Le magasin d'antiquités, Tome II

By Charles Dickens

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Title: Le magasin d'antiquités, Tome II

Author: Charles Dickens

Translator: A. des Essarts

Release Date: February 4, 2006 [EBook #17676]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MAGASIN D'ANTIQUITÉS, TOME II ***




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Charles Dickens

LE MAGASIN
D'ANTIQUITÉS

Tome II

(1840)

Traduction A. des Essarts




Table des matières


CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX.
CHAPITRE X.
CHAPITRE XI.
CHAPITRE XII.
CHAPITRE XIII.
CHAPITRE XIV.
CHAPITRE XV.
CHAPITRE XVI.
CHAPITRE XVII.
CHAPITRE XVIII.
CHAPITRE XIX.
CHAPITRE XX.
CHAPITRE XXI.
CHAPITRE XXII.
CHAPITRE XXIII.
CHAPITRE XXIV.
CHAPITRE XXV.
CHAPITRE XXVI.
CHAPITRE XXVII.
CHAPITRE XXVIII.
CHAPITRE XXIX.
CHAPITRE XXX.
CHAPITRE XXXI.
CHAPITRE XXXII.
CHAPITRE XXXIII.
CHAPITRE XXXIV.
CHAPITRE XXXV.
CHAPITRE XXXVI.




CHAPITRE PREMIER.


Au moment où nous sommes arrivés, non-seulement nous pouvons
prendre le temps de respirer pour suivre les aventures de Kit,
mais encore les détails qu'elles présentent s'accordent si bien
avec notre propre goût, que c'est pour nous un désir comme un
devoir d'en retracer le récit.

Kit, pendant les événements qui ont rempli les quinze derniers
chapitres, s'était, comme on pense, familiarisé de plus en plus
avec M. et mistress Garland, M. Abel, le poney, Barbe, et peu à
peu il en était venu à les considérer tous, tant les uns que les
autres, comme ses amis particuliers, et Abel-Cottage comme sa
propre maison.

Halte! Puisque ces lignes sont écrites, je ne les effacerai pas
mais si elles donnaient à croire que Kit, dans sa nouvelle demeure
où il avait trouvé bonne table et bon logis, commença à penser
avec dédain à la mauvaise chère et au pauvre mobilier de son
ancienne maison, elles répondraient mal à notre pensée, tranchons
le mot, elles seraient injustes. Qui, mieux que Kit, se fût
souvenu de ceux qu'il avait laissés dans cette maison, bien que ce
ne fussent qu'une mère et deux jeunes enfants? Quel père vantard
eût, dans la plénitude de son coeur, raconté plus de hauts faits
de son enfant prodige, que Kit ne manquait d'en raconter chaque
soir à Barbe, au sujet du petit Jacob? Et même, s'il eût été
possible d'en croire les récits qu'il faisait avec tant d'emphase,
y eut-il jamais une mère comme la mère de Kit, du moins au
témoignage de son fils, ou bien y eut-il jamais autant d'aisance
au sein même de la pauvreté, que dans la pauvreté de la famille de
Kit?

Arrêtons-nous ici un instant pour faire remarquer que, si le
dévouement et l'affection domestique sont toujours une chose
charmante, nulle part ils n'offrent plus de charme que chez les
pauvres gens, les liens terrestres qui attachent à leur famille
les riches et les orgueilleux sont trop souvent de mauvais aloi;
mais ceux qui attachent le pauvre à son humble foyer sont de bon
métal, et portent l'estampille du ciel. L'homme qui descend de
noble race aime les murailles et les terres de son héritage comme
une partie de lui-même, comme des insignes de sa naissance et de
son autorité; son union avec elles est l'union triomphale de
l'orgueil et de la richesse. L'attachement du pauvre à la terre
qu'il tient à ferme, que des étrangers ont occupée avant lui, et
que d'autres occuperont peut-être demain, a des racines plus
profondes et qui descendent plus avant dans un sol plus pur. Ses
biens de famille sont de chair et de sang; aucun alliage d'argent
ou d'or ne s'y mêle; il n'y entre pas de pierres précieuses; le
pauvre n'a pas d'autre propriété que les affections de son coeur;
et lorsque, mal vêtu, mal nourri, accablé de travail, il est forcé
de se tenir sur un sol froid, entre des murailles nues, cet homme
reçoit directement de Dieu lui-même l'amour qu'il éprouve pour sa
maison, et ce lieu de souffrance devient pour lui un asile sacré.

Oh! si les hommes qui règlent le sort des nations songeaient
seulement à cela; s'ils se disaient combien il a dû en coûter aux
pauvres gens pour engendrer dans leur coeur cet amour du foyer,
source de toutes les vertus domestiques, lorsqu'il leur faut vivre
en une agglomération serrée et misérable, où toute convenance
sociale disparaît, si même elle a jamais existé; s'ils
détournaient leurs regards des vastes rues et des grandes maisons
pour les porter sur les habitations délabrées, dans les ruelles
écartées où la pauvreté seule peut passer; bien des toits humbles
diraient mieux la vérité au ciel que ne peut le faire le plus haut
clocher qui, les raillant par le contraste, s'élève du sein de la
turpitude, du crime et de l'angoisse. Cette vérité, des voix
sourdes et étouffées la prêchent chaque jour, et l'ont proclamée
depuis bien des années, aux workhouses, à l'hôpital, dans les
prisons. Ce n'est pas un sujet de médiocre importance, ce n'est
pas simplement la clameur des classes laborieuses, ce n'est pas
pour le peuple une pure question de santé et de bien-être qui
puisse être livrée aux sifflets dans les soirées parlementaires.
L'amour du pays naît de l'amour du foyer; et quels sont, dans les
temps de crise, les plus vrais patriotes, de ceux qui vénèrent le
sol natal, eux-mêmes propriétaires de ses bois, de ses eaux, de
ses terres, de tout ce qu'il produit, ou de ceux qui chérissent
leur pays sans pouvoir se vanter de posséder un pouce de terrain
sur toute sa vaste étendue?

Kit ne s'occupait guère de ces questions: il ne voyait qu'une
chose, c'est que son ancienne maison était pauvre, et la nouvelle
bien différente; et cependant, il reportait constamment ses
regards en arrière avec une reconnaissance pénétrée, avec
l'inquiétude de l'affection, et souvent il dictait de grandes
lettres pour sa mère et y plaçait un schelling, ou dix-huit pence,
ou d'autres petites douceurs qu'il devait à la libéralité de
M. Abel. Parfois, lorsqu'il venait dans le voisinage, il avait la
faculté d'entrer vite chez sa mère. Quelle joie, quel orgueil
ressentait mistress Nubbles! avec quel tapage le petit Jacob et le
poupon exprimaient leur satisfaction! Jusqu'aux habitants du
square, qui venaient féliciter cordialement la famille de Kit,
écoutant avec admiration les récits du jeune homme sur Abel-
Cottage, dont ils ne se lassaient pas d'entendre vanter les
merveilles et la magnificence.

Bien que Kit jouît d'une haute faveur auprès de la vieille dame,
de M. Garland, d'Abel et de Barbe, il est certain qu'aucun membre
de la famille ne lui témoignait plus de sympathie que l'opiniâtre
poney; celui-ci, le plus obstiné, le plus volontaire peut-être de
tous les poneys du monde, était entre les mains de Kit le plus
doux et le plus facile de tous les animaux. Il est vrai qu'à
proportion qu'il devenait plus docile vis-à-vis de Kit, il
devenait de plus en plus difficile à gouverner pour toute autre
personne, comme s'il avait résolu de maintenir Kit dans la famille
à tous risques et hasards. Il est vrai que, même sous la direction
de son favori, il se livrait parfois à une grande variété de
boutades et de cabrioles, à l'extrême déplaisir des nerfs de la
vieille dame; mais comme Kit représentait toujours que c'était
chez le poney une simple marque d'enjouement, ou une manière de
montrer son zèle envers ses maîtres, mistress Garland finit par
adopter cette opinion; bien plus, par s'y attacher tellement, que
si, dans un de ses accès d'humeur folle, le poney avait renversé
la voiture, elle eût juré qu'il ne l'avait fait que dans les
meilleures intentions du monde.

En peu de temps, Kit avait donc acquis une habileté parfaite dans
la direction de l'écurie; mais il ne tarda pas non plus à devenir
un jardinier passable, un valet de chambre soigneux dans la
maison, et un serviteur indispensable pour M. Abel qui, chaque
jour, lui donnait de nouvelles preuves de confiance et d'estime.
M. Witherden, le notaire, le voyait d'un bon oeil; M. Chukster
lui-même daignait quelquefois condescendre à lui accorder un léger
signe de tête, ou à l'honorer de cette marque particulière
d'attention qu'on appelle «lancer un clin d'oeil,» ou à le
favoriser de quelqu'un de ces saluts qui prétendent à l'air
affable, sans perdre l'air protecteur.

Un matin, Kit conduisit M. Abel à l'étude du notaire, comme cela
lui arrivait souvent; et, l'ayant laissé devant la maison, il
allait se rendre à une remise de location située près de là, quand
M. Chukster sortit de l'étude et cria: «Whoa-a-a-a-a-a!» appuyant
longtemps sur cette finale, afin de jeter la terreur dans le coeur
du poney, et de mieux établir la supériorité de l'homme sur les
animaux, ses très-humbles serviteurs.

«Montez, _Snob_, dit très-haut M. Chukster s'adressant à Kit.
Vous êtes attendu là dedans.

-- M. Abel aurait-il oublié quelque chose? dit Kit, qui s'empressa
de mettre pied à terre.

-- Pas de question, jeune Snob; mais entrez et voyez. Whoa-a-a!
voulez-vous bien rester tranquille!... Si ce poney était à moi,
comme je vous le corrigerais!

-- Soyez très-doux pour lui, s'il vous plaît, dit Kit, ou bien il
vous jouera quelque tour. Vous feriez mieux de ne pas continuer à
lui tirer les oreilles. Je sais qu'il n'aime pas ça.»

M. Chukster ne daigna répondre à ce conseil qu'en lançant à Kit
avec un air superbe et méprisant les mots de «jeune drôle,» et en
lui enjoignant de détaler et de revenir le plus tôt possible. Le
«jeune drôle» obéit. M. Chukster mit les mains dans ses poches, et
affecta de n'avoir pas l'air de prendre garde au poney, et de se
trouver là seulement par hasard.

Kit frotta ses souliers avec beaucoup de soin, car il n'avait pas
perdu encore son respect primitif pour les liasses de papiers et
les cartons, et il frappa à la porte de l'étude que le notaire en
personne s'empressa d'ouvrir.

«Ah! très-bien!... Entrez, Christophe, dit M. Witherden.

-- C'est là ce jeune homme? demanda un gentleman figé, mais encore
robuste et solide, qui était dans la chambre.

-- Lui-même, dit M. Witherden. C'est à ma porte qu'il a rencontré
mon client, M. Garland. J'ai lieu de croire que c'est un brave
garçon, et que vous pourrez ajouter foi à ses paroles. Permettez-
moi de faire entrer M. Abel Garland, monsieur, son jeune maître,
mon élève en vertu du contrat d'apprentissage, et, de plus, mon
meilleur ami. Mon meilleur ami, monsieur, répéta le notaire tirant
son mouchoir de soie et l'étalant dans tout son luxe devant son
visage.

-- Votre serviteur, monsieur, dit l'étranger.

-- Je suis bien le vôtre, monsieur, dit M. Abel d'une voix flûtée.
Vous désirez parler à Christophe, monsieur?

-- En effet, je le désire. Le permettez-vous?

-- Parfaitement.

-- L'affaire qui m'amène n'est pas un secret, ou plutôt, je veux
dire qu'elle ne doit pas être un secret ici, ajouta l'étranger en
remarquant que M. Abel et le notaire se disposaient à s'éloigner.
Elle concerne un marchand d'antiquités chez qui travaillait ce
garçon, et à qui je porte un profond intérêt. Durant bien des
années, messieurs, j'ai vécu hors de ce pays, et, si je manque aux
formes et aux usages, j'espère que vous voudrez bien me le
pardonner.

-- Vous n'avez pas besoin d'excuses, monsieur, dit le notaire.

-- Vous n'en avez nullement besoin, répéta M. Abel.

-- J'ai fait des recherches dans le voisinage de la maison
qu'habitait son ancien maître, et j'ai appris que le marchand
avait eu ce garçon à son service. Je me suis rendu chez sa mère,
qui m'a adressé ici comme au lieu le plus proche où je pourrais le
trouver. Tel est le motif de la visite que je vous fais ce matin.

-- Je me félicite, dit le notaire, du motif, quel qu'il soit, qui
me vaut l'honneur de votre visite.

-- Monsieur, répliqua l'étranger, vous parlez en homme du monde;
mais je vous estime mieux que cela. C'est pourquoi je vous prie de
ne point abaisser votre caractère par des compliments de pure
forme.

-- Hum! grommela le notaire; vous parlez avec bien de la
franchise, monsieur.

-- Et j'agis de même, monsieur. Ma longue absence et mon
inexpérience m'amènent à cette conclusion: que, si la franchise en
paroles est rare dans cette partie du monde, la franchise en
action y est plus rare encore. Si mon langage vous choque,
monsieur, j'espère que ma conduite, quand vous me connaîtrez, me
fera trouver grâce à vos yeux.»

M. Witherden parut un peu déconcerté par la tournure que le vieux
gentleman donnait à la conversation. Quant à Kit, il regardait
l'étranger avec ébahissement et la bouche ouverte, se demandant
quelle sorte de discours il allait lui adresser à lui, lorsqu'il
parlait si librement, si franchement à un notaire. Ce fut
cependant sans dureté, mais avec une sorte de vivacité et
d'irritabilité nerveuse que l'étranger, s'étant tourné vers Kit,
lui dit:

«Si vous pensez, mon garçon, que je poursuis ces recherches dans
un autre but que de trouver et de servir ceux que je désire
rencontrer, vous me faites injure, et vous vous faites illusion.
Ne vous y trompez donc pas, mais fiez-vous à moi. Le fait est,
messieurs, ajouta l'étranger, se tournant vers le notaire et son
clerc, que je me trouve dans une position pénible et inattendue.
Je me vois tout à coup arrêté, paralysé dans l'exécution de mes
projets par un mystère que je ne puis pénétrer. Tous les efforts
que j'ai faits à cet égard n'ont servi qu'à le rendre plus obscur
et plus sombre; j'ose à peine travailler ouvertement à en
poursuivre l'explication, de peur que ceux que je recherche avec
anxiété ne fuient encore plus loin de moi. Je puis vous assurer
que, si vous me prêtez assistance, vous n'aurez pas lieu de le
regretter, surtout si vous saviez combien j'ai besoin de votre
concours, et de quel poids il me délivrerait.»

Dans cette confidence, il y avait un ton de simplicité qui
provoqua une prompte réponse du brave notaire. Il s'empressa de
dire, avec non moins de franchise, que l'étranger ne s'était pas
trompé dans ses espérances, et que, pour sa part, s'il pouvait lui
être utile, il était tout à son service.

Kit subit alors un interrogatoire, et fut longuement questionné
par l'inconnu sur son ancien maître et sa petite-fille, sur leur
genre de vie solitaire, leurs habitudes de retraite et de stricte
réclusion. Toutes ces questions et toutes les réponses portèrent
sur les sorties nocturnes du vieillard, sur l'existence isolée de
l'enfant pendant ces heures d'absence, sur la maladie du grand-
père et sa guérison, sur la prise de possession de la maison par
Quilp, et sur la disparition soudaine du vieillard et de Nelly.
Finalement, Kit apprit au gentleman que la maison était à louer,
et que l'écriteau placé au-dessus de la porte renvoyait pour tous
renseignements à M. Samson Brass, procureur, à Bevis Marks, lequel
donnerait peut-être de plus amples détails.

-- J'ai peur d'en être pour mes frais, dit le gentleman, qui
secoua la tête. Je demeure dans sa maison.

-- Vous demeurez chez l'attorney Brass!... s'écria M. Witherden un
peu surpris, car sa profession le mettait en rapport avec le
procureur: il connaissait l'homme.

-- Oui, répondit l'étranger, depuis quelques jours la lecture de
l'écriteau m'a déterminé par hasard à prendre un appartement chez
lui. Peu m'importe le lieu où je demeure; mais j'espérais trouver
là quelques indications que je ne pourrais trouver ailleurs. Oui,
je demeure chez Brass, à ma honte, n'est-ce pas?

-- Mon Dieu! dit le notaire en levant les épaules, c'est une
question délicate: tout ce que je sais, c'est que Brass passe pour
un homme d'un caractère douteux.

-- Douteux? répéta l'étranger. Je suis charmé d'apprendre qu'il y
ait quelque doute à cet égard. Je supposais que l'opinion était
fixée depuis longtemps sur ce personnage. Mais me permettriez-vous
de vous dire deux ou trois mots en particulier?»

M. Witherden y consentit. Ils entrèrent dans le cabinet du
notaire, où ils causèrent un quart d'heure environ; après quoi,
ils revinrent à l'étude. L'étranger avait laissé son chapeau dans
le cabinet de M. Witherden, et semblait s'être posé sur un pied
d'amitié pendant ce court intervalle.

«Je ne veux pas vous retenir davantage, dit-il à Kit en lui
mettant un écu dans la main et dirigeant un regard vers le
notaire. Vous entendrez parler de moi. Mais pas un mot de tout
ceci, sinon à votre maître et à votre maîtresse.

-- Ma mère serait bien contente de savoir... dit Kit en hésitant.

-- Contente de savoir quoi?

-- Quelque chose... d'agréable pour miss Nelly.

-- En vérité?... Eh bien, vous pouvez l'en instruire si elle est
capable de garder un secret. Mais du reste songez-y, pas un mot de
ceci à aucune autre personne. N'oubliez point mes recommandations.
Soyez discret.

-- Comptez sur moi, monsieur, dit Kit. Je vous remercie, monsieur,
et vous souhaite le bonjour.»

Le gentleman, dans son désir de bien faire comprendre à Kit qu'il
ne devait parler à personne de ce qui avait eu lieu entre eux, le
suivit jusqu'en dehors de la maison pour lui répéter ses
recommandations. Or, il arriva qu'en ce moment M. Richard
Swiveller, qui passait par là, tourna les yeux de ce côté et
aperçut à la fois Kit et son mystérieux ami.

C'était un simple hasard dont voici la cause. M. Chukster, étant
un gentleman d'un goût cultivé et d'un esprit raffiné, appartenait
à la Loge des Glorieux Apollinistes, dont M. Swiveller était
président perpétuel. M. Swiveller, conduit dans cette rue en vertu
d'une commission que lui avait donnée M. Brass et apercevant un
membre de sa Glorieuse Société qui veillait sur un poney, traversa
la rue pour donner à M. Chukster cette fraternelle accolade qu'il
est du devoir des présidents perpétuels d'octroyer à leurs co-
sociétaires. À peine lui avait-il serré les mains en accompagnant
cette démonstration de remarques générales sur le temps qu'il
faisait, que, levant les yeux, il aperçut le gentleman de Bevis
Marks en conversation suivie avec Christophe Nubbles.

«Oh! oh! dit Richard, qui est là?

-- C'est un monsieur qui est venu voir mon patron ce matin,
répondit M. Chukster; je n'en sais pas davantage, je ne le connais
ni d'Ève ni d'Adam.

-- Au moins, savez-vous son nom?»

À quoi M. Chukster répondit, avec l'élévation de langage
particulière à un membre de la Société des Glorieux Apollinistes,
qu'il voulait être «éternellement sanctifié» s'il s'en doutait
seulement.

«Tout ce que je sais, mon cher, ajouta-t-il en passant les doigts
dans ses cheveux, c'est que ce monsieur est cause que je suis
debout ici depuis vingt minutes, et que pour cette raison je le
hais d'une haine mortelle et impérissable, et que, si j'en avais
le temps, je le poursuivrais jusqu'aux confins de l'éternité.»

Tandis qu'ils discouraient ainsi, celui qui faisait le sujet de
leur entretien et qui, par parenthèse, n'avait pas paru
reconnaîtra M. Richard Swiveller, rentra dans la maison. Kit
rejoignit les deux causeurs; M. Swiveller lui adressa sans plus de
succès des questions sur l'étranger.

«C'est un excellent homme, monsieur, dit Kit; c'est tout ce que
j'en sais.»

Cette réponse redoubla la mauvaise humeur de M. Chukster qui, sans
faire d'allusion directe, dit en thèse générale qu'on ferait bien
de casser la tête à tous les Snobs et de leur tortiller le nez.
M. Swiveller n'appuya pas cet amendement; mais au bout de quelques
moments de réflexion, il demanda à Kit quel chemin il suivait, et
il se trouva que c'était précisément la direction qu'il avait à
suivre lui-même; en conséquence, il le pria de le prendre un peu
dans sa voiture. Kit eût bien volontiers décliné cet honneur; mais
déjà M. Swiveller s'était installé sur le siège à côté de lui: il
n'y avait donc pas moyen de le refuser, à moins de le jeter par
terre. Kit partit rapidement, si rapidement qu'il coupa en deux
les adieux du président perpétuel et de M. Chukster qui éprouva
l'inconvénient de sentir ses cors écrasés par l'impatient poney.

Comme Whisker était las de se reposer, et comme M. Swiveller avait
l'attention, de l'exciter encore par des sifflements aigus et les
cris variés du sport, ils allèrent d'un pas trop vif pour pouvoir
causer d'une manière suivie; d'autant plus que le poney, stimulé
par les semonces de M. Swiveller, se prit d'un goût particulier
pour les lampadaires et les roues de charrette, et montra un
violent désir de courir sur les trottoirs pour aller se frotter
contre les murs de briques. Ils ne réussirent à parler qu'en
arrivant à l'écurie, et quand la chaise eut été tirée à
grand'peine d'une étroite entrée de porte où le poney s'était
introduit avec l'idée qu'il pouvait prendre par là pour arriver à
sa stalle habituelle.

«Rude besogne! dit M. Swiveller. Que pensez-vous d'un verre de
bière?»

Kit refusa d'abord, puis il consentit, et ils se rendirent
ensemble au cabaret le plus proche.

«Buvons, dit Richard en soulevant le pot couvert d'une mousse
brillante, buvons à la santé de notre ami... n'importe son nom...
qui causait avec vous tout à l'heure, vous savez... je le connais.
Un brave homme, mais excentrique, très-excentrique... à la santé
de M.... je ne sais pas son nom!...»

Kit fit raison au toast.

«Il demeure dans ma maison, reprit Dick, du moins dans la maison
où se trouve la raison sociale dont je suis solidaire. C'est un
original peu commode et qu'il n'est pas facile de faire parler;
mais c'est égal, nous l'aimons tous, oui, vraiment, je vous
assure.

-- Il faut que je parte, monsieur, s'il vous plaît, dit Kit qui
fit un mouvement pour s'éloigner.

-- Pas si vite, Christophe; buvons à votre mère.

-- Je vous remercie, monsieur.

-- C'est une excellente femme que votre mère, Christophe. Oh, les
mères! Qui est-ce qui courait pour me relever quand je tombais et
baisait la place pour me guérir? Ma mère. Une femme charmante
aussi!... Cet homme paraît généreux. Nous l'engagerons à faire
quelque chose pour votre mère. La connaît-il, Christophe?»

Kit secoua la tête, et ayant vivement remercié du regard le
questionneur, il s'échappa avant que celui-ci pût proférer un mot
de plus.

«Hum! dit M. Swiveller après réflexion, ceci est étrange. Rien que
des mystères dans la maison de Brass. Cependant je prendrai
conseil de ma raison. Jusqu'à présent tout et chacun a été admis à
mes confidences, mais maintenant je pense que je ferai bien de
n'agir que par moi-même. C'est étrange, fort étrange.»

Après de nouvelles réflexions faites d'un air de profonde sagesse,
M. Swiveller avala quelques autres verres de bière; puis appelant
un petit garçon qui l'avait servi, il versa devant lui sur le
sable, en guise de libation, le peu de gouttes qui restaient, et
lui ordonna d'emporter au comptoir, avec tous ses compliments, les
verres vides, et par-dessus toutes choses de mener une vie sobre
et modérée en s'abstenant des liqueurs excitantes et enivrantes.
Lui ayant donné pour sa peine ce morceau de moralité, ce qui,
selon sa remarque sage, valait bien mieux qu'une pièce de deux
sous, le président perpétuel des Glorieux Apollinistes mit les
mains dans ses poches et s'en alla comme il était venu, toujours
songeant.




CHAPITRE II.


Toute cette journée, quoiqu'il dût attendre M. Abel jusqu'au soir,
Kit s'abstint d'aller voir sa mère, bien décidé à ne pas anticiper
le moins du monde sur les plaisirs du lendemain, mais à laisser
venir ce flot de délices. Car le lendemain devait être le grand
jour, le jour si attendu qui ferait époque dans sa vie; le
lendemain était le terme de son premier quartier, c'était le jour
où il recevrait pour la première fois la quatrième partie de ses
gages annuels de six livres, représentée par la forte somme de
trente schillings; le lendemain serait un jour de congé consacré à
un tourbillon d'amusements, et où le petit Jacob apprendrait quel
goût ont les huîtres et ce que c'est que le spectacle.

Une quantité de circonstances heureuses favorisaient ses projets:
non-seulement M. et mistress Garland lui avaient annoncé d'avance
qu'ils ne déduiraient rien de cette forte somme pour ses frais
d'équipement, mais qu'ils lui remettraient ladite somme
intégralement et dans sa vaste étendue; non-seulement le gentleman
inconnu avait augmenté son fonds d'une somme de cinq schellings,
qui étaient une bonne aubaine et un véritable coup de fortune;
non-seulement il était survenu une foule de choses heureuses sur
lesquelles personne n'eût pu compter dans ses calculs ordinaires
ou même les plus ambitieux, mais encore c'était aussi le quartier
de Barbe: oui, ce même jour le quartier de Barbe! et Barbe avait
un congé aussi bien que Kit, et la mère de Barbe devait être de la
partie, elle devait prendre le thé avec la mère de Kit pour faire
connaissance avec elle!

Ce qu'il y a de certain, c'est que Kit regarda fréquemment à sa
fenêtre dès le point du jour pour voir quel chemin suivaient les
nuages; ce qu'il y a de certain, c'est que Barbe se fut mise
également à la sienne si elle n'eût veillé très-tard à empeser et
repasser de petits morceaux de mousseline, à les plisser et à les
coudre sur d'autres morceaux, le tout destiné à former un
magnifique ensemble de toilette pour le lendemain. Mais tous deux
furent prêts de bonne heure avec un très-médiocre appétit pour le
déjeuner et moins encore pour le dîner, et ils étaient dans une
vive impatience quand la mère de Barbe arriva en s'extasiant sur
la beauté du temps (ce qui ne l'avait pas empêchée de se munir
d'un grand parapluie, car c'est un meuble sans lequel les gens de
cette catégorie sortent rarement aux jours de fête), et quand on
sonna pour les avertir de monter l'escalier pour aller recevoir
leur trimestre en or et en argent.

Et puis M. Garland ne fut-il pas bien bon quand il dit:

«Christophe, voici vos gages, vous les avez bien gagnés?»

Et mistress Garland ne fut-elle pas excellente quand elle dit:
«Barbe, voici ce qui vous revient; je suis très-contente de vous!»
Et Kit, comme il signa son reçu d'une main ferme! Et Barbe, comme
elle tremblait en signant le sien! Et comme il fut intéressant de
voir mistress Garland verser à la mère de Barbe un verre de vin,
et d'entendre la mère de Barbe s'écrier: «Dieu vous bénisse,
madame, vous qui êtes une si bonne dame; et vous aussi, mon bon
monsieur. À votre santé, Barbe, mon cher amour. À votre santé,
monsieur Christophe.» Elle resta aussi longtemps à boire que si
son verre avait été un vidrecome; et, ses gants aux mains, elle
regardait la compagnie et causait gaiement; mais c'est quand ils
furent tous sur l'impériale de la diligence, qu'il fallait les
voir rire à coeur joie en repassant tous ces bonheurs et
s'apitoyer sur les gens qui n'ont pas de jour de congé!

Quant à la mère de Kit, n'aurait-on pas dit qu'elle était de bonne
famille et qu'elle avait été toute sa vie une grande dame? Elle
était sous les armes pour les recevoir avec tout un attirail de
théière et de tasses qui eût brillé dans une boutique de
porcelaines. Le petit Jacob et le poupon étaient si parfaitement
arrangés, que leurs habits paraissaient comme tout neufs, et Dieu
sait cependant s'ils étaient vieux. On n'était pas assis depuis
cinq minutes, que la mère de Kit disait que la mère de Barbe était
exactement la personne qu'elle s'était figurée; la mère de Barbe
disait la même chose de la mère de Kit; la mère de Kit
complimentait la mère de Barbe sur sa fille, et la mère de Barbe
complimentait la mère de Kit sur son fils; Barbe elle-même était
au mieux avec le petit Jacob; mais aussi, jamais enfant ne sut
mieux que celui-ci accourir quand on l'appelait, ni se faire comme
lui des amis.

«Et dire que nous sommes veuves toutes les deux, dit la mère de
Barbe. Vrai! nous étions nées pour nous connaître.

-- Je n'en doute nullement, répondit mistress Nubbles. Et combien
je regrette que nous ne nous soyons pas connues plus tôt!

-- Mais, dit la mère de Barbe, il est si doux que la connaissance
se fasse par un fils et une fille! Cela fait plaisir complet;
n'est-il pas vrai?»

La mère de Kit donna un plein assentiment à ces paroles. Toutes
deux, remontant des effets aux causes, revinrent à leurs maris
défunts, dont elles passèrent en revue la vie, la mort,
l'enterrement; elles comparèrent leurs souvenirs, et découvrirent
diverses circonstances qui concordaient avec une exactitude
surprenante; par exemple, que le père de Barbe n'avait vécu que
quatre ans dix mois de plus que le père de Kit; que l'un était
mort un mercredi et l'autre un jeudi; que tous deux étaient de
bonne façon et de bonne mine, sans compter d'autres coïncidences
extraordinaires. Ces souvenirs étant de nature à jeter un voile de
tristesse sur la gaieté d'un jour de fête, Kit ramena la
conversation à des sujets généraux, comme la beauté merveilleuse
de Nell, dont il avait parlé à Barbe plus de mille fois déjà. Mais
cette circonstance fut loin d'exciter chez les assistants
l'intérêt que Kit avait supposé. Sa mère dit même, en regardant
Barbe en même temps, par hasard sans doute, que miss Nell était
assurément fort jolie, mais que ce n'était qu'une enfant, après
tout, et qu'il y avait bien des jeunes femmes aussi jolies
qu'elle; Barbe, de son côté, fit observer doucement qu'elle
pensait de même et qu'elle ne pouvait s'empêcher de croire que
M. Christophe fût dans l'erreur; assertion contre laquelle Kit se
récria, ne concevant pas quelle raison elle avait de douter de ce
qu'il disait. La mère de Barbe dit aussi qu'on voyait souvent une
jeunesse changer vers quatorze ou quinze ans, et après avoir été
d'abord très-belle, devenir tout à coup très-ordinaire; vérité
qu'elle appuya d'exemples mémorables. Elle cita entre autres un
maçon de grande espérance, qui même avait eu pour Barbe des
attentions suivies, mais Barbe n'y avait pas répondu, et vraiment,
quoiqu'elle ne voulût pas la contrarier là-dessus, elle ne pouvait
pas s'empêcher de dire que c'était dommage. Kit fut de l'avis de
la mère, et il le disait sincèrement, s'étonnant de voir Barbe
devenir toute sérieuse depuis ce temps-là, et le regarder comme
pour lui dire qu'il aurait aussi bien fait de se taire.

Cependant l'heure était arrivée de songer au spectacle, pour
lequel on avait fait de grands préparatifs en châles et chapeaux,
sans compter un mouchoir plein d'oranges et un autre rempli de
pommes qu'ils eurent quelque peine à nouer, car ces fruits
rebelles avaient une tendance à s'échapper par les coins. Enfin,
tout étant prêt, ils partirent d'un bon pas. La mère de Kit tenait
à la main le plus petit des enfants qui était terriblement
éveillé; Kit conduisait le petit Jacob et donnait le bras à Barbe;
ce qui faisait dire aux deux mères qui venaient par derrière
qu'ils semblaient tous ne faire qu'une seule et même famille.
Barbe rougit et s'écria: «Finissez donc, maman.» Mais Kit lui dit
qu'elle ne devait pas se mêler de ce que disaient ces dames; et en
vérité elle eût aussi bien fait de ne pas y prendre garde, si elle
eût su combien il était loin de songer à lui faire la cour. Pauvre
Barbe!

Enfin, ils arrivèrent au théâtre; c'était le cirque d'Astley. À
peine se trouvaient-ils depuis deux minutes devant la porte fermée
encore, que le petit Jacob fut rudement pressé, que le poupon
reçut plusieurs meurtrissures, que le parapluie de la mère de
Barbe fut emporté à vingt pas et lui revint par-dessus les épaules
de la foule, que Kit frappa un individu sur la tête avec le
mouchoir rempli de pommes, pour avoir poussé violemment sa mère,
et qu'il s'éleva à ce sujet une vive rumeur. Mais lorsqu'ils
eurent passé le contrôle et se furent frayé un chemin, au péril de
leur vie, avec leurs contre-marques à la main; lorsqu'ils furent
bel et bien dans la salle, assis à des places aussi bonnes que
s'ils les eussent retenues d'avance, toutes les fatigues
précédentes furent considérées comme un jeu, peut-être même comme
une partie essentielle des plaisirs du spectacle.

Mon Dieu! mon Dieu! qu'il leur parut beau, ce théâtre d'Astley!
avec ses peintures, ses dorures, ses glaces, avec la vague odeur
de chevaux qui faisait pressentir les merveilles dont on allait
jouir; avec le rideau qui cachait de si prodigieux mystères, la
sciure de bois blanc fraîchement semée dans le cirque, la foule
entrant et prenant ses places, les musiciens qui regardaient les
spectateurs avec indifférence tout en accordant leurs instruments,
comme s'ils n'avaient pas besoin de voir le spectacle pour
commencer et comme s'ils savaient la pièce par coeur! Quel éclat
se répandit partout autour d'eux lorsque la longue et lumineuse
rangée des quinquets de la rampe monta lentement! et quel
transport fébrile quand la petite sonnette retentit et que
l'orchestre attaqua vivement l'ouverture avec roulement de
tambours et accompagnement harmonieux de triangle! La mère de
Barbe dit avec raison à la mère de Kit que la galerie était le
meilleur endroit pour bien voir, et s'étonna de ce que les places
n'y coûtaient pas beaucoup plus cher que celles des loges. Dans
l'excès de son plaisir, Barbe ne savait si elle devait rire ou
pleurer.

Et le spectacle donc, ce fut bien autre chose! Les chevaux, que le
petit Jacob reconnut tout de suite pour être en vie; et les dames
et les messieurs, à la réalité desquels rien ne put jamais le
faire croire, parce qu'il n'avait rien vu ni entendu de sa vie qui
leur ressemblât; les pièces d'artifice qui firent fermer les yeux
à Barbe; la Dame abandonnée, qui la fit pleurer; le Tyran, qui la
fit trembler; l'homme qui chanta une chanson avec la suivante de
la Dame et dansa au refrain, ce qui fit rire Barbe; le poney qui
se dressa sur ses jambes de derrière, à l'aspect du meurtrier, et
ne voulut pas marcher sur ses quatre pieds avant que le coupable
eût été arrêté; le Clown qui se permit des familiarités avec le
militaire en bottes à l'écuyère; la Dame qui s'élança par-dessus
vingt-neuf rubans et tomba saine et sauve sur un cheval; tout
était délicieux, splendide, surprenant. Le petit Jacob
applaudissait à s'en écorcher les mains; il criait: «Encore!» à la
fin de chaque scène, même quand les trois actes de la pièce furent
terminés; et la mère de Barbe, dans son enthousiasme, frappa de
son parapluie sur le plancher, au point d'user le bout jusqu'au
coton.

Malgré cela, au milieu de ces tableaux magiques, les pensées de
Barbe semblaient la ramener encore à ce que Kit avait dit au
moment où on prenait le thé. En effet, tandis qu'ils revenaient du
théâtre, elle demanda au jeune homme, avec un sourire tendre, si
miss Nell était aussi jolie que la dame qui avait sauté par-dessus
les rubans.

«Aussi jolie que celle-là! dit Kit. Deux fois plus jolie.

-- Oh! Christophe, dit Barbe, je suis sûre que cette dame est la
plus belle créature qu'il y ait au monde.

-- Quelle bêtise! répliqua-t-il. Elle n'est pas mal, je ne le nie
pas; mais songez comme elle était peinte et bien habillée, et
quelle différence cela fait. Tenez, vous, Barbe, vous êtes
beaucoup mieux qu'elle.

-- Oh! Christophe!... murmura Barbe en baissant les yeux.

-- Oui, vous êtes mieux que ça tous les jours, votre mère aussi.»

Pauvre Barbe!

Mais qu'est-ce que tout cela, oui, tout cela, en comparaison de la
prodigalité folle de Kit, lorsqu'il entra dans une boutique
d'huîtres avec autant d'aplomb que s'il y eût eu son domicile et,
sans daigner regarder le comptoir ni l'homme qui y était assis,
conduisit sa société dans un cabinet, un cabinet particulier,
garni de rideaux rouges, d'une nappe et d'un porte-huilier
complet, et qu'il ordonna à un gentleman qui avait des favoris et
qui, en qualité de garçon, l'avait appelé lui Christophe Nubbles
«Monsieur», d'apporter trois douzaines de ses plus grandes huîtres
et de se dépêcher! Oui, Kit dit à ce gentleman de se dépêcher; et
non-seulement le gentleman répondit qu'il allait se dépêcher, mais
il le fit et revint en courant apporter les pains les plus
tendres, le beurre le plus frais et les plus grandes huîtres qu'on
eût jamais vues. Alors Kit dit à ce gentleman:

«Un pot de bière!» juste sur le même ton; et le gentleman, au lieu
de répondre:

«Monsieur, est-ce à moi que vous parlez?» se borna à dire:

«Pot de bière, monsieur? oui, monsieur,» et étant revenu
l'apporter, il le plaça dans une sébile semblable à celle que les
chiens d'aveugles tiennent à leur gueule par les rues pour y
recevoir un sou; aussi, quand il sortit, la mère de Kit et la mère
de Barbe déclarèrent d'une voix commune qu'elles n'avaient jamais
vu un jeune homme plus avenant et plus gracieux.

On se mit alors à souper de bon appétit; et voilà que Barbe, cette
petite folle de Barbe, dit qu'elle ne pourrait pas manger plus de
deux huîtres; tout ce qu'on obtint d'elle avec des efforts
incroyables, ce fut qu'elle en mangeât quatre. En revanche, sa
mère et celle de Kit s'en acquittèrent à merveille: elles
mangèrent, rirent et s'amusèrent si bien que Kit, rien qu'à les
voir, se mit à rire et manger de même façon par la force de la
sympathie. Mais ce qu'il y eut de plus prodigieux dans cette nuit
de fête, ce fut le petit Jacob qui absorbait les huîtres comme
s'il était né et venu au monde pour cela; il y versait le poivre
et le vinaigre avec une dextérité au-dessus de son âge, et finit
par bâtir une grotte sur la table avec les écailles. Il n'y eut
pas jusqu'au poupon qui, de toute la soirée, ne ferma pas l'oeil,
restant là paisiblement assis, s'efforçant de fourrer dans sa
bouche une grosse orange et regardant avec satisfaction la lumière
du gaz. Vraiment, à le voir sur les genoux de sa mère, très-occupé
de contempler le gaz qui ne le faisait point sourciller, et à
égratigner son gentil visage avec une écaille d'huître, un coeur
de fer n'eût pu s'empêcher d'être attendri et de l'aimer. En
résumé, jamais il n'y eut plus charmant souper, et lorsque Kit eut
demandé, pour finir, un verre de quelque chose de chaud et proposé
qu'on bût à la ronde à la santé de M. et mistress Garland, nous
pouvons dire qu'il n'y avait pas dans le monde entier six
personnes plus heureuses.

Mais tout bonheur a son terme, ce qui en rend d'autant plus
agréable le prochain retour; et comme il commençait à se faire
tard, on reconnut qu'il était temps de retourner au logis. Ainsi,
après s'être un peu écartés de leur chemin pour conduire Barbe et
sa mère jusqu'à la maison d'un ami chez qui elles devaient passer
la nuit, Kit et mistress Nubbles les laissèrent à leur porte en se
promettant de retourner ensemble à Finchley le lendemain matin de
bonne heure et en échangeant bien des projets pour les plaisirs de
la future sortie. Alors Kit prit sur son dos le petit Jacob, donna
son bras à sa mère, un baiser au poupon, et tous quatre se mirent
à trotter gaiement pour regagner leur domicile.




CHAPITRE III.


Plein de cette espèce d'ennui vague qui s'éveille d'ordinaire le
lendemain des jours de fête, Kit se leva dès l'aurore et, un peu
dégrisé des plaisirs de la soirée précédente par l'importune
fraîcheur de la matinée et la nécessité de reprendre son service
et ses travaux journaliers, il songea à aller chercher au rendez-
vous convenu avec Barbe et sa mère. Mais il eut soin de ne point
éveiller sa petite famille qui dormait encore, se reposant de ses
fatigues inaccoutumées: aussi posa-t-il son argent sur la cheminée
en traçant à la craie un avis pour appeler sur ce sujet
l'attention de mistress Nubbles et lui apprendre que cet argent
provenait de son fils dévoué; puis il sortit, le coeur un peu plus
lourd que les poches, mais malgré cela sans trop d'accablement.

Oh! les jours de fête! pourquoi nous laissent-ils un regret?
Pourquoi ne nous est-il pas permis de les refouler dans notre
mémoire, ne fût-ce qu'une semaine ou deux, pour pouvoir en quelque
sorte les mettre à la distance convenable où nous ne les verrions
plus qu'avec une indifférence calme ou bien avec un doux souvenir?
Pourquoi nous laissent-ils un arrière-goût, comme le vin de la
veille nous laisse le mal de tête et la fatigue, avec une foule de
bonnes résolutions pour l'avenir qui devraient être éternelles,
mais qui ne durent guère que jusqu'au lendemain exclusivement.

Nul n'aura lieu de s'étonner si nous disons que Barbe avait mal à
la tête, ou que la mère de Barbe ressentit de la lassitude;
qu'elle n'était plus tout à fait aussi enthousiaste du théâtre
d'Astley et trouvait que le clown devait être décidément plus
vieux qu'il ne leur avait paru la veille. Kit ne fut pas du tout
surpris de ces critiques; lui-même, il se disait tout bas que les
acteurs de ce spectacle éblouissant n'étaient que des baladins qui
avaient déjà rempli le même rôle l'avant-veille, et qu'ils le
rempliraient encore ce soir et demain, et bien des semaines et des
mois devant d'autres spectateurs. Voilà la différence du jour au
lendemain. Nous allons tous à la comédie ou nous en revenons.

Cependant on sait que le soleil n'a que de faibles rayons
lorsqu'il se lève et qu'il acquiert de la force et de l'énergie à
mesure que le jour se développe. Ainsi par degrés les trois
compagnons de route commencèrent à se rappeler diverses
circonstances des plus agréables jusqu'à ce que, moitié causant,
moitié marchant et riant, ils arrivèrent à Finchley en si bonnes
dispositions que la mère de Barbe déclara ne s'être jamais trouvée
moins fatiguée ni en meilleur état d'esprit, et que Kit en fit
autant. Barbe, qui s'était tue durant toute la route, fit la même
déclaration. Pauvre petite Barbe! Elle était si douce et si
gentille!

Il était de si bonne heure quand ils rentrèrent à la maison, que
Kit avait étrillé le poney et l'avait rendu aussi brillant qu'un
cheval de course avant que M. Garland fût descendu pour déjeuner.
La vieille dame, le vieux monsieur et M. Abel lui firent hautement
compliment de son exactitude et de son activité. À son heure
accoutumée, ou plutôt à la minute, à la seconde, car il était la
ponctualité en personne, M. Abel partit pour prendre la diligence
de Londres, et Kit et le vieux gentleman allèrent travailler au
jardin.

Ce n'était pas la moins agréable des fonctions de Kit; car
lorsqu'il faisait beau, ils étaient absolument en famille: la
vieille dame s'installait auprès d'eux avec son panier à travail
posé sur une petite table; le vieux gentleman bêchait, émondait,
taillait avec une grande paire de ciseaux, ou aidait Kit avec
beaucoup d'activité à diverses besognes; et Whisker, du fond du
parc où il paissait, les regardait tous paisiblement. Ce jour-là,
ils avaient à tailler la vigne en cordons: Kit monta jusqu'à la
moitié d'une échelle courte et se mit à couper les bourgeons et à
attacher les branches, à coups de marteau, tandis que le vieux
gentleman, suivant avec attention tous ses mouvements, lui tendait
les clous et les chiffons au fur et à mesure qu'il en avait
besoin. La vieille dame et Whisker les regardaient comme à
l'ordinaire.

«Eh bien, Christophe, dit M. Garland, vous avez donc acquis un
nouvel ami?

-- Pardon, monsieur, je n'ai pas entendu, répondit Kit en
abaissant les yeux vers le pied de l'échelle.

-- Vous avez acquis un nouvel ami dans l'étude, à ce que m'a
appris M. Abel.

-- Oh! oui, monsieur, oui. Il a agi très-généreusement avec moi,
monsieur.

-- J'en suis ravi, répliqua le vieux gentleman avec un sourire. Il
est disposé à agir encore bien plus généreusement, Christophe.

-- Vraiment, monsieur! C'est trop de bonté de sa part, mais je
n'en ai pas besoin, pour sûr, dit Kit frappant fortement un clou
rebelle.

-- Il désire beaucoup vous avoir à son service... Prenez donc
garde à ce que vous faites; sinon, vous allez tomber et vous
blesser.

-- M'avoir à son service, monsieur! s'écria Kit qui s'était arrêté
tout court dans sa besogne pour se retourner sur l'échelle avec
l'agilité d'un faiseur de tours. Mais, monsieur, je pense bien
qu'il n'a pas dit cela sérieusement.

-- Au contraire, il l'a dit très-sérieusement, d'après sa
conversation avec M. Abel.

-- On n'a jamais vu ça, murmura Kit, regardant tristement son
maître et sa maîtresse. Cela m'étonne bien de la part de ce
monsieur; je ne le comprends pas.

-- Vous voyez, Christophe, dit M. Garland, c'est une affaire
d'importance pour vous, et vous ferez bien d'y réfléchir. Ce
gentleman peut vous donner de meilleurs gages que moi; je ne dis
pas vous traiter avec plus de douceur et de confiance: j'espère
que vous n'avez pas à vous plaindre de vos maîtres: mais
certainement il peut vous faire gagner plus d'argent.

-- Après, monsieur?... dit Kit.

-- Attendez un moment, interrompit M. Garland; ce n'est pas tout.
Vous avez été un fidèle serviteur pour vos anciens maîtres, je le
sais, et si le gentleman les retrouvait, comme il s'est proposé de
le faire par tous les moyens possibles, je ne doute pas qu'étant à
son service vous n'en fussiez bien récompensé. En outre, ajouta
M. Garland avec plus de force, vous aurez le plaisir de vous
trouver de nouveau en rapport avec des personnes auxquelles vous
semblez porter un attachement si grand et si désintéressé. Songez
à tout cela, Christophe, et ne vous pressez pas trop
inconsidérément dans votre choix.»

Kit ressentit un coup violent à l'intérieur, au moment où ce
dernier argument caressait doucement sa pensée et semblait
réaliser toutes ses espérances, tous ses rêves d'autrefois. Mais
cela ne dura qu'une minute, et son parti fut bien pris. Il
répondit d'un ton ferme que le gentleman ferait bien de chercher
ailleurs, et qu'il aurait aussi bien fait de commencer par là.

«Comment a-t-il pu s'imaginer, monsieur, que j'irais vous quitter
pour m'en aller avec lui, dit Kit se retournant après avoir donné
quelques coups de marteau. Il me prend donc pour un _imbécile_?

-- C'est ce qui pourra bien arriver, Christophe, si vous repoussez
son offre, dit gravement M. Garland.

-- Eh bien! comme il voudra, monsieur. Que m'importe ce qu'il
pensera? Pourquoi m'en embarasserais-je, monsieur, quand je sais
que je serais un imbécile, et bien pis encore que ça, si je
laissais là le meilleur maître, la meilleure maîtresse qu'il y ait
jamais eu, qu'il puisse jamais y avoir; qui m'ont recueilli dans
la rue quand j'étais pauvre, quand j'avais faim, quand peut-être
j'étais plus pauvre et plus dénué que vous ne le croyez vous-même,
monsieur. Et pourquoi? pour m'en aller avec ce gentleman ou tout
autre? Si jamais miss Nell revenait, madame, ajouta Kit en se
tournant tout à coup vers sa maîtresse, ah! ce serait autre chose.
Et si par hasard elle avait besoin de moi, je vous prierais de
temps en temps de me laisser travailler pour elle quand toute ma
besogne serait finie à la maison. Mais si elle revient, je sais
bien qu'elle sera riche, comme le répétait toujours mon vieux
maître; et, une fois riche, elle n'aurait pas besoin de moi! Non,
non, dit encore Kit secouant la tête d'un air chagrin, j'espère
qu'elle n'aura jamais besoin de moi... et cependant je serais bien
heureux de la revoir!»

Ici Kit enfonça un clou dans la muraille; il l'enfonça très-fort,
et même beaucoup plus avant qu'il n'était nécessaire: cela fait,
il se retourna de nouveau.

«Et le poney, donc! et Whisker, madame, qui me reconnaît si bien
quand je lui parle, qu'il commence à hennir dès qu'il m'entend;
laisserait-il personne l'approcher comme je l'approche? Et le
jardin, donc, monsieur; et M. Abel, madame. Est-ce que M. Abel
consentirait à se séparer de moi, monsieur? Trouveriez-vous
quelqu'un qui fût plus curieux du jardin que moi, madame? Cela
briserait le coeur de ma mère, monsieur; et jusqu'au petit Jacob,
qui comprendrait assez la chose pour pleurer toutes les larmes de
ses yeux, madame, s'il pensait que M. Abel voulût sitôt se séparer
de moi, quand il me disait encore l'autre jour qu'il espérait que
nous resterions bien des années ensemble!...»

Nous n'essayerons pas de dire combien de temps Kit fût demeuré sur
l'échelle, s'adressant tour à tour à son maître et à sa maîtresse,
et généralement se tournant vers celui des deux auquel il ne
parlait pas, si en ce moment Barbe n'était accourue annoncer qu'on
était venu de l'étude apporter une lettre qu'elle remit entre les
mains de son maître, tout en laissant paraître quelque étonnement
à la vue de la pose d'orateur que Kit avait prise.

«Oh! dit le vieux gentleman après avoir lu la lettre; faites
entrer le messager.»

Tandis que Barbe s'empressait d'exécuter cet ordre, M. Garland se
tourna vers Kit pour lui dire que l'entretien en resterait là; et
que si Kit éprouvait de la répugnance à se séparer d'eux, ils n'en
éprouvaient pas moins à se séparer de lui. La vieille dame
s'associa chaudement à ces paroles de son mari.

«Si pour le moment, Christophe, ajouta M. Garland en jetant un
regard sur la lettre qu'il avait à la main, le gentleman désirait
vous emprunter pour une heure ou deux, ou même pour un ou
plusieurs jours, quelque temps enfin, nous devrions consentir,
nous à vous prêter, vous à ce qu'on vous prêtât. Ah! ah! voici le
jeune gentleman. Comment vous portez-vous, monsieur?»

Ce salut s'adressait à M. Chukster, qui, avec son chapeau tout à
fait penché sur le côté et ses longs cheveux qui en débordaient,
s'avançait d'un air fanfaron.

«J'espère que votre santé est bonne, monsieur, répondit celui-ci.
J'espère que la vôtre est également bonne, madame. Une charmante
petite bonbonnière, monsieur. Un délicieux pays, en vérité!

-- Vous venez sans doute prendre Kit? demanda M. Garland.

-- J'ai pour cela un cabriolet qui m'attend à votre porte,
répondit le maître clerc. Il est attelé d'un vigoureux gris-
pommelé; vous n'avez qu'à voir, si vous êtes connaisseur en
chevaux, monsieur...»

Tout en s'excusant d'aller examiner le vigoureux gris-pommelé et
fondant son refus sur son peu de connaissances en semblable
matière, M. Garland invita M. Chukster à prendre un morceau en
manière de collation. Le gentleman y consentit très-volontiers; et
quelques viandes froides, flanquées d'ale et de vin, furent
bientôt disposées à son intention.

Pendant ce repas, M. Chukster déploya toutes ses ressources
d'esprit pour charmer ses hôtes et les convaincre de la
supériorité intellectuelle des citadins comme lui. En conséquence,
il plaça la conversation sur le terrain des petits scandales du
jour, matière dans laquelle ses amis lui reconnaissaient un
merveilleux talent. Il était, par exemple, en position de fournir
les détails exacts de la querelle qui avait éclaté entre le
marquis de Mizzler et lord Bobby à propos d'une bouteille de vin
de Champagne, et non d'un pâté aux pigeons, comme les journaux
l'avaient rapporté par erreur. Lord Bobby n'avait nullement dit au
marquis de Mizzler: «Mizzler, un de nous deux a menti, et ce n'est
pas moi,» comme les mêmes journaux l'avaient prétendu à tort; mais
bien: «Mizzler, vous savez où l'on peut me trouver, et, Dieu me
damne! monsieur, vous me trouverez si vous avez à me parler;» ce
qui naturellement changeait entièrement l'aspect de cette
intéressante question et la plaçait sous un jour tout différent.
M. Chukster fit connaître aussi à M. et mistress Garland le
chiffre exact de la rente assurée par le duc de Thigsberry à
Violetta Stetta, de l'Opéra italien, rente payable par quartier,
et non par semestre, comme on l'avait donné à entendre au public,
non compris, ainsi qu'on avait eu l'impudence monstrueuse de le
dire, des bijoux, des parfums, de la poudre à perruque pour cinq
valets de pied, et deux paires de gants de chevreau par jour pour
un page. Après avoir engagé ses auditeurs à être parfaitement
convaincus de l'exactitude de ses assertions sur ces points
importants, qu'il possédait à merveille, M. Chukster les entretint
des bruits de coulisses et des nouvelles de la cour. Ce fut ainsi
qu'il termina cette brillante et délicieuse conversation qu'il
avait soutenue à lui seul, sans la moindre assistance, durant plus
de trois quarts d'heure.

«Et maintenant que le cheval a repris haleine, dit M. Chukster se
levant avec grâce, j'ai peur d'être forcé de filer.»

Ni M. Garland ni sa femme ne s'opposèrent le moins du monde à ce
qu'il se retirât, jugeant sans doute qu'il serait fâcheux qu'un
homme si bien informé fût arraché longtemps à sa sphère
d'activité. En conséquence, au bout de quelques instants
M. Chukster et Kit roulaient sur le chemin de Londres, Kit perché
sur le siège, à côté du cocher, et M. Chukster assis dans un coin
à l'intérieur de la voiture, les deux pieds perchés à chacune des
portières.

En arrivant à la maison du notaire, Kit se rendit dans l'étude, où
M. Abel l'invita à s'asseoir et à attendre, car le gentleman qui
l'avait fait demander était sorti et ne rentrerait peut-être pas
de sitôt. Ce n'était que trop vrai. Kit, en effet, avait eu le
temps de dîner, de prendre son thé et de lire les plus brillantes
pages de l'almanach des vingt-cinq mille adresses; plus d'une fois
même il avait failli s'endormir avant que le gentleman fût de
retour. Enfin ce dernier arriva en toute hâte.

Il commença par s'enfermer avec M. Witherden, et M. Abel fut
invité à assister à la conférence, en attendant que Kit, fort en
peine de savoir ce qu'on voulait de lui, fût appelé à son tour
dans le cabinet du notaire.

«Christophe, dit le gentleman s'adressant à lui au moment où il
entrait, j'ai retrouvé votre vieux maître et votre jeune
maîtresse.

-- Impossible, monsieur!... Comment! vous les auriez retrouvés?...
répondit Kit dont les yeux s'allumèrent de joie. Où sont-ils,
monsieur? Dans quel état sont-ils, monsieur? Sont-ils... sont-ils
près d'ici?

-- Loin d'ici, répliqua le gentleman secouant la tête. Mais je
dois partir cette nuit pour les ramener, et j'ai besoin que vous
m'accompagniez.

-- Moi, monsieur?» s'écria Kit plein de satisfaction et de
surprise.

Le gentleman dit en se tournant vers le notaire d'un air pénétré:

«Le lieu indiqué par l'homme aux chiens est... à combien d'ici?
vingt lieues, je crois?

-- De vingt à vingt-trois lieues.

-- Hum! si nous allons un bon train de poste toute la nuit, nous
pourrons y arriver dès demain matin. Maintenant, voici la
question: comme ils ne me connaissent pas, et comme l'enfant, que
Dieu la bénisse! pourrait penser qu'un étranger qui court à sa
recherche a des projets contre la liberté de son grand-père, puis-
je faire rien de mieux que d'emmener ce garçon qu'ils connaissent
assez bien tous deux pour le reconnaître tout de suite, afin de
leur donner par là l'assurance de mes intentions amicales?

-- Vous ne pouvez rien faire de mieux, répondit le notaire. Il
faut absolument que vous preniez Christophe avec vous.

-- Je vous demande pardon, dit Kit, qui avait prêté attentivement
l'oreille à ces paroles; mais si c'est là votre raison, j'ai peur
de vous être plus nuisible qu'utile. Pour miss Nelly, monsieur,
elle me connaît bien, elle, et elle aurait confiance en moi, bien
certainement; mais le vieux maître, je ne sais pourquoi,
messieurs, ni moi ni personne, n'a plus voulu me voir depuis qu'il
a été malade, et miss Nelly elle-même m'a dit que je ne devais
plus approcher son grand-père, ni me montrer à lui désormais. Je
craindrais donc de gâter tout ce que vous feriez. Je donnerais
tout au monde pour vous suivre, mais vous ferez mieux de ne point
me prendre avec vous, monsieur.

-- Là! encore une difficulté! s'écria l'impétueux gentleman: y
eut-il jamais un homme aussi embarrassé que moi? N'y a-t-il donc
personne qui les ait connus, personne en qui ils aient confiance?
La vie retirée qu'ils ont menée m'empêchera-t-elle donc de trouver
quelqu'un pour servir mon dessein?

-- N'y a-t-il personne, Christophe? demanda le notaire.

-- Personne, monsieur, répondit Kit. Ah! mais si, pardon, il y a
ma mère.

-- Est-ce qu'ils la connaissent? dit le gentleman.

-- S'ils la connaissent, monsieur! Elle allait et venait sans
cesse chez eux. Ils étaient aussi bons pour elle que pour moi. Et
tenez, monsieur, elle espérait toujours qu'ils reviendraient chez
elle.

-- Eh bien, alors, où diable est cette femme? dit avec impatience
le gentleman en prenant son chapeau. Pourquoi n'est-elle pas ici?
Pourquoi ne se trouve-t-elle jamais là où l'on a besoin d'elle?»

En un mot, le gentleman allait s'élancer hors de l'étude,
déterminé à s'emparer de force de la mère de Kit, à la jeter dans
une chaise de poste et à l'enlever, quand M. Abel et le notaire
réussirent par leurs efforts réunis à conjurer ce nouveau mode
d'enlèvement: ils l'arrêtèrent par la puissance de leurs
raisonnements et lui démontrèrent qu'il était plus convenable de
sonder Kit pour savoir de lui si sa mère consentirait volontiers à
entreprendre si précipitamment ce voyage.

À ce sujet, Kit exprima quelques doutes, le gentleman s'abandonna
à de violentes démonstrations, et le notaire ainsi que M. Abel
prononcèrent à l'envi des discours pour l'apaiser. Le résultat de
la conférence fut que Kit, après avoir pesé dans son esprit et
examiné soigneusement la question, promit, au nom de sa mère, qu'à
deux heures de là elle serait prête pour l'expédition projetée et
s'engagea à l'amener chez le notaire tout équipée pour le voyage,
avant même que le terme indiqué fut expiré.

Ayant pris cet engagement assez téméraire, car il n'était pas sûr
de pouvoir le tenir, Kit ne perdit pas de temps pour sortir et
aviser aux mesures d'où dépendait l'accomplissement immédiat de sa
parole.




CHAPITRE IV.


Kit se fraya un chemin à travers la foule qui encombrait les rues,
divisant ce courant de flots humains, s'engageant d'un pas rapide
le long des trottoirs, passant au travers des allées et des
ruelles, et ne s'arrêtant ni ne se détournant de sa route jusqu'à
ce qu'il fût arrivé près de la boutique d'antiquités: là il fit
une pause, moitié par habitude, moitié pour reprendre haleine.

C'était par une sombre soirée d'automne, et jamais ce lieu ne lui
avait paru plus triste que dans l'ombre lugubre du crépuscule. Les
fenêtres brisées, les châssis détraqués craquant dans leurs
cadres, cette maison déserte qui formait une sorte d'interruption
sinistre dans la lumière et le mouvement de la rue qu'elle coupait
en deux longues lignes séparées, au milieu desquelles elle
s'élevait froide, ténébreuse et vide, tout cela présentait un
tableau de désolation qui traversait péniblement les rêves
brillants que le jeune homme avait conçus pour les derniers
habitants de cette maison; il ne voyait partout que
désenchantement et malheur. Ah! qu'il eût aimé à voir un bon feu
ronfler dans les cheminées glacées, des flambeaux illuminer les
croisées, des figures aller et venir derrière les vitres, à
entendre le bruit d'une conversation animée, quelque chose enfin
qui fût à l'unisson des espérances nouvelles qu'il avait senties
s'agiter dans son coeur! Il ne s'était pas attendu à trouver à la
maison un aspect différent, car il savait bien que c'était
impossible; mais ce spectacle de deuil tombant au milieu de ses
pensées ardentes et de ses souhaits impatients, en arrêtait
brusquement le cours pour y jeter une ombre pleine de deuil et de
tristesse.

Cependant, bien heureusement pour lui, il n'avait ni assez de
savoir, ni assez de poésie contemplative dans l'esprit pour en
concevoir de fâcheux présages d'avenir, et grâce à ce qu'il lui
manquait ces lunettes mentales pour éclaircir sa vision, il ne vit
rien autre chose qu'une maison en ruine qui formait un fâcheux
désaccord avec ses pensées précédentes. Ainsi, tout en regrettant
d'être obligé de passer outre sans se rendre compte de son
impression, il reprit sa course et redoubla de célérité pour
regagner les quelques moments qu'il avait perdus.

«Et maintenant, se dit-il, à mesure qu'il approchait du pauvre
logis de sa mère, si elle était sortie, si je ne pouvais pas la
trouver, cet impatient gentleman me recevrait joliment! Ce qu'il y
a de sûr, c'est que je ne vois pas de lumière et que la porte est
fermée. Dieu me pardonne, s'il y a là dedans du Petit-Béthel, je
voudrais que le Petit-Béthel fût au... fût bien loin d'ici!» dit
Kit, corrigeant à temps sa malédiction contre le Petit-Béthel, et
frappant à la porte.

Il frappa une seconde fois sans obtenir de réponse; mais une
voisine sortit de chez elle, au bruit qu'il faisait:

«Qui est-ce qui demande mistress Nubbles? dit-elle.

-- C'est moi, dit Kit. Elle est au... au Petit-Béthel, je
suppose?»

Il prononça avec quelque répugnance le nom de ce conventicule qui
lui déplaisait, et appuya sur les mots avec une emphase
dédaigneuse.

La voisine fit un signe de tête affirmatif.

«Eh bien, je vous prie, dites-moi où c'est, car je suis venu pour
affaire pressée, et il faut que j'emmène ma mère sur-le-champ
quand bien même elle serait dans la chaire.»

Ce n'était pas chose aisée que d'obtenir des renseignements sur le
bercail en question; en effet, aucun des voisins n'appartenait au
troupeau qui le fréquentait; et la plupart d'entre eux ne le
connaissaient que de nom. Enfin, une commère qui avait accompagné
mistress Nubbles à la chapelle une ou deux fois, aux jours
solennels, les jours où une bonne tasse de thé devait précéder les
exercices de dévotion, fournit à Kit les informations nécessaires.
Il ne les eut pas plutôt obtenues, qu'il partit comme un trait.

Si le Petit-Béthel avait été plus près, si l'on avait pu s'y
rendre par un chemin plus direct, le révérend gentleman qui
présidait la congrégation eût perdu son allusion favorite aux rues
tortueuses qui y conduisaient, et qui lui permettaient de le
comparer au paradis même, en opposition aux églises de paroisse et
aux larges rues qui y mènent. Enfin, et non sans peine, Kit
réussit à le découvrir; il s'arrêta un moment à la porte pour
respirer et se présenter décemment, puis il entra dans la
chapelle.

À certain égard, ce lieu n'était pas mal nommé, car c'était
vraiment un petit Béthel, un Béthel de dimensions exiguës, avec un
petit nombre de petits bancs et une petite chaire dans laquelle un
petit gentleman cordonnier par état et prophète par vocation,
était en train de débiter d'une toute petite voix un tout petit
sermon approprié à l'état moral de l'auditoire qui, s'il était
petit par le nombre, était moindre encore par l'attention, la
majorité étant parfaitement endormie.

Au nombre des derniers, se trouvait la mère de Kit. La pauvre
femme, après les fatigues de la nuit précédente, avait bien de la
peine à tenir les yeux ouverts; et comme les arguments du
prédicant ne secondaient que trop leur inclination, mistress
Nubbles avait fini par céder à la puissance de l'assoupissement et
tomber en plein sommeil; son sommeil n'était pas cependant si
profond qu'il l'empêchât d'émettre de temps en temps un léger et
presque inintelligible murmure comme un assentiment donné aux
doctrines de l'orateur. Le poupon qu'elle tenait dans ses bras
s'était endormi aussi vite qu'elle; quant au petit Jacob, à qui sa
jeunesse ne permettait pas de trouver dans cette copieuse
nourriture spirituelle la moitié du plaisir que lui avaient causé
les huîtres, tour à tour on le voyait dormir tout à fait ou
s'éveiller en sursaut, selon qu'il était vaincu par le doux
attrait du sommeil ou dominé par la crainte d'une allusion
personnelle dans le sermon.

«M'y voici donc! pensa Kit, se glissant vers le banc vide le plus
rapproché en face de celui de sa mère, de l'autre côté de la
petite nef; mais comment faire pour arriver jusqu'à elle ou pour
la déterminer à sortir? Autant vaudrait être à vingt milles d'ici.
Jamais elle ne s'éveillera que tout ne soit fini, et l'heure
marche pendant ce temps! Si cet homme pouvait seulement s'arrêter
une minute, ou bien s'ils se mettaient tous à chanter!»

Malheureusement, il n'y avait guère lieu d'espérer l'une ou
l'autre chose avant deux heures. Le prédicant venait d'annoncer à
ses auditeurs qu'il se proposait de ne pas finir avant de les
avoir convaincus, et il était clair que s'il tenait à réaliser
seulement la moitié de sa promesse, deux heures ne seraient pas de
trop pour une telle entreprise.

Dans son agitation et son désespoir, Kit promenait ses regards
tout autour de la chapelle; les ayant laissés tomber sur un petit
siège placé devant la chaire, il eut peine à en croire le
témoignage de ses yeux qui lui faisaient voir... Quilp!

Il eut beau se les frotter deux ou trois fois, toujours ils
s'obstinaient à lui persuader que Quilp était là. Oui, c'était
bien lui assis, les mains appuyées sur ses genoux et son chapeau
posé entre ses jambes, sur un petit escabeau; c'était lui, avec
cette grimace habituelle imprimée sur sa laide figure; son regard
était attaché au plafond. Assurément, il n'avait pris garde ni à
Kit ni à sa mère, et il ne paraissait pas le moins du monde se
douter de leur présence; cependant, Kit ne put s'empêcher de
penser que l'attention du méchant nain était fixée sur eux, et sur
eux seulement.

Sous le coup de la stupéfaction qu'il avait éprouvée à cette vue
et de la crainte que ce ne fût le signe avant-coureur de quelque
échec, de quelque chagrin, il comprit toutefois la nécessité de ne
pas bayer aux corneilles et de prendre des mesures énergiques pour
emmener sa mère; car l'ombre du soir descendait et la situation
devenait grave. En conséquence, dès que le petit Jacob s'éveilla,
Kit s'arrangea de manière à attirer son attention mobile, et cela
ne fut pas difficile, un éternuement suffit; Kit alors lui fit
signe d'éveiller leur mère.

Le malheur voulut que précisément en ce moment même le prédicant,
dans le développement impétueux d'un des points de son sermon,
s'avança tellement par-dessus le bord de sa chaire, que ses jambes
seules restèrent au dedans; tandis qu'appuyé sur sa main gauche il
faisait de la droite des gestes véhéments, il regarda fixement ou
du moins parut regarder le petit Jacob dans les yeux, le menaçant
de l'oeil et du geste (l'enfant du moins le crut) de tomber sur
lui, littéralement et non au figuré, s'il osait remuer seulement
un muscle de sa face. Au milieu de cet effrayant état de choses,
distrait par l'apparition soudaine de Kit, et fasciné par les yeux
flamboyants du prédicant, le malheureux Jacob était doublement
tenu en arrêt, entièrement hors d'état de remuer, fort disposé à
pleurer, s'il l'avait osé, et répondant au regard de son pasteur
par un regard si flamboyant, que ses yeux écarquillés semblaient
près de sortir de leurs orbites.

«Ma foi! s'il faut agir ouvertement, pensa Kit, eh bien! en
avant!»

Il sortit donc tout doucement de son banc et se glissa jusqu'à
celui de sa mère; et comme M. Swiveller n'eût pas manqué de le
dire, s'il eût été là, il «prit au collet» le poupon sans
prononcer une seule parole.

-- Chut! ma mère! murmura-t-il ensuite. Sortez avec moi; j'ai
quelque chose à vous communiquer.

-- Où suis-je? dit mistress Nubbles.

-- Dans ce bienheureux Petit-Béthel, répondit son fils avec une
certaine amertume.

-- Bienheureux, en effet, s'écria mistress Nubbles saisissant le
mot. Oh! Christophe, combien j'ai été édifiée ce soir!

-- Oui, oui, je le sais, dit vivement Kit; mais venez, ma mère,
tout le monde nous regarde. Ne faites pas de bruit, emmenez Jacob,
c'est bien.

-- Arrête, satan, arrête! cria de nouveau le prédicant. Ne tente
point la femme qui te prête l'oreille, mais écoute la voix de
celui qui te parle. Il emporte un agneau du troupeau, ajouta-t-il,
en élevant de plus en plus sa voix perçante, et désignant le
poupon, il emporte un agneau, un précieux agneau! Il rôde ici
comme un loup aux heures de la nuit pour enlever les tendres
agneaux!»

Kit était bien le garçon le plus modéré qu'il y eût au monde; mais
ce langage violent, ainsi que les circonstances critiques où il se
trouvait, le mirent hors de lui; il fit face à la chaire avec le
poupon dans les bras et répondit à haute voix:

«Pas du tout: c'est mon frère.

-- C'est le mien, c'est _mon_ frère à moi! cria le prédicant.

-- Ce n'est pas vrai! répliqua Kit avec indignation. Pouvez-vous
bien dire chose pareille?... Et surtout pas de sottises, s'il vous
plaît. Quel mal ai-je fait? Je ne serais certainement pas venu ici
pour les emmener si je n'y avais été forcé, vous pouvez en être
sûr; je voulais le faire sans bruit, mais vous, vous en voulez.
Maintenant ayez la bonté de garder vos injures pour Satan et
compagnie si cela vous convient, monsieur, mais laissez-moi
tranquille, s'il vous plaît.»

En même temps, Kit sortit de la chapelle, suivi de sa mère et du
petit Jacob, et se trouva en plein air avec un vague souvenir
d'avoir vu l'auditoire s'éveiller et le regarder tout surpris; il
se rappelait également que Quilp, durant cette scène
d'interruption, avait gardé la même attitude sans détacher ses
yeux du plafond ni paraître prendre le moindre intérêt à ce qui se
passait.

«O Kit! dit la mère en portant son mouchoir à ses yeux, qu'avez-
vous fait! Jamais je ne pourrai plus revenir ici, jamais!

-- J'en suis enchanté, ma mère. Vous aviez donc bien du repentir
de la petite part de plaisir que vous avez prise la nuit dernière,
que vous avez cru devoir en faire pénitence ce soir? Voilà
pourtant comme vous faites toujours! s'il vous arrive d'avoir un
moment de bonheur ou de gaieté, vous venez ici, devant cet homme-
là, dire que vous en êtes bien fâchée. Vraiment, ma mère, si vous
n'étiez pas ma mère, je vous en ferais honte.

-- Silence! mon cher enfant, s'écria mistress Nubbles, je sais
bien que vous ne pensez pas ce que vous dites; mais c'est égal,
vous parlez là comme un pécheur.

-- Je ne pense pas ce que je dis! repartit Kit. Certainement que
je le pense! Je ne puis croire, ma mère, que l'innocente gaieté et
que la bonne humeur soient considérées dans le ciel comme de plus
grands péchés que des cols de chemise, et ces gens-là ne montrent
ni raison ni bon sens en voulant supprimer les derniers, ou en
interdisant le reste; certainement si, je le pense. Mais, je
n'ajouterai pas un mot de plus sur ce sujet, si vous me promettez
de ne plus pleurer; ce sera tout. Prenez le poupon, qui est plus
léger, et donnez-moi le petit Jacob. Tout en marchant, et tâchons
que ce soit le plus vite possible, je vous communiquerai les
nouvelles que j'apporte et qui vous surprendront un peu, je vous
en avertis. Là, c'est bien. Maintenant, vous voilà comme si vous
n'aviez vu de toute votre vie le Petit-Béthel, et j'espère bien
que vous ne le reverrez plus. Voilà aussi le poupon, très-bien.
Petit Jacob, montez sur mon dos à califourchon et tenez mon cou
bien serré; et si par hasard le ministre du Petit-Béthel vous
appelle un précieux agneau, vous ou votre frère, vous pourrez bien
dire que c'est la plus grande vérité qui lui soit sortie de la
bouche depuis un an, et que s'il voulait bien ne pas assaisonner
son agneau à la sauce au poivre, il n'en vaudrait que mieux, pour
être moins piquant et moins aigre. Jacob, vous pouvez lui dire ça
de ma part.»

C'est ainsi que moitié gaiement, moitié sérieusement, déterminé à
se montrer de bonne humeur, pour en donner aussi à sa mère et aux
enfants, Kit les mena d'un bon pas. Chemin faisant, il raconta ce
qui s'était passé chez le notaire, et exposa le but pour lequel il
était venu se jeter au travers des solennités du Petit-Béthel.

La mère ne fut pas médiocrement effrayée en apprenant le service
qu'on attendait d'elle: elle tomba tout d'abord dans un chaos
d'idées, où ce qu'elle voyait de plus clair, c'est que de voyager
en chaise de poste, ce serait sans doute pour elle un grand
honneur, une grande distinction, mais qu'il était moralement
impossible de laisser là ses enfants. Et combien d'autres
objections à faire encore! Par exemple, certains articles de
toilette étaient au blanchissage, d'autres n'existaient point dans
sa garde-robe. Mais Kit, à ces objections diverses, opposait
victorieusement une réponse unique, irrésistible, le plaisir de
retrouver Nell, la joie de la ramener en triomphe.

«Nous n'avons plus que dix minutes à nous, mère, dit Kit
lorsqu'ils eurent atteint le logis. Voici un carton, jetez-y tout
ce dont vous aurez besoin, et dépêchez-vous de partir.»

Dire comment Kit entassa dans la boîte toutes sortes de choses qui
lui semblaient de l'usage le plus immédiat, et laissa de côté tout
ce qu'il jugea le moins utile; comment une voisine consentit à
venir surveiller les enfants; comment ceux-ci pleurèrent d'abord
tristement, puis rirent de bon coeur à la promesse d'une foule de
jouets impossibles, imaginaires; comment la mère de Kit ne pouvait
se lasser de les embrasser, ni Kit se résoudre à la gronder de
perdre ainsi son temps, tout cela ne nous avancerait guère, ni
vous ni moi. Laissant donc de côté ces détails, bornons-nous à
dire que, peu de minutes après l'expiration des deux heures
fixées, Kit et sa mère arrivaient devant la porte du notaire où
une chaise de poste attendait déjà.

«Une voiture à quatre chevaux, ce me semble! dit Kit stupéfait de
ces préparatifs. Vous arrivez juste à temps, ma mère... La voici,
monsieur. Voici ma mère. Elle est toute prête, monsieur.

-- Fort bien, répondit le gentleman. N'ayez aucune crainte,
madame; on aura grand soin de vous. Où est la boîte avec les
vêtements neufs et les nécessaires de voyage?

-- La voici, dit le notaire. Christophe, mettez-la dans la
voiture.

-- C'est fini, monsieur, dit Kit, tout est prêt, monsieur.

-- Alors partons,» dit le gentleman.

Là-dessus, il donna le bras à la mère de Kit, la fit monter dans
la voiture aussi poliment que si c'était une grande dame, et prit
place à côté d'elle.

Le marchepied est relevé, la portière se ferme avec bruit, les
roues commencent à tourner, tandis que la mère de Kit, penchée et
comme suspendue hors d'une des vitres, agitait un mouchoir de
poche humide de ses larmes et jetait de loin mille recommandations
pour le petit Jacob et le poupon, sans que personne pût en
entendre un mot.

Kit était resté immobile au milieu de la rue; il les suivit du
regard. Lui aussi il avait les larmes aux yeux, mais ces larmes
n'étaient point causées par le départ dont il venait d'être
témoin, elles coulaient à l'idée du retour qu'il prévoyait déjà.

«Ils se sont éloignés à pied, pensait-il, et personne n'était là
pour leur parler, pour leur adresser un adieu amical: ils
reviendront traînés par quatre chevaux, avec ce riche gentleman
pour compagnon et pour ami, laissant derrière eux tous leurs
soucis! Elle oubliera peut-être que c'est elle qui m'a appris à
écrire...»

Je ne sais pas tout ce que Kit s'avisa de penser là-dessus, mais
ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il y mit le temps: en effet, notre
garçon resta à contempler les lignes brillantes des réverbères,
bien après que la chaise de poste eut disparu; et quand il rentra
enfin dans la maison, le notaire et M. Abel, qui étaient eux-mêmes
restés sur le seuil de la porte jusqu'à ce que le bruit des roues
se fut complètement éteint dans l'éloignement, s'étaient déjà
demandé plusieurs fois avec étonnement quel motif pouvait le
retenir encore.




CHAPITRE V.


Il convient maintenant que nous laissions pendant quelque temps
Kit pensif, et plein d'impatience, pour suivre les aventures de la
petite Nelly; nous allons reprendre le fil de notre récit là où
nous l'avons quitté à plusieurs chapitres d'intervalle.

Dans une de ses promenades du soir, tandis que Nelly, suivant les
deux soeurs à distance respectueuse, trouvait dans sa sympathie
pour elles, et dans la contemplation de leurs peines qui offraient
une ressemblance fraternelle avec son propre isolement, une sorte
de soulagement et de calme remplis d'un bonheur momentané, mais
profond, bien que ce doux plaisir qu'elle avait à les voir fût de
ceux qui naissent et s'éteignent dans les larmes; dans une de ses
promenades, disons-nous, à l'heure paisible du crépuscule, lorsque
le ciel, la terre, l'air, l'eau courante, le son des cloches
éloignées, tout était en harmonie avec les émotions de l'enfant
solitaire, et faisait naître en elle des pensées consolantes, mais
qui n'appartenaient pas au monde où vivent les enfants, ni à ses
joies faciles; dans une de ces excursions qui étaient devenues son
unique satisfaction, sa seule consolation, la lumière du jour
s'était éteinte sous l'ombre du soir qui s'avançait de plus en
plus vers la nuit, et cependant la jeune créature continuait
d'errer dans les ténèbres: elle trouvait une compagnie dans cette
nature si sereine, si paisible, tandis qu'au contraire le bruit
des paroles et l'éclat des lumières éblouissantes eussent été pour
elle la solitude.

Les deux soeurs étaient retournées à leur logis, et Nelly était
seule. Elle leva ses yeux vers les brillantes étoiles qui
projètent une si douce clarté du haut des vastes espaces du ciel;
à mesure qu'elle les contemplait, de nouvelles étoiles lui
apparaissaient, puis d'autres au delà, puis d'autres encore,
jusqu'à ce que toute l'étendue fût diamantée d'astres rayonnants
de plus en plus élevés dans l'incommensurable infini, éternels
dans leur multiplicité comme dans leur ordre immuable et
indestructible. Nelly se pencha vers la rivière calme et limpide,
et là elle vit les étoiles reluire dans leur même ordre, telles
qu'au temps du déluge la colombe les vit se refléter dans les eaux
débordées et profondes d'un million de lieues, bien au-dessus du
sommet des montagnes, au-dessus du genre humain qui avait péri
presque tout entier.

L'enfant s'assit en silence sous un arbre: la beauté de la nuit et
toutes les merveilles qu'elle étale la frappaient d'une admiration
muette. L'heure, le lieu éveillèrent ses réflexions: avec une
espérance douce, moins d'espérance peut-être que de résignation,
elle évoqua le passé, le présent et ce que l'avenir lui gardait en
réserve. Entre elle et le vieillard il s'était opéré par degrés
une séparation plus pénible à supporter qu'aucun des chagrins
d'autrefois. Chaque soir, souvent même dans le jour, il
s'absentait, il s'en allait seul; et bien que Nelly sût où il
allait et pourquoi il s'absentait, car les yeux hagards de son
grand-père et les appels constants qu'il faisait à sa pauvre
bourse épuisée étaient de trop sûrs indices, cependant le
vieillard évitait toute question, se renfermait dans une réserve
entière et fuyait même la présence de sa petite-fille.

Nelly, assise à l'écart, méditait donc sur ce changement avec une
tristesse empreinte de la teinte mélancolique que la nuit
répandait autour d'elle, lorsqu'au loin l'horloge d'une église
sonna neuf heures. Nelly se leva, se remit à marcher et se dirigea
pensive vers la ville.

Elle avait atteint un petit pont de bois jeté au-dessus du
courant, quand elle aperçût tout à coup, sur la prairie qu'elle
devait prendre, une lumière rouge, et, regardant avec plus
d'attention, reconnut qu'elle partait, selon toute apparence, d'un
camp de bohémiens qui avaient allumé un feu à une petite distance
du chemin, et s'étaient assis ou couchés tout autour. Trop pauvre
pour avoir rien à craindre d'eux, Nelly continua son chemin. Il
lui eût fallu d'ailleurs, pour en prendre un autre, allonger
considérablement sa route; seulement elle ralentit son pas.

Quand elle fut proche du feu du bivouac, un mouvement de curiosité
timide la poussa à y jeter un regard. Entre elle et le foyer il y
avait une figure dont le contour se dessinait en courbe marquée
vers le feu. À cette vue, Nelly s'arrêta brusquement; mais après
avoir réfléchi et s'être dit, ou même s'être assurée, à ce qu'elle
croyait, que ce n'était ni ne pouvait être la personne qu'elle
avait supposée, elle passa outre.

Cependant l'entretien qui avait été entamé devant le feu des
bohémiens reprit son cours; et Nelly, bien qu'elle ne pût
distinguer les paroles, fut alors frappée du son de voix de celui
qui parlait, une voix qui lui était aussi familière que la sienne
même.

Elle se retourna et regarda derrière elle. La personne que
cherchaient ses yeux venait de se lever, et, debout, le corps un
peu incliné, elle s'appuyait sur un bâton qu'elle tenait à deux
mains. Cette attitude n'était pas moins connue de Nelly que le son
de la voix.

C'était son grand-père.

Le premier mouvement de l'enfant fut d'appeler le vieillard; le
second, de se demander quels pouvaient être ses compagnons et dans
quelle intention ils se trouvaient là réunis, une crainte vague
d'abord, puis le désir violent d'éclaircir ses doutes, rapprocha
Nelly du groupe présent à ses yeux: toutefois elle eut soin de
dissimuler ses pas, et de se glisser le long d'une haie.

Elle put de là arriver jusqu'à quelques pieds seulement du
bivouac, et, cachée entre de jeunes arbres, voir et entendre à la
fois sans craindre d'être aperçue.

Là il n'y avait ni femmes ni enfants, comme elle en avait remarqué
dans d'autres camps de bohémiens devant lesquels elle avait passé
avec son grand-père durant leur vie errante: ce qu'elle vit
seulement, ce fut un gipsy d'une taille athlétique, qui se tenait
à peu de distance les bras croisés, appuyé contre un arbre, et
tantôt regardait le feu, tantôt fixait ses noires prunelles sur
trois autres hommes qui entouraient le foyer et dont il suivait la
conversation avec un intérêt constant mais déguisé. Parmi ces
trois hommes était son grand-père: dans les deux autres, Kelly
reconnut les joueurs de cartes qu'elle avait vus dans l'auberge
pendant la trop mémorable nuit d'orage, celui qu'on appelait Isaac
List, et son sinistre compagnon. Une de ces tentes basses et
cintrées en usage chez les bohémiens était fixée non loin de là,
mais elle était, ou du moins elle paraissait vide.

«Eh bien, partez-vous? dit le gros homme, levant son regard de la
place où il était étendu à l'aise, pour le fixer sur le visage du
vieillard. Il n'y a qu'une minute, vous étiez si pressé! Partez,
si cela vous plaît. Vous en êtes bien maître, il me semble.

-- Ne le tourmentez pas, répliqua Isaac List, qui était accroupi
comme une grenouille de l'autre côté du feu, avec un regard louche
et faux. Cet homme ne voulait pas vous insulter.

-- Vous me ruinez, vous me dépouillez, et après cela vous vous
faites un jeu de me railler, dit le vieillard s'adressant tour à
tour à l'un et à l'autre. Vous voulez donc me rendre fou?»

Le contraste qu'il y avait entre la prostration complète et la
faiblesse d'esprit de cet enfant à tête grise, et les regards
astucieux et pervers des hommes aux mains desquels il était tombé,
frappa le coeur de la jeune créature qui était là aux écoutes.
Mais elle se contint pour veiller à tout ce qui se passait sans
perdre un regard, une parole.

«Que le diable vous emporte! Qu'est-ce que vous entendez par là?
dit le gros homme, se soulevant un peu et s'appuyant sur un de ses
coudes. On vous ruine! vous nous ruineriez si vous le pouviez,
n'est-il pas vrai? Voilà ce que c'est que d'avoir affaire à de
méchants petits joueurs qui ne savent que pleurnicher. Si vous
perdez, vous êtes des martyrs; mais quand vous gagnez, c'est
différent. On vous dépouille!... ajouta-t-il en haussant la voix.
Dieu me damne! Qu'est-ce que vous entendez par ce mot de
«dépouiller,» si peu convenable entre gentlemen, hein?»

L'orateur se laissa tomber tout de son long par terre et appliqua
vivement et violemment un ou deux coups de talon comme pour
achever de témoigner de son honnête indignation. Il était évident
qu'ils agissaient, lui en matamore, et son ami en conciliateur,
dans quelque dessein particulier: il n'y avait que le faible
vieillard qui pût s'y méprendre; car ils échangeaient presque
ouvertement des clins d'oeil tantôt de l'un à l'autre, tantôt avec
le camarade accroupi, qui, en découvrant ses dents blanches,
faisait une grimace d'approbation.

Le vieillard resta quelque temps tout abattu au milieu d'eux, puis
il dit en se tournant vers celui qui l'avait maltraité:

«Vous-même, vous parliez de jeux où l'on dépouille les gens, vous
le savez bien. Ne soyez donc pas si violent avec moi. N'avez-vous
pas dit cela?

-- Je n'ai pas dit que ce fût dans cette compagnie! C'est
l'honneur... l'honneur qui fait tout entre gentlemen, monsieur!
répliqua le gros homme qui sembla se retenir pour ne pas donner à
sa phrase une conclusion plus rude.

-- Jowl, ne le traitez pas trop durement, dit Isaac List. Il
regrette, j'en suis sûr, de nous avoir offensés. Allons, brave
homme, continuez ce que vous disiez, continuez.

-- Il faut que je sois bête et doux comme un agneau, s'écria
M. Jowl, de perdre le temps, à mon âge, à donner des conseils
quand je sais qu'ils seront mal reçus, et que je n'en retirerai
que des injures pour la peine. Mais je n'en fais pas d'autres
depuis que je suis au monde. L'expérience aurait pourtant bien dû
refroidir ces élans de mon bon coeur.

-- Je vous répète, dit Isaac List, qu'il regrette ce qui s'est
passé et qu'il désire que vous continuiez.

-- Est-ce bien vrai? demanda l'autre.

-- Oui, grommela le vieillard en s'asseyant et se balançant à
droite et à gauche, continuez, continuez! à quoi servirait-il de
vous contrarier là-dessus? Continuez.

-- Je reprends donc, dit Jowl, où j'en étais quand vous vous êtes
levé si brusquement. Si vous êtes persuadé que le temps est venu
où la chance doit tourner, et ce n'est que trop sûr; et si vous
trouvez que vous ne possédez pas les moyens suffisants pour la
tenter, au moins pour un coup, car vous savez bien que vous
n'aurez jamais les fonds nécessaires pour tenir toute une soirée,
que n'acceptez-vous l'occasion qui semble tout exprès s'offrir à
vous? Empruntez, je vous dis, et vous rendrez quand vous le
pourrez.

-- Certainement, ajouta Isaac List avec une intention marquée; si
cette bonne dame qui montre les figures de cire a de l'argent et
qu'elle le mette dans une boite d'étain quand elle va se coucher,
sans fermer sa porte à clef, de peur du feu, il me semble que la
chose serait facile. Je dirais presque que c'est un coup de la
Providence si je n'avais pas été élevé dans des principes
religieux.

-- Vous comprenez, Isaac, dit son ami d'un ton plus animé et en se
rapprochant du vieillard, tandis qu'il faisait signe au bohémien
de ne point intervenir; vous comprenez, Isaac; à toute heure il y
a des étrangers qui vont et viennent par là; eh bien! un de ces
étrangers aura pu se glisser sous le lit de la bonne dame ou se
fourrer dans l'armoire, rien de plus vraisemblable; les soupçons
auront le champ large, et il n'y a pas de danger qu'on se doute de
la vérité... Moi, je _lui_ donnerais sa revanche jusqu'au dernier
farthing qu'il apporterait, quel que fût le montant de la somme.

-- Mais le pourriez-vous? demanda Isaac List. Votre banque est-
elle assez forte pour cela?

-- Assez forte! répondit l'autre avec un dédain simulé. Monsieur,
voulez-vous bien me tirer cette boite de la paille?»

Cette invitation s'adressait au bohémien, qui se glissa à quatre
pattes dans sa tente basse et étroite, et après quelques
recherches, quelques fouilles en apparence laborieuses, revint
avec une cassette que Jowl ouvrit au moyen d'une clef qu'il
portait sur lui.

«Voyez-vous ceci? dit-il ramassant l'argent dans sa main et le
laissant retomber en pluie à travers ses doigts. Entendez-vous
ceci? Connaissez-vous le son de l'or? Tenez, emportez cette
cassette. Et vous, Isaac, ne parlez plus des banques que lorsque
vous en aurez gagné une.»

Isaac List, avec une grande apparence d'humilité, affirma qu'il
n'avait jamais mis en doute la parole d'un gentleman aussi
honorablement connu pour sa loyauté que M. Jowl, et que s'il avait
laissé exhiber la cassette, ce n'était pas pour éclaircir ses
doutes, car il n'en avait aucun, mais pour se régaler de la vue de
tant de richesses, ce qui pouvait paraître à d'autres une
jouissance vaine et purement imaginaire, mais n'en était pas moins
pour lui une source de plaisir infini, le plus grand de tous les
plaisirs, après celui d'avoir à soi cet argent dans sa propre
poche.

