Comment s'en vont les reines

By Colette Yver

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Title: Comment s'en vont les reines

Author: Colette Yver

Release date: October 20, 2025 [eBook #77096]

Language: French

Original publication: Paris: Nelson, 1915

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COMMENT S'EN VONT LES REINES ***






  Comment s’en
  vont les Reines

  Par
  Colette Yver


  Nelson                    Calmann-Lévy
  Éditeurs                  Éditeurs
  189, rue Saint-Jacques    3, rue Auber
  Paris                     Paris




[Illustration]




    Aux femmes d’hommes politiques
    reléguées par la Raison d’État au second plan
    des préoccupations de l’époux, et qui devront vivre
    dans la solitude de leur cœur,
    ce livre est dédié.




TABLE


                                      Pages
     I. Le Bal de la Délégation           9
    II. «Cette Canaille d’Auburger»      41
   III. La Loi Wartz                     61
    IV. La Séance                        79
     V. La Rue                          107
    VI. Le Vieil Ami                    130
   VII. Le Demi-dieu                    146
  VIII. La Bête                         170
    IX. La Rêve de Madeleine            189
     X. L’Agonie d’un Règne             204
    XI. Le Cœur de Madeleine            222
   XII. La Lumière                      240
  XIII. Comment s’en vont les Reines    266




COMMENT S’EN VONT LES REINES




I

LE BAL DE LA DÉLÉGATION


Un coupé de louage, traversant Oldsburg, emmenait le ménage Wartz au bal
que la Reine offrait aux membres du Parlement poméranien. Les passants
qu’ils croisaient cherchaient à les deviner furtivement, le regard
attiré par le jeune visage de Madeleine Wartz, qui se détachait sur
l’ombre du fond. Au coin de la rue aux Juifs et de la rue aux Moines, un
embarras de voitures les arrêta, et on put les voir. La jeune femme,
tête nue, brune, les yeux rieurs entre ses longues paupières un peu
obliques, gardait le bas de son visage délicat enfoui dans la fourrure
de son manteau de bal. Wartz, dont l’échancrure du pardessus laissait
voir le plastron de soirée, la ligne des trois boutons de diamant, fut
reconnu par un des promeneurs, car il y avait dans ce visage pâle,
boursouflé, aux prunelles bleues bigles d’expression, quelque chose
d’impérieux et de singulier qu’on n’oubliait pas; et ce passant le
nomma:

--C’est Samuel Wartz, le délégué républicain d’Oldsburg.

Le jeune et heureux délégué, en effet, l’élu d’une opinion nouvelle par
qui les esprits étaient troublés dans cette petite monarchie du Nord, si
paisible. Les nations comme les individus sont la proie des idées et des
crises morales. La Poméranie, depuis un temps imprécis, sentait
s’éveiller en elle l’idée républicaine, née on ne savait de quoi, de
souvenirs d’histoire, d’un certain fanatisme de liberté latent chez tous
les peuples. A un moment donné, au-dessus de ce sentiment national,
avaient surgi des meneurs qui se croyaient un peu les créateurs du
mouvement républicain, alors qu’ils avaient été créés par lui. Samuel
Wartz était l’un d’eux, tout nouvellement nommé, aux élections
dernières, représentant du faubourg de la ville.

Cet homme venait de traverser la période d’enchantement le plus absolu
que l’on conçoive. Après une jeunesse triste d’orphelin, écoulée chez
une noblesse rigoriste de province--il avait été le secrétaire d’un
châtelain--Wartz était venu à Oldsburg. Là, il s’était fait remarquer
dans la Presse d’opposition, et il avait un jour satisfait les deux
passions qui le possédaient également, en conquérant les votes de ce
quartier ouvrier vers lequel le poussait sa poétique d’humanitaire, et
en épousant cette jolie et spirituelle Madeleine, l’enfant d’un milieu
progressiste où il s’était éperdument jeté, après la compression de la
vie de château, là-bas. On ne le voyait guère que dans ces deux ou trois
salons où l’on parlait librement: chez le père de sa femme, le directeur
du _Nouvel Oldsburg_, M. Franz Furth, chez le vieux délégué libéral, le
docteur Saltzen, l’oncle Wilhelm comme on l’appelait dans cette société
triée de dilettantes politiques, et chez quelques artistes moins en vue,
qui eux aussi fréquentaient là. Son élection inespérée lui avait d’abord
donné dans ce cénacle une autorité que convoitait sa vanité de
modeste-orgueilleux; mais par-dessus tout, elle avait été pour lui
l’illusion d’un grand rôle à jouer, l’impression de tenir sous sa main
des hommes, rassasiant ainsi à demi son appétit d’action morale, cet
instinct qui, en dehors de toute ambition, est le signe fatal des
Maîtres. Et soudain, dans cette fièvre politique qui décuplait sa vie,
il avait aimé Madeleine, cette petite créature d’esprit et de grâce que,
furtivement ce soir, dans le noir du coupé, il enlaçait de son bras. Il
l’avait aimée aussi tendrement que possible, mais en même temps avec
fureur, avec folie. Il avait quelquefois cette idée--et il en chassait
l’expression de son esprit parce qu’il était naïvement convaincu de sa
propre modestie et que c’était ridicule: «J’ai là une passion de grand
homme.» Et en vérité, il y avait quelque chose de rare dans sa manière
d’aimer, une passion et une tendresse que vingt hommes sur cent ne
connaissent peut-être pas en amour. Il n’osait imaginer la conduite
qu’il aurait tenue, si elle lui avait refusé sa main. Mais il lui avait
plu. Il lui avait plu par ce qui avait conquis les tisseurs du faubourg,
par ce que les femmes aimaient en lui comme les hommes: sa pâleur
intelligente, ses yeux profonds, son air triste, ses mouvements lents de
rêveur, sa main énergique qui dessinait en gestes les idées qu’il
énonçait.

Madeleine avait bien aussi la beauté d’une femme faite pour l’amour; et
c’était tellement réel, qu’elle avait beau s’habiller simplement, porter
des robes riches mais sans aucune extravagance, tordre ses cheveux
strictement selon la mode, elle conservait un charme équivoque. Et
maintenant, même mariée, il ne lui était plus permis, sous peine de se
voir méconnue, d’être dans la rue une certaine heure passée, alors que
tant de femmes, qui n’avaient pas sa décence extérieure, le pouvaient si
impunément. Ses cheveux trop noirs, trop lourds, la blancheur poudrée de
ses joues, la folle gaieté de ses prunelles, sa forme trop mince, et
encore autre chose d’insaisissable lui donnaient un mystère étrange. On
n’expliquait pas autrement que ce jeune être rieur, ignorant la moitié
de tout, une enfant, portât en soi comme une menace tragique. Peu de
gens voyaient cela en elle, il est vrai, mais parmi les amis de Wartz,
deux ou trois hommes habitués à penser et à deviner les destinées
s’étaient effrayés de voir ce garçon si bon, si bien fait pour la libre
lutte politique, emprisonné dans ces petites mains de femme qui
créeraient du drame autour de lui.

Et ce fut ce soir-là, dans le coupé arrêté au coin de la rue aux Juifs
et de la rue aux Moines, que pour la première fois Samuel Wartz éprouva,
lui aussi, comme un avertissement de cette chose mystérieuse.

--Mon bon Sam, lui dit Madeleine, je vais te faire une petite prière; tu
avais envie peut-être de me faire danser ce soir, dis? Oui! Eh bien, ne
me le demande pas, veux-tu?

--Pourquoi? fit en sursautant Wartz qui n’avait encore connu de sa jeune
femme que les douceurs, mais non point les singularités.

Et il eut l’idée qu’elle avait honte de lui si peu mondain.

Elle lui répondit très bas une phrase qu’il ne comprit pas; la voiture
avait recommencé sa course; le roulement sur le pavé sec d’une nuit
d’hiver, le fracas des vitres secouées dans leur châssis les
assourdissaient, et Wartz ressentait la cruauté de l’incertitude. Une
minute plus tard, alors qu’en se penchant ils auraient pu déjà voir la
façade illuminée de l’hôtel de ville où se donnait la fête, elle força
la voix pour couvrir le bruit qui les enveloppait.

--Je te demande de ne pas danser avec moi, et voilà tout. Il me semble
que je t’ai laissé suffisamment lire en moi pour soupçonner que je
m’impose là une privation. Tu as bien mille soucis, mille combinaisons
politiques que tu ne peux me confier. Les femmes ont aussi leur
politique, une politique secrète de leur cœur...

Il la regardait avec stupeur, prenant conscience tout à coup
d’imprécises violences qui dormaient en lui. Il entendait garder du cœur
de sa femme la possession absolue, sans restriction de politique
sentimentale ou de secrets. Mais il se tut, comprenant qu’à cette minute
le moindre de ses mots eût été en disproportion avec cette petite âme
douce. On ne lance pas de pierres sur un oiseau.

D’ailleurs, ils étaient arrivés. Leur voiture s’arrêtait devant l’hôtel
de ville. Madeleine ouvrit elle-même, sauta la première à terre, et sans
se retourner vers son mari, l’allure gaie, serrant autour de sa taille
menue sa grosse fourrure gris argent, elle s’en alla vers la lumière que
la galerie des grandes baies cintrées, tout le long du péristyle,
découpait en festons gigantesques.

Sous le feu blanc des lustres, des laquais chamarrés vinrent à eux pour
le service du vestiaire. Des odeurs de fleurs, des parfums de femmes,
l’air chaud, le finale d’une valse là-haut, à l’orchestre--cet en-haut
où l’on voyait régner une lumière plus insoutenable, où piétinaient les
cohues de danseurs, où était la Reine, et vers quoi s’éployait le double
escalier de dalles blanches aux rampes en fer forgé--tout cela était
trop voluptueux, trop grand, trop grisant. Madeleine se rapprocha de
Wartz, tourna vers lui ses épaules et fit tomber la fourrure dans ses
bras.

--Madeleine... murmura-t-il.

Mais elle avait déjà dans la tête, jusque dans les nerfs de ses petits
pieds, la valse jouée là-haut, à pleine vitesse, par les violons.

--Dis-moi si ma robe fait bien!... demanda-t-elle.

Et vers le grand escalier où montaient d’autres couples, elle se mit à
marcher devant lui, frêle, cambrée, la tête un peu en arrière et comme
entraînée par le poids des lourds cheveux. Sa robe était d’une étoffe
blanche où scintillaient des fils d’or. La traîne ondulait dans la
marche.

--Cela va très bien.

En disant cela, Wartz pensait aux autres hommes qui la feraient danser
ce soir.

En bas, c’était la vulgaire atmosphère parfumée et chauffée des bals qui
les avait saisis, mais à mesure qu’ils gravissaient ce fameux escalier
de l’hôtel de ville, si ample, si démesuré que pas un palais ducal n’en
possède un semblable, la pensée de la Reine se mit à les prendre. Elle
était ici, la reine Béatrix, la dame en noir dont le courtois
républicain qu’était Wartz saluait souvent le landau dans la rue aux
Juifs, une belle femme énergique qui sentait la révolution venir, et qui
dans son état-major de ministres, de conseillers, de ligueurs
royalistes, travaillait secrètement la nation au rebours. Samuel Wartz
nourrissait à son égard le sentiment qu’ont les hommes d’affaires pour
une veuve qui gère bien son commerce après la mort du chef de maison.
C’était à ses yeux une Poméranienne intelligente, mais il haïssait en
elle la personnification de l’idée monarchique. Combien, tout jeune
homme--elle toute jeune Reine--il avait raillé le culte qu’on lui vouait
dans la noblesse provinciale, comme à une déesse. C’était ses images
enguirlandées de fleurs, ses actes mêmes, ses décrets sur quoi l’on
n’avait pas droit de réflexion, son nom que les vieux gentilshommes se
levaient pour prononcer, leur accent pour dire: «La Reine!»...

Les gardes du corps, sanglés dans leur uniforme de drap blanc à boutons
de cuivre, étaient échelonnés le long de l’escalier. En levant les yeux,
on voyait, derrière un massif de bananiers et de palmiers, la tente
rouge de l’orchestre qui portait les deux lettres brodées de fil d’or:
B. H.--Béatrix de la dynastie des Hansen.--Puis, comme c’était l’heure
la plus brillante du bal, après une pause d’un instant, les musiciens
attaquèrent la grande valse poméranienne dédiée à la Reine: _Béatrix_,
qui était devenue tellement populaire, que c’était comme un second air
national ajouté au véritable. Madame Wartz ne put se retenir de
fredonner entre les dents cet air berceur, à deux temps, que l’harmonie
énervante des violons faisait vibrer dans tout le monumental hôtel. Les
gamins, dans les rues, sifflaient _Béatrix_, les petites filles
poméraniennes en jouaient au piano une édition simplifiée, la musique du
régiment des gardes la donnait à chaque concert, et dans la campagne la
plus lointaine, on la dansait à toutes les noces. Insensiblement, dans
cette musique tout simplement sensuelle, s’était incarnée une idée, et,
dès les premières mesures, s’évoquait dans les esprits une figure
nuageuse de femme portant le diadème.

Un petit homme brun, à lunettes, que l’habit faisait paraître plus
replet, passa devant eux escortant une dame âgée.

--Le ministre de l’Intérieur, prononça tout bas Samuel Wartz.

Dans la galerie où aboutissait l’escalier, on dansait. C’était un
tournoiement de belles chevelures blondes,--toutes les Poméraniennes
étaient blondes et Madeleine disait, en parlant de ses tresses d’un noir
bleu: «J’ai l’air de porter perruque,»--et des étoffes, en mille taches
de couleurs claires, papillonnaient. Il se levait de beaux bras blancs
coquets, qui dessinaient fugitivement au passage de la grâce dans l’air.
Puis c’était des bras osseux aux gestes raides que les danseurs ne
pouvaient assouplir, d’autres qui se dressaient en l’air, ridicules, des
manches noires d’hommes, des gants plissés jusqu’à l’épaule, des gants
retombés qui laissaient voir la chair rouge; et tous ces bras se
heurtaient, s’accrochaient, disparaissaient, tandis que d’autres
revenaient, car il sortait de la salle des mariages un flot continu de
danseurs que poussait et grisait la valse.

--Voici mon confrère Braun avec une dame en vert, disait encore Wartz.

--Où est-il, Braun? demandait distraitement Madeleine.

--Tiens! voilà le fameux Conrad de Hansegel; tu sais, le conseiller de
la Reine. Voilà le président de Nathée.

Et pendant qu’il regardait dans ce flot mouvant, cherchant ses amis, le
sourire de Madeleine allait à un personnage aux cheveux gris qui se
tenait sous le cintre de la seconde baie, s’appuyant des deux mains aux
balustres, épiant les arrivants. Ces deux baies formaient comme un
balcon au-dessus de l’escalier dont elles séparaient le trou béant de la
galerie où l’on dansait. Il y avait là plusieurs hommes graves qui
semblaient rappeler à la foule combien était artificiel le côté fastueux
et léger de ce bal politique; mais, parmi tous ceux-là, Madeleine n’en
avait reconnu qu’un seul.

--Samuel! Samuel! dit-elle vivement, vois donc l’oncle Wilhelm, là-bas.

Mais déjà il venait à eux, grand et mince, fin comme un de ces fleurets
d’escrime qui étaient sa passion de vieux garçon, souverainement
gentilhomme dans la structure de son corps, dans la laideur osseuse mais
si intellectuelle de son visage.

--Mon cher Wartz, dit-il, que vous êtes en retard!

Et il leur serrait la main à tous deux, comme à deux enfants.

--Il va maintenant falloir saluer Sa Majesté, reprit Wartz âprement;
j’aurais préféré me dispenser de ces grimaces. Il est hypocrite d’offrir
ces politesses-là à une femme dont le but de votre vie est de ruiner le
pouvoir.

--Va donc, fit Madeleine; nous sommes invités chez madame de Hansen tout
simplement, et nous allons lui présenter nos devoirs: elle est la
maîtresse de maison.

--La maîtresse de maison ici, c’est la nation, répliqua son mari, qui
avait l’esprit tourné volontiers vers cette littérature républicaine où
les mots claironnent un peu, mais qui exprime si bien la fièvre de la
passion politique.

Le docteur Saltzen reprit:

--Pardon, mon ami, la Reine donne un bal ici; l’architecture et les
pierres du lieu ne sont pas son domaine il est vrai; mais là où la femme
reçoit, elle installe comme un chez-soi moral. Quand j’offre à mes amis
un dîner à l’hôtel, j’agis pareillement. Maintenant, ne me demandez pas
le secret de cette femme qui s’avise aujourd’hui d’inaugurer avec la
nation des coquetteries qu’on ne lui avait jamais connues, sort dans ce
but de chez elle, et va pour la circonstance loger ses pénates dans la
maison commune, qui n’est ni à elle, ni à nous.

--Son palais de la rue aux Juifs était quelque chose de trop frêle, de
trop précieux, dit Wartz, croyez-moi, dans une certaine aristocratie
très fermée, dont elle est comme l’essence personnifiée, on n’estime
guère la classe politique; on y attache une idée de vulgarité, de
brutalité. Béatrix est une grande dame d’Oldsburg, elle n’a pas voulu
recevoir _ce monde-là_ chez elle; elle a craint qu’on ne lui abîmât
quelque chose.

--Non, reprit Saltzen, l’air soudain très pensif, il y a une raison plus
lointaine, plus secrète; c’est là une idée de Hansegel.

--Le duc de Hansegel? Je l’ai vu passer tout à l’heure, ici même; il
dansait comme un effréné; la jeune femme qu’il menait semblait ne plus
toucher terre.

--Il en fait danser d’autres! reprit le vieil homme.

Tous les trois, maintenant, remontaient à grand’peine le courant de la
danse, pour se rendre à la salle des mariages, qui était le lieu
véritable de la réception. Ils marchaient à la file, frôlés par les
plantes vertes qui garnissaient les murs de la galerie, et, sans le
vouloir, ils laissaient bercer leur allure par le rythme de la valse, le
trio de _Béatrix_ qu’on jouait. Comme les journaux l’avaient prédit, ce
bal était une cohue; on voyait passer des épaules rougies par les
meurtrissures reçues au cours de bousculades. La délicate Madeleine
trouvait cela populaire; elle en était choquée; mais, en cet instant,
elle ne songeait guère qu’à la Reine, devant laquelle elle allait
paraître pour la première fois.

--Voyons, Wartz, fit tout bas l’oncle Wilhelm en se retournant,
seriez-vous venu si la réception eût été rue aux Juifs?

--Pourquoi pas? Vous savez comme je suis curieux de tout: je suis venu
pour voir, pour chercher un spectacle.

Ils s’arrêtèrent. Saltzen s’appuya du genou sur la banquette de velours
rouge qui se trouvait là, contre le mur; Madeleine regardait valser.

--Mon cher ami, je vous le dis, si vous êtes ici ce soir, vous le
républicain... le révolutionnaire, c’est que ce bal a été présenté comme
une chose démocratique; vous saviez qu’on y danserait à nu sur les
dalles, qu’on se cognerait aux murs municipaux, qu’il n’y régnerait
nulle étiquette, et que la Délégation s’y trouverait beaucoup moins chez
la Reine que chez le peuple. La preuve en est que vous avez tout à
l’heure exprimé cette impression, nébuleuse en votre esprit. Hansegel
savait cela,--le diable d’homme sait tout--à moins que ce ne soit la
Reine elle-même, car cette créature est peut-être plus capable encore...

--Mais enfin, monsieur Saltzen, interrompit Madeleine, quel genre de
femme est-ce, la Reine? Songez que je vais la voir, que c’est la
première fois, et que je m’affole... Il y a tant de choses, tant d’idées
dans ce mot de Reine!...

--Quel genre de femme? je n’en sais rien, madame, mais je puis vous dire
ceci: moi, qui ai cinquante-deux ans, qui ai vu la vie jusqu’au fond,
qui ai dans le cœur certain secret plus lourd que les hommes de mon âge
n’en portent d’ordinaire, moi qui suis vieux et qui suis républicain,
car j’ai glissé dans ma carrière politique du libéralisme à la Liberté
souveraine, je ne vois jamais cette femme sans émotion. Que voulez-vous,
elle me chavire! Elle a trente-huit ans, elle a des yeux de velours, et
encore ce qu’on ne peut rendre que par le mot de _royal_. Mais tout cela
n’est rien. Je sens que, vieille et laide, avec une robe de mérinos
noir, sans voix ni force pour parler, si elle paraissait à sa tribune de
la Délégation, elle serait encore une puissance indéfinissable; elle a
du sang de vingt-deux rois dans les veines, elle est la Tradition et
l’Histoire nationale. Votre mari et moi, nous représentons chacun
environ sept ou huit mille électeurs, mais elle, elle représente la
Poméranie; elle est la Patrie vivante. Et, tenez, quand je pense que
dans cette salle, derrière cette porte d’étoffe, rien qu’en faisant
quelques pas, nous allons la voir, je ne suis pas absolument de
sang-froid.

--Cher monsieur Saltzen, dit Samuel qui souriait, vous êtes un poète.

--Non, reprit le vieux délégué, je suis Poméranien. Les opinions
politiques sont faites bien moins d’idées que de sentiments; depuis huit
siècles que nous sommes sujets des rois, nous avons au fond de
nous-mêmes une force--ou une faiblesse--monarchiste. Les principes
nouveaux, la conception d’une noblesse sociale plus moderne, font monter
le niveau des idées: on a l’opinion plus haute, si je puis dire; mais,
de temps en temps, il vous revient quelque chose du passé. Vous avez vu
quelquefois des nénufars dans les lacs. Quand viennent les grandes
pluies, que le lac grossit, qu’il déborde et ruisselle alentour, les
nénufars poussent par-dessus tout, et continuent de s’épanouir toujours
à fleur d’eau. C’est comme cela que font en nous les vieux sentiments
politiques de nos pères; eux aussi, sans qu’on le veuille, nous
remontent parfois à fleur d’âme... Venez-vous, Wartz?

C’était le moment où, pendant que l’orchestre se taisait, les couples
s’en allaient au buffet. L’oncle Wilhelm souleva la portière pour que
passât le jeune ménage. La salle était presque vide. La Reine était au
fond, près du maire d’Oldsburg, entourée de dames d’honneur. Ses deux
jeunes neveux, le duc de Landsburg et le prince de Hansen, qui étaient
les chefs de la maison royale, demeuraient à ses côtés, en officiers des
gardes. Il y avait ici une décoration merveilleuse, des tentures mauve
et or, des roses naturelles en guirlandes, des festons de mimosas; il y
régnait aussi une lumière plus tempérée qui dorait doucement la beauté
des visages, car Béatrix détestait la fatigante lueur électrique, et
l’on avait remplacé les lustres ordinaires par des bougies. Mais
Madeleine et Wartz ne virent rien de tout cela, ni leur père Franz Furth
qui causait avec les journalistes, contre cette fenêtre tout près d’eux,
ni de jeunes femmes assises qui leur souriaient, ni le président de la
Délégation qui venait à eux, mais seulement cette femme là-bas qui les
fascinait sans les avoir vus, par son seul titre de Reine.

--Wartz! Wartz! voulez-vous que je vous présente?

C’était le président du Parlement, le baron de Nathée, qui passait pour
l’homme le plus poli de la Poméranie. Grand et blond, il avait la
flexibilité courtoise des gens qui saluent beaucoup; devant les hommes,
devant les femmes, devant ses collègues de la Délégation dont il réglait
les débats, il gardait toujours la même élégance cérémonieuse, et l’on
disait que le jour où l’une aurait remplacé l’autre, il adresserait à la
République les mêmes politesses qu’il faisait maintenant à la Reine.

--Sacré Nathée! pensa tout bas le docteur Saltzen, en rejoignant
d’autres amis, il a l’âme d’un maître de cérémonies.

Là-bas, la Reine s’était avancée en voyant venir à elle cette petite
femme charmante dont la toilette lui plaisait. Madeleine traversait le
salon, si pâle, si impressionnée, que c’était une autre femme, une
créature nouvelle; elle paraissait dix-sept ans avec son regard de
petite fille effarouchée et sa forme menue qui avait perdu l’allure
pimpante des heures de coquetterie.

--Monsieur de Nathée, dit la Reine quand ils s’approchèrent, j’allais
justement vous demander le nom de cette jolie Oldsburgeoise.

Elle disait cela au hasard, sachant flatter la jeune femme, fût-elle
provinciale, en lui attribuant le cachet de la capitale; car les rôles
étaient maintenant un peu renversés, et la pauvre Reine en était réduite
à faire la cour à ses sujets; ce bal en était la preuve.

--Monsieur Wartz, délégué d’Oldsburg, Majesté, fit le baron avec son tic
d’inflexion d’épaules, et madame Wartz.

Sa Majesté ne regardait plus Madeleine; ses yeux doux et puissants de
femme mûre plongeaient dans les yeux, dans l’esprit même du jeune
délégué. Et voulant marquer à quel point elle savait qui était devant
elle:

--Monsieur _Samuel_ Wartz, n’est-ce pas? prononça-t-elle avec un accent
étrange.

Il s’inclina sans répondre; cette femme en satin mauve, magnifique
plutôt que belle, la poitrine à demi nue sous les dentelles, et qui
portait dans les cheveux comme le pli de la grosse et vieille couronne
d’or massif de la dynastie, ne le toucha que comme une idée. Il pensait
au mot de Saltzen: «C’est la Patrie vivante».

Elle continua dans son intention persistante:

--C’est vraiment jour de fête, puisque toutes les opinions se
rencontrent ici dans la paix et la gaieté.

Ainsi, elle le savait l’un des meneurs du mouvement républicain. Il lui
fallait, sans doute, après les séances parlementaires, où elle ne
pouvait être présente qu’à intervalles, dévorer les comptes rendus, se
mettre en tête les trois cents noms de ceux qui étaient pour elle le
pays politique, s’épuiser à concevoir leur personnalité, créer jusqu’à
leur physique; elle devait s’attacher surtout à deviner ceux qui
ruinaient son œuvre, son œuvre acharnée, désespérée, de maîtresse d’État
qui défend son pouvoir, sa couronne et son enfant!

--Il fallait la pensée de Votre Majesté pour imaginer cette chose, dit
Wartz.

Et pendant ces mensonges diplomatiques, une seconde ils se regardèrent
durement, tous deux, la souveraine et le républicain.

--Eh bien! leur demanda Saltzen, quand ils se furent retrouvés dans le
clan des amis de leur parti, que dites-vous, Wartz?

Wartz ne répondit pas; il était absorbé par le sentiment que cette
femme, ou celui qui lui dictait ses actes, avaient voulu l’amener ici,
lui et ses amis, pour leur faire éprouver le prestige royal. Par leurs
moyens détournés, ils y étaient parvenus, et le prestige royal l’avait
atteint vraiment dans ce décor somptueux de lumière, de fleurs, de
diamants et d’étoffes chatoyantes. Il comprit ce qu’avait voulu dire
l’oncle Wilhelm tout à l’heure, en parlant de Hansegel: «Il en fait
danser d’autres».

Mais Madeleine, plus éclatante que jamais maintenant sous tous ces yeux
d’hommes qui la regardaient, s’écria en riant:

--Monsieur Saltzen, vous aviez raison; vous savez si j’ai l’âme
républicaine! eh bien, tout à l’heure, quand j’ai vu sa grande main
forte--forte comme celle d’un homme--et que j’ai pensé à tout ce que
cette main symbolise de puissance, d’autorité héréditaire si lointaine,
j’ai évoqué les reines d’autrefois, les manteaux d’hermine, les sacres,
toute mon histoire poméranienne, la dynastie: Conrad III, Conrad II,
Wenceslas, Othon, Conrad Ier, Wilhelm le Boiteux qui a vaincu l’Europe,
Bertrand qui a fait les Croisades, et jusqu’à leur aïeul à tous,
Charlemagne, qui avait uni toutes les nations sous son sceptre. Alors,
c’était plus fort que moi, j’ai senti les nénufars royalistes me fleurir
dans l’esprit par-dessus tout le reste.

Saltzen avait les yeux sur elle et souriait complaisamment en
l’écoutant.

Et voilà que vint l’air d’une valse que l’orchestre reprenait. Madeleine
redressa la tête, trouvant délicieux d’entendre ainsi cette musique de
loin. Les danseurs revenaient aussi dans ce salon; le président de
Nathée vint inviter la jeune femme; elle savait qu’il valsait mieux que
personne, mais elle le remercia, en le remettant à plus tard.

--Madame Wartz, lui demanda Saltzen, avec l’aisance que lui donnaient
son âge et sa familiale amitié--il l’avait vue naître,--me trouvez-vous
trop vieux pour danser avec vous?

--Vous savez bien que vous êtes un jeune homme, répondit Madeleine, mais
vous êtes trop grand; ma main ne peut jamais atteindre votre épaule.

Et, pareillement, elle congédia deux ou trois rédacteurs du journal de
son père, jusqu’à ce qu’on vît venir à leur groupe l’adolescent en
colonel des gardes qui représentait ici la maison de la Reine, le prince
Erick de Hansen. Madeleine, à peine l’eut-il invitée, lui tendit la main
d’un geste coquet, et tout de suite ils partirent à travers le salon,
ouvrant les premiers cette danse, si légers et si jeunes tous deux qu’on
les remarquait dans ce blanc assorti de leurs deux costumes où
scintillait de l’or.

Ils traversèrent deux ou trois fois cette salle des méandres de leur
valse, puis comme autour d’eux s’amassaient les danseurs, ils glissèrent
jusqu’à la porte et on les vit disparaître dans la galerie, elle, très
amusée de valser avec ce gamin qui était une altesse royale, et qui
portait un uniforme si joli, lui, décidément très amoureux d’elle.

Ce fut une idylle de dix minutes, un petit tableau de rêve qui passait;
mais l’acte politique était lourd. Fallait-il qu’elle eût au cœur
l’angoisse de la ruine, qu’elle sentît vraiment la nation lui échapper,
Sa Majesté Béatrix, duchesse d’Oldsburg et reine de Poméranie, pour
avoir, d’un signe, envoyé son neveu quêter la faveur de cette roturière
ennemie!

Le délégué Saltzen avait suivi des yeux les deux jeunes gens.

--Comme les idées marchent! dit-il.

Wartz s’était détourné, beaucoup moins pour causer avec son ami Braun,
que pour ne voir pas Madeleine, sa Madeleine à lui, griser les autres...
Mais ce n’était pas un mari ridicule, il savait ne pas aimer sa femme
publiquement, et quand il se sentait par trop la mine d’un amoureux, il
se mettait volontiers à parler d’interpellations, d’amendements, de
votes et autres mets parlementaires.

Depuis quelque temps, il s’élaborait précisément à la Délégation quelque
chose de très mystérieux: c’était une loi en gestation. Samuel, le
premier, en avait parlé à ses amis; il comptait la présenter lui-même:
ce serait la loi Wartz. Tous en faisaient les assises d’une République
sagace, consciente d’elle-même. Il s’agissait de recréer pour ainsi dire
la masse du peuple par l’instruction obligatoire. Or, on peut voter dans
un État des lois plus tapageuses que celle-ci, mais il n’en existe pas
qui atteignent la nation davantage.

Braun disait, avec l’accent saccadé de la province de l’Ouest frontière
qu’il représentait:

--Si nous arrondissons les chiffres, en considérant l’ensemble de la
Délégation, si nous ne tenons compte ni des demi-opinions, ni des
nuances fausses qui ne sont ni blanc ni noir, ni des esprits incertains,
également capables, sous l’influence d’un discours, d’aller à droite ou
à gauche, et qui sont, dans tous les pays constitutionnels, l’aléa
parlementaire, je vois un premier cent, républicain, qui dicte la loi.
J’en vois un second, libéral, qui la vote, et le troisième, le groupe
des royalistes irréductibles, qui la repousse. En un mot, la
représentation, nous la tenons.

--Dans un mois ou six semaines, dit Wartz, je serai prêt. J’ai fait
traduire les différents textes de la loi qui existe déjà dans la plupart
des États d’Europe, avec les polémiques de presse qu’elle y a
provoquées.

--Voyons, Wartz, ce n’est pas sérieux! s’écria Braun, comment! vous
pensez, pour votre seul plaisir de créateur, à gaspiller la force que
vous tenez sous votre idée! Déposer la loi dans six semaines!

Wartz le regardait avec ce mélange de colère et de surprise qui donnait
parfois une expression si singulière à ses yeux inégaux.

Son beau-père vint à la rescousse:

--Eh! mon ami, vous ne m’aviez jamais confié ce prurit de législation;
quel homme pressé! Parler dans un mois! Mais le public n’est pas prêt,
si vous l’êtes!

Et de tous côtés,--ils étaient sept ou huit à causer,--délégués et
journalistes lui répétaient à peu près ceci: «Vous n’avez pas compris ce
qu’on peut faire avec votre loi!»

--Je sais ce que j’en veux faire, moi, répondit-il.

Il se sentait traité par ses collaborateurs, tous plus âgés que lui,
comme un enfant de génie dont on exploite le miraculeux instinct en le
dirigeant. Il avait, plus que la passion de la politique, celle de la
République. Cette idée du peuple souverain le possédait de telle manière
que c’était devenu pour lui une religion sans mesure, le fanatisme même.
Il avait, des fanatiques, l’ardeur et la naïveté. Les autres étaient, ou
de vieux hommes d’État comme Saltzen, experts en stratégie politique, ou
des esprits médiocres comme Braun, plus méthodiques que convaincus,
tournés vers ce qu’on pourrait appeler l’intelligence parlementaire, et
qui, étant la majorité, accomplissent les grandes œuvres publiques, ou
bien des journalistes, comme Franz Furth, qui mènent de sang-froid les
masses, sans connaître ce désir effréné de les posséder par la parole et
personnellement. Tous se mirent à développer devant Samuel leur
conception. Il fallait faire de la loi le levier sous la pression duquel
céderait la Constitution; on ne rencontrerait pas deux fois un outil
pareil. Avec le ministère actuel, suffisamment libéral pour l’adopter à
la majorité des voix, le coup d’État n’était pas possible; il fallait
attendre et, au besoin, provoquer la formation d’un cabinet
ultra-royaliste qui la repousserait, et contre lequel on lancerait alors
l’hostilité de la nation qu’on aurait travaillée à point, et qui serait
gagnée déjà à cette idée de la Plèbe instruite. Tous gourmandaient
Wartz. On lui laissait l’initiative et l’exécution de cette œuvre, car
on avait mesuré sa puissance de meneur, mais on y ajoutait les roueries,
les finesses de métier dont on le voyait incapable. C’étaient des hommes
faits pour la révolution prochaine, mais il n’y avait parmi eux qu’un
apôtre.

Madeleine passa devant eux au bras de l’Altesse Royale; puis, avant
qu’elle pût se reposer, elle fut priée si instamment par un jeune
publiciste qui l’avait vue danser à l’autre bout de la galerie et
l’avait suivie jusqu’ici, qu’elle se laissa emmener encore.

--Je vous conduirai au moins au buffet, madame? lui glissa Saltzen entre
deux danses.

Oh! la politique secrète de ce cœur de femme! ce à quoi elle songeait
devant ce succès fou qu’on lui faisait, et tout ce que le mari ne
pouvait deviner dans son sourire! Devant lui, les danses
tourbillonnaient toujours; on voyait le balancement des chevelures, le
cœur dessiné par le décolleté des robes, dans le dos nu des femmes, et
les basques des habits noirs, un peu soulevées par le vent du
tourbillon.

Wartz ne causait plus avec personne. Il se sentait seul dans ce
brouhaha, seul comme le secrétaire du châtelain d’Orbach autrefois, seul
de cette solitude morale qui l’avait fait triste pour toujours.

Sous le péristyle, en bas, une heure après, il croisa Madeleine au bras
de Saltzen; ce grand et maigre corps la faisait paraître plus gracile,
plus souple; elle s’essuyait les lèvres, humides encore du champagne
auquel elle venait de goûter; ses yeux luisaient, et Saltzen écoutait
son babillage de son air énigmatique et spirituel.

--Je vous rends votre bien, Wartz, dit-il en apercevant le jeune homme;
vous me paraissez griller de la faire danser aussi, c’est bien votre
tour.

--Madeleine sait le prix des choses, répondit-il; elle préfère un brin
de causerie avec vous à ces rondes ineptes.

Mais il reprit quand même sa femme, d’un geste si vif, que Saltzen le
remarqua et s’en fut.

--Connais-tu l’escalier du fond, là-bas, dit alors Samuel, l’escalier
qui monte aux salles d’archives, la vraie merveille de l’hôtel de ville?
Non. Eh bien! venons par ici.

Il l’emmena le long du péristyle où se promenaient des couples qui
semblaient désirer la solitude. Au fond, il n’y avait plus personne. Une
lumière de gaz jaunissait les murs; et on y sentait l’odeur des bureaux.
Toute la paperasserie municipale dormait derrière ces petites portes, le
long de la galerie: bureau des décès, bureau des mariages, bureau des
naissances. Puis ici, c’était l’échancrure géante, le vide
qu’éclairaient des fanaux à gaz, et dans lequel s’élevait l’architecture
aérienne de l’escalier monumental. Ses spirales, qui procédaient par
angles droits, se déroulaient dans une pente si douce, qu’on les voyait
se multiplier à profusion jusqu’au faîte ténébreux. Larges et profondes
les marches semblaient sans poids; on eût dit qu’elles s’accrochaient à
l’espace par les fioritures de fer de la rampe, et cette rampe, du bas
en haut, dessinait ainsi comme une grecque brodée en noir sur le blanc
des dalles.

--Montons, dit Madeleine extasiée.

Ils étaient seuls là. Ils montèrent. Elle laissa tomber la traîne de sa
jupe, parce que, même dans la solitude, les femmes éprouvent parfois le
désir d’être plus belles, comme pour des yeux invisibles qui les
regarderaient. En passant devant la première fenêtre qui ouvrait sur les
jardins, ils s’aperçurent qu’il neigeait; les arbres commençaient à
s’esquisser en fins linéaments blancs, et silencieusement d’accord,
Samuel et Madeleine s’arrêtèrent pour voir.

Après quelques minutes, Madeleine se détourna encore une fois pour
s’assurer si d’en haut ni d’en bas il ne venait personne, puis elle prit
au cou son mari.

--Tu es triste, mon Sam!

Elle l’aimait aussi passionnément. Souvent il la trouvait froide, ou
futile ou coquette; c’était parce qu’il ne devinait pas, parce que
personne ne pouvait deviner ce cœur. Elle-même se trompait à ses propres
apparences; elle ignorait sa vertu profonde. Elle portait, ou plutôt
elle cachait ingénument sa force morale. Elle était méditative et se
faisait voir frivole; elle était grave et paraissait légère, et
quelquefois, des journées entières aux côtés de son mari, elle étouffait
ses tendresses sans savoir pourquoi: elle avait peur... elle croyait que
cela valait mieux ainsi.

Ce soir, comme il arrive à des enfants, pour ce doigt de vin qui lui
avait passé dans le sang, elle se sentait la langue toute déliée; mais
c’était surtout ce décor qui la grisait: l’escalier princier, la vue du
jardin sous la neige, tout le théâtral qui exalte. Loin de leur maison,
des choses quotidiennes et matérielles qui marient à la longue les époux
dans les intérêts vulgaires de la vie bien plus que dans l’amour, ils
retrouvaient les suavités, lointaines déjà, de leurs fiançailles.

--Tu m’as fait de la peine, Madeleine, de t’en aller avec tous ces
hommes, quand tu m’avais refusé, à moi.

--Mon Dieu, mon Dieu! répondit-elle, les yeux tout de suite humides, je
t’ai chagriné, toi! moi qui voudrais ne faire mal à personne!

--Avais-tu honte de moi? demanda-t-il âprement.

Il se souvenait souvent de la condition subalterne qui lui avait
autrefois donné ces soubresauts d’orgueil blessé.

--Oh! mon grand homme! peux-tu penser!

Alors, elle fit un grand effort pour parler.

--Tu veux savoir? Tu ne vas pas te fâcher? Eh bien! tu m’aimes, n’est-ce
pas? On le sait, tout le monde le sait: et c’est si simple, on n’y pense
pas, entre mari et femme! Mais si tu m’avais fait danser, tu comprends,
cela se serait vu; ou du moins, je connais des yeux qui l’auraient _vu_,
qui nous auraient suivis, qui auraient cherché jusqu’à la pensée de ta
main à ma taille, et ces yeux-là, ces pauvres yeux amis, il ne faut pas
les attrister par la vue de notre bonheur. Comme tu me regardes, Samuel!
Voyons, tu ne soupçonnes pas la vérité? Tu ne t’es jamais aperçu de
rien? Oh! ces hommes! Tu ne devines pas que c’est le docteur Saltzen qui
a un sentiment pour ta femme?

--Il te l’a dit?

--Oui, cher jaloux, c’est cela; il me l’a dit; il me l’a dit il y a sept
ans, huit ans, et depuis, chaque fois que nous nous rencontrons, il me
le répète. C’étaient des aveux subtils.--Comment t’expliquerai-je cela,
quand à peine si je me l’explique moi-même! Un jour,--je venais d’avoir
treize ans,--j’avais tordu mes cheveux qui faisaient une tresse trop
lourde; le soir, il vint dîner chez notre père; je vis qu’il regardait
le chignon que je m’étais fait; et ses yeux soudain eurent quelque chose
qui me plut beaucoup, si petite fille que je fusse. C’était à table. En
levant la tête, deux ou trois fois je m’aperçus qu’il me regardait
toujours. Je me souviens encore d’une autre circonstance où il me parut
si singulier, mon Dieu! C’était après la mort de ma grand’mère. Lors de
notre malheur, il était en voyage; à son retour, apprenant le chagrin
que nous avions, il accourt à la maison; j’étais tout en noir pour la
première fois de ma vie. Le voilà entrant au salon, embrassant mon père,
puis venant à moi qui pleurais. Il me tend les mains, il me regarde et
ne m’embrasse pas... Je me suis bien longtemps demandé ce qu’avait
signifié, dans ce moment-là, l’expression de ses yeux: deux gouttes
d’eau de mer, vivantes, magnétiques, qui changent soudain, et c’est une
âme inconnue qu’on a devant soi!--Depuis, je me suis expliqué...

Samuel, ses deux mains gantées de blanc serrant la rampe, regardait le
jardin devenir féerique. La jeune femme s’arrêta, perdue une minute dans
les souvenirs du passé. Toute une procession de choses nuageuses passait
devant elle; des robes qu’elle avait eues, des paysages dans lesquels
elle s’était promenée, des dentelles qu’elle avait brodées, mais tout
cela l’éloignait de son sujet; elle se reprit:

--Pauvre oncle Wilhelm! Je lui ai fait un jour le chagrin de me fiancer
à toi. Il n’a pas fait d’esclandre, souviens-t’en; pas même le
traditionnel voyage de l’amoureux déçu. Il est resté bien simplement; il
nous a vus nous aimer; il a été bon et affectueux pour toi; et c’est
seulement quand nous sommes revenus de Hansen, après un mois, que tu
m’as dit: «Comme il grisonne depuis quelque temps, ce pauvre docteur; il
devient tout à fait vieillard.» Te rappelles-tu?

--Je me rappelle, fit Wartz.

--Il savait bien qu’il ne pouvait pas m’épouser, continua Madeleine. Il
se contente, pour son lot, des petits mots d’amitié que je lui dis, et
je t’assure, Sam, que c’est exquis cela pour une femme: sentir cette
affection poétique qui ne s’est jamais traduite que par d’insaisissables
preuves, deviner ce cœur que l’âge a fait si délicat... Un jour aussi,
tu auras cinquante ans, et je ne respirerai plus que le parfum de ton
esprit.

A ce mot, il se tourna vers elle; c’était vraiment un trait de son âme
qu’il avait reconnu là, son âme charmante tournée vers le mystère, vers
de délicieuses choses qu’elle ne savait pas dire ordinairement. Pour ce
mot-là, toute la méchante colère qu’il avait eue un instant contre
Saltzen tomba.

--Tu voudrais donc me voir cinquante ans comme l’oncle Wilhelm, dis?

Elle entr’ouvrait les lèvres pour parler; il lui venait un flot de
vocatifs passionnés pour lui répondre. A la fin, elle se mit à rire,
tout simplement:

--Oh! Samuel, tu dis des choses!...

--Je n’aimerais pas, vois-tu, continua Wartz, que tu jouisses du culte
d’un autre. Cependant, je n’en veux pas à Saltzen; c’est un vieux
sentimental, de ceux qui ne prêtent pas au tragique; et avec cela une
nature très vénérable. Je l’estime plus avec son ironie factice que tous
mes autres amis ensemble. Il ne faudrait pas... Ma petite Madeleine,
songe comme la coquetterie serait cruelle avec lui.

Madeleine soudain le regarda, les prunelles métallisées; sa lèvre se fit
tombante, elle boudait.

--Quand ai-je été coquette? dit-elle.

Et elle tourna le dos, puis se mit à descendre lentement. Coquette, elle
qui venait à l’instant de refuser au vieil ami la danse qu’il lui
demandait! coquette, quand elle mettait tous ses soins, tous ses
artifices délicats à transformer en douce amitié paternelle ce caprice
d’arrière-saison! Mais il en était toujours ainsi: on méconnaîtrait
éternellement son cœur! on se tromperait à sa grâce involontaire!
Elle-même s’assombrit sous l’injure, croyant avoir, peut-être, trop
épanoui sa jeunesse rieuse devant le vieil homme. Son mari se mit à la
suivre; ils s’en retournèrent vers le bal. Elle marchait à côté de lui,
souffrant, souffrant si fort que les battements de son cœur lui
faisaient mal.

--Je t’ai maintenant averti, dit-elle, tu peux m’étudier.

--Cette confession! murmurait Wartz, dans un coin de l’hôtel de ville,
une pareille nuit!

--Quelle heure est-il? reprit la jeune femme, je voudrais m’en aller.

Pour elle, la fête était finie. Elle était retombée lourdement au fond
de son âme profonde, et elle y avait retrouvé le sérieux de sa vie
morale, sa préoccupation du Bien, le souci de l’idéale vie conjugale
qu’elle cherchait, sa conscience.

Comme ils prenaient congé de M. Furth et de tout le groupe de la presse
qui s’était rassemblé pour demander à Samuel l’article d’inauguration de
la campagne à entreprendre, on entendit une voix qui disait:

--Docteur, présentez-moi donc à monsieur le délégué Wartz.

Samuel se retourna brusquement. Saltzen était derrière eux, et à ses
côtés, un homme jeune, d’aspect vulgaire, petit, vêtu sans élégance;
l’expression de la lèvre, celle qui trompe si peu d’ordinaire, était
cachée sous une grosse moustache blonde; au-dessous des tempes rondes,
élargies par la calvitie prématurée, souriaient, d’un sourire peu
plaisant, les yeux gris pleins de pensées obséquieuses, et pleins aussi
de feu et d’intelligence.

Saltzen, pris au dépourvu, réprima une grimace, et, hautain comme il
l’était parfois si élégamment, il dit:

--Wartz, je vous présente monsieur Bertrand Auburger.

--Un de vos admirateurs, monsieur le délégué, interrompit l’inconnu.

Samuel, très absorbé, retiré dans le monde des sentiments au travers
duquel il voyait souvent les êtres qui l’entouraient, ne remarqua pas le
geste d’ennui que n’avait su retenir le mondain Saltzen. Il tendit la
main à l’homme avec un froid: «Très enchanté, monsieur.» Mais celui-ci
insista:

--On ne vous a pas encore entendu à la tribune, ce qui ne saurait
tarder, je pense, monsieur le délégué; mais je vous ai suivi lors des
réunions électorales au Faubourg, et, là, je puis dire que je vous ai
connu; oui, monsieur, connu au sens le plus profond du mot.

Cet individu parlait vraiment d’une manière frappante; on eût dit un
professionnel de la parole: il choisissait ses formes, il accentuait à
souhait, et toute son attitude soulignait l’expression même de ses mots.
Il conquit soudain l’attention de Wartz.

--D’ailleurs, chez monsieur le baron de Nathée, j’avais appris déjà à
vous connaître, poursuivit-il; et la manière dont on y parlait de vous
m’avait fait désirer bien vivement l’honneur de vous être présenté.

--Vous me flattez beaucoup trop, monsieur.

Et quand Samuel Wartz disait cette formule, on sentait son désir
d’arrêter effectivement ce flux louangeur qui l’irritait. Cette nuance
d’impression, l’homme la saisit, subtile comme elle était, et, sous le
même style, il fit dévier le cours de sa pensée.

--Monsieur le délégué, vous ne refusez jamais votre sympathie, n’est-ce
pas, aux personnes que vous avez acquises à vos idées? Les Idées! c’est
par elles qu’on vit, on s’use pour elles, on se crée en elles des
amitiés. Je ne suis, moi, monsieur, qu’un obscur, mais c’est un titre
devant vous, c’est un titre d’être un obscur devant le républicain
Wartz.

Inconsciemment électrisé, Wartz tendit la main une seconde fois.

--Vous me trompez, monsieur, vous ne devez pas être un obscur.

Quand Madeleine vit venir à eux, au vestiaire, le vieil ami Saltzen qui
prit affectueusement Samuel par le bras, elle éprouva quelque chose
d’étrange et de douloureux. Elle se reprochait maintenant d’avoir parlé.
Il y aurait dans l’amitié des deux hommes, désormais, la petite tache
qui dans un fruit tôt ou tard le fait pourrir.

Le docteur disait:

--Cher ami, n’épuisez pas, je vous prie, votre courtoisie près de cette
canaille d’Auburger. Croyez que c’est par surprise s’il m’a arraché
cette présentation. C’est le dernier individu que, de mon chef, je vous
eusse fait connaître.

--Qui est-ce enfin?... demanda Wartz, en quittant le docteur pour aller
enfiler son pardessus.

La fine Madeleine, qui savait entendre vibrer l’âme de son mari jusque
dans le ton de sa voix, connut rien qu’à ce mot: «Qui est-ce?» combien
il était troublé et ravagé intérieurement.

--Un intrigant, répondit Saltzen, un homme qu’on ne voit pas. Pour se
faire inviter ce soir, il aura imaginé les pires bassesses, et
par-dessus le marché, loué son habit dont il n’aura jamais l’idée de
payer la location.

On faisait souvent au démocrate amateur qu’était l’oncle Wilhelm le
reproche d’incorrigible aristocratie. Ce vieil élégant parfumé, raffiné,
qui, en parlant à la tribune, n’y posait que du bout des doigts pour ne
point froisser sa manchette, ne pouvait se retenir, songeait Wartz, de
juger toujours un peu les gens sur leur mise. Du moins, la mauvaise
humeur du jeune mari, qui avait une bien autre source, prit-elle
âprement ce grief.

--Cet intrigant, qui manque d’habit noir, parle pourtant familièrement
de Nathée, lequel est le plus authentique baron du royaume, monsieur
Saltzen.

Saltzen se mit à rire.

--Il a tenu je ne sais quel emploi chez le président qui l’a mis à la
porte au bout de quinze jours. Mais prenez garde, Wartz, il me semble
que cet homme vous a trop plu pour ce qu’il est. Écoutez ceci: Nathée
m’a certifié qu’entre autres professions,--car il en exerce plusieurs,
paraît-il,--ce personnage a celle de lancer à la Bourse les fausses
nouvelles au profit d’honorables spéculateurs.

--Je n’ai confiance en Nathée que comme valseur, dit Wartz.

Et il emmena sa femme.

Ils traversèrent une dernière fois le péristyle. L’orchestre avait
repris la valse _Béatrix_. C’était la pensée de la Reine qui emplissait
de nouveau tout l’édifice. Madeleine songea, avec une sorte de
compassion, à cette Reine que minait le grand souci du trône, et qui
devait quand même rester jusqu’au jour dans cette fête, prisonnière de
toutes ces femmes folles, grisées de plaisir. Mais cette fois, ses
lèvres ne fredonnèrent plus l’air de la valse. Au dehors, la place de
l’Hôtel-de-Ville s’étendait toute blanche, et la statue du roi Conrad
s’y dessinait en noir. On y entendait par intervalles les coups
d’archets plus aigus des violons de l’orchestre, et il y régnait une
demi-lueur, venue des grandes fenêtres illuminées de la façade. Wartz et
sa femme retrouvèrent leur coupé qui les emporta dans une course ouatée
de neige.




II

«CETTE CANAILLE D’AUBURGER»


Deux jours après le bal, Samuel Wartz, à sa table de travail, achevait
un article pour le _Nouvel Oldsburg_, quand il reconnut, dans le coup
frappé à sa porte, la main de la petite servante Hannah. Et lorsqu’il
lui eut dit d’entrer, ses yeux s’éclairèrent de sympathie pour cette
enfant, dont l’étroit corsage noir et le tablier blanc se montraient
timidement contre le chambranle.

--Un monsieur Auburger demande Monsieur. Monsieur peut-il le recevoir?

--Qu’il vienne! dit Samuel, sans hésiter.

A quoi tient l’orientation de certaines destinées! Il avait suffi, pour
que cet individu équivoque vainquît la répugnance de Wartz, que le
docteur le décriât dans une heure délicatement critique. Wartz avait
beau dire, il gardait rancune au vieil ami. Ce n’était ni de la haine,
ni de la jalousie, à peine un regret vague, une simple tristesse,
corollaire de leur rivalité mystérieuse, comme sa fureur eût été celui
de l’offense réelle. Mais c’était quand même une barrière entre eux.
Saltzen n’était plus déjà l’arbitre qu’on écoute aveuglément.

«Si cet homme est besogneux et qu’il me demande de l’aider, songeait-il,
je l’aiderai. Le vrai citoyen républicain doit agir de la sorte, sans
trop juger.»

Pour lui, la République était une religion dont il adorait la morale
maternelle, et que Saltzen ne suivait pas assez strictement à son gré.

Au même instant, Auburger entrait: il s’avançait obséquieux, d’une main
tenant son chapeau un peu en arrière, de l’autre lissant sa moustache...
Wartz devina que cette moustache devait être pour l’homme son trait le
plus précieux, tout son physique. Un rayon de soleil modelait son front,
son crâne nu et rond de blond faisait cligner ses yeux.

--Monsieur le délégué, pouvez-vous m’accorder une heure?

L’étrangeté du personnage était dans ce mélange d’humilité et
d’autorité. Il y avait de la servilité dans son attitude, et il venait
s’installer pour causer une heure avec un homme dont les instants
étaient quelque chose de sacré. De même, l’autre soir, il avait mitigé
de compliments de valet une sorte de camaraderie philosophique. On le
sentait posséder également les deux forces qui conquièrent les hommes,
la flatterie et l’ascendant moral, et il s’en servait simultanément avec
une mesure incomparable.

--Asseyez-vous, monsieur, dit Wartz.

Quand on est enfant, la curiosité vous mène parfois en des excursions
périlleuses où l’on ne se lance qu’en tremblant, sachant le danger, et
le bravant pour la passion de voir. Samuel Wartz, à cette minute,
agissait en enfant curieux. Trop intelligent pour ne point pressentir la
force de cet être qu’il eût été prudent de mettre sur-le-champ hors de
chez lui, il ne résista pas à ce désir d’excursion morale chez un
spécimen humain si intéressant.

