Le Peuple du Pôle

By Charles Derennes

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Title: Le Peuple du Pôle


Author: Charles Derennes

Release date: November 19, 2023 [eBook #72169]

Language: French

Original publication: Paris: Mercure de France, 1907

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  CHARLES DERENNES

  Le
  Peuple du Pôle

  --ROMAN--


  PARIS
  SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
  XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

  MCMVII




DU MÊME AUTEUR


  L’ENIVRANTE ANGOISSE, poèmes (chez Ollendorff), 1904    1 vol.
  LA TEMPÊTE, poèmes (chez Ollendorff), 1906              1 vol.
  L’AMOUR FESSÉ, roman, 1906                              1 vol.


En préparation:

  LA CHASSE DU CLAIR DE LUNE, LE RIVAL DE DIEU
  et LES JOURS DE LA PEUR, romans.




JUSTIFICATION DU TIRAGE:

[Illustration]


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.




A

MARIE-THÉRÈSE DERENNES




PROLOGUE


Ceci n’est qu’une manière de préface et, dans les chapitres qui
suivront, ce n’est pas moi qui raconterai l’histoire. Mais comme les
révélations que contient ce livre vont à l’encontre d’un vieux préjugé
de l’orgueil humain, il serait de ma part présomptueux de ne point
craindre que le premier mouvement ne portât le public à ne voir dans _le
Peuple du Pôle_ qu’une imagination de poète ou un jeu de romancier. Je
veux donc avant tout indiquer mes sources, exposer d’où vient le récit
et de qui je le tiens. Au reste, je ne demande point qu’on l’accepte, de
prime abord, les yeux fermés; je me tiendrai pour satisfait si les
lecteurs partagent les sentiments successifs que j’éprouvai moi-même et
qui furent l’incrédulité, puis la stupéfaction, puis la persuasion que
ce que je venais de lire était possible, puis la certitude qu’il
n’existait pas de raison d’en douter.

Il est un axiome qu’il faut énoncer avant d’aller plus loin puisqu’il
marque dans mon esprit le point de départ de la dialectique à laquelle
il conviendrait qu’on se conformât: c’est que nous prononçons avec
quelque mépris les mots d’extraordinaire et d’inadmissible à propos de
réalités que les progrès de l’intelligence et de ses moyens
d’investigation nous permettront demain peut-être d’observer
expérimentalement. Il est sûr qu’à chaque instant tous les savants et
même tous les hommes frôlent dans l’ombre de leur fatale insuffisance
une des innombrables vérités qui semblent chercher consciemment à les
fuir; pour se rendre maîtres de l’une d’elles, il leur eût suffi sans
doute, bien souvent, d’un rien. L’humanité s’avance, mais s’avance au
hasard, et les horizons les plus imprévus, brusquement, se dévoilent;
des hypothèses qu’on osait à peine échafauder dans le secret du rêve se
transforment soudain en faits objectivement incontestables. Ce serait
peut-être assez, par exemple, d’un infime accroissement de nos moyens
d’observation télescopique où microscopique pour que, du jour au
lendemain, la science, les religions et la morale fussent bouleversées.

Je me trouvais au mois de septembre de 1906 à Saint-Margaret’s Bay,
village du comté de Kent, situé sur la côte du Pas de Calais, à six
milles de Douvres. J’y étais venu avec l’intention d’écrire, dans la
paix d’un pays que ne profanent pas encore des hordes trop nombreuses de
touristes, une étude sur _L’automobile et l’âme moderne_. Mon travail
étant à peu près terminé, je n’attendais plus pour rentrer à Paris que
l’arrivée de mon illustre ami, Louis Valenton, professeur au Collège de
France, membre de l’Institut. Au retour d’une longue et pénible mission
paléontologique dans l’Asie du Nord, il devait prendre quelques jours de
repos à Saint-Margaret’s Bay et il était entendu que, de là, nous
regagnerions la France de compagnie. Le 20 au soir, je reçus un
télégramme m’avertissant qu’il venait de débarquer à Liverpool. Le
lendemain, je vis s’arrêter devant l’auberge où je logeais deux chariots
chargés de malles, puis, quelques minutes après, Louis Valenton en
personne descendit d’un antique cabriolet de louage.

Louis Valenton n’est pas seulement un savant d’une compétence
indiscutée, c’est aussi un homme de goût, un artiste sensible à la
beauté des paysages et qui trouve pour les vanter et les décrire des
mots que bien des poètes lui envieraient. Aussi, dès le lendemain de son
arrivée, il ne se contenta pas de me montrer les échantillons
paléontologiques qu’il avait découverts, il me raconta ses voyages à
travers les forêts de pins de la Sibérie, il me dit les immenses plaines
enfouies presque toute l’année sous un linceul de neige, les paysages de
désolation où avaient peine à végéter de maigres mousses et où la voix
éternelle du vent était la seule chose vivante, les ravines aux flancs
desquelles de formidables éboulis de rocs bleuâtres semblaient suspendre
sur ceux qui s’aventuraient en ces parages la menace continuelle de
leurs chutes; il me dit les avalanches soudaines dont les échos des
vastes solitudes faisaient retentir le fracas à l’infini et les cavernes
qui gardaient encloses dans leurs profondeurs des ténèbres vieilles de
mille siècles et où, avant de déterrer les trésors scientifiques des
vestiges fossiles, il avait été obligé, parfois, de soulever un
amoncellement de carcasses rongées la veille par les ours ou les
loups...

L’expédition avait été féconde. En plus de squelettes bien conservés
d’animaux disparus dont on n’avait jusque-là possédé que des débris
insignifiants, il rapportait les os d’un être qu’on n’avait encore ni
entrevu ni pressenti, et dont la découverte devait avoir
d’inappréciables conséquences pour les historiens de l’évolution des
espèces. Il ouvrit une caisse et en tira des os soigneusement
empaquetés, numérotés et luisants sous la couche de blanc de baleine
dont il les avait badigeonnés en les retirant du sol pour éviter leur
pulvérisation rapide.

Puis, accroupi sur le parquet, il reconstitua le squelette, rapidement,
comme font les enfants avec les jeux de patience qui, à la longue, leur
sont devenus familiers. Quand ce travail fut terminé, j’eus peine à
retenir un cri de stupéfaction tant la bête avait une curieuse apparence
humaine, et je m’écriai un peu étourdiment, rappelant mes souvenirs du
collège et certains articles feuilletés dans les revues:

--L’anthropopithèque!

Valenton sourit et secoua la tête négativement.

--Non, dit-il, ce n’est pas là l’être théorique à l’aide duquel, faute
de mieux, nos savants ont essayé de combler l’abîme qui reste toujours
béant entre les singes anthropomorphes et la primitive humanité!... Sans
doute les pattes postérieures et la colonne vertébrale sont disposées de
telle manière qu’il n’y a pas lieu de mettre en doute la possibilité
d’une station verticale à peu près parfaite; sans doute la boîte
crânienne est beaucoup plus développée que chez les gorilles et même que
chez certaines peuplades sauvages... Mais regardez d’un peu plus près ce
squelette, considérez ce cou d’une longueur démesurée, ces dents
coniques et aiguës, cette articulation de l’épaule qui ne permet pas au
bras de se mouvoir autrement que dans le sens vertical, ces pattes
antérieures qui se plient à l’inverse du bras humain, comme les pattes
d’un chien qui nage, ces mains (j’emploie ce mot, faute de mieux) munies
de six doigts peu préhensifs et probablement reliés entre eux par des
membranes, cette queue énorme en forme de nageoire et, enfin, les os du
bassin, si étroits, si peu humainement conformés,--et vous comprendrez
qu’il ne s’agit plus du fameux ancêtre de l’homme, mais d’un reptile
amphibie, hôte des marais ou des mers tertiaires et probablement
ovipare...

Valenton se dirigea vers la caisse et en retira des fragments de
calcaire qu’il me tendit:

--Tenez, ajouta-t-il, regardez les empreintes laissées sur les rochers
où reposèrent les os de l’animal: il n’avait pas de poils et sa peau
devait ressembler étrangement à celle des lézards, telle qu’elle nous
apparaît sous le grossissement de la loupe.

Il se tut un instant, puis reprit:

--Au début j’ai commis moi-même une erreur analogue à la vôtre; j’ai
appelé cet animal pithécosaure... Vous savez que les mammifères sont,
comme les oiseaux, les descendants des grands sauriens primitifs, des
iguanodons, des mégalosaures, des plésiosaures? Eh bien, après un examen
sommaire il me semblait que le pithécosaure devait être au premier singe
ce que le ptérodactyle est à l’archéoptéryx... A présent, j’ai donné à
cette bête un autre nom...

Je demandai, d’une voix émue, presque haletante sous l’effet de
l’angoisse qui m’étreignait au pressentiment d’une révélation énorme:

--Lequel?

--L’anthroposaure, répondit Valenton. Oui... Et vous comprenez ce que
représente le mot _anthropos_ dans ce nom composé; il n’est pas là pour
indiquer une similitude physique qui, comme je vous le faisais remarquer
tout à l’heure, est toute superficielle: il est là, faute de
mieux,--l’intelligence et la raison étant sur la terre les attributs
exclusifs de la race humaine,--pour indiquer que la bête était à quelque
degré intelligente et raisonnable, indubitablement.

Il appuya sur ce dernier mot, le répéta, prit entre ses mains le crâne
qu’il considéra avec attention, puis:

--Cuvier, dit-il, avait reconstitué dans leur ensemble certains animaux
disparus, après l’examen d’un membre ou d’une mâchoire, et, par la
suite, la découverte du squelette complet de ces animaux a démontré
presque toujours l’exactitude de ces reconstitutions... Eh bien, je dis,
moi, je dis qu’il suffit de regarder ce crâne, de mesurer cet angle
facial pour déduire avec une quasi certitude qu’une certaine raison, une
certaine intelligence, les premiers éléments d’une religion, d’une
morale, d’une existence socialement organisée sont les conséquences de
ce crâne-là!

--Alors, m’écriai-je, l’intelligence aurait précédé l’homme sur la
terre?

--Non, répondit Valenton, cet animal est contemporain des premiers
hommes, et l’intelligence humaine et l’intelligence... anthroposaurienne
ont dû, à une époque, exister concurremment. Tenez, il est une
comparaison qui me semble rendre assez bien compte de la façon dont les
espèces évoluent, se transforment et sortent les unes des autres:
imaginez une famille possédant une maison dans un pays fertile. Les
champs qu’elle possède la nourrissent, nourrissent les premiers enfants
et encore peut-être les enfants de ces enfants; mais la race se
multiplie, le domaine ne lui suffit plus, et, bientôt, force est aux
nouvelles générations d’aller chercher fortune ailleurs. Ces hommes
deviennent alors ce que la nature de leur patrie d’adoption veut qu’ils
soient; si le pays est, par exemple, couvert de forêts difficiles à
défricher et peuplées d’animaux, ils sont chasseurs et non plus
agriculteurs comme leurs frères et cousins demeurés au berceau de la
race... Ainsi, délaissant les marais primitifs où vivaient les
monstrueux sauriens des vieux âges, certaines espèces ont peu à peu
gagné la terre ferme, se sont couvertes de poils, et c’est d’elles que
sont sorties les races des mammifères. Mais les espèces fraternelles qui
étaient restées dans les marais n’en continuaient pas moins à se
transformer dans le sens du progrès, et, dès lors, qu’y a-t-il
d’étonnant à ce que l’une d’elles ou plusieurs d’entre elles, soient
parvenues, comme l’espèce humaine, jusqu’à la possession d’un cerveau
doué de raison et d’intelligence, point culminant du progrès qu’il nous
est permis de concevoir pour un être vivant?

Je me revois, quelques minutes plus tard, poursuivant cet entretien avec
Valenton sous la petite tonnelle de l’auberge, devant le thé qui fumait
dans de rustiques tasses de faïence blanche et bleue. Des vols de
mouettes glissaient au ras de la mer que plissait à peine une insensible
brise; sur les falaises de craie laiteuse que couronnaient de vertes
prairies, de gais cottages s’alignaient à gauche et à droite, le long de
la côte, et tout là-bas un petit steamer,--point noir empanaché de
fumée,--disparaissait dans la direction de la France. Ce soir-là était
le plus paisible et le plus doux des soirs de la terre; mais comme
j’étais loin de toute cette familière réalité! Mon esprit avait remonté
le cours des âges; j’imaginais, dans un décor de gigantesques fougères,
au bord des marais où grouillait une vie tumultueuse, sous le vieux ciel
terrestre tout imprégné encore d’humidité et de chaleur, les étranges
créatures que la découverte de Valenton m’avait révélées, et il me
semblait voir les premiers hommes, velus, énormes, cruels, armés de
pierres tranchantes, s’avancer sournoisement vers les anthroposaures
avec le désir obscur d’anéantir cette race rivale.

--Car, disais-je, nous ne pouvons plus admettre aujourd’hui que si
l’homme est sur la terre le roi de la création, ce soit une royauté de
droit divin; cette royauté il l’a obtenue par droit de conquête... Des
diverses espèces intelligentes ou portant en elles la possibilité de
l’intelligence qui existèrent à un moment sur notre planète, il fallait
que l’une triomphât, et ce fut la nôtre...

Mon esprit s’ébrouait, galopait comme un poulain en liberté sur le champ
prodigieusement nouveau qu’on avait soudain ouvert devant lui; une foule
d’idées et d’images apparaissaient pêle-mêle, dans leur richesse
confuse, au hasard de cette course; des mythes s’éclairaient, des êtres
légendaires s’expliquaient; je comprenais à présent ce qu’avaient été
les ondins et les sirènes; dans l’histoire d’Abel et de Caïn, je ne
voyais plus que le symbole de la lutte à la suite de laquelle
l’Homme-Caïn avait immolé à son désir de domination absolue
l’Anthroposaure-Abel... Et je parlais, et je parlais, et ma voix
devenait d’instant en instant plus exaltée et fiévreuse... Alors,
Valenton me mit en souriant la main sur l’épaule et m’avertit, d’un ton
légèrement railleur, que j’allais tout de même un peu trop loin:

--Mon cher ami, en ce moment vous vous égarez en pleine fantaisie... Il
me semble pourtant que, de l’existence de l’anthroposaure, il est facile
de tirer des conclusions qui sont, scientifiquement, plus intéressantes.
On a le droit de dire, par exemple, qu’au lieu d’un roi de la création
sur la terre, il aurait pu y en avoir deux ou plusieurs, si les espèces
avaient vécu assez séparées l’une de l’autre pour ne point se porter
ombrage; ainsi Christophe Colomb, en découvrant l’Amérique, aurait pu y
rencontrer, au lieu d’une nouvelle race humaine, des êtres entièrement
différents de l’homme et pourtant raisonnables et intelligents comme
lui, ayant comme lui leurs villes, leurs lois, croyant comme lui en Dieu
ou, plus tôt que lui, décidés à n’y plus croire...

--Oui, dis-je, mais, maintenant, il ne reste plus une parcelle de notre
étroite Terre qui ne nous soit connue; force nous est d’être assurés que
la victoire de l’homme a été brutale, définitive, et que, s’il existe
des êtres intelligents et pourtant d’une structure physique différente
de la nôtre, il faut nous résigner à les imaginer dans un autre monde de
l’espace... dans la planète Mars, par exemple...

Et j’ajoutai en ricanant assez bêtement:

--Ah! Ah! dans la planète Mars... Voilà une belle occasion de reparler
de ces fameux Marsiens!...

Valenton me regarda bien en face et me dit, très sérieusement:

--Voyons, réfléchissez à ce que vous dites: êtes-vous bien sûr que toute
la Terre nous soit connue?... Et les abîmes de la mer?...
Et,--surtout,--les immenses pays qui s’étendent au delà des banquises
polaires?... D’autre part, vous êtes suffisamment familier avec les
méthodes scientifiques pour savoir qu’il est encore plus vain, devant
l’inconnu, de nier que d’affirmer, puisque, quand il s’agit de faits qui
ne sont pas encore expérimentalement observables, nous pouvons arriver,
sinon à des certitudes, au moins à des possibilités fondées sur des
raisonnements inductifs...

--Les anthroposaures, ou leurs descendants, m’écriai-je soudain,
existent encore quelque part!

Comment arrivai-je à avoir cette pensée avant que Valenton m’eût rien
laissé pressentir de la conclusion où allait aboutir sa petite semonce?
Est-ce que je devinais cette conclusion au son à la fois sérieux et
triomphant de sa voix? Est-ce qu’après avoir vu le squelette de ce
singulier monstre des vieux âges et avoir appris ce qu’il était, je me
trouvais préparé à accepter et même à attendre d’autres révélations
encore plus extraordinaires ou inattendues?... Je ne sais... D’ailleurs,
je me hâte de dire que mon interruption avait été assez étourdie et ma
conjecture assez inexacte.

--Quel enfant vous faites, décidément! dit Valenton; vous allez d’un
excès à l’autre avec une déconcertante désinvolture!... Non, il n’existe
probablement plus d’anthroposaures, ni dans les abîmes de la mer, ni au
Pôle, ni ailleurs... Mais _quelque part_ il y a _quelque chose_...

Il sortit d’une de ses poches,--toujours gonflées de brochures, de
livres et de papiers,--une liasse épaisse qu’il me tendit:

--Vous lirez cela, ajouta-t-il. J’ai rapporté de mon voyage autre chose
que des os datant de milliers et de milliers d’années. Ces papiers
étaient enfermés dans un objet bien moderne, dans un de ces bidons
d’essences comme nos automobilistes en achètent chaque jour à la porte
des garages!... Je dois vous dire que si j’avais trouvé cet objet dans
un fossé de la banlieue de Londres ou de Paris, mon âme de paléontologue
n’aurait pas prêté grande attention à cette banale modernité; mais,
là-bas, dans les glaces boueuses du rivage de l’Ialmal, vers les bouches
de l’Ob, la rencontre ne laissait pas d’être imprévue... Ayant constaté
que le bidon n’était pas vide, je l’adjoignis à mon bagage après un
instant d’hésitation. Je crois que j’ai lieu de m’en féliciter. Sur le
bateau qui me ramenait, je l’éventrai et j’en tirai les papiers que
voici; ils y avaient été glissés un à un, assez soigneusement numérotés,
par l’étroite ouverture: je les ai sommairement classés et lus à la
hâte... Non! ne me demandez rien; vous lirez ça...

Il sourit un instant de ma curiosité impatiente, puis:

--Vous lirez ça, et vous le publierez. Vous comprenez que, cet hiver,
j’aurai assez de travail avec le montage de mes ossements fossiles et la
rédaction de mon rapport... Comme vous voyez, vous me rendrez service...

Sitôt rentré en France, je me suis mis au travail. Les feuillets
couverts d’une hâtive écriture au crayon étaient par endroits
horriblement difficiles à déchiffrer. Je pense toutefois avoir accompli
ma tâche avec toute l’attention et toute la conscience désirables et
offrir à mes lecteurs une transcription aussi satisfaisante que
possible.

Pour le reste, j’avertis ceux qui, une fois ce livre fermé, resteraient
incrédules, que je tiens chez moi à leur disposition le manuscrit
original et le bidon d’essence, tels qu’ils furent rapportés de l’Ialmal
par M. Louis Valenton, membre de l’Institut, professeur au Collège de
France. J’espère pour eux que l’honorabilité de mon illustre ami et la
haute situation qu’il occupe dans le monde scientifique leur interdira
de persister un instant de plus dans l’idée qu’ils se trouvent en face
d’une vulgaire mystification.




CHAPITRE I

DEUX HOMMES, DEUX CHIMÈRES


Je m’appelle Jean-Louis de Vénasque. J’appartiens à une ancienne famille
navarraise dont l’ancêtre fut compagnon du roi Henri IV, combattit à ses
côtés à Arques et à Ivry et obtint plus tard, en récompense de ses
services, le comté de Vénasque et la seigneurie d’Orio. Notre nom
revient souvent dans les chroniques et même dans l’histoire de la
vieille France. Il y a tout lieu de craindre qu’il ne disparaisse, après
moi, non seulement, hélas! de l’histoire, mais même des registres de
l’état civil...

Depuis la Révolution, la dernière branche existante de notre race a vécu
avec le regret des splendeurs et des gloires passées dans notre château
héréditaire d’Orio. J’y suis né le 4 avril 1872. Mon père avait alors
près de quarante ans.

Je le revois au fin fond des souvenirs de ma toute première enfance
vêtu, été comme hiver, d’un costume de velours nankin à grosses côtes,
coiffé de larges feutres, guêtré de cuir fauve et portant
perpétuellement, en dehors des heures de ses repas et de son sommeil, un
fusil en bandoulière. Je ne pense pas qu’il ait jamais connu d’autre
plaisir que celui de la chasse, et je ne me rappelle pas l’avoir entendu
dire plus de dix mots à la file sur un sujet autre que celui de ses
exploits cynégétiques... Tout le long de l’an il parcourait nos domaines
et les solitudes sauvages de la montagne, tuant indifféremment les
corbeaux et les perdreaux, les renards et les lièvres, les ours et les
contrebandiers. Dans les derniers temps, il en tenait pour les
contrebandiers plus que pour tout autre gibier et ce fut, à n’en point
douter, ce qui causa sa perte: un soir il ne rentra pas au château et on
le trouva quelques jours plus tard étendu au bord d’un torrent, le
visage à demi dévoré par les corbeaux et la poitrine trouée de deux
balles. La vengeance pour s’être fait attendre n’en était pas moins
venue. Il faut se méfier du gibier humain.

Ma mère, personne pieuse et timorée, était d’origine modeste et mon père
l’avait, dans le temps, épousée par amour; après ce tragique événement,
l’idée lui étant sans doute venue que son mari était mort sans
confession, elle n’eut plus d’autre but que de sauver cette âme par la
prière et se confina dans une dévotion méticuleuse. Les hobereaux du
voisinage et surtout leurs femmes cessèrent de venir nous visiter quand
le comte d’Orio ne fut plus là pour sauvegarder la dignité de la maison,
car ils avaient toujours, dans leur société, considéré ma mère comme une
intruse. Elle n’y prit pas garde, absorbée par ses pieuses pratiques,
indifférente à tout et à moi-même. Je ne la voyais qu’aux heures des
repas, où elle m’adressait à peine la parole. Deux vieux domestiques
s’occupaient de ma personne, et j’étais libre de chercher mon plaisir où
je croyais le trouver, à la condition de ne pas sortir du parc; toutes
les portes en demeuraient fermées à clef. On craignait,--avec raison du
reste,--que les contrebandiers de la montagne ne poursuivissent leur
vengeance sur le fils de leur ancien bourreau.

Il faut imaginer, pour bien comprendre ma destinée, l’enfant que je fus;
il faut me voir éternellement enclos dans la double prison du parc
verrouillé et d’un horizon étroit de montagnes. Je ne pense pas que
personne au monde ait connu mieux que moi la signification du mot ennui,
et subi, aussi complètement que je l’ai fait, certaines conséquences de
cet état d’âme. Condamné à voir éternellement les mêmes objets,
j’inventais, au delà du mur inexorable des montagnes, des contrées et
des créatures merveilleuses parmi lesquelles mon esprit voyageait. Et il
n’y avait qu’une conclusion possible à tous ces rêves: «Quand je serai
grand, je partirai, j’irai voir ce qu’il y a dans les pays qui sont
derrière les montagnes.» Ainsi se développa peu à peu en moi le besoin
insatiable de l’aventure, et, lorsque les conditions de ma vie s’étant
modifiées, je quittai enfin ma prison, ce désir s’était définitivement
implanté en moi; l’habitude de mes projets de voyages survécut à la
cause qui me l’avait fait prendre.

Il y eut mieux: comme la prison n’existait plus, je m’ingéniais à la
voir partout avec l’inconscient dessein d’entretenir ainsi dans toute
son ardeur mon désir d’évasion. Cela me fut facile entre les quatre murs
du lycée où mon tuteur m’envoya, ma mère morte; aussi avant même
d’entrer dans la vie, j’étais bien sûr que je me considérerais
éternellement comme un prisonnier,--prisonnier des villes et des pays
où m’attacheraient mes désirs et mes goûts, l’amitié ou
l’amour.--D’ailleurs, ayant lu des livres et fait mes études, je n’avais
même plus la consolation d’imaginer en de lointaines contrées des choses
nouvelles ou extraordinaires. Les hommes avaient tout visité, tout
connu, violé les solitudes et raconté leurs voyages. Et c’était la Terre
entière, cette Terre loin de laquelle on ne pouvait s’échapper en aucune
manière, qui m’apparaissait à présent et pour toujours comme une immense
prison.

A quoi bon partir, à quoi bon visiter les pays dont j’avais tant rêvé
jadis, puisque j’étais condamné à y marcher éternellement sur la piste
des autres?...--J’étais arrivé trop tard sur notre planète, le mystère
était banni de partout. En pensant au destin d’un Christophe Colomb ou
d’un Vasco de Gama, j’éprouvais dans le secret de mon cœur le plus
atroce et le plus désespérant des sentiments d’envie. Et cette étrange
maladie mentale s’aggravait tous les jours. Mon rêve, que je croyais
alors irréalisable, avait pris en mon esprit une forme précise et
d’autant plus cruelle; il s’était, pour ainsi dire, cristallisé en
quelques mots que je me répétais constamment: «Voir ce que les yeux
humains n’ont jamais vu!» Cela devenait l’idée fixe et la torture de
tous mes instants. Dans ma maison, dans les rues, dans la campagne,
j’avais perpétuellement cette atroce illusion que les regards posés sur
les objets par les générations des hommes y étaient demeurés attachés
comme des souillures, des souillures que je devinais, que je voyais
presque; rien ne me semblait frais, neuf et digne d’être considéré sans
une sorte de dégoût, pas même le cœur de la fleur épanouie à l’aube, pas
même la pointe du bourgeon qui vient de crever l’écorce, pas même le
sourire d’un enfant...

Des jours passèrent. Je n’avais ni parents ni amis et je vivais replié
sur moi-même face à face avec ma hantise. Craignant de passer pour fou
en révélant à quelqu’un les causes de ma tristesse, je ne m’étais jamais
laissé aller à une confidence et, pendant dix ans, je fus seul à
supporter le poids de mes pensées. Enfin, un jour, dans le café où me
conduisaient quotidiennement le désœuvrement et l’ennui, je rencontrai
par hasard Jacques Ceintras. Il avait été mon camarade, presque mon ami
au collège, mais nous nous étions depuis longtemps perdus de vue. Nous
causâmes. Après avoir banalement évoqué pendant une heure des souvenirs
communs, nous nous abandonnâmes à de plus amicales confidences touchant
nos existences présentes. Ceintras me raconta sa vie. En sortant de
l’École Centrale, il s’était vu obligé, faute de fortune personnelle,
d’accepter une place d’ingénieur, dans une aciérie des Vosges; sa
situation était bonne, son avenir assuré; pourtant, il n’était pas
heureux, il avait de tout temps rêvé autre chose...

Je le regardais et, pendant qu’il répétait mélancoliquement: «J’avais de
tout temps rêvé autre chose...» je me sentais entraîné vers lui par une
brusque sympathie: lui aussi était un rêveur qui poursuivait vainement
la réalisation de son rêve!

--Oui, continuait-il, il est une question qui m’a toujours préoccupé:
celle de la conquête de l’air... Dès le lycée, j’esquissais sur mes
cahiers des plans d’aéroplanes et de ballons dirigeables. J’espérais
alors ne vivre plus tard que pour mener mes recherches à bonne fin. Et,
tu vois, j’ai accepté provisoirement une existence qui m’accapare, qui
ne me laisse pas une minute de liberté, et les jours succèdent aux
jours, rien de nouveau n’arrive et, déjà, plein d’angoisse, je sens
venir l’heure de la résignation, du renoncement définitif à des projets
trop nobles et trop beaux!

Il se recueillit un moment, puis, plus calme:

--D’ailleurs je me plains peut-être à tort; il y a pour les inventions
qui marquent un nouveau triomphe des hommes sur les lois de la Nature et
de leur propre nature, des époques pour ainsi dire prédestinées;
plusieurs inventeurs, sans se connaître, aux divers coins d’un pays ou
du monde, travaillent au même moment, dans le même but, en silence,
comme si un mystérieux mot d’ordre avait été donné; et, sur le nombre
des chercheurs, il en est toujours au moins un assez favorisé pour
pouvoir atteindre le but que tous se proposent. Les résultats auxquels
les Santos-Dumont et les Juchmès sont arrivés devraient suffire à me
consoler de n’avoir pas étudié et résolu personnellement la question...
Mais il est dit que l’on ne peut être jamais satisfait! A présent qu’il
existe des ballons dirigeables, que les hommes savent naviguer à leur
gré dans les airs, accrochés à de frêles bulles de gaz, j’ai entrevu une
application possible de cette découverte et, jusqu’à ce qu’un autre la
pressente et la réalise à défaut de moi, ce sera un nouveau regret, un
nouveau tourment dans ma vie...

--De quoi s’agit-il? demandai-je.

--D’atteindre l’un des Pôles en ballon dirigeable, répondit-il. Oui,
c’est une entreprise que l’on pouvait considérer justement comme
téméraire et chimérique du temps d’Andrée, lorsque les nefs aériennes
étaient les esclaves du vent; mais je suis persuadé que dès à présent
celui qui se mettrait en route avec un ballon dirigeable, soigneusement
construit et de sérieuses connaissances scientifiques aurait toutes les
chances de réussir...

Je crois bon de faire remarquer que ma rencontre avec Ceintras eut lieu
exactement en février 1905 et qu’il n’avait pas encore été question, à
cette époque, de l’expédition Wellmann... Ce fut donc véritablement pour
moi une révélation; l’horizon d’une possibilité merveilleuse se
découvrit brusquement devant ma destinée et l’espoir qui m’avait fui
depuis tant d’années revint me sourire.

--Mon ami, m’écriai-je en serrant chaleureusement la main de Ceintras,
je suis riche... Si tu veux, j’avance les fonds nécessaires aux
expériences, à la construction de l’appareil, et nous partons ensemble
vers le Pôle!

Il dut évidemment, pendant une minute, croire qu’il rêvait ou que
j’étais fou ou qu’il était fou... Mais déjà je lui racontais ma vie, je
lui dévoilais le mal dont je souffrais, et, bientôt je sentis la
confiance naître en son esprit et je vis ses yeux étinceler de joie.

--A combien, demandai-je, penses-tu que doivent se monter les frais de
cette expédition?

Il dit un chiffre énorme, plus de la moitié de ma fortune. Mais que
m’importait? Imaginez un malade qui se croit perdu et à qui un médecin
vient offrir une chance de guérison... Emporté par l’exaltation qui suit
les bonheurs inattendus, je ne crois pas avoir pensé un seul instant aux
difficultés matérielles de l’entreprise; j’étais aussi sûr du résultat
que si le ballon avait été construit, prêt à partir... Et j’étais sûr
aussi qu’après avoir satisfait mon orgueilleux désir, après avoir
contemplé la dernière des contrées vierges de la Terre, je ne
souhaiterais rien de plus, que je pourrais guérir, vivre sans me faire
l’esclave d’un nouveau rêve insensé, vivre comme le commun des hommes,
vivre, enfin!...

Et bénissant le hasard qui avait sauvé deux hommes en les mettant en
présence, nous nous embrassâmes soudain, Ceintras et moi, sans souci du
lieu où nous nous trouvions, sans penser à ce que cela pouvait avoir de
grotesque dans l’esprit des spectateurs à qui nos grands gestes et nos
éclats de voix n’avaient pas échappé et qui, sans aucun doute, nous
croyaient ivres. Ivres, nous l’étions en effet, de joie et d’espoir, et
c’est en titubant un peu que nous sortîmes du café, au milieu des rires,
en nous donnant le bras...

De toute la nuit nous ne nous quittâmes pas: nous fîmes des kilomètres
le long des rues endormies sans éprouver de fatigue, la bouche et le
cœur pleins de projets: dès le lendemain, nous devions nous mettre au
travail!... Et nous parlions, et nous poursuivions au hasard notre
marche hallucinée. Aux premières lueurs de l’aube, nous nous trouvâmes
au sommet de Montmartre; nous sortîmes de la nuit comme du plus beau des
songes, d’un songe dont la réalité allait être le prolongement...

Accoudés à la balustrade, devant le Sacré-Cœur, nous regardions les
clochers, les dômes et les toits surgir de l’ombre peu à peu; les
derniers becs de gaz s’éteignaient, mais déjà leurs vacillantes clartés
étaient remplacées par les reflets éclatants que les rayons du soleil
allumaient çà et là sur les vitres; enfin, la ville apparut toute
entière, tandis que les dernières ombres s’évanouissaient en vapeurs
roses et dorées, elle apparut, merveilleusement belle, aussi nouvelle à
mes yeux que si quelque magicien l’avait de fond en comble rebâtie dans
la nuit... Et ainsi, pour la première fois depuis des ans et des ans, ce
fut d’un cœur radieux que je vis se lever l’aurore.




CHAPITRE II

LES CAVALIERS...


Durant quelques jours je considérai Ceintras comme mon sauveur et
Ceintras me le rendit bien; mais, hélas! il faut avouer que cette lune
de miel de l’enthousiasme et de la reconnaissance dura peu.

Je n’ai ni le désir ni le loisir de faire ici le procès de mon infortuné
collaborateur. Je ne puis cependant pas oublier tous les tiraillements,
toutes les disputes dont il fut cause et qui troublèrent ma vie durant
la période des essais. Les déceptions qu’il avait éprouvées depuis
quelques années avaient aigri son caractère, exalté son orgueil qui
prenait perpétuellement toutes les apparences de la susceptibilité la
plus ridicule. Ma vertu dominante n’a jamais été la patience et, à
l’heure actuelle, un de mes plus grands sujets d’étonnement est que je
n’aie pas renoncé à tout, même à l’espoir de guérir, plutôt que de
supporter comme je l’ai fait durant des jours et des jours la compagnie
forcée d’un être aussi parfaitement haïssable. Mais lorsque le destin
nous entraîne à notre perte, nous franchissons avec une facilité
surprenante et presque sans nous en apercevoir les obstacles que notre
nature paraît dresser entre nos desseins et leur réalisation.

Dès le début de mes relations avec Ceintras, en lui remettant les fonds,
j’avais exigé de lui la promesse d’une discrétion absolue. Je tenais à
ce que tous les préparatifs fussent accomplis en silence. Cette
résolution était la conséquence de mes raisonnements à la fois biscornus
et méticuleusement stricts de maniaque; il me semblait que si les autres
hommes avaient vent de notre tentative, le désir leur viendrait aussitôt
de nous devancer. Nombreux me paraissaient devoir être, de par le monde,
ceux qui souffraient du même mal que moi, et comme le remède n’existait
pas en quantité suffisante, les contrées polaires restant les seules
inexplorées de la terre, j’entendais bien me le réserver à moi tout
seul.

Naturellement, au début, Ceintras accepta cette condition; il eût
aveuglément accepté toutes les conditions que la raison ou la fantaisie
auraient pu me pousser à lui dicter; la reconnaissance gonflait son cœur
dans la même mesure que les billets de banque gonflaient ses poches.
Mais il ne tarda pas à se repentir de sa promesse et à faire des pieds
et des mains pour en être délié. Quoi qu’il en eût dit le jour de notre
rencontre, sa passion pour les découvertes scientifiques n’était pas
inspirée par le seul souci des intérêts de l’humanité; le désir de la
gloire s’y mêlait pour une bonne part. Ceintras rêvait de reporters
assiégeant sa porte, de son nom s’étalant en grosses lettres à la
première page des journaux, de sa photographie reproduite par tous les
magazines. Il finit par m’avouer naïvement cette ambition, et lorsqu’il
comprit que j’étais bien décidé à ne pas lui permettre de la satisfaire,
son désir se transforma en une hantise probablement aussi douloureuse
que la mienne l’avait été. Il ne dormait plus, ne mangeait plus; il
parut même pendant quelque temps se désintéresser de ses travaux.
Parfois, quand j’entrais à l’improviste dans son cabinet, je le voyais
dissimuler certains papiers à la hâte; par la suite j’en retrouvai
plusieurs dans la corbeille: le malheureux, ne pouvant voir des articles
élogieux imprimés sur son compte, en rédigeait lui-même où il parlait en
termes enthousiastes de M. Ceintras, le jeune et brillant ingénieur qui
se disposait à partir à la conquête du Pôle... J’imagine qu’il les
apprenait par cœur et se les récitait ensuite les yeux fermés pour
essayer de se faire illusion!...

J’étais, comme de juste, effrayé par le retard que ce découragement et
ces puérilités apportaient à l’exécution de nos projets. Je disais
parfois à Ceintras aussi doucement et amicalement que possible:

--Plus tôt nous serons partis, plus tôt nous reviendrons et plus tôt tu
posséderas cette gloire à laquelle tu tiens tant! Je n’ai pas
l’intention de t’obliger à garder le secret quand nous serons de retour!

En général, il me répondait hargneusement:

--C’est cela! Ne laisse passer aucune occasion de me rappeler que je
suis à tes ordres et à ta solde!... Avoue donc que tu es pressé d’en
finir et que tu trouves que je te coûte cher... Et puis, tu sais, mon
vieux, je suis pour les explications nettes: si tu te repens de ta
générosité, tu n’as qu’à le dire, j’aimerai mieux ça!

Et il s’en allait, haussant les épaules et faisant claquer les portes.