Bien que M. List et M. Jowl eussent l'air de s'adresser
mutuellement l'un à l'autre, il était à remarquer qu'ils épiaient
le vieillard qui, les yeux fixés sur le feu, se tenait assis dans
l'attitude de la méditation. On pouvait juger de l'intérêt qu'il
prenait à leur conversation par un certain mouvement de tête
involontaire, ou par une contraction de ses traits à chaque mot
qui sortait de leur bouche.

«Le conseil que je lui donne là, dit Jowl en se recouchant à plat
ventre, est bien simple... un vrai conseil d'ami. Pourquoi donc
procurerais-je à un individu le moyen de me gagner peut-être tout
ce que je possède, si ce n'est parce que je le considère comme mon
ami? C'est une folie de se donner tant de mal pour les autres,
bien sûr, mais c'est mon caractère, et je ne puis pas m'en
empêcher; ainsi il ne faut pas m'en vouloir, mon cher Isaac List.

-- Moi, vous en vouloir! répliqua Isaac; je ne vous en veux pas le
moins du monde, monsieur Jowl. Je voudrais bien être à même de me
montrer aussi généreux que vous! et, d'ailleurs, comme vous dites,
il _rendra_, s'il gagne; mais s'il perd...

-- Ça, c'est la moindre des choses, dit Jowl. Car, enfin, supposez
qu'il perde, et rien n'est moins vraisemblable d'après ce que je
connais des chances du sort, eh bien! il vaut toujours mieux, il
me semble, perdre l'argent des autres que le sien.

-- Ah! s'écria vivement Isaac List, quel plaisir de gagner! Quel
plaisir de ramasser de l'argent, de brillants, de beaux petits
jaunets, et de les plonger dans sa poche! Quel délice de triompher
à la fin, de penser qu'on n'a pas été obligé de s'arrêter tout
court et de tourner le dos à la fortune! qu'on a fait, au
contraire, bravement la moitié du chemin pour la rencontrer! Mais
vous ne partez pas, mon vieux monsieur?

-- Pardon, il faut que je parte, dit le vieillard qui s'était levé
et qui avait fait déjà deux ou trois pas à la hâte, lorsqu'il
revint non moins précipitamment: «J'aurai l'argent, tout, jusqu'au
dernier sou.

-- À la bonne heure, c'est bien, ça! s'écria Isaac en sautant et
le frappant sur l'épaule; j'estime en vous ce reste de jeune sang.
Ah! ah! ah! Joe Jowl regrette presque de vous avoir donné des
conseils. Comme nous allons rire à ses dépens! Ah! ah! ah!

-- Il m'a promis ma revanche, vous savez, dit le vieillard
montrant Jowl avec un mouvement violent de sa main ridée; vous
savez, il m'a promis écu pour écu, jusqu'au fond de la bourse,
qu'il y ait beaucoup ou qu'il y ait peu. Rappelez-vous ça.

-- Je suis votre témoin, répondit Isaac, et j'aurai soin que tout
s'exécute loyalement.

-- J'ai engagé ma parole, dit Jowl avec une feinte répugnance, et
je la tiendrai. Quand aura lieu cette joute? Je souhaite que ce
soit le plus tôt possible. Sera-ce cette nuit?

-- Il faut d'abord que j'aie l'argent, dit le vieillard; je
l'aurai demain...

-- Pourquoi pas cette nuit? dit Jowl en insistant.

-- Il est tard; je serais obligé de trop me presser. Il faut agir
avec prudence. Non, non, ce sera pour demain soir.

-- Demain, soit! dit Jowl. Buvons une goutte de réconfort. Bonne
chance au plus vaillant! Remplissez les verres.»

Le bohémien apporta trois gobelets d'étain qu'il remplit d'eau-de-
vie jusqu'au bord. Le vieillard se détourna en se disant à lui-
même quelques mots avant de boire. Celle qui l'écoutait entendit
prononcer son propre nom, joint à des souhaits si fervents, qu'ils
semblaient adressés au ciel comme une prière pleine d'angoisses.

«Que Dieu ait pitié de nous! s'écria en elle-même la pauvre
enfant. Que Dieu nous assiste à cette heure d'épreuve!... Oh! que
faire pour le sauver?...»

Le reste de la conversation s'acheva assez brièvement sur un ton
plus bas; c'étaient de bons avis sur l'exécution du projet et sur
les précautions à prendre pour écarter les soupçons. Alors le
vieillard échangea une poignée de main avec ses tentateurs, puis
il se retira.

Ils le suivirent des yeux tandis qu'il marchait lentement, incliné
et le dos voûté; et chaque fois que le vieillard tournait la tête
pour regarder en arrière, ce qui lui arrivait souvent, ils
agitaient la main ou lui jetaient de loin un cri d'encouragement.
Ce ne fut qu'après l'avoir vu graduellement diminuer et se perdre
comme un point dans le lointain, qu'ils se retournèrent l'un vers
l'autre et se hasardèrent à pousser de grands éclats de rire.

«Ainsi, dit Jowl chauffant ses mains au feu, voilà qui est fait,
enfin. Il a fallu, pour le convaincre, plus d'efforts que je ne
l'aurais cru. Savez-vous qu'il n'y a pas moins de trois semaines
que nous avons commencé à chauffer ça. Qu'est-ce qu'il apportera,
à votre idée?

-- Quoi qu'il apporte, part à deux,» répondit Isaac List.

L'autre secoua la tête et dit:

«Il faudra aller vite en besogne et lui brûler la politesse;
autrement, nous serions soupçonnés, et ce n'est pas une
plaisanterie.»

List et le bohémien donnèrent leur assentiment à ces paroles.
Après s'être divertis quelque temps aux dépens de la crédulité de
leur victime, les trois hommes laissèrent là ce sujet comme
épuisé, et se mirent à causer dans un argot que l'enfant ne
pouvait comprendre. Cependant, comme ils paraissaient s'entretenir
de choses qui les intéressaient vivement, Nelly jugea que le
moment était opportun pour s'enfuir sans être aperçue; elle se
glissa d'un pas lent et discret, suivant l'ombre des haies et
franchissant les fossés jusqu'à ce qu'elle eût gagné la route et
fût assez loin d'eux pour se croire en sûreté. Alors elle courut
de toutes ses forces vers le logis, déchirée et ensanglantée par
les ronces et les épines, mais le coeur bien autrement meurtri;
enfin elle se jeta tout accablée sur son lit.

La première idée qui se présenta à son esprit, ce fut la fuite,
une fuite immédiate; ce fut d'entraîner le vieillard et de mourir
plutôt de faim au bord de la route que de laisser son grand-père
en butte à de si terribles tentations. Nelly se souvint alors que
le crime ne devait pas être commis avant la nuit suivante: elle
avait donc le temps nécessaire pour réfléchir et pour aviser à ce
qu'il fallait faire. Mais une horrible crainte s'empara d'elle: si
en cet instant même le crime allait être commis!... Elle tremblait
d'entendre des cris inarticulés et des gémissements rompre le
silence de la nuit; elle songeait en frémissant à ce que son
grand-père pourrait être conduit à faire, s'il venait à être
surpris au milieu du vol, n'ayant à lutter que contre une femme.
Supporter une pareille torture, c'était impossible. Nelly se
glissa jusqu'à la chambre où se trouvait l'argent; elle ouvrit la
porte et regarda. Dieu soit loué! le vieillard n'était pas là...
et mistress Jarley dormait paisiblement! L'enfant revint à sa
propre chambre pour se mettre au lit.

Mais le sommeil était-il possible? le sommeil! mais le repos même
était-il possible au sein de pareilles terreurs toujours
croissantes? À demi habillée, les cheveux en désordre, elle courut
au lit du vieillard, qu'elle saisit par le poignet en l'arrachant
au sommeil.

«Qu'est-ce qu'il y a? s'écria-t-il, tressaillant dans son lit et
fixant ses yeux sur cette figure de fantôme.

-- J'ai fait un rêve effrayant, dit l'enfant avec une énergie qui
ne pouvait naître que de l'excès de sa terreur. Un rêve effrayant,
horrible! Ce n'est pas la première fois. Dans ce rêve il y a des
hommes aux cheveux gris comme vous; ces hommes sont au milieu
d'une chambre obscurcie par la nuit, et ils volent l'or de ceux
qui dorment. Debout! debout!...»

Le vieillard trembla de tous ses membres et joignit les mains dans
l'attitude de la prière.

«Si ce n'est pour moi, dit l'enfant, si ce n'est pour moi, au nom
du ciel! debout, pour nous soustraire à de telles extrémités. Ce
rêve n'est que trop réel. Je ne puis dormir, je ne puis demeurer
ici, je ne puis vous laisser seul dans une maison où il se fait de
ces rêves-là. Debout! il faut fuir!»

Il la contemplait comme un spectre, et elle en avait toute
l'apparence; elle avait l'air d'une déterrée, et le vieillard
éprouvait un tremblement redoublé.

«Il n'y a pas de temps à perdre, dit l'enfant, pas une minute.
Debout! venez avec moi!

-- Quoi! cette nuit? murmura le vieillard.

-- Oui, cette nuit. Demain soir il serait trop tard. Le rêve
reviendrait. La fuite seule peut nous sauver. Debout!»

Le vieillard sortit de son lit, le front humide, couvert d'une
froide sueur, la sueur de l'épouvante, et, se courbant devant
l'enfant, comme si c'était un ange envoyé en mission pour le
conduire à sa volonté, il fut bientôt prêt à la suivre. Elle le
prit par la main et l'emmena. Au moment où ils passaient devant la
porte de la chambre où le vieillard s'était proposé de commettre
le vol, Nelly frissonna et regarda son grand-père en face. Qu'il
était pâle! et quel regard il rencontra dans les yeux de l'enfant!

Elle le conduisit à sa propre chambre, et le tenant toujours par
la main, comme si elle craignait de le perdre un instant de vue,
elle rassembla son modeste bagage et suspendit son panier à son
bras. Le vieillard reçut d'elle son bissac qu'il jeta sur son dos,
son bâton qu'elle avait apporté, puis Nelly le fit sortir.

Ils traversèrent des rues resserrées, des ruelles étroites; leur
pas était à la fois timide et rapide. Ils gravirent aussi,
toujours courant, la colline escarpée, couronnée par le vieux
château noir, sans s'être seulement retournés pour jeter un regard
derrière eux.

Mais comme ils approchaient des murs en ruine, la lune se leva
dans tout son éclat; et alors, du pied de ce monument garni de
lierre, de mousse et d'herbes grimpantes, l'enfant contempla la
ville endormie, couchée dans l'ombre de la vallée; puis plus loin
la rivière avec ses sillages mouvants de lumière, puis encore les
collines lointaines; et pendant ce temps elle pressait moins
fortement la main du vieillard, quand tout à coup, fondant en
larmes, elle se jeta au cou de son grand-père.




CHAPITRE VI.


Cette faiblesse momentanée une fois passée, l'enfant évoqua de
nouveau la résolution qui l'avait soutenue jusqu'alors; et ne
perdant pas de vue cette idée salutaire, que c'était le crime des
hommes qui précipitait sa fuite, que de sa seule fermeté dépendait
le salut de son grand-père, sans qu'elle eût pour s'aider l'appui
d'un bon conseil ou d'une main secourable, elle pressa le pas de
son compagnon et s'interdit de regarder désormais en arrière.

Tandis que le vieillard, soumis et abattu, semblait se courber
devant elle, se faire humble et petit comme s'il était en présence
de quelque être supérieur, l'enfant éprouvait en elle-même un
sentiment nouveau qui élevait sa nature et lui inspirait une
énergie et une confiance qu'elle ne s'était jamais connues.
Maintenant la responsabilité ne se divisait plus: le poids tout
entier de leurs deux existences retombait sur Nelly, et désormais
c'était elle qui devait penser et agir pour deux.

«C'est moi qui l'ai sauvé, pensait-elle. Dans tous les dangers,
dans toutes les épreuves, je saurai m'en souvenir.»

En tout autre temps, l'idée d'avoir abandonné sans un mot
d'explication l'amie qui leur avait montré une bienveillance si
franche, l'idée qu'elle et son grand-père seraient coupables, au
moins en apparence, de trahison et d'ingratitude; joint à cela, le
regret d'avoir dû s'éloigner des deux soeurs, l'eussent remplie de
chagrin. Mais maintenant toute autre considération s'effaçait
devant les incertitudes, les anxiétés de leur vie sauvage et
errante; et dans le désespoir même de leur situation Nelly puisait
plus d'élévation et de force.

Aux pâles lueurs du clair de lune qui ajoutaient à la blancheur
mate de son teint, ce visage délicat sur lequel la pensée
soucieuse s'unissait à la grâce charmante et à la douceur de la
jeunesse, ces yeux brillants, cette tête tout intellectuelle, ces
lèvres qui se pressaient avec tant de résolution et de courage,
ces contours fins, ce mélange de tant d'énergie et de tant de
faiblesse, tout cela disait dans un silence éloquent l'histoire de
Nelly et de son grand-père: mais cette histoire, elle n'était
recueillie que par le vent qui l'emportait pour jeter peut-être au
chevet de quelque mère le rêve pénible d'une enfant se fanant dans
sa fleur et s'endormant de ce sommeil qui ne connaît point de
réveil.

La nuit commença à disparaître, la lune à s'effacer, les étoiles à
pâlir et à s'obscurcir: le matin, froid comme ces astres sans
lumière, se montra lentement. Alors de derrière une colline le
soleil se leva majestueux, poussant devant lui les brouillards
comme de noirs fantômes, et purgeant la terre de ces ombres
sépulcrales jusqu'à ce que les ténèbres fussent dissipées. Quand
il eut monté plus haut sur l'horizon, et que ses rayons
bienfaisants eurent repris leur chaleur, l'enfant et le vieillard
se couchèrent pour dormir sur une berge, tout près d'un cours
d'eau.

Cependant Nelly laissa sa main posée sur le bras du vieillard; et
longtemps après qu'il se fut endormi profondément, elle le
contemplait encore d'un oeil fixe. Enfin, la lassitude s'empara
d'elle; sa main se détendit, se roidit de nouveau, se détendit
encore, et les deux compagnons sommeillèrent l'un auprès du
l'autre.

Un bruit confus de voix, mêlé à ses rêves, éveilla Nelly. Vers
elle et le vieillard, était penché un homme à l'extérieur rude et
grossier; deux de ses compagnons regardaient également, du haut
d'un grand bateau pesamment chargé qui avait été amarré à la
berge, tandis que nos voyageurs dormaient. Le bateau n'avait ni
rames, ni voiles; mais il était tiré par une couple de chevaux
qui, en ce moment, stationnaient sur le chemin de halage, pendant
que la corde qui les retenait était détendue et traînait dans
l'eau.

«Holà! dit brusquement l'homme; qu'est-ce que c'est, hein?...

-- Nous étions simplement endormis, monsieur, répondit Nelly. Nous
avons marché toute la nuit...

-- Voilà deux étranges voyageurs pour marcher toute la nuit, fit
observer l'homme qui les avait accostés d'abord. L'un de vous est
un bonhomme trop vieux pour cette sorte de besogne, et l'autre est
une petite créature trop jeune. Où allez-vous?»

Nell hésita, et à tout hasard elle montra l'ouest. Là-dessus,
l'homme lui demanda si elle voulait désigner certaine ville qu'il
nomma. Pour éviter de nouvelles questions, Nell répondit:

«Oui, c'est cela.

-- D'où venez-vous?» demanda-t-il ensuite; et comme il était plus
facile de répondre à cette question qu'à la précédente, Nell
prononça le nom du village qu'habitait leur ami le maître d'école,
pensant bien que ces hommes ne le connaîtraient pas et
renonceraient à pousser plus loin leurs questions.

«Je croyais d'abord qu'on pouvait vous avoir volée ou maltraitée,
reprit l'homme. C'est tout. Bonjour.»

Lui ayant rendu son salut et grandement soulagée en le voyant
s'éloigner, Nell le suivit de l'oeil tandis qu'il montait sur un
des chevaux et que le bateau s'éloignait. L'équipage n'avait pas
fait encore grand chemin, quand il s'arrêta de nouveau; l'enfant
vit l'homme lui adresser des signes.

«Est-ce que vous m'appelez? dit Nell se dirigeant vers les
bateliers.

-- Vous pouvez venir avec nous si cela vous convient, répliqua
l'un d'eux. Nous allons au même endroit que vous.»

L'enfant hésita un moment. Mais elle pensa, comme elle l'avait
fait déjà plus d'une fois avec terreur, que les misérables qu'elle
avait surpris avec son grand-père pourraient, dans leur ardeur
pour le gain, suivre les traces des fugitifs, ressaisir leur
influence sur le vieillard et mettre la sienne à néant; elle se
dit qu'au contraire s'en aller avec ces bateliers c'était
supprimer tout indice de leur itinéraire. En conséquence, elle se
décida à accepter l'offre. Le bateau se rapprocha de la rive; et,
avant que Nelly eût eu le temps de se livrer à un examen plus
approfondi de la question, son grand-père et elle étaient à bord
et glissaient doucement sur le canal.

Le soleil dardait ses feux brillants sur le miroir de l'eau
qu'ombrageaient de temps en temps des arbres, ou qui parfois se
développait sur la large étendue d'une campagne coupée de
ruisseaux d'eau vive, et où l'on pouvait admirer un riche ensemble
de collines boisées, de terres cultivées et de fermes bien
encadrées de verdure. Çà et là, un village, avec la modeste flèche
de son église, avec ses toits de chaume et ses pignons, sortait du
sein des arbres; plus d'une fois apparaissait une ville éloignée,
avec le mirage des grandes tours de ses églises se détachant dans
une atmosphère de fumée, avec ses hautes fabriques qui sortaient
du pêle-mêle des maisons confuses. Ils avaient le temps de les
considérer d'avance, car ils marchaient lentement. Le plus souvent
ils côtoyaient des prairies basses et des plaines tout ouvertes:
et à part ces paysages placés à une certaine distance, à part
quelques hommes qui travaillaient aux champs ou s'arrêtaient sur
les ponts au-dessous desquels passait le bateau, afin de le suivre
du regard dans sa marche, rien ne venait rompre la monotonie et
l'isolement de ce voyage.

À une heure assez avancée de l'après-midi on s'arrêta à une espèce
de débarcadère. Nell apprit avec découragement, par un des
bateliers, que ceux-ci ne comptaient pas atteindre le but de leur
course avant le lendemain, et que, si elle n'avait pas de
provisions, elle ferait bien de s'en procurer en cet endroit. Elle
ne possédait que quelques sous, sur lesquels elle avait dû déjà
acheter du pain: il lui fallait ménager précieusement ce petit
pécule, au moment où elle se dirigeait avec son grand-père vers
une ville entièrement inconnue pour eux, et qui ne leur offrirait
aucune ressource. Un peu de pain, un morceau de fromage, ce furent
là toutes ses emplettes. Munie de ces provisions modestes, elle
remonta dans le bateau. Au bout d'une demi-heure de halte employée
par les mariniers à boire au cabaret, on se mit en marche.

Ces hommes avaient emporté à bord de la bière et de l'eau-de-vie;
et grâce aux larges libations qu'ils avaient faites précédemment
ou qu'ils firent ensuite, ils furent bientôt en bon train de
devenir ivres et querelleurs. Nell, évitant de se tenir dans la
petite cabine qui était aussi obscure que malpropre, et résistant
aux offres réitérées et pressantes que les hommes leur faisaient à
ce sujet, alla s'asseoir à l'air libre avec le vieillard à côté
d'elle. Elle entendait, le coeur palpitant, les discussions
violentes de ces êtres grossiers. Ah! combien elle eût préféré
pouvoir mettre pied à terre, lui fallût-il marcher toute la nuit!

Les bateliers étaient bien, en effet, des hommes rudes, bruyants,
et qui se traitaient l'un l'autre avec une extrême brutalité, bien
qu'ils fussent assez polis à l'égard de leurs deux passagers. Une
querelle s'éleva dans la cabine entre le marinier chargé de tenir
la barre du gouvernail et son camarade, sur la question de savoir
lequel des deux avait le premier émis l'avis d'offrir de la bière
à Nell; cette querelle dégénéra en un combat à coups de poing qui
fut ardemment engagé et soutenu des deux côtés à l'inexprimable
terreur de l'enfant: cependant, ni l'un ni l'autre des combattants
n'eut l'idée de faire retomber sa colère sur elle, mais chacun
d'eux se contenta de la décharger sur son adversaire auquel, outre
les coups, il prodigua une variété de compliments qui, par
bonheur, étaient débités en une langue entièrement inintelligible
pour Nell. À la fin la lutte se termina, quand l'homme qui s'était
élancé hors de la cabine y eut jeté l'autre la tête la première;
après quoi, il s'empara de la barre sans laisser voir la moindre
trace d'émotion, pas plus qu'il n'y en avait sur le visage du
camarade qui, doué d'une constitution robuste et parfaitement
endurci à ces petites bagatelles, se mit aussitôt à dormir dans la
position même où il était tombé, les pieds en l'air, la tête en
bas, et au bout de deux minutes ronflait tout à l'aise.

Cependant, la nuit était venue tout à fait. Bien que l'enfant
ressentit l'impression du froid, pauvrement vêtue comme elle
l'était, elle détournait cependant ses pénibles pensées de sa
propre souffrance, de ses propres privations, et les portait tout
entières sur les moyens à trouver pour assurer leur existence. Le
même esprit qui l'avait soutenue durant la nuit précédente la
soutenait encore en ce moment. Elle voyait son grand-père endormi
tranquillement auprès d'elle et pur du crime auquel il avait été
poussé par la folie. C'était une grande consolation pour Nelly.

Comme toutes les aventures de sa vie, si courte encore et pourtant
déjà si pleine, traversaient son esprit tandis qu'elle poursuivait
son voyage! Des incidents sans importance en apparence, auxquels
elle n'avait pas songé, et que jusqu'alors elle ne se rappelait
pas; des figures entrevues et oubliées depuis; des paroles qu'elle
avait alors entendues, sans y faire aucune attention; des épisodes
d'un an de date et d'autres de la veille, se mêlant, s'enchaînant
les uns aux autres; des endroits connus paraissant dans l'ombre se
détacher à mesure que les voyageurs avançaient, des choses même
qui y étaient le plus opposées, le plus étrangères; parfois une
confusion bizarre qui s'établissait dans l'esprit de Nelly, quand
elle se demandait comment elle était là, où elle allait, avec
quels gens elle se trouvait. Son imagination lui suggérait des
remarques et des questions si présentes à ses oreilles, que Nelly
tressaillait et se retournait, comme tentée de répondre: en un
mot, toutes les fantaisies, toutes les contradictions si communes
dans l'état de veille, d'excitation et de continuel changement de
place, assiégeaient l'enfant.

Pendant qu'elle s'abandonnait ainsi à ses pensées, il arriva
qu'elle rencontrât le regard de l'homme qui était sur le pont.
Chez celui-ci, la phase sentimentale de l'ivresse avait succédé à
la phase de violence; aussi notre homme, ôtant de sa bouche une
courte pipe soigneusement recouverte de ficelle pour la garantir
de tout accident, pria-t-il Nelly de vouloir bien le gratifier
d'une chanson.

«Vous possédez, dit ce gentleman, une très-jolie voix, un oeil
très-doux et une excellente mémoire. Quant à la voix et à l'oeil,
c'est évident; pour la mémoire, c'est une idée que j'ai. Je ne me
trompe jamais. Permettez-moi de vous entendre à l'instant même.

-- Je ne crois pas savoir une seule chanson, monsieur, répondit
Nell.

-- Vous en savez quarante-sept, dit l'homme avec un aplomb qui ne
permettait pas de réplique. Oui, quarante-sept ni plus ni moins.
Faites-m'en entendre une, la meilleure. Allons, une chanson à
l'instant.»

Craignant les conséquences d'un refus, qui irriterait son ami, et
tremblante à cette idée, la pauvre Nell lui dit une chansonnette
qu'elle avait apprise dans un temps plus heureux. L'homme en fut
tellement charmé, qu'à la fin de la chansonnette il demanda de la
même façon péremptoire la faveur d'en entendre une autre, qu'il
voulut bien accompagner en choeur d'un hurlement sans paroles et
sans mesure, mais dans lequel et mesure et paroles étaient
largement compensées par une prodigieuse énergie. Le bruit de cet
intermède musical éveilla l'autre homme qui, venant sur le pont et
secouant la main de son adversaire, jura que le chant était sa
passion, sa joie, sa plus grande jouissance, et qu'il n'aimait
rien tant que ce délassement. Un nouvel appel, plus impérieux
encore que les deux autres, obligea Nelly d'obéir, et en même
temps le choeur fut exécuté, non-seulement par les deux mariniers,
mais aussi par le troisième compagnon, monté sur son cheval de
halage. Ce dernier, à qui sa position ne permettait guère de
participer directement aux plaisirs de la nuit, hurlait à
l'unisson de ses compagnons et estropiait l'air. C'est ainsi,
presque sans relâche et en répétant successivement les mêmes
chansons, que l'enfant, épuisée et hors d'haleine, réussit à les
tenir de bonne humeur toute la nuit; et plus d'un habitant de la
campagne, tiré de son plus profond sommeil par le choeur
discordant que lui apportait le vent, s'enfonça la tête sous ses
couvertures, tout tremblant d'un tel tintamarre.

Enfin, le matin parut. Il ne fit pas plutôt clair, qu'une forte
pluie commença à tomber. Comme Nelly ne pouvait supporter l'odeur
malsaine de la cabine, les mariniers, pour la récompenser de ses
chants, la couvrirent avec quelques morceaux de toile à voile et
des bouts de prélart, ce qui suffit pour la tenir à peu près à sec
et abriter même le grand-père. À mesure que le jour avançait, la
pluie redoublait de violence. Vers midi, elle prit un caractère
d'intensité qui ne permettait pas d'espérer qu'elle pût cesser ou
diminuer de toute la journée.

Peu à peu le bateau approchait du lieu de sa destination. L'eau
devenait plus profonde et plus trouble; d'autres bateaux venant de
la ville se rencontraient souvent avec nos voyageurs. Les chemins
couverts de cendre de charbon et les baraques de brique éclatante
indiquaient le voisinage d'une grande ville manufacturière; il
était facile de voir qu'on était déjà dans les faubourgs, à en
juger par les rues et les maisons semées çà et là, et par la fumée
qui s'échappait des fourneaux lointains. Puis les toits amoncelés,
les masses de bâtiments tremblant sous l'effort laborieux des
machines, dont les craquements retentissaient à l'intérieur avec
un grand bruit; les hautes cheminées vomissant une noire vapeur
qui se condensait en un épais nuage suspendu au-dessus des maisons
et remplissant l'air d'obscurité; le cliquetis des marteaux
tombant sur le fer; le tumulte des rues et le bruit de mille gens
affairés augmentant par degrés jusqu'au moment où tous les sons,
tous les bruits, toutes les clameurs se confondirent sans qu'il
fût possible de distinguer rien de particulier dans cet ensemble,
tels étaient les signes certains qui annonçaient la fin du voyage.

Le bateau fut amarré dans la partie du port à laquelle il était
destiné. Les mariniers étaient fort occupés. L'enfant et son
grand-père, après avoir inutilement attendu pour les remercier ou
pour leur demander quelques renseignements sur le chemin à
prendre, allèrent par une ruelle sombre jusqu'à une rue pleine de
monde; là ils restèrent au milieu du bruit et de l'agitation sous
des flots de pluie, aussi étranges dans leur attitude, aussi
étourdis, aussi embarrassés que s'ils eussent vécu cent ans
auparavant et que, tirés du sein des morts, ils eussent été amenés
là par un miracle de résurrection.




CHAPITRE VII.


La multitude se précipitait en deux courants opposés et continus,
sans repos et sans fin. Tous les passants étaient absorbés par le
souci de leurs affaires; rien ne les détournait de leurs
préoccupations intéressées, ni le bruit des cabriolets et des
charrettes chargées de ballots qui s'entre-choquaient, ni le
piétinement des chevaux sur le pavé humide et gras, ni le
clapotement de la pluie qui fouettait les vitres et les
parapluies, ni les coups de coude des piétons les plus impatients;
en résumé, c'était le fracas et le tumulte d'une rue populeuse au
moment du flux des affaires. Pendant ce temps, les deux pauvres
étrangers, étourdis, éblouis par ce mouvement qu'ils apercevaient,
sans y prendre part, le contemplaient avec tristesse. Ils
trouvaient au milieu de la foule, une solitude d'une tristesse
incomparable, semblables au marin naufragé qui, ballotté çà et là
sur les vagues de l'immense océan, se sent les yeux rougis et
aveuglés par la vue de l'eau qui l'environne de tous côtés, sans
avoir une seule goutte pour rafraîchir sa langue brûlante.

Ils se retirèrent sous une porte basse et cintrée afin de s'y
abriter contre la pluie, et, de là, se mirent à examiner la
physionomie des passants, pour voir s'ils ne trouveraient pas sur
quelque visage un rayon d'encouragement ou d'espérance. Les uns
étaient refrognés, les autres souriants; d'autres se parlaient à
eux-mêmes; d'autres faisaient des gestes saccadés comme s'ils
devançaient la conversation qu'ils allaient bientôt engager;
d'autres avaient le regard brillant de l'avidité du gain et de la
fièvre des projets; d'autres paraissaient pleins d'anxiété et
d'ardeur; d'autres allaient lentement et tristement; dans le
maintien de ceux-là était écrit le mot: «Gain;» dans le maintien
de ceux-ci le mot: «Perte.» Il suffisait, pour pénétrer le secret
de tous ces hommes affairés, de se tenir debout et de s'arrêter à
examiner leur visage à mesure qu'ils passaient. Dans les endroits
dévolus aux affaires, là où chaque homme a son but, et sait que
tous les autres ont aussi le leur, son caractère et ses projets
sont écrits ouvertement sur sa figure. Dans les promenades
publiques d'une ville, dans les centres d'élégante flânerie, on va
pour voir et être vu; et là, sauf très-peu d'exceptions, une
expression uniforme se répète sur tous les visages: mais celui des
gens qui sont livrés à un travail quotidien est bien plus
transparent et laisse bien mieux lire la vérité sur leurs traits.

Plongée dans cette espèce de rêverie, qu'une pareille solitude est
bien propre à éveiller, l'enfant continua de tenir sur la foule
qui passait ses yeux fixés avec un intérêt extraordinaire, qui lui
faisait oublier un moment sa propre position. Mais en proie au
froid, à la faim, trempée par la pluie, épuisée de fatigue,
n'ayant pas une place pour y poser sa tête malade, bientôt elle
reporta ses pensées vers le but dont elle s'était écartée, mais
sans rencontrer personne qui semblât remarquer les deux infortunés
ou à qui elle osât faire un appel. Au bout de quelque temps, ils
quittèrent leur lieu de refuge et se mêlèrent à la foule.

Le soir arriva. L'enfant et le vieillard continuèrent d'errer çà
et là, moins pressés par les passants, qui étaient devenus plus
rares, mais avec le sentiment intérieur de leur solitude extrême,
mais au milieu d'une égale indifférence de la part de ceux qui les
entouraient. Les lumières des rues et des boutiques vinrent
ajouter à leur désespoir; car il leur semblait que ces feux, en
s'allumant sur une longue ligne, précipitaient encore la venue de
la nuit et des ténèbres. Vaincue par le froid et l'humidité,
malade de corps, malade de coeur jusqu'à la mort, l'enfant avait
besoin de sa suprême fermeté, de sa suprême résolution même pour
avancer de quelques pas.

Ah! pourquoi étaient-ils venus dans cette ville bruyante,
lorsqu'il y avait tant de paisibles campagnes où la faim et la
soif eussent été accompagnées pour eux de moins de souffrance que
dans cette odieuse cité! Ils n'étaient là qu'un atome dans un
immense amas de misère dont la vue venait encore abattre leur
espoir et accroître leur terreur.

Non-seulement l'enfant avait à supporter les peines accumulées
d'une position désolante, mais encore il lui fallait essuyer les
reproches de son grand-père qui commençait à murmurer, à se
plaindre qu'on lui eût fait quitter leur dernier séjour et à
demander d'y retourner. Ne possédant pas un penny, sans secours,
sans perspective même d'être assistés, ils se mirent à marcher de
nouveau à travers les rues désertes et à retourner dans la
direction du port, espérant retrouver le bateau qui les avait
amenés, pour obtenir la permission de dormir à bord cette nuit.
Mais là encore ils subirent un désappointement: car la porte du
débarcadère était fermée; et quelques chiens féroces, aboyant à
leur approche, les contraignirent à se retirer.

«Nous dormirons cette nuit en plein air, mon cher grand-papa, dit
l'enfant d'une voix faible, au moment où ils s'éloignaient de ce
dernier lieu de refuge; et demain nous nous ferons indiquer un
endroit tranquille dans la campagne, où nous puissions essayer de
gagner notre pain par un humble travail.

-- Pourquoi m'avez-vous amené ici? répliqua le vieillard avec
amertume; je ne puis plus supporter ces éternelles rues sans
issue. Nous étions bien où nous étions; pourquoi m'avez-vous
contraint de partir?

-- Parce que j'y faisais ce rêve dont je vous ai parlé, voilà
tout, dit l'enfant avec une fermeté passagère, qui bientôt finit
par des larmes; parce que nous devons vivre parmi de pauvres gens,
sinon, mon rêve me reviendra. Cher grand-papa, vous êtes âgé, vous
êtes faible, je le sais; mais regardez-moi. Jamais je ne me
plaindrai si vous ne vous plaignez pas, et cependant j'ai bien
souffert aussi pour ma part.

-- Ah! pauvre enfant errante, sans asile, sans mère! s'écria le
vieillard joignant les mains et contemplant comme pour la première
fois le visage de Nelly, contracté par la souffrance, ses
vêtements de voyage tout tachés, ses pieds meurtris et gonflés,
voilà donc où l'a conduite l'excès de ma tendresse! Moi qui étais
si heureux autrefois! C'est donc pour en arriver là que j'ai perdu
mon bonheur et tout ce que je possédais!

-- Si nous étions maintenant dans la campagne, dit l'enfant,
reprenant de la force tandis qu'ils marchaient et cherchaient des
yeux un abri, nous trouverions quelque bon vieil arbre étendant
ses bras ouverts comme un ami, agitant son vert feuillage et
frémissant comme pour nous inviter à venir goûter le sommeil sous
son toit protecteur d'où il veillerait sur nous. Plût à Dieu que
nous y fussions bientôt, demain ou après-demain au plus tard, et
en même temps croyons bien, ô cher père, que c'est une bonne chose
que nous soyons venus ici: car nous sommes confondus au milieu du
mouvement et du bruit de cette ville; et si des méchants nous
poursuivaient, sûrement ils auraient perdu nos traces. C'est au
moins une consolation. Tenez! voici une vieille porte renfoncée,
très-sombre, mais sèche et chaude sans doute, car le vent n'arrive
pas jusque-là. Ah! mon Dieu! ...

Poussant un cri étouffé, elle recula devant une figure noire qui
sortit tout à coup de l'endroit obscur dans lequel ils étaient
prêts à chercher un refuge, et resta là à les regarder.

«Parlez encore, dit cette ombre; il me semble que je connais votre
voix?

-- Non, répondit timidement l'enfant; nous sommes des étrangers,
et n'ayant pas de quoi payer notre logement pour la nuit, nous
nous disposions à nous arrêter ici.»

Il y avait à quelque distance un quinquet peu lumineux, le seul
qui éclairât l'espèce de cour carrée où ils étaient, mais il
suffisait pour en montrer la nudité et l'état misérable. Le
fantôme noir indiqua du geste cette lumière, et en même temps il
s'en approcha, comme pour témoigner qu'il n'avait pas l'intention
de se cacher ni de tendre un piège aux étrangers.

Ce fantôme était un homme misérablement vêtu, barbouillé de fumée,
ce qui le faisait paraître plus pâle qu'il ne l'était peut-être
par le contraste qu'elle offrait avec la couleur naturelle de son
teint. Sa pâleur habituelle, son extérieur chétif, ressortaient
suffisamment de ses joues creuses, de ses traits allongés, de ses
yeux caves, non moins que d'un certain air de souffrance
patiemment supportée. Sa voix était rude mais sans brutalité; et
bien que son visage fut en partie couvert par une quantité de
longs cheveux noirs, l'expression n'en était ni féroce ni cruelle.

«Comment en êtes-vous réduits à venir chercher ici un abri?
demanda-t-il. Ou plutôt, ajouta cet homme en examinant plus
attentivement l'enfant, comment se fait-il que vous cherchiez un
abri à cette heure de nuit?

-- Nos malheurs en sont la cause, répondit le grand-père.

-- Vous ne savez donc pas, reprit l'homme dont le regard, en lui
répondant, s'attachait de plus en plus sur Nelly, vous ne savez
donc pas comme elle est mouillée! Vous ne savez donc pas que des
rues humides ne sont pas un lieu convenable pour elle!

-- Je le sais bien, par Dieu! répliqua le vieillard. Mais que
puis-je y faire?»

L'homme regarda de nouveau Nelly et toucha doucement ses vêtements
d'où la pluie coulait en petits ruisseaux.

«Tout ce que je puis faire pour vous, c'est de vous réchauffer,
dit-il après une pause, mais rien de plus. Mon logis est dans
cette maison; et il montra le passage voûté d'où il était sorti
d'abord; cette enfant y sera bien mieux qu'ici. L'endroit où se
trouve le feu n'est pas beau, mais vous pouvez y passer la nuit à
votre aise, si du reste vous avez confiance en moi. Voyez-vous là-
haut cette lumière rouge?»

Ils levèrent les yeux et aperçurent une lueur terne se détachant
sur le fond obscur du ciel; c'était la pâle réverbération d'un feu
éloigné.

«C'est près d'ici, dit l'homme. Voulez-vous que je vous y
conduise? Vous alliez dormir sur des briques froides; je puis vous
fournir un lit de cendres chaudes; rien de mieux.»

Sans attendre une réponse qu'il lisait d'ailleurs dans leurs
regards, il prit Nell dans ses bras, et invita le vieillard à le
suivre.

La portant avec autant de précaution et de facilité que si elle
avait été un tout petit enfant, et montrant lui-même non moins de
légèreté que de solidité dans son pas, il les conduisit à travers
des bâtiments qui semblaient la partie la plus misérable et la
plus délabrée de la ville, sans se détourner pour éviter les trous
pleins d'eau ou les dégorgeoirs inondés, précipitant sa course,
malgré ces obstacles parmi lesquels il s'avançait tout droit. Ils
marchèrent ainsi en silence durant un quart d'heure; et ils
avaient perdu de vue la lueur que l'homme avait indiquée, dans les
sombres et étroites ruelles qu'ils avaient dû suivre, quand cette
lueur leur apparut de nouveau, s'échappant de la haute cheminée
d'un bâtiment qui s'élevait devant eux.

«Nous voilà arrivés, dit l'homme s'arrêtant devant une porte pour
mettre Nelly à terre et lui prendre la main. N'ayez pas peur; il
n'y a ici personne qui puisse vous faire du mal.»

Il fallait que l'enfant et son grand-père ajoutassent une grande
confiance à cette assurance pour se déterminer à entrer, et ce
qu'ils virent à l'intérieur n'était certes pas de nature à
diminuer leurs appréhensions et leurs alarmes.

C'était un vaste et haut bâtiment soutenu par des piliers de fer,
avec de grandes ouvertures noires au haut des murs par lesquelles
pénétrait l'air extérieur. Jusqu'au toit retentissait l'écho du
battement des marteaux et du mugissement des machines, mêlé au
sifflement du fer rouge qu'on plongeait dans l'eau et à mille
bruits étranges qu'on ne pouvait entendre que là. En ce lieu
ténébreux, une quantité d'hommes, s'agitant comme des démons au
sein de la flamme et de la fumée, à travers un voile obscur et
nébuleux, avec la coloration ardente et sauvage que leur donnaient
les feux embrasés, portaient d'énormes morceaux de métal dont un
seul coup mal dirigé eût suffi pour briser le crâne d'un ouvrier;
on aurait dit des géants au travail. D'autres, se reposant sur des
tas de charbon ou de cendres, avec leur visage tourné vers la
noire voûte, dormaient ou se délassaient de leur tâche. D'autres,
ouvrant les portes des fournaises chauffées à blanc, jetaient du
combustible sur les flammes qui s'élançaient en sifflant pour le
recevoir et qui le lapaient comme de l'huile. D'autres enfin
retiraient, avec un bruit retentissant sur le sol, de grandes
barres d'acier bouillant qui rendaient une chaleur insupportable
et projetaient une sorte de réverbération à la fois sombre et
vive, comme celle qui s'échappe de la prunelle des bêtes fauves.

À travers ces objets extraordinaires et ces rumeurs
assourdissantes, leur guide conduisit Nell et le vieillard jusqu'à
un endroit plus reculé où une fournaise brûlait nuit et jour, ce
qu'ils comprirent du moins au mouvement de ses lèvres, car ils ne
pouvaient que le voir parler, sans l'entendre. L'homme qui avait
veillé sur le feu et dont la besogne était terminée pour le
moment, se retira d'un air satisfait et laissa les voyageurs avec
leur ami. Celui-ci étendit le petit manteau de Nell sur un tas de
cendres, et indiquant à l'enfant où elle pourrait pendre ses
vêtements extérieurs pour les faire sécher, il l'invita, ainsi que
le vieillard, à se coucher pour dormir. Quant à lui, il prit place
sur une natte usée devant la porte de la fournaise, et, le menton
appuyé sur ses mains, il se mit à veiller sur la flamme qui
brillait à travers les crevasses du fer et sur les cendres
blanches qui tombaient au-dessous dans leur tombeau ardent.

La chaleur de son lit, tout dur et tout grossier qu'il était,
jointe à la grande fatigue que Nelly avait éprouvée, fit bientôt
que, pour les oreilles de l'enfant, le tapage de l'usine dégénéra
en un bruit plus doux, et que la pauvre petite ne fut pas
longtemps avant de ressentir un appel au sommeil. Près d'elle
était étendu le vieillard, et elle s'endormit ayant sa main
appuyée sur le cou de son grand-père.

Cependant, lorsqu'elle s'éveilla, il était nuit encore, et elle ne
put savoir si son sommeil avait été de longue ou courte durée.
Mais elle trouva qu'elle était garantie, par quelques vêtements
appartenant à des ouvriers, à la fois contre l'air froid qui eût
pu s'introduire dans le bâtiment et contre la chaleur excessive.
Regardant leur ami, elle remarqua qu'il était assis exactement
dans la même attitude qu'auparavant, les yeux fixés sur le feu
avec la même attention invariable, et conservant une telle
immobilité, qu'il ne semblait pas respirer. Nelly resta dans cet
état d'incertitude entre le sommeil et la veille, continuant si
longtemps à contempler la figure inerte de cet homme, qu'enfin
elle éprouva au plus haut degré la crainte qu'il ne fût mort à
cette place même. Elle se leva donc, s'approcha doucement de lui
et s'aventura à lui murmurer quelques mots à l'oreille.

Il fit un mouvement, promena son regard de Nelly à la place
qu'elle avait occupée précédemment, comme pour s'assurer que
c'était bien réellement l'enfant qu'il retrouvait si près de lui,
et interrogea l'expression des traits de Nelly.

«Je craignais que vous ne fussiez malade, dit-elle. Les autres
hommes ici sont tous en action, et vous seul vous êtes si
tranquille!...

-- Ils me laissent à moi-même, répondit-il. Ils connaissent mon
caractère. Parfois ils me plaisantent, mais ils ne me tourmentent
pas à cet égard. Voyez-vous là-haut, voilà _mon_ ami à moi.

-- Le feu? dit l'enfant.

-- Il a vécu autant que moi. Nous parlons, nous pensons ensemble
durant toute la nuit.»

L'enfant le regarda vivement avec surprise; mais l'homme avait
tourné les yeux dans leur direction première, et repris sa
méditation.

«C'est mon livre, le seul livre où j'aie jamais lu; il me raconte
plus d'une vieille histoire. C'est ma musique, car je
reconnaîtrais sa voix entre mille, quoiqu'il y ait bien des voix
diverses dans son rugissement. Il a aussi ses tableaux variés.
Vous ne pouvez savoir combien de dessins étranges, combien de
scènes différentes je me retrace dans les charbons tout rouges. Ce
feu, c'est ma mémoire, j'y trouve toute ma vie.»

Penchée en avant pour le mieux écouter, Nelly ne put s'empêcher de
remarquer combien, tandis qu'il parlait et méditait, ses yeux
avaient d'animation.

«Oui, reprit-il avec un sourire plein de douceur, ce feu était le
même quand je n'étais encore qu'un tout petit enfant, et je
rampais vers lui jusqu'au moment où je m'endormais. Alors c'était
mon père qui le surveillait.

-- N'aviez-vous pas de mère?

-- Non, elle était morte. Les femmes travaillent dur dans notre
condition. Elle est morte à la peine, à ce qu'on m'a dit, et le
feu m'en parle toujours. Je crois bien que c'est vrai. Je n'en ai
jamais douté.

-- Vous avez donc été élevé ici?

-- Été comme hiver. Secrètement d'abord; mais quand on le sut, on
permit à mon père de m'y garder. Ainsi c'est le feu qui a bercé
mon enfance, le même feu. Il n'a jamais cessé.

-- Et vous l'aimiez?

-- Naturellement. Mon père est mort devant. Je le vis tomber,
juste à cet endroit où ces cendres se consument maintenant, et je
me demandais avec étonnement, oh! je m'en souviens bien, comment
le feu n'était pas venu au secours de son vieil ami.

-- Depuis ce temps, êtes-vous toujours resté ici?

-- Depuis, je suis toujours venu veiller sur le feu; mais il y
avait loin, et il faisait un rude froid en chemin. Ça ne
l'empêchait pas de brûler tout de même et de sauter et de
gambader, à mon retour, comme moi, dans mes jours de fête. Vous
pouvez deviner, en me regardant, quelle sorte d'enfant j'étais
alors; et lorsque cette nuit je vous ai vue dans la rue, vous
m'avez remis dans l'esprit ce que j'étais après la mort du père:
c'est là ce qui m'a donné l'idée de vous conduire devant le vieux
feu. J'ai pensé encore à tout cet ancien temps en vous voyant
dormir ici. Vous pouvez dormir encore. Recouchez-vous, pauvre
enfant, recouchez-vous.»

En achevant ces paroles, il mena Nelly jusqu'à son lit grossier,
et l'ayant couverte avec les vêtements dont elle s'était, à son
réveil, trouvée enveloppée, il retourna à sa place d'où il ne
bougea point, si ce n'est pour alimenter le brasier, restant
d'ailleurs immobile comme une statue. L'enfant continua de le
contempler pendant quelque temps; mais bientôt elle céda à
l'assoupissement qui pesait sur elle, et dans ce lieu étrange, sur
un monceau de cendres, elle dormit aussi paisiblement que si cette
chambre avait été un palais et ce lit un lit de duvet.

Lorsqu'elle s'éveilla de nouveau, le grand jour brillait à travers
les ouvertures du haut des murailles, et glissant en rayons
obliques jusqu'à la moitié seulement de l'édifice, il semblait le
rendre plus sombre encore que la nuit. Le bruit et le tumulte
continuaient de retentir, et les feux impitoyables brûlaient avec
autant d'ardeur qu'auparavant: car il n'y avait pas de danger
qu'il y eût là, jour ou nuit, un peu de cesse ou de repos.

Leur ami partagea son déjeuner, une petite ration de café et du
pain grossier, avec l'enfant et son grand-père; puis il leur
demanda où ils se proposaient d'aller. Nell répondit qu'ils
avaient envie de gagner quelque campagne éloignée, tout à fait à
l'écart des villes et même des villages, et d'une voix hésitante
elle s'informa de la meilleure direction qu'ils auraient à
prendre.

«Je connais peu la campagne, dit-il en secouant la tête; car
passant toute notre vie devant les bouches de nos fournaises, je
vais rarement respirer dehors. Mais il paraît qu'il y a là-bas des
endroits comme ça.

-- Et est-ce loin d'ici? dit Nelly.

-- Oh! sûrement oui. Comment pourraient-ils être près de nous, et
rester verts et frais? La route s'étend, à travers des milles et
des milles, tout éclairée par des feux semblables aux nôtres, une
singulière route, allez, toute noire, et qui vous ferait bien peur
la nuit.

-- Nous perdons notre temps ici, il faut partir, dit l'enfant avec
force, car elle avait remarqué que le vieillard écoutait ces
détails avec anxiété.

-- De dures gens, des sentiers qui n'ont jamais été faits pour de
petits pieds comme les vôtres, triste chemin sans lumière. N'allez
pas par là, mon enfant!

-- N'importe, s'écria Nell en insistant. Si vous pouvez nous
renseigner, faites. Sinon, je vous prie de ne pas essayer de nous
détourner de notre dessein. En vérité vous ne savez pas quel
danger nous fuyons, et combien nous avons de raisons pour le fuir:
autrement, vous ne chercheriez pas, j'en suis sûre, vous ne
chercheriez pas à nous arrêter.

-- Dieu m'en garde, s'il en est ainsi! dit l'étrange protecteur en
promenant son regard de l'enfant émue à son grand-père qui tenait
la tête penchée et les yeux fixés sur la terre. Je vous
enseignerai le mieux possible votre chemin, à partir de la porte.
Je voudrais pouvoir faire davantage.»

Il leur indiqua alors la direction qu'ils auraient à prendre pour
sortir de la ville, puis par où ils devraient aller quand ils
seraient arrivés là. Il s'étendit tellement sur ces instructions,
que l'enfant, tout en le remerciant avec chaleur, se mit en devoir
de s'éloigner et partit afin de n'en pas entendre davantage.

Mais avant que nos voyageurs eussent atteint le coin de la ruelle,
l'homme arriva courant après eux; il serra la main de Nell et y
laissa quelque chose, deux vieux sous usés et incrustés de noir de
fumée. Qui sait si ces deux sous ne brillèrent pas autant aux yeux
des anges que les dons fastueux qu'on a soin d'inscrire sur les
tombes?

Ce fut ainsi qu'ils se séparèrent: l'enfant pour conduire son
dépôt sacré plus loin encore du crime et de la honte; le chauffeur
pour retrouver un intérêt de plus à la place où avaient dormi ses
hôtes et lire de nouvelles histoires dans le feu de la fournaise.




CHAPITRE VIII.


Dans tout le cours de leur voyage, Nelly et le vieillard n'avaient
jamais plus que maintenant désiré ardemment, appelé de leurs
voeux, de leurs soupirs l'air libre et pur de la pleine campagne.
Non, pas même dans cette mémorable matinée où, quittant leur
vieille maison, ils s'abandonnèrent à la merci d'un monde inconnu
et laissèrent derrière eux les objets muets et inanimés qu'ils
avaient connus et aimés; pas même alors ils ne s'étaient sentis,
comme maintenant, émus et entraînés vers les fraîches solitudes
des bois, vers les pentes des collines, les champs enfin, à
présent que le bruit, la saleté, la vapeur, ces exhalaisons de la
grande cité manufacturière, en se joignant à la dernière misère, à
la faiblesse et à l'inanition, les entouraient de tous côtés et
semblaient leur interdire toute espérance, leur fermer et leur
murer l'avenir.

«Deux jours et deux nuits! pensait l'enfant. Il a dit que nous
aurions à passer deux jours et deux nuits au milieu de tableaux
semblables à ceux-ci. Oh! si nous vivions assez pour gagner une
fois encore la campagne, si nous pouvions échapper à cet affreux
endroit, ne fût-ce que pour nous coucher et mourir, avec quel
coeur reconnaissant je remercierais Dieu pour un si grand
bienfait!»

C'est avec des pensées semblables, avec un vague projet d'aller à
une grande distance par delà les fleuves et les montagnes, là où
vivaient seulement des gens pauvres et simples de coeur, là où
elle pourrait subsister avec le vieillard en portant leur humble
part de travail dans les fermes et où ils seraient affranchis des
terreurs qu'ils avaient fuies; c'est ainsi, disons-nous, que
l'enfant, sans autre ressource que le don d'un pauvre homme, sans
autre appui que celui qu'elle tirait de son coeur et du sentiment
d'avoir agi selon son droit et son devoir, s'encourageait elle-
même à ce dernier voyage et poursuivait courageusement sa tâche.

-- Nous irons bien lentement, cher père, dit-elle, tandis qu'ils
s'acheminaient péniblement à travers les rues; mes pieds sont
écorchés, et la pluie d'hier m'a laissé des douleurs dans tous les
membres. J'ai bien vu qu'il nous examinait et qu'il pensait à tout
cela quand il a dit que nous serions si longtemps en route.

-- Une route affreuse, a-t-il dit, répliqua tristement le grand-
père. N'y en a-t-il pas d'autre? Ne voulez-vous pas que nous en
prenions une autre?

-- Il y a, dit l'enfant avec fermeté, des endroits où nous
pourrons vivre en paix sans être tentés de rien faire de mal. Nous
prendrons le chemin qui promet d'aboutir à ce but, et nous ne
devons pas nous en détourner, fût-il pire cent fois que notre
imagination ne nous le fait craindre. Nous ne devons pas, cher
père, nous ne devons pas nous en détourner, n'est-il pas vrai?

-- Non, répondit le vieillard changeant de voix comme d'attitude,
non. Allons de ce côté. Je suis prêt. Je suis tout à fait prêt,
Nelly.»

L'enfant marchait plus difficilement qu'elle ne l'avait donné à
croire à son compagnon; car les douleurs qu'elle souffrait dans
toutes ses articulations étaient des plus vives, et chaque
mouvement venait les accroître. Mais elles ne lui arrachaient pas
une plainte, rien qui annonçât la souffrance; et bien que les deux
voyageurs marchassent très-lentement, ils avançaient; et, ayant
avec le temps traversé la ville, ils commencèrent à s'apercevoir
qu'ils étaient bien sur le chemin.

Après avoir suivi un long faubourg de maisons en brique rouge,
dont quelques-unes avaient de petits jardins où la poussière du
charbon et la fumée des fabriques avaient noirci les feuilles
étiolées et les fleurs en désordre, où la végétation luttait et
malgré ses efforts succombait sous l'ardente haleine du four et de
la fournaise; un faubourg qui leur sembla plus sombre encore et
plus malsain que la ville elle-même; un faubourg long, plat,
tortueux, ils arrivèrent peu à peu à un lieu triste où l'on ne
voyait pas poindre un seul brin d'herbe, où pas un bouton ne
promettait une fleur pour le printemps, où pas une apparence de
verdure ne pouvait exister à la surface des mares stagnantes qui
çà et là s'étendaient à l'aise, à demi desséchées, sur le bord
noirci de la route.

À mesure qu'ils pénétraient dans l'ombre de cet endroit lugubre,
son influence pénible et accablante pesait davantage sur leur
esprit qu'elle remplissait d'une cruelle mélancolie. De tous
côtés, aussi loin que l'oeil pouvait mesurer l'interminable
étendue, de bautes cheminées, superposées les unes sur les autres
et offrant la répétition invariable de la même forme triste et
laide qui est le fond horrible des mauvais rêves, vomissaient leur
fumée pestilentielle, obscurcissaient la lumière et salissaient
l'air assombri. Au bord de la route, sur des remblais de cendres
maintenus seulement par quelques mauvaises planches ou des débris
de toits de poulaillers, d'étranges machines s'agitaient et se
tordaient comme des malheureux à la torture, faisant retentir
leurs chaînes de fer, criant de temps à autre dans leur rapide
évolution comme dans un supplice insupportable, et faisant
trembler le sol du bruit de cette espèce d'agonie. Des maisons
délabrées apparaissaient çà et là, penchant vers la terre, étayées
par les ruines de celles qui étaient déjà tombées, sans toit, sans
fenêtres, noires, dévastées et cependant habitées encore. Des
hommes, des femmes, des enfants, pâles et déguenillés,
conduisaient les machines, entretenaient les feux, ou mendiaient
sur la route, ou se précipitaient à demi nus hors de leurs maisons
sans porte. Alors affluèrent de plus en plus des monstres
menaçants, ou du moins on pouvait le croire à leur air farouche et
sauvage, criant, tournant dans un cercle sans fin; et partout,
devant, derrière, à droite, à gauche, la même perspective
interminable de tours en briques, n'interrompant jamais leurs
noires exhalaisons, détruisant tout être vivant, toute chose
inanimée, absorbant la clarté du jour et étendant sur toutes ces
horreurs un sombre et épais nuage.

Mais la nuit dans ce lieu épouvantable! la nuit, quand la fumée se
changea en feu; quand toutes les cheminées vomirent leurs flammes;
quand les bâtiments, dont la voûte avait été noire durant le jour,
s'éclairèrent d'une lueur rouge avec des figures que, par les
ouvertures flamboyantes, on voyait s'agiter çà et là, et qu'on
entendait s'appeler mutuellement et échanger des cris sauvages; la
nuit, quand le bruit de toutes les bizarres machines fut aggravé
par l'obscurité; quand les gens qui les desservaient parurent plus
farouches et plus sauvages encore; quand des troupes d'ouvriers
sans ouvrage se répandirent sur les routes ou se groupèrent, à la
lueur des torches, autour de leurs chefs qui, dans un langage
rude, leur parlaient de leurs maux et les poussaient à jeter des
cris violents, à proférer des menaces; quand des forcenés, armés
de sabres et de tisons ardents, insensibles aux pleurs et aux
supplications de leurs femmes qui s'efforçaient de les retenir,
s'élançaient en messagers de terreur et de destruction pour porter
partout une destruction qui les consolât de leur propre ruine; la
nuit, quand les corbillards roulaient avec un bruit sourd, tout
remplis de misérables bières (car une contagion mortelle avait
fait ample moisson de vivants); quand les orphelins se
lamentaient, et que les femmes éperdues de douleur jetaient des
cris perçants et faisaient la veille des morts; la nuit, quand les
uns demandaient du pain et les autres de quoi boire pour noyer
leurs peines; quand les uns avec des larmes, les autres en
marchant d'un pas chancelant, d'autres enfin avec les yeux rouges
allaient pensant à leur famille; la nuit qui, bien différente de
celle que Dieu envoie sur la terre, n'amenait avec elle ni paix,
ni repos, ni doux sommeil; oh! qui dira les terreurs dont cette
nuit devait accabler la jeune enfant errante!...

Et cependant elle se coucha sans qu'il y eût d'abri entre elle et
le ciel; et ne craignant rien pour elle-même, car elle était
maintenant au-dessus de la peur, elle éleva une prière pour le
pauvre vieillard. Toute faible, tout épuisée qu'elle était, elle
se sentait si calme et si résignée, qu'elle ne songeait à rien
souhaiter pour elle-même; seulement elle suppliait Dieu de
susciter pour lui un ami. Elle s'efforça de se rappeler le chemin
qu'ils avaient fait et de découvrir la direction où brûlait le feu
auprès duquel ils avaient dormi la nuit précédente. Elle avait
oublié de demander son nom au pauvre homme qui s'était fait leur
ami; et, quand elle mêlait l'humble chauffeur à ses prières, il
lui semblait qu'il y aurait de l'ingratitude à ne pas tourner un
regard vers le lieu où il veillait.

Un pain d'un sou, c'était tout ce qu'ils avaient mangé dans la
journée. C'était bien peu de chose assurément, mais la faim elle-
même avait disparu pour Nelly au milieu de la tranquillité
extraordinaire qui avait saisi tous ses sens. Elle se coucha donc
doucement, et, avec un paisible sourire sur les traits, elle
s'assoupit. Ce n'était pas tout à fait le sommeil; ce dut être le
sommeil cependant: sinon, pourquoi toute la nuit une suite de
rêves agréables lui offrit-elle l'image du petit écolier?...

Le matin arriva. L'enfant se trouva beaucoup plus faible, beaucoup
moins en état de voir et d'entendre, et pourtant elle ne se
plaignit pas; peut-être n'eût-elle articulé aucune plainte, quand
bien même elle n'aurait pas eu, marchant à ses côtés, un motif
pour garder le silence. Elle désespérait de se voir jamais
délivrée avec son grand-père de ce pays misérable; elle éprouvait
la cruelle conviction qu'elle était très-malade, mourante peut-
être; mais avec tout cela ni crainte ni anxiété.

Ils dépensèrent leur dernier sou dans l'achat d'un second pain.
Une aversion insurmontable pour toute nourriture qui s'était
emparée de Nelly, à son insu, l'empêcha de partager ce pauvre
repas. Le grand-père mangea de bon appétit le pain tout entier, et
Nelly s'en réjouit.

Leur marche les conduisit à travers les mêmes tableaux que la
veille: il n'y eut ni changement ni progrès. Toujours le même air
épais, lourd à respirer; toujours le même terrain noir, la même
perspective à perte de vue et d'espérance, la même misère, la même
détresse. Les objets paraissaient plus sombres, le bruit plus
sourd, le pavé plus raboteux, plus inégal; parfois Nelly
chancelait et avait besoin de toute sa force morale pour ne point
tomber. Pauvre enfant! c'étaient ses pieds épuisés de fatigue qui
refusaient de la servir.

Vers l'après-midi, son grand-père se plaignit amèrement de la
faim. Elle s'approcha d'une des baraques ruinées qui se trouvaient
le long de la route et frappa à la porte avec sa main.

«Que demandez-vous ici? dit un homme décharné en ouvrant la porte.

-- La charité. Un morceau de pain.

-- Tenez! regardez ça?... répliqua l'homme d'une voix rauque en
montrant une sorte de paquet déposé sur le sol. Ça, c'est un
enfant mort. Depuis trois mois déjà, moi et cinq cents autres,
nous sommes sans ouvrage. C'est mon troisième enfant qui est mort,
et c'était le dernier. Pensez-vous que j'aie à faire la charité,
que j'aie un morceau de pain à partager?»

Nelly se retira de la porte, qui se referma sur elle. Sous
l'empire de l'inflexible nécessité, elle frappa, non loin de là, à
une autre porte qui, cédant à la moindre pression de sa main,
s'ouvrit toute grande.

Il semblait qu'une couple de familles pauvres vécût dans cette
hutte; car deux femmes, entourées chacune de ses propres enfants,
occupaient des parties distinctes dans la chambre. Au centre se
trouvait un grave gentleman vêtu de noir, qui avait l'air d'être
entré depuis quelques instants et qui tenait par le bras un jeune
garçon.

«Femme, dit-il, voici votre sourd-et-muet de fils. Vous me devez
des remercîments pour vous l'avoir rendu. Il a été conduit devant
moi ce matin, chargé d'objets volés, et je vous assure que pour
tout autre enfant l'affaire eût été rude. Mais comme j'avais
compassion de son infirmité et que j'ai pu croire qu'il avait
péché par ignorance, je me suis arrangé pour vous le ramener. À
l'avenir, veillez mieux sur lui.

-- Et moi, ne me rendrez-vous pas _mon_ fils? dit l'autre femme se
levant et s'avançant vers le gentleman. Monsieur, ne me rendrez-
vous pas mon fils qui a été transporté pour le même délit?

-- _Celui-là_ était-il sourd-et-muet? demanda rudement le
gentleman.

-- Est-ce qu'il ne l'était pas, monsieur?

-- Vous savez bien qu'il ne l'était pas.

-- Il l'était!... s'écria la femme. Il était bel et bien sourd,
muet et aveugle depuis le berceau. Son enfant à elle a péché par
ignorance! et le mien, comment pouvait-il en savoir davantage? Où
l'aurait-il appris? Qui était là pour le mieux élever, et quel
moyen de lui apprendre à mieux faire?

-- Silence, femme! dit le gentleman. Votre fils possédait tous ses
sens.

-- Oui, il les possédait, s'écria la mère, et parce qu'il les
possédait il n'en était que plus facile à égarer. Si vous faites
grâce à cet enfant parce qu'il ne sait pas distinguer le bien du
mal, pourquoi n'avez-vous pas épargné le mien à qui personne n'en
avait jamais montré la différence? Vous, messieurs, vous aviez
aussi bien le droit de punir son enfant que Dieu a tenu dans
l'ignorance des sons et des mots, que vous l'avez eu de punir le
mien tenu par vous-mêmes dans l'ignorance de toutes choses.
Combien de jeunes filles et de jeunes garçons, ah! d'hommes et de
femmes aussi, sont amenés devant vous sans que vous en ayez pitié,
qui sont sourds-et-muets par l'esprit, et qui dans cet état font
le mal, et qui dans cet état sont punis, corps et âme, tandis que
vous autres messieurs vous êtes à discuter entre vous si on doit
apprendre ceci ou cela! Soyez juste, monsieur, et rendez-moi mon
fils.

-- Votre désespoir vous égare, dit le gentleman puisant dans sa
tabatière, j'en suis fâché pour vous.

-- Mon désespoir! répliqua la femme, mais c'est vous qui en êtes
l'auteur. Rendez-moi mon fils, afin qu'il puisse travailler pour
ses enfants sans protecteur. Soyez équitable, monsieur, et, pour
l'amour du ciel, de même que vous avez eu pitié de cet enfant,
rendez-moi mon fils!»

Nelly en avait assez vu et entendu pour comprendre que ce n'était
pas là qu'il fallait demander l'aumône. Elle tira doucement le
vieillard hors de la porte, et ils continuèrent leur voyage.

Perdant de plus en plus l'espérance ou la force, à mesure qu'ils
marchaient, mais gardant tout entière sa ferme résolution de ne
témoigner par aucune parole, par aucun regard son état de
souffrance aussi longtemps qu'elle conserverait assez d'énergie
pour se mouvoir, Nelly, à travers le reste de ce jour cruel, se
contraignit à marcher. Elle ne s'arrêtait même plus pour se
reposer aussi fréquemment qu'auparavant, car elle voulait
compenser jusqu'à un certain point la lenteur obligée de son pas.

Le soir s'avançait, mais la nuit n'était point encore descendue
quand, passant toujours au milieu des mêmes objets repoussants,
ils arrivèrent à une ville populeuse.

Faibles, abattus comme ils l'étaient, les rues de cette ville leur
parurent insupportables. Après avoir humblement imploré du secours
à un petit nombre de portes et s'être vus repoussés, ils se
décidèrent à sortir de ce lieu le plus tôt possible, et à essayer
si les habitants de quelque maison isolée auraient plus de
compassion pour leur état d'épuisement.

Ils se traînaient le long de la dernière rue, et l'enfant sentait
que le temps approchait où ses ressorts affaiblis ne pourraient
plus la soutenir. En ce moment, apparut devant eux un voyageur à
pied suivant la même direction. Il portait sur son dos sa valise
attachée avec une courroie, s'appuyait sur un gros bâton et lisait
dans un livre qu'il tenait de l'autre main.

Ce n'était pas chose aisée que de le rejoindre et de lui demander
assistance, car il marchait rapidement, et il était à quelque
distance en avant. Enfin, il s'arrêta pour lire avec plus
d'attention un passage de son livre.

Animée d'un rayon d'espérance, l'enfant se mit à courir avec son
grand-père, et étant arrivée près de l'étranger sans avoir éveillé
son attention par le bruit de ses pas, elle commença à solliciter
son assistance par quelques mots prononcés faiblement.

Il tourna la tête; l'enfant joignit les mains, poussa un cri
perçant et tomba sans connaissance aux pieds de l'étranger.




CHAPITRE IX.


C'était le pauvre maître d'école; oui, le pauvre maître d'école en
personne. À peine moins ému et moins surpris par la vue de
l'enfant que celle-ci n'avait éprouvé de surprise et d'émotion en
le reconnaissant, il garda un moment le silence, confondu par
cette apparition inattendue, sans trouver même la présence
d'esprit nécessaire pour relever Nelly étendue à terre.

Mais revenant bientôt à lui-même, il jeta livre et bâton; et
s'agenouillant auprès de l'enfant, il essaya avec les simples
moyens qu'il pouvait avoir en son pouvoir de lui rendre l'usage de
ses sens, tandis que le grand-père, debout devant lui et incapable
d'agir, se tordait les mains et suppliait sa petite-fille avec
toutes les expressions de la plus vive tendresse de lui parler, ne
fût-ce que pour lui dire un mot.

«Elle est presque épuisée de fatigue, dit le maître d'école, en
examinant le visage de Nelly. Vous avez trop présumé de ses
forces, mon ami.

-- Elle se meurt de besoin! répondit le vieillard. Jusqu'à ce
moment je ne me doutais pas qu'elle fût si faible et si malade.»

Le maître d'école, jetant sur lui un regard moitié de reproche,
moitié de compassion, prit l'enfant dans ses bras; puis invitant
le vieillard à ramasser le petit panier et à le suivre, il emporta
Nelly de son pas le plus rapide.

Il y avait en vue une modeste auberge, vers laquelle, selon toute
apparence, l'instituteur se dirigeait quand il avait été surpris
d'une manière si inattendue. Ce fut de ce côté qu'il courut avec
son fardeau inerte; il entra à la hâte dans la cuisine, et
invoquant pour l'amour de Dieu l'assistance des gens qui se
trouvaient là, il déposa Nelly sur une chaise devant le feu.

La compagnie, qui s'était levée en désordre à l'approche du maître
d'école, fit ce qu'on a l'habitude de faire en pareille
circonstance. Chacun ou chacune indiquait son remède, que personne
n'apportait; chacun criait qu'il fallait donner plus d'air, et en
même temps on avait soin de raréfier l'air qu'il y avait dans la
salle en formant un cercle pressé autour de l'objet de cette
sympathie, et tous s'étonnaient que personne n'eût fait ce que nul
d'entre eux n'avait l'idée de faire.

Cependant l'hôtesse, plus alerte, plus active qu'aucun des
assistants, et qui avait compris aussi plus vite les causes de
l'accident, ne tarda pas à revenir avec un peu d'eau chaude mêlée
d'eau-de-vie. Elle était suivie de sa servante qui portait du
vinaigre, de la corne de cerf, des sels odorants et autres
ingrédients propres à restaurer les forces. Ces secours,
administrés à propos, mirent l'enfant en état de remercier d'une
voix faible et de tendre sa main au pauvre maître d'école, qui se
tenait tout près d'elle, l'anxiété peinte dans tous ses traits.
Sans laisser Nelly prononcer un mot de plus ou remuer seulement un
doigt, les femmes aussitôt la portèrent au lit; puis après l'avoir
chaudement couverte, après lui avoir bassiné les pieds qu'elles
enveloppèrent de flanelle, elles dépêchèrent un exprès chez le
docteur.

Le docteur, gentleman au nez rubicond, porteur d'un gros paquet de
breloques qui dansaient au-dessous de son gilet de satin noir à
côtes, arriva en toute hâte, s'assit près du lit où était la
pauvre Nelly, tira sa montre et tâta le pouls de la malade. Puis
il regarda sa langue, tâta de nouveau son pouls, et après toutes
ces formalités il jeta un coup d'oeil comme au hasard sur le verre
à moitié vidé.

«Je lui donnerais de temps en temps, dit-il enfin, une cuillerée
d'eau-de-vie chaude mêlée avec de l'eau.

-- Eh bien, c'est justement ce que nous avons fait, monsieur! dit
l'hôtesse enchantée.

-- Je voudrais aussi, dit d'un ton d'oracle le docteur, qui en
montant l'escalier avait frôlé la bassinoire, je voudrais aussi
qu'on lui fit prendre un bain de pieds, qu'ensuite on les lui
enveloppât de flanelle. Je lui donnerais encore, ajouta-t-il avec
une solennité croissante, quelque chose de léger pour son souper,
une aile de poulet rôti, par exemple.

-- Eh bien! monsieur, s'écria l'hôtesse, voilà qui se trouve à
merveille; justement il y a un poulet qui rôtit en ce moment au
feu de la cuisine.»

Et c'était vrai; c'était un poulet commandé par le maître d'école;
et il était présumable que le docteur, avant d'ordonner le poulet,
en avait d'abord flairé l'odeur.

«Vous pourrez enfin, dit le docteur se levant avec gravité, lui
donner un verre de vin de Porto chaud et épicé, si elle aime le
vin.

-- Et avec cela une rôtie? insinua l'hôtesse.

-- Hum! dit le docteur, du ton d'un homme qui fait une grande
concession... Et une rôtie de pain. Mais ayez bien soin, madame,
qu'elle soit de pain, s'il vous plaît.»

Le docteur partit sur cette dernière recommandation prononcée
lentement et d'un accent très-solennel, laissant tous les gens de
la maison dans l'admiration de cette science profonde qui
s'accordait si bien avec leur première inspiration. Chacun disait
que c'était un docteur habile, qui savait très-bien connaître le
tempérament des malades; et, dans ce cas du moins, il faut
admettre qu'il ne s'était peut-être pas trompé.

Tandis que son souper se préparait, l'enfant tomba dans un sommeil
réparateur d'où l'on fut obligé de la tirer quand le repas fut
prêt. Comme elle témoignait une grande anxiété en apprenant que
son grand-père était en bas, et qu'elle était extrêmement
troublée, à l'idée qu'il resterait séparé d'elle, le vieillard
vint souper avec sa petite-fille. On fit encore, à sa demande, un
lit au vieillard dans une chambre intérieure où il s'installa.
Heureusement, cette chambre se trouvait communiquer avec celle de
Nelly: l'enfant eut soin d'enfermer à clef son compagnon dès que
l'hôtesse se fut retirée, et elle se mit au lit le coeur soulagé.

Le maître d'école resta longtemps à fumer sa pipe devant le feu de
la cuisine. Chacun s'était retiré. Libre de méditer, il pensait,
l'esprit rempli de satisfaction, à cette heureuse chance qui
l'avait amené si à propos pour secourir l'enfant. Autant que
possible, c'est-à-dire autant que le lui permettait sa simplicité
naïve, il cherchait à échapper aux questions réitérées et subtiles
de l'hôtesse, dont la curiosité n'était pas médiocrement éveillée
à l'endroit de Nelly et de son histoire. Le pauvre maître d'école
avait tellement le coeur sur la main, il était si peu au courant
des subtilités et des feintes les plus vulgaires, que son
interlocutrice n'eût pas manqué de réussir avec lui au bout de
cinq minutes: mais il ignorait complètement ce que la bonne dame
désirait connaître, et ne put par conséquent en dire davantage.
Loin d'être satisfaite de cette réponse, qu'elle considérait comme
un moyen ingénieux d'échapper à la question, l'hôtesse répliqua
qu'il avait apparemment ses raisons pour se taire.

«Dieu me garde, dit-elle, de scruter les affaires de mes
pratiques; ce ne sont pas mes affaires d'ailleurs, et j'en ai bien
assez comme ça. C'est une simple question polie que je voulais
faire, et certainement la question méritait une réponse polie. Ce
n'est pas que je sois contrariée, oh! point du tout, mais j'eusse
mieux aimé que vous m'eussiez dit tout de suite qu'il ne vous
convenait pas d'être plus communicatif; au moins c'eût été clair
et net. Cependant, je n'ai nullement sujet d'être blessée de votre
réserve. Vous savez ce que vous avez à faire, et vous avez bien le
droit de dire ce qu'il vous plaît, personne ne peut vous le
contester, personne. Oh! mon Dieu, non.

-- Je vous affirme, ma bonne dame, répondit le brave maître
d'école, que je vous ai dit l'exacte vérité. Comme j'espère être
sauvé dans l'autre monde, je vous ai dit la vérité.

-- Eh bien alors, je crois que vous parlez sérieusement, dit
l'hôtesse reprenant sa bonne humeur, et je regrette de vous avoir
tourmenté. Mais, vous savez, la curiosité est le défaut de notre
sexe. Voilà l'affaire.»

L'hôtelier se gratta la tête, comme s'il pensait que l'autre sexe
n'était pas non plus à l'abri de ce défaut; mais il n'eut pas le
temps de donner carrière à la sienne, le maître d'école ayant
repris ainsi la parole:

«Vous m'interrogeriez durant six heures de suite, que je ne vous
en voudrais pas pour cela, et je vous répondrais aussi patiemment
que le mérite la bonté que vous avez montrée ce soir. En
attendant, veuillez avoir bien soin d'elle demain matin, et
faites-moi savoir de bonne heure comment elle va; il est entendu
que je payerai pour nous trois.»

On se sépara donc en d'excellents termes, surtout d'après l'effet
de ces dernières paroles; le maître d'école alla se mettre au lit,
tandis que l'aubergiste et sa femme en faisaient autant.

Le rapport du matin fut que l'enfant allait mieux, mais qu'elle
était extrêmement faible, qu'il lui faudrait au moins un jour de
repos et une alimentation prudente avant qu'elle pût continuer son
voyage. Le maître d'école reçut cette communication avec une
parfaite tranquillité, disant qu'il avait bien un jour, deux jours
même à consacrer à Nelly, et qu'il attendrait. Comme la malade
devait se lever le soir, il se promit de lui faire visite dans sa
chambre à une heure fixée, et, sortant avec son livre, il ne
revint qu'à l'heure dite.

Nelly ne put s'empêcher de pleurer quand ils furent seuls
ensemble. De son côté, à la vue de ce visage pâle, de ces traits
bouleversés, le pauvre maître d'école versa lui-même quelques
larmes tout en prouvant, par d'excellentes raisons tirées de la
philosophie, que c'était un véritable enfantillage, et que rien
n'était plus facile que de s'en empêcher, quand on voulait.

«Ce qui me rend malheureuse, même au milieu de vos bontés, dit
l'enfant, c'est de penser que nous pouvons être une charge pour
vous. Comment vous remercier? Si je ne vous avais pas rencontré si
loin de votre maison, je serais morte; et lui, il serait resté
seul.

-- Ne parlons pas de mort, dit le maître d'école; et quant à une
charge, sachez que j'ai fait fortune depuis la nuit que vous avez
passée dans mon cottage.

-- Vraiment? s'écria l'enfant avec joie.

-- Oh! oui, répondit son ami. J'ai été nommé clerc et maître
d'école d'un village loin d'ici, et bien plus loin encore de mon
ancien séjour, comme vous pouvez le supposer; j'aurai huit cent
soixante-quinze francs par an!... Huit cent soixante-quinze
francs!

-- Oh, que j'en suis contente! dit l'enfant; que j'en suis
contente!

-- Je me rends actuellement à ma nouvelle résidence, reprit le
maître d'école. On m'a alloué des frais de diligence... des frais
de diligence sur l'impériale pour toute ma route. Dieu merci, l'on
ne me refuse rien. Mais, comme l'époque où je suis attendu dans
mon nouveau domicile me laisse un ample loisir, je me suis
déterminé à faire le voyage à pied. Quel bonheur que j'aie eu
cette idée!

-- Et nous donc, quel bonheur pour nous!

-- Oui, oui, dit le maître d'école qui ne tenait pas sur sa
chaise, c'est la vérité. Mais vous, où alliez-vous ainsi? D'où
venez-vous? Qu'avez-vous fait depuis que vous m'avez quitté?
Qu'aviez-vous fait auparavant? Racontez-le-moi, voyons, racontez-
le-moi. Je connais peu le monde; et peut-être seriez-vous plus en
état de m'en apprendre là-dessus que moi de vous en rien dire;
mais je suis la sincérité même, et j'ai des raisons, vous ne
l'avez pas oublié, pour vous aimer. Depuis ce temps, il m'a semblé
que mon amour pour celui qui est mort s'était transporté sur vous
qui vous êtes tenue près de son lit. Si, ajouta-t-il en élevant
son regard vers le ciel, c'est cette belle âme que j'ai tant
pleurée, qui renaît en vous de ses cendres mortelles, puisse sa
paix descendre sur moi en retour de ma tendresse et de ma
compassion pour le pauvre enfant!»

La franche et loyale amitié de l'honnête maître d'école,
l'affectueuse chaleur de ses paroles et de ses gestes, l'accent de
vérité qui animait son langage et son regard, inspirèrent à Nelly
une confiance en lui que n'eussent jamais pu faire naître chez
elle les plus subtils artifices de tromperie et de dissimulation.
Elle lui confessa tout: qu'ils n'avaient ni ami ni parent; qu'elle
avait fui avec le vieillard pour le soustraire à la maison des
fous et à toutes les tortures qu'il redoutait; que maintenant elle
fuyait de nouveau pour le sauver de lui-même; et qu'elle cherchait
un asile dans quelque pays écarté, aux moeurs primitives, où
jamais ne se produisît la tentation devant laquelle il avait
succombé, où les derniers chagrins, les amertumes qu'elle avait
ressentis, ne pussent pas revenir l'éprouver encore.

Le maître d'école l'avait écoutée avec une profonde surprise. «Une
enfant!... pensait-il. Une enfant! et avoir héroïquement persévéré
à travers les épreuves et les périls, en butte à la misère et à la
souffrance, soutenue qu'elle était seulement par une forte
affection et par la conscience du devoir!... Et cependant le monde
est plein de ces traits d'héroïsme: ai-je besoin d'apprendre que
les plus rudes comme les plus nobles épreuves sont celles que
n'enregistre aucun souvenir humain, et qui sont supportées jour
par jour avec une patience infatigable? Ah! je ne devrais pas être
surpris d'entendre l'histoire de cette enfant!»

Mais ne nous occupons pas de ce qu'il put penser ou dire. Il fut
convenu que Nell et son grand-père accompagneraient le maître
d'école jusqu'au village où il était attendu, et que ce dernier
tâcherait de leur trouver quelque humble occupation qui pût les
faire subsister. «Nous sommes sûrs de réussir, dit gaiement le
maître d'école. La cause est trop bonne pour n'être pas gagnée.»

Ils se disposèrent à continuer leur voyage le lendemain soir. Une
diligence, qui suivait justement le même chemin, devait s'arrêter
à l'auberge pour changer de chevaux; le cocher, moyennant une
petite rétribution, donnerait à Nelly une place dans l'intérieur.
Le marché fut promptement conclu à l'arrivée de la diligence; puis
la voiture repartit avec l'enfant confortablement installée parmi
les paquets les moins durs, le grand-père et le maître d'école se
mirent à côté du conducteur, tandis que l'hôtesse et tous les
braves gens de l'auberge jetaient au vent leurs adieux et leurs
souhaits affectueux.

Quelle douce, fastueuse et commode façon de voyager, que d'être
couché à l'intérieur de cette montagne mollement agitée; que
d'ouïr le tintement des grelots des chevaux, le claquement du
fouet que le cocher fait retentir de temps en temps, le grondement
sourd des hautes et larges roues, le frôlement des harnais,
l'affectueuse: _bonne nuit!_ des piétons qui dépassent les
chevaux, lorsque l'attelage va au petit pas! Le vague, même des
idées n'est pas sans charme sous l'épaisse toiture qui semble
faite pour protéger la rêverie indolente du voyageur jusqu'au
moment où il s'endort! Le sommeil aussi a ses charmes; la tête
balancée sur le coussin, le voyageur garde l'idée confuse qu'il
avance, qu'il est transporté sans trouble ni fatigue, et perçoit
tous ces bruits divers comme la musique d'un rêve qui amuse ses
sens. Vient-il à s'éveiller doucement? il se surprend à regarder à
travers le rideau à moitié tiré et agité par le vent: son oeil se
lève vers le ciel brillant et froid où étincellent des étoiles
innombrables, puis s'abaisse sur la lanterne du cocher, faible
luminaire qui sautille et se balance, comme le feu follet des
marais; sur les côtés de la route, il passe en revue les arbres
noirs et sévères; en avant, c'est la route elle-même qui, longue
et nue, s'étend, s'étend, s'étend, jusqu'à ce qu'elle soit arrêtée
brusquement par une montée rapide et escarpée, comme si au delà il
n'y avait plus de route, mais seulement l'horizon. Et la halte à
l'auberge où l'on va se restaurer! Être bien accueilli, passer
dans une bonne chambre où l'on trouve du feu et des lumières, bien
clore ses yeux, et se rappeler, souvenir agréable, que la nuit
était froide, se la figurer plus froide encore pour ajouter au
bien-être qu'on éprouve à présent! Quel délicieux voyage qu'un
voyage en diligence!

On repart: d'abord on est frais et alerte, puis on tombe
d'assoupissement. On est tiré de son profond sommeil, lorsque la
malle-poste vient à passer bruyamment, telle qu'une comète dans
l'espace, avec ses lanternes brillantes, avec le galop sonore de
ses chevaux, avec l'apparition du conducteur qui derrière se tient
debout pour garder ses pieds chauds, et du gentleman au bonnet
fourré qui ouvre ses yeux et jette autour de lui des regards
d'étonnement. On s'arrête au tourniquet: précisément le gardien de
la barrière s'est mis au lit. On frappe à la porte jusqu'à ce que
l'homme ait répondu par un grognement sourd, du fond de ses
couvertures dans sa petite chambre d'en haut où brûle une faible
lumière, et qu'il descende, avec son bonnet de nuit et grelottant,
ouvrir la barrière toute grande, en maudissant toutes les voitures
qui se présentent autrement que pendant le jour. D'autres tableaux
vont se succéder: c'est l'espace de temps rapide et froid qui
sépare la nuit du matin; c'est la bande lointaine de lumière qui
s'élargit et s'étend sans cesse en tournant du gris au blanc, du
blanc au jaune, et du jaune au rouge pourpre; c'est la renaissance
du jour avec sa gaieté, avec la vie qu'il répand; ce sont les
hommes et les chevaux à la charrue, les oiseaux dans les arbres et
sur les baies, et, dans les champs déserts, les jeunes garçons
effrayant les oiseaux avec leurs crécelles pour protéger les
grains.

On arrive à une ville: là, c'est la foule affairée qui se presse
au marché; ce sont les petites charrettes et les voitures légères
rangées tout autour d'une cour d'auberge; des marchands debout sur
le seuil de leur porte; des maquignons qui font courir leurs
chevaux d'un bout de la rue à l'autre pour tenter les chalands;
des porcs qui se vautrent en grognant dans le ruisseau, ou qui
cheminent avec de longues cordes attachées à leurs pieds, se ruant
contre les brillantes boutiques des apothicaires d'où ils sont
chassés à coups de balai par les garçons; la diligence, qui a
roulé toute la nuit, changeant de chevaux au relais; les voyageurs
ennuyés, refroidis, laids, de mauvaise humeur, avec des cheveux
qui semblent avoir pris en une nuit une crue de trois mois; le
conducteur au contraire, frais comme s'il sortait d'une boite, et
magnifique par comparaison... Que d'agitation! que de choses en
mouvement! quelle variété d'incidents dans un voyage aussi
délicieux qu'un voyage en diligence!

De temps en temps, Nelly marchait l'espace d'un mille ou deux,
après avoir fait monter son grand-père dans l'intérieur de la
voiture; parfois même elle obtenait du maître d'école qu'il prit
sa place et se reposât. Elle continua de voyager ainsi
heureusement, jusqu'à une grande ville où la diligence s'arrêta et
où ils passèrent la nuit. Ils laissèrent de côté une vaste église.
Les rues offraient grand nombre de maisons bâties en une espèce de
terre ou de plâtre avec quantité de poutres noires qui se
croisaient en tous sens: ces maisons donnaient à la ville un air
d'antiquité remarquable. Les portes étaient basses et cintrées;
quelques-unes même étaient des porches en chêne, garnis de bancs
d'étrange forme, où jadis les habitants étaient venus se reposer
par un soir d'été. Les croisées à losanges présentaient de tout
petits carreaux de vitre taillés en diamant qui semblaient cligner
de l'oeil en regardant les passants, comme s'ils avaient la vue
affaiblie. Depuis longtemps, ils étaient à l'abri de la fumée et
de la vapeur des manufactures: à peine, en effet, y avait-il une
ou deux fabriques dans des endroits écartés, dans les champs, par
exemple, où une usine desséchait tout l'espace situé autour
d'elle, comme une montagne de feu. Au sortir de cette ville, les
voyageurs entrèrent de nouveau dans la campagne, et commencèrent à
approcher du terme de leur course.

Le but n'était pas cependant si près, que Nelly et ses deux
compagnons n'eussent à passer encore une nuit en route: ce n'était
pas, il est vrai, rigoureusement indispensable; mais à quelques
milles de son village, le maître d'école, tourmenté par le
sentiment de la dignité de ses nouvelles fonctions de clerc, ne
voulut pas faire son entrée avec des souliers poudreux et une
toilette qui se ressentait du désordre d'un voyage.

Ce fut par une belle et lumineuse matinée d'automne qu'ils
arrivèrent au lieu où le maître d'école était attendu. Ils
s'arrêtèrent pour en contempler les beautés.

«Voyez! s'écria-t-il d'une voix émue et rempli de joie, voici
l'église; et ce vieux bâtiment tout près de l'église est la maison
d'école, je le parierais. Huit cent soixante-quinze francs par an
dans ce charmant endroit!»

Ils admiraient le vieux porche à la teinte grise, les meneaux des
fenêtres, les vénérables pierres sépulcrales qui se dessinaient
sur la verdure du cimetière, l'ancienne tour, le coq qui la
dominait; les toits de chaume bruni du cottage, de la grange et du
château, sortant du sein des arbres; le cours d'eau qu'un moulin
faisait bouillonner à quelque distance, et au loin les cimes
bleuâtres des monts du pays de Galles. Quel but ravissant pour
toutes les peines dans lesquelles l'enfant s'était consumée à
traverser les fétides et noirs repaires du travail! Sur son lit de
cendres et parmi tant d'horreurs infectes, c'était le mirage de
ces campagnes, si beau qu'il fût dans son esprit, à peine égal à
la douce réalité, qu'elle avait toujours eu présent à
l'imagination. Ces visions avaient semblé se perdre ensuite dans
une lointaine et sombre atmosphère, à mesure que l'espérance de
les atteindre reculait aussi: mais plus elles semblaient reculer,
plus Nelly était obstinée à les poursuivre de toute l'ardeur de
ses désirs.

«Il faut que je vous laisse quelques minutes, dit le maître
d'école rompant enfin le silence d'extase où les tenait leur joie.
J'ai une lettre à présenter, des renseignements à demander, vous
comprenez. Où vous retrouverai-je? À cette petite auberge que je
vois là-bas?

-- Permettez-nous d'attendre ici, dit Nell. La porte est ouverte.
Nous nous asseyerons sous le porche de l'église jusqu'à ce que
vous soyez de retour.

-- C'est un excellent endroit,» dit le maître d'école en les y
conduisant.

Il se débarrassa de sa valise, la plaça sur le banc de pierre et
ajouta:

«Soyez sûrs que je reviendrai avec de bonnes nouvelles et que je
ne serai pas longtemps absent.»

Là-dessus, l'heureux maître d'école tira une paire de gants tout
battant neufs qu'il avait, durant le voyage, portés dans sa poche
en un petit paquet, et il s'éloigna rapidement, plein d'ardeur et
de vivacité.

Du porche où elle était restée, l'enfant le suivit des yeux
jusqu'au moment où le feuillage l'eut dérobé à sa vue; et alors
elle pénétra doucement dans le vieux cimetière, qui était si
paisible et si grave, que le simple frôlement de la robe de Nelly
sur les feuilles tombées qui jonchaient les allées et
amortissaient le bruit des pas semblait une violation de son
silence respectable. C'était un lieu antique et fait pour des
histoires de revenants. Il y avait bien des siècles que l'église
avait été construite; jadis elle dépendait d'un monastère y
attenant; car des arcades en ruine, des restes de fenêtres
ogivales et des fragments de murs noircis étaient encore debout,
tandis que d'autres parties du vieux bâtiment qui avaient croulé,
étaient maintenant confondues avec la terre du cimetière et
recouvertes d'herbe comme si elles aussi réclamaient un tombeau et
cherchaient à mêler leurs cendres à la poussière des hommes. Près
de ces pierres tumulaires des années défuntes, au milieu de ces
ruines, qu'on avait dans les derniers temps cherché à rendre
habitables, on voyait deux petits corps de logis avec des croisées
disjointes et des portes de chêne; ils étaient dans le plus
mauvais état, vides et désolés.

C'est sur ces misérables débris que l'attention de l'enfant se
fixa exclusivement. Elle ne savait pas elle-même pourquoi.
L'église, les ruines, les tombes antiques avaient bien un droit au
moins égal aux méditations d'une étrangère: mais du moment où ses
yeux eurent d'abord aperçu ces maisons, Nelly ne vit plus autre
chose. Même lorsqu'elle eut fait le tour de l'enceinte et que,
revenue au porche, elle s'y assit pensive en attendant leur ami,
même alors elle choisit une place d'où elle pût regarder encore
les deux maisons, attirée en quelque sorte vers cet endroit par
une fascination invincible.




