Cantique de Noël

By Charles Dickens

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Title: Cantique de Noël

Author: Charles Dickens

Release Date: June 7, 2005 [EBook #16021]

Language: French


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Charles Dickens



CANTIQUE DE NOËL

EN PROSE



Table des matières

Premier couplet  Le spectre de Marley
Deuxième couplet  Le premier des trois esprits
Troisième couplet  Le second des trois esprits
Quatrième couplet  Le dernier esprit
Cinquième couplet  La conclusion



Premier couplet

Le spectre de Marley

Marley était mort, pour commencer. Là-dessus, pas l'ombre d'un
doute. Le registre mortuaire était signé par le ministre, le
clerc, l'entrepreneur des pompes funèbres et celui qui avait mené
le deuil. Scrooge l'avait signé, et le nom de Scrooge était bon à
la bourse, quel que fût le papier sur lequel il lui plût d'apposer
sa signature.

Le vieux Marley était aussi mort qu'un clou de porte.[1]

Attention! je ne veux pas dire que je sache par moi-même ce qu'il
y a de particulièrement mort dans un clou de porte. J'aurais pu,
quant à moi, me sentir porté plutôt à regarder un clou de cercueil
comme le morceau de fer le plus mort qui soit dans le commerce;
mais la sagesse de nos ancêtres éclate dans les similitudes, et
mes mains profanes n'iront pas toucher à l'arche sainte; autrement
le pays est perdu. Vous me permettrez donc de répéter avec énergie
que Marley était aussi mort qu'un clou de porte.

Scrooge savait-il qu'il fût mort? Sans contredit. Comment aurait-
il pu en être autrement? Scrooge et lui étaient associés depuis je
ne sais combien d'années. Scrooge était son seul exécuteur
testamentaire, le seul administrateur de son bien, son seul
légataire universel, son unique ami, le seul qui eût suivi son
convoi. Quoiqu'à dire vrai, il ne fût pas si terriblement
bouleversé par ce triste événement, qu'il ne se montrât un habile
homme d'affaires le jour même des funérailles et qu'il ne l'eût
solennisé par un marché des plus avantageux.

La mention des funérailles de Marley me ramène à mon point de
départ. Il n'y a pas de doute que Marley était mort: ceci doit
être parfaitement compris, autrement l'histoire que je vais
raconter ne pourrait rien avoir de merveilleux. Si nous n'étions
bien convaincus que le père d'Hamlet est mort, avant que la pièce
commence, il n'y aurait rien de plus remarquable à le voir rôder
la nuit, par un vent d'est, sur les remparts de sa ville, qu'à
voir tout autre monsieur d'un âge mûr se promener mal à propos au
milieu des ténèbres, dans un lieu rafraîchi par la brise, comme
serait, par exemple, le cimetière de Saint-Paul, simplement pour
frapper d'étonnement l'esprit faible de son fils.

Scrooge n'effaça jamais le nom du vieux Marley. Il était encore
inscrit, plusieurs années après, au-dessus de la porte du magasin:
_Scrooge et Marley_. La maison de commerce était connue sous la
raison Scrooge et Marley. Quelquefois des gens peu au courant des
affaires l'appelaient Scrooge-Scrooge, quelquefois Marley tout
court; mais il répondait également à l'un et à l'autre nom; pour
lui c'était tout un.

Oh! il tenait bien le poing fermé sur la meule, le bonhomme
Scrooge! Le vieux pécheur était un avare qui savait saisir
fortement, arracher, tordre, pressurer, gratter, ne point lâcher
surtout! Dur et tranchant comme une pierre à fusil dont jamais
l'acier n'a fait jaillir une étincelle généreuse, secret, renfermé
en lui-même et solitaire comme une huître. Le froid qui était au
dedans de lui gelait son vieux visage, pinçait son nez pointu,
ridait sa joue, rendait sa démarche roide et ses yeux rouges,
bleuissait ses lèvres minces et se manifestait au dehors par le
son aigre de sa voix. Une gelée blanche recouvrait constamment sa
tête, ses sourcils et son menton fin et nerveux. Il portait
toujours et partout avec lui sa température au-dessous de zéro; il
glaçait son bureau aux jours caniculaires et ne le dégelait pas
d'un degré à Noël.

La chaleur et le froid extérieurs avaient peu d'influence sur
Scrooge. Les ardeurs de l'été ne pouvaient le réchauffer, et
l'hiver le plus rigoureux ne parvenait pas à le refroidir. Aucun
souffle de vent n'était plus âpre que lui. Jamais neige en tombant
n'alla plus droit à son but, jamais pluie battante ne fut plus
inexorable. Le mauvais temps ne savait par où trouver prise sur
lui; les plus fortes averses, la neige, la grêle, les giboulées ne
pouvaient se vanter d'avoir sur lui qu'un avantage: elles
tombaient souvent «_avec profusion_». Scrooge ne connut jamais ce
mot.

Personne ne l'arrêta jamais dans la rue pour lui dire d'un air
satisfait: «Mon cher Scrooge, comment vous portez-vous? quand
viendrez-vous me voir?» Aucun mendiant n'implorait de lui le plus
léger secours, aucun enfant ne lui demandait l'heure. On ne vit
jamais personne, soit homme, soit femme, prier Scrooge, une seule
fois dans toute sa vie, de lui indiquer le chemin de tel ou tel
endroit. Les chiens d'aveugles eux-mêmes semblaient le connaître,
et, quand ils le voyaient venir, ils entraînaient leurs maîtres
sous les portes cochères et dans les ruelles, puis remuaient la
queue comme pour dire: «Mon pauvre maître aveugle, mieux vaut pas
d'oeil du tout qu'un mauvais oeil!»

Mais qu'importait à Scrooge? C'était là précisément ce qu'il
voulait. Se faire un chemin solitaire le long des grands chemins
de la vie fréquentés par la foule, en avertissant les passants par
un écriteau qu'ils eussent à se tenir à distance, c'était pour
Scrooge du vrai _nanan_, comme disent les petits gourmands.

Un jour, le meilleur de tous les bons jours de l'année, la veille
de Noël, le vieux Scrooge était assis, fort occupé, dans son
comptoir. Il faisait un froid vif et perçant, le temps était
brumeux; Scrooge pouvait entendre les gens aller et venir dehors,
dans la ruelle, soufflant dans leurs doigts, respirant avec bruit,
se frappant la poitrine avec les mains et tapant des pieds sur le
trottoir pour les réchauffer. Trois heures seulement venaient de
sonner aux horloges de la Cité, et cependant il était déjà presque
nuit. Il n'avait pas fait clair de tout le jour, et les lumières
qui paraissaient derrière les fenêtres des comptoirs voisins
ressemblaient à des taches de graisse rougeâtres qui s'étalaient
sur le fond noirâtre d'un air épais et en quelque sorte palpable.
Le brouillard pénétrait dans l'intérieur des maisons par toutes
les fentes et les trous de serrure; au dehors il était si dense,
que, quoique la rue fût des plus étroites, les maisons en face ne
paraissaient plus que comme des fantômes. À voir les nuages
sombres s'abaisser de plus en plus et répandre sur tous les objets
une obscurité profonde, on aurait pu croire que la nature était
venue s'établir tout près de là pour y exploiter une brasserie
montée sur une vaste échelle.

La porte du comptoir de Scrooge demeurait ouverte, afin qu'il pût
avoir l'oeil sur son commis qui se tenait un peu plus loin, dans
une petite cellule triste, sorte de citerne sombre, occupé à
copier des lettres. Scrooge avait un très petit feu, mais celui du
commis était beaucoup plus petit encore: on aurait dit qu'il n'y
avait qu'un seul morceau de charbon. Il ne pouvait l'augmenter,
car Scrooge gardait la boîte à charbon dans sa chambre, et toutes
les fois que le malheureux entrait avec la pelle, son patron ne
manquait pas de lui déclarer qu'il serait forcé de le quitter.
C'est pourquoi le commis mettait son cache-nez blanc et essayait
de se réchauffer à la chandelle; mais comme ce n'était pas un
homme de grande imaginative, ses efforts demeurèrent superflus.

«Je vous souhaite un gai Noël, mon oncle, et que Dieu vous
garde!», cria une voix joyeuse. C'était la voix du neveu de
Scrooge, qui était venu le surprendre si vivement qu'il n'avait
pas eu le temps de le voir.

«Bah! dit Scrooge, sottise!»

Il s'était tellement échauffé dans sa marche rapide par ce temps
de brouillard et de gelée, le neveu de Scrooge, qu'il en était
tout en feu; son visage était rouge comme une cerise, ses yeux
étincelaient, et la vapeur de son haleine était encore toute
fumante.

«Noël, une sottise, mon oncle! dit le neveu de Scrooge; ce n'est
pas là ce que vous voulez dire sans doute?

-- Si fait, répondit Scrooge. Un gai Noël! Quel droit avez-vous
d'être gai? Quelle raison auriez-vous de vous livrer à des gaietés
ruineuses? Vous êtes déjà bien assez pauvre!

-- Allons, allons! reprit gaiement le neveu, quel droit avez-vous
d'être triste? Quelle raison avez-vous de vous livrer à vos
chiffres moroses? Vous êtes déjà bien assez riche!

-- Bah!» dit encore Scrooge, qui, pour le moment, n'avait pas une
meilleure réponse prête; et son bah! fut suivi de l'autre mot:
sottise!

«Ne soyez pas de mauvaise humeur, mon oncle, fit le neveu.

-- Et comment ne pas l'être, repartit l'oncle, lorsqu'on vit dans
un monde de fous tel que celui-ci? Un gai Noël! Au diable vos gais
Noëls! Qu'est-ce que Noël, si ce n'est une époque pour payer
l'échéance de vos billets, souvent sans avoir d'argent? un jour où
vous vous trouvez plus vieux d'une année et pas plus riche d'une
heure? un jour où, la balance de vos livres établie, vous
reconnaissez, après douze mois écoulés, que chacun des articles
qui s'y trouvent mentionnés vous a laissé sans le moindre profit?
Si je pouvais en faire à ma tête, continua Scrooge d'un ton
indigné, tout imbécile qui court les rues avec un gai Noël sur les
lèvres serait mis à bouillir dans la marmite avec son propre
pouding et enterré avec une branche de houx au travers du coeur.
C'est comme ça.

-- Mon oncle! dit le neveu, voulant se faire l'avocat de Noël.

-- Mon neveu! reprit l'oncle sévèrement, fêtez Noël à votre façon,
et laissez-moi le fêter à la mienne.

-- Fêter Noël! répéta le neveu de Scrooge; mais vous ne le fêtez
pas, mon oncle.

-- Alors laissez-moi ne pas le fêter. Grand bien puisse-t-il vous
faire! Avec cela qu'il vous a toujours fait grand bien!

-- Il y a quantité de choses, je l'avoue, dont j'aurais pu retirer
quelque bien, sans en avoir profité néanmoins, répondit le neveu;
Noël entre autres. Mais au moins ai-je toujours regardé le jour de
Noël quand il est revenu (mettant de côté le respect dû à son nom
sacré et à sa divine origine, si on peut les mettre de côté en
songeant à Noël), comme un beau jour, un jour de bienveillance, de
pardon, de charité, de plaisir, le seul, dans le long calendrier
de l'année, où je sache que tous, hommes et femmes, semblent, par
un consentement unanime, ouvrir librement les secrets de leurs
coeurs et voir dans les gens au-dessous d'eux de vrais compagnons
de voyage sur le chemin du tombeau, et non pas une autre race de
créatures marchant vers un autre but. C'est pourquoi, mon oncle,
quoiqu'il n'ait jamais mis dans ma poche la moindre pièce d'or ou
d'argent, je crois que Noël m'a fait vraiment du bien et qu'il
m'en fera encore; aussi je répète: Vive Noël!»

Le commis dans sa citerne applaudit involontairement; mais,
s'apercevant à l'instant même qu'il venait de commettre une
inconvenance, il voulut attiser le feu et ne fit qu'en éteindre
pour toujours la dernière apparence d'étincelle.

«Que j'entende encore le moindre bruit de votre côté, dit Scrooge,
et vous fêterez votre Noël en perdant votre place. Quant à vous,
monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers son neveu, vous êtes en
vérité un orateur distingué. Je m'étonne que vous n'entriez pas au
parlement.

-- Ne vous fâchez pas, mon oncle. Allons, venez dîner demain chez
nous.»

Scrooge dit qu'il voudrait le voir au... oui, en vérité, il le
dit. Il prononça le mot tout entier, et dit qu'il aimerait mieux
le voir au d... (Le lecteur finira le mot si cela lui plaît.)

«Mais pourquoi? s'écria son neveu... Pourquoi?

-- Pourquoi vous êtes-vous marié? demanda Scrooge.

-- Parce que j'étais amoureux.

-- Parce que vous étiez amoureux! grommela Scrooge, comme si
c'était la plus grosse sottise du monde après le gai Noël.
Bonsoir!

-- Mais, mon oncle, vous ne veniez jamais me voir avant mon
mariage. Pourquoi vous en faire un prétexte pour ne pas venir
maintenant?

-- Bonsoir, dit Scrooge.

-- Je ne désire rien de vous; je ne vous demande rien. Pourquoi ne
serions-nous pas amis?

-- Bonsoir, dit Scrooge.

-- Je suis peiné, bien sincèrement peiné de vous voir si résolu.
Nous n'avons jamais eu rien l'un contre l'autre, au moins de mon
côté. Mais j'ai fait cette tentative pour honorer Noël, et je
garderai ma bonne humeur de Noël jusqu'au bout. Ainsi, un gai
Noël, mon oncle!

-- Bonsoir, dit Scrooge.

-- Et je vous souhaite aussi la bonne année!

-- Bonsoir,» répéta Scrooge.

Son neveu quitta la chambre sans dire seulement un mot de
mécontentement. Il s'arrêta à la porte d'entrée pour faire ses
souhaits de bonne année au commis, qui, bien que gelé, était
néanmoins plus chaud que Scrooge, car il les lui rendit
cordialement.

«Voilà un autre fou, murmura Scrooge, qui l'entendit de sa place:
mon commis, avec quinze schellings par semaine, une femme et des
enfants, parlant d'un gai Noël. Il y a de quoi se retirer aux
petites maisons.»

Ce fou fieffé donc, en allant reconduire le neveu le Scrooge,
avait introduit deux autres personnes. C'étaient deux messieurs de
bonne mine, d'une figure avenante, qui se tenaient en ce moment,
chapeau bas, dans le bureau de Scrooge. Ils avaient à la main des
registres et des papiers, et le saluèrent.

«Scrooge et Marley, je crois? dit l'un d'eux en consultant sa
liste. Est-ce à M. Scrooge ou à M. Marley que j'ai le plaisir de
parler?

-- M. Marley est mort depuis sept ans, répondit Scrooge. Il y a
juste sept ans qu'il est mort, cette nuit même.

-- Nous ne doutons pas que sa générosité ne soit bien représentée
par son associé survivant,» dit l'étranger en présentant ses
pouvoirs pour quêter.

Elle l'était certainement; car les deux associés se ressemblaient
comme deux gouttes d'eau. Au mot fâcheux de générosité, Scrooge
fronça le sourcil, hocha la tête et rendit au visiteur ses
certificats.

«À cette époque joyeuse de l'année, monsieur Scrooge, dit celui-ci
en prenant une plume, il est plus désirable encore que d'habitude
que nous puissions recueillir un léger secours pour les pauvres et
les indigents qui souffrent énormément dans la saison où nous
sommes. Il y en a des milliers qui manquent du plus strict
nécessaire, et des centaines de mille qui n'ont pas à se donner le
plus léger bien-être.

-- N'y a-t-il pas des prisons? demanda Scrooge.

-- Oh! en très grand nombre, dit l'étranger laissant retomber sa
plume.

-- Et les maisons de refuge, continua Scrooge, ne sont-elles plus
en activité?

-- Pardon, monsieur, répondit l'autre; et plût à Dieu qu'elles ne
le fussent pas!

-- Le moulin de discipline et la loi des pauvres sont toujours en
pleine vigueur, alors? dit Scrooge.

-- Toujours; et ils ont fort à faire tous les deux.

-- Oh! j'avais craint, d'après ce que vous me disiez d'abord, que
quelque circonstance imprévue ne fût venue entraver la marche de
ces utiles institutions. Je suis vraiment ravi d'apprendre le
contraire, dit Scrooge.

-- Persuadés qu'elles ne peuvent guère fournir une satisfaction
chrétienne du corps et de l'âme à la multitude, quelques-uns
d'entre nous s'efforcent de réunir une petite somme pour acheter
aux pauvres un peu de viande et de bière, avec du charbon pour se
chauffer. Nous choisissons cette époque, parce que c'est, de toute
l'année, le temps où le besoin se fait le plus vivement sentir, et
où l'abondance fait le plus de plaisir. Pour combien vous
inscrirai-je?

-- Pour rien! répondit Scrooge.

-- Vous désirez garder l'anonyme.

-- Je désire qu'on me laisse en repos. Puisque vous me demandez ce
que je désire, messieurs, voilà ma réponse. Je ne me réjouis pas
moi-même à Noël, et je ne puis fournir aux paresseux les moyens de
se réjouir. J'aide à soutenir les établissements dont je vous
parlais tout à l'heure; ils coûtent assez cher: ceux qui ne se
trouvent pas bien ailleurs n'ont qu'à y aller.

-- Il y en a beaucoup qui ne le peuvent pas, et beaucoup d'autres
qui aimeraient mieux mourir.

-- S'ils aiment mieux mourir, reprit Scrooge, ils feraient très
bien de suivre cette idée et de diminuer l'excédent de la
population. Au reste, excusez-moi; je ne connais pas tout ça.

-- Mais il vous serait facile de le connaître, observa l'étranger.

-- Ce n'est pas ma besogne, répliqua Scrooge. Un homme a bien
assez de faire ses propres affaires, sans se mêler de celles des
autres. Les miennes prennent tout mon temps. Bonsoir, messieurs.»

Voyant clairement qu'il serait inutile de poursuivre leur requête,
les deux étrangers se retirèrent. Scrooge se remit au travail, de
plus en plus content de lui, et d'une humeur plus enjouée qu'à son
ordinaire.

Cependant le brouillard et l'obscurité s'épaississaient tellement,
que l'on voyait des gens courir çà et là par les rues avec des
torches allumées, offrant leurs services aux cochers pour marcher
devant les chevaux et les guider dans leur chemin. L'antique tour
d'une église, dont la vieille cloche renfrognée avait toujours
l'air de regarder Scrooge curieusement à son bureau par une
fenêtre gothique pratiquée dans le mur, devint invisible et sonna
les heures, les demies et les quarts dans les nuages avec des
vibrations tremblantes et prolongées, comme si ses dents eussent
claqué là-haut dans sa tête gelée. Le froid devint intense dans la
rue même. Au coin de la cour, quelques ouvriers, occupés à réparer
les conduits du gaz, avaient allumé un énorme brasier, autour
duquel se pressait une foule d'hommes et d'enfants déguenillés, se
chauffant les mains et clignant les yeux devant la flamme avec un
air de ravissement. Le robinet de la fontaine était délaissé et
les eaux refoulées qui s'étaient congelées tout autour de lui
formaient comme un cadre de glace misanthropique, qui faisait
horreur à voir.

Les lumières brillantes des magasins, où les branches et les baies
de houx pétillaient à la chaleur des becs de gaz placés derrière
les fenêtres, jetaient sur les visages pâles des passants un
reflet rougeâtre. Les boutiques de marchands de volailles et
d'épiciers étaient devenues comme un décor splendide, un glorieux
spectacle, qui ne permettait pas de croire que la vulgaire pensée
de négoce et de trafic eût rien à démêler avec ce luxe inusité. Le
lord-maire, dans sa puissante forteresse de Mansion-House, donnait
ses ordres à ses cinquante cuisiniers et à ses cinquante
sommeliers pour fêter Noël, comme doit le faire la maison d'un
lord-maire; et même le petit tailleur qu'il avait condamné, le
lundi précédent, à une amende de cinq schellings pour s'être
laissé arrêter dans les rues ivre et faisant un tapage infernal,
préparait tout dans son galetas pour le pouding du lendemain,
tandis que sa maigre moitié sortait, avec son maigre nourrisson
dans les bras, pour aller acheter à la boucherie le morceau de
boeuf indispensable.

Cependant le brouillard redouble, le froid redouble! un froid vif,
âpre, pénétrant. Si le bon saint Dunstan avait seulement pincé le
nez du diable avec un temps pareil, au lieu de se servir de ses
armes familières, c'est pour le coup que le malin esprit n'aurait
pas manqué de pousser des hurlements. Le propriétaire d'un jeune
nez, petit, rongé, mâché par le froid affamé, comme les os sont
rongés par les chiens, se baissa devant le trou de la serrure de
Scrooge pour le régaler d'un chant de Noël; mais au premier mot de

_Dieu vous aide, mon gai monsieur!_
_Que rien ne trouble votre coeur!_

Scrooge saisit sa règle avec un geste si énergique que le chanteur
s'enfuit épouvanté, abandonnant le trou de la serrure au
brouillard et aux frimas qui semblèrent s'y précipiter vers
Scrooge par sympathie.

Enfin l'heure de fermer le comptoir arriva. Scrooge descendit de
son tabouret d'un air bourru, paraissant donner ainsi le signal
tacite du départ au commis qui attendait dans la citerne et qui,
éteignant aussitôt sa chandelle, mit son chapeau sur sa tête.

«Vous voudriez avoir toute la journée de demain, je suppose? dit
Scrooge.

-- Si cela vous convenait, monsieur.

-- Cela ne me convient nullement, et ce n'est point juste. Si je
vous retenais une demi-couronne pour ce jour-là, vous vous
croiriez lésé, j'en suis sûr.»

Le commis sourit légèrement.

«Et cependant, dit Scrooge, vous ne me regardez pas comme lésé,
moi, si je vous paye une journée pour ne rien faire.»

Le commis observa que cela n'arrivait qu'une fois l'an.

«Pauvre excuse pour mettre la main dans la poche d'un homme tous
les 25 décembre, dit Scrooge en boutonnant sa redingote jusqu'au
menton. Mais je suppose qu'il vous faut la journée tout entière;
tâchez au moins de m'en dédommager en venant de bonne heure après-
demain matin.»

Le commis le promit et Scrooge sortit en grommelant. Le comptoir
fut fermé en un clin d'oeil, et le commis, les deux bouts de son
cache-nez blanc pendant jusqu'au bas de sa veste (car il n'élevait
pas ses prétentions jusqu'à porter une redingote), se mit à
glisser une vingtaine de fois sur le trottoir de Cornhill, à la
suite d'une bande de gamins, en l'honneur de la veille de Noël,
et, se dirigeant ensuite vers sa demeure à Camden-Town, il y
arriva toujours courant de toutes ses forces pour jouer à colin-
maillard.

Scrooge prit son triste dîner dans la triste taverne où il
mangeait d'ordinaire. Ayant lu tous les journaux et charmé le
reste de la soirée en parcourant son livre de comptes, il alla
chez lui pour se coucher. Il habitait un appartement occupé
autrefois par feu son associé. C'était une enfilade de chambres
obscures qui faisaient partie d'un vieux bâtiment sombre, situé à
l'extrémité d'une ruelle où il avait si peu de raison d'être,
qu'on ne pouvait s'empêcher de croire qu'il était venu se blottir
là, un jour que, dans sa jeunesse, il jouait à cache-cache avec
d'autres maisons et ne s'était plus ensuite souvenu de son chemin.
Il était alors assez vieux et assez triste, car personne n'y
habitait, excepté Scrooge, tous les autres appartements étant
loués pour servir de comptoirs ou de bureaux. La cour était si
obscure, que Scrooge lui-même, quoiqu'il en connût parfaitement
chaque pavé, fut obligé de tâtonner avec les mains. Le brouillard
et les frimas enveloppaient tellement la vieille porte sombre de
la maison, qu'il semblait que le génie de l'hiver se tînt assis
sur le seuil, absorbé dans ses tristes méditations.

Le fait est qu'il n'y avait absolument rien de particulier dans le
marteau de la porte, sinon qu'il était trop gros: le fait est
encore que Scrooge l'avait vu soir et matin, chaque jour, depuis
qu'il demeurait en ce lieu; qu'en outre Scrooge possédait aussi
peu de ce qu'on appelle imagination qu'aucun habitant de la Cité
de Londres, y compris même, je crains d'être un peu téméraire, la
corporation, les aldermen et les notables. Il faut bien aussi se
mettre dans l'esprit que Scrooge n'avait pas pensé une seule fois
à Marley, depuis qu'il avait, cette après-midi même, fait mention
de la mort de son ancien associé, laquelle remontait à sept ans.
Qu'on m'explique alors, si on le peut, comment il se fit que
Scrooge, au moment où il mit la clef dans la serrure, vit dans le
marteau, sans avoir prononcé de paroles magiques pour le
transformer, non plus un marteau, mais la figure de Marley.

Oui, vraiment, la figure de Marley! Ce n'était pas une ombre
impénétrable comme les autres objets de la cour, elle paraissait
au contraire entourée d'une lueur sinistre, semblable à un homard
avarié dans une cave obscure. Son expression n'avait rien qui
rappelât la colère ou la férocité, mais elle regardait Scrooge
comme Marley avait coutume de le faire, avec des lunettes de
spectre relevées sur son front de revenant. La chevelure était
curieusement soulevée comme par un souffle ou une vapeur chaude,
et, quoique les yeux fussent tout grands ouverts, ils demeuraient
parfaitement immobiles. Cette circonstance et sa couleur livide la
rendaient horrible; mais l'horreur qu'éprouvait Scrooge à sa vue
ne semblait pas du fait de la figure, elle venait plutôt de lui-
même et ne tenait pas à l'expression de la physionomie du défunt.
Lorsqu'il eut considéré fixement ce phénomène, il n'y trouva plus
qu'un marteau.

Dire qu'il ne tressaillit pas ou que son sang ne ressentit point
une impression terrible à laquelle il avait été étranger depuis
son enfance, serait un mensonge. Mais il mit la main sur la clef,
qu'il avait lâchée d'abord, la tourna brusquement, entra et alluma
sa chandelle.