De mon côté, également obsédé par une idée fixe, j’exerçais
perpétuellement sur ses allées et venues une minutieuse surveillance. Je
craignais, si je le perdais de vue un seul instant, qu’il n’allât porter
des notes aux journaux et remplir du bruit de nos exploits prochains
toutes les trompettes de la renommée. J’habitais avec lui, je
l’accompagnais en tout lieu, chez les fournisseurs, chez les
constructeurs. Jamais amant jaloux ne resta plus obstinément dans le
sillage de sa maîtresse! Naturellement, cette suspicion dont il s’était
vite rendu compte l’exaspérait, et il se vengeait comme il pouvait, par
exemple en cherchant, pour me les envoyer en pleine figure, les mots les
plus cruels et les plus insultants:

--Tu as donc peur, me disait-il parfois, que je ne fasse danser l’anse
du panier? Mon pauvre ami, je plains tes cuisinières!

Pourtant le ballon fut terminé. Je revois Ceintras étalant des croquis
devant mes yeux, couvrant le tableau noir de formules et de chiffres:
«Ça doit marcher», disait-il. A vrai dire, toute ma science se bornant
aux souvenirs qui me restaient de mes années de lycée et aux menus
profits que j’avais retirés, par la suite, de quelques conversations à
bâtons rompus avec Ceintras, j’étais absolument incapable de faire subir
par devers moi-même un examen critique sérieux aux données sur
lesquelles il avait établi son appareil. Il fallait attendre les
expériences; je ne les attendais pas sans appréhension. Non que j’eusse
jamais mis en doute la valeur de Ceintras, mais l’état de surexcitation
et de dépit dans lequel il se trouvait depuis le début de l’entreprise
ne lui avait évidemment pas permis d’exercer ses facultés de chercheur
et d’ingénieur dans de très bonnes conditions.

Mes inquiétudes se justifièrent. Nous avions établi notre aérodrome dans
un petit village de la Beauce, à deux heures de Paris. Nous étions, dans
l’esprit des paysans du lieu, gens grossiers, alourdis de bien-être, à
la fois insolents et sournois, «les deux Parisiens toqués qui
fabriquaient une machine volante». Nous subissions de la part de ces
brutes une hostilité railleuse et stupide que parvenait à peine à
masquer dans leur attitude le respect qu’ils étaient bien obligés de
témoigner tout de même à des gens «qui payaient bien». Le 15 avril eut
lieu la première ascension. Il fut aussitôt évident que, si notre
appareil, comme ballon dirigeable, en valait bien d’autres, il nous
était impossible de compter sur lui pour un voyage qui devait, au bas
mot, durer huit jours. C’était surtout la question du lestage qui avait
été insuffisamment étudiée. Nous nous étions délimité, à l’aide de trois
clochers comme points de repaire, un circuit aérien de 50 kilomètres
environ. Ce circuit fut parcouru dix-huit fois de suite à une moyenne de
30 kilomètres à l’heure; après quoi, notre provision de lest étant
épuisée, le ballon, d’ailleurs alourdi par l’humidité de la nuit
prochaine, se rapprocha peu à peu de la terre; nous parvînmes à nous
maintenir quelque temps encore à une altitude suffisante en jetant
plusieurs bidons d’essence et divers objets qui représentaient le poids
des accessoires indispensables,--des appareils d’observation, des
vêtements, des aliments,--mais cela n’était évidemment pas une solution
satisfaisante et nous nous résignâmes à atterrir.

Il m’était facile, après cet insuccès, de prendre ma revanche et de
représenter triomphalement à Ceintras combien il eût été ennuyeux pour
lui de mettre trop tôt le public au courant... Son attitude ne me le
permit pas. Ce n’était pas, au fond, un mauvais diable. Il me demanda
pardon, versa toutes les larmes de son corps et parla de mourir. Oui, il
ne voulait pas survivre à son déshonneur, il n’avait pas été digne de ma
confiance et, ce qui me restait de mieux à faire, c’était de m’adresser
à un autre. Je le gourmandai vivement, lui rendis courage et, en somme,
cet échec fut bon à quelque chose, puisque Ceintras renonça pour un
temps à son arrogance, à son insolence, à sa vanité et se remit
furieusement au travail.

Je n’étais cependant pas au bout de mes peines. Nous avions décidé que
les essais du second ballon auraient lieu dans un pays voisin des
régions arctiques, afin que les conditions climatériques durant les
expériences et durant le voyage fussent les mêmes à peu de choses près.
Nous choisîmes Kabarova, village samoyède situé au sud du détroit de
Yougor, aux portes de la mer de Kara: c’était dans ce village même que,
douze ans plus tôt, Nansen, avant de s’enfoncer au cœur des solitudes
polaires, avait pris une dernière fois contact avec l’humanité.

Dès le début du mois de juillet, la mise au point du second ballon fut
achevée. Toutes nos dispositions étaient prises, nos dix ouvriers et
notre interprète attendaient nos ordres, les appareils à hydrogène, les
obus de gaz comprimé et les caisses d’approvisionnements étaient
amoncelées à la consigne de la gare du Nord, il ne nous restait plus
qu’à démonter et à emballer le ballon, lorsque Ceintras, un beau matin,
vint m’annoncer froidement qu’il aimait une jeune fille et que son
intention bien arrêtée était de se marier sur-le-champ!

Je me rappelle avoir cherché un revolver dans ma poche avec l’idée de
menacer Ceintras de lui brûler la cervelle s’il ne me donnait pas
immédiatement sa parole d’honneur de remettre à son retour du Pôle
l’exécution de ce projet insensé. Mais je n’avais pas de revolver... Ce
furent, durant deux jours, des scènes terribles, puis Ceintras, m’ayant
promis de partir une semaine après la noce, je compris que le plus court
serait de céder et d’expédier l’affaire au plus tôt. Fort heureusement,
les parents de la jeune fille et la jeune fille elle-même ne voulurent
plus entendre parler de mariage lorsqu’ils surent que Ceintras
entreprendrait huit jours plus tard une expédition polaire. Tout fut
définitivement rompu lorsqu’il leur eut avoué, sous le sceau du secret,
avec l’espoir de se poser en héros à leurs yeux, dans quelles conditions
cette expédition serait accomplie.

On peut penser que mon pauvre ami, vexé et navré comme il l’était, ne
fut précisément pas un très agréable compagnon de voyage. Mais je n’y
prenais guère garde; je pensais être enfin au terme de mes peines, et
avoir réduit à l’impuissance le mauvais vouloir ou plutôt le fâcheux
caractère de Ceintras; je me disais qu’une fois installé à Kabarova il
devrait évidemment se contenter de préparer avec soin le succès de notre
entreprise; et en effet, il était assez difficile d’imaginer d’où
pourrait venir dans les solitudes de la _toundra_ le vent qui lui
soufflerait une nouvelle lubie.

Les premiers événements semblèrent justifier ces prévisions optimistes.
Dès le lendemain de notre arrivée, nous commençâmes à dresser le hangar
portatif où nous devions abriter notre aéronef, et à remonter celle-ci
pièce par pièce,--tout cela malgré les fatigues d’un long voyage qu’il
avait fallu, à la fin, accomplir à l’aide d’inénarrables véhicules, dont
les meilleurs étaient réservés à nos matériaux et à nos
appareils...--Nos ouvriers, que nous avions mis au courant de nos
intentions, nous aidèrent avec un dévouement et un enthousiasme
admirables: la lutte raisonnée de l’homme contre la Nature a pris
aujourd’hui toutes les apparences d’une religion, et ce fut d’un cœur
analogue à celui des vieux maçons constructeurs de cathédrales qu’ils
s’employèrent à établir la machine qui devait dérober à la Terre un de
ses derniers secrets.

Quant à nos hôtes, c’étaient de braves gens, merveilleusement pieux,
ivrognes et simples d’esprit. Durant les après-midi des dimanches que
nous passâmes à Kabarova, nous les vîmes sous la direction de trois
moines sordides qui desservaient dans ce pays sauvage le culte
orthodoxe, exécuter d’interminables processions, durant lesquelles leurs
gosiers bien humectés entonnaient d’ineffables cantiques d’action de
grâce en l’honneur des icones que des bras mal assurés véhiculaient sous
des dais de peau de renne. Les autres jours, la population du village
passait de longues heures à nous contempler; assis par terre, hommes,
femmes et enfants nous adressaient sans répit de bons sourires huilés
par les tartines de graisse de phoque qu’ils engloutissaient sans
discontinuer, d’un appétit tranquille et insatiable. L’interprète leur
ayant annoncé que notre intention était de nous envoler dans les airs
plus haut que les oiseaux, leur sympathie se transforma en une adoration
respectueuse et craintive; et ils commencèrent alors à murmurer autour
de nous de monotones mélopées qu’ils accompagnaient en frappant des
mains et que nous sûmes bientôt être des chants à la louange de nos
mérites. Tout cela ne nous empêchait pas de les tenir à l’œil ou de
monter la garde autour de nos bidons d’essence dont ils auraient bu, à
l’occasion, faute de mieux, quittes à redoubler par la suite de dévotion
à notre endroit.

Le hangar établi, une semaine de travail modéré devait nous suffire pour
remonter définitivement le ballon. Mais, tandis que mon enthousiasme
croissait à mesure qu’avançaient les préparatifs, Ceintras, lui, se
laissait aller de plus en plus à une mélancolie morne; non qu’il ne fît
tous ses efforts pour mener l’entreprise à bonne fin, mais il semblait
bien plutôt accomplir avec conscience et résignation un devoir imposé
qu’agir sous l’impulsion de la folie entreprenante et pleine d’ivresse
d’un explorateur ou d’un inventeur qui se voit arrivé tout près du but.
Il était loin, le Ceintras illuminé et fervent du soir de notre
rencontre! Des heures durant, il restait avec les ouvriers, donnant des
ordres, examinant avec une minutie qui me rassurait,--car elle
manifestait son évidente envie de réussir,--les moindres parties de
l’appareil. Puis, aux moments de repos, il se disait rompu de fatigue et
dormait aussitôt, ou feignait de dormir, évitant ainsi toute
conversation avec moi. Parfois, pris d’une légère inquiétude devant son
air découragé, je lui demandais en lui montrant le ballon:

--Ça marchera?

Il répondait invariablement, d’une voix blanche et sans expression:

--Ça doit marcher.

Mais vers le cinquième jour, brusquement, il parut prendre à tâche de
retarder le travail des ouvriers. Il augmentait les heures de repos, se
disant à bout de forces; puis, comme je le harcelais, le suppliant de
reprendre son travail et lui rappelant que la saison s’avançait, il
revenait au chantier, faisait démonter sous un prétexte futile, quelque
pièce de l’appareil qu’il fallait ensuite remonter, si bien que notre
ballon menaçait fort de ressembler à la toile de Pénélope.

Le septième jour, comme je me demandais avec anxiété ce qui allait
advenir, Ceintras, incapable de contenir plus longtemps la pensée qui le
rongeait, leva la tête de la tâche sur laquelle il était penché et me
dit brusquement:

--Si nous remettions l’expédition à l’an prochain?

Je le regardai avec stupeur, mais, à l’expression craintive de sa
physionomie, je compris aussitôt qu’il serait sans défense devant une
volonté ferme, et, avec une voix dont le calme résolu me surprit
moi-même:

--C’est impossible, lui dis-je; d’ailleurs, il est maintenant trop tard.
Le navire qui doit venir nous chercher est en route.

Le matin même, en effet, décidé à brusquer les événements, j’avais fait
partir un de nos hommes pour la première station télégraphique, avec une
dépêche destinée à avertir le capitaine du bâtiment qui, tout équipé,
attendait nos ordres au fjord d’Hammerfest, en Norvège.

--Tu as raison, dit-il, il vaut mieux en finir et, si c’est la mort qui
nous attend là-bas, ne pas prolonger cette agonie atroce...

Lamentable inconséquence des hommes! Ceintras qui, avant de me
rencontrer, avait tant de fois broyé du noir à la pensée qu’il ne
réaliserait jamais son rêve d’expédition polaire, craignait la mort, à
présent que le destin était sur le point d’exaucer son vœu!

Le soir venu, assis au seuil de notre maison de planches, il resta un
grand moment le regard fixe et vague, comme hypnotisé par le monotone
ondulement des solitudes qui, au devant de nous, s’étendaient grises, à
l’infini...

Énervé par son immobilité, je me promenais de long en large, en
sifflotant, avec un air moqueur qu’il n’eût pas en toute autre
circonstance supporté aussi patiemment. Il semblait toujours ne pas
remarquer ma présence. A la fin, exaspéré, je heurtai rudement sa botte
avec mon pied, en lui criant dans l’oreille, de toutes mes forces:

--Hé! Ceintras!

Je me repentis aussitôt d’avoir agi si cavalièrement, car, avec le
caractère irascible de Ceintras, il fallait s’attendre à tout. Mais il
avait, pour l’instant, mieux à faire qu’à se formaliser de mon manque de
courtoisie. Il me regarda comme s’il s’éveillait d’un pénible cauchemar
et, d’une voix un peu incertaine, il me dit:

--Alors, cette expédition polaire... on y va? C’est décidé?...

Avec un haussement d’épaule je répondis simplement:

--Parbleu!

Il garda un moment le silence, puis les poings crispés par une sorte de
rage impuissante, il s’écria:

--Mais pour quoi faire! pour quoi faire, bon Dieu!

--Pour voir...

--Voir quoi?

--Des choses que les autres hommes n’ont pas encore vues.

Il eut un ricanement à la fois désolé et méchant et, en répétant les
paroles que je venais de dire, il en exagéra ironiquement le ton
inspiré.

--Des choses... des choses que les autres hommes n’ont pas encore vues!
Mais que comptes-tu donc trouver là-bas? Voyons, parle!

--Nous le saurons quand nous y serons.

--Quand nous y serons!... Tiens, veux-tu connaître le fond de ma
pensée?... Tu n’es qu’un fou à qui l’orgueil a fait perdre la tête, un
vaniteux qui se croit trop supérieur au reste des hommes pour se
contenter de ce qui leur suffit... En vérité, oui, un fou et un
vaniteux...

--Un vaniteux! oh! il me semble que sur ce point, toi-même...

--Et quand cela serait? quand bien même, à la veille d’entreprendre une
expédition aussi périlleuse, je tiendrais, du moins, à ne pas
disparaître à jamais inconnu, au milieu des glaces de la banquise?...

Je savais qu’il n’y avait pas à discuter avec Ceintras, que toutes les
raisons que je pourrais lui donner, si bonnes qu’elles fussent, ne
serviraient qu’à l’irriter davantage. D’ailleurs je n’avais pas de
raisons à lui donner: nous ne faisions qu’exécuter le contrat tacite
passé entre nous dès le début, et ses récriminations arrivaient un peu
tard pour que j’eusse à en tenir compte. Aussi, sans plus m’occuper de
lui, je me mis à feuilleter les journaux qui nous arrivaient assez
régulièrement, mais que nous ne lisions guère, absorbés chacun par une
seule pensée...

Soudain mon regard fut arrêté par ces lignes: «Nous apprenons que le
directeur d’un journal américain, M. Wellmann, a fait le téméraire
projet d’atteindre le Pôle Nord en dirigeable...» Suivaient les
commentaires que tout le monde à cette époque a pu lire dans la
presse... Alors, avec une voix qui fit tressaillir mon voisin, je lui
criai, en lui tendant le journal et en soulignant le passage avec
l’ongle:

--Tiens, imbécile, lis ça... mais lis donc...

Il prit le journal avec indifférence, y jeta négligemment les yeux et
son visage se transforma, s’anima à mesure qu’il lisait... Ah! il aurait
fallu voir mon Ceintras, avec l’inconstance d’humeur qui lui était
propre, passer soudain du découragement le plus plat à la plus fiévreuse
exaltation...

--Ah! non, s’exclama-t-il, après avoir hésité évidemment entre plusieurs
façons de prendre la chose, elle est bonne, celle-là, elle est bien
bonne! Non, mais crois-tu que ce sera drôle et qu’il en fera une tête,
ce Wellmann, lorsqu’au moment de partir, il apprendra que d’autres l’ont
précédé dans son dessein? Car nous serons de retour bien avant son
départ! Et, s’il tient absolument à nous donner de l’inédit, il faudra
qu’il aille au Pôle Sud... Ah! ah! au Pôle Sud... Mais l’idée, qui
l’aura eue le premier? C’est Ceintras, c’est Ceintras!...

Et il finit par chantonner ces derniers mots en gambadant et en battant
des mains, à la stupéfaction des ouvriers qui le soupçonnaient, sans
doute, de s’être livré à des libations un peu trop copieuses. Puis, un
peu calmé par ces démonstrations ridicules, il revint au désir qui
l’avait tourmenté de tout temps, et me dit en affectant un ton détaché:

--On pourrait, peut-être, envoyer un télégramme aux journaux, pour
mentionner notre départ... Nous avons évidemment bien des chances de
réussir, mais enfin, si nous ne revenions pas?...

--Si nous ne revenions pas, comme je te l’ai répété souvent sans que tu
veuilles m’entendre, nos ouvriers communiqueraient, au bout de deux
mois, le procès-verbal que nous dresserons avant de partir, et
l’équipage du bâtiment qui nous conduira au lieu du départ serait là lui
aussi pour attester la vérité.

Il finit par se laisser convaincre qu’ainsi tout allait bien et courut
au chantier, bouleversant les caisses, donnant des ordres, affolant les
ouvriers, travaillant lui-même avec acharnement et fredonnant
gaillardement le premier couplet de «Viens, Poupoule!...»

Je fus obligé de l’entraîner de force pour lui faire prendre un peu de
nourriture et à la dernière bouchée, bien que nos hommes tombassent
littéralement de fatigue, il se remit à l’ouvrage. Deux jours plus tard
le ballon était complètement remonté.

Ceintras, déçu ou taciturne, était simplement ennuyeux; devenu joyeux et
expansif, il fut absolument insupportable. Il se précipitait vers moi
avec effusion, me nommait son cher ami, m’accablait des manifestations
d’une soudaine tendresse, et tout cela avait pour intermède son
intolérable «Viens, Poupoule» dont il soulignait chaque mesure d’un
claquement de doigts ou d’un pas de danse grotesque.--Oh! cet odieux
refrain dont l’obsession a survécu à tant d’aventures et qui bourdonne
encore à mes oreilles à l’heure où j’écris ces lignes!

Nous allions, dès le lendemain, entrer dans la période des essais. En
attendant, Ceintras prépara les documents destinés à illustrer sa
gloire. Je dus le photographier dans la nacelle, au volant de direction,
entouré de nos ouvriers, sur le seuil du hangar, dans toutes les poses,
dans tous les costumes... Et, sur chaque châssis, il collait
soigneusement des bouts de papier où étaient inscrites les explications
qu’il espérait voir, plus tard, reproduites dans les magazines...

--D’ailleurs, me disait-il avec un sérieux imperturbable, si par malheur
nous restions quelque part, là-bas,--et sa main esquissait un geste du
côté du Nord,--ces notes explicatives deviendraient absolument
nécessaires.

Vers la fin de la journée, n’entendant plus résonner dans les environs
la chanson de mon camarade, je me disposais à partir à sa recherche
quand je le vis apparaître, escorté des trois moines de Kabarova et
d’une horde de Samoyèdes luisants et graisseux. En m’apercevant,
Ceintras fit claquer ses doigts et, pour toute réponse aux questions que
je lui posai, se contenta d’abord de chantonner son refrain familier.
Puis, me désignant les trois moines obséquieux, souriants et totalement
incapables de comprendre ses paroles, il s’écria sur un ton d’emphase
comique:

--Voilà! ces respectables moines, avertis par l’interprète que notre
départ était proche, lui ont assuré qu’ils consentiraient volontiers à
bénir notre navire aérien moyennant une bouteille ou deux d’eau-de-vie.
Leur bénédiction vaut bien cela! Pour ce qui est de ces nobles
populations, je pense qu’elles méritent également de prendre part à nos
libéralités.

On alla chercher deux litres de rhum pour les moines et un bidon
d’alcool à brûler que les Samoyèdes commencèrent aussitôt à se passer de
mains en mains et de bouche en bouche en poussant des grognements de
satisfaction.

--Vite, vite, prends un cliché! me cria Ceintras, juché à l’avant de la
poutre armée.

Les moines s’étaient agenouillés à côté de lui; la foule, après avoir
entièrement vidé le bidon, entonna son cantique d’action de grâces...
Quand tout fut terminé, Ceintras, qui entendait que la postérité prît au
sérieux cette solennité burlesque, colla gravement cette note sur le
châssis:

«Les habitants de Kabarova acclament le hardi aéronaute Ceintras, tandis
qu’il fait bénir, en grande cérémonie, son ballon dirigeable par le
clergé du lieu.»




CHAPITRE III

... ET LEUR MONTURE


Je voudrais que mes connaissances mécaniques fussent plus étendues et
précises afin de donner ici une description vraiment utile de notre
ballon. Mon dernier souhait est que la folle entreprise dont nous fûmes
victimes porte au moins des fruits pour d’autres que pour nous.

A ne considérer que l’aspect général de l’appareil, il ne différait
guère des quelques ballons dirigeables qui ont été construits durant ces
dernières années, sinon par ses dimensions considérables: il avait
soixante-quinze mètres de longueur et vingt mètres de largeur au
maître-couple.

La grande originalité consistait en une disposition qui nous permettait
de nous dispenser absolument de lest et de prolonger malgré cela très
longtemps, bien plus longtemps qu’aucun aéronaute ne l’avait fait avant
nous, notre séjour dans l’atmosphère. Les gaz chauds à leur sortie du
moteur étaient recueillis dans un tuyau qui se divisait peu après en
deux branches: par l’une d’elles les gaz arrivaient à des serpentins qui
circulaient autour de notre cabine et y faisaient fonction de
calorifères; au moyen de l’autre,--et c’est en cela que consistait
l’innovation,--les gaz d’échappement, avant leur expulsion définitive à
l’air libre, étaient détournés vers un second système de serpentins
placé à l’intérieur même de l’enveloppe dans une sphère de cuivre; le
ballon se rapprochait-il de la terre, un robinet plus ou moins ouvert
laissait s’échapper par cette voie une quantité de calorique suffisante
pour porter le métal de la sphère à une température de 60° centigrades;
ainsi, à notre gré, nous dilations l’hydrogène et augmentions la force
ascensionnelle sans aucun risque d’inflammation. De plus, dix obus
d’hydrogène comprimé communiquant également par des tuyaux avec
l’intérieur de l’enveloppe devaient nous éviter les ennuis de la
déperdition progressive du gaz durant notre voyage: un tour de robinet
sitôt que le besoin s’en faisait sentir, et une nouvelle provision
d’hydrogène allait remplacer le gaz que les six épaisseurs de soie forte
et de caoutchouc n’étaient pas parvenues à maintenir absolument
prisonnier. Toutes les ramifications de cette tuyauterie compliquée
étaient munies de clapets commandés par des manettes, et lorsque la
température de notre cabine était assez élevée et que le ballon voguait
à une hauteur suffisante nous laissions les gaz s’échapper à l’air libre
avec un fracas étourdissant.

N’ayant pas à nous encombrer du poids inutilisable du lest, nous avions
pu rendre sans crainte notre vaisseau aérien excessivement solide et
confortable; après diverses hésitations, Ceintras s’était résolu à
monter l’enveloppe sur une légère armature d’aluminium qui la maintenait
évidemment plus rigide que n’eût pu le faire l’emploi des ballonnets
compensateurs. Quant à la stabilité de l’aéronef elle était assurée
comme à l’ordinaire par des plans horizontaux et verticaux.

La cabine était une véritable petite maison divisée en deux parties; à
l’avant c’était ce que nous appelions assez prétentieusement la chambre
de chauffe, où se tiendrait Ceintras, pilote et mécanicien. Il y avait
là les ouvertures des réservoirs d’huile, d’essence, d’eau, les
manettes, les boussoles et le volant de direction qui commandait un
puissant gouvernail situé à l’arrière; une porte s’ouvrait sur une
galerie découverte par laquelle on pouvait parvenir jusqu’au moteur
lui-même. Dans l’autre partie de la cabine se trouvaient les coffres à
provisions, une étroite couchette et le petit fourneau électrique sur
lequel je préparerais nos repas. Dans ces conditions le voyage lui-même
ne paraissait pas devoir être autre chose qu’une agréable et un peu
banale partie de plaisir; à coup sûr nous n’endurerions aucune des
souffrances auxquelles avaient dû se résigner à l’avance les autres
explorateurs des pays polaires, la faim, le froid, et les anxiétés d’un
long exil.

Notre nouveau moteur d’une puissance effective de 100 chevaux, ne nous
permettrait pas de couvrir une moyenne de beaucoup supérieure à celle de
vingt-cinq kilomètres à l’heure, car le second ballon était autrement
lourd et considérable que le premier; pour accomplir ce raid de
navigation aérienne, Ceintras avait préféré en fin de compte,--et non
sans raison,--un engin de fond à un engin de vitesse, un cruiser à un
racer; mais, somme toute, en fondant nos prévisions sur la certitude
d’un minimum de 20 kilomètres à l’heure, une semaine nous était
largement suffisante pour accomplir les 2000 kilomètres du trajet
aller-retour. C’était à l’extrémité de la terre François-Joseph que le
navire norvégien devait nous déposer et nous attendre.

Le temps prévu pour l’arrivée de celui-ci à Kabarova nous laissait
environ une quinzaine de jours devant nous. Ceintras trouva là le
prétexte d’une dernière tergiversation; elle eut lieu comme nous
montions dans la nacelle du ballon pour effectuer les essais:

--Et si nous avions fait venir le navire pour rien, me dit-il soudain...
Si maintenant, pour une raison ou pour une autre, le ballon ne nous
donnait pas une entière satisfaction?...

--Nous partirions quand même, répondis-je, c’est à toi de prendre toutes
les précautions pour sauvegarder ta glorieuse existence! Et puis, tu me
l’as dit toi-même, ça doit marcher. Ce n’est pas le moment de devenir
pessimiste.

D’ailleurs, comme les événements allaient le prouver aussitôt, il
n’avait aucun motif de le devenir. L’immense machine reposait sur le
sol, amarrée par des câbles à des poteaux. Les amarres rompues, elle ne
quitta pas de suite la terre, la force ascensionnelle au moment du
départ ne devant pas dépasser le poids brut de l’appareil. Mais une fois
le moteur mis en mouvement, l’air réchauffé dans la sphère de cuivre
alla dilater l’hydrogène de l’enveloppe et le ballon commença à
s’élever; pour activer au besoin la rapidité de l’ascension il eût suffi
d’injecter en outre dans l’enveloppe une certaine quantité de
l’hydrogène comprimé tenu en réserve dans les obus. Comme on le voit ce
dispositif ne nous permettait pas seulement de nous dispenser de lest,
il nous donnait aussi la faculté précieuse d’atterrir où bon nous
semblerait et de repartir ensuite à notre gré.

Il y avait dans la lente ascension de la machine se délivrant pour la
première fois des chaînes de la pesanteur tant de souple docilité jointe
à tant de majestueuse puissance, que toutes sortes d’émotions
puissantes,--orgueil, admiration, respect presque religieux de
nous-mêmes et de l’œuvre,--firent battre éperdument nos cœurs. En vérité
ces triomphales minutes n’étaient pas payées trop cher par les
inquiétudes, les ennuis et les mille difficultés exaspérantes au milieu
desquelles je me débattais depuis de longs mois. Lorsque le moment
décisif fut arrivé, que nous eûmes atteint l’altitude suffisante et que
Ceintras, fermant pour un instant le tuyau par lequel l’air chaud
arrivait dans l’enveloppe, eut embrayé l’hélice propulsive, toutes nos
querelles, tous nos dissentiments furent oubliés, et nos mains
s’étreignirent tandis que nous cherchions en vain des mots dignes
d’exprimer notre bonheur et notre mutuelle reconnaissance.

Tout cela était d’un heureux augure et il faut bien dire que rien ne le
démentit. Je n’ai pas, du reste, le dessein de raconter nos expériences
par le menu; ce serait fastidieux et inutile. Durant les dix jours qui
suivirent, le ballon accomplit plus de 3000 kilomètres et resta en état
de marche sans qu’il eût été nécessaire de renouveler notre provision
d’essence et d’hydrogène. Les menues mésaventures que nous eûmes à subir
ne servirent en définitive qu’à affermir davantage encore notre
confiance. C’est ainsi qu’une fois, à une centaine de kilomètres de
Kabarova, notre moteur resta en panne par suite d’un excès d’huile et
d’un encrassement des bougies; le ballon atterrit doucement, nous
procédâmes à un nettoyage rapide des cylindres, puis le moteur fut remis
en marche, le ballon s’éleva de nouveau et nous rentrâmes au port
d’attache avec un retard d’une demi-heure à peine sur l’horaire prévu.
Une seule modification importante fut apportée à la machine durant ces
derniers jours: nous renforçâmes les amortisseurs destinés à éviter les
heurts au moment des atterrissages et nous les disposâmes d’une façon
nouvelle, qui devait nous permettre d’atterrir sans danger dans des
espaces extrêmement restreints.

Je crois également inutile de raconter notre voyage de Kabarova à la
terre François-Joseph. La lente navigation dans les mers boréales, les
brumes opaques qui semblent être là depuis des siècles et des siècles et
ne s’entr’ouvrir qu’avec peine ou paresseusement pour laisser passer le
vaisseau, l’inquiétude perpétuelle des glaces dans les étroits chenaux
d’eau libre à mesure qu’on se rapproche de la banquise, les icebergs
flottant au loin comme des brumes plus pâles dans la brume, tout cela
est connu par les relations des explorateurs et n’a rien à faire dans
mon histoire, surtout lorsque je pense que mes jours, sans doute, sont
comptés.

Le ballon, dont on n’avait pas eu besoin de démonter la partie
mécanique, fut regonflé et prêt à partir cinq jours après notre
débarquement. Il ne me reste qu’à reproduire ici le document écrit en
double dont nous gardâmes un exemplaire et dont l’autre fut confié aux
soins du capitaine la veille même de notre départ.

«_Le 18 août 1905, le _Tjörn_, bâtiment norvégien, capitaine Hammersen,
a déposé à l’extrémité sud de la terre François-Joseph MM. Jacques
Ceintras et Jean-Louis de Vénasque, sujets français, domiciliés l’un et
l’autre à Paris, 145 bis, avenue de la Grande-Armée, lesquels sont
partis de là le 26 août pour tenter d’atteindre le Pôle Nord en ballon
dirigeable. Un autre document a été remis par eux à M. Henri Dupont,
domicilié à Paris, 75 rue Cujas, chef de l’équipe d’ouvriers qui les
assista durant la période des essais à Kabarova (Russie). En cas de
réussite Hammersen, capitaine du _Tjörn_, H. Dupont et les autres hommes
de l’équipe confirmeront l’exactitude des dits documents. En cas d’échec
et de disparition définitive des deux explorateurs, ils sont priés de
divulguer les faits dont ils ont été témoins. MM. Ceintras et de
Vénasque tiennent à cette divulgation moins pour la satisfaction,
d’ailleurs légitime, d’être inscrits au nombre des victimes de la
science que pour donner un exemple et un enseignement à ceux qui, ayant
dès à présent conçu, par suite des progrès de la navigation aérienne,
des desseins analogues, seraient tentés de les réaliser à leur tour._»




CHAPITRE IV

PROPOS ENTRE CIEL ET TERRE


--Coupez les amarres!

Et, une à une, après le brusque bruit des coups de hache, les cordes
tombèrent en claquant sur le sol sec. L’équipage tout entier nous avait
accompagnés, les mains s’étaient tendues vers nous; déjà nous étions
dans la nacelle. Il y eut alors quelques minutes d’impressionnant
silence. Les hommes s’étaient rangés autour de nous et ne bougeaient
plus.

Je les regardai. A n’en point douter, ces fils des Wikings, ces matelots
hardis qui, bien avant Christophe Colomb avaient traversé l’Atlantique
sur leurs barques vermillonnées et découvert, sans le savoir, un monde,
sentaient, en nous voyant partir, gronder au plus profond d’eux-mêmes
leur héréditaire besoin d’aventures; ce n’étaient pas seulement
l’étonnement et l’admiration, mais une naïve envie, un obscur regret de
n’être pas de la fête, qui faisait à cette minute étinceler d’un éclat
passager leurs yeux pâles de riverains des mers du Nord.

Un chien resté à bord du navire se mit soudain à hurler; j’eus alors la
sensation de l’irréparable; je devais être très pâle, mais Ceintras
l’était affreusement; il chancela en s’avançant vers le moteur et je vis
ses doigts trembler sous l’épaisseur des gants fourrés tandis qu’il
agissait sur le levier de mise en marche. Alors, en cet instant suprême,
s’imposa à mon souvenir l’image d’autres pays, pleins d’animation, de
soleil, de vie... C’était cela que nous avions quitté, peut-être pour
toujours! J’eus durant quelques secondes la certitude horrible d’avoir
jadis frôlé bien des fois le bonheur sans m’en douter, d’avoir désespéré
trop tôt de ma guérison et d’avoir lâché la proie pour l’ombre...

Mais le fracas du moteur déchirait le silence, nous perçûmes des
frémissements dans les muscles de corde et de métal de l’immense bête
impatiente de prendre son essor. Enfin elle s’éleva tout à coup, et si
vite que Ceintras dut presque aussitôt modérer la dilatation de
l’hydrogène. Alors, dominant le bruit du moteur, ce fut une acclamation
formidable qui, nous rattrapant dans notre vol, monta jusqu’à nous de la
terre; devant cette tempête d’enthousiasme mes idées noires et mes
pensées accablantes s’éparpillèrent, se dissipèrent comme des feuilles
mortes au vent. Accoudé à la galerie, je saluai une dernière fois de la
main ceux qui nous acclamaient.

A ce moment toute la grandeur de l’œuvre que j’avais accomplie
inconsciemment, en ne poursuivant pas autre chose que la satisfaction
d’un égoïste désir, m’apparut, et ce fut une merveilleuse aubaine sur
laquelle je n’avais pas compté. Comme aux premiers instants de nos
essais, mon cœur battit éperdument, et cette fois, ce n’était plus
seulement à l’espoir d’un rêve bientôt réalisé qu’il devait cette
impulsion enivrante, mais à un sentiment supérieur et plus doux: dès à
présent, quoi qu’il dût advenir par la suite, j’avais la certitude de
n’avoir pas vécu une vie inutile et de pouvoir tout au moins fournir
dans l’avenir au reste des hommes un exemple illustre d’initiative et de
volontaire audace.

Ceintras avait été lui aussi visiblement flatté et réconforté par
l’acclamation. Mais son incorrigible vanité entraînait ses pensées dans
un autre sens que les miennes:

--Que sont ces ovations, s’écria-t-il soudain, à côté de celles qui nous
attendent à notre retour!

Je ne pus m’empêcher de le considérer avec quelque pitié. Puis à la
pitié succéda l’irritation. La phrase ridicule avait rompu le charme.
Depuis plus d’un quart d’heure les hélices propulsives avaient été
embrayées; déjà le navire s’évanouissait derrière nous, et les hommes,
dont les regards nous accompagnaient encore, n’étaient plus que des
taches noires sur la neige. Aussi loin que ma vue pouvait s’étendre, je
n’apercevais que la monotone blancheur des solitudes polaires. Le froid
commençait à nous engourdir et nous entrâmes dans la «chambre de
chauffe» dont la porte fut soigneusement fermée.

Alors nous nous aperçûmes que nous n’avions plus rien à nous dire.
Ceintras s’absorba en silence dans le réglage des manettes, et moi,
après avoir vainement tenté de nouer quelque conversation je
m’abandonnai au fil d’une vague rêverie. Bientôt, bercé par le bruit
monotone du moteur et accablé par les fatigues des jours précédents, je
me sentis peu à peu envahi par une profonde somnolence. Je crois que
j’étais arrivé au bord même du sommeil lorsque Ceintras me tira soudain
par la manche en s’écriant hargneusement:

--J’ai faim!

Il marmotta ensuite quelques imprécations et je compris qu’il pestait
contre le peu de soin avec lequel je m’acquittais de mon rôle.
N’étais-je pas le cuisinier en chef de l’expédition?

Reconnaissant qu’en principe le reproche était mérité, ou trop ahuri
encore pour avoir grande envie de récriminer, je me mis en devoir de
donner satisfaction à mon compagnon. Je dois dire qu’il n’était pas
besoin, pour préparer nos repas, d’avoir de grandes connaissances
culinaires. Nos approvisionnements consistaient surtout en aliments
d’épargne,--cacao, thé, café, tablettes de viande comprimées,--en
biscuit, et en diverses conserves toutes prêtes qu’il suffisait de faire
chauffer un instant au bain-marie, sur notre fourneau électrique.
Ceintras qui entendait ne pas se priver même du superflu avait adjoint à
tout cela des confitures, des gâteaux secs, des liqueurs, de vieux vins,
du champagne!

Peu après, je disposai sur la couchette, qui était à deux fins et qui
devait également nous servir de table, du biscuit, deux bouteilles de
bordeaux, du jambon et un civet de lièvre dont le fumet chatouilla mes
narines de la plus délicieuse manière.

--Voilà, dis-je triomphalement, un repas que Nansen eût payé bien cher à
certains moments de son voyage.

Bien entendu Ceintras ne fut pas de mon avis: le civet n’était pas assez
chaud, le bordeaux ne devait pas se boire si froid, le biscuit lui
occasionnerait certainement une maladie d’estomac... Avec la meilleure
volonté du monde je ne pouvais pas cependant aller lui chercher des
petits pains! Du reste, tout en grommelant, il fit disparaître une bonne
moitié des mets; je n’eus pas grand’peine à me charger du reste, et, ce
repas pourtant copieux ne nous suffisant pas, nous y adjoignîmes des
fruits en conserve et une bonne lampée de rhum. Il faut noter
ici,--chose assez curieuse étant donné le peu de forces que nous
dépensions,--que nous éprouvâmes durant tout le voyage un formidable
appétit.