CHAPITRE X.


Il faut maintenant nous élancer rapidement sur les traces de la
mère de Kit et du gentleman, de peur qu'on n'adresse à cette
histoire le reproche de manquer de suite et de laisser les
personnages dans des situations douteuses et incertaines. La mère
de Kit et le gentleman allaient grand train dans la chaise de
poste à quatre chevaux, dont nous avons raconté le départ
lorsqu'elle s'éloigna de la maison du notaire, ne tardant pas à
laisser la ville derrière elle et à faire jaillir les étincelles
du pavé de la grande route.

La bonne femme n'était pas médiocrement embarrassée de la
nouveauté de sa situation. En outre, elle éprouvait certaines
appréhensions maternelles à l'endroit du petit Jacob, ou du
poupon, ou de tous deux peut-être. Elle craignait, par exemple,
qu'ils ne tombassent dans le feu ou ne dégringolassent du haut de
l'escalier, ou ne fussent pris entre les portes, ou qu'ils ne
s'échauffassent la gorge en essayant de calmer leur soif au goulot
des théières: ces préoccupations lui faisaient garder un silence
pénible. Quand elle promenait ses regards à travers la glace sur
les gardiens de barrière, les conducteurs d'omnibus et autres,
elle éprouvait le sentiment de la dignité de sa nouvelle position,
à peu près comme on voit dans les obsèques solennelles ces
pleureurs qui, sans être autrement affligés de la perte du défunt,
tout en saluant par la portière les gens de leur connaissance, se
sentent en conscience obligés de conserver une gravité décente et
un air d'indifférence pour tout ce qu'ils aperçoivent.

Au reste, pour demeurer calme en la compagnie du gentleman, il eût
fallu être doué de nerfs d'acier. Avec cet homme toujours en
mouvement, jamais la voiture n'était fermée, jamais les chevaux ne
marchaient assez vite. Il ne pouvait rester dans la même position
plus de deux minutes, il remuait continuellement ses bras et ses
jambes, levant les châssis puis les laissant retomber avec
violence, mettant la tête à la portière pour l'en retirer et l'y
remettre un instant après. Il avait aussi dans sa poche une boîte
à allumettes, de forme mystérieuse et inconnue; et pour s'assurer
si la mère de Kit tenait les yeux fermés, cric, crac, cric, voilà
que le gentleman consultait sa montre à la clarté d'une allumette,
laissant les étincelles tomber sur la paille comme s'il n'eût pas
songé au danger de brûler tout vif avec la bonne dame, avant que
les postillons pussent arrêter les chevaux. Si l'on faisait halte
pour le relais, aussitôt il s'élançait hors de la voiture sans
qu'on eût le temps de baisser le marchepied, se ruait dans la cour
de l'auberge comme un pétard enflammé, tirant sa montre sous le
réverbère, oubliant de la consulter et la tirant de nouveau; en un
mot, faisant tant d'extravagances, que la mère de Kit finissait
presque par avoir peur de lui. Quand les chevaux étaient attelés,
il se jetait dans la voiture avec l'agilité d'un arlequin, et
avant que la chaise de poste eût parcouru un mille, sa montre et
sa boîte à allumettes recommençaient leur train, si bien que la
mère de Kit était éveillée encore une fois sans espoir de pouvoir
fermer l'oeil de tout ce relais.

«Comment vous trouvez-vous? demandait le gentleman se tournant
brusquement vers elle, après chacun de ces manèges répétés.

-- Parfaitement bien, monsieur, je vous remercie.

-- Ne vous manque-t-il rien? Avez-vous froid?

-- Je suis un peu frileuse, monsieur, répondit la mère de Kit.

-- Je le savais! s'écria le gentleman baissant une des glaces de
devant. Elle aurait besoin d'un petit grog! C'est bien naturel.
Comment ai-je pu oublier cela? Hé! postillon, vous arrêterez à la
plus prochaine auberge, et vous demanderez qu'on apporte un verre
d'eau chaude et d'eau-de-vie.»

Vainement la mère de Kit s'épuisait à protester qu'elle n'avait
aucun besoin de ce genre. Le gentleman était inexorable; et toutes
les fois qu'il ne savait plus quel autre cours donner à sa
pétulance, il finissait invariablement par se rappeler et par
conclure que la mère de Kit avait besoin d'un petit grog.

Ce fut de cette manière qu'ils voyagèrent jusqu'à près de minuit.
Ils s'arrêtèrent alors pour souper. À ce repas, le gentleman
demanda tout ce qu'il y avait dans la maison; et parce que la mère
de Kit ne pouvait manger de tout à la fois ni tout manger, il se
mit en tête qu'elle devait être malade.

«Vous êtes triste, dit le gentleman qui ne faisait lui-même que se
promener autour de la chambre. Je vois bien ce qui vous préoccupe,
madame. Vous êtes triste.

-- Vous êtes trop bon, monsieur; je ne suis pas triste.

-- Je sais que vous l'êtes. J'en suis sûr. J'arrache brusquement
cette pauvre femme du sein de sa famille, et je m'étonne de la
voir devenir de plus en plus triste! Je suis gentil! Combien
d'enfants avez-vous, madame?

-- Deux, monsieur, sans compter Kit.

-- Des garçons, madame?

-- Oui, monsieur.

-- Sont-ils baptisés?

-- Jusqu'à présent ils n'ont été qu'ondoyés, monsieur.

-- Je serai le parrain de l'un d'eux. Souvenez-vous-en, s'il vous
plaît, madame. Vous auriez peut-être besoin de vin chaud, madame?

-- Je n'en pourrais boire une goutte, monsieur.

-- Vous en avez besoin, dit le gentleman. Je vois que vous en avez
besoin. J'aurais dû y songer d'abord.»

Aussitôt courant à la sonnette et demandant du vin chaud avec
autant de précipitation que si l'on eût appelé, à l'instant même,
au secours d'une personne asphyxiée ou noyée, le gentleman fit
avaler à la mère de Kit une rasade de ce breuvage à une si haute
température, que mistress Nubbles en eut les larmes aux yeux; puis
il l'entraîna de nouveau vers la chaise de poste, où, sans doute
par l'effet de cet agréable sédatif, elle ne tarda pas à devenir
insensible à l'agitation perpétuelle de son compagnon de voyage et
s'endormit presque tout de suite. Les heureux effets du remède ne
furent point de nature passagère; car, bien que la distance fût
plus considérable, le voyage plus long que le gentleman ne l'avait
prévu, la mère de Kit ne s'éveilla pas avant qu'il fît grand jour
et que les roues de la voiture retentissent sur le pavé d'une
ville.

«Nous voici arrivés!... cria le gentleman baissant toutes les
glaces. Droit aux figures de cire, postillon.»

Le postillon qui était sur le cheval de brancard toucha le bord de
son chapeau et fit jouer ses éperons de manière à imprimer à
l'attelage une allure brillante. Les quatre chevaux partirent au
grand galop, et parcoururent les rues avec un fracas qui attira
aux portes et aux fenêtres les bonnes gens stupéfaits, et domina
même le timbre des horloges publiques comme elles sonnaient huit
heures et demie. La voiture s'arrêta devant une porte autour de
laquelle une certaine quantité de personnes étaient réunies en
groupe.

«Qu'est-ce que c'est?... dit le gentleman mettant sa tête hors de
la portière. Qu'est-ce qu'il y a ici?

-- Une noce, monsieur, une noce! crièrent plusieurs voix, hourra!»

Le gentleman, tout hors de lui en se voyant au centre de ce
rassemblement bruyant, descendit avec l'aide d'un des postillons,
et présenta la main à la mère de Kit. À l'aspect de mistress
Nubbles, la populace s'écria:

«Encore un mariage!» et se mit à hurler et à sauter de joie.

«Le monde est devenu fou, je pense,» dit le gentleman traversant
le flot populaire avec celle qu'on lui prêtait pour fiancée. Il
ajouta:

«Restez derrière, s'il vous plaît, et laissez-moi frapper.»

Tout ce qui fait du bruit a le don de plaire à la foule. Une
vingtaine de mains sales se tendirent à l'envi et frappèrent pour
le gentleman, rarement fut-il donné à un simple marteau de porte
de produire un bruit aussi discordant que celui-ci. Après avoir
rendu ces services volontaires, la foule se retira modestement un
peu en arrière, préférant laisser au gentleman seul la
responsabilité du tapage.

Un homme qui avait un gros bouquet blanc à sa boutonnière, ouvrit
la porte et regarda d'un air impassible le gentleman en lui
disant:

«Eh bien! monsieur, qu'est-ce que vous voulez?

-- Qui est-ce qui se marie ici, mon ami? demanda le gentleman.

-- C'est moi.

-- Vous!... et qui diable épousez-vous?

-- De quel droit me faites-vous cette question? répliqua le fiancé
en le regardant de la tête aux pieds.

-- De quel droit!... s'écria le gentleman pressant avec plus de
force contre son bras celui de mistress Nubbles, car la bonne
femme semblait ne songer qu'à s'échapper. D'un droit que vous ne
soupçonnez guère. Songez-y bien, braves gens, si ce particulier a
épousé une mineure...

-- Fi! fi! cela ne peut avoir lieu.

-- Où est l'enfant que vous avez ici, mon brave ami? Elle
s'appelle Nelly; où est-elle?»

Comme il émettait cette question, à laquelle se joignit la mère de
Kit, on entendit partir d'une chambre voisine une sorte de cri
perçant, et aussitôt une grosse dame tout habillée de blanc
accourut vers la porte et vint s'appuyer sur le bras de son
fiancé.

«Où est-elle? dit la dame, m'apportez-vous de ses nouvelles?
Qu'est-elle devenue?»

Le gentleman se retourna et considéra d'un air de sinistre
appréhension, de désappointement et d'incrédulité les traits de
l'ex-mistress Jarley, mariée de ce matin même au philosophe
Georges. Jugez de l'éternelle rage et de l'irrémédiable désespoir
de M. Slum, le poëte! Enfin le gentleman balbutia:

«C'est à vous qu'il faut demander où elle est? Qu'est-ce que vous
voulez dire?

-- Oh! monsieur, s'écria la fiancée, si vous venez ici avec
l'intention de lui faire du bien, que n'êtes-vous venu il y a une
semaine!

-- Elle n'est pas... morte? dit le gentleman qui était devenu
très-pâle.

-- Non, monsieur, oh! non, ce n'est pas ça.

-- Dieu soit loué!... dit-il d'une voix étouffée. Permettez-moi
d'entrer.»

Mistress Jarley et Georges s'écartèrent pour le recevoir chez eux.
Quand le gentleman et la mère de Kit furent entrés, la porte se
referma immédiatement.

«Vous voyez en moi, braves gens, dit le gentleman en se tournant
vers le nouveau couple, un homme qui tient aux deux personnes
qu'il cherche plus qu'à sa propre vie. Elles ne me reconnaîtraient
pas. Mes traits leur sont étrangers; mais si elles sont ici, ou si
l'une d'elles s'y trouve, prenez avec vous cette brave femme, et
qu'elles puissent la voir d'abord, car elles la connaissent toutes
deux. Si vous refusez de me les montrer par suite d'une fausse
tendresse ou d'une crainte inutile, vous pourrez juger de mes
intentions lorsqu'elle reconnaîtra cette femme pour une vieille
amie, dévouée à leurs intérêts.

-- Je l'avais toujours dit! s'écria la fiancée. Je savais bien que
ce n'était pas une enfant ordinaire!... Hélas! monsieur, nous ne
possédons aucun moyen de vous assister; car tout ce que nous
pouvions faire nous l'avons vainement essayé déjà.»

En même temps Georges et mistress Jarley racontèrent au gentleman,
dans les plus grands détails et sans la moindre réserve, tout ce
qui était à leur connaissance au sujet de Nelly et de son grand-
père, depuis leur première rencontre jusqu'au jour où ils avaient
disparu subitement Ils ajoutèrent, et c'était l'exacte vérité:

«Nous avons fait tous les efforts possibles pour retrouver leurs
traces, mais nous n'y avons pas réussi. D'abord, nous fûmes très-
alarmés pour leur sûreté, de même que nous redoutions les soupçons
auxquels pouvait les exposer leur brusque départ. Nous arrêtâmes
notre pensée sur la faiblesse d'esprit du vieillard, sur
l'inquiétude que l'enfant avait toujours témoignée quand son
grand-père était absent, sur la société qu'on supposait qu'il
recherchait, et sur la consomption qui peu à peu s'était emparée
d'elle et qui la minait au physique comme au moral. Que dans la
nuit elle ait perdu la trace du vieillard et que, sachant ou bien
se doutant de quel côté il s'était dirigé, elle ait couru à sa
poursuite, ou qu'ils aient quitté la maison ensemble, voilà ce
qu'il nous est impossible de savoir au juste. Mais nous croyons
pouvoir affirmer qu'il n'y a que peu d'espoir d'entendre jamais
parler d'eux, et qu'il ne faut pas compter sur leur retour, que
leur fuite soit venue du fait du vieillard ou de celui de
l'enfant.»

Le gentleman avait écouté tous ces détails de l'air d'un homme
accablé par le chagrin et trompé dans son attente. Des larmes lui
vinrent aux yeux quand on parla du grand-père, et il parut
éprouver une affliction profonde.

Pour ne pas trop étendre cette partie de notre récit, et afin
d'abréger cette longue histoire, disons en peu de mots qu'avant la
fin même de l'entrevue le gentleman parut comprendre qu'il en
avait assez entendu pour être convaincu de la sincérité de ces
renseignements, et qu'il s'efforça de faire agréer aux deux mariés
une marque de sa reconnaissance pour la bienveillance qu'ils
avaient témoignée à l'enfant sans ressources; mais l'un et l'autre
refusèrent d'accepter ce présent. À la fin, l'heureux couple
partit avec force cahots dans la caravane pour aller passer sa
lune de miel en excursions champêtres, tandis que le gentleman et
la mère de Kit se tenaient tristement devant la portière de leur
voiture.

«Où allons-nous, monsieur? demanda le postillon.

-- Menez-moi, dit le gentleman, au D...»

Il ne voulait certainement pas dire: «à l'auberge;» mais il
substitua ce mot par respect pour la mère de Kit, et ils se
rendirent à l'auberge.

Déjà le bruit s'était répandu au dehors que la petite jeune fille
qui montrait les figures de cire était l'enfant d'une grande
famille, à laquelle on l'avait soustraite dès son bas âge, et qui
venait seulement de retrouver ses traces. L'opinion publique se
divisait sur la question de savoir si c'était la fille d'un
prince, ou d'un duc, ou d'un comte, ou d'un vicomte, ou d'un
baron; mais on était unanimement d'accord sur le fait principal,
et l'on s'accordait à reconnaître le gentleman pour son père.
Chacun s'avança pour jeter sur lui un regard, bien qu'on ne pût
voir que le bout de son noble nez, pendant qu'il s'éloignait dans
sa chaise de poste à quatre chevaux, accablé sous le poids de sa
douleur.

Que n'eût-il pas donné pour savoir (et que de chagrin cela ne lui
eût-il pas épargné,) qu'en ce moment même l'enfant et son grand-
père étaient assis sous le porche d'une vieille église, attendant
patiemment le retour du maître d'école!




CHAPITRE XI.


Les rumeurs populaires au sujet du gentleman et de sa mission, en
passant de bouche en bouche, et en prenant de plus en plus le
caractère du merveilleux à mesure qu'elles circulaient de bouche
en bouche, car les rumeurs populaires, à l'opposé de la pierre
roulante du proverbe, amassent plus de mousse à proportion qu'on
les colporte çà et là, attirèrent, comme à un spectacle agréable,
attrayant, digne de la plus vive admiration, une foule
considérable à la porte de l'auberge où descendit l'étranger. On
vit se presser aussitôt en cet endroit quantité de flâneurs qui,
trouvant, il est vrai, leur curiosité à bout d'emploi, par suite
de la fermeture de l'exhibition des figures de cire et de
l'achèvement des cérémonies nuptiales, considéraient l'arrivée du
gentleman tout au moins comme un bienfait de la Providence, et la
saluaient avec les démonstrations de la plus vive allégresse.

Bien loin de s'associer à la joie générale, le gentleman, au
contraire, avec l'air triste et affaissé d'un homme qui ne veut
que méditer en silence et à l'écart sur l'objet de son chagrin,
mit pied à terre, et présenta la main à la mère de Kit avec une
politesse sombre, qui fit une profonde impression sur les
assistants. Puis il donna le bras à mistress Nubbles, et la
conduisit dans la maison, tandis que plusieurs garçons
s'empressaient de courir devant eux en éclaireurs, pour leur
frayer le chemin et leur montrer la salle toute prête à les
recevoir.

«Une chambre! dit le gentleman. Près d'ici, s'il se peut.

-- C'est tout près d'ici, monsieur; venez de ce coté, s'il vous
plaît.

-- Celle-ci convient-elle au gentleman? dit une voix en même temps
qu'une petite porte latérale contiguë à l'escalier du puits
s'ouvrait vivement, et qu'une tête en sortait pour en faire les
honneurs. Vous y serez très-bien. Vous y serez le bienvenu, comme
les fleurs en mai, et, en hiver, la bûche de Noël. Voulez-vous
accepter cette chambre, monsieur? Faites-moi l'honneur d'y entrer.
Accordez-moi cette faveur, je vous prie.

-- C'est trop de bonté!... s'écria la mère de Kit toute confondue
de surprise. Qui se serait attendu à cela?»

N'avait-elle pas, en effet, de justes motifs pour être étonnée, en
voyant que la personne qui faisait cette gracieuse invitation
n'était autre que Daniel Quilp? La petite porte par laquelle il
avait passé sa tête attenait au garde-manger de l'auberge. Il
était là à faire des courbettes avec une politesse grotesque,
aussi à son aise que s'il eût fait les honneurs de sa propre
maison; il empestait de sa présence les gigots de mouton et les
poulets rôtis; on aurait dit le mauvais génie des caves sorti de
dessous terre pour se livrer à quelque oeuvre malfaisante.

«Voulez-vous me faire cet honneur? répéta Quilp.

-- J'aime mieux être seul, répondit le gentleman.

-- Oh!» dit Quilp.

Et, en même temps, il se rejeta dans la chambre d'un seul bond en
refermant sur lui la porte comme les petits bonshommes des
horloges flamandes, au moment où l'heure sonne.

«Comment se fait-il, monsieur, murmura la mère de Kit, que pas
plus tard qu'hier au soir, je l'aie laissé au Petit-Béthel?...

-- Vraiment!... dit le gentleman. Garçon, quand ce voyageur est-il
arrivé ici?

-- Ce matin, monsieur, par la voiture de nuit.

-- Hum!... Et où va-t-il?

-- Je ne pourrais pas vous le dire, monsieur. Quand la femme de
chambre lui a demandé s'il désirait un lit, il a commencé par lui
faire des grimaces, puis il a voulu l'embrasser.

-- Dites-lui de venir ici. Avertissez-le que je serais bien aise
d'échanger quelques mots avec lui. Priez-le de venir tout de
suite, vous entendez?»

Le garçon ouvrit de grands yeux en recevant cet ordre; car, non-
seulement le gentleman n'avait pas témoigné moins d'étonnement que
la mère de Kit à la vue du nain; mais, comme il ne le craignait
nullement, il ne s'était pas occupé le moins du monde de
dissimuler le dégoût et la répugnance qu'il lui inspirait. Le
garçon alla exécuter la commission, et reparut presque aussitôt,
amenant le nain demandé.

«Votre serviteur, monsieur, dit Quilp. J'ai rencontré à mi-chemin
votre messager. Je pensais bien que vous me permettriez de venir
vous faire mes compliments. J'espère que vous allez bien. J'espère
que vous allez très-bien.»

Ici il y eut une petite pause. Les yeux à demi fermés et le visage
incliné, le nain attendait une réponse. Faute d'en recevoir une,
il se tourna vers mistress Nubbles, qui était pour lui une plus
ancienne et plus intime connaissance.

«La mère de Christophe! s'écria-t-il. Cette chère dame! cette
digne femme, si heureusement bénie du ciel dans son honnête fils!
Comment va la mère de Christophe? Le changement d'air et de lieu
l'a-t-il fatiguée? Et la petite famille? et Christophe? sont-ils
en bon état? sont-ils florissants? Deviennent-ils de bons
citoyens, eh?»

Faisant gravir à sa voix une sorte d'échelle musicale à mesure
qu'il posait ces questions, M. Quilp termina la gamme par un cri
aigu, et reprit cet air essoufflé qui lui était habituel, et qui,
feint ou naturel, avait également pour effet de bannir toute
expression de son visage, et de le rendre parfaitement impassible,
autant que cela pouvait lui être utile pour dissimuler sa pensée.

«Monsieur Quilp,» dit le gentleman.

Le nain porta la main à sa grande oreille pendante, pour
témoigner, en apparence, la plus grande attention.

«Nous nous sommes déjà rencontrés tous deux?

-- Certainement, s'écria Quilp en agitant la tête. Oh!
certainement oui, monsieur. Un tel honneur!... Oui, deux fois,
maman Christophe, deux fois. Un tel plaisir ne saurait s'oublier
si vite, assurément!...

-- Vous pouvez vous souvenir que le jour où, en arrivant à
Londres, je trouvai vide et déserte la maison où je me rendais, je
vous fus adressé par quelques voisins, et courus à votre recherche
sans prendre le temps de me reposer ou de me rafraîchir.

-- Oui, quelle précipitation, et cependant quelle allure ferme et
vigoureuse! dit Quilp se parlant à lui-même, à l'instar de son ami
M. Sampson Brass.

-- Je vous trouvai, reprit le gentleman, je vous trouvai en pleine
possession, de la manière la plus étrange, de tout ce qui avait
appartenu si récemment encore à un autre; et cet autre, qui,
jusqu'au moment où vous mîtes le pied chez lui, passait pour
riche, avait été réduit tout à coup à la misère et expulsé de sa
maison.

-- Nous avons des témoins pour répondre de nos actes, mon cher
monsieur, dit Quilp. Nous avons nos témoins. Ne dites pas non plus
qu'il a été expulsé. Il est parti de sa propre volonté, il a
disparu dans la nuit, monsieur.

-- Qu'importe! s'écria le gentleman avec emportement. Il était
parti.

-- Oui, il était parti, dit Quilp toujours avec son calme
révoltant. Nul doute qu'il ne fût parti. La seule question,
c'était de savoir pour quel endroit. Et c'est encore une question.

-- Maintenant, dit le gentleman en le regardant d'un air sévère,
que dois-je penser de vous qui, n'ayant voulu me donner aucun
renseignement, bien plus, ayant su vous retourner si bien et vous
abriter sous toutes sortes de ruses, de tromperies et de paroles
évasives, venez aujourd'hui épier nos pas?

-- Moi, vous épier! cria Quilp.

-- Ne le faites-vous pas? répliqua le gentleman arrivé au plus
haut point d'exaspération. N'étiez-vous pas, il y a quelques
heures, à soixante milles d'ici, dans la chapelle où cette bonne
femme a l'habitude de dire ses prières?

-- Elle y était aussi, je pense, dit Quilp qui avait repris son
sang-froid accoutumé. Je pourrais dire, moi, si je me laissais
emporter aussi, que c'est vous qui épiez mes pas. Oui, j'étais
dans la chapelle. Eh bien, après? J'ai lu dans les livres qu'il
est d'usage pour les pèlerins d'aller à une chapelle avant de se
mettre en voyage pour solliciter du ciel un heureux retour. Et
cela fait honneur à leur sagesse! Les voyages sont trop périlleux,
principalement sur l'impériale. Les roues se détachent, les
chevaux prennent le mors aux dents, les conducteurs mènent trop
vite, les diligences versent. Je vais toujours à la chapelle avant
de me mettre en route. En pareille occasion, c'est toujours par là
que je finis mes préparatifs; voilà la vérité.»

Il ne fallait pas une grande pénétration pour deviner que Quilp
mentait de gaieté de coeur, quoique l'expression qu'il donnait à
son visage, à sa voix et à ses gestes, eût pu faire croire à
quelque innocent qu'il était prêt à défendre la vérité au péril de
sa vie avec la fermeté calme d'un martyr.

«En vérité, il y a de quoi faire tourner la tête, dit le
malheureux gentleman; voyons, dites-moi, n'avez-vous pas, pour un
motif particulier, cherché à deviner mes projets? Ne savez-vous
pas quel but m'attirait ici, et, si vous le savez, ne pouvez-vous
pas me fournir quelque lumière?

-- Vous me croyez donc sorcier, monsieur, dit Quilp en haussant
les épaules; mais si je l'étais, je me dirais à moi-même ma bonne
aventure pour faire fortune.

-- Allons! c'est bon! nous nous sommes dit, je le vois, tout ce
que nous avions à nous dire, répliqua le gentleman qui se jeta
avec impatience sur un sofa. Je vous prie de nous laisser.

-- Volontiers, répondit Quilp, très-volontiers. Maman Christophe,
ma chère âme, portez-vous bien. Bon voyage, monsieur... pour votre
retour... Hem!»

En achevant ces paroles d'adieu avec une grimace indescriptible et
qui semblait composée de tout ce que l'homme et le singe peuvent
imaginer de contorsions les plus hideuses, le nain battit
lentement en retraite et ferma la porte derrière lui.

«Oh! oh! se dit-il quand il eut regagné sa chambre et qu'il se fut
assis dans un fauteuil, les poings appuyés sur la hanche. Oh! oh!
c'est donc comme cela, mon cher ami? En vé--ri--té?»

Poussant dans sa joie immodérée des éclats de rire étouffés et
compensant la gêne qu'il avait dû s'imposer récemment par le
déploiement de toutes les variétés possibles de laideur sur sa
face, M. Quilp se tordit dans son fauteuil tout en frottant sa
jambe gauche et tomba dans certaine méditation dont il est
nécessaire de présenter ici la substance.

D'abord il passa en revue les circonstances qui l'avaient amené à
se rendre en ce lieu. Peu de mots suffiront pour les exposer.

S'étant présenté la veille au soir à l'étude de M. Sampson Brass,
en l'absence de ce gentleman et de sa docte soeur, il était tombé
sur M. Swiveller qui, en ce moment, était occupé à arroser d'un
verre de grog au gin l'aride poussière du droit qui lui desséchait
le gosier et à détremper, comme on dit, son argile mortelle à
longs traits. Mais comme en thèse générale l'argile, quand elle
est trop mouillée, perd toute consistance et s'amollit tellement
qu'elle n'est plus propre à recevoir aucune empreinte, et perd en
même temps la force et la solidité de son caractère, ainsi
l'argile de M. Swiveller, ayant absorbé une quantité considérable
de liquide, était aussi arrivée à cet état de mollesse et
d'inconsistance où les diverses idées qui venaient s'y imprimer ne
tardaient pas à perdre leur contour distinct et à s'amalgamer les
unes avec les autres; et, chose singulière quoique trop certaine,
il n'est pas rare que dans cette situation l'argile humaine se
prévale par-dessus tout de sa rare prudence et de sa sagacité.
M. Swiveller, dans cette situation, se plaisait plus que personne
à se reconnaître ces qualités. Il partit de là pour dire qu'il
avait fait d'étranges découvertes sur le gentleman qui logeait au-
dessus, découvertes qu'il avait résolu d'enfouir dans le plus
profond de son coeur; ni tortures, ni caresses ne pourraient
jamais le déterminer à les révéler.

M. Quilp approuva hautement cette résolution; en même temps, il
s'était assis pour pousser M. Swiveller et lui soutirer d'autres
renseignements. Il apprit bientôt de lui qu'on avait vu le
gentleman en conférence avec Kit. Tel était le secret que jamais
il ne devait divulguer.

Muni de ces renseignements, M. Quilp fut amené à supposer tout
d'abord que ledit locataire devait être la même personne qui était
venue le trouver déjà; et, s'étant assuré par d'autres questions
que ce soupçon était fondé, il en conclut qu'en se mettant en
rapport avec Kit, le gentleman avait pour but de retrouver les
traces du vieillard et de l'enfant. Brûlant du désir curieux de
savoir ce que tout cela voulait dire, il résolut de serrer de près
la mère de Kit, qui lui semblait la personne la moins capable de
résister à ses artifices et par conséquent la plus propre à se
laisser dérober les révélations qu'il convoitait. Prenant donc
brusquement congé de M. Swiveller, il courut chez mistress
Nubbles. La bonne femme était absente. Il s'informa auprès d'un
voisin, comme fit Kit lui-même peu de temps après; on lui enseigna
la chapelle, où il se rendit aussitôt pour happer la mère de Kit à
la fin du service.

Il n'y avait pas un quart d'heure qu'il était assis dans la
chapelle où, les regards pieusement attachés au plafond, il
jouissait intérieurement, comme d'une bonne plaisanterie, de sa
présence en ce lieu, lorsque Kit lui-même apparut. Avec ses yeux
de lynx, un instant suffit au nain pour reconnaître qu'il y avait
anguille sous roche. Absorbé en apparence, comme nous l'avons dit,
et feignant d'être plongé dans une méditation profonde, Quilp
étudiait les moindres mouvements de Kit; et quand celui-ci se fut
retiré avec sa famille, le nain sortit vivement après lui. Enfin,
il suivit Kit et mistress Nubbles jusqu'à la maison du notaire, où
il apprit d'un des postillons dans quelle ville devait se rendre
la chaise de poste. Sachant qu'une diligence qui faisait
rapidement le service de nuit partait pour cette même ville à
l'heure même, et que le bureau n'était qu'à deux pas, il y courut
sans autre cérémonie et s'installa sur l'impériale. Plusieurs
fois, pendant la nuit, la diligence dépassa la chaise de poste,
plusieurs fois aussi la chaise de poste dépassa la diligence,
selon que leurs haltes étaient plus ou moins longues et leur
vitesse moins régulière; finalement, les deux voitures entrèrent
en ville au même moment. Quilp, sans perdre de vue la chaise de
poste, se mêla à la foule: il apprit l'objet du voyage du
gentleman et ses mécomptes; une fois nanti de ces renseignements,
il s'éloigna à la hâte et gagna l'auberge avant le gentleman;
c'est là, qu'après avoir eu avec lui l'entretien que nous avons
rapporté plus haut, il s'était enfermé dans sa petite chambre où
il passait rapidement en revue toutes ces circonstances étranges.

«Ah! c'est comme ça? mon ami, se dit-il en mordant avidement ses
ongles. On me suspecte, on me met de côté; et c'est Kit, n'est-ce
pas? qui est l'agent confidentiel. En ce cas, je crains bien
d'avoir à lui régler son compte.»

Il réfléchit un moment, puis ajouta:

«Si ce matin nous avions trouvé le vieux et l'enfant, j'étais prêt
à faire valoir d'assez jolis titres. Quelle bonne aubaine c'eût
été pour moi! Sans ces cafards, ces hypocrites, ce garçon et sa
mère, j'eusse aussi facilement enveloppé dans mon filet ce
farouche gentleman que mon vieil ami, notre ami commun, ah! ah!
ah! et la potelée, la fraîche Nelly. Au pis aller, c'est encore
une affaire d'or et qu'il ne faut pas perdre. Retrouvons d'abord
les fugitifs, puis nous aviserons... au moyen de vous débarrasser
d'un peu du superflu de votre numéraire, mon cher monsieur, tant
qu'il y aura des barreaux de prison, des verrous et des serrures
pour tenir en sûreté votre ami, ou parent, n'importe. Je hais
décidément tous ces gens vertueux! s'écria le nain en avalant une
gorgée d'eau-de-vie et faisant claquer ses lèvres. Oui! je les
hais tous en général et chacun en particulier!...»

Et ce n'étaient pas là des fanfaronnades creuses et vaines;
c'était bien l'aveu réfléchi de ses sentiments réels. Car
M. Quilp, qui n'aimait personne, en était venu peu à peu à
détester tous ceux qui de près ou de loin tenaient à son client
ruiné: le vieillard lui-même le premier, parce qu'il avait su le
tromper et déjouer sa vigilance; l'enfant, parce qu'elle était
l'objet de la commisération et des timides reproches de mistress
Quilp; le gentleman, à cause de l'aversion qu'il lui témoignait
ouvertement; Kit et sa mère, mortellement, pour les motifs déjà
connus. Joignez-y ce sentiment général d'opposition, qui
s'unissait étroitement à son désir dévorant de s'enrichir au
milieu de ces circonstances équivoques, et voilà pourquoi Daniel
Quilp les détestait tous en général et chacun en particulier.

Dans cette aimable disposition d'esprit, il soulagea son estomac
et sa haine en bavant une assez notable quantité d'eau-de-vie;
puis, changeant de quartier, il se retira dans un cabaret infime,
d'où il établit dans l'ombre tous les moyens d'enquête possibles,
afin d'arriver à la découverte du vieillard et de sa petite-fille.
Mais tout effort resta inutile. Pas la moindre trace, pas le
moindre indice qui pût le mettre sur la voie. Les fugitifs avaient
quitté la ville pendant la nuit; personne ne les avait vus
s'éloigner; nul ne les avait rencontrés sur leur chemin; pas un
conducteur de diligence, de charrette ou de fourgon n'avait aperçu
de voyageurs répondant à leur signalement; pas une âme en un mot
qui eût passé près d'eux ni entendu parler d'eux. Convaincu que
pour le moment toute tentative de ce genre était infructueuse, il
confia le soin de son affaire à deux ou trois drôles auxquels il
promit une forte récompense dans le cas où ils lui feraient
parvenir quelque renseignement, et il s'en retourna à Londres par
la diligence du lendemain.

En montant sur l'impériale, M. Quilp eut la satisfaction de voir
que la mère de Kit était seule dans l'intérieur de la voiture.
Durant tout le voyage, il mit à profit cette circonstance pour
s'amuser et s'égayer, la situation d'isolement où se trouvait la
pauvre femme permettant au malicieux nain de lui causer toutes
sortes d'ennuis et d'épouvantes. Ainsi il se tenait penché,
suspendu sur un des bords de la voiture au risque de se rompre le
cou, et dardait à l'intérieur ses gros yeux à fleur de tête qui
semblaient d'autant plus horribles à mistress Nubbles que Quilp
avait la tête renversée. Si elle changeait de portière, il se
transportait du même côté. Quand on s'arrêtait pour relayer, il
sautait lestement à terre et présentait son visage à la glace en
louchant affreusement. Cet ingénieux système de tortures produisit
sur la victime un tel effet, que mistress Nubbles ne put
s'empêcher de croire que M. Quilp, vrai représentant du diable,
s'était incarné ce pouvoir de l'enfer si souvent et si
vigoureusement attaqué dans les prêches du Petit-Béthel, et que
c'était pour la punir du péché qu'elle avait commis le jour du
théâtre d'Astley et des huîtres, qu'il s'amusait à la lutiner et à
la tourmenter.

Instruit d'avance par une lettre du retour prochain de mistress
Nubbles, Kit attendait sa mère au bureau de la diligence, grande
fut sa surprise quand il aperçut la figure bien connue de Quilp
qui regardait par-dessus l'épaule du conducteur comme un démon
familier, invisible à tout autre oeil qu'au sien.

«Comment vous portez-vous, Christophe? croassa le nain du haut de
son impériale. Tout va bien, Christophe. Votre mère est là dedans.

-- Par quel hasard est-il là, ma mère? dit Kit à demi-voix.

-- J'ignore pourquoi ni comment, mon cher enfant, répondit
mistress Nubbles en descendant de voiture à l'aide du bras de son
fils; mais toute la sainte journée il n'a cessé de me terrifier à
m'en faire perdre les sens.

-- En vérité?... s'écria Kit.

-- C'est au point que vous ne voudriez pas le croire, répliqua sa
mère. Mais ne lui dites pas un mot; car réellement je ne sais pas
si c'est un homme. Chut! ne vous tournez pas comme si je vous
parlais de lui... Justement, il vient de se mettre sous le plein
rayon de la lanterne de la diligence pour me faire ses yeux
louches et effrayants!...»

Nonobstant la prière maternelle, Kit se tourna vivement pour
regarder.

Mais M. Quilp tenait déjà tranquillement ses yeux levés vers les
étoiles, et paraissait absorbé par la contemplation des corps
célestes.

«Oh! l'artificieuse créature!... s'écria mistress Nubbles. Mais
venez. Pour tout au monde ne lui parlez pas.

-- Si, ma mère, si, je veux lui parler. Quelle faiblesse!... Dites
donc, monsieur...»

M. Quilp affecta de tressaillir et de regarder autour de lui en
souriant.

«Voulez-vous bien laisser ma mère tranquille, s'il vous plaît? dit
Kit. Comment osez-vous tourmenter une pauvre femme seule comme
elle, et la rendre triste et malheureuse, quand elle a déjà bien
assez de motifs pour l'être sans vous!... N'êtes-vous pas honteux
de votre conduite, petit monstre?...

-- Monstre!... répéta Quilp avec un sourire et d'une voix de
ventriloque. (Le nain le plus affreux qu'on ait jamais montré pour
un sou à la foire.) Monstre!... ah!

-- Si à l'avenir vous agissez envers elle avec cette impudence,
reprit Kit en plaçant sur son dos le carton de sa mère, je vous le
dis et vous le répète, monsieur Quilp, je ne le souffrirai pas.
Vous n'avez pas le droit d'agir ainsi; vous savez bien que nous ne
vous avons jamais fait de mal. Ce n'est pas la première fois; et
si jamais vous la tourmentez ou l'effrayez encore, vous
m'obligerez... et j'en aurais regret à cause de votre taille...
vous m'obligerez à vous corriger.»

Quilp ne répliqua rien; mais, s'approchant de Kit assez près pour
lui darder un regard à deux ou trois pouces du visage, il le
contempla fixement, recula à courte distance sans détourner les
yeux, s'approcha de nouveau, recula encore, et renouvela ce manège
une demi-douzaine de fois, comme les têtes qui apparaissent et
disparaissent dans les expériences de fantasmagorie. Kit se tenait
ferme, s'attendant à une prochaine attaque; mais, voyant que
toutes ces démonstrations n'aboutissaient à rien de sérieux, il
fit claquer ses doigts et se retira, entraîné le plus vite
possible par sa mère qui, même en écoutant les chères nouvelles du
petit Jacob et du poupon, ne pouvait s'empêcher de tourner la tête
avec anxiété pour voir si Quilp ne les suivait pas.




CHAPITRE XII.


La mère de Kit eût pu s'épargner la peine de regarder si souvent
derrière elle; car rien n'était plus loin de la pensée de M. Quilp
que de songer à les poursuivre, elle et son fils, ou de renouveler
la querelle sur laquelle ils s'étaient séparés.

Il s'en alla droit son chemin, sifflant de temps à autre quelque
bribe de chansonnette; et, avec un visage parfaitement tranquille
et composé, il se dirigea allègrement vers son logis. En route il
évoquait l'idée des inquiétudes, des terreurs de mistress Quilp
qui, n'ayant pas reçu la moindre nouvelle de lui depuis trois
grands jours et deux nuits, et n'ayant pas eu préalablement avis
de son départ, était sans doute en ce moment dans une mortelle
anxiété, en proie au plus vif chagrin.

Cette gracieuse perspective était si bien d'accord avec les goûts
du nain, et si agréable pour lui, que, tout en marchant, il en
riait à coeur joie jusqu'à en avoir les larmes aux yeux. De plus
en plus joyeux, quand il atteignit la rue voisine de sa demeure,
il exprima son plaisir par un cri rauque qui n'effraya pas
médiocrement un passant paisible qui marchait devant lui sans
s'attendre à cette surprise. Nouvelle jouissance pour Quilp, et
qui augmenta d'autant sa satisfaction.

Telle était l'heureuse disposition d'esprit de M. Quilp lorsqu'il
atteignit Tower-Hill. Là, s'étant arrêté à regarder la croisée de
son logis, il la trouva plus splendidement éclairée qu'il n'est
d'usage dans une maison en deuil. Il s'approcha plus près encore,
écouta attentivement et put entendre plusieurs voix se livrant à
une conversation animée, et dans le nombre il reconnut, outre
celles de sa femme et de sa belle-mère, des organes masculins.

«Ah! s'écria le nain jaloux, qu'est-ce que c'est que ça?... Est-ce
qu'elles reçoivent des visites en mon absence?»

Une toux étouffée qui venait de l'intérieur fut la réponse qu'il
reçut.

M. Quilp chercha dans ses poches son passe-partout; mais il
l'avait oublié. Il n'avait d'autre ressource que de frapper à la
porte.

«Il y a de la lumière dans le couloir, se dit-il en mettant son
oeil au trou de la serrure. Frappons un léger coup; et avec votre
permission, madame, je vais vous prendre à l'improviste. Holà!...»

Il appliqua à la porte un tout petit coup avec précaution: pas de
réponse. Mais, ayant de nouveau fait jouer le marteau sans plus de
bruit, il vit s'ouvrir tout doucement la porte et aperçut le jeune
gardien de son débarcadère. D'une main, il le saisit au collet; de
l'autre, il le traîna jusqu'au milieu de la rue.

«Vous m'étranglez, maître, murmura le jeune garçon, lâchez-moi,
s'il vous plaît.

-- Qui est-ce qui est là-haut, chien que vous êtes? dit Quilp sur
le même ton. Parlez, et parlez bas, ou je vous étranglerai pour
tout de bon.»

Le jeune garçon ne put qu'indiquer la fenêtre, et répondre par un
rire étouffé, mais qui exprimait si bien une gaieté folle, que
M. Quilp furieux prit de nouveau le malheureux à la gorge, et il
allait mettre sa menace à exécution ou peu s'en faut, si le jeune
garçon ne s'était adroitement débarrassé de l'étreinte du nain
pour se jeter derrière le réverbère voisin: là M. Quilp, après de
vains efforts pour l'attraper par les cheveux, fut obligé de
parlementer.

«Voulez-vous bien me répondre? dit-il. Qu'est-ce qu'on fait là
haut?

-- Vous ne me laissez pas parler! dit l'autre. Ils... ah! ah! ah!
pensent que vous... êtes mort. Ah! ah! ah!

-- Mort! s'écria Quilp avec un rire féroce. Oh! que non. Le
pensent-ils en effet? Le pensent-ils réellement, chien que vous
êtes!

-- Ils pensent que vous êtes noyé, répondit le jeune garçon, dont
la nature malicieuse avait une grande affinité avec celle de son
maître. La dernière fois qu'on vous a vu, c'est au bord du
débarcadère, et l'on pensait que vous étiez tombé à l'eau. Ah! ah!
ah!

Le plaisir d'espionner son monde dans ce délicieux concours de
circonstances et de causer un désappointement général en
reparaissant vivant et très-vivant, procura à Quilp une sensation
plus douce que n'eût pu le faire le meilleur coup de fortune. Il
n'était pas moins réjoui maintenant que son joyeux compagnon: tous
deux restèrent quelques instants à grimacer, à souffler comme des
cachalots, à secouer la tête l'un en face de l'autre, de chaque
côté du poteau, comme une incomparable paire de magots de la
Chine.

«Pas un mot, dit Quilp s'avançant vers la porte sur la pointe du
pied. Pas un son! même d'une planche qui crie ou d'un faux pas
dans une toile d'araignée. Noyé!... eh! eh! mistress Quilp!...
noyé!»

En parlant ainsi, il souffla la chandelle, défit ses souliers, et
se mit en devoir de gravir l'escalier, laissant son jeune ami
enchanté, tout entier au délice de faire ses culbutes dans la rue.

La chambre à coucher donnant sur l'escalier n'était pas fermée;
M. Quilp se glissa dans cette pièce et s'établit derrière la porte
qui la faisait communiquer au salon. Or, comme elle était entre-
bâillée afin de laisser l'air circuler et qu'elle avait en outre
une fente assez commode dont le nain s'était maintes fois servi
utilement pour espionner et qu'il avait même élargie avec son
couteau à cet effet, non-seulement il put tout entendre, mais il
put voir distinctement tout ce qui se passait.

L'oeil appliqué à cette fente propice, il vit M. Brass assis à une
table où se trouvaient, outre plumes, encre et papier, la cave à
liqueurs, sa propre cave avec son propre rhum de la Jamaïque
réservé jusqu'ici pour lui seul! puis de l'eau chaude, d'odorants
citrons, des morceaux de sucre, tout ce qu'il fallait enfin pour
composer un grog délicieux. Avec tous ces matériaux de choix,
maître Sampson, qui était loin de méconnaître leurs justes droits
à son attention, avait composé un grand verre de punch aux vapeurs
brûlantes; en ce moment même il était en train de délayer le
breuvage avec une cuiller à thé et y attachait un regard dans
lequel une faible expression de regret était dominée par un rayon
de douce et agréable jouissance. À la même table et appuyée sur
ses deux coudes se trouvait mistress Jiniwin: elle n'avait plus
besoin de prélever en cachette quelques cuillerées sur le punch
d'autrui; elle buvait à larges gorgées dans son verre à elle;
tandis qua sa fille, qui n'avait pas positivement de cendres sur
la tête ni un sac de toile sur les épaules, mais bien une tenue
décente et un certain air de chagrin, était à demi couchée dans un
fauteuil et adoucissait sa peine en acceptant de temps à autre un
peu de ce breuvage bienfaisant. Il y avait là encore deux
bateliers-côtiers qui tenaient des dragues et autres instruments
de leur métier: le plaisir qu'ils avaient à boire, leur nez
naturellement rouge, leur face enluminée, leur air joyeux, leur
présence en un mot, augmentaient, bien loin de le diminuer, l'air
de gaieté et de confort qui faisait le vrai caractère de la
réunion.

«Si je pouvais empoisonner le punch de cette chère vieille dame,
se dit Quilp, je mourrais heureux!

-- Ah! dit M. Brass rompant le silence et levant ses yeux au
plafond avec un soupir, qui sait s'il ne nous regarde pas d'en
haut! Qui sait s'il ne nous contemple pas de... du lieu quelconque
où il peut être, et s'il n'a pas les yeux fixés sur nous! Ô mon
Dieu!»

Ici M. Brass fit une pause pour boire la moitié de son verre de
punch; puis il reprit ainsi en secouant la tête avec un sourire
triste, mais sans perdre de vue l'autre moitié de son verre:

«Il me semble en vérité que j'aperçois ses yeux qui étincellent
dans le miroir de cette liqueur. Ah! quand pourrons-nous le revoir
ainsi? Jamais, jamais! Ce que c'est que de nous! une minute avant,
nous sommes ici, ajouta-t-il en élevant son grand verre à la
hauteur de son visage; et la minute d'après, nous sommes là...» Il
goûta le contenu, puis, se frappant avec un geste emphatique un
peu au-dessous de la poitrine, il s'écria: «Oui, nous sommes dans
la tombe silencieuse. Et penser que me voilà ici à boire son
rhum!... Tout cela me semble un rêve!»

Pour s'assurer sans doute de la réalité de sa position, M. Brass
tendit, tout en parlant, son verre à mistress Jiniwin afin qu'elle
l'emplit; et se tournant vers les deux bateliers:

«Alors les recherches ont été tout à fait infructueuses?

-- Tout à fait, mon maître. Mais je crois bien que si son corps
est porté quelque part, ça sera pour sûr du côté de Grinidge[1], à
la marée basse... Est-ce pas, camarade?»

L'autre gentleman fit un signe d'assentiment et ajouta que le
corps était attendu à l'hôpital où quelques pensionnaires ne
seraient point fâchés de le voir arriver.

«Alors il ne nous reste plus qu'à nous résigner, dit M. Brass,
qu'à nous résigner. Ce serait une consolation que d'avoir son
corps, une triste consolation.

-- Oh! certainement oui, dit vivement mistress Jiniwin; si nous
l'avions, au moins n'aurions-nous plus de doutes.»

Sampson Brass reprit sa plume.

«Occupons-nous, dit-il, de l'avis et du signalement à publier. Il
y a pour nous un plaisir mélancolique à rappeler ses traits. Nous
en étions restés aux jambes...

-- Jambes torses, dit mistress Jiniwin.

-- Pensez-vous qu'elles fussent torses? dit Brass d'un air
confidentiel. Il me semble les voir encore marchant très-écartées
dans la rue en pantalon de nankin un peu court sans sous-pieds.
Ah! dans quelle vallée de larmes nous vivons! Décidément mettrons-
nous torses?

-- Je pense qu'elles l'étaient un peu, dit mistress Quilp avec un
sanglot.

-- _Jambes torses_, dit Brass écrivant et parlant à la fois, _la
tête grosse_, _le buste court_, _les jambes torses_.

-- Très-torses! dit mistress Jiniwin.

-- Non, madame, non, ne mettons pas «très-torses,» dit Brass avec
l'expression d'un pieux respect. N'insistons pas sur les
imperfections physiques du défunt. Il est en un lieu, madame, où
il ne sera plus question de ses jambes. Contentons-nous de mettre
_torses_, madame.

-- Je m'imaginais que vous demandiez l'exacte vérité, dit la
belle-mère. Voilà tout.

-- Dieu vous bénisse comme je vous aime! murmura Quilp. Allons,
voilà qu'elle y retourne... Toujours du punch!

-- Le soin qui nous occupe, dit l'homme de loi posant sa plume et
vidant son verre, me remet involontairement sous les yeux le
fantôme du père d'Hamlet. Oui, je me figure voir le défunt avec le
costume qu'il portait tous les jours, son habit, son gilet, ses
souliers, ses bas, son pantalon, son chapeau, son esprit et sa
verve, son éloquence et son parapluie; tout cela se présente à moi
comme autant d'images de ma jeunesse, son linge!... dit encore
M. Brass avec un doux sourire qu'il adressa à la muraille, son
linge qui toujours était d'une couleur particulière, car c'était
un de ses caprices, une singulière fantaisie; ah! comme il me
semble le voir encore!

-- Continuez donc le signalement, monsieur, dit mistress Jiniwin
avec impatience; cela vaudrait bien mieux.

-- C'est vrai, madame, c'est vrai, s'écria M. Brass. Le chagrin ne
doit pas engourdir nos facultés, madame. Voulez-vous m'en verser
encore une goutte, s'il vous plaît? Nous en étions à son nez...

-- Nez plat, dit mistress Jiniwin.

-- Aquilin!... cria Quilp passant sa tête à travers la porte et
touchant de sa main le bout de son nez. Aquilin, sorcière que vous
êtes! Le voyez-vous? appelez-vous ça un nez plat? Osez-vous
l'appeler ainsi, hein?

-- Oh! magnifique! magnifique! acclama le procureur par la simple
force de l'habitude. Parfait!... Comme il est spirituel!... Quel
homme remarquable! quel homme extraordinaire! et quel art il
possède pour surprendre les gens!»

Quilp ne prit point garde à ces compliments, ni à l'air
décontenancé et terrifié que Brass montrait de plus en plus, ni
aux cris que poussaient sa belle-mère qui se sauva hors de la
chambre, et sa femme qui tomba évanouie. L'oeil fixé sur Sampson
Brass, il alla droit vers la table; commençant par le verre du
procureur, il en avala le contenu, puis il fit régulièrement le
tour de la table jusqu'à ce qu'il eût bu les deux autres verres;
ensuite il mit sous son bras sa cave à liqueurs sans cesser de
dévisager Brass avec son regard étrange.

-- Je ne suis pas encore mort, Sampson, dit-il. Non, pas encore!

-- Oh! c'est charmant! s'écria Brass reprenant un peu d'aplomb.
Ah! ah! ah! C'est charmant! Il n'y a pas un homme au monde qui se
fût ainsi tiré d'affaire. C'était une position difficile. Mais il
a un tel flux de bonne humeur, un flux si prodigieux!...

-- Bonsoir, dit le nain avec un geste expressif.

-- Bonsoir, monsieur, bonsoir, s'écria le procureur en se retirant
à reculons. Quelle heureuse, oh! oui, quelle bienheureuse
surprise! Ah! ah! ah! Délicieux! vraiment délicieux!»

Le nain attendit que le bruit des exclamations de M. Brass se
perdît dans l'éloignement, car M. Brass n'avait pas cessé de les
continuer à haute voix tout en descendant l'escalier. Il s'avança
alors vers les deux bateliers qui étaient restés immobiles dans
une sorte d'étonnement stupide.

«N'avez-vous pas, messieurs, dit-il en tenant avec une grande
politesse la porte ouverte, sondé la rivière toute la journée?

-- Oui monsieur, et hier aussi.

-- Pardieu! vous vous êtes donné là bien de la peine. Je vous prie
de considérer comme à vous tout ce que vous trouverez sur... sur
le corps du noyé. Bonsoir.»

Les deux hommes s'entre-regardèrent; mais sans s'amuser à discuter
sur le point en litige, ils se glissèrent hors de la chambre.
Après avoir fait si vite maison nette, Quilp ferma les portes; et
tenant toujours précieusement sa cave à liqueurs, en levant les
épaules et se croisant les bras, il resta à considérer sa femme
évanouie, semblable à un cauchemar qui vient de peser sur la
poitrine du patient endormi.




CHAPITRE XIII.


D'ordinaire, les discussions conjugales ont lieu entre les parties
intéressées sous la forme d'un dialogue auquel la dame prend part
au moins pour la moitié. Chez M. et mistress Quilp cependant il y
avait, sous ce rapport, exception à la règle générale. Les
observations réciproques se réduisaient à un long monologue du
mari; peut-être la femme trouvait-elle à y introduire quelques
courtes supplications, mais qui ne s'étendaient pas au delà d'une
syllabe jetée à intervalles éloignés, d'une voix basse et soumise.
Sans la circonstance présente, mistress Quilp dut attendre
longtemps avant de risquer même cette humble défense; revenue de
son évanouissement, elle s'assit en silence, et tout en pleurant
écouta avec docilité les reproches de son seigneur et maître.

Ces reproches, M. Quilp les proférait avec tant de volubilité et
de violence et en tordant tellement ses membres et sa figure, que
sa femme, tout accoutumée qu'elle était à l'attitude de son mari
dans ces scènes d'intérieur, se sentit épouvantée et presque hors
d'elle. Mais le rhum de la Jamaïque et la satisfaction d'avoir
causé un tel mécompte refroidirent par degrés l'emportement de
M. Quilp; et du paroxysme ardent et sauvage auquel elle s'était
élevée, sa fureur descendit lentement à un état goguenard de
raillerie joviale où elle ne s'épargna pas.

«Ainsi, dit Quilp, vous pensiez que j'étais mort et parti pour
toujours? Vous croyiez être veuve, hein?... Ah! ah! ah! coquine
que vous êtes!

-- Vraiment, Quilp, répondit-elle, je suis très-fâchée...

-- Qui en doute? s'écria le nain. Vous très-fâchée! Assurément
vous l'êtes. Qui doute que vous soyez très-fâchée?

-- Je ne suis pas fâchée que vous soyez revenu à la maison, vivant
et bien portant; mais je suis fâchée d'avoir été amenée à
concevoir l'idée de votre mort. Je me réjouis de vous voir, Quilp;
vrai, je m'en réjouis.»

En réalité, mistress Quilp semblait beaucoup plus contente de
revoir son mari qu'on n'eût pu s'y attendre, et elle lui témoigna
pour son heureux retour un intérêt sur lequel, tout bien
considéré, il n'eût pas dû compter. Cependant Quilp ne s'en montra
pas autrement ému, si ce n'est qu'il venait lui faire claquer ses
doigts tout près des yeux avec des grimaces de triomphe et de
dérision.

«Comment avez-vous pu aller si loin sans me dire un mot ou me
donner de vos nouvelles? demanda la pauvre petite femme en
sanglotant. Comment avez-vous pu être si cruel, Quilp?

-- Comment j'ai pu être si cruel, si cruel? s'écria le nain. Parce
que c'était mon idée. C'est encore mon idée. Je serai cruel si
cela me plaît. Je vais repartir.

-- Oh! non.

-- Si fait. Je vais repartir. Je sors d'ici à l'instant. Mon
projet est de m'en aller vivre là où la fantaisie m'en prendra, à
mon débarcadère, à mon comptoir, et de faire le garçon. Vous étiez
veuve par anticipation... Goddam! eh bien! moi, je vais, à partir
d'aujourd'hui, me faire célibataire.

-- Vous ne parlez pas sérieusement, Quilp!... dit la jeune femme
en pleurant.

-- Je vous dis, ajouta le nain s'exaltant à l'idée de son projet,
que je vivrai en garçon, en vrai sans-souci; j'aurai à mon
comptoir mon logement de garçon, et approchez-en si vous l'osez.
Ne vous imaginez pas que je ne pourrai point fondre sur vous à des
heures inattendues; car je vous épierai, j'irai et viendrai comme
une taupe ou une belette. Tom Scott!... Où est-il, ce Tom Scott?

-- Je suis ici, monsieur, cria le jeune garçon au moment où Quilp
ouvrait la croisée.

-- Attendez, chien que vous êtes!... Vous allez avoir à porter la
valise d'un célibataire. Faites-moi ma malle, mistress Quilp.
Frappez chez la chère vieille dame pour qu'elle vienne vous aider,
frappez ferme. Holà! holà!»

En jetant ces exclamations, M. Quilp s'empara du tisonnier, et,
courant vers la porte du cabinet où couchait la bonne dame, il y
heurta violemment jusqu'à ce qu'elle s'éveillât dans une terreur
inexprimable. Elle pensait pour le moins que son aimable gendre
avait l'intention de la tuer, afin de lui faire expier la critique
de ses jambes. Sous cette idée qui la dominait, elle ne fut pas
plutôt éveillée, qu'elle se mit à jeter des cris perçants, et elle
se fût précipitée par la fenêtre si sa fille ne s'était hâtée de
la détromper en invoquant son assistance. Un peu rassurée en
apprenant quel genre de service on attendait d'elle, mistress
Jiniwin parut en camisole de flanelle. La mère et la fille, toutes
deux tremblantes de peur et de froid, car la nuit était très-
avancée, exécutèrent les ordres de M. Quilp en gardant un silence
respectueux. L'excentrique gentleman eut soin de prolonger le plus
possible ses préparatifs pour le plus grand bien des pauvres
femmes; il surveillait l'arrangement de sa garde-robe; après y
avoir ajouté, de ses propres mains, une assiette, un couteau, une
fourchette, une cuiller, une tasse à thé avec la soucoupe et
divers autres petits ustensiles de cette nature, il boucla les
courroies de sa valise qu'il mit sur son épaule et sortit sans
prononcer un mot, avec sa cave à liqueurs, qu'il n'avait pas
déposée un seul instant, étroitement serrée sous son bras. En
arrivant dans la rue, il remit le fardeau le plus lourd aux soins
de Tom Scott, but une goutte à même la bouteille pour se donner du
montant, et en ayant assené un bon coup sur la tête du jeune
garçon comme pour lui donner un arrière-goût de la liqueur, le
nain se rendit d'un pas rapide à son débarcadère, où il arriva
entre trois et quatre heures du matin.

«Voilà un bon petit coin! dit Quilp lorsqu'il eut gagné à tâtons
sa baraque de bois et ouvert la porte avec une clef qu'il avait
sur lui; un bon petit coin!... Vous m'éveillerez à huit heures,
chien que vous êtes!»

Sans autre adieu, sans autre explication, il saisit sa valise,
ferma la porte sur son serviteur, grimpa sur son comptoir, et
s'étant roulé comme un hérisson dans une vieille couverture de
bateau, il ne tarda pas à s'endormir.

Le matin, à l'heure convenue, Tom Scott l'éveilla. Ce ne fut pas
sans peine, après toutes les fatigues que le nain avait eues à
supporter. Quilp lui ordonna de faire du feu sur la plage avec
quelques débris de charpente vermoulue, et de lui préparer du café
pour son déjeuner. En outre, afin de rendre son repas plus
confortable, il remit au jeune garçon quelque menue monnaie pour
servir à l'achat de petits pains chauds, de beurre, de sucre, de
harengs de Yarmouth et autres articles de ménage; si bien qu'au
bout de peu d'instants s'élevait la fumée d'un déjeuner savoureux.
Grâce à ces mots appétissants, le nain se régala à coeur joie; et
enchanté de cette façon de vivre libre et bohémienne, à laquelle
il avait songé souvent et qui lui offrait, partout où il voudrait
la mener, une douce indépendance de tous devoirs conjugaux et un
bon moyen pour tenir mistress Quilp et sa mère dans un état
continuel d'agitation et d'alarme, il s'occupa d'arranger sa
retraite et de se la rendre commode et agréable.

Dans cette pensée, il se rendit à un marché voisin où l'on vendait
des équipements maritimes; il acheta un hamac d'occasion qu'il
accrocha, comme l'eût fait un marin, au plafond du comptoir. Il
fit placer aussi dans cette cabine moisie un vieux poêle de
navire, avec un tuyau rouillé qui était destiné à conduire la
fumée hors du toit; et lorsqu'enfin toutes ces dispositions furent
terminées, il contempla cet aménagement avec un ineffable plaisir.

«Je me suis fait une habitation rustique, comme Robinson Crusoé,
dit-il en lorgnant son oeuvre; j'ai choisi un lieu solitaire,
retiré, espèce d'île déserte où je pourrai être en quelque sorte
seul quand j'en aurai besoin, et à l'abri des yeux et des oreilles
de tout espion. Personne près de moi, si ce n'est des rats, et les
rats sont de bons compagnons, bien discrets. Je vais être au
milieu de ce monde-là aussi heureux que le poisson dans l'eau.
Pourtant je vais voir si je ne trouve pas un rat qui ressemble à
Christophe, celui-là je l'empoisonnerai. Ah! ah! ah! Mais songeons
à nos affaires... les affaires!... Il ne faut pas que le plaisir
fasse oublier les affaires, et voilà déjà la matinée avancée!...»

Il ordonna ensuite à Tom Scott d'attendre son retour et de ne
point s'amuser à se tenir sur la tête, ou à faire des culbutes, ou
à marcher sur les mains, sous peine de recevoir une ample
correction; puis il se jeta dans un bateau et traversa le fleuve.
Arrivé à l'autre bord, il gagna à pied la maison de Bewis Marks,
où M. Swiveller faisait son agréable résidence. Ce gentleman était
justement seul à dîner dans son étude poudreuse.

«Dick, dit le nain en montrant sa tête à la porte, mon agneau, mon
élève, la prunelle de mes yeux, holà! hé!

-- Tiens, c'est vous? répondit M. Swiveller. Comment allez-vous?

-- Et comment va Richard? comment va cette crème des clercs?

-- Une crème bien sure, monsieur, et qui commence à tourner à
l'aigre.

-- Qu'est-ce que c'est? dit le nain en s'avançant. Sally aurait-
elle été méchante? De toutes les jeunes égrillardes de sa force,
je n'en connais pas une comme elle, hé, Dick!

-- Certainement non, répliqua M. Swiveller, continuant son repas
avec une grande gravité; elle n'a pas sa pareille. Sally est le
sphinx de la vie domestique.

-- Vous paraissez découragé? dit Quilp en s'asseyant. Voyons, qu'y
a-t-il?

-- Le droit ne me convient pas, répondit Richard. C'est trop
aride; et puis on est trop tenu. J'ai pensé plus d'une fois à me
sauver.

-- Bah! dit le nain. Où iriez-vous, Dick?

-- Je l'ignore. Du côté de Highgate, je suppose. Peut-être les
cloches sonneraient-elles: «Viens, Swiveller, lord maire de
Londres.» Le prénom de Wittington était Dick, comme le mien, vous
savez? Seulement, je voudrais qu'on ne le donnât pas aussi à tous
les chats.»

Quilp regarda son interlocuteur avec des yeux dilatés par une
expression comique de curiosité, et il attendit patiemment que
l'autre s'expliquât. Mais M. Swiveller ne paraissait nullement
pressé de fournir des explications. Il dîna longuement en gardant
un profond silence; puis enfin il repoussa son assiette, se rejeta
en arrière sur le dossier de sa chaise, se croisa les bras et se
mit à contempler tristement le feu, où quelques bouts de cigares
fumaient tout seuls pour leur propre compte, répandant une forte
odeur de tabac.

«Peut-être accepteriez-vous un morceau de gâteau? dit Richard se
tournant enfin vers le nain. Il doit être de votre goût, puisque
c'est votre oeuvre.

-- Que voulez-vous dire?» demanda Quilp.

M. Swiveller répondit en tirant de sa poche un petit paquet
graisseux qu'il ouvrit avec précaution, et il exhiba du papier
d'enveloppe un morceau de plum-pudding très-indigeste, à en juger
par l'apparence, et bordé d'une croûte de sucre épaisse au moins
d'un pouce et demi.

«Qu'est-ce que vous dites de cela? demanda M. Swiveller.

-- On dirait un gâteau de fiancée, répondit le nain en grimaçant.

-- Et de qui croyez-vous que vienne ce gâteau? demanda
M. Swiveller qui s'en frottait le nez avec un calme effrayant. De
qui?

-- Ne serait-ce pas...

-- Oui, elle-même. Vous n'avez pas besoin de rappeler son nom. Ce
nom, d'ailleurs, n'est plus le sien. Maintenant, son nom c'est
Cheggs, Sophie Cheggs! ... Cependant je l'aimais.

_Comme on peut aimer quand on n'a pas une jambe de bois, et mon
coeur,
Mon coeur est brisé d'amour pour

Sophie Cheggs!...»_

En adaptant ainsi selon sa fantaisie et pour les besoins de sa
triste cause le refrain de la ballade populaire, il enveloppa de
nouveau le morceau de gâteau, qu'il aplatit entre les paumes de
ses mains, le remit dans sa poitrine, boutonna son habit
pardessus, et croisa ses bras sur le tout.

«Maintenant, dit-il, j'espère que vous êtes content, monsieur;
j'espère que Fred aussi doit être content. Vous avez joué votre
jeu dans mon malheur, et j'espère que vous serez satisfaits. C'est
donc là le triomphe que je devais obtenir? C'est comme dans la
vieille contredanse, où il y a deux messieurs pour une dame seule.
Vous savez, la dame choisit l'un et laisse l'autre, qui doit aller
à cloche-pied faire tout seul la figure par derrière. Mais ce sont
là les coups de la destinée, et la mienne ne fait que m'écraser
sous ses pieds.»

Déguisant la joie secrète que lui causait la défaite de
M. Swiveller, Daniel Quilp adopta le meilleur moyen de le calmer
en tirant le cordon de la sonnette pour commander un extra de vin
rosé (c'est-à-dire de ce qui représente ordinairement ce liquide).
Il le versa gaiement et porta divers toasts dérisoires à Cheggs,
et d'autres plus sérieux au bonheur des célibataires, en invitant
M. Swiveller à lui faire raison. L'effet de ces toasts sur
Richard, joint à la réflexion que nul homme ne peut lutter contre
sa destinée, fut tel, qu'en très-peu de temps M. Swiveller sentit
renaître son énergie et se trouva en état de donner au nain des
détails sur la réception du gâteau qui, selon toute apparence,
avait été apporté à Bewis Marks par les deux miss Wackles en
personne, et remis à la porte de l'étude avec une foule de rires
dont il ne partageait pas la joie.

«Ah! dit Quilp, ce sera bientôt notre tour de rire. À propos, vous
me parliez du jeune Trent... Où est-il?»

M. Swiveller lui apprit que son honorable ami avait dernièrement
accepté une position d'agent responsable dans une banque de jeu
ambulante, et qu'en ce moment il était en train de faire une
tournée pour les besoins de sa profession parmi les esprits
aventureux de la Grande-Bretagne.

«C'est fâcheux, dit le nain, car j'étais venu tout exprès pour
m'informer de lui près de vous. J'avais une idée, Dick. Votre ami
d'en haut...

-- Quel ami?

-- Celui du premier étage...

-- Oui, eh bien?...

-- Votre ami du premier étage, Dick, doit connaître Trent?

-- Non, il ne le connaît pas, dit M. Swiveller en secouant la
tête.

-- Oui et non. Il est vrai qu'il ne l'a jamais vu, répliqua Daniel
Quilp; mais si nous les mettions en rapport, qui sait, Dick, si
Fred, étant convenablement présenté, ne servirait pas les desseins
du locataire tout aussi bien pour le moins que la petite Nelly et
son grand-père? Qui sait si la fortune de ce jeune homme, et par
suite la vôtre, ne serait pas faite?

-- Eh bien, dit M. Swiveller, la vérité est qu'ils _ont été_ mis
en présence l'un de l'autre.

-- Ils l'ont été!... s'écria le nain attachant sur son
interlocuteur un regard soupçonneux. Qui a fait cela?

-- Moi, dit Richard avec un peu de confusion. Ne vous ai-je pas
conté cela la dernière fois que vous m'avez appelé de la rue en
passant?

-- Vous savez bien que vous ne me l'avez pas conté.

-- Je crois que vous avez raison, dit Richard. Non, je ne vous
l'ai pas conté, je m'en souviens. Oh! oui, je les ai mis un jour
en présence. Ce fut sur la demande de Fred.

-- Et qu'arriva-t-il?

-- Il arriva que mon ami, au lieu de fondre en larmes quand il
apprit qui était Fred; au lieu de l'embrasser tendrement et de lui
dire: «Je suis ton grand-père!» ou «ta grand'mère déguisée!» comme
nous nous y attendions pleinement, tomba dans un accès de fureur
terrible, lui lança toutes sortes d'injures, et finit par lui dire
que, si la petite Nell et le vieux gentleman avaient été réduits à
la misère, c'était par sa faute. Il ne nous a pas seulement offert
de nous rafraîchir, et... et, en un mot, il nous a mis à la porte
de sa chambre plus vite que ça.

-- C'est étrange, dit le nain réfléchissant.

-- Oui, c'est ce que nous nous disions mutuellement, dit
froidement M. Swiveller; mais c'est parfaitement exact.»

Quilp fut complètement ébranlé par cette confidence, sur laquelle
il réfléchit quelque temps dans un silence mystérieux. Souvent il
levait les yeux sur le visage de Richard, et, d'un regard
pénétrant, il en étudiait l'expression. Cependant, comme il n'y
lut rien qui lui promît de plus amples détails ou qui pût lui
donner des soupçons sur sa véracité; et comme, d'autre part,
M. Swiveller, livré à ses propres méditations, poussait de gros
soupirs et s'enfonçait plus avant que jamais dans le triste
chapitre du mariage de mistress Cheggs, le nain se hâta de rompre
l'entretien et de s'éloigner, laissant à ses mélancoliques pensées
le pauvre amant éconduit.

«Ils se sont vus! se dit le nain tandis qu'il marchait seul le
long des rues. Mon ami Swiveller a voulu négocier cette affaire
par-dessus ma tête. Peu importe au fond, puisqu'il en a été pour
ses frais; mais c'est égal, l'intention y était. Je suis charmé
qu'il ait perdu sa maîtresse. Ah! ah! ah! l'imbécile ne se
soustraira plus à ma direction. Je suis sûr de lui dans la maison
où je l'ai placé; je le trouverai toutes les fois que j'aurai
besoin de lui pour mes desseins; et, d'ailleurs, il est, sans le
savoir, le meilleur espion de Brass, et quand il a bu, il dit tout
ce qu'il sait. Vous m'êtes utile, Dick, et vous ne me coûtez rien
que quelques rafraîchissements par-ci par-là. Il serait bien
possible, monsieur Richard, qu'il convint à mes fins, pour me
mettre en crédit auprès de l'étranger, de lui révéler avant peu
vos projets sur l'enfant; mais pour le moment et avec votre
permission, nous resterons les meilleurs amis du monde.»

Tout en poursuivant le cours de ces pensées et se livrant le long
de sa route au rêve ardent de ses intérêts particuliers, M. Quilp
traversa de nouveau la Tamise et s'enferma dans son palais de
garçon. Le poêle, récemment posé en ce lieu et d'où la fumée, au
lieu de sortir par le toit, s'était répandue dans la chambre,
rendait ce séjour un peu moins agréable peut-être que ne l'eussent
désiré des gens plus délicats. Mais un pareil inconvénient, loin
de dégoûter le nain de sa nouvelle demeure, ne lui en plaisait que
davantage. Ainsi, après un dîner splendide qu'il avait fait venir
du restaurant, il alluma sa pipe et fuma près de son poêle
jusqu'au moment où il disparut dans un brouillard qui ne laissait
voir que sa paire d'yeux rouges et enflammés et tout au plus, par
moments, sa vague et sombre face, quand dans un violent accès de
toux il déchirait le nuage de fumée et écartait les tourbillons
qui obscurcissaient ses traits. Au milieu de cette atmosphère qui
eût infailliblement suffoqué tout autre homme, le nain passa une
soirée délicieuse: il se partagea tout le temps entre les douceurs
de la pipe et celles de la cave à liqueurs. Parfois il se donnait
le plaisir de pousser, en manière de chant, un hurlement
mélodieux, qui n'offrait pas, du reste, la moindre ressemblance
avec aucun morceau de musique, soit vocale soit instrumentale, que
jamais compositeur humain ait été tenté d'inventer. Ce fut ainsi
qu'il se récréa jusqu'à près de minuit, où il se mit dans son
hamac avec la plus complète satisfaction.

Le premier son qui, le matin, vint frapper ses oreilles, tandis
qu'il avait encore les yeux à demi fermés et que, se trouvant
d'une façon si inaccoutumée tout près du plafond, il éprouvait la
vague idée qu'il pouvait bien avoir été métamorphosé en mouche à
viande dans le cours de la nuit, le premier son qu'il entendit fut
le bruit d'une personne qui se lamentait et sanglotait dans la
chambre. Il se pencha avec curiosité vers le bord de son hamac et
aperçut mistress Quilp. D'abord il la contempla quelques instants
en silence, puis la fit tressaillir violemment par ce cri soudain:

«Holà!

-- Ah! Quilp, dit vivement la pauvre petite femme en levant ses
yeux, quelle peur vous m'avez faite!

-- Tant mieux, coquine que vous êtes! répliqua le nain. Qu'est-ce
que vous venez chercher ici? Vous venez voir si je ne suis pas
mort, n'est-il pas vrai?

-- Oh! je vous en prie, revenez à la maison, revenez à la maison,
dit mistress Quilp avec des sanglots; nous ne le ferons plus
jamais, Quilp; et après tout, ce n'était qu'une méprise qui
provenait de notre anxiété.

-- De votre anxiété! dit le nain en grimaçant. Oui, oui, je
connais ça, vous voulez dire de votre impatience de me voir mort.
Je reviendrai à la maison quand il me plaira, je vous le déclare.
Je reviendrai à la maison et m'en irai quand il me plaira. Je
serai comme un feu follet, tantôt ici, tantôt là, voltigeant
toujours autour de vous, les yeux fixés sur vous au moment où vous
m'attendrez le moins, et vous tenant dans un état continuel
d'inquiétude et d'irritation. Voulez-vous bien sortir?...»

Mistress Quilp n'osa que faire un geste de supplication.

«Je vous dis que non, reprit le nain. Non! si vous vous permettez
de venir ici de nouveau, à moins que ce ne soit sur mon
invitation, je lâcherai dans mon terrain des chiens de garde qui
hurleront après vous et vous mordront. Je dresserai des chausse-
trappes adroitement dissimulées, des pièges à femmes. Je sèmerai
des pièces d'artifice qui feront explosion quand vous poserez le
pied sur les mèches et qui vous feront sauter en mille petits
morceaux. Voulez-vous bien sortir?...

-- Pardonnez-moi. Revenez à la maison, dit la jeune femme d'un
accent pénétré.

-- Non-on-on-on-on! hurla Quilp. Non, pas avant que ce soit mon
bon plaisir; et alors je reviendrai aussi souvent que cela me
conviendra, et je ne rendrai compte à personne de mes allées et
venues. Vous voyez la porte?... Voulez-vous bien sortir!»

Ce dernier ordre, M. Quilp le prononça d'une voix si énergique et,
en outre, il l'accompagna d'un geste si violent qui marquait son
intention de s'élancer hors de son hamac, et, tout coiffé de nuit
qu'il était, de reconduire sa femme chez elle à travers les rues,
qu'elle s'enfuit rapide comme une flèche. Son digne seigneur et
maître tendit le cou et les yeux jusqu'à ce qu'elle eût franchi le
terrain du débarcadère; et alors, charmé d'avoir eu cette occasion
d'établir son droit et de poser en fait l'inviolabilité de son
manoir, il partit d'un immense éclat de rire, puis s'abandonna
derechef au sommeil.




CHAPITRE XIV.


L'aimable et joyeux propriétaire du palais de garçon dormit au
milieu de sa société favorite, à savoir: la pluie, la boue, la
saleté, l'humidité, le brouillard et les rats, jusqu'à une heure
assez avancée du jour. Appelant alors son valet de chambre, M. Tom
Scott, et lui ayant ordonné de l'aider à se lever et de lui
préparer son déjeuner, il quitta sa couche et fit sa toilette. Ce
devoir accompli et le repas terminé, Quilp se rendit de nouveau
dans Bewis Marks.

Cette visite n'était pas destinée à M. Swiveller, mais à l'ami et
patron d'icelui, M. Sampson Brass. Ces deux gentlemen étaient
absents l'un et l'autre; jusqu'à miss Sally, la vie et le flambeau
de la loi, qui n'était pas à son poste. Leur absence à tous était
signalée aux visiteurs par un bout de papier écrit de la main de
M. Swiveller et attaché au cordon de la sonnette; sans faire
connaître au lecteur à quel moment de la journée il avait été
placé là, ce papier donnait seulement ce vague et trop discret
avis: «On sera de retour dans une heure.»

«Il y a bien au moins une servante, je suppose, dit le nain en
frappant à la porte de la maison. Voyons ça.»

Après un assez long intervalle de temps, la porte s'ouvrit et une
voix grêle fit entendre ces mots:

«Voulez-vous me laisser votre carte ou une lettre?

-- Hein?» murmura le nain en abaissant son regard (chose tout à
fait contraire à ses habitudes) sur la petite servante.

Et la servante répondit, comme lors de sa première entrevue avec
M. Swiveller:

«Voulez-vous me laisser votre carte ou une lettre?

-- Je vais écrire un billet, dit le nain passant devant elle et
entrant dans l'étude. Songez bien à le remettre à votre maître dès
qu'il sera de retour.»

M. Quilp grimpa sur le haut d'un tabouret pour écrire, tandis que
la petite servante, prémunie contre de pareils événements par les
instructions qu'on lui avait données, attachait sur le nain de
grands yeux, toute prête d'avance, s'il dérobait seulement un pain
à cacheter, à se précipiter dans la rue pour appeler la garde.

Le billet fut promptement écrit; il était très-court. Tout en le
pliant, M. Quilp rencontra le regard de la petite servante. Il
examina longtemps et curieusement cette jeune fille.

«Comment vous trouvez-vous ici?» dit le nain en mâchant un pain à
cacheter avec d'horribles grimaces.

La petite servante, effrayée peut-être par cet examen, ne put
articuler une réponse intelligible; mais le mouvement de ses
lèvres permettait de comprendre qu'elle répétait intérieurement sa
même phrase au sujet d'une carte ou d'une lettre.

«Est-ce qu'on ne vous traite pas mal, ici? Votre maîtresse n'est-
elle pas un vrai cosaque?» dit Quilp d'un ton caressant.

À cette dernière question, la petite servante, avec un regard
très-fin mêlé de crainte, serra fortement sa bouche arrondie, et
secoua vivement la tête.

Soit qu'il y eût dans cette vivacité de mouvement quelque chose
qui plût à M. Quilp, ou que l'expression qu'avaient prise les
traits de la petite servante fixât son attention pour un autre
motif; soit tout simplement qu'il voulût s'amuser à lui faire
perdre contenance, toujours est-il qu'il posa carrément ses coudes
sur le pupitre, et, pressant ses joues entre ses mains, se mit à
la dévisager.

«D'où venez-vous? dit-il après une longue pose en se caressant
doucement le menton.

-- Je ne sais pas.

-- Quel est votre nom?

-- Je n'en ai pas.

-- Quelle bêtise!... Comment votre maîtresse vous appelle-t-elle
quand elle a besoin de vous?

-- Petit démon.»

Elle ajouta tout aussitôt, comme si elle craignait d'autres
questions:

«Voulez-vous me laisser une carte ou une lettre?»

Ces réponses étranges étaient de nature à provoquer des questions
nouvelles. Quilp, cependant, sans prononcer un mot de plus,
détourna son regard de la petite servante, se frotta le menton
d'un air plus préoccupé que jamais; mais se courbant sur le billet
comme pour en écrire l'adresse avec plus de soin et d'exactitude
scrupuleuse, il examina encore la servante du haut de ses épais
sourcils, moins hardiment peut-être, mais fort attentivement. Le
résultat de cette investigation secrète fut que notre nain,
voilant son visage de ses mains, s'amusa de la jeune fille avec
malice et sans bruit, jusqu'au moment où les veines de sa face
furent près de se rompre dans un éclat de rire. Enfonçant alors
son chapeau sur son front pour dissimuler cette gaieté, il lui
jeta le billet et sortit à la hâte.

Une fois dans la rue, il ne put résister à un secret mouvement
d'hilarité, et se mit à rire en se tenant les côtes, mais à rire
de toutes ses forces, essayant de regarder à travers le grillage
de la salle poudreuse, comme pour apercevoir encore la jeune
fille; il prolongea ce manège jusqu'à ce qu'il en fût fatigué.
Enfin il se rendit au Désert, qui était situé à une portée de
fusil de son palais de garçon; là, il commanda, pour le soir, un
thé pour trois personnes dans le berceau du bosquet. En effet, sa
course et son billet avaient eu pour but d'engager miss Sally
Brass et son frère à venir goûter les jouissances qu'on savourait
en ce lieu.

Ce n'était pas précisément la saison où l'on a l'habitude de
prendre le thé dans les tavernes d'été, moins encore dans les
tavernes d'été délabrées, qui dominent les bords vaseux d'un grand
fleuve à la marée basse. Néanmoins, ce fut dans ce lieu choisi que
M. Quilp ordonna qu'on servît une collation froide; et, à l'heure
convenue, il recevait, sous le toit crevassé du berceau ruisselant
d'humidité, M. Sampson avec sa soeur Sally.

«Vous aimez les beautés de la nature, dit Quilp avec une grimace.
N'est-ce pas, Brass, que c'est charmant? N'est-ce pas que c'est
nouveau, pur et primitif?

-- C'est délicieux, en effet, monsieur, répondit le procureur.

-- Un peu frais? dit Quilp.

-- Non... non, pas tout à fait, ce me semble, monsieur, répondit
Brass, dont les dents claquaient de froid.

-- Peut-être un peu humide et fiévreux? dit Quilp.

-- Juste assez humide pour être agréable, répondit Brass; mais
rien de plus, monsieur, rien de plus.

-- Et Sally? ajouta le nain ravi de plaisir; aime-t-elle cet
endroit?

-- Elle l'aimera mieux, répondit la virago, quand elle y prendra
le thé: faites-nous-le servir, et ne m'ennuyez pas davantage.

-- Douce Sally! s'écria Quilp faisant un geste comme pour
l'embrasser; gentille, charmante, ravissante Sally!

-- C'est un homme vraiment remarquable! dit M. Brass dans un de
ces apartés dont il avait l'habitude; c'est vraiment un
troubadour! vous savez, un troubadour!»

Brass semblait laisser tomber ces compliments comme sans y songer,
à son propre insu; mais le malheureux procureur, outre le froid
terrible qu'il ressentait à la tête, avait été mouillé en chemin,
et il eût volontiers consenti même à un sacrifice pécuniaire, pour
échanger le lieu humide où il se trouvait contre une bonne chambre
bien chaude, où il pût se sécher devant un bon feu. De son côté,
Quilp, qui, indépendamment de sa malice démoniaque, n'était pas
fâché de faire expier à Sampson la part qu'il avait prise dans la
scène de deuil dont il avait été l'invisible témoin, du temps
qu'il était noyé, observait ces signes de malaise avec un bonheur
inexprimable; il n'aurait pas éprouvé plus de joie à s'asseoir au
banquet le plus splendide.

Il convient aussi de faire remarquer, comme un petit trait du
caractère de miss Sally Brass, que certainement, pour son propre
compte, elle eût supporté de fort mauvaise grâce les désagréments
du Désert, et qu'elle n'eût sans doute pas manqué de s'en aller
avant l'apparition du thé; mais que, sitôt après avoir remarqué
l'état pénible, la souffrance secrète de son frère, elle témoigna
une satisfaction farouche, et se mit à s'amuser à sa manière.
Quoique la pluie filtrât à travers les fentes du toit et mouillât
leurs têtes, miss Brass ne faisait entendre aucune plainte, et
présidait à la distribution du thé avec un calme imperturbable.
Tandis que M. Quilp, dans sa bruyante hospitalité, installé sur
une barrique vide, vantait ce lieu de plaisance comme le plus beau
et le plus confortable des trois royaumes, et levait son verre
pour boire à leur prochaine réunion de plaisir dans cet agréable
endroit; tandis que M. Brass, avec la pluie qui inondait sa tasse,
faisait de pénibles efforts pour se donner une contenance et
paraître à l'aise; tandis que Tom Scott, qui attendait à la porte
sous un vieux parapluie, se roidissait contre son mal, et
s'efforçait de rire à gorge déployée, miss Sally Brass, sans
songer à la pluie qui tombait sur ses charmes féminins et sur sa
riche toilette, se tenait tranquillement assise devant le plateau,
contemplant avec une jouissance intérieure la disgrâce de son
frère, et satisfaite, dans son généreux oubli d'elle-même, de
rester dans la taverne toute la nuit, en face des tourments qu'il
éprouvait, et que son caractère avare et sordide ne lui permettait
point de vouloir éviter. Et notez bien, car autrement le portrait
ne serait pas complet, quoique ce ne soit qu'un trait, notez bien
que miss Sally sympathisait au plus haut degré avec M. Brass, et
qu'elle eût été hors d'elle si le procureur se fût permis de
contrarier son client en quoi que ce fût.

Au plus fort de cette bruyante partie de plaisir, M. Quilp, ayant,
sous un prétexte en l'air, renvoyé son serviteur aérien, reprit
tout à coup ses manières habituelles, descendit de sa barrique, et
posa une main sur la manche du procureur.

«Un mot, dit le nain, avant d'aller plus loin. Sally, voulez-vous
écouter une minute?»

Miss Sally se rapprocha, accoutumée qu'elle était à avoir avec
leur hôte des conférences qui n'en valaient que mieux, pour être
dissimulées sous un air d'indifférence.

«C'est une affaire, dit le nain promenant son regard du frère à la
soeur, une affaire très-délicate. Réfléchissez-y bien de concert
quand vous serez seuls.

-- Certainement, monsieur, répondit Brass tirant de sa poche son
agenda et son crayon. Je vais prendre note des points principaux,
s'il vous plaît, monsieur. Des documents remarquables, ajouta le
procureur en levant les yeux au plafond, des documents
parfaits!... Il présente tout avec tant de lucidité, que c'est un
plaisir de recueillir ses paroles! Je ne connais pas un acte du
Parlement qui le vaille pour être clair.

-- Si c'est un plaisir, je suis bien fâché d'être obligé de vous
en priver, dit sèchement Quilp. Serrez votre livre. Nous n'avons
pas besoin de notes. Voilà: il y a un garçon nommé Kit...»

Miss Sally fit un signe de tête pour témoigner qu'elle connaissait
ce garçon.

«Kit? dit M. Sampson. Kit?... ah! oui, j'ai entendu ce nom-là;
mais je ne me rappelle pas bien... Je ne me rappelle pas bien...

-- Vous êtes aussi lent qu'une tortue, et vous avez le crâne aussi
épais qu'un rhinocéros! répliqua son gracieux client avec un geste
d'impatience.

-- Il est admirablement facétieux!... s'écria l'obséquieux
Sampson. Ses connaissances en histoire naturelle sont
prodigieuses. C'est un vrai _Bouffon_.»

Nul doute que M. Brass ne voulût faire un compliment à son hôte;
et il est vraisemblable de penser qu'il avait eu l'intention de
dire _Buffon_, mais qu'il avait laissé se glisser dans le mot une
voyelle de trop. Quoi qu'il en soit, Quilp ne lui laissa pas le
temps de se reprendre, mais il s'acquitta lui-même de ce soin en
lui assenant sur la tête un coup du manche de son parapluie.

«Pas de querelle entre nous, dit miss Sally retenant la main de
Quilp. Je vous ai dit que je connais ce garçon, et cela suffit.

-- Elle est toujours dans la question! dit le nain en lui donnant
une tape sur le dos et regardant Sampson avec dédain. Sally, je
n'aime point ce Kit.

-- Ni moi, répondit miss Brass.

-- Ni moi, dit Sampson.

-- Alors, ça va bien, s'écria Quilp. La moitié de notre besogne
est déjà faite. C'est un de ces honnêtes gens, un de ces beaux
caractères, un animal qui rôde pour surprendre les secrets, un
hypocrite, un double masque, un lâche, un espion furtif, un chien
couchant devant ceux qui le nourrissent et l'amadouent, mais pour
tous les autres, c'est un dogue qui vient vous aboyer dans les
jambes.

-- Quelle terrible éloquence! s'écria Brass en éternuant. C'est
effrayant!

-- Venons-en à l'affaire, dit miss Sally; pas tant de discours!

-- C'est juste, s'écria Quilp en laissant tomber un nouveau regard
de dédain sur Sampson; toujours elle est dans la question! Je dis,
Sally, que ce Kit est un dogue aboyeur et insolent pour tout le
monde, mais surtout pour moi. En un mot, je lui garde rancune.

-- Cela suffit, monsieur, dit Sampson.

-- Non, cela ne suffit pas, monsieur, dit Quilp en ricanant;
voulez-vous bien m'écouter jusqu'à la fin? Outre que je lui garde
rancune sur ce qu'il me contrecarre en ce moment et s'est placé
comme une barrière entre moi et un résultat qui sans cela pourrait
être une mine d'or pour nous tous; outre ce motif, je répète qu'il
me déplaît, que je le hais. Maintenant, vous connaissez ce garçon,
c'est à vous à deviser le reste. Trouvez entre vous quelque moyen
de me débarrasser de lui, et mettez-le à exécution. Puis-je y
compter?

-- Vous pouvez y compter, monsieur, dit Sampson.

-- Alors donnez-moi la main, répliqua Quilp. Sally, ma belle
enfant, donnez-moi la vôtre: je compte sur vous tout autant et
même plus que sur lui. Voici justement Tom Scott qui revient.
Holà! de la lumière, des pipes, du grog encore! du grog
toujours!... et vive cette charmante soirée!»

Pas un mot de plus ne fut prononcé, pas un regard de plus échangé
qui eût le moindre rapport au sujet réel de cette réunion. Ce trio
avait l'habitude d'agir de concert; les liens d'un intérêt mutuel
les attachaient les uns aux autres; il n'était donc pas besoin de
plus amples explications entre eux. Quilp, reprenant ses façons
bruyantes aussi aisément qu'il les avait quittées, se montra au
bout d'un instant le même tapageur, le même petit sans souci, le
même viveur que quelques minutes auparavant. Il était dix heures
précises quand l'aimable Sally sortit du Désert, soutenant son
tendre et bien-aimé frère qui avait le plus grand besoin de
l'appui fraternel que pouvait lui procurer ce corps délicat, son
pas étant, pour une cause inconnue, fort loin d'être solide, et
ses jambes ayant des dispositions à faire sans cesse des écarts et
à se poser tout de travers.

Accablé, malgré les sommes prolongés qu'il avait faits, par les
fatigues de ces jours derniers, le nain, ne perdit pas de temps
pour se rendre à sa riante demeure, où bientôt il rêva dans son
hamac.

Abandonnons-le à ses rêves, auxquels ne sont peut-être pas
étrangères les douces figures que nous avons laissées sous le
porche de la vieille église, et allons rejoindre nos voyageurs qui
sont assis à regarder devant eux.




CHAPITRE XV.


Après un assez long temps, le maître d'école reparut à la petite
porte du cimetière. Il accourait vers ses amis tenant à la main un
trousseau de clefs rouillées que le mouvement de sa marche faisait
tinter les unes contre les autres. La précipitation et le plaisir
qu'il éprouvait l'avaient mis presque hors d'haleine lorsqu'il
atteignit le porche: il ne put d'abord que montrer du doigt le
vieux bâtiment que l'enfant avait contemplé avec tant d'attention.

«Vous voyez ces deux vieilles maisons? dit-il enfin.

-- Oui, certainement, répondit Nell. Je n'ai guère regardé
qu'elles pendant toute votre absence.