Il s'arrêta, un moment irrésolu, avant de fermer la porte, et
commença par regarder avec précaution derrière elle, comme s'il se
fût presque attendu à être épouvanté par la vue de la queue
effilée de Marley s'avançant jusque dans le vestibule. Mais il n'y
avait rien derrière la porte, excepté les écrous et les vis qui y
fixaient le marteau; ce que voyant, il dit: «Bah! bah!» en la
poussant avec violence.

Le bruit résonna dans toute la maison comme un tonnerre. Chaque
chambre au-dessus et chaque futaille au-dessous, dans la cave du
marchand de vin, semblait rendre un son particulier pour faire sa
partie dans ce concert d'échos. Scrooge n'était pas homme à se
laisser effrayer par des échos. Il ferma solidement la porte,
traversa le vestibule et monta l'escalier, prenant le temps
d'ajuster sa chandelle chemin faisant.

Vous parlez des bons vieux escaliers d'autrefois par où l'on
aurait fait monter facilement un carrosse à six chevaux ou le
cortège d'un petit acte du parlement; mais moi, je vous dis que
celui de Scrooge était bien autre chose; vous auriez pu y faire
monter un corbillard, en le prenant dans sa plus grande largeur,
la barre d'appui contre le mur, et la portière du côte de la
rampe, et c'eût été chose facile: il y avait bien assez de place
pour cela et plus encore qu'il n'en fallait. Voilà peut-être
pourquoi Scrooge crut voir marcher devant lui, dans l'obscurité,
un convoi funèbre. Une demi-douzaine des becs de gaz de la rue
auraient eu peine à éclairer suffisamment le vestibule; vous
pouvez donc supposer qu'il y faisait joliment sombre avec la
chandelle de Scrooge.

Il montait toujours, ne s'en souciant pas plus que de rien du
tout. L'obscurité ne coûte pas cher, c'est pour cela que Scrooge
ne la détestait pas. Mais avant de fermer sa lourde porte, il
parcourut les pièces de son appartement pour voir si tout était en
ordre. C'était peut-être un souvenir inquiet de la mystérieuse
figure qui lui trottait dans la tête.

Le salon, la chambre à coucher, la chambre de débarras, tout se
trouvait en ordre. Personne sous la table, personne sous le sofa;
un petit feu dans la grille; la cuiller et la tasse prêtes; et sur
le feu la petite casserole d'eau de gruau (car Scrooge avait un
rhume de cerveau). Personne sous son lit, personne dans le
cabinet, personne dans sa robe de chambre suspendue contre la
muraille dans une attitude suspecte. La chambre de débarras comme
d'habitude: un vieux garde-feu, de vieilles savates, deux paniers
à poisson, un lavabo sur trois pieds et un fourgon.

Parfaitement rassuré, Scrooge tira sa porte et s'enferma à double
tour, ce qui n'était point son habitude. Ainsi garanti de toute
surprise, il ôta sa cravate, mit sa robe de chambre, ses
pantoufles et son bonnet de nuit, et s'assit devant le feu pour
prendre son gruau.

C'était, en vérité, un très petit feu, si peu que rien pour une
nuit si froide. Il fut obligé de s'asseoir tout près et de le
couver en quelque sorte, avant de pouvoir extraire la moindre
sensation de chaleur d'un feu si mesquin qu'il aurait tenu dans la
main. Le foyer ancien avait été construit, il y a longtemps, par
quelque marchand hollandais, et garni tout autour de plaques
flamandes sur lesquelles on avait représenté des scènes de
l'Écriture. Il y avait des Caïn et des Abel, des filles de
Pharaon, des reines de Saba, des messagers angéliques descendant
au travers des airs sur des nuages semblables à des lits de plume,
des Abraham, des Balthazar, des apôtres s'embarquant dans des
bateaux en forme de saucière, des centaines de figures capables de
distraire sa pensée; et cependant, ce visage de Marley, mort
depuis sept ans, venait, comme la baguette de l'ancien prophète,
absorber tout le reste. Si chacune de ces plaques vernies eût
commencé par être un cadre vide avec le pouvoir de représenter sur
sa surface unie quelques formes composées des fragments épars des
pensées de Scrooge, chaque carreau aurait offert une copie de la
tête du vieux Marley.

«Sottise!», dit Scrooge; et il se mit à marcher dans la chambre de
long en large.

Après plusieurs tours, il se rassit. Comme il se renversait la
tête dans son fauteuil, son regard s'arrêta par hasard sur une
sonnette hors de service suspendue dans la chambre et qui, pour
quelque dessein depuis longtemps oublié, communiquait avec une
pièce située au dernier étage de la maison. Ce fut avec une
extrême surprise, avec une terreur étrange, inexplicable, qu'au
moment où il la regardait, il vit cette sonnette commencer à se
mettre en mouvement. Elle s'agita d'abord si doucement, qu'à peine
rendit-elle un son; mais bientôt elle sonna à double carillon, et
toutes les autres sonnettes de la maison se mirent de la partie.

Cela ne dura peut-être qu'une demi-minute ou une minute au plus,
mais cette minute pour Scrooge fut aussi longue qu'une heure. Les
sonnettes s'arrêtèrent comme elles avaient commencé, toutes en
même temps. Leur bruit fut remplacé par un choc de ferrailles
venant de profondeurs souterraines, comme si quelqu'un traînait
une lourde chaîne sur les tonneaux dans la cave du marchand de
vin. Scrooge se souvint alors d'avoir ouï dire que, dans les
maisons hantées par les revenants, ils traînaient toujours des
chaînes après eux.

La porte de la cave s'ouvrit avec un horrible fracas, et alors il
entendit le bruit devenir beaucoup plus fort au rez-de-chaussée,
puis monter l'escalier, et enfin s'avancer directement vers sa
porte.

«Sottise encore que tout cela! dit Scrooge; je ne veux pas y
croire.»

Il changea cependant de couleur, lorsque, sans le moindre temps
d'arrêt, le spectre traversa la porte massive et, pénétrant dans
la chambre, passa devant ses yeux. Au moment où il entrait, la
flamme mourante se releva comme pour crier: «Je le reconnais!
c'est le spectre de Marley!», puis elle retomba.

Le même visage, absolument le même: Marley avec sa queue effilée,
son gilet ordinaire, ses pantalons collants et ses bottes dont les
glands de soie se balançaient en mesure avec sa queue, les pans de
son habit et son toupet. La chaîne qu'il traînait était passée
autour de sa ceinture; elle était longue, tournait autour de lui
comme une queue, et était faite (car Scrooge la considéra de près)
de coffres-forts, de clefs, de cadenas, de grands-livres, de
paperasses et de bourses pesantes en acier. Son corps était
transparent, si bien que Scrooge, en l'observant et regardant à
travers son gilet, pouvait voir les deux boutons cousus par
derrière à la taille de son habit.

Scrooge avait souvent entendu dire que Marley n'avait pas
d'entrailles, mais il ne l'avait jamais cru jusqu'alors.

Non, et même il ne le croyait pas encore. Quoique son regard pût
traverser le fantôme d'outre en outre, quoiqu'il le vît là debout
devant lui, quoiqu'il sentît l'influence glaciale de ses yeux
glacés par la mort, quoiqu'il remarquât jusqu'au tissu du foulard
plié qui lui couvrait la tête, en passant sous son menton, et
auquel il n'avait point pris garde auparavant, il refusait encore
de croire et luttait contre le témoignage de ses sens.

«Que veut dire ceci? demanda Scrooge caustique et froid comme
toujours. Que désirez-vous de moi?

-- Beaucoup de choses!»

C'est la voix de Marley, plus de doute à cet égard.

«Qui êtes-vous?

-- Demandez-moi qui j'étais.

-- Qui étiez-vous alors? dit Scrooge, élevant la voix. Vous êtes
bien puriste... pour une ombre.

-- De mon vivant j'étais votre associé, Jacob Marley.

-- Pouvez-vous... pouvez-vous vous asseoir? demanda Scrooge en le
regardant d'un air de doute.

-- Je le puis.

-- Alors faites-le.»

Scrooge fit cette question parce qu'il ne savait pas si un spectre
aussi transparent pouvait se trouver dans la condition voulue pour
prendre un siège, et il sentait que, si par hasard la chose était
impossible, il le réduirait à la nécessité d'une explication
embarrassante. Mais le fantôme s'assit vis-à-vis de lui, de
l'autre côté de la cheminée, comme s'il ne faisait que cela toute
la journée.

«Vous ne croyez pas en moi? observa le spectre.

-- Non, dit Scrooge.

-- Quelle preuve de ma réalité voudriez-vous avoir, outre le
témoignage de vos sens?

-- Je ne sais trop, répondit Scrooge.

-- Pourquoi doutez-vous de vos sens?

-- Parce que, répondit Scrooge, la moindre chose suffit pour les
affecter. Il suffit d'un léger dérangement dans l'estomac pour les
rendre trompeurs; et vous pourriez bien n'être au bout du compte
qu'une tranche de boeuf mal digérée, une demi-cuillerée de
moutarde, un morceau de fromage, un fragment de pomme de terre mal
cuite. Qui que vous soyez, pour un mort vous sentez plus la bierre
que la bière.»

Scrooge n'était pas trop dans l'habitude de faire des calembours,
et il se sentait alors réellement, au fond du coeur, fort peu
disposé à faire le plaisant. La vérité est qu'il essayait ce
badinage comme un moyen de faire diversion à ses pensées et de
surmonter son effroi, car la voix du spectre le faisait frissonner
jusque dans la moelle des os.

Demeurer assis, même pour un moment, ses regards arrêtés sur ces
yeux fixes, vitreux, c'était là, Scrooge le sentait bien, une
épreuve diabolique. Il y avait aussi quelque chose de vraiment
terrible dans cette atmosphère infernale dont le spectre était
environné. Scrooge ne pouvait la sentir lui-même, mais elle
n'était pas moins réelle; car, quoique le spectre restât assis,
parfaitement immobile, ses cheveux, les basques de son habit, les
glands de ses bottes étaient encore agités comme par la vapeur
chaude qui s'exhale d'un four.

«Voyez-vous ce cure-dent? dit Scrooge, retournant vivement à la
charge, pour donner le change à sa frayeur, et désirant, ne fût-ce
que pour une seconde, détourner de lui le regard du spectre, froid
comme un marbre.

-- Oui, répondit le fantôme.

-- Mais vous ne le regardez seulement pas, dit Scrooge.

-- Cela ne m'empêche pas de le voir, dit le spectre.

-- Eh bien! reprit Scrooge, je n'ai qu'à l'avaler, et le reste de
mes jours je serai persécuté par une légion de lutins, tous de ma
propre création. Sottise, je vous dis... sottise!»

À ce mot le spectre poussa un cri effrayant et secoua sa chaîne
avec un bruit si lugubre et si épouvantable, que Scrooge se
cramponna à sa chaise pour s'empêcher de tomber en défaillance.
Mais combien redoubla son horreur lorsque le fantôme, ôtant le
bandage qui entourait sa tête, comme s'il était trop chaud pour le
garder dans l'intérieur de l'appartement, sa mâchoire inférieure
retomba sur sa poitrine.

Scrooge tomba à genoux et se cacha le visage dans ses mains.

«Miséricorde! s'écria-t-il. Épouvantable apparition!... pourquoi
venez-vous me tourmenter?

-- Âme mondaine et terrestre! répliqua le spectre; croyez-vous en
moi ou n'y croyez-vous pas?

-- J'y crois, dit Scrooge; il le faut bien. Mais pourquoi les
esprits se promènent-ils sur terre, et pourquoi viennent-ils me
trouver?

-- C'est une obligation de chaque homme, répondit le spectre, que
son âme renfermée au dedans de lui se mêle à ses semblables et
voyage de tous côtés; si elle ne le fait pendant la vie, elle est
condamnée à le faire après la mort. Elle est obligée d'errer par
le monde... (oh! malheureux que je suis!)... et doit être témoin
inutile de choses dont il ne lui est plus possible de prendre sa
part, quand elle aurait pu en jouir avec les autres sur la terre
pour les faire servir à son bonheur!»

Le spectre poussa encore un cri, secoua sa chaîne et tordit ses
mains fantastiques.

«Vous êtes enchaîné? demanda Scrooge tremblant; dites-moi
pourquoi.

-- Je porte la chaîne que j'ai forgée pendant ma vie, répondit le
fantôme. C'est moi qui l'ai faite anneau par anneau, mètre par
mètre; c'est moi qui l'ai suspendue autour de mon corps, librement
et de ma propre volonté, comme je la porterai toujours de mon
plein gré. Est-ce que le modèle vous en paraît étrange?»

Scrooge tremblait de plus en plus.

«Ou bien voudriez-vous savoir, poursuivit le spectre, le poids et
la longueur du câble énorme que vous traînez vous-même? Il était
exactement aussi long et aussi pesant que cette chaîne que vous
voyez, il y a aujourd'hui sept veilles de Noël. Vous y avez
travaillé depuis. C'est une bonne chaîne à présent!»

Scrooge regarda autour de lui sur le plancher, s'attendant à se
trouver lui-même entouré de quelque cinquante ou soixante brasses
de câbles de fer; mais il ne vit rien.

«Jacob, dit-il d'un ton suppliant, mon vieux Jacob Marley, parlez-
moi encore. Adressez-moi quelques paroles de consolation, Jacob.

-- Je n'ai pas de consolation à donner, reprit le spectre. Les
consolations viennent d'ailleurs, Ebenezer Scrooge; elles sont
apportées par d'autres ministres à d'autres espèces d'hommes que
vous. Je ne puis non plus vous dire tout ce que je voudrais. Je
n'ai plus que très peu de temps à ma disposition. Je ne puis me
reposer, je ne puis m'arrêter, je ne puis séjourner nulle part.
Mon esprit ne s'écarta jamais guère au-delà de notre comptoir;
vous savez, pendant ma vie, mon esprit ne dépassa jamais les
étroites limites de notre bureau de change; et voilà pourquoi,
maintenant, il me reste à faire tant de pénibles voyages.»

C'était chez Scrooge une habitude de fourrer les mains dans les
goussets de son pantalon toutes les fois qu'il devenait pensif.
Réfléchissant à ce qu'avait dit le fantôme, il prit la même
attitude, mais sans lever les yeux et toujours agenouillé.

«Il faut donc que vous soyez bien en retard, Jacob, observa
Scrooge en véritable homme d'affaires, quoique avec humilité et
déférence.

-- En retard! répéta le spectre.

-- Mort depuis sept ans, rumina Scrooge, et en route tout ce
temps-là.

-- Tout ce temps-là, dit le spectre... ni trêve ni repos,
l'incessante torture du remords.

-- Vous voyagez vite? demanda Scrooge.

-- Sur les ailes du vent, répliqua le fantôme.

-- Vous devez avoir vu bien du pays en sept ans», reprit Scrooge.

Le spectre, entendant ces paroles, poussa un troisième cri, et
produisit avec sa chaîne un cliquetis si horrible dans le morne
silence de la nuit, que le guet aurait eu toutes les raisons du
monde de le traduire en justice pour cause de tapage nocturne.

«Oh! captif, enchaîné, chargé de fers! s'écria-t-il, pour avoir
oublié que chaque homme doit s'associer, pour sa part, au grand
travail de l'humanité, prescrit par l'Être suprême, et en
perpétuer le progrès, car cette terre doit passer dans l'éternité
avant que le bien dont elle est susceptible soit entièrement
développé: pour avoir oublié que l'immensité de nos regrets ne
pourra pas compenser les occasions manquées dans notre vie! et
cependant c'est ce que j'ai fait: oh! oui, malheureusement, c'est
ce que j'ai fait!

-- Cependant vous fûtes toujours un homme exact, habile en
affaires, Jacob, balbutia Scrooge qui commençait en ce moment à
faire un retour sur lui-même.

-- Les affaires! s'écria le fantôme en se tordant de nouveau les
mains. C'est l'humanité qui était mon affaire; c'est le bien
général qui était mon affaire; c'est la charité, la miséricorde,
la tolérance et la bienveillance; c'est tout cela qui était mon
affaire. Les opérations de mon commerce n'étaient qu'une goutte
d'eau dans le vaste océan de mes affaires.»

Il releva sa chaîne de toute la longueur de son bras, comme pour
montrer la cause de tous ses stériles regrets, et la rejeta
lourdement à terre.

«C'est à cette époque de l'année expirante, dit le spectre, que je
souffre le plus. Pourquoi ai-je alors traversé la foule de mes
semblables toujours les yeux baissés vers les choses de la terre,
sans les lever jamais vers cette étoile bénie qui conduisit les
mages à une pauvre demeure? N'y avait-il donc pas de pauvres
demeures aussi vers lesquelles sa lumière aurait pu me conduire?»

Scrooge était très effrayé d'entendre le spectre continuer sur ce
ton, et il commençait à trembler de tous ses membres.

«Écoutez-moi, s'écria le fantôme. Mon temps est bientôt passé.

-- J'écoute, dit Scrooge; mais épargnez-moi, ne faites pas trop de
rhétorique, Jacob, je vous en prie.

-- Comment se fait-il que je paraisse devant vous sous une forme
que vous puissiez voir, je ne saurais le dire. Je me suis assis
mainte et mainte fois à vos côtés en restant invisible.»

Ce n'était pas une idée agréable. Scrooge fut saisi de frissons et
essuya la sueur qui découlait de son front.

«Et ce n'est pas mon moindre supplice, continua le spectre... Je
suis ici ce soir pour vous avertir qu'il vous reste encore une
chance et un espoir d'échapper à ma destinée, une chance et un
espoir que vous tiendrez de moi, Ebenezer.

-- Vous fûtes toujours pour moi un bon ami, dit Scrooge. Merci.

-- Vous allez être hanté par trois esprits», ajouta le spectre.

La figure de Scrooge devint en un moment aussi pâle que celle du
fantôme lui-même.

«Est-ce là cette chance et cet espoir dont vous me parliez, Jacob?
demanda-t-il d'une voix défaillante.

-- Oui.

-- Je... je... crois que j'aimerais mieux qu'il n'en fût rien, dit
Scrooge.

-- Sans leurs visites, reprit le spectre, vous ne pouvez espérer
d'éviter mon sort. Attendez-vous à recevoir le premier demain
quand l'horloge sonnera une heure.

-- Ne pourrais-je pas les prendre tous à la fois pour en finir,
Jacob? insinua Scrooge.

-- Attendez le second à la même heure la nuit d'après, et le
troisième la nuit suivante, quand le dernier coup de minuit aura
cessé de vibrer. Ne comptez pas me revoir, mais, dans votre propre
intérêt, ayez soin de vous rappeler ce qui vient de se passer
entre nous.»

Après avoir ainsi parlé, le spectre prit sa mentonnière sur la
table et l'attacha autour de sa tête comme auparavant. Scrooge le
comprit au bruit sec que firent ses dents lorsque les deux
mâchoires furent réunies l'une à l'autre par le bandage. Alors il
se hasarda à lever les yeux et aperçut son visiteur surnaturel
debout devant lui, portant sa chaîne roulée autour de son bras.

L'apparition s'éloigna en marchant à reculons; à chaque pas
qu'elle faisait, la fenêtre se soulevait un peu, de sorte que,
quand le spectre l'eût atteinte, elle était toute grande ouverte.
Il fit signe à Scrooge d'approcher; celui-ci obéit. Lorsqu'ils
furent à deux pas l'un de l'autre, l'ombre de Marley leva la main
et l'avertit de ne pas approcher davantage. Scrooge s'arrêta, non
pas tant par obéissance que par surprise et par crainte; car, au
moment où le fantôme leva la main, il entendit des bruits confus
dans l'air, des sons incohérents de lamentation et de désespoir,
des plaintes d'une inexprimable tristesse, des voix de regrets et
de remords. Le spectre, ayant un moment prêté l'oreille, se
joignit à ce choeur lugubre, et s'évanouit au sein de la nuit pâle
et sombre.

Scrooge suivit l'ombre jusqu'à la fenêtre, et, dans sa curiosité
haletante, il regarda par la croisée.

L'air était rempli de fantômes errant çà et là, comme des âmes en
peine, exhalant, à mesure qu'ils passaient, de profonds
gémissements. Chacun d'eux traînait une chaîne comme le spectre de
Marley; quelques-uns, en petit nombre (c'étaient peut-être des
cabinets de ministres complices d'une même politique), étaient
enchaînés ensemble; aucun n'était libre. Plusieurs avaient été,
pendant leur vie, personnellement connus de Scrooge. Il avait été
intimement lié avec un vieux fantôme en gilet blanc, à la cheville
duquel était attaché un monstrueux anneau de fer et qui se
lamentait piteusement de ne pouvoir assister une malheureuse femme
avec son enfant qu'il voyait au-dessous de lui sur le seuil d'une
porte. Le supplice de tous ces spectres consistait évidemment en
ce qu'ils s'efforçaient, mais trop tard, d'intervenir dans les
affaires humaines, pour y faire quelque bien; ils en avaient pour
jamais perdu le pouvoir.

Ces créatures fantastiques se fondirent-elles dans le brouillard
ou le brouillard vint-il les envelopper dans son ombre, Scrooge
n'en put rien savoir, mais et les ombres et leurs voix
s'éteignirent ensemble, et la nuit redevint ce qu'elle avait été
lorsqu'il était rentré chez lui.

Il ferma la fenêtre: il examina soigneusement la porte par
laquelle était entré le fantôme. Elle était fermée à double tour,
comme il l'avait fermée de ses propres mains; les verrous
n'étaient point dérangés. Il essaya de dire: «Sottise!», mais il
s'arrêta à la première syllabe. Se sentant un grand besoin de
repos, soit par suite de l'émotion qu'il avait éprouvée, des
fatigues de la journée, de cet aperçu du monde invisible, ou de la
triste conversation du spectre, soit à cause de l'heure avancée,
il alla droit à son lit, sans même se déshabiller, et s'endormit
aussitôt.



Deuxième couplet

Le premier des trois esprits

Quand Scrooge s'éveilla, il faisait si noir, que, regardant de son
lit, il pouvait à peine distinguer la fenêtre transparente des
murs opaques de sa chambre. Il s'efforçait de percer l'obscurité
avec ses yeux de furet, lorsque l'horloge d'une église voisine
sonna les quatre quarts. Scrooge écouta pour savoir l'heure.

À son grand étonnement, la lourde cloche alla de six à sept, puis
de sept à huit, et ainsi régulièrement jusqu'à douze; alors elle
s'arrêta. Minuit! Il était deux heures passées quand il s'était
couché. L'horloge allait donc mal? Un glaçon devait s'être
introduit dans les rouages. Minuit!

Scrooge toucha le ressort de sa montre à répétition, pour corriger
l'erreur de cette horloge qui allait tout de travers. Le petit
pouls rapide de la montre battit douze fois et s'arrêta.

«Comment! il n'est pas possible, dit Scrooge, que j'aie dormi tout
un jour et une partie d'une seconde nuit. Il n'est pas possible
qu'il soit arrivé quelque chose au soleil et qu'il soit minuit à
midi!»

Cette idée étant de nature à l'inquiéter, il sauta à bas de son
lit et marcha à tâtons vers la fenêtre. Il fut obligé d'essuyer
les vitres gelées avec la manche de sa robe de chambre avant de
pouvoir bien voir, et encore il ne put pas voir grand'chose. Tout
ce qu'il put distinguer, c'est que le brouillard était toujours
très épais, qu'il faisait extrêmement froid, qu'on n'entendait pas
dehors les gens aller et venir et faire grand bruit, comme cela
aurait indubitablement eu lieu si le jour avait chassé la nuit et
prit possession du monde. Ce lui fut un grand soulagement; car,
sans cela que seraient devenues ses lettres de change: «à trois
jours de vue, payez à M. Ebenezer Scrooge ou à son ordre», et
ainsi de suite? de pures hypothèques sur les brouillards de
l'Hudson.

Scrooge reprit le chemin de son lit et se mit à penser, à
repenser, à penser encore à tout cela, toujours et toujours et
toujours, sans rien y comprendre. Plus il pensait, plus il était
embarrassé; et plus il s'efforçait de ne pas penser, plus il
pensait. Le spectre de Marley le troublait excessivement. Chaque
fois qu'après un mûr examen il décidait, au-dedans de lui-même,
que tout cela était un songe, son esprit, comme un ressort qui
cesse d'être comprimé, retournait en hâte à sa première position
et lui présentait le même problème à résoudre: «était-ce ou
n'était-ce pas un songe?»

Scrooge demeura dans cet état jusqu'à ce que le carillon eût sonné
trois quarts d'heure de plus; alors il se souvint tout à coup que
le spectre l'avait prévenu d'une visite quand le timbre sonnerait
une heure. Il résolut de se tenir éveillé jusqu'à ce que l'heure
fût passée, et considérant qu'il ne lui était pas plus possible de
s'endormir que d'avaler la lune, c'était peut-être la résolution
la plus sage qui fût en son pouvoir.

Ce quart d'heure lui parut si long, qu'il crut plus d'une fois
s'être assoupi sans s'en apercevoir, et n'avoir pas entendu sonner
l'heure. L'horloge à la fin frappa son oreille attentive.

«Ding, dong!

-- Un quart, dit Scrooge comptant.

-- Ding, dong!

-- La demie! dit Scrooge.

-- Ding, dong!

-- Les trois quarts, dit Scrooge.

-- Ding, dong!

-- L'heure, l'heure! s'écria Scrooge triomphant, et rien autre!»

Il parlait avant que le timbre de l'horloge eût retenti; mais au
moment où celui-ci eût fait entendre un coup profond, lugubre,
sourd, mélancolique, une vive lueur brilla aussitôt dans la
chambre et les rideaux de son lit furent tirés.

Les rideaux de son lit furent tirés, vous dis-je, de côté, par une
main invisible; non pas les rideaux qui tombaient à ses pieds ou
derrière sa tête, mais ceux vers lesquels son visage était tourné.
Les rideaux de son lit furent tirés, et Scrooge, se dressant dans
l'attitude d'une personne à demi couchée, se trouva face à face
avec le visiteur surnaturel qui les tirait, aussi près de lui que
je le suis maintenant de vous, et notez que je me tiens debout, en
esprit, à votre coude.