Nous jouissions dans l’une et l’autre partie de la cabine d’une
température très douce et, quand notre festin fut terminé, nous eûmes la
sensation d’un absolu bien-être. De temps à autre nous essuyions du
revers de nos manches la buée épaisse et les fleurs de glace qui
s’amoncelaient sur les hublots, et, au dehors, c’était toujours le
monotone paysage que les récits des explorateurs nous avaient rendu
familier. Pourtant, sous l’influence d’une exaltation fiévreuse ou d’un
étrange pressentiment, je ne renonçais pas à mon espoir de contempler
avant peu des prodiges et, bien que prévoyant de la part de Ceintras des
mots ironiques et des haussements d’épaules, je ne me lassais pas
d’exprimer cet espoir à tout moment.

--Ceintras, qui sait ce que nous allons trouver au terme de notre
voyage?

--L’axe de la Terre, parbleu! me répondit-il à la fin en ricanant.

Je répétai sur un ton interrogatif et assez niais:

--L’axe de la Terre?

--Eh! oui, tu sais bien que c’est là-bas qu’il s’emmanche. C’est donc
autour de lui que nous prendrons le virage... Par exemple, il faudra
faire attention à la manœuvre et ne pas le disloquer en le heurtant!
Hein? vois-tu d’ici le cataclysme?

Il ajouta, bien résolu à ne pas abandonner tout de suite une aussi bonne
plaisanterie:

--Dis donc, nous pourrons écrire nos noms sur lui, comme font les
touristes dans les donjons des châteaux historiques... Et nous pourrons
encore en emporter de petits morceaux pour les offrir à nos amis et
connaissances...

Cependant, l’énorme machine poursuivait sa route avec une si parfaite
docilité que j’en éprouvais comme un obscur sentiment d’irritation; en
vérité, c’était trop facile, trop simple: il me semblait que quelques
menus obstacles auraient contribué à donner plus de prix à notre
victoire...

Exactement trente-trois heures après notre départ, nous dépassâmes le
point extrême atteint par Nansen, et nous entrâmes enfin dans le mystère
des régions vierges.

--Ceintras, m’écriai-je, Ceintras, cette fois, nous y sommes!

--Où donc sommes-nous, s’il te plaît?

--Mais en pleine aventure, dans l’inconnu... Rien, depuis d’immémoriales
séries de siècles, n’avait dérangé le silence accumulé sur ces
solitudes, et c’est la première fois que cette nature est troublée par
le passage orgueilleux de l’homme...

--Tu es tout à fait lyrique, interrompit Ceintras sans détourner la
tête. Au fond, tu restes persuadé qu’il va t’être donné, dans quelques
heures, de contempler des merveilles. Crois-moi, si tu ne veux pas
éprouver une déception trop grande, n’espère pas trouver autre chose que
ce que tu vois ici. Dans quelques heures, nos appareils indiqueront que
nous avons atteint notre but, et puis...

--Et puis, selon toi, ce sera tout, et il ne nous restera plus qu’à
revenir?...

--Tu l’as dit. Cependant, en manière de divertissement, ou, si tu
préfères, pour n’avoir pas fait en vain le voyage, nous pourrons
atterrir un instant et planter le drapeau national au point même du
Pôle. Le Pôle Nord colonie française! Ah! Ah! voilà vraiment un joli
cadeau à faire à sa patrie! On pourra faire insérer des annonces:
«Terres à distribuer... grandes facilités d’émigration...» Qu’est-ce que
tu en penses? Avec quelques protections, tu pourras peut-être te faire
nommer gouverneur de la nouvelle colonie!

--Raille si cela t’amuse, mais nous avons encore le droit d’espérer que
des choses imprévues nous attendent; de ma part, c’est mieux qu’un
pressentiment, c’est presque une conviction...

--On ne demande pas mieux que de croire à la réalité de ce qu’on
souhaite.

--Qui sait? un pays nouveau... une flore et une faune particulières,
ajoutai-je sans prendre garde à l’interruption de Ceintras...

--Il est impossible de concevoir la vie dans ces régions de froid cruel
et sans espoir... Et je serais curieux de savoir sur quoi ta conviction
se fonde?

--Sur bien des choses et, notamment, sur les légendes qui courent chez
les peuples voisins du Pôle. Sais-tu que les Esquimaux du Groënland
parlent volontiers de pays fabuleux, situés très loin, vers le Nord, au
delà des glaces? Il ne faut pas faire fi des légendes, qui ne sont pas
des mensonges, mais des traductions de la vérité; il est bien rare
qu’elles ne correspondent pas à quelque chose, et celles que l’on répète
sur le Pôle...

--... N’ont pas évidemment été racontées par quelqu’un qui est allé y
voir. Du reste, si les événements semblent vraiment vouloir confirmer
ces légendes, il ne me restera plus qu’à te présenter mes condoléances,
car, évidemment, tu seras volé, tu ne seras pas le premier touriste qui
aura visité le pays et l’on t’aura coupé l’herbe sous les pieds de la
façon la plus vexante du monde... Il faudra donc te réjouir, en fin de
compte, si, comme il y a tout lieu de le croire, les alentours immédiats
du Pôle ne se distinguent en rien des pays au-dessus desquels nous
naviguons.

--Cependant, hasardai-je à bout d’arguments, la mer libre...

--Ah baste! la mer libre!... D’ailleurs la verrions-nous, on nous en a
tellement rabattu les oreilles que ce ne serait plus rien de bien
neuf...

Il s’interrompit soudain et prêta l’oreille: les explosions du moteur
étaient devenues irrégulières tout à coup. Il s’emmitoufla de fourrures
et sortit sur la galerie; la cause du mal fut vite découverte: un fil
électrique s’étant affaissé contre un cylindre avait été endommagé par
la chaleur. Pour mieux effectuer la réparation, Ceintras arrêta le
moteur un instant. Alors nous constatâmes que, les hélices restant
immobiles, le sol fuyait tout de même à une assez grande vitesse
au-dessous de nous.

--Bigre, s’écria Ceintras, les courants aériens sur lesquels j’avais
compté deviennent de plus en plus forts; nous allons avoir une rude
avance sur notre horaire!

--Mais au retour? demandai-je avec quelque inquiétude.

--Eh bien, répondit tranquillement mon compagnon, si la lutte contre le
vent est trop pénible, au lieu de rebrousser chemin nous irons tout
droit devant nous.

Il remit le moteur en marche, embraya les hélices et donna toute la
vitesse.

Ensuite il parla de déboucher du champagne. J’y consentis volontiers.
Tout marchait à merveille et la manœuvre ne consistait plus guère qu’à
maintenir le ballon dans la bonne direction. Quand nous eûmes chacun
vidé notre bouteille, la conversation se continua très animée, encore
que chacun de nous ne prît guère garde au sens des paroles de l’autre.
Nous étions entraînés par nos idées fixes aussi irrésistiblement que
l’était le ballon par sa force propre et celle du vent.

--... La gloire, disait Ceintras, l’immortalité... Christophe Colomb en
mieux...

--... Des choses, répliquai-je, que nul homme n’aurait été capable
d’imaginer...

--... Réception enthousiaste, réputation universelle...

--... Des points de vue nouveaux, une révolution scientifique...

Seulement mes rêves semblaient décidément plus utopiques que les siens,
et je commençais à me rendre compte que je ne les exprimais si fort que
pour m’halluciner et garder en eux, jusqu’au dernier moment, une
confiance désespérée.

Afin de nous débarrasser des bouteilles que nous venions de boire, je
soulevai le couvercle d’une ouverture ménagée dans la partie inférieure
de la cabine et je demeurai stupéfait: notre vitesse s’était accrue
encore et le sol n’apparaissait plus, dans ce cadre étroit, que comme
une surface grise et plane sur laquelle couraient de minces raies
sombres.

--Viens voir, dis-je, le vent a pris le mors aux dents. Qu’est-ce que
cela signifie?

Ceintras, pour se rendre compte, avait interrompu l’hymne de louange en
son honneur et s’était penché à son tour au-dessus de la baie. Il se
releva stupéfait et même, à ce qu’il me parut immédiatement,
désappointé.

--Courons-nous quelque danger? lui demandai-je.

--Un danger? non, mais en vérité...

--Parle! parle donc!

--Eh bien, voilà: il se peut... il se peut, en définitive, que ce soient
tes prévisions qui se justifient, du moins en partie... Car ce vent
violent et soudainement survenu ne peut avoir pour cause qu’une brusque
différence de température entre les lieux où nous sommes... et ceux où
nous allons.

Mais, cette fois, je ne devais pas profiter longtemps de l’autorisation
inopinée que me donnait Ceintras de poursuivre encore mes rêves. Mon
compagnon qui m’avait quitté pour aller dans la chambre de chauffe
reparut presque aussitôt et me dit, très pâle:

--Regarde!

Je m’avançai et je regardai. Il avait ouvert les deux larges hublots de
l’avant, une immense lumière violette venait d’apparaître à l’horizon et
nous allions vers cette lumière.




CHAPITRE V

LE JOUR VIOLET


La mort n’est que la plus inintelligible des énigmes et ce qui nous
terrifie surtout en elle c’est l’inconnu. Il semble que la peur de
mourir et l’horreur de ne pas savoir, de ne pas comprendre soient deux
sentiments très voisins et que l’on ait eu raison de nommer l’angoisse
qui nous étreint devant un fait inconnaissable «le frisson de la petite
mort». Je ne pense pas avoir jamais mieux éprouvé ce sentiment que dans
les premières minutes qui suivirent l’apparition de la lueur. Ainsi,
après avoir ardemment souhaité des prodiges, je tremblais à leur
approche.

Les mains crispées sur la balustrade de la galerie extérieure, je
sentais la sueur perler à mes tempes, malgré l’affreux froid cinglant
contre lequel dans mon émotion et ma hâte je m’étais peu soucié de me
prémunir. Cependant, à mesure que nous avancions vers elle, la lueur
envahissait de plus en plus l’horizon. Dès ce moment nous pouvions nous
rendre compte de ce qu’il y avait en elle d’étrange et, pour mieux dire,
de «jamais vu». Aux yeux humains la flamme du soleil apparaît comme un
calme et serein rayonnement de clarté uniforme; au contraire, cette
lumière-là n’était pas immobile; on eût dit le reflet contre le ciel
d’une immense torche invisible qui, par instants, eût vacillé; d’autres
fois de larges ondulations la parcouraient d’un bout à l’autre
parallèlement au sol et elle ressemblait alors à un grand drapeau
immatériel et étincelant dont le vent eût fait frémir l’étoffe.

--Qu’est-ce donc? murmurai-je enfin d’une voix à peine distincte.

Mon compagnon me répondit par un geste très vague, puis:

--Peut-être une aurore boréale, dit-il, une prodigieuse aurore
boréale... ou un autre phénomène météorologique que l’on n’avait pas eu
l’occasion d’observer avant nous...

Du reste, il ne paraissait pas trouver lui-même cette explication très
satisfaisante; sa physionomie exprimait à la fois l’inquiétude et
l’irritation. Il ajouta, sans doute pour permettre à sa perspicacité de
triompher au moins sur un point:

--En tout cas mes prévisions en ce qui concerne une température plus
clémente se réalisent. Regarde le thermomètre...

Mais cela ne m’intéressait pas. Je me faisais l’effet d’être au bord
d’un gouffre et de chanceler pris de vertige; il aurait fallu pour
m’empêcher de sombrer que Ceintras me fournît,--pareille à une branche
où m’accrocher,--une explication rationnelle de l’étrange phénomène. Je
l’interrompis et sur le ton suppliant d’un condamné à qui l’on a déjà
refusé sa grâce et qui n’a plus qu’une ombre d’espoir:

--Mais cette lumière, dis-je, cette lumière?...

--Attends un peu, me répondit-il avec quelque impatience; nous arrivons,
nous allons nous rendre compte.

Nous avions gagné, sans nous en apercevoir, une altitude assez élevée,
la tiédeur relative de l’atmosphère qui nous entourait ayant été cause
d’une dilatation progressive de l’hydrogène. Et nous pouvions voir
au-devant de nous la neige blanche et grise sur une distance d’environ
cinq cents mètres se colorer ensuite d’un reflet violet; la ligne de
démarcation entre la clarté pâle du pôle où nous naviguions encore et la
surprenante zone lumineuse semblait d’une netteté parfaite, comme celle
qui, dans une rue, lorsque le soleil est oblique, sépare le côté que ses
rayons atteignent directement de celui où tombe l’ombre des maisons.

Une minute plus tard nous étions au seuil même du mystère.

Comment rendre la première impression que je reçus de ce paysage?
Avez-vous quelquefois placé devant vos yeux un verre de couleur foncée?
Même lorsque le soleil luit de tout son éclat, on dirait que l’horizon
se rétrécit, que le ciel s’alourdit ou se rapproche de la terre; les
parties claires prennent un aspect livide et le moindre coin d’ombre
devient le repaire de la peur. Tout enfant, lorsque je jouais dans le
vestibule du château, je m’amusais parfois à regarder le jardin par une
porte où étaient enchâssées des vitres de colorations différentes et à
m’imaginer que j’étais entré dans un autre monde, ou que le ciel avait
pris cette teinte pour toujours; quand j’arrivais à m’en persuader,
c’était une sensation horrible d’accablement et de tristesse;
l’atmosphère me paraissait soudain irrespirable; je n’osais pas bouger,
car il me semblait que l’air en devenant moins clair était aussi devenu
moins fluide et que le moindre mouvement serait pénible comme le
transport d’un pesant fardeau. Ainsi, le plus longtemps et le mieux que
je pouvais, je consolidais l’illusion pour accroître mon angoisse,
jusqu’au moment où les nerfs tendus, la gorge serrée, prêt à fondre en
larmes, j’ouvrais la porte tout à coup. Alors je remplissais éperdument
mes yeux de l’azur limpide et familier, je courais, je respirais à
pleins poumons, c’était la fin d’un cauchemar, une libération
merveilleuse... A présent je me trouvais à peu près dans le même état
d’esprit que lorsque j’avais, aux jours de mon enfance, longtemps
regardé le parc à travers la vitre violette, mais cette fois il m’était
impossible d’ouvrir la porte.

Tant que nous eûmes encore la neige au-dessous de nous, son reflet clair
atténua quelque peu sur nos visages et sur les objets environnants le
caractère fantastique que leur donnait cette lumière à la fois
éblouissante et sombre. Mais la température continuait à s’élever, et,
çà et là, le sol se laissait entrevoir. Quelques minutes s’écoulèrent
encore et, bientôt les derniers vestiges de neige s’évanouirent à nos
yeux complètement. Le thermomètre marquait +6° centigrades; surpris par
cette tiédeur brusque, nous ruisselions de sueur; nous étions en outre
accablés par la fatigue, l’émotion, et l’attente anxieuse de ce qui
allait arriver.

Bientôt apparurent vaguement des végétations. Autant que nous pûmes en
juger tout d’abord,--car nos yeux avaient peine à faire leur besogne
dans cette clarté à laquelle ils n’étaient pas accoutumés,--ces plantes
devaient appartenir à différentes espèces de fougères et de cactus et ne
pas s’élever à plus d’un mètre au-dessus du sol. Celui-ci s’était
couvert d’un gazon court et dru, et à perte de vue s’étalait sans nul
accident au devant de nous. Le paysage n’avait véritablement plus rien
de terrestre. Ce fut bien pire lorsque, soudain, le manteau de brume qui
couvrait l’horizon se déchira et que le soleil du Pôle apparut au bout
de la plaine, immense et pareil à un bouclier de métal dépoli: le
pouvoir du maître de la Terre semblait ici annihilé par celui de la
singulière force lumineuse qui avait envahi le ciel; nul rayon n’émanait
de lui, et il était dans la clarté violette comme un ver luisant sous
l’éclat d’une lampe à arc.

Alors pour la première fois nous entendîmes auprès de nous le bruit de
l’air fouetté par une aile invisible; puis une petite ombre passa tout
près de nous avec un cri strident et se heurta contre la toiture de la
cabine; nos regards essayèrent de la poursuivre, mais en une seconde la
chose avait déjà disparu.

--C’est affreux! sanglota Ceintras.

Il se tourna vers moi. De ses paupières gonflées, les larmes
commençaient à rouler, avec des reflets bleus et jaunes, pareilles à des
gouttes de pourriture. Sur son visage ravagé par la terreur, la lumière
du Pôle brouillait les traits, exagérait les rides, tuméfiait les
lèvres. Il donnait l’idée épouvantable d’un cadavre qui eût remué et
parlé. Mais, aux larmes près, mon aspect ne devait guère différer du
sien.

--Mon Dieu, murmura le pauvre garçon en reculant jusqu’à la galerie, il
me semble que nous sommes morts!...

Notre hostilité prenait toutes les formes, des plus basses jusqu’aux
plus nobles, depuis la haine furieuse qui crispe les poings et nous fait
ressembler à des bêtes jusqu’à l’émulation qui nous pousse parfois à
prendre des attitudes de héros. Voyant Ceintras si abattu et si
misérable, je sentis mon courage renaître subitement.

--En somme, lui dis-je, si tu étais en ce moment le maître de tes nerfs,
tu te rendrais compte que rien ne nous menace. Il n’est que de nous
avancer prudemment dans ce monde inconnu et, au besoin, un coup de
gouvernail nous aura vite tirés d’affaire.

--Certainement, certainement, balbutia-t-il...

Et, des pieds à la tête, il fut secoué par un brusque frisson. De
nouveau à nos oreilles venait de retentir un cri que d’autres suivirent
aussitôt. Cette fois nous eûmes le temps de voir une de ces bêtes se
profiler en noir sur le fond violet du ciel. Elle nous parut être une
sorte de chauve-souris, volant verticalement et munie d’une sorte de bec
très allongé et très épais.

--Eh bien, Ceintras, mes pressentiments m’avaient-ils trompé? Ne nous
trouvons-nous pas en face d’une flore et d’une faune nouvelles? Allons,
ne prends pas cet air lamentable!... Il vaut mieux pour toi-même que les
choses tournent ainsi: cela ne pourra que profiter à ta gloire! Nos
récits intéresseront bien plus le public que si nous n’avions rien
trouvé d’inattendu au terme de notre voyage. Pense aux nuées de
journalistes qui s’abattront sur ton logis à ton retour... Mais que cela
ne t’empêche pas de surveiller tes manettes.

Mes paroles le rassurèrent quelque peu. Il revint dans la chambre de
chauffe et, comme nous nous étions rapprochés du sol, il manifesta
l’intention d’ouvrir le robinet d’air chaud; je l’arrêtai:

--Il faut atterrir ici, lui dis-je.

--Tu es fou, tu n’y penses pas!... s’écria-t-il en me regardant avec des
yeux dilatés par l’effroi.

--Il me paraît cependant indispensable, insistai-je, de recueillir
quelques échantillons de minéraux, de plantes, et même, si c’est
possible, d’animaux... Laisse-moi passer; je vais préparer ma carabine.

Mais il ne voulut rien entendre. Il parla de faire sauter le ballon
plutôt que de se rendre à mon désir insensé! Puis il se calma, me
représenta que nous avions du temps devant nous, qu’il valait mieux
remettre cette excursion à plus tard... Comme ceci était en somme assez
juste, je cédai et nous poursuivîmes notre route à une altitude de
quatre cents pieds environ.

Le paysage n’avait pas changé, à cela près que les végétations
paraissaient maintenant plus larges et plus hautes; ce qui me frappait
dans leur aspect, c’était qu’au contraire de la plupart des plantes
terrestres elles croissaient plutôt en largeur qu’en hauteur; on aurait
dit qu’un invisible obstacle les empêchait de s’élever au-dessus d’une
certaine limite ou que le sol au lieu du ciel attirait leurs branches.
Un peu plus tard, à des amoncellements de vapeurs blanchâtres, nous
reconnûmes la présence de l’eau; puis, au-dessous de ces vapeurs, durant
quelques minutes, un fleuve se laissa entrevoir, pareil à un glaive
d’argent bruni qu’un géant eût oublié au milieu de la plaine.

--Regarde, me dit soudain Ceintras, la température, en bas, doit s’être
abaissée de nouveau, car j’aperçois çà et là, sur le sol, des lambeaux
de neige...

Je me penchai à la balustrade et tins mes yeux fixés dans la direction
que m’indiquait Ceintras.

--Ceintras!

--Quoi donc?

--Viens voir: on dirait que cette neige remue...

Chaque monceau de blancheurs neigeuses semblait en effet s’agiter et
varier dans la forme de ses contours comme aurait pu le faire un
troupeau de moutons qui, en paissant, se seraient tantôt rapprochés,
tantôt éloignés les uns des autres.

--C’est effrayant! murmura mon compagnon prêt à défaillir.

--Non, répondis-je, c’est tout au plus singulier. Nous nous trouvons
apparemment en présence d’un phénomène d’optique dû à un milieu visuel
nouveau pour nous... Ou bien nous sommes les jouets d’une
hallucination...

--Oui, oui, répéta-t-il machinalement, une hallucination... Et
cependant...

Il se frotta les yeux et se pencha désespérément vers le sol:

--... Une hallucination, ce n’est pas possible! Cela bouge... Regarde,
regarde!... Et nous ne sommes pas fous!

--Alors il nous faut descendre et nous rendre compte.

Nous en étions à ce point où, quoi qu’il puisse advenir, on aime mieux
tout risquer plutôt que de rester davantage dans les affres de
l’indécision, et Ceintras, sans doute, se serait facilement cette fois
rallié à mon désir. Mais, au même moment, l’intensité de la lumière
violette diminua et ce fut bientôt une sorte de crépuscule sillonné de
radiations et de fluorescences. Nous retombions peu à peu dans la
pénombre où nous avions navigué depuis la Terre de François-Joseph.
Alors je me rendis compte que la clarté sombre du Pôle nous était déjà
devenue nécessaire et que, brusquement privés d’elle, nous allions
perdre pour un bon moment l’usage de nos yeux.

L’atmosphère crépitait autour de nous et par instants se pointillait
d’étincelles électriques à peu près pareilles à celles que notre magnéto
produisait dans les cylindres du moteur pour enflammer les gaz; au delà,
des étoiles apparurent immobiles et lointaines. La neige, au-dessous de
nous, paraissait toujours s’agiter vaguement. Les cris des grandes
chauves-souris ne résonnaient plus à nos oreilles et, cependant, l’air
n’était pas absolument silencieux: avec un peu d’attention nous pouvions
percevoir des susurrements et des sifflements très doux qui avaient
l’air de nous arriver de la surface même du sol.

--Ceci dépasse notre compréhension, dit Ceintras à qui l’excès
d’épouvante donnait pour quelques minutes un semblant d’énergie. Il faut
fuir, il faut nous tirer de là au plus vite!

Malgré mon désir d’être ou de paraître le plus fort des deux, je me
sentis alors incapable de lui opposer la moindre résistance. Et, en
vérité, l’indicible horreur du spectacle excusait cette pusillanimité.
Tandis que je considérais le visage de mon compagnon et le reflet sombre
du mien dans un hublot de la cabine, j’eus de nouveau l’idée que nous
étions morts, qu’il ne restait de nous que deux cadavres poussés par une
force irrésistible non pas vers le néant et le repos, mais vers un enfer
peuplé de larves, de spectres, de choses sans nom que je croyais déjà
sentir grouiller au-dessous de nous; car, par moments, de lentes
ondulations verdâtres parcouraient les derniers vestiges de la lumière
violette et alors le sol et les vagues blancheurs qui s’y mouvaient
prenaient sous ces colorations l’aspect d’un immense charnier sur lequel
se fût épandu un douteux clair de lune.

--Partons donc, m’écriai-je d’une voix mal assurée. Nous verrons plus
tard ce que nous aurons de mieux à faire.

--Oui! oui! partir... il faut partir, dit Ceintras haletant! Tu le vois
bien, c’est ici le pays de la folie et de la mort!

Bousculant tout ce qui se trouvait sur son passage, il se démenait
fébrilement en face de moi, contre le ciel troué de pâles étoiles.

--Partir... il faut partir, répétait-il...

Et il donna toute la vitesse et, pour nous éloigner au plus tôt de la
terre, il ouvrit en même temps un obus d’hydrogène et le robinet des gaz
chauds... Alors ce fut une autre terrifiante énigme: le moteur ronfla
éperdument, le petit manomètre qui mesurait la pression à l’intérieur de
l’enveloppe indiqua que cette pression ne pouvait plus croître sans
danger; mais tout cela fut inutile; nous n’avancions ni ne montions: on
aurait dit que d’invisibles et impalpables chaînes entravaient notre
marche et nous halaient peu à peu vers la terre.

Comme pour mettre le comble à toutes ces émotions apparut la chose la
plus prodigieuse que nous eussions pu concevoir en ces lieux. C’était,
érigé sur un monticule et se dessinant contre le ciel une sorte de
disque de métal grisâtre fixé au sommet d’une très haute tige et pareil,
en beaucoup plus grand, à ceux qui marquent les points d’arrivée sur les
hippodromes. Il n’y avait pas à en douter, cet appareil était l’œuvre
d’une industrie intelligente et cette conclusion s’offrit immédiatement
à mon esprit dans toute son implacable netteté... Mais le temps me
manqua pour l’approfondir; un inexplicable sommeil m’envahissait si
subit, si violent, que je ne pus pas même tenter de recueillir mon
énergie volontaire pour la lui opposer; j’entendis, comme de très loin,
Ceintras accablé également par ce sommeil me demander d’une voix faible:

--Que faire?

Mais je n’eus pas la force de répondre. Et nos esprits sombrèrent dans
une profonde nuit.




CHAPITRE VI

SUR LA PIERRE BRUNE


Ce fut seulement plus tard que je pus me rendre compte de la durée de
cette léthargie. Quand je m’en éveillai pour la première fois, il me
parut également possible qu’elle se fût poursuivie pendant des mois ou
pendant une heure. Les événements qui l’avaient précédée étaient si
vagues et si extraordinaires que je ne trouvai d’abord en eux nul point
où rattacher mes sensations et mes pensées présentes.

La seule impression précise que j’eus fut que ce sommeil aurait encore
pu se prolonger longtemps, que c’était accidentellement et non par suite
de ma satiété qu’il avait pris fin. Je pensai à de lointaines aubes de
mon enfance où un domestique ayant besoin d’entrer dans ma chambre
allait et venait un instant en atténuant soigneusement le bruit de ses
pas; quand le silence redevenait absolu, je m’apercevais soudain que mes
yeux étaient ouverts... Il avait dû se passer quelque chose d’analogue.
Je me rappelle m’être levé en sursaut, avoir regardé avec effarement
tout autour de moi: Ceintras ronflait, calé dans un coin de la chambre
de chauffe, le buste droit, les jambes étendues, les mains jointes, la
bouche ouverte et le front creusé d’une ride: un sommeil pénible et
qu’on devinait peuplé de cauchemars. Par les hublots entraient des flots
de lumière violette: il faisait «jour».

Puis ce fut une terrible angoisse: où étions-nous? Qu’était devenu le
ballon livré à lui-même pendant le temps peut-être long qu’avait duré
l’inconscience de ses pilotes? J’ouvris la porte... Le ballon reposait
sur le sol, sur ce sol du Pôle où, la veille, nous n’avions pas osé
atterrir. Dominant mon appréhension je descendis, fis le tour de la
machine et un examen sommaire m’assura que nul organe n’avait souffert,
le moteur s’était arrêté uniquement faute d’essence; l’enveloppe
semblait un peu flasque, mais cela n’était rien et, sitôt que le moteur
serait remis en marche, il suffirait d’ouvrir le robinet d’air chaud
pour reprendre notre vol.

Je me disposais à aller réveiller Ceintras et à l’avertir lorsqu’un fait
me frappa auquel je n’avais tout d’abord pas pris garde: le ballon
reposait sur ses amortisseurs d’une manière aussi stable que s’il avait
été attaché par de nombreuses et solides amarres; je remarquai alors que
nous avions atterri sur une longue pierre rectangulaire et brune et que
les amortisseurs y adhéraient irrésistiblement; on aurait dit qu’ils y
étaient soudés; pourtant, étant donnée la quantité d’hydrogène qui,
visiblement, existait encore dans l’enveloppe, la force ascensionnelle
ne pouvait être de beaucoup inférieure à la force d’inertie représentée
par le poids brut de l’appareil; par conséquent un très léger effort
aurait dû suffire pour déplacer ou soulever le ballon; mais ce fut en
vain que je voulus le faire, de la main d’abord, puis en utilisant comme
levier le canon de ma carabine que j’avais emportée par prudence.

Au bout de quelques minutes, il me parut évident que cette adhérence du
ballon à la pierre et l’obstacle mystérieux qui la veille avait entravé
notre marche étaient en relation immédiate. Et j’eus dès lors le
sentiment très net d’une intelligence cachée qui nous avait longuement
épiés, pris au piège et qui dès cet instant nous dominait.

Nous n’étions _pas seuls_. Preuve tangible, irréfutable, le haut disque
de métal brillait d’un éclat terne à quelques mètres de moi. J’entendis
soudain, dans les épais fourrés de cactus et de fougères, un bruit qui
me fit monter le cœur à la gorge... J’épaulai mon arme et m’avançai en
tremblant: de nouveau les feuilles s’agitèrent à dix mètres environ sur
ma gauche. Le coup partit presque malgré moi!... Plus rien... Puis je
m’aperçus que ma peur avait créé des fantômes et que dans les brusques
frémissements des fourrés le vent seul avait été pour quelque chose; il
venait de se lever et arrivait de la banquise en bouffées glaciales qui,
dans la tiédeur du Pôle, me piquaient par instant au visage et aux mains
comme l’eussent fait de menus et lancinants coups de couteaux.

Ceintras, au bruit de la détonation, apparut sur la galerie. Je courus à
lui et le mis au courant de tout ce que j’avais constaté depuis mon
réveil. Il se contenta de hocher la tête et ne répondit pas; il semblait
parfaitement ahuri. Alors je lui demandai en affectant l’air le plus
détaché et le plus tranquille du monde:

--As-tu bien dormi?

Il me parut chercher péniblement des mots:

--Mal, très mal... C’est une chose étrange... je me souviens d’avoir
subi jadis une opération pour laquelle on fut obligé d’employer le
chloroforme...

--Eh bien?

--Eh bien, j’ai eu cette nuit l’impression d’un sommeil analogue à celui
où l’on tombe sous l’influence du chloroforme, d’un sommeil qui accable
odieusement et durant lequel, si profond soit-il, on garde toujours une
lueur de conscience pour se rendre compte qu’on est un esclave...

--On est comme entravé, ligoté par mille chaînes, on fait des efforts
désespérés pour les rompre et l’on sait pourtant qu’il n’y a qu’à
attendre le bon vouloir d’un maître...

--C’est cela; et puis, pour comble, des cauchemars affreux se sont
abattus sur moi...

--Quels cauchemars?

--Comment te dire? il me semblait que je tombais lentement dans quelque
abîme sous-marin, au milieu de pieuvres gigantesques, et je sentais par
instant contre ma peau le frôlement de leurs tentacules...

Il se recueillit une minute, puis:

--J’ai peut-être tort, dit-il, de parler de cauchemar: cela ressemblait
moins à une chose rêvée qu’à une sensation réelle perçue dans une
demi-conscience.

Je ne pus me garder d’un frisson; les paroles de Ceintras avaient
illuminé tout à coup en moi un souvenir obscur et, à présent, j’étais à
peu près sûr de m’être débattu quelques instants auparavant dans un
cauchemar qui ressemblait au sien... Seulement les pieuvres y avaient
été remplacées par des chauves-souris ou des vampires. La coïncidence
était tout au moins étrange et si de part et d’autre les rêves n’avaient
reposé sur rien de réel, il fallait conclure à un cas de télépathie.
Mais une conclusion plus logique et plus effrayante s’imposait, à savoir
que des êtres vivants, hôtes de ces régions, des êtres d’une
intelligence et d’une puissance qui dès cet instant m’apparaissaient
prodigieuses, nous avaient attirés jusqu’à eux en utilisant par des
procédés qui m’échappaient une énorme force magnétique; puis, désireux
de nous observer, ils s’étaient approchés de nous durant notre sommeil:
un sommeil qu’ils avaient peut-être provoqué artificiellement.

Allais-je faire part à Ceintras du point où venaient d’aboutir mes
inductions?... J’eus pitié de lui. Il s’était laissé tomber sur un
rocher et ses yeux vacillants et vagues se fixaient en deçà ou au delà
des objets qu’ils regardaient; son attitude trahissait un accablement
infini; j’avais l’impression très nette d’assister à une effrayante
agonie morale, et je tentai de faire appel à son initiative dans
l’espoir de le remonter, de le remettre en possession de lui-même:

--Que comptes-tu faire? lui demandai-je.

--Je ne sais pas, je vais voir...

Il fit quelques pas, s’avança vers le ballon et sauta sur la pierre
brune où les amortisseurs adhéraient. Je le vis alors s’agiter, se
balancer comme pour prendre son élan et retomber gauchement sur ses
mains sans que ses pieds eussent bougé d’un centimètre. Je m’élançai à
son secours.

--N’approche pas, pour Dieu! n’approche pas, s’écria-t-il en hurlant
comme une bête prise au piège.

Mais j’étais déjà sur la pierre où je continuais comme je l’avais fait
auparavant à pouvoir aller et venir sans encombre. Ceintras, lui, était
aussi incapable d’y faire un pas que si ses pieds y eussent été du
premier coup inexorablement rivés.

--Est-ce que tu souffres? fis-je en essayant vainement de le dégager.

--Non, évidemment non, mais ils vont venir, à présent, et s’emparer de
moi... Sauve-toi, au plus vite; seulement, de grâce, tue-moi avant de
partir, ne me laisse pas tomber vivant entre leurs mains... un coup de
carabine... là... entre les deux yeux... fais vite!...

--Tu parles comme un fou, répondis-je en haussant les épaules. Et puis,
tiens! essaye de te déchausser, je crois que cela m’évitera de te donner
la mort.

Il obéit sans comprendre encore et son trouble seul l’empêcha de tirer
facilement ses pieds hors de ses souliers délacés.

--Emporte-moi, s’écria-t-il ensuite, ne me laisse pas toucher le sol
puisque leur damné sortilège ne semble pas avoir prise sur toi...

J’éclatai de rire:

--Tu peux être tranquille: le sortilège n’avait prise que sur tes
souliers, probablement parce que leurs semelles étaient ferrées...

On connaît à présent suffisamment Ceintras pour ne pas trouver
extraordinaire que l’heureuse issue de cette aventure l’ait fait passer
d’un excès de découragement à une joie exagérée et en tous cas
intempestive... Quant à sa confiance dans l’avenir, qu’il manifesta
aussitôt à grand renfort de gestes et d’éclats de voix, elle eût
réconforté le plus abattu des mortels, si ce mortel n’avait vécu depuis
près d’un an dans l’intimité du pauvre diable...

--Un aimant!... Ils voulaient nous attraper à l’aide d’un aimant! Ils
s’imaginaient que nous en ignorions les propriétés... Au fait, ils
doivent être encore plus effrayés que nous: pourquoi se cacheraient-ils
s’il en était autrement? Est-ce que je me cache, moi? Est-ce que je me
cache? Ah! Ah! Ah! Qu’ils se montrent donc un peu! Je les attends... Je
me promets de leur faire passer pour longtemps l’envie de nous jouer de
vilains tours.

Je crus bon de réfréner légèrement cet enthousiasme:

--Mais, dis donc, le ballon?... comment comptes-tu le tirer de là?

Ceintras n’était pas embarrassé pour si peu.

--Le ballon... Ah! oui!... Eh bien, nous déboulonnerons les
amortisseurs, et pffft!... Le ballon délesté fera un petit bond d’un
millier de mètres dans l’atmosphère... Qu’ils viennent nous y
chercher... Ils pourront garder les amortisseurs en souvenir de nous,
ainsi que ma paire de souliers!... Nous en serons quittes pour ne plus
atterrir jusqu’à notre retour ou pour n’atterrir qu’avec une extrême
prudence... Tiens! parlons d’autre chose: j’ai faim. Cuisinier, à tes
fourneaux!

Le repas fut abondant, bien arrosé et fort gai. Lorsqu’une cause de
tristesse ou de peur persiste un peu plus de vingt-quatre heures, il est
inévitable qu’une détente se produise dans l’esprit de ceux qui
subissent cette tristesse ou cette peur. Nous apportâmes à manger, à
boire et à deviser un entrain qui n’avait rien de factice, qui n’était
nullement dû au désir plus ou moins conscient de nous étourdir, mais qui
venait du fond le plus sincère de nous-mêmes... Nous nous étions à
moitié accoutumés à l’étrange paysage, nous ne pensions plus à nous
inquiéter des mystères qui nous entouraient et, dans la clarté violette
du Pôle, confortablement installés sur les fougères, auprès du fleuve
couleur d’argent bruni, nous débouchions du champagne avec autant de
plaisir que nous eussions pu le faire au bord de la Seine ou de l’Oise,
sous un ciel limpide et léger d’Ile-de-France.

Réconfortés moralement et physiquement, nous résolûmes d’un commun
accord d’aller à la découverte.




CHAPITRE VII

CEINTRAS ÉGARE SON OMBRE ET SA RAISON


Nous longeâmes le fleuve sur une distance d’un demi-mille environ. Le
silence était si grand que le bruit de nos pas et le clapotement de
l’eau semblaient suffire à remplir le ciel.

