Barnabé Rudge, Tome II

By Charles Dickens

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Title: Barnabé Rudge, Tome II

Author: Charles Dickens

Translator: Mr Bonnomet

Release Date: February 27, 2006 [EBook #17880]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BARNABÉ RUDGE, TOME II ***




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Charles Dickens

BARNABÉ RUDGE

Tome II

(1841)


Traduction Mr Bonnomet




Table des matières


CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX.
CHAPITRE X.
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII.
CHAPITRE XIII.
CHAPITRE XIV.
CHAPITRE XV.
CHAPITRE XVI.
CHAPITRE XVII.
CHAPITRE XVIII.
CHAPITRE XIX.
CHAPITRE XX.
CHAPITRE XXI.
CHAPITRE XXII.
CHAPITRE XXIII.
CHAPITRE XXIV.
CHAPITRE XXV.
CHAPITRE XXVI.
CHAPITRE XXVII.
CHAPITRE XXVIII.
CHAPITRE XXIX.
CHAPITRE XXX.
CHAPITRE XXXI.
CHAPITRE XXXII.
CHAPITRE XXXIII.
CHAPITRE XXXIV.
CHAPITRE XXXV.
CHAPITRE XXXVI.
CHAPITRE XXXVII.
CHAPITRE XXXVIII.
CHAPITRE XXXIX.
CHAPITRE XL.




CHAPITRE PREMIER.


Le lendemain matin, le serrurier resta en proie aux mêmes
incertitudes, et le surlendemain, et plusieurs jours de suite
encore. Souvent, après la chute du jour, il entrait dans la rue et
tournait ses regards vers la maison qu'il connaissait si bien; et
il était sûr d'y voir la lumière solitaire briller encore à
travers les fentes du volet de la fenêtre, quand tout paraissait
au dedans muet, immobile, triste comme un tombeau. Comme il ne
voulait pas risquer de perdre la faveur de M. Haredale en
désobéissant à ses injonctions précises, il ne s'aventurait jamais
à frapper à la porte ou à trahir sa présence; mais, chaque fois
que l'attrait d'un vif intérêt et d'une curiosité non satisfaite
le poussait à venir voir de ce côté, et Dieu sait s'il y venait
souvent, la lumière était toujours là.

Quand il aurait su ce qui se passait au dedans, il n'en aurait
guère été plus avancé; ce n'est pas là ce qui lui aurait donné la
clef de ces veilles mystérieuses. À la brune, M. Haredale se
renfermait chez lui, et au point du jour il sortait. Il ne
manquait jamais une seule nuit le même manège. Il entrait et
sortait toujours tout seul, sans varier le moins du monde ses
habitudes.

Voici comment il occupait sa veillée. Le soir, il entrait au
logis, absolument comme le jour où le serrurier l'avait
accompagné. Il allumait une bougie, parcourait l'appartement,
l'examinant avec soin et en détail. Cela fait, il retournait dans
la chambre du rez-de-chaussée, posait son épée et ses pistolets
sur la table, et s'asseyait devant jusqu'au lendemain matin.

Il avait presque toujours avec lui un livre que souvent il
essayait de lire, mais sans pouvoir jamais y fixer les yeux ou sa
pensée cinq minutes de suite. Le plus léger bruit au dehors
frappait son oreille: il semblait qu'il ne pouvait pas résonner un
pas sur le trottoir qui ne lui fit bondir le coeur.

Il ne passait pas ces longues heures de solitude sans rien
prendre. Il portait généralement dans sa poche un sandwich au
jambon, avec un petit flacon de vin, dont il se versait quelques
gouttes dans une grande quantité d'eau, et il buvait ce sobre
breuvage avec une ardeur fiévreuse, comme s'il avait la gorge
desséchée; mais il était rare qu'il prit une miette de pain pour
déjeuner.

S'il était vrai, comme le serrurier, après mûre réflexion,
paraissait disposé à le croire, que ce sacrifice volontaire de
sommeil et de bien-être dût être attribué à l'attente
superstitieuse de l'accomplissement d'une vision ou d'un rêve en
rapport avec l'événement qui l'avait occupé tout entier depuis
tant d'années; s'il était vrai qu'il attendit la visite de quelque
revenant qui courait les champs à l'heure où les gens sont
tranquillement endormis dans leur lit, il ne montrait toujours
aucune trace de crainte ou d'hésitation. Ses traits sombres
exprimaient une résolution inflexible; ses sourcils froncés, ses
lèvres serrées, annonçaient une décision ferme et profonde; et,
quand il tressaillait au moindre bruit, l'oreille aux aguets, ce
n'était point du tout le tressaillement de la peur, c'était plutôt
celui de l'espérance: car aussitôt il saisissait son épée, comme
si l'heure était enfin venue; puis il la serrait à poing fermé, et
écoutait avidement, l'oeil étincelant et l'air impatient, jusqu'à
ce qu'il n'entendît plus rien.

Ces désappointements étaient fréquents, car ils se renouvelaient à
chaque son extérieur; mais sa constance n'en était point ébranlée.
Toujours, toutes les nuits, il était là à son poste, comme une
sentinelle lugubre et sans sommeil. La nuit se passait, le jour
venait: il veillait toujours.

Et cela bien des semaines. Il avait pris un logement garni au
Vauxhall pour y passer la journée et goûter quelque repos; c'est
de là qu'à la faveur de la marée il venait, ordinairement par eau,
de Westminster à London-Bridge, pour éviter les rues populeuses.

Un soir, peu de temps avant le crépuscule, il suivait sa route
accoutumée le long de la rivière, dans l'intention de passer par
la salle de Westminster-Hall, puis par la cour du palais, pour
aller prendre, comme d'habitude, le bateau de London-Bridge. Il y
avait pas mal de gens rassemblés autour des Chambres, pour voir
entrer et sortir les membres du Parlement, qu'ils accompagnaient
de leurs acclamations bruyantes, d'approbations ou de sifflets,
selon leurs opinions connues. En traversant la foule il entendit
deux ou trois fois pousser le cri de: «Pas de papisme!» qui
n'était pas nouveau pour ses oreilles; mais il n'y fit seulement
pas attention, en voyant qu'il partait d'un attroupement de
fainéants de bas étage; et, sans en prendre aucun souci, il
continua son chemin avec la plus parfaite indifférence.

Il y avait dans la salle de Westminster de petits groupes épars au
milieu desquels les uns, en petit nombre, levaient les yeux vers
la voûte majestueuse de l'édifice, éclairée par les derniers feux
du soleil couchant, dont les rayons obliques coloraient ses
vitraux, avant de s'éteindre tout à fait dans l'ombre. D'autres,
des passants bruyants, des ouvriers qui retournaient chez eux en
sortant de leurs ateliers, pressaient le pas, éveillant de leurs
voix animées les échos sonores, et bouchant le jour de la petite
porte lointaine, quand ils défilaient devant pour continuer leur
route. D'autres, en conversation réglée sur des sujets politiques
ou personnels, se promenaient lentement de long en large, les yeux
fixés sur le sol, et semblaient être tout oreilles depuis les
pieds jusqu'à la tête, pour écouter ce qui se disait. Ici une
demi-douzaine de gamins se chamaillaient ensemble, de manière à
faire de Westminster une vraie tour de Babel; là un homme isolé,
demi-clerc et demi-mendiant, se promenait à pas comptés, épuisé
par la faim qui perçait dans le désespoir de ses traits; coudoyé,
en passant, par un petit garçon chargé de quelque commission,
dandinant son panier, et fendant, de ses cris perçants, la
charpente même du plafond; pendant qu'un écolier, plus discret et
surtout plus prudent, s'arrêtait à mi-chemin pour remettre sa
balle dans sa poche, à la vue du bedeau qui arrivait de loin en
grondant. C'était l'heure de la soirée où, rien que le temps de
fermer les yeux, on trouve en les rouvrant que l'obscurité a fait
des progrès. La dalle, usée par les pas qui la réduisaient en
poussière, faisait un appel aux murs élevés de l'enceinte pour
répéter le bruit retentissant des pieds toujours en mouvement, à
moins qu'il ne fût dominé tout à coup par la chute de quelque
lourde porte retombant contre le bâtiment, comme un coup de
tonnerre, qui noyait tous les autres bruits dans son fracas
éclatant.

M. Haredale, donnant à peine un coup d'oeil à ces groupes en
passant, et un coup d'oeil distrait, avait déjà presque traversé
la salle, lorsque son attention fut attirée par deux personnes
debout devant lui. L'une d'elles, un gentleman d'une mise
élégante, portait à la main une badine qu'il faisait tourner, en
se promenant, de la façon la plus fashionable; l'autre l'écoutait
d'un air de chien couchant, avec des manières obséquieuses et
rampantes: c'était à peine s'il se permettait de glisser un mot
dans leur colloque. La tête rentrée dans les épaules jusqu'aux
oreilles, il se frottait les mains avec une basse complaisance, ou
répondait de temps en temps par une simple inclination de tête,
qui tenait un juste milieu entre un signe d'approbation et une
plate révérence.

Après tout, ces deux hommes n'offraient rien de bien remarquable:
car ce n'est déjà pas si rare de voir des gens faire une cour
servile à un bel habit accompagné d'une canne, sans vouloir parler
ici des cannes à pommes d'or ou d'argent de nos seigneurs les
lords, ni des baguettes officielles de nos magistrats. Et
pourtant, dans ce monsieur bien mis, et aussi dans l'autre, il y
avait quelque chose qui fit éprouver à M. Haredale une sensation
désagréable. Il hésita, s'arrêta, et se disposait à se jeter de
côté pour éviter leur rencontre, lorsque, au même moment, les deux
autres, s'étant retournés vivement, se trouvèrent face à face avec
lui avant qu'il eût pu leur échapper.

Le gentleman à la canne leva son chapeau et commençait à s'excuser
de ce choc imprévu; M. Haredale se hâtait d'accepter l'explication
et de s'évader, quand le premier s'arrêta tout court et s'écria:
«Tiens! c'est Haredale! Parbleu! voilà qui est étrange!

-- C'est vrai, répondit-il avec impatience. Oui, je...

-- Mon cher ami, cria l'autre en le retenant, comme vous êtes
pressé! Une minute, Haredale, au nom de notre ancienne
connaissance.

-- Je suis pressé, en effet. Nous ne désirions cette rencontre ni
l'un ni l'autre. Nous n'avons rien de mieux à faire que de
l'abréger. Bonsoir.

-- Fi! fi! répliqua sir John, car c'était lui, vous êtes aussi
trop maussade. Justement nous parlions de vous. J'avais encore
votre nom sur les lèvres; peut-être même me l'avez-vous entendu
prononcer... Non? J'en suis fâché, j'en suis vraiment fâché. Vous
reconnaissez notre ami ici présent, Haredale? convenez que c'est
une singulière rencontre.»

L'ami en question, évidemment mal à son aise, avait pris la
liberté de serrer le bras de sir John et de lui faire entendre,
par toute sorte d'autres signes, qu'il désirait éviter cette
présentation. Mais comme cela n'entrait pas dans les vues de sir
John, il n'eut pas l'air de s'apercevoir de ces supplications
muettes, et le montra de la main, en même temps qu'il disait
«notre ami,» pour appeler plus particulièrement sur lui
l'attention.

Notre ami n'eut donc plus d'autre ressource que d'étaler sur son
visage le plus brillant sourire dont il pouvait disposer, et de
faire une révérence propitiatoire au moment où M. Haredale tourna
sur lui ses yeux. Se voyant reconnu, il avança la main d'un air de
gaucherie et d'embarras, qui ne fit qu'augmenter lorsque Haredale
la rejeta d'un air de mépris, en disant froidement:

«M. Gashford! Alors on ne m'avait pas trompé. Il paraît, monsieur,
que vous avez décidément jeté le masque, et que vous poursuivez à
présent avec l'ardeur amère d'un renégat ceux dont les opinions
étaient autrefois les vôtres. Grand honneur pour la cause que vous
embrassez, monsieur! Je fais mon compliment à celle que vous venez
d'épouser, d'avoir fait, une pareille acquisition.»

Le secrétaire se frottait les mains avec force révérences, comme
pour désarmer son adversaire en s'humiliant devant lui. Sir John
Chester s'écriait de l'air le plus réjoui: «Vraiment, il faut
convenir que c'est une singulière rencontre!» Et là-dessus il
prenait dans sa tabatière une prise de tabac avec son calme
ordinaire.

«M. Haredale, dit M. Gashford, levant les yeux en cachette et les
baissant tout de suite après, quand ils eurent rencontré le regard
fixe et ferme du premier, M. Haredale est trop consciencieux, trop
honorable, trop sincère, assurément, pour attribuer à d'indignes
motifs un changement d'opinions plein de loyauté, même quand ces
opinions nouvelles ne seraient pas d'accord avec celles qu'il
professe lui-même; M. Haredale est trop juste, trop généreux,
d'une intelligence trop éclairée, pour...

-- Ah! vraiment, monsieur? reprit l'autre avec un sourire
sarcastique en le voyant s'arrêter embarrassé. Vous disiez
donc...?

Gashford haussa légèrement les épaules et, baissant encore les
yeux sur les dalles, garda le silence.

«Non; mais, réellement, dit John venant alors à son aide,
convenons que c'est une rencontre tout à fait singulière.
Haredale, mon cher ami, pardon; je ne crois pas que vous soyez
frappé, comme il faut l'être, de ce qu'elle a de remarquable.
Voyez un peu: nous voici là, sans rendez-vous préalable, trois
anciens camarades de collège, réunis dans la salle de Westminster;
trois anciens pensionnaires du triste et ennuyeux séminaire de
Saint-Omer, où vous deux vous étiez obligés, par votre titre de
catholiques, de faire votre éducation, et où moi, l'une des
espérances en herbe du parti protestant de ce temps-là, j'avais
été envoyé pour prendre des leçons de français d'un Parisien pur
sang.

-- Vous pourriez ajouter une particularité qui rend la chose
encore plus singulière, sir John, dit M. Haredale: c'est que
quelques-unes de ces espérances en herbe du parti protestant sont
en ce moment liguées dans l'édifice là-bas pour nous dépouiller du
privilège abusif et monstrueux d'apprendre à nos enfants à lire et
à écrire; c'est que, dans ce pays de liberté prétendue, en
Angleterre même, où nous entrons par milliers tous les ans dans
vos troupes pour défendre votre liberté, et pour aller mourir en
masse à votre service dans les sanglantes batailles du continent,
vous aussi, par milliers, à ce que j'entends dire, vous vous
laissez persuader par ce M. Gashford, qu'il faut nous regarder
tous comme des loups et des bêtes fauves. Vous pourriez ajouter
encore que cela n'empêche pas cet homme-là d'être reçu dans votre
société, de se promener tranquillement par les rues en plein jour,
la tête levée (pas comme en ce moment): et je vous réponds que ce
n'est pas la particularité la moins étrange de cette étrange
rencontre.

-- Oh! vous êtes bien sévère pour notre ami, répliqua sir John
avec un sourire engageant; vraiment, je vous trouve bien sévère
avec notre ami.

«Laissez-le continuer, sir John, dit Gashford en tripotant ses
gants, laissez-le continuer, j'y mettrai de la patience, sir John.
Quand on a l'honneur de votre estime, on peut se passer de celle
de M. Haredale. M. Haredale est un des hommes qui se sentent
atteints par nos lois pénales, et naturellement je ne dois pas
m'attendre à me voir en faveur auprès de lui.

-- Ma faveur! monsieur, repartit Haredale, jetant un regard amer à
l'autre interlocuteur, elle vous est au contraire si bien acquise,
que je suis charmé de vous voir en si bonne compagnie. N'êtes-
vous, pas à vous deux, l'essence de votre fameuse _Association_?

-- Je dois vous dire, reprit sir John de son air le plus
doucereux, qu'ici vous faites une méprise. C'est de votre part,
pour un homme aussi exact et aussi judicieux, une erreur qui
m'étonne. Je n'appartiens pas à l'Association dont vous parlez; je
professe un immense respect pour ses membres, mais je n'en fais
pas partie, quoique je sois, il est vrai, opposé par conscience à
ce qu'on vous rende vos droits. Je regarde cela comme mon devoir,
j'en ai beaucoup de regret; mais c'est une nécessité fâcheuse, et
qui me coûte plus que vous ne pensez... Voulez-vous une prise? si
vous ne voyez pas d'inconvénient à prendre cette légère infusion
d'un parfum innocent, vous en trouverez l'arôme exquis, j'en suis
sûr.

-- Pardon, sir John, dit Haredale en faisant signe qu'il n'en
usait pas, pardon de vous avoir mis au rang des humbles
instruments qui travaillent au grand jour. J'aurais dû faire plus
d'honneur à votre génie. Les hommes de votre capacité se
contentent de comploter impunément dans l'ombre et de laisser
leurs enfants perdus exposés au premier feu des mécontents.

-- Comment donc! répliqua sir John, toujours avec la même douceur,
vous n'avez pas besoin de vous excuser. Ce serait bien le diable
si de vieux amis comme vous et moi ne pouvaient pas se passer
quelques libertés.»

Gashford, qui avait été tout ce temps-là dans une agitation
perpétuelle, mais sans lever les yeux, se tourna enfin vers sir
John et se hasarda à lui glisser à l'oreille qu'il était obligé de
partir, pour ne pas faire attendre milord.

«Vous n'avez que faire de vous tourmenter, mon bon monsieur, lui
dit M. Haredale; je vais vous quitter pour vous mettre plus à
l'aise.» Et c'est ce qu'il allait faire sans plus de cérémonie,
lorsqu'il fut arrêté par un murmure et un bourdonnement qui
partaient du bout de la salle; et, jetant les yeux dans cette
direction, il vit arriver lord Georges Gordon, entouré d'une foule
de gens.

La figure de ses deux compagnons laissa percer, chacun à sa
manière, une expression de triomphe secret, qui donna
naturellement à M. Haredale l'envie de ne point se déranger devant
ce chef de parti, et de l'attendre de pied ferme sur son passage.
Il se redressa donc, et, croisant ses bras derrière son dos, prit
une attitude fière et méprisante, pendant que lord Georges
s'avançait lentement, à travers la foule qui se pressait autour de
lui, juste vers l'endroit où les trois interlocuteurs étaient
réunis.

Il venait de quitter à l'instant la chambre des Communes, et était
venu tout droit à la salle du palais, répandant, selon sa coutume,
le long de son chemin, la nouvelle de ce qui avait été dit, le
soir même, relativement aux papistes, des pétitions présentées en
leur faveur, des personnes qui les avaient appuyées, du jour où
l'on passerait le bill, et du moment opportun qu'il faudrait
choisir pour présenter à leur tour leur grande pétition
protestante. Il débitait tout cela aux personnes qui
l'entouraient, en élevant la voix et ne ménageant pas les gestes.
Ceux qui se trouvaient le plus près de lui se communiquaient leurs
commentaires, et laissaient éclater des menaces et des murmures;
ceux qui étaient en arrière de la foule criaient: «Silence,» ou
bien: «Ne fermez donc pas le passage,» ou se pressaient contre les
autres pour tâcher de leur prendre leurs places; en un mot, ils
avançaient péniblement, de la façon la plus irrégulière et la plus
désordonnée, comme fait toujours la foule.

Quand ils furent arrivés près de l'endroit où se tenaient le
secrétaire, sir John et M. Haredale, lord Georges se retourna en
faisant quelques réflexions incohérentes d'une nature assez
violente, finit par le cri banal de «À bas les papistes!» et
demanda aux assistants trois salves de hourras pour appuyer sa
motion. Pendant qu'on s'empressait, autour de lui, d'y répondre
avec une grande énergie, il se débarrassa de la multitude et
s'avança auprès de Gashford. Comme ils étaient tous les deux,
ainsi que sir John, bien connus de la populace, elle fit un pas en
arrière pour les laisser tous quatre ensemble.

«Voici M. Haredale, lord Georges, lui dit sir John Chester, voyant
que le noble lord regardait l'inconnu d'un oeil scrutateur, un
gentleman catholique malheureusement... je regrette beaucoup qu'il
soit catholique... mais c'est une de mes connaissances que
j'estime beaucoup, une ancienne connaissance aussi de M. Gashford.
Mon cher Haredale, voici lord Georges Gordon.

-- J'aurais reconnu tout de suite Sa Seigneurie, quand je ne
l'aurais jamais vue auparavant, dit M. Haredale. J'espère qu'il
n'y a pas deux gentilshommes en Angleterre qui, en s'adressant à
une populace ignorante et passionnée, fussent capables de lui
parler dans les termes injurieux que je viens d'entendre, d'une
part considérable de leurs concitoyens. Fi! milord, fi!

-- Je n'ai rien à vous dire, monsieur, répliqua lord Georges à
haute voix, en agitant la main avec un trouble visible; il n'y a
rien de commun entre nous.

-- Il y a bien des choses au contraire qui devraient être communes
entre nous, dit M. Haredale; je puis dire même que Dieu nous a
donné tout en commun... la charité commune à tous les hommes, le
sens commun, les notions les plus communes des convenances qui
devraient vous interdire une pareille conduite. Quand chacun de
ces hommes que vous avez là autour de vous aurait des armes dans
les mains, comme ils les portent déjà dans le coeur, je ne
quitterais pas la place sans vous dire que vous déshonorez votre
rang.

-- Je ne vous entends pas, monsieur, répliqua-t-il encore du même
ton; je ne veux pas vous entendre, je me moque bien de ce que vous
dites. Gashford, ne répliquez pas (en effet le secrétaire faisait
mine de vouloir répondre), je n'ai rien de commun avec les
adorateurs des idoles.»

À ces mots il lança un coup d'oeil à sir John, qui leva les mains
et les sourcils, comme pour déplorer la conduite téméraire de
M. Haredale, en même temps qu'il adressait à la foule et à son
chef un sourire d'admiration.

«Lui! me répliquer! cria Haredale en toisant Gashford des pieds à
la tête. Un homme qui a commencé par être un voleur, quand il
n'était pas plus haut que cela; qui, depuis, est devenu le fripon
le plus servile, le plus faux, le plus éhonté! un homme qui a
rampé à plat ventre toute sa vie, déchirant la main qu'il léchait
et mordant ceux qu'il flattait! Un sycophante qui n'a su, de sa
vie ni de ses jours, ce que c'est qu'honneur, vérité, courage;
qui, après avoir ravi l'innocence à la fille de son bienfaiteur,
l'a épousée pour lui briser le coeur par ses cruels traitements!
Un chien couchant qui allait remuer la queue à la fenêtre de la
cuisine pour attraper un morceau de pain! un mendiant qui
demandait trois pence à la porte de nos églises! Voilà l'apôtre de
foi dont la conscience délicate renie les autels où la honte de sa
vie a été publiquement dénoncée!... À présent, vous reconnaissez
l'homme.

-- Oh! réellement... vous êtes trop, trop sévère avec notre ami,
s'écria sir John.

-- Laissez continuer M. Haredale, dit Gashford, dont la hideuse
figure était, pendant tout ce temps-là, trempée et dégouttante de
sueur, il peut bien dire tout ce qu'il voudra, cela m'est aussi
indifférent qu'à milord. S'il traite milord lui-même comme vous
venez de l'entendre, comment voulez-vous que moi je n'y passe pas
à mon tour?

-- Ce n'est pas assez, milord, continua M. Haredale, que moi, un
aussi bon gentilhomme que vous, je ne puisse plus garder ma
propriété, quelle qu'elle soit, que par une connivence de l'État,
effrayé lui-même des lois cruelles dirigées contre nous; que nous
ne puissions plus faire apprendre à nos enfants, dans les écoles,
les premiers éléments du bien et du mal: il faut encore qu'on
lâche après nous des dénonciateurs comme cet homme-là! En voilà un
brillant chef de file pour donner le signal à vos cris de: «Pas de
papistes!» Fi donc! fi donc!»

La noble dupe, lord Georges Gordon, avait plus d'une fois regardé
du côté de sir John Chester, pour lui demander s'il y avait
quelque chose de vrai dans ce qu'on disait là de Gashford, et
chaque fois sir John lui avait répondu en haussant les épaules et
en lui faisant des yeux qui voulaient dire; «Oh ciel! non,» Alors
milord reprit, toujours aussi haut et avec la même affectation que
tout à l'heure:

«Monsieur, je n'ai rien à vous répondre, et ne me soucie pas d'en
entendre davantage. Je vous prie de ne pas m'imposer votre
conversation, et de ne point me mêler dans vos attaques
personnelles. Je ferai mon devoir envers mon pays et mes
compatriotes, et ce n'est point par de telles violences qu'on m'en
empêchera, qu'elles viennent ou non des émissaires du pape, je
vous en réponds; venez, Gashford.»

Ils avaient fait quelques pas, tout en parlant, et ils étaient
arrivés à la porte de la salle, par laquelle ils passèrent
ensemble. M. Haredale, sans un mot d'adieu, tourna du côté de
l'escalier de la Tamise dont il était près, et appela le seul
batelier qui se trouvât encore au bas.

Mais la populace, dont l'avant-garde n'avait pas perdu une parole
de lord Georges Gordon, et dans laquelle avait promptement circulé
le bruit que l'étranger était un papiste qui venait d'insulter
milord pour s'être fait l'avocat de la cause populaire, se
précipita pêle-mêle et, poussant devant elle le noble lord, son
secrétaire et sir John Chester, qui avaient l'air d'être à sa
tête, se réunit en foule au haut de l'escalier où M. Haredale
attendait que le bateau fut prêt, et là se tint tranquille,
laissant entre elle et lui un espace vide.

Mais si elle était inactive, elle n'était pas pour cela
silencieuse. Il commença par s'élever au milieu d'eux quelques
murmures indistincts, suivis de quelques sifflets, qui bientôt
eux-mêmes se transformèrent en un orage violent. Alors on entendit
une voix crier: «À bas les papistes!» et tout le monde fit chorus,
rien de plus. Quelques moments après un homme se mit à crier: «Il
faut le lapider;» un autre: «Il faut lui donner un plongeon;» un
autre d'une voix de stentor: «Pas de papisme!» les autres
répétèrent en écho ce cri favori que la foule (environ deux cents
braillards) accueillit par une acclamation générale.

M. Haredale était resté calme jusque-là sur le bord des marches:
en entendant cette manifestation, il leur jeta à la ronde un
regard de mépris et descendit lentement l'escalier. Il était déjà
près du bateau, quand Gashford se retourna de côté, d'un air
innocent, et aussitôt une main se leva dans la foule et lança à
M. Haredale une grosse pierre qui le frappa à la tête, et le fit
chanceler sur ses pieds comme un homme ivre.

Le sang jaillit à l'instant de sa blessure et coula le long de ses
vêtements. Il se retourna tout de suite et, remontant les marches
avec une audace et une colère qui les fit tous reculer:

«Qui est-ce qui a fait cela? demanda-t-il. Qu'on me montre celui
qui m'a visé.»

Pas une âme ne bougea; et pourtant, je me trompe, il y eut un
homme ou deux sur les derrières qui s'esquivèrent et se glissèrent
de l'autre côté, où ils se mirent à regarder, les mains dans les
poches, comme des spectateurs indifférents.

«Qui est-ce qui a fait cela? répéta-t-il. Qu'on me montre celui
qui l'a fait. Misérable chien que vous êtes, est-ce vous? Le coup
part de votre tête, si ce n'est pas de votre bras..., je vous
connais.»

À ces mots, il se jeta sur Gashford et le jeta à ses pieds, il y
eut un mouvement soudain dans la foule, et plusieurs bras se
levèrent contre lui; mais en voyant son épée nue, tous reculèrent
encore.

«Milord, sir John, criait-il, allons! Dégainez donc, l'un ou
l'autre; c'est vous qui me devez raison de cet outrage, et me
voilà en face de vous. Allons! l'épée au poing, si vous êtes des
gentilshommes.»

En même temps, il frappait la poitrine de sir John du plat de sa
lame, et se mettait en garde, la figure enflammée, l'oeil
étincelant, seul contre tous.

Un instant, un instant seulement, aussi rapide que la pensée, on
vit passer sur la doucereuse figure de sir John un éclair sombre
que personne n'y avait vu jamais. Le moment d'après, il fit un pas
en avant, étendit une main sur l'arme de M. Haredale, pendant que
de l'autre il essayait d'apaiser la foule.

«Mon cher ami, mon bon Haredale, vous êtes aveuglé par la colère;
c'est bien naturel, extrêmement naturel, mais cela vous empêche de
reconnaître même vos amis d'avec vos ennemis.

-- Que si, que je les reconnais bien, n'ayez pas peur que je m'y
trompe, répliqua-t-il, presque fou de fureur. Sir John, lord
Georges, est-ce que vous ne m'avez pas entendu? Vous êtes donc des
lâches!

-- Allons, allons! dit un homme qui perça la foule et le poussa
doucement devant lui vers le bas des escaliers; ne parlons plus de
cela. Au nom du ciel, allez-vous-en. Que diable voulez-vous faire
en face de tous ces gens-là? et ne voyez-vous pas qu'il y en a
deux fois autant dans la rue voisine, qui vont tomber sur vous
dans un moment?» Et, en effet, on les voyait accourir. «Vous
n'auriez pas poussé la première botte, que vous tomberiez étourdi
du coup de pierre que vous venez de recevoir. Voyons! retirez-
vous, monsieur, ou je vous promets que vous allez vous faire
écharper. Venez, monsieur, dépêchez-vous... plus vite que ça.»

M. Haredale, qui commençait à se sentir tourner le coeur, reconnut
la justesse de cet avis et descendit les marches avec l'assistance
de son ami inconnu. John Grueby (car c'était lui) le fit monter
dans le bateau qu'il poussa du pied, l'envoyant du coup à trente
pieds du rivage, et recommanda au batelier de gagner au large
hardiment; puis il remonta avec autant de calme et de sang-froid
que s'il venait de débarquer.

La populace montra d'abord quelque velléité de lui faire payer son
intervention dans l'affaire; mais, comme John avait l'air solide
et de sang-froid, comme d'ailleurs il portait la livrée de lord
Georges, on se ravisa, et l'on se contenta d'envoyer de loin,
après le bateau, une grêle de cailloux qui firent sur l'eau des
ricochets innocents: car la barque, pendant ce temps-là, avait
passé le pont, et glissait à toutes rames au milieu du courant.

Après cette récréation, les gens de la foule s'en retournèrent,
donnant, sur leur chemin, des coups de marteau à la protestante
dans les portes des catholiques, cassant quelques lanternes et
rossant quelques constables égarés. Mais, en entendant annoncer à
voix basse qu'il arrivait un détachement des gardes du roi, ils
prirent leurs jambes à leur col, et la rue fut balayée en un
moment.




CHAPITRE II.


Après que le rassemblement se fut dispersé, se dirigeant, par
petits groupes fortuits, dans différentes directions, il ne resta
plus, sur le lieu de la scène du dernier événement, qu'un homme;
c'était Gashford. Tout meurtri de sa chute, mais plus abattu
encore par la honte, et furieux de la flétrissure qu'il venait de
subir, il s'en allait boitant de droite et de gauche, ne respirant
que malédictions, menaces et vengeance.

Le secrétaire n'était pas homme à épuiser sa colère en vaines
paroles. Tout en évaporant, dans ces effusions violentes, les
premières bouffées de sa haine, il suivait d'un oeil ferme deux
hommes qui, après avoir disparu avec les autres, quand on avait
sonné l'alarme, étaient revenus depuis, et se montraient à présent
au clair de la lune, errant et causant ensemble, à quelque
distance, sur la place.

Il ne fit pas un mouvement pour s'avancer vers eux, mais il
attendit patiemment, dans le côté sombre de la rue, qu'ils fussent
las de se promener de long en large et qu'ils fussent partis de
compagnie. Alors il les suivit, mais d'un peu loin, ne les perdant
pas de vue, mais sans le faire paraître, et surtout sans se
laisser voir à ces deux personnages.

Ils montèrent dans la rue du Parlement, passèrent devant l'église
Saint-Martin, tournèrent Saint-Gilles, gagnèrent la route de
Tottenham-Court, derrière laquelle se trouvait alors, à l'ouest,
une place appelée _les Chemins verts_. C'était un endroit retiré,
assez mal famé, qui conduisait dans la campagne. De gros tas de
cendres, des mares d'eau stagnante, une végétation de mouron et de
chiendent; des tourniquets cassés, quelques pieux de barricades
encore fichés en terre, après que les gens en avaient, depuis
longtemps, emporté les barreaux pour faire du feu avec, et
menaçant d'accrocher de leurs clous rouillés le promeneur distrait
qui passait par là: voilà les traits les plus remarquables du
tableau que présentait ce paysage. Seulement, çà et là, un baudet
ou une rosse décrépite, attachés par la longe à un piquet, pour se
régaler des misérables touffes d'herbe rabougrie qu'ils pourraient
disputer au sol rude et pierreux, étaient en parfaite harmonie
avec le reste et annonçaient clairement, quand les maisons ne
l'auraient pas assez fait connaître par elles-mêmes, la pauvreté
des gens qui vivaient là dans les buttes crevassées du voisinage,
et la témérité qu'il y aurait à un homme qui aurait de l'argent
dans ses poches, ou une mise cossue, de s'aventurer par là tout
seul, autrement qu'en plein jour.

Les pauvres sont, à certains égards, comme les riches: ils ont
aussi leurs caprices en fait de goût. Il y avait de ces cabanes
avec de petites tourelles; il y en avait d'autres qui avaient de
fausses fenêtres peintes sur leurs murailles en ruine. L'une
d'elles soutenait un joujou de clocher sur une tour caduque de
quatre pieds de haut, qui servait à dérober aux yeux la cheminée.
Il n'en était pas une qui n'eût, dans le petit morceau de terre
devant la maison, un banc rustique ou un berceau. La population du
lieu faisait le commerce d'os, de chiffons, de verres cassés, de
vieilles roues, de chiens et d'oiseaux. Tous ces divers objets,
distribués sans ordre, emplissaient les jardins et répandaient un
parfum qui n'était pas des plus délicieux, dans l'air agité
d'ailleurs par des aboiements, des cris, des hurlements.

C'est dans ce refuge que le secrétaire suivit les deux hommes
qu'il n'avait pas perdus de vue; c'est là qu'il les vit entrer
chez eux dans une des maisons les plus misérables, qui ne se
composait que d'une chambre, et encore assez petite. Il attendit
dehors, jusqu'à ce que le bruit de leurs voix, mêlé à des chants
discordants, lui eût fait connaître qu'ils étaient en belle
humeur; et alors, s'approchant de la porte, au moyen d'une planche
vacillante placée en travers sur le fossé, il frappa avec la main.

«Monsieur Gashford! dit l'homme qui vint ouvrir, retirant sa pipe
de ses dents avec une surprise évidente. Par exemple, nous ne nous
serions jamais attendus à tant d'honneur. Entrez, monsieur
Gashford... entrez, monsieur.»

Gashford, sans se le faire dire deux fois, entra d'un air
gracieux. Il y avait du feu dans la grille couverte de rouille;
car, en dépit du printemps qui était déjà bien avancé, les nuits
étaient fraîches, et Hugh s'y chauffait, en fumant sa pipe sur un
tabouret, Dennis approcha une chaise, son unique chaise, pour le
secrétaire, devant le foyer, et reprit lui-même sa place sur le
tabouret qu'il avait quitté pour aller ouvrir au visiteur
nocturne.

«Qu'est-ce qu'il y a donc de nouveau, monsieur Gashford? dit-il en
reprenant sa pipe et le regardant de côté. Est-il venu des ordres
du quartier général? Allons-nous nous mettre en train? Contez-nous
ça, monsieur Gashford.

-- Oh! rien, rien, dit le secrétaire en lui faisant un signe de
tête amical. Mais c'est égal, voilà la glace rompue; nous avons
commencé la danse aujourd'hui... n'est-ce pas, Dennis?

-- Un bien petit commencement! répondit en grognant le bourreau;
il n'y en a pas pour ma dent creuse.

-- Ni moi non plus, cria Hugh. Donnez-nous seulement quelque chose
à faire où il y ait une vie au bout... oui, une vie au bout, notre
bourgeois. Ha! ha!... à la bonne heure!

-- Mais, dit le secrétaire, de son expression de physionomie la
plus hideuse et de son ton de voix le plus doux, vous ne voudriez
pas que je vous donnasse quelque chose à faire avec la mort... la
mort d'un homme au bout?

-- Je ne connais pas tout ça, répliqua Hugh. Je ne connais que ma
consigne. Je m'en moque pas mal, moi.

-- Et moi donc? vociféra Dennis.

-- Les braves garçons! dit le secrétaire, d'une voix aussi
pastorale que s'il recommandait au prône quelque rare merveille de
valeur et de générosité. À propos...» Et ici il s'arrêta un
moment, pour se chauffer les mains; puis les regardant en face
soudainement: «Qui est-ce donc qui a jeté cette pierre
aujourd'hui?

M. Dennis toussa et branla la tête, comme pour dire: «Ça, c'est un
mystère.» Hugh restait assis et fumait en silence.

«Pas mal visé, dit le secrétaire, se chauffant encore les mains
devant le feu. Je voudrais bien connaître le gaillard qui a fait
ce coup-là.

-- Est-ce vrai? dit Dennis après l'avoir regardé en face, pour
s'assurer qu'il parlait sérieusement. Est-ce que réellement vous
tenez à le connaître, monsieur Gashford?

-- Certainement, répliqua le secrétaire.

-- Eh bien! sur l'honneur, dit le bourreau en riant de la gorge,
et en montrant Hugh du bout de sa pipe, vous le voyez assis là:
voilà votre gaillard. Mille pipes! monsieur Gashford, ajouta-t-il
tout bas, en approchant de lui sa chaise et le poussant du coude,
c'est une fine lame, allez! On a autant de peine à le retenir
qu'un bouledogue à la niche. Sans moi, il allait vous jeter à bas
ce catholique romain, et, en moins de rien, vous aviez une émeute.

-- Et pourquoi pas? cria Hugh d'une voix hargneuse, attrapant à la
volée cette dernière observation. Qu'est-ce qu'on gagne à remettre
toujours les choses? Il faut battre le fer tandis qu'il est chaud;
je ne connais que ça.

-- Ah! reprit Dennis, secouant la tête avec une espèce de pitié
pour la candeur de son jeune ami; vous supposez donc que le fer
est chaud, mon cher frère? Il faut échauffer le sang des gens
avant de frapper le premier coup; il faut les mettre en humeur. Ce
n'est pas le tout, voyez-vous, que d'aller faire quelques
provocations, comme aujourd'hui. Si je vous avais laissé faire,
vous alliez nous gâter tout pour demain, et ruiner nos affaires.

-- Dennis a parfaitement raison, dit Gashford d'un air doucereux.
Parfaitement raison. Dennis a une grande connaissance du monde.

-- Comment ne connaîtrais-je pas le monde, moi qui aide tant de
gens à en sortir?» fit le bourreau en riant avec une grimace, et
prononçant sa plaisanterie à demi-voix derrière sa main.

Le secrétaire ne manqua pas de rire pour faire plaisir à Dennis;
puis après, se tournant vers Hugh:

«Vous avez pu voir, dit-il, que la politique de Dennis est aussi
la mienne. Vous avez vu, par exemple, comme je me suis laissé
tomber dès la première attaque. Je n'ai fait aucune résistance; je
n'ai rien fait pour provoquer une échauffourée. Grand Dieu! je
m'en suis bien gardé.

-- Ma foi! c'est vrai, cria Dennis avec un rire bruyant; vous êtes
tombé tout tranquillement, monsieur Gashford, et tout de votre
long, qui plus est. Je me suis dit sur le moment: «Voilà
M. Gashford fini.» Je n'ai jamais vu personne mieux étendu sur le
dos, ni plus tranquillement que vous, à moins que ça ne fût un
cadavre. C'est que c'est un rude jouteur, ce papiste-là; ça, c'est
vrai.»

La figure de secrétaire, pendant que Dennis éclatait de rire en
tournant ses yeux recoquillés du côté de Hugh, qui en faisait
autant de son côté, aurait pu servir de modèle pour un portrait du
diable. Il resta assis sans rien dire, jusqu'à ce que les autres
eussent repris leur sérieux. Alors jetant un regard autour de lui:

«On est très agréablement ici, dit-il, si agréablement, Dennis,
que, n'était le désir particulier que m'a témoigné milord que
j'allasse souper avec lui, et voilà le moment d'y aller, je serais
tenté de rester plus tard, au risque d'être arrêté en sortant sur
mon chemin. Je suis venu vous trouver pour une petite affaire...
oui... vous vous en doutez bien. Et vous ne pouvez manquer d'être
flatté que j'aie pensé à vous pour cela. Si nous devions un jour
être obligés... on ne peut pas répondre de ça, vous savez... La
vie du monde est quelque chose de si incertain...

-- Je crois bien, monsieur Gashford, dit en l'interrompant le
bourreau avec un signe de tête plein de gravité; en ai-je assez
vu, moi, d'incertitudes en ce qui regarde l'existence de la vie du
monde! en ai-je assez vu, de ces chances inattendues comme il en
arrive! nom d'une pipe!»

Et, trouvant le sujet trop vaste pour pouvoir y suffire, il se
remit à fumer sa pipe en regardant les autres.

«Je disais donc, reprit le secrétaire lentement et avec une
intention marquée, que nous ne pouvons pas répondre de ce qui
arrivera; et, si nous devions un jour être obligés d'avoir recours
à la violence, milord (qui a souffert aujourd'hui toutes les
impertinences qu'on peut souffrir) a fait choix de vous deux,
parce que je vous ai recommandés comme de braves et solides
garçons, sur lesquels on peut compter, pour vous donner l'agréable
commission de punir cet Haredale. Arrangez-vous avec lui, ou ce
qui lui appartient, comme vous l'entendrez, pourvu que vous ne lui
fassiez pas de quartier, et que vous ne laissiez pas deux
soliveaux de sa maison debout à la place où les a mis le
charpentier. Pillez, brûlez, faites ce que vous voudrez, mais que
tout ça dégringole; rasez-moi la place. Lui et tous ceux qui
l'intéressent, mettez-les nus comme vers, comme des nouveau-nés
que leurs mères viennent d'exposer sans abri. Vous m'entendez? dit
Gashford faisant une pause et se pressant doucement les mains
l'une contre l'autre.

-- Vous comprendre? notre bourgeois! cria Hugh. Vous vous
expliquez assez clairement à présent; à la bonne heure, voilà qui
s'appelle parler!

-- Je savais que cela vous ferait plaisir, dit Gashford en lui
donnant une poignée de main, j'en étais sûr. Allons, bonsoir. Ne
vous levez pas, Dennis, je trouverai bien mon chemin tout seul. Ce
n'est peut-être pas la dernière fois que je reviendrai vous faire
visite, et j'aime mieux aller et venir sans vous déranger. Je
trouverai parfaitement bien mon chemin. Bonsoir.»

Et il était parti: il avait fermé la porte derrière lui. Les deux
camarades s'entre-regardèrent avec un signe de satisfaction.
Dennis, ranimant le feu:

«Ça m'a l'air, dit-il, de prendre tournure.

-- Oui-da! cria Hugh. Ça me va.

-- J'avais toujours entendu dire que maître Gashford, dit le
bourreau, avait de la mémoire et une constance surprenante, qu'il
ne savait pas ce que c'était qu'oubli et pardon... Buvons à sa
santé.»

Hugh ne se fit pas prier; et, sans verser une goutte du liquide
sur le plancher, en manière de libation, ils trinquèrent à la
santé du secrétaire, de l'homme selon leur coeur.




CHAPITRE III.


Pendant que les passions les plus perverses des hommes les plus
pervers travaillaient ainsi dans l'ombre, et que le manteau de la
religion, dont ils se couvraient pour cacher les difformités les
plus hideuses, menaçait de devenir le linceul de tout ce qu'il y
avait d'honnête et de paisible dans la société, il y eut une
circonstance qui changea la position de deux de nos personnages,
dont nous nous sommes séparés depuis longtemps dans le cours de
cette histoire, et que nous sommes obligés d'aller retrouver
maintenant.

Dans une petite ville de province, en Angleterre, dont les
habitants soutenaient leur existence par le travail de leurs
mains, à tresser et préparer la paille pour les fabricants de
chapeaux et autres articles de toilette et d'ornement de ce genre,
vivaient sous un nom supposé, dans une pauvreté obscure, étrangers
aux variations, aux plaisirs, aux soucis de ce monde, occupés
seulement de gagner, à la sueur de leur front, leur pain
quotidien, Barnabé et sa mère. Le pas d'un visiteur n'avait pas
franchi le seuil de leur demeure dans les cinq ans qu'ils y
avaient passés, depuis qu'ils étaient venus y chercher un asile;
et jamais, dans cet intervalle, ils n'avaient renoué connaissance
avec le monde auquel ils s'étaient dérobés à cette époque. La
triste veuve n'avait pas d'autre pensée que de travailler en paix,
et de se sacrifier corps et âme pour son pauvre fils. Si le
bonheur avait pu jamais être le partage d'une femme en proie aux
chagrins secrets qui la poursuivaient, elle aurait pu se croire
heureuse à présent. La tranquillité, la résignation, l'amour
dévoué qu'elle portait à un être auquel elle était si nécessaire,
formaient le cercle étroit de ses joies tranquilles; et elle ne
demandait qu'une chose: c'était de n'en pas voir la fin.

Quant à Barnabé, le temps avait coulé pour lui avec la rapidité du
vent. Les jours et les années avaient passé sans éclaircir les
nuages de sa raison, sans que l'aube qui devait dissiper la nuit,
la sombre nuit de son intelligence, se fût encore levée pour lui.
Souvent il restait assis des jours entiers, sur son petit banc,
auprès du feu ou à la porte de la chaumière, occupé sans relâche
du travail que lui avait enseigné sa mère, et prêtant l'oreille
aux contes qu'elle lui répétait, pour le retenir sous ses yeux par
l'appât de cette ruse innocente. Il ne se les rappelait jamais. Le
conte de la veille était nouveau pour lui le lendemain, il
l'entendait toujours avec le même plaisir; et, dans ses moments de
tranquillité, il restait patiemment à la maison, écoutant les
histoires de sa mère comme un petit enfant, et travaillant
gaiement depuis le lever du soleil jusqu'au moment où la nuit
l'empêchait de continuer son ouvrage.

D'autres fois, et dans ces moments-là elle avait bien du mal à
gagner leur pain grossier, il allait errer à l'aventure depuis les
premières heures du jour jusqu'à l'heure où le crépuscule avait
fait place à la nuit. Presque personne dans le pays, même les
petits enfants, n'avait de temps à perdre dans l'oisiveté, et il
n'avait pas de camarade pour l'accompagner dans ses excursions
sans but. D'ailleurs, quand il y en aurait eu une légion, ils
n'auraient pas été tentés de le suivre. Mais il y avait bien dans
le voisinage une vingtaine de chiens errants dont il aimait tout
autant la compagnie. Il en prenait deux ou trois, quelquefois une
demi-douzaine, qui l'escortaient en aboyant derrière ses talons,
quand il partait pour quelque expédition qui devait durer tout le
jour. Et le soir, quand ils rentraient ensemble, ils étaient tous
fatigués de leur course boitillant ou tirant la langue. Barnabé
seul, debout le lendemain dès le lever du soleil, comme si de rien
n'était, reprenait, avec un cortège plus frais, le cours de ses
promenades lointaines, et revenait de même. Dans tous ses voyages,
Grip, au fond de son petit panier, sur le dos de son maître, ne
manquait pas une partie; et, quand le beau temps les mettait de
belle humeur, il n'y avait pas un chien dans la bande qui criât
plus haut que le corbeau.

Leurs plaisirs étaient bien simples: une croûte de pain, avec une
bouchée de viande, l'eau de la source ou du ruisseau, suffisaient
à leurs repas. Barnabé s'amusait à marcher, à courir, à sauter,
jusqu'à ce qu'il fut las; alors il se couchait sur l'herbe, ou le
long du blé, ou à l'ombre de quelque grand chêne, suivant des yeux
les nuages qui flottaient sur la surface d'un ciel d'azur, et
écoutant le chant brillant de l'alouette qui s'élevait dans l'air.
Et puis il y avait des fleurs champêtres à cueillir, le coquelicot
d'un rouge éclatant, la jacinthe parfumée, le coucou ou la rose.
Il y avait des oiseaux à regarder; des poissons, des fourmis, des
insectes; des lapins ou des lièvres qui traversaient comme une
flèche l'allée du bois et disparaissaient au loin dans le fourré.
Il y avait des millions de créatures vivantes à étudier, à épier,
qu'il accompagnait de ses battements de mains quand ils avaient
fui de sa vue. À défaut de tout cela, ou pour varier son plaisir,
il y avait le gai soleil à poursuivre à travers les feuilles et
les branches des arbres, où il jouait à cache-cache avec lui,
descendant bien avant, bien avant dans des creux semblables à une
mare d'argent, où les rameaux frémissants baignaient leur
feuillage en se jouant. Il y avait les douces senteurs de l'air
par un soir d'été, quand il avait traversé les chants de trèfle et
de fèves; le parfum des feuilles ou de la mousse humides;
l'agitation vivante des arbres, dont les ombres changeantes
suivaient tous les mouvements. Et puis après, quand il en avait
assez de l'un ou de l'autre, ou même pour mieux savourer sa
jouissance, il fermait les yeux, et il y avait un somme à faire au
milieu de ces innocentes séductions de la campagne, avec le doux
murmure du vent dont ses oreilles aimaient la musique, et tous les
objets d'alentour dont le spectacle et le bruit se fondaient en un
sommeil délicieux.

Leur hutte (car elle ne valait guère mieux) était placée sur les
lisières de la ville, à une petite distance de la grande route,
mais dans un endroit retiré, où il était bien rare qu'on
rencontrât, dans aucune saison de l'année, quelques voyageurs
égarés. Il y avait un petit morceau de terre qui en dépendait, et
que Barnabé, dans ses accès de travail, arrangeait ou soignait par
boutades. En dedans comme en dehors, la mère ne cessait jamais de
travailler pour leur commune subsistance: la grêle, la pluie, la
neige ou le soleil, tout cela lui était bien égal.

Quoique déjà bien loin des scènes de sa vie passée, bien loin
surtout de songer ou d'espérer qu'elles revinssent jamais, elle
ressentait pourtant un désir étrange de savoir ce qui se passait
dans le monde d'activité auquel elle était maintenant étrangère.
Sitôt qu'il lui tombait sous la main quelque vieux journal ou
quelque bout de nouvelles de Londres, elle les lisait avec
avidité. L'impression qu'elle en éprouvait n'était pas toujours
agréable: car, dans ces moments-là, la plus vive anxiété et les
angoisses de la crainte se peignaient quelquefois sur ses traits,
mais sans lasser sa curiosité. Puis aussi, dans les nuits de
tempête, pendant l'hiver, quand le vent sifflait et faisait rage,
sa figure reprenait son expression d'autrefois, et elle tremblait
de tous ses membres, comme dans un accès de fièvre. Mais Barnabé
ne s'en apercevait guère: elle se contenait de son mieux, et
finissait par recouvrer son calme apparent avant qu'il eût pu
seulement remarquer chez elle le changement passager qu'elle
venait de subir.

Il ne faut pas croire que Grip fût le moins du monde un membre
oisif et inutile de l'humble communauté. Grâce aux leçons de
Barnabé, grâce au développement d'une espace d'instruction
naturelle commune à sa race, et à l'usage exercé qu'il faisait de
ses rares facultés d'observation, il avait acquis un degré de
sagacité qui l'avait rendu fameux à plusieurs milles à la ronde.
Son esprit de conversation et ses à-propos surprenants étaient le
sujet de l'admiration générale, et, comme il venait beaucoup de
monde voir l'oiseau merveilleux, et que chaque visiteur laissait
quelque souvenir de satisfaction pour son caquet (quand il lui
plaisait de se prêter à la circonstance, car on sait qu'il n'y a
rien de capricieux comme le génie), il gagnait de quoi ajouter un
item important aux revenus du ménage. Bien mieux, l'oiseau lui-
même avait l'air de savoir ce qu'il valait; malgré la liberté sans
réserve à laquelle il s'abandonnait en présence de Barnabé ou de
sa mère, il gardait en public une étonnante gravité, et ne
s'abaissait pas à donner jamais d'autres représentations gratis
que d'aller becqueter la cheville des petits vagabonds qui se
trouvaient là (c'était un exercice, par parenthèse, qui paraissait
lui faire un plaisir infini), ou bien de tuer, par occasion,
quelque poulet, ou enfin d'avaler le dîner des chiens du
voisinage, dont le plus hargneux lui témoignait une crainte
respectueuse.

Le temps s'était donc écoulé comme cela, sans qu'il fût rien
survenu qui eût troublé ni changé l'uniformité de leur vie,
lorsque, par une soirée de juin, ils étaient ensemble dans leur
petit jardin, prenant un peu de repos après les fatigues du jour.
La veuve avait encore son ouvrage sur ses genoux, et à ses pieds
la paille nécessaire à ses travaux. Barnabé était debout, appuyé
sur le manche de sa bêche, regardant le soleil couchant dans le
lointain, et chantonnant tranquillement.

«Une brave soirée, ma mère! Si nous avions seulement, en espèces
sonnantes dans nos poches, quelques morceaux de cet or qui est
empilé là-bas dans le ciel, nous serions riches pour le restant de
nos jours.

-- Nous sommes mieux comme nous sommes, répondit la veuve avec un
sourire paisible. Il faut nous trouver contents, sans nous donner
seulement le souci d'y penser, quand même il serait là reluisant à
nos pieds.

-- Oui! dit Barnabé croisant ses bras sur sa bêche, et regardant
toujours avec attention le soleil couchant, c'est bel et bon, ma
mère; mais l'or est bon à prendre. Je voudrais bien savoir où en
trouver. Grip et moi nous saurions bien en faire notre profit, je
vous en réponds.

-- Qu'est-ce que vous en feriez?

-- Ce que j'en ferais? un tas de choses. Nous nous mettrions comme
des princes... je veux dire vous et moi, mère, je ne parle pas de
Grip. Nous aurions des chevaux, des chiens, des habits de riches
couleurs et des plumes à notre chapeau; nous ne travaillerions
plus, nous vivrions délicatement et à notre aise. Oh! que oui, que
nous en trouverions bien l'emploi. Si je savais seulement où en
déterrer! J'aurais coeur à la besogne, allez!

-- Vous ne savez pas, dit la mère, se levant de son siège en lui
mettant la main sur l'épaule, ce que bien des gens ont fait pour
en gagner, qui ont reconnu, trop tard, qu'il n'est jamais plus
brillant que de loin, mais qu'il perd tout son prix et son éclat
quand une fois on l'a dans la main.

-- Eh! eh! vous dites ça. Vous croyez ça, répondit-il, toujours
l'oeil fixé dans la même direction: c'est égal, mère, je voudrais
bien en essayer.

-- Ne voyez-vous pas, dit-elle, comme il est rouge? Il n'y a rien
au monde qui ait autant de taches de sang que l'or. Évitez-le,
Barnabé. Il n'y a personne qui ait plus de raison que moi d'en
détester jusqu'au nom même. C'est lui qui a amassé sur votre tête
et sur la mienne plus de misère et de souffrance que personne n'en
a jamais connu, et que personne, j'espère, grâce à Dieu! n'en
connaîtra jamais. J'aimerais mieux que nous fussions morts et
couchés dans la tombe que de vous voir jamais aimer l'or.»

Il détourna un moment ses yeux pour regarder sa mère avec
étonnement; puis, les portant alternativement du rouge vif du ciel
à la cicatrice de son poignet, comme pour en comparer la couleur,
il allait lui adresser une question avec vivacité, lorsqu'un
nouvel objet vint frapper son attention facile à distraire, et lui
fit tout à fait oublier son dessein.

Il y avait là, debout, la tête nue, un homme dont les pieds et les
vêtements étaient couverts de poussière, et qui se tenait derrière
la baie de séparation entre leur jardin et le sentier. Il se
penchait modestement en avant, comme pour se mêler à leur
conversation, quand il pourrait trouver l'occasion d'y placer son
mot. Il avait aussi la figure tournée du côté de la lumière du
soleil couchant; mais ses yeux exposés à l'éclat des derniers feux
du soir montraient, par leur immobilité, qu'il était aveugle et
qu'il n'en éprouvait aucune perception.

«Dieu bénisse les voix qui frappent mon oreille! dit le voyageur.
La soirée m'en semble plus belle encore à les entendre. Les voix
remplacent pour moi les yeux. Voudraient-elles bien parler encore,
pour réjouir le coeur d'un pauvre pèlerin?

-- Est-ce que vous n'avez pas de guide? demanda la veuve après un
moment de silence.

-- Je n'en ai pas d'autre que celui-ci (et il levait son bâton
vers le soleil), et quelquefois la nuit un astre plus doux pour
diriger mes pas; mais en ce moment il se repose.

-- Est-ce que vous venez de faire un long voyage?

-- Bien long et bien fatigant, répondit-il en secouant la tête;
fatigant, on ne peut plus. Tiens! je viens de heurter avec mon
bâton la margelle de votre puits... Faites-moi donc le plaisir de
me donner un verre d'eau, madame?

-- Pourquoi m'appeler madame? répliqua-t-elle. Je ne suis pas plus
riche que vous.

-- C'est que vous avez la parole douce et distinguée, voilà
pourquoi; la bure ou la soie sont tout un pour moi, quand je ne
peux les toucher. Je ne puis pas juger les gens à leur mise.

-- Tournez par ici, dit Barnabé, qui était sorti du jardin à sa
rencontre. Donnez-moi la main. Vous êtes donc aveugle, et toujours
dans l'obscurité, hein? N'avez-vous pas peur de l'obscurité? Est-
ce que vous n'y voyez pas un tas de figures qui marmottent je ne
sais quoi en faisant des grimaces?

-- Hélas! répliqua l'autre, je n'y vois rien du tout. Que je
veille ou que je dorme, jamais rien.»

Barnabé regarda ses yeux avec curiosité; il les toucha da ses
doigts, comme aurait pu le faire un enfant indiscret, en le
conduisant à la maison.

«Si vous venez de si loin, dit la veuve allant au-devant de lui à
la porte, comment avez-vous pu trouver votre chemin tout le long
de la route?

-- J'ai toujours entendu dire que le temps et le besoin sont de
grands maîtres: ce sont bien les meilleurs, dit l'aveugle en
s'asseyant sur la chaise vers laquelle l'avait conduit Barnabé, et
posant son bâton et son chapeau à terre sur le carreau. Mais,
c'est égal, puissiez-vous, vous et votre fils, vous passer de
leurs leçons! Ce sont de rudes maîtres.

-- Avec tout cela, vous vous êtes écarté de la route? dit la veuve
d'un ton de compassion.

-- Cela se peut bien, cela se peut bien, reprit-il avec un soupir,
et cependant aussi avec une espèce de sourire dans ses traits.
C'est très probable. Les poteaux et les bornes militaires ne me
disent rien, vous comprenez, je ne vous en suis que plus obligé de
me procurer une chaise pour me reposer, et un verre d'eau pour me
rafraîchir.»

En même temps il leva le pot à l'eau vers sa bouche. C'était de
belle et bonne eau, bien claire, bien fraîche, bien appétissante;
mais avec tout cela il fallait qu'il ne la trouvât pas à son goût,
ou qu'il n'eût pas bien soif, car il ne fit qu'y tremper ses
lèvres et remit le pot sur la table.

Il portait, suspendue à une longue courroie autour de son cou, une
espèce de sacoche ou de bissac à mettre de la nourriture. La veuve
plaça devant lui un morceau de pain et du fromage; mais il la
remercia en disant que, grâce à quelques âmes charitables, il
avait déjeuné le matin, et qu'il n'avait plus faim. Après cette
réponse, il ouvrit son bissac pour y prendre quelques pence, la
seule chose qu'il parût y avoir dedans.

«Voulez-vous bien me permettre de vous demander, dit-il en se
tournant du côté où Barnabé se tenait, les yeux fixés sur lui, à
vous qui n'êtes pas privé du don précieux de la vue, si vous ne
voudriez pas aller m'acheter avec cela un peu de pain pour me
soutenir en route. Que Dieu répande ses bénédictions sur les
jeunes pieds qui vont se déranger pour venir en aide à la misère
d'un pauvre aveugle!»

Barnabé regarda sa mère, qui lui fit signe qu'il pouvait accepter
la commission, et le voilà parti dans son empressement charitable.
L'aveugle, sur son siège, écouta d'un air attentif jusqu'à ce que
la veuve ne pût plus entendre les pas de son fils déjà loin, et
changeant brusquement de ton:

«Voyez-vous, la veuve, il y a bien des espèces d'aveuglement, il y
a l'aveuglement conjugal, madame; celui-là, vous avez pu
l'observer par vous-même dans le cours de votre propre expérience
et c'est un aveuglement à peu près volontaire, qui se met lui-même
la bandeau sur les yeux. Il y a l'aveuglement de parti, madame, et
des hommes d'État: celui-là ressemble à celui d'un taureau furieux
au milieu d'un régiment de soldats en uniforme rouge. Il y a la
confiance aveugle de la jeunesse, qui ressemble à l'aveuglement
des petits chatons dont les yeux ne se sont pas encore ouverts à
la lumière. Il y a encore cet aveuglement physique, madame, dont
je suis, bien malgré moi, un trop illustre exemple. Enfin, madame,
il y a cet aveuglement de l'intelligence dont nous avons un
échantillon dans cet intéressant jeune homme, votre fils, et qui,
malgré quelques lueurs, quelques éclairs lucides, ne peut pas
inspirer plus de confiance que des ténèbres absolues. Voilà
pourquoi, madame, j'ai pris la liberté de le tenir à l'écart un
bout de temps pendant que je vais avoir avec vous un petit
entretien; et, comme cette précaution ne peut que faire honneur à
la délicatesse de mes sentiments envers vous, je suis sûr, madame,
que vous voudrez bien m'excuser.»

Après avoir prononcé ce discours avec des manières élégantes et
dégagées, il tira de dessous sa blouse une bouteille de grès
plate, la déboucha, et, tenant le bouchon entre ses dents, modifia
d'une manière sensible le liquide du pot à l'eau par une infusion
plantureuse du breuvage de son cru. Il eut la politesse de le
vider à la santé de la veuve et des dames en général; puis, le
déposant vide, il fit claquer ses lèvres avec une jouissance
manifeste.

«Je suis, madame, un citoyen cosmopolite, dit l'aveugle en
rebouchant son flacon, et, si j'ai l'air de me conduire
franchement, comme vous voyez, en voilà la raison. Vous vous
demandez qui je peux être, madame, et ce que je viens faire ici.
Je n'ai pas besoin de mes yeux pour lire cela dans les vôtres; il
me suffit de l'expérience que j'ai de la nature humaine pour
connaître tous les mouvements de votre âme, comme si je les voyais
écrits dans vos traits féminins. Je vais satisfaire immédiatement
votre curiosité, madame, immédiatement.»

Là-dessus, il donna une tape sur le plat de sa bouteille, la remit
en place sous sa blouse, passa les jambes l'une sur l'autre, se
croisa les bras et s'installa bien dans sa chaise, avant de
procéder à ses explications.

Ce changement de manières avait été si soudain et si inattendu;
l'astuce et l'audace de sa conduite faisaient un tel contraste
avec son infirmité (car nous sommes accoutumés à voir, chez ceux
qui ont perdu l'usage de quelque sens, ce vide rempli par je ne
sais quoi de divin), et cette métamorphose inspirait de telles
craintes à celle qui en était témoin, qu'il lui fut impossible de
prononcer un mot. Le visiteur, après avoir attendu une réflexion
ou une réponse, voyant qu'il attendait vainement, reprit:

«Madame, je m'appelle Stagg. Un de mes amis, qui a passé ces cinq
dernières années à espérer l'honneur d'un rendez-vous avec vous,
m'a chargé de venir vous rendre visite. Je serais bien aise de
vous dire dans le tuyau de l'oreille le nom de ce gentleman...
Tudieu! madame, êtes-vous sourde? Vous n'entendez donc pas que je
vous dis que je serais bien aise de vous glisser le nom de mon ami
dans le tuyau de l'oreille?

-- Vous n'avez que faire de répéter ce que vous venez de dire,
répondit la veuve avec un gémissement étouffé; je ne sais que trop
de quelle part vous venez.

-- Mais, aussi vrai que je suis un homme d'honneur, madame, dit
l'aveugle en se frappant sur la poitrine, et dont il n'y a pas à
discuter les pouvoirs confidentiels, je vous demande la permission
de vous répéter que je veux absolument vous dire le nom du
gentleman. Bien! bien! ajouta-t-il, comme s'il voyait avec son
ouïe subtile jusqu'au mouvement des mains de la veuve repoussant
cette confidence. Je ne vous le dirai pas tout haut. Avec votre
permission, madame, je désire la faveur de vous le dire tout bas.»

Elle s'approcha de lui et se baissa. Il lui murmura un nom dans
l'oreille, et alors elle se tordit les mains et se promena de long
en large dans la chambre, comme une femme au désespoir. L'aveugle,
avec un calme parfait, fit une nouvelle exhibition de sa
bouteille, se versa un autre grog à plein verre, leva le coude
comme tout à l'heure, et, sirotant à petits coups, la suivit du
visage en silence.

«Vous n'avez pas la conversation prompte, la veuve, dit-il,
pendant un petit intervalle qu'il mit entre deux gorgées. Est-ce
que vous voulez que nous en parlions devant votre fils?

-- Que voulez-vous de moi? répondit-elle. Que demandez-vous?

-- Nous sommes pauvres, la veuve; nous sommes pauvres, répliqua-t-
il en étendant sa main droite et en se frottant le pouce dans la
paume de la main.

-- Pauvres! s'écria-t-elle. Et moi, qu'est-ce que je suis donc?

-- Les comparaisons sont toujours odieuses, dit l'aveugle. Je n'en
sais rien; ça ne me fait rien; ça ne me fait rien. Ce que je sais,
c'est que nous sommes pauvres. Les affaires de mon ami ne sont pas
brillantes; les miennes non plus. Il nous faut nos droits ou un
dédommagement. D'ailleurs, vous savez tout cela aussi bien que
moi; à quoi bon tant de paroles?»

Elle recommença à se promener d'un air terrifié, de long en large
dans la chambre. À la fin, s'arrêtant brusquement devant lui:

«Est-ce qu'il est près d'ici? demanda-t-elle.

-- Oui, tout près.

-- Alors je suis perdue.

-- Perdue, la veuve! dit l'aveugle avec calme. Au contraire; dites
donc plutôt retrouvée. Voulez-vous que je l'appelle?

-- Pour rien au monde, répondit-elle en frissonnant.

-- Très bien, répliqua-t-il en croisant de nouveau ses jambes, car
il avait fait mine de se lever pour aller à la porte. Comme vous
voudrez, la veuve; sa présence n'est pas nécessaire, que je sache.
Mais enfin, lui et moi, il faut bien que nous vivions. On ne peut
pas vivre sans boire ni manger. On ne peut pas boire et manger
sans avoir de l'argent... Je n'ai pas besoin de vous en dire
davantage.

-- Vous ne savez donc pas, reprit-elle, que je ne vis moi-même que
de privations? Il faut que vous l'ignoriez apparemment. Si vous
aviez des yeux et que vous pussiez les promener autour de vous
dans ce pauvre réduit, vous auriez pitié de moi. Ah! mon ami, que
votre propre affliction attendrisse aussi votre coeur en notre
faveur et lui donne quelque sympathie pour ma misère!»

L'aveugle fit claquer ses doigts et répondit: «Vous n'êtes pas
dans la question, madame, vous n'êtes pas dans la question. J'ai
le coeur le plus tendre du monde, mais ça ne suffit pas pour
vivre. Au contraire, je connais bien des gentlemen qui n'en vivent
pas plus mal pour avoir la tête dure, mais qui ne feraient pas
grand'chose d'un coeur tendre. Écoutez. Il s'agit ici d'une
affaire qui n'a rien à voir avec les sympathies et le sentiment.
En ma qualité d'ami commun, je désire arranger les choses d'une
manière satisfaisante, si c'est possible, et c'est possible. Si
vous êtes pauvre comme vous dites à présent, c'est que vous le
voulez bien. Vous avez des amis qui ne vous laisseraient pas dans
le besoin s'ils le savaient. Mon ami, à moi, est dans une position
plus gênée et plus misérable qu'on ne peut croire, et, comme vous
êtes l'un et l'autre les anneaux d'une même chaîne, il est tout
naturel que ce soit de votre côté qu'il se tourne pour obtenir
aide et assistance. Il a partagé longtemps mon logis et ma table:
car, je vous le disais tout à l'heure, j'ai le défaut d'avoir le
coeur tendre, et je ne puis m'empêcher, comme ami, de trouver
qu'il a tout à fait raison de s'adresser à vous. Vous avez
toujours eu un abri sur votre tête; lui, il a toujours erré sans
asile. Vous avez votre fils pour vous aider et vous consoler; lui,
il n'a personne. Il ne faut pas que tous les avantages soient du
même côté. Puisque vous êtes embarqués dans le même bateau, il
faut vous partager le lest avec plus d'équité.»

Elle allait prendre la parole, lorsqu'il l'en empêcha pour
continuer:

«Le seul moyen de le faire, c'est de boursicoter pour moi et mon
ami; et c'est le conseil que je voulais vous donner. Il ne vous en
veut pas, à ce que je peux croire, madame; bien loin de là: car,
malgré la dureté avec laquelle vous l'avez traité plus d'une fois,
en le mettant pour ainsi dire à la porte, il a tant d'égards pour
vous, je pense, que, même dans le cas où vous tromperiez
aujourd'hui son attente, il consentirait à se charger de votre
fils pour en faire un homme.»

Il prononça ces derniers mots avec une expression particulière et
se tut pour en voir l'effet. La pauvre veuve ne répondit que par
des larmes.

«C'est un garçon, dit l'aveugle d'un air réfléchi, qui paraît
avoir des dispositions: on pourra en faire quelque chose. Il a
l'air assez disposé, d'après ce que j'ai entendu ce soir de sa
conversation avec vous, à essayer de changer un peu l'uniformité
de la vie qu'il mène ici... Mais ce n'est pas tout ça. Mon ami a
un besoin pressant de vingt livres sterling. Puisque vous refusez
une pension pour vous, vous pouvez bien faire ça pour lui. Il
serait désagréable de vous exposer à voir troubler la paix de
votre maison. Vous avez l'air d'être bien ici, et il faut faire un
petit sacrifice pour y rester tranquillement. Vingt livres, la
veuve, ce n'est pas le diable. Vous savez bien où vous procurer
ça, quand vous voudrez: un petit mot à la poste et tout est dit...
vous avez vos vingt livres.»

Elle allait encore lui répondre, lorsqu'il l'arrêta de nouveau
pour lui dire:

«Ne vous pressez pas trop de me donner votre réponse: vous
pourriez vous en repentir. Pensez-y un peu. Vingt livres... prises
dans la poche d'un autre... ce n'est pas difficile. Songez à tout
ça. Je ne suis pas si pressé. Voici la nuit qui arrive, et, si
vous ne me donnez pas à coucher ici, je n'irai toujours pas loin.
Vingt livres! je vous donne vingt minutes pour y réfléchir,
madame, une guinée à la minute, c'est bien joli. En attendant, je
vais prendre un peu l'air, qui est très pur et très agréable dans
ce pays.»

En même temps, il prit à tâtons le chemin de la porte, emportant
avec lui sa chaise. Puis s'asseyant sous un chèvrefeuille touffu,
et étendant ses jambes en travers de la porte pour que personne ne
pût entrer ni sortir sans qu'il en eût connaissance, il tira de sa
poche une pipe, une pierre à fusil, un briquet et de l'amadou, et
se mit à fumer. La soirée était charmante; c'était dans la saison
où le crépuscule est la plus jolie chose du monde. De temps en
temps il s'arrêtait pour laisser la fumée de sa pipe monter
lentement en spirales dans l'air, et pour renifler le parfum
délicieux des fleurs. Il était là si à son aise! il était comme
chez lui: on aurait cru qu'il n'en avait pas bougé de sa vie; et
il attendait en maître de céans la réponse de la veuve et le
retour de Barnabé.




CHAPITRE IV.


Quand Barnabé revint avec le pain demandé, la vue du bon vieux
pèlerin fumant sa pipe et se mettant à son aise avec si peu de
cérémonie, parut lui causer, même à lui, beaucoup de surprise,
surtout lorsqu'il vit ce digne et pieux personnage, au lieu de
serrer précieusement et avec soin son pain dans son bissac, le
repousser négligemment sur la table, et tirer sa bouteille en
l'invitant à s'asseoir pour boire un coup avec lui.

«Car, dit-il, je ne m'embarque jamais sans biscuit, comme vous
voyez. Goûtez-moi ça. Est-ce bon?»

Les yeux de Barnabé en pleuraient et il toussait comme un
malheureux, tant le grog était fort, ce qui ne l'empêcha pas de
répondre que c'était excellent.

«Encore une goutte, dit l'aveugle; n'ayez pas peur, vous n'en
prenez pas comme cela tous les jours.

-- Tous les jours, cria Barnabé, dites donc jamais!

-- Vous êtes trop pauvre, reprit l'autre avec un soupir. Voilà le
mal. Votre mère, la pauvre femme, serait plus heureuse si elle
était plus riche, Barnabé.

-- Tiens! comme cela se trouve! C'est justement ce que je lui
disais quand vous êtes venu ce soir, en voyant tout l'or qui
brillait au ciel, dit Barnabé rapprochant sa chaise, et regardant
attentivement l'aveugle en face. Dites-moi donc. N'y aurait-il pas
quelque moyen de devenir riche, que je pourrais apprendre?

-- Quelque moyen? il y en a cent.

-- Vraiment? Comme vous dites ça! Eh bien! quels sont-ils?... ne
vous tourmentez pas, mère, c'est pour vous que je fais cette
question, ce n'est pas pour moi... quand je vous dis que c'est
pour vous... Quels sont-ils, voyons?»

L'aveugle tourna sa face, où perçait un sourire de joie
triomphante, du côté où la veuve se tenait en grand émoi.

«Mais, répondit-il, mon bon ami, ça ne se trouve pas comme ça à
rester le derrière sur sa chaise.

-- Sur sa chaise! cria Barnabé s'étirant les manches; ce n'est
toujours pas moi que vous voulez dire; ou bien vous vous trompez
joliment, moi qui suis souvent à courir avant le lever du soleil,
pour ne rentrer à la maison qu'à la nuit. Vous me trouveriez dans
les bois avant que le soleil en ait chassé l'ombre, et j'y suis
bien des fois encore après que la lune brille au ciel, et regarde
à travers les branches pour voir l'autre lune qui demeure dans
l'eau. En allant à droite, à gauche, je cherche bien à trouver,
dans l'herbe et dans la mousse, s'il n'y a pas quelqu'une de ces
pièces de monnaie pour lesquelles elle se donne tant de mal à
travailler et verse tant de larmes. Et, quand je suis couché à
l'ombre, où je m'endors, c'est encore pour en rêver... Je rêve que
j'en déterre des tas, que j'en vois des cachettes dans les
broussailles, que je les vois étinceler dans le feuillage, comme
des gouttes de rosée. Mais, avec tout cela, je n'en trouve jamais.
Dites-moi donc où il y en a. Fallût-il un an pour y aller, j'y
vais; parce que je sais bien comme vous qu'elle serait plus
heureuse si elle m'en voyait revenir chargé. Parlez donc, je vous
écoute, dussé-je vous prêter l'oreille toute la nuit.»

L'aveugle passa légèrement sa main sur toute la personne du pauvre
diable; et, voyant qu'il avait les coudes plantés sur la table, le
menton appuyé sur ses deux mains, qu'il se penchait avidement en
avant, montrant dans toute son attitude l'intérêt et l'impatience
dont il était animé, il s'arrêta une minute avant de lui répondre,
pour laisser la veuve considérer la chose à loisir.

«C'est dans le monde, mon brave Barnabé, c'est dans les joyeux
amusements du monde: ce n'est pas dans des endroits solitaires
comme ceux où vous passez votre temps; c'est dans les foules, au
milieu du bruit et du tapage.

-- Bravo! bravo! cria Barnabé, en se frottant les mains, à la
bonne heure! voilà ce que j'aime. Et Grip aussi. Voilà ce qu'il
nous faut à tous les deux. Bravo!

-- Dans les endroits, continua l'autre, comme il en faut à un
jeune gars qui aime sa mère et qui peut faire là pour elle, et
pour lui par-dessus le marché, en moins d'un mois, ce qu'il ne
ferait pas ici dans toute sa vie... c'est-à-dire avec un ami, vous
comprenez, pour lui donner de bons conseils.

-- Vous entendez, mère? cria Barnabé, se retournant vers elle avec
délice. Et puis maintenant venez donc me dire qu'il ne vaut pas
seulement la peine qu'on le ramasse, quand même il serait là
reluisant à nos pieds! Et pourquoi donc alors le recherchons-nous
tant à présent, que, pour en avoir un peu, nous nous tuons de
travail du matin jusqu'au soir?

-- Certainement, dit l'aveugle, certainement... La veuve, n'avez-
vous pas encore votre réponse prête? Est-ce que, ajouta-t-il tout
bas, vous n'êtes pas encore décidée?

-- Je veux vous dire un mot... à part.

-- Mettez votre main sur ma manche, dit Stagg se levant de table,
et je vous suivrai où vous voudrez. Courage, mon brave Barnabé!
Nous reparlerons de ça. J'ai un caprice pour vous. Attendez-moi là
un peu, je vais revenir... Allons, la veuve!»

Elle le mena à la porte, puis dans le petit jardin, où ils
s'arrêtèrent.

«Il a bien choisi son commissionnaire, dit-elle à demi-voix; vous
êtes bien l'homme qu'il faut pour représenter celui qui vous
envoie.

-- Je lui dirai cela de votre part, répondit Stagg. Comme il a
beaucoup de considération pour vous, l'éloge que vous voulez bien
faire de moi ne pourra que me relever dans son estime. Mais il
nous faut nos droits, la veuve.

-- Des droits! savez-vous qu'un seul mot de moi...?

-- Pourquoi ne continuez-vous pas? répliqua l'aveugle avec calme,
après un long silence. Est-ce que vous croyez que je ne sais pas
bien qu'un mot de vous suffirait pour faire faire à mon ami le
dernier pas de danse qu'il pût jamais faire dans ce monde? Que si,
que je le sais bien. Eh bien, après? ne sais-je pas bien aussi que
ce mot-là, vous ne le direz jamais, la veuve?

-- Vous croyez ça?

-- Si je le crois! j'en suis si sûr que je ne veux pas seulement
que nous perdions notre temps à discuter cette question. Je vous
répète qu'il nous faut nos droits, ou un dédommagement. Ne vous
écartez pas de là, ou je retourne à mon jeune ami, car ce garçon-
là m'intéresse, et j'ai envie de le mettre en bon chemin pour
faire fortune. Bah! je sais bien ce que vous allez dire, ajouta-t-
il bien vite; vous n'avez pas besoin de m'en parler, vous me
l'avez déjà fait entendre. Vous voulez me demander si je ne
devrais pas avoir pitié de vous, parce que je suis aveugle. Eh
bien! non. Faut-il, parce que je ne vois pas, que vous vous
imaginiez que je dois mieux valoir que ceux qui voient? Et de quel
droit? Ne semble-t-il pas que la main de Dieu se manifeste plutôt
à me priver de mes yeux qu'à vous laisser les vôtres? Voilà bien
votre jargon, à vous autres! Oh! quelle horreur! c'est un aveugle
et il a volé; ou bien il a menti; ou bien il a filouté. Voyez un
peu la belle histoire! Parce qu'il n'a pour vivre que les liards
que vous lui jetez dans sa sébile, le long des rues, il est bien
plus coupable que vous qui pouvez voir, travailler, vivre enfin
indépendants de la charité d'autrui. Le diable soit de vous! Parce
que vous avez vos cinq sens, vous pouvez être aussi vicieux que
vous voulez. Parce que nous n'en avons que quatre, et qu'il nous
manque le plus précieux de tous, il faut que nous vivions bien
moralement de notre infirmité. Voilà la justice et la charité du
riche pour le pauvre, comme on l'entend par tout le monde!»

Il s'arrêta là-dessus un moment, et entendant sonner da l'argent
dans la main de la veuve:

«Bon, s'écria-t-il, reprenant tout de suite son air posé, voilà
qui peut arranger les affaires. Est-ce la somme, dites-moi, la
veuve?

-- Je veux d'abord que vous répondiez à une question. Vous dites
qu'il est près d'ici. Est-ce qu'il a quitté Londres?

-- S'il est près d'ici, la veuve, vous comprenez qu'il faut qu'il
ait quitté Londres.

-- Oui, mais, je veux dire, est-ce pour de bon? Vous savez bien.

-- Oui, ma foi! c'est pour de bon. La vérité est que, s'il y était
resté plus longtemps, cela pouvait avoir pour lui des conséquences
désagréables. C'est la raison qui lui a fait quitter Londres.

-- Écoutez, dit la veuve, faisant sonner des pièces de monnaie sur
le banc près duquel ils étaient; comptez.

-- Six, dit l'aveugle en les écoutant attentivement à mesure.
Comment! pas davantage?

-- C'est l'épargne de cinq années. Six guinées.»

Il prit une des pièces dans sa main, la tâta soigneusement, la mit
dans ses dents, la fit sonner sur le banc, et invita la veuve à
continuer.

«Ces guinées-là, je les ai amassées sou par sou, pour les cas de
maladie, ou dans la prévision de la mort qui pourrait m'enlever à
mon fils. C'est le prix de cinq années de faim, de veilles et de
travail. Si vous êtes disposé à les prendre, prenez-les, mais à la
condition que vous quitterez la maison à l'instant, et que vous ne
rentrerez plus dans cette chambre où mon fils est assis à vous
attendre.

-- Six guinées! dit l'aveugle, secouant la tête; il est vrai
qu'elles sont de poids et de bon aloi, mais ce n'est pas les vingt
guinées que je vous demande, la veuve; nous sommes loin de compte.

-- Vous savez bien que, pour une somme pareille, il faut que
j'écrive loin d'ici. Envoyer une lettre, recevoir la réponse tout
cela demande du temps.

-- Deux jours, peut-être? dit Stagg.

-- Davantage.

-- Quatre jours?

-- Huit jours. Revenez d'aujourd'hui en huit, à la même heure;
mais pas ici: vous m'attendrez au coin de la ruelle.

-- Et par conséquent, dit l'aveugle d'un air rusé, je suis sûr de
vous retrouver encore ici?

-- Où voulez-vous que j'aille chercher un asile ailleurs? N'êtes-
vous pas encore content, après m'avoir réduite à la mendicité et
m'avoir dépouillée du petit trésor si chèrement amassé, que je
sacrifie, en ce moment, pour pouvoir au moins rester chez moi?

-- Hum! dit l'aveugle après quelques moments de réflexion: mettez-
moi la face tournée du côté que vous dites, et juste dans le
chemin. Suis-je bien là?

-- Vous y êtes.

-- Eh bien! d'aujourd'hui en huit au coucher du soleil. N'oubliez
pas le garçon qui est là dedans. Quant à présent, bonsoir!»

Elle ne lui fit pas de réponse, et il n'en attendait pas. Il s'en
alla lentement, retournant de temps en temps la tête, et
s'arrêtant pour écouter, comme s'il était curieux de savoir s'il
n'y avait pas quelqu'un par là qui l'observât. Les ombres de la
nuit s'épaississaient rapidement; il fut bientôt perdu dans leur
obscurité. Cependant, ce ne fut qu'après avoir traversé la ruelle,
d'un bout à l'autre, et s'être assurée qu'il était parti, qu'elle
rentra dans sa cabane et se dépêcha de barrer la porte et la
fenêtre.

«Mère, dit Barnabé, qu'est-ce que vous faites donc? Où est
l'aveugle?

-- Il est parti.

-- Parti! cria-t-il en sursaut. Je voulais encore lui parler. Par
où est-il allé?

-- Je ne sais pas, répondit-elle en le prenant à bras-le-corps. Il
ne faut pas sortir ce soir: il y a des revenants et des rêves
dehors.

-- Ah! dit Barnabé, frissonnant tout bas.

-- Il ne fait pas bon à bouger d'ici ce soir, et demain nous
quittons la place.

-- Quelle place? Cette cabane... avec le petit jardin, mère?

-- Oui, demain matin au lever du soleil. Il nous faut aller à
Londres; tâcher de nous perdre dans cette grande cohue: on nous
suivrait à la trace dans toute autre ville: et puis, après cela,
nous nous remettrons en route pour aller chercher quelque nouveau
gîte.»

Il ne fallait pas grands efforts de persuasion pour réconcilier
Barnabé avec l'idée d'un changement. Au premier moment il était
fou de joie: le moment d'après il était accablé de chagrin, en
songeant qu'il allait se séparer de ses amis les chiens. Le moment
d'après, il était plus enchanté que jamais; puis il frissonnait à
l'idée que sa mère lui avait parlé de revenants pour l'empêcher de
sortir ce soir, et rien n'égalait sa terreur et la singularité de
ses questions. À la fin, grâce à la mobilité de ses sentiments, il
surmonta sa peur, et se couchant tout habillé, pour être plus tôt
prêt le lendemain, il s'endormit bientôt devant le triste feu de
tourbe.

La mère ne ferma pas l'oeil; elle resta près de lui à veiller.
Chaque souffle de vent qu'elle entendait au dehors retentissait à
ses oreilles comme ce pas redouté qu'elle connaissait si bien à sa
porte, ou comme cette main scélérate posée sur le loquet; cette
nuit calme de l'été fut pour elle une nuit d'horreur. Enfin, Dieu
merci! le jour parut. Quand elle eut fini les petits préparatifs
nécessaires pour son voyage, et fait à genoux sa prière avec bien
des larmes, elle éveilla Barnabé qui, au premier appel, sauta
gaiement sur ses pieds.

Son paquet d'habillements n'était pas bien lourd à porter, et Grip
était plutôt un plaisir qu'une gêne. Au moment où le soleil darda
sur la terre ses premiers rayons, ils fermèrent la porte de leur
maison désormais abandonnée, et partirent. Le ciel était bleu et
clair. L'air était frais et chargé de doux parfums. Barnabé, les
yeux en l'air, riait à gorge déployée.

Mais, comme c'était un des jours qu'il avait l'habitude de
consacrer à ses grandes excursions, un des chiens, le plus laid de
tous, vint d'un bond à ses pieds et se mit à sauter autour de lui
en signe de joie. Quand il fallut faire la grosse voix pour le
faire retourner chez lui, cela coûta beaucoup à Barnabé. Le chien
battit en retraite, reculant d'un air moitié incrédule, moitié
suppliant; puis, après avoir reculé quelques pas, il s'arrêta.

C'était le dernier appel d'un vieux camarade, d'un ami fidèle...
repoussé désormais. Barnabé ne put supporter cette idée, et, quand
il fit de la main, en secouant sa tête, à son compagnon de plaisir
et de promenade, le dernier signe d'adieu pour le renvoyer chez
lui, il éclata en un torrent de larmes.

«Ah! ma mère, ma mère, comme il va avoir du chagrin, quand il
viendra gratter à la porte et qu'il la trouvera toujours fermée!»

Il n'était pas le seul à penser au logis; elle-même, on voyait
bien à ses yeux noyés dans les pleurs, qu'elle ne pouvait pas
l'oublier; d'ailleurs elle ne l'aurait pas voulu, ni pour lui, ni
pour elle, quand on lui aurait donné tout l'or du monde.




CHAPITRE V.


Dans le catalogue des grâces inépuisables que le ciel a faites à
l'homme, celle qui doit occuper la première place, c'est, sans
contredit, la faculté que nous avons de trouver quelques germes de
consolation dans nos plus rudes épreuves: et ce n'est pas
seulement parce qu'elle nous ranime et nous soutient quand nous
avons le plus besoin de secours; mais c'est aussi parce que, dans
cette source de consolations, il y a quelque chose, à ce que nous
pouvons croire, qui émane de l'esprit divin; quelque chose de
cette bonté suprême qui démêle au milieu de nos fautes une qualité
qui les rachète, quelque chose que, même dans notre chute, nous
partageons avec les anges; qui remonte au bon vieux temps où ils
parcouraient la terre, et que, en partant, ils ont laissée
derrière eux, par pitié pour nous.

Que de fois, pendant leur voyage, la veuve se rappela, d'un coeur
reconnaissant, que, si Barnabé était si gai et si aimant, il le
devait surtout à l'infirmité de son esprit! Que de fois elle se
répétait que, sans cela, il aurait été triste, morose, dur,
éloigné d'elle, qui sait? méchant et cruel, peut-être! Que de fois
elle trouva une consolation dans la force de son fils, une
espérance dans la simplicité de sa nature! Le monde était pour lui
un monde de bonheur. Il n'y avait pas un arbre, une plante, une
fleur, un oiseau, une bête, un faible insecte déposé sur l'herbe
par le souffle de la brise d'été, qui ne fût un plaisir pour lui;
et le plaisir de son fils était aussi le sien. Dans les conditions
de sa vie, que de fils plus sensés auraient été pour elle un sujet
de chagrin, pendant que ce pauvre idiot, avec la faiblesse de son
esprit, remplissait le coeur de sa mère d'un sentiment de
reconnaissance et d'amour! Leur bourse était bien légère: mais la
veuve avait retenu pour elle une guinée du petit trésor qu'elle
avait compté dans la main de l'aveugle; avec quelques pence
qu'elle avait ramassés d'ailleurs, cela valait, pour leurs
habitudes frugales, une bonne somme à la banque. Ils avaient, de
plus, Grip avec eux; et souvent, quand il aurait fallu changer la
guinée, ils n'avaient qu'à lui faire donner une représentation à
la porte de quelque cabaret, ou sur la place d'un village, ou
devant quelque maison de campagne, pour obtenir du caquet amusant
de l'oiseau quelque secours, qu'ils n'auraient pas obtenu de la
charité des gens.

Un jour, car ils avançaient lentement, et, malgré les carrioles et
les charrettes où on voulait bien les recevoir quelquefois un bout
de chemin, ils furent près d'une semaine en voyage, Barnabé, le
corbeau sur l'épaule, et marchant devant sa mère, demanda la
permission au concierge d'aller seulement jusqu'à un château sur
la route, au bout de l'avenue, pour montrer son oiseau. Le brave
concierge avait bonne envie de lui en accorder la permission, et
s'y disposait sans doute, quand un gros gentleman, un fouet de
chasse à la main, et la figure animée comme s'il avait bu un bon
coup le matin, vint à cheval à la grille, en jurant et tempêtant
plus qu'il n'était nécessaire pour se la faire ouvrir à l'instant.

«Avec qui donc êtes-vous là? dit-il tout en colère au concierge,
qui lui ouvrait la grille à deux battants en lui ôtant son
chapeau. Qu'est-ce que c'est que ces gens-là? hein? Vous êtes une
mendiante, n'est-ce pas, la femme?»

La veuve répondit, avec une humble révérence, qu'ils étaient de
pauvres voyageurs.

«Des coureurs, dit le gentleman, des vagabonds. Vous avez donc
envie que je vous fasse faire connaissance avec le violon, hein?
le violon, le billot et le fouet? d'où venez-vous?»

Elle, d'un ton timide, en le voyant rouge de fureur et en
entendant sa grosse voix, le pria de ne pas se fâcher, car ils ne
faisaient pas de mal et allaient se remettre en route sur-le-
champ.

«Ah! voyez-vous ça? vous croyez que nous allons laisser rôder des
vagabonds par ici? Je sais bien ce que vous venez faire. Vous
venez voir s'il n'y a pas du linge qui sèche sur les haies, ou
quelque poulet égaré sur les chemins. Hein? Qu'est-ce que tu as là
dans ton panier, grand fainéant?

-- Grip, Grip, Grip, Grip le malin, Grip le savant, Grip l'habile
homme, Grip, Grip, Grip, cria le corbeau, que Barnabé s'était
empressé de renfermer à l'approche du monsieur en colère. Je suis
un démon, je suis un démon. N'aie pas peur, mon garçon. Hourra!
coa, coa, coa. Polly, mets sur le feu la bouilloire, nous allons
prendre le thé.

-- Sors-moi cette vermine, drôle, dit le gentleman, que je la
voie.»

Barnabé, sur une invitation si gracieuse, prit son oiseau avec
crainte et tremblement, et le posa à terre. Grip ne se sentit pas
plutôt libre qu'il déboucha au moins cinquante bouteilles à la
file et se mit à danser, regardant en même temps le gentleman avec
une insolence sans pareille, et tournant de côté sa tête en
spirale, comme s'il avait juré de la démancher.

Les glouglous du bouchon parurent faire plus d'impression sur
l'esprit du gentleman que le babil de l'oiseau, sans doute parce
qu'ils répondaient mieux à ses habitudes et à ses goûts. Il voulut
lui faire répéter cet exercice; mais, malgré ses ordres
péremptoires et les cajoleries de Barnabé, Grip resta sourd à la
requête et garda un morne silence.

«Viens me l'amener,» dit le gentleman en montrant du doigt le
château. Mais Grip, qui ne s'endormait pas, s'était douté de la
chose, et se mit à sauter devant eux, échappant à la poursuite de
son maître; il battait des ailes et criait en courant:
«Marguerite,» afin d'annoncer à la cuisinière qu'il arrivait de la
compagnie, pour laquelle elle ferait bien de préparer une petite
collation.

Barnabé et sa mère, chacun de leur côté, accompagnaient le
gentleman qui, du haut de son cheval, les regardait, de temps en
temps, d'un oeil fier et farouche, vociférant par-ci par-là
quelque question dont Barnabé trouvait le ton si sévère que, dans
son trouble, il n'y faisait point de réponse. Ce fut dans une
occasion de ce genre que, voyant le gentleman disposé à le châtier
à coups de fouet, la veuve prit la liberté de l'informer à voix
basse, et la larme à l'oeil, que son fils était imbécile.

«Tu es donc idiot, hein? dit le gentleman en regardant Barnabé. Y
a-t-il longtemps que tu es idiot?

-- La mère sait ça, dit timidement Barnabé. Moi je crois que je
l'ai toujours été.

-- C'est de naissance, dit la veuve.

-- Je ne crois pas ça, dit le gentleman, je n'en crois pas un mot.
C'est une excuse pour faire le paresseux. Il n'y a rien de bon
comme le fouet pour guérir ça tout de suite. Je vous réponds qu'il
ne me faudrait pas dix minutes pour lui faire passer cette
maladie-là.

-- Le ciel y a mis vingt-deux ans déjà, monsieur, sans y réussir,
dit la veuve avec douceur.

-- Alors, pourquoi ne le faites-vous pas enfermer? Nous payons
pourtant assez cher en province pour ces institutions-là, que Dieu
confonde! Mais c'est que vous aimez mieux le promener pour
demander l'aumône, comme de raison. Oh! je vous connais bien.»

Or, ce gentleman avait plusieurs petits surnoms d'amitié dans ses
connaissances. Les uns l'appelaient «un gentilhomme campagnard de
la bonne roche,» d'autres «un gentilhomme campagnard du bon
temps,» d'autres «un Nemrod,» d'autres «un Anglais pur sang,»,
d'autres «un vrai John Bull;» mais tous ils s'accordaient en un
point: c'est que c'était bien dommage qu'il n'y en eût pas
beaucoup comme lui, et que c'était là ce qui faisait que le pays
marchait tous les jours à sa ruine. Il était juge de paix: il
savait à peine écrire son nom lisiblement; mais il avait des
qualités de premier ordre. D'abord, il était très sévère pour les
braconniers; ensuite il n'y avait pas de meilleur tireur, de
cavalier plus intrépide; nul n'avait de meilleurs chevaux, de
meilleurs chiens; il mangeait de la viande, il buvait du vin comme
personne; il n'y avait pas, dans tout le comté, un homme comme lui
pour se coucher tous les soirs plus aviné, sans qu'il y parût le
lendemain matin. Il se connaissait en bêtes chevalines aussi bien
qu'un vétérinaire; il avait des connaissances en écurie, qui
faisaient honte à son premier cocher. Il n'avait pas un porc dans
ses étables qui pût se vanter d'être aussi glouton que son maître.
Il n'avait pas un siège au Parlement en personne, mais il était
extrêmement patriote, et menait ses gens au vote haut la main.
C'était un des plus chauds partisans de l'Église et de l'État, et
il n'aurait pas, au grand jamais, donné un bénéfice de son ressort
à un curé qui n'aurait pas justifié de boire ses trois bouteilles
à son repas, et de chasser le renard dans la perfection. Il
n'avait aucune confiance dans l'honnêteté des pauvres gens qui
avaient le malheur de savoir lire et écrire, et, dans le fond de
l'âme, il n'avait pas encore pardonné à sa femme d'en savoir là-
dessus plus long que lui. Bien entendu qu'il avait épousé cette
dame pour cette bonne raison que ses amis appelaient «la bonne
vieille raison anglaise,» à savoir que les deux propriétés se
touchaient. Bref, si nous appelons Barnabé un idiot et Grip une
créature de pur instinct animal, je ne sais plus trop comment
qualifier notre gentilhomme.

Il poussa jusqu'à la porte d'une belle habitation où l'on montait
par un perron; au bas des marches se tenait un domestique pour
prendre le cheval. Puis il les conduisit dans un grand vestibule
qui, tout spacieux qu'il était, sentait encore les orgies de la
veille. Des manteaux de cheval, des cravaches, des brides, des
bottes à revers, des éperons, etc., étaient épars de tous côtés et
composaient, avec quelques grands andouillets et des portraits de
chevaux et de chiens, le principal embellissement de la pièce.

Il se jeta dans un grand fauteuil, qui, par parenthèse, lui
servait souvent à ronfler, la nuit, quand il se trouvait que, ces
jours-là, il avait été, selon ses admirateurs, plus beau
gentilhomme campagnard encore que de coutume; et il donna l'ordre
au valet de dire à sa maîtresse de descendre; et aussitôt on vit,
un peu agitée, à ce qu'il semblait, par cet appel inaccoutumé,
paraître une dame beaucoup plus jeune que lui, qui n'avait pas
l'air d'être bien forte de santé, ni bien heureuse.

«Tenez! vous qui n'aimez pas à suivre les chiens en bonne
Anglaise, regardez-moi ça; ça vous fera peut-être plus de
plaisir.»

La dame sourit, s'assit à quelque distance de lui, et jeta sur
Barnabé un regard de commisération.

«C'est un idiot, à ce que dit cette femme, remarqua le gentleman,
en secouant la tête, quoique je ne croie pas ça.

-- Est-ce que vous êtes sa mère? demanda la dame.

-- Oui, madame.

-- Qu'est-ce que vous avez besoin de lui demander ça? dit le
gentleman en fourrant ses mains dans ses goussets; vous savez bien
qu'elle ne dira pas non. Il est probable que c'est un imbécile
qu'elle aura loué à tant par jour. Là! voyons! faites-lui faire
quelque chose.»

Cependant Grip avait retrouvé sa civilité: il voulut bien
condescendre, à la prière de Barnabé, à répéter son vocabulaire et
à exécuter toutes ses gentillesses avec le plus grand succès. Le
tire-bouchon, glou et l'encouragement ordinaire: «N'aie pas peur,
mon garçon,» amusèrent si bien le gentleman, qu'il demanda bis
pour cette partie du rôle: mais Grip rentra dans son panier, et
finit par refuser décidément d'ajouter un mot de plus. La dame
aussi prit beaucoup de plaisir à l'entendre; mais rien ne divertit
son mari comme l'obstination de l'animal dans son refus: il en
poussa des éclats de rire à faire trembler la maison, et demanda
combien il valait.

Barnabé eut l'air de ne pas comprendre la question, et
probablement il ne la comprenait pas.

«Son prix? dit le gentleman, faisant sonner de l'argent dans son
gousset. Qu'est-ce que vous en voulez? Combien?

-- Il n'est pas à vendre, répondit Barnabé, se dépêchant de fermer
le panier et d'en passer la courroie dans son col. Mère, allons-
nous-en!

-- Voyez-vous comme c'est un idiot, madame la savante? dit le
gentleman, jetant à sa femme un regard méprisant. Il n'est déjà
pas si bête pour faire valoir sa marchandise. Et vous, la vieille,
voyons! Qu'est-ce que vous en voulez?

-- C'est le fidèle camarade de mon fils, dit la veuve; il n'est
pas à vendre, monsieur, je vous assure.

-- Pas à vendre! cria le gentleman, dix fois plus rouge, plus
enroué, plus tapageur que jamais; pas à vendre!

-- Je vous assure que non, répondit-elle. Nous n'avons jamais eu
l'idée de nous en séparer, monsieur; c'est la vérité pure.»

Il allait évidemment faire quelque réplique violente, lorsque,
ayant attrapé au passage quelques mots prononcés tout bas par sa
femme, il se tourna vivement vers elle pour lui dire: «Hein? quoi?

-- Je dis que nous ne pouvons pas les forcer à vendre leur oiseau
s'ils ne veulent pas, répondit-elle d'une voix faible. S'ils
préfèrent le garder...

-- S'ils préfèrent le garder! répéta-t-il après elle. Des gens
comme ça, qui traînent dans le pays pour vagabonder et voler de
toutes mains, préférer garder un oiseau, quand un propriétaire
terrier, un juge de paix, demande à l'acheter! Voilà une vieille
femme qui a été à l'école! c'est bien facile à voir. Ne me dites
pas que non, cria-t-il de tous ses poumons à la veuve. Moi, je
vous dis que si.»

La mère de Barnabé se reconnut coupable d'avoir été à l'école;
mais, disait-elle, il n'y avait pas de mal à ça.

«Pas de mal! Non, pas de mal! pas de mal à ça, vieille rebelle,
pas le moindre mal. Si j'avais seulement ici mon greffier, je te
ferais tâter du billot, ou je te fourrerais dans la geôle pour
apprendre à rôder à droite, à gauche, à l'affût d'un tas de menus
larcins, bohémienne que tu es. Ici, Simon, jetez-moi ces filous-là
dehors, et qu'on les mette à la porte, par la grand'route. Ah!
vous ne voulez pas vendre cet oiseau, et vous venez mendier ici
l'aumône! S'ils ne détalent pas plus vite que ça, mettez-moi les
chiens à leurs trousses.»

Ils n'attendirent pas leur reste et se mirent à se sauver en toute
hâte, laissant le gentleman tempêter tout seul, car la pauvre dame
s'était déjà retirée auparavant, et firent en vain tout ce qu'ils
purent pour faire taire Grip, qui, excité par le bruit, déboucha
des bouteilles tout le long de l'avenue, de quoi régaler une ville
entière, apparemment pour se réjouir méchamment d'avoir été la
cause de tout ce tapage. Ils étaient déjà presque arrivés à la
loge du concierge, quand un autre domestique, sorti des massifs
voisins, en faisant semblant de les presser de s'en aller, mit un
écu dans la main de la veuve, en lui disant tout bas que c'était
de la part de la dame, et ferma doucement sur eux la porte.

Quand la veuve s'arrêta avec son fils à la porte d'un cabaret, à
quelques milles de là, et qu'elle entendit vanter par ses amis le
caractère du juge de paix, en songeant à cet incident, elle ne put
s'empêcher de penser qu'il faudrait peut-être quelque chose de
plus qu'une capacité d'estomac remarquable et un goût prononcé
pour les chenils et les écuries, pour former un parfait
gentilhomme campagnard, ou un Anglais pur sang, ou un vrai John
Bull, et que peut-être aussi c'était abuser de ces éloges que de
les déshonorer ainsi dans l'application. Elle ne se doutait guère
alors qu'une circonstance si futile dût avoir jamais quelque
influence sur leur sort; mais elle ne l'apprit que trop du temps
et de l'expérience.

«Mère, dit Barnabé, pendant qu'ils étaient assis le lendemain sur
un chariot qui devait les mener jusqu'à dix milles de la capitale,
nous allons commencer, m'avez-vous dit, par aller à Londres; y
verrons-nous l'aveugle?»

Elle allait lui répondre: «Dieu nous en garde!» mais elle se
retint et se contenta de lui dira: «Non, je ne crois pas. Pourquoi
cette question?

-- C'est un homme d'esprit, dit Barnabé d'un air pensif; je
voudrais bien me retrouver encore avec lui. Qu'est-ce qu'il disait
donc des foules? Que l'or se trouvait dans les endroits où il y
avait de la foule, et non pas parmi les arbres, ni dans des
endroits si tranquilles? Il avait l'air d'aimer ça; et, comme il
ne manque pas de foule à Londres, je crois bien que je le
trouverai là.

-- Mais, mon cher enfant, pourquoi donc tenez-vous tant à le voir?

-- Parce que, dit Barnabé en la regardant d'un air sérieux, il me
parlait de l'or, qui est une chose bien précieuse, et que vous-
même, vous avez beau dire, vous voudriez bien en avoir, j'en suis
sûr. Et puis, il n'a fait que paraître et disparaître d'une
manière si étrange! Il m'a rappelé ces vieux bonshommes à tête
grise, qui viennent quelquefois au pied de mon lit, la nuit, me
dire un tas de choses que je ne puis plus me rappeler le
lendemain, quand il fait jour. Il m'avait dit qu'il me reparlerait
avant de partir: je ne sais pas pourquoi il ne m'a pas tenu
parole.

-- Mais, mon cher Barnabé, je croyais que vous ne pensiez jamais,
auparavant, à être riche ou pauvre, et je vous ai toujours vu
content comme vous étiez.»

Il se mit à rire en la priant de lui répéter ça. Puis il se mit à
crier: «Hé! hé!... oh! oui;» et recommença de rire. Mais bientôt
il lui passa une autre chose par la tête, qui chassa ce sujet de
son esprit, pour faire place elle-même à quelque autre rêve aussi
fugitif.

Cependant il était évident, par ce qu'il venait de dire, et par sa
persévérance à revenir plusieurs fois là-dessus dans le courant de
la journée et encore le lendemain, que la visite de l'aveugle et
surtout ses paroles s'étaient fortement emparées de son esprit.
L'idée de la richesse lui était-elle vraiment venue, pour la
première fois, en regardant ce soir-là les nuages dotés dans le
ciel, quoiqu'il eût eu souvent sous les yeux des images pareilles
auparavant à l'horizon? Ou bien était-ce leur vie misérable et
pauvre qui, par contraste, lui avait, depuis longtemps, mis cette
idée dans la tête? Ou bien fallait-il croire, comme il le pensait,
que c'était l'assentiment fortuit donné par l'aveugle à ces
pensées, qu'il couvait dans son esprit qui l'avait décidé? Serait-
ce, enfin, qu'il avait été frappé davantage de cette circonstance,
parce que c'était le premier aveugle avec lequel il avait jamais
fait conversation? C'était un mystère pour la mère. Elle fit tout
ce qu'elle put pour obtenir quelque éclaircissement, mais ce fut
en vain: il est probable que Barnabé lui-même ne s'en rendait pas
compte.

Elle était très malheureuse de lui voir toucher cette corde; mais
tout ce qu'elle pouvait faire, c'était de l'amener doucement à
quelque autre sujet pour chasser celui-là de son esprit. Quant à
le mettre en garde contre leur visiteur, à montrer quelque crainte
ou quelque soupçon à cet égard, elle craignait que ce ne fût
plutôt le moyen de redoubler l'intérêt que lui portait déjà
Barnabé, et de lui faire souhaiter davantage la rencontre après
laquelle il soupirait; elle espérait, en se plongeant dans la
foule, échapper à la poursuite terrible qu'elle fuyait; puis
ensuite, en s'échappant de Londres avec précaution pour aller plus
loin, elle voulait, si c'était possible, aller encore chercher une
retraite inconnue où elle pût trouver la solitude et la paix.

À la fin, ils arrivèrent à la station où on devait les déposer, à
dix milles de Londres, et y passèrent la nuit, après avoir fait
marché avec un autre voiturier, moyennant peu de chose, pour se
faire emmener le lendemain dans une carriole qui s'en retournait à
vide, et qui devait partir à cinq heures du matin. Le voiturier
fut exact, la route était bonne, sauf un peu de poussière que la
chaleur et la sécheresse rendaient étouffante; et, à sept heures
du matin, le 2 juin 1780, qui était un vendredi, ils mirent pied à
terre au bas du pont de Wesminster, prirent congé de leur
conducteur, et se trouvèrent seuls ensemble sur le pavé brûlant;
car la fraîcheur que la nuit répand sur ces carrefours populeux
était déjà partie, et le soleil brillait dans tout son lustre.




CHAPITRE VI.


Ne sachant où aller après, et effarouchés par la foule de gens qui
étaient déjà sur pied, ils s'assirent à l'écart dans une des
retraites du pont pour se reposer. Ils s'aperçurent bientôt que le
courant d'activité générale se portait tout entier d'un côté, et
qu'il y avait un nombre infini de personnes qui traversaient la
Tamise de la rive de Middlesex à celle de Surrey, avec une
précipitation extraordinaire et dans un état d'excitation évident.
Elles étaient, le plus souvent, réunies par petits pelotons de
deux ou trois, ou même d'une demi-douzaine, se parlaient peu,
quelquefois observaient un silence absolu, et suivaient leur route
d'un pas pressé, comme des gens absorbés par un but unique et
commun.

Barnabé et sa mère furent surpris de voir presque tous les hommes
de ce grand rassemblement, qui passaient devant eux sans
discontinuer, porter une cocarde bleue à leur chapeau, et ceux qui
n'avaient pas cette décoration, passants inoffensifs, se montrer
inquiets et chercher timidement à éviter l'attention et les
attaques des autres, auxquels ils laissaient le haut du pavé, par
voie de conciliation. C'était d'ailleurs assez naturel, vu
l'infériorité de leur nombre: car ceux qui portaient des cocardes
bleues étaient à ceux qui n'en portaient pas dans la proportion de
quarante ou cinquante au moins contre un. Cependant on ne voyait
point de querelles. Les cocardes bleues se pressaient comme des
essaims, cherchant à se passer l'une l'autre, et se hâtant de tout
leur pouvoir au milieu de la multitude, échangeant seulement un
regard, et encore pas toujours, avec les passants qui
n'appartenaient pas à leur association.

Au commencement, le courant populaire s'était borné à occuper les
deux trottoirs; un petit nombre de traînards seulement se
rencontraient sur la chaussée. Mais, au bout d'une demi-heure
environ, le passage fut complètement bloqué par la foule qui,
serrée et compacte à présent, embarrassée dans les charrettes et
les voitures qu'elle rencontrait, ne pouvait plus avancer que
lentement, et quelquefois même se voyait obligée de faire des
haltes, de huit ou dix minutes.

Au bout de deux heures environ, le nombre des passants commença à
diminuer sensiblement; on les vit, petit à petit, s'éclaircir,
débarrasser le pont, disparaître, sauf quelques traînards à
cocardes, qui, se sentant en retard, le visage poudreux et
échauffé, pressaient le pas pour ne point arriver trop tard, ou
s'arrêtaient à demander le chemin qu'avaient pris leurs amis, et
se hâtaient, après s'être renseignés, de marcher dans cette
direction avec une satisfaction visible. Au milieu de cette
solitude relative, qui lui semblait si étrange et si nouvelle
après la foule qui l'avait précédée, la veuve eut, pour la
première fois, l'occasion de s'informer à un vieillard, qui était
venu s'asseoir près d'eux, de ce que signifiait ce concours
extraordinaire de gens.