Auburger commença:

--Ainsi que je vous le disais l’autre jour, monsieur le délégué, j’ai
réellement commencé à vous connaître durant la campagne qui a précédé
votre élection. Je me suis attaché à votre caractère et j’ai conçu le
dessein de me dévouer à votre œuvre. Nous manquons d’orateurs à la
Délégation. Il y a bien monsieur Saltzen qui possède si parfaitement sa
langue, car il possède sa langue comme personne; mais justement, cette
correction, cette impeccabilité... enfin, vous me comprenez, monsieur le
délégué, ce n’est pas le tribun au sens vrai du mot. Vous me pardonnez
ma franchise? le tribun, c’est vous. Ah! je vous ai vu, un soir que vous
parliez aux tisseurs, dans la salle de l’ancien théâtre, au faubourg.
Laissez-moi vous rappeler ce souvenir. Vous avez eu la plus tragique, la
plus superbe des incorrections. Je vous vois encore debout à la petite
table devant la scène, bien en lumière. J’étais dans un coin de la
salle; on y faisait un bruit assourdissant; vous vous souvenez? Le petit
archiduc avait alors le croup, les journaux racontaient les veilles de
nuit que faisait la Reine près de son enfant, ses crises de désespoir,
tout le tralala sentimental, enfin. Cela avait créé un très fort
mouvement dans l’opinion; on en était venu à ne vous permettre plus
d’énoncer jusqu’au bout vos idées républicaines. Que voulez-vous! il y
aura toujours cela, l’emballement pour la femme! Et je vous voyais
remuer les lèvres, sans voix dans le vacarme. Vous étiez devenu très
pâle, monsieur le délégué, et l’on sentait sourdre en vous la colère.
Tout à coup, d’un cri d’orateur, vous avez dominé le bruit. De vos bras
croisés, l’un a quitté l’autre, lentement,--ah! ce geste du bras en
avant, ce geste magnétiseur qui cueille les esprits!--«Vous avez beau
hurler et m’assourdir, disiez-vous, j’entends toujours vos cœurs aimer
sourdement la république!» On s’est tu. Vous aviez été prodigieux. Eh
bien, votre talent est tout dans ce mot-là: «J’entends vos cœurs
aimer...» On n’entend pas des cœurs aimer, n’est-ce pas, monsieur le
délégué? Entendre des cœurs! qu’est-ce que cela signifie? Voilà ce que
monsieur Saltzen n’aurait jamais dit--et vous avez été magnifique. On
vous aurait élu rien que pour ce mot-là, et on aurait eu raison, car il
montre votre tempérament; et le bouleversement qui s’apprête, vous le
tenez dans votre main.

Samuel n’avait jamais entendu de quémandeur parler de la sorte. Ce
verbiage le stupéfiait. Il se tut, n’ayant pas encore trouvé sur quel
ton il convenait de répondre à cet homme.

--J’ai eu l’idée de me vouer à vous, de me mettre tout à votre service.
Je vous ai observé, je me suis informé, j’ai su que vous n’aviez
personne.

--Personne? demanda Wartz.

--Quelqu’un de confiance, expliqua-t-il. Monsieur Braun a _quelqu’un_.
Monsieur de Nathée a _quelqu’un_--ayant été secrétaire chez lui, je vous
le donne sous le sceau du secret;--le duc de Hansegel a _quelqu’un_, il
en a même _plusieurs_.

Il se mit à rire d’un air très camarade en regardant Wartz.

--Mais oui, tous ces gens-là ont _quelqu’un_. Strasberg, le délégué
royaliste, Schwartz, Wallein, et ceux de la province donc! Que
voulez-vous, un délégué ne peut pas tout faire, et pourtant, vous
détenez une puissance telle, le moindre de vos actes peut avoir une
portée si profonde, si lointaine, qu’il vous faut tout savoir, vivre, si
je puis dire, un doigt posé sur les frémissements de la nation, comme le
médecin qui palpe l’artère du malade... Je serai, moi, ce doigt perdu
dans la foule, qui la scrute invisiblement, et je vous transmettrai jour
par jour ses fluctuations, ses émotions diverses. L’agent du délégué a
aussi un autre rôle, un rôle actif et inverse du premier; il insinue
dans le peuple l’action du Maître,--il employait ce mot «Maître» pour la
première fois, avec l’opportunité et l’habileté d’un être qui s’entend à
prendre les autres--du Maître qui ne saurait travailler la masse de ses
propres mains, qui ne possède que le noble, mais trop délicat instrument
de la parole.

Wartz ne pouvait s’empêcher d’admirer l’art avec lequel était présentée
cette fonction méprisée, mais il se ressaisit assez pour dire:

--Ce ministère secret, avec ce qu’il comporte de clandestin et
d’inavoué, me déplaît, monsieur; je vous remercie, je ferai de mon œuvre
ce que j’en pourrai faire, mais seul.

En disant cela, il s’était levé pour congédier l’homme; mais ce fut
alors que celui-ci lui apparut sous sa figure véritable, car il restait
immobile, souriant, souriant comme ceux qui connaissent leur force et
qui dominent les autres, même d’en bas.

--Monsieur le délégué, je ne vous suis pas utile, je vous suis
nécessaire. Vous reviendrez sur ce mot-là.

Wartz se tut. Il n’osait plus mettre à la porte cette intelligence.

--Vous désirez me voir partir, monsieur le délégué; mais je ne suis pas,
je ne puis pas être un homme qu’un geste froisse; tout ce que je puis
faire, c’est de comprendre. Apprenez d’aventure, par ceci, quels
services au besoin je peux vous rendre.

--Je comprends, dit Wartz, vous êtes de ceux qui les rendent tous.

Il avait beau se montrer hautain, l’autre l’intimidait; et il ne pouvait
dire toute sa colère.

--Permettez-moi de vous parler simplement, reprit Auburger. Je ne joue
pas la comédie devant vous, monsieur le délégué; vous ne souffririez pas
que je me donne à vous pour un homme d’honneur; le métier pour lequel je
me propose ne le comporterait pas; tout le monde n’a pas le moyen de
rester homme d’honneur. Je me suis marié à vingt ans, et j’ai sept
enfants qui se nourrissent chaque jour d’autre chose que de l’honneur de
leur père. Si nous avions dû conclure un engagement, je vous aurais même
confié qu’à Hansen, j’ai subi, il y a cinq ans, une condamnation pour
abus de confiance--cela, pour vous autoriser à ôter devant moi la clef
de votre coffre-fort. Les scrupules et les délicatesses sont un luxe
comme un autre; combien de gens doivent se contenter de les apprécier
chez leurs voisins! Je vous sais bon; si je vous racontais certaines
histoires de ma vie, les larmes vous viendraient peut-être aux yeux.
Vous êtes législateur, avant peu vous serez célèbre par votre loi...

--Ma loi?

Auburger souriait toujours, implacablement.

--Vous savez bien que je n’ignore rien, monsieur le délégué. Eh bien! si
vous êtes législateur, vous n’êtes pas le code. Vous n’avez pas la
rigueur d’un principe; de ce que j’ai une fois volé--et dans quelles
circonstances, mon Dieu!--vous n’allez pas, avec une intransigeance
enfantine, me tenir pour un monstre. Non, je ne suis pas un monstre, ce
que je peux être seulement... et voilà!

Wartz s’applaudissait de s’être modéré tout à l’heure; il savait gré à
ce pauvre être d’exprimer et de développer l’évolution vers la pitié
qu’il sentait précisément naître en lui-même. Il ouvrit son
portefeuille.

--Je n’ai le droit de juger personne, dit-il; mais on a toujours celui
d’aider tout le monde; prenez ceci, et que ce soit fini entre nous.

Cet Auburger, sur qui l’argent devait exercer une telle attirance, était
bien puissant sur lui-même, car il tira de sa poche deux ou trois pièces
d’or qu’il montra.

--Pas aujourd’hui, monsieur le délégué; je n’en ai pas besoin. Peu de
personnes m’ont parlé comme vous; je vous remercie. Mes ressources
peuvent encore durer quelques semaines. Après, je serai sans rien. C’est
pourquoi j’étais venu vous trouver; vous m’auriez appointé au chiffre
que vous auriez voulu. On m’a bien proposé de me présenter chez
Hansegel; il aurait de l’ouvrage pour moi. Le duc possède une police
près de laquelle la police nationale n’est qu’un jeu. Je crois que je
lui servirais beaucoup, sans me flatter. Vous savez ce que je suis,
monsieur le délégué, un homme de peu, certes! et je ne vais pas poser
devant vous pour l’individu désintéressé. Si le duc, qui est le
pseudo-roi de Poméranie, m’offrait le moyen d’élever ma famille comme je
le veux, je me louerais à lui sans trop hésiter; mais, outre que nous
touchons à la fin de la dynastie, et que Hansegel n’en a pas pour
longtemps, j’aurais fait avec plus de goût le service de la République.
Je vous demande pardon... je suis un triste adepte, et la conquête de
mon opinion ne doit guère vous flatter, mais cela me fait plaisir de
pouvoir être franc avec quelqu’un, par hasard. Aujourd’hui, je me suis
montré à vous, tel que personne ne m’a jamais vu. Je sens pourtant le
dégoût que je vous inspire.

Il souriait toujours. Wartz dit:

--Pas de dégoût; seulement nous ne pouvons pas, nous ne pourrons jamais
nous entendre, et tous ces discours sont inutiles: ma décision est
prise.

Il parlait ainsi, parce qu’il était passionnément attaché à la pureté de
l’idée républicaine, et qu’il ne pouvait rien souffrir qui entachât son
œuvre; mais, au fond, il se sentait une indulgence extrême
d’intellectuel pour celui dont tout le monde disait: «Cette canaille
d’Auburger». L’autre n’était pas homme à laisser passer cette faiblesse
sans en tirer profit; il ne parlait pas encore, il se taisait, et ses
yeux, furtivement, faisaient un rapide et minutieux inventaire de ce
cabinet de travail: le grand bureau à quatre pieds tordus dont il ne
voyait que le dos, la bibliothèque vitrée, à grands pans de noyer uni,
la table du fond, au-dessus de laquelle était installé le téléphone, les
chaises tout en cuir bourré; pas un objet de luxe, pas un bibelot. Et
cette simplicité était touchante, voulue par ce jeune riche qui en
faisait l’expression de sa foi philosophique.

--Monsieur le délégué, un jour viendra où il vous faudra vous rendre à
ce que je vous propose, si vous désirez la communion absolue avec la
nation dont vous dirigez la pensée, si vous voulez aussi vous défendre
contre vos adversaires. Vous oubliez que vous êtes en pleine lutte.
Ainsi je vais vous dire une chose qui vaudrait fort cher si vous me
l’achetiez... Je ne veux pas me donner des airs de désintéressement,
j’agis en cela comme le commerçant qui allèche la clientèle par un
spécimen.

Il souriait toujours, prenant à pleines mains sa moustache qu’il
rectifiait à droite et à gauche.

--Votre loi...

--Ma loi, toujours, dit Wartz qui tressaillait chaque fois à ce mot.

C’était la chose de ses rêves, qui lui était chère comme un amour
secret, la chose qu’il voulait garder mystérieuse, à laquelle les
étrangers ne pouvaient toucher sans indélicatesse.

--L’instruction obligatoire; eh bien! quelqu’un vous a volé votre
conception, quelqu’un du parti libéral; voulez-vous que je le nomme?...
Wallein... Lui aussi a préparé son projet; la chose va éclater d’ici
quelques semaines. Ce sera un coup de théâtre. Vous le savez comme moi,
monsieur le délégué, si la monarchie pouvait être sauvée, à l’heure où
nous sommes, elle le serait par le parti libéral. Ces gens-là en ont
pour tout le monde; ils savent défendre la Reine tout en se rendant fort
acceptables à la majorité des républicains. Voyez-vous leur triomphe,
s’ils vous devancent en créant cette loi qui est l’essence même de
l’esprit démocratique. Vous ne me croyez pas, monsieur Wartz? Vous
imaginez que je vous fais là un conte? Écoutez... Le président de Nathée
en sait là-dessus plus long que nous. Il est actuellement onze heures;
monsieur de Nathée prend son déjeuner. Téléphonez chez lui, à
brûle-pourpoint, demandez-lui si le délégué Wallein ne l’aurait pas
pressenti au sujet de sa loi. Parlez comme un homme sûr de son fait, et
vous me direz ensuite si je suis mal informé. Allons, monsieur le
délégué, je vous en prie.

Wartz était atterré. Il ne pouvait douter de la catastrophe ainsi
annoncée par Auburger. Il revoyait Wallein, comme à chaque séance de la
Délégation, toujours agité au-dessus de son bureau, interrompant tout le
monde. «Monsieur Wallein, suppliait à chaque instant l’aimable Nathée,
laissez parler, je vous en prie.» C’était la phrase la plus accoutumée
des séances. Un homme sympathique, à coup sûr, mais lui prendre sa
loi!...

--Allons, monsieur le délégué, faisait Auburger qui le poussait
doucement vers l’appareil téléphonique,--assurez-vous, assurez-vous.

Wartz eut un haut-le-corps, et se dégagea.

--Eh! pour qui me prenez-vous? Tendre un tel piège? J’irai voir Nathée.

Il tremblait de colère et d’émotion contenue. Mais Auburger, avec une
familiarité tranquille, lui posant une main sur l’épaule et lui
présentant de l’autre le récepteur de l’appareil:

--Il ne s’agit point présentement de procédés délicats. Comment! tous
ces gens s’entendent pour ruiner votre œuvre, et vous parlez de visite
de politesse! Si j’avais une parole d’honneur, je vous la donnerais: ce
que j’avance est vrai; et je veux pourtant que vous sachiez que je ne
vous trompe pas. Un piège à Nathée! Ah! grands dieux! la belle affaire!
Cet homme n’a pas fait tant de façons quand il s’est agi de vous laisser
rouler par Wallein! Appelez le président, monsieur le délégué.

Sa loi!... On dirait désormais la loi Wallein! Samuel se sentit tout à
coup si déprimé qu’il trouva bon de s’abandonner à ce repris de justice
dont il sentait la puissance occulte. Il appela Nathée.

Alors, dans le bureau silencieux, s’engagea le dialogue avec _celui qui
n’était pas là_. On n’entendait pas un souffle: là-haut, seulement, ce
petit oiseau de Madeleine qui chantait, la voix assourdie dans les soies
de sa chambre. La tiédeur d’un soleil de janvier chauffait la mousseline
des rideaux. Auburger, sans un mouvement, regardait l’appareil. Cet
homme était capable d’une seule passion vraie, celle qui le brûlait
invisiblement à cette minute, devant cette boîte minuscule, ce joujou
qui parlait, et qui en parlant faisait sa destinée. Que le baron de
Nathée eût la souplesse de se dérober aux questions de Wartz, qu’il niât
les intentions du délégué Wallein, et l’autorité brutale qu’Auburger se
sentait déjà prendre sur le jeune politique s’évanouissait.

Wartz demandait:

--Monsieur le président, quel jour monsieur le délégué Wallein doit-il
déposer son projet de loi?

Et la petite chose merveilleuse, à l’oreille du jeune homme, répondait
des mots qu’Auburger n’entendait pas.

Wartz reprenait:

--Je réclame seulement ceci de votre amitié: connaître le jour exact.

Et tout le trouble, le désarroi du malheureux Nathée, ce bel homme sans
conscience bien ferme, qui ne demandait qu’à entretenir des amitiés
partout, et qui devait présentement perdre la tête, vibrait dans cette
petite machine parlante au creux de la main de Wartz.

Puis vinrent des phrases sans clarté pour Auburger,--ces phrases du
téléphone, qui éclatent seules, veuves de leurs réponses, qui ont
quelque chose de fou dans leur intonation sans écho: «Oui, monsieur le
président... Absolument!... Croyez bien que je n’en puis douter... A
votre cabinet, dès la séance de tantôt.»

Wartz replaça le récepteur et se tourna vers Auburger. Celui-ci
continuait de sourire, à tout hasard. Les gens de son espèce peuvent
avoir aussi des battements de cœur, mais ce sont là des accidents dont
personne ne s’aperçoit.

--Monsieur Auburger, vous m’avez rendu un grand service.

Et, rien qu’à la façon dont Samuel dit ce mot, M. Bertrand Auburger,
devenu soudain un personnage nouveau, comprit qu’il avait là un homme à
lui, et qu’il pouvait maintenant s’en aller. Par dilettantisme,
peut-être, il s’accorda le plaisir de mesurer la possession acquise.

--Ne parlons pas de cela! monsieur le délégué. Dites-moi seulement ceci:
désormais, quand j’aurai appris quelque nouvelle, devrai-je en apporter
la primeur chez Hansegel ou chez vous? Comment! vous hésitez encore?
Toujours des scrupules de loyauté! Mais, je ne suis, moi, qu’un
instrument, je suis le téléphone de la foule, je transmets au maître qui
me loue...

--Cela suffit, monsieur, dit Samuel, vous reviendrez demain soir me
renseigner sur ce qui se dit en ville, car on y parlera sans doute
beaucoup. Combien vous dois-je?

Il était écrit que, jusqu’au bout du colloque, ce génial cabotin
trouverait à chaque opportunité le mot de la situation. Il sut, à ce
moment, faire la plus belle sortie du monde:

--Non, monsieur le délégué, pas d’argent; je n’étais pas dans l’exercice
de mon métier; demain, oui, je serai votre policier que vous paierez;
aujourd’hui, je suis votre obscur admirateur; je vous ai rendu service,
je suis tout récompensé. Excusez-moi, j’ai si peu l’occasion d’être
désintéressé!

A cette superbe phrase, il perdit environ le quart des appointements
secrets qu’il touchait chaque mois au service du duc de Hansegel, mais
il y gagna de laisser Wartz sous une impression trouble à son sujet: une
impression mitigée de défiance, d’admiration et de pitié.

Quand la porte du cabinet se fut refermée sur l’agent politique, qu’on
entendit son pas se perdre sur la neige craquelante du jardin, et qu’il
eut franchi la grille ouverte sur la grande rue du faubourg, Samuel vint
retomber à son bureau, le front dans la main, absorbé et comme anéanti.
Et, tout à coup, à son teint bilieux, le sang se mit à monter si vif,
qu’il rougit: il rougit aux pommettes, au front, comme les femmes. Il
avait honte. C’était la première fois que, dans sa vie, se mêlait à
l’honorabilité extérieure quelque chose d’inavoué, ce qu’avec un sens de
mépris on appelle «les dessous» des existences publiques. Jusqu’alors,
il n’avait jamais manqué de se conformer dans le secret de sa conscience
à l’idéal d’irréprochable dignité dont il faisait profession. Mais
c’était fini de ce matin-là, les jours de rêve où il avait servi son
idée dans un culte si pur, si délicieux. La période de l’action
commençait; la fatalité le prenait et l’armait de fougue, d’énergie, et
surtout, triste mystère! du désir féroce des luttes. On n’a jamais vu
qu’un soldat fût un moraliste. Le mouvement national politique qui avait
pétri son âme lui créait, à l’heure voulue, la sereine et monstrueuse
implacabilité du conquérant. Désormais, quand une à une se dresseraient,
en obstacles devant son œuvre, les sensibilités de sa conscience, il
sabrerait tout, fatalement.

Madeleine entra, fraîche coiffée, en tunique du matin, des dentelles au
col et aux bras, l’ossature frêle du visage toute mangée par ses longs
yeux tendres, comme on en peint aux femmes de théâtre.

--Quoi de nouveau, Sam?

Elle avait reconnu Auburger au passage, tout à l’heure.

--Rien de nouveau, fit le mari sans hésiter devant le mensonge.

Elle s’en fut attiser le feu:

--J’ai grondé Hannah ce matin; j’en ai du remords; vraiment cette petite
fille nous sert bien, mais--est-ce que j’ai mauvais cœur, Samuel?--cela
m’irrite de voir sa tristesse et ses larmes continuelles. Qu’a-t-elle,
en somme? Pourquoi pleurer toujours?

D’un coup de la pincette, elle fit deux éclats de la bûche et tout
flamba.

--Elle mène chez nous la vie la plus heureuse qui soit. Ce qu’elle fait
ici m’amuserait extrêmement. A dix-sept ans, ce n’est pas naturel d’être
si peu gaie. Je n’aime pas les pleurnicheurs; leur silence a toujours
l’air de vous reprocher votre rire. Tu me trouves méchante, dis? Je sais
bien que la pauvre petite avait rêvé autre chose; mais crois-tu qu’elle
eût été plus heureuse d’enseigner l’alphabet aux petits enfants, dans
une école perdue, au pays des mines?

C’était de là que venait Hannah, du pays des mines où l’on avait cultivé
son intelligence pour en faire une future maîtresse d’école, jusqu’au
jour où sa santé délicate ayant brisé les beaux projets, elle avait dû
rentrer par violence dans la condition subalterne de sa naissance. C’est
ainsi qu’elle faisait chez les Wartz office de femme de chambre,
l’esprit plein d’une foule de choses dont on était à cent lieues de la
croire occupée.

A la minute même, elle ouvrit la porte, cachant dans la pénombre du
vestibule ses yeux rougis, sous prétexte de laisser passer le docteur.

--Monsieur Saltzen! cria Madeleine.

Le vieil ami arrivait en effet, ignorant et confiant, son pardessus ôté,
pimpant comme un jeune homme dans son veston court, et si content du
tour qu’il jouait au petit ménage!

--Si vous saviez! mon cuisinier a brûlé le rôti; j’abhorre cela; je
viens donc m’inviter à déjeuner chez vous. Êtes-vous bien fâchés?

--Votre cuisinier a du génie, dit étourdiment Madeleine, il sait brûler
les rôtis à point.

--Merci, monsieur Saltzen, fit Samuel fort sincèrement.

Il se sentait très aimé, presque comme un fils, par ce vieux garçon
sentimental, et là, dans l’instant même, comme le docteur entrait et le
regardait, il avait eu l’impression très vive de cette affection qui le
tourmentait d’un rien de remords. Et pourtant il ne pouvait se retenir
de l’observer, d’espionner jusque dans son cœur. Il le vit aller prendre
sa place au feu, près de la jeune femme, tendre ses bottines à la
chaleur, la tête au dossier du fauteuil, les mains croisées, silencieux
un moment comme un homme qu’inonde un bien-être soudain. Puis Madeleine
causa du bal, et le docteur, léger et rieur comme toujours, esquissait
de ses mots d’esprit les silhouettes entrevues: le ministre de
l’Intérieur au physique grotesque, une foule de délégués de la province,
et Nathée qu’il ne nommait pas, mais qu’il figurait en simulant de sa
longue main maigre un bonhomme, comme on en fait aux enfants, un
bonhomme agité de courbettes et de saluts automatiques. Et les paupières
de Saltzen, tout son visage, se ridaient de spirituelle ironie.

Autrefois, Samuel eût renvoyé Madeleine pour se décharger dans l’âme de
son vieux collègue de tout ce qui l’oppressait depuis une heure, mais il
n’était plus tout à fait le même être qu’autrefois. Ce qui le rendait si
froid et si fermé devant l’une des personnes qu’il estimait le plus au
monde, ce n’était pas seulement la rancune née de leur rivalité
sentimentale. Il était devenu inconsciemment défiant, et une force
intérieure nouvelle le rendait libre de dédaigner les collaborations
étrangères. Il méditait quelque chose de très hardi à quoi il
n’associerait aucun de ses amis.

Madeleine demanda tout à coup:

--Avez-vous vu Hannah?

Cette jeune domestique était, pour son âme de maîtresse de maison, un
sujet de scrupules continuels. Elle se reprochait de n’apprécier pas
assez son service, sa vertu même, de s’agacer à sa vue sans compatir au
chagrin délicat qui la minait. Cette animosité de deux jeunes femmes, si
dissemblables de naissance et de nature, rivées l’une à l’autre par la
commune vie d’intérieur, est quelque chose de très fréquent. Mais
Samuel, avec sa belle poétique républicaine et ses idées générales,
n’entendait rien à ces subtilités, tandis que l’oncle Wilhelm était fait
pour écouter ces menues histoires de femmes; il y prenait plaisir, il
eût éprouvé, au besoin, ces minuscules passions féminines. Madeleine,
pour ces problèmes de conscience, aimait cent fois mieux se confier à
lui qu’à son mari.

--J’ai été un peu vive avec elle, ce matin, monsieur Saltzen, je l’ai
fait pleurer.

--Comment donc vous y êtes-vous prise, madame?

Madeleine regardait Wartz comme pour dire: «Vois si je suis peu
coquette! je vais dévoiler toute ma méchanceté.» Puis dévorée de ce
besoin de confession, elle raconta tout.

--Voilà; elle m’aidait à m’habiller, muette comme toujours; et chaque
fois qu’elle s’écartait de moi, c’étaient les mêmes soupirs de
tristesse. Si vous saviez, docteur, comme c’est irritant! J’aimerais
mieux l’impertinence d’une servante que ces gestes las, ces silences
navrés, qui me disent très carrément: «Madame me martyrise, madame me
fait mourir de chagrin!» Est-ce ma faute, à moi, dites, docteur, si
cette petite a manqué sa vie? Je l’entoure de soins et d’égards, rien
n’y fait, au contraire. Tout à coup, je n’ai pu me retenir, je me suis
écriée: «Hannah, taisez-vous; si vous voulez pleurer, allez dans votre
chambre, et laissez-moi m’habiller seule.» Alors, elle a éclaté en
sanglots. «On ne soupçonne pas ce que je souffre, m’a-t-elle dit; mon
esprit, mon pauvre esprit! le sentir oublier tout comme cela! Je ne sais
plus une date de mon Histoire, et, quand monsieur parle d’une ville, à
table, je ne saurais plus dire sur quel cours d’eau elle se trouve.»
C’était bien mal, docteur, mais la voir effondrée sur un tabouret, les
poings sur les yeux, toute convulsée, pour avoir senti la chronologie
s’évanouir dans son esprit, c’était trop; j’ai souri...

Saltzen redevint grave.

--Votre Hannah est une enfant, mais vous en êtes une autre. Moi, je ne
ris pas; l’histoire que vous me contez là est trop navrante; c’est un
petit drame qui s’est passé ce matin dans votre chambre, madame, et
d’autant plus triste que le décor en était plus joyeux, plus joli. Cette
petite plébéienne a raison; vous ne soupçonniez pas, là-haut, dans votre
sanctuaire de jeune femme épanouie selon tous ses désirs intellectuels,
le brisement de ce pauvre cerveau. Vous raillez les dates, la
nomenclature, et tout ce côté littéral et inerte, qui est la charpente
de l’enseignement, parce que, créature plus complète, vous avez pris
dans l’étude justement le contraire: l’esprit et cet affinement secret
qui en est la mystérieuse résultante. Mais l’enfant du peuple n’a vu que
le prestige de ces noms ignorés par ceux de sa classe; elle a mis son
ambition de supériorité dans la possession de la lettre: elle a, des
années durant, forcé au labeur sa seule mémoire. Maintenant que sa vie
désorientée est retombée dans le travail manuel, et que la mémoire
s’assombrit, rien ne reste, qu’un vide moral. Ah! Wartz, quand je vous
vois élaborer la loi nouvelle qui peuplera la Poméranie d’une foule de
petites Hannahs douloureuses, je me demande si nous agissons vraiment en
amis de ces pauvres gens dont nous allons révolutionner l’état mental!
Leur enfance sera enrégimentée par l’école, leur enfance seulement, vous
entendez, l’âge où l’on creuse les âmes, mais où on ne les remplit pas!
Ils auront appris dans ces leçons incomplètes les inquiètes curiosités,
les vues plus profondes, des sensibilités inconnues, des facultés de
souffrance nouvelles, mais point la philosophie ou la force sereine. Je
pense aux artisans illettrés, si paisibles, si dégagés de tout ce qu’ils
ignorent. Je crains que vous ne nous fassiez une plèbe triste.

Wartz allait protester, mais la porte s’ouvrit. Hannah parut:

--Madame est servie.

Dans la salle à manger, on ne pouvait plus causer librement; la jeune
servante y était retenue par son service. C’était une figure fine et
charmante, qu’ennoblissait encore, aux yeux des deux hommes, cette sorte
de rôle symbolique qu’elle incarnait. Avec son chagrin, elle était pour
Saltzen le type de l’artisane de demain, lucide et mélancolique, ayant
payé de sa gaieté perdue le triomphe de la démocratie. Samuel voyait en
elle l’idéal de la fille du peuple dignifiée; il jouissait déjà de sa
grâce délicate, comme s’il avait eu dès maintenant devant lui ces
imaginaires plébéiennes futures, dont il serait l’artiste et le
créateur.

Dans sa robe noire, serrée au dos, qui faisait saillir les omoplates,
Hannah tournait autour de la table, d’un pas glissé et assourdi par des
pantoufles de laine. Tous trois la suivaient de regards furtifs; ils
surveillaient leur conversation, leurs mots, se rappelant soudain à quel
point elle les comprenait. Samuel restait d’ailleurs taciturne; il
semblait penser beaucoup. Parfois, en levant les yeux, il surprenait le
regard pâle de la petite servante posé sur lui.




III

LA LOI WARTZ


Cinq heures sonnaient le même soir, quand Wartz sortit. Il n’avait pas
suivi le docteur à la séance de l’après-midi à la Délégation.

--J’ai à faire, avait-il dit; et cependant il était resté trois heures
dans son cabinet sans toucher une plume ni un livre.

Mais comme si un travail secret l’avait bouleversé, il avait la mine
défaite, et dans son visage bilieux, ses yeux bleus, plus clairs,
possédaient un magnétisme indéfinissable.

Une des plus fortes gelées de cet hiver-là commençait; au dehors, on
voyait l’eau courante des ruisseaux se figer lentement. Wartz s’enfouit
le visage dans la fourrure du pardessus; le bord du chapeau cachait
presque son regard, mais des passants se retournaient machinalement vers
lui quant ils l’avaient croisé, comme si une lumière avait frappé leur
rétine.

Il remonta la grande rue du faubourg jusqu’au quai, et comme il
débouchait là, devant le fleuve, une Oldsburg grise, teintée par le
soleil couchant, s’éploya devant lui, offrant aux brumes du soir les
découpures fines de ses silhouettes: le clocher pointu de
Sainte-Gelburge, les tours gothiques de Saint-Wenceslas, la flèche en
fonte noire de la cathédrale, si longue, que là-haut elle n’était plus
guère qu’une ligne effilée dans le ciel décoloré du soir.

Vis-à-vis, c’était, au premier plan, sur le quai, comme un rideau tendu,
la façade des maisons, suivant dans sa courbe la boucle que le fleuve
dessinait; puis derrière, s’élevait en moutonnant jusqu’à l’amphithéâtre
des collines, au fond, la mer des toits. Çà et là, des rues en pente
douce trouaient la ville; il y coulait, avec le fracas des voitures, le
grouillement des piétons, le flot de la vie urbaine. Des lumières
naissaient une à une, allumées aux vitres des façades, accusant le
mystère des maisons, des maisons closes par milliers sur tant d’êtres,
sur tant d’âmes, tant de passions!

Et de toutes ces vies disparates, de cette complexité, l’harmonie des
choses faisait la ville, c’est-à-dire Oldsburg vivante et unique, celle
qui paraissait, dans cette volupté du crépuscule, si attirante au jeune
meneur qui venait à elle. Être des centaines de mille âmes, vivre devant
les mêmes aspects de la nature, subir les mêmes intempéries, frémir aux
mêmes impressions, connaître les mêmes secrets locaux, s’attacher à de
quotidiens intérêts communs, c’est, tout en s’ignorant, en se haïssant
parfois, n’être qu’une âme. Les cités ont cette âme-là. C’était l’âme
d’Oldsburg qui troublait ce soir Samuel comme l’eût fait une créature.
Il regarda les rues assombries, la poésie des silhouettes, les maisons
innombrables derrière lesquelles vivaient, souffraient et pensaient,
bons ou méchants, hommes ou femmes, riches ou pauvres: tout le troupeau
de ceux dont il faut guider la vie sociale; et il proféra ce souhait de
passion:

--Tout cela à moi!

Il s’engagea sur le pont dont les arches semblaient poser sans poids à
fleur de glace. En aval se dressait la mâture des bateaux marchands.
C’était le port de commerce où les glaçons blancs, comme de gros
cristaux, bloquaient les coques de navires. Wartz avait froid. Mais ce
n’était point ce froid normal qui vient des éléments extérieurs; il
sentait ce frisson morbide de l’homme qui crée, de qui le cerveau en
travail accapare toute la vie, laissant transi et misérable le reste du
corps. Pourtant, une foule de gens le frôlaient, surpris quelquefois par
la singularité de ses yeux, mais ne soupçonnant pas que ce passant
inconnu portât sous son front le plan, ferme comme la fatalité, de la
révolution prochaine.

Il remonta la rue aux Moines, gagna la rue aux Juifs; et le palais
royal, le palais-dentelle, avec son architecture à jour, surgit devant
lui. Tout de suite, tant était puissante l’idée seule de cette femme, il
imagina, derrière les lucarnes géantes des appartements du second étage,
la Reine traînant ses robes noires de veuve à travers ses chambres. Elle
sortait rarement, ayant muré sa vie secrète dans ce palais, pour y
jouer, enveloppée d’une austérité magnifique, son rôle de chef d’État.
Mais Samuel secoua vite cette imagination, et par la porte ouverte sur
le couloir, il pénétra dans l’aile gauche du monument qui était réservée
à la représentation nationale.

La séance de la Délégation était terminée depuis un certain temps. Dans
l’escalier, il rencontra encore plusieurs collègues attardés; il donna,
au passage, quelques poignées de main. Braun se trouva là comme exprès
pour lui poser la question fâcheuse:

--Quoi de nouveau, Wartz?

Il répondit:

--Rien!

Et il se hâta vers un huissier pour se faire annoncer au président.

--Mais que diable manigancez-vous, hein! Wartz?

Il se retourna; le délégué Saltzen était derrière lui, le pardessus au
bras, cérémonieux dans la longue redingote flottante qui était, pour sa
rigueur d’élégant, la tenue obligée du Parlement. Sous son lorgnon, ses
yeux gris que Madeleine comparait à de l’eau de mer lançaient de
l’ironie, de la surprise, et cette indulgence d’un homme âgé pour un
jeune, que Samuel sentait si bien.

--Ce que je manigance? répétait Wartz, le sourcil froncé sur
l’expression bigle, dure et songeuse, de ses prunelles.

--Oui. Votre travail tantôt ne vous a pas permis la séance
d’aujourd’hui, et vous voilà ici, à cette heure, cherchant un
conciliabule avec Nathée!

Il lui parut soudain atroce de mentir au vieil ami si confiant, mais
quand même il mentit:

--C’est pour une affaire personnelle, monsieur Saltzen.

Et, comme l’huissier revenait à lui pour l’introduire, il laissa l’oncle
Wilhelm, et s’enfonça dans la profondeur du vestibule, confus de sa
brutalité, mais sentant que son heure était venue, et que les délicates
entraves du cœur ne comptaient plus.

Le président l’attendait, étendu dans un fauteuil long qui enserrait mal
son grand corps. Il avait aux lèvres une tasse de tisane, et une peau de
bête jetée en châle sur ses épaules laissait briller le plastron blanc
de la chemise. Il dit, la voix éraillée:

--Mon cher collègue, pardonnez-moi, la séance m’a brisé; je vous fais
mille excuses de vous recevoir de la sorte, mais je vous jure qu’à tout
autre j’aurais fermé ma porte ce soir. En vérité, je crois que demain je
devrai me faire remplacer.

--Pas demain, monsieur le président, la Délégation aura besoin de vous.
Vous ferez un effort, mais vous serez là. Eh! ce n’est pas le jour de
déserter!

--Demain? Qu’est-ce donc demain? demanda Nathée indolemment.

--Demain, répliqua Wartz avec son accentuation douce de Poméranien du
nord, demain je présente mon projet de loi à la Délégation.

Nathée le regardait comme on regarde un petit garçon qui commet une
gaminerie.

--Vous plaisantez!

--Je ne plaisante pas.

--Vous plaisantez, monsieur Wartz?

Samuel jeta une enveloppe sur le bureau du président.

--Si peu, que voilà, pour la régularité des choses, ma demande
d’interpellation. La tribune est à moi comme à mes collègues, rien ne
saurait m’empêcher d’y monter demain.

--Mais monsieur Braun, monsieur Saltzen, vos amis, tous ceux du Comité
ont accepté cette manœuvre?

Samuel sentit la colère le prendre. C’était bien là le système
ordinaire; on le plaçait sous la responsabilité de ses amis, on ne lui
conservait aucune liberté d’action; ils étaient tous ensemble le groupe
qui marche d’un bloc, le groupe où se noyait sa personnalité, et, dès
qu’il s’en détachait, on perdait confiance en lui. Il était l’enfant du
parti.

--Je ne suis pas l’homme du Comité, ni l’homme de mes amis, mais celui
de la République. Je sais ce que je dois faire, seul.

--Je m’en doutais, fit Nathée de mauvaise humeur, je les ai vus tantôt,
et rien chez eux n’eût pu me faire croire qu’ils projetaient quelque
chose de si intempestif. Voyons, monsieur Wartz, je vous supplie d’agir
avec prudence. Songez à ce qui va se passer demain; ce sera un désarroi
général; tout le parti républicain, désorienté, ne saura lui-même que
faire. Vous avez vu, de vos yeux, quelle laborieuse entente il faut
organiser avant de mettre en avant, au Parlement, une affaire de quelque
importance, et voilà que du jour au lendemain, sans que nul soit prêt,
sans avoir peut-être même pressenti le parti adverse, vous décidez de
présenter à l’Assemblée, c’est-à-dire au pays, une loi capable de
bouleverser la société. Mais ce sera une séance folle, monsieur Wartz!
On ne s’y entendra plus; je vois d’ici le désordre. Vous oubliez que
nous sommes en spectacle à la Presse, et que la Presse le dira au monde!

L’ancien secrétaire du châtelain d’Orbach, qui savait, pour en avoir
savouré l’amertume, la gamme des intonations qu’un homme arrivé peut
prendre avec ceux qui ne le sont pas, discerna le sentiment du président
sous ses paroles. Il n’était qu’un obscur délégué de qui personne
n’avait jamais parlé; la Délégation ne connaissait de lui que sa
présence silencieuse; il était même secrètement si timide, qu’il
tremblait encore d’avoir eu à engager ce colloque décisif. La défiance
de ce baron de Nathée, qui était l’aristocrate le plus à la mode, et qui
joignait à son titre de président du Parlement celui du plus grand
mondain d’Oldsburg ne le surprit pas. Mais ce sens orgueilleux de son
infériorité sociale, qui l’avait jeté dans les bras de la grande Mère
Républicaine comme dans ceux d’une bonne déesse toute justice et toute
consolation, lui rendit sa force et le nerf de la lutte.

--Monsieur le président, vous êtes dans votre rôle en défendant le bon
ordre des séances; vous soignez la tranquillité de la Délégation, et
rien ne vous tient plus au cœur que la mansuétude de nos relations. Mais
moi, je vois dans la représentation nationale autre chose qu’un salon.
C’est la grande arène, et si demain il y a combat, tant mieux! ce sera
jour de fête.

--Pour qui, monsieur? demanda Nathée.

--Pas pour ce symbole, certes, monsieur le président, reprit Wartz en
montrant sur la cheminée un marbre blanc, qui était le buste de Béatrix.

Et quand il vit le poing exaspéré du jeune politicien levé dans ce geste
non voulu, sur la blanche image de la Reine, M. de Nathée, roulé dans sa
fourrure, sous les capitons douillets du fauteuil, sentit un certain
froid désagréable lui courir les os. Samuel tout à coup lui paraissait
un peu plus qu’un jeune homme turbulent qu’on sermonne. Il eut une
vision de violences, d’horreurs révolutionnaires, de mille choses
atroces dont il détestait la seule imagination, en même temps que, grand
dilettante des femmes, il s’offensa pour celle-ci, qui était comme
l’essence de toute élégance et de toute finesse.

Entre les deux globes lumineux des lampes, sur la cheminée, se dressait
l’image de la mystérieuse femme à qui la demi-opacité blanche du marbre
donnait une sorte de vie glacée. Ici se dévoilaient la vérité de ses
traits toujours furtivement aperçus, le modelé de la gorge et du col, la
rondeur du menton, le style si troublant du profil dynastique dont les
effigies monétaires avaient pénétré le peuple, et qui, rappelant toute
l’ascendance des rois, l’histoire des siècles passés, était devenu comme
une chose nationale.

Ce fut le mondain qui parla.

--Ce symbole, monsieur Wartz, est le plus vénérable du monde; non pas
pour un politicien, mais pour un galant homme. Je ne suis pas l’un, mais
l’autre, veuillez vous en souvenir.

--C’est pourquoi le projet de monsieur Wallein vous avait tant plu!
ricana Wartz.

Cet air agressif déconcerta l’aimable Nathée. Le mot de Samuel était
juste; cet homme de bon ton eut mille fois préféré les discours
académiques de Wallein à ceux de ce jeune et redoutable harangueur qui
désordonnerait tout. Et, en effet, sachant confidentiellement à quelle
loi travaillait Wartz, il avait quand même reçu les ouvertures de
l’autre, et l’avait favorisé, enchanté de voir le parti libéral, neutre
et terne comme lui, se saisir d’une affaire que les mains républicaines
auraient rendue si formidable.

--Ma fonction ne consiste pas à approuver les projets de loi, monsieur
le Délégué, mais à les recevoir, quel qu’en soit l’esprit.

--Je ne vous en demande pas davantage, bien désolé, monsieur le
président, si demain vous avez quelque peine à cause de moi.

                   *       *       *       *       *

A cette minute même, comme l’hostilité s’engageait si fort entre les
deux hommes qui représentaient les partis en lutte, à tel point que leur
discussion était le prélude du grand conflit de demain, à cette minute
même, le docteur Saltzen sonnait chez madame Wartz.

Il s’était ainsi arrangé une tranquille, une presque heureuse mélancolie
d’automne, partageant sa vie entre quelques livres de science, un peu
d’action politique, et la délicieuse amitié de cette petite Madeleine
Wartz qu’il allait voir souvent. Il n’y serait pas allé chaque jour.
Certains matins, quand le soleil était entré trop à flots dans sa
chambre, ou bien qu’il roulait au ciel de gros nuages chauds, venus du
Sud, avec le vent tiède qui sentait Mars avant le temps, ou bien qu’il
était resté à regarder fumer la houille de son feu une heure ou deux,
sans entendre sonner la pendule, un vif désir d’aller là-bas le prenait
tout à coup. Alors, il réagissait: «Non, non, pas aujourd’hui.» Et ces
jours-là, à la Délégation, un coup de brosse conquérant donné dans ses
cheveux gris, plus cambré dans sa redingote, quelque chose de coquet
dans la pose du lorgnon, on était sûr de le voir, pour un rien,
escalader la tribune, nerveux comme à trente ans, et faire vibrer de
plaisir toutes les belles dames des loges, par les mots de son vieil
esprit d’autrefois.

Mais, ce soir, il s’était permis cette visite; il venait, inconsciemment
attiré par Madeleine, c’est vrai, mais aussi l’esprit plein de Wartz
dont il voulait parler avec la jeune femme. Il sentait tout à coup lui
échapper cette nature qu’il aimait à guider, sans en avoir encore
soupçonné le génie. Il s’étonnait de ne voir plus clair en Samuel, de le
trouver si taciturne.

--Dites à monsieur Saltzen, fit Madeleine troublée, que je suis
souffrante, que je ne puis le recevoir.

Mais le docteur ne se laissa pas arrêter par ce qu’il jugeait un simple
caprice de femme. Il lui fit dire par Hannah qu’il s’agissait d’un
entretien de quelques minutes, mais urgent.

Elle eut un scrupule. Est-ce qu’il ne tenait pas un peu du péché d’aller
s’entretenir seule avec cet homme qui l’aimait? et justement dans ce
déshabillé d’intérieur: une robe un peu extravagante, de la soie jaune
qui la faisait voir, surtout à la lumière, si blanche, si fraîche? Et
puis cette visite ne déplairait-elle pas à Samuel?

Mais, dès qu’elle fut devant l’oncle Wilhelm, la gaieté et l’aisance lui
revinrent. Il savait si joliment porter, en le cachant, son sentiment
pour elle, que, lorsqu’ils étaient ensemble, aucune gêne ne subsistait
plus entre eux.

--Eh bien! que se passe-t-il donc pour ce pauvre Samuel? disait-il, je
le trouve tout changé. Imaginez qu’il est actuellement en conférence
avec le président de Nathée. Le saviez-vous?

--Il me cache tout ce qui est politique, dit Madeleine. L’individu que
vous lui avez présenté, l’autre soir, à l’hôtel de ville, est venu ce
matin. Ils ont causé pendant un temps infini, mais il y a encore là
quelque chose de secret.

--Auburger? cria Saltzen.

--Sa venue a bouleversé mon pauvre Sam; j’en veux à cet homme, docteur.

Il lui paraissait très doux d’unir la sollicitude du vieil ami à la
sienne pour mieux envelopper son jeune mari. Cela innocentait
décisivement leur amitié. Elle pouvait, sur ce sujet de Samuel, qui
était entre eux comme un lien d’entente presque sacré, se confier
librement au bon Saltzen dont elle appréciait tant la délicatesse.

--Dites, docteur, pourquoi ne partage-t-il pas avec moi tous ces soucis
qui l’attristent? Vous parle-t-il de moi quelquefois? Vous dit-il que je
suis une petite femme étourdie à laquelle il n’oserait pas livrer un
secret?

--Non, reprit Saltzen avec un sourire ému qui rendit humides ses yeux
flétris; il parle de vous à peine. Il se tait. C’est mieux. C’est
beaucoup plus éloquent parfois; mais je sais que vous êtes pour lui la
reine de toutes les vertus.

--Mon pauvre Sam! continua Madeleine, le regard perdu dans l’invisible;
je l’aime bien aussi, mon Dieu! Il faut tant l’aimer pour lui faire
oublier sa jeunesse triste! Il a bien souffert; je voudrais qu’il n’ait
que des joies, maintenant; son bonheur est mon seul but.
Malheureusement, entre nous l’échange n’est pas égal; je lui ai donné
tout mon cœur, mais moi, je n’ai, je crois bien, que la moitié du sien.
Si vous saviez ce que je devine de soins, d’inquiétudes, de pensées
terribles dans l’autre part qui m’est fermée! Il est bon, il est dévoué
à l’excès; mais comme il s’absorbe dans son rêve politique! Je suis
jalouse de sa République, voyez-vous, comme d’une maîtresse qu’il aurait
eue autrefois et qui lui causerait encore des chagrins dont je ne
saurais le consoler.

Dans le coin le plus exquis de son âme, le vieil ami chercha une
réponse.

--Il faut prendre au sérieux votre rôle de femme d’un grand homme. Ils
sont tous les mêmes, dévorés, rongés par leur Œuvre. Mais c’est mauvais
cela. Une compagne comme vous, qui êtes si adorée, peut guérir cette
consomption-là. Je la connais, allez! Croyez-vous que votre mari soit
fort loquace avec nous, ses collaborateurs? Croyez-vous même que nous
connaissions la vraie force de son sentiment politique, sur lequel il
est muet, mais que je sens, moi, passionné et tyrannique? De simples
amis comme nous devons respecter ses silences; vous qui avez tous les
droits, gardez moins de retenue, demandez-lui, arrachez-lui ses secrets;
c’est un poison pour un homme de son âge.

Voilà qu’il devenait maintenant le médecin moral de ce ménage
d’amoureux; ce n’était pas très gai, mais son vieux cœur honnête y
trouvait encore presque du plaisir. La vie lui avait appris bien des
choses; surtout, elle l’avait amené par des chemins assez pénibles à
cette manière délicate d’aimer. Ce n’était point, il est vrai, l’amour
de vingt ans; c’était davantage.

--Je connais son tempérament. Physiquement, cette vie repliée et
concentrée le tue; amenez-le à tout vous dire, tout; confessez-le
gentiment; et quand il aura pris l’habitude de partager avec vous les
soucis professionnels, vous verrez qu’il ne sera plus sombre ni ennuyé,
car, au fond, vous savez, pour lui la politique auprès de vous compte
bien peu.

--Croyez-vous? dit Madeleine incrédule; je me demande parfois... Oui,
monsieur Saltzen, cette idée républicaine l’a tellement pris, elle me
l’arrache si souvent, que je me suis posé la question: s’il devait
sacrifier l’une de ces deux puissantes affections à l’autre, la mienne
ou son fanatisme politique, ce serait... ce serait moi qui souffrirais.

Une émotion gagna Saltzen, en voyant les longues paupières un peu
bridées, comme en un pli de rire, se mouiller de larmes. Très bouleversé
une minute, il ne sut que dire, songeant à tout autre chose qu’à Samuel.
Puis il la consola, la rassura avec les mots qu’elle attendait, car ce
besoin soudain de confidence venait bien moins d’une crainte véritable,
que d’une impulsion d’intimité vers le docteur. Elle n’aurait point
parlé de cette manière à son père, le journaliste Franz Furth, trop
ignorant des subtilités sentimentales pour la comprendre. Elle n’avait
plus de mère, et son mari l’avait toujours un peu intimidée; tandis
qu’elle sentait le vieil ami en muet accord avec elle.

Moralement, leurs âmes étaient de niveau; rien que de s’aborder, elles
fusionnaient ensemble. Ce qui les séparait souvent, c’était cet amour
inexprimé du vieil homme pour elle, mais, en sa présence, elle oubliait
à demi le danger; ou bien elle ne songeait plus qu’à la douceur de cette
affection, en perdant de vue la malice. Puis, comme c’était bon de se
retrouver dans la pensée de Samuel qui sanctifiait tout!

                   *       *       *       *       *

Quand Wartz rentra, le cerveau en fièvre, ravagé par cette querelle avec
Nathée, qui avait aiguillé pour jamais ce soir sa vie politique, il les
trouva tous deux attardés à causer dans le petit salon d’en bas. Leurs
visages s’éclairèrent à sa vue; mais lui restait ombrageux. Il n’avait
plus cet air bon, presque tendre, qui faisait dire de lui: «Ce brave
garçon de Samuel Wartz.»

Le docteur commença:

--Mon cher Wartz, nous causions de vous. Écoutez votre femme, ne
dédaignez pas ses conseils; c’est en qualité de médecin que je parle;
elle a mon ordonnance. Vous n’allez pas récuser mon autorité médicale,
n’est-ce pas?

--Qu’est-ce qu’il y a? fit-il avec une surprise un peu maussade, suis-je
malade?

--Vous avez ce soir de la température, reprit Saltzen en riant, et vos
nerfs ne vont pas.

--Et là, il y a du poison, dit Madeleine en lui posant deux doigts sur
les tempes.

Il sentit qu’on en voulait à sa préoccupation secrète, qu’ils se
liguaient tous deux pour la lui arracher, et cela le raidit davantage
contre tout abandon. Il prononça cette phrase, qui montrait à quel point
l’esprit de lutte l’avait dominé:

--On ne va pas à la guerre sans recevoir de blessures.

--Vous voyez bien qu’il souffre! s’écria Madeleine.

Saltzen prit congé. La souffrance de ce garçon trop heureux, qui
connaissait à la fois la possession de tous les bonheurs, lui semblait
par trop ironique. «Et moi?--pensait-il;--elle n’y a pas songé, la
cruelle petite fille, quand elle caressait, à mes yeux, le front de son
mari, pour un peu de migraine d’ambition qui le tourmente!»

--Je ne dînerai pas ce soir, dit Samuel lorsqu’ils furent seuls, j’ai
besoin de toute ma nuit et de mon esprit libre.

La jeune femme lui voyait des yeux pleins de reproches: comme elle le
redoutait tant, la visite du docteur lui avait déplu; mais il n’en dit
pas un mot, et ce silence tourmenta Madeleine. En prenant son repas,
toute seule, très tristement devant Hannah qui la servait, elle se
rappela les mots qu’elle avait dits à Saltzen; elle les pesait tous, les
retournait dans son esprit, recherchait quelles déductions alambiquées
le vieil amoureux aurait pu en tirer. Puis elle trouva que cet entretien
avait été trop familier, qu’elle y avait trop montré le défaut de
l’amour de Samuel, cet amour si violent, si orageux, qui cachait des
lacunes, et qui restait si différent du sentiment de Saltzen!...

                   *       *       *       *       *

Pour Samuel, ce fut la grande nuit.

Il avait dit, l’autre soir: «Dans six semaines, je serai prêt.» Et voilà
que le travail prévu de tous ces jours devait s’accomplir en une nuit.
Cette besogne formidable ne l’eût pas effrayé; mais sa loyauté foncière
soulevait maintenant en lui des doutes, des craintes, des incertitudes;
il avait le sens terrifiant de sa responsabilité. La figure désolée
d’Hannah était sans cesse devant lui, et il se répétait les paroles du
docteur: «J’ai peur que vous ne nous fassiez une plèbe triste.» Pauvre
petite Hannah! aurait-elle tant pleuré si elle avait été la servante
vulgaire et ignorante que sa naissance eût dû faire d’elle? Et il
voyait, dans l’avenir, des centaines et des milliers de filles du peuple
tendre les bras vers lui, retenant dans leurs yeux des larmes qu’il
consentait en ce moment, lui l’artisan de cette demi-culture populaire,
le créateur de ces êtres troublés dont sa loi, ne pouvant faire des
hommes cultivés et instruits, aurait seulement agrandi les besoins, et
reculé les horizons.

Ainsi donc, s’autorisant de son rêve humanitaire, ne pouvant guérir la
misère, il l’approfondissait encore. Dans les siècles à venir, son nom
comparaîtrait devant les générations, et les penseurs de demain, devant
toutes les tristesses sociales, diraient âprement: «Voilà les fruits de
la loi Wartz!»

Les heures se succédaient aux horloges de la maison silencieuse. Il
avait entendu s’éteindre un à un les bruits ménagers, et là-haut, dans
sa chambre, les pas de sa chérie qui devait être maintenant endormie.
Soudain la porte de son cabinet s’ouvrit, et Hannah entra, avec un
guéridon chargé de victuailles.

Elle disait:

--J’ai pensé que monsieur aurait faim s’il travaille toute la nuit;
voici quelques provisions: ce sont des choses légères qui n’empêcheront
pas monsieur de travailler du cerveau.

--Merci, Hannah.

Mais le guéridon posé à portée de la main du maître, de son pas glissé,
ouaté, un peu mystérieux, elle avait regagné la porte et disparu.

Une odeur de thé chaud, de brioches, de bouillon, de chocolat emplissait
la pièce. Avec un bien-être sensuel, Samuel huma ces parfums. Manger, il
allait manger! Le corps a de ces revanches sur l’esprit excédé, et, dans
une joie friande, il but le bouillon avec un verre de vin vieux.