Quel était ce fleuve? d’où venait-il? où allait-il?... Autant de
questions que nous nous posions vaguement et que nous étions, du reste,
parfaitement incapables de résoudre. Quand nous regardions derrière
nous, il paraissait, là-bas, très loin, après des lieues et des lieues
de plaine, sortir de la brume et probablement de la banquise; en face, à
cent mètres en aval, il s’évanouissait derrière une arête de rochers
bleuâtres, abrupts et déchiquetés, le seul accident qui rompît la
monotonie de l’immensité plate...

Comme si ces rochers avaient abrité les plantes de quelque chose qui,
partout ailleurs, les eût empêchées de s’élever librement, les
végétations, à leur base, devenaient peu à peu arborescentes. A notre
approche, des oiselets, qui perchaient dans cette sorte de bocage,
prirent leur vol avec des pépiements aigus dans la direction des
rochers, puis firent un brusque détour et passèrent en tourbillon
au-dessus de nos têtes. Ils avaient de longs becs, des ailes azurées et
ne différaient guère de nos martins-pêcheurs.

Nous atteignîmes le sommet de la colline par une rampe de rocs éboulés
qui surplombaient les eaux mêmes du fleuve et, de là, nous pûmes
contempler le panorama polaire. De circulaires murailles de brumes le
limitaient sur tous les points et formaient les parois diaphanes d’un
immense vase dans lequel la clarté violette eût bouillonné comme une
liqueur. Elle se diluait au fluide atmosphérique dans des proportions
qui devaient, pour d’obscures raisons, varier selon les lieux et les
heures, car, lorsque le vent soufflait avec quelque violence, on voyait
véritablement bouger l’air. La colline, abrupte du côté par lequel nous
étions arrivés, rejoignait la plaine, devant nous en pente douce, et
longtemps, le fleuve coulait entre de hautes falaises argileuses et
bleues. A notre droite, dans une échancrure de la muraille brumeuse,
l’œil terne du soleil avait l’air de s’ouvrir avec indifférence, sur ce
pays qui n’était pas son domaine. Çà et là, jalonnant l’immensité de la
plaine et du plateau, étaient dressés des disques pareils à celui que
j’avais vu le soir même de notre arrivée au Pôle.

Tournant le dos au fleuve, nous poursuivîmes notre excursion en restant
à mi-pente de la colline. De bizarres fleurs aux calices charnus et
contournés poussaient dans les anfractuosités du sol. Puis, sous
l’auvent d’un éboulis branlant, nous découvrîmes une étroite caverne,
ouverte comme une plaie dans la chair rocheuse du coteau; de petits cris
brefs et perçants s’en échappèrent à notre passage; je m’arrêtai,
indécis, interrogeant Ceintras du regard; mais celui-ci, que son entrain
et son énergie n’avaient pas abandonné encore, s’avança résolument et me
dit:

--Il faut entrer.

Je le suivis, et je constatai avec stupéfaction que dans ce couloir aux
parois tortueuses il faisait aussi clair qu’au dehors: la lumière
violette, en s’y répandant, pénétrait dans les moindres recoins,
chassant l’ombre de partout. Les cris, dans le fond, redoublèrent au
bruit de nos pas; puis ce furent d’éperdus battements d’ailes et des
bêtes passèrent au-dessus de nos têtes en les frôlant; je dis «des
bêtes» parce que je fus, dans le premier moment, incapable de leur
donner un nom plus précis.

Brusquement, d’un coup de crosse, Ceintras en abattit une qui restait
encore accrochée à la voûte de la caverne. Elle pouvait avoir vingt
centimètres de longueur, sa tête ressemblait à celle d’un serpent, mais
la gueule était plus épaisse et plus large; les ailes étaient
constituées par des membranes de couleur verdâtre, et me parurent, pour
le reste, analogues à celles de nos chauves-souris.

--C’est un chéiroptère d’espèce inconnue, m’écriai-je.

--Non, répondit simplement Ceintras en palpant l’animal.

--Pourtant, l’aspect général... et ces ailes...

--Ces ailes ne sont nullement des ailes de chauves-souris. Regarde:
elles ne sont pas soutenues par les quatre doigts, mais seulement par le
doigt extérieur, qui est démesurément allongé; les autres ne servent à
la bête que pour se suspendre... Puis les membres antérieurs sont plus
grands, la tête est plus développée, la mâchoire cornée et garnie d’une
multitude de dents aiguës... et puis... et puis, ça n’a pas de poil...
ni poils ni plumes... Alors...

--Quoi?

Sans répondre il fouilla dans ses poches, y prit un couteau, ouvrit
fébrilement le corps de l’animal, en sortit le cœur et le coupa.

--C’est bien cela: deux oreillettes et un seul ventricule: un reptile!

--Un reptile qui vole?

--Certainement, fit-il un peu pâle... Il y en a déjà eu...

--Quand cela?

--Il y a des milliers et des milliers d’années. Celui-ci appartient à
une espèce qu’on croyait disparue, et, si mes souvenirs ne me trompent
pas, c’est tout bonnement un ptérodactyle que j’ai entre les mains...

Ce nom scientifique me rappela des souvenirs de collège; je revis les
animaux monstrueux des vieux âges dont les figures, sur les manuels de
paléontologie, avaient frappé si fort mon imagination. Et je m’écriai:

--C’est enthousiasmant, c’est magnifique! Il faut en attraper de vivants
et les emporter avec nous.

Ceintras s’était assis sur une pierre. Tenant toujours la bestiole
éventrée et sanglante à la main, il regardait droit devant lui, dans le
vague. Le bruit de mes paroles le fit sursauter.

--Les emporter... Où donc les emporter? demanda-t-il.

--Mais... dans le ballon. Qu’est-ce que cette idée a d’extraordinaire?

Il secoua la tête, fit un geste vague et, d’une voix étrange:

--On ne peut pas empêcher ce qui a été d’être encore, murmura-t-il comme
en s’adressant à lui-même... Ce qui a été se cache, mais existe encore
quelque part... Et quelquefois on le rencontre, on le trouve... Mais
alors c’est que soi-même on a été, et on ne peut plus revenir vers ce
qui est; car ce qui est ne communique pas avec ce qui a été... ou bien
c’est si loin, si loin qu’il faudrait des siècles, des siècles, plus que
des siècles pour en revenir...

--Qu’est-ce que tu racontes? interrompis-je avec anxiété.

Il tressaillit; puis ses yeux perdirent leur fixité nébuleuse; il se
redressa, se ressaisit et me dit en affectant de rire:

--Ce que je racontais? Des choses qui chantaient dans ma tête, des
bêtises!... mais ne nous éternisons pas là-dessous.

Je pensai qu’il avait voulu se rendre intéressant, ou se moquer de moi,
et je ne jugeai pas utile d’insister. Après avoir vainement cherché
d’autres ptérodactyles,--ils n’avaient pas cru devoir rester dans la
caverne à notre disposition,--nous regagnâmes la sortie.

Soudain Ceintras, qui marchait un peu devant moi, s’arrêta, regarda de
tous les côtés et s’écria dans un grand geste de folie et de désespoir:

--Mon ombre! Où est mon ombre?

La question me parut si saugrenue que je restai un instant ahuri et
incapable de rien répondre. Puis, jetant les yeux sur le sol, je
m’aperçus que ni l’ombre de Ceintras ni la mienne ne se projetaient
nulle part; les objets étaient aussi éclairés en haut qu’en bas, à
droite qu’à gauche... Et, jusque-là, nous ne nous étions pas rendu
compte que c’était cette absence absolue d’ombres qui, plus encore que
la coloration de la lumière diffuse dans l’atmosphère, donnait au
paysage son caractère de rêve, d’impossibilité, tout au moins
d’étrangeté hallucinante.

--Mon ombre! Où est mon ombre? hurlait toujours Ceintras en se tournant
dans tous les sens.

Je crus qu’il continuait à plaisanter et, pour mettre fin à cette
comédie énervante:

--En voilà assez! lui dis-je. Une fois admis que cette lumière ne vient
d’aucune source précise et qu’elle est une propriété de l’air en cet
endroit de la terre, il est tout naturel qu’elle soit partout, comme
l’air, et qu’il n’y ait d’ombre nulle part.

Il baissa la tête comme un enfant pris en faute et, après s’être
recueilli un instant, répondit sur un ton d’humilité presque honteuse:

--Ne fais pas attention... j’étais comme accablé, dans celle caverne;
j’ai mal à la tête, et c’est très pénible de penser... presque aussi
pénible que de se mouvoir.

--Le fait est, avouai-je, qu’il me semble avoir moi aussi des membres de
plomb.

Après que nous eûmes fait quelques pas, cette impression de lourdeur
s’atténua un peu. Nous rejoignîmes le cours du fleuve et descendîmes sur
la berge, au pied même de la colline. Alors Ceintras s’agenouilla, et
penché sur l’eau comme une bête but à longues gorgées.

--C’est tout de même de l’eau, dit-il en se relevant; seulement il ne
fait pas bon s’y mirer, nous avons d’effrayants visages.

Et comme je m’informais de sa santé:

--Ça va beaucoup mieux, répondit-il. Mais il y a loin d’ici au ballon,
je suis un peu fatigué encore... Arrêtons-nous une minute, veux-tu?

Nous nous assîmes côte à côte, les pieds pendant au-dessus de l’eau. Et,
durant quelque temps, chacun de nous s’absorba en lui-même.

--Vois-tu, dis-je ensuite à Ceintras qui, le menton dans les mains,
paraissait réfléchir, ce paysage me rappelle ceux que je dessinais,
quand j’étais gamin, pour me distraire: dans mes peintures tout était
plat et au même plan, parce que je ne savais pas les ombrer.

--Oui, répondit-il, ce n’est que par l’ombre que nous pouvons percevoir
le relief... Je me souviens à présent que, tout à l’heure, nous n’avons
découvert la colline que quand nous nous sommes trouvés à sa base...
Nous ne distinguons dans ce paysage que les différences de couleurs et
cela nous trouble... et il nous est bien difficile de nous rendre
compte... Aussi, a-t-on idée de ça? une damnée lumière qui arrive de
partout!...

Encore quelques minutes de silence. Ceintras reprit:

--Il y a une impression dont je ne puis me défendre: malgré moi, en
considérant ce qui nous entoure, je pense à quelque chose d’artificiel,
de _truqué_; cette lumière me rappelle celle que les machinistes de nos
théâtres font ruisseler à flots sur certains décors de féeries... Ici
aussi il doit y avoir des machinistes, disposant d’énormes forces
magnétiques ou électriques, maîtres d’un fluide qui peut rendre l’air
lumineux et l’échauffer jusqu’à une température clémente... Voilà!
seulement ils manquent totalement de sens artistique... Eux non plus ne
savent pas ombrer!... Et c’est désagréable, même fatigant, très
fatigant...

--Est-ce que tu souffres? lui demandai-je, inquiet de son air de
lassitude.

--Non, fit-il; seulement, je te l’ai déjà dit, cette lumière me gêne
pour penser; il me semble qu’elle pénètre en moi, qu’elle désagrège et
éparpille toutes mes idées; je suis obligé de faire effort pour les
tenir réunies. Et pourtant je voudrais pouvoir penser, j’ai besoin de
penser pour essayer de découvrir ce qu’_ils_ sont.

Il s’animait, et bientôt sa volubilité devint telle qu’il me fut
impossible de placer un mot.

--Oui, qu’est-ce qu’ils sont? Où peuvent-ils bien se cacher? Pas une
maison, pas un édifice... Et pourtant ils existent indubitablement: ces
disques de métal, l’entravement mystérieux de notre ballon... Dis donc,
peut-être qu’ils sont invisibles?...

Je haussai les épaules. Il se leva, fit quelques pas le long du fleuve,
et, soudain, poussa un cri:

--Viens voir: une porte!...

J’accourus. Ceintras me désigna du doigt une plaque de métal enchâssée
dans un enfoncement de la falaise rocheuse. Stupéfait, je frappai
machinalement trois coups contre la plaque; l’écho du son sembla
retentir à l’infini dans les profondeurs de la terre.

--C’est creux, fis-je en baissant instinctivement la voix.

--Une porte!... C’est une porte! s’écria Ceintras, et c’est sous la
terre qu’ils ont leur domicile. Voilà pourquoi nous ne les apercevions
nulle part!

--Si on rentrait? proposai-je.

--Diable! fit-il avec un léger mouvement de recul, cela me semble un peu
téméraire.

--Je n’en disconviens pas, répondis-je, Cependant, ces hommes du Pôle
sont intelligents, civilisés... Il n’y a que des créatures raisonnables
pour façonner les métaux, asservir les forces de la nature... Et des
créatures raisonnables, comme ils sont et comme nous sommes, doivent
toujours finir par s’entendre...

--Mais...

--Laisse-moi parler. Il n’y a pas d’hésitation possible. Notre ballon
est cloué au sol par leur volonté. Il faudra tôt ou tard,--et le plus
tôt sera le mieux--les aborder, même s’ils se dérobent... Lier commerce
avec eux, parvenir à nous en faire comprendre, obtenir notre délivrance,
c’est la meilleure ligne de conduite à suivre; c’est même, si tu veux
savoir toute ma pensée, là-dessus que je fonde mon unique espoir de
sortir d’ici.

--Soit, je te suivrai, dit Ceintras après quelques secondes de
réflexion; mais il faut d’abord ouvrir la porte.

--Cela ne sera pas difficile: je ne vois ni loquet, ni serrure; les
voleurs ne doivent pas être à craindre, dans ce pays-ci!

Or, malgré tous nos efforts, la porte ne s’ouvrit pas. Elle adhérait
irrésistiblement à son châssis métallique. Cette fois, instruits par de
précédentes expériences, nous comprîmes vite ce qu’il en était: le
peuple du Pôle usait de courants magnétiques en guise de serrures et de
clefs!

--Qu’est-ce que tu veux, dit Ceintras qui avait essayé d’ouvrir la porte
avec ardeur dès l’instant où il avait compris que c’était impossible,
qu’est-ce que tu veux! nous sommes bien forcés de remettre à plus tard
l’exécution de tes projets...

Il ne paraissait pas en être autrement affecté. Il s’assit, se remit
debout, fit encore quelques pas en sifflotant, puis finalement s’étendit
de tout son long, à plat ventre, devant la porte. Moi, cependant, assis
à quelques pas de lui, j’échafaudais divers plans ingénieux, audacieux,
mais un peu vagues: il fallait nous emparer d’un de ces hommes qui
mettaient une insistance désagréable à nous avoir pour hôtes et le
garder comme otage pour obliger les autres à se rendre à nos désirs.
Comment parviendrions-nous à mettre la main sur lui, c’était une
question que je jugeais superflu d’approfondir pour l’heure... Une
nouvelle exclamation de Ceintras vint me tirer de ces rêveries:

--Ces empreintes... regarde ces empreintes dans l’argile!

--Il y en a partout, dis-je en me baissant. Mais comment se fait-il que
nous ne nous en soyons pas aperçus plus tôt?

--C’est sans doute à cause de cette lumière, de cette maudite lumière,
grommela Ceintras.

L’argile moite et souple avait nettement gardé la trace des pas d’un
animal. Çà et là on voyait aussi des sillons comme en eussent pu laisser
derrière elles des queues traînantes. Plus loin, dans une éclaboussure
boueuse, s’était moulé partiellement le corps d’une de ces bêtes qui
avait dû tomber là ou s’étendre de toute sa longueur.

--Qu’est-ce que cela peut bien être? demandai-je à Ceintras.

--Un pas ici, un autre là, dit-il en observant attentivement le sol...
cela m’a tout l’air d’une trace de bipède, du plutôt d’un animal qui
utilise uniquement pour marcher ses membres postérieurs et sa queue:
quelque chose comme un kanguroo... Cependant cette empreinte en forme de
feuilles de lierre... Je crois me rappeler... Attends... Mais oui! C’est
tout à fait semblable, en plus petit, aux empreintes fossiles que nous
possédons de l’iguanodon...

--L’iguanodon?

--Oui, encore un monstre des vieux âges! Nous avons fait, en venant ici,
un saut formidable dans le passé... Des lambeaux de la période crétacée
sont, en ce pays, restés vivants; d’antiques espèces s’y sont perpétuées
depuis des milliers de siècles!

--Mais, dis-je, puisque la vie paraît, en cette partie isolée de la
terre, avoir suivi son cours d’une façon autre que partout ailleurs,
l’homme lui-même ne se serait-il pas conformé à la loi générale? Qui
sait si nous ne sommes pas séparés de ces hommes du Pôle par un abîme
infiniment profond?

--Oui, peut-être... peut-être qu’ils ont, en effet, évolué dans un autre
sens et qu’il y a quelques différences entre eux et nous. Ils vivent
sous la terre: ils doivent être petits, plus petits que toi et moi, et
difformes et laids... Je les imagine assez bien sous les traits des
gnomes des légendes, comme des nains industrieux et subtils qui
forgeraient merveilleusement les métaux et construiraient des machines
inouïes au fond de leurs souterrains. Qui peut prévoir les prodiges que
le sol recèle au-dessous de nous?

--Mais alors, ces traces d’animaux devant une des portes de leur
demeure?

--Un troupeau qui, le pâturage terminé, sera rentré dans les cavernes
avec eux.

--Un troupeau d’iguanodons, et d’iguanodons domestiques? Voilà qui
vaudrait le voyage... si nous étions bien sûrs de jamais revenir pour le
raconter. Seulement, j’ai beau chercher, je ne vois nulle empreinte de
pied humain parmi les autres...

--Cette ouverture n’est sans doute que celle des bergeries et, comme ces
animaux sont domestiques, ils doivent rentrer seuls au bercail, par
accoutumance...

--Ou sur un appel qu’on leur crie...

--Il se peut. Mais, après tout, je n’en sais rien et, ces inductions, tu
peux les faire aussi bien que moi-même. Quant aux habitants du Pôle, ce
sont peut-être tout simplement des gens qui ne diffèrent pas plus de
nous qu’un Peau-Rouge ou un Esquimau.

--Comment expliques-tu, alors, qu’ils ne se montrent pas? S’ils
préparaient contre nous, sous terre, quelque terrible machination?...

--C’est peu probable. Ils doivent plutôt être effrayés par ces visiteurs
qui tombent du ciel.

--Et le ciel est si peu clément au-dessus de leurs têtes qu’ils ne
doivent pas en attendre grand’chose de bon. Si l’homme a pris l’habitude
d’y loger ses meilleurs espérances c’est que de là lui viennent la
lumière, la chaleur... Mais ici!...

--Certainement. Et nous sommes sans doute, comme je te l’ai déjà dit,
beaucoup plus grands qu’eux... Qui sait? Ils vont peut-être nous adorer
comme des Dieux puissants et redoutables...

Dans des phrases comme celle-ci, je retrouvai bien mon Ceintras... Mais,
lorsque l’heure nous parut arrivée de regagner le ballon et que nous
nous fûmes remis en marche, d’incompréhensibles bizarreries se
glissèrent peu à peu dans ses moindres paroles, surtout aux moments où,
après avoir parlé de nouveau «de saut formidable dans le passé, de
milliers et de milliers de siècles», il recommençait à se lancer dans
des théories nébuleuses et interminables sur le passé et sur le présent,
sur ce qui avait été et ce qui était... A la fin, je ne comprenais
véritablement plus rien à ses discours. Je mis cela sur le compte de ma
fatigue.

Nous atteignîmes enfin le ballon. Une épouvantable surprise nous y
attendait: les organes essentiels du moteur avaient été déboulonnés avec
une dextérité merveilleuse et emportés...

Ceintras me regarda, regarda la place vide, chancela et resta une minute
sans parler; puis, très calme, il s’écria en haussant les épaules:

--Cela n’a aucune importance!

--Mais, malheureux, comment comptes-tu repartir, à présent?

--Nous reviendrons à pied. Ou bien, si tu as peur de te fatiguer en
marchant, je fabriquerai un traîneau... Et j’y attellerai des
iguanodons... Hein? Qu’est-ce que tu en penses? Ce sera splendide, ce
retour!

Il se dandinait, les mains dans les poches et regardait devant lui en
souriant béatement. Je crus inutile de lui répondre: cette fois, j’avais
compris...




CHAPITRE VIII

LA FACE AURÉOLÉE D’ÉTOILES


Étendu sur la couchette, au fond de la cabine, Ceintras chantonna
longtemps, sans prendre davantage garde à ma présence que si je n’avais
pas existé; puis des silences de plus en plus longs ponctuèrent sa
monotone mélopée, sa voix devint plus faible et plus lente, ses
paupières papillotèrent et, bientôt, à la régularité bruyante de sa
respiration, je me rendis compte qu’il dormait.

Alors l’horreur de ma situation m’apparut avec une impitoyable netteté.
Séparé de la patrie humaine par d’infranchissables obstacles, exilé, à
peu près sans espoir de retour, dans un pays de cauchemar, condamné à la
perpétuelle inquiétude d’un peuple mystérieux, plein de ressources et
probablement hostile, exposé à ses incompréhensibles embûches, j’étais
en outre privé, à présent que mon compagnon venait de sombrer dans la
démence, du seul être sur lequel j’aurais pu m’appuyer...

Et la nuit polaire allait revenir! Bientôt la clarté violette
s’évanouirait, et ce serait la lutte inutile contre l’irrésistible
sommeil. Étais-je destiné à m’en réveiller, cette fois? S’il était vrai
que les habitants du Pôle nous redoutaient, ne profiteraient-ils pas de
notre impuissance pour nous immoler, ou,--hypothèse plus horrible
encore,--pour nous enchaîner et nous transporter au fond de leurs
demeures souterraines. Et quels supplices nous y attendraient? Telles
étaient à présent mes pensées. Je me laissai aller à un découragement
morne et bientôt je sentis de grosses larmes ruisseler le long de mes
joues.

Mes nerfs, détraqués par tant d’émotions successives, étaient à bout de
ressort. Je défaillais de fatigue, peut-être aussi de faim, et je
compris soudain que j’allais m’évanouir. Alors, utilisant tout ce qui me
restait d’énergie, je me levai en chancelant et me versai un grand verre
de cognac que je bus d’un trait. Immédiatement, mon sang courut avec
plus de chaleur et de vivacité dans mes veines: «C’est le seul moyen de
reprendre un peu de courage, pensai-je...» Et, coup sur coup, je bus
deux autres lampées.

Ensuite, il me parut que mon sort n’était pas si atroce que je me
l’étais imaginé tout d’abord. Sous l’effet stimulant de l’alcool, de
nouvelles pensées, plus optimistes, se firent jour dans la confusion de
mon esprit, et la crise de désespoir que je venais de traverser ne me
sembla plus que la conséquence d’un trouble cérébral ou d’une faiblesse
physique... La disparition du moteur? Mais, à moins que la cruauté des
hommes ne fût proportionnelle à leur puissance, il était probable que le
peuple du Pôle consentirait à nous le restituer tôt ou tard. Sans doute,
étant données mes faibles connaissances mécaniques, il me serait
difficile de remettre le ballon en état de marche et de le diriger
convenablement; mais la folie de Ceintras était-elle définitive? Je me
rappelai que de tout temps je l’avais jugé moi-même quelque peu
déséquilibré, et, certes, dans les récents événements, il y avait bien
de quoi désorienter et troubler momentanément l’esprit le plus sain...
Enfin, à supposer qu’il me fût désormais impossible de quitter ce
pays,--dussé-je même y trouver la mort avant l’heure,--valait-il la
peine, après tout, de m’en attrister outre mesure? Existait-il pour moi
aucune raison sérieuse de tenir à retourner un jour dans ma patrie, à
vivre de nouveau au milieu d’une civilisation familière? Y avais-je
jamais su trouver autre chose que de l’ennui, de l’écœurement et du
dégoût? Mieux valait, en somme, jouir sans arrière-pensée du plaisir de
voir mon unique souhait exaucé, et affronter l’aventure en homme qui n’a
rien à y perdre.

Cependant, çà et là, des irisations vertes commençaient à ondoyer sur le
manteau violet du jour polaire. Bientôt elles le sillonnèrent
horizontalement, de plus en plus étendues, de plus en plus nombreuses,
et ce crépuscule de proche en proche se transformait en nuit avec une
incroyable rapidité. Déjà je sentais, comme la veille, une sorte de
vertige s’emparer de moi, un voile couvrir mon esprit, mes paupières
vaciller. «Non! pas cela, pas cela!» m’écriai-je comme si j’avais eu
affaire à des ennemis conscients... Et, comprenant que j’allais encore
devenir l’esclave de la peur, je me remis à boire, en attendant la
nuit...

Elle vint et, accroupi dans le coin le plus reculé de la cabine, il me
parut qu’elle allait m’atteindre comme la massue d’un chasseur s’abat
sur une bête traquée. Mes membres s’étaient alourdis, le moindre
mouvement me semblait exiger un effort énorme d’énergie et de volonté;
mais à ma grande surprise mon cerveau restait lucide et, dès cet
instant, j’eus le pressentiment que le sommeil magnétique ne
s’emparerait pas complètement de moi. Avait-il moins de prise sur mes
nerfs qui l’avaient déjà subi une fois? Était-ce une heureuse
conséquence de l’alcool absorbé? Ces deux explications se présentèrent à
mon esprit, mais, à ce moment, je jugeai superflu de donner la
préférence à l’une d’elles.

J’avais chaud et l’air s’était raréfié dans la cabine hermétiquement
close. J’ouvris le hublot; des bouffées de fraîcheur arrivèrent du
dehors; la petite sensation d’étouffement qui toute la journée m’avait
étreint la gorge disparut bientôt; mes poumons se dilatèrent plus
librement et je respirai avec délice cet air qui, en perdant sa
coloration, avait repris sa pureté légère et fluide. Le paysage du Pôle,
pour la première fois, se montrait à moi éclairé seulement par un vague
et lointain soleil. A cela près que mes yeux déroutés par ces brusques
variations de clarté percevaient les étoiles durant le jour polaire,--au
sens humain et habituel du mot,--je me retrouvai sur la Terre, j’étais
chez moi. Au-dessous du hamac où je venais de m’étendre, Ceintras
dormait, d’un sommeil paisible et profond... Un instant, je pus croire
avoir rêvé tout ce qui était advenu depuis notre arrivée au Pôle.

En face, le hublot encadrait un beau cercle de lapis pâle incrusté de
points d’or. Mes yeux se tournèrent vers lui et restèrent fixés sur le
tremblotement lumineux des étoiles; je compris que le sommeil venait,
mais, à présent, il ne m’effrayait plus: il était consenti et non subi.
Mes pensées devinrent nébuleuses, je me demandai en quel endroit de
l’espace, à quel moment du temps, je pouvais bien me trouver... Puis je
ne pensai plus à rien.

Soudain dans le cadre du hublot une blancheur apparut. Du fond de ma
somnolence, je constatai que cela ressemblait à une face grossièrement
sculptée dans de la neige et qu’elle se détachait nettement sur le bleu
grisâtre du ciel, environnée d’une indécise auréole d’étoiles. Je dus
rester ainsi quelques secondes, dans une demi-conscience, à regarder la
chose vaguement, sans y attacher plus d’importance qu’à une de ces
visions baroques qui précèdent souvent le sommeil. Puis, dans un brusque
éclair de raison, je sursautai et me dressai sur mon séant; mais, alors,
j’eus beau ouvrir mes yeux tout grands: le hublot n’encadrait plus que
le ciel sans fond et les étoiles lointaines. Je me jetai à bas du hamac
sans trop comprendre ce qui s’était passé ni savoir ce que j’allais
faire. Mes regards errèrent sur Ceintras endormi, sur la bouteille de
cognac à moitié vide et, peu à peu, je repris complètement le sentiment
de la réalité: «Je me serai endormi, j’aurai rêvé, pensai-je... Cela
doit être un rêve, cela ne peut être qu’un rêve...» Mais c’était en vain
que je me répétais ces mots; je ne parvenais pas à bien me convaincre.

Je résolus de lutter énergiquement contre la fatigue afin de me rendre
compte de ce qui se passerait. Je m’assurai que mon revolver était
chargé, je le posai près de moi sur une planchette et j’allumai un
cigare. Des minutes longues comme des siècles s’écoulèrent dans
l’anxiété de l’attente. Je ne vis rien. Ensuite il me sembla entendre
comme un frôlement au dehors; je fis deux pas, m’arrêtai... Tout était
déjà redevenu absolument silencieux. Alors, ayant reporté mes yeux sur
le hublot, je vis la face qui m’épiait.

Je la vis, ou plutôt je l’entrevis à peine, durant une demi-seconde;
mais ce temps m’avait suffi pour ressentir la plus intense impression
d’horreur. Comment la rendre ici? où trouver des mots pour me faire
comprendre? Imaginez l’effet que peut produire quelque chose
d’impossible... et de quasi tangible en même temps. Car, cette fois, je
n’avais pas rêvé, j’en étais sûr, j’avais vu, bien vu la face de cet
être: un front proéminent, surmonté de peaux plissées, ridées, qui
retombaient de chaque côté comme les boucles d’une chevelure neigeuse;
point de menton, une bouche de reptile, des narines rondes au bout d’une
sorte de nez camard et, au-dessus de ce nez, des yeux, de grands yeux
profonds qui donnaient à cette monstruosité une apparence odieusement
humaine!

J’avais vu, mais je voulais voir mieux encore et cette fiévreuse
curiosité fut plus forte que la terreur et le dégoût. De nouveau ce
furent des bruissements confus et comme des chuchotements derrière la
porte. Alors, sans réfléchir plus longtemps aux conséquences de mon
acte, je la poussai violemment; il y eut un choc, des cris étouffés, des
bonds, une débandade éperdue... Je regardai: les fourrés de cactus et de
fougères s’agitèrent au passage d’invisibles fuyards. Je me lançai à
leur poursuite; un instant j’aperçus, tout près du fleuve, dans un
endroit découvert, deux ou trois formes blanches; je précipitai ma
course, mais quand j’arrivai à cette clairière, il n’y avait plus
rien,--rien qu’une porte aménagée au flanc de la berge, et pareille à
celle que Ceintras et moi avions découverte le jour précédent.

Mais la porte, cette fois, était ouverte. M’agenouillant sur le sol, au
seuil même de la galerie ténébreuse, j’essayai d’abord vainement d’y
apercevoir quelque chose: il n’y avait devant moi que de l’ombre et du
silence. Puis un faible bruit me parvint, analogue au tic-tac d’une
pendule; seulement je me rendis compte qu’il devait en réalité être très
fort et venir de très loin. Un instant encore je prêtai l’oreille, mais
soudain la porte se referma automatiquement avec un bruit sec que
multiplièrent de lointains échos.

Je consultai ma montre. Elle s’était arrêtée durant notre premier
sommeil, mais je l’avais remontée depuis, afin qu’elle nous indiquât au
moins la durée du temps, à défaut de l’heure des hommes. Je constatai
alors que la lumière violette n’avait pas disparu depuis plus de trois
heures; sans nul doute, «la nuit» allait durer longtemps encore; inquiet
de ce qui pouvait se passer autour du ballon pendant mon absence, je
revins lentement sur mes pas. Sous les plantes basses et touffues, dans
tous les coins où s’amassait l’ombre, je devinais que des êtres
m’épiaient. Plusieurs fois même, j’entendis derrière moi des bruits de
feuilles froissées; mais j’eus beau me retourner brusquement, écarter
les branches, fouiller les buissons des mains et des yeux, m’élancer en
courant sur une piste imaginaire, il me fut impossible d’entrevoir de
nouveau les formes blanches vaguement aperçues quelques minutes
auparavant.

Je ruisselais de sueur; la rage et l’exaspération tendaient
douloureusement mes nerfs. Je me dirigeai de nouveau vers le fleuve,
afin de boire et de rafraîchir mon visage. Alors, pour la première fois,
je me trouvai en face du plus prodigieux spectacle que jamais homme ait
pu contempler.

Sur le fond sablonneux de la rivière, au-dessous de la sombre
transparence de l’eau, apparaissaient çà et là de phosphorescentes
lueurs violettes qui, s’étendant peu à peu, recouvrirent aussi les
bas-fonds de gravier et les petits rocs enguirlandés de plantes
aquatiques. Bientôt le fleuve eut l’air de couler sur des améthystes
illuminées contre lesquelles je voyais se découper en noir les
silhouettes de grands poissons qui fuyaient... Lentement, la clarté
violette s’élevait dans l’eau, se mélangeait à elle et, quand elle en
eut atteint le niveau, le fleuve, dans la pénombre du Pôle, ressembla à
quelque Phlégéthon ou à quelque Cocyte qui aurait roulé du soufre
enflammé. Mais après avoir envahi l’eau, la clarté monta dans l’air,
s’épandit sur les rives, et ce fut comme si le fleuve avait débordé
soudain; instinctivement, je me reculai, je me plaçai sur un petit
tertre; la clarté atteignit mes pieds en moins de cinq minutes. La
tranquille régularité de son ascension et de sa diffusion donnaient
l’idée d’une force inévitable, fatale. Déjà, sur les points les plus bas
de la plaine, la terre en était inondée; cela montait du sol comme une
végétation de lumière; des faisceaux minces et palpitants surgissaient,
se multipliaient, se rapprochaient les uns des autres et se confondaient
enfin en une nappe immobile de clarté.

Je me répétais: «C’est le jour, le jour polaire qui se lève...» Et
cependant, j’étais étreint d’une angoisse contre laquelle ma raison ne
pouvait rien; j’avais l’illusion de me noyer, d’être submergé par une
marée immense; je demeurais immobile, crispant les poings. La clarté
dépassa mes épaules, effleura mon menton; alors, cela devint horrible,
car il me semblait que, dans quelques secondes, j’allais suffoquer,
m’étouffer, lorsque j’ouvrirais la bouche pour prendre haleine... Si
puéril ou insensé que cela puisse paraître, je me baissai brusquement, à
peu près pareil au baigneur qui se plonge dans l’eau d’un seul coup,
afin de faire durer le moins possible une sensation désagréable de
froid. Quand je me relevai, mes yeux étaient encore au-dessus de la
nappe de clarté; seuls jusqu’à l’horizon, les sommets du ballon à ma
gauche et du coteau à ma droite restaient encore dans la pénombre,
et,--chose que bien des hommes auront peine à concevoir,--tandis que
l’azur du ciel devenait plus sombre, les étoiles pâlissaient; elles
s’éteignirent complètement derrière le rideau violet... Je levai les
bras, et mes mains, en sortant de l’atmosphère lumineuse, me parurent
être tout contre le ciel.

Peu de temps après, je m’assis pour me reposer un peu avant de continuer
ma route. Je me souviens d’avoir, un instant, tenté d’ordonner quelque
peu les milliers d’images et d’idées confuses qui tourbillonnaient dans
ma tête. J’y renonçai vite: j’étais à bout de force, accablé, brisé...
Et soudain le monde, autour de moi, sembla véritablement s’écrouler dans
les ténèbres; il m’est impossible de dire si je venais de m’endormir ou
de m’évanouir.




CHAPITRE IX

HEURES D’ATTENTE


La période qui suivit fut pénible et trouble. Avant que rien de
définitif se manifestât, neuf fois s’éteignit et reparut la lueur
violette. Les sensations humaines s’émoussent si vite que, maintenant,
dans l’anxiété des nuits, j’attendais véritablement le jour polaire avec
impatience. Je devinais que les nuits étaient hantées de présences
sournoises, mais je ne voyais pas très clair en moi-même et, aux heures
où, recouvert de son manteau violet, le pays redevenait paisible et
désert, il m’arrivait de me demander si les visions nocturnes étaient
réelles ou si mon cerveau surexcité les enfantait.

C’eût été pour moi un grand soulagement de faire part à Ceintras de mes
impressions et de mes découvertes; il retrouvait parfois sa raison et il
me semblait que chaque jour apportait dans son état mental un mieux
sensible; mais je craignais justement de retarder ou de compromettre par
ces révélations trop troublantes une guérison dont il ne fallait pas
désespérer.

Je vis venir sans trop d’appréhension la nuit qui suivit celle où je
m’étais tenu éveillé. Comme j’avais pu échapper une fois au sommeil
magnétique, je m’en croyais délivré pour toujours. Ce fut au milieu de
cette belle confiance qu’il me saisit brutalement; je n’eus même pas le
temps de lutter et les songes terrifiants recommencèrent.

A mon réveil, Ceintras était assis par terre devant la porte de la
cabine et sanglotait, le front dans les mains.

--Pourquoi pleures-tu? lui demandai-je.

Il ne parut pas m’entendre et ne cessa pas de gémir. Alors, écartant
doucement ses doigts sur son visage, je renouvelai ma question avec plus
de force:

--Voyons, Ceintras, pourquoi pleures-tu?

Il fut secoué d’un brusque frisson, puis son regard égaré, après avoir
erré çà et là, rencontra le mien.

--Pourquoi je pleure? pourquoi?... Eh bien, je croyais que mes malheurs
étaient finis, que je pourrais dormir tranquille: je m’étais si bien
reposé, l’autre nuit!... Et voilà: à présent, ils reviennent...

--Qui, «ils»? questionnai-je en m’efforçant de dissimuler mon trouble.

--Eux! Je ne sais pas comment les nommer, tu comprends... Mais je les
sentais bien, ils se penchaient sur moi, me palpaient, me retournaient,
me flairaient, et j’étais comme une chose, une pauvre chose qui ne peut
pas se défendre, ni crier...

