. J'allumai une chandelle
et la lui présentai; de cette manière, aucun détail ne lui échappa. Elle
ramena sa tête, couverte de brins de paille, de la tombe prématurée, et
me dit: «Les trois Marguerite sont mortes.» Comme nous ne pouvions les
sortir de cet endroit, car, retenez bien ceci, elles étaient étroitement
entrelacées ensemble, j'allai chercher dans l'atelier un marteau, pour
briser la demeure canine. Je me mis, sur-le-champ, à l'oeuvre de
démolition, et les passants purent croire, pour peu qu'ils eussent de
l'imagination, que le travail ne chômait pas chez nous. Ma mère,
impatientée de ces retards qui, cependant, étaient indispensables,
brisait ses ongles contre les planches. Enfin, l'opération de la
délivrance négative se termina; le chenil fendu s'entr'ouvrit de tous
les côtés; et nous retirâmes, des décombres, l'une après l'autre, après
les avoir séparées difficilement, les filles du charpentier. Ma mère
quitta le pays. Je n'ai plus revu mon père. Quant à moi, l'on dit que je
suis fou, et j'implore la charité publique. Ce que je sais, c'est que le
canari ne chante plus.» L'auditeur approuve dans son intérieur ce nouvel
exemple apporté à l'appui de ses dégoûtantes théories. Comme si, à cause
d'un homme, jadis pris de vin, l'on était en droit d'accuser l'entière
humanité. Telle est du moins la réflexion paradoxale qu'il cherche à
introduire dans son esprit; mais elle ne peut en chasser les
enseignements importants de la grave expérience. Il console le fou avec
une compassion feinte, et essuie ses larmes avec son propre mouchoir.
Il l'amène dans un restaurant, et ils mangent à la même table. Ils s'en
vont chez un tailleur de la fashion et le protégé est habillé comme un
prince. Ils frappent chez le concierge d'une grande maison de la rue
Saint-Honoré, et le fou est installé dans un riche appartement du
troisième étage. Le bandit le force à accepter sa bourse, et, prenant le
vase de nuit au-dessous du lit, il le met sur la tête d'Aghone. «Je te
couronne roi des intelligences, s'écrie-t-il avec une emphase
préméditée: à ton moindre appel j'accourrai; puise à pleines mains dans
mes coffres; de corps et d'âme je t'appartiens. La nuit, tu rapporteras
la couronne d'albâtre à sa place ordinaire, avec la permission de t'en
servir; mais, le jour, dès que l'aurore illuminera les cités, remets-la
sur ton front, comme le symbole de ta puissance. Les trois Marguerite
revivront en moi, sans compter que je serai ta mère.» Alors le fou
recula de quelques pas, comme s'il était la proie d'un insultant
cauchemar; les lignes du bonheur se peignirent sur son visage, ridé par
les chagrins; il s'agenouilla, plein d'humiliation, aux pieds de son
protecteur. La reconnaissance était entrée, comme un poison, dans le
coeur du fou couronné! Il voulut parler, et sa langue s'arrêta. Il
pencha son corps en avant, et il retomba sur le carreau. L'homme aux
lèvres de bronze se retire. Quel était son but? Acquérir un ami à toute
épreuve, assez naïf pour obéir au moindre de ses commandements. Il ne
pouvait mieux rencontrer et le hasard l'avait favorisé. Celui qu'il a
trouvé, couché sur le banc, ne sait plus, depuis un événement de sa
jeunesse, reconnaître le bien du mal. C'est Aghone même qu'il lui faut.




