Project Gutenberg's La veille d'armes, by Claude Farrere et Lucien Nepoty This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La veille d'armes Piece en cinq actes Author: Claude Farrere et Lucien Nepoty Release Date: February 11, 2004 [EBook #11037] Language: French Character set encoding: ISO Latin-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VEILLE D'ARMES *** This Etext was prepared by Walter Debeuf, Project Gutenberg volunteer. http://users.belgacom.net/gc782486 LA VEILLE D'ARMES. par CLAUDE FARRÈRE et LUCIEN NÉPOTY. Pièce en cinq actes. _Représenté pour la première fois au Théâtre du Gymnase le 5 janvier 1917. PERSONNAGES COMMANDANT DE LA CROIX DE CORLAIX: MM. Harry Baur. BRAMBOURG: Henry Burguet. COMMANDANT MORBRAZ: Candé. VICE-AMIRAL DE FOLGOET: Marquet. D'ARTELLES, enseigne de vaisseau: Maurice Varny. LE DUC, matelot: Alcover. BIRODART, mécanicien de vaisseau: Coradin. COMMANDANT FERGASSOU: Valbret. DOCTEUR RABEUF: Em. Lebreton. VERTILLAC: Bender. CONTRE-AMIRAL DE LUTZEN: Vonelly. CONTRE-AMIRAL DE CHALLEROY: Louis Lebreton. FOURDYLIS, mousse: Gardanne. DAGORNE, matelot: Tressy. KORCUFF: Lerighe. DIQUELOU, matelot: Feld. LE TELÉMÉTRISTE: Lebreton L'ESTISSAC: Ch. Leriche. LE GREFFIER: Feld. JEANNE: Mmes Madeleine Lély. ALICE: Magd. Damiroff. PREMIER ACTE [Le théâtre représente le salon et la salle à manger du capitaine de vaisseau de la Croix de Corlaix, commandant le croiseur-éclaireur l'Alma. (L'Alma est un bâtiment d'environ 5.000 tonnes. Ne pas exagérer par conséquent les dimensions apparentes du décor; un croiseur-éclaireur n'est pas un cuirassé dreadnought.) Les deux pièces, dans le prolongement l'une de l'autre forment l'arrière du bâtiment. Deux amorces de cloison séparent le salon et la salle à manger, celle-ci à l'extrémité poupe: ligne de sabords en demi-cercle pouvant s'ouvrir sur la perspective nocturne et lunaire de la rade de Toulon; (feux de bâtiments et feux de la terre çà et là). Dans le salon, adossés aux amorces de cloison, petits divans de coin; à gauche, table à écrire, à droite, l'armoire blindée des documents secrets. (Entre les amorces de cloison, draperie de brocart rouge (étoffe réglementaire) courant sur longue tringle de cuivre; les deux pièces au besoin n'en font qu'une seule. Au lever du rideau, la draperie est ouverte complètement. Le Commandant de Corlaix est à table au milieu de ses convives. Brouhaha d'une conversation animée. Rires, etc. Mais aussitôt des "chut". Le silence se fait. Corlaix se lève, le verre en main.] SCÈNE PREMIÈRE JEANNE, ALICE, CORLAIX, FERGASSOU, BIRODART, VERTILLAC, BRAMBOURG, D'ARTELLES, à table. [CORLAIX, debout, le verre en main.] Messieurs, avant de passer au salon, permettez à votre commandant de vous remercier de l'honneur et du plaisir que vous lui avez procurés en acceptant de dîner à sa table. Un soir de mobilisation, il n'est pas très gai d'être consignés tous à bord, au lieu d'aller à terre faire ses adieux à la paix qui sera peut-être défunte demain. Le service de la nation nous l'ordonnait, nous n'avions tous qu'à obéir joyeusement. Moi, d'ailleurs, j'aurais eu mauvaise grâce à rien regretter puisque ma famille m'a fait la charité de venir à moi qui ne pouvais aller à elle et que mes officiers, qui sont ma famille également, ma famille de marin, ont bien voulu ce soir m'entourer aussi. Aussi, je tiens à me conformer au rite de la bonne tradition maritime et je lève mon verre, Messieurs, à la santé de tous ceux et de toutes celles qui sont vos amis et dont vous regrettez l'absence. FERGASSOU. [Accent provençal qu'il exagère de temps en temps, par plaisanterie. Cet accent ne sera presque plus perceptible au 3e acte.] Commandant, à la vôtre! pour les toast [il prononce to-ast] vous êtes un peu là, coquin de sort! Ça n'est pas tout ça. Il faut que quelqu'un lui réponde au Commandant. CORLAIX. Oh! mon cher, pas de corvée ici, je dispense ... FERGASSOU. Corvée, que vous dites?... D'ARTELLES [debout le verre en main.] La corvée sera pour le commandant [geste vers Corlaix] qui va être obligé de m'écouter. ALICE. Bravo! FERGASSOU. Ça va bien, il sait y faire, allez d'Artelles, roulez! zou! D'ARTELLES. Commandant, je sollicite d'abord votre indulgence ... c'est la première fois. FERGASSOU. On le sait ... le début, l'émotion inséparable, allez de l'avant, zou! roulez, je vous dis! zou! D'ARTELLES. Ce n'est pas seulement qu'il s'agit d'un début ... BRAMBOURG. De quoi diable, alors! ALICE. Silence aux interrupteurs! D'ARTELLES. Il s'agit de ceci: que nous tous tant que nous sommes, c'est-à-dire tout l'état-major et tout l'équipage de notre bonne vieille _Alma_. FERGASSOU. Coquin de sort! y parle comme un député cet enseigne. D'ARTELLES.... Bref, trois cents hommes au total, nous étions ce matin ... BRAMBOURG. Pas plus tard qu'il y a peu d'instants. D'ARTELLES.... nous étions trois cents hommes très malheureux. FERGASSOU. Malheureux, c'est-à-dire que c'était épouvantable. D'ARTELLES. C'est bien simple: voilà six jours que sous prétexte d'une mission secrète ... et secrète ... on sait ce que parler veut dire. BRAMBOURG. Excepté les journaux, personne n'en sait rien. ALICE. Bravo! Fred, à propos, il n'y a toujours rien de nouveau? CORLAIX. Nous ne savons toujours rien; nous attendons toujours le télégramme de Paris. Mais, je vous en prie, la parole est à l'orateur. D'ARTELLES. Merci, Commandant. Je répète: voilà six jours que nous sommes tous consignés à bord dans l'attente de cet appareillage problématique, en sorte que ce soir, qui est peut-être notre dernier soir de paix, notre "Veille d'Armes", quoi, nous nous apprêtions tous à souper à la mode des anciens chevaliers ... ALICE. Ils jeûnaient les anciens chevaliers ... D'ARTELLES. C'est bien ce que je voulais dire, Mademoiselle, nous nous apprêtions tous à jeûner comme eux, et vous nous avez épargné cette tristesse-là, Commandant, vous nous l'avez épargnée somptueusement, d'abord en nous réunissant autour d'une table de famille, et de plus, en y faisant asseoir avec nous de quoi réjouir nos yeux et de quoi réconforter nos coeurs. C'est de cela surtout que je tiens à vous exprimer notre reconnaissance. Et je suis sûr que vous ne m'en voudrez pas si je lève mon verre à la santé de vos charmantes invitées plutôt qu'à la vôtre comme je devrais le faire. [Corlaix s'incline.] [Applaudissements, bravos, etc. Brouhaha, Corlaix se lève. Tout le monde l'imite.] CORLAIX. Merci, d'Artelles. Gentil comme toujours!... Et sur ce ... Mesdames ... [Fergassou s'avance vers Mme de Corlaix, Rabeuf vers Alice.] FERGASSOU. Hé bé, Madame, sans avoir l'air de rien, c'est un petit compliment de derrière les fagots qu'il vous a tourné, ce d'Artelles. JEANNE. Je crois bien. [Elle prend le bras de Fergassou, puis s'arrête.] Et tenez, j'ai même envie de lui dire merci ... Commandant Fergassou vous êtes trop gentil pour m'en vouloir. [Elle lâche le bras de Fergassou, court à d'Artelles, passe avec lui. Jeux de scène. Ils causent à voix basse. Alice passe au bras de Rabeuf, Birodart, Fergassou, Vertillac et Brambourg ferment la marche.] BRAMBOURG. [à Fergassou] Vous voilà en pénitence, commandant Fergassou: privé de jolie femme. FERGASSOU. Mon brave Monsieur Brambourg, ce qui me priverait, moi, quand je peux faire plaisir à mes amis, ce serait de ne pas le faire. VERTILLAC. Avec l'autorisation du Commandant, si nous organisions un bridge? [Ils sont tous passés. Ils se séparent. Rabeuf et Fergassou se retrouvent en tête à tête, au premier plan. La scène a changé pendant ce dialogue. La table est maintenant desservie, les tapis verts en place.] BIRODART. A la bonne heure!... Un petit bridge de mobilisation. JEANNE. Encore ce mot ... Ah! ça, vous croyez donc tous que cette chose soit possible? FERGASSOU. Hé! hé! les rumeurs sont assez fâcheuses. RABEUF. D'ailleurs, Madame, c'est à vous de nous renseigner. Qu'est-ce qu'on fait à Toulon? JEANNE. Ah! on bavarde ... on s'exalte ... on compte les armées ... que sais-je? D'ARTELLES. Bref, beaucoup de bruit pour rien. JEANNE. Mais cette mission? Pourquoi cette mission? C'est cela qui m'inquiète. Pourquoi envoyer l'_Alma_ à Bizerte? CORLAIX. Ma chère Jeanne, nous ne sommes pas encore partis. Un contre-ordre est si vite arrivé. JEANNE. Il serait le bienvenu. Quelle joie! FERGASSOU. Alors, espérons le. JEANNE. En attendant, vous êtes là ... sous pression. CORLAIX. Au fait, Birodart, où en sommes-nous pour les feux? BIRODART. Rien de nouveau, Commandant. Nous avons toujours 24 chaudières en pression et nous pouvons appareiller et faire route 30 minutes après que vous en aurez donné l'ordre. CORLAIX. Combien de charbon déjà brûlé? BIRODART. 250 tonnes environ? CORLAIX. 12.000 francs de fumée! Mécanicien, vous coûtez cher. BIRODART. Pas moi, la mission. [Vertillac, Brambourg sont debout autour de la table de bridge.] VERTILLAC. Birodart, vous en êtes? BIRODART [à Corlaix]. Vous permettez, Commandant? [Il va les rejoindre. Corlaix reste auprès de Fergassou et de Rabeuf. Jeanne cause à voix basse avec d'Artelles, Alice circule, servant le café.] JEANNE [à d'Artelles]. Vous, vous avez l'air ravi! Ça vous plairait, je parie, qu'il y eût la guerre. D'ARTELLES. Ma foi ... oui! JEANNE. Et ceux que vous laisseriez derrière vous? D'ARTELLES. Il n'y en a pas. Personne. JEANNE. Comment? Personne? Vous n'avez pas de famille? D'ARTELLES. Si ... lointaine. JEANNE. Et ... c'est tout? D'ARTELLES. Presque tout. [Bas.] Mauvaise! JEANNE. Chut! prends garde! ALICE. Monsieur d'Artelles, à mon secours! Toute seule, je n'arriverai jamais à satisfaire ma clientèle. D'ARTELLES [se précipitant]. Je vous demande pardon, Mademoiselle. ALICE. Je vous charge du sucre. D'ARTELLES. Merci de la confiance! FERGASSOU. Enfin! voilà donc un enseigne qui va servir à quelque chose. ALICE [bas, à Jeanne]. Méchante, méchante! JEANNE. Pourquoi? ALICE [lui montrant Corlaix]. Regarde ce monsieur, là-bas ... C'est ton mari. Tu es sûre de ne pas l'oublier, des fois? Il t'a regardée, tu sais, pendant tout le dîner ... Il t'a regardée ... d'un regard si tendre, si tendre ... ça m'a crevé le coeur. On parle de mobilisation, personne ne sait ce qui se passera demain et toi ... Qu'est-ce qu'il te racontait donc, cet enseigne? JEANNE. Que tu es bête! Rien du tout, naturellement! ALICE. "Naturellement!" Tu es admirable. Comme si je ne savais pas ce que les hommes disent aux femmes ... JEANNE. Tu m'as l'air d'une femme, toi! Espèce de petite fille! ALICE. Comme si on avait besoin d'être mariée pour ... JEANNE. Oh! ne dis pas d'inconvenances! ALICE. Zut! je suis une vieille fille! Pas une petite. Les vieilles filles ont le droit de dire ce qu'elles veulent! Et moi, ce que je veux, c'est que tu ne fasses pas de chagrin à ton mari. Tu es une brave petite bonne femme aussi vrai que ta soeur est une vieille bête dont tu fais tout ce que tu veux. Est-ce vrai? JEANNE [l'embrassant en riant]. Oui. ALICE. Alors, va l'embrasser aussi, lui ... le monsieur là-bas! Ton mari ... BRAMBOURG [qui s'est approché des deux femmes, à Jeanne]. Faut-il vous inscrire au bridge, Madame? JEANNE [qui à la vue de Brambourg n'a pu se défendre d'un léger mouvement de répulsion,--d'un ton cassant]. Non, Monsieur, je ne jouerai pas. [Brambourg s'incline en souriant.] BRAMBOURG [à Alice]. Et vous, Mademoiselle? ALICE. On ne sait pas ... Peut-être ... oui ... BRAMBOURG [rapportant la réponse à ceux qui sont vers la table de bridge]. Madame de Corlaix dit non et Mademoiselle Perlet dit: peut-être. ALICE [bas, à Jeanne]. Tu as une façon de rembarrer les gens! JEANNE. Celui-là m'exaspère! ALICE. Pourquoi? Il te fait la cour? JEANNE. La cour! Tu t'y connais! [Alice va vers la table de bridge où Vertillac et Birodart sont déjà installés.] VERTILLAC. Bravo, Mademoiselle. [A Corlaix.] Commandant, nous n'attendons plus que vous. JEANNE. Pardon, Messieurs. Mon mari ne jouera pas tout de suite si vous permettez. Il a des choses importantes à me dire. RABEUF [à Fergassou]. Commençons toujours. On est quatre. FERGASSOU. Eclipsons-nous sans en avoir l'air ... [En riant, ils vont rejoindre les joueurs. Ceux qui ne sont pas assis à la table de bridge se groupent pour suivre la partie. Jeanne et Corlaix restent seuls dans le salon.] JEANNE [qui est assise délibérément près du bureau de Corlaix]. Eh bien, Fred? CORLAIX. Vous êtes bien sûre que c'est moi qui ai à vous parler? [Jeanne fait un "oui" très sérieux de la tête.] Ah! alors ... Mais qu'est-ce que j'ai à vous dire? JEANNE. Oh! Fred! Il faut que ce soit moi qui vous souffle ... dans des circonstances pareilles? [Affectueusement] Vous avez à me dire que vous auriez beaucoup de peine s'il vous fallait quitter votre petite fille sans lui dire adieu! CORLAIX. Voyons! Voyons! Pour une petite fille, le départ d'un vieux monsieur n'est jamais une chose bien grave! JEANNE. Un vieux monsieur? Mais je vous défends de traiter ainsi mon mari ... On voit bien que vous ne le connaissez pas. Si vous pouviez l'apprécier, vous sauriez qu'il est le plus brillant officier de notre marine et que je serais, moi, un monstre si je n'étais pas extrêmement fière d'être sa femme. Vous sauriez que je suis devant lui comme un enfant qui a trouvé dans son sabot de Noël un cadeau magnifique, beaucoup trop magnifique, bien au-dessus de son intelligence et de son âge. Il le regarde avec respect et il est impatient de grandir pour le connaître tout à fait ... CORLAIX. Le petit Noël s'est trompé ... JEANNE. Le petit Noël ne se trompe jamais! [Un temps. Corlaix médite, le regard perdu. Tous les mots lui ont fait mal.] JEANNE [qui tripote d'une main les feuilles qui sont sur le bureau, changeant de ton]. Oh! mais c'est un scandale abominable! Une étrangère au milieu de ces documents secrets! Vous la cherchez? Mais c'est cette affreuse petite patte, cette intrigante!... Oh! moi, je sais bien ce qu'elle veut, et vous Fred, vous ne devinez pas? Allons, vite, vous voyez bien que je fais le guet. [Pendant qu'elle surveille les joueurs, Corlaix qui a compris s'empare de la main de Jeanne et la baise avec passion. Jeanne éclate de rire, triomphante.] CORLAIX. Enfant! JEANNE. Pas plus que vous. [Depuis un instant, il y a de sourdes rumeurs de dispute à la chambre de bridge. Jeanne se sauve vers le sabord, s'assied et regarde au dehors.] VERTILLAC. C'est trop fort! [A Corlaix.] Commandant, je réclame votre arbitrage. BIRODART. Moi aussi. CORLAIX [allant à eux]. Qu'est-ce que c'est? VERTILLAC. Birodart est mon partenaire. Je lui annonce une longueur de carreau. BIRODART. Pardon, pardon, mon cher, commençons par le commencement. Je demande un sans atout. VERTILLAC. Un sans atout avec ce jeu-là. Regardez, Commandant. BIRODART. C'est un jeu superbe. [Pendant la querelle, Brambourg est entré dans le salon. Sans bruit, il ferme le rideau qui sépare le salon de la salle à manger.] SCÈNE II JEANNE, BRAMBOURG. BRAMBOURG. Fermons la cage. Ils vont se dévorer. Affreux spectacle! [Il fait quelque pas vers Jeanne.] Ah! la rade de Toulon! Les lumières, les feux des bâtiments. Parions que vous trouvez ça très joli? JEANNE. Ce n'est pas votre avis? BRAMBOURG. Si, si, mais moi, devant ces grands spectacles, je suis moins intéressé par leur ensemble que par tel petit détail que je découvre tout à coup et que je découvre d'autant plus que j'imagine qu'il est à moi seul. Aussi jugez si je le déguste en gourmet. Par exemple, ce soir, je l'ai découvert tout de suite en entrant, mon petit détail, et il est particulièrement joli. [S'approchant encore de Jeanne qui regarde par le sabord et semble ne pas l'écouter.] Savez-vous, Madame, pourquoi cette grande mer a été créée, pourquoi cette énorme masse sombre pleine de lueurs?... Non? Tout simplement pour qu'un reflet bleu, si léger qu'il est à peine perceptible, frissonne ... sur la courbe blanche de votre épaule. [Geste de pudeur de Jeanne. Elle se lève et s'éloigne de lui.] JEANNE. Monsieur ... vous n'êtes pas au bridge?... BRAMBOURG. Pas encore. J'attends. Je ne me presse jamais. Pas seulement quand il s'agit de bridge, mais aussi des autres jeux, même le plus grand de tous: la vie. Oui, j'ai la fatuité de croire que mon tour viendra toujours et cela me donne une grande patience. Les rebuffades me font moins de mal. J'espère, j'attends ... Oui, c'est bien cela! j'attends. C'est délicieux de consoler. JEANNE. Consoler? BRAMBOURG. Consoler. JEANNE [changeant de ton]. Monsieur Brambourg, je vais vous faire un aveu: je suis très sotte. BRAMBOURG [se récriant]. Oh! JEANNE. Si, si. Je me connais bien, allez. Et la preuve, c'est que je ne vous comprends pas. Vous croyez avoir affaire à une Parisienne. J'ai été élevée à la campagne, puis j'ai vécu en province. Toutes les finesses m'échappent. Avec moi, il faut parler franchement, brutalement, sans réticences. BRAMBOURG. Encouragé comme je le suis ... JEANNE. Il est possible que je sois injuste. Il y a peut-être un malentendu entre nous. Dissipons-le une bonne fois, voulez-vous? BRAMBOURG. Vous me traitez en ennemi. JEANNE. J'ai tort. Asseyons-nous. [Elle s'assied devant le bureau.] Causons gentiment, comme des camarades. [Regard de Brambourg vers le rideau.] Oh! ils ne s'occupent pas de nous. [Riant.] Nous sommes bien seuls. Profitons-en. BRAMBOURG [s'asseyant de l'autre côté du bureau.] Je ne demande pas mieux. JEANNE. Et puis, plus d'images comme tout à l'heure. Vite la prose. BRAMBOURG. C'est mon avis. Où en étais-je? JEANNE. Je vais vous aider. Vous disiez en dernier lieu ... BRAMBOURG [riant]. Dans mon dernier poème? JEANNE [riant aussi]. Oh! oui ... Que votre sort est d'attendre ... BRAMBOURG. Je me rappelle. JEANNE. Attention! Vous m'avez promis des réponses très nettes. Attendre quoi? BRAMBOURG. Ma chance. JEANNE. Consoler qui? BRAMBOURG. Vous. JEANNE. Moi?.., Donc je suis malheureuse? BRAMBOURG. Il est bien entendu que nous sommes deux camarades? JEANNE. Oui, oui. BRAMBOURG. Eh bien! prouvez-le en avouant l'évidence. JEANNE. Pour l'instant, je n'avoue rien. J'écoute. Parlez. [Elle a les coudes sur la table, le menton dans les mains et regarde Brambourg bien en face.] BRAMBOURG. Allons, ne me prenez pas pour plus simple que je ne suis. Pardi! vous vous donnez le change à vous-même en vous répétant "c'est un officier de grande valeur". Évidemment ... c'est presque un grand homme ... D'accord! mais en amour, la vérité, la voilà toute crue, comme vous la désirez: votre mari a le double de votre âge. JEANNE. Même un peu plus. BRAMBOURG [encouragé]. Plus du double de votre âge. Alors, dans votre déconvenue, pourquoi rester si froide, si tranchante? Vous ne croyez donc pas au dévouement, à l'abnégation, à la folie? au respect aussi, oui, au respect. Qu'est-ce que je vous demande, moi, un peu de confiance, le droit de souffrir de vos déceptions, d'être ... votre ami ... qui vous aime ... JEANNE [se levant]. Enfin! BRAMBOURG. Si vous vouliez, je ... JEANNE. Cela suffit, Monsieur. C'est très clair, maintenant. Je puis vous répondre. Soyez tranquille, je ne ferai pas du drame de mauvais goût. Écoutez seulement ceci: J'aime mon mari, oui, je l'aime, et par contre ... je ne suis pas sûre d'éprouver pour vous une estime particulière. Si je ne suis pas extrêmement claire, dites-le. Je tiens avant tout à nous éviter à tous deux de nouvelles humiliations. BRAMBOURG. Mes compliments. Bien joué. J'ai été fait comme un gosse. JEANNE. Et puisque nous n'avons plus rien à nous dire, rien, jamais, excusez-moi. [Appelant par le rideau.] Monsieur d'Artelles? BRAMBOURG [se levant]. Pardi! [Jeanne se retourne vivement vers Brambourg. Corlaix entre, il les examine l'un après l'autre.] SCÈNE III Les Mêmes, CORLAIX, D'ARTELLES [entré à la suite de Corlaix] CORLAIX. Qu'y a-t-il, Jeanne? [Jeanne fait "non" de la tête.] JEANNE. Rien du tout. Monsieur d'Artelles, voulez-vous me conduire sur le pont. J'ai besoin d'air. [Sortent Jeanne et d'Artelles.] SCÈNE IV CORLAIX, BRAMBOURG [Un temps. Brambourg esquisse un départ vers le rideau. Corlaix l'appelle.] CORLAIX. Brambourg? BRAMBOURG. Commandant? CORLAIX [cherchant dans ses papiers, sur son bureau]. Au rapport, j'ai trouvé un motif de punition ... [Il trouve le rapport.] Voilà! [Il le parcourt.] Fichtre! comme vous y allez! Pourtant Dagorne est un bon sujet. Ah! vous