J’essayai de donner à ses idées un autre cours. Mais comme tout ce qu’il
me disait concordait avec ce que j’avais éprouvé moi-même! Pendant mon
sommeil en effet,--je m’en rendais bien compte à présent,--j’avais dû
subir avec la plus complète inertie le contact mou et froid de
tentacules, de pattes, de mains... Et, d’autre part, puisque Ceintras
avait dormi tranquillement la nuit où j’avais pu rester éveillé, que
conclure de tout cela, sinon que les monstres entrevus, dont la crainte
seule entravait l’inquiétante curiosité, avaient profité de notre
sommeil et de notre impuissance pour venir nous observer
méticuleusement.

Mais que fallait-il penser de ces monstres? Devais-je dès à présent me
résigner à voir en eux l’intelligence du monde polaire, ou n’étaient-ils
en définitive que des animaux merveilleusement domestiqués et dressés?
Cette dernière hypothèse me parut d’abord la plus logique, peut-être
parce qu’elle me plaisait davantage. Pour mieux me la confirmer à
moi-même,--car, bien entendu, je continuais à ne parler de rien à
Ceintras,--je cherchais des preuves et je me disais: «Nulle part, ni aux
environs des trappes, ni près du ballon, je n’ai relevé l’empreinte d’un
pied humainement conformé. Ceintras avait raison: nous devons avoir
affaire à des troupeaux qui viennent paître durant la nuit.» Pourtant
c’était en vain que je tentais de chasser de mon esprit l’image de la
face par deux fois aperçue dans le cadre du hublot; implacable était
l’obsession de son regard presque humain, de ce regard que quelque chose
éclairait... Et, malgré tous mes efforts, j’en arrivais constamment à
cette supposition, qui pour moi représentait le pire: «Si c’était là
l’homme du Pôle?»

C’est qu’alors cela devenait horrible. Puisque la race polaire,
retranchée du reste de la terre, n’avait pas évolué dans le même sens
que les autres races humaines, il paraissait peu probable qu’aucun point
de contact intellectuel et moral existât entre elle et nous. Si vraiment
il en était ainsi, je ne pouvais plus garder l’espoir d’entrer jamais en
relations avec mes hôtes.

Du moment que ces êtres se tenaient cachés durant le jour, il me fallait
veiller pour éclaircir le mystère; mais je n’étais même pas le maître de
mon sommeil! Je cherchai désespérément les raisons qui avaient bien pu
une fois me prémunir contre la torpeur irrésistible. Ce n’était pas,
comme je me l’étais imaginé tout d’abord, l’accoutumance, puisque,
encore la nuit précédente, force m’avait été de céder au sommeil.
Soudain avec une brusque netteté je me revis dans la cabine, les
paupières alourdies déjà, avalant du cognac pour me redonner du courage,
et j’eus aussitôt l’intuition que l’alcool avait suffi à m’entretenir
dans un état de relative lucidité.

La provision d’alcool que nous possédions était par bonheur
considérable; même, au moment de notre départ, je l’avais trouvée
exagérée, mais Ceintras, uniquement sans doute dans le dessein de me
contrarier, s’était refusé à me faire grâce d’une bouteille.

Comme l’on pense, je ne mis pas mon compagnon au courant de ma
découverte. Profitant d’un moment où il s’était éloigné, j’enlevai
toutes les bouteilles que je pus trouver dans les coffres et les
enterrai à l’arrière du ballon après avoir dissimulé dans ma poche une
petite fiole destinée à prévenir les premières attaques du sommeil. Ce
n’était pas, naturellement, l’égoïsme qui me poussait à agir de la
sorte, mais la simple prudence; il suffisait en effet qu’un seul de nous
demeurât éveillé, et ce devait être, en toute logique, celui qui n’avait
pas perdu la raison. Je dois dire aussi que Ceintras manifestait depuis
quelque temps un penchant immodéré pour les liqueurs, et que, si je n’y
avais pas mis le holà, notre précieuse provision eût été rapidement
épuisée. Enfin je craignais qu’en restant lui aussi éveillé durant la
nuit, il ne gênât, avec sa folie, les observations que je pourrais
faire.

Le jour même où les bouteilles furent mises en sûreté, Ceintras, après
le repas, ne manqua pas de réclamer la ration que je lui autorisais
d’habitude. J’avais préparé à l’avance une petite comédie destinée à lui
donner le change; de l’air le plus naturel du monde je me dirigeai vers
le coffre; l’ayant ouvert, je feignis une extrême stupéfaction et
m’écriai:

--Ah! par exemple!... Toutes les liqueurs ont disparu...

Il s’avança, regarda le coffre, puis tint ses yeux fixés sur moi... Il
avait l’air de m’examiner avec méfiance. Alors, afin de dissiper ses
soupçons, je fis semblant de réfléchir quelques minutes, puis, me
frappant le front, je hasardai:

--Ce sont les habitants du Pôle qui nous les ont volées!

Idée malencontreuse. Ces simples paroles suffirent à rendre furieux mon
compagnon; les poings crispés, le visage congestionné il se répandit
contre les pillards en invectives effroyables. Durant près d’une
demi-heure, sans qu’il me fût possible de le calmer ou de le retenir, il
courut dans tous les sens, fouillant des pieds et des mains les buissons
du voisinage. Enfin, épuisé, baigné de sueur, il se laissa tomber sur le
sol et ne tarda pas à s’endormir. C’était, du reste, peu de temps avant
le crépuscule, et je sentais déjà moi-même une lassitude infinie peser
sur mon esprit et mon corps.

J’essayai vainement de hisser Ceintras jusqu’à la cabine. Alors,
utilisant ce qui me restait de force, j’allai chercher le petit matelas
de la couchette et j’y installai le dormeur aussi bien que je le pus;
puis je ramassai par brassées des fougères sèches qui jonchaient le sol
et j’allumai un grand feu destiné à effrayer les monstres ou à leur
prouver que nous ne dormions pas. Il est probable que la tactique
réussit. En tout cas, c’est à peine si je pus distinguer, tant elles se
tinrent éloignées, les quelques formes blanchâtres qui, la nuit venue,
apparurent un instant du côté du fleuve pour disparaître presque
aussitôt.

Ceintras, en s’éveillant un peu plus tard, ne fut pas médiocrement
étonné de constater qu’il avait passé la nuit à la belle étoile,
confortablement installé sur le matelas et enveloppé de couvertures.

--Tu dormais si bien, lui expliquai-je, que je n’ai pas pu me décider à
te déranger. Au reste, tu vois que cette nuit, bien que nous ne fussions
pas à l’abri d’une porte, «ils» ont cru devoir nous laisser tranquilles.

Il me manifesta une grande reconnaissance des soins que j’avais pris de
sa personne. Même, se jetant dans mes bras, il me demanda pardon de
l’ennui qu’avait dû me causer l’accès de fureur auquel il s’était laissé
aller la veille.

En somme, la succession rapide d’événements déconcertants avait seule
déterminé la folie de l’infortuné garçon. Dans le calme relatif des
jours qui suivirent, son trouble cérébral diminua peu à peu. Pour
épargner nos provisions, toujours en vue d’un retour dont je n’avais pas
le droit de désespérer encore, je m’étais mis à tuer avec ma carabine
les oiseaux au plumage azuré que nous avions aperçus lors de notre
première exploration. Je ne tardai pas à renoncer à cette chasse, car,
véritablement, le gibier, maigre et de goût médiocre, ne valait pas la
poudre. Ceintras avait été plus heureux. Il s’était fabriqué une ligne
tant bien que mal, avec des épingles et de la ficelle, et pêchait dans
le fleuve. Encore que son engin fût très primitif, il attrapait des
quantités de poissons excellents.

--C’est merveilleux! s’écriait-il triomphalement à chaque nouvelle
prise. Je ne m’ennuie plus du tout ici: le pays est plein de ressources!

Cette distraction utile eut en outre l’avantage de contribuer pour
beaucoup à le calmer et à le guérir. Moi, afin de ménager mes forces et
de rester plus facilement éveillé durant les heures sombres, j’avais
pris l’habitude de dormir pendant que Ceintras pêchait.

--Quelle sacrée marmotte tu fais, me disait-il en riant. Vraiment, mon
pauvre ami, tu n’es guère l’homme de la situation et, si je n’étais pas
là pour te fournir ta nourriture, je me demande ce que tu deviendrais.

Mais, à d’autres moments, je voyais se marquer sur sa physionomie les
traces d’une angoisse et d’une inquiétude profondes. Par suite de cette
acuité de sensation que possèdent certains malades, il s’avisait de
mille petits faits qui m’échappaient, mais qui prenaient dans son esprit
une énorme importance en s’y déformant ou en s’y exagérant. Il lui
arrivait de me réveiller brusquement:

--Tu n’as pas vu? Tu n’as pas entendu? criait-il.

Qu’avait-il entendu ou vu? J’aurais donné très cher pour le savoir;
seulement, dès que je le questionnais, il faisait un geste vague ou
prononçait des paroles plus vagues encore:

--Ce que j’ai vu? Ah! voilà!... C’est très difficile à expliquer... Au
fait, suis-je bien sûr d’avoir vu quelque chose? Non, non...
certainement non: j’ai eu la berlue! Dors tranquille, ne fais pas
attention, excuse-moi...

Et il recommençait à lancer tranquillement sa ligne dans le fleuve.

D’autres fois il avait des intuitions, des pressentiments de la vérité
qui me remplissaient d’une indéfinissable terreur. Il me dit un jour:

--Tu _les_ as vus, tu dois _les_ avoir vus? Comment sont-ils?
Effrayants, n’est-ce pas?

--Mais non, je ne les ai pas vus, je t’assure...

--Si! si! tu les as vus... et il me semble les voir encore dans tes yeux
quand je t’en parle... Oh! ferme tes yeux, je t’en supplie!...

D’autres fois encore, dans ses instants de lucidité parfaite, il
revenait sur le même sujet, mais d’une manière plus rassurante.

--Dis donc, il faudra bien, tout de même, prendre nos dispositions pour
les rencontrer, ou pour aller, s’il n’y a pas moyen d’agir autrement,
reconquérir le moteur de force.

--Sans doute! Mais comment pénétrer dans leurs souterrains?

--Nous avons des cartouches, de la poudre. Nous ferons sauter une de
leurs trappes... Oui, c’est cela... Et le plus tôt possible. Cette
incertitude est exaspérante... Dis, que penses-tu qu’ils soient, en fin
de compte?

Sur ce point, même si j’avais cru devoir le mettre au courant de ce que
je savais, je n’aurais pas pu encore être bien précis. A présent, durant
les quelques heures où le soleil seul éclairait le Pôle, les êtres
mystérieux ne se laissaient entrevoir que de très loin. Naturellement,
j’étais partagé entre la curiosité et la crainte; il m’arriva souvent de
laisser le feu s’éteindre et de simuler le sommeil pour mieux observer
les nocturnes visiteurs; bientôt j’entendais les branches craquer sur
leur passage, puis les bruits devenaient plus proches et je distinguais
à quelques pas de moi des sortes de chuchotements; alors la crainte
devenait plus forte que la curiosité; je me levais brusquement,
j’enflammais une allumette... et je ne voyais rien que de confuses
blancheurs s’évanouissant dans la pénombre.

Cependant, j’avais la persuasion que, bon gré mal gré, je ne tarderais
pas à m’instruire davantage sur leur compte. Évidemment ils
s’enhardissaient peu à peu; le feu ne tarda pas à ne plus les intimider
outre mesure et ils apparurent alors à la limite même du cercle
lumineux. A plusieurs reprises, réfléchissant que somme toute ils ne
nous avaient jamais fait de mal alors même qu’ils eussent pu nous tuer
sans aucun risque, je me levai et allai à leur rencontre. Mais le
moindre de mes mouvements les mettait en fuite.

Le soir du neuvième jour, énervé au delà de toute expression par mon
ignorance anxieuse, j’étais résolu à tout pour les examiner de près et
savoir,--savoir, enfin!--Je m’arrêtai même au dessein d’en abattre un
d’un coup de carabine, quelles que pussent être les conséquences de
cette téméraire cruauté. Je me revois encore marchant à grands pas au
bord du fleuve, le sang brûlé par la fièvre, et répétant à haute voix,
comme un dément:

--C’est dit! Sitôt la nuit venue, j’en tuerai un!

Et je fis halte un instant devant une des portes de fer, gardiennes
inexorables du mystère; je cherchai du regard un arbuste ou un pli de
terrain où je pourrais me mettre à l’affût... Soudain, j’entendis le
grincement du métal le long des rainures, le bruit sec de la plaque à
fond de course; je me retournai: dans l’encadrement de la porte, cloué
par l’étonnement ou la peur, livide au milieu de la clarté violette qui
abondait sous la voûte du souterrain autant que sous celle du ciel,
l’être, en face de moi, se tenait debout.




CHAPITRE X

L’ÊTRE SE MONTRE


Oh! cette face horrible, effarante!... En vérité, à présent, j’attendais
les yeux fixés sur elle qu’elle s’effaçât ou s’évanouît, comme les jours
précédents; mais elle demeurait là, et chaque minute semblait accroître
son atrocité... Toutes mes pensées m’avaient abandonné; il n’y avait
plus place en moi que pour une stupéfaction douloureuse et morne, et
cette impression s’y est si fortement gravée qu’elle persiste
aujourd’hui encore, que je sois éveillé ou que je dorme, que cet être
soit ou non devant mes yeux... Non, ce ne serait pas assez de la durée
d’une vie humaine pour s’accoutumer à son odieuse étrangeté. Ah! mon
souhait a été exaucé autant qu’un souhait peut l’être! J’ai voulu voir
des prodiges, j’en ai vu, je n’en ai que trop vu... Maintenant j’emporte
à jamais en moi l’image de cette face qui, même si je devais un jour
revenir vivre parmi les hommes, hanterait mes nuits et mes jours comme
le pire des cauchemars ou la plus affreuse folie.

Dès que j’eus observé ce crâne extrêmement développé, hypertrophié par
endroits et comme boursouflé d’un excès de cervelle, dès que, surtout,
les grands yeux éclairés d’un reflet intérieur se furent posés sur les
miens, je compris définitivement que cette créature était douée de
raison. Je me rappelle avoir cherché sur elle avec une sorte
d’acharnement quelque vestige d’humanité, afin de diminuer dans une
certaine mesure le trouble que cette constatation apportait dans mes
plus profondes habitudes intellectuelles. Mais l’aspect du monstre ne
rappelait en rien celui de l’homme. Il se tenait accroupi sur ses
membres postérieurs et devait marcher de même, en se servant comme appui
de sa forte queue; ses bras grotesques et courts, au lieu de tomber au
repos, le long de ses flancs, semblaient véritablement sortir de sa
poitrine; point de mains véritables, mais, attachés directement aux
poignets des doigts très déliés et très longs, plus longs, à ce qu’il me
parut, que les bras eux-mêmes, et à peu près pareils à des tentacules.

Sur la face, nulle trace de poils: une peau blême et terne qui me
faisait penser à la couleur d’une tête de veau écorchée. Les yeux
étaient ronds, légèrement bombés et encastrés sans paupières visibles
dans des orbites proéminentes. A la place du nez, deux trous béants d’où
sortait de la buée; au-dessous, c’était la fente démesurée d’une bouche
de reptile garnie d’une multitude de dents aiguës que ne parvenaient pas
à recouvrir des lèvres minces et cornées. Aux deux coins de ces lèvres
qui rejoignaient presque des oreilles mouvantes et minuscules, un peu de
salive suintait. Le menton n’existait pas ou disparaissait sous de
flasques replis de peau molle étagés sur le cou et la partie supérieure
du tronc... Puis, par deux fois, les paupières battirent et voilèrent un
instant les yeux, blanches, ténues, presque diaphanes comme celles des
serpents ou des oiseaux...

Il ne m’était pas possible de chercher plus longtemps à me faire
illusion: cet animal et l’homme actuel ne descendaient pas du même
ancêtre.

Je crois que nous restâmes à peu près cinq minutes,--cinq éternelles
minutes,--à nous regarder fixement. Ensuite je me souviens d’avoir vu,
immobile et glacé par l’horreur, la gueule du monstre s’ouvrir avec un
sifflement doux pendant qu’il faisait un pas vers moi; et, je ne sais
trop pourquoi, cette gueule me parut alors menaçante et prête à
mordre... Mes yeux se fermèrent; je ne fus même pas capable de reculer,
et je sentis bientôt une haleine âcre et glacée sur mon visage. J’aurais
vu la mort s’approcher à petits pas que je n’aurais pas été plus
affolé... Quand je rouvris les yeux, la face était à quelques
centimètres à peine de la mienne.

Soudain une furieuse colère s’empara de moi, plus forte que le dégoût et
que la peur. La taille du monstre était légèrement supérieure à la
mienne et la peau flasque de son cou pendait à la hauteur de mes dents;
dans un inconcevable accès de rage contre lequel ma raison ne put rien,
je me précipitai et je mordis, oui, je mordis comme font les bêtes au
comble de l’effroi. Comment rendre la sensation sur mes lèvres et ma
langue de cette chair pareille à un caoutchouc compact et difficilement
pénétrable?... Le monstre, épouvanté, poussa un cri qui résonna comme le
grincement de deux plaques de cuivre brusquement frottées l’une contre
l’autre, bondit agilement en arrière et disparut au tournant du
souterrain.

Lorsque le calme et l’ordre furent peu à peu revenus dans mon esprit, il
ne me resta plus qu’à maudire l’imprudence de mon mouvement impulsif; je
comprenais bien qu’à cette heure décisive où se jouaient notre avenir et
sans doute notre vie, le moindre de mes actes prenait une importance
considérable, et que, dominant mes nerfs, je n’aurais dû agir qu’avec
une extrême réflexion. Et voilà! cet être qui s’était évidemment
approché de moi sans dessein hostile, uniquement--après une longue
hésitation,--pour m’examiner de près en plein jour et tenter peut-être
d’entrer en relations avec moi, je l’avais, me jetant sur lui, mordu
bestialement! Ne courions-nous pas désormais le risque d’être considérés
par le peuple du Pôle comme des animaux malfaisants et dangereux?

Je repris le chemin du ballon, fort irrité contre moi-même. Je trouvai
Ceintras sur la berge, en train de ranger ses lignes et se préparant au
départ. Toute la journée, il avait été aussi raisonnable que possible,
il ne me semblait pas que rien de fâcheux eût altéré cet état mental
durant mon absence et, avec une certaine amertume, je pensais qu’après
l’acte que je venais de commettre je n’avais guère le droit de me
considérer comme beaucoup plus sensé que lui. Aussi, Ceintras m’ayant
demandé les raisons de mon air pensif, je lui répondis sans préambule:

--Voilà: j’ai vu un des habitants du Pôle, je l’ai vu de tout près,
comme je te vois en ce moment...

--Ah! et alors?

--Eh bien, ce n’était pas un homme, c’était... c’était...

--Quoi donc?

--Je ne sais pas te dire... quelque chose de pareil à un grand lézard
qui se serait tenu sur ses pattes de derrière...

--C’est bien cela, murmura Ceintras après quelques instants de
méditation.

--Comment? m’écriai-je, «c’est bien cela»... Tu en avais donc aperçu un
déjà?

--Oui, répondit-il. Et si je ne t’ai pas mis au courant, c’est que je ne
pensais pas que le moment fût venu d’agir...

--Pourquoi?

--Pourquoi? Parce que,--je m’en rendais bien compte,--j’ai été, ces
jours-ci, malade, très malade... sans trop en avoir l’air. Et je me
méfiais quelque peu des pensées qui pourraient me venir durant cette
maladie. C’est fini, je vais bien, tout à fait bien...

--Mon pauvre ami! dis-je en lui prenant affectueusement les mains...
Mais, à présent, que faire?

--Je vais continuer à y penser. Nous nous heurterons évidemment à des
difficultés de toutes sortes. D’abord, nous sera-t-il jamais possible de
nous faire entendre de ces créatures? Leur gosier doit être aussi
incapable d’imiter les sons du langage humain que le nôtre de produire
et d’assembler d’une manière intelligente les susurrements et les
sifflements dont ils usent pour exprimer leurs pensées...

--Tu sais donc aussi que leur langage...

--Oui.

--Et depuis quand?

--D’une manière certaine, depuis tout à l’heure. Trois de ces singuliers
personnages sont apparus soudain au bord du fleuve, à peine à dix mètres
de moi... A ma vue, ils se sont arrêtés et après quelques instants
d’ahurissement ou de peur, ils se sont mis à converser sans me quitter
des yeux; car ils conversaient, il n’y a pas de doute possible... Si
j’étais demeuré immobile, peut-être se seraient-ils encore plus
approchés de moi.

--Mais tu as bougé, et alors... Raconte! raconte!

--A quoi bon? tu en sais aussi long que moi. Et ce n’est guère le moment
de parler en vain...

--Oui! mais que faire? mon Dieu! que faire?

--... Voient-ils seulement les choses de la même façon que nous? dit
Ceintras, sans avoir l’air de prendre garde à mes dernières paroles. Ils
vivent en société, ils sont intelligents, peut-être même le sont-ils
dans des proportions qui dépassent tout ce qu’il est humainement
possible de concevoir... Mais ce n’est nullement là une raison pour que
leurs sentiments ne diffèrent pas profondément des nôtres. Et s’ils
ignorent la pitié, la clémence, que va-t-il advenir de nous?

--En tout cas, dis-je, ils semblent éprouver la peur, tout comme les
hommes. Qui sait? nous sommes pour eux des objets d’horreur, des
cauchemars réalisés...

--Ils ont peur, évidemment. Mais ils paraissent
aussi,--heureusement!--tourmentés par une grande envie de s’instruire
sur notre compte. Dire qu’il serait si simple de nous entendre!... Mais
regarde, voici la nuit qui, dans un instant, va nous condamner à
l’impuissance!...

Il n’eut pas plutôt prononcé ces mots que ma résolution fut prise. Je
m’approchai de lui et, lui posant la main sur l’épaule, je lui expliquai
qu’il existait un moyen d’éviter le sommeil. Je lui exposai également
les raisons pour lesquelles je n’avais pas cru devoir le mettre au
courant. Il m’approuva,--il lui était bien difficile de faire
autrement,--mais je compris qu’il ne pouvait tout de même se garder
d’une certaine irritation à mon endroit. Pour y parer, je continuai à me
justifier de mon mieux:

--Tu vois, à présent que tu es... que tu es guéri, je me hâte de mettre
un terme à cette cachotterie nécessaire.

--Parfaitement! je ne t’en veux pas. Pourquoi t’en voudrais-je?... C’est
égal, tu fais tes coups en dessous, tu sais dissimuler! Mes compliments.
Ah! ah!...

Il riait; mais ce rire sonnait un peu faux.

--Je suis guéri, reprit-il, et je constate avec plaisir qu’il te tardait
de le reconnaître. Seulement, je t’en prie, évite bien de me faire
sentir, en prêtant à mes paroles et à mes gestes une attention spéciale,
que tu crains encore une rechute... Ceci, je ne te le pardonnerais pas.

--Mais qu’est-ce qui te fait croire?...

--Tu tiens à me faire parler au delà de mon intention? Qu’à cela ne
tienne! Eh bien, si par hasard tu l’ignores, la maladie que j’ai eu
s’appelle folie, et chacun sait que quelqu’un qui a été fou peut le
redevenir un jour ou l’autre... Je ne veux pas que tu m’y fasses penser
à chaque instant. J’ai été fou, je ne suis plus fou; oublie que je l’ai
été.

Il répéta plusieurs fois encore d’un air de menace et de défi: «Je ne
suis plus fou!» Et moi, devant cette exaltation de mauvais augure, je
craignais qu’au moment même l’affreuse démence ne posât de nouveau ses
griffes sur lui!

Dix minutes plus tard nous étions embusqués derrière un buisson, aux
environs de la trappe la plus proche. Ceintras, qui avait emporté dans
sa poche une bouteille de cognac, buvait de temps à autre une gorgée,
avec délice... Notre attente ne fut pas de longue durée. Avant même que
la lumière violette eût tout à fait disparu, les monstres sortirent en
assez grand nombre. Sur le seuil, ils échangèrent des susurrements en se
dandinant et en balançant la tête; puis ils se tournèrent presque tous à
la fois vers le ballon et agitèrent avec animation leurs bras trop
courts.

--Vois-tu, dis-je à Ceintras en abaissant autant que possible le ton de
ma voix, je suis persuadé qu’un jour nous pourrons parvenir à nous faire
comprendre... Fais abstraction de leur aspect odieux et inouï: est-ce
que le sens de ce qu’ils pensent ou disent ne t’apparaît pas clairement?
La traduction se fait tout naturellement en mon esprit: «Que deviennent
les êtres qui nous sont arrivés par les chemins du ciel? Irons-nous voir
ce qui se passe?--Sont-ils dangereux?--Non!--Si!--En tout cas, ils ne
sont pas pareils aux poissons du fleuve ou aux oiseaux des bosquets: ils
construisent comme nous des machines et leur voix semble exprimer des
pensées...»

--C’est entendu, interrompit Ceintras en haussant les épaules, je te
confie le rôle d’interprète... Mais pour le moment, essayons de nous
approcher d’eux.

Nous sortîmes lentement de notre cachette. Un monstre nous aperçut
presque aussitôt et poussa un cri d’alarme. Une vive émotion parut
régner au milieu de leur troupe; Ceintras et moi, décidés à en finir,
continuâmes à nous avancer en évitant tout mouvement trop brusque. Nous
ressemblions aux enfants qui guettent les papillons et se dirigent vers
eux sur la pointe des pieds, en retenant leur souffle. Nous redoutions à
chaque instant que l’un des monstres ne donnât le signal d’une débandade
éperdue. En vérité, c’eût été pour nous un grand désappointement...
Mais, grâce à la prudence avec laquelle nous effectuâmes nos travaux
d’approche, tout se passa comme nous le désirions et, un instant plus
tard, les habitants du Pôle s’étant contentés de poursuivre leur
conversation en nous regardant avec une attention extraordinaire, nous
nous trouvâmes au milieu d’eux.

Alors Ceintras,--qui devait avoir préparé de longue date cette
plaisanterie d’un goût contestable,--s’inclina de l’air le plus aimable
du monde et dit:

--Messieurs nos hôtes, bien que vous soyez absolument répugnants et que
nous ne nous plaisions guère en votre compagnie, j’ai bien l’honneur de
vous saluer.

Leurs chuchotements redoublèrent. A présent ils ne paraissaient pas
autrement effrayés; seuls, les gestes trop vifs qu’il nous arrivait de
faire sans y prendre garde provoquaient de temps à autre un brusque
frisson dans la petite troupe à peu près alignée devant nous.

--Par où commencer? demandai-je à Ceintras en me tournant vers lui.

--Dame! je crois que le mieux est de s’en remettre au hasard... Tiens!
si nous tentions de nous faire suivre par eux jusqu’à la cabine?

--Je ne vois pas très bien à quoi cela nous avancera.

--Moi non plus. Seulement, je me rappelle que notre habitation
d’aventure avait l’air, ces jours-ci, d’exciter leur curiosité.
Peut-être se montreront-ils enchantés de notre invitation... Mais
comment la leur transmettre?

Nous cherchâmes les gestes les plus naturellement intelligibles, nous
fîmes les signes qui en pareil cas se seraient imposés entre hommes ne
parlant pas la même langue: les monstres ne parurent pas comprendre; ils
nous regardaient, se regardaient les uns les autres et ne bougeaient
pas. A la fin, risquant le tout pour le tout, Ceintras, sans manifester
du reste la moindre répulsion, en prit un par le bras, aussi doucement
que possible, et se mit en devoir de l’entraîner.

Je regardais cette scène affolante, le cœur battant à rompre...
Qu’allait-il se passer? Avec une joyeuse satisfaction, je vis que le
monstre cédait d’assez bonne grâce au désir de Ceintras. Il poussa
plusieurs cris, dans lesquels je vis, assez puérilement sans doute, une
prière qu’il adressait à ses semblables de ne point l’abandonner;
ceux-ci de nouveau se dandinèrent et secouèrent la tête pendant quelques
secondes, puis s’ébranlèrent et nous suivirent sans hésitation
apparente.

Quand nous fûmes arrivés au ballon, Ceintras conduisit immédiatement son
compagnon devant l’emplacement du moteur et le lui désigna du doigt à
plusieurs reprises. Le monstre reproduisit ces gestes de son mieux en se
tournant vers les autres qui crurent bon de l’imiter. Évidemment, ils
s’étaient mépris sur le sens du geste. Mais comment les détromper?

--Ils sont totalement idiots, déclara Ceintras qui manquait de
patience... En voilà assez pour ce soir! Toutes ces émotions m’ont
affamé; si nous mangions?... Oh! une idée!... Nous pourrions les
inviter; qu’en penses-tu?

--Je pense, répondis-je, que nous ferons bien de prendre cette
plaisanterie au sérieux. La faim est un besoin primordial de toute
créature vivante et il y a peut-être quelque chose à tenter de ce
côté-là.

Laissant Ceintras devant la cabine, j’allai découper quelques tranches
de jambon. J’en présentai une à celui des monstres que Ceintras ne
cessait d’appeler depuis quelques minutes son nouvel ami; il s’en saisit
avec appréhension, la considéra, puis la tendit à son voisin; elle passa
ainsi de mains en mains. Le dernier des monstres, après l’avoir examinée
et palpée comme le reste de la bande, la flaira minutieusement et la
mit... dans sa poitrine. Et je m’aperçus alors que le peuple du Pôle
connaissait l’usage des vêtements: ce que j’avais pris tout d’abord pour
la peau de ces êtres n’était en réalité qu’un manteau de cuir blanchâtre
qui les enveloppait presque entièrement et formait sur la tête de
certains d’entre eux une sorte de capuchon. Notre cadeau avait été
précieusement enfoui dans une poche!

--Ils ne peuvent évidemment pas savoir que c’est comestible, dit
Ceintras en riant.

--Qui sait, ajoutai-je, s’ils ne croient pas que nous voulons les
empoisonner?

--Mangeons, en tout cas; ils comprendront alors que nos intentions ne
sont pas criminelles.

Tandis que nous mangions, ils resserrèrent leur cercle autour de nous.
Puis, après une discussion animée avec ses compagnons, un d’entre
eux,--l’ami de Ceintras, je crois,--s’approcha et nous offrit deux
poissons curieusement desséchés qu’il tira de son manteau de cuir.

--Diable! s’écria Ceintras, mais il me semble que nos affaires marchent
très bien: ils ne veulent pas être en reste de politesse avec nous!

--Qu’allons-nous faire de ces poissons? Les mangeons-nous? Ils ne m’ont
pas l’air très alléchants.

--Fais comme tu voudras. Moi, je mange le mien. Je crois que c’est
préférable: ils n’auraient qu’à être vexés!...

J’entendis le poisson craquer sous les dents de Ceintras comme une
croûte de pain dur.

--Est-ce bon? demandai-je.

--C’est ignoble.

Et il l’avala stoïquement.

Le jour commençait à poindre. Le fleuve, devant nous, apparaissait comme
une immense écharpe lumineuse négligemment jetée sur la plaine encore
obscure. Des vols de ptérodactyles sillonnaient l’air par intervalles et
passaient, petites taches éperdues et mouvantes, entre les astres et nos
yeux. Je constatai bientôt que des querelles s’élevaient dans la troupe
des monstres; sans doute, leurs occupations devaient, à cette heure, les
ramener sous la terre, et plusieurs étaient d’avis de demeurer malgré
tout en notre compagnie. Mais ce fut un bien plus beau tumulte
lorsqu’une autre bande vint s’adjoindre à ceux qui avaient passé la nuit
avec nous. Ceux-ci renseignèrent les nouveaux venus, encore très timides
et méfiants, à grand renfort de cris, de sifflements et de gestes. Puis
les querelles recommencèrent; même quelques horions furent échangés.

--Bon! m’écriai-je, ils ne diffèrent pas tant des hommes qu’on aurait pu
le supposer d’abord.

--C’est vrai, dit Ceintras. Mais, puisqu’ils sont gentils au point de ne
se séparer de nous qu’à regret, si nous les accompagnions un bout de
chemin? Ça couperait court à leurs disputes.

--Accompagnons-les. Suivons-les même sous terre s’ils veulent bien... Le
moteur est lourd, ils n’ont pas dû l’emporter très loin, et, d’autre
part, quand nous l’aurons retrouvé, je ne pense pas qu’ils osent nous
contester le droit de le reprendre...

Ceintras, décidément de joyeuse humeur, approuva ma résolution. Après
nous être munis de quelques provisions et, par prudence, de nos
revolvers, nous nous dirigeâmes vers une des trappes. Les monstres nous
suivirent sans difficulté. Mais, comme s’ils avaient deviné et redouté
nos intentions, à quelques mètres de la trappe ils se concertèrent
durant quelques instants, puis se précipitèrent dans le souterrain avec
une agilité extraordinaire. La plaque de métal se referma sur eux avant
que nous fussions revenus de notre ahurissement. Et, dans son
désappointement, Ceintras n’eut d’autre consolation que celle de
déverser sur le peuple du Pôle le stock d’épithètes injurieuses ou
simplement malveillantes qu’il put trouver en sa mémoire...

Durant les deux nuits qui suivirent, il n’y eut aucun progrès dans nos
relations avec les monstres. Nous remarquâmes même qu’après leurs
sorties ils ne manquaient plus de fermer les portes par lesquelles nous
avions résolu d’entrer subrepticement. Cependant, le temps nous
pressait; dans l’enveloppe du ballon il ne devait plus guère rester
d’hydrogène et celui que nous possédions en réserve dans les obus
suffirait tout juste à notre retour. Pénétrer dans ce mystérieux monde
souterrain devint alors notre idée fixe. Nous reparlâmes sérieusement de
faire sauter une des portes, mais nous renonçâmes à ce moyen qui était
trop violent pour ne pas risquer d’irriter nos hôtes. L’occasion se
chargea de nous fournir un ingénieux stratagème.

Sur la fin de la troisième nuit, une troupe de quarante monstres environ
apparut au bord du fleuve et, sans trop se soucier de nous, certains
d’entre eux se mirent à dérouler un grand filet composé de minces
lanières de cuir blanc. Bientôt la troupe se sépara en deux équipes qui
s’affairèrent chacune à un bout du filet, puis, celle qui se trouvait la
plus rapprochée du fleuve y entra sans hésitation et le traversa à la
nage avec une souplesse merveilleuse. Quand le filet, tendu et maintenu
sous l’eau par des poids, eut barré le fleuve dans toute sa largeur, les
deux équipes le halèrent d’amont en aval sur un parcours de cinquante
mètres environ; après quoi, ceux des monstres qui avaient déjà traversé
l’eau revinrent à la nage vers leurs compagnons, et enfin le filet
chargé de poisson fut ramené sur la rive.

Un peu plus tard, tandis que les monstres recommençaient ailleurs leurs
opérations, nous rencontrâmes, devant une trappe plus grande que les
autres, une sorte de chariot à demi rempli de poissons. La porte restait
inexorablement close, mais il était sûr que dans quelques instants elle
s’ouvrirait pour laisser entrer le chariot; il était de dimensions assez
considérables... Je crois que l’idée de nous y dissimuler surgit en même
temps dans l’esprit de Ceintras et le mien.

--Ceintras, murmurai-je, un peu pâle, sans quitter le chariot des
yeux...

--Oui, oui, je devine ce que tu vas me dire...

--Eh bien?

Il me montra du doigt le grouillement argenté des poissons dont beaucoup
étaient vivants encore:

--Ça ne te dégoûte pas un peu de t’ensevelir là-dessous?

--Il est sûr que je préférerais une litière de velours et de soie, mais
nos hôtes ont oublié de mettre rien de semblable à notre disposition.

--Piteux appareil pour la réception des premiers ambassadeurs de
l’humanité auprès du peuple du Pôle!

--Évidemment, mais le temps nous presse, voici l’aube... Et c’est
peut-être une occasion unique.

--Oh! une occasion unique!...

--Enfin, agis à ta guise. Tu es libre. Moi, je tente l’aventure...

Ceintras, comme c’était à prévoir, céda. Nous nous enfouîmes, surmontant
notre répulsion, entre deux couches de petits corps froids, humides et
visqueux dont les vertèbres, au-dessous de nous, craquèrent écrasées, et
qui, sur nos mains et nos visages, s’agitaient dans les dernières
convulsions de l’asphyxie. Déjà plus qu’à moitié suffoqués par leur
odeur écœurante, nous nous crûmes définitivement étouffés lorsque les
monstres, au moment de regagner leurs demeures souterraines, empilèrent
au-dessus de nous d’autres poissons pour remplir complètement le
chariot. Nous ménageâmes tant bien que mal un passage pour que l’air pût
arriver jusqu’à nos bouches; puis nous sentîmes le véhicule s’ébranler.
Un instant après, le retentissement à l’infini du bruit qu’il faisait en
roulant nous apprit que le libre firmament n’arrondissait plus sur nous
sa voûte illimitée et que nous étions dans les entrailles de la terre,
en route vers l’inconnu.




CHAPITRE XI

EXCURSIONS SOUTERRAINES


--Attention, dit Ceintras à mon oreille, le moment critique est arrivé.

Le chariot s’était arrêté soudain, et je ne sais trop pourquoi, j’eus la
certitude que nous venions de quitter à ce moment un étroit corridor
pour entrer dans une vaste salle. A voix basse, nous nous concertâmes.
Devions-nous attendre, ou surgir immédiatement de notre cachette?
Ceintras émit une idée qui me terrifia: le poisson que lui avait offert
un des monstres était très sec, presque carbonisé... Si on se
contentait, sans préparation préalable, de pousser dans les fours après
la pêche les chariots, qui étaient de métal?

--Bigre! m’écriai-je, voilà un risque qu’il ne faut pas courir!