C'était une étrange figure... celle d'un enfant; et, néanmoins,
pas aussi semblable à un enfant qu'à un vieillard vu au travers de
quelque milieu surnaturel, qui lui donnait l'air de s'être éloigné
à distance et d'avoir diminué jusqu'aux proportions d'un enfant.
Ses cheveux, qui flottaient autour de son cou et tombaient sur son
dos, étaient blancs comme si c'eût été l'effet de l'âge; et,
cependant son visage n'avait pas une ride, sa peau brillait de
l'incarnat le plus délicat. Les bras étaient très longs et
musculeux; les mains de même, comme s'il eût possédé une force peu
commune. Ses jambes et ses pieds, très délicatement formés,
étaient nus, comme les membres supérieurs. Il portait une tunique
du blanc le plus pur, et autour de sa taille était serrée une
ceinture lumineuse, qui brillait d'un vif éclat. Il tenait à la
main une branche verte de houx fraîchement coupée; et, par un
singulier contraste avec cet emblème de l'hiver, il avait ses
vêtements garnis des fleurs de l'été. Mais la chose la plus
étrange qui fût en lui, c'est que du sommet de sa tête jaillissait
un brillant jet de lumière, à l'aide duquel toutes ces choses
étaient visibles, et d'où venait, sans doute, que dans ses moments
de tristesse, il se servait en guise de chapeau d'un grand
éteignoir, qu'il tenait présentement sous son bras.

Ce n'était point là cependant, en regardant de plus près, son
attribut le plus étrange aux yeux de Scrooge. Car, comme sa
ceinture brillait et reluisait tantôt sur un point, tantôt sur un
autre, ce qui était clair un moment devenait obscur l'instant
d'après; l'ensemble de sa personne subissait aussi ces
fluctuations et se montrait en conséquence sous des aspects
divers. Tantôt c'était un être avec un seul bras, une seule jambe
ou bien vingt jambes, tantôt deux jambes sans tête, tantôt une
tête sans corps; les membres qui disparaissaient à la vue ne
laissaient pas apercevoir un seul contour dans l'obscurité épaisse
au milieu de laquelle ils s'évanouissaient. Puis, par un prodige
singulier, il redevenait lui-même, aussi distinct et aussi visible
que jamais.

«Monsieur, demanda Scrooge, êtes-vous l'esprit dont la venue m'a
été prédite?

-- Je le suis.»

La voix était douce et agréable, singulièrement basse, comme si,
au lieu d'être si près de lui, il se fût trouvé dans
l'éloignement.

«Qui êtes-vous donc? demanda Scrooge.

-- Je suis l'esprit de Noël passé.

-- Passé depuis longtemps? demanda Scrooge, remarquant la stature
du nain.

-- Non, votre dernier Noël.»

Peut-être Scrooge n'aurait pu dire pourquoi, si on le lui avait
demandé, mais il éprouvait un désir tout particulier de voir
l'esprit coiffé de son chapeau, et il le pria de se couvrir.

«Eh quoi! s'écria le spectre, voudriez-vous sitôt éteindre avec
des mains mondaines la lumière que je donne? N'est-ce pas assez
que vous soyez un de ceux dont les passions égoïstes m'ont fait ce
chapeau et me forcent à le porter à travers les siècles enfoncé
sur mon front!»

Scrooge nia respectueusement qu'il eût l'intention de l'offenser,
et protesta qu'à aucune époque de sa vie il n'avait volontairement
«coiffé» l'esprit. Puis il osa lui demander quelle besogne
l'amenait.

«Votre bonheur!» dit le fantôme.

Scrooge se déclara fort reconnaissant, mais il ne put s'empêcher
de penser qu'une nuit de repos non interrompu aurait contribué
davantage à atteindre ce but. Il fallait que l'esprit l'eût
entendu penser, car il dit immédiatement:

«Votre conversion, alors... Prenez garde!»

Tout en parlant, il étendit sa forte main, et le saisit doucement
par le bras.

«Levez-vous! et marchez avec moi!»

C'eût été en vain que Scrooge aurait allégué que le temps et
l'heure n'étaient pas propices pour une promenade à pied; que son
lit était chaud et le thermomètre bien au-dessous de glace; qu'il
était légèrement vêtu, n'ayant que ses pantoufles, sa robe de
chambre et son bonnet de nuit; et qu'en même temps il avait à
ménager son rhume. Pas moyen de résister à cette étreinte, quoique
aussi douce que celle d'une main de femme. Il se leva; mais,
s'apercevant que l'esprit se dirigeait vers la fenêtre, il saisit
sa robe dans une attitude suppliante.

«Je ne suis qu'un mortel, lui représenta Scrooge, et par
conséquent je pourrais bien tomber.

-- Permettez seulement que ma main vous touche là, dit l'esprit
mettant sa main sur le coeur de Scrooge, et vous serez soutenu
dans bien d'autres épreuves encore.»

Comme il prononçait ces paroles, ils passèrent à travers la
muraille et se trouvèrent sur une route en rase campagne, avec des
champs de chaque côté. La ville avait entièrement disparu: on ne
pouvait plus en voir de vestige. L'obscurité et le brouillard
s'étaient évanouis en même temps, car c'était un jour d'hiver,
brillant de clarté, et la neige couvrait la terre.

«Bon Dieu! dit Scrooge en joignant les mains tandis qu'il
promenait ses regards autour de lui. C'est en ce lieu que j'ai été
élevé; c'est ici que j'ai passé mon enfance!»

L'esprit le regarda avec bonté. Son doux attouchement, quoiqu'il
eût été léger et n'eût duré qu'un instant, avait réveillé la
sensibilité du vieillard. Il avait la conscience d'une foule
d'odeurs flottant dans l'air, dont chacune était associée avec un
millier de pensées, d'espérances, de joies et de préoccupations
oubliées depuis longtemps, bien longtemps!

«Votre lèvre tremble, dit le fantôme. Et qu'est-ce que vous avez
donc là sur la joue?

-- Rien, dit Scrooge tout bas, d'une voix singulièrement émue; ce
n'est pas la peur qui me creuse les joues; ce n'est rien, c'est
seulement une fossette que j'ai là. Menez-moi, je vous prie, où
vous voulez.

-- Vous vous rappelez le chemin? demanda l'esprit.

-- Me le rappeler! s'écria Scrooge avec chaleur... Je pourrais m'y
retrouver les yeux bandés.

-- Il est bien étrange alors que vous l'ayez oublié depuis tant
d'années! observa le fantôme. Avançons.»

Ils marchèrent le long de la route, Scrooge reconnaissant chaque
porte; chaque poteau, chaque arbre, jusqu'au moment où un petit
bourg apparut dans le lointain, avec son pont, son église et sa
rivière au cours sinueux. Quelques poneys aux longs crins se
montrèrent en ce moment trottant vers eux, montés par des enfants
qui appelaient d'autres enfants juchés dans des carrioles
rustiques et des charrettes que conduisaient des fermiers. Tous
ces enfants étaient très animés, et échangeaient ensemble mille
cris variés, jusqu'à ce que les vastes campagnes furent si
remplies de cette musique joyeuse, que l'air mis en vibration
riait de l'entendre.

«Ce ne sont là que les ombres des choses qui ont été, dit le
spectre. Elles ne se doutent pas de notre présence.»

Les gais voyageurs avancèrent vers eux; et, à mesure qu'ils
venaient, Scrooge les reconnaissait et appelait chacun d'eux par
son nom. Pourquoi était-il réjoui, plus qu'on ne peut dire, de les
voir? pourquoi son oeil, ordinairement sans expression,
s'illuminait-il? pourquoi son coeur bondissait-il à mesure qu'ils
passaient? Pourquoi fut-il rempli de bonheur quand il les entendit
se souhaiter l'un à l'autre un gai Noël, en se séparant aux
carrefours et aux chemins de traverse qui devaient les ramener
chacun à son logis? Qu'était un gai Noël pour Scrooge? Foin du gai
Noël! Quel bien lui avait-il jamais fait?

«L'école n'est pas encore tout à fait déserte, dit le fantôme. Il
y reste encore un enfant solitaire, oublié par ses amis.»

Scrooge dit qu'il le reconnaissait, et il soupira.

Ils quittèrent la grand'route pour s'engager dans un chemin creux
parfaitement connu de Scrooge, et s'approchèrent bientôt d'une
construction en briques d'un rouge sombre, avec un petit dôme
surmonté d'une girouette; sous le toit une cloche était suspendue.
C'était une maison vaste, mais qui témoignait des vicissitudes de
la fortune; car on se servait peu de ses spacieuses dépendances;
les murs étaient humides et couverts de mousse, leurs fenêtres
brisées et les portes délabrées. Des poules gloussaient et se
pavanaient dans les écuries; les remises et les hangars étaient
envahis par l'herbe. À l'intérieur, elle n'avait pas gardé plus de
restes de son ancien état; car, en entrant dans le sombre
vestibule, et, en jetant un regard à travers les portes ouvertes
de plusieurs pièces, ils les trouvèrent pauvrement meublées,
froides et solitaires; il y avait dans l'air une odeur de
renfermé; tout, en ce lieu, respirait un dénuement glacial qui
donnait à penser que ses habitants se levaient souvent avant le
jour pour travailler, et n'avaient pas trop de quoi manger.

Ils allèrent, l'esprit et Scrooge, à travers le vestibule, à une
porte située sur le derrière de la maison. Elle s'ouvrit devant
eux, et laissa voir une longue salle triste et déserte, que
rendaient plus déserte encore des rangées de bancs et de pupitres
en simple sapin. À l'un de ces pupitres, près d'un faible feu,
lisait un enfant demeuré tout seul; Scrooge s'assit sur un banc et
pleura en se reconnaissant lui-même, oublié, délaissé comme il
avait coutume de l'être alors.

Pas un écho endormi dans la maison, pas un cri des souris se
livrant bataille derrière les boiseries, pas un son produit par le
jet d'eau à demi gelé, tombant goutte à goutte dans l'arrière-
cour, pas un soupir du vent parmi les branches sans feuilles d'un
peuplier découragé, pas un battement sourd d'une porte de magasin
vide, non, non, pas le plus léger pétillement du feu qui ne fît
sentir au coeur de Scrooge sa douce influence, et ne donnât un
plus libre cours à ses larmes.

L'esprit lui toucha le bras et lui montra l'enfant, cet autre lui-
même, attentif à sa lecture.

Soudain, un homme vêtu d'un costume étranger, visible, comme je
vous vois, parut debout derrière la fenêtre, avec une hache
attachée à sa ceinture, et conduisant par le licou un âne chargé
de bois.

«Mais c'est Ali-Baba! s'écria Scrooge en extase. C'est le bon
vieil Ali-Baba, l'honnête homme! Oui, oui, je le reconnais. C'est
un jour de Noël que cet enfant là-bas avait été laissé ici tout
seul, et que lui il vint, pour la première fois, précisément
accoutré comme cela. Pauvre enfant! Et Valentin, dit Scrooge, et
son coquin de frère, Orson; les voilà aussi. Et quel est son nom à
celui-là, qui fut déposé tout endormi, presque nu, à la porte de
Damas; ne le voyez-vous pas? Et le palefrenier du sultan renversé
sens dessus dessous par les génies; le voilà la tête en bas! Bon!
traitez-le comme il le mérite; j'en suis bien aise. Qu'avait-il
besoin d'épouser la princesse!»

Quelle surprise pour ses confrères de la Cité, s'ils avaient pu
entendre Scrooge dépenser tout ce que sa nature avait d'ardeur et
d'énergie à s'extasier sur de tels souvenirs, moitié riant, moitié
pleurant, avec un son de voix des plus extraordinaires, et voir
l'animation empreinte sur les traits de son visage!

«Voilà le perroquet! continua-t-il; le corps vert et la queue
jaune, avec une huppe semblable à une laitue sur le haut de la
tête; le voilà! «Pauvre Robinson Crusoé!» lui criait-il quand il
revint au logis, après avoir fait le tour de l'île en canot.
«Pauvre Robinson Crusoé, où avez-vous été, Robinson Crusoé?»
L'homme croyait rêver, mais non, il ne rêvait pas. C'était le
perroquet, vous savez. Voilà Vendredi courant à la petite baie
pour sauver sa vie! Allons, vite, courage, houp!»

Puis, passant d'un sujet à un autre avec une rapidité qui n'était
point dans son caractère, touché de compassion pour cet autre lui-
même qui lisait ces contes: «Pauvre enfant!» répéta-t-il, et il se
mit encore à pleurer.

«Je voudrais... murmura Scrooge en mettant la main dans sa poche
et en regardant autour de lui après s'être essuyé les yeux avec sa
manche; mais il est trop tard maintenant.

-- Qu'y a-t-il? demanda l'esprit.

-- Rien, dit Scrooge, rien. Je pensais à un enfant qui chantait un
Noël hier soir à ma porte; je voudrais lui avoir donné quelque
chose: voilà tout.»

Le fantôme sourit d'un air pensif, et de la main, lui fit signe de
se taire en disant: «Voyons un autre Noël.»

À ces mots, Scrooge vit son autre lui-même déjà grandi, et la
salle devint un peu plus sombre et un peu plus sale. Les panneaux
s'étaient fendillés, les fenêtres étaient crevassées, des
fragments de plâtre étaient tombés du plafond, et les lattes se
montraient à découvert. Mais comment tous ces changements à vue se
faisaient-ils? Scrooge ne le savait pas plus que vous. Il savait
seulement que c'était exact, que tout s'était passé comme cela,
qu'il se trouvait là, seul encore, tandis que tous les autres
jeunes garçons étaient allés passer les joyeux jours de fête dans
leurs familles.

Maintenant il ne lisait plus, mais se promenait de long en large
en proie au désespoir. Scrooge regarda le spectre; puis, avec un
triste hochement de tête, jeta du côté de la porte un coup d'oeil
plein d'anxiété.

Elle s'ouvrit; et une petite fille, beaucoup plus jeune que
l'écolier, entra comme un trait; elle passa ses bras autour de son
cou et l'embrassa plusieurs fois en lui disant:

«Cher, cher frère! Je suis venue pour vous emmener à la maison,
cher frère, dit-elle en frappant ses petites mains l'une contre
l'autre, et toute courbée en deux à force de rire. Vous emmener à
la maison, à la maison, à la maison!

-- À la maison, petite Fanny? répéta l'enfant.

-- Oui, dit-elle radieuse. À la maison, pour tout de bon, à la
maison, pour toujours, toujours. Papa est maintenant si bon, en
comparaison de ce qu'il était autrefois, que la maison est comme
un paradis! Un de ces soirs, comme j'allais me coucher, il me
parla avec une si grande tendresse, que je n'ai pas eu peur de lui
demander encore une fois si vous ne pourriez pas venir à la
maison; il m'a répondu que oui, que vous le pouviez, et m'a
envoyée avec une voiture pour vous chercher. Vous allez être un
homme! ajouta-t-elle en ouvrant de grands yeux; vous ne reviendrez
jamais ici; mais d'abord, nous allons demeurer ensemble toutes les
fêtes de Noël, et passer notre temps de la manière la plus joyeuse
du monde.

-- Vous êtes une vraie femme, petite Fanny!», s'écria le jeune
garçon.

Elle battit des mains et se mit à rire; ensuite elle essaya de lui
caresser la tête; mais, comme elle était trop petite, elle se mit
à rire encore, et se dressa sur la pointe des pieds pour
l'embrasser. Alors, dans son empressement enfantin, elle commença
à l'entraîner vers la porte, et lui, il l'accompagnait sans
regret.

Une voix terrible se fit entendre dans le vestibule: «Descendez la
malle de master Scrooge, allons!» Et en même temps parut le maître
en personne, qui jeta sur le jeune M. Scrooge un regard de
condescendance farouche, et le plongea dans un trouble affreux en
lui secouant la main en signe d'adieu. Il l'introduisit ensuite,
ainsi que sa soeur, dans la vieille salle basse, la plus froide
qu'on ait jamais vue, véritable cave, où les cartes suspendues aux
murailles, les globes célestes et terrestres dans les embrasures
de fenêtres, semblaient glacés par le froid. Il leur servit une
carafe d'un vin singulièrement léger, et un morceau de gâteau
singulièrement lourd, régalant lui-même de ces friandises le jeune
couple, en même temps qu'il envoyait un domestique de chétive
apparence pour offrir «quelque chose» au postillon, qui répondit
qu'il remerciait bien monsieur, mais que, si c'était le même vin
dont il avait déjà goûté auparavant, il aimait mieux ne rien
prendre. Pendant ce temps-là on avait attaché la malle de maître
Scrooge sur le haut de la voiture; les enfants dirent adieu de
très grand coeur au maître, et, montant en voiture, ils
traversèrent gaiement l'allée du jardin; les roues rapides
faisaient jaillir, comme des flots d'écume, la neige et le givre
qui recouvraient les sombres feuilles des arbres.

«Ce fut toujours une créature délicate qu'un simple souffle aurait
pu flétrir, dit le spectre... Mais elle avait un grand coeur.

-- Oh! oui, s'écria Scrooge. Vous avez raison. Ce n'est pas moi
qui dirai le contraire, esprit, Dieu m'en garde!

-- Elle est morte mariée, dit l'esprit, et a laissé deux enfants,
je crois.

-- Un seul, répondit Scrooge.

-- C'est vrai, dit le spectre, votre neveu.»

Scrooge parut mal à l'aise et répondit brièvement: «Oui.»

Quoiqu'ils n'eussent fait que quitter la pension en ce moment, ils
se trouvaient déjà dans les rues populeuses d'une ville, où
passaient et repassaient des ombres humaines, où des ombres de
charrettes et de voitures se disputaient le pavé, où se
rencontraient enfin le bruit et l'agitation d'une véritable ville.
On voyait assez clairement, à l'étalage des boutiques, que là
aussi on célébrait le retour de Noël; mais c'était le soir, et les
rues étaient éclairées.

Le spectre s'arrêta à la porte d'un certain magasin, et demanda à
Scrooge s'il le reconnaissait.

«Si je le reconnais! dit Scrooge. N'est-ce pas ici que j'ai fait
mon apprentissage?»

Ils entrèrent. À la vue d'un vieux monsieur en perruque galloise,
assis derrière un pupitre si élevé, que, si le gentleman avait eu
deux pouces de plus, il se serait cogné la tête contre le plafond,
Scrooge s'écria en proie à une grande excitation:

«Mais c'est le vieux Fezziwig! Dieu le bénisse! C'est Fezziwig
ressuscité!»

Le vieux Fezziwig posa sa plume et regarda l'horloge qui marquait
sept heures. Il se frotta les mains, rajusta son vaste gilet, rit
de toutes ses forces, depuis la plante des pieds jusqu'à la pointe
des cheveux, et appela d'une voix puissante, sonore, riche, pleine
et joviale:

«Holà! oh! Ebenezer! Dick!»

L'autre Scrooge, devenu maintenant un jeune homme, entra
lestement, accompagné de son camarade d'apprentissage.

«C'est Dick Wilkins, pour sûr! dit Scrooge au fantôme... Oui,
c'est lui; miséricorde! le voilà. Il m'était très attaché, le
pauvre Dick! ce bien cher Dick!

-- Allons, allons, mes enfants! s'écria Fezziwig, on ne travaille
plus ce soir. C'est la veille de Noël, Dick. C'est Noël, Ebenezer!
Vite, mettons les volets, cria le vieux Fezziwig en faisant
gaiement claquer ses mains. Allons tôt! comment! ce n'est pas
encore fait?»

Vous ne croiriez jamais comment ces deux gaillards se mirent à
l'ouvrage! Ils se précipitèrent dans la rue avec les volets, un,
deux, trois;... les mirent en place, ... quatre, cinq, six;...
posèrent les barres et les clavettes;... sept, huit, neuf, ...et
revinrent avant que vous eussiez pu compter jusqu'à douze,
haletants comme des chevaux de course.

«Ohé! oh! s'écria le vieux Fezziwig descendant de son pupitre avec
une merveilleuse agilité. Débarrassons, mes enfants, et faisons de
la place ici! Holà, Dick! Allons, preste, Ebenezer!»

Débarrasser! ils auraient même tout déménagé s'il avait fallu,
sous les yeux du vieux Fezziwig. Ce fut fait en une minute. Tout
ce qui était transportable fut enlevé comme pour disparaître à
tout jamais de la vie publique, le plancher balayé et arrosé, les
lampes apprêtées, un tas de charbon jeté sur le feu, et le magasin
devint une salle de bal aussi commode, aussi chaude, aussi sèche,
aussi brillante qu'on pouvait le désirer pour une soirée d'hiver.

Vint alors un ménétrier avec son livre de musique. Il monta au
haut du grand pupitre, en fit un orchestre et produisit des
accords réjouissants comme la colique. Puis entra Mme Fezziwig, un
vaste sourire en personne; puis entrèrent les trois miss Fezziwig,
radieuses et adorables; puis entrèrent les six jeunes poursuivants
dont elles brisaient les coeurs; puis entrèrent tous les jeunes
gens et toutes les jeunes filles employés dans le commerce de la
maison; puis entra la servante avec son cousin le boulanger; puis
entra la cuisinière avec l'ami intime de son frère, le marchand de
lait; puis entra le petit apprenti d'en face, soupçonné de ne pas
avoir assez de quoi manger chez son maître; il se cachait derrière
la servante du numéro 15, à laquelle sa maîtresse, le fait était
prouvé, avait tiré les oreilles. Ils entrèrent tous, l'un après
l'autre, quelques-uns d'un air timide, d'autres plus hardiment,
ceux-ci avec grâce, ceux-là avec gaucherie, qui poussant, qui
tirant; enfin tous entrèrent de façon ou d'autre et n'importe
comment. Ils partirent tous, vingt couples à la fois, se tenant
par la main et formant une ronde. La moitié se porte en avant,
puis revient en arrière; c'est au tour de ceux-ci à se balancer en
cadence, c'est au tour de ceux-là à entraîner le mouvement; puis
ils recommencent tous à tourner en rond plusieurs fois, se
groupant, se serrant, se poursuivant les uns les autres: le vieux
couple n'est jamais à sa place, et les jeunes couples repartent
avec vivacité, quand ils l'ont mis dans l'embarras, puis, enfin,
la chaîne est rompue et les danseurs se trouvent sans vis-à-vis.
Après ce beau résultat, le vieux Fezziwig, frappant des mains pour
suspendre la danse, s'écria: «C'est bien!» et le ménétrier plongea
son visage échauffé dans un pot de porter, spécialement préparé à
cette intention. Mais, lorsqu'il reparut, dédaignant le repos, il
recommença de plus belle, quoiqu'il n'y eût pas encore de
danseurs, comme si l'autre ménétrier avait été reporté chez lui,
épuisé, sur un volet de fenêtre, et que ce fut un nouveau musicien
qui fut venu le remplacer, résolu à vaincre ou à périr.

Il y eut encore des danses, et le jeu des gages touchés; puis
encore des danses, un gâteau, du négus, une énorme pièce de rôti
froid, une autre de bouilli froid, des pâtés au hachis et de la
bière en abondance. Mais le grand effet de la soirée, ce fut après
le rôti et le bouilli, quand le ménétrier (un fin matois,
remarquez bien, un diable d'homme qui connaissait bien son
affaire: ce n'est ni vous ni moi qui aurions pu lui en remontrer!)
commença à jouer «Sir Robert de Coverley». Alors s'avança le vieux
Fezziwig pour danser avec Mme Fezziwig. Ils se placèrent en tête
de la danse. En voilà de la besogne! vingt-trois ou vingt-quatre
couples à conduire, et des gens avec lesquels il n'y avait pas à
badiner, des gens qui voulaient danser et ne savaient ce que
c'était que d'aller le pas.

Mais quand ils auraient bien été deux ou trois fois aussi
nombreux, quatre fois même, le vieux Fezziwig aurait été capable
de leur tenir tête, Mme Fezziwig pareillement. Quant à elle,
c'était sa digne compagne, dans toute l'étendue du mot. Si ce
n'est pas là un assez bel éloge, qu'on m'en fournisse un autre, et
j'en ferai mon profit. Les mollets de Fezziwig étaient
positivement comme deux astres. C'étaient des lunes qui se
multipliaient dans toutes les évolutions de la danse. Ils
paraissaient, disparaissaient, reparaissaient de plus belle. Et
quand le vieux Fezziwig et Mme Fezziwig eurent exécuté toute la
danse: _avancez et reculez, tenez votre danseuse par la main,
balancez, saluez; le tire-bouchon; enfilez l'aiguille et reprenez
vos places;_ Fezziwig faisait des entrechats si lestement, qu'il
semblait jouer du flageolet avec ses jambes, et retombait ensuite
en place sur ses pieds droit comme un I.

Quand l'horloge sonna onze heures, ce bal domestique prit fin.
M. et Mme Fezziwig allèrent se placer de chaque côté de la porte,
et secouant amicalement les mains à chaque personne
individuellement, lui aux hommes, elle aux femmes, à mesure que
l'on sortait, ils leur souhaitèrent à tous un joyeux Noël.
Lorsqu'il ne resta plus que les deux apprentis, ils leur firent
les mêmes adieux, puis les voix joyeuses se turent, et les jeunes
gens regagnèrent leurs lits placés sous un comptoir de l'arrière-
boutique.

Pendant tout ce temps, Scrooge s'était agité comme un homme qui
aurait perdu l'esprit. Son coeur et son âme avaient pris part à
cette scène avec son autre lui-même. Il reconnaissait tout, se
rappelait tout, jouissait de tout et éprouvait la plus étrange
agitation. Ce ne fut plus que quand ces brillants visages de son
autre lui-même et de Dick eurent disparu à leurs yeux, qu'il se
souvint du fantôme et s'aperçut que ce dernier le considérait très
attentivement, tandis que la lumière dont sa tête était surmontée
brillait d'une clarté de plus en plus vive.

«Il faut bien peu de chose, dit le fantôme, pour inspirer à ces
sottes gens tant de reconnaissance...

-- Peu de chose! répéta Scrooge.»

L'esprit lui fit signe d'écouter les deux apprentis qui
répandaient leurs coeurs en louanges sur Fezziwig, puis ajouta,
lorsqu'il eut obéi:

«Eh quoi! voilà-t-il pas grand'chose? Il a dépensé quelques livres
sterling de votre argent mortel; trois ou quatre peut-être. Cela
vaut-il la peine de lui donner tant d'éloges?