savez les rédiger, vous, les motifs, les motifs qui font des petits. BRAMBOURG. Mon Dieu, Commandant ... CORLAIX. Mon Dieu, oui, un commandant qui punirait sans enquête, tarif d'une main, motif de l'autre ... ma foi, je crois bien que ce commandant flanquerait à ce pauvre diable trente jours de prison effective ... le maximum, vous ne croyez pas, vous? BRAMBOURG. Trente jours ... c'est beaucoup. CORLAIX. Disons même que c'est trop. En somme, quoi? Il a parlé à haute voix sur la passerelle, Dagorne? et c'est à peu près tout ... Parler sur la passerelle, ça mérite bien ... voyons, deux jours ... de police ... de police simple, s'entend! avec sursis. BRAMBOURG. Sursis? CORLAIX. J'en étais sûr? Vous trouvez maintenant que c'est peu, là ... Vous voyez bien que vous êtes féroce. BRAMBOURG. Mais je vous assure que non, Commandant ... je serais plutôt le contraire. CORLAIX. Fichtre!... Débonnaire alors? BRAMBOURG. Ma foi oui, je me vois assez comme ça. CORLAIX. Ça ne m'étonne pas. Je parie que les tigres s'estiment bons comme pain et les moutons méchants comme gale. BRAMBOURG. Il y a du pour et du contre, c'est selon. CORLAIX. Selon quoi? [Brambourg: geste.] CORLAIX. Dites-le donc. BRAMBOURG. Commandant, je ne me permettrais pas de discuter ... CORLAIX. Pourquoi cela? Mes cinq galons vous impressionnent. BRAMBOURG. Il y a un peu de cela. CORLAIX. Sapristi! mon cher, vous êtes marin comme moi, je suppose et vous vous inquiétez de galons?... Nous, marins, qui avons cet avantage inouï de jouir d'une discipline alerte et souriante, d'une bonne fille de discipline sans raideur et sans façon ... d'une discipline joyeuse, paternelle ... et forte tout de même ... et sûre ... nous qui jouissons de cela, nous n'allons pourtant pas y renoncer, hein? nous n'allons pourtant pas les jeter par-dessus bord ... ce serait moi foi trop bête! et puisque la mer nous permet de bavarder ici, vous et moi, d'égal à égal ... puisque vous avez le droit, puisque vous avez le devoir de me dire en face: "Je ne suis pas de votre avis, vous avez tort!" puisque vous devez me dire cela, sapristi! dites-le moi ... si vous le pensez. Voyons, mon ami, dites-le moi donc. BRAMBOURG. Dame. CORLAIX. Je vous en prie. BRAMBOURG. Eh bien, Commandant ... vous êtes, vous pour l'indulgence contre la sévérité, et vous avez raison, vous, parce que vous êtes, vous, un cas particulier. CORLAIX. C'est bien de l'honneur. Je me serais cru un cas tout à fait général. BRAMBOURG. Oh! Commandant! vous êtes excessivement modeste. Un officier comme vous ... CORLAIX. C'est entendu. Si cela vous est égal, passons aux officiers ... pas comme moi? BRAMBOURG [s'inclinant]. C'est justement à eux que je voulais en venir ... Je me trompe peut-être, mais j'imagine que ces officiers-là ne pourraient être comme vous ... pour l'indulgence contre la sévérité ... sans inconvénients majeurs. CORLAIX. Quels inconvénients? BRAMBOURG. Il n'en manque pas. CORLAIX. Par exemple! BRAMBOURG. C'est délicat. CORLAIX. Si vous craignez que je ne comprenne pas ... BRAMBOURG. Voyons, Commandant! CORLAIX. Vous hésitez tellement! BRAMBOURG. J'ai peur de m'expliquer très mal. CORLAIX. Vous avez pourtant la langue assez bien pendue. BRAMBOURG. Voyez! Commandant! vous êtes toujours pour l'indulgence. CORLAIX. Brambourg!... Voyons?... Elle a donc peur du clair de lune, votre idée de derrière la tête que vous n'osez la sortir. BRAMBOURG. Je n'ai aucune idée de derrière la tête et d'ailleurs rien n'est plus simple au fond. Si j'étais indulgent, moi, comme vous l'êtes, vous, mon indulgence courrait grand risque d'être prise pour de la faiblesse et peut-être pour de la complaisance. CORLAIX. Par qui? BRAMBOURG. Par tout le monde. CORLAIX. C'est beaucoup de monde! vos subordonnés ... vos supérieurs. BRAMBOURG. Tout le monde. [Silence. Il continue après avoir hésité.] Et sur terre comme sur mer ... Il y a naturellement des hommes privilégiés ... ceux dont le mérite ... CORLAIX. C'est entendu. Mais les autres hommes? BRAMBOURG. Les autres hommes? Dame, j'en sais qui ont voulu tenter l'aventure d'être bons ... d'être trop bons ... et qui s'en sont mal trouvés. Ils cherchaient à se faire aimer ... ils se font fait mépriser ...berner ... CORLAIX. Diable de diable!... A ce point?... BRAMBOURG. Commandant, vous vous moquez de moi ... Mais cette fois, vous avez tort ... Je pourrais citer des cas ... j'en sais de lamentables ... CORLAIX. Citez, mon cher, citez!... BRAMBOURG. A quoi bon, Commandant?... La liste est trop longue des hommes de coeur bafoués par la canaille ... CORLAIX. Ma foi! vous êtes trop jeune pour avoir souvent voyagé et tout de même vous êtes revenu de beaucoup de pays. BRAMBOURG. Oh! je n'ai pas besoin de quitter la France ... ni même Toulon ... Des soldats qui carottent leurs officiers?... des valets qui pillent leurs maîtres.?... des femmes qui trompent leurs maris?... que diable n'a pas vu cela partout et mille et dix mille fois! CORLAIX. C'est toujours instructif à rappeler ... quand c'est à propos. BRAMBOURG [qui poursuit]. Il n'y a pas si longtemps que je l'ai vu. CORLAIX. Où? BRAMBOURG. Dans ma propre famille. CORLAIX. Il vous est peut-être pénible de remuer ... BRAMBOURG. C'est une vieille histoire ... et d'ailleurs une histoire très laide!... l'histoire d'un de mes oncles que j'aimais beaucoup et qui était vraiment un brave homme ... un homme excellent ... non sans valeur ma foi ... il n'était plus jeune ... mais il était encore loin d'être vieux ... [Corlaix allume une cigarette et n'en offre pas à Brambourg.] Bref, un vilain jour ... oh! il y a longtemps de cela: j'avais dix ou douze ans, lui quarante ou cinquante, un vilain jour, la fantaisie le prit de se marier ... Il avait vécu seul jusqu'alors, mais sa solitude lui pesa tout à coup. Dieu sait pourquoi. Il crut très bien faire en épousant une femme jeune et jolie qui, d'ailleurs, lui témoignait, paraît-il, beaucoup d'amitié. CORLAIX. Ah! bah! il crut bien faire? BRAMBOURG. Il faut croire puisque ... mais la suite prouva qu'il avait mal fait! Je ne sais pas si je vous ai dit que mon oncle était un homme bon ... indulgent ... indulgent à l'excès. CORLAIX. Je l'avais deviné. BRAMBOURG. Sa femme n'était pas une mauvaise femme, mais c'était une femme jeune et jolie ... Vous voyez cela d'ici, une jeune et jolie femme au bras d'un mari trop bon ... trop indulgent ... et pour comble trop vieux ... Je veux dire trop vieux pour elle. CORLAIX. Tout est relatif en ce bas monde. BRAMBOURG. Donc, ma jeune et jolie tante n'avait pas épousé mon brave homme d'oncle depuis cinq minutes que tout chacun lui faisait la cour. CORLAIX. Il y a tant de goujats ... BRAMBOURG. D'accord. Et c'est au mari de veiller. Et mon oncle n'y veilla point ... n'y veilla jamais. Il y a des aveugles de naissance et des aveugles par accident. Mon brave homme d'oncle était aveugle par vocation. CORLAIX. Monsieur votre oncle m'intéresse mystérieusement. Sa jeune et jolie femme, Madame votre tante ... que fit-elle, en fin de compte de sa vieille bête de mari? BRAMBOURG. Elle le respecta trois ou quatre semaines ... elle lui fut fidèle trois ou quatre mois ... et puis ... CORLAIX. Et puis? BRAMBOURG. Et puis elle le berna ... je veux dire qu'elle prit un amant. CORLAIX. J'avais compris. BRAMBOURG. Un garçon charmant, d'ailleurs ... jeune et joli comme elle-même. Mon oncle l'adorait et je jurait que par lui. CORLAIX. Tiens, tiens, tiens, tiens! BRAMBOURG. Mon oncle sut bientôt à quoi s'en tenir. CORLAIX. Vous m'étonnez. Je me suis laissé dire que les maris trompés ne savent jamais ... BRAMBOURG. Mon oncle avait des amis qui ne voulurent pas être complices. CORLAIX. Vous m'en direz tant. BRAMBOURG. Bref, il fut averti ... oh! discrètement ... la puce à l'oreille ... Mais il n'y a que le premier soupçon qui coûte. CORLAIX [entre ses dents]. Vous croyez? BRAMBOURG. Mon oncle, bon gré mal gré, sut par conséquent tout ce qu'il devait savoir. Mais il était aveugle par vocation, et il avait trop aimé sa femme innocente ... il continua à l'aimer coupable ... Elle, inquiète d'abord ... puis étonnée ... puis vexée ... humiliée, puis méprisante ... eut tôt fait de s'enfuir avec son amant quelques six semaines plus tard ... et en claquant les portes ... Pour avoir été un mari trop débonnaire ... le pauvre homme perdit ainsi d'un coup honneur et bonheur. Il mourut deux ou trois ans plus tard. CORLAIX. Tant mieux pour lui. Et je l'en félicite. [Silence.] A propos, l'histoire est terminée? BRAMBOURG. Mais oui. CORLAIX. Vous ne vous rappelez pas d'autres détails?... Par exemple, sur ces excellents amis de Monsieur votre oncle ... ces admirables amis ... qui ne voulurent pas être complices?... BRAMBOURG. Ma foi, je vous avoue ... CORLAIX. Dommage! je m'y intéressais, moi, à ces amis ... à ces bons amis, honnêtes gens ... sincères ... l'histoire est vraiment finie? Brambourg, vous êtes bien de service, ce soir? BRAMBOURG. Mais oui, Commandant, je suis de garde. CORLAIX. En ce cas, faites-moi donc le plaisir d'aller donner un coup d'oeil personnel ... vérifier qu'un homme est réellement éveillé dans chaque armement ... faire une ronde dans tout le bâtiment ... de l'avant à l'arrière comme c'est votre devoir et ne revenez qu'après avoir bien vérifié que tout est à poste et en ordre. BRAMBOURG. Très bien, Commandant! [Il sort, Corlaix hausse les épaules et jette sa cigarette. Un temps.] SCÈNE V CORLAIX, JEANNE, D'ARTELLES, DAGORNE, puis VERTILLAC, RABEUF, BIRODART, FERGASSOU. JEANNE. Fred, un T.S.F. DAGORNE [sur le seuil de la porte]. La télégraphie sans fil vient de recevoir ça, Commandant. CORLAIX. Merci, Dagorne. [Dagorne salue et sort.] JEANNE. Lisez vite. C'est peut-être une bonne nouvelle ... Pourquoi me regardez-vous ainsi, Fred? CORLAIX. Parce que vos yeux me font du bien. Ah! ils ne sont pas chiffrés, eux! Pas besoin de dictionnaire. Seulement que de choses ils n'ont pas encore vues ces yeux-là!... Toutes ces vilaines bêtes sournoises qui traînent autour de nous. Comme ils regardent franc et clair! Jeanne, gardez-moi toujours ces yeux-là! ce sont mes meilleurs amis. Au travail! [Aussitôt entré d'Artelles est allé derrière le rideau porter la nouvelle de la dépêche. Vertillac entre suivi des autres officiers. L'un d'eux ouvrira complètement le rideau.] FERGASSOU. Une dépêche, Commandant? RABEUF. Une dépêche! diable! CORLAIX. Vertillac, le D.C.C. s'il vous plaît. [Il s'installe devant son bureau et commence le déchiffrage. Fergassou lit par-dessus son épaule. Les autres officiers groupés à l'écart attendent le résultat. Jeanne cause avec d'Artelles à l'autre bout de la scène.] FERGASSOU. Ah! de cette guerre tout de même! JEANNE. Est-ce un long déchiffrage? D'ARTELLES. Non, Madame, le commandant est très habile. JEANNE. Eh bien, Fred, où en êtes-vous? FERGASSOU. Oh! c'est très intéressant. [Il lit pardessus l'épaule de Corlaix.] Marine Paris à vice-amiral _Austerlitz_ pour contre-amiral _Fontenoy_ et capitaine de vaisseau _Alma_. JEANNE. Après? FERGASSOU. C'est tout pour l'instant. Le reste est encore dans l'oeuf. JEANNE. C'est interminable! FERGASSOU. Hé! hé! il faut le temps. JEANNE. Au moins, vous, Monsieur d'Artelles, vous êtes gentil, vous ne croyez pas à la guerre. D'ARTELLES. Dites, pour être plus exacte que je n'ose pas l'espérer. JEANNE. Ne parlez pas ainsi. D'ARTELLES. Si je parlais autrement, vous me mépriseriez. Alors, j'aime mieux dire la vérité. C'est que vous êtes une Française, Madame, et vous verrez que les Françaises seront plus héroïques encore que ces Lacédémoniennes si vantées, qui faisaient des mots historiques au départ des guerriers ... vous verrez ... vous verrez ... Elles embrasseront tout simplement leur mari, leurs frères ... et elles se tairont ... Ce sera beaucoup plus beau. [Pendant ce colloque, sur un signe de Fergassou, tous les officiers se sont groupés derrière Corlaix pour suivre le déchiffrage avec anxiété. Maintenant le déchiffrage est fini. Sensation. Les visages des jeunes rayonnent. Les vieux sont plus graves. Corlaix fait signe de se taire en montrant Jeanne.] JEANNE. C'est fini!... Eh bien, Fred? CORLAIX. Oh! dépêche banale ... [Il lit.] Marine ... Paris.., etc ... Dispositions prévues par précédents télégrammes numéros 457 et 462 désormais sans objet aucun navire ne devant se rendre à Bizerte jusqu'à nouvel ordre; faites immédiatement éteindre ses feux au croiseur _Alma_ et rentrez dans le service normal. Transmettez. Accusez réception. JEANNE. Mais c'est le contre-ordre exprès, cela?... Vous ne partez plus. L'_Alma_ reste à Toulon. Alors, c'est la paix? Évidemment, puisque vous ne partez plus. Eh bien, Fred, vous ne dites rien? CORLAIX. C'est le contre-ordre, en effet. JEANNE. Donc, la paix? CORLAIX [brève hésitation]. Heu ... vous l'avez dit. JEANNE. La paix!... [Courant dans une grande joie, vers le fond.] Alice! Alice!... où est-elle encore?... Elle est insupportable! Alice, c'est la paix. [Elle sort en coup de vent dans la coulisse.] C'est la paix!... [Tous suivent sa sortie des yeux. D'Artelles ferme la porte derrière elle, attend qu'elle se soit éloignée, puis se retourne brusquement.] D'ARTELLES. Messieurs, tous ensemble ... hip! hip! hip! TOUS. Hurrah! SCÈNE VI Les Mêmes, moins JEANNE. [Grande joie. On se donne des grandes tapes sur les épaules. On se serre les mains. On rit sans motif.] CORLAIX. Doucement, Messieurs, ce n'est encore qu'une espérance. FERGASSOU. Basée sur un fait. CORLAIX. Je le reconnais. BIRODART. Si on nous garde à Toulon ... VERTILLAC. C'est qu'on a besoin de nous. D'ARTELLES. On veut que la division des croiseurs rapides soit au complet. VERTILLAC. Ce que mes canons seraient contents s'ils savaient ça! CORLAIX [à Vertillac]. J'y pense, ça ne doit pas vous aller plus qu'il ne faut, à vous? VERTILLAC. Pourquoi donc? CORLAIX. Parce que Madame Vertillac vient d'accoucher ... parce que vous n'avez pas encore vu votre enfant!... Partir pour la guerre dans des conditions pareilles, on a vraiment le droit de manquer un peu de ... VERTILLAC. Commandant, je ne suis probablement pas le seul parmi les officiers de France et je serais certainement le seul à ne pas tirer l'épée avec enthousiasme. CORLAIX [lui serre la main]. Excusez-moi, mon cher, je n'en ai jamais douté. Je savais que vous diriez cela, mais j'ai voulu me payer la petite joie de vous l'entendre dire ... Tout de même vous n'en êtes pas moins papa ... inquiet de personne chez vous? La santé? VERTILLAC. Mille fois merci, Commandant. La maisonnée se porte comme le Pont-Neuf. CORLAIX. Bravo! vrai, ça me fait plaisir! Mon cher, faites-moi l'amitié de venir déjeuner demain à ma table; nous décoifferons une bouteille à la santé du nouveau-né. VERTILLAC. De tout mon coeur, Commandant. CORLAIX. Ma femme, Messieurs, cachez-lui votre joie pour ne pas gâter la sienne. SCÈNE VII Les Mêmes, JEANNE. JEANNE. Je suis contente, mais contente! CORLAIX. Birodart, mon vieux ... faites éteindre les feux, voulez-vous? BIRODART. A vos ordres, Commandant! [Il se sauve.] VERTILLAC. Commandant, voulez-vous m'excuser? Un ordre oublié ... [Il le suit.] RABEUF. Moi aussi ... Plusieurs ordres!... [Il sort.] FERGASSOU. Et alors? Ils foutent tous le camp? Commandant! c'est colossal! Tenez! Laissez faire: je vais leur dire ce que je pense d'eux! [Il sort également.] [Toutes ces répliques et toutes ces sorties en même temps et très vite dans une gaieté fébrile.] JEANNE [éclatant de rire]. Mais ils sont fous! Tout le croiseur est devenu subitement fou. Pourquoi se sauvent-ils? CORLAIX. Je suis le seul qui aie le bonheur d'avoir ma femme à mes côtés, ce soir ... Ils sont allés écrire, n'en doutez pas et attendez-vous à être chargée d'une infinité de lettres tout à l'heure. [Il sonne.] Ça devient contagieux! Personne à la timonerie! Il faut pourtant faire armer le canot à vapeur. D'ARTELLES. Commandant ... CORLAIX. Non, mon cher, inutile ... j'ai aussi d'autres ordres à donner. [Il sort.] SCÈNE VIII JEANNE, D'ARTELLES. JEANNE. C'est vrai, il faut partir. [Elle cherche son manteau.] Heureusement que vous me restez fidèle, sans cela je ne trouverais jamais mon manteau. D'ARTELLES [qui trouve le manteau à l'autre bout de la pièce, éclatant de rire.] Le voilà, vous ne brûliez guère. JEANNE. J'aurais pu chercher longtemps. [D'Artelles l'aide à enfiler son manteau.] Allons bon! et la manche maintenant! j'ai retrouvé mon manteau, mais j'ai perdu la manche. Cela peut-il vous rendre stupide une grande joie. D'ARTELLES. Oh! oui. JEANNE. Comment oui? Tu n'es pas joyeux, toi? D'ARTELLES. Par exemple! JEANNE. Mais puisque c'est la paix! D'ARTELLES. Ah! en effet. [Joyeusement, malgré lui.] Je ne pensais plus à ça!... JEANNE. Pourquoi ris-tu? D'ARTELLES. Je ne ris pas. JEANNE. Ah! eh bien, moi je ne ris plus. D'ARTELLES. Tant pis pour moi. C'était si charmant, si communicatif ... Je riais comme un idiot. Pourquoi me demandes-tu?... Hé! mon Dieu, parce que, parce que je suis jeune, parce que tu as une robe adorable, parce que tu es délicieusement jolie ... Voilà! Tu me regardes? JEANNE. Je ne te reconnais pas. Et tous ces officiers non plus. D'ARTELLES. Chut! ils écrivent. Ne les dérange pas. Ce sont des enragés. Tu sais que la marine est notre plus grande école de littérature! JEANNE [qui n'écoute pas]. Cette dépêche ... qu'est-ce qu'elle signifiait au juste? D'ARTELLES. Hé! le commandant te l'a bien dit! JEANNE [même jeu]. La paix peut-elle rendre si joyeux des officiers français? D'ARTELLES [très sérieux, maintenant]. Ne les calomnie pas. Tu en aurais vu bien d'autres si la dépêche avait apporté une meilleure nouvelle. J'en sais quelque chose. Mon père était à Saint-Cyr quand la guerre de 70 éclata. Il m'a raconté souvent ... Ah! je te jure que ce fut une belle fête. Toute la promotion en même temps recevait le grade de sous-lieutenant. Sous-lieutenants tout à coup en pleine bataille!... des gamins de vingt ans, songe donc!... La grande veine, quoi! Tu ne peux pas t'imaginer comme ils hurlaient de joie. Immédiatement sans qu'on n'ait jamais pu savoir qui en avait eu l'idée le premier, ils firent un beau serment de gosses et de Français. Un serment absurde, mais si beau ... Celui de charger leur première charge en gants blancs et le casoar au képi. Toute la journée ce fut un délire indescriptible. C'était à qui aurait le premier son galon cousu sur sa manche. Songes-y! un galon qui vous donne le droit de s'exposer plus que les autres! On se bousculait, on se battait déjà. On parlait sans entendre les réponses. Les petites lingères de l'école ne savaient où donner de la tête. Elles cousaient, elles cousaient des galons sans relâche, et le soir, chacune d'elles comptait plusieurs centaines de francs dans sa poche et plusieurs centaines de baisers à son cou. Des pourboires tout ça! Ah! comme ça sonnait clair! la belle musique! les secrets les mieux gardés jusqu'alors on ne peut plus les tenir. [Prenant les mains de Jeanne.] On est ivre, on est fou! JEANNE. Georges! D'ARTELLES. Pardonne-moi ... J'ai perdu la tête ... Je m'étais juré de ne rien changer aux choses. Tu ne t'étais pas aperçue ... JEANNE. C'est la guerre. [Passant la main sur le front de d'Artelles et le regardant avec une infinie pitié.] La guerre! et tu vas partir ... LA VOIX DE DAGORNE [par l'entrebâillement de la porte]. La canot à vapeur est paré. [La porte se referme. Jeanne et d'Artelles se sont séparés.] JEANNE. Moi aussi, il faut que je parte et peut-être que jamais ... [Elle n'a pas le courage d'achever.] D'ARTELLES. Non! cela serait une trop grande injustice! Tu ne peux pas t'en aller ainsi!... Tiens, je t'en supplie ... Il est dix heures: à onze heures, le canot à vapeur doit retourner à terre pour le service ... c'est moi qui l'expédierai, personne ne sera là ... donne-moi cette heure-là, cette toute petite heure ... Ne dis pas non! JEANNE. Tu sais bien que c'est une chose impossible. D'ARTELLES. Mais non! sous la capote du canot qui peut voir s'il y a une femme ou deux? Ne dis pas non tout de suite. Une ruse quelconque ... un objet oublié, par exemple ... Tout le monde court à sa recherche ... Tu restes seule sur le pont. Libre! JEANNE. Assez! D'ARTELLES. Ma chambre est juste en face de l'échelle du panneau des officiers. D'ailleurs, tu