La petite faunesse : roman

By Charles Derennes

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Title: La petite faunesse

Author: Charles Derennes

Release date: January 13, 2025 [eBook #75100]

Language: French

Original publication: Paris: L'édition, 1918

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PETITE FAUNESSE ***






  CHARLES DERENNES

  La
  Petite Faunesse

  --ROMAN--


  PARIS
  L’ÉDITION
  4, RUE DE FURSTENBERG, 4

  1918




ROMANS DU MÊME AUTEUR


    _La Guenille_ (Louis-Michaud).
    _Le Miroir des Pécheresses_ (Louis-Michaud).
    _Les Enfants sages_ (Louis-Michaud).
    _Le Béguin des Muses_ (Édition de la _Vie Parisienne_).
    _Les Caprices de Nouche_ (Édition de la _Vie Parisienne_).
    _Le Peuple du Pôle_ (Mercure de France).
    _L’Amour fessé_ (Mercure de France).
    _Nique et ses cousines_ (Louis-Michaud).
    _La Nuit d’été_ (_L’Édition_).
    _Cassinou va-t-en guerre_ (_L’Édition française illustrée_).
    _Leur tout petit cœur_ (_Renaissance du Livre_).

EN PRÉPARATION:

    _Ma Poupée_ (_L’Édition_).
    _En l’honneur d’Adonis_ (_L’Édition_).
    _Les Bains dans le Pactole_ (Albin Michel).




    IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

    Neuf exemplaires sur papier velin d’Arches
    dont cinq numérotés de 1 à 5
    et quatre _hors commerce_, marqués A à D


Tous droits réservés.




A

LÉON LASCOUTX




PREMIÈRE PARTIE

La Chasse du clair de Lune




I


Des restes de remparts et des chansons de vieilles femmes racontent,
aussi bien qu’il le faut pour comprendre à peu près cette histoire, le
passé de ma petite ville blanche et rouge assise au bord du Lot.

Passé d’éternelle vaincue, assez belle et sûre de sa beauté pour
demeurer comme indifférente à ses défaites. Ah! non, ce n’était pas le
temps seul qui avait délabré ses vieilles murailles: les boulets aussi
de ses ennemis, autrefois, y avaient préparé des nids aux lézards. Les
plus antiques traditions qu’eût conservées la mémoire des paysans et des
simples évoquaient presque toutes des massacres, des viols, des hordes
lamentables de prisonniers emmenés comme otages par les Maures ou les
Anglais, selon les siècles. Elle avait de tout temps ressemblé, cette
ville, à une fille dont la maison s’ouvre à tout venant et qui ne tient
un instant la porte fermée que pour la volupté perverse d’être
brutalisée par les soudards exaspérés d’attendre.

Entre deux assauts, elle suivait nonchalamment sa destinée. Les Barbares
ne venant plus la relancer, elle vécut en elle-même, ainsi qu’une
courtisane vieillie. Calvin? Le Grand Roi? La Révolution? Napoléon? Rien
de tout ce qui avait ourdi peu à peu la trame éblouissante de notre
histoire ne l’avait émue ni réveillée. La Troisième République lui a
enseigné les jeux bruyants de la politique, et elle a paru y prendre
goût. Mais, auparavant, si quelque idée ou quelque sentiment troublait
parfois sa torpeur, c’était, comme il arrive aux personnes retombées en
enfance, un souvenir de son existence la plus lointaine.

Turc, Maure, Anglais, Français étaient des qualifications qui sonnaient
comme des injures. Le nom de Simon de Montfort (malgré qu’on ne connût
précisément rien de cet homme) y semblait encore aussi odieux que s’il
fût venu la veille interrompre brutalement, au nom du Roi des Barbares
d’Outre-Loire, la vie voluptueuse et courtoise, les chants des
troubadours, les _Corts d’Amor_ et tout le byzantinisme précoce de ce
coin de Terre d’oc. Néanmoins, la ville ne s’attardait pas plus que de
raison à ces rancunes surannées. Elle avait d’autres amusements: ses
bouffons, par exemple; et ceci est assez caractéristique pour qu’à la
hâte je parle d’eux.

Parmi les générations qui s’étaient succédé entre les murailles
croulantes, il y avait eu de tout temps quelqu’un pour prêter à rire par
son esprit baroque ou sa laideur, par ses vices réjouissants ou ses
malheurs plus réjouissants encore. Ces êtres, comme il faut s’y
attendre, étaient traités tour à tour avec une tendresse ou une cruauté
excessives par leurs concitoyens, et leur popularité avait parfois
d’effroyables retours.

Quand j’évoque ces bouffons, s’impose inévitablement à mon esprit
l’image du plus illustre d’entre eux, d’un des rares dont le nom soit
demeuré, du poète Alban Mircasse. Je le vois tel qu’il m’est apparu dès
l’enfance sur son portrait en pied, œuvre d’un peintre du cru, qui se
trouve encore aujourd’hui dans la grand’salle de notre _Maison de
Ville_. Il m’est facile de le replacer en chair et en os, avec sa trogne
dont une perruque poudrée à blanc fait valoir l’éclat vineux, au seuil
de son hôtellerie de la Rue-Basse où la verve de ses couplets patois
attirait en foule les chalands. En vérité, Mircasse peut être considéré
comme le bouffon idéal: il est aussi gros qu’une tonne, il boite de
manière comique, sa voix sonne à la façon d’un tambour fêlé, il sait
diriger ses satires contre ceux dont personne n’a rien à craindre, il
est ivre gaiement dès la pointe d’aube, sa femme le fait cocu et il ne
s’en est jamais douté. On l’adore, on l’adule; chacun l’invite à sa
table, lui offre ses meilleurs vins et ses plus gras oisons. Il est
l’hôte des seigneurs, il s’assied dans les fêtes à côté des échevins et
des consuls.

Mais un jour, dans un de ces instants de mélancolie affreuse et sans
espoir comme les pitres seuls en peuvent connaître, il confesse à un de
ses amis qu’il est moins gros qu’il n’en a l’air, qu’il bourre ses
effets d’étoupe; qu’il souffre d’insulter les faibles pour bien se faire
voir des puissants; qu’il simule bien souvent l’ivresse; qu’enfin il
adore sa femme, la jeune et ravissante Jeanneton, et qu’il ne sait que
trop, hélas! qu’il n’y a pas plus cornard que lui à vingt lieues à la
ronde. L’ami, stupéfait, ne peut tenir sa langue. La légende pâlit,
l’histoire se chuchote; et aussitôt la ville s’irrite d’avoir été jouée;
Mircasse voit les visages se détourner sur son passage; les rebuffades
suivent, puis vient la haine qui grandit de jour en jour; il tente de se
réhabiliter, compose ses chansons les plus spirituelles et les plus
méchantes; on hausse les épaules, on le rabroue, on s’offense, on le
hue. Un soir, la foule brise ses vitres à coups de pierres. Il n’y aura
personne pour le plaindre et on l’enterrera comme un chien après que
Jeanneton, à quelques jours de là, l’aura trouvé gisant au beau milieu
de sa boutique déserte, baignant dans son sang et percé d’outre en outre
par la broche de sa rôtissoire.

Telle elle avait été dans le passé, telle demeurait la ville quand je
naquis, dans la seconde moitié du dernier siècle. Le va-et-vient déjà
plus intense de la vie moderne l’avait à peine tirée de son
engourdissement. Elle respirait les parfums de ses jardins, savourait
les fruits incomparables de ses vergers et s’endormait bercée par les
cloches de ses couvents qui la réveillaient à l’aurore. Çà et là ils
lançaient, nos chers vieux couvents, les pistils de leurs clochers
au-dessus de la corolle des murailles inviolées. Dans la chapelle
accessible au monde, les filles du pays, douces abeilles, venaient
volontiers, à l’heure du Salut, butiner le miel mystique. Elles
retrouvaient leurs amoureux au portail, quelle que fût la saison; alors,
le soir, fût-il ou non sombre, la nuit fût-elle ou non noire, les jeunes
cœurs enivrés de prière s’alanguissaient aux promesses d’un autre amour.
L’extase de l’humaine volupté n’était plus que le prolongement de la
rêverie religieuse. Ah! les soirs de printemps et d’été, peuplés de
merveilleux aromes et frémissants de baisers secrets, les beaux bras
blancs, mélancoliquement ou nerveusement tendus vers les premières
étoiles, des dames qui s’ennuyaient à leur fenêtre ou sur leur balcon!




II

        Canto la luno a l’aurelho dels canhs:
        «Es neich d’esfrai, sournuro a bel batan;
        Casso ta casso e vai i mais que plan
        Cueicho de foc, garganhol raumelant...»

        _La lune chante à l’oreille des chiens:--«C’est nuit
        d’épouvantement, obscurité à beau vacarme;--chasse ta chasse et
        vas-y rondement,--cuisse de feu, gosier râlant...»_


Tous les ans, vers le milieu de septembre, une animation inattendue
régnait dans la ville. Et cela faisait penser aux douze coups de minuit
des légendes, durant lesquels les morts sortent de leurs tombeaux.

C’était le jour où le marquis Sulpice d’Escorral, bruyant, joyeux, rouge
de teint, guêtré de cuir, culotté de velours, allait dans certaines
rues, frappait à certaines portes, et criait sans même entrer, car la
tournée devait être longue:

--Ah! Ah! c’est pour demain, mon gaillard! C’est pour demain...

Et le lendemain, nous nous trouvions réunis en bon nombre pour aller
chasser avec lui sur ses domaines de Castelcourrilh-en-Quercy.

De mémoire d’homme, il y avait toujours eu des messieurs d’Escorral du
même modèle,--culottés de velours, guêtrés de cuir, rouges de teint,
joyeux et bruyants, pour inviter, chaque an et au bon moment de l’an,
leurs amis à venir chasser à Castelcourrilh; et, parce que de tout temps
il s’était trouvé des amis heureux de s’y rendre et que la tradition se
perpétuait de génération en génération, on ne savait plus guère s’il y
avait jamais eu un commencement aux chasses des messieurs d’Escorral, ce
qui fait qu’on ne pensait guère qu’elles pourraient une fois prendre
fin.

Quand la date en était fixée, un souffle de satisfaction circulait à
travers toute la ville, et c’était comme un sang nouveau qui
ragaillardissait son vieux cœur. En effet, la tournée des invitations
terminée, Sulpice d’Escorral ne s’en tenait pas là et claironnait encore
la nouvelle pour ceux mêmes qui ne seraient point de la partie:

--C’est pour demain, eh! oui, pour demain... Ah! mes gaillards...

Alors, les artisans sortaient de leur atelier, les gribouilleurs du
notaire se réveillaient sur leurs écritoires; les commerçants donnaient
un coup de fion à leur étalage...--pardi, ces messieurs pouvaient avoir
envie ou besoin, au dernier moment, de quelque chose...--et Mlle
Grouilleron, une très vieille fille qui, de derrière les vitres closes
où elle marmottait des prières, avait nourri un amour tout platonique
pour plusieurs générations de messieurs d’Escorral, Mlle Grouilleron
ouvrait sa fenêtre et laissait choir son chapelet.

Plus tard, lorsque c’est le bon du jour et qu’on goûte repos et
fraîcheur dans la rue, les gens s’abordaient d’un air tout guilleret:

--C’est pour demain... hé! hé!... c’est pour demain!

Et si par hasard quelque ahuri demandait ce qui allait se passer le
lendemain, c’était d’une voix bourrue, méprisante ou indignée qu’on lui
répondait:

--Viens-tu de la lune?... Et la chasse de M. d’Escorral, donc!

Quant aux invités, je vous assure que, de toute la nuit, ils ne
dormaient guère. La fête était dès lors commencée. Le plus souvent, on
organisait un bal chez l’un ou chez l’autre. Vers minuit, ces messieurs,
qui allaient quitter leurs dames pour quelques jours, affirmaient qu’ils
se mouraient de sommeil--et chacun trouvait cela parfaitement moral et
logique.

Mais les jeunes gens ne pouvaient s’adonner à tant de vertu. Voyez-les
d’ici se promenant dans la ville, bras dessus, bras dessous, réveillant
les hôteliers, pinçant les filles servantes aux bons endroits, et buvant
plus qu’ils n’en avaient envie. Lorsque nos frasques, à nous nobles,
étaient commentées sans bienveillance, le lendemain, chez le boulanger
du coin ou l’épicier d’en face, les vieillards de notre ordre
ironisaient ou se lamentaient:

--Il en faut peu pour faire parler le monde.

--Bonheur pour nous de n’être plus jeunes, par le temps qui court.

--Pauvres petits!... La vie n’est plus la vie... Et quand on pense
qu’ils croient s’amuser!... Qu’auraient-ils dit, s’ils avaient, à
pareille époque et il y a trente ans, partagé nos fêtes?

Mon père était de ceux qui, animés de pareils sentiments et peuplés de
souvenirs extraordinaires, ne pouvaient s’empêcher de considérer ceux de
ma génération avec beaucoup de pitié. Cette pitié, il m’en réservait la
meilleure part, car il me chérissait fort. Parfois, dans ses moments de
mélancolie et de désœuvrement suprêmes, il me disait:

--Tu viens, fils?... Qu’est-ce que tu penserais d’un tour sur la rive et
d’un bon dîner «Au poisson frais»?

--C’est que je crois que maman...

--On répond à un père oui ou crotte!... Ta mère est souffrante. Ça ne la
change guère. Raison de plus. Il faut se dégourdir. On s’endort... C’est
le mal du siècle!... Et que feront tes fils s’ils se montrent aussi
piteux que les gens de votre âge le sont par rapport à nous?

--Comme vous voudrez, père.

Le long de la belle rivière aux rives hautes et ornées de tout ce qui
les pouvait rendre plus séduisantes par les attentions d’un ciel
amoureux d’elles, nous allions, lentement. Et c’était profondément
lugubre. Mon père subissait en de pareils instants ses plus fortes et
ses plus sincères détresses, celle qu’une hérédité impeccable peut faire
peser sur des gens coûte que coûte fiers d’elle ou satisfaits.