-- Et sans doute vous les eussiez regardées plus curieusement
encore si vous aviez deviné ce que j'ai à vous dire. L'une de ces
maisons sera la mienne.»

Sans s'expliquer davantage ni laisser à l'enfant le loisir de
répliquer, le maître d'école prit la main de Nelly, qu'il mena, le
visage tout rayonnant de joie, jusqu'à l'endroit dont il lui avait
parlé.

Ils s'arrêtèrent devant une porte basse et cintrée. Après avoir
inutilement essayé plusieurs clefs, le maître d'école finit par en
trouver une à laquelle céda l'épaisse serrure. La porte s'ouvrit,
en criant sur ses gonds, et permit aux visiteurs d'entrer dans la
maison.

La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était une chambre voûtée,
qui jadis avait été soigneusement décorée par d'habiles
architectes, et qui conservait encore dans son beau plafond aux
vives arêtes, aux riches broderies de pierre, des vestiges
brillants de son ancienne splendeur. Le feuillage sculpté sur les
murs et qui défiait l'oeuvre même de la nature, était demeuré à sa
place comme pour dire combien de fois les feuilles des arbres
avaient repoussé et s'étaient flétries, tandis que celles-là
avaient bravé le temps sans éprouver de changement. Les figures à
demi brisées qui supportaient l'entablement de la cheminée, bien
que mutilées, laissaient voir encore ce qu'elles avaient été
autrefois avant d'être cachées sous la couche de poussière qui les
recouvrait, et s'élevaient tristement aux deux côtés du foyer
vide, comme des créatures qui auraient survécu à leur génération
et s'affligeraient de ne pouvoir mourir comme elle.

À une époque éloignée, car le changement même était antique dans
ce lieu plein de vétusté, une cloison de bois avait été construite
dans une partie de la pièce pour former un cabinet qui pût servir
de chambre à coucher: vers ce temps, la lumière y pénétrait par
une croisée ou plutôt une lucarne grossièrement percée dans
l'épaisse muraille. Les matériaux dont elle était formée, ainsi
que deux sièges déposés dans la vaste cheminée, avaient, à une
date oubliée, fait partie de l'église du couvent; car le chêne,
approprié précipitamment à sa destination actuelle, avait été
altéré dans sa forme première, mais n'en présentait pas moins une
quantité de fragments de riches moulures empruntées aux stalles
des religieux.

Une porte tout ouverte menait à une petite chambre ou cellule, où
la lumière pénétrait à peine à travers un rideau de lierre, et qui
complétait l'intérieur de cette partie des ruines. La maison
n'était pas tout à fait dégarnie de meubles. Quelques sièges de
forme antique, dont les bras et les pieds semblaient s'être
affaissés avec l'âge; une table, ou plutôt un fantôme de table; un
grand vieux coffre qui avait jadis contenu les registres de
l'église; enfin, divers objets utiles servant aux usages
domestiques, et une certaine quantité de bois à brûler pour la
provision d'hiver; tout cela était rangé dans la chambre et
fournissait autant de preuves certaines que la maison avait été
habitée à une époque récente.

L'enfant tournait autour d'elle des regards empreints de ce
sentiment de pieuse vénération avec lequel nous contemplons
l'oeuvre des siècles qui sont devenus comme autant de gouttes
d'eau dans l'immense océan de l'éternité. Le vieillard les avait
suivis. Tous trois restèrent quelque temps silencieux; ils
retenaient leur souffle, comme s'ils avaient craint de troubler,
même par le moindre bruit, le silence de ce lieu vénérable.

«Oh! la belle maison!... dit enfin l'enfant à voix basse.

-- J'avais peur qu'elle ne vous parût différente, répondit le
maître d'école. Vous avez frissonné quand nous y sommes entrés,
comme si vous l'aviez trouvée froide ou sombre.

-- Ce n'était pas cela, répondit Nelly regardant autour d'elle
avec un léger frémissement. En vérité, je ne saurais vous dire ce
que c'était; mais j'ai éprouvé le même effet lorsque du porche de
l'église j'ai contemplé l'extérieur de cette maison. Peut-être
est-ce parce qu'elle est si vieille et si grise.

-- C'est un endroit où il doit faire bon vivre, ne trouvez-vous
pas? dit son ami.

-- Oh! répondit l'enfant en joignant les mains avec ardeur; un
endroit tranquille et heureux, un bon endroit pour vivre et pour
apprendre à mourir!»

Elle en eût dit davantage; mais dominée par l'énergie de ses
pensées, sa voix se troubla, et les sons ne vinrent plus à ses
lèvres qu'en soupirs confus.

-- Un bon endroit pour vivre, et pour apprendre à vivre, pour
acquérir la santé de l'esprit et du corps! dit le maître d'école.
Car cette vieille maison sera la vôtre.

-- La nôtre!... s'écria l'enfant.

-- Oui, répondit gaiement le maître d'école, et pour bien des
années heureuses, j'espère. Je serai votre proche voisin, porte à
porte. Voilà votre maison.»

Débarrassé maintenant du poids de la grande surprise qui leur
était préparée, le maître d'école s'assit et fit placer Nell près
de lui. Il lui raconta alors comment il avait appris que cet
ancien bâtiment avait été occupé depuis fort longtemps par une
vieille femme âgée de près de cent ans, qui gardait les clefs de
l'église, l'ouvrait et la fermait pour les services et la montrait
aux étrangers; comme quoi cette vieille femme était morte quelques
semaines auparavant sans qu'on eût trouvé depuis quelqu'un à qui
confier cet emploi; comme quoi, ayant appris ces circonstances
dans une conversation avec le fossoyeur, qui était retenu au lit
par un rhumatisme, il avait été amené à parler de sa compagne de
voyage: ce qui avait été si favorablement accueilli par cette
haute autorité, que, sur son conseil, il s'était déterminé à
soumettre ce sujet au desservant. En un mot, le résultat de ses
démarches était que Nell et son grand-père devaient être
présentés, le lendemain, au ministre: il ne restait donc plus
qu'une pure formalité. Mais ils étaient par le fait déjà nommés au
poste vacant.

«Il y a, dit-il, aussi un petit traitement. Sans doute ce n'est
pas grand'chose, mais c'est assez pour vivre dans cette retraite.
En réunissant nos ressources nous serons à l'aise, n'ayez pas
peur.

-- Que Dieu vous bénisse et vous protège! dit l'enfant avec des
larmes d'attendrissement.

-- _Amen_, ma chère, répondit son ami d'un ton de douce gaieté;
puisse le ciel me bénir toujours comme il l'a déjà fait en nous
conduisant à travers les soucis et les fatigues jusqu'à cette vie
tranquille. Mais à présent il s'agit de voir ma maison... Allons,
venez!»

Ils se rendirent à l'autre bâtiment. Il fallut chercher dans le
trousseau des clefs rouillées; enfin, ils trouvèrent celle qu'il
fallait et ouvrirent la porte vermoulue. Elle donnait sur une
chambre voûtée et antique, semblable à celle qu'ils venaient de
quitter, mais moins spacieuse et n'ayant pour dépendance qu'une
autre petite pièce. Il n'était pas difficile de comprendre que la
première maison était celle du maître d'école, et que l'excellent
homme avait choisi la moins commode, dans son affection pleine
d'égards pour ses amis. Ainsi que l'autre maison, celle-ci était
garnie des meubles les plus nécessaires, et elle avait également
sa provision de bois.

Maintenant ils avaient à s'occuper (occupation bien agréable), de
rendre ces habitations aussi confortables que possible. Bientôt
chacune des maisons eut son feu brûlant et pétillant dans l'âtre,
et colorant les murs vieux et blêmes d'une clarté vive et gaie.
Nelly exerça activement son aiguille; elle répara les rideaux de
croisée en lambeaux, rajusta les déchirures que le temps avait
faites dans les morceaux usés de tapis qu'elle réunit pour leur
donner un air décent. Le maître d'école nettoya et aplanit le
terrain devant la porte, coupa l'herbe haute, arracha le lierre et
les plantes rampantes qui laissaient pendre en désordre leurs
tiges languissantes; il donna à l'extérieur des murs un air de
propreté et presque de parure. Le vieillard, tantôt seul, tantôt
avec l'enfant, les aidait tous deux, rendait patiemment quelques
petits services, et se trouvait heureux. Les voisins aussi, au
sortir du travail, vinrent les assister, ou bien leur envoyèrent
par leurs enfants de petits présents et des objets de nécessité
première pour des étrangers. La journée avait été bien remplie:
quand la nuit arriva, elle les trouva tout étonnés qu'il y eût
encore tant à faire et que l'ombre descendit sitôt.

Ils soupèrent ensemble dans la maison que nous appellerons
désormais «la maison de l'enfant», et, le repas terminé, ils
s'assirent en cercle devant l'âtre. Là, à demi-voix, car leur
coeur était trop plein et trop satisfait pour leur permettre de
parler à voix haute, ils s'entretinrent de leurs plans d'avenir.
Avant qu'ils se séparassent, le maître d'école fit lecture de
quelques prières; puis, remplis de bonheur et de reconnaissance
envers Dieu, ils se quittèrent pour le reste de la nuit.

À cette heure silencieuse, tandis que le grand-père dormait
paisiblement dans son lit et que tout se taisait, l'enfant demeura
devant les cendres mourantes à évoquer le souvenir de ses
aventures passées, comme si ce n'était qu'un rêve dont elle aimait
à ranimer l'image confuse. La clarté du feu qui s'affaissait,
réfléchie par les panneaux de chêne dont les saillies sculptées se
découpaient en lignes sinistres sur l'obscurité du plafond; les
murailles antiques, où d'étranges ombres allaient et venaient,
suivant les vacillations de la flamme; l'aspect solennel du
dépérissement qui finit par ronger aussi les objets inanimés et
invisibles; partout enfin, autour d'elle, l'image de la mort; cet
ensemble portait dans l'âme de Nelly de graves pensées, mais aucun
sentiment de terreur ni d'alarme. Peu à peu une métamorphose
s'était opérée en elle dans les jours de solitude et de chagrin:
sa force avait diminué, mais son courage s'était fortifié; son
esprit avait grandi, son âme s'était épurée; dans son sein avaient
germé ces saintes pensées et ces graves espérances qui
n'appartiennent guère qu'aux faibles et aux languissants. Personne
ne vit cette créature fragile lorsqu'elle s'éloigna doucement du
feu et qu'elle alla s'appuyer pensive au bord de la petite fenêtre
ouverte; nul, si ce n'est les étoiles, n'était là pour apercevoir
son visage levé vers le ciel et y lire son histoire. La vieille
cloche de l'église sonnait l'heure avec un timbre mélancolique,
comme si elle ressentait quelque tristesse d'avoir de si longs
entretiens avec les morts, et d'adresser tant d'avertissements
inutiles aux vivants; les feuilles mortes bruissaient, l'herbe
frémissait sur les tombes; hors cela, tout était tranquille, tout
dormait.

Quelques-uns de ces dormeurs sans rêves étaient couchés dans
l'ombre de l'église, près des murs; comme s'ils s'y attachaient
pour y trouver protection et bien-être. D'autres avaient choisi
leur asile sous l'ombrage mouvant des arbres; d'autres sur le
chemin où l'on pouvait passer près d'eux; d'autres parmi les
tombes des petits enfants. Il y en avait qui avaient préféré
s'étendre sur le sol même qu'ils avaient foulé dans leurs
pérégrinations du jour; d'autres, là où le soleil couchant
échaufferait leur petit lit; d'autres, là où ses premiers rayons
les éclaireraient dès l'aube. Peut-être n'y avait-il aucune de ces
âmes, emprisonnées maintenant dans la tombe, qui eût jamais de son
vivant songé à se séparer de l'église, sa vieille compagne; ou si
cette pensée avait jamais traversé son esprit, il avait conservé
encore pour elle cet amour que l'on a vu des prisonniers garder à
la cellule où ils avaient été longtemps confinés, et dont
l'étroite enceinte, au moment du départ, les retenait encore par
de chers et douloureux regrets.

Il s'écoula de longues heures avant que l'enfant refermât la
fenêtre et gagnât son lit. Elle éprouvait encore quelque chose de
semblable aux sensations d'autrefois, un frisson involontaire, une
sorte de frayeur momentanée, mais qui s'évanouit aussitôt sans
laisser d'alarme après soi. Ses rêves lui montrèrent aussi de
nouveau le petit écolier; le toit s'ouvrit, et toute une colonne
de visages brillants montaient dans les hauteurs du ciel, comme
elle en avait vu dans les vieilles gravures des saintes écritures.
Chers anges! ils abaissaient leurs regards sur le lit ou elle
reposait. Quel doux et heureux songe! Au dehors, la tranquillité
de la nature était restée la même, si ce n'est que l'air
retentissait des accords d'une musique et du battement des ailes
des séraphins. Au bout de quelque temps, miss Edwards et sa soeur
lui apparurent, se tenant par la main, et se promenant parmi les
tombes. Et alors le rêve devint confus et s'évanouit.

Avec l'éclat et la gaieté du matin, revint aussi la continuation
des travaux de la veille, le retour de ses pensées agréables, un
redoublement d'énergie, de tendresse et d'espérance. Ils
travaillèrent activement tous trois, jusqu'à midi à mettre en
ordre et arranger leurs maisons; puis ils allèrent faire visite au
desservant.

C'était un vieux gentleman au coeur simple, à l'esprit humble,
modeste, ami de la retraite. Il connaissait peu le monde, qu'il
avait quitté depuis bien des années pour venir s'établir en ce
lieu. Sa femme était morte dans la maison même qu'il occupait
encore, et il y avait longtemps qu'il s'était détaché des joies et
des espérances de la terre.

Il reçut avec bonté les visiteurs et montra tout de suite de
l'intérêt à Nelly. Il s'informa de son nom, de son âge, du lieu de
sa naissance, des événements qui l'avaient conduite dans ce pays,
et ainsi de suite. Déjà le maître d'école avait raconté l'histoire
de l'enfant.

«Ils n'ont laissé, lui avait-il dit, aucun ami derrière eux: ils
sont sans feu ni lieu. Ils sont venus ici partager mon sort.
J'aime cette enfant comme si elle était à moi.

-- Bien, bien, dit le desservant. Qu'il soit fait comme vous le
désirez. Elle est bien jeune.

-- Elle est plus vieille que son âge, mûrie trop tôt par l'épreuve
de l'adversité, monsieur, répondit le maître d'école.

-- Que Dieu l'assiste! Qu'elle se repose et qu'elle oublie tous
ses malheurs! dit le vieux desservant. Mais une église antique est
un lieu triste et sombre pour un être aussi jeune que vous, mon
enfant.

-- Oh! non, monsieur, répliqua Nelly. Je suis bien loin de penser
ainsi, assurément.

-- J'aimerais mieux la voir danser le soir sur le gazon, dit le
desservant, en posant sa main sur la tête de Nelly et souriant
avec mélancolie, que de la voir assise à l'ombre de nos arceaux
poudreux. Songez à cela, et jugez si nos ruines solennelles ne
pèseront pas sur son coeur. Votre demande vous est accordée, mon
cher ami.»

Après quelques autres paroles d'un accueil cordial, les visiteurs
se retirèrent et se rendirent à la maison de l'enfant. Ils y
avaient entamé une conversation sur leur heureuse fortune, quand
un autre ami parut.

C'était un petit vieillard qui vivait au presbytère où il s'était
établi, comme le maître d'école et ses protégés ne tardèrent pas à
l'apprendre, depuis la mort de la femme du desservant, qui
remontait à une quinzaine d'années environ. Dès le collège, il
avait été le meilleur ami du ministre, et depuis, en tout temps,
son compagnon assidu. Dans les premiers moments de douleur il
était accouru pour le consoler et le soutenir, et, à partir de
cette époque, jamais ils ne s'étaient séparés. Le petit vieillard
était l'âme du village, le conciliateur de tous les différends;
c'était l'ordonnateur de toutes les fêtes, le dispensateur des
libéralités de son ami, auxquelles il ajoutait beaucoup du sien;
le médiateur universel, le consolateur de tous les affligés. Pas
un des braves villageois n'avait songé à s'informer de son nom,
ou, s'ils l'avaient appris, ils l'avaient oublié pour lui donner
un autre titre. Peut-être d'après une vague rumeur des succès
qu'il avait obtenus au collège et donc le bruit s'était répandu
lors de son arrivée, peut-être aussi parce qu'il ne s'était pas
marié et ne menait pas de famille à sa suite, on l'avait appelé
«le vieux bachelier.» Ce nom lui plaisait, ou du moins lui
convenait autant qu'un autre, et depuis ce temps il était resté
pour tout le monde le vieux bachelier. Or, c'était le vieux
bachelier, nous devons le dire, qui avait eu soin de faire
apporter la provision de combustible trouvée par les voyageurs
dans leur nouveau domicile.

Il souleva le loquet, montra un moment au seuil de la porte sa
bonne petite face ronde, et entra dans la chambre en homme qui
n'était pas étranger aux localités.

«Vous êtes monsieur Marton, le nouveau maître d'école? dit-il en
saluant l'ami de Nell.

-- Oui, monsieur.

-- Vous arrivez ici avec d'excellentes recommandations et je suis
charmé de vous voir. Je serais venu vous visiter dès hier, car
j'attendais votre arrivée, mais j'ai été obligé d'aller dans le
pays porter une lettre d'une mère malade à sa fille qui est en
service à quelques milles d'ici; je ne fais que de revenir. N'est-
ce pas là la jeune gardienne de notre église? Vous n'en êtes que
davantage le bienvenu pour nous l'avoir amenée ainsi que ce
vieillard. Et c'est de bon augure pour un maître que d'avoir
commencé par apprendre lui-même à pratiquer l'humanité.

-- Depuis quelque temps elle a bien souffert, dit le maître
d'école, répondant ainsi au regard que le visiteur avait laissé
tomber sur Nelly en l'embrassant sur la joue.

-- Oui, oui, je vois bien qu'elle a souffert, dit le vieux
bachelier. Ils ont cruellement souffert, et leur coeur aussi.

-- En effet, monsieur, ce n'est que trop vrai.»

Tour à tour, le vieux bachelier promena son regard du grand-père à
l'enfant, dont il prît tendrement la main. Il se leva.

«Vous serez plus heureux avec nous, dit-il; ou du moins nous
ferons tout pour cela. Vous avez déjà fait bien des améliorations
ici. Est-ce votre ouvrage, mon enfant?

-- Oui, monsieur.

-- Nous en ferons d'autres encore, qui ne vaudront certainement
pas mieux, mais au moins avec plus de ressources. À présent,
voyons, voyons un peu.»

Nell l'accompagna dans les autres petites chambres ainsi que dans
le reste des deux maisons. Il fit la remarque qu'il manquait çà et
là divers objets nécessaires et s'engagea à y pourvoir, grâce à
une collection d'articles divers qu'il possédait chez lui, et ce
devait être un magasin des plus variés et des plus hétérogènes.
Tout cela arriva presque aussitôt: car une dizaine de minutes ne
s'étaient pas écoulées, quand le petit gentleman qui venait de les
quitter reparut chargé de vieilles planches, de morceaux de tapis,
de couvertures et autres objets d'usage domestique; il était suivi
d'un jeune homme qui portait un fardeau de même nature. On jeta le
tout en un monceau sur le parquet; puis il fallut déployer une
grande activité pour débrouiller, arranger, mettre en place les
dons du vieux bachelier qui présidait au travail avec un plaisir
extrême et y mettait la main lui-même avec une vivacité sans
égale. Lorsqu'il ne resta plus rien à faire, il ordonna au jeune
homme d'aller rassembler les enfants de l'école et de les amener
devant leur nouveau maître, qui les passerait solennellement en
revue.

«Une jolie collection d'élèves, mon cher Marton; vous serez
content de les voir, dit-il, se tournant vers le maître d'école
quand le jeune homme se fut éloigné. Mais je ne leur dis pas ce
que je pense d'eux; cela gâterait tout.»

Le messager reparut bientôt à la tête d'une longue file de
bambins, grands et petits, qui, reçus par le vieux bachelier à la
porte de la maison, tombèrent dans une foule de convulsions de
politesse, pour montrer leur civilité; tenant d'une main serrée
leurs chapeaux et leurs bonnets réduits à leur plus simple
expression et se livrant à toute sorte de saluts et de révérences:
le vieux gentleman contemplait d'un oeil ravi ces démonstrations
de respect auxquelles il donnait son approbation par de fréquents
signes de tête et des sourires réitérés. La vérité est que le
plaisir qu'il avait à les voir n'était pas aussi scrupuleusement
dissimulé qu'il avait bien voulu le faire croire au maître
d'école; il ne pouvait s'empêcher de le manifester par des
remarques confidentielles et des chuchotements prononcés assez
haut pour que chacun des élèves l'entendît parfaitement.

«Ce premier enfant, mon cher maître d'école, dit le vieux
bachelier, c'est John Owen; un garçon plein de moyens, monsieur,
une nature franche et honnête; mais c'est trop irréfléchi, trop
joueur, trop léger. Cet enfant, mon cher monsieur, se romprait le
cou pour s'amuser et priverait ainsi ses parents de leur
principale consolation; et entre nous, regardez-le bien quand il
fera le lévrier en jouant à la chasse au lièvre, vous verrez comme
il franchit haies et fossés et comme il glisse adroitement tout du
long jusqu'au bas de la petite carrière. Vous verrez, vous verrez!
Vraiment c'est magnifique.»

John Owen, après cette admonition terrible dont il n'avait rien
perdu, fit place à un autre enfant également présenté par le vieux
bachelier.

«Maintenant, monsieur, dit-il, regardez celui-ci. Vous le voyez?
Il se nomme Richard Evans. Il a une facilité surprenante pour
apprendre; il est doué d'une bonne mémoire et d'une intelligence
ouverte; en outre, il possède une belle voix et une oreille juste
pour chanter les psaumes, et sous ce rapport, personne ne le vaut
ici. Cependant, monsieur, cet enfant finira mal; il mourra sur
l'échafaud, j'en ai peur; croiriez-vous qu'à l'église monsieur
s'endort toujours pendant le sermon? et tenez! pour vous avouer
toute la vérité, monsieur Marton, je faisais de même à son âge, et
je suis bien certain que cela tenait à ma constitution et que je
ne pouvais m'en empêcher.»

L'élève plein d'avenir étant bien et dûment édifié par ce reproche
effrayant, notre vieux garçon passa à un autre.

«Mais à propos d'exemples à éviter, dit-il, j'ai là des petits
garçons qui semblent faits tout exprès pour servir d'avertissement
et de fanal à tous leurs camarades. En voici un que vous
n'épargnerez pas, j'espère. Ce gaillard que vous voyez là, avec
des yeux bleus et des cheveux blond clair; c'est un nageur,
monsieur, un plongeur, Dieu nous bénisse! c'est un garnement,
monsieur, qui a eu la fantaisie de se jeter dans dix-huit pieds
d'eau tout habillé pour repêcher un chien d'aveugle qui se noyait
sous le poids de sa chaîne et de son collier, tandis que le maître
de l'animal se tordait les mains sur le rivage, se lamentant sur
la perte de son guide, de son meilleur ami. J'ai envoyé sous le
voile de l'anonyme deux guinées à ce brave enfant pour la peine,
aussitôt que j'ai su ce beau trait, ajouta le vieux bachelier avec
ce ton de demi-voix qui lui était particulier; mais n'en soufflez
mot, car il ne se doute pas le moins du monde que cet argent lui
soit venu de moi.»

Après ce grand coupable, le vieux garçon passa à un autre, puis à
un troisième, et ainsi de suite tout le long de la rangée, et pour
mieux les retenir dans les bornes de la discipline, il ne manquait
pas d'insister avec le même zèle sur celles de leurs qualités qui
lui plaisaient le plus et se rapportaient le plus sans doute à ses
préceptes et à son propre exemple. À la fin, craignant de les
avoir affligés par son excessive sévérité, il les renvoya tous
avec un petit présent, en les invitant à retourner paisiblement
chez eux sans sauter, ni se battre, ni se détourner de leur
chemin; ajoutant, toujours à demi-voix, mais de manière à être
entendu de tous, que lorsqu'il était enfant il n'aurait jamais pu
s'empêcher de désobéir à un ordre semblable, dût sa vie en
dépendre.

À partir de ce moment, le maître d'école conçut bonne espérance
pour lui-même de ces dispositions cordiales et bienveillantes du
vieux bachelier. Il le quitta, le coeur léger, l'esprit joyeux, et
s'estima l'homme le plus heureux de la terre. Cette nuit-là
encore, les fenêtres des deux antiques maisons s'éclairèrent du
reflet des bons feux qu'on entretenait à l'intérieur; et le vieux
garçon, avec son ami le desservant, s'arrêtant pour contempler ces
fenêtres au moment où ils revenaient de leur promenade du soir,
s'entretinrent à voix basse de la charmante enfant, mais ils se
retournèrent vers le cimetière avec un soupir.




CHAPITRE XVI.


Dès le matin, Nelly fut levée de bonne heure: après s'être
acquittée d'abord des soins du ménage, après avoir tout apprêté
pour le maître d'école, bien assurément contre le désir de cet
excellent homme, car il eût voulu lui épargner cette peine, elle
détacha d'un clou enfoncé près de la cheminée un petit trousseau
de clefs que le vieux bachelier lui avait solennellement remis la
veille, et elle sortit seule pour aller visiter l'église.

Le ciel était serein et brillant, l'air transparent, parfumé de la
fraîche senteur des feuilles récemment tombées, et vivifiant pour
les sens. Le cours d'eau voisin étincelait et coulait avec un
murmure mélodieux; la rosée scintillait sur les tertres verts,
comme des larmes versées sur les morts par les esprits
bienfaisants.

Quelques jeunes enfants, aux figures épanouies, jouaient à cache-
cache parmi les tombes. Ils avaient avec eux un petit poupon
qu'ils avaient posé tout endormi sur la sépulture d'un enfant dans
un lit de feuilles sèches. Cette sépulture était toute récente;
peut-être en ce lieu gisait une petite créature qui, douce et
patiente dans sa maladie, s'était souvent mise là sur son séant
pour regarder ces heureux joueurs, avant de se reposer tout à fait
à la même place.

Nelly s'arrêta près de la troupe mutine et demanda à l'un des
enfants:

«De qui est-ce là le tombeau?

-- Ce n'est pas un tombeau, répondit celui-ci; c'est un jardin...
le jardin de mon frère. Il est plus vert que les autres jardins,
et les oiseaux l'aiment bien, parce que mon frère avait l'habitude
de donner à manger aux oiseaux.»

Tout en parlant, l'enfant considérait Nelly avec un sourire. Il
s'agenouilla, s'étendit un moment en appuyant sa joue contre le
gazon, puis se releva et s'enfuit gaiement en quelques bonds
rapides.

Nelly dépassa l'église, dont elle contempla la tour gothique,
franchit la porte guichetée du cimetière, et pénétra dans le
village. Le vieux fossoyeur, appuyé sur une béquille, prenait
l'air devant la porte de sa chaumière et il souhaita le bonjour à
Nelly.

«Allez-vous mieux? dit Nelly s'arrêtant pour causer avec lui.

-- Oui, certainement, répondit le vieillard. Je vous remercie
beaucoup; infiniment mieux.

-- Avant peu, vous serez tout à fait bien.

-- Avec la permission de Dieu et un peu de patience. Mais entrez,
entrez.»

Le vieux fossoyeur la précéda en boitant.

«Prenez garde; il y a, dit-il, un pas à descendre.»

Ayant lui-même descendu ce pas, non sans une grande difficulté, il
introduisit Nelly dans sa modeste habitation.

«Vous voyez, dit-il, il n'y a qu'une chambre. Il y en a bien une
autre là-haut, mais depuis quelques années elle ne me sert pas,
parce que l'escalier est devenu trop rude à monter. Toutefois, je
pense bien que je la reprendrai l'été prochain.»

Nelly s'étonna qu'une tête grise comme cet homme, surtout exerçant
une pareille profession, pût parler aussi à l'aise du temps à
venir. Il s'aperçut que son regard se promenait sur les outils
accrochés le long de la muraille, et il sourit.

«Je parie, dit-il, savoir ce que vous pensez.

-- Eh bien?

-- Vous pensez que je me sers de tous ces outils pour creuser les
tombes.

-- En effet, je m'étonnais de ce que vous aviez besoin d'en
employer tant.

-- Et vous aviez bien raison. C'est que, voyez-vous, je suis
jardinier. Je bêche le terrain pour y planter des choses destinées
à vivre et à croître. Il ne faut pas croire que mes oeuvres
doivent toutes moisir et pourrir en terre. Voyez-vous au milieu
cette bêche?

-- Qui est si vieille, si ébréchée, si usée?... Oui.

-- C'est la bêche du fossoyeur, et vous voyez qu'elle a du
service. On se porte bien dans ce pays-ci, et cependant elle a
fait joliment du travail. Si elle pouvait parler, cette bêche,
elle vous parlerait de plus d'une besogne inattendue qu'elle et
moi nous avons accomplie ensemble; mais j'oublie tout à présent,
je n'ai plus qu'une pauvre mémoire. Ce n'est pas bien nouveau ce
que je vous dis là, ajouta-t-il avec empressement; cela a toujours
été et sera toujours.

-- Voilà des fleurs et des arbustes pour témoigner de votre autre
besogne, dit l'enfant.

-- Oh! oui, et aussi de grands arbres... Et ceux-ci ne sont pas
étrangers aux travaux du fossoyeur, comme vous pourriez le croire.

-- Non!...

-- Non, c'est-à-dire dans mon esprit, dans mon souvenir. Souvent
ils ont aidé ma mémoire; car ils me disent que j'ai planté tel
arbre pour la naissance de tel homme. L'arbre reste pour me
rappeler que l'homme est mort. Quand je contemple son ombre large,
et me souviens de ce qu'était cet arbre au temps de cet homme,
cela me remet juste à la pensée l'âge de mon autre besogne, et
alors je puis vous préciser l'époque où je creusai sa tombe.

-- Mais il y en a qui peuvent vous faire souvenir aussi de
quelqu'un de vivant?

-- De vingt morts pour un vivant, tant femmes que maris, pères et
mères, frères, soeurs, enfants, amis, oh! oui, une vingtaine pour
le moins. Voilà ce qui fait que la bêche du fossoyeur est devenue
tout usée, tout ébréchée. Il m'en faudra une neuve l'été
prochain.»

L'enfant le regarda vivement; elle s'imaginait que ce vieillard
voulait plaisanter avec son âge et ses infirmités; mais le
fossoyeur qui ne se doutait nullement de sa surprise parlait très-
sérieusement.

«Ah! dit-il après un court silence, les hommes n'apprennent
rien... Non, ils n'apprennent rien. Il n'y a que nous, nous qui
retournons cette terre où rien ne pousse et où tout meurt, qui
pensions à ces choses; je dis, comme il faut y penser... Vous avez
été à l'église?

-- J'y vais en ce moment, répondit Nell.

-- Il y a là, dit le fossoyeur, un vieux puits, juste sous le
beffroi, un puits profond, noir et sonore. Durant quarante ans,
vous n'avez qu'à laisser glisser le seau jusqu'à ce que le premier
noeud de la corde soit dégagé du treuil, et alors vous l'entendez
clapoter dans l'eau froide et sombre. Peu à peu l'eau se retire;
de sorte qu'au bout de dix ans il faut plonger jusqu'au second
noeud, dérouler beaucoup plus de corde, sinon le seau se balance
tendu et vide. Dix ans après, l'eau s'est retirée encore; cela va
jusqu'au troisième noeud. Dix ans de plus, et le puits s'est
desséché; et alors si vous descendez le seau jusqu'à ce que vos
bras soient épuisés de fatigue et que vous ayez employé à peu près
toute la corde, vous entendrez sur le sol au-dessous un cliquetis
et un bruissement soudain, un son qui vous paraîtra si prolongé et
si lointain, qu'il vous fera manquer le coeur, et que vous serez
entraînée en avant comme si vous alliez tomber dans le puits.

-- Quel endroit terrible pour y aller la nuit!... s'écria l'enfant
qui avait suivi si attentivement les regards et les paroles au
fossoyeur, qu'elle se croyait au bord de l'abîme.

-- Qu'est-ce que ce puits? Un tombeau!... reprit-il. Quoi de plus?
Tous nos vieillards le savent, et cependant lequel d'entre eux y
songe, quand leur printemps s'est évanoui, quand la force leur
manque, quand leur vie va déclinant? pas un seul!

-- N'êtes-vous pas très-âgé vous-même? demanda involontairement
l'enfant.

-- J'aurai soixante-dix-neuf ans l'été prochain.

-- Vous travaillez encore, quand vous êtes mieux portant?

-- Travailler! certainement. Vous verrez près d'ici mes jardins.
C'est moi qui ai arrangé, disposé en entier de mes mains tout le
terrain. L'année prochaine, ce sera à peine si je pourrai
apercevoir le ciel, tant mon feuillage sera devenu épais. Et puis
j'ai ma besogne d'hiver aussi, le soir.»

En parlant ainsi, il ouvrit un buffet près duquel il était assis
et il en tira quelques petites boîtes de vieux bois grossièrement
sculptées.

«Des gentilshommes qui sont épris des temps anciens et de ce qui
s'y rattache, dit-il, achètent volontiers ces échantillons de
notre église et de nos ruines. Parfois je confectionne ces boîtes
avec des débris de chêne que je trouve çà et là, parfois avec des
restes de cercueils que les voûtes ont préservés longtemps de la
destruction. Voyez ceci; c'est un petit coffret de cette dernière
matière, il est garni aux arêtes de fragments de plaques de cuivre
sur lesquelles ont été gravées autrefois des inscriptions funèbres
qu'on lirait bien difficilement aujourd'hui. À cette époque de
l'année, je n'ai pas pour le moment beaucoup de ce bois, mais j'en
aurai abondamment l'été prochain.»

L'enfant lui fit compliment de ces jolis ouvrages; puis bientôt
après elle s'éloigna. Tout en marchant, elle pensait combien il
était étrange que ce vieillard qui tirait une triste morale de ses
travaux et de tous les objets dont il était entouré, ne s'en fut
jamais fait l'application à lui-même; et que, tout en
s'appesantissant sur l'incertitude de la vie humaine, il semblât,
dans ses paroles comme dans ses actions, se croire immortel. Mais
ses réflexions ne s'arrêtèrent pas sur ce sujet; car elle avait
assez de raison pour comprendre que dans les desseins de bonté et
de charité de la Providence la nature humaine doit être ainsi, et
que le vieux fossoyeur, avec ses plans pour l'été suivant, n'était
que le type de l'humanité tout entière.

Ce fut au sein de ces méditations qu'elle atteignit l'église. Il
lui fut facile de trouver la clef qui ouvrait la porte extérieure,
car à chacune des clefs était attachée une étiquette de parchemin
jauni. Le cliquetis de la serrure éveilla un bruit sourd; et quand
Nelly entra dans l'église d'un pas chancelant, l'écho qui y
retentit la fit tressaillir.

Tout ce qui se produit dans notre vie, soit en bien, soit en mal,
nous frappe par le contraste. Si le calme d'un simple village
avait ému l'enfant d'autant plus vivement qu'elle avait été
obligée, pour y arriver, de traverser, sous le poids de la fatigue
et du chagrin, des chemins noirs et rudes, quelle ne fut pas son
impression lorsqu'elle se trouva seule au milieu de ce monument
solennel! La lumière même, en passant par les fenêtres
surbaissées, semblait vieille et grise; l'air, pénétré de miasmes
de terre et de moisissure, était comme chargé d'un principe de
mort dont le temps avait dégagé les parties les plus impures, et
il soupirait à travers les arcades, les nefs et les faisceaux de
piliers, comme le souffle des siècles écoulés! Le pavé était tout
brisé, tout usé par les pieds des fidèles, comme si le Temps,
venant à la suite des pèlerins, avait effacé leurs traces pour ne
laisser que des dalles qui s'en allaient en miettes. Les poutres
étaient rompues, les arcades affaissées; les murailles sapées
tombaient en poussière; la terre avait perdu son niveau; sur les
tombes fastueuses, pas une épitaphe n'était restée: tout enfin,
marbre, pierre, fer, bois et poussière, n'était plus qu'un
monument de ruine commune. Les oeuvres les plus belles comme les
plus vulgaires, les plus simples comme les plus riches, les plus
magnifiques comme les moins imposantes, les oeuvres du ciel aussi
bien que celles de l'homme, avaient toutes subi le même sort et
présentaient le même aspect.

Une partie de l'édifice avait servi de chapelle baronniale; on y
voyait les images des guerriers couchés sur leurs lits de pierre,
les mains jointes, les jambes croisées. Ces chevaliers qui avaient
combattu en Palestine, étaient encore ceints de leur épée et
couverts de leur armure comme de leur vivant. Les armes de
quelques-uns, leur casque, leur cotte de mailles étaient suspendus
près d'eux, à la muraille, à des crochets rouillés. Tout brisés et
mutilés qu'étaient ces débris, ils conservaient encore leur
ancienne forme et une partie de leur antique splendeur.

Ainsi les traces de la violence survivent à l'homme sur la terre,
et les vestiges de la guerre et du carnage se mêlent aux emblèmes
funéraires, longtemps après que ceux qui répandirent la désolation
sont devenus des atomes de poussière.

L'enfant s'assit dans ce lieu vénérable et silencieux, parmi les
figures roides et immobiles des tombes qui, pour Kelly, donnaient
à ce côté de l'église encore plus de tranquillité et de majesté;
promenant autour d'elle des regards pleins d'un respect craintif
mélangé d'un plaisir calme, elle se trouva heureuse: elle sentit
qu'elle jouissait du repos. Elle prit une Bible sur un banc et se
mit à lire; puis, posant le livre, elle s'abandonna à la pensée
des jours d'été, du brillant printemps qui reviendrait; des rayons
de soleil qui tomberaient obliquement sur la nature endormie; des
feuilles qui trembleraient à la fenêtre et projetteraient sur le
pavé leur ombre lumineuse; des chants d'oiseaux; des boutons et
des fleurs s'épanouissant autour des portes; de la douce brise qui
se jouerait dans l'espace et ferait flotter les bannières
déchirées. Peu importait que ce lieu éveillât des idées de mort!
Quand on mourrait, il resterait toujours le même; ces objets, ces
sons se présenteraient avec le même charme; il n'y avait rien de
pénible à penser qu'on dormirait au milieu d'eux.

Nelly quitta la chapelle, lentement et se retournant souvent pour
regarder en arrière. Elle arriva à une porte basse qui donnait sur
la tour, l'ouvrit, gravit dans l'ombre l'escalier tournant;
parfois seulement elle apercevait, par le demi-jour d'étroites
meurtrières, les degrés qu'elle venait de quitter, ou entrevoyait
le reflet métallique des cloches chargées de poussière. Enfin,
elle termina son ascension et atteignit le sommet de la tour.

Oh! quelle explosion éclatante et soudaine de lumière! La
fraîcheur des plaines et des bois qui s'étendaient au loin de tous
côtés, jusqu'à la limite azurée de l'horizon; les troupeaux qui
paissaient dans les pâturages; la fumée qui, s'élevant par-dessus
les arbres, semblait sortir de la terre; les enfants qui près de
l'église se livraient à leurs joyeux ébats; tout était beau, tout
était heureux! C'était comme une transition de la mort à la vie,
comme un vol vers le ciel.

Les écoliers passèrent au moment où Nelly arrivait au porche et
refermait la porte de l'église. En longeant l'école, elle put
entendre un bourdonnement de voix. Ce jour-là seulement, son ami
avait commencé ses classes. Le bruit augmenta; Kelly se retourna
et vit les enfants sortir en troupe et se disperser avec des cris
joyeux et des gambades. «Je suis bien contente, pensa-t-elle,
qu'ils passent devant l'église.» Et elle eut la fantaisie de
s'arrêter pour voir quel effet produisait ce bruit, et comme
l'écho en serait agréable en venant expirer dans ses oreilles.

Ce même jour, par deux fois encore, Nelly visita la vieille
chapelle, lut à la même place le même livre, et se laissa aller au
même cours de pensées tranquilles. Lorsque le crépuscule du soir
fut tombé, quand les ombres de la nuit qui descendait rendirent
l'édifice plus grave et plus sévère encore, Nelly resta comme
rivée au sol, sans rien craindre ni sans songer à s'éloigner.

Ses amis, qui la cherchaient, la trouvèrent enfin en ce lieu et la
ramenèrent à la maison. Elle était pâle, mais paraissait heureuse
jusqu'au moment où, avant de se séparer, on échangea le bonsoir.
Alors, comme le pauvre maître d'école se penchait pour baiser la
joue de Nelly, il crut sentir une larme tomber sur son visage.




CHAPITRE XVII.


Parmi ses occupations diverses, le vieux bachelier trouvait dans
l'antique église une source inépuisable d'intérêt et d'agrément.
Il en était devenu fier, comme la plupart des hommes le sont des
merveilles du petit monde où ils se meuvent; il en avait fait une
étude particulière; il en avait appris l'histoire; plus d'un jour
d'été le trouva dans l'intérieur de l'église, plus d'une soirée
d'hiver le vit au coin du feu du desservant, méditant sur ce sujet
favori et ajoutant quelque richesse nouvelle à son petit trésor de
traditions et de légendes.

Comme il n'était pas de ces esprits farouches qui voudraient
mettre à nu la Vérité, en la dépouillant du peu de voiles et de
vêtements que le temps et la féconde imagination des poëtes aiment
à lui prêter, des agréments qui la décorent et servent, comme les
eaux de son puits, à donner des grâces de plus aux charmes qu'ils
cachent et montrent à moitié, à éveiller l'intérêt et la curiosité
plutôt qu'à faire naître la langueur et l'indifférence; comme,
loin de ressembler à ces censeurs moroses et endurcis, le vieux
bachelier aimait à voir la déesse couronnée de ces guirlandes de
fleurs sauvages que la tradition a tressées pour lui en faire une
brillante parure, et qui souvent ont d'autant plus de fraîcheur
qu'elles ont plus de simplicité; il marchait d'un pas léger et
posait une main légère sur la poussière des siècles. Il aurait été
bien fâché de soulever aucune des nobles pierres qu'on y avait
élevées sur les tombes, pour voir s'il était vrai qu'il y eût là-
dessous quelque coeur honnête et loyal. Ainsi, par exemple, il y
avait un vieux cénotaphe de pierre grossière qui, depuis longues
générations, passait pour contenir les ossements d'un certain
baron, lequel, après avoir porté le ravage, le pillage et le
meurtre en pays étranger, était revenu plein de repentir et de
douleur faire pénitence et mourir dans sa patrie. Or, de doctes
antiquaires avaient récemment découvert que cette tradition
n'était nullement fondée, et que le baron en question était mort,
à les en croire, les armes à la main sur un champ de bataille, en
grinçant des dents et proférant des malédictions jusqu'à son
dernier soupir. Le vieux bachelier soutint haut et ferme que la
tradition seule était véridique; que le baron, repentant de ses
crimes, avait fait de grandes charités et rendu doucement son âme
à Dieu; et que, si jamais baron monta au ciel, celui-ci y était
assurément bien tranquille. Autre exemple: lorsque les mêmes
archéologues prétendirent prouver qu'un certain caveau secret ne
contenait nullement la tombe d'une vieille dame qui avait été
pendue, traînée sur la claie et écartelée par les ordres de la
glorieuse reine Élisabeth, pour avoir secouru un malheureux prêtre
qui se mourait de faim et de soif à sa porte, le vieux garçon
soutint solennellement, envers et contre tous, que l'église était
sanctifiée par la présence des cendres de la pauvre dame; il
démontra que les restes de la victime avaient été recueillis
pendant la nuit aux quatre coins de la ville, apportés en secret
dans l'église, et déposés dans le caveau. Il y a plus: le vieux
bachelier, dans l'excès de son patriotisme local, alla jusqu'à
nier la gloire de la reine Élisabeth et à dire tout haut qu'il
mettait bien au-dessus d'une pareille gloire celle de la plus
humble femme du royaume qui avait au coeur de la tendresse et de
la piété. Quant à la tradition d'après laquelle la pierre plate
posée près de la porte n'était point le tombeau du misérable qui
avait déshérité son fils unique et légué à l'église une somme
d'argent pour établir un carillon, le vieux bachelier s'empressa
de l'admettre; il disait qu'il était impossible que le pays eût
jamais produit un tel monstre. En un mot, il voulait bien que
toute pierre ou toute plaque de cuivre fût le monument des actions
seules dont la mémoire était digne de survivre, mais pour les
autres, elles ne méritaient que l'oubli. Qu'ils eussent été
ensevelis dans la terre consacrée, à la bonne heure, mais il les y
laissait enfouis profondément, pour ne jamais revoir le jour.

Ce fut par les soins d'un si bon maître que l'enfant apprit
facilement sa tâche. Déjà fortement émue par le monument
silencieux et la paisible beauté du site au sein duquel il élevait
sa majestueuse vieillesse entourée dune jeunesse perpétuelle, il
semblait à Nelly, lorsqu'elle entendait ces récits, que cette
église était le sanctuaire de toute bonté, de toute vertu. C'était
comme un autre monde, où jamais le péché ni le chagrin n'étaient
apparus, un lieu de repos inaltérable, où le mal n'osait mettre le
pied.

Après lui avoir raconté, au sujet de presque toutes les tombes et
les pierres sépulcrales, l'histoire qui s'y rattachait, il la
conduisit dans la vieille crypte, maintenant un simple caveau
noir, et lui montra comment elle était éclairée au temps des
moines; comment, parmi les lampes qui pendaient du plafond, et les
encensoirs qui, en se balançant, exhalaient les parfums de la
myrrhe, et les chapes brillantes d'or et d'argent, et les
peintures, et les étoffes précieuses, et les joyaux tout
rayonnants, tout étincelants sur les arcades profondes, le chant
des voix de vieillards avait retenti plus d'une fois à minuit dans
les siècles reculés, tandis que des ombres dont le visage se
cachait sous un capuchon étaient agenouillées tout autour à prier
en défilant les grains de leur rosaire. De là, il la ramena dans
l'église et lui fit remarquer, au haut des vieilles murailles, de
petites galeries le long desquelles les nonnes avaient coutume de
passer, à peine visibles de si loin dans leur costume sombre, s'y
arrêtant parfois comme de tristes fantômes pour écouter les
cantiques. Il lui apprenait aussi comment les guerriers, dont les
images étaient couchées sur les tombes, avaient autrefois porté
ces armes maintenant brisées; comme quoi ceci avait été un heaume,
ceci un bouclier, ceci un gantelet; comme quoi ils avaient tenu
l'épée à deux mains et assené sur l'ennemi les coups terribles de
leur masse de fer. Tout ce qu'il disait, l'enfant le recueillait
précieusement dans son esprit. Que de fois, la nuit, elle
s'éveilla d'un rêve du temps passé et sortit de son lit pour aller
regarder au dehors la vieille église, souhaitant avec ardeur de
voir les croisées s'éclairer et d'entendre le son de l'orgue et
les chants apportés sur l'aile du vent!

Le vieux fossoyeur ne tarda pas à aller mieux. Quand il fut sur
pied, il apprit à l'enfant bien d'autres choses, quoique de nature
différente. Il n'était pas encore en état de travailler; mais un
jour qu'il y avait une fosse à creuser, il alla surveiller l'homme
chargé de ce soin. Il était justement ce jour-là d'une humeur
communicative; et l'enfant, d'abord debout à côté de lui, puis
assise à ses pieds sur l'herbe, tournant vers lui son visage
pensif, commença à causer avec le vieillard.

L'homme qui servait d'aide au fossoyeur était un peu plus âgé que
lui, quoique beaucoup plus actif. Mais il était sourd, et lorsque
le fossoyeur, qui par parenthèse eût fait à grand'peine un mille
de chemin en une demi-journée, échangeait une observation avec lui
au sujet de son ouvrage, l'enfant ne pouvait s'empêcher de
remarquer qu'il y mettait une sorte de pitié impatiente pour
l'infirmité de cet homme, comme s'il eût été lui-même la plus
forte et la plus alerte des créatures vivantes.

«Je suis fâchée de vous voir faire cette besogne, dit l'enfant en
s'approchant. Je n'avais pas entendu dire qu'il y eût quelqu'un de
mort.

-- Elle habitait un autre hameau, ma chère, répondit le fossoyeur,
à trois milles d'ici.

-- Était-elle jeune?

-- Oui... oui; pas plus de soixante-quatre ans, je pense. David,
avait-elle plus de soixante-quatre ans?

David, qui bêchait ferme, n'entendit pas un mot de cette question.
Le fossoyeur, qui ne pouvait réussir à l'atteindre avec sa
béquille et qui était aussi trop infirme pour se lever sans
assistance, appela son attention en lui jetant sur son bonnet de
coton rouge une motte de terre.

«Qu'est-ce qu'il y a? dit David en le regardant.

-- Quel âge avait Becky Morgan? demanda le fossoyeur.

-- Becky Morgan? répéta David.

-- Oui, répliqua le fossoyeur; ajoutant d'un ton à moitié
compatissant et à moitié grondeur, mais sans être entendu de son
vieux compagnon: Vous devenez bien sourd, Davy, terriblement
sourd.»

Ce dernier, interrompant sa besogne, se mit à nettoyer sa bêche
avec un morceau d'ardoise qu'il avait sous la main à cet effet, et
grattant dans son opération l'essence d'autant de Becky Morgans
que le ciel seul peut en connaître, il se mit à réfléchir sur
cette matière.

«Laissez-moi y penser, dit-il ensuite. J'ai vu, la nuit dernière,
qu'on avait écrit sur le cercueil... N'était-ce pas soixante-dix-
neuf ans?

-- Non, non!

-- Ah! oui, c'était cela, reprit le vieillard avec un soupir. Car
je me souviens d'avoir pensé qu'elle était à peu près du même âge
que nous. Oui, c'était soixante-dix-neuf ans.

-- Êtes-vous sûr de n'avoir pas mal lu, Davy? demanda le
fossoyeur, laissant voir sur ses traits une certaine émotion.

-- Hein?... dit l'autre; répétez-moi cela.

-- Il est très-sourd! Il est tout à fait sourd! s'écria vivement
le fossoyeur. Êtes-vous sûr d'avoir bien lu?

-- Oh! oui. Pourquoi pas?

-- Il est tout à fait sourd, murmura le fossoyeur; et puis je
crois qu'il tombe en enfance.»

Nelly se demandait avec quelque étonnement quelle raison le
fossoyeur pouvait avoir de parler ainsi, quand, à dire vrai, son
assistant n'avait pas moins d'intelligence que lui et était
infiniment plus robuste. Mais le fossoyeur n'ayant rien ajouté de
plus, Nelly ne donna pas suite à cette réflexion.

«Vous m'avez parlé, dit-elle, de vos travaux de jardinage. Est-ce
que vous plantez quelque chose ici?

-- Dans le cimetière?... Non, je n'y mets rien.

-- J'y ai vu des fleurs et des arbustes. Tenez, en voici là-bas.
Je m'imaginais qu'ils avaient poussé par vos soins, quoiqu'ils
soient bien chétifs.

-- Ils poussent à la grâce de Dieu, et Dieu sans doute a ses
raisons pour qu'ils ne se montrent pas ici dans tout leur éclat.

-- Je ne vous comprends pas.

-- Eh bien! écoutez. Ces arbustes marquent les tombes de ceux qui
avaient des amis tendres et dévoués.

-- J'en étais sure!... s'écria l'enfant. Ils ont bien fait,
vraiment: cela me fait plaisir à penser.

-- Oui, répliqua le fossoyeur; mais attendez. Regardez-les, ces
arbustes; voyez comme ils penchent leur tête, comme ils sont
languissants, comme ils dépérissent. En devinez-vous la cause?

-- Non, répondit l'enfant.

-- C'est que la mémoire de ceux qui sont couchés en ce lieu périt
si vite! D'abord on vient soigner ces fleurs le matin, vers midi
et le soir; bientôt les visites sont moins fréquentes; une fois
par jour, une fois par semaine; d'une fois par semaine, elles
arrivent à ne plus avoir lieu qu'une fois par mois; puis les
intervalles sont éloignés et incertains; et enfin l'on ne vient
plus du tout. Il est rare que ces marques de souvenir fleurissent
longtemps. J'ai vu les fleurs d'été les plus passagères leur
survivre presque toujours.

-- Ce que vous m'apprenez là m'afflige extrêmement.

-- Ah! répondit le vieillard en hochant la tête, c'est ainsi que
s'expriment les braves gens qui entrent ici pour parcourir notre
cimetière; mais moi je pense tout autrement. «C'est, me disent-
ils, une louable habitude que vous avez dans ce pays de cultiver
la terre autour des tombes, mais il est triste de voir toutes ces
plantes s'étioler ou mourir.» Je leur demande pardon en leur
répondant que, selon moi, c'est bon signe pour le bonheur de ceux
qui survivent. C'est comme ça; la nature le veut.

-- Peut-être cela vient-il de ce que les parents qui les pleurent
s'habituent à regarder dans le jour le ciel bleu, et pendant la
nuit les étoiles, et à penser que les morts habitent là et non
dans leurs tombeaux.»

L'enfant avait prononcé ces paroles avec chaleur. Ce fut d'un
accent de doute que le vieillard lui répondit:

«Oui, peut-être. Ce n'est pas impossible.

-- Qu'il en soit ainsi ou non, pensa Nelly, je ferai de cet
endroit mon jardin. Ce ne sera pas déjà si rude d'y donner un
petit coup de bâche, et je suis certaine que j'y trouverai du
plaisir.»

Le fossoyeur ne remarqua ni la coloration de ses joues brûlantes
ni les larmes qui humectaient ses yeux. Il s'était tourné vers
David qu'il appela par son nom. Bien évidemment la question de
l'âge de Becky Morgan le troublait encore, quoique l'enfant eût
peine à comprendre pourquoi.

Le deuxième ou troisième appel fait par son nom attira enfin
l'attention du vieux compagnon, qui interrompit sa tâche, s'appuya
sur sa bêche et posa sa main contre son oreille dure.

«Est-ce que vous m'appelez? dit-il.

-- J'aurais cru, Davy, répondit le fossoyeur, que Becky Morgan...
et il montra la tombe, était bien plus âgée que vous ou moi.

-- Soixante-dix-neuf ans, répondit le vieillard avec un triste
balancement de tête. Je vous dis que je l'ai vu.

-- Vous l'avez vu?... Oui; mais, Davy, les femmes n'avouent pas
toujours leur âge.

-- C'est possible tout de même, s'écria le compagnon, dont les
yeux brillèrent tout à coup. Elle pouvait bien être plus âgée.

-- J'en suis sûr. Songez donc seulement comme elle paraissait
vieille. Vous et moi nous n'avions l'air que d'enfants auprès
d'elle.

-- Elle paraissait vieille, répéta David. Vous avez raison; elle
paraissait vieille.

-- Rappelez-vous, dit le fossoyeur, combien depuis longues,
longues années, elle paraissait vieille; comment voulez-vous
qu'elle n'eût que soixante-dix-neuf ans, notre âge seulement?

-- Elle devait avoir pour le moins cinq ans de plus que nous!
s'écria l'autre.

-- Cinq ans!... repartit le fossoyeur; dites plutôt dix. Elle
avait bien quatre-vingt-neuf ans. Rappelez-vous l'époque à
laquelle sa fille mourut. Certainement elle avait quatre-vingt-
neuf ans comme un jour, et la voilà qui veut se donner dix ans de
moins!... O vanité humaine!...»

En fait de réflexions morales sur ce thème abondant, le compagnon
ne resta pas en arrière, et tous deux ensemble y ajoutaient des
commentaires nombreux, d'après l'autorité desquels il eût été
permis de se demander, non pas si la défunte avait bien l'âge
qu'on lui supposait, mais si elle n'avait pas parfaitement atteint
la limite patriarcale de la centaine. Lorsqu'ils eurent décidé la
question à leur satisfaction mutuelle, le fossoyeur, avec l'aide
de son ami, se leva pour partir.

«Il fait froid à rester assis à cette place, dit-il, et il faut
que je prenne des ménagements jusqu'à l'été prochain.

-- Qu'est-ce? demanda David.

-- Il est très-sourd, le pauvre diable!... Bonjour.

-- Ah! dit David le suivant du regard, il baisse considérablement.
Comme il vieillit tous les jours!»

Ce fut ainsi qu'ils se séparèrent, chacun de son côté, persuadé
que l'autre avait moins de temps à vivre que lui; tous deux
grandement consolés et rassurés par la petite fiction dont ils
étaient tombés d'accord sur l'âge de Becky Morgan, car, grâce à
cet expédient, la mort n'était plus pour eux un précédent de
fâcheux augure, puisqu'elle leur promettait au moins une dizaine
d'années à vivre encore.

L'enfant resta quelques minutes à considérer le vieux sourd, comme
il rejetait la terre avec sa pelle, s'arrêtant souvent pour
tousser et reprendre haleine, et se répétant entre les dents, avec
une sorte de joie grave, que le fossoyeur baissait rapidement. À
la fin elle s'éloigna et, traversant toute pensive le cimetière,
elle rencontra sans s'y attendre le maître d'école qui était assis
au soleil sur un tertre vert et lisait.

«Nell ici!... dit-il amicalement, tandis qu'il fermait son livre.
Il m'est bien agréable de vous voir respirer en plein air, en
pleine lumière. Je craignais que vous ne fussiez encore dans
l'église où vous vous tenez si souvent.

-- Vous le craigniez!... dit l'enfant en s'asseyant auprès de lui.
N'est-ce pas un lieu convenable?

-- Sans doute, sans doute. Mais il faut être gaie quelquefois.
Allons, ne secouez pas la tête et ne souriez pas si tristement.

-- Non, si vous lisiez dans mon coeur, vous n'y verriez pas de
tristesse. Ne me regardez donc pas ainsi, comme si vous me
supposiez du chagrin. Il n'y a pas sur la terre une créature plus
heureuse que je ne le suis maintenant.»

Pleine de reconnaissance et de tendresse, l'enfant prit la main du
maître d'école et la pressa entre les siennes.

Ils gardèrent un silence de quelques moments; puis Nelly murmura:

«C'est la volonté du ciel!

-- Quoi donc?

-- Tout ça, tout ce qui nous concerne. Mais lequel de nous est
triste maintenant? Ce n'est pas moi toujours, vous voyez que je
souris.

-- Et moi aussi, dit-il, je souris à l'idée que nous rirons encore
plus d'une fois ici. Ne causiez-vous pas avec quelqu'un là-bas?

-- Oui.

-- De quelque chose qui vous aura rendue triste?...»

Ici il y eut un long silence.

«Qu'est-ce que c'était? demanda tendrement le maître d'école.
Allons, dites-moi ce que c'était.

-- Je m'affligeais, dit l'enfant fondant en larmes, je
m'affligeais de penser que ceux qui meurent parmi nous sont
bientôt oubliés.

-- Et pensez-vous, dit le maître d'école, remarquant le regard
qu'elle avait promené autour d'elle, qu'un tombeau sans visiteurs,
un arbre languissant, une fleur ou deux fanées soient des preuves
d'oubli ou de froide négligence? Pensez-vous qu'il n'y ait pas, en
dehors des fleurs ou des arbustes, des pensées en action, des
souvenirs vivants pour perpétuer la mémoire des morts? Nell, Nell,
il y a peut-être dans le monde en ce moment bien des gens occupés
au travail, dont les bonnes actions et les bonnes pensées n'ont
d'autre source que ces tombeaux en apparence si négligés.

-- Ne m'en dites pas davantage, s'écria l'enfant. Ne m'en dites
pas davantage. Je sens, je comprends cela. Comment ai-je pu
l'oublier? je n'avais pourtant qu'à penser à vous.

-- Il n'est rien, dit vivement son ami, non, rien d'innocent et de
bon qui puisse mourir et être oublié. Si nous ne croyons pas à
cela, ne croyons plus à rien. Un petit enfant, un enfant bégayant
à peine qui meurt au berceau, revivra dans les plus doux souvenirs
de ceux qui l'aimèrent, et remplira là-haut son rôle en rachetant
les péchés du monde, bien que son corps puisse être réduit en
cendres ou enseveli dans les profondeurs de l'Océan. Il n'y a pas
un petit ange dont se recrute l'armée du ciel, qui ne fasse sur la
terre son oeuvre sainte en faveur de ceux qui l'ont chéri ici-bas.
Oublié! oh! si l'on pouvait fouiller à leur source les bonnes
actions des créatures humaines, combien la mort elle-même
paraîtrait belle! et comme on trouverait que la charité, la
mansuétude, la pure affection ont pris souvent naissance dans la
poussière des tombes!

-- Oui, dit Nelly, c'est la vérité; je le sais. Qui peut mieux que
moi en reconnaître la force, moi pour qui votre petit écolier est
toujours vivant!... Cher, cher bon ami, si vous saviez tout le
bien que vous me faites!»

Le pauvre maître d'école se pencha vers elle sans rien répondre,
car son coeur était plein.

Ils étaient encore assis au même endroit quand le grand-père
arriva. Avant qu'ils eussent pu échanger une parole, l'horloge de
l'église sonna l'heure de la classe, et le maître d'école se
retira.

«Un brave homme, dit le grand-père le suivant des yeux; un
excellent homme. Sûrement ce n'est pas lui qui nous fera jamais du
mal. Nous sommes en sûreté ici enfin, n'est-ce pas? Nous ne nous
en irons jamais d'ici?»

L'enfant inclina la tête et sourit.

«Elle a besoin de repos, reprit le vieillard en lui caressant la
joue. Trop pâle! trop pâle! Elle n'est plus ce qu'elle était...

-- Quand? demanda Nelly.

-- Ah! oui... quand? Combien y a-t-il de semaines? Pourrais-je les
compter sur mes doigts?... Mais il vaut mieux les oublier;
heureusement elles sont passées.

-- Heureusement, cher grand-papa, répondit l'enfant. Oui, nous les
oublierons; oui, si jamais elles reviennent à notre souvenir, ce
sera seulement comme un mauvais rêve qui se sera évanoui.

-- Chut! dit le vieillard la poussant vivement avec sa main et
regardant par-dessus son épaule. Ne parle plus de ce rêve ni de
toutes les souffrances qu'il a causées. Ici il n'y a pas de rêves.
C'est un lieu paisible; les rêves se sont éloignés. N'y pensons
jamais, de peur qu'ils ne reviennent nous poursuivre. Les yeux
fatigués et les joues creuses, la pluie, le froid et la faim, et
avant cela des horreurs pires encore, voilà ce qu'il nous faut
oublier si nous voulons vivre tranquilles ici.

-- Merci, ô mon Dieu! s'écria intérieurement Nelly, pour cet
heureux changement!

-- Je serai patient, dit le vieillard, je serai humble, plein de
reconnaissance et de soumission si tu veux bien me garder. Mais ne
t'éloigne pas de moi, ne pars point seule; laisse-moi demeurer
auprès de Nell, je serai tout à fait sincère et docile.

-- Que je parte! que je m'en aille seule! répliqua l'enfant avec
une gaieté feinte; en vérité, ce serait une drôle de plaisanterie.
Voyez, mon cher grand-papa, nous ferons de cet endroit notre
jardin. Pourquoi pas? La place est excellente. Demain nous
commencerons et travaillerons ensemble, l'un près de l'autre.

-- C'est une bonne idée! s'écria le grand-père. Eh bien! c'est
cela, ma mignonne, nous commencerons demain.»

Rien d'égal au plaisir du vieillard, lorsque le lendemain ils
entreprirent leur travail. Rien d'égal à son insouciance pour les
images funèbres que rappelait ce lieu. Ils arrachèrent des tombes
les longues herbes et les orties, éclaircirent les pauvres
arbustes, extirpèrent les racines, nettoyèrent le gazon doux en le
débarrassant des feuilles mortes et des mauvaises herbes. Ils
étaient encore dans toute l'ardeur de leurs opérations quand
l'enfant, levant sa tête qui était penchée vers le sol, remarqua
que le vieux bachelier était assis sur une barrière voisine à les
observer.

«C'est très-bien, très-bien, dit le petit gentleman adressant un
signe d'amitié à Nell qui le saluait. Est-ce que vous avez fait
tout cela ce matin?»

Nelly répondit en baissant les yeux:

«C'est peu de chose, monsieur, en comparaison de ce que nous
voulons faire.

-- Un bon ouvrage, un bon ouvrage, dit le vieux garçon. Mais ne
vous occuperez-vous que des tombes des enfants et des jeunes gens?

-- Nous en viendrons bientôt aux autres, monsieur,» répondit Nell
en détournant la tête et parlant bas.

Ce n'était là qu'un petit incident; cette préférence marquée
pouvait être volontaire ou bien due au hasard, ou tenir à la
sympathie que Nelly éprouvait pour la jeunesse sans en avoir
conscience elle-même. Mais ce fait, qu'il n'avait pas remarqué
d'abord, parut produire une impression sur le vieillard. Il jeta
un regard rapide sur les tombes, puis contempla avec anxiété son
enfant qu'il attira contre lui et à qui il ordonna de se reposer.
Quelque chose qui depuis longtemps avait échappé à sa mémoire
sembla s'agiter péniblement dans son esprit. Il ne pouvait l'en
effacer, comme il avait fait d'autres sujets plus graves; mais
l'impression grandit, grandit encore, se reproduisit plusieurs
fois ce même jour, et souvent dans la suite. Une fois, tandis
qu'ils étaient à l'oeuvre, l'enfant, voyant que son grand-père se
retournait fréquemment et la regardait avec inquiétude comme s'il
s'efforçait de résoudre quelques doutes cruels ou de réunir
quelques pensées dispersées, le pressa de s'expliquer à ce sujet.
«Ce n'est rien, dit-il, rien!» Et posant sur son bras la tête de
Nelly, il lui caressa la joue avec sa main et murmura:

«Chaque jour elle devient plus forte. Ce sera bientôt une femme.»




CHAPITRE XVIII.


À partir de ce temps, il s'éleva dans le coeur du vieillard, à
l'égard de l'enfant, une sollicitude vigilante qui ne le quittait
plus. Il y a dans le coeur humain des cordes étranges, variées,
qui ne vibrent que par accident: elles resteront muettes et
sourdes aux appels les plus passionnés, les plus ardents, et puis
un jour enfin elles répondront au contact le plus léger et le plus
fortuit. Dans les esprits les plus insensibles ou les plus
enfantins, il y a un certain fonds de réflexion que l'art suscite
rarement et que toute l'habileté du monde ne pourrait inspirer: il
se révèle par hasard comme se sont révélées la plupart des grandes
vérités, quand celui qui les découvrait n'avait en vue que le but
le plus simple.

Du jour où s'était passée cette scène intime, le vieillard
n'oublia plus un seul moment la faiblesse et le dévouement de
l'enfant. À partir de ce petit incident, lui qui l'avait vue
traverser, à ses côtés, tant d'obstacles et de souffrances, sans
l'envisager autrement que comme la compagne naturelle des misères
qu'il ressentait si cruellement lui-même et qu'il déplorait aussi
bien pour lui que pour elle, il sentit intérieurement s'éveiller
l'intelligence de sa dette envers Nelly et de l'état où ces
misères l'avaient réduite. Depuis cette époque jusqu'à la fin,
jamais, non, jamais, même dans un moment d'oubli, il ne se
préoccupa plus de sa propre personne; jamais aucune pensée, aucune
considération d'intérêt particulier ne vint le distraire de la
contemplation du gracieux objet de son amour.

Il la suivait partout pour guetter l'instant où elle serait
fatiguée et sentirait le besoin de s'appuyer sur son bras; il
s'asseyait en face d'elle au coin de la cheminée, heureux de
veiller sur elle et de la regarder, jusqu'à ce qu'elle relevât la
tête et lui sourît comme autrefois; il lui épargnait avec
empressement les soins domestiques qui eussent pu excéder la
mesure de ses forces; pendant les sombres et froides nuits, il se
levait pour écouter le souffle de son enfant endormie, et parfois
il restait penché des heures entières au chevet de son lit rien
que pour avoir le plaisir de toucher sa main. Celui qui sait tout
peut seul savoir combien d'espérances, combien de craintes,
combien de pensées d'affection profonde se croisaient dans ce
coeur déchiré, et quel changement s'était opéré chez le pauvre
vieillard.

Quelquefois (bien des semaines s'étaient écoulées déjà) l'enfant,
épuisée même au bout de peu d'efforts, passait toute la soirée sur
un lit de repos devant le feu. Alors le maître d'école apportait
des livres et lui faisait la lecture à haute voix; mais rarement
la soirée s'écoulait sans que le vieux bachelier vint aussi et se
mît à lire à son tour. Le grand-père restait assis à écouter, il
n'écoutait guère, mais il tenait ses yeux fixés sur l'enfant; et
si elle souriait, si elle s'animait au récit qu'elle entendait, le
vieillard disait que ce récit était plein d'intérêt, et il se
prenait à aimer le livre. Lorsque, dans la causerie de la soirée,
le vieux bachelier racontait quelque histoire qui plaisait à
Nelly, et les histoires du vieux bachelier ne manquaient jamais de
lui plaire, le vieillard s'efforçait, bien qu'à grand'peine, de la
graver dans son esprit; de plus, quand le vieux bachelier prenait
congé d'eux, parfois le vieillard courait après lui et le priait
humblement de vouloir bien lui redire quelque partie de son
histoire qu'il désirait apprendre pour obtenir un sourire de
Nelly.

Mais ces circonstances ne se produisaient par bonheur que
rarement: car l'enfant n'aimait qu'à être dehors et à se promener
dans son jardin solennel. Bien des personnes aussi venaient
visiter l'église; et comme ceux qui étaient venus parlaient de
l'enfant à leurs amis, il s'en présentait beaucoup d'autres: si
bien que, même à cette époque de l'année, il y avait foule de
visiteurs. Le vieillard les suivait à quelque distance le long de
l'église, écoutant la voix si chère à son coeur; et quand les
étrangers avaient quitté Nelly et s'éloignaient, il se mêlait à
eux pour saisir quelques lambeaux de leur conversation; ou bien
dans ce, but, il restait à la porte, la tête découverte, guettant
le moment où ils passeraient. Ceux-ci vantaient toujours l'esprit
et la beauté de l'enfant, et le vieillard était fier de les
entendre! Mais qu'ajoutaient donc si souvent ces visiteurs, pour
que le coeur du vieillard fût torturé et pour que le pauvre homme
allât tout seul gémir et sangloter dans un coin sombre? Hélas!
qu'ils étaient indifférents à ses yeux, ceux qui n'éprouvaient
pour elle que le faible intérêt du moment, ceux qui s'en allaient
oublier dès la semaine suivante l'existence d'un être si charmant,
même après l'avoir vu, même après en avoir eu pitié, même après
avoir adressé au grand-père un adieu plein de compassion et
chuchoté entre eux, en passant, d'un air mystérieux!

Parmi les gens du village aussi il n'y en avait pas un qui ne
ressentit de l'affection pour la pauvre Nelly: tous éprouvaient le
même sentiment; tous avaient non-seulement de la tendresse pour
elle, mais une pitié qui croissait chaque jour. Les écoliers eux-
mêmes, tout légers et insouciants qu'ils étaient, aimaient Nelly.
Le plus hébété d'entre eux eût été bien fâché de ne pas l'avoir
aperçue à sa place accoutumée lorsqu'il se rendait à la classe, et
il se fût volontiers détourné de son chemin pour aller demander de
ses nouvelles à la fenêtre garnie de barreaux. Si elle était
assise dans l'église, les écoliers y hasardaient tout doucement un
regard à travers la porte entre-bâillée, mais ils ne s'avisaient
point de lui parler, à moins qu'elle ne se levât et ne vînt leur
adresser la parole. Ils lui reconnaissaient quelque chose de
supérieur qui l'élevait au-dessus d'eux.

Quand le dimanche revenait, il n'y avait dans l'église que de
pauvres gens; car le château où avaient vécu les anciens seigneurs
du pays n'était plus qu'une ruine abandonnée; et, à sept milles à
la ronde, il n'existait que d'humbles cultivateurs. En ce jour
consacré à la prière et jusque dans le lieu saint l'on témoignait
à Nelly le même intérêt que partout ailleurs. On se réunissait
autour d'elle sous le porche, avant et après le service. Les tout
petits enfants s'attachaient à sa jupe; les vieillards et les
femmes interrompaient leurs commérages pour lui adresser un salut
affectueux. Plusieurs qui étaient venus d'une distance de trois à
quatre milles, lui apportaient leur modeste présent; et les plus
pauvres, les plus infimes avaient au moins pour elle des voeux
sortis du coeur.

Elle avait voué une tendresse toute particulière aux jeunes
enfants qu'elle avait vus pour la première fois jouant dans le
cimetière. L'un d'eux, celui qui avait parlé de son frère, était
son petit favori, son ami; souvent, à l'église, il se tenait assis
auprès d'elle, ou bien il montait avec elle jusqu'au sommet de la
tour. Il était heureux de la soutenir, ou de s'imaginer du moins
qu'il lui prêtait appui, et bientôt ils devinrent inséparables.

Il advint qu'un jour, comme Nelly était seule, dans le vieux
cimetière, occupée à lire, le jeune garçon y accourut, les yeux
pleins de larmes, et après l'avoir tenue un moment à quelque
distance de lui en la contemplant fixement, jeta avec une ardeur
passionnée ses petits bras autour du cou de sa jeune amie.

«Qu'est-ce donc? dit Nelly cherchant à le calmer. Qu'y-a-t-il?

-- Elle n'en est pas encore _un!_... s'écria l'enfant l'embrassant
plus étroitement encore. Non, non!... Elle n'en est pas _un!_...»

Elle le regarda avec surprise, et lui débarrassant le front des
cheveux qui le couvraient, elle demanda en l'embrassant au petit
homme ce qu'il voulait dire.

«Chère Nell, s'écria-t-il, il ne faut pas que vous en soyez
_un!_... Nous ne les revoyons plus. Jamais ils ne viennent jouer
avec nous, jamais ils ne viennent nous parler. Restez telle que
vous êtes. Vous êtes bien mieux comme ça.

-- Je ne vous comprends pas... Expliquez-vous.

-- Eh bien, ils disent, reprit le petit garçon en la regardant en
face, ils disent que vous serez un ange avant que les oiseaux
aient recommencé à chanter. Mais vous ne le voulez pas, n'est-il
pas vrai? Nell, ne nous quittez pas, quoique le ciel soit bien
brillant. Ne nous quittez pas!...»

Nelly baissa la tête, et couvrit son visage de ses mains.

«C'est bon, c'est bon, elle ne veut pas! s'écria le petit garçon,
se réjouissant à travers ses larmes. N'est-ce pas que vous n'irez
pas au ciel? Vous savez combien ça nous ferait de peine. Chère
Nell, dites-moi que vous resterez avec nous. Oh! je vous en prie,
je vous en prie, dites-moi que vous le voulez!»

Le petit garçon joignit les mains et s'agenouilla devant Nelly.

«Regardez-moi seulement, Nell, reprit-il, et dites-moi que vous
resterez, et alors je verrai bien qu'ils se trompaient, et je ne
pleurerai plus. Nell, ne me direz-vous pas oui?»

Nelly continuait de baisser la tête et de se voiler le visage; ses
sanglots troublaient seuls le silence morne qu'elle gardait
toujours.

«Au bout de quelque temps, poursuivit le petit garçon en
s'efforçant de lui prendre une de ses mains, les bons anges seront
satisfaits de penser que vous n'êtes point parmi eux et que vous
êtes restée ici pour être avec nous. Willy est allé les rejoindre;
mais s'il avait su combien il allait me manquer, la nuit, dans
notre petit lit, sûrement il ne m'aurait pas quitté.»

Nelly ne put pas encore lui répondre, elle sanglotait comme si son
coeur était prêt à se briser.

«Pourquoi partiriez-vous, chère Nelly? Je sais que vous ne seriez
pas heureuse si vous appreniez que nous pleurons à cause de votre
perte. Ils disent que Willy est maintenant dans le ciel, où l'été
dure toujours, et cependant je suis sûr qu'il s'afflige, quand je
me couche sur son lit de gazon, de ne pouvoir revenir
m'embrasser.»

Il ajouta en la caressant et en pressant son visage contre celui
de Nelly:

«Mais si vous voulez absolument partir, au moins aimez bien Willy,
pour l'amour de moi. Dites-lui combien je l'aime encore, combien
je l'aimais; et quand je songerai que vous êtes tous deux
ensemble, tous deux heureux, je tâcherai de supporter cela et
jamais je ne vous causerai de peine en faisant quelque chose de
mal. Oh! jamais, jamais!...»

Nelly laissa le petit garçon lui prendre les mains et se les
mettre autour du cou. Il y eut alors un silence mêlé de larmes;
mais il s'écoula peu de temps avant que Nelly regardât son petit
ami avec un sourire et lui promît, d'une voix douce et calme,
qu'elle resterait, et qu'il serait son ami tant que le ciel la
laisserait sur terre. Il se frotta les mains avec joie et la
remercia nombre de fois. Elle le pria de ne rien dire à personne
de ce qui s'était passé entre eux, et il l'assura d'un accent
chaleureux qu'il n'en dirait jamais rien.

En effet, Nelly n'entendit jamais dire qu'il en eût parlé:
désormais il était de moitié dans ses promenades comme dans ses
méditations, et jamais cependant il ne toucha un seul mot du sujet
qu'il savait lui avoir fait de la peine, bien qu'il ne se rendît
pas compte de la cause de ce chagrin. Il y avait encore en lui un
certain sentiment de défiance: souvent, en effet, il venait même
dans les soirées sombres, et d'une voix timide, s'informer, à
travers la porte, si Nelly allait bien: quand on lui répondait que
oui et qu'on l'invitait à entrer, il s'asseyait aux pieds de Nelly
sur un petit tabouret et restait ainsi patiemment jusqu'à ce qu'on
vint le chercher pour le ramener chez lui. Dès le matin, il ne
manquait pas de rôder autour de la maison pour demander des
nouvelles de Nelly; et soit le matin, soit dans la journée, soit
enfin dans la soirée, il laissait là le jeu et ses compagnons de
plaisir pour la suivre partout où elle allait.

Une fois le vieux fossoyeur dit à Nelly:

«C'est un bon petit garçon, tout de même. Quand son frère aîné
mourut, ... frère aîné, c'est cela qui est drôle, un frère aîné de
sept ans, je me rappelle qu'il en fut frappé jusqu'au fond du
coeur.»

Nelly songea à ce que le maître d'école lui avait dit de l'oubli
où tombaient les morts, et elle jugea que son petit ami donnait un
démenti à ce préjugé.

«Quoique ça, je pense qu'il s'est remis l'esprit en repos; car il
est assez gai parfois. Je parierais bien que vous et lui vous avez
été écouter le vieux puits.

-- Vraiment non, répliqua Nelly. J'aurais eu trop peur d'aller
auprès... Je ne vais pas souvent dans cette partie basse de
l'église; je ne connais même pas l'endroit.

-- Venez-y avec moi, dit le fossoyeur. Je n'étais encore qu'un
enfant que je le connaissais déjà. Venez!...»

Ils descendirent les marches étroites qui menaient à la crypte et
s'arrêtèrent parmi les arcades sombres, dans un endroit plein de
ténèbres et de tristesse.

«C'est ici, dit le vieillard. Donnez-moi la main pendant que vous
relèverez le couvercle, de peur que vous ne veniez à trébucher et
à tomber dans le puits. Je suis trop vieux et trop chargé de
rhumatismes pour pouvoir me pencher moi-même.

-- Est-ce noir et effrayant!... s'écria l'enfant.

-- Regardez au fond,» dit le vieillard en montrant du doigt
l'orifice du puits.

L'enfant obéit et plongea sou regard dans l'abîme.

«Ce puits ne ressemble-t-il pas à un tombeau? dit le vieillard.

-- Oui, il ressemble à un tombeau, répéta l'enfant.

-- Souvent je me suis imaginé, dit le fossoyeur, qu'on avait dû le
creuser dans l'origine pour rendre la vieille église plus lugubre,
et les moines plus pieux et plus austères. On a l'intention de le
fermer et de le murer, à ce qu'ils disent.»

L'enfant était encore à contempler pensive le souterrain.

«Mais bah! nous verrons, dit le fossoyeur, bien des jeunes têtes
ensevelies dans l'autre terre, avant qu'on bouche ce jour-là. Dieu
le sait! Soi-disant c'est pour le printemps prochain.

-- Les oiseaux recommenceront à chanter, au printemps, pensa
l'enfant le soir, pendant qu'elle était appuyée à sa petite
fenêtre et contemplait le soleil couchant. Le printemps!... la
belle et heureuse saison!»




CHAPITRE XIX.


Un jour ou deux après le thé donné par Quilp au Désert,
M. Swiveller se rendit, à l'heure accoutumée, à l'étude de Sampson
Brass. Se trouvant seul dans ce temple de la probité, il posa son
chapeau sur le pupitre; puis, tirant de sa poche une étroite bande
de crêpe noir, il se mit à l'appliquer autour de sa coiffure, et à
l'y fixer avec des épingles, en signe de deuil. Quand il eut
terminé l'arrangement de cet appendice, il contempla son oeuvre
avec une complaisance toute paternelle, et replaça son chapeau sur
sa tête, très-penché sur un oeil pour en rendre l'effet plus
lugubre. Tout étant disposé de façon à le satisfaire complètement,
il enfonça ses mains dans ses poches et arpenta l'étude de long en
large à pas comptés.

«Toujours il en fut ainsi pour moi, dit M. Swiveller, toujours.
Oui, toujours il en fut ainsi, depuis ma première enfance où j'ai
vu s'écrouler mes plus chères espérances; jamais je n'ai aimé un
arbre ou une fleur sans voir l'arbre dépérir et la fleur se faner
la première entre toutes. J'avais élevé une gentille gazelle pour
me réjouir dans la contemplation de ses doux yeux noirs: mais
quand elle en vint à me bien connaître et à m'aimer, il a fallu
que ce fut pour épouser un jardinier-fleuriste!»

Accablé par ces réflexions, il s'arrêta court devant le fauteuil
des clients, et se jeta dans les bras qu'il semblait lui tendre
pour le consoler.

«Et voilà, reprit-il avec une sorte d'amertume railleuse, voilà la
vie, sans doute. Oh! certainement. Pourquoi pas? C'est bon: je ne
veux plus me plaindre.»

Puis, retirant son chapeau de sa tête et le contemplant avec
férocité, comme si des considérations pécuniaires l'empêchaient
seules de le fouler aux pieds, il poursuivit ainsi:

«Je porterai cet emblème de la perfidie d'une femme, en mémoire de
celle avec qui je ne suivrai plus les détours du labyrinthe, de
celle à qui je n'adresserai plus de toast avec le vin rosé, de
celle qui jusqu'à la fin empoisonnera le baume de ma courte
existence!... Ah! ah! ah!»

Ici il peut être nécessaire de faire observer, de peur que la fin
de ce monologue ne paraisse peu convenable, que M. Swiveller ne se
fût pas élevé à ce diapason de fou rire si fort en opposition
assurément avec ses réflexions solennelles, n'était que se
trouvant en humeur théâtrale, il accomplissait seulement ce jeu de
scène qu'on appelle dans le mélodrame: «_Rire infernal._» En effet
il paraîtrait que dans les enfers, ces diables-là rient toujours
par syllabes, et toujours en trois syllabes, jamais plus jamais
moins, ce qui est chez cette race un trait de caractère fort
remarquable et tout à fait digne d'attention.

L'écho des imprécations sinistres était à peine éteint et
M. Swiveller se tenait encore assis avec tous les signes du
désespoir dans le fauteuil des clients, quand vint à retentir la
sonnette, ou, pour mieux accommoder le mot à l'humeur actuelle de
l'infortuné, le glas funèbre de la cloche de l'étude. Il ouvrit
vivement la porte et aperçut la tête expressive de M. Chukster.
Ils échangèrent un bonjour fraternel.

«Vous voilà diablement de bonne heure dans ce vieux et
pestilentiel abattoir, dit le gentleman, se posant sur une jambe
tandis qu'il balançait l'autre avec une aisance parfaite.

-- Mais oui, un peu, répondit Richard.

-- Un peu! répéta M. Chukster avec cet air de gracieux badinage
qui lui allait si bien. Parbleu! je le crois. Savez-vous, mon bon,
quelle heure il est? Neuf heures et demie passées du matin!

-- Est-ce que vous n'entrez pas? dit Richard. Je suis tout seul.
Vous savez, Swiveller, _solus_: «_C'est l'heure du sabbat_...

-- _Où le cimetière s'ouvre..._

-- _Et où les tombeaux rendent leurs morts..._»

En terminant cette citation intercalée dans l'entretien familier,
chacun des deux gentlemen prit la pose de rigueur; puis revenant
aussitôt à la vile prose, ils entrèrent dans l'étude. Ces tirades
lyriques étaient familières aux glorieux Apollinistes, c'étaient
comme les chaînons qui les liaient les uns aux autres et les
élevaient au-dessus de la froide et terne humanité.

«Eh bien! comment cela va-t-il, mon gaillard? dit M. Chukster en
prenant un tabouret. J'ai été obligé de me rendre dans la Cité
pour certaines petites affaires qui me concernent, et je n'ai pu
passer devant le coin de cette rue sans voir si vous étiez arrivé;
mais sur mon âme, je ne m'attendais pas à vous rencontrer. Il est
si prodigieusement de bonne heure!»

M. Swiveller lui exprima ses remercîments; et comme la suite de la
conversation témoigna qu'il se portait bien et que M. Chukster
était également dans cette condition désirable, ces deux
messieurs, d'accord en cela avec la coutume antique et solennelle
de la Société fraternelle à laquelle ils appartenaient, unirent
leurs voix dans un passage du duo populaire de: «Tout va bien!» en
faisant un long trille sur la finale.

«Et quoi de neuf? dit Richard.

-- La ville est aussi plate, mon cher ami, répondit M. Chukster,
que la surface, d'un four hollandais. Pas de nouvelles. Par
parenthèse, votre locataire est bien le plus singulier original.
Il échappe à la perspicacité la plus vigoureuse. Jamais on ne vit
d'homme semblable!

-- Qu'est-ce qu'il a donc fait encore?

-- Par Jupiter! monsieur, répondit M. Chukster en tirant une
tabatière oblongue, dont le couvercle était orné d'une tête de
renard en cuivre curieusement ciselée, cet homme est impénétrable.
Monsieur, cet homme s'est lié par un commerce d'amitié avec notre
apprenti clerc. Celui-ci n'est pas méchant, mais il est
extraordinairement lourd et doucereux. S'il avait besoin d'un ami,
ne pouvait-il pas en choisir un qui sût dire deux mots, le charmer
par ses manières et sa conversation? J'ai mes défauts, monsieur...

-- Nullement, nullement.

-- Si, si, j'ai mes défauts; personne ne connaît ses défauts mieux
que moi. Mais je ne suis pas doucereux. Mes plus grands ennemis,
tout homme a ses ennemis, monsieur, et j'ai les miens, ne m'ont
jamais accusé d'être doucereux. Et je vous le dis, monsieur, si je
ne possédais pas plus de ces qualités, qui d'ordinaire attachent
l'homme à ses semblables, que n'en possède notre apprenti clerc,
j'irais plutôt prendre un fromage de Chester et me l'attacher au
cou pour me noyer. Je mourrais dégradé comme j'aurais vécu. Je le
ferais, sur mon honneur!»

M. Chukster s'arrêta après cette période, frotta la tête du renard
juste sur le bout du nez avec la phalangette de l'index, prit une
pincée de tabac et regarda fixement M. Swiveller, comme pour lui
dire que, s'il s'imaginait qu'il allait éternuer, il se trompait
bien.

«Non content, monsieur, continua-t-il, de s'être lié avec Abel, il
a cultivé la connaissance du père et de la mère. Depuis qu'il est
revenu de cette chasse aux oies sauvages, il a toujours été fourré
chez ces gens-là: en ce moment même il y est encore. Il protège en
outre ce jeune snob, vous savez; vous pourrez le voir, monsieur,
constamment en route, soit pour aller à notre maison soit pour en
revenir; et cependant, moi, monsieur, sauf quelques formes banales
de politesse, je ne suppose pas qu'il ait jamais échangé plus
d'une demi-douzaine de mots avec moi. Maintenant, sur mon âme!
vous me connaissez, ajouta M. Chukster secouant gravement la tête,
comme on a l'habitude de le faire quand on juge que les choses
vont un peu trop loin; c'est une affaire si humiliante que, si je
n'éprouvais quelque sympathie pour le patron et ne savais pas
qu'il ne pourrait jamais marcher sans moi, je serais forcé de
rompre nos relations. En vérité, je n'aurais pas d'autre
alternative.»

M. Swiveller, qui était assis sur un autre tabouret en face de son
ami, ranima le feu dans un excès de sympathie, mais sans prononcer
une parole.

«Quant au jeune snob, monsieur, poursuivit M. Chukster avec un
regard prophétique, vous verrez qu'il tournera mal. Notre
profession nous permet de connaître quelques-uns des replis du
coeur humain; croyez-en ma parole, ce garçon-là, qui était revenu
soi-disant pour achever de gagner son schelling, se révélera un de
ces jours sous ses couleurs véritables. C'est un fripon, monsieur.
Il faut que ce soit un fripon.»

M. Chukster s'étant levé eût probablement continué sur le même
sujet et avec plus d'emphase encore, mais un coup appliqué à la
porte et qui semblait annoncer l'arrivée de quelque client,
l'obligea de prendre un air de calme qui ne s'accordait guère avec
la violence de ses dernières paroles. En entendant ce même bruit,
M. Swiveller imprima à son tabouret un mouvement rapide de
rotation sur un des pieds et le fit tourner en face du pupitre, où
il fourra le tisonnier que, dans le trouble de ses esprits, il
avait oublié de déposer à sa place légitime, en criant:

«Entrez!»

Or, qui est-ce qui se présenta? Précisément ce même Kit qui venait
d'être le thème des injures de M. Chukster! Jamais homme ne reprit
si vivement courage et ne parut plus féroce que M. Chukster
lorsqu'il vit le nouveau venu. Quant à M. Swiveller, il considéra
un moment Kit; puis sautant à bas de son tabouret et retirant le
tisonnier de l'endroit où il l'avait caché, il s'en servit pour
exécuter avec une sorte de frénésie toutes les passes et les
parades de l'escrime à l'espadon.

«Le gentleman est-il chez lui?» dit Kit passablement étonné de
cette réception peu ordinaire.

Avant que M. Swiveller eût pu répondre, M. Chukster saisit
l'occasion pour protester du ton d'un homme indigné contre cette
manière de demander les gens, manière irrespectueuse, dit-il, et
digne d'un snob.

«Lorsque vous voyez deux gentlemen ici présents, comment osez-vous
dire le gentleman? Ne pouviez-vous dire au moins _l'autre_
gentleman? ou plutôt, car il n'est pas impossible que celui que
vous demandez soit de qualité inférieure, pourquoi n'avez-vous pas
dit son nom tout court, laissant à ceux qui vous entendent le soin
de lui donner eux-mêmes sa qualité? J'ai quelque raison de croire
que c'est une insulte personnelle que vous avez voulu me faire; je
ne suis pas homme à permettre que l'on s'avise de badiner avec
moi, comme certains snobs que je ne veux point nommer pourraient
bien l'apprendre à leurs dépens.

-- Je demande le gentleman de là-haut, dit Kit se tournant vers
Richard Swiveller. Est-il chez lui?

-- Pourquoi? répondit Richard.

-- Parce que s'il y est, j'ai une lettre pour lui.

-- De quelle part?

-- De la part de M. Garland.

-- Oh!... murmura Richard avec une extrême politesse. Vous pouvez
alors me la remettre, monsieur. Et si vous attendez une réponse,
monsieur, vous pouvez l'attendre, monsieur, dans le couloir, qui
est un appartement spacieux et bien aéré, monsieur.

-- Je vous remercie, répondit Kit. Mais je ne dois donner cette
lettre qu'au gentleman, s'il vous plaît.»