connais le croiseur ... Je t'en supplie, si j'ai mérité un beau souvenir, fais qu'il n'y ait qu'une femme tout à l'heure, sous la capote du canot, et cela est facile avec la complicité de ta soeur. Dans une heure, tu repartiras sans que personne t'ai vue. Songe que peut-être jamais ... JEANNE. Oh! tais-toi! SCÈNE IX Les Mêmes, ALICE, puis FERGASSOU. ALICE [un paquet de lettres à la main]. Onze lettres! je suis le vaguemestre de l'_Alma_, le croiseur le plus écrivassier de France. [A Jeanne.] Tu es prête? Tout le monde attend à la coupée. [Elle s'habille.] FERGASSOU [entrant, une lettre à la main]. Mademoiselle Perlet est ici?... Eh! oui donc! c'est vous qui vous chargez de la corvée? ALICE [prenant la lettre]. La douzaine! A la bonne heure! FERGASSOU. Voilà comme nous sommes. Surtout ne lisez pas les adresses, vous en apprendriez des choses! ALICE. Soyez tranquille! en route. [Jeanne toute indécise, très émue, échange un long regard avec d'Artelles, puis elle laisse tomber son sac dans une potiche sur la cheminée.] JEANNE [à Alice]. Viens. ALICE [qui a vu le jeu de scène]. Ton sac? JEANNE [bas]. Laisse, laisse. Tais-toi. Il faut que je te parle. [A Fergassou]. Au revoir. Commandant. FERGASSOU. Mais ... JEANNE. Non, non, je vous en prie, ne bougez pas. Je veux que vous restiez ici. FERGASSOU. A vos ordres, Madame. JEANNE [à d'Artelles]. Monsieur ... [D'Artelles s'incline.] ALICE [qui suit Jeanne, bas]. Eh bien? JEANNE [bas]. Viens, ma grande ... [Elles sortent.] SCÈNE X D'ARTELLES, FERGASSOU, puis BIRODART, puis VERTILLAC, puis RABEUF, puis CORLAIX. FERGASSOU. Savez-vous pourquoi elles complotent comme ça, ces petites femmes! Hé! pardi, c'est pour faire les adieux au mari sans qu'il y ait un public de tous les diables! D'ARTELLES [inquiet]. Ils sont tous là-haut? FERGASSOU. Évidemment. Ils n'ont pas de tact. Les femmes, voyez-vous [d'Artelles qui ne l'écoute pas, prête l'oreille aux bruits du dehors. Fergassou le prend par le bouton de sa veste]. Conférence, petite conférence. Nos femmes de France, voyez-vous, elles n'ont pas leurs pareilles; j'en ai connu de toutes les couleurs et de tous les sexes: de ces Congolaises qui vous donnent la chair de poule, comme les nuits sans étoiles, de ces Kabyles avec des seins comme des piquants qu'on a envie d'y accrocher son chapeau, de ces petites mécaniques de Japonaises toutes en cire et même des Laponnes qui semblent des chiens bassets trottant sur leurs pattes de derrière ... Eh! bien, savez-vous quelle est celle qui m'a encore le mieux trompé? Mon cher, c'est une Auvergnate. Chaque fois qu'elle m'avait fait bien cocu,--je ne sais pas si je me fais comprendre,--mais là, bien comme il faut, elle s'arrangeait de telle façon que c'était encore moi, benêt qui devais la consoler. Ah! nos femmes de France! Bon Diou! BIRODART [entrant]. Madame de Corlaix a laissé son sac quelque part, vous ne l'avez pas vu, d'Artelles? D'ARTELLES. Non. VERTILLAC [entrant]. Le sac doit être sous les coussins du divan. Madame Corlaix croit se rappeler. [Les coussins sont retournés.] RABEUF [entrant]. Non, pas sous les coussins, par terre, sous les tapis du bridge. FERGASSOU [qui regarde]. Pas plus là que là-bas. CORLAIX [entrant]. Ne cherchez pas. Le sac est dans une vraie cachette. La potiche qui est près de vous, Vertillac. [Vertillac retourne la potiche, le sac tombe.] Je vous demande pardon. [Vertillac sort emportant le sac. Corlaix va regarder par le sabord.] FERGASSOU. En voilà une affaire de sac. RABEUF. Tout est bien qui finit bien. CORLAIX. Le canot à vapeur nous passe à poupe, n'est-ce pas? BIRODART. Oui, Commandant. VERTILLAC [entrant]. Voici le sac. Je suis arrivé trop tard. CORLAIX [par le sabord]. Bonsoir, Alice ... Bonsoir Jeanne ... VOIX [au loin]. Bonsoir, bonsoir. CORLAIX. Messieurs, je ne veux pas vous retenir, il est tard et peut-être que demain ... FERGASSOU. Bonne nuit, Commandant, et merci. [Corlaix distribue des poignées de main sans quitter le canot des yeux. Quand c'est le tour de d'Artelles]: CORLAIX. D'Artelles, mon petit, vous a-t-on parlé de ce chronomètre C que vous devez porter demain matin à 5 h. 30 à l'Observation? D'ARTELLES. Non, Commandant. CORLAIX. Ce ne sera pas très long. Vous n'avez pas trop sommeil? D'ARTELLES. Je suis à vos ordres. [Sortent Fergassou, Rabeuf, Vertillac, Birodart.] SCÈNE XI CORLAIX, D'ARTELLES. CORLAIX [Il va vers sa table à écrire, ouvre un tiroir et en sort plusieurs petits cahiers]. Mon cher ami, j'ai donné un coup d'oeil ces jours derniers aux carnets individuels de vos chronomètres, le chronomètre C est un animal bien extraordinaire ... J'ai préparé une petite note pour le directeur de l'Observatoire ... [Il la cherche, la trouve, la remet à d'Artelles.] Ah! la voilà ... je voulais la revoir avec vous, mais il est vraiment trop tard, emportez et demain dans votre canot de cinq heures trente, vous aurez tout le temps d'ici au quai de l'Horloge d'étudier la question. D'ARTELLES [qui a pris la note et les calepins]. Très bien, Commandant. CORLAIX. Ni-i, ni, c'est fini. Je ne vous retiens plus. [La cloche du bord pique dix heures et demie.] Dites donc, j'y pense? ce n'est pas ce diable de chronomètre qui vous a retenu à bord, j'espère? D'ARTELLES. Mon Dieu ... CORLAIX. Sapristi, d'Artelles! d'Artelles, mon cher, vous me faites de la peine!... Il faut du zèle, mais pas trop n'en faut! C'est très mal porté d'être un officier irréprochable. D'ARTELLES. Commandant! CORLAIX. Croyez-moi.., à vingt-quatre ans, on a mieux à faire dans la vie que de porter soi-même des chronomètres à l'Observatoire ... D'ARTELLES [riant]. Commandant, vous avez dû préparer l'École navale à Jersey.., faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais. CORLAIX. _Mea culpa, confiteor_! J'ai porté des chronomètres, beaucoup de chronomètres! mais ce n'est pas ce que j'ai fait de mieux ... Ne m'imitez pas en cela, ni d'ailleurs en autre chose. D'ARTELLES. Commandant, on peut imiter plus mal ... CORLAIX. A cause?... Ah! à cause de ça! [Il montre les galons de sa manche.] Au fait, c'est vrai, je suis capitaine de vaisseau depuis quatre ans déjà ... j'ai la tomate ... je commande un croiseur dernier cri ... D'ARTELLES. Et on parle de vous pour les étoiles. CORLAIX. Les étoiles, d'Artelles! les étoiles à un petit jeune homme d'à peine cinquante ans! s'il n'est pas content le petit jeune homme! Tout de même pensez à ceci que je vais vous dire ... et dont vous goûterez plus tard, vous-même, l'amertume ... "On peut très bien être tout ensemble, le plus jeune des amiraux et le plus malheureux des malheureux bougres ..." Sur ce, je ne vous retiens plus. Allez dormir! et faites de beaux rêves, tous brodés d'or, galonnés, décorés, empanachés ... D'ARTELLES. Merci, Commandant, mais c'est à vos broderies, à vous et à vos étoiles que je vais rêver. CORLAIX. Vous êtes un gentil garçon, d'Artelles, et je vous aime bien, mais ... D'ARTELLES. Commandant, c'est vous qui êtes trop bon. Il faudrait un drôle d'officier pour ne pas souhaiter qu'un chef tel que vous ne fût pas le plus tôt possible à la tête de l'escadre. CORLAIX. Dieu vous le rende! Mais si vous tenez absolument à me souhaiter quelque chose, ne me souhaitez pas trois étoiles d'argent dont je n'ai que faire, et souhaitez-moi six planches de sapin dont j'ai fort envie. D'ARTELLES [deux pas en arrière]. Commandant?... J'ai mal entendu?... Vous n'avez pas dit ... CORLAIX. J'ai dit que j'ai la nostalgie de mon caveau de famille ... D'ARTELLES. Mais, Commandant, c'est abominable, vous n'en avez pas le droit. CORLAIX. Je n'ai peut-être pas le droit de me tuer ... mais il n'en est pas question, il est question d'une bonne fièvre secourable ou d'un bon petit choléra compatissant. D'ARTELLES. Mais c'est affreux, Commandant! vous n'êtes pas seul. CORLAIX. Vous trouvez? D'ARTELLES. Comment, si je trouve?... CORLAIX. C'est juste, je suis marié ... donc, je ne suis pas seul au monde, rien de plus logique. Dites-moi un peu, d'Artelles, quel âge me donnez-vous? D'ARTELLES. _Doctum cum libro!_ L'annuaire vous donne cinquante ans, Commandant. CORLAIX. Et quel âge donnez-vous à ma femme? D'ARTELLES. Pour Madame de Corlaix ... CORLAIX. Elle a vingt-trois ans ... cinquante moins vingt-trois égale vingt-sept. Vingt-sept à l'écart ... une bagatelle, hein? Vous trouvez toujours que je ne suis pas seul au monde, d'Artelles? D'ARTELLES. Commandant! CORLAIX. Eh bien, moi, je trouve que je le suis. Je le suis épouvantablement, d'Artelles ... je le suis à crier ... je le suis à crever, seul, tout seul ... [Il s'arrête devant d'Artelles, les bras croisés.] Vous croyez que c'est une vie, ma vie? c'est un cauchemar! Quelquefois je me pince le bras pour essayer de me réveiller; d'autres fois, je m'arrête dans la rue et j'écoute stupéfait d'avoir entendu quelque chose qui bat dans ma poitrine ... J'ai un coeur! moi! Pourquoi faire? qui m'a donné cela? Le bon Dieu? Allons donc! il n'est tout de même pas si bête le bon Dieu! [Silence prolongé, d'Artelles regarde Corlaix avec une stupeur et une anxiété immenses. Corlaix s'est repris à marcher de long en large, il se calme peu à peu.) Mon pauvre petit, vous voilà tout bouleversé. Aussi, quelle brute je fais! Il faut que je vienne vous infliger cela, moi: la grande tirade, le déballage d'âme, le coeur tout nu!... Allons la paix!... et surtout n'allez pas me plaindre car si je suis malheureux, je suis coupable aussi et davantage. Quand je me suis marié, il y a deux ans, ma femme n'était pas encore majeure ... et moi! ah! ce que j'ai fait là, ma faute, mon crime ... il n'y a pas de châtiment qui m'en lavera jamais! Pensez donc, ce n'est pas quarante-huit ans que j'avais, les années vécues sur la mer comptent double, tant de choses qui nous vieillissent ... les nuits de passerelle ... les coups de vent ... les glaces ... le soleil ... quarante-huit ans, moi? j'en avais soixante! D'ARTELLES. Commandant, Commandant! quelle exagération. Et d'abord on ne se marie pas de force. Madame de Corlaix a dit "oui". CORLAIX. Est-ce qu'une jeune fille sait ce qu'elle dit. D'ARTELLES. Peut-être pas absolument, mais ... CORLAIX. Allons donc!... [Il s'arrête de nouveau en face de l'enseigne.] Du diable si je sais par exemple pourquoi je vous raconte tout cela que je n'ai jamais raconté à âme qui vive!... Oui, pourquoi, pourquoi, pourquoi? Évidemment, vous me plaisez ..., évidemment, si j'avais un fils j'aimerais qu'il fût ce que vous êtes. Que mon supplice vous serve d'exemple. Mon ami, ma femme avait dix ans quand elle perdit son père ..., elle l'avait beaucoup aimé ... elle le regrettait encore après dix autres années et c'est alors que je l'ai rencontrée. D'Artelles, elle était tellement naïve qu'elle mit sa main dans la mienne croyant qu'un mari ... un mari de mon âge était un second père ... et voilà tout!... un père de rechange qui allait remplacer le premier! Parfaitement, elle se figurait cela et rien d'autre ... rien de plus, rien de moins. Et elle eut raison de se le figurer: peu à peu, je suis devenu le père de ma femme, d'Artelles ... son papa, son vieux papa ... rien de plus, rien de moins. C'est gentil n'est-ce pas? D'ARTELLES. Commandant, je vous ... CORLAIX. Je n'ai pas fini, attendez. Vous ne savez pas encore le plus beau; ma femme m'aime donc comme une fille aime son père. Eh bien, figurez-vous que moi, je suis assez idiot pour l'aimer autrement; comprenez-vous? Je l'aime comme un amant ..., je l'aime d'amour! d'amour!... Mais riez donc, sacrebleu! c'est à se tordre! D'ARTELLES [Il a reculé peu à peu jusqu'à la porte]. Commandant, je vous en supplie! Pour votre honneur et pour le mien, je n'ai pas le droit d'entendre. CORLAIX [qui n'écoute pas]. Un martyre? Oui, quelque chose comme cela, un martyre, un martyre de toutes les heures ... Un martyre de toutes les minutes ... J'étouffe et je suffoque ... J'aime ma femme ... [Il rit.] D'ARTELLES [il est dans le chambranle]. Commandant, taisez-vous, taisez-vous! CORLAIX. Et c'est une impasse ... Pas d'issue ... Pas même un trou dans le mur ... Rien. Si, quelque chose tout de même ... Les six planches ... les six planches ... Mais alors ... Vite ... Vite ... RIDEAU. * * * * * DIEUXIÈME ACTE [La scène représente la chambre de d'Artelles. A gauche, le lit. Au fond, un hublot caché par un rideau. Au lever du rideau, Jeanne et d'Artelles sont assis côte à côte.] SCÈNE PREMIÈRE JEANNE, D'ARTELLES. D'ARTELLES. Ah! bah! JEANNE. C'est comme je vous le dis, Monsieur! D'ARTELLES. Allons donc! JEANNE. Comme je vous le dis! D'ARTELLES [haussant les épaules]. Menteuse! JEANNE. Comment as-tu dit?... Menteuse? Viens demander pardon tout de suite! D'ARTELLES. Demander pardon, moi? jamais de la vie! D'abord on n'a jamais demandé pardon à une heure pareille ... JEANNE. A une heure pareille? dirait-on pas qu'il est ... D'ARTELLES [regardant l'heure]. Il est plus que ça ... JEANNE. Allons! D'ARTELLES. Il est trois heures cinquante-cinq minutes douze secondes. JEANNE. Menteur! D'ARTELLES. Chut! je t'en supplie ... la maison est en acier, mon chéri ... acier, papier. Si le type d'à côté ne dort pas sur ses deux oreilles, il entend la moitié de ce que tu dis. JEANNE [bas]. Menteur! D'ARTELLES. Menteur? Oh! que c'est laid de dire des sottises aux gens. Ma petite fille, on ne vous a pas élevée, on vous a nourrie. Alors, pour croire il te faut voir, à présent? Très bien! vois! JEANNE. Quoi? quatre heures? Est-ce que tu es fou! Quatre heures. Alors! Comment est-ce que je vais m'en aller d'ici, moi? D'ARTELLES. Te frappe pas, mon chéri! Il y en a des canots, le matin. Il y en a un à six heures. JEANNE. Pour les femmes! D'ARTELLES. Pour les femmes habillées intelligemment. Je te prêterai une redingote. Personne n'y verra que du feu. JEANNE. Il pousse du bord à six heures, ton canot? D'ARTELLES. Oui. On nous préviendra. Dame, il y aura un moment délicat. JEANNE. Oui? D'ARTELLES. Le moment du départ. Suppose que l'officier de quart soit à la coupée. JEANNE. Eh bien, tu te débrouilleras. Il y avait cinq officiers à la coupée, hier, et je me suis débrouillée tout de même ... tu n'auras qu'à perdre ton sac, toi aussi. D'ARTELLES. Bien sûr! Dire que je n'y pensais pas. JEANNE. Tu ne penses jamais à rien ... [Clarté bleue assez vive, très douce.] D'ARTELLES [exclamation de surprise]. Ah! bah! le circuit bleu! JEANNE [qui s'étire]. Ça fait très jolie, le circuit bleu. D'ARTELLES. Ça fait très joli, mais ça fait extraordinaire ... Oh! extraordinaire ... somme toute pas tant que ça, ils auront encore cassé quelque chose dans le circuit normal ... Bande de chaloupiats ... Dis donc, et ta grande soeur, Mademoiselle Alice, Alice la très chaste ... quelle tête va-t-elle te faire tout à l'heure quand tu rentreras? JEANNE. Tu te figures que je lui permets de me aire des têtes?... elle est mieux élevée que ça. D'ARTELLES. Mes compliments. Alors, elle ne bavardera pas, tu en es sûre ... mais là, sûre, ce qui s'appelle sûre? JEANNE. Dix fois plutôt qu'une. On lui couperait les quatre membres avant de lui arracher un mot. D'ARTELLES. Mon chéri, il faut que je te dise ... JEANNE. Quoi? D'ARTELLES. l y a longtemps que je voulais te dire ça ... parce que je t'aime ... parce que je t'aime de toutes mes forces et de toute ma pensée ... parce que ça doit tout partager, tout! une maîtresse et un amant ... Nous avons le droit de nous aimer, parce que nous sommes tous deux jeunes, parce que la jeunesse appelle la jeunesse, et parce qu'un homme qui a l'âge de ton mari ne peut ni ne doit faire figure d'amant auprès d'une femme qui pourrait être sa fille. Mais vois-tu, ma toute aimée, l'amour, ça s'envole aussi vite que s'envole notre jeunesse ... Encore quelques printemps, encore quelques automnes, et ton bras ne frissonnera plus dans ma main ... et je ne sentirai plus battre ton poignet ... Quelques étés, quelques hivers ... et je ne serai plus pour toi qu'un souvenir ... mon grand amour ... mon premier, mon vrai premier amour ... je voudrais ... oh! je voudrais tellement que ce souvenir ... le souvenir que tu garderas de moi ... de nous, de notre tendresse ... te soit toujours très doux, très consolant, très pur ... toujours, toujours ... jusqu'à la tombe et plus loin que la tombe ... s'il y a quelque chose plus loin ... je voudrais tellement, Jeanne!... Alors, écoute, écoute bien ... Il faut que je te dise: hier au soir, tu m'attendais ici, je n'ai pas pu te rejoindre tout de suite, ton mari me retenait ... pour cette affaire de chronomètre, je te l'ai dit ... ce que je ne t'ai pas dit, c'est qu'il ma retenu pour autre chose aussi ... JEANNE. Pourquoi? D'ARTELLES. Il m'a retenu ... Tiens ... regarde, mon amour, voilà que je tremble encore rien que d'y penser!... regarde!... c'était affreux, affreux ... Il m'a retenu parce qu'il était à bout de forces et de courage ... parce qu'il n'en pouvait plus, parce qu'il avait besoin de crier. Mon chéri, je ne sais pas comment j'ai le courage de te dire cela, mais ... ton mari ... il t'aime! JEANNE. Naturellement qu'il m'aime. D'ARTELLES. Tu ne comprends pas, il t'aime ... il t'aime comme moi ... il t'aime d'amour ... [Silence.] d'amour ... comme moi ... Oh! moins passionnément parce que je suis jeune et que mon coeur brûle ... moins passionnément, certes, mais plus profondément peut-être parce qu'il est vieux et qu'il souffre. JEANNE. Il souffre? D'ARTELLES. Le martyre ... je l'ai vu pleurer! Oh! tout de même, il a beau t'aimer, je t'aime mieux!... je t'aime mieux parce que tu te laisses aimer ... Non, non, non, il ne t'aime pas comme moi, mais il t'aime mieux que tous les autres, mille fois mieux ... et veux-tu me promettre ... veux-tu? JEANNE. Promettre quoi? D'ARTELLES. Je vais te dire, mais promets d'abord. JEANNE. Eh bien, je promets, qu'est-ce que c'est? D'ARTELLES. Mon tout petit, ma petite fille faible ... s'il vient un jour où tu ne m'aimes plus ... non, ce n'est pas ça ... il ne viendra jamais ce jour-là, je veux dire: quand je ne serai plus là ... quand je serai parti ... mort ... eh bien, accorde-moi une chose ... une grâce ... ne plus aimer ... essayer au moins ... faire un effort pour ne plus aimer d'amour ... pour aimer seulement d'amitié, de tendresse ... pour aimer comme tu aimais ton papa et ta maman ... seulement comme ça ... pour n'aimer seulement que ton mari, rien que ton mari. JEANNE. Oui ... je promets. D'ARTELLES. Je t'aime. JEANNE. Je te promets, mon chéri, mais tu sais ce n'était pas la peine de me faire promettre. Comprends donc: quand je me suis mariée, je ne savais pas, j'avais de l'estime, du respect, c'est tout ... j'étais excusable, je savais si peu, si peu que je pourrais, je crois, lui dire que je ne lui ai jamais menti. Mais toi, je t'ai choisi, je t'ai aimé vraiment. Quelle femme serais-je, maintenant, si je me mentais à moi-même? N'aie pas peur, je t'aime ... je t'aime ... et je t'ai promis ... et je te promets encore, mon chéri, chéri, qui vas partir! Mais pourquoi dire cela ... quand même tu mourrais avant moi, ce sera dans si longtemps ... je serai tellement vieille!... Mais que je te dise aussi ... veux-tu que je te dise? D'ARTELLES. Bien sûr que je veux. JEANNE. Eh bien, voilà: mon mari ... je l'aime ... je l'aime vraiment, je l'aime beaucoup. D'ARTELLES. Eh là! JEANNE. Ne plaisante pas, tu n'as pas le droit, c'est toi qui as commencé ... c'est toi qui as dit des choses sérieuses le premier, par conséquent ... oui, j'aime mon mari ... pas d'amour, bien sûr, je l'aime parce qu'il est bon, parce qu'il est indulgent, parce qu'il est fier, et silencieux ... et secret ... et sais-tu? à partir d'à présent, je vais l'aimer bien plus encore. D'ARTELLES [la menaçant du doigt]. Dis donc, ne l'aime pas trop tout de même. JEANNE. Allons, bon! voilà qu'il devient jaloux, à présent! [Baisers.] Tu m'étouffes ... lâche moi ... mais lâche-moi donc, petite brute. [Elle se dégage.] D'ARTELLES. Mon chéri, mon amour, ma vie ... il est tard ... tard ... nous avons encore très peu de temps à être ensemble, dans cette petite chambre où nous avons fait tenir tant de tendresse ... dans cette douce petite chambre que je n'oublierai jamais plus, quand même je vivrais cent ans ... Nous avons encore très peu, trop peu de temps ... et alors il ne faut plus en perdre ... reviens nicher ta tête là ... JEANNE. Je t'aime. Et tu vas partir. D'ARTELLES [l'embrasse tendrement]. Chut! [Tout en restant enlacés, ils prêtent l'oreille. La pendule sonne quatre heures et demie. Lentement Jeanne prend la tête de d'Artelles et l'embrasse sur le front.] JEANNE. Il doit faire jour. D'ARTELLES. Oh! si peu ... je parie qu'il fait encore noir comme dans un encrier. [Il va à la fenêtre, écarte le rideau, dévisse l'écrou de cuivre, le hublot s'ouvre. D'Artelles jette un cri.] Eh là! JEANNE [sursautant]. Quoi? qu'as-tu? Tu t'es fait mal? D'ARTELLES. Mon Dieu! JEANNE. Mais quoi? Tu es blessé?