VI


Le Tout-Puissant avait envoyé sur la terre un de ses archanges, afin de
sauver l'adolescent d'une mort certaine. Il sera forcé de descendre
lui-même! Mais, nous ne sommes point encore arrivés à cette partie de
notre récit, et je me vois dans l'obligation de fermer ma bouche, parce
que je ne puis pas tout dire à la fois: chaque truc à effet paraîtra
dans son lieu, lorsque la trame de cette fiction n'y verra point
d'inconvénient. Pour ne pas être reconnu, l'archange avait pris la forme
d'un crabe tourteau, grand comme une vigogne. Il se tenait sur la pointe
d'un écueil, au milieu de la mer, et attendait le favorable moment de
la marée pour opérer sa descente sur le rivage. L'homme aux lèvres de
jaspe, caché derrière une sinuosité de la plage, épiait l'animal, un
bâton à la main. Qui aurait désiré lire dans la pensée de ces deux
êtres? Le premier ne se cachait pas qu'il avait une mission difficile
à accomplir: «Et comment réussir, s'écriait-il, pendant que les vagues
grossissantes battaient son refuge temporaire, là où mon maître a vu
plus d'une fois échouer sa force et son courage? Moi, je ne suis qu'une
substance limitée, tandis que l'autre, personne ne sait d'où il vient
et quel est son but final. A son nom, les armées célestes tremblent;
et plus d'un raconte, dans les régions que j'ai quittées, que Satan
lui-même, Satan, l'incarnation du mal, n'est pas si redoutable.» Le
second faisait les réflexions suivantes: elles trouvèrent un écho,
jusque dans la coupole azurée qu'elles souillèrent: «Il a l'air plein
d'inexpérience; je lui réglerai son compte avec promptitude. Il vient
sans doute d'en haut, envoyé par celui qui craint tant de venir
lui-même! Nous verrons, à l'oeuvre, s'il est aussi impérieux qu'il en a
l'air; ce n'est pas un habitant de l'abricot terrestre; il trahit son
origine séraphique par ses yeux errants et indécis.» Le crabe tourteau,
qui, depuis quelque temps, promenait sa vue sur un espace délimité de la
côte, aperçut notre héros (celui-ci alors, se releva de toute la hauteur
de sa taille herculéenne), et l'apostropha dans les termes qui vont
suivre: «N'essaie pas la lutte et rends-toi. Je suis envoyé par
quelqu'un qui est supérieur à nous deux, afin de te charger de chaînes,
et mettre les deux membres complices de ta pensée dans l'impossibilité
de remuer. Serrer des couteaux et des poignards entre tes doigts, il
faut que désormais cela te soit défendu, crois-m'en; aussi bien dans ton
intérêt que dans celui des autres. Mort ou vif, je t'aurai; j'ai l'ordre
de t'amener vivant. Ne me mets pas dans l'obligation de recourir au
pouvoir qui m'a été prêté. Je me conduirai avec délicatesse; de ton
côté, ne m'oppose aucune résistance. C'est ainsi que je reconnaîtrai,
avec empressement et allégresse, que tu auras fait un premier pas vers
le repentir.» Quand notre héros entendit cette harangue, empreinte d'un
sel si profondément comique, il eut de la peine à conserver le sérieux
sur la rudesse de ses traits hâlés. Mais, enfin, chacun ne sera pas
étonné si j'ajoute qu'il finit par éclater de rire. C'était plus fort
que lui! Il n'y mettait pas de la mauvaise intention! Il ne voulait
certes pas s'attirer les reproches du crabe tourteau! Que d'efforts ne
fit-il pas pour chasser l'hilarité! Que de fois ne serra-t-il point ses
lèvres l'une contre l'autre, afin de ne pas avoir l'air d'offenser son
interlocuteur épaté! Malheureusement son caractère participait de la
nature de l'humanité, et il riait ainsi que font les brebis! Enfin il
s'arrêta! Il était temps! Il avait failli s'étouffer! Le vent porta
cette réponse à l'archange de l'écueil: «Lorsque ton maître ne m'enverra
plus des escargots et des écrevisses pour régler ses affaires, et qu'il
daignera parlementer personnellement avec moi, l'on trouvera, j'en suis
sûr, le moyen de s'arranger, puisque je suis inférieur à celui qui
t'envoya, comme tu l'as dit avec tant de justesse. Jusque là, les idées
de réconciliation m'apparaissent prématurées, et aptes à produire
seulement un chimérique résultat. Je suis très loin de méconnaître
ce qu'il y a de censé dans chacune de tes syllabes; et, comme nous
pourrions fatiguer inutilement notre voix, afin de lui faire parcourir
trois kilomètres de distance, il me semble que tu agirais avec sagesse,
si tu descendais de ta forteresse inexpugnable, et gagnais la terre
ferme à la nage: nous discuterons plus commodément les conditions d'une
reddition qui, pour si légitime qu'elle soit, n'en est pas moins
finalement, pour moi, d'une perspective désagréable.» L'archange, qui
ne s'attendait pas à cette bonne volonté, sortit des profondeurs de la
crevasse sa tête d'un cran, et répondit: «O Maldoror, est-il enfin
arrivé le jour où tes abominables instincts verront s'éteindre le
flambeau d'injustifiable orgueil qui les conduit à l'éternelle
damnation! Ce sera donc moi, qui, le premier, raconterai ce louable
changement aux phalanges des chérubins, heureux de retrouver un des
leurs. Tu sais toi-même et tu n'as pas oublié qu'une époque existait
où tu avais la première place parmi nous. Ton nom volait de bouche en
bouche; tu es actuellement le sujet de nos solitaires conversations.