-- Ce n'est pas cela, dit Scrooge excité par cette remarque, et
parlant, sans s'en douter, comme son autre lui-même et non pas
comme le Scrooge d'aujourd'hui. Ce n'est pas cela, esprit.
Fezziwig a le pouvoir de nous rendre heureux ou malheureux; de
faire que notre service devienne léger ou pesant, un plaisir ou
une peine. Que ce pouvoir consiste en paroles et en regards, en
choses si insignifiantes, si fugitives qu'il est impossible de les
additionner et de les aligner en compte, eh bien, qu'est-ce que
cela fait? le bonheur qu'il nous donne est tout aussi grand que
s'il coûtait une fortune.»

Scrooge surprit le regard perçant de l'esprit et s'arrêta.

«Qu'est-ce que vous avez? demanda le fantôme.

-- Rien de particulier, répondit Scrooge.

-- Vous avez l'air d'avoir quelque chose, insista le spectre.

-- Non, dit Scrooge, non. Seulement j'aimerais à pouvoir dire en
ce moment un mot ou deux à mon commis. Voilà tout.»

Son autre lui-même éteignit les lampes au moment où il exprimait
ce désir; et Scrooge et le fantôme se trouvèrent de nouveau côte à
côte en plein air.

«Mon temps s'écoule, observa l'esprit... Vite!»

Cette parole n'était point adressée à Scrooge ou à quelqu'un qu'il
pût voir, mais elle produisit un effet immédiat, car Scrooge se
revit encore. Il était plus âgé maintenant, un homme dans la fleur
de l'âge. Son visage n'avait point les traits durs et sévères de
sa maturité; mais il avait commencé à porter les marques de
l'inquiétude et de l'avarice. Il y avait dans son regard une
mobilité ardente, avide, inquiète, qui indiquait la passion qui
avait pris racine en lui: on devinait déjà de quel coté allait se
projeter l'ombre de l'arbre qui commençait à grandir. Il n'était
pas seul, il se trouvait au contraire à côté d'une belle jeune
fille vêtue de deuil, dont les yeux pleins de larmes brillaient à
la lumière du spectre de Noël passé.

«Peu importe, disait-elle doucement, à vous du moins. Une autre
idole a pris ma place, et, si elle peut vous réjouir et vous
consoler plus tard, comme j'aurais essayé de le faire, je n'ai pas
autant de raison de m'affliger.

-- Quelle idole a pris votre place? répondit-il.

-- Le veau d'or.

-- Voilà bien l'impartialité du monde! dit-il. Il n'y a rien qu'il
traite plus durement que la pauvreté; et il n'y a rien qu'il fasse
profession de condamner avec autant de sévérité que la poursuite
de la richesse!

-- Vous craignez trop l'opinion du monde, répliquait la jeune
fille avec douceur. Vous avez sacrifié toutes vos espérances à
celle d'échapper un jour à son mépris sordide. J'ai vu vos plus
nobles aspirations disparaître une à une, jusqu'à ce que la
passion dominante, le lucre, vous ait absorbé. N'ai-je pas raison?

-- Eh bien! quoi? reprit-il. Lors même que je serais devenu plus
raisonnable en vieillissant, après? Je ne suis pas changé à votre
égard.»

Elle secoua la tête.

«Suis-je changé?

-- Notre engagement est bien ancien. Nous l'avons pris ensemble
quand nous étions tous les deux pauvres et contents de notre état,
en attendant le jour où nous pourrions améliorer notre fortune en
ce monde par notre patiente industrie. Vous avez bien changé.
Quand cet engagement fut pris, vous étiez un autre homme.

-- J'étais un enfant, s'écria-t-il avec impatience.

-- Votre propre conscience vous dit que vous n'étiez point alors
ce que vous êtes aujourd'hui, répliqua-t-elle. Pour moi, je suis
la même. Ce qui pouvait nous promettre le bonheur, quand nous
n'avions qu'un coeur, n'est plus qu'une source de peines depuis
que nous en avons deux. Combien de fois et avec quelle amertume
j'y ai pensé, je ne veux pas vous le dire. Il suffit que j'y aie
pensé, et que je puisse à présent vous rendre votre parole.

-- Ai-je jamais cherché à la reprendre?

-- De bouche, non, jamais.

-- Comment, alors?

-- En changeant du tout au tout. Votre humeur n'est plus la même,
ni l'atmosphère au milieu de laquelle vous vivez; ni l'espérance
qui était le but principal de votre vie. Si cet engagement n'eût
jamais existé entre nous, dit la jeune fille, le regardant avec
douceur, mais avec fermeté, dites-le-moi, rechercheriez-vous ma
main aujourd'hui? Oh! non.»

Il parut prêt à céder en dépit de lui-même à cette supposition
trop vraisemblable. Cependant il ne se rendit pas encore:

«Vous ne le pensez pas, dit-il.

-- Je serais bien heureuse de penser autrement si je le pouvais,
répondit-elle; Dieu le sait! Pour que je me sois rendue moi-même à
une vérité aussi pénible, il faut bien qu'elle ait une force
irrésistible. Mais, si vous étiez libre aujourd'hui ou demain,
comme hier, puis-je croire que vous choisiriez pour femme une
fille sans dot, vous qui, dans vos plus intimes confidences, alors
que vous lui ouvriez votre coeur avec le plus d'abandon, ne
cessiez de peser toutes choses dans les balances de l'intérêt, et
de tout estimer par le profit que vous pouviez en retirer! ou si,
venant à oublier un instant, à cause d'elle, les principes qui
font votre seule règle de conduite, vous vous arrêtiez à ce choix,
ne sais-je donc pas que vous ne tarderiez point à le regretter et
à vous en repentir? j'en suis convaincue; c'est pourquoi je vous
rends votre liberté, de grand coeur, à cause même de l'amour que
je vous portais autrefois, quand vous étiez si différent de ce que
vous êtes aujourd'hui.»

Il allait parler; mais elle continua en détournant les yeux:

«Peut-être... mais non, disons plutôt: sans aucun doute, la
mémoire du passé m'autorise à l'espérer, vous souffrirez de ce
parti. Mais encore un peu, bien peu de temps, et vous bannirez
avec empressement ce souvenir importun comme un rêve inutile et
fâcheux dont vous vous féliciterez d'être délivré. Puisse la
nouvelle existence que vous aurez choisie vous rendre heureux!»

Elle le quitta, et ils se séparèrent.

«Esprit, dit Scrooge, ne me montrez plus rien! Ramenez-moi à la
maison. Pourquoi vous plaisez-vous à me tourmenter?

-- Encore une ombre! cria le spectre.

-- Non, plus d'autres! dit Scrooge; je n'en veux pas voir
davantage. Ne me montrez plus rien!...»

Mais le fantôme impitoyable l'étreignit entre ses deux bras et le
força à considérer la suite des événements.

Ils se trouvèrent tout à coup transportés dans un autre lieu où
une scène d'un autre genre vint frapper leurs regards; c'était une
chambre, ni grande, ni belle, mais agréable et commode. Près d'un
bon feu d'hiver était assise une belle jeune fille, qui
ressemblait tellement à la dernière, que Scrooge la prit pour
elle, jusqu'à ce qu'il aperçût cette dernière devenue maintenant
une grave mère de famille, assise vis-à-vis de sa fille. Le bruit
qui se faisait dans cette chambre était assourdissant, car il y
avait là plus d'enfants que Scrooge, dans l'agitation extrême de
son esprit, n'en pouvait compter; et, bien différents de la
joyeuse troupe dont parle le poème, au lieu de quarante enfants
silencieux comme s'il n'y en avait eu qu'un seul, chacun d'eux, au
contraire, se montrait bruyant et tapageur comme quarante. La
conséquence inévitable d'une telle situation était un vacarme dont
rien ne saurait donner une idée; mais personne ne semblait s'en
inquiéter. Bien plus, la mère et la fille en riaient de tout leur
coeur et s'en amusaient beaucoup. Celle-ci, ayant commencé à se
mêler à leurs jeux, fut aussitôt mise au pillage par ces petits
brigands qui la traitèrent sans pitié. Que n'aurais-je pas donné
pour être l'un d'eux! Quoique assurément je ne me fusse jamais
conduit avec tant de rudesse, oh! non! Je n'aurais pas voulu, pour
tout l'or du monde, avoir emmêlé si rudement, ni tiré avec tant de
brutalité ces cheveux si bien peignés; et quant au charmant petit
soulier, je me serais bien gardé de le lui ôter de force, Dieu me
bénisse! quand il se serait agi de sauver ma vie. Pour ce qui est
de mesurer sa taille en jouant comme ils le faisaient sans
scrupule, ces petits audacieux, je ne l'aurais certainement pas
osé non plus; j'aurais craint qu'en punition de ce sacrilège, mon
bras ne fût condamné à s'arrondir toujours, sans pouvoir se
redresser jamais. Et pourtant, je l'avoue, j'aurais bien voulu
toucher ses lèvres, lui adresser des questions afin qu'elle fût
forcée de les ouvrir pour me répondre, fixer mes regards sur les
cils de ses yeux baissés, sans la faire rougir; dénouer sa
chevelure ondoyante dont une seule boucle eût été pour moi le plus
précieux de tous les souvenirs; bref, j'aurais voulu, je le
confesse, qu'il me fût permis de jouir auprès d'elle des
privilèges d'un enfant, et, cependant, demeurer assez homme pour
en apprécier toute la valeur.

Mais voilà qu'en ce moment on entendit frapper à la porte, et il
s'ensuivit immédiatement un tel tumulte et une telle confusion,
que ce groupe aussi bruyant qu'animé qui l'entourait la porta
violemment, sans qu'elle put s'en défendre, la figure riante et
les vêtements en désordre, du côté de la porte, au-devant du père
qui rentrait suivi d'un homme chargé de joujoux et de cadeaux de
Noël. Qu'on se figure les cris, les batailles, les assauts livrés
au commissionnaire sans défense! C'est à qui l'escaladera avec des
chaises en guise d'échelles, pour fouiller dans ses poches, lui
arracher les petits paquets enveloppés de papier gris, le saisir
par la cravate, se suspendre à son cou, lui distribuer, en signe
d'une tendresse que rien ne peut réprimer, force coups de poing
dans le dos, force coups de pied dans les os des jambes. Et puis,
quels cris de joie et de bonheur accueillent l'ouverture de chaque
paquet! Quel effet produit la fâcheuse nouvelle que le marmot a
été pris sur le fait, mettant dans sa bouche une poêle à frire du
petit ménage, et qu'il est plus que suspecté d'avoir avalé un
dindon en sucre, collé sur un plat de bois! Quel immense
soulagement de reconnaître que c'est une fausse alarme! Leur joie,
leur reconnaissance, leur enthousiasme, tout cela ne saurait se
décrire. Enfin, l'heure étant arrivée, peu à peu les enfants, avec
leurs émotions, sortent du salon l'un après l'autre, montent
l'escalier quatre à quatre jusqu'à leur chambre située au dernier
étage, où ils se couchent, et le calme renaît.

Alors Scrooge redoubla d'attention quand le maître du logis, sur
lequel s'appuyait tendrement sa fille, s'assit entre elle et sa
mère, au coin du feu; et quand il vint à penser qu'une autre
créature semblable, tout aussi gracieuse, tout aussi belle, aurait
pu l'appeler son père, et faire un printemps du triste hiver de sa
vie, ses yeux se remplirent de larmes.

«Bella, dit le mari se tournant vers sa femme avec un sourire,
j'ai vu ce soir un de vos anciens amis.

-- Qui donc?

-- Devinez!

-- Comment le puis-je?... Mais, j'y suis, ajouta-t-elle aussitôt
en riant comme lui. C'est M. Scrooge.

-- Lui-même. Je passais devant la fenêtre de son comptoir; et,
comme les volets n'étaient point fermés et qu'il avait de la
lumière, je n'ai pu m'empêcher de le voir. Son associé se meurt,
dit-on; il était donc là seul comme toujours, je pense, tout seul
au monde.

-- Esprit, dit Scrooge d'une voix saccadée, éloignez-moi d'ici.

-- Je vous ai prévenu, répondit le fantôme, que je vous montrerais
les ombres de ce qui a été; ne vous en prenez pas à moi si elles
sont ce qu'elles sont, et non autre chose.

-- Emmenez-moi! s'écria Scrooge, je ne puis supporter davantage ce
spectacle!»

Il se tourna vers l'esprit, et voyant qu'il le regardait avec un
visage dans lequel, par une singularité étrange, se retrouvaient
des traits épars de tous les visages qu'il lui avait montrés, il
se jeta sur lui.

«Laissez-moi! s'écria-t-il; ramenez-moi, cessez de m'obséder!»

Dans la lutte, si toutefois c'était une lutte, car le spectre,
sans aucune résistance apparente, ne pouvait être ébranlé par
aucun effort de son adversaire, Scrooge observa que la lumière de
sa tête brillait, de plus en plus éclatante. Rapprochant alors
dans son esprit cette circonstance de l'influence que le fantôme
exerçait sur lui, il saisit l'éteignoir et, par un mouvement
soudain, le lui enfonça vivement sur la tête.

L'esprit s'affaissa tellement sous ce chapeau fantastique, qu'il
disparut presque en entier; mais Scrooge avait beau peser sur lui
de toutes ses forces, il ne pouvait venir à bout de cacher la
lumière qui s'échappait de dessous l'éteignoir et rayonnait autour
de lui sur le sol.

Il se sentit épuisé et dominé par un irrésistible besoin de
dormir, puis bientôt il se trouva dans sa chambre à coucher. Alors
il fit un dernier effort pour enfoncer encore davantage
l'éteignoir, sa main se détendit, et il n'eut que le temps de
rouler sur son lit avant de tomber dans un profond sommeil.



Troisième couplet

Le second des trois esprits

Réveillé au milieu d'un ronflement d'une force prodigieuse, et
s'asseyant sur son lit pour recueillir ses pensées, Scrooge n'eut
pas besoin qu'on lui dise que l'horloge allait de nouveau sonner
_une heure_. Il sentit de lui-même qu'il reprenait connaissance
juste à point nommé pour se mettre en rapport avec le second
messager qui lui serait envoyé par l'intervention de Jacob Marley.
Mais trouvant très désagréable le frisson qu'il éprouvait en
restant là à se demander lequel de ses rideaux tirerait ce nouveau
spectre, il les tira tous les deux de ses propres mains, puis, se
laissant retomber sur son oreiller, il tint l'oeil au guet tout
autour de son lit, car il désirait affronter bravement l'esprit au
moment de son apparition, et n'avait envie ni d'être assailli par
surprise, ni de se laisser dominer par une trop vive émotion.

Messieurs les esprits forts, habitués à ne douter de rien, qui se
piquent d'être blasés sur tous les genres d'émotion, et de se
trouver, à toute heure, à la hauteur des circonstances, expriment
la vaste étendue de leur courage impassible en face des aventures
imprévues, en se déclarant prêts à tout, depuis une partie de
croix ou pile, jusqu'à une partie d'honneur (c'est ainsi, je
crois, qu'on appelle l'homicide). Entre ces deux extrêmes, il se
trouve, sans aucun doute, un champ assez spacieux, et une grande
variété de sujets. Sans vouloir faire de Scrooge un matamore si
farouche, je ne saurais m'empêcher de vous prier de croire qu'il
était prêt aussi à défier un nombre presque infini d'apparitions
étranges et fantastiques, et à ne se laisser étonner par quoi que
ce fût en ce genre, depuis la vue d'un enfant au berceau, jusqu'à
celle d'un rhinocéros!

Mais, s'il s'attendait presque à tout, il n'était, par le fait,
nullement préparé à ce qu'il n'y eût rien, et c'est pourquoi,
quand l'horloge vint à sonner une heure, et qu'aucun fantôme ne
lui apparut, il fut pris d'un frisson violent et se mit à trembler
de tous ses membres. Cinq minutes, dix minutes, un quart d'heure
se passèrent, rien ne se montra. Pendant tout ce temps, il demeura
étendu sur son lit, où se réunissaient, comme en un point central,
les rayons d'une lumière rougeâtre qui l'éclaira tout entier quand
l'horloge annonça l'heure. Cette lumière toute seule lui causait
plus d'alarmes qu'une douzaine de spectres, car il ne pouvait en
comprendre ni la signification ni la cause, et parfois il
craignait d'être en ce moment un cas intéressant de combustion
spontanée, sans avoir au moins la consolation de le savoir. À la
fin, cependant, il commença à penser, comme vous et moi l'aurions
pensé d'abord (car c'est toujours la personne qui ne se trouve
point dans l'embarras, qui sait ce qu'on aurait dû faire alors, et
ce qu'elle aurait fait incontestablement); à la fin, dis-je, il
commença à penser que le foyer mystérieux de cette lumière
fantastique pourrait être dans la chambre voisine, d'où, en la
suivant pour ainsi dire à la trace, on reconnaissait qu'elle
semblait s'échapper. Cette idée s'empara si complètement de son
esprit, qu'il se leva aussitôt tout doucement, mit ses pantoufles,
et se glissa sans bruit du côté de la porte.

Au moment où Scrooge mettait la main sur la serrure, une voix
étrange l'appela par son nom et lui dit d'entrer. Il obéit.

C'était bien son salon; il n'y avait pas le moindre doute à cet
égard; mais son salon avait subi une transformation surprenante.
Les murs et le plafond étaient si richement décorés de guirlandes
de feuillage verdoyant, qu'on eût dit un bosquet véritable dont
toutes les branches reluisaient de baies cramoisies. Les feuilles
lustrées du houx, du gui et du lierre reflétaient la lumière,
comme si on y avait suspendu une infinité de petits miroirs; dans
la cheminée flambait un feu magnifique, tel que ce foyer morne et
froid comme la pierre n'en avait jamais connu au temps de Scrooge
ou de Marley, ni depuis bien des hivers. On voyait, entassés sur
le plancher, pour former une sorte de trône, des dindes, des oies,
du gibier de toute espèce, des volailles grasses, des viandes
froides, des cochons de lait, des jambons, des aunes de saucisses,
des pâtés de hachis, des plum-puddings, des barils d'huîtres, des
marrons rôtis, des pommes vermeilles, des oranges juteuses, des
poires succulentes, d'immenses gâteaux des rois et des bols de
punch bouillant qui obscurcissaient la chambre de leur délicieuse
vapeur. Un joyeux géant, superbe à voir, s'étalait à l'aise sur ce
lit de repos; il portait à la main une torche allumée, dont la
forme se rapprochait assez d'une corne d'abondance, et il l'éleva
au-dessus de sa tête pour que sa lumière vînt frapper Scrooge,
lorsque ce dernier regarda au travers de la porte entrebâillée.

«Entrez! s'écria le fantôme. Entrez! N'ayez pas peur de faire plus
ample connaissance avec moi, mon ami!»

Scrooge entra timidement, inclinant la tête devant l'esprit. Ce
n'était plus le Scrooge rechigné d'autrefois; et, quoique les yeux
du spectre fussent doux et bienveillants, il baissait les siens
devant lui.

«Je suis l'esprit de Noël présent, dit le fantôme. Regardez-moi!»

Scrooge obéit avec respect. Ce Noël-là était vêtu d'une simple
robe, ou tunique, d'un vert foncé, bordée d'une fourrure blanche.
Elle retombait si négligemment sur son corps, que sa large
poitrine demeurait découverte, comme s'il eût dédaigné de chercher
à se cacher ou à se garantir par aucun artifice. Ses pieds, qu'on
pouvait voir sous les amples plis de cette robe, étaient nus
pareillement; et, sur sa tête, il ne portait pas d'autre coiffure
qu'une couronne de houx, semée çà et là de petits glaçons
brillants. Les longues boucles de sa chevelure brune flottaient en
liberté; elles étaient aussi libres que sa figure était franche,
son oeil étincelant, sa main ouverte, sa voix joyeuse, ses
manières dépouillées de toute contrainte et son air riant. Un
antique fourreau était suspendu à sa ceinture, mais sans épée, et
à demi rongé par la rouille.

«Vous n'avez encore jamais vu mon semblable! s'écria l'esprit.

-- Jamais, répondit Scrooge.

-- Est-ce que vous n'avez jamais fait route avec les plus jeunes
membres de ma famille; je veux dire (car je suis très jeune) mes
frères aînés de ces dernières années? poursuivit le fantôme.

-- Je ne le crois pas, dit Scrooge. J'ai peur que non. Est-ce que
vous avez eu beaucoup de frères, esprit?

-- Plus de dix-huit cents, dit le spectre.

-- Une famille terriblement nombreuse, quelle dépense!» murmura
Scrooge.

Le fantôme de Noël présent se leva.

«Esprit, dit Scrooge avec soumission, conduisez-moi où vous
voudrez. Je suis sorti la nuit dernière malgré moi, et j'ai reçu
une leçon qui commence à porter son fruit. Ce soir, si vous avez
quelque chose à m'apprendre, je ne demande pas mieux que d'en
faire mon profit.

-- Touchez ma robe!»

Scrooge obéit et se cramponna à sa robe: houx, gui, baies rouges,
lierre, dindes, oies, gibier, volailles, jambon, viandes, cochons
de lait, saucisses, huîtres, pâtés, puddings, fruits et punch,
tout s'évanouit à l'instant. La chambre, le feu, la lueur
rougeâtre, la nuit disparurent de même: ils se trouvèrent dans les
rues de la ville, le matin de Noël, où les gens, sous l'impression
d'un froid un peu vif, faisaient partout un genre de musique
quelque peu sauvage, mais avec un entrain dont le bruit n'était
pas sans charme, en raclant la neige qui couvrait les trottoirs
devant leur maison, ou en la balayant de leurs gouttières, d'où
elle tombait dans la rue à la grande joie des enfants ravis de la
voir ainsi rouler en autant de petites avalanches artificielles.
Les façades des maisons paraissaient bien noires et les fenêtres
encore davantage, par le contraste qu'elles offraient avec la
nappe de neige unie et blanche qui s'étendait sur les toits, et
celle même qui recouvrait la terre, quoiqu'elle fût moins
virginale; car la couche supérieure en avait été comme labourée en
sillons profonds par les roues pesantes des charrettes et des
voitures; ces ornières légères se croisaient et se recroisaient
l'une l'autre des milliers de fois aux carrefours des principales
rues, et formaient un labyrinthe inextricable de rigoles
entremêlées, à travers la bourbe jaunâtre durcie sous sa surface,
et l'eau congelée par le froid. Le ciel était sombre; les rues les
plus étroites disparaissaient enveloppées dans un épais brouillard
qui tombait en verglas et dont les atomes les plus pesants
descendaient en une averse de suie, comme si toutes les cheminées
de la Grande-Bretagne avaient pris feu, de concert, et se
ramonaient elles-mêmes à coeur joie. Londres, ni son climat,
n'avaient rien de bien agréable. Cependant on remarquait partout
dehors un air d'allégresse, que le plus beau jour et le plus
brillant soleil d'été se seraient en vain efforcés d'y répandre.

En effet, les hommes qui déblayaient les toits paraissaient joyeux
et de bonne humeur; ils s'appelaient d'une maison à l'autre, et de
temps en temps échangeaient en plaisantant une boule de neige
(projectile assurément plus inoffensif que maint sarcasme), riant
de tout leur coeur quand elle atteignait le but, et de grand coeur
aussi quand elle venait à le manquer.

Les boutiques de marchands de volailles étaient encore à moitié
ouvertes, celles des fruitiers brillaient de toute leur splendeur.
Ici de gros paniers, ronds, au ventre rebondi, pleins de superbes
marrons, s'étalant sur les portes, comme les larges gilets de ces
bons vieux gastronomes s'étalent sur leur abdomen, semblaient
prêts à tomber dans la rue, victimes de leur corpulence
apoplectique; là, des oignons d'Espagne rougeâtres, hauts en
couleur, aux larges flancs, rappelant par cet embonpoint heureux
les moines de leur patrie, et lançant du haut de leurs tablettes,
d'agaçantes oeillades aux jeunes filles qui passaient en jetant un
coup d'oeil discret sur les branches de gui suspendues en
guirlandes; puis encore, des poires, des pommes amoncelées en
pyramides appétissantes; des grappes de raisin, que les marchands
avaient eu l'attention délicate de suspendre aux endroits les plus
exposés à la vue, afin que les amateurs se sentissent venir l'eau
à la bouche, et pussent se rafraîchir gratis en passant; des tas
de noisettes, moussues et brunes, faisant souvenir, par leur bonne
odeur, d'anciennes promenades dans les bois, où l'on avait le
plaisir d'enfoncer jusqu'à la cheville au milieu des feuilles
sèches; des _biffins_ de Norfolk, dodues et brunes, qui faisaient
ressortir la teinte dorée des oranges et des citrons, et
semblaient se recommander avec instance par leur volume et leur
apparence juteuse, pour qu'on les emportât dans des sacs de
papier, afin de les manger au dessert. Les poissons d'or et
d'argent, eux-mêmes, exposés dans des bocaux parmi ces fruits de
choix, quoique appartenant à une race triste et apathique,
paraissaient s'apercevoir, tout poissons qu'ils étaient, qu'il se
passait quelque chose d'extraordinaire, allaient et venaient,
ouvrant la bouche tout autour de leur petit univers, dans un état
d'agitation hébétée.