L'audace excessive de cette réplique mit tellement M. Chukster
hors de lui-même et excita à un si haut degré sa fibre sensible à
l'endroit de la dignité de son ami, que le maître clerc déclara
que, s'il n'était retenu par des considérations officielles, il
anéantirait Kit sur place; quand l'affront était aggravé par les
circonstances extraordinaires qui l'accompagnaient, le juste
châtiment qui en eût résulté ne pouvait manquer de recevoir, selon
lui, la sanction, l'approbation d'un jury anglais, qui ne ferait
aucune difficulté de rapporter un verdict d'homicide justifiable
et d'y joindre un haut témoignage en faveur de la moralité et du
caractère du vengeur de l'affront. Loin de s'enflammer ainsi sur
ce sujet, M. Swiveller éprouva un peu de honte de l'emportement de
son ami, surtout en face du sang-froid et de l'air calme de Kit,
et il ne savait trop que faire quand on entendit le gentleman
appeler à haute voix sur l'escalier.

«Hé! cria-t-il, n'ai-je pas vu venir quelqu'un pour moi?

-- Oui, monsieur, répondit Richard. Certainement, monsieur.

-- Alors, où est-il?

-- Ici, monsieur, répliqua M. Swiveller. Allons, jeune homme,
n'entendez-vous pas qu'on vous appelle? Êtes-vous sourd?»

Kit n'eut pas l'air d'avoir la moindre envie de poursuivre le
débat, mais il se précipita vers l'escalier et laissa les glorieux
Apollinistes se regarder l'un l'autre en silence.

«Qu'est-ce que je vous disais? s'écria M. Chukster. Que pensez-
vous de cela?»

M. Swiveller était au fond ce qu'on appelle un bon enfant. Comme
il ne voyait rien dans la conduite de Kit de répréhensible ni de
blâmable, il se trouva assez embarrassé pour répondre. Il fut tiré
de peine cependant par l'arrivée de M. Brass et de sa soeur Sally,
dont l'aspect fit fuir précipitamment M. Chukster.

Le procureur et son aimable compagne avaient l'air d'avoir tenu
une consultation après leur frugal déjeuner, sur quelque sujet
d'un grand intérêt et d'une haute importance. Quand avaient lieu
de semblables conférences, Brass et Sally apparaissaient
généralement à l'étude une demi-heure plus tard que de coutume et
avec un air souriant, comme si les plans qu'ils venaient de tramer
avaient tranquillisé leurs esprits et jeté un rayon de lumière sur
leurs doutes pénibles. En ce moment, par exemple, ils semblaient
plus gais encore que d'habitude; miss Sally avait quelque chose
d'onctueux, et M. Brass se frottait les mains comme un homme qui
se sent l'humeur joyeuse et l'esprit libre de tout souci.

«Eh bien, monsieur Richard!... dit le procureur, comment allons-
nous ce matin? Sommes-nous dispos et content, monsieur?... Hein,
monsieur Richard?

-- Très-bien, monsieur, répondit Swiveller.

-- À merveille. Ah! ah! soyons gais comme des pinsons, monsieur
Richard, pourquoi pas? C'est un monde charmant que le monde où
nous vivons, monsieur. Il s'y trouve de mauvaises gens, monsieur
Richard; mais s'il n'y avait pas de mauvaises gens, il n'y aurait
pas de bons procureurs. Ah! ah! est-il venu quelque lettre par la
poste ce matin, monsieur Richard?»

M. Swiveller répondit négativement.

«Ah! reprit Brass, ça ne fait rien. S'il y a peu de besogne
aujourd'hui, il y en aura davantage demain. Un coeur satisfait,
monsieur Richard, c'est la douceur de l'existence. Il n'est venu
personne, monsieur?

-- Mon ami seulement, répondit M. Richard. «Puissions-nous ne
jamais manquer d'un...

-- D'un ami,» continua vivement Brass, «ou d'une bouteille à lui
offrir.» Ah! ah! C'est ainsi que dit la chanson, n'est-il pas
vrai? Une jolie chanson, monsieur Richard, une jolie chanson. J'en
aime le sentiment. Ah! ah! Votre ami est, je pense, le jeune homme
de l'étude de Witherden? Oui. «Puissions-nous ne jamais manquer
d'un...» Il n'y a rien d'ailleurs, monsieur Richard?

-- Quelqu'un seulement chez le locataire.

-- En vérité? Quelqu'un chez le locataire, ah! ah!... «Puissions-
nous ne jamais manquer d'un ami ou d'une...» Quelqu'un chez le
locataire, disiez-vous, monsieur Richard?

-- Oui, dit celui-ci un peu surpris du décousu des paroles de son
patron. Ils sont ensemble en ce moment.

-- Ensemble!... s'écria Brass. Ah! ah! Qu'ils y restent, joyeux et
libres, tirelirelire!... N'est-ce pas, monsieur Richard? Ah! ah!

-- Certainement.

-- Et, dit Brass en fouillant dans ses papiers, quel est ce
visiteur? Ce n'est pas, j'espère, une dame, monsieur Richard? Vous
savez qu'à Bevis-Marks on tient à la morale, monsieur! «Quand
femme jolie se livre à la folie...» et cetera. Vous dites donc,
monsieur Richard?

-- C'est un autre jeune homme qui appartient aussi à Witherden ou
à peu près, un nommé Kit.

-- Kit!... répéta Brass. Singulier nom!... Le nom d'une pochette
de maître à danser... Ah! ah! Ce Kit est ici?»

Richard regarda miss Sally, s'étonnant tout bas qu'elle ne
gourmandât point cette exubérance d'esprit extraordinaire chez
M. Brass. Mais comme elle n'essayait nullement de la réprimer, et
qu'au contraire même elle semblait y donner un acquiescement
tacite, Richard conclut de ce bon accord qu'ils venaient sans
doute de perpétrer ensemble quelque fourberie, dont ils avaient
déjà reçu le salaire.

-- Voulez-vous avoir la bonté, monsieur Richard, dit Sampson en
tirant une lettre de son pupitre, d'aller porter ceci à Peckham
Rye? Il n'y a pas de réponse; mais la lettre est particulière et
doit être remise en main propre. Vous mettrez votre voiture à la
charge de l'étude, vous comprenez? Ne ménagez pas l'étude; tirez-
en tout ce que vous pourrez. C'est la devise d'un clerc. N'est-ce
pas, monsieur Richard? ah! ah!»

M. Swiveller retira solennellement sa veste de canotier, endossa
son habit, prit son chapeau au crochet, mit la lettre dans sa
poche, et partit. Sitôt qu'il fut dehors, miss Sally Brass se
leva, et adressant un aimable sourire à son frère, qui fit un
signe de tête et se frotta le nez en manière de réponse, elle se
retira également.

Sampson Brass ne fut pas plutôt seul, qu'il ouvrit toute grande la
porte de l'étude, et s'établit à son pupitre qui était juste en
face. De cette façon, il ne pouvait manquer de voir les gens qui
descendraient l'escalier ou qui franchiraient la porte de la rue.
Il commença à écrire avec beaucoup d'ardeur et de suite, chantant
entre ses dents, d'une voix qui n'était rien moins que musicale,
certains refrains qui semblaient se rapporter à l'union de
l'Église et de l'État; car c'était une espèce de salmigondis de
l'hymne du matin et du _God save the King_.

Le procureur de Bevis-Marks resta donc assis pendant longtemps,
écrivant et fredonnant à la fois: parfois, cependant, il
s'arrêtait et se mettait à écouter avec une physionomie pleine
d'astuce; n'entendant rien, il reprenait plus vivement sa chanson,
et plus lentement sa copie. Enfin, dans un de ces moments d'arrêt,
il entendit la porte de son locataire s'ouvrir, puis se fermer, et
le bruit d'un pas qui retentissait sur l'escalier. Alors M. Brass
cessa tout à fait d'écrire, et, sa plume à la main, il chanta plus
fort que jamais, battant la mesure avec sa tête, comme un homme
dont l'âme tout entière s'abandonne aux voluptés de la musique,
avec un sourire de séraphin.

L'escalier et les accents mélodieux guidèrent Kit jusqu'à ce doux
spectacle. À l'instant où le jeune homme arrivait juste en face de
sa porte, M. Brass interrompit son chant sans interrompre son
sourire; il fit un signe de tête affable, et, du bout de sa plume,
adressa un appel à Kit.

«Comment ça va-t-il, Kit?» dit M. Brass, de l'air du monde le plus
aimable.

Kit, qui se méfiait passablement de cet ami, fit une réponse
convenable, et déjà il avait posé la main sur le bouton de la
porte de la rue, quand M. Brass l'appela d'un accent doucereux.

«Ne vous en allez pas, s'il vous plaît, Kit, dit le procureur d'un
air mystérieux et affairé. Restez un peu, s'il vous plaît. Mon
Dieu! mon Dieu! Quand je vous regarde, ajouta Sampson quittant son
tabouret et s'adossant au feu, je me rappelle la plus ravissante
petite figure que jamais mes yeux aient contemplée. Je me souviens
que vous êtes venu trois ou quatre fois dans la maison du
bonhomme, pendant que nous en prenions possession légale. Ah! Kit,
mon cher ami, dans notre profession, nous avons à accomplir des
devoirs si pénibles, qu'on ne doit point nous en vouloir; non,
l'on ne doit point nous en vouloir!

-- Je ne vous en veux pas non plus, monsieur, dit Kit; ce n'est
pas d'ailleurs à moi à juger de ça.

-- Notre unique consolation, Kit, poursuivit le procureur en le
regardant d'un air pensif et absorbé, c'est que, si nous ne
pouvons détourner l'orage, du moins nous pouvons l'adoucir, à
brebis tondue, vous savez, les procureurs mesurent le vent.

-- Oui, tondue, et bien tondue, pensa Kit sans le dire.

-- Dans cette occasion, Kit, dans cette circonstance à laquelle je
viens de faire allusion, j'eus un rude assaut à soutenir contre
M. Quilp, car M. Quilp n'est pas un homme commode, afin d'obtenir
en faveur du vieillard et de l'enfant les égards qu'ils ont
obtenus. Cela pouvait me faire perdre un client. Mais la cause de
la vertu souffrante me donnait du courage, et j'ai fini par
l'emporter.

-- Tiens! il n'est pas si méchant après tout, pensa l'honnête Kit,
tandis que le procureur serrait ses lèvres de l'air d'un homme
obligé de réprimer ses bons sentiments.

-- Vous, Kit, je vous estime, dit Brass avec émotion. Je vous ai
suffisamment vu à l'oeuvre dans ce temps-là pour vous estimer,
bien que votre condition soit humble et votre fortune modeste. Ce
n'est pas à la veste que je regarde, c'est au coeur. Les
bigarrures de la veste ne sont que les barreaux de la cage: mais
le coeur est l'oiseau. Ah! combien de petits oiseaux comme ça qui
consument leur vie captive à passer leur bec à travers les
barreaux, pour essayer de fraterniser avec l'humanité!»

Cette image poétique, que le jeune homme prit pour une allusion
directe à son gilet rayé, triompha de tous ses doutes. La voix et
l'attitude de M. Brass n'ajoutaient pas médiocrement à l'effet de
ces paroles fleuries; car le procureur parlait avec l'austérité
affable d'un ermite, et il ne lui manquait que le cordon de Saint-
François à la ceinture par-dessus sa grosse redingote, et un crâne
posé sur la cheminée, pour compléter l'illusion, et le transformer
en un anachorète de profession.

«C'est bel et bon, dit-il, souriant comme sourit un brave homme
qui compatit à ses peines ou à celles des personnes qu'il aime;
mais voici quelque chose de plus solide. Prenez cela, s'il vous
plaît.»

Tout en parlant, il lui montra une couple d'écus posés sur le
pupitre.

Kit regarda les pièces, puis le procureur, avec une hésitation.

«C'est pour vous, dit Brass.

-- De quelle part?

-- Peu importe de quelle part. Dites-moi seulement si vous voulez
les accepter. Nous avons là-haut des amis excentriques, mon cher
Kit; il ne faut pas leur faire trop de questions ni trop parler,
vous comprenez? Prenez, voilà tout; et, entre nous, je ne crois
pas que ces deux écus soient les derniers que vous aurez à
recevoir de la même main. J'espère que non. Bonjour, Kit,
bonjour!»

Le jeune homme prit l'argent avec force remercîments, et, tout en
se faisant à lui-même des demi-reproches pour avoir, sur de
légères apparences, suspecté la bonne foi d'un homme qui, dès leur
première conversation, se montrait si différent de ce qu'il avait
supposé, il s'achemina d'un pas pressé vers la maison de ses
maîtres. M. Brass était resté devant son feu, et il avait repris
tout à la fois ses exercices de vocalise et son sourire de
séraphin.

«Puis-je entrer? dit miss Sally hasardant un regard dans l'étude.

-- Oui, oui, vous pouvez entrer, lui répondit son frère.

-- Eh bien?... fit-elle avec une forte toux.

-- Oui, répondit Sampson, le tour est fait.»




CHAPITRE XX.


L'indignation de M. Chukster n'était pas dénuée de quelque
fondement. L'amitié qui s'était établie entre le gentleman et
M. Garland, loin de se refroidir, avait fait de rapides progrès;
on peut dire qu'elle était devenue florissante. Ces deux messieurs
n'avaient pas tardé à nouer entre eux de fréquents rapports; ils
avaient fini par se voir continuellement. Vers cette époque, le
gentleman eut une maladie peu grave, à la vérité, et qui, sans
doute, provenait de l'excitation d'esprit causée par le
désappointement de ses démarches infructueuses. Cette circonstance
avait donné lieu à des relations plus étroites encore. Il ne se
passait pas un jour sans qu'un des habitants d'Abel-Cottage, à
Finckley, vînt visiter Bevis-Marks.

Comme le poney avait jeté le masque, et que, sans prendre la peine
de pallier désormais la chose ou détourner autour du pot, il
refusait obstinément de se laisser conduire par tout autre que
Kit, il arrivait généralement que, si le vieux M. Garland ou
M. Abel venait à Bevis-Marks, Kit était de la partie. En vertu de
sa position, Kit était le porteur de tous les messages, de toutes
les lettres. Aussi, tant que dura l'indisposition du gentleman,
Kit fit-il, chaque matin, le voyage de Bevis-Marks avec presque
autant de régularité que la grande poste.

M. Sampson Brass, qui, sans doute, avait ses raisons pour l'épier
attentivement, apprit bientôt à distinguer le trot du poney et le
bruit que faisait la petite chaise en tournant le coin de la rue.
Dès que le premier son arrivait à ses oreilles, il déposait
immédiatement sa plume pour se frotter les mains en témoignant la
plus grande joie.

«Ah! ah! s'écriait-il. Voici encore le poney. Un bon poney,
monsieur Richard, et si docile! N'est-ce pas, monsieur?»

Richard faisait une réponse en l'air; quant à M. Brass, grimpé sur
le haut de son tabouret, comme pour jeter un coup d'oeil dans la
rue à travers le haut de sa fenêtre opaque, il se mettait à
l'affût afin d'observer les visiteurs.

«Encore le vieux gentleman!... s'écriait-il, un vieux gentleman,
de l'abord le plus prévenant, monsieur Richard, une charmante
tournure, monsieur, quelque chose de calme, une bienveillance
parfaite dans toute la physionomie, monsieur. Il réalise
complètement pour moi le type du roi Lear, tel qu'il était
lorsqu'il possédait encore son royaume, monsieur Richard. C'est la
même affabilité, c'est la même chevelure blanche sur une tête à
demi chauve, c'est la même facilité à se laisser attraper. Ah!
quel beau coup d'oeil, monsieur, quel beau coup d'oeil!»

Puis, dès que M. Garland avait mis pied à terre et gravi
l'escalier, Sampson adressait, de sa croisée, un signe de tête et
un sourire à Kit; il sortait ensuite dans la rue pour le saluer,
et entamait avec lui une conversation à peu près en ces termes:

«Voilà une bête admirablement pansée, Kit!»

M. Brass caresse le poney.

«Il vous fait honneur; le poil lisse et brillant. Il a
littéralement l'air d'avoir été passé au vernis de la tête aux
pieds.»

Kit touche le bord de son chapeau, sourit, caresse lui-même le
poney et exprime sa conviction «qu'en effet, M. Brass en
trouverait peu comme cela.

-- Un magnifique animal!... s'écrie M. Brass, et si intelligent!

-- Dieu me pardonne! répond Kit, il comprend tout ce qu'on lui dit
comme un chrétien.

-- Vraiment!... s'écria M. Brass, qui ne pouvait revenir de son
étonnement quoiqu'il eût entendu la même chose, à la même place,
de la même personne, dans les mêmes termes, une douzaine de fois.

-- La première fois que je le vis, dit Kit flatté du profond
intérêt que le procureur témoigne à son favori, je ne m'attendais
guère à devenir aussi intime avec lui que je le suis à présent.

-- Ah! réplique M. Brass, chez qui les préceptes de morale et
d'amour de la vertu coulaient à pleins bords, c'est un charmant
sujet de réflexion pour vous, un charmant sujet; un sujet
d'orgueil et de joie, Christophe. La probité est la meilleure
politique. Je l'ai toujours éprouvé par moi-même. Ce matin même,
j'ai perdu quarante-sept livres dix schellings par pure probité.
Mais pour moi ce n'est pas une perte, c'est un gain véritable.»

M. Brass frotte vivement son nez avec sa plume et regarde Kit avec
des larmes dans les yeux. Kit pense que si jamais brave homme
donna un démenti à son extérieur, c'est bien Sampson Brass.

«Un homme, dit le procureur, qui dans une seule matinée perd par
probité quarante-sept livres dix schellings est un homme à faire
plutôt envie que pitié. Si la somme avait été de quatre-vingts
livres, la plénitude de mon coeur ne connaîtrait plus de bornes.
Pour chaque livre perdue, j'eusse gagné cent pour cent de bonheur.
Il y a là en moi, Christophe, ajoute Brass avec un sourire et en
se frappant sur la poitrine, une petite voix de conscience qui me
chante des chansons si douces, que c'est toute joie et tout
plaisir.»

Kit est tellement frappé de ces paroles; il trouve ces sentiments
si complètement à l'unisson des siens, qu'il en est à se demander
ce qu'il répondra, quand M. Garland reparaît. M. Sampson Brass
aide avec de grandes démonstrations de politesse le vieux
gentleman à remonter dans sa chaise; et le poney, après avoir
secoué la tête plusieurs fois et être resté trois à quatre minutes
avec ses quatre pieds plantés fixement sur le sol comme s'il était
déterminé à ne pas quitter la place, à la vie et à la mort, part
tout d'un coup sans être touché le moins du monde, et court à une
vitesse de douze milles anglais à l'heure. Alors M. Brass et sa
soeur, qui est venue le rejoindre à la porte, échangent un sourire
bizarre qui n'est pas des plus avenants, et retournent auprès de
M. Richard Swiveller qui, durant leur absence, s'est régalé de
diverses attitudes de pantomime, et se laisse surprendre, à son
pupitre, dans un état d'agitation et de rougeur qui le trahit,
grattant vivement rien du tout avec son canif ébréché.

Quand il arrivait que Kit venait seul et sans la chaise, toujours
aussi il se trouvait que Sampson Brass, se rappelant une
commission, avait à envoyer M. Swiveller, sinon de nouveau à
Peckam Rye, du moins à quelque endroit assez éloigné pour que le
clerc ne pût pas être de retour avant deux ou trois heures, ce
gentleman n'étant pas d'ailleurs, à dire vrai, renommé pour sa
diligence dans les courses, car il avait plutôt l'habitude de
prolonger et d'étendre jusqu'aux dernières limites du possible le
temps qui lui était accordé. Sitôt M. Swiveller sorti, miss Sally
s'éclipsait. Alors M. Brass ouvrait toute grande la porte de
l'étude, se mettait gaiement à entonner sa vieille chanson et
reprenait son sourire séraphique. En arrivant à l'escalier, Kit ne
manquait pas de s'entendre appeler: le procureur engageait avec
lui une conversation morale et amusante; parfois il le priait de
veiller un instant sur l'étude parce qu'il avait à faire une
petite course, et, en revenant, il le gratifiait d'un écu ou deux.
Ces rémunérations se reproduisirent si souvent, que Kit, ne
doutant nullement qu'elles vinssent du gentleman déjà si généreux
avec mistress Nubbles, ne pouvait assez admirer tant de
libéralité, et il achetait tant de bagatelles à bon marché, soit
pour la mère, soit pour le petit Jacob, soit pour le poupon, soit
enfin pour Barbe, que chaque jour l'un ou l'autre avait son
nouveau cadeau.

Tandis que ces faits et gestes se manigançaient tant chez Sampson
Brass qu'au dehors, Richard Swiveller, souvent laissé seul dans
l'étude, commença à trouver que le temps lui pesait. En
conséquence, pour se maintenir en belle humeur et pour empêcher
ses facultés de se rouiller, il fit l'emplette d'un _cribbage_[2] et
d'un jeu de cartes, et s'habitua à jouer au cribbage avec un mort,
en supposant des mises de vingt, trente et quelquefois cinquante
livres de chaque côté, sans compter les paris hasardeux qui
s'élevaient à un chiffre fabuleux.

Tandis que le jeu se poursuivait dans le plus grand silence,
malgré l'importance des intérêts qui y étaient attachés,
M. Swiveller en vint à penser que les soirs où M. et miss Brass
étaient dehors, et maintenant cela leur arrivait souvent, il
entendait une sorte de ronflement ou de respiration difficile dans
la direction de la porte: après réflexion, il avisa que ce bruit
pourrait bien provenir de la petite servante qui avait un rhume
perpétuel causé par l'humidité de sa résidence. Un soir donc,
regardant avec attention de ce côté, il aperçut distinctement un
oeil qui brillait au trou de la serrure; ne doutant plus de la
justesse de ses soupçons, il se glissa doucement jusqu'à la porte,
et fondit à l'improviste sur la petite curieuse.

«Oh! je ne voulais pas faire de mal. Sur ma parole, je ne voulais
pas faire de mal, s'écria la petite servante, se débattant avec
une vigueur qui n'était pas de sa taille. La cuisine en bas est si
triste! Je vous en prie, n'en dites rien; je vous en prie, ne le
dites pas.

-- Et pourquoi donc le dirais-je?... N'était-ce pas pour chercher
compagnie que vous regardiez à travers le trou de la serrure!

-- Oui, ce n'est que pour ça, ma parole.

-- Y a-t-il longtemps que vous vous amusez à vous glacer l'oeil à
cet exercice? demanda Richard.

-- Oh! depuis que vous avez commencé pour la première fois à jouer
aux cartes, et même longtemps avant.»

Le vague souvenir de divers amusements fantastiques auxquels il
s'était livré pour se rafraîchir des fatigues du travail, et dont
sans doute la petite servante avait été témoin, déconcerta
passablement M. Swiveller: mais il n'était pas assez sensible à
cet égard pour ne point se remettre promptement.

«C'est bien, venez, dit-il après un moment de réflexion; venez
ici, asseyez-vous. Je vous apprendrai à jouer.

-- Oh! je n'oserais pas, répondit la petite servante. Miss Sally
me tuerait si elle savait que je suis entrée ici.

-- Avez-vous du feu en bas? demanda Richard.

-- Un tantinet.

-- Ma foi! miss Sally ne me tuera pas, moi, si elle vient à savoir
que j'y suis descendu. J'y vais donc, dit Richard mettant les
cartes dans sa poche. Dieu! que vous êtes maigre! Pourquoi donc
ça?

-- Ce n'est pas ma faute.

-- Est-ce que vous ne mangeriez pas bien du pain et de la viande?
dit Richard décrochant son chapeau. Oui? Ah! je le pensais bien.
Avez-vous jamais goûté de la bière?

-- J'en ai bu une fois un petit coup.

-- Quel état de choses! s'écria M. Swiveller levant ses yeux au
plafond. Elle n'en a jamais goûté!... Car ce n'est pas en goûter
que d'en boire un petit coup. Quel âge avez-vous?

-- Je ne sais pas.»

M. Swiveller ouvrit de grands yeux et parut quelques moments
pensif; alors ordonnant à la jeune fille de veiller à la porte
jusqu'à ce qu'il fût de retour, il s'éloigna vivement.

Il ne tarda pas à revenir, suivi d'un garçon de taverne qui
portait d'une main une assiettée de pain et de boeuf, et de
l'autre un grand pot rempli d'une boisson très-odorante et d'un
fumet agréable; espèce de bière d'absinthe supérieure, faite
d'après une recette particulière que M. Swiveller avait enseignée
au maître de l'établissement, à l'époque où il était fort endetté
chez lui et où il lui importait de se concilier son amitié. À la
porte, il déchargea le garçon de son fardeau qu'il remit à sa
petite compagne en la pressant de l'emporter, de peur de surprise,
à sa cuisine où il la suivit.

«Là! dit-il, en posant l'assiette devant elle. Avant tout,
nettoyez-moi ça; et nous verrons après.»

La petite servante ne se le fit pas dire deux fois, et l'assiette
fut bientôt vide.

«Maintenant, dit Richard lui tendant le pot, empoignez-moi ça;
mais modérez vos transports, vous savez! car vous n'avez pas
l'habitude de la chose. Eh bien! est-ce bon?

-- Oh! oui, n'est-ce pas?» dit la petite serrante.

M. Swiveller parut enchanté au delà de toute expression par cette
réponse. Il absorba lui-même un bon coup du précieux liquide, tout
en regardant fixement sa compagne. Après ces préliminaires, il se
mit à enseigner le jeu à la petite servante qui ne fut pas
longtemps à l'apprendre d'une manière passable, car elle avait
l'esprit subtil et délié.

«Maintenant, dit M. Swiveller, mettant deux pièces de six pence
dans une saucière et ajustant la mauvaise chandelle, les cartes
une fois battues et coupées, maintenant voici les enjeux. Si vous
gagnez, vous aurez tout; si je gagne, ce sera pour moi. Pour
rendre le jeu plus amusant et plus comique, je vous appellerai la
Marquise, entendez-vous?»

La petite servante fit un signe de tête.

«Allons, marquise, dit Swiveller, feu!»

La marquise, tenant ses cartes très-serrées dans ses deux mains,
examina laquelle elle jetterait; et M. Swiveller, prenant
l'attitude joviale et fashionable qui convenait à une semblable
compagnie, s'ingurgita une nouvelle gorgée de bière à l'absinthe,
en attendant que la petite servante eût joué.




CHAPITRE XXI.


M. Swiveller et sa partenaire jouèrent plusieurs parties avec des
succès variés, jusqu'à ce que la perte de trois pièces de six
pence, l'absorption graduelle de la bière et le son des horloges,
qui annoncèrent dix heures du soir, rappelèrent à ce gentleman la
fuite rapide du temps et la nécessité pour lui de se retirer avant
le retour de M. Sampson et de miss Sally Brass.

«Marquise, dit-il d'un ton de gravité, en présence de ces
circonstances impérieuses, je demanderai à Votre Seigneurie la
permission de mettre le jeu dans ma poche, et de vous quitter
maintenant que j'ai achevé ce pot; vous faisant seulement
observer, marquise, que, si la vie coule comme un fleuve, je ne
m'alarme pas de la voir couler si vite, madame, puisqu'une
pareille absinthe croît sur ses bords, et que de tels yeux
éclairent ses ondes pendant qu'elles suivent leur cours. Marquise,
à votre, santé! Excusez-moi de garder mon chapeau; mais le palais
est humide, et le pavé de marbre est, pardon de l'expression,
fangeux.»

Comme précaution contre ce dernier inconvénient, M. Swiveller
était resté, durant tout le temps, assis avec les pieds en l'air
posés contre la plaque de la cheminée, position qu'il gardait
encore lorsqu'il donna cours à ces observations apologétiques,
tandis qu'il savourait lentement les dernières gouttes du nectar.

«Le baron Sampsono Brasso et sa charmante soeur sont, me dites-
vous, au spectacle?» dit M. Swiveller, appuyant d'aplomb son bras
gauche sur la table et élevant sa voix avec sa jambe droite, à la
manière des bandits de théâtre.

La marquise fit un signe de tête.

«Ah! dit M. Swiveller avec un majestueux froncement de sourcils,
c'est bien, marquise! Mais que nous importe!... Du vin, holà!»

Comme accompagnement à ces déclamations mélodramatiques il se
présenta le vidrecome avec beaucoup de respect et fit claquer ses
lèvres avec une satisfaction farouche.

La petite servante, qui était loin de posséder aussi bien que
M. Swiveller le secret des _ficelles_ théâtrales, n'ayant jamais
vu une comédie ni entendu parler de rien de semblable, à moins que
ce ne fût par hasard, à travers les fentes des portes ou en tout
autre endroit défendu, fut passablement alarmée de ces
démonstrations si nouvelles pour elle; et ses regards témoignèrent
si manifestement de son trouble, que M. Swiveller jugea qu'il
devait, par charité, échanger sa pose de brigand contre une
attitude plus conforme à la vie habituelle.

«Est-ce qu'ils vous laissent souvent ici pour voler où la gloire
les appelle? demanda-t-il.

-- Oh! oui, je crois bien! répondit la petite servante, Miss Sally
est si _gagneuse_!

-- Si...?

-- Si _gagneuse_!» répéta la marquise.

Après un moment de réflexion, M. Swiveller se détermina à ne plus
se préoccuper de rectifier le langage de la jeune fille et à la
laisser babiller à l'aise: il était évident que sa langue était
déliée par la bière à l'absinthe; et d'ailleurs, elle n'était pas
assez souvent en humeur de discourir pour qu'il dût perdre le
temps à discuter un petit barbarisme de plus ou de moins.

«Ils vont quelquefois voir M. Quilp, dit la petite servante avec
un regard futé; ils vont bien aussi ailleurs. Dieu merci.

-- Est-ce que M. Brass est aussi un _gagneur_?... demanda Dick.

-- Pas la moitié autant que miss Sally, pour sûr, répondit la
petite servante en secouant la tête. Dieu merci! il ne ferait rien
de rien sans elle.

-- Vrai, il ne ferait rien?

-- Miss Sally l'a si bien mis au pas, dit la petite servante,
qu'il lui demande toujours son avis; quelquefois même il en
profite. Bonté divine! je crois bien qu'il ne le laisse pas tomber
par terre.

-- Je suppose, dit Richard, qu'ils se consultent souvent et qu'ils
ont l'occasion de parler de beaucoup de gens, de moi par exemple,
hein! marquise?»

La marquise remua la tête d'une manière très-prononcée.

«Est-ce en bien?» demanda M. Swiveller.

La marquise changea le mouvement de sa tête, qui, sans cesser
cependant de remuer, commença tout à coup à tourner de droite à
gauche et de gauche à droite avec une vivacité négative qui
pouvait faire craindre que le cou ne se disloquât, par occasion.

-- Hum! murmura Richard. Marquise, serait-ce trop exiger de votre
confiance que de vous prier de m'apprendre ce qu'ils disent du
très-humble individu qui a en ce moment l'honneur de...?

-- Miss Sally dit que vous êtes un garçon sans cervelle.

-- Très-bien, marquise; ceci n'est pas un mauvais compliment. La
gaieté, marquise, n'est point une qualité basse. Le vieux roi Cole
était lui-même un joyeux compère, si nous devons ajouter foi à
l'histoire.

-- Mais elle dit, poursuivit sa compagne, qu'il n'y a pas à se
fier à vous.

-- Eh bien! au fait, marquise, dit M. Swiveller d'un air pensif,
plusieurs dames et messieurs, non pas positivement des personnes
d'une profession libérale, mais des gens du commerce, madame, oui,
du commerce, ont fait à mon sujet la même remarque. L'obscur
citoyen, qui tient un hôtel dans cette rue penchait fortement ce
soir vers cette opinion quand je lui ai commandé de préparer le
festin. C'est un préjugé populaire, marquise; et pourtant je ne
sais vraiment sur quoi il est fondé, car j'ai dans le temps obtenu
crédit pour un chiffre considérable, et je puis dire que jamais je
n'ai manqué au crédit. C'est plutôt lui qui m'a manqué; mais moi,
jamais... M. Brass partage l'opinion de sa soeur, à ce que je
suppose?»

Son amie fit un nouveau signe de tête, mais affirmatif cette fois,
en y joignant pourtant un regard malin qui semblait donner à
supposer que les opinions de M. Brass à cet égard étaient encore
plus prononcées que celles de sa soeur; puis, par un retour sur
elle-même, elle ajouta d'un ton suppliant:

«Surtout n'en dites rien, car je serais battue à mort.

-- Marquise, dit M, Swiveller en se levant, la parole d'un
gentleman a autant de valeur que son billet, quelquefois même elle
en a davantage; dans le cas présent, par exemple, où son billet
pourrait rencontrer du doute et de la méfiance. Je suis votre ami,
et j'espère que nous pourrons jouer encore plusieurs parties liées
dans ce même salon. Mais, à propos, marquise, ajouta Richard
s'arrêtant dans son trajet vers la porte et décrivant lentement un
cercle autour de la petite servante qui le suivait avec la
chandelle à la main, il est évident pour moi que vous devez avoir
l'habitude constante de faire prendre l'air à votre oeil par le
trou de la serrure pour en savoir si long.

-- C'était seulement parce que je voulais savoir, répondit en
tremblant la marquise, où était cachée la clef du garde-manger,
voilà tout; et si je l'avais trouvée, je n'aurais pas pris grand-
chose, seulement de quoi apaiser ma faim.

-- Alors vous ne l'avez pas trouvée; car vous seriez plus grasse.
Bonsoir, marquise. Porte-toi bien, et si je te quitte pour jamais,
à jamais porte-toi bien. Tends la chaîne de la porte, marquise, de
crainte d'accident.»

Sur ces dernières recommandations, M. Swiveller sortit de la
maison; et, trouvant qu'il avait bu tout autant qu'il convenait à
sa constitution (la bière à l'absinthe est un breuvage si
capiteux!) il se détermina sagement à se rendre chez lui et à se
mettre au lit. Il gagna donc ses appartements, car il avait
conservé la fiction du pluriel; et, comme ses appartements
n'étaient qu'à une courte distance de l'étude, bientôt Richard se
trouva dans sa chambre à coucher où, ayant ôté une botte et oublié
l'autre à son pied, il se laissa aller à une profonde méditation.

«Cette marquise, se dit-il en croisant ses bras, est une personne
tout à fait extraordinaire. Le mystère l'entoure. Elle ignore le
goût de la bière. Elle ne connaît pas son nom (ce qui est moins
étonnant), et elle n'a pris quelques notions bornées de la société
qu'à travers les trous des serrures. Tout cela était-il écrit dans
sa destinée, ou bien quelque créancier inconnu a-t-il mis
l'embargo sur les décrets du sort? Mystère profond et terrible!»

Ses réflexions étant arrivées à cette conclusion satisfaisante,
Richard se souvint de la botte qui était restée à son pied; il se
mit en devoir de la retirer avec une rare solennité, secouant tout
le temps sa tête d'un air grave, et soupirant profondément.!

Il dit ensuite, en mettant son bonnet de nuit juste de la même
manière qu'il posait son chapeau, sur le coin de l'oeil:

«Ces parties liées me rappellent le foyer conjugal. La femme de
Cheggs joue au cribbage, à l'impériale, peut-être. Elle fait
sauter la banque en ce moment. On l'entraîne de plaisir en
plaisir, pour dissiper ses regrets; mais c'est égal, ils la
suivent partout. Aujourd'hui, je puis le dire, ajouta Richard en
posant de profil sa joue gauche et regardant avec complaisance au
miroir la réflexion d'une très-petite ligne de favoris,
aujourd'hui, je puis le dire, le fer a pénétré dans son coeur.
C'est bien fait!...»

Tombant ensuite de ce sentiment farouche et féroce dans une pensée
tendre et pathétique, M. Swiveller poussa un gémissement, arpenta
sa chambre d'un air égaré, fit mine de se tirer une poignée de
cheveux, mais jugea à propos de s'en tenir à la démonstration, et
se contenta d'arracher le gland de son bonnet de coton. Enfin se
déshabillant avec une sombre résolution, il se mit au lit.

Dans cette triste position, d'autres eussent eu recours à la
boisson; mais, comme M. Swiveller en avait usé précédemment, il
recourut seulement à sa flûte, en face de cette pensée affreuse et
trop certaine que Sophie Wackles était à jamais perdue pour lui.
Après mûres considérations, il pensa que c'était là une bonne,
sonore et lugubre occupation, non-seulement en harmonie avec la
tristesse de ses propres idées, mais capable d'éveiller chez les
voisins de la sympathie pour le jeune célibataire. En conséquence,
il poussa une petite table près de son chevet, et, disposant de
son mieux la lumière et son cahier de musique, il tira la flûte de
sa botte et commença à jouer de la façon la plus funèbre.

C'était l'air _Toujours avec mélancolie_, air qui, lorsqu'on le
joue au lit très-lentement sur la flûte, et lorsqu'en outre il a
l'inconvénient d'être joué par un gentleman peu au fait de
l'instrument et qui est forcé de donner plusieurs fois la même
note avant de trouver la suivante, ne produit pas un effet très-
saisissant. Cependant, durant la moitié de la nuit et même
davantage, M. Swiveller, tantôt étendu sur le dos avec les yeux
fixés au plafond, sortant du lit à moitié pour mieux lire son
cahier de musique, joua vingt fois de suite cet air infortuné, ne
s'arrêtant guère qu'une ou deux minutes pour respirer et faire des
monologues sur le compte de la marquise; après quoi, il
recommençait à jouer avec un redoublement de vigueur. Ce ne fut
qu'après avoir épuisé ses divers sujets de méditation, et avoir
soufflé dans sa flûte jusqu'à la lie l'essence de la bière à
l'absinthe; ce ne fut qu'après avoir mis la tête à l'envers à tous
les gens de la maison et des maisons voisines, peut-être de toute
la rue, qu'il ferma son cahier, éteignit sa chandelle, et, se
trouvant enfin l'esprit dispos et soulagé, se tourna contre le mur
et s'endormit.

Le matin, au réveil, son moral était parfaitement rétabli. Il prit
encore une demi-heure d'exercice sur sa flûte. Après avoir
gracieusement reçu congé de la maîtresse de la maison, qui, pour
lui intimer l'ordre de déguerpir, l'attendait sur l'escalier
depuis le point du jour, il se rendit à Bevis-Marks. Là, la belle
Sally était déjà à son poste, et son visage offrait le doux
rayonnement qui brille au front de la chaste Diane.

M. Swiveller lui adressa un signe de tête et échangea son habit
contre sa veste aquatique, ce qui lui prenait un certain temps,
car les manches en étaient si justes, que c'était toujours une
opération difficile et laborieuse. Cette difficulté vaincue,
Richard s'assit devant le pupitre, à sa place accoutumée.

Miss Brass rompit brusquement le silence.

«N'avez-vous pas trouvé ce matin un porte-crayon en argent, dites?

-- J'en ai peu rencontré dans la rue, répondit M. Swiveller. J'en
ai vu un cependant, un gros porte-crayon, d'air très-respectable;
mais, comme il était en compagnie d'un vieux canif et d'un jeune
cure-dent, avec lesquels il paraissait en conversation réglée, je
me serais fait conscience de le déranger.

-- Voyons! pas de bêtise, avez-vous notre porte-crayon? répliqua
miss Brass sérieusement; oui ou non?

-- Il faut donc que vous soyez enragée pour m'adresser
sérieusement une pareille question? s'écria M. Swiveller. Est-ce
que vous ne voyez pas que je ne fais que d'arriver?

-- À la bonne heure; mais tout ce que je sais, dit-elle, c'est
qu'on ne peut pas le retrouver, et qu'il a disparu, cette semaine
un jour où je l'avais laissé sur ce pupitre.

-- Holà! pensa Richard; j'espère que la marquise n'aura pas
travaillé de ce côté.

-- Il y avait aussi, dit miss Sally, un couteau de même modèle.
Ces deux objets m'avaient été donnés par mon père, il y a bien des
années, et tous deux ont disparu. N'avez-vous rien perdu vous-
même?»

M Swiveller porta involontairement la main à sa veste pour
s'assurer que c'était bien une veste et non un habit à basques;
et, s'étant convaincu bien vite que ce vêtement, l'unique effet
mobilier qu'il possédât dans Bevis-Marks, était en parfaite
sûreté, il fit une réponse négative.

«C'est fort désagréable, Dick, reprit miss Brass en ouvrant sa
boîte d'étain et se rafraîchissant avec une pincée de tabac; mais,
entre nous, entre nous qui sommes des amis, car si Sammy venait à
le savoir, ça n'en finirait pas, il y a aussi de l'argent de
l'étude qu'on avait laissé traîner et qui a disparu de même. Pour
ma part, j'ai perdu en trois fois trois écus.

-- Vous n'y pensez pas! s'écria Richard. Prenez garde à ce que
vous dites, mon vieux; car c'est chose sérieuse. Êtes-vous bien
sûre de votre fait? N'y a-t-il pas quelque erreur?

-- C'est très-réel, répondit miss Brass avec énergie, et il ne
peut y avoir aucune erreur.

-- Alors, par Jupiter! pensa Richard en posant sa plume, j'ai bien
peur que ce ne soit la marquise qui ait fait le coup!»

Plus il retournait ce sujet dans son esprit, plus il ne pouvait
s'empêcher de croire que très-probablement la misérable petite
servante était la coupable. Quand il considérait à quelle chétive
nourriture elle était réduite, dans quel état d'abandon et
d'ignorance elle vivait, et combien sa malice naturelle avait dû
être aiguisée par la nécessité et les privations, il n'en faisait
pas l'ombre d'un doute. Et cependant elle lui inspirait tant de
pitié; il était tellement pénible pour Richard de voir une cause
si grave troubler l'originalité de leur connaissance, qu'il se
disait en lui-même, et très-sincèrement, que si on lui offrait
d'une part cinquante livres sterling et de l'autre la preuve de
l'innocence de la marquise, il n'hésiterait pas à repousser
l'argent.

Tandis qu'il était plongé dans ces profondes et tristes
méditations, miss Sally s'assit en secouant la tête d'un air de
grand mystère et d'inquiétude sérieuse: on venait d'entendre dans
le couloir la voix de Sampson chantant un gai refrain, et bientôt
le gentleman lui-même apparut tout rayonnant de son sourire
vertueux.

«Bonjour, monsieur Richard. Eh bien! monsieur, voici que nous
commençons une nouvelle journée, le corps fortifié par le sommeil
et le déjeuner, l'esprit frais et dispos. Nous voici, monsieur
Richard, levés avec le soleil pour suivre notre petit train comme
lui, notre petit train de devoirs journaliers, monsieur, et pour
accomplir comme lui notre travail de la journée avec profit pour
nous-mêmes et pour nos semblables. Quelle réflexion charmante,
monsieur! Quelle charmante réflexion!»

Tout en adressant ces paroles à son clerc, M. Brass s'était mis
avec une certaine affectation à examiner soigneusement du côté du
jour un billet de banque de cinq livres qu'il tenait à la main.

Mais M. Richard ne témoignant aucun enthousiasme à ce discours,
son patron tourna les yeux vers lui et remarqua tout haut qu'il
paraissait troublé.

«Vous êtes agité, monsieur, dit-il. Monsieur Richard, nous nous
attendions à vous trouver gaiement à l'ouvrage et non pas dans un
état d'abattement. Il est juste, monsieur Richard, que...»

Ici la chaste Sarah poussa un gros soupir.

«O ciel! dit M. Sampson, vous aussi!... Qu'y a-t-il donc? monsieur
Richard...»

Et regardant miss Sally, Richard comprit qu'elle lui faisait signe
d'instruire son frère du sujet de leur conversation récente. Comme
sa propre position n'était pas très-agréable jusqu'à ce que la
question eût été vidée de manière ou d'autre, il obéit, et miss
Brass, roulant entre ses doigts sa tabatière d'une façon
désordonnée, confirma le rapport de M Swiveller.

Sampson perdit contenance, et l'anxiété se peignit sur ses traits.
Au lieu de déplorer amèrement la perte de son argent, comme miss
Sally s'y attendait, il alla sur la pointe du pied jusqu'à la
porte, l'ouvrit, regarda dehors, referma la porte tout doucement,
revint sur la pointe du pied et dit à voix basse:

«C'est une circonstance extraordinaire et pénible, monsieur
Richard, c'est une circonstance très-pénible. Le fait est que moi-
même j'ai perdu récemment plusieurs petites sommes que j'avais
laissées sur mon pupitre; je m'étais donné de garde d'en parler,
espérant que le hasard ferait découvrir le coupable; mais non, je
n'ai rien pu découvrir. Sally, monsieur Richard, c'est une très-
malheureuse affaire!»

Tout en parlant, Sampson posa le billet de banque sur son pupitre
parmi d'autres papiers, comme par mégarde, et mit ses mains dans
ses poches. Richard Swiveller lui montra le billet et l'avertit de
le reprendre.

«Non, monsieur Richard, dit Brass avec émotion; non, je ne le
reprendrai pas. Je le laisserai en cet endroit, monsieur. Le
reprendre, monsieur Richard, ce serait jeter un doute sur vous, et
j'ai en vous, monsieur, une confiance illimitée. Nous laisserons
là ce billet, monsieur, s'il vous plaît; pour rien au monde, je ne
voudrais le reprendre.»

Et, ce disant, M. Brass lui frappa deux ou trois fois sur
l'épaule, de la façon la plus amicale.

«Soyez certain, ajouta-t-il, que je n'ai pas moins confiance en
votre probité qu'en la mienne.»

En tout autre temps, M. Swiveller eût attaché médiocrement
d'importance à ce compliment; mais vu les circonstances présentes,
il éprouva un grand soulagement de cette assurance qu'on ne lui
faisait point l'injure de le soupçonner. Il répondit
convenablement. Alors M. Brass le prit par la main et parut
s'abandonner à une sombre méditation; il en fut de même de miss
Sally. Richard aussi s'était plongé dans ses pensées. À tout
moment, il craignait d'entendre accuser la marquise, car il ne
pouvait s'empêcher de la croire coupable.

Durant quelques minutes, ils restèrent tous trois dans cette
attitude.

Soudain miss Sally donna un grand coup sur le pupitre avec son
poing fermé en s'écriant:

«Je le tiens.»

En effet, elle tenait le pupitre, et elle avait touché juste; car
elle en fit voler un morceau de son poing mignon; mais ce n'était
pas là le sens de ses paroles.

«Eh bien! dit Brass avec impatience. Expliquez-vous!

-- Eh bien! répliqua la soeur, d'un air de triomphe, depuis ces
trois ou quatre dernières semaines n'y a-t-il pas eu quelqu'un qui
rôdait dans l'étude et dehors? Cette personne n'a-t-elle pas été
laissée seule quelquefois dans l'étude, grâce à votre confiance?
et me soutiendrez-vous que ce n'est pas là le voleur?

-- Quelle personne?... cria Brass.

-- Attendez donc, comment l'appelez-vous?... Kit!

-- Le domestique de M. Garland?

-- Certainement.

-- Jamais! s'écria Brass, jamais! Ne me parlez pas de ça. Pas un
mot de plus!»

Et il secouait la tête, et il agitait ses deux mains comme s'il
eût voulu détruire dix mille toiles d'araignée.

«Jamais je ne croirai cela de lui; jamais!

-- Eh bien! moi, je parie, répéta miss Brass en humant une
nouvelle prise de tabac, je parie que c'est notre voleur.

-- Eh bien! moi, je parie, répliqua Sampson avec violence, que ce
n'est pas lui. Qu'est-ce que c'est que cela? Comment osez-vous
l'accuser? Des caractères comme celui-là doivent-ils être en butte
à des insinuations pareilles? Savez-vous bien que c'est le garçon
le plus honnête et le plus fidèle qui ait jamais existé, et qu'il
a une réputation sans tache?... Entrez, entrez.»

Ces derniers mots ne s'adressaient pas à miss Sally, quoiqu'ils
eussent été prononcés sur le même ton que les chaleureuses
remontrances qui avaient précédé, mais à une personne qui venait
de frapper à la porte de l'étude; et à peine M. Brass les eut-il
fait entendre, que Kit lui-même parut et dit:

«Le gentleman d'en haut est-il chez lui, monsieur, s'il vous
plaît?

-- Oui, Kit, dit Brass encore enflammé d'une vertueuse indignation
et regardant sa soeur avec des yeux pleins de courroux et les
sourcils froncés; oui, Kit, il y est. Je suis charmé de vous voir,
Kit; je me réjouis de vous voir. Passez par ici, Kit, en
redescendant.»

Et quand le jeune homme se fut retiré:

«Ce garçon-là un voleur! s'écria Brass; lui un voleur, avec cette
physionomie franche et ouverte!... Je lui confierais de l'or sans
le compter. Monsieur Richard, ayez la bonté de vous rendre
immédiatement chez Wrasp et Compagnie, dans Broad-Street, et d'y
demander s'ils ont eu des instructions pour paraître dans
l'affaire Karmen et Painter. Ce garçon-là un voleur! reprit
Sampson en ricanant de colère. Suis-je donc aveugle, sourd,
imbécile? Est-ce que je ne sais pas juger la nature humaine d'un
coup d'oeil? Kit un voleur! Bah!»

Jetant à miss Sally cette interjection finale avec un
incommensurable dédain, Sampson Brass plongea la tête dans son
pupitre comme pour se soustraire à la vue des misères et des
bassesses de ce monde, et jeter un dernier défi à la médisance, à
l'abri du couvercle à demi clos.




CHAPITRE XXII.


M. Sampson Brass était seul dans l'étude, au moment où Kit, ayant
rempli sa commission, sortit de chez le gentleman et descendit
l'escalier, environ un quart d'heure après être monté. Le
procureur ne chantait point comme à l'ordinaire. Il n'était pas
non plus assis à son pupitre. La porte, toute grande ouverte,
laissa voir M. Brass adossé au feu et ayant un air si étrange, que
Kit s'imagina qu'il lui avait pris quelque indisposition subite.

«Qu'y a-t-il donc, monsieur? dit Kit.

-- Ce qu'il y a!... répondit vivement Brass. Rien. Pourquoi y
aurait-il quelque chose?

-- Vous êtes tellement pâle, que je vous aurais à peine reconnu.

-- Bah! bah! pure imagination, cria Brass en se penchant pour
relever les cendres; jamais je n'ai été mieux, Kit; jamais de ma
vie je ne me suis mieux porté. Je suis même très-gai. Ah! ah!
Comment va notre ami d'en haut?

-- Beaucoup mieux.

-- J'en suis ravi; mille remercîments. Un parfait gentleman!
honnête, libéral, généreux, ne donnant aucun embarras; un
admirable locataire. Ah! ah! M. Garland se porte bien, j'espère,
Kit? Et mon ami le poney, mon ami intime, vous savez? Ah! ah!»

Kit donna des nouvelles satisfaisantes de tout le petit monde
d'Abel-Cottage. M. Brass, qui semblait distrait et impatient, se
plaça sur son tabouret, et invita Kit à s'approcher en le prenant
par la boutonnière.

«J'ai pensé, Kit, dit le procureur, que je pourrais faire gagner à
votre mère quelques petits émoluments. Vous avez votre mère, je
crois? Si j'ai bonne mémoire, vous m'avez raconté que...

-- Oh! oui, monsieur, oui, certainement.

-- Une veuve, n'est-ce pas? une veuve laborieuse?

-- La femme la plus dure à la besogne et la meilleure mère qui ait
jamais existé, monsieur.

-- Ah! s'écria Brass, c'est touchant, très-touchant. Une pauvre
veuve luttant pour tenir ses orphelins dans un état décent et
confortable. C'est un délicieux tableau de vertu humaine. Déposez
votre chapeau, Kit.

-- Merci, monsieur, il faut que je m'en aille tout de suite.

-- Posez-le toujours, pendant que vous êtes là, dit Brass, qui lui
prit son chapeau des mains et mit quelque désordre dans les
papiers en lui cherchant une place sur le pupitre. Je pensais,
Kit, que très-souvent nous avons à louer des maisons pour les
personnes de notre clientèle, etc. Or, vous savez que nous sommes
obligés de mettre du monde dans ces maisons pour les surveiller,
et malheureusement ce sont trop souvent des gens à qui nous ne
pouvons nous fier. Qui nous empêcherait d'avoir une personne en
qui nous pussions avoir une confiance absolue, en même temps que
nous nous donnerions la douceur de faire une bonne action? Je
m'explique: qui nous empêcherait d'employer cette digne femme,
votre mère, tantôt à une besogne, tantôt à une autre? Elle aurait
le logement, et un bon logement, à peu près toute l'année, sans
impositions, en outre une allocation hebdomadaire; tout cela
donnerait à votre famille bien des avantages dont elle ne saurait
jouir dans sa condition présente. Qu'est-ce que vous en pensez? Y
voyez-vous quelque objection? Je n'ai pas en cela d'autre désir
que de vous rendre service, Kit; ainsi ne vous gênez pas,
expliquez-vous librement.»

En parlant ainsi, Brass remua deux ou trois fois le chapeau qu'il
glissa de nouveau parmi les papiers, avec l'air de chercher
quelque chose.

«Quelle objection pourrais-je faire à une proposition aussi
bienveillante que la vôtre, monsieur? répondit Kit d'un accent
pénétré. Je ne sais vraiment, monsieur, comment vous remercier.

-- Eh bien! alors,» dit Brass se tournant tout à coup vers lui et
approchant son visage de celui de Kit, avec un sourire si
repoussant que le jeune homme, même dans toute la plénitude de sa
reconnaissance, recula presque effrayé, «eh! bien, alors _c'est
fait_!»

Kit le regarda d'un air de trouble.

«C'est fait, dis-je, reprit Sampson se frottant les mains et
reprenant ses manières doucereuses. Ah! ah! vous verrez, Kit, vous
verrez. Mais, bon Dieu! que M. Richard tarde à revenir! Quel
ennuyeux flâneur!... Voulez-vous bien veiller sur l'étude une
minute, le temps seulement de monter là-haut? une minute
seulement. Je ne vous tiendrai pas un instant de plus, Kit.»

En même temps, M. Brass s'élança hors de l'étude où il revint
presque aussitôt. M. Swiveller rentra; et comme Kit sortait en
toute hâte de la chambre pour regagner le temps perdu, miss Brass
elle-même le rencontra au seuil de la porte.

«Oh! dit ironiquement Sally, qui en entrant le suivit de l'oeil,
voici votre favori qui s'en va, Sammy!

-- Oui, il s'en va, répondit Brass. Mon favori, tant que vous
voudrez. Un honnête garçon, monsieur Richard, un digne jeune
homme.

-- Hem! fit miss Brass avec une petite toux provoquante.

-- Je vous dis, drôlesse, s'écria Sampson avec colère, que je
donnerais ma vie en gage de sa probité. Est-ce que ça ne finira
pas? Serai-je toujours harcelé, obsédé par vos honteux soupçons?
N'avez-vous aucun respect pour le vrai mérite, méchant garnement
que vous êtes? Tenez, si vous voulez que je vous le dise, je
suspecterais plutôt votre honnêteté que la sienne!»

Miss Sally tira sa tabatière d'étain et huma longuement et
lentement une prise de tabac, tout en attachant sur son frère un
regard fixe et ferme.

«Elle me rendra fou de rage, monsieur Richard, dit Brass; elle
m'exaspère au delà de toute mesure. Je suis enflammé, je suis
outré, monsieur. Ce ne sont pas là les manières, ce n'est pas là
la tenue d'un homme qui est dans les affaires; mais elle me met
hors de moi!

-- Pourquoi ne le laissez-vous pas tranquille? dit Richard à miss
Sally.

-- Parce que c'est plus fort qu'elle, monsieur, répliqua Sampson;
parce que c'est un besoin de sa nature que de m'irriter et de me
vexer; je crois que sans cela elle tomberait malade. Mais
n'importe, n'importe; j'ai fait ce que je voulais. J'ai montré ma
confiance en ce jeune homme. Aujourd'hui encore, il a gardé
l'étude. Ah! ah!... Fi! vilaine vipère!»

La belle vierge huma une nouvelle prise de tabac et mit dans sa
poche sa boite d'étain, tout en continuant de contempler son frère
avec un sang-froid parfait.

«Aujourd'hui encore il vient de garder l'étude, répéta Brass d'un
ton triomphant; je lui ai donné cette nouvelle preuve de ma
confiance, et je ne m'en tiendrai pas là. Eh bien! où donc est le?...

-- Qu'avez-vous perdu? demanda M. Swiveller.

-- O ciel!..., s'écria Brass, tâtant toutes ses poches l'une après
l'autre, regardant dans le pupitre, dessus, dessous, et
bouleversant d'une main fébrile les papiers voisins; le billet,
monsieur Richard! le billet de banque de cinq livres, qu'est-il
devenu? Je l'avais laissé ici... Dieu me pardonne!

-- Allons!... s'écria à son tour miss Sally, tressaillant,
frappant ses mains et semant les papiers sur le plancher.
Disparu!... Qui est-ce qui avait raison?... Qui est-ce qui l'a
pris?... Ce n'est pas pour les cinq livres!... Qu'est-ce que c'est
que cela, cinq livres?... Mais ce garçon est honnête, vous savez,
très-honnête. Ce serait une indignité de le soupçonner. Ne courez
pas après lui. Non, non, pour rien au monde!...

-- Sur ma parole, monsieur Richard, répliqua le procureur, qui
n'avait cessé de fouiller ses poches avec tous les signes de la
plus vive agitation, je crains que ce ne soit une vilaine affaire.
Certainement le billet de banque a disparu, monsieur; que faut-il
faire?

-- Ne courez pas après lui, dit miss Sally, se bourrant de plus en
plus le nez de tabac. Non, non, gardez-vous-en bien. Laissez-lui
le temps de se débarrasser du billet. Ce serait trop cruel de le
surprendre en flagrant délit!»

M. Swiveller et Sampson Brass se regardèrent mutuellement après
avoir regardé miss Brass; l'un et l'autre étaient bouleversés.
Soudain, par une même impulsion, ils saisirent leurs chapeaux et
s'élancèrent dans la rue dont ils prirent le milieu, renversant
tout sur leur passage, comme s'ils couraient pour échapper à la
mort.

Or, justement Kit avait couru aussi, bien qu'un peu moins vite, et
comme il était parti depuis quelques minutes, il avait sur eux une
assez grande avance. Cependant, comme ils connaissaient bien son
itinéraire, du train dont ils allaient, ils l'eurent bientôt
rattrapé, au moment où, il venait de reprendre haleine pour
recommencer à courir.

«Arrêtez!... cria Sampson lui posant une main sur l'épaule, tandis
que M. Swiveller le happait de l'autre côté. Pas si vite,
monsieur. Vous êtes donc bien pressé?

-- Oui, je le suis, dit Kit les regardant tous deux avec une vive
surprise.

-- Il... il..., m'est pénible de tous soupçonner, dit Sampson
d'une voix haletante; mais un objet de quelque valeur vient de
disparaître de l'étude. J'espère que vous ne savez pas ce que
c'est.

-- Savoir quoi! bon Dieu, monsieur Brass! s'écria Kit tremblant de
la tête aux pieds. Vous ne supposez pas...

-- Non, non, dit vivement Brass. Je ne suppose rien. Ce n'est pas
moi qui vous accuse. Vous allez me suivre tranquillement chez moi,
j'espère?

-- Volontiers. Pourquoi pas?

--- Certainement! dit Brass. Pourquoi pas? J'ai bien peur que la
chose ne finisse pas par un «pourquoi pas.» Si vous saviez quels
assauts j'ai eus à supporter ce matin pour vous défendre,
Christophe, vous en seriez peiné.

-- Et moi, je suis sûr que vous regretterez, monsieur, de m'avoir
soupçonné. Allons, revenons vite chez vous.

-- Oui, oui! s'écria Brass. Le plus tôt sera le mieux. Monsieur
Richard, ayez la bonté de prendre ce bras; moi, je vais prendre
celui-ci. Il n'est pas facile de marcher trois de front; mais dans
les circonstances où nous nous trouvons, c'est indispensable; il
n'y a pas d'autre moyen.»

Kit passa du blanc au rouge et du rouge au blanc lorsqu'ils
s'assurèrent ainsi de sa personne, et un moment il parut disposé à
résister. Mais, faisant un prompt retour sur lui-même, et songeant
que s'il engageait une lutte, il pourrait être traîné par le
collet à travers les rues, il se borna à répéter d'un accent plein
de sincérité et avec des larmes dans les yeux, qu'ils auraient
bien du regret de ce qu'ils faisaient là, et se laissa emmener.
Tandis qu'ils reprenaient le chemin de l'étude, M. Swiveller, à
qui ses fonctions présentes répugnaient extrêmement, saisit un
instant propice pour souffler à l'oreille de Kit que, s'il
consentait à avouer sa faute, fût-ce par un simple mouvement de
tête, et qu'il lui promit de ne plus recommencer à l'avenir, il
l'autorisait à donner un croc-en-jambe à Sampson Brass pour se
sauver; mais Kit ayant repoussé cette offre avec indignation, il
ne resta plus d'autre parti à Swiveller que de le tenir ferme
jusqu'à ce qu'ils eussent atteint Bevis-Marks, où on le mit en
présence de la charmante Sarah, qui prit aussitôt la précaution de
fermer la porte à clef.

«Maintenant, dit Brass, vous savez, Christophe, l'innocence ne
saurait mieux ressortir que d'un examen minutieux qui satisfasse
pleinement toutes les parties. En conséquence, si vous voulez bien
permettre qu'on vous fouille, ce sera pour tout le monde un grand
soulagement.»

Il accompagna ces paroles d'une démonstration qui indiquait le
genre d'enquête à pratiquer, autrement dit, il retourna la coiffe
de son chapeau.

«Fouillez-moi, dit fièrement Kit en croisant ses bras. Mais
songez-y bien, monsieur, vous en aurez du regret jusqu'à la fin de
vos jours.

-- C'est assurément une circonstance très-pénible, dit Brass avec
un soupir, comme il plongeait sa main dans une des poches de Kit
et en retirait une collection variée de menus objets, c'est une
circonstance très-pénible. Il n'y a rien là dedans, monsieur
Richard; parfait, parfait. Rien non plus ici, monsieur Rien dans
la veste, monsieur Richard; rien dans les basques de l'habit.
Vraiment j'en suis ravi.»

Richard Swiveller, tenant à la main le chapeau de Kit, suivait
l'opération avec le plus vif intérêt, et dissimulait du mieux
possible un léger sourire, tandis que Brass, fermant un oeil,
sondait avec l'autre l'intérieur d'une des manches du pauvre jeune
homme comme il eût regardé dans un télescope. Soudain Sampson, se
retournant vivement vers son clerc, lui ordonna de fouiller le
chapeau.

«Il y a un mouchoir, dit Richard.

-- Nul mal à cela, monsieur, répondit Brass appliquant son oeil à
l'autre manche et parlant du ton d'un homme qui aperçoit devant
lui une perspective illimitée. Un mouchoir, c'est très-innocent.
Quoique pourtant la Faculté ne considère point, je pense, monsieur
Richard, l'habitude de porter un mouchoir dans un chapeau comme
très-favorable à la santé. J'ai entendu dire que cela tient la
tête trop chaude. Mais à tout autre point de vue, l'examen est
satisfaisant, très-satisfaisant.»

Une triple exclamation jetée à la fois par Richard Swiveller, miss
Sally et Kit lui-même, arrêta net le procureur. Sampson tourna la
tête et vit Richard le billet de banque à la main.

«Dans le chapeau?... s'écria Brass avec une sorte de glapissement.

-- Sous le mouchoir, et caché dans la doublure,» dit Richard,
frappé d'horreur à cette découverte.

M. Brass regarda successivement Richard, miss Sally, les murs, le
plafond et le plancher, tout enfin, excepté Kit qui était demeuré
stupéfié et incapable de faire un mouvement.

«Et voilà, s'écria Brass enjoignant ses mains, voilà donc ce que
c'est que ce monde qui tourne sur son axe, soumis aux influences
de la lune et aux révolutions qui s'opèrent autour des corps
célestes et ainsi de suite!... Voilà donc la nature humaine!... O
nature, nature!... Voilà le malheureux que je voulais faire
profiter des ressources de ma petite industrie, et pour qui, même
en ce moment encore, j'éprouve une compassion telle, que je le
laisserais volontiers partir!... Mais, ajouta M. Brass d'un accent
plus ferme, avant tout je suis homme de loi, et par conséquent mon
devoir est de donner l'exemple en mettant à exécution les lois de
mon heureuse patrie. Pardonnez-moi, ma chère Sally, et tenez-le
ferme de l'autre côté. Monsieur Richard, ayez la bonté de courir
chercher un constable. Le temps de la faiblesse est passé,
monsieur; la force morale est revenue. Un constable, monsieur,
s'il vous plaît!»




CHAPITRE XXIII.


Kit était comme plongé dans un sommeil léthargique, les yeux tout
grands ouverts et fixés sur le sol, sans prendre garde à la main
tremblante de M. Brass qui le tenait par un des bouts de sa
cravate, ni à la serre beaucoup plus solide de miss Sally qui en
avait étreint l'autre bout; cependant les précautions de la
vieille fille n'étaient pas pour lui sans inconvénient: car miss
Sally, cette femme enchanteresse, outre qu'elle lui enfonçait de
temps en temps les phalanges de ses doigts dans la gorge un peu
plus qu'il ne fallait, avait dès le premier moment appréhendé si
fortement ce malheureux, que même dans le désordre et l'égarement
de ses pensées, il ne pouvait s'empêcher de se sentir suffoqué. Il
resta dans cette posture, entre le frère et la soeur, passif et
n'opposant aucune résistance, jusqu'au moment où M. Swiveller
revint suivi d'un constable.

Ce fonctionnaire était sans doute familiarisé avec des scènes de
cette nature; les vols qui chaque jour défilaient sous ses yeux,
depuis le minime larcin jusqu'à l'effraction dans les maisons
habitées, ou les aventures de grand chemin, n'étaient pour lui
qu'une affaire comme une autre; il ne voyait dans les individus
coupables de ces méfaits qu'autant de pratiques qui venaient se
faire servir au magasin de loi criminelle en gros et en détail
dont il tenait le comptoir; aussi reçut-il de M. Brass le rapport
de ce qui s'était passé à peu près avec autant d'intérêt et de
surprise qu'en pourrait montrer un entrepreneur de pompes
funèbres, s'il lui fallait écouter dans les plus minutieux détails
le récit de la dernière maladie du mort auquel il vient rendre par
profession les devoirs suprêmes. Ce fut donc avec une parfaite
indifférence qu'il arrêta Kit.

«Nous ferons bien, dit ce ministre subalterne de la police, de le
conduire au bureau du magistrat, tandis que celui-ci y est encore.
Je vous prierai, monsieur Brass, de venir avec nous, ainsi que...»

Il regarda miss Sally d'un air d'hésitation et de doute, comme
s'il ne savait comment qualifier une personne qui pouvait être
prise aussi raisonnablement pour un griffon ou tout autre monstre
mythologique.

«Madame, hein? dit Sampson.

-- Ah! oui... madame, répliqua le constable. Le jeune homme qui a
découvert le billet est nécessaire également.

-- Monsieur Richard, monsieur, dit Brass d'une voix dolente Quelle
triste nécessité!... Mais l'autel de la patrie, monsieur...

-- Vous prendrez un fiacre, je suppose? interrompit le constable
saisissant avec peu de précaution par le bras, au-dessus du coude,
Kit que ses gardiens avaient relâché. Veuillez en envoyer chercher
un.

-- Mais permettez-moi de dire un mot, s'écria Kit levant ses yeux
et regardant autour de lui d'un air de supplication. Un mot
seulement! Je suis aussi innocent que pas un de vous. Sur mon âme,
je ne suis pas coupable. Moi, un voleur! Ah! monsieur Brass, vous
ne le croyez pas, j'en suis sûr. C'est bien mal de votre part.

-- Je vous donne ma parole, constable...» dit Brass.

Mais ici le constable l'interrompit, en vertu de ce principe
constitutionnel: «Les paroles volent,» faisant observer que les
paroles ne sont que de la bouillie pour les chats, mais que les
serments en justice sont la nourriture des hommes forts.

«Parfaitement juste, constable, dit Brass toujours sur le même ton
dolent; c'est d'une exactitude rigoureuse. Constable, je fais
devant vous le serment qu'il y a quelques minutes à peine, avant
d'avoir fait cette fatale découverte, j'avais encore tant d'estime
pour ce jeune homme, que je lui eusse confié... Un fiacre,
monsieur Richard! Vous tardez bien, monsieur!...

-- Vous ne trouverez personne, s'écria Kit, pour peu qu'il me
connaisse, qui n'ait confiance en moi. Qu'on demande à qui que ce
soit si jamais l'on a douté de ma probité, si jamais j'ai fait
tort d'un farthing à personne. Autrefois, quand j'étais pauvre,
quand j'avais faim, ai-je jamais été pris en faute, et peut-on
supposer que je commencerais à l'être aujourd'hui?... Oh!
réfléchissez à ce que vous faites. Comment, avec cette affreuse
accusation qui pèse sur moi, oserais-je jamais revoir les
meilleurs amis qu'il y ait au monde?»

M. Brass répondit que le prisonnier aurait bien fait de penser à
tout cela plus tôt; et il était en train de lui adresser d'autres
observations d'une nature aussi peu consolante, quand on entendit
le locataire demander, du haut de l'escalier, ce qu'il y avait et
pourquoi tout ce tapage et ce bruit de pas qui remplissaient la
maison.

Involontairement, Kit fit un mouvement pour s'élancer vers la
porte, dans son désir de répondre lui-même; mais il fut vivement
retenu par le constable, et il eut la douleur de voir M. Sampson
Brass sortir seul pour aller raconter les faits à sa manière.

Quand M. Brass fut de retour, il dit, au sujet du gentleman:

«Il est comme nous tous: il ne voulait pas y croire. Que ne puis-
je moi-même mettre en doute le témoignage de mes sens! Mais
malheureusement ce témoignage est irréfragable. Mes yeux n'ont pas
besoin de subir un débat contradictoire, et, en disant cela avec
véhémence, il clignotait et frottait ses yeux, ils sont bien
obligés de s'en tenir à leur impression première. Allons, Sarah!
j'entends le fiacre qui roule dans Bevis-Marks; mettez votre
chapeau; nous partirons immédiatement. Triste commission! Il me
semble que je vais à l'enterrement.

-- Monsieur Brass, dit Kit, accordez-moi une faveur. Conduisez-moi
d'abord chez M. Witherden.»

Sampson secoua la tête d'un air d'irrésolution.

«Je vous en prie, dit le jeune homme. Mon maître y est. Au nom du
ciel, conduisez-moi là d'abord.

-- En vérité, je ne sais pas... balbutia le procureur; qui peut-
être avait ses raisons secrètes pour désirer de se présenter sous
le jour le plus favorable aux yeux du notaire. Constable, combien
de temps avons-nous?»

Le constable, qui, durant toute cette scène, avait mâchonné une
paille avec la plus grande philosophie, répondit que, si l'on
partait tout de suite, on aurait bien le temps; mais que, si l'on
s'amusait à lanterner, il faudrait aller tout droit à Mansion-
House; et finalement, il déclara que ça lui était bien égal, qu'on
en ferait ce qu'on voudrait.

M. Richard Swiveller, que le fiacre avait amené, était resté
incrusté dans, le meilleur coin sur la banquette de derrière.
M. Brass invita le constable à faire avancer le prisonnier, et se
déclara prêt à partir. En conséquence, le constable, tenant
toujours Kit de la même manière et le poussant un peu devant lui,
à la distance réglementaire d'environ trois quarts de bras, le fit
monter dans la voiture où il le suivit. Miss Sally grimpa ensuite.
La voiture se trouvant remplie par les quatre personnes qui
l'occupaient, M. Sampson Brass se jucha sur le siège et fit partir
le cocher.

Encore étourdi complètement par le changement soudain et terrible
qui s'était opéré dans son sort, Kit était assis tristement,
promenant son regard à travers la glace de la portière. Il
appelait de tous ses voeux l'apparition dans la rue de quelque
phénomène monstrueux qui pût lui donner lieu de croire avec raison
qu'il faisait un rêve. Hélas! tous les objets qu'il apercevait
n'étaient que trop réels et trop connus; c'était la même
succession de détours de rue, c'étaient les mêmes maisons, les
mêmes flots de gens courant sur le trottoir, les uns près des
autres, dans diverses directions; le même mouvement de charrettes
et de voitures sur la chaussée; les mêmes étalages bien connus à
la porte des boutiques: une régularité dans le bruit et le
tumulte, telle que jamais rêve n'en a possédé. Toute fantastique
qu'elle semblait être, la situation n'en était donc pas moins
réelle. Kit était arrêté sous une accusation de vol; le billet de
banque avait été trouvé sur lui, bien qu'il fût innocent en pensée
comme en action, et on l'emmenait prisonnier!

Absorbé par ces cruelles idées, songeant dans l'affliction de son
coeur à sa mère et au petit Jacob, se disant que la conscience
même de son innocence ne suffirait pas pour soutenir sa fermeté en
face de ses amis, si ces derniers le croyaient coupable; perdant
de plus en plus l'espérance et le courage à mesure qu'on
approchait de la maison du notaire, le pauvre Kit continuait de
regarder fixement sans rien voir à travers la glace, quand tout à
coup, comme si le nain avait été évoqué par une conjuration
magique, la hideuse face de Quilp lui apparut.

Quel rayonnement de joie il y avait sur cette face!

Quilp était à la fenêtre d'une taverne d'où il promenait ses
regards dans la rue; et il se penchait si fort en avant, les
coudes appuyés sur le rebord de la croisée et la tête posée entre
ses deux mains, que cette attitude, ainsi que ses efforts pour
comprimer un éclat de rire, le faisaient paraître tout bouffi,
tout gonflé et deux fois plus gros et plus large que de coutume.
En le reconnaissant, M. Brass fit immédiatement arrêter la voiture
juste en face de l'endroit où était le nain. Celui-ci ôta son
chapeau et salua les voyageurs avec une hideuse et grotesque
politesse.

-- Ohé! cria-t-il. Où allez-vous ainsi, Brass? Où allez-vous?
Quoi! Sally est aussi avec vous? Douce Sally! Et Richard? Aimable
Richard! Et Kit? Honnête Kit!

-- Il est tout à fait jovial!... dit Brass au cocher. Ah!
monsieur, une triste affaire!... Ne croyez jamais à la probité,
monsieur.

-- Pourquoi pas? répliqua le nain. Pourquoi pas, coquin de
procureur?

-- Un billet de banque se perd dans notre étude, monsieur, dit
Brass en secouant la tête, et il se retrouve dans son chapeau. Je
l'avais laissé seul un moment auparavant. Pas moyen de se faire
illusion, monsieur. Une kyrielle de preuves. Rien n'y manque.

-- Eh! quoi, s'écria le nain, avançant son corps à moitié hors de
la fenêtre, Kit un voleur! Kit un voleur! Ah! ah! ah! Eh bien,
c'est le voleur le plus laid qu'on puisse montrer pour un penny.
Ohé, Kit! Ah! ah! ah! Comment? vous avez fait arrêter ce pauvre
Kit avant qu'il ait eu seulement le temps de me rosser. Est-ce
malheureux! Ohé, Kit!»

Et en même temps, il fit entendre une explosion de rire qui fit
trembler le cocher sur son siège, montrant du doigt la perche d'un
teinturier voisin, d'où pendaient diverses étoffes, qui
figuraient, par analogie, un homme accroché au gibet.

«Ah! voilà comme ça finit, Kit?... cria-t-il en se frottant
rudement les mains. Ah! ah! ah! Quel chagrin pour le petit Jacob
et pour son aimable mère!... Brass, envoyez-lui le ministre du
Petit-Béthel, pour qu'il l'assiste et le console. Holà, Kit, holà!
En avant, marche, cocher. Bonjour, bonjour, Kit; bonne chance; bon
courage; toutes mes amitiés aux Garland, à la bonne chère dame et
au gentleman. Dites-leur, je vous prie, que j'ai demandé de leurs
nouvelles. Bien des voeux pour eux, pour vous, pour tout le monde,
Kit, pour tout le monde!»

Ces voeux et ces adieux coulaient comme un torrent, et le flot en
durait encore lorsque la voiture fut hors de vue. Bien sûr enfin
de ne plus apercevoir le fiacre, Quilp releva la tête et se roula
sur le parquet dans un accès de joie furibonde.

On arriva chez le notaire, ce qui ne fut pas long, car on avait
rencontré le nain dans une rue voisine, à très-peu de distance de
la maison de M. Witherden. Brass descendit; et ouvrant d'un air
triste la portière du fiacre, il invita sa soeur à l'accompagner
dans l'étude, pour préparer les excellentes personnes qui se
trouvaient dans la maison à la fâcheuse nouvelle qu'on leur
apportait. Il requit également l'assistance de M. Swiveller. Tous
trois entrèrent dans l'étude, M. Sampson donnant le bras à sa
soeur, et M. Swiveller seul, derrière eux.

Le notaire était assis devant le feu, au fond de l'étude; il
causait avec M. Abel et M. Garland; M. Chukster, assis à son
pupitre, attrapait comme il pouvait à la volée quelques lambeaux
de leur conversation. Tout en tournant le bouton, M. Brass
observa, à travers le vitrage de la porte, cette disposition
locale; et voyant que le notaire l'avait reconnu, il commença à
secouer la tête et à soupirer profondément, tout le long de la
cloison qui les séparait encore.

«Monsieur, dit Sampson, retirant son chapeau et portant à ses
lèvres les deux premiers doigts du gant de castor de sa main
droite, je me nomme Brass, Brass de Bevis-Marks, monsieur. J'ai eu
l'honneur et le plaisir, monsieur, de soutenir contre vous
quelques petites affaires testamentaires. Comment va votre santé,
monsieur?

-- Mon clerc est là pour s'entendre avec vous, monsieur Brass, sur
l'affaire qui vous amène, dit le notaire, l'éloignant par un
geste.

-- Je vous remercie, monsieur, je vous remercie certainement.
Permettez-moi, monsieur, de vous présenter ma soeur; presque un de
nos collègues, monsieur, malgré la faiblesse de son sexe; une
femme qui m'est précieuse, monsieur, dans mes travaux. Monsieur
Richard, ayez la bonté d'approcher, s'il vous plaît. Non
réellement, dit Brass, faisant quelques pas entre le notaire et
son cabinet, vers lequel celui-ci avait commencé à battre en
retraite, et parlant du ton d'un homme offensé, réellement,
monsieur, avec votre permission je requiers de vous
personnellement un mot ou deux d'entretien.

-- Monsieur Brass, répondit avec vivacité le notaire, je suis
occupé. Vous voyez bien que je suis occupé avec monsieur. Si vous
voulez communiquer votre affaire à M. Chukster que voici là-bas,
vous pouvez compter de sa part sur toute l'attention qu'elle
mérite.

-- Messieurs, dit Brass, portant sa main droite le long de son
gilet et regardant avec un sourire affable les deux Garland père
et fils, messieurs, j'en appelle à vous; veuillez considérer que
je m'adresse à vous. J'appartiens à la justice. Je suis qualifié
«gentleman» par acte du parlement. Mon titre, je le maintiens en
vertu d'une patente annuelle de douze livres sterling pour mon
diplôme. Je ne suis pas de vos musiciens, de vos acteurs, de vos
faiseurs de livres, de vos peintres, tous gens qui prennent un
état sans garantie du gouvernement. Je ne suis pas de vos
bohémiens ou vagabonds. Quiconque m'intente une poursuite, est
obligé de m'appeler gentleman; sinon, son action est nulle et de
nul effet. Eh bien! je vous le demande, est-ce comme ça qu'on doit
me recevoir? En effet, messieurs...

-- Bien, bien, interrompit le notaire. Ayez la bonté d'exposer
votre affaire, monsieur Brass.

-- M'y voici, monsieur. Ah! monsieur Witherden! vous êtes loin de
vous douter de... Mais je ne me laisserai pas aller aux
digressions. Je pense que le nom d'un de ces messieurs est
Garland.

-- De tous deux, dit le notaire.

-- Vraiment!... dit Brass avec le salut le plus humble. J'eusse dû
le penser, d'après la ressemblance qui est prodigieuse. Enchanté
d'avoir l'honneur d'être présenté à deux gentlemen de leur
distinction, quoique la circonstance qui me vaut cette faveur soit
bien pénible. Un de vous, messieurs, a un domestique appelé Kit?

-- Tous deux, répondit le notaire.

-- Deux Kit!... dit Brass en souriant. Bon Dieu!

-- Un Kit, monsieur, répliqua M. Witherden avec impatience; un Kit
qui est au service de ces deux messieurs. Eh bien, qu'y a-t-il?

-- Ce qu'il y a, monsieur!... répondit Brass en baissant la voix
de manière à faire impression sur l'auditoire. Ce jeune homme,
monsieur, en qui j'avais une confiance entière et sans limites;
que j'avais toujours traité comme s'il était mon égal; ce jeune
homme a ce matin commis un vol dans mon étude, et il a été saisi
en flagrant délit.

-- C'est quelque fausseté! s'écria le notaire.

-- Ce n'est pas possible, dit M. Abel.

-- Je n'en crois pas un mot,» dit le vieux gentleman.

M. Brass promena sur eux un regard calme et répondit avec le même
sang-froid:

«Monsieur Witherden, vos paroles sont de celles qu'on peut
actionner; et si j'étais un homme de bas étage, qui ne pût
supporter bravement la calomnie, je vous poursuivrais en dommages.
Mais dans ma position, je me borne à mépriser de pareilles
expressions. Je respecte la chaleureuse indignation de l'autre
gentleman, et je regrette sincèrement d'être le messager d'aussi
mauvaises nouvelles. Je ne me fusse certainement pas exposé à une
commission si pénible, n'était que le jeune homme a demandé d'être
conduit ici d'abord et que j'ai cédé à ses prières. Monsieur
Chukster, voulez-vous avoir la bonté de frapper à la fenêtre pour
avertir le constable qui attend dans le fiacre?»

À ces mots, les trois gentlemen s'entre-regardèrent avec
consternation. M. Chukster, exécutant la prière qui lui était
adressée et quittant son tabouret avec l'ardeur d'un prophète qui
voit l'accomplissement de ses prédictions à jour fixe, tint la
porte ouverte pour laisser entrer le malheureux prisonnier.

Quelle scène lorsque le pauvre Kit entra! Jetant les accents à la
fois éloquents et rudes que lui dictait la vérité, il appela le
ciel en témoignage de son innocence, et déclara devant Dieu qu'il
ne savait pas comment le billet avait pu être trouvé sur lui!
Quelle confusion de langues, avant que tous les détails fussent
relatés et les preuves énoncées! Quel morne silence quand tout eut
été dit, et quels regards de doute et de surprise furent échangés
par les trois amis!

«N'est-il pas possible, dit M. Witherden après une longue pause,
que ce billet soit tombé accidentellement dans le chapeau, par
exemple, quand on a écarté les papiers qui se trouvaient sur le
pupitre?»

Mais on lui fit comprendre clairement que c'était impossible.
M. Swiveller, bien qu'il ne voulût pas être un témoin à charge, ne
put s'empêcher de démontrer, d'après la place qu'occupait le
billet dans le chapeau, qu'on devait l'y avoir caché tout exprès.

«Je suis désolé, dit Brass, affreusement désolé. Lorsqu'il sera
mis en jugement, je m'estimerai heureux de le recommander à
l'indulgence du tribunal en raison de ses bons antécédents.
J'avais déjà perdu de l'argent, mais il ne s'ensuit pas
positivement que ce soit ce garçon qui l'ait pris. La présomption
est contre lui, elle est très-forte; mais, après tout, nous sommes
des chrétiens.

-- Je suppose, dit le constable en promenant son regard en demi-
cercle, que personne ne peut fournir de témoignage sur tout
l'argent dont il a pu disposer dans ces derniers temps. En savez-
vous quelque chose, monsieur?»

M. Garland, à qui la question avait été posée, répondit: «Il avait
de l'argent de temps en temps. Mais l'argent dont vous parlez lui
était donné, m'a-t-il dit, par M. Brass lui-même.

-- Oui certainement, s'écria vivement Kit. Ne pouvez-vous pas me
justifier en cela, monsieur?

-- Hein? murmura Brass, dont les yeux se portèrent de visage en
visage avec une expression d'étonnement stupide.

-- Vous savez, cet argent, ces petits écus que vous me donniez de
la part du locataire.

-- O ciel! s'écria Brass en secouant la tête et en fronçant les
sourcils, vilaine affaire! vilaine affaire!

-- Eh! quoi, ne lui avez-vous pas donné de l'argent, de la part de
quelqu'un, monsieur? demanda M. Garland avec la plus grande
anxiété.

-- _Moi_? je lui ai donné de l'argent, monsieur! répondit Sampson.
Oh! par exemple, c'est trop d'effronterie. Constable, mon cher
ami, nous ferons mieux de partir.

-- Comment!... dit Kit d'une voix déchirante, ose-t-il nier qu'il
m'ait donné cet argent?... Demandez-le-lui, je vous en supplie.
Demandez-lui de déclarer, oui ou non, si ce n'est pas vrai.

-- Est-ce vrai, monsieur? dit le notaire.

-- Messieurs, répondit Brass de l'accent le plus grave, je vous
déclare qu'il ne fera que gâter encore son affaire par un pareil
détour. Si réellement il vous inspire de l'intérêt, donnez-lui
plutôt le conseil de changer de tactique. Vous me demandez si
c'est vrai, monsieur? Certainement non, ce n'est pas vrai.

-- Messieurs, s'écria Kit, éclairé tout à coup par un rayon de
lumière, mon maître, monsieur Abel, monsieur Witherden, vous tous,
je vous ai dit la vérité!... Comment ai-je pu m'attirer sa haine,
je l'ignore; mais tout ceci n'est qu'un complot tramé pour ma
ruine. Soyez-en sûrs, messieurs, c'est un complot; et quoi qu'il
arrive, jusqu'à mon dernier soupir je dirai que c'est lui, lui-
même, qui a mis le billet dans mon chapeau. Regardez-le,
messieurs. Voyez comme il change de couleur. Lequel de nous deux a
l'air d'être le coupable, de lui ou de moi?

-- Vous l'entendez, messieurs, dit Brass en souriant, vous
l'entendez. Maintenant, n'êtes-vous pas frappés de l'idée que
cette affaire prend une sombre tournure? Est-ce un acte de haute
trahison ou bien un simple délit ordinaire? Peut-être, messieurs,
s'il n'avait pas dit cela en votre présence et si je vous l'avais
rapporté, vous n'eussiez pas voulu le croire, mais vous voyez.»

Grâce à ces observations pacifiques et railleuses, M. Brass avait
réussi à dissiper la répugnance invincible qu'inspirait son
caractère. Mais la vertueuse Sarah, obéissant à l'impulsion de
sentiments plus violents, et peut-être aussi plus jalouse de
l'honneur de la famille, s'élança d'auprès de son frère sans que
rien eût pu faire soupçonner son dessein, et se rua furieuse sur
le prisonnier. Le visage de Kit se fût probablement trouvé mal de
cette attaque, si le constable, devinant les projets de miss
Sally, n'eût poussé Kit de côté dans ce moment critique. Ce fut
M. Chukster qui paya pour lui: car ce gentleman, se trouvant juste
auprès de l'objet du ressentiment de miss Brass, et la rage étant
aveugle comme l'amour et la fortune, il fut appréhendé au corps
par la belle guerrière; son faux-col fut arraché jusqu'en ses
fondements et sa chevelure mise dans le plus grand désordre avant
que les efforts réunis des assistants fussent parvenus à faire
comprendre à miss Sally son erreur.

Le constable, averti par cette attaque désespérée et pensant
probablement qu'il serait mieux dans les vues de la justice que le
prisonnier fût conduit sain et sauf devant le magistrat avant
d'être mis en pièces, emmena Kit sans plus de façons vers le
fiacre. Là, il insista pour que miss Brass montât en lapin auprès
du cocher. Ce ne fut pas sans une violente discussion que cette
charmante créature voulut bien obtempérer à cette proposition.
Pourtant elle finit par prendre sur le siège la place occupée
précédemment par son frère Sampson, qui après quelque résistance
se mit sur la banquette à la place de Sarah. Ces arrangements une
fois terminés, prisonnier, constable et témoins se rendirent en
toute hâte chez le magistrat, suivis par le notaire et ses deux
amis dans une autre voiture. M. Chukster seul fut laissé en
arrière, à sa grande indignation: car il considérait comme si
matériellement concluantes, et comme des indices si frappants du
caractère hypocrite et astucieux de Kit, les preuves qu'il eût pu
fournir sur la manière dont ce jeune homme était revenu pour
achever de gagner son schelling, qu'il ne pouvait voir dans la
suppression forcée de son témoignage qu'un compromis véritable
avec le crime.

À la salle de justice, ils trouvèrent le locataire qui s'y était
rendu directement et les attendait dans une impatience indicible.
Mais cinquante locataires ensemble n'eussent pu prêter assistance
au pauvre Kit. Au bout d'une demi-heure, il était renvoyé aux
prochaines assises. Tandis qu'il était conduit en prison, un
charitable agent de la justice l'avertit de ne point se laisser
abattre, car la session devait s'ouvrir bientôt; sa petite affaire
y serait, selon toute vraisemblance, jugée très-promptement, et en
moins d'une quinzaine il pourrait être confortablement embarqué
pour se voir transporter à Botany-Bay.




CHAPITRE XXIV.


Les moralistes et les philosophes diront tout ce qu'ils voudront,
il est permis de se demander si un coupable eût éprouvé la moitié
au moins de l'angoisse que Kit, malgré son innocence, ressentit
cette première nuit. Le monde, rempli comme il l'est d'une foule
énorme d'injustices, est un peu trop enclin à se décharger de
toute responsabilité, grâce à cet axiome, que, si la victime de sa
fausseté et de sa malice a la conscience nette, elle ne pourra
manquer de se tirer d'affaire, et que, de manière ou d'autre, le
bon droit triomphera à la fin; auquel cas ceux-là mêmes qui ont
plongé le malheureux dans l'embarras, en sont quittes pour dire:
«À coup sûr, nous ne nous y attendions pas, mais nous en sommes
bien heureux.» Le monde, au contraire, devrait songer que, de
toutes les iniquités sociales, l'injustice est pour une âme
généreuse et élevée la plus insupportable, celle peut-être qui
inflige le plus de tortures.; et qu'il n'en faut pas davantage
pour avoir égaré plus d'une conscience, et brisé plus d'un noble
coeur: car le sentiment de leur innocence ne pouvait qu'aggraver
leur souffrance et leur en rendre le poids doublement douloureux.

Cependant il n'y avait rien ici à imputer aux erreurs du monde;
Kit était innocent, mais son innocence même et l'idée que ses
meilleurs amis ne l'en jugeaient pas moins coupable; que M. et
mistress Garland le regarderaient comme un monstre d'ingratitude;
que Barbe le confondrait avec tout ce qu'il y avait de plus
méchant et de plus criminel; que le poney se croirait abandonné
par son ami; que sa mère elle-même pourrait se laisser aller à la
force des apparences qui s'élevaient contre lui et lui imputer
sérieusement la faute qu'il semblait avoir commise; tout cela le
plongea d'abord dans un accablement d'esprit inexprimable. Il
était presque fou de chagrin, et il arpentait en tous sens la
petite cellule dans laquelle on l'avait enfermé pour la nuit.

Même quand la violence de ces émotions premières se fut un peu
apaisée; quand le prisonnier eut commencé à devenir plus calme,
une angoisse nouvelle s'empara de son esprit, et celle-là était à
peine moins cruelle que le reste. L'_enfant_, cette brillante
étoile qui avait rayonné sur son humble existence; l'enfant, qui
toujours se représentait à son souvenir comme un beau rêve;
l'enfant qui avait fait, de la partie de sa vie la plus pauvre et
la plus misérable, la plus heureuse et la meilleure; que
penserait-elle si elle venait à apprendre cet événement!... Quand
cette idée vint se présenter à son esprit, les murs de la prison
semblèrent s'écrouler pour faire place à la vieille boutique
d'autrefois, telle qu'elle était par les nuits d'hiver, avec le
foyer, avec le souper sur la petite table, avec le chapeau,
l'habit et la canne du vieillard, avec cette porte demi-close qui
menait à la chambrette de l'enfant: tout revivait dans son
souvenir, tout était à sa place. Nell y était, et lui aussi, tous
deux riant de bon coeur comme ils avaient fait souvent; et après
s'être égaré dans ces douces visions, Kit ne put aller plus loin;
il se jeta sur sa misérable couchette pour s'abandonner à ses
larmes.