Pourquoi était-il différent, à cette minute, et comme moins seul que
tout à l’heure, dégagé de la sinistre amertume où il s’enlizait? A peine
cette jeune fille avait-elle paru, cependant, le laissant seulement
touché de son attention. La pièce silencieuse semblait avoir gardé le
rayonnement de quelque chose de pur, le parfum d’une sollicitude
discrète, le sillage d’une noblesse et d’une dignité qui passent. Et par
contraste, il se rappela la domesticité du château d’Orbach, sur
laquelle il avait dû souvent exercer de la surveillance: les valets
plats et cyniques, les servantes rustaudes et flatteuses, tous marqués
de l’empreinte servile, joignant à la malpropreté extérieure celle des
vices, triviaux en tous leurs gestes comme en toutes leurs pensées.

«Oh! cette fine, cette délicate Hannah!» pensa-t-il dans une sensation
soudaine de délivrance.

Ce fut une révélation. La petite servante à la culture secrète était le
symbole d’une étape douloureuse dans la progression de la masse humaine.
Mais dans ce type transitoire entre la rusticité passée et l’âge des
mentalités plus affermies, fleurissaient déjà glorieusement les vertus
exquises de la femme. Elle n’était pas toujours l’enfant chagrine
qu’étouffaient les regrets d’une autre vie, elle connaissait, dans son
humble service, les plaisirs intelligents de bien faire, de comprendre
mille choses, de s’associer par un regard, par un mot, à la vie de ses
maîtres, comme tout à l’heure, quand elle avait parlé, avec un air
complice et entendu, du «travail cérébral de monsieur».

--Elles souffriront peut-être, mais elles seront meilleures! s’écria
Wartz illuminé d’une conception nouvelle.

Et que serait-ce, quand deux ou trois générations, de plus en plus
affinées, seraient issues de ce sang plébéien que la cérébralité
travaillait déjà comme une énergie épurante? Et il voyait s’établir une
progression morale lente et secrète, d’âge en âge, comme une marche à
l’épanouissement magnifique de la masse populaire, jusqu’au jour où,
l’équilibre s’étant établi, l’alliance se ferait sans désordre entre les
métiers manuels et les cerveaux pensants.

Alors, sans pouvoir retenir des larmes que l’épuisement nerveux lui
arrachait, d’une écriture pressée, heurtée, saccadée, sans laisser une
seule fois la plume, ayant devant les yeux la vision de cette République
vers laquelle il marchait toujours, sans souci de ce que son pied
foulait dans la course, il écrivit son discours du lendemain.




IV

LA SÉANCE


On entendait le piétinement des délégués qui gagnaient leurs bancs. Des
groupes se formaient dans l’hémicycle; le murmure des chuchotements
s’enflait, et lentement la salle continuait à s’emplir. Une horloge
minuscule, placée au-dessus de la porte des couloirs, marquait deux
heures moins dix. A pas de loup, sans être vu, arriva M. de Nathée, le
président; avec son élégance discrète, il gravit les marches; soudain,
on l’aperçut à son fauteuil, de sa longue main blanche mettant en ordre
des papiers. Plusieurs délégués se retournèrent vers les tribunes qu’ils
lorgnèrent; elles se garnissaient de public, de femmes surtout, parmi
lesquelles ils reconnaissaient de jeunes et jolies habituées, de ces
amies inconnues pour lesquelles ils soignaient leurs discours. Mais
aujourd’hui, dans l’ombre d’une draperie rouge se dissimulait une
nouvelle venue, jeune, pâle et mystérieuse, vêtue de noir. Sa beauté
fine attira les regards, mais personne n’eût pu la nommer.

Les bancs du centre s’étaient emplis les premiers. Il entre dans la
nature des partis modérés plus de ponctualité dans l’accomplissement de
leurs fonctions. Ils méprisent la politique d’à-coups: ce sont des
réguliers.

Samuel Wartz prit sa place dans les bancs de la gauche sans être
remarqué. Rien ne l’avait jamais signalé à l’attention. On le
connaissait à peine.

Peu à peu, la sourde rumeur des conversations s’était élevée avec
l’appoint des nouveaux arrivants. Le contingent habituel des délégués
était atteint. L’horloge marquait deux heures moins cinq, et dans la
grande Assemblée en pleine attente, des courants, des frémissements
anormaux commencèrent à courir. C’était une inquiétude bruissante partie
d’un point et qui se propageait jusqu’aux extrémités de la salle. Elle
se transforma en une clameur étouffée, quand, dans la tribune royale, la
porte du fond s’ouvrit et que des laquais du palais vinrent apprêter le
trône de la souveraine: un fauteuil aux chambranles dorés monté sur une
petite estrade en vieille tapisserie.

C’était donc vrai? La Reine allait venir! Ce fut une stupeur. On savait
qu’en dehors de la séance mensuelle qu’elle devait présider, la
Constitution lui réservait le droit d’être présente à certains débats
importants ou critiques. Or, dans cette calme et heureuse monarchie, on
ne se rappelait pas l’avoir vue faire usage de ce droit inutile. La
soudaineté de son acte était troublante; une immense interrogation
montait de l’Assemblée avec le vacarme d’innombrables voix que rien ne
contenait plus. Et là-haut, M. de Nathée, n’ayant aucun mandat pour
imposer le calme avant l’ouverture de la séance, agitait en vain ses
belles et longues mains dans un geste apaisant.

Soudain, le nom de Wartz fut jeté par quelqu’un comme une explication;
elle courut la salle et tous les yeux cherchèrent à son rang le jeune
député obscur de la gauche. Mais son seul aspect démentait le bruit
lancé, d’un coup monté par lui.

L’air indifférent, il s’était accoudé à son pupitre, jouant avec sa
règle dont son ongle grattait la moulure, d’un bout à l’autre. C’était
bien le délégué anodin, celui dont le rôle consiste à faire nombre; on
s’était trompé.

Personne ne soupçonna qu’à cette minute, sous cet extérieur glacial,
tout son être moral défaillait et qu’il n’existait pas pour lui d’autre
bruit parmi cette agitation de la salle, que celui de son sang battant
dans ses artères. La tribune où il allait monter, tout à l’heure, ne lui
apparaissait plus que dans un nuage. Quand la salle fut garnie à point,
et qu’il eut devant lui tous ces hommes dont il avait fait le rêve de
capter les volontés et de posséder les intelligences, il se dit en
lui-même: «J’y renonce.» Il sentait maintenant sa témérité, le danger
d’avoir échafaudé son acte d’aujourd’hui sur le hasard de la surprise.
Et ce doute de soi lui fut soudain si angoissant que des gouttes de
sueur lui perlèrent au front.

--Wartz! dit doucement quelqu’un.

Il leva les yeux; Saltzen était debout devant lui, comprenant tout à la
détresse révélatrice de son visage.

--Wartz, que me dit-on... est-ce vrai?

--C’est vrai, répéta-t-il, très morne. J’ai voulu jouer la grosse
partie. Je crois que j’ai été fou... je n’y vois plus clair... je ne
sais plus...

Alors, celui qu’on avait écarté, celui à qui Samuel s’était dérobé comme
on se libère d’un importun fut pris soudain de compassion pour ce jeune
lutteur découragé. Il oublia ses griefs et sa fierté.

--Dans les couloirs, tout à l’heure, on m’a conté votre affaire. Vous
vous êtes défié de nous, vous avez craint notre vieille sagesse, vous
vous êtes moqué de toute prudence et de toute expérience. Vous avez bien
fait. Votre foi sauvera tout. Nous aurions voulu, nous autres, jouer les
maîtres avec vous, parce que vous avez vingt-huit ans; mais le maître,
c’est vous!

Il se grisait à son propre enthousiasme: il s’approcha de plus près de
Wartz et s’appuyant d’une main à son épaule:

--Ah! Wartz! Wartz! qui aurait cru cela, que vous nous auriez tous menés
un jour? L’aurais-je cru moi-même, si confiant que je fusse en votre
étoile, jusqu’à cette idée formidable que vous avez eue de vous attaquer
tout seul à la Constitution! Tout seul, n’est-ce pas? Ah! vous êtes un
homme d’État.

Samuel se sentait renaître; le docteur l’électrisait.

--Oh! quelle séance, quelle séance! murmurait le vieux délégué. La Reine
sera là; elle vous a deviné, elle a voulu livrer le suprême combat.
C’est le Passé qui se défend contre l’Avenir! Dire qu’il va nous falloir
opter entre cette belle dame de légende et votre rude République! Tenez,
je la revois le jour du Sacre. Le grand manteau brodé d’or, aux dessous
d’hermine, s’épandait autour de sa personne gracile, la lourde couronne
dynastique écrasait son front délicat. Elle avait dix-huit ans, et ainsi
à genoux dans le chœur de la cathédrale, toute blanche sur le fond gris
des pierres, inondée de la clarté des cierges, avec des chasubles d’or
processionnant autour d’elle, c’était le moyen âge vivant, c’était toute
l’Histoire. Et c’est à une telle créature qu’il va falloir, quelque
jour, signifier l’exil, montrer la frontière, en la chassant de ce pays
où elle est enracinée comme un arbre à sa terre... Oui, il faudra faire
l’odieux geste, et je le ferai, et je voterai avec vous, parce que les
temps sont accomplis, et qu’il n’est tout de même plus séant de
demeurer, les huit millions de Poméraniens que nous sommes, sous la
férule d’une femme, et que nous souffrons de mille maux qu’elle
entretient sous son charme. Que voulez-vous, nous sommes mûrs pour la
République, et les systèmes d’État nouveaux sortent, non point du
vouloir de quelques-uns, mais des successives maturités nationales comme
la graine sort d’un fruit, naturellement...

Wartz continuait de gratter du bout de l’ongle la moulure de sa règle,
comme un homme qui ne pense à rien. A ce moment, il se fit un grand
silence. On vit au fond de la tribune royale la portière rouge se
soulever; deux chambellans, deux gardes blancs, hallebarde au poing,
vinrent se ranger aux deux côtés, et la reine entra.

Cette arrivée, alors qu’on ne soupçonnait rien d’alarmant et que la
Révolution fatale demeurait si lointaine et imprécise, fit courir dans
toute la salle un frisson tragique. Le public surtout, moins prévenu que
les Délégués, en conçut une impression de terreur. On dévorait des yeux
la souveraine pour lui arracher le secret de son acte, mais elle était
impénétrable. Très imposante dans sa robe de velours noir, avec son
ordinaire quiétude, elle promenait les yeux longuement, froidement sur
l’Assemblée.

--La séance est ouverte, dit le président de Nathée dont la voix vibra
longtemps dans l’enceinte silencieuse.

Wartz songea comme la veille: «C’est la grande arène.» Et surchauffé,
enfiévré par les paroles de Saltzen, il eut cette idée que comme dans
les scènes antiques, ils étaient, la Reine et lui, deux gladiateurs
qu’on mettait en présence devant l’amphithéâtre haletant.

Béatrix se leva. Il y eut de lourdes minutes de silence. Sa main gantée
disposa quelques papiers sur le rebord de la tribune, et sa voix aimée,
que pas un Poméranien ne pouvait entendre sans émotion, sa voix triste
et chaude prononça:

--Messieurs, l’ordre du jour de cette séance comporte la proposition,
faite par l’un de vous, d’un projet de loi dont la portée est immense.
Notre rôle n’est pas d’intervenir dans vos discussions de législateurs.
Mais il s’agit aujourd’hui d’une question si grave, que notre règne n’en
a pas rencontré de telles jusqu’ici. Et il nous a paru bon de vous
apporter cette collaboration si naturelle: la pensée de votre Reine.

Pendant que la droite exaltée et frémissante applaudissait l’Idole, un
incident naissait autour de Wartz que ses collègues de la gauche, Braun
en tête, apostrophaient. C’était ceux qu’on appelait communément «le
Groupe». Indignés lorsque avait éclaté publiquement cette affirmation du
coup monté sans eux, leurs calculs, leurs ambitions déjoués, ils ne
trouvaient plus de mots assez virulents pour qualifier la trahison de
Wartz. On entendait Braun s’écrier:

--Votre folie aura perdu la République.

Mais, impassible, il supportait ce flot d’injures, sans qu’on pût savoir
si elles le paralysaient ou manquaient de l’atteindre.

La Reine avait repris la parole; ce bruit de querelle couvrait sa voix.
On entendait seulement des lambeaux de phrases: «Instruction populaire
obligatoire... seulement spectateur de vos travaux... toutes réserves
faites sur notre pouvoir exécutif... sanction...»

Le malheureux baron de Nathée, suppliant et agité, entendait ces mots
royaux et sacrés se perdre dans un bruit de dispute, et, devant une
semblable abomination, il perdait la tête. Les ministres s’agitaient;
celui de l’Intérieur surtout, pétulant et nerveux dans sa petite taille,
semblait ne pouvoir tenir en place; il regardait rageusement le
président dont l’autorité défaillait à un moment si critique.

Mais une voix d’homme éclata:

--Silence! je veux entendre.

C’était Samuel Wartz qui, impérieux, s’était levé, et faisait taire
autour de lui les indignations et les colères. Ce fut comme un
enchantement; la rumeur s’éteignit. La voix douce de la Reine emplissait
seule le grand cénacle. Elle disait:

--«... Mais nous voulons qu’avant de vous livrer à l’étude de cette loi
sur l’instruction obligatoire en Poméranie, vous connaissiez notre
sentiment sur un sujet si grave. Certes, le côté séduisant de ce projet
ne nous a pas échappé. L’idée de ce développement du peuple par
l’instruction est fort belle; c’est même, à notre sens, la plus belle
utopie d’un législateur. Mais à côté de ce monde des Idées, qui est
votre domaine, messieurs,--à vous de qui c’est la fonction d’émettre au
jour le jour, devant le Gouvernement qui vous écoute, les théories
émanant des fluctuations mentales du pays,--à côté de cette région
abstraite où vous planez, il y a la réalité de l’organisme national; et
c’est un champ d’expériences où ne réussissent pas toujours les systèmes
élaborés dans le vague de la spéculation. Vous avez le droit de vous
cantonner dans le rêve, mais ce droit n’appartient pas aux chefs d’État,
qui tiennent entre leurs mains ces grandes réalités si absolues: les
peuples. Et quelquefois, ce qui est vérité dans la pureté de vos belles
conceptions, devient erreur en se réalisant dans la vie pratique. Nous
craignons que la question actuelle ne soit dans ce cas. Nous avons
observé les États qui, avant nous, avaient tenté la grande aventure où
vous nous engagez; il ne nous a point paru qu’ils fussent plus parfaits,
plus forts, plus heureux, pour avoir créé dans la basse classe des
intelligences plus lucides, et répandu à profusion les bienfaits de
l’Instruction. Physiquement ils ont connu au contraire une dépression,
parce que l’esprit ne s’élève à un certain niveau qu’aux dépens de la
puissance matérielle, cette puissance brutale qui est la base de la
grandeur dans un pays. Socialement, ils n’ont pas acquis dans le sens
pacifiant ce qu’on espérait. Au contraire, les haines entre les classes
sont devenues plus violentes. Le serviteur s’est cru l’égal du maître,
le maître a méconnu son seigneur. Partout a régné un désordre
qu’ignorent les nations où, sans confusion, les graduations sociales
sont délimitées. Nous savons que nous heurtons ici un état d’esprit qui
se fait très violent dans notre pays, et qu’à beaucoup, aujourd’hui,
cette confusion morale des classes plaît au contraire. Mais
rappelez-vous qu’au blason de la Poméranie figurent un lion et une
colombe: un lion parce que nos aïeux ont été forts, une colombe parce
qu’ils ont été simples. Un état d’esprit est une chose transitoire sur
laquelle le législateur ne doit pas s’appuyer; mais ces emblèmes
éternels laissés dans l’histoire comme une empreinte par le génie même
d’une nation, voilà sur quoi doit être édifiée la loi. Or, la simplicité
n’est plus la vertu d’un peuple inquiet que mille soins divers occupent,
ni la force, celle des générations que le travail cérébral anémie. Que
dirait une mère si l’on s’emparait de son enfant, dont la complexion
frêle lui inspire des inquiétudes, pour l’épuiser et le ravager par des
études auxquelles il est impropre? Hélas! messieurs, qui est ici
l’enfant, et qui est la mère? Qui est plus enfant que ce peuple,
inconscient de l’austérité de sa vie, toujours rieur et satisfait, soit
qu’il reste le grand nourricier de la patrie avec les laboureurs, soit
qu’il arrache à la terre notre richesse nationale avec les mineurs! Mais
aussi, qui est plus mère que nous dont toutes les secondes, toutes les
pensées, toutes les forces, appartiennent à ce peuple poméranien, au nom
d’une fonction tyrannique et douloureuse, mais qui fait notre orgueil,
et qui procède mille fois plus de la Maternité que de la Royauté! O
peuple bien-aimé! ta puérilité nous est sacrée comme nous l’est ton
contentement; nous voulons te laisser vivre encore, demain comme hier,
d’un morceau de pain et d’une chanson, notre main restant posée sur ton
front d’ignorant pour te cacher les horizons qui troublent, les idées
qui attristent, la science de ce qui tue. Nous voulons défendre ta
naïveté contre ceux qui te feraient une âme tourmentée et malade; tu es
notre fils préféré; brise la houille dans les cavernes, sème le blé au
grand soleil des champs, fabrique obscurément tes merveilles dans les
usines, sois la vie de la nation, mais sans le savoir. Qu’on laisse à
tes armes la colombe à côté du lion, car la Destinée les a liés l’un à
l’autre, et quand l’oiseau blanc s’envolera, le jour sera proche où doit
périr ta force!»

Elle s’était émue un peu à la fin, en parlant; sa voix fatiguée était
graduellement retombée aux notes basses et sourdes, mais pas un de ses
mots n’avait échappé à son auditoire silencieux et recueilli. Quand elle
se tut et s’assit, en ramassant les papiers où ses yeux avaient cherché
des points de repère au long du discours, il y eut dans l’Assemblée une
hésitation dramatique. L’ovation des royalistes fut timide. Dès qu’il
s’agissait de la souveraine, on était décontenancé; il ne semblait pas
décent de déchaîner un tapage brutal, et la frénésie un peu barbare du
choc des mains paraissait hors de propos pour acclamer cette femme qui
venait de tenir des centaines de personnes sous le charme, en prononçant
des paroles à mi-voix. Ils avaient ce geste touchant d’applaudir, les
mains levées vers elle, attitude inconsciente qui justifiait si bien le
mot d’«Idole» qu’avait employé Saltzen. Mais un murmure désapprobatif et
mal retenu montait de la gauche; tandis que le centre, habituel appui de
la souveraine, malgré des frémissements, des inquiétudes et une émotion
manifestes, gardait un silence glacial. Saltzen lui-même, dans ce
mélange d’ironie et de sentimentalité, dont il était pétri, s’enlevait
une larme du bout du doigt, tout en disant:

--Pas mal, le discours, pour avoir été écrit par Hansegel. A vous,
Wartz, maintenant!

Mais il avait beau regarder Samuel, il ne pouvait deviner ce que pensait
le jeune homme; personne n’aurait pu le deviner. Du coin de sa loge où
elle ne le quittait pas des yeux, la pauvre Madeleine, tremblante, toute
confiance perdue, sûre maintenant d’un insuccès terrible, sentait naître
en elle pour son «grand homme» d’autrefois un genre d’amour spécial, un
peu désenchanté, mais dépouillé de vanité: la tendre pitié des femmes.
Toute la Délégation s’occupait de lui, à cette minute, fort
désavantageusement. Les voisines de Madeleine en parlaient même tout
haut, instruites par le président qui avait pris sur lui de changer
l’ordre du jour, afin de permettre à l’Assemblée d’entendre
immédiatement la réponse à la Reine.

--La parole, avait-il dit, est à monsieur le délégué Wartz, pour
l’exposition de son projet de loi.

Et toutes les belles dames, saisies de curiosité, se penchaient pour le
chercher du regard:

--N’est-ce pas lui?

--A-t-il du talent?

--Eh! eh! comme ceux qui ne s’en servent jamais.

--S’il avait un grain de bon sens, dit quelqu’un, après le discours de
la Reine, il retirerait son projet... S’il parle quand même, c’est un
homme fini; jamais il ne s’en relèvera.

Et serrée contre la draperie, très mince dans le drap sombre de sa
jaquette, bien en face de la tribune, Madeleine vit son mari quitter
lentement sa place pour en gravir les degrés.

Wartz la chercha des yeux; elle lui sourit; mais déjà il ne la regardait
plus, attiré par l’autre femme, l’ennemie, qui le dévisageait là-bas à
la tribune royale. On aurait cru les voir se défier...

Alors, de toute la salle, un murmure d’animosité monta contre le jeune
homme. La droite, royaliste en cette minute, souhaitait peut-être moins
son échec que ne le faisait son propre parti, la gauche, dont il avait
déjoué toutes les ambitions, et le centre faisait chorus contre lui.

Une minute il demeura silencieux. Ses bras croisés ne se dénouèrent pas.
Il allait parler sans gestes, sans effets. Un instant encore, il
contempla ces yeux inquiets dardés sur lui par centaines. Puis sa voix
s’éleva, jeune, puissante et grave:

--«Je demande, messieurs, une chose unique, c’est qu’un minimum de
connaissances soit exigé de chaque enfant poméranien, avant que
l’atelier, la mine ou les champs le prennent. Je demande, non point une
culture impossible, mais quelques lumières, et ces connaissances
préliminaires qui orienteront son jeune esprit vers des sphères
inconnues aux illettrés. Je demande que, ne pouvant lui infuser la
science, on mette entre ses mains l’outil pour l’acquérir, c’est-à-dire
qu’on lui crée un cerveau avide de savoir et une intelligence aiguisée.

«Vous venez d’entendre contre mon projet de loi les arguments troublants
d’une auguste bouche. Ils ne m’ont pas surpris, car je les avais prévus.
J’accorde, messieurs, qu’une âme dégagée des limbes de l’ignorance,
exposée toute nue aux âpretés de la vérité souffrira mille blessures,
auxquelles les inconscients seraient invulnérables. Nous le savons tous,
et si je songe à l’auditoire de lettrés, de savants, de penseurs, qui
m’écoute, je sens bien inutile de rappeler cette misère supérieure de
ceux dont l’esprit s’est élevé au-dessus de la masse. «Savoir, c’est
penser, et penser, c’est souffrir!»

«Pourtant, messieurs, quel est celui d’entre vous, écrivain, homme de
science, artiste, exerçant enfin l’un de ces métiers de l’esprit, qui
ont fait de vous des délicats, des difficiles à satisfaire, quel est
celui d’entre vous qui troquerait son sort contre celui d’un ignorant?
Ah! dans vos villégiatures, les beaux soirs d’été, quand vous souffriez
de vagues ennuis sans cause, en voyant le laboureur obtus et las,
ruisselant de sueur, mais joyeux d’un appétit de bonne santé, rentrer
chez lui en chantant, vous avez dit bien souvent: «L’heureux homme!»
Eussiez-vous désiré prendre sa place, messieurs? Et si vous l’avez
souhaité de bonne foi, si vous avez aspiré vraiment à redescendre dans
ces couches épaisses, que n’avez-vous fait de vos fils des rustres?

«Mais je vois, au contraire, que plus marchent les temps et plus se
chargent les programmes des cours dans les institutions où s’élève la
jeunesse aristocrate. La tendresse de la bourgeoisie pour sa progéniture
multiplie autour d’elle les dons de l’instruction. Vous orientez sans
cesse vos enfants dans une voie intellectuelle plus haute. Pourquoi me
dire alors que l’intellectualité est un fléau, quand vous vous en servez
comme d’un bienfait?

«Mais quoi, messieurs, ce bienfait, vous le réservez à vos fils?
Pourquoi donc en priver les fils de la plèbe? Serait-ce pour qu’un jour
ceux-là pussent mieux dominer ceux-ci?...»

Quelque chose d’étrange avait, depuis qu’il parlait, saisi la salle. Sa
voix au timbre indéfinissable, son débit lent et simple, son immobilité
même, étaient impressionnants. Un silence absolu régnait, où vibrait sa
parole. A cette dernière allusion qui visait la peur bourgeoise de la
démocratie, la gauche frémit, et se ressaisissant, malgré elle
applaudit. Le centre, silencieux, mais déjà ébranlé, écoutait, à la fois
effrayé et séduit. Quant aux royalistes, ils attendaient encore que le
tribun s’attaquât aux prérogatives royales pour faire éclater d’unanimes
protestations. Alors, quand il eut cette conscience subtile et grisante
que connaissent les orateurs, de posséder son auditoire dans le
recueillement et la sympathie, une assurance extraordinaire envahit le
jeune délégué. La folie de son idée lui revint, les mots abondaient pour
la traduire; il en sentait toute l’exaltation et l’ivresse. Et l’on se
rappela soudain les rhéteurs célèbres du Parlement poméranien, ces vieux
délégués disparus qui incarnaient pour le pays l’art de la parole, et
qu’on ne croyait plus remplacer à cette tribune.

Il dit d’abord le grand devoir de ne pas ôter au peuple, ce frère
souffrant, cet instrument de dignité qu’est l’étude. Il dit la plus
impérieuse obligation de ne pas lui dérober la vérité. Il montra, avec
une éloquence sobre et discrète, qui fit frissonner l’auditoire,
l’évolution humaine, les étapes infinies de la race dans son ascension
lente vers le mieux moral, et la correspondance avec cette amélioration
de l’espèce d’une plus large part de vérité entrevue. Que venaient
faire, devant ce panorama gigantesque de l’humanité en marche, les
misérables craintes d’une période transitoire inquiétante, alors qu’il
s’agissait d’obéir à l’immense, à l’implacable mouvement d’«en avant» de
la destinée humaine?

Le temps passait, le crépuscule hâtif des jours de janvier assombrit la
salle. Une lumière mystérieuse jaillit pour continuer le jour,
insensiblement; et Samuel Wartz parlait encore. Son discours, exempt de
tout artifice oratoire, éclatant comme la voix même de la vérité,
n’offrait à ses adversaires aucune faiblesse à laquelle ils pussent
s’attaquer. La droite, recourant à l’argument des minorités, lança des
imprécations d’impuissante colère. Mais sereine, sans lassitude ni
désordre, la pensée du tribun se développait. Elle s’évasait du texte de
cette loi qui en était l’assise, jusqu’au code complet de la révolution.

--Bourreau du peuple! Utopiste! interrompaient les royalistes, enfermés
dans la casuistique de Béatrix et de Hansegel.--Est-ce avec ces rêveries
qu’on gouverne!

Alors il parla de la période proche et qu’on devait prévoir à des signes
fatidiques, où ce peuple serait appelé à se conduire lui-même. Une
urgence troublante s’imposait de lui verser à flots la lumière. Et il
lança, d’une voix qui tremblait d’émotion secrète, l’indiscutable
statistique des illettrés en Poméranie, cette évocation d’une masse
compacte, profonde et obscure, où gisait une force aveugle, sans
orientation. Comme il criait cette phrase: «Des écoles! des écoles pour
instruire le souverain de demain!» la droite affolée voulut couvrir sous
le tumulte une vérité aussi intolérable. Il sentait en parlant les
poings se tendre vers lui. Mais il calma cette effervescence avec la
déconcertante maîtrise qui avait tout à l’heure subjugué les autres:

--Cette loi n’est pas mon œuvre, mais celle de la fatalité. C’est la loi
de l’Époque. Si j’eusse manqué d’en écrire les termes, elle serait
sortie d’elle-même de l’esprit national, et il s’en fût trouvé cent
autres pour la dicter.

Et de même, sans attaquer directement la Reine par un seul mot, il
établit tranquillement cette autre chose fatale: la République, de telle
manière que, dilemme poignant, l’applaudissement à son discours, tout à
l’heure, serait la grande répudiation morale, la première, signifiée à
la souveraine, et le silence, au contraire, le désaveu de ce qui était
pour la majorité ici la secrète foi politique.

Puis l’ascendant magnifique qu’il avait conquis sur cette Assemblée
autorisant toute liberté, il finit sur le chant exalté de cette époque
prochaine où le peuple libéré secouerait sa tutelle et serait son seul
maître.

Wartz se tut.

Il avait remué dans les cœurs tous les sentiments de l’heure actuelle,
cette maturité d’idées qu’avait évoquée Saltzen, et dont le fruit tombe
naturellement. Il avait suscité des fois nouvelles, infusé de l’énergie
aux tièdes, embrasé les fervents, fait couler la fièvre dans les
artères. Cependant l’Assemblée demeurait silencieuse, acculée à cette
obligation terrible de manifester contre la Reine ou d’étouffer son
propre enthousiasme. Il se passa une de ces secondes historiques, où
l’on sentit se poser dans la salle muette le grand cas de conscience
national.

--Bravo! cria soudain Saltzen.

Et le feu prit à ces cerveaux trop surchauffés, le tumulte se déchaîna;
l’admiration éclatait pour ce nouveau génie qui se révélait, pour sa
jeunesse, son éloquence, sa personne même. On fut ivre, et Béatrix ne
compta plus. En descendant les marches de la tribune, Wartz entendit
monter l’assourdissante clameur de son nom répété, et il y avait des
cris, des phrases entières que noyait le bruit; toute la Délégation
était debout, et la droite royaliste, impuissante à protester, essayait
de couvrir les acclamations par le tapage rythmé des règles sur les
pupitres. Jamais le Parlement n’avait offert pareil spectacle; dans les
tribunes, des discussions naissaient; les femmes penchées au dehors
applaudissaient, grisées de cette nouvelle gloire qui se levait; et l’on
vit tomber aux pieds du jeune orateur, en symbole d’hommage dont on ne
pouvait juger en un pareil moment s’il était ridicule ou touchant, une
rose de soie arrachée à quelque joli chapeau d’élégante. Et tout ce
bruit de tempête fait de cris, de rumeurs sourdes, du grand houhou des
délires publics, montait sans cesse, pendant que, régulièrement, en un
mince tintement d’alarme, la petite sonnette présidentielle, aux mains
du baron de Nathée, s’agitait sans qu’on l’entendît. Une seule personne,
peut-être, la sentait lui résonner sinistrement dans l’âme, c’était la
Reine. Hélas! la petite sonnette tintait le glas sur les beaux jours de
la popularité, elle donnait l’avis effrayant des choses qui se
préparaient. Comment imaginer l’angoisse de cette maîtresse d’État à
cette minute critique! Ce grêle tocsin prophétique lui créait, sans
doute, des visions sanglantes de révolution: la guerre dans les rues,
les incendies, les atrocités dont est capable un peuple dément: et il
sonnait encore le désagrègement social, la dislocation du trône, et ce
qui fait l’épouvante des rois, leur honte sacrée: la chute dynastique.
Elle avait reçu l’outrage national; le pays politique s’était détourné
d’elle, et son blanc visage de cire, dans les chatoiements noirs du
costume, n’avait pas eu la faiblesse d’un spasme. Ses yeux bruns, doux
et puissants, regardaient toujours dans l’infini, mais elle, personne ne
la regardait plus. Ses fidèles partisans même que la colère suffoquait
pensaient cent fois plus à leur haine intransigeante qu’à l’océan
d’amertume qui la submergeait.

Le triomphe de Wartz durait toujours. Si les acclamations faiblissaient,
il en éclatait aussitôt d’autres plus impétueuses, et ce torrent venait
l’atteindre à sa place, affaissé à son pupitre, le front posé sur son
poing crispé. Ses amis l’entouraient maintenant, tous subjugués, comme
des courtisans, flattant, moitié par instinct, moitié par entraînement,
celui qu’ils écrasaient de leur colère tout à l’heure. Saltzen ne disait
rien, mais son visage ruisselait de larmes; il ne cessait de regarder
Samuel, fier de lui comme un père, et tout l’orgueil de l’ovation, c’est
lui qui le savourait.

M. de Nathée parlait; tous ses mots se perdaient dans ce tonnerre. On
eût dit un homme essayant de commander à l’orage. Tout à coup, le
ministre de l’Intérieur quitta son banc et se dirigea vers la tribune.
Béatrix le suivit des yeux, éperdument. Avec Hansegel, ce petit homme
noir trapu et bougeant était son conseil; il pouvait être son salut;
tout ce qui lui restait d’espoir, elle le mit en lui. Mais, au pied des
marches, un incident arrêta le ministre, une de ces énigmes
parlementaires que la foule ne peut comprendre et que le vacarme rendit
obscure même aux politiciens. C’était Wallein, l’impétueux libéral, qui
avait bondi derrière lui, puis le royaliste Stalberg. Et tous trois, la
paume accrochée à la rampe, se disputaient la chaire avec une ardeur qui
touchait à la frénésie. Ils durent s’injurier, mais rien ne
s’entendit...

Après, ce furent des coups de théâtre successifs; la tragédie se
précipitait. Quand le ministre eut gagné la tribune, le tapage atteignit
son paroxysme; on criait: «Démission! Wartz ministre!» d’un unisson si
puissant, qu’on eût pu croire à un chœur d’innombrables voix. Toute la
gauche lança le grand cri de guerre: «Vive la République!» Et ce fut
peut-être cet élan de folie, l’acte le plus vif de la journée, quand on
songe que la Reine était présente, qu’elle entendait, et que c’était une
part importante de la Poméranie qui lui jetait en public ce défi.

Les ministres, hués et injuriés par la gauche, reniés par le parti
libéral dont ils étaient sortis, venaient de se décider à quitter la
salle pour aller délibérer. On suivit des yeux avec enthousiasme ce
premier acte de leur retraite. La défection la plus inouïe à leur égard
était celle de ce même centre dont ils avaient toujours accompli la
politique, et qui se retournait maintenant contre eux. Il ne régnait
plus ici désormais ni mesure, ni logique; l’influence nouvelle qui
venait de naître défiait tout raisonnement. On ne discute pas avec ces
convictions spontanées et jaillissantes qui sommeillent au fond des
cœurs, jusqu’au jour où sous un choc puissant elles s’exaltent en foi
passionnée. Wartz semblait, par sa seule force, avoir imposé sa pensée à
cette masse d’esprits; il avait seulement provoqué le choc déterminant
du phénomène. Il avait emprunté son pouvoir à l’état inconscient des
idées,--cette maturité mentale qu’entrevoyait Saltzen.--De même que la
lumière ne prend son aspect que dans les substances qu’elle illumine, de
même, l’éloquence du tribun n’avait trouvé sa véritable force qu’en
rencontrant cet unisson mystérieux au fond des âmes. Son œuvre et sa
gloire avaient été d’élever ces goûts secrets au-dessus du prestige de
la Reine, dans ce parti libéral de qui la psychologie, à cette heure,
était si curieuse.

La Reine, alors que tout luttait contre elle: la poussée spirituelle de
l’époque, les idées, et ce prodigieux talent de Wartz, s’était défendue
jusqu’ici par un argument unique: le prestige de sa personne. Elle se
faisait voir; elle s’offrait aux yeux, avec l’attrait royal et l’attrait
féminin confondus en un seul charme. Soudain, comme si elle eût eu honte
de mendier ainsi les ovations et l’enthousiasme, elle changea
d’attitude. C’était le besoin d’agir qui reprenait sa puissante nature,
et aussi une colère profonde qui la ravageait invisiblement sous son
masque hautain. Elle qui se sentait toute autorité et loi souveraine, au
point que ce sens du pouvoir s’identifiait avec le sens même de son
être, se voyait tout à coup méconnue, reniée et impuissante. Roi, elle
eût fait un coup d’État, elle eût appelé la garde. Wartz aurait été
maintenu par la force, et la prison du faubourg, où l’on enfermait les
condamnés politiques, lui aurait servi de lieu de méditation pour peser
à son aise la suprématie de la Liberté sur la Monarchie. Mais ce moyen
masculin ne pouvait être celui d’une créature de force douce comme elle.
Elle biaisa. Il fallait une digue au flot montant qui la menaçait, elle
voulut le détourner par adresse. Elle jeta les yeux sur ces effrénés qui
gesticulaient dans les bancs de l’enceinte: elle y cherchait la
complicité d’un homme sans laquelle si peu de femmes peuvent agir. Son
regard choisit Wallein, Wallein dont la politique nerveuse, faite
d’impressions, d’impulsions, d’agitations, serait plus malléable, plus
soumise à ses influences. Elle se savait sur lui un grand pouvoir; de
plus, il était l’un des plus avancés au large dans la tempête
d’aujourd’hui; elle tenait ce sensitif par les mêmes fibres que le
tenait l’Idée nouvelle. Ce serait son ouvrier.

--Monsieur le président! appela-t-elle.

Cette faible voix éteignit les autres bruits, le grondement de la salle,
peu à peu.

--Monsieur le président, voulez-vous transmettre à l’Assemblée ce désir
de la Reine, que la séance soit renvoyée à demain?

La rumeur reprit, avec un mouvement effrayant de tous les visages vers
elle:

--Non! non!...

Et le bruit des protestations se prolongeait, s’enflait, atteignait dans
sa véhémence le pire tumulte de tout à l’heure. Le président parla
encore, il parla d’égards dus à Sa Majesté, de lassitude, et le «non»
vibrait toujours, opiniâtre, inflexible. Chose troublante et magique de
voir cette progression tangible de la puissance changeant de main,
abandonnant les autorités anciennes, allant vers les bases de la Nation,
vers le peuple dont c’était ici la Délégation.

Les ministres revinrent. Les huées recommencèrent. Chacun d’eux
s’installa à son bureau, et, d’une écriture plus ou moins prompte,
rédigea la formule de démission. Il y eut un silence. Les délégués
avaient repris leurs places. On les voyait accoudés à leurs pupitres,
suivant du regard l’acte du ministère.

Les démissions mises en liasse furent portées sur-le-champ à la Reine;
et comme par enchantement, la suspension de séance fut décidée. La
Délégation entière s’engouffra dans les portes, dans les couloirs; la
salle se vida. La Reine était partie. C’était l’entr’acte silencieux où
le drame allait faire vers le dénouement la glissade vertigineuse. Il
présidait à cette séance, comme à toutes les grandes scènes d’histoire,
quelque chose d’inéluctable que les volontés humaines ne dirigeaient
plus.

                   *       *       *       *       *

La dame en noir était maintenant assise dans le petit parloir des
ministres, seule avec Wallein. Elle avait pris un fauteuil de bureau,
autour duquel il la voyait ramener les plis en longs tuyaux brisés de sa
jupe, et, debout, tout en l’écoutant, le délégué suivait machinalement,
sous les mousselines de deuil du chapeau, les enroulements de sa jeune
et somptueuse chevelure.

Elle parlait avec fièvre, avec indignation, haletante encore de ne
pouvoir laisser déborder tout ce qui l’étouffait de colère, et souvent,
au milieu d’une phrase, un soubresaut de sa poitrine l’arrêtait. Elle en
voulait au cabinet démissionnaire pour sa défection; elle en voulait à
Nathée, à la droite royaliste, aux infâmes qui avaient osé, sous ses
yeux, acclamer la République, aux traîtres libéraux qui étaient
jusqu’ici son appui le plus ferme, _malgré_ leur indépendance d’idées,
croyait-elle, _à cause_ de cette indépendance réellement. Elle se
sentait offensée comme jamais reine ne le fut. Hélas, ces libéraux
avaient applaudi Wartz! Après cet outrage, sur qui compterait-elle
désormais?

Et quand, femme habile dans la détresse, elle eut bouleversé les esprits
de cet homme agité qu’elle avait devant elle, quand Wallein eut subi,
jusqu’au fond de lui-même, l’émotion de voir ce douloureux courroux de
reine, quand elle le sentit ému de cette auguste pitié qui ne se définit
pas, celle qu’inspire la douleur et l’humiliation des grands, elle dit:

--Monsieur le délégué, c’est en vous désormais que je place ma
confiance; c’est vous que je charge de former le nouveau ministère. Vous
le choisirez acceptable à tous, et capable d’être fidèle à la
Constitution.

Wallein se taisait.

--Sera-t-il dit que vous refusez? fit-elle âprement en crispant au
fauteuil sa main gantée.

Wallein secoua les épaules.

--Il est trop tard! murmura-t-il.

--Trop tard?

--La constitution dont parle Votre Majesté est sans force aujourd’hui.
On n’est pas fidèle à un néant; la loi est annihilée...

--Et par qui, monsieur le délégué?

--Par la loi supérieure qui fait les histoires des peuples.

Et, en disant cela, il crayonna des noms sur son portefeuille: Wartz,
Braun, les républicains; Moser le libéral; puis il détacha le feuillet
qu’il tendit à Béatrix:

--Voici mon ministère, le seul possible, le seul qu’acceptera
aujourd’hui la Nation.

Elle lut, et aussitôt jeta un cri si perçant que tout alentour on dut
l’entendre:

--Wartz!

--A l’Intérieur, reprit sourdement Wallein, qui était blême et défait
comme un mort.

Elle ne détachait pas les yeux de ce bout de papier; elle était
atterrée. Wallein comprit que ce seul choix de Wartz était une injure
nouvelle, qu’il l’avait atteinte et blessée personnellement, comme elle
ne l’avait pas été jusqu’ici; il sentit qu’il avait chagriné
mortellement l’adorable femme, et il était bien à présent l’image du
pays, tenaillé par ce double idéal de la souveraine et de la liberté,
les aimant toutes deux différemment, mais sans savoir laquelle il
sacrifierait à l’autre. Volontiers il se serait mis à ses genoux pour la
supplier de lui pardonner, en même temps qu’un devoir plus haut lui
commandait d’exploiter cette prostration, cette défaillance de femme. Et
pour ne point lui paraître trop odieux, il entreprit l’histoire de leur
état d’âme, à eux libéraux. Appariés depuis longtemps au parti
républicain par une idéologie semblable, ils s’étaient laissé mener
jusqu’aux frontières extrêmes du royalisme, retenus seulement par cette
fragile barrière: l’amour de la paix et celui de Sa Majesté. Accommodant
leur esprit progressif avec le culte de la souveraine, ils avaient voulu
concilier les politiques opposées, rester à la fois les conservateurs et
les évolutionnaires. Mais c’était là un marché de timorés, une
transaction; la parole du meneur avait éclairé cette compromission, et
eux, voyant enfin la vérité, et brisant les barrières, avaient pénétré
d’un coup dans le camp des démocrates, fusionnant sans effort avec ceux
dont les avait séparés seulement un nom différent.

--Wartz ministre! Jamais! jamais, monsieur, jamais, répétait la Reine.

Alors, timidement, doucement, puisqu’il fallait apprendre à la triste
femme sa destinée, avec les égards qu’on a pour un condamné, il commença
de lui montrer ce qu’elle ne pressentait que trop: ce qu’était Wartz
pour l’Assemblée, ce qu’il serait demain pour le peuple. Il atténuait
ses mots; il ne disait pas «son génie», il disait: «son talent»; il ne
disait pas «sa popularité», mais «sa maîtrise»; ni «la vérité», mais «sa
doctrine». Et quand, de sa parole insinuante, il l’eut fait voir si lié
à l’œuvre de l’heure actuelle qu’elle s’incarnait pour ainsi dire en
lui, il joua d’une hypothèse. Il supposa qu’on fît un cabinet royaliste,
en espérant de lui une formidable répression qui bloquât dans les
cerveaux les idées en mouvement; il nomma même ces ministres
imaginaires; il alla jusqu’à préciser la conduite qu’ils tiendraient, et
leur politique appuyée avant tout sur les baïonnettes de la garde.
Est-ce que l’Assemblée, telle qu’elle était désormais, exaltée,
combative, butée à son idée fixe de la République, supporterait un seul
jour ce ministère-là?

Horriblement lasse, l’esprit épuisé, elle prononça:

--Un ministère composite... j’avais pensé... des éléments opposés
empruntés à chaque parti.

Elle s’était trompée dans son choix. Wallein se dérobait à son
influence, comme les autres, comme tout le monde; elle était désormais
seule, abandonnée. Elle se sentit perdue.

Il parla encore. Il l’étreignit de plus près dans ce réseau d’arguments
qui paralysait ses efforts. Elle ne pouvait plus se défendre, elle
n’avait plus une idée, plus une force, elle acquiesçait à tout.

Ce fut comme une léthargie de douleur et de fatigue; Wallein lui
arrachait des mots inconscients; ce n’était plus que l’ombre d’elle-même
qui les articulait.

Elle se réveilla au trône, quand elle revit l’Assemblée grondante devant
elle, baignée dans la lumière adoucie qui tombait de la coupole.
L’agitation était contenue, soumise à l’anxiété de ce qu’elle allait
dire. Le tumulte n’était plus qu’un ronronnement assourdi, et devant
elle s’étalait la liste des candidatures ministérielles: Wartz, Braun,
Wallein, Moser, Aldberg, Saas et Zwiller. Elle comprit que c’était là le
ministère de la Délégation, celui qu’il leur fallait et de l’acceptation
duquel leur calme factice était conditionnel. Wallein vint à la tribune,
et, pour mieux compromettre la situation de la malheureuse Reine, il
rendit public son cas de conscience; il expliqua quel ministère
républicain lui était soumis, et il l’adjura elle-même, en termes
véhéments, de signer sur-le-champ le décret qui mettrait au pouvoir les
_auteurs_ d’une constitution nouvelle.

C’était signer sa déchéance. Elle dédaigna de répondre comme d’obéir.
Aussitôt, tous les délégués de la gauche et du centre furent debout, les
bras levés, clamant le nom de Wartz, aggravant le tapage du bruit de
leurs talons sur le plancher. Elle demeurait immobile et sans un geste.
Le bruit redoublait. On commença de se battre au pied de la tribune; il
y eut une rixe sous les yeux affolés du président, qui ne put obtenir,
dans le tumulte, l’expulsion des coupables.

Soudain, la Reine se leva; on la vit prendre la plume, tracer des mots;
elle souriait d’un sourire de colère; elle était terrible à voir. A
peine femme, maintenant, dressée dans son velours noir, virilement, la
tête fière, le profil hautain, elle se révélait le chef de l’État, la
Maîtresse, le Roi.

--Selon le désir de la Délégation, dit-elle, nous venons de nommer
ministres MM. Wartz, Braun, Wallein, Moser, Aldberg, Saas et Zwiller;
mais, comme il nous a paru qu’une Assemblée capable d’imposer d’une
manière si violente ses volontés à la Reine cessait d’être la
représentation nationale et le reflet du pays, nous déclarons la
présente Délégation dissoute, et la nécessité de procéder à de nouvelles
élections législatives.

Un fracas répondit; la houle des têtes s’ébranla en nappes vibrantes et
hurlantes. Nathée eut alors le premier geste d’autorité de toute sa
présidence: il se couvrit, descendit de la tribune et s’en fut. La Reine
sortait aussi. La Délégation se vida par les couloirs, et le tapage
s’éparpilla jusque dans la rue.




V

LA RUE


Il dormit dix heures sans ouvrir les paupières. Madeleine attendait
patiemment la minute du réveil, comptant sur le bonheur de le retrouver
dans cette intimité, à l’heure la plus lumineuse de ce jour d’hiver,
après les émotions de la veille. Il n’était rentré qu’à une heure
avancée de la nuit, exténué, pris d’une sorte d’ivresse de fatigue qui
l’avait jeté et endormi tout habillé sur son lit. Mais sa femme n’eut
pas la douce causerie attendue. Il l’étouffa à demi dans ses bras, la
couvrit de baisers, comme un homme qui semblait ne connaître de l’amour
que ses violences. La délicate Madeleine, le cœur gonflé de tout ce
qu’elle n’avait pas dit, dut entendre, après ce hâtif accès de
tendresse, les instructions touchant leur nouvelle vie au ministère.
Chose étrange, chez ces deux êtres si épris l’un de l’autre, leurs
sentiments respectifs, différents, opposés même, les travaillaient en
sens inverse. Alors que Madeleine cherchait à distinguer du grand homme
l’homme qu’elle aimait, qu’elle eût aimé dénué de tout et malheureux,
lui s’efforçait, dans son orgueil masculin, à rester devant elle le
personnage célèbre du jour; il lui imposait sa gloire; il lui offrait le
perpétuel souvenir de son génie; il voulait être aimé pour sa grandeur.

La jeune femme quittait avec peine cette simple et jolie maison du
faubourg, où ils s’étaient unis. Samuel, lui, sentait un grand bonheur
viril à emmener sa chérie dans l’appartement princier du ministère de
l’Intérieur, qui commandait le quai, et dont il avait connu, lors des
réceptions, les salons en enfilade, les plafonds caissonnés, les
trumeaux peints et les murs flottants de vieilles tapisseries
poméraniennes: tableaux éteints, pâles broderies de laine, dont les
couleurs reposent les yeux sans les distraire. Ce luxe qu’il aimait
secrètement, revêtait, dans ce logis transitoire des hommes d’État, un
anonymat qui n’offensait pas absolument la simplicité républicaine. Il
honorait la charge, mais non point les personnes, semblait-il, quoique
pourtant le jeune révolutionnaire entrevît dans ce décor de somptuosité
comme une existence d’amour magnifiée.

Et d’ailleurs, ce jour-là, ils se virent à peine. Samuel éprouvait, plus
qu’il ne les raisonnait, ces nuances sentimentales que Madeleine eût
ressassées des journées entières. Son amour était au fond de son cœur,
simplement, base confuse de toutes ses pensées: mais ce qui dominait
aujourd’hui sa vie, c’était moins cet amour sûr et tranquille que les
soucis politiques, les graves préoccupations de l’heure présente, les
responsabilités de sa fonction nouvelle.

Dès qu’il fut sorti, Madeleine qui s’habillait vit arriver au cabinet de
toilette la petite Hannah, défaite, pâle comme un cierge, haletante,
deux étincelles au fond de ses yeux de blonde.

--Madame! oh! madame!... ce qu’on dit partout!...

Madeleine sourit, un peu anxieuse dans le fond, d’écouter cet écho de la
voix populaire.

--Qu’y a-t-il donc, Hannah?

--Est-ce vrai, madame? On dit que nous allons avoir une révolution, et
que c’est monsieur qui mène tout maintenant.

--Oui, c’est un peu vrai, et il y a du mouvement en ville, Hannah?

Alors, la petite servante, mise en verve par la satisfaction visible de
sa maîtresse, et aussi par une excitation personnelle plus imprécise, se
laisse aller à une loquacité qu’on ne lui avait jamais connue. S’il y a
du mouvement en ville! Comment dira-t-elle cela! C’est comme un repos du
dimanche, et c’est en même temps comme une fête très solennelle, et
encore même... pas une fête, une veille. Il n’y a ni joie, ni chants, ni
belles toilettes dans la rue; on dirait que les gens attendent quelque
chose; et on parle, on s’attroupe, on crie; et c’est un bruit de
querelles partout. Dans le faubourg, c’est affreux ce qu’elle a vu:
devant la porte d’un cabaret, une large flaque de sang sur le pavé du
trottoir; quand on y songe! Dire que c’est peut-être un homme tué au
cours d’une rixe, qui a laissé là ce beau sang rouge! Et les journaux
qui ne suffisent pas, qu’on déchire en se les arrachant quand les
vendeurs passent. Puis il y a encore ceci qu’Hannah hésitait à dire et
qu’elle hasarde maintenant en devenant toute rouge: tous ces passants
n’ont à la bouche que le nom de monsieur; ils le crient très haut, ils
se le renvoient dans leurs disputes; quelques-uns le lancent avec
colère, mais presque, oh! oui, presque tout le monde le dit en
admiration. En plein jour, à cette heure même,--que les gens sont
étranges!--ils sont à ce point dévorés par la curiosité, par la passion
de le voir, que la grande rue du faubourg est pleine de tisseurs en
chômage, de messieurs, de belles dames qui arpentent le trottoir, et qui
mangent des yeux la maison. Elle, Hannah, n’a pas caché qu’elle était la
femme de chambre de madame Wartz; et aussitôt, dans la boutique où elle
se trouvait, on a fait cercle autour d’elle, on lui a posé mille
questions sur madame, sur monsieur surtout. Elle s’est sauvée à toutes
jambes pour n’avoir pas à répondre à ces indiscrets.

Madeleine, assombrie soudain, renvoya la jeune fille, voulant s’habiller
seule. Mais une rêverie si grave, si profonde et angoissante s’était
emparée de son esprit qu’elle demeura longtemps, à demi vêtue, inerte,
devant la glace, sans voir la pâle figure fiévreuse, et les minces bras
nus que le miroir reflétait.

Ainsi c’était la révolution!...

Elle savait qu’un chavirement d’opinion, dans le monde pensant, n’est
qu’une grande opération intellectuelle. Mais elle savait aussi qu’il
dort dans le peuple des forces redoutables de cataclysme, qu’en y
touchant on les déchaîne, et que le geste fatal était fait. Ainsi, dans
les légendes, voit-on les traîtres ouvrir d’une clef mystérieuse les
écluses qui défendent les villes contre l’océan. Hélas! l’écluse des
épouvantables démences populaires était ouverte, et c’était Samuel qui
avait fait cela.

Alors possédée d’une énergie amère, et voulant connaître jusqu’au fond
le grand trouble populaire, voir au besoin l’émeute, les rixes, le sang,
oubliant tout souci d’aménagement nouveau, elle compléta en hâte sa
toilette, et sortit.

                   *       *       *       *       *

A cette même heure, dans la salle du Conseil, au Palais, Samuel Wartz
avait pris place au milieu de ses nouveaux confrères. Rangés autour
d’une table à tapis bleu, ils énonçaient en phrases incertaines, en
hypothèses, en tâtonnements, la nouvelle condition politique de la
Poméranie.

Autour d’eux, la salle magnifique déroulait ses lambris de chêne à
moulures d’or, son plafond léger et lointain, où des femmes nues,
allégories géantes, prenaient des tailles d’enfant. Au fond s’élevait le
trône de la Présidence royale, le trône à trois degrés tapissé de
brocart blanc.

La porte s’ouvrit, très doucement. Hansegel entra, et il introduisit une
dame en deuil en disant: «Messieurs, la Reine!» Elle n’alla pas
s’asseoir sur le trône; elle vint à pas glissés sur le parquet de
marqueterie qui mirait sa forme sombre, pendant que les sept démocrates
demeuraient debout, tête baissée, poignés d’une timidité dont ils ne
pouvaient se rendre maîtres.

--Duc, ayez donc la complaisance de mettre un fauteuil auprès de ces
messieurs.

Sa voix résonnait sans un écho. Son regard, pendant que Hansegel
s’empressait à obéir, scrutait les physionomies nouvelles des ministres,
un regard insistant, passant à travers les cils, et qui vous restait
dans les yeux longtemps après qu’il s’y était posé. Elle prit place à la
tête de la table, en faisant signe aux ministres de reprendre leurs
sièges. Hansegel, qui ne s’était jamais assis en présence de Sa Majesté,
resta debout derrière elle.

--Monsieur Wartz? dit-elle.

Samuel vivement leva les yeux, et se vit regardé comme la veille, à la
tribune, en parlant. Le visage bistré de femme brune, aux modelés
épaissis par une maturité précoce, était aujourd’hui pâli, flétri,
fatigué, mais les prunelles, limpides comme deux joyaux sombres,
glissaient entre les paupières, rayonnant la vie puissante, la vie
passionnée d’une créature en qui se réfléchissait vraiment l’existence
d’un peuple.

--Monsieur Wartz, c’est vous qui voulez me chasser du trône?

Wartz se troubla; cette phrase l’avait terrassé; il resta tout un moment
sans répondre.