«Mais d'où donc venez-vous? répondit-il, si vous n'avez pas
entendu parler de la Grande Association de lord Georges Gordon.
C'est aujourd'hui qu'il présente à la Chambre la pétition contre
les catholiques. Que Dieu l'assiste!

-- Eh bien! qu'est-ce que tous ces gens-là ont à voir là dedans?
demanda-t-elle.

-- Ce qu'ils ont à voir là dedans? Comme vous y allez! Vous ne
savez donc pas que Sa Seigneurie a déclaré qu'elle ne présenterait
rien à la Chambre s'il n'y avait pas, pour soutenir la pétition,
quarante mille hommes au moins à la porte, et des gaillards
solides? Jugez de la foule qu'il va y avoir.

-- Quelle foule, en effet! dit Barnabé. Entendez-vous, mère?

-- Ils vont, à ce qu'on dit, reprit le vieillard, passer une revue
de plus de cent mille hommes. Ah! vous n'avez qu'à laisser faire
lord Georges. Il connaît bien son pouvoir. Il y a de puissants
visages à ces trois fenêtres là-bas (et il montrait la chambre des
Communes qui dominait la rivière), qui vont devenir pâles comme la
mort en voyant ce soir lord Georges monter à la tribune: et ils
n'auront pas tort. Eh! eh! laissez faire Sa Seigneurie, c'est un
malin.»

Et là-dessus, marmottant, riant dans sa barbe, et remuant son
index d'un air significatif, il se leva à l'aide de son bâton, et
s'en alla comme un château branlant.

«Mère, dit Barnabé, quelle brave foule dont il parle là. Allons!

-- Pas pour la rejoindre, toujours, cria-t-elle.

-- Si, si, répondit-il en tirant les manches de sa veste. Pourquoi
pas? Allons!

-- Vous ne savez pas, dit-elle avec instance, le mal que ces gens-
là peuvent faire, où ils peuvent vous conduire, ni quelles sont
leurs intentions. Pour l'amour de moi...

-- C'est justement pour l'amour de vous, cria-t-il en lui tapotant
les mains. C'est bien cela, pour l'amour de vous, mère. Vous vous
rappelez bien ce que l'aveugle nous disait de l'or. Voilà une
brave foule! Allons! ou plutôt, attendez que je sois revenu;
attendez-moi là.»

Avec toute l'énergie de sa crainte maternelle, elle essaya, mais
en vain, de le détourner de son idée. Il était baissé à boucler
son soulier, quand un fiacre passa rapidement devant eux, et, de
l'intérieur, une voix ordonna au cocher de s'arrêter.

«Jeune homme! dit la voix.

-- Qu'est-ce qu'on me veut? cria Barnabé en levant les yeux.

-- Est-ce que vous ne voulez pas porter cette décoration? reprit
l'étranger en lui tendant une cocarde bleue.

-- Au nom du ciel, n'en faites rien; ne la lui donnez pas, s'écria
la veuve.

-- Parlez pour vous, bonne femme, dit l'autre froidement. Laissez
le jeune homme faire ce qu'il lui plaît. Il est assez grand pour
se décider tout seul; il n'a plus besoin de s'accrocher aux
cordons de votre tablier. Il sait bien, sans que vous ayez besoin
de le lui dire, s'il veut ou non porter le signe d'un fidèle
Anglais.»

Barnabé, tremblant d'impatience, se mit à crier: «Oui, oui, je
veux le porter.» Il avait déjà répété ce cri plus de vingt fois,
quand l'homme lui jeta une cocarde en lui disant: «Dépêchez-vous
de vous rendre aux _Champs de Saint-Georges_.» Puis il ordonna au
cocher de prendre le trot et les laissa là.

Barnabé, les mains tremblantes d'émotion, était en train
d'attacher de son mieux ce signe de ralliement à son chapeau,
répondant avec vivacité aux larmes et aux instances de sa mère,
lorsque deux gentlemen qui passaient de l'autre côté jetèrent les
yeux sur eux, et, voyant Barnabé occupé à s'embellir de cet
ornement, se dirent quelques mots à l'oreille et revinrent sur
leurs pas, à leur rencontre.

«Qu'est-ce que vous faites donc là à vous reposer? dit l'un d'eux,
habillé tout en noir, avec de grands cheveux clairsemés sur sa
tête, et une canne à la main. Pourquoi n'avez-vous pas suivi les
autres?

-- J'y vais, monsieur, répliqua Barnabé finissant sa besogne et
mettant son chapeau d'un air crâne; j'y cours à l'instant.

-- Dites donc milord et non pas monsieur, jeune homme, si vous
voulez bien, quand Sa Seigneurie vous fait l'honneur de vous
adresser la parole, dit le second gentleman avec un air de doux
reproche; si vous n'avez pas reconnu lord Georges Gordon tout de
suite, il est grand temps maintenant.

-- Non, non, Gashford, dit lord Georges, pendant que Barnabé se
découvrait et lui faisait un beau salut. Ça ne fait pas
grand'chose dans un jour comme celui-ci, que tout Anglais fidèle
se rappellera avec orgueil et plaisir; couvrez-vous, l'ami, et
suivez-nous, car vous êtes en arrière et vous allez arriver trop
tard. Voilà qu'il est dix heures passées. Vous ne saviez donc pas
que le rassemblement se faisait à dix heures précises?

Barnabé secoua la tête en les regardant l'un après l'autre, comme
s'il ne se doutait pas de ce qu'on voulait lui dire.

«Vous auriez dû le savoir, l'ami, dit Gashford. C'était bien
convenu. D'où venez-vous donc, que vous êtes si mal informé?

-- Il n'est pas dans le cas de vous répondre, monsieur, dit la
veuve. Cela ne sert à rien de l'interroger. Nous ne faisons que
d'arriver de bien loin dans la province, et nous ne savons rien de
tout cela.

-- Il paraît que la cause a poussé loin ses racines, et qu'elle
étend déjà ses branches de tous côtés, dit lord Georges à son
secrétaire. Bonne nouvelle, et que Dieu soit loué!

-- Ainsi soit-il! cria Gashford d'un air solennel.

-- Vous ne m'avez pas comprise, milord, dit la veuve. Pardon, vous
vous méprenez cruellement sur ce que j'ai voulu dire. Nous
n'entendons rien à tout ce qui se passe, et nous n'avons ni
l'intention ni le droit d'y prendre avec vous la moindre part. Ce
jeune homme est mon fils, mon pauvre fils, infirme d'esprit, et
qui m'est plus cher que la vie. Au nom du ciel, milord, allez-
vous-en sans lui; épargnez-lui la tentation de vous suivre dans
quelque danger.

-- Ma bonne femme, dit Gashford, comment est-il possible? Je ne
vous comprends pas. Qu'est-ce que vous nous parlez de tentation et
de danger? Est-ce que vous prenez milord pour le lion de
l'Écriture, qui chercha quelqu'un à dévorer? Que le bon Dieu vous
bénisse!

-- Non, non, milord; pardonnez-moi, reprit la veuve éplorée, lui
mettant les deux mains sur la poitrine, sans savoir ce qu'elle
faisait ni ce qu'elle disait, dans le trouble de son ardente
prière; mais j'ai des raisons de vous supplier de céder à mes
larmes, aux larmes d'une mère. Au nom du ciel! laissez-moi mon
fils. Il n'est pas dans son bon sens; il ne sait pas ce qu'il
fait, je vous le jure.

-- Voyez, dit lord Georges, reculant devant les mains de la veuve
et rougissant tout à coup, voyez un peu la perversité de ce
siècle! On traite de folie le zèle de ceux qui veulent servir
fidèlement la bonne cause. Avez-vous bien le coeur de parler comme
cela de votre propre fils, mère dénaturée?

-- Vous m'étonnez, dit Gashford à la veuve, avec une espèce de
sévérité sans aigreur; voilà un triste échantillon de la
dépravation des femmes!

-- Il n'en a toujours pas l'air, dit lord Georges jetant un coup
d'oeil sur Barnabé, et demandant tout bas à son secrétaire s'il
était vrai que le gars avait l'esprit dérangé. Et, quand ce
serait, nous ne devons pas nous arrêter à une bagatelle comme ce
prétendu dérangement d'esprit. Qui de nous (et il rougit encore)
échapperait à ce reproche, si c'était un cas d'exclusion?

-- Pas un de nous, répliqua le secrétaire. Dans un cas comme
celui-ci, plus il y a de zèle, de fidélité, de bonne volonté, plus
la vocation est écrite là-haut, et plus sainte est la folie. Quant
à ce jeune homme, milord, ajouta-t-il en retroussant légèrement sa
lèvre, pendant qu'il regardait Barnabé, qui était là debout, à
tourner dans les mains son chapeau, et à leur faire signe en
cachette de partir, soyez sûr qu'il a toute sa raison, et qu'il
est aussi sain d'esprit que pas un.

-- Ah çà! désirez-vous faire partie de la _Grande Association_?
dit lord Georges en s'adressant à lui; avez-vous l'intention
d'être un des nôtres?

-- Oui! oui! dit Barnabé, l'oeil étincelant. Certainement que j'en
ai l'intention. Je le lui disais à elle-même, pas plus tard que
tout à l'heure.

-- Je vois ce que c'est, répliqua lord Georges en jetant à la
malheureuse mère un regard de reproche; je m'en doutais. Eh bien!
vous n'avez qu'à me suivre, moi et ce gentleman, et vous allez
accomplir votre désir.»

Barnabé déposa sur la joue de sa mère un tendre baiser, et lui
disant d'avoir bon courage, que leur fortune était faite, il
marcha derrière eux. Elle aussi, la pauvre femme, elle se mit à
les suivre, en proie à une terreur et à un chagrin inexprimables.

Ils marchèrent rapidement le long de Bridge-Road, dont toutes les
boutiques étaient fermées; car en voyant passer cette cohue, et
dans la crainte de leur retour, les gens n'étaient pas rassurés
pour leurs marchandises et les vitres de leurs fenêtres; on
pouvait apercevoir à l'étage supérieur de leurs maisons tous les
habitants réunis à leurs croisées, regardant en bas dans la rue
avec des visages alarmés, où se peignaient diversement l'intérêt,
l'attente et l'indignation. Les uns applaudissaient, les autres
sifflaient. Mais sans faire attention à ces manifestations, et
tout entier au bruit du vaste rassemblement voisin, qui
retentissait à ses oreilles comme le mugissement de la mer, lord
Georges Gordon hâta le pas et se trouva bientôt dans les Champs de
Saint-Georges.

C'étaient réellement des champs à cette époque, et même très
étendus. On y voyait rassemblée une multitude immense, portant des
drapeaux de toute forme et de toute grandeur, mais tous d'une
couleur uniforme, tous bleus, comme les cocardes. Il y avait des
pelotons qui faisaient des évolutions militaires, d'autres en
ligne, en carré, en cercle. Un grand nombre des détachements qui
marchaient sur le champ de parade et de ceux qui restaient
stationnaires, chantaient des psaumes et des hymnes. Quel que fût
le premier qui en avait eu l'idée, elle n'était pas mauvaise: car
le son de ces milliers de voix élevées dans les airs était fait
pour remuer l'âme la plus insensible, et ne pouvait manquer de
produire un effet merveilleux sur les enthousiastes de bonne foi
dans leur égarement.

On avait posté en avant du rassemblement des sentinelles pour
annoncer l'arrivée du chef. Quand celles-ci se furent repliées
pour passer le mot d'ordre, il circula en un moment dans toute la
troupe, et il y eut alors un moment de profond et morne silence,
pendant lequel les masses se tinrent si tranquilles et si
immobiles, qu'on ne voyait plus, partout où pouvaient se porter
les yeux, d'autre mouvement que celui des bannières flottantes.
Puis tout à coup éclata un hourra terrible, puis un second, puis
un autre. L'air en était ébranlé et déchiré comme par un coup de
canon.

«Gashford, cria lord Georges, serrant le bras de son secrétaire
tout contre le sien, et parlant avec une émotion qui se trahissait
également par l'altération de sa voix et de ses traits, je sens
maintenant que je suis prédestiné; je le vois, je le sais. Je suis
le chef d'une armée. Ils me sommeraient en ce moment, d'une
commune voix, de les conduire à la mort, que je le ferais; oui!
dussé-je tomber le premier moi-même.

-- En effet, c'est un fier et grand spectacle, dit le secrétaire;
une noble journée pour l'Angleterre et pour la grande cause du
monde. Recevez, milord, l'hommage d'un humble mais dévoué
serviteur...

-- Qu'allez-vous faire? lui cria son maître en le prenant par les
deux mains, car il avait fait mine de s'agenouiller à ses pieds;
cher Gashford, n'allez pas me mettre hors d'état de remplir les
devoirs qui m'attendent dans ce glorieux jour.» Et en disant ces
mots le pauvre gentleman avait des larmes dans les yeux. «Passons
à travers leurs rangs; il nous faut trouver une place dans quelque
division pour notre nouvelle recrue. Donnez-moi la main.»

Gashford glissa sa froide, son insidieuse main, dans l'étreinte
fanatique de son maître, et alors, la main dans la main, toujours
suivis de Barnabé et de sa mère, ils se mêlèrent à la foule.

L'_Association_, pendant ce temps-là, s'était remise à chanter,
et, à mesure que leur chef passait dans les rangs, tous élevaient
leurs voix à qui mieux mieux. Parmi ces ligueurs, coalisés pour
défendre jusqu'à la mort la religion de leur pays, il y en avait
beaucoup qui n'avaient pas même entendu ni psaume ni cantique de
leur vie. Mais comme c'étaient de fameux lurons, pour la plupart,
cela ne les empêchait pas d'avoir de bons poumons, et, comme ils
aimaient naturellement à chanter, ils braillaient toutes les
ribauderies et toutes les sottises qui leur passaient par la tête,
sachant bien que cela se perdrait dans le choeur général des voix,
et ne s'inquiétant guère d'ailleurs qu'on s'en aperçût ou non. Il
y eut bien de ces gaudrioles chantées jusque sous le nez de lord
Georges Gordon; mais sans faire attention à leurs flonflons, il
continua sa marche avec sa roideur habituelle et sa majesté
solennelle, charmé, édifié de la piété de ses partisans.

Ils allaient donc toujours, toujours, tantôt sur le front de cette
ligne, tantôt derrière celle-là, tournant autour de la
circonférence de ce cercle, longeant les quatre côtés de ces
carrés, et il y en avait sans fin à passer en revue, de ces
cercles, de ces carrés, de ces lignes. La chaleur du jour était
arrivée à son apogée; la réverbération du soleil sur la place du
rassemblement la rendait encore plus étouffante: ceux qui
portaient les lourdes bannières commençaient à se sentir
défaillir, et prêts à tomber de lassitude. La plupart des frères
et amis ne se gênaient pas pour ôter leurs cravates et déboutonner
leurs habits et leurs gilets. Dans le centre, un certain nombre
d'entre eux, accablés par l'excès de la chaleur rendue plus
insupportable encore par la multitude dont ils étaient entourés,
se jetaient sur le gazon, tout haletants, offrant d'un verre d'eau
tout ce qu'ils avaient d'argent. Et pourtant pas un homme ne
quittait la place, pas même parmi ceux qui souffraient le plus; et
pourtant lord Georges, tout ruisselant de sueur, continuait sa
marche avec Gashford; et pourtant Barnabé et sa mère les suivaient
de près avec persévérance.

Ils étaient arrivés au bout d'une longue ligne d'environ huit
cents hommes sur une seule file et lord Georges avait tourné la
tête derrière lui, quand on entendit un cri de reconnaissance, à
demi étouffé comme tous les cris que la voix fait entendre en
plein air au milieu d'une foule; et aussitôt un homme sortit des
rangs avec un grand éclat de rire, et posa sa lourde main sur
l'épaule de Barnabé.

«Eh quoi! s'écria-t-il, Barnabé Rudge? Voilà un siècle qu'on ne
vous a vu. Où diable étiez-vous donc caché?»

Dans ce moment-là, Barnabé pensait à toute autre chose; l'odeur du
gazon foulé aux pieds lui rappelait ses vieilles parties de
cricket, du temps qu'il était petit garçon et qu'il allait jouer
sur la pelouse de Chigwell. Surpris de cette apostrophe soudaine
et tapageuse, il fixa sur le personnage ses yeux effarouchés, sans
pouvoir dire autre chose que «Est-ce bien Hugh que je vois?»

-- Oui-da, Hugh en personne, répéta l'autre; Hugh du Maypole. Vous
rappelez-vous mon chien? Il vit toujours et il va bien vous
reconnaître, je vous en réponds. Mais, Dieu me pardonne! je crois
que vous portez nos couleurs? Tant mieux, ma foi, tant mieux! Ha!
ha!

-- Vous connaissez ce jeune homme-là, à ce que je vois? dit Lord
Georges.

-- Si je le connais, milord! je le connais aussi bien que ma main
droite. Mon capitaine aussi le connaît: nous le connaissons tous.

-- Voulez-vous le prendre dans votre division?

-- Il n'y a pas un garçon meilleur, ni plus agile, ni plus décidé
que Barnabé Rudge, dit Hugh; je parie avec qui voudra qu'on ne
trouve pas son pareil. Il va marcher, milord, entre Dennis et moi;
et c'est lui qui va porter, ajouta-t-il en prenant un drapeau des
mains d'un camarade fatigué, c'est lui qui va porter le plus gai
drapeau de soie de cette vaillante armée.

«Dieu du ciel! non, cria la veuve eu s'élançant devant eux.
Barnabé... milord... voyez... il faut qu'il revienne; Barnabé,
Barnabé.

-- Comment, des femmes dans le camp! cria Hugh se jetant entre eux
et les séparant. Holà! capitaine, à l'ordre!

-- Qu'est-ce qu'il y a donc? cria Simon Tappertit, qui accourut en
toute hâte et tout échauffé. Vous appelez cela de l'ordre!

-- Ma foi! non, capitaine, répondit Hugh, tenant toujours la veuve
en respect avec ses mains étendues; c'est bien plutôt du désordre.
Les dames ne sont bonnes ici qu'à détourner nos vaillants soldats
de leurs devoirs. Elles auraient bientôt rempli la place, si on
les laissait faire. Allons, vite!

-- Serrez les rangs! cria Simon à plein gosier; en avant, marche!»

La pauvre femme était tombée sur le gazon. Tout le camp était en
mouvement. Barnabé était entraîné au coeur d'une masse épaisse de
ligueurs; elle ne le voyait plus.




CHAPITRE VII.


La populace ameutée avait été tout d'abord divisée en quatre
sections; celles de Londres, de Westminster, de Southwark et
d'Écosse. Chacune de ces divisions se décomposait elle-même en
divers corps, dont la figure et les contours, étant loin d'offrir
un ensemble uniforme, présentaient au premier coup d'oeil un ordre
auquel il était impossible de rien comprendre, excepté peut-être
pour les chefs et les commandants: car, pour les autres, c'était
comme le plan de bataille qui n'est pas fait pour être compris du
simple soldat, dont l'affaire est de se faire tuer en attendant.
Pourtant, il ne faudrait pas croire que ce grand corps n'eût pas
une méthode à lui. Car il n'y avait pas cinq minutes qu'on avait
commandé le mouvement, que déjà la masse s'était répartie en trois
grandes sections, prêtes à passer chacune, selon les ordres donnés
antérieurement, la rivière sur un pont différent, et à se diriger
par détachements séparés sur la chambre des Communes.

C'est à la tête de la section qui avait pour direction le pont de
Wesminster, que lord Georges Gordon prit sa place. Il avait
Gashford à sa droite et autour de lui une espèce d'état-major
composé de sacripants et de coupe-jarrets. La conduite de la
seconde section, qui devait passer par Black-friars, était confiée
au Comité d'administration, composé de douze citoyens. La
troisième enfin, qui devait prendre London-Bridge, et traverser
les rues d'un bout à l'autre pour mieux faire connaître et
apprécier leur nombre aux bons bourgeois de Londres, était
commandée par Simon Tappertit (assisté par quelques officiers
subalternes, pris dans la confrérie des Bouledogues unis), par
Dennis, le bourreau, et quelques autres.

Au commandement de: «Marche!» chacun de ces grands corps prit le
chemin qui lui était assigné, et se forma dans un ordre parfait,
et dans un profond silence. Celui qui traversa la Cité surpassait
de beaucoup les autres en nombre, et tenait une si grande étendue,
dans son développement, que, lorsque l'arrière-garde commença à se
mettre en mouvement, la tête était déjà à plus de quatre milles en
avant, quoique les hommes marchassent trois de front, en emboîtant
le pas.

En tête de cette division, à la place que Hugh, dans la fougue de
son humeur folâtre, lui avait assignée, entre ce dangereux
compagnon et le bourreau marchait Barnabé, et bien des gens qui
plus tard se rappelèrent ce jour-là n'oublièrent pas non plus la
figure qu'il y faisait. Étranger à toute autre pensée qu'à son
extase passagère, la face animée, l'oeil étincelant de plaisir,
sentant à peine le poids de la grande bannière dont il était
chargé, et ne songeant qu'à la faire briller au soleil et flotter
à la brise d'été, il avançait, plus fier, plus heureux, plus
exalté qu'on ne peut dire: c'était peut-être le seul coeur
insouciant, la seule créature innocente de toute l'émeute.

«Que pensez-vous de ça? lui demanda Hugh en passant au travers des
rues encombrées par la foule, et en lui faisant lever les yeux
vers les fenêtres garnies de spectateurs. Les voilà tous sortis
pour voir nos drapeaux et nos banderoles. Hein, Barnabé? Ma foi!
c'est Barnabé qui est le héros de la fête! C'est son drapeau qui
est le plus grand, et le plus beau, par-dessus le marché! Il n'y a
rien, dans tout le cortège, qui approche de Barnabé. Tous les yeux
sont tournés sur lui. Ha! Ha! ha!

-- Ne faites donc pas tant de tapage, frère, dit le bourreau en
grognant, et en lançant du côté de Barnabé un coup d'oeil qui
n'avait rien de flatteur. J'espère qu'il ne s'imagine pas qu'il
n'y a rien à faire qu'à porter ce chiffon bleu, comme un petit
garçon qui porte sa bannière à la procession. Vous êtes prêt à
agir sérieusement, je suppose, hein? C'est à vous que je parle,
ajouta-t-il en poussant rudement du coude Barnabé. Qu'est-ce que
vous faites là à bayer aux corneilles? Pourquoi ne répondez-vous
pas?»

Barnabé, en effet, n'avait d'yeux que pour son drapeau. Pourtant,
sur cette apostrophe, il promena un regard hébété du bourreau au
camarade Hugh, qui dit à l'autre:

«Il ne sait pas ce que vous voulez lui dire; attendez, je vais le
lui faire comprendre. Barnabé, mon vieux, écoute-moi bien.

-- Je vais vous écouter, dit-il en regardant autour de lui avec
inquiétude; mais je voudrais bien la voir, et je ne la vois pas.

-- Voir qui? demanda Dennis d'un ton bourru. Seriez-vous par
hasard amoureux? j'espère que non. Il ne manquerait plus que ça.
Nous n'avons que faire d'amoureux ici.

-- Ah! qu'elle serait fière de me voir comme ça! hein? Hugh, dit
Barnabé. Comme elle serait contente de me voir à la tête de ce
grand spectacle! Elle en pleurerait de joie, j'en suis sûr; où
donc peut-elle être? Elle ne me voit jamais à mon avantage; et
pourtant, qu'est-ce que ça me fait d'être gai et pimpant, si elle
n'est pas là pour en jouir?

-- Bon! voilà-t-il pas un beau céladon! s'écria M. Dennis avec le
plus suprême dédain. Ah çà! est-ce que vous croyez que nous
prenons dans l'Association des amoureux pour faire du sentiment?

-- Ne vous tourmentez pas, frère, lui dit Hugh. C'est de sa mère
qu'il parle.

-- De sa quoi? dit M. Dennis avec un abominable juron.

-- De sa mère.

-- Et vous croyez que je suis venu me mêler à cette division-ci,
que je suis venu prendre part à ce jour mémorable pour entendre
des petits garçons appeler leurs mamans! répondit en grondant
M. Dennis avec le plus profond dégoût. L'idée d'une maîtresse,
c'était déjà assez ennuyeux; mais une maman!»

Et il en eut si mal au coeur, qu'il cracha par terre sans pouvoir
ajouter un mot.

«Barnabé a raison, cria Hugh avec une grimace. Mais je vais vous
dire, mon garçon; regardez-moi bien, mon brave. Si elle n'est pas
ici pour vous admirer, c'est que j'ai eu soin d'elle: je lui ai
envoyé une demi-douzaine de gentlemen, chacun avec un beau drapeau
bleu, quoique pas si beau de moitié que le vôtre, pour la mener,
en grande cérémonie, à une maison magnifique, tout ornée de
banderoles d'or et d'argent, et de mille autres choses plaisantes
à voir, où elle va attendre que vous soyez revenu, et où je vous
réponds qu'elle ne manque de rien.

-- Ah! vraiment? dit Barnabé, la figure rayonnante de plaisir.
Voilà qui me réjouit! À la bonne heure, mon bon Hugh!

-- Bah! ce n'est rien en comparaison de ce que nous allons voir,
reprit Hugh en clignant de l'oeil à Dennis, qui regardait avec un
grand étonnement son nouveau compagnon d'armes.

-- Comment! est-ce vrai?

-- Oh mais, rien du tout. De l'argent, des chapeaux à cornes avec
des plumets, des habits rouges brodés d'or, tout ce qu'il y a de
plus beau au monde, maintenant et jamais, tout cela est à nous, si
nous promettons à ce noble gentleman, le meilleur gentleman de la
terre, de porter nos drapeaux pendant quelques jours sans les
perdre: nous n'avons pas plus que ça à faire.

-- Quoi! pas plus que ça? cria Barnabé avec des yeux animés, en
serrant de toutes ses forces la hampe de son étendard. Je vous
réponds, alors, que ce n'est pas moi qui perdrai le mien. Laissez
faire, il est en bonnes mains. Vous me connaissez, Hugh: n'ayez
pas peur que personne me le prenne.

-- Voilà qui est bien parlé, cria Hugh; ha! ha! noblement parlé.
Je reconnais là mon intrépide Barnabé, avec qui j'ai tant de fois
sauté et fait des tours. Je savais bien que je ne me trompais pas
sur son compte... Est-ce que vous ne voyez pas, ajouta-t-il à
l'oreille de Dennis, vers lequel il s'était rapproché, que ce
garçon-là est imbécile, et qu'on peut lui faire faire tout ce
qu'on voudra si on sait le prendre? Sans bêtise, savez-vous qu'il
vaut douze hommes à lui tout seul? vous n'avez qu'à essayer.
Laissez-moi faire, vous verrez bientôt s'il peut nous être utile
ou non.»

M. Dennis reçut ces explications avec des signes de tête et des
clignements d'yeux qui annonçaient sa complète édification; et, à
partir de ce moment, il changea de ton avec Barnabé. Hugh, mettant
son doigt à son nez pour lui recommander d'être discret, retourna
prendre sa première place, et ils avancèrent en silence.

Il était de deux à trois heures de l'après-midi quand les trois
grandes divisions se trouvèrent réunies à Westminster, et formant
une masse formidable, poussèrent ensemble un hourra terrible. Ce
n'était pas seulement pour annoncer leur présence, c'était surtout
un signal, pour ceux qui étaient chargés de ce soin, qu'il était
temps de prendre possession des corridors des deux chambres, de
tous les accès qui y aboutissaient, ainsi que des escaliers de la
galerie. Ce fut aux escaliers que Dennis et Hugh, toujours avec
leur disciple au milieu d'eux, se précipitèrent tout droit,
Barnabé ayant remis son drapeau à un de leurs camarades, chargé de
garder ce dépôt à la porte. Pressés par derrière par ceux qui les
suivaient, ils se trouvèrent emportés comme une vague jusqu'à la
porte même de la galerie, d'où il était impossible de revenir sur
ses pas, quand on en aurait eu envie, à raison de la multitude qui
obstruait les passages. On dit souvent par une expression
familière, en parlant d'une grande foule, qu'on aurait pu marcher
dessus, tant elle était serrée. C'est justement ce qui se fit: car
un petit garçon qui s'était trouvé, je ne sais comment, dans la
bagarre, et qui était en grand danger d'être étouffé, grimpa sur
les épaules d'un homme près de lui, et courut sur les chapeaux et
les têtes des gens jusqu'à la rue voisine, traversant dans sa
course toute la longueur des deux escaliers et une longue galerie.
Au dehors les rangs n'étaient pas moins épais: car un panier jeté
dans la foule fut ballotté de tête en tête, d'épaule en épaule,
et, tournant comme un toton sur lui-même, disparut au loin, sans
être tombé par terre une seule fois.

Dans cette vaste cohue, il y avait bien par-ci par-là quelques
honnêtes fanatiques; mais la plus grande partie se composait de
l'écume et du rebut de Londres, de gens tarés, de bandits,
encouragés par un mauvais code de lois pénales, par de mauvais
règlements dans les prisons, par une organisation de police
détestable, si bien que les membres des deux chambres du Parlement
qui n'avaient pas eu la précaution de se rendre de bonne heure à
leur poste étaient obligés de faire le coup de poing pour pénétrer
dans ces masses et se faire faire un passage.

On arrêtait, on brisait leurs voitures, on en arrachait les roues,
on réduisait les glaces en atomes de poussière, on enfonçait les
panneaux; les cochers, les laquais, les maîtres, étaient enlevés
de leurs sièges et roulés dans la boue; lords, évêques, députés,
sans distinction de personnes ou de partis, recevaient des coups
de pied, des bourrades, des bousculades, passaient de main en main
par tous les traitements les plus injurieux; et, quand ils
finissaient par arriver à l'assemblée, c'était avec leurs habits
en loques, leurs perruques arrachées, qu'ils s'y présentaient sans
voix et sans haleine, tout couverts de la poudre qu'on avait fait
tomber de leurs cheveux sur toute leur personne, à force de les
battre et de les secouer. Il y eut un lord qui resta si longtemps
dans les mains de la populace, que les pairs en corps résolurent
de faire une sortie pour le reprendre, et se disposaient
réellement à exécuter leur dessein, lorsque heureusement il
apparut au milieu d'eux tout couvert de boue et tout meurtri de
coups, à peine reconnaissable aux yeux de ses meilleurs amis. Le
bruit et le vacarme ne faisaient que croître de moment en moment.
L'air était plein de jurons, de huées, de hurlements; l'émeute
furieuse mugissait sans cesse, comme un monstre enragé qu'elle
était, et chaque insulte nouvelle dont elle se rendait coupable
enflait encore sa furie.

À l'intérieur, l'aspect des choses était peut-être encore plus
menaçant. Lord Georges, précédé d'un homme qui faisait porter sur
un crochet une immense pétition à travers le couloir jusqu'à la
porte de la chambre, où deux huissiers vinrent la recevoir et la
déplier sur la table disposée pour la soutenir, était venu de
bonne heure occuper sa place, avant même que le président fit la
prière. Ses partisans avaient profité de ce moment pour remplir en
même temps, comme nous avons vu, le couloir et les avenues. Les
membres n'étaient donc plus seulement arrêtés en passant dans les
rues, mais on sautait sur eux jusque dans les murs mêmes du
parlement, pendant que le tumulte, au dedans et au dehors,
couvrait la voix de ceux qui voulaient prendre la parole. Ils ne
pouvaient pas seulement délibérer sur le parti que leur
conseillait la prudence dans une pareille extrémité, ni s'animer
les uns les autres à une résistance noble et ferme. Chaque fois
qu'il arrivait un membre, les habits en désordre et les cheveux
épars, cherchant à percer, à son corps défendant, la foule du
couloir, on était sûr d'entendre pousser un cri de triomphe, et,
au moment où la porte de la chambre entr'ouverte avec précaution
pour le faire entrer, laissait jeter à la foule un regard rapide
sur l'intérieur, ils en devenaient plus sauvages et plus
farouches, comme des bêtes fauves qui ont vu leur proie, et ils
faisaient contre les battants du portail une poussée à rompre les
serrures et les verrous dans leurs gâches et à ébranler jusqu'aux
solives du plafond.

La galerie des étrangers, placée immédiatement au-dessus de la
porte de la chambre, avait été fermée par ordre à la première
nouvelle des troubles, et par conséquent elle était vide.
Seulement lord Georges allait s'y asseoir de temps en temps pour
être plus à portée d'aller au haut de l'escalier qui y
aboutissait, pour répéter au peuple ce qui se faisait à
l'intérieur. C'est sur cet escalier qu'étaient postés Barnabé,
Hugh et Dennis. Il y avait deux montées de marches, courtes,
hautes, étroites, parallèles l'une à l'autre, et conduisant aux
deux petites portes communiquant avec un passage bas qui ouvrait
sur la galerie. Entre elles deux était une espèce de puits ou de
jour sans vitres pour faire circuler l'air et la lumière dans le
couloir, qui pouvait bien avoir de dix-huit à vingt pieds de
profondeur.

Sur un de ces petits escaliers, non pas celui où se montrait en
haut, de temps en temps, lord Georges, mais l'autre, se tenait
Gashford, le coude appuyé sur la rampe, la tête posée sur sa main,
avec l'expression d'astuce qui lui était familière. Chaque fois
qu'il changeait le moins du monde cette attitude, ne fût-ce que
pour remuer doucement le bras, vous étiez sûr d'entendre un
redoublement de cris furieux, non seulement là, mais dans le
couloir au-dessous, où il faut croire qu'il y avait un homme en
vedette à examiner constamment ses moindres mouvements.

«À l'ordre! cria Hugh d'une voix de stentor qui domina l'émeute et
le tumulte, en voyant apparaître lord Georges sur l'escalier. Des
nouvelles! milord apporte des nouvelles!»

Le bruit n'en continua pas moins, malgré cela, jusqu'à ce que
Gashford se fût retourné. Aussitôt le plus profond silence régna,
même parmi le peuple qui encombrait les passages au dehors ou les
autres escaliers, et qui n'avait pu rien entendre, mais qui n'en
reçut pas moins le signal de se taire avec une merveilleuse
rapidité.

«Messieurs, dit lord Georges très pâle et très agité, soyons
fermes! On parle ici d'ajourner, mais il ne nous faut pas
d'ajournement. On parle de prendre notre pétition en considération
pour mardi prochain, mais il faut qu'on la mette en délibération
tout de suite. On montre des dispositions peu favorables au succès
de notre cause, mais il faut réussir; nous le voulons!

-- Il faut réussir; nous le voulons!» répéta la foule en écho.

Alors, au milieu de leurs cris et de leurs applaudissements, il
les salua, se retira, et, presque tout de suite, revint sur ses
pas. Sur un second geste de Gashford, le plus profond silence se
rétablit à l'instant.

«J'ai bien peur, dit-il, que, pour cette fois-ci, nous n'ayons pas
lieu, messieurs, d'espérer justice du parlement. Mais il nous la
faut, nous nous retrouverons; nous devons placer notre confiance
dans la Providence, et elle bénira nos efforts.»

Comme ce discours était un peu plus modéré que l'autre, il ne fut
pas reçu avec la même faveur. Le bruit et l'exaspération étaient à
leur comble, lorsqu'il revint encore leur dire qu'on venait de
donner l'alarme à plusieurs milles à la ronde; qu'aussitôt que le
roi allait apprendre la force de leur rassemblement, il était hors
de doute que Sa Majesté enverrait des ordres particuliers pour les
satisfaire; enfin, il continuait cette harangue anodine, irrésolue
et languissante, lorsqu'on vit tout à coup apparaître deux
gentlemen à la porte, où il se terrait; ils passèrent devant lui
et, descendant une ou deux marches, regardèrent le peuple avec
assurance.

La hardiesse de cette démarche les prit au dépourvu. Mais ils
furent bien plus déconcertés encore lorsque l'un de ces gentlemen,
se tournant vers lord Georges, lui dit d'une voix calme et
recueillie, mais assez haut pour que tout le monde pût bien
l'entendre:

«Voulez-vous me faire le plaisir de dire à ces gens-là, milord,
que c'est moi qui suis le général Conway, dont ils ont entendu
parler; que je suis opposé à leur pétition et à toute leur
conduite dans cette affaire, ainsi qu'à la vôtre? Veuillez bien
leur dire aussi que je suis militaire, et que je saurai protéger
la liberté de la chambre le sabre en main. Vous savez, milord, que
nous sommes tous armés ici aujourd'hui; vous savez que le passage
pour aborder la chambre est étroit, et vous n'ignorez pas qu'il y
a pour le défendre des gens déterminés, qui feront tomber sans vie
plus d'un des votres, si vous les laissez persévérer. Faites
attention à ce que vous allez faire.

-- Et moi, milord Georges, dit l'autre gentleman, s'adressant à
lui de même, j'ai besoin de vous dire, moi, le colonel Gordon,
votre proche parent, que s'il y a, dans cette foule qui nous
assourdit de ses cris, un homme, un seul homme qui franchisse le
seuil de la chambre des Communes, je donne ici ma parole d'honneur
qu'au même instant je passerai mon sabre au travers, non pas de
son corps, mais du vôtre.»

Là-dessus, ils remontèrent les marches à reculons, le visage
toujours tourné vers la foule, prirent le noble lord mal inspiré
par ses ardeurs religieuses, chacun par un bras, l'entraînèrent
par le corridor et fermèrent la porte, qu'on entendit à l'instant
barricader en dedans.

Tout cela fut si vite fait, et la mine que faisaient les deux
gentlemen, qui n'étaient pas de jeunes fous, était si brave et si
résolue, que, ma foi, les gens de l'émeute n'étaient pas fiers et
se regardaient les uns les autres d'un air timide et chancelant.
Il y en avait déjà qui se retournaient du côté des portes.
Quelques autres encore, moins hardis, criaient qu'il n'y avait
plus qu'à s'en aller, et demandaient qu'on leur livrât passage, la
confusion et la panique s'accrurent rapidement. Gashford parlait
tout bas avec Hugh.

«Eh bien! cria ce dernier de toutes ses forces, pourquoi donc vous
en aller là-bas, vous autres? Où pouvez-vous donc être mieux
qu'ici? une bonne poussade contre cette porte et une autre en même
temps à la porte d'en bas, et le tour est fait. Allons, hardi!
Quant à la porte en dessous, laissez reculer ceux qui ont peur, et
que ceux qui n'ont pas peur rivalisent à qui passera le premier.
Tenez! vous allez voir.»

Au même instant, il s'élança par-dessus la rampe dans le couloir
au-dessous, et il n'était pas relevé sur ses jambes, que Barnabé
était à ses côtés. Le second chapelain et quelques membres des
Communes, qui étaient là à supplier le peuple de se retirer, se
retirèrent précipitamment. Et aussitôt, poussant un grand cri, la
foule se jeta des deux côtés pêle-mêle contre les portes, pour
assiéger en règle la chambre.

En ce moment, où un second effort allait les mettre en face de
leurs ennemis sur la défensive à l'intérieur, et faire
inévitablement couler le sang dans une lutte désespérée, on vit la
foule par derrière lâcher pied, sur le bruit qui circula de bouche
en bouche, qu'un messager était allé par eau chercher des troupes,
qui, déjà se formaient en lignes dans les rues. La populace, qui
n'était pas curieuse de soutenir une charge dans les étroits
passages où elle était bloquée, se mit à s'en aller avec autant
d'impétuosité qu'elle était venue. Barnabé et Hugh furent
entraînés dans le courant, et là, à force de jouer des coudes, de
lutter à coups de poings, de piétiner sur ceux qui tombaient en
fuyant ou d'être piétinés à leur tour, ils finirent, eux et la
masse dont ils étaient entourés, par s'écouler petit à petit dans
la rue, où débouchait justement en toute hâte un gros détachement
de gardes à pied et de gardes à cheval, balayant devant eux la
place avec tant de rapidité, qu'il semblait que la populace
fondait sur leurs pas.

Au commandement de: «Halte!» la troupe forma ses rangs à travers
la rue. Les émeutiers, haletants et épuisés à la suite de leurs
derniers efforts pour se tirer de peine, en firent autant, mais
d'une manière irrégulière et désordonnée. L'officier qui
commandait la force armée vint à cheval en toute hâte dans
l'espace qui les séparait, accompagné d'un magistrat et d'un
huissier de la chambre des Communes, auxquels deux cavaliers
s'étaient empressés de prêter leur cheval. On lut le _Riot
Act_ mais pas un homme ne bougea.

Au premier rang des insurgés se tenaient Barnabé et Hugh.
Quoiqu'un avait jeté dans les mains de Barnabé, quand il sortit
dans la rue, son précieux drapeau, qui, roulé maintenant tout
autour de la hampe, avait l'air d'une canne de géant, à voir comme
il la portait haute et ferme, en se tenant sur ses gardes. Si
jamais homme, dans la sincérité de son âme, se crut engagé dans
une juste cause, et se sentit résolu à rester fidèle à son chef
jusqu'à la mort, c'était bien le pauvre Barnabé, inféodé à lord
Georges Gordon.

Après avoir en vain essayé de se faire entendre, le magistrat
donna l'ordre de charger, et les horse-guards se mirent à
chevaucher à travers la foule, pendant qu'il galopait encore de
côté et d'autre, pour exhorter le peuple à se disperser; et,
quoique les soldats reçussent des pierres assez grosses pour que
quelques-uns d'entre eux fussent tout meurtris, leurs ordres ne
leur permettaient que de faire prisonniers les insurgés les plus
ardents, et d'écarter les autres avec le plat de leurs sabres. En
voyant les chevaux venir sur elle, la foule céda sur plusieurs
points, et les gardes, profitant de leur avantage, eurent bientôt
nettoyé le terrain; cependant, deux ou trois de ceux qui
marchaient à l'avant-garde, et qui étaient en ce moment presque
isolés des autres par la foule où ils s'étaient engagés,
poussèrent droit à Hugh et à Barnabé, que sans doute on leur avait
désignés comme les deux hommes qui s'étaient élancés d'en haut
dans le couloir. Ils avançaient donc petit à petit, donnant aux
plus mutins, sur leur route, quelques estafilades légères, qui
jetaient par-ci par-là quelque blessé dans les bras de ses
camarades, au milieu des gémissements et de la confusion.

À la vue de ces figures effrayées et sanglantes, qu'il aperçut un
moment devant lui, avant qu'elles eussent disparu dans la foule,
Barnabé devint pâle et se sentit faillir le coeur. Mais il n'en
resta pas moins ferme à son poste, serrant dans son poing le
drapeau, et tenant l'oeil fixé sur le soldat le plus voisin, avec
quelques signes de tête qu'il faisait à Hugh en réponse aux
conseils que ce mauvais génie lui soufflait à l'oreille.

Le soldat donna de l'éperon, fit reculer son cheval sur les gens
qui le pressaient de tous côtés, distribuant avec son sabre
quelques coups de manchette à ceux qui portaient les mains sur la
rêne pour arrêter son coursier, et faisant signe à ses camarades
de venir à son aide, pendant que Barnabé, sans reculer d'une
semelle, attendait sa venue. Plusieurs insurgés lui crièrent de se
sauver, d'autres s'approchaient de lui pour le faire échapper,
quand la hampe du drapeau s'abaissa sur leurs têtes, et, le moment
d'après, la selle du cavalier était vide.

Alors Hugh et lui firent demi-tour et s'enfuirent à travers la
foule qui leur livra passage et le ferma bien vite, pour qu'on ne
vit pas par où ils s'étaient enfuis; hors d'haleine, échauffés,
couverts de poussière, ils arrivèrent au bord du fleuve sains et
saufs, et montèrent dans un bateau qui les eut mis bientôt à
l'abri de tout danger immédiat.

En descendant le fleuve, ils entendaient distinctement les
applaudissements du peuple, et même, supposant que peut-être ils
avaient forcé par ce trait d'audace la troupe à battre en
retraite, ils restèrent un moment suspendus sur leurs rames, ne
sachant s'ils devaient revenir ou non. Mais la populace, en
passant sur le pont de Westminster, ne tarda pas à leur assurer
que le rassemblement était dispersé, et Hugh, ayant conjecturé des
applaudissements de tout à l'heure que c'était une acclamation de
la multitude pour remercier le magistrat d'avoir renvoyé la force
armée, à la condition expresse que chacun s'en retournerait
tranquillement chez soi, et que, par conséquent, lui et Barnabé ne
pouvaient pas mieux faire que de s'en aller aussi, résolut de
descendre avec Barnabé jusqu'à Blackfriars, au bout du pont, et de
gagner de là l'hôtel de la Botte, où ils étaient sûrs de trouver,
non seulement bon vin et bon logis, mais certainement aussi
quelques camarades qui viendraient les rejoindre. Barnabé y
consentit, et ils se mirent à ramer vers Blackfriars.

Heureusement pour eux, ils arrivèrent au bon moment. Il était
temps. En entrant dans Fleet-Street, ils trouvèrent toute la rue
en révolution; et, quand ils en demandèrent la cause, on leur dit
qu'il venait de passer un détachement de horse-guards au galop,
escortant à Newgate quelques insurgés prisonniers, qu'on allait
coffrer là. Bien contents d'avoir échappé par bonheur à cette
cavalcade, ils ne perdirent pas de temps à faire plus de
questions, et se rendirent à la Botte aussi vite qu'ils purent;
Hugh pourtant modérant le pas, par prudence, pour ne pas se
compromettre en attirant sur eux l'attention du public.




CHAPITRE VIII.


Ils avaient été des premiers à gagner la taverne; mais il n'y
avait pas dix minutes qu'ils y étaient, qu'on vit arriver, à la
suite les uns des autres, quelques groupes composés de gens qui
avaient fait partie du rassemblement. Parmi eux étaient M. Dennis
et Simon Tappertit, qui tous deux, mais surtout le premier,
saluèrent Barnabé de la manière la plus cordiale, en le félicitant
de la prouesse qu'il avait faite.

«Et nom d'un chien, dit Dennis en plantant dans un coin son
gourdin avec son chapeau dessus, et en s'attablant avec eux, ça me
fait grand plaisir d'y penser. Quelle occasion! Mais non, on l'a
laissée passer sans rien faire. Ma foi! je ne sais plus ce qu'on
attend. De ce temps-ci le peuple n'a plus d'âme. Voyons, apportez-
nous quelque chose à boire et à manger. Décidément je suis dégoûté
de l'humanité.

-- Sous quel rapport? demanda M. Tappertit, qui venait d'éteindre
l'ardeur de sa physionomie dans cinq ou six pots de bière. Est-ce
que vous ne regardez pas ça comme un joli commencement, maître
Dennis?

-- Qu'est-ce qui me dit que ce commencement là n'est pas aussi la
fin? répliqua le bourreau. Quand ce militaire a été abattu, nous
pouvions prendre Londres. Mais non, nous restons là à bayer aux
corneilles... le juge de paix... ah! que j'aurais voulu lui mettre
une balle de pistolet dans chaque oeil, pour mieux lui faire
tourner la prunelle, quand il a dit aux gens: «Mes enfants, si
vous voulez me donner votre parole de vous disperser, je vais
congédier la troupe.» Alors, voilà mes gaillards qui poussent un
hourra, qui jettent à leurs pieds les atouts qu'ils ont dans la
main, et qui filent comme une meute docile de petits chiens qu'ils
sont. Ah! dit le bourreau, du ton d'un profond dégoût, je rougis
de honte d'être le semblable de pareilles créatures; j'aurais
mieux aimé naître boeuf ou bélier, ma parole la plus sacrée.

-- Vous n'auriez toujours pas risqué d'avoir un caractère plus
désagréable qu'à présent, répliqua Simon Tappertit, en sortant
avec une majesté superbe.

-- Ne comptez pas là-dessus; j'aurais du moins des cornes dont je
ne ménagerais pas les fameux héros qui nous honorent ici de leur
compagnie; je ne ferais d'exception que pour ces deux-là, montrant
Hugh et Barnabé, pour la résolution qu'ils ont montrée seuls
aujourd'hui.»

Après cette justice douloureuse rendue à leur courage, M. Dennis
chercha quelque consolation dans son rosbif froid et dans un
cruchon de bière, mais sans détendre les plis de sa triste et
sombre figure, dont ces distractions solides et liquides
augmentèrent plus qu'elles ne dissipèrent, par leur influence,
l'expression sinistre.

La compagnie présente, si durement diffamée par Dennis, n'aurait
pas été en reste de récrimination, peut-être même en serait-on
venu aux coups, s'ils n'avaient pas été tous si fatigués et si
découragés. La plus grande partie d'entre eux étaient encore à
jeun; ils avaient tous énormément souffert de la chaleur, et dans
les cris, les efforts violents, l'excitation de la journée, un bon
nombre avaient perdu la voix et presque la force de se tenir. Ils
ne savaient plus que faire; ils craignaient les suites de ce
qu'ils avaient fait; ils sentaient bien qu'après tout ils avaient
échoué dans leur plan, et qu'ils n'avaient guère fait qu'empirer
les affaires. Si bien que, de ceux qui étaient venus à _la Botte_,
en moins d'une heure il y en eut beaucoup de partis; et les plus
honnêtes, les plus sincères, se promirent bien de ne plus jamais
recommencer l'expérience qu'ils avaient faite le matin. Quelques
autres restèrent, mais seulement pour se rafraîchir, et s'en
retourner après chez eux, tout démoralisés. D'autres enfin, qui
n'avaient pas manqué jusque-là de fréquenter régulièrement ce lieu
de rendez-vous, s'en dispensèrent tout à fait. La demi-douzaine de
prisonniers tombés entre les mains de la troupe se multiplia dans
les rapports qui circulèrent bientôt partout, jusqu'au chiffre de
la cinquantaine, tout au moins; et leurs amis, faibles de corps,
et de sens rassis, sentirent si bien s'en aller leur énergie, sous
l'influence de ces nouvelles décourageantes, qu'à huit heures du
soir il n'y restait plus que Dennis, Hugh et Barnabé. Encore
étaient-ils à moitié endormis sur les bancs dans la salle, quand
ils furent réveillés par l'entrée de Gashford.

«Oh! vous voilà donc ici? dit le secrétaire. Je ne m'attendais
guère à vous trouver là.

-- Et où donc voulez-vous que nous soyons, maître Gashford?
répondit Dennis en se mettant sur son séant.

-- Oh! nulle part, nulle part, répliqua-t-il de l'air le plus
doucereux. Les rues sont pleines de cocardes bleues, je pensais
que vous étiez peut-être plutôt par là. Je suis bien aise de voir
que non.

-- En ce cas, vous avez donc des ordres à nous transmettre, notre
maître? dit Hugh.

-- Des ordres! oh! ciel! non. Je n'en ai pas le moindre, mon brave
garçon. Quels ordres voulez-vous que j'aie à vous donner? vous
n'êtes pas à mon service.

-- Mais, maître Gashford, fit observer Dennis, nous appartenons à
la Cause, n'est-ce pas?

-- La Cause! répéta le secrétaire, en le regardant comme s'il ne
savait pas ce que l'autre voulait lui dire. Il n'y a pas de Cause.
La Cause est perdue.

-- Perdue!

-- Mais certainement. Est-ce que vous n'en avez pas entendu
parler? La pétition a été rejetée à la majorité de cent quatre-
vingt-douze contre six. C'est une affaire finie. Nous aurions
aussi bien fait de ne pas nous donner tant de mal. Si ce n'était
ça et la contrariété de milord, je n'y penserais seulement plus.
Qu'est-ce que ça me fait, du reste?»

En même temps, il avait pris un canif dans sa poche, mis son
chapeau sur ses genoux, et s'occupait à découdre la cocarde bleue
qu'il avait portée tout le jour, en fredonnant un cantique qui
avait été en faveur dans la matinée, et en paraissant la caresser
avec une espèce de regret.

Ses deux acolytes se regardaient l'un l'autre, puis le regardaient
à son tour, ne sachant trop comment poursuivre la conversation sur
ce sujet. À la fin, Hugh, après bien des coups de coude et des
coups d'oeil échangés avec M. Dennis, se hasarda à lui prendre la
main pour lui demander pourquoi il ôtait ce ruban de son chapeau.

«Parce que, dit le secrétaire en relevant les yeux avec un sourire
qui pouvait bien passer pour une grimace, parce que, de porter ça
pour rester tranquille, ou de porter ça pour dormir, ou de porter
ça pour se sauver, c'est une mauvaise farce. Voilà tout, mon ami.

-- Qu'est-ce que vous vouliez donc que nous fissions, notre
maître? cria Hugh.

-- Rien, répliqua Gashford en haussant les épaules, rien du tout.
Quand milord s'est vu insulter et menacer parce qu'il venait
auprès de vous, moi, je suis trop prudent pour avoir désiré que
vous fissiez quelque chose. Quand les militaires sont venus vous
écraser sous les pieds de leurs chevaux, j'aurais été bien fâché
que vous fissiez quelque chose. Quand l'un d'eux a été renversé
par une main hardie, et que j'ai vu la confusion et la crainte sur
tous leurs visages, j'aurais été bien fâché que vous fissiez
quelque chose, et vous avez pensé comme moi, car vous n'avez rien
fait. C'est là le jeune homme qui a eu si peu de prudence et tant
de hardiesse! Ah! j'en suis bien fâché pour lui.

-- Fâché! notre maître, cria Hugh.

-- Fâché! maître Gashford, répéta Dennis.

-- Je suppose qu'on vienne à afficher demain une proclamation
promettant une cinquantaine de livres sterling, ou quelque misère
de ce genre, à celui qui l'arrêtera; je suppose même qu'on y
comprenne aussi un autre homme qui s'est jeté dans le couloir du
haut de l'escalier, dit Gashford, ce ne serait pas encore la peine
de faire quelque chose.

-- Nom d'un tonnerre! notre maître, cria Hugh en sautant sur son
banc. Qu'est-ce que nous avons donc fait pour que vous nous
parliez comme ça?

-- Rien du tout, reprit l'autre avec le même rire. Si on vous
jette en prison, si ce jeune homme (et ici il regarda fixement la
figure sérieuse et attentive de Barnabé), est arraché de nos bras
et de ceux de ses amis, de gens qu'il aime peut être, et que sa
mort mettra aussi au tombeau; si on le plonge dans un cachot
jusqu'à ce qu'on l'en retire pour le pendre à leurs yeux; c'est
égal, il ne faut rien faire. Je suis sûr que vous trouverez, comme
moi, que c'est le parti le plus prudent.

-- Venons-nous-en, cria Hugh, marchant à grands pas vers la porte;
Dennis, Barnabé, venons-nous-en.

-- Où cela? quoi faire? dit Gashford, passant devant lui et
s'appuyant contre la porte, pour l'empêcher de sortir.

-- N'importe où! n'importe quoi! cria Hugh. Ôtez-vous de là, notre
maître, ou nous allons sauter par la fenêtre; ça reviendra au
même. Laissez-nous partir.

-- Ha! ha! ha! quels... quels gaillards! dit Gashford qui tout à
coup, changeant de ton, prit celui d'une familiarité plaisante et
railleuse. Quelles natures inflammables! Ah çà! ça ne vous
empêchera toujours pas de boire un coup avant de partir?

-- Oh, non! certainement,» dit Dennis en grognant et en essuyant
d'avance ses lèvres avides avec sa manche. Pas de rancune, frère;
buvons un coup avec maître Gashford.»

Hugh essuya la sueur de son front et laissa reparaître sur sa face
un sourire, pendant que l'artificieux secrétaire riait à gorge
déployée.

«Allons! garçon, à boire, et dépêchons-nous, car il ne s'arrêtera
pas ici davantage, pas même pour boire un coup. C'est un luron si
déterminé! dit le doucereux secrétaire auquel M. Dennis répondait
par des signes de tête et des jurons qu'il marmottait entre ses
dents. Une fois piqué au jeu, voyez-vous, ce garçon-là ne se
connaît plus.»

Hugh balança son poing robuste en l'air, et en assena un bon coup
à Barnabé dans le dos, en lui disant: «N'aie pas peur.» Après quoi
ils se donnèrent une poignée de main, Barnabé étant toujours
évidemment sous l'empire de la même pensée, qu'il n'y avait pas au
monde un héros aussi vertueux, aussi désintéressé que lui; ce qui
faisait rire Gashford encore plus fort.

«J'ai entendu dire, ajouta-t-il tranquillement, en versant dans
leurs verres, à mesure qu'ils les vidaient, autant de liqueur
qu'ils en voulaient et répétant, à leur gré, cet exercice, j'ai
entendu dire, mais je ne sais pas si c'est vrai ou si c'est faux,
que les gens qui sont à flâner ce soir dans les rues, seraient
assez disposés à aller démolir une ou deux chapelles catholiques,
s'ils avaient seulement des chefs. On m'a même parlé de celle de
Duke-Street, aux Champs de Lincoln's-Inn, et de celle de Warwick-
Street, dans Golden-Square. Mais ce qu'on dit, vous savez...Vous
n'allez pas par là?

-- Est-ce encore pour ne rien faire, mon maître? cria Hugh.
Diable! il ne faut pas que Barnabé et moi nous allions passer par
la geôle, et peut-être par la potence. Nous allons leur en ôter la
fantaisie. Ah! on a besoin de chefs! Allons, les amis, à
l'ouvrage!

-- Quel garçon impétueux! cria le secrétaire. Ah! ah! en voilà un
gaillard qui n'a pas peur! Quel feu, quelle véhémence! C'est un
bomme qui...»

Mais ce n'était pas la peine d'achever sa phrase: les autres
s'étaient déjà précipités hors de la maison, et ne pouvaient déjà
plus l'entendre. Il s'arrêta donc au milieu d'un éclat de rire,
prêta l'oreille, ajusta ses gants, croisa ses bras derrière son
dos, et, après avoir assez longtemps parcouru à grands pas la
salle déserte, il dirigea sa marche du côté de la Cité, et prit
par les rues.

Elles étaient pleines de monde, car les événements du jour avaient
fait grand bruit. Les gens qui n'étaient pas curieux de s'éloigner
de chez eux étaient à leurs croisées ou sur le pas de leurs
portes, et l'on n'avait partout qu'un même sujet de conversation.
Les uns racontaient que l'émeute était tout à fait dissipée; les
autres qu'elle venait de recommencer: il y en avait qui
prétendaient que lord Georges Gordon avait été envoyé sous bonne
garde à la Tour; d'autres, qu'il y avait eu un attentat contre la
vie du roi, qu'on avait rappelé la troupe, et qu'il n'y avait pas
une heure qu'on avait entendu distinctement, au bout de la ville,
un feu de peloton. À mesure que la nuit devenait plus sombre, les
nouvelles devenaient aussi plus effrayantes et plus mystérieuses;
et souvent il suffisait d'un passant qui annonçait en courant que
les agitateurs n'étaient pas loin, qu'ils allaient être bientôt
arrivés, pour faire aussitôt fermer et barricader les portes,
assurer les fenêtres basses, enfin pour jeter autant de
consternation et d'épouvante que si la ville venait d'être envahie
par une armée étrangère.

Gashford se promenait partout à la sourdine, écoutant, pour les
répandre plus loin à son tour, ou pour les confirmer de son
témoignage, toutes les fausses rumeurs qui pouvaient servir à ses
fins. Tout entier à ce soin, il venait de tourner, pour la
vingtième fois, le coin de Holborn, quand une troupe de femmes et
d'enfants qui se sauvaient, tout haletants et se retournant
souvent pour regarder par derrière, au milieu d'un bruit confus de
voix, attira son attention.

Cet indice assuré, joint à l'éclat rougeâtre dont on voyait la
réverbération sur les maisons d'en face, lui fit reconnaître
l'approche de quelques amis; il s'abrita un moment dans une allée,
dont il avait trouvé la porte ouverte en passant, et, montant avec
quelques autres personnes à une fenêtre du second étage, il se mit
à regarder en bas la foule.

Ils avaient avec eux des torches qui éclairaient distinctement les
visages des principaux acteurs de cette scène. Ils venaient de
démolir quelques bâtiments, on le voyait assez, et il n'était pas
moins évident que c'était un lieu consacré au culte catholique,
comme le prouvaient les dépouilles qu'ils portaient en trophées,
des soutanes, et des étoles avec de riches fragments des ornements
de l'autel, couverts de suie, de crotte, de poussière et de
plâtre. Leurs vêtements en lambeaux, leurs cheveux en désordre
éparpillés autour de leurs têtes, leurs mains et leurs figures
écorchées et saignantes des clous rouillés contre lesquels ils
s'étaient meurtris, Barnabé, Hugh et Dennis, poursuivaient leur
route en avant, furieux et hideux comme des échappés de Bedlam.
Derrière eux se pressait la foule pour les suivre. Les uns
chantaient, les autres poussaient des cris de victoire; d'autres
se querellaient; d'autres menaçaient les spectateurs en passant;
d'autres, avec de grands éclats de bois sur lesquels ils passaient
leur rage, comme si c'eussent été des victimes vivantes, les
brisaient en mille morceaux qu'ils jetaient en l'air; d'autres, en
état d'ivresse, ne sentaient pas même les coups qu'ils avaient
reçus par la chute des pierres, des briques ou de la charpente. Il
y en avait un qu'on portait sur un volet, en guise de civière, au
milieu de la multitude; il était couvert d'un drap sale, sous
lequel on voyait seulement un bloc inanimé, une figure funèbre.
Puis, c'étaient des visages grossiers qui passaient, éclairés ça
et là par un bout de flambeau fumeux; une fantasmagorie de têtes
de démons, d'yeux sauvages, de bâtons et de barres de fer dressés
en l'air, qui tournaient et s'agitaient sans fin. Tableau horrible
où l'on voyait à la fois tant et si peu, tant de fantômes qu'on ne
pouvait plus oublier de sa vie, et tant d'objets confus qu'on
n'avait que le temps d'entrevoir d'un coup d'oeil rapide! Parais,
disparais!

Pendant que la foule passait pour marcher à son oeuvre de ruine et
de colère, on entendit un cri perçant, vers lequel se
précipitèrent quelques personnes. Gashford était du nombre: il
était descendu tout exprès. Seulement, il était en arrière du
groupe de curieux, sans rien voir et sans rien entendre. L'un de
ceux qui étaient mieux placés devant lui l'informa que c'était une
femme veuve qui venait de reconnaître son fils parmi les
émeutiers.

«Est-ce là tout? dit le secrétaire, se retournant comme pour
rentrer chez lui. Ma foi! cela commence à prendre tournure.»




CHAPITRE IX.


Malgré les espérances que Gashford avait pu concevoir de ces
préliminaires violents, qui avaient si bien l'air de prendre
tournure en effet, les choses n'allèrent pas plus loin pour le
moment. La troupe fut mandée de nouveau, elle fit encore une demi-
douzaine de prisonniers, et la foule se dispersa derechef, après
une courte échauffourée, sans qu'il y eût eu de sang répandu. Au
milieu de leurs transports et de leur ivresse, ils n'avaient
pourtant pas encore rompu tout frein, ni bravé ouvertement le
gouvernement et les lois. Ils gardaient encore quelque chose de
leur respect habituel pour l'autorité que la société avait commise
au soin de sa conservation; et, si des mesures opportunes eussent
rétabli plus tôt la majesté du pouvoir, le secrétaire en aurait
été pour ses peines; il ne lui restait plus qu'à digérer ses
désappointements.

À minuit, les rues étaient vides et tranquilles, et, sauf qu'il y
avait dans deux quartiers de la ville un monceau de murs
chancelants et un amas de décombres, à la place où le soleil
s'était couché la veille sur un riche et magnifique édifice, tout
avait son aspect ordinaire. Les catholiques bourgeois ou
marchands, en assez grand nombre dans la Cité et ses faubourgs,
n'avaient pas d'inquiétude pour leurs biens ou leurs propriétés;
peut-être même n'avaient-ils pas vu avec une grande indignation le
tort qu'on leur avait déjà fait en pillant et détruisant leurs
églises. Une foi sincère dans le gouvernement, dont la protection
leur était acquise depuis bien des années, et une confiance en
apparence bien fondée dans les bons sentiments et le jugement de
la grande masse de leurs concitoyens, avec lesquels, malgré leur
différence d'opinions religieuses, ils vivaient tous les jours sur
le pied de l'intimité, de l'affection, de l'amitié, les
rassuraient contre le renouvellement des excès commis la veille.
Ils étaient convaincus qu'il ne fallait pas plus rendre les vrais
protestants responsables de ces outrages, qu'il n'eût été juste
d'attribuer aux catholiques le billot, la question, le gibet et le
poteau qui avaient déshonoré le règne de Marie.

La pendule allait sonner une heure, et Gabriel Varden avec sa dame
et miss Miggs, étaient encore assis dans le petit salon à
attendre. Le fait par lui-même n'était déjà pas ordinaire. Mais la
mèche languissante des chandelles tristes et coulantes, le silence
qui régnait parmi eux, et, par-dessus tout, les bonnets de nuit de
madame et de sa gouvernante, montraient bien qu'il y avait
longtemps qu'on était prêt à se mettre au lit, si l'on n'avait pas
eu de fortes raisons d'attendre sur sa chaise bien après l'heure
accoutumée.

À défaut d'autres preuves, on en aurait trouvé un témoignage
suffisant dans la tenue de Mlle Miggs. Arrivée à cet état de
sensibilité nerveuse et d'agitation du système qui résultent d'une
veille prolongée, elle ne cessait de se frotter le nez et de se
tortiller sur place, comme si sa chaise était rembourrée de noyaux
de pêches qui lui rendissent à chaque instant un changement de
position désirable: elle faisait de même à ses paupières des
frictions fréquentes, sans oublier les petites toux, les petits
gémissements, les tressaillements spasmodiques, les bâillements,
les reniflements, mille autres démonstrations de même nature, qui
avaient fini par tellement agacer et taquiner la patience du
serrurier, qu'après l'avoir quelque temps regardée en silence, il
éclata par cette apostrophe soudaine:

«Miggs, ma bonne fille, allez vous coucher; allez vous coucher.
J'aimerais mieux entendre, goutte à goutte, tomber pendant une
heure la pluie de vingt-cinq gouttières, ou vingt-cinq souris
grignoter une croûte derrière le lambris, que de vous voir comme
ça. Allez-vous coucher, Miggs: allez, vous m'obligerez.

-- C'est que vous n'avez rien qui vous chiffonne, monsieur,
répondit Mlle Miggs; aussi votre proposition ne m'étonne pas du
tout. Mais madame n'est pas comme vous... et tant que vous ne
serez pas tranquille, madame, ajouta-t-elle en se tournant vers la
femme du serrurier, il me serait impossible d'aller maintenant me
coucher l'esprit en paix, quand toutes les gouttières dont parlait
monsieur me courraient dans le dos, avec leur eau glacée.»

Après cette déclaration, Mlle Miggs fit une foule d'efforts et de
tours d'épaule pour se frotter une démangeaison fictive dans une
place imaginaire, et eut la chair de poule de la tête aux pieds,
voulant par là faire entendre que la cascade en question lui
dégringolait tout du long, mais que le sentiment du devoir la
retenait sous cette douche cruelle, comme elle endurcirait sa
patience contre toutes les autres souffrances.

Mme Varden étant trop assoupie pour pouvoir parler, et Mlle Miggs
ayant dit tout ce qu'elle avait à dire, le serrurier, lui, n'eut
rien de mieux à faire que de soupirer et de prendre patience comme
il pourrait.

Mais quelle patience d'ange n'aurait-il pas fallu pour rester
tranquille en face d'un pareil basilic? S'il regardait d'un autre
côté pour ne pas la voir, c'était encore pis; il sentait qu'elle
se frottait la joue, se tordait l'oreille, clignait ses yeux,
donnait à son nez toutes les formes les plus hétéroclites. Si elle
était un moment délivrée de ces petits maux, c'est qu'elle avait
le pied engourdi, ou des impatiences dans les bras, ou une crampe
à la jambe, ou quelque autre maladie horrible qui mettait tout son
être à la torture. Jouissait-elle enfin d'un moment de repos:
alors, fermant les yeux, ouvrant la bouche, on la voyait droite et
roide sur sa chaise; puis elle penchait un peu la tête en avant,
et s'arrêtait comme avec un ressort, crac. Puis encore la tête
descendait un tantinet; le ressort jouait: elle s'arrêtait, crac.
Puis elle reprenait son assiette. L'instant d'après, la tête
tombait, tombait, tombait insensiblement. Ah! mon Dieu! c'est
fini, elle va perdre l'équilibre; le pauvre serrurier sue sang et
eau de peur qu'elle ne se fasse une bosse au front et peut-être ne
se fracture le crâne: décidément il va la réveiller. Mais, non,
pas du tout; sans qu'on sache pourquoi ni comment, la voilà roide
et droite comme un I, les yeux tout grands ouverts, avec une
expression provocante dans sa physionomie, car le sommeil ne lui a
rien fait rabattre de son obstination, et elle a l'air de vous
dire tout net: «Je puis vous donner ma parole d'honneur que je
n'ai pas seulement fermé les yeux depuis la dernière fois que je
vous ai regardé.»

À la fin des fins, quand l'horloge eut sonné deux heures, on
entendit un bruit à la porte de la rue, comme si quelqu'un était
tombé par accident contre le marteau. Aussitôt Mlle Miggs, sautant
sur ses pieds et frappant des mains, cria, par un singulier
mélange du sacré et du profane: «Dieu tout-puissant, mame, c'est
le coup de marteau de Simon.

-- Qui est là? cria Gabriel.

-- Moi,» répondit la voix bien connue de M. Tappertit. Gabriel lui
ouvrit la porte et le fit entrer.

M. Simon n'était pas à son avantage. Un homme de sa taille n'avait
pas dû être à son aise dans la foule, et, comme il avait joué un
rôle actif dans les parades et les bousculades de la veille, ses
habits étaient littéralement tout aplatis des pieds à la tête.
Quant à son chapeau, il avait subi tant de renfoncements, qu'il
n'avait plus de forme du tout, et ses souliers éculés auraient
plutôt passé pour des savates. Son habit flottait par morceaux
autour de lui; il avait perdu à la bataille ses boucles de culotte
et d'escarpins; il ne lui restait plus qu'une moitié de cravate,
et le devant de sa chemise était déchiré en lambeaux. Cependant,
malgré tous ces désavantages personnels, malgré sa faiblesse, son
échauffement et sa fatigue, malgré la poussière et la crotte dont
il était si bien barbouillé que, s'il avait été renfermé dans une
boîte, il n'aurait pas été plus difficile de reconnaître de quelle
étoffe était sa peau; malgré tout cela, il s'avança fièrement dans
le petit salon, se jeta sur une chaise, et faisant tout ce qu'il
pouvait pour fourrer ses mains dans ses goussets, dont la poche
retournée était étalée le long de ses cuisses et pendillait comme
un gland de bonnet de coton, il se mit à considérer le ménage avec
une dignité sombre.

«Simon, dit gravement le serrurier, comment se fait-il que vous
reveniez au logis à des heures pareilles et dans l'état où vous
êtes? Donnez-moi votre parole que vous n'êtes pas allé avec les
émeutiers, et je ne vous en demanderai pas davantage.

-- Monsieur, répliqua M. Tappertit avec un air de mépris, je vous
trouve bien hardi de me faire une question pareille.

-- Vous venez de boire un coup, dit le serrurier.

-- En principe général, monsieur, et dans le sens le plus
injurieux du mot, répliqua l'élève à son bourgeois avec un grand
calme, je vous considère comme un menteur. Mais dans cette
dernière supposition, je dois dire que, sans le vouloir... sans le
vouloir, monsieur, vous avez mis le nez dessus.

-- Marthe, dit le serrurier se retournant vers sa femme, et
secouant la tête tristement, pendant que sa figure ouverte
dissimulait mal un sourire en présence de l'absurde personnage
étendu devant lui, je suis sûr que l'on finira par reconnaître que
le pauvre garçon ne se sera pas compromis avec les fous et les
mauvais sujets dont nous avons tant parlé, et qui ont fait ce soir
tant de mal. S'il a été à Warwick-Street ou à Duke-Street cette
nuit...

-- Il n'a été ni à l'un ni à l'autre, monsieur,» cria M. Tappertit
d'une voix élevée qui finit tout à coup en une espèce de
grognement sourd, répétant au serrurier, sur lequel il avait les
yeux fixés: «Il n'a été ni à l'un ni à l'autre.

-- J'en suis bien aise, de tout mon coeur, dit le serrurier d'un
ton sérieux: car s'il y était allé, et qu'on pût l'en convaincre,
voyez-vous, Marthe, votre grande Association serait devenue pour
lui la charrette du bourreau qui mène les gens à la potence, et
les laisse là les jambes en l'air. Aussi sûr que nous sommes de ce
monde, vous et moi.»

Mme Varden était trop effrayée du changement qui s'était opéré
dans les manières et l'extérieur de Simon; elle était surtout trop
épouvantée des récits qui lui avaient été faits ce soir-là sur le
compte des émeutiers, pour hasarder aucune réponse, ni recourir à
son système ordinaire de politique matrimoniale. Mlle Miggs se
tordait les mains et pleurait.

«Il n'a pas été à Duke-Street, ni à Warwick-Street, Georges
Varden, dit Simon d'un air farouche; mais il a été à Westminster.
Peut-être bien que là, monsieur, il aura donné des coups de pied à
quelque membre de la chambre et des taloches à quelque lord... Ah!
cela vous étonne! Eh bien! je vais vous le répéter. Il a pu en
faire saigner quelques-uns du nez et donner de bonnes taloches à
quelque lord. Qui sait? ajouta-t-il en portant la main à la poche
de son gilet, ce cure-dent-là, et il tira un large cure-dent, qui
fit pousser à la fois un cri à Miggs et à Mme Varden, c'était
peut-être celui d'un évêque. Voyez-vous, Georges Varden?

-- Tenez, dit le serrurier vivement, j'aimerais mieux qu'il m'en
eut coûté cinq cents guinées, et que cela ne fût pas arrivé. Idiot
que vous êtes, savez-vous seulement le danger que vous courez?

-- Oui, monsieur, je le sais, et je m'en fais gloire. J'y étais,
et tout le monde a pu m'y voir. J'étais en vue, j'étais dans les
honneurs de la chose. J'en braverai les conséquences.»

Le serrurier, réellement troublé et agité, se promenait
silencieusement de long en large, jetant de temps en temps un coup
d'oeil sur son apprenti; enfin s'arrêtant devant lui:

«Croyez-moi, dit-il, allez vous coucher, ne fût-ce qu'une couple
d'heures, pour vous réveiller de sens rassis et repentant. Montrez
seulement du regret de ce que vous avez, fait, et nous essayerons
de vous sauver de là. Si je le réveille à cinq heures, dit Varden
à sa femme vers laquelle il s'était tourné brusquement, il n'aura
qu'à se lever et changer d'habits; puis après cela il pourra
gagner l'escalier de la Tour, et partir pour Gravesend par le
chasse-marée, avant qu'on ait fait des recherches contre lui. De
là il peut aisément gagner Canterbury, où votre cousin lui donnera
de l'ouvrage jusqu'à ce que l'orage soit passé. Je ne suis pas
bien sûr d'agir comme il faut en le sauvant du châtiment qu'il
mérite; mais il a demeuré chez nous douze ans au moins, petit
garçon ou homme fait, et je serais désolé qu'il finît mal, pour un
jour qu'il s'est mal conduit. Allez fermer la porte de devant,
Miggs, et qu'on ne voie pas votre lumière dans la rue, quand vous
monterez dans votre chambre. Allons! vite, Simon, allons nous
coucher!

-- Et vous supposez, monsieur, répliqua M. Tappertit avec une
difficulté et une lenteur d'élocution qui formaient un contraste
parfait avec la rapidité et l'élan de son excellent maître... Et
vous supposez que je suis assez bas et assez vil pour accepter
votre proposition humiliante?... Mécréant!

-- Tout ce que vous voudrez, monsieur, mais allez vous coucher. Il
n'y a pas une minute à perdre. Miggs, par ici la lumière.

-- Oui! oui! allez, allez vous coucher tout de suite,» crièrent
les deux femmes à la fois.

M. Tappertit se leva sur ses jambes, et, repoussant sa chaise pour
montrer qu'il n'avait pas besoin de son assistance, il répondit en
se promenant à son tour de long en large, mais sans pouvoir
décider sa tête à se mettre d'accord dans ses mouvements avec son
corps.

«Qu'est-ce que vous me parliez de Miggs, monsieur? On pourrait
bien la brûler vive, votre Miggs.

-- Oh! Simon, éjacula la demoiselle d'une voix défaillante; Dieu
de Dieu! quel coup il vient de me donner!

-- Toute la famille ici, on pourrait bien la brûler vive,
monsieur, reprit M. Tappertit en la regardant avec un sourire
d'ineffable dédain, excepté Mme Varden, pour laquelle je suis venu
ici ce soir. Madame Varden, prenez ce morceau de papier. C'est une
sauvegarde, madame, vous pourrez en avoir besoin.»

À ces mots, il tendit à la longueur du bras un sale chiffon de
papier. Le serrurier le prit, l'ouvrit, et lut ce qui suit:

_Tous les bons amis de notre Cause auront grand soin, j'espère, de
respecter la propriété de tout fidèle protestant. Je sais
pertinemment que le propriétaire de céans est un solide et
respectable partisan de la Cause._

_Georges Gordon._

«Qu'est-ce que c'est que ça? dit le serrurier en changeant de
visage.

-- C'est quelque chose qui peut vous rendre service, mon jeune
cadet, répliqua son apprenti, et vous ne serez pas fâché de le
retrouver dans l'occasion. Serrez-moi ça soigneusement, et dans un
endroit où vous puissiez mettre tout de suite la main dessus, en
cas de besoin. Et n'oubliez pas d'écrire demain soir à la craie,
sur votre porte, pour au moins huit jours: Pas de papisme! voilà
tout!

-- C'est, ma foi, une pièce authentique, dit le serrurier après
examen; je reconnais l'écriture. Il y a quelque danger là-dessous.
Quel diable y a-t-il donc en jeu?

-- Un diable de feu, repartit Simon, un diable de flamme et de
colère. Tâchez de vous garer de son chemin, ou vous y resterez,
mon cher. Vous ne direz pas qu'on ne vous a pas averti; c'est à
vous maintenant à vous tenir sur vos gardes. Adieu!»

Mais ici les deux femmes se jetèrent au-devant de lui, surtout
Mlle Miggs, qui lui tomba sur le corps avec tant de ferveur
qu'elle le colla contre la muraille, en le conjurant l'une et
l'autre, dans les termes les plus émouvants, de ne pas sortir
avant d'avoir repris son bon sens; d'entendre enfin raison, de
réfléchir à ce qu'il allait faire; de prendre un peu de repos,
après quoi il serait toujours à même de faire ce qu'il voudrait.

«Quand je vous dis que je suis décidé! la patrie sanglante
m'appelle, et j'y vais. Miggs, si vous ne vous ôtez pas de mon
chemin, vous allez vous faire pincer.»

Mlle Miggs, toujours accrochée au rebelle, poussa un cri
douloureux, un seul cri; mais était-ce dans les transports de son
émotion, était-ce parce que son ennemi venait d'exécuter sa
menace? c'est encore un mystère.

«Allez-vous me lâcher? dit Simon, faisant des efforts désespérés
pour se dégager de la chaste, mais étouffante étreinte de
l'araignée qui l'enveloppait dans ses bras. Laissez-moi m'en
aller. Je vous ai assuré un sort dans notre constitution nouvelle
de la Société, un joli petit sort... là! êtes-vous contente?

-- Ô Simon! cria Mlle Miggs, ô Simon béni! ô mame! si vous saviez
où en sont mes sentiments en ce moment d'épreuve!»

Ma foi! ses sentiments avaient bien l'air d'être d'une nature
assez turbulente. Elle avait perdu son bonnet à la bataille, elle
était à genoux sur le carreau, révélant sans pudeur aux assistants
la plus étrange collection de papillotes bleues et de papillotes
jaunes, de tours de cheveux suspects, d'aiguillettes, de lacets de
corset, de cordons, on ne peut vraiment pas dire de quoi. Elle
était pantelante, elle crispait ses mains; on ne lui voyait que le
blanc des yeux; elle pleurait comme une Madeleine: enfin, elle
montrait tous les symptômes les plus aigus d'une grande souffrance
morale.

«Je laisse ici, dit Simon se tournant vers le bourgeois, sans
faire seulement attention à l'affliction virginale de Mlle Miggs,
je laisse au premier une caisse d'effets: vous en ferez ce que
vous voudrez. Moi, je n'en ai pas besoin. Je ne reviendrai plus
ici. Vous n'avez, monsieur, qu'à chercher un ouvrier: je ne suis
plus l'ouvrier que de ma patrie; désormais voilà dans quelle
partie je travaille.

-- Dans deux heures d'ici vous ferez tout ce que vous voudrez;
mais, pour le moment, allez vous coucher, reprit le serrurier en
se plantant devant le passage de la porte. Vous m'entendez? allez-
vous coucher.

-- Oui, je vous entends, et je me moque de vous, Varden, répondit
Simon Tappertit. J'ai été ce soir à la campagne, arranger une
expédition qui fera tressaillir de crainte votre âme de serrurier,
poseur de sonnettes. C'est une affaire qui demande toute mon
énergie: laissez-moi passer.

-- Si vous faites seulement mine d'approcher de la porte, je vous
flanque par terre: ainsi vous ferez bien d'aller vous coucher!

Simon, sans rien répondre, se releva aussi droit qu'il put, et
piqua une tête dans le beau milieu de la poitrine de son vieux
patron, sur quoi les voilà tous les deux dans la boutique,
accrochés l'un à l'autre, les mains et les pieds si bien
entortillés, qu'on aurait cru voir en peloton une demi-douzaine de
combattants pour le moins; je crois même que Miggs et Mme Varden
en comptaient douze, au milieu de leurs cris perçants.

Varden n'aurait pas eu de mal à terrasser son ancien apprenti et à
le réduire, pieds et poings liés. Mais il lui répugnait de le
malmener dans cet état d'ivresse sans défense: il se contentait
donc de parer, quand il pouvait, ses coups, les acceptant pour
bons quand il ne pouvait pas les parer, restant toujours entre
Simon et la porte, et attendant qu'il se rencontrât quelque
occasion favorable de le forcer à faire retraite dans l'escalier
et de l'enfermer sous clef dans sa chambre. Mais le brave homme
avait trop compté sur la faiblesse de son adversaire; il n'aurait
pas dû oublier que souvent tel ivrogne, qui n'a plus la force de
se soutenir, n'en court pas moins comme un lapin. Simon Tappertit,
prenant le temps à propos, fit traîtreusement semblant de tomber
en arrière, et, pendant que l'autre se baissait pour le ramasser,
il fut, en un clin d'oeil, sur ses jambes, passa devant lui
brusquement, ouvrit la porte, dont il connaissait bien le truc, et
se précipita dans la rue comme un chien enragé. Le serrurier
s'arrêta un moment, dans l'excès de sa stupéfaction, puis lui
donna la chasse.

On ne pouvait pas mieux choisir le moment pour courir; à cette
heure silencieuse les rues étaient désertes, l'air frais; la
figure qu'il poursuivait se voyait clairement à distance, fuyant
comme un trait, avec une ombre longue et gigantesque sur ses
talons. Mais le pauvre serrurier était un peu poussif pour espérer
de vaincre à la course un jeune homme comme Simon, que la graisse
n'empêchait pas de courir: ah! autrefois, à la bonne heure, il
l'aurait rattrapé en un rien de temps. Aussi commençait-il à être
bien distancé, et, au moment où les premiers rayons du soleil
levant vinrent éblouir Gabriel Varden, au tournant d'une rue, il
ne fut pas fâché d'abandonner la partie et de s'asseoir sur une
marche pour reprendre haleine. Pendant ce temps-là, Simon, sans
s'arrêter une fois, fuyait toujours avec la même rapidité dans la
direction de la Botte, où il savait bien qu'il allait retrouver
des camarades. Cette respectable auberge, déjà avantageusement
connue pour avoir attiré sur elle l'oeil de la police, avait même
organisé pour la circonstance une surveillance amicale, et placé
des vedettes pour attendre le retour du petit capitaine.

«Fais comme tu voudras, Simon, fais comme tu voudras, dit le
serrurier, aussitôt qu'il put recouvrer l'usage de la parole. J'ai
fait ce que j'ai pu pour te sauver, mon pauvre garçon; mais je
vois bien que c'est inutile, et que tu te mets toi-même la corde
au col.»

En même temps il branla la tête d'un air triste et découragé,
revint sur ses pas, se dépêcha de rentrer chez lui, où il trouva
Mme Varden et la fidèle Miggs qui attendaient avec impatience son
retour.

Or, Mme Varden, et par conséquent aussi Mlle Miggs, étaient
troublées par de secrets reproches qu'elles s'adressaient en
elles-mêmes. Voilà ce que c'est que d'avoir aidé et soutenu, de
toutes ses forces, le commencement d'un désordre dont personne à
présent ne pouvait plus prévoir la fin! Voilà ce que c'est que
d'avoir indirectement amené la scène dont elles venaient d'être
témoins! À présent, c'était au serrurier à triompher et à faire
des reproches. Cette dernière pensée surtout était si cruelle à
Mme Varden, qu'elle en avait l'oreille basse, et que, pendant que
son mari était à la poursuite de leur ouvrier échappé, elle
cachait sous sa chaise la petite maison en brique rouge avec son
toit jaune, de peur que sa vue ne fournit quelque occasion
nouvelle de revenir sur ce sujet pénible; et c'est pour cela
qu'elle la cachait tant qu'elle pouvait sous ses jupes.

Mais justement le serrurier avait songé à cet article en route, et
il ne fut pas plutôt rentré, qu'il le chercha des yeux dans la
chambre, et, ne le trouvant pas, demanda tout de suite où il
était.

Mme Varden n'avait pas d'autre ressource que de livrer sa
tirelire, ce qu'elle fit avec bien des larmes et des protestations
que si elle avait su ça...

«Oui, oui, dit Varden, c'est trop juste. Je le sais bien. Ce n'est
pas pour vous en faire reproche, ma chère. Mais rappelez-vous une
autre fois que, de toutes les mauvaises choses, il n'y en a pas de
pires que les bonnes, quand on en fait un mauvais usage. Une
méchante femme, tenez! c'est bien méchant. Eh bien! quand la
religion fait fausse route, c'est la même chose; mais n'en parlons
plus, ma chère.»

Là-dessus, il laissa tomber la maisonnette de brique rouge sur le
carreau, mit le talon dessus, et l'écrasa en mille morceaux. Les
gros sols, les petits sols, les pièces de six pence et les autres
contributions volontaires roulèrent dans tous les coins de la
chambre, sans que personne songeât à les toucher pour les
ramasser.

«Voilà quelque chose, dit le serrurier, de bien facile à faire;
plût à Dieu que les autres oeuvres de la même Société ne
présentassent pas plus de difficultés!

-- Par bonheur encore, Varden, lui dit sa femme en s'essuyant les
yeux avec son mouchoir, qu'en cas de nouveaux troubles... j'espère
bien qu'il n'y en aura pas, je le souhaite de tout mon coeur...

-- Et moi aussi, ma chère.

-- Dans ce cas-là, du moins, nous avons le papier que ce pauvre
jeune homme égaré nous a apporté.

-- Ah! tiens! c'est vrai! dit le serrurier se retournant vivement.
Où est-il donc, ce papier?»

Mme Varden resta toute tremblante de peur, en lui voyant prendre
dans ses mains la sauvegarde, la déchirer en mille morceaux et les
jeter dans l'âtre.

«Vous ne voulez pas vous en servir? dit-elle.

-- M'en servir! cria le serrurier. Oh! que non! Ils peuvent venir,
s'ils veulent, nous écraser sous notre toit renversé, brûler notre
maison, notre cher logis: je ne veux pas plus de la protection de
leur chef que je ne veux inscrire leur hurlement d'antipapisme sur
ma porte, quand ils devraient me fusiller. M'en servir! Qu'ils
viennent, je les en défie. Le premier qui descend le pas de ma
porte pour ça ne le remontera pas si vite. Que les autres fassent
ce qu'ils voudront, mais ce n'est pas moi qui irai mendier leur
pardon; non, non, quand on me donnerait autant d'or pesant que
j'ai de fer dans ma boutique. Allez-vous coucher, Marthe. Moi, je
vais descendre les volets et me mettre au travail.

-- Si matin? lui dit sa femme.

-- Oui, répondit gaiement le serrurier, si matin. Ils peuvent
venir quand ils voudront, ils ne me trouveront pas à me cacher et
à fouiner, comme si nous avions peur de prendre notre part de la
lumière du jour, pour la leur laisser tout entière. Ainsi, bon
sommeil, ma chère, et de bons rêves que je vous souhaite.»

En même temps il donna un baiser cordial à sa femme, en lui
recommandant de ne pas perdre de temps, sans quoi il serait
l'heure de se lever avant qu'elle fût seulement couchée.
Mme Varden monta l'escalier, d'une humeur douce et aimable, suivie
de Miggs, qui n'était pas non plus si revêche; mais, malgré ça,
elle ne pouvait s'empêcher, tout le long du chemin, d'avoir des
quintes de toux sèche, des reniflements et des hélas! en levant
les mains au ciel, comme pour dire, dans son profond étonnement:
«C'est égal, la conduite de notre maître est bien hardie.»




CHAPITRE X.


L'émeute est une créature d'une existence mystérieuse, surtout
dans une grande ville. D'où vient-elle et où va-t-elle? presque
personne n'en sait rien. Elle s'assemble, elle se disperse avec la
même rapidité. Il n'est pas plus facile de remonter aux
différentes sources dont elle se compose qu'à celle des flots de
la mer, avec laquelle elle a plus d'un trait de ressemblance: car
l'Océan n'est pas plus changeant, plus incertain, ni plus
terrible, quand il soulève ses vagues; il n'est pas plus cruel ni
plus insensé dans sa furie.

Les gens qui étaient allés faire du tapage à Westminster le
vendredi matin, et qui avaient accompli le soir l'oeuvre de
dévastation plus sérieuse de Duke-Street et de Warwick-Street,
étaient, en général, les mêmes. Sauf quelques misérables de plus,
que tous les rassemblements sont moralement sûrs de s'adjoindre
dans une ville où il doit y avoir un plus grand nombre de
fainéants et de mauvais sujets, on peut dire que l'émeute, dans
ces deux rencontres, était formée des mêmes éléments. Cependant,
quand elle fut dispersée dans l'après-midi, elle s'était
éparpillée dans diverses directions: il n'y avait pas eu de
nouveau rendez-vous donné, pas de plan conçu ou médité; en un mot,
à ce qu'ils pouvaient croire, ils s'en retournaient chacun chez
eux, sans espoir de se réunir encore.

À l'enseigne de _la Botte_, le quartier général, comme nous avons
vu, des émeutiers, il n'y en avait pas, le vendredi soir, une
douzaine: deux ou trois dans l'écurie et les remises, où ils
passaient la nuit; autant dans la salle commune; le même nombre
couchés dans les lits. Le reste était retourné dans leurs logis ou
plutôt dans leurs repaires ordinaires. Peut-être parmi ceux qui
étaient étendus dans les champs et les sentiers voisins, au pied
des meules de foin, ou près des fours à chaux, n'y en avait-il pas
une vingtaine qui eussent un domicile. Mais quant aux autres
réduits publics, aux loueurs, aux garnis, ils avaient à peu près
leur compte de leurs locataires ordinaires, et pas d'étrangers;
ils avaient leur total régulier de vice et de turpitude, auquel
ils étaient accoutumés, mais pas plus.

L'expérience d'une seule soirée, cependant, avait suffi pour
donner la preuve à ces chefs d'émeute, à ces catilinas de
rencontre, qu'ils n'avaient qu'à se montrer dans les rues pour
voir à l'instant se réunir autour d'eux des bandes qu'ils
n'auraient pu garder rassemblées, quand ils n'en avaient plus que
faire, sans beaucoup de dangers, de peine et de frais. Une fois
maîtres de ce secret, ils se sentirent la même assurance que s'ils
avaient autour d'eux un camp de vingt mille soldats, dévoués à
leurs ordres. Toute la journée du samedi, ils restèrent
tranquilles. Le dimanche, ils songèrent plutôt à tenir leurs gens
en haleine qu'à poursuivre sérieusement, par quelque mesure
énergique, l'exécution de leurs premiers projets.

«J'espère, dit Dennis, bâillant de grand coeur le dimanche matin,
et se relevant sur son séant d'une botte de paille qui lui avait
servi de lit pour la nuit, en même temps qu'il s'appuyait la tête
dans sa main et réveillait Hugh, étendu près de lui; j'espère que
maître Gashford va nous laisser faire notre dimanche; à moins
qu'il ne veuille déjà nous remettre à l'ouvrage, hein?

-- Il n'aime pas à laisser languir les choses, on peut être sûr de
ça, répondit Hugh en grognant. Et pourtant je ne me sens pas bien
disposé à bouger de là. Je suis roide comme un cadavre, et couvert
de sales égratignures, comme si j'avais passé la journée à me
battre avec des chats sauvages.

-- Dame! aussi, vous avez tant d'enthousiasme! dit Dennis
regardant avec admiration la tête mal peignée, la barbe emmêlée,
les mains déchirées, la figure égratignée du farouche camarade
qu'il avait là; vous êtes un vrai démon! vous vous faites cent
fois plus de mal qu'il n'est nécessaire, par l'envie que vous avez
d'être toujours en avant, et d'en faire plus que les autres.

-- Pour ce qui est de ça, répliqua Hugh, rejetant en arrière ses
cheveux épars et lançant un coup d'oeil à la porte de l'écurie où
ils étaient couchés, en voilà un là qui me vaut bien. Qu'est-ce
que je vous avais promis? Quand je vous disais qu'il en valait une
douzaine à lui tout seul, et pourtant vous n'aviez pas confiance
en lui!»

M. Dennis, encore endormi et plié en deux, releva son menton dans
sa main, pour imiter l'attitude de Hugh, et lui dit en regardant
aussi dans la direction de la porte:

«C'est vrai, c'est vrai, frère, vous le connaissiez bien. Mais qui
supposerait jamais, à voir ce garçon-là, qu'il pût faire de telles
prouesses? Quel dommage, frère, qu'au lieu de prendre un peu de
repos, comme nous, pour se préparer à faire des nouveaux efforts
en faveur de notre honorable Cause, il s'amuse à jouer au soldat
comme un bambin! Et voyez donc aussi comme il est propre,
continuait M. Dennis, qui n'avait pas du tout de raison de se
sentir quelque sympathie pour les gens délicats sur cet article;
comme on voit bien son imbécillité jusque dans cet excès de
propreté! à cinq heures du matin, il était déjà à la pompe, quand
tout le monde aurait parié qu'il devait être assez fatigué
d'avant-hier, pour avoir encore besoin de dormir à cette heure-là.
Mais pas du tout; je me suis éveillé seulement une minute ou deux,
et il était déjà à la pompe. Et encore, il fallait le voir planter
sa plume de paon dans son chapeau, quand il a eu fini de se laver!
Ah! je suis bien fâché que ce soit un esprit si borné; mais que
voulez-vous? le meilleur d'entre nous a ses défauts.»

Le sujet de ce dialogue et de cette conclusion proclamée d'un ton
de réflexion philosophique n'était autre, comme s'en doutent bien
nos lecteurs, que Barnabé, qui, son drapeau en main, se tenait en
faction au soleil devant la porte éloignée, se promenant
quelquefois de long en large et chantonnant sur l'air du carillon
que faisaient entendre les cloches des églises voisines. Mais
qu'il se tint tranquille, les deux mains appuyées sur la hampe de
son drapeau, ou qu'il le mit sur son épaule, pour monter la garde
d'un pas grave et mesuré, le soin avec lequel il avait arrangé sa
pauvre toilette, son port droit et fier, montraient toute
l'importance qu'il attachait au poste qu'on lui avait confié, et
l'orgueil qu'il en ressentait dans son âme. De l'endroit où Hugh
et son camarade étaient étendus dans l'ombre obscure du hangar,
Barnabé, avec la soleil, et le carillon pacifique du dimanche
qu'il accompagnait de la voix, formait un charmant tableau de
genre, auquel la porte servait de cadre, comme l'obscurité de
l'écurie lui servait du fond. Ce tableau avait un pendant: c'était
celui qu'ils représentaient de leur côté, se vautrant, comme des
animaux immondes, dans leur fumier et leur corruption sur leur
litière. Eux-mêmes, ils en sentaient le contraste; ils regardèrent
quelques moments sans rien dire, et d'un air un peu douteux:

«Ah! dit Hugh à la fin, avec un grand éclat de rire, le drôle de
corps que ce Barnabé! il n'y en a pas un parmi nous qui puisse en
faire autant, sans dormir, boire ni manger, comme lui. Quant à ce
que vous disiez qu'il joue au soldat, c'est moi qui l'ai mis là en
faction.

-- Alors c'est que vous aviez une raison pour ça, et une bonne, je
gage, répliqua Dennis en montrant toutes ses dents à force de rire
et jurant comme un païen. Pourquoi donc ça, frère?

-- Dame! vous savez, lui dit Hugh en se rapprochant de lui sur sa
paille, que notre noble capitaine de là-bas était joliment dedans
hier matin, et puis encore, comme vous et moi, un peu plus en
train hier au soir.»

Dennis regarda dans ce coin où Simon Tappertit gisait enfoncé dans
une botte de foin, ronflant comme une toupie, et remua la tête en
signe d'assentiment.

«Et notre noble capitaine, continua Hugh, encore avec un éclat de
rire, notre noble capitaine et moi nous avons fait pour demain le
plan d'une expédition éclatante... et profitable.

-- Encore les papistes? demanda Dennis en se frottant les mains.

-- Oui, contre les papistes; contre un papiste au moins avec qui
plusieurs d'entre nous, et moi tout le premier, nous avons un
vieux compte à régler.

-- Ce n'est pas cet ami de maître Gashford dont il nous parlait
chez moi, hein? dit Dennis, bouillant de plaisir et d'impatience.

-- Justement, c'est lui-même.

-- Ah! que c'est bien votre affaire! cria M. Dennis en lui donnant
une poignée de main; à la bonne heure! Vengeons-nous, tue,
assomme, et cela marchera deux fois plus vite. Eh bien après?
contez-moi cela.

-- Ha! ha! ha! Le capitaine, ajouta Hugh, a envie de profiter de
cela pour enlever une femme dans la bagarre, et... Ha! ha! ha!...
moi aussi.»

M. Dennis fit la grimace à cette partie de plan qu'on lui
communiquait; en principe général, il ne voulait pas entendre
parler de femmes. C'étaient des créatures si peu sûres et si
glissantes, qu'il n'y avait pas à y faire le moindre fond, et
qu'on ne les trouvait jamais du même avis, vingt-quatre heures
durant. Il en avait encore bien plus long à dire là-dessus; mais
il préféra demander à Hugh le rapport qu'il pouvait y avoir entre
l'expédition proposée et la faction de Barnabé, posé en sentinelle
à la porte de l'écurie. Voici ce que son camarade lui répondit
avec mystère:

«Voyez-vous, les gens à qui nous avons envie de rendre visite
étaient de ses amis, il n'y a pas bien longtemps, et, du caractère
que je lui connais, je suis sûr et certain que, s'il croyait que
nous allions leur faire du mal, bien loin de nous aider, il se
tournerait contre nous. C'est pour cela que je lui ai persuadé (je
le connais de longue main) que lord Georges l'a choisi de
préférence pour garder ici la place demain en notre absence, et
que c'est un grand honneur pour lui. Voilà pourquoi il monte en ce
moment la garde, fier comme un Artaban. Ha! ha! Qu'en dites-vous?
Si je suis un démon, je ne suis toujours pas un étourdi.»

M. Dennis se confondit en compliments et ajouta:

«Mais pour ce qui concerne l'expédition elle-même?

-- Quant à ça, dit Hugh, vous en connaîtrez tous les détails de la
bouche du grand capitaine, et de la mienne, ensemble ou
séparément; car justement le voilà qui s'éveille. Allons! sus!
Coeur de Lion! Ha! ha! Bon courage, et buvez encore un petit coup.
Encore du poil de la chienne qui vous a mordu, capitaine! Demandez
à boire au garçon. J'ai là sous mon lit assez de tasses et de
chandeliers d'or et d'argent pour payer votre écot, capitaine,
quand vous boiriez le vin à tonneaux.» Et en même temps,
dérangeant la paille, il montrait une place où la terre avait été
fraîchement remuée.

M. Tappertit reçut de très mauvaise grâce ces encouragements
joyeux; deux nuits de ribote ne l'avaient pas accommodé: son
esprit n'était guère moins fatigué que son corps, qui ne pouvait
seulement pas se tenir sur ses jambes. Cependant avec l'assistance
de Hugh il parvint à gagner, en chancelant, la pompe où il se
rafraîchit la gorge d'un bon verre d'eau fraîche, et la tête et la
figure d'une bonne douche de liquide à la glace, avant de
commander un grog au lait et au rhum. Grâce à cet innocent
breuvage, accompagné de biscuits et de fromage, il se réconforta
l'âme. Cela fait, il se mit à son aise, par terre entre ses deux
compagnons, qui ne s'étaient pas épargnés à boire de leur côté et,
se mit en devoir d'éclairer M. Dennis sur les détails du projet
annoncé pour le lendemain.

Leur conversation fut assez longue et leur attention assez
soutenue pour qu'on pût voir l'intérêt manifeste qu'ils prenaient
au sujet. Il fallait aussi qu'il ne fût pas toujours d'un
caractère bien attristant, ou qu'il fût du moins enjolivé par des
scènes plaisantes, car ils riaient souvent à gorge déployée,
jusqu'à faire sauter Barnabé sous les armes, tout scandalisé de
leur légèreté. Cependant ils ne l'inviteront pas à venir les
rejoindre, avant qu'ils eussent bien bu, bien mangé et fait un bon
somme pendant plusieurs heures: c'est-à-dire pas avant le
crépuscule. Ils l'informèrent alors qu'ils allaient faire une
petite démonstration dans les rues, seulement pour unir les gens
en éveil, parce que c'était dimanche soir, et qu'il fallait bien
au public un peu de divertissement; qu'il était libre de les
accompagner s'il voulait.

Sans autres préparatifs, si ce n'est qu'ils emportèrent des
gourdins et mirent à leur chapeau une cocarde bleue, ils
commencèrent à battre les rues; et, sans autre dessein prémédité
que de faire tout le mal qu'ils pourraient, ils les parcoururent
au hasard. Bientôt leur nombre s'étant accru, ils se divisèrent en
deux bandes, et, après s'être donné rendez-vous dans les champs
voisins de Welbeck-Street, ils traversèrent la ville dans toutes
les directions. Le corps le plus considérable, celui qui
s'augmenta avec la plus grande rapidité, était celui dont Hugh et
Barnabé faisaient partie. Celui-là prit son chemin du côté de
Moorfield, où il y avait une riche chapelle à l'usage de quelques
familles catholiques bien connues qui habitaient dans le
voisinage.

Pour commencer, ils s'attaquèrent aux résidences de ces familles,
dont ils brisèrent les portes et les fenêtres. Ils détruisirent le
mobilier, ne laissant que les quatre murs, emportant avec soin,
pour leur usage, tous les outils et les engins de destruction
qu'ils rencontrèrent, tels que marteaux, fourgons, haches, soies,
et autres instruments de ce genre. Un grand nombre d'émeutiers les
passaient dans des ceinturons qu'ils se faisaient avec une corde,
un mouchoir, ou tout ce qu'ils trouvaient de bon pour cela sous
leurs mains; et ils portaient ces armes improvisées aussi
ostensiblement qu'un sapeur du génie qui va déblayer le champ de
bataille. Pas le moindre déguisement, pas la moindre
dissimulation, et même, ce soir-là, très peu d'excitation et de
désordre. Dans les chapelles, ils arrachèrent et emportèrent
jusqu'à la pierre de l'autel, les bancs, les chaires, les chaises,
les dalles mêmes; dans les maisons particulières, ils mirent en
pièces jusqu'aux lambris et jusqu'aux escaliers. Cette petite fête
du dimanche fut par eux accomplie comme une tâche qu'ils s'étaient
donnée et qu'ils voulaient faire en conscience. Il n'aurait pas
fallu cinquante hommes bien résolus pour leur faire tourner le
dos. Une simple compagnie de soldats les aurait dispersés comme la
paille au vent; mais il n'y avait personne pour les empêcher, pas
d'autorité pour les réprimer, ou, pour mieux dire, n'était la
terreur des victimes qui fuyaient à leur approche, personne ne
faisait à eux plus d'attention que si c'étaient des ouvriers à la
tâche, faisant leur travail régulier et légal avec beaucoup de
décence et de tenue.

Ils marchèrent de même, avec ordre, au lieu du rendez-vous,
allumèrent de grands feux dans les champs, et, gardant seulement
ce qu'il y avait de plus précieux dans leur butin, ils brûlèrent
le reste. Les ornements sacerdotaux, les images des saints, de
riches étoffes et de belles broderies, la garniture de l'autel et
le trésor de la sacristie, tout devint la proie des flammes, qui
bientôt éclairèrent le pays alentour. Pendant ce temps-là ils
dansaient, ils hurlaient, ils vociféraient autour de ces feux
jusqu'à s'en rendre malades, sans être un seul moment troublés par
personne dans ces exercices édifiants.

Quand l'attroupement quitta le théâtre du désordre et enfila
Welbeck-Street, ils rencontrèrent Gashford, qui avait été témoin
de toute leur conduite, et marchait d'un pas furtif le long du
trottoir. Arrivé à sa hauteur, Hugh, marchant de front avec lui,
sans avoir l'air de le connaître ni de lui parler, lui glissa ces
mots dans l'oreille:

«Eh bien! maître, est-ce mieux?

-- Non, dit Gashford, c'est toujours la même chose.

-- Qu'est-ce que vous demandez donc? dit Hugh. La fièvre ne
commence pas par son paroxysme; elle va pas à pas.

-- Ce que je demande, dit Gashford en lui pinçant le bras de
manière à lui laisser imprimée dans la chair la marque de ses
ongles, ce que je demande, c'est que vous mettiez quelque méthode
dans votre besogne, imbéciles que vous êtes! Vous ne pouvez pas
nous faire d'autres feux de Saint-Jean qu'avec des planches ou des
chiffons de papier? Vous n'êtes pas seulement en état de nous
faire tout de suite un incendie en grand?

-- Un peu de patience, notre maître! dit Hugh. Je ne vous demande
que quelques heures et vous verrez; vous n'aurez qu'à regarder le
ciel demain soir, si vous voulez voir une aurore boréale.»

Là-dessus il recula d'un pas, pour reprendre son rang près de
Barnabé, et, quand le secrétaire porta sur lui les yeux, ils
avaient déjà l'un et l'autre disparu dans la foule.




CHAPITRE XI


Le jour du lendemain fut annoncé au monde par de joyeux carillons
et par des coups de canon tirés à la Tour. On hissa des drapeaux
sur un grand nombre de flèches des clochers de la ville. En un
mot, on accomplit toutes les cérémonies d'usage en l'honneur du
jour anniversaire de la naissance du roi, et chacun s'en alla
vaquer à ses plaisirs ou à ses affaires, comme si Londres était
dans un ordre parfait, et qu'il n'y eût pas encore dans quelques-
uns de ses quartiers des cendres chaudes qui allaient se rallumer
aux approches de la nuit pour répandre au loin la désolation et la
ruine.

Les chefs de l'émeute, rendus plus audacieux encore par leurs
succès de la nuit dernière et par le butin qu'ils avaient conquis,
retenaient fermement unies les masses de leurs partisans, et ne
songeaient qu'à les compromettre assez pour n'avoir plus à
craindre que l'espoir de leur pardon ou de quelque récompense ne
leur donnât la tentation de trahir et de livrer entre les mains de
la justice les ligueurs les plus connus.

Il est sûr que la crainte de s'être trop avancés pour pouvoir
désormais obtenir leur pardon retenait les plus timides sous leurs
drapeaux non moins que les plus braves. Beaucoup d'entre eux, qui
n'auraient pas fait difficulté de dénoncer les chefs et de se
porter témoins contre eux en justice, sentaient qu'ils ne
pouvaient espérer leur salut de ce côté, parce que leurs propres
actes avaient été observés par des milliers de gens qui n'avaient
pas pris part aux troubles; qui avaient souffert dans leurs
personnes, leur tranquillité, leurs biens, des outrages de la
populace; qui ne demanderaient pas mieux que de porter témoignage,
et dont le gouvernement du roi préférerait sans doute les
déclarations à celles de tous autres. Dans cette catégorie se
trouvaient beaucoup d'artisans qui avaient laissé là leurs travaux
le samedi matin; il y en avait même que leurs patrons avaient
revus prenant une part active au tumulte: d'autres se savaient
soupçonnés, et n'ignoraient pas que, s'ils revenaient dans leurs
ateliers, ils seraient remerciés sur-le-champ. D'autres enfin
avaient agi en désespérés dès le commencement, et se consolaient
avec ce proverbe populaire qui dit que, pendu pour pendu, autant
vaut l'être pour un mouton que pour un agneau. Tous d'ailleurs
espéraient et croyaient fermement que le gouvernement, qu'ils
semblaient avoir paralysé, finirait, dans son épouvante, par
compter avec eux et par accepter leurs conditions. Les plus
raisonnables se disaient qu'au pis-aller ils étaient trop nombreux
pour qu'on pût les punir tous, et chacun aimait à croire qu'il
avait autant de chances d'échapper au châtiment que personne.
Quant à la masse, elle ne raisonnait pas et ne pensait à rien,
obéissant seulement à ses passions impétueuses, aux instincts de
la pauvreté, de l'ignorance, à l'amour du mal, à l'espérance du
vol et du pillage.

Il est encore à remarquer que, à partir du moment de leur première
explosion à Westminster, tout symptôme d'ordre arrêté d'avance ou
de plan concerté entre eux avait disparu. Quand ils se divisaient
par bandes pour courir dans les différents quartiers de la ville,
c'était d'après une inspiration soudaine et spontanée. Chacune
d'elles se grossissait sur son chemin, comme les rivières à mesure
qu'elles coulent vers la mer; chaque fois qu'il leur fallait un
chef, il s'en présentait un, qui disparaissait sitôt que l'on n'en
avait plus besoin, pour reparaître encore à la première nécessité.
Le tumulte prenait chaque fois une forme nouvelle et inattendue,
selon les circonstances du moment: on voyait de braves ouvriers
retournant chez eux, après une journée de travail, jeter là leurs
outils pour se mêler activement à l'émeute, en un instant; des
saute-ruisseaux en faisaient autant, laissant là les commissions
dont ils étaient chargés en ville. En un mot, c'était comme une
peste morale qui était tombée sur Londres. Le bruit, le tumulte,
l'agitation, avaient pour eux un attrait irrésistible qui les
séduisait par centaines. La contagion s'étendait comme le typhus.
Le mal, encore à l'état d'incubation, infectait à chaque heure de
nouvelles victimes, et la Société commençait à s'alarmer
sérieusement de leurs fureurs.

Il était à peu près deux ou trois heures après midi, lorsque
Gashford vint dans le repaire que nous avons décrit au dernier
chapitre, et, n'y trouvant que Dennis et Barnabé, s'informa de ce
qu'était devenu Hugh.