L’année où mon récit commencera véritablement (1878), nous nous
trouvâmes ainsi, l’un près de l’autre, familiers, affectueux et mornes,
en route, le long du Lot, à destination du «Poisson frais». C’était une
auberge mal famée, où jamais n’avaient été employées que des servantes
jolies, aux prix connus et je dirais même tarifés, si je n’étais
gentilhomme; la chère y passait pour bonne. L’endroit semblait béni par
les plus heureux sourires de la terre et du ciel.

--Michel, me dit soudain mon père qui me parut tout ensemble plus
déprimé et plus nerveux encore qu’en maintes circonstances analogues,
Michel, tu vas sur tes vingt ans. Tu es un homme. Tu seras, en plus, le
seizième marquis de Roquebusane.

Je le savais. Je n’avais ni à y contredire, ni même à répondre, somme
toute.

Il sourit avec amertume, et poursuivit:

--Ce n’est pas grand’chose, par le temps qui court. Enfin, je t’ai
envoyé à Paris faire ton droit et préparer l’examen des Affaires
étrangères... Comment penses-tu concilier notre passé et ton avenir?

Je répondis avec beaucoup de sincérité et de calme que le droit
m’ennuyait, que la perspective de «la Carrière» me comblait de dégoût et
de paresse; que, pour le reste, j’agirais ainsi qu’il plairait à celui
dont j’avais reçu le jour et que, momentanément, je souhaitais surtout
de manger au «Poisson frais» une friture de goujons neuvement pêchés,
plutôt qu’une matelote d’anguilles de long temps tenues en réserve...

Mon père tira d’un archaïque étui un de ces cigares inimitables, acres
jusqu’à en paraître moutardés et poivrés, que lui vendaient les
contrebandiers des environs, l’alluma soigneusement, après avoir, en
homme généreux, hésité à m’en offrir un autre,--mais il ne lui en
restait que quatre;--puis:

--En somme, tu ne veux rien faire?

Je lui demandai à mon tour:

--Que pouvons-nous faire, nous autres, en ce siècle-ci?

Il parla pour les roseaux de la berge et pour le ciel du soir où déjà
une étoile tremblait comme une topaze sur un fond de velours bleu
tendre.

--Rien, nous ne pouvons rien faire. Allons, il sera comme moi!

Il ajouta:

--Oui, mon pauvre petit, car ce n’est pas encore toi qui guériras notre
race d’être si vieille.

Quand nous arrivâmes au «Poisson frais», il conclut:

--Et puis, flûte!

Ce n’était pas flûte qu’il avait lancé au juste, mais le synonyme
guerrier et ordurier de cette exclamation. J’aime que ce vocable ait
sonné haut et clair, ce soir-là, devant l’humble reposoir où la
tristesse du quinzième marquis de Roquebusane, mon père, tentait de se
renouer à la mienne, je ne saurai jamais en vue de quel problématique
profit personnel.

--Pauvre vieux! conclut le quinzième marquis.

Même il tomba dans mes bras comme nous dépassions le portail, en
m’affirmant qu’«on allait rigoler maintenant que j’étais un homme,
puisque, dans notre monde, on n’avait plus que cela à fabriquer
d’intéressant»... Pour dire le vrai, on «rigola». On rigola tant et si
bien que je ne brûlais que de m’esquiver quand ce fut la minuit, le
front lourd et battant de migraine, tandis que mon père s’attardait en
compagnie d’un hobereau du voisinage et de la bonne qui nous avait
servis: une fière brune, aux seins insolents, qui s’installait tour à
tour sur les genoux de mon père et sur ceux de son commensal. Ce fut
même cause que celui-là chercha querelle à celui-ci et lui proposa de
croiser le fer, dès l’aube, sur la rive:

--C’est si beau de voir le sang rougir l’herbe verte, disait mon père à
son adversaire présumé, sur un ton tout ensemble héroïque et élégiaque,
que je n’oublierai jamais...

--Il ajoutait, comme il aurait supplié si notre nom nous eût permis de
supplier:

--Vous voulez bien, n’est-ce pas? Dites oui... dites oui...

Ils sortirent ensemble, ce qui n’aboutit pas à me troubler.

Quelques secondes plus tard, le hobereau revint dans la salle commune,
sur la pointe des pieds et la bouche en cul de poule. Il m’expliqua
qu’il n’avait pu déshabiller mon père, mais que la bonne s’en chargerait
dès qu’il irait mieux. Il commanda également une vieille bouteille de
Cahors, dont je ne sus boire qu’à peine. Après quoi:

--Tu diras à ta mère de ne pas s’inquiéter... que je le surveille...

Tout en buvant, il hurlait:

--C’est pour demain... ah! ah! pour demain...

Il me tardait de fuir. Je demandai, machinalement, vaguement:

--Qu’est-ce que c’est qui est pour demain?

--La chasse de M. d’Escorral, donc, dit-il en me foudroyant du regard.
Ah çà, es-tu aussi saoul que ton paillard de père?

Je ne m’irritai pas, je pus même sourire. C’était un homme relativement
âgé, un peu fou quand il n’était pas ivre, qui s’occupait d’études
bizarres, de magie, de sorcellerie, et qui prétendait lire les livres
grecs aussi facilement que sa gazette. Un de nos plus vieux amis, et
même notre meilleur ami, du reste: Alidor-César, comte de
Fontès-Houeilhacq, fréquent lauréat aux Jeux Floraux, membre de
l’Académie des Sciences, Lettres, Arts et Agriculture d’Agen et
félibre-mainteneur pour notre arrondissement, qu’il dénommait district,
un néologisme datant de la Révolution lui faisant l’effet de lui salir
la bouche...

--Hé! le petit vicomte, vociféra-t-il tandis que je m’esquivais, ne nous
fais pas faux-bond, et sois exact, demain, au rendez-vous... au bord du
Lot... ici même...

                   *       *       *       *       *

J’avais rudement envie de leur faire faux-bond.




III

        So que diran lou mounde sus tous passes
        Lou countaras al pepé de tous casses;
        E, saquelai, que te cales souvènt:
        Malfizo té dels amies e del vènt.
        Mais que mal es l’esperit que Diéu balho
        A l’aze, al porc, al verme, a la sernalho,
        A l’ome qu’es d’azir e pauro fé.
        Malastre nou se pot vira qu’ambé
        Pot que se junh, agradiéu, a ta bouco.
        Prene sap lo, la flour, quouro te touco.

        Ce que diront les gens derrière toi,--tu le raconteras au
        grand-père de tes chênes;--et que cela ne t’empêche pas de te
        taire souvent:--méfie-toi de tes amis et du vent.--Plus que
        mauvais est l’esprit que Dieu accorde--à l’âne, au porc, au
        vermisseau, au lézard,--à l’homme, lequel est de haine et de
        pauvre foi.--Mauvais destin ne se peut tourner que grâce--à une
        lèvre qui se joint, plaisante, à ta bouche.--Sache prendre toute
        fleur quand elle est près de toi.


Pourquoi vicomte, moi, fils du quinzième marquis de Roquebusane? A cause
du comte, un frère aîné inavouable (au dire des auteurs de ses jours) et
que je ne connaissais plus, ou étais tenu de ne plus connaître, depuis
une dizaine d’années.

Et pourquoi cet: «Au bord du Lot!» que me signifiait comme rendez-vous
M. de Fontès-Houeilhacq? Voici: le lendemain, comme toutes les années en
pareille circonstance, il y aurait au bord du Lot, à peine à deux cents
mètres en aval du «Poisson frais»,--à peine deux cents, oh, à peine!--la
gabare large, trapue, reluisante et bien pontée de Peyroun Peyrigot,
accrochée à quatre grands diables de chevaux rouges; et vous comprendrez
tout à fait quand je vous aurai dit que c’était sur la gabare de Peyroun
que les chasseurs de «ces messieurs d’Escorral» avaient coutume depuis
des lustres, depuis des siècles peut-être même, de se rendre à
Castelcourrilh-en-Quercy... Là-haut, le petit Gentil Peyrigot
caracolerait à califourchon sur un de ces sacripants de chevaux rouges;
son copain Marragnot, le fils du bon ivrogne Marragne, tiendrait la
barre. Un drôle qui, lui-même, savait déjà lever la bouteille à la
hauteur du bec, je vous prie de le croire.

Quant à Peyroun Peyrigot, il manierait la perche sur le sable du fond ou
les rocs du rivage, en criant de temps à autre du côté de son drôle:

--Hôôô-aou! Fai banda la cordo, pitchounet!

J’imaginais déjà la fête solennelle, le maître-gabarier injuriant son
«drôle» quand il laissait la corde s’embrouiller aux rocs, aux arbres ou
aux ronciers de la rive, blasphémant Dieu et les Saints quand les
éclusiers, _acanharditz_ au bon air dans l’herbe, n’arrivaient pas assez
tôt à son appel. C’est qu’il tenait à ce que nous fussions satisfaits de
ses services, le bonhomme! Pensez donc: septante écus payés d’avance,
chaque an, pour huit jours que durait au plus le voyage, et la
pâtée--quelle pâtée!--en outre, pour lui et les siens. Une fière
aubaine. D’autant plus que, durant les mois d’été, les riverains,
accrochés par les travaux des champs à leur sol, n’avaient plus en tête
de tirer de celui-ci le sable de Saint-Sylvestre ou le fer de Fumel que
le métier de Peyroun était d’aller quérir et de trimballer ensuite
jusqu’à Aiguillon, même jusqu’en Garonne.

La gabare était déjà là, trapue, large, bien pontée et reluisante sous
la lune en son premier quartier. Des chansons s’en élevaient que les
échos du Roc des Pendus renvoyaient à ceux du Roc de la Devine. Un peu
plus loin, aux abords du Moulin-à-rouir-le-chanvre, je rencontrai une
bande de mes égaux en âge, qui me reprochèrent bruyamment de ne pas
avoir partagé leurs agapes; ils sentaient le vin comme l’eau assez basse
sentait le _frescum_, et il me fallut surmonter cette double nausée pour
leur répondre d’une voix digne de moi que j’avais été prié à dîner par
le marquis de Roquebusane, mon père. Je crois que beaucoup d’entre eux
(ils étaient tous des nôtres) ne cheminaient pas ainsi le long du Lot,
cette nuit-là, sans de nombreux flacons de réserve dans leurs poches.
Ils iraient les vider en compagnie de Peyroun et de son équipage, ce qui
leur permettrait de dormir sur le pont et d’être exacts au
rendez-vous...

--C’est pour demain... ah! ah! mes gaillards... c’est pour demain!

Je déclinai leur invitation à les suivre; et, quand je fus parvenu à me
débarrasser du gros de la troupe, je m’aperçus que je n’étais néanmoins
plus seul... Georges de Combrazot m’avait suivi. C’était un jeune homme
au teint lunaire, aux cheveux comme décolorés, qui faisait de même que
moi son droit à Paris, mais qui, au lieu de s’en distraire à ma manière,
c’est-à-dire par la paresse, écrivait des vers élégiaques qu’il récitait
ensuite,--c’était la mode à l’époque,--dans des cabarets ou des caveaux
nauséeux. En dehors de cela, il m’inspirait de la sympathie; c’est déjà
quelque chose pour quelqu’un qui n’a jamais très bien compris--et pour
cause--ce que signifie le mot: amitié.

--Es-tu vraiment las et veux-tu te coucher? me demanda-t-il.

--Non certes.

--Tant mieux... tant mieux... Tu comprends, d’après ce que tu viens de
dire aux autres...

--Si je ne mentais pas en présence des imbéciles, ne serais-je pas digne
de faire chorus avec eux?

--Je ne te dérange pas, moi?

--Non, mais je t’avertis que je ne rentre pas en ville. Je n’ai pas
sommeil. J’ai envie de me promener très tard sur la rive. Tiens: je fais
demi-tour.

--Veine! fit Georges de Combrazot, j’allais te demander de me rendre ce
service. Belle nuit, n’est-ce pas? Nous aurons une fière chasse!

--Oh! certainement... une fière chasse,--une très fière chasse! En tout
cas, il y aura une nouveauté: pour la première fois, une femme y prend
part...

--C’est vrai; les vieux en sont outrés... Ça ne s’était jamais vu
depuis...

--... depuis le commencement du monde. Et,--pense donc!--pas même une
femme: une jeune fille... Pas même une jeune fille... Car, en somme,
quel âge a-t-elle, Ève d’Escorral?...

--Mais... à peine deux ans de moins que toi ou moi...

--C’est vrai.

Nous allions; de longs silences ponctuaient notre conversation
paresseuse. Nous nous arrêtions même parfois; l’air sentait le roseau
humide et l’herbe moite, une odeur qui évoquait le goût des joncs
mâchés; les crapauds des vergers et des jardins qui s’étalaient au delà
des haies, sur notre gauche, exerçaient leurs flûtes. Les sources
riveraines s’épanchaient goutte à goutte sur l’eau morte de la rivière,
avec un petit bruit argentin; quand un peu de vent parvenait à faire
bouger l’image de la lune sur le Lot, on pensait à un avare remuant des
pièces blanches.

--Les camarades en auront fait de belles, cette nuit, me dit soudain
Georges de Combrazot... Ils ont dîné à l’Écu des Gaules, puis ont envahi
les beuglants... Houriagues a parié de manger sa longueur de saucisses
et il a gagné le pari. Vertume a cassé les trois grandes glaces de chez
Pantafiore et poché les yeux de la gommeuse, qui l’embêtait... Mais, le
bouquet, ç’a été Rue Basse! Je crois que le patron du 1, s’il tient à
rendre son piano utilisable, fera bien d’appeler non seulement
l’accordeur, mais le vidangeur.

--Très chic, dis-je, la pensée perdue ailleurs.

--Je ne trouve pas, répondit gravement Georges. Je sais bien que dans
notre condition et dans cette ville, il est difficile de se distraire
autrement. Cependant... Tu es mon ami, toi?

--Il me semble.