--Non, madame, ce n’est pas moi, dit-il enfin; il n’y a pas une
_personne_ en Poméranie capable de cette action. Votre Majesté subit la
loi fatale de l’heure, comme nous-même la subissons en l’accomplissant
douloureusement. N’accusez pas une volonté personnelle; ma volonté est
telle que je souhaiterais d’être l’un de ces fidèles royalistes à la
conscience sereine, à qui leur quiétude d’esprit permet de s’engager
pour la vie à votre personne, quels que soient les mouvements d’opinion,
quelle que soit votre fortune. J’envie ceux dont vous êtes la foi, pour
qui vous restez l’étoile impérissable de la Vérité, ceux qui, sans
trouble ni doute, peuvent vivre de l’_Idée_ que vous symbolisez, et je
sens le bonheur qu’il doit y avoir à se donner pour cette idée. Non, ce
n’est pas moi; accusez plutôt la conscience nationale qui veut clore à
votre nom une ère d’histoire, qui nous a faits mûrs, en dépit de
nous-mêmes, pour cette œuvre. Nous autres, les meneurs, nous sommes les
instruments de la force qui travaille les peuples, pour les élever
toujours plus haut...

--Ah! les élever toujours plus haut! s’écria-t-elle.

Et sa gorge se contractait de douleur et de colère. Des larmes vite
refoulées parurent à ses paupières, et ses deux belles mains désespérées
retombèrent le long du tapis bleu.

--Pourquoi dites-vous de ces choses incertaines? Depuis que notre
dynastie règne, n’avons-nous pas fait une Poméranie glorieuse? Voyez
notre industrie, nos cotons, nos houilles, voyez nos sciences, ce qui
s’écrit, ce qui s’édifie, voyez les musées et les usines, voyez la
Bourse, voyez Oldsburg et voyez Hansen, et parlez encore d’élever plus
haut la nation! Vous oubliez, messieurs, que, pendant dix siècles, nous
les rois, nous avons peiné, lutté, pour arracher notre peuple à la
barbarie, à l’ignorance, à l’engourdissement, à la domination étrangère.
La nation, nous l’avons agrandie, fortifiée, moralisée, enrichie. Et
maintenant vous prétendez nous l’arracher des mains, dans sa fleur et
dans sa gloire, sous prétexte de votre «Toujours plus haut!» Mais il y
a, dans l’histoire dont vous parlez tant, une justice implacable; le
poids de votre imprudence retombera sur le peuple que vous aurez
conquis. Vous voulez enlever le gouvernement du pays à la monarchie, la
plus simple et la plus naturelle des formes d’État, pour le donner à une
sorte d’empire anonyme, incarnant la volonté du peuple, car votre
république n’est que cela. Mais bientôt, je vous le prophétise, vous
serez la proie du trouble, vous connaîtrez, l’un après l’autre, tous les
orages capables de bouleverser une nation, et, loin de réprimer troubles
et orages, votre autorité démocratique les subira tous, puisqu’il est de
son essence, non point de diriger les aberrations du peuple, mais de les
suivre!

Elle était si belle, si tragique, cette femme qui pouvait dire en face
de ces hommes d’État: «Nous, les Rois!» que tous gardaient le silence;
ses larmes les avaient émus, mais plus encore ses yeux, le reproche, la
menace sibylline de ces yeux de feu qui avaient pris une expression
surhumaine. Braun, qui était fort vulgaire d’éducation et d’esprit,
était moins atteint par ce prestige indéfinissable; il aurait aimé
reprendre les arguments un à un et discuter avec Béatrix comme avec un
homme. Les autres sentirent bien l’inutilité d’un tel effort. Ils
étaient accablés, ils ne cherchaient plus qu’à jouer, le mieux possible,
la comédie qui consistait à infliger à cette femme l’opprobre de la
répudiation, avec tous les ménagements, non point de l’étiquette, mais
de leur sensibilité même. Wallein se leva.

--Que Votre Majesté n’aggrave pas notre supplice en le méconnaissant,
prononça-t-il d’une voix très altérée. Nous jouons ici un rôle atroce de
bourreaux. La conviction de notre conscience, soit qu’elle ait été,
comme chez mes confrères, la constante loi de leur pensée, soit qu’elle
ait paru en lumière soudaine, comme chez moi, nous pousse à exécuter un
acte qui offense tous nos sentiments de respect et d’admiration pour
votre personne auguste, Madame. Le dirai-je? Un devoir impérieux nous
presse, nous stimule, mais il nous semble frapper une mère!...

--Alors pourquoi la frappez-vous? dit-elle en secouant douloureusement
la tête.

Et ils virent qu’elle retenait ses larmes. Wartz se contentait
d’écorcher de son soulier la marqueterie du parquet. Il y eut un grand
silence. Wallein reprit:

--Épargnez-nous la cruauté de le dire, madame. Que pourrions-nous
ajouter, d’ailleurs, aux mots inoubliables que mon collègue Wartz a
prononcés hier: ceux de la fatalité démocratique! Ce que nous vous
supplions de faire, car vous serez toujours celle qui dispense des
grâces, c’est de méditer cette vérité, de la comprendre, de couronner
votre glorieuse tâche par l’acte qui ferait de Votre Majesté la Reine
suprême de l’Histoire, de qui l’on pourrait dire: «Après qu’elle eut
tout donné à son peuple, elle lui donna encore la Liberté!»

Elle laissa tomber ce verbe de ses lèvres dédaigneuses, comme s’il les
eût souillées en passant:

--Abdiquer?

On ne comprend pas, personne autre que les monarques ne peut comprendre
absolument l’opprobre de ce mot; ils ne le prononcent pas, ils
l’évitent, et les reines ont une sorte d’honneur caché et mystérieux
qu’il offense. Dans la bouche de Béatrix ce cri eut la violence d’un mot
grossier que la colère aurait arraché à sa dignité. Mais déjà le visage
de Samuel rayonnait. L’abdication, la cérémonie sublime, l’apothéose du
peuple!...

--L’Europe admirerait... prononça-t-il.

Et il s’arrêta net. Du fond de la ville, au milieu de mille bruits
confus qui se noyaient les uns les autres, comme des ondes, une sonnerie
de clairon, lointaine, étouffée, vint jusqu’ici, une sonnerie d’alarme,
la phrase de quatre notes répétée deux ou trois fois de suite,
précipitée, lugubre. Les sept hommes relevèrent leurs faces inquiètes,
et le teint sombre de la souveraine se mit à blêmir: elle avait reconnu
le clairon d’alarme de la garde. Il se passait donc au dehors quelque
chose d’incertain, d’inquiétant, tandis qu’elle demeurait ici, seule au
milieu de ces hommes hostiles dont il lui fallait se garder, comme d’une
bande d’ennemis? Pourquoi la garde sonnait-elle de cette manière, à
cette heure, quand, il n’y avait un instant, Hansegel, qui centralisait
au palais tous les services, lui avait dit: «Relativement, tout est
calme dans la ville»?

Elle contint son émoi, mais non point son indignation. Elle sentait bien
à quel point sa douleur, son reste de majesté bouleversaient ses
adversaires; mais que lui importait le combat intérieur que se livraient
ces hommes, et l’étrange sentiment qu’elle leur inspirait, elle qu’avait
secrètement aimée un empereur, elle qu’avaient adorée toutes les cours
d’Europe et qu’avaient blasée sur ce genre de triomphe, tant de fois,
les acclamations de la foule: des villes entières délirant
d’enthousiasme, à sa vue, des milliers de voix amoureuses, dans la
splendeur du plein air, aux belles journées de fête, clamant son nom!
Pour quoi pouvait compter à ses yeux d’avoir impressionné ces quelques
roturiers malfaisants! Et ce tragique éclat des clairons déchaîna sa
colère avec ses angoisses:

--Vous vous trompez si vous me prenez pour une Reine capable de
déserter. Eh quoi! faire le jeu de mes ennemis, me retirer devant eux,
leur céder, pour qu’elle périclite entre leurs mains, l’œuvre de toute
ma dynastie! Mais comment oserais-je, alors, soutenir la seule pensée de
tous vos rois dont je suis la fille! C’est la trahison que vous voudriez
obtenir de moi; mais vous pourriez, entendez-vous, séduire la foule,
l’armer, la lancer dans ce palais, vous pourriez ordonner le massacre,
l’incendie, toutes les œuvres dont vos pareils sont coutumiers en de
telles heures, je ne faillirai pas au grand devoir. Vous vous êtes dit:
«Elle cédera, c’est une femme!» Il se trouve que vous vous êtes mépris;
ce n’est pas une femme, c’est une force. Elle a, cette force, des
assises invisibles dans tous les cœurs poméraniens, elle plonge ses
racines dans la terre de vos cimetières, là où dorment vos morts qui
furent si fidèles et si loyaux, et, pour l’ébranler, il faudrait
atteindre toute l’âme nationale. Or les paroles de l’un de vous, hier,
ont pu peut-être illusionner la nation, elle a pu se laisser prendre un
instant à vos séduisantes théories, monsieur Wartz, vous avez pu la
troubler, mais extirper de son cœur le dévouement à sa Reine, jamais!
J’ai voulu demander aux élections nouvelles une manifestation solennelle
de la volonté populaire; vous verrez quelle sera cette volonté. Quant à
moi, je vous le déclare, s’il y a des jours de lutte, je lutterai; non
pas en femme, mais en roi, pour mes ancêtres, vos souverains
d’autrefois, pour mon fils, votre souverain de demain.

Elle partit. Ils se levèrent tous, inclinant la tête, mornes, le courage
et la foi ébranlés. Wallein murmura:

--Quelle créature inouïe!

Braun, que n’arrêtaient pas tant de considérations délicates, dit:

--Elle nous a rudement dérangés. Nous en étions à l’administration
provinciale. A quoi la rattacheriez-vous, Wartz?

Wartz ne répondit pas. Il avait le regard fixé sur le portrait immense
qui, au milieu des quatre fenêtres de face, faisait l’un des rares
ornements meubles de la salle du Conseil. C’était le portrait de Conrad
II, le souverain qui avait sa statue équestre sur la place de
l’Hôtel-de-Ville, et qui, dans un cadre aux gigantesques fioritures
d’or, étalait ici sa pourpre déroulée en flots fourrés autour de sa
personne blanche et mince de colonel des gardes. Ç’avait été le
véritable monarque homme d’État; il avait refondu la nation en une
monarchie bourgeoise, créant le Parlement actuel,--réformateur illustre,
mais préparateur inconscient de la révolution d’aujourd’hui.

--Eh bien, quoi?--fit timidement l’obscur ministre du Commerce, le nommé
Moser, en se tournant vers le grand homme,--nous ne travaillons donc
plus, monsieur Wartz?

Samuel étendit le doigt vers le portrait:

--Regardez; elle a tout à fait les yeux de Conrad II.

                   *       *       *       *       *

Inquiète, nerveuse, dévorée par la passion de voir et de savoir tout ce
qui lui causait pourtant une mortelle émotion, Madeleine errait au
hasard par la ville. Les gens avaient déserté le faubourg, soit qu’ils
se fussent enfermés chez eux, soit qu’ils eussent cherché d’instinct le
cœur de la cité. Les rues étaient vides. Elle remonta vers les quais. De
loin, elle vit sur le pont une affluence extraordinaire; à droite et à
gauche, les rampes étaient garnies d’une longue grappe humaine: hommes,
femmes et enfants, serrés, penchés, agrippés aux balustrades. Et dans
cette foule composite, se révélaient, en taches de couleur, des
individus de toutes classes, de toutes conditions, les sarraus bleu-pâle
des artisans, les blouses flottantes des ouvriers voisinant avec les
pardessus corrects, les châles des tisseuses, les haillons des
misérables, contrastant avec la fourrure des élégantes.

Et sur cette foule, un grand silence planait.

La jeune femme, tremblant de sa hardiesse, pressait le pas, curieuse de
ce qui pouvait attirer ainsi l’attention vers le lit du fleuve congelé.
Un cri la fit s’arrêter dans un sursaut de toute sa personne:

--Achetez le portrait du nouveau ministre, l’homme du coup d’État!
demandez Samuel Wartz.

Et un gamin crasseux, les jambes nues bleuies de froid, lui haussa sous
les yeux une lourde liasse de papiers en éventail, où par centaines de
reproductions, dans le feuillettement du vent, elle vit passer l’image
de son mari grossièrement reproduite dans le hâtif tirage nocturne du
journal. Elle ferma les yeux, s’étudia à ne point regarder. Il lui
semblait qu’elle aurait la honte d’être reconnue bruyamment par cette
foule, si elle tenait entre ses mains ce portrait, et elle continua sa
route en rougissant. Une fois sur le pont, d’en dessous, elle entendit
monter des voix, des chants. Semblable à quelque petite ouvrière, elle
se faufila entre deux personnes, au long de la barrière vivante qui
faisait la haie.

Sur la glace, processionnait un cortège grotesque: des hommes portant en
sautoir des écharpes rouges à franges d’or, d’autres tenant des
bannières que les tournoiements de la bise, dans la coulée du fleuve,
tordaient en chiffons. Sur la cotonnade grossière étaient écrits à
l’encre ces mots exempts de recherche: _Vive la Liberté!_--_A bas la
Tyrannie!_--Venaient ensuite les oriflammes révolutionnaires: _Béatrix à
l’échafaud!_--_Luttons pour être libres!_--_A mort les Rétrogrades!_ Et
toutes ces fanfreluches misérables, qu’on sentait improvisées dans
quelque taverne, en grande hâte, ne laissaient déchiffrer que par
bribes, dans leur enroulement aérien, leur phraséologie de terreur.
Derrière, suivait une bande sordide: hommes en costume de travail,
coiffés de casquettes sales, femmes aux jupes crasseuses, aux cheveux
défaits, traînant des enfants, et, se mêlant à la cohue des ouvriers en
chômage, des êtres aux figures sinistres, têtes d’assassins et de
dégénérés, corps atrophiés: toute cette tourbe abominable qui ne sort de
ses repaires qu’aux jours d’émeute, pour provoquer le meurtre et allumer
l’incendie. Des bras se levaient en un geste de menace, des voix
crapuleuses hurlaient des chants de mort. Et la horde passait comme le
Destin en marche, piétinant, d’un claquement sourd de semelles, cette
figure de pureté qu’est la glace.

Devant ce spectacle répugnant, Madeleine horrifiée eut l’impression de
ce qu’on nomme la lie du peuple. C’était bien là, en effet, ces éléments
troubles qui, dans les périodes d’ordre et de calme, demeurent diffus et
invisibles dans la masse nationale, pour s’agglomérer et remonter comme
une écume, aux jours agités des révolutions. Parmi les façades des
maisons aux volets clos, le long du quai, elle apercevait là-bas la
structure monumentale du ministère, son nouveau foyer; elle eut la
tentation de s’y réfugier tout de suite, d’y aller oublier ce qu’elle
venait de voir; un sentiment secret la poussa dans une direction
inverse. Elle aborda la rue Royale, la grande voie de la cité, l’artère
allant au cœur: l’Hôtel-de-Ville. C’était une image de mort. L’un après
l’autre, les magasins de cette rue de marchands s’étaient fermés. Sur
ces trottoirs grouillants de monde, d’ordinaire, à cette heure de
l’après-midi, on ne voyait personne. Sur la chaussée, des voitures
roulaient à une vitesse désordonnée. A quoi donc fallait-il s’attendre
ici? Madeleine, si brave qu’elle fût, hésita un instant puis, prenant
son parti, gagna la place de l’Hôtel-de-Ville. Et voici que, comme elle
était là, serrant en grelottant le manchon à sa taille, il déboucha
d’une rue adjacente une nouvelle horde d’êtres pareils à ceux qu’elle
venait de voir, allant par couples, chantant... Ils se dirigeaient vers
le fleuve; elle les devina en route pour rejoindre les autres. Et
partout où elle allait maintenant, rue de la Nation, où l’on ne voyait
d’ordinaire que des élégances,--coupés vernis et parfumés, belles
personnes en emplettes, hommes raffinés, chercheurs de jolis
visages,--rue aux Moines où les vitrines étaient des musées d’art et
d’orfèvrerie, et où l’on passait par dilettantisme, rue du Beffroi, ce
n’étaient plus que ces déguenillés au rire vicieux, accrochant à leurs
bustes d’autres bustes de femmes, secoués de cris, d’injures, ou de
chants. Ils étaient innombrables, ils surgissaient de chaque rue.
Oldsburg semblait n’être plus peuplée que de cette vermine, elle qui la
cachait jusqu’ici en des repaires inconnus!

Mais là, que se produisait-il? La rue aux Moines, qui devenait houleuse
dans le tronçon compris entre la place Saint-Wolfran et son intersection
avec la rue aux Juifs, à ce dernier endroit lui apparut impraticable.
Artisans et hommes du monde, têtes nues et chapeaux, ne faisaient plus
qu’une seule masse soudée, bougeant par grandes impulsions d’ensemble,
et par-dessus ce compact fourmillement noir, de biais, on apercevait,
vers le milieu de la rue aux Juifs, les clochetons aériens, les croix
gothiques, les lucarnes à cadres ciselés du palais. Madeleine s’informa
de ce qui se passait. On lui parla d’une manifestation royaliste qui
commençait ici.

Seule femme élégante dans cette foule, elle fut vite remarquée. Un vieux
monsieur grommela: «Cette petite est folle!» D’autres se mirent à
chercher brutalement, du regard, l’éclair de ses yeux au baisser des
paupières, et elle voulut s’en retourner. Mais derrière elle, la
muraille vivante s’était nourrie d’un nouveau flux. Et puis, juste à ce
moment, une poussée se fit, une tornade de corps humains se mouvant sur
place, sans débouché. On s’écrasa le long des maisons; il y eut des cris
de douleur mêlés aux cris d’enthousiasme, aux cris de guerre, et
Madeleine, naufragée dans cette tourmente, cahotée, meurtrie, étouffant,
vit passer dans le courant qui la portait une bande d’adolescents aux
jolis visages frais d’aristocrates, quinze peut-être en tout, n’ayant
pas vingt ans, et dont pas un qui ne fût amoureux de sa belle
souveraine. Ils chantaient, non point l’hymne national, ni de subversifs
couplets, mais simplement la fameuse valse poméranienne, _Béatrix_, et
la foule terrible, sous la mélodie de cet air lent, à deux temps, se
sentit allégée et portée. Sur leur passage, s’évoquait nuageusement la
figure de la Reine; les mouchoirs palpitèrent en l’air comme des flammes
blanches au-dessus de la multitude noire, et rien ne saurait dire ce qui
se passait alors dans les cœurs.

Quand ils eurent atteint les quais, on se groupa derrière eux; on les
suivit, et le chant de la valse devint un chœur formidable. Tout le
vieux loyalisme des Oldsburgeois, un moment oublié devant l’idéal
républicain, se réveilla en folie. Madeleine suivait aussi de loin,
dominée par cette pensée fixe qu’il y avait désormais par la ville deux
cortèges ivres d’hostilité, et que, si le hasard de leurs méandres les
amenait à un moment donné dans une même rue, il se passerait des scènes
effroyables.

La cohorte des jeunes royalistes monta la rue de la Nation, l’allure
scandée au trio de la valse, agglomérant autour d’elle sans cesse de
nouvelles recrues. Madeleine les vit s’éloigner du côté de l’hôtel de
ville et se réjouit, car ils avaient choisi par là une direction opposée
à celle des révolutionnaires. Les voix diluées dans l’air n’étaient plus
que quelque chose de sourd, une musique incertaine, dont se comprenaient
seules, à cette distance, les phrases aiguës. La jeune femme, brisée de
lassitude, pensa de nouveau à rentrer. Cette fois elle fit volte-face
vers l’hôtel du ministère. Il lui arrivait encore, portées par le vent,
des notes familières de la valse qui s’éteignait là-bas, au tournant de
la rue. Puis soudain elle s’arrêta, glacée de peur.

Une autre musique naissait, toute voisine d’elle, l’hymne poméranien
hurlé par des gorges avinées; c’était l’autre horde qui venait, montant
l’une des rampes de la berge, en agitant ses oriflammes lacérées. Elle
s’était accrue, elle aussi, en sa promenade sur la glace; c’était devenu
une longue traînée de haillons, dont l’approche emplit l’air d’une
puanteur d’humanité, et qui se mit en replis; des replis dessinés par
l’angle de la rampe et du quai, et par la ruelle tortueuse qu’elle prit
menant aux bas quartiers.

Madeleine conçut d’un coup leur itinéraire: cette ruelle, la place
Sainte-Wilna et la rue du Canal. Et elle s’épuisait à entendre ce qui
pouvait vibrer encore impalpablement, dans l’air, du chant royaliste.
Rien, plus rien. La piste des autres était donc perdue pour elle; mais
elle les sentait toujours dans ce quartier, vers lequel s’acheminaient
présentement ceux-ci, ce quartier du Canal où les maisons font à l’eau
une rive de pignons à poutrelles et de façades vétustes, derrière
lesquelles logent, par milliers, les pauvres.

Une voiture passait, elle s’y jeta; et en dépit de toute prudence, de
toute réserve, elle dit au cocher, qui dut le lui faire répéter pour le
croire:

--Je vais suivre cette bande-là.

Cet homme la prit pour quelque écervelée de mœurs douteuses, en passe
d’une extravagance nouvelle. S’il l’eût pu voir au fond des coussins,
accablée, le corps ployé, la tête cachée dans ses deux mains, obsédée
par cette intuition d’une rencontre entre les deux cohortes, il aurait
été plus curieux peut-être, mais il n’aurait pas compris. Dans un accès
de casuistique implacable, frissonnante de peur, blême, angoissée, elle
s’obligeait à voir de ses yeux les atrocités qu’elle redoutait.

La voiture allait au pas. A ce moment, on avait atteint la place
Sainte-Wilna. Les manifestants se débandèrent et poussèrent des cris de
mort contre la Reine. Une clameur diffuse leur répondit. Elle venait de
droite et de gauche, des deux parties de la rue du Canal, que coupait la
place de l’Église. En même temps une troupe d’artisans, de femmes
échevelées, de gamins, accourait prendre part à ces démonstrations en
plein air qui étaient de leur goût. Et Madeleine eut l’idée, à n’en plus
pouvoir douter, que les royalistes, et tous ceux qui s’étaient amassés
autour d’eux, stationnaient actuellement dans le square de
l’Hôtel-de-Ville dont, par-dessus les toits, on voyait les arbres à
grosse ramure noire, à trois cents mètres d’ici.

Et ce fut aussi à cette minute précise que le clairon sonna, faisant
passer et vibrer dans l’air ce qu’il y avait de sinistre dans les cœurs.

--Vous n’avez pas peur, ma jolie petite dame? demanda le cocher qui, ne
pouvant plus avancer, était descendu de son siège, peu gêné d’ailleurs
par la personnalité qu’il attribuait à sa voyageuse. Entendez-vous cela?

--Qu’y a-t-il? demanda Madeleine, les lèvres blanches.

--Il y a que la moitié de la Garde ne veut plus marcher à l’ordre. C’est
à la caserne du régiment que cela se passe. Le quart des officiers mène
la révolte. Ils sont mille ou onze cents barricadés dans les chambrées,
et tout le reste fait l’assaut avec la petite Altesse Royale le prince
Erick. On dit qu’ils se fusillent par les fenêtres. On réclame le
nouveau colonel nommé par le gouvernement. Ce sont de tristes choses, ma
petite dame.

--Et cet homme qui parle là-bas, demanda Madeleine, que dit-il?

--Rien de bon! c’est contre la Reine; il va les mener maintenant à
l’hôtel de ville.

--Oh! l’hôtel de ville!

Et son visage se crispa dans une telle douleur, que lui reprit:

--Vous devriez vous en retourner chez vous, tenez; ce n’est pas la place
d’une jolie petite femme comme vous. Cela va finir mal, vous aurez «les
sangs» tournés.

--Non, répondit fermement Madeleine, je veux voir.

Et tout se passa, comme elle l’avait rêvé dans son pressentiment
terrible. La masse mouvante, qu’était devenue la horde de tout à
l’heure, prit le tronçon de la rue du Canal qui menait au square de
l’Hôtel-de-Ville. Ils étaient trois ou quatre cents, agitant toujours
vers le milieu leurs lambeaux de cotonnade. Ils s’engouffrèrent, pareils
à un fleuve noir, par la grille qui tronque l’angle du Square. Rétréci
au passage, le flot formait des houles, des remous. Puis, la grille
franchie, il se divisait au caprice des allées, débordait sur les
pelouses. Et l’hymne national, sans mesure ni rythme, sans unisson et
sans ensemble, précipité comme un chant de fous, un chœur d’ivresse,
entra dans le jardin avec le fleuve noir, vibra aux ramures nues, le
long des bassins congelés, et vint heurter la façade intérieure de
l’hôtel de ville. Alors, on vit sortir par les trois grandes portes
cintrées, les enfants royalistes qui s’étaient tenus sous le péristyle
depuis leur arrivée. Les paroles nouvelles du chant poméranien, qui
insultaient la Reine, les avaient atteints. Ils pensèrent tous, sans se
l’être dit, que la belle Dame idéale dont ils étaient si épris serait
vengée s’ils mouraient pour elle. Et la tête droite dans leur faux-col
glacé, ayant salué, de leurs chapeaux jetés à terre, la Personne à
laquelle ils offraient leur vie, les petits aristocrates se ruèrent dans
les haillons. On les vit s’engloutir, délicats et parfumés comme ils
étaient, dans ce flot de malpropreté humaine; il y eut une levée de bras
pareille à un croisement de massues en l’air, et on ne les revit plus.
Mais aussitôt, dans les pelouses envahies, sur l’eau congelée du bassin,
ce fut la bataille générale. Tous les bruits se fondaient en une clameur
unique, dans laquelle dominait le cri des femmes, aigu, ininterrompu, de
douleur et de peur; et elles se sauvaient, les yeux égarés, hurlant et
griffant les visages qui leur faisaient obstacle.

Madeleine, la main crispée aux barreaux de la grille, s’était aventurée
jusqu’ici, et regardait. Elle vit, parmi les femmes qui fuyaient, un
ouvrier venir à elle, le menton levé, les mains tendues, la bouche
ouverte comme un homme qui suffoque, les yeux suppliants et éperdus.
Elle recula d’un pas. L’homme montra son paletot de velours, et la poche
du haut d’où sortait tout droit un petit manche de couteau. Puis, d’un
effort suprême, il arracha l’arme de la blessure. Un jet de sang noir en
jaillit qui éclaboussa Madeleine.

--Oh! c’est trop! c’est trop! cria-t-elle.

Elle n’eut plus que la force de regagner la voiture qui l’attendait à
quelques pas derrière. Le cocher la souleva à demi pour gravir le
marche-pied.

Il haussait les épaules sans la plaindre, riant plutôt en dessous de ces
nerfs de femme, qui étaient comme une coquetterie de plus ajoutée à
l’excès de son charme. Mais, quand elle lui eut nommé, comme sa demeure,
l’Hôtel du Ministère, l’évocation de cette habitation somptueuse, et de
la hauteur sociale qui s’y attachait fut une révélation pour ce
plébéien. Sans comprendre, il pressentit quelque chose de la vérité. Il
regarda Madeleine et supposa qu’elle touchait de très près à ce Samuel
Wartz, le célèbre orateur de la veille. Son élégance, sa tristesse,
cette passion de voir ce que ses yeux n’avaient même pu supporter, tout
cela l’éclairait vaguement; et il la conduisait doucement comme une
malade, faisant de longs détours pour suivre les voies calmes.

Comme la voiture gagnait le Ministère, quelque chose l’arrêta encore: un
convoi, une civière sous un drapeau, un attroupement. Faiblement, en
frappant à la vitre, Madeleine dit, presque sans voix:

--Je veux savoir tout, tout; racontez-moi ce qui se passe ici.

Le cocher alla s’informer et revint:

--Les canailles! c’est leur colonel, ce pauvre petit prince Erick,
qu’ils ont tué!




VI

LE VIEIL AMI


Depuis une demi-heure qu’elle était rentrée, elle restait ici, prostrée,
sur une petite chaise, dans le grand salon du fond où il faisait nuit.
Dans les pièces voisines, les tapissiers s’occupaient à l’aménagement de
l’appartement. On transportait dans le logis de splendeur les meubles
familiers du jeune ménage, les menus objets, les bibelots, les
souvenirs, qui devaient parer en foyer la banalité de ces grandes pièces
froides. Les coups de marteau résonnaient; on entendait le bruit sourd
des caisses jetées à terre, le heurt des armoires pesantes, un cliquetis
de vaisselle et de verreries déballées. Les huissiers, les laquais
nouveaux, Hannah et la vieille servante d’autrefois allaient, venaient,
causaient, égayés par ce remue-ménage. Et voilà pourquoi Madeleine
s’était réfugiée ici, le salon officiel où l’on ne changerait rien, où
elle pouvait bien se perdre, s’abîmer dans l’ombre.

Soudain, un coup léger retentit à la porte; elle s’irrita qu’on osât
venir jusqu’ici la troubler dans sa douleur. Mais s’attendant à voir
paraître quelque domestique en quête d’instructions, elle raffermit sa
voix pour répondre:

--Entrez, entrez.

--Madame, on me dit que vous êtes ici...

--Oh! monsieur Saltzen, ne put-elle retenir, que vous êtes bon d’être
venu!

Et les lampes électriques allumées, elle courut à lui.

--Venez, venez vous asseoir ici, que nous puissions causer enfin: je ne
vous ai pas vu depuis un siècle!

Et il sentit sa main prise par ces petites mains encore gantées, qui
l’attiraient, le dirigeaient avec une espèce de chaleur tendre.

--Avant-hier! murmura-t-il, troublé.

--Non, non; un siècle, je vous dis, un siècle!

Il la regarda sous la blanche lumière, le visage comme amaigri, rouge de
fièvre, les yeux fiévreux aussi et tragiques, avec le foyer
qu’allumaient, dans chacune des pupilles, les lampes. Et, se méprenant
sur le sens de cette émotion qu’il lui voyait, il sentit la joie de
l’accueil se changer pour lui en amertume et dérision. Comment
n’avait-il pas deviné dès l’entrée, dès son premier mot, qu’elle était
toute possédée par la gloire de son jeune mari, par le souvenir d’hier,
par les émotions d’amour! Et il se rappela le petit rôle qu’il avait
joué, lui, à la Délégation. Il acquiesça tristement:

--Oui; un beau siècle pour Wartz et pour vous.

Elle dit:

--Monsieur Saltzen...

Et elle n’ajoutait rien.

--Monsieur Saltzen... répéta-t-elle.

La voix altérée, la poitrine gonflée, infléchie sur elle-même, elle
regardait les fleurs du tapis, le veinage pur des marbres, les ongles
dorés des chimères qui supportaient une table. Elle semblait demander
aux choses la force de pouvoir parler.

Et puis, deux ou trois sanglots la secouèrent tout à coup; elle cacha
ses yeux dans ses mains, et sans honte, sans pensée, presque sans
pudeur, elle laissa couler en larmes devant le vieil ami le torrent de
sa douleur. Elle pleurait tout haut, comme les enfants, avec les
gémissements et le râle des sanglots. Saltzen détournait la tête pour ne
pas la voir, si petite, si menue dans cet effondrement de désespoir qui
faisait de sa personne délicate une chose diminuée, allégée, qui
n’aurait été rien à prendre, à soulever, à étreindre. Hélas! il était
peut-être celui qui la chérissait le plus dans le secret de son cœur,
celui qui aurait su lui dire les mots les plus délicieux, et celui qui
devait garder devant son chagrin, le plus de froideur. Et il se sentait
perdre la tête.

--Qu’avez-vous? Qu’avez-vous?... murmura-t-il.

--J’ai vu, disait-elle dans les spasmes de sa gorge, j’ai vu la
Révolution, je l’ai vue, monsieur Saltzen; j’ai vu Oldsburg ravagée,
j’ai vu mourir un homme devant moi. Quand il est tombé, j’ai senti sa
main sur ma bottine, et je me suis sauvée. Comprenez-vous cela? Sans
l’avoir regardé, je me suis sauvée pour ne pas le voir, et je le vois
toujours, je vois ses yeux, la prière de ses yeux, de ses yeux de
souffrance, que je n’ai pas écoutée. Je me suis sauvée! Est-ce que
j’aurais pu le soulager, dites, docteur? Tout un couteau enfoncé là!
J’ai agi comme la dernière des créatures. Je n’ai pas eu le courage, je
n’ai pas pu. Regardez; son sang m’a sauté ici.

Elle montra, sur sa jaquette, des taches encore humides dont la fourrure
noire ne s’imprégnait que lentement: on aurait dit de larges taches
d’encre. A les revoir, elle éclata de nouveau.

--Docteur! Docteur! Dieu a voulu que ce sang tombe sur moi; c’est le
sang que Samuel a fait couler, c’est lui le grand coupable!

Et s’affaissant de nouveau, la tête entre les mains, elle se tut pendant
plusieurs secondes. Elle ne put voir le geste du vieil ami, le geste
caressant et paternel de ses deux mains tendues. Ne lui devait-il pas ce
mouvement de pitié, n’allait-il pas la prendre dans ses bras, la
consoler comme un enfant qui souffre? Mais il fit mieux. Il l’aimait
trop pour en rien laisser paraître. Ses deux mains retombèrent sur ses
genoux sans avoir même effleuré les soies de la fourrure, et il dit:

--Vous avez donc été dans la rue aujourd’hui?

Elle continua, poursuivie du même cauchemar:

--Vous savez qu’ils ont tué le prince Erick? Vous figurez-vous cela?
Mort! Tout froid déjà, ce gentil valseur de l’autre jour! Il m’avait
menée d’un bout de l’hôtel de ville à l’autre, sans une pause, il me
faisait glisser, je ne pesais rien, lui non plus; j’ai vu tantôt la
civière où gisait son cadavre; les deux hommes de la garde avaient peine
à le porter. C’est lourd, un mort.

Elle se redressa. Ses dents claquaient, son doigt déganté chercha les
taches de sang sur la jaquette, et quand elle se vit le doigt humide:

--Cela ne peut pas sécher.

Elle ne pleurait plus.

--Tirez cela, dit rudement Saltzen, qu’on ne le revoie pas.

Et il lui ôta, en médecin brusque, le paletot de fourrure, qu’il jeta au
loin, en le froissant de colère. Puis, debout devant elle maintenant, la
dominant:

--Tout cela n’est pas votre affaire; ce qui se passe dans la rue ne vous
regarde pas. Il meurt chaque jour une foule de gens auxquels vous ne
pensez pas. S’il y a eu des bagarres aujourd’hui, c’est très triste,
mais vous n’y pouvez rien, et c’était inconvenant de votre part de vous
y mêler. Votre place était ici, à parer votre nouvelle demeure.

Elle le regarda fixement; ses longs yeux désolés, sa bouche, tout son
air était une plainte et un reproche.

--Oh! monsieur Saltzen! est-ce vous qui me parlez de la sorte! Est-ce
que je ne m’appelle pas Madeleine Wartz? Est-ce que tous les actes de
mon mari ne m’atteignent pas?

--Quels actes?... demanda-t-il évasivement.

Ses doigts maigres comme des osselets d’ivoire jouaient sur son lorgnon.
Il comprenait, à présent, le cas de conscience effroyable de Madeleine,
et il sentait se tendre, entre elle et le mari dont il la savait si
amoureuse, un de ces voiles impalpables que trament les imaginations
scrupuleuses des femmes, voiles invisibles, faits de l’étoffe même des
âmes, et qui séparent plus les époux que des barrières de fer. Donc, ce
serait bien décidément sa fonction de travailler, au profit de celui à
qui elle s’était donnée, le cœur de cette petite fille. A l’heure où
elle se tournait vers lui, comme vers l’ami le plus délicat, le plus
près d’elle,--il ne le sentait que trop,--il devait, sous peine de
commettre la plus triviale des fautes, la repousser par force vers le
seul ami permis à une femme: son mari. Cela, c’était encore l’aimer,
c’était même l’_adorer_, bien que le mot ne signifie pas toujours ce
martyre de froide immolation.

--Quels actes? reprit-elle, vous me demandez lesquels? N’a-t-il pas
rompu par son discours d’hier l’ordre qui régnait dans le pays? N’a-t-il
pas provoqué l’agitation populaire? N’a-t-il pas déchaîné la révolution,
enfin? Maintenant l’incendie se propage, et celui qui l’a allumé n’est
plus maître de l’éteindre. L’émeute du régiment de la Garde à la
caserne, la bataille dans la rue, les troubles d’Oldsburg, ceux qui
doivent à cette heure ravager la province, Hansen, cette ville si
remuante, et la contrée des Charbonnages, tout cela est l’œuvre de
Samuel! Eh bien, je vous le demande, un homme a-t-il le droit de créer
dans un pays cette folie de destruction et de sang? Samuel n’a-t-il pas
pris là une responsabilité intolérable?

--Son discours était toute réserve et toute modération, hasarda le vieil
ami.

--Un discours de modération ne déchaîne pas, dans une assemblée
d’hommes, ce que les paroles de Samuel ont déchaîné hier à la
Délégation, monsieur Saltzen, vous le concevez bien. Je le sais, il y
avait l’éloquence, ce feu de conviction qui dévore mon pauvre Sam; mais
il y avait autre chose: les idées qui ont de la vie en elles, comme la
graine qu’on sème. Il s’est fait dans les esprits, déjà exaltés, une
germination violente. Les révoltes dormaient en eux, il les a
réveillées. Et il a voulu cela parce que c’était nécessaire à son œuvre.

--Oui. Il l’a voulu parce que c’était nécessaire à son œuvre, répéta le
docteur en songeant.

--C’est donc son acte vraiment, monsieur Saltzen, c’est sa faute! sa
faute! Comprenez-vous? Tout le sang qui va couler aujourd’hui, il en
répond devant la société et devant Dieu. Ah! j’avais comme un
pressentiment, une terreur de ces atroces réalités, quand j’ai vu cet
Auburger adopté de telle sorte par lui.

--Auburger? Votre mari s’est laissé circonvenir par cet être-là?

--Comment, vous ne savez pas? A vous non plus, il ne l’a pas dit? Mais,
si j’ai bien compris, Auburger est devenu l’agent secret de Samuel.

Saltzen s’indigna.

--Son agent secret!--se disait-il en marchant à pas lents dans le
salon.--Il a consenti, lui, Wartz, la droiture même!... Il s’est livré,
pieds et poings liés, à cet homme de rien qui le possédera maintenant,
comme un maître son esclave! Car, dans ces sortes de pactes, quoiqu’il y
paraisse, la domination n’est pas aux mains de celui qu’on croit.
Êtes-vous bien sûre, Madeleine?

Il était à ce point hors de lui-même, qu’il donnait à la jeune femme ce
prénom dont il ne la nommait jamais que dans sa pensée.

Il réfléchit longtemps. Ce qu’il entendait confirmait en son esprit une
logique en formation. Puis voulant expliquer cette mystérieuse
complexité de Wartz, l’être au-dessus de nature et par cela même
au-dessus du blâme, il développa sa conception.

--Ni vous, ni moi, n’avons le droit de le juger, dit-il en revenant
s’asseoir près de Madeleine; il nous dépasse trop. Il nous effraye par
le mal qu’il a causé aujourd’hui. Et à qui faites-vous part de vos
inquiétudes, ma pauvre enfant, quand moi, secrètement, dans mon cœur
d’ami, j’ai senti ce qui se passait dans votre cœur de femme! Il nous
fait peur. C’est un grand criminel aux yeux timorés de notre affection;
mais si, à cette heure, il entrait ici, il faudrait lui tendre les bras,
l’aimer, le louer; il vous faut, vous, le faire plier sous le poids de
votre amour; vous ne saurez jamais être assez tendre, assez dévouée,
pour atteindre ce cœur triste et isolé de grand homme. Triste! vous
savez comme il l’est intimement, lui que votre jolie gaieté d’oiseau ne
déride même pas, lui qui ne jouit jamais de cet esprit, de ces mots
auxquels vous vous plaisez tant! Triste et seul comme un prophète! Qui
l’a vraiment connu? Est-ce vous? Vous n’oseriez le dire. Est-ce moi,
vieux praticien des hommes, qui ne m’étais jamais douté de la puissance
qu’il cachait? le châtelain d’Orbach, peut-être, qui s’était asservi ce
génie, et le faisait dîner à part quand il recevait à sa table! Méconnu,
inconnu, s’ignorant lui-même, portant sans le savoir sa force, c’est
l’homme de la Destinée, l’homme fatal, créé pour faire ce qui doit être,
et qui l’accomplit en dépit de tout.

Madeleine sentait ses yeux s’emplir maintenant de larmes délicieuses. Il
fallait savoir comme elle que le vieil ami l’aimait, pour goûter
vraiment ce qui se cachait d’indicible sous ses phrases. Très émue, elle
voulait le remercier de redonner à l’image de Samuel l’auréole éteinte;
elle murmura pour la seconde fois:

--Vous êtes bon, docteur, vous êtes bon d’être venu me dire tout cela.

Souriant, il regardait complaisamment cette joie d’aimer revenir en
elle. Il continua:

--Ce matin, les journaux portaient en manchette ces simples mots: «La
loi Wartz.» Et l’on ne pensait en lisant ce titre, qu’à la proposition
concernant l’instruction populaire. Je vais vous dire, moi, ce que c’est
que la loi Wartz, non point celle que Samuel a déposée hier, mais celle
qui préside au cours de sa vie, qui règle ses mouvements, sa conduite,
ses actes, comme une rigoureuse formule scientifique. C’est une loi
inexorable dont rien ne saurait le dégager, parce qu’il est de ces êtres
dont on dit qu’ils appartiennent à l’histoire; et qu’est-ce que
l’histoire, sinon la fatalité accomplie? La loi Wartz, la vraie, est une
formule terrible qui pousse votre mari d’un mouvement irrésistible, vers
le système d’État nouveau. Passivement, il a subi l’attirance de la
politique républicaine, comme on subit parfois une passion, souffrant et
jouant à la fois son propre drame. Ce goût l’a conduit à l’action de la
plume et à l’action de la parole, à travers mille obstacles que vous
connaissez mieux que personne. Voyez comme depuis son enfance, qu’il
nous a contée, jusqu’à son élection, ce fut une progression constante
vers le rôle qu’il devait tenir. Et à peine ce rôle lui est-il dévolu,
qui permet à sa personnalité de s’épanouir vraiment, que la loi fatale
plus impérieuse, le mène plus puissamment. Plus de repos, la course au
but s’accélère, l’action se précipite. C’est en son cerveau, d’abord, la
conception de cette éducation du peuple sur laquelle il fait reposer sa
République idéale. Nous sommes une dizaine de sages, de réfléchis et de
prudents qui voulons réglementer, ajourner, son projet trop hâtif. Nous
sommes des confrères, des aînés, qu’il révère vaguement, des amis qu’il
sait dévoués; mais il a senti notre résistance. Notre prudence
l’impatiente, nos conseils l’exaspèrent. Alors, de tout ce qui s’était
établi entre nous: cordialité des relations, projets politiques communs,
respect, affection même, rien ne compte plus. En nous, il ne voit
désormais qu’un obstacle; la force qui le mène ne lui permet pas de s’y
arrêter. Nous le gênons; il nous écarte, très simplement. J’en aurais
pleuré! M’être cru, dans l’esprit de ce garçon, l’arbitre de toutes les
idées, et constater un beau jour quelle petite place j’y occupais! Chez
les autres, c’était de la fureur. Mais froissement d’orgueil ou délicate
blessure de cœur, son autorité rend tout acceptable, et Braun lui-même,
qui est un rustre aux rancunes opiniâtres, l’a si bien compris, qu’il
est redevenu malgré tout, l’ami de Wartz. Et maintenant, sans cette loi
implacable comme le _Fatum_ antique, croyez-vous que Wartz, qui n’est
que pitié et bonté pour le peuple, et qui avait en outre sous les yeux
l’exemple d’Hannah...

--Ah! l’interrompit Madeleine, je ne suis pas grande philosophe, mais
l’idée de ce que cette fameuse loi pourra faire naître chez les pauvres
gens me terrifie. N’auriez-vous pas eu peur de prendre une telle
initiative, vous, monsieur Saltzen?

--Oui, j’aurais toujours reculé devant des craintes, des scrupules,
parce que je suis une volonté normale, assujettie à tous les souffles du
sentiment, et que je _veux_ beaucoup moins que je ne _sens_. Mais la
destinée de notre grand homme, bien autre, unifiant sa volonté à celle
qui mène le monde, ne lui a pas laissé connaître ces faiblesses. Je
n’invente rien. Vous êtes assez instruite pour savoir que ce fut
l’éternelle règle des génies de faire leur œuvre jusqu’au bout, sans se
soucier si des larmes ou du sang coulaient à leur passage. Nous sommes,
nous, de pauvres êtres, qui mirons l’univers dans notre propre cœur,
comme on regarde une immensité dans une toute petite glace, et notre
maître instinct, la peur de souffrir, nous semble régir l’Univers comme
il régit notre individu. Le Pasteur d’hommes, au contraire, s’abstrait
de ce qui est personnel, il ne s’écoute pas, il se renonce, il
s’identifie avec les règles mystérieuses de l’humanité. Voilà pourquoi
Wartz, dans son mouvement en avant, s’est soucié, comme le marcheur du
brin d’herbe, de tout ce qui se dressait devant lui, que ce fût
l’amitié, que ce fût la paix de toute une caste dans la nation, que ce
fût son attrait personnel pour la droiture, la délicatesse même de sa
loyauté, ou bien l’influence que la pauvre Reine, à ce que j’ai cru
deviner, exerçait encore secrètement sur lui.

--Mais encore, cette œuvre qu’il accomplit parce que c’est la _loi_,
dites-vous, monsieur Saltzen, faut-il qu’elle me soit expliquée, et
qu’on me la montre nécessaire; car, j’ai beau sentir un goût très vif
pour l’état démocratique, je ne saurai jamais dire au juste pourquoi
cela vaut de bouleverser un pays dont les affaires marchent, en somme,
très bien.

--Une opinion politique n’est jamais qu’un goût, reprit l’oncle Wilhelm,
et, à proprement parler, un goût ne s’explique pas. Cependant on
imagine, pour appuyer son sentiment politique, des principes qui peuvent
le légitimer. D’après nos principes, justement, la république étant le
plus souple des gouvernements, celui qui communie le plus avec les
mouvements de l’âme populaire, sera toujours aussi le plus conforme aux
progrès de l’évolution. Il fallait bien réellement, ma pauvre enfant,
que Béatrix quittât le trône,--elle nous aurait retardés,--mais il
faudrait, quand elle s’en ira, jeter des fleurs sous ses pas, car
c’était une adorable femme.

Après le moment d’affolement qu’il avait eu tout à l’heure, il s’était
ressaisi, et reprenait, avec son sang-froid, sa coquetterie et sa
séduction. Rejetant en arrière une touffe de cheveux gris qui faisait
ombre sur ses yeux, il alla lorgner les tapisseries et les bibelots, sa
longue main osseuse à la cambrure des reins, l’ample pardessus au drap
fin faisant des plis flottants autour de son grand corps émacié.
Madeleine, apaisée et doucement satisfaite, le suivait des yeux. Aucun
bruit ne venait de la ville. Était-ce le calme, était-ce la nuit? Les
paroles du docteur concernant Samuel agissaient en elle, et c’était avec
une sorte d’exaltation agréable qu’elle pensait, qu’elle rêvait à son
mari. L’idée de sa grandeur qu’elle entrevoyait pour la première fois de
cette manière, lui donnait un vertige de cœur, comme si l’amour de ce
grand homme l’eût placée très haut. Puis elle regardait de nouveau le
vieil ami, et elle songeait: «Lui, c’est un saint!»

La porte ouverte d’un geste brutal, Wartz entra. Madeleine se souvint de
ce qu’avait dit l’oncle Wilhelm: «Il faut le faire ployer sous le poids
de votre amour.»

Elle rougit imperceptiblement, et si Samuel l’avait regardée alors, il
aurait senti ses yeux fuir les siens. Mais il revoyait, pour la première
fois, le docteur depuis la veille.

--Monsieur Saltzen! murmura-t-il.

Et il alla vers lui comme un homme accablé d’un fardeau trop lourd va
vers l’allégeance d’une amitié sereine, d’une amitié d’exception comme
celle-ci. La jeune femme, curieuse, épia ce qu’ils allaient se dire:
elle attendait un trait d’esprit du docteur, quelque mot délicieux; mais
les deux hommes se serrèrent la main silencieusement, et, quand ils
s’écartèrent l’un de l’autre, Saltzen s’en alla vers un médaillon de la
Reine, près duquel, comme pour mieux voir, d’un coin du mouchoir il
essuya son lorgnon mouillé. Madeleine était de ces imaginations
délicates, sur lesquelles un mot pèse plus qu’une phrase, un silence
plus qu’un mot; elle comprit la muette admiration de Saltzen pour le
grand homme; elle en demeura plus impressionnée encore qu’elle ne
l’avait été par la venue de Samuel.

--Quelle journée pour toi! prononça-t-elle timidement.

Il lui semblait pour la première fois contempler ce génie.

Et aussitôt ses mains, ses coudes fragiles, ses poignets étaient broyés
dans les mains du mari qui la reprenait et la serrait; son regard si
puissant, avec son double fluide de maîtrise et de passion, la brûlait
et la dévorait. Chose étrange, pendant qu’elle s’abandonnait à cette
rude caresse, elle se sentait, dans son cœur frémissant, bien moins
l’épouse que la victime de ce mari, dans un besoin, presque religieux,
d’offrande et d’immolation.

--Nous avons tenu conseil toute l’après-midi, raconta-t-il. Ce soir,
j’ai dû me rendre à la caserne de la Garde; il s’y est passé des choses
très regrettables... J’ai donné des ordres; un nouveau colonel a été
nommé d’urgence, à l’ancienneté. J’ai obtenu la neutralité du régiment
jusqu’à la promulgation de la Constitution qui sera présentée au nouveau
Parlement, dans huit jours. Tout est calme maintenant.

--Ainsi, dit le docteur, vous y êtes allé, et cela a suffi!

L’enthousiasme brillait dans les yeux du vieil homme.

--L’Idée que je représente a seule tout pacifié, reprit le jeune
ministre.

Mais il avait beau dire, et plutôt par principe que par modestie, se
disculper d’être _quelqu’un_, sa personnalité s’accusait de plus en
plus. Et Madeleine, à qui revenait opiniâtrement la vision du pauvre
jeune prince assassiné, se défendit d’en parler, dans le scrupule
d’offenser cette grandeur à qui tout était permis et tout dû. Saltzen
devinait ces choses et en éprouvait une sorte de joie trouble. Il vint
dire adieu.

--Cher monsieur Saltzen, dînez donc avec nous, demanda Wartz.

--Mon cher ministre, répondit le docteur en souriant, pas aujourd’hui;
j’ai envie de donner ce soir à votre beau-père, un article sur vous, et
je l’ai seulement construit en pensée.

Samuel n’insista pas. Il se mêlait à son amitié un sentiment pénible qui
concernait Madeleine. Il les voyait, elle et lui, en constante recherche
morale l’un de l’autre. C’était une souffrance d’amour-propre; il
soupçonnait que, malgré sa gloire, sa passion et sa jeunesse, sa femme
trouvait moins en lui que dans le vieil ami ce qu’elle aimait. Il y
avait entre elle et Saltzen comme une association d’esprits dont il
était exclu, lui qu’aucun esprit ne rencontrait jamais absolument. Il
préférait jouir du docteur hors de chez lui.

Une fois sur le quai du fleuve, où ne passaient plus que de muettes
patrouilles de police, Saltzen se retourna. Sur la façade obscure du
Ministère, dont les bureaux étaient fermés, cinq fenêtres restaient
éclairées: celles du salon qu’il venait de quitter; ils étaient sans
doute demeurés là, Wartz et Madeleine. Il avait surpris tout à l’heure
le croisement de leurs yeux, une étincelle d’ardeur sous les cils de la
tendre petite fille, une atmosphère d’émotion amoureuse vibrant entre
eux. Il les devina--exaltés et fiévreux comme les avaient faits les
heures passées--dans les bras l’un de l’autre, jeunes et ivres ainsi
qu’il convenait. Lui avait voulu cela. Il avait sciemment et avec art
mené la jeune femme ébranlée à cette crise d’amour, et il s’en
applaudissait, car c’était l’avoir sauvée d’un grand péril.

La conscience--cette chose blanche et nuageuse qu’on imagine au centre
de soi--devait être chez lui singulièrement lumineuse et belle; il la
traitait avec la même coquetterie que son être apparent; il en était
vaniteux comme un autre l’eût été de posséder sa prestance jeune, sa
main d’une finesse sans chair, comme d’autres l’eussent été de posséder
son esprit. C’était une conscience élégante, avec des excès de
répulsion, des outrances de dédain, pour tout ce qui n’était point
parfaitement délicat. Par des chemins qu’on ne savait pas, car sa vie
sentimentale de vieux garçon était toujours demeurée inconnue, il avait
gravi cette hauteur d’âme où il était arrivé, où la moindre faute contre
l’amitié qui le liait à Wartz, contre le respect de Madeleine, lui
aurait paru, et aurait été en effet pour un homme de son caractère, une
défaillance inexcusable.

Cependant, quand il acheta les journaux du soir et que, dans la rue
même, il voulut lire, en passant sous la lueur des réverbères, il
s’aperçut qu’il ne comprenait plus. Une chose le poignait plus que les
graves nouvelles de cette journée d’émeutes; seulement il lui avait
fallu cette preuve flagrante pour savoir combien ce grand souci
politique, dans un jour pareil, était secondaire pour lui. Plusieurs
fois il essaya de parcourir ces colonnes troublantes que tout Oldsburg
dévorait à cette heure, mais sans pouvoir y fixer une minute son esprit.
Toujours, il se sentait ridiculement revenir, malgré lui, sous les cinq
fenêtres derrière lesquelles on sentait, en un dessin vague, l’ombre
molle des tentures: «Elle ne soupçonne pas, songeait-il, quel rôle de
comédie elle me fait jouer ici!»

A la fin, il alla retrouver la solitude de sa maison.