Il était sorti, à ce que lui dit Barnabé, il y avait bien une
heure, et n'était pas encore revenu.

«Dennis, dit le souriant secrétaire, de sa voix la plus
doucereuse, en se tenant les jambes croisées sur un baril;
Dennis!»

Le bourreau, se réveillant en sursaut, se mit sur son séant, et le
regarda les yeux tout grands ouverts.

«Comment ça va-t-il, Dennis? dit Gashford, le saluant d'un signe
de tête. J'espère que vous n'avez pas eu à vous plaindre de vos
dernières expéditions, Dennis?

-- Maître Gashford, répondit le bourreau, fixant sur lui les yeux,
vous avez une manière si tranquille de vous dire les choses, qu'il
y a de quoi faire sauter au plancher. Nom d'un chien, ajouta-t-il
entre ses dents, sans détourner les yeux, et d'un air pensif; vous
avez quelque chose de si rusé!

-- De si distingué, vous voulez dire, Dennis.

-- De si distingué, reprit l'autre en se grattant la tête,
toujours sans quitter des yeux les traits du secrétaire, que,
quand vous me parlez, je crois entendre chacun de vos mots jusque
dans la moelle de mes os.

-- Je suis charmé de vous voir l'ouïe si subtile, et je
m'applaudis de savoir me rendre pour vous si intelligible, dit
Gashford, de son ton uniforme et invariable. Où est votre ami?»

M. Dennis se retourna comme s'il s'attendait à le trouver endormi
sur son lit de paille; puis, se rappelant qu'il l'avait vu sortir:

«Je ne peux pas vous dire, maître Gashford. Je croyais qu'il
devait rentrer plus tôt que ça. J'espère que ce n'est pas encore
le moment de nous mettre à la besogne, maître Gashford?

-- Mais, dit le secrétaire, je vous le demande, comment voulez-
vous que je vous dise ça, Dennis? Vous êtes parfaitement maître de
vos actions, vous savez, et vous n'en devez compte à personne, si
ce n'est à la justice de temps à autre, n'est-ce pas?»

Dennis, tout dérouté par le sang-froid de manières et de langage
de son patron, reprit pourtant son assiette en lui entendant faire
cette allusion à sa profession, et lui montra Barnabé en secouant
la tête et en fronçant le sourcil.

«Chut! cria Barnabé.

-- Ah! motus là-dessus, maître Gashford, dit le bourreau à voix
basse. Les préjugés populaires... vous n'y pensez jamais... Eh
bien! quoi, Barnabé? qu'est-ce qu'il y a? mon garçon.

-- Je l'entends qui vient, répondit-il. Écoutez. Remarquez-vous
ça? c'est son pied. N'ayez pas peur, je reconnais bien son pas, et
celui de son chien aussi. Tramp, tramp, pitt, patt, c'est bien ça,
ils s'en viennent tous les deux, et, tenez! Ha! ha! ha! ha! les
voici.» Il criait joyeusement, saluant à deux mains la venue de
son camarade, auquel il donna de petites tapes d'amitié sur le
dos, comme si ce rude compagnon était le plus aimable des hommes.
«Le voici, et il n'a pas de mal, encore! Je suis bien content de
le voir revenu, ce vieux Hugh.

-- Je veux être un renégat s'il ne me fait pas toujours un
meilleur accueil que les gens raisonnables, dit Hugh en lui
secouant la main avec une tendresse étrange, qui ressemblait à de
la rage. Et vous, garçon, comment allez-vous?

-- À merveille, cria Barnabé, ôtant son chapeau. Ha! ha! ha! Et la
joie au coeur, Hugh. Et tout prêt à faire ce qu'on voudra pour la
bonne cause et la justice, et à soutenir ce bon gentleman si doux
et si blême, ce lord qu'ils ont maltraité; n'est-ce pas, Hugh?

-- Oui,» répondit son ami, laissant aller sa main, et regardant un
moment Gashford avec un changement d'expression notable avant de
lui dire: «Bonjour, maître.

-- Bonjour donc! répliqua le secrétaire en se caressant la jambe.
Et puis encore bonjour et bonne année, accompagnés de beaucoup
d'autres! Vous êtes échauffé.

-- Ma foi, maître, vous le seriez bien autant que moi, dit-il en
s'essuyant la figure, si vous étiez venu ici en courant aussi vite
que moi.

-- Alors vous savez les nouvelles? En effet, j'ai supposé que vous
deviez les savoir.

-- Les nouvelles? Quelles nouvelles?

-- Quoi, vous ne savez pas? cria Gashford, relevant les sourcils
avec une exclamation de surprise. Est-ce possible? Alors venez
donc; c'est moi qui vais vous faire connaître votre honorable
position, après tout. Voyez-vous là-haut les armes du roi? lui
demanda-t-il d'un air souriant, en prenant dans sa poche un papier
qu'il déploya sous les yeux de Hugh.

-- Eh bien! qu'est-ce que ça me fait?

-- Ça vous fait beaucoup, mais beaucoup; répliqua le secrétaire.
Lisez-moi ça.

-- Vous savez bien que, la première fois que je vous ai vu, je
vous ai dit que je ne savais pas lire, dit Hugh d'un air
d'impatience. Au nom du diable, qu'est-ce qu'il peut y avoir là
dedans?

-- C'est une proclamation émanée du roi en son conseil, dit
Gashford: elle est datée d'aujourd'hui et promet une récompense de
cinq cents guinées... Cinq cents guinées, c'est bien de l'argent
et une grande tentation pour certaines gens... à quiconque
dénoncera la personne ou les personnes qui ont pris la part la
plus active aux démolitions de ces chapelles catholiques de samedi
soir.

-- Ce n'est que ça? cria Hugh d'un air indifférent. Je le savais
déjà.

-- J'aurais bien dû m'en douter, dit Gashford, souriant, et
repliant le document. J'aurais dû deviner que votre ami vous
l'avait dit.

-- Mon ami? bégaya Hugh, faisant des efforts maladroits pour
simuler la surprise. Quel ami?

-- Tut, tut! croyez-vous que je ne sais pas d'où vous venez?
repartit Gashford en se frottant les mains et se donnant de
petites tapes du revers de l'une contre le creux de l'autre, avec
un regard de fin renard. Vous me croyez donc bien bête? Voulez-
vous que je vous dise son nom?

-- Non pas, dit Hugh en jetant un coup d'oeil rapide du côté de
Dennis.

-- Il vous aura sans doute appris aussi, continua le secrétaire
après une petite pause, que les émeutiers qui ont été pris (les
pauvres diables!) sont traduits en justice, et qu'il y a déjà des
témoins très actifs qui ont eu la témérité de comparaître à leur
charge. Entre autres... et ici il serra les dents, comme pour
étrangler quelques mots violents qui lui venaient sur le bout de
la langue, et se mit à parler lentement... entre autres un
gentleman qui a vu toute la scène à Warwick-Street, un gentleman
catholique, un certain Haredale.»

Hugh aurait voulu l'empêcher de prononcer ce nom; mais c'était
déjà fait, et Barnabé, qui l'avait entendu, s'était retourné
précipitamment.

«À votre poste, à votre poste, brave Barnabé! cria Hugh, prenant
son ton le plus brusque et le plus décidé, et lui mettant dans la
main son drapeau appuyé contre la muraille. Montez la garde sans
perdre de temps, car nous allons partir pour notre expédition.
Allons, Dennis, levons-nous, et alerte! Brave Barnabé, vous aurez
soin de ne laisser personne retourner ma paillasse: nous savons ce
qu'il y a dessous, n'est-ce pas? À présent, maître, vivement! Si
vous avez quelque chose à nous dire, faites tôt: car le petit
capitaine, avec un détachement, est là dans les champs, qui
n'attend plus que nous. Vite, des mots qui parlent et des coups
qui portent!»

L'attention de Barnabé ne tint pas contre le remue-ménage du
départ. Le regard d'étonnement mêlé de colère qu'on avait pu voir
dans ses traits, quand il s'était retourné tout à l'heure, s'était
dissipé aussi rapidement que les mots étaient sortis de sa
mémoire, comme l'haleine s'efface sur un miroir poli. Alors,
empoignant l'arme que Hugh venait de lui fourrer dans la main, il
alla monter fièrement sa faction à la porte, trop loin d'eux pour
pouvoir les entendre.

«Vous avez manqué de gâter tout, maître, lui dit Hugh. Oui, vous!
N'est-ce pas drôle?

-- Qui diable pouvait supposer qu'il eût l'oreille si subtile?
répondit Gashford pour se justifier.

-- Subtile! Ma foi, je ne parle pas de ses mains, vous les avez
vues à l'oeuvre; mais il a quelquefois la tête même aussi subtile
que vous et moi, dit Hugh. Dennis, nous devrions être partis. On
nous attend; je suis venu vous le dire. Donnez-moi mon bâton et
mon baudrier. Un petit coup de main, notre maître; passez-moi ça
par-dessus l'épaule, et bouclez-le par derrière, s'il vous plaît.

-- Leste comme toujours! dit le secrétaire en lui ajustant son
fourniment.

-- C'est qu'il faut être leste aujourd'hui. Nous avons à faire une
besogne un peu leste.

-- Est-ce vrai? est-ce vrai? dit Gashford avec un air si innocent,
que l'autre, le regardant par-dessus l'épaule d'un air courroucé,
lui répliqua:

-- Est-ce vrai? Vous le savez bien, que c'est vrai. Comme si vous
ne saviez pas mieux que personne que la première précaution à
prendre c'est d'aller faire des exemples sur ces témoins-là pour
faire peur aux autres, et leur apprendre à venir encore déposer
contre nous et contre les membres de notre Association!

-- Je connais quelqu'un, et vous aussi, reprit Gashford avec un
sourire expressif, qui sait cela au moins aussi bien que vous et
moi.

-- Si le gentleman que je pense est le même que celui dont vous
parlez, comme je le crois, reprit Hugh d'un ton radouci, il faut
donc qu'il soit aussi bien informé de tout que (ici il s'arrêta
pour regarder autour de lui, comme pour s'assurer que le gentleman
en question n'était pas là)... que le diable en personne. Voilà
tout ce que je peux dire. Voyons! est-ce tout, maître? Vous n'en
finirez donc pas, ce soir?

-- Eh bien! voilà qui est fini! dit Gashford, en se levant; à
propos, je voulais encore vous dire... comme cela, vous n'avez pas
trouvé que votre ami désapprouvât la petite expédition
d'aujourd'hui? Ha! ha! ha! c'est heureux que cela se rencontre si
bien avec la leçon à donner à M. le témoin; car je suis sûr qu'il
n'a pas plus tôt entendu parler de votre projet qu'il a voulu le
voir exécuter. Et à présent vous voilà partis, hein?

-- À présent, nous voilà partis, maître. Vous n'avez pas un
dernier mot à nous dire?

-- Ah! ciel! mon Dieu non, dit Gashford avec une douceur
charmante, pas le moindre.

-- Bien sûr? cria Hugh en poussant du coude Dennis, qui riait dans
sa barbe.

-- Bien sûr, hein, maître Gashford?» dit le bourreau, toujours
riant d'un rire étouffé.

Gashford réfléchit un moment, indécis entre sa prudence et sa
méchanceté. Puis, se plaçant entre eux deux, et leur posant à
chacun une main sur l'épaule:

«Mes amis, leur dit-il tout bas d'une voix crispée, n'oubliez
pas... mais je suis sûr que vous vous en souviendrez... n'oubliez
pas notre conversation de l'autre soir... chez vous, Dennis...
vous savez sur qui: _Pas de merci, pas de quartier, ne laissez pas
deux soliveaux de sa maison debout, à la place où les a mis le
charpentier_. Le feu, comme on dit, est un bon serviteur, mais un
mauvais maître. Que ce soit son maître; il n'en mérite pas
d'autre. Mais je suis bien sûr que vous serez fermes, je suis bien
sûr que vous serez résolus; je suis bien sûr que vous vous
rappellerez qu'il a soif de votre sang et de celui de vos braves
compagnons. Si vous avez jamais montré ce que vous savez faire,
c'est aujourd'hui que vous allez le faire voir. N'est-ce pas,
Dennis? n'est-ce pas Hugh?»

Ils le regardèrent tous les deux, et s'entre-regardèrent après;
alors ils se mirent à pousser un grand éclat de rire, brandirent
leurs gourdins au-dessus de leurs têtes, lui donnèrent une poignée
de main, et sortirent en courant.

Gashford les laissa prendre un peu les devants, puis il les
suivit. Il les vit à distance se diriger en toute hâte du côté des
champs voisins, où leurs camarades étaient déjà rassemblés. Hugh
regardait en arrière et faisait tourner son chapeau aux yeux de
Barnabé, qui, charmé du poste de confiance qu'on lui avait laissé,
répliquait de la même manière, et reprenait après sa promenade de
long en large devant la porte de l'écurie, où déjà ses pieds
avaient tracé un sentier. Et lorsque Gashford lui-même, déjà loin,
se retourna pour la première fois, Barnabé était toujours là à se
promener de long en large, du même pas cadencé. C'était bien le
plus dévoué et le plus fier champion qui eût jamais été chargé de
défendre un poste: jamais personne ne se sentit au coeur plus
d'attachement à son devoir, ni plus de détermination pour le
défendre jusqu'à la mort.

Souriant de la simplicité de ce pauvre idiot, Gashford se rendit
lui-même à Welbeck-Street par un chemin différent de celui que
devaient suivre les émeutiers, et là, assis derrière un rideau à
l'une des fenêtres du premier étage de la maison de lord Georges
Gordon, il attendit avec impatience leur passage. Ils y mirent
tant de temps que, malgré la certitude qu'il avait que c'était
bien par là qu'ils étaient convenus de passer, il eut un moment
l'idée qu'ils avaient dû changer leurs plans et leur itinéraire. À
la fin pourtant le bruit confus des voix se fit entendre dans les
champs voisins, et bientôt après ils défilèrent en foule, formant
une troupe nombreuse.

Cependant ils étaient loin d'être tous là, comme on s'en aperçut
bientôt, quand ils vinrent divisés en quatre sections, qui
s'arrêtèrent l'une après l'autre devant la maison, pour pousser
trois salves de hourras, et passèrent ensuite leur chemin, après
que les chefs qui les conduisaient eurent crié tout haut où ils
allaient, en invitant les spectateurs à se joindre à eux. Le
premier détachement, portant en bannières quelques restes du
pillage qu'ils avaient consommé à Moorfield, proclama qu'ils
étaient en route pour Chelsea, d'où ils reviendraient dans le même
ordre, pour faire tout près de là un feu de joie des dépouilles
qu'ils en rapporteraient. Le second déclara qu'ils allaient à
East-Smithfield, pour le même objet. Tout cela se faisait en plein
soleil et au grand jour. De beaux équipages ou des chaises à
porteurs s'arrêtaient pour les laisser passer, ou s'en
retournaient sur leurs pas, pour éviter leur rencontre; les
piétons se rangeaient dans l'encoignure d'une allée ou demandaient
aux locataires la permission de se tenir à une croisée ou dans le
vestibule, en attendant que l'émeute fût passée: mais personne
n'intervenait, et, sitôt que le flot était écoulé, chacun
reprenait son trantran ordinaire.

Restait encore la quatrième division, et c'était celle que le
secrétaire attendait avec le plus d'impatience. Enfin la voilà qui
s'avance! Elle était nombreuse et composée d'hommes de choix:
car, en cherchant à les reconnaître, il vit parmi eux bien des
figures qui ne lui étaient pas inconnues, et, en tête
naturellement, celles de Simon Tappertit, Hugh et Dennis. Ils
firent halte, comme les autres, pour pousser leurs hourras; mais,
quand ils se remirent en marche, ils ne proclamèrent pas, comme
eux, le but qu'ils se proposaient. Hugh se contenta de lever son
chapeau au bout de son gourdin, et partit après avoir jeté un coup
d'oeil à un gentleman qui était là en spectateur, de l'autre côté
de la rue.

Gashford suivit, par instinct, la direction de ce coup d'oeil, et
vit, debout sur le trottoir, avec une cocarde bleue, sir John
Chester, qui leva son chapeau à quelques lignes au-dessus de sa
tête pour faire honneur à l'émeute, et s'appuya ensuite avec grâce
sur sa canne, souriant de la manière la plus agréable, déployant
sa toilette et sa personne tout à fait à leur avantage, et surtout
ayant l'air d'une tranquillité inimaginable. Cela n'empêcha pas,
malgré toute son habileté, que Gashford ne le vit bien faire un
signe de protection à Hugh, pour le reconnaître en passant: car le
secrétaire, oubliant la foule, n'eut plus d'yeux que pour sir
John.

Celui-ci resta à la même place et dans la même attitude, jusqu'au
moment où le dernier homme de la foule eut tourné le coin de la
rue. Alors il prit sans hésiter son chapeau, dont il détacha la
cocarde, et la remit soigneusement dans sa poche pour la prochaine
occasion. Il se rafraîchit avec une prise de tabac, ferma sa
tabatière, et se remit en marche tout doucement. Au même instant
passait une voiture qui s'arrêta, une main de dame fit tomber la
glace, et sir John s'avança aussitôt, le chapeau à la main. Au
bout d'une minute ou deux de conversation à la portière,
évidemment au sujet de l'émeute, il monta légèrement dans la
voiture, qui l'emmena.

Le secrétaire sourit; mais il avait des sujets plus sérieux en
tête, et ne songea pas longtemps à celui-là. On lui apporta son
dîner, mais il le fit redescendre sans y toucher. Il passa quatre
mortelles heures à se promener de long en large dans sa chambre,
sans fin et sans repos, à regarder toujours à la pendule, à faire
d'inutiles efforts pour s'asseoir et lire, ou à se jeter sur son
lit, ou à regarder par la fenêtre. Quand il vit au cadran que le
temps marqué était venu, il monta d'un pas furtif jusqu'au haut de
la maison, passa sur la nuit en attique, et s'assit, le visage
tourné vers l'est.

Il ne s'inquiétait guère ni de la fraîcheur de l'air, qui
saisissait son front échauffé en venant des prairies voisines, ni
des masses de toits et de cheminées qu'il avait sous les yeux, ni
de la fumée et du brouillard dont il cherchait à percer les
nuages, ni des cris perçants des enfants dans leurs jeux du soir,
ni du bruit ni du tumulte bourdonnant de Londres, ni du gai
souffle qui accourait de la campagne pour se perdre et s'éteindre
dans le brouhaha de la grande ville. Non; il regardait... il
regardait toujours autre chose jusque dans l'obscurité de la nuit,
tachetée seulement çà et là de quelques jets de lumière le long
des rues, à distance; et plus l'obscurité augmentait, plus
augmentaient aussi son attention et son inquiétude.

«Rien que du noir, non plus, dans cette direction, murmurait-il
tout bas incessamment. L'animal! où donc est cette aurore boréale
qu'il m'avait promis de me faire voir ce soir dans le ciel?»




CHAPITRE XII.


Pendant ce temps-là, le bruit des troubles de la ville avait déjà
circulé joliment dans les bourgs et les villages des environs de
Londres, et, chaque fois qu'il arrivait des nouvelles fraîches,
elles étaient sûres d'être accueillies avec cet appétit pour le
merveilleux et cet amour du terrible, qui sont, probablement
depuis la commencement du monde, un des attributs caractéristiques
de l'espèce humaine. Cependant ces rumeurs, aux yeux de certaines
personnes de ce temps, comme elles le seraient aux nôtres mêmes,
si les faits aujourd'hui n'étaient pas acquis à l'histoire,
semblaient si monstrueuses et si invraisemblables, qu'un grand
nombre des gens qui habitaient loin de là, quelque crédules qu'ils
pussent être d'ailleurs, ne pouvaient réellement se mettre dans
l'esprit que la chose fût possible, et repoussaient les
renseignements qu'ils recevaient de toutes mains, comme de pures
fables et des fables absurdes.

M. Willet, bien décidé à n'en rien croire, d'après des
raisonnements infaillibles à lui connus, et d'une obstination
constitutionnelle dont nous avons déjà eu des preuves, était un de
ceux qui refusaient positivement la conversation sur un sujet si
ridicule, selon eux. Ce soir-là même, et peut-être bien au moment
où Gashford était en vedette sur les toits, le vieux John avait la
face si rouge, à force de branler la tête pour contredire ses
trois anciens camarades de bouteille, que c'était un vrai
phénomène, et qu'on aurait payé sa place pour voir ce visage
rubicond, sous le porche du Maypole où ils étaient assis tous
quatre, briller comme les escarboucles-monstres qu'on rencontre
dans les contes de fées.

«Croyez-vous, monsieur, dit M. Willet, regardant fixement Salomon
Daisy (car c'était son habitude, toutes les fois qu'il avait une
altercation personnelle, de s'en prendre au plus faible de la
bande), croyez-vous, monsieur, que je sois un imbécile de
naissance?

-- Non, non, Jeannot, répondit Salomon, regardant à la ronde le
petit cercle dont il faisait partie. Nous ne sommes pas assez
bêtes pour croire cela. Vous n'êtes pas un imbécile, Jeannot; que
non, que non!»

M. Cobb et M. Parkes secouèrent la tête à l'unisson en marmottant
entre leurs dents: «Non, non, Jeannot, bien loin de là.»

Mais, comme ces sortes de compliments n'avaient ordinairement
d'autre effet que de rendre M. Willet encore plus têtu
qu'auparavant, il les examina d'un air de profond dédain et leur
répondit en ces termes:

«Alors, qu'est-ce que vous venez me chanter, que ce soir vous
allez faire un tour ensemble jusqu'à Londres... vous trois... pour
vous en rapporter au témoignage de vos sens. Est-ce que, leur dit
M. Willet, mettant sa pipe entre ses dents d'un air de dégoût
solennel, le témoignage de mes sens, à moi, ne vous suffit pas?

-- Mais, dit humblement Parkes pour s'excuser, nous n'en avons pas
connaissance, Jeannot.

-- Vous n'en avez pas connaissance, monsieur? répéta M. Willet en
le toisant des pieds à la tête. Ah! vous n'en avez pas
connaissance? Vous en avez connaissance, monsieur. Ne vous ai-je
pas dit que Sa benoîte Majesté le roi Georges III ne laisserait
pas plus l'émeute rigoler dans les rues de sa bonne ville de
Londres, qu'il ne se laisserait lui-même insulter par son
parlement?

-- À la bonne heure, Johnny; mais c'est là le témoignage de votre
bon sens; ce n'est pas le témoignage de vos sens, risqua
M. Parkes.

-- Et qu'en savez-vous? repartit John avec une grande dignité.
Vous vous permettez là des contradictions un peu lestes, monsieur.
Qu'en savez-vous, si c'est l'un plutôt que l'autre? je ne croyais
pas vous l'avoir dit encore, monsieur.»

M. Parkes, se voyant embarqué dans une discussion métaphysique
dont il ne savait trop comment se tirer, balbutia une apologie et
battit en retraite devant son antagoniste. Il s'ensuivit un
silence de dix ou douze minutes, après lequel M. Willet se mit à
grommeler, à branler la tête en éclatant de rire, et à faire
l'observation, à propos de son défunt adversaire, «qu'il l'avait
joliment arrangé.» Sur quoi MM. Cobb et Daisy rirent aussi avec
des signes de tête affirmatifs, et Parkes fut définitivement
considéré comme un homme mort.

«Vous imaginez-vous que, si tout cela était vrai, M. Haredale
serait toujours dehors, comme il est? dit John, après une autre
pause. Croyez-vous qu'il n'aurait pas peur de laisser sa maison
toute seule avec deux jeunes femmes et une couple de serviteurs
pour toute défense?

-- C'est vrai, mais c'est peut-être parce que son château est à
une bonne distance de Londres; vous savez qu'on dit que les
émeutiers ne s'écartent pas à plus de deux ou trois milles. La
preuve, c'est qu'il y a des catholiques, vous savez, qui ont
envoyé, pour plus de sûreté, leurs bijoux et leur argenterie à la
campagne... du moins, on le dit.

-- On le dit, on le dit! répéta M. Willet d'un air bourru. Oui,
monsieur; c'est comme on dit que vous avez vu un revenant en mars
dernier, mais personne n'en croit rien.

-- Eh bien! dit Salomon, se levant pour distraire l'attention de
ses deux amis, qui commençaient à rire de cette boutade, qu'on le
croie ou qu'on ne le croie pas, que ce soit vrai ou faux, si nous
voulons aller à Londres, nous ferons bien de partir tout de suite.
Ainsi, Johnny, une poignée de main, et bonne nuit!

-- Je n'ai pas de poignée de main, reprit l'aubergiste, qui fourra
les siennes dans ses poches, à donner à des gens qui s'en vont à
Londres pour de pareilles bêtises.»

Les trois vieux compagnons en furent quittes pour lui prendre les
coudes au lieu de lui serrer les mains. Après cette cérémonie, ils
décrochèrent leurs chapeaux, prirent leurs cannes, leurs manteaux,
lui souhaitèrent le bonsoir et partirent, en lui promettant de lui
rapporter le lendemain des détails véridiques sur l'état réel de
la ville; et, s'ils la trouvaient tranquille, ils lui feraient de
bon coeur amende honorable.

John Willet les regarda partir sur la route, aux rayons abondants
et riches d'une belle soirée d'été. Il fit tomber les cendres de
sa pipe, rit en lui-même de leur folie, à s'en tenir les côtes. Il
en était encore tout essoufflé, car cela lui prit du temps, vu
qu'il n'était pas plus prompt à rire qu'à penser ou à parler,
lorsqu'enfin il s'assit, le dos à la muraille, allongea ses jambes
sur le banc, se couvrit la figure de son tablier, et tomba dans un
profond sommeil.

Peu importe le temps qu'il dormit; toujours est-il que ce fut
assez long: car, lorsqu'il s'éveilla, la riche clarté du soleil
couchant s'était éteinte, les ombres et les ténèbres de la nuit se
précipitaient à l'horizon, et on voyait déjà briller au-dessus de
sa tête quelques étoiles éclatantes.

Tous les oiseaux étaient à leur perchoir, et les pâquerettes, sur
le gazon, avaient fermé leur petit capuchon pour protéger leur
sommeil; le chèvrefeuille enlacé autour du porche exhalait ses
parfums plus odorants que jamais, comme si, à cette heure
silencieuse, il devenait moins timide, et qu'il aimât à prodiguer
à la nuit ses douces senteurs; le lierre remuait à peine son
feuillage d'un vert profond. Comme tout cela était tranquille!
comme tout cela était beau!

Mais est-ce que je n'entends pas encore un autre bruit que le
frôlement des feuilles dans les arbres et le gai frémissement des
sauterelles? Écoutez bien! c'est quelque chose de bien faible et
de bien éloigné; cela ressemble assez à ce bruit de mer qu'on
entend dans un coquillage. Mais le voici qui augmente... Ah!
maintenant il décroît!... il recommence... il redouble... il
s'affaiblit encore... il éclate avec violence.

En effet, c'était bien un bruit qu'on entendait sur la route, et
qui variait avec les détours du chemin. Mais à présent il n'y
avait plus à s'y méprendre; c'étaient bien les voix, c'étaient
bien les pas d'un grand nombre de personnes.

Peut-être pourtant que, même alors, John Willet aurait été à cent
lieues de penser à l'émeute, sans les clameurs de sa cuisinière et
de sa fille de service, qui se mirent à grimper l'escalier en
poussant des cris, et à s'enfermer au verrou dans un vieux
grenier, d'où elles firent entendre encore après des hurlements
plaintifs, apparemment pour mieux assurer le secret de leur
retraite. Ces deux demoiselles ont déposé plus tard que M. Willet,
dans sa terreur, ne prononça qu'un mot, six fois de suite, et
d'une voix de stentor qui le fit retentir jusqu'au haut de
l'escalier où elles étaient. Mais, comme ce mot ne se composait
que d'un monosyllabe[2], parfaitement inoffensif quand on l'emploie
pour le quadrupède même qu'il désigne, mais très répréhensible
quand on l'applique à des femmes d'un caractère irréprochable, il
y a des personnes qui ont été portées à croire que ces demoiselles
étaient sous l'empire de quelque hallucination causée par l'excès
de leur frayeur, et qu'elles avaient été dupes d'une erreur
d'acoustique.

Quoi qu'il en soit, John Willet, chez lequel, à défaut de courage,
il y avait un entêtement imbécile qui pouvait en avoir l'air,
s'établit sous le porche, où il les attendit de pied ferme. Une
fois, je crois, il lui passa par la tête une idée vague que cette
porte, derrière lui, avait une serrure et des verrous. Il eut, par
la même occasion, une autre idée confuse dans le cerveau, qu'il
avait sous la main des volets pour fermer les fenêtres du rez-de-
chaussée. Mais il n'en resta pas moins là comme une souche, à
regarder de loin dans la direction d'où le bruit s'avançait
rapidement, sans seulement se donner la peine de retirer les mains
de ses goussets.

Il n'eut pas longtemps à attendre: une masse noirâtre, qui se
mouvait dans un nuage de poussière, se fit bientôt apercevoir.
L'émeute doublait le pas; criant à tue-tête, comme des sauvages,
ils se précipitèrent pêle-mêle, et, en quelques secondes, ils
s'étaient passé l'aubergiste, comme une balle, de main en main,
jusqu'au coeur de la troupe.

«Ohé! cria une voix qu'il reconnut, en même temps que l'homme qui
parlait fendait la presse pour se faire un passage jusqu'à lui. Où
est-il? Donnez-le-moi. Ne lui faites pas de mal. Eh bien! mon
vieux Jean, comment ça va? ha! ha! ha!»

M. Willet le regarda, vit bien que c'était Hugh, mais sans rien
dire, et peut-être sans en penser davantage.

«Voilà des camarades qui ont soif; il faut leur donner à boire,
cria Hugh, en le poussant dans la maison. Allons, Jean-Jean, hardi
à la besogne! Donnez-nous de ce bon petit, de cet excellent
petit... extra-fin que vous gardez pour votre boîte ordinaire.»

John articula faiblement ces mots: «Qui est-ce qui payera?

-- Dites donc, les autres, entendez-vous? Il demande qui est-ce
qui payera,» cria Hugh avec des éclats de rire qui rebondirent
dans la foule. Puis, se tournant vers John, il ajouta: «Qui
payera? mais, personne!»

John arrêta ses yeux sur cette masse de figures, les unes
ricanantes, les autres menaçantes, les unes éclairées par des
torches, les autres indistinctes, quelques-unes couvertes par
l'ombre et les ténèbres, ou le regardant fixement, ou faisant
l'inspection de sa maison, ou se regardant les unes les autres;
et, sans savoir comment, car il ne se rappelait seulement pas
avoir bougé, il se trouva dans son comptoir, assis dans son
fauteuil, assistant à la destruction de ses biens, comme à quelque
représentation théâtrale d'une nature surprenante et stupéfiante,
mais qui ne le regardait pas du tout, à ce qu'il pouvait croire.

Vraiment, oui! voilà bien le comptoir! ce comptoir vénéré où les
plus hardis n'auraient pas osé entrer sans une invitation spéciale
du maître, le sanctuaire, le mystère, le Saint des saints: eh
bien! le voilà, ce comptoir, qui regorge d'hommes, de gourdins, de
bâtons, de torches, de pistolets, qui retentit d'un bruit
assourdissant de jurons, de cris, de huées, de menaces; ce n'est
plus un comptoir, c'est une ménagerie, une maison de fous, un
temple infernal et diabolique. Les gens vont et viennent, entrent
et sortent, par la porte ou par la fenêtre, cassent les carreaux,
tournent les cannelles, boivent les liqueurs dans de pleins bols
de porcelaine; ils se mettent à califourchon sur les tonneaux; ils
fument les pipes personnelles et consacrées de John et de ses
pratiques; ils élaguent le bosquet respecté d'oranges et de
citrons, hachent et taillent en plein fromage dans le fameux
chester, brisent des tiroirs inviolables et les ouvrent tout
grands, mettent dans leurs poches des choses qui ne leur
appartiennent pas, se partagent son propre argent sous ses propres
yeux, gaspillent, brisent, cassent, foulent aux pieds comme des
insensés tout ce qu'ils trouvent; il n'y a rien d'épargné, rien de
sacré. On voit des hommes partout; en haut, en bas, au premier, à
la cuisine, dans les chambres à coucher, dans la cour, dans les
écuries. Les portes sont ouvertes; cela leur est égal, ils montent
par la fenêtre. Qu'est-ce qui les empêche de descendre par
l'escalier? non, ils aiment mieux sauter par la croisée. Ils se
jettent par-dessus les rampes, pour être plus tôt dans le
corridor. À chaque instant ce ne sont que figures nouvelles, une
vraie fantasmagorie de gars qui hurlent, de gens qui chantent, de
gens qui se battent, de gens qui cassent les verres et les
assiettes, de gens qui abreuvent le plancher de la liqueur qu'ils
ne peuvent plus boire, de gens qui sonnent la cloche jusqu'à la
démancher, de gens qui la frappent à coups de marteau jusqu'à ce
qu'ils l'aient mise en morceaux: toujours, toujours, des gens qui
grouillent comme des fourmilières; toujours du bruit, de la fumée
de tabac, des torches, de l'obscurité, des folies, des colères,
des rires, des gémissements, le pillage, l'effroi, la ruine!

Presque tout le temps que John considéra cette scène épouvantable,
Hugh se tint auprès de lui, et, quoiqu'il fût bien le plus
tapageur, le plus farouche, le plus malfaisant coquin de tous ceux
qui étaient là, il empêcha nombre de fois qu'on ne brisât les os
de son maître. Et même, quand M. Tappertit, animé par les
liqueurs, passa par là, et, pour bien assurer sa prérogative,
donna poliment à John Willet des coups de pied dans les os des
jambes, Hugh conseilla à son patron de les rendre, et, si le vieux
John avait eu la présence d'esprit de comprendre ce qu'il lui
disait à demi-mot et d'en profiter, point de doute qu'avec la
protection de Hugh il ne s'en fût tiré sans danger.

Enfin la bande commença à se reformer hors de la maison, et à
rappeler ceux qui restaient à lambiner au dedans, pour faire corps
avec eux. Pendant que les murmures croissaient et se formulaient
hautement, Hugh et quelques-uns de ceux qui étaient encore arrêtés
au comptoir, et qui étaient évidemment les meneurs principaux, se
consultèrent à part pour savoir ce qu'il fallait faire de John,
afin de s'assurer de lui jusqu'à ce qu'ils eussent fini leur
travail de Chigwell. Les uns proposaient de mettre le feu à la
maison et de le laisser s'y consumer; les autres, de lui faire
prêter serment qu'il resterait là sur son fauteuil, sans bouger,
pendant vingt-quatre heures; d'autres enfin de lui mettre un
bâillon et de l'emmener avec eux, sous bonne garde. Après avoir
examiné et rejeté successivement toutes ces propositions, on finit
par décider qu'il fallait le garrotter dans son fauteuil, et on
appela Dennis pour le charger de l'exécution.

«Faites bien attention, père Jean! lui dit Hugh en s'avançant vers
lui: nous allons vous lier les pieds et les mains, mais sans vous
faire d'autre mal. Vous entendez bien?»

John Willet en regarda un autre, comme s'il ne savait pas qui est-
ce qui parlait, et marmotta entre ses dents deux ou trois mots sur
l'habitude qu'il avait de prendre quelque chose tous les dimanches
à deux heures, ajoutant qu'il n'avait rien pris depuis.

«Est-ce que vous ne m'entendez pas? je vous dis qu'on ne vous fera
pas de mal, beugla Hugh en lui donnant un grand coup dans le dos
pour mieux lui faire entrer son avis dans la tête. Il a eu si
peur, qu'il ne sait plus où il en est, je crois. Donnez-lui donc
une goutte. Eh! les autres, passez-nous donc quelque chose.»

En effet, on lui passa un verre de liqueur, dont Hugh versa le
contenu dans le gosier du vieux John. M. Willet fit légèrement
claquer ses lèvres, fourra la main dans sa poche pour y chercher
de l'argent, en demandant combien c'était: il ajouta, en promenant
à la ronde des yeux hébétés, qu'il croyait qu'il y avait aussi à
payer quelques verres cassés.

«Il a perdu la tête pour le moment, c'est sûr, dit Hugh, après
l'avoir secoué rudement sans produire d'autre effet sur tout son
système qu'un cliquetis de clefs dans sa poche. Où est-il donc, ce
Dennis?»

On appela encore Dennis, qui vint enfin avec un bon bout de corde
autour des reins, comme un capucin. Il accourait en toute hâte,
escorté d'une demi-douzaine de gardes du corps.

«Allons! lestement! cria Hugh en frappant la terre du pied;
dépêchons-nous.»

Dennis ne fit que cligner de l'oeil et déroula sa corde; puis,
levant les yeux vers le plafond, regarda tout autour, sur les murs
et sur la corniche, d'un oeil curieux: après cette inspection, il
branla la tête.

«Mais allez donc, vous ne bougez pas! cria Hugh, frappant encore
du pied avec plus d'impatience. Allez-vous nous faire attendre ici
qu'on ait sonné l'alarme à dix milles à la ronde, et qu'on vienne
nous déranger dans notre besogne?

-- C'est bon à dire, camarade, répondit Dennis en faisant un pas
vers lui, mais à moins... (et ici il lui parla tout bas)... à
moins de l'accrocher à la porte, je ne vois rien de propice pour
ça dans toute la chambre.

-- De propice pour quoi?

-- De propice pour quoi! reprit Dennis; vous savez bien ce qu'on
veut faire du bonhomme.

-- Quoi! n'alliez-vous pas le pendre? cria Hugh.

-- Eh bien! il ne faut donc pas? répliqua le bourreau étonné.
Alors, qu'est-ce qu'il faut faire?»

Hugh ne répondit rien; mais, arrachant la corde des mains de son
camarade, il se mit en devoir de lier le père John lui-même.
Seulement il s'y prit d'une manière si gauche et si maladroite,
que M. Dennis le supplia, presque la larme à l'oeil, de lui
laisser faire son métier. Hugh y consentit, et le bourreau eut
bientôt fait.

«Là! dit-il, regardant tristement John Willet, qui ne montrait pas
plus d'émotion dans ses liens que tout à l'heure, quand il était
libre, voilà ce qui s'appelle de la bonne ouvrage, et proprement
faite. On le dirait empaillé!... mais dites donc, camarade, je
voudrais vous dire un mot; à présent que le voilà troussé comme
une volaille, et tout préparé pour la chose, ne vaudrait-il pas
mieux, pour tout le monde, le dépêcher sans plus tarder? Ah! que
ça ferait bien dans le journal! Le public en aurait bien plus de
considération pour nous.»

Hugh, comprenant l'intention de son camarade, mieux encore par ses
gestes que par sa manière de s'exprimer un peu technique, pour
quelqu'un qui n'en avait pas l'habitude, rejeta derechef cette
proposition, et prononça le commandement: «En avant!» qui fut
répété au dehors par cent voix en choeur.

«À la Garenne! cria Dennis, en courant, suivi de tous ceux qui
étaient encore dans la maison. À la maison du témoin, camarades!»

Un cri de rage répondit à cet appel, et la foule tout entière
courut, animée par l'amour de la destruction et du pillage. Hugh
resta quelques moments encore en arrière pour prendre quelque
nouveau stimulant et pour ouvrir toutes les cannelles, qui
pouvaient avoir été épargnées; puis, jetant un dernier coup d'oeil
sur cette chambre pillée et dévastée, où les émeutiers avaient
jeté le Mai lui-même par la fenêtre, car ils l'avaient scié en
morceaux, il alluma sa torche, donna une tape sur le dos de John
Willet muet et immobile, il balança son luminaire sur sa tête,
poussa un cri furieux, et se dépêcha de courir après ses
compagnons.




CHAPITRE XIII.


John Willet, laissé seul dans son comptoir démantibulé, continua
de rester assis, tout abasourdi; ses yeux tout grands ouverts
montraient bien qu'il était éveillé mais toutes ses facultés de
raison et de réflexion étaient abîmées dans un sommeil absolu. Il
promenait les yeux autour de cette chambre qui avait été depuis de
longues années, et qui était encore, pas plus tard qu'il y a une
heure, l'orgueil de son coeur, mais sans qu'un muscle de sa figure
en fût seulement ému. La nuit, au dehors, semblait noire et
froide, à travers les trouées qui avaient été naguère des
fenêtres. Les liquides précieux, à présent à sec ou peu s'en faut,
tombaient goutte à goutte sur le plancher. Le Maypole brisé avait
l'air de regarder par la croisée rompue, comme le beaupré d'un
vaisseau naufragé, et rien n'empêchait de comparer le parquet au
fond de la mer, tant il était, comme elle, semé de débris
précieux. Les courants d'air, qui n'avaient plus d'obstacles,
faisaient claquer et crier sur leurs gonds les vieilles portes.
Les chandelles vacillaient et coulaient, garnies de je ne sais
combien de champignons. Les beaux et brillants rideaux d'écarlate
flottaient et clapotaient au vent. Les bons petits barils
hollandais de curaçao ou d'anisette, tournés sens dessus dessous
et vides, étaient jetés honteusement dans un coin: ce n'était plus
que l'ombre de ces jolis quartauts, qui avaient perdu toute leur
jovialité, sans espérance de la retrouver jamais. John voyait
cette désolation, ou plutôt il ne la voyait pas. Il ne demandait
pas mieux que de rester là, assis les yeux tout grands ouverts,
n'éprouvant pas plus d'indignation ou de malaise, revêtu de ses
liens, que si c'eussent été des décorations honorifiques.
Personnellement, il ne voyait aucun changement: le temps allait
son petit bonhomme de chemin, comme d'habitude, et le monde était
toujours tranquille comme à l'ordinaire.

N'était qu'on entendait les barils se vider goutte à goutte, les
débris des fenêtres cassées crier sous le souffle du vent, et le
craquement monotone des portes ouvertes, tout était profondément
calme: ces petits bruits, semblables au tic-tac de la montre du
temps pendant la nuit, ne faisaient que rendre le silence plus
saisissant et plus effrayant. Mais le bruit ou le calme, pour
John, c'était tout un: un train de grosse artillerie aurait pu
venir exécuter des sarabandes sous sa fenêtre, qu'il n'en aurait
été que ça. Il était désormais à l'abri de toute surprise; un
revenant même ne lui aurait rien fait.

Justement il entendit un pas, un pas précipité, et cependant
discret, qui s'approchait de la maison. Ce pas s'arrêta, avança
encore, sembla faire le tour des bâtiments, et finit par venir
sous la fenêtre, par laquelle une tête plongea dans la salle.

Les chandelles agitées mettaient ce visage singulièrement en
relief sur le fond noir et sombre de la nuit au dehors. Il était
pâle, flétri, usé; les yeux, à raison de sa maigreur, paraissaient
naturellement grands et brillants; les cheveux étaient
grisonnants. Il lança un regard pénétrant dans la chambre, en même
temps qu'on entendit une voix creuse demander:

«Est-ce que vous êtes seul dans cette maison?»

John ne fit aucun signe, quoique cette question fût répétée deux
fois et qu'il l'eût bien entendue. Après un moment de silence,
l'homme entra par la fenêtre. John ne parut pas plus surpris de
cela que du reste. Il en avait tant vu monter ou descendre par les
croisées en une heure de temps, qu'il ne se rappelait plus
seulement qu'il y eût une porte, et qu'il croyait avoir toujours
vécu au milieu, de ces exercices gymnastiques depuis son enfance.

L'homme portait un grand habit noir passé, et un chapeau rabattu.
Il marcha droit à John et le regarda en face. John lui rendit
incontinent la monnaie de sa pièce.

«Est-ce qu'il y a longtemps que vous êtes assis là comme ça?» dit
l'homme.

John réfléchit, mais sans pouvoir trouver rien à dire.

«De quel côté sont-ils partis?

À cette question, expliquez-moi comment il se fit, car je n'y
comprends rien, que la forme particulière des bottes de l'étranger
trotta dans la tête de M. Willet, qui finit par secouer ces
distractions importunes et retomba dans son premier état.

-- Ah çà! vous feriez aussi bien de me répondre, dit l'autre; ce
serait le moyen de conserver au moins votre peau, puisqu'il ne
vous reste plus que ça. De quel côté sont-ils partis?

-- Par là,» dit John, retrouvant tout de suite la voix et faisant
de bonne foi un signe de tête tout juste dans la direction
contraire à l'exacte vérité.

Il faut dire que ses pieds et ses mains étaient liés si
étroitement, qu'il ne lui restait plus que le visage pour montrer
à l'étranger son chemin.

«Vous mentez, dit celui-ci avec un geste de colère et de menace.
Je suis venu par là et je n'ai rien vu. Vous voulez me tromper.»

Cependant il était si visible que l'apathie imperturbable de John
n'était pas un jeu; qu'elle était au contraire le résultat de la
scène qui venait de se passer sous son toit, que l'étranger retint
sa main au moment de le frapper, et se retourna.

John le regarda faire sans seulement sourciller. L'autre alors se
saisit d'un verre, le tint sous un des petits barils pour
recueillir quelques gouttes, qu'il avala avec une grande avidité.
Puis, trouvant que cela n'allait pas assez vite, il jeta le verre
par terre avec impatience, prit le baril même à deux mains, et
s'en versa directement le contenu dans le gosier. Il y avait çà et
là quelques croûtes de pain oubliées; il tomba dessus aussitôt,
les mangeant avec voracité, et ne s'arrêtant que pour écouter de
temps en temps quelque bruit imaginaire au dehors. Après s'être
restauré en courant, il souleva un autre baril pour l'appliquer à
ses lèvres, rabattit son chapeau sur son front, comme s'il se
disposait à quitter la maison, et revint à John.

«Où sont vos domestiques?»

M. Willet eut un souvenir confus d'avoir entendu les émeutiers
leur crier de jeter par la fenêtre la clef de la chambre où elles
s'étaient retirées. Il répliqua donc par ces mots:

«Elles sont sous clef.

-- Elles feront bien de se tenir tranquilles et vous aussi,
repartit l'autre. À présent, dites-moi de quel côté ils sont
partis.»

Cette fois-ci, M. Willet ne se trompa pas: l'étranger se
précipitait du côté de la porte pour sortir, quand tout à coup le
vent leur apporta le tintement éclatant et rapide d'une cloche
d'alarme, puis on vit dans l'air une vive et subite clarté qui
illumina non seulement toute la chambre, mais toute la campagne.

Ce ne fut pas le passage soudain des ténèbres à cette clarté
terrible; ce ne fut pas le son des cris lointains et des hourras
victorieux; ce ne fut pas cette invasion effrayante du tumulte
dans la paix et la sérénité de la nuit, qui fit reculer d'effroi
l'étranger, comme s'il venait d'être frappé d'un coup de tonnerre;
non, ce fut la cloche. La forme la plus hideuse du plus
épouvantable revenant que l'imagination humaine ait jamais pu se
figurer, aurait surgi devant lui, qu'il n'aurait pas fui devant
elle, d'un pas chancelant, avec autant d'horreur qu'il en montra
au premier son de cette voix de fer retentissante. Les yeux lui
sortaient de la tête, il tremblait de tous ses membres, sa figure
était horrible à voir, avec sa main droite levée en l'air, la
gauche pressant en bas quelque objet imaginaire qu'il frappait à
coups redoublés, comme le meurtrier qui plonge un poignard au
coeur de sa victime; puis il se tira les cheveux, il se boucha les
oreilles, il courut à droite, à gauche, comme un fou; puis enfin
il poussa un cri effroyable et se rua dehors: et toujours,
toujours la cloche tintait à sa poursuite, plus fort, plus fort,
plus vite, plus vite. L'embrasement devenait plus brillant, le
tumulte des voix plus profond; l'air était ébranlé par la chute de
corps pesants qui craquaient en tombant. Des ruisseaux
d'étincelles enflammées jaillissaient jusqu'au ciel; mais il y
avait quelque chose de plus sonore que la chute des murs ruinés,
de plus rapide pour monter jusqu'au ciel que les étincelles de
l'incendie, de plus furieux, de plus sauvage mille fois que le
bruit confus des voix, quelque chose qui proclamait d'horribles
secrets longtemps ensevelis dans le silence, quelque chose qui
parlait la langue des morts: la cloche!... la cloche!»

Une meute de spectres n'aurait jamais devancé à la course cette
poursuite rapide, cette chasse enragée; une légion de revenants à
ses trousses ne lui aurait pas inspiré tant de crainte. Cela
aurait eu au moins un commencement et une fin, tandis qu'ici
c'était répandu par tout l'espace. Il n'y avait qu'une voix
acharnée à sa poursuite, mais elle était partout: elle éclatait
sur la terre, elle éclatait dans l'air; elle courbait en passant
la pointe des herbes, elle hurlait à travers les arbres
frémissants. Les échos la doublaient et la répétaient, les hiboux
la saisissaient au passage dans le vent pour y répondre; le
rossignol, de désespoir, en perdait la voix et allait cacher son
effroi au plus épais des bois. Elle avait l'air de presser et de
stimuler la colère de la flamme en délire; tout était abreuvé
d'une teinte écarlate; le feu brillait partout. La nature semblait
noyée dans le sang; et toujours le cri impitoyable de cette voix
effrayante; la cloche!... la cloche!

Elle cesse, mais pour les autres, non pas pour lui, qui en emporte
le glas dans son coeur. Jamais tocsin sorti de la main des hommes
n'a eu une voix pour vous vibrer ainsi dans l'âme, et vous
répéter, à chaque son, qu'elle ne cessera pas d'appeler le ciel à
son aide. Car cette cloche-là sait bien se faire comprendre. Il
n'y a pas moyen de ne pas savoir ce qu'elle dit: _Assassin!
assassin!_ à chaque note: cruel, barbare, sauvage assassin!
Assassin d'un brave homme qui, dans sa confiance, avait mis sa
main dans la main de son bourreau. Rien que de l'entendre, les
fantômes sortaient de leurs tombes. Tenez! en voilà un, dont la
figure animée d'un sourire amical se change tout à coup en une
expression d'incrédulité et d'horreur; puis le moment d'après vous
y voyez la torture de la douleur; il jette au ciel un regard
suppliant et tombe roide sur le sol, les yeux retournés dans leur
orbite, comme la biche aux abois qu'il avait quelquefois vue
mourir, quand il était petit enfant, qu'il tressaillait et
frissonnait... (quel triste souvenir en ce moment!) se cramponnant
au tablier de sa mère, curieux et effrayé à cette vue. L'autre,
l'étranger, tombe aussi la face sur la terre, qu'il gratte de ses
mains comme pour s'y creuser un refuge, pour y cacher, au moins
pour y couvrir son visage et ses oreilles. Mais non, non, non. Une
triple enceinte de murs, un triple toit d'airain, ne le
défendraient pas contre cette voix. L'univers, le vaste univers,
n'a point de refuge à lui donner contre elle.

Pendant qu'il se précipitait de tous côtés, sans savoir par où
aller; pendant qu'il restait rampant sur la terre, sans pouvoir
s'y cacher, la besogne marchait lestement là-bas. En quittant le
Maypole, les émeutiers s'étaient formés en un corps compact, et
s'étaient avancés d'un pas rapide vers la Garenne. Devancés
néanmoins par le bruit de leur approche, ils trouvèrent les portes
du jardin bien fermées, les fenêtres barricadées, la maison
ensevelie dans une obscurité profonde. Après avoir inutilement
tiré les sonnettes et frappé à la grille, ils se retirèrent à
quelques pas de là, pour se concerter et prendre conseil sur ce
qu'il y avait à faire.

La conférence ne fut pas longue; ils ne soupiraient tous qu'après
un même but, sous la double influence d'une ivresse furieuse et de
leurs premiers succès, qui ne les enivraient pas moins. L'ordre
étant donné de bloquer le château, les uns grimpèrent sur la
porte, ou descendirent dans le fossé pour en escalader le revers;
d'autres franchirent le mur de clôture, d'autres renversèrent les
barreaux de défense, dont ils se firent à chaque brèche nouvelle
des armes meurtrières. Quand le château fut complètement cerné, on
envoya un petit nombre d'hommes enfoncer dans le jardin un atelier
d'outils, et en attendant leur retour les autres se contentèrent
de frapper avec violence aux portes, en appelant les gens qui
pouvaient être dans la maison, et les sommant de venir leur ouvrir
s'ils voulaient avoir la vie sauve.

Voyant qu'ils ne recevaient aucune réponse à ces sommations, et
que le détachement envoyé à la découverte des outils revenait avec
un supplément utile de pioches, de bêches, de boyaux, ils leur
ouvrirent un passage, ainsi qu'à ceux qui étaient déjà armés, ou
pourvus d'avance de haches, de barres de fer, de pinces; quand ils
eurent percé à travers la foule, ils formèrent le premier rang des
assaillants, tout prêts à faire le siège en règle des portes et
des fenêtres. Il n'y avait pour le moment parmi eux pas plus d'une
douzaine de torches allumées; mais après tous ces préparatifs on
distribua des flambeaux qui passèrent de main en main avec tant de
rapidité, qu'en moins d'une minute les deux tiers au moins de
toute cette masse tumultueuse portaient des brandons incendiaires.
Ils leur firent faire la roue au-dessus de leurs têtes, en
poussant de grands cris, et se mirent à travailler les fenêtres et
les portes.

Au beau milieu du tapage, pendant qu'on entendait le bruit sourd
des coups de pioche, le fracas des vitres cassées, les cris et les
jurons de la populace, Hugh et ses amis profitèrent du désordre et
du tumulte pour se rendre ensemble à la porte de la tourelle, où
M. Haredale l'avait reçu la dernière fois avec John Willet, et
c'est contre cette porte qu'ils concentrèrent tous leurs efforts.
Une bonne porte, ma foi! en vieux chêne, bien fort, soutenue
derrière par de fameuses gâches et une traverse solide! Mais,
malgré tout, elle ne résista pas longtemps; on l'entendit craquer
et tomber sur l'escalier de derrière, où elle leur servit de
plate-forme pour leur faciliter l'accès de la chambre haute.
Presque au même moment, la maison était forcée sur une douzaine de
points et la foule s'éboulait par chaque brèche, comme l'eau
déborde à travers une digue rompue.

Il y avait deux ou trois domestiques postés dans le vestibule avec
des fusils, dont ils tirèrent un coup ou deux sur les assaillants,
quand ils eurent forcé le passage; mais il n'y eut personne
d'atteint, et, voyant leurs ennemis se précipiter comme une légion
de diables, ils ne songèrent plus qu'à leur propre sûreté et
opérèrent leur retraite, en imitant les cris des assiégeants, dans
l'espérance de se confondre avec eux, au milieu du vacarme. Et, en
effet, ce stratagème leur réussit; il n'y eut qu'un pauvre
vieillard dont on n'entendit plus jamais reparler; on lui avait
fait, dit-on, sauter la cervelle d'un coup de barre de fer; un de
ses camarades le vit tomber, et son cadavre fut ensuite la proie
des flammes.

Une fois maîtres du château, les assiégeants se répandirent à
l'intérieur, depuis la cave jusqu'au grenier, et commencèrent leur
oeuvre de destruction violente. Pendant que quelques groupes
allumaient des feux de joie sous les fenêtres d'autres cassaient
les meubles et en jetaient les fragments par la croisée pour
alimenter la flamme. Là où l'ouverture dans le mur (car ce
n'étaient plus des fenêtres) était assez grande, ils lançaient
dans le feu les tables, les commodes, les lits, les miroirs, les
tableaux, et, chaque fois qu'ils empilaient quelques pièces
nouvelles sur le bûcher, c'étaient de nouveaux cris, de nouveaux
hurlements, un tintamarre infernal qui ajoutait encore à l'horreur
de l'incendie. Ceux qui portaient des haches et qui avaient passé
leur colère sur le mobilier, s'en prenaient après aux portes, aux
impostes, qu'ils mettaient en pièces; ils brisaient les parquets,
coupaient les poutres et les solives, sans s'inquiéter s'ils
n'allaient pas ensevelir sous des monceaux de ruines les traînards
qui n'avaient pas quitté assez tôt l'étage supérieur. Il y en
avait qui fouillaient dans les tiroirs, les caisses, les boites,
les pupitres, les armoires, pour y chercher des bijoux, de
l'argenterie, des pièces de monnaie; d'autres, plus avides de
destruction que de gain, les jetaient dans la cour sans seulement
y regarder, en invitant ceux d'en bas à les mettre en tas dans le
brasier. D'autres, qui étaient descendus à la cave pour y défoncer
les tonneaux, couraient ça et là comme des enragés, mettant le feu
à tout ce qu'ils voyaient, souvent même aux vêtements de leurs
camarades; enfin brûlant si bien les bâtiments par tous les bouts,
qu'on en voyait plusieurs qui n'avaient pas eu le temps de se
sauver, suspendus avec leurs mains défaillantes, et le visage
noirci par la fumée, aux allèges des croisées où ils s'étaient
traînés, en attendant qu'ils fussent attirés et dévorés dans la
fournaise. Plus le feu sévissait et pétillait, plus les gens
devenaient farouches et cruels, comme des diables qui se sentent
dans leur élément au milieu du feu; ils avaient déjà dépouillé
leur nature terrestre pour prendre un avant-goût des plaisirs de
l'enfer.

Le bûcher en combustion qui montrait les chambres et les couloirs
rouges comme le feu, à travers les trous pratiqués dans les murs
écroulés; les flammes égarées qui léchaient de leurs langues
fourchues les murs de brique et de pierre au dehors, pour trouver
un passage et porter leur tribut à la masse ardente qui brûlait en
dedans; le reflet de l'incendie sur le visage des brigands occupés
à l'attiser; le mugissement de la braise furieuse, si haute et si
brillante qu'elle semblait, dans sa rapacité, avoir dévoré jusqu'à
la fumée même; les flammèches vivantes que le vent détachait du
brasier pour les emporter sur ses ailes, comme une neige de feu;
le bruit sourd des poutres brisées, qui tombaient comme des plumes
sur le monceau de cendres, et se réduisaient presque au même
instant en un foyer d'étincelles et de poussière enflammée; la
teinte blafarde qui couvrait le ciel, faisant mieux ressortir tout
autour, par le contraste, les ténèbres profondes; la vue de tous
les recoins dont leur usage domestique faisait naguère un lieu
sacré, livrés maintenant sans pudeur aux regards d'une populace
effrontée; la destruction par des mains rudes et grossières des
mille petits objets de la prédilection des maîtres, qui les
associaient dans leurs coeurs avec de tendres et précieux
souvenirs; et cela, non pas au milieu de visages sympathiques et
de consolations murmurées par l'amitié, mais au bruit des
acclamations les plus brutales, et de cris étourdissants qui
faisaient sauver à la hâte jusqu'aux rats, habitués par une longue
possession à ce domicile antique, et devenus, pour ainsi dire, les
commensaux de la maison: toutes ces circonstances se combinaient
pour présenter aux yeux une scène que les spectateurs qui n'y
prenaient point part ne devaient jamais oublier, dussent-ils vivre
cent ans.

Quels étaient ces spectateurs? La cloche d'alarme, remuée par des
mains puissantes, avait longtemps retenti, mais pas une âme qu'on
pût voir. Quelques rebelles prétendaient bien que, lorsqu'elle
avait cessé d'appeler à l'aide, on avait entendu des cris de
femmes éplorées, et qu'on avait vu flotter leurs vêtements dans
l'air, pendant qu'elles étaient emportées, malgré leur résistance,
par une troupe de ravisseurs. Mais, dans un pareil désordre,
personne ne pouvait dire si c'était vrai ou si c'était faux.
Cependant où donc était Hugh? Personne ne l'avait plus vu depuis
qu'on avait enfoncé les portes. Toute la bande criait après lui;
où est donc Hugh?

«Présent, répondit-il d'une voix enrouée, en sortant de
l'obscurité, tout haletant, tout noirci par la fumée. Nous avons
fait tout ce que nous pouvions faire. Voilà le feu qui va
s'éteindre de lui-même, et, s'il reste encore quelque pan de
murailles, ce n'est plus qu'un amas de ruines. Dispersons-nous,
mes gars, pendant qu'il y fait bon; rentrez par différents
chemins, et nous nous retrouverons comme d'habitude.»

Là-dessus, il disparut de nouveau... (c'était bien étrange, lui
qui toujours arrivait le premier et ne s'en allait que le
dernier)... et les laissa retourner chacun chez eux comme ils
voulaient.

Ce n'était pas une tâche facile que d'organiser la retraite d'une
pareille multitude. Quand on aurait ouvert toutes grandes les
portes de Bedlam[3], il n'en serait pas sorti autant de fous qu'en
avait fait sortir cette nuit de délire. On voyait des hommes
danser et trépigner sur les parterres de fleurs, comme s'ils
croyaient écraser des victimes humaines sous leurs pieds; ils
arrachaient leurs tiges avec fureur, comme des sauvages qui
tordent le cou de leurs ennemis. On en voyait d'autres jeter en
l'air leurs torches enflammées, et les recevoir sans bouger sur
leurs têtes et sur leurs visages tout enflés et tout couturés de
brûlures hideuses. On en voyait qui se précipitaient jusqu'au
brasier et en écartaient la vapeur avec le mouvement de leurs
mains, comme s'ils nageaient en pleine eau; d'autres même qu'on
avait beaucoup de peine à empêcher de s'y plonger pour satisfaire
leur soif de feu. Sur le crâne d'un garçon, de vingt ans à peine,
étendu ivre mort sur le gazon avec le goulot d'une bouteille dans
la bouche, coulait du toit une pluie de plomb liquide brûlé à
blanc, qui faisait fondre sa tête comme une cire. Quand on réunit
tous les gens épars, on retira des caves, pour les emporter à
bras, des misérables, vivants encore, mais marqués comme d'un fer
chaud sur tout le corps, et, le long de la route, leurs porteurs
cherchaient à les ragaillardir par des plaisanteries de corps de
garde, en attendant qu'ils les déposassent morts à la porte de
quelque hôpital. Mais tous ces tableaux effroyables n'inspiraient
à personne, dans cette troupe hurlante, ni pitié ni dégoût; il n'y
en avait pas un dont la rage aveugle, féroce, animale, fût
seulement assouvie.

Le rassemblement se dispersa à la fin lentement, et par petits
pelotons, avec des hourras enroués, et au bruit de leurs cris
ordinaires. Quelques traînards, les yeux éraillés et injectés de
sang, suivaient l'avant-garde d'un pas aviné. Les appels lointains
par lesquels ils se répondaient, le sifflement convenu pour
rallier ceux qui manquaient, devinrent de plus en plus rares et
faibles, tant qu'enfin ces bruits même expirèrent, faisant place
au silence des nuits.

Quel silence! L'éclat éblouissant des flammes n'était plus à
présent qu'une lueur d'accès, un éclair intermittent. Les
charmantes étoiles du ciel, jusqu'alors invisibles, éclairaient à
leur tour le monceau de cendres, bientôt obscur. Une fumée
retardataire était encore suspendue le long des ruines, comme pour
les cacher aux yeux: le vent semblait la respecter. Des murailles
nues, des toits ouverts, des chambres où des êtres bien chers,
aujourd'hui défunts, avaient bien des fois relevé le matin leur
tête sur leurs chevets pour renaître à une vie nouvelle avec une
nouvelle énergie; où tant d'autres, également bien aimés, avaient
passé des jours de joie ou de tristesse; où se trouvaient mêlés
ensemble tant de souvenirs et de regrets, de soucis et
d'espérances... tout cela... parti. Il ne reste plus qu'un vide
triste et navrant; un monceau à demi étouffé de poussière et de
cendres; le silence et la solitude du néant.




CHAPITRE XIV.


Les bonnes gens du Maypole, qui ne se doutaient guère du
changement qui bientôt allait se faire dans leur rendez-vous
favori, entrèrent dans la forêt pour se rendre à Londres. Ils ne
prirent pas la grand'route, pour éviter la chaleur et la
poussière, et se tinrent dans les sentiers à travers champs. À
mesure qu'ils approchaient de leur destination, ils se mirent à
faire des questions aux gens qui passaient, sur l'émeute, sur la
vérité ou la fausseté des récits qu'on leur en avait faits. Les
réponses qu'ils reçurent laissaient bien loin derrière elles les
chétives nouvelles qui avaient pénétré dans la paisible bourgade
de Chigwell. Un homme leur dit que, cette après-midi même, la
troupe, chargée de conduire à Newgate quelques émeutiers qu'on
venait d'interroger en justice, avait été attaquée par la populace
et forcée de faire retraite; un autre, que l'on était en train de
démolir la maison de deux témoins à charge près de Clare-Market,
au moment où il était parti de Londres; un autre, que l'on devait
mettre ce soir le feu à celle de sir Georges Saville, dans le
quartier de Leicester-Field, et que sir Georges passerait un
mauvais quart d'heure s'il tombait entre les mains du peuple,
parce que c'était lui qui avait présenté le _bill_ en faveur des
catholiques. Tous s'accordaient à dire que l'émeute était à
l'oeuvre, plus forte et plus nombreuse que jamais; qu'il ne
faisait pas bon dans les rues; que l'épouvante publique croissait
à chaque moment, et qu'il y avait déjà un grand nombre de familles
qui s'étaient sauvées à la campagne. Passa un drôle qui portait
les couleurs populaires et qui les insulta pour n'avoir point de
cocardes à leurs chapeaux, en leur recommandant d'aller voir le
lendemain soir une fameuse poussée qu'on allait donner aux portes
de la prison. Un autre leur demanda si c'est qu'ils étaient
incombustibles, de sortir ainsi sur les chemins sans porter la
marque distinctive des honnêtes gens; enfin un troisième, qui
allait à cheval tout seul leur ordonna de lui jeter chacun un
shilling dans son chapeau, pour la quête des émeutiers.

Malgré le désagrément de se voir ainsi rançonnés, et la crainte
que leur causaient tous ces renseignements, ils persistèrent,
puisqu'ils avaient tant fait que de venir, dans la résolution de
pousser plus loin et d'aller voir de leurs propres yeux l'état
réel des choses. Ils doublèrent le pas, comme on fait toujours en
pareil cas, lorsqu'on vient du recevoir des nouvelles qui vous
intéressent; et, ruminant, chacun de leur côté, les rapports
qu'ils venaient d'entendre, ils ne se disaient pas grand'chose.

Or, la nuit était venue, et, quand ils approchèrent de Londres,
ils eurent de loin la triste confirmation de ce qu'on leur avait
dit, dans la lueur qu'ils purent voir de trois incendies, tout
près l'un de l'autre, dont la flamme jetait une réverbération
lugubre dans le ciel. En arrivant à l'entrée des faubourgs, ils
aperçurent, à la porte de presque toutes les maisons, ces mots
écrits à la craie, en gros caractères: «Pas de papisme!» Les
boutiques étaient fermées, l'alarme et la crainte se lisaient sur
tous les visages.

Chacun de nos curieux faisait à part soi ces remarques peu
rassurantes, sans les communiquer à ses camarades, lorsqu'ils
arrivèrent à une barrière qui se trouvait fermée. Ils passaient
par le Tourniquet sur la contre-allée, comme un cavalier, venant
de Londres au grand galop, appela d'un ton très ému le garde-
barrière: «Vite, vite, ouvrez-moi, au nom du ciel!»

À cette prière si pressante et si véhémente, l'homme accourut, une
lanterne à la main, et se disposait à ouvrir, lorsque, jetant par
hasard les yeux derrière lui, il s'écria: «Bonté divine! qu'est-ce
que c'est que ça? encore un feu?»

À ces mots, les trois amateurs de Chigwell tournèrent la tête et
virent à distance, juste dans la direction d'où ils venaient,
jaillir une nappe de feu qui jetait sur les nuages une clarté
menaçante, comme si l'incendie était en effet derrière eux,
semblable à un soleil couchant de sinistre présage.

«Si je ne me trompe, dit le cavalier, je sais d'où partent ces
flammes. Allons! mon brave homme, ne restez pas là pétrifié.
Ouvrez-moi la porte.

-- Monsieur, lui cria le portier en mettant la main sur la bride
de son cheval, au moment où il lui ouvrait un passage, je crois
vous reconnaître, monsieur; croyez-moi, n'allez pas plus loin. Je
les ai vus passer, je sais de quoi ces gens-là sont capables. Ils
vous assassineront.

-- Soit! dit le cavalier, toujours l'oeil fixé sur le feu, et non
sur son interlocuteur.

-- Mais, monsieur, monsieur, cria l'homme en serrant encore
davantage la bride, si vous voulez aller plus loin, portez donc au
moins le ruban bleu. Tenez! monsieur, ajoutât-il en détachant la
cocarde de son chapeau. Si je la porte, ce n'est pas par goût,
c'est par nécessité; c'est que j'ai peur pour moi et pour ma
maison. Prenez-la seulement pour cette nuit... pour cette nuit
seulement.

-- Faites, monsieur, faites ce qu'il vous dit, crièrent les trois
amis, se pressant autour de son cheval.

-- Monsieur Haredale, mon digne monsieur, mon brave gentleman, je
vous en prie, laissez-vous persuader.

-- Qu'est-ce que j'entends-là? répondit M. Haredale, se baissant
pour mieux voir; n'est-ce pas la voix de Daisy?

-- Oui, monsieur, répliqua le petit homme. Laissez-vous persuader,
monsieur. Ce brave homme dit vrai. Votre vie peut en dépendre.

-- Dites-moi, reprit Haredale brusquement, auriez-vous peur de
venir avec moi?

-- Moi, monsieur? n-o-n.

-- Eh bien! mettez cette cocarde à votre chapeau. Si nous
rencontrons ces gueux-là, vous leur jurerez que je vous emmène
prisonnier, parce que vous la portez. Je leur en dirai autant moi-
même: car, aussi vrai que j'espère le pardon du bon Dieu dans
l'autre monde, je ne veux pas qu'ils me fassent grâce, pas plus
que je ne leur ferai quartier, si nous en venons aux mains ce
soir. Allons! sautez en croupe!... vite. Tenez-moi bien par la
taille, et n'ayez pas peur.»

En un instant les voilà partis au grand galop, dans un nuage de
poussière épaisse, et toujours courant devant eux, comme Robin des
Bois.

Par bonheur que l'excellent coursier de Haredale connaissait bien
la route: car pas une fois, pas une seule fois, dans tout le
voyage, M. Haredale n'abaissa les yeux sur le sol, ni ne les
détourna un moment de la clarté qui serrait de but et de fanal à
leur course furieuse. Une fois il dit à demi-voix: «C'est ma
maison.» Mais il ne desserra pas les dents davantage. Quand ils
arrivaient à des endroits où le chemin était plus mauvais et plus
sombre, il n'oubliait jamais de poser sa main sur le petit homme
pour bien l'affermir en selle; mais il n'en continuait pas moins
de garder la tête droite et les yeux fixés sur le feu, alors comme
toujours.

La route n'était pas sans danger: car ils avaient quitté la
grand'route pour prendre le plus court, toujours à bride abattue,
par des ruelles et des sentiers solitaires, où les roues des
charrettes avaient fait des ornières profondes, où le passage
étroit était bordé de haies et de fossés, où l'on avait sur la
tête une arcade de grands arbres qui épaississaient l'ombre et
l'obscurité. Mais c'est égal, en avant, en avant, en avant, sans
s'arrêter et sans broncher, jusqu'à la porte du Maypole, d'où ils
purent voir que le feu commençait à s'éteindre, apparemment faute
d'aliment.

«Descendons un moment, un seul moment, Daisy, dit M. Haredale, en
l'aidant à sauter de cheval et suivant ses pas. Willet, Willet, où
sont ma nièce et mes domestiques?... Willet!»

Tout en poussant ces cris de détresse, il se précipite au
comptoir. Qu'est-ce qu'il voit? L'aubergiste lié et garrotté sur
sa chaise, la salle démantibulée, dévastée, toute sens dessus
dessous... Évidemment, personne n'avait pu venir chercher là un
refuge.

M. Haredale était un caractère fort, accoutumé à se contraindre et
à réprimer ses plus vives émotions; mais cet augure sinistre des
découvertes auxquelles il devait s'attendre (car, en voyant
l'incendie, il avait bien deviné tout de suite que sa maison
devait être rasée) vainquit son courage. Il se couvrit la figure
de ses mains pour un moment, et détourna la tête.

«Johnny, Johnny, dit Salomon, et le brave homme criait de toute sa
force en se tordant les mains... mon cher Johnny, oh! quel
changement! Je n'aurais jamais cru voir le Maypole en cet état, de
ma vie vivante. Et le vieux château de la Garenne, donc! Johnny!
Monsieur Haredale!... Ah! Johnny! quel affreux spectacle!

En même temps le petit Salomon Daisy, montrant M. Haredale,
plantait ses coudes sur le dos de la chaise de M. Willet, et
pleurait comme un veau sur l'épaule de l'aubergiste.

Le vieux John, pendant ce temps-là, le laissait dire. Il restait
assis, muet comme un merlan, fixant sur lui un regard qui n'était
pas de ce monde, et donnant tous les symptômes possibles d'entière
et de parfaite insensibilité à tout ce qui se passait autour de
lui. Cependant, quand Salomon ne dit plus rien, il suivit avec ses
gros yeux ronds la direction des regards du sacristain, et
commença à montrer quelque idée vague qu'il pouvait bien y avoir
là quelqu'un qui était venu le voir.

«Vous nous reconnaissez bien, n'est-ce pas, Johnny? dit Salomon en
se donnant un coup sur la poitrine: Daisy, vous savez bien... dans
l'église de Chigwell... celui qui sonne les cloches... Vous
rappelez-vous le petit lutrin des dimanches dans la chapelle...
hein! Johnny?»

M. Willet réfléchit quelques minutes, puis il se mit à entonner
tout bas, par un instinct mécanique, à propos au lutrin:
_Magnificat anima mea..._

«C'est cela, cria vivement le petit homme; justement, c'est bien
moi qui chante les vêpres, Johnny. Vous y êtes, n'est-ce pas?
Dites-moi que vous êtes tout à fait remis.

-- Remis? dit Willet en récriminant, comme si c'était une question
à vider entre lui et sa conscience; remis? ah!

-- Ils ne vous ont pas maltraité à coups de bâton, de tisonniers,
ou de tout autre instrument contondant, n'est-ce pas, Johnny?
demanda Salomon en jetant un coup d'oeil plein d'inquiétude sur la
tête de Willet, ils ne vous ont pas battu, n'est-ce pas?»

John fronça le sourcil, baissa les yeux comme s'il était absorbé
dans quelque calcul d'arithmétique mentale; puis les releva, comme
s'il cherchait au plafond le total de l'addition rebelle; puis les
promena sur Salomon Daisy, depuis la pointe des cheveux jusqu'à la
plante des pieds; puis les porta lentement tout autour de la
salle. Et alors une grosse larme, ronde, plombée, et point du tout
transparente, lui roula de chaque oeil, lorsqu'en branlant la tête
il répondit:

«S'ils avaient eu seulement la bonté de m'assassiner, combien ils
m'auraient obligé!

-- Non, non, ne dites pas ça, Johnny, reprit Daisy, la larme à
l'oeil; c'est bien triste, mais ça ne va pas jusque-là. Non, non.

-- Voyez-moi ça, monsieur, cria John, tournant ses yeux douloureux
sur M. Haredale, qui avait mis un genou en terre pour travailler
lestement à délivrer l'aubergiste de ses liens. Voyez-moi ça,
monsieur. Il n'y a pas jusqu'au Mai lui-même, le vieux Mai, tout
de bois et tout insensible qu'il est, qui regarde tout étonné à la
fenêtre, comme s'il voulait me dire: «John Willet, John Willet,
allons-nous-en piquer une tête dans la mare la plus voisine, qui
sera assez profonde pour nous noyer, car c'est fait de nous à tout
jamais.»

-- Finissez, Johnny, finissez, lui cria son ami, non moins touché
de cet effort d'imagination douloureux de la part de M. Willet,
que du ton sépulcral dont il avait parlé du Maypole. Je vous en
prie, Johnny, finissez.

-- Votre perte est grande et votre malheur est pénible, lui dit
M. Haredale jetant un regard d'impatience vers la porte, et ce
n'est pas le moment de chercher à vous consoler: ce ne serait pas
moi, dans tous les cas, qui pourrais le faire; mais, avant de nous
quitter, dites-moi une chose, et tâchez de me le dire nettement,
je vous en supplie. Avez-vous vu Emma, ou avez-vous entendu parler
d'elle?

-- Non, dit M. Willet.

-- Vous n'avez donc vu que cette canaille?

-- Oui.

-- Elles se seront sauvées, j'espère, avant le commencement de ces
scènes affreuses, dit M. Haredale, qui, au milieu de son
agitation, de son désir impatient de remonter à cheval, et de son
peu d'habileté pour débrouiller des cordes emmêlées, n'avait pas
seulement défait encore un noeud. Daisy un couteau!

-- Vous n'auriez pas, dit John regardant autour de lui comme pour
chercher son mouchoir de poche ou quelque autre bagatelle qu'il
aurait perdue, vous n'auriez pas, l'un ou l'autre, trouvé quelque
part par là... un cercueil?

-- Willet!» cria M. Haredale.

Salomon laissa tomber de ses mains le couteau, et sentit une sueur
froide lui courir tout le long du corps. «Ciel! s'écria-t-il.

-- C'est que, voyez-vous, continua John sans les regarder, un
moment avant de vous voir, j'ai reçu la visite d'un mort qui
allait là-bas. Et s'il avait apporté là sa bière ou que vous
l'eussiez rencontrée sur le chemin, j'aurais bien pu vous dire le
nom qu'il y avait sur la plaque. Enfin, s'il ne l'a pas apportée,
ça ne fait rien.»

M. Haredale, qui venait d'écouter ces paroles avec une attention
palpitante, se releva à l'instant droit sur ses pieds, et, sans
dire un seul mot, emmena Salomon Daisy à la porte, monta à cheval,
le prit en croupe derrière lui, et vola plutôt qu'il ne galopa
vers cet amas de ruines, qui était encore un château majestueux
quand le soleil couchant l'avait éclairé la veille de ses derniers
feux. M. Willet les regarda, les écouta, ramena ses yeux sur lui-
même pour bien s'assurer qu'il n'était plus garrotté, et, sans
donner le moindre signe d'impatience, de surprise ou de
désappointement, retomba doucement dans l'état léthargique dont il
n'était sorti un moment que d'une manière très imparfaite.

M. Haredale attacha son cheval à un tronc d'arbre, et, serrant le
bras de son compagnon, se glissa doucement le long du sentier,
dans les lieux où était hier encore son jardin. Il s'arrêta un
instant à regarder ses murs fumants et les étoiles qui envoyaient
leur lumière, à travers les toits et les planchers ouverts, jusque
sur le tas de cendres et de poussière. Salomon jeta de côté un
coup d'oeil timide sur sa figure, et vit que ses lèvres étaient
étroitement serrées l'une contre l'autre, que ses traits
respiraient une résolution sombre, sans qu'il lui échappât une
larme, un regard, un geste qui trahît sa douleur.

Il tira son épée, tâta sa poitrine, comme s'il portait sur lui
d'autres armes cachées, saisit de nouveau Salomon par le poignet,
et fit, d'un pas discret, le tour de la maison. Il regardait à
chaque porte, à chaque ouverture, revenait sur ses pas, quand il
entendait seulement remuer une feuille, et cherchait à tâtons, les
mains étendues devant lui, dans chaque encoignure plus obscure.
C'est ainsi qu'ils firent tout le tour des bâtiments. Mais ils
revinrent au point de départ sans avoir rencontré aucune créature
humaine, ou sans trouver le moindre indice qu'il y eût là quelque
traînard caché.

Après un moment de silence, M. Haredale se mit à crier à deux ou
trois reprises, puis enfin il dit tout haut: «Y a-t-il quelqu'un
de caché ici, qui connaisse ma voix! il n'y a plus rien à
craindre: il peut se montrer. S'il y a là quelqu'un de ma maison,
je le prie de me répondre.» Il les appela tous par leur nom, les
uns après les autres; l'écho répéta sa voix lugubre sur bien des
tons; ensuite tout redevint muet comme auparavant.

Ils se tenaient au pied de la tourelle où était suspendue la
cloche d'alarme. Le feu ne l'avait pas épargnée, et depuis, les
planchers en avaient été sciés, coupés, enfoncés. Elle était
ouverte à tous les vents. Cependant il y restait un bout
d'escalier au bas duquel était accumulé un grand tas de cendres et
de poussière; des fragments de marches ébréchées et rompues
offraient ça et là une place mal sûre et mal commode pour y poser
le pied, puis il disparaissait derrière les angles saillants du
mur, ou dans les ombres profondes que projetaient sur lui d'autres
portions de ruines: car, pendant ce temps-là, la lune s'était
levée à l'horizon et brillait d'un grand éclat.

Pendant qu'ils étaient là debout à écouter les échos lointains et
à espérer en vain d'entendre quelque voix connue, des grains de
poussière glissèrent du haut de cette tourelle en bas. Ému par le
moindre bruit dans ce lieu sinistre, Salomon leva les yeux sur son
compagnon, et vit qu'il venait de se retourner vers le même
endroit, qu'il observait avec une grande attention: il était tout
yeux et tout oreilles.

M. Haredale couvrit de sa main la bouche du petit homme, et se
remit en observation. L'oeil en feu, il lui recommanda
expressément, sur sa vie, de se tenir tranquille, sans parler et
sans bouger. Puis, retenant son haleine, et marchant courbé en
deux, il se glissa furtivement dans la tourelle, l'épée nue à la
main, et disparut.

Effrayé de se voir laisser là tout seul, au milieu de cette scène
de destruction, après tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait
entendu ce soir même, Salomon l'aurait suivi, si l'air et les
manières de M. Haredale n'avaient pas eu, en lui défendant
d'avancer, quelque chose dont le souvenir le tenait, pour ainsi
dire, enchanté. Il resta donc comme enraciné à la place où il
était, osant à peine respirer, montrant dans tous ses traits un
mélange de surprise et de crainte.

Encore des cendres qui glissent et roulent en bas... très, très
doucement... puis encore... puis encore, comme si elles
s'écrasaient sous un pied furtif. Et puis voici une figure qui se
dessine dans l'ombre, grimpant très doucement aussi et s'arrêtant
souvent pour regarder en bas; la voilà qui poursuit son ascension
difficile, et qui disparaît aux yeux encore une fois!

La voici qui reparaît dans un jour obscur et douteux! elle est un
peu plus haut, pas beaucoup, parce que le chemin est escarpé et
pénible; elle ne peut avancer que lentement. Quel est donc le
fantôme imaginaire qu'elle poursuit là-haut, et pourquoi donc est-
elle toujours à regarder en bas? Cet homme ne sait-il pas qu'il
est seul? Est-ce que par hasard il aurait perdu l'esprit dans les
pertes cruelles qu'il a pu faire cette nuit? S'il allait se jeter
la tête en bas du haut de ce mur chancelant! Salomon, dans sa
frayeur, se sentait défaillir et joignait les mains. Ses jambes
tremblaient sous lui; une sueur froide inondait son pâle visage.

S'il en avait eu la force, il aurait désobéi aux ordres de
M. Haredale, mais il était incapable de prononcer un mot ou de
faire un mouvement. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de tenir
sa vue fixe sur un petit coin de clair de lune où il allait voir
sans doute apparaître la figure, si elle continuait de monter; et,
quand il la verrait arriver là, il essayerait de l'appeler.

Encore des cendres qui glissent et tombent, des pierres qui
roulent en bas avec un bruit, lourd et sourd. Salomon tenait sans
cesse ses yeux tendus sur le coin de clair de lune. La figure
avançait toujours, car on voyait déjà son ombre sur la muraille.
Ah! la voilà qui reparaît... la voilà qui se retourne... la
voilà...

Le sacristain, frappé d'horreur, avait poussé un cri qui avait
percé l'air: «Le revenant! le revenant!» L'écho n'avait pas encore
achevé de répéter ce cri, qu'une autre figure à son tour passait
au clair de la lune, se jetait sur la première, la terrassait, lui
mettait un genou sur la poitrine, et lui serrait la gorge avec ses
deux mains.

«Scélérat! cria M. Haredale d'une voix terrible, car c'était lui,
c'est donc toi qui, par une ruse infernale, te fais passer aux
yeux des hommes pour mort et enterré, mais que le ciel avait
réservé pour ce jour de vengeance. Enfin... enfin, je te tiens,
toi dont les mains sont teintes du sang de mon frère et de celui
de son fidèle serviteur que tu as répandu après, pour cacher ton
premier crime! Toi, Rudge, double assassin, double monstre; je
t'arrête au nom de Dieu, qui vient de te remettre entre mes mains.
Non, non. Tu aurais la force de vingt hommes comme toi, ajouta-t-
il en voyant que le meurtrier luttait contre ses étreintes, non,
tu ne m'échapperas pas, tu resteras cette nuit dans mes serres.»




CHAPITRE XV.


Barnabé, armé comme nous l'avons vu, continuait de se promener de
long en large devant la porte de l'écurie, enchanté de se
retrouver seul, et savourant avec plaisir le silence et la
tranquillité dont il avait perdu l'habitude. Après le tourbillon
de bruit et de tapage où il avait passé les jours derniers, il
n'en sentait que mieux mille fois la douceur de la solitude et de
la paix. Il se sentait heureux: appuyé sur le manche du drapeau,
plongé dans ses rêveries, il avait sur toute sa figure un sourire
radieux, et son cerveau ne nourrissait que des visions joyeuses.

Croyez-vous qu'il ne pensait pas à _Elle_, à celle dont il était
le seul bonheur, et qu'il avait, sans le savoir, plongée dans cet
abîme d'affliction amère? Oh! que si: c'était elle qui était au
coeur de ses plus brillantes espérances, de ses réflexions les
plus orgueilleuses; c'était elle qui allait jouir de tout cet
honneur, de toute cette distinction de son fils: la joie et le
profit, tout pour elle. Quelle félicité pour elle d'entendre faire
l'éloge des prouesses de son pauvre garçon! Ah! Hugh n'avait pas
besoin de le lui dire, il l'aurait bien deviné de lui-même. Et
puis, comme il était heureux encore de savoir qu'elle nageait dans
l'aisance et qu'elle se rengorgeait (il se figurait son air digne
et fier dans ces moments-là) en entendant la haute estime qu'on
faisait de lui, le brave des braves, honoré du premier poste de
confiance. Une fois, d'ailleurs, que tout ce bruit-là allait être
fini, et que le bon lord aurait vaincu ses ennemis, quand la paix
allait revenir, qu'elle serait riche et lui aussi, comme ils
seraient heureux de parler ensemble de ces temps de trouble et de
peine où il avait été un héros! Quand ils seraient là, assis
ensemble tous les deux, en tête-à-tête, à la lueur d'un crépuscule
tranquille et serein, qu'elle n'aurait plus à s'inquiéter du
lendemain, quel plaisir de pouvoir se dire que c'était l'oeuvre de
son pauvre nigaud de Barnabé! comme il lui donnerait une petite
tape sur la joue en riant de grand coeur! «Eh bien! mère, suis-je
toujours un imbécile?.,. Voyons! suis-je toujours un imbécile?»

Là-dessus, d'un coeur plus léger, d'un pas plus glorieux, d'un
oeil plus triomphant au travers de ses larmes, Barnabé reprit sa
promenade militaire, et, chantonnant tout bas, se mit à garder son
poste paisible.

Son camarade Grip, qui partageait avec lui sa faction,
ordinairement si avide de soleil, au lieu de s'y pavaner
aujourd'hui, aimait mieux rôder dans l'écurie. Il y était très
affairé à fouiller dans la paille pour y cacher tous les menus
objets qu'il pouvait ramasser près de là, et à visiter de
préférence le lit de Hugh, auquel il semblait prendre un intérêt
tout particulier. Quelquefois Barnabé, passant la tête par la
porte, venait l'appeler, et alors il sortait en sautillant; mais
on voyait que c'était une simple concession qu'il croyait devoir,
par pitié, à l'imbécillité de son maître, et il retournait tout de
suite à ses occupations sérieuses. Il fourrait son bec dans la
paille, regardait, recouvrait la place, comme si, nouveau Midas,
il murmurait à la terre ses secrets pour les ensevelir dans son
sein: tout cela d'un air sournois, affectant, chaque fois que
Barnabé passait, de regarder les nuages au firmament, sans avoir
l'air d'y toucher; en un mot, prenant, à tous égards, un air plus
grave, plus profond, plus mystérieux qu'à l'ordinaire.

Le jour avançait. Barnabé, à qui sa consigne ne défendait pas de
boire et de manger sur place, mais auquel on avait, au contraire,
laissé pour ses besoins une bouteille de bière et un panier de
provisions, se décida à déjeuner, car il n'avait rien pris depuis
le matin. Pour ce faire, il s'assit par terre devant la porte, et
mettant son drapeau sur ses genoux, pour ne pas le perdre en cas
d'alarme ou de surprise, il invita Grip à venir dîner.

L'oiseau intelligent ne se le fit pas dire deux fois, et, sautant
de côté vers son maître, se mit à crier en même temps: «Je suis un
diable, je suis un Polly, je suis une bouilloire, je suis
protestant: pas de papisme!» Il avait appris cette dernière
ritournelle des braves messieurs avec lesquels il faisait société
depuis peu: aussi la prononçait-il avec une énergie peu commune.

«Bien dit, Grip! cria son maître en lui choisissant les meilleurs
morceaux pour sa part; bien dit, mon vieux!

-- N'aie pas peur, mon garçon, coa, coa, coa, bon courage! Grip!
Grip! Grip! Holà! il nous faut du thé! je suis une bouilloire
protestante, pas de papisme! criait le corbeau.

-- Grip, vive Gordon!» criait de son côté Barnabé.

Le corbeau, mettant sa tête par terre, regardait son maître de
côté, comme pour lui dire: «Redis-moi ça.»

Barnabé, comprenant parfaitement son désir, lui répéta la phrase
bien des fois. L'oiseau l'écouta avec une profonde attention,
répétant quelquefois ce cri populaire à voix basse, comme pour
comparer les deux manières et pour s'essayer dans ce nouvel
exercice; quelquefois battant des ailes ou aboyant; quelquefois
enfin, dans une espèce de désespoir, tirant une multitude infinie
de bouchons retentissants, avec une obstination extraordinaire.

Barnabé était si occupé de son oiseau favori, qu'il ne s'aperçut
pas d'abord de l'approche de deux cavaliers qui venaient au pas,
juste dans la direction du poste qu'il avait à garder. Cependant,
quand ils furent à une portée de fusil, il les vit, sauta vivement
sur ses pieds, commanda à Grip de rentrer, prît son drapeau à deux
mains, et resta tout droit à attendre qu'il pût reconnaître si
c'étaient des amis ou des ennemis.

Presque au même instant, il vit que, de ces deux cavaliers, l'un
était le maître et l'autre le domestique; le maître était
précisément lord Georges Gordon, devant lequel il se tint la tête
découverte, les yeux fixés en terre.

«Bonjour, lui dit lord Georges sans arrêter son cheval avant
d'être arrivé tout près de lui; tout va bien?

-- Tout est tranquille, monsieur, tout va bien, cria Barnabé. Les
autres sont partis: ils ont pris par là; voyez-vous ce sentier-là.
Ils étaient beaucoup?

-- Ah! dit lord Georges en le regardant d'un air sérieux, et vous?

-- Oh! ils m'ont laissé ici en sentinelle... pour monter la
garde... pour veiller à la sûreté du poste jusqu'à leur retour, ce
que je ferai, monsieur, pour l'amour de vous. Vous êtes un bon
gentilhomme, un excellent gentilhomme... ça, c'est sûr. Vous avez
bien du monde contre vous; mais vous leur ferez voir leur maître.
N'ayez pas peur.

-- Qu'est-ce que c'est que ça? dit lord Georges, en montrant le
corbeau qui regardait du coin de l'oeil à la porte de l'écurie;
mais en faisant cette question, il regardait toujours Barnabé d'un
air pensif, et, à ce qu'il semblait, avec une certaine inquiétude.

-- Comment, vous ne savez pas? répondit Barnabé, éclatant de rire;
ne pas savoir ce que c'est! c'est un oiseau d'abord, mon oiseau,
mon ami Grip.

-- Un diable, une bouilloire, Grip; Polly, un protestant, pas de
papisme! cria le corbeau.

-- Ce n'est pas l'embarras, ajouta Barnabé, passant la main sur le
col du cheval de lord Georges, et parlant doucement; vous n'aviez
pas tort de me demander ce que c'est: car souvent je n'en sais
rien moi-même, et il faut que je sois familiarisé avec lui comme
je le suis, pour croire que ce n'est qu'un oiseau. C'est plutôt un
frère pour moi, que Grip... il est toujours avec moi, toujours
jasant... toujours content... n'est-ce pas, Grip?»

L'oiseau répondit par un croassement amical, et sautant sur le
bras de son maître, que Barnabé lui avait tendu pour cela, se
laissa caresser d'un air de parfaite indifférence tournant son
oeil mobile et curieux, tantôt vers lord Georges, tantôt vers son
domestique.

Lord Georges, se mordant les ongles d'un air un peu déconfit,
regarda Barnabé quelque temps en silence, puis il fit signe à son
domestique de venir plus près de lui.

John Grueby toucha le bord de son chapeau par respect et
s'approcha.

«Aviez-vous déjà vu ce jeune homme? lui demanda son maître à voix
basse.

-- Deux fois, milord, dit John. Je l'ai vu dans la foule hier au
soir et samedi.

-- Est ce que... est-ce que vous lui avez trouvé l'air aussi
singulier, aussi étrange? continua lord Georges d'une voix faible.

-- Fou! répondit John avec une concision énergique.

-- Et qu'est-ce qui vous fait croire qu'il est fou, monsieur? lui
dit son maître d'un ton de dépit. Je vous trouve bien prompt à
lâcher ce mot-là. Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il est fou?

-- Milord, vous n'avez qu'à voir son costume, ses yeux, son
agitation nerveuse; vous n'avez qu'à l'entendre crier: «Pas de
papisme!» Fou, milord.

-- Ainsi, parce qu'un homme s'habille autrement que les autres,
répliqua son maître avec colère, en jetant un coup d'oeil sur son
propre habillement; parce qu'il n'est pas dans son port et dans
ses manières exactement comme les autres, et qu'il épouse avec
chaleur une cause qu'abandonnent les gens corrompus et
irréligieux, c'est une raison pour qu'il soit fou, à votre avis?

-- Un vrai fou, tout ce qu'il y a de plus fou, un fou à lier,
repartit l'inébranlable John.

-- Comment osez-vous me dire cela en face? cria son maître en se
tournant vivement de son côté.

-- Je le dirais à n'importe qui, s'il me faisait la même question.

-- Je vois, dit lord Georges, que M. Gashford avait raison. Je
croyais que c'était un effet de ses préventions, et je me le
reproche; j'aurais bien dû savoir qu'un homme comme lui était au-
dessus de cela.

-- Je sais bien que M. Gashford ne parlera jamais en bien de moi,
répliqua John en touchant respectueusement son chapeau, et je n'y
tiens pas.

-- Vous êtes une mauvaise tête, un ingrat, dit lord Georges, un
mouchard, peut-être. M. Gashford a parfaitement raison, j'en ai la
preuve. J'ai tort de vous garder à mon service. C'est une insulte
indirecte que j'ai faite à un ami digne de mon affection et de
toute ma confiance, quand je songe à la cause pour laquelle vous
avez pris parti, le jour où on l'a maltraité à Westminster. Vous
quitterez ma maison dès ce soir... ou plutôt dès notre retour. Le
plus tôt sera le mieux.

-- Puisqu'il faut en venir là, je suis de votre avis, milord. Que
M. Gashford triomphe, à la bonne heure! Mais, quant à me traiter
de mouchard, milord, vous savez bien que vous ne le croyez pas. Je
ne sais pas ce que vous entendez par vos causes; mais la cause
pour laquelle j'ai pris parti, c'est celle d'un homme que je
voyais contre deux cents, et je vous avoue que je me rangerai
toujours du côté de cette cause-là.

-- En voilà assez, répondit lord Georges en lui faisant signe de
retourner à sa place. Je ne veux pas en entendre davantage.

-- Si vous voulez me permettre d'ajouter un mot, milord, je
voudrais donner un bon avis à ce pauvre imbécile: c'est de ne pas
rester ici tout seul. La proclamation a déjà circulé dans beaucoup
de mains, et tout le monde sait qu'il est intéressé dans
l'affaire. Il fera bien, le pauvre malheureux, de se cacher en
lieu sûr.

-- Vous entendez ce qu'il dit, cria lord Georges à Barnabé, qui
les avait regardés avec étonnement pendant ce dialogue. Il pense
que vous pourriez bien avoir peur de rester à votre poste, et
qu'on vous retient peut-être ici contre votre gré. Qu'est-ce que
vous dites de ça?

-- Ce que je pense, jeune homme, dit John pour expliquer son
conseil, c'est que les soldats pourraient bien venir vous prendre,
et que certainement, dans ce cas, vous serez pendu par votre col
jusqu'à ce que vous soyez mort... mort... mort, vous m'entendez?
Et ce que je pense, c'est que vous ferez bien de vous en aller
d'ici, et au plus tôt. Voilà ce que je pense!

-- C'est un poltron, Grip, un poltron! cria Barnabé à son corbeau,
en le mettant à terre et en posant son drapeau sur son épaule.
Qu'ils y viennent! Vive Gordon! Qu'ils y viennent!

-- Oui, dit lord Georges, qu'ils y viennent. Qu'ils se risquent à
venir attaquer un pouvoir comme le nôtre, la sainte ligue d'un
peuple tout entier! Ah! c'est un fol! C'est bon, c'est bon. Je
suis fier d'avoir à commander de tels hommes.»

En entendant ces mots, Barnabé sentit son coeur se gonfler
d'orgueil dans sa poitrine. Il prit la main de lord Georges et la
porta à ses lèvres, caressa la crinière de son coursier, comme si
l'affection et l'amour qu'il portait au maître s'étendaient
jusqu'à sa monture, déploya son drapeau, le fit flotter fièrement,
et se remit à marcher de long en large.

Lord Georges, l'oeil brillant et la figure animée, ôta son
chapeau, le fit tourner autour de sa tête, et lui dit adieu avec
enthousiasme; puis il se remit au petit trot, après avoir jeté
derrière lui un regard de colère, pour voir si son domestique le
suivait. L'honnête John donna un coup d'éperon pour courir après
son maître, après avoir commencé par inviter encore Barnabé à se
retirer, par des signes répétés, qui n'étaient pas équivoques,
mais auxquels celui-ci résista résolument jusqu'à ce que le détour
de la route les empêchât de se voir.

Se trouvant seul encore une fois, et plus fier que jamais de
l'importance du poste qui lui était confié, plein d'enthousiasme,
d'ailleurs, en songeant à l'estime particulière et aux
encouragements de son chef, Barnabé se promenait de long en large,
dans le ravissement d'un songe délicieux, où il était plongé tout
éveillé. Les rayons du soleil couchant qu'il avait en face de lui
avaient passé dans son âme. Il ne manquait qu'une chose à son
bonheur. Ah! si _Elle_ pouvait seulement le voir en ce moment!

Le jour était sur son déclin; la chaleur commençait à faire place
à la fraîcheur du soir. Le vent léger qui se levait se jouait dans
sa chevelure et faisait frissonner doucement le drapeau au-dessus
de sa tête. Il y avait, dans ce bruit glorieux et dans le calme
d'alentour, comme un souffle frais et libre qui répondait à ses
sentiments. Il n'avait jamais été si heureux.

Il était donc appuyé sur sa hampe, regardant le soleil couchant,
et songeant avec un sourire qu'il était en sentinelle pour garder
l'or enterré près de là, lorsqu'il vit de loin trois ou quatre
hommes qui s'avançaient d'un pas rapide vers la maison, et qui
faisaient signe de la main aux gens de l'intérieur de se retirer
pour ne pas se trouver au milieu d'un danger prochain. À mesure
qu'ils s'approchaient, leurs gestes devenaient de plus en plus
expressifs, et ils ne furent pas plus tôt à portée de la voix, que
les premiers crièrent que les soldats arrivaient.

À ces mots Barnabé plia son drapeau, et l'attacha autour de la
lance. Son coeur battait bien fort, mais il ne songeait pas plus à
avoir peur, ni à se retirer, que sa lance elle-même. Les passants
officieux qui l'avaient averti se hâtèrent, après l'avoir prévenu
du danger qu'il courait, d'entrer dans la maison, où ils jetèrent
par leur arrivée le trouble et l'alarme. Les gens se mirent
aussitôt à fermer les portes et les fenêtres, en lui faisant signe
avec instance de fuir sans perdre de temps, et répétèrent à
plusieurs reprises cet avis: mais pour toute réponse il branla la
tête d'un air indigné, et n'en resta que plus ferme à son poste.
Voyant alors qu'il n'y avait pas moyen de le persuader, ils ne
songèrent plus qu'à leur propre sûreté, et quittant la place, où
ils ne laissèrent qu'une bonne vieille, ils se sauvèrent à toutes
jambes.

Jusque-là, rien n'annonçait que la crainte produite par cette
nouvelle ne fût pas imaginaire; mais _la Botte_ n'était pas
évacuée depuis cinq minutes, qu'on vit apparaître, à travers
champs, une troupe d'hommes en mouvement, et, à l'éclat de leurs
armes et de leur équipement qui brillaient au soleil, à leur
marche régulière et soutenue (car ils avançaient comme un seul
homme), il était facile de reconnaître que c'étaient... des
soldats. En un moment Barnabé s'aperçut bien que c'était un fort
détachement de gardes à pied, avec deux messieurs en habit
bourgeois dans leurs rangs, et un petit peloton de cavalerie; ces
derniers étaient à l'arrière-garde et pas plus d'une demi-
douzaine.

Ils avançaient résolument, sans accélérer le pas en approchant,
sans pousser un cri, sans montrer la moindre émotion ni la moindre
inquiétude. Barnabé lui-même savait bien que cela n'avait rien
d'extraordinaire dans la troupe; cependant cet ordre invariable
avait quelque chose de singulièrement imposant pour un homme
accoutumé au bruit et au tumulte d'une populace indisciplinée.
Avec tout cela, il n'en resta pas moins décidé à garder son poste,
et fit bonne contenance.

Ils étaient déjà arrivés dans la cour, où ils firent halte.
L'officier qui les commandait dépêcha une ordonnance aux
cavaliers, qui envoyèrent immédiatement un des leurs. L'officier
échangea avec lui quelques mots, et ils jetèrent un coup d'oeil à
Barnabé, qui reconnut dans le cavalier celui qu'il avait démonté à
Westminster, bien étonné de le revoir en face de lui. L'autre,
renvoyé en toute hâte, fit le salut militaire au commandant et
retourna vers ses camarades, rangés à quelques pas de là.

L'officier ayant alors commandé: «amorcez... chargez, etc.,»
Barnabé, malgré la cruelle assurance que c'était pour lui que se
faisaient ces préparatifs, ne put se défendre d'un certain plaisir
en entendant sonner la crosse des fusils à terre et retentir la
baguette dans le canon de l'arme. Mais après quelques autres
commandements, les soldats se mirent immédiatement sur une file et
cernèrent entièrement les bâtiments, à la distance d'une dizaine
de pas; du moins Barnabé n'en compta pas davantage entre lui et
les soldats qui lui faisaient face. Les cavaliers restèrent à
part, à leur place.

Les deux messieurs en habit bourgeois qui s'étaient mis à l' écart
avancèrent à cheval avec l'officier au milieu d'eux; il y en eut
un qui tira de sa poche la proclamation et la lut: l'officier
somma alors Barnabé de se rendre.

Au lieu de répondre, il alla se placer dans l'embrasure de la
porte devant laquelle il montait la garde, et croisa la lance pour
se défendre. Après un moment d'un profond silence eut lieu la
seconde sommation.

Il n'y répondit pas davantage; et alors il eut fort à faire de
promener ses yeux de tous côtés sur une demi-douzaine
d'adversaires qui vinrent immédiatement se poster en face de lui,
avant de jeter son dévolu sur celui qu'il devait frapper le
premier quand ils allaient se jeter sur lui. Il rencontra les yeux
de l'un d'eux dans le centre de la petite troupe, et c'est celui-
là qu'il résolut d'abattre, dût-il y perdre la vie.

Encore un silence de mort, puis la troisième sommation.

Le moment d'après il reculait dans l'écurie, distribuant des coups
à droite et à gauche comme un enragé. Deux de ses ennemis étaient
étendus à ses pieds. Celui qu'il avait choisi pour première
victime était tombé d'abord en effet: Barnabé n'avait pas perdu la
tête, car il en fit la remarque au milieu du trouble et de
l'animation de la lutte. Encore un coup... encore un homme à bas
puis à bas à son tour, terrassé, blessé à la poitrine d'un coup de
crosse (il l'avait vue tomber sur lui), inanimé... prisonnier...

Il fut rappelé à lui par un cri de surprise que poussa l'officier.
Il se retourna. Grip, après avoir travaillé en secret toute
l'après-midi avec un redoublement d'ardeur, pendant que tout le
monde était occupé d'autre chose, avait écarté la paille du lit de
Hugh, et retourné de son bec en fer la terre fraîchement remuée.
Il y avait là un trou qu'on avait négligemment rempli jusqu'au
bord, et qu'on avait seulement recouvert d'une couche de terre.
Des gobelets d'or, des cuillers d'or, des flambeaux d'or, des
guinées... quel trésor fut mis tout à coup à découvert!

Ils apportèrent un sac et des pelles, déterrèrent tout ce qu'on
avait caché là, et en retirèrent la charge de deux hommes au
moins. Quant à Barnabé, on lui mit les menottes, on lui lia les
bras, on le fouilla, on lui prit tout ce qu'il avait. Personne ne
lui adressa ni une question ni un reproche, personne ne lui
témoigna la moindre curiosité, les deux soldats qu'il avait
étourdis furent emportés par leurs compagnons avec le même ordre
insouciant qui avait présidé à tout le reste. Finalement, on le
laissa sous la garde de quatre soldats, la baïonnette au bout du
fusil, pendant que l'officier dirigea en personne une perquisition
générale dans la maison et dans les bâtiments qui en dépendaient.

Ce fut bientôt fait. Les soldats se reformèrent en rangs dans la
cour. «En avant, marche!» Barnabé est emmené sous escorte; on lui
fait une place, «Serrez les rangs.» Et les voilà partis avec leur
prisonnier au centre.

Quand une fois ils furent dans les rues, il s'aperçut qu'il était
en spectacle, et dans leur marche rapide il pouvait voir tout le
monde venir aux fenêtres quand il était passé, et relever la
croisée pour le regarder. De temps en temps il apercevait une
figure de curieux par-dessus la tête des gardes qui l'entouraient,
ou par-dessous leurs bras, ou sur le haut d'une charrette, ou sur
le siège d'un cocher; mais c'est tout ce qu'il pouvait distinguer
au milieu de sa nombreuse escorte. Le bruit même de la rue
semblait dompté et garrotté comme lui, et l'air qu'il respirait
était fétide et chaud comme les bouffées malsaines qui s'exhalent
d'un four.

«Une, deux! une, deux! la tête droite! les épaules effacées!
emboîtez le pas!» Tout cela avec tant d'ordre et de régularité,
sans que pas un d'eux le regardât ou parût se douter de sa
présence! Il ne pouvait croire qu'il fût prisonnier, mais il ne
l'était que trop bien, il n'avait pas besoin qu'on le lui dit: il
sentait les menottes lui serrer les poignets, la corde lui lier
les bras au flanc, les fusils chargés à hauteur de sa tête, avec
ces pointes froides, brillantes, affilées, tournées de son côté.
Rien que de les regarder, lié et retenu comme il était maintenant,
c'en était assez pour lui glacer le sang dans les veines.




CHAPITRE XVI.


Ils ne mirent pas longtemps à regagner la caserne, car l'officier
qui commandait le détachement voulait éviter de soulever le peuple
par un déploiement inusité de force militaire dans les rues, et,
par humanité d'ailleurs, il désirait donner le moins de tentation
possible à la foule d'essayer quelque rébellion pour arracher le
prisonnier de ses mains: car il savait bien que cela ne manquerait
pas d'amener une effusion de sang fatale, et que, si les autorités
civiles qui l'accompagnaient l'autorisaient à faire tirer ses
soldats, la première décharge ferait tomber sur la place un grand
nombre d'oisifs innocents, victimes de leur sotte curiosité. Il
fit donc marcher sa troupe au pas accéléré, évitant avec une
prudence louable les rues populeuses et les carrefours, prenant de
préférence le chemin qu'il croyait le moins infesté par les
partisans du désordre. Grâce à ces sages précautions, non
seulement ils purent retourner dans leurs quartiers sans embarras,
mais ils déjouèrent complètement les projets d'une bande
d'insurgés qui s'étaient rassemblés dans une grande rue qu'on
s'attendait à leur voir prendre, et qui restèrent encore à les
attendre, pour délivrer le prisonnier, longtemps après qu'ils
l'avaient déjà déposé en lieu de sûreté, avaient fermé les portes
de la caserne, et doublé les postes de chacune d'elles pour mieux
en assurer la défense.

Une fois là, le pauvre Barnabé fut coffré dans une chambre
carrelée, où il n'y avait qu'une odeur empestée de tabac, un air
lourd et épais, avec un grand lit de camp pour vingt hommes au
moins. Quelques soldats à moitié déshabillés flânaient par là, ou
mangeaient à la gamelle. On voyait des uniformes pendus à des
rangées de portemanteaux le long du mur blanchi à la chaux, et une
demi-douzaine d'hommes couchés sur le dos, dormant et ronflant de
concert comme des bienheureux. Il avait à peine eu le temps de
faire toutes ces remarques, lorsqu'on le tira de là pour
l'emmener, à travers le champ de parade, dans une autre partie du
bâtiment.

Dans une pareille situation, un coup d'oeil suffit pour vous faire
voir bien des choses, qui vous prendraient bien plus de temps dans
un moment moins critique. Il y a cent à parier contre un que, si
Barnabé avait flâné en pleine liberté à la porte, il serait sorti
de là avec une idée très imparfaite des localités, et qu'il ne
s'en serait guère souvenu plus tard. Mais, avec les mains serrées
dans les menottes, en traversant le préau sablé des exercices du
régiment, il ne laissa rien passer. L'aspect sec et aride de cette
place poudreuse, et du bâtiment de briques dans toute sa nudité;
les habits pendus ça et là à quelques fenêtres; les hommes en bras
de chemises et en bretelles se balançant à quelques autres, la
moitié du corps en avant; les jalousies vertes dans le quartier
des officiers, avec quelques arbustes chétifs sur le devant; les
tambours étudiant dans une cour éloignée; les hommes à l'exercice;
les deux soldats qui, tout en portant à eux deux le panier de
provisions, se regardent du coin de l'oeil, en voyant passer
Barnabé, et font un geste de la main en travers de la jugulaire
sans rien dire, triste augure pour le prisonnier; le joli sergent
qui se dandine, sa canne à la main et sous son bras un registre à
fermoir, recouvert de parchemin; les lascars, au rez-de-chaussée,
occupés à brosser et à astiquer différents articles de toilette,
qui s'arrêtent pour le regarder et se parlent tous ensemble,
faisant retentir de leurs voix bruyantes les échos des longs
corridors et des sonores galeries; tout, jusqu'au râtelier d'armes
devant le poste, et au tambour attaché dans un coin à son
ceinturon blanchi à la terre de pipe, se grave dans son esprit,
comme s'il avait passé par là plus de cent fois, ou qu'il fût
resté un jour entier avec eux, au lieu de cette minute
d'observations faites en courant.