Viens donc ... viens faire une paix durable avec ton ancien maître; il
te recevra comme un fils égaré, et ne s'apercevra point de l'énorme
quantité de culpabilité que tu as, comme une montagne de cornes d'élan
élevée par les Indiens, amoncelée sur ton coeur.» Il dit, et il retire
toutes les parties de son corps du fond de l'ouverture obscure. Il se
montre, radieux, sur la surface de l'écueil; ainsi un prêtre des
religions quand il a la certitude de ramener une brebis égarée. Il va
faire un bond sur l'eau, pour se diriger à la nage vers le pardonné.
Mais, l'homme aux lèvres de saphir a calculé longtemps à l'avance un
perfide coup. Son bâton est lancé avec force; après maints ricochets sur
les vagues, il va frapper à la tête l'archange bienfaiteur. Le crabe,
mortellement atteint, tombe dans l'eau. La marée porte sur le rivage
l'épave flottante. Il attendait la marée pour opérer plus facilement sa
descente. Eh bien, la marée est venue; elle l'a bercé de ses chants, et
l'a mollement déposé sur la plage: le crabe n'est-il pas content? Que
lui faut-il de plus? Et Maldoror, penché sur le sable des grèves, reçoit
dans ses bras deux amis, inséparablement réunis par les hasards de la
lame: le cadavre du crabe tourteau et le bâton homicide! «Je n'ai pas
encore perdu mon adresse, s'écrie-t-il; elle ne demande qu'à s'exercer;
mon bras conserve sa force et mon oeil sa justesse.» Il regarde l'animal
inanimé. Il craint qu'on ne lui demande compte du sang versé. Où
cachera-t-il l'archange? Et, en même temps, il se demande si la mort n'a
pas été instantanée. Il a mis sur son dos une enclume et un cadavre; il
s'achemine vers une vaste pièce d'eau, dont toutes les rives sont
couvertes et comme murées par un inextricable fouillis de grands joncs.
Il voulait d'abord prendre un marteau, mais c'est un instrument trop
léger, tandis qu'avec un objet plus lourd, si le cadavre donne signe de
vie, il le posera sur le sol et le mettra en poussière à coups
d'enclume. Ce n'est pas la vigueur qui manque à son bras, allez; c'est
le moindre de ses embarras. Arrivé en vue du lac, il le voit peuplé de
cygnes. Il se dit que c'est une retraite sûre pour lui; à l'aide d'une
métamorphose, sans abandonner sa charge, il se mêle à la bande des
autres oiseaux. Remarquez la main de la Providence là où l'on était
tenté de la trouver absente, et faites votre profit du miracle dont je
vais vous parler. Noir comme l'aile d'un corbeau, trois fois il nagea
parmi le groupe de palmipèdes, à la blancheur éclatante; trois fois,
il conserva cette couleur distinctive qui l'assimilait à un bloc de
charbon. C'est que Dieu, dans sa justice, ne permit point que son astuce
pût tromper même une bande de cygnes. De telle manière qu'il resta
ostensiblement dans l'intérieur du lac; mais, chacun se tint à l'écart,
et aucun oiseau ne s'approcha de son plumage honteux, pour lui tenir
compagnie. Et, alors, il circonscrivit ses plongeons dans une baie
écartée, à l'extrémité de la pièce d'eau, seul parmi les habitants de
l'air, comme il l'était parmi les hommes! C'est ainsi qu'il préludait à
l'incroyable événement de la place Vendôme!




VII


Le corsaire aux cheveux d'or, a reçu la réponse de Mervyn. Il suit dans
cette page singulière la trace des troubles intellectuels de celui qui
l'écrivit, abandonné aux faibles forces de sa propres suggestion.