VII

LE DEMI-DIEU


Un des épisodes les plus marquants pour Wartz, dans cette torrentueuse
vie publique qui l’avait pris et le roulait de ressauts en ressauts dans
le fracas de la Révolution, ce fut les lettres qu’il commença de
recevoir. Lettres roses et bleues, lettres ardentes de jeunes gens,
lettres de femmes surtout, lettres à parfums divers qui s’épanouissaient
le matin sur sa table de travail en parterre odoriférant. Il en riait.
Les unes venaient d’Oldsburg; les mains qui les avaient écrites étaient
celles qui s’étaient lassées à l’applaudir à la séance--et combien en
avait-il vu battre l’air devant lui, de ces mains gantées, douces et
souples, faisant courir, dans l’amphithéâtre enfiévré, le souffle d’un
grand vol d’oiseaux! Celles-là semblaient avoir gardé, dans le style, le
tremblement de cette heure. Les créatures d’exaltation qui les avaient
conçues avaient encore l’illusion de sa présence en écrivant, et devant
lui, leurs phrases demeuraient timides et mesurées. Des billets de
province, au contraire, la timidité et la mesure étaient exclues. Ici,
Samuel Wartz n’existait plus qu’en figure imprécise dans ces cerveaux
d’enthousiastes. Elles lui prêtaient toute beauté, mais aussi toute
immatérialité; elles lui parlaient comme à un esprit irréel, et avec
d’autant plus de liberté qu’elles ne l’avaient jamais vu et ne le
verraient sans doute jamais. Et toutes ces lettres étaient signées de
jolis prénoms, de noms de fleurs, parfois. Myosotis lui écrivait: «Vous
êtes le Messie de la grande époque qui va s’ouvrir; mon esprit, sans
vous connaître, vous attendait, et je souffrais de vous.» Nielle des
champs confessait: «Je me sens une âme faite uniquement pour vous; je ne
me nourris que de votre pensée depuis votre révélation. Je ne sais si
vous répondrez à ces lignes, mais je reste consacrée à vous; je
m’emploierai toute à la diffusion de votre pensée; je suis votre
disciple, je vivrai pour vous--et j’ai vingt ans!» Et Héliotrope: «Je
suis veuve et riche; on vous dit sans fortune. Je sais que dans des
entreprises telles que la vôtre, il faut que l’or ruisselle autour de la
Pensée; écrivez-moi, ce que je possède est à vous!» Elsa disait: «Je
n’avais jamais aimé; mais dites un jour un mot, et je serai à Oldsburg
le soir, à l’endroit que vous ordonnerez.»

Et les lettres continuaient d’affluer; il en venait sans cesse, de
mauves, de blanches, que le valet de chambre déposait en masse sur la
table du ministre, chaque matin. Bientôt, Samuel cessa de les lire;
après, il ne les ouvrit même plus. Mais il regardait le cachet de la
poste, et il se faisait dans son esprit une sorte de statistique
géographique de l’opinion républicaine dont ces lettres de caprice
étaient un reflet frivole mais vrai. Les journaux, les comités
politiques avec lesquels le sien était en relation, lui fournissaient à
cet égard des indications, mais il y avait quelque chose de plus sincère
dans la spontanéité de ces lettres de femmes qui trahissaient
l’atmosphère de pensée dans laquelle s’écoulait leur vie. Ainsi Hansen
et la région du Nord semblaient donner plus de chaleur démocratique,
puis, pour retrouver la même intensité de sentiments, il fallait
redescendre jusqu’au pays des charbonnages, le plein Sud. Les provinces
frontières montraient moins d’exubérance épistolaire; de même aussi les
dépêches n’en apprenaient-elles que de calmes manifestations de presse
ou de réunions publiques.

Et souvent, dans les quelques heures de repos que la nuit seule lui
accordait, Samuel allait s’accouder au balcon de pierre qui dominait le
quai. Le dégel était venu; le fleuve roulait dans l’eau noire, des
glaçons blancs, et par delà les halètements de la ville endormie, Wartz
scrutait les lointains, il aspirait les atmosphères troublées et tièdes
venues du Sud, il cherchait, dans les nuées torses et lourdes qui se
heurtaient au ciel, le souvenir des pays qu’en voyageant elles avaient
obscurcis de leur ombre. Car ce n’était plus désormais Oldsburg seule,
mais la Poméranie entière qu’il possédait, qu’il avait comme épousée
dans un mariage mystérieux. Du Nord comme du Sud, des villes comme des
campagnes, il sentait converger vers lui les pensées en travail. L’œuvre
des prochaines élections s’accomplissait dans les esprits; par des
milliers de suffrages intentionnels, les élections étaient déjà
virtuellement faites, sous l’action de son influence. Ses idées
planaient sur le pays comme une lumière. Il était partout. Mais ce qui
lui revenait alors à l’esprit, avec un agrément puéril, c’étaient ces
pâles amours d’inconnues, amours sans couleurs ni figures, qui erraient
autour de lui durant ces nuits moites, qui le cherchaient, le
suppliaient. Peu à peu, cette science vague d’être tant aimé créa comme
un lit voluptueux à ses pensées; elles s’y reposaient, s’y
amollissaient, elles y revenaient sans cesse. Quelquefois, dans des
loisirs de sentiments,--mais combien ces loisirs étaient courts et
furtifs entre les mille soucis de son action colossale--il se sentait un
cœur étrange; il s’attendrissait. Et, à l’heure même, il lui fallait
ordonner des répressions sévères contre les perturbateurs qui ne
cessaient de faire courir dans les rues un feu latent. Chaque jour
de-ci, de-là, des rixes éclataient; le sang continuait de couler, à
peine, goutte à goutte.

Un soir, dès le souper, il était à ce balcon, la fenêtre à demi fermée
derrière lui, et sa forme invisible dans les ténèbres. Quelqu’un pénétra
dans la chambre de Madeleine, et, comme il se détournait par instinct,
il vit Hannah dans la pièce devenue lumineuse. Elle se croyait seule.
Elle allait et venait selon la coutume de son service, disposant la
toilette de nuit de Madeleine. Elle mit sur la table les rubans couleur
de paille qui serraient la chevelure de la jeune femme pendant le
sommeil; elle étendit sur une chaise la robe de blanc linon dont elle
fit bouffer la dentelle du bout de l’ongle; elle posa sur la descente de
lit les deux pantoufles de soie. Au passage, devant une glace, elle
s’arrêta, se mira un instant, puis, sa tâche finie, elle ne partait pas.

Elle ne partait pas; elle songeait, la main sur sa hanche frêle. Son
jeune corps, un peu ployé en arrière, eut un étirement de lassitude qui
accusait la longue journée de labeur. Et, de nouveau, Samuel vit bouger
à travers la chambre la petite silhouette noire au tablier blanc. Il la
crut en passe d’aller commettre quelque indiscrétion parmi le désordre
que Madeleine, souvent, laissait après elle dans sa chambre. Et en
effet, elle vint au secrétaire dont l’un des tiroirs n’était que
mi-clos, avec un paquet de chiffons, de gants, de voilettes, de lettres
d’amies, de bouquets séchés. Et il en souffrit, car il lui avait imaginé
une âme très délicate et timorée.

Mais, sans donner le moindre regard à ces intimités, elle avança son
joli visage aminci vers la photographie de Wartz que Madeleine avait
placée là; et les lèvres tendues, furtivement, elle baisa, sans
l’effleurer, l’image de son maître.

Samuel se sentit rougir d’une honte incompréhensible. Il eût voulu
n’avoir rien vu. Il avait commis, envers la pauvre petite servante, une
faute bizarre et involontaire, une faute dont le nom n’est écrit dans
aucun livre de casuistique.

Ainsi, voilà que se révélait--et avec quelle brutalité pénible du
hasard!--une nouvelle amoureuse, ici même, dans sa maison, chez celle
qui tenait de si près à la personne de Madeleine par les mille soins de
son ministère, celle qui connaissait le poids, le toucher soyeux de ses
cheveux, les secrets parfumés de sa toilette, les broderies intimes, la
grâce cachée de ses membres. Il en était en même temps gêné et touché.
Ces passions entre maîtres et servantes, avec leurs ridicules, leurs
trivialités, les relents ménagers qui s’y mêlent, leurs basses ruses et
la profanation du foyer, n’avaient jamais trouvé grâce devant lui. Et
depuis longtemps peut-être, dans son intérieur, sans qu’il l’eût jamais
pensé, cette petite Hannah l’aimait secrètement. Il ne s’en fâchait pas.
Un homme ne se fâche jamais en pareil cas. Et même, quand il songeait à
la culture, à la demi-science de cette jeune fille, à son élégance
corporelle, à son esprit timide mais fin, qui lui faisait tenir si
dignement, avec tant de tact féminin, son rôle ambigu de domestique
savante, à tout ce qui l’avait souvent transformée à ses yeux en un
symbole charmant de la plébéienne future, il s’enorgueillissait.

A partir de ce jour, il se mit à l’observer avec une attention anxieuse.
Il étudiait ses allées et venues, son service, ses attitudes, toute la
façon dont elle se comportait avec ce secret qu’elle avait dans le cœur.
Elle fut impeccable. De cette chaleur d’âme qu’elle avait montrée, de
l’ardeur de ce baiser et de tout ce qu’on pouvait supposer derrière son
masque impassible, rien n’apparaissait. Un peu lente, elle s’absorbait
dans son travail. Samuel, pourtant, restait quelquefois très attendri
devant elle. Il regardait à la dérobée ses lèvres fermées, d’un rose
très pâle d’enfant maladive, et il songeait à ce baiser qu’elle lui
avait tendu, ce baiser offert à son image, mais qui était demeuré en
route, sans pouvoir jamais, sans vouloir parvenir jusqu’à lui.

Madeleine lui dit un jour:

--Regarde, Samuel, ce que j’ai trouvé dans la chambre d’Hannah!
Mademoiselle dissimule cela sous son lit, et, la nuit, au lieu de
dormir, elle lit.

C’était une pile de journaux, tous les derniers numéros du _Nouvel
Oldsburg_, qui n’étaient remplis que de son nom. Il haussa les épaules
en disant cette phrase banale:

--Laisse-la; que veux-tu, cette enfant se distrait si peu de son travail
tout le long de la journée!

Et il pensa désormais, non pas tant à ce cœur de la petite servante, si
chaud et si fermé, qu’à son cerveau, à tout ce qui s’y dissimulait de
pensée ardente, en présence du drame actuel, devant l’ascension lente,
le triomphe de sa propre caste.

Mais tout cela était si peu de chose, semblait-il, dans sa vie! Sa
voiture le menait chaque matin au Conseil des Ministres. Plusieurs fois
on le reconnut au passage; ce furent des ovations: parcelles et éclats
de cette popularité qui s’étendait à tout le pays. Des attroupements se
formaient d’ailleurs souvent au coin de la rue aux Moines pour le voir
passer. A peine avait-on signalé sa voiture, que retentissaient les
vivats; des mains frémissantes agitaient des chapeaux; un délire
d’enthousiasme se lisait sur les visages, dans ces yeux éperdus d’hommes
possédés d’un culte. Wartz goûtait tout cela au passage, et continuait
sa route.

Alors, il arrivait parmi ses collègues l’âme molle, la pensée
languissante, enveloppé dans ces fluides passionnés d’admiration et
d’amour, qu’il sentait monter à lui. Et la Constitution s’achevait par
le travail des autres, le travail de Braun surtout, qui, avec son esprit
moindre, faisait tout. Jointiste des pouvoirs, ciseleur des lois, maçon
de cet édifice de la Nation nouvelle, il était fait, avec son instinct
de solidité, pour en bâtir la charpente, tandis que Wartz, plus
indolent, n’intervenait que pour y jeter cette note de tendresse envers
le peuple pauvre, la charité des institutions, l’esprit démocratique.
Braun et les autres bâtissaient, lui donnait le style. Il était
l’architecte.

Souvent, la séance du conseil se continuait l’après-midi; il rentrait
harassé, ne faisait qu’apercevoir Madeleine, et recevait Auburger, qui
l’entretenait parfois pendant des heures. La nécessité lui imposait de
plus en plus étroitement cet homme qui, chaque jour, gagnait sur son
temps un peu plus de temps, sur sa pensée, un peu plus d’intimité.
Samuel avait l’impression physique de lui être rivé, l’impression d’une
condamnation implacable, les liant. Le pays traversait une période de
calme. Après l’explosion des premiers jours, réprimée énergiquement par
le nouveau ministère, l’ordre semblait bien rétabli. A la fin de cette
première semaine, plus de rixes, plus de réunions, plus de sang, un
silence national.

Le docteur Saltzen, poète ingénieux, écrivit dans le _Nouvel Oldsburg_
un article sur la pacification de la rue, qu’il attribuait à la rigueur
de la saison. Le charmant homme voyait l’humanité comme une grande
floraison, changeante avec les époques du soleil. Le printemps à ses
débuts épanouissait les âmes en rêve et en sentiment; les jours
caniculaires, ceux qui achèvent de leur énergie torride la maturité des
moissons, faisaient, selon lui, dans la partie obscure et comme végétale
de l’être, sourdre le goût du sang, des atrocités et du meurtre: les
émeutes de l’été sont les plus horrifiantes. L’automne était la saison
des doux plaisirs et de la vertu; et l’hiver finissant laissait la
raison et le travail maîtres sereins de l’homme. C’était l’heure idéale
pour les changements d’État, pour les révolutions laborieuses, qui
s’accomplissent sans inutiles cruautés ni folie.--Suivait une apologie
nouvelle de Wartz que le docteur s’exaltait toujours à louer.

Et pendant que les Poméraniens lisaient cette rhétorique, l’homme
d’État, qui ne se payait pas de ces hypothèses, plus méfiant, faisait
insidieusement scruter la ténébreuse masse qu’est une nation, par cet
homme au flair de chien qu’était Auburger. Et Auburger sut tout de suite
que le soleil ou le temps gris, les rafales de janvier et les
mystérieuses influences de l’hiver, n’étaient pour rien dans ce
phénomène qui avait soudain glacé la foule. Il avait vite deviné là
l’influence de la reine Béatrix qui, de son côté, travaillait en secret
la masse populaire. L’État agonisant tentait une suprême manœuvre contre
celui qui ne l’avait pas encore terrassé. Tout restait clandestin et
invisible, mais, avant de disparaître du théâtre de sa gloire, la Dame
en noir mettait une dernière fois en œuvre le pouvoir de sa personne
même. De tels jours étaient venus, que cette Reine alla jusqu’à rappeler
désespérément l’opinion par l’attrait de sa personne. On distribua dans
les rues, on glissa sous les portes, on étala aux yeux de tous, une
image qui la représentait assise, en robe à traîne, tenant son fils
debout contre elle. Il y avait aussi des conférences royalistes, et ce
qui restait de la Presse conservatrice s’épuisait en violentes attaques
contre les candidats républicains. On affichait partout une proclamation
de la souveraine, d’où s’exhalait un cri si douloureux, une plainte si
fière, un appel si poignant à la nation, que nul ne la pouvait lire sans
s’émouvoir. Mais ce qui jeta cette stupeur dans le peuple, dans le bas
peuple, ce fut cette apparition de l’image, le royal prospectus qui
s’imposait, prenait les regards par violence, et, après les regards, les
souvenirs. On se rappelait les fêtes du sacre, le jour où l’on s’était
étouffé sur le parvis de la cathédrale pour voir la plus belle Reine du
monde. On se rappelait les fêtes de son mariage, celles de sa maternité,
quand était né le prince héritier qui promettait une ère de paix au
pays; on se rappelait surtout son désespoir à la mort du prince consort,
désespoir de reine pleurant son amour brisé, qui avait arraché des
larmes à toutes les femmes de Poméranie.

Dans les ménages d’artisans, à l’heure de la soupe, l’image traînait sur
la table; on la contemplait sans rien dire, les haines s’évanouissaient
devant ce beau visage. On imagina pour la première fois ce que serait la
ville quand Elle n’y serait plus, et cette méditation nationale eut pour
conséquence de faire demeurer ces jours-là, les gens chez eux,
taciturnes et rêveurs.

L’avant-veille des élections, Wartz s’aperçut qu’à son arrivée, Auburger
restait un peu plus que de raison à l’antichambre; il était trop peu
maître de ses impulsions pour n’aller pas, sur-le-champ, éclairer ses
soupçons; et il vit, comme il s’en doutait, qu’Hannah était là, écoutant
le policier qui lui parlait bas.

Cet homme faisait métier d’être l’ami des servantes. Il avait, dans la
ville, une dizaine de liaisons: cuisinières royalistes des grandes
maisons de la rue Royale, femmes de chambre futées de la rue de la
Nation, par la bouche desquelles s’évadaient les plus intimes secrets
des intérieurs oldsburgeois. Et ce n’était pas sa moindre besogne, au
milieu de tant de soucis divers, que ces amours d’arrière-cuisine,
périlleux et difficiles, qu’il fallait mener avec stratégie, ménager et
exploiter en même temps, en leur demandant tout le bénéfice possible. Et
vraiment, il maniait le vice, le mensonge, l’hypocrisie et l’immoralité
avec tant d’ampleur, il faisait si génialement ses dupes, et si
grandement ce honteux commerce, qu’il se haussait à quelque chose
d’héroïque dans le Mal.

Mais, dès qu’il se fut agi d’Hannah, Wartz se jura qu’il défendrait
cette très noble fille contre ce coquin, et il le reçut avec plus de
froideur que jamais.

Auburger, après avoir déposé, comme à l’ordinaire son lourd chapeau de
feutre rond sur une chaise, dans le petit cabinet privé de Wartz, se mit
à tirer de ses poches une liasse de documents: télégrammes chiffrés
venus de toutes les villes poméraniennes, notes griffonnées au crayon
après un rendez-vous galant, dans quelque chambre meublée de la rue du
Canal, propos entendus dans les bouges du faubourg, où il allait boire
toutes les nuits avec les tisseurs. Il étalait complaisamment cette
moisson riche sous les yeux du Maître, caressant le papier d’un doigt
satisfait, lissant les fripures, graduant les importances. Mais Samuel
ne regardait que son être physique, les rondeurs béates de son crâne à
demi nu sous les poils blonds, ses tempes épaisses. L’œil, doux parfois,
mobile toujours, n’avait jamais une expression mauvaise, mais ce point
vif dans la prunelle qui indique le goût secret des gros plaisirs. Les
paupières, si sensibles, si nerveuses, sans cesse vibrantes, semblaient,
avec leurs cils pâles, prendre au vol le diapason de votre pensée pour y
accorder le regard. Tel qu’il était, avec cet air vulgaire et fort, et
cette moustache soignée qui était son talisman d’entrée dans son monde
de cœurs habituel, Samuel se demandait s’il n’était pas capable de
plaire à Hannah, l’enfant du peuple, à qui sa culture n’avait pas ôté le
caractère de ses goûts plébéiens. Ce fut une inquiétude nouvelle; la
déchéance de la petite servante l’aurait désolé.

--Monsieur le ministre, ce qu’il nous faudrait maintenant, dit Auburger,
c’est de l’argent, beaucoup d’argent.

Wartz, d’un air méprisant, choisit dans son portefeuille un billet qu’il
tendit, affectant l’indifférence au point de n’en pas demander l’usage.

Auburger se mit à rire. Il était maintenant plus à l’aise avec le
ministre que le ministre ne l’était avec lui.

--Que voulez-vous que je fasse de cela? Il m’en faut quarante, cinquante
comme celui-ci.

Wartz ne répondit pas: on entendait le cri de papier raide du billet
qu’Auburger secouait entre le pouce et l’index, le coude sur son genou,
devant le jeune homme d’État.

--Voyons, monsieur le ministre, vous n’allez pas marchander, je pense.
C’est maintenant l’heure décisive; si nous manquions ce dernier coup,
tout serait compromis, ce qui serait vraiment fâcheux, au point où nous
en sommes. Les comités royalistes n’ont pas ménagé l’or; ce qui s’est
dépensé depuis trois jours en livraisons, en libelles, en gravures
suggestives, est incalculable, et ce serait vous qui compteriez
maintenant, quitte à sombrer au port pour une misérable question comme
celle-là?

--Que voulez-vous faire de cet argent? demanda Wartz sans laisser
paraître la moindre passion.

Auburger battit des paupières; arrivé au point culminant de sa
suggestion sur le Maître, il avait à présent à dire des choses qu’il
n’avait jamais hasardées jusqu’ici, et de peur que son regard, si dominé
qu’il fût, n’allât en expression plus vite que ses paroles, il le
cachait.

--Mais, monsieur le ministre, je pensais que, de vous-même, vous auriez
prévu cette nécessité, sans que j’eusse l’ennui de vous en parler. Vous
savez que c’est après-demain le jour du vote, et, pour un vote pareil,
il convient de créer de l’enthousiasme, de ne laisser rien au hasard.
Nos amis des sociétés républicaines ont déjà donné beaucoup, mais dans
un cas pareil, les générosités privées sont insuffisantes; ce qu’il
faut, c’est la somme officielle. Là où les hommes se réunissent
d’ordinaire, là où on peut les influencer par des conversations, dans
les cafés...

Wartz, qui avait écouté avec toutes les apparences du calme, se leva à
ce mot en repoussant avec fracas son fauteuil, et Auburger vit venir sur
lui ce pâle visage défiguré par la colère, en même temps qu’il sentit
ses épaules prises comme pour une lutte.

--Oui, c’est cela, la République saoule!

Samuel parlait les dents serrées, crispant les sourcils, l’œil féroce.
D’un mouvement d’humeur ou de peur, Auburger dégagea ses épaules qui
glissèrent au dossier du siège, et il en vint à n’être qu’un homme
rabougri, rétréci, ridiculement recroquevillé dans le moule de l’étroit
fauteuil. Wartz était effrayant, mais le policier ne perdait point de
vue son rôle; il n’en était pas à un affront près, et il n’eut pas le
moindre geste de défense qui eût tout perdu. Samuel en fut désarmé. Le
premier feu de sa colère s’éteignit.

--Et ils se permettent de parler de notre œuvre! murmura-t-il en
s’écartant, les mains aux poches du veston, les épaules secouées de
mépris, ils se permettent d’y travailler, d’y mettre leur main bestiale!
Et ils veulent déterminer ces choses de l’esprit, un état d’âme
national, avec ces grossiers moyens de duperie! Mais vous ne sentez donc
pas... non, vous ne pouvez pas sentir, vous, de quelle essence est
justement cette œuvre de Liberté, qui doit sortir sans contrainte de la
conscience nationale.

--Pardonnez, monsieur le ministre, vous savez bien que je comprends
tout, dit Auburger moitié penaud, moitié souriant. Vous vous figurez
même à tort, je vous assure, mon incapacité de concevoir l’ordre
lumineux et éthéré des choses auxquelles vous faites allusion. Vous,
monsieur le ministre, vous pouvez vous cantonner dans ces hautes
régions; vous menez la masse de loin; vous restez ainsi incorporé un peu
à l’idéal que vous prêchez, et il en résulte un effet très grand, très
beau. Le général, qui conduit ses hommes à la bataille, reste nuageux
dans la fumée, avec de nobles gestes seulement; mais si les
sous-officiers ne s’occupaient pas de mettre de la soupe au ventre des
soldats, avec du sel et autre chose qui brûle, le général pourrait
gesticuler sans qu’un seul homme bouge. Vous êtes le général, monsieur
le ministre, et nous, nous sommes les sous-officiers.

--Votre idée est honteuse, dit Wartz; vous grisez le peuple pour lui
arracher une approbation qui ne vaut que par sa spontanéité même; nous
bâtirons ainsi la République sur des assises déshonorées. Au surplus,
c’est assez discuter; je ne consentirai à aucune concession sur ce
point, et vous pouvez vous retirer.

--Non, monsieur le ministre, pas encore, car si je m’en allais, vous
seriez pris dans ce fâcheux dilemme ou de me rappeler, ce qui vous
abaisserait, ou de perdre votre partie, car je suis un homme nécessaire.
Gardez-moi donc et écoutez-moi. Que va-t-il se passer si nous nous
laissons aller à une trop facile confiance dans cette spontanéité du
peuple dont vous parlez? Les royalistes auront le champ libre, ils
feront ce que vous n’aurez pas fait. Et puis, songez-y, c’est maintenant
la Reine qui est en cause; c’est sur son nom que se livre la bataille;
si vous n’intervenez pas un dernier coup, sa réalité de femme
l’emportera vite, chez ces gens simples, sur l’abstraction de la
démocratie, et dans trois jours, vous la verrez consolidée sur son trône
par une majorité conservatrice. Or, remarquez, vous avez bien exagéré ma
pensée; je pensais seulement à exercer une influence par des harangues
ne propageant que vos propres idées, par un second tirage de votre
portrait avec votre discours, qu’on répandrait sur les tables
d’estaminets. Quant aux malpropretés dont vous m’attribuez le projet,
elles se réduisent à quelques gouttes d’alcool dont on électrisera le
sang de la masse déjà fouetté d’enthousiasme. Voilà ce que vous ne
m’aviez pas donné le temps d’expliquer, monsieur le Ministre.

--J’exige, reprit Wartz sans changer de ton, le détail strict de
l’emploi de cet argent. (Et il se mit à préparer une liasse de billets.)
J’exige qu’on ne l’emploie pas à enivrer les électeurs; vous m’en
répondez implicitement, Auburger, et si mes rapports m’indiquent que
vous m’avez trompé, il pourrait se passer des choses auxquelles vous ne
vous attendez guère. Veillez à ce que tout s’accomplisse selon ma
volonté.

Quand Auburger fut parti avec l’argent, Hannah vint chercher son maître
de la part de madame Wartz.

--Hannah, lui dit Samuel, venez ici.

Elle s’approcha du bureau, les cils palpitants, les mains troublées et
tremblantes, ayant aux joues cet indice d’émoi si frappant du rouge qui
pâlit, et Samuel voyait ce désarroi, cet affolement secret de la jeune
fille qui aime, avec un plaisir masculin.

--Hannah, lui demanda-t-il, monsieur Auburger vous a parlé, que vous
a-t-il dit?

Sans répondre elle rougit dans sa peau de blonde jusque sous ses
cheveux. Il n’insista pas, et dit avec une pointe d’humeur:

--Je vous défends de jamais parler à monsieur Auburger. Je vous le
défends, entendez-vous, en quelque occasion que ce soit.

Il disait ces choses comme un homme sûr d’être obéi au nom d’une secrète
autorité sentimentale plus réelle et plus puissante qu’aucune autorité
régulière, avec la volupté aussi de sentir ce cœur de femme sous sa
domination. Il ajouta:

--Maintenant, dites à madame que je vais la rejoindre dans sa chambre.

Elle partit sans avoir desserré les lèvres, ses lèvres blêmies qui
frémissaient. Le maître avait vu pour la première fois de cette manière
ses jolis yeux, un peu ternes et tristes, qui avaient tant pleuré. Et
son silence, cette dignité charmante, l’avaient ému plus que tout. Il
rejoignit Madeleine.

--Samuel, dit-elle, dès son entrée, je te demande pardon de prendre pour
moi un peu de ton temps, mais ce ne sera pas long, je te le promets.

Elle était debout, serrée dans une robe sombre qui boutonnait au corsage
sur de la soie rouge. Ses cheveux étaient très noirs, ses yeux très
bleus et brillants sous l’arcade longue des sourcils, et la prunelle
vacillait, comme une petite lumière sous un grand vent.

Elle mit la main sur le bras de son mari:

--Je ne peux pas souffrir d’avoir rien de dissimulé pour toi; ce qui se
passe chez toi s’entend ici... j’ai perçu tout à l’heure un bruit de
querelle, j’ai tout écouté. Ainsi, Sam, tu as donné de l’argent à cet
homme, pour faire boire ceux qui seront demain la voix du pays. Tu as
consenti à cela! Oh! je ne t’aurais jamais cru capable de mettre en
œuvre de pareils moyens!

Ses yeux se fermèrent à demi; sa bouche, ses narines se crispèrent comme
si on lui avait offert à respirer quelque fleur fétide.

--Donner de l’argent! continua-t-elle péniblement sans le regarder;
acheter l’opinion de ces gens! Alors, que fais-tu de tes principes, du
principe même de ta fière politique, qui est le respect du peuple?

A mesure qu’elle parlait, l’expression de Wartz changeait et devenait
mauvaise. A la fin, il regarda sa femme presque durement.

--Je trouve étrange que tu t’occupes de ces choses, dit-il. Jusqu’à
présent, tu t’es tenue en dehors d’affaires qui ne sont pas les tiennes.
A peine si tu m’as parlé de mon discours de la séance, de tout ce qui
aurait dû te rendre heureuse, à ce que je pensais. Et c’est aujourd’hui
que tu inaugures ce genre de conversation politique, par des paroles de
blâme que je ne m’attendais certes pas à trouver dans ta bouche!

La vérité, c’est que ce flot d’amour, d’adulation, d’admiration qui le
berçait depuis sa popularité, lui rendait désormais toute critique
amère. Il ne pouvait manquer de faire un parallèle entre les billets
passionnés de ces inconnues qui tendaient vers lui de tout leur
enthousiasme aveugle, et sa femme que sa gloire avait laissée
impassible, et qui se permettait de le juger maintenant. C’était un de
ces torts dont un homme garde rancune. Il se sentait de silencieux
assentiments dans le cœur de ces femmes qui lui avaient écrit, dans
celui de tant d’autres qui n’avaient pas osé le faire. Pour ces tendres
créatures, il était au-dessus de toute critique, elles approuvaient
aveuglément tous ses actes. Hannah, la petite servante lucide et
pensante, brûlait perpétuellement autour de sa personne l’encens
mystérieux de son culte. Il avait l’âme sans cesse caressée par cette
atmosphère de douceurs, et voilà que Madeleine mettait une fausse note
dans cette harmonie voluptueuse en lui reprochant sa conduite!

--Mon ami chéri, reprit-elle, soudainement attristée, et de cette voix
retenue qui ne laissait passer son trop-plein de tendresse que goutte à
goutte, je t’aime tant, que je veux aimer tout ce qui émane de toi,
toutes les œuvres de ton génie. Je ne t’ai point parlé de ton triomphe,
dis-tu? Pourquoi l’aurais-je fait? Je t’admire silencieusement. Je vis
auprès de toi; je contemple ce qui se passe, je vois cette chose si
grande de toute une société repétrie par tes mains en quelques jours, et
de tout un pays qui t’aime comme son chef moral. J’en suis plus émue et
plus troublée que je ne saurais te le dire. Par quels mots traduirais-je
tout cela? Je t’offre ma discrétion, mon silence; tu m’es témoin que je
te laisse travailler sans jamais réclamer pour moi une parcelle de ton
temps; je te sacrifie les causeries que nous avions autrefois et que
j’aimais tant. Les repas ne nous réunissent même plus. Me suis-je
plainte? Je comprends bien, certes, les nécessités de ton grand rôle.
Ton chef de cabinet, ton secrétaire, tes collègues, tous ces messieurs
te sont en ce moment cent fois plus que moi, et j’y acquiesce de tout
cœur. Mais quand m’est venu ce trouble de douter--comment dirai-je!--de
ton absolue... intégrité, je n’ai pu résister, il m’a fallu m’en ouvrir
à toi, qui es mon confesseur bien-aimé.

Elle tomba dans ses bras, les yeux en larmes; il sentait frémir sur sa
poitrine ce jeune être délicat qui ne vibrait que de vie morale, de purs
désirs de vertu. C’était à ses nerfs excités un mélange de charme et
d’exaspération. Elle était infiniment belle dans cette spiritualité,
mais elle lui échappait, et tous les baisers dont il la couvrait sans
lui répondre n’atteignaient pas son âme.

--Il le faut, vois-tu, expliqua-t-il après, d’une manière brève, il faut
sacrifier ses goûts personnels, ses tendances, si l’on veut atteindre
son but. On le fait par devoir. On se révolte d’abord, puis on se
résigne à ce que dans les choses humaines, il se mêle toujours quelque
laideur. Ne me blâme pas, Madeleine; j’ai agi pour des intérêts
supérieurs à ce que tu crois.

Et il l’étouffait à demi sur sa poitrine. Puis, avant cinq minutes, il
fut repris par sa vie officielle qui ne faisait jamais trêve, et
Madeleine resta seule, déroutée, indécise, mal satisfaite par
l’explication furtive d’un cas de conscience aussi lourd. A cause de
cette équivoque inutile, elle ne verrait plus dans la République cet
idéal pur et magnifique dont elle était si éprise autrefois. Quelle
source trouble ce serait à la nouvelle existence nationale, que cette
pression de l’argent exercée sur la volonté du peuple! quel opprobre!

Et elle pensait que si Saltzen était venu, il l’aurait peut-être
rassurée, non pas à la manière un peu brutale de Samuel, mais, pour
amener sa conscience à ce point d’admettre ce qu’elle réprouvait, il
l’aurait conduite par le dédale de ses arguments subtils au bout
desquels se trouvait toujours l’évidence absolue et pacifiante, et
c’étaient là des exercices d’esprit qui lui étaient délicieux.
Seulement, Saltzen ne venait pas. De toute la semaine, elle ne l’avait
pas vu. Rarement il avait négligé pendant tant de jours ses petites
visites. Et les heures de la jeune femme s’écoulaient, désespérément
longues. Elle redoutait de sortir à pied depuis que l’atroce pèlerinage
à travers la ville, le jour des émeutes, l’avait tant ébranlée. Elle
était allée voir son père deux fois, mais il avait à peine eu le temps
de la regarder, les journalistes étant sur les dents quand le pays
traverse une crise pareille. A leur entrevue, trois ou quatre rédacteurs
du _Nouvel Oldsburg_ étaient présents, et un garçon de bureau n’avait
pas cessé, le temps qu’ils échangeaient quelques mots, de venir déposer
des lettres ou des demandes d’ordres sur la table de travail de M.
Furth. Elle était rentrée avec l’impression affreusement triste d’être
une personne nulle, inutile, dont la présence embarrassait. Elle
cherchait si elle ne tenait pas au moins au cœur de quelqu’un; mais non;
même pour Samuel, elle ne comptait plus qu’à peine. L’après-midi elle
recevait quelques amies, elle brodait; dès que la nuit tombait, elle
commençait d’attendre Saltzen, dont c’était l’heure favorite pour venir
la voir. Les soirées solitaires s’allongeaient ainsi, comme si toutes
les minutes en eussent été comptées, une à une, dans la mélancolie. Elle
pensait alors beaucoup à la Reine dont personne n’osait plus parler,
comme si de prononcer même son nom eût causé dans les conversations une
gêne insupportable. Elle plaignait la pauvre femme, qui traversait des
épreuves auprès desquelles ses imaginaires tristesses ressemblaient à un
ridicule énervement.

Ce jour-là, elle était si lasse d’ennui, qu’elle prit une carte et
écrivit à Saltzen:

«Mon cher Docteur, pourquoi nous délaissez-vous de la sorte? ce n’est
pas le moment de nous oublier. Pour ma part, ce qui se passe tous ces
jours me met l’âme à l’envers, et j’aurais très grand besoin d’être
distraite et soutenue. Venez donc nous voir bientôt, je vous attends.»

En adressant ce billet au vieil ami, elle s’exonérait de tout scrupule,
par cette excuse qu’elle était censée ignorer le sentiment de Saltzen
pour elle, et qu’il n’y verrait aucune signification épineuse. Puis,
n’était-il pas de son devoir de l’appeler, lui qui savait, comme
personne, apaiser ses troubles, et rajeunir sans cesse l’amour de leur
jeune ménage?

Elle calcula les heures; il pouvait recevoir ce mot avant le soir; elle
allait donc le voir arriver en hâte, l’air épanoui par cette idée
qu’elle l’appelait, plus confiant que jamais, égrenant les diamants de
son esprit avec chacune de ses paroles, et elle dirait tout ce qui lui
pesait tant sur le cœur: elle confesserait son chagrin, la faute de
Samuel, ou ce qui lui semblait tel,--et il l’éclairerait en lui montrant
ce qu’elle ne savait peut-être pas comprendre.

Mais encore ce jour-là elle attendit en vain, Saltzen ne vint pas.
Durant la soirée seulement, il lui répondit, dans une lettre très brève,
qu’il était fort retenu par la préparation de sa candidature, qu’il ne
les oubliait certes pas, mais que se rendre au Ministère lui était
impossible.

Madeleine stupéfaite lut et relut ces phrases froides. Était-ce vraiment
un mot du vieil ami? Il lui semblait retrouver méconnaissable, après une
absence, une personne très aimée autrefois. Ainsi, quand elle lui
demandait de venir, avec des paroles, qui eussent dû le toucher
jusqu’aux larmes, il s’excusait de cette manière, sèchement, comme on
s’exempte d’un devoir ennuyeux.

«--Mais je me suis trompée, pensa-t-elle, il ne m’aime pas!»

Et, tout de suite, elle sentit s’évanouir en elle un enchantement secret
qui remplissait à son insu tout son être, et dont la ruine lui donna
seulement la mesure. N’être pas aimée de ce charmant homme! n’apporter
dans sa vie qu’une agréable amitié de femme jeune et spirituelle, alors
qu’elle s’était crue le rayon de son automne, sa seule joie, sa raison
de vivre! Elle se voyait tout à coup très abandonnée, elle qui avait
mené l’existence la plus choyée, la plus caressée. Elle était
rapetissée, humiliée, par cette politique qui prenait les hommes si
souverainement et d’une manière telle, que, auprès de cette force, les
tendresses de l’amour n’étaient rien.

Elle s’était trompée. Saltzen ne l’aimait pas. Elle en eut le cœur gros
tout le soir, et, à peine au lit, elle pleura silencieusement sur
l’oreiller qui longtemps demeura humide et froid. Quelle place tenait
cette illusion dans ses pensées! et comme elle avait le dégoût de tout,
maintenant! Ainsi, sans elle, il pouvait vivre très satisfait; ses
occupations intellectuelles le contentaient. Combien de sa part l’erreur
avait été ridicule! S’être crue aimée! S’être crue aimée par un homme de
cet âge!...

L’engourdissement du sommeil la prenait tout en larmes comme elle était.
Elle se redisait en s’endormant, dans cette langueur contre laquelle le
cerveau lutte péniblement: «Je me suis trompée... je me suis trompée...»




VIII

LA BÊTE


Le premier jour de février, à huit heures du soir, les journaux
s’envolèrent à travers les rues, à travers la Poméranie, à travers le
monde, annonçant que les élections législatives avaient porté au
Parlement une immense majorité républicaine. Le pays consulté avait
donné sa réponse. Samuel Wartz qu’avait arrêté quelques jours le
scrupule d’agir individuellement et contrairement ainsi à son système
d’idées, pouvait aller désormais de l’avant, fort de l’acquiescement
national qui ratifiait sa destinée.

Sur sa table de travail, une à une, de tous les coins du pays, les
dépêches, le long du jour, étaient venues s’accumuler. Il n’avait connu
les résultats que peu à peu; maintenant la vérité se révélait dans toute
sa grandeur solennelle. La douceur des billets d’amour, la volupté des
acclamations, ce concert louangeur qui résonnait sans cesse autour de sa
personne n’étaient rien; mais ces dépêches qui superposaient les
suffrages dans une addition gigantesque, ces papiers fripés, couverts de
chiffres, c’était l’ivresse pour lui, c’était la grande vibration du
peuple à l’unisson de sa pensée, c’était le cœur national frémissant
sous sa main.

Rien n’éteint la fougue d’un esprit révolutionnaire comme le maniement
du pouvoir. Depuis une semaine que Wartz exerçait une sorte de
dictature, son tempérament s’était modifié, il ne concevait plus de la
même manière l’élaboration du nouvel État. Les grands mouvements
populaires, la transmutation du travail moral d’opinion en agitation
physique des masses, qui lui causaient autrefois comme un délire de
meneur, lui paraissaient maintenant vains et dangereux. C’était de la
Révolution la conséquence terrifiante qu’il fallait refréner. Il voyait
donc l’œuvre de paix s’accomplir avec le calme de sa responsabilité
tranquillisée. L’établissement de la République s’annonçait comme un jeu
désormais. La constitution présentée à l’Assemblée renouvelée qui
n’était avec lui qu’un même esprit, la déchéance de la Reine serait
prononcée comme une simple formalité, et le nouveau gouvernement
proclamé selon le rite ordinaire.

Assis à sa table de travail, les yeux sur ce monceau de dépêches,
goûtant cette fois le triomphe absolu de son succès, il éprouvait la
satisfaction d’un tâcheron puissant devant un ouvrage fini. Il avait
mené à bien, avec art, avec force, l’œuvre à laquelle il s’était
consacré. En dix jours il avait métamorphosé une nation; et cela sans
désordres. Le sang avait bien coulé un peu au début; si peu!

Mais Madeleine l’avait dit dans un cri d’angoisse lucide: «Celui qui
allume l’incendie n’est plus maître de l’éteindre.» A cette heure où,
dans sa solitude, l’homme d’État goûtait la joie de l’œuvre accomplie, à
cette heure même, au plus profond de la ville, au plus intime, dans le
quartier du Canal où la vie du peuple s’agglomère, dans celui du
faubourg où grouille le monde des tisseurs--deux foyers d’humanité vive,
remués d’incessants émois, où les étincelles tombent dans les esprits
comme dans l’étoupe inflammable,--la nouvelle courait que les élections
venaient d’élever au pouvoir le Peuple lui-même.

Conception naïve du régime républicain! Grisés depuis deux jours d’idées
que leurs faibles cerveaux d’enfants ne pouvaient porter, ils se crurent
rois, tous. L’orgueil les envahit. La phraséologie dont les harangueurs
de taverne leur chauffaient l’esprit depuis l’organisation des comités
politiques, leur montait à la tête. Ils sentaient cette puissance morale
qu’on leur conférait, se confondre avec celle de leurs muscles inoccupés
par le chômage, et possédés du besoin d’agir.

La longue rue du Canal, dessinant entre ses hautes maisons noires des
ondulations vagues, coupait la ville, puante, obscure, étroite, mangée
plus qu’à moitié par le lit du fluviole. C’était une petite rivière
captée pour les besoins de l’industrie, où l’eau courait, rare et sale
au fond du lit, souillée par le voisinage de cette population resserrée
en des logements trop petits. Cette eau charriait les choses les plus
hétéroclites; et c’était toute la journée un fourmillement d’enfants
malpropres, accrochés par grappes aux passerelles, la tête pendante dans
le vide de la coulée, pour voir disparaître sous le noir des ponts, et
revenir à la lumière, deux mètres plus loin, des détritus ménagers, ou
des corps de chats qui s’en allaient doucement à la dérive comme des
outres vides.

Les dégels récents avaient amené la pluie, une pluie incessante,
poudroyant au visage, qui se résolvait en huile boueuse sur le pavé, et,
des rues situées vers le sud, il soufflait des bouffées de vent chaud.
On baignait ici dans une vapeur tiède et malodorante; il se faisait un
mariage de miasmes entre ceux qui flottaient dans l’air et ceux qui
montaient de l’eau lente du canal. La rue suait d’une moiteur de fièvre.
L’eau venait de partout: du ciel en cette poussière humide, des
brouillards du fleuve, de l’exhalaison des choses, du lit de la
minuscule rivière; elle travaillait la pierre des maisons, elle gonflait
et pourrissait le bois des ponts, elle sortait d’en dessous le sol, elle
suintait des murailles, elle éclaboussait des toits.

Des bruits de voix éclatèrent soudain. Aux pignons, les fenêtres
palpitèrent et s’ouvrirent; des femmes apparaissaient en silhouettes
noires sur le fond éclairé de l’intérieur, et l’une après l’autre, elles
se mirent à reconnaître leurs hommes revenant de la ville, dans ces
ombres parlantes qui s’animaient et gesticulaient parmi le noir de la
rue. Elles les appelèrent, mais eux firent des signes de refus. Quoi!
rentrer! s’enfermer dans la réalité pauvre de la chambre, quand on
venait d’offrir à leur imagination l’espace sans limite de la pensée
grisante. Leur domaine maintenant c’était l’État!

Il est des nuits où l’on ne dort pas. La nuit qui commençait était de
celles-là.

Des désirs vagues, l’inconnu de leur rôle nouveau, tourmentaient tous
ces hommes. Ils ne savaient pas... Mais cette humidité chaude, cette
nuit excitante d’un printemps factice, avec «les quelques gouttes
d’alcool dans le sang» dont avait parlé Auburger, et qui s’étaient
multipliées jusqu’à devenir une coulée de feu dans leurs artères, leur
faisaient une force décuplée qui les poussait à des choses étranges.
D’abord, ce fut un élan vers Samuel Wartz, le libérateur. Eux qui
avaient jusqu’ici vécu dans une si heureuse ignorance, sans le moindre
souci de la politique dont ils ne connaissaient rien, venaient de se
sentir délivrés, comme si de leurs mains et de leurs pieds fussent
tombées soudain des chaînes. Ce furent les joies d’une évasion
illusoire. Ils acclamaient Wartz. Un homme à barbe blanche surgit au
milieu d’eux; leurs yeux se rivèrent sur lui, et il se produisit dans la
foule des ondulations, comme en voit courant un troupeau de moutons, à
l’approche du pasteur. L’homme, avec dignité, gravit au coin d’une rue
une borne si étroite, si rongée, qu’il dut se soutenir à l’angle de la
maison pour garder l’équilibre. Il parla d’une voix creuse. Ses paroles
n’arrivaient qu’à ses auditeurs tout proches; mais, pour ne rien
entendre, les autres n’en sentaient que plus d’émotion correspondre au
fond d’eux-mêmes aux paroles inintelligibles. Et ils s’exaltèrent, rien
que de voir la lourde barbe blanche remuer dans ce visage de pontife.
Son sujet, c’était Wartz. Il proposait au peuple une manifestation sous
les fenêtres du grand homme. Quand il eut achevé sa harangue, une telle
clameur d’approbation se propagea tout le long de la rue, qu’à leur tour
les femmes descendirent, puis les vieillards, les enfants. Et de toutes
les voies adjacentes, arrivaient en courant d’autres artisans, curieux
et fiévreux, qui grossissaient les rangs. Bientôt, le vieux harangueur
prit la tête de la foule. Dans sa redingote d’emprunt, dont ses épaules
de maître charpentier, habituées à d’autres fardeaux, rejetaient les
plis en arrière, il se mit à marcher d’un pas raide, comme rythmé à
quelque musique intérieure, et, derrière, suivit la houle noire, avec ce
silence bruissant des foules.

Sur la place Sainte-Wilna, ils trouvèrent une autre bande prête à se
joindre à eux; car tout ce mouvement populaire était prévu et mené par
les têtes chaudes des comités républicains. Dès lors, ce fut une masse
si compacte, que le second tronçon de la rue du Canal ne la contenait
qu’à peine. Il s’y formait des poussées inexpliquées; ici ce fut une
bousculade; le parapet vermoulu céda; une femme tomba dans l’eau. On la
sauva. Ce fut un enthousiasme délirant, dans cette foule aux nerfs
tendus. On entama l’hymne national, et le chant, cahoté aux secousses du
long serpent humain, devint si puissant, clamé par tant de voix, que ce
fut à travers la ville comme une musique de ralliement, au son de
laquelle on accourait de tous côtés. En arrivant sur la place de
l’Hôtel-de-Ville, les manifestants étaient cinq ou six mille.
Inopinément, la grande statue de bronze du roi Conrad se dressa devant
eux, maintenant d’une main l’élan de son cheval cabré, saluant de
l’autre avec la petite toque de la garde royale.

La haine des rois les prit à cette vue; ils oublièrent Wartz, pour
insulter celui qui n’avait été dans l’histoire que son précurseur; et
changeant de voie, brusquement, ils se portèrent, en mouvements pesants,
vers le socle du monument. Ce fut une brutale éclosion de rage et de
démence. On voyait grouiller ces hommes et ces femmes, le visage levé
vers cette chose inerte, image d’un mort. Ils le traitaient de tyran,
d’ennemi du peuple, d’oppresseur. On entendait, sur les flancs de métal
du cheval, le choc des pierres qu’on lançait; on ramassait sur le sol
des ordures avec lesquelles on visait la face haute du souverain. Sur la
place, c’était un fourmillement dans lequel on ne voyait que les
frémissements indistincts de moires sombres. Tout à coup, par la rue de
la Nation, s’avancèrent des torches qui répandirent un rougeoiement sur
la foule, et il apparut aussitôt un océan de visages humains surmonté
d’une moisson de bras levés, de poings menaçants qui provoquaient le
bloc de bronze, là-haut.

Sans qu’on sût comment, car désormais la masse géante et désordonnée,
l’innombrable et folle chose ne connaissait plus de chef, il se fit un
tournoiement de tous ces corps pressés, soudés en un organisme unique;
et cela commença de s’engouffrer dans la rue de la Nation qui descendait
au fleuve. Ce n’était plus cinq ou six mille âmes, c’était un être
formidable, souple et bougeant, démesuré, étendant sa matérialité
pesante sur tout espace libre, se moulant aux rondeurs des places, aux
angles des rues, remplissant les vides et traînant sa puissante masse
par une seule force de passion qui vibrait dans tous les sens, jusqu’à
la dernière molécule de ces corps.

La Bête monstrueuse se reforma au gré des lignes de la rue. Elle ne
possédait pas plus de couleur que de forme, mais, au moment précis où
elle se déroulait devant les torches arrêtées, on voyait se dessiner des
personnes, des blouses, des camisoles blanches sur des gorges
atrophiées, des grappes humaines, des enfants endormis sur des cous
d’hommes, des sarraus de tisseuses, des figures hagardes, et, le plan de
lumière traversé, ces rangées d’individus rentraient se noyer dans la
masse, n’ayant laissé voir que leur visage en hypnose, et la tension
pareille de leurs êtres, poussés tous par l’unique fougue d’ivresse. Les
cris qui éclataient de toute part se fondaient en une clameur unique,
prolongée, discordante, ininterrompue.

Une fois sur le quai, dès qu’apparut de loin le ministère, avec sa
façade à triple développement, les gros festons des fenêtres, les
colonnades des balcons, les cariatides du faîte, la Bête ne se connut
plus; elle lança un chant de délire, et par les ressauts de ses
ondoiements, elle vint s’étaler, ivre et amoureuse, au pied des fenêtres
de celui qu’elle voulait:

--Wa-a-a-artz! Wa-a-a-artz!

Sur la façade morne du monument, une fenêtre s’ouvrit, un homme s’avança
qui mit ses mains sur l’allège du balcon. De nouveau monta d’en bas le
cri éperdu:

--Wa-a-a-artz! Ah! ah! ah!

Et le crépitement des mains claquées en plein air éclata sur toute la
longueur du quai où s’épandait la foule. Et par-dessus le fracas d’orage
que cette multitude, à chacun de ses mouvements, déchaînait, à cette
fenêtre là-haut, l’être isolé qui semblait, devant cette force bestiale,
n’être qu’une figure de faiblesse, le jeune homme d’État commença de
parler. On n’entendit plus un bruit, comme si le quai fût devenu désert,
soudain.

--Peuple d’Oldsburg, dit-il, je te remercie de ta reconnaissance. Je ne
suis pas autre chose que l’ouvrier de la liberté. L’œuvre s’achève, mais
elle n’est pas finie, et je n’y puis suffire; à toi d’y concourir par ta
modération et l’ordre de ta conduite.

--Ah! ah! ah! Wa-a-artz! répondait d’en bas la clameur.

--Une ère nouvelle va commencer, prononçait de nouveau la voix diluée
dans l’air, du jeune ministre; inaugure-la, peuple d’Oldsburg, par un
enthousiasme pacifique; l’heure approche où tu seras ton propre maître;
prouve ta dignité par ton calme.

--Wartz! ah! ah! ah!... Vive Wa-a-artz!

Et dans la nuit tiède où flottaient des vapeurs printanières, le duo
d’amour continuait, le duo du balcon, banal et sublime, entre la foule
conquise et son maître. Il articulait en paroles les grandes idées
vagues qui s’agitaient dans les esprits: le règne de la Liberté... la
noblesse de la Démocratie... le Progrès... Et la foule répondait par ses
acclamations de folie, comprenant bien moins le sens des mots que leur
harmonie grisante. A la fin, las de cette idolâtrie brutale, qui
semblait l’écraser, fatigué de cette fixité des yeux dardés sur lui dans
cet océan de visages blancs qui se levaient des ténèbres, il salua et
referma la fenêtre. Alors la foule hurla et piétina; il s’éleva des cris
déchirants: «Wartz! Wartz!» suppliait-elle. Et comme il ne reparaissait
pas, elle se rua aux façades dans une charge épouvantable; elle redoubla
de cris. Le murmure mélangé de passion et de colère s’éploya le long des
quais, vibra aux vitres closes; il monta dans la ville qu’il emplissait
comme une menace sourde, et tous les habitants, ceux des quartiers les
plus lointains même, l’entendirent, et éprouvèrent le froid moite de la
peur.

La fenêtre se rouvrit, et Wartz revint s’y appuyer. De nouveau les mains
battirent, la Bête satisfaite se calma et ne fit plus montre que de ses
douceurs. Elle tendait les bras vers le maître. Mille choses flottaient
en l’air signifiant le délire: des châles de femmes, des mouchoirs, des
calottes d’artisans; et des mains, des mains crasseuses, des mains
tordues de vieux tisseurs, des mains pâles d’artisans dégénérées,
d’autres musclées et d’autres grasses, faisaient toutes le geste d’appel
vers le demi-dieu.

Wartz demeurait immobile, les bras croisés, les joues blêmes.

Une voix isolée, dans le lointain, lança ces mots à pleine poitrine:

--Rue aux Juifs! rue aux Juifs!

Ce cri anonyme agit sur la multitude comme un aiguillon, il la stimula
d’une excitation qui la parcourut en tous sens.

Une clameur répondit:

--Rue aux Juifs!

Les foules n’ont qu’une âme.

Sous l’impulsion, pour une fois encore, la Bête se déplaça pesamment,
s’écrasant sur soi-même en ses replis puis elle s’allongea, s’effila
dans l’étroite rue aux Moines. Et les habitants, réveillés en un sursaut
de terreur, se cachaient, en vêtements de nuit, derrière les rideaux
entr’ouverts, pour la voir passer, rampant, buttant aux trottoirs, noir
mouvement qui renaissait sans cesse et d’où montait le chant national,
avec des dissonances et des contre-temps lointains indiquant où
s’attardaient encore, là-bas, les extrémités du monstre.

Après la place de la Cathédrale, qu’elle coupe, la rue aux Moines se
rétrécit encore. D’être plus pressés corps à corps, plus maintenus dans
les limites rapprochées de leur route, et plus contraints, ils
s’exaspérèrent davantage. Rue aux Juifs, ils tournèrent. Le Palais royal
apparut.

Il se découpait en noir sur le noir plus sombre de la nuit avec ses
trois corps d’architecture et ses clochetons gothiques multipliés le
long du faîte. Une grille monumentale fermait la cour d’honneur; au
travers des sombres guirlandes de fer, se voyaient la façade aux
puissants reliefs de pierres ciselées, les fenêtres plombées, encastrées
dans la moulure profonde, où fleurissaient des roses en plein cintre
comme fronton. Des lucarnes monumentales hérissaient le toit, dressant
en l’air l’enchevêtrement délicat de leurs ogives pointues. Quelques
lumières veillaient derrière les vitres. Le long de la grille, deux
sentinelles des gardes marchaient.

Quand, d’une extrémité à l’autre, la rue aux Juifs fut envahie, une
sorte de rire mauvais secoua la Bête. Elle se souvenait de sa servitude
passée. Au moment où ses chaînes tombaient, elle les sentait pour la
première fois, et, pleine d’un vicieux orgueil, elle venait les secouer,
par bravade, devant la souveraine vaincue. Elle conçut un désir effréné
de la voir, de lui montrer sa force contre laquelle aucune autorité ne
pouvait plus rien désormais. Et elle commença de l’appeler à longs cris:

--Béatrix! A la tourelle, Béatrix!

La tourelle était une construction de forme hexagonale, qui flanquait la
façade. Aux jours d’enthousiasme populaire, c’était là que jadis une
fenêtre s’ouvrait pour laisser entrevoir la Reine dans une vision qui
pâmait la foule. Aujourd’hui le pouvoir avait changé de mains, et le
peuple souverain sommait l’ennemie de paraître.