On le mena dans une petite cour pavée, sur le derrière, et là on
ouvrit une grande porte, doublée de fer, percée, à cinq pieds du
sol, de quelques trous pour laisser pénétrer l'air et le jour.
C'était le cachot, où on le mit incontinent; puis on ferma la
porte sur lui, on plaça devant une sentinelle, et on l'abandonna à
ses réflexions.

Ce caveau ou _trou noir_, selon l'inscription peinte sur la porte,
était très sombre, et, comme le dernier occupant était un
déserteur ivre, la place n'était pas propre. Barnabé alla trouver
à tâtons un peu de paille au fond, et, regardant du côté de la
porte, essaya de s'accoutumer à l'obscurité, ce qui n'était pas
facile, en sortant de la clarté d'un beau soleil couchant.

Il y avait au dehors une espèce de portique ou colonnade, qui
interceptait encore le peu de jour qui aurait pu à grand'peine
faire son chemin par les petites ouvertures pratiquées dans la
porte. Les pas cadencés de la sentinelle retentissaient avec un
bruit monotone sur la dalle, de long en large, rappelant à Barnabé
la garde qu'il avait montée lui-même une heure auparavant; et,
chaque fois que le factionnaire passait et repassait devant la
porte, son ombre obscurcissait tellement le caveau que, quand elle
disparaissait, il semblait que le jour revenait: c'était comme une
nouvelle aurore.

Quand le prisonnier fut resté quelque temps assis sur la paille, à
regarder les crevasses de la porte et à écouter les pas éloignés
ou rapprochés de la sentinelle, le soldat se tint tranquille en
place. Barnabé, qui n'avait pas assez de prévoyance pour réfléchir
au sort qu'on pouvait lui réserver, avait été bercé dans une
espèce de sommeil enfantin par le pas régulier du factionnaire;
mais, quand l'autre s'arrêta, cela le réveilla, et alors il
s'aperçut qu'il y avait deux hommes en conversation sous la
colonnade, tout près de la porte de sa cellule.

Il lui était impossible de dire s'il y avait longtemps qu'ils
étaient là à causer, car il était tombé dans un état d'apathie où
il avait totalement oublié sa position réelle, et, au moment où il
entendit les pas du soldat cesser, il était en train de répondre
tout haut à une question que lui faisait Hugh dans l'écurie: à
quel propos? sur quel sujet? qu'allait-il lui répondre? Quoiqu'il
eût encore la réponse sur les lèvres en s'éveillant, il ne se
rappelait plus la moindre chose. Les premiers mots qui frappèrent
ses oreilles furent ceux-ci:

«Pourquoi donc l'a-t-on amené là, si on devait le reprendre sitôt?

-- Et où vouliez-vous qu'il allât? Croyez-vous qu'il pût être
nulle part aussi en sûreté qu'avec les troupes du roi? Que
vouliez-vous qu'on en fit? Fallait-il pas le livrer à un tas de
péquins qui tremblent dans leurs bottes à en enfoncer la semelle,
à la moindre menace des gueux de son bord?

-- Pour ça, c'est vrai.

-- Si c'est vrai!... tenez! je vais vous dire. Je voudrais tant
seulement, Tom Green, être capitaine comme je ne suis que sous-
officier, et qu'on me donnât à commander deux compagnies... je ne
demanderais que deux compagnies ... de mon régiment. Après ça
qu'on m'appelle pour apaiser l'émeute. Qu'on me donne carte
blanche et une demi-douzaine de cartouches à balle...

-- Ouais! disait l'autre voix, vous en parlez bien à votre aise,
mais ils ne vous donneront pas carte blanche. Et si le magistrat
ne veut pas vous autoriser, qu'est-ce que vous voulez que fasse
l'officier?»

Cette difficulté parut embarrasser le sergent, qui s'en tira en
envoyant les magistrats à tous les diables. «De tout mon coeur,
répondit son ami.

-- Qu'y a-t-il besoin d'un magistrat? reprit l'autre. Un
magistrat, dans ce cas-là, ce n'est qu'une cinquième roue à un
carrosse, une espèce d'intrus inconstitutionnel. Voilà une
proclamation. Voilà un homme désigné dans la proclamation. Voilà
des preuves contre lui, et un témoin oculaire. Que diable! mettez-
le en place, et tirez-lui une balle dans la tête, monsieur. Pour
quoi faire un magistrat?

-- Quand est-ce qu'on le mène devant sir John Fielding? demanda le
premier interlocuteur.

-- Ce soir, à huit heures, répondit l'autre. Eh bien! voyez un peu
les suites de tout ça. Le magistrat l'envoie à Newgate. Bon! nous
l'amenons à Newgate. Les insurgés nous attaquent. Nous reculons
devant les insurgés. On nous jette des pierres, on nous insulte:
nous ne tirons pas un coup de fusil. Pourquoi ça? Parce qu'il y a
des magistrats. Que le diable emporte les magistrats!»

Après s'être donné la consolation d'épuiser toutes les
malédictions de son vocabulaire contre les magistrats, l'homme ne
fit plus entendre qu'un grognement sourd, qui lui échappait de
temps en temps, toujours à l'adresse de ces autorités
respectables.

Barnabé, qui avait encore assez d'esprit pour comprendre que cette
conversation l'intéressait directement, resta parfaitement
tranquille jusqu'à la fin; puis, quand ils ne dirent plus rien. Il
reprit à tâtons le chemin de la porte, et jetant un coup d'oeil
par les trous ventilatoires, il essaya de voir ce que c'était que
les hommes qu'il venait d'entendre causer là.

Celui qui condamnait en termes si énergiques le pouvoir civil,
était un sergent, pour le moment employé, comme on le voyait aux
rubans qui flottaient sur sa calotte, au service du recrutement.
Il était appuyé de côté contre un pilier, presque en face de la
porte, et, tout en grommelant entre ses dents, il dessinait avec
sa canne des arabesques sur le trottoir. L'autre avait le dos
tourné au cachot, et ne laissait voir à Barnabé que sa forme. À en
juger par les apparences, c'était un bel homme, bien taillé, bien
tourné, mais qui avait perdu le bras gauche. On l'avait amputé
entre le coude et l'épaule, et sa manche flottante et vide était
croisée sur sa poitrine.

C'est sans doute à cette circonstance qu'il dut d'attirer de
préférence l'attention et l'intérêt de Barnabé. Il avait quelque
chose de militaire dans la tenue, et il portait une toque
gracieuse et une veste qui dessinait bien sa taille. Peut-être
avait-il déjà servi; dans tous les cas il ne pouvait pas y avoir
bien longtemps, car il était encore tout jeune.

«Bon! bon! dit-il d'un air pensif. Que la faute en soit où ça
voudra, il n'en est pas moins vrai qu'il est triste de revenir
dans ma bonne vieille Angleterre pour la voir dans cet état-là.

-- Je suppose que les cochons vont s'en mêler, dit le sergent,
avec une imprécation contre les émeutiers, à présent que les
oiseaux leur ont déjà donné l'exemple.

-- Les oiseaux! répéta Tom Green.

-- Mais oui, les oiseaux, répéta le sergent d'un air bourru Est-ce
que vous n'entendez plus votre langue?

-- Ma foi! je ne vous comprends pas.

-- Vous n'avez qu'à aller voir au poste: vous y trouverez un
oiseau qui sait leur cri de ralliement comme pas un d'eux; vous
l'entendrez brailler: Pas de papisme! comme un homme, ou comme un
diable, car il prend lui-même ce titre, et franchement je crois
qu'il a raison. Il faut que le diable soit déchaîné quelque part
dans Londres. Dieu me damne! si on voulait me croire, je lui
aurais bientôt tordu le col.»

Le jeune manchot s'était reculé de deux ou trois pas pour filer
voir l'animal, quand la voix de Barnabé l'arrêta:

«C'est à moi, cria-t-il, moitié riant, moitié pleurant; c'est mon
chéri, mon ami Grip. Ha! ha! ha! n'allez pas lui faire du mal; il
ne vous en a pas fait. C'est moi qui lui ai appris ce qu'il sait:
ce n'est donc pas sa faute, c'est la mienne. Vous devriez bien me
l'apporter. C'est le seul ami que j'aie à présent. Avec vous,
voyez-vous, il se gardera bien de danser, de causer ou de siffler;
mais avec moi, c'est bien différent, parce qu'il me connaît; vous
ne croiriez jamais comme il m'aime. Vous n'êtes pas capable
d'aller faire du mal à un oiseau, n'est-ce pas? Vous êtes un brave
soldat, monsieur; vous n'iriez pas faire du mal à une femme ou à
un enfant: un oiseau, c'est tout comme.

Cette dernière supplication s'adressait au sergent, que Barnabé,
d'après son habit rouge et ses épaulettes, jugeait d'un grade
assez élevé dans les honneurs militaires, pour pouvoir décider
d'un mot la destinée de Grip. Mais ce gentleman, pour toute
réponse, l'envoya au diable comme un brigand de rebelle qu'il
était, et jurant par le sang, par la mort, par la tête, etc.,
finit par l'assurer que, si cela ne dépendait que de lui, il
aurait bientôt coupé le sifflet de l'oiseau... et de son maître
par-dessus le marché.

-- Vous êtes bien brave en paroles avec un pauvre homme en cage,
dit Barnabé furieux. Si j'étais seulement de l'autre côté de la
porte qui nous sépare, et que nous fussions entre quatre yeux, je
vous ferais bientôt chanter une autre gamme...Oui, oui, remuez la
tête tant que vous voudrez... je vous ferais chanter une autre
gamme. Tuer mon oiseau!... Eh bien! essayez. Tuez tout ce que vous
voudrez; mais gare aux représailles, quand ceux qui ont les mains
liées pour le quart d'heure seront en état de vous le rendre!»

Après ce beau défi, il se jeta dans le coin de son cachot en
marmottant:

«Au revoir, Grip... au revoir, mon bon vieux Grip!» Puis il versa
des larmes, pour la première fois depuis sa captivité, et se cacha
la figure dans la paille.

Il avait eu d'abord dans l'idée que le manchot aurait pris son
parti, ou qu'au moins il lui aurait dit un mot ou deux
d'encouragement. Pourquoi? c'est ce qu'il n'aurait pu expliquer,
mais enfin il s'était imaginé ça. Le jeune invalide, en
l'entendant parler, avait pris soin de ne pas se retourner de son
côté, et de se tenir immobile, sans dire un mot, écoutant
attentivement chaque mot de ce que disait Barnabé. Peut-être
était-ce cette attention de sa part, ou sa jeunesse ou son air
franc et honnête, sur lesquels le prisonnier avait bâti ses
suppositions. Dans tous les cas, il avait bâti sur le sable.
L'autre s'en alla tout de suite quand Barnabé eut fini de parler,
sans lui répondre, sans se retourner seulement de son côté. Tant
pis! tant pis! Il voyait maintenant que tout le monde était contre
lui; il aurait bien dû s'en douter: «Au revoir, mon vieux Grip, au
revoir.»

Au bout de quelque temps, on vint ouvrir sa porte et l'appeler
pour sortir. Il fut aussitôt sur pied: car il n'aurait pas voulu,
pour tout au monde, leur laisser croire qu'il eût la moindre
émotion, la moindre crainte. Il sortit donc et se mit à marcher
comme un homme, en les regardant face à face.

Pas un des soldats qui l'accompagnaient ne fit seulement attention
à cette fanfaronnade. Ils le ramenèrent au champ d'exercice par le
même chemin qu'ils avaient pris pour venir, et s'arrêtèrent là, au
milieu d'un détachement deux fois aussi nombreux que celui qui
l'avait fait prisonnier dans l'après-midi. L'officier, qu'il
reconnut, lui dit en peu de mots de bien faire attention que, s'il
essayait de s'échapper, quelle que fût l'occasion qu'il pût
rencontrer de le faire avec une chance de succès, il y avait là
des hommes dont la consigne était de faire feu sur lui au moment
même. Après quoi ils l'enveloppèrent comme la première fois, et
l'emmenèrent de nouveau.

C'est dans cet ordre invariable qu'ils arrivèrent à Bow-Street[4],
suivis et pressés de tous côtés par une foule toujours croissante.
Là on le fit comparaître devant un brave monsieur qui n'y voyait
pas clair, et on lui demanda s'il avait, quelque chose à dire:

«Moi? rien. Que diable voulez-vous que j'aie à vous dire.»

Après quelques minutes de conversation entre les officiers de
police, dont il ne prit aucun souci, tant il montrait
d'indifférence, on lui annonça qu'il allait se rendre à Newgate,
et on l'emmena.

Quand il fut dans la rue, il était si bien entouré des deux côtés
par les soldats qui le pressaient qu'il ne pouvait rien voir.
Seulement, au murmure qu'il entendit, il reconnaissait la présence
d'une foule considérable, et la mauvaise disposition des
assistants pour la troupe, qui se manifestait par des malédictions
et des coups de sifflets. Avec quelle ardeur il prêtait l'oreille
pour démêler la voix de Hugh! Mais non, dans toutes ces voix
confuses, il n'y en avait pas une qu'il connût. Hugh ne serait-il
pas aussi prisonnier par hasard? alors, adieu l'espérance!

À mesure qu'ils approchaient de la prison, les huées du peuple
devenaient plus violentes. On jetait des pierres à la troupe. De
temps en temps on faisait contre les soldats une poussade qui leur
faisait perdre un moment l'équilibre. L'un d'eux, tout près de
lui, atteint d'un coup à la tempe, mit son fusil en joue; mais
l'officier releva l'arme avec son sabre, en lui défendant, sous
peine de mort, de tirer. Ce fut là le dernier incident que Barnabé
put voir d'une manière un peu distincte: car immédiatement après,
il fut poussé, ballotté, agité comme une barque sur une mer
orageuse. Mais, c'est égal, qu'on poussât par-ci ou par-là, il
retrouvait toujours fidèlement ses gardes à ses côtés. Deux ou
trois fois il fut renversé avec eux; mais, même alors, il ne
pouvait échapper un seul moment à leur vigilance. Ils étaient
debout sur leurs pieds, et le serraient de près, avant que leur
prisonnier, embarrassé d'ailleurs par ses menottes, eût pu
seulement songer à jouer des jambes.

Ainsi gardé, il se sentit bientôt hissé et soulevé jusqu'au haut
d'un étage d'escalier, d'où il put un moment embrasser, d'un coup
d'oeil, les assauts livrés par la foule aux soldats, qu'on voyait
çà et là faisant des efforts désespérés pour rejoindre leurs
camarades. Puis, le moment d'après, tout devint sombre et
ténébreux. Il se trouva dans le corridor de la prison, au centre
d'un groupe d'hommes inconnus.

Il y avait là un serrurier qui l'attendait pour river ses fers.
Trébuchant sous le poids inaccoutumé des chaînes dont il était
chargé, il fut conduit à un cachot solide, en pierre de taille, où
on le laissa en toute sécurité, après avoir fermé sur lui toutes
les serrures, les barres et les verrous de la porte. Il avait un
compagnon qu'on lui avait jeté là avec lui, sans qu'il s'en
aperçût d'abord; c'était Grip, qui, la tête basse et les plumes
noires toutes chiffonnées et tout ébouriffées, semblait comprendre
et partager la triste fortune de son maître.




CHAPITRE XVII.


Il nous faut maintenant retourner à Hugh, que nous avons laissé
dispersant les émeutiers de la Garenne, avec un mot d'ordre pour
se trouver à un autre rendez-vous, et rentrant furtivement dans
l'ombre dont il venait de sortir un moment pour ne plus reparaître
de la nuit.

Il s'arrêta dans le taillis, se dérobant à la vue de ses
compagnons furieux qui attendaient encore dans l'incertitude, ne
sachant s'ils devaient lui obéir et se retirer, ou s'ils ne
feraient pas mieux de rester là quelque temps encore, dans
l'espérance de revenir avec lui. Il en vit même quelques-uns qui
n'étaient point du tout disposés à s'en retourner sans lui, et qui
se dirigeaient du côté où il se tenait caché, pour aller à sa
rencontre et le presser encore de leur tenir compagnie au retour.
Mais ces traînards, s'entendant à leur tour presser par leurs amis
de partir, et ne se sentant pas bien braves pour s'aventurer dans
l'obscurité du bois, où ils avaient peur d'une surprise, et où ils
pouvaient tomber entre les mains des voisins ou des serviteurs de
la famille qui peut-être les épiaient derrière les arbres,
renoncèrent bientôt à leur premier projet, et, formant une petite
troupe de ceux de leurs compagnons qu'ils trouvèrent disposés à se
mettre en route à l'instant, ils décampèrent.

Après s'être assuré que la grande majorité des perturbateurs
avaient pris ce parti, et que le jardin allait bientôt être évacué
tout à fait, il plongea dans le plus épais du fourré, cassant les
branches sur son passage, et marchant tout droit vers une lumière
lointaine qui lui servait à se guider, ainsi que les dernières et
sombres lueurs de l'incendie par derrière.

À mesure qu'il approchait du fanal vacillant vers lequel il
dirigeait sa course, il commença à voir apparaître la flamme
rougeâtre de quelques torches, et à entendre des hommes dont la
voix contenue rompait le silence de la nuit, troublé seulement à
présent par quelques cris rares et lointains. Il finit par sortir
du bois, et, sautant un fossé, il se trouva dans un sentier obscur
où un groupe de bandits d'assez mauvaise mine, qu'il avait laissés
là un quart d'heure auparavant, attendaient son retour avec
impatience.

Ils étaient réunis autour d'une vieille chaise de poste, menée par
l'un d'eux assis en postillon sur le porteur. Les stores étaient
baissés, et les deux fenêtres gardées par M, Tappertit et Dennis.
C'est le premier qui commandait la troupe, et qui, en cette
qualité, adressa la parole à Hugh quand il le vit revenir. Pendant
le dialogue, les autres, qui s'étaient couchés par terre, en
attendant, autour de la voiture, se levèrent et se rangèrent près
de lui.

«Eh bien! dit Simon à voix basse, tout va-t-il bien?

-- Pas mal, répliqua Hugh sur le même ton. Les voilà qui s'en
vont; ils étaient déjà en train de se disperser quand je les ai
quittés pour venir.

-- Et la route est-elle sûre?

-- Oh! pour les camarades, je vous en réponds: ils ne
rencontreront pas beaucoup de gens disposés à venir leur chanter
pouille, après la besogne qu'on sait qu'ils viennent de faire ce
soir... Quelqu'un a-t-il quelque chose à me donner à boire ici?»

Chacun d'eux avait fait sa provision dans les caves, et on lui
offrit aussitôt une demi-douzaine de flacons et de bouteilles. Il
choisit la plus grande, la mit à sa bouche, et fit dégringoler le
vin gargouillant dans sa gorge. Quand il l'eut vidée, il la jeta
par terre, et tendit la main pour en prendre une autre qu'il vida
d'un trait comme la première. On lui en passa une troisième qu'il
ne vida qu'à moitié, réservant le reste pour le coup de l'étrier.

«Ah çà! demanda-t-il, vous autres, n'avez-vous pas quelque chose à
me donner à manger? J'ai une faim de loup. Qui est ce qui a rendu
visite au garde-manger?... Allons!

-- Moi, camarade, dit Dennis, ôtant son chapeau pour chercher
quelque chose, si ça peut vous aller; j'ai là dedans un bout de
pâté de venaison.

-- Bon, cria Hugh en s'asseyant sur le chemin. Aboule, et
dépêchons; qu'on m'éclaire et qu'on m'entoure. Je veux faire mon
gala en grande cérémonie, mes gars, ha! ha! ha!»

Ils n'avaient pas besoin d'être excités davantage à partager ses
dispositions tapageuses; ils avaient tous bu plus que de raison,
et il n'y en avait pas un qui eût la tête plus saine que lui dans
tous ceux qui vinrent se grouper autour de lui. Il y en avait deux
qui lui tenaient une torche de chaque côté pour illuminer son
grand couvert. M. Dennis qui, pendant ce temps-là, était parvenu à
aveindre dans le fond de son chapeau un gros morceau de pâté, si
serré dans la forme que ce n'était pas une petite affaire de l'en
extraire, le servit devant Hugh. Celui-ci emprunta à un honorable
membre de la société un eustache ébréché, et se mit vigoureusement
à l'ouvrage.

«Dites donc, frère, lui cria Dennis après quelques moments, si
vous m'en croyez, vous ferez bien d'avaler tous les jours un petit
incendie comme cela une heure avant votre dîner, pour vous ouvrir
l'appétit: c'est étonnant comme ça vous réussit.»

Hugh le regarda, ainsi que les figures noircies dont il était
entouré, et, arrêtant un moment l'exercice de ses mâchoires pour
faire voltiger son couteau au-dessus de sa tête, il répondit par
un grand éclat de rire.

«Tenez-vous tranquille, hein, si vous voulez bien, dit Simon
Tappertit.

-- Ah! voilà-t-il pas, noble officier, qu'il ne sera plus permis
de se régaler à présent! répliqua Hugh, en écartant avec son
couteau les gens qui l'empêchaient de voir le capitaine... Il ne
sera donc plus permis de se régaler un brin, après avoir travaillé
comme j'ai fait? En voilà un capitaine mal commode! Diable de
capitaine! Ce n'est pas un capitaine, c'est un tyran. Hal ha! ha!

-- Je voudrais qu'il y eût là un camarade qui tînt constamment une
bouteille à la bouche du lieutenant pour l'empêcher de crier; du
moins nous n'aurions pas à craindre de voir bientôt les militaires
sur notre dos.

-- Eh bien, après! quand nous les aurions sur notre dos? répondit
Hugh. Qu'est-ce que ça nous fait? Croyez-vous qu'on en ait peur?
Qu'ils y viennent, je ne leur dis que ça, qu'ils y viennent. Le
plus tôt sera le mieux. Mettez-moi seulement Barnabé à côté de
moi, et à nous deux nous vous les arrangerons, les militaires,
sans vous donner la peine de vous en occuper. À la santé de
Barnabé!»

Cependant, comme la majorité des camarades là présents en avaient
assez pour cette nuit, et ne demandaient pas d'autre affaire, dans
l'état de fatigue et d'épuisement où ils étaient déjà, ils se
rangèrent du parti de M. Tappertit, et pressèrent l'autre de se
dépêcher de souper, disant qu'on n'avait déjà que trop différé le
départ. Hugh, de son côté, au milieu même de son ivresse
frénétique, ne pouvait s'empêcher de reconnaître qu'ils courraient
de gros risques à rester là sur le théâtre des violences récentes;
il finit donc son repas sans autre réplique, se leva, s'approcha
vers M. Tappertit, et lui donnant une lape sur le dos:

«Là, maintenant, cria-t-il, on est prêt. Il y a de jolis oiseaux
dans cette cage, hein? des petits oiseaux bien délicats? de
tendres et amoureuses colombes? C'est moi qui les ai mises en
cage. C'est moi; voyons que j'y regarde encore.»

En disant cela, il jeta de côté le petit homme, monta sur le
marchepied qui était à moitié baissé, leva de force le store, et
mit l'oeil à la fenêtre de la chaise, comme l'ogre qui regarde
dans son garde-manger.

«Ha! ha! ha! c'est donc vous qui m'avez égratigné, pincé, battu,
ma jolie bourgeoise? se mit-il à crier en saisissant une petite
main qui cherchait en vain à se dégager de ses griffes. Voyez-vous
ça? avec des yeux si pétillants! des lèvres si vermeilles! une
taille si appétissante! Eh bien! je ne vous en aime que mieux,
madame. Vrai, ma parole. Je veux bien que vous me poignardiez, si
ça vous fait plaisir, pourvu que ce soit vous qui me guérissiez
après. Ah! que j'aime à vous voir cette mine fière et dédaigneuse!
Vous n'avez jamais été si jolie; et, pourtant qui est-ce qui peut
se vanter d'avoir jamais été aussi jolie que vous, ma belle
petite?

-- Allons, dit M. Tappertit, qui avait entendu ces complimenta
avec une impatience manifeste, en voilà assez: partons.»

La petite main, du fond de la voiture, vint en aide à ce
commandement, en repoussant de toutes ses forces la grosse vilaine
tête de Hugh, et en relevant le store, au milieu du rire bruyant
du lieutenant éconduit, qui jurait ses grands dieux qu'il lui
fallait encore un petit coup d'oeil dans la voiture, parce que le
dernier l'avait mis en appétit. Cependant, en voyant l'impatience
longtemps contenue de la bande éclater enfin en murmures ouverts,
il renonça à son dessein et s'assit sur l'avant-train, se
contentant de taper de temps en temps au carreau de devant et
d'essayer d'y jeter furtivement un regard. M. Tappertit, monté sur
le marchepied, et suspendu comme un beau page à la portière,
donnait de là ses ordres au postillon, dans l'attitude du
commandement, et d'une voix militaire; les autres venaient par
derrière ou voltigeaient sur les flancs, comme ils pouvaient. Il y
en avait qui, à l'exemple de Hugh, essayaient d'apercevoir à la
dérobée le visage dont il avait tant vanté la beauté; mais ils
voyaient bientôt leur indiscrétion réprimée par un coup de gourdin
de M. Tappertit. C'est ainsi qu'ils poursuivirent leur voyage par
des routes détournées et des circuits nombreux, gardant en résumé
un ordre passable et un silence assez discret, excepté quand ils
faisaient une halte pour reprendre baleine, ou qu'ils se
disputaient sur le meilleur chemin à prendre pour gagner Londres.

Pendant ce temps-là, que faisait Dolly?... la belle, la charmante,
la séduisante petite Dolly! Les cheveux en désordre, sa robe
déchirée, ses cils noirs tout humectés de larmes, son sein
palpitant, le visage tantôt pâle de crainte, tantôt cramoisi de
colère et d'indignation, mais après tout, dans cet état
d'excitation, mille fois plus jolie que jamais, elle faisait tout
ce qu'elle pouvait, mais vainement, pour remettre Mlle Haredale,
et lui donner un peu de cette consolation dont elle aurait eu tant
de besoin elle-même. Les soldats allaient venir, bien sûr. Elles
allaient retrouver leur liberté. Il était impossible qu'on les
conduisît à travers les rues de Londres sans que, en dépit des
menaces de leurs ravisseurs, elles appelassent par leurs cris les
passants à leur secours. Si elles choisissaient pour cela le
moment où elles seraient dans les endroits les plus fréquentés,
comment vouliez-vous qu'on ne vînt point les délivrer? Voilà ce
que disait la pauvre Dolly, ce qu'elle essayait même de se
persuader; mais tous ses beaux raisonnements finissaient toujours
par un déluge de larmes: elle pleurait, elle se lamentait, elle se
tordait les mains en se demandant ce qu'on faisait, ce qu'on
pensait, ce qu'on souffrait là-bas, à la Clef d'or; et elle
sanglotait à fendre le coeur.

Miss Haredale, dont les sentiments étaient toujours d'une nature
moins turbulente que ceux de Dolly, mais plus profonds, éprouvait
de cruelles alarmes; elle était à peine remise d'un évanouissement
qui lui avait encore laissé la figure toute pâle; sa main, dans
celle de sa compagne, était froide comme la glace. Néanmoins, elle
lui rappelait qu'après Dieu tout dépendait de leur prudence; que
si elles se tenaient tranquilles, pour endormir la vigilance des
misérables qui les tenaient entre leurs mains, elles auraient bien
plus de chances de pouvoir obtenir du secours quand elles seraient
arrivées en ville; qu'à moins de supposer que la société tout
entière fût bouleversée, on devait déjà s'être mis à leur
recherche avec ardeur, et qu'elle était bien sûre que son oncle ne
se donnerait pas de repos qu'il ne fût parvenu à les découvrir et
à les délivrer. Mais en prononçant ces dernières paroles
d'espérance, à l'idée malheureusement trop vraisemblable, après
tout ce qu'elle venait de voir et de souffrir elle-même, qu'il
avait pu succomber dans un massacre général des catholiques, elle
redevint muette de frayeur; et, abîmée dans le souvenir des
horreurs dont elle venait d'être témoin, dans la crainte de celles
qu'elle pouvait avoir à subir encore, elle se sentait incapable de
rien penser ni de rien dire; elle n'osait même laisser un libre
cours à sa douleur: elle était roide, froide et blanche comme un
marbre.

Ah! que de fois, pendant ce long voyage, Dolly songea à son ancien
amoureux, au pauvre Joe, si bon pour elle, et si peu digne de ses
dédains! Que de fois elle se rappela le soir où elle s'était
précipitée dans ses bras pour échapper à l'homme qui, en ce moment
même, plongeait son regard insolent dans les ténèbres où elle
était assise dans son affliction, lançant d'odieuses oeillades
d'une admiration dégoûtante! Et quand elle pensait à Joe, qu'elle
se représentait ce brave garçon, tout prêt, s'il était là, à venir
hardiment se jeter au milieu de ces brigands, sans calculer leur
nombre... son petit poing se fermait de colère, ses petits pieds
trépignaient d'impatience, et l'orgueil qu'elle avait un moment
ressenti d'avoir conquis un si grand coeur s'éteignait dans un
ruisseau de larmes, et elle poussait des soupirs plus amers que
jamais.

Cependant la nuit avançait, et on leur faisait prendre des chemins
qui leur étaient tout à fait inconnus, dont la vue redoublait leur
inquiétude, car elles cherchaient vainement à reconnaître sur la
route les objets qui pouvaient y avoir frappé quelquefois leurs
regards en passant. Et cette inquiétude n'était que trop fondée.
Comment deux belles filles comme elles pouvaient-elles se voir
emportées, Dieu sait où, par une bande de brigands qui les
poursuivaient de leurs yeux effrontés, sans craindre tout ce qu'il
y avait de pis? Enfin, quand elles entrèrent dans Londres, par un
faubourg qu'elles ne connaissaient pas le moins du monde, il était
plus de minuit, et les rues étaient sombres et vides. Encore si ce
n'eût été que cela! mais la chaise s'étant arrêtée dans un endroit
isolé, Hugh vint tout à coup ouvrir la portière, sauta dans la
voiture, et s'assit entre elles deux.

Elles eurent beau crier au secours: il passa un bras autour du col
de chacune d'elles, en jurant par tous les diables de les étouffer
de ses baisers si elles n'étaient pas silencieuses comme la tombe.

«Je suis venu ici pour vous faire tenir tranquilles, dit-il, et
c'est comme ça que je m'y prendrai. Ainsi, ne vous tenez pas
tranquilles, mes belles demoiselles, si cela vous fait plaisir;
criez tant que vous voudrez, j'en serai bien aise, je ne puis qu'y
gagner.»

Elles avancèrent alors au grand trot, et probablement avec un
cortège moins nombreux que tout à l'heure, quoique l'obscurité de
la nuit, maintenant qu'ils avaient éteint leurs torches, ne leur
permît pas de s'en assurer par leurs yeux. Elles se reculaient
pour ne point le toucher, chacune dans son coin; mais Dolly avait
beau se reculer, elle n'en sentait pas moins sa taille enlacée
dans le bras hideux qui la serrait. Elle ne criait plus, elle ne
parlait plus; la terreur et le dégoût lui en ôtaient la force:
seulement, elle lui repoussait le bras avec une telle énergie
qu'elle espérait mourir dans ces efforts suprêmes pour se dégager
de ses étreintes, et se glissait au fond de la voiture en
détournant la tête, et continuant à se débattre avec une vigueur
qui l'étonnait elle-même autant que son persécuteur. La voiture
s'arrêta de nouveau.

«Emportez celle-là, dit Hugh à l'homme qui vint ouvrir la
portière, en prenant la main de miss Haredale et la sentant
retomber inanimée; elle est pâmée.

-- Tant mieux, grogna Dennis, car c'était cet aimable gentleman:
elle en sera plus tranquille. J'aime ça, quand elles se pâment, à
moins qu'elles ne soient calmes et douces comme des colombes.

-- Pouvez-vous la prendre à vous tout seul? demanda Hugh.

-- Je ne peux pas le savoir avant d'essayer. Mais je dois pouvoir
en venir à bout. J'en ai déjà enlevé bien d'autres dans ma vie,
dit le bourreau. Allons! hop. Elle n'est pas légère, camarade. Ces
jolies filles sont toutes comme ça. Allons! encore un petit coup
de main! là! je la tiens.»

Pendant ce temps-là il avait pris à bras la jeune demoiselle, et
s'en allait chancelant sous son fardeau.

«À votre tour, ma jolie poulette, dit Hugh, attirant à lui Dolly.
Vous vous rappelez ce que je vous ai dit: «Chaque cri, chaque
baiser.» À présent, criez bien fort, si vous m'aimez, ma mignonne.
Un petit cri, seulement, mademoiselle. Ma belle demoiselle, un
petit cri seulement pour l'amour de moi.»

Repoussant sa face de toutes ses forces, et se renversant la tête
en arrière, Dolly se laissa transporter hors de la chaise, à la
suite de miss Haredale, dans une méchante cabane, où son
ravisseur, qui la serrait contre sa poitrine, la déposa doucement
par terre.

Pauvre Dolly! elle avait beau faire, elle n'en était que plus
jolie et plus attrayante. Quand ses yeux pétillaient de colère et
qu'elle entrouvrait ses lèvres de pourpre pour laisser casser le
souffle rapide de sa fureur, comment vouliez-vous qu'on résistât à
cela? Quand elle pleurait, et sanglotait à se fendre le coeur, et
qu'elle se lamentait de ses peines de la plus douce voix qui eût
jamais charmé une oreille, comment vouliez-vous qu'on restât
insensible à cette charmante mauvaise humeur qu'elle montrait de
temps en temps d'un air revêche, dans la franche et sincère
expansion de sa douceur? lorsque, s'oubliant elle-même et ses
propres peines, elle s'agenouillait devant son amie pour se
pencher sur elle, pour approcher ses joues de la sienne, pour lui
passer ses bras autour du col, quels sont donc les yeux mortels
qui auraient pu se détacher de cette taille délicate et souple, de
cette chevelure abondante, de ce négligé de toilette, de cet
abandon complet et naturel, qui faisaient mieux valoir encore ses
charmes et sa beauté? Qui donc aurait pu la regarder prodiguant et
sa maîtresse ses tendresses et ses caresses, sans souhaiter d'être
à la place d'Emma Haredale, ou au moins à la place de l'une ou
l'autre, de celle qui tenait son amie dans ses bras, ou de celle
qui était dans les bras de son amie? Ce n'était toujours pas Hugh;
ce n'était toujours pas Dennis.

«Tenez! mes jeunes demoiselles, dit M. Dennis, je vais vous dire.
Je ne suis pas un homme à beaucoup songer aux dames pour moi-même,
et je ne suis pas ici pour mon compte: je n'y suis que pour donner
un coup de main à des amis. Mais s'il faut que j'en voie beaucoup
comme ça, je sens que je vais changer de rôle, et que je ne
jouerai pas longtemps un personnage secondaire, je vous le dis
franchement.

-- Pourquoi nous avez-vous amenées ici? dit Emma. Est-ce pour nous
tuer?

-- Vous tuer! cria Dennis en s'asseyant sur un tabouret, et la
regardant de l'air le plus aimable. Mais, mon chéri, qui donc
voudrait couper le col à de jolis petits poulets comme vous?
Demandez-moi plutôt si on vous a amenées ici pour y trouver des
maris, à la bonne heure!»

Et ici il échangea un rire affreux avec Hugh, qui faisait exprès
de détourner modestement ses yeux du visage de Dolly.

«Que non, que non, mes petits amours, qu'on ne vous tuera pas. Il
n'est pas question de ça: c'est tout le contraire.

-- Vous qui êtes plus âgé que votre camarade, monsieur, dit Emma
toute tremblante, est-ce que vous n'aurez pas pitié de nous? Vous
voyez pourtant que nous ne sommes que des femmes.

-- Je le vois bien, ma chère, répliqua-t-il: il faudrait donc que
je fusse aveugle de ne pas le voir, avec deux pareils échantillons
de votre sexe sous les yeux! Ha! ha! certainement, je le vois
bien, et je ne suis pas seul à le voir, mademoiselle.»

Il secoua la tête d'un air de mauvais sujet et fit des yeux en
coulisse à Hugh, comme s'il avait dit la plus belle chose du
monde, et qu'il s'applaudît de se voir si bien en verve.

«Non, non, on ne vous tuera pas le moins du monde. Eh bien!
pourtant, continua-t-il en retroussant son chapeau pour se gratter
plus commodément la tête, et en regardant gravement son compagnon,
n'est-il pas bien remarquable, à l'honneur de l'égalité des sexes
devant la loi, qu'elle n'admet pas de distinction là-dessus dans
la pénalité entre un homme et une femme? J'ai souvent entendu le
juge dire à un voleur de grand chemin, ou à quelque malfaiteur qui
avait pénétré dans les maisons, et qui avait garrotté des femmes
pieds et poings liés pour s'assurer d'elles (pardon, excuse,
mesdemoiselles, de cet épisode): «Malheureux! vous n'aviez donc
pas seulement de respect pour leur sexe?» Or, je vous dirai que ce
juge-là ne savait pas son métier, mon camarade, et que, si j'avais
été à la place des accusés, je n'aurais pas été embarrassé pour
lui répondre: «Qu'est-ce que vous me chantez là, milord? J'ai
montré pour le sexe le même respect que la loi, pouvais-je faire
mieux?» Vous n'avez qu'à faire dans les journaux le relevé du
nombre de femmes qui ont été exécutées, dans cette ville-ci
seulement, depuis dix ans, dit M. Dennis d'un ton pensif, et vous
serez étonné du total... mais très étonné. C'est une belle chose
que l'égalité, et bien honorable pour la dignité de la loi.
Malheureusement, il n'est pas sûr du tout que cela dure. Les voilà
qui commencent déjà à ménager les papistes: je m'attends, du train
dont on y va, à voir un de ces jours réformer même cette égalité.
Ma foi! oui, je m'y attends.»

Ce sujet de conversation sentait trop son bourreau pour intéresser
un profane comme Hugh, qui ne devait pas avoir la même partialité
pour la profession; mais, d'ailleurs, Dennis n'eut pas le temps de
continuer ses doléances: car, à l'instant même, M. Tappertit entra
précipitamment, et sa vue arracha un cri de joie à Dolly, qui se
jeta de bonne foi dans ses bras.

«Je le savais bien, j'en étais sûre, cria-t-elle. Mon cher père
est à la porte. Merci, ô merci, grand Dieu! Qu'il vous bénisse,
Simon! Que le ciel vous bénisse d'être venu ici!»

Simon Tappertit, qui s'était d'abord imaginé dans son for
intérieur que la fille du serrurier, ne pouvant plus réprimer sa
passion pour lui, allait y donner un libre cours, et déclarer
qu'elle était à lui pour toujours, parut déconcerté en entendant
cette méprise; d'autant plus que Hugh et Dennis l'accueillirent
par un grand éclat de rire qui la fit reculer, et porter sur son
prétendu libérateur un regard fixe et inquiet.

«Miss Haredale, dit Simon après un silence plein d'embarras,
j'espère que vous êtes aussi bien ici que le permettent les
circonstances. Dolly Varden, ma chérie, mon tendre et délicieux
amour, j'espère que vous n'êtes pas mal non plus.»

Pauvre petite Dolly! elle vit tout de suite ce qu'il en était, se
cacha la face dans ses mains, et se mit à pousser encore des
sanglots plus amers que jamais.

«Vous voyez en moi, miss Varden, dit Simon, la main sur le coeur,
vous voyez en moi non pas un apprenti, un ouvrier, un esclave, la
victime du joug tyrannique de votre père; mais le chef d'un grand
peuple, le capitaine d'une noble troupe dont ces messieurs sont,
comme qui dirait, les caporaux et les sergents. Vous voyez en moi,
non pas un individu comme tout le monde, mais un homme public; non
pas un rapiéceur de serrures, mais un médecin des plaies vives de
sa malheureuse patrie. Dolly Varden, charmante Dolly Varden,
combien y a-t-il d'années que j'attends cette rencontre
d'aujourd'hui! Combien y a-t-il d'années que j'aspire à vous
relever et vous ennoblir par mon choix! Mais me voici payé de mes
peines. Voyez en moi désormais... votre mari. Oui, belle Dolly,
charmante enchanteresse, Simon Tappertit est à vous pour
toujours.»

En disant ces mots il s'avança vers elle. Dolly recula jusqu'au
pied de la muraille; et là, ne pouvant aller plus loin, elle tomba
par terre. Persuadé que ce n'était qu'une frime pudique, Simon
essaya de la relever. Mais alors Dolly, poussée au désespoir, lui
saisit la crinière à deux mains, et, s'écriant tout en larmes que
ce n'était qu'un misérable petit polisson, et qu'il n'avait jamais
été que ça, le secoua, le tira, le battit si bien, que c'était
plaisir de la voir, et d'entendre le malheureux appeler au
secours. Jamais elle n'avait paru si belle à Hugh que dans ce
moment.

«Il faut qu'elle ait les nerfs bien agacés ce soir, dit Simon en
rajustant ses plumes toutes fripées; elle ne sait pas ce qu'elle
fait. Il faut la laisser seule jusqu'à demain matin, cela va la
remettre un peu. Emportez-la dans la maison voisine.»

À l'instant, Hugh la prit dans ses bras. Mais, soit que
M. Tappertit se sentit réellement attendrir le coeur à la vue de
sa douleur, soit qu'il ne trouvât pas bienséant qu'on vit sa
future se débattre dans les bras d'un autre homme, il ordonna à
Hugh, réflexion faite, de la déposer là, et la regarda de mauvais
oeil, pendant qu'elle allait bien vite se réfugier auprès de miss
Haredale, s'attachant après son amie, et cachant dans les plis de
sa robe la rougeur de son front.

«Elles vont rester ensemble ici jusqu'à demain matin, dit Simon,
qui avait eu le temps de reprendre toute sa dignité... jusqu'à
demain matin. Partez.

-- Bah! cria Hugh, comment, capitaine? Partez! Ha! ha! ha!

-- Qu'est-ce qui vous fait rire? demanda Simon d'un air sévère.

-- Rien, capitaine, rien,» répondit Hugh; et en même temps il
tapait de sa main l'épaule du petit homme et recommençait à rire
dix fois plus fort sans en expliquer la raison.

M. Tappertit le toisa des pieds à la tête avec une expression de
dédain suprême (ce qui fit rire l'autre de plus belle), et se
tournant vers les belles captives:

«Mesdames, leur dit-il, vous n'oublierez pas que cette maison est
surveillée de tous côtés, et que le moindre bruit qu'on y
entendrait serait suivi à l'instant des plus funestes
conséquences. Demain, nous vous ferons connaître, à l'une et à
l'autre, nos intentions. En attendant, tâchez de ne pas vous
montrer à la fenêtre, et de ne pas appeler à votre aide les
passants: car, au premier mot, le public verra que vous venez
d'une maison catholique, et tous les efforts de nos gens pour
défendre votre vie seraient impuissants à vous sauver.»

Après cet avertissement, qui ne manquait pas de vraisemblance, il
s'en retourna vers la porte, suivi de Hugh et de Dennis. Ils
s'arrêtèrent un moment, avant de sortir, à les contempler enlacées
dans les bras l'une de l'autre; puis ils quittèrent la cabane,
verrouillèrent la porte en dehors et y mirent bonne garde, ainsi
qu'autour de la maison.

«Savez-vous, grommela Dennis en s'en allant avec ses compagnons,
que nous avons là deux jolis brins de filles? Celle de maître
Gashford vaut bien l'autre, qu'en dites-vous?

-- Chut! dit Hugh avec précipitation; n'appelez pas les gens par
leurs noms: c'est une mauvaise habitude.

-- Eh bien! je ne voudrais pas être à sa place, au monsieur dont
vous ne voulez pas qu'on dise le nom, quand il viendra lui faire
sa déclaration: voilà tout, dit Dennis. C'est une de ces brunes à
l'oeil noir, orgueilleuses et fières, auxquelles je ne me fierais
pas, si je leur voyais un couteau sous la main. J'en ai déjà vu
plus d'une. Mais il y en a une surtout que je me rappelle qui a
été exécutée, il y a bien des années (il y avait aussi un
gentleman dans l'affaire): elle me dit d'une lèvre tremblante,
mais d'un coeur aussi ferme que celui de Judith devant Holopherne:
«Dennis, je suis près de ma fin, mais je voudrais avoir au bout de
mes doigts une lame et le voir, lui, devant moi, pour le frapper
roide mort.» Ah! mais, c'est qu'elle l'aurait fait comme elle le
disait.

-- Qui donc, roide mort? demanda Hugh.

-- Comment voulez-vous que je vous le dise, camarade? répondit
Dennis. Elle ne l'a pas nommé, ma foi!»

Hugh parut un moment tenté de demander encore quelques
renseignements sur ce souvenir incohérent; mais Simon Tappertit,
qui, pendant ce temps-là, était plongé dans ses méditations
profondes, donna à ses pensées une nouvelle direction.

«Hugh, lui dit-il, vous avez bien travaillé aujourd'hui. Vous
serez récompensé. Et vous aussi, Dennis... vous n'avez pas quelque
jeune beauté à faire enlever pour votre compte?

-- N-o-n, répondit le gentleman passant sa main sur sa barbe
grise, longue au moins de deux pouces, je ne vois pas que j'en aie
une qui me tienne au coeur.

-- Très bien! dit Simon; alors nous trouverons quelque autre moyen
de vous indemniser. Quant à vous, mon brave garçon (en se tournant
vers Hugh), vous aurez Miggs, vous savez, celle que je vous ai
promise, et cela avant qu'il soit trois jours. Comptez là-dessus:
je vous en donne ma parole; c'est comme si vous la teniez.»

Hugh le remercia de tout son coeur, et de tout son coeur aussi se
mit à rire, si bien et si fort qu'il s'en tenait les côtes, et
qu'il était obligé de s'appuyer sur l'épaule de son petit
capitaine, pour ne pas se rouler par terre, car il n'aurait pas pu
s'en empêcher sans cela.




CHAPITRE XVIII.


Les trois honorables compagnons se dirigèrent du côté de _la
Botte_ avec l'intention de passer la nuit dans ce lieu de rendez-
vous, et de chercher, à l'abri de leur antique repaire, le repos
dont ils avaient tant besoin: car, maintenant que l'oeuvre de
destruction qu'ils avaient méditée se trouvait accomplie, et
qu'ils avaient mis, pour la nuit, leurs prisonnières en lieu de
sûreté, ils commençaient à se sentir épuisés, et à éprouver les
effets énervants du transport de folie, qui les avait entraînés à
de si déplorables résultats.

Malgré la fatigue et la lassitude à laquelle il succombait alors,
comme ses deux camarades, et, on peut dire, comme tous ceux qui
avaient pris une part active à l'incendie de la Garenne, Hugh
retrouvait encore toute sa verve de tapageuse gaieté, chaque fois
qu'il regardait Simon, et, à la grande colère du petit capitaine,
il la manifestait par de tels éclats de rire qu'il s'exposait à
attirer sur eux l'attention de la police, et à se mettre sur les
bras quelque affaire dans laquelle leur état de faiblesse et
d'épuisement ne leur aurait pas fait jouer un rôle brillant.
M. Dennis lui-même, qui n'était pas très sensible à l'endroit de
la dignité personnelle et de la gravité, et qui avait de plus un
extrême plaisir à voir les excès d'humeur bouffonne de son jeune
ami, crut devoir lui faire des remontrances sur l'imprudence d'une
telle conduite, qu'il considérait comme une espèce de suicide; or
le suicide étant une anticipation volontaire sur l'action de la
loi par la main du bourreau, il ne trouvait rien de plus sot ni de
plus ridicule.

En dépit de ces remontrances, Hugh, sans rabattre un iota de son
humeur folâtre et bruyante, s'en allait se balançant entre eux
deux, en leur donnant le bras, jusqu'au moment où ils se
trouvèrent en vue de _la Botte_, à quelque cent pas de cette
honnête taverne. Heureusement pour eux qu'il avait cessé de rire
avec sa grosse voix en approchant du but de leur course. Ils
continuaient donc leur marche sans bruit, lorsqu'ils virent sortir
avec précaution de sa cachette un ami qu'on avait chargé de faire
le guet toute la nuit dans les fossés du voisinage pour avertir
les traînards qu'il y avait du danger à venir se faire prendre
dans cette souricière: «Arrêtez, leur cria-t-il.

-- Arrêtez! et pourquoi? dit Hugh.

-- Parce que la maison est pleine de constables et de soldats,
depuis qu'elle a été envahie hier au soir. Les habitants sont en
fuite ou en prison, je ne sais pas lequel des deux. J'ai déjà
empêché bien des gens de venir s'y faire prendre, et je crois
qu'ils sont allés dans les marchés et les places pour y passer la
nuit. J'ai vu de loin la lueur des incendies, mais ils sont
éteints maintenant. D'après tout ce que j'ai entendu dire aux gens
qui passaient et repassaient, ils ne sont pas tranquilles et se
montrent inquiets. Quant à Barnabé, dont vous me demandez des
nouvelles, je n'en ai pas entendu parler; je ne le connais pas
même de nom, mais, par exemple, il paraît qu'on a pris ici un
homme qu'on a emmené à Newgate. Est-ce vrai, est-ce faux? je ne
saurais l'affirmer.»

Le trio d'amis, à cette nouvelle, délibéra sur ce qu'ils devaient
faire. Hugh, supposant que Barnabé pouvait bien être entre les
mains des soldats, et détenu en ce moment sous leur garde à
l'auberge de _la Botte_, voulait qu'on s'avançât furtivement et
qu'on mît le feu à la maison; mais ses compagnons, qui n'avaient
pas envie de se lancer dans ces entreprises téméraires tant qu'ils
n'avaient pas un peuple d'insurgés derrière eux, lui
représentèrent que, s'il était vrai qu'ils eussent attrapé
Barnabé, ils n'avaient pas manqué de le faire passer dans une
prison plus sûre; qu'ils n'auraient pas été assez simples pour le
garder toute la nuit dans un lieu si faible et si isolé. Cédant à
ces raisons et docile à leurs conseils, Hugh consentit à revenir
sur ses pas et à prendre le chemin de Fleet-Market, où ils
retrouveraient, selon toute apparence, quelques-uns de leurs plus
intrépides camarades, qui s'étaient dirigés de ce côté-là en
recevant le même avis.

La nécessité d'agir leur rendit une force nouvelle et rafraîchit
leur ardeur; ils pressèrent donc le pas sans songer à la fatigue
qui les accablait cinq minutes auparavant, et furent bientôt
arrivés à destination.

Fleet-Market, à cette époque, était une longue file irrégulière de
hangars et d'appentis en bois qui occupaient le centre de ce qu'on
appelle aujourd'hui Farringdon-Street. Ces constructions
grossières, adossées malproprement l'une à l'autre, empiétaient
jusque sur le milieu de la route, au risque d'encombrer la
chaussée et de gêner les passants, qui se dépêchaient de se tirer
de là comme ils pouvaient, à travers les charrettes, les paniers,
les brouettes, les diables, les tonneaux, les bancs et les bornes,
coudoyés par les portefaix, les marchands ambulants, les
charretiers, par la foule bigarrée d'acheteurs, de vendeurs, de
voleurs, de coureurs, de flâneurs. L'air était parfumé de la
puanteur des herbes pourries et des fruits moisis, des rebuts de
la boucherie, des boyaux et des tripailles jetés sur le chemin. On
croyait alors qu'il fallait acheter par ces incommodités publiques
l'avantage d'avoir dans les villes certains commerces utiles, et
Fleet-Market exagérait encore la chose.

C'est en cet endroit, peut-être parce que ses hangars et ses
paniers pouvaient remplacer passablement un lit pour ceux qui n'en
avaient pas, peut-être aussi parce qu'il offrait les moyens de
faire, en cas de besoin, des barricades improvisées, que les
émeutiers étaient venus en nombre, non seulement cette nuit-là,
mais depuis déjà deux ou trois nuits. Il faisait alors grand jour;
mais, comme la matinée était fraîche, il y avait un groupe de ces
vagabonds autour de l'âtre du cabaret, buvant des grogs bouillants
d'absinthe, fumant leur pipe et concertant de nouvelles
expéditions pour le lendemain. Comme Hugh et ses deux amis étaient
bien connus de la plupart de ces buveurs, ils furent reçus avec
des marques d'approbation distinguées, et on leur laissa la place
d'honneur pour s'asseoir. La chambre fut fermée et barricadée pour
éloigner les fâcheux, et on commença à sa communiquer les
nouvelles qu'on pouvait avoir.

«Il parait, dit Hugh, que les soldats ont pris possession de _la
Botte_. Y a-t-il quelqu'un ici qui puisse nous dire ce qui en est?

-- Certainement,» s'écrièrent ensemble plusieurs voix. Mais, comme
la plupart de ceux qui étaient là avaient pris part à l'assaut de
la Garenne, et que le reste avait fait partie de quelque autre
expédition nocturne, il se trouva que personne n'en savait là-
dessus plus que Hugh lui-même. Ils avaient tous été avertis l'un
par l'autre, ou par l'ami caché sur la route, mais ils ne savaient
rien personnellement.

«C'est que, dit Hugh, nous avons laissé là hier en faction un
homme qui n'y est plus. Vous savez bien qui je veux dire...
Barnabé, celui qui a renversé le cavalier à Westminster. Y a-t-il
quelqu'un qui l'ait revu ou qui ait entendu parler de lui?»

Ils secouaient la tête et murmuraient tous que non, en se
regardant à la ronde pour se questionner les uns les autres, quand
on entendit du bruit à la porte: c'était un homme qui demandait à
parler à Hugh... il fallait absolument qu'il vit Hugh.

«Ce n'est qu'un homme seul? cria Hugh à ceux qui gardaient la
porte; laissez-le entrer.

-- Oui, oui, répétèrent les autres; qu'il entre, qu'il entre.» En
conséquence on débarre la porte; elle s'ouvre, et l'on voit
paraître un manchot, la tête et la figure enveloppées d'un linge
sanglant, comme un homme qui a reçu de sérieuses blessures. Ses
habits étaient déchirés, et sa main unique pressait un bon
gourdin. Il se précipite au milieu d'eux tout haletant, demandant
après Hugh.

«Présent! lui répondit celui à qui il s'était adressé; c'est moi
qui suis Hugh. Qu'est-ce que vous me voulez?

-- J'ai une commission pour vous, dit l'homme. Vous connaissez un
certain Barnabé?

-- Qu'est-ce qu'il est devenu? Est-ce de sa part que vous venez?

-- Oui, il est arrêté. Il est dans un des plus forts cachots de
Newgate. Il s'est défendu de son mieux, mais il a été accablé par
le nombre. Voilà ma commission faite.

-- Quand donc l'avez-vous vu? demanda Hugh avec empressement.

-- Pendant qu'on l'emmenait en prison sous escorte nombreuse, ils
ont pris une rue détournée où nous avions cru qu'ils ne
passeraient pas. J'étais un de ceux qui ont essayé de le délivrer.
Il m'a chargé de vous dire où il était. Nous n'avons pas réussi;
mais c'est égal, l'affaire a été chaude: regardez plutôt.»

Il montrait du doigt ses habits et le bandeau sanglant qui
ceignait sa tête: il paraissait encore tout essoufflé de sa
course, en regardant la compagnie à la ronde. Enfin, se retournant
de nouveau vers Hugh:

«Je vous connaissais bien de vue, dit-il, car j'étais des vôtres
vendredi, samedi et hier, mais je ne savais pas votre nom. Je vous
reconnais maintenant. Vous êtes un fameux gaillard, et lui aussi.
Il s'est battu le soir comme un lion, quoique ça ne lui ait pas
servi à grand'chose. Moi aussi, j'ai fait de mon mieux, surtout
pour un manchot.»

Il jeta de nouveau un regard curieux autour de la chambre: du
moins il en eut l'air, car il était difficile de distinguer ses
traits sous le bandeau qui lui couvrait le visage; puis, regardant
encore fixement du côté de Hugh, il empoigna son bâton, comme s'il
s'attendait à une attaque et qu'il se mît sur la défensive.

Au reste, s'il en eut un moment la peur, elle ne dura pas
longtemps, en présence de la tranquillité de tous les assistants.
Personne ne songea plus à s'occuper du porteur de nouvelles; tous
s'occupèrent des nouvelles elles-mêmes. On n'entendait de tous
côtés que des jurons, des menaces, des malédictions. Les uns
criaient que, si on souffrait ça, ce serait bientôt leur tour à se
voir tous emmenés à la geôle; les autres, que c'était bien fait,
que, s'ils avaient délivré d'abord les autres prisonniers, cela ne
serait pas arrivé. Un homme se mit à crier de toutes ses forces:
«Qui est-ce qui veut me suivre à Newgate?» Tout le monde lui
répondit par une acclamation bruyante, en se précipitant vers la
porte.

Mais Hugh et Dennis s'adossèrent contre elle pour les empêcher de
sortir, attendant que la clameur confuse de leurs voix se fût
apaisée et permît de faire entendre des observations raisonnables.
Ils leur représentèrent que de vouloir s'en aller faire ce beau
coup en plein jour à présent, ce serait un trait de folie; tandis
que, s'ils attendaient la nuit, et qu'ils combinassent auparavant
un plan d'attaque, non seulement ils pourraient reprendre tous
leurs camarades, mais encore délivrer les prisonniers, et mettre
le feu à la prison pardessus le marché.

«Et encore pas à la prison de Newgate seule, leur cria Hugh, mais
à toutes les prisons de Londres, pour qu'ils n'aient plus
d'endroits où mettre les prisonniers qu'ils pourraient nous faire.
Nous les brûlerons toutes, nous en ferons des feux de joie. Tenez,
dit-il en saisissant la main du bourreau, s'il y a des hommes ici,
qu'ils viennent croiser leurs mains avec les nôtres, en gage
d'alliance. Barnabé en liberté, et à bas les prisons! Qui est-ce
qui le jure avec nous?»

Tous, jusqu'au dernier, vinrent tendre leurs mains. Tous jurèrent
avec des serments effroyables d'arracher, la nuit suivante, leurs
amis, à Newgate, d'enfoncer les portes, de mettre le feu à la
geôle, ou de périr eux-mêmes dans les flammes.




CHAPITRE XIX.


Cette nuit-là même, car il y a des temps de bouleversement et de
désordre où vingt-quatre heures suffisent pour embrasser plus
d'événements émouvants qu'une vie tout entière, cette nuit-là même
M. Haredale, ayant garrotté son prisonnier, avec l'aide du petit
sacristain, le força à monter sur son cheval jusqu'à Chigwell,
afin de s'y procurer un moyen de transport pour l'emmener à
Londres devant un juge de paix. Il ne doutait pas qu'en
considération des troubles dont la ville était le théâtre, il
n'obtint aisément de le faire mettre en prison provisoirement
jusqu'au point du jour, car il n'y aurait pas eu de sécurité à le
déposer au corps de garde ou au violon. Et, quant à conduire un
prisonnier par les rues, lorsque l'émeute en était maîtresse, ce
ne serait pas seulement une témérité puérile, ce serait un défi
imprudent jeté à la populace. Laissant au sacristain le soin de
conduire son cheval par la bride, il ne quittait pas l'assassin,
et c'est dans cet ordre qu'ils traversèrent le village au beau
milieu de la nuit.

Tout le monde y était encore sur pied, car chacun avait peur de se
voir incendier dans son lit, et cherchait à se réconforter par la
compagnie de quelques autres, en veillant en commun. Quelques-uns
des plus braves s'étaient armés et réunis ensemble sur la pelouse.
C'est à eux que M. Haredale, qui leur était bien connu, s'adressa
d'abord, leur exposant en deux mots ce qui était arrivé, et les
priant de l'aider à transporter à Londres le criminel avant le
point du jour.

Mais il n'y avait pas de danger qu'il s'en trouvât un qui eût le
courage de l'aider seulement du bout du doigt. Les émeutiers, en
passant par le village, avaient menacé de leurs vengeances les
plus atroces quiconque lui porterait secours pour éteindre le feu
et lui rendrait le moindre service, aussi bien qu'à tout autre
catholique. Ils étaient allés jusqu'à les menacer dans leur vie et
leurs propriétés. S'ils s'étaient rassemblés, c'était pour veiller
à leur propre conservation, mais ils n'avaient pas envie de se
risquer à lui prêter main-forte. C'est ce qu'ils lui déclarèrent,
avec quelque hésitation accompagnée de l'expression de leurs
regrets, en se tenant à l'écart au clair de la lune, et en jetant
de côté un regard craintif sur le lugubre cavalier, qui se tenait
là, la tête penchée sur sa poitrine et son chapeau rabattu sur ses
yeux, sans remuer et sans dire un mot.

Voyant qu'il était impossible de leur faire entendre raison, et
désespérant de les convaincre après les exemples qu'ils avaient
vus des furieuses vengeances de la multitude, M. Haredale les pria
au moins de le laisser agir lui-même librement et prendre la seule
chaise de poste et la seule paire de chevaux qui se trouvassent
dans le bourg à sa disposition. Ce ne fut pas sans difficulté
qu'ils y consentirent: pourtant ils finirent par lui dire de faire
ce qu'il voudrait, pourvu qu'il les quittât le plus promptement
possible, au nom du bon Dieu.

Laissant le sacristain à la tête du cheval, il sortit la chaise en
la faisant rouler de ses propres mains, et il allait mettre aux
chevaux les harnais, lorsque le postillon du village, une espèce
de vaurien et de vagabond, mais qui n'avait pas mauvais coeur, en
voyant la peine qu'il se donnait, jeta là la fourche dont il était
armé, en jurant que les émeutiers le couperaient s'ils voulaient
menu, menu comme chair à pâté, mais qu'il ne resterait pas là, les
bras croisés, à voir un honnête gentleman, qui ne leur avait pas
fait de mal, réduit à une telle extrémité, sans lui prêter son
assistance. M. Haredale lui donna une cordiale poignée de main, et
le remercia de tout son coeur; au bout de cinq minutes, la chaise
était prête et le bon drille sur sa selle. On mit l'assassin dans
l'intérieur: on baissa les stores, le sacristain s'assit sur le
brancard; M. Haredale monta sur son cheval et ne quitta pas la
portière. Les voilà partis, au fort de la nuit et dans le plus
profond silence, sur la route de Londres.

Telle était la terreur générale dans le pays, que les chevaux
mêmes de la Garenne qui avaient échappé aux flammes n'avaient pu
trouver d'abri nulle part. Les voyageurs passèrent devant eux sur
la route, pendant qu'ils étaient à brouter un maigre gazon; et le
conducteur leur dit que les pauvres bêtes avaient commencé par
venir errer dans le village, mais qu'on les en avait chassées pour
ne point attirer sur les habitants la colère et la vengeance des
ennemis de M. Haredale.

Et il ne faut pas croire que ce sentiment de lâche frayeur fût
borné à de petits endroits comme celui-là, où les gens étaient
timides, ignorants et sans secours. Quand ils approchèrent de
Londres, ils rencontrèrent, au faible crépuscule du matin, de
pauvres familles catholiques qui, sous l'influence des menaces
effrayantes et des avertissements répétés de leurs voisins,
quittaient la ville à pied, faute, disaient-elles, d'avoir pu
trouver à louer ni charrette ni chevaux pour déménager leurs
effets, qu'elles avaient été obligées de laisser derrière elles à
la merci de la populace. Près de Mile-End ils passèrent devant une
maison dont le locataire, un gentleman catholique d'une fortune
modique, après avoir loué un chariot pour le déménager à minuit
avait fait descendre, en attendant, son mobilier dans la rue, --
afin de charger sans perdre de temps. Mais l'homme avec lequel il
avait fait ses conventions, alarmé par les incendies de cette
nuit, et par la vue des émeutiers, qui avaient passé devant sa
porte, avait refusé de tenir sa parole; de manière que le pauvre
gentleman, avec sa femme, quatre domestiques et leurs petits
enfants, étaient assis, grelottants sur leurs paquets, à la belle
étoile, redoutant la venue du jour et ne sachant comment faire
pour se tirer de là.

On leur dit qu'il en était de même avec les voitures publiques. La
panique était si grande, que les malles et les diligences avaient
peur de transporter des voyageurs de la religion attaquée. Quand
les conducteurs les connaissaient pour des catholiques, ou
obtenaient d'eux l'aveu qu'ils appartenaient à cette croyance, ils
ne voulaient pas les prendre, même pour de grosses sommes
d'argent. La veille même, il y avait des gens qui évitaient de
reconnaître, en passant dans les rues, des catholiques de leur
connaissance, de peur qu'il n'y eût là des espions apostés qui
pourraient les dénoncer et les brûler, comme ils disaient, c'est-
à-dire mettre le feu à leur maison. Un bon vieillard, un prêtre,
dont on avait détruit la chapelle, un pauvre homme, faible,
patient, inoffensif, qui s'en allait tout seul à pied sur la
route, dans l'espérance de rencontrer plus loin quelque diligence
qui voulût bien le prendre, dit à M. Haredale qu'il serait bien
heureux s'il trouvait un magistrat assez hardi pour se charger,
sur sa plainte, de faire mettre son prisonnier en état
d'arrestation. Malgré tous ces récits décourageants, ils
continuèrent de se diriger vers Londres, et, au lever du soleil,
ils étaient devant Mansion-House.

M. Haredale se jeta à bas de cheval; mais il n'eut pas besoin de
frapper à la porte, car elle était déjà ouverte, et sur le seuil
se tenait un vieux gentleman de bonne mine, rouge ou plutôt
pourpre de figure, dont la physionomie animée montrait qu'il
faisait des représentations à quelque autre personne placée en
haut de l'escalier, pendant que le portier essayait, petit à
petit, de se débarrasser de lui et de lui fermer la porte sur le
nez. Avec l'impatience et l'excitation naturelles à son caractère
et à sa position, M. Haredale s'avança de son côté pour prendre la
parole, quand le gros monsieur lui dit:

«Mon bon monsieur, laissez-moi, je vous prie, obtenir d'abord une
réponse. Voici la sixième fois que je viens ici. Hier seulement,
je suis venu cinq fois. On menace de détruire ma maison. Ils
doivent venir la brûler ce soir. C'était déjà leur projet hier;
mais ils ont eu de l'occupation ailleurs. Laissez-moi, je vous
prie, obtenir une réponse.

-- Mon bon monsieur, répondit M. Haredale en secouant la tête, ma
maison a été brûlée de fond en comble. Mais, à Dieu ne plaise que
la vôtre soit incendiée de même! Obtenez votre réponse; seulement,
de grâce, tâchez que ce ne soit pas long.

-- Eh bien! milord, vous entendez? dit le vieux gentleman à
quelqu'un qui se trouvait en haut de l'escalier, où l'on voyait
voltiger sur le palier le pan d'une robe de magistrat. Voici un
gentleman dont la maison a été effectivement réduite en cendres
cette nuit.

-- Mon Dieu! mon Dieu! répliqua une voix bourrue. J'en suis bien
fâché, mais qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse? Je ne peux
pas la rebâtir, si elle est démolie. Le chef de la justice de la
Cité ne peut pas être occupé à rebâtir les maisons qu'on démolit,
mon bon monsieur; vous sentez que c'est ridicule.

-- Mais il me semble que le chef de la magistrature de la Cité
pourrait empêcher les gens d'avoir besoin qu'on rebâtisse leurs
maisons, si le chef de la magistrature est un homme et non pas une
momie... qu'en dites-vous, milord? cria le vieux gentleman en
colère.

-- Vous devriez être plus respectable, monsieur, dit le lord-
maire, du moins plus respectueux, voulais-je dire.

-- Plus respectueux, milord! répondit le vieux gentleman. J'ai été
cinq fois assez respectueux comme cela hier. Le respect est une
bonne chose, mais il ne faut pas en abuser. On ne peut pas
toujours être à faire du respect, quand on sait qu'on va avoir sa
maison brûlée sur sa tête, avec tout ce qu'il y a dedans. Dites-
moi ce qu'il faut que je fasse, milord. Voulez-vous, oui ou non,
me donner protection?

-- Je vous ai déjà dit hier, monsieur, dit le lord-maire, qu'on
pourra vous donner un alderman chez vous, si vous en voulez un.

-- Et que diable voulez-vous que je fasse d'un alderman? répliqua
le vieux gentleman toujours courroucé.

-- Pour intimider la foule, monsieur, dit le lord-maire.

-- Est-il Dieu possible! repartit d'un ton désolé le vieux
gentleman, en essuyant son front, dans un état d'impatience
risible; songer à m'envoyer un alderman pour intimider la foule!
Mais, milord, quand tous ces gens-là seraient des poupons à la
mamelle, quelle peur voulez-vous qu'ils aient d'un alderman?
Viendrez-vous vous-même?

-- Moi? dit le lord-maire avec énergie; certainement non.

-- Eh bien! alors, qu'est-ce qu'il faut que je fasse? Ne suis-je
pas citoyen anglais? Ne dois-je pas jouir du bénéfice des lois de
mon pays? Ne me doit-on pas protection pour la taxe que je paye au
roi?

-- Ma foi! je ne sais pas. Quel dommage que vous soyez catholique!
Pourquoi n'êtes-vous pas protestant? Vous ne seriez pas compromis
dans tout ce gâchis... Il y a de grands personnages au fond de
tous ces troubles... Mon Dieu! mon Dieu! quel ennui que d'être un
homme public! Repassez dans la journée. Voulez-vous que je vous
donne un porte-javeline[5]? Ou bien, tenez, je peux disposer du
constable Philips... celui-là est libre aujourd'hui. Il n'est pas
encore trop vieux pour son âge; il n'y a que les jambes qui ne
sont pas solides; mais, en le mettant à une fenêtre, le soir, à la
chandelle, il aurait encore l'air assez jeune, et il leur ferait
une peur du diable... Mon Dieu! mon Dieu! eh bien, nous verrons
ça.

-- Arrêtez! cria M. Haredale en poussant la porte que le concierge
voulait fermer violemment, et en parlant d'un ton animé; milord
maire, ne vous en allez pas, s'il vous plaît. J'ai là un homme qui
a commis un assassinat, il y a vingt-huit ans. Je n'ai qu'un mot à
vous dire et à prêter serment devant vous, pour vous mettre à même
de le faire mettre en prison en attendant l'instruction. Je ne
vous demande, pour le moment, que de le mettre en lieu sûr. Le
moindre retard peut le faire tomber entre les mains des émeutiers.

-- Ah! mon Dieu! mon Dieu! cria le lord-maire, qu'est-ce que je
vais devenir? Dieu du ciel... il y a de grands personnages au fond
de tous ces troubles, vous savez... vraiment, je ne peux pas.

-- Milord, dit M. Haredale, la victime était mon propre frère. Je
lui ai succédé dans ses biens: il n'a pas manqué de langues
traîtresses dans le temps pour faire circuler tout bas le bruit
que j'étais pour quelque chose dans cet horrible assassinat; oui,
moi, moi qui l'aimais, Dieu le sait, si tendrement! Enfin, voici
le moment venu, après tant d'années d'angoisse et de misères, de
le venger, et de mettre au jour un crime si artificieux et si
diabolique qu'il n'a pas son pareil. Chaque minute de retard de
votre part peut délier les mains sanglantes de ce misérable, et le
faire échapper à la justice. Milord, je vous somme de m'entendre,
et d'expédier cette affaire sur-le-champ.

-- Mon Dieu! mon Dieu! cria le chef de la magistrature, mais vous
savez bien que ce n'est pas l'heure de mes séances... je ne vous
comprends pas d'agir avec cette insistance indiscrète... vous ne
devez pas... réellement vous ne devez pas... et encore je
parierais que, vous aussi, vous êtes catholique?

-- C'est vrai, dit M. Haredale.

-- Dieu du ciel! je crois que tout le monde se fait catholique
exprès pour m'ennuyer et me tourmenter. Vous aviez bien besoin de
venir ici: ils vont venir, à leur tour, mettre le feu, c'est sûr,
à Mansion-House, et c'est à vous que nous en aurons l'obligation.
Faites enfermer votre prisonnier, monsieur, donnez-lui un
gardien... et... et... repassez à l'heure des séances... alors
nous verrons.»

Avant que M. Haredale eût seulement le temps de répliquer, le
bruit d'une porte qui se ferma et des verrous qu'on tira en dedans
lui annonça que le lord-maire venait de faire retraite dans sa
chambre à coucher, et que toute réclamation serait désormais
inutile. Les deux clients déconfits se retirèrent ensemble, et le
concierge ferma la porte derrière eux.

«Et voilà comme il me congédie! reprit le vieux gentleman, sans
que je puisse obtenir de lui aide ni justice Qu'est-ce que vous
allez faire, monsieur?

-- Je vais essayer d'autre chose, répondît M. Haredale, qui était
déjà remonté sur son cheval.

-- Je vous assure que je vous plains, et d'autant plus que nous
sommes tous les deux dans le même cas. Je ne suis pas sûr d'avoir
ce soir une maison à vous offrir: laissez-moi vous l'offrir, au
moins, pendant qu'elle est encore debout. Pourtant, en y
réfléchissant, ajouta le vieux gentleman en remettant dans sa
poche son portefeuille qu'il avait déjà tiré, je ne veux pas vous
donner ma carte: car, si on la trouvait sur vous, cela pourrait
vous mettre encore dans l'embarras. Je m'appelle Langdale; je suis
marchand de vin distillateur; je demeure à Holborn-Hill. Si vous
venez me voir, vous serez là bienvenu.»

M. Haredale s'inclina et piqua des deux, tout près de la chaise,
comme auparavant, pour se rendre chez sir John Fielding, qui
passait pour un magistrat actif et résolu; il était d'ailleurs
déterminé, si les émeutiers venaient à l'attaquer, à exécuter lui-
même l'assassin de ses propres mains, plutôt que de le laisser
échapper.

Ils arrivèrent cependant à la demeure du magistrat, sans encombre:
car l'émeute, comme nous l'avons vu, était occupée à concerter des
plans plus profonds, et il frappa à la porte. Comme le bruit
s'était généralement répandu que sir John avait été mis au ban par
les émeutiers, sa maison avait été gardée toute la nuit par des
agents de la police. L'un d'eux, sur la déclaration de
M. Haredale, jugeant l'affaire assez importante pour l'introduire
devant le magistrat, lui procura sur-le-champ une audience.

On ne perdit pas de temps pour délivrer un mandat d'arrêt, afin de
mettre l'assassin à Newgate, bâtiment neuf qui venait d'être
récemment achevé à grands frais, et que l'on considérait comme une
prison d'une force respectable. Quand on eut le mandat, trois
agents de police garrottèrent l'accusé de nouveau: car, dans les
efforts qu'il avait faits en se débattant en voiture, il s'était
dégagé de ses menottes. Ils le bâillonnèrent pour qu'il ne pût pas
appeler à son secours, dans le cas où l'on aurait à traverser
quelque rassemblement, et prirent place dans la chaise, à côté de
lui. Ils étaient bien armés et formaient une escorte formidable:
cependant ils prirent encore la précaution de baisser les stores
pour faire croire qu'il n'y avait personne dans la voiture, et
recommandèrent à M. Haredale de prendre les devants pour ne pas
attirer l'attention en ayant l'air d'être avec eux.

On eut bientôt lieu de s'applaudir de ces mesures de prudence:
car, en prenant rapidement le chemin de la Cité, ils eurent à
traverser quelques groupes qui, sans aucun doute, auraient arrêté
la chaise, s'ils avaient pu se douter qu'il y eût quelqu'un
dedans. Mais les gens qui se trouvaient à l'intérieur se tenant
cois, et le cocher ne s'amusant pas à provoquer des questions, ils
arrivèrent bientôt à la prison, et, une fois là, ils firent sortir
l'homme et le coffrèrent, en un clin d'oeil, dans la lugubre
enceinte de Newgate.

Les yeux ardents de M. Haredale le suivirent avec attention,
jusqu'à ce qu'il l'eut vu enchaîné, et bien barricadé dans son
cachot. Bien plus, il avait déjà quitté la prison, et se trouvait
dans la rue, qu'il passait encore les mains sur les plaques de fer
de la porte, et tâtait la pierre de ces fortes murailles, comme
pour s'assurer que ce n'était pas un songe, et pour se féliciter
de voir que tout cela était si solide, si impénétrable, si froid.
Ce ne fut qu'après avoir perdu de vue la prison et regardé les
rues encore vides, sans mouvement et sans vie, à cette heure
matinale, qu'il sentit de nouveau le poids qu'il avait sur le
coeur; qu'il retrouva ses angoisses et ses tortures pour les
malheureuses femmes qu'il avait laissées chez lui, quand il avait
un chez lui: car sa maison détruite n'était plus elle-même qu'un
des grains du long rosaire de ses regrets.




CHAPITRE XX.


Le prisonnier, laissé à lui-même, s'assit sur son grabat, et, les
coudes sur ses genoux, son menton dans ses mains, resta plusieurs
heures de suite dans cette attitude. Il serait difficile de dire
quelle était, pendant ce temps, la nature de ses réflexions. Elles
n'étaient point distinctes; et, sauf quelques éclairs de temps en
temps, elles n'avaient pas trait à sa condition présente, ni à la
suite de circonstances qui l'avait amené là. Les craquelures des
dalles de son cachot, les rainures qui séparaient les pierres de
taille dont se composait la muraille, les barreaux de sa fenêtre,
l'anneau de fer rivé dans le parquet... tout cela se confondait à
sa vue d'une manière étrange, et lui créait un genre inexplicable
d'amusement et d'intérêt qui l'absorbait tout entier. Et, quoique
au fond de chacune de ses pensées il y eût un sentiment pénible de
son crime et une crainte constante de la mort, ce n'était que la
douleur vague qu'éprouve le malade dans son sommeil, lorsque son
mal le poursuit au milieu même de ses songes, lui ronge le coeur
au sein de ses plaisirs imaginaires, lui gâte les meilleurs
banquets, prive de toute sa douceur la musique la plus suave,
empoisonne son bonheur même, sans être cependant une sensation
palpable et corporelle; fantôme sans nom, sans forme, sans
présence visible; corrompant tout sans avoir d'existence réelle;
se manifestant partout, sans pouvoir être perçu, saisi, touché
nulle part, jusqu'à l'heure où le sommeil s'en va et laisse la
place à l'agonie qui s'éveille.

Longtemps après, la porte de son cachot s'ouvrit. Il leva les
yeux, vit entrer l'aveugle, et retomba dans sa première attitude.

Guidé par le souffle de sa respiration, le visiteur s'avança vers
son lit, s'arrêta près de lui, et, étendant la main pour s'assurer
qu'il ne se trompait pas, resta longtemps silencieux.

«Ce n'est pas bien, Rudge. Ce n'est pas bien,» finit-il par dire.

Le prisonnier trépigna du pied en se détournant de lui, sans rien
répondre.

«Comment donc vous êtes-vous laissé prendre? demanda-t-il, et où
cela? Vous ne m'avez jamais confié tout votre secret. N'importe,
je le sais maintenant. Eh bien! lui demanda-t-il encore en se
rapprochant de lui, comment cela est-il arrivé et dans quel
endroit?

-- À Chigwell, dit l'autre.

-- À Chigwell? pour quoi faire alliez-vous là?

-- Parce que, répondit-il, je voulais justement visiter l'homme
sur lequel je suis tombé; parce que j'y étais entraîné par lui et
par le Destin; parce que j'y étais poussé par quelque chose de
plus fort que ma volonté. Quand je l'ai vu veiller dans la maison
où elle demeurait, tant de nuits de suite, j'ai reconnu sur-le-
champ que je ne pourrais jamais lui échapper... jamais! et quand
j'ai entendu la cloche...»

Il frissonna; il marmotta entre ses dents qu'il faisait un froid
glacé; il se promena à grands pas de long en large dans son étroit
cachot, se rassit, et reprit son ancienne posture.

«Vous disiez donc, reprit l'aveugle après quelque temps de
silence, que, lorsque vous avez entendu la cloche...

-- Laissez la cloche tranquille, voulez-vous? répliqua l'autre
d'une voix précipitée. Il me semble l'entendre encore.»

L'aveugle tourna vers lui sa figure attentive et curieuse, pendant
que l'autre, sans y faire attention, continua de parler.

«J'étais allé à Chigwell pour y trouver l'émeute. J'avais été
tellement traqué et poursuivi par cet homme, que je n'espérais
plus de salut qu'en me cachant dans la foule. Ils étaient déjà
partis; je me suis mis à les suivre, quand elle a cessé...

-- Quand elle a cessé? qui donc?

-- La cloche. Ils avaient quitté la place. J'espérais trouver
encore quelque traînard attardé là, et j'étais à chercher dans les
ruines, quand j'entendis... (Il tira péniblement son souffle de sa
poitrine et passa sa manche sur son front)... quand j'entendis sa
voix.

-- Qu'est-ce qu'elle disait?

-- N'importe: je ne sais pas; j'étais alors au pied de la tour où
j'ai commis le...

-- Oui, dit l'aveugle en agitant la tête avec un calme parfait...
je comprends.

-- Je grimpai l'escalier, ou du moins ce qu'il en restait, dans
l'intention de me cacher jusqu'à son départ; mais il m'entendit et
me suivit au moment même où je mettais le pied sur les cendres
encore chaudes.

-- Vous auriez dû vous cacher contre le mur, ou jeter l'homme en
bas, ou le poignarder, dit l'aveugle.

-- Vous croyez ça; vous ne savez donc pas qu'entre cet homme et
moi il y en avait un autre qui le guidait (je le voyais, moi, s'il
ne le voyait pas, lui), et qui dressait sur sa tête une main
sanglante. C'était justement dans la chambre du premier, où lui et
moi nous nous sommes regardés en face la nuit du meurtre, et, où
avant de tomber il a levé sa main comme cela, fixant sur moi les
yeux. Je savais bien que c'était là aussi que je finirais par être
traqué.

-- Vous avez l'imagination forte, dit l'aveugle avec un sourire.

-- Vous n'avez qu'à baigner la vôtre dans le sang, et vous verrez
si elle ne deviendra pas aussi forte que la mienne.»

En même temps il poussa un gémissement, il se balança sur son lit,
et levant les yeux pour la première fois, il dit d'une voix basse
et caverneuse:

«Vingt-huit ans! vingt-huit ans! Et dans tout ce temps-là il n'a
jamais changé; il n'a pas vieilli; il est resté toujours le même.
Il n'a pas cessé d'être devant moi; la nuit, dans l'ombre; le
jour, au grand soleil; à la lueur du crépuscule, au clair de la
lune, à la clarté de la flamme, de la lampe, de la chandelle, et
aussi dans les ténèbres les plus profondes: toujours le même! En
compagnie, dans la solitude, à terre, à bord; quelquefois il me
laissait des mois, quelquefois il ne me quittait plus. Je l'ai vu,
sur mer, venir se glisser, dans le fort de la nuit, le long d'un
rayon de la lune sur l'eau paisible. Et je l'ai vu aussi, sur les
quais, sur les places, la main levée, dominant, au centre de la
foule empressée, qui allait à ses affaires sans savoir l'étrange
compagnon qu'elle avait avec elle dans ce revenant silencieux.
Imagination! dites-vous. N'êtes-vous pas un homme en chair et en
os? Et moi, ne le suis-je pas? Ne sont-ce pas des chaînes de fer
que je porte là, rivées par le marteau du serrurier? ou bien
croyez-vous que ce soient des imaginations que je puisse dissiper
d'un souffle?»

L'aveugle l'écoutait en silence.

«Imagination! c'est donc en imagination que je l'ai tué? c'est
donc en imagination qu'en quittant la chambre où il gisait, j'ai
vu la figure d'un homme regarder derrière une porte obscure, et
montrer clairement, dans son expression d'effroi, qu'elle me
soupçonnait du coup! Je ne me rappelle donc pas bien que j'ai
commencé par lui parler doucement, que je me suis approché de lui
tout doucement, tout doucement, le couteau encore tout chaud dans
ma manche! C'est donc une imagination qu'il est mort, comme je le
vois encore! Il n'a donc pas chancelé contre l'angle du mur où je
l'avais fait reculer? Et là, le sang lui noyait le coeur; il n'est
peut-être pas resté debout dans le coin, roide mort, sans tomber
par terre? Je ne l'ai donc pas vu un instant, comme je vous vois,
droit sur ses pieds... mais mort?»

L'aveugle, qui entendit qu'en disant ces mots il venait de se
lever tout debout, lui fit signe de se rasseoir sur son lit; mais
l'autre n'y prit seulement pas garde.

«C'est alors que me vint la première idée de faire retomber sur
lui le soupçon du crime; c'est alors que je le revêtis de mes
habits, et que je le tirai tout du long de l'escalier jusqu'à la
pièce d'eau. Je ne me rappelle donc pas bien encore le bruit
crépitant des bulles d'eau qui montèrent à la surface quand je
l'eus roulé dedans? Je ne me rappelle donc pas avoir essuyé sur ma
figure l'eau qu'il fit rejaillir jusque sur moi en tombant, et qui
me semblait sentir le sang?

«Je ne suis peut-être pas retourné chez moi après ce temps-là? Et,
grand Dieu! que cela me prit de temps!... Je ne me suis pas
présenté à ma femme, et je ne lui ai pas raconté la chose? Je ne
l'ai pas vue tomber à la renverse, et, quand j'ai voulu la
relever, elle ne m'a donc pas repoussé avec force, comme si je
n'avais été qu'un enfant, tachant de sang la main dont elle
m'avait serré le poignet? Tout ça, c'est donc de l'imagination?

«Elle ne s'est peut-être pas jetée à genoux pour appeler le ciel à
témoin qu'elle et son enfant... encore à naître, ils me reniaient
à jamais? Elle ne m'a pas ordonné, en termes si solennels que j'en
devins froid comme glace, moi tout bouillant encore des horreurs
que venait d'accomplir ma main... elle ne m'a pas ordonné de fuir
pendant qu'il en était temps encore, décidée, disait-elle, malgré
le silence qu'elle me devait comme ma femme infortunée, à ne plus
me donner d'abri? Je ne suis peut-être pas allé, cette nuit-là
même, abandonné des hommes et des dieux, promis en proie à
l'enfer, commencer sur la terre mon long pèlerinage de torture, à
la longueur du câble dont le démon tenait le bout, toujours sûr de
me ramener au gîte quand il voudrait?

-- Pourquoi y êtes-vous retourné? dit l'aveugle.

-- Pourquoi le sang est-il rouge? Je ne pouvais pas plus m'en
empêcher que je ne peux vivre sans respirer. J'ai lutté contre la
force qui m'entraînait; mais elle me tirait en dépit de tout
obstacle et de toute résistance, comme un dragueur de la force de
cent chevaux. Rien n'était capable de m'arrêter. Ni l'heure ni le
jour n'étaient de mon choix. Dormant, veillant, il y avait de
longues années que je revisitais le vieux théâtre de la chose, que
je hantais mon tombeau. Pourquoi j'y suis retourné! parce que
Newgate ouvrait sa geôle béante pour me recevoir, et que lui, il
était à la porte à me faire signe d'entrer.

-- On ne vous reconnaissait pas! dit l'aveugle.

-- Comment vouliez-vous qu'on me reconnût? Il y avait vingt-deux
ans que j'étais mort.

-- Vous auriez dû garder mieux votre secret.

-- Mon secret? Vous croyez que c'était le mien? C'était un secret
que le premier souffle pouvait à son gré répandre et faire
circuler dans l'air. Les étoiles le trahissaient dans leur lueur
scintillante, l'eau dans le murmure de son cours, les feuilles
dans leur frémissement, les saisons dans le retour de leurs
quartiers. On l'aurait vu percer dans les traits ou dans la voix
du premier venu. Est-ce que toute chose n'avait pas des lèvres où
il tremblait à chaque instant, impatient de se trahir... mon
secret!

-- Dans tous les cas, dit l'aveugle, c'est bien vous qui l'avez
révélé de vous-même.

-- De moi-même! c'est bien moi qui l'ai fait, mais non pas de moi-
même. Je me sentais forcé d'aller, de temps en temps, errer tout
autour, tout autour de l'endroit. Quand ça me prenait, vous
m'auriez mis à la chaîne, que je l'aurais brisée pour y aller tout
de même. Aussi vrai que l'aimant attire le fer, lui, dans le fond
de son tombeau, il m'attirait aussi quand il lui en prenait
fantaisie. Ah! vous appelez ça de l'imagination! Ah! vous croyez
que c'était pour mon plaisir que j'y allais, quand je luttais et
résistais au contraire de toutes mes forces contre un pouvoir
irrésistible!»

L'aveugle haussa les épaules, et sourit d'un air incrédule. Le
prisonnier reprit sa première attitude, et ils restèrent là muets
tous les deux pendant longtemps.

«Alors, je suppose, dit le visiteur rompant enfin le silence, que
vous voilà pénitent et résigné; que vous n'avez plus d'autre désir
que de faire votre paix avec tout le monde, et en particulier avec
votre femme qui vous a conduit où vous êtes: en un mot que vous ne
demandez pas d'autre faveur que d'être mené à Tyburn[6] le plus tôt
possible; que, par conséquent, je ferai bien de vous laisser là,
car je sens que, dans ces dispositions, vous n'auriez pas en moi
une compagnie bien agréable.

-- Ne vous ai-je pas dit, reprit l'autre avec rage, que j'ai lutté
et résisté de toutes mes forces contre le pouvoir qui m'a entraîné
ici? Ma vie a-t-elle été autre chose depuis vingt-huit ans qu'un
combat perpétuel, qu'une résistance incessante, et pouvez-vous
croire que je sois disposé à me coucher par terre pour y attendre
le coup de la mort? La mort fait horreur à tous les hommes... à
moi surtout.

-- Ah! voilà qui s'appelle parler, à la bonne heure, Rudge (mais
je ne vous donnerai plus ce nom), c'est ce que vous avez dit de
mieux depuis longtemps, répondit l'aveugle d'un ton plus familier
et en lui mettant la main sur l'épaule. Voyez-vous, moi, je n'ai
jamais tué personne, parce que je n'ai jamais été dans une
situation à en avoir besoin. Je vais plus loin: je ne trouve pas
cela bien de tuer un homme, et je ne crois pas que j'en donnasse
le conseil ou que j'en eusse le goût, dans l'occasion... parce que
c'est très hasardeux. Mais puisque vous, vous avez eu le malheur
de passer par là avant notre connaissance, et que vous êtes devenu
mon camarade, que vous m'avez été utile depuis longtemps déjà, je
passe là-dessus, et je ne pense qu'à une chose, c'est que vous
n'avez que faire d'aller mourir sans nécessité. Or, pour le
moment, je ne vois pas du tout que ce soit nécessaire.

-- Et comment voulez-vous que je fasse autrement? répondit le
prisonnier. Ne voulez-vous pas que je grignote ces murs avec mes
dents, comme une souris, pour me faire un trou par où je
m'échappe?

-- Il y a des moyens plus faciles que ça; promettez-moi de ne plus
me parler de toutes vos imaginations, de toutes ces idées sottes
et folles, qui ne sont pas dignes d'un homme... et moi je vous
dirai ce que je pense.

-- Eh bien! dites.

-- Votre honorable dame, à la conscience si délicate, votre
scrupuleuse, votre vertueuse, votre pointilleuse, je voudrais
pouvoir dire votre affectueuse femme...

-- Après?

-- Elle est en ce moment à Londres.

-- Qu'elle soit où elle voudra, que le diable l'emporte!

-- Je trouve ce souhait naturel. Si elle avait accepté sa pension
comme d'habitude, vous ne seriez pas ici, et nous serions mieux
tous les deux dans nos affaires. Mais cela ne fait rien à la
chose. Elle est donc à Londres. Elle aura eu peur, je suppose, de
mes représentations la dernière fois que je suis allé la voir, et
surtout de l'assurance que je lui ai donnée, sachant bien quel en
serait l'effet, que vous étiez là tout près d'elle, et elle aura
quitté son gîte pour venir à Londres.

-- Comment le savez-vous?

-- Je le sais de mon ami, le noble capitaine, l'illustre général
de blaguerie, M. Tappertit. C'est lui qui m'a dit, la dernière
fois que je l'ai vu, c'est-à-dire pas plus tard qu'hier au soir,
que votre fils que vous appelez Barnabé... je ne pense pas que ce
soit du nom de son père...

-- Malédiction! à quoi bon...

-- Comme vous êtes vif! dit avec calme le bon aveugle. C'est bon
signe, cela sent la vie... Il me disait donc que votre fils
Barnabé avait été entraîné loin de sa mère par un de ses anciens
amis de Chigwell, et qu'il est parti, pour le moment, avec les
émeutiers.

-- Et qu'est-ce que cela me fait? si on doit pendre en même temps
le père et le fils, la belle consolation pour moi!

-- Doucement, doucement l'ami, répliqua l'aveugle d'un air
narquois; vous allez trop vite au but. Je suppose que je déterre
votre douce dame, et que je lui dise quelque chose comme ceci:
«Vous voudriez bien retrouver votre fils, madame; bien. Comme je
connais les personnes qui le retiennent auprès d'elles, je puis
vous le faire rendre, madame; bien. Seulement il faut payer pour
le ravoir: c'est toujours bien. Et cela ne vous coûtera pas cher,
madame... c'est encore le meilleur de l'affaire.»

-- Qu'est-ce que c'est que cette mauvaise plaisanterie?

-- Très probablement c'est ce qu'elle me dira; mais moi je lui
répondrai; «Ce n'est pas du tout une plaisanterie; un monsieur
qu'on dit votre mari, madame, quoique l'identité ne soit pas
facile à constater après un laps de temps si considérable, est en
prison. Sa vie est en danger; il est accusé d'assassinat. Or,
madame, vous savez que votre mari est mort depuis bien, bien
longtemps. Le monsieur dont il s'agit ne pourra donc pas être pris
pour lui, pour peu que vous ayez la bonté de déclarer en justice,
sous serment, quand il est mort et comment; mais que, quant au
monsieur qu'on vous représente, et qui lui ressemble assez, à ce
qu'il paraît, il n'est pas plus votre mari que moi. Une pareille
déposition décidera l'affaire. Promettez-moi de la faire, madame,
et je vais essayer de mettre en sûreté votre fils (un joli garçon,
ma foi!) en attendant que vous nous ayez rendu ce petit service,
après quoi je vous le ferai rendre sain et sauf. Si, au contraire,
vous vous refusez à ce que je vous demande, j'ai grand'peur qu'il
ne soit trahi, livré à la justice, qui, sans aucun doute, le
condamnera à mort. Vous avez donc le choix; c'est à vous qu'il
devra la vie ou la mort. Si vous refusez, le voilà pendu. Si vous
consentez, le chanvre dont on doit faire la corde qui lui sera
passée autour du cou n'est pas encore près de pousser.»

-- Il y a là une lueur d'espérance, cria le prisonnier.

-- Une lueur! répliqua son ami; dites une aurore radieuse, un beau
et glorieux soleil. Chut! j'entends des pas à distance. Comptez
sur moi.

-- Quand viendrez-vous me reparler de ça?

-- Aussitôt que je pourrai. Je voudrais pouvoir vous dire que ce
sera demain. On vient nous dire que le temps de ma visita est
expiré. J'entends tinter le trousseau de clefs. Pas un mot de plus
là-dessus; on pourrait en surprendre quelque chose.»

Comme il finissait ces mots, la serrure tourna, et un guichetier
apparut à la porte pour annoncer qu'il était l'heure pour les
visiteurs de sortir.

«Déjà! dit Stagg d'un air patelin. C'est bien dommage; mais qu'y
faire? Allons! du courage, mon ami; ce n'est qu'une méprise qui
sera bientôt reconnue, et alors vous remonterez sur votre bête. Si
ce charitable gentleman veut voir la complaisance de conduire
seulement jusqu'au porche de la prison un pauvre aveugle, qui n'a
d'autre récompense à lui offrir que ses prières, et de lui tourner
la figure dans la direction de l'ouest, il fera un acte de
charité. Merci, mon bon monsieur, je vous suis bien obligé.»

En disant ces mots, et, après s'être un moment arrêté à la porte
pour tourner vers son ami son visage ricanant, il partit.

Le guichetier le reconduisit jusqu'au porche, puis il revint
ouvrir et débarrer la porte du cachot, et, la tenant toute grande
ouverte, il informa le prisonnier qu'il avait la liberté de se
promener, pendant une heure, dans la cour voisine, si cela lui
faisait plaisir.

Celui-ci répondit par un signe de tête qu'il acceptait, et, quand
il se retrouva seul, il se mit à ruminer ce qu'il venait
d'entendre dire à l'aveugle, et à peser la valeur des espérances
que cette conversation récente avait éveillées dans son âme, tout
en regardant machinalement et tour à tour, pendant ce temps-là, la
clarté du jour au dehors, ou l'ombre projetée par un mur sur
l'autre, et s'allongeant sur les dalles. La cour dont il jouissait
n'était qu'un petit carré, rendu plus froid et plus sombre par la
hauteur des murs dont il était entouré, et capable en apparence de
donner le frisson au soleil même. La pierre dont elle était
formée, nue, rude et dure, donnait, par contraste, même à Rudge,
des pensées de campagne, de prairies et d'arbres verdoyants, avec
un désir brûlant de prendre la clef des champs. Cependant il se
leva, alla s'appuyer contre le chambranle de la porte et regarda
l'azur éclatant du ciel, qui semblait sourire même à cet affreux
repaire du crime. À voir le prisonnier, on pouvait croire
qu'oubliant un moment sa prison, il se trouvait, par souvenir,
étendu sur le dos dans quelque champ embaumé, où ses yeux
poursuivaient les rayons du soleil à travers le mouvement des
branches étendues sur sa tête... il y avait bien longtemps.

Tout à coup son attention fut attirée par un bruit de ferraille...
il savait bien ce que c'était, car il avait tressailli tout à
l'heure de s'entendre lui-même faire un bruit pareil en marchant
pour sortir du cachot. Puis une voix se mit à chanter, et il vit
l'ombre d'une personne se dessiner sur les dalles. Cette ombre
s'arrêta... se tut brusquement, comme si le chanteur s'était
rappelé tout à coup, après l'avoir un moment oublié, qu'il était
en prison... puis le même bruit de ferraille, et l'ombre disparut.

Il se promena dans la cour de long en large, effarouchant les
échos du tintement sonore de ses fers. Il y avait auprès de la
porte de son cachot une autre porte, entr'ouverte comme la sienne.

Il n'avait pas fait une demi-douzaine de fois le tour de sa cour
qu'en s'arrêtant à regarder cette porte. Il entendit encore le
bruit de ferraille; puis il vit à la fenêtre grillée une figure,
bien indistincte (le cachot était si sombre et les barreaux si
épais!) puis, immédiatement après, parut un homme qui vint vers
lui.

La solitude lui pesait, comme s'il y avait un an qu'il fût en
prison. L'espoir d'avoir un camarade lui fit doubler le pas pour
faire la moitié du chemin au-devant du nouveau venu.

Qui était cet homme? C'était son fils.

Ils s'arrêtèrent face à face, se dévisageant l'un l'autre. Lui, il
recula tout honteux, malgré lui: quant à Barnabé, en proie à des
souvenirs imparfaits et confus, il se demandait, où il avait déjà
vu cette figure-là. Il ne fut pas longtemps incertain: car tout à
coup, portant sur lui les mains, et le colletant pour le jeter à
terre, il lui cria:

«Ah! je sais, c'est vous le voleur!»

Rudge d'abord, au lieu de répondre, baissa la tête et soutint la
lutte en silence; mais, voyant que l'agresseur était trop jeune et
trop fort pour lui, il releva la tête, le regarda fixement entre
les deux yeux, et lui dit:

«Je suis ton père.»

Cette parole produisit un effet magique: Barnabé lâche prise à
l'instant, recule, et le regarde effrayé; puis, par un élan subit,
il lui passe les bras autour du cou, et lui presse la tête contre
ses joues.

Oui, oui, c'était son père: il n'en pouvait douter. Mais où donc
était-il resté si longtemps, laissant sa mère toute seule, ou, ce
qui était bien pis, seule avec son pauvre idiot d'enfant? Était-
elle réellement maintenant heureuse et à son aise, comme on avait
voulu le lui faire croire? Où était-elle? N'était-elle pas près
d'eux? Ah! bien sûr elle n'était pas heureuse, la pauvre femme, si
elle savait son fils en prison Oh! non.

À toutes ces questions précipitées, l'autre ne répondit pas un
mot: il n'y eut que Grip qui croassa de toutes ses forces,
sautillant autour d'eux, tout autour, comme s'il les enveloppait
dans un cercle magique, pour invoquer sur eux toutes les
puissances du mal.




CHAPITRE XXI.


Pendant le cours de cette journée, tous les régiments de Londres
ou des environs furent de service dans quelque quartier de la
ville. Les troupes régulières et la milice, dispersées en
province, reçurent l'ordre, dans chaque caserne et dans chaque
poste à vingt-quatre heures de marche, de commencer à se diriger
sur la capitale. Mais les troubles avaient pris une proportion si
formidable, et, grâce à l'impunité, l'émeute était devenue si
audacieuse, que la vue de ces forces considérables,
continuellement accrues par de nouveaux renforts, au lieu de
décourager les perturbateurs, leur donna l'idée de frapper un coup
plus violent et plus hardi que tous les attentats des jours
précédents, et ne servit qu'à allumer dans Londres une ardeur de
révolte qu'on n'y avait jamais vue, même dans les anciens temps de
la révolution.

Toute la veille et tout ce jour-là, le commandant en chef essaya
de réveiller chez les magistrats le sentiment de leur devoir, et,
en particulier chez le lord-maire, le plus poltron et le plus
lâche de tous. À plusieurs reprises, on détacha, dans ce but, des
corps nombreux de soldats vers Mansion-House pour attendre ses
ordres. Mais, comme ni menaces ni conseils ne faisaient rien sur
lui, et que la troupe restait là en pleine rue, sans rien faire de
bon, exposée plutôt à de mauvaises conversations, ces tentatives
louables firent plus de mal que de bien. Car la populace, qui
n'avait pas tardé à deviner les dispositions du lord-maire, ne
manquait pas non plus d'en tirer avantage pour dire que les
autorités civiles elles-mêmes étaient opposées aux papistes, et
n'auraient pas le coeur de tourmenter des gens qui n'avaient pas
d'autre tort que de penser comme elles. Bien entendu que c'était
surtout aux oreilles des soldats qu'on faisait résonner ces
espérances, et les soldats, qui, de leur côté, naturellement,
n'ont pas de goût pour se battre contre le peuple, recevaient ces
avances avec assez de bienveillance, répondant à ceux qui leur
demandaient s'ils iraient volontiers tirer sur leurs compatriotes:
«Non! de par tous les diables!» montrant enfin des dispositions
pleines de bonté et d'indulgence. On fut donc bientôt persuadé que
les militaires n'étaient pas des _soldats du pape_, et
n'attendaient que le moment de désobéir aux ordres de leurs chefs
pour se joindre à l'émeute. Le bruit de leur répugnance pour la
cause qu'ils avaient à défendre, et de leur inclination pour celle
du peuple, se répandit de bouche en bouche avec une étonnante
rapidité, et, toutes les fois qu'il y avait quelque militaire
écarté à flâner dans les rues ou sur les places, il se formait
aussitôt un rassemblement autour de lui: on lui faisait fête, on
lui donnait des poignées de main, on lui prodiguait toutes les
marques possibles de confiance et d'affection.

Cependant la foule était partout. Plus de déguisement, plus de
dissimulation; l'émeute allait tête levée dans toute la ville. Un
des insurgés voulait-il de l'argent, il n'avait qu'à frapper à la
porte de la première maison venue, ou à entrer dans une boutique,
pour en demander au nom de l'Émeute: il était sûr de voir sa
demande sur-le-champ satisfaite. Les citoyens paisibles ayant peur
de leur mettre la main sur le collet quand ils marchaient seuls et
isolés, il n'y avait pas de danger qu'on allât leur chercher
querelle quand ils étaient en corps nombreux. Ils se rassemblaient
dans les rues, les traversaient selon leur bon plaisir, et
concertaient publiquement leurs plans. Le commerce était arrêté,
presque toutes les boutiques fermées. Presque sur toutes les
maisons était déployé un drapeau bleu, en gage d'adhésion à la
cause populaire. Il n'y avait pas jusqu'aux juifs de Houndsditch,
dans le quartier de Whitechapel, qui écrivaient sur leurs portes
et leurs volets: «C'est ici la maison d'un vrai et fidèle
protestant.» La foule faisait loi, et jamais loi ne fut acceptée
avec plus de crainte et d'obéissance.

Il était à peu près six heures du soir quand un vaste attroupement
se précipita dans Lincoln's-Inn-Fields par toutes les avenues, et
là se divisa, évidemment d'après un plan préconçu, en diverses
branches. Ce n'est pas que l'arrangement prémédité fut connu de
toute la foule: c'était le secret de quelques meneurs qui, venant
se mêler aux autres, à mesure qu'ils arrivaient sur les lieux, et
les distribuant dans tel ou tel détachement, exécutaient le
mouvement avec autant du rapidité que si c'eût été une manoeuvre
faite au commandement, et que chacun eût eu son poste assigné
d'avance.

Tout le monde savait, du reste, que la bande la plus considérable,
comprenant à peu près les deux tiers de la masse, était désignée
pour l'attaque du Newgate. Elle se formait de tous les
perturbateurs qui s'étaient distingués dans les premiers troubles;
de tous ceux que la rumeur publique signalait comme des gens de
résolution et d'audace, des hommes d'action; de tous ceux qui
avaient eu des camarades arrêtés dans les affaires des jours
précédents, enfin d'un grand nombre de parents ou d'amis de
criminels détenus dans la prison. Cette dernière classe de héros
ne renfermait pas seulement les bandits les plus désespérés et les
plus redoutables de Londres; on y voyait aussi quelques personnes
comparativement honnêtes. Plus d'une femme s'était habillée en
homme pour aller aider à la délivrance d'un fils ou d'un frère. Il
y avait les deux fils d'un condamné à mort, dont la sentence
devait être exécutée le surlendemain, en compagnie de trois autres
criminels. Combien de mauvais sujets dont les camarades avaient
été emprisonnés pour filouterie! Et aussi que de misérables
femmes, parias du genre humain, qui allaient là pour faire
relâcher quelque autre créature de bas étage comme elles, ou peut-
être entraînées, Dieu seul pourrait le dire, par un sentiment
général de sympathie qui les intéressait à tous les malheureux
sans espoir!

De vieux sabres, et de vieux pistolets sans poudre ni balles; des
marteaux de forge, des couteaux, des scies, des haches, des armes
pillées dans des étals de boucherie; une véritable forêt de barres
de fer et de massues de bois; des échelles longues, pour escalader
les murs, portées par une douzaine d'hommes; des torches allumées,
des étoupes enduites de poix, de soufre, de goudron, des pieux
arrachés à des palissades ou à des haies; jusqu'à des béquilles
enlevées à des mendiants estropiés dans les rues: voilà quelles
étaient leurs armes. Quand tout fut prêt, Hugh et Dennis, aux
côtés de Simon Tappertit, prirent la tête; et derrière eux se
pressa la foule, mouvante et grondante comme une mer qui marche.

Au lieu de descendre tout droit d'Holborn à la prison, comme tout
le monde s'y attendait, les chefs de la troupe prirent par
Clerkenvall, et se répandant dans une rue paisible, s'arrêtèrent
devant une boutique de serrurier... _À la clef d'or_.

«Tapez à la porte, cria Hugh aux gens qui étaient près de lui. Il
nous faut ce soir un homme du métier. Enfoncez plutôt la porte, si
on ne vous répond pas.»

La boutique était fermée. La porte et les volets étaient de force
et de taille; on avait beau taper, rien ne bougeait. Mais quand la
foule impatiente se fut avisée de crier: «Mettons le feu à la
maison,» et que les torches s'avancèrent pour mettre la menace à
exécution, la croisée du premier s'ouvrit toute grande, et le
brave vieux serrurier se dressant à la fenêtre:

«Eh bien! canaille, dit-il, qu'est-ce que vous me voulez? Venez-
vous me rendre ma fille?

-- Pas de questions, mon vieux, répondit Hugh en faisant signe de
la main à ses camarades de le laisser parler. Pas de questions;
mais dépêchez-vous de descendre avec les outils de votre état.
Nous avons besoin de vous.

-- Besoin de moi! cria le serrurier jetant un coup d'oeil sur
l'uniforme qu'il portait. Eh bien! si bien des gens de ma
connaissance n'étaient pas des coeurs de poulets, il y a déjà
quelque temps que vous n'auriez plus besoin de moi. Faites bien
attention à ce que je vais vous dire, mon garçon, et vous aussi,
les autres. Vous avez là parmi vous une vingtaine de gens que je
vois et que je connais bien, et que je regarde, à partir de ce
moment, comme des hommes morts. Tenez! filez, vous avez encore le
temps de faire l'économie d'un enterrement; sans cela, avant qu'il
soit longtemps, vous n'aurez plus qu'à commander vos cercueils.

-- Voulez-vous descendre? cria Hugh.

-- Voulez-vous me rendre ma fille, brigand? cria le serrurier.

-- Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répliqua Hugh. Allons!
camarades, mettons le feu à la porte.

-- Arrêtez! cria le serrurier d'une voix qui les fit trembler, en
leur présentant la gueule de son fusil. Faites plutôt faire la
besogne par un vieux; ce serait dommage de tuer cet innocent.»

Le jeune gars qui tenait la torche, et qui s'était accroupi devant
la porte pour y mettre le feu, se hâta de se lever à ces mots et
recula de quelques pas. Le serrurier promena ses yeux sur les
visages qui lui faisaient face, en abaissant son arme dirigée sur
le pas de sa porte. La crosse de son fusil fixée contre son épaule
n'avait pas besoin d'autre appui, elle était ferme comme un roc.

«Je préviens l'individu qui va faire ça de commencer par dire son
_In manus_, ajouta-t-il d'une voix sûre; je ne le prends pas en
traître.»

Arrachant à un de ses voisins la torche qu'il portait, Hugh
s'avançait en jurant comme un possédé, quand il fut arrêté par un
cri vif et perçant, et en levant les yeux il vit un vêtement
flottant au haut de la maison.

Alors on entendit encore un cri, puis un autre; puis une voix
perçante s'écria: «Simon est-il en bas?» En même temps un grand
col maigre s'allongea sur la fenêtre de la mansarde, et
Mlle Miggs, dont la forme indistincte commençait à être moins
manifeste sous l'influence du crépuscule se mit à crier avec
frénésie:

«Ah! mes chers messieurs, laissez-moi, laissez-moi entendre Simon
me répondre de ses propres lèvres. Parlez-moi, Simon; parlez-moi
donc!»

M. Tappertit, qui n'était pas autrement flatté de cette faveur,
leva les yeux pour la prier de se taire et lui donner l'ordre de
descendre ouvrir la porte, parce qu'ils avaient besoin de son
maître, et qu'il ne ferait pas bon leur désobéir.

«Ô mes bons messieurs, cria Mlle Miggs. Ô mon précieux, précieux
Simon!