Celui-ci aurait beaucoup mieux fait de consulter ses parents, avant de
répondre à l'amitié de l'inconnu. Aucun bénéfice ne résultera pour lui
de se mêler, comme principal acteur, à cette équivoque intrigue. Mais,
enfin, il l'a voulu. A l'heure indiquée, Mervyn, de la porte de sa
maison, est allé droit devant lui, en suivant le boulevard Sébastopol,
jusqu'à la fontaine Saint-Michel. Il prend le quai des Grands-Augustins
et traverse le quai Conti; au moment où il passe sur le quai Malaquais,
il voit marcher sur le quai du Louvre, parallèlement à sa propre
direction, un individu, porteur d'un sac sous le bras, et qui paraît
l'examiner avec attention. Les vapeurs du matin se sont dissipées.
Les deux passants débouchent en même temps de chaque côté du pont du
Carrousel. Quoiqu'ils ne se fussent jamais vus, ils se reconnurent!
Vrai, c'était touchant de voir ces deux êtres, séparés par l'âge,
rapprocher leurs âmes par la grandeur des sentiments. Du moins, c'eût
été l'opinion de ceux qui se seraient arrêtés devant ce spectacle, que
plus d'un, même avec un esprit mathématique, aurait trouvé émouvant.
Mervyn, le visage en pleurs, réfléchissait qu'il rencontrait, pour ainsi
dire à l'entrée de la vie, un soutien précieux dans les futures
adversités. Soyez persuadé que l'autre ne disait rien. Voici ce qu'il
fit: il déplia le sac qu'il portait, dégagea l'ouverture, et, saisissant
l'adolescent par la tête, il fit passer le corps entier dans l'enveloppe
de toile. Il noua, avec son mouchoir, l'extrémité qui servait
d'introduction. Comme Mervyn poussait des cris aigus, il enleva le sac,
ainsi qu'un paquet de linges, et en frappa, à plusieurs reprises, le
parapet du pont. Alors, le patient, s'étant aperçu du craquement de ses
os, se tut. Scène unique, qu'aucun romancier ne retrouvera! Un boucher
passait, assis sur la viande de sa charrette. Un individu court à lui,
l'engage à s'arrêter, et lui dit: «Voici un chien, enfermé dans ce sac;
il a la gale: abattez-le au plus vite.» L'interpellé se montre
complaisant. L'interrupteur, en s'éloignant, aperçoit une jeune fille en
haillons qui lui tend la main. Jusqu'où va donc le comble de l'audace et
de l'impiété? Il lui donne l'aumône! Dites-moi si vous voulez que je
vous introduise, quelques heures plus tard, à la porte d'un abattoir
reculé. Le boucher est revenu, et a dit à ses camarades, en jetant à
terre un fardeau: «Dépêchons-nous de tuer ce chien galeux.» Ils sont
quatre, et chacun saisit le marteau accoutumé. Et, cependant, ils
hésitaient, parce que le sac remuait avec force.» Quelle émotion
s'empare de moi?» cria l'un d'eux en abaissant lentement son bras.
«Ce chien pousse, comme un enfant, des gémissements de douleur, dit
un autre; on dirait qu'il comprend le sort qui l'attend.» «C'est leur
habitude, répondit un troisième; même quand il ne sont pas malades,
comme c'est le cas ici, il suffit que leur maître reste quelques jours
absent du logis, pour qu'ils se mettent à faire entendre des hurlements
qui, véritablement, sont pénibles à supporter.» «Arrêtez!... arrêtez!...
cria le quatrième, avant que tous les bras se fussent levés en cadence
pour frapper résolument, cette fois, sur le sac. Arrêtez, vous dis-je;
il y a ici un fait qui nous échappe. Qui vous dit que cette toile
renferme un chien? Je veux m'en assurer.» Alors, malgré les railleries
de ses compagnons, il dénoua le paquet et en retira l'un après l'autre
les membres de Mervyn! Il était presque étouffé par la gène de cette
position. Il s'évanouit en revoyant la lumière. Quelques moments après,
il donna des signes indubitables d'existence. Le sauveur dit: «Apprenez,
une autre fois, à mettre de la prudence jusque dans votre métier. Vous
avez failli remarquer, par vous-mêmes, qu'il ne sert de rien de
pratiquer l'inobservance de cette loi.» Les bouchers s'enfuirent.