Elle ne parut pas. Les cris s’enflèrent et grondèrent, le diapason en
tomba aux notes sourdes de la colère. Rien ne bougea dans le palais, et
les lumières pâles continuaient de veiller derrière les fenêtres. Comme
la rue aux Juifs ne suffisait plus à contenir la multitude, le monument
fut entouré sur toutes ses faces, rue Royale, rue aux Moines, et rue de
l’Hôtel-des-Sciences. La masse, diluée un instant, s’était ressoudée en
un quadrilatère compact, obsédant les murailles de pierre sombre,
tumultueusement. Il y eut des alternatives d’irritation et de patience.
Par instants, tout se taisait, des milliers d’yeux dévoraient la
tourelle, dans l’illusion de voir bouger et s’ouvrir la grande baie du
milieu. Et, soudain, la patience trompée dégénérait en folie;
l’épouvantable clameur d’imprécations s’élevait, non point violente ou
forte, mais plus terrible encore, presque douce, creuse, partant du fond
des poitrines, comme à la mer, avant l’orage, la tempête gronde sous
l’eau. Ce n’était qu’un murmure, mais si profond, si étendu, si large,
qu’on y sentait le rugissement étouffé d’une nation. Et ce fut dans
l’horreur de cette tranquillité qu’éclata le cri plus sourd, plus chargé
de terreur:

--A mo-o-ort! Béatrix!... A mo-o-ort!

Un bruit résonna dans le lointain: galopade de chevaux, choc des fers
sur le pavé. Puis il y eut un tournoiement affolé de la masse sur
soi-même: la garde chargeait.

La foule venait de franchir toutes les étapes qui mènent à la passion de
combattre: la fièvre, le délire, puis la haine et la colère. Elle était
prête pour la lutte; la fureur la prit. Et, pendant que les cris de
tuerie déchiraient l’air, là-bas, à une distance indistincte qui devait
marquer le premier choc des soldats contre le peuple, elle se rua aux
grilles du palais, massacra les deux sentinelles extérieures, et
commença de secouer les ferronneries de l’entrée.

Avant que ces portes de fer eussent cédé, tout le long de la rue on
voyait des hommes escalader la grille, puis retomber un à un sur
l’asphalte mouillé de la cour, en même temps que la rue, dégagée
d’autant, laissait remonter un flot nouveau qui venait se joindre à
l’assaut.

L’entraînement de l’exemple, et les désirs atroces de cruauté qui
venaient de naître dans les cœurs, portaient maintenant la foule qui
semblait ne plus peser, qui semblait flotter sur le pavé comme une
matière mobile et glissante, comme l’eau dont la masse a cette souplesse
de poussée; et elle se soulevait au-dessus de soi pour laisser déborder
son trop-plein par-dessus les grilles. Quand les portes furent forcées,
que les deux battants s’ouvrirent sous la pesée de cette multitude, et
que la vague noire des corps s’engouffra dans la cour d’honneur, elle
était pleine déjà, et l’on avait commencé de se battre dans l’angle où
s’ouvrait le corps de garde, dont une dizaine d’hommes étaient sortis.

Ce fut sinistre. Il pleuvait toujours. Dans les fanaux de la cour, la
flamme du gaz n’apparaissait qu’à travers des vitres baignées de larmes;
les gargouilles du toit crachaient l’eau goutte à goutte, et la pluie
saupoudrait les visages. Dans la nuit profonde, plus assombrie encore à
cette minute par une chevauchée de nuées noires au ciel, la cour
bougeait, vibrait, vociférait. Les dix hommes de garde, apparus dans
leur capote blanche, comme des fantômes, avaient croisé la baïonnette.
Les assaillants se ruèrent sur eux. Il y eut quelques poitrines
déchirées, des gémissements; puis des centaines de bras terribles, aux
muscles durs comme du métal, désarmèrent les soldats qui furent
assommés. Les dix grands cadavres blancs s’affaissèrent, et le flot noir
roulant dessus parut les anéantir.

La foule brandissait maintenant les dix baïonnettes; elle défonça un pan
de porte; mais le front de la cohue s’abstint d’entrer toute une minute,
ébloui de ce qu’on voyait ici.

C’était un atrium où régnait comme une douce lumière de jour. Sur les
dalles de marbre rose où les tapis traçaient des sentiers, s’élevaient
des socles peuplés de statues mythologiques. Un escalier montait, le
long duquel, sur les murailles arrondies de la cage, s’apercevaient les
nuances tendres des fresques. A droite et à gauche, par des portes
ouvertes, on entrevoyait deux galeries, des galeries profondes dont les
plafonds cintrés s’allongeaient, peints d’or, de rouge et de bleu. Ils
semblaient incrustés de lazulite, de corail et de cuivre brillant. Ils
miraient leur forme de vaisseau dans le glacé des parquets. C’était des
galeries de tableaux, car le vieil or des cadres luisait aux murs, entre
des colonnes simulées, en albâtre.

Les envahisseurs croyaient voir des salles construites en pierres
précieuses, dont un seul fragment aurait comblé leurs convoitises. Une
Béatrix nouvelle s’évoquait, créature de volupté, repue de magnificence,
usant ses doigts de belle oisive au toucher des substances précieuses,
ne connaissant que l’or, le marbre et la soie, pour tous matériaux
autour d’elle. Retirée de l’humanité, femme en dehors des femmes, elle
avait joui de ce qu’ils n’avaient jamais connu; elle n’était plus
seulement une ennemie de la liberté, mais une créatrice de misère. Ils
voulaient la tenir, eux, les rois nouveaux, sous leurs muscles et sous
leur rage.

Et le flot gagna jusqu’ici. Il roula dans les galeries. Ce n’était plus
la Bête monstrueuse, puissante, audacieuse et terrible, c’était le
troupeau qui s’aventurait craintif et méchant en des pacages défendus,
un régiment de paletots crasseux, de gilets décolorés, de chemises sales
se frottant aux rondeurs glacées des colonnes d’albâtre, au vernis des
cimaises peintes, allant sans savoir où, perdu, cherchant la dame en
noir qui se cachait.

Ils allaient droit devant eux. On entendit un cliquetis de lames;
c’était ceux qui, ayant découvert la salle d’armes, décrochaient des
épées aux panoplies. Les panoplies figuraient de grands soleils
rayonnants. Ils laissèrent l’astre que formait un bouclier, mais chacun
détacha un rayon. Les plus fougueux gravirent l’escalier et
rencontrèrent, là-haut, l’enfilade des salons. Certaines salles se
trouvaient obscures; l’un d’eux prit un candélabre dont il alluma les
bougies, et le brandit en l’air en criant:

--Chasse! Chasse!

C’était la Reine qu’on chassait.

Le mot cingla ces hommes comme une meute; ils bousculèrent les chaises
blanches à membrure d’or, les guéridons frêles où se mouraient des
roses; ils ouvraient des portes, et encore des portes. Ils ne voyaient
guère dans les salles inconnues que ces portes qui dérobaient peut-être
celle qu’ils cherchaient. Oh! l’avoir prisonnière, suppliante devant
eux! la tenir au bras par sa manche noire, s’amuser de sa peur!

--Chasse! Chasse!...

Dans l’un des salons, ils trouvèrent plusieurs hommes en habits de
soirée qui faisaient cercle tranquillement. C’étaient de vieux
personnages de cour, des chambellans, des maîtres de cérémonies, tous
comtes ou barons, barbes et cheveux gris, pâles visages de cire.

--La Reine? demanda une voix éraillée.

Le cercle ne bougea pas; aucun des vieux hommes ne répondit.

--La Reine? hurla en chœur la foule qui s’amassait par derrière.

Ceux des vieux aristocrates qui tournaient le dos à la porte
dédaignèrent de se retourner. Ils faisaient la réception comme chaque
soir, jambes croisées, bottines minces battant l’air, négligemment, et
se passant sous la moustache le mouchoir roulé qui fleurait le parfum de
Sa Majesté. Esprits fins de chez qui les bons mots s’envolaient grain à
grain, sans jamais laisser de place aux pensées larges, ils n’étaient
point faits pour comprendre l’idée gigantesque qui s’agitait derrière
eux. Ils crurent que le temps était encore à mépriser pour tout
argument. Deux lustres en feu les éclairaient. Des bougies allumées sur
la cheminée se multipliaient dans les glaces. Le salon était peint en
blanc. Aux frises du plafond courait en emblème le lion poméranien,
tandis qu’une colombe, à chaque panneau des murailles, becquetait la
guirlande du médaillon.

Et le flot passa par là, disloquant le cercle, ravageant le luxe blanc
du meuble, insultant de son rire la naïve grandeur des vieillards. Des
mains au passage souffletèrent les visages de cire; d’autres soulevèrent
des pans de rideau ou fourragèrent les canapés. Et quand l’ouragan eut
disparu par une porte défoncée, il ne resta plus dans le salon, avec une
odeur de sueur humaine et de malpropreté, au milieu de sièges bousculés,
de bibelots brisés, que cinq ou six vieux hommes tremblants, autour d’un
vieillard plus frêle dont la tête dodelinait en tout sens sur l’appui
d’un fauteuil, la tête aux teintes vertes déjà, avec les yeux éteints.
La honte et la colère l’avaient foudroyé.

Voilà que le candélabre levé du meneur éclairait maintenant une chambre.
Un grognement d’animalité s’exhala des gorges. Sous le baldaquin pendant
du plafond aux caissons de vieil or, c’était le lit, le lit de la Reine.

Ils étaient là plus de cent, muets, haletants, fouillant de regards
allumés ce lit vide, ouvert pour la nuit. Les broderies du drap se
repliaient sur la soie des couvertures défaites qui tombaient molles sur
les colonnettes sculptées du bois. Un creux dans l’oreiller semblait
l’empreinte d’une tête.

Une main osa s’avancer, chercher la tiédeur du matelas, une autre palpa
les tapis et releva une pantoufle noire qu’elle brandit en l’air. Des
pieds s’embarrassèrent dans de l’étoffe tombée à terre; c’était une
robe. On édifia, en la soulevant aux manches, une forme de femme, et, la
forme une fois dessinée d’elle-même, par les plis faits au corps de
celle qui les portait, un silence glaça ces hommes. Ils se vautrèrent à
terre, la cherchant sous le lit, sous les tentures. Ils trouvèrent,
tombé ici, un peigne d’écaille auquel tenait un cheveu; ce fil de soie
impalpable, qui frôla leurs doigts, les électrisa. Ils la sentaient dans
cette chambre, invisible mais présente, comme une vision qui s’évanouit
derrière vous et qu’on ne peut jamais se retourner assez vite pour voir.
Son mouchoir était posé sur l’angle de cette console; une lampe en
argent brûlait encore près du lit; près de la table à lire, où
s’étendait un journal déplié, une chaise était déplacée à demi, gardant
le mouvement de la femme qui se lève en glissant. Venait-elle de se
dérober? S’était-elle enfuie? Ou bien quelque fragile cachette la
recélait-elle? Et il leur semblait qu’à force de silence et
d’immobilité, ils l’auraient entendue respirer.

Moins déçus que troublés, fouillant en gestes muets et mornes les
tiroirs à clef d’or, les armoires où jaunissaient des fleurs et des
lettres, ils tressaillirent soudain. A travers l’enfilade des salles
qu’ils venaient de parcourir, s’approchait à toute vitesse un
piétinement cadencé, et là-bas ils virent courir à eux, reflétées dans
le jeu des glaces, les vestes bleues de la police, avec le feu des
sabres nus, qui agitaient dans les salons traversés autant de fils de
lumière.

Éteinte, dispersée, désagrégée, son âme dissoute, la foule n’eut plus
même l’idée de lutter. On la balaya comme un troupeau de bêtes
peureuses, à coups de plat de sabre. Les gens de service, barricadés aux
cuisines, n’eurent pas à se défendre. Dans la cour d’honneur, vingt-cinq
à trente morts restèrent couchés à terre. L’émeute avortée s’éparpilla
dans la nuit, par les rues. Une grande lassitude avait succédé à la
fureur, le sommeil apaisait la ville. Oldsburg s’endormit.




IX

LE RÊVE DE MADELEINE


Ignorant tout, paisible dans son sommeil, à cette heure-là Madeleine
rêvait.

Ses yeux clos virent d’abord des choses grises: un jour de crépuscule,
un fleuve sur lequel un bateau glissait; elle fut tout à coup à l’avant,
regardant l’eau fendue par l’étrave, une eau sans poids, dont les vagues
chevauchaient l’une sur l’autre comme gonflées d’air. Puis on côtoya une
île verte, et les rives étaient ici tellement rapprochées, que les
flancs du bateau les frôlaient. Un phénomène survint: le printemps, un
printemps soudain de cataclysme déroula les bourgeons, développa les
feuilles, et des frondaisons s’étendirent si touffues, d’un bord à
l’autre, que le bateau glissait maintenant sous une voûte noire, sombre
comme la nuit. Et Madeleine qui se voyait toujours penchée vers cette
eau ténébreuse, oppressée par le poids de cette nuit, se mit à désirer
que Saltzen fût présent et lui expliquât...

Une voix dit: «Monsieur Saltzen ne viendra pas, il est trop mal.»

Plus d’eau, plus d’île, plus de paysage terrifiant, mais la maison de la
rue du Faubourg où la pensée de ses nuits la ramenait sans cesse. Son
amie Gretel lui faisait une visite, et, avant de partir, en rajustant
son chapeau sur la mousse blonde de ses cheveux, la jeune femme disait
cela: «Monsieur Saltzen ne viendra pas, il est trop mal.» Samuel se
trouvait subitement présent pour demander: «Qu’a-t-il donc?» Et la jeune
femme hochait la tête avec pitié, et souriait en regardant Madeleine:
«Oh! oui, bien mal le pauvre monsieur Saltzen, bien mal!» Pourtant,
Madeleine savait qu’il viendrait quand même, et, juste à ce moment, une
voiture roula sur le pavé, avec l’improvisé des accessoires de théâtre:
quelques tours de roues pour donner l’illusion du réel. Un pas d’homme
fit craquer l’escalier, la porte s’ouvrit, et Wilhelm Saltzen parut.
Maigre, pâle, essoufflé, il tomba sur une chaise, dans la chambre même
des Wartz. Ses yeux flétris avaient un regard dur et froid; sous ses
pommettes, ses joues fripées et terreuses s’étaient creusées; il était
miné, mangé tout vivant par la maladie, une de celles qui sont
implacables, qui tuent et qui donnent aux chairs cet aspect auquel les
amis ne se trompent pas. «Vous avez été souffrant, docteur, disait
Madeleine, contez-moi ce que vous avez eu.--Non!» prononça-t-il.

Et Madeleine, avec la contention d’esprit des rêves, contemplait cette
figure que ses seuls souvenirs édifiaient là, devant elle, toujours en
passe de se fondre, de s’évanouir si sa pensée déviait. Sans s’étonner
elle comprit pourquoi il refusait de répondre; mais, par pudeur, elle
fit semblant de se méprendre.

«Je vois, dit-elle, ce sont vos anciennes fièvres qui reviennent. Où
avez-vous donc pris cela, mon Dieu?--Ici», répondit le pâle visage de
portrait.

Et il y avait quelque part, derrière elle, dans le vague de la chambre,
une figure de Samuel qui riait méchamment.

Tourmentée d’envie de pleurer, Madeleine vint au vieil ami. Il était
assis sur cette chaise, qui découpait sur le blanc de la fenêtre les
angles de son dossier.

Elle lui prit la main presque de force et lui dit tendrement:

--Comme vous paraissez fâché contre moi!

Aussitôt, ce ne fut plus la chambre, mais le petit salon d’en bas, où
elle le recevait d’ordinaire; ils étaient seuls, une espèce de soleil
blanc entrait par les fenêtres. Il lui dit:

--J’ai le mal de ceux qu’on n’a pas devinés.

Et au moment de répliquer, elle sentit un embarras si lourd, si
douloureux, qu’elle s’éveilla, faisant sur l’oreiller une grimace de
souffrance.

Elle ne dormit plus ensuite. Le souvenir de ce rêve l’obsédait. Elle
croyait y sentir une réalité, peut-être un avertissement. Saltzen devait
être malade. Elle compta les jours écoulés depuis qu’il semblait s’être
retiré de leur intimité. L’avait-elle blessé secrètement? Elle revoyait
sans cesse l’attitude glaciale qu’il avait eue pour lui parler, dans ce
rêve, et, bien que tout cela fût irréel, elle y prenait une sorte de
remords. Comme ils s’étaient peu inquiétés de lui, elle et Samuel,
pendant sa longue absence! C’est cela, il était froissé de ce manque
d’égards. Et elle s’ingéniait à trouver quelque marque d’amitié à lui
envoyer.

Elle restait émue, attendrie. A chaque instant, des larmes lui venaient
aux yeux. Elle examinait sa conscience. Sans coquetterie certes, mais
non sans égoïsme, elle avait exploité cette amoureuse amitié du vieil
homme, elle en avait distillé le délice, elle l’avait fait concourir à
son bonheur, elle en avait usé, malhonnêtement, comme d’une chose qu’on
sait ne pouvoir jamais payer.

Quand vint le matin, les journaux qu’on lui apporta au lit l’arrachèrent
à cette langueur. L’envahissement du palais y était raconté de diverses
manières selon l’opinion du parti, mais le même fait ressortait de tous
les récits: la disparition de la Reine. La gravité du mouvement
populaire, l’inquiétante effervescence des bas quartiers, les victimes
même de l’échauffourée, tout s’oubliait devant la question capitale,
l’unique question capable d’intéresser maintenant un Poméranien, celle
de savoir ce qu’était devenue la Reine.

Quelle énigme! Cette femme autour de qui s’accomplissait le grand drame,
s’évanouissait de la scène, soudain. «Elle s’est volontairement exilée»,
disaient les uns. «Elle s’est, disaient les autres, retirée en province,
là où on la croit le moins, et elle y prépare la contre-révolution.» Et
l’on vit alors combien celle qui paraissait transitoirement oubliée,
remplissait en secret les pensées de tous. Ce fut l’explosion suprême
des passions contradictoires. Le mystère dont elle avait entouré ce
dérobement d’elle-même ajoutait à l’exaspération générale. On ne
s’abordait plus qu’avec cette idée muette au fond des yeux; ses
partisans furent repris d’un regain d’espoir, les révolutionnaires d’un
renouveau de violence. Les conversations dégénéraient en disputes; dans
les deux camps elles déchaînaient de la fureur. Et l’on sentait, mieux
que jamais, les droits que possédait la nation sur cette créature qui ne
pouvait disposer d’elle, décider de son sort, sans que le pays l’eût
voulu. La fièvre gagna, après Oldsburg, toute la Poméranie. On attendit,
dans un frémissement d’angoisse, la journée du surlendemain où le
nouveau Parlement, interrogeant les membres du Cabinet, ferait la
lumière sur l’aventure inouïe.

Madeleine, dévorée de curiosité, guetta son mari comme il allait sortir.

--Où peut-elle être?

--Est-ce que je sais! fit Samuel, la main au bouton de la porte.

Elle devint maussade, sa bouche fit un arc boudeur; elle fut tout d’un
coup moins jolie, ses yeux virant au gris, plissés au coin.

--Oui, tu le sais. Tu le sais, et tu me le caches. Tu sais tout.

--Je puis t’assurer que je l’ignore... prononça-t-il en s’en allant.

--Oh! balbutia Madeleine, comme tu me réponds!

Elle le sentait lui échapper de plus en plus.

Personne ne doutant que le ministre de l’Intérieur ne tînt secrètement
la clef de la grande énigme, presque toutes les amies de Madeleine,
poussées par la curiosité, vinrent ce jour-là. Mais elle ne reçut pas.
Un deuil secret voilait son cœur, et elle se retirait dans son isolement
pour en mieux savourer l’amertume. Elle fit le bilan des jours passés;
ils lui semblèrent béants d’un vide immense, celui qu’avait laissé, en
se retirant vers d’autres soucis, l’âme amoureuse de Samuel. Pris par
les fatigues et les veilles nocturnes, il avait fait leurs nuits
solitaires; leurs tête-à-tête étaient furtifs, hâtifs, sans joie. Une
sorte d’absence subtile de lui-même persistait quand il était là, et
dans ses yeux, chargés de nouveaux et puissants désirs, l’étincelle
d’autrefois ne jaillissait plus à la vue de Madeleine.

La phase la plus exquise de sa vie d’épouse était-elle donc révolue
déjà, après douze mois, douze mois fugaces, rapides, merveilleux comme
une série de rêves!

--Déjà! déjà! se redisait-elle.

Au début de leur union, combien de fois triste, âprement perspicace,
elle avait eu l’épouvante de cette heure, qu’elle voyait sonner pour
tant de ménages autour d’elle: la fin du rêve, la rupture du charme qui
laisse les époux face à face, se regarder froidement, comme deux êtres
quelconques jetés ensemble dans la même chambre et attachés l’un à
l’autre par cette triste fille de l’Amour qu’est l’Habitude.

--Déjà! se disait la jeune femme dans une analyse implacable, déjà!

Elle avait cessé de croire, cependant, à l’échéance cruelle. Samuel
l’aimait trop, et elle-même, cet amour l’avait prise si totalement,
qu’elle ne concevait plus la vie possible en dehors de cette folle
tendresse. Et bien souvent, les mains étreintes, les yeux dans les yeux,
ils s’étaient dit: «Ne plus nous aimer!... le pourrions-nous?»

Et c’était lui, l’être adoré qui le premier se détachait d’elle. Le
centre de la vie s’était pour lui déplacé et ne résidait plus ici, au
foyer, mais là-bas, à cette salle du Conseil des ministres vers laquelle
convergeaient tous les yeux du pays. Qu’était un pauvre cœur d’épouse,
timide, souvent craintif, silencieusement passionné, pour cet homme à
qui des millions de cœurs s’offraient dans le grand mouvement national?

Par moments, une rancune désolée lui montant aux lèvres, Madeleine
songeait:

«Oh! moi aussi, je me détacherai, j’arracherai mon âme de cette autre
âme qui ne veut plus de moi, je saurai bien me reprendre.»

Et elle échafaudait d’amères et tragiques imaginations. Un soir, lasse
de vivre devant ce mari, comme devant le fantôme de leur bonheur fini,
elle s’enfuirait, n’importe où, dans une maisonnette de la ville haute,
où il ne pourrait la retrouver, à Hansen peut-être, ou même à
l’étranger. Elle trancherait le fil, devenu illusoire, de leur union.
Lui, ce soir-là, rentrant à son heure ordinaire et tardive, et ne la
trouvant pas, s’en irait par toute la maison en l’appelant doucement,
par habitude: «Madeleine! Madeleine!» Et comme sa voix errante de
chambre en chambre ne recevrait pas de réponse, il assemblerait les
domestiques, et avec une inquiétude dissimulée: «Où est madame?» leur
demanderait-il froidement. Eux, répondraient étonnés: «Nous ne savons
pas. Madame est sortie. Elle n’est pas rentrée.» Alors, _seul_ il
prendrait son repas, et _seul_ il viendrait dans sa chambre, avec un
tremblement inavoué. Mais elle n’y aurait laissé ni un indice, ni un
adieu, ni un message, rien qu’un peu de son parfum, subtilement attaché
aux choses. Et ce parfum s’insinuerait en lui par ses narines, par sa
bouche, par tous ses pores, et il recevrait alors le choc de la première
angoisse, en devinant que ces senteurs évaporées seraient désormais les
seuls restes impalpables de cette jeune compagne près de laquelle il
avait pensé, souri, causé, vécu et dormi, toute une année. L’oreille aux
écoutes, épiant son retour, il commencerait de souffrir son martyre; la
petite pendule de sa chambre sonnerait onze heures de la nuit, et sa
femme ne reviendrait pas. Affolé bientôt, hors de lui-même, il courrait
chez Franz Furth, son beau-père, au _Nouvel Oldsburg_, chez Gretel,
l’amie de sa femme. Mais sans avoir prévenu personne, Madeleine se
serait évanouie dans l’ombre, comme morte du sevrage d’amour. Il
reviendrait chez lui, haletant, éperdu, jetterait comme un cri:
«Madeleine!» dans le silence. Avec l’espoir de l’y trouver endormie il
viendrait fouiller son lit. Mais le lit serait intact, rigide et
glacial.

Et de toute la nuit, il ne pourrait dormir, à force de fièvre.

Et ni le lendemain, ni le surlendemain, Madeleine ne reviendrait. Oh!
comme il souffrirait, comme il se rappellerait avec désespoir ses
baisers, ses caresses, l’iris bleu de ses yeux avec toutes leurs taches
minuscules qui les faisaient si tendres, et le poids de son corps, et la
forme de ses mains, et tout ce qu’il ne reverrait plus, jamais, jamais.
Comme il sangloterait, à genoux, comme il regretterait de ne l’avoir pas
su retenir, comme il maudirait sa gloire, les poings crispés de douleur,
de colère et de remords.

Et de penser à cette torture, Madeleine pleurait aussi, toute palpitante
d’amour et faisant le vœu secret que Samuel revînt de suite, afin
qu’elle pût lui jeter les bras au cou, l’enlacer, baiser ses tempes
fatiguées, et le consoler de ces imaginaires peines qu’elle venait de
lui créer, dans les tristesses de son esprit surexcité.

Elle vint guetter son retour, aux larges fenêtres à balcons du salon
officiel, où, le rideau soulevé, elle embrassait la longue chaussée
blanche des quais. En février déjà, le crépuscule se prolonge,
s’attarde. Ces fins de jour qui traînent, s’alanguissent, ont, vers le
printemps proche, de sourds appels indéfinissables. La transition des
saisons s’y affirme.

Le vent du sud chassait vers la ville les fumées du faubourg; le ciel
était tourmenté, et, par les déchirures des nuages, on apercevait des
clartés dorées vers le couchant. Le fleuve se nacrait. Samuel ne rentra
pas. Un feu doux de bûches, se consumant en braise, luisait dans l’âtre.
Assombri par les tapisseries de couleur foncée, le jour baissait dans
l’immense pièce. Madeleine prit une chaise basse au coin de la cheminée.

--Comme il me laisse seule! pensa-t-elle.

Elle sentait ses mains pleines de caresses à donner, ses lèvres lourdes
de baisers retenus. Qu’importaient désormais toutes ces mièvres choses à
l’homme célèbre, l’homme du jour! Elle sentait aussi dans son cœur une
grande faim d’épanchement, d’intimité, d’entente secrète et
mystérieuse... mais qui donc s’occupait de son cœur, de son pauvre cœur
douloureux? Où était-elle l’amoureuse amitié dont elle avait rêvé jadis
les tendres confidences, les échanges délicieux entre leurs deux
esprits? Ah! sa solitude morale était bien définitive; Samuel ne
comprendrait jamais sa suave conception de l’amour. Il ne chercherait
pas à la comprendre. Il n’y avait pas, entre leurs âmes, cette secrète
parenté qu’elle avait cru. Une rancune dans tout son être frémissait, se
précisait contre son mari.

--Monsieur Saltzen demande si madame veut bien le recevoir, dit Hannah,
en entr’ouvrant la porte.

--Mais oui, Hannah! mais oui, répondit-elle vivement.

Et elle se rappela son rêve, Saltzen si triste, si émouvant:

«J’ai le mal de ceux qu’on n’a pas devinés.»

Son cœur battait un peu quand on introduisit le vieil ami.

--Ah! je suis heureuse de vous voir enfin, docteur, fit-elle en lui
abandonnant ses deux mains, dans une bienvenue à demi câline, oui, oui,
bien heureuse.

--Et le grand homme? dit-il, souriant.

Elle trouva dans ce sourire quelque chose de fiévreux, de factice et de
découragé qui rappelait encore le songe de cette nuit. Puis, répétant la
question amèrement:

--Le grand homme! il n’est pas ici, bien entendu, il n’est jamais plus
ici, jamais plus! A peine si je le vois. Et vous aussi, vous vous faites
rare, docteur, je vous attends depuis bien des jours. N’avez-vous pas
été souffrant?

--Moi? non, non... je vous remercie, ma chère enfant.

Mais il avait beau dire, sa mine apparaissait changée, ses yeux éteints,
la peau de son visage comme jaunie et fripée, et l’on devinait un
abattement dans cet homme chez qui, d’ordinaire, une merveilleuse
vitalité semblait éterniser la jeunesse. Il parut faire un effort pour
dominer cette dépression.

--Eh bien, voici la Reine disparue; que dites-vous de cela? Pour moi,
cette affaire est la plus tragique aventure. Certes, on ne fera pas
croire à l’Europe que la Poméranie a égaré sa souveraine.

Et il s’efforçait à rire. Puis, repris par une mélancolie secrète, il
reprit:

--Pauvre femme, pauvre femme! Quel sort! Quelle fuite! Ce départ
clandestin, après tant d’apothéoses! Et nous ne la reverrons plus, c’est
fini. Qui m’aurait dit l’autre jour quand nous la regardions à la
tribune, si hautaine, si triste, si belle, que c’était la dernière fois!

--Ainsi, fit Madeleine, avec une gaieté factice, c’est la fuite de la
Reine qui vous a bouleversé?

--Bouleversé, non, mais j’en ai eu un léger chagrin. La vie est pleine
de ces chagrins minimes qui nous atteignent légèrement, et seulement
dans la mesure où nous avons déjà souffert. Ils sont comme ces poudres
impalpables et anodines que les médecins nous ordonnent, et qui ne nous
paraissent corrosives qu’en touchant les plaies à vif. Il y a des
souffreteux, des meurtris, des écorchés, qui souffrent ainsi du contact
de tout.

Il détourna son regard vers le foyer, en étendant au feu sa main maigre
et plissée. Madeleine n’osait parler. Une grande émotion l’avait saisie
à revivre si ponctuellement son rêve. Jamais encore il ne lui était
arrivé de voir Saltzen souffrir à ce point. Elle avait lu en lui le
secret très doux d’un amour qu’on doit taire, elle n’en avait jamais
compris la torture. Et aujourd’hui seulement, devant ce vieil homme
ravagé, abattu, qui laissait échapper sa première plainte, elle
concevait soudain la poignante mélancolie de cette vie sans espoir. Sa
propre peine lui donnait aussi cette clairvoyance spéciale de
l’expérience douloureuse. Pauvre vieil ami! il souffrait par elle; elle
était son supplice et son martyre. Sans raisonner, elle avait envie de
tendre vers lui ses mains, lourdes de caresses retenues; elle les aurait
doucement posées, ainsi, jeunes et fraîches, sur ces mains de cinquante
ans, sèches, maigres et crispées de chagrin. Oh! oui, elle sentait bien,
à cette heure, comme il l’aimait, comme il la chérissait suavement,
noblement, dans la pureté de son infrangible silence. Au cours de leurs
entretiens délicieux qui touchaient à tant de sujets délicats, à tant de
choses d’âme, comme il savait rester muet sur l’invisible lien qui les
tenait si près, si cœur-à-cœur! Elle était encore plus émue. Elle se
pencha:

--Monsieur Saltzen, je ne vous demande rien; je vois que vous souffrez,
je ne puis savoir de quoi; mais vous, vous qui êtes un tel ami pour moi,
vous devez savoir cette chose, que tout ce qui vous peine ne peut m’être
indifférent, et que j’ai du chagrin, oh! oui, bien du chagrin à vous
voir si triste.

--Chère enfant, redit-il, chère enfant...

Il s’était redressé, la regardant étrangement.

--Non, vous ne pouvez pas savoir, reprit-il lentement. C’est une chose
ancienne, très ancienne. Ma vie n’est pas gaie. Chaque jour en passant
m’a laissé au fond de l’âme comme un précipité de tristesse, ainsi que
diraient les chimistes, et au moindre trouble, tout cela s’agite et
remonte. Mais vous ne pouvez pas savoir... Personne n’a su. J’étais fait
pour être heureux comme tout le monde, je n’ai pas eu ma part, et voilà
tout. Ma tristesse parfois me donne des joies parce que je l’aime, mais
elle est atroce parce qu’elle est sans espoir. Que voulez-vous, c’est
une chose très ancienne. Je m’y fais, doucement, chaque jour un peu
plus; jusqu’à la fin j’irai de la sorte.

Une joie intérieure inondait Madeleine, et cependant ses yeux se
remplissaient de larmes. La nuit s’épaississait dans le grand salon
sombre. Une pâle flambée des bûches jeta sur le visage de Saltzen un
reflet rouge; les yeux clairs et profonds du vieil homme s’étaient
agrandis d’une tristesse sans mesure, et des sillons douloureux se
creusaient en ses joues. Ah! comme celui-là savait l’aimer! Quel délice
pour elle de lire en cette âme, de la pénétrer, de la sonder, de
l’admirer, et quel chagrin de ne pas pouvoir un geste consolateur! Elle
tremblait; ses mains tremblaient, ses lèvres, toute sa personne frêle.
Rarement elle avait connu pareil émoi.

--Monsieur Saltzen... dit-elle tendrement.

Mais elle ne savait qu’ajouter, et pas un mot ne venait à ses lèvres.

--Bast! laissez, fit-il avec un geste découragé, la peine des vieux,
c’est si peu intéressant!

--Monsieur Saltzen, reprit Madeleine, plus tendre, plus insinuante et
des caresses dans la voix, votre peine crée dans mon cœur une autre
peine cruelle...

Brusquement il se retourna vers elle, plongeant en ses yeux, en ses
longs yeux de bonté; et elle souriait d’un mystique sourire affectueux,
de ses lèvres longuement fendues comme pour des mots d’amour. Il eut un
éclair dans le regard et levant ses deux poings crispés:

--Ah! le Bonheur! cria-t-il, le Bonheur!

Puis il retomba, le front dans ses mains, son grand corps infléchi, les
coudes aux genoux. Il eux deux ou trois soubresauts des épaules, on eût
dit des sanglots. Longuement Madeleine le regarda, elle sentait son cœur
se gonfler et se fondre, puis ses yeux se fermèrent une seconde, et elle
demeura un instant immobile, pâle, étourdie.

--En vérité, disait la voix du vieil ami qui la fit se reprendre en
tressaillant, en vérité, ma pauvre enfant, je ne sais pourquoi je suis
venu aujourd’hui vous peiner avec mes idées noires. Je suis un vieux
fou, et ma punition sera que vous me jugiez tel. Qui n’a pas ses crises
de mélancolie! Mais on se doit et l’on doit aux autres de garder pour
soi sa bile. Avouez que jamais vous ne m’aviez vu ainsi.

Madeleine, toute blanche, fuyait son regard.

--C’est vrai, docteur, jamais, jamais...

--Je suis resté beaucoup chez moi ces derniers jours, beaucoup trop.
J’ai brassé de vieux souvenirs, on devrait se défendre cela. Le fardeau
de ma vie n’est guère autre que celui de ma solitude, et je l’aime
pourtant cette solitude, la discrète épouse des vieux garçons...

Il se ressaisissait, palliant sa faiblesse d’un instant par un regain
d’entrain et de vitalité:

--Assurément, l’un de mes malades m’aurait fait semblable sortie que je
l’eusse traité pour dyspepsie. Vivent les bons estomacs, ils n’ennuient
pas leurs amis du récit de leurs peines. Je suis confus de m’être montré
stupide devant vous. Ah! les femmes ont bien autrement de mesure!
Combien de fois vous ai-je vue souffrir, mais si discrètement, si
noblement!...

Madeleine ne le suivait plus. Par un brusque élan, son cœur était
retourné à Samuel dans une impétuosité désolée et repentante, Samuel,
l’époux adoré, qu’elle avait oublié là, une minute, en regardant
souffrir le vieil homme, Samuel à qui appartenaient toutes ses pitiés,
toutes ses tendresses, toutes ses émotions, et qu’elle avait abandonné
un instant, en pensée, pour savourer l’autre amour. Un scrupule affreux
la dévastait. Toute son âme et tout son corps appelaient Samuel. Un
froid coulait en elle, et elle se réfugiait dans le souvenir de son
mari, comme un être transi court à la maison tiède.

Saltzen continuait de parler, et elle, d’écouter sans entendre. Elle
surprit seulement sa pensée au moment où il disait:

--Il vous laisse seule, et vous en êtes triste, je le vois, mais vous
devez lui pardonner.

--Oh! tout, tout! s’écria-t-elle, je lui pardonnerai tout.

Et Saltzen la trouvait étrange, humble, timide et fuyante.




X

L’AGONIE D’UN RÈGNE


Samuel Wartz n’ignorait pas où se trouvait la Reine.

Le soir où dans la ville commença de se dessiner l’agitation populaire,
une voiture qui suivait la rue aux Juifs s’arrêta devant une porte basse
du palais, réservée aux services de la maison Royale. Un vieillard
ouvrit la portière et descendit. C’était le maire d’Oldsburg. Quand on
l’eut introduit, il tendit, sans desserrer les lèvres, un pli cacheté du
sceau municipal à l’adresse de la Reine. Il était, dans ce mutisme, si
impérieux que le portier prit le message et courut.

Le maire d’Oldsburg demeura seul dans une sorte d’antichambre en
apparence garnie des meubles de rebut, où l’intendant de la table devait
donner ses audiences. Mais les royales choses démodées qui meublaient la
pièce: consoles d’acajou, rideaux à crépines d’or, sièges massifs au
velours défraîchi, avaient conservé, des contacts de tant d’Altesses,
comme des fripures augustes et de la noblesse fanée. Le vieillard
demeura debout, par respect.

C’était un ancien industriel du faubourg. Il avait soixante-dix ans;
mais, en dépit de l’obésité qui l’alourdissait un peu, son visage aux
beaux yeux bruns, dans l’encadrement coquet des favoris neigeux, gardait
la franchise et la vivacité de la jeunesse. Il était fort aimé. Son
opinion, dont nul n’était absolument certain, le faisait classer
ordinairement dans le parti libéral. Officieusement, il avait fait
connaître à Wartz qu’il approuvait sa politique. Officieusement aussi,
Wartz lui avait écrit: «Monsieur le maire, la grande estime que je vous
porte m’a fait résoudre de vous confier une mission pour le cas où la
Reine se trouverait en danger dans l’effervescence populaire. Je désire
qu’il soit préparé à son intention, à l’hôtel de ville, des appartements
où elle pourrait se retirer en cas de troubles.» Aussitôt, dans le
secret, des préparatifs avaient été faits au second étage du monument.
Quatre salles s’étaient métamorphosées en chambres. Quand on regardait
la façade, c’était, parmi les trente-cinq fenêtres de front, les huit
premières. L’installation finie, le maire lui-même vint visiter les
appartements. Il palpa de sa main blanche et ronde les tentures de la
chambre principale, dont nul autre que lui ne savait la mystérieuse
destination. Il reconnut au toucher la vulgarité d’une serge, sèche sous
le doigt, faisant des plis mous de loque. Il voulut que cette étoffe fût
arrachée sur-le-champ. Le lendemain, il y eut là un lit dessiné dans des
capitons de soie grise, voilé de rideaux de brocart qui tombaient du
plafond durs et bruissants comme du métal. «Je me charge personnellement
de cette amélioration», dit-il quand on dressa la liste des frais. Et il
revint voir une seconde fois cette chambre qu’il regardait
complaisamment.

Samuel Wartz pratiquait au plus haut point la prévoyance, cette vertu
des hommes d’État. Ce soir-là, dès qu’il fut averti de ce qui s’agitait
en ville, il téléphona au maire d’Oldsburg qu’il craignait un péril pour
la Reine. C’était au milieu d’une fête de famille: on vit le patriarche
quitter sa descendance brusquement, et sortir avec toute la hâte que lui
permettait son âge. On n’attribua aucune gravité à ce devoir soudain,
car le vieillard souriait en partant, et son sourire rassura enfants et
petits-enfants. Ce devoir était pourtant d’une gravité exceptionnelle,
et la main blanche et ronde, qui ne savait plus sans trembler lever même
son verre, chargea un revolver, en secret, dans l’ombre du vestibule.
Mais le vieillard souriait, parce qu’il songeait à la dame en noir qui
avait si longtemps tenu tout le pays en son pouvoir, et qui serait ce
soir sous sa garde, belle, jeune, mystérieuse comme elle était. Il
songeait à son sommeil de cette nuit, sous le brocart couleur d’argent
dont il avait orné son lit. Et il caressait dans sa poche l’acier froid
de son arme, en se disant, avec une vraie fougue de jeunesse, qu’ayant
déjà vécu soixante-dix ans, ce qui est fort long, il ne regretterait
rien s’il lui fallait mourir ce soir en défendant cette belle personne.

Dans la salle aux fauteuils de velours rouge, il attendit longtemps. En
prêtant l’oreille aux bruits de la ville qu’étouffaient les épaisses
murailles du palais gothique, il croyait entendre des frémissements, des
rumeurs angoissantes. Machinalement, il tira du gousset sa riche montre
en or, comme si la Révolution pour devenir terrible avait eu son heure,
connue et attendue d’avance. Une inquiétude, une hâte fébrile, le
pressaient.

Très doucement, la porte s’ouvrit enfin, et Béatrix entra suivie de son
fils. Ce n’était plus qu’une femme en tenue de voyage, et qui boutonnait
à son poignet épaissi ses gants de peau noire. Elle portait une
jaquette, un simple chapeau de deuil: on eût dit une riche bourgeoise de
la ville. Mais sous la voilette épaisse, son hardi profil monétaire se
redressa, une hauteur instinctive dans son regard fit baisser les yeux
au vieil homme.

--Votre Majesté est en péril, Madame,--prononça-t-il d’une voix très
altérée,--et comme Elle l’a pu apprendre par ma lettre, monsieur le
ministre de l’Intérieur a désiré que l’hôtel de ville l’abritât pendant
ces jours troublés.

--Je n’avais pas peur, monsieur.

--La grandeur d’âme de Votre Majesté est connue de tout son peuple;
néanmoins, monsieur le ministre de l’Intérieur n’a pas toléré que la
possibilité d’un crime subsistât, et si Votre Majesté veut me faire
l’honneur de me suivre, je la conduirai sur-le-champ à la maison
commune, où je me suis efforcé d’y rendre moins indigne d’Elle
l’appartement préparé.

Alors elle commença de voir et de comprendre l’émoi de ce vieillard
devant elle; il paraissait en même temps paternel et subjugué. Au moment
même où elle sentait monter contre elle, comme une vague méchante et
pensante, son peuple armé, au moment où la nation l’abandonnait, cet
homme s’improvisait son défenseur en ce lieu subalterne,
clandestinement, humblement. Elle eut un instant de détente, et se
troublant:

--Je suis touchée, monsieur, très touchée de ce que vous faites ce soir,
personnellement.

--L’heure est triste et grave, reprit le vieillard, il faut se hâter.

--Mais que se passe-t-il donc? demanda-t-elle, en serrant contre elle
son fils.

--Tout est à craindre, tout!

Et il eut un geste désespéré, mais reprit aussitôt:

--Il faut se hâter, il faut se hâter.

--Sortons par ici, fit la Reine, entraînant par la main le petit prince
héritier.

Elle ouvrit une autre porte, traversa plusieurs pièces en enfilade. On y
sentait l’humidité, la moisissure des chambres toujours closes.
Visiblement cette partie du palais était inhabitée. Et Béatrix allait
devant, d’une allure ferme et vive, s’éclairant d’une petite lampe
qu’elle avait saisie sur un guéridon de l’antichambre. Les glaces, au
passage, furtivement, reflétaient sa belle forme noire, et l’on sentait
si bien la ruine irréparable, la fuite définitive, qu’on aurait souhaité
que ces miroirs princiers, aux cadres de fines moulures dans les
trumeaux, gardassent au moins dans leur eau mystérieuse, cette suprême
vision, auguste et lamentable.

Ils atteignirent un vestibule ténébreux. Les clartés jaunes de la petite
lampe furtive faisaient apparaître aux murailles, des reliefs effacés
d’ornements gothiques: armoiries ou arceaux qui s’effritaient. Et cette
femme dont une angoisse secrète hâtait la marche, traînant l’enfant à
demi somnolent dont les petits pas résonnaient dans le corridor glacial,
quittait ainsi le palais où vingt-deux rois, ses pères, avaient régné.
Celle que tant d’ovations avaient saluée, au grand soleil des jours
d’été, dans les fêtes populaires, s’en allait secrètement, sous la
tutelle d’un ennemi, à la lueur d’une lampe d’antichambre, par les
corridors moisis où se salissait sa traîne noire. Et l’on aurait cru
voir le fantôme de la monarchie expirante errer dans ces lieux
clandestins et sinistres, ouvrir en soupirant l’huis rouillé de la rue
aux Moines, et la lampe soufflée, misérable, vaincue, abandonner pour
toujours, par cette poterne, le féerique palais royal.

Le maire d’Oldsburg fit avancer la voiture. Béatrix y plaça le petit
prince avant d’y monter elle-même. Et un galop vertigineux les emporta
dans la nuit.

Le lendemain, Wartz recevait un billet de femme. Mais il n’y était plus
question des amoureuses choses dont les autres abondaient. La main qui
l’avait écrit savait tenir la plume lourde des décrets d’État. Elle
savait tracer les mots inflexibles qui gouvernent. Samuel, sans en avoir
lu la signature, reconnut cette écriture longue et appuyée dont les
actes gouvernementaux donnaient le fac-similé. Ce billet portait ceci:

  «Monsieur le Ministre,

  «J’ai le plus grand désir de vous parler; je vous attendrai demain
  tout le jour.

  «BÉATRIX.»

Il resta froissé par le ton de cette missive, puis ému, tourmenté, comme
s’il y avait eu dans cette lettre de Reine, dont la seule vue
l’impressionnait, une vertu inexplicable qui l’influençait. Il soigna sa
mise plus que d’ordinaire; il s’attardait à sa toilette, avec
l’impatience de partir au plus vite, et un vague ennui de ce royal
rendez-vous. Madeleine le retint à son départ, et ce fut alors qu’il lui
répondit avec cette brusquerie dont s’était offensée la jeune femme.

Aucune phase de sa carrière ne s’était présentée à lui sous le jour
insupportable de cette entrevue. A chaque événement nouveau surgissant
dans sa vie, correspondait toujours, chez lui, un agréable entraînement
secret, qui allait parfois jusqu’à l’ivresse de l’action; tandis que ce
colloque suprême avec la souveraine resterait, sans doute, de son Œuvre,
la scène la plus pénible, le souvenir sombre. Il se la rappela telle
qu’elle avait paru le jour de la séance, subissant simplement le
ministère que lui imposait la Délégation, comme on se courbe sous la
vague qui déferle pour mieux se redresser ensuite; et il la revit
aussitôt, usant de son pouvoir comme d’un jeu, dissolvant d’un mot
l’Assemblée, hautaine, rancunière et vengée par ce coup, qui aurait pu
être son salut, si les élections lui avaient été favorables. «Eh quoi!
pensait-il, lutter encore avec elle, dans ce tête-à-tête, subir ses
colères, ses mépris, elle dont je tiens le sort entre mes mains!»

Et il monta, dans l’hôtel de ville, l’escalier aux lentes spirales, dont
la rampe en fer forgé dessinait comme une grecque brodée en noir sur le
blanc des dalles. Il tressaillit, quand il passa devant la fenêtre où
Madeleine et lui s’étaient arrêtés, le soir du bal. Dieu! que ce
souvenir lui semblait lointain! Il neigeait, ce soir-là; dehors les
choses s’enflaient, se gonflaient de blanc; et Madeleine avait aussi une
robe de neige, attiédie et gonflée par les formes de son corps blanc...
Il compta les jours; il n’y en avait pas quinze. Quelles gravités
avaient depuis alourdi sa vie!...

Il eut une puissante aspiration de lassitude, puis il remonta vers le
second étage où l’attendait «tout le jour» la tragique personne.

Là-haut, comme il errait dans ce long couloir claustral, cherchant à
deviner laquelle de ces multiples portes cachait, dans l’uniformité de
la bâtisse, le mystérieux appartement, l’une d’elles s’ouvrit et le duc
de Hansegel apparut. Hautain, portant insolemment la tête, avec un tic
spécial du menton qui jetait en avant sa légère barbe rousse, il chercha
le monocle pendant sur son veston gris clair, et se mit à lorgner le
jeune ministre.

--Monsieur Wartz? demanda-t-il.

--Et Monsieur de Hansegel? fit le républicain. La Reine?

--Sa Majesté vous recevra, j’espère.

Le duc disparut par l’une des portes. Quand il revint, presque aussitôt,
ce fut pour introduire le ministre dans la chambre aux courtines
argentées. Wartz aperçut, assise à la fenêtre, une femme enveloppée d’un
châle noir; elle était voûtée sous le châle que croisaient sur sa
poitrine ses mains blêmes. Elle avait froid dans ces vastes pièces où le
feu de houille, dans les cheminées, ne parvenait pas à sécher les
anciennes humidités agglomérées, depuis des années, jusqu’au plafond
lointain. Ses yeux, que la fièvre et les larmes avaient bistrés, se
tournèrent vers Samuel. Elle lui fit pitié; on n’imaginait pas un être
plus vaincu, plus ruiné, plus dépouillé de tout ce qui avait été sa
gloire et son orgueil. C’était une pauvre créature dont les yeux
angoissés s’attachèrent à lui, les yeux aux sombres prunelles qui
glissaient comme des perles noires sous le glacé des larmes. Elle dit:

--Duc, veuillez nous laisser.

Le duc sortit. Wartz, très gêné de ce tête-à-tête, s’approcha. Elle lui
fit signe de s’asseoir; il refusa, croyant lui donner là une marque de
déférence, si vaine fût-elle.

--Asseyez-vous, monsieur, fit-elle tristement, l’heure n’est plus à
l’étiquette.

Wartz prit la chaise, et dit avec le même embarras:

--Je me suis empressé de venir...

--Oui, oui, je vois, monsieur, je vous en remercie. Vous êtes mon plus
réel ennemi; cependant j’espère de vous des sentiments de délicatesse
dont votre visite m’est le gage. Si je suis ici, aujourd’hui, sans
pouvoir, sans fonction, à la disposition de mes sujets, à la veille
d’être reniée peut-être par la nouvelle Délégation, c’est, monsieur, que
vous l’avez voulu. Vous avez un grand talent de parole, plus même, vous
avez sur les esprits un pouvoir inexplicable. Ce pouvoir, vous l’avez
employé à ruiner le mien; vous avez dépensé votre génie à démontrer la
fatalité de ma déchéance. Vous m’avez pris l’amour de mon peuple, mon
autorité, mon honneur dynastique. Grâce à vous, je suis en butte à la
pitié de l’Europe, à l’humiliante pitié des nations; grâce à vous, je
vais n’être plus rien. Je ne vous ai pas fait venir pour entendre mes
plaintes; j’ai contre vous des griefs tels que les mots ne sauraient les
exprimer; il me semble, d’ailleurs, que vous les devez sentir sans que
je les énumère.

--Je les sens, madame, reprit Wartz sans lever les yeux, et Votre
Majesté ne peut savoir ce qu’ils me pèsent.

--Pourtant j’aurais pu ne pas faire ce que j’ai fait,--continua Béatrix
sans paraître l’entendre (elle n’avait plus froid maintenant, elle avait
fait retomber son châle, son buste s’était redressé, elle redevenait
inconsciemment royale). J’aurais pu ne point subir ce que j’ai subi. A
l’heure où vous discouriez, monsieur, j’étais toute-puissante Reine; à
l’heure où les esprits en désarroi s’orientaient vers vous, j’aurais pu
faire un geste, un signe, appeler ma garde; elle eût fait évacuer la
salle, elle se fût saisie de vous, monsieur, qui combattiez la
Constitution à laquelle vous êtes assermenté, et vous eût conduit en
prison. Le geste, le signe, j’allais le faire; mais je n’aime point
d’autre force que celle de la persuasion. J’avais toujours régné, si je
puis dire, spirituellement; la lutte des armes m’a répugné; j’ai veillé
jusqu’au bout sur le très précieux sang de mon peuple, et je n’ai point
appelé mes soldats. J’ai respecté votre liberté, monsieur Wartz, j’ai
fait plus, je vous ai _nommé_ ministre, espérant terminer ainsi un
conflit qui n’appartenait déjà plus aux sereines luttes de l’esprit.
Combien mon coup d’État fut pacifique! J’ai dissous la Délégation;
était-ce un acte de violence ou une consultation demandée au pays?
J’étais la gardienne de la loi; j’ai fait mon devoir et même je ne l’ai
fait qu’à peine, timorée et faible comme je le fus!

--Votre Majesté me permet-elle de parler maintenant?

--Non; je connais vos excuses, vos raisons. Monsieur Wallein et vous me
les avez présentées déjà, ces raisons d’époque finissante, de Destinée
démocratique, qui ne m’atteignent pas, qui ne peuvent m’atteindre que
pour m’offenser davantage, moi qui ne suis qu’un argument vivant! J’ai
voulu vous dire ceci d’abord, que vous avez été sous mon pouvoir, alors
que vous vous sentiez le plus puissant dans votre triomphe, et que je
vous ai épargné pour le respect de l’Idée. J’ai voulu vous demander
ensuite...

Elle s’arrêta et pâlit encore; elle cessa de le regarder en face, comme
elle l’avait fait jusqu’ici.

--Nous représentons, vous et moi, deux influences; si nous les unissions
pour le bien du peuple? Si au lieu de m’exclure de votre constitution
nouvelle...

Elle n’en put dire davantage; cette prière était le fiel le plus atroce
de sa Passion. Prier Wartz! Elle poussa un soupir d’agonie, et se cacha
le visage dans ses deux grandes mains pâles. Elle pleurait. Les larmes
ruisselaient dans ses doigts; elle avait repris, dans le blanc lumineux
de la fenêtre, sa posture humiliée et pitoyable; ce n’était plus qu’une
noire forme de souffrance, un cœur de femme qui suppliait et qui en
mourait de honte. D’elle, Wartz voyait seulement son front crispé, et
ses épaules contractées sur son corps magnifique.

A deux mains elle écrasa sur ses joues les larmes, et le visage nu se
montrant défiguré, enlaidi, tout orgueil abjuré, elle reprit:

--J’aurais fait des concessions, j’aurais renoncé à mes idées, et
j’aurais pris les vôtres; vous auriez gouverné sous mon nom, laissant
seulement intact le trône de mon fils.

Ah! son fils! Wartz comprenait maintenant cette scène qui venait de
l’atterrer, le pourquoi de cette abominable humiliation, de cette
indignité: elle avait un fils, le rejeton de l’Arbre dynastique,
l’immortalité de cette race de rois, la survivance éternelle des
monarques anciens, celui qui, découronné, laisserait dans la branche
héraldique une coupure béante, une fin, une mort. Et l’on sait ce que
deviennent ces rameaux coupés, ces fins de race qui traînent de-ci,
de-là, rebuts, inutilités, sans nation, sans œuvre, sans espoir!

Il restait silencieux.

--Vous êtes actuellement le Maître des esprits, continua Béatrix; ce que
vous voudrez, ce que vous déciderez, le peuple l’adoptera. Vous pouvez
faire que le trône soit respecté; vous direz: «Cela est bien», et l’on
applaudira. Monsieur Wartz... mon sort, celui de mon enfant sont entre
vos mains; vous voyez si je foule tout orgueil... je vous prie... Il
pourrait exister une monarchie démocratique... Eh quoi! vous ne me
répondez même pas? Écoutez; vous avez une femme, une jeune femme
délicieuse, je m’en souviens... une enfant... des cheveux noirs,
n’est-ce pas?... dix-huit ans. A cause d’elle?... Vous l’aimez... en son
nom?...