Alors, je m’aperçus que, dans mon émotion, j’avais parlé très haut: de
toutes façons, il devenait donc inutile d’hésiter sur la décision à
prendre... Nous sortîmes de notre cachette souillés, visqueux, puants.
Un premier coup d’œil suffit à nous convaincre que, pour le moment, nous
étions seuls dans la cuisine ou l’une des cuisines de la communauté
polaire.

C’était une salle circulaire d’un diamètre de trente mètres environ,
dont le plafond, étayé par quatre piliers de granit, formait une sorte
de coupole. L’endroit ne manquait pas d’une certaine majesté. Sur de
longues tables de pierre gisaient des poissons éventrés; au milieu de la
salle, entre les quatre piliers, nous trouvâmes une sorte d’immense gril
fait de minces tiges de fer parallèles qu’un courant électrique portait
à une température élevée: je m’aperçus de ce détail à mes dépens après
avoir sans méfiance posé une main sur l’appareil.

Comme c’était à prévoir, les monstres ne tardèrent pas à paraître. Au
grand dépit de Ceintras, qui se réjouissait à l’avance de «la tête
qu’ils allaient faire et du bon tour que nous leur avions joué», ils ne
manifestèrent pas outre mesure leur stupéfaction. En réalité, sur leurs
visages, il nous était bien difficile de lire les sentiments qu’ils
éprouvaient. Nous ne pouvions même jamais être sûrs qu’ils parlaient de
nous; les attitudes usitées dans telle ou telle circonstance d’une vie
sociale sont si souvent à l’opposé de celles que la nature et la logique
sembleraient indiquer! N’est-il pas inconvenant, dans nos pays
civilisés, de montrer du doigt la personne dont on parle?

En tout cas ils se mirent vite au travail, sans paraître nous prêter
grande attention. Certains nettoyaient les poissons, d’autres les
disposaient sur le gril; d’autres vidaient les chariots; ceux-ci se
contentèrent de nous regarder avec insistance, quand ils arrivèrent au
chariot dans lequel nous nous étions cachés et dont nous avions à coup
sûr endommagé le chargement.

Des halètements énormes de machines parvenaient jusqu’à nous par les
quatre galeries qui aboutissaient à la cuisine polaire. Nous résolûmes
de suivre au hasard l’une d’elles. Si, comme tout nous portait à le
croire, le peuple du Pôle nous avait subtilisé notre moteur pour en
étudier le fonctionnement, il devait se trouver en ce moment dans le
domaine des mécaniciens et des savants, non dans celui des cuisiniers.
Du reste, il faut bien avouer,--si insensé que cela puisse
paraître,--que la raison primitive de notre expédition souterraine ne
s’imposait déjà plus très nettement à notre esprit, et que, durant bien
longtemps, une curiosité émerveillée allait seule nous inspirer nos
recherches et nos démarches.

Nous nous engageâmes donc dans une des galeries, sans que cela provoquât
la moindre résistance de la part des monstres. Ils étaient si affairés
ou, pour mieux dire, si intimement liés à leur tâche, qu’il nous
semblait dès lors presque inconcevable qu’aucun d’eux, pour une raison
ou une autre, pût s’en distraire un seul instant. D’ailleurs, cette
harmonieuse intimité entre l’ouvrier et son travail ne cessa pas de nous
frapper d’admiration, aussi longtemps que se prolongea notre séjour dans
les régions souterraines du Pôle. Ce fut à peine si, sur notre passage,
les êtres livides, porteurs d’objets mystérieux, que nous rencontrâmes,
se détournèrent pour nous regarder...

Cependant les halètements des machines devenaient toujours plus
formidables: on eût dit que nous arrivions au cœur même de ce monde
actif, frénétique, prodigieusement vivant, et que nous étions aspirés
dans l’une de ses artères par le propre mouvement de sa vie. Nous
débouchâmes enfin dans une nouvelle salle plus grande encore que la
première où, de seconde en seconde, une énorme bielle d’un métal
éblouissant surgissait jusqu’au plafond puis disparaissait presque tout
entière, engloutie par un puits rectangulaire aménagé dans le sol.
Commandées par cette bielle, une quantité de machines remplissaient mes
oreilles de leur multiple bourdonnement.--Nul monstre, à première vue,
dans la salle. Cependant, après en avoir fait le tour, nous en
découvrîmes deux au sommet d’une tourelle élevée contre la paroi et qui
atteignait presque la voûte. Une sorte d’échelle conduisait jusqu’à la
plate-forme où ils venaient de nous apparaître. Nous nous enhardissions
peu à peu, et, sans même avoir eu besoin de nous concerter, nous allâmes
les observer à leur poste.

Quand nous passons dans un village humain, l’image de chaque individu se
reflète en nous accompagnée de diverses impressions que traduisent des
mots consacrés comme vieux, jeune, laid, joli... Jusqu’ici, en face des
habitants du Pôle, nous n’avions pu éprouver rien de semblable. Ils
étaient tous également horribles, pareillement vêtus de cuir blanc et à
peu près aussi difficiles à distinguer au premier coup d’œil les uns des
autres que des chiens de même race dans un chenil. Une fois parvenus au
faîte de la tourelle et face à face avec les monstres qui s’y
trouvaient, nous eûmes pour la première fois, en considérant l’un d’eux,
l’idée très nette de ce qu’était une extrême vieillesse chez les êtres
de cette race.

Il se tenait accroupi devant un appareil qui rappelait assez bien par
son aspect une machine à écrire et posait de temps à autre un de ses
longs doigts sur les touches qui devaient actionner électriquement les
machines dont le ronflement retentissait à mes pieds. Il observait aussi
avec une attention soutenue une aiguille horizontale qui oscillait près
de lui au-dessus d’un plateau gradué; lorsque la pointe de cette
aiguille tendait à se rapprocher d’une raie située au milieu du plateau,
le vieux monstre poussait un levier situé à sa gauche et l’aiguille peu
à peu reculait. Ceintras, avec quelque apparence de raison, conclut que
nous devions nous trouver en présence d’un manomètre. Mais plus que ces
détails mécaniques, la physionomie du mécanicien m’intéressait.

Effroyablement ridé, les yeux ternis et suintants, le corps,
immédiatement au-dessous de la lèvre inférieure, tout boursouflé par de
multiples replis de peau jaunâtre et parcheminée, plus hideux encore,
s’il est possible, que la plupart de ses congénères, ce personnage ne
m’en inspirait pas moins un étrange respect, tant je le devinais chargé
d’ans et de sagesse. A notre arrivée, sans même se tourner vers le
monstre d’aspect ordinaire qui se tenait immobile à ses côtés, il émit
deux ou trois brefs susurrements auxquels l’autre répondit plus
brièvement encore. Le sens de cet entretien me parut évident: «Voilà
donc les êtres singuliers dont vous parlez sans cesse?--Ce sont bien
eux.» Après quoi, sans prendre un quart de minute pour nous envisager,
il se remit à faire aller méthodiquement ses mains sur le levier et les
touches de l’appareil.

Nous partîmes de nouveau à la découverte par la première galerie qui
s’offrit à nous, sans trop savoir dans quel sens nous allions, sans peur
de ne plus retrouver par la suite notre chemin vers le ballon et le
libre ciel. La curiosité nous enivrait véritablement; nous avions à
peine pris le temps de nous étonner devant un spectacle inattendu ou un
objet de destination mystérieuse, de nous extasier devant une machine
que, déjà, nous brûlions de contempler autre chose de plus inattendu, de
plus mystérieux, de plus admirable encore.

Je ne saurais m’attarder davantage à raconter dans l’ordre notre
exploration et à décrire les sentiments successifs qui en résultèrent
pour nous. Je ne peux en toute raison attacher à ce que j’écris qu’une
importance documentaire et le mieux est, dès à présent, de donner un
résumé d’ensemble de ce que nous vîmes, et d’exposer les
conclusions,--nécessairement hâtives et sans doute erronées bien
souvent,--que nous crûmes pouvoir en tirer.

Ce qui frappe à première vue dans le monde polaire, c’est sa relative
exiguïté. La lumière violette et la chaleur, la vie et la civilisation
qui en sont les conséquences, s’étendent sur un domaine circulaire dont
le diamètre ne doit pas excéder de beaucoup douze lieues. Les galeries
souterraines rayonnent dans un espace encore moindre. On se trouve
évidemment en présence d’une parcelle de la Terre, qui, lors de la
formation des banquises éternelles du Pôle, fut épargnée pour des
raisons dont une au moins, même aujourd’hui, n’est pas indiscernable et
que j’exposerai un peu plus loin. En tout cas notre exploration
apportera un argument décisif en faveur de la thèse selon laquelle les
glaces des Pôles, sur la Terre et dans les planètes voisines, se sont
formées brusquement, à la suite de grands cataclysmes naturels. Donc,
séparés à tout jamais du reste du monde par les murailles
infranchissables du froid, quelques individus d’une race alors
existante,--race d’iguanodons ou d’êtres analogues,--ont pu continuer à
vivre aux environs immédiats du Pôle Nord. Ceci admis, on conçoit que la
nécessité immédiate d’une lutte à outrance pour la vie dans des
conditions aussi défavorables ait aussitôt donné une énorme impulsion au
progrès général de l’espèce et que celle-ci ait conquis l’intelligence
dès une époque où les ancêtres eux-mêmes de l’homme étaient destinés à
rester longtemps encore dans les limbes du possible.

Si le pays du Pôle n’a pas été condamné comme les territoires qui
l’entourent à porter pour toujours un fardeau de glaces stériles et
mortelles, cela est dû à la présence en cet endroit d’un immense
calorifère naturel. Il est probable que les eaux de l’Océan, non loin du
continent où je me trouve, s’engouffrent dans les profondeurs de la
terre, s’échauffent jusqu’à l’ébullition au contact du feu intérieur, et
reviennent ensuite par toutes sortes de canaux à proximité de la
surface; elles jaillissent même çà et là en geisers salés que nous
aurions découverts le lendemain même de notre arrivée, si nous avions
poussé notre excursion un peu au delà des collines. Ce qui est sûr,
c’est que les monstres polaires ont su asservir depuis d’incalculables
séries de siècles cette force qui bouillonne au cœur de leur monde.
N’ayant jamais eu rien à espérer du ciel, du soleil, de toutes ces
vertus naturelles que les hommes se sont accoutumés de bonne heure à
prendre pour les attributs de Dieu ou les conséquences de sa bonté, ils
nous prouvent merveilleusement aujourd’hui, après avoir transformé à la
longue la force qu’ils avaient à leur disposition en principe même de
vie, que toute créature douée d’intelligence et de raison risque d’être
victime d’une illusion en supposant qu’elle n’est pas pour elle-même son
unique Providence.

A la plupart des carrefours du monde polaire on entend le grondement
tumultueux de l’eau bouillante emprisonnée dans d’énormes tuyaux de
métal. Une fois même, ayant suivi longtemps une galerie qui descendait
en pente rapide, nous atteignîmes les bords d’un gouffre colossal tout
embué de vapeur suffocante, au fond duquel, invisible, le fleuve
souterrain ou une de ses ramifications les plus considérables tombait en
cataracte et roulait avec un fracas de tonnerre. Ce fut à peine si dans
l’opaque buée nous pûmes distinguer à quelques mètres de nous une
immense roue,--fantôme effarant de machine,--qui, entraînée par la force
de la chute ou du courant, tournait avec une indescriptible vélocité.

Il est hors de doute (et il me semble qu’on peut pressentir dès à
présent ce fait qui un instant plus tôt eût été bien difficile à
concevoir) que les monstres polaires fabriquent eux-mêmes la lumière de
leurs jours en utilisant cette formidable et inépuisable source
d’énergie. Par quels procédés? Ceintras crut une fois avoir trouvé le
secret de l’énigme,--secret dont personne ne pourrait contester le
prix.--Mais il n’est plus là aujourd’hui pour me répéter une
démonstration à laquelle je ne prêtai sur le moment qu’une oreille
distraite et une attention peu familiarisée avec des questions
scientifiques aussi ardues. Ce que j’ai retenu, c’est qu’il tenait les
habitants du Pôle pour d’extraordinaires électriciens. Je crois aussi me
rappeler qu’il considérait en définitive le jour polaire comme le
résultat d’une chaleur lumineuse de nature électrique, mais, ceci, je
n’ose pas l’affirmer, ni insister davantage, étant à peu près sûr que
tout ce que j’écrirais là-dessus ne pourrait apparaître à des savants
que comme l’inintelligence et l’incohérence mêmes.

Après avoir été obligé de rester dans le vague sur ce point capital, ce
n’est pas sans une certaine satisfaction que je vais à présent donner
quelques chiffres précis sur la durée du jour et de la nuit polaire.
Comme je l’avais constaté dès la première fois où il me fut possible de
ne pas succomber au sommeil, la durée de la nuit était assez brève;
entre la disparition complète de la clarté violette et les premiers
signes de son retour, j’ai noté des temps variant à la surface du sol de
3 h. 35 minutes à 3 h. 44 minutes et sous la terre de 3 h. 24 minutes à
3 h. 35 minutes. Ce fut lorsque nous passâmes la nuit dans la salle où
nous avions rencontré le vieux monstre et dans les salles situées au
même niveau que nous observâmes la moindre durée, d’où je crois pouvoir
conclure que la durée augmentait proportionnellement à la distance qui
séparait de ce niveau le lieu,--supérieur ou inférieur à lui,--où nous
nous trouvions. Le jour n’apparaît pas autrement dans la partie
souterraine du Pôle qu’à la surface, à cela près que dans les salles et
les galeries situées au-dessous du niveau dont il vient d’être question,
il ne s’élève pas du sol, mais tombe de la voûte. Quant au jour, il dure
environ seize heures trois quarts.

C’est l’observation des astres et du soleil qui a fourni aux hommes les
principes sur lesquels ils se basent pour mesurer les temps. Mais au
Pôle, le soleil est un objet inutile et l’on ne doit pas prêter beaucoup
plus d’attention aux étoiles du ciel qu’aux pierres de la plaine. Pour
diviser pratiquement la durée, le peuple du Pôle se sert de vases
d’argile plus ou moins volumineux d’où l’eau s’échappe en minces filets.
Tels vases donnent la mesure de la cuisson des poissons, par exemple,
tels autres de la nuit, tels autres du jour. Un de ces derniers, qui
sont naturellement de dimensions considérables, a été accroché en face
de la tourelle où siège le vieux monstre. Un jour que nous avions résolu
d’observer minutieusement son manège, nous demeurâmes à côté de lui et
de son jeune compagnon jusqu’au moment où l’eau cessa de couler;
aussitôt, s’étant baissé, il poussa un levier placé entre ses pattes;
alors les machines cessèrent peu à peu de ronfler et en moins d’une
minute ce fut la nuit, la nuit noire que ponctuaient seulement autour de
nous les quatre yeux des monstres, luisants comme des escarboucles.

Le plus vieux de ces deux êtres était donc un des personnages les plus
importants de la communauté polaire; d’une défaillance, d’un oubli ou
d’une distraction de sa part risquait de résulter toute une série de
conséquences désastreuses: le froid, l’obscurité, la suppression
momentanée de l’activité individuelle et sociale, fléaux qu’il pouvait
également dispenser dans un accès de colère, par besoin de vengeance, et
même,--ce qui sur le moment ne parut pas absurde à mon âme étourdie et
bornée d’homme,--par caprice ou par fantaisie. Combien devait être grand
aux yeux des habitants du Pôle, de ce monde où tout était produit
mécaniquement, même les conditions premières de la vie, le prestige de
celui d’entre eux qui surveillait le fonctionnement de la machine
cardinale! Apparemment, il était pour eux un roi, peut-être même un
dieu... Telles furent les pensées qui me vinrent tout d’abord à
l’esprit. Des constatations ultérieures devaient les modifier
singulièrement, ou tout au moins me prouver que, pour prononcer ou
écrire à propos de créatures si éloignées de nous des mots comme
respect, prestige, royauté, divinité, il fallait être influencé par un
présomptueux anthropomorphisme. Il est probable (et je me contente de
dire: il est probable) que leurs notions intellectuelles ne doivent pas
essentiellement différer des nôtres, que les théorèmes géométriques sont
vrais pour eux comme pour nous, mais ce qui est sûr c’est que leur
morale et leur moralité ne rappellent en rien les confuses collections
d’habitudes héréditaires auxquelles ces termes servent d’étiquettes dans
les langages humains.

Ce monde étant clos comme une prison, le nombre de ses habitants doit
être rigoureusement limité dans l’intérêt même de la conservation de
l’espèce, et nul ne peut y vivre sans avoir une raison expresse de
vivre, sans accomplir une tâche précise et inévitable. L’humanité est
trop vaste et trop complexe pour que des siècles ne nous séparent pas
encore du jour où elle réalisera son idéal social, si tant est qu’elle
le réalise jamais; même aux yeux des plus optimistes nos mœurs, nos lois
et nos gouvernements actuels ne peuvent être autre chose que de
grossières ébauches, sinon de ridicules caricatures de cet idéal
inaccessible ou infiniment lointain. En revanche, dans le microcosme
polaire, tout est si merveilleusement réglé et ordonné que, devant les
moindres manifestations de son activité, on a l’impression de ce
déterminisme harmonieux qui préside aux mouvements des machines. Qu’un
organe de cette machine soit défectueux, on le supprime sans vaine et
misérable pitié et on le remplace par un autre qu’on a sous la main,
tout prêt. En effet, nous ne tardâmes pas à constater au cours de notre
exploration souterraine que certains monstres, ceux surtout qui étaient
chargés de fonctions importantes, difficiles et dont l’exercice exigeait
une certaine accoutumance, avaient toujours à leurs côtés un «double»,
un compagnon immobile et attentif dont ils ne se séparaient pas et qui
était indubitablement leur successeur éventuel.

Nous assistâmes presque consécutivement à trois suppressions de
monstres. Ils s’égorgèrent eux-mêmes, tout simplement, sans que ceux de
leurs congénères qui assistaient à cette étrange opération parussent
manifester aucun trouble. Encore une fois, sur de tels visages, il est
impossible qu’un homme lise les sentiments avec quelque certitude;
cependant de l’attitude des victimes, de la tranquillité avec laquelle
elles allaient présenter leur gorge à une machine d’où surgissait une
sorte de poignard après un déclic qu’elles provoquaient de leur propre
main, il faut conclure que ce droit à la vie que réclament si éperdument
les humains sur la foi de quelques-uns de leurs prophètes moraux est
remplacé chez les créatures polaires par la conviction profondément
enracinée de la nécessité de la mort en certaines circonstances.

Aussi, les vieux monstres sont-ils infiniment rares; en ce qui me
concerne, tant que j’ai vécu parmi le peuple du Pôle, je suis à peu près
persuadé de n’en avoir rencontré qu’un. Et, à franchement parler, si
l’on excepte quelques fonctions où une grande habitude et une extrême
pondération sont les qualités requises, il est bien évident qu’au delà
d’un âge relativement peu avancé, l’individu devient inférieur à
lui-même et à sa tâche. C’est aux vieillards que, par suite d’une
inexplicable aberration, sont confiés les emplois les plus considérables
dans les sociétés humaines. Quelles ne seraient pas la force et la
vitalité d’une nation moralement et matériellement dirigée par des
hommes de moins de quarante ans! On parlera du respect dû aux
vieillards? Le respect consiste-t-il à les laisser remplir avec une
incapacité fatale diverses missions dont d’autres s’acquitteraient mieux
qu’eux? Mais on se dit: Cela leur est bien dû et, après tout, les
affaires vont leur train tout de même; laissons-les mourir à leur poste:
nul n’en souffrira!

Ainsi la gérontocratie entrave le progrès humain. Est-ce à dire qu’il
faudrait logiquement supprimer les vieillards, ou limiter la vie à un
certain âge chez les hommes comme au Pôle? Non, puisque l’humanité
possède un domaine vaste et riche qui lui permet de supporter des
inutilités sans détriment immédiat pour elle; il suffirait de
généraliser le système des retraites, de le rendre obligatoire au delà
d’un âge variant selon les fonctions, et de ne pas accorder à
l’impuissance d’autre importance que celle qu’elle mérite. Mais, au
Pôle, devant la nécessité de réaliser un maximum d’énergie avec un
minimum d’encombrement, il a fallu de bonne heure et probablement de
tout temps se résigner à ne laisser personne mourir de vieillesse.

Du reste, la suppression de tel ou tel monstre n’offre pas simplement un
intérêt négatif, puisque les autres tirent parti de sa dépouille pour
fabriquer de la graisse et du cuir. C’est ce qui explique pourquoi, à
première vue, nous avions pris pour la peau même des monstres les
vêtements de cuir blanc qui s’adaptent si parfaitement à leurs corps.
Certains d’entre eux conservent même le cuir du crâne et le transforment
pour leur usage personnel en une sorte de capuchon bizarre et compliqué.
Il nous parut par la suite que c’était la parure distinctive des
femelles. La coquetterie féminine serait-elle un sentiment profond et
essentiel au point de pouvoir, à l’exclusion presque absolue de tout
autre, coexister dans une certaine mesure chez deux races radicalement
différentes?... Quant à la graisse, bien qu’il y ait au Pôle des
gisements d’huile minérale et que les monstres n’ignorent pas l’art de
l’extraire du sol, ils s’en servent ordinairement pour adoucir les
frottements des parties les plus délicates de leurs machines. Avant de
se récrier d’horreur sur tout cela, qu’on réfléchisse que, dans la faune
polaire, il ne se trouve pas de gros animaux et que, pour produire cette
graisse et ce cuir, objets indispensables, force est au peuple du Pôle
de se contenter des éléments qu’il a sous la main.

Peu de temps après avoir quitté la salle où s’agitait la grande bielle
éblouissante, nous tombâmes dans une véritable nursery. Sous la
surveillance de quelques femelles, nous vîmes s’ébattre une vingtaine de
petits monstres qui, à notre approche, saisis d’une folle terreur,
allèrent se blottir dans le giron de leurs gardiennes; ils avaient des
fronts énormes, disproportionnés, où rayonnaient au-dessus de chaque œil
des faisceaux de grosses veines frémissantes; leur peau était d’une
blancheur lactée; l’aspect de leurs membres donnait une impression
extraordinaire de fragilité, d’inconsistance même, et malgré ma
curiosité je n’osai pas m’emparer de l’un d’eux qui, en fuyant, passa
presque à portée de ma main, par crainte de l’écraser ou de le briser.
Tout autour de la salle,--preuve définitive de la nature saurienne du
peuple du Pôle,--des œufs étaient alignés sur des appareils du genre de
nos couveuses artificielles. Leurs dimensions étaient à peu près celles
des œufs d’autruches, mais, en l’absence de tout tégument calcaire, ils
n’avaient qu’une enveloppe membraneuse bleuâtre, diaphane, à travers
laquelle apparaissait la silhouette courbe du monstre près d’éclore.

Nous assistâmes même, deux jours plus tard, à l’éclosion en masse de ces
œufs. Les nouveau-nés, qui étaient presque immédiatement capables
d’aller et venir tout seuls, furent examinés par dix monstres de sexes
divers qui en firent un triage minutieux, placèrent les uns dans de
petites niches aménagées contre le mur, et entassèrent sans précaution
le plus grand nombre dans des cages de fer. Ensuite, deux nouveaux
monstres survinrent qui ouvrirent un robinet aménagé dans un coin et
remplirent d’eau bouillante une bassine de métal où les cages et les
petites créatures grouillantes furent plongées sans plus de façon. Nous
n’avions pu assister à ce spectacle sans éprouver un sentiment de
révolte ou d’écœurement; ce fut bien pis lorsque, quelques instants plus
tard, nous eûmes l’occasion de voir comment se terminait cette atroce
cérémonie.

L’animation, dans la nursery, devenait de plus en plus grande. De toutes
parts le peuple du Pôle accourait; la salle étant à peu près comble,
quelques-uns se postèrent aux portes, en défendirent l’accès et
expulsèrent même certains des derniers venus. Quand l’eau de deux
horloges polaires qui se trouvaient au-dessus de la bassine se fut
complètement écoulée, on retira les cages de l’eau, les jeunes monstres
bouillis des cages, après quoi les assistants les répartirent entre eux
équitablement et se mirent à les manger avec divers gestes qui
exprimaient à n’en point douter la plus véhémente satisfaction. La nuit
tomba brusquement là-dessus. A la lueur de la lanterne dont nous étions
munis, nous pûmes voir arriver le vieux monstre de la tourelle qu’on
laissa entrer par faveur, sa tâche terminée, et qui prit sa part de ce
répugnant régal avec un bruit joyeux et solennel de mâchoires.

Ce fut même, soit dit en passant, la seule circonstance où nous eûmes
l’occasion de constater au Pôle quelque chose qui ressemblât de près ou
de loin à un repas en commun. En général, les monstres, à toute heure et
sans interrompre leur travail, grignotaient quelques bribes de poissons
ou de ptérodactyles à demi carbonisés dont ils avaient toujours une
ample provision dans leurs poches.

Je comprends que personne en lisant ce récit ne puisse se défendre de
l’horreur que j’ai ressentie moi-même. Il faut bien dire cependant qu’il
n’existe à cette horreur de légitimes raisons que dans la mesure où nous
nous plaçons à notre point de vue humain; et un esprit libre ou
simplement sensé estimera que le point de vue humain ne saurait
représenter rien d’idéal ou d’absolu. D’abord, ce ne sont pas à
proprement parler leurs enfants que mangent les monstres polaires; le
mot de famille (comprendraient-ils pour le reste notre langage) ne
signifierait rien pour eux. La reproduction, dans leur société, est
assurément considérée comme une mission générale dont chaque individu
doit s’acquitter en plus de sa tâche particulière. Point de pères, de
mères, ni d’enfants. Les œufs, immédiatement après la ponte, sont remis
à des fonctionnaires qui les font éclore par des procédés mécaniques;
ils sont anonymes et appartiennent à la collectivité. D’autre part, ne
l’oublions pas, c’est pour la race polaire une question de vie ou de
mort que la population n’excède pas un certain nombre; il faut donc
nécessairement sacrifier quelques-uns des petits. Ceci entendu, on
excusera aussi le peuple du Pôle de laisser éclore ces condamnés à mort
et de les manger, puisqu’il se procure ainsi, pour le même prix, sans
surcroît de peine, une nourriture qu’il juge substantielle et
succulente. Du reste, pour bien montrer que certaines règles de moralité
qu’on juge volontiers éternelles et imprescriptibles varient selon les
époques et les habitudes au cœur même de la patrie humaine, je
rappellerai qu’il y a cinquante ans, chez certaines peuplades de
l’Océanie, c’était le fait d’un fils respectueux et bien élevé d’égorger
son père chargé d’ans et d’en manger la chair ingénieusement
accommodée... Bien entendu, je n’ai eu nullement l’intention d’écrire
ici un panégyrique des coutumes polaires; je me borne à faire constater
que toutes ces coutumes sont les conséquences d’une clairvoyante et
implacable raison.

Ce fut durant une période à peu près équivalente à la durée de huit
jours terrestres que nous recueillîmes au hasard ces observations;
naturellement, par la suite, elles se complétèrent et s’ordonnèrent peu
à peu dans mon esprit.--A présent, par suite de cette facilité avec
laquelle les monstres semblent avoir toujours pris leur parti des actes
que nous accomplissions contre leurs désirs, nous circulions à notre gré
dans le monde polaire; les trappes, aux heures claires comme aux heures
sombres, restaient ouvertes, mais, bien que pourvus d’une lanterne à
acétylène et d’une bonne provision de carbure, nous profitions de la
nuit pour aller manger ou dormir dans le ballon. A ce moment-là,
d’ailleurs, le sous-sol du Pôle n’offrait plus grand intérêt. Le
bourdonnement des machines faisait trêve, il n’y avait plus dans les
longues galeries et les hautes salles que du silence et de l’immobilité
et tandis que, parmi les monstres, les uns s’étendaient sur le sol pour
prendre les courtes minutes de repos dont se contente leur organisme,
les autres erraient sur les rives du fleuve en quête de plantes à
cueillir, de poissons à pêcher ou chassaient les ptérodactyles dans les
cavernes de la colline.

Ce fut absolument par hasard que nous nous trouvâmes face à face avec
notre moteur, alors que le souci de le reconquérir avait été relégué au
second plan de mon esprit tout occupé de tant de merveilles. Il était
logé au fond d’une grande alvéole aménagée dans la paroi d’une galerie
où nous passions pour la première fois, et de solides barreaux de fer
scellés en plein roc et dressés parallèlement devant lui comme les
barreaux d’une cage le protégeaient contre nos tentatives probables de
rapt. Mais quelle que fût notre émotion à sa vue, elle s’effaça presque
entièrement devant celle que nous valut la présence affolante d’une
autre chose, à côté de lui...

Un crâne humain!... Oui, légèrement incliné en arrière dans un des
angles de ce réduit, un crâne humain me regardait avec les trous de ses
orbites. Ceintras, qui l’avait aperçu en même temps que moi, immobile et
incapable de prononcer une parole, le désignait du doigt, les yeux
hagards, la bouche convulsée. Lorsque je parvins à me ressaisir, je vis
également à côté du moteur et du crâne divers produits de l’industrie
humaine qui ne nous avaient pas appartenu: un couteau, un revolver, une
boussole, des fragments de l’enveloppe d’un aérostat et d’une nacelle
d’osier. Nous avions devant nous une sorte de musée où les monstres
rassemblaient tous les documents qu’ils possédaient touchant les
créatures qui, pour la deuxième fois, leur arrivaient par les chemins du
ciel. Un nom entendu jadis réapparut brusquement dans les régions
claires de ma mémoire:

--Andrée! m’écriai-je... Ce sont les vestiges de l’expédition Andrée...

--Je sais, je sais, j’avais compris, murmura Ceintras comme du fond d’un
cauchemar.

Puis une sinistre exaltation succédant soudain à son accablement, il fit
un bond, tendit un poing menaçant et furieux dans le vide et hurla:

--Oui, c’est lui, et ils l’ont tué... et c’est le sort qu’ils nous
réservent... Ah! misère de nous!...

Mais moi, c’était un sentiment plus affreux encore que la peur de la
mort qui me torturait. Je ne crois pas que le Destin ait jamais préparé
pour une créature pensante une aussi cruelle désillusion avec autant de
raffinement: j’avais sacrifié ma vie à mon rêve, et ce sacrifice était
vain... Un autre homme au moins avant moi avait foulé ce sol, contemplé
ce paysage hallucinant, ces êtres horribles et impitoyables... J’eus un
rire strident, prolongé, dont le bruit m’épouvanta moi-même et qui me
parut, en s’échappant malgré moi de ma poitrine, froisser, déchirer,
écorcher jusqu’au sang les nerfs de ma gorge. Puis je sentis tout mon
être chavirer et, m’étant appuyé pour ne pas tomber aux barreaux de fer
qui emprisonnaient ma dernière espérance, j’éclatai en sanglots.




CHAPITRE XII

FAUX DÉPART


Encore quelques jours s’écoulèrent. Le calme revint peu à peu dans nos
esprits, dans celui de Ceintras par suite de son ordinaire versatilité,
dans le mien lorsqu’il me fut arrivé de concevoir une hypothèse
rassurante et d’ailleurs parfaitement vraisemblable.

En effet, l’étonnement, la stupéfaction, ni aucun sentiment analogue ne
pouvait suffire à expliquer l’attitude des monstres au début de notre
séjour, les précautions inouïes qu’ils avaient prises pour ne pas se
montrer, leur fuite éperdue à notre approche. Cette terreur que nos
actes ne justifiaient pas, ils l’éprouvaient à peu près sûrement sur la
foi d’une expérience antérieure à notre venue; sans doute l’aéronaute
Andrée, saisi d’horreur, s’était comporté brutalement ou cruellement
avec eux. Peut-être s’étaient-ils vengés par la suite, peut-être aussi
l’expédition Andrée avait-elle été anéantie par les maladies et les
privations... En tout cas, à présent, nos hôtes semblaient quelque peu
rassurés et, si nos relations demeuraient stationnaires, s’ils ne
faisaient rien pour les rendre plus étroites, cela devait provenir d’un
reste de méfiance.

C’était de cette méfiance qu’il aurait fallu les guérir à tout prix.

Malheureusement, Ceintras ne s’y prêtait en aucune manière. Sa folie ne
se manifestait guère plus que par des actes stupides ou déplacés et des
entêtements ridicules, mais cela suffisait parfaitement à gâter tout. A
partir du moment où nous pénétrâmes dans les souterrains, il devint
évident que la force mystérieuse qui provoquait le sommeil magnétique ne
s’exerçait plus contre nous, et il en fut de même lorsque nous eûmes
repris l’habitude de passer les nuits dans la cabine du ballon; les
monstres avaient sans doute compris que nous possédions un moyen
d’éviter le sommeil, leur curiosité, d’autre part, était satisfaite et,
ne l’eût-elle pas été, ils osaient sans trop de crainte s’approcher de
nous à n’importe quel moment. Ceintras n’en continua pas moins, malgré
mes supplications, à ingurgiter des quantités d’alcool considérables.
Jusque-là, nous avions pu, à la tombée de la nuit, en prendre beaucoup
sans courir le risque de l’ivresse, parce que la force stimulante du
breuvage était toute entière employée à neutraliser la torpeur qui
s’abattait sur nous; mais, maintenant, lorsque Ceintras déraisonnait ou
agissait inconsidérément, c’était plus souvent par ivresse que par
folie.

Aux heures où il faisait preuve de bon sens, il examinait avec un
plaisir fiévreux les puissantes machines, prenait des notes, levait des
plans et me disait parfois:

--Ah! si jamais nous revenons, de quel progrès l’humanité ne me
sera-t-elle pas redevable! De toutes les connaissances accumulées
péniblement par le peuple du Pôle au cours d’une infinité de siècles,
elle s’enrichira brusquement, pareille à un promeneur qui trouverait sur
sa route un trésor inattendu!

Ces notes, ces plans, il les gardait toujours sur lui. Comme je regrette
aujourd’hui de ne pas les avoir entre mes mains pour les joindre à ces
pages, et comme je lui aurais demandé des explications si j’avais pu
prévoir alors ce qui est arrivé!

D’autres fois nos pas nous ramenaient vers le moteur. Depuis quelque
temps,--on s’était sans doute aperçu que nous avions découvert la
cachette,--deux ou trois monstres restaient devant lui à poste fixe,
avec la mission évidente de surveiller nos agissements. Alors Ceintras
était envahi de furieuses colères que j’avais grand’peine à réprimer.

--Je ne sais ce qui me retient, me disait-il, de me jeter sur ces êtres
stupides, de les assommer, de les écraser, de m’emparer par force du
moteur!

Ensuite il demeurait de longues heures bougon et hargneux, injuriait les
monstres, les bousculait au passage, et ceux-ci levaient sur nous de
grands yeux doux et inquiets.

--Ce n’est pas raisonnable, lui répétais-je. Calme-toi, tu vas les
effrayer.

Alors il me raillait sur ce qu’il appelait mon «penchant polaire» et
prétendait que je me sentais un cœur de frère pour ces ignobles
individus. Et ses moments de bonne humeur n’étaient guère moins
redoutables. Il devenait facétieux, taquinait les monstres. Rien ne le
réjouissait davantage que de leur envoyer la fumée de ses cigares à la
figure pour les voir ensuite agiter la tête avec ennui, et il
renouvelait à l’infini cette plaisanterie qu’il jugeait spirituelle.
Incontestablement, cela leur était désagréable, et il fallait qu’ils
fussent doués d’une patience plus qu’humaine pour supporter comme ils le
firent le bizarre caractère de mon compagnon.

Cependant, à mesure que le temps passait, Ceintras devenait de plus en
plus nerveux,--son régime d’ivrognerie y était bien pour quelque
chose,--et je pressentais qu’un moment arriverait où je serais
définitivement incapable de le maîtriser. Et alors, qu’adviendrait-il?
Il m’était impossible de me débarrasser un instant de cette
inquiétude... Or, un jour où nous revenions tous deux silencieux et
lassés vers le ballon, une soudaine exclamation de mon compagnon me fit
tressaillir.

--Qu’y a-t-il? demandai-je.

--Le moteur, s’écria-t-il, le moteur!...

Je mis un certain temps à me rendre compte. La réponse de Ceintras avait
suscité en moi une espérance à laquelle je n’osais pas m’abandonner
encore; je crois même que je tins les yeux clos pendant un quart de
minute pour qu’elle ne s’évanouît pas trop brusquement. Mais il fallut
bien me rendre à l’évidence. Profitant de notre absence pour ne pas être
gênés dans leurs opérations, les monstres avaient remis à la place
voulue la lourde masse du moteur. Agenouillé près de lui, Ceintras le
touchait, le caressait et répétait d’une voix tremblante d’émotion:

--Il est intact... il est intact...

Et, pour la première fois depuis notre arrivée au Pôle, je ne trouvais
plus dans ses regards cette indécision et ce vague qui donnaient à son
visage une si angoissante expression d’hébétement ou de folie.

--Mon ami, continuait-il, nous allons partir, revenir auprès des hommes.
Il ne faut pas attendre; je vais vérifier les boulons, roder les
soupapes et, dès ce soir, je pense que nous pourrons dire adieu au Pôle
pour toujours.

--Mais auparavant, dis-je un peu inquiet encore, il faudrait délivrer le
ballon de l’aimant qui le retient. Et pour cela, comment faire?

--C’est vrai, comment faire? répéta-t-il.

Ses yeux se tournèrent un instant vers la longue pierre brune où des
liens invisibles entravaient l’essor de notre machine.

--Je vais démolir les amortisseurs, reprit-il après avoir réfléchi.