Qu'elle fut longue cette nuit-là! longue à n'en plus finir!
Cependant Kit s'endormit et rêva. Il se voyait toujours en liberté
et cheminant tantôt avec une personne, tantôt avec une autre; mais
une vague crainte d'être remis en prison traversait constamment
ces rêves: ce n'était pas cette prison même qui s'offrait à son
imagination, mais bien plutôt une idée lugubre, l'image sombre
sinon d'un cachot, du moins de la tristesse et de la peine,
l'image d'un événement accablant, image toujours présente, quoique
toujours indéfinissable.

L'aube apparut enfin, et avec elle la réalité froide, noire,
effrayante, la réalité en un mot. Mais Kit eut la consolation
d'être laissé seul à lui-même. On lui permit de se promener, à une
certaine heure, dans une petite cour pavée: le guichetier qui
était venu lui ouvrir son cachot et lui montrer où il devait se
laver, lui apprit qu'il y avait pour les visites faites aux
prisonniers un espace de temps déterminé, et que, si quelqu'un de
ses amis se présentait afin de le voir, on le ferait descendre au
guichet. Après lui avoir donné ces informations ainsi qu'une
écuelle d'étain contenant son déjeuner, le guichetier le
verrouilla de nouveau; puis cet homme s'en alla bruyamment le long
du couloir de pierre, ouvrant et fermant tour à tour un grand
nombre d'autres portes et faisant retentir des échos sonores qui
se prolongeaient et se répétaient dans l'étendue du bâtiment,
comme si les échos mêmes étaient aussi sous les verrous sans
pouvoir s'échapper de leurs prisons.

Le geôlier lui avait donné à entendre qu'il était, ainsi que
plusieurs autres détenus, logé à part de la masse des prisonniers,
parce qu'on ne le supposait pas complètement dépravé ni tout à
fait incorrigible, et que jamais il n'avait encore occupé
d'appartements dans ce palais. Kit se sentit reconnaissant de
cette mesure d'indulgence: il s'assit et se mit à lire très-
attentivement le catéchisme, bien qu'il le sût par coeur depuis sa
plus tendre enfance, jusqu'au moment où il entendit la clef
tourner dans la serrure et vit le geôlier entrer de nouveau.

«Allons, dit celui-ci, suivez-moi.

-- Où, monsieur?» demanda Kit.

L'homme se borna à répondre brièvement: «Des visiteurs,» et
prenant Kit par le bras juste comme le constable l'avait pris la
veille, il le mena à travers des corridors tortueux et en ouvrant
successivement plusieurs portes épaisses, jusqu'à un couloir où il
le mit derrière un grillage; après quoi, il tourna les talons. Au
delà de cette grille, à une distance de quatre ou cinq pieds
environ, il y en avait une autre, exactement semblable à la
première. Dans l'intervalle laissé entre les deux grilles était
assis un guichetier qui lisait un journal; et au delà de l'autre
grille, Kit aperçut, le coeur tout palpitant, sa mère avec le
petit enfant dans les bras; la mère de Barbe avec son inséparable
parapluie, et le pauvre petit Jacob regardant de son mieux, comme
pour voir un oiseau en cage ou plutôt une bête féroce dans sa
loge, s'imaginant qu'il ne se trouvait là des hommes que par pur
accident; que pouvaient-ils avoir de commun avec des barreaux?

Mais voici que le petit Jacob vit son frère, et passa ses bras
entre les grilles pour l'étreindre; puis, comprenant qu'il ne
pouvait arriver jusqu'à lui, il posa la tête, de désespoir, contre
le bras qu'il venait d'appuyer le long d'un barreau, et commença à
se lamenter: là-dessus, la mère de Kit et la mère de Barbe, qui
s'étaient contenues jusque-là, se mirent à leur tour à pleurer, à
sangloter. Le pauvre Kit ne put s'empêcher de joindre ses larmes à
leurs larmes; aucun d'eux n'était en état de prononcer un seul
mot.

Pendant cet intervalle de tristesse muette, le guichetier lisait
son journal avec un air jovial; sans doute il était tombé sur
quelque article facétieux. Ayant détourné un instant les yeux de
ce passage, comme s'il voulait savourer à son aise l'excellente
plaisanterie qui le faisait rire aux larmes, il s'avisa pour la
première fois qu'on pleurait auprès de lui.

«Mesdames, mesdames, dit-il en se retournant avec surprise, je
vous engage à ne pas perdre le temps comme ça. Il vous est
rationné, vous savez, et puis ne laissez pas cet enfant faire tant
de bruit, c'est contre le règlement.

-- Ah! monsieur, c'est moi qui suis sa malheureuse mère, dit avec
des sanglots mistress Nubbles en saluant humblement; et cet enfant
est son frère, monsieur, O mon Dieu! mon Dieu!

-- Eh bien! dit le guichetier, étendant son journal sur ses genoux
comme pour se mieux préparer à lire le haut de la colonne
suivante, je ne peux rien faire à ça, vous savez. Il n'est pas le
premier qui soit dans cette position. Il n'y a pas de quoi faire
tant de tapage.»

Cela dit, il reprit sa lecture. Cet homme n'était naturellement ni
dur ni cruel. Il en était venu seulement à considérer le vol comme
une sorte de maladie, telle que la fièvre scarlatine ou
l'érysipèle: les uns avaient attrapé ce mal, les autres ne
l'attrapaient pas, au petit bonheur!

«O mon cher Kit! dit mistress Nubbles que la mère de Barbe avait
charitablement débarrassée de son petit enfant; devais-je vous
voir ici, mon pauvre fils!

-- Vous ne pensez pas, j'espère, que je sois coupable de ce dont
on m'accuse, ma chère mère? s'écria Kit, d'une voix animée.

-- Moi le penser! s'écria la pauvre femme; moi, qui sais que
jamais vous n'avez menti ni commis une mauvaise action depuis
votre naissance! moi à qui jamais vous n'avez causé un moment de
chagrin, si ce n'est de vous avoir servi de si maigres repas, que
vous preniez encore avec tant de bonne humeur et de satisfaction,
que je me consolais de ne pouvoir vous mieux traiter, en vous
voyant si aimant et si raisonnable, bien que vous ne fussiez qu'un
petit enfant!... Moi penser cela d'un fils qui, depuis qu'il est
au monde, a été jusqu'à ce jour ma consolation et ne m'a jamais
fait passer une nuit d'insomnie!... Moi penser cela de vous,
Kit!...

-- Alors, Dieu soit loué! dit le jeune homme saisissant les
barreaux avec une vivacité qui les ébranla; je pourrai supporter
cette épreuve, ma chère mère. Quoi qu'il arrive, une goutte de
bonheur me restera dans le coeur en songeant que vous m'estimez
toujours.»

À ces mots, la pauvre femme et la mère de Barbe se remirent à
pleurer. Et le petit Jacob, dont pendant ce temps les impressions
vagues s'étaient résumées dans cette idée unique et distincte que
Kit ne pouvait pas se promener s'il le désirait, et que derrière
ces barreaux il n'y avait ni oiseaux, ni lions, ni tigres, ni
autres curiosités, mais bien un frère mis en cage, Jacob joignit à
petit bruit ses larmes à celles qui coulaient autour de lui.

La mère de Kit, essuyant ses yeux sans pouvoir les sécher, la
pauvre âme, prit à terre un petit panier, et, d'une voix humble,
elle pria le guichetier de vouloir bien l'écouter une minute. Le
guichetier, qui était dans un paroxysme de gaieté folle, lui fit
signe de la main de le laisser encore un instant tranquille, et
conserva sa main dans cette position, comme un commandement
perpétuel de ne pas l'interrompre avant qu'il eût achevé la
lecture de l'alinéa: puis il la suspendit quelques secondes, en
montrant sur son visage un sourire qui voulait dire: «Farceur de
journaliste, va! chien de farceur!!» puis il demanda à mistress
Nubbles:

«Que désirez-vous?

-- Je lui ai apporté quelque chose à manger, dit la bonne femme.
S'il vous plaît, monsieur, peut-il l'avoir?

-- Oui, il peut l'avoir. Le règlement ne le défend pas. Donnez-moi
votre paquet quand vous vous en irez; j'aurai soin qu'il lui soit
remis.

-- Non, mais s'il vous plaît, monsieur... Ne vous fâchez pas,
monsieur, vous avez eu une mère... Si je pouvais le voir manger
seulement un petit morceau, je partirais bien plus sûre qu'il est
un peu moins malheureux.»

Et de nouveau coulèrent les pleurs de la mère de Kit, de la mère
de Barbe et du petit Jacob. Quant au poupon, il criait et riait à
coeur joie, s'imaginant sans doute que tout ce spectacle avait été
monté et mis en scène pour son divertissement particulier.

Le guichetier parut trouver la requête étrange et tout à fait
insolite; néanmoins il déposa son journal, et, venant du côté de
mistress Nubbles, il prit le panier qu'elle lui présentait; après
en avoir examiné le contenu, il le tendit à Kit, puis retourna à
sa place.

On concevra aisément que le prisonnier n'eût pas grand appétit;
mais il s'assit à terre et mangea du mieux qu'il put, tandis qu'à
chaque bouchée qu'il portait à ses lèvres, sa mère pleurait et
sanglotait de nouveau, bien que la satisfaction qu'elle éprouvait
à cette vue adoucit un peu son chagrin.

Tout en se livrant à cette occupation, Kit fit avec anxiété
quelques questions sur ses maîtres, et demanda s'ils avaient
exprimé une opinion sur son compte; mais tout ce qu'il put
apprendre, ce fut que M. Abel lui-même avait, la nuit précédente,
porté à mistress Nubbles avec infiniment de bonté et de
délicatesse la nouvelle de l'événement, sans laisser percer son
opinion personnelle sur l'innocence ou la culpabilité du
prisonnier. Kit était au moment de réunir tout son courage pour
demander à la mère de Barbe des nouvelles de sa fille, quand le
porte-clefs qui l'avait amené reparut, en même temps que le
deuxième guichetier se montrait derrière les visiteurs, et que le
troisième, l'homme au journal, disait à haute voix: «L'heure est
sonnée» ajoutant du même ton: «À d'autres maintenant!» puis il
remit le nez sur son journal. En un instant Kit disparut,
emportant une bénédiction de sa mère et un cri poussé par le petit
Jacob qui retentissait cruellement à ses oreilles. Comme il
traversait la cour suivante, sous la conduite du premier
guichetier, son panier à la main, un autre employé vint à eux et
les invita à s'arrêter. Il tenait un litre de porter.

«Ce n'est pas là, dit-il, le nommé Christophe Nubbles, qui est
entré ici hier au soir pour crime de vol?

-- Oui, répondit le camarade, c'est le poulet en personne.

-- Alors cette bière est pour vous, dit l'homme à Kit. Eh bien!
qu'avez-vous tant à regarder? Il n'y en a pas de répandue.

-- Je vous demande pardon, dit Kit; mais qui m'a envoyé cela?

-- Qui? votre ami m'a dit que vous en auriez autant chaque jour;
et vous l'aurez s'il paye.

-- Mon ami! répéta Kit.

-- Comme vous êtes effaré!... Tenez, voici sa lettre. Prenez.»

Kit prit la lettre, et une fois dans sa cellule, il lut ce qui
suit:

«Buvez à cette coupe, vous y trouverez à chaque goutte un charme
contre les maux de l'humanité. Prenez ce cordial qui a pétillé
pour Hélène. La coupe d'Hélène n'était qu'une fiction; mais celle-
ci est une réalité (_Barclay et Cie_). Si on vous la remet en
vidange, plaignez-vous au directeur.

«Votre ami,                           R. S.»

«R. S.» dit Kit après un moment de réflexion. Ce doit être
M. Richard Swiveller. Ah! c'est bien bon de sa part, et je le
remercie de tout mon coeur!»




CHAPITRE XXV.


Une faible lumière, rouge et enflammée, comme un oeil qui souffre
du brouillard, scintillait à la fenêtre du comptoir de Quilp, en
son débarcadère. Tel était, à travers la brume, le fanal qui
annonça à M. Sampson Brass, s'approchant d'un pas craintif de la
maisonnette de bois, que l'excellent propriétaire de l'immeuble,
son estimable client, était chez lui et attendait sans doute, avec
sa patience accoutumée et la douceur bien connue de son caractère,
l'accomplissement de la mission qui amenait M. Brass dans son
magnifique domaine.

«Un vilain endroit pour s'y hasarder la nuit, murmurait Sampson,
comme il trébuchait pour la vingtième fois sur quelque vieille
épave et se relevait boitant du coup. Je crois en vérité que le
gamin s'amuse chaque jour à changer de place les attrapes dont il
jonche le sol pour meurtrir et estropier les gens, à moins que ce
ne soit son maître lui-même qui le fasse de ses propres mains, ce
qui est encore plus probable. Je n'aime pas à venir ici sans ma
soeur Sally, c'est une protection plus sûre que celle d'une
douzaine d'hommes.»

Tout en rendant cet hommage au mérite de l'enchanteresse en son
absence, M. Brass fit une halte; il dirigea un regard d'anxiété,
d'abord vers la lumière, puis par-dessus son épaule.

«Qu'est-ce qu'il fait là? se dit le procureur se levant sur la
pointe des pieds et essayant de distinguer un peu ce qui se
passait à l'intérieur, chose bien impossible, à raison de la
distance. Il boit, je suppose; il s'échauffe le sang pour se
rendre plus dolent et plus furieux encore, et pour élever sa
méchanceté et sa malice à la température de l'eau bouillante. J'ai
toujours peur quand il me faut venir seul ici; avec ça que sa note
monte à un joli total. Je ne crois pas qu'il lui prenne envie de
m'étrangler et de me jeter doucement dans l'eau à l'heure de la
marée montante, ni plus ni moins qu'il tuerait un rat, mais c'est
égal, je ne suis pas sûr qu'il n'en fit volontiers la farce.
Attention! le voilà qui chante!...»

M. Quilp, en effet, se délassait par un exercice vocal, mais
c'était moins un chant qu'un récitatif, la répétition monotone et
précipitée d'une phrase unique, avec une bruyante cadence sur le
mot final qu'il enflait et terminait par un rugissement
discordant. Cette mélopée ne se rapportait ni à l'amour, ni à la
guerre, ni au vin, ni à l'honneur, à rien de ce qui inspire la
plupart des chansons; le sujet n'était pas de ceux qu'on met le
plus souvent en musique ou qu'on connaît généralement dans les
ballades. Voici la phrase purement et simplement: «Le digne
magistrat, après avoir fait observer que le prisonnier aurait bien
du mal à trouver un jury disposé à accueillir ses moyens de
défense, l'a renvoyé pour être jugé aux assises prochaines, et a
ordonné la mise à exécution immédiate de l'enquête ordinaire pour
continuer les pour--su--i--tes.»

Toutes les fois qu'il arrivait à ce mot décisif, il y insistait à
perte d'haleine, et finissait en poussant un grand éclat de rire,
puis il recommençait.

«Il est terriblement imprudent, murmura Brass après avoir entendu
deux ou trois reprises du chant, horriblement imprudent! Je
voudrais qu'il fût muet; je voudrais qu'il fût sourd; je voudrais
qu'il fût aveugle. Que le diable l'emporte!... cria-t-il en
l'entendant recommencer encore. Je voudrais qu'il fût mort.»

Tout en articulant ces voeux d'ami en faveur de son client
M. Sampson composait ses traits de manière à leur donner leur
douceur habituelle; il attendit que le hurlement du refrain eût
expiré pour s'approcher de la maison de bois et frapper à la
porte.

«Entrez, cria le nain.

-- Comment cela va-t-il ce soir, monsieur? dit Sampson regardant à
l'intérieur. Ah! ah! ah! comment cela va-t-il, monsieur? Oh! bon
Dieu! qu'il est original! étonnamment original!

-- Entrez, imbécile que vous êtes, répliqua le nain, au lieu de
rester là à branler la tête et à montrer vos dents. Entrez, faux
témoin, parjure, suborneur! entrez.

-- Quelle richesse de bonne humeur! s'écria Brass en fermant la
porte derrière lui; quelle veine prodigieuse de comique! Cependant
n'y a-t-il pas aussi quelque imprudence, monsieur?...

-- À quoi? demanda Quilp. À quoi, Judas?

-- Judas! s'écria Brass; quelle verve d'esprit et de gaieté!
Judas! Ah! oui... bon Dieu! c'est excellent! Ah! ah! ah!»

Pendant tout ce temps, Sampson se frottait les mains et
contemplait avec un mélange de surprise risible et d'effroi une
grande figure provenant sans doute de la carcasse d'un vieux
vaisseau, une grosse tête avec des yeux à fleur de tête et un nez
épaté, qui avait été dressée contre la muraille, dans un coin,
auprès du poêle, comme l'idole hideuse de quelque fétiche adoré
par le nain. Une certaine quantité de bois de charpente posé sur
cette tête, et qui, dans l'obscurité et à distance, se dessinait
comme un chapeau à cornes, ainsi qu'une imitation d'étoile sur le
côté gauche de la poitrine et d'épaulettes sur les épaules,
dénotait que ce devait être dans l'origine l'image de quelque
amiral fameux; car, sans cela, l'observateur eût cru plutôt voir
le portrait authentique d'un triton de distinction ou du grand
serpent de mer. Comme cette figure se trouvait disproportionnée
avec l'appartement qu'elle décorait maintenant, on l'avait sciée
net à la ceinture. Même dans cet état, elle touchait encore du
plancher au plafond; et se portant en avant de cet air de
curiosité hardie et avec ce sans-gêne effronté qui caractérisent
les têtes de vaisseau, elle paraissait réduire tout autour d'elle
à des proportions microscopiques.

«Connaissez-vous cela? dit le nain suivant le regard de Sampson.
Reconnaissez-vous à qui ça ressemble?

-- Eh! dit Brass penchant son visage de côté, puis le rejetant un
peu en arrière, comme font les connaisseurs; en l'examinant avec
plus d'attention, il me semble voir un... Oui, il y a certainement
dans le sourire ce je ne sais quoi qui me rappelle le... et
cependant, sur mon honneur, je...»

Le fait est que Sampson, n'ayant jamais rien aperçu qui offrît la
moindre analogie avec ce fantôme matériel, était fort embarrassé,
n'étant point certain que M. Quilp ne considérât pas cette figure
comme sa propre image et ne l'eût pas mise là par conséquent comme
un portrait de famille, ou bien qu'il n'eût pas eu la fantaisie
d'y voir l'effigie de quelque ennemi. Au reste, il ne tarda pas à
savoir ce qu'il en devait croire, car, tandis que Brass examinait
la tête avec ce regard capable que bien des gens prennent quand
ils sont pour la première fois devant des portraits qu'ils doivent
deviner sans les reconnaître le moins du monde, le nain tira le
journal où se trouvaient les mots déjà cités qu'il avait
psalmodiés, et saisissant une grosse barre de fer qui lui tenait
lieu de tisonnier, il appliqua sur le nez de l'amiral un coup si
violent que la tête en fut ébranlée.

«N'est-ce pas Kit? n'est-ce pas son portrait, son image, lui-même
enfin? cria le nain faisant pleuvoir un déluge de coups sur la
tête impassible et la couvrant de meurtrissures profondes. N'est-
ce pas là le modèle exact, le vrai daguerréotype de ce chien?...
N'est-ce pas...? n'est-ce pas...? n'est-ce pas lui?»

Et chaque fois qu'il répétait cette question, il frappait sur le
colosse jusqu'à ce que son propre visage fût baigné d'une sueur
produite par la violence de cet exercice.

Assurément, c'eût été chose fort amusante à voir du haut d'une
galerie où l'on se serait trouvé à l'abri, de même qu'un combat de
taureaux est généralement regardé comme très-agréable pour les
gens qui ne sont pas dans l'arène, de même aussi que l'aspect
d'une maison en feu a bien plus d'attraits que la comédie même,
pour les personnes qui n'habitent pas près du foyer de l'incendie.
Mais dans l'ardeur des gesticulations de Quilp il y avait quelque
chose qui fit regretter au procureur que le comptoir fût un peu
trop petit et beaucoup trop solitaire pour trouver autant de
plaisir qu'il aurait voulu à ce genre de divertissement. Il se
tint donc le plus loin possible des atteintes du nain en besogne,
sans pouvoir articuler que de faibles applaudissements. Mais quand
Quilp eut cessé, et que d'épuisement il fut tombé sur un siège,
son conseiller légal s'approcha de lui d'un air plus obséquieux
que jamais.

«Parfait!... cria-t-il. Hé! hé! parfait!»

Et se retournant comme pour invoquer le témoignage de l'amiral
lui-même, tout meurtri qu'il était:

«C'est une tête tout à fait remarquable! ajouta-t-il.

-- Asseyez-vous, dit le nain. J'ai acheté ce chien-là hier. Je
l'ai percé avec des vrilles, je lui ai enfoncé des fourchettes
dans les yeux, j'ai gravé mon nom sur sa face. Je me propose de
finir par le brûler.

-- Ah! ah! s'écria Brass. C'est fort amusant!

-- Venez! dit Quilp en lui faisant signe de s'approcher davantage.
Qu'est-ce que vous trouvez donc d'imprudent, hein?

-- Rien, monsieur, rien. À peine si cela vaut la peine d'en
parler, monsieur; mais je pensais que ce chant, d'une gaieté
admirable en soi, était peut-être un peu...

-- Oui? dit Quilp; un peu quoi?

-- Un peu trop... ou si vous l'aimez mieux, suspect de ressembler
à un manque de réflexion, monsieur, répondit Brass regardant avec
timidité les yeux du nain qui étaient tournés vers le feu dont ils
reflétaient la lueur rougeâtre.

-- Eh bien?... demanda Quilp sans se retourner.

-- Eh bien! vous savez, monsieur... répondit Brass s'enhardissant
à prendre plus de familiarité; le fait est, monsieur, que toute
allusion à ces petites coalitions d'amis pour des objets très-
louables en eux-mêmes, mais que la loi désigne sous le nom de
complots, doit être, vous me comprenez, monsieur? tenue, le plus
possible, secrète et entre amis.

-- Ah! ah! dit Quilp levant les yeux avec un calme parfait;
qu'entendez-vous par là?

-- De la prudence, une prudence excessive! l'oeil au guet! s'écria
Brass en hochant la tête. Bouche close, monsieur, même ici, voilà
ma pensée exacte.

-- _Votre_ pensée exacte... à vous, à vous, méchant Polichinelle,
qu'est-ce que c'est que votre pensée? Qu'est-ce que vous me parlez
de coalitions faites ensemble? Est-ce que je me coalise, _moi_?
Est-ce que je connais rien à vos coalitions?

-- Non, non, monsieur; non certainement, non du tout.

-- Si vous continuez de me cligner de l'oeil et de me secouer
ainsi votre tête, dit le nain regardant autour de lui comme s'il
cherchait son tisonnier, je vais faire faire une autre grimace à
votre figure de singe.

-- Ne vous emportez pas, je vous prie, monsieur, répliqua Brass se
reprenant vivement. Vous avez parfaitement raison, monsieur,
parfaitement raison. Je n'eusse pas dû faire d'allusion à ce
sujet, monsieur. Changeons de conversation, s'il vous plaît. Vous
vous êtes informé, monsieur, à ce que m'a dit Sally, de notre
locataire. Il n'est pas de retour, monsieur.

-- Non? dit Quilp faisant bouillir du rhum dans une petite
casserole et le surveillant pour l'empêcher de déborder. Pourquoi
n'est-il pas de retour?

-- Pourquoi, monsieur?... Il... mon Dieu! monsieur Quilp...

-- Pour quelle raison? dit le nain suspendant sa main au moment où
il allait porter la casserole à sa bouche.

-- Vous avez oublié l'eau, monsieur, dit Brass, et... Excusez-moi,
monsieur, mais c'est brûlant.»

Sans daigner répondre à cette observation autrement que par un
fait pratique, M. Quilp approcha la casserole de ses lèvres et but
résolument tout le spiritueux qui s'y trouvait contenu, une pinte
environ, qui, à l'instant où il avait retiré le vase du feu,
bouillonnait et sifflait avec force. Ayant absorbé ce joli petit
stimulant et montré son poing à l'amiral, il ordonna à M. Brass de
poursuivre.

«Mais d'abord, dit-il avec sa grimace habituelle, prenez vous-même
une goutte, une légère goutte, une bonne goutte toute chaude.

-- Volontiers, monsieur, dit Brass; s'il y avait dedans quelque
chose comme une cuillerée d'eau, ça ne ferait pas de mal...

-- Il n'y a rien de semblable ici! cria le nain. De l'eau pour les
procureurs!... Du plomb fondu et du soufre, une bonne poix
bouillante à faire des vésicatoires, et du goudron, voilà ce qu'il
leur faut. N'est-ce pas, Brass? hein?

-- Ah! ah! ah! dit en riant M. Brass. Dieu, que c'est brûlant! et
cependant cela vous chatouille. On a beau faire, c'est un vrai
plaisir, ma parole!

-- Buvez cela, dit le nain qui pendant ce temps en avait fait
chauffer encore un peu. Avalez-moi cela jusqu'à la lie, écorchez-
vous le gosier et soyez heureux.»

L'infortuné Sampson prit quelques petites gorgées de la liqueur,
qui aussitôt se répandit en larmes brûlantes, et sous cette forme
coula des joues de Brass dans la cruche où il buvait, faisant
passer au rouge cramoisi la couleur de son visage et de ses
paupières et produisant un violent accès de toux, au milieu duquel
on eût pu entendre encore la victime déclarer, avec la constance
d'un martyr, que c'était «vraiment magnifique!»

Tandis que le procureur souffrait le martyre, le nain renoua la
conversation.

«Qu'est-il donc devenu, votre locataire? demanda-t-il.

-- Il est encore avec la famille Garland, répondit Brass pris par
intervalles de quintes de toux. Il n'est venu chez nous qu'une
fois, monsieur, depuis le jour où le coupable a subi son
interrogatoire. C'était pour annoncer à M. Richard qu'il ne
pouvait plus supporter le séjour de la maison après ce qui s'était
passé; qu'il en avait beaucoup souffert, d'autant plus qu'il se
regardait jusqu'à un certain point comme la cause de cet
événement. Un excellent locataire, monsieur. J'espère que nous ne
le perdrons pas.

-- Bah! s'écria le nain; vous ne pensez jamais qu'à vos intérêts;
pourquoi alors ne pas vous imposer des réformes? Si j'étais à
votre place, je gratterais, j'entasserais, j'économiserais.

-- Sur ma parole, monsieur, je crois que Sarah entend l'économie
aussi bien que personne. Je fais bien tout ce que vous dites là,
monsieur Quilp.

-- Allons, arrosez-moi encore votre gosier; vous n'avez encore
pleuré que d'un oeil: c'est au tour de l'autre à présent, buvez,
mon homme, cria le nain. Vous allez me faire croire que c'est pour
m'obliger que vous avez pris un clerc.

-- Enchanté, monsieur, toutes les fois que nous pouvons vous être
agréables. Eh bien! oui, monsieur, c'était pour vous faire
plaisir.

-- Qu'est-ce qui vous empêche de le renvoyer? Ce sera toujours ça
d'économisé.

-- Renvoyer M. Richard!...

-- Dame! à moins que vous n'en ayez encore un autre, perroquet que
vous êtes! Quand vous répéterez toujours ce que je dis, à quoi
bon?... Eh bien! oui.

-- Sur ma parole, monsieur... Je ne m'attendais pas à ce conseil
de votre part.

-- Comment pouviez-vous vous y attendre? dit le nain en ricanant,
_moi-même_ je ne m'y attendais pas. Combien de fois aurai-je
besoin de vous répéter que j'ai conduit chez vous ce jeune homme
pour avoir toujours l'oeil sur lui et savoir ce qu'il devenait;
que j'avais une combinaison, un projet, un joli petit
divertissement en train, dont l'essence, la fine fleur étaient que
le vieillard et l'enfant, qui sont maintenant, je pense à tous les
diables, devinssent aussi gueux que des rats galeux, tandis que
Richard et son gracieux ami les croyaient riches comme des Crésus!

-- Je sais cela, monsieur; je sais bien cela.

-- Très-bien, monsieur. Mais à présent vous pouvez savoir aussi
qu'ils ne le sont pas, pauvres, qu'ils ne peuvent pas l'être,
lorsqu'un homme tel que votre locataire les cherche et bat tout le
pays pour les retrouver?

-- Naturellement, dit Sampson.

-- Naturellement? répéta le nain avec humeur. Eh bien! alors
naturellement aussi vous devez comprendre que je me moque de ce
jeune homme comme de rien du tout, et naturellement vous devez
savoir que hors de là il ne peut vous servir à rien ni à vous ni à
moi?

-- J'ai dit fréquemment à Sarah, répondit Brass, qu'il n'entendait
rien aux affaires. On ne peut avoir aucune confiance en lui,
monsieur. Vous me croirez si vous voulez, mais je me suis aperçu
que ce jeune homme, même dans les plus simples affaires de l'étude
qui lui étaient confiées, embrouillait tout, malgré les
recommandations qu'on lui avait faites. C'est une mâchoire,
monsieur, dont l'incapacité dépasse tout ce qu'il est possible
d'imaginer. N'était le respect, la reconnaissance que je vous
dois, monsieur...»

Comme il devenait clair que Sampson allait se lancer sur le
terrain d'une harangue apologétique, à moins qu'il ne fût
interrompu à propos, M. Quilp le frappa poliment sur le haut de la
tête avec la petite casserole, en le priant de vouloir bien lui
laisser la paix.

«J'entends, monsieur, dit Brass en frottant la place sur sa
caboche avec un sourire, vous me rappelez au fait, c'est bien là
votre caractère pratique, et j'ajouterai aussi extrêmement
plaisant, excessivement plaisant!

-- Écoutez-moi, s'il vous plaît, répliqua le nain; sinon, je serai
un peu moins plaisant. Il n'y a pas lieu de penser que le digne
ami de Richard revienne jamais. Ce chenapan aura été forcé de se
sauver pour quelque friponnerie en pays étranger, où puisse-t-il
pourrir!

-- Certainement, monsieur, c'est très-juste, puissamment raisonné,
s'écria Brass regardant de nouveau l'amiral, comme si la grosse
tête était en tiers dans leur conversation.

-- Je le hais, dit Quilp entre ses dents; je l'ai toujours haï
pour des motifs de famille. C'était d'ailleurs un drôle
intraitable; autrement, on eût pu en tirer parti. Le Swiveller est
un coeur de poule, un esprit léger. Je n'ai plus besoin de lui.
Qu'il se pende ou se noie, qu'il meure de faim ou qu'il aille au
diable, peu m'importe!

-- Il sera fait assurément comme vous le voulez, répondit Brass.
Ce sera un coup pénible pour Sarah; mais elle sait maîtriser
toutes ses impressions. Ah! monsieur Quilp, j'y ai souvent pensé,
mon Dieu! s'il avait plu à la Providence de vous réunir vous et
Sarah dans votre jeunesse, quels fruits de bénédiction eussent
résulté d'une telle union! Vous n'avez jamais connu notre cher
père, monsieur? C'était un gentleman parfait. Sarah était son
orgueil et sa joie; monsieur, le vieux renard eût fermé ses yeux
en paix, s'il eût pu auparavant lui trouver un époux tel que vous.
Vous l'estimez, n'est-ce pas, monsieur?

-- Je l'aime! coassa le nain.

-- Vous êtes trop bon, monsieur. Avez-vous à me donner quelque
autre ordre dont je puisse prendre note, avec cette petite affaire
de M. Richard?

-- Non, répondit le nain en saisissant la casserole. Buvons à la
belle Sarah.

-- Si nous pouvions, dit humblement le procureur, y boire dans un
autre vase qui fût moins brûlant, cela vaudrait peut-être mieux.
Je pense que Sarah, en apprenant l'honneur que vous lui avez fait
de porter un toast à sa santé, ne sera pas fâchée en même temps
d'apprendre que cette fois-ci la liqueur aura été un peu moins
chaude.»

Mais M Quilp resta sourd à ces objections. Sampson Brass, qui
jusqu'alors avait bu modérément, se vit forcé à de nouvelles
libations de cette liqueur diabolique; aussi, malgré tous ses
efforts pour conserver le sang-froid et l'équilibre, le rhum eut-
il sur lui un effet terrible. Le pauvre procureur vit le comptoir
tourner en cercle avec une excessive rapidité, et le parquet
s'élever en même temps que le plafond descendait, de manière à
produire un aplatissement épouvantable. Après un moment de stupeur
léthargique, il se trouva partie sous la table partie sur la
grille du foyer. Comme cette position peu confortable n'était pas
celle qu'il eût choisie lui-même, il tenta de se remettre sur ses
jambes vacillantes, et prenant pour point d'appui la tête de
l'amiral, il chercha autour de lui son hôte.

La première impression de M. Brass fut que son hôte était parti,
et l'avait laissé seul, que peut-être même il l'avait enfermé sous
clef pour la nuit. Cependant, une forte odeur de tabac, changeant
le cours de ses idées, l'amena à regarder en l'air: il vit alors
que le nain était occupé à fumer dans son hamac.

«Bonsoir, monsieur, dit M. Brass d'un ton caressant; bonsoir,
monsieur.

-- Vous avez, à ce que je vois, l'intention de passer là toute la
nuit? dit le nain, laissant tomber un regard sur lui. Eh bien!
c'est bon, passez-y la nuit, si vous voulez.

-- En vérité, cela me serait impossible, monsieur, répondit Brass,
que les nausées et l'atmosphère fétide de la chambre avaient
presque asphyxié; si vous aviez l'extrême bonté de me prêter une
lumière pour que je pusse me diriger à travers votre cour,
monsieur...»

Quilp descendit en un moment, non sur ses jambes, ni sur sa tête
ni sur ses mains, mais en laissant rouler son corps tout en bloc.

«Certainement,» dit-il.

Et il saisit une lanterne qui était le seul luminaire de la
maison.

«Prenez bien garde où vous mettrez le pied, mon cher ami. Marchez
prudemment parmi les charpentes, car tous les gros clous ont la
pointe en l'air. Dans la ruelle voisine il y a un chien. La nuit
dernière, il a mordu un homme; la nuit précédente, une femme; et
mardi dernier, il a étranglé un enfant, seulement, histoire de
rire. N'approchez pas trop de lui.

-- De quel côté du chemin se trouve-t-il, monsieur? demanda Brass
épouvanté.

-- À droite. Mais quelquefois il se cache à gauche pour s'élancer
de là sur les passants. Je ne puis donc pas vous renseigner d'une
manière précise à cet égard. Ayez soin de bien vous garer. Je ne
vous pardonnerai jamais si vous y manquez. Voici une lumière.
Allons, n'hésitez pas, vous connaissez le chemin: tout droit!»

Quilp avait méchamment caché la lumière en tournant le verre de la
lanterne du côté de sa poitrine, et il resta à la porte de son
comptoir, éclatant de rire et tremblant de joie des pieds à la
tête; car il entendait le procureur trébucher sur le terrain, et
de temps en temps tomber lourdement de tout son poids. Enfin,
cependant, M. Brass parvint à s'éloigner, et Quilp ne distingua
plus le bruit de ses pas.

Alors le nain rentra chez lui et s'élança de nouveau dans son
hamac.




CHAPITRE XXVI.


Ce n'était pas à tort que l'agent de justice avait annoncé à Kit,
en guise de consolation, que le jugement de sa petite affaire
aurait lieu à Old-Bailey et ne se ferait sans doute pas attendre
longtemps. Au bout de huit jours, la session s'ouvrit. Le
lendemain, le grand jury déclara qu'il y avait lieu à suivre
contre Christophe Nubbles pour crime de félonie; et deux jours
après cette déclaration, le prévenu était appelé à comparaître
pour répondre devant le tribunal sur la question de culpabilité ou
de non-culpabilité comme ayant, ledit Christophe, saisi et dérobé
traîtreusement dans le domicile et l'étude du nommé Sampson Brass,
gentleman, un billet de banque de cinq livres sterling provenant
du gouverneur et de la compagnie de la banque d'Angleterre,
contrairement aux statuts établis et en vigueur sur la matière,
comme aussi à la paix de notre souverain maître le roi, et à la
dignité de sa couronne.

Quand la question lui fut posée, Christophe Nubbles répondit d'une
voix basse et tremblante, qu'il n'était pas coupable. Ceux qui ont
l'habitude de former sur les apparences des jugements précipités
et qui eussent voulu que Christophe, s'il était innocent, parlât à
voix haute et ferme, purent remarquer à quel point
l'emprisonnement et l'anxiété abattent les coeurs les plus
résolus: un homme qui est resté étroitement enfermé, ne fût-ce que
dix à onze jours, à ne voir que des murs de moellon et tout au
plus quelques visages de pierre, se sentira naturellement
déconcerté et même effrayé en entrant tout à coup dans une grande
salle pleine de bruit et de mouvement.: sans compter que l'aspect
de personnages avec des perruques est beaucoup plus effrayant pour
beaucoup de gens que celui de têtes coiffées de leurs cheveux
naturels. Si l'on ajoute à ces considérations l'émotion que Kit
dut éprouver en voyant les deux MM. Garland et le petit notaire,
pâles et le visage rempli d'anxiété, personne ne s'étonnera qu'il
fût déconcerté et qu'il ne se sentît pas du tout à son aise.

Bien que depuis son emprisonnement il n'eût reçu la visite ni
d'aucun des MM. Garland ni de M. Witherden, cependant on lui avait
donné à entendre qu'ils avaient fait choix pour lui d'un avocat.
Lorsqu'un des gentlemen en perruque se leva et dit: «Milord, je me
présente ici pour le prisonnier,» Kit fit un salut; et lorsqu'un
autre gentleman, également en perruque, se leva à son tour et dit:
«Milord, je me présente contre lui,» Kit devint tout tremblant, et
salua aussi cet avocat. Mais je suis sûr qu'au fond de l'âme il
espérait bien que son gentleman à lui allait faire voir à l'autre
gentleman son béjaune, et ne tarderait pas à le renvoyer tout
penaud.

L'avocat qui plaidait contre Kit fut appelé à parler le premier:
il était malheureusement dans les dispositions les plus heureuses,
car il venait justement, dans la dernière affaire jugée, d'obtenir
à peu près l'acquittement d'un jeune étourdi qui avait eu le
malheur d'assassiner son père. Aussi il avait la parole en main,
et il en usa joliment, comme vous pouvez croire. Il prévint les
jurés que, s'ils acquittaient le prévenu, ils devaient s'attendre
à éprouver autant de remords cuisants et de tortures morales que
les jurés précédents en eussent ressenti s'ils avaient condamné
l'autre accusé. Après avoir exposé amplement l'affaire, après
avoir dit que jamais il n'en avait vu de pire espèce, il s'arrêta
un instant, comme un homme qui a quelque chose de terrible à leur
communiquer. «Je suis informé, dit-il, qu'un effort sera tenté par
mon honorable ami (et il se tourna en le désignant vers le conseil
de Kit) pour invalider la déposition des témoins irréprochables
que je vais appeler devant vous, messieurs; mais j'ai l'espoir et
la confiance que mon honorable ami montrera plus de respect et de
vénération pour le caractère du plaignant. Jamais il n'y eut, je
le sais, plus digne membre de cette digne profession à laquelle il
appartient. Messieurs les jurés connaissent-ils Bevis-Marks, et,
s'ils connaissent Bevis-Marks, comme j'ose l'affirmer en leur nom,
connaissent-ils les hautes illustrations historiques qui se
rattachent à ce lieu si remarquable? Pourraient-ils croire qu'un
homme tel que M. Brass pût résider dans un lieu comme Bevis-Marks,
et n'être pas un coeur vertueux, un esprit élevé?»

Après avoir ressassé cet argument vigoureux, l'avocat ajouta, en
manière de conclusion, qu'insister sur un fait si bien apprécié
déjà par MM. les jurés, serait faire injure à leur intelligence,
et en conséquence il appela tout d'abord Sampson Brass au banc des
témoins.

M. Brass se présente. Il est vif et frais. Il salue le juge en
homme qui a eu déjà le plaisir de le voir et qui espère bien avoir
conservé son estime depuis leur dernière entrevue, croise ses bras
et regarde son avocat comme pour dire: «Me voici. Je suis plein de
preuves jusqu'à la gorge. Un petit coup seulement sur la bonde, et
je vais déborder?» L'avocat se met aussitôt à la besogne, mais
avec une grande réserve, tirant peu à peu les preuves pour en
faire ressortir la netteté et l'éclat aux yeux de tous les
assistants. Alors le conseil de Kit provoque un contre-
interrogatoire; mais il ne peut rien tirer du procureur qui soit
utile à la cause de son client. Après avoir subi un grand nombre
de longues questions auxquelles il ne fait que de courtes
réponses, M. Sampson Brass descend du banc dans toute sa gloire.

Sarah lui succède. Elle est jusqu'à un certain point d'humeur
coulante avec l'avocat de M. Brass, mais très-rétive avec celui de
l'accusé. En résumé, l'avocat de Kit ne peut obtenir d'elle que la
répétition de ce qu'elle a déjà énoncé, seulement cette fois en
termes plus violents contre son client; aussi un peu confus,
s'empresse-t-il de la renvoyer. Alors l'avocat de M. Brass appelle
Richard Swiveller: Richard Swiveller paraît.

On a secrètement averti l'avocat de M. Brass que ce témoin éprouve
des dispositions favorables au prisonnier; et, à dire vrai, il
n'est pas fâché de le savoir, car ledit avocat passe pour être
très-fort dans l'art de coller son homme, comme on dit
vulgairement. En conséquence, il commence par requérir l'huissier
de s'assurer si le témoin a baisé l'évangile, puis il se met à
entreprendre Richard des pieds et des mains, des dents et des
griffes.

Quand celui-ci a fini sa déposition dans laquelle il a mis une
contrainte visible et trahi son désir de la rendre le moins
défavorable possible à l'accusé:

«Monsieur Swiveller, dit l'avocat de Brass, où avez-vous, s'il
vous plaît, dîné hier?

-- Où j'ai dîné hier?

-- Oui, monsieur; où avez-vous dîné hier? Était-ce près d'ici,
monsieur?

-- Oh! certainement... Oui... Tout près d'ici.

-- Certainement... Oui... Tout près d'ici, répète l'avocat de
M. Brass en jetant de côté un regard à la cour. Et il ajoute: Vous
étiez seul, monsieur?

-- Plaît-il, monsieur?... dit M. Swiveller qui n'a pas saisi la
question.

-- Si vous étiez seul, monsieur? répète d'une voix de tonnerre
l'avocat de M. Brass. Avez-vous dîné seul? N'avez-vous pas traité
quelqu'un, monsieur? Parlez.

-- Oh! certainement si; si, j'ai traité quelqu'un, dit
M. Swiveller avec un sourire.

-- Ayez la honte, monsieur, de vous départir d'une légèreté très-
déplacée devant le tribunal, quoique peut-être vous ayez quelque
raison de vous féliciter d'y être seulement en qualité de témoin.»

Et en disant cela l'avocat donne à entendre par un signe de tête
que la place légitime de M. Swiveller serait plutôt au banc des
accusés.

«Veuillez m'écouter attentivement. Hier vous étiez près d'ici,
attendant pour savoir si le procès serait appelé. Vous avez dîné
de l'autre côté de la rue. Vous avez traité quelqu'un. Maintenant,
ce quelqu'un n'était-il pas le frère du prisonnier ici présent?»

M. Swiveller se met en devoir de fournir des explications.

«Oui ou non, monsieur? crie l'avocat de Brass.

-- Mais permettez-moi...

-- Oui ou non, monsieur?

-- Eh bien, oui, mais...

-- Vous voyez bien! s'écrie l'avocat l'arrêtant net. Un joli
témoin, ma foi!»

L'avocat de M. Brass s'assied. L'avocat de Kit, ne sachant pas de
quoi il s'agit, n'ose insister sur l'incident. Richard Swiveller
se retire abasourdi. Le juge, les jurés, les spectateurs, tout le
monde se le représente en idée, faisant quelque orgie avec un
sacripant aux épaisses moustaches, un jeune dissolu de six pieds
de haut pour le moins. La réalité, c'est le petit Jacob avec ses
mollets au grand air et sa taille enveloppée d'un châle. Personne
ne sait la vérité, tout le monde est dupe d'un mensonge, et cela
grâce au talent de l'avocat de M. Brass!

Les témoins à décharge sont appelés ensuite. C'est ici que brille
de nouveau l'avocat du procureur. Il appert que M. Garland n'a pas
eu de renseignements précis sur Kit, qu'il n'en a demandé qu'à la
mère même du jeune homme, et que celui-ci a été renvoyé par son
premier maître pour cause inconnue, «En, vérité, monsieur Garland,
dit l'avocat de M. Brass, c'est être à votre âge, et j'affaiblis
l'expression, singulièrement imprudent.» Cette conviction est
partagée par le jury qui déclare Kit coupable. On emmène le
prisonnier sans écouter ses humbles protestations d'innocence. Les
spectateurs se pressent à leurs places avec un redoublement
d'attention, car on doit entendre dans l'affaire suivante
plusieurs femmes qui déposeront comme témoins, et le bruit court
que l'avocat de M. Brass sera très-amusant dans le débat
contradictoire qu'il leur fera subir vis-à-vis de l'accusé.

La mère de Kit, pauvre femme! attend en bas de la prison à la
grille du parloir. Elle est accompagnée de la mère de Barbe, âme
excellente! qui ne sait que pleurer en tenant le petit enfant.
Triste entrevue que celle de Kit et des visiteuses! Le guichetier
amateur de journaux leur a tout dit. Il ne pense pas que Kit soit
transporté pour la vie, parce qu'il peut encore prouver ses bons
antécédents, ce qui ne manquera pas de lui être utile.

«Je m'étonne, dit le guichetier, qu'il ait commis ce vol.

-- Il ne l'a jamais commis! s'écrie mistress Nubbles.

-- Bien, bien, je ne veux pas vous contredire; mais qu'il l'ait
commis ou non, c'est tout un.»

La mère de Kit passe sa main à travers les barreaux qu'elle
secoue. Dieu seul et ceux auxquels il a donné une semblable
tendresse savent avec quel désespoir Kit lui recommande d'avoir
bon courage et, sous prétexte de se faire présenter les enfants
pour les embrasser encore, il prie à demi-voix la mère de Barbe de
ramener mistress Nubbles au logis.

«Des amis se lèveront pour nous défendre, ma mère, j'en suis bien
sûr, dit Kit. Si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera bientôt Mon
innocence ressortira, ma mère, et je serai renvoyé absous: je m'y
attends. Ayez soin un jour d'apprendre à Jacob et au petit tout ce
qu'il en était, car s'ils pensaient que j'aie jamais pu être un
malhonnête homme, s'ils le pensaient quand ils seront devenus
assez grands pour comprendre les choses, mon coeur se briserait à
cette idée, fussé-je à des milliers de milles d'ici. Oh! ne se
trouvera-t-il pas ici un homme compatissant pour soutenir ma
mère!...»

La main de mistress Nubbles quitte celle du prisonnier; la pauvre
créature tombe à la renverse, privée de ses sens. Tout à coup
Richard Swiveller parait; il s'approche vivement, écarte les
assistants, saisit non sans peine mistress Nubbles, l'emporte sur
un bras, à la manière des ravisseurs de théâtre, fait un signe
amical à Kit, ordonne à la mère de Barbe de le suivre, et gagne
rapidement un fiacre qui l'attendait à la porte.

Il reconduisit mistress Nubbles à son domicile. Nul ne sait
combien d'incroyables absurdités il débita en route avec sa manie
de citer des ballades et des poésies de toute sorte. Après avoir
attendu que la mère de Kit fût complètement revenue de son
évanouissement, il partit, mais comme il n'avait pas d'argent pour
payer la voiture, il se fit transporter pompeusement dans Bevis-
Marks, commandant au cocher de rester devant la porte de M. Brass
tandis qu'il entrerait dans cette maison pour «changer.» Car,
c'était un samedi soir, jour de paye.

«Monsieur Richard!... Eh! bonjour!» s'écria joyeusement le
procureur.

Si d'abord l'affaire de Kit lui avait semblé monstrueuse, cette
fois Richard ne put s'empêcher de soupçonner son aimable patron
d'y avoir joué un vilain rôle. Peut-être le sentiment sérieux
éprouvé en ce moment par ce jeune homme d'un caractère léger,
provenait-il surtout de la triste scène à laquelle il avait
assisté: quelle qu'en fût la source, ce sentiment le dominait;
aussi se borna-t-il à dire brièvement le motif qui l'amenait.

«De l'argent!... s'écria Brass en tirant sa bourse. Ah! ah!...
Certainement, monsieur Richard, certainement, monsieur. Il faut
bien que tout le monde vive. Pouvez-vous me rendre sur un billet
de banque de cinq livres?

-- Non, répondit sèchement Dick.

-- Ah! tenez, voici justement la somme. Cela sera plus tôt fait.
Vous êtes venu à propos. Monsieur Richard...»

Dick, qui déjà avait gagné la porte, se retourna à l'appel de son
nom.

«Vous n'aurez pas besoin de vous déranger pour revenir ici,
monsieur.

-- Hein?

-- C'est comme cela, monsieur Richard, dit Brass en plongeant ses
mains dans ses poches et se balançant à droite et à gauche sur son
tabouret. Il est certain qu'un homme de votre mérite, monsieur,
perd complètement son temps, son avenir en restant dans notre
sphère aride et desséchante. C'est une pénible, ennuyeuse,
énervante besogne. Moi, je pense que le théâtre, ou l'armée,
monsieur Richard, ou quelque emploi supérieur dans le commerce
patenté des liquides, c'est là seulement ce qui convient au génie
d'un homme tel que vous. J'espère que vous reviendrez nous voir de
temps en temps. Sally en sera enchantée certainement. Elle
regrette infiniment de vous perdre, monsieur; mais la conscience
de son devoir envers la société la soutiendra. C'est une créature
extraordinaire, monsieur! Vous trouverez votre compte d'argent
bien exact. Il y a eu un carreau cassé, mais je n'ai pas voulu en
faire déduction. «Toutes les fois qu'on se sépare de ses amis,
monsieur Richard, il faut qu'on s'en sépare au moins d'une manière
libérale.» J'aime cet axiome de la sagesse plus que je ne puis
vous dire.»

Swiveller ne répondit pas un seul mot. Mais rentrant pour
reprendre sa jaquette de canotier, il la roula en une espèce de
boule très-serrée, et regarda fixement le procureur comme s'il eût
voulu lui lancer ce paquet au visage. Cependant il se contenta de
mettre le vêtement sous son bras, et sortit de l'étude en gardant
un profond silence. À peine avait-il fermé la porte, qu'il la
rouvrit; il resta sur le seuil à regarder encore quelques minutes
M. Brass avec la même gravité majestueuse; et faisant un dernier
signe de tête, il disparut lentement et glissa comme un fantôme.

Il paya le cocher et s'éloigna dans Bevis-Marks en ruminant de
grands projets pour consoler la mère de Kit, et rendre service à
Kit lui-même.

Mais la vie des jeunes gens voués, comme Richard Swiveller, au
plaisir, est extrêmement précaire. L'excitation que son esprit
avait subie depuis une quinzaine de jours, jointe au travail
intérieur qu'avaient dû produire plusieurs années d'excès
bachiques, agit tout à coup sur lui de la manière la plus
violente. Dans la nuit même il tomba dangereusement malade, et dès
le lendemain il était en proie à une fièvre ardente.




CHAPITRE XXVII.


Richard Swiveller se retournait en tous sens dans son lit brûlant
et incommode: tourmenté par une soif dévorante que rien ne pouvait
apaiser; sans pouvoir trouver aucune position qui lui procurât un
moment de calme ou de bien-être; se perdant à travers un dédale de
pensées qui se pressaient sans trêve ni relâche; pas une image
consolante, pas une voix amie près de lui! Livré à un accablement
continuel, il avait beau changer de place ses membres épuisés par
la fièvre, il n'y trouvait aucun soulagement; il avait beau lancer
dans les divagations les plus variées son esprit en délire, il
était toujours dominé par une anxiété sombre. Il sentait derrière
lui quelque chose d'inachevé qui poursuivait ses rêves. Il voyait
devant lui des obstacles insurmontables, obsédé par une
préoccupation qu'il ne pouvait parvenir à repousser, mais qui
assiégeait son esprit en désordre, auquel elle se représentait
tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. Toujours une vision
funèbre et voilée d'ombre; toujours le même fantôme, quelque
apparence qu'il prit, affreux et sombre comme la conscience du
mal, qui lui faisait du sommeil une torture horrible. Telles
étaient les souffrances et les angoisses de la maladie cruelle qui
peu à peu consumait, épuisait l'infortuné, jusqu'à ce qu'enfin,
lorsqu'il lui semblait avoir combattu, avoir lutté corps à corps,
s'être vu saisi et entraîné vers l'abîme par des démons, il tomba
dans un sommeil profond, un sommeil sans rêves.

À son réveil, il eut une sensation de repos bienfaisant, plus
réparateur encore que le sommeil; il commença par degrés à se
rappeler quelque chose de ses souffrances passées, à se souvenir
de la longue nuit qui s'était écoulée, à se demander s'il n'avait
pas deux ou trois fois passé par le délire. Dans le cours de ces
réflexions, il lui arriva d'étendre la main; il fut surpris de la
sentir si lourde, et en même temps de la voir si maigre et si
transparente. Au sein de la sensation vague et heureuse qu'il
éprouvait, sans s'attacher à définir la cause de ce changement, il
demeurait livré à une sorte de sommeil lucide, quand une toux
légère attira son attention. Il se demanda avec un certain doute
si c'est que la nuit dernière il avait oublié de fermer sa porte,
et fut tout stupéfait de voir qu'il avait un compagnon de chambre.
Il n'avait pas assez de force encore pour enchaîner ses idées; et
à son insu, dans un reste de somnolence, il attacha son regard sur
quelques raies vertes qui sillonnaient son couvre-pied: elles lui
représentaient des pièces de frais gazon, tandis que le fond jaune
de l'étoffe produisait à ses yeux comme des allées sablées qui lui
ouvraient une longue perspective de jardins bien entretenus.

Il errait en imagination sur ces terrasses, il s'y était même
égaré lorsqu'il entendit tousser encore. À ce bruit, le sentiment
de la réalité renaît; les allées de gazon de ses jardins
imaginaires redeviennent les raies vertes du couvre-pied. Il se
soulève un peu sur son lit, et écartant d'une main le rideau, il
regarde hors de l'alcôve.

C'était bien toujours sa même chambre, éclairée en ce moment par
une chandelle; mais avec quel profond étonnement il voit toutes
ces bouteilles, tous ces bols, tous ces linges exposés au feu,
tous les objets enfin qu'on rencontre dans la chambre d'un malade!
Tout était propre et net, mais cette chambre était bien différente
de ce que Richard l'avait laissée quand il s'était mis au lit. Une
fraîche senteur d'herbes et de vinaigre remplissait l'atmosphère;
le plancher était arrosé; le... Eh! quoi, la marquise!... Oui, la
marquise assise à table et jouant toute seule au cribbage. Elle
était là, appliquée à son jeu, toussant parfois tout bas comme si
elle craignait d'éveiller M. Swiveller, taillant les cartes,
coupant, distribuant, jouant, comptant, marquant, s'acquittant
enfin de toutes les opérations du cribbage, comme si elle n'eût
jamais fait autre chose depuis sa naissance.

M. Swiveller resta quelque temps à la contempler; puis laissant
retomber le rideau, il posa de nouveau sa tête sur l'oreiller.

«Je fais un rêve, pensa-t-il, c'est évident. Quand je me suis mis
au lit, mes mains n'étaient pas faites de coquilles d'oeufs; et
maintenant je puis parfaitement voir à travers. Si ce n'est pas un
rêve, je me serai réveillé par aventure en pleine Arabie, dans le
pays des _Mille et une Nuits_ et non pas à Londres. Mais il n'y a
pas de doute que je suis endormi.»

Ici la petite servante eut un nouvel accès de toux.

«Prodigieux! pensa Richard. Jamais je n'avais rêvé d'une toux
réelle, comme celle-là». Au reste, j'ignore si j'ai jamais rêvé de
toux ou d'éternuement. Peut-être est-ce dans la philosophie des
songes un article dont on ne rêve pas. Une autre toux!... Une
autre!... Décidément, c'est un peu fort pour un rêve.»

Afin de se fixer lui-même sur la réalité des choses, M. Swiveller,
après réflexion, se pinça le bras.

«Voilà qui est encore plus étrange! pensa-t-il. Quand je me suis
mis au lit, j'étais plutôt gras que maigre, et maintenant je n'ai
plus que la peau sur les os. Il faut que je passe un nouvel
examen...»

Le résultat de cette dernière inspection de la chambre fut de
convaincre Swiveller que les objets dont il se voyait entouré
étaient bien réels, et qu'il les contemplait sans aucun doute avec
des yeux éveillés.

«Alors, se dit-il, je vois ce que c'est: c'est une nuit des contes
arabes. Je suis à Damas ou bien au grand Caire. La marquise est un
Génie; elle aura fait avec un autre Génie un pari, à qui
montrerait le plus beau jeune homme du monde, le plus digne de
devenir l'époux de la princesse de la Chine; elle m'a transporté
avec ma chambre pour me soumettre à la comparaison. Peut-être,
ajouta-t-il en se tournant languissamment sur son oreiller et
regardant du côté de la ruelle, peut-être la princesse est-elle
encore là... Non, elle est partie.»

Cette explication ne lui suffisait pas, car toute satisfaisante
qu'elle lui paraissait, elle était enveloppée de doute et de
mystère. Aussi, M. Swiveller prit-il le parti de relever le
rideau, bien déterminé cette fois à saisir la première occasion
favorable pour adresser la parole à sa compagne. Cette occasion se
présenta bientôt d'elle-même. La marquise donna les cartes,
retourna un valet et oublia de marquer. Sur quoi, Richard dit le
plus haut qu'il lui fut possible:

«Deux points au talon!»

La marquise fit un bond et frappa des mains.

«Toujours une nuit d'Arabie, rien de plus sûr, pensa M. Swiveller;
les Génies frappent toujours des mains au lieu de tirer la
sonnette. Voilà qu'elle appelle deux mille esclaves noirs portant
sur leur tête des jarres pleines de joyaux.»

Elle avait frappé des mains, mais c'était de joie: car aussitôt
elle commença à rire, puis elle se mit à pleurer, déclarant, non
pas en beaux termes arabes, mais tout simplement en anglais
familier, qu'elle était si heureuse qu'elle ne savait plus où elle
en était:

«Marquise, dit Richard devenu pensif, veuillez, je vous prie, vous
approcher. Avant tout, ayez la bonté de m'apprendre où je pourrai
retrouver ma voix; puis, ce qu'est devenue ma chair?»

La marquise se contenta de secouer tristement la tête, et elle
pleura de nouveau; là-dessus, M. Swiveller, qui était très-faible,
sentit ses yeux mouillés aussi.

«Je commence à croire, d'après votre attitude et aussi d'après
tout ce que je vois, marquise, dit Richard après une pause et en
souriant d'une lèvre tremblante, que j'ai été malade.

-- Si vous l'avez été!... répondit la petite servante en
s'essuyant les yeux. Et comme vous avez eu le délire!

-- Oh! marquise... j'ai donc été bien malade?

-- En danger de mort. Je n'espérais pas que vous guérissiez. Dieu
soit loué! vous voilà guéri!»

Swiveller resta longtemps silencieux. Puis, il commença à parler
et demanda combien de jours avait duré sa maladie.

«Il y aura demain trois semaines, répondit la petite servante.

-- Trois... quoi?

-- Semaines! reprit la marquise enflant sa voix; trois longues et
lentes semaines.»

La simple pensée d'avoir été réduit à une telle extrémité fit
retomber Richard dans un nouveau silence. Il s'étendit sur le dos
tout de son long. La marquise, ayant arrangé ses draps pour qu'il
fût mieux couché et trouvant qu'il avait les mains et le front
moins brûlants, découverte qui la remplit de joie, en pleura un
peu plus fort, et se mit alors en devoir de préparer le thé et de
faire griller des rôties bien minces.

Pendant ce temps, Swiveller la contemplait avec reconnaissance,
étonné de voir comme elle s'était complètement identifiée au
ménage, et faisait remonter l'origine de ces soins à Sally Brass,
que dans le fond de sa pensée il ne pouvait assez remercier. Quand
la marquise eut achevé de faire les rôties, elle étendit un linge
bien propre sur un plateau, et servit à Swiveller quelques
tartines croustillantes et un grand bol de thé faible avec lequel,
suivant l'ordonnance du docteur, dit-elle, il pouvait se
rafraîchir maintenant qu'il était éveillé. Elle plaça des
oreillers derrière lui pour lui soutenir la tête, peut-être pas
avec l'habileté d'une garde-malade expérimentée, mais certainement
avec des soins plus affectueux. Une ineffable satisfaction se
peignit dans ses regards, tandis que le pauvre convalescent,
s'arrêtant parfois pour lui serrer la main, prenait son modeste
repas avec un appétit et un plaisir que les meilleures friandises
du monde n'eussent jamais provoqués dans d'autres circonstances.
Ayant ensuite tout nettoyé et bien rangé tout avec ordre autour de
lui, elle s'assit à table pour prendre le thé à son tour.

«Marquise, dit M. Swiveller, comment va Sally?»

La petite servante fit une moue pleine d'embarras et de bouderie,
en même temps qu'elle secoua la tête.

«Eh bien! est-ce qu'il y a longtemps que vous ne l'avez vue?

-- Vue? s'écria-t-elle. Dieu merci, je me suis sauvée de chez
elle.»

Richard, en entendant cela, se laissa aussitôt retomber tout de
son long, position où il resta environ cinq minutes. Il se remit
ensuite par degrés sur son séant et demanda:

«Et où demeurez-vous, marquise?

-- Où je demeure? s'écria-t-elle. Ici!

-- Oh!» murmura-t-il.

Et il retomba en arrière aussi brusquement que s'il eût reçu un
coup de feu. Il resta ainsi, sans mouvement et sans parole,
jusqu'à ce que la marquise eût achevé son repas, remis tout en
place et balayé. Alors il la pria d'approcher une chaise de son
lit; et, bien appuyé de nouveau sur ses oreillers, il reprit ainsi
la conversation:

«Comme cela, vous vous êtes enfuie?

-- Oui... dit la marquise, et ils m'ont _avisée_.

-- Ils vous ont...? Je vous demande pardon, qu'est-ce qu'ils ont
fait?

-- Ils m'ont avisée, vous savez? _avisée_ dans les journaux.

-- Ah! oui... Ils ont publié un avis pour vous retrouver.»

La petite servante fit une inclination de tête et cligna des yeux.
Ses pauvres yeux! les veillées et les larmes les avaient tellement
rougis, que la muse tragique elle-même dont ce n'est pas le métier
aurait eu, je crois, meilleure grâce à cligner de l'oeil. Dick fut
frappé de cette idée.

«Dites-moi, ajouta-t-il, comment se fait-il que vous ayez pensé à
venir ici?

-- Mais vous sentez, répondit la marquise; vous parti, je n'avais
plus d'ami; car le locataire n'était pas revenu, et j'ignorais où
je pourrais vous trouver l'un ou l'autre. Mais un matin, comme
j'étais...

-- Au trou de la serrure? dit Swiveller pour la tirer d'embarras.

-- Tout juste, répondit-elle en baissant la tête. Comme j'étais au
trou de la serrure de l'étude où vous m'avez trouvée, vous savez,
j'entendis une femme dire qu'elle demeurait ici, et qu'elle était
la maîtresse de la maison où vous étiez logé, que vous étiez tombé
dangereusement malade, et demander s'il n'y avait personne qui
voulût venir vous soigner. M. Brass dit: «Ce n'est pas mon
affaire.» Miss Sally dit: «C'est un drôle de corps, mais cela ne
me regarde pas.» La femme s'en alla indignée, et ferma la porte
rudement, je vous en réponds. Cette nuit-là même, je m'enfuis; je
vins ici, je dis aux gens de cette maison que vous étiez mon
frère, ils me crurent, et depuis je suis restée auprès de vous.

-- Cette pauvre petite marquise! s'écria Dick. Elle s'est tuée de
fatigue!

-- Non, dit-elle, pas du tout. Ne vous inquiétez pas de moi. Je me
trouve bien de m'asseoir dans un de ces fauteuils et, Dieu merci,
j'y ai souvent fait un somme. Mais, si vous aviez pu voir comme
vous vous efforciez de sauter par la fenêtre, si vous aviez pu
entendre comme vous chantiez sans cesse, comme vous faisiez de
grands discours, vous ne le croiriez pas encore. Oh! que je suis
heureuse que vous soyez mieux, monsieur Viverer!...

-- Oui, _Viverer_, dit Richard devenu pensif. Je suis vivant, en
effet; mais c'est bien grâce à elle. Je soupçonne fort, marquise,
que sans vous je serais mort.»

En disant cela, M. Swiveller saisit de nouveau la main de la
petite servante: faible et triste comme il l'était, il n'eût pas
manqué, en voulant lui exprimer ses remercîments, de se rendre les
yeux aussi rouges que l'étaient ceux de la jeune fille: mais
celle-ci coupa net à l'émotion en forçant Richard à s'étendre dans
son lit et le pressant de se tenir en repos.

«Le docteur, dit-elle, a recommandé que vous soyez bien
tranquille, et qu'on ne vous fasse pas de bruit. Allons, faites un
somme; nous causerons ensuite. Je resterai assise auprès de vous.
Fermez vos yeux, vous vous endormirez peut-être. Cela vous fera du
bien, essayez.»

La marquise tira alors une petite table contre le lit, s'assit
auprès, et avec l'adresse d'une vingtaine de pharmaciens se mit en
devoir de préparer des boissons rafraîchissantes. Quant à Richard,
fatigué comme il l'était, il ne tarda pas à s'endormir. Au bout de
quelque temps il se réveilla et demanda quelle heure il était.

«Juste six heures et demie,» répondit la marquise en l'aidant à se
remettre sur son séant.

Richard appuya la main sur son front et se tourna tout à coup,
comme s'il venait de lui passer une idée subite par la tête.

«Marquise, dit-il, qu'est devenu Kit?

-- Il a été condamné à je ne sais combien d'années de déportation.

-- Est-il parti?... et sa mère?... que fait-elle?... qu'est-elle
devenue?»

La petite garde-malade secoua la tête et répondit qu'elle n'en
savait rien du tout.

«Mais, ajouta-t-elle, si vous vouliez me promettre de rester
tranquille, et de ne pas vous donner encore une rechute, je vous
conterais... Mais non, pas à présent.

-- Si, si, contez toujours... cela me distraira.

-- Oh! non, je suis sûre du contraire, répondit la petite
servante, d'un air effaré. Attendez que vous soyez mieux portant,
et alors je vous raconterai tout.»

Dick attacha sur sa petite amie un regard pressant. Ses yeux
agrandis et creusés par la maladie prirent une expression telle,
que la jeune fille en fut épouvantée; elle le supplia de ne plus
songer à cela. Mais le peu de mots qu'elle avait prononcés
n'avaient pas seulement piqué la curiosité de Richard; ils avaient
fait naître en lui de sérieuses inquiétudes. Aussi la pressa-t-il
de tout lui dire, quelque fâcheuses que pussent être les
nouvelles.

-- Oh! il n'y a rien de fâcheux là dedans, dit-elle. Rien du tout
qui vous concerne.

-- Mais ça concerne peut-être?... Enfin est-ce que vous n'avez
rien entendu à travers les fentes des portes ou les trous de
serrure, qu'on n'aurait pas été bien aise que vous pussiez
entendre?»

En faisant cette question, Dick respirait à peine.

«Oh! que si.

-- Dans... dans Bevis-Marks? ajouta vivement Richard Quelque
conversation entre Brass et Sally?

-- Oui.»

Richard tira hors du lit son bras décharné; et, saisissant la
jeune fille par le poignet, il la pressa de s'expliquer; sinon, il
ne répondrait pas de ce qui pourrait arriver, dans l'état
d'agitation et d'angoisse où il se trouvait et qu'il était
incapable de supporter davantage. En le voyant si inquiet, la
marquise comprit qu'il y aurait plus de danger à différer sa
révélation que d'inconvénients à la faire tout de suite. Elle
promit d'obéir, à condition que le malade se tiendrait
parfaitement tranquille et s'abstiendrait de remuer ou de se
tourner brusquement comme il faisait.

«Mais si vous recommencez, dit-elle, je laisserai là l'histoire.
Je vous en préviens.

-- Vous ne pouvez la laisser avant de l'avoir commencée.
Commencez, ma mignonne. Parlez, ma soeur, parlez. Gentille Polly,
dites. Dites-moi tout. Je vous en prie, marquise. Je vous en
supplie.»

En présence de ces ardentes prières, que Richard Swiveller jetait
d'un ton aussi passionné que s'il s'agissait des voeux les plus
solennels et les plus terribles, la jeune fille ne put résister
davantage.

«Eh bien! dit-elle, avant le jour où je me suis enfuie, je,
couchais ordinairement dans la cuisine où nous avons joué ensemble
aux cartes, vous savez. Miss Sally avait l'habitude d'avoir dans
sa poche la clef de la cuisine, et le soir elle ne manquait jamais
de venir prendre la chandelle et couvrir le feu. Cela fait, elle
me laissait gagner mon lit dans l'obscurité, fermait la porte en
dehors, remettait la clef dans sa poche, et me tenait ainsi
enfermée jusqu'au lendemain matin où elle revenait de très-bonne
heure, je vous assure, me rendre ma liberté. J'avais terriblement
peur de me savoir ainsi calfeutrée; car je savais bien que, si le
feu prenait à la maison, ils m'oublieraient pour ne songer qu'à
eux. Aussi, quand je pouvais trouver une vieille clef rouillée, je
la ramassais bien vite pour l'essayer à la porte. Enfin dans un
coin poudreux de la cave je rencontrai une clef qui fit mon
affaire.»

Ici M. Swiveller agita violemment ses jambes. Mais comme, devant
cette démonstration, la petite servante s'était interrompue sur-
le-champ dans son récit, il cessa de remuer et, s'excusant d'avoir
oublié un moment leur convention, il pria la jeune fille de
continuer.

«Allez, dit-elle, ils étaient bien regardants pour ma nourriture.
Oh! vous ne sauriez vous imaginer comme ils me serraient de près.
Aussi j'avais l'habitude de sortir la nuit quand ils étaient au
lit et de rôder dans l'ombre, à la recherche de quelque morceau de
biscuit ou de sandwich que vous auriez laissé dans l'étude, ou
même de pelures d'orange pour les mettre dans de l'eau chaude et
m'en faire censé du vin. Avez-vous jamais goûté de la pelure
d'orange infusée dans de l'eau?»

M. Swiveller répondit qu'il n'avait jamais goûté de cette liqueur
brûlante, et pressa de nouveau son amie de reprendre le fil de son
récit.

«Avec beaucoup de bonne volonté on finit par trouver cela
agréable: autrement, on regrette de ne pas y sentir un peu plus de
goût, comme de raison. Eh bien! donc, quelquefois je sortais quand
mes maîtres étaient allés se mettre au lit; et une ou deux nuits
avant qu'il y eût ce fameux bruit dans l'étude quand on arrêta le
jeune homme, je montai l'escalier tandis que M. Brass et miss
Sally étaient assis devant le feu de l'étude; et pour dire la
vérité, confiante dans ma clef qui protégeait mon retour, je me
mis à écouter à la porte.»

M. Swiveller leva ses genoux comme pour faire un dais conique des
draps et de la couverture; la plus grande impatience se trahit
dans l'expression de ses traits. Mais la petite servante
s'arrêtant et le menaçant du doigt de ne pas continuer, le cône
disparut; l'air d'impatience seul resta.

«Ils étaient là tous deux, lui et elle, dit la petite servante,
assis près du feu et causant tout doucement ensemble. M. Brass dit
à miss Sally: «Ma foi, c'est une chose dangereuse, qui peut nous
mettre bien des désagréments sur les bras, et je ne m'en soucie
guère.» Mais elle, elle lui disait, vous savez son genre, elle lui
disait: «Il faut que vous soyez un vrai coeur de poulet, l'homme
le plus faible, le plus mou que j'aie jamais vu, et c'est une
grande erreur de la nature que nous ne soyons pas nés plutôt moi
le frère et vous la soeur. Quilp, dit-elle encore, n'est-il pas
notre principal client? -- Oui certainement, répondit M. Brass. --
Et, ne sommes-nous pas toujours occupés à ruiner quelqu'un pour
son compte? -- Oui certainement, répondit M. Brass. -- Eh bien,
dit-elle, qu'importe la ruine de Kit, puisque Quilp la désire? --
Au fait, oui, qu'importe?» dit M. Brass. Alors ils se mirent à
chuchoter et à rire longtemps entre eux en se disant qu'il n'y
aurait aucun danger pourvu que la chose fût bien menée M. Brass
tira son livre de poche et dit: «Voilà l'affaire, tenez! justement
le billet de banque de cinq livres que m'a remis Quilp. Il ne nous
en faut pas davantage. Kit doit venir demain matin, je le sais.
Tandis qu'il sera en haut, vous sortirez, et j'enverrai en course
M. Richard. Kit étant seul vis-à-vis de moi, j'engagerai la
conversation avec lui et mettrai ce billet dans son chapeau. Je
m'arrangerai de manière à faire trouver le billet par M. Richard,
qui deviendra notre témoin. Et ce sera bien le diable si avec tout
cela nous ne réussissons pas à débarrasser M. Quilp de Kit pour
satisfaire son ressentiment. Miss Sally se mit à rire en
approuvant le plan. Mais comme ils firent mine de vouloir se
retirer et que j'avais peur d'être surprise en restant plus
longtemps, je redescendis bien vite mon escalier. Voilà!»

En parlant ainsi, la petite servante s'était peu à peu animée
autant que M. Swiveller; aussi ne fit-elle pas d'effort pour le
contenir lorsqu'il se dressa dans son lit et demanda vivement:

«Cette histoire n'a-t-elle été confiée à personne?

-- Comment l'aurait-elle été? répondit la garde-malade. Rien que
d'y penser j'en étais toute saisie, et j'espérais que le jeune
homme serait renvoyé absous. Quand je leur entendis dire qu'on
avait déclaré Kit coupable d'un vol dont je le savais innocent,
vous étiez parti, le locataire aussi, et d'ailleurs je crois bien
que j'aurais eu peur de lui raconter la chose, même s'il avait été
là. Quant à vous, depuis que je suis venue ici, vous avez été si
malade, qu'il n'y avait pas moyen de songer à vous en parler.

-- Marquise, dit M. Swiveller arrachant de sa tête son bonnet de
nuit qu'il envoya à l'autre bout de la chambre, faites-moi le
plaisir d'aller voir quelques moments sur le palier, si j'y suis.
Il faut que je sorte.

-- Vous!... s'écria sa garde-malade. Vous n'y pensez pas?

-- Il le faut, reprit-il en promenant son regard autour de la
chambre. Où sont mes habits?

-- Oh! que je suis heureuse!... Vous n'en avez plus du tout.

-- M'dame!... dit M. Swiveller profondément étonné.

-- J'ai été obligée de les vendre les uns après les autres afin de
me procurer les médicaments qui vous étaient ordonnés. Mais ne
vous occupez pas de cela, ajouta vivement la marquise en voyant
Richard retomber en arrière sur son oreiller; vous n'auriez
seulement pas la force de vous tenir debout.

-- Je crains bien, dit tristement Richard, que vous n'ayez raison.
Que faire? Mon Dieu! que faire?»

Il lui suffit naturellement d'un moment de réflexion pour sentir
qu'avant toute chose il fallait se mettre en rapport avec un des
MM. Garland. Il n'était pas impossible que M. Abel ne fût pas
encore sorti de l'étude. En moins de temps qu'il n'en faut pour le
raconter, la petite servante eut l'adresse écrite au crayon sur un
bout de papier, avec un portrait verbal, véritable signalement du
père et du fils, assez frappant pour qu'elle pût reconnaître sans
la moindre difficulté, soit l'un soit l'autre des MM. Garland;
enfin une recommandation spéciale de se méfier de M. Chukster, vu
son antipathie bien connue pour Kit. Munie de ces minces
renseignements, elle s'élança avec ordre de ramener M. Garland ou
son fils M. Abel.

«Je suppose, dit Richard au moment où elle fermait lentement la
porte et jetait un dernier regard dans la chambre pour s'assurer
si le malade était bien à son aise, je suppose qu'il ne reste plus
rien ici, pas même une veste?

-- Non, rien.

-- C'est embarrassant, dit-il, en cas d'incendie; un parapluie au
moins eût servi à quelque chose. Mais c'est égal, ce que vous avez
fait est bien fait, chère marquise. Sans vous, je serais un homme
mort.»




CHAPITRE XXVIII.


Bien heureusement pour la petite servante qu'elle était vive et
alerte; sans cela, la course qu'elle entreprenait toute seule,
dans le voisinage même de l'endroit où elle courait le plus de
risque à se montrer, eût eu pour effet peut-être d'amener une
restauration de la suprême autorité de miss Sally sur sa personne.
Ne se dissimulant pas le péril qu'elle courait, la marquise n'eut
pas plutôt quitté la maison, qu'elle se jeta dans la première rue
sombre et écartée qui s'offrit à elle; et, sans s'inquiéter du
terme assigné à sa course, elle ne songea tout d'abord qu'à mettre
deux bons milles de briques et de plâtre entre elle et Bevis-
Marks.

Une fois qu'elle eut accompli ce premier point, elle commença à se
diriger vers l'étude du notaire. En s'informant avec adresse
auprès des marchandes de pommes et des écaillères, au coin des
rues, plutôt que dans les brillantes boutiques ou auprès des
personnes bien mises, au risque d'un accueil plus ou moins poli,
elle obtint assez bien les renseignements nécessaires. Comme les
pigeons voyageurs, d'abord perdus dans un lieu qui leur est
inconnu, aspirent l'air au hasard pendant quelque temps, avant de
s'élancer vers le lieu de leur message, de même la marquise fit
des détours avant de se croire en sûreté, puis elle se dirigea
vivement vers le but qui lui avait été assigné.

Elle n'avait point de chapeau; rien sur la tête qu'une grande
coiffe portée au temps jadis par Sally Brass, dont le goût en fait
de couture était, comme on sait, tout particulier. Sa course était
plutôt entravée qu'aidée par ses souliers en savate qui
s'échappaient sans cesse de ses pieds, et qu'elle avait ensuite
bien de la peine à retrouver au milieu du flot des passants. La
pauvre petite créature éprouva tant d'embarras et de retard pour
retrouver ces objets de toilette dans la boue et le ruisseau, et
fut tellement coudoyée pendant ce temps-là, poussée, heurtée et
portée de main en main, qu'au moment où elle atteignit enfin la
rue du notaire, elle était presque épuisée et à bout de forces:
elle en avait la larme à l'oeil.

Mais enfin la voilà arrivée, c'était une grande consolation;
d'autant plus que par la fenêtre de l'étude elle vit briller des
lumières, et put espérer par conséquent qu'il n'était pas trop
tard. Elle s'essuya donc les yeux avec le revers de sa main, et,
montant tout doucement les degrés du perron, regarda à travers les
vitres.

M. Chukster était debout derrière son bureau. Il faisait ses
dispositions de fin de journée, comme de tirer ses poignets, de
relever son col de chemise, de rattacher plus gracieusement sa
cravate et d'arranger secrètement ses moustaches à l'aide d'un
petit morceau de miroir d'une forme triangulaire. Devant le feu se
tenaient deux gentlemen: l'un d'eux lui parut être le notaire, et
elle ne se trompait pas; l'autre, qui boutonnait sa grande
redingote pour s'apprêter à partir, M. Abel Garland.

Ces observations faites, la petite rusée tint conseil avec elle-
même. Elle résolut d'attendre dans la rue la sortie de M. Abel.
Alors elle n'aurait plus à craindre d'être forcée de parler devant
M. Chukster, et il lui serait plus facile de remplir son message.
Dans cette intention, elle se laissa glisser au bas de la fenêtre,
traversa la rue et alla s'asseoir sur le pas d'une porte juste en
face.

À peine avait-elle pris cette position, qu'un poney arriva en
dansant tout le long de la rue avec ses jambes en zigzag et sa
tête qui se tournait de tous côtés. Derrière le poney un phaéton,
et dans le phaéton un homme; mais le poney ne semblait s'inquiéter
ni du phaéton ni de l'homme: car tour à tour il se levait sur ses
jambes de derrière, ou s'arrêtait, ou s'élançait, ou s'arrêtait de
nouveau, ou reculait, ou se jetait de côté, sans le moindre égard
pour l'un ni pour l'autre, selon que la fantaisie l'en prenait, et
comme s'il avait à coeur de montrer qu'il était l'animal le plus
libre qu'il y eût dans le monde. Quand la voiture arriva à la
porte du notaire, l'homme dit d'une manière très-respectueuse:
«Ohah! c'est ici!» ayant l'air de faire entendre que, s'il prenait
l'extrême liberté d'émettre un voeu, ce serait celui de s'arrêter
en cet endroit. Le poney fit une pause d'un moment; mais, comme
s'il eût réfléchi que s'arrêter lorsqu'on l'en priait serait
établir un précédent peu convenable et même dangereux, il repartit
immédiatement, courut au trot allongé jusqu'au coin de la rue,
tourna, revint sur ses pas, et alors s'arrêta de sa propre
volonté.

«Oh! vous faites un joli coco!... dit l'homme qui ne voulait pas
s'aventurer légèrement à peindre le poney sous des couleurs plus
tranchées avant d'avoir mis en toute sécurité pied à terre sur le
trottoir. Je voudrais bien te voir une bonne fois récompensé comme
tu le mérites, va!

-- Qu'est-ce qu'il a fait? dit M. Abel qui tournait un châle
autour de son cou tout en descendant les marches.

-- Il y a de quoi mettre un homme hors de lui, répondit le valet
d'écurie. C'est bien le coquin le plus vicieux... Ohah! vas-tu
rester tranquille!

-- Ce n'est pas le moyen qu'il reste tranquille, si vous lui
lancez des injures, dit M. Abel qui s'installa dans la voiture,
les guides en main. Il est très-bon enfant quand on sait le
prendre. Voici, depuis longtemps, la première fois qu'il sort, car
il a perdu son conducteur, et jusqu'à ce matin il n'a pas voulu
bouger. Les lanternes sont prêtes, n'est-ce pas? Bien. Trouvez-
vous ici demain, à la même heure, s'il vous plaît, pour tenir mon
cheval. Bonsoir.»

Après une ou deux cabrioles de son invention, le poney céda à la
douceur de M. Abel et se mit à trotter gentiment.

Durant tout ce temps, M. Chukster s'était tenu debout sur le seuil
de la porte. En le voyant, la petite servante n'avait pas osé
s'approcher. Elle n'eut donc d'autre parti à prendre que de courir
après le phaéton et de crier à M. Abel d'arrêter. Mais, par suite
de cette course haletante, elle était hors d'état de se faire
entendre. Le cas était désespéré, car le poney pressait le pas. La
marquise se pendit quelques instants à la voiture; mais sentant
qu'elle ne pouvait aller plus loin, et que bientôt même il lui
faudrait renoncer à son projet, elle grimpa, d'un bond vigoureux,
sur le siège de derrière, et, dans cette ascension, perdit sans
retour un de ses souliers.

M. Abel étant dans une disposition d'esprit rêveuse, et ayant
d'ailleurs assez à faire de diriger le poney, allait au petit trot
sans se retourner. Il était bien loin de songer à l'étrange figure
qu'il traînait derrière lui, jusqu'à ce que la marquise, un peu
remise de sa suffocation, de la perte de son soulier et de la
nouveauté de sa situation, jeta tout près de son oreille ces mots:

«Dites donc, monsieur...»

Il se retourna vivement et, arrêtant le poney, s'écria avec une
certaine émotion:

«Mon Dieu! qu'est-ce que c'est que ça?

-- N'ayez pas peur, monsieur, répondit la messagère encore
haletante. Oh! j'ai tant couru après vous!

-- Que voulez-vous? dit M. Abel. Comment êtes-vous là?

-- Je suis montée par derrière, répondit la marquise. Oh! je vous
en prie, conduisez-moi, monsieur... sans vous arrêter... vers la
Cité. Oh! je vous en prie, hâtez-vous... C'est une affaire
importante. Il y a là quelqu'un qui désire vous voir. Il m'a
envoyée vous demander de venir tout de suite, parce qu'il sait
toute l'affaire de Kit, et qu'il peut le sauver encore en prouvant
son innocence!...

-- Que me dites-vous là, mon enfant!

-- La vérité, sur ma parole, sur mon honneur. Mais veuillez
tourner de ce côté, et vivement, s'il vous plaît. Je suis partie
depuis si longtemps, qu'il doit croire que je me suis perdue.»

Involontairement, M. Abel poussa le poney en avant. Le poney,
obéissant à une secrète sympathie, ou bien écoutant un nouveau
caprice, s'élança rapidement et sans ralentir son pas, sans, se
livrer à aucun acte d'excentricité avant d'avoir atteint la porte
de la maison où logeait M. Swiveller: là, chose merveilleuse! il
consentit à s'arrêter au moment même où M. Abel lui en intima
l'ordre.

«Voyez! dit la marquise montrant une fenêtre faiblement éclairée;
c'est cette chambre là-haut. Venez!»

M. Abel, qui était bien une des créatures du monde les plus
simples et les plus modestes, et qui à cette simplicité joignait
une timidité naturelle, hésita; car il avait entendu parler, et il
le croyait mordicus, de personnes attirées dans des lieux
équivoques, en des circonstances semblables, par des guides comme
la marquise, pour s'y voir volées et même assassinées.

Cependant sa sympathie pour Kit l'emporta sur toute autre
considération. Ainsi, confiant Whisker aux soins d'un homme qui
précisément se tenait près de là pour gagner quelque chose, il
laissa sa compagne de route lui prendre là main pour le conduire
jusqu'au haut d'un escalier étroit et obscur.

Sa surprise ne fut pas médiocre quand il se vit introduit dans une
chambre de malade éclairée d'une lueur douteuse, où un homme
dormait tranquillement dans son lit.

«N'est-ce pas, dit son guide à voix basse mais avec une certaine
chaleur, n'est-ce pas que ça fait plaisir de le voir reposer comme
ça?... Oh! si vous l'aviez vu il y a deux ou trois jours
seulement! quelle différence!»

Le jeune M. Garland ne répondit rien, et, à dire vrai, il aimait
mieux se tenir très-loin du lit et très-près de la porte. Son
guide, qui paraissait comprendre sa répugnance, moucha la
chandelle, la prit à la main et s'approcha du malade. Au même
moment le dormeur tressaillit... M. Abel reconnut dans ce visage
dévasté par la souffrance les traits de Richard Swiveller.

«Qu'est-ce que ceci? dit-il d'un ton amical et en s'élançant vers
lui; vous avez donc été malade?

-- Très-malade, répondit Richard, à deux doigts de la mort. Il ne
s'en est fallu de rien que vous vinssiez à apprendre que votre
très-humble Richard était dans sa bière, sans l'amie que j'ai
envoyée à votre recherche... Une autre poignée de main, marquise,
s'il vous plaît... Asseyez-vous, monsieur.»

M. Abel, qui ne parut pas médiocrement surpris d'entendre conférer
une telle qualité à son guide, prit une chaise et s'assit auprès
du lit.

«J'ai envoyé chez vous, monsieur, dit Richard; elle vous a sans
doute appris déjà pour quel motif.

-- En effet, j'en suis encore tout bouleversé. Je ne sais
réellement que dire ni que penser.

-- Vous le saurez bientôt, répliqua Dick. Marquise, asseyez-vous
au pied du lit, s'il vous plaît. Maintenant, racontez à ce
gentleman tout ce que vous m'avez raconté à moi-même, d'un bout à
l'autre. Vous, monsieur, ne dites rien.»

L'histoire fut répétée exactement de la même manière que la
première fois, sans addition, sans omission non plus. Durant tout
le récit, Richard Swiveller tint ses yeux fixés sur le visiteur;
et quand la marquise eut achevé, il reprit aussitôt la parole:

«Vous venez, dit-il, d'entendre tous ces détails, et vous ne les
oublierez pas. Je suis trop affaibli, trop épuisé pour pouvoir
vous donner aucun conseil; mais vous et vos amis vous saurez bien
ce que vous aurez à faire. Après ce long retard, chaque minute est
un siècle. Si jamais dans votre vie vous vous êtes hâté de
retourner chez vous, que ce soit surtout ce soir. Ne vous arrêtez
pas pour me dire un seul mot, mais partez. On la trouvera ici si
l'on a besoin d'elle. Et quant à moi, vous êtes bien sûr de me
trouver au logis une semaine ou deux au moins. Il y a pour cela
plus d'une bonne raison. Marquise, une lumière. Si vous perdez une
minute de plus à me regarder, monsieur, je ne vous le pardonnerai
jamais!»

M. Abel n'avait pas besoin d'être stimulé davantage. En un instant
il fut parti; et quand la marquise, qui l'avait éclairé sur
l'escalier, revint, elle annonça que le poney s'était mis en plein
galop sans faire la moindre objection préliminaire.

«C'est bien! dit Richard. Il a du coeur, et à partir de ce moment
je l'honore. Mais soupez donc, prenez donc un pot de bière; je
suis sûr que vous devez être accablée de fatigue. Prenez un pot de
bière. Cela me fera autant de bien de vous voir boire que si je
buvais moi-même.»

Il ne fallait rien moins que cette assurance pour déterminer la
petite garde-malade à se permettre un tel luxe. Elle se mit donc à
boire et à manger, à la grande satisfaction de M. Swiveller, puis
elle lui donna à boire, remit tout en ordre, s'enveloppa d'un
vieux couvre-pied et se coucha sur le tapis devant le feu.

Pendant ce temps, M. Swiveller murmurait dans son sommeil:
«_Étale, oh! étale un lit de roseaux, nous y reposerons jusqu'aux
lueurs matinales_... Bonne nuit, marquise.»




CHAPITRE XXIX.


Le lendemain matin, à son réveil, Richard Swiveller distingua peu
à peu des voix qui chuchotaient dans sa chambre. Il regarda à
travers les rideaux et aperçut M. Garland, M. Abel, le notaire et
le gentleman réunis autour de la marquise, et lui parlant avec une
grande animation, bien qu'à demi-voix, dans la crainte sans doute
de le troubler. Il ne perdit pas de temps pour les avertir que
cette précaution était inutile. Les quatre gentlemen
s'approchèrent aussitôt du lit. Le vieux M. Garland fut le premier
à prendre la main de Richard, à qui il demanda comment il se
trouvait.

Dick allait répondre qu'il était infiniment mieux, quoique aussi
faible que possible, quand sa petite gardienne, écartant les
visiteurs et se mettant à son chevet, comme si elle eût été
jalouse que d'autres approchassent de son malade, lui servit son
déjeuner et insista pour qu'il le prît avant de se fatiguer, soit
à entendre parler, soit à parler lui-même. M. Swiveller, qui avait
une faim dévorante, et qui, toute la nuit, avait nourri un rêve
clair et suivi de côtelettes de mouton, de bière forte et autres
raffinements de friandise, trouva même à une tasse de thé faible
et à une rôtie sèche des douceurs infinies, mais il ne consentit à
manger et boire qu'à une condition.

«C'est, dit-il en rendant à M. Garland sa poignée de main, c'est
que vous répondiez franchement à la question suivante, avant que
je prenne un morceau ou que je boive une gorgée: Est-il trop tard?

-- Pour compléter l'oeuvre si bien commencée par vous hier au
soir? dit le vieux gentleman. Non, vous pouvez avoir l'esprit
tranquille là-dessus. Non, je vous le certifie.»