-- Dites donc, avez-vous bientôt fini vos bêtises? répliqua
M. Tappertit. Descendez donc plutôt nous ouvrir la porte...
Gabriel Varden, relevez votre fusil, ou vous n'en serez pas le bon
marchand.

-- Ne vous inquiétez pas de son fusil, cria Miggs, Simon et
messieurs, j'ai versé dans le canon une chope de petite bière.»

La foule poussa un grand cri de joie, qui fut bientôt suivi d'un
grand éclat de rire. «N'ayez pas peur qu'il parte, quand il serait
chargé jusqu'à la gueule, continua Miggs, Simon et messieurs, je
suis enfermée dans la mansarde, la petite porte à droite, quand
vous croirez être tout en haut de la maison; et, par parenthèse,
prenez garde, en montant les dernières marches du coin, de ne pas
vous cogner la tête contre les poutres et de ne pas marcher sur le
côté: vous tomberiez à travers le plafond dans la chambre à deux
lits du premier étage, car le plafond est mince, je vous en
préviens. Simon et messieurs, je suis enfermée ici pour plus du
sûreté; mais ils auront beau faire, mon intention a toujours été
et sera toujours de marcher dans la bonne cause, la sainte
cause... Je renonce au pape de Babylone, et à toutes ses oeuvres
intérieures et extérieures. Foin du païen!... Je sais bien que mon
opinion n'est pas grand'chose (et ici sa voix devenait de plus en
plus criarde et perçante), puisque je ne suis qu'une pauvre
domestique, et par conséquent un objet d'humiliation; mais ça ne
m'empêchera pas de dire ce que je pense, et de me confier dans
l'appui de ceux qui pensent comme moi.»

Une fois que Miggs eut déclaré que le fusil était hors de service,
personne ne s'avisa plus de s'amuser à l'écouter, et on la laissa
bavarder à son aise. Les assiégeants dressèrent une échelle contre
la fenêtre où se tenait le serrurier, et, malgré la résistance de
son courage obstiné, on eut bientôt forcé l'entrée en cassant un
carreau et en mettant le châssis en pièces. Après avoir distribué
quelques bons coups autour de lui, il se trouva sans défense au
milieu d'une populace furieuse qui inondait la chambre et ne
présentait plus partout qu'une masse confuse de figures inconnues,
à la fenêtre et à la porte.

On était très irrité contre lui, car il avait blessé deux hommes
grièvement, et on invitait d'en bas ceux qui étaient montés à
l'apporter pour le pendre à un réverbère. Mais Gabriel restait
indomptable, et, regardant tour à tour Hugh et Dennis qui lui
tenaient chacun un bras, et Simon Tappertit qui lui faisait face:

«Vous m'avez déjà volé ma fille, disait-il, ma fille qui m'est
plus chère que la vie; vous pouvez bien me prendre aussi la vie,
si vous voulez. Je remercie Dieu d'avoir permis que j'aie pu
dérober ma femme à cette scène, et de m'avoir donné un coeur qui
ne demandera pas quartier à des gens comme vous.

-- Oui, oui, disait M. Dennis, vous avez raison. Vous êtes un
brave homme, et vous ne pouvez pas montrer plus de coeur pour
votre âge. Bah! qu'est-ce que ça vous fait, un réverbère ce soir,
ou un lit de plume dans dix ans d'ici? Voilà-t-il pas une belle
affaire!»

Le serrurier lui lança un regard dédaigneux sans lui rien
répondre.

«Pour ma part, dit le bourreau, qui trouvait particulièrement de
son goût l'idée du réverbère, j'honore vos principes et je les
partage. Quand je rencontre des gens aussi bien pensants (et ici
il colora son discours par un bon gros juron), je suis tout prêt à
leur épargner, comme à vous, la moitié du chemin... N'avez-vous
pas quelque part par là un bon bout de corde? Si vous n'en avez
pas, ne vous inquiétez pas; un mouchoir fera l'affaire tout de
même.

-- Pas de bêtises, maître! murmura Hugh en saisissant rudement
Varden par l'épaule. Faites ce qu'on vous dit. Vous saurez bientôt
ce qu'on vous demande. Allons! faites.

-- Je ne ferai rien du tout de ce que vous me demanderez ni vous,
ni tout autre coquin de la bande, répondit le serrurier. Si vous
vous attendez à obtenir de moi quelque service, vous pouvez vous
épargner la peine de me dire ce que c'est. Je vous en préviens
d'avance, je ne ferai rien pour vous.

M. Dennis fut si touché de la constance du vieux grognard, qu'il
protesta, presque la larme à l'oeil, qu'il y aurait de la cruauté
à faire violence à ses inclinations et que, pour sa part, il ne
voudrait pas avoir pareil tort sur la conscience. Ce gentleman,
disait-il, avait déjà déclaré à plusieurs reprises qu'il lui était
égal qu'on l'exécutât; en conséquence, il regardait comme un
devoir pour eux, en leur qualité de populace civilisée et
éclairée, de l'exécuter en effet. On n'avait pas, comme il le
faisait observer, on n'avait pas tous les jours la bonne fortune
de pouvoir s'accommoder aux voeux des gens dont on était assez
malheureux pour ne pas partager la manière de voir. Mais,
puisqu'ils étaient justement tombés sur un individu qui exprimait
un désir auquel ils pouvaient raisonnablement satisfaire (et, pour
sa part, il ne demandait pas mieux que d'avouer que, dans son
opinion, ce désir faisait honneur à ses sentiments), il espérait
bien qu'on se déciderait à lui passer sa fantaisie avant d'aller
plus loin. C'était un exercice qui, avec un peu d'habileté et de
dextérité, ne demandait pas plus de cinq minutes pour s'accomplir
à l'entière satisfaction des deux parties; et, quoique sa modestie
l'empêchât de faire lui-même son propre éloge, il demandait la
permission de dire qu'il avait dans ces matières des connaissances
pratiques assez connues, et que comme il était en même temps d'un
caractère obligeant et serviable, il se ferait un véritable
plaisir d'exécuter le gentleman.

Ces observations, débitées à la foule qui l'entourait, au milieu
d'un tapage et d'un brouhaha effroyables, furent reçues avec
grande faveur, peut-être moins à cause de l'éloquence du bourreau
que de l'entêtement obstiné du serrurier. Gabriel était dans un
péril imminent, et il le savait bien; mais il gardait un silence
constant, et n'aurait pas ouvert davantage la bouche, quand on
aurait débattu devant lui la question de savoir si on ne le ferait
pas rôtir à petit feu.

Pendant que le bourreau parlait, il y eut quelque agitation et
quelque confusion sur l'échelle, et aussitôt qu'il eut cessé, au
grand désappointement de la foule qui était en bas et qui n'avait
pas eu le temps d'apprendre ce qu'il venait de dire, ni d'y
répondre par ses acclamations, quelqu'un cria par la fenêtre:

«Il a les cheveux gris, il est vieux; ne lui faites pas de mal.»

Le serrurier se retourna vivement du côté d'où venaient ces
paroles de pitié, et fixant un regard assuré sur ceux qui étaient
là le long de l'échelle sans rien faire, accrochés les uns aux
autres.

«Tu n'as que faire de respecter mes cheveux gris, jeune homme, se
mit-il à dire, répondant au timbre de la voix qu'il avait
entendue, plutôt qu'à la personne même qu'il n'avait pas vue. Je
ne vous demande pas de grâce. Si j'ai les cheveux gris, j'ai le
coeur encore assez vert pour vous mépriser et vous braver tous,
tas de brigands que vous êtes.»

Ce discours imprudent n'était pas fait, comme on pense, pour
apaiser la férocité des assaillants. Ils recommencèrent à demander
à grands cris qu'on le leur descendît, et l'honnête serrurier
allait passer un mauvais quart d'heure si Hugh ne leur avait pas
rappelé, dans la réponse qu'il leur adressa, qu'ils avaient besoin
de ses services, et qu'il fallait le garder pour ça.

«Voyons, dit-il à Simon Tappertit, dépêchez-vous donc de lui faire
savoir ce que nous lui demandons. Et vous, brave homme, ouvrez vos
oreilles toutes grandes, si vous voulez qu'on vous les laisse.»

Gabriel croisa ses bras maintenant libres, et considéra en silence
son ancien apprenti.

«Voyez-vous, Varden, dit Simon, c'est que nous allons à Newgate de
ce pas.

-- Certainement que vous y allez, je le vois bien, répliqua le
serrurier, vous n'avez jamais dit plus grande vérité.

-- Un instant, reprit Simon, ce n'est pas comme ça que je
l'entends. Nous allons le réduire en cendres, forcer les portes et
mettre les prisonniers en liberté. C'est vous qui avez aidé dans
le temps à faire la serrure de la grande porte.

-- Oui, oui, dit le serrurier, et vous verrez, avant peu, quand
vous y serez, que vous ne me devez pas d'obligation pour cela.

-- C'est possible, mais en attendant, il faut que vous nous
montriez le moyen de la forcer.

-- Ah vraiment!

-- Sans doute, parce qu'il n'y a que vous qui le sachiez; moi, je
n'en sais rien. Ainsi, venez avec nous pour la briser de vos
propres mains.

-- Quand vous me verrez faire ça, dit tout tranquillement le
serrurier, c'est que mes mains me tomberont des bras; et vous
ferez bien de les ramasser, Simon Tappertit, pour vous en faire
des épaulettes, mon garçon.

-- C'est bon, on verra ça, cria Hugh qui intervint en ce moment
parce qu'il voyait l'indignation de la foule s'échauffer bien
fort. Allons! remplissez-lui un panier des outils dont il va avoir
besoin pendant que moi, je vais vous faire descendre l'homme.
Ouvrez les portes en bas, vous autres, pendant qu'il y en aura qui
vont éclairer le grand capitaine. Tudieu, mes gars, à vous voir là
à ne rien faire que de grommeler les bras croisés, ne dirait-on
pas que nous n'avons plus de besogne!

Ils se regardèrent les uns les autres, et se dispersant aussitôt,
montèrent à l'escalade sur la maison, pillant tout, cassant tout,
selon leur habitude, et emportant tous les articles de quelque
valeur qui venaient à les tenter. Ils n'eurent pas du reste grand
temps à perdre dans cette expédition, car le panier d'outils fut
bientôt prêt et suspendu aux épaules d'un homme de bonne volonté.
Les préparatifs étant donc achevés, et tout disposés pour
l'attaque, ceux qui étaient occupés à des oeuvres de pillage et de
destruction dans les autres pièces furent rappelés en bas dans
l'atelier. Enfin ils allaient tous sortir lorsque celui qui venait
de descendre le dernier du haut de la maison, s'avança pour
demander s'il fallait relâcher la jeune femme qui était dans le
grenier où elle faisait, dit-il un tapage terrible, sans
discontinuer.

En ce qui le concernait, Simon Tappertit n'aurait pas manqué de se
prononcer pour la négative; mais la masse des frères et amis, se
rappelant le bon office qu'elle leur avait rendu en abreuvant le
canon de fusil du serrurier, se montrant d'un avis contraire, le
capitaine se vit bien obligé de répondre qu'il fallait la mettre
en liberté. L'homme alors retourna à son secours, et reparut
bientôt avec miss Miggs pliée en deux et toute mouillée de ses
larmes.

Comme cette jeune demoiselle s'était laissé emporter tout le long
de l'escalier sans donner signe de vie, son libérateur la déclara
morte ou mourante, et ne sachant trop que faire d'elle, il
cherchait déjà des yeux quelque banc ou quelque tas de cendres
commode pour déposer dessus la belle insensible, lorsque tout à
coup elle se dressa sur ses pieds par je ne sais quel mécanisme
mystérieux, rejeta ses cheveux en arrière, regarda M. Tappertit
d'un air égaré en criant «la vie de mon Simmun est sauve!» et à
l'instant elle se jeta dans les bras du héros avec tant de
promptitude qu'il en perdit l'équilibre et recula de quelques pas
sous le choc de son aimable fardeau.

«Ah! que c'est embêtant! dit M. Tappertit. Voyons! des hommes ici!
qu'on l'empoigne, et qu'on la remette sous les verrous; on
n'aurait jamais dû lui ouvrir.

-- Mon Simmun! criait Mlle Miggs en larmes et défaillante; mon
cher, mon béni, mon adoré à toujours Simmun!

-- Voyons! allez-vous vous tenir, hein? disait M. Tappertit d'un
ton tout différent, ou bien je vais vous laisser tomber par terre.
Que diable avez-vous donc à glisser comme ça vos pieds le long du
plancher au lieu de vous redresser?

-- Mon bon ange Simmun! murmurait Miggs... Il m'a promis...

-- Promis! Ah! c'est vrai, répondit Simon d'un ton bourru. N'ayez
pas peur, je vous tiendrai ma promesse. Je vous ai dit que je vous
pourvoirais, et vous pouvez y compter. Allons! mais tenez-vous
donc!

-- Où voulez-vous que j'aille à présent? Qu'est-ce que je vais
devenir après ce que j'ai fait ce soir? cria Miggs. Je n'ai plus
d'autre lieu de repos à espérer que le silence de la tombe.

-- Plût à Dieu que vous y fussiez déjà, dans le silence de la
tombe, répliqua M. Tappertit, et d'une bonne tombe encore, et bien
serrée... Venez ici, cria-t-il à l'un des camarades; puis il lui
donna le mot d'ordre à voix basse dans le tuyau de l'oreille.
Emmenez-la avec vous. Vous savez où?»

L'autre fit signe qu'il le savait; et la prenant dans ses bras,
malgré ses protestations, ses sanglots et sa résistance, y compris
les égratignures, qui ne laissaient pas de rendre la lutte peu
agréable, il enleva son Hélène. Tous ceux qui étaient restés
jusque-là dans la maison sortirent dans la rue. Le serrurier fut
mis en tête de la bande et forcé de marcher entre deux
conducteurs. Toute la troupe se mit aussitôt en mouvement; et sans
cri, sans tumulte, ils allèrent droit à Newgate, et firent halte
au milieu d'une masse énorme d'insurgés déjà réunis devant la
porte de la prison.




CHAPITRE XXII.


Rompant le silence qu'ils avaient gardé jusque-là, ils se mirent à
pousser un grand cri, aussitôt qu'ils se furent rangés devant la
prison, et demandèrent à parler au gouverneur. Leur visite n'était
pas tout à fait inattendue, car sa maison, qui se trouvait sur la
rue, était fortement barricadée; le guichet de la geôle était
fermé, et on ne voyait personne aux grilles ni aux fenêtres. Avant
qu'ils eussent répété plusieurs fois leur sommation, un homme
apparut sur le toit de l'habitation du gouverneur, pour leur
demander ce qu'ils voulaient.

Les uns disaient une chose, les autres une autre, la plupart ne
faisaient que grogner et siffler. Comme il faisait déjà presque
nuit, et que la maison était haute, il y avait dans la foule un
grand nombre de gens qui ne s'étaient pas même aperçus qu'il fût
venu personne pour leur répondre, et qui continuaient leurs
clameurs, jusqu'à ce que la nouvelle s'en fût répandue partout
dans le rassemblement. Il s'écoula bien au moins dix minutes avant
qu'on pût entendre une voix distincte, et, pendant ce temps-là, on
voyait cette figure qui restait perchée là-haut, et dont la
silhouette se détachait sur le fond brillant d'un ciel d'été,
regardant en bas dans la rue où se passait la scène de trouble.

«N'êtes-vous pas, finit par crier Hugh, monsieur Akerman, le
geôlier en chef de la prison?

-- Certainement, c'est lui, camarade,» lui dit Dennis à l'oreille.

Mais Hugh, sans faire attention à lui, voulait avoir la réponse de
l'homme même.

«Oui, dit-il, c'est moi.

-- Vous avez là, sous votre garde, maître Akerman, quelques-uns de
mes amis.

-- J'ai là beaucoup de monde sous ma garde;» et en même temps il
jetait en bas un coup d'oeil dans l'intérieur de la prison.

Et l'idée qu'il pouvait voir de là les différentes cours, et
embrasser tout ce qui leur était masqué par ces murailles
maudites, irritait et excitait si fort la populace, qu'ils
hurlaient comme des loups.

«Eh bien! délivrez seulement nos amis, dit Hugh, et vous pourrez
garder les autres.

-- Mon devoir est de les garder tous; et je ferai mon devoir.

-- Si vous ne nous ouvrez pas les portes toutes grandes, nous
allons les enfoncer, dit Hugh, parce que nous voulons absolument
faire sortir les gens de l'émeute.

-- Tout ce que je peux faire pour vous, mes braves gens, répliqua
Akerman, c'est de vous exhorter à vous disperser, et de vous
rappeler que toutes les conséquences du moindre trouble causé dans
cette maison ne peuvent qu'être très sérieuses, et donner à bon
nombre d'entre vous d'amers et d'inutiles regrets, quand il ne
sera plus temps.»

Il fit mine de se retirer là-dessus, mais il fut arrêté par la
voix du serrurier.

«Monsieur Akerman, cria Gabriel, monsieur Akerman!

-- Je ne veux plus entendre un seul d'entre vous, répondit le
gouverneur, se tournant vers l'homme qui lui parlait, et lui
faisant signe de la main qu'il ne voulait pas parlementer plus
longtemps.

-- Mais je ne suis pas un d'entre eux, dit Gabriel. Je suis un
honnête homme, monsieur Akerman, un honorable industriel...
Gabriel Varden, le serrurier. Vous me connaissez bien?

-- Comment! vous dans la foule! cria le gouverneur d'une voix
altérée.

-- Ils m'ont amené de force... ils m'ont amené ici pour leur
forcer la serrure de la grand'porte, répondit le serrurier.
Veuillez m'être témoin, monsieur Akerman, que je m'y refuse, que
je n'en veux rien faire, advienne que pourra de mon refus. S'ils
me font quelque violence, faites-moi le plaisir de vous rappeler
ça.

-- N'avez-vous plus moyen de vous tirer de là? dit le gouverneur.

-- Non, monsieur Akerman. Vous allez faire votre devoir et moi le
mien... Encore une fois, tas de brigands et de coupe-jarrets, dit
le serrurier, se retournant de leur côté, je refuse. Ah! enrouez-
vous tant que vous voudrez à hurler contre moi, je refuse.

-- Un moment, un moment, se hâta de dire le geôlier, Monsieur
Varden, je vous connais pour un digne homme, pour un homme qui ne
consentirait jamais à rien faire contre la loi... à moins d'y être
forcé.

-- Forcé, monsieur! reprit le serrurier, qui voyait bien d'après
le ton dont c'était dit, que le gouverneur lui ménageait une
excuse bien suffisante pour céder à la multitude qui l'assiégeait
et l'étreignait de toutes parts, et au milieu de laquelle on
voyait debout ce vieillard, seul contre tous. Forcé, monsieur! je
ne ferai rien de force ni de gré.

-- Où donc est l'homme qui me parlait tout à l'heure? dit le
gardien avec inquiétude.

-- Présent! répondit Hugh.

-- Ne savez-vous pas ce que c'est qu'une accusation de meurtre, et
qu'en retenant cet honnête artisan avec vous, vous mettez sa vie
en péril?

-- Nous savons bien ça, répondit-il; pourquoi donc croyez-vous que
nous l'avons amené ici, si ce n'est pas pour ça? Donnez-nous nos
amis, maître Akerman, et nous vous donnons le vôtre. N'est-ce pas
que vous ratifiez, ce troc, mes gars?»

La populace lui répondit par un bruyant hourra.

«Vous voyez ce que c'est, cria Varden. Ne les laissez pas entrer,
au nom du roi Georges, et rappelez-vous ce que je viens de vous
dire. Bonne nuit.»

Les négociations finirent là. Une grêle de pierres et d'autres
projectiles força le gouverneur à se retirer, et la multitude,
s'avançant par essaims le long des murailles, bloqua Gabriel
Varden contre la porte.

C'est en vain qu'on mit à ses pieds le paquet d'instruments de son
état; c'est en vain qu'on employa tour à tour, pour le forcer d'en
faire usage, les promesses, les coups, des offres de récompense,
des menaces de mort sur place: «Non, cria l'intrépide serrurier,
non, je ne veux pas.»

Il n'avait jamais tant aimé la vie, mais rien ne put l'ébranler.
Les faces sauvages qui le dévisageaient de tous côtés, les cris de
ceux qui étaient altérés de son sang, comme des bêtes féroces, la
vue des hommes qui fendaient la foule et marchaient sur le corps
de leurs camarades pour arriver jusqu'à lui, le visant, par-dessus
la tête des autres, avec leurs haches et leurs piques, tout
échouait devant son courage obstiné. Il les regardait l'un après
l'autre, homme par homme, face à face, et toujours avec sa voix
fatiguée, son visage pâlissant, il leur criait haut et ferme;
«Non, je ne veux pas!»

Dennis lui asséna sur la figure un coup de poing qui le jeta par
terre. Il se remit sur ses pieds avec la prestesse d'un jeune
homme, et, le front tout ensanglanté, il lui sauta à la gorge.

«Ah! c'est toi, chien de lâche? lui dit-il; rends-moi ma fille,
rends-moi ma fille.»

Ils luttèrent ensemble. Il y en avait qui criaient: «Tuez-le! et
d'autres qui heureusement ne se trouvaient pas assez près, qui
voulaient l'écraser sous leurs pieds. Quant au bourreau, il avait
beau serrer de toutes ses forces les poignets de son adversaire,
il ne pouvait pas venir à bout de lui faire lâcher prise.

«Si c'est comme ça que vous me remerciez, monstre d'ingratitude!
dit-il enfin avec force jurons et hors d'haleine, car il avait
toutes les peines du monde à articuler une parole.

-- Rends-moi ma fille, criait le serrurier, devenu aussi furieux
que ceux qui l'entouraient; rends-moi ma fille.

Renversé encore une fois, encore une fois redressé, puis par
terre, il luttait contre une vingtaine d'hommes qui se le
passaient de main en main, quand un grand coquin, qui sortait de
l'abattoir avec ses habits et ses grandes bottes encore chauds et
fumants de sang et de graisse, leva une hallebarde et, poussant un
horrible jurement, visa la tête découverte du brave vieillard. Au
même instant, pendant qu'il avait le bras levé pour frapper, il
tomba lui-même comme d'un coup de foudre, et un manchot lui passa
sur le corps pour venir en aide au serrurier. Il avait un autre
homme avec lui, et à eux deux ils saisirent vivement et rudement
l'artisan.

«Vous n'avez qu'à nous le laisser, crièrent-ils à Hugh en jouant
des pieds et des mains pour se frayer un passage en arrière à
travers la foule. Vous n'avez qu'à nous le laisser. N'allez-vous
pas gaspiller votre force contre cet homme-là quand il n'en faut
que deux comme nous pour lui faire son affaire en deux minutes?
Vous perdez votre temps. Songez, aux prisonniers, songez à
Barnabé.»

Ceci fut répété partout dans la foule. Les marteaux commencèrent à
battre contre les murs; chacun fit des efforts pour arriver au
pied de la prison et prendre place au premier rang. S'ouvrant de
force un passage à travers les mutins avec une ardeur aussi
désespérée que s'ils étaient au milieu d'ennemis acharnés et non
de leurs propres camarades, les deux hommes opérèrent leur
retraite avec le serrurier au milieu d'eux, et l'entraînèrent
jusqu'au coeur même du rassemblement.

Pendant ce temps-là, les coups commençaient à pleuvoir comme la
grêle sur la grande porte et sur le bâtiment, qui ne s'en émouvait
guère: car ceux qui ne pouvaient approcher de la porte étaient
toujours bien aises de décharger leur rage sur n'importe quoi...
même sur les gros blocs de pierre qui brisaient leurs armes en
morceaux dans leurs mains, leur donnant jusque dans les bras des
fourmillements douloureux, comme s'ils ne se contentaient pas
d'une résistance passive et qu'ils leur rendissent coup pour coup.
Le fracas du fer contre le fer se mêlait au tumulte étourdissant
qu'il dominait par son bruit éclatant, à mesure que les grands
marteaux de forge s'abaissaient sur les clous et les plaques de la
porte. C'était une pluie d'étincelles. Les gens travaillaient par
bandes et se relayaient à de courts intervalles, pour mettre toute
la fraîcheur de leur force au service de cette oeuvre de
destruction. Mais c'est égal: on voyait toujours debout le grand
portail, aussi fier, aussi sombre, aussi fort qu'avant, et, sauf
les marques des coups à sa surface, toujours le même.

Pendant qu'il y en avait qui dépensaient toute leur énergie à
cette tâche pénible, il y en avait d'autres qui dressaient des
échelles contre la prison, et qui essayaient de grimper de là
jusqu'au haut des murs, où elles ne pouvaient atteindre parce
qu'elles étaient trop courtes. Il y en avait d'autres qui
soutenaient un engagement avec une escouade de la police, forte
d'une centaine d'hommes, et la faisaient reculer à grands coups,
ou l'écrasaient sous leur nombre; d'autres encore faisaient le
siège de la maison sur laquelle s'était montré le gouverneur, et,
enfonçant les portes, revenaient avec tous les meubles, les
empilaient contre la porte de la prison pour en faire un feu de
joie qui pût la consumer. Aussitôt qu'on eut vent de cette idée,
tous ceux qui se donnaient jusque-là une peine inutile jetèrent là
leurs outils et se mirent à augmenter le tas, qui bientôt
atteignit la largeur de la moitié de la rue, et une telle hauteur
que ceux qui allaient porter en haut des combustibles étaient
obligés de prendre des échelles. Quand tout le mobilier et les
effets du gouverneur eurent été jetés sur ce riche bûcher,
jusqu'au dernier, on se mit à les enduire de poix, de goudron, de
résine, apportés de toutes parts, et on arrosa le tout de
térébenthine. Ils en firent autant à tout le bois qui garnissait
les portes de la prison, sans oublier la moindre traverse ni le
moindre madrier. Après avoir accompli ce baptême infernal, ils
mirent le feu au bûcher avec des allumettes flamboyantes et du
goudron enflammé; puis alors ils se tinrent auprès, pour en
surveiller le résultat.

Comme les meubles étaient très secs et rendus plus inflammables
encore par l'huile et la bougie qui s'y trouvaient mêlées, sans
parler des autres moyens employés, ils n'eurent pas de peine à
prendre feu. Les flammes s'élancèrent avec un rugissement
terrible, noircissant le mur de la prison, et se dressant jusqu'au
haut de sa façade en serpents de feu. Dans le commencement, les
insurgés ramassés autour de l'incendie ne témoignaient l'ivresse
de leur triomphe que par leurs regards satisfaits; mais quand il
devint plus brûlant et plus menaçant... quand il se mit à craquer,
à bondir, à mugir, comme une grande fournaise... quand il se
réfléchit sur les maisons vis-à-vis, et qu'il illumina non
seulement les visages pâles et étonnés aux fenêtres, mais
jusqu'aux plus intimes recoins de chaque habitation... quand ils
le virent caresser la grande porte de sa lueur rougeâtre, et
badiner avec elle, tantôt s'attachant à sa surface durcie, tantôt
la quittant tout à coup avec une inconstance sauvage pour prendre
son essor vers les cieux, puis revenant l'envelopper dans ses
serres brûlantes et préparer sa ruine... quand il répandit une si
vive clarté que le cadran de l'église du Saint-Sépulcre, dont
l'aiguille marque si souvent l'heure de la mort pour les
condamnés, était aussi lisible qu'en plein jour, et que le coq qui
tourne au haut de son clocher brillait à ce soleil inaccoutumé
comme un riche joyau monté de pierreries chatoyantes... quand la
pierre noircie et la brique sombre devinrent toutes rouges par la
force de la réflexion, et que les croisées reluisirent comme de
l'or bruni, miroitant aussi loin que pouvait s'étendre la vue,
avec leurs vitres purpurines... quand les murs et les tours, les
toits et les blocs de cheminées, au milieu des flammes
vacillantes, semblèrent trembler et chanceler comme un homme
ivre... quand des milliers d'objets qu'on n'avait jamais vus
jusqu'alors vinrent s'étaler à la vue, et que les choses les plus
familières prirent un aspect tout nouveau... alors la populace
commença à faire chorus avec le tourbillon enflammé, et à pousser
des cris, des clameurs, des vociférations comme heureusement il
est rare d'en entendre, s'agitant en même temps pour entretenir le
feu et le tenir en haleine, afin de ne pas le laisser décroître.

Quoique la chaleur fût si intense que le badigeon des maisons en
face de la prison grillait et se craquelait, formant ça et là des
boursouflures, comme des pustules à la peau du patient tenu sur le
gril par le bourreau, et finissait par crever et tomber en
miettes: quoique les carreaux tombassent en éclats des croisées,
et que le plomb et le fer sur les toits dépouillassent la main
imprudente qui venait à s'y frotter par hasard; que les moineaux
sortissent de leurs trous pour prendre leur vol sur les
gouttières, et qu'étourdis par la fumée, ils tombassent tremblants
jusque sur le bûcher embrasé; le feu n'en était pas moins activé
sans relâche par des mains infatigables, et l'on voyait tout
autour des ombres aller et venir sans cesse. Jamais ils ne se
ralentissaient dans leur zèle, jamais ils ne se retiraient à
l'écart; au contraire, ils serraient la flamme de si près que les
spectateurs du premier rang avaient fort à faire pour que les
chauffeurs, dans leur ardeur, ne les jetassent pas dedans, par la
même occasion. Si un homme s'évanouissait ou se laissait choir, il
y en avait une douzaine qui se disputaient sa place, et cela,
quoiqu'ils sussent bien que c'était un poste de torture, de soif,
de fatigue insupportables. Ceux qui tombaient évanouis, et qui
avaient le bonheur de ne pas être écrasés sous les pieds ou brûlés
par la flamme, étaient emportés dans une cour d'auberge tout près
de là, pour y recevoir une douche à la pompe. On se passait de
mains en mains de pleins baquets d'eau dans la foule; mais la soif
était si ardente et si générale, l'empressement si grand à qui
boirait le premier, que, le plus souvent, tout le contenu en était
renversé par terre, sans que pas un eût pu seulement humecter ses
lèvres.

Cependant, au milieu des cris et du vacarme, ceux qui étaient le
plus près du bûcher continuaient de rejeter dans le tas les
fragments embrasés qui venaient à rouler en bas, et poussaient les
charbons ardents contre la porte, qui, malgré ce linceul de
flammes, n'en restait pas moins fermée et barricadée, sans leur
ouvrir de passage. On passait, par-dessus la tête des gens, de
gros tisons à ceux qui se tenaient au pied des échelles, tout
prêts à grimper jusqu'au dernier échelon, pour les tenir d'une
main contre le mur de la prison, déployant tout ce qu'ils avaient
d'habileté et de force pour lancer ces brandons sur le toit, ou
les jeter en bas dans les cours intérieures. Souvent ils en
venaient à bout, et c'était alors un redoublement d'horreur dans
cette scène effroyable: car les prisonniers enfermés là-dedans,
voyant, à travers leurs barreaux, le feu prendre dans plusieurs
endroits et s'approcher menaçant, pendant qu'ils étaient là sous
clef pour la nuit, commençaient à s'apercevoir qu'ils étaient en
danger de brûler vifs. Cette crainte horrible, se répandant de
cellule en cellule, leur arrachait des cris et des lamentations
épouvantables; ils appelaient au secours avec des cris si affreux,
que la prison tout entière retentissait de leurs plaintes; on
entendait leurs clameurs dominer les hurlements de la populace et
le mugissement des flammes: c'était un tumulte d'agonie et de
désespoir à faire trembler les plus hardis.

Ce qu'il y a de remarquable, c'est que ces cris commencèrent par
le côté de la prison qui faisait face à Newgate-Street, où tout le
monde savait qu'étaient renfermés les hommes condamnés à être
exécutés le mardi suivant. Et non seulement ces quatre criminels,
qui avaient si peu de temps à vivre, furent les premiers à prendre
l'alarme, en se voyant menacés de brûler vifs, mais ce furent
aussi, du commencement jusqu'à la fin, les plus importuns de tous:
car on les entendait distinctement, malgré la solide épaisseur des
murailles, crier que le vent donnait de leur côté et que les
flammes allaient bientôt les atteindra; ils appelaient les agents
de la prison, pour qu'ils vinssent éteindre le feu en puisant de
l'eau à la citerne qui était dans leur cour, et pleine d'eau. À en
juger du milieu de la foule, au dehors, ces quatre condamnés ne
cessaient pas un instant d'appeler au secours, et cela avec autant
de frayeur et d'attachement frénétique à l'existence, que si
chacun d'eux avait devant lui le long espoir d'une vie heureuse et
honorée, au lieu de quarante-huit heures d'un emprisonnement
misérable, suivi d'une mort violente et infâme.

Mais rien ne saurait décrire l'angoisse et la souffrance des deux
fils d'un de ces malheureux, chaque fois qu'ils entendaient ou
croyaient entendre la voix de leur père. Après s'être tordu les
mains, en courant à droite, à gauche, comme des fous furieux, l'un
d'eux montait sur les épaules de l'autre pour essayer de grimper
jusqu'au mur élevé, surmonté dans le haut par des piques et des
pointes de fer. Et quand il retombait dans la foule, tout meurtri
qu'il était, cela ne l'empêchait pas de remonter, de retomber; et
enfin, lorsqu'il reconnut l'inutilité de ses tentatives, il se mit
à battre les pierres pour les déchirer avec ses mains, comme s'il
pouvait par là faire brèche dans l'épaisse muraille et s'y ouvrir
de force un passage. À la fin, ils se frayèrent, à travers la
multitude, un chemin jusqu'à la porte, quoique bien des hommes,
douze fois plus forts qu'eux, eussent en vain essayé de le faire;
et on les vit dans le feu, oui, dans le feu, faire des efforts
désespérés pour la jeter par terre avec des leviers.

Et ils n'étaient pas les seuls à être émus par le vacarme qui se
faisait entendre de la prison. Les femmes qui étaient là à
regarder, criaient à tue-tête, frappaient leurs mains l'une contre
l'autre et se bouchaient les oreilles; d'autres tombaient
évanouies. Les hommes qui n'avaient pu approcher de la muraille
pour prendre part au siège, plutôt que d'être là à ne rien faire,
arrachaient les pavés de la rue avec une furie et une ardeur aussi
grandes que si c'eût été la prison même et qu'ils avançassent
ainsi leur projet. Il n'y avait pas dans la foule une seule
créature qui ne fût dans une agitation perpétuelle. Toute cette
masse énorme était folle.

Un grand cri! Encore! encore! sans que la plupart pussent savoir
pourquoi, ni ce que cela voulait dire. C'est que les gens qui
étaient autour de la porte l'avaient vue céder tout doucement et
se détacher du gond d'en haut. Elle n'était plus suspendue de ce
côté que sur celui d'en bas; mais cela ne l'empêchait pas de
rester encore toute droite, soutenue derrière par la barre, et
affermie par son propre poids, qui l'avait fait enfoncer au pied,
dans le tas de cendres. On voyait maintenant par en haut une
ouverture béante, à travers laquelle se montrait un passage
obscur, caverneux, sombre... «Entassez le feu!»

Le feu brûlait avec rage. La porte en était toute rouge et
l'ouverture s'élargissait. Ils essayaient en vain de s'abriter le
visage avec leurs mains, et, debout, tout prêts à prendre leur
élan, ils surveillaient le progrès du leur oeuvre. On voyait
passer le long du toit de sombres figures, les unes rampant sur
leurs mains et leurs genoux, les autres emportées à bras. Il était
clair que la prison ne pouvait pas tenir plus longtemps. Le
gouverneur, avec ses agents, leurs femmes et leurs enfants,
s'échappaient... «Entassez le feu!»

La porte s'enfonce encore; elle descend plus avant dans les
cendres... elle chancelle... elle cède... la voilà par terre!

Ils poussent un nouveau cri, reculent un pas et laissent un espace
libre entre eux et l'entrée de la prison. Hugh saute sur le
monceau de braise ardente et fait voler dans les airs un
tourbillon d'étincelles, illumine le sombre passage avec les
flammèches qui se sont attachées à ses vêtements, et s'élance dans
l'intérieur.

Le bourreau le suit. Et alors il s'en précipite tant d'autres
derrière eux, que le feu s'écrase sous leurs pas et va joncher la
rue; mais ils n'ont plus besoin de lui maintenant: au dedans comme
au dehors, toute la prison est en flammes.




CHAPITRE XXIII.


Pendant tout le cours de la terrible scène qui venait de finir par
ce succès, il y avait dans Newgate un homme en proie à une crainte
et à une torture morale qui n'avait point de pareille au monde,
même celle des criminels condamnés à mort.

Lorsque les mutins s'étaient assemblés d'abord devant les
bâtiments, l'assassin avait été tiré de son sommeil... si le sien
mérita ce nom béni... par l'éclat des voix et le tumulte de la
foule. Il tressaillit en entendant ce bruit, et s'assit sur son
lit pour écouter.

Après un court intervalle de silence, le bruit redoubla. Écoutant
toujours d'une oreille attentive, il finit par comprendre que la
prison était assiégée par une multitude furieuse. Aussitôt sa
conscience coupable lui représenta ces gens comme animés contre
lui, et lui donna la crainte qu'ils ne vinssent l'arracher seul de
sa cellule pour le mettre en pièces.

Une fois sous l'empire de cette terrible idée, tout semblait fait
exprès pour la confirmer et la fortifier. Son double crime, les
circonstances dans lesquelles il avait été commis, la longueur du
temps qui s'était écoulé depuis la découverte survenue en dépit de
tout, faisaient de lui, pour ainsi dire, l'objet visible de la
colère du Tout-Puissant. Au milieu des crimes, des vices, de la
peste morale de ce grand lazaret de la capitale, il était là tout
seul, marqué et désigné comme victime expiatoire de ses forfaits,
un Lucifer au milieu des démons. Les autres prisonniers n'étaient
qu'une vile tourbe, occupés à se cacher et à se dissimuler, une
populace comme celle qui frémissait dans la rue. Lui, il était
l'homme, l'homme unique, en butte à toutes ces fureurs réunies; un
homme à part, solitaire, isolé, dont les captifs eux-mêmes
s'éloignaient et se reculaient avec effroi.

Soit que la nouvelle de sa capture ébruitée au dehors les eût
amenés tout exprès pour le tirer de là et le tuer dans la rue,
soit que ce fussent les émeutiers qui, fidèles à quelque plan
arrêté d'avance, étaient venus pour saccager la prison; dans l'un
comme dans l'autre cas, il n'avait aucune espérance qu'on épargnât
sa vie. Chaque cri qu'ils poussaient, chaque clameur qu'ils
faisaient entendre, était un coup nouveau qui le frappait au
coeur; à mesure que l'attaque avançait, il devenait de plus en
plus égaré par ses terreurs frénétiques; il essayait de renverser
les barreaux qui défendaient la cheminée pour l'empêcher de
grimper par là; il appelait à haute voix les guichetiers pour
qu'ils vinssent se ranger autour de sa cellule et le sauver de la
furie de la canaille.

«Mettez-moi si vous voulez dans un cachot souterrain, n'importe la
profondeur, je me moque bien qu'il soit sombre ou dégoûtant, que
ce soit un nid de rats ou de vipères, pourvu que je puisse m'y
cacher et m'y dérober à toute recherche.»

Mais personne ne venait, personne ne répondait à ses cris. Ses
cris mêmes lui faisaient craindre d'attirer sur lui l'attention,
et il retombait dans le silence. De temps en temps, en regardant
par la grille de sa fenêtre, il voyait une étrange clarté sur la
muraille et sur le pavé de la cour; cette clarté, d'abord assez
faible, augmenta insensiblement; c'était comme si des gardiens
passaient et repassaient avec des torches sur le toit de la
prison. Bientôt l'air était tout rouge, et des brandons enflammés
venaient en tourbillonnant tomber à terre, éparpiller le feu sur
le sol, et brûler tristement dans les coins. L'un d'eux roula sous
un banc de bois et le mit en combustion. Un autre attrapa un tuyau
et s'en vint tout du long grimper sur le mur, laissant derrière
lui une longue traînée de feu. Le moment d'après, une pluie
épaisse de flammèches commença à tomber petit à petit devant la
porte, du haut de quelque partie voisine de la toiture,
apparemment incendiée.

Se rappelant que sa porte ouvrait en dehors, il reconnut que
chaque étincelle qui venait tomber sur le tas et y éteindre sa
force et sa vie, ne laissant en mourant qu'un sale atome de plus
de cendre et de poussière, aidait à l'ensevelir là comme dans une
tombe vivante. Et pourtant, quoique la prison retentît de clameurs
et du cri: «Au secours!...» quoique le feu bondit dans l'air comme
si chaque flamme détachée avait une vie de tigre, et mugit comme
si chacune d'elles avait une voix affamée... quoique la chaleur
commençât à devenir intense et l'air suffoquant, que le bruit
allât croissant, que le danger de sa situation, ne fût-ce que de
la part de l'élément impitoyable, devint à chaque instant plus
menaçant... c'est égal, il avait peur de faire entendre de nouveau
sa voix: la foule alors pourrait se porter par là et se diriger
d'après le témoignage de ses oreilles ou les renseignements donnés
par les autres prisonniers, du côté où il était détenu. C'est
ainsi que, redoutant également les gens de la prison et les gens
du dehors, le bruit et le silence, le jour et l'obscurité, entre
la crainte d'être relâché et celle d'être abandonné là pour y
mourir, il souffrait un supplice et des tortures si violentes, que
jamais l'homme, dans le plus horrible caprice d'un pouvoir
despotique et barbare, n'a pu infliger à l'homme un plus cruel
châtiment que celui qu'il s'infligeait lui-même.

Enfin, la porte était donc renversée. Alors les voilà qui se
précipitent dans la prison, s'appelant les uns les autres dans les
corridors voûtés; secouant les grilles de fer qui séparaient
chaque cour; frappant à la porte des cellules et des gardiens,
enfonçant serrures, gâches et verrous, arrachant les dormants,
pour faire sortir par là les prisonniers; essayant de les tirer de
vive force par des ouvertures et des croisées où un enfant
n'aurait pas pu passer; poussant des huées et des hurlements à
tout confondre; courant au travers de l'air embrasé et des
flammes, comme des salamandres. Par les cheveux, par les jambes,
par la tête, ils saisissaient les prisonniers pour les faire
sortir. Il y en avait qui se jetaient sur les détenus à mesure
qu'ils accouraient aux portes, pour essayer de limer leurs fers;
d'autres qui dansaient autour d'eux avec une joie frénétique, qui
leur déchiraient leurs vêtements, tout prêts, en vérité, dans leur
folie, à leur écarteler les membres. Une douzaine d'assiégeants
vint alors à percer dans la cour où l'assassin jetait des regards
effrayés du haut de sa fenêtre obscure; cette bande tirait par
terre un prisonnier dont ils avaient si bien déchiré les
vêtements, qu'ils ne lui tenaient plus au corps, et qui était là
sanglant et inanimé entre leurs mains. Plus loin, une vingtaine de
prisonniers couraient çà et là, égarés dans la prison comme dans
un labyrinthe, tellement effarouchés par le bruit et la lumière,
qu'ils ne savaient que faire ni par où aller, criant toujours au
secours comme avant, à tue-tête. Quelque malheureux affamé, qui
s'était fait arrêter volant un pain ou un morceau de viande, se
glissait à la dérobée et les pieds nus... s'échappant lentement,
en voyant brûler sa maison, sans en avoir une autre prête à le
recevoir, ni des amis prêts à lui tendre les bras, ni quelque
ancien asile où chercher un gîte, ni d'autre liberté à recouvrer
que la liberté de mourir de faim. Ailleurs, un groupe de voleurs
de grandes routes s'en allait en troupe, sous la conduite des amis
qu'ils avaient dans la foule, et qui, le long du chemin, leur
enveloppaient leurs menottes de mouchoirs ou de cordes de foin
pour les cacher, jetaient sur eux des manteaux et des redingotes,
leur donnaient à boire, en leur tenant la bouteille contre les
lèvres, parce qu'ils n'avaient pas de temps à perdre à briser les
fers de leurs mains. Tout cela, Dieu sait avec quel accompagnement
de bruit, de précipitation, de confusion! C'était pis qu'un
mauvais rêve, et sans relâche, sans intervalle même d'un seul
instant de repos.

Il était encore à regarder ce spectacle du haut de sa fenêtre,
quand une bande de gens avec des torches, des échelles, des
haches, des armes de toute espèce, s'élança dans la cour et,
frappant à la porte à coups de marteau, demanda s'il y avait là
dedans un prisonnier. En les voyant venir, il avait quitté la
croisée pour se blottir dans le coin le plus reculé de sa cellule;
mais il eut beau ne point leur répondre, comme ils s'étaient mis
dans l'idée qu'il y avait quelqu'un, ils dressèrent leurs échelles
et commencèrent à arracher les barreaux de sa fenêtre, et, non
contents de cela, à faire tomber jusqu'aux pierres de la muraille.

Aussitôt qu'ils eurent fait une brèche assez large pour y passer
la tête, l'un d'eux y jeta une torche et regarda tout autour de la
chambre. Lui, il suivit le regard de l'inconnu, jusqu'à ce qu'il
s'arrêta sur lui, et qu'il l'entendit lui demander pourquoi il
n'avait pas répondu; mais il n'ouvrit pas la bouche.

Dans ce trouble et cette stupéfaction générale, ils n'en furent
pas surpris. Sans dire un mot de plus, ils élargirent la brèche de
manière à y passer le corps d'un homme, et alors ils sautèrent par
là sur le plancher, l'un après l'autre, jusqu'à ce qu'il n'y eût
plus de place dans la cellule. Ils le prirent avec eux, le
passèrent par la fenêtre à ceux qui se tenaient sur les échelles,
et qui le passèrent à leur tour jusque dans la cour. Alors ils
sortirent l'un après l'autre, et, lui ayant bien recommandé de se
sauver sans perte de temps, parce que, autrement, il trouverait le
passage obstrué, ils se précipitèrent ailleurs pour en sauver
d'autres.

Il lui semblait que tout cela n'avait pas duré plus d'une minute.
Il chancelait sur ses jambes, sans pouvoir croire encore que ce
fût vrai, lorsque la cour se remplit de nouveau d'une multitude
empressée qui emmenait avec elle Barnabé. En une minute encore,
peut-être moins; à peine une minute; au même instant; sans
intervalle de temps... lui et son fils étaient passés de main en
main à travers la foule épaisse amassée dans la rue, et jetaient
derrière eux un coup d'oeil sur une masse de feu: quelqu'un leur
dit que c'était là Newgate.

Dès le moment où ils avaient commencé à entrer dans la prison, les
assiégeants s'étaient dispersés dans diverses directions,
s'élançant comme une fourmilière par chaque trou et chaque
crevasse, comme s'ils avaient une parfaite connaissance des
réduits les plus secrets, et qu'ils portassent dans leur tête un
plan exact des bâtiments. Il est vrai qu'ils devaient en grande
partie cette connaissance immédiate de la place au bourreau qui se
tenait dans le couloir, disant à l'un d'aller par ici, à l'autre
de tourner par là, et qui leur fut d'un grand secours pour la
merveilleuse rapidité avec laquelle fut opérée la délivrance des
prisonniers.

Mais ce fonctionnaire légal tenait en réserve un petit bout de
renseignement important qu'il gardait précieusement pour lui-même.
Quand il eut distribué ses instructions relatives aux diverses
parties de l'établissement, que la populace se fut dispersée d'un
bout à l'autre, et qu'il la vit sérieusement à la besogne, il prit
dans un placard du mur voisin un trousseau de clefs, et s'en alla,
par un corridor particulier tout près de la chapelle, qui joignait
la maison du gouverneur, et se trouvait alors en proie à
l'incendie, rendre visite aux cellules de condamnés. C'était une
série de petites chambres lugubres et bien défendues, donnant sur
une galerie basse, protégée, du côté où il entra, par un fort
guichet en fer, et à l'autre bout par deux portes et une grille
épaisse. Il ferma par-dessus lui le guichet à double tour, et,
après s'être bien assuré que les autres entrées étaient également
solidement fermées, il s'assit sur un banc dans la galerie, et se
mit à sucer la tête de sa canne avec un air de complaisance, de
calme et de satisfaction extrêmes.

C'eût été déjà bien étrange de voir un homme se donner ce genre de
plaisir avec tant de tranquillité, pendant que la prison était en
feu et au milieu du tumulte qui déchirait l'air, quand il aurait
été hors de l'enceinte des murs. Mais ici, au coeur même du
bâtiment, et, de plus, assourdi par les prières et les cris des
quatre condamnés dont les mains, étendues à travers le grillage
des portes de leurs cellules, se serraient avec frénésie sous ses
yeux pour implorer son aide, c'était une particularité bien
remarquable. C'est que, voyez-vous, M. Dennis s'était dit
apparemment que ce n'était pas tous les jours fête, et qu'il ne
fallait pas perdre cette bonne occasion de rire un peu à leurs
dépens. En effet, il s'était planté son chapeau sur le coin de
l'oreille, en vrai farceur, et suçait la tête de sa canne avec
délice, de plus en plus charmé et souriant, comme s'il se disait
en lui-même: «Dennis, Dennis, vous êtes un chien de vaurien: le
drôle de corps que vous faites! Il n'y en a pas deux comme vous au
monde: vous êtes un vrai original.»

Il resta comme cela sur son banc quelques minutes, pendant que les
quatre misérables dans leurs cellules, certains d'avoir entendu
entrer dans la galerie quelqu'un qu'ils ne pouvaient pas voir,
éclataient en prières aussi pathétiques et aussi pitoyables qu'on
pouvait s'y attendre de la part de malheureux dans leur position;
suppliant l'inconnu, quel qu'il fût, de les mettre en liberté, au
nom du ciel! et protestant, avec une ferveur qui pouvait être
vraie dans la circonstance, qu'ils s'amenderaient, et qu'ils ne
feraient plus jamais, jamais, jamais, le mal devant Dieu et devant
les hommes, qu'ils mèneraient, au contraire, une vie honnête et
pénitente, pour réparer par leur chagrin et leur repentir les
crimes qu'ils avaient commis. L'énergie terrible de leur langage
aurait ému le premier venu. Bon ou mauvais, juste ou injuste (s'il
eût été possible qu'on homme bon et juste fût égaré là cette
nuit), personne, non personne n'aurait pu s'empêcher de les
délivrer, et, laissant à d'autres le soin de leur trouver une
autre punition, personne ne se serait refusé à les sauver de cette
peine terrible et répugnante qui n'a jamais ramené au bien une âme
portée au mal, et qui en a endurci des milliers naturellement
peut-être portées au bien.

M. Dennis, qui avait été, lui, élevé et nourri dans les principes
de notre bonne vieille école, et qui avait administré nos bonnes
vieilles lois d'après notre bon vieux système, toujours au moins
une fois ou deux par mois, et cela depuis longtemps, supportait
tous ces appels à sa pitié en véritable philosophe. À la fin
pourtant, comme ces cris répétés le troublaient dans sa
jouissance, il frappa avec sa canne à l'une des portes en criant:

«Dites-moi, voulez-vous me faire le plaisir de vous taire?»

Là-dessus, ils se mirent tous à vociférer qu'ils allaient être
pendus le surlendemain, et renouvelèrent leurs supplications pour
obtenir son aide.

«Mon aide! pourquoi faire? dit M. Dennis, s'amusant à cogner sur
les doigts de la main qui se trouvait à la grille de la cellule la
plus voisine.

-- Pour nous sauver, crièrent-ils.

-- Oh! certainement, dit M. Dennis en clignant de l'oeil au mur en
face, faute d'avoir un autre compagnon à qui faire partager sa
belle humeur de cette plaisanterie goguenarde. Et vous disiez
donc, camarades, qu'on doit vous exécuter?

-- Si nous ne sommes pas relâchés ce soir, cria l'un d'eux, nous
sommes des hommes morts.

-- Tenez, je vais vous dire ce que c'est, reprit le bourreau
gravement. J'ai peur, mon ami, que vous ne soyez pas dans cet état
d'esprit qui convient à votre condition, d'après ce que je vois.
On ne vous relâchera pas, ne comptez pas là-dessus... Voulez-vous
finir ce tapage indécent? Je m'étonne que vous ne soyez pas
honteux: moi, je le suis pour vous.»

Il accompagna ce reproche d'un bon coup de canne sur les dix
doigts de chaque cellule, l'une après l'autre, après quoi il alla
reprendre son siège d'un air enchanté.

«Comment! vous avez des lois? dit-il en se croisant les jambes et
en relevant ses sourcils; vous avez des lois faites pour vous tout
exprès; une jolie prison faite pour vous tout exprès; un prêtre
pour votre service tout exprès; un officier constitutionnel nommé
pour vous tout exprès; une charrette entretenue pour vous tout
exprès... et vous n'êtes pas encore contents!... Voulez-vous bien
cesser votre tapage, vous, monsieur, tout là-bas?»

Un gémissement fut toute la réponse.

«Autant que je puis croire, dit M. Dennis d'un ton demi-badin,
demi-fâché, il n'y a pas un seul nomme parmi vous. Je commence à
croire que j'ai pris un côté pour l'autre, et que je suis ici chez
les dames. Et pourtant, pour ce qui est de ça, j'ai vu bien des
dames faire bonne mine à mauvais jeu d'une manière tout à fait
honorable pour le sexe... Dites donc, numéro deux, ne grincez donc
pas des dents comme ça. Jamais, continua le bourreau en frappant
la porte avec sa canne, jamais je n'ai vu ici de si mauvaises
manières jusqu'à ce jour. Tenez! vous me faites rougir; vous
déshonorez Bailey.»

Après avoir attendu un moment quelque justification en réponse,
M. Dennis reprit d'un ton câlin:

«Faites bien attention tous les quatre. Je suis venu ici pour
prendre soin de vous et pour veiller à ce que vous ne soyez pas
brûlés, au lieu de l'autre chose. Vous n'avez pas besoin de faire
tant de bruit, parce que vous ne serez pas trouvés par ceux qui
ont forcé la prison; vous ne ferez que vous égosiller inutilement.
La belle avance, si vous perdez la voix quand il vous faudra en
venir au fameux speech, vous savez! ce serait grand dommage. C'est
ce que je ne cesse de leur dire toujours pour le speech de la fin:
«Donnez-moi un bon tour de gueule, c'est ma maxime: donnez-moi un
bon tour de gueule.» C'est moi qui en ai entendu, continua le
bourreau, ôtant son chapeau pour prendre son mouchoir dans la
coiffe et s'en essuyer la face, et se recoiffant après d'un air un
peu plus crâne encore, c'est moi qui en ai entendu, de l'éloquence
sur le plancher!... vous savez bien le plancher dont je veux vous
parler!... C'est moi qui en ai entendu de fameux tours de gueule
en manière de speechs, qui étaient aussi clairs qu'une cloche, et
aussi réjouissants qu'une vraie comédie! À la bonne heure! parlez-
moi de ça. Quand la chose est de nature à vous amener à l'endroit
où est marquée ma place, voilà ce que j'appelle une disposition
d'esprit décente. Prenons donc, s'il vous plaît, une disposition
d'esprit décente, je puis même dire honorable, agréable, sociable.
Quoi que vous fassiez (et c'est à vous en particulier que je
m'adresse, dites donc là-bas, numéro quatre), ne pleurnichez
jamais. J'aimerais cent fois mieux, quoique je ne parle pas là
dans mon intérêt, voir un homme déchirer exprès ses habits devant
moi pour me gâter mes profits, que de le voir pleurnicher. C'est
toujours, au bout du compte, une disposition d'esprit bien plus
décente.»

Pendant que le bourreau leur tenait ce langage du ton paterne d'un
pasteur en conversation familière avec son troupeau, le bruit
s'était un peu apaisé, parce que les émeutiers étaient occupés à
transporter les prisonniers à Sessions-House, située en dehors des
murs d'enceinte de la prison, quoiqu'elle en fût une dépendance,
et à les faire passer de là dans la rue. Mais au moment où il en
était là de ses admonitions bénévoles, le bruit des voix dans la
cour prouva clairement que la populace était revenue de ce côté
sur ses pas, et aussitôt après une violente secousse à la grille
d'en bas annonça qu'ils voulaient finir par une attaque contre les
Cellules: c'était le nom qu'on donnait à cette partie de la
prison.

C'est en vain que le bourreau courait de porte en porte, couvrant
les guichets l'un après l'autre avec son chapeau, et se consumant
en efforts inutiles pour étouffer les cris des quatre prisonniers.
C'est en vain qu'il repoussait leurs mains étendues, les frappait
de sa canne ou les menaçait d'ajouter par surcroît pour les punir
quelque douleur de plus à leur exécution, quand il en serait
chargé, et de les faire languir pour la peine, cela ne les
empêchait pas de faire retentir la maison de leurs cris. Au
contraire, stimulés par l'assurance où ils étaient qu'il n'y avait
plus qu'eux maintenant sous les verrous, ils pressaient les
assiégeants avec tant d'insistance que ceux-ci, avec une célérité
incroyable, forcèrent la forte grille d'en bas, formée de barreaux
en fer de deux pouces carrés, renversèrent les deux autres portes,
comme si c'eussent été des cloisons de bois blanc, et apparurent
au bout de la galerie, séparés seulement des Cellules par un ou
deux barreaux.

«Holà! cria Hugh, qui fut le premier à plonger les yeux dans le
corridor sombre. C'est Dennis que je vois là! C'est bien fait, mon
vieux. Dépêche-toi de nous ouvrir; sans quoi nous allons être
suffoqués par la fumée en nous en allant.

-- Vous n'avez qu'à vous en aller tout de suite, dit Dennis
Qu'est-ce que vous venez chercher ici?

-- Chercher! répéta Hugh. Eh bien! et les quatre hommes?

-- Dis donc les quatre diables! cria le bourreau. Est-ce que vous
ne savez pas bien qu'ils restent là pour être pendus mardi? Est-ce
que vous n'avez plus aucun respect pour la loi et la
constitution... rien du tout? Laissez ces quatre hommes
tranquilles.

-- Allons! nous n'avons pas le temps de rire, cria Hugh. Ne les
entendez-vous pas? Retirez ces barres qui sont là fixées entre la
porte et le plancher, et laissez-nous entrer.

-- Camarade, dit le bourreau à voix basse, en se baissant pour
n'être pas entendu des autres, sous prétexte de faire ce que Hugh
désirait, mais ne le quittant pas des yeux; ne peux-tu pas bien me
laisser ces quatre hommes à ma discrétion, si c'est mon caprice
comme ça? Tu fais bien ce que tu veux, toi; tu te fais en toute
chose la part que tu veux... eh bien! moi, voilà ma part que je te
demande. Je te le répète, laisse-moi ces quatre hommes-là
tranquilles, je n'en veux pas davantage.

-- Voyons, à bas les barreaux, ou laisse-nous passer, fut la
réponse de Hugh.

-- Tu sais bien, reprit doucement le bourreau, que tu peux
remmener ce monde-là, si ça te convient. Comment! tu veux
décidément entrer?

-- Oui.

-- Tu ne laisseras pas ces quatre hommes-là tranquilles, à ma
discrétion? Tu n'as donc de respect pour rien... hein? continua le
bourreau en opérant sa retraite par où il était entré, et
regardant son compagnon d'un air sombre. Tu veux entrer, camarade,
tu le veux?

-- Quand je te dis que oui. Que diable! qu'est-ce que tu as
donc?... Où veux-tu aller?

-- Je vais où je veux, ça ne te regarde pas, répliqua le bourreau,
jetant encore du guichet de fer où il était, et qu'il tenait
entrebâillé, un regard dans la galerie, avant de le fermer sur lui
tout à fait. Ne t'inquiète pas où je vais; mais fais attention où
tu cours: tu t'en souviendras. Je ne t'en dis pas davantage.»

Là-dessus, il secoua d'un air menaçant du côté de Hugh son
portrait sculpté sur sa canne, et, lui faisant une grimace encore
moins aimable que son sourire habituel, il ferma la porte et
disparut.

Hugh ne perdit pas de temps. Stimulé à la fois par les cris des
condamnés et par l'impatience de la foule, il recommanda au
camarade qui était immédiatement derrière lui (il n'y avait de
place que pour un homme de front), de reculer un peu pour ne pas
attraper de mal, et brandit avec tant de force un marteau de
forge, qu'en quatre coups il fit ployer et rompre le barreau, qui
leur livra passage.

Si les deux fils du prisonnier dont nous avons parlé déployaient
déjà auparavant un zèle qui allait jusqu'à la fureur, on peut
juger à présent de leur vigueur et de leur rage; ce n'étaient plus
des hommes, c'étaient des lions. Après avoir prévenu le prisonnier
renfermé dans chaque cellule de se reculer de la porte aussi loin
qu'il pourrait, pour ne pas se faire blesser par les coups de
hache qu'ils allaient donner dans la porte, ils se divisèrent en
quatre groupe; pour peser sur elle chacun de leur côté, et
l'enfoncer de vive force en faisant sauter gâches et verrous.
Mais, quoique la bande où se trouvaient ces deux jeunes gens ne
fût pas la plus forte, il s'en faut; quoiqu'elle fût la plus mal
armée, et qu'elle n'eût commencé qu'après les autres, c'est leur
porte qui céda la première, et leur homme qui fut le premier
délivré. Quand ils l'entraînèrent dans la galerie pour briser ses
fers, il tomba à leurs pieds, comme un vrai tas de chaînes, et on
l'emporta dans cet état sur les épaules de ses libérateurs sans
qu'il donnât signe de vie.

Ce fut là le couronnement de cette scène d'horreur; ce fut la mise
en liberté de ces quatre misérables, traversant en pareille
escorte, d'un air égaré, abasourdi, les rues pleines d'agitation
et de vie, qu'ils n'avaient plus espéré revoir jamais, avant le
jour où on viendrait les arracher à la solitude et au silence pour
leur dernier voyage, le jour où l'air serait chargé du souffle
infect de milliers de poitrines haletantes, où les rues et les
maisons ne seraient plus bâties et recouvertes de briques, de
moellons et de tuiles, mais de faces humaines étagées les unes au-
dessus des autres. À voir en ce moment leur figure pâle, leurs
yeux creux et hagards, leurs pieds chancelants, leurs mains
étendues en avant pour ne pas tomber, leur air égaré, la manière
dont ils ouvrirent la bouche béante pour respirer comme s'ils se
noyaient, la première fois qu'ils plongèrent dans la foule, on
reconnaissait bien que ce ne pouvaient être qu'eux. Il n'y avait
pas besoin de dire: «Vous voyez bien cet homme-là, il était
condamné à mort;» il portait hautement ces mots-là imprimés et
marqués du fer rouge sur son front. Le monde se retirait devant
eux pour les laisser passer, comme si c'étaient des déterrés qui
venaient de ressusciter avec leurs linceuls; et l'on vit plus d'un
spectateur qui venait, par hasard, de toucher ou de frôler leurs
vêtements à leur passage, frissonner de tous ses membres, comme si
c'étaient en effet de vrais morts.

Sur l'ordre de la populace, les maisons furent toutes illuminées
cette nuit-là... avec des lampions, du haut en bas, comme dans un
jour de grande réjouissance publique. Bien des années après, les
vieilles gens, qui, dans leur jeunesse, habitaient ce quartier, se
rappelaient à merveille cette clarté immense en dedans comme en
dehors, et l'effroi avec lequel ils regardaient, petits enfants,
par la fenêtre passer _la Figure_. La foule, l'émeute avec toutes
les autres terreurs, s'étaient déjà presque évanouies de leur
souvenir, que celui-là, celui-là seul et unique, était encore
distinct et vivant dans leur mémoire. Même à cet âge innocent de
la première enfance, il suffisait d'avoir vu un seul instant un de
ces condamnés passer comme un dard, pour que cette image suprême
dominât, obscurcît toutes les autres, absorbât l'esprit tout
entier, et ne le quittât plus jamais.

Quand ce beau chef-d'oeuvre fut achevé, les cris et les clameurs
devinrent de plus en plus faibles; le cliquetis des chaînes qui
retentissait de tous côtés au moment où les prisonniers s'étaient
échappés ne se fit plus entendre. Tout le tapage de la foule se
changea en un murmure vague et sourd comme dans le lointain; et,
quand ce débordement de flots humains se fut retiré, il ne resta
plus qu'un triste monceau de ruines fumantes, pour marquer la
place qui venait d'être le théâtre du tumulte et de l'incendie.




CHAPITRE XXIV.


Quoiqu'il n'eût pas eu de repos la nuit précédente, et qu'il eut
veillé presque sans relâche depuis quelques semaines, ne dormant
que dans le jour et à bâtons rompus, M. Haredale, depuis l'aube du
matin jusqu'au coucher du soleil, cherchait sa nièce partout où il
pouvait croire qu'elle eût cherché un refuge. Tout le long du
jour, rien, pas une goutte d'eau, ne passait ses lèvres; il avait
beau poursuivre ses recherches au loin, de tous côtés, il ne
s'était seulement pas assis... pas une fois.

Tous les quartiers qu'il pouvait imaginer, et Chickwell, et
Londres, et les maisons des artisans et commerçants à qui il avait
affaire, et toutes ses connaissances, il n'avait rien négligé dans
ses courses laborieuses. En proie à l'anxiété la plus harassante,
aux appréhensions les plus pénibles, il allait de magistrat à
magistrat, jusqu'au secrétaire d'État même. C'est de ce ministre
seulement qu'il reçut un peu de consolation. «Le gouvernement, lui
dit-il, poussé par les factieux jusqu'aux dernières prérogatives
de la couronne, était déterminé à en faire usage; on allait
probablement publier le lendemain une proclamation qui donnerait à
la force armée un pouvoir discrétionnaire et illimité pour la
répression de l'émeute. Les sympathies du roi, de l'administration
et des deux chambres du parlement, comme aussi certainement des
honnêtes gens de toutes les sectes religieuses, étaient acquises
aux catholiques persécutés; et on était résolu à leur faire
justice à tout risque et à tout prix.» Il l'assura de plus que
d'autres personnes, dont on avait incendié les maisons, avaient
aussi pendant quelque temps perdu la trace de quelque enfant ou de
quelque parent, qu'ils avaient toujours, à sa connaissance, fini
par retrouver; qu'on ne perdrait pas de vue sa déclaration, qu'on
la recommanderait particulièrement dans les instructions
transmises aux chefs de la police et à ses plus infimes agents;
qu'on ne négligerait rien de ce qu'on pourrait faire en sa faveur,
et qu'on y apporterait toute la bonne volonté et la constance
qu'il avait droit d'espérer.

Reconnaissant de ces bonnes paroles, quelque peu rassurantes que
fussent ses démarches antérieures, et sans se faire illusion sur
l'espérance qu'il en devait concevoir pour le sujet de peine dont
son coeur était dévoré, remerciant pourtant le ministre du fond du
coeur pour l'intérêt qu'il lui témoignait dans son malheur et
qu'il paraissait si bien ressentir, M. Haredale se retira. Il se
trouva, à l'entrée de la nuit, seul dans les rues, sans savoir
seulement où aller reposer sa tête.

Il entra dans un hôtel près de Charing-Cross, pour demander
quelque rafraîchissement et un lit. Il s'aperçut que son air
fatigué et abattu attirait l'attention de l'aubergiste et de ses
serviteurs. Il eut l'idée que peut-être on supposait qu'il n'avait
pas le sou; il tira sa bourse et la mit sur la table. «Ce n'est
pas cela, lui dit l'aubergiste d'une voix troublée.» Il craignait
seulement que monsieur ne fût une des victimes de l'émeute, auquel
cas il n'oserait risquer de le recevoir chez lui. Il était père de
famille, et il avait déjà reçu deux avertissements de prendre
garde aux hôtes qu'il admettrait dans son hôtel. Il en était bien
fâché, et il en demandait bien pardon à monsieur, mais il ne
pouvait faire autrement.

Non. M. Haredale le sentait mieux que personne; c'est ce qu'il lui
dit en quittant sa maison.

Comprenant qu'il aurait dû s'y attendre, d'après ce qu'il avait vu
le matin à Chigwell, où pas un homme n'avait osé toucher à une
bêche, en dépit de ses offres libérales, pour venir fouiller les
ruines de sa maison, il prit par le Strand, trop fier pour
s'exposer encore à un refus, et d'un esprit trop généreux pour
vouloir envelopper dans son chagrin ou sa ruine quelque honnête
commerçant qui aurait été assez faible pour lui donner asile. Il
errait donc dans une des rues parallèles à la Tamise, marchant au
hasard, d'un air soucieux, et pensant à des choses bien anciennes
dans son souvenir, quand il entendit un domestique crier à un
autre en face, par la fenêtre, que la populace était en train de
mettre le feu à Newgate.

À Newgate! où était son homme! Sa force défaillante lui revint, et
son énergie, sur le moment, fut dix fois plus puissante que
jamais. Quoi! se pourrait-il faire... S'ils allaient délivrer
l'Assassin... et que lui, Haredale, après tout ce qu'il avait déjà
souffert, finit par mourir sans avoir pu se laver du soupçon
d'avoir égorgé son frère!

Sans savoir seulement qu'il se dirigeait vers la prison, il ne
s'arrêta que quand il fut en face d'elle. La foule y était en
effet, serrée et pressée en une masse épaisse, sombre, mouvante;
et on voyait les flammes prendre leur essor dans les airs. La tête
lui tournait, mille lumières dansaient devant ses yeux, et il se
débattait contre deux hommes qui arrêtaient son élan.

«Non, non, disait l'un; possédez-vous, mon bon monsieur. Nous
attirons ici l'attention. Allons-nous-en. Qu'est-ce que vous
voulez faire dans tout ce monde-là?

-- C'est égal, le gentleman est pour qu'on fasse quelque chose,
dit l'autre, l'entraînant tout en parlant. Je lui sais toujours
gré de ça; je lui en sais bon gré.»

Pendant ce temps-là ils avaient gagné une cour près de là, tout à
fait à côté de la prison. Lui, il les regardait tour à tour, et,
en essayant de se remettre, il sentit qu'il n'était pas bien ferme
sur ses jambes. Le premier qui lui avait parlé était le vieux
gentleman qu'il avait vu chez le lord-maire; l'autre était John
Grueby, qui l'avait si bravement soutenu à Westminster.

«Qu'est-ce que cela veut dire? demanda-t-il d'une voix
défaillante. Où donc nous sommes-nous rencontrés?

-- Derrière la foule, répondit le distillateur; mais venez avec
nous. Je vous en prie, venez avec nous. Il me semble que vous
connaissez mon ami que voilà?

-- Certainement, dit M. Haredale, le regardant avec une sorte de
stupeur.

-- Eh bien! il vous dira, reprit le vieux gentleman, que je suis
un homme à qui vous pouvez vous fier. Il me connaît, c'est mon
domestique. Il était ci-devant (comme vous savez, je crois) au
service de lord Georges Gordon; mais il l'a quitté, et, par pur
intérêt pour moi et quelques autres victimes désignées de
l'émeute, il est venu me donner les renseignements qu'il a pu
recueillir sur les desseins de ces misérables.

-- C'est vrai, monsieur, dit John, mettant la main à son chapeau;
mais vous savez, à une condition: c'est que vous ne porterez pas
témoignage contre milord... Un homme égaré, monsieur; mais au fond
un bon homme. Ce n'est pas milord qui a jamais conduit ces
complots.

-- C'est une condition que j'observerai, vous pouvez en être sûr,
répliqua le vieux distillateur. Je vous le garantis sur mon
honneur. Mais venez avec nous, monsieur, je vous en prie, venez
avec nous.»

John Grueby, sans joindre ses instances à celles de son maître,
adopta un autre moyen de persuasion plus direct, en passant son
bras dans celui de M. Haredale, pendant que son maître en faisait
autant de son côté, et en l'emmenant au plus tôt.

M. Haredale, à l'étrange égarement de sa tête, et à la difficulté
qu'il éprouvait à fixer ses idées, tellement qu'il ne pouvait se
rappeler ses nouveaux compagnons deux minutes de suite sans les
regarder tour à tour, sentit qu'il avait le cerveau troublé par
l'agitation et la souffrance qui l'avaient assailli depuis quelque
temps, et auxquelles il était encore en proie: il se laissa donc
emmener où ils voulaient. Tout le long du chemin, il avait le
sentiment qu'il ne savait plus ce qu'il disait ni ce qu'il
faisait, et qu'il avait peur de devenir fou.

Le distillateur demeurait, comme il le lui avait déjà dit lors de
leur première rencontre, à Holborn-Hill, où il avait de vastes
magasins, et où il faisait son commerce sur une grande échelle.
Ils pénétrèrent chez lui par une porte de derrière, pour ne pas
attirer l'attention de la foule, et montèrent dans une chambre sur
le devant. Cependant les fenêtres en étaient, comme toutes celles
de la maison, fermées au volet, pour qu'à l'extérieur tout parût
dans l'obscurité.

Ils le placèrent là sur un sofa, tout à fait sans connaissance.
Mais, John ayant couru tout de suite chercher un chirurgien qui
lui fit une copieuse saignée, il reprit graduellement ses sens.
Comme il était, pour le moment, trop faible pour marcher, ils
n'eurent pas de peine à lui persuader de passer là la nuit, et le
mirent au lit sans perdre une minute. Cela fait, ils lui firent
prendre un cordial et un biscuit avec une bonne potion
fortifiante, dont l'influence le plongea bientôt dans une
léthargie où il oublia un instant toutes ses peines.

Le négociant en vins, qui était un vieillard plein de coeur, et
tout à fait un digne homme, n'avait pas la moindre envie de se
coucher lui-même, car il avait reçu des émeutiers plusieurs
avertissements menaçants, et, s'il était sorti ce soir-là, c'était
précisément pour tâcher de savoir, dans les conversations de la
populace, si ce n'était pas sa maison qu'on devait venir attaquer
après. Il passa toute la nuit dans la même chambre, sur un
fauteuil, faisant par-ci par-là un petit somme, et recevant de
temps en temps les rapports de John Grueby et de trois ou quatre
autres employés de confiance, qui s'en allaient aux écoutes dans
la foule; il leur avait fait préparer, pour les soutenir, une
bonne provision de comestibles dans la chambre voisine, et même,
malgré son anxiété, il allait de temps en temps lui-même y
chercher du réconfort.

Ces rapports étaient tout d'abord d'une nature assez alarmante;
mais, à mesure que la nuit avançait, ils n'en furent que plus
inquiétants, et contenaient de telles menaces de violence et de
destruction, qu'en comparaison de ce nouveau plan, tous les
troubles antérieurs ne paraissaient rien.

La première nouvelle qu'on lui apporta fut celle de la prise de
Newgate et de la fuite de tous les prisonniers, dont la marche, à
mesure qu'ils montaient par Holborn et les rues adjacentes,
s'annonçait à tous les citoyens renfermés dans leurs maisons par
le fracas de leurs chaînes, concert épouvantable, qui s'entendait
dans toutes les directions, comme autant de forges en exercice.
D'ailleurs les flammes jetaient un tel éclat par les voûtes
vitrées du distillateur, que les chambres et les escaliers au-
dessous étaient presque aussi bien éclairés qu'en plein jour,
pendant que les clameurs éloignées de la multitude faisaient
trembler jusqu'aux murailles et aux plafonds.

À la fin on les entendit approcher de la maison, et il y eut là
quelques minutes d'une anxiété épouvantable. Ils arrivèrent tout
près, et s'arrêtèrent devant; mais, après avoir poussé trois cris
effroyables, ils continuèrent leur chemin, et, quoiqu'ils y
revinssent cette nuit à plusieurs reprises, donnant chaque fois
une nouvelle alarme, ils ne firent rien: ils avaient les mains
pleines. Peu de temps après qu'ils avaient disparu pour la
première fois, un des éclaireurs du brave négociant accourut avec
la nouvelle qu'ils s'étaient arrêtés devant la maison de lord
Mansfield, dans Bloomsbury-Square.

Bientôt après, il en arriva un autre, puis un autre; puis le
premier revint à son tour, et ainsi de suite, petit à petit: voici
ce qu'ils racontèrent. L'attroupement qui s'était arrêté devant la
maison de lord Mansfield avait sommé les gens qui étaient dedans
de leur ouvrir, et ne recevant point de réponse (lord et lady
Mansfield s'échappaient en ce moment par une porte dérobée), ils
étaient entrés de force, selon leur habitude. Là, ils se mirent à
démolir la maison avec la plus grande furie, et, y mettant le feu
en plusieurs endroits, ils avaient enveloppé dans une ruine
commune tout le mobilier, qui était d'une grande valeur,
l'argenterie, les bijoux, une magnifique galerie de tableaux, la
plus rare collection de manuscrits qu'il y eût jamais eu au monde
entre les mains d'un particulier, et, ce qui était pis encore,
parce que c'était irréparable, l'immense bibliothèque de droit,
contenant presque à chaque page des notes de la main même du juge,
et d'une valeur inestimable, parce que c'était le résultat des
études et de l'expérience de sa vie tout entière. Pendant qu'ils
étaient à sauter en hurlant autour du feu, une troupe de soldats,
un magistrat en tête, était survenue, trop tard, il est vrai, pour
empêcher le mal déjà fait; mais pourtant ils s'étaient mis à
disperser la foule. On avait lu le _riot act_[1], et, comme
l'attroupement ne se dissipait pas, les soldats avaient reçu
l'ordre de faire feu, et, mettant leurs fusils en joue, avaient
fait tomber roide morts, à la première décharge, six hommes et une
femme; il y avait eu beaucoup de blessés. Ils avaient rechargé
sur-le-champ, fait une seconde décharge, mais probablement en
l'air, car on n'avait vu tomber personne. Là-dessus, effrayée sans
doute aussi par les cris et le tumulte, la foule s'était mise à se
disperser; les soldats avaient avancé, laissant par terre les
morts et les blessés. Mais ils n'avaient pas eu plus tôt le dos
tourné, que les factieux étaient revenus emporter les cadavres et
les blessés pour faire une procession funèbre, les corps en tête.
Ils avaient marché dans cet ordre avec des éclats de gaieté
horrible et sauvage, fixant des armes dans la main même des morts
pour leur donner l'air d'être vivants, et précédés par un drôle
qui agitait de toutes ses forces la cloche du dîner de lord
Mansfield.

Les éclaireurs rapportèrent encore que cette bande de mutins
s'était renforcée d'un certain nombre d'autres gens qu'ils avaient
rencontrés, revenant de faire semblable besogne; et que, laissant
seulement un détachement pour escorter les blessés et les morts,
ils s'étaient mis en marche pour la maison de campagne de lord
Mansfield à Caen-Wood, entre Hampstead et Highgate, dans
l'intention de lui faire subir le même sort qu'à la maison de
ville, et se promettant d'y allumer un feu qui, de cette hauteur,
illuminerait Londres tout entier. Mais ils avaient été
désappointés dans cette espérance par la rencontre d'un parti de
cavalerie qui les attendait là, et qui les avait fait revenir,
plus vite qu'ils n'étaient allés, tout droit à Londres.

Chaque bande séparée qui s'était reformée dans les rues, était
allée, de son côté, se mettre à l'oeuvre, selon son caprice, et le
feu avait été mis, en un moment, à une douzaine de maisons, parmi
lesquelles celle de sir John Fielding et de deux autres juges de
paix. On en avait incendié dans Holborn (alors un des carrefours
les plus populeux de Londres) quatre autres qui brûlaient toutes à
la fois, et ne laissèrent bientôt plus qu'un amas de cendres, car
le peuple avait coupé les tuyaux d'irrigation, et n'avait pas
voulu laisser les pompiers faire jouer leurs pompes. Dans une
maison près de Moorfields, ils trouvèrent quelques serins en cage;
ils les prirent et les jetèrent tout vivants dans les flammes. Les
pauvres petites créatures criaient, dit-on, comme des enfants,
quand on les lança sur la braise: il y eut même un homme qui,
touché de leur sort, fit de vains efforts pour les sauver, à la
grande indignation de la foule, qui voulait lui faire un mauvais
parti.

Dans cette même maison, un des garnements qui avaient parcouru les
appartements, brisant les meubles et prêtant leur aide à la
destruction de la maison, trouva une poupée de petite fille... un
méchant jouet... qu'il exposa par la fenêtre aux yeux de la
populace dans la rue, comme une idole qu'adoraient les habitants
de la maison. Pendant ce temps-là, un autre de ses compagnons qui
avait la conscience aussi tendre (c'étaient justement ces deux
hommes-là qui avaient été les premiers à faire rôtir tout vifs les
serins), s'assit sur le parapet de la maison, pour adresser de là
à la foule une harangue tirée d'une brochure mise en circulation
par l'Association, sur les vrais principes du Christianisme. Que
faisait, pendant ce temps-là, le lord-maire? Il avait les mains
dans ses poches, contemplant tout cela du même oeil qu'il aurait
contemplé tout autre spectacle, charmé, à le voir, d'avoir trouvé
une bonne place.

Tels furent les rapports communiqués au vieux négociant par ses
serviteurs, pendant qu'il était assis auprès du lit de
M. Haredale, sans avoir pour ainsi dire fermé l'oeil depuis la
commencement de la nuit, aux cris de la populace, à la lueur des
divers incendies, au bruit de la fusillade des soldats. Si on
ajoute à ces détails la mise en liberté de tous les prisonniers de
la prison neuve, à Klerkenwell, bon nombre de vols commis dans les
rues contre les passants, car la foule pouvait faire à son aise
tout ce qui lui renaît dans la tête, telles furent les scènes
dont, heureusement pour lui, M. Haredale ne se douta seulement
pas, et qui se passèrent toutes avant minuit.




CHAPITRE XXV.


Quand les ténèbres commencèrent à faire place au jour, la ville
avait un aspect étrange.

C'est à peine si personne avait songé à se coucher de toute la
nuit. L'inquiétude générale était si visible sur les visages des
habitants, avec une expression si altérée par le défaut de sommeil
(car tous ceux qui avaient quelque chose à perdre étaient restés
sur pied depuis le lundi), qu'un étranger qui serait tombé dans
les rues, sans rien savoir, aurait pu croire qu'il y avait quelque
peste ou quelque épidémie qui désolait la ville. Au lieu de
l'animation qui égaye d'habitude le matin, tout était mort et
silencieux. Les boutiques restaient fermées, les bureaux et les
magasins étaient clos, les stations de fiacres et de chaises à
porteurs étaient désertes; pas une charrette, pas un wagon qui
réveillât de ses cahots les rues paresseuses; les cris des
marchands ne se faisaient pas entendre; partout régnait un silence
morne. Un grand nombre de gens étaient dehors dès avant le point
du jour; mais ils glissaient plutôt qu'ils ne marchaient, comme
s'ils avaient peur du bruit même de leurs pas: on aurait dit que
la voie publique était plutôt hantée par des revenants que
fréquentée par la population, et on voyait, autour des ruines
fumantes, des ombres muettes écartées les unes des autres, qui
n'osaient pas se risquer à blâmer les perturbateurs ou à en avoir
seulement l'air par leurs chuchotements.

Chez le lord président à Piccadilly, dans le palais Lambeth, chez
le lord chancelier dans Grent-Ormond-Street, à la Bourse, à la
Banque, à Guildhall, dans les _Inns_ de la Cour, dans les salles
de justice, dans chaque chambre ayant sa façade sur les rues des
environs de Westminster et du Parlement, il y avait des
détachements de soldats, postés là avant le jour. Un corps de
Horse-Guards était en parade devant Palace-Yard. On avait formé
dans le Park un camp où quinze cents hommes et cinq bataillons de
la milice étaient sous les armes; la Tour était fortifiée, les
ponts-levis étaient dressés, les canons chargés et pointés, avec
deux régiments d'artillerie occupés à renforcer la forteresse et à
la mettre en état de défense. Un fort détachement de soldats
stationnait sur le qui-vive à New-River-Head, que le peuple avait
menacé d'attaquer, et où l'on disait qu'ils avaient l'intention de
couper les conduits, afin qu'il n'y eût pas d'eau pour éteindre
les flammes. Dans le marché à la volaille, à Corn-Hill, sur
plusieurs autres points principaux, on avait tendu à travers les
rues des chaînes de fer; des escouades avaient été distribuées
dans quelques vieilles églises de la Cité, pendant qu'il faisait
encore nuit, ainsi que dans un certain nombre de maisons
particulières, comme celle de lord Buckingham à Grosvenor-Square:
on les avait barricadées comme pour y soutenir un siège, avec des
canons pointés aux fenêtres. Le soleil, en se levant, éclaira des
appartements somptueux remplis d'hommes armés; les meubles mis en
tas dans les coins, à la hâte et sans précaution, au milieu de la
terreur du moment; les armes qui brillaient dans les chambres de
la Cité au milieu des pupitres, des tabourets, des livres
poudreux; les petits cimetières enfumés dans les ruelles
tortueuses et les rues de traverse, avec des soldats étendus parmi
les tombes, ou flânant à l'ombre de quelque vieil arbre, et leurs
fusils en faisceau étincelant au jour; les sentinelles solitaires
se promenant de long en large dans les cours de la Cité,
maintenant silencieuses, mais hier encore animées par le bruit et
le mouvement des affaires; enfin partout des postes militaires,
des garnisons, des préparatifs menaçants.

À mesure que le jour faisait fuir l'ombre, on voyait dans les rues
des spectacles encore plus inaccoutumés. Les portes du Banc du roi
et des prisons de Fleet, quand on vint les ouvrir à l'heure
ordinaire, se trouvèrent placardées d'avis annonçant que les
émeutiers reviendraient cette nuit pour les réduire en cendres.
Les directeurs, sachant qu'ils ne tiendraient que trop bien, selon
toute apparence, leur parole, ne demandaient pas mieux que de
lâcher leurs prisonniers et de leur permettre de déménager. De
sorte que, tout le long du jour, ceux qui avaient quelques meubles
s'occupèrent à les emporter, les uns ici, les autres là, la
plupart chez des revendeurs, pour en tirer le plus d'argent qu'ils
pourraient. Parmi ces débiteurs incarcérés pour dettes, il y en
avait qui étaient si abattus par le long séjour qu'ils avaient
fait en prison, si misérables, si dénués d'amis, si morts au
monde, sans personne qui eût conservé leur souvenir ou qui leur
eût gardé quelque intérêt, qu'ils suppliaient leurs geôliers de ne
pas leur rendre leur liberté, et de les diriger sur quelque autre
maison de force. Mais les geôliers n'en avaient garde; ils
craignaient trop de s'exposer à la colère de la populace, et les
mettaient à la porte, où ils erraient çà et là dans les rues, se
rappelant à peine les chemins dont leurs pieds avaient depuis si
longtemps perdu l'habitude; et ces pauvres créatures dégradées et
pourries jusqu'au coeur par le séjour de la prison s'en allaient,
la larme à l'oeil, ratatinées dans leurs haillons, et traînant la
savate tout le long de la chaussée.

Parmi les trois cents prisonniers eux-mêmes qui s'étaient échappés
de Newgate, il y en avait... un petit nombre, il est vrai, mais
quelques-uns pourtant... qui cherchaient partout leurs geôliers
pour se remettre entre leurs mains, préférant l'emprisonnement et
une punition nouvelle aux horreurs d'une nuit à passer encore
comme la dernière. Plusieurs détenus, ramenés au lieu de leur
ancienne captivité par quelque attrait indéfinissable, ou par le
désir de triompher de sa chute et de repaître leur ressentiment du
plaisir de le voir réduit en cendres, ne craignaient pas d'y
retourner en plein midi et de flâner autour des cachots. Ce jour-
là, on en reprit cinquante dans l'enceinte de la prison; ce qui
n'empêcha pas les autres d'y retourner, malgré tout, et de s'y
faire prendre, tout le long de la semaine, plusieurs fois par
jour, par groupes de deux ou trois. Sur les cinquante dont nous
venons de parler, il y en avait quelques-uns d'occupés à essayer
de ranimer le feu; mais en général ils ne semblaient avoir d'autre
objet que de venir errer et se promener autour de leur ancienne
résidence: car souvent on les trouva là endormis au milieu des
ruines, ou assis à causer ensemble, ou même occupés à boire et à
manger, comme dans un lieu de plaisir.

Outre les placards affichés aux portes des prisons de Fleet et du
Banc du roi, on déposa plusieurs avis pareils, avant une heure de
l'après-midi, à la porte de quelques maisons particulières; et
plus tard l'émeute proclama son intention de se saisir de la
Banque, de la Monnaie, de l'Arsenal de Woolwich et des palais
royaux. Ces avis étaient presque toujours distribués par un
porteur seul, qui tantôt, si c'était une boutique, entrait pour le
déposer, avec des menaces sanglantes peut-être, sur le comptoir;
tantôt, si c'était une maison bourgeoise, frappait à la porte, et
le remettait à la servante. Malgré la présence de la force armée
dans chaque quartier de la ville, et de la troupe nombreuse campée
dans le Park, ces messagers continuèrent la distribution de leurs
manifestes avec impunité, tout le long de la journée. On vit de
même deux jeunes garçons descendre Holborn, armés de barreaux pris
aux grilles de la maison de lord Mansfield, et quêtant de l'argent
pour les émeutiers. On vit ainsi un homme de haute taille aller à
cheval dans Fleet-Street, faire une collecte pour le même objet:
celui-là refusait de recevoir autre chose que des pièces d'or.

Il circulait aussi, dans ce moment, une rumeur qui répandait
encore plus de terreur dans toute la ville de Londres que ces
intentions même annoncées publiquement d'avance par l'émeute,
quoique tout le monde ne doutât pas que la réussite de ces
machinations ne dût entraîner une banqueroute nationale et la
ruine générale. On disait qu'ils étaient résolus à ouvrir les
portes de Bedlam et à lâcher les fous. C'était là ce qui
présentait à l'esprit de la population des images si effrayantes,
et qui menaçait en effet d'un attentat si fécond en horreurs d'un
nouveau genre, dont l'imagination même ne pouvait se rendre
compte, qu'il n'y avait pas de perte si importante ni de cruauté
si barbare dont on n'eût plus volontiers couru le risque, et que
beaucoup d'hommes jouissant de leur bon sens quelques heures
auparavant furent sur le point d'en perdre la tête.

C'est ainsi que se passa la journée: les prisonniers
déménageaient; les gens couraient çà et là dans les rues,
emportant ailleurs leurs meubles et leurs effets, des groupes
silencieux restaient debout autour des maisons ruinées; tout
commerce était suspendu; et les soldats, disposés dans l'ordre que
nous avons vu, restaient dans une complète inaction. C'est ainsi
que se passa la journée, en attendant la nuit qu'on voyait
approcher avec terreur.

Enfin, le soir, sur le coup de sept heures, le Conseil privé du
roi publia une proclamation solennelle déclarant: qu'il était
devenu nécessaire d'employer la force armée; que les officiers
avaient reçu l'ordre le plus direct et le plus formel de faire à
l'instant usage de tous les moyens en leur pouvoir pour réprimer
les troubles; que tous les sujets honnêtes de Sa Majesté étaient
invités à rester chez eux cette nuit-là, eux, leurs domestiques et
leurs apprentis. Puis on distribua aux soldats de service trente-
six cartouches par homme; on battit le tambour, et toute la troupe
fut sous les armes au soleil couchant.

Les autorités municipales, stimulées par ces mesures de rigueur,
se réunirent en assemblée générale, votèrent des remercîments aux
autorités militaires pour le concours qu'elles voulaient bien
prêter à l'administration civile, l'acceptèrent et placèrent les
corps désignés sous la direction des deux shériffs. Dans le palais
de la reine, une double garde, les yeomen de service, les
officiers des menus plaisirs, et tous les autres serviteurs,
furent placés dans les corridors et sur les escaliers, à sept
heures, avec la recommandation expresse de veiller à leur poste
toute la nuit; puis on ferma toutes les portes. Les gentlemen du
Temple et autres Inns montèrent la garde à l'intérieur de leurs
bâtiments, et firent dépaver le devant de la rue pour barricader
leurs portes. Dans Lincoln's Inn, ils cédèrent la grand'salle et
les communs à la milice du Northumberland, commandée par lord
Algernon Percy; dans quelques quartiers de la Cité, les bourgeois
s'offrirent d'eux-mêmes et, sans forfanterie, firent bonne
contenance. Des centaines de gentlemen forts et robustes vinrent
se jeter, armés jusqu'aux dents, au milieu des salles des diverses
compagnies, fermèrent à double tour et au verrou toutes les
portes, en disant aux factieux dont ils étaient entourés; «Venez-
y, si vous l'osez, et vous allez voir.» Tous ces arrangements
faits simultanément, ou à peu près, furent complétés, en attendant
qu'il fît tout à fait noir: les rues se trouvèrent comparativement
dégagées, gardées aux quatre coins et dans les abords principaux
par les troupes, pendant que des officiers à cheval allaient dans
toutes les directions, ordonnant aux traînards qu'ils pouvaient
rencontrer de rentrer chez eux, et invitant les habitants à rester
dans leurs maisons, et même, en cas de fusillade, à ne pas
approcher des fenêtres. On doubla les chaînes dressées dans les
carrefours où l'on pouvait craindre davantage l'invasion des
masses, et on y établit des postes considérables de soldats. Quand
on eut pris toutes ces précautions et qu'il fit tout à fait nuit,
les commandants attendirent le résultat avec quelque anxiété, mais
aussi avec quelque espérance que ces démonstrations vigoureuses
suffiraient pour décourager la populace et prévenir de nouveaux
désordres.

Mais ils s'étaient cruellement trompés dans leurs calculs: car,
moins d'une demi-heure après, comme si la tombée de la nuit eût
été le signal arrêté d'avance, les émeutiers, ayant pris d'abord
la précaution d'empêcher, par petites bandes, l'allumage des
réverbères, se levèrent comme une mer en furie, se montrant à la
fois sur tant de points différents, et avec une rage si
inconcevable, que les officiers qui commandaient les troupes ne
surent d'abord de quel côté se tourner ni que faire. De nouveaux
incendies éclatèrent, l'un après l'autre, dans chaque quartier de
la ville, comme si les insurgés avaient l'intention d'envelopper
la Cité dans un cercle de flammes qui, se resserrant petit à
petit, la réduirait en cendres tout entière; la foule grouillait
dans les rues comme une fourmilière, avec des cris affreux; et,
comme il n'y avait plus dehors que les perturbateurs d'un côté et
les soldats de l'autre, ceux-ci pouvaient croire qu'ils voyaient
là Londres tout entier rangé contre eux en bataille, et qu'ils
étaient seuls contre toute la ville.

En deux heures, trente-six incendies, trente-six conflagrations
importantes, étaient signalés; parmi lesquels on comptait Borough-
Clink dans Tooley-Street, le Banc du roi, la prison de la Fleet,
et le nouveau Bridewell. Chaque rue était un champ de bataille.
Dans chaque quartier, le bruit des mousquets de la troupe dominait
les clameurs et le tumulte de la populace. La fusillade commença
dans le marché à la volaille, où on avait tendu une chaîne au
travers de la chaussée; c'est là que la première décharge tua du
coup une vingtaine de factieux. Les soldats, après avoir à
l'instant emporté leurs cadavres dans l'église Saint Médard,
firent feu une seconde fois, et, serrant de près la foule qui
avait commencé à céder passage en voyant l'exécution commencer, se
reformèrent en ligne dans Cheapside et chargèrent à la baïonnette.

Les rues offraient alors un horrible spectacle. Les huées de la
canaille, les cris des femmes, les plaintes des blessés, le bruit
incessant de la fusillade, formaient un accompagnement
étourdissant et épouvantable aux diverses scènes étalées sous les
yeux à chaque bout. Là où le chemin était barré par des chaînes
était aussi le fort du combat et le plus grand nombre de victimes;
mais on peut dire qu'il n'y avait pas un carrefour important où
l'affaire ne fût pas chaude et sanglante.

À Holborn-Bridge, à Holborn-Hill, la confusion était plus grande
que partout ailleurs; car la foule qui débordait de la Cité en
deux courants impétueux, l'un par Ludgate-Hill, et l'autre par
Newgate-Street, se réunissait là et formait une masse si compacte,
qu'à chaque décharge les gens semblaient tomber par tas. On avait
posté en cet endroit un gros détachement de soldats qui tiraient
tantôt du côté de Fleet-Market, tantôt du côté de Holborn, ou de
Snowhill, balayant constamment les rues dans toutes les
directions. Là aussi il y avait plusieurs incendies considérables,
de sorte que toutes les horreurs de cette nuit terrible semblaient
s'être donné rendez-vous sur ce seul et même théâtre.

Au moins vingt fois les assaillants, ayant à leur tête un homme
qui brandissait une hache dans sa main droite, monté sur un gros
et grand cheval de brasseur, caparaçonné avec les chaînes
emportées de Newgate, dont le cliquetis accompagnait chacun de ses
pas, firent une tentative pour forcer le passage et mettre le feu
à la maison du négociant en vins. Au moins vingt fois ils furent
repoussés avec perte, ce qui ne les empêcha pas de revenir à la
charge; et, quoique le bandit qui était à leur tête fût bien
reconnaissable, et bien visible, car il n'y avait pas d'autre
factieux à cheval, pas un coup ne put l'atteindre. Chaque fois que
la fumée de la fusillade se dissipait, on était sûr de le trouver
là, appelant ses compagnons de sa voix enrouée, brandissant
toujours sa hache sur sa tête, et prenant un nouvel élan, comme
s'il portait un charme qui protégeât sa vie, et qu'il fût à
l'épreuve de la poudre et des balles.

C'était Hugh: c'était lui qu'on voyait se multiplier sur tous les
points dans l'émeute. C'était lui qui avait dirigé deux attaques
sur la Banque, qui avait aidé à renverser les baraques de péage
sur le pont de Black-Friars, et en avait semé l'argent sur le
pavé; qui avait mis le feu de sa propre main à deux prisons; qui,
ici, là, partout et toujours, était à l'avant-garde, toujours en
mouvement, frappant les soldats, encourageant la foule, faisant
entendre la musique de fer de son cheval à travers les cris et le
tapage, sans jamais être atteint ni arrêté un moment. Cerné d'un
côté, il se faisait jour de vive force ailleurs; obligé de se
retirer sur ce point, il avançait sur cet autre à l'instant même.
Repoussé de Holborn pour la vingtième fois, il poussait son cheval
à la tête d'une grosse troupe d'insurgés droit à Saint-Paul,
attaquait un poste de soldats chargés de la garde des prisonniers
derrière les grilles, les forçait à la retraite, leur prenait les
hommes dont ils devaient compte, et, avec ce renfort, revenait à
la charge, dans le délire du vin et de la rage, les excitant de
ses hourras comme un démon.

Le plus habile cavalier aurait eu bien de la peine à rester à
cheval au milieu d'une telle foule et d'un pareil tumulte mais,
quoique ce furieux roulât sur la croupe (il n'avait pas de selle)
comme un bateau ballotté par la mer, il n'était pas un instant
embarrassé de se tenir ferme et de diriger sa monture partout où
il voulait. Dans les rangs les plus épais et les plus pressés, sur
les cadavres et les débris enflammés, tantôt sur les trottoirs,
tantôt sur la chaussée, tantôt poussant son cheval sur les marches
d'un perron pour mieux se faire voir de son parti, tantôt enfin se
frayant un passage dans une masse d'êtres vivants, si serrée et si
compacte qu'on n'aurait pas pu en couper une tranche avec la lame
d'un couteau, il allait toujours, sûr de surmonter tous les
obstacles à son gré. Et peut être est-ce à cette circonstance même
qu'il devait de n'avoir pas encore reçu une balle: car son audace
extrême, et la certitude où l'on était qu'il devait être un de
ceux dont la proclamation officielle avait mis à prix la capture,
inspiraient aux soldats le désir de le prendre vivant et
détournaient bien des coups qui, sans cela, ne se seraient pas
égarés loin de lui.

Le négociant et M. Haredale, ne pouvant plus rester tranquillement
assis à écouter le bruit, sans voir ce qui se passait, avaient
grimpé sur le toit de la maison, et là, cachés derrière une pile
de cheminées, ils regardaient en bas avec précaution dans la rue;
ils avaient quelque espérance qu'après tant d'attaques toujours
repoussées, les assaillants allaient céder, quand un grand cri
leur annonça qu'un parti nouveau arrivait de l'autre côté, et
quand l'effroyable fracas de ces fers maudits les avertit en même
temps que c'était encore Hugh qui était à la tête de cette troupe.
Les soldats s'étaient avancés dans Fleet-Market, où ils étaient
occupés à disperser la foule devant eux; ce qui permit aux
assaillants de marcher sans rencontrer d'obstacle et d'arriver
bientôt devant la maison.

«Tout est perdu maintenant, dit le négociant: dans une minute
voilà cinquante mille livres sterling qui vont être jetées dans la
rue. Il faut nous sauver. Nous ne pouvons plus rien faire, trop
heureux si nous pouvons seulement échapper.»

Leur première idée avait été de se glisser comme ils pourraient le
long des toits des maisons, et d'aller frapper à la fenêtre de
quelque mansarde pour qu'on leur permît de passer par là, et de
descendre dans la rue afin de se sauver. Mais un autre cri, plus
furieux encore, monta de la populace, dont tous les visages en
l'air étaient tournés vers eux, et leur apprit qu'ils étaient
découverts, que même on avait reconnu M. Haredale: car Hugh, le
voyant en plein, à la lueur du feu qui éclairait ce côté de la
maison _a giorno_, l'appela par son nom, en jurant qu'il voulait
avoir sa vie.

«Laissez-moi, dit M. Haredale au négociant, et au nom du ciel, mon
bon ami, sauvez-vous... Viens y donc, marmottait-il entre ses
dents en se tournant du côté de Hugh, et en lui faisant face, sans
prendre davantage aucun souci de se cacher. Le toit est haut et,
si une fois je t'y tiens, je te réponds que nous mourrons
ensemble.

-- Folie! dit l'honnête marchand en le tirant par derrière; folie
toute pure! Entendez raison, monsieur; mon bon monsieur, entendez
raison. Je ne pourrais plus maintenant me faire ouvrir en allant
cogner à quelque fenêtre, et, quand je le pourrais, je ne
trouverais personne d'assez hardi pour favoriser ma fuite.
Traversons les caves; il y a là sur la rue de derrière une espèce
de passage par où nous entrons et sortons les tonneaux. Ne perdez
pas un instant: venez avec moi... pour nous deux... pour moi...
mon cher monsieur.»

Tout en parlant, tout en tirant M. Haredale, il put, comme lui,
jeter un coup d'oeil sur la rue; un simple coup d'oeil, mais qui
suffit pour leur montrer la foule se resserrant et se pressant
contre la maison: les uns avec des armes courant au premier rang
pour enfoncer les portes et les fenêtres; les autres apportant des
tisons du feu voisin; d'autres, le nez en l'air, suivant des yeux
leur course sur les toits et les montrant à leurs compagnons;
tous, furieux et mugissants, comme les flammes qu'ils avaient
allumées. Ils virent des hommes avides des trésors de liqueurs
fortes qu'ils savaient entassés là, ils en virent d'autres, qui
avaient été blessés, étendus par terre pour y mourir, dans les
allées d'en face, misérables abandonnés, au milieu de ce vaste
rassemblement; ici une femme tout effrayée qui cherchait à
s'échapper; là un enfant perdu; plus loin un ignoble ivrogne, qui,
sans s'apercevoir seulement d'une blessure mortelle qu'il avait
reçue à la tête, criait et se battait jusqu'à la fin. Ils virent
tout cela distinctement, même avec une foule d'incidents
vulgaires, comme un homme qui avait perdu son chapeau, ou qui se
retournait, ou qui se baissait, ou qui donnait une poignée de main
à un autre, mais d'un coup d'oeil si rapide que, rien que le temps
de faire un pas pour se retirer, ils avaient perdu de vue tout ce
spectacle, et ne voyaient plus que leur pâleur mutuelle, et le
ciel en feu sur leurs têtes.

M. Haredale céda aux prières de son compagnon, plutôt parce qu'il
était résolu à le défendre, que par souci de sa propre vie et pour
assurer sa fuite; ils rentrèrent donc dans la maison et
redescendirent ensemble l'escalier. Les coups roulaient comme le
tonnerre sur les volets; les pinces travaillaient déjà sous la
porte; les vitres tombaient des croisées: une lumière éclatante
brillait par les plus minces ouvertures, et ils entendaient parler
les meneurs si près de chaque trou de serrure ou autre, qu'on
aurait dit que ces brigands leur murmuraient à l'oreille d'une
voix enrouée des menaces de mort. Ils n'eurent que le temps
d'arriver au bas des degrés de la cave et de fermer la porte
derrière eux: la populace était entrée dans la maison.

Les voûtes étaient d'une obscurité profonde, et, comme ils
n'avaient ni torche ni chandelle (ils se seraient bien gardés de
trahir ainsi leur lieu de refuge), ils étaient obligés de chercher
leur chemin à tâtons. Mais ils ne furent pas longtemps sans y voir
clair: car ils n'avaient encore fait que quelques pas, lorsqu'ils
entendirent l'émeute forcer la porte, et, en jetant derrière eux
un regard sous les arcades du corridor, ils purent les voir de
loin se précipiter çà et là avec des flambeaux, mettre les
tonneaux en perce, défoncer les cuves, tourner à droite à gauche
dans les celliers, et se jeter à plat ventre pour boire aux
ruisseaux de spiritueux qui déjà coulaient sur le sol.

Les deux fugitifs n'en pressaient que mieux le pas, et déjà ils
avaient pénétré jusqu'à la dernière voûte qui les séparait du
passage, quand tout à coup, dans la direction où ils allaient, une
vive lumière vint éclairer leurs visages, et, avant même qu'ils
eussent pu se jeter sur le côté, ou faire un pas en arrière, ou
chercher une cachette, deux hommes, dont l'un portait une torche,
arrivèrent sur eux et s'écrièrent, dans une espèce de murmure de
saisissement: «Les voilà!»

Au même instant ils jetèrent la coiffure postiche dont ils
s'étaient affublés. M. Haredale vit devant lui Édouard Chester, et
puis après, quand le négociant étonné eut la force d'ouvrir la
bouche pour prononcer ce nom... Joe Willet.

Vraiment oui! c'était bien Joe Willet en personne, le même Joe
(avec un bras de moins pourtant), qui, tous les ans, faisait à
chaque trimestre un voyage sur la jument grise pour venir payer le
mémoire du rougeaud marchand de vins. Et c'était ce même rougeaud
marchand de vins, ci-devant de Thomas-Street, qui en ce moment le
regardait en face et l'appelait par son nom.

«Donnez-moi la main, dit Joe doucement et, qui plus est, la
prenant de lui-même bon gré mal gré, n'ayez pas peur de secouer la
mienne: elle est à vous de bon coeur; malheureusement elle n'a
plus sa camarade. Mais, avez-vous bonne mine! quel gaillard vous
faites! Et vous... que Dieu vous bénisse, monsieur. Prenez
courage, prenez courage. Nous les retrouverons, allez! n'ayez pas
peur; nous n'avons pas perdu notre temps.»

Il y avait dans le langage de Joe quelque chose de si franc et de
si honnête, que M. Haredale, involontairement, lui mit la main
dans la main, quoique leur rencontre ne laissât pas de lui être un
peu suspecte. Mais le regard qu'il lança en même temps à Édouard
Chester, la discrétion avec laquelle ce jeune gentleman se tenait
à l'écart, n'échappèrent pas à Joe, qui se mit à dire hardiment,
en jetant aussi un coup d'oeil du côté d'Édouard:

«Les temps sont bien changés, monsieur Haredale, et voilà le
moment venu de distinguer nos amis de nos ennemis et de ne pas
prendre les uns pour les autres. Permettez-moi de vous dire que,
sans ce gentleman, il est bien probable que vous ne seriez plus en
vie à cette heure, ou que vous seriez pour le moins grièvement
blessé.

-- Que dites-vous là? lui demanda M. Haredale.

-- Je dis premièrement qu'il ne fallait déjà pas être capon pour
aller dans la foule, déguisé comme un gueux de leur clique: mais
passons là-dessus, j'y songe, puisque je me trouvais dans le même
cas; secondement, que c'est une action brave et glorieuse (voilà
comme je l'appelle), d'avoir porté à ce gredin-là un coup qui l'a
descendu de son cheval, et sous leurs yeux.

-- Quel gredin? sous les yeux de qui?

-- Quel gredin, monsieur! dit Joe. Un gredin qui ne vous veut
guère de bien et qui a bien en lui l'étoffe de vingt gredins, ou
plutôt de vingt diables. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je le
connais. S'il avait été une fois dans la maison, il vous aurait
bien trouvé, lui, n'importe où. Les autres n'ont pas de rancune
particulière contre vous, et, tant qu'ils ne vous verront pas, ils
ne songeront qu'à boire à mort. Mais nous perdons là notre temps.
Êtes-vous prêt?

-- Oui, dit Édouard. Éteignez la torche, Joe, et en avant. Surtout
du silence, et vous serez un bon garçon.

-- Silence ou pas, murmura Joe en jetant la torche allumée par
terre et en l'écrasant avec son pied, en même temps qu'il prenait
M. Haredale par la main; c'est égal: c'était toujours une action
brave et glorieuse... ça y est.»

M. Haredale et le digne négociant étaient trop étonnés et trop
pressés pour faire d'autres questions: ils suivirent donc leurs
guides en silence. Seulement, d'après deux mots de chuchotement
entre eux et le brave marchand sur le moyen le plus sûr de sortir
de là, il apprit qu'ils étaient entrés par la porte de derrière,
grâce à la connivence de John Grueby, qui faisait le guet dehors
avec la clef dans sa poche et qu'ils avaient mis dans leur
confidence. Comme il y avait justement une bande d'insurgés qui
arrivaient de ce côté au moment où ils venaient d'entrer, John
avait refermé la porte à double tour, et était allé chercher des
soldats pour couper la retraite à ces malfaiteurs.

Cependant, comme la porte de devant était enfoncée, et que cette
petite troupe, impatiente de se ruer sur les liquides, n'avait pas
envie de perdre son temps à en enfoncer une autre, elle avait fait
le tour et était entrée par Holborn avec les autres, laissant tout
à fait libre et déserte l'étroite ruelle sur laquelle donnait le
derrière de la maison. Ainsi donc, quand M. Haredale et ses
compagnons eurent rampé par le passage qu'avait indiqué le
négociant (ce n'était qu'une espèce de trappe mobile pour passer
les tonneaux), et qu'ils eurent réussi, avec quelque difficulté, à
déchaîner et lever la porte du fond, ils débouchèrent dans la rue
sans avoir été observés ni interrompus par personne. Joe, qui
n'avait pas lâché M. Haredale, et Édouard, qui tenait bon aussi
avec le négociant, se dépêchèrent de filer par les rues d'un pas
rapide; se jetant seulement, par occasion, à l'écart, pour laisser
passer quelques fugitifs, ou pour ne pas embarrasser la marche de
quelques soldats qui arrivaient derrière eux au pas de course, et
dont les questions, quand ils s'arrêtèrent pour leur en faire,
furent tout de suite satisfaites par un mot de réponse que Joe
leur glissa à l'oreille.




CHAPITRE XXVI.