µ D'ARTELLES [se retournant]. Non! [Il a repoussé le hublot et revient vers elle.] Jeanne! Jeanne! JEANNE. Enfin, parle. J'ai peur! D'ARTELLES. Jeanne, c'est horrible, c'est épouvantable! JEANNE [articulant à peine]. Ah!... Ah! D'ARTELLES [la prenant dans ses bras]. Le bateau ... JEANNE. Eh bien? D'ARTELLES. Le bateau est appareillé! Nous sommes en mer! JEANNE [ahurie d'abord, ne comprend pas, puis reprend son souffle]. Comment, en mer? D'ARTELLES. En mer! en pleine mer! je ne vois plus la côte, nous marchons. JEANNE. Ah! [Elle court au hublot, ouvre à son tour, regarde. Silence.] Je suis perdue! [Silence.] D'ARTELLES. Mais comment diable est-ce possible!... enfin!... On n'aurait prévenu personne alors? Et nous n'aurions rien entendu? JEANNE. Je suis perdue! D'ARTELLES. Et le bruit des hélices ... et les trépidations!... JEANNE. Je suis perdue! D'ARTELLES. Pourtant, il faut savoir ... les hélices à la rigueur ... le bruit des machines auxiliaires couvre tout ... mais il faut.. il faut que nous sachions ... Je vais sonner. [Il a fermé les rideaux sur elle: on ne la voit plus, l'entend-plus; il semble être seul dans la pièce.] SCÈNE II JEANNE cachée, D'ARTELLES, FOURDYLIS. [Silence d'un quart de minute. On frappe à la porte.] D'ARTELLES. Entrez! [La porte s'ouvre. Le petit Fourdylis entre, le bonnet à la main.] FOURDYLIS. Me voilà capitaine. D'ARTELLES. Qu'est-ce que c'est que cette histoire? On a appareillé? FOURDYLIS. Oui, Capitaine ... Oui, Lieutenant. D'ARTELLES. Mais pourquoi a-t-on appareillé? qui a donné l'ordre? FOURDYLIS. J'sais pas Capitaine ... Lieutenant ... D'ARTELLES. Mais quand a-t-on appareillé? FOURDYLIS. J'sais pas Lieutenant, j'étais pas de quart ... à quatre heures seulement que j'ai pris le quart. D'ARTELLES. Tu ne sais donc rien, idiot! Va me chercher ton quartier-maître. [Se ravisant.] Non, reste, je le sonne. [Il sonne de nouveau.] Où va-t-on? FOURDYLIS. J'sais pas, Lieutenant, on m'a pas dit. D'ARTELLES. Mais pourquoi n'a-t-on pas prévenu les officiers? FOURDYLIS. J'sais pas, Lieutenant, j'étais pas là. D'ARTELLES. Tu n'étais pas là, on ne t'a pas dit, et tu ne sais rien? [On frappe à la porte.] Entrez. [Entre Dagorne.] Ah! c'est vous Dagorne! [A Fourdylis qui se dépêche d'obéir.] Toi, fous-moi le camp, idiot! SCÈNE III JEANNE [cachée], D'ARTELLES, DAGORNE. DAGORNE [le bonnet sur la tête, il salue militairement, se découvre]. A vos ordres, Lieutenant. D'ARTELLES. Quelle mauvaise plaisanterie est-ce là? Nous voilà en mer? Où va-t-on? DAGORNE. Nous allons à Bizerte, Lieutenant. On fait route au sud 22 Est du monde pour doubler la Sardaigne. D'ARTELLES. Mais comment, mais pourquoi, sacré nom d'un chien! Ce soir à dix heures, le commandant avait reçu de Paris l'ordre d'éteindre les feux. DAGORNE. On les a bien éteints, Lieutenant. Seulement, à onze heures on les a rallumés. Y a eu contre-ordre, c'est des choses qui arrivent dans la marine. D'ARTELLES. Enfin, quoi? Nous sommes en guerre? DAGORNE. Paraît. D'ARTELLES. Alors ... le circuit bleu, c'est pour cela? DAGORNE. Oui, Lieutenant, on navigue sans feux, n'est-ce pas? faut-être prudent. [Silence.] D'ARTELLES. Mais bon sang! Pourquoi n'a-t-on prévenu personne? DAGORNE. L'appareillage s'est fait seulement avec la bordée de quart. Le Commandant a dit comme ça qu'il fallait laisser dormir ceux dont on n'avait pas besoin, rapport qu'on en aura peut-être besoin plus tard. On n'a réveillé que les officiers de service. D'ARTELLES [à soi-même, tête basse, geste d'impuissance]. C'était écrit! [Il relève la tête. A Dagorne.] Par conséquent, nous allons à Bizerte? A-t-on dit quand on arriverait? DAGORNE. J'ai entendu, sur la passerelle, M. Vertillac qui disait comme ça qu'on y serait après-demain matin, dans les trois heures de la nuit ... 420 milles à 17. noeuds, c'est bien ce qu'il faut. D'ARTELLES. C'est M. Vertillac qui est de quart? DAGORNE. Oui, avec M. Brambourg. D'ARTELLES. Ah! et une fois à Bizerte ... DAGORNE. Une fois à Bizerte, probable que personne ne sait pas encore ce qu'on fera à cette heure-ci, Lieutenant. D'ARTELLES. Merci. Je n'ai plus besoin de vous, Dagorne. [Dagorne remet son bonnet, salue militairement, fait demi-tour et s'en va en refermant la porte sans bruit.] SCÈNE IV JEANNE, D'ARTELLES. [D'Artelles vérifie que la porte est bien fermée puis écarte le rideau, Jeanne regarde la mer par le hublot, avec une fixité étrange.] D'ARTELLES. Eh bien! tu as entendu? [Pas de réponse] demain nous serons à Bizerte. [Même silence. La voix de d'Artelles devient inquiète.] Jeanne tu ne réponds pas? [Il court à elle.] Parle, je t'en supplie, non, ne regarde pas là! [Il l'oblige à tourner la tête vers lui et pousse un cri de terreur.] Ah! non pas ça! Jamais! ce serait trop horrible! [Il ferme le hublot d'un coup de poing.] Je ne veux pas! [Il l'entraîne vers l'avant-scène, la fait asseoir et à genoux devant elle, il sanglote dans ses jupes.] Je ne veux pas. Je ne veux pas. JEANNE. Il ne faut pas que Fred sache jamais, il n'a pas mérité. Oh non! D'ARTELLES. Ne dis pas cela ... JEANNE [elle l'atire à soi par la tête]. Non, je ne le dirai pas, n'aie pas peur, je ne le dirai pas ... et puis il sera toujours temps. D'ARTELLES. Pardon, mon amour, pardon, c'est moi qui ... JEANNE. Chut! mon chéri, sois raisonnable. Tais-toi et pour commencer, donne-moi du courage, Georges! allons, n'aie pas tant de chagrin, ne pleure pas, surtout ne pleure pas, sois raisonnable. D'ARTELLES. Je t'ai entraînée ... JEANNE. J'ai accepté, je suis la seule coupable ... D'ARTELLES. Mais ... JEANNE. Mais peut-être avons-nous encore une chance ... qui sait? Voyons, ce matelot ... il a dit Bizerte? D'ARTELLES. C'est là que nous allons. JEANNE. Bien, Bizerte. Quand arriverons-nous? D'ARTELLES. Demain soir. JEANNE. Donc, un jour et une nuit. Mon chéri, mon petit, mon petit à moi, je t'en prie, sois brave! Je le suis bien, moi. Écoute, il ne s'agit pas de désespérer ... réfléchissons ... d'abord. Nous serons à Bizerte demain soir ... d'ici là est-ce que je risque quelque chose? Quelqu'un peut-il entrer tout à coup dans ta chambre? Vois-tu un autre endroit sûr où me cacher? D'ARTELLES. Non! Ici vaut encore mieux qu'ailleurs ... la porte ferme à clé. Ah! par exemple, il y a l'ordonnance. JEANNE. Ton matelot? D'ARTELLES. Oui, Le Duc ... Il est chargé de faire mon lit, ma chambre, tout enfin ... Je ne vois guère comment l'empêcher d'entrer, il trouverait ça louche. JEANNE. Est-ce que tu ne m'as pas dit qu'il t'aimait bien, que c'était un homme très sûr? D'ARTELLES. Oui. JEANNE. Alors, pourquoi ne pas lui dire? D'ARTELLES. Tu voudrais ... JEANNE. Puisqu'il t'est fidèle. C'est un Breton n'est-ce pas? D'ARTELLES. Oui. JEANNE. Alors, il vaut mieux lui dire franchement, il ne nous trahira pas. D'ARTELLES. Oh! quant à nous trahir, jamais! Ce petit-là, c'est l'honneur même, seulement, il est jeune, il peut gaffer. JEANNE. Il faut bien risquer quelque chose ... ça ne durera qu'un jour et qu'une nuit en somme, cette traversée. Maintenant, une fois à Bizerte ... [Elle regarde d'Artelles.] D'ARTELLES. Une fois à Bizerte, qui t'empêchera de débarquer comme tu devais débarquer à Toulon?... de grand matin? par la première embarcation, avec moi? JEANNE. Appelle ton ordonnance. D'ARTELLES. Tu veux, tout de suite? JEANNE. Mieux vaut en finir d'un seul coup ... après, nous réfléchirons mieux à notre aise. Sonne. D'ARTELLES [il sonne]. C'est fait. JEANNE. Ah! encore une chose à laquelle je ne pensais pas! D'ARTELLES. Quoi? JEANNE. Alice ..., ma pauvre petite Alice ..., que va-t-elle dire? Que va-t-elle faire tout à l'heure quand elle ne me verra pas rentrer, quand elle saura que le navire ..., si je pouvais au moins lui télégraphier d'ici. D'ARTELLES. Impossible. Tous les sans-fil passent par le bureau du Commandant. Tu te rattraperas à Bizerte. JEANNE. A Bizerte ... si tu réussis à me mettre à terre sans anicroche, une fois débarquée, que faire? D'ARTELLES. Prendre le paquebot pour Marseille, tout de suite ... Quant à ça, rien de plus simple. JEANNE. Il en part souvent des paquebots pour Marseille? D'ARTELLES. Deux fois par semaine, à peu près. JEANNE. Mon chéri! mon chéri! Tu vois bien qu'il nous reste des chances, de bonnes chances! D'ARTELLES. C'est vrai. Mon Dieu! JEANNE. Je ne suis peut-être pas perdue. Mon amour, mon amour. [On frappe.] D'ARTELLES. Le timonier! LA VOIX DE LE DUC. C'est moi, Lieutenant, c'est moi, Le Duc. D'ARTELLES [à Jeanne]. Non, c'est mon ordonnance. JEANNE. Ouvre. D'ARTELLES. Tu restes là? JEANNE. Pourquoi pas, nous n'avons rien à lui cacher à luit. D'ARTELLES [ouvrant la porte]. Entre. SCÈNE V JEANNE, D'ARTELLES, LE DUC. [Jeanne, assise dans l'ombre, la tête dans les mains, est placée de telle façon que Le Duc ne la voit pas.] D'ARTELLES. Qui ta dit de venir? LE DUC. Personne ne m'a dit, Lieutenant. Seulement j'étais réveillé et alors comme j'ai entendu que vous sonniez une troisième fois, je me suis dit que ça devrait être comme si que vous auriez besoin de moi aussi donc. D'ARTELLES. Tu est bon petit, oui, tu as deviné ... J'ai besoin de toi. Ferme la porte, ferme à clé. LE DUC. A clé? D'ARTELLES. Oui. [Le Duc ferme la porte, s'en retourne, avance de trois pas. D'Artelles le regarde.] D'ARTELLES. Le Duc, mon gosse ... regarde-moi. LE DUC. Oui, Lieutenant. D'ARTELLES. Écoute: cette nuit, il est arrivé un grand malheur. LE DUC. Un grand malheur? [D'Artelles fait oui de la tête.] Pas à vous qu'il est arrivé, Lieutenant, ce grand malheur? D'ARTELLES. Si, à moi, à moi ... et à une autre personne. LE DUC. On peut y faire quelque chose, Lieutenant, au moins? D'ARTELLES. Peut-être, oui, je vais t'expliquer: Hier soir, il y avait deux dames à dîner, chez le Commandant, tu te rappelles? [Le Duc fait oui de la tête.] Deux dames, tu sais qui? LE DUC. Oui-da! D'ARTELLES. Eh bien, c'est à une de ces dames que le grand malheur est arrivé aussi ... juste comme elle allait quitter le bord, figure-toi, elle est tombée évanouie ... et dans ce moment-là il n'y avait personne à la coupée. LE DUC. Il n'y avait personne? D'ARTELLES. Personne ... personne, excepté moi. Comme tu penses bien, je l'ai tout de suite emportée pour la soigner, mais pendant ce temps-là le canot à vapeur a poussé du bord. LE DUC. Le canot a poussé? Mais la dame? D'ARTELLES. [Il regarde fixement Le Duc puis il le prend par les épaules et le tourne vers Jeanne]. La dame? La voilà, mon pauvre petit. LE DUC. Oh! ma Doué! bon sang! Misère! [Silence. Jeanne appuie sur ses yeux sa main ouverte.] D'ARTELLES. Tu vois ce que c'est, mon gosse, Mme de Corlaix était bien malade tantôt ... c'est moi qui la soignais, je n'ai rien dit à personne ... naturellement. LE DUC. Eh oui donc! D'ARTELLES. Seulement voilà le grand malheur: nous sommes appareillés. LE DUC. Bon sang! misère! JEANNE. Je sais que vous aimez M. d'Artelles, n'est-ce pas? [Le Duc fait un simple signe de tête très grave.] Et vous aimez bien le Commandant, aussi? LE DUC. Oui Madame, je l'aime bien ... parce que le Commandant ... c'est un homme juste! JEANNE. C'est vrai. Il est juste, et il est bon aussi ... très bon. Alors, il ne faut pas que le Commandant ait du chagrin. C'est cela que je voulais vous dire. D'ARTELLES. La chose qu'il faut, c'est que personne à bord ne sache! Tu comprends? Demain, d'abord toute la journée, la chambre sera fermée à clé, n'est-ce pas? Il y a deux clés je crois? LE DUC. Oui-da! Celle-ci et l'autre qui est chez le chef. D'ARTELLES. J'irai la lui prendre et je te donnerai cette-ci à toi. Comme cela nous aurons chacun notre clé et personne du bord ne pourra entrer dans la chambre excepté nous deux ... même s'il y avait le feu dans les soutes à poudre! LE DUC. Il faut que ça soit comme ça, oui. D'ARTELLES. Tu iras dire à l'office du carré que je suis malade et que je veux déjeûner et dîner ici. Le maître d'hôtel voudra m'apporter le menu lui-même, mais tu lui diras que j'ai très mal à la tête et que je ne veux pas qu'on fasse du bruit en cognant à ma porte. Tu lui montreras la clé en manière de preuve. LE DUC. C'est ça, Lieutenant. D'ARTELLES. Je ne sais pas quel quart j'aurai dans la journée, mais n'importe lequel, ce seront toujours quatre heures qu'il me faudra passer là-haut sans pouvoir tu tout redescendre ni donner le moindre coup d'oeil ici. Mon petit, pendant que je n'y serai pas, tu t'arrangeras, toi, pour y être. LE DUC. Soyez tranquille, Lieutenant. D'ARTELLES. Et tu viendras de temps en temps, par exemple ... de quart d'heure en quart d'heure, faire un petit tour sur la passerelle et me raconter si tout va bien. LE DUC. Ayez pas crainte, Lieutenant! je ferai tout comme vous dites et j'apporterai aussi à manger à Madame ... tout ce que je trouverai de meilleur ... Enfin, pareil comme si ce serait vous, Lieutenant. D'ARTELLES. Tu es un très bon petit. LE DUC. Vous non plus, Madame, faut pas avoir crainte. Ça ira! Je vous assure que ça ira ... [à d'Artelles] Lieutenant, par exemple, une fois comme ça qu'on sera à Bizerte, qu'est-ce-que nous ferons aussi donc? D'ARTELLES. Nous filerons tous les trois ensemble la nuit par un pointu quelconque. LE DUC. C'est ça. Je connais des Bicots qui ont des pointus, ça coûtera trente à trente-cinq sous, Lieutenant, rien que ça. Et après qu'on sera à terre? D'ARTELLES. Le premier paquebot pour la France, tu comprends que ce sera le bon! LE DUC. J'y pensais pas, c'est vrai. [Il se rapproche de d'Artelles, bas et confidentiel.] Si c'est des fois que vous n'auriez pas assez d'argent; Lieutenant, vous avec la dame ... j'ai soixante-sept francs marqués sur mon livret de caisse d'épargne, vous savez ... D'ARTELLES. J'ai assez d'argent, ne t'inquiète pas ... Mais ce n'est pas pour te refuser, tu sais, et tiens! des fois comme tu dis, s'il me manquait quelque chose, mon petit gosse, je te promets que je te demanderais tes soixante-sept francs. Donne-moi une poignée de main. JEANNE. A moi aussi, voulez-vous? [Jeanne lui serre la main d'une bonne et franche secousse. Le Duc reprend la main et la baise gauchement.] D'ARTELLES. Maintenant, fous le camp, retourne à ton poste ... surtout ... il ne faut rien dire à personne, tu sais, à personne, jamais! pas même à ton père ni à ta mère ... pas même au recteur, en cofession! LE DUC. Ayez pas crainte, Lieutenant, mon père et ma mère d'abord ...et le recteur ... y sont à Châteauneuf en Finistère. D'ARTELLES. Enfin, pas un mot, hein? Foi de matelot! LE DUC. Ils m'arracheraient plutôt la langue s'ils voulaient. A tantôt, Lieutenant et Madame ... [Il sort.] SCÈNE VI JEANNE? D'ARTELLES. [Un temps.] D'ARTELLES. Tout est dit. A Dieu vat! JEANNE. A Dieu vat! Nous voilà tous les deux prisonniers dans une même petite prison, prisonniers ensemble pour toute une grande journée de vingt-quatre heures ... D'ARTELLES. Oui. JEANNE. Georges, combien de fois l'avons-nous désirée, combien de fois l'avons-nous souhaitée, appelée, cette journée-là! pense: quelle joie nous aurions eue tous les deux si une moqueuse fée nous avait prédit que nous allions les avoir à nous, ces vingt-quatre heures. D'ARTELLES. C'est vrai, hélas! JEANNE. Il ne faut pas être ingrat, tu sais! ces vingt-quatre heures nous les avons ... si la fée m'avait offert ... [Bruit violent d'une porte de fer qu'on claque dans la chambre voisine.] SCÈNE VII JEANNE, D'ARTELLES, LA VOIX DE BRAMBOURG. JEANNE [baissant la voix d'instinct]. Qu'est-ce que c'est? D'ARTELLES. C'est la porte de la chambre à côté. JEANNE. Comme les bruits s'entendent d'une chambre à l'autre! D'ARTELLES. Je t'ai dit: la maison est en acier: acier, papier. Chut! écoute! [Fracas de chaises.] LA VOIX DE BRAMBOURG. Nom de Dieu de nom de Dieu! JEANNE. Qui est-ce? D'ARTELLES. Brambourg. JEANNE. Brambourg? Comment? Tout à l'heure le quartier-maître a dit qu'il était de quart, Brambourg. On peut donc quitter la passerelle quand on est de quart? D'ARTELLES. Il faut croire. Mais d'ordinaire, c'est plutôt défendu. [Fracas de chaises. Un porte bat.] Ah! il s'en va. [On frappe à la porte brutalement.] JEANNE. Oh! mon Dieu! c'est lui! [Ils se regardent. On frappe de nouveau.] LA VOIX DE BRAMBOURG. D'Artelles, s'il vous plaît, mon vieux. Vous ne dormez pas, que diable! depuis vingt minutes, vous ne faites que sonner toute la timonerie. D'ARTELLES [bas]. Il sait que je suis réveillé. JEANNE. Ouvre-lui, cela vaut mieux. [Elle se blottit sur le lit et se cache derrière les rideaux. Nouveaux coups à la porte.] D'ARTELLES [à Brambourg, très haut]. Hein, quoi? qui est-ce? LA VOIX DE BRAMBOURG. Moi voyons! moi, Brambourg! [D'Artelles arrange le rideau et fait disparaître tout ce qui peut signaler la présence d'une femme.] LA VOIX DE BRAMBOURG. Quoi! bon Dieu! je sais comment c'est fait un homme en chemise. Vous êtes un peu trop pudique ... ne vous mettez pas en habit pour me recevoir ... C'est pour aujourd'hui ou pour demain? D'ARTELLES [constatant d'un regard que la chambre est en ordre]. Hé; entrez donc au lieu de crier, entrez! qui vous en empêche? [Brambourg secoue la porte.] LA VOIX DE BRAMBOURG. Ouvrez donc! [D'Artelles ouvre. Brambourg paraît.] BRAMBOURG. Tiens! vous ne vous êtes pas couché cette nuit? D'ARTELLES. J'allais le faire. J'ai travaillé un peu. Je tombe de sommeil ... et si vous n'avez pas quelque chose de très pressé à me dire ... BRAMBOURG. Si justement, mais je ne serai pas long. D'ARTELLES. J'écoute. BRAMBOURG. Vous avez bien reçu, il y a quinze jours ou trois semaines, une lettre de je ne sais qui, lequel je ne sais qui, désigné pour le diable vauvert, et fiancé de neuf ou marié de frais demandait un permutant? D'ARTELLES. Oui, une lettre du petit Garnault. BRAMBOURG. Parfaitement, c'est ça. A-t-il trouvé son permutant, le petit Garnault? D'ARTELLES. Pas que je sache. BRAMBOURG. Vous le connaissez? D'ARTELLES. Suffisamment. BRAMBOURG. Voulez-vous lui télégraphier que je permute s'il accepte d'avoir son sac à bord de l'_Alma_.? D'ARTELLES. C'est tout ça? BRAMBOURG. Oui, c'est tout ça ... Ça ne vous paraît pas suffisant?... Moi je trouve que si ... Non, vous savez d'Artelles, voilà tantôt douze ans que je roule ma bosse de Brest à Toulon pour le cap Horn avec tangage à la clé, bord à bord avec tout ce que la marine française compte de gens particulièrement mal élevés, mais avec un Corlaix, jamais encore, celui-là est le premier. D'ARTELLES. Brambourg! BRAMBOURG. Ah! oui, le premier. D'ARTELLES. Qu'est-ce qu'il vous à fait? BRAMBOURG. Toutes les saletés possibles depuis que je le connais ... Hier au soir, après ce dîner idiot, il est vrai que je lui ai donné une petite leçon, mais tout à l'heure sur la passerelle il a voulu revenir là-dessus. Dame! je me suis rebiffé ... ça a été assez chaud. Et finalement, savez-vous ce qu'il a trouvé de mieux? C'est de m'envoyer faire une ronde pour la seconde fois d'aujourd'hui. D'ARTELLES. Mais c'est son droit. BRAMBOURG. Est-ce que c'est son droit de me parler sur ce ton cassant comme on ne parle pas à des domestiques? Il est officier? Eh bien, moi aussi! D'ARTELLES [bâille]. Pardonnez-moi ... BRAMBOURG. C'est vrai, vous avez sommeil ... Allons, bonsoir ... N'oubliez pas mon télégramme. [Par le hublot resté ouvert une lueur entre dans la chambre.] Qu'est-ce que c'est que ça? [Il va au hublot ouvert, vivement il a marché vers bâbord.] A quatre ou cinq quarts sur l'avant du travers, vous voyez bien! C'est illuminé, on dirait l'avenue de l'Opéra. D'ARTELLES. Un paquebot, alors?... [Il regarde.] Heu! ça n'en a pas l'air! BRAMBOURG. Ce ne peut pas être un bâtiment de guerre tout de même, tous les feux sont clairs!... une nuit de mobilisation! D'ARTELLES. C'est vrai! les feux