Wartz assis toujours, les bras croisés serrant sur sa poitrine le drap
de l’habit, regardait les fumées jaunes du foyer sans répondre.

Elle se leva, elle vint à lui;--ses mains étaient jointes! Elle murmura
de tout près:

--Épargnez le trône, épargnez mon enfant!

S’arcboutant sur son talon, il recula sa chaise, la tournant un peu plus
vers le feu qu’il regardait toujours sans désenlacer les bras. Elle
poursuivit:

--Rien ne serait changé dans votre constitution que le nom du chef de
l’État, et le nom de l’État lui-même. Ce serait une République qui
s’appellerait seulement monarchie.

Wartz paraissait ne pas l’entendre.

Elle demeura, plusieurs minutes, debout devant lui, immobile dans les
plis noirs de sa robe, le châle retombé à ses reins, ses reins cambrés
et puissants de belle statue. L’effigie royale de son visage se dressait
dans l’air gris de la chambre, et les perles de ses larmes venaient se
briser une à une sur la soie de son corsage. Après un silence, elle fit
quelques pas vers le lit; elle sonna trois fois, ce qui était un appel
de convention avec ses femmes. Presque aussitôt, une porte
s’entr’ouvrit, et l’une des dames d’honneur fit pénétrer le petit prince
héritier.

C’était un joli enfant de huit ans, qui avait reçu du prince consort les
traits de la race italienne; il portait des boucles brunes si fines,
qu’elles s’enchevêtraient les unes dans les autres. Son col de petit
être délicat sortait d’une grosse cravate de soie blanche. Il vint en
sautillant. Sa mère arrêta cette gaieté; elle le prit par ses deux
petites épaules, et le poussa vers le jeune ministre:

--Le voilà!

Le visage morne de Wartz se retourna machinalement, curieusement. Il
avait deviné l’enfant. La mère saisit ce mouvement; ses larmes tarirent;
elle s’exalta.

--Est-ce que vous croyez à l’hérédité, fit-elle d’une voix sourde et
précipitée; croyez-vous que l’ascendance vous travaille l’âme
secrètement? Alors regardez ce fils de rois, créé pour être roi, avec un
corps royal, un esprit royal, un cœur royal. A la longue, il se fait
comme un moule dynastique, où se forment les êtres; c’est le mystère
atavique, la prédestination des monarques. Regardez Conrad IV! Touchez
ses mains, pesez-les, c’est un sceptre que cette petite main. Et ces
cheveux, ce front qui n’ont jamais porté que des baisers, savez-vous ce
qu’ils doivent porter un jour, la lourde chose d’or qui doit peser ici,
ici, en cercle... vous devinez, monsieur Wartz? Mais, vous n’avez pas le
droit de la lui ôter, sa couronne, son patrimoine, son héritage, son
bien! Dites, avez-vous le droit de prendre aux enfants ce qu’ils ont
hérité de leurs pères? Alors que deviendra-t-il? quel être aurez-vous
fait de lui? comment l’appellera-t-on? le découronné! Mais voyez, oh!
voyez comme il vous regarde! voyez bien ces yeux d’enfant, monsieur,
regardez-les de tout votre regard, suppliants, épouvantés comme vous le
faites en cette minute, car vous les reverrez toute votre vie, ils vous
poursuivront le long de votre carrière, ils vous regarderont dans la
nuit, toujours, et tant que vous vivrez ils ne se fermeront pas. Alors,
vous regretterez les irrévocables choses que vous fixez en cette heure,
et votre châtiment, ce sera la misère de ce pauvre être, son lugubre
avenir que vous aurez voulu.

Ses yeux de fièvre dévoraient Wartz, ils scrutaient cette chair du
visage aux bouffissures pâles, y cherchant un tressaillement des nerfs
faciaux, un trouble, une incertitude. Et soudain dans cette face
insaisissable, elle crut surprendre de la souffrance, ce fut un espoir
pour elle, elle s’attendrit, et poussant le petit garçon vers le tribun:

--Je vous confie mon enfant; son sort était déjà dans vos mains, je l’y
place deux fois. Dites-moi qu’il ne sera pas dépossédé... Mais vous ne
comprenez donc pas: c’est pour lui que je m’accroche au trône, que j’y
incruste ma griffe comme une lionne qui défend la proie de son petit. Et
tenez, s’il faut sacrifier ma personne, si c’est vers moi que monte la
haine, j’abdiquerai, j’abdiquerai en faveur de mon fils.

Un sanglot l’arrêta. Deux fois d’une voix déchirante elle répéta:

--Monsieur Wartz! Monsieur Wartz!

Elle était courbée, ployée, brisée devant lui. Pas un mot ne rompit le
silence.

L’enfant dit:--Reprenez-moi: j’ai peur.

Alors folle de colère, tout son orgueil un instant refoulé remontant en
flots de rage, elle se redressa, grande, hautaine, royale, comme elle ne
l’avait jamais été sous l’hermine du sacre ni sous la couronne
héréditaire; et saisissant son fils, elle criait à Wartz d’une voix
terrible:

--Cela suffit, monsieur... Sortez!

Puis ramassant toutes ses forces indignées:

--Quelle idée m’était donc venue? Des accommodements? des concessions?
transiger, pactiser avec le parti de la honte, demeurer une reine
indigne, transmettre à Conrad IV une couronne tronquée? Ah! dussiez-vous
maintenant l’implorer par toutes les bouches de la nation, vous n’aurez
pas, vous ne pourrez pas avoir l’alliance royale. Mon fils et moi, toute
la résultante de la race des rois nos maîtres, nous sombrerons sur le
vaisseau de la Monarchie, debout à l’avant et sans un signal de détresse
aux barques ennemies. La Royauté fut toujours une, indivisible et
sainte; comme Dieu l’avait donnée aux nôtres, sainte, indivisible et
une, je la remets à Dieu. Mais vous, monsieur, qui avez mené
l’abominable guerre contre cette religion sacrée et nécessaire du
pouvoir, vous qui arrachez aux enfants royaux leur couronne et menez
votre patrie à la ruine, soyez maudit!

Wartz hésita, il allait parler. Sous le geste inconscient de sa main la
porte s’ouvrit; il partit sans avoir desserré les lèvres.

Dans l’antichambre, une forme d’homme se dressa en face de lui. Il eut
la sensation d’un bras levé, d’une main bougeant devant ses yeux, et,
avant qu’il eût compris le geste, un soufflet s’abattit sur sa joue.

--Soyez déshonoré, monsieur!

Il reconnut aussitôt l’habit gris de Hansegel.

Wartz était fort, musclé, membré et violent; il sentait la fureur, une
fureur tiède et vibrante, monter à ses bras, tripler sa puissance, et le
désir de tuer l’emplit comme une frénésie. Le duc, l’homme de salon, la
taille fine, le corset aux reins, plus grand que lui, se tenait là,
essuyant du coin de son mouchoir le cristal du monocle. Wartz les
connaissait dans leurs intimités, ces aristocrates qu’à Orbach il avait
observés et étudiés comme le peuvent les subalternes. D’un coup, il
aurait renversé celui-ci, il l’aurait couché sous ses genoux, mis à
merci, tué peut-être, et il frémissait de volupté en y pensant.

Tout cela dura une seconde. Il lui offrit sa carte.

--Vous m’en rendrez raison, monsieur, dit-il.

Le duc enleva en l’air, tout à coup, le pouce et l’index qu’il tendait.
Le carton blanc tomba.

--Peuh! votre carte... Je ne sais si je dois... Je suis gentilhomme...

Il ricanait. Son rire était à Wartz ce que sont aux bêtes de combat les
dards dont on les stimule. Ce rire pouvait le pousser aux pires
violences, et le duc de Hansegel courut là, tout un moment, un grand
danger. Mais la religion de son œuvre avait trop appris à Samuel la
discipline de toutes ses colères pour qu’elles ne fussent pas toujours
maîtrisées d’avance; il se baissa lentement, ramassa la carte sans hâte
ni trouble. Il était redevenu le ministre de l’Intérieur, le calme homme
d’État qui ne connaît ni colères, ni haines, ni passions, et il s’en
alla, à peine méprisant.

Mais il venait de traverser une de ces heures qui pèsent plus que des
années dans une vie. Comme il longeait ce grand couloir des archives,
dont les fenêtres plongeaient sur la place, il pensa au peuple
d’Oldsburg, à la Nation libre dont il aurait tant dignifié l’état, la
Nation maîtresse d’elle, se régissant elle-même, la Nation souveraine.

Soudain, une amertume de prophète l’envahit, le dégoût de son grand
labeur, le découragement. «A quoi bon, se dit-il, à quoi bon tant
lutter! Se douteront-ils jamais de ce que j’ai souffert dans mon cœur
pour leur conquérir tout cela?» Et il revoyait les larmes de la dame en
noir, la figure du petit garçon qui commençait à le poursuivre déjà,
comme Béatrix l’en avait menacé. Quel homme avait-il dû paraître aux
yeux de l’incomparable femme! Qu’importaient maintenant les acclamations
que lui réservaient les foules, quelqu’un l’avait maudit!

Il suivait les lentes spirales aériennes de l’escalier; il aurait voulu
que cet escalier durât toujours, qu’il continuât de tournoyer
éternellement vers des ténèbres, vers des abîmes, vers le néant surtout!
Et il l’aurait descendu dans une joie secrète, heureux de s’anéantir, de
finir ainsi dans ce mouvement doux et somnolent de la descente. Ah! s’en
aller à la dérive de cette pente suave! s’engourdir, s’endormir, n’être
plus, ne plus penser, ne plus lutter!

Il se reprit, en passant devant la dernière fenêtre; puis ses lèvres
murmurèrent:

--Madeleine!

Est-ce que Madeleine n’était pas à l’attendre dans sa chambre, là-bas?




XI

LE CŒUR DE MADELEINE


Il avait dit à son cocher d’aller très vite. Des importuns l’attendaient
à sa descente de voiture, dans la cour intérieure du Ministère; il
congédia tout le monde, se disant malade. En vérité, une fièvre l’avait
saisi, d’amour impérieux, de tendresse violente, d’inquiétude
passionnée. Dans le vestibule, son chef de cabinet se posta devant lui,
cérémonieusement.

--Monsieur le ministre, je viens de dépouiller le courrier des
gouverneurs de provinces, il y a là des suppliques...

Il l’arrêta d’un geste las:

--Non, pas ce soir, rien ce soir, je vous en prie...

Comme il avait la main sur le bouton de la porte pour entrer chez lui,
son secrétaire l’arrêta au passage, avec un air de triomphe:

--Monsieur le ministre, le _Nouvel Oldsburg_ fait demander un communiqué
officiel sur la disparition de la Reine. J’attendais.

--Elle sera où vous voudrez. Répondez ce qu’il vous plaira, laissez-moi.

Il fut enfin chez lui; il voulut s’orienter vers la pièce qu’occupait
Madeleine, car c’était la vision de sa femme qu’il lui fallait tout de
suite. Le valet de chambre surgit. Il portait un plateau débordant de
cartes.

--Toutes ces personnes attendent monsieur le ministre depuis près de
deux heures. Il y en a trente, je crois; ces messieurs les délégués de
province ont épinglé sur leur carte la carte de la personne qui les
recommande, comme l’huissier m’a chargé de l’expliquer à monsieur le
ministre.

--Ils ont attendu deux heures, ils en attendront trois, répondit-il.

Et il se dirigea vers les chambres. Il fit deux pas. Auburger était là,
disant jovialement:

--J’ai du nouveau, monsieur le ministre, j’ai du nouveau.

Jamais on ne pouvait interdire à cet homme l’entrée des appartements
privés. Il avait des audaces qui faisaient ouvrir toutes les portes.
C’était le valet des intimités morales.

--Vous attendrez, dit son maître.

--Impossible, je dois être au faubourg tout à l’heure, et ma
communication presse. C’est immédiatement qu’il vous faut m’entendre.

Wartz n’essaya pas de résister; il subissait, sans presque la sentir, la
domination de cet être; il s’y résignait sans honte ni révolte. Et
c’était là un phénomène se rattachant à la fatalité de son rôle, cette
domination d’Auburger agissant toujours dans le sens où le poussait
elle-même sa destinée.

Ce soir-là, Auburger le retint une heure. Sa communication concernait la
séance du surlendemain, qui s’annonçait aussi tumultueuse que la
précédente. La Reine devait y assister pour recevoir le serment de
fidélité de la nouvelle Délégation, et c’était sur ce cérémonial
qu’était basée la dislocation gouvernementale. Les élections ayant été
faites sur une sorte d’engagement au régime républicain, la majorité
devait, selon toute probabilité, se refuser au serment, et ce serait le
signal de la déchéance monarchique qui permettrait l’exposition, à
l’Assemblée, de la Constitution nouvelle. C’est ce qu’Auburger venait de
vérifier. Et il avait connu la décision d’un nombre considérable de
délégués de n’accomplir pas le rite constitutionnel.

Enfin, ce dernier importun congédié, Samuel arrivait à la porte de sa
femme, et il savait que, cette fois, il ne trouverait qu’elle, que son
sourire, que sa beauté. Toute autre idée laissée dehors, il entrait,
harassé de la vie, ayant faim et soif de sa chérie, comme s’il
franchissait cette porte pour la première fois. Jamais il n’avait connu
cette lassitude, ni ce besoin.

C’était la nuit; la chambre était obscure. Madeleine se tenait là,
éclairée par une demi-lueur venue du dehors. Elle était oisive, rêvant
dans le noir, debout, se mouvant à peine de quelques pas. Quand il
entra, Wartz ne vit pas tout de suite le cher visage; il en eut une
sorte de chagrin.

--Oh! qu’il fait sombre ici!

--Oui, il fait sombre, répéta Madeleine.

Il s’aperçut qu’elle avait une voix étrange.

--Mais je veux y voir, je veux te voir!

--Laisse, mon ami, je préfère qu’il fasse nuit.

Il vint, les bras tendus pour la prendre, mais elle se déroba d’un
mouvement en arrière, et il ne rencontra que sa main, sa main qui
brûlait et qui le repoussait.

--Non, Samuel, non, j’aime mieux te parler d’abord.

Il continuait de ne voir dans son visage que la phosphorescence nacrée
de ses yeux, quelque chose de morbide et de terrifiant.

--Madeleine! cria-t-il éperdu, tu souffres! qu’as-tu?

Si la lumière lui eût permis de scruter, comme il le voulait, les traits
de la jeune femme, il eût été encore plus troublé. Elle était livide,
elle agonisait, la bouche déformée d’angoisse, les yeux apeurés, et tout
son être dressé n’était qu’un effort, qu’une violence.

Comme elle ne répondait pas, il en conçut une espérance soudaine. Une
association d’idées se fit entre l’enfant royal qu’il venait de voir, et
les désirs flottants de paternité qu’il avait éprouvés souvent depuis
son mariage. Il aurait aimé avoir un enfant; il crut que le mystère de
Madeleine lui réservait cette joie.

--Je veux te parler, dit-elle encore.

Il ne pouvait deviner l’effort que lui coûtait cette phrase.

--Souffres-tu? répéta-t-il; mais tu me tues, Madeleine, je ne t’ai
jamais vue ainsi; qui t’a changée?

--Il faut que je te parle, répéta-t-elle pour la troisième fois.

Ce devoir de parler devenait une obsession. C’était aussi un supplice
auquel elle se menait elle-même, impitoyablement, s’y engageant sans
retour possible, par cette invite à l’écouter.

Elle commença de sa voix éteinte:

--Une amie est venue me voir tantôt. C’est une jeune femme, mariée
depuis moins d’un an, qui est... qui se croit du moins, très aimée de
son mari, et qui, de son côté, lui porte une grande tendresse.
Seulement, la vie, au lieu de les rapprocher comme ils le désiraient aux
premiers jours de leur amour, les éloigne l’un de l’autre; leurs
existences sont deux flots insensiblement divergents. Tous les deux
n’ont pas la même nature. Lui est bon, très bon, il est le meilleur;
elle, trop minutieuse. Il est viril, tout simplement; elle se repaîtrait
d’une idée, d’un mot de lui, elle nourrit avec des riens son amour, et
c’est justement de ces riens qu’il la prive. Comprends-tu, Samuel? Ce
sont deux compagnons, deux commensaux de la vie; l’un a mis sur la table
les choses substantielles, l’autre n’aurait voulu que les friandises.
Avant que l’amie dont je te parle se soit sentie souffrir, profondément,
secrètement, quelque chose a pâti en elle. Et, comme il y avait là tout
près, plus près que le mari, hélas! plus près de son âme difficile, un
autre homme qui l’aimait, en lui offrant ces friandises spirituelles
dont elle était si gourmande, son cœur, doucement, s’est tourné vers
lui.

Elle entendit Samuel prononcer d’une voix creuse, d’une voix lointaine:

--Eh bien?... eh bien?...

--Eh bien, c’est tout!

Elle se tut; elle était demeurée debout en parlant; elle ne bougea pas.
Lui, dans le coin le plus ombreux de la chambre, restait perdu et
invisible pour elle, sans qu’elle pût savoir à son tour ce qu’il
pensait. Oh! Dieu! si le conte trop subtil pour son intelligence grave
n’avait servi de rien! s’il n’avait pas allumé le soupçon préparatoire
et si elle était forcée de se confesser à mots ouverts, maintenant!

Le silence dura longtemps. La petite pendule qu’ils avaient prise
là-bas, à leur chambre nuptiale, pour l’apporter ici, sonna sur son
timbre d’or une heure qu’ils n’entendirent pas. Tous les deux se
cherchaient des yeux dans ce noir, tous deux incertains l’un de l’autre,
sans trouver le courage de se livrer l’un à l’autre.

Oui, elle le comprit, à la fin, Samuel l’avait devinée; il avait saisi
le douloureux apologue, et il n’osait y croire de peur de l’offenser à
tort; sans cela serait-il resté si étrange? Mais alors, qui la retenait,
elle, d’aller se jeter à ses pieds, de lui parler franchement de son
remords, en loyale compagne?

Tout à coup, il se leva, il marcha vers la cheminée où se trouvait le
bouton de l’électricité; il fit la lumière. Puis il vint la prendre, il
l’amena sous la lampe, lui fit renverser en arrière son pauvre visage
livide.

--Ton amie s’appelle Madeleine? dit-il.

Elle répondit oui, d’un signe des paupières.

Sans rien ajouter, il alla reprendre le fauteuil d’où il venait, et se
mit à pleurer.

Comme elle bénissait à présent la bonne lampe qui les éclairait, qui
avait aidé à leur révélation, qui avait terminé son supplice, et qui lui
montrait maintenant son mari dans cette douleur enfantine, cette douleur
qu’elle ne se lassait pas de contempler! Qu’il était bon de pleurer
ainsi pour elle! Tous les mouvements de son chagrin muet, les
halètements de sa poitrine, le glissement du mouchoir à ses yeux, les
contractions de ses traits, déplaçaient comme une tendresse qui la
pénétrait. Son mari! son grand homme! L’avait-elle vraiment jamais tant
aimé que ce soir, à cette minute, son bien à elle, son ami, son maître,
sa chose! Et elle avait pu le faire pleurer ainsi! Saltzen n’existait
plus pour elle, même à l’état de souvenir; seul lui demeurait le remords
de n’avoir pas apprécié l’amour naïf et puissant de Samuel, de ne s’en
être pas contentée, de n’en avoir pas joui comme elle le pouvait, d’en
avoir fait l’injuste procès. Elle s’était jugée plus affinée que lui,
meilleure, plus noble; mais c’était lui, au contraire cet être
d’exception, plus grand que nature, au puissant cerveau, aux larges
conceptions, qui était le plus souverainement bon. Oh! qu’elle l’aimait,
pleurant ainsi! Elle tardait d’aller le consoler, pour savourer encore
ce tendre chagrin, encore et encore; et de le voir, son cœur se gonflait
davantage à chaque minute.

Elle s’agenouilla près de lui; elle lui prit de force les mains pour s’y
cacher le visage, et, voyant qu’il ne la repoussait pas, comme elle en
avait si grand’peur, elle se confessa...

--Vois-tu, Sam, j’aimais mieux être franche avec toi; je n’aurais jamais
pu me résigner à te cacher la vie secrète de mon cœur. Quand tu es venu
me demander en mariage,--je te l’ai conté souvent,--j’ai longtemps
hésité avant de me promettre à toi. Le mariage m’effrayait; ou plutôt,
je m’effrayais moi-même. Je ne suis peut-être pas plus faible qu’une
autre, mais j’ai plus conscience de ma faiblesse. Répondre de moi, de
mes sentiments, de mon goût, pour toujours, me terrifiait. Tu sais bien
à quelle fidélité je fais allusion, Samuel. Ce n’était point les fautes
grossières et matérielles que je redoutais, mais les délicats adultères
de cœur ou de pensée. Jeune fille, j’avais déjà une idée si pure, si
lumineuse du mariage entre les âmes des époux! J’y sentais si bien la
noblesse de la vie! J’y entrevoyais des choses si belles, que c’était
uniquement à cette union-là que se portaient mes scrupules et mes
craintes. Et puis, je t’ai revu, je me suis sentie plus forte, plus
ferme dans l’amour; je me suis engagée à toi; mais en même temps, je
prenais envers moi-même un autre engagement qui était de tenir toujours,
et en toute occasion, mon cœur grand ouvert, comme un livre où tu
puisses lire les bonnes comme les mauvaises choses. Tu serais mon
confident, l’ami de ma conscience, et les subtiles fautes envers toi,
c’est à toi que je les confesserais. Oui, l’union, je la concevais
telle, que la force qui m’eût fait défaut, je l’aurais puisée en toi.

«Nous nous sommes mariés; ce furent de grandes joies, des joies d’orage.
Quand on remonte à cette source tumultueuse de la vie qu’est l’amour, on
a beau chercher, on ne retrouve plus, sous le trouble, la pure clarté de
cristal, l’idéal d’autrefois. Je t’aimais, et puis je t’aimais, et
c’était tout; mais je ne connaissais plus les calmes examens de
conscience faits au pied de mon lit de jeune fille. C’était la fièvre,
la vraie fièvre, avec l’exaltation et le malaise. On se donne l’un à
l’autre, dit-on, mais on reste _soi_; on prend toujours pour la
meilleure sa manière d’aimer, et chacun voudrait plier l’autre à la
sienne. Tu ne m’aimais pas comme je voulais... Et pendant ce temps-là,
le docteur Saltzen venait me voir. Je le savais très amoureux de moi;
j’en riais d’abord, vaguement attendrie. Je l’ai deviné malheureux et je
n’ai plus ri. Il me disait, à côté de l’amour, toujours, des choses
exquises... Nous avions des idées semblables, ses goûts flattaient les
miens...

--Madeleine! dit Samuel en laissant retomber ses deux mains sur l’appui
du fauteuil, tu ne m’aimes plus.

--Moi! ne plus t’aimer! Alors, qu’est-ce que je fais ici, à genoux
devant toi? Est-ce qu’il ne faut pas qu’une tendresse au-dessus de tout
m’ait jetée là, à tes pieds, dis? Eh! si, je t’aime, pour ton chagrin de
cette heure; j’aime ces chères larmes qui coulent là; je t’aime d’être
si bon, de ne m’avoir pas même interrogée! car tu ne m’as rien demandé,
mon Sam, quand tu pouvais croire des choses!... Vois-tu, il n’y a rien,
rien... Monsieur Saltzen est venu tantôt, je m’étais un peu ennuyée, je
l’ai accueilli avec plaisir. Du plaisir, voilà; c’est tout. Le plaisir
d’être aimée de lui, j’ai voulu le savourer jusqu’au bout, le sentir
bien réel. Je l’ai poussé un peu sur la pente sentimentale où il aime
tant à glisser; je l’ai vu ému, triste, tout vibrant et ravagé, devant
moi; je me suis sentie enclose de fluides d’amour par ces pauvres yeux
qui me regardaient éperdument, qui me livraient leur secret, qui me
suppliaient. Et mon cœur un moment... il me semble... je ne sais pas...
une minute... mon cœur l’a aimé, souffrant comme il souffrait.

Elle avait l’angoisse du premier mot qu’il dirait, et lui, sans
répondre, l’écoutait.

Elle s’accrocha à lui, elle reprit ses mains.

--Reprends-moi, Samuel, reprends-moi pour toi seul; mure-moi dans ta
vie, que je ne sorte plus de toi. Dis-moi des tendresses, parle-moi
souvent; ne me délaisse pas, ne me délaisse jamais, pas un jour;
occupe-moi de toi, rien que de toi; fais-moi vivre dans ton âme; tu me
l’as tant fermée! il ne fallait pas... j’ai un peu souffert. Oh! Sam! tu
ne me dis pas un mot, et je ne sais même pas si je suis pardonnée!

--Que veux-tu! fit-il amèrement, je cherche pour te plaire ce qu’aurait
dit Saltzen à ma place.

--Oh! mon Dieu! s’écria Madeleine, il ne m’a pas comprise! il ne veut
pas comprendre! Mais Saltzen n’est rien entre nous. Saltzen ne m’est
rien, entends-tu, rien; et j’ai bien acquis, je pense, le droit d’être
crue par toi. Samuel, je t’ai dit tout... une seconde mon cœur a viré;
j’ai eu pitié, tendrement pitié de lui. Pardonne-moi, pardonne-moi, mon
ami, je souffre!

Il prit sa tête, ses tempes fines qu’il écrasa dans ses mains; il
croyait embrasser une petite fille coupable, et jamais, pourtant, il
n’avait senti comme à cette minute le prestige de son esprit délicat,
puisqu’il n’osait pas dire un mot. Sa passion avait un langage, ce fut
dans ce langage-là qu’il pardonna. Tout eut un sens alors entre eux; il
baisa les longs yeux tendres qui avaient contemplé Saltzen; il couvrit
de caresses les mains qui s’étaient tendues à Saltzen, et, pour les
lèvres qui lui avaient souri, elles eurent le plus long, le plus tendre,
le plus délicieux pardon. Il baisa les cheveux noirs parfumés, pour les
absoudre de s’être laissé voir, et il étreignit sur sa poitrine le
pauvre faible cœur bien-aimé.

Madeleine se redressa, les yeux rougis, ses yeux qui disaient merci,
qu’on voyait plongés encore dans l’âme profonde qu’elle venait de
connaître comme jamais, sans mots d’esprit ni subtilités vaines. Elle
comprenait maintenant la loi simple d’aimer, ni comme ceci, ni comme
cela, ni des yeux, ni des lèvres, ni de l’esprit, mais de tout l’être,
comme Samuel.

--Je voudrais encore te parler, demanda-t-elle.

Lui aussi la regardait avec douceur; il l’écoutait. Elle prononça le mot
si troublant:

--Demain...

Infiniment sage et prudente, sa conscience envisageait maintenant
l’avenir. L’avenir était devant elle comme un épais nuage noir où il lui
fallait s’enfoncer, et tout ce qui l’attendait dans cette obscurité,
elle ne pouvait ni le prévoir, ni s’en garder. Mais, pour le sens
indistinct de sa crainte, Saltzen était caché dans cet inconnu et l’y
attendait.

--Demain, Samuel, le docteur reviendra; il ne soupçonne rien de ce qui
s’est aujourd’hui passé de terrible en moi. Il m’apportera, selon la
couleur du temps, sa mélancolie ou sa gaieté, il sera sentimental ou
ironique, plaisant ou triste, mais toujours, au fond, je le sentirai
m’aimer mystérieusement. Ne me dis pas qu’il a cinquante ans, que
l’amour est ridicule à cet âge. Un amour comme le sien ne prête pas à
rire; il en souffre d’abord, et puis il croit si bien me le cacher! Tout
cela touche une femme. Comment veux-tu que tant d’affectation me laisse
indifférente! Donc, il reviendra, et de nouveau je me trouverai devant
lui; est-ce que je sais, est-ce que je puis savoir ce que fera mon cœur
à présent? Je crois déjà le voir, il arrive, il entre, il vient
s’asseoir près du feu: il ne m’a rien dit, et déjà ses yeux m’aiment. Il
comprend que tu m’es plus cher que tout; il me parle de toi; et je sens
une émotion si triste dans sa voix! Si j’ai quelque ennui léger, je le
lui raconte; alors il me sermonne, il me prêche, avec des mots qui ne
sont que de lui, que de son cœur. Tu sais bien qu’il est fin et bon
comme personne; il cause des choses du jour, il m’instruit, et l’amour
filtre entre tout cela comme un parfum, et il s’en exhale un délice qui
me prend, qui me trouble, qui me change; je ne me retrouve plus. Oh!
Samuel, j’ai peur. Il faut que je ne le revoie plus.

Wartz se rapprocha d’elle, impérieux, les yeux fixes, la pénétrant de
son regard double, insoutenable.

--Je ne veux pas que tu l’aimes! je veux que tu m’aimes seul, comme je
t’aime seule depuis le jour où je t’ai connue.

Quoi! il commandait à une nation, il avait refait, de son seul vouloir,
l’état d’un peuple, et ce petit cœur de femme, il n’en était pas maître!

Puis saisi de tristesse, soudain:

--Je t’en supplie, aie pitié de moi; la vie que je mène est atroce; tu
ne peux pas savoir quelles choses pénibles, cruelles, douloureuses, mon
rôle m’impose. Je n’ai qu’une joie, toi! ne m’abreuve pas de chagrin à
ton tour. Que vaut l’amour de ce vieil homme auprès de ma tendresse!

--Il est mieux que je ne le revoie pas, répétait-elle, avec une
insistance navrante. Je ne t’ai jamais mis dans mon cœur en parallèle
avec lui, Samuel; mais, si peu que je lui donnerais, ce serait trop, et
je te le répète, j’ai peur, je ne veux plus le revoir.

--Comment faire?

Elle le prit au cou, d’une caresse coquette et suppliante:

--Quittons Oldsburg! Mon père nous a donné une maison à Hansen; allons
vivre là-bas.

--Tu sais bien que c’est impossible, Madeleine.

--Impossible!

Elle lança le mot dans une telle stupeur qu’il vibra, se prolongea et
s’éteignit longuement par la chambre.

Samuel prononça, presque honteux:

--Tu sais bien que je suis attaché à mon œuvre par des liens qu’un homme
ne peut pas rompre.

Quelque chose changea dans les yeux bougeants, dans l’air de la jeune
femme: la moindre de ses émotions paraissait toujours à quelque
vacillement de sa prunelle, qu’elle le voulût ou non.

--Ton œuvre est finie, dit-elle, et avant huit jours, nous aurons la
République!

--Mais qu’est-ce que cela et qu’ai-je fait jusqu’à présent? J’ai été
mené, soulevé, porté, dans ma route, par le flot des volontés
populaires, et j’ai été passivement le chef du parti. C’est maintenant,
seulement, que va commencer mon action, une fois le grand mouvement
accompli, et quand il faudra entretenir, nourrir, vivifier sans cesse
l’autorité nouvelle, la nouvelle forme d’État. Sais-tu ce que c’est,
Madeleine, que de...

--Je sais que je suis ta femme, cria-t-elle, que tu prétends m’aimer, et
que, lorsque surgit la plus terrible tentation qui puisse m’atteindre,
dans mon cœur et dans mon âme, quand je t’avertis moi-même de cette
périlleuse amitié où je puis te perdre le meilleur de ce qui
t’appartient en moi, tu te refuses à me défendre. Alors, quelle sorte de
mari fais-tu?

Il prit sa main, il retint le bout de ses doigts qui fuyaient, et il la
sentit, à cette minute, se retirer tellement de lui qu’il ne possédait
plus d’elle que cette petite parcelle, ces ongles menus, rien. Il
supplia:

--Madeleine!

Elle le regarda durement.

--Si Saltzen savait cela de toi!

Elle prit une chaise devant lui qui restait debout, et se mit à le
contempler, méprisante. Elle avait les yeux secs, ses longues lèvres
faisaient un mauvais sourire; elle continua:

--C’est ce qu’on appelle avoir la bride sur le cou.

Et puis la méchanceté de cette dernière phrase lui fit mal à elle-même;
sa poitrine se souleva de petits sanglots sans larmes, les sanglots qui
disent les outrances de douleur.

--Mon ami, dit-elle doucement, nous aurions vécu là, toujours, dans
cette jolie maison qui regarde la mer, bâtie loin des bruits de la
ville, image de notre vie retirée aussi. Sans sortir, sans nous
dissiper, nous serions restés recueillis en nous-mêmes, en tous les
deux. Je m’étais vue là. J’aurais meublé nos chambres de choses d’art,
douces aux yeux; j’avais choisi déjà les pâles étoffes que je tendrais
aux murailles. Là nous aurions lu, causé, aimé; et je ne te sacrifiais
pas, je ne brisais pas ta vie politique. Je sais bien l’espèce de
cohésion professionnelle qui vous unit, vous autres hommes, à certaines
carrières passionnantes; mais je ne t’enlevais, moi, qu’à une œuvre
accomplie, je t’y enlevais à l’heure opportune, quand ce n’était autour
de toi qu’adulation et délire. Aujourd’hui, de toutes ses véhémences, le
peuple t’aime; tu viens de traverser une période grisante; cet
enthousiasme, ce culte que te porte toute une nation, ce doit être la
plus belle, la plus grande jouissance d’orgueil. Garde pour ta vie cette
saveur suave; demain le peuple peut changer; quand, du prélude idéal et
triomphant de ton œuvre, tu auras passé au labeur épineux de
l’organisation politique, t’acclamera-t-il autant? Mille difficultés,
mille choses inconnues et mesquines vont t’assaillir. Reste, pour
l’histoire, le jeune vainqueur, le beau soldat de la liberté qui, dès
que la liberté règne, rentre dans le silence. Combien de grands hommes
se sont diminués pour ne s’être pas retirés à temps de la scène! Il faut
cueillir le fruit quand il est mûr, disent les paysans, sans quoi, il
pourrit à l’arbre. Oh! le beau fruit de gloire, tout mûr, tout éclatant,
que je vois, près de ta bouche, mon Sam!

Le fruit était là, rouge et frais, dans la forme des longues lèvres
tendres qui le glorifiaient si délicieusement. Wartz ferma les yeux pour
ne voir que l’âpre mystère idéologique dormant en lui.

Madeleine lui fit au cou une chaîne de ses bras.

--Ce ne sera rien, dis, de m’avoir, moi, pour toi seul! Puis nous aurons
des enfants; penses-y, mon ami chéri, des enfants de nos corps et de nos
âmes, qui seront un peu de nous, vivant hors de nous, de beaux êtres nés
dans la gloire et dans l’amour, qui feront qu’en mourant nous ne
mourrons pas tout à fait. Et dans ce bien-être et cette poésie, toi le
créateur du pays nouveau, l’auteur de la démocratie, tu contempleras la
vie, si heureux!...

Sa tête retomba sur l’épaule de Wartz, quêteuse de baisers.

--Dis-moi que oui, que nous partirons.

--Je ne puis pas... je ne puis pas te le dire, bégaya-t-il.

Il hésitait à lui avouer le refus, l’implacable refus qu’opposait, sans
défaillance passionnelle, tout son être; mais jamais il n’avait à ce
point senti le devoir de sa vie. Tout un peuple avait besoin de lui; il
était devenu l’âme du pays. S’en aller, c’était abandonner, par
milliers, d’orphelines intelligences sur lesquelles il exerçait sa
paternité de prophète. Certes, de grands esprits ne manquaient pas
autour de lui; il y avait surtout Wallein, qu’il appréciait tant
maintenant, avec ses opinions poétiques plutôt que politiques, Wallein
dont l’admirable sensibilité s’accordait à toutes les nuances des
vibrations nationales, une merveille psychique, un phénomène, un _cas_.
Cet homme ne pouvait-il pas connaître, en effet, par une faculté occulte
de son être, quel point géographique insufflait vers le cœur du pays les
plus forts effluves républicains? Mais Wallein n’eût pas remplacé
Samuel, personne ne l’eût remplacé.

A son oreille Madeleine murmurait:

--J’ai peur; ne me laisse pas ici. Saltzen reviendra; toi, tu me
délaisseras un peu; lui me dira ce que tu n’auras pas le temps de me
dire... Je veux une certitude, je veux savoir que nous partirons; je ne
veux pas rester à Oldsburg... Samuel!

Il sentait sur sa poitrine la prière vivante et palpitante de ce jeune
corps bien-aimé; il revit Saltzen dont il avait si souvent appréhendé le
charme spirituel, la ressemblance d’âme avec Madeleine; il le revit
élégant, parfumé, amoureux plus doucement, plus suavement que lui; son
âge incertain, l’équivoque de ces cinquante ans mal accusés, sa laideur
fine d’œuvre d’art, les incomparables raffinements de son cœur, tout
cela lui constituait des charmes sans pareils. Et à cette minute, Samuel
se sentit vraiment triste jusqu’à la mort. Ce qu’il éprouva, ce fut la
mort: la mort de sa jeunesse, de son bonheur, de tout ce qui avait été
lui, avec la sensation du désagrègement intime de la fin, et la douleur
du dernier brisement. Et ce qui survécut, ce fut l’être dur, âpre et
morne de la fatalité.

--Non, Madeleine, non; je ne puis pas quitter Oldsburg.

--Alors, s’écria-t-elle effrayée et n’osant comprendre, alors tu me...
tu me sacrifies?

--J’ai confiance en toi, Madeleine.

--Confiance!

Elle courut à son lit, elle s’y cacha le visage, elle s’y roula, s’y
ensevelit, en criant d’une voix étouffée:

--Mon Dieu! oh! mon Dieu! il a confiance et c’est tout, et cela
suffit... Oh! mon Dieu! c’était donc tout ce que j’étais pour lui: un
obstacle qu’on foule. Il aura tout sacrifié, même moi!

Son désespoir tenta le dernier coup. Elle se retourna vers lui, et sa
tendresse outragée lui lança le suprême appel:

--Mais tu ne devines pas qu’en ce moment, c’est à Saltzen que je pense
malgré moi, malgré ta belle confiance!... Saltzen qui, lui, m’aurait
mise au-dessus de tout, Saltzen qui m’aime plus que toi!

Hannah frappait à la porte; elle articula de sa voix sereine:

--L’huissier de monsieur fait dire qu’on attend monsieur depuis quatre
heures en bas.

Wartz ne bougeait pas.

--Va-t’en! lui dit Madeleine en le poussant vers la porte, va-t’en!

Il murmura:

--Te laisser...

--Oh! oui, me laisser... seule...

Quand il eut refermé la porte, elle tomba dans le petit fauteuil, les
yeux clos, sans larmes; elle acheva:

--... Seule... comme il me faut vivre!




XII

LA LUMIÈRE


Par une espèce de pudeur, Wartz fuyait sa femme. Tous deux souffraient
silencieusement. L’entretien d’hier avait précisé avec une impitoyable
netteté l’état réciproque de leurs deux cœurs. Le plus souvent, l’amour
est fait de clairs-obscurs, d’équivoques, d’affectueuses duperies; mais
entre ce mari et cette femme, il ne pouvait plus y avoir ni duperie, ni
équivoque, ni clairs-obscurs. Les événements avaient fait qu’ils étaient
désormais incapables de s’illusionner mutuellement. Madeleine se savait
aimée jusqu’au point précis où son amour commençait de gêner l’œuvre de
Wartz; lui connaissait que demain, à tel jour incertain de leur union,
le cœur de sa femme pouvait cesser de lui appartenir tout à fait. Et ils
auraient beau maintenant se dévouer l’un à l’autre, se chérir, s’aduler
et s’étreindre, la cruelle lumière serait toujours là, leur montrant les
limites véritables de ce qu’ils croyaient infini.

Tous deux souffraient; mais Samuel gardait l’immense compensation de sa
gloire, avec le sens voluptueux de sa puissance en travail, tandis que
Madeleine endurait sa douleur sans allégeance. Elle l’endurait avec
douceur; sa pure conscience y cherchait un châtiment à sa faute, elle y
sentait le poids de la main de Dieu la punissant, et elle aimait cette
douleur, comme font les femmes. Bien plus, la première indignation
tombée, son âme retourna vers Samuel, brisée, blessée. C’était une chose
bien claire, il ne l’aimait que d’un amour tronqué, étouffé par l’autre
passion plus violente de sa politique. Elle en était humiliée; c’était
l’irrévocable désenchantement de sa jeunesse, un bonheur s’envolant
d’elle pour toujours, mais elle pardonnait sans presque le savoir, dans
le tréfonds obscur de sa rancune. Et pendant que, dédaigneuse encore de
lui parler, elle s’efforçait de ne le pas rencontrer, elle rôdait
inquiète autour de sa chambre, de son cabinet, elle épiait tous ses
actes, et quand il sortit, elle alla le regarder monter en voiture, en
bas.

Ce fut une émotion nouvelle. Madeleine éprouvait maintenant un dépit
contre elle-même, le dépit de n’avoir pas conquis entièrement ce
glorieux homme. Puis, par un besoin étrange, elle vint aggraver son
trouble dans la chambre même de ce mari qui la sacrifiait. Elle le
cherchait jusque dans les choses, jusque dans le désordre de la pièce;
elle cherchait un sens au dérangement des meubles, elle voulait y lire
quel genre d’agitation régnait en lui, elle voulait s’assurer que lui
aussi souffrait. Mais elle devinait seulement la même ponctualité à son
grand devoir d’homme d’État. Un peu de désarroi, la hâte du départ dans
certains indices qu’elle reconnaissait: les armoires ouvertes, un
bouleversement dans celle-ci où il avait dû chercher quelque objet, et
c’était tout. Le poignant rébus était déchiffré, elle avait lu, écrite
dans les choses, tout simplement sa précipitation vers quelque banal
rendez-vous politique...

«La loi de Wartz, disait l’autre jour Saltzen, la formule inexorable de
sa vie, le pousse à une progression incessante vers le système d’État
nouveau. Voilà pourquoi, dans son mouvement en avant, il s’est soucié,
comme le marcheur du brin d’herbe, de tout ce qui se dressait devant
lui, que ce fût l’amitié, la paix de toute une caste dans la nation, la
délicatesse même de sa loyauté, que ce fût la pauvre Reine...»

--Hélas! ajoutait Madeleine, que ce fût moi!

Elle pleurait.

Elle entra dans le petit cabinet privé qui était contigu. Elle croyait
entendre encore la voix de Saltzen dire: «Le Pasteur d’hommes s’abstrait
de ce qui lui est personnel; il ne s’écoute pas, il se renonce; il
s’identifie avec les lois mystérieuses de l’humanité.» Et elle sentait
un pardon doux et résigné lui gonfler le cœur. La vraie grandeur de
Samuel lui apparaissait. Ce n’était plus le tendre ami qu’elle avait
rêvé jeune fille, ce n’était pas même l’amant dont elle s’était
enorgueillie femme, c’était l’homme auquel un bonheur inouï l’avait unie
comme esclave. Elle était asservie à Lui, elle devait, de Lui, souffrir
tout. Rôle sombre, rôle humiliant, être perdue, anéantie dans cette vie
magnifique!...

Elle vint, en songeant, à cette table de travail apportée ici du
faubourg, et cette place, à la table de chêne, lui apparut comme le
trône mystique du grand homme, le siège de sa souveraineté. C’était là
qu’il venait penser. Elle devina l’empreinte de ses mains à une usure
légère visible sur le drap tendu. Elle saisit le porte-plume qui lui
servait: un petit morceau de bois cerclé d’or. Elle le roula dans ses
doigts, longtemps. Un fragment de papier traînait, elle le déplia: elle
reconnut l’écriture sacrée, et ces deux mots: «Liberté démocratique.»
Ces mots l’affligèrent, l’outragèrent comme le nom d’une rivale. Mais
elle pardonnait toujours. Un paquet posé là l’intrigua soudain: il était
enveloppé d’une flanelle rouge. Elle sentit, en le palpant, une chose
dure et froide. Elle le soupesa, et c’était de lourds objets de métal
qui bruirent. L’étoffe soulevée, le nickelage de deux pistolets lui
apparut, avec, au milieu, le blanc d’une petite fleur fripée, toute
fraîche cueillie pourtant, une perce-neige comme il en poussait dans le
jardin du faubourg.

Elle demeura un instant interdite, les joues pâlies, cherchant quelle
nouvelle énigme ou quel simple hasard insignifiant c’était là. Mais sa
jeunesse entourée d’hommes, bercée d’histoires d’hommes, dans ce monde
des hommes de la Presse, aux mœurs un peu théâtrales et particulières,
l’avait trop avertie pour qu’elle ne sentît pas devant ces armes une
angoisse soudaine. Son père, Franz Furth, s’était battu jusqu’à sept ou
huit fois; aux dîners qu’il donnait, ce n’était, la plupart du temps,
que récits de duels mémorables, de passes célèbres où les invités
avaient tous joué un rôle, témoins, héros ou victimes. Elle avait
entendu, avec une émotion qu’elle n’avait jamais cessé de ressentir en
s’en souvenant, l’histoire d’un duel tragique où un jeune journaliste de
Hansen avait été tué d’une façon horrible, dans les plaines en amont du
fleuve. Et le docteur Saltzen lui-même était le premier à mettre en
avant cet art de l’escrime dont il était si épris. L’épée était une de
ses coquetteries; on lui disait: «Rien que de tenir un fleuret, vous,
Saltzen, vous vous affinez, vous vous effilez, vous faites corps avec
votre lame.» Volontiers, maintenant, Madeleine avait l’esprit tourné
vers ces préoccupations masculines, et la vue de ces armes lui suggéra
cette pensée que n’auraient peut-être pas eue d’autres femmes: une
affaire pour Samuel.

Son cœur commença de palpiter à grands coups. Elle avait, durant ses
longs silences de jeune fille, à table, en ces dîners d’hommes, conçu la
psychologie des gens qui se battent. Les uns allaient au duel par
nécessité, comme à une périlleuse formalité d’honneur où les traînait,
mourants de peur, l’usage. D’autres,--ainsi avait-elle vu son
père--faisaient d’une rencontre une bagatelle où ils se lançaient,
légers et sceptiques, insoucieux du danger, en cet acte d’élégance.
D’autres y apportaient la fougue d’une opinion controversée, d’une
vengeance à tirer, leur orgueil ou leur passion, leur colère. Samuel
serait de ceux-là. Elle connaissait sa gravité, et cette espèce de
douceur profonde qui ne se changeait, à un point donné, en violence que
pour devenir une violence terrifiante. Des hommes comme lui, en se
battant, tuent ou sont tués; et Madeleine se souvint du jeune
journaliste de Hansen, la poitrine déchirée sous la soie de sa chemise,
mourant d’une blessure invraisemblable.

C’était au pistolet également que M. Furth s’était battu. La jeune femme
en avait manié autrefois d’autres semblables à ceux-ci. Elle caressa de
son doigt le canon lisse, elle scruta la crosse, les dessous luisants de
la détente, et reconnut que ce n’étaient pas des armes neuves. Elles lui
parurent même fleurer encore la poudre fraîche.

La vérité lui échappait entièrement. L’affaire avait-elle eu lieu, déjà,
sans qu’elle le sût? Mais rien, rien en Samuel les jours précédents,
n’avait pu laisser pressentir une préoccupation plus grave que les
soucis habituels. Le mystère de sa vie lui était, il est vrai, bien
caché, mais elle ne supposait, dans la glorieuse aventure qu’était sa
carrière, nulle autre chose que l’unanime admiration. Or voici que
maintenant, depuis hier, il avait un ennemi devant lui...

Elle sonna; elle attendit le valet de chambre de son mari; et, quand il
eut paru, elle demanda d’une voix qu’elle assurait avec peine:

--Monsieur est sorti, ce matin?

--Monsieur est sorti, oui, madame.

--A cinq heures, comme il le voulait hier?

--A quatre heures précises, madame.

--Avez-vous bien eu soin qu’il prît des vêtements chauds?

--Que madame m’excuse, je n’y suis point parvenu; rien, pas un
pardessus, pas un foulard, et l’on gelait. Mais monsieur me soutenait
qu’il avait, au contraire, fort chaud.

A tout hasard, elle lança cette autre phrase:

--Quelle imprudence! Et encore, pour faire cette course à pied!...

--Monsieur n’a pas voulu éveiller si tôt le cocher.

--Une autre fois, veillez mieux sur monsieur, ajouta-t-elle pour finir,
pour le congédier.

Voici qu’étaient confirmées ses craintes. Samuel allait se battre. Il
avait recherché ces armes dont elle ignorait l’existence, il était sorti
ce matin à pied, secrètement, il s’était rendu à leur ancienne maison du
faubourg, comme en témoignait cette petite perce-neige qui en venait.
Sans doute avait-il voulu se faire la main. Tout ce qui dormait de
tragique et de terrible dans cet homme plus grand que nature, se
révélait en cette occasion. Il voulait un duel, mais il le voulait
sérieux, à conséquences graves. Aussi voulait-il être maître de sa main,
viser sûrement. Elle croyait le voir, tirant sur une cible imaginaire
dans quelque coin de leur joli jardin; et la figure qui se dessinait
vaguement derrière la cible, c’était Saltzen. Sans qu’il y eût seulement
une base à sa provocation, Samuel était possédé par l’idée de le tuer;
sa peine avait distillé de la fureur, et, dans l’heure même qu’il avait
le plus prémédité sa vengeance, avec le plus d’ardeur mauvaise, il avait
eu le geste sentimental, la suave pensée, de cueillir dans leur jardin
cette fleur, souvenir d’amour, chose de tendre naïveté.

Madeleine, dont les mains tremblaient, roula de nouveau les pistolets
dans l’étoffe de laine rouge, mais elle garda la perce-neige. Son
bouquet de fiancée avait été moins pour elle que cette fleur, dans un
tel moment. Elle la tenait entre deux doigts, écrasée comme elle l’avait
été entre les deux pistolets, et, quand elle se fut enfermée dans sa
chambre, ce lui fut un sujet de méditations exquises parmi l’horreur qui
l’enclosait de toutes parts. De temps en temps la pensée du vieil ami
lui revenait, avec un soubresaut douloureux de son cœur.

Une heure se passa. Wartz revint: elle l’entendit entrer. Il était
accompagné de Braun. C’était la première fois que le ministre du
Commerce venait ici depuis le grand bouleversement. Une cause étrangère
à la politique devait motiver cette visite. Alors, refoulant ses
scrupules, Madeleine vint sans bruit, à pas glissés, s’enfermer dans la
garde-robe qui était voisine des pièces de son mari, et prit une chaise
basse, près de la porte.

Les deux hommes chuchotaient; elle n’entendit rien.

Son acte, dont elle aurait eu honte autrefois, prenait une importance
sacrée: le sentiment qui la menait sanctifie tout. Retenant son souffle,
elle se baissa, chercha de l’oreille le défaut de la porte. Elle
reconnut les mots de Samuel dits en murmure, mais elle ne comprit pas le
sens d’un seul. Il devait expliquer une chose longue, interminable; il
parlait sans arrêt, pendant qu’à intervalles réguliers, Braun prononçait
le «oui» de l’homme attentif qui écoute.

«Sur quoi baserait-il ce duel? sur quelle offense irréelle?» se
demandait Madeleine. Il devait actuellement tracer à Braun, son témoin
tout indiqué, le programme de ses volontés, de ses exigences. Et, à bout
d’efforts, brisée de contention, elle finit par surprendre cette seule
fin de phrase:

--Je ne l’ai pas touché, mais, s’il se récuse et qu’il faille le pousser
à bout, je l’y pousserai, et si peu que j’aime cette coutume, je tirerai
sur lui comme sur un chien!»

Sa fureur l’avait emporté; il avait dit ces mots à mi-voix. Ils étaient
chargés d’une telle haine, que Madeleine en frémit; elle crut voir
Saltzen déjà frappé, mourant de la main de cet ami qui était un fils
pour lui, et de nouveau son pauvre cœur chavira, bouleversé à la pensée
d’une telle querelle entre ces deux êtres, si chers tous deux,
inégalement.

Et comme elle voulait douter encore, trouver absurde son idée, se dire
qu’il n’existait entre Samuel et le vieil ami aucun motif de rencontre,
elle entendit la voix de Braun, moins soucieux du secret, prononcer
presque haut:

--Mon cher collègue, voulez-vous que nous allions ce soir chez Saltzen?

Samuel dut le presser, car il reprit:

--A votre gré, je suis tout à vos ordres.

Madeleine se leva, et, ravagée d’angoisse, vint se regarder au grand
miroir cloué au mur. Elle crut voir dans ses yeux troubles, dans ses
lèvres pâles, les traits d’une pécheresse détestée. Tout amour-propre
s’éteignit en elle, soudain; elle se haïssait. Tant de mal venait
d’elle! En cette affaire, l’entière responsabilité pesait sur elle; elle
en était le pivot, la source perverse. Oh! oui, pécheresse, pécheresse
secrète du cœur, pécheresse raffinée, masquée de pudeur, d’honneur, de
vertu, et dont les fautes cachées avaient conduit de tels hommes à de
telles haines! Saltzen et Samuel Wartz se détestaient à cause d’elle, à
cause de ses coquetteries, de cette volupté d’aimer, d’être aimée, de
goûter à des sentiments quintessenciés qu’elle avait eue et qui l’avait
menée là!

Il y avait d’autres femmes coupables, portant le poids de fautes plus
réelles; elle connaissait, dans la société même d’Oldsburg, de belles et
franches libertines qui ne mettaient pas d’autre barrière à leur champ
de plaisirs qu’une fragile retenue transparente de bon goût, de
discrétion, à travers laquelle chacun suivait l’élégant scandale de leur
vie. Celles-là lui semblaient tenir un rang moral au-dessus d’elle, à
cause de ce péché subtil, exonéré du blâme, inconnu, mystérieux, qu’elle
avait commis dans son cœur, hypocritement.

Elle aimait à l’excès la justice. Elle était juste dans toutes ses
pensées, dans toutes les sévérités de sa conscience, juste comme une
femme l’est rarement. Elle n’attribua pas le malheur qui les frappait
tous trois à la franchise qu’elle avait eue envers Samuel, mais à sa
propre culpabilité. Et, dès ce moment, elle prit la décision de l’acte
qu’elle accomplirait bientôt.

Le repas lui ramena Samuel. Elle le voyait pour la première fois depuis
la veille. Il l’effraya. Ses traits pâles, sa face incolore n’avaient
pas changé; c’était seulement son regard. Les domestiques étant
présents, ni Madeleine ni son mari ne purent rien laisser paraître de ce
qui les torturait; mais leurs yeux s’entrecroisaient, se cherchaient, et
ceux de Samuel n’avaient jamais eu, à ce point, cette ambiguïté
troublante, l’expression double, ce mélange de douceur et de dureté qui
exerçait sur la jeune femme un magnétisme implacable. Elle comprit cet
alliage d’amour et de fureur qui le possédait actuellement, qui le
poussait contre Saltzen, elle crut lire, jusqu’au fond, le courroux de
cette âme.