Mervyn, le coeur serré et plein de pressentiments funestes, rentre chez
soi et s'enferme dans sa chambre. Ai-je besoin d'insister sur cette
strophe? Eh! qui n'en déplorera les événements consommés! Attendons la
fin pour porter un jugement encore plus sévère. Le dénoûment va se
précipiter; et, dans ces sortes de récits, où une passion, de quelque
genre qu'elle soit, étant donnée, celle-ci ne craint aucun obstacle pour
se frayer un passage, il n'y a pas lieu de délayer dans un godet la
gomme laque de quatre cents pages banales. Ce qui peut être dit dans une
demi-douzaine de strophes, il faut le dire, et puis se taire.




VIII


Pour construire mécaniquement la cervelle d'un conte somnifère, il ne
suffit pas de disséquer des bêtises et abrutir puissamment à doses
renouvelées l'intelligence du lecteur, de manière à rendre ses facultés
paralytiques pour le reste de sa vie, par la loi infaillible de la
fatigue; il faut, en outre, avec du bon fluide magnétique, le mettre
ingénieusement dans l'impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le
forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des
vôtres. Je veux dire, afin de ne pas me faire mieux comprendre, mais
seulement pour développer ma pensée qui intéresse et agace en même temps
par une harmonie des plus pénétrantes, que je ne crois pas qu'il soit
nécessaire, pour arriver au but que l'on se propose, d'inventer une
poésie tout à fait en dehors de la marche ordinaire de la nature, et
dont le souffle pernicieux semble bouleverser même les vérités absolues;
mais, amener un pareil résultat (conforme, du reste, aux règles de
l'esthétique, si l'on y réfléchit bien), cela n'est pas aussi facile
qu'on le pense: voilà ce que je voulais dire. C'est pourquoi je ferai
tous mes efforts pour y parvenir! Si la mort arrête la maigreur
fantastique des deux bras longs de mes épaules, employés à l'écrasement
lugubre de mon gypse littéraire, je veux au moins que le lecteur en
deuil puisse se dire: «Il faut lui rendre justice. Il m'a beaucoup
crétinisé. Que n'aurait-t-il pas fait, s'il eût pu vivre davantage!
c'est le meilleur professeur d'hypnotisme que je connaisse!» On gravera
ces quelques mots touchants sur le marbre de ma tombe, et mes mânes
seront satisfaits!--Je continue! Il y avait une queue de poisson qui
remuait au fond d'un trou, à côté d'une botte éculée. Il n'était pas
naturel de se demander: «Où est le poisson? Je ne vois que la queue qui
remue.» Car, puisque, précisément, on avouait implicitement ne pas
apercevoir le poisson, c'est qu'en réalité il n'y était pas. La pluie
avait laissé quelques gouttes d'eau au fond de cet entonnoir, creusé
dans le sable. Quant à la botte éculée, quelques-uns ont pensé depuis
qu'elle provenait de quelque abandon volontaire. Le crabe tourteau, par
la puissance divine, devait renaître de ses atomes résolus. Il tira du
puits la queue de poisson et lui promit de la rattacher à son corps
perdu, si elle annonçait au Créateur l'impuissance de son mandataire à
dominer les vagues en fureur de mer maldororienne. Il lui prêta deux
ailes d'albatros, et la queue de poisson prit son essor. Mais elle
s'envola vers la demeure du renégat, pour lui raconter ce qui se passait
et trahir le crabe tourteau. Celui-ci devina le projet de l'espion, et,
avant que le troisième jour fût parvenu à sa fin, il perça la queue du
poisson d'une flèche envenimée. Le gosier de l'espion poussa une faible
exclamation, qui rendit le dernier soupir avant de toucher la terre.
Alors, une poutre séculaire, placée sur le comble d'un château, se
releva de toute sa hauteur, en bondissant sur elle-même, et demanda
vengeance à grands cris. Mais le Tout-Puissant, changé en rhinocéros,
lui apprit que cette mort était méritée. La poutre s'apaisa, alla se
placer au fond du manoir, reprit sa position horizontale, et rappela les
araignées effarouchées, afin qu'elles continuassent, comme par le passé,
à tisser leur toile à ses coins. L'homme aux lèvres de soufre apprit la
faiblesse de son alliée; c'est pourquoi, il commanda au fou couronné de
brûler la poutre et de la réduire en cendres. Aghone exécuta cet ordre
sévère. «Puisque, d'après vous, le moment est venu, s'écria-t-il, j'ai
été reprendre l'anneau que j'avais enterré sous la pierre, et je l'ai
attaché à un des bouts du câble. Voici le paquet.» Et il présenta une
corde épaisse, enroulée sur elle-même, de soixante mètres de longueur.