Pendant que Newgate brûlait, la nuit précédente, Barnabé et son
père, après avoir passé de main en main à travers la foule,
s'arrêtèrent dans Smithfield, derrière la populace, à contempler
les flammes comme des gens qui venaient de se réveiller en
sursaut. Il s'écoula quelques moments avant qu'ils pussent
reconnaître distinctement où ils étaient, et comment ils y étaient
venus, oubliant, pendant qu'ils restaient là spectateurs inactifs
et nonchalants de l'incendie, qu'ils avaient dans les mains des
outils qu'on leur avait donnés pour se délivrer eux-mêmes de leurs
fers.

Barnabé, tout enchaîné qu'il était, n'aurait rien eu de plus
pressé, s'il avait suivi son instinct, ou qu'il eût été seul, que
de revenir se mettre aux côtés de Hugh, que son intelligence
bornée lui représentait en ce moment comme brillant d'un nouveau
lustre, depuis qu'il voyait en lui son libérateur et son plus
fidèle ami. Mais la terreur que son père éprouvait à rester dans
les rues se communiqua bientôt à son esprit, quand il eut compris
toute l'étendue de ces craintes, et lui inspira le même
empressement à chercher ailleurs leur salut.

Dans un coin du marché, au milieu des stalles à bétail, Barnabé
s'agenouilla, et se mit à briser les fers de son père, en
s'arrêtant de temps en temps pour lui passer sur la figure une
main caressante, ou pour le regarder avec un sourire. Lorsqu'il
l'eut vu se dresser, libre, sur ses pieds, et qu'il se fut
abandonné au transport de joie que lui causait cette vue, il se
mit à l'ouvrage pour son propre compte, et bientôt ses chaînes
tombant avec fracas laissèrent ses membres souples et dégagés.

Quand cette tâche fut achevée, ils se glissèrent ensemble
furtivement, passèrent devant des groupes de gens rassemblés
autour de quelque misérable, accroupi devant eux, pour le cacher
aux yeux des passants mais sans pouvoir empêcher qu'on entendit
retentir le bruit des marteaux, qui annonçaient assez haut qu'ils
étaient aussi occupés de la même besogne. Les deux fugitifs se
dirigèrent du côté de Clerkenwell, puis de là gagnèrent Islington,
comme la sortie de Londres la plus voisine, et se trouvèrent en un
moment dans les champs. Après avoir erré longtemps, ils trouvèrent
dans un pâturage, près de Finchley, un misérable hangar dont les
murs étaient de pisé et le toit de broussailles et de bruyère;
c'était un abri destiné aux bestiaux, mais il était désert pour
l'instant. C'est là qu'ils se couchèrent pour y passer la nuit.
Ils errèrent encore de tout côté, quand le jour fut venu, et
Barnabé alla seul une fois vers un petit hameau à deux ou trois
milles de là, pour y acheter du pain et du lait. Mais n'ayant pas
trouvé de meilleur lieu de retraite, ils revinrent au même
endroit, et s'y couchèrent encore en attendant la nuit.

Il n'y a que Dieu qui puisse dire avec quelle vague idée de devoir
et d'affection, avec quelle étrange inspiration de la nature,
aussi claire pour lui que pour un homme qui aurait eu
l'intelligence la plus radieuse et les facultés les plus
développées; avec quelle obscure souvenance des enfants dont il
partageait les jeux quand il était enfant lui-même, et qui lui
parlaient toujours de leur père, de leur amour pour lui, de son
amour pour eux; par quelles associations de souvenirs obscurs de
la douleur, des larmes et du veuvage de sa mère, il soignait cet
homme et veillait tendrement sur lui. Mais si vagues, si confuses
que fussent ces idées qui étaient venues l'émouvoir par degrés,
c'est à elles qu'il devait le chagrin qu'il montrait en regardant
son visage égaré, les larmes qui inondaient ses yeux en se
baissant pour l'embrasser, le soin avec lequel il l'éveillait tout
content au milieu de ses pleurs, l'abritant du soleil, l'éventant
avec des branchages, la calmant dans les sursauts de son
sommeil... Ah! quel sommeil agité!... et se demandant si elle,
elle ne voudrait pas bientôt les rejoindre, pour que leur bonheur
fût complet. Il resta assis près de lui tout le jour, l'oreille au
guet, pour écouter le pas de sa mère à chaque souffle de l'air,
cherchant au loin son ombre sur les herbes mollement balancées par
le vent, tressant les fleurs des haies pour qu'elle en eût le
plaisir quand elle arriverait, et lui aussi quand il
s'éveillerait; enfin se baissant de temps en temps pour écouter
les murmures des rêves de son père, et pour s'étonner qu'il ne
goûtât pas un meilleur repos dans un lieu si tranquille.

Le soleil disparut, la nuit vint et le trouva aussi paisible, tout
entier à ces pensées, comme s'il n'y avait qu'eux au monde, et que
le lourd nuage de fumée qu'on voyait de loin suspendu sur
l'immense cité ne recelât ni vices, ni crimes, ni vie, ni mort, ni
aucun sujet d'inquiétude... comme si c'était seulement le vide de
l'air.

Mais l'heure était enfin venue où il fallait qu'il allât seul
chercher l'aveugle (quel bonheur pour lui!) et le ramener là, en
prenant grand soin qu'on ne l'épiât et qu'on ne le suivît en
chemin. Il écouta bien les instructions qu'il devait observer, les
répéta souvent pour être sûr de les retenir, et, après être revenu
deux ou trois fois sur ses pas pour faire une surprise à son père,
en riant à coeur joie, il finit par partir sérieusement pour
accomplir sa commission, en lui recommandant d'avoir soin de Grip,
qu'il n'avait pas oublié d'emporter de la prison dans ses bras.

Agile et impatient de revenir, il ne fut pas long à gagner la
ville; cependant, quand il arriva, les incendies étaient déjà
allumés et insultaient aux ténèbres de la nuit avec leur éclat
affreux. À son entrée dans la ville, peut-être ce changement
venait-il de ce qu'il n'avait plus là près de lui ses anciens
compagnons, et qu'il n'était point chargé d'une commission
violente; peut-être aussi cela venait-il de la beauté de la
solitude, où il avait passé la journée, ou des pensées qui
l'avaient occupé, mais enfin Londres lui parut peuplé d'une légion
de démons. Cette fuite et cette poursuite, cette dévastation
cruelle par le fer et la flamme, ces cris effrayants, ce tapage
étourdissant, il se demandait si c'était bien là la noble cause du
bon lord.

Malgré la stupeur où le plongeait cette scène sauvage, il trouva
pourtant le logis de l'aveugle. Tout était fermé: il n'y avait
personne. Il attendit longtemps, mais en vain. Il finit par s'en
aller, et, comme il apprit justement en ce moment-là que les
soldats venaient de tirer, et qu'il devait y avoir beaucoup de
morts, il se dirigea vers Holborn, où on lui avait dit qu'était le
grand rassemblement; il voulait essayer d'y rencontrer Hugh, pour
lui persuader d'éviter le danger et de revenir avec lui.

S'il avait été abasourdi et dégoûté du tumulte tout à l'heure, son
horreur ne fit que redoubler en pénétrant dans ce tourbillon de
l'émeute, et lorsqu'il en eut sous les yeux ce terrible spectacle,
sans y prendre part. Mais enfin, là, au beau milieu, dominant le
reste des insurgés, tout près de la maison qu'on attaquait alors,
Hugh était à cheval, appelant, animant tous les autres.

Le tumulte qui l'entourait, la chaleur étouffante, les cris, les
craquements, tout cela lui faisait mal au coeur; cependant il
pénétra de force au travers de la foule, reconnu de bien des gens
qui se reculaient eu poussant des bravos pour le laisser passer,
et il arrivait justement auprès de Hugh, au moment où il proférait
des menaces sauvages contre quelqu'un; mais contre qui et
pourquoi, l'extrême confusion de cette scène ne permettait pas à
Barnabé de le savoir. Au même instant, la foule se précipita dans
la maison dont elle avait brisé la porte, et Hugh... il fut
impossible de savoir comment... tomba à terre tout de son long.

Barnabé était à côté de lui, quand il se remit sur ses pieds,
encore tout chancelant; heureusement pour lui qu'il fit entendre
sa voix, car Hugh levait sa hache pour lui fendre le crâne en
deux.

«Barnabé!... vous! Quelle était donc la main qui m'a jeté par
terre?

-- Ce n'est toujours pas la mienne.

-- Qui donc est-ce?,... je vous demande qui c'est? cria-t-il en
vacillant et en regardant autour de lui d'un air farouche. Voyons!
dépêchons-nous! où est-il? qu'on me le montre.

-- Vous avez du mal,» lui dit Barnabé; et, en effet, il était
blessé à la tête, d'abord du coup qu'il avait reçu, et puis d'une
ruade de son cheval. «Venez-vous-en avec moi.»

En même temps il prit en main la bride, tourna le cheval, et
entraîna Hugh à quelques pas de là. Cela suffit pour les dégager
de la foule qui se précipitait de la rue dans les caves du
négociant en vins.

«Où donc?... où donc est Dennis? dit Hugh s'arrêtant tout court et
saisissant Barnabé de son bras vigoureux. Où est-il resté tout le
jour? Qu'est-ce qu'il voulait dire en me laissant là, hier au
soir, dans la prison? Dites-moi ça... le savez-vous?»

En faisant tourner son arme dangereuse, il tomba par terre, étendu
comme un chien. Une minute après, quoique exalté déjà jusqu'à la
frénésie par la boisson et par sa blessure à la tête, il rampa
jusqu'à un courant d'eau-de-vie enflammée qui coulait dans le
ruisseau, et se mit à en boire comme de l'eau.

Barnabé le tira de là et le força à se relever. Quoiqu'il ne fût
capable ni de marcher ni de se tenir debout, il se dirigea
involontairement en trébuchant jusqu'à son cheval, grimpa sur son
dos et s'y tint attaché. Après de vains efforts pour dépouiller
l'animal de ses harnais sonores, Barnabé sauta en croupe derrière
Hugh, attrapa la bride, tourna dans Leather-Lane, qui était tout
près de là, et mit à un bon trot le coursier effrayé.

Cependant, avant de sortir de la rue, il regarda derrière lui: il
regarda un spectacle tel qu'il ne devait plus s'effacer jamais,
même de sa pauvre mémoire, dût-il vivre cent ans. La maison du
négociant en vins, avec une demi-douzaine de maisons voisines,
n'était plus qu'une grande et brûlante fournaise. Toute la nuit,
personne n'avait essayé d'éteindre les flammes ou d'en arrêter le
progrès; mais, pour le moment, un détachement de soldats étaient
sérieusement occupés à abattre deux maisons en bois qui étaient à
chaque instant en danger de prendre feu, et qui ne pouvaient
manquer, si on les laissait s'enflammer, d'étendre au loin
l'incendie. La chute bruyante des murs vacillants et des énormes
pièces de charpente; les huées et les vociférations de la foule
furieuse, la fusillade lointaine d'autres détachements militaires;
les regards éplorés et les cris de détresse de ceux dont les
habitations étaient en péril; la course errante des gens effrayés
qui emportaient leurs effets; la réflexion, sur chaque partie du
ciel, des flammes d'un rouge de sang qui s'élançaient dans l'air,
comme si le dernier jour était enfin venu et que tout l'univers
fût en feu; la poussière, la fumée, les tourbillons de flammèches
qui venaient roussir et allumer tous les objets sur lesquels elles
tombaient; les bouffées de chaleur malsaine qui venaient tout
infecter; les étoiles, la lune, le ciel même, éclipsés: tout cela
présentait un tel spectacle de ruine et de terreur, qu'on eût dit
que le firmament était effacé du coup, et que la nuit, avec son
repos tranquille et sa lumière douce, ne reviendrait plus jamais
visiter la terre.

Mais voici un spectacle bien pire encore; pire cent fois que le
feu et la fumée, et même que la rage insensée, impitoyable de la
canaille! Les gouttières de la rue, et chaque crevasse, chaque
fissure dans les pierres de la muraille, versaient les spiritueux
enflammés, qui, bientôt endigués par des mains actives,
débordaient sur le trottoir et la chaussée et formaient une grande
mare où les gens tombaient morts par douzaines. Ils étaient
couchés par tas autour de ce lac effroyable, maris et femmes,
pères et fils, mères et filles, des femmes avec des enfants dans
leurs bras ou contre leur mamelle, et là ils buvaient jusqu'à la
mort. Pendant que les uns étaient penchés, pressant leurs lèvres
sur le bord pour ne jamais relever la tête, d'autres, d'un bond,
s'arrachaient à cette boisson de feu, et se mettaient à danser,
moitié dans les transports d'un triomphe insensé, moitié dans
l'agonie d'une suffocation dévorante, jusqu'à ce qu'enfin ils
tombaient là, plongeant leurs cadavres dans la liqueur qui les
avait tués. Eh bien! cela même, ce n'était pas encore la mort la
plus cruelle et la plus effrayante qu'on eût à déplorer cette
nuit-là. Du fond des celliers enflammés où ils avaient bu dans
leurs chapeaux, dans des seaux, dans des baquets, des cuviers, des
souliers, on tira quelques hommes encore vivants, mais qui
n'étaient qu'une flamme, des pieds à la tête. Dans l'angoisse de
leurs souffrances insupportables, avides de tout ce qui
ressemblait à de l'eau, ils roulaient leurs corps sifflants dans
cet étang hideux, et lançaient à droite et à gauche des
éclaboussures du feu liquide qui lapait tout ce qu'il rencontrait
dans sa course, n'épargnant pas plus les vivants que les morts.
Dans cette dernière nuit des grands troubles, car ce fut la
dernière, les malheureuses victimes d'une révolte absurde
devinrent elles-mêmes la cendre et la poussière des flammes
qu'elles avaient allumées, et jonchèrent de leurs débris
méconnaissables les rues et les places de Londres.

L'âme profondément empreinte de ce souvenir ineffaçable qu'un seul
coup d'oeil avait suffi pour lui révéler dans sa fuite, Barnabé
sortit en courant de la ville qui recelait de telles horreurs; et
baissant la tête pour ne pas même voir la lueur des feux souiller
le tranquille paysage qui s'étendait sous ses yeux, il fut bientôt
sur la route des champs paisibles.

Il s'arrêta environ à un demi-mille du hangar où était couché son
père, et faisant comprendre avec quelque difficulté à Hugh qu'il
fallait descendre là, il jeta le harnais du cheval au fond d'une
mare d'eau stagnante, et abandonna l'animal à lui-même. Après cela
il soutint son compagnon du mieux qu'il put, et l'emmena tout
doucement du côté de leur asile.




CHAPITRE XXVII.


On était au coeur de la nuit, et d'une nuit très noire quand
Barnabé, avec son trébuchant ami, s'approcha de l'endroit où il
avait laissé son père; cependant il put le voir se dérobant dans
les ténèbres, car il ne se fiait pas même à son fils, et se
retirant d'un pas rapide. Après lui avoir crié deux ou trois fois,
mais sans succès, qu'il pouvait revenir, qu'il n'y avait rien à
craindre, il laissa tomber Hugh sur le sol et se mit à la
recherche de son père pour le ramener.

L'autre continua de se glisser furtivement dans l'ombre, jusqu'à
ce que Barnabé l'eût rattrapé. Alors il se retourna, et lui dit
d'une voix terrible, quoique étouffée:

«Laisse-moi aller. Ne me touche pas. Tu l'as dit à ta mère, et
vous vous êtes entendus pour me trahir.»

Barnabé le regarda en silence.

«Tu as vu ta mère?

-- Non, cria Barnabé avec ardeur. Oh! non, il y a bien
longtemps... plus longtemps que je ne puis dire. Il doit bien y
avoir un an. Est-ce qu'elle est ici?»

Son père le regarda fixement quelques instants, puis il lui dit en
se rapprochant de lui, car, rien qu'à voir sa figure et à
l'entendre parler, il était impossible de douter de sa sincérité:

«Qu'est-ce que c'est que cet homme-là?

-- Hugh... c'est Hugh. Pas davantage, vous savez bien. Ce n'est
pas celui-là qui vous fera du mal. Comment! vous aviez peur de
Hugh! ha! ha! ha! peur de ce bon gros vieux farceur de Hugh!

-- Je vous demande qui il est, reprit l'autre d'un ton si farouche
que Barnabé s'arrêta au beau milieu de ses éclats de rire, et
recula quelques pas, le regardant d'un air de stupéfaction et de
terreur.

-- Dieu! êtes-vous sévère! vous me faites trembler, comme si vous
n'étiez pas mon père. Pourquoi donc me parlez-vous comme cela?

-- Je veux, répondit-il en repoussant la main que son fils, d'un
air timide, posait, pour l'apaiser, sur sa manche, je veux une
réponse, et au lieu de cela vous me répliquez par les
plaisanteries et des questions. Quel est l'homme que vous venez
d'amener dans notre cachette, pauvre imbécile? et où est
l'aveugle?

-- Je ne sais pas où il est. Sa maison était fermée. J'ai attendu,
sans voir personne venir: ce n'est pas ma faute. Quant à celui-ci,
c'est Hugh... le brave Hugh, qui a enfoncé cette odieuse prison
pour nous délivrer. Ah! dites à présent que vous ne l'aimez pas,
hein? n'est-ce pas que vous l'aimez?

-- Pourquoi est-il couché par terre?

-- Il a fait une chute, et puis il a trop bu. Les champs, les
arbres, tout ça tourne, tourne, tourne autour de lui, et la terre
lui manque sous les pieds. Vous le connaissez bien! vous vous le
rappelez! Tenez! regardez-le.»

En effet ils étaient revenus à l'endroit où il était couché, et
ils se baissèrent sur lui tous les deux pour voir sa figure.

«Bien! je me le rappelle, murmura le père. Pourquoi l'avez-vous
amené ici?

-- Parce qu'il aurait été tué, si je l'avais laissé là-bas. Si
vous aviez vu comme on tirait des coups de fusil et comme le sang
coulait! La vue du sang ne vous fait-elle pas trouver mal, mon
père? Je vois bien que si, à votre figure. C'est comme moi...
qu'est-ce que vous regardez donc?

-- Rien, dit l'assassin doucement, après avoir reculé un pas ou
deux pour regarder avec les lèvres serrées et l'oeil fixe par-
dessus la tête de son fils. Rien.»

Il resta dans la même attitude et avec la même expression dans ses
traits pendant quelques minutes; puis il promena lentement son
regard autour du lui, comme s'il avait perdu quelque chose, et
revint en frissonnant vers le hangar.

«Voulez-vous que je l'emporte là-dedans, père?» demanda Barnabé
qui était resté, pendant ce temps-là, à regarder aussi, sans
savoir ce que cela voulait dire.

Il ne répondit que par un gémissement étouffé, en se couchant par
terre enveloppé de son manteau jusque par-dessus la tête, et se
retira dans le coin le plus obscur.

Voyant qu'il n'y avait pas moyen, pour le moment, d'éveiller Hugh
ou de lui faire reprendre ses sens, Barnabé le traîna sur l'herbe
et le coucha sur un petit tas de foin et de paille de rebut, dont
il avait déjà lui-même fait son lit, après avoir commencé par
apporter un peu d'eau d'un ruisseau voisin, pour laver sa blessure
et lui nettoyer les mains et la figure. Ensuite il se coucha lui-
même, entre eux deux, pour y passer la nuit, et, la face tournée
vers les étoiles, il tomba dans un profond sommeil.

Réveillé de bonne heure, le lendemain matin, par l'éclat du
soleil, le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes, il
laissa dormir les autres dans la hutte, pour aller se promener un
peu et respirer cet air doux et frais. Mais il sentit que ses sens
harassés, accablés, alourdis par les terribles scènes de la veille
et des autres soirées précédentes, se refusaient à jouir des
beautés du jour naissant, dont il avait si souvent goûté la
douceur avec un plaisir infini. Il pensa à ces matinées heureuses
où il allait avec ses chiens, bondissant comme lui, au travers des
plaines et des bois, et ce souvenir lui remplit les yeux de
larmes. Il ne se reprochait pas, Dieu le bénisse! d'avoir fait le
moindre mal, et il n'avait pas changé de sentiment sur la justice
de la cause où il s'était engagé, ou des hommes qui la
défendaient: mais il était, en ce moment, plein de soucis, de
regrets, de souvenirs effrayants; il souhaitait, pour la première
fois, que tel ou tel événement ne fut jamais arrivé, et qu'on eût
épargné à bien des gens tant de chagrins et de souffrances. Il
commença aussi à songer combien ils seraient heureux, son père, sa
mère, Hugh et lui, s'ils s'en allaient ensemble demeurer dans
quelque endroit solitaire, où il n'y eût aucun de ces troubles à
craindre; peut-être l'aveugle, qui parlait de l'or en connaisseur,
et qui lui avait confié qu'il avait de grands secrets pour en
gagner, pourrait-il leur apprendre à vivre sans ressentir
l'aiguillon de la faim et du besoin. À ce propos, il regretta
encore davantage de ne pas l'avoir vu la nuit dernière, et il
méditait encore là-dessus, quand son père vint lui toucher
l'épaule.

«Ah! cria Barnabé, tressaillant au sortir de sa rêverie. Ce n'est
que vous!

-- Qui donc vouliez-vous que ce fût?

-- Je croyais presque que c'était l'aveugle. Il faut, père, que
j'aie avec lui un bout de conversation.

-- Et moi aussi: car, si je ne le vois pas, je ne sais plus où
fuir ni que faire, et j'aimerais mieux la mort que de perdre mon
temps ici. Il faut que vous alliez tout de suite le voir et que
vous me l'ameniez ici.

-- Vraiment? s'écria Barnabé charmé. À la bonne heure, mon père.
C'est tout ce que je demandais.

-- Mais c'est lui qu'il faut me ramener, et pas d'autre. Surtout,
quand vous devriez l'attendre à sa porte pendant vingt-quatre
heures, attendez toujours, et ne revenez pas sans lui.

-- N'ayez pas peur, cria-t-il gaiement. Je vous l'amènerai, je
vous l'amènerai.

-- Mettez bas ces babioles, dit le père en lui arrachant les bouts
de ruban et les plumes qu'il portait à son chapeau, et jetez mon
manteau par-dessus vos habits. Faites bien attention à votre
démarche; du reste, on est trop occupé d'autre chose dans les rues
pour qu'on vous remarque. Quant à votre retour, ne vous en
inquiétez pas; il saura bien y pourvoir en toute sûreté.

-- Je crois bien! dit Barnabé, certainement qu'il y pourvoira.
C'est ça un habile homme, n'est-ce pas, mon père, et bien capable
de nous apprendre le moyen de devenir riches? Oh! je le connais
bien, je le connais bien.»

Il fut bientôt habillé, et aussi bien déguisé que possible. Cette
fois il avait le coeur plus léger en entreprenant ce second
voyage, et en laissant Hugh, encore abruti par l'ivresse, étendu
par terre sous le hangar, avec son père qui se promenait devant,
de long en large.

L'assassin, en proie aux plus tristes pensées, le regarda partir,
et se remit à marcher comme tout à l'heure, troublé par le moindre
murmure de l'air dans les branches, et par l'ombre la plus légère
que les nuages en passant jetaient sur les prés émaillés de
marguerites. Il était impatient de voir son fils revenu sain et
sauf, et cependant, quoique sa vie et sa sûreté en dépendissent,
il n'était pas fâché de le voir parti. Le profond sentiment
d'égoïsme que lui inspiraient ses crimes, toujours présents à ses
yeux avec leurs conséquences actuelles ou futures, absorbait et
faisait entièrement disparaître toute pensée de Barnabé, comme
étant son fils. Bien plus, la présence de ce malheureux était pour
lui un reproche pénible et cruel; il retrouvait dans ses yeux
égarés les terribles images de cette nuit criminelle. Son visage
de l'autre monde, son esprit informe, représentaient à l'assassin
une créature qui avait pris naissance dans le sang de sa victime.
Il ne pouvait supporter son regard, sa voix, son toucher. Et
pourtant il se voyait forcé, par sa condition désespérée et son
unique chance d'échapper au gibet, de l'avoir à ses côtés et de
reconnaître qu'il ne pouvait sans lui songer à se soustraire à la
mort.

Il se promena donc de long en large, sans repos, tout le jour,
roulant ces pensées dans son esprit, et Hugh était encore étendu,
sans le savoir, sous le hangar. À la fin, au moment où le soleil
allait se coucher, Barnabé revint, amenant l'aveugle et causant
avec lui d'un air animé tout le long du chemin.

L'assassin s'avança à leur rencontre, et ordonnant à son fils
d'aller parler à Hugh qui venait de se dresser sur ses pieds, il
le remplaça près de l'aveugle, et le suivit à pas lents du côté du
hangar.

«Pourquoi l'avoir envoyé, _lui_? dit Stagg. Ne saviez-vous pas que
c'était le moyen de le perdre, sitôt qu'on l'aurait reconnu?

-- Ne vouliez-vous pas que j'y allasse moi-même? répliqua l'autre.

-- Hem! peut-être que non. J'étais devant la prison mardi soir;
mais, dans la foule, je vous ai manqué. On a fait hier soir de
fameuse besogne... oh! mais de la jolie besogne!... une besogne
profitable, ajouta-t-il en faisant sonner l'argent dans son
gousset.

-- Avez-vous...

-- Vu votre bonne dame?... Certainement.

-- Eh bien! n'avez-vous rien à me dire de plus?

-- Oh! je vais vous dire tout, reprit l'aveugle en éclatant de
rire. Pardon, mais j'aime à vous voir si impatient: c'est signe
d'énergie.

-- Consent-elle à dire le mot qui peut me sauver?

-- Non, répondit l'aveugle d'un ton décidé, en tournant vers lui
son visage. Non; voici ce que c'est: elle a été à deux doigts de
la mort, depuis qu'elle a perdu son cher fils... elle est restée
privée de sentiment, enfin, je ne sais pas quoi. Je l'ai été
chercher dans un hôpital, et me suis présenté (sauf votre
permission) au chevet de son lit. Notre conversation n'a pas été
longue; elle était trop faible, et puis il y avait là tant de
monde auprès de nous, que je n'étais pas à mon aise. Mais je lui
ai dit tout ce dont j'étais convenu avec vous; je lui ai fait
toucher au doigt, et dans les termes les plus forts, la situation
du jeune gentleman. Elle a voulu m'attendrir; mais, comme je lui
ai dit, c'était peine perdue. Alors elle s'est mise à pleurer et à
gémir, bien entendu: c'est toujours comme ça avec les femmes Puis,
ne voilà-t-il pas que tout d'un coup elle a retrouvé sa force et
sa voix pour me dire qu'elle se mettait, elle et son fils, sous la
garde de Dieu; que c'était à lui qu'elle en voulait appeler contre
nous... et elle le fit, ma foi! dans un langage tout à fait
gentil, je vous assure. Je lui conseillai, en ami, de ne pas trop
compter sur une assistance aussi éloignée; je lui recommandai d'y
songer à deux fois; je lui laissai mon adresse, en lui disant que
j'étais sûr qu'elle enverrait chez moi le lendemain avant midi, et
je la quittai pâmée ou faisant semblant de l'être.»

Après ce beau récit, qu'il interrompit de temps à autre pour
casser et croquer à son aise quelques noix, dont il paraissait
avoir sa poche pleine, l'aveugle tira d'une autre poche un flacon
dont il commença par boire une gorgée, et qu'il offrit ensuite à
son compagnon.

«Vous n'en voulez pas, n'est-ce pas? dit-il en sentant que l'autre
repoussait le flacon. Comme il vous plaira. Le brave gentleman qui
loge là à côté de vous ne me refusera peut-être pas, lui. Eh,
sacripant!

-- Au nom du diable! dit l'assassin en le retenant par la basque;
ne me direz-vous pas ce qu'il faut que je fasse?

-- Ce que vous fassiez! Il n'y a rien de plus aisé: une petite
course de deux heures, pas plus, au clair de la lune, avec le
jeune gentleman, qui ne demande pas mieux; je l'ai catéchisé en
chemin, et éloignez-vous de Londres tant que vous pourrez. Vous me
ferez savoir où vous êtes, et je me charge du reste. Il faudra
bien qu'elle revienne: elle ne peut pas résister longtemps; et en
attendant, quant aux chances de vous voir rattraper, songez que ce
n'est pas un prisonnier seulement qui s'est échappé de Newgate, il
y en a trois cents. Cela ne doit-il pas vous rassurer?

-- Mais enfin, il faut que nous vivions. Comment cela?

-- Comment! répliqua l'aveugle; en buvant et en mangeant. Et
comment boire et manger? Il faut payer. C'est donc de l'argent
qu'il faut, cria-t-il en tapant sur son gousset; c'est de l'argent
que vous voulez dire, n'est-ce pas? Bah! les rues en étaient
pavées. Ce serait diablement dommage que ça fût déjà fini, car
c'est un bien joli moment: un moment d'or, comme on n'en voit
guère, pour pêcher en eau trouble dans tout ce remue-ménage. Eh!
holà! Veux-tu boire, sacripant? Voyons, bois. Où est-tu donc? eh!»

En proférant ces vociférations d'un ton tapageur qui montrait sa
parfaite confiance dans le désordre général et, la licence des
temps, il alla à tâtons vers le hangar, où Hugh et Barnabé étaient
assis par terre.

«Prends-moi ça, cria-t-il en passant à Hugh son flacon. Il ne
coule plus maintenant que du vin et de l'or dans les ruisseaux de
Londres. Les pompes mêmes ne versent plus que de l'eau-de-vie et
des guinées. Prends-moi ça, et ne l'épargne pas.»

Épuisé, sale, la barbe longue, barbouillé de fumée et de suie, les
cheveux emmêlés par le sang, la voix presque éteinte, et ne
parlant que par chuchotements; la peau desséchée par la fièvre,
tout le corps en capilotade, couvert de plaies et de
meurtrissures, Hugh eut pourtant encore la force de prendre le
flacon et de le porter à ses lèvres. Il était en train de boire,
quand le devant du hangar fut tout à coup obscurci par une ombre:
c'était Dennis qui venait là se planter devant eux.

«Je ne vous dérange pas? dit ce personnage d'un ton railleur, au
moment où Hugh cessait de boire, pour le toiser d'un air peu
agréable des pieds à la tête. Je ne vous dérange pas, camarade?
Tiens, Barnabé ici avec vous? Comment ça va-t-il, Barnabé? Et ces
deux autres messieurs aussi? votre serviteur très humble,
messieurs. Je ne vous dérange pas non plus, j'espère? n'est-ce
pas, camarades?»

Malgré le ton amical et l'air confiant dont il leur tenait ce
langage, on voyait qu'il éprouvait quelque hésitation à entrer, et
qu'il restait volontiers dehors, il était un peu mieux mis que de
coutume: c'était toujours le même habillement noir usé jusqu'à la
corde; mais il avait autour du col une cravate d'assez mauvaise
mine, d'un blanc jaune, et à ses mains des gants de peau, comme
les jardiniers en portent dans l'exercice de leur état. Ses
souliers étaient tout frais graissés, et décorés d'une paire de
boucles d'acier rouillé; les rosettes des genoux de sa culotte
courte avaient été renouvelées, et, à défaut de boutons, il avait
ses vêtements attachés avec des épingles. En somme, il avait l'air
d'un recors ou d'un aide de garde du commerce, terriblement fané,
mais encore jaloux de conserver les apparences de son rôle
officiel, et faisant bonne mine à mauvais jeu.

«Vous êtes joliment bien ici, dit M. Dennis, tirant de sa poche un
mouchoir moisi qui ressemblait plutôt à un licou en décomposition,
et s'en frottant le front de toutes ses forces.

-- Pas assez bien, pourtant, pour vous empêcher de nous trouver, à
ce qu'il parait, répondit Hugh de mauvaise humeur.

-- Écoutez donc, je vais vous dire, camarade, reprit Dennis avec
un sourire amical; quand vous voudrez que je ne sache pas de quel
côté vous êtes à chevaucher, vous ferez bien de ne pas attacher de
pareils grelots au cou de votre cheval. Ah! je les ai assez
entendus la nuit dernière pour ne pas les oublier; il me semble
que je les ai encore dans l'oreille; voilà la vérité. Mais,
voyons! comment ça va-t-il, camarade?

Pendant ce temps-là il s'était approché, et il s'était même risqué
à s'asseoir à côté de lui.

«Comment je vais? répondit Hugh. Dites-moi d'abord ce que vous
avez fait hier. Où donc êtes-vous allé quand vous m'avez quitté
dans la prison? Pourquoi m'avez-vous quitté? Et qu'est-ce que vous
aviez à rouler vos yeux comme vous faisiez, et à me montrer le
poing, hein?

-- Moi, montrer le poing... à vous, camarade! dit Dennis, arrêtant
doucement la main que Hugh venait de lever d'un air menaçant.

-- Alors c'était votre bâton: c'est toujours la même chose.

-- Que le bon Dieu vous bénisse! camarade; je n'avais rien du
tout. Vous me connaissez bien mal. Je ne serais vraiment pas
étonné maintenant, ajouta-t-il du ton découragé d'un homme qui se
sent calomnié, que vous vous fussiez mis dans la tête, parce que
je vous demandais de me laisser ces drôles-là en prison, que
j'allais déserter le drapeau.

-- Eh bien, oui! je me l'étais mis dans l'idée, répondit Hugh en
jurant.

-- Quand je vous disais! répliqua M. Dennis tristement. En vérité,
il y a de quoi dégoûter de la confiance. Déserter le drapeau, moi,
Ned, Dennis, comme m'a baptisé feu mon père... Est-ce à vous,
cette hache-là, camarade?

-- Oui, c'est à moi, dit Hugh du même ton de mauvaise humeur. Vous
l'auriez bien sentie, si vous vous étiez seulement trouvé sur son
chemin cette nuit. Posez-la par terre.

-- Je l'aurais sentie! dit M. Dennis sans la lâcher, et examinant
d'un air distrait si elle avait bien le fil. Je l'aurais sentie!
Et moi qui, pendant ce temps-là, travaillais de mon mieux! Voilà
bien le monde! Vous n'auriez seulement pas le coeur de me demander
si je ne boirais pas bien un coup au goulot de cette bouteille,
hein?»

Hugh la lui passa. Comme l'autre l'approchait de ses lèvres,
Barnabé fit un bond et, lui recommandant de se taire, regarda
dehors d'un air sérieux.

«Qu'est-ce que vous avez, Barnabé? dit Dennis, observant Hugh et
laissant tomber le flacon, mais non pas la hache, qu'il gardait
toujours à la main.

-- Chut! répondit tout bas Barnabé. Qu'est-ce que je vois briller
là, derrière la haie?

-- Ce que c'est? cria le bourreau à tue-tête, en se saisissant de
lui et de Hugh, ce ne seraient pas... ce ne seraient pas les
soldats, peut-être?»

Au même instant, le hangar se remplit de gens armés, et un
détachement de cavalerie arriva, à travers champs, au grand galop.

«Là! dit Dennis, qui était resté libre pendant qu'ils s'étaient
saisis de leurs prisonniers; voici, messieurs, les deux jeunes
gens que la proclamation a mis à prix. L'autre, là-bas, est un
criminel échappé... J'en suis bien fâché, camarade, ajouta-t-il
d'un ton résigné, en s'adressant à Hugh, mais c'est votre faute;
c'est vous qui m'y avez forcé. Vous n'avez pas voulu respecter les
plus fermes principes constitutionnels, vous savez: vous êtes venu
violer et ébranler les fondements mêmes de la société. Je ne sais
pas ce que je n'aurais pas donné pour que vous ne fissiez pas ça,
ma parole d'honneur... Si vous voulez, messieurs, les tenir ferme,
je crois que je ne serai pas embarrassé pour les lier plus
solidement que vous ne pourriez le faire.»

Cependant, cette opération fut suspendue pour quelques moments par
un autre événement. L'aveugle, dont les oreilles étaient plus
clairvoyantes que les yeux de bien des gens, avait été alarmé,
avant Barnabé, par un bruit de frottement dans les buissons à
l'abri desquels les soldats s'étaient avancés. Il avait fait
immédiatement bonne retraite, et s'était tapi dans un coin
quelques minutes; mais, dans son trouble, s'étant trompé sans
doute en sortant de sa cachette, il était maintenant en pleine
vue, courant à travers la plaine.

Un officier cria aussitôt qu'il le reconnaissait pour avoir aidé
la nuit précédente à piller une maison. On lui ordonna à haute
voix de se rendre. Il n'en courut que plus fort; encore quelques
secondes, et il était trop loin pour qu'un coup de feu pût
l'atteindre. L'ordre donné, les soldats tirèrent.

Il y eut un moment de profond silence, chacun retenant son
haleine. Tous les yeux étaient fixés sur lui. On l'avait vu
tressaillir au moment de la décharge, comme s'il avait eu
seulement peur du bruit. Mais il ne s'était pas arrêté: il n'avait
seulement point ralenti son pas; au contraire, il avait continué
sa course encore une quarantaine de mètres plus loin. Mais là,
sans tournoyer, sans chanceler, sans aucun signe de faiblesse ou
de frémissement dans ses membres, il tomba comme un plomb.

Quelques soldats coururent à l'endroit où il était étendu. Le
bourreau les accompagnait. Tout cela s'était passé si vivement,
que la fumée n'était pas tout à fait dissipée et serpentait encore
dans l'air en un léger nuage, qu'on aurait pu prendre pour
l'esprit que venait de rendre le défunt et qui désertait son corps
d'un air solennel. Il n'y avait que quelques gouttes de sang sur
l'herbe; un peu plus de l'autre côté, quand on l'eût retourné...
Voilà tout.

«Venez voir un peu! venez voir un peu! dit le bourreau se
baissant, un genou en terre, à côté du corps, et regardant d'un
air désolé l'officier avec ses hommes: voilà qui est joli!

-- Ôtez-vous de là, répliqua l'officier. Sergent, voyez ce qu'il
avait sur lui.»

Le sergent retourna les poches de l'aveugle, les vida sur l'herbe,
et trouva, sans compter quelques pièces de monnaie étrangère et
deux bagues, quarante-cinq guinées en or. On les emporta
enveloppées dans un mouchoir, laissant là, pour le moment, le
cadavre, avec le sergent et six soldats chargés de le transporter
au poste le plus voisin.

«À présent, si vous voulez partir, dit le sergent en donnant une
tape sur l'épaule de Dennis et en lui montrant l'officier qui
retournait vers le hangar.»

À quoi M. Dennis répondit seulement: «Je vous défends de me
parler. Et en même temps il répéta ce qu'il avait déjà dit, en
terminant encore par: «Voilà qui est joli!

-- Il me semble que c'était un homme qui ne vous intéressait pas
beaucoup? remarqua le sergent froidement.

-- Et qui donc intéresserait-il, répliqua M. Dennis en se
relevant, si ce n'est pas moi?

-- Oh! je ne savais pas que vous aviez le coeur si tendre, dit le
sergent: voilà tout.

-- Le coeur si tendre! répéta Dennis; le coeur si tendre!
Regardez-moi cet homme-là! Trouvez-vous ça constitutionnel? Voyez-
vous comme on l'a percé d'une balle de part en part, au lieu de
l'exécuter comme un bon Anglais? Le diable m'emporte si je sais
maintenant de quel côté me retourner. Votre parti ne vaut pas
mieux que l'autre. Que va devenir le pays, si le pouvoir militaire
se permet de se substituer comme ça aux autorités civiles?
Qu'avez-vous fait des droits du citoyen, de cette pauvre créature,
notre semblable, en le privant du privilège de m'avoir, moi, pour
l'assister à ses derniers moments? Est-ce que je n'étais pas là?
Je ne demandais pas mieux que de le servir. J'étais tout prêt.
Nous voilà bien lotis, camarade, si nous faisons crier comme ça
les morts contre nous, et que nous allions nous coucher
tranquillement par là-dessus: c'est du propre!»

Peut-être trouva-t-il dans son chagrin quelque consolation à
garrotter les autres prisonniers; il faut l'espérer pour lui. Dans
tous les cas, la sommation qu'on lui fit de se mettre à la besogne
parut le distraire, pour le moment, de ses pénibles réflexions, en
donnant à ses pensées une occupation qui les flattait davantage.

On ne les emmena pas tous trois ensemble: on en fit deux
escouades. Barnabé et son père allèrent d'un côté, au centre d'un
peloton d'infanterie, et Hugh, bien attaché sur un cheval, suivit
un autre chemin, avec une bonne escorte de cavaliers.

Ils n'eurent pas occasion d'avoir ensemble la moindre
communication pendant le court intervalle qui précéda leur départ,
parce qu'on eut soin de les tenir rigoureusement séparés. Hugh
s'aperçut seulement que Barnabé marchait la tête basse au milieu
de ses gardes, et qu'en passant devant lui il souleva doucement,
en signe d'adieu, sa main chargée de chaînes, sans lever les yeux.
Quant à lui, il ne perdait pas courage, tout le long du chemin,
persuadé que la populace viendrait forcer sa prison, où qu'il fût,
pour le mettre en liberté. Mais quand ils furent entrés dans
Londres, et particulièrement dans Fleet-Street, naguère le
quartier général de l'émeute, et qu'il y vit les soldats occupés à
poursuivre jusqu'à la dernière trace du rassemblement, il vit
qu'il fallait renoncer à cette espérance, et reconnut qu'il
marchait à la mort.




CHAPITRE XXVIII.


M. Dennis avait dépêché ce petit bout d'affaire sans aucun
désagrément personnel; retiré maintenant dans la sécurité
respectable de la vie privée, il eut envie d'aller se donner une
heure ou deux de bon temps dans la société des dames. Dans cette
aimable intention, il dirigea ses pas vers la maison où Dolly
était encore emprisonnée avec Mlle Haredale et où l'on avait aussi
transporté miss Miggs, par ordre de M. Simon Tappertit.

En s'en allant le long des rues avec ses gants de peau croisés
derrière son dos et le visage animé par la douce gaieté que lui
inspiraient ses heureux calculs, M. Dennis pouvait se comparer à
un fermier qui rumine ses gains futurs au milieu de ses blés, et
qui jouit, par anticipation, des bienfaits abondants de la
Providence. De quelque côté qu'il se tournât, il voyait des amas
de ruines qui lui promettaient d'amples et riches exécutions. La
ville entière semblait comme une plaine où quelque bon génie avait
préparé les sillons avec la charrue et semé le grain, fécondé par
le temps le plus propice. Il ne lui restait plus qu'à récolter une
magnifique moisson.

Tout en prenant les armes et en s'associant aux actes de violence
qui s'étaient commis, dans le grand et simple but de conserver à
Old-Bailey toute sa pureté, et à la potence toute son utilité
première, comme aussi toute sa grandeur morale, ce serait peut-
être aller trop loin d'affirmer que M. Dennis eût envisagé et
deviné d'avance d'aussi heureux résultats. Il avait plutôt
considéré la chose comme une de ces belles combinaisons du sort
dont la loi impénétrable est de tourner au profit et à l'avantage
des honnêtes gens comme lui. Il se sentait personnellement
privilégié dans cette maturité prospère de la moisson promise au
gibet, et jamais il ne s'était autant félicité d'être le favori,
l'enfant gâté de la Destinée; jamais de la vie il n'avait tant
aimé cette belle dame, ni montré autant de calme et de vertueuse
confiance.

Car de supposer que lui, on pût aussi l'arrêter comme
perturbateur, et le punir avec les autres, c'est une idée que
M. Dennis rejetait bien loin de lui, comme une pure chimère. Il se
disait que la ligne de conduite qu'il avait adoptée dans Newgate,
et le service qu'il avait rendu ce jour-là, protesteraient assez
haut contre tous les témoignages qui pourraient établir son
identité comme complice de l'émeute. Si par hasard quelqu'un de
ceux qui feraient des révélations, se sentant en danger, venait à
déposer de sa complicité, cela ne ferait rien du tout; et, quand
on découvrirait, au pis aller, quelque petite indiscrétion par lui
commise, l'utilité plus grande que jamais de sa profession et les
commandes considérables qui allaient se présenter en foule pour
l'exercice de ses fonctions, ne manqueraient pas de faire qu'on
mettrait de l'indulgence à passer là-dessus. En un mot, il avait
joué son jeu d'un bout à l'autre avec beaucoup d'habileté; il
avait viré de bord au bon moment; il avait livré deux des insurgés
les plus notables et encore un criminel distingué, par-dessus le
marché: il était donc bien tranquille, sauf pourtant (car il y
avait une petite réserve à faire, qui empêchait même M. Denis de
jouir d'un bonheur parfait)... sauf pourtant une circonstance:
c'était la détention de Dolly et de miss Haredale dans une maison
presque attenante à la sienne. C'était là la pierre d'achoppement:
car, si on venait à les découvrir et à les reprendre, elles
pouvaient, en portant contre lui témoignage, le mettre dans une
situation où il y avait de grands risques à courir. D'un autre
côté, les mettre en liberté, après leur avoir arraché auparavant
le serment de garder le secret sans rien dire, il n'y avait pas à
y penser. La considération du danger qu'il devinait de ce côté
avait peut-être bien remplacé dans ce moment, chez le bourreau,
son goût général pour le conversation des dames, lorsque, hâtant
sa course, il se dépêchait d'aller goûter les charmes de leur
société, donnant de bon coeur à tous les diables les amoureuses
ardeurs de Hugh et de M. Tappertit, à chaque pas qu'il faisait.

Quand il entra dans le misérable réduit où on les tenait
enfermées, Dolly et miss Haredale se retirèrent en silence dans le
coin le plus reculé. Mais Mlle Miggs, qui était très prude à
l'endroit de sa réputation, tomba aussitôt à genoux et se mit à
pousser des cris de mélusine: «Qu'est-ce que je vais devenir?...
où est mon Simmuns? Ayez pitié, mon bon gentleman, de la faiblesse
de mon sexe;» et d'autres lamentations non moins pathétiques,
qu'elle lançait avec une pudeur et un décorum très propres à lui
faire honneur.

«Mademoiselle, mademoiselle, lui insinua Dennis à l'oreille, en
lui faisant un signe de son index, venez ici, je ne veux pas vous
faire de mal. Venez ici, mon agneau, voulez-vous?»

En entendant cette tendre épithète, Mlle Miggs, qui avait suspendu
ses cris pour mieux l'écouter quand il avait ouvert la bouche,
recommença à crier de plus belle: «Oh! mon agneau! Il m'appelle
son agneau! Oh! faut-il que je sois malheureuse de n'être pas
venue au monde vieille et laide! Pourquoi le ciel a-t-il fait de
moi la plus jeune de six enfants, tous défunts et maintenant dans
leurs tombes bénies, excepté ma soeur mariée, qui est établie dans
la Cour du Lion d'or, numéro vingt-six, le second cordon de
sonnette à...

-- Ne vous ai-je pas dit que je ne veux pas vous faire de mal? dit
Dennis en lui montrant une chaise pour la faire asseoir. Alors,
mademoiselle, qu'est-ce qu'il y a?

-- Demandez-moi plutôt ce qu'il n'y a pas, cria Miggs en se
serrant les mains dans l'agonie de la douleur. Il y a tout, quoi.

-- Mais quand je vous dis au contraire qu'il n'y a rien, reprit le
bourreau. Voyons! commencez par ne plus faire tout ce tapage et
par venir vous asseoir ici. Voulez-vous, mon petit poulet?»

Le ton caressant dont il disait ces dernières paroles aurait peut-
être manqué son but, s'il ne l'avait pas accompagné de plusieurs
mouvements saccadés de son pouce par-dessus son épaule, et de
divers autres signes d'intelligence, comme de cligner l'oeil et de
soulever sa joue avec sa langue, pour faire comprendre à la
demoiselle, comme elle n'y manqua pas, qu'il désirait l'entretenir
à part au sujet de miss Haredale et de Dolly. Comme Miggs avait
une curiosité admirable et une jalousie très active, elle se
releva, et, tout en frissonnant, en tremblant, en imprimant un
mouvement musculaire des plus prononcés à tous les petits os de sa
gorge, elle finit par approcher un peu de lui.

«Asseyez-vous,» dit le bourreau.

Joignant le geste à la parole, il la jeta, un peu brusquement et
sans préparation, sur la chaise, et, pour la rassurer par un petit
trait de jovialité innocente, comme il en faut pour plaire au sexe
et pour le fasciner, il fit de son index une espèce de poinçon ou
de vilebrequin dont il fit semblant de vouloir lui percer le
flanc: sur quoi Mlle Miggs poussa encore de nouveaux cris et
montra quelque envie de tomber en pâmoison.

«Mon cher coeur, lui murmura Dennis à l'oreille en approchant sa
chaise près de la sienne, quand est-ce que votre jeune homme est
venu ici la dernière fois, hein?

-- Mon jeune homme, bon gentleman! répondit Miggs avec un charmant
embarras.

-- Oui, Simmuns, vous savez... lui, quoi!

-- Oh oui! il est bien à moi, cria Miggs avec des éclats de
douleur amère...» Et en même temps elle lançait un regard jaloux à
Dolly. «_À moi_, vous avez raison, bon gentleman.»

C'était juste ce que M. Dennis voulait et espérait.

«Ah!» dit-il, regardant si tendrement, pour ne pas dire si
amoureusement, Mlle Miggs, qu'elle était assise, comme elle en fit
depuis l'observation, sur des épines plus piquantes que toutes les
aiguilles et les épingles de Whitechapel, se méfiant des
intentions que laissait naturellement supposer cette expression
inquiétante de ses traits; voilà justement ce que je craignais,
j'en étais sûre. Aussi c'est sa faute à elle. Pourquoi est-elle
toujours à les attirer par ses coquetteries?

«Ce n'est pas moi, criait Miggs, croisant les mains et regardant
en face d'elle dans le vide des airs avec une espèce de
componction dévote, ce n'est pas moi qui voudrais me jeter à leur
tête comme elle fait; ce n'est pas moi qui aurais cette
effronterie; ce n'est pas moi qui voudrais avoir l'air de dire à
toutes les créatures mâles de l'autre sexe: Venez n'embrasser ...
(Et ici elle eut une chair de poule qui lui fit trembler tous les
membres). Non, non, quand on m'offrirait tous les royaumes de la
terre. Des mondes, ajouta-t-elle d'un ton solennel, des milliers
de mondes n'y réussiraient pas; non, quand je serais une Vénus.

-- Mais vous en êtes une Vénus, vous le savez bien, lui dit
M. Dennis d'un air confidentiel.

-- Non, je n'en suis pas une, bon gentleman, répondit Miggs en
branlant la tête d'un air révolté, qui semblait proclamer qu'elle
savait bien qu'il ne tenait qu'à elle d'en être une, mais qu'elle
en serait bien fâchée. Non, je n'en suis pas une, bon gentleman,
ne me calomniez pas.»

Jusque-là elle s'était retournée de temps en temps du coté où
s'étaient retirées Dolly et Mlle Haredale, et alors elle poussait
un cri ou un gémissement, ou bien elle mettait la main sur son
coeur, en tremblant de tous ses membres, afin de garder les
apparences et de faire croire à ses compagnes que, si elle
s'entretenait avec leur visiteur, c'était forcée, contrainte, et
qu'elle ne se résignait à ce sacrifice personnel que dans leur
intérêt commun. Mais en ce moment M. Dennis eut l'air si expressif
et lui fit une grimace si singulièrement significative pour
qu'elle vint encore plus près de lui, qu'elle renonça à ces petits
artifices pour lui donner sans partage sa pleine et entière
attention.

«Je vous demandais quand Simmuns est venu ici, lui dit Dennis à
l'oreille.

-- Pas depuis hier matin, et encore il n'est resté que quelques
minutes; il n'était pas venu du tout la veille.

-- Vous savez que tout ce qu'il a fait c'était uniquement pour
enlever celle-là, dit Dennis en indiquant Dolly du doigt, le plus
légèrement qu'il put, et pour vous repasser à un autre?»

Mlle Miggs, qui était tombée dans un état du désespoir intolérable
en entendant la première partie de la phrase, revint un peu à elle
en entendant la fin, et, par la vivacité soudaine avec laquelle,
elle réprima ses larmes, elle eut l'air de déclarer que cet
arrangement ne la contrarierait pas autrement, et que c'était
peut-être une chose à voir.

«Mais malheureusement, poursuivit Dennis, qui pénétra ses
sentiments, malheureusement cet autre est aussi amoureux d'elle,
et, quand cela ne serait pas, cet autre est arrêté comme
perturbateur, et il ne faut plus penser à lui.»

Mlle Miggs retomba dans son désespoir.

«À présent, continua Dennis, il faut que je fasse évacuer la
maison pour vous donner satisfaction. Qu'en dites-vous? ne ferais-
je pas bien de la renvoyer d'ici pour qu'elle ne vous embarrasse
plus, hein?»

Mlle Miggs, se ranimant, répondit, avec beaucoup de suspensions et
d'interruptions causées par son trouble excessif, que c'étaient
les tentations qui avaient été la perte de Simmuns; qu'il n'y
avait pas de sa faute; que c'était cette Dolly qui avait tout
fait; que les hommes ne savaient pas démêler, comme les femmes,
ces artifices odieux, et que c'est pour cela qu'ils se laissaient
attraper et mettre en cage comme Simmuns; qu'elle ne disait pas ça
par un sentiment de rancune personnelle; bien loin de là, elle ne
voulait que du bien à tout le monde; mais, comme elle savait bien
que Simmuns, une fois uni à quelque gaupe hypocrite et fallacieuse
(elle ne voulait rien dire d'offensant pour personne, ce n'était
pas dans son caractère), à quelque gaupe hypocrite et fallacieuse,
ne pouvait manquer d'être misérable et malheureux pour le restant
de ses jours, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir des préventions.

«Ça, c'est vrai, ajouta-t-elle, je ne demande pas mieux que de le
confesser.» Mais comme ce n'était, au bout du compte, que son
opinion particulière, et qu'on pourrait croire que c'était par
esprit de vengeance, elle s'excusait auprès du gentleman de ne pas
vouloir en dire plus long. Il aurait beau dire: résolue à
accomplir son devoir envers le genre humain, même envers les gens
qui avaient toujours été ses plus cruels ennemis, elle ne voulait
pas seulement l'écouter.

Là-dessus elle se boucha les oreilles, et remua la tête de droite
à gauche, pour faire savoir à M. Dennis qu'il pouvait s'époumoner
à lui parler, si cela lui faisait plaisir, mais qu'à partir de ce
moment elle était sourde comme un pot.

«Voyons, ma canne à sucre, dit M. Dennis, si vos vues concordent
avec les miennes, vous n'avez qu'à vous tenir coite et vous
éclipser au bon moment, et demain j'aurai fait maison nette pour
nous délivrer de tout ce tracas... Un moment pourtant, voilà
l'autre.

-- Quel autre, monsieur? demanda Miggs, toujours les doigts dans
ses oreilles, et secouant la tête avec un refus obstiné de
l'entendre.

-- Mais le grand, là-bas» dit Dennis, en se caressant le menton;
et il ajouta à mi-voix, comme s'il se parlait à lui même, quelque
chose comme qui dirait qu'il ne fallait pas contrarier maître
Gashford.

Mlle Miggs répliqua (toujours sourde comme un pot) que, si
Mlle Haredale le gênait, il pouvait se mettre l'esprit en repos de
ce côté; que, d'après ce qui s'était passé la dernière fois entre
Hugh et M. Tappertit, elle croyait savoir qu'on devait la
transporter seule le lendemain soir, non pas chez eux, mais chez
quelque autre.

M. Dennis ouvrit de grands yeux à cette nouvelle, siffla,
réfléchit, et finalement se frappa le front et remua la tête, tout
cela à la fois, comme s'il venait d'attraper le fil de cette
translation mystérieuse et qu'il eût arrêté son plan. Puis il fit
part de ses vues sur Dolly à Mlle Miggs, qui redevint
immédiatement plus sourde que jamais, sans en démordre, jusqu'à la
fin.

Voici quel était ce plan remarquable: M. Dennis allait sur-le-
champ s'occuper de trouver dans les insurgés quelque gaillard
jeune et entreprenant (il en avait, dit-il, déjà un en vue), qui,
effrayé des menaces qu'il pourrait lui faire, et alarmé par la
prise de tant d'autres qui ne valaient ni mieux ni pis que lui,
saisirait avec empressement une occasion de pouvoir partir à
l'étranger pour y sauver sûrement son butin, quand on y mettrait
pour condition de l'embarrasser de la compagnie de quelque
personne qu'il faudrait emmener de force; que, bien entendu, cette
personne qu'il faudrait emmener de force étant une jolie fille, ce
serait pour lui un attrait et une tentation de plus. Une fois le
ravisseur trouvé, Dennis se proposait de l'amener là le soir même,
quand le Grand n'y serait plus, et que Mlle Miggs se serait
retirée tout exprès; qu'alors on vous bâillonnerait Dolly, qu'on
l'entortillerait bien dans un manteau, et qu'on l'emporterait dans
quelque voiture qui l'attendrait pour l'emmener sur le bord de la
rivière; qu'il y avait là toute sorte de facilités pour la faire
transporter en contrebande dans quelque petite embarcation,
gentiment et sans qu'on fit de questions. Quant aux frais de cet
enlèvement, il croyait bien, à vue de nez, qu'il ne faudrait pas,
pour les couvrir, plus de deux ou trois théières ou cafetières
d'argent, avec un petit pourboire supplémentaire, comme un plat à
muffins ou un porte-rôtie; que, comme les émeutiers avaient
enterré diverses pièces d'argenterie dans différents endroits de
Londres, et, en particulier, à sa connaissance, dans Saint-James
Square, qui était facile d'accès, peu fréquenté à la tombée de la
nuit, et qui avait au milieu de la place une pièce d'eau bien
commode, les fonds nécessaires étaient faciles à se procurer, et
qu'on pourrait en disposer au premier moment, quand on en aurait
besoin. Le ravisseur, d'ailleurs, ne serait tenu qu'à une chose, à
l'emmener et à la garder au loin. On laisserait entièrement à sa
discrétion le soin d'arranger et de régler tout le reste.

Si Mlle Miggs n'avait pas été sourde, point de doute qu'elle n'eût
été grandement choquée par l'indélicatesse d'une pareille
proposition. Une jeune femme s'en aller avec un étranger, la nuit!
car la moralité de Miggs, nous l'avons déjà dit, était des plus
chatouilleuses et se serait révoltée sur-le-champ. Mais, comme
elle le dit elle-même à M. Dennis, quand il eut fini de parler, il
avait perdu son temps; elle n'avait rien entendu. Tout ce qu'elle
pouvait dire (toujours ses doigts dans les oreilles), c'est qu'il
n'y avait qu'une sévère leçon pratique qui pût sauver la fille du
serrurier de son entière ruine, et qu'elle se croyait moralement
obligée, ne fût-ce que pour remplir un devoir sacré envers la
famille, de souhaiter que quelqu'un voulût bien se donner la peine
d'entreprendre de la réformer. Mlle Miggs remarqua, et avec
beaucoup de sens, comme une idée fortuite qui venait de lui passer
par la tête, qu'elle ne craignait pas de dire que le serrurier et
sa femme feraient bien entendre quelques murmures et quelques
regrets, s'ils venaient, par un enlèvement ou autrement, à perdre
leur enfant; mais qu'il était bien rare que nous pussions savoir
nous-mêmes ce qu'il nous faut dans ce monde, notre nature étant
trop peccative et trop imparfaite pour que la plupart d'entre nous
en vinssent à bien comprendre leurs véritables intérêts.

Après cette conclusion satisfaisante de leur entretien, ils se
séparèrent: Dennis, pour aviser à l'exécution de ses desseins, et
faire une petite promenade dans sa ferme; Mlle Miggs pour se
lancer, quand il l'eut quittée, dans une telle explosion
d'angoisse morale (qu'elle attribua, dans son récit à ces dames, à
certains propos scabreux qu'il avait eu l'audace et la présomption
de lui tenir), que le petit coeur de la triste Dolly en fut tout
attendri. Aussi, la pauvrette en dit tant, en fit tant pour
apaiser la sensibilité outragée de Mlle Miggs, et, pendant tout ce
temps-là, elle paraissait si jolie, que si sa jeune chambrière
n'avait pas eu, pour se consoler de son dépit furieux, la
connaissance du complot qui se brassait contre elle, elle lui
aurait sauté aux yeux à l'instant pour lui égratigner la figure.




CHAPITRE XXIX.


Toute la journée du lendemain, Emma Haredale, Dolly et Miggs
restèrent claquemurées ensemble dans cette prison où elles avaient
déjà passé tant de jours, sans voir personne, sans entendre
d'autre voix que les murmures d'une conversation chuchotée dans
une chambre voisine entre les hommes chargés de les surveiller. Il
paraissait y en avoir un plus grand nombre depuis quelque temps,
et on n'entendait plus du tout les voix de femmes qu'elles avaient
pu clairement distinguer d'abord. Il semblait aussi qu'il régnât
parmi eux un peu plus d'agitation, car ils étaient toujours à
entrer et à sortir avec mystère, et ne faisaient que questionner
les nouveaux arrivants. Ils avaient commencé par ne point se gêner
le moins du monde dans leur conduite: ce n'était que tapage,
querelles entre eux, batailles, danses et chansons. À présent, ils
étaient réservés et silencieux, ne causaient plus qu'à demi-voix,
entraient ou sortaient sur la pointe du pied, au lieu de ces pas
bruyants et de ces démarches fanfaronnes dont le fracas annonçait
leur arrivée ou leur départ à leurs captives tremblantes.

Ce changement venait-il de ce qu'il y avait maintenant quelque
personne d'autorité parmi eux, dont la présence leur imposait, ou
bien fallait-il l'attribuer à d'autres causes? elles n'en
pouvaient rien savoir. Quelquefois elles s'imaginaient qu'il
fallait en imputer la raison à ce qu'il y avait dans cette chambre
un malade, parce que la nuit précédente on avait entendu un
piétinement de gens qui paraissaient apporter un fardeau, et,
après cela, un bruit semblable à un gémissement. Mais elles
n'avaient aucun moyen de s'en assurer; les moindres questions, les
moindres prières de leur part ne leur attiraient qu'un orage de
jurements, ou d'insultes pires encore; et elles ne demandaient
qu'une chose, c'était qu'on les laissât tranquilles, sans avoir à
subir de menaces ou de compliments; trop heureuses de cet
isolement pour risquer de compromettre la paix qu'elles y
trouvaient par quelque communication aventureuse avec ceux qui les
tenaient en captivité.

Il était bien évident, pour Emma et même pour la pauvre petite
fille du serrurier, que c'était elle, Dolly, qui était le grand
objet de convoitise de ces brigands; et qu'aussitôt qu'ils
auraient le loisir de s'occuper de soins plus tendres, Hugh et
M. Tappertit ne manqueraient pas d'en venir aux coups pour elle,
auquel cas il n'était pas difficile de prévoir à qui tomberait
cette jolie prise. En proie à son ancienne horreur pour ce
misérable, ravivée maintenant par le danger et devenue un
sentiment indicible d'aversion et d'épouvantable dégoût; en proie
à mille souvenirs, à mille regrets, à mille sujets d'angoisse,
d'anxiété, de crainte, qui ne lui laissaient aucun repos, la
pauvre Dolly Varden... la suave, la florissante, la folâtre Dolly,
commençait à pencher la tête, à se faner et se flétrir comme une
belle fleur. Les roses s'éteignaient sur ses joues, son courage
l'abandonnait, son triste coeur était en défaillance. Adieu tous
ses caprices provocants, ses goûts de conquête et d'inconstance,
toutes ses petites vanités séduisantes: il n'en restait plus rien.
Elle demeurait blottie tout le long du jour contre le sein d'Emma
Haredale; tantôt appelant son cher père, son vieux père en cheveux
gris, tantôt sa mère; tantôt soupirant même après son logis, si
précieux à sa mémoire; elle dépérissait lentement, comme un pauvre
oiseau dans sa cage.

Coeurs légers, coeurs légers, qui vous laissez doucement entraîner
au courant paisible de la vie, étincelant et flottant gaiement sur
ses eaux aux rayons du soleil... duvet de la pêche, fleur des
fleurs, vapeur purpurine du jour d'été, âme de l'insecte ailé qui
ne vit qu'un jour... ah! qu'il faut peu de temps pour vous plonger
au fond du torrent, quand il est troublé par l'orage! Le coeur de
la pauvre Dolly, cette petite chose si gentille, si insouciante,
si mobile, toujours dans le vertige d'une agitation sans fin et
sans repos, qui ne connaissait de constance que dans ses regards
pénétrants, son sourire gracieux et les éclats de sa joie... le
coeur de Dolly allait se briser.

Emma, qui avait connu la douleur, était plus capable de la
supporter. Elle n'avait pas grandes consolations à donner; mais
elle pouvait toujours calmer et soigner sa compagne. Elle n'y
manquait pas, et Dolly ne la quittait pas plus que l'enfant ne
quitte sa nourrice. En essayant de lui rendre quelque courage,
elle augmentait le sien, et, quoique les nuits fussent bien
longues, les jours bien pénibles, et qu'elle ressentit la funeste
influence de la veille et de la fatigue, quoiqu'elle eût peut-être
une idée plus claire et plus distincte de leur isolement et des
périls effrayants qui en étaient la suite, elle ne laissait pas
échapper une plainte. Devant les bandits qui les tenaient en leur
pouvoir, elle avait à la fois dans sa tenue tant de calme et de
dignité; au milieu même de ses terreurs, elle montrait si bien sa
conviction secrète qu'ils n'oseraient pas la toucher, qu'il n'y en
avait pas un parmi eux qui ne la regardât avec un certain
sentiment de crainte: il y en avait même qui la soupçonnaient de
porter sur elle quelque arme cachée, toute prête à en faire usage.

Telle était leur condition lorsque Mlle Miggs vint les rejoindre,
leur donnant à entendre qu'elle aussi elle avait été emprisonnée
avec elles pour ses charmes, et leur comptant par le menu tant
d'exploits de sa résistance héroïque, dont elle avait puisé la
force surnaturelle dans sa vertu, qu'elles regardèrent comme un
bonheur d'avoir avec elles un pareil champion. Et ce ne fut pas la
seule consolation qu'elles tirèrent d'abord de la présence de
Miggs et de sa société: car cette jeune demoiselle déploya tant de
résignation et de longanimité, tant de patience céleste dans ses
peines; enfin tous ses chastes discours respiraient tant de pieuse
confiance et de soumission, tant de dévote assurance de voir tout
cela finir bien, qu'Emma se sentit encouragée par ce brillant
exemple, sans mettre en doute la vérité de tout ce qu'elle disait,
et bien persuadée que c'était, comme elles, une victime arrachée à
tout ce qu'elle aimait, en proie à toutes les souffrances de
l'inquiétude et de la crainte. Quant à la pauvre Dolly, elle fut
un peu ranimée d'abord à la vue d'une personne qui lui rappelait
la maison paternelle; mais en apprenant dans quelles circonstances
elle l'avait quittée, et dans quelles mains était tombé son père,
elle se remit à verser des larmes plus amères que jamais, et à
refuser toute consolation.

Mlle Miggs se donnait bien du mal à lui faire des remontrances sur
ces dispositions d'esprit, à la supplier de prendre exemple sur
elle:

«Voyez-moi, disait-elle; voyez comme je recueille à présent, à de
gros intérêts, dix fois le montant de mes souscriptions à la
petite maison rouge, par la paix de l'âme et la tranquillité de
conscience qu'elles me procurent.

Et, pendant qu'elle en était sur ces sujets sérieux, elle crut de
son devoir d'essayer la conversion de miss Haredale. Pour son
édification, elle se lança dans une polémique assez confuse, dans
le cours de laquelle elle se comparait à un missionnaire
d'élection, et mademoiselle à un cannibale réprouvé. Enfin, elle
revint si souvent là-dessus, elle les conjura tant de fois de
prendre exemple sur elle, avec un suave mélange de vanterie et de
modestie, en songeant à son mérite indigne et à l'énormité de ses
péchés, qu'elle ne tarda pas à les ennuyer plutôt qu'à les
consoler dans cet étroit réduit, et les rendit encore plus
malheureuses, s'il était possible, qu'elles ne l'avaient été avant
sa venue.

Cependant la nuit était arrivée, et, pour la première fois, car
leurs geôliers avaient toujours mis beaucoup d'exactitude à leur
apporter le soir des lumières et leur nourriture, on les laissa
dans l'obscurité. Tout changement d'habitudes, dans leur situation
et dans un pareil lieu, leur inspirait naturellement de nouvelles
craintes, et, au bout de quelques heures qu'on les eut laissées
ainsi dans les ténèbres, Emma ne put réprimer plus longtemps ses
inquiétudes.

Elles prêtèrent une oreille attentive. C'étaient toujours les
mêmes chuchotements dans la chambre voisine, avec un gémissement
de temps en temps, poussé, à ce qu'il semblait, par une personne
très souffrante, qui faisait, mais en vain, tout ce qu'elle
pouvait pour étouffer ses plaintes. Ces hommes semblaient aussi
dans l'obscurité de leur côté, car on ne voyait pas briller la
moindre lueur à travers les fentes de la porte: ils ne remuaient
pas comme à l'ordinaire, ils avaient l'air de se tenir cois; c'est
tout au plus si l'on entendait par hasard rompre le silence par
quelque chose comme le craquement d'un buffet qu'on ouvrait.

Dans les commencements, Mlle Miggs s'étonnait grandement en elle-
même de ce que ce pouvait être que cette personne malade; mais,
après réflexion, elle en vint à penser que c'était sans doute un
stratagème qui rentrait dans le plan en exécution, un artifice
habile, destiné, selon elle, à un grand succès, pour apporter à
miss Haredale quelque consolation: ce devait être un mécréant de
papiste qui avait été blessé; et cette heureuse supposition
l'encouragea à dire plusieurs fois à mi-voix: «Dieu soit _lié_!
Dieu soit _lié_!»

«Est-il possible, dit Emma avec quelque indignation, vous qui avez
vu ces hommes commettre tous les outrages dont vous nous avez
parlé, et qui avez fini par tomber entre leurs mains, que vous
veniez louer Dieu de leurs cruautés!

-- Les considérations personnelles, mademoiselle, répliqua Miggs,
sont moins que rien devant une si noble cause. Dieu soit _lié_!
Dieu soit _lié_! mes bons messieurs.»

On aurait cru, à entendre la voix perçante de Mlle Miggs, répétant
obstinément cet alléluia d'un nouveau genre, qu'elle le criait
jusque par le trou de la serrure; mais il faisait trop noir pour
qu'on pût la voir.

«S'il doit venir un temps, et Dieu sait que cela peut être d'un
moment à l'autre, où ils voudront mettre à exécution les projets,
quels qu'ils soient, pour lesquels ils nous ont amenées ici,
pouvez-vous encore les encourager comme vous faites, et avoir
l'air de prendre leur parti? demanda Emma.

-- Si je le puis? certainement oui, grâces en soient rendues à mes
bonnes étoiles du bon Dieu, certainement je le puis et je le fais,
reprit Miggs avec un redoublement d'énergie... Dieu soit _lié!_
Dieu soit _lié_! mes bons messieurs.»

Dolly elle-même, tout abattue, tout anéantie qu'elle était, se
ranima à ce cri, et ordonna à Miggs de se taire sur-le-champ.

«À qui faites vous l'honneur d'adresser cette observation, miss
Varden?» dit Miggs, en appuyant avec une attention marquée sur le
pronom interrogatif.

Dolly lui répéta son ordre.

«Oh! bonté divine, cria Miggs en se tenant les côtes à force de
rire, bonté divine! Bien sûr que je vais me taire, ô mon Dieu oui!
Ne suis-je pas une vile esclave qui n'est bonne qu'à travailler,
peiner, se fatiguer, se faire gronder, vilipender, qui n'a
seulement pas le temps de se débarbouiller, en un mot le vaisseau
du potier, n'est-ce pas, mademoiselle? Ô mon Dieu, oui! ma
position est humble, mes capacités bornées, et mon devoir est de
m'humilier devant les filles dégénérées, dénaturées, de bonnes et
dignes mères, de vraies saintes qui souffrent le martyre à voir
toutes les persécutions qu'elles ont à souffrir de leur famille
corrompue: mon devoir est peut-être aussi de courber l'échine
devant elles, ni plus ni moins que les infidèles devant leurs
idoles... n'est-ce pas, mademoiselle? Ô mon Dieu, oui! je ne suis
bonne qu'à aider de jeunes coquettes païennes à se brosser, à se
peigner, à se transformer en sépulcres blanchis, pour faire croire
aux jeunes gens qu'il n'y a pas seulement là-dessous un morceau de
ouate pour remplir les vides, ni cosmétiques, ni pommades, ni
aucune invention de Satan et des vanités terrestres. N'est-ce pas,
mademoiselle? Oh certainement! mon Dieu oui!»

Après avoir débité cette tirade ironique avec une volubilité
étonnante, et surtout avec une voix perçante qui étourdissait les
oreilles, surtout quand elle lançait comme autant de fusées chaque
interjection, Mlle Miggs, par pure habitude, et non pas parce que
les larmes pouvaient être justifiées par la circonstance,
puisqu'il s'agissait pour elle d'un vrai triomphe, termina en
répandant un ruisseau de pleurs et en appelant, du ton le plus
pathétique, le nom, le doux nom de Simmuns.

Qu'est-ce que Emma Haredale et Dolly allaient faire, et où se
serait arrêtée Mlle Miggs, une fois qu'elle avait arboré
franchement son drapeau et qu'elle se disposait à le balancer
victorieusement sous leurs yeux étonnés, c'est ce qu'il est
impossible de savoir; mais, d'ailleurs, il serait inutile
d'approfondir cette question, car il y eut sur le moment même un
incident saisissant qui vint interrompre le cours de l'éloquence
de Miggs et enlever d'assaut leur attention tout entière.

C'était un violent coup de marteau frappé à la porte de la maison,
qu'on entendit immédiatement s'ouvrir brusquement; puis tout de
suite une bagarre dans l'autre chambre et un bruit d'armes.
Transportée par l'espérance que l'heure de la délivrance était
enfin arrivée, Emma et Dolly appelèrent à grands cris au secours,
et leurs cris reçurent bientôt une réponse. Au bout d'un moment à
peine d'intervalle, un homme, portant d'une main une épée nue et
de l'autre au flambeau, se précipita dans la chambre qui leur
servait de prison.

Leurs premiers transports furent réprimés par la vue d'un
étranger, car elles ne connaissaient pas l'homme qui se présentait
alors à leurs yeux; cependant elles s'adressèrent à lui pour le
supplier, dans les termes les plus pathétiques, de les rendre à
leurs familles.

«Et croyez-vous que je sois ici pour autre chose? répondit-il en
fermant la porte, contre laquelle il appuya son dos, comme pour en
défendre le passage. Pourquoi donc vous imaginez-vous que je me
sois frayé un passage jusqu'à vous à travers tant de dangers et
tant d'obstacles, si ce n'est pas pour vous sauver?»

Avec une joie impossible à décrire, elles tombèrent dans les bras
l'une de l'autre, en remerciant le ciel de ce secours inespéré.
Leur libérateur s'avança de quelques pas pour mettre le flambeau
sur la table; et retournant sur-le-champ prendre sa première
position, il ôta son chapeau et les regarda d'un air souriant.

«Vous avez des nouvelles de mon oncle, monsieur? dit Emma, se
tournant vivement de ce côté.

-- Et de mes père et mère? ajouta Dolly.

-- Oui, dit-il, de bonnes nouvelles.

-- Ils sont vivants et sains et saufs? crièrent-elles à la fois.

-- Vivante et sains et saufs, répéta-t-il.

-- Et tout près de nous?

-- Je ne puis pas dire cela, répondit-il d'un air doucereux; ils
sont, au contraire, bien loin. Les vôtres, ma mignonne, ajouta-t-
il en s'adressant à Dolly, ne sont qu'à quelques heures d'ici:
vous pourrez leur être rendue, j'espère, cette nuit.

-- Mon oncle, monsieur?... balbutia Emma.

-- Votre oncle, chère demoiselle Haredale, heureusement... je dis
heureusement, parce qu'il s'est tiré mieux qu'un grand nombre de
nos coreligionnaires de ce conflit... est en lieu de sûreté... Il
a traversé la mer et s'est réfugié sur le continent.

-- Dieu soit béni! dit Emma presque défaillante.

-- Vous avez bien raison; il y a de quoi le bénir plus que vous ne
pouvez l'imaginer peut-être, n'ayant pas eu la douleur de voir une
seule de ces nuits de cruels outrages.

-- Désire-t-il, dit Emma, que j'aille le rejoindre?

-- Comment pouvez-vous le demander? cria l'étranger d'un air de
surprise. S'il le désire! Mais vous ne savez donc pas le danger
qu'il y aurait pour vous à rester en Angleterre, la difficulté
d'échapper, tous les sacrifices que feraient volontiers des
milliers de personnes pour en acheter les moyens! sans cela vous
ne me feriez pas pareille question. Mais pardon! j'oubliais que
vous ne pouviez pas vous douter de tout cela, étant restée ici
prisonnière.

-- Je m'aperçois, monsieur, dit Emma après un moment de silence,
par tout ce que vous venez de me faire entendre sans oser me le
dire, que je n'ai vu que la première et la moins violente des
scènes de désordre dont nous pouvions être menacés, et que leur
furie ne s'est pas encore ralentie.»

Il haussa les épaules, secoua la tête, leva les mains au ciel, et
toujours avec le même sourire doucereux, qui n'était pas agréable
à voir, abaissa ses yeux à terre et resta silencieux.

«Vous pouvez hardiment, monsieur, reprit Emma, me dire toute la
vérité: les maux par lesquels nous venons de passer nous ont
préparées à tout entendre.»

Mais ici Dolly s'entremit, pour la prier de ne pas insister pour
savoir tout, le mal comme le bien, et supplia le gentleman de ne
dire que le bien, et de garder le reste pour le moment où elles
seraient réunies avec leurs parents et leurs amis.

«Cela peut se dire en deux mots, répondit-il en lançant à la fille
du serrurier un regard de dépit. Le peuple s'est levé comme un
homme contre nous. Les rues sont remplies de soldats qui
soutiennent l'insurrection et font cause commune avec elle. Nous
n'avons aucun secours à attendre d'eux, et point d'autre salut que
la fuite. Encore est-ce une pauvre ressource, car on nous épie de
tous côtés, et on veut nous retenir ici par la force ou par la
fraude. Miss Haredale, il m'est pénible, croyez-le bien, de vous
parler de moi, ou de ce que j'ai fait ou de ce que je suis disposé
à faire; j'aurais trop l'air de vous vanter mes services. Mais
comme j'ai des connaissances puissantes parmi les protestants, et
que toute ma fortune est embarquée dans leur navigation et leur
commerce, j'ai eu le bonheur de trouver là le moyen de sauver
votre oncle. Je puis vous sauver de même, et c'est pour acquitter
la promesse sacrée que je lui ai faite de ne pas vous quitter
avant de vous avoir remise dans ses bras, que vous me voyez ici.
La trahison ou le repentir d'un des hommes qui vous entourent m'a
fait découvrir votre retraite, et vous voyez comment je m'y suis
frayé un chemin l'épée à la main.

-- Vous m'apportez sans doute, dit Emma défaillante, quelque
lettre ou quelque gage de la part de mon oncle?

-- Non, il n'en a pas, cria Dolly en lui montrant l'étranger avec
vivacité. Je suis sûre à présent qu'il n'en a pas. Pour tout au
monde n'allez pas avec lui.

-- Taisez-vous, petite sotte, taisez-vous, répliqua-t-il en
fronçant le sourcil avec colère; non, mademoiselle Haredale, je
n'ai ni lettre ni gage d'aucune espèce car, en vous montrant de la
sympathie, à vous et à ceux d'entre vous qui vous trouvez victimes
d'un malheur si accablant et si peu mérité, je ne me dissimule pas
que j'expose ma vie; et je n'avais pas envie, par conséquent,
d'apporter sur moi une lettre qui m'aurait valu une mort certaine.
Je n'ai pas songé un moment à demander, ni M. Haredale à me
proposer le moindre gage de la fidélité de mon message... peut-
être aussi n'en a-t-il pas eu l'idée, se fiant à la parole, à la
sincérité d'un homme à qui il devait la vie.»

Il y avait dans cette réponse un reproche qui ne pouvait manquer
son effet sur un caractère confiant et généreux pomme celui de
miss Haredale; mais Dolly, qui n'était pas si candide, n'en fut
pas touchée le moins du monde, et continua de la conjurer, dans
les termes de l'affection et de rattachement les plus tendres, de
ne pas s'y laisser prendre.

«Le temps presse, dit leur visiteur, qui, malgré ses efforts pour
leur témoigner le plus vif intérêt, avait jusque dans son langage
une certaine froideur qui glaçait l'oreille, et le danger nous
menace. Si je m'y suis exposé pour vous en vain, à la bonne heure;
seulement promettez-moi, si nous nous retrouvons jamais, de me
rendre témoignage. Si vous êtes décidée à rester, comme je le
suppose, rappelez-vous, mademoiselle Haredale, que je n'ai pas
voulu vous quitter sans vous donner un avertissement solennel,
sans me laver les mains de toutes les conséquences dont vous
voulez courir les risques.

-- Arrêtez, monsieur, cria Emma... encore un moment, je vous prie.
Ne pouvez-vous pas, et elle tenait Dolly serrée plus près encore
de son coeur, ne pouvez-vous pas nous emmener ensemble?

-- C'est déjà une tâche assez difficile, répondit-il, d'emmener
une femme en toute sûreté, au milieu des scènes que nous allons
rencontrer, sans compter que nous devons éviter d'attirer
l'attention de la foule rassemblée dans les rues. Je vous ai dit
qu'elle sera rendue cette nuit à ses parents. Si vous acceptez mon
offre de services, mademoiselle Haredale, je vais la faire à
l'instant placer sous bonne garde pour acquitter ma promesse.
Êtes-vous décidée à rester? Il y a, en ce moment, des gens de tout
rang et de toute religion qui cherchent à se sauver de la ville,
saccagée d'un bout à l'autre. Permettez-moi d'aller voir si je ne
puis pas me rendre utile à quelques autres. Partez-vous ou restez-
vous?

-- Dolly, dit Emma d'un ton précipité, ma chère enfant, nous
n'avons plus que cette seule espérance. Si nous nous séparons à
présent, c'est seulement pour nous retrouver plus tard heureuses
et honorées. Je me confie à ce gentleman.

-- Non... non... non, criait Dolly, qui ne voulait pas la lâcher;
je vous en prie, je vous en supplie, n'en faites rien.

-- Vous l'entendez, dit Emma; cette nuit... cette nuit même...
dans quelques heures... songez-y... vous allez être au milieu de
ceux qui mourraient de chagrin loin de vous, et que votre absence
plonge en ce moment dans le plus profond désespoir. Vous prierez
pour moi, chère enfant comme je prierai de mon côté pour vous;
n'oubliez jamais les heures de douce paix que nous avons passées
ensemble. Dites-moi: «Que Dieu vous bénisse!» et séparons-nous
avec ce souhait.»

Mais Dolly ne voulut rien dire: non, malgré tous les baisers
qu'Emma déposait sur sa joue, qu'elle couvrait en même temps de
ses larmes, tout ce que Dolly pouvait faire, c'était de se pendre
à son col, de sangloter, de l'étreindre sans vouloir la lâcher.

«Voyons! nous n'avons plus de temps pour tout cela, cria l'homme
en lui desserrant les mains et la repoussant rudement, en même
temps qu'il attirait Emma Haredale du côté de la porte. À présent,
dehors, vite. Sommes-nous prêts?

-- Oui-da, cria une voix retentissante qui le fit tressaillir,
tout prêts. Arrière, ou vous êtes mort.»

Et au même instant il fut jeté par terre comme un boeuf dans
l'abattoir; il fut terrassé du coup, comme si un bloc de marbre
venait de se détacher du toit pour l'écraser sur la place; puis on
vit entrer à la fois une lumière éclatante et des visages
rayonnants... et Emma se sentit étreindre dans les embrassements
de son oncle, et Dolly avec un cri qui perça l'air, tomba dans les
bras de son père et de sa mère.

Comme on se pâmait, comme on riait aux éclats, comme on pleurait,
comme on sanglotait, comme on se souriait comme on s'adressait une
foule de questions dont on n'attendait pas la réponse, parlant
tous ensemble, sans savoir ce qu'on disait dans ces transports de
joie! Et puis après, comme on s'embrassait, comme on se
félicitait, comme on se serrait dans les bras les uns des autres,
comme on s'abandonnait à tous les ravissements du bonheur, encore
et encore et toujours! Il n'y a pas moyen de dépeindre cette
scène-là.

Enfin, après bien longtemps, le vieux serrurier, par souvenir,
alla accoler bel et bien deux étrangers qui s'étaient tenus à part
tout seuls devant ce tableau; et alors qu'est-ce qu'on vit là?...
qui ça? C'étaient ma foi bien Edward Chester et Joseph Willet.

«Regardez! cria le serrurier. Regardez par ici. Où serions-nous
tous sans ces deux-là? Eh! monsieur Édouard, monsieur
Édouard...Oh! Joe, Joe, comme vous avez soulagé mon coeur ce soir!
et pourtant il est encore bien plein.

-- C'est M. Édouard qui l'a flanqué par terre, dit Joe. J'en avais
grande envie pour mon compte, mais je lui en fais le sacrifice...
Allons, mon brave et honnête gentleman, reprenez vos sens, car
vous n'avez pas longtemps à vous dorloter comme ça par terre.»

En même temps il avait le pied sur la poitrine du faux libérateur,
et le roulait tout doucement. Gashford, car c'était bien lui, et
pas un autre, bas et rampant, mais aussi méchant que jamais,
souleva sa face malfaisante, comme dans le tableau du péché
terrassé par l'ange, et demanda qu'on le traitât doucement.

«Je sais où trouver tous les papiers de milord, monsieur Haredale,
dit-il d'une voix soumise, pendant que M. Haredale lui tournait le
dos, sans le regarder seulement une fois; et il y a dans le
nombre, des documents très importants. Il y en a beaucoup dans des
tiroirs secrets, et dans d'autres endroits, qui ne sont connus que
de milord et de moi. Je puis fournir à l'accusation des
renseignements précieux et rendre de grands services à l'enquête.
Vous aurez à répondre de cela, si vous me faites subir de mauvais
traitements.

-- Pouah! cria Joe avec un profond dégoût. Levez-vous, eh! l'homme
de bien On vous attend dehors, voyons! debout! m'entendez-vous?»

Gashford se releva lentement, ramassa son chapeau, et regardant
tout autour de la chambre d'un air de malveillance déconfite, mais
en même temps d'humilité méprisable, se glissa dehors furtivement.

«Et à présent, messieurs, dit Joe, qui paraissait être l'orateur
de la troupe, car tous les autres gardaient le silence, plus tôt
nous serons revenus au _Lion Noir_, mieux cela vaudra, je crois.»

M. Haredale fit un signe d'assentiment, et passant sous son bras
le bras de sa nièce, en prenant une de ses mains qu'il pressa dans
les siennes, il sortit tout droit, suivi du serrurier, de
Mme Varden et de Dolly, qui, vraiment, quand elle aurait été, à
elle toute seule, une douzaine de Dolly, n'aurait pas présenté
assez de surface pour contenir tous les encrassements et les
caresses dont elle était comblée par ses parents. Édouard Chester
et Joe fermaient la marche.

Et vous me demanderez peut-être si c'est que Dolly ne retourna pas
une fois la tête pour regarder derrière elle... pas même une
pauvre fois? s'il n'y eut pas comme un petit clignotement égaré de
ses cils d'ébène, presque à fleur de sa joue rougissante, comme un
petit éclair de l'oeil étincelant, quoique abattu, qu'ils
voilaient à demi? Dame! Joe le crut, et il est bien probable qu'il
ne s'était pas trompé, car il n'y avait pas beaucoup d'yeux comme
ceux de Dolly: c'est une justice à leur rendre.

La chambre voisine, qu'il leur fallait traverser, était pleine de
gens, parmi lesquels M. Dennis, qui était sous bonne garde, et
près de là, depuis la veille, dans une cachette dont on avait tiré
la coulisse, Simon Tappertit, l'amusant apprenti, couvert de
brûlures et de contusions, avec un coup de feu dans le côté, et
des jambes... ces jolies jambes que vous savez, l'orgueil et la
gloire de son existence... d'une laideur difforme, grâce aux
meurtrissures dont elles avaient été victimes. Comprenant à
présent les gémissements qui l'avaient tant étonnée, Dolly se
serra contre son père, toute frissonnante à cette vue. Mais les
contusions, les brûlures, les meurtrissures, le coup de feu, toute
la torture enfin qu'il subissait dans chacun de ses membres
détraqués, ne causèrent pas au coeur de Simmuns la moitié de la
douleur qu'il éprouva en voyant passer Dolly pour sortir avec Joe
son libérateur.

Il y avait une voiture toute prête à la porte pour le voyage, et
Dolly fut tout heureuse de s'y trouver en liberté dans
l'intérieur, accompagnée de son père, de sa mère, d'Emma Haredale
et de son oncle, en personnes naturelles, assis vis-à-vis d'elle.
Mais point de Joe, ni d'Édouard, qui n'avaient rien dit. Ils
s'étaient contentés de leur faire un salut, et s'étaient tenus à
distance. Le voyage allait lui paraître bien long pour arriver au
_Lion Noir_!




CHAPITRE XXX.


En effet, le _Lion Noir_ était si loin, et il fallait tant de
temps pour y arriver, que, malgré les fortes présomptions que
Dolly trouvait en elle-même de la réalité des derniers événements,
dont les effets étaient bien visibles, elle ne pouvait pas se
débarrasser de l'idée que ce ne pouvait être qu'un rêve qui durait
toute la nuit. Elle se défiait de ses yeux et de ses oreilles,
même quand elle vit, à la fin des fins, la voiture s'arrêter au
_Lion Noir_, l'hôte de cette taverne approcher à la lueur
éclatante d'une prodigalité de flambeaux, pour les aider à
descendre, et leur souhaiter une cordiale bienvenue.

Ce n'est pas le tout: à la portière de la voiture, l'un d'un côté,
l'autre de l'autre, étaient déjà Édouard Chester et Joe Willet: il
fallait qu'ils fussent venus par derrière dans une autre voiture,
procédé si étrange, si bizarre, si inexplicable, que Dolly n'en
était que plus disposée à se bercer de l'idée qu'elle dormait de
plus en plus profondément. Mais quand M. Willet apparut aussi...
le vieux John lui-même... avec sa grosse caboche têtue et son
double menton si copieux que l'imagination la plus téméraire, dans
ses conceptions les plus extravagantes, n'aurait jamais rêvé un
menton avec de si vastes proportions... alors elle reconnut son
erreur, et fut bien obligé de s'avouer qu'elle était, ma foi! bien
éveillée.

Et Joe, qui n'avait plus qu'un bras!... Joe, ce joli garçon si
bien tourné, si bel homme! Quand Dolly jeta un regard de son côté,
et qu'elle pensa au mal qu'il avait dû souffrir, aux pays
lointains où il était allé se perdre, et qu'elle se demanda qui
est-ce qui avait été sa garde-malade, souhaitant dans son coeur
que cette femme, quelle qu'elle fût, l'eût soigné avec autant de
bonté et de ménagement qu'elle l'eût fait elle-même, les larmes
montèrent à ses beaux yeux, une par une, petit à petit, si bien
qu'elle ne put plus les retenir, et se mit à pleurer devant tout
le monde, comme une Madeleine.

«Nous voilà tous maintenant, Dolly, lui dit son père avec douceur;
nous ne serons plus séparés; courage, ma chérie, courage!»

La femme du serrurier devinait peut-être mieux que lui la cause du
chagrin de sa fille. Mais Mme Varden n'était plus du tout la même
femme; c'était toujours cela qu'on devait à l'émeute: elle joignit
donc aussi ses consolations à celles de son mari, et adressa à sa
fille des représentations amicales du même genre.

«Peut-être bien, dit M. Willet senior, en regardant la compagnie à
la ronde, peut-être bien qu'elle a faim. Ça doit être ça, soyez-en
sûrs... c'est comme moi.»

Le Lion noir qui, à l'exemple du vieux John, avait prolongé
l'attente du souper: au delà de tout délai raisonnable et
tolérable, applaudit à cet amendement comme à la découverte
philosophique la plus profonde et la plus fine à la fois; et,
comme la table était toute servie, on se mit au souper à l'instant
même.

La conversation ne fut pas des plus animées, et il y avait bien
quelques convives qui n'avaient pas un gros appétit. Mais le vieux
John ne laissa languir ni l'un ni l'autre, et, si quelqu'un eut ce
double tort, il fut bien réparé par le vieux John, qui ne s'était
jamais tant distingué.

Ce n'est pas que M. Willet soutint une conversation bien suivie;
ce n'est pas par là qu'il brilla au souper; il n'avait pas là un
seul de seul de ses vieux camarades d'enfance à «asticoter» et il
n'osait trop s'y risquer avec Joe: il avait à son égard quelque
vague pressentiment que ce gaillard-là, au premier mot qui ne lui
plairait pas, flanquerait par terre le Lion noir et s'en irait
tout droit en Chine, ou dans quelque autre région lointaine
également inconnue, pour le restant de ses jours, ou au moins
jusqu'à ce qu'il se fût débarrassé du bras qui lui restait et de
ses deux jambes, peut-être même d'un oeil ou de quelque chose
comme ça par-dessus le marché. Le beau de la conversation de
M. Willet, c'était une espèce de pantomime dont il animait chaque
intervalle de silence, et qui faisait dire au Lion noir, son ami
intime depuis longues années, qu'il ne l'avait jamais vu comme ça,
et qu'il dépassait l'attente et l'admiration de ses amis les plus
émerveillés de son esprit.

Le sujet qui occupait toutes les méditations de M. Willet et qui
occasionnait ces démonstrations mimiques, n'était autre que le
changement corporel qu'avait subi son fils; il n'avait jamais pu
prendre sur lui d'y croire et de s'en rendre raison. Peu de temps
après leur première entrevue, on s'était aperçu qu'il s'en était
allé, d'un air égaré, dans un état de grande perplexité, tout
droit à la cuisine, dirigeant son regard sur le feu de l'âtre,
comme pour consulter son conseiller ordinaire en matières de doute
et dans les cas embarrassants. Seulement, comme il n'y avait pas
de chaudron au Lion noir, et que le sien avait été si bien arrangé
par les insurgés, qu'il était tout à fait hors de service, il
sortit encore d'un air égaré, dans un effroyable gâchis de
confusion morale, et dans son incertitude il avait recours aux
moyens les plus étranges pour dissiper ses doutes: par exemple,
d'aller tâter la manche de Joe, comme s'il croyait que le bras de
son fils était peut-être caché dedans, ou de regarder ses propres
bras et ceux de tous les autres assistants, comme pour s'assurer
que c'était bien deux, et non pas un, qui étaient le lot ordinaire
de chacun, ou de rester assis une heure de suite dans une
méditation profonde, comme s'il essayait de se remettre en mémoire
l'image de Joe quand il était plus jeune, et de se rappeler si
c'était réellement un bras qu'il avait dans ce temps-là, ou s'il
avait bien la paire; enfin de se donner une foule d'occupations et
d'imaginer une foule de vérifications du même genre.

Se voyant donc, au souper, entouré de visages qu'il avait si bien
connus dans son vieux temps, M. Willet reprit son sujet avec une
nouvelle vigueur: on voyait qu'il était décidé à savoir le fin mot
aujourd'hui ou jamais. Tantôt, après avoir mangé deux ou trois
bouchées, il déposait sa fourchette et son couteau, pour regarder
fixement son fils de toute sa force, surtout du côté mutilé. Puis
il promenait ses yeux tout autour de la table, jusqu'à ce qu'il
eût rencontré ceux de quelque convive, et alors il remuait la tête
avec une grande solennité, se donnait une petite tape sur
l'épaule, clignait de l'oeil, pour ainsi dire, car un clin d'oeil
n'était pas chez lui synonyme d'un mouvement rapide: il y mettait
le temps; il serait plus exact de dire qu'il se mettait à dormir
d'un oeil pendant une minute ou deux. Puis il donnait encore à sa
tête une secousse solennelle, reprenait son couteau et sa
fourchette, et se remettait à manger. Tantôt il portait à sa
bouche un morceau d'un air distrait, et, concentrant sur Joe
toutes ses facultés, le regardait, dans un transport de
stupéfaction, couper sa viande d'une seule main, jusqu'à ce qu'il
fut rappelé à lui par des symptômes d'étouffement qui finissaient
par lui rendre sa connaissance. D'autres fois, il imaginait une
foule de petits détours, comme de lui demander le sel, ou le
poivre, ou le vinaigre, ou la moutarde, tout ce qu'il voyait du
côté mutilé, et observait comment son fils faisait pour lui passer
ce qu'il lui avait demandé. À force de répéter ces expériences, il
finit par se donner pleine satisfaction et se convaincre si bien,
qu'après un intervalle de silence plus long que tous les
précédents, il remit sa fourchette et son couteau aux deux côtés
de son assiette, but une bonne gorgée au pot d'étain qu'il avait
près de lui (toujours sans perdre Joe de vue), et se renversant
sur le dos de sa chaise avec un gros soupir, dit en regardant les
convives à la ronde:

«C'est coupé.

-- Par saint Georges! dit de son côté le Lion noir en frappant sa
main contre la table, il a trouvé ça.

-- Oui, monsieur, reprit M. Willet, de l'air d'un bomme qui
sentait qu'il avait bien gagné le compliment qu'on faisait de sa
sagacité, et qu'il le méritait. On dira ce qu'on voudra; c'est
coupé.

-- Racontez-lui donc où ça vous est arrivé, dit le Lion noir à
Joe.

-- À la défense de la Savannah, mon père.

-- À la défense de la Savaigne, répéta M. Willet tout bas, en
jetant encore un regard autour de la table.

-- En Amérique, dans le pays qui est en guerre, dit Joe.

-- En Amérique, dans le pays qui est en guerre, répéta M. Willet.
On l'a coupé à la défense de la Savaigne en Amérique, dans le pays
qui est en guerre.» Après avoir continué de se répéter en lui-même
ces paroles à voix basse (notez que c'était bien la cinquantième
fois qu'on lui avait déjà donné auparavant ce renseignement dans
les mêmes termes), M. Willet se leva de table, tourna autour de
Joe, lui tâta sa manche tout du long, depuis le poignet jusqu'au
moignon, lui donna une poignée de main, alluma sa pipe, en tira
une bonne bouffée, se dirigea vers la porte, se retourna quand il
y fut, se frotta l'oeil gauche avec le dos de son index, et dit
d'une voix défaillante: «Mon fils a eu le bras... coupé... à la
défense de la... Savaigne... en Amérique... dans le pays qui est
en guerre.» Là-dessus, il se retira pour ne plus revenir de toute
la nuit.

Au reste, sous un prétexte ou sous un autre, chacun en fit autant
à son tour, excepté Dolly qu'on laissa là toute seule, assise sur
sa chaise. Elle était bien soulagée de se trouver seule, pour
pleurer tout son content, quand elle entendit au bout du corridor
la voix de Joe qui souhaitait bonne nuit à quelqu'un. Elle
l'entendit encore marcher dans le corridor et passer devant la
porte; seulement sa marche trahissait quelque hésitation. Il
revint sur ses pas... comme le coeur de Dolly se mit à battre!...
et regarda dans la chambre.

«Bonne nuit!...» Il n'ajouta pas: «Dolly;» mais c'est égal, elle
était bien aise qu'il n'eût pas dit non plus: «Mademoiselle
Varden.

-- Bonne nuit! sanglota Dolly.

-- Je suis bien fâché de vous voir encore si affectée de choses
qui sont maintenant passées pour toujours, dit Joe avec bonté. Ne
pleurez donc pas. Je n'ai pas le courage de vous voir si triste.
Voyons! n'y pensez plus. Vous voilà maintenant sauvée et
heureuse.»

Dolly n'en pleurait que de plus belle.

«Vous avez dû bien souffrir pendant ce peu de jours... et pourtant
je ne vous trouve point du tout changée, si ce n'est peut-être en
bien. On m'avait dit que vous étiez changée; mais moi, je ne vois
pas ça. Vous étiez... vous étiez déjà très jolie, mais vous voilà
plus jolie que jamais. C'est vrai comme je vous le dis. Vous ne
pouvez pas m'en vouloir de vous faire ce compliment; car enfin,
vous le savez bien vous-même, et ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on
vous l'a dit, bien sûr.»

La vérité est que Dolly le savait bien, et que ce n'était pas la
première fois qu'elle se l'entendait dire; loin de là. Mais il y
avait des années qu'elle avait reconnu que le carrossier n'était
qu'un âne bâté; et, soit qu'elle eût peur de faire la même
découverte chez les autres, ou que, à force d'entendre, elle se
fût blasée en général sur les compliments, il est sûr et certain
que, tout en pleurant bien fort, elle se sentait plus flattée de
celui-là, dans ce moment, qu'elle ne l'avait jamais été de tout
autre auparavant.

«Je bénirai votre nom, dit en sanglotant la bonne petite fille du
serrurier, tant que je vivrai. Je ne l'entendrai jamais sans me
sentir briser le coeur. Je ne l'oublierai jamais dans mes prières,
soir et matin, jusqu'à la fin de mes jours!

-- Vraiment? fit Joe avec vivacité: est-ce bien vrai? cela me
rend... vous ne sauriez croire comme cela me rend heureux et fier
de vous entendre dire de ces choses-là.»

Dolly sanglotait toujours en tenant son mouchoir devant ses yeux;
et Joe restait toujours là debout, à la regarder.

«Votre voix, dit-il, me reporte avec tant de plaisir à mon bon
vieux temps, que, pour le moment, il me semble comme si cette
soirée... je peux bien en parler, n'est-ce pas, maintenant, de
cette soirée-là... comme si cette soirée était encore là, et qu'il
ne fût rien arrivé dans l'intervalle. J'ai oublié toutes les
peines que j'ai endurées depuis, et il me semble que c'est hier
que j'ai rossé ce pauvre Tom Cobb, et que je suis venu vous voir,
mon paquet sur l'épaule, avant de décamper... Vous rappelez-vous?»

Si elle se rappelait! mais elle ne dit mot; elle leva seulement
les yeux un petit instant. Ce ne fut qu'un coup d'oeil, un petit
coup d'oeil timide et larmoyant, mais qui fit garder à Joe le
silence... bien longtemps.

«Bah! finit-il par dire résolument, il fallait que ça arrivât
comme c'est arrivé. Je suis donc allé bien loin me battre tout
l'été, et me geler tout l'hiver, depuis ce temps-là. Me voilà
revenu, la bourse aussi vide qu'en partant, et estropié par-dessus
le marché. Mais voyez-vous, Dolly, c'est égal; j'aimerais mieux
encore avoir perdu l'autre bras... j'aimerais mieux avoir perdu ma
tête... que d'être revenu pour vous voir morte, et non pas telle
que je me figurais toujours vous voir, telle que je n'ai pas cessé
d'espérer et de souhaiter vous retrouver. Ainsi, au bout du
compte, Dieu soit loué!»

Ah! comme la petite coquette d'il y a cinq ans était devenue
sensible depuis ce temps-là! Elle avait fini par se trouver un
coeur. C'est parce qu'elle n'en connaissait pas tout le prix,
qu'elle avait tant méconnu le prix du coeur de Joe, mais à présent
elle ne l'aurait pas donné pour tout l'or du monde.

«N'ai-je pas eu autrefois, dit Joe avec son ton de franchise un
peu brusque, l'idée que je pourrais revenir riche et me marier
avec vous? Mais dans ce temps-là j'étais un enfant, et il y a
longtemps que je ne suis plus si bête. Je sais bien que je ne suis
qu'un pauvre soldat licencié et mutilé, trop heureux maintenant de
traîner son existence comme il pourra. Pourtant, là! vrai! même à
présent, je ne peux pas dire que ça me fera plaisir de vous voir
mariée, Dolly; mais c'est égal, je suis content... Oui, je le
suis, et je suis bien aise de l'être... en songeant que vous êtes
admirée et courtisée, et que vous pouvez, quand vous voudrez,
choisir à votre goût un homme pour vous rendre heureuse. C'est une
consolation pour moi de savoir que vous parlerez quelquefois de
moi à votre mari; et je ne désespère pas d'en arriver un jour à
l'aimer, à lui donner une bonne poignée de main, à venir vous voir
quelquefois, comme un pauvre ami qui vous a connue petite fille.
Que Dieu vous bénisse!»

Sa main tremblait; mais, avec tout ça, il sut bien la contenir, et
quitta Dolly.




CHAPITRE XXXI.


La nuit de ce vendredi-là, car c'était le vendredi de la semaine
des émeutes qu'Emma et Dolly furent délivrées, grâce à l'aide
empressée de Joe et d'Édouard Chester, les troubles furent
entièrement apaisés; l'ordre et la tranquillité furent rétablis
dans la ville épouvantée. Mais comme, en vérité, après ce qui
s'était passé, personne ne pouvait dire si ce calme nouveau
durerait longtemps ou si on n'était pas destiné à voir éclater
tout à coup de nouveaux orages qui viendraient remplir les rues de
Londres de sang et de ruines, ceux qui s'étaient dérobés par la
fuite au tumulte récent se tenaient encore à distance, et bien des
familles, qui n'avaient pu jusque-là se procurer les moyens de
fuir, profitaient de ce moment de répit pour se retirer à la
campagne. De Tyburn à Whitechapel, les boutiques étaient encore
fermées, et il ne se faisait guère d'affaires dans aucun des
centres habituels du mouvement commercial. Cependant, malgré les
prédictions sinistres des alarmistes, cette nombreuse classe de la
société qui voit toujours si clair dans les évènements les plus
obscurs, la ville restait dans une tranquillité profonde, la force
armée, composée de troupes considérables, distribuée sur tous les
points les plus dangereux, et postée dans tous les endroits
principaux, tenait en échec les restes dispersés de l'émeute. On
poursuivait avec une vigueur infatigable la recherche des
perturbateurs, et s'il s'en trouvait encore parmi eux d'assez
incorrigibles et d'assez téméraires pour avoir la fantaisie, après
les terribles scènes des derniers jours, de se risquer dans les
rues, ils étaient tellement abattus par ces mesures fermes et
résolues, qu'ils se dépêchaient de retourner s'ensevelir dans
leurs cachettes, ne songeant plus qu'à leur propre salut.

En un mot, l'émeute était en déroute. On avait tué à coups de
fusil plus de deux cents insurgés dans les rues. Il y en avait en
outre deux cent cinquante dans les hôpitaux avec des blessures
graves: là-dessus, peu de jours après, on comptait soixante-dix ou
quatre-vingts morts de plus. Il y en avait une centaine d'arrêtés,
sans compter ceux qu'on arrêtait d'heure en heure. Quant à ceux
qui avaient péri victimes de l'incendie ou de leurs propres excès,
le nombre en était inconnu.

Cependant il est certain qu'il y avait beaucoup de ces misérables
qui avaient trouvé une horrible sépulture dans la cendre brûlante
des feux qu'ils avaient allumés, ou qui s'étant glissés dans des
caves et des celliers, soit pour y boire en secret, soit pour y
panser leurs blessures, ne revirent jamais le jour. Bien des
semaines après que le foyer de l'incendie ne contenait plus qu'une
cendre noire et froide, la bêche du fossoyeur, mise en
réquisition, ne laissa point de doute à cet égard.

Pendant les quatre grands jours de l'insurrection, soixante-dix
maisons particulières et quatre prisons considérables avaient été
détruites. La perte totale des objets mobiliers, d'après
l'estimation de ceux qui l'avaient subie, était de cent cinquante
mille livres sterling. À l'estimer au plus bas, d'après
l'évaluation plus impartiale de personnes désintéressées, elle
montait toujours bien à plus de cent vingt-cinq mille livres.
Cette perte immense fut bientôt après couverte par une indemnité
sur la fortune publique, en exécution d'un vote de la chambre des
Communes, la somme ayant été prélevée sur les différents quartiers
de Londres, et sur le comté et le bourg de Southwark. Toutefois,
lord Mansfield et lord Saville ne voulurent ni l'un ni l'autre
recevoir d'indemnité d'aucun genre.

La chambre des Communes dans sa séance du mardi, avec ses portes
fermées et bien gardées, avait émis une résolution à l'effet de
procéder, immédiatement après la fin des émeutes, à l'examen des
pétitions présentées par un grand nombre des sujets protestants de
Sa Majesté, et à leur prise en sérieuse considération. Pendant
qu'on débattait cette question, M. Herbert, l'un des membres
présents, se leva indigné et pria la chambre de remarquer que lord
Georges Gordon était là sur son banc, au-dessous de la galerie,
avec la cocarde bleue, signe de ralliement de la rébellion,
attachée à son chapeau. Non seulement ceux qui siégeaient auprès
de lui l'obligèrent de l'ôter; mais, quand il s'offrit à aller
dans les rues pacifier l'émeute, rien qu'avec la vague assurance
que la chambre était disposée à leur donner «la satisfaction
qu'ils voulaient,» plusieurs membres se réunirent pour le retenir
de force sur son banc. Bref, le désordre et la violence qui
régnaient en vainqueurs au dehors, pénétrèrent aussi dans le
sénat, et là, comme ailleurs, l'alarme et la terreur étaient à
l'ordre du jour, et les formes régulières furent un moment
oubliées.

Le mardi, les deux chambres s'étaient ajournées au lundi suivant,
déclarant impossible de continuer le cours de leurs délibérations
avec la gravité et la liberté nécessaires, tant qu'elles seraient
entourées par la troupe armée. Mais, à présent que les révoltés
étaient dispersés, les citoyens furent assaillis par une autre
crainte. En effet, en voyant les places publiques et leurs lieux
ordinaires de réunion remplis de soldats autorisés à faire usage à
discrétion de leurs fusils et de leurs sabres, ils commencèrent à
prêter une oreille avide au bruit qui circulait de la proclamation
d'une loi martiale et à des contes effrayants de prisonniers qu'on
aurait vus pendus aux lanternes de Cheapside et de Fleet-Street.
Ces terreurs ayant été promptement dissipées par une proclamation
déclarant que tous les perturbateurs seraient jugés par une
commission spéciale, constituée conformément à la loi, on eut une
autre alerte. Il se disait tout bas, d'un bout de la ville à
l'autre, qu'on avait trouvé de l'argent français sur quelques
insurgés, et que ces troubles avaient été soudoyés par les
puissances étrangères, pour arriver au renversement et à la ruine
de l'Angleterre. Cette sourde rumeur, entretenue par des placards
anonymes semés avec profusion, quoique dénués probablement de tout
fondement, tenait sans doute à la découverte de quelques pièces de
monnaie qui n'étaient point de fabrication anglaise, trouvées,
avec d'autres objets volés, en fouillant les poches des rebelles,
ou sur les prisonniers arrêtés et les cadavres des victimes. Cela
n'empêcha pas que ce bruit, une fois répandu, produisit une grande
sensation, et, au milieu de cette excitation générale qui dispose
les gens à saisir avidement toute nouvelle alarmante, il fut
colporté avec une merveilleuse activité.