Et les épiciers donc! oh! les épiciers! leurs boutiques étaient
presque fermées, moins peut-être un volet ou deux demeurés
ouverts; mais que de belles choses se laissaient voir à travers
ces étroites lacunes! Ce n'était pas seulement le son joyeux des
balances retombant sur le comptoir, ou le craquement de la ficelle
sous les ciseaux qui la séparent vivement de sa bobine pour
envelopper les paquets, ni le cliquetis incessant des bottes de
fer-blanc pour servir le thé ou le moka aux pratiques. Pan, pan,
sur le comptoir; parais, disparais, elles voltigeaient entre les
mains des garçons comme les gobelets d'un escamoteur; ce n'étaient
pas seulement les parfums mélangés du thé et du café si agréables
à l'odorat, les raisins secs si beaux et si abondants, les amandes
d'une si éclatante blancheur, les bâtons de cannelle si longs et
si droits, les autres épices si délicieuses, les fruits confits si
bien glacés et tachetés de sucre candi, que leur vue seule
bouleversait les spectateurs les plus indifférents et les faisait
sécher d'envie; ni les figues moites et charnues, ou les pruneaux
de Tours et d'Agen, à la rougeur modeste, au goût acidulé, dans
leurs corbeilles richement décorées, ni enfin toutes ces bonnes
choses ornées de leur parure de fête; mais il fallait voir les
pratiques, si empressées et si avides de réaliser les espérances
du jour, qu'elles se bousculaient à la porte, heurtaient
violemment l'un contre l'autre leurs paniers à provisions,
oubliaient leurs emplettes sur le comptoir, revenaient les
chercher en courant, et commettaient mille erreurs semblables de
la meilleure humeur du monde, tandis que l'épicier et ses garçons
montraient tant de franchise et de rondeur, que les coeurs de
cuivre poli avec lesquels ils tenaient attachées par derrière
leurs serpillières, étaient l'image de leurs propres coeurs
exposés au public pour passer une inspection générale..., de beaux
coeurs dorés, des coeurs à prendre, si vous voulez,
mesdemoiselles!

Mais bientôt les cloches appelèrent les bonnes gens à l'église ou
à la chapelle; ils sortirent par troupes pour s'y rendre,
remplissant les rues, dans leurs plus beaux habits et avec leurs
plus joyeux visages. Au même moment, d'une quantité de petites
rues latérales, de passages et de cours sans nom, s'élancèrent une
multitude innombrable de personnes, portant leur dîner chez le
boulanger pour le mettre au four. La vue de ces pauvres gens
chargés de leurs galas, parut beaucoup intéresser l'esprit, car il
se tint, avec Scrooge à ses côtés, sur le seuil d'une boulangerie,
et, soulevant le couvercle des plats à mesure qu'ils passaient, il
arrosait d'encens leur dîner avec sa torche. C'était, en vérité,
une torche fort extraordinaire que la sienne, car, une fois ou
deux, quelques porteurs de dîners s'étant adressé des paroles de
colère pour s'être heurtés un peu rudement dans leur empressement,
il en fit tomber sur eux quelques gouttes d'eau; et aussitôt ces
hommes reprirent toute leur bonne humeur, s'écriant que c'était
une honte de se quereller un jour de Noël. Et rien de plus vrai!
mon Dieu! rien de plus vrai!

Peu à peu les cloches se turent, les boutiques de boulangers se
fermèrent, mais il y avait comme un avant-goût réjouissant de tous
ces dîners et des progrès de leur cuisson dans la vapeur humide
qui dégelait en l'air au-dessus de chaque four, dont le carreau
fumait comme s'il cuisait avec les plats.

«Y a-t-il donc une saveur particulière dans ces gouttes que vous
faites tomber de votre torche en la secouant? demanda Scrooge.

-- Certainement, il y a ma saveur, à moi.

-- Est-ce qu'elle peut se communiquer à toute espèce de dîner
aujourd'hui? demanda Scrooge.

-- À tout dîner offert cordialement, et surtout aux plus pauvres.

-- Pourquoi aux plus pauvres?

-- Parce que ce sont ceux qui en ont le plus besoin.

-- Esprit, dit Scrooge après un instant de réflexion, je m'étonne
alors que, parmi tous les êtres qui remplissent les mondes situés
autour de nous, des esprits comme vous se soient chargés d'une
commission aussi peu charitable: celle de priver ces pauvres gens
des occasions qui s'offrent à eux de prendre un plaisir innocent.

-- Moi! s'écria l'esprit.

-- Oui, puisque vous les privez du moyen de dîner tous les huit
jours, et cela le seul jour souvent où l'on puisse dire qu'ils
dînent, continua Scrooge. N'est-ce pas vrai?

-- Moi! s'écria l'esprit.

-- Certainement; n'est-ce pas vous qui cherchez à faire fermer ces
fours le jour du sabbat? dit Scrooge. Et cela ne revient-il pas au
même?

-- Moi! je cherche cela! s'écria l'esprit.

-- Pardonnez-moi, si je me trompe. Cela se fait en votre nom ou,
du moins, au nom de votre famille, dit Scrooge.

-- Il y a, répondit l'esprit, sur cette terre où vous habitez, des
hommes qui ont la prétention de nous connaître, et qui, sous notre
nom, ne font que servir leurs passions coupables, l'orgueil, la
méchanceté, la haine, l'envie, la bigoterie et l'égoïsme; mais ils
sont aussi étrangers à nous et à toute notre famille que s'ils
n'avaient jamais vu le jour. Rappelez-vous cela, et une autre fois
rendez-les responsables de leurs actes, mais non pas nous.»

Scrooge le lui promit; alors ils se transportèrent, invisibles
comme ils l'avaient été jusque-là, dans les faubourgs de la ville.
Une faculté remarquable du spectre (Scrooge l'avait observé déjà
chez le boulanger) était de pouvoir, nonobstant sa taille
gigantesque, s'arranger de toute place, sans être gêné, en sorte
que, sous le toit le plus bas, il conservait la même grâce, la
même majesté surnaturelle qu'il eût pu le faire sous la voûte la
plus élevée d'un palais.

Peut-être était-ce le plaisir qu'éprouvait le bon esprit à faire
montre de cette faculté singulière, ou bien encore la tendance de
sa nature bienveillante, généreuse, cordiale et sa sympathie pour
les pauvres qui le conduisit tout droit chez le commis de Scrooge;
c'est là, en effet, qu'il porta ses pas, emmenant avec lui
Scrooge, toujours cramponné à sa robe. Sur le seuil de la porte,
l'esprit sourit et s'arrêta pour bénir, en l'aspergeant de sa
torche, la demeure de Bob Cratchit. Voyez! Bob n'avait lui-même
que quinze _Bob[2]_ par semaine; chaque samedi il n'empochait que
quinze exemplaires de son nom de baptême, et pourtant le fantôme
de Noël présent n'en bénit pas moins sa petite maison composée de
quatre chambres!

Alors se leva mistress Cratchit, la femme de Cratchit, pauvrement
vêtue d'une robe retournée, mais, en revanche, toute parée de
rubans à bon marché, de ces rubans qui produisent, ma foi, un joli
effet, pour la bagatelle de douze sous. Elle mettait le couvert,
aidée de Belinda Cratchit, la seconde de ses filles, tout aussi
enrubannée que sa mère, tandis que maître Pierre Cratchit
plongeait une fourchette dans la marmite remplie de pommes de
terre et ramenait jusque dans sa bouche les coins de son
monstrueux col de chemise, pas précisément _son_ col de chemise,
car c'était celle de son père; mais Bob l'avait prêtée ce jour-là,
en l'honneur de Noël, à son héritier présomptif, lequel, heureux
de se voir si bien attifé, brûlait d'aller montrer son linge dans
les parcs fashionables. Et puis deux autres petits Cratchit,
garçon et fille, se précipitèrent dans la chambre en s'écriant
qu'ils venaient de flairer l'oie, devant la boutique du boulanger,
et qu'ils l'avaient bien reconnue pour la leur. Ivres d'avance à
la pensée d'une bonne sauce à la sauge et à l'oignon, les petits
gourmands se mirent à danser de joie autour de la table, et
portèrent aux nues maître Pierre Cratchit, le cuisinier du jour,
tandis que ce dernier (pas du tout fier, quoique son col de
chemise fût si copieux qu'il menaçait de l'étouffer) soufflait le
feu, tant et si bien que les pommes de terre en retard
rattrapèrent le temps perdu et vinrent taper, en bouillant, au
couvercle de la casserole, pour avertir qu'elles étaient bonnes à
retirer et à peler.

«Qu'est-ce qui peut donc retenir votre excellent père? dit
mistress Cratchit. Et votre frère Tiny Tim? et Martha? Au dernier
Noël, elle était déjà arrivée depuis une demi-heure!

-- La voici, Martha, mère! s'écria une jeune fille qui parut en
même temps.

-- Voici Martha, mère! répétèrent les deux petits Cratchit.
Hourra! si vous saviez comme il y a une belle oie, Martha!

-- Ah! chère enfant, que le bon Dieu vous bénisse! Comme vous
venez tard! dit mistress Cratchit l'embrassant une douzaine de
fois et la débarrassant de son châle et de son chapeau avec une
tendresse empressée.

-- C'est que nous avions beaucoup d'ouvrage à terminer hier soir,
ma mère, répondit la jeune fille, et, ce matin, il a fallu le
livrer!

-- Bien! bien! n'y pensons plus, puisque vous voilà, dit mistress
Cratchit. Allons! asseyez-vous près du feu et chauffez-vous, ma
chère enfant!

-- Non, non! voici papa qui vient, crièrent les deux petits
Cratchit qu'on voyait partout en même temps. Cache-toi, Martha,
cache-toi!»

Et Martha se cacha; puis entra le petit Bob, le père Bob avec son
cache-nez pendant de trois pieds au moins devant lui, sans compter
la frange; ses habits usés jusqu'à la corde étaient raccommodés et
brossés soigneusement, pour leur donner un air de fête; Bob
portait Tiny Tim sur son épaule. Hélas! le pauvre Tiny Tim! il
avait une petite béquille et une mécanique en fer pour soutenir
ses jambes.

«Eh bien! où est notre Martha? s'écria Bob Cratchit en jetant les
yeux tout autour de lui.

-- Elle ne vient pas, répondit mistress Cratchit.

-- Elle ne vient pas? dit Bob frappé d'un abattement soudain, et
perdant, en un clin d'oeil, tout cet élan de gaieté avec lequel il
avait porté Tiny Tim depuis l'église, toujours courant comme son
dada, un vrai cheval de course. Elle ne vient pas! un jour de
Noël!»

Martha ne put supporter de le voir ainsi contrarié, même pour
rire; aussi n'attendit-elle pas plus longtemps pour sortir de sa
cachette, derrière la porte du cabinet, et courut-elle se jeter
dans ses bras, tandis que les deux petits Cratchit s'emparèrent de
Tiny Tim et le portèrent dans la buanderie, afin qu'il pût
entendre le pudding chanter dans la casserole.

«Et comment s'est comporté le petit Tiny Tim? demanda mistress
Cratchit après qu'elle eût raillé Bob de sa crédulité et que Bob
eût embrassé sa fille tout à son aise.

-- Comme un vrai bijou, dit Bob, et mieux encore. Obligé qu'il est
de demeurer si longtemps assis tout seul, il devient réfléchi, et
on ne saurait croire toutes les idées qui lui passent par la tête.
Il me disait, en revenant, qu'il espérait avoir été remarqué dans
l'église par les fidèles, parce qu'il est estropié, et que les
chrétiens doivent aimer, surtout un jour de Noël, à se rappeler
celui qui a fait marcher les boiteux et voir les aveugles.»

La voix de Bob tremblait en répétant ces mots; elle trembla plus
encore quand il ajouta que Tiny Tim devenait chaque jour plus fort
et plus vigoureux.

On entendit retentir sur le plancher son active petite béquille,
et, à l'instant, Tiny Tim rentra, escorté par le petit frère et la
petite soeur jusqu'à son tabouret, près du feu. Alors Bob,
retroussant ses manches par économie, comme si, le pauvre garçon!
elles pouvaient s'user davantage, prit du genièvre et des citrons
et en composa dans un bol une sorte de boisson chaude, qu'il fit
mijoter sur la plaque après l'avoir agitée dans tous les sens;
pendant ce temps, maître Pierre et les deux petits Cratchit, qu'on
était sûr de trouver partout, allèrent chercher l'oie, qu'ils
rapportèrent bientôt en procession triomphale.

À voir le tumulte causé par cette apparition, on aurait dit qu'une
oie est le plus rare de tous les volatiles, un phénomène emplumé,
auprès duquel un cygne noir serait un lieu commun; et, en vérité,
une oie était bien en effet une des sept merveilles dans cette
pauvre maison. Mistress Cratchit fit bouillir le jus, préparé
d'avance, dans une petite casserole; maître Pierre écrasa les
pommes de terre avec une vigueur incroyable; miss Belinda sucra la
sauce aux pommes; Martha essuya les assiettes chaudes; Bob fit
asseoir Tiny Tim près de lui à l'un des coins de la table; les
deux petits Cratchit placèrent des chaises pour tout le monde,
sans s'oublier eux-mêmes, et, une fois en faction à leur poste,
fourrèrent leurs cuillers dans leur bouche pour ne point céder à
la tentation de demander de l'oie avant que vînt leur tour d'être
servis.

Enfin, les plats furent mis sur la table, et l'on dit le
_Benedicite_, suivi d'un moment de silence général, lorsque
mistress Cratchit, promenant lentement son regard le long du
couteau à découper, se prépara à le plonger dans les flancs de la
bête; mais à peine l'eût-elle fait, à peine la farce si longtemps
attendue se fût-elle précipitée par cette ouverture, qu'un murmure
de bonheur éclata tout autour de la table, et Tiny Tim lui-même,
excité par les deux petits Cratchit, frappa sur la table avec le
manche de son couteau, et cria d'une voix faible: «Hourra!»

Jamais on ne vit oie pareille! Bob dit qu'il ne croyait pas qu'on
en eût jamais fait cuire une semblable. Sa tendreté, sa saveur, sa
grosseur, son bon marché, furent le texte commenté par
l'admiration universelle; avec la sauce aux pommes et la purée de
pommes de terre, elle suffit amplement pour le dîner de toute la
famille. «En vérité, dit mistress Cratchit, apercevant un petit
atome d'os resté sur un plat, on n'a pas seulement pu manger
tout», et pourtant tout le monde en avait eu à bouche que veux-tu;
et les deux petits Cratchit, en particulier, étaient barbouillés
jusqu'aux yeux de sauce à la sauge et à l'oignon. Mais alors, les
assiettes ayant été changées par miss Belinda, mistress Cratchit
sortit seule, trop émue pour supporter la présence de témoins,
afin d'aller chercher le pudding et de l'apporter sur la table.

Supposez qu'il soit manqué! supposez qu'il se brise quand on le
retournera! supposez que quelqu'un ait sauté par-dessus le mur de
l'arrière-cour et l'ait volé pendant qu'on se régalait de l'oie; à
cette supposition, les deux petits Cratchit devinrent blêmes! Il
n'y avait pas d'horreurs dont on ne fît la supposition.

Oh! oh! quelle vapeur épaisse! Le pudding était tiré du chaudron.
Quelle bonne odeur de lessive! (c'était le linge qui
l'enveloppait). Quel mélange d'odeurs appétissantes, qui
rappellent le restaurateur, le pâtissier de la maison d'à côté et
la blanchisseuse sa voisine! C'était le pudding. Après une demi-
minute à peine d'absence, mistress Cratchit rentrait, le visage
animé, mais souriante et toute glorieuse, avec le pudding,
semblable à un boulet de canon tacheté, si dur, si ferme, nageant
au milieu d'un quart de pinte d'eau-de-vie enflammée et surmonté
de la branche de houx consacrée à Noël.

Oh! quel merveilleux pudding! Bob Cratchit déclara, et cela d'un
ton calme et sérieux, qu'il le regardait comme le chef-d'oeuvre de
mistress Cratchit depuis leur mariage. Mistress Cratchit répondit
qu'à présent qu'elle n'avait plus ce poids sur le coeur, elle
avouerait qu'elle avait eu quelques doutes sur la quantité de
farine. Chacun eut quelque chose à en dire, mais personne ne
s'avisa de dire, s'il le pensa, que c'était un bien petit pudding
pour une aussi nombreuse famille. Franchement, c'eût été bien
vilain de le penser ou de le dire. Il n'y a pas de Cratchit qui
n'en eût rougi de honte.

Enfin, le dîner achevé, on enleva la nappe, un coup de balai fut
donné au foyer et le feu ravivé. Le grog fabriqué par Bob ayant
été goûté et trouvé parfait, on mit des pommes et des oranges sur
la table et une grosse poignée de marrons sous les cendres. Alors
toute la famille se rangea autour du foyer en cercle, comme disait
Bob Cratchit, il voulait dire en demi-cercle: on mit près de Bob
tous les cristaux de la famille, savoir: deux verres à boire et un
petit verre à servir la crème dont l'anse était cassée. Qu'est-ce
que cela fait? Ils n'en contenaient pas moins la liqueur
bouillante puisée dans le bol tout aussi bien que des gobelets
d'or auraient pu le faire, et Bob la servit avec des yeux
rayonnants de joie, tandis que les marrons se fendaient avec
fracas et pétillaient sous la cendre. Alors Bob proposa ce toast:

«Un joyeux Noël pour nous tous, mes amis! Que Dieu nous bénisse!»

La famille entière fit écho.

«Que Dieu bénisse chacun de nous!», dit Tiny Tim, le dernier de
tous.

Il était assis très près de son père sur son tabouret. Bob tenait
sa petite main flétrie dans la sienne, comme s'il eût voulu lui
donner une marque plus particulière de sa tendresse et le garder à
ses côtés de peur qu'on ne vînt le lui enlever.

«Esprit, dit Scrooge avec un intérêt qu'il n'avait jamais éprouvé
auparavant, dites-moi si Tiny Tim vivra.

-- Je vois une place vacante au coin du pauvre foyer, répondit le
spectre, et une béquille sans propriétaire qu'on garde
soigneusement. Si mon successeur ne change rien à ces images,
l'enfant mourra.

-- Non, non, dit Scrooge. Oh! non, bon esprit! dites qu'il sera
épargné.

-- Si mon successeur ne change rien à ces images, qui sont
l'avenir, reprit le fantôme, aucun autre de ma race ne le trouvera
ici. Eh bien! après! s'il meurt, il diminuera le superflu de la
population.»

Scrooge baissa la tête lorsqu'il entendit l'esprit répéter ses
propres paroles, et il se sentit pénétré de douleur et de
repentir.

«Homme, dit le spectre, si vous avez un coeur d'homme et non de
pierre, cessez d'employer ce jargon odieux jusqu'à ce que vous
ayez appris ce que c'est que ce superflu et où il se trouve.
Voulez-vous donc décider quels hommes doivent vivre, quels hommes
doivent mourir? Il se peut qu'aux yeux de Dieu vous soyez moins
digne de vivre que des millions de créatures semblables à l'enfant
de ce pauvre homme. Grand Dieu! entendre l'insecte sur la feuille
déclarer qu'il y a trop d'insectes vivants parmi ses frères
affamés dans la poussière!»

Scrooge s'humilia devant la réprimande de l'esprit, et, tout
tremblant, abaissa ses regards vers la terre. Mais il les releva
bientôt en entendant prononcer son nom.

«À M. Scrooge! disait Bob; je veux vous proposer la santé de
M. Scrooge, le patron de notre petit gala.

-- Un beau patron, ma foi! s'écria mistress Cratchit, rouge
d'émotion; je voudrais le tenir ici, je lui en servirais un gala
de ma façon, et il faudrait qu'il eût bon appétit pour s'en
régaler!

-- Ma chère, reprit Bob...; les enfants!... le jour de Noël!

-- Il faut, en effet, que ce soit le jour de Noël, continua-t-
elle, pour qu'on boive à la santé d'un homme aussi odieux, aussi
avare, aussi dur et aussi insensible que M. Scrooge. Vous savez
s'il est tout cela, Robert! Personne ne le sait mieux que vous,
pauvre ami!

-- Ma chère, répondit Bob doucement... le jour de Noël.

-- Je boirai à sa santé pour l'amour de vous et en l'honneur de ce
jour, dit mistress Cratchit, mais non pour lui. Je lui souhaite
donc une longue vie, joyeux Noël et heureuse année! Voilà-t-il pas
de quoi le rendre bien heureux et bien joyeux! J'en doute.»

Les enfants burent à la santé de M. Scrooge après leur mère;
c'était la première chose qu'ils ne fissent pas ce jour-là de bon
coeur; Tiny Tim but le dernier, mais il aurait bien donné son
toast pour deux sous. Scrooge était l'ogre de la famille; la
mention de son nom jeta sur cette petite fête un sombre nuage qui
ne se dissipa complètement qu'après cinq grandes minutes.

Ce temps écoulé, ils furent dix fois plus gais qu'avant, dès qu'on
en eut entièrement fini avec cet épouvantail de Scrooge. Bob
Cratchit leur apprit qu'il avait en vue pour Master Pierre une
place qui lui rapporterait, en cas de réussite, cinq schellings
six pence par semaine. Les deux petits Cratchit rirent comme des
fous en pensant que Pierre allait entrer dans les affaires, et
Pierre lui-même regarda le feu d'un air pensif entre les deux
pointes de son col, comme s'il se consultait déjà pour savoir
quelle sorte de placement il honorerait de son choix quand il
serait en possession de ce revenu embarrassant.

Martha, pauvre apprentie chez une marchande de modes, raconta
alors quelle espèce d'ouvrage elle avait à faire, combien d'heures
elle travaillait sans s'arrêter, et se réjouit d'avance à la
pensée qu'elle pourrait demeurer fort tard au lit le lendemain
matin, jour de repos passé à la maison. Elle ajouta qu'elle avait
vu, peu de jours auparavant, une comtesse et un lord, et que le
lord était bien à peu près de la taille de Pierre; sur quoi Pierre
tira si haut son col de chemise, que vous n'auriez pu apercevoir
sa tête si vous aviez été là. Pendant tout ce temps, les marrons
et le pot au grog circulaient à la ronde, puis Tiny Tim se mit à
chanter une ballade sur un enfant égaré au milieu des neiges; Tiny
Tim avait une petite voix plaintive et chanta sa romance à
merveille, ma foi!

Il n'y avait rien dans tout cela de bien aristocratique. Ce
n'était pas une belle famille; ils n'étaient bien vêtus ni les uns
ni les autres; leurs souliers étaient loin d'être imperméables;
leurs habits n'étaient pas cossus; Pierre pouvait bien même avoir
fait la connaissance, j'en mettrais ma main au feu, avec la
boutique de quelque fripier. Cependant ils étaient heureux,
reconnaissants, charmés les uns des autres et contents de leur
sort; et au moment où Scrooge les quitta, ils semblaient de plus
en plus heureux encore à la lueur des étincelles que la torche de
l'esprit répandait sur eux; aussi les suivit-il du regard, et en
particulier Tiny Tim, sur lequel il tint l'oeil fixé jusqu'au
bout.

Cependant la nuit était venue, sombre et noire; la neige tombait à
gros flocons, et, tandis que Scrooge parcourait les rues avec
l'esprit, l'éclat des feux pétillait dans les cuisines, dans les
salons, partout, avec un effet merveilleux. Ici, la flamme
vacillante laissait voir les préparatifs d'un bon petit dîner de
famille, avec les assiettes qui chauffaient devant le feu, et des
rideaux épais d'un rouge foncé, qu'on allait tirer bientôt pour
empêcher le froid et l'obscurité de la rue. Là, tous les enfants
de la maison s'élançaient dehors dans la neige au-devant de leurs
soeurs mariées, de leurs frères, de leurs cousins, de leurs
oncles, de leurs tantes, pour être les premiers à leur dire
bonjour. Ailleurs, les silhouettes des convives se dessinaient sur
les stores. Un groupe de belles jeunes filles, encapuchonnées,
chaussées de souliers fourrés, et causant toutes à la fois, se
rendaient d'un pied léger chez quelque voisin; malheur alors au
célibataire (les rusées magiciennes, elles le savaient bien!) qui
les y verrait faire leur entrée avec leur teint vermeil, animé par
le froid!

À en juger par le nombre de ceux qu'ils rencontraient sur leur
route se rendant à d'amicales réunions, vous auriez pu croire
qu'il ne restait plus personne dans les maisons pour leur donner
la bienvenue à leur arrivée, quoique ce fut tout le contraire; pas
une maison où l'on n'attendît compagnie, pas une cheminée où l'on
n'eût empilé le charbon jusqu'à la gorge. Aussi, Dieu du ciel!
comme l'esprit était ravi d'aise! comme il découvrait sa large
poitrine! comme il ouvrait sa vaste main! comme il planait au-
dessus de cette foule, déversant avec générosité sa joie vive et
innocente sur tout ce qui se trouvait à sa portée! Il n'y eut pas
jusqu'à l'allumeur de réverbères qui, dans sa course devant lui,
marquant de points lumineux les rues ténébreuses, tout habillé
déjà pour aller passer sa soirée quelque part, se mit à rire aux
éclats lorsque l'esprit passa près de lui, bien qu'il ne sût pas,
le brave homme, qu'il eût en ce moment pour compagnie Noël en
personne.

Tout à coup, sans que le spectre eût dit un seul mot pour préparer
son compagnon à ce brusque changement, ils se trouvèrent au milieu
d'un marais triste, désert, parsemé de monstrueux tas de pierres
brutes, comme si c'eût été un cimetière de géants; l'eau s'y
répandait partout où elle voulait, elle n'avait pas d'autre
obstacle que la gelée qui la retenait prisonnière; il ne venait
rien en ce triste lieu, si ce n'est de la mousse, des genêts et
une herbe chétive et rude. À l'horizon, du côté de l'ouest, le
soleil couchant avait laissé une traînée de feu d'un rouge ardent
qui illumina un instant ce paysage désolé, comme le regard
étincelant d'un oeil sombre, dont les paupières s'abaissant peu à
peu, jusqu'à ce qu'elles se ferment tout à fait, finirent par se
perdre complètement dans l'obscurité d'une nuit épaisse.

«Où sommes-nous? demanda Scrooge.

-- Nous sommes où vivent les mineurs, ceux qui travaillent dans
les entrailles de la terre, répondit l'esprit; mais ils me
reconnaissent. Regardez!»

Une lumière brilla à la fenêtre d'une pauvre hutte, et ils se
dirigèrent rapidement de ce côté. Passant à travers le mur de
pierres et de boue, ils trouvèrent une joyeuse compagnie assemblée
autour d'un feu splendide. Un vieux, vieux bonhomme et sa femme,
leurs enfants, leurs petits-enfants, et une autre génération
encore, étaient tous là réunis, vêtus de leurs habits de fête. Le
vieillard, d'une voix qui s'élevait rarement au-dessus des
sifflements aigus du vent sur la lande déserte, leur chantait un
Noël (déjà fort ancien lorsqu'il n'était lui-même qu'un tout petit
enfant); de temps en temps ils reprenaient tous ensemble le
refrain. Chaque fois qu'ils chantaient, le vieillard sentait
redoubler sa vigueur et sa verve; mais chaque fois, dès qu'ils se
taisaient, il retombait dans sa première faiblesse.