Son maître lui demanda ce que faisaient les quatorze poignards. Il
répondit qu'ils restaient fidèles et se tenaient prêts à tout événement,
si c'était nécessaire. Le forçat inclina sa tête en signe de
satisfaction. Il montra de la surprise, et même de l'inquiétude, quand
Aghone ajouta qu'il avait vu un coq fendre avec son bec un candélabre en
deux, plonger tour à tour le regard dans chacune des parties, et
s'écrier, en battant ses ailes d'un mouvement frénétique: «Il n'y a pas
si loin qu'on le pense depuis la rue de la Paix jusqu'à la place du
Panthéon. Bientôt, on en verra la preuve lamentable!» Le crabe tourteau,
monté sur un cheval fougueux, courait à toute bride vers la direction de
l'écueil, le témoin du lancement du bâton par un bras tatoué, l'asile du
premier jour de sa descente sur la terre. Une caravane de pèlerins était
en marche pour visiter cet endroit, désormais consacré par une mort
auguste. Il espérait l'atteindre, pour lui demander des secours
pressants contre la trame qui se préparait, et dont il avait eu
connaissance. Vous verrez quelques lignes plus loin, à l'aide de mon
silence glacial, qu'il n'arriva pas à temps, pour leur raconter ce que
lui avait rapporté un chiffonnier, caché derrière l'échafaudage voisin
d'une maison en construction, le jour où le pont du Carrousel, encore
empreint de l'humide rosée de la nuit, aperçut avec horreur l'horizon de
sa pensée s'élargir confusément en cercles concentriques, à l'apparition
matinale du rythmyque pétrissage d'un sac icosaèdre, contre son parapet
calcaire! Avant qu'il stimule leur compassion, par le souvenir de cet
épisode, ils feront bien de détruire en eux la semence de l'espoir ...
Pour rompre votre paresse, mettez en usage les ressources d'une bonne
volonté, marchez à côté de moi et ne perdez pas de vue ce fou, la tête
surmontée d'un vase de nuit, qui pousse, devant lui, la main armée d'un
bâton, celui que vous auriez de la peine à reconnaître, si je ne prenais
soin de vous avertir, et de rappeler à votre oreille le mot qui se
prononce Mervyn. Comme il est changé! Les mains liées derrière le dos,
il marche devant lui, comme s'il allait à l'échafaud, et, cependant, il
n'est coupable d'aucun forfait. Ils sont arrivés dans l'enceinte
circulaire de la place Vendôme. Sur l'entablement de la colonne massive,
appuyé contre la balustrade carrée, à plus de cinquante mètres de
hauteur du sol, un homme a lancé et déroulé un câble, qui tombe jusqu'à
terre, à quelques pas d'Aghone. Avec de l'habitude, on fait vite une
chose; mais, je puis dire que celui-ci n'employa pas beaucoup de temps
pour attacher les pieds de Mervyn à l'extrémité de la corde. Le
rhinocéros avait appris ce qui allait arriver. Couvert de sueur, il
apparut haletant, au coin de la rue Castiglione. Il n'eut même pas la
satisfaction d'entreprendre le combat. L'individu, qui examinait les
alentours du haut de la colonne, arma son revolver, visa avec soin et
pressa la détente. Le commodore qui mendiait par les rues depuis le jour
où avait commencé ce qu'il croyait être la folie de son fils et la mère,
qu'on avait appelée _la fille de neige_, à cause de son extrême pâleur,
portèrent en avant leur poitrine pour protéger le rhinocéros. Inutile
soin. La balle troua sa peau, comme une vrille; l'on aurait pu croire,
avec une apparence de logique, que la mort devait infailliblement
apparaître. Mais nous savions que, dans ce pachyderme, s'était
introduite la substance du Seigneur. Il se retira avec chagrin. S'il
n'était pas bien prouvé qu'il ne fût trop bon pour une de ses créatures,
je plaindrais l'homme de la colonne! Celui-ci, d'un coup sec de poignet,
ramène à soi la corde ainsi lestée. Placée hors de la normale, ses
oscillations balancent Mervyn, dont la tête regarde le bas. Il saisit
vivement, avec ses mains, une longue guirlande d'immortelles, qui réunit
deux angles consécutifs de la base, contre laquelle il cogne son front.