--Alors (et, ici, la figure de mon compagnon prit une expression de
fatuité et de joie tout ensemble burlesque et irritante)... alors,
laisse-moi seul... Oui, tu m’as bien entendu: si rien de particulier ne
t’appelle par ici, permets-moi de continuer seul ma promenade.

J’avais, d’abord, cru mal entendre. Mais non; Georges jugea même
nécessaire de renouveler sa requête... Je reconnus l’endroit et je
consultai ma montre. Une heure après minuit. Le château du marquis
d’Escorral, à deux cents mètres environ en amont, apparaissait à travers
un rideau de peupliers; les murailles du parc en terrasse tombaient à
pic, jusqu’à l’eau,--ou presque; le vent s’était levé, la girouette de
la tourelle majeure avait l’air d’un rouet à dévider le clair de lune.

--Je te dérange donc, Georges? demandais-je, amusé.

--Oui.

Il ajouta, souriant bonnement:

--Ne te vexe pas, mon vieux... Tu es mon ami... et la preuve, c’est que
tu vas être en outre mon confident: j’aime Ève; elle aussi m’aime...
Elle doit déjà m’attendre près du petit portail, au sommet de l’escalier
qui rejoint le chemin de halage... Voici huit nuits que nous nous
retrouvons ainsi...

--Et?... fis-je en clignant de l’œil...

Il sursauta:

--Oh! rien de plus. Nous sommes fiancés... Je lui récite de mes vers;
nous nous sommes embrassés hier, pour la première fois, à travers le
portail qui est clos et dont elle n’a pas la clef... Je me trouve très
heureux et très malheureux: je suis trop jeune... et pas assez riche...

Je m’en voudrais de décrire trop exactement ce qui, alors, se passa en
moi-même; une sorte d’ouragan balaya brusquement ce que mon passé
pouvait m’offrir de souvenances, ce que l’heure sans égale m’accordait
bénévolement d’images et de sensations. Et dans le vide intérieur ainsi
réalisé se dressa péremptoirement l’image d’Ève, comme illuminée par sa
belle solitude: Ève montait, ainsi que je l’avais vue maintes fois sans
trouble, Héliska, sa jument blanche; Ève était tête nue, comme à
l’ordinaire, et paraissait moins préoccupée des caprices de la bête que
de rejeter en arrière, dans le vent de la galopade, le lourd trésor de
ses cheveux mordorés; ses jeunes seins gonflaient une étoffe de bure
sombre... ou de toile blanche; elle mordait ses lèvres, rouges comme une
blessure fraîche; elle disparut du paysage de songe après quelques
instants, comme elle l’avait fait souvent dans la réalité, laissant
derrière elle une odeur de linge frais, de cuir et de cavale échauffée.
Et ce fut alors que je compris tout ce qui m’avait fait défaut jusque là
sur les chemins du monde: il n’y aurait plus pour moi, sans la
possession d’Ève, de bonheur sous le ciel.

--Trop jeune, dis-je, et pas assez riche? Mais cela vaut beaucoup mieux
pour toi, au contraire.

--Pourquoi?

--Parce que je viens de m’apercevoir à l’instant que j’aime Ève
d’Escorral, moi aussi.

J’avais dit cela sur un ton très net, nullement provoquant du reste.

--C’est... c’est une plaisanterie? bégaya Georges.

--Non.

A cet endroit, la rive est singulièrement étroite, la falaise qui domine
à pic la rivière mesure vingt mètres pour le moins. Je pensai même,
durant quelques secondes, qu’il y avait un moyen décisif de prouver à
Georges que «ce n’était pas une plaisanterie»... Entrevit-il, dans mes
regards qui ne le quittaient pas, la réalisation immédiatement possible
d’un projet en somme raisonnable? Il eut peur. Je n’aime pas les lâches,
mais je suis sans défense contre eux: mes yeux lui promirent aussitôt la
vie sauve. En revanche, j’ordonnai:

--Va-t-en.

Il n’eut pas l’air, tout d’abord, de comprendre. Puis de grosses larmes
roulèrent sur ses joues blêmes. Je répétai:

--Va-t-en...

--Que va-t-elle penser? murmura-t-il enfin... Je voudrais du moins lui
expliquer...

--Va-t-en.

Je le regardai disparaître, traînant derrière lui son ombre comme un
fardeau falot et burlesque. Quand le bruit de ses pas ne parvint plus à
mes oreilles, je me dirigeai vers le château de M. d’Escorral.

J’hésitai un instant à la vue du petit escalier qui conduisait au
portail clos. Mais non: là n’était pas ma voie; je ne voulais point d’un
pauvre baiser à travers le grillage, après une explication hasardeuse.
J’inspectai les abords: à travers cet abrupt taillis d’acacias, on
pouvait gagner le mur du parc, et le franchir en dépit des culs de
bouteilles qui garnissaient son faîte: j’enlèverais trois ou quatre
tessons, juste de quoi placer confortablement mes mains: un bon
rétablissement ensuite, et ça ferait le compte...

Le taillis d’acacias griffait plus dru que je ne l’avais supposé; les
culs de bouteilles étaient des dents qui ne branlaient pas dans leurs
gencives de plâtre,--et qui mordaient; je passai quand même... Ma manche
droite était en lambeaux, mon chapeau était resté dans le taillis; je
n’avais pas de glace pour me contempler en pareil équipage; je le
regrettai, car je sentais que je ne serais jamais plus aussi beau!

Dans le parc, je m’assis un instant, pour souffler. Quelle victoire!
Quelles merveilleuses possibilités m’offrait cette vie dont, quelques
heures plus tôt, je n’escomptais que de l’ennui ou des joies de peu!...
Je me levai bientôt, m’avançai à pas de loup le long de la pelouse
ombreuse, afin de ne pas faire crier le sable de l’allée: là-bas, une
svelte silhouette confondait presque sa blancheur à celle d’un pilier du
portail... Seule, la tache des cheveux bruns et dorés révélait par
instants la vierge et son attente.

--Ève!

Elle se retourna, guerrière et déjà sur la défensive, n’étant pas plus
que moi de ces êtres que les surprises désarment. Dans son désœuvrement,
elle avait coupé une branche de coudrier. A mon approche, elle la leva
comme une cravache.

--Toi? J’ai cru un moment...

Elle eut un beau rire...

--Que c’était ton père? demandai-je avec un peu d’ironie et
d’amertume...

Elle releva ses cheveux toujours croulants, d’un geste familier de sa
main allongée et fiévreuse:

--Papa? J’en aurais été quitte pour lui dire...

--Que tu ne seras jamais la femme de Georges.

Elle hésitait à comprendre. Son menton volontaire se crispa, ses yeux
étincelèrent. Je poursuivis:

--Parce que tu seras la mienne.

J’avais du sang sur la figure: les épines des acacias; elle s’en aperçut
et murmura, déjà docile, curieuse ou tentée:

--Tu... tu l’as tué?

--Ce n’était pas la peine, dis-je en haussant les épaules.

--Mais alors, s’il te plaît...

--Étais-tu folle? Toi, toi, sous prétexte que je n’ai pas encore eu
l’occasion de te dire que je t’aime, aller retrouver ici chaque nuit cet
imbécile!... Il était temps!... Dis donc, il n’a pas eu l’idée de sauter
le mur, lui?

Elle concéda:

--C’est vrai.

Je la saisis, l’attirai brutalement contre moi, et ma bouche cherchait
la sienne; une première fois, elle se dégagea; la badine de coudrier
cingla cruellement ma joue. Je parvins à saisir son poignet; je serrai
si fort qu’elle cria... Elle m’échappa de nouveau tandis que je ramassai
la badine; et ce fut une course folle à travers le parc... Allais-je la
rattraper jamais? Elle bondissait à travers les méandres connus avec
l’agilité d’une chasseresse compagne de Diane... Déjà le perron du
château apparaissait au bout de l’allée droite; un suprême sursaut de
volonté me rapprocha d’elle: ses cheveux dénoués frôlaient mes
narines... Encore un bond, et nous roulâmes dans l’herbe,--dans l’herbe
dont elle semblait, haletante, domptée et muette, le plus doux parfum.

Nous nous regardâmes longuement. Je n’eus pas besoin, cette fois, de
chercher sa bouche... Et il y eut alors en moi, en elle aussi sans
doute, une sorte d’apaisement triomphal. Toute sauvagerie et toute rage
semblaient nous quitter, tomber, s’éparpiller autour de nous comme un
équipement désormais superflu, comme des armes après une bataille
heureuse. Ève dit simplement:

--Je t’aime, moi aussi.

J’en pris acte d’un seul mot:

--Parbleu!

Il ne nous restait plus qu’à nous quitter, jusqu’au lendemain matin.
Quand je dénouai mon étreinte, Ève poussa un léger cri: «Oh! regarde...»
Ce n’était rien: sur sa blouse blanche, à la hauteur du sein gauche, ma
main déchirée au cours de l’escalade du mur avait laissé une large tache
de sang,--une tache qui, dans la nuit maintenant plus sombre,
ressemblait à une fleur qu’elle eût piquée là.




IV

        Flume pairal, aneich coumo ar’un-an,
        Aduse nous als lhocs d’ount davalam,
        Al dur païs quarcinol ount la crozo
        Ten dins sa neich la pòu que s’arremozo,
        Ount viéu jou’l sol un aurific bestial.
        Minjem, bebem e droumem a bel tal,
        Tiem e cantem, aimem e sieguem cranes.
        Perferarioi, o Diable, que m’escanes,
        Se n’abioi pas, à l’abric de la Croutz,
        Dentz dels singlars, emais pautos dels loups.

        Fleuve paternel, aujourd’hui comme l’an passé,--conduis-nous aux
        lieux d’où descend notre race,--au dur pays quercinol où la
        caverne--tient la peur blottie dans sa nuit,--où vit sous le sol
        un horrifique bétail.--Mangeons, buvons et dormons
        fortement,--tuons et chantons, aimons et soyons
        flambards.--J’aimerais mieux, Diable, que tu m’étrangles,--si je
        ne possédais pas, à l’abri de la Croix,--dents de sanglier et
        pattes de loup.


Et, cette année-là, ce fut comme toutes les autres années.

Certes, la gabare de Peyroun Peyrigot ne représentait pas un mode de
locomotion très rapide; mais elle avait le mérite de pouvoir contenir
largement l’habituelle trentaine d’invités de M. d’Escorral; au surplus
nous n’étions pas pressés.

Notre maison flottante avait été garnie de provisions succulentes, de
vins sérieux; puis, les gens des villages riverains savaient que M.
d’Escorral avait de l’or dans ses poches et que ses mains, qui étaient
larges, ne rechignaient pas à y puiser. Aussi, quand notre approche
était signalée, installaient-ils une vraie foire au passage.

A quoi nous employions notre temps? Nous mangions bien, nous buvions
mieux encore et, quand nous avions mangé et bu, le reste marchait tout
seul. On parlait très fort, on riait très haut, on braillait des
chansons, on racontait des histoires.

Nous nous plaisions surtout à évoquer nos chasses des précédentes
années; nous possédions ainsi une sorte de livre d’or et, parce que nos
mémoires seules en gardaient copie, je laisse à penser si chaque édition
était revue et corrigée à notre avantage! Quand on n’avait plus
d’histoires à peu près véridiques à raconter, on en inventait d’autres,
dont la communauté tirait également grande gloire. Que si nous étions
las d’écouter les récits de nos exploits cynégétiques, nous avions
encore des ressources; car, de Gascogne en Quercy, tout vrai gentilhomme
hérite d’un trésor d’histoires soignées qu’il sait étaler au bon moment,
pour la délectation de la société: ainsi, par exemple, l’aventure du
mari de la Jane, qui était si _niesas_ le soir de ses noces que...--ou
celle encore du jovial curé de Corconat qui, aux abords de Pâques, ayant
voulu manger sa soupe dans un pot de chambre tout neuf, pour marquer,
après boire, sa dévotion à saint Thomas...--Mais ceci peut avoir des
lecteurs autres que des gentilshommes gascons ou quercinols, et
d’ailleurs, l’accent n’a pas d’odeur sur le papier, ce qui serait ici
indispensable.

Enfin,--du moins au temps dont je vous entretiens,--n’avions-nous pas à
nos côtés pour stimuler perpétuellement notre bonne humeur la bonne
humeur gigantesque de Sulpice d’Escorral? Certes, jamais homme de cette
maison illustre n’engendra mélancolie, mais le marquis Sulpice restera
bien, dans la mémoire de ceux qui l’auront connu, le plus bruyant, le
plus joyeux, le plus guêtré de cuir et le plus culotté de velours de
tous les d’Escorral qui ont existé ou existeront.

Il possédait quantité de talents qui avaient le don de nous faire rouler
de joie sur le pont de la gabarre; il n’y en avait pas un comme lui pour
reproduire par la voix les plus compliquées sonneries du cor de chasse,
ce qu’il faisait les bras en cercle, le dos rond et les joues gonflées,
afin de donner de la vérité une illusion plus complète et saisissante;
il savait également imiter les hurlements du loup, les glapissements du
renard en chasse, le rauque bramement du brocard étranglé par les
chiens, en général tous les cris des bêtes du ciel et de la terre, et,
apparemment, si l’on avait connu aux poissons une quelconque voix, il en
aurait fait des imitations aussi parfaites que les autres, lesquelles
étaient à s’y méprendre.

Un rude homme, pétri de santé, de force et de joie. Il ne connaissait à
sa vie que de rares ombres: celle de n’avoir pas de fils, par exemple:
«Feu la marquise, affirmait-il, était une _mollasse_. Elle ne m’aurait
jamais donné que des filles! Alors, comme le jeu, par ailleurs, ne me
chantait pas avec elle, je m’en suis tenu à un seul essai...» Il s’en
consolait d’abord en allant «jouer le jeu»,--pour employer cette
expression à lui,--un peu partout; il s’en consolait encore en supputant
que ses frères, à eux trois, lui avaient donné une bonne dizaine de
neveux: le nom ne risquait donc plus de se perdre par sa faute; il s’en
consolait enfin en répétant admirativement une formule que la marquise
n’avait pas moins répété souvent avant sa mort, mais sur un ton
lamentable, elle: Ève est un garçon manqué...