--Je ne te le conseille pas, répondis-je. Attendons encore. Puisqu’ils
nous ont rapporté le moteur, c’est qu’ils veulent bien nous laisser
partir et ils doivent comprendre que cela nous est impossible tant que
le ballon adhérera à l’aimant.

--Mais alors, pourquoi ne nous ont-ils pas délivrés tout de suite?...
Écoute, nous ne pouvons pas attendre leur bon vouloir; le temps nous
presse, il nous reste tout juste assez d’hydrogène... Et puis, s’ils
allaient changer d’idée? Ou si nous nous méprenions une fois de plus sur
leurs intentions?... Crois-moi, il vaut mieux sans plus tarder nous
mettre à l’œuvre.

Avec des branches et de la terre nous édifiâmes une sorte d’échafaudage
destiné à soutenir le ballon lorsque l’amortisseur de l’avant aurait été
déboulonné. Cette opération fut longue et pénible. Nous en vînmes à bout
cependant, mais, lorsque nous nous mîmes en devoir d’enlever
l’amortisseur, il s’échappa de nos mains et alla de tout son long se
coller sur la pierre brune. Le ballon oscilla, la poutre armée parut se
ployer... Il y eut un léger craquement que suivit un long hurlement de
douleur. Je fermai les yeux... Lorsque je les rouvris, notre échafaudage
avait été écrasé comme un fétu, l’extrémité de la poutre métallique
adhérait à son tour à l’aimant et Ceintras, que l’énorme masse avait
entraîné dans sa chute, se débattait à plat ventre par terre en faisant
de vains efforts pour dégager son bras gauche enfoui sous un
amoncellement de décombres.

Par une chance extraordinaire le ballon, malgré la violence du choc, ne
semblait pas avoir été endommagé. Mais, incliné en avant, il avait un
aspect chaviré tout à fait lamentable, il évoquait l’idée sinistre d’une
épave après un naufrage sans espoir. Et une fois de plus je me sentis
accablé par le sentiment d’une puissance contre laquelle l’intelligence
humaine n’est rien, ne peut rien.

Tandis que j’allais au secours de Ceintras, quelque chose me frôla
légèrement. Attirés sans doute par ses cris, deux monstres venaient
d’arriver. Ils se mirent aussitôt à converser en agitant ridiculement
leurs bras trop courts. Et moi, comme s’ils avaient pu m’entendre,
m’étant jeté à genoux devant eux, je les suppliais de nous venir en
aide!

--Sales bêtes, ignobles bêtes! hurlait Ceintras, le corps crispé par la
souffrance et la colère.

--Tâche d’être calme et de te taire, suppliais-je.

--C’est facile à dire... Mais je souffre... oh! je souffre, j’ai
certainement un doigt écrasé...

A ce moment, les monstres se penchèrent vers lui, et, avant qu’il m’eût
été possible de prévenir son mouvement, de sa main restée libre il
frappa violemment l’un d’eux au visage. Le monstre bondit en arrière en
poussant un cri, puis après quelques susurrements, il disparut avec son
compagnon.

--Mon pauvre ami, que viens-tu de faire, dis-je doucement à Ceintras.
Ils ne voulaient pas te faire de mal, ils s’approchaient pour voir ce
qui nous arrivait, pour te délivrer peut-être... Mais, de grâce, ne
t’agite pas ainsi, tu vas te blesser davantage...

Et m’étant accroupi près de lui, je m’efforçai de le maintenir immobile
en attendant qu’il se calmât.

Bientôt nous aperçûmes une trentaine de monstres qui s’avançaient vers
nous. Ils portaient des outres de cuir blanc et divers instruments
étranges.

--Cette fois, plus de doute: ils veulent nous tuer! s’écria Ceintras, en
se cramponnant à moi.

--Mais non, regarde: ils viennent à notre secours.

Déjà, grouillement affairé, ils circulaient autour de nous et
répandaient sur toute la surface de l’aimant un liquide épais et
rougeâtre dont les outres étaient pleines... Peu à peu l’adhérence
diminua et bientôt Ceintras put facilement dégager son bras; il avait
l’ongle de l’annulaire à peu près arraché et toute la main meurtrie,
mais dans sa surprise joyeuse, il ne songea guère à se plaindre.
Cependant, à l’aide de leviers métalliques, les monstres relevaient le
ballon. Après quoi, ils reboulonnèrent les amortisseurs avec une
dextérité merveilleuse et, de nouveau, l’immense appareil oscilla aux
moindres poussées.

--Ah! murmura Ceintras, ils veulent bien que nous partions, ils sont
bons, ils sont meilleurs que les hommes!

Et, se jetant sur un monstre qui se trouvait tout près de lui, il le
prit dans ses bras et le couvrit de caresses. Celui-ci ne parut pas
apprécier outre mesure cette amicale démonstration; il se dégagea de
l’étreinte de mon camarade, et s’en fut en se secouant, en gloussant et
en le regardant d’un air dégoûté par-dessus son épaule.

Peu à peu, tous les monstres, à l’exception de quatre, retournèrent à
leur travail souterrain. Durant l’heure que durèrent nos préparatifs,
ceux qui nous tinrent compagnie ne nous quittèrent pas des yeux et
épièrent avec minutie tous nos mouvements. Nous constatâmes que, grâce à
l’excellente qualité de notre enveloppe, il ne s’était produit, depuis
le gonflement qui devait remonter au moins à un mois, qu’une déperdition
insignifiante d’hydrogène; trois de nos obus de réserve suffirent à
produire la tension nécessaire. Enfin, le ronflement du moteur se fit
entendre, les gaz s’échauffèrent, toute la machine se tendit et
grinça... Une minute encore et nous ne toucherions plus à cette terre
d’horreur... Soudain deux des monstres qui se trouvaient là sautèrent
dans la partie découverte de la nacelle. Nous crûmes un instant qu’ils
allaient encore contrarier nos projets, et Ceintras parlait déjà de les
expulser, de force, mais, attentifs à nos manœuvres, ils s’accroupirent
dans un coin et restèrent immobiles, tandis que le ballon quittait le
sol.

--Alors nous les emmenons avec nous? dis-je absolument interloqué.

--Mais oui, puisqu’ils veulent venir...

Nous nous regardâmes et nous éclatâmes stupidement de rire.

--Dis donc, continuai-je après quelques minutes de silence, là-bas, chez
les hommes, qu’est-ce que nous en ferons?

--Nous les piloterons à travers Paris...

--Oh! oh! Les vois-tu dans le monde, dans un restaurant à la mode, sur
les boulevards, à l’Opéra?...

--Bah! ils feraient très bien dans une loge d’avant-scène. Et ils
auraient un de ces succès!

De nouveau, ce furent des rires. J’étais singulièrement énervé et
Ceintras, traversant une passe de bonne humeur, trouvait partout des
occasions de la faire sonner bien haut. Mais à ce moment un des monstres
se tourna vers nous, et son regard avait quelque chose de si humain que
je devins subitement grave.

--Ceintras, nous avons tort de nous moquer... Qui sait ce qui peut
résulter du contact de leur intelligence avec notre civilisation?

--Tu ne vas pas prétendre qu’ils sont plus intelligents que les hommes?

--Plus intelligents, je n’en sais rien, mais ils le sont autrement. En
tout cas, ils connaissent des choses que nous ignorons encore...

--Et ils en ignorent que nous connaissons depuis longtemps. En réalité,
il existe un abîme infranchissable entre eux et nous. Et puis, tiens,
regarde-les, absorbés depuis notre départ dans la contemplation stupide
du moteur. Ce sont des brutes, de simples brutes, te dis-je, qui
n’auront pour l’humanité qu’un intérêt scientifique et, pour nous, celui
de la réclame qu’ils nous feront, quand la foule se pressera pour les
contempler... au jardin d’Acclimatation!

Mon cœur, en vérité, se serra devant la probabilité de cette injustice.
Certes, Ceintras avait résumé avec clairvoyance l’opinion des hommes à
notre retour prochain: n’ayant pas connu les merveilles du monde
polaire, ils n’admettraient pas de longtemps que ces singulières
créatures fussent autre chose que des animaux...--Cependant, malgré le
vent contraire, nous avancions à une assez bonne allure. Déjà les
murailles de brume qui encerclent le territoire polaire devenaient plus
proches. Dans quelques minutes allait disparaître l’obsession de cette
fatigante clarté violette qui, même lorsqu’on ferme les yeux, persiste
en taches lumineuses sous les paupières, et les deux monstres qui nous
accompagnaient, laissant un univers dont on peut apercevoir les limites
et compter les habitants, pénétreraient dans un autre univers dont
l’étendue immense est peuplée d’êtres innombrables.

--Demain peut-être, dit Ceintras, nous nous demanderons si tout cela n’a
pas été un pénible cauchemar.

--Mais les deux monstres seront là pour nous prouver que nous n’avons
pas rêvé.

Il y eut un silence que je rompis brusquement:

--Écoute, Ceintras, si tu le veux, notre voyage, en effet, ne sera qu’un
rêve. Tout se passera comme si ce monde n’avait jamais existé. Nous
allons atterrir, déposer ces deux êtres, revenir sans eux chez les
hommes et ne jamais parler de ce que nous avons vu.

--Tu es fou!

--Non, je ne suis pas fou, mais, ces créatures, que vont-elles devenir
sous la lumière du jour, sous la chaleur du soleil, parmi des hommes qui
finiront par comprendre, et qui viendront ici en masse?... Et tu connais
les hommes aussi bien que moi, tu sais quelles compagnes les suivront au
Pôle: la cupidité, la discorde, la haine. Ils détruiront la splendide
organisation, l’entente admirable de ce petit peuple; ils troubleront
tout, bouleverseront tout, pilleront tout. Et si ces êtres se révoltent,
essayent de lutter, les hommes, répandant la mort après la ruine, les
massacreront sans pitié jusqu’au dernier... Nous pouvons nous passer
d’eux, ils peuvent se passer de nous... Crois-moi, ne nous faisons pas
les complices conscients du plus effroyable des crimes.

--Tout ce que tu me dis est très juste et très beau, répondit Ceintras;
mais, étant donnés les progrès de la navigation aérienne, d’autres que
nous accompliront sous peu à leur tour le voyage que nous fûmes les
premiers à entreprendre; et, puisque ce pays doit fatalement être
bientôt connu des hommes, je suis disposé à ne céder à personne
l’honneur de l’avoir découvert.

Je ne répondis pas. J’étais forcé de reconnaître en moi-même que, pour
la première fois, Ceintras défendait son amour exagéré de la gloire avec
les arguments irrésistibles de la raison... Et déjà quelques centaines
de mètres à peine nous séparaient du gris sombre de la banquise. Plus
pressé d’atteindre ce que nous considérions comme le salut définitif à
mesure que nous en approchions, Ceintras actionna la pédale de
l’accélérateur; le bruit haletant du moteur se précipita au point de
devenir une sorte de sifflement ininterrompu. Par les hublots nous
vîmes, à la limite du monde polaire, une foule de monstres rassemblés
comme pour nous contempler une dernière fois. Alors nos compagnons,
s’étant penchés à la balustrade, poussèrent tous deux à la fois un cri
perçant; nous nous imaginâmes un instant qu’ils lançaient à leurs frères
un suprême adieu; mais, presque aussitôt, nous perçûmes une légère
secousse, la poutre armée se balança et il nous fut facile de comprendre
que nous n’avancions plus.

--Ils se sont moqués de nous, s’écria Ceintras tout blême, d’une voix
rauque.

--Ils se sont moqués de nous, répétai-je machinalement...

--Ah! mais... ah! mais, ça ne se passera pas ainsi... Ils me le paieront
cher...

Et, les lèvres écumantes, les yeux exorbités, Ceintras se jeta sur l’un
des monstres dont il enserra le cou goîtreux dans l’étau de ses doigts.
La bouche du supplicié s’ouvrit démesurément, de longs spasmes d’agonie
secouaient son corps et jamais mieux que sous l’effet de la souffrance
et de la peur, je ne vis une flamme vraiment humaine briller au fond des
yeux d’une de ces créatures... L’autre monstre s’était réfugié en
tremblant derrière moi, et, envahi soudain d’une instinctive pitié, je
tentai d’implorer la miséricorde de Ceintras.

--Tu vois bien, tu vois bien que tu les soutiens, que tu t’entends avec
eux contre moi! ricana-t-il.

Il s’avança vers nous, menaçant, comme pour nous assommer à notre tour.
Mais le monstre à moitié étranglé essayait de se remettre debout; alors
Ceintras revint vers lui, et, s’étant emparé d’un long couteau qu’il
trouva dans la cabine, il tailla, coupa, déchira sauvagement... Quand le
ballon eut atterri sur un aimant pareil à celui qui l’avait tenu captif
durant près de trois semaines, Ceintras s’acharnait toujours sur un
horrible tas de chair sanguinolente que des frissons agitaient encore
par moments. Rapidement, j’aidai le deuxième monstre presque paralysé
par l’effroi à franchir la balustrade. Mais, tandis que je débrayais les
hélices et arrêtais le moteur à tout hasard, Ceintras, profitant de ce
que j’étais occupé ailleurs, bondit à son tour hors de la nacelle,
s’élança vers le monstre et ses congénères, et disparut à leur suite
dans un souterrain qui s’ouvrait tout près de là.




CHAPITRE XIII

L’AGONIE DE LA LUMIÈRE


Je ne crois pas avoir tout d’abord ressenti trop fortement la
désillusion. Bien souvent, dans mes courts sommeils, j’avais étrangement
rêvé que tout notre voyage au Pôle n’était qu’un rêve, ou que nous
pouvions en partir enfin... Puis venait l’atroce réveil, et j’avais à la
longue quelque peu pris l’habitude de ces réveils-là... Ce faux départ
cruel ressemblait en somme au début d’un de mes rêves familiers, et la
réalité continuait, et elle ne me paraissait pas, dans l’état
d’accablement physique et moral où je me trouvais, devoir continuer
autrement que depuis notre premier atterrissage forcé au cœur du monde
polaire.

Le paysage était à peu près le même; seulement, c’était à présent à
quelques pas du ballon que commençait la région du froid. Nous avions
laissé le fleuve assez loin de nous, et tel que je le vis par la suite,
plus étroit et très peu profond, il était là tout près de sa source,
c’est-à-dire de la banquise. Une lépreuse végétation de gazons et de
fougères avait peine à vivre dans ces parages et, déjà, par places,
avant de se couvrir pour des lieues et des lieues d’un manteau de glace,
la chair ocreuse du sol était nue. Lorsque la nuit polaire tomba, la
température devint très basse. Je grelottai longtemps stupidement assis
au seuil de la cabine. Mais ce fut, je pense, ce froid dont je n’avais
pas souffert jusque-là qui me donna soudain le sentiment de ma nouvelle
situation et de ma détresse. Alors me levant et jetant les yeux autour
de moi j’aperçus la dépouille informe et sanglante du monstre
assassiné...

Et Ceintras?... Qu’était devenu Ceintras?... A quels excès n’avait pas
dû l’entraîner depuis quelques heures une démence à présent furieuse? La
rapide contemplation de quelques images qui se dessinèrent dans mon
esprit à la suite de cette pensée suffirent à transformer mon abattement
en colère. Je me persuadai à ce moment que tout le mal venait de
Ceintras, que s’il n’avait pas été fou nous aurions pu nous entendre tôt
ou tard avec les monstres. Il fallait se mettre à leur place: deux
créatures d’une race inconnue leur apparaissaient, qui construisaient
des machines, parlaient, se tenaient debout, connaissaient l’usage des
vêtements et qui, par conséquent, devaient logiquement passer à leurs
yeux pour raisonnables; mais il s’était trouvé que, de ces deux
créatures, l’une, frappée de folie, n’agissait plus selon la raison.
Qu’en pouvaient-ils conclure sinon que dans notre espèce la raison
n’existait en quelque sorte qu’à titre d’accident, imparfaitement et
incomplètement, et que, par suite de cette infériorité, jointe à une
brutalité incompréhensible, nous risquions de devenir pour eux des
fléaux? Hélas! c’était en vain que j’avais tout tenté pour les rassurer!
La démence criminelle de Ceintras venait de détruire en quelques
instants mon œuvre de patiente sagesse, et il n’était pas besoin de
faire entrer en ligne de compte tout ce qu’il avait pu commettre depuis
sa dernière disparition pour estimer que le plus faible espoir
d’arranger les choses devait être abandonné désormais.

«Ah! pensai-je, ma faute est d’avoir cru que les vieilles lois de pitié
humaine méritaient d’être observées encore hors du domaine de
l’humanité. Des circonstances nouvelles dictent des lois nouvelles, et
la stricte raison me commandait d’immoler Ceintras, dès l’instant où sa
folie m’était apparue comme inguérissable... Me plaçant en dehors de
toute considération personnelle, j’aurais dû tuer un homme pour ne pas
en condamner deux à la mort. Dans la misérable communauté que nous
formions, Ceintras et moi, à côté de la communauté polaire, il eût
fallu, profilant de l’exemple même que nos hôtes nous offraient,
supprimer l’individualité inutile qui d’un moment à l’autre pouvait
devenir néfaste.»

Là-dessus, comme s’il en avait été temps encore, je rentrai dans la
cabine en quête d’une arme. Ceintras, pour donner suite à ses projets
d’effroyable vengeance, avait emporté la boîte à cartouches avec son
revolver... Mais le mien était encore muni de trois balles.

--Misérable, grondai-je férocement, cela me suffit pour ne pas te
manquer!

Et, sans plus tarder, prenant la lanterne, je me dirigeai vers le
souterrain.

Une galerie se perpétua longuement devant moi sans se diviser en
embranchements, sans s’élargir en salles. Je devais avoir accompli trois
kilomètres environ quand je trébuchai contre un monstre mort; deux
autres étendus côte à côte gisaient quelques pas plus loin; et, à partir
de ce moment-là, m’avançant avec l’intention de retrouver Ceintras, je
n’eus véritablement qu’à suivre une piste de cadavres.

A mesure que je m’enfonçais vers le centre de ce monde souterrain, ils
devenaient de plus en plus nombreux, et l’horreur de leurs blessures
croissait avec le nombre; il était manifeste que, de meurtre en meurtre,
Ceintras avait atteint la suprême exaltation de l’ivresse sanguinaire.
Souvent, après avoir abattu avec son revolver, plusieurs monstres, il
s’était acharné sur eux avec son couteau... Les coups de feu presque
toujours tirés à bout portant avaient défoncé les faces; des lambeaux de
chair pendaient comme des rubans rougeâtres au cou de quelques victimes,
toutes droites dans un angle où l’assassin les avait acculées. Je
n’oublierai jamais le globe oculaire de l’une d’elles, qui arraché de
l’orbite, pendait au bout d’un nerf comme une perle énorme et pâle...
Chancelant déjà devant cette atroce boucherie, je continuai ma marche
avec peine au milieu de l’ombre que trouait faiblement ma lanterne; et
je m’entravais parfois dans les intestins d’un monstre éventré.

Combien de temps cela dura-t-il? Le jour parut soudain et, un peu plus
tard, je commençai à entendre quelques détonations que les échos des
couloirs et des salles répercutèrent à l’infini. Un instant j’hésitai à
poursuivre ma route, puis je compris ce qui se passait: Ceintras,
inlassablement, continuait la tuerie!

Tant d’affreuses visions n’avaient fait qu’accroître ma colère. Sans
prendre garde à la fatigue, j’allai, j’allai toujours, m’orientant de
mon mieux à l’aide du bruit des détonations qui résonnaient de plus en
plus prochaines. Le jour favorisait ma marche et l’idée que j’arrivais
en justicier ranimait mon courage. Oui, je tuerais Ceintras, parce que
c’était mon devoir de le tuer; je me promettais même de m’acharner sur
son cadavre comme il l’avait fait sur ceux des monstres, de m’acharner
longtemps, afin que le peuple du Pôle eût connaissance de mon acte... Et
ce n’était pas une lâcheté, le désir d’être épargné par la suite qui
m’entretenait dans ce dernier dessein, c’était l’orgueil de montrer à
nos hôtes que les hommes pouvaient tout de même se comporter selon la
justice.

Pensées de fiévreux et de malade, évidemment! Il n’en est pas moins vrai
qu’au moment où elles se présentèrent à moi, elles me parurent dictées
par la plus rigoureuse logique.

J’étais plein de cette idée de «réparation» nécessaire et j’eus comme
une sorte de chagrin à constater que les premiers monstres vivants qui
m’apparurent fuyaient à mon approche en poussant de véritables cris
d’horreur. Mais, d’autre part, leur vue me procura un sincère
soulagement; depuis des heures que je ne rencontrais que des cadavres,
j’en étais presque à croire que j’arrivais trop tard, que la rage
furieuse de Ceintras avait transformé les souterrains du monde polaire
en une immense nécropole.

Brusquement, après une nouvelle série de détonations, le jour
s’éteignit... Il réapparut un instant vacillant, incertain, en lambeaux
de clarté violette qui flottèrent contre les voûtes de la galerie où je
courais à perdre haleine, et au bout de quelques instants s’éteignit de
nouveau. Il me semblait que je venais d’assister à la dernière
convulsion de la lumière agonisante et qu’à présent la lumière était
morte. Il n’y avait pas deux explications à cette disparition anormale
et prématurée du jour: Ceintras avait tué le vieux monstre de la
tourelle, puis son compagnon. Et la machine, privée de l’intelligence
directrice, s’était arrêtée... Avec une admiration douloureuse je me
rappelle avoir imaginé, dans l’éclair d’une seconde, les deux monstres
qui, voyant la mort s’approcher en abattant leur race autour d’eux, n’en
avaient pas moins été fidèles à leur tâche jusqu’au bout, jusqu’à ce que
la mort les frappât à leur tour, sans chercher à fuir, sans même se
croire héroïques, et restant là seulement pour se conformer aux
injonctions d’un obscur et séculaire devoir.

Je rallumai ma lanterne, j’avançai encore et je débouchai dans une
grande salle. C’était celle même où avaient siégé le vieux monstre et
son compagnon, et je reconnus confusément la tourelle, les machines et
la grande bielle éblouissante à présent immobile. Une balle siffla à mes
oreilles: je venais de rejoindre Ceintras. En même temps, ma lanterne
épuisée s’éteignait... Attendant une occasion de tuer la brute à coup
sûr, j’allai me blottir dans un coin.

Je n’avais plus autour de moi que l’ombre, l’ombre pleine d’une fade et
écœurante odeur de sang, l’ombre hantée de meurtre et d’épouvante.
J’aurais souhaité que tous mes sens fussent anéantis et j’avais de mes
deux mains couvert mes yeux et mes narines. Puis à un grouillement, à
des chuchotements éperdus, je compris soudain que les monstres
revenaient en nombre. Que se passait-il? Si étrange que cela puisse
paraître, je ne crois pas qu’ils aient eu à aucun moment le dessein de
résister à Ceintras, sans doute parce qu’ils se sentaient absolument
sans défense contre l’objet meurtrier que celui-ci tenait à la main;
sans doute même ne concevaient-ils pas très clairement que la fuite
aurait pu les sauver. Il est probable que, plus que tout, la pensée que
l’ordre de leur monde était troublé leur paraissait insupportable, et
qu’ils arrivaient, coûte que coûte, pour tenter de remettre en marche la
machine à fabriquer le jour. En tout cas, lorsque j’eus démasqué mes
yeux, la nuit fut devant moi toute pointillée de leurs prunelles; je ne
voyais pas les monstres, je ne voyais rien,--rien que ces petites taches
de lueur verdâtre et phosphorescente disséminées deux par deux çà et
là.--Ceintras allait, venait, et le bruit de ses pas lourds et brutaux
d’homme retentissaient étrangement. Les coups de revolver se faisaient
rares; avec une impitoyable logique de dément, voulant anéantir une
race, il ménageait ses munitions; mais il continuait le massacre au
moyen de son couteau; de temps en temps, il s’arrêtait; j’entendais le
bruit flasque et mou de son poing armé contre la gorge d’un monstre et
aussitôt, regardant du côté de ce bruit, je voyais se troubler puis
s’éteindre deux des prunelles lumineuses éparses dans l’obscurité.

Et, malgré tout, je ne tuai pas Ceintras!... Lorsque l’occasion de le
faire s’offrit quelques minutes plus tard, lorsqu’il passa tout près de
moi, me frôlant presque, je sentis le revolver s’échapper de mes mains
et je n’eus plus la force que de pleurer, en meurtrissant mon front
contre la terre...

Des heures passèrent... Avais-je dormi, étais-je resté anéanti de
désespoir et de lassitude? Je ne sais... Ceintras avait quitté la salle;
j’ai conscience que des monstres s’en allèrent rapidement au premier
mouvement que je fis: peut être m’avaient-ils cru mort?... Je me levai
en chancelant et j’allai droit devant moi, au hasard. Enfin, au bout
d’une galerie, je vis se découper un carré de ciel où luisait une grande
étoile... Non! les Rois Mages ne durent pas éprouver une aussi délirante
joie à l’apparition de l’astre qui leur annonçait la naissance de
l’enfant de Bethléem! Je courus, je bondis vers elle comme si elle eût
été le salut. Ah! la douceur de l’air pâle et pur sur mes yeux et sur
mes lèvres...

J’étais devant la colline, tout près de notre ancien campement... Ce ne
fut que longtemps après que je me mis en route pour retrouver le ballon
en remontant le cours du fleuve. Il est dans la plus lamentable des âmes
humaines tant de ressources que je me surprenais encore par instant à
faire des projets: je pensai à racler sur le premier aimant la substance
isolante qui avait rendu la veille une illusoire et brève liberté à
notre ballon, et à la transporter sur l’aimant qui le retenait captif à
l’heure actuelle... Alors, laissant là Ceintras sans pitié ni remords,
je tenterais de revenir tant bien que mal chez les hommes... Mais je dus
renoncer à cette idée: la liqueur rougeâtre s’était desséchée, écaillée,
racornie en fines lamelles que le vent avait pour la plupart balayées et
dispersées; du reste les fragments que j’en retrouvai me parurent
absolument insolubles dans l’eau, et je n’aurais pu par conséquent les
utiliser même si j’en avais possédé une quantité suffisante. Mon espoir
se bornait désormais à revenir ultérieurement sous la terre et à
m’emparer de quelques outres de la précieuse liqueur; mais on comprend
que j’étais trop lassé et troublé pour mettre immédiatement ce projet à
exécution.

Je soutins mes forces comme je pus, en buvant un peu d’eau et en
mangeant un reste de biscuit retrouvé au fond d’une poche. Je dormis
dans le bosquet, au pied de la colline, après avoir amoncelé des
fougères sur moi pour échapper en me cachant aux représailles possibles
du peuple du Pôle... J’étais misérable comme un animal poursuivi par des
hommes. Je me rappelais un lion qui, dans une ville de province où
j’étais passé jadis, s’échappa d’une ménagerie et fut abattu sous mes
yeux, après avoir fait plusieurs victimes... Oui, quand la bête épuisée
et grondante vit s’avancer vers elle deux hommes épaulant leurs fusils,
elle comprit indubitablement ce qui l’attendait, et tressaillit en proie
à une terreur vague et formidable du châtiment... A vrai dire, c’était
mon compagnon qui avait semé le carnage dans la cité polaire, mais il y
avait bien des chances pour qu’on se souciât peu de faire la différence
entre lui et moi...

Je m’éveillai en sursaut, avec le sentiment très net que je venais
d’échapper à un danger, que la mort m’avait frôlé sans m’atteindre: un
bloc énorme de rocher roulait encore en face de moi, entraîné par la
vitesse acquise sur la pente. Je me retournai et j’aperçus Ceintras qui,
accroupi au sommet de l’éminence, se disposait à précipiter un autre
rocher dans ma direction. Je bondis, le revolver braqué. Il prit une
attitude piteuse, puis ricana bestialement.

--Malheureux! m’écriai-je en étreignant ses poignets pour l’immobiliser.

Je me tus. Je comprenais l’inutilité momentanée de toute parole, la
vanité de tout reproche. Me regardant avec des yeux dilatés par l’effroi
il murmura quelque chose comme: «Vous me faites mal...» Puis, lorsque
j’eus desserré l’étau de mes mains:

--Qui êtes-vous? me demanda-t-il.

Il ne me reconnaissait plus! Je lui parlai, en usant de toutes mes
forces de persuasion, du ballon, du Pôle, de notre expédition, je
prononçai son nom et le mien à plusieurs reprises... Peine perdue!

--Vous n’y êtes pas, me répondit-il avec beaucoup de calme. J’ai en
effet connu M. Ceintras, dans le temps, mais il y a belle lurette qu’il
est mort... Moi, je suis chargé par l’Angleterre de conquérir ce pays,
et hier j’ai livré victorieusement une grande bataille... Mes soldats
fatigués dorment dans la plaine...

Puis, soudain méfiant:

--Dites donc, dites donc... pas de blagues!... Ne venez pas contrecarrer
mes projets... Tenez: un conseil, mêlez-vous de ce qui vous regarde...
Sinon, je vous fais fusiller comme espion; je n’ai qu’un ordre à
donner... Ça ne traînera pas.

--Ceintras, mon pauvre ami... Écoute-moi, souviens-toi...

--Ma mission est civilisatrice et humanitaire. Ces gens-là ignoraient
l’usage du soleil, je vais le leur apprendre. Hein? concevez-vous ce
degré de barbarie?... _Ils ignoraient l’usage du soleil!_...

Longtemps il divagua de la sorte. Je pris le parti de ne plus le
contredire. Au bout d’une heure de marche, comme nous étions à peu près
au tiers de notre route, le jour polaire apparut. Ainsi les crimes de
Ceintras n’avaient pas été irréparables. Le peuple du Pôle, si
cruellement éprouvé, s’était remis à l’ouvrage sans perdre de temps,
après n’avoir peut-être compté ses morts que pour se rendre compte des
vides à combler... Ce fut pour moi une heureuse surprise: ce jour
monstrueux, qui jadis avait été pour nous une cause de terreur et
d’angoisse, je l’attendais à présent comme un libérateur. Et je dois
dire qu’après ce qui s’était passé je n’espérais guère le voir revenir
de si tôt.

Tandis que le sol se recouvrait, autour de nous, de son voile lumineux
et violet, Ceintras s’arrêta soudain dans l’attitude d’un homme qui se
souvient ou cherche à se souvenir. Ce phénomène, qui nous était à la
longue devenu familier le rendit au sentiment de la réalité; il oublia
son calme glorieux de conquérant imaginaire et fut repris par la fureur;
du moins, cette fureur il ne la concevait pas à propos de chimères:
c’était une amélioration redoutable mais évidente de son état mental.

--Voilà donc encore leur satanée lumière! s’écria-t-il... Ah ça? je ne
les ai donc pas tués tous... Oh! oh! ils ne perdront rien pour
attendre... Et puis, tu sais, je ne t’engage pas à assumer le soin de
leur défense, car, maintenant eux et toi, je vous mets dans le même sac.

Je le pris au collet brutalement et, concentrant dans mon regard toutes
mes forces volontaires:

--Écoute, lui dis-je, à présent tu me reconnais, tu sais qui je suis et
qui tu es; tu n’as donc plus l’excuse d’être fou. Eh bien! aussi vrai
que tu es Ceintras, et que je suis, moi, de Vénasque, et que je te tiens
tremblant et lâche en ma puissance, si tu exprimes seulement le désir de
commettre de nouvelles atrocités, je te tue, je te tue immédiatement...
Voilà!...

Pâle, affreusement pâle, la barbe inculte, la lèvre inférieure humide et
pendante, les mains et les vêtements souillés de sang et de boue, il
était devant moi le plus abject et le plus misérable des êtres humains.
Un instant je faillis céder au dégoût et à la pitié; mais il me parut
ébaucher un geste de défense et, tirant mon revolver de ma poche, je
poursuivis:

--Pas un mot, ou je tire!... Bon. Donne-moi ton revolver, à présent...
et ton couteau, allons... plus vite que ça... C’est bien; suis-moi...
Non: passe devant... Et ne bronche pas, si tu tiens à ta peau.

Un éclair tout animal brilla dans ses yeux... Il obéit. Il me précédait
d’un mètre environ et de temps à autre, se retournant, me regardait de
travers, sans s’arrêter... Il se creusait entre lui et moi un abîme de
silence aussi infranchissable que le désert de glaces dont nous
commencions à voir l’haleine brumeuse et glaciale monter sous le ciel en
face de nous. Le jour n’eut pas encore cette fois-là sa durée normale et
la nuit était revenue déjà lorsque nous retrouvâmes le ballon. Je crois,
en vérité, que la violence des sentiments de méfiance et de haine qui
m’occupaient tout entier m’avaient fait oublier la fatigue et trouver
courte la route.

Durant les jours qui suivirent, je n’osai pas me permettre une minute de
repos. J’avais la certitude que, si mon compagnon me trouvait endormi,
c’en était fait de moi. Sans doute, dès cet instant, je renonçais à
l’espoir de m’échapper du Pôle: revenir dans les souterrains, à la
recherche de la liqueur brune? Je comprenais bien que je n’en
retrouverais pas le courage, que les hideux souvenirs de la nuit de sang
et de folie peupleraient mon esprit d’images assez fortes pour me
repousser chaque fois que je tenterais désormais de franchir le seuil
des trappes. Dès lors, être massacré tôt ou tard par les monstres (car
je ne pensais pas qu’ils eussent d’autre intention à notre égard) ou
être assassiné par Ceintras durant mon sommeil (car il était bien sûr
que je ne pourrais pas éternellement résister à la fatigue), c’était là,
en fin de compte, tout ce que j’avais le droit d’attendre de l’avenir.
Mais, plus puissant que tous mes raisonnements, l’instinct de la
conservation m’obligeait à sauvegarder une existence à laquelle la mort
eût été cent fois préférable. Je voulais vivre malgré moi.

Ceintras ne desserrait plus les dents depuis que je l’avais menacé, et
c’était uniquement à l’expression de sa physionomie et à son silence que
je comprenais que la folie ne l’avait pas quitté. Je le sentais autour
de moi comme une perpétuelle menace: il était la bête que le dompteur ne
peut quitter des yeux.

Un besoin extrême de dormir rend furieux comme la faim. Parfois, lorsque
mes vertèbres me semblaient près de se rompre au poids de la lassitude
accumulée sur elles, que l’afflux de sang, à chaque pulsation, blessait
mes tempes comme un coup de poing, que mes paupières et mon âme
vacillaient douloureusement, une phrase résonnait en moi, refrain
obsédant de toutes mes pensées: «Il faut que je le tue, il faut que je
le tue.» Alors le désir du meurtre faisait frémir mes mains. Et, comme
pour me rappeler que mon devoir était de le satisfaire, une
insupportable odeur de pourriture commençait à monter des souterrains où
le peuple du Pôle, occupé d’affaires plus pressantes, n’avait pas eu le
temps encore de brûler ou d’enfouir ses morts.

Si ces pages, à défaut de moi, arrivent un jour jusqu’aux hommes, aux
hommes qui vivent dans la sécurité confortable de leurs villes, je ne
pense pas qu’ils puissent me lire sans éprouver un sentiment d’horreur.
Cependant n’étais-je pas dans le cas de légitime défense? Et ce besoin
de sommeil, ce besoin accablant de sommeil!... Ah! qu’on essaye
seulement d’imaginer une pareille torture et alors je l’avouerai sans
plus de détour... Oui, si j’avais eu à ma disposition un poison
énergique et rapide, je l’aurais à coup sûr mélangé aux mets que je
préparais comme par le passé et dont Ceintras avalait sa part
gloutonnement, sans méfiance... Oui, si Ceintras n’est pas mort de ma
main, c’est que j’ai eu peur chaque fois que l’émotion ne me fît manquer
mon coup. Je me revois aujourd’hui encore m’agenouillant à plusieurs
reprises près de Ceintras dormant; j’approchais le revolver de sa tempe
ou le couteau de sa gorge... Mais est-ce que je ne serais pas devenu
fou, moi-même, si la balle avait dévié, si la lame ne s’était pas
enfoncée assez profondément et s’il avait eu la force de se relever,
chancelant, éclaboussé du sang de sa blessure, râlant, hurlant?...

Une fois j’étais ainsi, le revolver au poing, accroupi près de lui, et
il ronflait comme une brute: «Tue-le, tue-le!» suppliait le Démon
intérieur. Et je répondais: «Oui... oui, cette fois le coup partira,
mais attendons que la nuit vienne... j’aurai plus de courage dans le
noir...»--«Tue-le, tue-le tout de suite», reprenait le Démon... Vraiment
je crois bien que j’allais obéir et que déjà mon doigt pressait la
gâchette... Alors, brusquement, Ceintras s’éveilla.

Il s’éveilla, je bondis en arrière... Trop tard. Il avait vu mon geste
et je lus dans ses yeux qu’il comprenait mon intention. Il recula vers
le fond de la cabine, et tandis que je sortais à pas lents, souhaitant
que le ciel s’écroulât sur ma tête, il murmura confusément:

--Traître!... Lâche!... Assassin!...

Voilà les dernières paroles humaines que j’ai entendues.

Quand je revins, au bout d’une heure passée à sangloter sur la berge du
fleuve, je trouvai, épinglé à la porte de la cabine, un bout de papier
où je déchiffrai ces mots: «Adieu. Puisque tu as préféré pactiser avec
le peuple du Pôle et conspirer avec lui pour me donner la mort, je
t’abandonne et je reviens à pied chez les hommes. Je te prie de ne pas
concevoir d’inquiétudes à mon sujet: je suis assez grand pour retrouver
mon chemin sans toi...»