Rassuré par cette nouvelle, le convalescent prit son repas avec le
plus vif appétit, quoiqu'il ne parût pas avoir à manger lui-même
la moitié du plaisir qu'éprouvait sa garde-malade à le voir
manger. Voici comment les choses se passaient: M. Swiveller, ayant
à main gauche le morceau de rôtie ou la tasse de thé, et prenant,
selon l'occasion, tantôt une bouchée, tantôt une gorgée, tenait
constamment dans sa main droite et serrait étroitement une des
mains de la marquise; et pour presser ou même baiser cette main
captive, il interrompait de temps en temps son déjeuner avec un
sérieux parfait, une gravité complète. Toutes les fois qu'il
mettait quelque chose dans sa bouche pour manger ou pour boire, le
visage de la marquise s'éclairait d'une joie indicible; mais
lorsque Richard lui donnait ces marques de reconnaissance, les
traits de la jeune fille s'assombrissaient, et elle commençait à
sangloter. Et soit qu'elle rayonnât de joie, soit qu'elle
s'abandonnât à ses larmes, la marquise ne pouvait s'empêcher de se
tourner vers les visiteurs avec un regard éloquent qui semblait
dire: «Vous voyez ce jeune homme, puis-je l'abandonner?» Et les
assistants, devenus ainsi acteurs à leur tour dans la scène qui se
passait, répondaient régulièrement par un autre regard: «Non,
certainement non.» Ce jeu muet dura pendant tout le déjeuner de
l'invalide, et l'invalide lui-même, pâle et maigre, n'y prenait
pas une médiocre part; aussi peut-on douter, à juste titre, que
jamais repas, muet comme celui-là d'un bout à l'autre, ait été
aussi expressif par des gestes en apparence si simples et si
insignifiants.

Enfin, et, pour dire vrai, ce ne fut pas long. M. Swiveller avait
expédié autant de rôties et de thé que la prudence permettait de
lui en donner, à cette époque de sa convalescence. Mais les soins
de la marquise ne s'arrêtèrent pas là, car ayant disparu un
instant, elle revint presque aussitôt avec une cuvette pleine
d'une eau bien claire. Elle lava le visage et les mains de
Richard, lui brossa les cheveux, et l'eut bientôt rendu aussi
propre, aussi coquet qu'on peut l'être en pareille circonstance;
et tout cela vivement, d'un air dégagé, comme si Richard n'eût été
qu'un petit enfant dont elle fût elle-même la bonne. M. Swiveller
se prêtait à ces divers soins avec un étonnement plein de
reconnaissance qui ne lui permettait pas de parler. Quand tout fut
achevé, quand la marquise se fut retirée dans un coin à distance
pour prendre son mince déjeuner, qui s'était passablement
refroidi, Richard détourna quelques moments son visage, et agita
gaiement ses mains en l'air.

«Messieurs, dit-il après cette pause et en se retournant vers la
compagnie, j'espère que vous m'excuserez. Les gens qui sont tombés
aussi bas que je l'ai été, sont aisément fatigués. Me voilà dispos
maintenant et en état de causer. Nous sommes à court de sièges
ici, sans compter bien d'autres bagatelles qui y manquent aussi;
mais si vous daignez vous asseoir sur mon lit...

-- Que pouvons-nous faire pour vous? dit M. Garland avec effusion.

-- Si vous pouviez faire de la marquise que voilà une vraie
marquise, et non pas une marquise de contrebande, je vous serais
reconnaissant d'opérer cette métamorphose en un tour de main. Mais
comme c'est impossible, et qu'il ne s'agit pas ici de ce que vous
pouvez faire pour moi, mais de ce que vous pouvez faire pour
quelqu'un qui a bien autrement de droits à votre intérêt,
apprenez-moi, je vous prie, monsieur, comment vous comptez agir.

-- C'est surtout pour cela que nous sommes venus, dit le
locataire; car bientôt vous allez recevoir une autre visite. Nous
avions peur que vous ne fussiez inquiet si vous n'appreniez pas de
notre propre bouche les démarches auxquelles nous comptons nous
livrer; et en conséquence nous avons voulu vous voir avant de
poursuivre l'affaire.

-- Messieurs, répondit Richard, je vous remercie. Excusez une
impatience bien naturelle dans l'état d'affaiblissement où vous me
voyez. Je ne vous interromprai plus, monsieur.

-- Eh bien, mon cher ami, dit le locataire, nous ne doutons pas de
la vérité de cette découverte qui a été si providentiellement mise
au grand jour...

-- Par elle!... s'écria Richard en montrant la marquise.

-- Oui, par elle; nous n'avons aucun doute à cet égard; nous
sommes même certains que par un emploi convenable et intelligent
de cette révélation, nous pourrons obtenir immédiatement la mise
en liberté du pauvre garçon; mais nous craignons beaucoup que cela
ne suffise pas pour nous faire mettre la main sur Quilp, l'agent
principal dans toute cette infamie. Je vous dirai que nous ne
sommes que trop confirmés dans ce doute, et presque dans cette
certitude, par les meilleurs renseignements, qu'en un aussi court
espace de temps, nous avons pu nous procurer à ce sujet. Vous
conviendrez, avec nous, qu'il serait monstrueux de laisser à cet
homme la moindre chance d'échapper à la justice, si nous pouvons y
mettre ordre. Vous conviendrez avec nous, j'en suis sûr, que, si
quelqu'un doit encourir les rigueurs de la loi, c'est lui plus que
tout autre.

-- Assurément, dit Richard. Oui, si quelqu'un doit les encourir...
Mais, c'est cette hypothèse qui me déplaît; et pourquoi donc
quelqu'un? pourquoi pas tous? puisque les lois ont été faites à
tous leurs degrés pour châtier le vice chez les autres aussi bien
que chez moi, _et_ _cætera_, vous savez?... N'êtes-vous pas frappé
de cette idée?»

Le gentleman sourit comme si cette idée, introduite par
M. Swiveller dans la question, n'était pas extrêmement frappante,
et lui expliqua que leur dessein était d'agir de ruse d'abord,
pour essayer d'arracher un aveu à la séduisante Sarah.

«Quand elle verra, dit-il, combien nous savons de choses et
comment nous les savons; lorsqu'elle comprendra à quel point elle
est déjà compromise, nous avons quelque lieu d'espérer que nous
obtiendrons d'elle les renseignements suffisants pour atteindre
ses deux complices. Si nous en arrivions là, je la tiendrais
quitte du reste.»

Dick ne fit pas du tout à ce plan un gracieux accueil, et
représenta avec autant de chaleur qu'il lui était possible alors
de le faire, qu'on aurait plus de peine à venir à bout du vieux
lapin, c'est de Sarah qu'il voulait parler, que de Quilp lui-même;
que ni ruses, ni menaces, ni caresses n'étaient capables d'agir
sur elle ni de la faire céder; que cette Brass-là était un vrai
bras d'acier, aussi roide et aussi inflexible; en un mot, qu'ils
n'étaient pas de taille à se mesurer contre elle, et qu'ils
seraient battus à plate couture.

Mais il était inutile d'engager ces messieurs à suivre un autre
plan. Nous avons dit que le locataire avait exposé leurs
intentions communes; il faudrait ajouter que tous parlaient à la
fois, que si l'un d'eux, par hasard, s'arrêtait un instant, ce
n'était que pour respirer, pour reprendre haleine, en attendant
une nouvelle occasion de recommencer à crier; en résumé, qu'ils
avaient atteint ce degré d'impatience et d'anxiété où les hommes
ne peuvent plus se laisser raisonner ni convaincre; et qu'il eût
été plus facile de dompter la tempête que de les faire revenir sur
leur première détermination. Ainsi donc, après avoir dit à
M. Swiveller qu'ils n'avaient pas perdu de vue la mère de Kit et
ses enfants, ni Kit lui-même, et qu'ils n'avaient cessé de faire
tous leurs efforts pour obtenir en faveur du condamné un
adoucissement de peine, tout partagés qu'ils étaient alors entre
les fortes preuves de sa culpabilité et leurs présomptions bien
affaiblies en faveur de son innocence; après avoir ajouté enfin
que M. Richard Swiveller pouvait se tranquilliser, que tout serait
terminé heureusement avant la nuit; après toutes ces déclarations,
auxquelles se joignirent une foule d'expressions bienveillantes et
cordiales adressées à Richard et qu'il est inutile de reproduire
ici, M. Garland, le notaire, le gentleman s'en allèrent bien à
propos, sans quoi Richard Swiveller allait tomber, à coup sûr,
dans un nouvel accès de fièvre, dont les suites eussent pu lui
être fatales.

M. Abel était resté. Souvent il consultait sa montre, puis il
allait regarder à la porte de la chambre jusqu'au moment où
M. Swiveller fut tiré d'une courte sieste par le bruit que fit
comme en tombant des épaules d'un commissionnaire sur le carreau
du palier, un énorme paquet qui sembla ébranler toute la maison et
fit résonner les petites fioles de pharmacie posées sur le manteau
de la cheminée du malade. Aussitôt que ce bruit eut frappé ses
oreilles, M. Abel s'élança, gagna la porte en boitillant,
l'ouvrit... Et voilà qu'on aperçoit un homme aux formes
athlétiques, avec une grande manne qu'il traîne dans la chambre,
qu'il découvre et qui laisse échapper de ses larges flancs des
trésors de thé, café, vin, biscuits, oranges, raisins, poulets à
rôtir et à bouillir, gelée de pieds de veau, arrow-root, sagou et
autres ingrédients délicats. La petite servante, comme pétrifiée
et immobile, avec son unique soulier au pied, restait à contempler
ces objets, dont l'existence simultanée ne lui semblait possible
que dans les boutiques. L'eau lui était venue tout à la fois aux
yeux et à la bouche, et la pauvre enfant était incapable
d'articuler un mot. Mais il n'en était pas de même de M. Abel, ni
du gaillard robuste qui, en un clin d'oeil, avait vidé la manne,
toute pleine qu'elle était, ni d'une bonne vieille dame qui
apparut si soudainement, qu'elle était sans doute auparavant
derrière la manne, assez large du reste pour la cacher, et qui,
allant à droite, à gauche, partout en même temps sur la pointe du
pied et sans bruit, se mit à remplir de gelée les tasses à thé, à
faire du bouillon de poulet dans de petites casseroles, à peler
des oranges pour le malade et à les distribuer par tranches, à
offrir à la petite servante un verre de vin et à lui choisir
quelques morceaux jusqu'à ce que des mets plus substantiels
fussent préparés pour remettre ses forces. Il y avait tant
d'imprévu et presque de magie dans ce coup de théâtre, que
M. Swiveller, après avoir pris deux oranges avec un peu de gelée,
et vu le gros porteur s'en aller avec sa manne vide, en laissant à
sa disposition cette abondance de trésors, ne trouva rien de mieux
à faire que de se rejeter sur l'oreiller et de se rendormir, tant
son esprit était hors d'état de comprendre de tels miracles.

Pendant ce temps, le gentleman, le notaire et M. Garland s'étaient
rendus à un café. Là, ils rédigèrent une lettre qu'ils envoyèrent
à miss Sally Brass, la priant en termes mystérieux et concis de
vouloir bien accorder le plus tôt possible l'honneur de sa
compagnie à un ami inconnu qui désirait la consulter et qui
l'attendait en ce lieu. Cette communication eut le plus prompt
résultat: dix minutes à peine s'étaient écoulées depuis le retour
du messager, lorsqu'on annonça miss Brass en personne.

«Madame, dit le gentleman seul alors dans la salle, veuillez
prendre une chaise.»

Miss Brass s'assit d'un air très-roide et très-froid. Elle parut
n'être pas peu surprise, et elle l'était beaucoup en effet, de
trouver que le locataire et le mystérieux correspondant ne
faisaient qu'un.

«Vous ne vous attendiez pas à me voir? dit le gentleman.

-- En effet, je ne m'y attendais guère, répondit l'aimable beauté.
Je supposais qu'il s'agissait d'une affaire de l'étude. S'il
s'agit de votre appartement, vous donnerez naturellement à mon
frère un congé en forme, vous comprenez, ou bien de l'argent.
C'est très-simple. Vous êtes un homme solvable; ainsi, dans le cas
dont il s'agit, argent légal ou congé légal, cela revient à peu
près au même.

-- Je vous remercie infiniment de votre bonne opinion, répliqua le
gentleman. Je partage votre sentiment. Mais ce n'est pas là le
sujet dont je désire vous entretenir.

-- Oh!... alors expliquez-vous. Je suppose que c'est une affaire
qui concerne notre profession.

-- Oui, oui, c'est une affaire qui se rattache au droit.

-- Très-bien. Mon frère et moi nous ne faisons qu'un. Je puis
prendre vos instructions et vous donner mes avis.

-- Comme il y a, avec moi, d'autres parties intéressées, dit le
gentleman en se levant et en ouvrant la porte d'une chambre
intérieure, nous ferons mieux de conférer tous ensemble. Miss
Brass est ici, messieurs!»

M. Garland et le notaire entrèrent d'un air très-grave. Ils
placèrent leurs chaises de chaque côté de celle du gentleman, et
formèrent ainsi une sorte de barrière autour de la gentille Sarah
qu'ils bloquèrent dans un coin. En pareille circonstance, son
frère Sampson n'eût pas manqué de laisser paraître quelque
confusion, quelque trouble; mais elle, toute calme, tira de sa
poche sa boîte d'étain et y puisa tranquillement une pincée de
tabac.

«Miss Brass, dit le notaire prenant la parole en ce moment
décisif, dans notre profession nous nous entendons mutuellement,
et, quand nous le voulons bien, nous pouvons exprimer en très-peu
de mots ce que nous avons à dire. Vous avez dernièrement publié un
avis dans les journaux pour une servante qui a disparu de chez
vous?

-- Eh bien! répondit miss Sally, dont les joues se couvrirent
d'une subite rougeur, qu'y a-t-il?

-- Elle est retrouvée, madame, dit le notaire en déployant
victorieusement son mouchoir de poche. Elle est retrouvée.

-- Qui l'a retrouvée? demanda vivement Sarah.

-- Nous, madame, nous trois. C'est seulement depuis hier au soir;
sinon, vous eussiez eu plus tôt de nos nouvelles.

-- Et maintenant que j'ai eu de vos nouvelles, dit miss Brass,
croisant ses bras d'un air résolu, comme si elle était décidée à
se faire tuer plutôt que de rien avouer, qu'avez-vous à me dire?
Est-ce qu'il vous est venu là-dessus quelque chose dans la tête?
Des preuves, s'il vous plaît! Des preuves! voilà tout. Vous l'avez
retrouvée, dites-vous? Je puis vous dire, moi, si vous l'ignorez,
que vous avez retrouvé la plus artificieuse, la plus menteuse, la
plus voleuse, la plus infernale petite gaupe qui ait jamais
existé. L'avez-vous amenée ici? ajouta miss Brass en jetant autour
d'elle un regard farouche.

-- Non, elle n'est pas ici à présent, répondit le notaire, mais en
lieu de sûreté.

-- Ah!... s'écria Sally puisant dans sa boîte une prise de tabac
avec autant de dédain que si elle eût pincé du même coup le nez de
la petite servante, je vous l'y mettrai désormais en sûreté; je
vous le garantis.

-- Je l'espère bien, répondit le notaire. Ne vous étiez-vous
jamais aperçue, avant sa fuite, que la porte de votre cuisine
avait deux clefs?»

Miss Sally aspira une nouvelle prise de tabac, et penchant la
tête, elle regarda M. Witherden en contractant ses lèvres avec une
incroyable expression de ruse et de défi.

«Deux clefs, répéta le notaire, deux clefs dont l'une fournissait
à votre servante le moyen d'errer la nuit dans la maison, quand
vous pensiez l'avoir bien enfermée, et de saisir certaines
consultations confidentielles, entre autres cette conversation
intime qui aujourd'hui même sera déférée au juge et que vous
entendrez répéter par cette enfant; cette conversation que vous
eûtes avec M. Brass dans la nuit même qui précéda le jour où ce
malheureux et innocent jeune homme fut accusé de vol, par suite
d'une machination horrible, dont je me bornerai à dire qu'on
pourrait la flétrir de toutes les épithètes que tout à l'heure
vous lanciez à cette pauvre petite créature, et même de plus
fortes encore.»

Sally huma une nouvelle prise de tabac. Bien qu'elle sût
étonnamment composer son visage, il était évident qu'elle était
prise sans vert, et que les reproches auxquels elle s'attendait,
au sujet de sa petite servante, n'étaient certainement pas ceux
qu'elle venait d'essuyer.

«Allez, allez, miss Brass, dit le notaire; vous avez au plus haut
degré l'art de contenir votre physionomie; mais vous voyez que par
un hasard, auquel vous n'eussiez jamais songé, ce lâche complot
est dévoilé, et que deux des complices peuvent être traînés devant
la justice. Maintenant, vous connaissez le châtiment qui vous est
réservé, je n'ai donc pas besoin de m'étendre sur ce chapitre.
Mais j'ai une proposition à vous faire. Vous avez l'honneur d'être
la soeur d'un des plus grands fripons qui existent; et, si je puis
parler ainsi à une femme, vous êtes à tous égards digne de votre
frère. Mais avec vous deux il y a un tiers, un méchant homme nommé
Quilp, le premier instigateur de toute cette machination
diabolique, et je le crois pire que ses deux associés. Pour votre
salut, pour celui de votre frère, miss Brass, veuillez nous
révéler toute la trame de cette affaire. Rappelez-vous que, si
vous cédez à nos prières, vous vous mettrez par là en pleine
sûreté (tandis que votre position actuelle n'est pas des
meilleures), et que vous ne ferez, du reste, aucun tort à votre
frère; car nous avons déjà contre lui comme contre vous des
preuves bien suffisantes. Vous comprenez? Je ne veux pas dire que
nous vous suggérions ce moyen par pitié; car, à vous parler
franchement, nous ne saurions avoir de pitié pour vous; mais c'est
une nécessité que nous subissons, et je vous recommande la
franchise comme la meilleure politique.»

M. Witherden ajouta en tirant sa montre:

«Dans une affaire comme celle-ci, le temps est extrêmement
précieux. Faites-nous connaître le plus tôt possible votre
décision, madame.»

Miss Brass grimaça un sourire, regarda successivement les
personnes présentes, prit encore deux ou trois pincées de tabac;
et comme sa provision s'était épuisée, elle se mit à fouiller tous
les coins de sa tabatière avec le pouce et l'index, puis enfin à
gratter pour trouver encore à glaner quelques atomes tabachiques.
Après cette opération, elle remit soigneusement la boîte dans sa
poche et dit:

«Comme cela, il faut que sur-le-champ j'accepte ou repousse votre
proposition?

«Oui,» dit M. Witherden.

La charmante créature ouvrait les lèvres pour répondre quand la
porte fut poussée vivement...

La tête de Sampson Brass apparut dans la chambre.

«Pardon, dit à la hâte le procureur. Attendez un peu.»

En parlant ainsi, et sans se préoccuper de l'étonnement causé par
sa présence, il s'avança, ferma la porte, baisa son gant graisseux
par forme de politesse très-humble, et fit le salut le plus
rampant.

«Sarah, dit-il, retenez votre langue, s'il vous plaît, et laissez-
moi parler. Messieurs, vous auriez peine à me croire si je vous
exprimais le plaisir que j'éprouve à voir trois gentlemen tels que
vous dans une heureuse unité de sentiments, dans un concert
parfait de pensées. Mais quoique je sois malheureux, bien plus,
messieurs, criminel, s'il était permis d'employer des expressions
si violentes en une compagnie comme la vôtre, cependant, je suis
sensible comme un autre. J'ai lu dans un poëte que la sensibilité
était _le lot commun de l'humanité_. Pensée si belle, messieurs,
que quand ce serait un pourceau qui l'eût trouvée, elle eût suffi
pour le rendre immortel.

-- Si vous n'êtes pas un idiot, dit rudement miss Brass, taisez-
vous.

-- Ma chère Sarah, je vous remercie, répondit le frère. Mais je
sais ce que je suis, mon amour, et je prendrai la liberté de
m'exprimer en conséquence... Monsieur Witherden, votre mouchoir va
tomber de votre poche. Voulez-vous bien me permettre...»

Comme M. Brass s'avançait pour remédier à l'accident, le notaire
s'écarta de lui avec un air de grande dignité. Brass qui, outre
ses agréments physiques habituels, avait la face égratignée, une
visière verte sur un oeil, et son chapeau gravement bossue,
s'arrêta court et se retourna avec un piteux sourire.

«Il me fuit, dit Sampson, comme si je voulais amasser sur sa tête
des charbons enflammés. Bien!... Ah! j'y suis: la maison croule,
et les rats, si je puis me servir de cette expression à l'endroit
du gentleman que je respecte et que j'aime au plus haut degré, se
dépêchent de déménager. Messieurs, quant à votre conversation de
tout à l'heure, je vous dirai que, voyant ma soeur venir ici et me
demandant où elle pouvait aller ainsi, étant d'ailleurs, dois-je
l'avouer? assez soupçonneux de ma nature, je l'ai suivie. Arrivé à
la porte, je me suis mis à écouter.

-- Si vous n'êtes pas fou, dit miss Sally, arrêtez-vous, pas un
mot de plus.

-- Sarah, ma chère, répondit Brass avec une politesse marquée, je
vous remercie infiniment, mais je tiens à continuer. Monsieur
Witherden, comme nous avons l'honneur d'appartenir à la même
profession, pour ne rien dire de cet autre gentleman qui a été mon
locataire et qui a partagé, selon l'adage, mon toit hospitalier,
je pense qu'à la première occasion vous ne m'opposerez pas le
refus que vous avez fait de mon offre. Maintenant, mon cher
monsieur, ajouta-t-il en voyant que le notaire était prêt à
l'interrompre, permettez-moi de parler, je vous en prie.»

M. Witherden garda le silence, et Brass poursuivit en ces termes,
après avoir levé sa visière verte et découvert un oeil
horriblement poché:

«Si vous voulez bien me faire la faveur de regarder ceci, vous
vous demanderez naturellement au fond du coeur comment cela a pu
m'arriver. Si de mon oeil vous portez votre examen au reste de ma
figure, vous chercherez avec étonnement quelle a pu être la cause
de ces meurtrissures. De mon visage, dirigez vos yeux sur mon
chapeau, et voyez dans quel état il est! Messieurs, cria-t-il en
frappant avec rage sur son chapeau avec son poing fermé, à toutes
ces questions je répondrai: Quilp!»

Les trois gentlemen échangèrent mutuellement un regard sans rien
dire.

«Je dis, poursuivit Brass tournant de côté les yeux vers sa soeur,
comme s'il parlait pour elle, et s'exprimant d'un ton d'amertume
bourrue qui contrastait singulièrement avec ses habitudes de
langage mielleux, je dis qu'à toutes ces questions je répondrai:
Quilp, Quilp, qui m'a attiré dans son infernale tanière, et a
trouvé son plaisir à me contempler dans l'embarras et à rire aux
éclats tandis que je m'écorchais, que je me brûlais que je me
meurtrissais, que je m'estropiais; Quilp! qui jamais, non jamais,
dans toutes nos relations, ne m'a traité autrement que comme un
chien; Quilp! que j'ai toujours détesté de tout mon coeur, mais
jamais autant qu'à présent. Pour cette dernière affaire, il me bat
froid, comme s'il n'avait rien à y voir et comme s'il n'avait pas
été le premier à me la proposer. Comment voulez-vous qu'on se fie
à lui? Dans un de ses accès d'humeur hurlante, frénétique,
flamboyante, on croit qu'il va aller jusqu'au bout, fût-ce
jusqu'au meurtre, et qu'il ne s'imaginera jamais en avoir fait
assez pour vous épouvanter. Eh bien! à présent, ajouta M. Brass
reprenant son chapeau, rabaissant sa visière sur son oeil et se
prosternant dans l'attitude la plus servile, où tout cela peut-il
me conduire? Messieurs, y a-t-il quelqu'un de vous qui puisse me
faire le plaisir, de me le dire? Je vous défie de le deviner.»

Tout le monde se tut. Brass resta quelque temps à sourire avec une
sorte de malice, comme s'il allait lâcher encore quelque coq-à-
l'âne de premier choix, et finit par dire:

«Eh bien! pour abréger, voilà où cela me conduit: si la vérité
s'est fait jour, comme cela est arrivé, de manière qu'on ne puisse
en douter (et quelle sublime et grande chose c'est que la vérité,
quoique, comme tant d'autres choses sublimes et grandes, l'orage
et le tonnerre, par exemple, nous ne soyons pas toujours
parfaitement satisfaits de la voir en face); j'aime mieux perdre
cet homme que de laisser cet homme me perdre. C'est pourquoi, s'il
y en a un qui doive déchirer l'autre, je préfère jouer ce rôle et
prendre cet avantage. Ma chère Sarah, comparativement parlant,
vous n'avez rien à craindre. Je relate ces faits pour ma propre
sûreté.»

Après cela, M. Brass se mit à raconter toute l'histoire avec une
extrême volubilité; pesant lourdement sur son aimable client, et
se représentant comme un petit saint, bien que sujet, il le
reconnut, aux faiblesses humaines. Voici comment il conclut:

«À présent, messieurs, je ne suis pas homme à faire les choses à
demi. Moi, j'y vais bon jeu, bon argent. Faites de moi ce qu'il
vous plaira. Si vous voulez mettre ma déposition par écrit,
rédigez-en immédiatement la teneur. Vous aurez des ménagements
pour moi, j'en suis sûr. Vous êtes des hommes de coeur, et vous
avez des sentiments. J'ai cédé à Quilp par nécessité; car si la
_nécessité n'a pas de loi_, cela ne l'empêche pas d'avoir les
hommes de loi. Je me livre donc à vous par nécessité, mais aussi
par politique, et pour obéir aux mouvements de sensibilité qui
depuis longtemps me tourmentaient. Punissez Quilp, messieurs.
Pesez sur lui de tout votre poids. Broyez-le, foulez-le sous vos
pieds. Voilà longtemps qu'il m'en fait autant.»

Arrivé au terme de cette péroraison, Sampson arrêta tout court le
torrent de son indignation, baisa de nouveau son gant, et sourit
comme savent sourire seuls les flatteurs et les lâches.

Miss Brass leva son visage qu'elle avait jusque-là tenu appuyé sur
ses mains, et, mesurant Sampson de la tête aux pieds, elle dit
avec un ricanement amer:

«Quand je pense que cet être-là est mon frère!... Mon frère, pour
qui j'ai travaillé, pour qui je me suis usée à la peine; mon
frère, chez qui je croyais qu'il y avait quelque chose d'un homme!

-- Ma chère Sarah, répondit Sampson en se frottant légèrement les
mains, vous troublez nos amis. D'ailleurs, vous... vous êtes
contrariée, Sarah, et comme vous ne savez plus ce que vous dites,
vous vous exposez.

-- Oui, pitoyable poltron, je vous comprends. Vous avez eu peur
que je ne prisse les devants sur vous. Moi! moi! me croire capable
de me laisser prendre à dire un mot! Non, non, j'eusse résisté
dédaigneusement à vingt ans d'attaques comme celles-là.

-- Hé! hé! dit avec un sourire niais Sampson Brass, qui, dans son
profond affaissement, semblait réellement avoir changé de sexe
avec sa soeur, et avoir fait passer dans Sarah les quelques
étincelles de virilité qui avaient pu briller en lui, vous croyez
cela: il est possible que vous le croyiez; mais vous auriez changé
d'avis, mon garçon. Vous vous seriez rappelé la maxime favorite du
vieux Renard, notre vénérable père, messieurs: «Méfiez-vous de
tout le monde.» C'est une maxime qu'on doit avoir présente à
l'esprit durant la vie entière! Si vous n'étiez pas encore décidée
à acheter votre salut, au moment où je suis venu vous surprendre,
je soupçonne que vous eussiez fini par le faire. Aussi l'ai-je
fait, moi; et je vous en ai épargné l'ennui et la honte. La honte,
messieurs, ajouta Brass se donnant l'air légèrement ému, s'il y en
a, qu'elle soit pour moi. Il vaut mieux qu'une femme ne la subisse
pas!...»

Quelque respect que nous ayons pour le jugement de M. Brass, et
particulièrement pour l'autorité du grand ancêtre, il nous est
permis de douter, en toute humilité, que la maxime professée par
le vieux Renard et mise en pratique par son descendant, soit
toujours prudente et produise toujours les résultats qu'on peut en
attendre. Je sais bien que ce doute, en dehors même de la
question, est hardi et téméraire, d'autant plus qu'une foule de
gens éminents, qu'on appelle des hommes du monde, à la mine
longue, au regard futé, aux calculs subtils, aux mains crochues,
des aigrefins, des tricheurs, des filous, ont fait et font chaque
jour, de la maxime du vieux Renard, leur étoile polaire et leur
boussole. Pourtant qu'on me permette d'insinuer ce doute tout
doucement. Par exemple, nous prendrons la liberté de faire
observer que si M. Brass, au lieu d'être soupçonneux à l'excès,
avait, sans se mettre à l'affût et aux écoutes, laissé à sa soeur
le soin de conduire en leur nom commun la conférence; ou que si,
tout en se mettant à l'affût et aux écoutes, il ne s'était pas
tant hâté de la prévenir, ce qu'il n'eût point fait sans sa
méfiance jalouse, il ne s'en serait pas trouvé plus mal au
dénoûment. De même, il arrive souvent que ces habiles du monde qui
vont toujours armés de pied en cap, également en garde contre le
bien et contre le mal, n'ont pas beaucoup à s'en louer, sans
parler de l'inconvénient et du ridicule qu'il y a à monter
constamment la garde avec un microscope, et à porter une cotte de
mailles en permanence dans les circonstances les plus innocentes.

Les trois gentlemen s'entretinrent quelques instants en aparté.
Après cette conférence, qui du reste fut très-courte, le notaire
dit à M. Brass:

Il y a sur cette table tout ce qu'il faut pour écrire. Si vous
voulez rédiger votre déclaration, rien ne vous manque. Je dois
aussi vous prévenir que votre présence à la justice de paix sera
nécessaire; c'est à vous à peser tout ce que vous avez à dire ou à
faire.

-- Messieurs, dit Brass, retirant ses gants et s'aplatissant
moralement devant les trois gentlemen, je saurai justifier les
ménagements avec lesquels je ne doute pas qu'on me traite; et,
comme d'après la découverte qui a été faite je serais, si l'on ne
me ménageait pas, celui de nous trois qui aurait la plus fâcheuse
position, vous pouvez compter que je ne vais rien dissimuler.
Monsieur Witherden, j'éprouve une faiblesse... voudriez-vous me
faire la faveur de sonner pour demander quelque chose de chaud et
d'épicé? D'ailleurs, nonobstant ce qui s'est passé, ce sera pour
moi une consolation dans mon malheur, de boire à votre santé.
J'avais espéré, ajouta Brass en regardant autour de lui avec un
sourire dolent, vous voir tous trois, messieurs, un de ces jours,
réunis à dîner, les pieds sous ma table d'acajou, dans mon humble
parloir de Bevis-Marks. Mais l'espoir est quelque chose de si
volage! O mon Dieu!»

En ce moment, M. Brass se trouva si accablé, qu'il ne put rien
dire ni rien faire jusqu'à ce que le rafraîchissement fût arrivé.
Il l'absorba assez lestement pour un homme si agité, puis il
s'assit et se mit à écrire.

Pendant ce temps, la belle Sarah, tantôt les bras croisés, tantôt
les mains jointes par derrière, arpentait la salle à grandes
enjambées; elle ne s'arrêtait que pour tirer de sa poche sa
tabatière, dont elle ratissait les parois. Elle continua ce manège
jusqu'à satiété, et finit, de guerre lasse, par se laisser tomber
dans un fauteuil près de la porte où elle s'endormit.

On eut lieu de supposer depuis, et non sans raison, que ce sommeil
était une pure frime; car miss Sally trouva moyen de s'échapper
sans être aperçue, à la faveur de l'obscurité. Que ce fut la fugue
intentionnelle d'une personne bien éveillée, ou le départ
somnambulique d'une personne qui marche en dormant les yeux
ouverts, c'est un sujet de controverse médicale que je ne veux
point aborder; mais tout le monde fut d'accord sur le point
principal. C'est que, dans quelque état qu'elle fût sortie, il est
certain qu'elle ne revint pas.

Puisque nous avons parlé de l'obscurité, il est à propos d'ajouter
qu'en effet la tâche de M. Brass demanda un assez long temps pour
ne pouvoir être terminée que le soir; mais, lorsque enfin tout fut
achevé, le digne procureur et les trois amis se rendirent en
fiacre au bureau du magistrat, lequel fit à M. Brass un accueil
très-empressé et le retint en lieu sûr pour avoir plus sûrement le
plaisir de le revoir le lendemain. Le juge, en renvoyant les
autres personnes, leur promit formellement qu'un mandat d'amener
serait lancé aussi le lendemain contre M. Quilp, et que le
secrétaire d'État, qui par bonheur était à Londres, ne manquerait
pas de recevoir sur tous ces faits un rapport circonstancié pour
assurer la grâce de Kit et sa mise immédiate en liberté.

Et maintenant tout semblait annoncer que la funeste influence de
Quilp tirait à sa fin; car le châtiment, qui souvent s'apprête
lentement, surtout quand il doit être terrible, avait dépisté avec
certitude les traces de ce misérable et le gagnait de vitesse. La
victime, qui n'entend pas derrière elle le pas léger de la
vengeance, poursuit sa marche triomphale. Mais déjà l'autre est
sur ses talons, et une fois attachée à sa poursuite, elle ne
lâchera pas sa proie.

Voyant leur tâche accomplie, les trois gentlemen retournèrent en
toute hâte chez M. Swiveller. Ils le trouvèrent assez bien rétabli
pour pouvoir se tenir assis une demi-heure et causer avec entrain.
Depuis quelque temps mistress Garland était partie, mais M. Abel
avait voulu rester assis auprès de Richard. Après lui avoir
raconté tout ce qu'ils avaient fait, les deux MM. Garland et le
vieux gentleman, comme par un accord tacite, prirent congé pour la
nuit, laissant le convalescent seul avec M. Witherden et la petite
servante.

«Puisque vous voilà mieux, dit le notaire en s'asseyant au chevet
du lit, je puis me hasarder à vous communiquer une pièce que la
nature de mes fonctions a mise entre mes mains.»

L'idée d'une communication officielle faite par un gentleman
appartenant au ressort de la loi sembla causer à Richard un
médiocre plaisir. Peut-être se liait-elle, dans son esprit, avec
certaines dettes criardes et des créanciers obstinés. Ce fut avec
un certain trouble qu'il répondit:

«Volontiers, monsieur. J'espère cependant que ce n'est pas quelque
chose d'une nature trop désagréable.

-- S'il en était ainsi, répliqua M. Witherden, j'eusse choisi un
moment plus opportun pour vous faire cette communication.
Permettez-moi de vous dire d'abord que mes amis, qui sont venus
ici aujourd'hui, ne connaissent nullement cette affaire, et que
leur empressement à votre égard a été tout spontané et
complètement sans arrière-pensée. Cela doit vous rassurer et vous
disposer parfaitement à recevoir cette nouvelle.»

Dick le remercia.

«Je m'étais livré à quelques recherches pour vous découvrir, dit
M. Witherden, et j'étais bien loin de m'attendre à vous trouver
dans des circonstances semblables à celles qui nous ont réunis.
Vous êtes le neveu de Rébecca Swiveller, vieille demoiselle qui
habitait Cheselbourne, dans le Dorsetshire, et qui y est décédée.

-- Décédée! s'écria Richard.

-- Décédée. Si vous vous étiez conduit autrement avec votre tante,
vous fussiez entré en pleine possession, le testament le dit, et
je n'ai aucune raison d'en douter, de vingt-cinq mille livres[3].
Quoi qu'il en soit, elle vous a légué une rente annuelle de cent
cinquante livres[4]; c'est beaucoup moins sans doute, cependant je
crois devoir vous en faire mon compliment.

-- Monsieur, dit Richard sanglotant et riant à la fois, comment
donc? mais avec plaisir. Dieu merci, nous allons faire une savante
de la pauvre marquise! Elle va porter des robes de soie, elle va
avoir plus d'argent qu'il ne lui en faut, aussi vrai que j'espère
bien quitter ce lit maudit.»




CHAPITRE XXX.


Ignorant les faits que nous avons exposés fidèlement dans le
chapitre qui précède, et ne se doutant pas le moins du monde de la
mine qui s'était creusée sous ses pieds, car pour éviter tout
soupçon de sa part on avait, dans toutes les démarches, gardé le
plus profond secret, M. Quilp demeurait enfermé dans son ermitage,
et jouissait doucement et en toute sécurité du résultat de ses
machinations. Absorbé par des chiffres et des comptes, occupation
que favorisaient le silence et la solitude de sa retraite, il y
avait deux jours entiers qu'il n'était pas sorti de sa tanière. Le
troisième jour le trouva plus appliqué que jamais au travail et
peu disposé à mettre le pied dehors.

C'était le lendemain même des aveux de M. Brass, et par conséquent
le jour où M. Quilp devait se voir menacé dans sa liberté, et
brusquement informé de certains faits assez désagréables auxquels
il ne s'attendait guère. Mais, comme il n'avait aucun
pressentiment du nuage suspendu au-dessus de sa maison, il était
dans son état habituel de gaieté; et quand il trouvait qu'il avait
fait assez de besogne, au point de vue de sa santé et de sa belle
humeur qu'il fallait ménager, il variait ses occupations monotones
par un petit cri, ou par un hurlement, ou par tout autre
délassement innocent de même nature.

Il était servi, selon l'ordinaire, par Tom Scott, accroupi auprès
du feu comme un crapaud, et saisissant le moment où son maître
avait le dos tourné pour imiter ses grimaces avec une affreuse
exactitude. La grosse tête de bois n'avait pas encore disparu;
elle figurait toujours à son ancienne place. Horriblement brûlée à
force d'avoir reçu des coups de tisonnier tout rouge, ornée en
outre d'un énorme clou que le nain lui avait enfoncé dans le nez,
elle souriait cependant encore avec ceux de ses traits qui étaient
le moins lacérés, et semblait, comme un hardi martyr, défier son
bourreau et provoquer ses nouveaux outrages.

Dans les quartiers les plus élevés et les plus beaux de la ville,
le jour était humide, sombre, froid et triste: mais dans cet
endroit bas et marécageux, le brouillard étendait sur tous les
coins et recoins un voile épais d'obscurité. On n'y voyait point à
deux pas de distance. Les lumières et les feux de signaux allumés
sur le fleuve étaient impuissants à vaincre ces ténèbres; et
s'était le froid vif et pénétrant qui régnait dans l'air, n'était
le cri d'alarme de quelque batelier effaré qui se reposait sur ses
rames en essayant de s'orienter, on eût pu croire que le fleuve
lui-même était à quelques milles de là.

Quoique le brouillard tombât lentement, il était très-incommode.
Il perçait les fourrures et les vêtements les plus épais. Il
semblait pénétrer les passants grelottants jusque dans la moelle
des os, pour les torturer de froid et de souffrance. Tout était
humide et gluant. La flamme ardente pouvait seule le braver de ses
joyeuses étincelles. C'était un jour à rester chez soi, accroupis
autour du foyer, en se racontant mutuellement l'histoire des
voyageurs qui, par un temps semblable, se sont égarés dans les
bruyères et les marécages, et à savourer plus que jamais les
délices d'un âtre brûlant.

On sait que le goût favori du nain était d'avoir son coin du feu à
lui tout seul, et, s'il se sentait d'humeur à se régaler, de
s'empiffrer aussi tout seul. Plus sensible que jamais, ce jour-là,
au plaisir de s'établir confortablement dans son intérieur, il
ordonna à Tom Scott de bourrer de charbon le petit poêle, et
renvoyant le travail à un autre jour, il se détermina à se donner
du bon temps.

À cette fin, il alluma des chandelles neuves et amoncela le
combustible sur son feu. Puis, ayant dîné avec un bifteck qu'il
fit rôtir lui-même, sans plus d'apprêt que les sauvages et les
cannibales, il se prépara un grand bol de punch brûlant, alluma sa
pipe et s'assit pour passer agréablement sa soirée.

En ce moment, un coup frappé timidement à la porte de la cabine
attira son attention. Il attendit que le coup eût été répété deux
ou trois fois; alors il ouvrit doucement sa petite fenêtre, et y
passant la tête, demanda:

«Qui est là?

-- Ce n'est que moi, Quilp, répondit une voix de femme.

-- Ce n'est que vous!... cria le nain allongeant le cou afin de
mieux apercevoir son visiteur. Qui vous amène ici, coquine? Osez-
vous bien approcher du manoir de l'ogre?

-- Je suis venue vous apporter des nouvelles, répondit mistress
Quilp. Ne vous fâchez pas contre moi.

-- Sont-ce de bonnes nouvelles, d'agréables nouvelles, des
nouvelles à bondir de joie et à faire claquer ses doigts? La chère
vieille dame serait-elle morte?

-- J'ignore quelles sont ces nouvelles, et si elles sont bonnes ou
mauvaises.

-- Alors la vieille dame est encore vivante, et il ne s'agit pas
d'elle. Retournez au logis, petit hibou, retournez au logis.

-- Je vous apporte une lettre, dit la douce petite femme.

-- Jetez-la par la croisée et passez votre chemin, cria Quilp;
sinon, je sors, et si je vous attrape...

-- Je vous en prie, Quilp, écoutez-moi, dit la jeune femme d'un
ton humble et les larmes aux yeux. Je vous en prie!

-- Parlez donc! grogna le nain avec une grimace malicieuse Faites
vite surtout. Allons, parlerez-vous?

-- Cette lettre, dit mistress Quilp tremblante, a été apportée
dans l'après-midi à la maison, par un commissionnaire qui a dit ne
pas savoir de quelle part elle venait, mais qu'on lui avait
enjoint de nous la laisser avec force recommandations de vous la
porter tout de suite, vu qu'elle était de la plus haute
importance. Mais, ajouta-t-elle comme son mari étendait la main
pour saisir la lettre, veuillez me laisser entrer chez vous. Vous
ne savez pas comme je suis mouillée et gelée, car je me suis
égarée bien des fois avant d'arriver jusqu'ici à travers cet épais
brouillard. Laissez-moi me sécher cinq minutes à votre feu. Je
partirai aussitôt que vous me l'ordonnerez, Quilp, je vous le
promets.»

L'aimable époux eut un moment d'hésitation; mais pensant en lui-
même que mistress Quilp pourrait emporter la réponse, s'il en
avait une à faire, il ferma la croisée, ouvrit la porte et invita
rudement sa femme à entrer. Celle-ci obéit avec empressement et
s'agenouilla devant le feu pour se réchauffer les mains, après
avoir remis au nain un petit paquet.

«Que je suis donc content de vous voir mouillée comme ça, dit
Quilp en lui arrachant la lettre des mains et dirigeant sur sa
femme des yeux louches; quel plaisir de vous voir gelée! Quel
bonheur que vous vous soyez perdue en route! C'est une vraie
jouissance de voir comme vos yeux sont rouges à force de pleurer,
et je me sens dilater le coeur de voir votre petit nez violet de
froid comme une pomme de terre.

-- Quilp!... s'écria la jeune femme en sanglotant, que vous êtes
cruel!...

-- Eh bien! elle croyait donc que j'étais mort! dit le nain
plissant son visage en une foule de grimaces plus extraordinaires
les unes que les autres. Elle croyait donc qu'elle allait avoir
tout mon argent pour se remarier à quelque galant de son goût? Ah!
ah! ah! elle croyait ça!»

Ces reproches ne furent suivis d'aucune réponse de la pauvre
petite femme. Elle restait agenouillée, chauffant ses mains en
pleurant, ce qui charmait M. Quilp. Mais, tandis qu'il la
contemplait, tout épanoui de joie, il vint à remarquer que Tom
Scott paraissait aussi s'amuser beaucoup de son côté. Comme il ne
se souciait pas d'associer à son plaisir ce présomptueux
compagnon, le nain se lança sur lui, le saisit au collet, le
traîna jusqu'à la porte et, après une courte lutte, l'envoya d'un
coup de pied dans la cour. En retour de cette marque d'attention,
Tom se planta immédiatement sur ses mains et courut ainsi jusqu'à
la croisée; là, si l'on peut admettre cette expression, il regarda
avec ses souliers par la fenêtre: tambourinant avec ses pieds
comme une _benshée_[5], du haut en bas des vitres. Naturellement,
M. Quilp ne perdit pas de temps pour recourir à l'inévitable
tisonnier. Il s'avança doucement en faisant des détours et se
mettant en embuscade; puis soudain, avec sa barre de fer, il
envoya à son jeune ami un ou deux compliments si peu équivoques,
que Tom Scott se sauva précipitamment, laissant son maître
tranquille possesseur du champ de bataille.

«C'est bien! dit froidement le nain. À présent que cette petite
affaire est heureusement terminée, je vais lire ma lettre. Hum!
murmura-t-il en y jetant les yeux, je connais cette écriture.
C'est de la belle Sarah!...»

Il ouvrit la lettre et lut les lignes suivantes, écrites en une
ronde légale magnifique:

«Sammy s'est laissé retourner et a révélé le secret. Tout est
connu. Vous n'avez rien de mieux à faire que de vous sauver, car
on vous cherche déjà pour vous arrêter. Ils sont restés
tranquilles jusqu'à cette heure, parce qu'ils espèrent vous
surprendre. Ne perdez pas de temps. J'en ai fait autant de mon
côté. Je les défie bien de me trouver. Si j'étais à votre place,
je ne me laisserais pas prendre non plus. S. B., ci-devant à
B. M.»

Il ne faudrait rien moins qu'une langue nouvelle pour décrire les
divers changements que subit la physionomie de Quilp, en relisant
cette lettre une demi-douzaine de fois: jamais on n'a rien écrit,
rien lu, rien dit qui fût d'un effet plus énergique. Pendant
longtemps, le nain resta sans prononcer une seule parole; mais
après un intervalle considérable qui tint mistress Quilp paralysée
de terreur sous les regards que lui lançait son mari, celui-ci
murmura avec un effort inouï:

«Si je le tenais ici! Ah! si je le tenais seulement ici!...

-- Quilp, dit-elle, qu'y a-t-il donc? Contre qui êtes-vous en
colère?

-- Je le noierais! dit le nain sans s'occuper d'elle. C'est une
mort trop facile, trop prompte, trop douce, mais la rivière coule
à deux pas d'ici. Oh! si je le tenais! Tout juste pour le mener
jusqu'au bord en l'amadouant et causant avec amitié, en le prenant
par la boutonnière, en plaisantant avec lui; puis le pousser tout
à coup et l'envoyer patauger dans l'eau! On dit que les gens qui
se noient reviennent trois fois à la surface. Ah! le voir ces
trois fois et me moquer de lui, quand sa figure reviendrait comme
un bouchon de ligne à pêcher, oh! quel magnifique régal!...

-- Quilp, balbutia la jeune femme, qui se hasarda en même temps à
lui toucher l'épaule, qu'est-il donc arrivé de fâcheux?»

Elle éprouvait une telle épouvante du plaisir avec lequel Quilp
peignait les tortures qu'il eût voulu infliger au procureur, qu'à
peine pouvait-elle parler d'une manière intelligible.

«Ce misérable chien qui n'a pas de sang dans les veines! dit Quilp
en se frottant lentement les mains et les serrant étroitement, je
comptais sur sa couardise et sa servilité pour nous garantir son
silence. Oh! Brass, Brass, mon cher ami, mon bon ami, mon ami
dévoué, fidèle et complimenteur, si je vous tenais seulement
ici!...»

Mistress Quilp, qui s'était un peu retirée à l'écart pour n'avoir
pas l'air d'écouter ces apartés, essaya de nouveau de reprendre
courage et de s'approcher de lui. Elle ouvrait la bouche quand le
nain s'élança vers la porte et appela Tom Scott qui, n'ayant pas
oublié sa dernière petite leçon, jugea prudent de paraître sans
retard.

«Ici! dit Quilp l'attirant dans la chambre. Reconduisez-la à la
maison. Ne revenez pas ici demain, car mon comptoir sera fermé, ne
revenez plus jusqu'à ce que vous ayez eu de mes nouvelles ou que
vous m'ayez vu. Vous comprenez?»

Tom inclina la tête d'un air boudeur et invita mistress Quilp à
partir.

«Quant à vous, dit le nain s'adressant directement à sa femme, ne
faites aucune question sur moi; pas de recherche pour me
retrouver; rien enfin qui me concerne. Je ne serai pas mort,
madame, si cela peut vous consoler. Tom aura soin de vous.

-- Mais, Quilp, qu'y a-t-il donc?... Qu'est-ce que vous projetez
de faire?... Dites-moi quelque chose de plus!...

-- Si vous ne partez pas immédiatement, s'écria le nain en la
saisissant par le bras, je dirai et ferai des choses qu'il vaut
mieux pour vous que je ne dise ni ne fasse.

-- Qu'est-il arrivé?... demanda instamment sa femme. Oh! dites-le-
moi.

-- Oui-da!... cria le nain. Non pas. Vous êtes bien curieuse. Je
vous ai dit ce que vous avez à faire. Malheur à vous si vous y
manquez, ou si vous me désobéissez, de l'épaisseur d'un cheveu
seulement! Voulez-vous partir?...

-- Je pars, je pars tout de suite... Mais, ajouta la jeune femme
en tremblant, répondez d'abord à une question, une seule. Cette
lettre a-t-elle quelque rapport avec ma chère petite Nell? Il faut
que je vous fasse cette question, je le dois absolument, Quilp.
Vous ne pouvez vous imaginer combien il m'en a coûté de jours et
de nuits de chagrin pour avoir trompé cette enfant. J'ignore au
juste de quel mal j'ai pu être la cause: mais qu'il soit grand ou
petit, je ne l'ai fait que pour vous, Quilp. Ma conscience me le
reproche. Répondez-moi là-dessus seulement, je vous en prie.»

Le nain exaspéré ne répondit rien; mais il se retourna et chercha
avec tant de violence son arme habituelle, que Tom Scott, mesurant
le danger, crut devoir entraîner mistress Quilp de vive force et
le plus vite possible. Il était temps: Quilp en effet, presque fou
de rage, les poursuivit jusqu'à la ruelle voisine, et il eût
prolongé cette chasse, n'était le sombre brouillard qui les déroba
bientôt à sa vue, car de moment en moment il semblait devenir plus
épais.

«Voilà une bonne nuit pour voyager incognito, dit Quilp comme il
s'en revenait lentement, tout essoufflé de sa course. Halte-là.
Prenons garde. Nous ne sommes pas en sûreté ici.»

Grâce à sa force incroyable, il ferma les deux vieux battants de
porte qui étaient profondément enfoncés dans la boue et les étaya
avec de lourdes poutres. Cela fait, il secoua ses cheveux collés
sur ses yeux qu'il écarquilla pour mieux voir.

«La balustrade qui sépare mon débarcadère de la propriété voisine
peut être aisément franchie, dit le nain après avoir pris ces
précautions. Il y a ensuite une ruelle reculée. Ce sera par là que
je passerai. Il faut un homme qui connaisse joliment son chemin
pour le trouver la nuit dans ce charmant endroit. Je ne crois pas
que j'aie à craindre de visiteurs par ce temps-là.»

Réduit à la nécessité de se diriger à tâtons, tant l'obscurité et
le brouillard s'étaient accrus, il revint à son repaire. Là, il
resta quelque temps à rêver auprès du feu, puis il disposa tout
pour un prompt départ.

Tandis qu'il réunissait quelques objets de première nécessité et
les fourrait dans ses poches, il ne cessait de se redire à voix
basse, entre ses dents, ce qu'il avait dit en achevant la lecture
de la lettre de miss Brass:

«O Sampson, bonne et digne créature! Si je pouvais seulement vous
étreindre! Si je pouvais seulement vous serrer dans mes bras et
vous presser les côtes! Oh! comme je les presserais si je vous
tenais là bien contre moi! quelle étroite union entre nous!
Sampson, si jamais nous nous rencontrons, vous n'oublierez de
votre vie l'accueil que je vous destine, je vous en réponds.
Choisir exprès le moment où tout allait si bien pour me trahir par
pure bonté d'âme, par un remords de charité. Oh! si nous nous
trouvions jamais face à face dans cette chambre, maître cafard,
avec ton visage jaune comme un coing, il y en a un de nous deux
qui passerait un mauvais quart d'heure!»

Ici il s'arrêta; et portant à ses lèvres le bol de punch, il en
absorba longuement une bonne lippée, comme si ce n'était pour son
gosier brûlant que de l'eau fraîche, un simple rafraîchissement.
Ensuite il le posa brusquement, reprit ses préparatifs et
recommença son soliloque.

«Sally!... dit-il les yeux flamboyants, à la bonne heure! Voilà
une crâne femme qui a du coeur, de l'énergie, des idées!... Elle
était donc endormie ou pétrifiée, qu'elle ne l'a pas poignardé ou
empoisonné pour plus de sûreté; elle aurait dû prévoir ce qui
allait arriver. Pourquoi m'avertit-elle quand il est trop tard?
Lorsqu'il était assis dans cette chambre, là, là, avec sa face
blême, ses cheveux rouges, son sourire dégoûtant, pourquoi n'ai-je
pas su deviner ce qui se passait dans son âme? Si j'avais connu
son secret, je le lui aurais noyé dans le coeur... Ou bien, il
aurait donc fallu qu'il n'y eût plus au monde de drogues pour
endormir un homme, ou de feu pour le brûler!»

Il but encore un coup, et, se penchant vers le feu avec un air
féroce, il marmotta entre ses dents:

«Et tout cela, comme tant d'autres ennuis que j'ai éprouvés dans
ces derniers temps, c'est ce vieux radoteur avec sa chère enfant
qui en sont cause, deux misérables vagabonds sans feu ni lieu!
Patience! je serai encore leur mauvais génie. Et vous, doucereux
Kit, honnête Kit, vertueux, innocent Kit, prenez garde à vous.
Quand je hais, je mords. Je vous hais et pour bonne raison, mon
digne garçon; et vous triomphez ce soir, mais j'aurai mon tour,
n'ayez pas peur. Qu'est-ce que c'est que ça?...»

On frappait à la porte que le nain venait de fermer. On frappait
très-fort. Puis il y eut un temps d'arrêt, comme si ceux qui
frappaient s'étaient interrompus pour écouter. Ensuite le bruit
recommença, plus violent et plus obstiné que jamais.

«Si tôt!... dit le nain; ils sont donc bien pressés!... Je crains
fort que vous n'ayez compté sans votre hôte, messieurs. Il est
heureux que tous mes préparatifs soient achevés. Sally, je vous
rends grâces!»

Tout en parlant il éteignit sa chandelle. Dans ses efforts
impétueux pour dissimuler la vive clarté du foyer, il renversa son
poêle qui roula en avant et tomba avec fracas sur les charbons
ardents qu'il avait vomis dans sa chute. Une épaisse obscurité
régnait dans la chambre. Cependant le bruit qu'on faisait dehors
continuait toujours. Quilp alors se dirigea vers la porte et se
trouva en plein air.

En ce moment le bruit cessa. Il était environ huit heures, mais
les ténèbres de la nuit la plus sombre eussent été la clarté de
midi en comparaison du voile de brouillard qui couvrait la terre
et empêchait de rien distinguer. Quilp fit quelques pas en avant,
comme s'il pénétrait dans l'orifice d'une caverne noire et béante;
mais, craignant de s'être trompé, il changea de direction; alors
il s'arrêta, ne sachant plus de quel côté tourner.

«S'ils pouvaient frapper encore! dit-il s'efforçant de percer du
regard l'obscurité qui l'entourait. Le bruit me guiderait. Allons
donc! frappez donc encore à la porte!»

Il resta à écouter attentivement, mais le bruit ne se renouvela
pas. On n'entendait rien dans cet endroit désert, que les chiens
qui par intervalles hurlaient au loin. Ces hurlements partaient
tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et ils ne pouvaient indiquer
à Quilp sa direction; car il savait bien qu'ils venaient pour la
plupart des bâtiments amarrés sur le fleuve.

«Si je trouvais un mur ou une palissade, dit le nain étendant ses
bras et avançant lentement, je reconnaîtrais par là mon chemin.
Quelle bonne et sombre nuit du diable pour tenir ici mon cher ami!
Si je pouvais seulement réaliser ce voeu, ça me serait bien égal
de ne plus jamais revoir le jour!...»

Comme ce dernier mot passait sur ses lèvres, Quilp chancela et
tomba... Un moment après, il se débattait contre l'eau noire et
glacée.

Au milieu du bourdonnement qui se faisait dans ses oreilles, il
put entendre les coups retentir encore à la porte du débarcadère,
il put entendre un cri qui s'éleva ensuite, il put reconnaître la
voix. Dans la lutte qu'il soutenait contre les vagues, il put
comprendre que sa femme et Tom Scott, s'étant égarés, étaient
revenus au point même de leur départ, qu'ils étaient tout près de
l'endroit où il se noyait, mais sans pouvoir faire le moindre
effort pour le sauver, puisqu'il avait lui-même fermé toute
communication. Il répondit au cri d'appel par un hurlement qui
sembla faire trembler et vaciller les centaines de feux qui
voltigeaient devant ses yeux, comme si un coup de vent les eût
agités. Vaines clameurs! La marée montait; l'eau pénétra dans la
gorge du nain et emporta le corps dans son rapide courant.

Il lutta en désespéré et remonta à la surface, frappant la vague
avec ses mains, et suivant d'un regard sauvage et ardent des
formes noires qui passaient près de lui. C'était la coque d'un
vaisseau! Il put en toucher la surface lisse et glissante. Il jeta
encore un cri retentissant, mais l'eau plus forte que lui
l'entraîna sous la quille avant qu'il pût se faire entendre; cette
fois elle n'emportait plus qu'un cadavre.

Dans ses caprices elle se fit un jouet de cette horrible épave,
tantôt la meurtrissant contre des pieux gluants, tantôt la cachant
dans la vase ou les hautes herbes du rivage, tantôt la heurtant
pesamment sur de grosses pierres, ou la couchant sur le sable,
tantôt paraissant vouloir la reprendre, et par une aspiration
puissante l'attirant en avant jusqu'à ce que, lasse de cet
épouvantable jeu, elle rejeta le cadavre dans un endroit
marécageux, juste à la place infâme où des pirates avaient été
autrefois pendus avec des chaînes par une nuit d'hiver et laissés
à la potence pour y laisser blanchir leurs os.

Le voilà donc là, tout seul. L'horizon était embrasé, et l'eau qui
avait porté le corps en ce lieu s'était colorée de cette subite
lumière, tandis que le nain flottait à sa surface. La maison de
bois qu'un homme vivant, à présent cadavre abandonné, venait de
quitter tout à l'heure, n'était plus qu'une ruine flamboyante. Un
reflet de l'incendie éclairait le visage de Quilp. Ses cheveux,
qu'agitait la brise humide, se mouvaient sur sa tête comme par une
ironie de la mort, une ironie qui eût réjoui le coeur de Quilp
lui-même s'il eût encore été de ce monde, et le vent de la nuit
soulevait ses habits en se jouant.




CHAPITRE XXXI.


Des chambres bien éclairées, de bons feux, des figures joyeuses,
la musique de voix enjouées, des paroles d'amitié et de bienvenue,
des coeurs chauds et des larmes de bonheur, quel changement chez
M. Garland! Voilà pourtant les délices vers lesquelles le pauvre
Kit précipite ses pas. On l'attend, il le sait. Il a peur de
mourir de joie avant d'être arrivé parmi ceux qui l'aiment.

Toute la journée on l'avait préparé insensiblement à de si bonnes
nouvelles. On lui avait dit d'abord qu'il ne devait pas perdre
espoir jusqu'au lendemain. Par degrés on lui fit connaître que des
doutes s'étaient élevés, qu'on allait procéder à une enquête, et
que peut-être après cela il obtiendrait un verdict de libération.
Le soir venu, on l'avait fait entrer dans une salle où plusieurs
gentlemen étaient réunis. Parmi ceux-ci se trouvait au premier
rang son bon maître qui s'avança et le prit par la main. Kit
apprit alors que son innocence était reconnue, et qu'il était
renvoyé de la plainte. Il ne put distinguer la personne qui lui
parlait, mais il se tourna du côté d'où partait la voix, et en
essayant de répondre il tomba évanoui.

On le rappela à lui-même; on lui dit de se contenir et de
supporter en homme la prospérité. Quelqu'un ajouta qu'il devait
penser à sa pauvre mère. Ah! c'était parce qu'il pensait tant à
elle, que cette heureuse nouvelle l'avait anéanti. On l'entoura,
on lui dit que la vérité s'était fait jour; que partout, en ville
comme au dehors, la sympathie avait éclaté pour son malheur. Ce
n'était pas là ce qui le touchait; sa pensée ne s'étendait pas au
delà de la maison. Barbe avait-elle eu connaissance de tout ce qui
s'était passé? Qu'avait-elle dit? Que lui avait-on dit? Il n'avait
pas d'autre parole.

On lui fit boire un peu de vin. On lui adressa quelques mots
affectueux jusqu'à ce qu'il fût remis; alors il put entendre
distinctement et remercier ses protecteurs.

Il était libre de partir. M. Garland émit l'avis d'emmener Kit,
maintenant qu'il se sentait beaucoup mieux. Les gentlemen
l'entourèrent et lui pressèrent les mains. Il leur exprima toute
sa reconnaissance pour l'intérêt qu'ils lui avaient témoigné et
pour les bonnes promesses qu'ils lui faisaient; mais cette fois
encore il fut impuissant à parler, et il lui eût été bien
difficile de marcher s'il ne se fût appuyé sur le bras de son
maître.

Comme on traversait les sombres couloirs, on rencontra quelques
employés de la prison qui attendaient Kit pour le féliciter dans
leur rude langage sur sa mise en liberté. Le lecteur de journal
était de ce nombre: mais ses compliments, loin de partir du coeur,
avaient quelque chose de morose. Il semblait considérer Kit comme
un intrus, comme un intrigant qui, sous de faux prétextes, avait
obtenu son admission dans la prison et joui d'un privilège auquel
il n'avait pas droit.

«C'est, pensait-il, un excellent jeune homme; mais il n'avait pas
affaire ici, et le plus tôt qu'il en sortira sera le mieux.»

La dernière porte se ferma derrière Kit et ses amis. Ils avaient
franchi le mur extérieur et se trouvaient en plein air, dans la
rue dont il s'était si souvent retracé l'image, qu'il avait si
souvent rêvée lorsqu'il était enfermé entre ces noires murailles.
La rue lui sembla plus large, plus animée qu'autrefois. La nuit
était triste, et cependant combien à ses yeux elle parut vive et
gaie!

Un des gentlemen, en prenant congé de Kit, lui glissa de l'argent
dans la main. Kit ne le compta point: mais à peine eut-on dépassé
le tronc destiné aux prisonniers pauvres, que le jeune homme y
courut déposer l'argent qu'on venait de lui donner.

M. Garland avait dans une rue voisine une voiture qui l'attendait.
Il y fit monter Kit auprès de lui, et ordonna au cocher de le
conduire à la maison. La voiture ne put d'abord marcher qu'au pas,
précédée de torches pour l'éclairer, tant le brouillard était
intense: mais quand on eut franchi la rivière et laissé en arrière
les quartiers de la ville proprement dite, on n'eut plus à prendre
ces précautions, et l'on alla plus vite. Le galop même semblait
trop lent à l'impatient Kit, pressé d'arriver au terme du voyage;
ce ne fut que lorsqu'ils furent près de l'atteindre, qu'il pria le
cocher d'aller plus lentement, et, quand il verrait la maison, de
s'arrêter seulement une minute ou deux pour lui laisser le temps
de respirer.

Mais ce n'était pas le moment de s'arrêter. Le vieux gentleman
éleva la voix; les chevaux hâtèrent leur pas, franchirent la
grille du jardin, et une minute après stationnèrent à la porte. À
l'intérieur de la maison retentit un grand bruit de voix et de
pieds. La porte s'ouvrit. Kit se précipita... Il était dans les
bras de sa mère.

Il y avait là aussi l'excellente mère de Barbe, qui tenait le
petit nourrisson dont elle ne s'était pas séparée depuis le triste
jour où l'on pouvait si peu espérer une telle joie. La pauvre
femme! Elle versait toutes ses larmes et sanglotait comme jamais
femme n'a sangloté; puis il y avait la petite Barbe, pauvre petite
Barbe, toute maigrie et toute pâle, et cependant si jolie
toujours! Elle tremblait comme la feuille et s'appuyait contre la
muraille. Il y avait mistress Garland, plus affable et plus
bienveillante que jamais, et qui, dans son émotion, se sentait
défaillante et prête à tomber sans que personne songeât à la
soutenir; puis M. Abel, qui frottait vivement son nez et voulait
embrasser tout le monde; puis le gentleman qui tournait autour
d'eux tous sans s'arrêter un moment; enfin il y avait le bon, le
cher, l'affectueux petit Jacob, assis tout seul au bas de
l'escalier, avec ses mains posées sur ses genoux comme un vieux
bonhomme, criant à faire trembler sans que personne s'occupât de
lui: tous et chacun heureux au delà de leurs souhaits et faisant
ensemble ou à part mille espèces de folies à la fois.

Même après qu'ils commencèrent à calmer ce fortuné délire, et
qu'ils purent ressaisir la parole et le sourire, Barbe, cette
douce, gentille et folle petite Barbe, disparut soudainement, et
on s'aperçut qu'elle venait de tomber en pâmoison dans le parloir
voisin; que de la pâmoison elle était tombée en une attaque de
nerfs, et retombée de cette attaque de nerfs en une nouvelle
pâmoison; son état était tellement grave, qu'en dépit d'une
quantité considérable de vinaigre et d'eau froide, à peine finit-
elle par se sentir à la fin un peu mieux qu'elle n'était d'abord.
Alors la mère de Kit s'approcha demandant à son fils s'il ne
voulait pas entrer voir Barbe et lui dire un mot: «Oh! oui,» dit-
il, et il entra. Et il dit d'une voix amicale:

«Barbe!»

Et la mère de Barbe dit à sa fille: «Ce n'est que Kit.»

Et Barbe dit, les yeux fermés tout ce temps:

«Oh! vraiment, est-ce bien lui?»

Et la mère de Barbe dit: «Certainement, ma chère; il n'y a plus
rien à craindre à présent.»

Et comme pour donner une preuve de plus qu'il était sain et sauf,
Kit lui adressa de nouveau la parole, et alors Barbe tomba dans un
nouvel accès d'hilarité suivi d'un nouveau déluge de pleurs, et
alors la mère de Barbe et la mère de Kit sanglotèrent dans les
bras l'une de l'autre, tout en la grondant d'en faire autant, mais
c'était seulement pour lui rendre le plus tôt possible l'usage de
ses sens. En matrones expérimentées, habiles à reconnaître les
premiers symptômes propices du retour de Barbe à la santé, elles
consolèrent Kit en l'assurant qu'elle «allait bien maintenant,» et
le renvoyèrent d'où il était venu.

Justement en rentrant dans la chambre voisine, qu'est-ce qu'il
voit? Des carafes pleines de vin et toutes sortes de bonnes choses
aussi splendides que si Kit et ses amis étaient des gens de la
plus haute volée. Le petit Jacob, avec une incroyable activité,
tombait, comme on dit, à pieds joints, sur un baba de ménage; il
ne quittait pas des yeux les figues et les oranges qui devaient
suivre, et vous pouvez penser s'il faisait bon usage de son temps.
Kit ne fut pas plutôt entré, que le gentleman (jamais il n'y eut
gentleman aussi affairé) remplit les verres, quels verres!
jusqu'au bord, porta sa santé et lui dit:

«Tant que je vivrai, vous ne manquerez jamais d'un ami.»

M. Garland fit de même, de même mistress Garland, de même M. Abel.
Mais ce n'était pas assez de tant d'honneur et de distinction: car
le gentleman tira de sa poche une grosse montre d'argent, qui
allait bien, à une demi-seconde près, et sur le boîtier de
laquelle était gravé le nom de Kit avec des enjolivements tout
autour; bref, c'était la montre de Kit, une montre achetée exprès
pour lui et qui lui fut offerte séance tenante. Vous pouvez être
certain que M. et mistress Garland ne purent s'empêcher de donner
à entendre qu'ils avaient, eux aussi, leur présent en réserve, et
que M. Abel dit clairement qu'il avait également le sien, et que
Kit fut le plus heureux des heureux mortels de ce monde.

Mais il y a encore un ami que Kit n'a pas revu, et comme ledit
ami, en sa qualité de quadrupède, avec ses souliers ferrés, ne
pouvait être convenablement admis dans le cercle de famille, Kit
saisit la première occasion favorable pour s'éclipser et se rendre
en toute hâte à l'écurie. Au moment même où le jeune homme posait
sa main sur le loquet, le poney le salua du plus bruyant
hennissement que puisse faire entendre un poney. Lorsque Kit
franchit le seuil de la porte, Whisker cabriola le long de sa
demeure où il était en pleine liberté, car il n'eût pas supporté
l'injure d'un licou, pour lui souhaiter la bienvenue à sa manière
folle; et lorsque Kit se mit à le caresser et lui donner de
petites tapes, le poney frotta son nez contre l'habit de Kit, et
le caressa plus tendrement que jamais poney n'a caressé un homme.
Ce fut le bouquet de cette vive et chaleureuse réception, et Kit
enlaça de son bras le cou de Whisker pour le presser contre sa
poitrine.

Mais expliquez-moi par quel hasard Barbe se trouve à l'écurie. Ah!
qu'elle était redevenue jolie! Je parie qu'elle était allée donner
un coup d'oeil à son miroir depuis qu'elle avait repris l'usage de
ses sens. Mais enfin comment se fit-il que de tous les endroits du
monde ce fut l'écurie qu'elle choisit pour y venir? Voici
l'explication du mystère: depuis que Kit était parti, le poney
n'avait voulu recevoir sa nourriture de personne que de Barbe, et
Barbe, vous comprenez, ne se doutant pas que Christophe fût là, et
voulant s'assurer si tout était en ordre, l'avait rejoint sans le
savoir. Comme elle rougit, la petite Barbe!

Peut-être que Kit avait suffisamment caressé le poney; peut-être
aussi qu'il y avait à caresser mieux qu'un poney, que vingt
poneys. Tout ce que je sais, c'est qu'il laissa aussitôt Whisker
pour Barbe...

«J'espère que vous allez mieux, dit-il.

-- Oui. Beaucoup mieux. J'ai peur (et ici Barbe baissa les yeux et
rougit plus encore), j'ai peur que vous ne m'ayez trouvée bien
ridicule.

-- Pas du tout, dit Kit.

-- Ah! tant mieux!» dit Barbe avec une petite toux; hem! la plus
petite toux possible, quoi! pas plus que ça, hem!

Quel discret poney quand il lui plaisait d'être discret! Le voilà
aussi tranquille que s'il était de marbre. Il a l'air un peu
farceur à regarder de côté; mais ce n'est pas nouveau: il a
toujours l'air farceur.

«À peine, Barbe, si nous avons eu le temps de nous serrer la
main,» dit Kit.

Barbe lui tendit la main. Mais en vérité elle tremblait! Est-elle
sotte, cette Barbe, d'avoir peur comme ça! quand on est à la
distance d'une longueur de bras, pourtant! Il est vrai qu'une
longueur de bras, ce n'est pas grand'chose, et puis le bras de
Barbe n'était pas bien long, et d'ailleurs, elle ne le tenait pas
tout droit, mais elle le pliait un peu. Kit était si près d'elle,
quand leurs mains se pressèrent, qu'il put apercevoir une toute
petite larme qui tremblait encore au bout d'un cil. Il était
naturel qu'il examinât cela de plus près, sans en rien dire à
Barbe. Il était naturel aussi que Barbe levât ses yeux sans se
douter de cet examen et rencontrât les siens. Mais était-il aussi
naturel qu'en ce moment et sans la moindre préméditation Kit
embrassât Barbe? Je n'en sais rien; mais ce que je sais bien,
c'est qu'il l'embrassa.

«Fi donc!» s'écria Barbe.

Mais elle le laissa recommencer. Il l'eût même embrassée jusqu'à
trois fois si le poney ne se fût avisé de ruer et de secouer la
tête comme dans un transport subit de folle joie. Barbe, effrayée,
s'enfuit, nais elle n'alla pas tout droit là où se trouvaient sa
mère et mistress Nubbles, de peur qu'elles n'eussent l'idée de
remarquer comme elle avait les joues rouges, et de la questionner
là-dessus. O la maligne petite Barbe!

Quand les premiers transports de tout le monde furent passés,
lorsque Kit et sa mère, Barbe et sa mère, avec le petit Jacob et
le poupon, eurent soupé, sans se presser, car ils fussent
volontiers restés ensemble la nuit entière, M. Garland appela Kit,
et le menant à part dans une salle où ils étaient tout seuls il
lui annonça qu'il avait à lui faire une communication qui le
surprendrait étrangement. Kit parut si inquiet et devint si pâle-
en entendant ces paroles, que le vieux gentleman s'empressa
d'ajouter que cette surprise serait d'une nature agréable, et il
lui demanda s'il serait prêt le lendemain matin pour entreprendre
un voyage.

«Un voyage, monsieur?... s'écria Kit.

-- Oui, en ma compagnie et celle de mon ami qui est à côté.
Devinez-vous le motif de ce voyage?»

Kit devint plus pâle encore et secoua la tête comme s'il ne s'en
doutait pas.

«Oh! que si, je suis sûr que vous le devinez déjà, lui dit son
maître. Essayez.»

Kit murmura quelques mots vagues et inintelligibles. Cependant il
dit distinctement: «Miss Nell!» Il le dit trois ou quatre fois, et
chaque fois il secouait la tête, comme s'il eût voulu ajouter:
«Mais non, ce n'est pas ça.»

Mais M. Garland, au lieu de lui dire: «Essayez,» puisque Kit avait
satisfait à sa question, dit très-sérieusement qu'il avait deviné
juste.

«Le lieu de leur retraite est enfin découvert, poursuivit-il. Tel
est le but de notre voyage.»

Kit multiplia en tremblant des questions comme celles-ci: Où était
le lieu de leur retraite? Comment l'avait-on découvert? Depuis
quand? Miss Nell était-elle bien portante? Était-elle heureuse?

«Nous savons qu'elle est heureuse, dit M. Garland. Bien portante,
je... je pense qu'elle ne tardera pas à l'être. Elle a été faible
et souffrante, à ce qu'on m'a dit; mais elle était mieux, d'après
les nouvelles que j'ai reçues ce matin, et l'on était plein
d'espoir. Asseyez-vous, que je vous dise le reste.»

Osant à peine respirer, Kit obéit à son maître. M. Garland lui
raconta alors qu'il avait un frère, dont il devait se souvenir
d'avoir entendu parler dans la famille et dont le portrait, fait
au temps de sa jeunesse, ornait la plus belle pièce de la maison;
que ce frère avait vécu depuis longues années à la campagne,
auprès d'un vieux desservant son ami d'enfance; que tout en
s'aimant comme doivent s'aimer deux frères, ils ne s'étaient pas
revus dans tout ce laps de temps, et n'avaient communiqué entre
eux que par des lettres écrites à d'assez longs intervalles; qu'en
attendant toujours l'époque où ils pourraient encore se presser la
main, ils laissaient s'écouler le présent, selon l'usage des
hommes, et l'avenir devenir lui-même le passé; que son frère, dont
le caractère était très-doux, très-tranquille, très-réservé, comme
celui de M. Abel, avait gagné l'affection des pauvres gens parmi
lesquels il vivait et qui vénéraient le vieux bachelier (c'était
son sobriquet) et éprouvaient tous les jours les effets de sa
charité et de sa bienveillance; qu'il avait fallu bien du temps et
des années pour connaître toutes ces petites circonstances, car le
vieux bachelier était de ceux dont la bonté fuit le grand jour et
qui éprouvent plus de plaisir à découvrir et vanter les vertus des
autres qu'à emboucher la trompette pour préconiser les leurs,
fussent-elles plus grandes. M. Garland ajouta que c'était pour
cela que son frère lui parlait rarement de ses amis du village;
que cependant deux de ces derniers, une enfant et un vieillard
auquel il s'était fortement attaché, lui avaient tellement été au
coeur que, dans une lettre datée de ces derniers jours, il s'était
étendu sur leur compte, depuis le commencement jusqu'à la fin, et
avait donné sur l'histoire de leur vie errante et de leur
tendresse mutuelle des détails si touchants, que cette lettre
avait fait couler les larmes de toute la famille. À cette lecture,
M. Garland avait été amené tout de suite à penser que l'enfant et
le vieillard devaient être ces deux infortunés fugitifs qu'on
avait tant cherchés, et que le ciel les avait confiés aux soins de
son frère. Il avait en conséquence écrit pour obtenir de nouvelles
informations qui ne laissassent subsister aucun doute: le matin
même, la réponse était arrivée; elle avait confirmé les premières
conjectures. Telle était la cause du projet de voyage qu'on devait
exécuter dès le lendemain.

«Cependant, ajouta le vieux gentleman en se levant et posant la
main sur l'épaule de Kit, vous devez avoir grand besoin de repos;
car une journée comme celle-ci est faite pour briser les forces de
l'homme le plus robuste. Bonne nuit, et puisse le ciel donner à
notre voyage une heureuse fin!»




CHAPITRE XXXII.


Kit ne fit pas le paresseux le lendemain matin. Il sauta à bas du
lit avant le jour et commença à se préparer pour l'expédition tant
désirée. Agité à la fois par les événements de la veille et par la
nouvelle inattendue qu'il avait reçue le soir, il n'avait guère
goûté de sommeil durant les longues heures d'une nuit d'hiver; des
rêves sinistres qui avaient assiégé son chevet l'avaient tellement
fatigué, que ce fut pour lui un repos de se trouver debout sur ses
pieds.

Mais, quand c'eût été le commencement de quelque grand travail,
comme ceux d'Hercule, avec Nelly pour but, quand c'eût été le
départ pour quelque voyage de longue haleine, à pied même, dans
cette saison rigoureuse, condamné à toutes les privations, entouré
de tous les genres d'obstacles, menacé de mille peines, de mille
fatigues, de mille souffrances; quand c'eût été l'aurore d'un
grand jour d'entreprise laborieuse, capable de mettre à l'épreuve
toutes les ressources de sa fermeté, de son courage et de sa
patience, qu'on lui laissât voir seulement en perspective la
chance de le terminer heureusement par la satisfaction et le
bonheur de Nell, Kit n'aurait pas déployé moins de zèle, il
n'aurait pas montré moins d'impatience et d'ardeur.

Il n'y avait pas que lui qui fût éveillé et sur pied. Un quart
d'heure après, toute la maison était en mouvement. Chacun était
affairé, chacun voulait contribuer pour sa part à hâter les
préparatifs. Le gentleman, il est vrai, ne pouvait guère rien
faire par lui-même; mais il exerçait une surveillance générale, et
peut-être n'y avait-il personne qui se donnât autant de mouvement.
Il ne fallut pas longtemps pour arranger les bagages; tout était
prêt dès le point du jour. Alors Kit commença à regretter qu'on
eût été aussi vite, car la chaise de poste qui avait été louée
d'avance ne devait arriver qu'à neuf heures; et d'ici là, il n'y
avait que le déjeuner pour remplir l'attente d'une heure et demie.

Oui, mais Barbe? Il ne faut pas l'oublier. Barbe avait fort à
faire; mais tant mieux, après tout, Kit pourrait l'aider, et
c'était bien la manière la plus agréable de tuer le temps. Barbe
ne fit aucune objection à cet arrangement; et Kit, poursuivant
l'idée qui la veille au soir lui était venue si subitement,
commença à se douter que sûrement Barbe l'aimait et que sûrement
il aimait Barbe.

Barbe, de son côté, s'il faut dire la vérité, comme on doit
toujours la dire, Barbe semblait, de toutes les personnes de la
maison, celle qui s'associait avec le moins de plaisir à tout ce
mouvement; et Kit, dans l'expansion de son coeur, lui ayant fait
connaître tout son ravissement, toute sa joie, Barbe devint encore
plus abattue et parut voir avec moins de plaisir que jamais le
voyage projeté.

«Vous n'êtes pas plutôt de retour au logis, Christophe, dit Barbe
du ton le plus insouciant du monde, vous n'êtes pas plutôt de
retour au logis, que vous voilà tout content de partir.

-- Ah! mais vous savez pourquoi? répondit Kit. Pour ramener miss
Nell! pour la revoir! Songez donc!... et puis, ça me fait tant de
plaisir de penser que vous aussi vous allez la voir enfin, Barbe!»

La jeune fille ne dit pas absolument qu'elle n'y trouverait pas un
grand plaisir; mais elle exprima si parfaitement par un petit
mouvement de tête ce qu'il y avait dans son coeur, que Kit en fut
tout déconcerté et se demanda, simple comme il était, pourquoi
elle témoignait tant de froideur.

«Vous verrez, dit-il en se frottant les mains, si elle n'a pas la
plus douce, la plus jolie figure que vous ayez jamais aperçue. Je
suis bien sûr que vous le direz comme moi.»

Barbe secoua de nouveau la tête.

«Qu'y a-t-il donc, Barbe? dit Kit.

-- Rien,» s'écria Barbe.

Et Barbe fit la moue, pas de ces moues qui enlaidissent, mais une
jolie petite moue qui fit encore mieux voir le vermeil de ses
lèvres couleur de cerise.

Il n'y a pas d'école où l'élève fasse de progrès plus rapides que
celle où Kit avait pris son premier grade en donnant un baiser à
Barbe. Il comprit la pensée de Barbe; il sut tout de suite sa
leçon par coeur; Barbe était le livre; il le lut tout couramment
comme si les pages en étaient imprimées.

«Barbe, dit Kit, vous n'êtes pas fâchée contre moi?»

Oh! mon Dieu! non. Pourquoi Barbe serait-elle fâchée? Quel droit
avait-elle d'être fâchée? Et puis, qu'est-ce que cela faisait
qu'elle fût fâchée ou non? Qui est-ce qui faisait attention à
_elle_?

«Moi, dit Kit; moi naturellement.»

Barbe dit qu'elle ne savait pas pourquoi c'était lui
naturellement.

Kit répondit qu'elle devait pourtant le savoir; qu'elle n'avait
qu'à y penser un peu.

Certainement oui, elle voulait bien y penser un peu. Mais ça
n'empêche pas qu'elle ne voyait pas pourquoi «c'était lui
naturellement.» Elle ne comprenait pas ce que Christophe entendait
par là. D'ailleurs, elle était sûre qu'on avait besoin d'elle en
haut, et elle était obligée de monter.

«Non, Barbe, dit Kit la retenant doucement, séparons-nous bons
amis. Dans mes chagrins, je n'ai cessé de songer à vous. J'eusse
été, sans vous, bien plus malheureux encore que je ne l'ai été.»

Bonté céleste! que Barbe était jolie avec la rougeur qui colora
son visage, toute tremblante comme un petit oiseau qui se
recoquille!

«Sur mon honneur, je vous dis la vérité, continua Kit avec
chaleur, mais je ne la dis pas aussi fortement que je le voudrais.
Si je désire que vous ayez quelque satisfaction à voir miss Nell,
c'est seulement parce que je serais content si vous aimiez ce que
j'aime. Voilà tout. Quant à elle, Barbe, je mourrais volontiers
pour lui rendre service; mais vous en feriez autant si vous la
connaissiez comme je la connais, j'en suis bien sûr.»

Barbe fut touchée, elle eut regret de s'être montrée si
indifférente.

«Voyez-vous, reprit Kit, je me suis habitué à parler d'elle, à
penser à elle absolument comme si elle était devenue un ange. Au
moment où je m'apprête à la revoir, je me rappelle comme elle
souriait, comme elle était contente lorsque j'arrivais, comme elle
me tendait la main et disait: «Voilà mon vieux Kit!» ou quelque
chose comme ça. Je pense au plaisir de la voir heureuse, avec des
amis autour d'elle, traitée comme elle le mérite, comme elle doit
l'être. Mais moi, je ne me considère que comme son ancien
serviteur, comme un garçon qui a chéri en elle son aimable, bonne
et gentille maîtresse, et qui se serait mis au feu pour la servir
et qui s'y mettrait encore, oui, encore. D'abord, je n'ai pu
m'empêcher de craindre que, si elle revenait avec des amis auprès
d'elle, elle n'eût oublié ou rougi d'avoir connu un humble garçon
comme moi, et qu'ainsi elle ne me parlât froidement, ce qui
m'aurait percé jusqu'au fond du coeur plus que je ne saurais le
dire, Barbe. Mais en y songeant de nouveau, j'ai réfléchi que
sûrement je lui faisais injure: j'ai donc pris le dessus, espérant
bien la trouver telle qu'elle était toujours autrefois. Cette
espérance, ce souvenir m'ont animé du désir de lui plaire, et de
me montrer à ses yeux tel que je voudrais être toujours comme si
j'étais encore à son service. Si je trouve du plaisir à penser
tout ça, et la vérité est que j'en éprouve beaucoup, c'est à elle
encore que j'en suis redevable; je l'en aime et je l'en honore
d'autant plus. Voilà l'honnête et exacte vérité, chère Barbe; sur
ma parole, voilà tout.»

La petite Barbe n'était ni entêtée ni capricieuse; et comme elle
se sentit pleine de remords, elle fondit tout bonnement en larmes.
Nous n'avons pas à rechercher où cette conversation eût pu les
conduire en se prolongeant: car en ce moment on entendit les roues
de la chaise de poste, puis la sonnette retentit à la porte du
jardin, et aussitôt toute la maison fut en rumeur. Si l'on s'était
engourdi un peu, il y eut alors un redoublement de vie et
d'énergie.

En même temps que la voiture de voyage, M. Chukster arriva en
fiacre. Il était porteur de certains papiers et de fonds
supplémentaires pour le gentleman, à qui il les remit. Ce devoir
accompli, M. Chukster présenta ses devoirs à la famille; puis se
réconfortant par un bon déjeuner qu'il fit debout, en
péripatéticien, il assista avec une indifférence parfaite au
chargement de la chaise de poste.

«Le _snob_ est de la partie, à ce que je vois, monsieur? dit-il à
M. Abel Garland. Je croyais que la dernière fois on ne l'avait pas
emmené, parce qu'on avait lieu de craindre que sa présence ne fût
pas très-agréable au vieux buffle.

-- À qui, monsieur? demanda M. Abel.

-- Au vieux gentleman, répondit M. Chukster un peu interdit.

-- Notre client préfère l'emmener, dit sèchement M. Abel. Il n'y a
plus de ces précautions-là à prendre avec eux: les liens de
parenté qui existent entre mon père et une personne qui a toute
leur confiance, seront une garantie suffisante de la nature
amicale de cette excursion.

-- Ah! pensa M. Chukster regardant par la fenêtre, tout le monde
excepté moi. Un _snob_ passe avant moi! à la bonne heure. Il n'a
pas pris, à ce qu'il paraît, le billet de banque de cinq livres,
mais je n'ai pas le moindre doute qu'il ne soit toujours à la
veille de quelque chose comme ça. Il y a longtemps que je l'ai dit
avant cette affaire. -- Tiens! Voilà une fillette qui est
diablement gentille! Parole d'honneur, une jolie petite créature!»

C'était Barbe qui était l'objet des remarques flatteuses de
M. Chukster. Pendant qu'elle se tenait près de la voiture prête à
partir, ce gentleman se sentit saisi tout à coup d'un très-vif
intérêt pour la _fillette_. Il s'en alla en flânant dans un coin
du jardin, où il prit position à distance convenable pour jouer de
la prunelle. Comme c'était un vrai Lovelace, la coqueluche du beau
sexe, et par conséquent fort au courant de ces petits artifices
qui vont droit au coeur, M. Chukster prit une pose à effet: il
appuya une main sur sa hanche, et de l'autre ajusta les boucles
flottantes de sa chevelure. C'est une attitude à la mode dans les
cercles élégants, et, pour peu qu'on l'accompagne d'un gracieux
sifflement, elle a souvent, comme on sait, un succès immense.

Cependant telle est la différence des moeurs de la ville et de
celles de la campagne, que personne ne prit garde le moins du
monde à cette pose engageante; car toutes ces bonnes gens ne
songeaient qu'à adresser leurs adieux aux voyageurs, à s'envoyer
des baisers avec la main, à agiter leurs mouchoirs, enfin à une
foule de pratiques bien moins élégantes et moins distinguées que
la pose de M. Chukster. Déjà le gentleman et M. Garland étaient
dans la voiture, le postillon en selle, et Kit, bien enveloppé
d'un manteau, bien emmitouflé, était monté sur le siège de
derrière. Près de la chaise de poste se tenaient mistress Garland,
M. Abel, la mère de Kit et le petit Jacob; à quelque distance, la
mère de Barbe qui portait le poupon éveillé Tous faisaient signe
de la tête et des bras, saluaient ou criaient «Bon voyage!» avec
toute l'énergie dont ils étaient capables. Au bout d'une minute,
la voiture fut hors de vue; M. Chukster resta seul à son poste. Il
avait encore présent aux yeux Kit, debout sur son siège, envoyant
de la main un adieu à Barbe, et l'image de Barbe lui renvoyant le
même salut, _sous ses yeux, _lui Chukster, Chukster l'homme à
bonnes fortunes, Chukster, sur qui tant de belles dames avaient
laissé tomber leurs regards, du haut de leur phaéton, le dimanche
à la promenade dans les parcs!

Mais il est hors de notre sujet de retracer comme quoi
M. Chukster, exaspéré par ce fait monstrueux, resta là quelque
temps comme s'il avait pris racine dans le sol, protestant en lui-
même contre Kit, ce prince des perfides, cet empereur du Mogol et
des intrigants, et comme quoi il rattacha dans sa pensée cette
révoltante circonstance à l'ancien trait d'hypocrisie du
schelling. Nous n'avons rien de mieux à faire que de suivre les
roues qui tournent, et de tenir compagnie à nos voyageurs durant
leur pénible excursion d'hiver.

C'était par une journée d'un froid aigu; un vent violent soufflait
au visage des voyageurs et blanchissait la terre durcie en
dépouillant les arbres et les haies de la gelée qui les couvrait,
et qu'il faisait tournoyer comme un tourbillon de poussière. Mais
qu'importait à Kit le mauvais temps! Il y avait même dans ce vent
qui arrivait avec des mugissements quelque chose de libre et de
rafraîchissant qui eût été agréable si le souffle n'avait pas été
si fort. Tandis qu'il balayait tout sur le passage de son nuage de
glace, jetant à terre les branches sèches et les feuilles
flétries, et les emportant pêle-mêle, il semblait à Kit qu'une
sympathie générale régnait dans la nature en faveur du même but,
et que tout y mettait le même intérêt et le même empressement
qu'eux-mêmes. Chaque bouffée semblait les pousser en avant.
Croyez-vous que ce ne fût rien que de leur livrer bataille à
chaque pas, de les forcer à livrer passage, de les vaincre l'une
après l'autre, de les regarder venir, ramassant toutes leurs
forces et leur furie pour les assaillir, de leur faire tête un
moment, le temps de les laisser passer en sifflant, et alors de se
donner le plaisir de se retourner pour les voir fuir par derrière,
honteux comme des vaincus, d'entendre leur rage expirante dans le
lointain, frémissant encore au travers des arbres robustes qui se
courbent devant les derniers efforts de la tempête!

Toute la journée, il neigea sans interruption. La nuit vint,
brillante et étoilée; mais le vent n'était pas tombé, et le froid
était des plus vifs. Parfois, vers la fin de ce long relais, Kit
ne pouvait s'empêcher de souhaiter qu'il fît un peu plus chaud;
mais quand on s'arrêtait pour changer de chevaux, et qu'il avait
battu la semelle pendant quelques minutes, payé le postillon,
éveillé l'autre, qu'il s'était donné du mouvement à droite et à
gauche jusqu'à ce que les chevaux fussent attelés, il avait si
chaud, que le sang lui fourmillait au bout des doigts. Alors il
lui semblait qu'avec un peu moins de froid il perdrait la moitié
du plaisir et de l'honneur du voyage. Là-dessus, il s'élançait
gaiement sur sa banquette, chantant aux accords joyeux des roues
qui recommençaient à tourner; et, laissant les bons citadins
dormir dans leurs lits bien chauds, il poursuivait sa course le
long de la route solitaire.