Il avait bien fallu l’accepter cette année-là dans la gabare et à la
chasse, la svelte et puissante adolescente, l’Amazone hardie, la Vierge
rétive qui n’en faisait qu’à sa volonté et qui semblait ne trouver de
joie en ce monde que face à face avec sa solitude, sa sauvagerie et son
orgueil. Quels rêves avaient grandi en même temps qu’elle, sous son
front un peu étroit, volontaire, obstiné, à l’abri du casque presque
guerrier de ses cheveux dorés et sombres? Comment avait-elle pu, entre
autres choses, ébaucher un flirt de pensionnaire avec ce pauvre imbécile
de Combrazot? Il devait y avoir eu de sa part un besoin obscur de
domination et de lutte: lutte contre sa famille qui s’opposerait à un
tel mariage, domination du piteux époux qu’elle aurait de la sorte
conquis... Le reste, c’est-à-dire le bonheur, serait venu ensuite... Je
me suis donné cette explication; je ne suis pas sûr qu’elle soit exacte;
mais cela n’a aucune importance dans ce récit.

Un fait,--d’ordre plus particulier,--qui attristait également le marquis
d’Escorral, c’était qu’un de ses invités ordinaires s’excusât au moment
du départ pour Castelcourrilh; il n’admettait pas qu’on lui fît
faux-bond. Cette fois-là, il ne semblait pas qu’il aurait à grommeler
contre des absences. L’affluence était déjà grande aux abords de la
gabare et sous l’arche du moulin; ces messieurs étaient bien un peu
fatigués, les voix des jeunes gens un peu rauques et lasses; mais sous
le soleil déjà sans pitié d’un matin vengeur de toutes les ombres, notre
monde semblait rudement content, je vous jure; et ils avaient l’air
rudement contents, eux aussi, les curieux qui n’avaient pas manqué,
comme à l’ordinaire, d’accourir en nombre sur la berge, et les ouvriers
du moulin qui, aux fenêtres, là-bas, agitaient leur casque-à-mèche
enfariné en criant:

--Bonne chasse! Bien du plaisir à M. d’Escorral et à la compagnie!

Ève apparut, un petit sac à la main, alerte, décidée, coiffée d’un
feutre d’homme qu’ornait une simple plume de coq, vêtue d’un costume de
velours qui semblait taillé dans le même drap que la culotte de son
père. La gêne que pouvait produire parmi les vieux la présence
révolutionnaire d’une femme dans la bande fut de courte durée. Ève
demanda tout de suite à déjeuner, but comme un homme, lança deux ou
trois jurons, releva vertement le jeune Gonteyrac qui, croyant devoir se
comporter avec elle comme dans un salon, lui offrait sa place, à
l’ombre:

--Ici, je ne suis qu’un chasseur... Vous entendez, les autres?

Le clan des vieux fut dompté ou charmé, en tout cas conquis. Huit
heures. Gentil Peyrigot ronchonnait déjà, là-haut, et les quatre grands
diables de chevaux rouges s’impatientaient, émiettant sous leurs rudes
sabots les pierres du chemin, faisant jaillir chaque fois la poussière,
comme une menue explosion aux flammes laiteuses.

--Tout le monde est là? demanda Sulpice d’Escorral...

--Tout le monde.

--En route!

Mais un petit laquais miteux apparut alors sur la berge, agitant un pli
au bout de son bras maigre. Il y eut un moment d’angoisse; les sourcils
du marquis s’étaient froncés sinistrement... Qui donc faisait
faux-bond?... Ouf! ce n’était que ce nigaud de Georges de Combrazot, qui
se prétendait malade...

--Si ce n’est que ça! s’écria le marquis dont le visage s’éclaira de
nouveau...

--Si ce n’est que ça! reprirent en chœur quelques autres...

--Un chasseur aussi vaillant!

--Qu’il reste donc à chasser les rimes!

Vers la proue de la gabare, la plupart des jeunes se trouvaient réunis,
à ce moment-là, et quelques-uns de mes égaux commençaient à
tourbillonner autour d’Ève. Elle s’assit sur un rouleau de cordages; un
cercle se forma instantanément. Cela m’agaçait; cela risquait
d’empoisonner, sinon mon séjour à Castelcourrilh du moins le beau voyage
dont j’avais rêvé après avoir quitté Ève; elle dut penser comme moi.
Elle me dit, très simplement, mais très fermement: «Assieds-toi là...
près de moi...» Le cercle des jeunes gens nous cachait à la vue des
autres chasseurs et de l’équipage... Alors elle lança un bras autour de
mon cou et me demanda à haute voix:

--Tu m’aimes?

Mes égaux sourirent et s’éloignèrent, ayant compris.

L’approche du soir nous réunit, elle et moi, à la même place, qu’on
semblait d’un accord tacite nous avoir abandonnée. Perpétuelle volupté
des paysages beaux et chéris auxquels nos âmes se retrempaient et se
vivifiaient, horizons familiers et dont l’attrait nous paraissait
pourtant étrangement puissant et toujours neuf, comme celui que peuvent
avoir pour des êtres de proie des trésors volés ou des fruits défendus
dans la vie ordinaire! Nos baisers étaient rares et superflus à notre
plaisir, que nous n’avions pas besoin de dilapider pour l’heure en le
puisant aux sources facilement tarissables de l’égoïsme et de l’amour.
Nos yeux s’attachaient avec une sorte de passion avide aux reflets du
ciel sur la rivière, comme si nous avions entrevu, avec les fantômes des
naïades mortes, toutes sortes de souvenirs d’une autre vie, où nous nous
fussions déjà connus et aimés. Tant et tant de nos aïeux avaient hanté
ces berges! Leurs âmes ne nous accompagnaient-elles pas en ce voyage où
nos jeunes chairs brûlaient déjà de s’unir, de perpétuer en d’autres que
nous nos existences éphémères?

L’enchantement durerait une semaine environ, comme à l’ordinaire. Les
sites accourraient au devant de nos désirs comme des serviteurs antiques
et zélés. Déjà nous avions dépassé le coude de Lameyrade, et Peyragude
profilait contre un ciel de perle sa colline abrupte, où les iris
embaument au printemps, où les cyprès demeurent tout l’an, immuables
emblèmes d’éternité et de mort; de là-haut, une Vierge miraculeuse
répand sur la contrée le bon froment de ses bénédictions. Puis la
vallée, au delà de Penne, se rétrécirait. Ce seraient autour de nous des
rives moins verdoyantes; le manteau des frondaisons, des roseaux, des
prêles, des ronces, des vignes sauvages se déchirerait sur elles et, çà
et là, la chair ocreuse du sol serait nue; après la trêve des belles
futaies de Trentel, le paysage redeviendrait brusquement sauvage; au
pied des hautes collines qui bordent la rive gauche, à la hauteur du
Saturac, les ruines énigmatiques de Cité d’Orgueil nous apparaîtraient,
sans doute, au soir du troisième jour,--incendiées par le reflet du
couchant, tandis que la source de Touzac, jaillissant de son gouffre,
semblerait chanter un thème éternel auprès de cette quotidienne
apothéose tragique. Et puis ce serait Puy-l’Évêque et son donjon, et
puis Castelfranc et sa bastide, où les évêques de Cahors menaient
joyeuse vie au XIIIe siècle, s’enivrant mieux que les plus fameux papes
de l’époque, entourés de belles filles qu’ils faisaient baigner nues,
dans le Vert, au clair de lune, tandis que leurs pages et leurs poètes
jouaient de la viole et roucoulaient des chansons; et puis Luzech et sa
tour, et puis le château de Caix, et le château de l’Angle, et le
château de la Grezette, et le château de Mercuès qui en avait vu de
belles, lui aussi, au temps des évêques cadurciens!

Et je pressentais que j’aurais peine à retenir le mot «déjà» sur mes
lèvres lorsque Cahors apparaîtrait, et qu’en face de nous l’antique pont
fortifié barrerait la rivière, comme pour me signifier qu’il ne faudrait
pas aller plus loin, que le pèlerinage essentiel serait accompli.

                   *       *       *       *       *

--Vois-tu, tentai-je d’expliquer à Ève, nul plus beau voyage de
fiançailles ne pouvait nous être réservé. Nous remontons d’où descendent
nos races, chaque pas des chevaux rouges nous rapproche de notre passé;
jeunes, nous rajeunissons de dix siècles. Tiens, là-bas, sur ce pech
pointu, c’est Broujales, où Raymond de Roquebusane fit brûler vifs,
après les avoir enduits de poix, cinquante Anglais, en 1369, quand on
les chassa de nos terres...

--Riche époque, fit Ève souriante. On vivait! Nous autres, nous n’avons
plus même de loups à tuer.

--On peut vivre encore... A nous deux, nous saurons vivre. Le monde est
vaste.

--N’as-tu pas, comme moi, l’impression d’être en prison depuis ton
enfance?

Quels rêves grandioses ou puérils d’aventures s’agitaient en cette
minute sous le petit front volontaire et les lourds cheveux au sombre
éclat? Je me sentis soudain très fort et comme armé près d’Ève, et nous
nous regardâmes avec une sorte d’ivresse. Nous n’étions ni l’un ni
l’autre des rêveurs, encore moins des faiseurs de phrases, et nous n’en
cherchâmes pas de définitives, mais nous eûmes soudain conscience que
nous nous connaissions et que nous nous comprenions depuis le
commencement des temps, et que le fait d’être nous deux, désormais, en
face de l’existence, ce serait quelque chose qui l’obligerait à compter
avec nous.

--Vivre! vivre! sembla-t-elle supplier ou ordonner, en me tendant ses
lèvres.

Il faisait nuit; on avait amarré la gabare à Libos, au premier quart
environ du voyage... La majeure partie des nôtres festoyait dans le
bourg, où plusieurs auberges sont réputées: de «la grand’chambre» aux
fenêtres éclairées dont le toit de planches découpait le ciel en angle
obtus, vers le milieu de la gabarre, nous parvenaient les jurements et
les criailleries de quelques joueurs, qui s’attardaient, tout en buvant,
à une partie de banco, de bourre ou de brelan borgne... Il nous sembla
soudain, à Ève et à moi, qu’on s’approchait de nous; nous nous écartâmes
l’un de l’autre, instinctivement, non sans nous irriter chacun pour
notre compte, comme je l’éprouvai presque aussitôt, et comme elle me dit
l’avoir fait par la suite, de cette petite lâcheté.

Ce n’était que mon père; il venait prendre l’air, un cigare dans une
main, une bouteille à moitié vide dans l’autre. Quand il nous eut
reconnus, il éclata de rire; je ne sais si cela flatta Ève (je ne le
crois pas) mais je ne parvins pas à lui en vouloir de cette gaîté; car,
en dépit de son air moqueur, il me parut incontestablement très fier de
moi...

--Pardon, mes enfants... Je ne savais pas... Il fallait me crier
gare!... Alors, c’est entendu, vous deux? On peut l’annoncer aux amis?

--Monsieur, répondit Ève, je vous serais reconnaissante de bien vouloir
garder quelque temps encore le secret que vous venez de surprendre.
Michel et moi, nous sommes un peu jeunes...

--Et vous auriez peur que les parents vous empêchassent de vous bécoter
en paix?...

--Ils ne nous empêcheraient pas, dis-je à mon tour, mais...

Le quinzième marquis de Roquebusane nous adressa un sourire complice,
but quelques gorgées à _galet_,--à la régalade, si vous préférez,--puis,
profitant de ce qu’il venait de s’essuyer la bouche pour y laisser un
doigt dessus:

--Entendu... compris... motus! Rigolez bien... Mais si on m’avait dit...
Ah! par exemple!... Il n’y a plus d’enfants... plus d’enfants...

Ève me dit un peu plus tard, d’un ton ironique et désenchanté:

--Est-ce que tu crois qu’il les aurait fait brûler, lui, les Anglais,
dans Broujales?

--Qui sait?

--Ça m’étonnerait.

Elle n’osa pas ajouter:

--Et toi-même... toi... oserais-tu le faire, si l’occasion t’en était
donnée?

Je sentis nettement cette question prête à tomber de ses lèvres. Je
l’attendais même. Mais Ève se leva brusquement... Là-bas, dans le bourg,
retentissaient des chansons joyeuses: les festoyeurs changeaient
d’endroit... Un d’entre eux quitta le gros de la troupe: le jeune
Gonteyrac... Il se dirigea droit vers la gabare, puis vers nous. Depuis
quarante-huit heures, il était devenu pour Ève et pour moi une sorte de
confident silencieux, de camarade complaisant même, et faisait
volontiers, dans l’ombre, discrètement, le guet autour de nos causeries
ou de nos baisers. Il paraissait prendre un réel plaisir à cette
occupation. Tous les goûts sont dans la nature.

--On a bien ri, nous assura-t-il... Oh! et puis, il y en a une, de
nouvelle!... V’savez pas ce que Fonteil, le boucher, qui est venu ici
acheter du bétail, vient de nous apprendre: cet imbécile de Combrazot...
oh! là! là!...

--Eh bien?

--Eh bien, on l’a trouvé pendu, ce matin, dans sa chambre.

--Vous êtes sûr de n’être pas tout à fait saoul? demanda Ève, haletante.

--Je suis sûr d’être tout à fait saoul, répondit Gonteyrac avec beaucoup
de sang-froid... Mais il n’y avait pas que Fonteil pour parler de cette
histoire... C’est la vérité, la vraie vérité... Qu’est-ce que tu dis de
ça, hein, mon vieux Michel?

--Ça le regardait; moi, je m’en fous.

Ève me serra fiévreusement la main dans l’ombre... La pâleur de sa
figure, quand Gonteyrac nous eût quittés pour aller cuver son vin, sous
la tente, à l’arrière, la distinguait à peine de l’écharpe blanche
qu’elle venait d’enrouler autour de son cou... Nous étions seuls, bien
seuls; ce fut cependant à voix très basse qu’elle me demanda:

--Répète... pour moi... ce que tu disais à Gonteyrac, tout à l’heure.