seraient masqués! Et pourtant, tenez, les feux de reconnaissance. [Les feux du bâtiment qui approche en ce moment sont visibles à travers le hublot pour toute la salle. Aux derniers mots de la réplique précédente, quatre feux rouges en ligne verticale se sont allumés et clignotent régulièrement.] BRAMBOURG. Oui, rouge partout!... Nous avons fait la première question, c'est la première réponse. Nous allons faire la seconde question, vous allez voir la seconde réponse! Bleu partout! [Les quatre feux rouges s'éteignent, sont remplacés au bout d'une dizaine de secondes par quatre feux bleus.] Là! qu'est-ce que je disais! D'ARTELLES. Parfaitement! C'est vous qui avez fait le calcul? BRAMBOURG. Oui, Rouge partout, bleu partout. D'ARTELLES. Alors, bateau français. BRAMBOURG. Heu ... D'ARTELLES. Puisqu'il a répondu aux signaux. Un navire ennemi, il faudrait qu'il devine. BRAMBOURG. Deviner, non. Calculer. Oui. D'ARTELLES. Elles sont secrètes, les tables de calcul. BRAMBOURG. Mon pauvre vieux, il n'y a rien de secret. Tenez, l'année dernière, j'étais embarqué dans l'escadre internationale de l'Adriatique. Nos camarades Anglais, Italiens, Autrichiens, Allemands, les voyaient journellement, les signaux de reconnaissance. De là à les interprêter, à trouver le truc, il n'y a qu'un pas. [Regardant par le hublot.] En tout cas, nous sommes en guerre et voilà un croiseur qui avance sur nous aussi vite qu'il le peut. Mais regardez donc s'il avance! c'est naturel, ça? Bon Dieu! je remonte. D'ARTELLES. [qui jette des regards inquiets vers le rideau.] C'est ça. BRAMBOURG. Vous venez? D'ARTELLES. Non BRAMBOURG. Vous préférez attendre ici le branle-bas du combat? D'ARTELLES [avec violence]. Mais taisez-vous donc! BRAMBOURG. Ah ça! sommes-nous des femmes, pour avoir peur des mots? D'ARTELLES. Vous êtes fou. BRAMBOURG. Je ne crois pas, mon vieux, et je vous dit: Bonne chance! [Ils sort. D'Artelles court aussitôt au rideau et en tire Jeanne défaillante.] SCÈNE VIII JEANNE, D'ARTELLES. D'ARTELLES. Jeanne, ce n'est pas vrai. C'est un croiseur français. Il a répondu: feux rouges, feux bleus. Alors ... Toute la division traîne entre Bizerte et Toulon ... ça aurait été un miracle que nous ne fassions aucune rencontre ... Jeanne, mon petit ... mon petit à moi ... [Jean s'accroche à d'Artelles.] [On entend sonner le branle-bas de combat.] RIDEAU. * * * * * TROISIÈME ACTE [La scène représente le pont et la passerelle de l'_Alma_.] SCÈNE PREMIÈRE CORLAIX, VERTILLAC, puis LES MATELOTS. LA VOIX D'UN HOMME [venant de l'avant]. Alerte! Deuxième secteur! VERTILLAC [sur l'avant de la passerelle]. Qu'est-ce qu'il y a? UNE VOIX DE TIMONIER. Un feu par bâbord, à trois quarts devant. VERTILLAC. Ah! bon, je vois. [Silence, puis Vertillac venant de l'avant de la passerelle traverse de bâbord à tribord cherchant le commandant]. Commandant! la veille signale un feu de bâtiment. CORLAIX [distrait]. A trois quarts par bâbord, oui. VERTILLAC. Oui, mais je ne sais pas si j'ai la berlue ... mais ce bâtiment-là m'a l'air d'être un bâtiment de guerre. CORLAIX [qui revient brusquement à la situation]. Un bâtiment de guerre? Voyons, Vertillac, il aurait ses feux masqués, votre bâtiment de guerre, vous ne les verriez pas. VERTILLAC [tendant ses jumelles]. Je sais bien! Mais tout de même, prenez donc mes jumelles, voulez-vous, Commandant? CORLAIX [prend les jumelles, donne un coup d'oeil et les rend à Vertillac]. Tiens, tiens, j'ai la berlue aussi moi. Timonerie! apportez-moi la longue-vue. [Jeu de scène.] Pas celle-là, voyons, la télémétrique! DAGORNE [qui se précipite]. Bougre d'empoté! Il sait pas seulement rien, excusez Commandant, voilà! CORLAIX. Silence sur la passerelle, Dagorne. [Il prend la longue-vue et regarde assez longuement.] VERTILLAC. Eh bien, Commandant? CORLAIX Eh bien!... [Un silence.] Vertillac!... Rappelez la bordée de quart aux postes de combat! VERTILLAC. Les babordais aux postes de combat. [Mouvements, jeux de scène, clairons, revenant vers Corlaix.] Commandant, l'enseigne de quart qui fait une ronde?... si nous l'avions pour les pièces! CORLAIX. Vous avez raison!... [Il se tourne vers le kiosque.] Allez donc cherchez Monsieur Brambourg et priez-le de revenir sur la passerelle. VERTILLAC [face à l'arrière]. Les pointeurs ... à bâbord trente-cinq degrés!... hausses supérieures ... tir sur limite ... [Il se retourne vers Corlaix.] Nous sommes parés, Commandant! CORLAIX. Bien! Allumez les feux de reconnaissance!... Vertillac, votre colonne est prête? VERTILLAC. Bien sûr, Commandant, j'ai même fait vérifier les quatre signaux par Brambourg, tout à l'heure ... [Il se tourne vers le kiosque.] Korcuf ... première question!... allumez!... KORCUF. C'est ça, Capitaine. [Il lève le nez.] La colonne est claire. CORLAIX. [à Vertillac, il a regardé la colonne.] Rouge, blanc, bleu, vert ... Première question. La première réponse? qu'est-ce que c'est, Vertillac? VERTILLAC. Première réponse ... rouge partout, Commandant. [On voit très bien de la salle les feux du bâtiment signalé. Au fur et à mesure que ce bâtiment est censé se rapprocher de l'_Alma_, les feux sont devenus plus brillants et se sont écartés les uns des autres comme il est vraisemblable. Au moment que Vertillac prononce la réplique _rouge partout_ quatre feux rouges s'allument. VERTILLAC. Exact. CORLAIX. Exact! Entre nous ... je ne m'y attendais pas ... VERTILLAC. Moi non plus. CORLAIX. Donc ça serait français, ça? ah bah. VERTILLAC. Qui diable ça peut-il être? CORLAIX. Attendez avant de supposer. Il y a une autre question. Deuxième question! VERTILLAC. Korcuf! Allumez! KORCUF. C'est ça! [Sur le navire en vue les quatre feux rouges s'éteignent à la fois. Il ne reste plus de visibles pendant un temps que les feux ordinaires de la navigation.] CORLAIX [à Vertillac]. Il doit nous répondre quoi? VERTILLAC. Bleu partout. CORLAIX. Voyons. [A l'horizon quatre feux bleus s'allument en place de quatre feux rouges qui viennent de s'éteindre.] VERTILLAC. Cette fois ... CORLAIX. Oui. VERTILLAC. Pas l'ombre d'un doute. Tout ce qu'il y a de plus français. [Corlaix a repris les jumelles de Vertillac et regarde obstinément]. CORLAIX. Tout de même il y a tension diplomatique ... à la rigueur il n'aurait pas interprété la Tour Eiffel ... c'est encore dans les choses possibles ... VERTILLAC. Mais faut être imbécile pour naviguer comme ça, illuminer des pieds à la tête, et pour rallier un camarade par l'avant et à grande vitesse ... Un torpilleur allemand qui voudrait nous attaquer ne ferait pas autre chose. CORLAIX [les jumelles toujours]. Écartons-nous; ça lui donnera toujours une leçon de manoeuvre! [Il se redresse.] L'homme de barre! à droite! dix! quinze!... vingt!... toute!... oh!... là. télémétriste, la distance. LE TÉLÉMÉTRISTE. Quatre mille deux cents. VERTILLAC. Voulez-vous qu'on allume les feux, Commandant? CORLAIX. Jamais de la vie! VERTILLAC. Puisqu'il est français! CORLAIX. Oui, mais vous avez dit vous-même qu'il manoeuvre exactement comme s'il était autre chose. [Il a repris les jumelles.] Pouvez-vous compter ses cheminées? VERTILLAC [lunette télémétrique] Une, deux, trois ... voyons, voyons, je vois double ... j'en compte quatre. CORLAIX. Eh bien! tous nos croiseurs ont quatre cheminées! VERTILLAC. Pas comme ça, Commandant!... Un seul groupe, de quatre cheminées également distantes!... Dans ce genre-là, je ne vois pas que nous ayons grand'chose ... CORLAIX [à la porte du kiosque]. Dressez la barre! Zéro! à gauche cinq!... cinq!... dix ... dix ... vingt ... vingt ... à gauche toute! Dressez! Dressez! Rencontrez! Rencontrez! Télémétriste!... la distance! LE TÉLÉMÉTRISTE. Trois mille cinquante. CORLAIX. Suivez attentivement ... De cent mètres en cent mètres. [Brambourg arrive sur la passerelle.] BRAMBOURG. A vos ordres, Commandant. Rien de particulier à la ronde. CORLAIX. Brambourg, aux signaux. Signalez par la colonne. "Écartez-vous de ma route" ... BRAMBOURG. Écartez-vous de ma route!... Bien, Commandant ... Timonier ... La tactique de nuit! CORLAIX. Signal 2605 si j'ai bonne mémoire, vérifiez tout de même. [Le timonier s'approche avec le volume.] BRAMBOURG [au timonier]. Cherchez à 2605. CORLAIX. Oui, signal 2605. Chapitre 48. Bâtiments isolés. Plus vite que cela, mon ami!... BRAMBOURG [qui feuillette]. Voilà, Commandant: 2605: Écartez-vous de ma route. CORLAIX [à Vertillac]. Votre montre, Vertillac! Comptez-moi soixante secondes! S'il n'a pas indiqué sa manoeuvre à la soixantième ... [Il commande.] Chargez les pièces. [Bruit de culasse.] CORLAIX. La distance? LE TÉLÉMÉTRISTE. Deux mille quatre cents. CORLAIX. Vertillac! ne le lâchez pas avec vos jumelles! s'il vient sur sa gauche, je n'attendrai pas la soixantième seconde! VERTILLAC. Les pointeurs, suivez le but! [Cet ordre et les ordres à l'artillerie sont arrivés sans élever la voix dans le kiosque de navigation où les matelots manient des transmetteurs d'ordres.] Brambourg! Prenez l'artillerie! Faites le nécessaire! BRAMBOURG. Le but est le croiseur à quatre cheminées qui vient de l'avant. Sur la première cheminée à la flottaison! [Sourde détonation au loin, jet de vapeur très blanche, parmi les feux du bâtiment qui vient.] CORLAIX. Hausse supérieure!... Commencez le feu!... BRAMBOURG [du kiosque se retournant]. Hein? VERTILLAC [commandant par-dessus Brambourg]. Allumez donc les lampes rouges, toutes les sections! [A Brambourg] Quoi! vous n'avez pas vu qu'ils viennent de lancer une torpille? [Violente détonation des pièces.] CORLAIX. Clairons, fermeture des portes étanches. Prenez votre temps les pointeurs, ne vous pressez pas. Vous voyez la torpille quelqu'un? BRAMBOURG. Je ne vois rien. VERTILLAC. La mer est grande, il y a de la place à côté de nous. Qu'est-ce qu'ils fichent donc là-bas ils ont éteint leurs feux? CORLAIX. Tant mieux pour lui. KORCUF [toujours à la barre]. Ils ont pas fait exprès, Capitaine. Ils ont reçu! DAGORNE [à Corlaix] L'ennemi est coulé bas, Commandant. CORLAIX. Je crois que moi aussi. VERTILLAC [accourt]. Vous êtes blessé, Commandant? CORLAIX. Oui, l'épaule gauche, sauf erreur, ne doit plus tenir à grand'chose. VERTILLAC. Le docteur, Nom de Dieu, appelez le docteur Rabeuf. [Les canons ont cessé le feu, dans le silence détonation basse.] VERTILLAC [se redressant]. Tonnerre de nom d'un chien!... La torpille!... [Corlaix assis sur son pliant et presque affaissé se redresse brusquement la main droite à la rambarde.] CORLAIX. Les tribordais sur le pont ... En haut tout le monde ... Appelez l'officier en second! VERTILLAC. Commandant, mais vous êtes blessé!... gravement blessé! CORLAIX. Vous pouvez y aller du superlatif, mortellement blessé! du moins ça me semble ... Et puis après? VERTILLAC. A vos ordres! CORLAIX. Armez la baleinière de sauvetage, d'abord ... la bordée de quart à débarquer les embarcations. VERTILLAC. Bien, Commandant! [Il fait demi-tour et chancelle près de descendre l'échelle.] CORLAIX. Vous êtes blessé aussi, vous! VERTILLAC. Peut-être bien ... Le même obus ... [Il s'affaisse soudain.] CORLAIX. Brambourg! Remplacez! débarquer les embarcations!... [Brambourg salue, descend l'échelle. Il croise Rabeuf qui monte à demi-vêtu.] RABEUF. Eh bien? CORLAIX. Ah! te voilà ... vite!... Regarde celui-là! RABEUF [se penche sur Vertillac, il se relève]. Celui-là? c'est fini ... il est mort. [Corlaix se découvre et jette sa casquette.] Mais toi? je croyais que c'était toi! CORLAIX. Moi aussi ... Eh! bien, l'officier en second, l'a-t-on prévenu? [Rabeuf, malgré la résistance de Corlaix ouvre la redingote et examine l'épaule.] Mais laisse-moi donc tranquille, nom d'un chien!... puisque je te dis que j'ai mon compte. Les choses sérieuse d'abord!... Est-ce que le bâtiment ne commence pas à donner de la bande? [Tous deux regardent vers l'avant avec attention. Le Duc qui a combattu à la pièce d'artillerie de bâbord et qui s'occupe maintenant d'amarrer sa pièce s'arrête tout d'un coup, regarde aussi, fait un geste comme pour se précipiter vers l'échelle puis se ravisant appelle:] LE DUC. Diquelou! [Il prend à part et lui parle tout bas avec animation.] DIQUELOU. Bon sang de bon Dieu! en voilà une histoire! Et alors? LE DUC. Gueule donc pas comme ça, bougre d'abruti! DIQUELOU [baissant la voix]. Alors ... elle est là, en bas, dans la chambre de l'autre? LE DUC. Puisque je te dis. Viens la chercher avec moi, je ne pourrai jamais tout seul. DIQUELOU [coup d'oeil à l'extérieur]. On va couler, tu sais! si nous descendons, nous n'aurons pas le temps de remonter. LE DUC. Je m'en fous! DIQUELOU. Si tu t'en fous, moi aussi. [Ils se précipitent en bas tous les deux et disparaissent dans l'échelle.] SCÈNE II Les Mêmes, sauf VERTILLAC, mort, puis BRAMBOURG et successivement FERGASSOU, BIRODART qui arrivent l'un après l'autre sortant des fonds les vêtements en désordre. FERGASSOU. A vos ordres, Commandant. Tiens! l'autre tiodi qui me racontait que vous étiez mort. CORLAIX. Pas encore, pour l'instant!... J'ai autre chose à faire! Nous avons reçu une torpille par bâbord, dans le compartiment D, du moins, je le suppose. FERGASSOU. Et le torpilleur, vous l'avez coulé? CORLAIX. Oui FERGASSOU. Alors, tout va bien!... Vous dites? Dans le compartiment D? CORLAIX. Oui, allez-y et faites le nécessaire. FERGASSOU. Bien, Commandant. CORLAIX. A tout hasard, vérifiez qu'il n'y ait personne en bas. J'ai fait siffler tout le monde sur le pont. FERGASSOU. Bien, Commandant. CORLAIX. Il me semble que la bande augmente. FERGASSOU. Peut-être bien. CORLAIX. Téléphonez-moi du poste central, hein? FERGASSOU. Entendu, Commandant!... C'est tout? CORLAIX. C'est tout! FERGASSOU. J'y cours! [Il se précipite dans l'échelle.] BIRODART [arrivant à son tour]. Commandant! à vos ordres!... Mais?... qu'est-ce que c'est que cette bande-là?... si ça continue, nous allons faire le tour! CORLAIX. Descendez, Birodart. Faites évacuer les machines et chaufferies. Bas les feux! Partout, naturellement. BIRODART. Naturellement! CORLAIX. Quand vous remonterez ... BIRODART. Je serai peut-être longtemps en bas! CORLAIX. Alors ... [Il l'embrasse. Birodart disparaît.] RABEUF. Commandant, si je peux servir à quelque chose? CORLAIX. Attends! [Dans le kiosque, sonnerie du téléphone, il décroche le récepteur.] Allô!... c'est vous, Fergassou?... Oui, je vous entends bien!... qu'est-ce que vous dites?... Double fond percé!... La cloison G.H.? Mais alors!... qu'est-ce que vous dites?... Dans le poste central quatre pieds d'eau ... Mais sacrebleu ... remontez vite ... L'échelle avant ... le passage est obstrué?... Obstrué!... [Il jette le récepteur.] Merde!... L'équipage aux postes d'évacuation. RABEUF [derrière Corlaix]. Alors?... tes ordres?... CORLAIX [se retourne]. Mes ordres! Voici: l'officier de quart est mort, remplace-le: et fais évacuer le bâtiment! RABEUF? Par où? CORLAIX. Par-dessus bord, donc! C'est plein de barques de pêcheurs dans ces parages, les hommes ont encore une chance ... RABEUF. Et toi?... CORLAIX. Moi? je suis déjà crevé, je vais couler bas avec mon navire: ce n'est pas le moment de parler de moi!... File ... [Il lui montre l'échelle d'un geste impératif. Rabeuf salue militairement et descend.] SCÈNE III LES MATELOTS, puis LE DUC, DIQUELOU, D'ARTELLES, JEANNE. CORLAIX [regardant autour de lui]. Je crois que j'ai fait tout ce qu'il y avait à faire ... Oui ... [Il lâche la rambarde, s'affaisse et demeure immobile.] [A la fin de la scène précédente, l'_Alma_ a commencé de s'incliner peu à peu sur bâbord. On voit le côté tribord de la passerelle s'élever petit à petit tandis que le côté bâbord s'enfonce. Tout d'un coup le compas étalon de la passerelle supérieure s'écroule et tombe sur Corlaix qui s'abat, la face contre terre.] KORCUF [abandonnant la barre]. Nom de Dieu! Le Commandant qui a son compte! [Les matelots du Spardeck se sont précipités sur la passerelle.] DAGORNE [se penchant sur Corlaix évanoui]. Il n'est pas mort, mais il n'en vaut guère mieux. [Il s'interrompt brusquement la bouche ouverte; au haut de l'échelle inférieure, vient d'apparaître Le Duc portant dans ses bras, Jeanne évanouie. D'Artelles ensanglanté les suit.] DAGORNE [ahuri]. Ah! bien, celle-là! DIQUELOU. As pas peur, vieux frère, n'y a point de risque, le Commandant ne voit plus clair. D'ARTELLES. [Il est demeuré sur la dernière marche de l'échelle, à bout de forces, cramponné des deux mains à la rambarde]. Plus clair?... alors ... Le Duc! Diquelou! LE DUC. Me voilà, Lieutenant. Nous voilà! D'ARTELLES. Foutez le camp à la mer tout de suite avant que le bateau chavire, le tourbillon vous entraînerait, allez! [Il tombe sur les genoux. Le Duc et Diquelou sont près d'enjamber la rambarde en tenant Jeanne chacun par le bras, d'Artelles lâche la rambarde et tombe à plat pont.] LE DUC [terrifié]. Qu'est-ce qu'il a? qu'est-ce qu'il y a? DIQUELOU. Tu ne l'as donc pas vu, quand les tôles du bordé sont rentrées dans la chambre, il s'est laissé éventrer pour qu'elle ait le temps de sortir ... LE DUC [sanglotant]. Oh! oh! D'ARTELLES [il se soulève d'un dernier effort sur une main et sur les genoux]. Mais foutez donc le camp, je vous dis!... [Ils obéissent. Il retombe.] Adieu, mon amour! [Il meurt.] [La bande sur bâbord augmente toujours. Fourdylis s'est assis aux pieds de Dagorne. Rideau baissé lentement.] RIDEAU. * * * * * QUATRIÈME ACTE [A terre, à Toulon. L'appartement du Commandant de Corlaix. Un salon. Meubles élégants et de bon goût sans exagération de luxe. Au lever du rideau, Jeanne est assise les yeux fixes, le regard perdu: elle songe ... Alice entre aussitôt ... SCÈNE PREMIÈRE JEANNE, ALICE. ALICE [observe un instant sa soeur, puis l'appelle]. Jeanne? [Jeanne n'a pas entendu. Alice vient tout près d'elle.] Jeanne? JEANNE [comme réveillée en sursaut, se rassure]. C'est toi? ALICE. Écoute, petite soeur ... je comprends que tu n'aies pas le coeur gai ... Je sais bien qu'il n'y a que juste cinq semaines depuis le ... Mais je te supplie de réfléchir un peu. Tu as eu ce bonheur inouï, extravagant, d'être sauvée ... recueillie ... ramenée à terre ... Tu as eu cette chance incroyable ... impossible ... de pouvoir rentrer ici, chez toi ... en secret ... Personne n'a rien su, personne n'a rien soupçonné ... Et Fred ... rapporté en civière trois heures après toi ... Fred qui a déliré des jours et des jours ... Fred ignore comme tout le monde ... comme tout le monde excepté nous trois ... toi ... le petit matelot Le Duc ... moi ... Muets aujourd'hui, Fred ne donne plus d'inquiétude, bientôt, il sera convalescent, dans quelques jours sans doute, il se lèvera. Comment feras-tu pour lui cacher ton désespoir? Toi qui remplissais tout la maison ... JEANNE. Alice, ma grande soeur, écoute-moi à ton tour. As-tu oublié? Il y a cinq semaines, j'étais heureuse, j'étais aimée, j'avais un amant! Je n'ai pas peur du mot, va!... Je l'adorais! J'étais près de lui ... Tout à coup, un choc sourd, terrible, le mur s'enfonce, la mer entre ... c'est tout ... Je ne me rappelle plus rien, jusqu'au moment où je me suis trouvée dans une barque ... Un homme était penché sur moi, mais ce n'était pas lui ... c'était Le Duc. Je ne pouvais pas parler ... Je le regardais ... je voulais savoir. Alors de la main, il finit par me désigner quelque chose, j'ai vu la mer ... rien que la mer ... des épaves. Il est mort. ALICE [prenant sa soeur dans ses bras]. Ma chérie! Ma pauvre chérie! Ma pauvre petite ... je comprends ... Et cependant, Jeanne, Jeanne ... tu es la femme de Fred ... il a besoin de toi ... il a besoin de s'appuyer sur toi ... le voilà blessé, à peine convalescent. Il n'a plus de navire, il ne peut plus combattre ... il va passer en Conseil de Guerre ... puisque c'est la loi ... puisqu'il était commandant ... son honneur est en jeu, sa carrière, sa liberté, je ne sais pas moi ... sa vie peut-être, Jeanne pense à cela ... Jeanne!... Oublie, oublie. SCÈNE II Les Mêmes, CORLAIX, LE DUC. [Pendant les dernières phrases, la porte s'est entr'ouverte sans bruit et on aperçoit Corlaix]. CORLAIX. Bonjour, les petites filles! [Elles se dressent stupéfaites.] ALICE. Fred!... Debout!... CORLAIX. C'est une surprise, hein? [Corlaix, veston d'intérieur, civil, entre péniblement s'appuyant de la main gauche sur une canne-béquille. Son bras