Cependant, comme la tranquillité ne se démentit pas pendant toute
la journée de vendredi, puis pendant toute la nuit, et qu'on ne
fit plus de nouvelles découvertes, la confiance commença à
renaître, et les plus timides, les plus découragés, recommencèrent
à respirer. Rien que dans Southwark, il n'y eut pas moins de trois
mille habitants qui se formèrent en garde privée, pour faire dans
les rues des patrouilles d'heure en heure. Les citoyens de Londres
ne restèrent pas en arrière pour imiter ce bel exemple, et, selon
l'habitude des gens paisibles, qui deviennent d'une audace
incroyable quand le danger est passé, il était impossible de rien
voir de plus intraitable et de plus hardi. Ils n'hésitaient pas à
faire subir au passant le plus robuste un interrogatoire sévère,
et menaient haut la main les petits commissionnaires, les bonnes
et les apprentis qu'ils trouvaient sur leur chemin.

Quand le jour s'obscurcit pour faire place au soir, à l'heure où
les ténèbres commencèrent par se glisser dans les coins et recoins
de la ville comme pour s'essayer en secret et prendre leur clan
avant de s'aventurer en pleine rue, Barnabé était assis dans son
cachot, s'étonnant du silence, et attendant en vain le bruit et
les clameurs qui avaient troublé les nuits précédentes. À côté de
lui était assis, la main dans la sienne, une compagne dont la
présence mettait son âme en paix. Elle était pâle, bien changée,
accablée de chagrin, et elle avait le coeur bien gros; mais elle
était pour lui toujours la même.

«Ma mère, dit-il après un long silence, combien de temps encore...
combien de jours et de nuits... vont-ils me retenir ici?

-- Pas beaucoup, mon enfant; pas beaucoup, j'espère.

-- Vous espérez! c'est bon, mais ce n'est pas avec des espérances
que vous ferez tomber mes chaînes. Moi aussi j'espère, mais cela
leur est bien égal. Grip espère; mais qui est-ce qui se soucie de
Grip?»

Le corbeau poussa un petit cri triste et mélancolique.

«Personne, dit-il, aussi clairement que peut parler un corbeau.

-- Qui est-ce qui se soucie de Grip, excepté vous et moi? dit
Barnabé, passant la main sur les plumes ébouriffées de l'oiseau.
Il ne parle jamais ici; il ne dit pas un mot en prison. Il est là
à se morfondre toute la journée dans son petit coin noir, tantôt
faisant un somme, tantôt regardant le jour qui se glisse à travers
les barreaux et qui brille dans son oeil, perçant comme une
étincelle de ces grands feux qui viendrait à tomber dans la
chambre, et qui brûlerait encore. Mais qui est-ce qui se soucie de
Grip?

Le corbeau croassa encore: «Personne.

-- Et à propos, dit Barnabé, retirant sa main de l'oiseau pour la
mettre sur le bras de sa mère, en la regardant fixement en face,
s'ils me tuent, car c'est bien possible, j'ai entendu dire qu'ils
me tueraient; que deviendra Grip, quand ils m'auront fait mourir?»

Le son du mot ou le courant de ses propres pensées suggéra à
l'oiseau sa vieille sentence: «N'aie pas peur de mourir.»
Seulement il s'arrêta au beau milieu, tira un bouchon
mélancolique, et finit par un croassement languissant, comme s'il
ne se sentait pas le courage d'aller jusqu'au bout de sa phrase,
quoiqu'elle ne fût pas bien longue.

«Est-ce qu'ils lui ôteront la vie comme à moi? dit Barnabé. Je le
voudrais bien; si lui et moi et vous nous mourions tous ensemble,
il ne resterait personne pour en avoir du chagrin et de la peine,
Mais ils feront ce qu'ils voudront, je ne les crains pas, mère.

-- Ils ne vous feront pas de mal, dit-elle, d'une voix presque
étouffée par ses larmes. Ils ne voudront pas vous faire de mal,
quand ils sauront tout. Je suis sûre qu'ils ne vous en feront pas.

-- Oh! n'en soyez pas trop sûre, cria Barnabé, qui montrait un
étrange plaisir à croire qu'elle se trompait, mais que lui, il
avait trop de sagacité pour tomber dans la même erreur. Ils m'ont
désigné, mère, dès le commencement. Je le leur ai entendu dire
entre eux quand ils m'ont amené ici la nuit dernière, et je les
crois. Ne pleurez pas pour ça, mère. Ils disaient que j'étais
hardi, et je leur ferai voir jusqu'au bout qu'ils ne se trompent
pas. On peut me croire imbécile, mais cela ne m'empêchera pas de
mourir aussi bien qu'un autre... Je n'ai pas fait de mal, n'est-ce
pas? ajouta-t-il vivement.

-- Pas devant Dieu, répondit-elle.

-- Eh bien! alors, dit Barnabé, qu'ils me fassent tout ce qu'ils
voudront. Vous m'avez dit un jour, vous-même, un jour que je vous
demandais ce que c'était que la mort, que c'était quelque chose
qui n'était pas à craindre, quand on n'avait pas fait de mal. Ha!
ha! mère, je suis sûre que vous pensiez que j'avais oublié cela.»

Elle était navrée de voir ce joyeux éclat de rire et le ton enjoué
avec lequel il lui disait ces mots. Elle le serra contre son coeur
et le supplia de lui parler tout bas et de se tenir tranquille,
parce qu'il commençait à faire nuit, qu'ils n'avaient plus que peu
de temps à rester ensemble, et qu'elle allait être obligée de le
quitter.

«Vous reviendrez demain? dit Barnabé.

-- Oui, et tous les jours, et nous ne nous séparerons plus.»

Il répliqua avec joie que c'était bien, que c'était tout ce qu'il
désirait, et qu'il était sûr d'avance de sa réponse. Puis il lui
demanda où elle était restée depuis si longtemps, et pourquoi elle
n'était pas venue le voir, pendant qu'il était un grand soldat; et
alors il se mit à lui détailler tous les plans qu'il avait formés
pour qu'ils pussent devenir riches et vivre dans l'opulence.
Cependant il eut quelque soupçon qu'elle avait du chagrin et que
c'était lui qui en était en cause; il essaya de la consoler et de
la distraire en lui parlant de la vie qu'ils menaient autrefois
ensemble, de ses amusements et de la liberté dont il jouissait
alors. Il ne se doutait pas que chacune de ses paroles redoublait
la douleur de sa mère, et qu'elle répandait des larmes de plus en
plus amères à chaque souvenir qu'il ravivait de leur tranquillité
perdue.

«Mère, dit Barnabé, quand ils entendirent approcher l'homme qui
venait fermer les cellules pour la nuit, tout à l'heure, quand je
vous ai parlé de mon père, vous m'avez crié: «Chut!» et vous avez
détourné la tête; pourquoi donc? dites-moi pourquoi en deux mots.
Vous l'aviez cru mort. Vous n'êtes pas fâchée qu'il vive et qu'il
soit revenu nous voir? où est-il? serait-il ici?

-- Ne demandez à personne où il est; ne parlez de lui à qui que ce
soit, répondit-elle.

-- Pourquoi pas? Est-ce parce que c'est un homme sévère et qui a
la parole rude? Car enfin, je ne l'aime pas, et je ne tiens pas à
me trouver seul avec lui; mais pourquoi ne pas parler de lui?

-- Parce que je suis fâchée qu'il vive encore, fâchée qu'il soit
revenu nous voir, fâchée que vous et lui vous vous soyez trouvés
ensemble. Parce que, cher Barnabé, j'ai fait ce que j'ai pu, toute
ma vie, pour vous tenir séparés.

-- Séparés! un fils et un père! Pourquoi?

-- Il a, lui murmura-t-elle à l'oreille, il a versé le sang; le
temps est venu de vous faire cette révélation; il a versé le sang
d'un homme qui l'aimait bien, qui avait placé en lui sa confiance,
qui ne lui avait jamais rien dit ni rien fait de mal.»

Barnabé recula d'horreur, et, jetant un coup d'oeil rapide sur la
tache de son poignet, la cacha en frissonnant sous sa veste.

«Mais, ajouta-t-elle avec précipitation, en entendant la clef
tourner dans la serrure, quoique nous devions le fuir, ce n'en est
pas moins votre père, mon cher enfant, et moi, je n'en suis pas
moins sa malheureuse femme. On en veut à sa vie, et il la perdra.
Il ne faut pas que nous y soyons pour quelque chose. Bien au
contraire, si nous pouvions l'amener à se repentir, notre devoir
serait de l'aimer encore. N'ayez pas l'air de le connaître, si ce
n'est comme un homme qui s'est sauvé de la prison, et, si on vous
fait des questions sur son compte, ne répondez pas. Que Dieu
veille sur vous toute cette nuit, cher enfant! que Dieu soit avec
vous!»

Elle s'arracha de ses bras et, quelques secondes après, Barnabé
fut tout seul. Il resta longtemps comme enraciné là, la figure
cachée dans ses mains, puis il se jeta en sanglotant sur son
triste lit.

Mais la lune vint tout doucement dans sa gloire modeste, et les
étoiles se montrèrent à travers le petit espace de la fenêtre
grillée, comme, à travers l'étroite brèche d'une bonne action,
dans une sombre vie de crime, la face du ciel rayonne pleine
d'éclat et de miséricorde. Il leva la tête, regarda en l'air ce
ciel tranquille qui avait l'air de sourire à la terre affligée,
comme si la nuit, plus compatissante que le jour, abaissait des
regards de pitié sur les souffrances et les fautes des hommes, et
qu'elle voulût insinuer sa paix au fond du coeur de Barnabé. Un
pauvre idiot comme lui, emprisonné dans son étroite cellule, se
sentait élevé aussi près de Dieu, en contemplant cette clarté si
douce, que l'homme le plus libre et le plus heureux de toute cette
vaste cité; et dans sa prière, qu'il ne se rappelait pas bien,
dans le bout d'hymne, souvenir de son enfance, qu'il se
chantonnait pour se bercer avant de s'endormir, il y avait un
souffle aussi pur pour monter vers le ciel que dans toutes les
homélies du monde, et dans l'écho des voûtes des plus vieilles
cathédrales.

Sa mère, en traversant une cour pour sortir, vit, à travers une
porte grillée qui donnait sur une autre cour, son mari, marchant
autour de l'enceinte, les mains croisées sur sa poitrine et la
tête penchée. Elle demanda à l'homme qui la conduisait si elle ne
pourrait pas dire un mot au prisonnier. Il y consentit, mais en
lui recommandant de se dépêcher, parce qu'il allait fermer pour la
nuit, et il n'avait plus qu'une ou deux minutes à lui. En même
temps, il ouvrit la porte et lui dit d'entrer.

La porte, en tournant, grinça bien fort sur ses gonds; mais lui,
il était sourd au bruit, et continuait sa promenade circulaire
dans la petite cour, sans lever la tête ni changer d'attitude le
moins du monde. Elle lui parla; mais sa voix était si faible
qu'elle ne pouvait se faire entendre. Enfin, elle alla au-devant
de ses pas, et, quand il vint, elle étendit la main et le toucha.

Il tressaillit et recula d'un pas, tremblant des pieds à la tête;
mais en voyant qui c'était, il lui demanda ce qu'elle venait faire
là. Sans attendre sa réponse:

«Voyons! dit-il, venez-vous me rendre la vie ou me l'ôter?
m'assassiner aussi, ou me sauver?

-- Mon fils... notre fils, répondit-elle, est dans cette prison.

-- Qu'est-ce que ça me fait? cria-t-il en frappant du pied avec
impatience le pavé de la cour. Je sais bien cela. Il ne peut pas
plus m'aider que je ne puis l'aider. Si vous êtes venue pour me
parler de lui, vous pouvez vous en aller.»

En même temps il reprit sa promenade, et se mit à faire son tour
dans la cour comme auparavant, d'un pas précipité. Quand il la
retrouva où il l'avait laissée, il s'arrêta pour lui dire:

«Venez-vous me rendre la vie ou me l'ôter? Vous repentez-vous?

-- Oh! c'est à vous qu'il faut demander ça, répondit-elle. Voulez-
vous vous repentir, pendant qu'il en est temps encore? Quant à
vous sauver, croyez bien que je n'en aurais pas le pouvoir, quand
j'en aurais le courage.

-- Dites que c'est la volonté qui vous manque, répondit-il avec un
juron, en cherchant à se dégager d'elle et à passer outre. Dites
que vous ne le voulez pas.

-- Écoutez-moi un instant seulement, répliqua-t-elle, rien qu'un
instant. Je ne fais que de relever d'une maladie dont je croyais
que je ne relèverais jamais. Les meilleurs d'entre nous, dans des
moments pareils, pensent aux bonnes intentions qu'ils n'ont pas
réalisées, aux devoirs qu'ils ont laissés inachevés. Si j'ai
jamais, depuis cette fatale nuit, manqué à prier Dieu pour vous
envoyer le repentir avant votre mort... si j'ai manqué de vous en
suggérer la pensée, même au moment où l'horreur de votre crime
était encore toute fraîche, si, la dernière fois que je vous ai
vu, tout entière à la crainte qui venait de m'accabler, j'ai
oublié de tomber à deux genoux pour vous adjurer de la façon la
plus solennelle, au nom de celui que vous avez envoyé au ciel pour
y porter témoignage contre vous, de vous préparer à la punition
qui ne pouvait manquer de vous atteindre, et qui s'approche
insensiblement en ce moment même... je m'humilie devant vous, et,
dans l'agonie de mon rôle de suppliante, je vous conjure de me
laisser expier ma faute.

-- Qu'est-ce que tout ce jargon veut dire? répondit-il rudement.
Parlez donc de manière que je puisse vous comprendre.

-- Je vais le faire, répliqua-t-elle; c'est tout ce que je désire.
Accordez-moi encore un moment de patience. La main de celui qui a
maudit l'assassin s'est appesantie sur nous, vous n'en pouvez
douter. Notre fils, notre innocent enfant, sur lequel est tombée
sa colère, avant même qu'il vînt au monde, est ici en danger de
perdre la vie... il y est, conduit par votre faute, oui, Dieu le
sait, par votre unique faute: car, si la faiblesse de son
intelligence l'a entraîné dans ses égarements, n'est-ce pas la
terrible conséquence de votre crime?

-- Si vous venez pour m'ennuyer de vos reproches et de vos
criailleries de femme... marmotta-t-il entre ses dents, en
essayant encore de passer.

-- Non. Je viens pour autre chose, qu'il faut que vous entendiez.
Si ce n'est pas ce soir, c'est demain. Si ce n'est pas demain, ce
sera un autre jour; mais il faut que vous l'entendiez. Mon mari,
il n'y a point d'espoir pour vous de vous sauver de là... c'est
impossible.

-- Et c'est vous qui venez me dire ça?» En même temps il leva sa
main chargée de fers et l'en menaça. «Ah! c'est vous?

-- Oui, dit-elle, avec une vivacité inexprimable, c'est moi. Mais
pourquoi?

-- Sans doute pour me tranquilliser dans cette prison. Pour me
faire passer agréablement le temps d'ici jusqu'à ma mort. Pour mon
bien... oui, pour mon bien sans aucun doute, dit-il en grinçant
des dents et en lui adressant un sourire avec sa face livide.

-- Non, ce n'est pas pour vous accabler de reproches, répliqua-t-
elle; non, ce n'est pas pour aggraver les misères et les tortures
de votre situation; non, ce n'est pas pour vous dire une seule
parole amère: c'est au contraire pour vous rendre l'espérance et
la paix. Mon mari, mon cher mari, avouez seulement ce crime
abominable; implorez seulement le pardon du ciel et de ceux que
vous avez offensés sur la terre. Écartez seulement ces vaines
pensées qui vous troublent, et qui ne se réaliseront jamais, pour
ne compter que sur votre repentir et votre sincérité, et je vous
promets, au nom suprême du créateur, dont vous avez détruit
l'image, qu'il vous donnera aide et consolation. Et moi, cria-t-
elle en joignant les mains et en levant les yeux au ciel, je jure
devant lui, devant lui qui connaît mon coeur et qui peut y lire la
vérité de mes paroles, je vous promets, à partir de ce moment-là,
de vous aimer tendrement comme autrefois, de veiller sur vous nuit
et jour durant le court intervalle qui nous reste, de vous
prodiguer les témoignages de ma plus fidèle affection comme je le
dois, de joindre mes prières aux vôtres pour que Dieu suspende le
jugement qui menace votre tête, pour qu'il épargne notre fils et
lui permette de bénir ici son saint nom, de son mieux, le pauvre
enfant, à l'air libre et à la clarté du jour.»

Il recula et fixa ses yeux sur elle, pendant qu'elle lui adressait
ces prières ardentes, comme s'il était un moment frappé de respect
pour elle, et qu'il ne sût que faire. Mais la crainte et la colère
prirent bientôt le dessus, et il la repoussa avec mépris.

«Allez-vous-en! cria-t-il. Laissez-moi. Vous complotez contre moi,
n'est-ce pas? Vous voulez me faire parler, pour aller dire que je
suis bien ce qu'on soupçonne. Malédiction sur vous et votre
enfant!

-- Hélas! elle est déjà tombée sur lui, la malédiction, répliqua-
t-elle en se tordant les mains.

-- Qu'elle y tombe plus lourdement encore! Qu'elle tombe sur lui
et sur vous tous! Je vous déteste tous les deux. Je n'ai plus rien
à perdre. La seule consolation qui puisse me rester et que je me
souhaite, c'est de savoir avant de mourir que la malédiction vous
atteint. À présent, partez.»

Elle allait encore lui faire de douces instances, même après cet
éclat de fureur; mais il menaça de la frapper de sa chaîne.

«Je vous le répète, partez... je vous le répète pour la dernière
fois. Le gibet me tient dans ses griffes, et c'est un noir fantôme
qui peut me porter encore à d'autres excès. Allez-vous-en! Je
maudis l'heure où je suis né, l'homme que j'ai tué, et toutes les
créatures vivantes de ce monde.»

Dans un paroxysme de rage, de terreur, de crainte de la mort, il
la repoussa, pour se précipiter dans les ténèbres de sa cellule,
où il se jeta pantelant sur le carreau, qu'il grattait de ses
mains enchaînées. Le geôlier revint fermer la porte du cachot, et
emmena ensuite la malheureuse femme.

Dans cette nuit de juin, chaude et embaumée, il y avait par toute
la ville des visages heureux et des coeurs gais et légers, qui
savouraient doublement la douceur d'un sommeil depuis plusieurs
jours inconnu, au milieu des horreurs qui venaient d'avoir lieu.
Cette nuit-là, chacun chez soi se réjouissait en famille; on se
félicitait les uns les autres d'avoir échappé au danger commun;
ceux qui avaient été désignés pour victimes par l'émeute,
s'aventuraient à sortir dans les rues; ceux qui avaient été
pillés, allaient gagner quelque bon refuge; même le pusillanime
lord-maire, qui avait été cité ce soir-là devant le Conseil privé
pour donner des explications sur sa conduite, revint content,
déclarant à tous ses amis qu'il avait été bien heureux d'en être
quitte pour une réprimande, et leur répétant avec la plus grande
satisfaction sa mémorable défense devant le Conseil, «qu'il avait
montré dans les troubles une telle témérité de courage, qu'il
avait bien cru la payer de sa vie.»

Cette nuit-là aussi, quelques agents dispersés de l'émeute furent
poursuivis jusque dans leurs cachettes, et arrêtés. Dans les
hôpitaux, ou sous les amas de ruines qu'ils avaient faites, dans
les fossés, dans les champs, on trouva de ces misérables enterrés
sans linceul; plus heureux que ceux qui, pour avoir pris une part
active au désordre, dans des prisons provisoires, reposaient en ce
moment sur la paille leur tête promise au bourreau.

À la Tour aussi, dans une chambre lugubre dont les murs épais
interdisaient l'accès au moindre bourdonnement de la vie et
entretenaient un silence dont les inscriptions laissées par
d'anciens prisonniers sur ces témoins muets ne faisaient que
redoubler l'horreur, gisait sur sa couche un homme tourmenté de
remords pour chaque cruauté commise par chaque révolté,
reconnaissant à présent que leur crime était son crime, et que
c'était lui qui avait mis leurs vies en péril; ne trouvant, au
milieu de ces réflexions, qu'une triste consolation dans son
fanatisme, ou dans sa vocation imaginaire; c'était le malheureux
autour de tout le mal... lord Georges Gordon.

On l'avait arrêté le soir même. «Si vous êtes sûr que c'est moi
que vous voulez, dit-il à l'officier qui l'attendait à la porte de
chez lui avec un mandat d'amener sous la prévention de haute
trahison, je suis prêt à vous accompagner...»

Et en effet, il le suivit sans résistance. On commença par le
conduire devant le Conseil privé, puis à la caserne des Horse-
Guards, puis on l'emmena par le pont de Westminster, pour éviter
l'embarras des rues, jusqu'à la Tour, sous l'escorte la plus forte
qu'on eût encore vue chargée d'y conduire un prisonnier seul.

De tous ses quarante mille hommes, il ne lui en restait pas un
pour lui tenir compagnie. Tant amis que protégés, clients et
serviteurs... il n'avait personne. Son tartuffe de secrétaire
l'avait trahi et l'homme qui s'était laissé, dans sa faiblesse,
pousser et compromettre par tant d'intrigants uniquement occupés
de leurs intérêts personnels, se trouvait à présent seul et
abandonné.




CHAPITRE XXXII.


M. Dennis, ayant été fait prisonnier à une heure avancée le même
soir, fut emmené pour la nuit seulement au violon voisin, et le
lendemain, samedi, on le fit comparaître devant un juge de paix.
Comme les charges qui s'élevaient contre lui étaient nombreuses et
importantes, qu'en particulier, il fut prouvé par le témoignage de
Gabriel Varden qu'il avait manifesté bonne envie de lui ôter la
vie, il fut renvoyé devant les assises. De plus, il eut l'honneur
distingué de se voir considérer comme un chef de révoltés, et de
recevoir de la bouche même du magistrat la flatteuse assurance
qu'il était dans une position d'un danger imminent, et qu'il
ferait bien de s'attendre à tout.

Dire que la modestie de M. Dennis ne fut pas un peu émue par ces
honneurs insignes, ou qu'il fût bien préparé à une réception si
obligeante, ce serait lui prêter un plus grand fonds de
philosophie stoïque qu'il n'en posséda jamais. À dire vrai, le
stoïcisme de ce gentleman était de ceux (combien en voit-on comme
cela!) qui mettent un homme en état de supporter avec un courage
exemplaire les afflictions de ses amis, mais qui, par une espèce
de compensation, le rendent, en ce qui le concerne, très sensible
à ses maux, et d'un égoïsme très susceptible. On peut donc, sans
calomnier ce fonctionnaire intéressant, déclarer sans réserve et
sans déguisement qu'il commença par se montrer très alarmé tout
d'abord, et qu'il manifesta des émotions qui ne faisaient pas
honneur à son héroïsme, jusqu'à ce qu'il eut appelé à son aide ses
facultés ratiocinatives, qui lui firent entrevoir une perspective
moins désespérée.

À mesure que M. Dennis exerçait les qualités intellectuelles dont
la nature l'avait doué à passer en revue ses chances les plus
favorables de se tirer d'affaire bellement et sans grand
désagrément personnel, il sentait renaître ses esprits et
augmenter sa confiance. Quand il se rappelait la haute estime dans
laquelle était tenu son ministère, et le besoin constant qu'on
avait de ses services; quand il se considérait lui-même, dont le
Code pénal avait fait une espèce de remède universel, applicable
aussi bien aux femmes qu'aux hommes, aux vieillards qu'aux
enfants, aux gens de tout âge, de toute variété de criminalité;
quand il songeait à la haute faveur dont il jouissait, par titre
officiel, près de la Couronne, et des deux Chambres du parlement,
de la Monnaie, de la Banque d'Angleterre et des Juges du
territoire; quand il repassait dans son esprit tous les ministres
successifs dont il était resté toujours la panacée favorite; quand
il réfléchissait que c'était à lui que l'Angleterre devait de
rester isolée dans la gloire de la pendaison parmi les nations
civilisées de la terre; quand il se représentait tous ces titres
et qu'il les pesait dans son esprit, il n'avait pas l'ombre d'un
doute qu'il y allait de l'honneur de la nation reconnaissante de
l'acquitter des conséquences de ses dernières escapades, et
qu'elle ne pouvait manquer de lui rendre son ancienne place dans
le bienheureux système social.

Il en était donc resté, comme on dit, sur sa bonne bouche, quand
il prit place au milieu de l'escorte qui l'attendait, et il se
rendit à la prison avec une indifférence héroïque. Et arrivant à
Newgate, où on avait réparé à la hâte les ruines de quelques
cachots pour y tenir en toute sûreté les révoltés, il reçut un
accueil chaleureux des porte-clefs, charmés de voir un cas
extraordinaire, un cas intéressant, qui rompait agréablement la
monotonie de leur service uniforme. Aussi, sous l'empire de cette
aimable surprise, lui mit-on les fers avec un soin tout
particulier, avant de le coffrer dans l'intérieur de la prison.

«Camarade, dit le bourreau, pendant que, sous la conduite d'un
officier de la geôle, il traversait, dans cet attirail nouveau
pour lui, tous les corridors qu'il connaissait si bien, est-ce que
je vais rester longtemps avec quelqu'un?

-- Si vous nous aviez laissé plus de cellules debout, on vous en
aurait donné une pour vous tout seul, lui répondit-on; mais, pour
le moment, la place nous manque, et nous sommes obligés de vous
donner de la compagnie.

-- À la bonne heure, répliqua Dennis, je n'ai pas de répugnance
pour être en compagnie, camarade; au contraire, j'aime assez la
société. J'étais né pour la société, vrai.

-- Quel dommage, n'est-ce pas? dit son conducteur.

-- Mais non, répondit Dennis, je ne trouve pas. Pourquoi donc
serait-ce dommage, camarade?

-- Oh! dame! je ne sais pas, dit l'autre négligemment. C'est que,
comme vous dites que vous étiez né pour la société, et qu'on va
vous en priver dans votre fleur, vous comprenez...

-- Dites-moi donc, reprit l'autre vivement, de quoi diable me
parlez-vous là? Qu est-ce que c'est que ces gens-là qu'on va
priver dans leurs fleurs?

-- Oh! personne précisément: je croyais que c'était peut-être
vous,» dit le geôlier.

M. Dennis s'essuya la face, qui était devenue tout à coup rouge
comme le feu. «Vous avez toujours aimé à dire des farces» dit-il à
son conducteur d'une voix tremblante, et il le suivit en silence,
jusqu'à ce qu'il se fut arrêté devant la porte.

-- C'est là ma résidence, n'est-ce pas? demanda-t-il d'un air
facétieux.

-- Oui, voilà la boutique, monsieur,» répliqua l'autre. Dennis se
disposait à y entrer, d'assez mauvaise grâce, quand tout à coup il
s'arrêta et recula tout saisi.

«Eh bien! dit le geôlier, comme vous voilà ému!

-- Hum! dit Dennis à voix basse et fort alarmé. Il y a de quoi!
Fermez cette porte.

-- C'est ce que je vais faire, quand vous serez entré.

-- Mais je n'entrerai pas du tout. Je ne veux pas qu'on m'enferme
avec cet homme-là. Est-ce que vous avez envie de me faire
étrangler, camarade?»

Le geôlier n'avait pas l'air d'avoir la moindre envie pour ou
contre; mais lui faisant observer en deux mots qu'il avait sa
consigne, et qu'il voulait l'exécuter, il ferma la porte par-
dessus lui, tourna la clef et se retira.

Dennis se tenait tout tremblant le dos contre la porte, et levant
le bras par un mouvement involontaire pour se mettre en défense,
les yeux fixés sur un homme, le seul locataire pour le moment du
cachot, qui était étendu tout de son long sur un banc de pierre,
et qui venait de suspendre sa respiration comme s'il était en
train de se réveiller. Cependant il se roula sur le côté, laissa
pendre son bras négligemment poussa un long soupir et, murmurant
quelques mots inintelligibles, retomba aussitôt dans le sommeil.

Légèrement rassuré par ce répit, le bourreau détourna un moment
les yeux de son compagnon endormi, et jeta un coup d'oeil autour
du cachot pour voir s'il ne trouverait pas quelque endroit
favorable ou quelque arme propice pour se défendre. Il n'y avait
pas d'autre meuble qu'une mauvaise table, qu'on ne pouvait
déranger sans faire du bruit, et une lourde chaise. Il se glissa
sur la pointe du pied vers ce dernier article de mobilier,
l'emporta dans le coin le plus reculé, et le mettant devant lui
pour s'en faire un rempart, il surveilla de là les mouvements de
l'ennemi avec la plus grande vigilance et une extrême défiance.

L'homme qui dormait là, c'était Hugh. Et naturellement Dennis
devait se trouver dans un état d'attente assez pénible, et
souhaiter à part lui que l'autre ne se réveillât jamais. Fatigué
de rester debout, il s'accroupit dans son coin au bout de quelque
temps, et finit par s'asseoir sur le pavé glacé. Cependant,
quoique la respiration de Hugh annonçât toujours qu'il dormait
d'un bon somme, il ne pouvait se résoudre à le quitter des yeux un
instant. Il en avait si grand'peur, il redoutait tellement un
assaut subit de sa part, que, non content d'observer ses yeux
fermés au travers des barreaux de la chaise, il se levait en
tapinois de temps en temps sur ses pieds pour le regarder, le cou
tendu, et s'assurer qu'il était réellement bien endormi, et qu'il
n'allait pas profiter d'un moment de surprise pour s'élancer sur
lui.

Hugh dormit si longtemps et si profondément, que M. Dennis
commença à croire qu'il ne se réveillerait pas avant la visite du
porte-clefs. Déjà il se félicitait de cette supposition flatteuse,
et bénissait son étoile avec ferveur, quand il se manifesta deux
ou trois symptômes assez peu rassurants, comme par exemple un
nouveau mouvement du bras, un nouveau soupir, une agitation
incessante de la tête; puis, juste au moment où le dormeur allait
tomber lourdement à bas de ce lit étroit, les yeux de Hugh
s'ouvrirent.

Le hasard voulut que sa figure se trouvât précisément tournée du
côté de son visiteur inattendu, il le regarda bien une douzaine de
secondes tranquillement, sans avoir l'air d'être surpris ni de le
reconnaître. Puis tout à coup il fit un bond et prononça son nom
avec un gros juron.

«N'approchez pas, camarade, n'approchez pas, cria Dennis, se
cachant derrière la chaise, ne me touchez pas. Je suis prisonnier
comme vous. Je n'ai pas la liberté de mes membres. Je ne suis
qu'un pauvre vieux. Ne me faites pas de mal.»

Il prononça les derniers mots d'un air si câlin et d'un ton si
piteux, que Hugh, qui avait saisi la chaise et la tenait en l'air
pour lui en asséner un coup, se retint et lui dit de se relever.

«Oui certainement, camarade, je vais me relever, cria Dennis,
prompt à l'apaiser par tous les moyens en son pouvoir; je ne
demande pas mieux que de faire tout ce qui peut vous être
agréable, bien sûr; là! me voici relevé. Qu'est-ce que je puis
faire pour vous? Vous n'avez qu'un mot à dire, et je le ferai.

-- Ce que vous pouvez faire pour moi! cria Hugh, en l'empoignant
par le collet avec ses deux mains et le secouant aussi rudement
que s'il voulait lui couper la respiration. Et qu'est-ce que vous
avez fait pour moi?

-- J'ai fait de mon mieux, ce que je pouvais faire de mieux.»
répondit le bourreau.

Hugh, sans répliquer, le secoua dans ses serres vigoureuses à lui
faire branler les dents dans la mâchoire, le lança par terre, et
alla se rejeter lui-même sur son banc.

«Si ce n'était pas le plaisir que je ressens au moins de vous voir
ici, murmura-t-il entre ses dents, je vous aurais écrasé la tête
contre la muraille; oh! oui, et ça ne serait pas long.»

Il se passa quelque temps avant que Dennis eût retrouvé sa
respiration pour pouvoir parler; mais sitôt qu'il put reprendre
son langage humble et soumis, il n'y manqua pas.

«Oui, j'ai fait de mon mieux, dit-il d'un ton caressant; savez-
vous que j'avais là deux baïonnettes dans les reins, et je ne sais
pas combien de cartouches à mon service, pour me forcer à aller où
vous étiez, et que, si vous n'aviez pas été pris, vous auriez été
tué à coups de fusil? Jugez un peu, la belle figure que vous
auriez faite!... un beau jeune homme comme vous!

-- Je vais donc faire à présent plus belle figure, hein? demanda
Hugh, en relevant la tête avec une expression si terrible que
l'autre n'osa pas lui répliquer pour le moment.

-- Il n'y a pas de doute, dit Dennis d'un ton doucereux, après un
instant de silence. D'abord il y a les chances du procès, et vous
en avez mille pour vous. Nous pouvons nous en tirer les braies
nettes: on a vu des choses plus extraordinaires que ça. Après
cela, quand même ce ne serait pas, et que les chances tourneraient
contre nous, nous en serons quittes pour être exécutés une bonne
fois; et ça se fait, voyez-vous, avec tant de propreté, d'adresse
et d'agrément, si le terme ne vous paraît pas trop fort, que vous
ne pourriez jamais croire qu'on ait pu porter la chose à ce point
de perfection. Tuer un de nos semblables à coups de fusil...
Pouah!» Et cette idée seule révoltait tellement sa nature, qu'il
cracha sur le pavé du cachot.

La chaleur qu'il montrait sur ce sujet pouvait passer pour du
courage aux yeux de quelqu'un qui ne connaissait pas ses goûts et
ses préférences artistiques; de plus, comme il se gardait bien de
laisser percer ses espérances secrètes, et qu'il avait l'air au
contraire de se mettre sur le même pied que Hugh, ce vaurien fut
plus sensible à ces considérations pour se laisser attendrir,
qu'il ne l'aurait été à tous les plus beaux raisonnements ou à la
soumission la plus abjecte. Il reposa donc ses bras sur ses
genoux, et, se baissant en avant, il regarda Dennis par-dessous
les mèches de ses cheveux, avec une espèce de sourire sur les
lèvres.

«Le fait est, camarade, dit le bourreau d'un ton de plus intime
confiance, que vous vous étiez fourré là en assez mauvaise
compagnie. Vous étiez avec un homme qu'on poursuivait bien plus
que vous: c'était lui que je cherchais. Au reste, vous voyez ce
que j'ai gagné à tout cela. Me voici ici comme vous: nous sommes
dans la même barque.

-- Tenez, gredin, lui dit Hugh en fronçant les sourcils, je ne
suis pas assez dupe pour ne pas savoir que vous comptiez y gagner
quelque chose, sans quoi vous ne l'auriez pas fait; mais c'est une
affaire finie. Vous voilà ici. Il ne sera bientôt pas plus
question de vous que de moi; et je ne tiens pas plus à vivre qu'à
mourir, à mourir qu'à vivre; ce m'est tout un. Alors, pourquoi me
donnerais-je la peine de me venger de vous? Boire, manger, dormir,
tout le temps que j'ai à rester ici, je ne me soucie pas d'autre
chose. S'il pouvait seulement pénétrer un peu plus de soleil dans
ce maudit trou, pour qu'on pût s'y réchauffer, je voudrais y
rester couché tout le long du jour, sans me donner la peine de me
lever ou de m'asseoir une fois: voilà comme je me soucie de moi.
Pourquoi donc me soucier de vous?»

Il finit cette harangue par un grognement qui ressemblait assez au
bâillement d'une bête féroce, se remit tout de son long sur le
banc, et ferma de nouveau les yeux.

Après l'avoir regardé quelques moments en silence, Dennis tout
heureux de l'avoir trouvé si bénin, approcha de sa couche
grossière la chaise sur laquelle il s'assit près de lui; pourtant
il prit la précaution de ne pas se mettre à portée de son bras
nerveux.

«Bien dit, camarade, on ne peut pas mieux dire, se risqua-t-il à
répondre. Nous allons boire et manger tant que nous pourrons,
dormir tant que nous pourrons, nous rendre la vie douce tant que
nous pourrons; et avec de l'argent on a tout: dépensons-le
gaiement.

-- De l'argent! dit Hugh en se retournant dans une position plus
commode... où est-il?

-- Dame! ils m'ont pris le mien à la loge, dit M. Dennis, mais ils
ne traitent pas tout le monde de même.

-- Vous croyez? Eh bien! ils m'ont pris le mien aussi.

-- Alors je vais vous dire, camarade, il faut vous adresser à vos
parents.

-- Mes parents! dit Hugh se relevant en sursaut et se soutenant
sur ses mains; où sont-ils, mes parents?

-- Vous avez toujours bien de la famille?

-- Ha! ha! ha! dit Hugh en éclatant de rire et balançant son bras
au-dessus de sa tête. Ne va-t-il pas parler de parents, ne va-t-il
pas parler de famille à un homme dont la mère a péri de la mort
qui attend son fils, et l'a laissé, pauvre affamé, sans un visage
de connaissance au monde! Venez donc me parler de parents et de
famille!

-- Camarade, cria le bourreau, dont les traits éprouvèrent un
changement subit, vous ne voulez pas dire que...

-- Je veux dire, reprit Hugh, qu'ils l'ont pendue à Tyburn. Ce qui
était bon pour elle est assez bon pour moi. Qu'ils m'en fassent
autant quand ils voudront... le plus tôt sera le mieux. Pas un mot
de plus; je vais dormir.

-- Au contraire, j'ai besoin de vous parler; j'ai besoin d'avoir
là-dessus plus de détails, dit Dennis, changeant de couleur.

-- Ne vous avisez pas de ça, répondit Hugh en grognant; vous ferez
bien de tenir votre langue. Quand je vous dis que je vais dormir!»

Dennis s'étant risqué à dire quelques mots encore malgré cet
avertissement, son camarade, furieux, lui lança de toute sa force
un coup de poing qui pourtant ne l'atteignit pas, puis se recoucha
en murmurant une foule de jurons et d'imprécations et en se
tournant la face contre la muraille. Après avoir essayé encore une
ou deux fois à ses risques et périls, malgré la terrible humeur de
son compagnon, de le tirer tout doucement par la basque de son
habit pour reprendre cette conversation dont M. Dennis, pour des
raisons à lui connues, tenait tant à poursuivre le cours, il n'eut
pas d'autre alternative que d'attendre, aussi patiemment qu'il le
put, le bon plaisir du dormeur.




CHAPITRE XXXIII.


Un mois s'est écoulé... Nous sommes dans la chambre à coucher de
sir John Chester. À travers la fenêtre entr'ouverte, le jardin du
Temple paraît vert et agréable. La paisible rivière, égayée par
des bateaux et des barques, sillonnée par le battement des rames,
étincelle au loin. Le ciel est clair et bleu, et l'air suave de
l'été pénètre doucement dans la chambre, qu'il remplit de ses
parfums. La ville même, cette ville de fumée, est radieuse. Ses
toits élevés, ses clochers, ses dômes, ordinairement noirs et
tristes, ont pris une teinte de gris clair qui est presque un
sourire. Toutes les vieilles girouettes dorées, les boules, les
croix qui surmontent les édifices, brillent à nouveau au gai
soleil du matin, et bien haut, au-dessus de tous les autres,
domine Saint-Paul, montrant sa crête majestueuse d'or bruni.

Sir John était en train de déjeuner dans son lit. Son chocolat et
sa rôtie étaient placés près de lui sur une petite table. Des
livres et des journaux étaient étalés sur le couvre-pied, et,
s'interrompant tantôt pour jeter un coup d'oeil de satisfaction
tranquille autour de sa chambre rangée dans un ordre parfait,
tantôt pour contempler d'un air indolent le ciel azuré, il
continuait de manger, de boire et de lire les nouvelles, en homme
qui sait savourer les douceurs de la vie élégante.

La joyeuse influence du matin semblait produire quelque effet,
même sur son humeur toujours uniforme. Ses manières étaient plus
gaies qu'à l'ordinaire, son sourire plus serein et plus agréable,
sa voix plus claire et plus animée. Il déposa le journal qu'il
venait de lire, se renfonça dans son oreiller de l'air d'un homme
qui s'abandonne au cours d'une foule de charmants souvenirs, et,
après un moment de repos, s'adressa à lui-même le monologue
suivant:

«Et mon ami le Centaure, qui suit les traces de sa petite maman!
cela ne m'étonne pas. Et son mystérieux ami, M. Dennis, qui prend
le même chemin! cela ne m'étonne pas non plus. Et mon ancien
facteur, ce jeune imbécile de Chigwell, avec ses allures
indépendantes! cela me fait infiniment de plaisir. Il ne pouvait
rien lui arriver de plus heureux.»

Après s'être soulagé de ces réflexions, il retomba dans le cours
de ses pensées souriantes, auxquelles il ne s'arracha plus que
pour finir son chocolat, qu'il ne voulait pas laisser refroidir,
et pour tirer la sonnette afin qu'on lui en apportât encore une
tasse.

La tasse arrivée, il la prit des mains de son domestique, et lui
dit, en le congédiant avec une affabilité charmante: «Bien obligé,
Peak.»

«C'est une circonstance bien remarquable, se dit-il d'un ton
nonchalant, en jouant tranquillement avec sa petite cuiller, qu'il
ne s'en est fallu de rien que mon ami l'imbécile s'échappât de là.
Par bonheur (ou, comme on dit dans le monde, par un cas
providentiel), le frère de milord le maire s'est trouvé juste à
point à l'audience avec d'autres juges de paix campagnards, dont
la tête épaisse n'a pu résister à la curiosité d'aller voir ça.
Car, bien que le frère de milord le maire eût décidément tort, et
donnât par sa déposition stupide une nouvelle preuve de sa parenté
avec ce drôle de personnage, en déclarant que la tête de mon ami
était très saine, et qu'à sa connaissance il avait parcouru la
province avec sa vagabonde mère pour y proclamer des sentiments
révolutionnaires et séditieux, je ne lui en suis pas moins obligé
d'avoir porté de lui-même ce témoignage. Ces créatures idiotes
font quelquefois des observations si étranges et si
embarrassantes, qu'en vérité il n'y a rien de mieux à faire que de
les pendre, pour le repos de la société.»

Le juge de paix campagnard avait en effet tourné les chances
contre le pauvre Barnabé, et décidé les doutes qui faisaient
pencher la balance en sa faveur. Grip ne se doutait guère de la
responsabilité qui pesait sur lui dans cette affaire.

«Cela fera un trio singulier, dit sir John, s'appuyant la tête sur
sa main et dégustant son chocolat, un trio très curieux. Le
bourreau en personne, le Centaure et l'imbécile. Le Centaure
ferait un excellent sujet d'autopsie dans l'amphithéâtre de
chirurgie et rendrait grand service à la science, j'espère qu'ils
n'auront pas manqué de le retenir d'avance... Peak, je n'y suis
pas, vous sentez: pour personne, excepté le coiffeur.»

Cette recommandation à son domestique fut provoquée par un petit
coup à la porte, que Peak se dépêcha d'aller ouvrir. Après un
chuchotement prolongé de demandes et de réponses, il revint, et,
au moment où il venait de fermer soigneusement derrière lui la
porte de la chambre, on entendit tousser un homme dans le
corridor.

«Non, c'est inutile, Peak, dit sir John, levant la main pour lui
faire signe qu'il pouvait s'épargner la peine de lui rendre compte
de son message: je n'y suis pas, je ne puis pas vous entendre. Je
vous ai déjà dit que je n'y étais pas, et ma parole est sacrée.
Vous ne ferez donc jamais ce que je vous commande?»

N'ayant rien à répondre à un ordre si péremptoire, l'homme allait
se retirer, quand le visiteur qui lui avait valu ce reproche,
impatient d'attendre, apparemment, cogna plus fort à la porte, en
criant qu'il avait à communiquer à sir John Chester une affaire
urgente, qui n'admettait point de retard. «Faites-le entrer, dit
sir John. Mon brave homme, ajouta-t-il quand la porte fut ouverte,
comment pouvez-vous vous introduire si familièrement et d'une
manière si extraordinaire dans les appartements particuliers d'un
gentleman? Comment pouvez-vous vous manquer ainsi à vous-même, et
vous exposer au reproche mérité de vous montrer si mal élevé?

-- L'affaire qui m'amène, sir John, n'est pas ordinaire, je vous
assure, répondit la personne à qui s'adressait ce mauvais
compliment; et si je n'ai pas suivi les règles de la politesse
ordinaire pour me présenter devant vous, j'espère que vous voudrez
bien me le pardonner, par cette considération.

-- À la bonne heure! Nous verrons bien, nous verrons bien, reprit
sir John, dont le visage s'éclaircit aussitôt qu'il eut vu celui
de son visiteur, et qui reprit tout à fait son sourire avenant. Je
crois que nous nous sommes déjà vus quelque part? ajouta-t-il de
son ton séduisant; mais, réellement, je ne me rappelle plus votre
nom.

-- Je m'appelle Gabriel Varden.

-- Varden? Ah! oui, certainement. Varden, reprit sir John en se
donnant une tape sur le front. Mon Dieu! comme ma mémoire devient
quinteuse! Certainement, Varden... M. le serrurier Varden. Vous
avez une charmante femme, monsieur Varden, et une bien belle
fille! Ces dames se portent bien?

-- Oui, monsieur, très bien; je vous remercie.

-- J'en suis charmé. Rappelez-moi à leur souvenir quand vous allez
les revoir, et dites-leur que je regrette bien de ne pouvoir être
assez heureux pour leur faire moi-même les compliments dont je
vous ai chargé pour elles. Eh bien! demanda-t-il après un moment
de silence de l'air le plus mielleux, qu'est-ce que je peux faire
pour vous? Disposez de moi, ne vous gênez pas.

-- Je vous remercie, sir John, dit Gabriel avec un peu de fierté;
mais ce n'est pas pour vous demander une faveur que je viens ici,
c'est simplement pour une affaire... particulière, ajouta-t-il en
jetant un coup d'oeil du côté du domestique, qui restait là à
regarder... une affaire très pressante.

-- Je ne vous dirai pas que votre visite n'en est que plus
agréable pour être désintéressée, et que vous n'eussiez pas été
également le bienvenu si vous aviez eu à me demander quelque
chose, car je me serais estimé heureux de vous rendre service;
mais enfin, soyez le bienvenu dans tous les cas... Faites-moi le
plaisir, Peak, de me verser encore un peu de chocolat, et de ne
pas rester là.»

Le domestique se retira et les laissa seuls.

«Sir John, dit Gabriel, je ne suis qu'un ouvrier, et je n'ai
jamais été autre chose de ma vie; si je ne sais pas bien vous
préparer à entendre ce que j'ai à vous dire, si je vais tout droit
au but, un peu brusquement, si je vous donne un coup qu'un
gentleman vous aurait mieux ménagé ou au moins adouci mieux que
moi, j'espère que vous me saurez toujours gré de l'intention: car
j'ai bien le désir d'y mettre du soin et de la discrétion, et je
suis sûr que, de la part d'un homme tout rond comme moi, vous
prendrez l'intention pour le fait.

-- Monsieur Varden, répliqua l'autre, sans être en rien déconcerté
par cet exorde, je vous prie de vouloir bien prendre une chaise.
Je ne vous offre pas de chocolat, vous ne l'aimez peut-être pas? À
la bonne heure! Ce n'est pas un goût primitif.

-- Sir John, dit Gabriel, qui avait reconnu par un salut
l'invitation à lui faite de s'asseoir, sans vouloir en profiter;
sir John...» Il baissa la voix et s'approcha plus près de lui...
«J'arrive tout droit de Newgate.

-- Dieu du ciel! s'écria sir John, se mettant bien vite sur son
séant dans son lit; de Newgate, monsieur Varden! Il n'est pas
possible que vous ayez l'imprudence de venir de Newgate. Newgate,
où il y a des typhus de prison, des gens en guenilles, des va-nu-
pieds, tant hommes que femmes, et un tas d'horreurs! Peak,
apportez le camphre, vite, vite. Ciel et terre! mon cher monsieur
Varden, ma bonne âme! est-il vraiment possible que vous veniez de
Newgate?»

Gabriel, sans répondre, regardait seulement en silence, pendant
que Peak, qui venait d'entrer à propos avec le supplément de
chocolat tout chaud, courait ouvrir un tiroir, et rapportait une
bouteille dont il aspergeait la robe de chambre de son maître, et
toute la literie; après quoi il en arrosa le serrurier lui-même, à
pleines mains, et décrivit autour de lui un cercle de camphre sur
le tapis. Cela fait, il se retira de nouveau; et sir John, appuyé
nonchalamment sur son oreiller, tourna encore une fois sa face
souriante du côté de son visiteur.

«Vous me pardonnerez, j'en suis sûr, monsieur Varden, de m'être
montré si ému tout de suite, dans votre intérêt comme dans le
mien. J'avoue que j'en ai été saisi, malgré votre exorde délicat.
Voulez-vous me permettre de vous demander la faveur de ne pas
approcher davantage?... Réellement, est-ce que vous venez de
Newgate?»

Le serrurier inclina la tête.

«Vrai... ment! Eh bien! alors, monsieur Varden, toute exagération
et tout embellissement à part, dit sir John d'un ton confidentiel,
en savourant son chocolat, quel genre d'endroit est-ce que
Newgate?

-- C'est un endroit bien étrange, sir John, répondit le serrurier.
Un endroit d'un genre bleu triste et bien affligeant. Un endroit
étrange, où l'on voit et où l'on entend d'étranges choses; mais il
ne peut pas y en avoir de plus étranges que celles dont je viens
vous entretenir. C'est un cas urgent. Je suis envoyé ici...

-- Ce n'est toujours pas... de la prison? Non, non, ce n'est pas
possible.

-- Si, de la prison, sir John.

-- Mais mon bon, mon crédule, mon brave ami, dit sir John en
posant sa tasse pour rire aux éclats, envoyé par qui donc?

-- Par un homme du nom de Dennis... qui, après en avoir tant pendu
d'autres depuis des années, sera demain lui-même un pendu.»
répondit le serrurier.

Sir John s'était attendu... il en était même sûr dès le
commencement... qu'il lui dirait que c'était Hugh qui l'avait
envoyé, et il tenait là-dessus sa réponse prête. Mais ce qu'il
entendait là lui causa un degré d'étonnement que, pour le moment,
malgré son habileté à composer son visage, il ne put s'empêcher de
laisser percer dans ses traits. Cependant il eut bientôt dissimulé
ce léger trouble, et dit du même ton léger:

«Et qu'est-ce que le gentleman veut de moi? Ma mémoire peut bien
encore me faire défaut, mais je ne me souviens pas d'avoir jamais
eu le plaisir de lui être présenté, ou de le compter au nombre de
mes amis personnels, je vous assure, Varden.

-- Sir John, répondit le serrurier gravement, je vais vous
répéter, aussi exactement que je pourrai, dans les termes mêmes
dont il s'est servi, ce qu'il désire vous communiquer, et ce qu'il
faut que vous sachiez, sans perdre un instant.»

Sir John Chester s'installa dans une position plus moelleuse
encore et regarda son visiteur avec une expression qui semblait
dire: «Voilà un brave homme bien amusant; il faut que je l'entende
jusqu'au bout.»

«Peut-être avez-vous vu dans le journal, dit Gabriel, en montrant
celui que sir John avait sous la main, que j'ai déposé comme
témoin contre cet homme dans son procès, il y a déjà quelques
jours, et que ce n'est pas sa faute si j'ai vécu assez pour être à
même de dire ce que j'avais vu?

-- Peut-être! cria sir John. Comment pouvez-vous dire peut-être?
Mon cher monsieur Varden, vous êtes un héros, et vous méritez bien
de vivre dans la mémoire des hommes. Rien ne peut surpasser
l'intérêt avec lequel j'ai lu votre déposition, et avec lequel je
me suis rappelé que j'avais le plaisir de vous connaître un peu...
J'espère bien que nous allons faire publier votre portrait!

-- Ce matin, monsieur, dit le serrurier, sans faire attention à
ces compliments, ce matin, de bonne heure, on m'a apporté de
Newgate un message de la part de cet homme, qui me priait d'aller
le voir, parce qu'il avait quelque chose de particulier à me
communiquer. Je n'ai pas besoin de vous dire que ce n'est pas un
de mes amis, et que je ne l'avais même jamais vu avant le siège de
ma maison par les insurgés.»

Sir John s'éventa doucement avec le journal, en faisant un signe
de tête pour témoigner de son assentiment.

«Cependant, reprit Gabriel, je savais, par le bruit public, que le
mandat d'exécution pour le mettre à mort demain était arrivé la
nuit dernière à la prison, et le regardant comme un homme in
extremis, je cédai à sa demande.

-- Vous êtes un vrai chrétien, monsieur Varden, dit sir John; et
cette aimable qualité de plus redouble le désir que je vous ai
déjà exprimé de vous voir prendre une chaise.

-- Il m'a dit, continua Gabriel, en regardant avec fermeté le
chevalier, qu'il m'avait envoyé chercher parce qu'en sa qualité
d'exécuteur des hautes oeuvres, il n'avait ni ami ni camarade au
monde, et parce qu'il croyait, d'après la manière dont il m'avait
vu déposer en justice, que je devais être un homme loyal, qui
agirait franchement et fidèlement avec lui. Il ajouta qu'étant
évité par chacun de ceux qui connaissaient sa profession, même par
les gens du plus bas étage et de la plus misérable condition, et
voyant, quand il était allé rejoindre les rebelles, que ceux
auxquels il s'était associé ne s'en doutaient pas (et je crois
qu'il m'a dit vrai, car il avait là pour camarade un pauvre
imbécile d'apprenti que j'avais depuis longtemps à la boutique),
il s'était bien gardé de leur livrer son secret, jusqu'au moment
où il avait été pris et mené en prison.

-- C'est très discret de la part de M. Dennis, fit observer sir
John avec un léger bâillement, quoique toujours avec la plus
extrême affabilité mais... à l'exception de votre manière
admirable et lucide de narrer, contre laquelle je n'ai rien à
dire... ce n'est pas autrement intéressant pour moi.

-- Lorsque, poursuivit le serrurier sans se laisser intimider par
ces interruptions auxquelles il ne faisait seulement pas
attention... lorsqu'il fut mené en prison, il y trouva pour
camarade de chambrée un jeune homme nommé Hugh, un des chefs de
l'émeute, qui avait été trahi et livré par lui. D'après quelques
paroles échappées à ce malheureux dans le cours de la conversation
vive qu'ils échangèrent en se retrouvant, il découvrit que la mère
de Hugh avait subi la même mort que celle qui leur était à tous
deux réservée... Le temps est bien court, sir John.»

Le chevalier posa son éventail de papier, remit sa tasse sur la
table près de lui, et, à l'exception du sourire qui perça dans le
coin de sa bouche, il regarda le serrurier d'un oeil aussi assuré
que le serrurier le regardait lui-même.

«Voici maintenant un mois qu'ils sont en prison. De fil en
aiguille, le bourreau a bientôt reconnu, par leurs conversations,
en comparant les dates, les lieux, les circonstances, que c'était
lui-même qui avait exécuté la sentence prononcée contre cette
femme par la loi. Tentée par le besoin, comme tant d'autres, elle
s'était laissé entraîner au délit fatal de passer de faux billets
de banque. Elle était jeune et belle, et les industriels qui
emploient des hommes, des femmes et des enfants à ce trafic,
jetèrent les yeux sur elle comme sur une personne faite pour
réussir dans leur commerce, et probablement pour ne pas éveiller
de longtemps les soupçons. Ils s'étaient bien trompés: elle fut
arrêtée du premier coup, et condamnée à mort pour son début. Elle
était Bohémienne de naissance, sir John...»

Peut-être n'était-ce que l'effet d'un nuage qui obscurcit le
soleil en passant, et jeta une ombre sur la figure du chevalier;
mais il devint d'une pâleur mortelle. Cela ne l'empêcha pas de
soutenir d'un oeil ferme l'oeil du serrurier, comme auparavant.

«Elle était Bohémienne de naissance, sir John, répéta Gabriel, et
elle avait l'âme haute, indépendante; raison de plus, avec sa
bonne mine et ses manières distinguées, pour intéresser quelques-
uns de ces gentlemen qui se laissent aisément prendre à des yeux
noirs: on fit donc des efforts pour la sauver. On y aurait réussi,
si elle avait voulu seulement leur dire quelques mots de son
histoire. Mais elle n'y consentit jamais, elle s'obstina dans son
silence. On eut même des raisons de soupçonner qu'elle attenterait
à sa vie. On la mit en surveillance nuit et jour, et, à partir de
ce moment, elle n'ouvrit plus la bouche.»

Sir John étendit la main vers sa tasse, mais le serrurier l'arrêta
en chemin:

«Excepté, ajouta-t-il, une minute avant de mourir. Car alors elle
rompit le silence pour dire d'une voix ferme, qui ne fut entendue
que de son exécuteur, lorsque toute créature vivante s'était
retirée pour l'abandonner à son sort: «Si j'avais là une dague
dans les doigts, et qu'il fût à portée de mes mains, je la lui
enfoncerais dans le coeur, même en ce moment suprême! -- À qui ça!
demanda l'autre. -- Au père de mon garçon,» dit-elle.»

Sir John retira sa main, et, voyant que le serrurier s'était tu,
il lui fit signe avec la plus tranquille politesse et sans aucune
émotion apparente, de continuer.

«C'était le premier mot qui lui fût échappé depuis le
commencement, qui pût faire soupçonner qu'elle eût aucun
attachement sur la terre. «Et l'enfant, est-il vivant? demanda-t-
il. -- Oui,» répondit-elle. Il lui demanda où il était, quel était
son nom, et si elle avait quelque souhait à former pour lui. «Je
n'en ai qu'un: c'est qu'il puisse vivre et grandir dans une
ignorance absolue de son père, pour que rien au monde ne puisse
lui apprendre ce que c'est que douceur et pardon. Quand il sera
devenu un homme, je m'en fie au dieu de ma tribu pour le faire
rencontrer avec son père, et me venger par mon fils.» Il lui fit
encore quelques questions, mais elle ne répondit plus rien.
Encore, d'après le récit du bourreau, n'est-ce pas à lui qu'elle
semblait dire ce peu de mots, car elle avait, pendant ce temps-là,
les yeux levés vers le ciel, sans les tourner vers lui une seule
fois.»

Sir John prit une prise de tabac, en regardant d'un air
approbateur une élégante esquisse représentant la Nature sur
muraille, et, relevant les yeux vers le visage du serrurier, il
lui dit d'un air de courtoisie protectrice.

«Vous alliez remarquer, monsieur Varden ...

-- Que jamais, répliqua Gabriel, qui ne se laissait pas démonter
par tous ces semblants et n'en gardait pas moins son ton ferme et
son regard assuré, que jamais elle ne tourna les yeux vers lui;
pas une seule fois, sir John, et que c'est comme cela qu'elle
mourut. Lui, il l'eut bientôt oubliée; mais, quelques années
après, un homme fut de même condamné à mort, un Bohémien comme
elle, un gaillard au teint brun et basané, une espèce d'enragé.
Et, pendant qu'il était en prison, en attendant l'exécution, comme
il avait vu bien des fois le bourreau avant d'être arrêté. Il lui
sculpta son portrait sur sa canne, comme pour montrer qu'il
bravait la mort, et pour faire voir à ceux qui l'approchaient le
peu de souci qu'il avait de la vie. Arrivé à Tyburn, il lui remit
sa canne entre les mains, en lui disant que la femme dont il lui
avait parlé avait déserté sa tribu pour aller trouver un
gentleman, et que, se voyant ensuite abandonnée par son séducteur
et répudiée par ses anciennes camarades, elle avait fait le
serment, dans son orgueil irrité, de ne jamais plus demander aide
ni secours à personne, quelle que fût sa misère. Il ajouta qu'elle
avait tenu parole jusqu'au dernier moment, et que le rencontrant
dans les rues, même lui, qui, à ce qu'il paraît, l'avait autrefois
tendrement aimée, elle avait fait un détour pour échapper à sa
vue, et qu'il ne l'avait plus revue depuis, que le jour où, se
trouvant dans un des fréquents rassemblements de Tyburn, avec
quelques-uns de ses rudes compagnons, il était devenu presque fou,
en la voyant, mais sous un autre nom, parmi les criminels dont il
était venu contempler la mort. Là donc, debout sur la même planche
où elle avait figuré avant lui, il raconta tout cela au bourreau,
et lui dit le vrai nom de la femme, qui n'était connu que de sa
tribu et du gentleman pour l'amour duquel elle avait abandonné les
siens... Ce nom, sir John, il ne veut plus le dire qu'à vous.

-- Qu'à moi! s'écria le chevalier s'arrêtant dans le geste de
porter sa tasse à ses lèvres, d'une main ferme comme un roc, et
courbant en l'air son petit doigt, pour déployer à son avantage la
splendeur d'une bague de diamant dont il était orné. Qu'à moi!...
mon cher monsieur Varden. À quoi bon, je vous prie, me choisir
tout exprès pour me faire cette confidence, quand il avait sous sa
main un homme aussi digne que vous de toute sa confiance?

-- Sir John, sir John, répondit le serrurier, demain à midi ces
hommes-là seront morts. Écoutez le peu de mots que j'ai encore à
vous dire, et n'espérez pas me tromper. Car je ne suis, il est
vrai, qu'un homme simple et humble de condition, tandis que vous,
vous êtes un gentleman de haut rang et de grand savoir; mais la
vérité m'élève à votre niveau, et je sais que vous devinez où j'en
veux venir, et que vous êtes convaincu que Hugh le condamné est
votre fils.

-- Par exemple! dit sir John, en le raillant d'un ton badin; je ne
suppose pas que ce gentleman sauvage, qui est mort si subitement,
soit allé jusque-là.

-- C'est vrai, reprit le serrurier, car elle lui avait fait prêter
serment, d'après un rite connu seulement de ces gens-là, et que
les plus détestables parmi eux respectent comme sacré, de ne point
dire votre nom; seulement, il avait sculpté sur sa canne un dessin
fantastique où l'on voyait quelques lettres, et quand le bourreau
la reçut de ses mains, l'autre lui recommanda particulièrement,
s'il devait jamais rencontrer plus tard le fils de la Bohémienne,
de ne pas oublier l'endroit désigné par ces lettres.

-- Quel endroit?

-- Chester.»

Le chevalier acheva sa tasse de chocolat avec l'air d'y trouver un
plaisir infini, et s'essuya soigneusement les lèvres sur son
mouchoir.

«Sir John, dit le serrurier, voilà tout ce qu'il m'a dit; mais,
depuis que ces deux hommes ont été laissés ensemble, en attendant
la mort, ils ont conféré ensemble très intimement. Allez les voir,
allez entendre ce qu'ils peuvent vous dire de plus. Voyez ce
Dennis, il vous apprendra ce qu'il n'a pas voulu me confier à moi-
même. Vous qui tenez maintenant le fil dans les mains, si vous
voulez quelque confirmation de tous ces faits, rien ne vous est
plus aisé.

-- Ah çà, qu'est-ce donc, mon cher, mon bon, mon estimable
monsieur Varden? car, en vérité, malgré moi, je ne puis pas me
fâcher contre vous, dit sir John Chester en se relevant de son
oreiller et s'appuyant sur son coude; qu'est-ce donc que tout cela
signifie?

-- Je vous prends pour un homme, sir John, et je suppose que cela
signifie qu'il faut réveiller quelque affection naturelle dans
votre coeur; qu'il faut tendre tous vos nerfs et déployer toutes
les facultés et l'influence dont vous pouvez jouir en faveur de
votre misérable fils et de l'homme qui vous a révélé son
existence. Au moins devez-vous, je suppose, aller voir votre fils,
pour lui inspirer l'horreur de son crime et le sentiment du danger
qui le menace: car pour le moment il y est insensible. Jugez de ce
qu'a dû être sa vie, par ce que je lui ai entendu dire, que si je
réussissais à vous déranger le moins du monde, ce ne serait que
pour faire hâter sa mort, si vous en aviez le pouvoir, parce
qu'elle vous répondrait de son silence!

-- Et est-il possible, mon bon monsieur Varden, dit sir John d'un
ton de doux reproche, est-il réellement possible que vous ayez
vécu jusqu'à l'âge que vous avez, et que vous soyez resté assez
simple et assez crédule pour venir trouver un gentleman d'un
caractère bien connu, avec une pareille mission, de la part de
quelques misérables poussés à bout par le désespoir, et qui se
rattacheraient à un fétu? Dieu du ciel! ah, fi donc! fi donc!»

Le serrurier allait répliquer, mais l'autre l'arrêta.

«Sur tout autre sujet, monsieur Varden, je serai charmé... de
converser avec vous; mais je dois à ma dignité d'ajourner cette
question à un autre moment.

-- Réfléchissez-y bien, monsieur, quand je vais être parti,
répondit le serrurier; réfléchissez-y bien. Quoique vous ayez
trois fois, depuis quelques semaines, mis à la porte votre fils
légitime, M. Édouard, vous pouvez avoir le temps, vous pouvez
avoir des années devant vous pour faire votre paix avec celui-là,
sir John; mais ici vous n'avez plus que douze heures: c'est
bientôt passé, et après cela ce sera fini.

-- Je vous remercie beaucoup, répliqua le chevalier en envoyant de
sa main délicate un baiser en forme d'adieu au serrurier, je vous
remercie de votre avis ingénu. Je regrette seulement, mon brave
homme, quoique vous soyez d'une simplicité charmante, que vous
n'ayez pas avec cela un peu plus de connaissance du monde. Je n'ai
jamais été plus contrarié qu'en ce moment d'être interrompu par
l'arrivée de mon coiffeur. Que Dieu vous bénisse! Bonjour.
N'oubliez pas, je vous prie, ma commission auprès de ces dames,
monsieur Varden. Peak, conduisez M. Varden jusqu'à la porte.»

Gabriel ne dit plus rien; il rendit seulement à sir John un signe
d'adieu, et le quitta. Comme il sortait de la chambre, la figure
de sir John changea, et le sourire stéréotypé fit place à une
expression égarée et inquiète. Comme celle d'un acteur ennuyé,
épuisé par le rôle difficile qu'il vient de jouer. Il se leva de
son lit avec un soupir pénible, et s'enveloppa dans sa robe de
chambre.

«Ainsi elle a tenu parole, dit-il, elle a fidèlement exécuté sa
menace. Je voudrais pour beaucoup n'avoir jamais vu cette sombre
figure... Il était facile d'y lire du premier coup toutes ces
conséquences. C'est une affaire qui ferait un bruit terrible, si
elle reposait sur un témoignage plus honnête; mais celui-là, avec
tous les anneaux rompus qui empêchant de renouer la chaîne, je
peux impunément le braver ... C'est extrêmement désagréable d'être
le père d'une créature si grossière. Pourtant je lui avais donné
un bon avis, je lui avais bien dit qu'il se ferait pendre.
Qu'aurais-je pu faire de plus si j'avais su le secret de notre
parenté? car enfin, combien y a-t-il de pères qui n'en font pas
même autant pour leurs bâtards!... Vous pouvez faire entrer le
coiffeur, Peak.»

Le coiffeur entra, et, dans sir John Chester, dont la conscience
accommodante fut bientôt tranquillisée par les nombreux exemples
que lui fournissait sa mémoire à l'appui de sa dernière réflexion,
il retrouva le même gentleman séduisant, élégant, imperturbable,
qu'il avait vu la veille, l'avant-veille et toujours.




CHAPITRE XXXIV.


En s'en allant tout doucement de chez sir John Chester, le
serrurier ralentit encore son pas sous les arbres qui ombrageaient
l'entrée, avec une sorte d'espérance qu'on allait peut-être le
rappeler. Il était revenu déjà sur ses pas, et s'arrêtait encore
au détour de la rue, quand l'horloge sonna douze fois. Douze
heures, tintement solennel! non pas seulement en pensant à demain,
mais il savait que c'était le glas funèbre de l'assassin, il
l'avait vu passer dans la rue encombrée par la foule, au milieu
des imprécations de la multitude; il avait remarqué sa lèvre
frémissante et ses membres tremblants; la couleur plombée de sa
face, son front gluant, son oeil égaré... la crainte de la mort
qui absorbait chez lui toute autre pensée, et qui lui dévorait
sans pitié le coeur et la cervelle. Il avait remarqué son regard
errant, en quête de quelque espérance, et ne rencontrant, de
quelque côté qu'il se tournât, que le désespoir. Il avait vu cette
créature agitée par son crime, pitoyable et désolée, conduite avec
sa bière à côté d'elle dans la charrette jusqu'au gibet. Il savait
que jusqu'à la fin il était resté inflexible, obstiné; que, dans
la terreur sauvage de sa condition, il s'était plutôt endurci
qu'attendri à l'égard de sa femme et de son fils; que ses
dernières paroles avaient été des paroles de malédiction contre
eux, comme étant ses ennemis.

M. Haredale avait résolu d'y aller, pour s'assurer par ses yeux du
dénoûment. Il n'y avait que le témoignage de ses sens qui pût
satisfaire cette soif ardente de vengeance qui le tenait en
haleine depuis tant d'années. Le serrurier le savait, et, quand
les cloches eurent cessé leur carillon, il courut à sa rencontre.

«Quant à ces deux hommes, lui dit-il en arrivant, je ne peux plus
rien faire. Que le ciel ait pitié d'eux!... Hélas! je ne peux rien
faire pour eux ni pour d'autres. Mary Rudge aura un gîte, et elle
est assurée d'un ami fidèle qu'elle retrouvera au besoin. Mais
Barnabé... le pauvre Barnabé... le bon Barnabé... quel service
puis-je lui rendre? Il y a bien des hommes dans leur bon sens,
Dieu me pardonne! cria l'honnête serrurier en s'arrêtant dans une
cour étroite qu'ils traversaient, pour passer sa main sur ses yeux
humides, que je me résignerais plus facilement à perdre que
Barnabé. Nous avons toujours été bons amis; mais je ne savais pas,
non je n'ai jamais su jusqu'à ce jour combien j'aimais ce garçon-
là.»

Il n'y avait pas grand monde dans la ville qui pensât à Barnabé ce
jour-là, si ce n'est comme à l'acteur principal du spectacle qu'on
allait donner au peuple le lendemain. Mais, quand toute la
population y aurait songé, pour souhaiter de voir épargner sa vie,
il n'y en avait pas un parmi eux qui l'eût fait avec un zèle plus
pur, ni avec une plus grande sincérité de coeur que la bon
serrurier.

Barnabé devait mourir. Il n'y avait plus d'espérance. Ce n'est pas
le moindre des maux qui résultent de cette punition suprême et
terrible, la peine de mort, qu'elle endurait les cours de ceux qui
ont affaire à elle, et fait des hommes les plus aimables
d'ailleurs, les êtres les plus indifférents à la grande
responsabilité qui pèse sur eux: souvent même ils ne s'en doutent
pas. On avait prononcé la sentence qui condamnait à mort Barnabé.
On la prononçait, tous les mois, pour des crimes plus légers.
C'était une chose si ordinaire, qu'il y avait bien peu de
personnes que cet arrêt épouvantable fit tressaillir, ou qui se
donnassent la peine d'en discuter la légitimité. Cette fois
encore, cette fois surtout, où la Loi avait été outragée d'une
manière si flagrante, il fallait assurer, disait-on, «la dignité
de la Loi.» Le symbole de sa dignité, gravé à chaque page du Code
criminel, c'était la potence, et Barnabé devait mourir.

On avait essayé de le sauver. Le serrurier avait porté pétitions
sur pétitions, mémoires sur mémoires, de ses propres mains à la
source des grâces. Mais la source des grâces n'était pas, comme
dans la Bible, la fontaine de miséricorde, et Barnabé devait
mourir.

Depuis le commencement, sa mère ne l'avait pas quitté un moment,
excepté la nuit; et, en la trouvant à ses côtés, il était content
comme toujours. Ce jour-là, qui devait être le dernier pour lui,
il fut plus animé et plus fier qu'il ne l'avait encore été; et,
quand elle laissa tomber de ses mains le saint livre qu'elle
venait de lui lire tout haut, pour lui sauter au cou, il s'arrêta
dans le soin empressé qu'il prenait de rouler un morceau de crêpe
autour de son chapeau, tout surpris des angoisses de sa mère. Grip
proféra un faible croassement, moitié encouragement, à ce qu'on
pouvait croire, moitié remontrance; mais il n'eut pas le coeur
d'aller plus loin, et retomba brusquement dans un profond silence.

Pendant qu'ils étaient là sur le bord de ce grand golfe, au delà
duquel personne ne peut voir l'Océan, le Temps, qui allait bientôt
lui-même se perdre dans le vaste abîme de l'Éternité, roulait avec
eux comme un puissant fleuve qui enfle et précipite son cours à
mesure qu'il approche de la mer. C'est à peine si le matin était
arrivé, ils étaient restés assis à causer ensemble comme dans un
rêve, et déjà venait le soir. L'heure redoutable de la séparation,
qui, hier encore, semblait si éloignée, allait sonner.

Ils marchaient ensemble dans la cour des condamnés, sans se
quitter l'un l'autre, mais sans parler. Barnabé trouvait que la
prison était un séjour pénible, lugubre, misérable, et espérait le
lendemain comme un libérateur qui allait l'arracher à ce lieu de
tristesse pour le conduire vers un lieu de lumière et de
splendeur. Il avait une idée vague qu'on s'attendait à le voir se
conduire en brave... qu'il était un homme d'importance, et que les
geôliers seraient trop contents de le surprendre à verser des
larmes. À cette pensée, il foulait la terre d'un pied plus ferme,
en recommandant à sa mère de prendre courage et de ne plus
pleurer. «Sentez ma main, lui disait-il, vous voyez bien qu'elle
ne tremble pas. Ils me traitent d'imbécile, ma mère, mais ils
verront... demain.»

Dennis et Hugh étaient dans la même cour. Hugh sortit de sa
cellule en même temps qu'eux, s'étirant les membres comme s'il
venait de dormir. Dennis était assis sur un banc dans un coin, son
menton enfoncé dans ses genoux, et il se balançait de haut en bas,
comme une personne qui souffre des douleurs atroces.

La mère et le fils restèrent d'un côté de la cour, et ces deux
prisonniers de l'autre, Hugh marchait à grands pas de long en
large, jetant de temps à autre un regard farouche vers le ciel
brillant d'un jour d'été, puis se retournant, après cela, pour
regarder la muraille.

«Pas de sursis! pas de sursis! Personne ne vient. Nous n'avons
plus que la nuit, à présent, disait Dennis d'une voix faible et
gémissante en se tordant les mains. Croyez-vous qu'ils vont
m'accorder mon sursis ce soir, camarade? Ce ne serait pas la
première fois que j'aurais vu arriver des sursis la nuit. J'en ai
vu qui n'arrivaient qu'à cinq, six et même sept heures du matin.
Ne pensez-vous pas qu'il me reste encore quelque bonne chance,
n'est-ce pas? Dites-moi que oui, dites-moi que oui, jeune homme,
criait la misérable créature avec un geste suppliant, implorant
Barnabé, ou je vais devenir fou.

-- Il vaut mieux être fou ici que dans son bon sens. Tu n'as qu'à
devenir fou, lui dit Hugh.

-- Mais dites-moi donc ce que vous en pensez. Comment! quelqu'un
ne me dira pas ce qu'il en pense, continuait le malheureux, si
humble, si misérable, si abject, que la Pitié en personne aurait
tourné le dos en voyant tant de bassesse sur la figure d'un homme.
Ne me reste-t-il plus une chance? pas une seule chance favorable?
N'est-il pas vraisemblable qu'ils ne tardent tant que pour me
faire peur? N'est-ce pas que vous le croyez? Oh! ajoutait-il avec
un cri perçant, en se tordant toujours les mains, personne ne veut
donc me consoler!

-- C'est vous qui devriez montrer le plus de courage, et c'est
vous qui en montrez le moins, dit Hugh en s'arrêtant devant lui.
Ha! ha! ha! voyez-vous le bourreau, quand c'est à son tour!

-- Vous ne savez pas ce que c'est, vous, criait Dennis, qui se
tordait en deux tout en parlant; moi, je le sais. Comment! je
pourrais être exécuté! moi! moi! en venir là!

-- Et pourquoi pas? dit Hugh, rejetant de côté ses mèches de
cheveux pour mieux voir son ancien collègue de révolte. Que de
fois, avant de connaître votre état, vous ai-je entendu parler de
ça, de manière à en faire venir l'eau à la bouche?

-- Je suis toujours le même; j'en parlerais encore de même, si
j'étais encore bourreau. C'en est un autre que moi qui hérite de
mon opinion, à l'heure qu'il est. C'est bien ce qui m'afflige le
plus. Il y a quelqu'un, à présent, qui m'attend avec impatience
pour m'exécuter. Je sais bien par moi-même ce qui en est.

-- Il n'a pas longtemps à attendre, dit Hugh en reprenant sa
promenade. Vous n'avez qu'à vous dire cela pour vous
tranquilliser.»

Quoiqu'un de ces deux hommes étalât dans ses paroles et son
attitude l'immobilité la plus absolue, et que l'autre, dans chaque
mot, dans chaque geste, fît preuve d'une lâcheté si abjecte, que
c'était humiliant de le voir, il était difficile de dire quel
était celui des deux qui présentait le spectacle le plus
repoussant et le plus dégoûtant. Chez Hugh, c'était le désespoir
obstiné d'un sauvage attaché au poteau funeste, le bourreau, au
contraire, était réduit à l'état d'un chien qu'on va noyer, et qui
a déjà la corde au cou. Cependant M. Dennis aurait pu dire, car il
le savait bien par expérience, que ce sont là les deux formes les
plus ordinaires chez les patients qui vont sauter le pas. Telle
est, en gros, la belle récolte du grain semé par la Loi, qu'on
regardait généralement cette moisson comme une chose toute
naturelle.

Il y avait cependant des points par lesquels ils se ressemblaient
tous. Le cours errant et fatal de leurs pensées, qui les ramenait
à des souvenirs subits de choses anciennes dans le passé, depuis
longtemps oubliées, sans relations entre elles... le vague besoin,
qui les tourmentait sans cesse, de quelque chose d'indéfini que
rien ne pouvait leur donner... la fuite ailée des minutes qui
formaient des heures, comme par enchantement... la venue rapide de
la nuit solennelle... l'ombre de la mort planant toujours sur eux,
dont cependant l'obscurité ténébreuse n'empêchait pas les détails
les plus communs et les plus triviaux de surgir au milieu de
l'horreur dont ils étaient frappés, pour les forcer à les
contempler... l'impossibilité de conserver leur esprit, quand ils
y eussent été disposés, dans un état de pénitence et de
préparation dernière, ou même de le tenir fixé sur toute autre
chose que l'image hideuse qui fascinait toutes leurs facultés,
voilà ce qu'ils avaient tous de commun; il n'y avait de différence
que dans les signes extérieurs.

«Allez nous chercher le livre que j'ai laissé là dedans... sur
votre lit, dit-elle à Barnabé en entendant sonner l'heure.
Embrassez-moi d'abord.»

Il regarda son visage et vit bien dans ses traits que le moment
était venu. Après s'être tenus longtemps dans les bras l'un de
l'autre, il s'arracha de ceux de sa mère, en lui recommandant de
ne pas bouger avant son retour. Il ne fut pas long à revenir, car
il avait été rappelé par un cri déchirant... Mais elle était
partie.

Il courut à la porte de la cour, pour regarder au travers. Il vit
qu'on l'emportait. Elle lui avait dit que son coeur se briserait.
Hélas! plût à Dieu!

«Ne croyez-vous pas, lui dit Dennis en pleurnichant et en se
traînant jusqu'à lui, pendant qu'il était là debout, le pied
enraciné dans le sol, à regarder la muraille nue et vide; ne
croyez-vous pas qu'il me reste encore quelque chance? C'est une
fin si terrible! une fin si terrible pour un homme comme moi! Ne
croyez-vous pas qu'il se trouvera quelque chance, je ne dis pas
pour vous, mais pour moi? Parlez bas, que celui-là (montrant Hugh)
ne nous entende pas: c'est un tel garnement!

-- Allons, dit le gardien, qui venait de faire sa ronde en dedans
et en dehors avec les mains dans ses poches, et qui bâillait comme
s'il s'ennuyait à mourir, allons, mes gars, il est temps de
rentrer!

-- Non, pas encore, cria Dennis; pas encore: il s'en faut d'une
heure.

-- Dites donc... il parait que votre montre a bien changé
d'allure, reprit le gardien; j'ai vu le temps où elle avançait:
elle a maintenant le défaut contraire.

-- Mon ami, criait la misérable créature en tombant à genoux, mon
cher ami, car vous avez toujours été mon cher ami, il faut qu'il y
ait quelque méprise. Il y a, j'en suis sûr, quelque lettre égarée,
quelque messager qui aura été arrêté en route. Qui sait s'il n'est
pas tombé de mort subite? J'ai vu comme cela, une fois, un homme
tomber roide mort dans la rue; je l'ai vu de mes yeux, et même il
avait des papiers dans sa poche. Envoyez demander. Que quelqu'un
aille aux informations. Il n'est pas possible qu'ils veuillent me
pendre; c'est tout à fait impossible... Mais si, j'y pense, ils
veulent me pendre, reprit-il en se relevant sur ses pieds avec un
cri d'angoisse. Ils veulent me pendre par surprise, et c'est pour
cela qu'ils retiennent la grâce qu'on m'a faite. C'est un complot
contre ma vie, ils veulent que je la perde.»

Et poussant un autre hurlement, il tomba par terre dans une crise
de nerfs.

«Voyez-vous le bourreau, quand c'est son tour! répéta Hugh,
pendant qu'on emportait son camarade. Ha! ha! ha! Courage, brave
Barnabé! ça ne nous fait rien à nous. Votre main. D'ailleurs ils
font bien de nous retirer du monde: car, s'ils nous relâchaient,
nous ne les tiendrions pas quittes à si bon marché, hein? Encore
une poignée de main; on ne meurt qu'une fois. Si vous vous
réveillez la nuit, vous n'avez qu'à vous bercer avec ce gai
refrain, et vous retomberez tout de suite la tête sur l'oreiller,
Ha! ha! ha!»

Barnabé jeta encore un coup d'oeil par la grille de la cour, qui
était vide maintenant. Puis il regarda Hugh enjamber hardiment le
pas qui conduisait à son cachot. Il l'entendit crier bravo! et
partir d'un grand éclat de rire en faisant tourner son chapeau au-
dessus de sa tête. Alors, il s'en alla lui-même, comme un
somnambule, aussi insensible à la crainte ou au chagrin, et se
jeta sur sa paillasse, écoutant l'heure qu'allait sonner
l'horloge.




CHAPITRE XXXV.


Le temps suivait son cours. Le tapage des rues devenait moins
fréquent petit à petit, jusqu'à ce qu'enfin le silence ne fut plus
guère interrompu que par les cloches des tours de l'église,
marquant la marche... plus lente et plus discrète pendant le
sommeil de la ville endormie, de ce grand Veilleur à tête grise,
qui ne connaît pour lui ni sommeil ni repos. Dans le court
intervalle des ténèbres et du calme dont jouissent les villes
après la fièvre de la journée, tout bruit d'affaires s'éteint, et
ceux qui, par hasard, s'éveillent de leurs songes, restent à
écouter dans leurs lits, à soupirer après l'aube, à regretter que
la fin de la nuit ne soit pas encore écoulée.

Dans la rue, en dehors du long mur de la prison, des ouvriers
vinrent en flânant à cette heure solennelle, par groupes de deux
ou trois, et, en se rencontrant sur la chaussée, ils posèrent
leurs outils par terre et se mirent à chuchoter entre eux.
D'autres sortirent bientôt de la prison même, portant sur leur dos
des planches et des charpentes. Quand ils eurent sorti tous ces
matériaux, les premiers se mirent à la besogne à leur tour, et le
son lugubre des marteaux commença à retentir dans les rues jusque-
là silencieuses.

Çà et là, parmi ces ouvriers réunis, on en voyait un, avec une
lanterne ou une torche fumante à la main, se tenir auprès des
autres pour les éclairer dans leur travail; et à l'aide de cette
lueur douteuse on en entrevoyait quelques-uns dans l'ombre qui
arrachaient des pavés sur le chemin, pendant que d'autres tenaient
tout droits de grands poteaux ou les fixaient dans des trous
préparés d'avance pour les recevoir. D'autres amenaient lentement
à leurs camarades une charrette vide, qui grondait derrière eux en
sortant de la prison; pendant que d'autres, enfin, dressaient de
longues barricades en travers de la rue. Ils étaient tous très
occupés à leur ouvrage. Leurs figures sombres, qui se mouvaient de
droite et de gauche, à cette heure inaccoutumée, si actives et si
silencieuses, auraient pu passer pour des ombres de revenants
employés, à l'heure de minuit, à quelque ouvrage fantastique, qui
s'évanouirait comme elles au chant du coq, au premier rayon du
jour, ne laissant plus à leur place que le brouillard et les
vapeurs du matin.

Tant qu'il fit encore noir, il s'amassa sur la place un petit
nombre de curieux, qui étaient venus tout exprès avec l'intention
d'y rester. Ceux même qui ne traversaient la place qu'en passant
pour aller ailleurs, s'arrêtaient là quelque temps comme par un
attrait irrésistible. Cependant le bruit de la scie et du maillet
allait son train gaillardement, mêlé au fracas des planches qu'on
jetait sur le pavé de la chaussée, et de temps en temps aux voix
des ouvriers qui s'appelaient les uns les autres. Toutes les fois
qu'on entendait le carillon de l'église voisine, et c'était à
chaque quart d'heure, une étrange sensation, instantanée et
inexprimable, mais bien visible, courait comme un frisson sur le
corps de tous les assistants.

Petit à petit on vit apparaître à l'orient une faible lueur, et
l'air, qui était resté chaud toute la nuit, devint froid et glacé.
Ce n'était pas encore le jour, mais l'obscurité diminuait, et les
étoiles pâlissaient. La prison, qui n'avait été jusque-là qu'une
masse noire sans figure et sans forme, prit son aspect accoutumé,
et de temps à autre on put voir sur son toit un veilleur solitaire
s'arrêter pour regarder de là les préparatifs qu'on faisait dans
la rue. Comme cet homme faisait, en quelque sorte, partie de la
prison même, et qu'il savait, ou du moins on pouvait le supposer,
tout ce qui s'y passait, il devenait par cela même l'objet d'un
intérêt particulier, et on regardait sa silhouette, on se la
montrait les uns aux autres avec autant de vivacité que si c'était
un esprit.

Cependant la faible lueur devint plus éclatante, et les maisons,
avec leurs inscriptions et leurs enseignes, se détachèrent
distinctement sur le fond grisâtre du matin. De grosses voitures
publiques sortirent lourdement de la cour d'auberge vis-à-vis,
avec les voyageurs avançant la tête pour avoir leur part du coup
d'oeil; et en s'en allant cahin-caha, chacun d'eux jetait en
arrière un dernier regard sur la prison. Puis bientôt les premiers
rayons du soleil vinrent éclairer la rue, et l'oeuvre nocturne
qui, dans ses divers progrès et surtout dans l'imagination variée
des spectateurs, avait pris cent formes successives, possédait
enfin sa vraie et due forme, ... c'était un échafaud et un gibet.

Dès que la chaleur d'un jour éclatant commença à se faire sentir à
la foule encore peu épaisse, on entendit les langues se délier,
les volets s'ouvrir, les jalousies se tirer; les personnes qui
avaient couché dans des appartements de l'autre côté de la prison,
et qui avaient de bonnes places à louer à grand prix pour voir
l'exécution, sortirent de leur lit à la hâte. Dans plusieurs
maisons, les gens étaient occupés à relever les châssis des
croisées pour la plus grande commodité des spectateurs; il y en
avait même d'autres où les spectateurs étaient déjà à leur poste,
assis sur leurs chaises, et jouant aux cartes, ou buvant, ou
plaisantant ensemble, pour passer le temps. Quelques-uns avaient
loué des places jusque sur le toit, et on les voyait déjà grimper
pour les prendre, par le parapet ou par les fenêtres des greniers.
Quelques autres, ne trouvant pas leurs places assez bonnes
hésitaient à les occuper, et restaient debout dans un état
d'indécision, contemplant en bas la foule qui grossissait
successivement, avec les ouvriers qui se reposaient nonchalamment
contre l'échafaud, et affectant de se montrer peu sensibles à
l'éloquence du propriétaire, qui leur vantait le magnifique coup
d'oeil qu'on avait de la maison, et le bon marché qu'il en
demandait.

Jamais on n'avait vu plus belle matinée du haut des toits et des
étages supérieurs de ces bâtiments; les clochers des églises de
Londres et le dôme de la grande cathédrale appelaient les regards,
bien au-dessus de la prison, découpés sur un ciel bleu, et colorés
par les nuages légers d'un jour d'été, montrant dans une
atmosphère pure et claire jusqu'aux dessins dentelés de leur
architecture, toutes leurs niches et leurs ouvertures. Tout était
lumière et bonheur, excepté en bas dans la rue, encore dans
l'ombre; l'oeil plongeait là dans une grande fosse sombre, où, au
milieu de tant de vie et d'espérance, au milieu de cette
renaissance générale, était dressé le terrible instrument de mort.
On aurait dit que le soleil même ne pouvait pas se décider à
regarder par là.

Mais cet appareil lugubre était encore mieux ainsi, triste et
caché dans l'ombre, qu'au moment où la journée étant plus avancée,
il étala dans la pleine gloire du soleil brillant sa peinture
noire toute craquelée, et ses noeuds coulants qui se balançaient à
la lumière du jour comme des guirlandes hideuses. Il était mieux
dans la solitude et la tristesse de l'heure de minuit, avec un
petit nombre de formes vivantes groupées autour de lui, qu'à la
fraîcheur du matin, signal du réveil de la vie, au centre d'une
foule avide. Il était mieux quand il hantait la rue comme un
spectre, pendant que tout le monde était couché, et qu'il ne
pouvait infecter de son influence que les rêves de la ville, que
lorsqu'il vint braver le grand jour et salir de sa présence impure
les sens des citoyens éveillés.

Cinq heures étaient sonnées... puis six... puis huit. Le long des
deux grandes rues, à chaque bout de la place, il y avait
maintenant un torrent de monde qui roulait ses flots vivants vers
les rendez-vous d'affaires et les marchés où les appelaient
l'amour du gain. Les charrettes, les diligences, les fourgons, les
camions, les diables et les brouettes se frayaient de force un
passage à travers les derniers rangs de la foule, pour se rendre
dans la même direction. Les voitures publiques qui venaient des
environs s'arrêtaient, et le conducteur montrait avec son fouet le
gibet, quoiqu'il eût pu s'en épargner la peine: car ses voyageurs
n'avaient pas besoin de cela pour tourner tous la tête de ce côté,
et les portières étaient tapissées d'yeux tout grands ouverts.
Dans quelques charrettes et quelques fourgons, on pouvait voir des
femmes jetant avec épouvante un coup d'oeil du côté de cette
horrible machine; il n'y avait pas jusqu'aux petits enfants que
leurs papas tenaient au-dessus de leur tête dans la foule pour
leur faire voir le beau joujou qu'on appelle une potence, et pour
leur apprendre comment on pend un homme.

On devait mettre à mort, devant la prison, deux des insurgés qui
avaient pris part à l'attaque dirigée contre elle; immédiatement
après on devait en exécuter un autre dans Bloomsbury-Square. À
neuf heures, un fort détachement de soldats se mit en marche dans
la rue, se forma en double haie, et ne laissa qu'un étroit passage
dans Holborn, qui avait été, tant bien que mal, occupé toute la
nuit par les constables. À travers les rangs de la troupe, on
amena une autre charrette (celle dont nous avons déjà parlé
servait à la construction de l'échafaud), et on la roula jusqu'à
la porte de la prison. Après ces préparatifs, les soldats purent
mettre l'arme au pied: les officiers se promenaient de long en
large dans le passage qu'ils avaient pratiqué, ou causaient
ensemble au pied de l'échafaud. Quant à la foule qui s'était
rapidement accrue depuis quelques heures, et qui recevait encore
de nouveaux renforts à chaque minute, elle attendait midi avec une
impatience que redoublait chaque carillon de l'horloge du Saint-
Sépulcre.

Jusqu'à ce moment la foule était restée tranquille, et même, vu
les circonstances, comparativement silencieuse, excepté quand
l'arrivée de quelque nouvelle société à une fenêtre encore
inoccupée fournissait l'occasion de regarder par là et de faire
quelques observations. Mais, à mesure que l'heure approchait, il
s'éleva un bourdonnement, un murmure qui, croissant de moment en
moment, finit par devenir un tumulte assez fort pour remplir l'air
d'alentour.

Il n'y avait pas moyen d'entendre distinctement des mots ni même
des voix dans cette clameur, et d'ailleurs on ne se parlait guère
les uns aux autres: si ce n'est que, par exemple, ceux qui se
prétendaient mieux informés, disaient peut-être à leurs voisins
qu'ils reconnaîtraient bien le bourreau quand il paraîtrait, parce
qu'il était plus petit que l'autre; ou bien que l'homme qui devait
être pendu avec lui s'appelait Hugh, et que c'était Barnabé Rudge
qu'on pendrait à Bloomsbury-Square.

À l'approche du moment fatal, le bourdonnement devint si fort, que
ceux qui étaient aux fenêtres ne pouvaient pas entendre sonner
l'heure à l'horloge de l'église, quoiqu'elle fût tout près d'eux.
Il est vrai qu'ils n'avaient pas besoin de l'entendre, ils
pouvaient bien la voir sur le visage des gens. Il n'y avait pas
plus tôt un nouveau quart de sonné, qu'il se faisait un mouvement
dans la foule... comme s'il venait de leur passer quelque chose
sur la tête... comme s'il y avait un changement subit dans la
température... et dans ce mouvement on pouvait lire le fait comme
sur un cadran d'airain avec le bras d'un géant pour aiguille.

Onze heures trois quarts! le murmure devient étourdissant, et
cependant chacun a l'air d'être muet. Regardez partout où vous
voudrez dans la foule, et vous ne voyez que des yeux tendus, des
lèvres serrées. L'observateur le plus vigilant aurait eu bien de
la peine à vous montrer tel point ou tel autre, et à vous dire:
«Tenez, c'est l'homme de là-bas qui vient de crier.» Il serait
aussi facile de voir une huître remuer les lèvres dans son
écaille.

Onze heures trois quarts! Bon nombre de spectateurs, qui s'étaient
retirés de leurs fenêtres, reviennent restaurés, comme si c'était
l'heure juste où ils doivent reprendre leur faction. Ceux qui
s'étaient endormis se réveillent, et chacun dans la foule fait un
dernier effort pour se ménager une meilleure place, ce qui
occasionne une presse effrayante contre les balustrades, et les
fait céder et ployer sous le poids comme de simples roseaux. Les
officiers, qui jusque-là s'étaient tenus en groupes, vont
reprendre leurs positions respectives, et commander la manoeuvre,
le sabre en main: «Portez armes! «et l'acier poli, en circulant à
travers la foule, brille et s'agite au soleil comme les eaux d'un
fleuve. Au milieu de cette traînée éclatante, deux hommes amènent
vivement un cheval qu'on se dépêche d'atteler à la charrette qui
est à la porte de la prison; puis un profond silence remplace le
tumulte qui n'avait fait jusque-là que s'accroître, et après cela
un moment de calme pendant lequel tout le monde retient sa
respiration. Pour le coup, chaque croisée était bouchée par les
têtes etagées les unes sur les autres: les toits grouillaient de
gens, qui s'attachaient aux cheminées, qui avançaient le corps
par-dessus les gouttières, qui se tenaient n'importe où, au risque
de se voir entraînés sur le pavé de la rue par la première tuile
qui viendrait à leur manquer dans la main. La tour de l'église, le
toit de l'église, le cimetière de l'église, les plombs de la
prison, jusqu'aux tuyaux de descente et aux poteaux de réverbères,
il n'y a pas un pouce de terrain qui ne fourmille de créatures
humaines.

Au premier coup de midi, la cloche de la prison commença à tinter.
Alors le tumulte, mêlé maintenant des cris de: «À bas les
chapeaux!» et de: «Les pauvres diables!» et par-ci par-là dans la
foule de quelques cris et de quelques gémissements, éclata avec
une force nouvelle. C'était affreux à voir (si on avait rien pu
voir dans ce moment d'excitation et de terreur) tout ce pêle-mêle
d'yeux avides braqués sur l'échafaud et la potence.

Le murmure sourd se faisait entendre dans la prison aussi
distinctement qu'au dehors. Pendant qu'il résonnait dans l'air, on
amena les trois prisonniers dans la cour; ils savaient bien ce que
c'était que tout ce bruit.

«Entendez-vous? cria Hugh, sans en éprouver aucun souci. Ils nous
attendent. Je les ai entendus qui commençaient à se rassembler,
quand je me suis éveillé cette nuit, et je me suis retourné de
l'autre côté pour me rendormir tout de suite. Nous allons voir
l'accueil qu'ils vont faire au bourreau, à présent que c'est son
tour. Ha! ha! ha!»

L'aumônier, qui arrivait justement en ce moment, le gronda de sa
joie indécente et l'avertit de changer de conduite.

«Et pourquoi ça, notre maître? dit Hugh. Qu'est-ce que je peux
faire de mieux que de ne pas m'en désoler? Il me semble que vous,
vous ne vous en désolez pas trop non plus. Oh! vous n'avez pas
besoin de me le dire, cria-t-il au moment où l'autre allait
parler, vous n'avez pas besoin de prendre vos airs tristes et
solennels, je sais bien que vous ne vous en souciez guère. On dit
qu'il n'y a personne comme vous dans Londres pour savoir faire une
salade de homards. Ha! ha! je savais ça, comme vous voyez, avant
de venir ici. Allez-vous en avoir une bonne, ce matin? Avez-vous
jeté un coup d'oeil au déjeuner? J'espère qu'il y en a à gogo pour
toute cette compagnie affamée qui prendra place à table avec vous,
quand la comédie sera finie.

-- Je crains bien, fit observer le ministre en secouant la tête,
que vous ne soyez incorrigible.

-- Vous avez raison. Je le suis, répliqua Hugh sévèrement. Pas
d'hypocrisie, notre maître. Puisque c'est pour vous un jour de
plaisir et de régal tous les mois, laissez-moi me régaler et
prendre du plaisir à ma manière. S'il vous faut absolument un
garçon qui se meure de peur, il y en a là un qui fera bien votre
affaire: vous n'avez qu'à essayer votre pouvoir sur lui.»

En même temps il lui montra Dennis que deux hommes tenaient entre
eux, se traînant à peine sur ses jambes et si tremblant que toutes
ses articulations et ses jointures avaient l'air d'être agitées
par des convulsions; puis détournant la tête de cet ignoble
spectacle, il appela Barnabé qui se tenait à part.

«Courage, Barnabé! ne te laisse pas abattre mon garçon, c'est bon
pour lui.

-- Ma foi! cria Barnabé, en s'approchant vers lui d'un pas léger,
je n'ai pas peur, Hugh. Je suis très content. On m'offrirait
maintenant de me laisser la vie que je n'en voudrais pas;
regardez-moi, trouvez-vous que j'aie l'air d'avoir peur de mourir?
Croyez-vous qu'ils pourront me voir trembler, moi?»

Hugh contempla un moment ses traits, où il y avait un sourire
étrange qui n'était pas de ce monde; son oeil vif étincela, et se
mettant entre lui et l'aumônier, il murmura rudement quelques mots
à l'oreille de ce dernier.

«Tenez! notre maître, si j'étais à votre place, je ne lui en
dirais pas bien long. Vous avez beau avoir l'habitude de ces
choses-là, cette fois-ci ça pourrait vous gâter l'appétit pour
votre déjeuner.»

Barnabé était le seul des trois condamnés qui se fût levé et eût
fait sa toilette le matin. Les autres n'y avaient pas songé
seulement une fois, depuis que leur sentence avait été prononcée.
Il portait encore à son chapeau les débris de ses plumes de paon,
et tous ses atours ordinaires étaient disposés sur sa personne
avec le même soin. Son oeil de feu, son pas ferme, son port fier
et résolu, auraient fait honneur à quelque haut exploit de
véritable héroïsme, à quelque acte de sacrifice volontaire,
inspiré par une noble cause et un honnête enthousiasme. Quel
dommage de les voir honorer la mort d'un rebelle!

Mais tout cela ne faisait encore qu'ajouter à son crime. C'était
le comble de l'audace. Ainsi l'avait déclaré l'arrêt; il fallait
bien que cela fut. Le bon ministre lui-même avait été grandement
choqué, pas plus tard qu'un quart d'heure avant, de voir comme il
avait fait des adieux à Grip. Un homme, dans sa position, s'amuser
à caresser un oiseau!...

La cour était pleine de gens; de fonctionnaires civils de bas
étage, d'officiers de justice, de soldats, d'amateurs et
d'étrangers qu'on avait invités à venir là comme à la noce. Hugh
regardait autour de lui, faisait d'un air sombre un signe de tête
à quelque autorité qui lui indiquait de la main par où il devait
avancer, et, donnant une tape sur l'épaule de Barnabé, il passait
outre avec la démarche d'un lion.

Ils entrèrent dans une grande chambre, si voisine de l'échafaud
qu'on pouvait de là très bien entendre ceux qui se tenaient contre
les barrières, demander avec instance aux hallebardiers de les
enlever de la foule où ils étouffaient, et d'autres crier à ceux
de derrière de reculer, au lieu de les fouler à les écraser, et de
les suffoquer faute d'air.

Au milieu de cette chambre, deux serruriers, avec leurs marteaux,
se tenaient près d'une enclume. Hugh alla droit à eux, et plaça
son pied si hardiment sur l'enclume, qu'il la fit résonner comme
sous le coup de quelque arme pesante. Puis, croisant les bras, il
resta debout pour se faire ôter ses fers, promenant hautement dans
la salle ses yeux menaçants sur ceux qui étaient là à le dévisager
en se chuchotant à l'oreille.

On perdit tant de temps à traîner Dennis, que la cérémonie était
finie pour Hugh et presque pour Barnabé avant qu'il parût.
Cependant il ne fut pas plus tôt à cette place qu'il connaissait
si bien, et au milieu de figures qui lui étaient si familières,
qu'il retrouva assez de force et de sentiment pour joindre les
mains et faire un dernier appel à la pitié.

«Messieurs, mes bons messieurs, cria cette abjecte créature,
rampant sur ses genoux, et finissant par se jeter tout de son long
étendu sur les dalles: gouverneur, cher gouverneur... honorables
shériffs... mes dignes gentlemen, prenez pitié d'un pauvre homme
qui a vécu au service de Sa Majesté, de la justice, du parlement,
et... ne me laissez pas mourir... par une méprise.

-- Dennis, dit le gouverneur de la prison, vous savez bien comment
tout cela se fait, et que le mandat d'exécution est venu pour vous
en même temps que pour les autres. Vous savez bien que nous n'y
pouvons rien changer, quand nous en aurions l'envie.

-- Tout ce que je demande, monsieur, tout ce que je demande et ce
que je désire, c'est du temps pour qu'on s'assure du fait, cria le
pauvre diable tout tremblant, en jetant de tous côtés un regard
qui implorait la sympathie. Le roi et le gouvernement ne peuvent
pas savoir que c'est de moi qu'il s'agit; sans cela ils n'auraient
jamais le coeur de m'envoyer à cette affreuse boucherie. Ils ont
vu mon nom, mais ils ne savent pas que c'est moi. Retardez mon
exécution... par charité, retardez mon exécution, mes bons
messieurs du bon Dieu... jusqu'à ce qu'on soit allé leur dire que
c'est moi qui suis bourreau ici depuis près de trente ans. Quoi!
n'y a-t-il personne qui veuille aller le leur dire?» Et en même
temps il pressait ses mains d'un air suppliant et regardait tout
autour, tout autour, bien des fois... «N'y a-t-il pas une âme
charitable qui veuille aller le leur dire?

-- Monsieur Akerman, dit un monsieur qui se trouvait là près de
lui, après un moment de silence; comme il ne serait pas impossible
que cette certitude rendît à ce malheureux homme un peu du calme
désirable en un pareil moment, voulez-vous me permettre de lui
donner l'assurance qu'on n'ignorait pas, quand on a rendu la
sentence, que c'était bien lui qui était le bourreau?

-- Oui; mais en ce cas, peut-être n'auront-ils pas cru la peine si
forte, s'écria le criminel, se traînant aux genoux de
l'interlocuteur, pour le saisir de ses deux mains, tandis qu'elle
est plus forte pour moi, cent fois pire que pour tout autre.
Faites-leur savoir ça, monsieur. Ils m'ont puni plus sévèrement
rien qu'en m'infligeant la même peine. Retardez mon exécution
jusqu'à ce qu'ils le sachent.»

Le gouverneur fit un signe, et les deux hommes qui l'avaient
soutenu s'approchèrent. Il poussa un cri perçant.

«Attendez, attendez! un seul moment! un seul moment encore.
Laissez-moi cette dernière chance de sursis; il y en a un de nous
trois qui doit aller à Bloomsbury-Square. Permettez que ce soit
moi. Le sursis peut venir pendant ce temps-là; je suis sûr qu'il
va venir. Au nom du ciel! permettez qu'on m'envoie à Bloomsbury-
Square. Ne me pendez pas ainsi. C'est un assassinat.»

On lui mit le pied sur l'enclume: mais là même on entendait ses
vociférations au-dessus du fracas des marteaux entre les mains des
serruriers, et de la rage enrouée de la foule; il criait qu'il
connaissait la naissance de Hugh... que son père était vivant, et
que c'était un gentilhomme d'une naissance et d'un rang
distingués... qu'il possédait des secrets de famille importants;
qu'il ne pouvait les révéler si on ne lui en donnait pas le temps,
et qu'on le forcerait à mourir en les ayant sur la conscience.
Enfin il ne cessa de déraisonner que lorsque la voix lui manqua,
et qu'il tomba comme un paquet de linge sale entre les mains de
ses deux gardiens.

C'est à ce moment que l'horloge frappa le premier coup de midi, et
que la cloche de la prison commença à tinter. Les différents
employés de la prison, avec deux shériffs à leur tête, se mirent
en marche vers la porte. Tout était prêt quand le dernier coup de
l'heure frappa les oreilles.

On en avertit Hugh en lui demandant s'il n'avait pas quelque chose
à dire.

«À dire! s'écria-t-il; moi, non; je suis tout prêt... Ah! mais si,
ajouta-t-il en jetant les yeux sur Barnabé; j'ai un mot à dire en
effet. Viens ici, mon garçon.»

Il y avait en ce moment quelque chose de bon, même de tendre, en
désaccord avec son visage farouche, quand il saisit son pauvre
camarade par la main.

«Voilà ce que j'ai à dire, cria-t-il en regardant d'un oeil ferme
autour de lui; c'est que quand j'aurais dix vies à perdre, et que
la perte de chacune d'elles devrait me donner dix fois l'agonie de
la mort la plus douloureuse, je les donnerais toutes... oui,
messieurs là-bas qui avez l'air de ne pas me croire... je les
donnerais toutes les dix pour sauver seulement celle-là...
seulement celle-là, répéta-t-il en serrant encore la main de
Barnabé... celle qu'il va perdre par ma faute.

-- Ce n'est pas par votre faute, dit l'idiot avec douceur, ne
dites pas ça; il n'y a pas de reproche à vous faire: vous avez
toujours été très bon pour moi... Hugh, nous allons enfin savoir
qu'est-ce qui fait briller les étoiles, à présent.

-- Je l'ai enlevé à sa mère par surprise, sans savoir qu'il dût en
résulter tant de mal, dit Hugh, lui posant la main sur la tête et
parlant d'un ton de voix moins élevé; je la prie de me pardonner,
et toi aussi, Barnabé... Tenez, ajouta-t-il avec énergie,
regardez! voyez-vous bien ce garçon-là?

-- Oui, oui, murmura-t-on de tous côtés, sans trop savoir pourquoi
cette question.

-- Le gentleman de là-bas... il montra l'aumônier... m'a souvent
entretenu ces jours derniers de foi et de ferme croyance. Vous
voyez tous ce que je suis... plutôt une brute qu'un homme: on me
l'a dit assez de fois... Eh bien! avec tout cela j'avais assez de
foi pour croire, et je l'ai cru aussi fortement que pas un de
vous, messieurs, peut croire quelque chose, que cette vie-là, du
moins, serait épargnée. Voyez-le! regardez-le!»

Barnabé avait fait un pas vers la porte, où il se tenait debout en
lui faisant signe de le suivre.

«Si ce n'était pas là de la foi, si ce n'était pas là une ferme
croyance, cria Hugh, tenant son bras étendu en avant et levant les
yeux au ciel dans l'attitude d'un prophète sauvage que l'approche
de la mort a rempli d'une inspiration fatidique, alors c'est qu'il
n'y en a pas. Quel autre sentiment pouvait m'apprendre... avec une
naissance comme la mienne et une éducation comme celle que j'ai
reçue, à espérer encore de la pitié dans ce lieu barbare, cruel,
impitoyable? Moi qui n'ai jamais joint les mains pour prier,
j'invoque sur cette boucherie humaine la colère de Dieu; sur cet
arbre de deuil, dont je vais être le fruit mûr suspendu à la
branche qui m'attend, j'appelle la malédiction de toutes ses
victimes, passées, présentes et à venir, sur la tête de l'homme
qui, dans sa conscience, sait bien que je suis son fils, je dépose
le voeu qu'il ne meure pas dans son lit de duvet, mais de mort
violente comme moi, et qu'il n'ait pas d'autre pleureur à ses
funérailles que le vent de la nuit. Et là-dessus, ainsi soit-il!
ainsi soit-il!»

Son bras retomba à son côté; il se retourna et se dirigea vers eux
d'un pas assuré. Il était redevenu le même homme qu'auparavant.

«Vous n'avez rien de plus à dire?» reprit le gouverneur.

Hugh fit signe à Barnabé de ne pas l'approcher (sans porter les
yeux de son côté), et répondit: «Rien de plus. En avant! À moins,
dit Hugh, jetant avec vivacité un regard derrière lui, à moins
qu'il n'y ait parmi vous quelqu'un qui ait envie d'un chien, et
encore à la condition qu'il le traitera bien. J'en ai un qui
m'appartient dans la maison d'où je viens, et il serait difficile
d'en trouver un meilleur. Il commencera bien par grogner un peu,
mais ça passera... Cela vous étonne que je pense à un chien dans
un moment comme ça, ajouta-t-il presque en riant; mais, voyez-
vous, si je connaissais un homme qui le méritât seulement à moitié
autant que lui, ce n'est pas au chien que je penserais.»

Il n'ajouta plus un mot et alla prendre sa place, d'un air
insouciant, tout en écoutant cependant le service des morts, avec
quelque chose comme une attention sombre ou une curiosité vivement
excitée. Aussitôt qu'il eut passé la porte, on emporta son
misérable compagnon de supplice... et la foule vit le reste.

Barnabé aurait volontiers monté les marches en même temps
qu'eux... il avait même voulu les devancer; mais on le retint les
deux fois, parce que c'était ailleurs qu'il devait subir sa peine.
Quelques minutes après, les shériffs reparurent. La même
procession reprit sa marche à travers un grand nombre de passages
et de corridors, pour passer par une autre porte où la charrette
attendait. Il baissa la tête pour éviter de voir ce qu'il savait
bien que ses yeux ne manqueraient pas de rencontrer sans cela, et
s'assit tristement, quoiqu'avec un certain orgueil et une certaine
joie d'enfant... sur le véhicule. Les aides prirent leurs places à
côté, devant et derrière. Les voitures des shériffs vinrent après.
Un détachement de soldats entoura le tout, et on se mit lentement
en route à travers les rangs pressés de la foule, pour arriver à
la maison en ruines de lord Mansfield.