--Quoi donc?

--Que... que tu t’en foutais.

--Bien sûr, que je m’en fous!

Elle me tendit sa bouche. Ce baiser fut le premier de ceux qui ne
devaient pas seulement être d’elle à moi ou de moi à elle le symbole
d’une prise de possession ou le sceau d’un pacte, ce baiser fut le
premier qui contenait vraiment l’annonciation de la volupté divine et
toute nue. Il dura peu. Ève me repoussa, prit ma main et ordonna:

--Viens.

--Où donc?

--Je veux. Ne discute pas. Viens.

Elle m’entraînait vers la passerelle qui reliait à la rive le pont de la
gabarre.

--Nous allons coucher à l’hôtel. Il y en a un en face de l’Église. Je
suis ta femme. Je veux... je veux...

Je me laissai faire, ahuri certes, mais surtout agacé, et n’écoutant que
distraitement les raisons de cette décision brusque:

--On ne nous marierait pas avant trois ans: nous sommes trop jeunes...
Mais, comme cela, dès notre retour de Castelcourrilh, je dirai tout à
mon père...

--Quelle rossée, ma chérie! hasardai-je...

Elle dit, à son tour, fièrement:

--Je m’en fous.

Dix minutes plus tard, la patronne de l’hôtel, une vieille aux yeux
égrillards, nous conduisait à sa plus belle chambre... Nous sourîmes
amicalement aux tableaux naïfs et affreux qui ornaient les murs, au buis
béni du chevet, à la couronne de fleur d’oranger sous son globe. Il y
avait deux lits. Ève me dit:

--Choisis le tien... Moi, je ne veux même pas me déshabiller.
L’essentiel, c’est que quelque bavard de nos amis nous voie, demain
matin, regagner ensemble la gabarre.

Elle dit encore:

--Je suis très lasse. Embrasse-moi.

Déjà le sommeil rendait une précieuse expression enfantine aux traits un
peu durs de la vierge guerrière. Les beaux cheveux dorés et sombres
s’éparpillèrent sur l’oreiller; sa bouche s’entr’ouvrit doucement,
tandis que ses yeux se fermaient. Ce fut d’ailleurs sur ses doigts
seulement qu’avant de gagner mon lit je posai mes lèvres.

Le malheur, dans cette affaire, c’est que les coqs de l’hôtel nous
éveillèrent trop tôt et que personne ne remarqua notre retour sur la
gabare, quand nous la rejoignîmes, enlacés et très fiers de nous. Mes
égaux dormaient pêle-mêle sous la tente; d’autres chasseurs, d’âge plus
respectable, dont mon père et M. d’Escorral, ronflaient sur le plancher
de la grand’salle, parmi des bouteilles vides et des cartes souillées de
vin. Il n’y eut, pour nous souhaiter le bonjour à notre arrivée, que
Peyroun Peyrigot, lequel faisait sa toilette au bord du Lot, nu jusqu’à
la ceinture, Peyroun Peyrigot qui n’était point d’un naturel bavard, qui
estimait en outre que son intérêt lui commandait de tenir sa langue, et
qui, enfin, n’accordait plus qu’un regard indulgent et distrait, vu son
âge, à des fredaines comme celle dont nous aurions tant voulu qu’on nous
crût coupables, cette nuit-là, Ève et moi.




V

        Celtorum lingua Fons addite Divis...

        O Fontaine que les gens d’ici ont mise, dans leur parler, au
        nombre des Déesses...

        (Ausone).


En général, nous ne nous attardions pas à Cahors, où des carrioles
réquisitionnées un peu partout nous attendaient pour nous trimballer sur
les huit lieues de routes qui nous séparaient encore de Castelcourrilh.
Et quelles routes, bon Dieu!... C’était le mauvais moment du voyage, le
purgatoire entre la vie et le paradis. Les plus enragés d’entre nous,
après avoir quitté la gabare, commençaient à imaginer sans enthousiasme
ce qui leur pendait immédiatement au nez.

A nos côtés, ce serait l’inexorable monotonie des gorges abruptes et
désolées, puis des tertres et des plateaux couleur de cendre où, sur le
soir, des éboulis de rocs blanchâtres figureraient, sous un ciel comme
rétréci par la transparence de l’air, des villes apocalyptiques. La
poussière soulevée par les roues des carrioles serait brûlante aux yeux,
âcre à la gorge... Pour parer dans la mesure du possible à tant
d’inconvénients, les bien avisés, c’est-à-dire le plus grand nombre,
n’avaient point manqué, au départ, de se munir de ces vastes outres en
peau de chèvre, où le vin se conserve si frais, surtout quand on a pris
soin d’emporter aussi une bouteille d’eau...

Oh! rassurez-vous: l’eau pour arroser de temps en temps les longs poils
gris ou noirs, à l’extérieur, tout simplement.

Or, cette année-là, nous débarquâmes en avance sur l’horaire,
c’est-à-dire trop tard pour pouvoir espérer d’arriver à Castelcourrilh
autrement que fort tard dans la nuit, ce qui ne faisait guère notre
affaire, encore moins celle de nos automédons, paysans superstitieux
pour la plupart, assez peu enclins à pratiquer les chemins sous la lune,
mais très disposés, en revanche, à profiter d’une belle occasion de
ribote à la ville, avec une excuse de choix à fournir à leurs moitiés.
Sur ce point, et encore que leurs moitiés ou leurs parents
s’inquiétassent médiocrement de leurs faits et gestes, mes compagnons ne
pensaient pas différemment. Sulpice d’Escorral, après un fastueux goûter
que nous prîmes au meilleur hôtel de la ville, nous donna quartier
libre. Ce fut, me semble-t-il, la première fois qu’il remarqua un peu
nettement, depuis notre départ, la présence de sa fille parmi nous. Elle
était allée faire un brin de toilette dans une chambre et reparaissait,
éblouissante, étincelante de force gracieuse et de fraîcheur, embaumant
sans parfums, semblant traîner comme une esclave Hébé ressuscitée à sa
suite.

--C’est vrai, tu es là, petite... Diable! qu’est-ce que tu vas devenir,
tout aujourd’hui?

--Ne vous inquiétez pas, père. Michel me tiendra compagnie.

Mon père à moi s’était approché, goguenard et bienveillant, déjà très
ivre. Il lança une terrible bourrade dans les côtes de Sulpice
d’Escorral:

--Ne te fais pas de mauvais sang. Ils ne s’embêtent pas ensemble!

Sulpice d’Escorral se dandina, attendri:

--Bougre! C’est vrai qu’il y aurait là un beau couple... Hé! Hé!...

--Mon père, dis-je rapidement et à voix basse, vous aviez pourtant
promis à Mlle d’Escorral...

--Rien... rien... Je n’avais rien promis... Ah! ils sont gentils!

Le marquis d’Escorral et le marquis de Roquebusane s’éloignèrent,
continuant à échanger des tapes amicales, riant très fort, parlant d’une
revanche au brelan borgne... Nous nous sentions, Ève et moi, cruellement
humiliés, moins par l’attitude des auteurs de nos jours que par la
facilité stupide avec laquelle notre désir, ou notre ambition, semblait
devoir se réaliser pour le monde.

Heureusement qu’au moment de passer la porte, M. d’Escorral se retourna
vers nous, un doigt en l’air et les yeux terribles:

--Ah! par exemple... tu entends, ma petite? ta pauvre mère t’a confiée,
en mourant, à mes soins... Tâchez de rester convenables, parce que sans
ça, je vous botterais le cul... oui, à vous deux, moi qui vous parle...
Vous entendez, mes agneaux? Je vous botterais le cul.

Nous préférâmes éclater franchement de rire quand nous fûmes seuls. La
chaleur était accablante. Je parlai néanmoins d’une promenade. Ève me
dit: «Oui, tout à l’heure... Nous avons le temps... Et ce costume de
chasse est trop chaud. Je vais me déshabiller et en prendre un autre.»
Je répondis: «C’est cela; je t’attends...» Alors, elle s’irrita
manifestement: «Non, viens là-haut...» Elle ordonna même: «Je veux!»
comme elle avait fait à Libos, lors de notre inutile fugue...

Les menaces de son père portaient déjà leurs fruits, comme l’on voit.

Elle ferma la porte de la chambre à clef, puis, sereinement, fit tomber
presque d’un coup la tunique et la jupe de velours et s’admira dans
l’immense armoire à glace à trois portes qui occupait tout un pan de la
plus longue cloison. Je ne regardais pas Ève, sentant que l’admiration
qu’elle vouait à sa demi-nudité suffisait à son bonheur et que la mienne
eût été superflue. Je ne pensais à rien; je fumais, dans une
tranquillité d’esprit singulière. Mais ne savais-je pas qu’«il n’était
pas temps encore», qu’un caprice eût avili ma joie, que nous devions
viser plus haut, que nous n’étions pas encore au bout de l’indispensable
pèlerinage? Ève vint s’asseoir près de moi et sourit en me lançant comme
un défi: «Je n’ai pas sommeil aujourd’hui.» Je n’avais pas sommeil, moi
non plus; je l’attirai dans mes bras; mon visage s’enfouit dans
l’odorant trésor des cheveux bruns aux reflets fauves... Un de ses seins
musclés s’évada hors de sa chaste chemise à broderies et vint caresser
ma main.

Je pensai soudain à mon bisaïeul, Hector, treizième marquis: une bonne
histoire circulait encore à son sujet dans ma famille et dans notre
caste; résumons: sa fiancée avait été obligée de le prendre de force,
pour le décider. Ce fut alors que le jeu où paraissait se complaire Ève
me devint, à moi, insupportable; rien ne nous aide à rectifier le cours
de la réalité comme l’apparition à propos d’un souvenir--personnel ou
non--dans une âme prête à choisir une paresseuse dérive.

Il n’y aurait plus eu de possible, entre Ève et moi, qu’un peu de
volupté périssable, et j’étais sûr que nous méritions mieux. Mes baisers
ne s’attardèrent à sa chair dévoilée que pour mieux s’informer du prix
de celle-ci. L’ombre tomba brusquement dans la chambre quand le soleil
se fut caché derrière l’abrupte colline adverse.

J’aidai ma fiancée à se rhabiller; je le fis assez gauchement, assez
intimidé et ne riant que... pour rire; nous partîmes un peu au hasard,
non point appuyés au bras l’un de l’autre, mais nous donnant la main.
Comme après notre premier baiser (celui que j’avais conquis de force) un
miraculeux apaisement s’était réalisé en nous. L’heure était somptueuse
et douce. Le Pont Valentré lui-même semblait consentir à laisser
miroiter ses pierres maussades dans la lumière grise et rose du jeune
soir. Les paisibles bourgeois qui «prenaient le bon air» et les
officiers de la garnison qui s’embêtaient le long des rues vides en
attendant l’heure de l’absinthe nous regardaient au passage avec une
expression de sympathie ou d’envie dont nous nous sentions flattés comme
d’un juste hommage. Nous traversâmes le pont. J’avais dit en riant à
Ève:

--Tu sais, il y a ici une Déesse avec laquelle il faut que nous soyons
bons amis.

--Celle de la Fontaine?

--Elle-même. Entends d’ici gronder Divone: elle n’est pas commode...
Allons lui faire une petite visite de politesse. Les amoureux la lui
doivent, paraît-il.

--Attends... soyons tout à fait gentils avec elle.

Des chèvrefeuilles entremêlaient leurs tiges folles aux aubépines de la
rive; les fleurs aux parfums vanillés et musqués retombaient, lourdes et
lasses, presque jusqu’au sol. Ève en cueillit une brassée qu’elle appuya
en riant sur ma figure. J’eus peur un instant, à travers cette odeur
savamment cuisinée tout l’après-midi par le soleil, exaspérée par
l’approche du soir, de ne plus reconnaître, d’oublier le cher parfum qui
m’avait charmé depuis le début du voyage...

Une épine du buisson avait déchiré, sans même qu’Ève y prît garde, la
main de la cueilleuse, durant la cueillette. Je pris cette douce main
forte et fine et goûtai le sang qui y perlait.

Après que nous eûmes jeté l’offrande propitiatoire dans le gouffre, nous
nous assîmes sur le banc qu’une municipalité diligente avait récemment
fait installer près de là, et qui me parut nous attendre depuis le
commencement des siècles. La Tour de la Barre trouait l’air vide à
gauche du pont, au delà du barrage; sans doute ne semblait-il plus
possible, à ma voisine comme à moi-même, de nous éloigner désormais de
là: les eaux et les oiseaux comblaient le silence suffisamment pour nous
éviter de vaines paroles; le paysage nous dispensait son fruste mais
solennel enseignement.

Apre et bizarre contrée que celle que nous devinions, au delà de
l’horizon borné des coteaux, et que nous sentions comme les bêtes
reniflent leur gîte héréditaire! Là, les plus lointains de ceux de nos
ancêtres qui n’étaient point pour moi demeurés anonymes étaient nés et
étaient morts. Terribles seigneurs, insoumis par principe à ceux qui
prétendaient être leurs suzerains. Parfois, les comtes de Toulouse se
hasardaient à envoyer des troupes leur réclamer l’impôt et l’hommage;
mais les soudards, accoutumés aux paysages faciles du Languedoc,
s’arrêtaient au seuil des gorges quercinoles, étroites, tourmentées,
pleines d’embûches; ils préféraient, au risque de la mort ou du
supplice, revenir les mains vides dans la Ville rose,--ou s’enquérir
vers l’ouest ou le sud-ouest d’une précaire vie. Ils revenaient, où que
ce fût, terrorisés, ne sachant plus parler que des pieds fourchus des
habitants de ce pays-là, des bouches de l’enfer qui s’y étaient ouvertes
perpétuellement sur leur route, des démons biscornus qu’ils avaient vus,
obscènes et invulnérables, danser pour les narguer des danses païennes
au clair de lune.