droit est en écharpe. A sa droite. Le Duc, tenue de matelot, le soutient sous une aisselle. Alice va e soutenir de l'autre côté.] ALICE. Vous marchez tout seul? CORLAIX. Tout à fait tout seul; une béquille, un infirmier, une infirmière, je n'ai plus besoin d'autre chose. ALICE. Mais le médecin n'a pas autorisé ... CORLAIX. Oh! c'est un personnage bien plus important qui m'a fait sortir de mon lit: le commissaire du Gouvernement. [Alice et Le Duc l'installent dans un fauteuil.] ALICE. Encore? Vous avez déjà subi un interrogatoire mardi. CORLAIX. Il paraît que celui-là ne suffit pas, qu'il en faut un autre plus beau, de qualité au-dessus et on va tout recommencer à partir du commencement. A cet effet, le commandant Morbraz, commissaire du Gouvernement près le Conseil de guerre va venir d'un moment à l'autre m'interroger une seconde fois. ALICE. Ce vieux fou! Était-ce une raison pour vous lever? CORLAIX. Mademoiselle Alice, le commandant Morbraz a été mon capitaine de compagne sur l'_Austerlitz_ dans le temps que j'étais enseigne. Il est vieux, c'est vrai, très vieux même, original aussi, mais pas fou du tout, croyez-le bien. Pour rester dans mon lit à sa dernière visite, j'avais une excuse: j'étais presque mourant. ALICE. Vous exagérez. CORLAIX. J'ai dit presque, mais aujourd'hui, je serais inexcusable. Je me porte comme un charme. [Le Duc sort après avoir posé un dossier qu'il apportait, sur un petit meuble à portée de Corlaix. Celui-ci cherche Jeanne des yeux, et de la main il écarte doucement Alice qui, volontairement, la masque à sa vue.] Jeanne, ma petite Jeanne, pourquoi restez-vous si loin. [Jeanne fait un effort sur elle-même et se résigne à approcher. Corlaix la regarde avec étonnement.] ALICE. Votre femme vous boude et elle a bien raison. Vous n'auriez pas dû vous lever. JEANNE. En effet, c'est une imprudence. ALICE. Une grande imprudence. JEANNE. Je ne m'attendais pas ... CORLAIX [à Jeanne]. C'est bizarre ... on dirait que vous avez grandi. ALICE. En voilà une idée! CORLAIX. Ou alors ... vous avez été souffrante et on me l'a caché. ALICE. Allons bon! CORLAIX. Je m'en doutais un peu. De là-bas, je n'entendais plus votre gaieté qui, avant, traversait les cloisons, c'est pour cela aussi que je me suis levé. Franchement, ne me cachez rien ... qu'avez-vous eu? JEANNE. Mais ... je vous assure. CORLAIX. Alice? ALICE. Elle n'a pas changé. CORLAIX. Si! ALICE. En tout cas, ce serait à son éloge. Il n'y a pas cinq minutes, vous disiez vous-même que vous avez été en danger. CORLAIX. Quoi, ma petite Jeanne, ce serait l'inquiétude qui vous aurait transformée de la sorte? Vous vous intéressez à ce point au vieux bonhomme? JEANNE. Mon ami ... ALICE. Croyez-vous donc que votre femme ne vous aime pas? CORLAIX. Mais alors, si c'est cela ... puisque me voilà rétabli maintenant, prêt à prendre le commandement d'un autre bateau, car j'espère bien qu'ils ne vont pas me faire languir ... Eh bien! ma chère petite Jeanne, quittez cet air renfrogné qui ne vous va pas du tout ... SCÈNE III Les Mêmes, MORBRAZ. [Le Duc entre précédant Morbraz, puis se retire.] MORBRAZ [Il est très vieux, marche d'un pas raide et saccadé, grosse rosette]. Commandant, c'est encore moi. Qu'est-ce que tu en dis, deux fois la gueule à Morbraz au lieu d'une ... Ça passe toute mesure, hein?... [Il lui serre la main, puis aperçoit Jeanne et Alice.] Oh! cré nom!... je deviens aveugle!... Madame! mes plus respectueux hommages! Mademoiselle ... ALICE. Excusez-moi, Commandant. [Révérence. Alice sort, laissant Morbraz interloqué.] SCÈNE IV JEANNE, CORLAIX, MORBRAZ. JEANNE [qui s'est levée]. Commandant, je vous laisse avec mon mari, vous devez avoir des choses sérieuses à vous dire. MORBRAZ. Mais restez, donc Madame, je vous en prie. C'est tout ce qu'il y a de plus sérieux, mais on n'as pas prononcé le huis clos. JEANNE. N'importe, Commandant, je vous gênerais beaucoup. MORBRAZ. C'est-à-dire que c'est tout le contraire! Supposez que votre mari ait quelque chose à écrire, une note, enfin, n'importe quelle blague, eh bien! c'est pas avec sa patte cassée ... CORLAIX [qui ne cesse pas d'examiner sa femme du coin de l'oeil, soulève son bras droit]. C'est l'autre!... mais je ne veux pas vous ennuyer, ma petite Jeanne: le métier de greffier n'est pas grand'chose de reluisant ... Vous restez tout de même? C'est gentil, merci beaucoup de fois, vous êtes trop charmante ... et sur ce, Monsieur le Commissaire du Gouvernement, je vous écoute. [Jeanne et Morbraz sont assis. Corlaix, allongé dans son fauteuil, Jeanne attentive d'abord par politesse se laisse aller peu à peu à sa distraction. Elle est bientôt tout à fait ailleurs, revient vaguement à elle chaque fois que Morbraz lui adresse la parole et tombe du ciel, en entendant à l'improviste les mots: condamné, sauter, que prononce Morbraz.] MORBRAZ. Voilà un inculpé comme je les aime. Hé là! Corlaix, paré que tu es? CORLAIX. Paré, Commandant! MORBRAZ. Alors, en avant! et en route!... Non! tiens bon partout! C'est tout le contraire; Stop! Faut être prudent! Tu es blessé! [Il s'adresse à la femme de Corlaix, il ne baisse aucunement la voix.] Je lui apporte une sale nouvelle, vous savez! ça va lui fiche un coup ... Vous devriez d'abord le préparer un peu ... s'il a encore la fièvre ... CORLAIX. Commandant, je vous affirme que je n'ai même plus le délire. Je suis tout ce qu'il y a de mieux préparé à savoir tout ce qu'il y a de pis comme nouvelle, et d'ailleurs, du moment que vous me l'apportez, elle est tout de même la très bien venue. MORBRAZ. Bon ça! quand je vous le disais: voilà un inculpé comme je les aime! Alors posons le problème, n'est-ce pas?... parce que si on ne le posait pas ... CORLAIX. Je crois bien! Commandant, posez le problème. MORBRAZ. Ça va bien. Commençons par le commencement. Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, le vaisseau de la République l'_Alma_ croiseur-éclaireur de cinq mille tonnes, vingt mille chevaux, commandé par toi La Croix de Corlaix et faisant route de Toulon à Bizerte, rencontre deux heures après l'appareillage, un rafiot inconnu. Ce rafiot attaque l'_Alma_. C'est donc probablement un rafiot ennemi. CORLAIX. Très probablement. MORBRAZ. D'ailleurs, ami ou ennemi, je m'en f ... je m'en fiche!... Il attaque! C'est tout ce qu'il me faut. Il attaque comment? Il ne va pas chercher midi à quatorze heures; il met le cap sur l'_Alma_ et il arrive droit dessus, filant bon train. Toi aussi tu filais bon train. Combien de noeuds? CORLAIX. Moi, vingt noeuds. Lui, vingt ou vingt-cinq à mon estime ... MORBRAZ. Total quarante-cinq ... quarante-cinq noeuds, c'est inouï. De mon temps ... Enfin, j'ai posé le problème. Maintenant, je conclus! Mon petit, deux navires qui arrivent droit l'un sur l'autre, à quarante-cinq noeuds de vitesse, c'est que l'un veut la peau de l'autre. Pas d'hésitation possible! Tu ne voulais pas la peau de l'autre, donc l'autre voulait ta peau à toi. A preuve qu'il t'a attaqué, tu ne peux pas dire le contraire. Bon, ça va bien! Je continue! L'autre t'attaque, toi, qu'est-ce que tu fais? CORLAIX. Je me défends et je le coule bas. MORBRAZ. Le chiendent, c'est que, lui aussi, t'a coulé bas ... en te flanquant sa torpille en pleine figure! Tu t'étais donc laissé approcher à portée de torpille, toi? CORLAIX. Hélas!... puisqu'il m'a flanqué, comme vous dites ... MORBRAZ. Et je répète: En pleine figure, v'lan! Sais-tu ce que ça prouve?... Ça prouve que tu es la dernière des moules, mon pauvre vieux? Et sais-tu ce que ça vaut? Ça vaut d'être cassé de ton grade, fichu à pied, flanqué hors la marine et peut-être foutu à l'ombre pour dix ans, le temps de réfléchir, quoi! Pas d'erreur, c'est comme ça que ça se joue! CORLAIX. Ainsi, Commandant, votre sale nouvelle!... c'est ça? MORBRAZ. Ça? jamais de la vie! Elle est bien plus sale que ça! espère, tu vas voir. Mais procédons par ordre: tu es foutu, à moins ... CORLAIX. A moins que? MORBRAZ. A moins que tu n'aies eu tes raisons. Et qu'elles soient bonnes. CORLAIX. J'en ai une. MORBRAZ. Sors-la voir. CORLAIX. C'est simple: sitôt à portée de signaux, j'ai questionné le bâtiment inconnu sur sa nationalité, je l'ai questionné deux fois, par les deux questions réglementaires des signaux de reconnaissance et deux fois il m'a répondu qu'il était français, très correctement. Alors comme juste, je ne l'ai plus supposé ennemi, je l'ai cru ami. Voilà ma raison. MORBRAZ. Elle est bonne ... Tout de même, voyons voir, et répète un peu ... Il t'a répondu deux fois très correctement, le bateau des Boches? CORLAIX. Deux fois. MORBRAZ. Et c'était combiné comme il fallait tout ça? CORLAIX. Oui, Commandant! MORBRAZ. Tu l'as vu? CORLAIX. Naturellement! MORBRAZ. Ce qui s'appelle vu? CORLAIX. De cet oeil-ci et de cet oeil-là! MORBRAZ. Suffit! Je te connais, tu n'es pas aveugle et tu n'as jamais été menteur. Donc, je te crois! Seulement le Conseil de guerre, lui, ne te croira pas. CORLAIX. Pourquoi? MORBRAZ. Parce que tu racontes des choses pas croyables! Réfléchis donc une fois dans ta vie, tourte? Comment?... Voilà un bateau ennemi qui ne sait pas seulement ce que c'est que les signaux de reconnaissance, qui n'en a jamais entendu parler! c'est secret les signaux de reconnaissance! Il n'y a que les officiers à savoir ce secrèt-là ... et même ... pas tous les officiers?... Quelques-uns seulement ... ceux qui en sont chargés ... Sur ton _Alma_, combien en avais-tu d'officiers au courant de la chose? CORLAIX [ouvre le dossier que Le Duc a placé à sa portée]. Voici la liste de l'État-Major de l'_Alma_! Voyons ... Eh bien, Commandant, nous étions quatre: mon second Fergassou, l'officier de manoeuvre Vertillac, l'officier de montres Brambourg et moi-même. [Il laisse le dossier ouvert.] MORBRAZ. Quatre! Tu vois bien! ça ne fait pas gras, quatre! CORLAIX. Non. MORBRAZ. Alors, voilà un bateau ennemi qui ignore les signaux de reconnaissance et qui répond correctement à tes deux questions? Tu trouves que c'est croyable, toi? CORLAIX. Ce que j'affirme, c'est que le bateau ennemi a allumé les deux réponses qu'il fallait, combinées comme il fallait. Je les ai vues, moi, que voilà, et beaucoup d'autres les ont vues comme moi. MORBRAZ. Évidemment! beaucoup d'autres les ont vues, seulement il n'en reste plus ... Voilà ma sale nouvelle. Tu n'as pas de témoin pour toi. Pas un. Autant dire que tu es foutu, mon pauvre vieux, comme pas un quiconque! CORLAIX. Commandant! Voyons! Nous sommes cent vingt-quatre survivants, grâce à Dieu! MORBRAZ. Parfaitement! cent vingt-quatre! dont cent vingt-trois n'ont rien vu, rien de rien, pas un fifrelin! CORLAIX. Rien? MORBRAZ. Rien! CORLAIX. C'est extravagant. MORBRAZ. Non. CORLAIX. Comment non? MORBRAZ. Non! ce n'est pas extravagant! ils dormaient. C'était leur droit à ces bougres-là puisqu'on n'avait pas encore rappelé aux postes de combat. Alors ils dormaient; ceux qui n'étaient pas de quart, dans leur hamac; ceux qui étaient de quart, sur le pont. CORLAIX. Mais ils ne dormaient pas tous, que diable! les homme de veille ne dormaient pas, les factionnaires ne dormaient pas. Rien que sur la passerelle, nous étions douze ou quinze à ne pas dormir. MORBRAZ. Je ne dis pas le contraire, mais tout ce monde-là se trouvait probablement si bien à ton bord qu'ils n'ont pas voulu le quitter. Pas un n'a voulu. Et alors, ils y sont encore, tous. CORLAIX. Ils y sont et je n'y suis pas ... moi, qui commandais ... je n'y suis pas ... MORBRAZ [les bras au ciel]. Oui, je te vois venir! c'est ta guigne, hein? Ah! pauvre France! sur trente ou quarante braves gens, il n'y en a que vingt-neuf ou trente-neuf de crevés! et celui qui ne l'est pas en devient bête à couper au couteau ... [A Jeanne.] Madame! mes excuses! mais vraiment aussi cet animal-là passe la mesure. [A Corlaix.] Veux-tu que je te dise? Tu es trop vieux! tu tombes en enfance. CORLAIX [souriant]. Commandant, vous n'avez peut-être pas tort! MORBRAZ. Il n'y a pas de quoi rire, tu sais! Non, mais vas-tu finir? [A Jeanne.] Madame, je vous prie de le regarder; il n'y a pas cinq minutes, il regrettait de n'être pas mort, il voulait se faire sauter ... JEANNE [qui comprend à l'improviste]. Sauter?... MORBRAZ [qui continue à Jeanne]. Je le connais, vous pouvez m'en croire: le lascar voulait se faire sauter ... sans savoir pourquoi du reste ... Mais à cette heure, changement à vue ... Il ricane sans savoir pourquoi non plus, vous pensez! [A Corlaix.] Dis-le donc, pourquoi tu ricanes? Parce que te voilà sûr et certain d'être condamné? JEANNE [stupéfaite, à Corlaix]. Condamné? CORLAIX [à Jeanne]. Condamné ou acquitté. Ne vous affolez pas huit jours d'avance, mon pauvre petit. Pour l'instant, personne n'en sait rien. MORBRAZ. Pardon! excuses! Moi, je le sais: tu ne seras pas acquitté, tu seras condamné. [A Jeanne.] Il sera condamné, Madame, vous pouvez m'en croire! c'est sûr comme Amen à l'église. JEANNE. Commandant!... vous voulez rire?... MORBRAZ. Vous trouvez qu'il y a de quoi? parole d'honneur, il faut que vous ayez la gaieté facile. JEANNE [à Corlaix.] Fred!... Je vous en supplie, est-ce possible? CORLAIX. Je vous en supplie, moi aussi, ne faites pas cette figure, il n'a jamais été question de me guillotiner. MORBRAZ. Pour cela, il vous dit vrai: il est seulement question de le rendre à la vie civile et de le loger gratis avec bail de trois, six, neuf, dans une belle forteresse toute neuve. JEANNE. Mais pourquoi? MORBRAZ. Parce qu'il n'y a pas de témoins! Bon Dieu! Allons, je vois que vous avez très bien compris. Là-dessus, je vous laisse tous les deux réfléchir, Madame! [Il s'incline. Fausse sortie, il s'arrête.] Voyons donc, il me semble que j'avais encore quelque chose. Ah! j'y suis ... dis donc, Corlaix! CORLAIX. Commandant? MORBRAZ. Ton enseigne?... Celui qui était de quart et qui s'en est tiré ... Bon Dieu de bon Dieu! voilà que j'oublie son nom! CORLAIX. Brambourg! MORBRAZ. C'est ça, Brambourg! Il ne m'a pas l'air d'être bien chaud pour toi ... quel type est-ce?... Un mauvais officier, hein? CORLAIX. Non. Je n'ai jamais eu à lui adresser le moindre reproche à l'occasion du service. MORBRAZ. Et à l'occasion d'autre chose que le service?... [Silence.] Suffit! Ça va bien ... Il paraît que tu l'avais envoyé faire une ronde au moment psychologique?... Une riche idée que tu as eue là! Ah! quand tu te mêles d'en avoir, toi ... CORLAIX. Pourquoi? MORBRAZ. Parce que s'il avait été sur la passerelle, il aurait probablement vu quelque chose ... CORLAIX. Et il n'a rien vu?... Tant pis pour moi, c'est de ma faute. JEANNE. Mais comment dites-vous ... Brambourg n'a rien vu? Enfin ... il n'a pas vu les signaux de reconnaissance? MORBRAZ. Non, Madame, je vous ai déjà dit. Personne ne les a vus, pas un chat. JEANNE. Mais Brambourg? MORBRAZ. Brambourg pas plus que les autres, je vous assure. JEANNE. Brambourg n'a pas vu les signaux de reconnaissance? MORBRAZ. Puisque je vous assure ... puisque je vous affirme que non! Madame ... il ne les a pas vus ... en tout cas, il ne se souvient de rien, pas plus que cela que d'autre chose ... alors voici: nous sommes aujourd'hui mardi et le Conseil de guerre est convoqué pour vendredi, mercredi, jeudi, vendredi, ça te fait trois jours. Mon petit Corlaix, tâche moyen de te débrouiller. Cherche un témoin. Cherche une preuve, cherche ce que tu voudras, mais trouve quelque chose ... parce que si tu ne trouves rien ... j'ai l'honneur et le regret de te le répéter ... tu es foutu comme pas un quiconque, mon pauvre vieux! Tu sais, ça me fera tout de même une sacrée peine! [Il s'incline devant Jeanne.] CORLAIX [appelant]. Le Duc! MORBRAZ. Veux-tu bien rester tranquille, toi? CORLAIX. Jamais de la vie, Commandant. [Le Duc entre et l'aide à se lever.] Il ferait beau voir que parce qu'on est blessé on en devienne malotru! SCÈNE V JEANNE, seule, puis LE DUC, puis ALICE. [Jeanne restée seule, fait un jeu de scène assez long. Hésitation, carte de visite, table à écrire, griffonnage hâtif, enveloppe. Elle sonne. Le Duc entre.] JEANNE [quand elle a écrit]. Dites-moi, Le Duc ... Le Commandant n'a pas besoin de vous pour le moment?... LE DUC. Sûr que non, Madame. Après que le Commandant Morbraz, il a été sorti, le Commandant comme ça, il est rentré dans sa chambre. JEANNE. Alors, vous allez vite me porter cette lettre, voulez-vous? C'est tout près, n'est-ce pas? LE DUC [regardant l'adresse]. Pour sûr! JEANNE. Il y a une réponse. Vous direz que vous attendez une réponse. LE DUC. Je dirai. [Alice entre.] ALICE. Finie, la visite? JEANNE. Oui. [A Le Duc.] Vite, n'est-ce pas? LE DUC. Ayez pas peur, Madame, espérez que je revienne et vous regarderez voir à votre montre. SCÈNE VI JEANNE, ALICE. ALICE. Eh bien? Morbraz? Pourquoi? JEANNE. Attends. Je t'expliquerai tout à l'heure. Mais écoute d'abord. ALICE. Quoi donc? JEANNE. Je t'ai raconté la nuit du combat, la nuit du 31 juillet. ALICE. Oui. JEANNE. Je t'ai dit tout ce qui s'est passé ... enfin tout ce que j'ai vu ou entendu. Tu te rappelles? ALICE. Parfaitement. Mais ... JEANNE. Attends ... c'est très sérieux. Tu te rappelles donc que Brambourg est entré dans la chambre. Je me suis cachée. Ils ont causé. Je t'ai répété ce qu'ils ont dit? [Alice fait un signe de tête.] Bon. Veux-tu me répéter à ton tour puisque tu te rappelles? Oh! pas tout ce qu'ils ont dit! Seulement la fin! les dernières paroles de Brambourg? ce qu'il a dit avant de s'en aller! ALICE. Avant de s'en aller? JEANNE. Oui, il était face au hublot ouvert, tu te rappelles bien? ALICE. Parfaitement ... il a vu les feux du navire allemand qui arrivait ... JEANNE. Et il a dit quoi? ALICE. Attends ... attends ... Il a dit: "qu'est-ce que c'est que ça? on dirait un bâtiment de guerre!" Et puis le navire a allumé ses feux de reconnaissance ... quatre feux ... rouges d'abord ... et puis bleus ... JEANNE. Brambourg les a vus? ALICE. Dame! Tu me l'as dit assez souvent, c'est lui qui les a interprétés, je veux dire qui a vérifié que c'était bien les signaux de reconnaissance exacte ... les bons ... ceux qui indiquaient un navire français ... enfin ... et puis Brambourg seul pouvait vérifier ça ... puisqu'il était de quart ... donc, c'est bien lui ... JEANNE. Ah! enfin, tu t'en es souvenue! bravo! ALICE. Ah! c'était tout cela? JEANNE. Tout ce que je voulais te faire dire, oui. Maintenant Morbraz, sais-tu pourquoi il est revenu? Pour prévenir Fred que son procès marchait tout à fait mal, qu'il n'y avait pas le plus petit témoin ... et que dans ces conditions ... pas de témoin ... la condamnation ... ALICE. La condamnation? JEANNE. Parfaitement! J'ai dit ça aussi, tout à l'heure ... que, dans ces conditions: aucun témoin, la con-dam-na-tion de Fred ne ferait pas un pli. Voilà. ALICE. Voilà!... JEANNE. Bien sûr, voilà! puisqu'il n'y a pas de témoin! puisque personne n'a vu les feux ... ALICE. Eh bien alors ... et Brambourg?... JEANNE. Brambourg pas plus que les autres. Il n'a rien vu, il ne se souvient de rien. ALICE. Ho! mais voyons, mais Jeanne, c'est impossible! impossible! JEANNE. Évidemment, c'est impossible!... Il y a là certainement un malentendu inexplicable, mais certain ... tellement certain. Que Brambourg soit ce qu'on voudra, c'est tout de même un homme d'honneur, un officier. ALICE. Peut-être a-t-il oublié ... JEANNE. Je vais lui rafraîchir la mémoire. ALICE. Comment, Jeanne? JEANNE. Je l'attends. ALICE. Il va venir ici? JEANNE. Pourquoi pas? Dès que nous aurons causé cinq minutes, tête à tête, lui et moi, il n'aura plus la moindre envie de mentir. ALICE. C'est à lui que tu écrivais quand je suis entrée! JEANNE. Justement! ALICE. Oh! Jeanne! Jeanne! JEANNE. Eh bien quoi, ma grande! ALICE. Jeanne! mais tu oublies ... JEANNE. Quoi? ALICE. Quoi?... Mais que tu ne sais rien! que tu ne peux rien savoir. JEANNE. Comment! ALICE. La femme du Commandant de l'_Alma_ ne pouvait pas être à bord de l'_Alma_ la nuit du combat: si elle y avait été ... par mégarde ... si l'appareillage l'avait surprise à bord, ç'aurait été chez son mari ... dans la chambre de son mari ... et son mari le saurait ... Est-ce que son mari le sait? Non ... tu vois bien, tu n'y étais pas ... JEANNE. Naturellement, je n'y étais pas ... ALICE. Tu n'as rien vu, tu ne sais rien, tu ne peux rien dire. Rien!... et puisque tu ne peux rien dire, pourquoi as-tu envoyé chercher Brambourg, ma pauvre Jeanne? [Long silence.] JEANNE. Mon Dieu!... qu'est-ce que je lui dirai?... n'importe! ALICE [geste vague.]