Une heure sonna. Madeleine sortit à pied, dans cette robe de drap sombre
qui boutonnait au corsage sur de la soie rouge. Elle sortit par une
porte dérobée, du côté des écuries du ministère, et gagna par une ruelle
la rue Royale. Le soleil de février éblouissait les passants, il
miroitait aux vitrines, et scintillait au verni des équipages. Un
piétinement sonore sur le pavé sec retentit devant elle; elle vit venir
sur la chaussée une patrouille de la Garde.

--C’est vrai, soupira-t-elle tristement, nous sommes en Révolution.

Son âme, prise par cet autre orage intime déchaîné sur son foyer, avait
oublié le grand orage national. Un changement d’État, le triomphe d’une
opinion nouvelle, un nom nouveau remplaçant l’ancien, qu’était tout cela
à côté de ce qu’elle endurait aujourd’hui?

Comme elle gravissait, lasse et angoissée dans son énergie, la partie
haute de la rue Royale, elle rencontra son amie Gretel. A cause d’un
certain rêve qu’elle avait eu, l’image de cette jeune femme était liée à
celle de Saltzen. Elle reconnut le même chapeau dont la passe était de
tulle blanc, ornée de boutons de roses de soie, sur la mousse blonde des
cheveux. Elle crut entendre son amie redire de sa voix sans timbre des
rêves: «Monsieur Saltzen ne viendra pas, il est trop mal.»

--Ma chérie, s’écria la joyeuse femme en agitant, pour lui tendre la
main, un flot de dentelles perlées, de fourrures lâches, un cliquetis de
gourmettes, de bijoux, de breloques,--le voilà donc, le secret d’État
qui vous a fait me clore votre porte hier! Eh bien, la Reine est
retrouvée; on ne fait encore que le chuchoter, mais aujourd’hui tout
Oldsburg sait où elle est.

Et, en parlant, elle regardait fixement Madeleine qui lui semblait avoir
pris soudain une mine si frêle, si douloureuse; à peine
reconnaissait-elle le délicat visage où l’on ne voyait plus que les yeux
et les lèvres fiévreuses, souriant si tristement:

--Pas tout Oldsburg, Gretel! car moi, je l’ignore.

--Allons donc! votre mari vous aurait caché cela, quand c’est lui-même
qui a offert à la pauvre Reine cet appartement à l’hôtel de ville!
Monsieur Wartz a été idéal en cela. Quand nos enfants liront ce trait
dans l’histoire, ils seront émus de génération en génération. Ce grand
républicain, si chevaleresque, protégeant la femme tout en combattant la
souveraine, cela est parfait, il n’y a qu’une voix pour le dire. Quel
génie, et quelle impeccabilité! Demain nous irons toutes, mes parentes,
mes cousines, mes amies, nous irons toutes à la Délégation pour le voir
dans son triomphe. Ne riez pas, nous sommes toutes folles de votre mari.
Ah! ma chérie, avez-vous de la chance d’être la femme de ce grand homme!

Madeleine fit un effort pour sourire; ces mots lui donnaient envie de
pleurer. Elle dit hâtivement:

--Adieu, Gretel, je suis pressée, excusez-moi.

La gourmette, les bracelets, les breloques, les perles, dansèrent de
nouveau entre les deux petites mains gantées qui se serraient et les
jeunes femmes se séparèrent. L’une descendait vers l’hôtel de ville,
l’autre allait au boulevard, chez le docteur Saltzen.

Une façade blanche se dressait, avec la porte cochère couleur d’olive
marbrée. Personne ne remarqua que l’élégante femme qui passait sonnait
ici, mais elle crut sentir, elle, tous les regards des passants attardés
à suivre son geste. Ne devinait-on pas sa visite clandestine chez
l’homme qui l’aimait! Est-ce que sa pâleur n’était pas visible!...
Est-ce qu’il n’était pas loisible à tous de voir qu’elle défaillait,
qu’elle pouvait à peine se raidir au moment d’accomplir l’horrible
démarche!...

Avant qu’on l’eût annoncée, le vieil ami avait entendu sa voix; il
accourait sous le porche. Elle le vit arriver, les mains aux poches de
son petit veston court, si vif, si anxieux!

--Vous n’êtes pas malade?

--Non, docteur, dit-elle, en s’efforçant de rire, à cause du domestique
qui les regardait tous deux. J’ai seulement un petit renseignement à
prendre chez vous, si vous voulez bien...

Il la mena, à travers ses beaux appartements confortables, où, dans la
pénombre, saillaient les luisants du luxe: la salle à manger, avec l’or
de ses broderies chinoises, le salon turc aux cuirs odorants, le salon
d’attente, le billard, et enfin le cabinet où il la fit s’asseoir.

Elle était sans force, sans voix, sans souffle. Il perdit, à la voir
ainsi, la joie qu’il avait eue à son arrivée, la joie de la posséder
chez lui, de la trouver dans ce coin d’intimité, de lui montrer sa
maison, le cadre de sa vie, un peu du mystère de sa solitude, la joie de
voir réaliser le rêve si souvent fait, le rêve si cher aux hommes qui
aiment. Debout devant elle, il se pencha, lui prit les mains.

--C’est à cause de Wartz que vous venez?

--Oui.

--Vous avez appris quelque chose... vous savez?...

--Oui.

--Allons! fit-il en haussant les épaules, nous avions bien besoin de
cela!

--Docteur, murmura-t-elle d’une voix qui s’étranglait à la gorge, il ne
faut pas que ce duel ait lieu. Je suis venue vous trouver pour vous
demander cela; je ne le veux pas, c’est impossible, il faut que tout
s’arrange.

Il commença par dire, de mauvaise humeur:

--Voilà, c’est toujours ainsi quand les femmes se mêlent...

Puis la voyant si atteinte, si misérable, ses larmes mêmes taries,
levant vers lui son triste visage de malade où les longues lèvres ne
faisaient plus qu’un pli de douleur, il se reprit:

--Ma pauvre enfant, calmez-vous; dans la vie des hommes, cela, c’est un
accident. J’en ai vu tant, moi! tant, si vous saviez! On m’attribuait
quelque connaissance dans l’art de se battre bien; j’étais très demandé,
non seulement à Oldsburg, mais en province, à Hansen, jusque dans le
Sud. Eh bien, je vous en donne ma parole, je n’ai jamais rien vu qui pût
s’appeler grave. Les adversaires les plus acharnés même, ceux qui ont
rêvé de tuer, deviennent toujours sur le terrain les plus maladroits,
étant les plus impressionnables, et partant, les plus impressionnés.

Elle n’osait plus le regarder en face; elle fuyait ses yeux, maintenant
qu’elle le croyait instruit de sa tendance secrète vers lui, et qu’il
lui avait fallu renoncer toute pudeur pour venir.

--Je comprends pourquoi vous me parlez de la sorte, dit-elle; mais je ne
m’y laisse pas prendre. Je connais la violence de Samuel, il sera
terrible, si maître de lui, avec sa volonté qui est la chose la plus
forte, la plus inflexible. Docteur, je meurs de frayeur; au nom de votre
affection pour moi...

Elle commençait à le troubler. Elle ne ressemblait plus à la tendre
petite fille qu’il avait toujours vue, impulsive et réfléchie, livrant
étourdiment, sans le savoir, rien qu’en ouvrant ses yeux gais, les
profondes choses dormant en elle. Aujourd’hui elle était devenue si
étrange, froide, renfermée, cachant la vérité d’elle-même jusqu’à
éteindre le timbre de sa voix, jusqu’à emprisonner dans le manchon les
gestes si francs de ses mains.

Et pourtant, l’avoir là, dans la demi-obscurité de ce cabinet très
sombre, assise dans ce fauteuil précieux où il l’avait si souvent
imaginée, l’avoir seule, en tête à tête, à cet endroit même où tant de
fois il avait laissé le travail pour rêver à elle, où tout lui semblait
imprégné de son image, c’était encore une chose délicieuse au vieil
homme. Il vint prendre place près d’elle. Il ne savait plus ce qui
allait se passer, ni s’il n’allait pas promettre tout ce qu’elle lui
demanderait. Il entrevoyait la soie rouge du corsage que soulevait un
souffle fort, et qui flamboyait autour du cou; il devinait, sous le
dessin allongé des cils, le feu secret des prunelles; il entendit les
longues lèvres supplier:

--Dites-moi que vous arrangerez les choses!

--Comment voulez-vous que je fasse! répondit-il d’une voix très adoucie,
puisque j’ai accepté les conditions que m’imposait votre mari.

Elle ne songeait même plus à défendre son cœur. Son cœur n’était plus
tenté par la tendre affection de la veille, il y avait dans l’heure
présente trop d’amertume pour qu’une saveur douce lui revînt.

--Docteur, de vous je n’aurai jamais demandé que cela! Souvenez-vous:
quand j’étais enfant et que vous veniez chez mon père, vous disiez
toujours: «Demande-moi quelque chose, des poupées, des bonbons.» Et vous
m’accusiez d’être fière, parce que je vous faisais invariablement la
même réponse: «Je n’ai besoin de rien.» Lorsque, devenue jeune fille,
j’en fus aux bibelots, aux bijoux, vous m’avez demandé cent fois de
choisir ceci, cela.

--Je me souviens; de ce que je vous offrais, il ne s’est jamais rien
trouvé dont vous eussiez besoin, jamais, jamais!

Rien que d’avoir dit cette phrase, il s’était tout attristé. Madeleine
comprit et rougit; ses yeux se perdirent dans la fourrure fauve du
manchon. Mais son inconsciente adresse de femme saisit cet émoi naissant
du vieil ami.

--Pour une fois, enfin, monsieur Saltzen, _j’ai besoin de quelque
chose_: je vous fais une prière. C’est un lourd sacrifice que je vous
demande, mais vous me connaissez jusqu’au fond de l’âme, vous pouvez
mesurer ce que sera pour moi ce duel dont je suis la cause...

--Dont vous êtes la cause! répéta-t-il dans sa stupeur.

Sans lever les yeux, sans le voir, sans comprendre, elle poursuivit:

--Il me semble que, toutes sortes de raisons imaginaires,
conventionnelles ou vulgaires, mises à part, il doit vous rester pour
Samuel quelque souvenir de l’amitié d’autrefois, un sentiment paternel,
un peu d’affection. Cet usage barbare du duel est odieux. Je vous en
prie, allez le trouver, expliquez-vous avec lui, calmez-le. Il vous en
coûtera, mais vous le ferez pour moi. Ce serait si affreux!... Entre nos
vieilles amitiés il faudra bien élever une muraille, monsieur Saltzen,
mais enfin, comme cela, il n’y aura pas de haine derrière.

Le sens de ce qu’elle disait échappait au docteur, mais ses mots lui
ouvraient un inconnu aveuglant, qu’il n’osait approfondir. Il sentait
entre eux une lourde ambiguïté de pensées, mais la clef de l’équivoque,
il la tenait entre ses mains, tremblant de bonheur et d’incertitude. Son
amour de la droiture lui fit dire sur-le-champ, cependant, pour rétablir
toute vérité:

--C’est contre Hansegel que je suis le témoin de Wartz!

Les longues paupières se levèrent; les chers yeux, sans retenue ni
contention maintenant, s’ouvrirent vers lui, souriants, confiants,
exultants; elle cria:

--Hansegel? de chez la Reine? le duel avec lui?

Puis la détente nerveuse survint aussitôt. Sans rien dire, sans rien
expliquer, ne sentant plus que le réveil bienfaisant après le cauchemar
enduré, elle répéta encore une fois en riant: «Hansegel!» et retomba sur
l’appui du fauteuil, sanglotant à longs spasmes étouffés dans le manchon
de fourrure fauve.

«Alors, se dit Saltzen, dans une pensée qui était l’illumination
radieuse, l’apothéose de sa solitude pénitente, alors elle s’était
méprise, alors elle croyait la querelle entre son mari et moi, pour
elle; alors, alors, elle sait que je l’aime!»

Et il fit un pas en avant, les bras tendus. Déjà l’appel de tendresse
était sur ses lèvres: «Madeleine!» et déjà il croyait rassasier cette
lointaine, cette longue et vieille faim d’aveu qu’il avait entretenue en
inflexible abstinent. Plus que jamais, Madeleine était devant lui «la
chère petite fille». Ces larmes d’enfant, cet abandon ici, chez lui,
comme chez un père, la fragilité de son corps qu’un tout petit sanglot
pouvait ébranler, tout cela, c’était l’exquise puérilité qu’il avait
sans cesse imaginée et adorée en elle--et il s’arrêta, un instant,
penché au-dessus d’elle, d’elle qui ne le voyait pas, répétant
silencieusement dans son cœur:

«La chère petite fille!... Ma chère petite fille!...»

Et ce fut tout.

Elle avait eu trop confiance en venant ainsi chez lui; elle avait trop
compté sur son respect, sur sa délicatesse, pour qu’il pût faire un
geste, dire un mot de plus. Il se redressa et se mit à marcher à pas
lents et glissés pour ne pas troubler cette lassitude qu’il lui voyait.
Il prenait garde de ne heurter, ni le bois de son grand bureau, ni les
cuirs ouvrés des sièges, ni le socle de ses bronzes. Il allait comme une
ombre, tantôt ici, tantôt là-bas, dans le fond obscur où les fenêtres
n’éclairaient plus. Et ce doux silence apaisa Madeleine en effet, comme
il l’espérait. Elle ne pleurait plus. Elle leva ses yeux séchés, et,
confuse de cette gêne qu’elle avait, par son imprudence, à jamais causée
entre eux, elle chercha du regard le vieil ami.

La pâle figure ravagée était là-bas, dans l’ombre du fond, tournée vers
elle, toujours. Depuis combien de temps la regardait-il ainsi?

Elle se leva; elle voulait partir tout de suite; ce secret découvert
entre leurs cœurs délicats n’était plus tolérable. Sur ses yeux rougis
elle abaissa la voilette sombre, serra la fourrure sur la soie rouge de
sa gorge; elle allait dire adieu.

--Monsieur Wartz demande à voir monsieur le docteur, annonça le valet
qui frappait à la porte.

Madeleine et Saltzen se regardèrent et dirent ensemble:

--Qu’il entre!

Il entra. La surprise de trouver ici sa femme l’arrêta, une seconde, au
seuil de la porte; ses traits mobiles eurent un changement si vif, que
le bleu clair de ses yeux, d’un seul coup, vira au sombre.

Madeleine, éperdue, murmura:

--Docteur, expliquez à Samuel pourquoi je suis venue.

Lentement, Saltzen traîna un troisième siège entre eux deux.

--Venez ici, Wartz, dit-il, venez vous asseoir.

Samuel le regardait durement, sans répondre, et ne bougeait pas. Il
fallut que le docteur allât vers lui.

--Venez, Wartz, répéta-t-il, sur un ton poignant de reproche; quand je
vous dis de venir, c’est que vous le pouvez, mon ami.

Samuel avait une pureté de vue pénétrante qui vous lisait l’âme, et
souvent, dans ces secondes prolongées de silence où on le croyait
distrait, rêveur, absent de là, impression qu’accentuait encore
l’étrangeté de ses inégales prunelles, c’était _en vous_ qu’il voyait.
Il regarda longuement le vieil ami.

A la fin, comme après un songe, il abandonna sa main puissante, sa main
ronde et grasse d’homme de pouvoir, aux mains inquiètes, nerveuses,
chercheuses de Saltzen, et il dit, de l’air le plus simple:

--Eh bien! mais oui, docteur, je viens.

Madeleine lui offrit sa joue à baiser, mouillée encore des larmes de
tout à l’heure. Saltzen vint s’asseoir près de lui, affectueux et bon
comme chaque jour; ce fut autour de lui l’atmosphère toujours égale
d’adulation secrète: on l’aimait...

--Madame Wartz est venue pour obtenir de moi que vous ne vous battiez
point... Elle a su que vous aviez une affaire; les femmes savent tout!

--Elle a su? répéta Wartz, étonné.

Madeleine prit dans son porte-cartes la fleur de perce-neige:

--Reconnais-tu cela? cette chose qui pousse sous le canon de deux
pistolets insolites, sur une table de travail.

--Et tu as deviné que je me battais avec Hansegel?

--Non... j’ai pensé...

Maintenant elle se troublait. Il y avait entre eux trois un mystère tel,
qu’ils ne pouvaient l’effleurer d’un seul mot sans qu’une honte vînt
offenser leurs âmes nobles. Entre eux trois il y avait un voile tendu,
et aucun n’osait le soulever, bien qu’il sût ce qui se cachait derrière.
Entre eux trois il n’y avait plus, il ne pouvait plus y avoir que le
silence, et ils ne s’entre-regardaient même plus.

Ce furent les lourdes minutes tragiques d’un embarras qui pouvait
n’avoir pas d’issue, qui n’en eût pas eu sans les idées exquises du bon
Saltzen. Mais il était là; il pensait moins à son chagrin qu’au trouble
de Madeleine, il voulut qu’elle sortît d’ici sans rougir, sans que rien
chagrinât sa candide conscience de jeune femme, sans qu’un souvenir
douloureux lui restât de sa visite chez lui.

Il dit:

--Maintenant, Wartz, nous allons discuter ce qui nous occupe. Seulement,
ces sortes de choses ne regardent pas les femmes, et il nous faudrait
être seuls.

--C’est vous qui me renvoyez, docteur, dit Madeleine.

Rien dans son âme timorée n’aurait pu retenir en ce moment sa
reconnaissance pour cette triste ruse du vieil ami. Elle vint à lui,
sachant bien que c’était pour la dernière fois qu’ils causaient ainsi
sans contrainte, la dernière fois qu’ils se voyaient vraiment, et que
déjà était posée entre eux la base de cette muraille mystérieuse dont
elle avait parlé.

--Adieu, monsieur Saltzen, dit-elle... et elle était si émue que ses
longues lèvres tremblaient en parlant. Je vous laisse avec Sam,
souvenez-vous de ce que je vous ai demandé pour ce duel, souvenez-vous
que j’ai bien peur pour _lui_.

--Oh! je me souviens toujours, moi, répondit Saltzen.

--Adieu, docteur, adieu.

Samuel, qui les épiait tous deux, qui dévorait leurs regards, leurs
gestes, leurs mots, ne l’entendit pas répondre.

Une minute après, le vieil ami revenait à ce coin de feu où s’était
passé le drame; il se laissa tomber dans le fauteuil vide, en regardant
Wartz; il n’avait plus ni courage, ni vie.

--Ah! jeunesse! soupira-t-il.

--Vous avez vu Hansegel? demanda Wartz.

--Ce n’est pas d’Hansegel qu’il s’agit, c’est de Madeleine, mon ami.

--Non, laissons cela; laissons cela, je vous en prie.

Samuel parlait avec humeur. Les yeux bleus avaient dans sa face pâle un
fluide insoutenable.

--Laissons cela? mais nous ne le pouvons pas, mon pauvre ami, reprit le
docteur; vous êtes bon et généreux, vous vous refusez à me chagriner;
c’est si aisé d’être bon quand on est surhumainement heureux comme vous
l’êtes! Elle vous adore; je l’ai vu; tout son être en frémissait; elle
ne vibre que de vous, de votre pensée. J’ai scruté bien des cœurs de
femmes; jamais je n’ai rencontré cela; elle pourrait en mourir, elle en
vit! Eh bien! vous vous fâchez, Wartz? vous gardez rancune au vieil
ami?... Vous vous êtes querellés, n’est-ce pas, à cause de moi? Grand
Dieu? aurais-je pensé! Vous m’en voulez de l’aimer aussi? Ah! si vous
saviez! si vous saviez! Il ne faut pas m’en vouloir, mon ami. Toute sa
vie, qui est devenue vôtre, maintenant, était entrée en moi; j’ai vu ses
grâces d’enfant; si vous aviez connu ce petit être délicieux si féminin
déjà: j’en ai gardé une image ineffaçable. Je l’ai vue un jour
d’été,--elle venait d’avoir cinq ans,--elle portait une robe blanche,
d’où sortaient ses petits bras nus, potelés, qu’elle croisait d’un geste
charmant sur ses boucles noires; et son rire d’alors je l’entends
toujours me retentir dans l’âme comme un grelot lointain. Si vous
l’aviez vue adolescente, aux années de la métamorphose, avec ses vagues
ennuis de fillette, indécise entre les jeux et le rêve; et plus tard,
ses ardeurs de vie qui se tournaient vers la politique que son éducation
masculine lui avait rendue familière! Elle causait assez librement avec
moi: j’ai vu cette âme d’alors, Wartz, jusqu’au fond; c’était adorable.
La naissance du printemps a plus de poésie que tout autre chose dans la
nature; ce fut à une naissance de printemps que j’assistai. On sentait
se gonfler et s’ouvrir en la jeune fille mille choses subtiles!... Et
puis elle est devenue femme. Je voyais qu’elle allait aimer; je la
suivais dans le monde, jaloux, soupçonneux; je surveillais jusqu’au
regard qu’elle posait sur les jeunes hommes, tous épris d’elle, jusqu’au
trouble de ses paupières, au rose de ses joues. Ce fut vous qu’elle
aima. Je lui ai pardonné; je vous aimais bien, moi aussi, Wartz. Ce
mariage me brisait moins qu’un autre; j’en étais fier pour elle et fier
pour vous. Les deux beaux êtres de jeunesse que vous faisiez m’ont
toujours été une vision radieuse, et j’avais arrangé ma vie pour me
contenter des miettes de votre festin. Vous étiez le riche qui goûtiez à
pleine bouche la joie servie; il restait encore pour moi le sourire de
la chère petite fille, ses menues confidences, ses douceurs au vieil
ami, le glissement de ses lèvres sur les dents quand elle disait:
«Monsieur Saltzen.» J’emportais tous ces souvenirs-là chez moi, et je
les savourais. Voilà, Wartz, le récit que vous devait votre vieux
camarade. C’est une biographie, cela, c’est la vraie, et tout ce qu’on y
mettrait d’autre ne compterait pas. Vous êtes le mari, le jeune et
heureux mari, vous pouvez me détester, ou mieux encore, rire. Oui, c’est
cela, rire. J’ai tenu si ridiculement mon rôle! Cacher son amour,
s’étudier à l’indifférence, jouer la froideur, se flatter de son flegme
indéchiffrable, pendant que les vrais amoureux, les amoureux en titre et
pour de bon, malignement lisent entre vos ruses, surprennent les
émotions les plus cachées de votre cœur, et possèdent à eux deux, pour
s’en amuser, le secret dont vous vous croyez seul maître! Dites, Samuel,
avez-vous ri?

--Je n’ai pas ri, fit Wartz, gravement.

--Mais vous vous êtes fâché alors? La pauvre petite est arrivée ici,
tout à l’heure, mourante; elle avait surpris quelques indices d’une
affaire chez vous; elle avait cru comprendre que nous nous battions tous
deux; pourquoi, dites?

--Hier, docteur, je ne sais quoi m’avait rendu nerveux et mauvais. Nous
avons causé de vous, je me suis irrité. Je l’aime bien, ma petite
Madeleine, j’ai peur d’être trop rude pour sa finesse; j’envie votre
esprit; j’ai été jaloux.

--Et vous me détestez?

--Laissons cela, dit avec une colère retenue, Wartz qui redevenait
impérieux, laissons cela; je ne veux savoir rien... Vous, monsieur
Saltzen, vous avez mon estime, mon respect, ma confiance; j’ai parfois
des violences que je ne veux pas. Ne parlons plus de Madeleine.
Oublions.

--Écoutez, dit encore Saltzen; suis-je de trop dans votre vie? Nous
portons à nous trois maintenant le secret le plus triste, le plus lourd;
le charme de nos rencontres est fini. Je suis vieux; ce sont les vieux
qu’il faut jeter par-dessus bord; il y aura toujours un malaise entre
nous dans cet Oldsburg où chaque jour peut nous mettre en face les uns
des autres. Voulez-vous que je le quitte?

Wartz eut un geste étrange, un geste vif de refus:

--Quitter Oldsburg!

--Mon ami, j’aime ma ville comme les vieux Oldsburgeois l’aiment; j’aime
ma cathédrale, Sainte-Gelburge, l’Abbatiale, comme autant de personnes
vivantes et captivantes; je suis épris de mon fleuve comme s’il y
dormait une belle fée invisible et amie; et que dirai-je de nos rues, de
nos vieilles rues dont je connais jusqu’aux ressauts des pavés,
jusqu’aux sinuosités imprévues! Mais vraiment, hors d’ici, je souffrirai
moins. Donc, n’ayez pas de scrupules, décidez; je puis partir et vivre à
la campagne. Pour nous trois, pour la paix même de celle à qui nous
voudrions, vous et moi, éviter l’ombre d’une peine, il vaut mieux que je
m’en aille.

Wartz prononça avec une tranquille énergie:

--Mais, monsieur Saltzen, vous savez bien que c’est sur vous que nous
comptons pour remplacer Nathée; nul autre que vous ne pourra présider la
nouvelle Délégation républicaine; il faut que ce soit vous, ou je ne
sais plus, alors!

Ainsi, dans cette tragique aventure qui atteignait et ravageait si
profondément sa passion de jeune mari, aucun autre sentiment ne
paraissait en lui que le serein attachement à son œuvre! Saltzen en fut
atterré. Il avait cru voir devant lui, dans cet homme aux colères
contenues, maîtrisant sa haine ou la dissimulant sous l’estime et le
respect, l’acteur farouche de ce cruel drame d’amour qu’ils jouaient à
eux trois. Mais non; il s’était trompé. Wartz se découvrait l’être
impersonnel et surhumain de la Fatalité. Sa passion, la pensée de
Madeleine, ses intimes sentiments, ses virils courroux, n’étaient que
des accidents inférieurs dont se dégageait toujours sa volonté. Sa
volonté, c’était le grand souffle de l’Histoire; c’était l’inflexible
ligne de la Destinée; elle se subordonnait tout.

Saltzen sentit que c’était fini ainsi. Personne n’avait compris comme
lui quelle personnalité mystérieuse vivait dans le jeune meneur. La
volonté de Samuel lui était sacrée; il y adhérait toujours. Il ne parla
plus de Madeleine. Il conta seulement sa visite avec Braun chez le duc
de Hansegel. Hansegel avait accepté les pourparlers, et le docteur
attendait ses témoins. Vraisemblablement, la rencontre aurait lieu
demain matin. On se battrait dans un petit bois, situé au delà de la
prison du faubourg.




XIII

COMMENT S’EN VONT LES REINES


On l’avait adjurée de signer l’acte tout écrit d’abdication qu’on lui
avait présenté. Le cabinet entier, réuni dans la chambre de l’hôtel de
ville en un Conseil suprême, l’avait, une heure durant, circonvenue et
martyrisée pour lui arracher ce trait de plume. Sept ministres, acharnés
après cette femme affaiblie et désespérée, n’eurent pas le pouvoir de
l’ébranler une seule minute. Elle voulait livrer le dernier combat: et
le dernier combat, c’était pour elle la séance du nouveau parlement,
avec son cérémonial du serment de fidélité. Elle reçut, sans broncher,
l’assaut des arguments, elle résista à celui des prières, elle prit en
dérision les menaces; ils en étaient confondus. Sa force d’âme les avait
tous démontés, et les discours qu’ils avaient préparés d’avance vinrent
se heurter à son inflexibilité.

Elle était redevenue le roi, le roi mâle, sans faiblesse de sexe, sans
figure, le Vouloir anonyme qu’on n’atteint pas. Elle les effraya. Tant
de fierté et tant de puissance issues de cette pauvre créature,
incapable désormais d’écrire même une lettre sans leur aveu,
témoignaient d’une source secrète qu’ils n’avaient point tarie. Cette
force rendrait jusqu’au bout la partie incertaine.

La séance s’ouvrit. Elle était dans sa tribune avec l’escorte usuelle
que lui avait concédée la générosité de Wartz. Les trois cents
délégués,--pour la plupart nouveaux visages,--étaient présents. Les
ministres avaient pris leur place: au milieu d’eux, se tenait l’homme du
jour, le héros de la fête, le grand vainqueur.

Le bruit de son duel le matin, avec le duc, avait couru la population de
la ville, triplée ce jour-là par les provinciaux. Sa grande amoureuse,
la foule, s’était pâmée d’angoisse à la pensée de son péril. Le trottoir
du quai avoisinant le Ministère, avait été noir de monde, dès huit
heures du matin. On attendait son retour, alors qu’il était revenu
depuis de longs moments déjà. Des nouvelles avaient été imprimées, qu’on
vendait par les rues sous forme de journaux.

Soudain, vers neuf heures, un soupir de douleur sembla monter de la
ville; il était blessé! Hansegel indemne, et lui, lui le Pasteur, le
Sauveur, le Maître, blessé! Hélas! ne l’avait-on connu que pour le
perdre! Et tous, hommes et femmes, venaient errer autour de la demeure
officielle; et l’on cherchait aux fenêtres laquelle pouvait être la
sienne, et l’on se lamentait, et la suave rumeur, cette grisante
inquiétude passionnée, s’élevait, montait jusqu’au lit où il reposait
dans un demi-sommeil.

Blessé par Hansegel! A deux pas de la mort, peut-être! Ce qui frémissait
dans la ville à cette pensée était indicible. Qu’allait-on devenir s’il
s’en allait? Qui le remplacerait? Et la radieuse et jeune République
dont on voyait l’étoile poindre à l’horizon s’assombrissait déjà. Les
bureaux du _Nouvel Oldsburg_ étaient assiégés. De belles élégantes
inconnues se mettaient au premier rang, intriguaient, faisaient passer
leur carte à M. Furth. De temps en temps, pour les apaiser, il en
recevait une, et, debout dans l’embrasure de la porte, des liasses de
lettres dans la main, la plume aux doigts, il disait invariablement
cette phrase: «Toute ma reconnaissance, madame, pour votre intérêt; la
blessure de monsieur Wartz est légère, l’éraflure d’une balle au bras
gauche, dans le plan du cœur.»

Dans le plan du cœur! Hansegel avait donc voulu le tuer!

A la vérité, rien n’était moins douteux. Le tuer, le mettre à mal en
tout cas, l’empêcher d’être présent à la séance, délivrer la Reine de
cette rivalité. Mais ces calculs étaient déjoués maintenant. Wartz était
venu quand même; on l’avait vu entrer, avec cette simplicité froide qui
seyait tant à son rôle, son bras souffrant serré au corps par un
pansement noir discret. Il se dérobait aux regards, repoussait toute
ostentation de mauvais aloi. On avait deviné, plus qu’on n’avait vu,
cette blessure; il en ressortait plus de mystère, plus de stoïcisme; on
s’était extasié, et des milliers de tendres yeux s’étaient mouillés.

On regardait aussi curieusement la Reine. Ce n’était plus guère qu’une
grande dame attristée, affligeante à voir, l’image d’un sombre passé
dont il fallait se dégager. On lui en voulait d’être l’ennemie du
Maître. La rancune étouffait la pitié.

Une indicible solennité planait sur l’Assemblée où régnait le silence.
On sentait dès maintenant que tout serait calme, que l’acte
s’accomplirait froidement, religieusement. La Nation résidait ici,
malade, exténuée, à la dernière période de la crise. L’heure était venue
de l’opération suprême: on se recueillait. La Révolution s’achevait,
sans trouble.

Le règlement voulait qu’en pareil cas on élût d’abord le président de la
Délégation. Les divers groupes avaient presque tous mis en avant, selon
la pensée du Maître, le nom de Saltzen. Il fut élu. Sa seule présence au
fauteuil, en cette dramatique journée, accentua l’impression de gravité
profonde qui dominait ici déjà. Sa longue vie politique, connue de tous
les Oldsburgeois, son charme de parole, sa prestance, la noblesse de
tout son être sans âge, exerçaient déjà une autorité sur l’Assemblée. En
plus de l’élégance du baron de Nathée, il possédait un autre avantage:
la Force.

Mais on ne pouvait savoir dans quelle amertume il était venu s’asseoir à
ce fauteuil, prendre ce rôle qui se présentait aujourd’hui lourd d’un si
pénible devoir. On traitait autrefois Nathée de «maître de cérémonies».
Aujourd’hui Saltzen allait être le maître, le metteur en scène, de la
grande cérémonie nationale. De tous ses collègues, il était peut-être
celui sur qui l’influence royale de Béatrix agissait le plus fort. Nul
n’avait comme lui le sens de sa grandeur occulte de reine, de cette
magnification d’elle-même dans l’ascendance des rois, le sens de la
Dynastie; nul n’avait plus éprouvé son charme, nul n’avait si justement
mesuré le malheur qui l’écrasait. Et c’était précisément à lui qu’il
incombait de porter contre elle, au nom de l’Assemblée, les paroles de
répudiation! Sa douleur éclata dans ses mots quand il parla:

--Je n’ai pas lu dans l’Histoire, dit-il, qu’il y ait eu jamais une
tâche comparable à la mienne pour la pénible obligation qu’elle
m’impose. Président d’une assemblée que les élections ont faite
républicaine, je dois m’associer à son programme de rénovation
constitutionnelle. Nous sommes les mandataires de la Nation... que
dis-je! nous sommes la Nation démocratique elle-même qui demande le
régime de la liberté, qui réclame la République poméranienne. La
République! Mais n’est-elle pas installée déjà partout? Elle est assise
dans les esprits, dans les cœurs, si fortement que, lorsqu’il s’est agi
de détacher du peuple ce symbole vivant que nous sommes, on a vu se
former simplement cette Délégation républicaine. Le passé s’évanouit;
l’ère nouvelle commence, elle est commencée, elle date déjà. Nous sommes
affranchis, nous sommes libres!... Hélas! et voici que je trouve ici,
sous ma main, la formule ancienne du serment qui me rappelle à la
réalité, la formule qui, jurée, doit nous asservir au régime fini, dans
un engagement de fidélité à la Souveraine... Et je dois vous le
présenter, messieurs, ce serment, et je dois vous le proposer... Quel
est celui d’entre vous qui le prononcera?... Ah! madame, vous qui fûtes
la meilleure des Reines, et qui nous écoutez, Votre Majesté est le
témoin de ce qui se passe dans nos cœurs. Nous nous émancipons; la
Nation, vieille de dix siècles, veut enfin se guider elle-même. Vous
fûtes aimée comme une mère, mais nous sommes le peuple majeur!...

Le bon Saltzen n’en put dire davantage. Quand, en tournant les yeux vers
la tribune royale, sous le lambrequin du dais en pâle tapisserie
héraldique, il voyait cette rigide figure de Béatrix, si morne, si
éteinte, dans sa robe magnifique de moire brodée, il se sentait mourir
de confusion. Abreuver de chagrin une femme, et celle-là! prononcer
contre elle ce réquisitoire, alors qu’elle ne pouvait plus se défendre,
à la minute qu’elle devait sentir ce qu’est l’abandon de tout un peuple!
Tout craquait autour d’elle. L’autorité s’était éteinte entre ses mains,
sans violence, sans formalité légale, comme s’éteint un flambeau. Elle
aurait pu appeler la Force. La Force, que représentait la Garde, était
acquise au nom de Wartz, et contre Wartz elle serait demeurée inerte.
C’était une agonie terrible à voir. La souveraine était irrémédiablement
perdue, elle le comprit.

Elle fit un signe. On la vit tendre à son chambellan de droite une
enveloppe cachetée de cire. Il ne fut pas fait comme pour une vulgaire
communication. Les huissiers parlementaires n’intervinrent point. Le
chambellan descendit les degrés de la tribune royale et vint lui-même
remettre le pli sur le bureau de Saltzen, auquel il adressa quelques
mots.

L’enveloppe portait:

  «A Monsieur le Président de la Délégation.»

Saltzen demeura une minute dans l’impossibilité de reprendre la parole.
Debout, penché à son bureau, les deux mains appuyées sur l’enveloppe aux
cachets de cire, il garda tout un instant l’Assemblée suspendue à
l’émotion qu’on le sentait endurer.

--La Reine, dit-il enfin, par mon entremise, demande à la Délégation que
la séance soit suspendue, ses forces ne lui permettant pas de demeurer
davantage.

Le document qu’il tenait sous sa main, c’était l’acte de renonciation au
trône. Elle l’avait signé d’avance, elle l’avait apporté
clandestinement, à bout d’efforts, sentant bien désormais que son
endurance physique même était épuisée. Elle l’avait caché pour être
libre de le lacérer si le miraculeux hasard qu’elle ne se lassait pas
d’attendre la sauvait. Mais il n’y a pas de miracles pour les reines que
la destinée poursuit, et, dès qu’elle était entrée, l’attitude de la
salle l’avait avertie de la fin de tout. Ainsi elle ne faisait plus
obstacle à son ennemi, elle livrait son abdication, elle remettait
l’héréditaire pouvoir aux intrus, elle s’en allait, elle s’en allait
silencieusement, n’ayant plus dans le cœur qu’un tumulte de sanglots.

_Sa Majesté_, cette adorable Majesté, dont huit millions d’êtres
s’éprenaient autrefois dès qu’elle apparaissait, Sa Majesté se leva dans
le sourd bruissement de la moire froissée. Sa traîne se déroula en flots
noirs derrière elle. Tout le monde était debout, dans une espèce
d’angoisse; on la regardait; n’allait-elle pas mourir?

On la regardait une dernière fois; elle s’en allait lentement. La
plénitude et l’éclat de sa maturité étaient encore une des causes de sa
grandeur; on vit ses épaules, ses nobles flancs, tout son corps de
statue fait pour tant de puissance. C’était la fille de Conrad et de
Wenceslas, d’Othon et de Wilhelm le Boiteux, la fille de Bertrand le
Croisé, et la fille de cet aïeul lointain, au nom tellement magique et
troublant qu’une goutte de son sang parfume de poétique gloire toute une
race: Charlemagne. C’était aussi l’allégorie vivante de la Patrie, et
elle s’en allait. Elle faisait un pas, deux pas, on n’entendait que le
bruit de sa traîne de moire dure sur le tapis de la loge royale. Les
deux gardes blancs de l’escorte présentèrent les armes. Elle disparut
dans l’ombre du fond.

Alors avec un bruit de tempête, l’Assemblée se précipita vers les
portes. Il y eut deux courants en tourbillon: l’un enclosait les
ministres pour atteindre Wartz, l’autre cherchait Saltzen. La contrainte
de tout à l’heure se transformait en folie maintenant, et quand la
nouvelle de l’abdication eut commencé de courir la masse, le délire
n’eut plus de mesure. L’étrange sentiment que leur inspirait encore leur
souveraine n’avait fait de tous ces hommes que des êtres impressionnés
et plus vibrants, plus aptes, elle partie, à l’enthousiasme du régime
nouveau. L’impatience les prit de posséder enfin la loi républicaine;
ils ne causaient plus, ils discouraient; ils se haranguaient les uns les
autres avec exaltation. L’heure présente avait fait trois cents rhéteurs
de ces trois cents hommes d’affaires publiques. C’était un
rajeunissement national dont ils participaient, une griserie. Ils
devinrent bons. Ils s’aimèrent dans la loi d’amour que serait le nouveau
régime; ils se dignifièrent dans la pensée de la liberté. Ce fut un
baptême de grandeur qui les rénova pour entrer dans le lumineux futur du
pays. L’horizon de l’histoire leur apparaissait comme un âge idéal de
vertu et de bonheur. Ils parlaient avec une éloquence naïve de ces
vertus civiques et de ce bonheur social.

La suspension de la séance fut longue. Presque tous les délégués
cherchèrent à voir Samuel Wartz et n’y parvinrent pas. Il s’était
éclipsé. On l’avait pressenti pour un projet de gouvernement provisoire
dont il devait être le chef. Mais il s’était récusé pour cette dictature
dont le principe blessait dans son berceau la jeune Liberté. On supposa
qu’il avait fui pour se soustraire à de nouvelles sollicitations.

L’office de l’Intérieur, même dans une république, a bien des semblances
de dictature, semblances discrètes, inconnues et réelles, qui peuvent,
du ministre, faire un homme redoutable d’autorité; mais on a toujours le
sentiment que cette autorité tire sa genèse du peuple, et cela suffit à
calmer l’opinion alarmée. Saltzen l’avait dit: les opinions sont des
sentiments.

Quand Wartz fut revenu après sa mystérieuse absence, la séance reprit.
Il se fit, une fois la salle pleine, un tel calme, qu’on aurait cru ces
hommes politiques prêts à voter, dans la somnolence, quelques centimes
additionnels sur la circulation d’une denrée alimentaire; mais leurs
paumes posaient à leurs pupitres, et si l’on avait prêté l’oreille
attentivement, on aurait entendu les pupitres trembler sur toute la
courbe de leur ligne.

Le papier grinça là-haut, sous la main du président Saltzen; il
décachetait le pli royal. Son flegme parut à tous parfait. On n’ignorait
pas qu’il était à demi mort d’émotion et de religieux trouble, mais on
lui sut gré de cette impassibilité si conforme à son rôle. Nathée fût
retombé à son fauteuil, sans voix et sans force; pour Saltzen rien ne
parut de l’angoisse qui lui glaçait le sang dans les veines. Sans que sa
voix fût altérée, il lut l’acte de Béatrix; le dernier acte: «Moi,
Béatrix de Hansen, reine de Poméranie... (chacun de ces mots, un à un,
tombait comme une chose d’or dans ce reliquaire géant qu’est l’histoire)
je déclare...» Elle n’avait pas absolument copié la formule prescrite;
son incomparable personnalité reparaissant jusqu’au bout, elle avait
changé les mots, voulant, dans son humiliation, non pas obéir, mais agir
en maîtresse d’État; elle ne disait pas: «Je déclare me soumettre», mais
ceci: «Je déclare, pour épargner à mon peuple les horreurs d’une lutte
civile et d’une révolution, abandonner de ma propre volonté, et dans la
plénitude de ma raison, mes droits au trône poméranien, avec ceux de mes
descendants.»

--A la tribune, Wartz! dit une voix dans les bancs.

--A la tribune! en répétèrent cent autres.

L’ancienne idole tombée, on voulait acclamer l’autre.

Et _l’autre_ apparut, identifié à cette minute avec l’idéal d’État qu’il
avait créé. L’hémorragie de sa blessure, le matin, l’avait affaibli
visiblement; il n’y fit pas allusion; il parla d’une voix creuse,
abrégeant les discours de feu qui lui montaient aux lèvres. Il semblait
s’attacher à faire disparaître sous l’Idée, sa personne extérieure. Le
bras serré au corps par le bandage de soie noire, la pâleur et les
ombres de fièvre sur son visage étaient les seuls indices de sa
souffrance. Il parut même laisser inaperçues les marques d’enthousiasme
dont il était l’objet.

--La délibération de l’Assemblée dans ses bureaux, pendant la suspension
de séance, dit-il, a donné comme résultat cette unanime résolution de
constituer un gouvernement démocratique. Interprète de la Délégation, et
en son nom, au nom du peuple poméranien, au nom de ce gouvernement dont
on a voulu que je préside les travaux, je proclame la République.

Ce mot prononcé, la contrainte devint impossible: dans les loges, sur
les bancs, de grands cris, hourras prolongés d’enthousiasme, éclatèrent;
les bras se levèrent, se tendirent d’instinct vers le ministre; certains
délégués, transportés, escaladèrent leurs pupitres et vociférèrent des
idées sublimes sur la liberté, la patrie, la souveraineté du peuple. Des
chants, des éclats de voix, des choses incohérentes partaient des loges;
on entendait le nom de Wartz lancé sans interruption par de douces et
pénétrantes voix de femmes.

A la tribune, toujours rigide, la tête penchant un peu en arrière, la
main large, les lèvres entr’ouvertes, les yeux dans l’inconnu, le tribun
goûtait la saveur de ce qui venait à lui sous cette ivresse. Il sentait
battre à ses tempes le halètement du travail accompli: il revoyait le
chemin parcouru depuis quinze jours, avec tout ce qui gisait de son cœur
sur la route, et il en fut orgueilleux.

--Messieurs, reprit la voix de Saltzen, je pardonne votre démence à la
puissance de votre émotion, mais laissez-moi vous le dire, ce qui doit
accueillir le plus noblement ce début d’un âge nouveau, c’est le silence
et le recueillement.

On se tut, et l’on se recueillit. Même le public indiscipliné des loges
auquel il s’était adressé en parlant, public fait de femmes et d’hommes
triés parmi les plus exaltés en politique dans tout Oldsburg, obéit aux
paroles fermes du président. L’émotion avait rendu les consciences
molles et pieuses, prêtes à toutes les docilités envers la religion
nouvelle.

--Je propose à mes confrères et à l’Assemblée, dit encore Wartz, de
communiquer sur-le-champ au peuple d’Oldsburg et de la Poméranie la
grande nouvelle qui le concerne, qui l’élève au pouvoir, qui le fait
souverain. Le gouvernement pourrait se rendre à l’hôtel de ville pour
proclamer, dans la maison du peuple, la naissance de la démocratie.

--A l’hôtel de ville! A l’hôtel de ville!

--Demain, continua le jeune ministre, les travaux de l’Assemblée
commenceront; un projet de constitution sera porté à la connaissance de
la Délégation; mais, aujourd’hui, rien ne doit être dit que des mots de
fête et d’allégresse.

--Vive la république! hurla la salle. Vive Wartz!

Samuel descendit. Au pied des marches, Wallein venait au-devant de lui,
Wallein qui l’avait combattu, Wallein qui, déloyalement, avait voulu lui
prendre ses armes, et qui représentait si bien l’incertaine Poméranie
d’autrefois, fixée maintenant dans son opinion passionnée. Il tendait
les deux mains; Wartz s’approcha; ils s’embrassèrent. Dans les loges,
une foule de petits mouchoirs tremblaient, lourds de larmes, et, parmi
les délégués les plus graves, il s’en trouva qui détournèrent la tête
pour ne pas laisser voir ce qu’ils ressentaient.

Aussitôt, les sept membres du gouvernement, le président Saltzen et les
délégués de la ville sortirent pour se rendre à la mairie. Le ministre
Moser désirait que le détachement des gardes qui se trouvait ici de
faction les escortât. Mais Wartz repoussa cette idée. Il ne voulait pas
d’escorte.

--Nous sommes du peuple, dit-il, et sous la garde du peuple, qui nous
fera de lui-même passage.

Quand ils approchèrent des portes de sortie sur la rue aux Juifs, ils
commencèrent d’entendre la grande rumeur du dehors. La foule, qui
n’avait pu trouver place dans les tribunes, attendait ici l’issue de la
séance, et le bruit venait d’être répandu dans la masse que la
République était proclamée. La vue de Wartz, nu-tête, le chapeau à la
main, précédé de deux huissiers, et que suivaient les autres membres du
gouvernement, produisit un effet tout autre que celui auquel on aurait
pu s’attendre. La rumeur s’éteignit lentement et mourut; il n’y eut plus
que le lourd murmure de tant de souffles haletants, une sorte d’extase.

Les huissiers firent un seul geste: celui d’écarter leurs deux bras
rapprochés, et la foule comprit: elle se rétracta de droite et de gauche
vers les trottoirs; le mouvement se propagea tout le long de la rue, et
il y eut dans l’instant, entre les deux haies noires bougeantes où
palpitaient des mains levées, des chapeaux, des écharpes de femmes, une
route large et libre où le cortège chemina.

Au tournant de la rue aux Moines, il y avait encore foule: un mouvement
analogue s’accomplit. Mais, à présent, une houle venait derrière; les
deux flots humains suspendus reprenaient leur cours, dans une masse
unique, un processionnement en marche vers l’hôtel de ville. Il faisait
beau; le soleil, qui se couchait, ne dorait plus que le haut des pignons
et les toits, mais il y avait, au-dessus de cette grandeur sereine d’un
peuple en rêve, l’autre grande sérénité du ciel bleu.

Et Wartz buvait ces choses mystérieuses, ces regards chargés d’amour qui
par milliers le dévoraient, cette pensée ardente dardée vers lui.
C’était une sensation sans mesure, surhumaine, confusément mêlée à la
corrosion de sa blessure qui semblait s’étendre, gagner jusqu’à l’os,
jusqu’à la moelle de son bras souffrant, mêlée aussi à la fièvre qui
aurait dû, à cette heure, l’étendre inerte sur son lit.

Ils prirent la spacieuse rue de l’Hôtel-de-Ville. Les fenêtres
s’ouvraient aux façades des maisons, et l’on pressentait, à voir le
cortège, la grande métamorphose politique accomplie.

Depuis le matin, Oldsburg était sur pied, dans la rue. Les membres du
gouvernement n’avaient pas pénétré depuis un quart d’heure dans
l’intérieur de l’hôtel de ville, que la place s’était comblée. La statue
du roi Conrad soutenait des grappes d’êtres vivants. De toutes les rues
aboutissant ici, remontait une masse à chaque minute plus compacte, un
mouvement foulant. Le calme de tout à l’heure n’avait pu durer: des
chants et des querelles, des cris et des murmures éclataient de toutes
parts. Des groupes d’artisans se frayaient un passage dans la masse,
brandissant en trophées les plaques indicatrices de la rue Royale qu’ils
avaient arrachées du haut en bas de la grande voie, comme un outrage à
l’allégresse d’un tel jour. D’autres agitaient des cercles de métal
tordus: c’était le monogramme de la Reine, qui faisait médaillon aux
grilles de la rue aux Juifs; et l’on vit venir enfin, porté au-dessus de
la foule, dans le balancement cahoté de la marche, une large toile
peinte déclouée, flasque, dressée sur des piques. C’était un portrait de
Béatrix dans son costume du sacre, un ornement du musée royal, un poème.
La figure était mutilée et outragée, le diadème coupé, les yeux crevés,
la bouche tailladée. Cet acte dut paraître au peuple une des grandes
choses de la journée, car on se pâma devant ce fait d’armes.

Au bout d’une heure d’attente, Wartz et ses collègues parurent à la
tribune de pierre qui s’avançait, dans le style grec, au-dessus du
péristyle. Le faîte de cette tribune était soutenu par trois colonnes
doriques aux rondeurs desquelles vinrent s’adosser les sept ministres,
sur l’extrême rebord de l’avancée. Wartz, de sa main valide, tenait un
papier. Il lut:

  «Peuple poméranien...»

Mais, dès ce moment, le tonnerre de la foule couvrit tout. Le
fourmillement noir s’étendait rue de l’Hôtel-de-Ville et dans les deux
tronçons de celle de la Nation, comme les trois bras d’une croix
formidable de vies, dont la place eût été le centre; et, de la gorge de
tous ces êtres qu’on ne nombra jamais, sortit un cri qui ne finit point.
Les mots de Wartz s’envolaient dans le néant. Il proclama, dans la
froide formule constitutionnelle, le gouvernement nouveau; on ne
l’entendit pas, mais on fit mieux, on le comprit, et la même émotion
républicaine tordit tous ces milliers de cœurs avec le sien.

Derrière lui, les derniers rayons du soleil finissant nacraient les
vitres des grandes baies de l’édifice; c’était, à la tribune, un fond
miroitant et irisé d’apothéose. Quand, d’en bas, les acclamations
commencèrent de monter vers le jeune meneur, ses collègues s’écartèrent,
en vains comparses qu’ils étaient. Il ne resta que lui, sa forme noire,
rigide et silencieuse, sur le bord de la tribune. Il entendit longuement
ce grand cri d’amour qui semblait venir de plus loin, des provinces
distantes, des charbonnages du Sud, des côtes maritimes, des petites
cités, des campagnes. La ville frémissait des extrémités de ses rues à
ce centre vital. Mais Oldsburg n’était rien, ces cent mille êtres grisés
ne comptaient pas pour lui; ce qu’écoutait, en cette minute, sa pensée
distraite, ce n’étaient pas ces vivats tapageurs, mais le murmure
lointain et suave de la Nation chantant l’avènement de la liberté,
c’était la musique de sa création qui vivait, c’était son œuvre!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A la nuit, une douce lueur monta des rues. On illuminait. Aux façades,
les fenêtres se dessinaient en petits verres de lumière. Des cordons de
feu couraient, des girandoles, de frêles lampes de papier, aériennes,
bousculées au moindre vent, suspendues à d’invisibles fils dans le noir.
Tant de petites flammes pâles, flammes fumeuses, flammes jaunes des
chandelles, flammes minimes des mèches buvant l’huile, donnaient à la
ville une couleur d’incendie. Des chants, le chant nouveau de la nation,
traversaient l’atmosphère. Oldsburg vibrait toute, sans une ruelle, sans
un coin qui se tût. Et par-dessus le tumulte bourdonnaient les cloches
des églises, qui ne cessaient point de secouer dans l’air la joie
angoissante de leurs ondes sonores.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A la gare de Hansen, dans le brouhaha des trains arrivants, trois femmes
en deuil descendaient de voiture avec un enfant. Nul ne les vit, pas
plus que le baron de Nathée qui les escortait. Sa longue silhouette
enfouie dans le pardessus long, il se tenait à distance, tête nue, et le
visage dissimulé dans la fourrure du vêtement. Quelqu’un vint à leur
rencontre et les guida vers un bureau dont Samuel Wartz lui-même leur
ouvrit la porte. Il était le maître partout. Les trois tristes
créatures, incertaines, affolées, avec ces regards furtifs qu’ont les
gens traqués, le suivaient sans rien dire, et le baron, livide, suivait
les trois formes noires. Le chef de gare aussi était là, muet comme les
autres, les guidant vers une voie obscure, vers un train minuscule à une
seule voiture. Le fonctionnaire portait une lanterne qui tournait au
bout de son bras, et qui faisait tourner aussi des ombres géantes, par
terre. Celle des trois femmes qui tenait l’enfant par la main trébuchait
sur l’acier des rails. Quand elles eurent atteint le petit train
minuscule, Wartz ouvrit une portière; il salua très bas. La dame en noir
qui monta la première passa sans le regarder. Elle s’en fut se cacher
dans l’ombre du coin. On ne la revit plus.

C’est ainsi que s’en vont les Reines.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Samuel Wartz revint chez lui par des chemins détournés, pour échapper à
la foule.

Madeleine l’attendait, anxieuse, son sourire éteint, guérie de sa
gaieté, irrémédiablement grave désormais. Elle lui tendit son front,
froidement.

--Comment vas-tu? Souffres-tu bien? Vas-tu te mettre enfin au lit?

Elle ne pouvait pas faire allusion aux scènes de la journée. L’effort
était au-dessus de son courage. Samuel répondait distraitement:

--Non... Oui...

--Sais-tu ce qui nous arrive? dit-elle encore, Hannah est partie. Ce
qu’elle a fait est indigne; sans me prévenir, sans un mot de
reconnaissance, elle a fermé sa malle, elle s’est enfuie, je ne l’ai pas
vue.

Le visage de Samuel prit une expression de triomphe inexplicable. Cet
acte d’Hannah, si plein de sens pour lui, couronnait dans son esprit une
longue suite de pensées, une théorie aimée, sa théorie, sa Loi! Mais
pour Madeleine, il demeurait inconcevable et révoltant, c’était un
désenchantement nouveau; elle avait envie de pleurer en y songeant.

--C’est une ingrate, dit-elle très amère.

Samuel l’appela d’un geste de malade, le bras tendu:

--Viens, Madeleine, berce-moi; je suis las!


FIN


IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COMMENT S'EN VONT LES REINES ***


    

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from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
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1.F.

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violates the law of the state applicable to this agreement, the
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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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