L'esprit ne s'arrêta pas en cet endroit, mais ordonna à Scrooge de
saisir fortement sa robe et le transporta, en passant au-dessus du
marais, où? Pas à la mer, sans doute? Si, vraiment, à la mer.
Scrooge, tournant la tête, vit avec horreur, bien loin derrière
eux, la dernière langue de terre, une rangée de rochers affreux;
ses oreilles furent assourdies par le bruit des flots qui
tourbillonnaient, mugissaient avec le fracas du tonnerre et
venaient se briser au sein des épouvantables cavernes qu'ils
avaient creusées, comme si, dans les accès de sa rage, la mer eût
essayé de miner la terre.

Bâti sur le triste récif d'un rocher à fleur d'eau, à quelques
lieues du rivage, et battu par les eaux tout le long de l'année
avec un acharnement furieux, se dressait un phare solitaire.
D'énormes tas de plantes marines s'accumulaient à sa base, et les
oiseaux des tempêtes, engendrés par les vents, peut-être comme les
algues par les eaux, voltigeaient alentour, s'élevant et
s'abaissant tour à tour, comme les vagues qu'ils effleuraient dans
leur vol.

Mais, même en ce lieu, deux hommes chargés de la garde du phare
avaient allumé un feu qui jetait un rayon de clarté sur
l'épouvantable mer, à travers l'ouverture pratiquée dans l'épaisse
muraille. Joignant leurs mains calleuses par-dessus la table
grossière devant laquelle ils étaient assis, ils se souhaitaient
l'un à l'autre un joyeux Noël en buvant leur grog, et le plus âgé
des deux dont le visage était racorni et couturé par les
intempéries de l'air, comme une de ces figures sculptées à la
proue d'un vieux bâtiment, entonna de sa voix rauque un chant
sauvage qu'on aurait pu prendre lui-même pour un coup de vent
pendant l'orage.

Le spectre allait toujours au-dessus de la mer sombre et houleuse,
toujours, toujours, jusqu'à ce que dans son vol rapide, bien loin
de la terre et de tout rivage, comme il l'apprit à Scrooge, ils
s'abattirent sur un vaisseau et se placèrent tantôt près du
timonier à la roue du gouvernail, tantôt à la vigie sur l'avant,
ou à côté des officiers de quart, visitant ces sombres et
fantastiques figures dans les différents postes où ils montaient
leur faction. Mais chacun de ces hommes fredonnait un chant de
Noël, ou pensait à Noël, ou rappelait à voix basse à son compagnon
quelque Noël passé, avec les espérances qui s'y rattachent d'un
retour heureux au sein de la famille. Tous, à bord, éveillés ou
endormis, bons ou méchants, avaient échangé les uns avec les
autres, ce matin-là, une parole plus bienveillante qu'en aucun
autre jour de l'année; tous avaient pris une part plus ou moins
grande à ses joies; ils s'étaient tous souvenus de leurs parents
ou de leurs amis absents, comme ils avaient espéré tous qu'à leur
tour ceux qui leur étaient chers éprouvaient dans le même moment
le même plaisir à penser à eux.

Ce fut une grande surprise pour Scrooge, tandis qu'il prêtait
l'oreille aux gémissements plaintifs du vent, et qu'il songeait à
ce qu'avait de solennel un semblable voyage au milieu des
ténèbres, par-dessus des abîmes inconnus dont les profondeurs
étaient des secrets aussi impénétrables que la mort; ce fut une
grande surprise pour Scrooge, ainsi plongé dans ses réalisations,
d'entendre un rire joyeux. Mais sa surprise devint bien plus
grande encore quand il reconnut que cet éclat de rire avait été
poussé par son neveu, et se vit lui-même dans une chambre
parfaitement éclairée, chaude, brillante de propreté, avec
l'esprit à ses côtés, souriant et jetant sur ce même neveu des
regards pleins de douceur et de complaisance.

«Ah! ah! ah! faisait le neveu de Scrooge. Ah! ah! ah!»

S'il vous arrivait, par un hasard peu probable, de rencontrer un
homme qui sût rire de meilleur coeur que le neveu de Scrooge, tout
ce que je puis vous dire, c'est que j'aimerais à faire aussi sa
connaissance. Faites-moi le plaisir de me le présenter, et je
cultiverai sa société.

Par une heureuse, juste et noble compensation des choses d'ici-
bas, si la maladie et le chagrin sont contagieux, il n'y a rien
qui le soit plus irrésistiblement aussi que le rire et la bonne
humeur. Pendant que le neveu de Scrooge riait de cette manière, se
tenant les côtes, et faisant faire à son visage les contorsions
les plus extravagantes, la nièce de Scrooge, sa nièce par
alliance, riait d'aussi bon coeur que lui; leurs amis réunis chez
eux n'étaient pas le moins du monde en arrière et riaient
également à gorge déployée. Ah! ah! ah! ah! ah! ah!

«Oui, ma parole d'honneur, il m'a dit, s'écria le neveu de
Scrooge, que Noël était une sottise. Et il le pensait!

-- Ce n'en est que plus honteux pour lui, Fred! dit la nièce de
Scrooge avec indignation. Car parlez-moi des femmes, elles ne font
jamais rien à demi; elles prennent tout au sérieux.»

La nièce de Scrooge était jolie, excessivement jolie, avec un
charmant visage, un air naïf, candide: une ravissante petite
bouche qui semblait faite pour être baisée, et elle l'était, sans
aucun doute; sur le menton, quantité de petites fossettes qui se
fondaient l'une dans l'autre lorsqu'elle riait, et les deux yeux
les plus vifs, les plus pétillants que vous ayez jamais vus
illuminer la tête d'une jeune fille; en un mot, sa beauté avait
quelque chose de provoquant peut-être, mais on voyait bien aussi
qu'elle était prête à donner satisfaction. Oh! mais, satisfaction
complète.

«C'est un drôle de corps, le vieux bonhomme! dit le neveu de
Scrooge; c'est vrai, et il pourrait être plus agréable, mais ses
défauts portent avec eux leur propre châtiment, et je n'ai rien à
dire contre lui.

-- Je crois qu'il est très riche, Fred? poursuivit la nièce de
Scrooge; au moins, vous me l'avez toujours dit.

-- Qu'importe sa richesse, ma chère amie, reprit son mari; elle ne
lui est d'aucune utilité; il ne s'en sert pour faire du bien à
personne, pas même à lui. Il n'a pas seulement la satisfaction de
penser... ah! ah! ah!... que c'est nous qu'il en fera profiter
bientôt.

-- Tenez! je ne peux pas le souffrir,» continua la nièce.

Les soeurs de la nièce de Scrooge et toutes les autres dames
présentes exprimèrent la même opinion.

«Oh! bien, moi, dit le neveu, je suis plus tolérant que vous; j'en
suis seulement peiné pour lui, et jamais je ne pourrais lui en
vouloir quand même j'en aurais envie, car enfin, qui souffre de
ses boutades et de sa mauvaise humeur? Lui, lui seul. Ce que j'en
dis, ce n'est pas parce qu'il s'est mis en tête de ne pas nous
aimer assez pour venir dîner avec nous; car, après tout, il n'a
perdu qu'un méchant dîner...

-- Vraiment! eh bien! je pense, moi, qu'il perd un fort bon
dîner», dit sa petite femme, l'interrompant.

Tous les convives furent du même avis, et on doit reconnaître
qu'ils étaient juges compétents en cette matière, puisqu'ils
venaient justement de le manger; dans ce moment, le dessert était
encore sur la table, et ils se pressaient autour du feu à la lueur
de la lampe.

«Ma foi! je suis enchanté de l'apprendre, reprit le neveu de
Scrooge, parce que je n'ai pas grande confiance dans le talent de
ces jeunes ménagères. Qu'en dites-vous, Topper?»

Topper avait évidemment jeté les yeux sur une des soeurs de la
nièce de Scrooge, car il répondit qu'un célibataire était un
misérable paria qui n'avait pas le droit d'exprimer une opinion
sur ce sujet; et là-dessus, la soeur de la nièce de Scrooge, la
petite femme rondelette que vous voyez là-bas avec un fichu de
dentelles, pas celle qui porte à la main un bouquet de roses, se
mit à rougir.

«Continuez donc ce que vous alliez nous dire, Fred, dit la petite
femme en frappant des mains. Il n'achève jamais ce qu'il a
commencé! Que c'est donc ridicule!»

Le neveu de Scrooge s'abandonna bruyamment à un nouvel accès
d'hilarité, et, comme il était impossible de se préserver de la
contagion, quoique la petite soeur potelée essayât apparemment de
le faire en respirant force vinaigre aromatique, tout le monde
sans exception suivit son exemple.

«J'allais ajouter seulement, dit le neveu de Scrooge, qu'en nous
faisant mauvais visage et en refusant de venir se réjouir avec
nous, il perd quelques moments de plaisir qui ne lui auraient pas
fait de mal. À coup sûr, il se prive d'une compagnie plus agréable
qu'il ne saurait en trouver dans ses propres pensées, dans son
vieux comptoir humide ou au milieu de ses chambres poudreuses.
Cela n'empêche pas que je compte bien lui offrir chaque année la
même chance, que cela lui plaise ou non, car j'ai pitié de lui.
Libre à lui de se moquer de Noël jusqu'à sa mort, mais il ne
pourra s'empêcher d'en avoir meilleure opinion, j'en suis sûr,
lorsqu'il me verra venir tous les ans, toujours de bonne humeur,
lui dire: «Oncle Scrooge, comment vous portez-vous?» Si cela
pouvait seulement lui donner l'idée de laisser douze cents francs
à son pauvre commis, ce serait déjà quelque chose. Je ne sais pas,
mais pourtant je crois bien l'avoir ébranlé hier.»

Ce fut à leur tour de rire maintenant à l'idée présomptueuse qu'il
eût pu ébranler Scrooge. Mais comme il avait un excellent
caractère, et qu'il ne s'inquiétait guère de savoir pourquoi on
riait, pourvu que l'on rît, il les encouragea dans leur gaieté en
faisant circuler joyeusement la bouteille.

Après le thé, on fit un peu de musique; car c'était une famille de
musiciens qui s'entendaient à merveille, je vous assure, à chanter
des ariettes et des ritournelles, surtout Topper, qui savait faire
gronder sa basse comme un artiste consommé, sans avoir besoin de
gonfler les larges veines de son front, ni de devenir rouge comme
une écrevisse. La nièce de Scrooge pinçait très bien de la harpe:
entre autres morceaux, elle joua un simple petit air (un rien que
vous auriez pu apprendre à siffler en deux minutes), justement
l'air favori de la jeune fille qui allait autrefois chercher
Scrooge à sa pension, comme le fantôme de Noël passé le lui avait
rappelé. À ces sons bien connus, tout ce que le spectre lui avait
montré alors se présenta de nouveau à son souvenir; de plus en
plus attendri, il songea que, s'il avait pu souvent entendre cet
air, depuis de longues années, il aurait sans doute cultivé de ses
propres mains, pour son bonheur, les douces affections de la vie,
ce qui valait mieux que d'aiguiser la bêche impatiente du
fossoyeur qui avait enseveli Jacob Marley.

Mais la soirée ne fut pas consacrée tout entière à la musique. Au
bout de quelques instants, on joua aux gages touchés, car il faut
bien redevenir enfants quelquefois, surtout à Noël, un jour de
fête fondé par un Dieu enfant. Attention! voilà qu'on commence
d'abord par une partie de colin-maillard. Oh! le tricheur de
Topper! Il fait semblant de ne pas voir avec son bandeau, mais,
n'ayez pas peur, il n'a pas ses yeux dans sa poche. Je suis sûr
qu'il s'est entendu avec le neveu de Scrooge, et que l'esprit de
Noël présent ne s'y est pas laissé prendre. La manière dont le
soi-disant aveugle poursuit la petite soeur rondelette au fichu de
dentelle est une véritable insulte à la crédulité de la nature
humaine. Qu'elle renverse le garde-feu, qu'elle roule par-dessus
les chaises, qu'elle aille se cogner contre le piano, ou bien
qu'elle s'étouffe dans les rideaux, partout où elle va, il y va;
il sait toujours reconnaître où est la petite soeur rondelette; il
ne veut attraper personne autre; vous avez beau le heurter en
courant, comme tant d'autres l'ont fait exprès, il fera bien
semblant de chercher à vous saisir, avec une maladresse qui fait
injure à votre intelligence, mais à l'instant il ira se jeter de
côté dans la direction de la petite soeur rondelette. «Ce n'est
pas de franc jeu», dit-elle souvent en fuyant, et elle a raison;
mais lorsqu'il l'attrape à la fin, quand, en dépit de ses
mouvements rapides pour lui échapper, et de tous les frémissements
de sa robe de soie froissée à chaque meuble, il est parvenu à
l'acculer dans un coin, d'où elle ne peut plus sortir, sa conduite
alors devient vraiment abominable. Car, sous prétexte qu'il ne
sait pas qui c'est, il faut qu'il touche sa coiffure; sous
prétexte de s'assurer de son identité, il se permet de toucher
certaine bague qu'elle porte au doigt, de manier certaine chaîne
passée autour de son cou. Le vilain monstre! aussi nul doute
qu'elle ne lui en dise sa façon de penser, maintenant que le
mouchoir ayant passé sur les yeux d'une autre personne, ils ont
ensemble un entretien si confidentiel, derrière les rideaux, dans
l'embrasure de la fenêtre!

La nièce de Scrooge n'était pas de la partie de colin-maillard;
elle était demeurée dans un bon petit coin de la salle, assise à
son aise sur un fauteuil avec un tabouret sous les pieds; le
fantôme et Scrooge se tenaient debout derrière elle; mais, par
exemple, elle prenait part aux gages touchés et fut
particulièrement admirable à _Comment l'aimez-vous_? avec toutes
les lettres de l'alphabet. De même au jeu de _Où, quand et
comment? _elle était fort habile, et, à la joie secrète du neveu
de Scrooge, elle battait à plates coutures toutes ses soeurs,
quoiqu'elles ne fussent pas sottes, non; demandez plutôt à Topper.
Il se trouvait bien là environ une vingtaine d'invités, tant
jeunes que vieux, mais tout le monde jouait, jusqu'à Scrooge lui-
même, qui, oubliant tout à fait, tant il s'intéressait à cette
scène, qu'on ne pouvait entendre sa voix, criait tout haut les
mots qu'on donnait à deviner; et il rencontrait juste fort souvent
je dois l'avouer, car l'aiguille la plus pointue, la meilleure
_Whitechapel_, garantie pour ne pas couper le fil, n'est pas plus
fine ni plus déliée que l'esprit de Scrooge, avec l'air benêt
qu'il se donnait exprès pour attraper le monde.

Le spectre prenait plaisir à le voir dans ces dispositions et il
le regardait d'un air si rempli de bienveillance, que Scrooge lui
demanda en grâce, comme l'eût fait un enfant, de rester
jusqu'après le départ des conviés. Mais pour ce qui est de cela,
l'esprit lui dit que c'était une chose impossible.

«Voici un nouveau jeu, dit Scrooge. Une demi-heure, esprit,
seulement une demi-heure!»

C'était le jeu appelé _Oui et non;_ le neveu de Scrooge devait
penser à quelque chose et les autres chercher à deviner ce à quoi
il pensait; il ne répondait à toutes leurs questions que par _oui_
et par _non_, suivant le cas. Le feu roulant d'interrogations
auxquelles il se vit exposé lui arracha successivement une foule
d'aveux: qu'il pensait à un animal, que c'était un animal vivant,
un animal désagréable, un animal sauvage, un animal qui grondait
et grognait quelquefois, qui d'autres fois parlait, qui habitait
Londres, qui se promenait dans les rues, qu'on ne montrait pas
pour de l'argent, qui n'était mené en laisse par personne, qui, ne
vivait pas dans une ménagerie, qu'on ne tuait jamais à l'abattoir,
et qui n'était ni un cheval, ni un âne, ni une vache, ni un
taureau, ni un tigre, ni un chien, ni un cochon, ni un chat, ni un
ours. À chaque nouvelle question qui lui était adressée, ce gueux
de neveu partait d'un nouvel éclat de rire, et il lui en prenait
de telles envies, qu'il était obligé de se lever du sofa pour
trépigner sur le parquet. À la fin, la soeur rondelette, prise à
son tour d'un fou rire, s'écria:

«Je l'ai trouvé! Je le tiens, Fred! Je sais ce que c'est.

-- Qu'est-ce donc? demanda Fred.

-- C'est votre oncle Scro-o-o-o-oge!»

C'était cela même. L'admiration fut le sentiment général, quoique
quelques personnes fissent remarquer que la réponse à cette
question «Est-ce un ours?» aurait dû être «Oui»; d'autant qu'il
avait suffi dans ce cas d'une réponse négative pour détourner
leurs pensées de M. Scrooge, en supposant qu'elles se fussent
portées sur lui d'abord.

«Eh bien! il a singulièrement contribué à nous divertir, dit Fred,
et nous serions de véritables ingrats si nous ne buvions à sa
santé. Voici justement que nous tenons à la main chacun un verre
de punch au vin; ainsi donc: À l'oncle Scrooge!

-- Soit! à l'oncle Scrooge! s'écrièrent-ils tous.

-- Un joyeux Noël et une bonne année au vieillard, n'importe ce
qu'il est! dit le neveu de Scrooge. Il n'accepterait pas ce
souhait de ma bouche, mais il l'aura néanmoins. À l'oncle
Scrooge!»

L'oncle Scrooge s'était laissé peu à peu si bien gagner par
l'hilarité générale, il se sentait le coeur si léger, qu'il aurait
fait raison à la compagnie, quoiqu'elle ne s'aperçût pas de sa
présence, et prononcé un discours de remerciement que personne
n'eût entendu, si le spectre lui en avait donné le temps. Mais la
scène entière disparut comme le neveu prononçait la dernière
parole de son toast; et déjà Scrooge et l'esprit avaient repris le
cours de leurs voyages.

Ils virent beaucoup de pays, allèrent fort loin et visitèrent un
grand nombre de demeures, et toujours avec d'heureux résultats
pour ceux que Noël approchait. L'esprit se tenait auprès du lit
des malades, et ils oubliaient leurs maux sur la terre étrangère,
et l'exilé se croyait pour un moment transporté au sein de la
patrie. Il visitait une âme en lutte avec le sort et aussitôt elle
s'ouvrait à des sentiments de résignation et à l'espoir d'un
meilleur avenir. Il abordait les pauvres, et aussitôt ils se
croyaient riches. Dans les maisons de charité, les hôpitaux, les
prisons, dans tous ces refuges de la misère, où l'homme vain et
orgueilleux n'avait pu abuser de sa petite autorité si passagère
pour en interdire l'entrée et en barrer la porte à l'esprit, il
laissait sa bénédiction et enseignait à Scrooge ses préceptes
charitables.

Ce fut là une longue nuit, si toutes ces choses s'accomplirent
seulement en une nuit; mais Scrooge en douta, parce qu'il lui
semblait que plusieurs fêtes de Noël avaient été condensées dans
l'espace de temps qu'ils passèrent ensemble. Une chose étrange
aussi, c'est que, tandis que Scrooge n'éprouvait aucune
modification dans sa forme extérieure, le fantôme devenait plus
vieux, visiblement plus vieux. Scrooge avait remarqué ce
changement, mais il n'en dit pas un mot, jusqu'à ce que, au sortir
d'un lieu où une réunion d'enfants célébrait les Rois, jetant les
yeux sur l'esprit quand ils furent seuls, il s'aperçut que ses
cheveux avaient blanchi.

«La vie des esprits est-elle donc si courte? demanda-t-il.

-- Ma vie sur ce globe est très courte, en effet, répondit le
spectre. Elle finit cette nuit.

-- Cette nuit! s'écria Scrooge.

-- Ce soir, à minuit. Écoutez! L'heure approche.»

En ce moment, l'horloge sonnait les trois quarts de onze heures.

«Pardonnez-moi l'indiscrétion de ma demande, dit Scrooge, qui
regardait attentivement la robe de l'esprit, mais je vois quelque
chose d'étrange et qui ne vous appartient pas, sortir de dessous
votre robe. Est-ce un pied ou une griffe?

-- Ce pourrait être une griffe, à en juger par la chair qui est
au-dessus, répondit l'esprit avec tristesse. Regardez.»

Des plis de sa robe, il dégagea deux enfants, deux créatures
misérables, abjectes, effrayantes, hideuses, repoussantes, qui
s'agenouillèrent à ses pieds et se cramponnèrent à son vêtement.

«Oh! homme! regarde, regarde à tes pieds!» s'écria le fantôme.

C'étaient un garçon et une fille, jaunes, maigres, couverts de
haillons, au visage renfrogné, féroces, quoique rampants dans leur
abjection. Une jeunesse gracieuse aurait dû remplir leurs joues et
répandre sur leur teint ses plus fraîches couleurs; au lieu de
cela, une main flétrie et desséchée, comme celle du temps, les
avait ridés, amaigris, décolorés; ces traits où les anges auraient
dû trôner, les démons s'y cachaient plutôt pour lancer de là des
regards menaçants. Nul changement, nulle dégradation, nulle
décomposition de l'espèce humaine, à aucun degré, dans tous les
mystères les plus merveilleux de la création, n'ont produit des
monstres à beaucoup près aussi horribles et aussi effrayants.

Scrooge recula, pâle de terreur; ne voulant pas blesser l'esprit,
leur père peut-être, il essaya de dire que c'étaient de beaux
enfants, mais les mots s'arrêtèrent d'eux-mêmes dans sa gorge,
pour ne pas se rendre complices d'un mensonge si énorme.

«Esprit! est-ce que ce sont vos enfants?»

Scrooge n'en put dire davantage.

«Ce sont les enfants des hommes, dit l'esprit, laissant tomber sur
eux un regard, et ils s'attachent à moi pour me porter plainte
contre leurs pères. Celui-là est l'ignorance; celle-ci la misère.
Gardez-vous de l'un et de l'autre et de toute leur descendance,
mais surtout du premier, car sur son front je vois écrit:
Condamnation. Hâte-toi, Babylone, dit-il en étendant sa main vers
la Cité; hâte-toi d'effacer ce mot, qui te condamne plus que lui;
toi à ta ruine, comme lui au malheur. Ose dire que tu n'en es pas
coupable; calomnie même ceux qui t'accusent: Cela peut servir au
succès de tes desseins abominables. Mais gare la fin!

-- N'ont-ils donc aucun refuge, aucune ressource? s'écria Scrooge.

-- N'y a-t-il pas des prisons? dit l'esprit, lui renvoyant avec
ironie pour la dernière fois ses propres paroles. N'y a-t-il pas
des maisons de force?»

L'horloge sonnait minuit. Scrooge chercha du regard le spectre et
ne le vit plus. Quand le dernier son cessa de vibrer, il se
rappela la prédiction du vieux Jacob Marley, et, levant les yeux,
il aperçut un fantôme à l'aspect solennel, drapé dans une robe à
capuchon et qui venait à lui glissant sur la terre comme une
vapeur.



Quatrième couplet

Le dernier esprit

Le fantôme approchait d'un pas lent, grave et silencieux. Quand il
fut arrivé près de Scrooge, celui-ci fléchit le genou, car cet
esprit semblait répandre autour de lui, dans l'air qu'il
traversait, une terreur sombre et mystérieuse.

Une longue robe noire l'enveloppait tout entier et cachait sa
tête, son visage, sa forme, ne laissant rien voir qu'une de ses
mains étendues, sans quoi il eut été très difficile de détacher
cette figure des ombres de la nuit, et de la distinguer de
l'obscurité complète dont elle était environnée.

Quand Scrooge vint se placer à ses cotés, il reconnut que le
spectre était d'une taille élevée et majestueuse, et que sa
mystérieuse présence le remplissait d'une crainte solennelle. Mais
il n'en sut pas davantage, car l'esprit ne prononçait pas une
parole et ne faisait aucun mouvement.

«Suis-je en la présence du spectre de Noël à venir?», dit Scrooge.

L'esprit ne répondit rien, mais continua de tenir la main tendue
en avant.

«Vous allez me montrer les ombres des choses qui ne sont pas
arrivées encore et qui arriveront dans la suite des temps,
poursuivit Scrooge. N'est-ce pas, esprit?»

La partie supérieure de la robe du fantôme se contracta un instant
par le rapprochement de ses plis, comme si le spectre avait
incliné la tête. Ce fut la seule réponse qu'il en obtint.

Quoique habitué déjà au commerce des esprits, Scrooge éprouvait
une telle frayeur en présence de ce spectre silencieux, que ses
jambes tremblaient sous lui et qu'il se sentit à peine la force de
se tenir debout, quand il se prépara à le suivre. L'esprit
s'arrêta un moment, comme s'il eût remarqué son trouble et qu'il
eût voulu lui donner le temps de se remettre.

Mais Scrooge n'en fut que plus agité; un frisson de terreur vague
parcourait tous ses membres, quand il venait à songer que derrière
ce sombre linceul, des yeux de fantôme étaient attentivement fixés
sur lui, et que, malgré tous ses efforts, il ne pouvait voir
qu'une main de spectre et une grande masse noirâtre.

«Esprit de l'avenir! s'écria-t-il; je vous redoute plus qu'aucun
des spectres que j'aie encore vus! Mais, parce que je sais que
vous vous proposez mon bien, et parce que j'espère vivre de
manière à être un tout autre homme que je n'étais, je suis prêt à
vous accompagner avec un coeur reconnaissant. Ne me parlerez-vous
pas?»

Point de réponse. La main seule était toujours tendue droit devant
eux.

«Guidez-moi! dit Scrooge, guidez-moi! La nuit avance rapidement;
c'est un temps précieux pour moi, je le sais. Esprit, guidez-moi.»