Cependant les deux gentlemen qui étaient à l'intérieur, fort peu
disposés à dormir, trompaient le temps par la conversation.
Pressés l'un et l'autre de la même impatience, leur entretien
roulait souvent sur l'objet de leur expédition, sur la manière
dont elle avait été conduite, sur les espérances et les craintes
que leur en inspirait le dénoûment. Des premières, ils en avaient
beaucoup; des secondes, peu, peut-être même aucune, au delà de
cette inquiétude indéfinissable qui est inséparable d'une
espérance subitement éveillée et d'une attente prolongée.

Dans un moment de repos après une de leurs conversations, et quand
déjà la moitié de la nuit s'était écoulée, le gentleman, devenu de
plus en plus silencieux et pensif, se tourna vers son compagnon et
lui dit brusquement:

«Êtes-vous un auditeur patient?

-- Comme bien d'autres, je suppose, répondit en souriant
M. Garland. Je puis l'être si ce qu'on me raconte m'intéresse;
dans le cas contraire, je puis faire semblant de l'être. Pourquoi
me demandez-vous ça?

-- J'ai sur les lèvres un court récit, et je vais vous mettre tout
de suite à l'épreuve. C'est très-court.»

Et sans attendre une réponse, il appuya sa main sur le bras de
M. Garland et s'exprima ainsi:

«Il y avait autrefois deux frères qui s'aimaient tendrement l'un
l'autre. Il existait entre leurs âges une certaine disproportion:
quelque douze ans. Peut-être était-ce une raison pour accroître
leur attachement mutuel. Cependant, malgré la distance qui les
séparait, ils devinrent rivaux de bonne heure. La plus profonde,
la plus forte affection de leurs coeurs se porta sur le même
objet.

«Le plus jeune s'en aperçut le premier, à diverses circonstances
qui éveillèrent son attention et sa vigilance. Je ne vous dirai
pas quelle douleur il éprouva, à quelle agonie son âme fut en
proie, quelle lutte il eut à soutenir contre lui-même. Il avait eu
une enfance maladive. Son frère, plein de patience et d'égards au
sein de sa belle santé et de sa force, s'était bien souvent sevré
des plaisirs qu'il aimait pour rester assis au chevet du malade,
lui racontant de vieilles histoires jusqu'à ce que son visage pâle
s'illuminât d'un éclat extraordinaire; ou pour le porter dans ses
bras jusqu'à quelque lieu champêtre où il veillait sur le pauvre
et triste enfant, pendant qu'il jouissait là d'une brillante
journée d'été et du spectacle de la santé, partout dans la nature
alentour, excepté en lui-même; en un mot, pour lui servir de
tendre et fidèle garde-malade. Je ne m'étendrai pas sur tout ce
qu'il fit pour conquérir l'amour de la pauvre et faible créature;
car mon histoire n'aurait pas de fin. Mais quand arriva le temps
de la rivalité, le coeur du plus jeune frère se remplit du
souvenir de ces jours d'autrefois. Le ciel lui donna la force
d'acquitter, par les sacrifices réfléchis d'une âme déjà mûrie par
les années, les soins donnés par un élan de dévouement juvénile.
Il ne troubla point le bonheur de son frère. La vérité ne
s'échappa jamais de ses lèvres; il quitta son pays, avec l'espoir
de mourir à l'étranger.

Le frère aîné épousa cette femme... qui depuis longtemps est dans
le ciel et légua une fille à son mari.

«Si vous avez vu quelque galerie de portraits d'une ancienne
famille, vous aurez dû remarquer combien de fois la même
physionomie, la même figure, souvent la plus belle et la plus
simple de toutes, se perpétue à vos yeux dans diverses
générations, et comme vous pouvez suivre à la trace la même douce
jeune fille à travers toute une longue ligne de portraits, ne
vieillissant jamais, ne changeant jamais, comme le bon ange de la
famille, toujours là pour assister les siens à l'heure des
épreuves, peut-être pour les racheter de leurs fautes...

«Dans cette fille revivait la mère. Vous pouvez juger avec quel
amour celui qui avait perdu la mère presque en l'obtenant
s'attacha à cette enfant, sa vivante image. Elle grandit; elle
devint femme, elle donna son coeur à un homme qui n'en était pas
digne. Eh bien! son tendre père ne put la voir s'affliger et
languir dans la peine. Il se dit que peut-être, après tout, cet
homme qu'il regrettait de lui voir aimer valait mieux qu'il ne
paraissait; qu'en tout cas, il ne pourrait manquer de s'améliorer
dans la compagnie d'une telle femme. Le pauvre père joignit leurs
mains: le mariage s'accomplit.

«Le malheur qui suivit cette union, le froid abandon et les
reproches immérités, la pauvreté qui vint fondre sur la maison,
les luttes de la vie quotidienne, ces luttes trop mesquines et
trop pénibles pour être racontées, mais affreuses à traverser:
tout cela, la jeune femme le supporta comme les femmes seules
savent le supporter, dans le dévouement profond de leur coeur,
dans l'excellence de leur nature. Ses moyens d'existence étaient
épuisés; le père était réduit presque au dénûment par la conduite
du gendre; et chaque jour, comme ils vivaient tous sous le même
toit, il était témoin des mauvais traitements et du malheur que
subissait sa fille. Et cependant elle ne se plaignait point
d'autre chose que de n'être point aimée de son mari. Patiente et
soutenue jusqu'au bout par la force de l'affection, elle suivit à
trois semaines de distance son mari dans la tombe, léguant aux
soins de son père deux orphelins: l'un, un fils de dix ou douze
ans; l'autre, une fille, une fille presque encore au berceau,
semblable pour sa faiblesse, pour son âge, pour ses formes et ses
traits, à ce qu'elle avait été elle-même quand elle avait perdu sa
mère jeune encore.

«Le frère aîné, grand-père de ces deux orphelins, était désormais
un homme brisé par la douleur; courbé, écrasé déjà, moins par le
poids des années que sous la main pesante du malheur. Avec les
débris de sa fortune il entreprit le commerce des tableaux
d'abord, puis des curiosités antiques. Il avait toujours eu, dès
l'enfance, un goût dominant pour les objets de ce genre; il en
avait fait son amusement autrefois, il s'en fit alors une
ressource pour se procurer une subsistance pénible et précaire.

«Le fils en grandissant rappelait de plus en plus le caractère et
les traits de son père; la fille était tout le portrait de sa
mère: aussi quand le vieillard la prenait sur ses genoux et
contemplait ses doux yeux bleus, il lui semblait sortir d'un rêve
douloureux et revoir sa fille redevenue enfant. Le garçon dépravé
ne tarda pas à se dégoûter de la maison et à chercher des
compagnons qui convinssent mieux à ses goûts. Le vieillard et la
petite fille demeurèrent seuls ensemble.

«Ce fut alors, ce fut lorsque l'amour qu'il avait eu pour deux
mortes qui avaient été l'une après l'autre si chères à son coeur,
se fut porté tout entier sur cette petite créature; lorsque ce
visage, qu'il avait constamment devant les yeux, lui rappelait
heure par heure les changements qu'il avait observés d'année en
année chez les autres, les souffrances auxquelles il avait assisté
et tout ce que sa propre fille avait eu à supporter; ce fut alors,
quand les désordres d'un jeune homme dissipé et endurci achevèrent
l'oeuvre de ruine que le père avait commencée, et amenèrent plus
d'une fois des moments de gêne et même de détresse, ce fut alors
que le vieillard commença à se sentir poursuivi sans cesse par la
sinistre image de la pauvreté, du dénûment, qu'il redoutait non
pas pour lui, mais pour l'enfant. Cette idée une fois conçue vint
obséder la maison comme un spectre qui la hantait jour et nuit.

«Le plus jeune frère avait pendant ce temps-là visité plusieurs
contrées étrangères et traversé la vie en pèlerin solitaire. On
avait injustement interprété son bannissement volontaire, mais il
avait supporté, non sans douleur, les reproches et les jugements
précipités pour accomplir le sacrifice qui avait brisé son coeur,
et il avait su se tenir dans l'ombre. D'ailleurs, les
communications entre lui et son frère aîné étaient difficiles,
incertaines, souvent interrompues; toutefois elles n'étaient point
brisées, et ce fut avec une profonde tristesse que de lettre en
lettre il apprit tout ce que je viens de vous raconter.

«Alors les rêves de la jeunesse, d'une vie heureuse, heureuse,
bien que commencée par le chagrin et la souffrance prématurée,
l'assaillirent de nouveau plus fréquemment qu'auparavant: chaque
nuit, redevenu enfant dans ses rêves, il se revoyait aux côtés de
son frère. Il mit le plus tôt possible ordre à ses affaires,
convertit en espèces tout ce qu'il possédait, et avec une fortune
suffisante pour deux, le corps tremblant, la main ouverte, le
coeur plein d'une émotion délirante, il arriva un soir à la porte
de son frère! ...

Le narrateur, dont la voix était devenue défaillante, s'arrêta.

«Je sais le reste, dit M. Garland en lui serrant la main.

-- Oui, reprit son ami après un moment de silence, nous pouvons
nous épargner le reste. Vous connaissez le triste résultat de
toutes mes recherches. Lors même qu'après des poursuites où j'ai
mis toute l'activité et la prudence possible, nous apprîmes qu'on
les avait vus en compagnie de deux pauvres coureurs de foires, et
que plus tard nous découvrîmes ces deux hommes, puis le lieu où
s'étaient retirés le vieillard et l'enfant, eh bien! même alors
nous arrivâmes trop tard. Ah! Dieu veuille que cette fois encore
il ne soit pas trop tard!

-- Non, non, dit Garland; cette fois nous réussirons.

-- Déjà je l'ai cru, déjà je l'ai espéré; en ce moment je le crois
et je l'espère. Mais un poids cruel pèse sur mon esprit, et la
tristesse qui m'obsède résiste à l'espérance et à la raison.

-- Cela ne me surprend point, dit M. Garland; c'est la conséquence
naturelle des événements que vous venez de retracer; de ces temps
malheureux, de ce voyage pénible, et, par-dessus tout, de cette
nuit affreuse. Une nuit affreuse, en vérité!... Entendez-vous
comme le vent mugit!...»




CHAPITRE XXXIII.


Le jour revint et retrouva les voyageurs en route. Depuis leur
départ, ils avaient dû s'arrêter quelquefois pour prendre un peu
de nourriture; et souvent perdre du temps, surtout la nuit, pour
attendre des chevaux de relais. Hors cela, ils n'avaient fait
aucune halte. Mais le temps continuait d'être affreux; les routes
étaient souvent escarpées et difficiles. Ce n'était qu'à la nuit
qu'ils pouvaient espérer d'atteindre le but de leur excursion.

Kit, tout gonflé, tout roidi par le froid, supportait cela comme
un homme. Il avait bien assez de maintenir son sang en
circulation, de se représenter l'heureuse issue de cet aventureux
voyage et de s'étonner à chaque pas de tout ce qui lui passait
sous les yeux, sans prendre le temps de songer aux inconvénients
de la route. Cependant le jour qui s'obscurcissait, et la fuite
rapide des heures accroissaient son impatience, comme celle de ses
compagnons. La courte clarté d'un jour d'hiver ne tarda pas à
s'évanouir; quand la nuit fut tombée, il leur restait encore à
faire plusieurs milles.

Le vent tomba à l'entrée de la nuit. Ses mugissements éloignés
devinrent une plainte basse et mélancolique: rampant tout le long
du chemin et effleurant des deux côtés les buissons desséchés, on
aurait dit un grand fantôme pour qui la route était trop étroite
et dont les vêtements frôlaient de chaque côté les ronces du
chemin à mesure qu'il avançait. Petit à petit il finit par se
calmer et s'éteindre; ce fut au tour de la neige.

Les flocons se pressaient, serrés et rapides; bientôt ils
couvrirent la terre à quelques pouces d'épaisseur, répandant en
même temps un silence solennel, tout alentour. Les roues
tournaient sans bruit; et le son éclatant et retentissant du sabot
des chevaux ne devint plus qu'un piétinement sourd et comprimé.
Leur marche muette et lente ne troublait plus le silence de mort
qui régnait partout.

Abritant ses yeux contre la neige qui se gelait sur ses cils et
obscurcissait sa vue, Kit s'efforçait souvent de distinguer les
premières lueurs vacillantes qui pouvaient indiquer l'approche de
quelque bourg. Il apercevait bien de temps en temps quelques
objets, mais aucun d'une manière précise. Tantôt apparaissait un
grand clocher qui bientôt après se transformait en un arbre;
tantôt une grange; tantôt une ombre qui s'étendait sur le sol,
projetée par les brillantes lanternes de la chaise de poste;
tantôt c'étaient des cavaliers, des piétons, des voitures qui
précédaient les voyageurs ou se croisaient avec eux sur la route
étroite, et qui, au bout d'un certain temps, devenaient des ombres
à leur tour. Un mur, une ruine, un pignon épais se dressait au
bord de la route; et, lorsqu'on avançait la tête, on trouvait que
ce n'était plus que la route elle-même. D'étranges tournants, des
ponts, des courants d'eau semblaient s'élancer au-devant des
voyageurs, rendant la direction plus incertaine encore: et
cependant on était toujours sur la route; et tout cela, comme le
reste, finissait par se perdre en de vaines illusions.

Kit descendit lentement de sa banquette, car ses membres étaient
transis de froid, au moment où l'on arriva à une maison de poste
isolée, et il y demanda à quelle distance ils étaient encore du
terme de leur voyage. Il était tard pour un relais de traverse, et
tout le monde était couché. Mais d'une fenêtre d'en haut quelqu'un
répondit: Dix milles. Les quelques minutes qui s'écoulèrent
ensuite semblèrent avoir la durée d'une heure; mais enfin un homme
amena en grelottant les chevaux, et ne tarda pas à repartir.

Le chemin où l'on s'engagea était un chemin de traverse. Au bout
de trois ou quatre milles, il se trouva qu'il était plein de trous
et d'ornières, couverts de neige, qui faisaient à chaque instant
tomber les chevaux tremblants et les obligeaient à ne plus aller
qu'au pas. Comme il était impossible, pour des gens aussi agités
que l'étaient nos voyageurs, de rester tranquillement assis et
d'avancer si lentement, tous trois descendirent et suivirent
péniblement la voiture. La distance semblait interminable, et l'on
avait toutes les peines du monde à marcher. Les voyageurs
croyaient déjà que le postillon s'était trompé de route, lorsque
minuit sonna à l'horloge d'une église peu éloignée; la voiture
s'arrêta. Elle ne faisait pas grand bruit auparavant; mais
lorsqu'elle cessa de faire craquer la neige, le silence fut aussi
effrayant que si quelque tumulte étourdissant avait été remplacé
tout à coup par un calme complet.

«C'est ici, messieurs, dit le postillon descendant de son cheval
et frappant à la porte d'une petite auberge. Holà!... après
minuit, dans ce pays-ci, tout est mort.»

Le postillon avait frappé ferme et longtemps, mais sans réussir à
se faire entendre des habitants plongés dans le sommeil. Tout
demeurait sombre et silencieux. Les voyageurs se reculent pour
regarder aux fenêtres, simples trous grossièrement percés dans la
muraille blanche. Pas de lumière. On croirait la maison déserte,
et les dormeurs déjà morts; car rien ne bouge.

Les voyageurs se consultèrent avec anxiété et à voix basse, comme
s'ils craignaient de troubler les échos sinistres qu'ils venaient
de réveiller.

«Allons-nous-en, dit le gentleman, et que ce brave homme continue
de frapper jusqu'à ce qu'on l'entende, si c'est possible. Je ne
puis me reposer avant de savoir si nous ne sommes pas arrivés trop
tard. Allons-nous-en, au nom du ciel!»

Ils s'éloignèrent, laissant au postillon le soin de recommencer à
frapper et de se procurer tout ce que l'auberge pourrait fournir.
Kit les accompagna avec une petite boîte qu'il avait suspendue
dans la voiture au moment du départ, sans l'oublier depuis;
c'était l'oiseau de Nelly dans sa vieille cage, juste comme elle
le lui avait légué. Il savait bien qu'elle aurait du plaisir à
revoir son oiseau!

La route descendait par une pente douce en avançant, les voyageurs
perdirent de vue l'église dont ils avaient entendu l'horloge,
ainsi que le petit village groupé tout autour. Les coups de
marteau répétés à la porte de l'auberge, et que dans le calme
général ils pouvaient distinguer parfaitement, les troublaient.
Ils auraient voulu que le postillon se tînt plutôt tranquille, et
regrettèrent de ne pas lui avoir dit de ne point rompre le silence
avant leur retour.

La vieille tour de l'église, revêtue comme un fantôme de son blanc
manteau de frimas, se dressa de nouveau devant eux; et en quelques
moments, ils s'en trouvèrent tout près. Ce monument vénérable
tranchait par sa teinte grise sur la blancheur du paysage dont il
était entouré. L'ancien cadran solaire placé sur le mur du beffroi
avait presque disparu sous un monceau de neige et on eût eu peine
à le reconnaître. Le temps semblait lui-même avoir caché ses
heures, dans son humeur triste et sombre, désespérant de voir
jamais le jour succéder à cette nuit funèbre.

Tout près de là se trouvait une porte à claire-voie; mais il y
avait plus d'un sentier dans le cimetière sur lequel elle ouvrait;
et incertains de celui qu'ils prendraient, les voyageurs
s'arrêtèrent.

-- Voici la rue du village, si l'on peut donner le nom de rue à un
assemblage irrégulier de pauvres chaumières de grandeurs et
d'époques diverses, les unes se présentant de face, les autres de
dos, d'autres avec des pignons tournés vers la route; çà et là une
enseigne ou un hangar, qui empiétait sur le chemin. À une fenêtre
peu éloignée tremblait une faible lumière; Kit courut vers cette
maison pour prendre des informations.

Un vieillard qui était à l'intérieur répondit au premier appel, il
parut aussitôt à la petite croisée, en roulant un vêtement autour
de sa poitrine pour se garantir du froid, et demanda qui pouvait
être dehors à cette heure indue et ce que l'on voulait.

«Par un si mauvais temps, dit-il d'un ton grondeur, on ne dérange
pas les gens. Ma besogne n'est pas de nature à ce qu'on ait besoin
de me relancer jusque dans mon lit. Il n'y a pas grand mal à
laisser refroidir les corps pour lesquels on recourt à moi,
surtout dans cette saison. Qu'est-ce que vous demandez?

-- Je ne vous aurais pas fait sortir de votre lit, répondit Kit,
si j'avais su que vous fussiez âgé et malade.

-- Âgé!... répéta l'autre d'un accent bourru; comment pouvez-vous
savoir si je suis âgé? Peut-être pas aussi âgé que vous le pensez,
l'ami. Quant à être malade, vous trouverez bien des jeunesses
moins bien portantes que moi, et c'est grand dommage; non pas que
je sois robuste et actif malgré mes années, ce n'est pas là ce que
je veux dire, mais que la jeunesse ne les empêche pas d'être si
faibles et si fragiles. Je vous demande pardon si je vous ai
d'abord parlé rudement. Mes yeux ne sont pas bien bons la nuit,
mais ce n'est pas à cause de l'âge ou de la maladie; ils n'ont
jamais été bons, et je n'avais pas vu que vous êtes un étranger.

-- Je suis bien fâché de vous avoir fait lever de votre lit,
reprit Kit; mais ces messieurs que vous apercevez à la porte du
cimetière sont aussi des étrangers qui arrivent en ce moment après
un long voyage, pour aller au presbytère. Pouvez-vous nous
l'indiquer?

-- Si je le puis! répondit le vieillard d'une voix tremblante.
Vienne l'été prochain, il y aura cinquante ans que je suis
fossoyeur en ce village. Votre chemin, mon ami, est de prendre à
droite. J'espère que vous n'apportez pas de fâcheuses nouvelles à
notre bon ministre?»

Kit s'empressa de répondre négativement et de le remercier. Il
allait s'éloigner quand son attention fut attirée par une voix
d'enfant. Il leva les yeux et aperçut une toute petite créature à
une croisée voisine.

«Qu'est-ce qu'il y a? dit vivement l'enfant. Est-ce que mon rêve
serait vrai? Je vous en prie, dites-le-moi, qui que vous soyez,
vous qui êtes là debout et éveillé.

-- Pauvre enfant! dit le fossoyeur avant que Kit eût pu répondre.
Comment ça va-t-il, mon mignon?

-- Mon rêve est-il vrai? s'écria de nouveau l'enfant d'une voix si
fervente qu'elle eût fait vibrer le coeur de quiconque pouvait
l'entendre. Non, non, c'est impossible. Je me trompe. Comment
serait-ce possible?

-- Je comprends sa pensée, dit le fossoyeur. Retourne à ton lit,
cher enfant!

-- Oh! s'écria l'enfant dans un transport de désespoir, je savais
bien que cela n'était pas possible, j'en étais bien sûr avant de
le demander. Mais toute cette nuit et l'autre nuit aussi, mon rêve
a été le même. Je ne puis plus m'endormir sans que ce vilain rêve
me revienne.

-- Essaye de te rendormir, dit doucement le vieillard; ton rêve ne
reviendra pas.

-- Non, non, je préfère qu'il revienne, tout cruel qu'il est; je
préfère qu'il revienne. Je n'ai pas peur de le revoir dans mon
sommeil, mais après ça, j'en ai tant de chagrin que j'en suis
triste, tout triste!...»

Le vieux fossoyeur lui adressa un: «Dieu te bénisse!» L'enfant
éploré répondit: «Bonne nuit!» et Kit se trouva seul de nouveau.

Il se hâta de retourner vers son maître, tout ému de ce qu'il
venait d'entendre, mais plus encore de l'accent du jeune garçon,
que de ses paroles, dont il ne pouvait comprendre le sens. Les
voyageurs suivirent le sentier indiqué par le fossoyeur, et
bientôt ils arrivèrent au presbytère. Regardant alors autour d'eux
quand ils furent en cet endroit, ils aperçurent, à quelque
distance et à la fenêtre ogivale d'un bâtiment en ruine, une
lumière qui veillait solitaire.

Cette lumière entourée de l'ombre épaisse des murs au fond
desquels elle était enfoncée, brillait comme une étoile. Vive et
radieuse comme les astres qui diamantaient le ciel au-dessus de la
tête des voyageurs, solitaire et immobile comme eux, elle semblait
être de la même famille que les éternelles lampes de l'espace et
brûler de conserve avec elles.

«Quelle est cette lumière? s'écria le gentleman.

-- Sûrement, dit M. Garland, elle est dans la ruine qu'ils
habitent. Je ne vois pas d'autre bâtiment ruiné.

-- Impossible, répliqua vivement le gentleman: ils ne peuvent pas
veiller jusqu'à une heure aussi avancée!...»

Kit, pour les tirer d'embarras, leur proposa, tandis qu'ils
sonneraient à la porte du presbytère, d'aller, en attendant, du
côté où brillait la lumière pour reconnaître s'il y avait par là
quelqu'un d'éveillé; il s'élança donc, avec leur permission,
respirant à peine, et toujours la cage à la main, tout droit vers
son but.

Il n'était pas facile de se diriger parmi les tombes, et en toute
autre occasion Kit eût marché plus lentement ou bien pris un
détour. Mais, sans se préoccuper des obstacles, il continua son
chemin à pas pressés, et ne tarda point à arriver à quelques pieds
de la fenêtre.

Il s'approcha le plus doucement possible, et frôlant la muraille
d'assez près pour heurter avec sa manche le lierre blanchi par la
neige, il écouta. Nul bruit à l'intérieur. L'église elle-même ne
pouvait pas être plus silencieuse. Appuyant sa joue contre la
vitre, il écouta encore. Rien. Et pourtant, il y avait alentour un
si profond silence, que Kit était bien certain qu'il eût pu
entendre même la respiration d'une personne endormie, s'il y en
avait eu dans ce lieu.

Chose étrange qu'une lumière en cet endroit à une heure aussi
avancée de la nuit, et personne auprès de la lumière!

Un rideau était tiré vers la partie inférieure de la croisée; Kit
ne pouvait donc voir dans la chambre. Mais, sur ce rideau ne se
projetait aucune ombre. Grimper au mur et essayer de regarder du
dehors n'eût pas été une tentative sans danger, ni certainement
sans bruit, et il eût pu effrayer Nelly, si c'était là réellement
le lieu de sa demeure. Il écouta encore; toujours le même silence
inquiétant.

Il quitta la place lentement et avec précaution, tourna derrière
la ruine et arriva enfin à une porte. Il frappa. Point de réponse.
Mais à l'intérieur régnait un singulier bruit. Il eût été
difficile d'en déterminer la nature. Il ressemblait au gémissement
étouffé d'une personne affligée; mais ce n'était pas cela, car il
était trop régulier et trop répété. Tantôt on eût dit une sorte de
chant, tantôt une lamentation, selon le sens imaginaire qu'il lui
prêtait, car le son était uniforme et continu. Jamais Kit n'avait
entendu rien de semblable, et dans cette psalmodie, il y avait
quelque chose d'effrayant, de surnaturel et de glacial.

Kit sentit son sang se figer plus encore peut-être que tout à
l'heure par la gelée et la neige: cependant, il frappa de nouveau.
Pas de réponse; le bruit continua sans interruption. Alors, Kit
posa avec précaution sa main sur le loquet et poussa son genou
contre la porte qui, n'étant pas fermée à l'intérieur, céda à la
pression et tourna sur ses gonds. Le jeune homme aperçut le reflet
d'un feu de foyer sur les vieilles murailles, et il entra.




CHAPITRE XXXIV.


La sombre et rougeâtre lueur d'un feu de bois, car ni lampe ni
chandelle n'éclairaient la chambre, montra à Kit un personnage
assis en face du foyer, tournant le dos et penché vers la flamme
vacillante. Son attitude était celle d'un homme qui rechercherait
la chaleur. C'était cela, et ce n'était pourtant pas tout à fait
cela. Sa pose inclinée, sa taille voûtée semblaient indiquer cette
intention; mais ses mains n'étaient pas étendues en avant pour
recueillir la chaleur bienfaisante, mais il n'y avait ni mouvement
d'épaules ni frémissement du corps qui annonçât qu'il savourait le
bien-être du foyer en le comparant avec le froid âpre du dehors.
Les membres ramassés, la tête baissée, les bras croisés sur sa
poitrine et les doigts étroitement repliés, cette figure se
balançait à droite et à gauche sur son siège sans s'arrêter un
moment, accompagnant cette oscillation du son lugubre que Kit
avait entendu.

Quand le jeune homme était entré, la lourde porte s'était refermée
derrière lui avec un fracas qui l'avait fait tressaillir. La
figure ne parla ni ne se retourna pour regarder; elle ne témoigna
par aucun signe que ce bruit fût parvenu jusqu'à elle; c'était la
forme d'un vieillard, dont les cheveux blancs se rapprochaient par
leur teinte des cendres consumées vers lesquelles il tenait la
tête penchée. Lui, et la lueur vacillante, et le feu mourant, et
la chambre délabrée, et la solitude, et les débris d'une vie
frappée au coeur, et l'obscurité, tout était en harmonie. Cendres,
poussière, ruines!

Kit essaya de parler et prononça quelques mots sans savoir ce
qu'il disait. Toujours le même gémissement terrible et sourd,
toujours le même balancement sur la chaise. La figure restait
courbée, dans sa même attitude et sans paraître se douter de la
présence d'un étranger.

Kit avait la main sur le loquet pour sortir, quand il crut
reconnaître ce personnage mystérieux à la lueur que fit une bûche
embrasée en se rompant et roulant par terre. Il retourna plus
près, puis il avança d'un pas, d'un autre, d'un autre encore. Un
autre pas, et il put voir sa figure. Oh! oui, toute changée
qu'elle était, il la reconnut bien!

«Mon maître! s'écria-t-il tombant à genoux et lui prenant la main.
Mon cher maître! parlez-moi!»

Le vieillard se retourna lentement vers lui et murmura d'une voix
sourde:

«Encore un!... Combien donc d'esprits y aura-t-il eu cette nuit?

-- Ce n'est pas un esprit, mon bon maître. Ce n'est que votre
ancien serviteur. Vous me reconnaissez, n'est-ce pas, j'en suis
sûr? Miss Nell... où est-elle? Où est-elle?

-- Ils sont tous de même: ils ne savent dire que cela! s'écria le
vieillard. Ils me font tous la même question. C'est encore un
esprit.

-- Où est-elle? demanda Kit. Oh! je ne vous demande que ça!... Où
est-elle, mon cher maître?

-- Elle dort là-bas, là.

-- Dieu soit loué!

-- Oui, Dieu soit loué! répéta le vieillard. Je l'ai prié bien des
fois, bien des fois, bien des fois, tout le long de la nuit, quand
elle s'est endormie. Il le sait bien. Écoutez! n'a-t-elle pas
appelé?

-- Je n'ai rien entendu.

-- Vous avez entendu. Vous l'entendez maintenant. Me direz-vous
que vous n'avez pas entendu ça?»

Il se leva et écouta de nouveau.

«Ni ça peut-être? s'écria-t-il avec un sourire triomphant. Ah!
c'est que personne ne peut connaître sa voix aussi bien que
moi?... Chut! chut!»

Faisant signe à Kit de garder le silence, le vieillard passa dans
une autre chambre.

Après une courte absence, pendant laquelle Kit put l'entendre
parler d'une voix douce et caressante, il revint, portant à la
main une lampe.

«Elle dort toujours, murmura-t-il. Vous aviez raison. Elle n'a pas
appelé, à moins que ce ne soit dans son sommeil. Ce ne serait pas
la première fois, monsieur, qu'elle m'aurait appelé dans son
sommeil, et qu'assis près d'elle à la veiller, j'aurais vu ses
lèvres remuer; et que j'aurais bien reconnu, quoiqu'il n'en sortit
pas de son, qu'elle parlait de moi. J'ai craint que la lumière
n'éblouît ses yeux et ne l'éveillât; aussi je l'ai apportée ici.»

Il se parlait ainsi à lui-même, plutôt qu'il ne s'adressait au
visiteur; mais lorsqu'il eut posé la lampe sur la table, il la
leva, comme s'il était frappé d'un souvenir momentané ou d'un
sentiment de curiosité, et la porta au visage de Kit. Puis, ayant
l'air d'oublier à l'instant même ce qu'il voulait faire, il se
retourna et remit la lampe sur la table.

«Elle dort tranquillement, dit-il, mais ce n'est pas étonnant. Les
mains des anges ont semé la neige à flots épais sur la terre pour
que le pas le plus léger semble plus léger encore; les oiseaux
eux-mêmes sont morts pour que leurs chants ne puissent l'éveiller.
Elle avait l'habitude de leur donner à manger, monsieur. Quelque
froid qu'il fasse et quelques affamés qu'ils soient, les timides
oiseaux nous fuient; mais elle, ils ne la fuyaient jamais.»

Il s'arrêta encore pour écouter, et, osant à peine respirer, il
écouta longtemps, longtemps. Passant de cette idée à une autre, il
ouvrit un vieux coffre, en retira quelques vêtements avec la même
précaution que si c'eussent été autant de créatures vivantes, et
se mit à les caresser avec sa main et à les plier soigneusement.

«Pourquoi perdre ton temps au lit comme ça, chère Nell? murmura-t-
il, lorsqu'il y a dehors de jolies baies rouges qui t'attendent
pour les cueillir? Pourquoi perdre ton temps au lit comme ça,
lorsque tes petits amis se glissent près de la porte en criant:
«Où est Nell! la douce Nell?» et pleurent et sanglotent, parce
qu'ils ne te voient pas!... Elle était toujours mignonne avec les
enfants. Le plus farouche était docile avec elle. Elle était si
gentille pour eux, si gentille et si bonne!»

Kit n'avait pas la force de parler. Ses yeux étaient remplis de
larmes.

«Son petit vêtement de la maison, son vêtement favori!... s'écria
le vieillard en le pressant contre son coeur et le caressant de sa
main ridée. Elle le cherchera à son réveil. On l'avait caché ici
pour rire, mais elle l'aura, elle l'aura. Je ne voudrais point
contrarier ma bien-aimée, pour tous les biens du monde entier, je
ne le voudrais point. Voyez ces souliers, comme ils sont usés!
Elle les a gardés pour se rappeler notre long voyage. Comme ses
petits pieds étaient à nu sur le sol! J'ai su depuis que les
pierres les avaient blessés et meurtris. Mais elle, elle ne me
l'aurait jamais dit. Non, non, elle s'en serait bien gardée! et
depuis, je me suis souvenu qu'elle marchait derrière moi,
monsieur, afin que je ne visse pas comme elle boitait. Et
cependant elle tenait ma main dans les siennes, et cherchait
encore à me soutenir!»

Il pressa les souliers contre ses lèvres, et les ayant posés avec
soin, il recommença son dialogue intérieur. De temps en temps il
regardait d'un oeil inquiet et ardent du côté de la chambre qu'il
venait de visiter tout à l'heure.

«Elle n'avait pas l'habitude autrefois de rester ainsi au lit;
mais c'est qu'alors elle se portait bien. Prenons patience. Quand
elle se portera bien, elle se lèvera de bonne heure, comme
autrefois; elle ira dehors respirer la fraîcheur salutaire du
matin. Souvent, j'ai essayé de reconnaître le chemin qu'elle avait
suivi; mais ses petits pieds de fée ne laissaient pas d'empreinte
pour me guider sur la terre humide de rosée. -- Qui est là?...
Fermez la porte... Vite!... N'avons-nous pas déjà assez de mal à
la défendre contre ce froid de marbre et à la tenir chaudement?»

La porte s'était ouverte en effet. M. Garland et son ami
entrèrent, accompagnés de deux autres personnes. C'était le maître
d'école et le vieux bachelier. Le maître d'école tenait à la main
une lumière: selon toute apparence, il était allé chez lui nourrir
sa lampe épuisée par une longue veillée, au moment où Kit était
arrivé. C'est ce qui fait qu'il avait trouvé le vieillard seul.

Celui-ci se calma à la vue de ses deux amis, et perdant tout à
coup l'irritation, si l'on peut donner ce nom à une agitation si
faible et si triste, avec laquelle il avait parlé quand la porte
s'était ouverte, il reprit sa première position, et peu à peu
retomba dans son balancement monotone et dans sa lugubre et vague
lamentation.

Quant aux étrangers, il n'y fit seulement pas attention. Il les
avait bien aperçus, mais il semblait incapable d'éprouver de
l'intérêt ou de la curiosité. Le plus jeune frère se tint debout
de côté. Le vieux bachelier prit une chaise et s'assit près du
grand-père. Après un long silence, il se hasarda à parler.

«Comment! lui dit-il avec douceur, encore une nuit où vous ne vous
êtes pas couché! J'espérais que vous me tiendriez mieux votre
promesse. Pourquoi ne prenez-vous pas un peu de repos?

-- Il ne me reste plus de sommeil, répondit le vieillard. Elle a
tout pris pour elle.

-- Ça lui ferait bien de la peine si elle savait que vous veillez
ainsi, dit le vieux garçon. Vous ne voudriez pas lui causer du
chagrin?

-- Ce n'est pas sûr, si je croyais que ça dût la réveiller!...
Voilà si longtemps qu'elle dort!... Et cependant j'ai tort. C'est
un bon et heureux sommeil, n'est-ce pas, hein?

-- Oui, oui, répondit le vieux garçon. Oh! oui, un bienheureux
sommeil.

-- Bien!... Et le réveil? demanda le vieillard d'une voix
tremblante.

-- Il sera heureux aussi. Plus heureux que ne peut le dire aucune
langue, que ne peut le concevoir aucun coeur.»

En le voyant se lever pour aller sur la pointe du pied dans la
chambre voisine, où la lampe avait été replacée, en l'entendant
parler encore dans cette chambre muette, ils s'entre-regardèrent,
et pas un d'eux dont la joue ne fût humide de larmes. Le vieillard
revint; il dit à demi-voix qu'elle était encore endormie, mais
qu'il croyait l'avoir vue remuer. «C'est sa main, dit-il, ... un
peu, un tout petit peu;» mais il était bien sûr qu'elle l'avait
remuée, peut-être en cherchant la sienne. Ce n'était pas la
première fois qu'il le lui avait vu faire, et dans son plus
profond sommeil encore. À ces mots, il retomba sur sa chaise, et,
frappant sa tête de ses mains, il poussa un de ces gémissements
qu'on ne saurait oublier.

Le bon maître d'école fit signe au vieux bachelier de s'approcher
de l'autre côté et de lui adresser la parole. Tous deux lui
retirèrent doucement ses doigts qu'il avait enroulés dans ses
cheveux gris, et les pressèrent entre leurs mains.

«Il m'écoutera, j'en suis sûr, dit le maître d'école. Il écoutera
l'un de nous, vous ou moi, si nous l'en supplions. _Elle_ nous
écoutait toujours.

-- Je veux bien écouter toute voix qu'elle se plaisait à entendre,
dit le vieillard. J'aime tout ce qu'elle aimait!

-- Je le sais, répliqua le maître d'école, j'en suis certain.
Songez à elle; songez à tous les chagrins, à toutes les épreuves
que vous avez partagés; à toutes les fatigues et à toutes les
paisibles jouissances que vous avez connues ensemble.

-- J'y songe, j'y songe bien. Je ne songe à rien autre.

-- Je désire que cette nuit vous ne songiez pas à autre chose, mon
cher ami, que vous songiez uniquement à ces sujets qui peuvent
calmer votre coeur et l'ouvrir aux impressions d'autrefois, aux
souvenirs du temps passé. C'est ainsi qu'elle vous parlerait elle-
même, et c'est en son nom que je vous parle.

-- Vous faites bien de parler à voix basse, dit le vieillard. Cela
fait que nous ne l'éveillerons pas. Oh! que je serais content de
revoir ses yeux, de revoir son sourire. En ce moment, il y a bien
encore un sourire sur son jeune visage; mais il est fixe et
immobile. Je voudrais le voir aller et venir. Cela arrivera au
temps du bon Dieu. Ne l'éveillons pas.

-- Ne parlons point de ce qu'elle est dans son sommeil, mais de ce
qu'elle était habituellement quand vous voyagiez ensemble, bien
loin; de ce qu'elle était au logis, dans la vieille maison d'où
vous avez fui ensemble; de ce qu'elle était dans votre bon temps
d'autrefois.

-- Elle était toujours joyeuse, bien joyeuse, s'écria le vieillard
en regardant fixement le maître d'école. D'ailleurs, du plus loin
que je me souvienne, je lui ai toujours vu quelque chose de doux
et de tranquille; mais aussi c'est qu'elle était d'un bien heureux
naturel.

-- Nous vous avons entendu dire, ajouta le maître d'école, qu'en
cela, comme en toutes ses qualités, elle était l'image de sa mère.
Ne pouvez-vous y songer et vous rappeler sa mère?»

Le vieillard continua de le regarder fixement, mais sans rien
répondre.

«Ou même, dit à son tour le vieux garçon, vous rappeler celle qui
l'avait précédée? Il y a bien des années de cela, et l'affliction
allonge la durée du temps; mais vous n'avez pas oublié celle dont
la mort contribua à vous rendre si chère cette enfant, avant même
que vous pussiez savoir si elle était digne de votre affection, ni
lire dans son coeur? Vous pourriez, par exemple, ramener vos
pensées sur les jours les plus éloignés, sur la première partie de
votre existence, sur votre jeunesse, que vous n'avez point passée
tout seul comme cette charmante fleur. Voyons! ne pouvez-vous pas
vous rappeler, à une longue dis tance, un autre enfant qui vous
aimait tendrement, quand vous n'étiez vous-même encore qu'un
enfant? N'aviez-vous pas un frère depuis longtemps oublié, depuis
longtemps absent, dont vous êtes séparé depuis longtemps, et qui
enfin, au moment critique où vous avez besoin de lui, pourrait
revenir vous soutenir et vous consoler?...

-- Être enfin pour vous ce que vous fûtes autrefois pour lui!
s'écria le plus jeune frère en mettant un genou en terre devant le
vieillard. Oui, un frère qui revient, ô frère chéri, payer votre
ancienne affection par ses soins constants, son dévouement et son
amour; être à vos côtés ce qu'il n'a jamais cessé d'être quand les
océans s'étendaient entre nous; invoquer, attester sa fidélité
invariable et le souvenir des jours passés, des années de douleur
et de misère. Mon frère, témoignez par un mot, un seul, que vous
me reconnaissez; et jamais, non jamais, dans les plus beaux
moments de nos plus jeunes années, quand, pauvres petits êtres
innocents, nous espérions passer notre vie ensemble, jamais nous
n'aurons été à moitié aussi précieux l'un à l'autre que nous
allons l'être désormais.»

Le vieillard promena successivement son regard sur les assistants
et remua les lèvres; mais il ne s'en échappa aucun son, aucun mot
de réponse.

«Si nous étions si unis alors, continua le plus jeune frère, quel
lien plus étroit encore pour nous unir désormais! Notre amour,
notre intimité, ont commencé dans l'enfance, quand la vie tout
entière était devant nous; ils seront renoués maintenant que nous
avons éprouvé la vie et que nous voilà redevenus enfants. Il y a
des esprits inquiets qui ont poursuivi à travers le monde la
fortune, la renommée ou le plaisir, et qui aiment à se retirer
après, sur le déclin de l'âge, là où fut leur berceau, pour
s'efforcer vainement de revenir à l'enfance avant de mourir; nous,
au contraire, moins heureux qu'eux au commencement de la vie, mais
plus heureux à la fin, nous nous reposerons au sein des lieux et
des souvenirs de notre jeune âge; et, retournant chez nous sans
avoir réalisé une espérance qui se rattachât à ce bas monde; ne
rapportant rien de ce que nous avions emporté, si ce n'est une
compassion mutuelle; n'ayant sauvé d'autre fragment des débris de
la vie que ce qui nous l'avait d'abord rendue chère, qui donc nous
empêcherait de redevenir enfants comme autrefois? Et même, ajouta-
t-il d'une voix altérée, et même si ce que je n'ose dire était
arrivé, oui, même si cela était... ou devait être, puisse le ciel
l'empêcher et nous épargner cette douleur! cher frère, ne nous
séparons pas, ce sera toujours une grande consolation pour nous
dans notre affliction profonde.»

Peu à peu le vieillard s'était glissé vers la chambre intérieure,
tandis que ces paroles lui étaient adressées. Il y jeta un regard
tout en répondant d'une voix tremblante:

«Vous complotez entre vous pour lui ravir mon coeur. Vous n'y
réussirez jamais; jamais, tant que je serai vivant. Je n'ai pas
d'autre parent, pas d'autre ami qu'elle; je n'en ai jamais eu
d'autre; je n'en aurai jamais d'autre. Elle est tout pour moi. Il
est trop tard pour nous séparer maintenant.»

Il les écarta du geste, et, appelant doucement Nelly tout en
marchant, il s'insinua dans la chambre. Ceux qu'il avait laissés
en arrière se réunirent, et, après avoir échangé quelques mots
brisés par l'émotion, ils se déterminèrent à le suivre. Ils
marchèrent avec assez de précaution pour ne faire aucun bruit;
mais du sein de ce groupe s'échappaient des sanglots, des
gémissements douloureux, et le deuil était sur tous les visages.

Car elle était morte! Elle reposait sur son petit lit. Le calme
solennel de sa chambre n'avait plus rien d'étonnant. Tout
s'expliquait.

Elle était morte. Pas de sommeil aussi beau, aussi calme, aussi
dégagé de toute trace de douleur, aussi ravissant à contempler. On
aurait dit une créature sortie à peine de la maison de Dieu et
n'attendant que le souffle vital pour naître, plutôt qu'une
créature qui eût déjà connu la vie et la mort.

Son lit était parsemé de baies d'hiver et de feuilles vertes
recueillies dans un endroit qu'elle préférait.

«Quand je mourrai, mettez auprès de moi quelque chose qui ait aimé
la lumière du jour et qui ait eu toujours le ciel au-dessus de
soi,» telles avaient été ses paroles.

Elle était morte! Chère, charmante, courageuse, noble Nelly! elle
était morte. Son petit oiseau, un pauvre être chétif qu'un coup de
pouce eût étouffé, sautait vivement dans sa cage; et le coeur
puissant de l'enfant, sa maîtresse, était pour jamais muet et
immobile.

Où étaient les traces de ses soucis prématurés, de ses
souffrances, de ses fatigues? Tout avait disparu. Le chagrin était
mort en elle; mais la paix et le bonheur parfait venaient de
naître à la place et se reflétaient dans sa beauté tranquille,
dans son repos inaltérable.

Et pourtant toute sa personne d'autrefois subsistait encore sans
que ce changement l'eût en rien altérée. Le vieil air de famille,
le même calme du coin du feu souriait encore sur ce doux visage;
il avait traversé comme un rêve les phases de la misère et de
l'angoisse. Ce même air de douceur, de bonté affectueuse, il
survivait, tel qu'il était par un soir d'été, à la porte du pauvre
maître d'école; par une froide nuit pluvieuse, devant le feu de la
fournaise, ou bien au chevet du petit écolier mourant; tels nous
verrons les anges dans toute leur majesté... après la mort.

Le vieillard saisit un des bras inertes de Nell et appuya
fortement, pour la réchauffer, la petite main contre sa poitrine.
C'était la main qu'elle lui avait tendue en lui adressant son
dernier sourire, la main avec laquelle elle le conduisait dans
toutes leurs excursions. De temps en temps il la portait à ses
lèvres, puis il la pressait de nouveau sur sa poitrine en disant à
demi-voix qu'elle devenait plus chaude; et tout en parlant ainsi
il regardait avec désespoir ceux qui l'entouraient, comme pour
implorer leur assistance en faveur de Nelly.

Elle était morte, elle n'avait plus besoin d'assistance. Les
chambres d'autrefois qu'elle remplissait de vie même alors que sa
vie allait déclinant si rapidement; le jardin dont elle avait pris
soin; les yeux qu'elle avait charmés; ses promenades silencieuses
qu'elle avait visitées à plus d'une heure de rêverie; les sentiers
qu'elle semblait avoir foulés la veille encore; rien de tout cela
ne la reverrait plus.

Le maître d'école se baissa pour l'embrasser sur la joue, et
donnant un libre cours à ses larmes:

«Ce n'est pas, dit-il, sur la terre que finit la justice du ciel.
Pensez à ce que c'est que la terre, comparée au monde vers lequel
cette jeune âme vient de prendre sitôt son essor; et dites-nous
ensuite, quand nous pourrions, par l'ardeur d'un voeu solennel
prononcé près de ce lit, la rappeler à la vie, dites si quelqu'un
de nous oserait le faire entendre?»




CHAPITRE XXXV.


Quand le matin fut arrivé, et que les voyageurs purent
s'entretenir avec plus de calme du sujet de leur tristesse, ils
apprirent les détails suivants sur la mort de Nelly.

Il y avait deux jours qu'elle était morte. Ses amis du village
étaient auprès d'elle au moment suprême, sachant bien qu'elle
tirait à sa fin. Elle mourut peu après le lever de l'aurore. Tour
à tour on lui avait fait la lecture, on lui avait parlé jusqu'à
une heure assez avancée; mais vers la dernière partie de la nuit,
elle s'endormit. On put comprendre, aux paroles qu'elle prononçait
en rêvant, que ses rêves lui retraçaient les excursions faites
avec le vieillard; les scènes pénibles en avaient disparu pour
faire place à l'image des êtres généreux qui avaient assisté et
traité avec bienveillance le grand-père et sa petite-fille; car
souvent elle disait d'un ton de vive reconnaissance: «Que Dieu
vous bénisse!» Quand elle s'éveilla, elle n'eut pas de délire, si
ce n'est qu'elle parla d'une admirable musique qu'elle entendait
dans les airs. Qui sait? c'était peut-être vrai.

Ouvrant les yeux à la fin, après un sommeil très-paisible, elle
les pria de l'embrasser encore une fois. Lorsqu'ils l'eurent
embrassée, elle se tourna vers le vieillard avec un sourire plein
de tendresse, un sourire, dirent les témoins, comme ils n'en
avaient jamais vu, et tel qu'ils ne pourraient jamais l'oublier;
et de ses deux bras elle entoura le cou de son grand-père.
D'abord, on ne s'aperçut pas qu'elle était morte.

Souvent elle avait parlé des deux soeurs qu'elle aimait, disait-
elle, comme de vraies amies. Elle souhaitait qu'on pût leur
apprendre un jour combien leur pensée l'avait occupée et combien
de fois elle les avait suivies de loin, tandis qu'elles se
promenaient ensemble le soir, au bord de la rivière. Elle eût
voulu revoir le pauvre Kit, dont elle prononça fréquemment le nom.
Elle formait le voeu que quelqu'un lui portât son souvenir; et
même alors elle ne songeait à lui ou ne parlait de lui qu'avec une
gaieté franche et vive, comme autrefois.

Au reste, jamais elle n'avait fait entendre ni un murmure ni une
plainte. Toujours calme au contraire, toujours la même aux yeux de
ceux qui l'entouraient, si ce n'est qu'elle leur montrait chaque
jour plus d'attachement et de reconnaissance, elle s'éteignit
comme la lumière du soleil dans un beau soir d'été.

L'enfant qui avait été son petit ami se présenta aussitôt qu'il
fit jour, avec des fleurs desséchées qu'il demanda la permission
de poser sur la poitrine de Nelly. C'était lui qui dans la nuit
s'était mis à la fenêtre et avait parlé au fossoyeur. Aux traces
de ses petits pieds sur la neige, on reconnut qu'avant d'aller se
coucher il avait erré près de la chambre où Nelly reposait. Sans
doute il avait craint qu'on ne la laissât seule, et n'avait pu
supporter cette idée.

Il leur parla encore de son rêve où il avait vu qu'elle leur
serait rendue dans son état habituel. Il sollicita instamment la
faveur de voir Nelly; il promit de se tenir bien tranquille: on
n'avait pas à craindre qu'il eût peur, disait-il, car il avait
gardé tout seul durant une journée entière son jeune frère défunt,
content de se trouver jusqu'à la fin si près de lui. On exauça son
désir; et vraiment il tint parole, son courage enfantin dans un
âge si tendre avait été pour tous une édifiante leçon.

Jusque-là, le vieillard n'avait pas prononcé une parole, sinon
pour s'adresser à Nelly; il n'avait pas bougé d'auprès du lit.
Mais quand il aperçut le petit favori de son enfant, il fut plus
ému que jamais, et lui fit signe de s'approcher de lui. Alors lui
montrant le lit, il fondit en larmes pour la première fois; et les
assistants, comprenant que la présence de cet enfant faisait du
bien au vieillard, les laissèrent seuls ensemble.

L'enfant sut calmer le vieillard en lui parlant de Nell dans son
langage naïf, et lui persuader qu'il devait sortir un peu pour
prendre quelque repos... il lui fit faire enfin tout ce qu'il
voulait.

Lorsque vint la lumière du jour, de ce jour où Nell devait, sous
sa forme terrestre, disparaître à jamais des yeux mortels,
l'enfant emmena le vieillard afin qu'il ne sût pas le moment où
elle allait lui être ravie.

Ils allèrent cueillir des feuilles fraîches et des baies pour en
décorer le lit funèbre. C'était le dimanche, par une brillante et
claire après-midi d'hiver. Comme ils suivaient la rue du village,
ceux qui se trouvaient sur leur chemin se détournaient en leur
faisant place et leur adressaient un salut amical. Quelques-uns
secouaient cordialement la main du vieillard, d'autres se
découvraient la tête en le voyant avancer d'un pas chancelant, et
s'écriaient lorsqu'il passait près d'eux: «Que Dieu l'assiste!»

«Voisine, dit le vieillard, s'arrêtant à la porte de la chaumière
qu'habitait la mère de son jeune guide, depuis quand les gens
d'ici sont-ils presque tous en noir le dimanche? J'ai vu à la
plupart d'entre eux un ruban de deuil ou un morceau de crêpe.»

La femme répondit qu'elle ne savait pas pourquoi.

«Vous-même, s'écria-t-il, vous portez aussi cette couleur. Les
croisées sont fermées partout, comme jamais elles ne le sont dans
la journée. Qu'est-ce que cela signifie?»

La femme répondit encore qu'elle ne savait pas pourquoi.

«Retournons-nous-en, dit impétueusement le vieillard; il faut voir
ce que c'est.

-- Non, non! cria l'enfant qui le retint. Rappelez-vous ce que
vous m'avez promis. Nous avons à aller jusqu'à cette pelouse du
sentier où elle me menait si souvent et où vous nous avez trouvés
plus d'une fois faisant des guirlandes pour son jardin. Ne nous en
retournons pas!

-- Où est-elle maintenant? demanda le vieillard. Dites-le-moi.

-- Ne le savez-vous pas? répondit l'enfant. Ne l'avons-nous pas
quittée tout à l'heure.

-- C'est vrai, c'est vrai. C'était elle... que nous avons
quittée.»

Le vieillard appuya la main sur son front, tourna autour de lui
des yeux hagards; et, comme poussé par une pensée subite, il
traversa la route et entra dans la maison du fossoyeur. Celui-ci,
avec le sourd qui l'aidait dans ses travaux, était assis devant le
feu. Tous deux se levèrent à la vue du vieillard.

Le jeune garçon leur fit un signe rapide de la main. Ce fut
l'affaire d'un moment; mais ce geste, et mieux encore l'expression
des traits de son compagnon malheureux suffirent bien.

«Est-ce que... est-ce que vous enterrez quelqu'un, aujourd'hui?...
dit le vieillard avec anxiété.

-- Non, non! répondit le fossoyeur. Qui donc voulez-vous que nous
ayons à enterrer.

-- Oui, qui donc en effet? c'est ce que je me demande.

-- C'est jour férié, mon bon monsieur, répliqua doucement le
fossoyeur. Nous n'avons pas à travailler aujourd'hui.

-- En ce cas, j'irai où vous voudrez, dit le vieillard se tournant
vers l'enfant. Vous êtes bien sûr de ce que vous me dites? Vous
n'êtes pas capable de me tromper?... Je suis bien changé, allez!
même depuis la dernière fois que vous m'avez vu.

-- Allez en paix avec lui, monsieur, cria le fossoyeur, et que le
ciel vous conduise.

-- Je suis prêt, dit le vieillard d'un ton de soumission. Allons,
mon enfant, allons.»

Et alors il se laissa emmener.

Voilà que la cloche retentit, la cloche que Nelly avait entendue
si souvent la nuit et le jour et qu'elle écoutait avec un plaisir
grave, absolument comme une voix vivante. Voilà que la cloche
sonna son implacable glas pour elle, si jeune, si jolie et si
bonne. La vieillesse décrépite, les hommes dans la vigueur de
l'âge, la jeunesse florissante, la faible enfance, tous se
précipitèrent, tous se rassemblèrent autour de la tombe de Nelly,
les uns sur des béquilles, les autres dans l'orgueil de la force
et de la santé, ceux-ci dans l'épanouissement des promesses de
l'avenir encore à l'aube de la vie. Il y avait là des vieillards
avec leurs yeux émoussés, leurs membres insensibles; des aïeules
qui eussent dû être mortes depuis dix ans, tant elles étaient déjà
vieilles alors; il y avait les sourds, les aveugles, les boiteux,
les paralytiques, les morts vivants de toute taille et de toute
forme, tous accourus pour voir se fermer cette tombe prématurée.
Qu'était-ce que cette mort anticipée qu'on allait y ensevelir, en
comparaison de cette autre mort infirme et tardive qui se traînait
à peine vivante encore autour de la fosse!

On la porta le long d'un sentier encombré par la foule; pure comme
la neige nouvelle qui couvrait le sol, elle n'avait fait comme
elle qu'apparaître un jour sur la terre.

Elle passa de nouveau sous ce porche où elle s'était assise quand
le ciel, dans sa miséricorde, l'avait conduite vers cette retraite
paisible; la vieille église la reçut au sein de son ombre
maternelle.

On la porta dans un coin où bien souvent elle s'était assise toute
rêveuse, et l'on déposa soigneusement sur les dalles le précieux
fardeau. La lumière s'y projetait à travers les vitraux d'une
fenêtre coloriée, une fenêtre que les rameaux des arbres
effleuraient constamment pendant l'été et où les oiseaux venaient
chanter doucement tout le long du jour. À chaque souffle d'air qui
agiterait ces branches, un reflet tremblant, une clarté changeante
tomberait sur le tombeau de Nelly.

La terre retourne à la terre, la cendre à la cendre, la poussière
à la poussière. Plus d'une jeune main déposa sur le cercueil sa
petite couronne; on entendit plus d'un sanglot étouffé. Plusieurs,
et ce fut le plus grand nombre, s'agenouillèrent. Tous étaient
sincères dans leurs regrets.

Le service étant achevé, les personnes qui menaient le deuil se
rangèrent de côté, et les villageois se réunirent en cercle pour
regarder la tombe avant que les dalles eussent été replacées. Un
d'eux rappela combien de fois on avait vu Nelly assise en ce même
endroit; combien de fois, son livre de prières sur ses genoux,
elle contemplait le ciel avec des yeux pensifs. Un autre disait
qu'il s'était étonné souvent qu'une créature si délicate, fût en
même temps si courageuse; que jamais elle n'avait craint d'entrer
seule la nuit dans l'église, qu'au contraire elle aimait à y errer
quand tout était tranquille, et même à gravir l'escalier de la
tour sans autre lumière que les rayons de la lune pénétrant à
travers les meurtrières percées dans l'épaisseur du vieux mur. Les
plus anciens du pays murmurèrent entre eux que c'était pour voir
les anges et converser avec eux; et on n'avait pas de peine à le
croire, en se rappelant ses traits, ses discours, sa mort
prématurée. On s'approchait de la tombe par petits groupes, on y
jetait un regard, puis on faisait place à d'autres et l'on sortait
à trois ou quatre en chuchotant. Bientôt il ne resta dans l'église
que le vieux fossoyeur et les amis de Nelly.

Ils virent refermer le caveau et fixer dessus la pierre. Quand
l'obscurité du soir fut descendue, quand le calme sacré du lieu
saint ne fut plus troublé par le moindre bruit, quand la brillante
clarté de la lune se projeta sur la tombe et sur l'église, sur les
piliers, les murailles, les arceaux, et principalement, on eût pu
le croire du moins, sur la paisible sépulture de Nelly, à cette
heure du repos où tous les objets extérieurs et les pensées de
l'âme s'accordent pour témoigner de l'éternité devant laquelle les
espérances muettes et les craintes s'humilient dans la poussière,
alors les amis de l'enfant se retirèrent pieusement résignés, et
la laissèrent avec Dieu.

Ah! elle coûte cher à apprendre la leçon que donnent de telles
morts: mais qu'aucun homme ne la repousse; car c'est une leçon
utile à tous, celle qui contient dans toute sa puissance et son
universelle sagesse la vérité. Lorsque la mort frappe ces petits
innocents, il sort de ces fragiles enveloppes d'où elle dégage
l'âme palpitante, des essaims nombreux de vertus qui, sous la
forme de la bonté, de la charité, de l'amour, vont par le monde
répandre leurs bénédictions. De toute larme versée sur ces tombes
verdoyantes par des êtres désolés, il naît quelque bien pour notre
âme, quelque progrès pour notre nature. Les traces mêmes du génie
destructeur fécondent de brillantes créations qui défient sa
puissance, et le chemin sombre par où il a passé devient une
traînée lumineuse qui conduit au ciel.

Il était tard quand le vieillard rentra au logis. L'enfant l'avait
d'abord conduit chez sa mère, sous quelque prétexte. Assoupi par
sa longue promenade et par ses veilles précédentes, le vieillard
tomba dans un profond sommeil, au coin du feu. Épuisé de fatigue
comme il l'était, on eut soin de ne point le réveiller. Ce repos
dura longtemps, et, quand il en sortit, la lune brillait de tout
son éclat.

Le plus jeune frère, inquiet de son absence prolongée, attendait
son retour à la porte de la maison, quand il vit le vieillard
s'avancer sous la conduite de son petit guide. Il alla au-devant
d'eux, et pressant avec tendresse son frère de vouloir bien
s'appuyer sur son bras, il le mena jusqu'en sa demeure où le
vieillard rentra d'un pas lent et tremblant.

Il alla tout droit à la chambre de Nelly. N'y trouvant pas ce
qu'il y avait laissé, il revint avec des yeux humides dans la
pièce où ses amis étaient réunis. De là il courut à la maison du
maître d'école, en appelant: «Nelly! Nelly!» On le suivait de
près, et quand il eut vainement cherché sa petite fille, on le
reconduisit chez lui.

Là, avec les paroles de tendresse et de persuasion que peuvent
inspirer la pitié et l'amour, ils l'engagèrent à s'asseoir parmi
eux, à écouter ce qu'ils avaient à lui communiquer. Alors,
s'efforçant par quelques petits détours de préparer son esprit à
une révélation indispensable, et insistant dans les termes les
plus tendres sur le partage heureux qui était échu à Nelly, ils
lui dirent enfin toute la vérité. À l'instant même où elle sortit
de leur bouche, il tomba roide comme un homme assassiné.

Durant plusieurs heures on eut peu d'espoir de le ramener à la
vie; mais la douleur a la vie dure, et le vieillard revint à lui.

S'il existait quelqu'un qui n'eût jamais connu le vide affreux qui
suit la mort, ni le sentiment de désolation qui s'appesantit sur
les esprits les plus forts, lorsqu'ils sentent à chaque instant
qu'il leur manque un être précieux et chéri; ni le lien étroit qui
s'établit entre les choses inanimées, les objets les plus
insensibles et l'idole de leurs souvenirs, alors qu'il n'est pas
un meuble dans la maison qui ne devienne un monument sacré, pas
une chambre qui ne soit un tombeau; s'il existait quelqu'un qui ne
connût pas cela et ne l'eût point éprouvé par sa propre
expérience, celui-là aurait peine à comprendre comment, pendant de
longs jours, le vieillard languissant usa le temps à errer çà et
là comme une âme en peine, cherchant toujours quelque chose sans
jamais trouver le repos.

Tout ce qu'il avait conservé de pensée et de mémoire était
concentré sur elle. Jamais il ne reconnut ou ne parut reconnaître
son frère. La tendresse, les soins le laissaient indifférent. Si
on lui parlait de tel sujet ou de tel autre, sauf un seul, il
écoutait quelques moments avec patience, puis il se dépêchait
d'aller recommencer sa recherche.

Quant au sujet qui était dans sa pensée comme dans celle de tout
le monde, il était impossible de l'aborder. Morte! Il ne pouvait
ni entendre ni supporter ce mot. La moindre allusion à cet égard
l'eût jeté dans un accès semblable à celui où il était tombé la
première fois. Nul ne pourrait dire dans quelle espérance il
supportait la vie: mais qu'il eût quelque espérance de retrouver
Nelly, une espérance vague et obscure qui chaque jour fuyait
devant lui, et qui de jour en jour lui rendait le coeur plus
malade et plus accablé, personne n'en pouvait douter.

Ses amis décidèrent qu'il conviendrait de l'éloigner du théâtre de
ce dernier malheur; d'essayer si un changement de lieu le tirerait
de cet état de stupeur et de chagrin. Son frère consulta sur ce
point les maîtres les plus habiles de la science; Ils vinrent et
examinèrent le vieillard. Plusieurs restèrent à causer avec lui
quand il voulait bien causer, et à suivre ses mouvements tandis
qu'il marchait seul et silencieux.

«En quelque endroit qu'on le conduise, dirent-ils, il cherchera
toujours à revenir ici. Son esprit n'en sortira pas. On pourrait
le garder à vue, veiller sur lui avec soin, le tenir prisonnier
enfin; mais s'il réussissait à s'échapper, il ne manquerait pas de
retourner au même lieu, ou bien c'est qu'il mourrait en route.»

Le petit garçon, à qui il avait obéi d'abord, perdit sur lui son
influence. Le vieillard lui permettait parfois de marcher à ses
côtés, il paraissait assez sensible à sa présence pour lui donner
la main, ou même encore il s'arrêtait de temps en temps pour
l'embrasser sur la joue ou pour lui caresser la tête. D'autres
fois il lui enjoignait, sans rudesse, cependant, de s'éloigner, et
ne supportait pas sa vue près de lui. Mais soit qu'il fût seul ou
avec son docile ami, soit qu'il se trouvât avec ceux qui eussent
donné tout au monde pour pouvoir lui procurer quelque consolation,
quelque repos d'esprit, toujours il restait le même: il n'aimait
plus rien, il ne se souciait plus de rien dans la vie. C'était un
coeur brisé à tout jamais.

Un jour enfin on s'aperçut qu'il s'était levé de très-bonne heure
et qu'il était parti avec son havre-sac sur le dos, son bâton à la
main, emportant avec lui le chapeau de paille de Nelly avec son
petit panier rempli des objets qu'elle avait coutume d'y mettre.
Comme on allait se mettre à sa poursuite, on vit accourir tout
effrayé un enfant de l'école qui, un moment auparavant, l'avait
aperçu assis dans l'église, sur le tombeau de Nelly, dit-il.

On s'y rendit en toute hâte: et, du seuil de la porte, dont on
s'était approché sur la pointe du pied, on le vit là dans
l'attitude d'un homme qui attend. On se garda bien de le déranger,
on laissa seulement quelqu'un pour le surveiller toute la journée.
Quand descendit l'ombre du soir, le vieillard se leva, retourna au
logis et se mit au lit en murmurant: «Elle viendra demain!»

Le lendemain, il se rendit de nouveau dans l'église où il resta
depuis le matin jusqu'à la nuit; et, la nuit venue, il alla se
coucher en murmurant comme la veille: «Elle viendra demain!»

Ce fut ainsi que désormais chaque jour, et durant la journée
entière, il attendit Nelly sur son tombeau. Que de fois dans la
vieille, sombre et silencieuse église, il vit se dresser devant
lui les brillantes visions de ce qu'avait été Nelly, de ce qu'il
espérait qu'elle pouvait redevenir encore: ces tableaux
d'excursions nouvelles dans de belles campagnes, de haltes
pittoresques sous le ciel tout ouvert, d'allées et venues à
travers les champs et les bois; ces accents de la voix toujours
vivante dans son souvenir; ses traits, sa taille, son vêtement
flottant, ses cheveux agités gaiement par la brise!

Jamais il ne dit à ses amis ni ce qu'il pensait ni où il allait.
Le soir, il était assis parmi eux, méditant avec un secret
plaisir, qui n'était un mystère pour personne, de fuir avec Nelly
avant la nuit suivante; et on pouvait l'entendre de nouveau
murmurer dans ses prières: «O mon Dieu, laissez-la venir demain!»

Ce fut par une belle journée de printemps que finit ce drame. Le
vieillard n'était pas revenu à son heure habituelle. On se mit à
sa recherche, et on le trouva couché sur le tombeau de Nelly. Il
était mort.

On l'inhuma à côté de celle qu'il avait si tendrement aimée, dans
cette église où souvent ils avaient prié, rêvé, en se tenant par
la main. L'enfant et le vieillard reposent ensemble.




CHAPITRE XXXVI.


Le tourbillon magique qui, dans sa course aventureuse, a entraîné
jusqu'ici le chroniqueur, commence à ralentir son pas; il
s'arrête. Le voilà arrivé au but; notre tâche va finir aussi.

Il ne nous reste plus qu'à prendre congé des acteurs du petit
monde qui nous a tenu compagnie tout le long du chemin, pour
terminer notre voyage.

Entre tous, par-dessus tous, le doucereux Sampson Brass et Sally,
viennent, bras dessus bras dessous, réclamer notre attention et
nos égards.

Nous avons déjà vu que M. Sampson était tombé entre les mains de
la justice, après l'avoir invoquée d'abord, et on avait si
fortement insisté pour qu'il voulût bien prolonger son séjour dans
la prison, qu'il n'avait pu s'y refuser. Il demeura sous la
protection des lois durant un temps considérable, tenu si
étroitement à l'écart par l'attention pleine de sollicitude de
ceux qui veillaient à ses besoins, qu'il était perdu pour la
société, sans pouvoir se livrer à aucun exercice extérieur, si ce
n'est dans l'espace d'une petite cour pavée. Les gens auxquels il
avait affaire, connaissant son caractère modeste et son goût pour
la retraite, jaloux d'ailleurs de l'avoir toujours près d'eux, ne
voulurent pas s'en séparer avant que deux riches particuliers
eussent fourni une caution de trente-sept mille cinq cents francs;
ce ne fut qu'à cette condition que ses hôtes lui permirent de
quitter leur toit hospitalier, tant ils avaient peur qu'il ne leur
faussât pour toujours compagnie, s'ils ne prenaient pas leurs
sûretés avant de lui donner la clef des champs. M. Brass, frappé
de ce que ce badinage avait de spirituel, et le prenant tout à
fait au sérieux, trouva dans le vaste cercle de ses relations une
couple d'amis dont la fortune réunie s'élevait à un peu moins de
un franc cinquante centimes; il offrit donc ces messieurs en
garantie: histoire de rire! Mais, ces gentlemen n'ayant pas été
accueillis, après vingt-quatre heures de réflexion pour la forme,
M. Brass consentit à rester dans son domicile actuel, et il y
resta en effet jusqu'au moment où un club d'esprits d'élite,
vulgairement appelé le Grand-Jury, qui étaient dans le secret de
la plaisanterie, l'appelèrent à comparaître pour parjure et dol,
devant douze autres personnages facétieux qui, à leur tour,
s'amusèrent beaucoup à le déclarer coupable. Il y a plus; la
populace elle-même s'associa au badinage; et lorsque M. Brass fut
emmené en fiacre vers l'édifice où se réunissaient ses juges, elle
salua sa venue en lui jetant à la tête des oeufs pourris et des
petits chats noyés; elle fit même semblant de vouloir le mettre en
pièces, ce qui accrut infiniment le comique de la situation, et
dut, sans nul doute, augmenter d'autant la satisfaction de l'ex-
procureur.

Une fois en vaine de gaieté, M. Brass ne s'en tint pas là: il se
pourvut en cassation, alléguant en sa faveur que, s'il avait
consenti à déclarer lui-même les faits à sa charge, c'était sur
l'assurance réitérée qu'on lui avait donnée, et les promesses
qu'on lui avait faites d'obtenir pour lui pardon et impunité; il
invoquait l'indulgence que la loi ne refuse pas en pareil cas aux
esprits crédules, victimes de leur confiance innocente. Après un
débat solennel, ce point, ainsi que d'autres de nature technique,
dont il serait difficile d'exagérer la grotesque extravagance, fut
déféré à la décision des juges. En attendant, Sampson avait été
réintégré dans sa première résidence. Finalement, vainqueur sur
quelques points, vaincu sur d'autres, le résultat définitif fut
qu'au lieu d'être prié de vouloir bien voyager pour un temps en
pays étranger, il obtint la faveur d'orner de sa présence la mère
patrie, sous certaines restrictions tout à fait insignifiantes.

Voici quelles furent ces restrictions: il devait, durant un nombre
d'années déterminé, résider dans un bâtiment spacieux où étaient
logés et entretenus aux frais du public plusieurs autres gentlemen
qui étaient vêtus d'un uniforme gris très-simple, bordé de jaune,
portant les cheveux ras et vivant principalement d'un petit potage
au gruau. On l'invita aussi à partager leur exercice qui consiste
à monter constamment une série interminable de marches d'escalier;
et de peur que ses jambes, peu accoutumées à ce genre de
divertissement, ne s'en trouvassent avariées, on lui fit porter
au-dessus de la cheville une amulette de fer pour lui servir de
charme contre la fatigue. Une fois bien convenus de leurs faits,
on le transporta un soir à son nouveau séjour, en grande
cérémonie, dans un des carrosses de Sa Majesté, en compagnie de
neuf autres gentlemen et de deux dames admis au même privilège.

Indépendamment de ces petites peines, autrement dit, de ces
bagatelles, son nom fut effacé du rôle des attorneys; et je ne
sais pas si vous savez que jusqu'à ces derniers temps cette mesure
a toujours été considérée comme une marque de dégradation, de
déshonneur pour celui qui la subit, comme impliquant
nécessairement quelque acte de félonie abominable, vu qu'il y a
tant de noms très-peu respectables qui se carrent tranquillement
aux meilleures places de la liste des procureurs, sans être en
rien molestés.

Quant à Sally Brass, il courut sur son compte une foule de rumeurs
contradictoires. Il y en avait d'aucuns qui disaient avec pleine
assurance qu'elle s'était rendue aux docks en habits d'homme et
s'y était engagée comme matelot femelle. D'autres insinuaient
qu'elle s'était enrôlée comme simple soldat dans le deuxième
régiment des gardes à pied et qu'on l'avait aperçue en uniforme à
son poste, c'est-à-dire se tenant un soir appuyée sur son fusil
dans une des guérites du parc de Saint-James; mais de tous ces
bruits, celui qui paraît le plus vraisemblable, c'est, qu'après un
laps de quelque cinq années, pendant lesquelles rien n'indique que
personne ait pu la rencontrer, on vit plus d'une fois deux
misérables créatures se glisser à la nuit hors des réduits les
plus reculés de Saint-Giles et cheminer le long des rues en
traînant la savate, le corps tout courbé, scrutant les tas
d'ordures et les ruisseaux comme pour y chercher quelque débris de
nourriture, quelque rebut du souper de la veille. Jamais ces
espèces de spectres n'apparaissaient que dans les nuits de froid
et d'obscurité où ces terribles fantômes, ces images incarnées de
la misère, du vice et de la famine, qui en tout autre temps se
cachent dans les plus hideux repaires de Londres, sous les portes
cochères, les voûtes sombres et dans les caves, s'aventurent à
rôder dans les rues. Ceux qui avaient connu Sampson et Sally,
disaient tout bas que ce devait être l'ex-procureur et sa soeur;
et il paraît qu'encore aujourd'hui on les voit quelquefois passer,
la nuit, quand il fait bien noir, avec leur sale accoutrement,
tout contre le passant, qui s'écarte avec dégoût.

On ne retrouva le corps de Quilp qu'au bout de quelques jours. Une
enquête fut ouverte près de l'endroit où les flots l'avaient
déposé. L'opinion générale fut que le nain s'était suicidé, et
comme toutes les circonstances de sa mort paraissaient s'accorder
avec cette présomption, le verdict fut rendu dans ce sens. Il fut
enterré avec un pieu enfoncé au travers du coeur, au beau milieu
d'un carrefour.

Cependant, le bruit courut plus tard que cette horrible et barbare
pratique n'avait pas été mise à exécution et que les restes de
Quilp avaient été secrètement rendus à Tom Scott. Sur ce point
même, toutefois, les sentiments furent divisés, car plusieurs
personnes prétendirent que Tom Scott avait déterré à minuit la
dépouille de son maître et l'avait portée à un endroit indiqué
d'avance par la veuve. Il est à présumer que ces deux histoires
n'avaient pas d'autre fondement que les larmes versées par Tom,
lors de l'enquête: et nous devons dire à ceux qui ne voudraient
pas le croire, que le fait des larmes est véritable; bien plus,
Tom manifesta le plus vif désir d'aller donner une pile au jury.
Voyant qu'on l'en empêchait et qu'on l'avait même chassé de la
salle, il voulut du moins, par esprit de vengeance, en obscurcir
l'unique croisée en se posant en éventail dans l'embrasure, la
tête en bas, jusqu'à ce qu'un sergent de ville, qui ne badinait
pas, le remit sur ses pieds lestement en lui faisant faire la
culbute.

Se trouvant sur le pavé, par suite de la mort de son maître, il se
détermina à courir le monde sur la tête et sur les mains, et, en
conséquence, il commença à faire la roue pour gagner sa vie.
Cependant, comme sa qualité d'Anglais lui paraissait un obstacle
insurmontable à ses succès dans cette carrière (quoique l'art des
culbutes soit chez nous en assez grande faveur), il prit le nom
d'un marchand d'images italien avec qui il fit connaissance; et
sous le nom de Tomscotino fit désormais ses pirouettes à l'envers
avec un succès prodigieux et devant un public de plus en plus
nombreux.

La petite mistress Quilp ne se pardonna jamais l'unique faute qui
pesât sur sa conscience, et elle ne pouvait y penser ni en parler
sans pleurer amèrement. Son mari ne laissait point de parents,
elle était riche; il n'avait pas fait de testament, sinon elle fût
restée pauvre. S'étant mariée la première fois à l'instigation de
sa mère, elle ne consulta que son propre goût pour un second
choix. Ce choix tomba sur un homme agréable et jeune encore; et
comme il avait posé pour condition préliminaire que mistress
Jiniwin vivrait hors de la maison avec une pension alimentaire,
les deux époux n'eurent, après la célébration du mariage, que la
moyenne nécessaire de querelles qu'il doit y avoir dans un bon
ménage, et menèrent une joyeuse existence avec l'argent du défunt.

M. et mistress Garland et M. Abel continuèrent leur petit trantran
ordinaire, à l'exception d'un changement qui se produisit dans
leur intérieur, comme nous allons l'exposer: Quand le temps fut
venu, M. Abel s'associa avec son ami le notaire. À cette occasion,
il y eut dîner, bal, réjouissance complète. Au bal, le hasard
voulut qu'on eût invité la jeune personne la plus modeste qu'on
ait jamais vue, et le hasard voulut encore que M. Abel tombât
amoureux d'elle. Comment se fit la chose, ou comment les deux
jeunes gens s'en aperçurent, ou lequel des deux communiqua le
premier à l'autre sa découverte, c'est ce que l'on ignore.
Toujours est-il qu'après un certain temps ils se marièrent;
toujours est-il qu'ils furent heureux à faire envie, toujours est-
il enfin qu'ils méritaient bien leur bonheur. Il ne pouvait rien y
avoir de plus agréable pour nous que d'ajouter à ces détails
qu'ils eurent beaucoup d'enfants; car la bonté et la vertu ne
peuvent se multiplier et se répandre sans que ce soit un ornement
de plus à joindre aux autres beautés de la nature et un sujet de
joie légitime pour l'humanité tout entière.

Le poney garda son caractère et ses principes d'indépendance
jusqu'au dernier moment de sa vie, qui fut d'une longueur peu
commune, et lui valut le surnom de Mathusalem. Souvent il traîna
le petit phaéton de la maison de M. Garland père à la maison de
M. Garland fils; et comme les parents et leurs enfants se
réunissaient très-fréquemment, il eut chez les jeunes époux une
écurie à lui où il se rendait de lui-même avec une étonnante
dignité. Il voulut bien condescendre à jouer avec les enfants
lorsque ceux-ci furent devenus assez grands pour cultiver son
amitié, et il courait avec eux comme un chien à travers le petit
enclos. Mais, bien qu'il se relâchât à tel point de sa fierté
d'humeur, et leur permît des caresses et de petites privautés,
comme par exemple d'examiner ses sabots ou de se pendre à sa
queue, jamais il ne souffrit qu'aucun d'eux montât sur son dos
pour le conduire; montrant ainsi que la familiarité elle-même a
ses limites, et qu'il y a des points réservés avec lesquels il ne
faut pas badiner.

Vers la fin de sa vie, Whisker prouva qu'il n'était pas encore
incapable de former des attachements de coeur: lorsque le bon
vieux bachelier vint vivre avec M. Garland après le décès de son
ami le desservant, le poney se prit pour lui d'une grande amitié
et se laissa volontiers conduire par lui sans opposer la moindre
résistance. Deux ou trois années avant sa mort on cessa de le
faire travailler; il vécut à même l'herbe des prés comme un vrai
coq en pâte, et son dernier acte, bien digne d'un vieux gentleman
colérique, fut de lancer une ruade contre son docteur...
vétérinaire.

Après une longue convalescence, M. Swiveller, qui était entré en
jouissance de son revenu, acheta une bonne garde-robe à la
marquise et la mit aussitôt en pension, conformément au voeu qu'il
avait fait sur son lit de souffrance. Il chercha longtemps un nom
qui fût digne d'elle, et finit par se décider en faveur de
Sophronie Sphinx, nom euphonique, gracieux, qui avait de plus
l'avantage de laisser supposer au fond un mystère. Ce fut donc
sous ce nom que la marquise se rendit, tout en larmes, à la
pension choisie par M. Swiveller: mais elle en fut retirée, par
suite de ses progrès rapides qui l'avaient placée au-dessus de ses
compagnes, pour entrer dans un établissement d'un ordre plus
élevé. M. Swiveller, c'est une justice à lui rendre, bien que les
frais d'éducation de la marquise dussent le mettre à la gêne pour
une demi-douzaine d'années au moins, ne sentit pas un instant son
zèle se refroidir et se trouva toujours payé amplement par les
rapports avantageux qu'il recevait, avec beaucoup de gravité, sur
les progrès de la jeune élève, chaque fois qu'au bout du mois il
faisait sa visite à la directrice, qui le considérait comme un
gentleman aux habitudes excentriques, très-littéraire et d'une
force prodigieuse sur les citations.

En un mot, M. Swiveller tint la marquise dans cette maison jusqu'à
ce qu'elle eût atteint à peu près sa dix-neuvième année; elle
avait alors de bonnes manières, de l'instruction, de l'élégance.
Il se demanda sérieusement, à cette époque, ce qu'il y avait
maintenant à faire. Dans une de ses visites périodiques, tandis
qu'il roulait cette question dans son esprit, la marquise arriva
au parloir; elle était seule, elle était plus souriante et plus
fraîche que jamais: alors la pensée vint à Richard, et ce n'était
pas la première fois, que si elle consentait à l'épouser, ils
seraient parfaitement heureux ensemble. Richard lui posa la
question, elle ne dit pas non. Au bout d'une semaine, ni plus ni
moins, ils étaient mariés, ce qui permit à M. Swiveller de faire
remarquer bien des fois plus tard qu'il y avait eu, avec tout
cela, une jeune demoiselle qui l'avait attendu pour l'épouser.

Il y avait justement à louer un petit cottage à Hampstead avec une
tabagie pour fumer, objet d'envie du monde civilisé; ils se
gardèrent bien de manquer l'occasion, et allèrent s'y établir
après la lune de miel. Chaque dimanche, M. Chukster se rendait
régulièrement en ce lieu de retraite pour y passer la journée; il
commençait par y déjeuner. C'était lui qui était leur grand
pourvoyeur de nouvelles publiques et des cancans de la société
fashionable. Durant quelques années, il continua de porter à Kit
une haine à mort, protestant qu'il avait encore une meilleure
opinion de lui du temps qu'on l'accusait d'avoir soustrait le
billet de banque, que depuis qu'on avait reconnu pleinement son
innocence; car enfin son crime témoignait au moins chez lui d'une
certaine audace, d'une certaine énergie, tandis que son innocence
n'était qu'une preuve de plus de son caractère souple et
artificieux. Cependant il en vint plus tard, mais combien il
fallut de temps! à se réconcilier avec lui; il alla même jusqu'à
l'honorer de son patronage, comme un homme qui s'était assez
visiblement corrigé pour mériter pardon et indulgence. Toutefois,
il ne mit jamais en oubli et ne put lui pardonner le fait du
schelling; car enfin, disait-il, s'il fût revenu pour en gagner un
autre, à la bonne heure, mais revenir pour achever de gagner ce
qu'on lui avait donné tout d'abord, c'était sur son caractère
moral une tache que ni regret ni contrition ne pouvait jamais
complètement faire disparaître.

M. Swiveller, qui avait toujours eu du goût pour la philosophie
contemplative, s'y adonnait de temps en temps avec fureur dans sa
petite tabagie, dont il ne pouvait s'arracher. Durant ces heures
de méditation, il s'était mis à débattre dans son esprit la
question mystérieuse de la famille de Sophronie. Sophronie elle-
même croyait être orpheline; mais M. Swiveller, d'après quelques
légers indices qu'il réunit d'autre part, inclina souvent à penser
que miss Brass devait en savoir plus long, et, ayant appris par sa
femme les détails de l'étrange entrevue qu'elle avait eue avec
Quilp, il soupçonna maintes fois que le nain eût bien pu, de son
vivant, fournir la clef de l'énigme, si cela lui eût convenu.
Disons cependant que ces raisonnements ne troublaient aucunement
le repos de M. Swiveller; car Sophronie était toujours pour lui
une femme aimable, dévouée et vigilante. Richard, de son côté,
d'humeur égale et paisible, à cela près de quelques brouilles
passagères avec M. Chukster, que Sophronie, en femme de bon sens,
encourageait plutôt qu'elle ne les calmait, fut toujours pour elle
un époux plein d'égards et de tendresse. Ils jouèrent ensemble des
milliers de parties de cribbage. Et nous devons ajouter, à
l'honneur de Dick, que, depuis le commencement jusqu'à la fin, il
continua d'appeler du titre de marquise celle que nous appelons,
nous, Sophronie, et que, chaque année, à l'anniversaire du jour où
il l'avait aperçue dans sa chambre de malade, il y avait un dîner
auquel M. Chukster était engagé: et, ce jour-là, on mettait les
petits plats dans les grands.

Les joueurs de profession Isaac List et Jowl, avec leur digne
associé M. James Graves, ce personnage chatouilleux à l'endroit de
sa réputation, poursuivirent leurs opérations avec des chances
diverses jusqu'au moment où l'insuccès d'une affaire un peu hardie
dans l'exercice de leur profession les obligea de se disperser
dans toutes les directions, sans pouvoir éviter l'atteinte de la
justice, qui a le bras long. Cette déroute provint de l'étourderie
d'un nouvel affidé, le jeune Frédéric Trent, qui, en divulguant le
secret de ses complices, devint ainsi, à son insu, l'instrument de
leur châtiment comme du sien.

Ce jeune homme passa à l'étranger, où, pendant quelque temps, il
s'abandonna à toutes sortes d'excès, vivant de son industrie,
autrement dit, de l'abus de toutes les facultés qui, dignement
employées, élèvent l'homme au-dessus de la bête, mais qui le
ravalent au contraire au-dessous d'elle lorsqu'il s'est ainsi
dégradé. Peu de temps après, son corps, tout meurtri et défiguré
par quelque rixe violente, fut reconnu par un Anglais qui visitait
par hasard le bâtiment spécial de la Morgue, à Paris, où sont
exposés les noyés. Mais cet Anglais garda prudemment le secret
jusqu'à son retour dans son pays, et le corps de Frédéric Trent ne
fut réclamé par personne.

Le gentleman, désignation familière sous laquelle nous avons fait
connaître le frère du grand-père de Nelly, voulait absolument
tirer le pauvre maître d'école de sa retraite ignorée pour faire
de lui son compagnon et son ami; mais l'humble instituteur de
village craignait de s'aventurer dans un monde bruyant, et
d'ailleurs, il s'était habitué à aimer le voisinage du vieux
cimetière. Calme et heureux dans son école, dans son pays
d'adoption, et surtout dans son attachement pour sa chère petite
amie tant pleurée, il continua tranquillement sa vie paisible et
demeura, malgré l'insistance du reconnaissant gentleman, ce qu'on
peut exprimer en peu de mots, un pauvre maître d'école, rien de
plus.

Son ami, le gentleman, ou le plus jeune frère, comme vous voudrez,
avait conservé au fond du coeur un pesant chagrin. Mais ce chagrin
ne faisait de lui ni un misanthrope ni un ermite. Il traversait le
monde en gardant ses affections. Longtemps, très-longtemps, son
principal plaisir fut de rechercher la trace des lieux par où
avaient passé le vieillard et l'enfant, autant que les derniers
récits de Nelly lui permirent de retrouver ces indices, de
s'arrêter là où ils s'étaient arrêtés, de méditer là où ils
avaient souffert, et de se réjouir là où ils avaient éprouvé
quelque bon traitement. Ceux qui leur avaient témoigné quelque
bonté ne purent échapper à ses recherches. Les deux soeurs du
pensionnat de miss Monflathers, qui avaient été aimées de Nelly
parce qu'elles-mêmes n'avaient pas d'amis; mistress Jarley, la
propriétaire des figures de cire; Codlin, Short, tous, il les
retrouva; et l'on nous a même affirmé qu'il n'oublia pas non plus
le chauffeur de la fournaise.

L'histoire de Kit, en se répandant au dehors, lui attira une
multitude d'amis et lui valut beaucoup d'offres généreuses.
D'abord, il ne songeait nullement à quitter le service de
M. Garland; mais, sur les représentations sérieuses et les bons
avis de ce gentleman, il commença à s'accoutumer à l'idée d'un
changement de condition dans le temps comme dans le temps; mais,
en moins de rien et sans qu'il eût seulement le loisir de
respirer, un des jurés qui l'avait autrefois cru coupable du crime
qu'on lui imputait et qui s'était prononcé en conséquence, lui
proposa un bon poste. Il avait la bonté d'assurer en même temps à
la mère de Kit des moyens suffisants d'existence et de bien-être.
Ce fut ainsi, comme Kit le répétait souvent, qu'un grand malheur
devint pour lui la source de toutes ses prospérités.

Kit resta-t-il célibataire, ou bien se maria-t-il? Il va sans
dire, qu'il se maria. Et qui pouvait-il épouser, si ce n'est
Barbe? Et même, bien mieux, il se maria assez jeune pour que le
petit Jacob se trouvât avoir des neveux et nièces avant que ses
mollets, déjà mentionnés honorablement dans cette histoire,
eussent encore eu l'honneur de se voir logés dans un grand
pantalon. Au reste, ce n'était pas nécessaire pour porter le titre
vénérable d'oncle, car le poupon l'était aussi comme lui. Le
bonheur que cet événement causa à la mère de Kit et à la mère de
Barbe est au-dessus de toute expression; se trouvant si bien
d'accord sur ce point comme sur tous les autres, elles prirent le
parti de se loger ensemble et vécurent dans la plus parfaite
intimité. Le cirque d'Astley avait un attrait irrésistible pour
les réunir tous au parterre à chaque trimestre; et la mère de Kit
ne manquait pas de dire, chaque fois qu'elle voyait badigeonner à
neuf l'extérieur de ce théâtre florissant, que son fils, en les y
conduisant, n'avait pas nui au succès de la troupe, et elle
s'attendait presque à voir le directeur sortir pour l'en remercier
avec effusion quand elle passait par là.

Lorsque Kit eut des enfants de six et sept ans, il y eut dans le
nombre une Barbe, et une jolie Barbe encore. Il n'y manquait pas
non plus un _fac-simile_ exact du petit Jacob, tel qu'il était
dans ces temps reculés où on lui révéla ce que c'était que des
huîtres. Naturellement, il y avait un Abel, le filleul de
M. Garland fils; il y avait un Dick, également filleul de
M. Swiveller. Le petit groupe d'enfants se réunissait souvent le
soir autour du père, en le priant de raconter encore l'histoire de
cette bonne miss Nell, qui était morte. Kit la leur racontait; et,
quand les enfants pleuraient après l'avoir entendue, regrettant
qu'elle ne fût pas plus longue, il leur disait qu'elle était
montée au ciel, où vont tous les braves gens, et que, s'ils
étaient bons comme elle, ils pouvaient espérer d'aller aussi un
jour au ciel, où ils pourraient la voir et la connaître comme il
l'avait vue et connue lui-même du temps qu'il n'était encore qu'un
tout petit garçon. Puis il leur racontait combien alors il était
pauvre, comment elle lui avait enseigné ce qu'il n'avait pas le
moyen d'apprendre, et comment le vieillard avait l'habitude de
dire: «Elle se moque toujours de Kit;» et alors les enfants
séchaient leurs larmes et se mettaient à rire à la pensée de ce
qu'avait fait cette bonne miss Nell, et ils étaient tout joyeux.

Parfois, Kit les conduisait jusqu'à la rue où Nell et son grand-
père avaient habité; mais de nouvelles constructions en avaient
totalement changé la physionomie. Depuis longtemps la vieille
maison avait été abattue, et, à la place, on avait ouvert une
belle et large voie. Les premières fois, Kit put tracer encore
avec sa canne un cercle sur le sol, comme pour indiquer à ses
enfants la place où avait été la maison; mais bientôt il n'eut
plus lui-même qu'un souvenir confus de cette place: tout ce qu'il
put dire, c'est que ce devait être ici où là, et que tous ces
changements lui avaient brouillé l'esprit.

Telles sont les métamorphoses que produisent un petit nombre
d'années, et c'est ainsi que tout passe, comme une histoire qu'on
raconte.

FIN.




     1  Pour Greenwich.

     2  Sorte de jeu de cartes particulier aux Anglais.

     3  625 000 francs.

     4  3 750 francs.

     5  Fée d'Écosse.









End of the Project Gutenberg EBook of Le magasin d'antiquités, Tome II, by 
Charles Dickens

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PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
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receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
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providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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