C'était bien triste à voir... tout cet appareil, toute cette force
déployée, toutes ces baïonnettes étincelantes autour d'une
créature sans défense... Mais ce qui était plus triste encore,
c'était de remarquer comme tout le long du chemin ses pensées
errantes trouvaient un étrange encouragement dans le spectacle de
ces fenêtres garnies de curieux et de la multitude qui encombrait
les rues; c'était d'observer comme dans ce moment-là même il se
montrait sensible à l'influence du beau ciel bleu dont il semblait
chercher à pénétrer, le sourire sur les lèvres, la profondeur
impénétrable. Mais on avait déjà vu tant de scènes pareilles
depuis la fin des émeutes; on en avait vu de si attendrissantes,
de si repoussantes, qu'elles avaient bien plutôt réussi à éveiller
la pitié pour les victimes que le respect de la Loi, dont le bras
rigoureux semblait, dans bien des cas, s'être appesanti avec
autant de barbare plaisir, une fois le danger passé, qu'elle
s'était montrée, lâchement paralysée dans le péril de la crise.

Deux boiteux...deux vrais enfants... l'un avec une jambe de bois,
l'autre traînant, à l'aide d'une béquille, ses membres tout
tortillés, furent pendus à cette même place de Bloomsbury-Square.
Quand la charrette fut au moment de glisser sous leurs pieds pour
consommer leur supplice, on s'aperçut qu'ils tournaient le dos au
lieu de tourner la face à la maison qu'ils avaient aidé à piller,
et on prolongea leur angoisse pour réparer cet oubli. On pendit
aussi dans Bowstreet un autre petit garçon; d'autres jeunes gars
eurent le même sort dans divers quartiers de la ville; quatre
malheureuses femmes furent mises à mort: en un mot, ceux qu'on
exécuta comme insurgés n'étaient guère, pour la plupart, que les
plus faibles, les plus vulgaires, les plus misérables d'entre eux.
La meilleure satire qu'on pût faire du fanatisme hypocrite qui
avait servi de prétexte à tous ces maux, c'est qu'un certain
nombre de ces malheureux déclarèrent qu'ils étaient catholiques,
et demandèrent des prêtres de cette religion pour les assister à
leurs derniers moments.

On pendit dans Bishopsgate-Street un jeune homme dont le vieux
père avec sa tête grise attendait son arrivée au pied de la
potence pour l'embrasser, et s'assit là par terre, jusqu'à ce
qu'on eût descendu le corps. On lui aurait bien fait cadeau du
cadavre de son fils; mais il n'avait ni corbillard, ni bière, ni
rien pour l'emporter: il était trop pauvre! il fallut qu'il se
contentât de la satisfaction de marcher tout bonnement à côté de
la charrette qui ramenait son enfant à la prison, essayant, le
long du chemin, de toucher au moins sa main sans vie.

Mais la foule avait oublié ces détails, ou, si elle n'en avait pas
perdu la mémoire, elle ne s'en souciait guère; et, pendant qu'une
multitude nombreuse se battait et tempêtait pour s'approcher du
gibet devant Newgate, afin d'y jeter un dernier coup d'oeil avant
de s'en séparer, il y en avait une autre qui suivait l'escorte du
pauvre Barnabé, pour aller grossir la foule qui l'attendait sur
les lieux.




CHAPITRE XXXVI.


Le même jour, et presque à la même heure, M. Willet senior fumait
sa pipe sur sa chaise, dans une chambre du _Lion Noir_. Quoiqu'on
fût en pleine chaleur d'été, M. Willet était assis tout contre le
feu. Il était plongé dans une profonde méditation, tout entier à
ses propres pensées, auquel cas il ne manquait jamais de se
mijoter à l'étuvée, persuadé que ce procédé de cuisson était
favorable pour mettre en fusion ses idées, qui, lorsqu'il
commençait à mitonner, se mettaient quelquefois à couler assez
copieusement pour l'étonner lui-même.

Mille et mille fois déjà, les amis et connaissances de M. Willet,
pour le consoler, lui avaient donné l'assurance que, pour se
récupérer des pertes et dommages qu'il avait soufferts dans le
pillage du Maypole, il pouvait avoir «un recours sur le comté.»
Mais comme cette manière de parler avait le malheur de ressembler
à cette expression populaire: «avoir recours à la paroisse,[7]»
M. Willet ne voyait dans ces consolations prétendues qu'un
paupérisme déguisé, sur une plus grande échelle peut-être, mais
qui n'en était pas moins le signe de sa ruine à un point de vue
plus étendu. En conséquence, il n'avait jamais manqué de recevoir
ces communications par un mouvement de tête douloureux, ou par de
grands yeux hébétés, de sorte qu'on le voyait toujours plus
mélancolique après une visite de condoléance, qu'à tout autre
moment des vingt-quatre heures de chaque journée.

Cependant le hasard voulut que, se trouvant assis devant le feu
dans cette occasion particulière, soit qu'il fût déjà, pour ainsi
dire, rissolé à point, soit qu'il fût dans un état d'esprit plus
gaillard que d'habitude, soit par un heureux concours de ces deux
circonstances combinées... le hasard voulut que, se trouvant assis
dans cette occasion particulière, M. Willet aperçût de loin, dans
les profondeurs les plus reculées de son intellect, une espèce
d'idée cachée, ou de faible probabilité qu'il y avait peut-être à
tirer sur la bourse publique des fonds applicables à la
restauration du Maypole, pour lui faire reprendre son ancienne
splendeur parmi les tavernes de ce monde. Et ce rayon mystérieux
de lumière encore incertaine se fit tout doucement si bien jour au
dedans de lui, qu'il finit par y prendre feu, et par l'illuminer
d'une pensée claire et visible à ses yeux, comme le brasier devant
lequel il était assis. Enfin, bien convaincu qu'il avait les
premiers honneurs de cette découverte; que c'était lui qui avait
levé, chassé, visé et abattu d'un bon coup à la tête une idée
parfaitement originale, qui ne s'était jamais jusque-là présentée
à aucun homme, mort ou vivant, il posa sa pipe pour se frotter les
mains, et rit à gorge déployée.

«Eh mais! père, lui cria Joe, qui entrait en ce moment, vous êtes
bien gai, aujourd'hui!

-- Oh! rien de particulier, dit M. Willet, continuant de rire de
bon coeur, rien du tout de particulier, Joseph. Voyons! contez-moi
quelque chose de cette Savaigne.»

Et, après avoir exprimé ce désir, M. Willet eut un troisième accès
de rire, et interrompit ces démonstrations d'humeur légère qui ne
lui étaient pas ordinaires, en remettant sa pipe entre ses dents.

«Que voulez-vous que je vous dise, père? répondit Joe en posant la
main sur l'épaule paternelle, et en regardant son visage en face;
que me voilà revenu plus pauvre qu'un rat d'église? Ce n'est pas
nouveau pour vous. Ou bien que me voilà revenu mutilé et estropié?
C'est encore quelque chose qui n'est pas nouveau pour vous.

-- On l'a coupé, marmotta M. Willet, toujours les yeux fixés sur
le feu, à la défense de la Savaigne, en Amérique, dans le pays où
on fait la guerre.

-- C'est bien cela, répliqua Joe, souriant et s'appuyant, avec le
coude qui lui restait, sur le dos du fauteuil de son père. C'est
justement le sujet dont je venais causer avec vous. Un homme qui
n'a plus qu'un bras, père, ne peut pas servir à grand'chose dans
l'activité générale de ce monde.

C'était là une de ces propositions vastes auxquelles M. Willet
n'avait jamais réfléchi et qui méritaient mûre considération.
Aussi ne répondit-il pas.

«Dans tous les cas, reprit Joe, il n'est pas libre de prendre et
de choisir ses moyens d'existence comme un autre. Il ne peut pas
dire: «Je vais mettre la main à ceci,» ou: «Je ne veux pas mettre
la main à cela;» il faut qu'il prenne ce qu'il trouve, et encore
qu'il se trouve heureux de n'être pas réduit à pis... Plaît-il?»

M. Willet venait, en effet, de se répéter tout bas à lui-même,
d'un air rêveur, les mots: «Défense de la Savaigne,» mais il parut
embarrassé d'avoir été entendu, et répondit: «Rien.

-- Maintenant, écoutez bien, père. M. Édouard est revenu en
Angleterre des Indes occidentales. À l'époque où on l'a perdu de
vue (vous savez, père, le même jour où je me sauvai de mon côté),
il a fait un voyage dans une île de ce pays-là, où s'était établi
un de ses camarades de collège. Quand il l'eut retrouvé là, il ne
se crut pas déshonoré de prendre un emploi dans son domaine et...
et, bref, il y a bien fait ses affaires; il y prospère, il a fait
ici un voyage pour son compte, et va y retourner au plus tôt.
C'est un bonheur de toute manière que nous soyons revenus à peu
près en même temps, et que nous nous soyons rencontrés dans les
derniers troubles: car non seulement ce fut pour nous l'occasion
de rendre service à d'anciens amis; mais cette circonstance m'a
procuré l'avantage de pouvoir me tirer d'affaire sans être à
charge à personne. En un mot, père, il peut me donner de
l'occupation; de mon côté, je me suis assuré que je peux lui être
de quelque utilité, et je m'en vais emporter mon unique bras à son
service pour en tirer le meilleur parti possible.»

Aux yeux intellectuels de M. Willet, les Indes occidentales, ou
plutôt toute contrée étrangère, n'étaient habitées que par des
nations sauvages qui ne faisaient toute la journée qu'enterrer le
calumet de paix, brandir des tomahawks, et se tatouer sur le corps
des dessins plus étranges les uns que les autres. Il n'eut donc
pas plus tôt entendu cette déclaration qu'il se renversa sur son
fauteuil, tira sa pipe de ses lèvres, et fixa sur son fils des
yeux aussi effarés que s'il le voyait déjà attaché à un pieu, et
livré aux plus cruelles tortures pour l'amusement d'une population
folâtre. Quelle forme allait-il donner à l'expression de ce
sentiment, c'est ce qu'on n'a jamais pu savoir; mais peu importe,
d'ailleurs: car, avant qu'il eût pu trouver une syllabe, Dolly
Varden accourut dans la chambre, toute en larmes, se jeta sur le
sein de Joe, sans un mot d'explication, et lui passa ses bras
blancs autour du cou.

«Dolly! cria Joe. Dolly!

-- Oui, appelez-moi comme ça, toujours comme ça, s'écria la petite
demoiselle du serrurier. Et ne me parlez plus avec froideur; ne me
tenez pas à distance, comme vous faisiez; ne m'en veuillez plus
jamais de mes folies, dont je me suis depuis longtemps repentie,
ou vous me ferez mourir de chagrin, Joe.

-- Moi vous en vouloir! dit Joe.

-- Oui... car chaque mot de bonté et de sincère franchise que vous
prononciez m'allait au coeur; car vous, qui avez tant souffert
avec moi... car vous, qui ne devez qu'à mes caprices toutes vos
peines et vos chagrins... quand je vous vois si bon... si noble
pour moi, Joe...»

Il ne put rien lui dire, pas une syllabe, il y avait bien une
sorte d'éloquence assez drôle dans son bras gauche qui lui avait
serré la taille; mais, quant à ses lèvres, elles étaient muettes.

«Encore, si vous m'aviez rappelé par un mot... seulement un petit
mot... continua Dolly, sanglotant, et s'attachant encore à lui de
plus près, que je ne méritais pas la patience que vous m'aviez
montrée; si vous vous étiez un seul moment prévalu de votre
triomphe, j'en aurais eu moins de chagrin.

-- Mon triomphe!» répéta Joe, avec un sourire qui semblait dire:
«Avec cela que je suis un beau garçon pour triompher!

-- Oui, votre triomphe, criait-elle, toujours de tout son coeur et
de toute son âme, qui éclataient dans sa voix et dans les larmes
dont étaient inondées ses joues, car c'en est un. Je suis heureuse
de penser et de reconnaître que c'en est un. Je ne voudrais pas
pour tout au monde me sentir moins humiliée... Oh non! je ne
voudrais pas avoir perdu le souvenir de ce dernier soir où nous
nous sommes entretenus ici même... non, non, quand même je
pourrais effacer le passé de ma mémoire, et qu'il dépendrait de
moi que ce fût hier seulement que notre séparation eût eu lieu.»

Jamais vous n'avez vu regard d'amoureux comme celui de Joe en ce
moment.

«Cher Joe, dit Dolly, je vous ai toujours aimé... oui, dans le
fond du coeur je vous aimais toujours, malgré ma vanité et mes
étourderies. J'avais espéré que vous reviendriez ce soir-là. Je
m'étais figuré que vous n'y manqueriez pas. J'en ai fait au ciel
la prière à deux genoux. Et dans tout le cours de ces longues,
longues années que vous avez passées loin de moi, jamais je n'ai
cessé de penser à vous, et d'espérer qu'enfin nous aurions un jour
le bonheur d'être réunis.»

L'éloquence du bras de Joe surpassa toute celle du langage le plus
passionné; et celle de ses lèvres, donc!... Et cependant, avec
tout cela, il ne disait pas un mot.

«Et maintenant enfin, cria Dolly toute palpitante de l'ardeur
qu'elle mettait dans ses paroles, quand vous seriez malade,
estropié de tous vos membres, valétudinaire, infirme, morose;
quand même, au lieu d'être ce que vous êtes, vous ne seriez aux
yeux de tout le monde, non pas aux miens, qu'un débris, qu'une
ruine, plutôt qu'un homme, je n'en serais pas moins votre femme,
votre bonne amie, avec plus d'orgueil et de joie que si vous étiez
le lord le plus magnifique de toute l'Angleterre.

-- Qu'ai-je fait, s'écria Joe à son tour, qu'ai-je donc fait pour
obtenir une telle récompense?

-- Vous m'avez appris, dit Dolly, levant vers lui sa jolie figure,
à me connaître et à vous apprécier; à valoir un peu mieux que je
ne valais; à mieux me rendre digne de votre brave et virile
nature. Plus tard, cher Joe, vous verrez avec le temps que vous
m'avez appris tout cela: car je veux être, non seulement à présent
que nous sommes jeunes et pleins d'espérance, mais encore quand
nous serons devenus vieux et cassés, je veux être votre douce,
votre patiente, votre infatigable petite femme. Je ne veux plus
avoir de pensée ni de soin que pour notre ménage et pour vous; je
veux m'étudier sans cesse à vous plaire par le témoignage constant
de ma plus vive affection et de mon amour le plus dévoué. Je le
veux, oh oui, je le veux!»

Joe ne put que répéter ses premiers mouvements d'éloquence,
mais... c'était bien tout ce qu'il pouvait faire de mieux
approprié à la circonstance.

«Ils le savent à la maison; dit Dolly. Pour vous suivre, je les
quitterais, s'il le fallait; mais je n'en ai pas besoin; ils
savent tout, et ils en sont charmés; ils sont aussi fiers de vous
que moi-même, et aussi pleins de reconnaissance...Ne viendrez-vous
pas me voir, comme un pauvre cher ami qui m'a connue, quand
j'étais petite fille? n'est-ce pas que vous viendrez, cher Joe?»

C'est bon! c'est bon! ne vous inquiétez pas de ce que Joe dit en
réponse: il en dit bien long, à coup sûr. Et Dolly ne fut pas en
reste. Et il pressa Dolly dans son bras, qui la serrait joliment,
pour un bras seul. Et Dolly ne fit pas de résistance; et s'il y a
jamais eu un couple heureux dans ce monde, qui avec tous ses
défauts n'est pas encore si misérable, au bout du compte, vous
pouvez dire, sans risque de vous tromper, que c'était celui-là.

Dire que, durant ces évolutions, M. Willet senior éprouvait les
plus grandes émotions de surprise dont la nature humaine soit
susceptible; dire qu'il était dans une espèce de paralysie
d'étonnement, et qu'il était enlevé dans les régions les plus
ardues, les plus étourdissantes, les plus inaccessibles, d'une
stupéfaction compliquée... ce serait faire en termes bien
imparfaits une esquisse trop incomplète de l'état d'esprit où il
se trouvait égaré. Si un _Roc_, un aigle, un griffon, un éléphant
volant, un cheval marin avec ses grandes ailes, lui eût apparu
subitement, qu'il l'eût pris sur son dos, et l'eût emporté
corporellement au coeur même de la _Savaigne_, ce n'aurait été
pour lui qu'un événement vulgaire et journalier, en comparaison de
ce qu'il voyait de ses yeux. Quoi! être là sur sa chaise tout
tranquillement, à regarder et à entendre tout ça! se voir
complètement négligé, oublié, laissé de côté, pendant que son fils
et une demoiselle causaient ensemble d'une manière si passionnée,
s'embrassaient l'un l'autre, et ne se gênaient pas plus que s'ils
étaient chez eux! c'était vraiment une position si monstrueuse, si
inexplicable, qui passait si bien ses plus vastes facultés de
compréhension, qu'il en tomba dans une léthargie d'ébahissement
dont il ne pouvait pas plus se réveiller qu'un dormeur enchanté
dans la première année de son bail emphytéotique avec les fées.

«Père, dit Joe en lui présentant Dolly, vous voyez de quoi il
s'agit?»

M. Willet regarda d'abord la jeune fille, puis son fils, puis
encore Dolly, et alors il fit un effort inutile pour tirer une
bouffée de sa pipe, qui était éteinte depuis longtemps.

«Dites seulement un mot, quand ce ne serait que... comment vous
portez-vous? insista Joe.

-- Certainement, Joseph, répondit M. Willet, oui, sans doute.
Pourquoi pas?

-- Vous avez raison, dit Joe. Pourquoi pas?

-- Oh! répliqua le père, pourquoi pas?»

Et en faisant cette réflexion à voix basse, comme s'il discutait
en lui-même quelque grave question, il se servit de son petit
doigt... si toutefois il en avait un sur les dix qui méritât cette
qualification; il se servit du petit doigt de sa main droite comme
d'un bourre-pipe, et retomba dans son silence.

Et il resta là assis au moins une demi-heure, quoique Dolly, du
ton le plus caressant, lui exprimât plus d'une douzaine de fois
l'espérance qu'il n'était pas fâché contre elle. Il resta là assis
une demi-heure, comme pétrifié, sans remuer, ni plus ni moins
qu'une grosse quille. À l'expiration de cette période, tout à
coup, et sans la moindre préparation, il poussa, au grand
saisissement des deux jeunes gens, un éclat de rire bruyant et
court, en répétant:

«Certainement, Joseph. Oui, sans doute. Pourquoi pas?»

Et il sortit pour faire un petit tour.




CHAPITRE XXXVII.


Ce n'est pas du côté de la _Clef d'or_ que le vieux John alla
faire son petit tour de promenade: car entre la _Clef d'or_ et le
_Lion Noir_ il y a tout un voyage de rues à la file, comme le
savent bien ceux qui connaissent les distances respectives de
Clerkenwell et de White-Chapel, et M. Willet était connu pour
n'être pas un fameux piéton. Mais la _Clef d'or_ se trouve sur
notre chemin, si elle n'était pas sur le sien; ce chapitre va donc
nous suivre, s'il vous plaît, à la _Clef d'or_.

La _Clef d'or_ en personne, cet emblème naturel de l'état de
serrurier, avait été jetée à bas par les émeutiers, et foulée
injurieusement sous leurs pieds. Mais, en ce moment, on l'avait
remontée à sa place, dans toute la gloire d'une nouvelle couche de
peinture, et jamais elle n'avait eu si bonne mine.

Elle n'était pas la seule. Toute la façade de la maison était
élégante et coquette: on l'avait si bien rafraîchie du haut en
bas, que, s'il restait encore quelques-uns des perturbateurs, qui
étaient venus l'attaquer, la vue de ce bon vieux logis, rajeuni et
prospère, devait être pour eux un ver rongeur, un vrai crève-
coeur.

Cependant les volets de la boutique étaient clos; les jalousies du
premier étage étaient toutes abaissées, et, au lieu de la gaieté
qui régnait d'ordinaire dans la maison, on lui voyait un extérieur
triste et comme un air de deuil, que les voisins, accoutumés à
voir autrefois entrer et sortir le pauvre Barnabé, n'avaient pas
de peine à comprendre. La porte était entre-bâillée, mais on
n'entendait pas le marteau sur l'enclume; le chat était ronflant
accroupi sur les cendres de la forge: tout était désert, sombre et
silencieux.

M. Haredale et Édouard Chester se rencontrèrent sur le seuil de la
porte. Le jeune homme céda le pas à l'autre, et, après être entrés
tous les deux d'un air de familiarité qui semblait indiquer qu'ils
attendaient là quelque chose, et qu'on était accoutumé à les
laisser entrer et sortir sans les questionner, ils fermèrent la
porte derrière eux.

Ils entrèrent dans l'ancien parloir, montèrent l'escalier à pic,
façonné à l'ancienne mode, et tournèrent à droite dans la belle
salle, l'orgueil et la gloire de Mme Varden, autrefois le théâtre
des labeurs domestiques de Miggs.

«D'après ce que m'a appris Varden, dit M. Haredale, il a amené la
mère ici hier au soir.

-- Oui, répondit Édouard; elle est à présent au second, dans la
chambre au-dessus. On dit que sa douleur passe toute croyance. Je
n'ai pas besoin de vous dire, vous le savez d'avance, que le soin,
l'humanité, la sympathie de ces braves gens, sont sans limites.

-- Je m'en doute. Que le ciel les récompense de cet acte de bonté
et de bien d'autres! Varden n'est pas ici?

-- Il est retourné avec votre messager, qui l'a trouvé au moment
où il revenait chez lui. Il a été dehors toute la nuit... mais
cela, vous le savez bien, puisqu'il en a passé la plus grande
partie avec vous.

-- C'est vrai. Si je ne l'avais pas eu, c'est comme s'il m'eût
manqué mon bras droit: il a beau être plus âgé que moi, rien ne
l'arrête.

-- C'est bien le coeur le plus ferme et en ce moment l'homme le
plus gai de la terre.

-- Il en a bien le droit. Il en a bien le droit. Il n'y a jamais
eu de meilleure créature au monde. Il ne fait que récolter ce
qu'il a semé... Ce n'est que trop juste.

-- Tout le monde, dit Édouard après un moment d'hésitation, n'a
pas le bonheur de pouvoir en dire autant.

-- Il y en a plus que vous ne croyez, reprit M. Haredale;
seulement nous, nous faisons plus d'attention au temps de la
moisson qu'à celui des semailles; voilà aussi pourquoi vous vous
trompez en ce qui me concerne.»

Le fait est que son visage pâle, ses yeux hagards et son extérieur
sombre, avaient eu tant d'influence sur la réflexion qu'Édouard
avait faite, que celui-ci, pour le moment, ne sut que répondre.

«Bah! bah! dit M. Haredale, votre allusion n'était pas difficile à
deviner. Mais, c'est égal, vous vous êtes trompé. J'ai eu ma part
de chagrins, plus que ma part, peut-être; mais je n'ai pas su la
supporter comme il fallait. J'ai rompu, quand j'aurais dû plier.
J'ai perdu dans la rêverie et la solitude le temps que j'aurais dû
employer à mêler mon existence à celles de toutes les créatures du
bon Dieu. Les hommes qui apprennent la patience, sont ceux qui
donnent à tous leurs semblables le nom de frère. Mais moi, j'ai
tourné le dos au monde, et j'en subis la peine.» Édouard allait
protester, mais M. Haredale ne lui en laissa pas le temps.

«Il est trop tard, continua-t-il, pour en éviter maintenant les
conséquences. Je me dis quelquefois que, si j'avais à recommencer
ma vie, je pourrais réparer cette faute... non pas tant
précisément, il me semble, en y réfléchissant, par amour pour ce
qui est bien, que dans mon propre intérêt. Je recule par instinct
devant l'idée de souffrir une seconde fois tout ce que j'ai
souffert, et c'est dans cette circonstance que je puise la triste
assurance que je serais encore le même, quand je pourrais effacer
le passé, et recommencer à nouveau en prenant pour guide
l'expérience que j'ai déjà faite.

-- Non, non; vous ne vous rendez pas justice, dit Édouard.

-- Vous croyez cela, répondit M. Haredale, et j'en suis bien aise.
Mais je me connais mieux que personne, et c'est ce qui fait que je
n'ai pas en moi tant de confiance. Passons à un autre sujet de
conversation... qui, d'ailleurs, n'est pas aussi éloigné du
premier qu'on pourrait le croire au premier abord. Monsieur, vous
aimez toujours ma nièce, et elle vous est toujours attachée.

-- J'en tiens l'assurance de sa bouche même, dit Édouard, et vous
savez... je suis sûr que vous n'en doutez pas... que je
n'échangerais pas cet aveu contre toute autre bénédiction que le
ciel voudrait m'octroyer.

-- Vous êtes un jeune homme franc, honorable et désintéressé, dit
M. Haredale. Vous en avez porté la conviction jusque dans mon
esprit malade, et je vous crois. Attendez ici mon retour.»

En même temps il quitta la chambre, et revint l'instant d'après
avec Mlle Haredale.

«La première et seule fois, dit-il, en les regardant tour à tour,
que nous nous sommes trouvés ensemble tous les trois sous le toit
du père de ma nièce, je vous ai enjoint, Édouard, de le quitter,
et je vous ai défendu d'y revenir jamais.

-- C'est le seul détail de l'histoire de notre amour que j'aie
oublié, reprit Édouard.

-- Vous portez un nom, dit M. Haredale, que je n'ai que trop de
raisons de me rappeler. J'étais poussé, excité par des souvenirs
de torts et d'injures qui m'étaient personnels, je le sais et le
confesse; mais, même en ce moment, je me calomnierais si je vous
disais qu'alors ou jamais j'aie cessé de faire au fond du coeur
les voeux les plus ardents pour son bonheur, ou que j'aie agi en
cela (je reconnais du reste mon erreur) par une autre impulsion
que le désir pur, unique, sincère, de remplacer près d'elle,
autant que je le pouvais du moins, le père qu'elle avait perdu.

-- Cher oncle, dit Emma en pleurant, je n'ai jamais connu d'autre
père que vous. Ma mère et mon père ne m'ont laissé à chérir que
leur mémoire; mais vous, j'ai pu vous aimer toute ma vie. Jamais
père n'a été plus tendre pour son enfant que vous ne l'avez été
pour moi, depuis le premier moment que je puis me rappeler
jusqu'au dernier.

-- Vous me parlez avec trop de tendresse, répondit-il, et pourtant
je n'ai pas le courage de souhaiter que vous me jugiez moins
favorablement: j'ai trop de plaisir à entendre ces mots de votre
bouche, comme j'en aurai toujours à me les rappeler quand nous
serons séparés; ce sera le bonheur de ma vie. Encore un peu de
patience, je vous prie, Édouard; elle et moi nous avons passé bien
des années ensemble; et, quoique je sache bien qu'en la remettant
entre vos mains je mets le sceau à son bonheur futur, je sens
qu'il me faut un effort pour m'y résigner.»

Il la pressa tendrement contre son sein et, après une minute de
silence, il reprit:

«J'ai eu tort avec vous, monsieur, et je vous en demande pardon...
ce n'est pas ici une formule banale, ni un regret affecté: c'est
l'expression vraie et sincère de ma pensée. Avec la même
franchise, je vous avouerai à tous deux qu'il a été un temps où je
me suis rendu complice par connivence d'une trahison dont le but
était de vous séparer à jamais... car, si je n'y ai point trempé
moi-même, j'ai du moins laissé faire: je m'en confesse coupable.

-- Vous vous jugez trop sévèrement, dit Édouard. Laissons cela de
côté.

-- Non, cette trahison se dresse pour ma condamnation; je regarde
en arrière, et ce n'est pas aujourd'hui la première fois,
répondit-il. Je ne peux pas me séparer de vous sans obtenir mon
pardon plein et entier. Car je n'ai plus guère de temps à passer
dans la vie commune du monde, et j'ai déjà bien assez de regrets à
emporter dans la solitude à laquelle désormais je me voue, sans en
grossir le nombre.

-- Vous n'emporterez de nous deux, dit-elle, que des bénédictions.
Ne mêlez jamais le souvenir de votre Emma... qui vous doit tant
d'amour et de respect... avec aucun autre sentiment que celui
d'une affection et d'une reconnaissance éternelles pour le passé,
et les voeux les plus ardents pour votre félicité à venir.

-- L'avenir, reprit son oncle avec un sourire mélancolique, est un
mot plein de bonheur pour vous, et son image doit vous apparaître
entourée d'une guirlande de joyeuses espérances. Mais, pour moi,
c'est autre chose: puisse-t-il être seulement un temps de paix,
exempt de soucis et de haine! Quand vous quitterez l'Angleterre,
je la quitterai comme vous. Il y a sur le continent des cloîtres,
mon seul asile, maintenant que les deux grands voeux de ma vie
sont satisfaits. Cela vous fait de la peine, parce que vous
oubliez que je deviens vieux, et que me voilà bientôt au bout de
ma carrière. Allons! nous en reparlerons... plutôt deux fois
qu'une, et je vous demanderai, Emma, vos bons conseils.

-- Pour les suivre? lui dit sa nièce.

-- Au moins les écouterai-je, répondit-il en l'embrassant, et je
vous promets que je les prendrai en considération. Voyons! n'ai-je
pas encore quelque chose à vous dire? Vous vous êtes vus beaucoup
depuis quelque temps. Il vaut mieux il est plus convenable que je
laisse de côté les circonstances du passé qui avaient causé votre
séparation et semé entre nous le soupçon et la défiance.

-- Oui, oui, cela vaut beaucoup mieux, répéta tout bas Emma.

-- J'avoue la part que j'y ai prise à cette époque, dit
M. Haredale, tout en me le reprochant. Cela prouve qu'on ne doit
jamais s'écarter, si peu que ce soit, du bon chemin, du chemin de
l'honneur, sous le prétexte spécieux que la fin justifie les
moyens. Quand la fin qu'on se propose est bonne, il faut l'obtenir
par de bons moyens. Ceux qui font autrement sont des méchants, et
il n'y a rien de mieux à faire que de les regarder comme tels et
de ne point se faire leur complice.»

Il détourna ses yeux de sa nièce pour les reporter sur Édouard, et
lui dit d'un ton plus doux:

«Vous avez maintenant presque autant de fortune l'un que l'autre.
J'ai été pour elle un intendant fidèle, et à ce qui lui reste des
biens autrefois plus considérables de son père, je désire ajouter,
comme gage de mon affection, une pauvre pitance qui ne vaut pas la
peine d'en parler, et dont je n'ai plus besoin. Je suis bien aise
que vous alliez voyager à l'étranger. Que notre maison maudite
reste en ruines! Quand vous reviendrez après quelques années
prospères, vous en ferez bâtir une meilleure, et, j'espère, plus
fortunée. Voulez-vous faire la paix?»

Édouard prit la main que lui tendait Haredale, et la serra
cordialement.

«Vous ne mettez ni retard ni froideur dans votre réponse, dit
M. Haredale, en lui rendant une poignée de main aussi chaleureuse,
et maintenant, que je vous connais, je me dis, quand je vous
regarde, que vous êtes bien l'homme que j'aurais voulu lui choisir
pour époux. Son père était d'un caractère généreux, et vous lui
auriez convenu tout à fait. Je vous la donne en son nom, et je
vous bénis pour lui. Si le monde et moi, nous nous séparons là-
dessus, nous nous serons séparés en meilleurs termes que nous
n'avons vécu ensemble depuis longtemps.»

Il la mit dans les bras de son mari, et il allait quitter la
chambre, quand il fut arrêté dans sa marche, sur le pas de la
porte, par un grand bruit dans le lointain, qui les fit
tressaillir en silence.

C'était un tumulte éclatant, mêlé d'acclamations frénétiques qui
déchiraient l'air. Les clameurs approchaient de plus en plus à
chaque moment, avec tant de rapidité que, rien que le temps d'y
prêter l'oreille, elles éclatèrent en une confusion de sons
assourdissants au coin de la rue.

«Il faut mettre ordre à ça... il faut apaiser ce tapage, dit
M. Haredale avec vivacité. Nous aurions dû y penser et l'empêcher.
Je vais les trouver à l'instant.»

Mais, avant qu'il pût atteindre la porte de la rue, avant
qu'Édouard eût eu seulement le temps de prendre son chapeau pour
le suivre, ils furent encore arrêtés par un cri perçant, qui,
cette fois, partait du haut de l'escalier. En même temps la femme
du serrurier se précipita dans la chambre, et courant tout
bonnement se jeter dans les bras de M. Haredale, elle s'écria:

«Elle sait tout, cher monsieur... elle sait tout. Nous lui en
avons dit quelques mots petit à petit, et maintenant elle est
toute préparée.»

Après cette communication, accompagnée des actions de grâces les
plus ferventes pour remercier Dieu de ce nouveau bienfait, la
bonne dame, fidèle à l'usage classique des matrones dans toutes
les occasions d'une émotion vive, se pâma tout de suite.

Ils coururent à la fenêtre, levèrent le châssis, et regardèrent
dans la rue encombrée par la foule. Au milieu d'une immense
multitude parmi laquelle il n'y avait pas une personne qui restât
un moment en repos, on voyait en plein la bonne grosse et
rougeaude figure du serrurier, culbuté à droite, à gauche, comme
s'il luttait contre une mer agitée. Tantôt il était emporté vingt
pas en arrière, tantôt poussé en avant presque jusqu'à la porte;
puis emporté par un nouveau flot, puis pressé contre le mur d'en
face, puis contre les maisons attenantes à la sienne, puis soulevé
jusque sur un perron où les bras d'une cinquantaine de gens le
poursuivaient de leurs saluts, pendant que tous les autres, dans
le plus grand tumulte, s'égosillaient à l'applaudir de toutes
leurs forces. Quoique véritablement il fût en danger de se voir
mettre en morceaux par l'enthousiasme général, le serrurier, aussi
rassuré que jamais, répondait à leurs acclamations par les
siennes, jusqu'à s'en faire mal à la gorge, et, dans un élan de
joie et de bonne humeur, il agitait son chapeau avec tant
d'ardeur, que le jour avait fini par y passer entre le bord et la
forme.

Mais au milieu de tout cela, ballotté de main en main, avançant un
pas, reculant deux, poussé, bousculé comme il était, il n'en
reparaissait que plus jovial et plus radieux après chaque assaut.
La paix de son âme n'en était pas plus affectée que s'il avait
volé comme une plume sur la surface de l'eau et il n'en tenait pas
moins ferme, sans le lâcher seulement une fois, un bras serré
contre le sien; c'était celui d'un ami vers lequel il se tournait
de temps en temps pour lui frapper sur l'épaule, ou bien pour lui
glisser un mot d'encouragement solide, ou bien pour l'égayer par
un sourire; mais avant tout, son soin constant était de le
défendre contre l'empressement indiscret de la foule, et de lui
ouvrir un passage pour le faire entrer à la _Clef d'or_. Passif et
timide, effarouché, pâle, étonné, regardant la foule comme s'il
venait de ressusciter des morts, et qu'il se considérât lui-même
comme un revenant au milieu des vivants, Barnabé... non pas
Barnabé en esprit, mais bel et bien Barnabé en chair et en os,
avec un pouls naturel, des nerfs, des muscles, un coeur qui
battait bien fort, et des émotions violentes... se pendait au bras
de son vieil ami, le robuste serrurier, se laissant conduire par
lui comme un enfant.

C'est ainsi qu'à la fin des fins ils atteignirent la porte, que
des mains complaisantes tenaient toute prête en dedans pour les
recevoir. Alors, se glissant par l'ouverture, et repoussant de
vive force la foule de ses pétulants admirateurs, Gabriel ferma la
porte derrière lui, et se trouva entre M. Haredale et Édouard
Chester, pendant que Barnabé ne faisait qu'un bond au haut de
l'escalier et tombait à genoux au pied du lit de sa mère.

«Bénie soit la fin de la plus heureuse et de la plus rude besogne
que nous ayons faite de notre vie! dit à M. Haredale le serrurier
haletant. Les mâtins! avons-nous eu du mal à nous en débarrasser!
En vérité, j'ai vu le moment où, avec toutes leurs belles amitiés,
nous allions y rester.»

Ils avaient employé toute la journée précédente à tâcher
d'arracher Barnabé à son triste destin. Trompés dans leurs
tentatives auprès des premières autorités auxquelles ils s'étaient
adressés, ils les renouvelèrent d'un autre côté. Encore repoussés
par là, ils recommencèrent sur nouveaux frais au milieu de la
nuit, et finirent par parvenir, non seulement jusqu'au juge et au
jury qui l'avaient condamné, mais jusqu'à des personnages
influents à la cour, jusqu'au jeune prince de Galles, et jusqu'à
l'antichambre du roi lui-même, ayant enfin réussi à éveiller
quelque intérêt en sa faveur, et à donner l'envie d'examiner son
cas avec moins de passion, ils avaient eu une entrevue avec le
ministre, dans son lit, à huit heures du matin. Le résultat d'une
enquête minutieuse, due à leurs démarches, et secondée par les
attestations en faveur d'un pauvre garçon qu'ils connaissaient
depuis son enfance, fut qu'entre onze heures et midi le pardon
absolu da Barnabé Rudge fut apprêté, signé, et confié à un
cavalier pour le porter en toute hâte au lieu de l'exécution. Le
messager de grâce arriva sur les lieux juste au moment où on
voyait déjà paraître la fatale charrette; et, pendant qu'elle
remportait Barnabé à la prison, M. Haredale, après s'être assuré
que tout était fini, était revenu tout droit de Bloomsbury-Square
à la _Clef d'or_, laissant à Gabriel l'agréable tâche de le
ramener chez lui en triomphe.

«Je n'ai pas besoin de vous dire, fit observer là-dessus le
serrurier après avoir donné des poignées de main à tous les hommes
de la maison, et serré dans ses bras toutes les femmes plus de
quarante-cinq fois, qu'excepté entre nous, en famille, ce n'est
pas moi qui ai voulu en faire un triomphe; mais nous n'avons pas
été plus tôt dans la rue qu'on nous a reconnus, et alors a
commencé le vacarme. Si on me donnait le choix entre les deux,
ajouta-t-il en essuyant sa figure toute cramoisie, et après avoir
éprouvé l'un et l'autre, je crois que j'aimerais encore mieux me
voir enlevé de ma maison par une bande d'ennemis qu'escorté à la
maison par une émeute d'amis.»

Mais on voyait bien que c'était seulement de la part de Gabriel
une façon de parler, et qu'au contraire l'affaire, d'un bout à
l'autre, lui causait un plaisir extrême; car le peuple continuant
son tapage au dehors, et redoublant ses acclamations comme s'il
venait de prendre des gosiers de rechange, capables de durer au
moins une quinzaine, il envoya chercher Grip au second étage; Grip
était revenu sur le dos de son maître et avait reconnu les faveurs
de la multitude en tirant du sang de chaque doigt qui s'aventurait
à la portée de son bec. Alors, prenant l'oiseau sur son bras, il
se présenta lui-même à la fenêtre du premier et agita encore son
chapeau, si bien que cette fois il ne tenait plus qu'à un fil
entre les quatre doigts et le pouce. Cette démonstration ayant été
accueillie par des vivats mérités, et le silence s'étant un peu
rétabli, il les remercia de leur sympathie, et, prenant la liberté
de les informer qu'il y avait quelqu'un de malade dans la maison,
il leur proposa trois hourras en faveur du roi Georges, trois
autres en faveur de la vieille Angleterre, puis trois autres en
faveur de n'importe qui, pour la clôture. La foule y consentit, en
substituant seulement le nom de Gabriel Varden dans le hourra de
n'importe qui, et en lui en donnant un de plus, pour faire la
bonne mesure; puis elle se dispersa pleine de bonne humeur. Ainsi
finit la cérémonie.

Toutes les félicitations échangées parmi les habitants de la _Clef
d'or_, quand on les eut laissés tranquilles; le débordement de
joie et de bonheur qu'ils ressentaient; la difficulté où Barnabé
en personne se trouvait de l'exprimer autrement qu'en allant comme
un fou de l'un à l'autre, jusqu'à ce qu'enfin, ayant recouvré plus
de calme, il vint s'étendre par terre auprès de la couche de sa
mère, et y tomba dans un profond sommeil; tout cela n'a pas besoin
de se dire; heureusement, car ce ne serait pas facile à décrire,
si c'était nécessaire à notre récit.

Avant de quitter cette scène charmante, nous ferons bien de jeter
un coup d'oeil sur un tableau plus sombre et d'un genre tout
différent, qui, cette nuit-là même, avait eu un petit nombre de
spectateurs.

C'était dans un cimetière, à l'heure de minuit; il n'y avait
d'autres assistants qu'Édouard Chester, un ministre, un fossoyeur,
et les quatre porteurs d'une bière grossière. Ils se tenaient tous
debout autour d'une fosse nouvellement creusée, et l'un des
porteurs tenait à la main une lanterne sourde, la seule lumière
qui éclairât ces lieux funèbres, pour répandre sa faible lueur sur
le livre d'offices. Il la plaça un moment sur le cercueil, avant
de la descendre avec l'aide de ses compagnons. Le couvercle de la
bière ne portait aucune inscription.

La terre humide retomba avec un bruit solennel sur la dernière
demeure de cet homme sans nom; et le bruit du gravier laissa un
triste écho même dans l'oreille endurcie de ceux qui l'avaient
porté à son dernier asile. La fosse fut remplie jusqu'au haut,
puis aplanie en piétinant dessus, et ils s'en allèrent tous
ensemble.

-- Vous ne l'avez jamais vu de son vivant? demanda le ministre à
Édouard.

-- Pardon, souvent, mais il y a bien des années, et je ne ne
doutais pas que ce fût mon frère.

-- Jamais depuis?

-- Jamais. J'ai voulu le voir hier, mais il s'y est refusé
obstinément, malgré les instances répétées que j'ai fait faire
auprès de lui.

-- Et il a refusé de vous voir? Il fallait que ce fût un coeur
endurci et dénaturé.

-- Croyez-vous?

-- Vous avez l'air de n'être pas de mon avis?

-- En effet. Nous entendons tous les jours le monde s'étonner de
voir ce qu'il appelle des monstres d'ingratitude. Ne dirait-on pas
qu'il s'attendait plutôt à voir partout des monstres d'affection,
comme si c'était la chose la plus naturelle?»

Cependant ils étaient arrivés à la porte de la grille. Là ils se
souhaitèrent bonne nuit, et s'en retournèrent chacun chez soi.




CHAPITRE XXXVIII.


Cette après-midi, après avoir fait un somme pour se reposer de ses
fatigues; après s'être rasé, habillé, rafraîchi des pieds à la
tête; après avoir dîné et s'être régalé d'une pipe, d'un petit
extra de Toby, d'une sieste dans le grand fauteuil, et d'une
causerie familière avec Mme Varden sur tout ce qui venait de se
passer, sur tout ce qui se passait, sur tout ce qui allait se
passer, dans la sphère de leurs intérêts domestiques, le serrurier
s'assit à la table de thé dans le petit parloir de derrière,
l'homme le plus vermeil, le plus à son aise, le plus gai, le plus
cordial, le plus satisfait de tous les bons vieux gaillards
d'Angleterre, d'Irlande et d'Écosse.

Il était là assis, avec son oeil rayonnant fixé sur Mme Varden; sa
figure respirait la joie, et son vaste gilet semblait sourire dans
chaque pli: je vous assure que son humeur joviale lui perçait par
tous les pores et lui montait sous la table tout le long de ses
gros mollets: c'était un spectacle à faire tourner en douce crème
de bienveillante satisfaction jusqu'au vinaigre même de la
misanthropie. Il était là assis, à suivre des yeux sa femme qui
décorait la salle de fleurs pour faire plus d'honneur à Dolly et à
Joseph Willet, qui étaient allés se promener ensemble et que la
bouilloire appelait depuis plus de vingt minutes de son chant le
plus engageant, auprès du feu, en gazouillant comme jamais
bouilloire n'a gazouillé. On avait aussi pour eux déployé sur la
table, dans toute sa gloire, le beau service de porcelaine, mais
de vraie porcelaine de Chine, avec des mandarins joufflus qui
tenaient de larges parapluies. On avait encore, pour tenter
l'appétit du jeune couple, mis en évidence un jambon clair,
transparent, juteux, garni de feuilles de laitue verte toute
fraîche et de concombre odorant, le tout posé sur une table
dressée dans le demi-jour, et couverte d'une nappe blanche comme
de la neige. C'était pour satisfaire leur friandise qu'on avait
répandu avec tant de profusion des confitures, des marmelades, des
gâteaux frisés et d'autres menues pâtisseries, dont on ne fait
qu'une bouchée, avec des petits pains nattés, du pain de ménage,
des flûtes de pain bis ou blanc: c'étaient eux dont la jeunesse
rajeunissait aussi Mme Varden, qui se tenait là toute droite, avec
sa robe à fleurs ponceau sur un fond blanc; bien tirée à quatre
épingles, bien cambrée dans son corset, les lèvres aussi
vermeilles que les joues, la cheville bien prise, toute riante et
de belle humeur, enfin, à tous égards, délicieuse à voir... Il
était là assis, le serrurier, au milieu de tous ces délices et de
bien d'autres, comme le soleil qui leur communiquait leur éclat;
le centre du système, entouré de ses satellites; la source de la
lumière, de la chaleur, de la vie, de la joie vive et franche qui
égayaient toute la maison.

Et Dolly donc! ce n'était plus du tout la Dolly que vous
connaissez. Il fallait la voir entrer, bras dessus bras dessous
avec Joe; il fallait voir comme elle se donnait du mal pour ne pas
en avoir l'air honteuse du tout, du tout; comme elle faisait
semblant de ne pas tenir le moins du monde à s'asseoir à côté de
lui à table; comme elle câlinait le serrurier en lui disant deux
mots à l'oreille, pour lui demander trêve de plaisanteries; comme
ses couleurs allaient et venaient dans une petite agitation de
plaisir continuelle, qui lui faisait faire tout de travers, et
cela d'une manière si charmante que tout n'en allait que mieux...
vraiment! je ne suis pas étonné que le serrurier dît à sa femme,
quand ils se retirèrent pour aller se coucher, qu'il serait resté
là vingt-quatre heures de suite à regarder la chose sans se
lasser.

Et les souvenirs encore, dont ils se régalèrent tout le long du
thé, jusque bien avant dans la soirée! L'air jovial dont le
serrurier demandait à Joe s'il se rappelait cette nuit d'orage au
Maypole, où il commença à courir à la recherche de Dolly!... Les
éclats de rire de toute la compagnie, à propos de la nuit où elle
était allée en soirée dans la chaise à porteur!... La malice avec
laquelle ils raillaient sans pitié Mme Varden d'avoir mis là, à
cette même fenêtre, les fameuses fleurs à la belle étoile!... La
peine que Mme Varden eut d'abord à prendre part au rire général
qu'on se permettait à ses dépens, et l'éclatante revanche qu'elle
prit par sa belle humeur... Les déclarations confidentielles de
Joe sur le jour précis, l'heure exacte où il s'était aperçu pour
la première lois qu'il raffolait de Dolly, et les aveux que Dolly
fit en rougissant, moitié de son propre gré, moitié malgré elle,
sur le moment où elle avait découvert qu'elle ne voyait pas Joe de
mauvais oeil... Quel fonds inépuisable de conversation animée!

Et puis, il y avait tant à dire de la part de Mme Varden sur ses
doutes, sur ses alarmes maternelles, sur ses soupçons prudents!
car il paraît, au dire de Mme Varden, que rien n'avait jamais
échappé à sa pénétration et à son extrême sagacité. Comme si elle
ne s'était pas tenue au courant tout du long! Comme si elle
n'avait pas vu ça du premier coup! Comme si elle ne l'avait pas
toujours prédit! Comme si elle n'avait pas été la première à s'en
apercevoir, même avant les amoureux! Elle ne s'était peut-être pas
dit en elle-même, car elle se rappelait ses propres expressions:
«Le jeune Willet observe trop notre Dolly pour que je ne l'observe
pas lui-même?» Oh! que si! elle l'avait joliment observé, et elle
avait remarqué une foule de petites circonstances (qu'elle
énumérait l'une après l'autre) si excessivement minutieuses, que
personne, excepté elle, n'en pouvait tirer aucune induction, même
maintenant. En un mot, il paraît que, depuis le commencement
jusqu'à la fin, elle avait montré une habileté infinie, auprès de
laquelle la tactique du général le plus consommé n'était que de la
Saint-Jean.

Naturellement, la nuit où Joe avait monté à cheval pour
accompagner leur retour à côté de la carriole, et où Mme Varden
avait insisté pour qu'il retournât chez lui, ne fut pas non plus
passée sous silence... pas plus que le soir où Dolly s'était
trouvée mal en entendant prononcer le nom du jeune homme... pas
plus que les mille et mille fois où Mme Varden, toujours un modèle
de prudence et de vigilance, l'avait trouvée toute triste et toute
rêveuse dans sa chambre. Bref, on n'oublia rien, et toujours,
d'une manière ou d'une autre, on en revint à cette conclusion, que
l'heure d'à présent était l'heure la plus heureuse de leur vie;
que, par conséquent, tout s'était passé pour le mieux, et qu'on ne
pouvait rien imaginer qui eût pu ajouter à leur bonheur.

Pendant qu'ils étaient dans le feu de la conversation, ne voilà-t-
il pas un coup saisissant qui se fait entendre dans la rue à la
porte de la boutique, qu'on avait tenue fermée toute la journée
pour n'être pas dérangés! Joe connaissait trop son devoir pour
permettre à personne d'aller ouvrir quand il était là, et se hâta
de quitter la chambre pour y aller.

En vérité, il serait par trop étrange que Joe eût oublié le chemin
de la porte; et quand même, elle était ma foi assez grande et tout
droit devant lui pour qu'il ne lui fût pas facile de s'y tromper.
Cela n'empêcha pas que Dolly, peut-être parce qu'elle était sous
l'influence de cette agitation d'esprit à laquelle ils venaient de
se livrer tous, ou peut-être parce qu'elle craignait, comme il
n'avait qu'un bras, qu'il ne fût pas en état de l'ouvrir (car elle
ne pouvait pas avoir d'autres raisons), se précipita derrière lui.
Et ils s'arrêtèrent si longtemps dans le corridor... je suppose
que c'était parce que Joe la suppliait de ne pas s'exposer au
froid du courant d'air (en juillet) qui allait infailliblement
entrer par la porte, quand elle s'ouvrirait... que le coup fut
répété d'une manière plus saisissante encore que la première fois.

«Est-ce que personne ne va ouvrir cette porte? cria le serrurier.
Faut-il que j'y aille moi-même?»

Sur quoi, Dolly accourut bien vite dans le parloir, toute rouge
jusque dans le fond de ses fossettes; et Joe ouvrit avec un bruit
terrible et d'autres démonstrations superflues, pour faire voir
l'empressement qu'il y mettait.

«Eh bien! dit le serrurier en le voyant reparaître, qu'est-ce que
c'est donc, Joe? qu'est-ce qui vous fait rire?

-- Rien, monsieur, voilà que ça vient.

-- Comment? ça vient! Qui est-ce qui vient?»

Mme Varden, aussi embarrassée que son mari, ne sut que répondre
par un mouvement de tête négatif au regard de son mari, qui
semblait lui demander une explication. Alors le serrurier fit
tourner son fauteuil sur ses roulettes, pour mieux voir la porte,
qu'il contempla les yeux tout grands ouverts, avec une espérance
mélangée de curiosité et de surprise qui éclata sur sa joviale
figure.

Au lieu de voir apparaître immédiatement une ou plusieurs
personnes, on ne fit qu'entendre divers sons remarquables, d'abord
dans l'atelier, puis après dans le petit corridor qui le séparait
du parloir, comme si c'était quelque coffre écrasant ou quelque
meuble bien lourd qu'on apportât, avec un déploiement de forces
humaines mal proportionné à la pesanteur de la charge. Enfin,
après qu'on eut fait bien des efforts, bien heurté, bien meurtri
la muraille des deux côtés, la porte fut enfoncée comme d'un coup
de bélier; et le serrurier, regardant fixement ce qui venait
derrière, se frappa la cuisse, releva les sourcils, ouvrit la
bouche, et s'écria d'une voix profondément consternée:

«Le diable m'emporte si ce n'est pas Miggs qui revient!»

La jeune demoiselle dont il venait de prononcer le nom n'eut pas
plus tôt entendu ces mots, que, laissant là un tout petit garçon
et une très grande caisse dont elle était accompagnée, et
s'avançant avec tant de précipitation que son chapeau lui tomba de
la tête, elle se rua dans la chambre, joignit les mains, dans
lesquelles elle portait une paire de patins, l'un à gauche et
l'autre à droite, leva les yeux dévotement vers le plafond, et
versa un ruisseau de larmes.

«Toujours la même histoire! cria le serrurier en la regardant avec
un désespoir inexprimable. Cette jeune personne-là était née pour
faire un éteignoir, un véritable rabat-joie; il n'y a pas moyen de
lui échapper.

-- Oh! mon maître! oui ma'ame, cria Miggs: je ne peux pas réprimer
ici mes sentiments dans ces heureux moments de réconciliation
générale, Oh! monsieur Varden, que de bénédictions dans notre
famille! que de pardons pour les injures! comme c'est bon et
aimable!»

Le serrurier promenait ses yeux de sa femme à Dolly, de Dolly à
Joe, et de Joe à Miggs, avec ses sourcils toujours relevés et sa
bouche toujours ouverte. Quand il en vint à les porter sur Miggs,
ils y restèrent... fascinés.

«Quand on pense, cria Miggs dans un accès de joie frénétique, que
M. Joe et la chère Mlle Dolly sont réellement revenus bien
ensemble, après tout ce qui s'est dit et fait de contraire! Quand
on les voit assis là, auprès l'un de l'autre, lui et elle, si
gracieux et tout à fait aimables et avenants! Et moi qui ne savais
pas ça et qui n'étais seulement pas là pour leur préparer leur
thé! Oh! c'est bien dépitant; mais c'est égal, ça me donne des
sensations bien agréables tout de même.»

Soit en serrant ses mains, soit dans une extase de joie pieuse,
Mlle Miggs, en ce moment, fit claquer l'un contre l'autre ses
patins, comme une paire de cymbales; après quoi elle répéta, de
son plus doux accent:

«Madame n'a pas pu croire sans doute...Oh! Dieu du ciel! aurait-
elle pu le croire?... que sa bonne Miggs, qui l'a soutenue dans
toutes ses épreuves, et qui a si bien compris son caractère, du
temps que les autres, avec les meilleures intentions du monde,
mais avec des procédés si rudes, donnaient des assauts continuels
à sa sensibilité... Non, elle n'a pas pu croire que Miggs irait la
planter là? Elle n'a pas pu croire que Miggs, toute domestique
qu'elle est, car je sais bien que _service d'autrui n'est pas un
héritage_, oubliât jamais qu'elle avait été l'humble instrument
qui servait à les raccommoder ensemble dans leurs bisbilles, et
que c'était elle qui parlait toujours au bourgeois de la douceur
et de la patience d'agneau de sa maîtresse? Elle n'a pas pu croire
que Miggs ne fût pas susceptible d'attachement? Elle n'a pas pu
croire que Miggs ne fût sensible qu'à ses gages?»

À tous ces interrogatoires adressés avec une éloquence plus
pathétique les uns que les autres, Mme Varden ne répondit pas un
mot. Mais Miggs, sans se laisser intimider par cette circonstance,
se tourna vers le petit garçon qu'elle avait amené pour l'aider
(c'était l'aîné de ses neveux et nièces... le fils de sa propre
soeur mariée... il était né dans la cour du _Lion d'Or_, n° 27, et
il avait été élevé à l'ombre même du second cordon de sonnette à
main droite du chambranle de la porte), et, tout en faisant abus
de son mouchoir de poche pour essuyer sa sensibilité, elle
s'adressa à lui pour le prier, à son retour chez ses parents, de
consoler sa tante de la perte qu'elle faisait de sa nièce, en leur
faisant un récit fidèle de l'accueil qu'elle avait reçu au sein de
cette famille, avec laquelle iceux et susdits parents n'ignoraient
pas qu'elle avait incorporé ses affections les plus chères; de
leur rappeler qu'il ne fallait rien moins que le sentiment
impérieux de son devoir et son dévouement à son vieux maître et à
madame, comme aussi à Mlle Dolly et au jeune M. Joe, pour refuser
l'invitation pressante que ses parents, comme il pouvait en porter
témoignage, lui avaient faite de coucher, boire et manger chez eux
à perpétuité, sans aucun frais ni redevance; enfin de l'aider à
monter son coffre, puis de s'en retourner chez lui directement
avec sa bénédiction et ses injonctions absolues de mêler à ses
prières du soir et du matin le voeu exprimé au Tout-Puissant de
faire de lui un jour un serrurier, ou un M. Joe, et d'avoir
Mme Varden et Mlle Dolly pour parentes et pour amies.

Ayant enfin terminé cette admonition, bien inutile, à vrai dire,
car nous sommes obligé d'avouer que le jeune gentleman au profit
duquel elle était destinée, n'y fit pas la moindre attention,
toutes ses facultés mentales étant, à ce qu'il paraît, pour le
moment, absorbées dans la contemplation des friandises étalées sur
la table... Mlle Miggs signifia à la compagnie en général de ne
pas se tourmenter, qu'elle allait revenir tout à l'heure; et, avec
l'aide de son neveu, elle se prépara à porter sa garde-robe au
haut de l'escalier.

«Ma chère, dit le serrurier à sa femme, est-ce que c'est là votre
désir?

-- Mon désir! répondit-elle. Je suis étonnée... je suis surprise
de son audace. Qu'elle déguerpisse d'ici, et promptement.»

Miggs, en entendant cela, laissa tomber lourdement le bout de sa
malle, fit un reniflement bruyant, se croisa les bras, vissa le
coin de sa bouche et cria, sur une gamme ascendante: «Ho!
miséricorde!» trois fois bien distinctes.

«Vous entendez ce que dit votre maîtresse, ma belle enfant, reprit
le serrurier. Je crois que vous ferez bien de vous en aller.
Tenez! prenez ça en mémoire de votre ancien service dans la
maison.»

Mlle Miggs empoigna le billet de banque qu'il avait pris dans son
portefeuille pour le lui donner; elle le mit en dépôt dans sa
petite bourse de cuir rouge, qu'elle enfonça dans sa poche
(mettant à découvert, par la même occasion, une portion
considérable de quelque vêtement de dessous, en flanelle, et
montrant plus de bas de coton noir qu'on n'a l'habitude d'en
laisser voir en public), puis elle remua la tête en regardant
Mme Varden et en répétant:

«Ho! miséricorde!

-- Voici, ma chère, la seconde fois, si je se me trompe, que vous
nous avez dit ça, fit observer le serrurier.

-- Les temps sont changés, à ce qu'il paraît, ma'ame, s'écria
Miggs en redressant la tête. Il paraît que vous pouvez vous passer
de moi, maintenant. Vous n'avez plus besoin de moi pour les tenir
en bride. Il ne vous faut plus personne à gronder, ou à vous
servir de souffre-douleur, ma'ame, à ce que je vois. Je suis
charmée de vous voir devenue si indépendante. Je vous en fais mon
compliment, bien sûr.»

Là-dessus elle fit une belle révérence, et tenant sa tête bien
droite, l'oreille tournée du côté de Mme Varden, et l'oeil sur le
reste de la compagnie, à mesure qu'elle adressait à l'un ou à
l'autre quelque allusion spéciale dans ses réflexions, elle
continua ainsi:

«Oui, bien sûr, je suis enchantée de vous voir tant d'indépendance
pour le quart d'heure, quoique je ne puisse pas m'empêcher en même
temps de vous plaindre, ma'ame, d'avoir été réduite à tant de
soumission, faute d'avoir là quelqu'un pour vous soutenir... hé!
hé! hé! vous devez joliment souffrir (surtout quand on pense à
tout le mal que vous disiez toujours de M. Joe), de finir par
l'avoir pour gendre. Et je m'étonne que Mlle Dolly aussi puisse se
remettre avec lui, après toutes ses allées et venues avec le
carrossier. Il est vrai que j'ai entendu dire que le carrossier a
réfléchi à la chose... hé! hé! hé!... et qu'il a confié à un jeune
homme de ses amis, qu'il n'était pas si bête que de se laisser
mettre dedans, malgré les efforts extraordinaires qu'elle et toute
sa famille faisaient pour l'attirer.»

Ici elle s'arrêta pour attendre une réplique, et, n'en recevant
pas, elle reprit sa course:

«J'ai aussi entendu dire, ma'ame, qu'il y avait des dames dont
toutes les maladies n'étaient que des simagrées, et qu'elles
savent tomber évanouies, roides comme mortes, toutes les fois que
la fantaisie leur en prend. Vous pensez bien que ce n'est pas moi
qui ai jamais rien vu de pareil de mes propres yeux... non, non.
Hé! Hé! hé! ni les bourgeois non plus... non, non. Hé! hé! hé!
J'ai encore entendu des voisins faire la remarque qu'il y a
quelqu'un de leur connaissance, une bonne pâte de pauvre nigaud
d'homme, qui est allé un jour à la pêche pour en rapporter une
femme, et qui n'a attrapé qu'un pied de nez. Vous pensez bien que
moi, personnellement, je n'ai jamais, que je sache, rencontré
cette personne-là, ni vous non plus, ma'ame... non, non! Je me
demande qui ce peut être... qu'en dites-vous, ma'ame? Je suis sûre
que vous n'en savez pas plus long que moi. Oh! peut-être que si.
Hé! Hé! hé!»

Autre pause de Miggs, attendant encore une réplique. La réplique
ne vient pas, et alors elle est tellement gonflée de dépit et de
douleur qu'elle se sent prête à éclater.

«Cela me fait bien plaisir de voir rire Mlle Dolly, cria-t-elle en
riant elle-même du bout des dents. J'aime beaucoup à voir rire les
gens... et vous aussi, n'est-ce pas, ma'ame! Cela vous a toujours
fait plaisir de voir les gens de bonne humeur, n'est-ce pas,
ma'ame? Aussi avez-vous toujours fait tout ce que vous pouviez
pour entretenir ces dispositions folâtres, n'est-ce pas, ma'ame?
Ce n'est pourtant pas qu'il y ait tant de quoi rire, au bout du
compte... qu'en dites-vous, ma'ame! Ce n'est pas le Pérou, après
avoir tant fait sa revêche quand elle n'était encore qu'une
poupée, après avoir tant dépensé de toilette et d'affiquets, ce
n'est déjà pas le Pérou de gagner à la loterie un pauvre diable de
pioupiou, et manchot, encore, n'est-ce pas, ma'ame! Hé! hé! ce
n'est pas moi, toujours, qui voudrais d'un mari manchot. Je
voudrais, au moins, qu'il eût ses deux bras. Deux bras, ce n'est
pas de trop, quand il devrait avoir seulement deux crocs au bout
de ses moignons, en guise de mains, comme le balayeur qui est là
devant notre porte.»

Mlle Miggs allait ajouter, et avait même déjà commencé, qu'à tout
prendre, un balayeur était encore un parti plus sortable qu'un
pioupiou, quoique, bien sûr, quand les gens ne peuvent plus
choisir, il faille bien qu'ils prennent ce qu'ils trouvent, et
encore qu'ils se regardent comme bien heureux; mais comme ses
vexations et son chagrin étaient de cette nature amère qui vous
tourne sur le coeur sans pouvoir se soulager par des mots, et qui
s'exalte jusqu'à la folie, faute d'être alimentée par la
contradiction, elle ne put pas aller plus longtemps comme ça, et
éclata en une tempête de larmes et de sanglots.

Réduite à cette extrémité, elle tomba sur l'infortuné neveu, en
veux-tu en voilà, et lui dérobant une poignée de cheveux qui lui
resta dans la main, elle lui déclara qu'elle voudrait bien savoir
s'il voulait la faire encore attendre là longtemps à se faire
insulter, s'il avait ou non l'intention de l'aider à remporter sa
malle, et s'il trouvait plaisir à entendre vilipender sa famille;
je vous fais grâce d'une foule d'autres questions semblables.
Victime de ces provocations humiliantes, le petit garçon qui, tout
ce temps-là, avait été, petit à petit, poussé à la révolte par la
vue d'un croquet sur lequel il ne pouvait pas mettre la main, s'en
alla plein d'indignation, laissant sa tante se démener à son aise
avec sa malle pour tâcher de le suivre.

Enfin, tant bien que mal, à force de tirer, de pousser, on réussit
à gagner la porte de la rue. Et là, Mlle Miggs, tout essoufflée de
cet effort, épuisée d'ailleurs par ses sanglots et ses larmes,
s'assit sur sa propriété pour y cuver sa douleur, jusqu'à ce
qu'elle pût enjôler quelque autre jeunesse pour l'aider jusque
chez elle.

«Il n'y a pas de quoi s'occuper de ça, Marthe, il n'y a que de
quoi rire, dit le serrurier à l'oreille de sa femme, en la suivant
à la fenêtre et en lui essuyant les yeux avec bonhomie. Qu'est-ce
que ça vous fait? Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous avez reconnu
vos torts. Allons! encore un petit verre de Toby, ma chère. Dolly
va nous chanter une petite chanson, et cette interruption ne fera
qu'ajouter à notre gaieté.»




CHAPITRE XXXIX.


Un mois après, on était presque à la fin d'août, et M. Haredale se
trouvait seul dans le bureau de la malle-poste, à Bristol.
Quoiqu'il ne se fût écoulé que quelques semaines depuis sa
conversation avec Édouard Chester et sa mère dans la maison du
serrurier, et qu'il n'eût rien changé dans l'intervalle à sa mise
ordinaire, son extérieur n'était plus du tout le même. Il avait
l'air beaucoup plus vieux et plus cassé. L'agitation et
l'inquiétude n'épargnent pas à l'homme les rides et les cheveux
blancs; mais le renoncement secret à nos anciennes habitudes, et
la rupture des liens qui nous sont chers et familiers, laissent
des traces encore plus profondes. Nos affections ne sont pas aussi
faciles à blesser que nos passions; mais le coup descend plus
avant, et la plaie demande plus longtemps pour se cicatriser. Il
n'était plus maintenant qu'un homme tout à fait solitaire, et le
coeur qu'il portait avec lui n'était aussi qu'isolement et
tristesse.

Il semble que la réclusion et l'exil auxquels il s'était condamné
tant d'années eussent dû lui faire paraître sa solitude actuelle
moins pénible; mais il sentait maintenant que c'était une mauvaise
préparation: car elle n'avait fait qu'aiguiser sa sensibilité;
peut-être un petit tour dans les plaisirs du monde aurait-il mieux
valu. Il avait si bien compté sur sa nièce pour lui tenir
compagnie; il l'avait tant aimée; elle était devenue une part si
précieuse et si importante de son existence; ils avaient eu en
commun tant de soucis et de pensées que personne d'ailleurs
n'avait partagés avec eux, que la perdre, à présent, c'était
recommencer la vie. Où trouverait-il, pour cet essai nouveau,
l'espérance et l'élasticité de la jeunesse pour triompher des
doutes, de la défiance, des découragements de l'âge?

L'effort qu'il avait fait de montrer, en se séparant d'elle, un
faux-semblant de gaieté et d'espérance... et c'était la veille
seulement qu'ils s'étaient fait leurs adieux... l'avait encore
accablé davantage. C'est sous l'empire de ces sentiments qu'il
allait revoir Londres pour la dernière fois: il voulait jeter
encore les yeux sur les murs de leur vieux logis avant de lui
tourner le dos pour toujours.

C'était un voyage qui ne ressemblait guère alors à ce que nous
voyons aujourd'hui. Pourtant Haredale en vit la fin, les plus
longs voyages en ont une, et il se retrouva sur ses pieds dans les
rues de la métropole. Il prit une chambre à l'auberge où arrêtait
la malle, et résolut, avant d'aller se coucher, de ne faire savoir
à personne son arrivée, de ne plus passer après qu'une nuit à
Londres, et de s'épargner la tristesse d'un adieu même avec
l'honnête serrurier.

Les dispositions d'esprit auxquelles il était en proie en se
couchant ne prêtent que trop aux écarts de l'imagination, aux
visions désordonnées. Il le sentait à l'horreur même qu'il éprouva
en se réveillant en sursaut de son premier sommeil, et il courut à
la fenêtre pour dissiper son trouble par la présence de quelque
objet hors de sa chambre, qui n'eût pas été, pour ainsi dire,
témoin de son rêve. Cependant ce n'était pas une terreur née de
son sommeil cette nuit-là même; elle s'était déjà bien des fois
présentée à ses sens, sous mille formes. Elle l'avait hanté
souvent au temps jadis; elle était venue le chercher sur son
oreiller, toujours et toujours. Si ce n'avait été qu'un objet
hideux, un spectre fantastique qui le poursuivît dans son sommeil,
le retour de ce cauchemar sous son ancienne forme n'aurait éveillé
chez lui qu'une sensation de crainte momentanée, qui aurait passé
sitôt qu'il aurait ouvert les yeux. Mais cette vision était
impitoyable; elle ne voulait pas le quitter, elle résistait à
tout. Quand il refermait les paupières, il la sentait voltiger
près de lui. À mesure qu'il s'enfonçait tout doucement dans le
sommeil, il savait qu'elle prenait de la force et de la
consistance, et qu'elle revenait graduellement à sa forme récente;
quand il sautait à bas de son lit, le même fantôme, en
s'évanouissant de son cerveau enflammé, le laissait plein d'une
crainte contre laquelle le raisonnement et la réflexion dans
l'état de veille étaient impuissants.

Le soleil avait déjà paru, avant que M. Haredale eût pu secouer
ces impressions. Il se leva tard, mais fatigué, et resta renfermé
tout le jour. Il avait envie d'aller ce soir-là rendre sa dernière
visite à son vieux manoir, parce que c'était le temps où il avait
l'habitude d'y faire une petite tournée, et qu'il était bien aise
de le revoir sous l'aspect qui lui était le plus familier. À
l'heure qui lui permettait d'y arriver avant le coucher du soleil,
il quitta donc l'auberge et se trouva au détour de la grande rue.

Il n'avait encore fait que quelques pas, et marchait tout pensif
au travers de la foule bruyante, quand il sentit une main sur son
épaule, et reconnut, en se retournant, un des garçons de
l'auberge, qui lui dit: «Pardon, monsieur, mais vous avez oublié
votre épée.

-- Pourquoi me la rapportez-vous? demanda-t-il en étendant la
main, sans reprendre encore son arme au domestique, mais en le
regardant d'un air troublé et agité.

-- Je suis bien fâché, dit l'homme, d'avoir désobligé monsieur, je
vais la remporter. Monsieur avait dit qu'il allait faire un petit
tour à la campagne, et qu'il ne reviendrait pas de bonne heure;
or, comme les routes ne sont pas trop sûres pour un voyageur seul
attardé après la brune, et que, depuis les troubles, ces messieurs
prennent encore plus qu'auparavant la précaution de ne pas se
hasarder sans armes dans des endroits écartés, nous avons pensé,
monsieur, qu'étranger à ce pays, vous aviez cru peut-être nos
routes plus sûres qu'elles ne sont; mais après cela, peut-être
qu'au contraire vous les connaissiez bien et que vous avez sur
vous des armes à feu...»

Il prit l'épée, et l'attachant à son côté, il remercia le
domestique et continua son chemin.

On se rappela longtemps après qu'il fit tout cela d'une manière
étrange et d'une main si tremblante que le garçon resta à le
regarder pendant qu'il poursuivait sa route, incertain s'il ne
devait pas le suivre pour le surveiller. On se rappela longtemps
après qu'on l'avait entendu arpenter à grands pas sa chambre au
fort de la nuit; que les domestiques s'étaient entretenus le
lendemain matin de sa pâleur et de sa mine fiévreuse; qu'enfin,
lorsque le garçon qui lui avait porté son épée était revenu à
l'auberge, il avait dit à un de ses camarades qu'il avait encore
comme un poids sur l'estomac de tout ce qu'il avait observé dans
ce court intervalle, et qu'il avait peur que le gentleman n'eût
l'intention de se détruire et qu'on ne le vît jamais revenir en
vie.

M. Haredale, à peu près sûr que son trouble avait attiré
l'attention du domestique, en se rappelant l'expression de ses
traits quand ils s'étaient quittés, hâta le pas, gagna une place
de fiacres, et monta dans le meilleur, après avoir fait prix avec
le cocher pour le conduire sur la route jusqu'au sentier qui
conduisait chez lui à travers champs, et pour attendre son retour
auprès d'une maison de plaisance qui se trouvait à une portée de
fusil loin de là. Il ne tarda pas à arriver à sa destination, et
descendit pour faire le reste du chemin à pied. Il passa si près
du Maypole qu'il pouvait en voir la fumée monter au-dessus des
arbres, pendant qu'une bande de pigeons... sans doute de ses vieux
habitants avant l'incendie... déployant gaiement leurs ailes pour
retourner au colombier, lui cachait la vue du ciel. «La vieille
maison va me rajeunir, dit-il en regardant de ce côté, et il y
aura là un gai foyer sous son toit couvert de lierre. C'est
toujours une consolation de penser que tout n'est pas ruines dans
le voisinage. Je serai bien aise d'avoir au moins un tableau moins
morne et moins sombre où reposer mon esprit.»

Il reprit sa marche, en dirigeant ses pas du côté de la Garenne.
Quelle belle soirée, claire, calme, silencieuse! pas un souffle de
vent pour agiter les feuilles, rien que les sonnettes monotones
des agneaux qui tintaient dans la campagne, et, par intervalles,
le beuglement lointain du bétail ou l'aboiement des chiens du
village. Le ciel était rayonnant de la gloire adoucie d'un soleil
couchant; sur la terre, comme dans l'air, régnait un profond
repos. Telle était l'heure à laquelle il arriva à ce manoir
abandonné qui avait été si longtemps sa demeure, et il se mit à
regarder pour la dernière fois ses murs noircis par la flamme.

Les cendres du feu le plus ordinaire donnent toujours à l'âme une
émotion mélancolique, car elles portent en elles un souvenir de
quelque chose qui a été vivant et animé, et qui n'est plus
maintenant qu'une inerte, froide et odieuse poussière, une image
de mort et de destruction, qui attire malgré nous notre sympathie.
Mais combien sont plus tristes encore les restes épars d'une
maison qui fut la nôtre, consumée par l'incendie, le renversement
du grand autel domestique, où les plus mauvais d'entre nous
célèbrent quelquefois le culte secret du coeur, et où les
meilleurs ont offert de si nobles sacrifices et accompli de tels
actes d'héroïsme que, s'ils étaient enregistrés dans l'histoire,
ils forceraient les temples les plus orgueilleux de l'antiquité,
avec leurs fanfaronnes annales, à rougir devant eux!

Il s'arracha à ses méditations profondes pour se promener à pas
lents autour de la maison. Il commençait à faire noir. Il avait
déjà presque achevé le tour des bâtiments, quand il poussa une
exclamation à demi étouffée, tressaillit et se tint coi. Appuyé
dans une attitude tranquille, le dos contre un arbre, et
contemplant les ruines avec une expression de plaisir... de
plaisir si vif que, malgré son indolence habituelle, la
surveillance qu'il savait si bien exercer sur ses traits, sa joie
éclatait sur son visage, libre de toute contrainte et de toute
réserve... oui, devant Haredale, sur sa propre terre, et
triomphant encore comme il avait triomphé de toutes les
infortunes, de toutes les contrariétés de son ennemi, se tenait
l'homme au monde dont l'autre pouvait le moins supporter la
présence, n'importe où, mais surtout là.

Quoique son sang se révoltât contre cet homme, quoique sa rage
bouillonnât si violemment dans son âme, qu'il l'aurait volontiers
frappé roide mort, il eut assez de puissance sur lui-même pour se
retenir et passa sans dire un mot, sans jeter un coup d'oeil de
son côté. Oui, et il allait continuer, il ne se serait même pas
retourné, car il voulait résister au diable qui troublait sa
cervelle par d'affreuses tentations (et ce n'était pas un effort
facile), si cet imprudent ne l'avait pas lui-même engagé à
s'arrêter; et cela avec une voix de compassion affectée qui le
rendit presque fou, et lui fit perdre en un instant toute la
patience qu'il avait voulu garder malgré son angoisse... la plus
poignante, la plus irrésistible de toutes les angoisses.

Aussitôt, réflexion, raison, pitié, clémence, tout ce qui peut
aider à contenir la rage et le courroux d'un homme stimulé par la
vengeance, tout cela s'envola au moment même où il se retourna. Et
pourtant il lui dit lentement et avec le plus grand calme...
beaucoup plus de calme qu'il n'en avait jamais mis à lui parler:
«Pourquoi m'avez-vous adressé la parole?

-- Pour vous faire remarquer, dit sir John Chester avec son flegme
habituel, le drôle de hasard qui nous fait rencontrer ici.

-- Oui, c'est un hasard étrange.

-- Étrange! c'est la chose la plus remarquable et la plus
singulière du monde. Je ne monte jamais à cheval le soir. Voilà
des années que cela ne m'est arrivé. C'est une fantaisie qui m'a
passé, je ne puis m'expliquer comment, par la tête, au beau milieu
de la nuit dernière... Comme ceci est pittoresque!...»

Il lui montrait en même temps la maison démantelée, et ajustait
son lorgnon pour mieux voir.

«Vous ne vous gênez pas pour admirer votre oeuvre.».

Sir John laissa retomber son lorgnon, pencha le visage du côté
d'Haredale avec un air des plus courtois, comme pour lui demander
une explication, et en même temps il secouait légèrement la tête,
comme s'il se disait à lui-même: «Il faut que cet animal soit
devenu fou.»

«Je vous répète que vous ne vous gênez pas pour admirer votre
oeuvre.

-- Mon oeuvre! dit sir John en regardant autour de lui d'un air
souriant. Mon ouvrage, à moi!... je vous demande pardon...
réellement je vous demande pardon, mais...

-- Sans doute, vous voyez bien ces murs. Vous voyez bien ces
chevrons chancelants; vous voyez bien de tous les côtés le ravage
du feu et de la fumée. Vous voyez bien l'esprit de destruction qui
s'est déchaîné ici... n'est-ce pas?

-- Mon bon ami, répondit le chevalier, réprimant doucement d'un
signe de sa main la fougue d'Haredale, certainement je le vois. Je
vois tout ce dont vous me parlez là, quand vous vous mettez de
côté et que vous ne m'en dérobez pas la vue. J'en suis bien fâché
pour vous. Si je n'avais pas eu le plaisir de vous rencontrer ici,
je crois même que je vous aurais écrit pour vous le dire. Mais
vous ne supportez pas ça aussi bien que je m'y serais attendu...
veuillez m'excuser, mais je trouve que... vraiment j'attendais
mieux de vous.»

Il tira sa tabatière, et, s'adressant à lui de l'air supérieur
d'un homme qui, à raison de son caractère plus élevé, se sentait
le droit de faire à l'autre une leçon de morale, il continua
ainsi:

«Car enfin, vous êtes philosophe, vous savez... et de cette secte
de philosophes austères et rigides qui sont bien au-dessus des
faiblesses de l'humanité en général. Vous êtes si loin de toutes
les frivolités de ce monde! vous les regardez du haut de votre
sérénité, et vous les raillez avec une amertume très émouvante: je
vous ai entendu le faire.

-- Et vous m'entendrez encore!

-- Merci! Voulez-vous que nous fassions un petit tour de promenade
en causant? car voilà le serein qui tombe un peu fort. Non! eh
bien! comme il vous plaira. Seulement, je suis fâché d'être obligé
de vous dire que je n'ai plus qu'un petit moment à vous donner.

-- Plût à Dieu que vous ne m'en eussiez pas donné du tout! Plût à
Dieu, je le dis de toute mon âme, que vous fussiez allé au paradis
(si l'on peut proférer un pareil mensonge), plutôt que de venir
ici ce soir!

-- Mais non, répondit sir John... certainement vous ne vous rendez
pas justice; vous n'êtes pas d'une compagnie très agréable, mais
je ne voudrais pas aller si loin pour vous éviter.

-- Écoutez-moi! dit M. Haredale, écoutez-moi.

-- Vous allez railler?

-- Non, je vais détailler toute votre infamie. Vous avez pressé et
sollicité de faire votre ouvrage un agent capable, mais qui par
caractère, par essence plutôt, n'est qu'un traître, et qui vous a
trahi malgré la sympathie mutuelle qui vous rapprochait tous deux,
comme il a trahi tous les autres; par allusions, par signes, par
mots détournés qui ne signifient rien quand on les répète, vous
avez mis Gashford à l'oeuvre... à cette oeuvre que vous voyez là
devant nous. Toujours grâce à ces allusions, à ces signes, à ces
mots détournés qui ne signifient rien quand on les répète, vous
l'avez encouragé à satisfaire la haine mortelle qu'il me porte, et
que, Dieu merci, je me flatte d'avoir méritée. Vous l'avez
encouragé à la satisfaire par le rapt et le déshonneur de ma
fille. Vous l'avez fait. Je le lis sur votre figure, cria-t-il en
la montrant brusquement et en faisant un pas en arrière: vous le
niez, mais vous ne pouvez le nier que par un mensonge.»

Il avait la main sur la garde de son épée; mais le chevalier, avec
un sourire de mépris, lui répliqua aussi froidement qu'auparavant.

«Vous remarquerez, monsieur, s'il vous reste assez de jugement
pour le faire, que je ne me suis pas donné la peine de rien nier.
Je ne vous crois pas assez de discernement pour lire dans les
physionomies, à moins que ce ne soit dans celles qui sont aussi
grossières que votre langage, et, autant que je puis me le
rappeler, vous n'avez jamais eu ce don; autrement, je connais une
figure où vous auriez pu lire plutôt l'indifférence, pour ne pas
dire le dégoût. Je parle là d'un temps bien éloigné de nous...
mais vous me comprenez.

-- Dissimulez tant que vous voudrez, il n'en est pas moins vrai
que vous le niez. Que ce soit un désaveu clair ou équivoque,
exprimé ou sous-entendu, ce n'en est pas moins un mensonge: car,
enfin, puisque vous dites que vous ne le niez pas... l'admettez-
vous?

-- Vous avez vous-même, répondit sir John, laissant le cours
régulier de sa parole couler tout uniment comme s'il n'avait pas
été effleuré par le moindre mot d'interruption, vous avez vous-
même proclamé le caractère da gentleman en question (je crois que
c'était à Westminster) dans des termes qui me dispensent de faire
à ce personnage plus ample allusion. Peut-être aviez-vous de
bonnes raisons pour le faire, peut-être non, je n'en sais rien.
Mais, en supposant que le gentleman fût tel que vous le décriviez,
et qu'il vous eût fait, à vous ou à tout autre, des déclarations
qui peuvent lui avoir été suggérées par le soin de sa propre
sûreté, ou par la tentation de l'argent, ou par le désir de
s'amuser, ou par toute autre considération... tout ce que je puis
dire de lui, c'est que ceux qui l'emploient ne peuvent échapper au
reproche de participer à la honte de cet être dégradé. Vous êtes
si franc vous-même, que vous voudrez bien, j'espère, excuser aussi
chez moi un peu de franchise.

-- Encore une fois, sir John, vous ne m'échapperez pas, cria
M. Haredale; chacun de vos mots, de vos regards, de vos gestes,
est calculé pour faire croire que ce que je vous reproche n'était
point de votre fait. Eh bien! moi, je vous dis que c'est le
contraire, que c'est vous qui avez pratiqué l'homme dont je parle,
et votre malheureux fils (Dieu lui pardonne!), pour leur faire
faire cette besogne. Vous parlez de dégradation et de bassesse de
caractère; mais ne m'avez-vous pas dit un jour que c'était vous
qui aviez acheté l'absence du pauvre idiot et de sa mère, quand
j'ai découvert depuis ce que j'avais déjà soupçonné, que vous
étiez allé seulement pour les tenter, et que vous les aviez
trouvés partis? C'est à vous que je fais remonter les insinuations
perfides que la mort de mon frère n'avait profité qu'à moi, ainsi
que toutes les attaques odieuses et les calomnies secrètes qui en
ont été la suite. Il n'y a pas un acte de ma vie, depuis cette
première espérance que vous avez changée en deuil, en désolation,
où je ne vous aie trouvé, comme mon mauvais génie, entre la paix
et moi. En tout et partout vous avez toujours été le même, un sans
coeur, un hypocrite, un indigne vilain. Pour la seconde et
dernière fois je vous jette ces accusations à la face, et je vous
repousse avec mépris comme un chien que vous êtes, homme déloyal
et faux.»

En même temps il leva son bras et lui frappa la poitrine d'un coup
si rude, que l'autre chancela. Sir John ne fut pas plus tôt remis
de cet outrage, qu'il tira son épée, jeta au loin le fourreau et
son chapeau, et se précipitant sur son adversaire, lui porta au
coeur une botte désespérée qui l'aurait couché sans vie sur le
gazon, s'il n'avait pas opposé à sa fureur une parade vive et
sûre.

En frappant sir John, Haredale avait comme épuisé sa rage, il se
contentait maintenant de parer ses passes rapides sans riposter,
et lui conseillait, avec une espèce de terreur frénétique peinte
sur son visage, de ne pas avancer un pas de plus.

«Pas ce soir, pas ce soir, criait-il; au nom du ciel, pas ce
soir!»

En le voyant abaisser son arme, décidé à ne point riposter encore,
sir John abaissa aussi la sienne.

«Pas ce soir! lui cria encore son adversaire; profitez de mon
avis.

-- Vous venez de me dire (il faut que ce soit dans un moment
d'inspiration), répliqua sir John d'un ton dégagé, quoique à
présent il eût jeté le masque pour lui montrer sa haine en face,
vous venez de me dire que c'était la dernière fois. Vous pouvez en
être sûr. Est ce que vous pensiez, par hasard, que j'avais oublié
notre dernière entrevue? Vous imaginez-vous que je ne me souvienne
pas de chacune de vos paroles, de chacun de vos regards, pour vous
en demander compte? Qui de nous deux, pensez-vous, a choisi son
moment? est-ce vous, est-ce moi? Voyez un peu l'honnête homme avec
son jargon de probité, qui, après avoir contracté avec moi un
engagement pour prévenir une union qu'il faisait semblant de ne
pas trouver à son goût, engagement tenu par moi fidèlement et à la
lettre, le viole de son côté, et saisit l'occasion de bâcler le
mariage, pour se débarrasser d'un fardeau qui lui pesait sur les
bras, et jeter sur sa maison un lustre mal acquis!

-- J'ai agi, cria M. Haredale, avec honneur et de bonne foi.
J'agis de même encore maintenant, en vous avertissant de ne pas me
forcer à recommencer ce duel avec vous ce soir.

-- Vous parliez tout à l'heure de mon «malheureux fils,» je crois,
dit sir John avec un sourire. Le pauvre sot! s'être laissé duper
par un pareil tartufe, enlacer dans leurs filets par un pareil
oncle et par une pareille nièce! vous avez bien raison de le
plaindre. Mais ce n'est plus mon fils: je vous fais mon
compliment, monsieur, de la belle prise que vous avez faite là;
elle fait honneur à votre ruse.

-- Encore une fois, lui cria son ennemi frappant du pied dans un
transport de rage, quoique vous soyez capable de me faire renier
mon bon ange, je vous conjure de ne pas venir ce soir au bout de
mon épée. Oh! quel malheur que vous soyez venu ici! Pourquoi nous
sommes-nous rencontrés? Demain nous étions séparés pour toujours.

-- Puisque c'est comme ça, reprit sir John sans la moindre
émotion, c'est fort heureux que nous nous soyons rencontrés ce
soir. Haredale, je vous ai toujours méprisé, vous savez, mais
pourtant je vous croyais capable d'une espèce de courage brutal.
Pour l'honneur de mon jugement, dans lequel j'ai toujours eu
confiance, je suis fâché de voir que vous n'êtes qu'un lâche.»

Après cela, pas un mot ne fut échangé des deux parts. Ils
croisèrent le fer, malgré les ténèbres, et s'attaquèrent l'un
l'autre avec acharnement. Ils étaient bien assortis: chacun d'eux
était une fine lame.

Au bout de quelques secondes, ils devinrent plus animés et plus
furieux, ils se serrèrent de plus près, portèrent et reçurent des
blessures légères. Ce fut immédiatement après en avoir attrapé une
au bras que maître Haredale, sentant ruisseler son sang tout
chaud, fit une attaque plus vive, et plongea son épée jusqu'à la
garde à travers le corps de son adversaire.

Leurs yeux se rencontrèrent tout près l'un de l'autre, quand il
retira son arme fumante. Haredale passa le bras autour du mourant,
qui le repoussa faiblement et tomba sur l'herbe. Là, se soulevant
sur ses mains, sir John le contempla un instant avec des yeux de
haine et de mépris; mais il parut se rappeler, même alors, que
cette expression enlaidirait ses traits après sa mort: il essaya
donc de sourire, et, remuant sa droite défaillante, comme pour
cacher dans son gilet son linge ensanglanté, il retomba en
arrière; il était mort... c'était là le Fantôme de la nuit passée.




CHAPITRE XL.


Donnons un coup d'oeil d'adieu à chacun des acteurs de cette
petite histoire que nous n'avons pas encore congédiés dans le
cours des événements, et nous aurons fini.

Maître Haredale s'enfuit cette nuit-là même. Avant qu'on eût pu
commencer les poursuites, avant même qu'on se fût aperçu de la
disparition de sir John et qu'on se fût mis à sa recherche, son
adversaire avait déjà quitté la Grande-Bretagne. Il alla tout
droit à un établissement religieux, renommé en Europe pour la
rigueur et la sévérité de sa discipline et pour la pénitence
inflexible que sa règle imposait à ceux qui venaient y chercher un
refuge contre le monde: c'est là qu'il fit les voeux qui, à partir
de ce moment, l'enlevèrent à ses parents et ses amis, et qu'après
quelques années de remords il fut enterré dans les sombres
cloîtres du couvent.

Il se passa deux jours avant qu'on retrouvât le corps de sir John.
Aussitôt qu'on l'eut reconnu et emporté chez lui, son estimable
valet de chambre, fidèle aux principes de son maître, disparut
avec tout l'argent et les objets de prix sur lesquels il put
mettre la main, grâce à quoi il alla quelque part faire le
gentilhomme dans la perfection, pour son propre compte. Il eut un
véritable succès dans cette carrière distinguée, et il aurait même
fini par épouser quelque héritière, sans un malheureux mandat
d'arrêt qui occasionna sa fin prématurée. Il mourut d'une fièvre
contagieuse qui faisait alors de grands ravages, et qu'on appelait
communément le typhus des prisons.

Lord Georges Gordon, après être resté emprisonné à la Tour
jusqu'au lundi 5 février de l'année suivante, fut jugé ce jour-là
à Westminster pour crime de haute trahison. Il est vrai qu'après
une enquête sérieuse et patiente, il fut déchargé de cette
accusation, faute de pouvoir prouver qu'il eût agité la population
dans des intentions déloyales et illégales. Il y avait même encore
tant de personnes à qui ces troubles n'avaient pas servi de leçon
pour modérer leur faux zèle, qu'on fit, en Écosse, une
souscription pour payer les frais de la défense.

Pendant les sept années qui suivirent, il se tint tranquille par
comparaison, grâce à l'intercession assidue de ses amis; pourtant
il trouva encore, de temps en temps, l'occasion de déployer son
fanatisme protestant par quelques manifestations extravagantes qui
réjouirent fort ses ennemis; il fut même excommunié en forme par
l'archevêque de Canterbury, pour avoir refusé de comparaître comme
témoin, sur la citation expresse de la Cour ecclésiastique. Dans
l'année 1788, il fut poussé par un nouvel accès de folie à
composer et publier un pamphlet injurieux, écrit en termes très
violents contre la reine de France. Accusé de diffamation, après
avoir fait devant la cour différentes déclarations qui n'étaient
pas moins insensées, il fut condamné, et se sauva en Hollande pour
échapper à la peine prononcée contre lui. Mais, comme les bons
bourgmestres d'Amsterdam n'étaient pas flattés d'accueillir un
pareil hôte, ils le renvoyèrent chez lui en toute hâte. Il arriva
à Harwich dans le mois de juillet, et se dirigea de là à
Birmingham, où il fit, en août, profession publique de la religion
juive. Il y figura comme israélite jusqu'au moment où il fut
arrêté et ramené à Londres pour subir sa peine. En vertu de
l'arrêt porté contre lui, il fut, au mois de décembre, jeté dans
la prison de Newgate, où il passa cinq ans et dix mois, obligé en
outre de payer une forte amende, et de fournir des garanties
sérieuses de bonne conduite à l'avenir.

Après avoir adressé, au milieu de l'été de l'année suivante un
appel à la commisération de l'Assemblée nationale en France, appel
auquel le ministre anglais refusa sa sanction, il s'arrangea pour
subir jusqu'au bout la punition qui lui était infligée; il laissa
croître sa barbe jusqu'à sa ceinture, et se conformant sous tous
les rapports aux cérémonies de sa nouvelle religion, il s'appliqua
à l'étude de l'histoire, et, par occasion, à l'art de la peinture,
pour lequel, dans sa jeunesse, il avait montré des dispositions.
Abandonné par ses anciens amis et traité, à tous égards, en
prison, comme le plus grand criminel, il y demeura gai et résigné,
jusqu'au 1er novembre 1793, époque où il mourut dans son cachot:
il n'avait que trente-quatre ans.

Il y a bien des gens qui ont fait dans le monde plus brillante
figure et qui ont laissé une renommée plus éclatante, sans avoir
jamais témoigné autant de sympathie pour les malheureux et les
nécessiteux. Il ne manqua pas de pleureurs à ses funérailles. Les
prisonniers déplorèrent sa perte et l'accompagnèrent de leurs
regrets: car, avec des moyens bornés, sa charité était grande, et,
dans la distribution qu'il faisait parmi eux de ses aumônes, il ne
considérait que leurs besoins, sans distinction de secte ou de
symbole religieux. Il y a, dans les hauts parages de la société,
bien des esprits supérieurs qui pourraient apprendre à cet égard
quelque chose, même de ce pauvre cerveau fêlé de lord qui est mort
à Newgate.

Jusqu'au dernier moment, le brave John Grueby ne déserta pas son
service. Il n'y avait pas vingt-quatre heures que son maître était
à la Tour, qu'il vint près de lui pour ne plus le quitter jusqu'à
la mort.

Lord Gordon eut encore des soins constants et dévoués dans la
personne d'une jeune fille juive d'une grande beauté, elle s'était
attachée à lui par un sentiment demi religieux et demi romanesque,
mais dont le caractère vertueux et désintéressé parait avoir défié
le soupçon des censeurs les plus téméraires.

Gashford, naturellement, l'avait abandonné. Il subsista quelque
temps du trafic qu'il fit des secrets de son maître, mais tout a
un terme, et, quand il eut épuisé son fonds, son commerce ne
pouvant plus lui rapporter rien, il se procura un emploi dans le
corps honorable des espions et des mouchards au service du
gouvernement. En cette qualité, comme tous les misérables de son
espèce, il traîna sa honteuse et pénible existence, tantôt à
l'étranger, tantôt en Angleterre, et endura longtemps toutes les
misères d'un pareil poste. Il y a dix ou douze ans... tout au
plus... un vieillard maigre et hâve, maladif et réduit au dernier
état de gueuserie, fut trouvé mort dans son lit, je ne sais dans
quel cabaret borgne du Bourg, où il était tout à fait inconnu. Il
avait pris du poison. On ne put avoir aucun renseignement sur son
nom: on découvrit seulement, d'après certaines notes du carnet
qu'il portait dans sa poche, qu'il avait été secrétaire de lord
Georges Gordon, à l'époque des fameuses émeutes...

Bien des mois après le rétablissement de l'ordre et de la paix,
quand on n'en parlait déjà plus dans la ville; qu'on ne disait
plus, par exemple, que chaque officier militaire entretenu aux
frais de Londres pendant les derniers troubles avait coûté pour la
table et le logement quatre livres sterling quatre shillings par
jour, et chaque simple soldat deux shillings, deux pence et un
demi penny; bien des mois après qu'on avait oublié même ces
détails intéressants et que tous les Bouledogues-Unis avaient été
jusqu'au dernier, ou tués, ou emprisonnés ou transportés, M. Simon
Tappertit, ayant été transféré de l'hôpital à la prison, et de là
devant la Cour, fut renvoyé gracié, avec deux jambes de bois.
Dépouillé des membres qui faisaient sa grâce et son orgueil, et
déchu de sa haute fortune pour tomber dans la condition la plus
humble et la plus profonde misère, il se décida à retourner
boiteux chez son ancien maître, pour lui demander quelque
soulagement. Grâce aux bons conseils et à l'aide du serrurier, il
s'établit décrotteur et ouvrit boutique en cette qualité sous une
arcade voisine des Horse-Guards. Comme c'est un quartier central,
il eut bientôt une nombreuse clientèle, et, les jours de lever du
roi, il est prouvé qu'il a eu jusqu'à vingt officiers, à demi-
solde qui faisaient queue pour se faire cirer leurs bottes. Son
commerce reçut même une telle extension que, dans le cours des
temps, il entretint jusqu'à deux apprentis, sans compter qu'il
prit pour femme la veuve d'un chiffonnier éminent, ci-devant à
Milbank.

Il vécut avec cette dame (qui l'assistait dans son négoce) sur le
pied de la plus douce félicité domestique, entaillée seulement de
quelques uns de ces petits orages passagers qui ne servent qu'à
éclaircir l'atmosphère des ménages et à en égayer l'horizon. Il
arriva quelquefois, par exemple, dans ces bouffées de mauvais
temps, que M. Tappertit, jaloux du maintien de ses prérogatives,
s'oublia jusqu'à corriger la dame à coups de brosse, de bottes et
de souliers; pendant que sa ménagère (mais il faut lui rendre la
justice que c'était seulement dans des cas extrêmes) se vengeait
en lui emportant ses jambes et en le laissant exposé dans la rue
aux huées des petits polissons, qui ne prennent jamais tant de
plaisir qu'à mal faire.

Mlle Miggs, déçue dans tous ses rêves d'établissement matrimonial
ou autres, par la faute d'un monde ingrat, qui ne méritait pas ses
regrets, tourna à l'aigre comme du petit-lait. Elle finit par
devenir si acide, pinçant, cognant, tordant toute la journée les
cheveux et le nez de la jeunesse de la cour du Lion d'Or, que, par
un consentement unanime, elle fut expulsée de ce sanctuaire, et
voulut donner la préférence à quelque autre localité bénie du
ciel, pour la régaler de sa présence. Il se trouva justement qu'en
ce moment les justices de paix de Middlesex firent savoir, par des
affiches officielles, qu'il leur fallait un porte-clefs femelle
pour le Bridewell[8] du comté, et désignèrent l'heure et le jour du
concours des aspirantes. Mlle Miggs, fidèle au rendez-vous, fut
choisie d'emblée et hors ligne sur cent vingt-quatre concurrentes,
et immédiatement revêtue de l'emploi qu'elle ne cessa d'exercer
jusqu'à sa mort, c'est-à-dire plus de trente ans durant, mais
hélas! toujours célibataire pendant tout ce temps-là. On remarqua
que cette demoiselle, inflexible d'ailleurs et revêche pour tout
le troupeau de femmes dont elle était le pasteur, n'était jamais
plus méchante qu'avec celles qui pouvaient avoir quelque
prétention à la beauté, et, comme preuve de son indomptable vertu
et de sa chasteté sévère, ne faisait jamais quartier à celles qui
avaient tenu une conduite légère; elle leur tombait sur le corps à
la première occasion; elle n'avait même pas besoin d'occasion du
tout pour décharger sur elles sa colère. Entre autres inventions
utiles et de son cru, qu'elle mettait en pratique avec cette
classe de malfaiteurs, et qui ont mérité de passer à la postérité,
il ne faut pas oublier l'art d'infliger un coup fourré des plus
traîtres dans les reins, tout près de l'épine dorsale, avec la
garde d'une clef qu'elle tenait toujours en main pour cet usage.
Elle était également brevetée pour une manière de marcher par
accident (quand elle était munie de ses bons patins ferrés) sur
celles qui avaient de petits pieds. Nous recommandons ce procédé
comme extrêmement ingénieux, et tout à fait inconnu avant elle.

Vous pouvez être sûrs qu'il ne se passa pas longtemps avant que
Joe Willet et Dolly Varden fussent bien et dûment mari et femme,
et, avec une somme bien ronde sur la Banque (car le serrurier ne
se fit pas prier pour donner à sa fille une bonne dot), ils
rouvrirent le Maypole. Vous pouvez être bien sûrs aussi qu'il ne
se passa pas longtemps avant qu'un gros rougeaud de petit garçon
fût toujours à trébucher dans le corridor du Maypole et à piétiner
avec ses talons sur la pelouse devant la porte. Il ne se passa pas
non plus de longues années avant qu'on vît une grosse rougeaude de
petite fille, et puis un autre rougeaud de petit garçon, et puis
une pleine troupe de petites filles et de petits garçons: de
manière que vous pouviez aller à Chigwell quand vous voulez, vous
étiez, toujours sûr d'y voir, ou dans la rue du village, ou sur la
pelouse, ou folichonnant dans la cour de la ferme... oui-da, de la
ferme, c'en était une à présent aussi bien qu'une taverne... tant
de petits Joe et de petites Dolly, qu'on n'en savait pas le
compte. Et tout ça ne fut pas long; mais, par exemple, il se passa
du temps avant que Joe parût avoir seulement cinq ans de plus, ni
Dolly non plus, ni le serrurier non plus, ni sa femme non plus:
car la gaieté et le contentement sont de fameux embellisseurs et
de fameux cosmétiques, je vous en réponds, pour conserver la bonne
mine.

Il se passa bien du temps aussi avant qu'il y eut dans toute
l'Angleterre une auberge de village comme le Maypole. C'est même
encore une grande question de savoir si, à l'heure qu'il est, il y
en a une pareille, ou s'il y en aura jamais. Il se passa bien du
temps aussi... car, jamais, c'est trop dire... avant qu'on cessât
de montrer au Maypole un intérêt tout particulier pour les soldats
blessés, ou que Joe oubliât de les faire rafraîchir, par souvenir
de ses anciennes campagnes; ou avant que le sergent en tournée de
recrutement manquât d'y donner un coup d'oeil de temps en temps,
ou avant qu'ils fussent las, l'un ou l'autre, de parler sièges et
batailles, et du causer des rigueurs du temps et du service, et de
mille choses qui intéressent la vie du soldat. Quant à la grande
tabatière d'argent que le roi avait envoyée à Joe de sa propre
main, pour récompenser sa conduite dans les émeutes, quel est
l'hôte qui descendit une seule fois au Maypole sans y mettre le
doigt et le pouce, et en retirer une grande prise, quand même il
n'aurait jamais respiré auparavant un atome de tabac, et qu'il
aurait dû se donner des convulsions à force d'éternuer? Pour ce
qui est du distillateur cramoisi, quel est l'homme qui a vécu dans
ce temps-là et qui ne l'a jamais vu au Maypole, aussi à son aise
dans la belle chambre que s'il était chez lui? Et pour ce qui est
des fêtes, des baptêmes, des galas de Noël et de la célébration
des anniversaires de naissance, de mariage, je ne sais pas de
quoi, ou au Maypole ou à la Croix d'Or... si vous n'en avez pas
entendu parler, vous n'avez donc entendu parler de rien.

M. Willet Senior, s'étant fourré dans l'esprit, on ne sait par
quel procède extraordinaire, que Joe avait envie de se marier, et
qu'en sa qualité de père il ferait bien de se retirer dans la vie
privée, pour mettre son fils à même de vivre à son aise, choisit
pour résidence un petit cottage à Chigwell. On y élargit l'âtre;
on agrandit la cheminée pour lui; on y pendit le chaudron à la
crémaillère, et surtout on y planta, dans le petit jardin devant
la porte de la façade, un petit mai pour rire, de manière qu'il se
trouva tout de suite chez lui. C'est là, dans sa nouvelle
habitation, que Tom Cobb, Phil Parkes et Salomon Daisy venaient
régulièrement tous les soirs, et que, dans le coin de la cheminée,
ils gobeletaient tous les quatre, fumant, phrasant, faisant un
somme tout de même qu'au temps jadis. Comme on découvrit par
hasard, au bout de peu de temps, que M. Willet avait l'air de se
considérer encore comme aubergiste de profession, Joe lui procura
une ardoise, sur laquelle le bonhomme inscrivait régulièrement des
comptes énormes de dépenses pour la consommation de viande, de
liquide et de tabac. À mesure qu'il avança en âge, cette passion
redoubla d'ardeur, et son plus grand plaisir était d'enregistrer à
la craie, au nom de chacun de ses vieux camarades, une somme
fabuleuse, impossible à payer jamais; et la joie secrète qu'il
éprouvait à établir ses chiffres était telle, qu'on le voyait
toujours aller derrière la porte pour jeter un coup d'oeil à son
tableau, et revenir avec l'expression de la satisfaction la plus
vive.

Il ne se remit jamais bien de la surprise que lui avaient faite
les insurgés, et resta dans la même condition mentale jusqu'au
dernier moment de sa vie, qui fut bien près de se terminer
brusquement la première fois qu'il vit son petit-fils, car ce
spectacle parut frapper son esprit de l'idée qu'il était arrivé à
Joe quelque miracle d'une nature alarmante. Heureusement, une
saignée pratiquée à propos par un habile chirurgien le tira de là;
et, quoique les docteurs fussent tous d'accord, quand il eut une
attaque d'apoplexie six mois après, qu'il allait mourir, et qu'ils
eussent trouvé très mauvais qu'il n'en fît rien, il resta en
vie... peut-être par suite de sa lenteur constitutionnelle...
encore sept ans en sus; mais cette fois on le trouva un beau matin
dans son lit, privé de la parole. Il resta dans cet état, sans
souffrir, toute une semaine, et reprit subitement connaissance en
entendant la garde murmurer à l'oreille de son fils que le vieux
papa s'en allait:

«Oui, Joseph, je m'en vais, dit M. Willet se retournant vivement,
dans la Savaigne.»

Et immédiatement il rendit l'esprit.

Il laissa un joli magot. Son bien était plus considérable qu'on ne
l'avait cru; quoique les voisins, suivant la coutume pratiquée par
le genre humain, quand il calcule par supposition les économies
d'autrui, eût estimé la sienne rondement. Joe, son unique
héritier, devint par là un homme conséquent dans le pays, et
surtout parfaitement indépendant.

Il se passa quelque temps avant que Barnabé put prendre le dessus
du coup qu'il avait reçu, et recouvrer sa santé et son ancienne
gaieté. Cependant il revint petit à petit, et, sauf qu'il ne put
jamais séparer sa condamnation et sa délivrance de la supposition
d'un songe terrible, il devint, à d'autres égards, plus
raisonnable. À dater de son rétablissement, il eut la mémoire
meilleure et plus de suite dans les idées mais un nuage obscur
plana toujours sur le souvenir de son existence première, et ne
s'éclaircit jamais.

Il n'en fut pas plus malheureux pour cela; car il conserva
toujours avec la même vivacité son amour de la liberté et son
intérêt sympathique pour tout ce qui a le mouvement et la vie,
pour tout ce qui puise son être dans les éléments. Il demeura avec
sa mère sur la ferme du Maypole, soignant les bestiaux et la
volaille, travaillant au jardin, et donnant un coup de main
partout où il en était besoin. Il n'y avait pas dans tout le pays
un oiseau ou un quadrupède qui ne le connût, et à qui il n'eût
donné un nom particulier. Jamais vous n'avez vu un campagnard plus
paisible de coeur, une créature plus populaire chez les jeunes
comme chez les vieux, une âme plus ouverte et plus heureuse que
Barnabé; et, quoique personne ne l'empêchât d'aller courir, il ne
voulut jamais _La_ quitter, et resta toujours désormais auprès
d'elle pour être sa consolation et son bâton de vieillesse.

Une chose remarquable, c'est que, malgré cette obscurité qui, chez
lui, jetait un voile sur le passé, il alla chercher le chien de
Hugh, l'emmena pour en prendre soin, et qu'il résista à toutes les
tentations de retourner jamais à Londres. Lorsque les émeutes
furent plus vieilles de quelques années, et qu'Édouard revint avec
sa femme et une petite famille presque aussi nombreuse que celle
du Dolly, apparaître un beau jour devant le porche du Maypole,
Barnabé les reconnut bien et se mit à pleurer et à sauter de joie.
Mais jamais, ni pour leur rendre visite, ni sous aucun autre
prétexte, quelque plaisir et quelque amusement qu'on lui pût
promettre, il ne voulut se laisser persuader de mettre le pied
dans les rues: jamais il ne put même surmonter sa répugnance
jusqu'à regarder du côté de la grande ville.

Grip eut bientôt repris sa bonne mine, et redevint lisse et
luisant comme dans son beau temps; mais il resta profondément
silencieux. Avait-il désappris l'art de soutenir une conversation
polie à Newgate, ou bien n'avait-il pas plutôt fait voeu, dans ces
temps de trouble, de suspendre, pendant un temps déterminé,
l'exercice de ses talents? on n'a jamais pu le savoir. Ce qu'il y
a de certain, c'est que, pendant une année tout entière, il ne fit
pas entendre un autre son qu'un grave et majestueux croassement. À
l'expiration de ce terme, par une brillante matinée de beau
soleil, on l'entendit interpeller les chevaux de l'écurie, au
sujet de la Bouilloire, dont il a été si souvent question dans ces
pages; et, avant que le témoin qui l'avait surpris à parler pût
courir en porter la nouvelle à la maison, et déclarer, qui plus
est, sur sa parole d'honneur la plus solennelle, qu'il l'avait
entendu rire aux éclats, l'oiseau s'avança lui-même d'un pas
fantastique jusqu'à la porte de la salle à boire, et là il se mit
à crier: «Je suis un diable! je suis un diable, moi; je suis un
diable!»

Depuis lors, quoiqu'on ait eu des raisons de croire qu'il ne fut
pas insensible à la mort de M. Willet Senior, il ne cessa pas de
s'exercer et de se perfectionner dans la langue vulgaire; et,
comme ce n'était encore qu'un bébé de corbeau quand Barnabé avait
déjà les cheveux gris, il y a gros à parier qu'il parle encore à
l'heure qu'il est.

FIN.




[1] Loi contre les émeutes, dont lecture est faite aux rassemblements
avant de commander le feu.

[2] Sans doute Bitch, chienne.

[3] Maison de fous.

[4] Il y a là un des tribunaux de première instruction pour les affaires
criminelles.

[5] Il y a encore au service de la reine quelques piquiers.

[6] Lieu d'exécution à Londres pour les criminels, comme autrefois la
place de Grève à Paris.

[7] Chaque paroisse doit entretenir ses pauvres.

[8] Maison de correction pour les femmes.










End of Project Gutenberg's Barnabé Rudge, Tome II, by Charles Dickens

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Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

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     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

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