Il emporte avec lui, dans les airs, ce qui n'était pas un point fixe.
Après avoir amoncelé à ses pieds, sous forme d'ellipses superposées, une
grande partie du câble, de manière que Mervyn reste suspendu à moitié
hauteur de l'obélisque de bronze, le forçat évadé fait prendre, de la
main droite, à l'adolescent, un mouvement accéléré de rotation uniforme,
dans un plan parallèle de l'axe de la colonne, et ramasse, de la main
gauche, les enroulements serpentins du cordage, qui gisent à ses pieds.
La fronde siffle dans l'espace; le corps de Mervyn la suit partout,
toujours éloigné du centre par la force centrifuge, toujours gardant sa
position mobile et équidistante, dans une circonférence aérienne,
indépendante de la matière. Le sauvage civilisé lâche peu à peu, jusqu'à
l'autre bout, qu'il retient avec un métacarpe ferme, ce qui ressemble à
tort à une barre d'acier. Il se met à courir autour de la balustrade, en
se tenant à la rampe par une main. Cette manoeuvre a pour effet de
changer le plan primitif de la révolution du câble, et d'augmenter sa
force de tension, déjà si considérable. Dorénavant, il tourne
majestueusement dans un plan horizontal, après avoir successivement
passé, par une marche insensible, à travers plusieurs plans obliques.
L'angle droit formé par la colonne et le fil végétal a ses côtés égaux!
Le bras du renégat et l'instrument meurtrier sont confondus dans l'unité
linéaire, comme les éléments atomistiques d'un rayon de lumière
pénétrant dans la chambre noire. Les théorèmes de la mécanique me
permettent de parler ainsi; hélas! on sait qu'une force, ajoutée à une
autre force, engendre une résultante composée des deux forces
primitives! Qui oserait prétendre que le cordage linéaire se serait déjà
rompu, sans la vigueur de l'athlète, sans la bonne qualité du chanvre?
Le corsaire au cheveux d'or, brusquement et en même temps, arrête sa
vitesse acquise, ouvre la main et lâche le câble. Le contre-coup de
cette opération, si contraire aux précédentes, fait craquer la
balustrade dans ses joints. Mervyn, suivi de la corde, ressemble à une
comète traînant après elle sa queue flamboyante. L'anneau de fer du
noeud coulant, miroitant aux rayons du soleil, engage à compléter
soi-même l'illusion. Dans le parcours de sa parabole, le damné à mort
fend l'atmosphère jusqu'à la rive gauche, la dépasse en vertu de la
force d'impulsion que je suppose infinie, et son corps va frapper le
dôme du Panthéon, tandis que la corde étreint, en partie, de ses replis,
la paroi supérieure de l'immense coupole. C'est sur sa superficie
sphérique et convexe, qui ne ressemble à une orange que pour la forme,
qu'on voit à toute heure du jour, un squelette desséché, resté suspendu.
Quand le vent le balance, l'on raconte que les étudiants du quartier
Latin, dans la crainte d'un pareil sort, font une courte prière: ce sont
des bruits insignifiants auxquels on n'est point tenu de croire, et
propres seulement à faire peur aux petits enfants. Il tient entre ses
mains crispées, comme un grand ruban de vieilles fleurs jaunes. Il
faut tenir compte de la distance, et nul ne peut affirmer, malgré
l'attestation de sa bonne vue, que ce soient là, réellement, ces
immortelles dont je vous ai parlé, et qu'une lutte inégale, engagée près
du nouvel Opéra, vit détacher d'un piédestal grandiose. Il n'en est pas
moins vrai que les draperies en forme de croissant de lune n'y reçoivent
plus l'expression de leur symétrie définitive dans le nombre quaternaire:
allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.


FIN DU SIXIÈME CHANT.








End of Project Gutenberg's Les Chants de Maldoror, by Comte de Lautreamont

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Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

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