Le fantôme s'éloigna de la même manière qu'il était venu. Scrooge
le suivit dans l'ombre de sa robe, et il lui sembla que cette
ombre la soulevait et l'emportait avec elle.

On ne pourrait pas dire précisément qu'ils entrèrent dans la
ville, ce fut plutôt la ville qui sembla surgir autour d'eux et
les entourer de son propre mouvement. Toutefois ils étaient au
coeur même de la Cité, à la Bourse, parmi les négociants qui
allaient de çà et de là en toute hâte, faisant sonner l'argent
dans leurs poches, se groupant pour causer affaires, regardant à
leurs montres et jouant d'un air pensif avec leurs grandes
breloques, etc., etc., comme Scrooge les avait vus si souvent.

L'esprit s'arrêta près d'un petit groupe de ces capitalistes.
Scrooge, remarquant la direction de sa main tendue de leur côté,
s'approcha pour entendre la conversation.

«Non..., disait un grand et gros homme avec un menton monstrueux,
je n'en sais pas davantage; je sais seulement qu'il est mort.

-- Quand est-il mort? demanda un autre.

-- La nuit dernière, je crois.

-- Comment, et de quoi est-il mort? dit un troisième personnage en
prenant une énorme prise de tabac dans une vaste tabatière. Je
croyais qu'il ne mourrait jamais...

-- Il n'y a que Dieu qui le sache, reprit le premier avec un
bâillement.

-- Qu'a-t-il fait de son argent? demanda un monsieur à la face
rubiconde dont le bout du nez était orné d'une excroissance de
chair qui pendillait sans cesse comme les caroncules d'un dindon.

-- Je n'en sais trop rien, fit l'homme au double menton en
bâillant de nouveau. Peut-être l'a-t-il laissé à sa société; en
tout cas, ce n'est pas à moi qu'il l'a laissé: voilà tout ce que
je sais.»

Cette plaisanterie fut accueillie par un rire général.

«Il est probable, dit le même interlocuteur, que les chaises ne
lui coûteront pas cher à l'église, non plus que les voitures; car,
sur mon âme, je ne connais personne qui soit disposé à aller à son
enterrement. Si nous faisions la partie d'y aller sans invitation!

-- Cela m'est égal, s'il y a une collation, observa le monsieur à
la loupe; mais je veux être nourri pour la peine.

-- Eh bien! après tout, dit celui qui avait parlé le premier, je
vois que je suis encore le plus désintéressé de vous tous, car je
n'y allais pas pour qu'on me donnât des gants noirs, je n'en porte
pas; ni pour sa collation, je ne goûte jamais; et pourtant je
m'offre à y aller, si quelqu'un veut venir avec moi. C'est que,
voyez-vous, en y réfléchissant je ne suis pas sûr le moins du
monde de n'avoir pas été son plus intime ami, car nous avions
l'habitude de nous arrêter pour échanger quelques mots toutes les
fois que nous nous rencontrions. Adieu, messieurs; au revoir!»

Le groupe se dispersa et alla se mêler à d'autres. Scrooge
reconnaissait tous ces personnages: il regarda l'esprit comme pour
lui demander l'explication de ce qu'il venait d'entendre.

Le fantôme se glissa dans une rue et montra du doigt deux
individus qui s'abordaient. Scrooge écouta encore, croyant trouver
là le mot de l'énigme.

Il les reconnaissait également très bien; c'étaient deux
négociants, riches et considérés. Il s'était toujours piqué d'être
bien placé dans leur estime, au point de vue des affaires,
s'entend, purement et simplement au point de vue des affaires.

«Comment vous portez-vous? dit l'un.

-- Et vous? répondit l'autre.

-- Bien! fit le premier. Le vieux _Gobseck_ a donc enfin son
compte, hein?

-- On me l'a dit...; il fait froid, n'est-ce pas?

-- Peuh! Un temps de la saison! temps de Noël. Vous ne patinez
pas, je suppose?

-- Non, non; j'ai bien autre chose à faire. Bonjour.»

Pas un mot de plus. Telles furent leur rencontre, leur
conversation et leur séparation. Scrooge eut d'abord la pensée de
s'étonner que l'esprit attachât une telle importance à des
conversations en apparence si triviales; mais intimement convaincu
qu'elles devaient avoir un sens caché, il se mit à considérer, à
part lui, quel il pouvait être selon toutes les probabilités. Il
était difficile qu'elles se rapportassent à la mort de Jacob, son
vieil associé; du moins, la chose ne paraissait pas vraisemblable,
car cette mort appartenait au passé, et le spectre avait pour
département l'avenir: il ne voyait non plus personne de ses
connaissances à qui il put les appliquer. Toutefois, ne doutant
pas que, quelle que fût celle à qui il convenait d'en faire
l'application, elles ne renfermassent une leçon secrète à son
adresse, et pour son bien, il résolut de recueillir avec soin
chacune des paroles qu'il entendrait et chacune des choses qu'il
verrait, mais surtout d'observer attentivement sa propre image
lorsqu'elle lui apparaîtrait, persuadé que la conduite de son
futur lui-même lui donnerait la clef de cette énigme et en
rendrait la solution facile. Il se chercha donc en ce lieu; mais
un autre occupait sa place accoutumée, dans le coin qu'il
affectionnait particulièrement, et, quoique l'horloge indiquât
l'heure où il venait d'ordinaire à la Bourse, il ne vit personne
qui lui ressemblât, parmi cette multitude qui se pressait sous le
porche pour y entrer. Cela le surprit peu, néanmoins, car depuis
ses premières visions il avait médité dans son esprit un
changement de vie; il pensait, il espérait que son absence était
une preuve qu'il avait mis ses nouvelles résolutions en pratique.

Le fantôme se tenait à ses côtés, immobile, sombre, toujours le
bras tendu. Quand Scrooge sortit de sa rêverie, il s'imagina, au
mouvement de la main et d'après la position du spectre vis-à-vis
de lui, que ses yeux invisibles le regardaient fixement. Cette
pensée le fit frissonner de la tête aux pieds.

Quittant le théâtre bruyant des affaires, ils allèrent dans un
quartier obscur de la ville, où Scrooge n'avait pas encore
pénétré, quoiqu'il en connût parfaitement les êtres et la mauvaise
renommée. Les rues étaient sales et étroites, les boutiques et les
maisons misérables, les habitants à demi nus, ivres, mal chaussés,
hideux. Des allées et des passages sombres, comme autant d'égouts,
vomissaient leurs odeurs repoussantes, leurs immondices et leurs
ignobles habitants dans ce labyrinthe de rues; tout le quartier
respirait le crime, l'ordure, la misère.

Au fond de ce repaire infâme on voyait une boutique basse,
s'avançant en saillie sous le toit d'un auvent, dans laquelle on
achetait le fer, les vieux chiffons, les vieilles bouteilles, les
os, les restes des assiettes du dîner d'hier au soir. Sur le
plancher, à l'intérieur, étaient entassés des clefs rouillées, des
clous, des chaînes, des gonds, des limes, des plateaux de
balances, des poids et toute espèce de ferraille. Des mystères que
peu de personnes eussent été curieuses d'approfondir s'agitaient
peut-être sous ces monceaux de guenilles repoussantes, sous ces
masses de graisse corrompue et ces sépulcres d'ossements. Assis au
milieu des marchandises dont il trafiquait, près d'un réchaud de
vieilles briques, un sale coquin, aux cheveux blanchis par l'âge
(il avait près de soixante-dix ans), s'abritait contre l'air froid
du dehors, au moyen d'un rideau crasseux, composé de lambeaux
dépareillés suspendus à une ficelle, et fumait sa pipe en
savourant avec délices la volupté de sa paisible solitude.

Scrooge et le fantôme se trouvèrent en présence de cet homme, au
moment précis où une femme, chargée d'un lourd paquet, se glissa
dans la boutique. À peine y eut-elle mis les pieds, qu'une autre
femme, chargée de la même manière, entra pareillement; cette
dernière fut suivie de près par un homme vêtu d'un habit noir
râpé, qui ne parut pas moins surpris de la vue des deux femmes
qu'elles ne l'avaient été elles-mêmes en se reconnaissant l'une
l'autre. Après quelques instants de stupéfaction muette partagée
par l'homme à la pipe, ils se mirent à éclater de rire tous les
trois.

«Que la femme de journée passe la première, s'écria celle qui
était entrée d'abord. La blanchisseuse viendra après elle, puis,
en troisième lieu, l'homme des pompes funèbres. Eh bien! vieux
Joe, dites donc, en voilà un hasard! Ne dirait-on pas que nous
nous sommes donné ici rendez-vous tous les trois?

-- Vous ne pouviez toujours pas mieux choisir la place, dit le
vieux Joe ôtant sa pipe de sa bouche. Entrez au salon. Depuis
longtemps vous y avez vos libres entrées, et les deux autres ne
sont pas non plus des étrangers. Attendez que j'aie fermé la porte
de la boutique. Ah! comme elle crie! je ne crois pas qu'il y ait
ici de ferraille plus rouillée que ses gonds, comme il n'y a pas
non plus, j'en suis bien sûr, d'os aussi vieux que les miens dans
tout mon magasin. Ah! ah! nous sommes tous en harmonie avec notre
condition, nous sommes bien assortis. Entrez au salon. Entrez.»

Le salon était l'espace séparé de la boutique par le rideau de
loques. Le vieux marchand remua le feu avec un barreau brisé
provenant d'une rampe d'escalier, et, après avoir ravivé sa lampe
fumeuse (car il faisait nuit) avec le tuyau de sa pipe, il le
retint dans sa bouche.

Pendant qu'il faisait ainsi les honneurs de son hospitalité, la
femme qui avait déjà parlé jeta son paquet à terre, et s'assit,
dans une pose nonchalante, sur un tabouret, croisant ses coudes
sur ses genoux, et lançant aux deux autres comme un défi hardi.

«Eh bien! quoi? Qu'y a-t-il donc? Qu'est-ce qu'il y a, mistress
Dilber? dit-elle. Chacun a bien le droit de songer à soi, je
pense. Est-ce qu'il a fait autre chose toute sa vie, _lui?_

-- C'est vrai, par ma foi! fit la blanchisseuse. Personne plus que
lui.

-- Eh bien! alors, vous n'avez pas besoin de rester là à vous
écarquiller les yeux comme si vous aviez peur, bonne femme: les
loups ne se mangent pas, je suppose.

-- Bien sûr! dirent en même temps mistress Dilber et le croque-
mort. Nous l'espérons bien.

-- En ce cas, s'écria la femme, tout est pour le mieux. Il n'y a
pas besoin de chercher midi à quatorze heures. Et d'ailleurs,
voyez le grand mal. À qui est-ce qu'on fait tort avec ces
bagatelles? Ce n'est pas au mort, je suppose?

-- Ma foi, non, dit mistress Dilber en riant.

-- S'il voulait les conserver après sa mort, le vieux grigou,
poursuivit la femme, pourquoi n'a-t-il pas fait comme tout le
monde? Il n'avait qu'à prendre une garde pour le veiller quand la
mort est venue le frapper, au lieu de rester là à rendre le
dernier soupir dans son coin, tout seul comme un chien.

-- C'est bien la pure vérité, dit Mme Dilber. Il n'a que ce qu'il
mérite.

-- Je voudrais bien qu'il n'en fût pas quitte à si bon marché,
reprit la femme; et il en serait autrement, vous pouvez vous en
rapporter à moi, si j'avais pu mettre les mains sur quelque autre
chose. Ouvrez ce paquet, vieux Joe, et voyons ce que cela vaut.
Parlez franchement. Je n'ai pas peur de passer la première; je ne
crains pas qu'ils le voient. Nous savions très bien, je crois,
avant de nous rencontrer ici, que nous faisions nos petites
affaires. Il n'y a pas de mal à cela. Ouvrez le paquet, Joe.»

Mais il y eut assaut de politesse. Ses amis, par délicatesse, ne
voulurent pas le permettre, et l'homme à l'habit noir râpé,
montant le premier sur la brèche, produisit son butin. Il n'était
pas considérable: un cachet ou deux, un porte-crayon, deux boutons
de manche et une épingle de peu de valeur, voilà tout. Chacun de
ces objets fut examiné en particulier et prisé par le vieux Joe,
qui marqua sur le mur avec de la craie les sommes qu'il était
disposé à en donner, et additionna le total quand il vit qu'il n'y
avait plus d'autre article.

«Voilà votre compte, dit-il, et je ne donnerais pas six pence de
plus quand on devrait me faire rôtir à petit feu. Qui vient
après?»

C'était le tour de mistress Dilber. Elle déploya des draps, des
serviettes, un habit, deux cuillers à thé en argent, forme
antique, une pince à sucre et quelques bottes. Son compte lui fut
fait sur le mur de la même manière.

«Je donne toujours trop aux dames. C'est une de mes faiblesses, et
c'est ainsi que je me ruine, dit le vieux Joe. Voilà votre compte.
Si vous me demandez un penny de plus et que vous marchandiez là-
dessus, je pourrai bien me raviser et rabattre un écu sur la
générosité de mon premier instinct.

-- Et maintenant, Joe, défaites mon paquet», dit la première
femme.

Joe se mit à genoux pour plus de facilité, et, après avoir défait
une grande quantité de noeuds, il tira du paquet une grosse et
lourde pièce d'étoffe sombre.

«Quel nom donnez-vous à cela? dit-il. Des rideaux de lit?

-- Oui! répondit la femme en riant et en se penchant sur ses bras
croisés. Des rideaux de lit!

-- Il n'est pas Dieu possible que vous les ayez enlevés, anneaux
et tout, pendant qu'il était encore là sur son lit? demanda Joe.

-- Que si, reprit la femme, et pourquoi pas?

-- Allons, vous étiez née pour faire fortune, dit Joe, et fortune
vous ferez.

-- Certainement je ne retirerai pas la main quand je pourrai la
mettre sur quelque chose, par égard pour un homme pareil, je vous
en réponds, Joe, dit la femme avec le plus grand sang-froid. Ne
laissez pas tomber de l'huile sur les couvertures, maintenant.

-- Ses couvertures, à lui? demanda Joe.

-- Et à qui donc? répondit la femme. N'avez-vous pas peur qu'il
s'enrhume pour n'en pas avoir?

-- Ah çà! j'espère toujours qu'il n'est pas mort de quelque
maladie contagieuse, hein? dit le vieux Joe, s'arrêtant dans son
examen et levant la tête.

-- N'ayez pas peur, Joe, je n'étais pas tellement folle de sa
société, que je fusse restée auprès de lui pour de semblables
misères, s'il y avait eu le moindre danger... Oh! vous pouvez
examiner cette chemise jusqu'à ce que les yeux vous en crèvent,
vous n'y trouverez pas le plus petit trou; elle n'est pas même
élimée: c'était bien sa meilleure, et de fait elle n'est pas
mauvaise. C'est bien heureux que je me sois trouvée là; sans moi,
on l'aurait perdue.

-- Qu'appelez-vous perdue? demanda le vieux Joe.

-- On l'aurait enseveli avec, pour sûr, reprit-elle en riant.
Croiriez-vous qu'il y avait déjà eu quelqu'un d'assez sot pour le
faire; mais je la lui ai ôtée bien vite. Si le calicot n'est pas
assez bon pour cette besogne, je ne vois guère à quoi il peut
servir. C'est très bon pour couvrir un corps; et, quant à
l'élégance, le bonhomme ne sera pas plus laid dans une chemise de
calicot qu'il ne l'était avec sa chemise de toile, c'est
impossible.»

Scrooge écoutait ce dialogue avec horreur. Tous ces gens-là, assis
ou plutôt accroupis autour de leur proie, serrés les uns contre
les autres, à la faible lueur de la lampe du vieillard, lui
causaient un sentiment de haine et de dégoût aussi prononcé que
s'il eût vu d'obscènes démons occupés à marchander le cadavre lui-
même.

«Ah! ah! continua en riant la même femme lorsque le vieux Joe,
tirant un sac de flanelle rempli d'argent, compta à chacun, sur le
plancher, la somme qui lui revenait pour sa part. Voilà bien le
meilleur, voyez-vous! Il n'a, de son vivant, effrayé tout le
monde, et tenu chacun loin de lui que pour nous assurer des
profits après sa mort. Ah! ah! ah!

-- Esprit! dit Scrooge frissonnant de la tête aux pieds. Je
comprends, je comprends. Le sort de cet infortuné pourrait être le
mien. C'est là que mène une vie comme la mienne... Seigneur
miséricordieux, qu'est-ce que je vois?»

Il recula de terreur, car la scène avait changé, et il touchait
presque un lit, un lit nu, sans rideaux, sur lequel, recouvert
d'un drap déchiré, reposait quelque chose dont le silence même
révélait la nature en un terrible langage.

La chambre était très sombre, trop sombre pour qu'on pût remarquer
avec exactitude ce qui s'y trouvait, bien que Scrooge, obéissant à
une impulsion secrète, promenât ses regards curieux, inquiet de
savoir ce que c'était que cette chambre. Une pâle lumière, venant
du dehors, tombait directement sur le lit où gisait le cadavre de
cet homme dépouillé, volé, abandonné de tout le monde, auprès
duquel personne ne pleurait, personne ne veillait.

Scrooge jeta les yeux sur le fantôme, dont la main fatale lui
montrait la tête du mort. Le linceul avait été jeté avec tant de
négligence, qu'il aurait suffi du plus léger mouvement de son
doigt pour mettre à nu ce visage. Scrooge y songea; il voyait
combien c'était facile, il éprouvait le désir de le faire, mais il
n'avait pas plus la force d'écarter ce voile que de renvoyer le
spectre, qui se tenait debout à ses côtés.

«Oh! froide, froide, affreuse, épouvantable mort! Tu peux dresser
ici ton autel et l'entourer de toutes les terreurs dont tu
disposes; car tu es bien là dans ton domaine! Mais, quand c'est
une tête aimée, respectée et honorée, tu ne peux faire servir un
seul de ses cheveux à tes terribles desseins, ni rendre odieux un
de ses traits. Ce n'est pas qu'alors la main ne devienne pesante
aussi, et ne retombe si je l'abandonne; ce n'est pas que le coeur
et le pouls ne soient silencieux; mais cette main, elle fut
autrefois ouverte, généreuse, loyale; ce coeur fut brave, chaud,
honnête et tendre: c'était un vrai coeur d'homme qui battait là
dans sa poitrine. Frappe, frappe, mort impitoyable! tes coups sont
vains. Tu vas voir jaillir de sa blessure ses bonnes actions,
l'honneur de sa vie éphémère, la semence de sa vie immortelle!»

Aucune voix ne prononça ces paroles aux oreilles de Scrooge, il
les entendit cependant lorsqu'il regarda le lit. «Si cet homme
pouvait revivre, pensait-il, que dirait-il à présent de ses
pensées d'autrefois? L'avarice, la dureté de coeur, l'âpreté au
gain, ces pensées-là, vraiment, l'ont conduit à une belle fin! Il
est là, gisant dans cette maison déserte et sombre, où il n'y a ni
homme, ni femme, ni enfant, qui puisse dire: Il fut bon pour moi
dans telle ou telle circonstance, et je serai bon pour lui, à mon
tour, en souvenir d'une parole bienveillante.» Seulement un chat
grattait à la porte, et, sous la pierre du foyer, on entendait un
bruit de rats qui rongeaient quelque chose. Que venaient-ils
chercher dans cette chambre mortuaire? Pourquoi étaient-ils si
avides, si turbulents? Scrooge n'osa y penser.

«Esprit, dit-il, ce lieu est affreux. En le quittant, je
n'oublierai pas la leçon qu'il me donne, croyez-moi. Partons!»

Le spectre, de son doigt immobile, lui montrait toujours la tête
du cadavre.

«Je vous comprends, répondit Scrooge, et je le ferais si je
pouvais. Mais je n'en ai pas la force; esprit, je n'en ai pas la
force.»

Le fantôme parut encore le regarder avec une attention plus
marquée.

«S'il y a quelqu'un dans la ville qui ressente une émotion pénible
par suite de la mort de cet homme, dit Scrooge en proie aux
angoisses de l'agonie, montrez-moi cette personne, esprit, je vous
en conjure.»

Le fantôme étendit un moment sa sombre robe devant lui comme une
aile, puis, la repliant, lui fit voir une chambre éclairée par la
lumière du jour, où se trouvaient une mère et ses enfants.

Elle attendait quelqu'un avec une impatience inquiète; car elle
allait et venait dans sa chambre, tressaillait au moindre bruit,
regardait par la fenêtre, jetait les yeux sur la pendule,
essayait, mais en vain, de recourir à son aiguille, et pouvait à
peine supporter les voix des enfants dans leurs jeux.

Enfin retentit à la porte le coup de marteau si longtemps attendu.
Elle courut ouvrir: c'était son mari, homme jeune encore, au
visage abattu, flétri par le chagrin; on y voyait pourtant en ce
moment une expression remarquable, une sorte de plaisir triste
dont il avait honte et qu'il s'efforçait de réprimer.

Il s'assit pour manger le dîner que sa femme avait tenu chaud près
du feu, et quand elle lui demanda d'une voix faible: «Quelles
nouvelles?» (ce qu'elle ne fit qu'après un long silence), il parut
embarrassé de répondre.

«Sont-elles bonnes ou mauvaises? dit-elle pour l'aider.

-- Mauvaises, répondit-il.

-- Sommes-nous tout à fait ruinés?

-- Non, Caroline. Il y a encore de l'espoir.

-- S'_il_ se laisse toucher, dit-elle toute surprise; après un tel
miracle, on pourrait tout espérer, sans doute.

-- Il ne peut plus se laisser toucher, dit le mari; il est mort.»

C'était une créature douce et patiente que cette femme. On le
voyait rien qu'à sa figure, et cependant elle ne put s'empêcher de
bénir Dieu au fond de son âme à cette annonce imprévue, ni de le
dire en joignant les mains. L'instant d'après, elle demanda pardon
au ciel, car elle en avait regret; mais le premier mouvement
partait du coeur.

«Ce que cette femme à moitié ivre, dont je vous ai parlé hier
soir, m'a dit, quand j'ai essayé de le voir pour obtenir de lui
une semaine de délai, et ce que je regardais comme une défaite
pour m'éviter est la vérité pure; non seulement il était déjà fort
malade, mais il était mourant.

-- À qui sera transférée notre dette?

-- Je l'ignore. Mais, avant ce temps, nous aurons la somme, et,
lors même que nous ne serions pas prêts, ce serait jouer de
malheur si nous trouvions dans son successeur un créancier aussi
impitoyable. Nous pouvons dormir cette nuit plus tranquilles,
Caroline!»

Oui, malgré eux, leurs coeurs étaient débarrassés d'un poids bien
lourd. Les visages des enfants groupés autour d'eux, afin
d'écouter une conversation qu'ils comprenaient si peu, étaient
plus ouverts et animés d'une joie plus vive; la mort de cet homme
rendait un peu de bonheur à une famille! La seule émotion causée
par cet événement, dont le spectre venait de rendre Scrooge
témoin, était une émotion de plaisir.

«Esprit, dit Scrooge, faites-moi voir quelque scène de tendresse
étroitement liée avec l'idée de la mort; sinon cette chambre
sombre, que nous avons quittée tout à l'heure, sera toujours
présente à mon souvenir.»

Le fantôme le conduisit au travers de plusieurs rues qui lui
étaient familières; à mesure qu'ils marchaient, Scrooge regardait
de côté et d'autre dans l'espoir de retrouver son image, mais
nulle part il ne pouvait la voir. Ils entrèrent dans la maison du
pauvre Bob Cratchit, cette même maison que Scrooge avait visitée
précédemment, et trouvèrent la mère et les enfants assis autour du
feu.

Ils étaient calmes, très calmes. Les bruyants petits Cratchit se
tenaient dans un coin aussi tranquilles que des statues, et
demeuraient assis, les yeux fixés sur Pierre, qui avait un livre
ouvert devant lui. La mère et ses filles s'occupaient à coudre.
Toute la famille était bien tranquille assurément!

_«Et il prit un enfant, et il le mit au milieu d'eux.»_

Où Scrooge avait-il entendu ces paroles? Il ne les avait pas
rêvées. Il fallait bien que ce fut l'enfant qui les avait lues à
haute voix, quand Scrooge et l'esprit franchissaient le seuil de
la porte. Pourquoi interrompait-il sa lecture?

La mère posa son ouvrage sur la table et se couvrit le visage de
ses mains.

«La couleur de cette étoffe me fait mal aux yeux, dit-elle.

-- La couleur? Ah! pauvre Tiny Tim!

-- Ils sont mieux maintenant, dit la femme de Cratchit. C'est sans
doute de travailler à la lumière qui les fatigue, mais je ne
voudrais pour rien au monde laisser voir à votre père, quand il
rentrera, que mes yeux sont fatigués. Il ne doit pas tarder, c'est
bientôt l'heure.

-- L'heure est passée, répondit Pierre en fermant le livre. Mais
je trouve qu'il va un peu moins vite depuis quelques soirs, ma
mère.»

La famille retomba dans son silence et son immobilité. Enfin, la
mère reprit d'une voix ferme, dont le ton de gaieté ne faiblit
qu'une fois:

«J'ai vu un temps où il allait vite, très vite même, avec... avec
Tiny Tim sur son épaule.

-- Et moi aussi, s'écria Pierre; souvent.

-- Et moi aussi,» s'écria un autre.

Tous répétèrent:

«Et moi aussi.

-- Mais Tiny Tim était très léger à porter, reprit la mère en
retournant à son ouvrage; et puis son père l'aimait tant que ce
n'était pas pour lui une peine... oh! non. Mais j'entends votre
père à la porte!»

Elle courut au-devant de lui. Le petit Bob entra avec son cache-
nez; il en avait bien besoin, le pauvre père. Son thé était tout
prêt contre le feu, c'était à qui s'empresserait pour le servir.
Alors les deux petits Cratchit grimpèrent sur ses genoux, et
chacun d'eux posa sa petite joue contre les siennes, comme pour
lui dire: «N'y pensez plus, mon père; ne vous chagrinez pas!»

Bob fut très gai avec eux, il eut pour tout le monde une bonne
parole: il regarda l'ouvrage étalé sur la table et donna des
éloges à l'adresse et à l'habileté de mistress Cratchit et de ses
filles. «Ce sera fini longtemps avant dimanche, dit-il.