Les vieux Seigneurs du Quercy avaient donc vécu loin de tout, dans leurs
castels dont les fondements étaient taillés à même les rocs. C’étaient
les fiefs que leur avait donnés, par dérision ou gratitude, Théodebert,
après avoir enlevé Cahors à Sigebert, Roi d’Austrasie. Moins de trois
siècles plus tard, leur descendants avaient trouvé le moyen de prendre à
leur façon la revanche de leur misère: tandis que les Sarrasins, puis
les Normands, puis Guillaume Taillefer, puis Henri II d’Angleterre et
enfin les hordes sanglantes d’Outre-Loire pillaient et rançonnaient la
ville épiscopale sans pitié, les Seigneurs demeuraient inaccessibles,
contemplant sombrement, de leurs meurtrières, le spectacle du désert qui
les entourait, captifs de la Peur et de la Faim quand ils n’étaient pas
protégés ou rendus furieux par Elles.

La Peur...

Sur cette contrée, creuse comme un vieux tronc d’arbre, l’eau ne demeure
pas plus que sur une passoire renversée. Tombant du ciel, elle
s’infiltre ou s’engouffre, pour rejaillir en sources ou peupler de ses
murmures de souterraines cavités. Depuis que ce sol calcaire a surgi de
l’Océan primitif, nul fleuve n’a amolli ou embelli cette écorce fruste
en lui abandonnant la tourbe de ses alluvions; les déchets des âges, en
ces lieux, n’ont jamais recouvert l’ossature antique du monde; le sol
qu’y foulaient mes ancêtres était alors ce qu’il demeure encore: celui
même où les premiers hommes ont appuyé leurs pas peureux.

Et les Maîtres médiévaux des repaires quercinols écoutaient le bruit
impitoyable des eaux souterraines qui, parfois, au hasard de leurs
méandres, arrivent presque au ras du sol et y résonnent comme les voix
mêmes des damnés; et ils écoutaient le vent amplifier à l’infini le
retentissement de ses plaintes dans les grandes orgues des ravines
parallèles; et ils écoutaient, dès les premiers froids, les loups
affamés qui venaient hurler aux portes des hommes; et ils écoutaient,
durant d’innombrables veillées, les vieilles du lieu, vilaines, serves
ou autres, raconter d’interminables histoires où il n’était question que
de mauvais génies et d’âmes en peines, de maléfices et de revenants, de
monstres païens et de diaboliques ruses.

La Faim...

Il leur arrivait, quand ils étaient restés ainsi des mois et des mois,
pareils à des bêtes traquées, de sortir de leurs forteresses tous
ensemble et en armes, comme si un mystérieux mot d’ordre avait été
lancé. Leur peur, alors, devenait panique. Ils étaient, eux aussi, des
loups contraints de fuir leur gîte et de partir en chasse: et ils
faisaient des carnages comme les loups mêmes n’oseraient en perpétrer.
Et ils hurlaient plus qu’eux. Parfois, leur élan furieux les emportait
jusqu’aux riches régions des vallées, jusqu’à celle de la Garonne même.
Ils pillaient, violaient, rançonnaient, massacraient à leur tour, comme
l’avaient fait au cours des invasions successives les oppresseurs des
plus riches terres qui leur eussent été dévolues par droit de naissance.
Après quoi, calmés et rassasiés pour un temps, ils regagnaient leur
désert où la Peur et la Faim, qui avaient suscité leur furie,
empêchaient leurs voisins offensés de venir exercer des représailles.

                   *       *       *       *       *

Cependant, de leurs expéditions dans la plaine, ils rapportaient des
bijoux pour leurs femmes, des tonneaux de vin, des sacs de céréales, de
belles chansons, des images de vie plus douce et plus facile pour
eux-mêmes et pour les leurs. A noter également qu’au début du XVe siècle
une chevauchée dans «les villes d’en bas» tourna fort mal et que sept
nobles quercinols subirent en Agen la honte de la potence. Cet
événement, et d’autres du même genre, durent apparemment faire réfléchir
les nôtres. Réfléchir, c’est toujours s’amollir et presque toujours
abdiquer. Ils ne tardèrent pas à perdre leurs habitudes de brigandage,
s’apprivoisèrent, se bichonnèrent esprit et corps, contractèrent des
mariages avec les filles des châtelains du pays plat, puis, comme leurs
manoirs du désert tombaient en ruines, ils s’en firent bâtir d’autres,
et confortables, le long du Lot, plus ou moins en aval du berceau de
leur race, avec l’or volé jadis par leurs ancêtres aux ancêtres de ceux
qui seraient désormais leurs alliés ou leurs amis.

C’est ainsi que notre lignée avait pu aboutir à un homme aussi facile et
bénévole que mon père...

Il faisait sombre déjà. En fin de septembre, la nuit, dans ces pays
encagés par d’abruptes collines, tombe aussi vite sur la campagne où
deux fiancés s’attardent que le soleil s’enfuit des chambres où risquent
de s’oublier des amoureux. Ève frissonna. Nous nous levâmes. Quand nous
repassâmes près de la fontaine, je me souvins que je portais à ma chaîne
de montre le sceau authentique de Gérard, septième marquis, le premier
des nôtres qui eût fondé demeure aux lieux où notre vie se traînait
depuis lors. Je le détachai et le jetai dans le gouffre célébré par
Ausone.

Ève me demanda en souriant:

--Est-ce un autre vœu?

--Non. Il est d’accord, en tous cas, avec celui que tes fleurs
emportaient vers la Divone. Laisse ta porte ouverte, ce soir! Je te
raconterai des choses... des choses... et, si je ne parviens pas à me
faire comprendre...

--Il nous restera toujours ceci pour nous distraire, dit-elle en
m’embrassant.

Un murmure, joyeux et religieux à la fois, me parut emplir mon cœur, un
murmure qui couvrait la chanson de la rivière maternelle sur le barrage
et aussi le grondement de la Naïade irritable, au fond de son palais
souterrain.




VI

        O ramelou que te sentes pesuc,
        S’al camp nadiéu n’amaizes plus toun chuc
        Mielh val mouri, noun sens jita ta grano,
        Davans, al volh de l’auro quand batano...
        Preferarios, dinqu’al Jutge darnié,
        Jamais bourrèu, demoura preisonnié?

        O jeune rameau, si tu te sens lourd,--si au champ natal ta
        nourriture te semble insuffisante,--mieux vaut mourir, non sans
        jeter ta graine,--auparavant, dans le vol du vent quand il y va
        fort!--Préférerais-tu, jusqu’au Juge suprême,--n’étant jamais
        bourreau, rester prisonnier?


Dès qu’apparaissait au lointain, à travers un éblouissement de
poussière, la forêt de Bastit et, à l’ombre de ses premiers arbres, la
longue façade de Castelcourrilh, les chasseurs des messieurs d’Escorral
achevaient de boire, d’un trait autant que possible, ce qui restait de
vin dans les outres de peau de chèvre; ainsi tous les désagréments du
voyage en carriole étaient à peu près oubliés.

Il y avait mieux (grâces au ciel et tant pis pour nous), bien mieux! A
la vérité, chacun de nous ressemblait, qu’il s’en doutât ou non, à un
globule de sang affaibli qu’un instinct impérieux poussait à se
réconforter au cœur même de sa race, et de la façon la plus simple--en
revenant vers le berceau originel de celle-ci. N’étions-nous pas tous
plus ou moins consanguins, que cela datât de la veille ou de dix
siècles? Les plus stupides et les mieux dégradés semblaient, à certains
moments, avoir comme une entrevision de ce que je concevais si
clairement depuis que j’aimais Ève.

Ce qui est sûr, c’est qu’alors commençaient pour nous huit jours, ou le
double ou le triple,--nous n’étions jamais fixés,--durant lesquels,
redevenus vraiment semblables aux hommes de très vieux âges, nous
sentions nos cœurs à chaque instant gonflés par la sève d’énormes et
frustes joies. Les ivrognes comme les sobres, les méchants comme les
bons, les satisfaits comme les aigris.

Qu’on me permette quelques détails. Évidemment, il est apparu au
lecteur, dès la première ligne de ce récit, que «nous ne ressemblons pas
au commun des gens», ou, pour parler de nous devant quiconque comme on
le faisait dès mon plus jeune âge dans notre sous-préfecture, que «nous
étions des numéros à part». Je ne souhaite que ceci: qu’on me comprenne,
moi et les aventures qui dépendent ici de moi. Il faut donc que
j’insiste, si fort que cela puisse me lasser ou lasser, sur la confrérie
des chasseurs des messieurs d’Escorral, dont je fus.

J’ai dit: la sève d’énormes et frustes joies... Oui, les repas
notamment, où un héros d’Homère ne se fût point trouvé dépaysé. Ils nous
enchantaient ou, pour mieux dire, nous forçaient à la joie, par leur
abondance et leur magnificence naïves. Selon la couleur du temps, on les
servait en plein air, sur la terrasse du château, ou dans la vaste et
sonore salle à manger sur les boiseries de laquelle le blason des
marquis d’Escorral (de sable gironné de gueules au chevron d’argent
écimé) était sculpté par douze fois, c’est-à-dire entre chacune des huit
hautes fenêtres, au-dessus de la cheminée principale,--et même ailleurs.
Du matin au soir, tant que durait la chasse, les cuisines présentaient
une animation infernale ou paradisiaque. Devant des feux qui auraient
charmé un Cyclope et que n’eût pas désavoués un Démon, des chevreaux,
des agneaux, des moutons, des porcs entiers viraient avec les broches,
absorbant par ce qu’il leur restait de couenne ou de peau l’éclat doré
des grands feux de chêne. Des maritornes obèses et de sveltes tendrons,
cependant, faisaient retentir des jurons et des éclats de rire aussi
savoureux que les platées de sucreries ou que les potées de légumes par
elles accommodées pour couronner ou pour renforcer le rôti. Le jour de
l’arrivée, il y avait aussi frairie pour les gens du lieu. On tuait un
bœuf et il y passait; et il y passait également autant de barriques
qu’on jugeait utile ou décent d’en tirer des caves; pour nous, que notre
repas fût paré dans la salle à manger ou sur la terrasse, c’était tout
auprès de la table qu’on dressait les barriques; et les valets y
remplissaient à même, devant nous, de lourdes _dournes_[1] de grès brun.

  [1] Cruches à deux anses.

Manger et boire, voilà qui a son prix. Dormir mêmement. Le gîte était,
en somme, au choix d’un chacun. Par respectabilité ou ruse, on
s’installait dans les chambres tant qu’il y avait de la place, et, dès
que la place faisait défaut, que les billards eux-mêmes servaient de
reposoirs aux «morts-de-froid» et aux raffinés, les jeunes hommes
étaient sommés de s’aller nicher dans la paille des granges. Il n’y
avait, du reste, aucune raison de ne pas se trouver aussi bien là que
partout ailleurs.

Dès l’avant-aurore, les piqueurs soufflant dans leurs cors et les chiens
gueulant de joie marquaient l’heure du réveil. Et, bientôt, c’était, sur
la terrasse, un va-et-vient frénétique, un entrecroisement
d’interpellations joviales et vantardes, un crépitement sonore de
jurements, un feu d’artifice de quolibets et de facéties, tandis que les
chasseurs se rencontraient, entre les seaux d’eau pure où il fait bon se
tremper la tête, et la table chargée de victuailles et de cruches où il
n’est pas moins délectable de manger un morceau et de boire un coup.

Après quoi, les chasseurs se dirigeaient vers la forêt, en chantant à
tue-tête. Mais chacun était libre. Qui préférait dormir, il dormait,
dans son gîte ou à l’ombre d’un arbre. Il était assez de mode, chez les
chasseurs de vingt ans, de seller un cheval, non pas pour suivre la
chasse, mais pour s’adonner, non sans succès en général, à d’autres
chasses où la poudre ne parlait pas: j’avais oublié de vous dire que,
pour l’éclat et le charme, la beauté des paysannes quercinoles rendrait
souvent des points aux attraits un peu analogues des demoiselles qui
font aimer à certains touristes l’Andalousie.

Une vie délicieuse, au sens le plus terre à terre comme le plus sensible
pour moi d’une telle épithète. La plupart d’entre nous avaient bien
raison, rentrés dans leurs châteaux endormis ou leurs hôtels aux relents
de tombes, de passer leur temps à s’en souvenir ou à en attendre le
retour. Ils n’avaient guère fait que cela, d’ailleurs, depuis leur
enfance.

Car ceux des chasseurs à qui des garçons naissaient les affiliaient à la
confrérie dès qu’ils avaient l’âge de pisser tout seuls, ou, pour parler
plus généralement, de se tirer d’affaire sans causer d’embarras à leur
papa. Usage antique, qui commença de perdre un peu de sa force dès ma
propre enfance, mais qui, au temps dont je vous parle, n’en passait pas
moins pour excellent et même indispensable, dans une caste où tout
individu du sexe mâle participerait fatalement, sauf le cas de
dérogation, aux chasses des messieurs d’Escorral.

Dans le temps que j’étais le plus terrible parmi de terribles petits
bougres de sept à quatorze ans, c’était mémé Zanoun, l’intendante, qui
prenait plus particulièrement soin de nous. Sous sa surveillance ou avec
sa complicité, nous organisions des parties formidables; lorsque nous ne
disparaissions pas durant des heures après nous être esquivés dans la
direction de l’étang, lorsque nous ne buvions pas devant elle en ayant
chaud, lorsque nous n’enfermions pas les chats dans les garde-manger et
que nous n’utilisions pas les poêlons pour les attacher à la queue des
chiens, ce que nous faisions lui paraissait le comble du mérite; en tout
cas, nous pouvions marauder dans le verger, chiper des pots de
confiture, démolir des meubles ou des carreaux, saccager des
plates-bandes et autres plaisanteries de haut goût avec l’espoir de nous
en tirer à bon compte.