Le sentiment de la solitude absolue, de l’abandon irrémédiable apparut
dans mon âme et l’envahit, chassant toute autre pensée. Ah! que m’eût
importé, à présent, que mon compagnon, s’il m’en était resté un, fût
atteint de démence et animé de desseins meurtriers! Tué par lui,
j’aurais pu du moins fermer les yeux sur l’image de l’homme.

--Ceintras! Ceintras! Ceintras! appelai-je désespérément.

Le jour s’évanouissait. Les murailles de brume semblaient se resserrer
autour de moi. Et, abusé par une hallucination déchirante, je croyais
voir au delà de ces murailles un pauvre voyageur déjà infiniment
lointain et minuscule, qui marchait, marchait à grands pas, la tête
baissée, à travers l’immensité glaciale, vers l’inévitable mort.




CHAPITRE XIV

ÉCRIT SOUS LA DICTÉE DE LA MORT


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Combien de jours y a-t-il que je vis seul? Quelque temps après le départ
de Ceintras, j’ai été accablé par une terrible maladie qui m’a causé une
longue crise de délire et d’inconscience. Comment ai-je soutenu ma vie,
comment ai-je pu résister au manque de soins?... Je ne sais rien, sinon
que je me suis éveillé un jour comme d’un pénible sommeil, que je me
suis levé à grand’peine du parquet de la cabine où j’étais étendu, que
je suis sorti, très faible, criblé de douleurs et à moitié perclus de
froid, et qu’il me semblait, devant le paysage du Pôle, n’avoir connu
qu’en rêve ou dans une autre vie les hommes et la civilisation humaine:
«C’est bien cela, pensai-je en toute sincérité: chacune des existences
successives que nous subissons est un songe plus ou moins affreux, mais
il faut bien qu’on s’éveille un jour... Quand donc m’éveillerai-je de ce
songe?...»

Je ne sais rien, sinon que ce doit être, en ce moment, sur la banquise,
l’hiver et la grande nuit qui dure six mois. Au delà des murailles de
brume, au lieu de l’infini amoncellement de vagues blancheurs que
j’apercevais jadis, il n’y a plus que de l’ombre. Le fantôme de soleil
qui s’éternisait récemment encore à l’horizon ne se montre plus jamais,
et aux heures où s’évanouit la clarté violette, les nuits sont
profondément noires sous le ciel éclaboussé de myriades d’astres.

Je ne sais rien... Un seul espoir me soutint durant ma convalescence:
celui de la venue probable d’autres explorateurs dans ce monde-ci... Je
me rappelais que c’était au cours de l’été de 1906 que Wellmann et ses
compagnons devaient prendre leur vol au Spitzberg; peut-être que si les
ressources de leur savoir, de leur courage et de leur énergie toute
fraîche se joignaient un jour à ma connaissance actuelle du pays, il
nous serait possible d’en repartir ensemble à notre gré et de n’y
revenir par la suite qu’avec la certitude d’agir en maîtres... Et je me
mis à guetter inlassablement à tous les coins du ciel l’apparition d’un
immense oiseau de toile et de métal semblable à celui qui nous avait
jadis amenés au Pôle.

Mais l’été, sans doute, était encore très lointain et, si je voulais
vivre jusque-là, il fallait à toute force abandonner le campement actuel
et m’établir vers le centre du pays polaire, en un lieu où la
température fût plus clémente... Dès que mes forces me le permirent, je
démontai la cabine et je commençai à la traîner peu à peu, avec les
provisions qui me restaient encore et quelques objets indispensables,
vers la petite colline au pied de laquelle j’avais résolu d’habiter. Ce
travail me demanda beaucoup de temps et de peines... Mais, si puéril que
cela puisse paraître en la circonstance, j’éprouvai, lorsque j’en fus
venu à bout et que j’eus pris possession de mon nouveau domaine, une
satisfaction analogue à celle de l’humble travailleur qui va finir ses
jours à la campagne, dans une petite maison, fruit de ses économies...

La vie du monde polaire avait repris son cours normal, et bientôt les
événements m’obligèrent à ne plus craindre de représailles de la part
des monstres. Avaient-ils oublié déjà, pardonnaient-ils, n’osaient-ils
pas se venger? Entre ces suppositions toutes gratuites et bien d’autres
du même genre, la dernière de celles que j’indique était à coup sûr la
moins fondée. Il y a bien des chances pour que le besoin de vengeance
soit une infirmité spéciale à l’âme humaine. Les espèces animales dites
supérieures connaissent comme nous la colère, mais ignorent le
ressentiment.--Tandis que je procédais à mon installation, les monstres
ne cessèrent pas de venir m’observer et, le jour où elle fut terminée,
il y eut grand palabre devant ma porte... Après quoi ils continuèrent à
aller et à venir autour de moi sans manifester beaucoup plus de méfiance
que par le passé.

C’est durant cette période de tranquillité relative que j’ai classé et
complété les notes que voici. Un jour, ayant poussé très loin ma
promenade en suivant le cours du fleuve, je parvins à un endroit où,
après un coude très brusque, il atteignait les régions du froid,
charriait des glaçons dans ses flots devenus soudain très rapides, puis
disparaissait sous la banquise elle-même. La mer sans doute doit être
très voisine et se perpétuer au dessous des glaces éternelles jusqu’à
l’Océan Arctique. Auparavant, je n’avais rédigé ces mémoires que pour
passer le temps ou pour me débarrasser quelque peu de mes idées
accablantes en les jetant sur le papier; après cette importante
découverte, persuadé qu’il y avait quelque espoir de faire parvenir un
message aux hommes, j’ai poursuivi mon travail avec plus de méthode et
d’acharnement.

Je n’ai plus rien à ajouter. Je ne me crois même pas le droit de garder
plus longtemps ce document par devers moi, n’eût-il qu’une chance sur
mille d’être retrouvé un jour par mes semblables et de leur profiter.

Je sens à présent me quitter l’espérance et la vie. Mes forces diminuent
de jour en jour, mes provisions sont presque épuisées; je ne bougerai
plus, je tenterai surtout de ne plus penser en attendant l’ombre
éternelle...

Mais pourrai-je _ne plus penser_? Je demeure des heures durant immobile,
assis ou couché au penchant de la colline et, comme il arrive aux
agonisants, les souvenirs de mon existence passée se présentent à moi
avec une douloureuse précision. Je revois de clairs horizons, d’humbles
et gaies maisonnettes à l’orée des bois, je pense à des villes dont les
noms seuls évoquent le soleil et la joie de vivre... Des enfants dansent
des rondes, des femmes sourient aux balcons, les fleurs s’ouvrent et
embaument... En ce moment, dans mon pays, la fête du printemps doit
battre son plein... Et voilà les trésors, les dons ineffables du destin
que j’ai méprisés, que j’ai abandonnés pour aller de gaîté de cœur au
devant du plus effroyable et du plus compliqué des suicides! Ah! si
j’avais le courage de hâter ma fin, de mettre un terme à la torture de
ce regret!...

Récemment,--lamentable pèlerinage!--j’ai voulu me traîner jusqu’au
ballon... Il n’en restait plus rien; les monstres, comprenant que je
l’avais abandonné à jamais, l’ont démonté pièce à pièce et emporté dans
leurs demeures, comme ils avaient déjà fait lors de la venue d’un autre
que moi. Je crois que cette curiosité sournoise, ce besoin d’apprendre
et de se rendre compte à l’écart, en silence, est un des traits les plus
accusés de leur caractère. Ont-ils d’autres intentions? Veulent-ils
profiter de nos inventions pour tenter prochainement une expédition chez
les hommes? Je me borne à rapporter les faits sans me hasarder à
conclure.

Dans un instant je vais partir le long du fleuve, et j’y jetterai, aussi
près que possible de la banquise, le bidon d’essence où je vais glisser
cette feuille après les autres. Que mon dernier mot ne soit pas
seulement un adieu, mais un cri de fraternité sorti d’un cœur repentant
à l’adresse des hommes,--des hommes qui, au delà des murs de ma prison,
aiment, travaillent, souffrent, vivent et meurent comme j’aurais dû le
faire moi-même,--et puisse Dieu, pour que mon orgueilleuse folie n’ait
pas du moins été inutile, guider ce message et permettre qu’il arrive à
temps!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(_Ici s’arrête le manuscrit de M. J.-L. de Vénasque._)




ÉPILOGUE


C’est le 25 novembre dernier que j’eus complètement fini de classer et
de recopier la liasse de papiers que m’avait confiée M. Louis Valenton.
Il faut dire que je ne m’étais pas borné à cela et que tout en
poursuivant mon travail d’éditeur, je m’étais livré à une enquête
indispensable. Je crois bon de le répéter ici: pour rien au monde je
n’aurais voulu devenir le complice conscient ou non d’une plaisanterie,
si grandiose fût-elle, et, plus encore, il m’aurait déplu dans ce cas
que le nom de mon illustre ami L. Valenton fût mêlé à l’affaire.

En procédant logiquement, le premier point était de savoir si les héros
de la tragique aventure dont je venais de feuilleter la relation
n’avaient pas été imaginés de toutes pièces. Il me suffit, pour me
persuader du contraire, de me rendre à l’adresse indiquée par l’un d’eux
au chapitre IV. J’y fus reçu par une concierge digne et ventrue qui
consentit à me donner tous les renseignements que j’attendais, non
toutefois sans manifester d’abord quelque gêne ou quelque méfiance: elle
avait cru,--et l’on verra tout à l’heure pour quelles raisons,--que
j’étais de la police...

Elle m’apprit que MM. de Vénasque et Ceintras avaient été ses locataires
du mois de janvier au mois de juillet 1905, que c’étaient des gens très
riches, très comme il faut, qui menaient une vie rangée et qui réglaient
leurs termes... fallait voir ça!...

--Pensez donc, monsieur, dit la bonne femme, avant de s’en aller ils
m’ont payé un an de loyer d’avance et m’ont laissé cent francs pour moi,
par-dessus le marché. Voyez-vous,--ajouta-t-elle en baissant la
voix,--les sociétés d’anarchistes leur fournissaient des quantités d’or
que c’était à vous éblouir les yeux.

--Les sociétés d’anarchistes? questionnai-je absolument interloqué.

--Dame, oui! ils ne m’avaient rien dit, bien sûr! Mais j’ai l’oreille
fine... et ils parlaient tout le temps de machines qu’ils
construisaient, de machines à explosions, de moteurs à explosions, même!
Et, quand leur machine a été finie, ils ont filé droit en Russie, pour
faire sauter le Tsar, sans doute... Que voulez-vous, Monsieur? à chacun
ses idées; mais, c’est égal! je ne trouve pas que cela _soye_ des choses
à faire!

J’avais compris. Suffisamment renseigné et jugeant inutile, d’autre
part, d’apprendre à la concierge que les inventions de ses deux
locataires n’avaient jamais été dangereuses que pour eux-mêmes, je pris
congé d’elle après lui avoir permis par pure politesse, de s’apitoyer
quelques instants encore sur le sort de ces pauvres garçons--que,
maintenant, à coup sûr, on avait pincés, pendus ou enfermés pour le
reste de leurs jours dans un cachot, au fond de la _Silvérie_.--C’était,
je pense, «Sibérie» qu’il fallait entendre, mais cela ne me parut pas
autrement important à élucider.

Du côté du capitaine Hammersen, il n’y avait plus aucun renseignement à
espérer, puisque le _Tjörn_, comme je le sus,--informations
prises,--s’était perdu corps et biens, en vue du cap Haugsen, durant une
de ces terribles tempêtes de novembre 1905 qui causèrent tant de
naufrages sur les côtes de la Norvège. En revanche, il me fut facile de
parvenir à M. H. Dupont, chef de l’équipe employée à Kabarova, qui
détenait l’autre copie du document et qui se trouvait être mon voisin à
Paris.

C’était uniquement sur ce qu’il m’apprendrait que je devais désormais
compter pour établir mon jugement définitif. Désireux de bien connaître
la mentalité et le caractère de Dupont, afin de l’interroger ensuite
dans les meilleures conditions possibles, j’évitai de lui dévoiler tout
de suite les raisons pour lesquelles j’entrais en relations avec lui et
je trouvai un prétexte quelconque.

Il approuva lui-même cette tactique, lorsque j’estimai pouvoir le mettre
au courant.

Ce jeune homme--Dupont est sorti de l’École Centrale il y a deux ans à
peine--possède, en plus de connaissances spéciales approfondies, une
intelligence nette et judicieuse, une extraordinaire lucidité d’esprit.
Il ne prendra pas ces quelques lignes pour des flatteries, se rappelant
que je ne me suis décidé à lui reconnaître de telles qualités qu’après
lui avoir fait subir, sans qu’il s’en aperçût, un examen véritable.

Il n’y avait pas de doute possible. Tout ce que Jean-Louis de Vénasque
avait raconté du séjour à Kabarova était parfaitement exact, tout,
jusqu’à l’histoire burlesque de la bénédiction de l’aéronat par les
moines. Cet aéronat, soit dit en passant, est de l’avis de Dupont une
merveille de mécanique, et il se félicite que tout le profit de
l’invention ne soit pas définitivement perdu; il avait en effet, la
veille de l’embarquement, obtenu de Ceintras l’autorisation de relever
un plan et il me le montra ainsi que quelques photographies du
dirigeable prises à l’insu des deux aéronautes.

En revanche, ce qu’il me dit du caractère de ceux-ci bouleversa de fond
en comble toutes mes idées. Comme il arrivera sans doute à la plupart de
ceux qui liront la relation de J.-L. de Vénasque, je m’étais accoutumé à
considérer celui-ci,--uniquement, il faut bien l’avouer, sur la foi de
son jugement personnel,--comme un homme plutôt sympathique; au contraire
Ceintras me semblait un être odieux, et il m’avait été absolument
nécessaire de le voir par la suite devenir fou pour lui trouver quelque
excuse en moi-même.

J’appris par Dupont que j’avais tort. Ceintras était, certes, d’humeur
assez revêche et d’apparence peu commode, mais pourvu que le travail
marchât, il se montrait enchanté de ses aides et cherchait même parfois
des mots aimables pour le leur dire; il paraissait avoir de sa valeur,
indiscutable du reste, une idée assez haute, mais ne manifesta jamais
cette vanité et ce ridicule amour de la réclame que son compagnon ne se
lasse pas de lui prêter. Et si Dupont avait su dès cette époque que l’un
des deux n’allait pas tarder à devenir fou, il aurait cru pouvoir
prédire avec une quasi certitude que ce sort était réservé à de
Vénasque. Un jour il réunit chez lui en ma présence la plupart des
hommes qui avaient travaillé sous ses ordres à Kabarova; tous
partagèrent son avis.

L’aspect seul de de Vénasque ne plaidait guère en sa faveur. Là non
plus, la réalité ne correspondait en rien à ce que j’avais imaginé. Je
ne sais trop pourquoi,--sans doute à cause de ce qu’il racontait de son
enfance et de son adolescence,--je le voyais assez bien sous les traits
d’un rêveur romantique égaré en notre temps, d’un Byron moderne qui
s’était lancé dans une héroïque et folle aventure par mépris de
l’existence banale, par révolte ou par ennui. Naturellement je lui avais
fabriqué un visage noble, beau et en tous points digne de cette âme...
Sur ce point encore il fallut déchanter.

--Imaginez, me dit un jour Dupont, des jambes en manches de balai, un
buste ridiculement étroit, des vêtements jaunâtres, toujours de moitié
trop larges et, plantée un peu de travers au sommet de cela, une petite
tête ridée, aussi jaune que le costume favori de son propriétaire... Des
cheveux de couleur sale, pâle, indéfinissable, parcimonieusement
disséminés autour d’un crâne pointu, de menus yeux vifs et fuyants qui
ne vous regardaient jamais en face, un nez qui ressemblait à un bec, et
une bouche tordue d’où sortaient sans répit des piaulements, des
susurrements, des sifflements étranges: tous bruits qui étaient la
plupart du temps, comme on pouvait s’en rendre compte avec un peu
d’attention et d’habitude, des invectives, des critiques, tout au moins
des réflexions désobligeantes à l’adresse de M. Ceintras ou à la mienne.
Voilà, cher monsieur, ce qu’était à peu près de Vénasque. Comment
voulez-vous que le peuple du Pôle n’ait pas, en le voyant, conçu quelque
méfiance et quelque appréhension?

Naturellement, à partir du moment où le _Tjörn_, quittant Kabarova, se
fut enfoncé dans les brumes de l’Océan Arctique, Dupont ne peut pas être
plus affirmatif que moi. Mais, que le ballon ait pris son vol vers le
Pôle, cela ne saurait faire doute un instant.

Les deux aéronautes, qui étaient souvent en désaccord, s’entendaient
admirablement sur un point: celui de mener à bien leur audacieuse
entreprise; Ceintras, durant la période des essais, ne chercha des
raisons de retarder le départ que dans l’intention évidente de taquiner
son compagnon et de lui faire payer tant bien que mal le déplaisir
d’avoir à le subir sans répit. Si de Vénasque prit jamais au sérieux ces
reculs et ces hésitations, c’est qu’il y trouvait un excellent prétexte
pour taxer Ceintras de pusillanimité.

En ce qui concerne l’existence d’un monde prodigieux et inattendu à
peine distant de quelques centaines de lieues des dernières habitations
humaines, Dupont partage toutes mes opinions: le récit que fait de
Vénasque de ses aventures est trop rigoureusement possible pour avoir
été inventé de toutes pièces, quand on pense surtout que le narrateur ne
possédait qu’une piètre culture scientifique; si quelque inexactitude
existe, ce ne sera probablement pas dans les descriptions des êtres et
des choses qu’on aura par la suite à la relever, mais dans les
explications qu’il donne de ce qu’il a vu ou dans les conclusions qu’il
en tire. Il nous semble évident, à Dupont et à moi, que ce qu’il y a en
stricte logique de mieux à faire, c’est de considérer, jusqu’à nouvel
ordre, l’histoire comme vraie.

Une règle que personne ne songe plus à discuter aujourd’hui, après tant
de surprenantes et déconcertantes découvertes, c’est que, lorsqu’on se
trouve en face de choses possibles, si extraordinaires qu’elles puissent
paraître de prime abord, il vaut mieux les accepter avec prudence que
les rejeter de parti pris: ce sont des cas où les plus sceptiques
risquent fort d’être les moins malins.

--La science, dit souvent M. L. Valenton, n’a jamais été plus vivante et
féconde que depuis qu’elle ne dédaigne plus les inductions hardies, qui,
délaissant le domaine du réel pour celui du possible, ressemblent
parfois à des rêves. Je ne ferai jamais grand cas d’un savant qui ne
serait pas doublé d’un rêveur: il pourra accomplir des œuvres de
compilation ou de classement qui auront leur utilité, mais on ne lui
sera jamais redevable du moindre progrès.

C’en est assez pour laisser prévoir que M. Louis Valenton est tout
autant que moi persuadé de l’existence du peuple du Pôle.--Le squelette
de son anthroposaure se trouve maintenant au milieu de son cabinet de
travail. Nous nous surprenions souvent à le regarder lorsque,
transcrivant le manuscrit de de Vénasque, je venais chaque dimanche
faire part à mon illustre ami de la besogne abattue durant la semaine.
Si convaincus que nous fussions l’un et l’autre de la sincérité de ce
que nous lisions, nous avions peine, par instants, à ne pas nous croire
les jouets d’un songe; mais en face de nous, contre la fenêtre et le
ciel, l’étrange animal se dressait comme une preuve.

Quand ma tâche fut complètement terminée, M. L. Valenton résolut de
réunir chez lui un certain nombre de sommités scientifiques ou autres.
C’était un programme sensationnel que celui de la fête qu’il allait leur
offrir. Grâce à une étonnante coïncidence, il pouvait coup sur coup
apprendre à ses hôtes que l’intelligence et la raison avaient existé et
existaient encore aujourd’hui sur la terre en dehors de l’homme... Il
établit avec un soin minutieux la liste de ses invités. Il tenait à ce
que les professions et les tendances les plus diverses fussent
représentées à cette mémorable séance. Cela ne manquerait pas de faire
naître des discussions passionnées qui seraient profitables à tout le
monde. En outre, de Dupont et de moi, il avait jusque-là exigé une
absolue discrétion, et, maître du plus merveilleux secret qu’il avait
été donné à un homme de connaître jusqu’à cette heure, il pensait
éprouver un plaisir rare et raffiné en observant les altitudes
intellectuelles et morales que provoqueraient de pareilles révélations
chez des personnalités de caractères et d’esprits très différents.

Pour peu qu’elle soit animée, la conversation, même entre savants, se
déroule toujours avec un certain manque de logique et de méthode. On
s’attarde à des points secondaires, des parenthèses ouvertes par hasard
prennent une importance imprévue, on néglige parfois le fait capital
pour envisager des conséquences lointaines... Ce fut ce qui eut lieu
chez M. L. Valenton. La plupart des assistants, le premier moment de
stupeur passé, se hâtèrent d’admettre en principe que le récit de de
Vénasque était authentique et exact pour se lancer dans des
considérations sur ce qui allait se passer à présent, sur la nécessité
d’une nouvelle expédition, sur le sort qu’avaient subi en fin de compte
les explorateurs, sur les avantages que pourrait trouver l’humanité à
s’allier avec le peuple polaire,--ou à l’asservir, ou à
l’anéantir...--Je crois inutile de rapporter ici tout cela. Ce qui entre
mieux dans le plan que je me propose, c’est d’exposer les deux
principales objections qui furent élevés contre l’authenticité et
l’exactitude de la relation transcrite par mes soins, quitte à les
discuter ensuite.

En premier lieu, quelqu’un s’étonna du peu de temps qu’avait mis le
bidon d’essence à venir du Pôle au rivage de l’Ialmal. Mais le géographe
Girardon se chargea de rappeler que,--d’après le récit de de
Vénasque,--le fleuve du Pôle devient très rapide au moment de
s’engouffrer sous la banquise et que, de l’autre côté de la banquise,
dans l’Océan Arctique, précisément sur le même degré de longitude que
l’Ialmal, des explorateurs comme Allart et Müller ont constaté la
présence de courants filant du nord au sud avec une vitesse de six
milles et plus à l’heure. Il est, dès lors, presque démontré qu’un corps
flottant peut parfaitement accomplir le trajet total en moins de quatre
et même de trois mois.

Quant à la seconde objection, de beaucoup la plus intéressante, elle ne
fut pas présentée par son auteur d’une manière absolument catégorique:
il n’avait d’autre prétention que celle d’opposer à la possibilité que
nous acceptions presque tous une possibilité différente, qui lui
paraissait également acceptable.

Le docteur X...--sous cet anonymat qu’il tient à garder pour le moment
se cache un de nos médecins aliénistes les plus en vue--ne doutait point
que le ballon n’eût pris son essor vers le Pôle; rien d’étonnant même,
selon lui, à ce que les aéronautes y fussent parvenus.

--Mais, nous dit-il aussi, à ce point du récit, il y a un fait qui m’a
frappé, parce qu’il était de ma compétence: de Vénasque prétend que
Ceintras est subitement atteint de folie alors que, de l’avis de M.
Dupont qui, seul, peut juger en connaissance de cause, c’était de
Vénasque qui avait tout d’un fou, jusqu’à l’aspect physique. Or les
ivrognes, vous le savez, affirment volontiers que c’est la foule autour
d’eux qui déraisonne et la terre qui vacille, tandis qu’ils se croient
parfaitement sains d’esprit et solides sur leurs jambes. De même, mettez
en présence deux hommes, l’un sensé et l’autre dément, et questionnez
ensuite le dément, il y a bien des chances pour qu’il vous dise que son
compagnon est fou et que vous l’êtes vous-même et que tout le monde
l’est, sauf lui... Combien de fois en quittant mes malades, il m’est
arrivé de me retourner brusquement près de la porte et de les surprendre
en train de hausser les épaules ou d’esquisser, en se frappant le front
de l’index, des gestes qui montraient clairement le cas qu’ils faisaient
de ma mentalité!

--Alors, interrompit un des assistants, selon vous, dans le récit que
nous venons d’entendre, il ne faudrait voir la plupart du temps que des
hallucinations de malade? Le peuple polaire, la lumière violette, les
ptérodactyles, tout cela n’aurait existé que dans le cerveau de de
Vénasque?

--Eh bien, oui, répondit le docteur X... après un instant de méditation.
Cependant il se peut que ces histoires ne soient pas imaginées de toutes
pièces et qu’il y ait en elles un fond de réalité. Mais l’esprit d’un
fou reflète la réalité en la déformant, comme un miroir concave où
convexe fait les objets qu’on lui présente. Quand une épingle pique un
dormeur, il rêve de coups de poignard... Et la folie, comme l’a dit un
de mes maîtres, a souvent toutes les apparences d’un rêve poursuivi à
l’état de veille.

--A quoi pensez-vous que doive se réduire le fond de réalité?

--Voilà sur quoi il est bien difficile de se prononcer. Sachez seulement
qu’il suffit d’un rien à un fou pour construire un monde. Entre mille
hypothèses également possibles, en voici une que je vous propose, sans
lui attribuer moi-même plus d’importance qu’il ne convient: le ballon,
pour une raison ou pour une autre, reste en panne en vue du Pôle et doit
atterrir. Terrifié par la perspective d’être isolé, probablement pour
toujours, du reste des hommes, de Vénasque est définitivement la proie
de la folie qui le guettait; alors, pendant que Ceintras pare au plus
pressé, va à la découverte, lui, seul et livré à lui-même, écrit, écrit
ce qu’il croit voir avec cette facilité d’imagination et cette fécondité
effarantes que l’on constate si fréquemment chez les aliénés... Voyons,
est-ce qu’un homme sensé, dans la situation où il prétend se trouver,
aurait perdu son temps à noter ses impressions avec tant de minutie et
même, par endroits, avec une évidente recherche littéraire, un souci
manifeste de produire certains effets?... Autre chose: voilà un homme
qui, d’après ce qu’il nous expose lui-même, a été uniquement poussé à
cette aventureuse expédition par un désir morbide de contempler du
nouveau, des prodiges; la première conséquence de sa folie sera de lui
faire croire que son rêve est réalisé, même au delà de son désir.

--Mais Ceintras? Comment expliquez-vous l’attitude que le narrateur lui
prête; puis sa disparition?...

--Vous ne savez donc pas avec quelle habileté, une habileté due à leur
sincérité foncière, les fous racontent leurs mensonges? Mais ce que de
Vénasque nous dit de Ceintras est peut-être entièrement de son
invention, peut-être Ceintras n’a-t-il jamais disparu... A moins
cependant...

--Que voulez-vous dire?

--Mon Dieu, vous savez, c’est une idée... une idée qui vient de surgir
en moi tout à coup... et je ne voudrais pas que vous me prêtiez
l’intention d’accroître par mes interprétations l’horreur de cette
abominable histoire...

--Allez! Allez! cria-t-on de toutes parts.

--Voilà: je pense au passage où notre héros se dépeint approchant un
revolver chargé du front de Ceintras endormi, à ses hésitations devant
un meurtre qui lui paraît cependant nécessaire... Songez qu’il déteste
cordialement Ceintras dont il doit depuis des mois subir la société...
Bref, qui vous dit qu’il ne l’a pas tué?

Ici M. L. Valenton prit la parole:

--Mon cher ami, puisque, dans votre hypothèse, on n’est fixé sur rien,
il est bien clair que vous pouvez mettre en avant tout ce qu’il vous
plaira. C’est votre hypothèse même qui me paraît peu nécessaire et
surtout très contestable. A mon avis, l’histoire que nous raconte de
Vénasque se tient trop d’un bout à l’autre pour avoir été conçue par un
fou. Permettez-moi aussi de vous rappeler que de Vénasque n’avait que de
très faibles connaissances scientifiques... Et cependant avez-vous
remarqué avec quelle exactitude frappante il nous décrit, par exemple,
un ptérodactyle?...

--Il n’y a pas d’êtres plus logiques que les fous, répliqua le docteur
en souriant; leurs associations d’idées ne nous paraissent souvent
bizarres qu’en raison de l’excessive rigueur avec laquelle ils
accomplissent cette opération mentale. Ils trouvent pour aller d’une
idée à une autre idée qui nous semblent, à nous, séparées par des
obstacles infranchissables, des chemins directs, imprévus, avec une
déconcertante ingéniosité. Quant au manque de connaissances
scientifiques de de Vénasque, je crois que vous l’exagérez quelque peu.
N’avoue-t-il pas lui-même avoir vu dans des livres, au collège, des
reconstitutions d’animaux préhistoriques? C’en est assez: dans la folie
comme dans le rêve, des souvenirs lointains, inconscients à l’état
normal, surgissent parfois de l’ombre avec une netteté merveilleuse...
Tenez, je vais vous citer l’exemple d’un sujet que j’ai étudié
récemment. Il s’agit d’un certain Léon Rogue: vous connaissez peut-être
le nom du personnage puisqu’il eut, jeune encore, comme poète, une
certaine réputation... Voici deux ans que ce malheureux garçon fut
atteint de la folie des grandeurs; il prétendait être une réincarnation
de Victor Hugo, il s’irritait quand on ne lui donnait pas ce nom, il
voulait se présenter à l’Académie et en chasser une fois élu tous ses
confrères, lui seul suffisant,--disait-il,--à la gloire de cette
institution. Mon Dieu, vous savez, dans un certain monde de poètes on
est quelque peu accoutumé à des pensées et même à des paroles reflétant
un si éclatant orgueil et tout d’abord personne n’y prit garde. Ce fut
seulement après qu’il eut commandé chez un tapissier des kilomètres et
des kilomètres de tentures noires pour orner l’Arc de Triomphe à
l’occasion de son propre enterrement que sa famille prit le parti de me
le confier... A présent, il a complètement oublié tout souci de gloire
poétique; il affirme qu’il est un explorateur encore dans l’exercice de
ses fonctions. Il croit s’évader à son gré de «la prison où le
retiennent ses ennemis» et circuler à travers le monde _d’une manière
analogue à celle dont vont et viennent les mots sur les fils
télégraphiques_;--il veut même faire breveter ce nouveau moyen de
locomotion;--et, toutes les semaines, je reçois un récit de ses
voyages... Voilà un garçon qui, depuis l’âge de quinze ans, n’a guère dû
étudier la géographie, préoccupé qu’il était de remplir les revues de
ses productions, de se recommander à des critiques, et d’implorer, dans
les derniers temps, des décorations, avec menaces aux ministres de ne
plus écrire un vers si on les lui refusait... Eh bien, il n’en déploie
pas moins sur l’aspect, les habitants et les mœurs de contrées dont le
nom même ne vous dirait rien, des connaissances à rendre jaloux un
spécialiste!... Il ne me reste plus qu’à m’excuser d’avoir si longtemps
gardé la parole. Le fait que je vous rapporte a du moins l’avantage de
me paraître assez significatif pour me dispenser d’une abondante
conclusion que vous auriez cru devoir écouter aussi.

Rien à répondre, évidemment, à tout cela, sinon que la folie de de
Vénasque ne saurait être considérée à l’heure actuelle que comme une
possibilité au second degré, à laquelle il faut logiquement préférer une
possibilité immédiate.

                   *       *       *       *       *

Je me suis borné jusqu’ici à transcrire les résultats de mon enquête et
les points essentiels d’une instructive conversation. Qu’il me soit à
présent permis d’exposer brièvement aux lecteurs mes impressions
personnelles.

Ce n’est pas seulement parce que la logique me le commande que je suis
persuadé de l’existence du peuple du Pôle, j’y crois aussi pour des
raisons plus obscures, par intuition, peut-être même, pour employer une
phrase de Michelet, _par suite de cette odeur de vérité qui se dégage du
récit et qui, si nous savons la percevoir, nous convainc mieux que
toutes les preuves_. En tout cas le souvenir de ce que j’ai lu me hante
impitoyablement et les images sont aussi nettes dans mon esprit que si
j’avais contemplé de mes propres yeux les objets qu’elles représentent.
Nulle nuit ne se passe que je ne reconnaisse en rêve une immense plaine
violette, peuplée d’êtres hideux, aux gorges goîtreuses, aux lèvres de
lézards... Je me prends parfois, en plein jour, à frémir violemment si
quelqu’un ou quelque chose me frôle au moment où je ne m’y attends
pas,--et c’est, en vérité, comme si le monde où je vis avait perdu tout
à coup un peu de sa sécurité séculaire.

Oui, malgré la zone glaciale qui nous sépare du peuple du Pôle, cette
idée que nous ne sommes plus _seuls_, que nous ne sommes plus tout à
fait _chez nous_ sur la Terre me cause une gêne confuse et
insupportable. Il me semble même que de Vénasque n’a pas insisté
suffisamment sur la possibilité d’une incursion des monstres dans le
domaine des hommes. Peut-être, dès à présent, imaginent-ils le pays
qu’il y a au delà de la banquise comme une sorte d’Eldorado, peut-être,
pour la première fois, éprouvent-ils de vagues convoitises et, en
conséquence, un secret dégoût de leur vie laborieuse... Leur curiosité
naturelle suffirait du reste largement à motiver leur départ vers nous
et, s’ils ont compris maintenant, comme il y a tout lieu de le croire,
les principes du moteur à explosion et de la navigation aérienne, ils se
mettront en route dès que bon leur semblera.

Je sais bien qu’ils sont peu nombreux en regard de la population humaine
de la Terre; je sais bien encore qu’ils se sont comportés avec nos
explorateurs en créatures inoffensives et timides. Mais, si certains
d’entre eux émigraient dans des pays où ils n’auraient plus besoin de
supprimer la plus grande partie de leur progéniture, ils ne tarderaient
pas à pulluler en raison de leur effroyable fécondité de reptiles. Et,
d’autre part, il nous est facile de nous faire illusion sur la cause de
leur timidité: elle n’est due nullement à leur faiblesse physique, qui
ne saurait être qu’apparente, puisque quelques-uns des travaux qu’ils
accomplissent exigent à coup sûr un déploiement considérable de vigueur,
de résistance à la fatigue, au sommeil même; elle provient plutôt de
leur inexpérience absolue de la violence et même de tout geste violent;
leur timidité était de la stupéfaction: ils n’ont pas compris sur le
moment cette fureur humaine de donner la mort... Ils doivent avoir
réfléchi depuis... Imprudence fatale de Ceintras! C’est l’humanité qui
leur a enseigné le meurtre! Et qui sait si, à cette heure, forts de cet
enseignement, animés de désirs de conquête et prévoyant une guerre
possible, ils ne préparent pas dans leurs demeures souterraines des
armes contre lesquelles nous ne saurons pas tout de suite nous défendre
et dont l’ingéniosité et la puissance égaleront celles de leurs machines
et de leurs mystérieux aimants?

Je n’ai pas la présomption de prétendre que tout se passera de la sorte.
Que les hommes comprennent seulement qu’il leur est désormais nécessaire
de veiller et de se prémunir.

Mais il y a mieux à faire. Nous devons à notre orgueil humain de prendre
l’offensive: nous devons au passé souverain de notre race de ne pas
accepter qu’une part de la Terre, si petite soit-elle, reste insoumise à
sa domination. Évidemment il est impossible que les sauriens polaires
nous enlèvent l’empire d’un monde dont nous avons poursuivi la conquête
durant des milliers et des milliers d’années, d’un monde où nous ne
pouvons plus faire un pas sans fouler les os ou la cendre d’un de nos
morts, d’un sol dont toutes les parcelles sont mélangées de poussière
humaine. Mais, qu’ils nous causent le moindre dommage, cela même ne
saurait se souffrir, et c’est assez qu’ils aient fait périr deux de nos
semblables par leur volonté entêtée, sournoise et incompréhensible de
les garder captifs dans leur pays pour provoquer notre vengeance et leur
asservissement.

Au reste, cet asservissement ne fait aucun doute, même pour un avenir
prochain. Le récit de ces aventures, divulgué dans le grand public, ne
peut manquer d’y susciter des sentiments pareils à ceux que j’exprime.
Nous possédons, grâce à la précaution de Dupont, les plans d’un
excellent ballon dirigeable, et demain les aéroplanes sillonneront
définitivement les routes du ciel. Nous savons, d’autre part, à quelles
embûches il faut nous attendre de la part des monstres et il nous est
par conséquent facile de les éviter. Une nouvelle expédition s’impose.
Que toutes les nations y participent, que toutes, oubliant pour la
première fois leurs discordes, unissent leurs aspirations et leurs
efforts contre la race rivale, et qu’une flotte aérienne frétée par
elles aille planter sur la terre du Pôle, non pas le drapeau de tel ou
tel peuple, mais celui même de l’Empire humain.


FIN




TABLE


  PROLOGUE                                          7
     I.--DEUX HOMMES, DEUX CHIMÈRES                23
    II.--LES CAVALIERS...                          34
   III.--... ET LEUR MONTURE                       55
    IV.--PROPOS ENTRE CIEL ET TERRE                64
     V.--LE JOUR VIOLET                            77
    VI.--SUR LA PIERRE BRUNE                       91
   VII.--CEINTRAS ÉGARE SON OMBRE ET SA RAISON    101
  VIII.--LA FACE AURÉOLÉE D’ÉTOILES               118
    IX.--HEURES D’ATTENTE                         130
     X.--L’ÊTRE SE MONTRE                         143
    XI.--EXCURSIONS SOUTERRAINES                  163
   XII.--FAUX DÉPART                              189
  XIII.--L’AGONIE DE LA LUMIÈRE                   206
   XIV.--ÉCRIT SOUS LA DICTÉE DE LA MORT          226
  ÉPILOGUE                                        233




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    Le vingt-sept mai mil neuf cent sept
    PAR
    ARRAULT ET Cie
    A TOURS
    pour le
    MERCVRE
    DE
    FRANCE





        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PEUPLE DU PÔLE ***
        

    

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