-- Dimanche! Vous y êtes donc allé aujourd'hui, Robert? demanda sa
femme.

-- Oui, ma chère, répondit Bob. J'aurais voulu que vous eussiez pu
y venir: cela vous aurait fait du bien de voir comme l'emplacement
est vert. Mais vous irez le voir souvent. Je lui avais promis que
j'irais m'y promener un dimanche... Mon petit, mon petit enfant!
s'écria Bob! Mon cher petit enfant!»

Il éclata tout à coup, sans pouvoir s'en empêcher. Pour qu'il pût
s'en empêcher, il n'aurait pas fallu qu'il se sentit encore si
près de son enfant.

Il quitta la chambre et monta dans celle de l'étage supérieur,
joyeusement éclairée et parée de guirlandes comme à Noël. Il y
avait une chaise placée tout contre le lit de l'enfant, et l'on
voyait à des signes certains que quelqu'un était venu récemment
l'occuper. Le pauvre Bob s'y assit à son tour; et, quand il se fut
un peu recueilli, un peu calmé, il déposa un baiser sur ce cher
petit visage. Alors il se montra plus résigné à ce cruel
événement, et redescendit presque heureux... en apparence.

La famille se rapprocha du feu en causant; les jeunes filles et
leur mère travaillaient toujours. Bob leur parla de la
bienveillance extraordinaire que lui avait témoignée le neveu de
M. Scrooge, qu'il avait vu une fois à peine, et qui, le
rencontrant ce jour-là dans la rue et le voyant un peu... un peu
abattu, vous savez, dit Bob, s'était informé avec intérêt de ce
qui lui arrivait de fâcheux. Sur quoi, poursuivit Bob, car c'est
bien le monsieur le plus affable qu'il soit possible de voir, je
lui ai tout raconté. -- Je suis sincèrement affligé de ce que vous
m'apprenez, monsieur Cratchit, dit-il, pour vous et pour votre
excellente femme. À propos, comment a-t-il pu savoir cela, je
l'ignore absolument.

-- Savoir quoi, mon ami?

-- Que vous étiez une excellente femme.

-- Mais tout le monde ne le sait-il pas? dit Pierre.

-- Très bien répliqué, mon garçon! s'écria Bob. J'espère que tout
le monde le sait. «Sincèrement affligé, disait-il, pour votre
excellente femme; si je puis vous être utile en quelque chose,
ajouta-t-il en me remettant sa carte, voici mon adresse. Je vous
en prie, venez me voir.» Eh bien! j'en ai été charmé, non pas tant
pour ce qu'il serait en état de faire en notre faveur, que pour
ses manières pleines de bienveillance. On aurait dit qu'il avait
réellement connu notre Tiny Tim, et qu'il le regrettait comme
nous.

-- Je suis sûre qu'il a un bon coeur, dit mistress Cratchit.

-- Vous en seriez bien plus sûre, ma chère amie, reprit Bob, si
vous l'aviez vu et que vous lui eussiez parlé. Je ne serais pas du
tout surpris, remarquez ceci, qu'il trouvât une meilleure place à
Pierre.

-- Entendez-vous, Pierre? dit mistress Cratchit.

-- Et alors, s'écria une des jeunes filles, Pierre se mariera et
s'établira pour son compte.

-- Allez vous promener, repartit Pierre en faisant une grimace.

-- Dame! cela peut être ou ne pas être, l'un n'est pas plus sûr
que l'autre, dit Bob. La chose peut arriver un de ces jours,
quoique nous ayons, mon enfant, tout le temps d'y penser. Mais, de
quelque manière et dans quelque temps que nous nous séparions les
uns des autres, je suis sûr que pas un de nous n'oubliera le
pauvre Tiny Tim; n'est-ce pas, nous n'oublierons jamais cette
première séparation?

-- Jamais, mon père, s'écrièrent-ils tous ensemble.

-- Et je sais, dit Bob, je sais, mes amis, que, quand nous nous
rappellerons combien il fut doux et patient, quoique ce ne fût
qu'un tout petit, tout petit enfant, nous n'aurons pas de
querelles les uns avec les autres, car ce serait oublier le pauvre
Tiny Tim.

-- Non, jamais, mon père! répétèrent-ils tous.

-- Vous me rendez bien heureux, dit le petit Bob, oui, bien
heureux!»

Mistress Cratchit l'embrassa, ses filles l'embrassèrent, les deux
petits Cratchit l'embrassèrent, Pierre et lui se serrèrent
tendrement la main. Âme de Tiny Tim, dans ton essence enfantine tu
étais une émanation de la divinité!

«Spectre, dit Scrooge, quelque chose me dit que l'heure de notre
séparation approche. Je le sais, sans savoir comment elle aura
lieu. Dites-moi quel était donc cet homme que nous avons vu gisant
sur son lit de mort?»

Le fantôme de Noël futur le transporta, comme auparavant (quoique
à une époque différente, pensait-il, car ces dernières visions se
brouillaient un peu dans son esprit; ce qu'il y voyait de plus
clair, c'est qu'elles se rapportaient à l'avenir), dans les lieux
où se réunissent les gens d'affaires et les négociants, mais sans
lui montrer son autre lui-même. À la vérité, l'esprit ne s'arrêta
nulle part, mais continua sa course directement, comme pour
atteindre plus vite au but, jusqu'à ce que Scrooge le supplia de
s'arrêter un instant.

«Cette cour, dit-il, que nous traversons si vite, est depuis
longtemps le lieu où j'ai établi le centre de mes occupations.

Je reconnais la maison; laissez-moi voir ce que je serai un jour.»

L'esprit s'arrêta; sa main désignait un autre point.

«Voici la maison là-bas, s'écria Scrooge. Pourquoi me faites-vous
signe d'aller plus loin?»

L'inexorable doigt ne changeait pas de direction. Scrooge courut à
la hâte vers la fenêtre de son comptoir et regarda dans
l'intérieur. C'était encore un comptoir, mais non plus le sien.
L'ameublement n'était pas le même, la personne assise dans le
fauteuil n'était pas lui. Le fantôme faisait toujours le geste
indicateur.

Scrooge le rejoignit, et, tout en se demandant pourquoi il ne se
voyait pas là et ce qu'il pouvait être devenu, il suivit son guide
jusqu'à une grille de fer. Avant d'entrer, il s'arrêta pour
regarder autour de lui.

Un cimetière. Ici, sans doute, gît sous quelques pieds de terre le
malheureux dont il allait apprendre le nom. C'était un bien bel
endroit, ma foi! environné de longues murailles, de maisons
voisines, envahi par le gazon et les herbes sauvages, plutôt la
mort de la végétation que la vie, encombré du trop-plein des
sépultures, engraissé jusqu'au dégoût. Oh! le bel endroit!

L'esprit, debout au milieu des tombeaux, en désigna un. Scrooge
s'en approcha en tremblant. Le fantôme était toujours exactement
le même, mais Scrooge crut reconnaître dans sa forme solennelle
quelque augure nouveau dont il eut peur.

«Avant que je fasse un pas de plus vers cette pierre que vous me
montrez, lui dit-il, répondez à cette seule question:

Tout ceci, est-ce l'image de ce qui doit être, ou seulement de ce
qui peut être?»

L'esprit, pour toute réponse, abaissa sa main du côté de la tombe
près de laquelle il se tenait.

«Quand les hommes s'engagent dans quelques résolutions, elles leur
annoncent certain but qui peut être inévitable, s'ils persévèrent
dans leur voie. Mais, s'ils la quittent, le but change; en est-il
de même des tableaux que vous faites passer sous mes yeux?»

Et l'esprit demeura immobile comme toujours. Scrooge se traîna
vers le tombeau, tremblant de frayeur, et, suivant la direction du
doigt, lut sur la pierre d'une sépulture abandonnée son propre
nom:

EBENEZER SCROOGE

«C'est donc moi qui suis l'homme que j'ai vu gisant sur son lit de
mort?» s'écria-t-il, tombant à genoux.

Le doigt du fantôme se dirigea alternativement de la tombe à lui
et de lui à la tombe.

«Non, esprit! oh! non, non!»

Le doigt était toujours là.

«Esprit, s'écria-t-il en se cramponnant à sa robe, écoutez-moi! je
ne suis plus l'homme que j'étais; je ne serai plus l'homme que
j'aurais été si je n'avais pas eu le bonheur de vous connaître.
Pourquoi me montrer toutes ces choses, s'il n'y a plus aucun
espoir pour moi?»

Pour la première fois, la main parut faire un mouvement.

«Bon esprit, poursuivit Scrooge toujours prosterné à ses pieds, la
face contre terre, vous intercéderez pour moi, vous aurez pitié de
moi. Assurez-moi que je puis encore changer ces images que vous
m'avez montrées, en changeant de vie!»

La main s'agita avec un geste bienveillant.

«J'honorerai Noël au fond de mon coeur, et je m'efforcerai d'en
conserver le culte toute l'année. Je vivrai dans le passé, le
présent et l'avenir; les trois esprits ne me quitteront plus, car
je ne veux pas oublier leurs leçons. Oh! dites-moi que je puis
faire disparaître l'inscription de cette pierre!»

Dans son angoisse, il saisit la main du spectre. Elle voulut se
dégager, mais il la retint par une puissante étreinte. Toutefois
l'esprit, plus fort, encore cette fois, le repoussa.

Levant les mains dans une dernière prière, afin d'obtenir du
spectre qu'il changeât sa destinée, Scrooge aperçut une altération
dans la robe à capuchon de l'esprit qui diminua de taille,
s'affaissa sur lui-même et se transforma en colonne de lit.




Cinquième couplet

La conclusion

C'était une colonne de lit.

Oui; et de son lit encore et dans sa chambre, bien mieux. Le
lendemain lui appartenait pour s'amender et réformer sa vie!

«Je veux vivre dans le passé, le présent et l'avenir! répéta
Scrooge en sautant à bas du lit. Les leçons des trois esprits
demeureront gravées dans ma mémoire. Ô Jacob Marley! que le ciel
et la fête de Noël soient bénis de leurs bienfaits! Je le dis à
genoux, vieux Jacob, oui, à genoux.»

Il était si animé, si échauffé par de bonnes résolutions, que sa
voix brisée répondait à peine au sentiment qui l'inspirait. Il
avait sangloté violemment dans sa lutte avec l'esprit, et son
visage était inondé de larmes.

«Ils ne sont pas arrachés, s'écria Scrooge embrassant un des
rideaux de son lit, ils ne sont pas arrachés, ni les anneaux non
plus. Ils sont ici, je suis ici; les images des choses qui
auraient pu se réaliser peuvent s'évanouir; elles s'évanouiront,
je le sais!»

Cependant ses mains étaient occupées à brouiller ses vêtements; il
les mettait à l'envers, les retournait sens dessus dessous, le bas
en haut et le haut en bas; dans son trouble, il les déchirait, les
laissait tomber à terre, les rendait enfin complices de toutes
sortes d'extravagances.

«Je ne sais pas ce que fais! s'écria-t-il riant et pleurant à la
fois, et se posant avec ses bas en copie parfaite du Laocoon
antique et de ses serpents. Je suis léger comme une plume; je suis
heureux comme un ange, gai comme un écolier, étourdi comme un
homme ivre. Un joyeux Noël à tout le monde! une bonne, une
heureuse année à tous! Holà! hé! ho! holà!»

Il avait passé en gambadant de sa chambre dans le salon, et se
trouvait là maintenant, tout hors d'haleine.

«Voilà bien la casserole où était l'eau de gruau! s'écria-t-il en
s'élançant de nouveau et recommençant ses cabrioles devant la
cheminée. Voilà la porte par laquelle est entré le spectre de
Marley! voilà le coin où était assis l'esprit de Noël présent!
voilà la fenêtre où j'ai vu les âmes en peine: tout est à sa
place, tout est vrai, tout est arrivé... Ah! ah! ah!»

Réellement, pour un homme qui n'avait pas pratiqué depuis tant
d'années, c'était un rire splendide, un des rires les plus
magnifiques, le père d'une longue, longue lignée de rires
éclatants!

«Je ne sais quel jour du mois nous sommes aujourd'hui! continua
Scrooge. Je ne sais combien de temps je suis demeuré parmi les
esprits. Je ne sais rien: je suis comme un petit enfant. Cela
m'est bien égal. Je voudrais bien l'être, un petit enfant. Hé!
holà! houp! holà! hé!»

Il fut interrompu dans ses transports par les cloches des églises
qui sonnaient le carillon le plus folichon qu'il eût jamais
entendu.

Ding, din, dong, boum! boum, ding, din, dong! Boum! boum! boum!
dong! ding, din, dong! boum!

«Oh! superbe, superbe!»

Courant à la fenêtre, il l'ouvrit et regarda dehors. Pas de brume,
pas de brouillard; un froid clair, éclatant, un de ces froids qui
vous égayent et vous ravigotent, un de ces froids qui sifflent à
faire danser le sang dans vos veines; un soleil d'or; un ciel
divin; un air frais et agréable; des cloches en gaieté. Oh!
superbe, superbe!

«Quel jour sommes-nous aujourd'hui? cria Scrooge de sa fenêtre à
un petit garçon endimanché, qui s'était arrêté peut-être pour le
regarder.

-- Hein? répondit l'enfant ébahi.

-- Quel jour sommes-nous aujourd'hui, mon beau garçon? dit
Scrooge.

-- Aujourd'hui! repartit l'enfant; mais c'est le jour de Noël.

-- Le jour de Noël! se dit Scrooge. Je ne l'ai donc pas manqué!
Les esprits ont tout fait en une nuit. Ils peuvent faire tout ce
qu'ils veulent; qui en doute? certainement qu'ils le peuvent.
Holà! hé! mon beau petit garçon!

-- Holà! répondit l'enfant.

-- Connais-tu la boutique du marchand de volailles, au coin de la
seconde rue?

-- Je crois bien!

-- Un enfant plein d'intelligence! dit Scrooge. Un enfant
remarquable! Sais-tu si l'on a vendu la belle dinde qui était hier
en montre? pas la petite; la grosse?

-- Ah! celle qui est aussi grosse que moi?

-- Quel enfant délicieux! dit Scrooge. Il y a plaisir à causer
avec lui. Oui, mon chat!

-- Elle y est encore, dit l'enfant.

-- Vraiment! continua Scrooge. Eh bien, va l'acheter!

-- Farceur! s'écria l'enfant.

-- Non, dit Scrooge, je parle sérieusement. Va acheter et dis
qu'on me l'apporte; je leur donnerai ici l'adresse où il faut la
porter. Reviens avec le garçon et je te donnerai un schelling.
Tiens! si tu reviens avec lui en moins de cinq minutes, je te
donnerai un écu.»

L'enfant partit comme un trait. Il aurait fallu que l'archer eût
une main bien ferme sur la détente pour lancer sa flèche moitié
seulement aussi vite.

«Je l'enverrai chez Bob Cratchit, murmura Scrooge se frottant les
mains et éclatant de rire. Il ne saura pas d'où cela lui vient.
Elle est deux fois grosse comme Tiny Tim. Je suis sûr que Bob
goûtera la plaisanterie; jamais Joe Miller n'en a fait une
pareille.»

Il écrivit l'adresse d'une main qui n'était pas très ferme, mais
il l'écrivit pourtant, tant bien que mal, et descendit ouvrir la
porte de la rue pour recevoir le commis du marchand de volailles.
Comme il restait là debout à l'attendre, le marteau frappa ses
regards.

«Je l'aimerai toute ma vie! s'écria-t-il en le caressant de la
main. Et moi qui, jusqu'à présent, ne le regardais jamais, je
crois. Quelle honnête expression dans sa figure! Ah! le bon,
l'excellent marteau! Mais voici la dinde! Holà! hé! Houp, houp!
comment vous va? Un joyeux Noël!»

C'était une dinde, celle-là! Non, il n'est pas possible qu'il se
soit jamais tenu sur ses jambes, ce volatile; il les aurait
brisées en moins d'une minute, comme des bâtons de cire à
cacheter. «Mais j'y pense, vous ne pourrez pas porter cela jusqu'à
Camden-Town, mon ami, dit Scrooge; il faut prendre un cab.»

Le rire avec lequel il dit cela, le rire avec lequel il paya la
dinde, le rire avec lequel il paya le cab, et le rire avec lequel
il récompensa le petit garçon ne fut surpassé que par le fou rire
avec lequel il se rassit dans son fauteuil, essoufflé, hors
d'haleine, et il continua de rire jusqu'aux larmes.

Ce ne lui fut pas chose facile que de se raser, car sa main
continuait à trembler beaucoup; et cette opération exige une
grande attention, même quand vous ne dansez pas en vous faisant la
barbe. Mais il se serait coupé le bout du nez, qu'il aurait mis
tout tranquillement sur l'entaille un morceau de taffetas
d'Angleterre sans rien perdre de sa bonne humeur.

Il s'habilla, mit tout ce qu'il avait de mieux, et, sa toilette
faite, sortit pour se promener dans les rues. La foule s'y
précipitait en ce moment, telle qu'il l'avait vue en compagnie du
spectre de Noël présent. Marchant les mains croisées derrière le
dos, Scrooge regardait tout le monde avec un sourire de
satisfaction. Il avait l'air si parfaitement gracieux, en un mot,
que trois ou quatre joyeux gaillards ne purent s'empêcher de
l'interpeller. «Bonjour, monsieur! Un joyeux Noël, monsieur!» Et
Scrooge affirma souvent plus tard que, de tous les sons agréables
qu'il avait jamais entendus, ceux-là avaient été, sans contredit,
les plus doux à son oreille.

Il n'avait pas fait beaucoup de chemin, lorsqu'il reconnut, se
dirigeant de son côté, le monsieur à la tournure distinguée qui
était venu le trouver la veille dans son comptoir, et lui disant:
«Scrooge et Marley, je crois?» Il sentit une douleur poignante lui
traverser le coeur à la pensée du regard qu'allait jeter sur lui
le vieux monsieur au moment où ils se rencontreraient; mais il
comprit aussitôt ce qu'il avait à faire, et prit bien vite son
parti.

«Mon cher monsieur, dit-il en pressant le pas pour lui prendre les
deux mains, comment vous portez-vous? J'espère que votre journée
d'hier a été bonne. C'est une démarche qui vous fait honneur! Un
joyeux Noël, monsieur!

-- Monsieur Scrooge?

-- Oui, c'est mon nom; je crains qu'il ne vous soit pas des plus
agréables. Permettez que je vous fasse mes excuses. Voudriez-vous
avoir la bonté... (Ici Scrooge lui murmura quelques mots à
l'oreille.)

-- Est-il Dieu possible! s'écria ce dernier, comme suffoqué. Mon
cher monsieur Scrooge, parlez-vous sérieusement?

-- S'il vous plaît, dit Scrooge; pas un liard de moins. Je ne fais
que solder l'arriéré, je vous assure. Me ferez-vous cette grâce?

-- Mon cher monsieur, reprit l'autre en lui secouant la main
cordialement, je ne sais comment louer tant de munifi...

-- Pas un mot, je vous prie, interrompit Scrooge. Venez me voir;
voulez-vous venir me voir?

-- Oui! sans doute», s'écria le vieux monsieur. Évidemment,
c'était son intention; on ne pouvait s'y méprendre, à son air.

«Merci dit Scrooge. Je vous suis infiniment reconnaissant, je vous
remercie mille fois. Adieu!»

Il entra à l'église; il parcourut les rues, il examina les gens
qui allaient et venaient en grande hâte, donna aux enfants de
petites tapes caressantes sur la tête, interrogea les mendiants
sur leurs besoins, laissa tomber des regards curieux dans les
cuisines des maisons, les reporta ensuite aux fenêtres; tout ce
qu'il voyait lui faisait plaisir. Il ne s'était jamais imaginé
qu'une promenade, que rien au monde pût lui donner tant de
bonheur. L'après-midi, il dirigea ses pas du côté de la maison de
son neveu.

Il passa et repassa une douzaine de fois devant la porte, avant
d'avoir le courage de monter le perron et de frapper. Mais enfin
il s'enhardit et laissa retomber le marteau.

«Votre maître est-il chez lui, ma chère enfant? dit Scrooge à la
servante... Beau brin de fille, ma foi!

-- Oui, monsieur.

-- Où est-il, mignonne?

-- Dans la salle à manger, monsieur, avec madame. Je vais vous
conduire au salon, s'il vous plaît.

-- Merci; il me connaît, reprit Scrooge, la main déjà posée sur le
bouton de la porte de la salle à manger; je vais entrer ici, mon
enfant.»

Il tourna le bouton tout doucement, et passa la tête de côté par
la porte entrebâillée. Le jeune couple examinait alors la table
(dressée comme pour un gala), car ces nouveaux mariés sont
toujours excessivement pointilleux sur l'élégance du service: ils
aiment à s'assurer que tout est comme il faut.

«Fred!» dit Scrooge.

Dieu du ciel! comme sa nièce par alliance tressaillit! Scrooge
avait oublié, pour le moment, comment il l'avait vue assise dans
son coin avec un tabouret sous les pieds, sans quoi il ne serait
point entré de la sorte; il n'aurait pas osé.

«Dieu me pardonne! s'écria Fred, qui est donc là?

-- C'est moi, votre oncle Scrooge; je viens dîner. Voulez-vous que
j'entre, Fred?»

S'il voulait qu'il entrât! Peu s'en fallut qu'il ne lui disloquât
le bras pour le faire entrer. Au bout de cinq minutes, Scrooge fut
à son aise comme dans sa propre maison. Rien ne pouvait être plus
cordial que la réception du neveu; la nièce imita son mari; Topper
en fit autant, lorsqu'il arriva, et aussi la petite soeur
rondelette, quand elle vint, et tous les autres convives, à mesure
qu'ils entrèrent. Quelle admirable partie, quels admirables petits
jeux, quelle admirable unanimité, quel ad-mi-ra-ble bonheur!

Mais le lendemain, Scrooge se rendit de bonne heure au comptoir,
oh! de très bonne heure. S'il pouvait seulement y arriver le
premier et surprendre Bob Cratchit en flagrant délit de retard!
C'était en ce moment sa préoccupation la plus chère.

Il y réussit; oui, il eut ce plaisir! L'horloge sonna neuf heures,
point de Bob; neuf heures un quart, point de Bob. Bob se trouva en
retard de dix-huit minutes et demie. Scrooge était assis, la porte
toute grande ouverte, afin qu'il le pût voir se glisser dans sa
citerne.

Avant d'ouvrir la porte, Bob avait ôté son chapeau, puis son
cache-nez: en un clin d'oeil, il fut installé sur son tabouret et
se mit à faire courir sa plume, comme pour essayer de rattraper
neuf heures.

«Holà! grommela Scrooge, imitant le mieux qu'il pouvait son ton
d'autrefois; qu'est-ce que cela veut dire de venir si tard?

-- Je suis bien fâché, monsieur, dit Bob. Je suis en retard.

-- En retard! reprit Scrooge. En effet, il me semble que vous êtes
en retard. Venez un peu par ici, s'il vous plaît.

-- Ce n'est qu'une fois tous les ans, monsieur, fit Bob timidement
en sortant de sa citerne; cela ne m'arrivera plus. Je me suis un
peu amusé hier, monsieur.

-- Fort bien; mais je vous dirai, mon ami, ajouta Scrooge, que je
ne puis laisser plus longtemps aller les choses comme cela. Par
conséquent, poursuivit-il, en sautant à bas de son tabouret et en
portant à Bob une telle botte dans le flanc qu'il le fit trébucher
jusque dans sa citerne; par conséquent, je vais augmenter vos
appointements!»

Bob trembla et se rapprocha de la règle de son bureau. Il eut un
moment la pensée d'en assener un coup à Scrooge, de le saisir au
collet et d'appeler à l'aide les gens qui passaient dans la ruelle
pour lui faire mettre la camisole de force.

«Un joyeux Noël, Bob! dit Scrooge avec un air trop sérieux pour
qu'on pût s'y méprendre et en lui frappant amicalement sur
l'épaule. Un plus joyeux Noël, Bob, mon brave garçon, que je ne
vous l'ai souhaité depuis longues années! Je vais augmenter vos
appointements et je m'efforcerai de venir en aide à votre
laborieuse famille; ensuite cette après-midi nous discuterons nos
affaires sur un bol de Noël rempli d'un bischoff fumant, Bob!
Allumez les deux feux; mais avant de mettre un point sur un _i_,
Bob Cratchit, allez vite acheter un seau neuf pour le charbon.»

Scrooge fit encore plus qu'il n'avait promis; non seulement il
tint sa parole, mais il fit mieux, beaucoup mieux. Quant à Tiny
Tim, qui ne mourut pas, Scrooge fut pour lui un second père.

Il devint un aussi bon ami, un aussi bon maître, un aussi bon
homme que le bourgeois de la bonne vieille Cité, ou de toute autre
bonne vieille cité, ville ou bourg, dans le bon vieux monde.
Quelques personnes rirent de son changement; mais il les laissa
rire et ne s'en soucia guère; car il en savait assez pour ne pas
ignorer que, sur notre globe, il n'est jamais rien arrivé de bon
qui n'ait eu la chance de commencer par faire rire certaines gens.
Puisqu'il faut que ces gens-là soient aveugles, il pensait
qu'après tout il vaut tout autant que leur maladie se manifeste
par les grimaces, qui leur rident les yeux à force de rire, au
lieu de se produire sous une forme moins attrayante. Il riait lui-
même au fond du coeur; c'était toute sa vengeance.

Il n'eut plus de commerce avec les esprits; mais il en eut
beaucoup plus avec les hommes, cultivant ses amis et sa famille
tout le long de l'année pour bien se préparer à fêter Noël, et
personne ne s'y entendait mieux que lui: tout le monde lui rendait
cette justice.

Puisse-t-on en dire autant de vous, de moi, de nous tous, et alors
comme disait Tiny Tim:

«Que Dieu nous bénisse, tous tant que nous sommes!»



     [1] Locution proverbiale en Angleterre.
     [2] Bob, nom populaire pour exprimer un schelling.





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agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
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terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
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License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

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prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
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1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
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1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***