Mais, dans ce domaine de la Peur, les héritiers enfantins de ceux qui
avaient été jadis les victimes et les maîtres de la Peur se sentaient,
dès le soir tombant, tout à coup raisonnables et sages. C’étaient
justement les plus brutaux, les plus sauvages d’entre nous que l’ombre
semblait intimider. Alors, la bande puérile se ralliait, très calme,
auprès des feux et des lumières, pour jouer à _man burlènto_, à
_ped-perinquet_, ou même à _Je viens de la cour du Roi_... L’automne se
montrait-il précoce? Alors, nous demeurions dans la cuisine, où nos
repas nous étaient servis; nous y demeurions comme en un refuge tout
prêt, confortable, salubre et qu’illustraient des joies traditionnelles.

Nous bavardions avec la valetaille; nous l’écoutions aussi, sans en
avoir l’air, raconter sur nos ascendants immédiats des histoires
moqueuses qui n’étaient point trop déplacées dans un remugle d’eau de
vaisselle et de chairs féminines malpropres. Souillons et butors,
punaises de chambre et palefreniers, rinceuses de pots et râcleurs de
crasse, tout ce monde lançait sur les maîtres, leurs parents et leurs
amis, à gueule-que-veux-tu, des appréciations dont je n’éprouvais pas,
dès dix ans, l’exactitude cynique et sordide, sans une obscure envie
d’ordonner des supplices pour les serfs impudents et de châtier
également ceux qui méritaient qu’on les traitât de la sorte.

                   *       *       *       *       *

Mais le brouhaha cessait tôt. Alors, mémé Zanoun, dans l’immense salle
nettoyée et débarrassée, prenait sa place près de l’âtre. Elle nous
racontait, non sans se faire coquettement prier, d’épouvantables
histoires qui s’étaient passées dans sa jeunesse, ou qui se passaient
couramment encore, à l’entendre, autour de Castelcourrilh. Dans ces
histoires, il était presque toujours question du Trou du Diable,--une
_igue_, comme on dit, ou un _cloup_, si vous préférez,--qui s’ouvrait en
plein champ, à moins de deux lieues du château; les diables, les hommes
cornus, les mandagots et les bécuts logeaient ensemble dans ses
profondeurs et en sortaient nuitamment pour se livrer à des méfaits ou à
des facéties d’un goût contestable sur ceux des humains que le sort
contraignait à être leurs voisins les plus proches... Sainte Vierge! En
se couchant sur le sol et en y collant l’oreille, on entendait bouillir,
même à plus de cent mètres du Trou du Diable, les chaudières de l’Enfer.
Mémé Zanoun savait même, là-dessus, une chanson qui terrorisait les plus
braves...

Mais elle en connaissait bien d’autres plus riantes, celle-ci, par
exemple, dont je me rappelle le commencement et que je traduis comme je
peux:

    C’est au bois de Misé Zeu
        Que j’ai fait cueillette
        Quand j’étais fillette;
    --C’est au bois de Misé Zeu,
    Chassant un papillon bleu
    En tout semblable à mon vœu...--
      Clair Avril, vingt ans d’âge,
      Blanc fichu, noirs sabots...
    Mes yeux étaient les plus beaux
        De tout le village
    O châtaigne du bon Dieu,
    Pète, pète, pète au feu
    Nous te mangerons sous peu,
          Châtaigne!
          Châtaigne!

et d’autres pareilles, ou plus belles encore, qui ne nous inspiraient
que l’envie de danser en rond... _Châtaigne! Châtaigne!..._ A chaque
refrain la bande faisait cul-bas, _quioul-terrous_, afin qu’on ne
confonde pas cette formalité avec une île... Septembre finissant
inaugure le temps des gourmandises aux veillées, des menus riens qu’on
grignotte ou dont on se bourre, selon son tempérament, au coin du feu
que la mémé ne pense pas encore à faire charger, tout en évitant déjà
d’ordonner qu’on l’éteigne. Ainsi, pour que notre bonheur fût complet,
après avoir chanté et dansé, nous nous régalions de marrons,--châtaigne!
châtaigne!...--de nèfles, de confiture de gratte-culs, de miel sauvage,
de rimottes, et, quand nous n’avions plus faim, décidément, il restait
encore dans l’estomac du plus petit de nous tous assez de place pour une
bonne vingtaine de _rizouletz_, j’entends par là ces grains de maïs
qu’on fait éclater sur des pelles rougies au feu et qui ont goût, pour
peu qu’on les sache mâcher, d’avelines confites dans la cassonnade.

La meilleure entente régnait entre nous, à ceci près qu’on se battait
parfois à qui tirerait le plus souvent les cheveux de Noëlia, un
laideron de dix ans, orpheline, petite-fille de Zanoun et sœur de lait
d’Ève,--et aussi pour décider celui d’entre nous qui serait ce soir-là
bordé dans son lit par la jolie servante Nane.

Vers douze ans, nous commencions à suivre les chasses; vers quatorze
ans, on nous invitait à faire l’apprentissage du tir sur le menu gibier;
de cette façon, nous nous préparions, par un jeu qui nous comblait
d’orgueil, à ne point risquer de manquer ultérieurement des animaux
moins inoffensifs; car il est toujours regrettable de faire connaissance
avec les défenses d’un quartanier non miré; Adonis y dut sa réputation;
mais, si c’est moins dangereux qu’aux temps mythologiques, c’est, en
revanche, rudement plus vexant et moins fertile en conséquences
heureuses.

Le menu gibier! C’était, en somme, l’A. B. C. de notre catéchisme
particulier. Nos pères nous disaient qu’il fallait commencer par là,
parce qu’un chasseur digne de ce nom ne doit rien ignorer de son métier,
et qu’il existe, en ce qui concerne les bêtes les plus infimes de la
création, des lois de chasse éternelles et d’imprescriptibles principes.
J’ai écrit le mot catéchisme, et je ne le regrette pas, car les discours
qu’on nous faisait à ce sujet, quand on remarquait notre présence, nous
faisaient parfois bâiller sans doute, mais n’en remplissaient pas moins
nos cœurs d’émerveillement et de respect.

Ainsi, nous finissions par savoir qu’il fallait viser les alouettes au
bec et non ailleurs quand elles faisaient Saint-Esprit au-dessus du
miroir, que la bécassine se tire «en fauchant», que, par les matins de
grésil, une légère buée au-dessus d’un buisson bas signifie un lièvre au
gîte... J’en passe!... Ce n’était là, d’ailleurs, qu’enseignance
scolastique; qui n’avait pas, la quinzième année passée, abattu pour le
moins son ragot, il risquait d’être à jamais tenu dans notre milieu pour
un sang-glacé, un vaut-peu et un pedzouille.

C’était comme tel, du reste, que les plus indulgents m’avaient
considéré, depuis environ quinze ans que ma naissance me donnait le
privilège de participer aux chasses des messieurs d’Escorral. Dès le
soir de mon arrivée, je ne le dissimulai pas à Ève. Elle eut un bel
éclat de rire, qui ne dura pas quinze secondes, mais qui me dédommagea
amplement de quinze années d’humiliation d’ailleurs subies--quand il y
eut lieu--sans en souffrir outre mesure.




VII

        Remembro te so que t’ai dich deja:
        Siave es aima, melhour poutouneja;
        Mais que poutoun que t’agrade capinho!
        Balho mais sanc vin que razin de vinho;
        Trato ta vido a cops durs, coumo fai
        En camps peirous lou vailet de l’arai.

        Rappelle-toi ce que je t’ai dit déjà:--L’amour est suave,
        meilleur est le baiser;--plus que le baiser puisse te plaire la
        caresse!--Le vin enrichit plus le sang que le raisin sur
        pied;--sache traiter la vie à coups durs, comme fait,--si le sol
        est pierreux, le serviteur de la charrue.


--Je ne suis jamais encore venue ici avec vous autres, me dit Ève. Mais
je parierais en connaître les bons coins mieux que toi. Suis-moi, mon
seigneur! Je vais t’initier aux détours de ton futur domaine.

C’était quelques minutes après notre arrivée, au plus brûlant de
l’après-midi. Une grande lassitude souriante me meurtrissait et me
ravissait tout ensemble. Ma fiancée, elle, était fraîche, pure et nette:
une salamandre au sortir d’une demeure ignée.

Les chasseurs s’ébattaient sur la terrasse, ou changeaient de linge plus
loin, derrière les paravents précaires des bosquets, en s’envoyant et se
renvoyant des propos joyeux et des quolibets de haute liesse. Ève et
moi, nous nous contentâmes d’échanger avec ferveur des caresses rapides
et des sourires, tandis que nous nous échappions loin de tout cela, le
long du maître-corridor du castel. Au «bout du Sud», les pièces
abandonnées et délabrées commençaient; une émouvante odeur de moisissure
séculaire rôdait sous les plafonds, et il nous semblait, tandis que nous
poursuivions notre marche, qu’elle s’accrochait à nos pas, s’agglomérant
d’instant en instant, comme les poussières des routes aux fagots qu’on
laisse traîner, freins de fortune, derrière les véhicules rustiques, aux
descentes des côtes rudes et non prévues.

Ève poussa une porte:

--C’était la chapelle.

Il n’y avait là que du foin entassé, qui masquait l’autel vermoulu, du
très vieux foin oublié là, et qui n’embaumait plus.

--Il y a aussi, continuait Ève, une Vierge qu’un berger trouva jadis et
apporta à mon grand-père. Toute petite, quand la chapelle était encore
consacrée, ma mère me voua pour vingt ans au bleu et au blanc devant
elle... Puis notre chapelain partit un soir avec la fille du garde... Je
sais où est la statue, c’est moi qui l’ai cachée: regarde...

Elle souleva une trappe aménagée dans le parquet et l’image apparut:
elle était de bronze vert, petite et assez malmenée par les âges; sur le
socle ébréché, fendillé, on pouvait distinguer encore des caractères
grecs, et notamment le commencement du nom de la chasseresse
irréprochable:

ΑΡΤΕΜ... ΙΕΡ...

--Racontons-lui, à elle aussi, que nous nous aimons, dis-je par jeu à
Ève...

J’avais pris l’image dans mes mains et je l’élevais contre le jour
pauvre qui tombait des vitraux encrassés. Je ne pus m’empêcher de
remarquer à haute voix: «De profil, Ève, elle te ressemble...» C’était
vrai. Je replaçai alors l’image dans sa cachette avec une émotion
véritablement religieuse.

Nous nous taisions à présent, en face l’un de l’autre, les mains unies,
en souriant ineffablement ou niaisement, envahis tous les deux d’un
désir de possession et de volupté qui ne nous apparaissait peut-être pas
très clairement encore, mais qui séchait nos gorges et qui faisait nos
regards se fuir. J’attirai la vierge contre moi, dans le foin sans odeur
où sa tête se renversa comme ferait sur sa tige une fleur maladroitement
cueillie et meurtrie au ras du calice. Au pied de l’autel désaffecté, le
grand Maître païen préludait-il pour elle et pour moi sur ses véhémentes
et silencieuses orgues? Les pointes des seins virginaux, musclés,
libres, appelaient des caresses à travers la blouse comme immatérielle
de linon, et mes mains se désunissaient déjà de celles d’Ève pour
chercher sur elle leur plaisir ailleurs.

Ce fut alors qu’un rire étrange retentit, à la hauteur d’un des vitraux,
derrière nous,--un rire à la fois insolent et haineux, charmant
pourtant, et clair, et qui me fit penser au bruit d’une belle coupe de
cristal brutalement brisée. Nous sursautâmes. Le rire s’éloigna, non
sans retentir une ou deux fois encore dans l’ombre d’un bosquet voisin.

Je haussai les épaules:

--Une plaisanterie idiote... un farceur qui nous aura guettés,
déclarai-je... Si cela lui semble spirituel!

D’ailleurs, je n’étais pas très convaincu de ce que j’avançais de la
sorte.

Nous sortîmes de la chapelle, un peu gênés, un peu effrayés même, à vrai
dire.

                   *       *       *       *       *

J’ai dit que le jour de l’arrivée, il y avait également frairie pour les
gens du lieu, qu’on tuait un bœuf et qu’il y passait. Au moment où
l’égorgeur habituel des animaux comestibles,--un vague parent de mémé
Zanoun,--vint prendre les ordres du marquis Sulpice, celui-ci réfléchit,
opération qui consistait pour lui à se gratter le front d’une main et le
menton de l’autre, puis ordonna:

--Hé! mon gaillard, va chercher l’animal. Je veux tâter ses flancs pour
voir s’il est gras.

Il avait une idée à lui, un projet amoureusement caressé, sans doute,
durant les affres du voyage en carriole. Il nous regardait d’un air qui
voulait en dire plus long, la bouche contournée par d’astucieux
sourires, l’œil pétillant. Toute sa personne avait l’air de nous
signifier: vous allez voir ce que vous allez voir!... Aussi fut-ce avec
beaucoup d’intérêt que nous fîmes cercle autour de lui, tandis qu’il
ôtait sa casquette, sa veste de velours brunâtre et côtelé, et qu’il
retroussait méticuleusement les manches de sa chemise sur ses biceps
d’athlète, où le soleil couchant semblait faire flamber les poils
blonds.

Lorsque l’égorgeur eut amené la bête en face de lui, il la considéra
avec une admiration qu’elle méritait, la flatta de sa large main
promenée sur ses naseaux; puis, il se mit en solide posture sur ses
jambes, tapa le sol du pied comme pour y incruster ses talons et y
prendre racine, et... vlan! son poing s’abattit sur le front du bœuf,
par trois fois... Et, à la troisième fois que le poing s’abattit sur le
front du bœuf, celui-ci s’affaissa sur les genoux, avec un long
renâclement, les yeux exorbités et vagues.

Alors, le marquis Sulpice dégaîna son couteau de chasse et, tombant à
genoux lui aussi, perça la gorge râlante de la victime. Nous
l’entendions pousser de grands éclats de rire; nous ne parlions pas,
nous respirions avec une sorte de discrétion, comme s’il n’y avait eu de
place que pour ses rires à lui, dans l’étroitesse de notre cercle. Quand
il se redressa, ravi de sa prouesse, il était superbe, il ruisselait de
soleil et de sang.