...................... SCÈNE VII. Les Mêmes, LE DUC, puis BRAMBOURG. LE DUC. Madame, regardez voir votre montre. JEANNE. Merci, Le Duc. [A Alice.] Sauve-toi vite. ALICE. J'aimerais mieux rester. JEANNE. Ah! ça ma grande, me prendras-tu toujours pour une gosse? BRAMBOURG [entrant]. Madame, Mademoiselle ... JEANNE. Monsieur. BRAMBOURG. Vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer chercher? JEANNE. Asseyez-vous, je vous prie. [A Alice.] Puisque tu es obligée d'aller là-bas ... Monsieur Brambourg t'excusera ... à ce soir, chérie ... ALICE. A ce soir ... [A Brambourg.] Monsieur. BRAMBOURG. Mademoiselle ... [Sort Alice.] SCÈNE VIII JEANNE, BRAMBOURG. [Un temps.] BRAMBOURG. Madame, je suis à vos ordres. [Un temps.] Vous m'avez envoyé chercher ... [Il lit.] "pour une affaire ... très urgente, qui nous intéresse tous les deux." JEANNE. Oui. BRAMBOURG. Tous les deux? Vous et moi? Madame, je suis flatté! infiniment flatté! un peu intrigué aussi ... JEANNE. Oh! rien de plus simple, Monsieur. Le Commandant Morbraz sort d'ici. BRAMBOURG. Ah! bon!... je n'y étais pas du tout, il s'agit du procès devant le Conseil de guerre? JEANNE. J'ai eu connaissance par hasard d'une partie de votre déposition. BRAMBOURG. Ah! JEANNE. Oui, j'ai pensé que vous voudriez bien excuser une curiosité légitime ... il s'agit de mon mari ... et compléter les renseignements que j'ai ... BRAMBOURG. Madame, je vous l'ai déjà dit. Je suis à vos ordres. Malheureusement, j'ai bien peur ... JEANNE. Il s'agit des circonstances qui ont précédé le combat. BRAMBOURG [qui réfléchit]. Madame ... JEANNE. En particulier ... des signaux de reconnaissance qui ont été échangés entre l'_Alma_ et le bâtiment ennemi ... de ces signaux qui trompèrent le Commandant de Corlaix ... BRAMBOURG. Je crains de vous être d'un faible secours. A ce propos, Madame, vous savez sans doute qu'après le naufrage, on m'a repêché en assez mauvais état. Ma mémoire s'en est ressentie de la manière la plus pénible, et ce sont précisément les circonstances qui ont précédé le combat qui demeurent les plus troubles dans mon souvenir. Il y a là pour moi ... comme un grand trou. Toutefois, s'il me revenait quelques bribes de faits, cela ne vous servirait probablement de rien. Au moment où les signaux furent échangés, je n'étais pas sur la passerelle; le Commandant de Corlaix m'avait envoyé faire une ronde. JEANNE. Oui, je sais cela. Mais ... il n'est pas indispensable d'être sur la passerelle pour voir les signaux? BRAMBOURG. Pour voir les signaux qu'on faisait sur la passerelle? Madame, il me semble que oui. JEANNE. Il ne s'agit pas des signaux qui ont été faits par l'_Alma_, il s'agit des signaux qui ont été faits par le bâtiment ennemi. [Brambourg réfléchit.] BRAMBOURG. Je n'étais pas sur la passerelle, je n'étais pas sur le pont non plus; j'étais dans les fonds du navire. Je ne pouvais rien voir. JEANNE. Mais il y a des hublots, je crois? BRAMBOURG. Des hublots?... JEANNE. Sans doute vous faisiez une ronde, n'est-ce pas? Au cours de cette ronde ... vous auriez pu, par exemple, entrer dans votre chambre? BRAMBOURG. Peut-être. JEANNE. Ou dans celle d'un camarade? Je fais des suppositions. BRAMBOURG. Je le sais bien. Mais je n'ai pas le moindre souvenir d'avoir vu quelque chose, ni de ma chambre, ni d'aucune autre, ni par aucun hublot ... Madame, je regrette vraiment. JEANNE. Un instant, je vous prie ... Il y a une chose que j'ai peur de vous avoir mal dite ... Vous allez déposer vendredi devant le Conseil de guerre ... et votre déposition se trouve avoir une importance capitale, vous n'y avez sûrement pas songé!... vous ne pouvez pas y avoir songé! BRAMBOURG. Oh! si fait, Madame. Mais quand j'y songerais davantage, il m'est impossible de déposer contre mes souvenirs, contre ma conscience ... fût-ce même dans l'intérêt d'un chef avec qui j'ai pu parfois ne pas m'entendre, mais que je n'ai jamais cessé d'estimer comme un homme d'honneur et comme un bon officier, digne assurément d'être acquitté et félicité par le Conseil de guerre. JEANNE. Mais alors, rassemblez vos souvenirs. Dites toute la vérité! BRAMBOURG. Mais, Madame, je la dis, je l'ai dite! Vous ne voudriez cependant pas me faire dire plus que je ne sais. JEANNE. Êtes-vous bien sûr de ne pas vous souvenir? BRAMBOURG. Comment? JEANNE. Êtes-vous bien sûr qu'il n'y ait pas en ce moment, quelque chose en vous, une rancune ... BRAMBOURG. Je vous en prie, Madame ... Oh! Madame, pardon. Je suis très sûr qu'en effet vous avez été déjà pour moi désagréable et brutale, autant et plus que n'a été le Commandant de Corlaix. Mais je suis sûr en ce moment, plus sûr encore que vous m'insultez très gratuitement en supposant que n'importe quelle rancune pourrait influer sur mon témoignage devant un Conseil de guerre. Cela, vous n'avez pas le droit de l'admettre un seul instant!... JEANNE. Monsieur ... BRAMBOURG. Je ne prétends pas être un coeur d'élite, ni un grand caractère, et je ne pratique pas à tort et à travers l'oubli des injures, mais je suis un officier français!... [Corlaix entre en marchant péniblement, s'appuyant sur Le Duc.] SCÈNE IX Les Mêmes, CORLAIX, LE DUC. BRAMBOURG. Commandant ... je suis heureux de vous voir ... en bonne santé. CORLAIX [lui coupant la parole]. Je vous remerçie, Monsieur, de l'intérêt que vous me portez. C'est vendredi, je crois, qu'auront lieu les débats? BRAMBOURG [menaçant]. Oui, Commandant ... à vendredi! [Il salue et sort.] SCÈNE X JEANNE, CORLAIX, LE DUC. JEANNE. Fred, je croyais que vous dormiez. [Corlaix secoue la tête.] Vous avez l'air très fatigué. CORLAIX. La journée a été longue. JEANNE. Prenez mon bras. [Elle remplace Le Duc qui sort.] N'ayez pas peur de vous appuyer. CORLAIX. Petite Jeanne, merci. JEANNE. Asseyez-vous là ... vous êtes bien? CORLAIX. Tout à fait bien ... ah ça! vous vous intéressez donc à moi, maintenant? JEANNE. Oh! Fred!... CORLAIX. Ce n'est pas un reproche ... à mon âge, on prend ce qu'on vous donne et on est si heureux quand c'est seulement un sourire. [Agenouillée au pied de son fauteuil, Jeanne le regarde très prévenante et très gentille.] Voulez-vous me permettre de vous poser une question? Cet homme? JEANNE. Brambourg? CORLAIX. Il vous rend donc visite?... Vous le connaissez tant que cela ... Je ne savais pas. JEANNE. Tant que cela?... Brambourg? Mais non, je vais vous expliquer, c'est la première fois ... CORLAIX. Non!...Un instant, je vous prie, je voudrais d'abord vous demander ... JEANNE. Quoi? CORLAIX. C'est une prière ... Jeanne, depuis que je vous connais j'ai toujours estimé votre droiture ... Il me serait aujourd'hui très pénible de vous trouver ... moins ... JEANNE. Ai-je donc changé? CORLAIX. Je ne dis pas cela ... je vous demande ... Jeanne, et je vous supplie de me dire la vérité ... Ce Brambourg, qu'est-il venu faire ici?... La vérité, Jeanne! JEANNE. Fred, quelle idée avez-vous? c'est tellement simple ... Brambourg est venu parce que j'ai prié de venir, et je l'ai prié de venir parce que le Commandant Morbraz avait trouvé sa déposition suspecte ... malveillante ... Vous vous souvenez? Alors, j'ai voulu me rendre compte par moi-même, et voilà tout. CORLAIX. Pardon! je ne vois pas bien ... vous avez voulu vous rendre compte de quoi? JEANNE. Eh! mais de tout cela, de cette déposition, Brambourg prétend n'avoir rien vu des signaux de reconnaissance ... c'est tellement extraordinaire! CORLAIX. Extraordinaire? Mais non! puisqu'il n'était pas sur la passerelle! JEANNE. Oui, je sais ... Il paraît que vous l'aviez chassé ... CORLAIX. Je l'avais chassé ... à peu près ... Il vous l'a dit? JEANNE. Oui. CORLAIX. Il n'y a pourtant pas de quoi se vanter. Il vous a dit aussi pourquoi? JEANNE. Non. Pourquoi au fait? CORLAIX. Oh! c'est sans intérêt ... je ne sais même plus au juste quelle insolence il m'avait lâchée ... JEANNE. En tout cas ... vous êtes bien sûr qu'il ne peut rien contre vous, parce que s'il pouvait, Fred, prenez-y garde! il vous déteste horriblement ... et il me déteste aussi. CORLAIX. Ah! vous aussi ... JEANNE. Du moins, je crois. CORLAIX. Il vous a fait la cour? JEANNE. Eh oui, naturellement. Je reconnais avoir manqué de ménagement à son égard. Il m'ennuyait trop. CORLAIX. Je comprends ... mais alors? Jeanne, voulez-vous me dire encore la vérité ... toute la vérité? JEANNE. Fred, vous ne m'avez jamais interrogée comme cela. CORLAIX. Pardon!... c'est très absurde et ce n'est guère élégant ... ayez tout de même pitié d'un vieil homme qui souffre ... JEANNE. Vous souffrez? CORLAIX. Oui ... Pas comme vous croyez ... mais n'importe! soyez indulgente et ... répondez-moi, c'est ma dernière question ... Ce Brambourg ... qui vous ennuie ... vous l'avez fait venir pourtant ... Était-ce seulement à propos de moi?... à propos de mon procès?... rien qu'à propos de mon procès. JEANNE. Mais oui!... Voyons Fred, faut-il que je vous fasse un serment? CORLAIX. Non, je vous crois. Merci. Ainsi donc pour votre vieux mari, pour l'aider, pour le défendre ... vous avez surmonté votre répugnance et vous avez fait venir chez vous cet homme ... Vous m'aimez donc un peu?... JEANNE. Je vous aime beaucoup, Fred! S'il vous arrivait jamais par ma faute n'importe que chagrin, n'importe quel ennui, je ne me le pardonnerai jamais. CORLAIX. Oui ... cela j'en suis sûr. JEANNE. D'ailleurs, ne croyez pas que je sois inquiète ... je sais bien qu'on vous rendra justice ... pleine justice ... mais malgré tout il ne faut rien négliger, c'est trop important votre carrière ... votre avenir d'officier ... votre fortune militaire ... enfin, toute votre vie. SCÈNE XI CORLAIX, JEANNE. CORLAIX. Vous croyez ... JEANNE. Oui, certes, vous me l'avez dit vous-même bien souvent: "Une fois marin, toujours marin" ... Songez donc, Fred, s'il vous fallait renoncer à la mer. CORLAIX. J'ai renoncé à d'autres choses. JEANNE. Les autres choses est-ce que cela compte ... Il n'y a que la mer pour vous ... Vous ne renonceriez pas à la mer? CORLAIX. J'ai renoncé à vous ... JEANNE. Fred? CORLAIX. Vous le savez bien ... vous n'êtes plus ma femme ... ou si peu. JEANNE. Fred, je vous en supplie, par pitié! CORLAIX. Pardon ... JEANNE [un mouvement]. Fred, tout à l'heure, vous m'avez dit: "C'est ma dernière question." CORLAIX. Je ne vous questionne pas. Je vous regarde. [Jeanne s'écarte de lui.] CORLAIX. Non! pas même cela?... ah!... [Jeanne esquisse un mouvement vers lui, mais il l'arrête d'un geste, un petit temps. Ses yeux tombent sur le dossier resté ouvert sur la liste de l'état-major de l'_Alma_.] Seul! seul! [Il sort lentement--seul--pendant que descend le rideau.] RIDEAU. * * * * * CINQUIÈME ACTE Cette salle est située Place d'Armes, au coin de la rue de l'Intendance. C'est un local rectangulaire, très banal, blanchi à la chaux, fenêtres sur un des longs côtés donnant sur la Place d'Armes dont on aperçoit les platanes. Deux portes, opposées aux fenêtres, l'une sert d'entrée au public et aux témoins, l'autre au Conseil de guerre. On juge le Commandant de vaisseau de la Croix de Corlaix, inculpé d'office dans les faits de la perte du croiseur-éclaireur l'_Alma_. Corlaix se présente un bras en écharpe, le front bandé sous sa casquette d'uniforme. Il est pâle et visiblement affaibli. SCÈNE PREMIÈRE VICE-AMIRAL DE FOLGOET, président du Conseil de guerre, CONTRE-AMIRAL DE CHALLEROY, CONTRE-AMIRAL DE LUTZEN, DEUX AUTRES CONTRE-AMIRAUX, UN CAPITAINE DE VAISSEAU, JUGES, COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT: MORBRAZ. Défenseurs: Capitaine de Frégate de L'ESTISSAC et un avocat du barreau de Toulon, Maître VALÈCHE. PRÉVENU: CORLAIX. Greffier, Matelots de garde, Plantons, etc ... LE DUC à la barre. PUBLIC. FOLGOET. Bref, vous, Le Duc, vous étiez de quart sur la passerelle? LE DUC. Dessous la passerelle que j'étais de quart, Amiral. FOLGOET. Dessous! si vous aimiez mieux, vous étiez donc de quart "dessous" le passerelle et, malgré cela, vous n'en savez pas plus long que les autres. Vous n'avez rien vu, rien entendu. Vous ne vous rappelez rien? Je veux dire de tout ce qui a précédé le premier coup de canon? LE DUC [la main au bonnet, à chaque réplique]. C'est ça comme vous dites, Amiral! Rien de tout ça que vous m'avez demandé aussi donc! LE GREFFIER. Mais dites donc "Monsieur le Président" à la fin des fins. Vous êtes donc bouché à l'émeri, vous? LE DUC [au greffier]. C'est ça, Monsieur le Président. FOLGOET. C'est vraiment une fatalité, Messieurs, je vous prie de le constater une fois de plus! Voilà notre septième témoin et pas une indication! CHALLEROY. Pas la moitié d'une. FOLGOET. Sept témoins sur lui, il n'en reste qu'un, le plus important il est vrai, l'officier, Monsieur Brambourg ... Monsieur l'enseigne de vaisseau Brambourg et le seul officier qui ait survécu. Messieurs, avec le Commandant de Corlaix. CHALLEROY. Et l'état-major de l'_Alma_ comptait? CORLAIX. Vingt-quatre officiers. LUTZEN. Vingt-quatre dont vingt-deux sont morts, par conséquent vingt deux morts sur vingt-quatre, cela fait du quatre-vingt-douze pour cent--proportion des tués pour l'état-major. Voyons pour l'équipage. Monsieur de Corlaix, combien comptiez-vous d'hommes? CORLAIX. Deux cent cinquante, Amiral, dont cent vingt-quatre ont survécu. LUTZEN. Cent vingt-quatre. Cent vingt-quatre sur deux cent cinquante, disons _grosso modo_ la moitié. Et par conséquent pour l'équipage, proportion des tués: cinquante pour cent! Cinquante au lieu de quatre-vingt-douze. Comment l'expliquez-vous Corlaix? CORLAIX. Sitôt que la torpille allemande nous eut frappés, je fis rappeler aux postes d'évacuation ... L'ennemi était déjà coulé bas à ce moment, Amiral ... Le temps manquait pour mettre aucune embarcation à la mer, mais des barques de pêche étaient alentour. Mes officiers rallièrent leurs postes dans les fonds et y restèrent jusqu'à la fin, puisqu'ils n'eurent pas le temps de faire sortir tous leurs hommes devant eux. LUTZEN. C'est ce que je pensais. Autrement dit, vingt-deux officiers français sont morts pour sauver cent vingt-quatre matelots français et pour essayer d'en sauver davantage. Ils n'on fait que leur devoir, et je n'en aurais pas ouvert la bouche, s'il n'était pas utile que le pays en fût informé. FOLGOET. Greffier, appelez Monsieur Brambourg à la barre. [A Le Duc.] Toi, va-t'en. LUTZEN. Pardon, Amiral ... avant que celui-ci s'en aille ... FOLGOET. Mon cher Amiral, c'est moi qui vous demande pardon! Greffier! tiens bon! LUTZEN [à Le Duc]. Accoste ici, toi. C'est Le Duc qu'on t'appelle, hein? Ça va comme ça, espère un peu ... Tantôt tu nous as expliqué que pour les choses avant qu'on eût rappelé aux postes de combat, tu ne te rappelles rien. Mais pour les choses après? Tu es un peu là, hein, pour te les rappeler les choses après? LE DUC [à l'aise]. Pour sûr comme vous dites, Amiral. LUTZEN. Bon ça. Alors, écoute voir. Sitôt que le clairon eut rappelé ... qu'est-ce que tu as fait? LE DUC. Je m'ai foutu la gueule par terre, Amiral, rapport à ça qu'il nous est arrivé quasi tout de suite un obus droit dans la passerelle, autant dire. Même que j'ai point seulement eu la chance d'être blessé! LUTZEN. Bon. Alors puisque tu n'étais point blessé, tu t'es ramassé. Et sitôt ramassé, qu'est-ce que tu as encore fait? LE DUC. J'ai couru à mon canon, donc! LUTZEN. Et tu as tiré, hein? C'est toi qui as coulé le Boche, je parie? LE DUC. Pour sûr, oui, c'est moi ... moi ... avec les autres. LUTZEN. Et après? LE DUC. Après? LUTZEN. Après que la torpille vous fût rentrée dedans? LE DUC. Après que la torpille ... LUTZEN. Oui. Allons! allons! Va de l'avant! LE DUC. Je ... je ... ne sais plus trop ... LUTZEN. Si! tu sais: ne mens point, tu as juré ... LE DUC. Mentir, que vous dites! Ma Doué! j'ai jamais su! Je me recherche ... espérez un coup ... ça y est ... c'est ça! Je suis été trouver Diquelou pour nous deux descendre en bas quérir Monsieur d'Artelles ... rapport comme ça qu'il n'était pas de quart, Monsieur d'Artelles ... et alors, sûr et certain étant endormi couché dans sa chambre, vous pensez il n'aurait pas eu tant seulement possibilité à déjà monter puisqu'on ne s'était pas même battu en tout quatre, cinq minutes ... Monsieur d'Artelles, moi, j'étais son canonnier. LUTZEN. Alors, tu as été quérir Monsieur d'Artelles? LE DUC. C'est ça, Amiral ... Seulement, avant de venir, il a voulu faire comme ça quelque chose et alors il s'est éventré contre les ferrures de sa chambre ... qui avait sauté en vrac ... quelque obus, probable ... et alors il a décédé ... [La main aux yeux.] LUTZEN. Dans sa chambre qu'il a décédé? LE DUC. Non ... sur le pont ... sur le pont parce que je l'avais remonté moi et Diquelou ... LUTZEN. Bon. Comme ça donc, tu étais sur le pont, tu es descendu dans les fonds réveiller ton officier; il était blessé, tu l'as porté ... tout ça pendant que l'_Alma_ s'en allait par le fond? Tu le savais qu'elle s'en allait par le fond? LE DUC. Pour sûr. Diquelou il m'avait dit: "Peut être qu'on n'aura pas le temps de remonter si on descend." LUTZEN. Tu es descendu tout de même ... Bon. C'est ça que je voulais savoir. Pas autre chose. Le Duc tu t'appelles, hein? LE DUC. Oui, Amiral. Le Duc, Jean-Yves-Marie aussi donc. LUTZEN. Ça va bien, merci. Je me rappellerai. FOLGOET. Moi aussi. Merci, Lutzen ... Monsieur le commissaire du Gouvernement?... Monsieur le défenseur? [Signes négatifs.] On n'a plus besoin de vous, Le Duc, asseyez-vous où vous voudrez. [Le Duc traverse la salle et va s'asseoir sur le banc le plus éloigné.] LE PUBLIC. [Murmures discrets chuchotés.] FOLGOET. Greffier, faites appeler Monsieur l'enseigne de vaisseau Brambourg à la barre. LE GREFFIER. Gendarme, appelez Monsieur Brambourg à la barre. FOLGOET [aux membres du Conseil]. Jusqu'ici la question demeure entière: nous sommes toujours en présence de l'unique affirmation du capitaine de vaisseau de la Croix de Corlaix, ex-commandant de l'_Alma_, laquelle n'est malheureusement étayée d'aucune preuve et demeure--passez-moi le mot, Commandant--tout à fait extraordinaire, voire extravagante. Monsieur de Corlaix affirme que le croiseur allemand _Coblenz_ ... nul doute que ce soit lui qui combattit l'_Alma_ dans la nuit du 31 juillet et fut coulé bas en même temps que l'_Alma_. UNE VOIX [dans le public]. Avant! FOLGOET [au public]. Voulez-vous que je fasse évacuer la salle? [Au Conseil de guerre.] Monsieur de Corlaix affirme donc que le _Coblenz_ questionné à deux reprises, sur sa nationalité, comme il est réglementaire, répondit deux fois par signal correct qu'il était Français. [Il se trouve vers Corlaix.] Commandant, je ne me trompe pas? C'est bien là votre système de défense? CORLAIX. C'est bien là l'exacte vérité. [Entre Brambourg.] FOLGOET. C'est ce que nous allons voir. [Mouvements dans le public.] SCÈNE II Les Mêmes, BRAMBOURG, à la barre. FOLGOET. Monsieur Brambourg, n'est-ce pas? BRAMBOURG. Oui, Monsieur le Président. FOLGOET. Age, prénoms, qualité. BRAMBOURG. Albert Brambourg, enseigne de vaisseau de première classe, vingt-huit ans, j'étais officier de quart en sous-ordre à bord de l'_Alma_. FOLGOET. Vous n'êtes ni parent ni allié de l'accusé ..., vous n'avez jamais été à son service, il n'a jamais été au vôtre? BRAMBOURG. Non, Amiral. FOLGOET. Vous jurez de parler sans haine et sans crainte ... de dire toute la vérité, rien que la vérité. BRAMBOURG. Je le jure. FOLGOET. Si vous voulez bien déposer. BRAMBOURG. Mes souvenirs sont extrêmement vagues ... On a dû vous transmettre une note de l'hôpital à mon sujet ... FOLGOET. Nous savons que vous n'avez été recueilli que plusieurs heures après le naufrage, qu'un évanouissement prolongé s'en est suivi et que la mémoire des faits ne vous est revenue que peu à peu, confuse et fragmentaire. Alors, dites-nous tout de même ce que vous savez des circonstances qui ont précédé le combat à la suite duquel l'_Alma_ a péri. Vous étiez de quart, je crois? BRAMBOURG. En effet, Amiral, j'étais de quart. FOLGOET. Eh bien, alors? BRAMBOURG. Mais quelque temps avant que l'ennemi fût signalé, l'ordre m'a été donné de quitter la passerelle pour aller faire une ronde dans les fonds du navire et je n'étais pas encore remonté ... FOLGOET. Qui vous a donné cet ordre? l'officier de quart en premier? BRAMBOURG. Non, amiral, le Commandant lui-même. FOLGOET. Monsieur de Corlaix? BRAMBOURG. Monsieur de Corlaix. FOLGOET. Vous vous souvenez, Commandant, d'avoir donné cet ordre? CORLAIX. Je m'en souviens parfaitement. FOLGOET. Et le _Coblenz_ n'était pas encore en vue quand vous avez quitté la passerelle? BRAMBOURG. Autant qu'il m'en souvienne ... non ... CORLAIX. Il n'était pas encore en vue. FOLGOET. Et vous êtes revenu sur la passerelle? BRAMBOURG. Pendant le combat. FOLGOET. Que savez-vous sur le combat? BRAMBOURG. Il a été très court. FOLGOET. Où étiez-vous, Monsieur, quand l'_Alma_ a chaviré? BRAMBOURG. Je crois bien que j'étais sur le pont, Amiral. J'avais conduit moi-même à l'extérieur, un groupe de traînards. Nos hommes, et surtout ceux qui ne savaient pas nager, se cramponnaient au bâtiment et nous avions toutes les peines du monde à les persuader de se jeter à la mer. Ce que je sais le mieux, c'est que je me suis trouvé tout à coup dans l'eau, une vague a déferlé sur moi ... FOLGOET. Nous savons également tout cela. La seule chose que nous ne sachions pas et qu'il nous importerait de savoir c'est la sorte de signaux que le _Coblentz_ a fait à l'_Alma_ et que le Commandant de Corlaix a pris pour les réponses correctes des signaux de reconnaissance du jour et de l'heure. Vous n'avez pas vu les signaux du _Coblentz_, Monsieur? BRAMBOURG. Quand le _Coblentz_ et l'_Alma_ ont échangé leur signaux, j'étais sûrement dans les fonds du navire, Amiral. FOLGOET. En ce cas, Monsieur ... ah! j'oubliais encore: M. le Commissaire due Gouvernement ... MORBRAZ [geste, il s'adresse à Brambourg]. D'après vos déclarations, Monsieur, vous avez quitté la passerelle dix bonnes minutes avant que le _Coblentz_ fût en vue? BRAMBOURG. Il me semble. MORBRAZ. Dix minutes? Bon! C'est long comme un jour sans pain, dix minutes! Qu'avez-vous fait toute cette éternité-là? BRAMBOURG. J'ai fait ma ronde. MORBRAZ. Quelle ronde? BRAMBOURG. Celle que j'avais reçu l'ordre de faire. MORBRAZ. Je comprends bien ... c'est vous qui ne comprenez pas! Je vous demande: quelle espèce de ronde? Oui, par où avez-vous passé? BRAMBOURG. Voilà précisément ce dont je me souviens le plus mal, j'ai dû passer par la batterie d'abord ... et puis par l'entrepont cuirassé. MORBRAZ. C'est tout? BRAMBOURG. Je n'avais pas à aller ailleurs. LE DUC [se levant]. Commandant? FOLGOET. Qui est-ce qui a parlé? LE DUC. Amiral? FOLGOET. Vous répondrez quand on vous questionnera. LE DUC. Oui, Amiral. LE GREFFIER. Asseyez-vous. LE DUC [obéissant]. Oui, Amiral. BRAMBOURG. Je vous demande pardon, Commandant. Je me rappelle maintenant qu'avant de faire ma ronde, je suis entré dans ma chambre au moment précis où cet homme [Il désigne Le Duc] sortait de la chambre voisine. [Rumeur ironique dans la foule.] MORBRAZ. Ah! BRAMBOURG. Ce détail m'avait échappé. Je me rappelle très bien, je reconnais la figure de cet homme ... cela n'a d'ailleurs guère d'importance. MORBRAZ. Je ne suis pas de votre avis. Votre chambre, où était-elle? BRAMBOURG. A bâbord, dans la batterie. MORBRAZ. A bâbord, voilà qui devient intéressant. LUTZEN. Comment ça? MORBRAZ. Bien sûr puisque c'est par bâbord que M. de Corlaix nous disait tout à l'heure avoir relevé le croiseur allemand. BRAMBOURG. Je vois où vous voulez en venir, Monsieur le Commissaire du Gouvernement. Malheureusement, je n'ai fait qu'ouvrir la porte et la refermer; mon hublot était vissé, la tape de cuivre en place. Je ne pouvais rien voir à l'extérieur. MORBRAZ. Péremptoire. Ensuite? Avez-vous commencé immédiatement cette fameuse ronde. [Un petit temps.] Rassemblez vos souvenirs. BRAMBOURG. Ensuite, je suis entré dans la chambre voisine. [Rumeur ironique de la foule.] MORBRAZ. Voici du nouveau. BRAMBOURG. Oui. Et cela d'ailleurs, je ne l'avais pas oublié, mais il n'y a rien là qui concerne le procès. MORBRAZ. Êtes-vous sûr? Pourquoi ne l'avez-vous pas dit tout de même? BRAMBOURG. J'avais un motif pour me montrer discret sur ce point. FOLGOET. Quel motif? BRAMBOURG. Amiral ... FOLGOET. Je trouve étrange que vous hésitiez ... BRAMBOURG. J'ai hésité, Amiral, mais dès l'instant que vous insistez ... Je prie le Conseil de guerre de tenir compte de mon hésitation. Le fait qu'on m'oblige de mentionner ne se rapporte d'aucune manière au procès, ma première intention n'était pas d'en rien dire ici. Au cours de ma ronde, je suis entré, en effet, chez 'un de mes camarades, chez Monsieur d'Artelles, mort dans la catastrophe. Monsieur d'Artelles était mon ami. [Exclamation étouffée qui part du banc de Madame de Corlaix. Folgoet murmure. Brambourg continue.] Je suis entré chez Monsieur d'Artelles dans le dessein de lui demander, et cela sans perdre une heure, d'aider à ma permutation. Je savais que cela lui était faisable. Je voulais en effet débarquer de l'_Alma_ le plus promptement possible. FOLGOET. Vous vouliez débarquer? Pourquoi? BRAMBOURG. Je désirais n'être plus sous les ordres du Commandant de Corlaix. Lui-même, d'ailleurs n'aurait rien objecté à ma permutation. FOLGOET. [Geste vers Corlaix.] ....................................................... CORLAIX [il incline la tête]. C'est exact. FOLGOET [interroge du regard ses assesseurs.] ........................................................ LUTZEN. Vous auriez à vous plaindre de lui? CORLAIX. Non, Amiral. Monsieur Brambourg servait irréprochablement, je n'ai jamais eu le moindre reproche à lui faire, et la veille même, j'aurais regretté qu'il permutât et lui-même n'y pensait probablement pas ... c'est à peine quelques heures avant la catastrophe que nous avons eu, lui et moi, une sorte d'altercation d'ordre strictement privé. FOLGOET. Strictement privé? En ce cas, je vous demande pardon ... [Il s'adresse au Conseil de guerre]. Messieurs ... nous pouvons nous en tenir là. MORBRAZ. Il est certain qu'un fait d'ordre privé n'est pas de la compétence d'un tribunal ... un fait d'ordre privé ça ne nous regarde pas. Mais, par exemple, ce qui nous regarde, ce sont les conséquences d'ordre public qui en résultent de ce fait d'ordre privé ... [Geste de Folgoet. Morbraz continue.] Il n'en manque jamais de ces sacrées conséquences d'ordre public ... il ne pleut ... FOLGOET. C'est indiscutable, mais je ne vois pas ... MORBRAZ. Parbleu, Monsieur le Président, moi non plus je ne vois pas ... et c'est justement pourquoi je voudrais voir ... excusez-moi d'insister, mais tout à l'heure, j'ai demandé au témoin quel avait été l'itinéraire de sa ronde et il m'a répondu: "batterie, entrepont cuirassé" tout sec; j'ai pu me contenter de cette réponse-là tout à l'heure, à présent je ne peux absolument pas ... et je réclame des détails. BRAMBOURG. Quels détails? MORBRAZ. Tous les détails. Je n'ai pas l'intention de vous offenser, mon cher Monsieur, loin de là ... Mais c'est mon métier d'ennuyer les gens ... je vous ennuie, je regrette ... mais un Commissaire du Gourvernement qui n'ennuierait pas les gens, ça passerait la mesure! Alors, récapitulons ... Vous nous révélez tout d'un coup à brûle-pourpoint ... Eh bien, je regrette de plus en plus, mais j'ai besoin de savoir toutes ces choses ... de les savoir sans exception de la première à la dernière ... Je suis Commissaire du Gouvernement, que voulez-vous! Donc, pour commencer, soyez bien gentil. Fouillez votre mémoire de haut en bas, et de tribord à bâbord, et retrouvez-moi tout ce que vous avez dit dans sa chambre à Monsieur l'enseigne de vaisseau d'Artelles, et ce que Monsieur l'enseigne de vaisseau d'Artelles vos a répondu. FOLGOET. Somme toute, tout cela est assez logique. [A Brambourg.] Vous avez entendu la question, Monsieur? BRAMBOURG. Monsieur le Président, il m'est impossible de me rappeler mot pour mot, surtout dans l'état où je suis, les termes d'une conversation déjà vieille de plus d'un mois. MORBRAZ. A l'impossible nul n'est tenu. Vous avez oublié le mot à mot? On vous le passe! Ne dites pas les mots, dites les choses, nous nous en contenterons. Par exemple, dites-les toutes, ces choses! en détail, hein? ne sautez rien! BRAMBOURG. Je ne demande pas mieux, mais c'est très très vague ... J'ai frappé plusieurs fois à la porte de mon ami d'Artelles ... Il allait se mettre au lit ... MORBRAZ. Fichtre! Ce qu'il a dû vous recevoir aimablement! Je ne m'étonne plus qu'on vous ait entendus crier si fort tous les deux! BRAMBOURG [regarde Morbraz, hésite et continue]. D'Artelles m'ouvrit enfin, je le mis au courant de ma situation et je lui demandai de me rendre un service. On lui avait offert une permutation quelque temps auparavant. Il l'avait refusée. Je lui demandai de bien vouloir renouer l'affaire à mon compte. Il me promit de le faire. MORBRAZ. Et puis? BRAMBOURG. Et puis ... c'est tout. MORBRAZ. Vous êtes sûr? Je viens de vous dire qu'on vous a entendus crier tous les deux ... crier comme des sourds ... nous avons là des dépositions très précises sur ce point. BRAMBOURG [geste vague.]...................................... MORBRAZ. Il était ouvert ou fermé le hublot de Monsieur d'Artelles? BRAMBOURG. Je ne me souviens pas. MORBRAZ. Encore un effort. Vous vous êtes bien souvenu que le vôtre était fermé! BRAMBOURG. Naturellement! le mien. MORBRAZ. Oui, oui, le vôtre, c'était le vôtre. Seulement, celui de Monsieur d'Artelles, c'était celui de Monsieur d'Artelles. Ne cherchez pas où j'en veux venir, c'est simple comme bonjour. J'ai beaucoup connu Monsieur d'Artelles, j'étais au courant de ses habitudes et je sais que ses hublots étaient toujours ouverts la nuit ... par conséquent ... j'y songe: elle était à bâbord comme la vôtre n'est-ce pas, la chambre de Monsieur d'Artelles? BRAMBOURG. Oui. MORBRAZ. Voyez ce que c'est que d'ennuyer les gens! Voilà que je trouve mon affaire! Vous êtes sorti de chez Monsieur d'Artelles à quatre heures vingt-cinq, quatre heures trente, n'est-ce pas? BRAMBOURG. Je n'en sais rien! Comment voudriez-vous? MORBRAZ. Oh! je pense bien que vous n'avez pas consulté les chronomètres du bord! Mais vous êtes remonté sur le pont à l'instant de l'ouverture du feu; donc à quatre heures trente, puisque c'est à quatre heures trente que le _Coblentz_ vous a lancé sa torpille, vous aviez quitté Monsieur d'Artelles depuis cinq minutes tout au plus quand le _Coblentz_ a lancé sa torpille. BRAMBOURG. Tout au plus, oui. MORBRAZ. Voyez ce que c'est d'ennuyer les gens! Cinq minutes avant d'envoyer sa torpille, le _Coblentz_ ne pouvait pas être bien loin de l'_Alma_. Il naviguait tous feux clairs. Si donc vous regardé par le hublot de Monsieur d'Artelles, vous n'avez pas pu ne pas voir les feux du _Coblentz_. Et vous avez regardé par le hublot. Un hublot ouvert, on ne peut pas n'y pas donner un coup d'oeil. BRAMBOURG. Je ne me souviens pas. MORBRAZ. Vous avez regardé, je vous dis que vous avez regardé! Si vous ne vous souvenez pas, c'est que vous n'avez rien vu de remarquable. Si vous n'avez rien vu de remarquable, c'est que ... parfaitement! c'est que le Commandant de Corlaix est coupable! L'ESTISSAC. Ah bah! voilà une culpabilité à laquelle je ne m'attendais pas. MORBRAZ. Moi non plus, Monsieur le défenseur! je ne m'y attentais pas. Elle n'en est pas moins évidente. Veuillez me faire l'honneur de suivre mon raisonnement. Voilà Monsieur [Geste vers Brambourg.] qui a regardé par un hublot à l'heure précise où le croiseur allemand _Coblentz_ défilait devant le hublot, à l'heure précise aussi où le susdit croiseur _Coblentz-échangeait avec l'_Alma_ les signaux de reconnaissance qui ont trompé le Commandant de Corlaix. Quels étaient ces signaux? D'après le Commandant de Corlaix: quatre feux rouges, quatre feux bleus ... Vous ne trouvez pas cela quelque chose de remarquable? Moi, je le trouve. Monsieur, cependant [Geste vers Brambourg] n'en a rien vu ... car il n'en a rien vu, puisqu'il n'en a gardé aucun souvenir. Quand on vous allume sous le nez quatre feux rouges, quatre feux bleus, vous vous en souvenez, que diable! si vous ne vous en souvenez pas, c'est qu'on ne vous a rien allumé du tout, et si on ne vous a rien allumé du tout, le Commandant de Corlaix est coupable! Merci, Monsieur, ça me suffit. Je n'ai plus rien à vous demander, ma conviction est faite. FOLGOET. Monsieur le défenseur? L'ESTISSAC. Je fais toutes mes réserves sur de telles preuves ... le Conseil de guerre appréciera, mais je n'ai à demander à un témoin frappé d'amnésie. FOLGOET [aux juges]. Messieurs ... LUTZEN. Monsieur le Président, je voudrais demander au témoin s'il a mesuré l'importance imprévue que sa déposition semble prendre. [Brambourg d'un geste semble le regretter mais n'en pouvoir mais ... Exclamations dans la foule.] FOLGOET. C'est intolérable! Sergent d'armes! un peu de silence! LUTZEN [directement à Brambourg]. Je me permets d'insister, Monsieur ... Après tout ce qui vient d'être dit, vous ne pouvez pas vous faire d'illusion. Si le prévenu est condamné, le poids de sa condamnation pèsera sur vous. BRAMBOURG. Amiral, si le prévenu est condamné, j'en aurai certainement beaucoup de regrets, mais je ne peux pas dire que je me souvienne, je ne me souviens pas, Amiral. [Vives exclamations.] FOLGOET. Sergent d'armes.! LUTZEN. J'en appelle à votre conscience, Monsieur, à votre conscience d'officier, d'officier français. [Nouvelles exclamations plus violentes.] FOLGOET. Sergent d'armes! Voulez-vous quinze jours de prison? LUTZEN. Le problème est à présent bien posé ce me semble: Vous, qui avez regardé par un hublot de bâbord, avez-vous vu oui ou non? BRAMBOURG. Je ne sais pas! je ne me souviens pas! LUTZEN. Si vous ne vous souvenez pas, c'est que vous n'avez pas vu, vous êtes sûr de ne pas vous souvenir? BRAMBOURG [qui hésite]. Il me semble bien ... MORBRAZ. Pardon! comment dites-vous, Monsieur! "Il vous semble" Diantre! faites-y attention! Nous ne sommes pas ici dans un roman psychologique! "Il vous semble" à vous? Eh bien à moi, il me semble que ça passe toute mesure. Bon sang, il me semble qu'ici l'honneur et la carrière d'un officier sont en train de se jouer à pile ou face. Et il me semble que l'honneur d'un officier ça doit peser lourd dans la conscience d'un autre officier, c'est votre avis, je suppose? BRAMBOURG. Certes! c'est bien pourquoi!... MORBRAZ. C'est bien pourquoi je vous prie instamment de peser vos paroles! Vous n'êtes pas l'ami de Monsieur, je sais: s'il est condamné, vous ne pleurerez pas! c'est entendu! Mais moi qui suis son ennemi, si fait! son ennemi! je dis bien et je répète: son ennemi puisque nous sommes lui accusé, moi accusateur ... je suis donc son ennemi, mais je vous jure tout de même, foi de marin, que si je lui cassais les reins tout à l'heure, à Monsieur, en le faisant condamner aux maximum et qu'il me fût prouvé par la suite que je me suis trompé et qu'il était innocent, ah! ah!... j'aime mieux ne pas penser à cela parce que ça passerait la mesure de toutes les mesures des sacrés tonnerre de nom d'un chien ... enfin ... j'aimerais mieux crever, voilà, Monsieur! j'ai tout dit! A vous le crachoir! BRAMBOURG [avec effort]. Je ne me souviens pas. Je ne suis sûr, absolument sûr de rien. Tout à l'heure, j'avais même oublié être entré dans la chambre avant de faire ma ronde. On m'a aidé, je m'en suis souvenu, qu'on m'aide encore, je supplie qu'on m'aide encore ... MORBRAZ. Essayons. Voyons, Monsieur, vous êtes dans la chambre de Monsieur d'Artelles. BRAMBOURG. Oui. MORBRAZ. Devant le hublot. BRAMBOURG. Oui. MORBRAZ. Le hublot qui est ouvert. BRAMBOURG. Oui. MORBRAZ. C'est peut-être vous qui avez regardé. C'est vous. Vous regardez. On allume quatre feux rouges, quatre feux bleus. Vous les voyez ... BRAMBOURG. Attendez ... non ... non ... je ne vois pas ... je ne peux pas dire que je vois ... je ne vois pas! JEANNE. Il a vu! [Sensation. Mouvement. Bruit.] FOLGOET. Qui a parlé? JEANNE. Moi, Amiral. MORBRAZ. Madame de Corlaix! JEANNE. Oui, Amiral ... Monsieur ... [geste vers Brambourg] Monsieur l'enseigne de vaisseau Brambourg a vu. BRAMBOURG [qui se relève tout d'un coup]. Moi? JEANNE. Il vous a dit tout à l'heure qu'après avoir quitté la passerelle de l'_Alma_ sur l'ordre de mon mari, il n'avait pas pu voir les feux de reconnaissance du _Coblentz_. Il s'est trompé ... Après avoir quitté la passerelle.... il est descendu dans la batterie ... il est entré dans sa chambre, puis dans la chambre de M. d'Artelles toute voisine, et s'ouvrant à bâbord de l'_Alma_. BRAMBOURG. Oui, c'est bien cela. Je l'ai dit. JEANNE. Le hublot de la chambre de M. d'Artelles était ouvert ... Par ce hublot ... M. Brambourg a vu les feux du _Coblentz_ ... Presque aussitôt le _Coblentz_ a allumé la première réponse, quatre feux rouges. Alors M. d'Artelles lui a demandé [geste]: "Vous qui êtes de quart est-ce que c'est bien le signal correct?" Monsieur [geste] a répondu: "Oui". [Violente stupeur de Brambourg qui retombe assis. Grand murmure dans la salle auquel succède un nouveau silence. Jeanne poursuit] M. d'Artelles a encore demandé: "Quelle est la réponse à l'autre question". Monsieur [geste] a dit "bleu". Comme il disait cela les quatre fanaux rouges ont été remplacés par quatre fanaux bleus ... [Jeanne s'arrête et reprend haleine. Brusquement.] Après que le _Coblentz_ eut tout éteint, comme M. d'Artelles disait à Monsieur [geste]: "Donc, c'est un navire français", Monsieur [geste] a dit: "français ou étranger. C'est un secret de polichinelle ... les signaux de reconnaissance ... nos camarades allemands ou autrichiens les voyaient journellement l'an dernier en Adriatique, de là à les interpréter ..." Il a dit tout cela, il l'a dit, je le jure, et je l'ai entendu. FOLGOET. Vous ... vous Madame! Vous avez entendu? CORLAIX. Eh bien, Jeanne? JEANNE. Oui. CORLAIX. Vous avez entendu la nuit du combat? JEANNE. Oui, Amiral, j'ai entendu Monsieur ... et j'ai vu aussi ... oui, les signaux de reconnaissance ... rouges ... bleus ... je les ai vus parce que j'étais là. FOLGOET. Vous étiez là? JEANNE. Oui, à bord ... dans la chambre de ... de M. d'Artelles. FOLGOET. Dans la ... JEANNE. Son canonnier peut en témoigner, c'est lui qui m'a sauvée. FOLGOET. Le Duc? [Le Duc hésite et regarde Jeanne. Jeanne a un geste.] LE DUC. C'est la vérité, Amiral! [Corlaix retombe accablé sur son banc et semblera ne plus rien entendre jusqu'à la fin de la scène.] MORBRAZ [à Le Duc]. Pourquoi n'as-tu pas dit cela tout à l'heure bourgre d'âne. LE DUC. Vous ne me l'avez pas demandé, Commandant. FOLGOET. Monsieur? BRAMBOURG. C'est exact, tout cela est exact et je suis heureux que Mme de Corlaix ait vu. FOLGOET. Vous confirmez la déposition? BRAMBOURG. Absolument. FOLGOET. C'est bien, Monsieur, vous pouvez vous retirer. Le reste n'est plus que formalité. Je pense que Monsieur le Commissaire du Gouvernement abandonne l'accusation? MORBRAZ. Avec une joie que je n'essaierai pas de dissimuler, Monsieur le Président. FOLGOET. Monsieur le Défenseur? L'ESTISSAC. Je m'en voudrais d'ajouter un mot. FOLGOET. La séance est levée. [Sort le Conseil de guerre]. SCÈNE III CORLAIX, JEANNE. [Un temps. Corlaix lève enfin la tête, regarde sa femme qui n'a pas bougé toujours dans la même attitude humiliée. Il fait un grand effort sur lui-même, puis:] CORLAIX [d'une voix très douce]. JEANNE? [Jeanne le regarde n'osant croire au pardon.] Vous voyez que Le Duc est parti. [Il se lève avec de grandes difficultés.] Vous allez être obligée de soutenir votre vieil ami ... JEANNE [vient tomber à ses genoux]. Pardon! Pardon! [A l'extérieur, cris de la foule: Vive le Commandant de Corlaix! Vive le Conseil de guerre!] CORLAIX. Chut!... Vous m'avez rendu mon honneur de soldat!... [Pendant que le rideau baisse, très doucement en lui caressant les cheveux.] Ma petite fille ... Ma pauvre petite fille!... RIDEAU. End of the Project Gutenberg EBook of La veille d'armes by Claude Farrere et Lucien Nepoty *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VEILLE D'ARMES *** ***** This file should be named 11037-8.txt or 11037-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/0/3/11037/ Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. 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