Était-ce parce que ce sang avait rejailli sur certains d’entre nous? Une
sorte de fureur joyeuse et goguenarde exalta aussitôt les plus
pusillanimes, les plus gâteux, les plus indifférents, et il me sembla
durant quelques instants, à moi-même, qu’un voile très rouge tombait
entre mes yeux et le soir. J’aimai, j’aimerai toujours cette exaltation
mystique et féroce qui me transporta dans cette minute-là au sommet de
mon désir d’Ève et de mon amour pour elle, pour elle qui était près de
moi et qui contemplait la mort, reniflait son odeur, les prunelles
chavirées d’extase et les narines voluptueusement pincées.

--Ça, c’est tuer, dit enfin quelqu’un.

Le mot bref et magique «tuer» eut alors un extraordinaire écho dans ce
qui nous servait d’âmes. La figure poupine du jeune Gonteyrac présenta
même quelque noblesse tandis qu’il hurlait, très ivre, en brandissant un
épieu qui s’était trouvé à portée de sa main: «C’est avec ça que
j’attendrai le premier solitaire... Avec ça que je veux le tuer... le
tuer...» Déjà, les tout petits, paysans ou messieurs, participant à
notre délire, s’étaient mis à jouer à la guerre et barbouillaient
scrupuleusement avec le sang du bœuf les faces de ceux d’entre eux que
leur peu de prestige destinait à figurer les morts.

Le dîner fut servi sur la terrasse; ce soir-là, les domestiques eurent
assez d’ouvrage à remplir les grandes _dournes_ de grès aussitôt vidées.
La nuit vint tandis que le bœuf achevait de rôtir; on alluma tout autour
de la table de grandes torches de résine dans la lueur desquelles
vinrent rôder, avec les chauves-souris au vol titubant, les grands
papillons nocturnes dont le vol semble s’appuyer sur du velours et du
silence.

Et, soudain, la lune, la pleine lune immense et solennelle, se fit une
place digne d’elle dans le ciel, dispersant d’un coup les nuages voisins
comme des troupeaux de monstres domptés et traitant les étoiles en
serves. Ce fut alors un magnifique spectacle. Au nord, la forêt
déroulait ses houles feuillues, à qui le double baiser de l’automne et
de la lune donnait par moment une rousseur non plus dorée, mais
phosphorescente. Partout ailleurs, il n’y avait que le moutonnement
chaotique du désert couleur de craie ou d’ocre. La Lune brillait
tellement là-dessus qu’un de ses paysages, tels que nous sommes en droit
de les imaginer, y semblait par elle prêté aux Terrestres. Les rares
arbres qui avaient pu grandir tant soit peu sur le sol déshérité de ces
causses étaient, dans tant de blancheur froide et crue, comme des
griffonnages perpétrés par un dément ou imaginés en rêve; leurs ombres
s’allongeaient étrangement à leurs bases, comme une légende au-dessous
d’un dessin obscur. On voyait, proches ou lointaines, scintiller les
vitres de quatre chaumines. L’aspect de ces coteaux ruisselants de
clarté, de ces combes remplies jusqu’aux bords de ténèbres nous
transportait loin de la vie ou semblait nous obliger à user de nouveaux
sens, ignorés des humains ou délaissés par eux. La blancheur du désert
réverbérait dans tous les sens les rayons de l’astre, à tel point qu’on
percevait presque tangiblement, dans l’infini nocturne du ciel, le
va-et-vient tumultueux de la lumière. Soudain des coqs (leur devoir est
de saluer l’aube) n’y comprirent plus rien et claironnèrent à tout
hasard sur les perchoirs des lointaines et dormantes métairies.

Mais ce fut un bien plus beau vacarme quand un des chiens, au chenil,
s’étant éveillé, eut remarqué le ciel par la lucarne et se fut mis à
hurler à la lune. Ils étaient là une trentaine de molosses cévenols, au
front large vallonné d’une dépression qui joignait la nuque aux narines,
aux crocs formidables sous les rouges babines, aux pattes d’acier. Leur
race se perpétuait, religieusement entretenue et surveillée, dans la
maison d’Escorral. Scaliger a fait déjà mention d’eux dans ses lettres
familières. A présent, les petits, en venant au monde, y apportaient,
dans leurs têtes mafflues et rudes, tous les bons principes et les
recettes de chasse que leurs aïeux avaient jadis acquis en peinant, sous
le fouet d’instructeurs émérites. On leur conservait les noms éclatants
que, jadis, les bergers sauvages des Causses avaient coutume de donner
aux gardiens de leurs troupeaux: Yol, Lugret, Singlar, Flamb, Loupas,
Autanas, Parpelho; et leurs derniers descendants les portent peut-être
encore, tandis que les paysans du pays, depuis que le suffrage universel
a décidément répandu autour d’eux ses lumières, appellent en général
leurs chiens Ravachol, Caserio, Youpin, Chauchard et même Azor, ce qui
est évidemment bien plus spirituel ou distingué.

                   *       *       *       *       *

Un chien hurla donc, et les autres s’éveillèrent à leur tour,
reniflèrent, observèrent; et, quand ils eurent vu les violents rayons de
lune entrer comme pour les fouailler par les lucarnes du chenil, ils se
dirent très raisonnablement que, pour un coup, le camarade n’avait pas
rêvé,--ce qui arrive aux chiens encore plus souvent qu’aux hommes,--et
qu’il y avait réellement lieu de s’émouvoir. Ce fut une belle musique,
et telle qu’elle coupa court, autour de notre table, aux rires, aux
conversations et aux chansons. Un valet fut prié d’aller mettre ordre,
avec l’aide de quelques coups de fouet, à ce tumulte, mais les coups de
fouet, loin de l’apaiser, parurent lui donner un regain de sonorité;
puis nous vîmes revenir le valet, ruisselant de sueur et très pâle. Il
déclara:

--J’ai foutu le camp. Ils m’auraient bouffé tout cru.

Un rire résonna dans le silence qui suivit cet aveu pitoyable, au bas de
la terrasse, dans l’ombre. Nous nous regardâmes, Ève et moi, à travers
la table par la largeur de laquelle nous étions séparés. Nous avions
déjà entendu ce rire là, bizarre et clair, tinter au-dessus de nous,
quand nous étions tout près de nous aimer mieux qu’en paroles, dans
l’ancienne chapelle.

Quelques-uns d’entre nous sursautèrent; le valet manqua de s’évanouir et
le marquis Sulpice fut obligé de le soutenir paternellement:

--Vous comprenez?... bégaya le pauvre diable... Ce soir, rien à faire!
_La Louperoune!_

Les plus jeunes essayèrent de rire à leur tour, pour se moquer, mais
leur rire sonna très faux. La Louperoune, c’est, en Haut-Quercy, une
sorte de loup-garou femelle, atroce, féroce, impitoyable, qui peut en
outre revêtir les formes les plus gracieuses et les plus séduisantes
pour la meilleure réalisation de ses sombres desseins.

--Va te coucher, dit au valet M. d’Escorral en haussant les épaules.

--Non... Apporte-moi plutôt quatre ou cinq vieux sacs, ordonna à son
tour M. de Fontès-Houeilhacq...

Et, se tournant vers le marquis qui parlait déjà d’égorger cinq ou six
chiens et de les pendre dans le chenil, pour l’exemple:

--Cela ne servirait de rien, crois-moi, Sulpice. Tu pourrais les égorger
tous, au risque d’ailleurs d’être auparavant étranglé par eux; ils ne te
connaissent pas, ce soir, et tes ordres les laisseraient aussi
indifférents que si tu les leur donnais depuis l’autre bout de la Terre.

Sulpice grogna, tandis que le valet apportait les vieux sacs demandés:

--Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie?

--Tu vas voir, répondit M. de Fontès-Houeilhacq avec beaucoup de calme.

Les aboiements et les hurlements devenaient plus furieux et plus
retentissants encore. M. de Fontès-Houeilhacq et le valet se dirigèrent
du côté du chenil, celui-ci suivant celui-là, l’un titubant à cause du
vin, l’autre à cause de la peur. Peu après, les chiens se turent. Ce fut
pour nous tous, je dois le dire, non seulement un soulagement véritable,
mais une sorte de libération, la fin d’une hantise ou d’un songe
trouble...

--Allons nous coucher, fit Sulpice d’Escorral un peu vexé... Il sera si
fier de lui, à son retour, que nous en aurions pour deux heures au moins
à l’entendre radoter et débiter des sornettes.

Ève s’était éclipsée déjà. M. de Fontès-Houeilhacq revint seul et dit
simplement:

--Voilà. Ils ne risqueront plus d’entendre cette nuit la voix de la
Lune. Là-dessus, messieurs...

Il nous tira sa révérence.

--Ça vaut mieux comme ça, goguenarda le marquis d’Escorral quand il eut
disparu... Pour une fois qu’il est dans son bon sens, je m’en voudrais
de ne pas suivre son exemple...

Un quart d’heure plus tard j’étais seul sur la terrasse, mes égaux, avec
une discrétion presque insolente, ayant pris l’habitude de ne se plus
occuper de moi.

                   *       *       *       *       *

Je n’avais pas sommeil. J’errai au hasard dans le parc où, soudain,
j’eus l’impression d’être épié par une invisible et sournoise présence.
Cela ne me troubla pas, du reste, outre mesure, et je n’en accusai que
mes nerfs. Je les sentais vibrer et grincer en moi, toutes les fois que
se dessinait devant mes yeux clos l’image d’Ève, avec une intensité
inquiétante, qui décuplait celle des images et des sentiments épars en
moi, comme pour d’autres fait l’ivresse. A mon excuse, un grand conseil
de volupté s’exhalait de cette terre aride et surchauffée, de ce parc où
la vie menue des gazons, menacée par le soleil du jour, exhalait, de
rage, tous ses parfums d’un coup dans l’ombre. Je passai près du chenil
maintenant silencieux et dont M. de Fontès-Houeilhacq avait calfeutré
les lucarnes... La présence me sembla de nouveau se manifester dans
l’ombre. Du gravier cria sous des pieds menus, hors de mon regard, de
l’autre côté du chenil. Les chiens grondèrent, mais non plus, cette
fois, en l’honneur de la lune... En mon honneur, alors? Je ne le crus
pas.

Rentré au château, je passai devant la chambre d’Ève très vite. Mon gîte
à moi était à quelque vingt mètres de là, dans un réduit démeublé que
Mémé Zanoun, qui me gâtait, me réservait chaque an; la bonne vieille y
avait préparé sur le parquet une belle couchette dont un matelas, des
draps embaumés et rudes, et des peaux de biques «pour en cas», faisaient
les frais. La lune m’agaçait comme les chiens et j’eus pour moi-même une
sollicitude analogue à celle que M. de Fontès-Houeilhacq leur avait
témoignée: je bourrai d’une peau de bique ma lucarne, et ce fut la nuit
noire, où le bruit du travail perpétré par les tarets dans les vieilles
boiseries exaspéra soudain mes oreilles comme les rayons de lune avaient
fait pour mes yeux... J’étais très las; pourtant, je souhaitais des
choses impossibles et même redoutables... Des rêves commençaient à
danser autour de moi alors que le sommeil continuait à se faire prier de
venir... Soudain, la porte grinça, si discrètement que je crus tout
simplement, dans la seconde, au remue-ménage d’un taret plus affairé que
les autres.

--Chut! fit une voix, tandis que je sentais se glisser près de moi, sous
les draps embaumés et rudes, une tendre chair féminine, une tiédeur, un
parfum qui, comme celui des draps, faisait penser à de l’herbe au
soleil, à des mousses dans des grottes...

Un baiser sauvage,--pour plus de prudence, pensai-je...--ferma mes
lèvres. A quoi bon, du reste, parler? Je n’en avais point envie le moins
du monde... J’étais bien sûr de rêver...

Quand je m’éveillai, au matin, très tard, les aboiements des chiens et
les coups de feu retentissaient, au loin, dans la forêt... Je me
soulevai paresseusement, débouchai la lucarne; un flot de soleil vint
frapper sur mon coussin une mèche de cheveux à dessein déposée là: des
cheveux inconnus, d’un blond singulier, miraculeux; quand je les eus
soulevés pour les faire miroiter en face du soleil, ce fut comme si le
rêve de la nuit s’était poursuivi, car je ne les apercevais plus, leur
couleur et leur transparence s’étant confondues absolument avec la
lumière.




VIII

        S’als arroumecs te vezes agrifat,
        Crido lou satge, auzis taben lou fat,
        Sens aublida, siogues-tu jouve ou d’atge,
        Que val lou fat, de cops, tant que lou satge.

        Si tu t’es laissé prendre dans les ronces,--appelle le sage à
        ton secours, écoute aussi le fou,--sans oublier, que tu sois
        jeune ou vieux,--que le fou vaut, parfois, autant que le sage.


M. de Fontès-Houeilhacq en était bien à sa soixantième chasse, ce qui
lui assignait un âge respectable, si tendre eût été celui où il était
venu pour la première fois à Castelcourrilh. Mon père l’adorait, et
c’est pour cela qu’il tentait de lui chercher querelle après boire,
ainsi que je crois l’avoir mentionné ici au moins une fois... Oui, «Au
Poisson frais», la veille de notre départ, vous savez?... Mais la
perspective d’un cliquetis d’espadons et de la belle couleur du sang sur
l’herbe verte ne donnait évidemment à Alidor-César de Fontès-Houeilhacq
d’autre envie que celle de sourire ou d’aller se coucher. Il avait sa
chambre chez nous, où il vivait plus souvent qu’en son manoir délabré
d’Houeilhacq, et où il nous était d’une réelle utilité, à ma mère et à
moi, quand mon père rentrait dans un de ces états que notre majordome
Félicien qualifiait d’impossibles.

Il ne détestait pas, lui non plus, le vin, mais le supportait dignement,
en homme du monde et en membre influent de l’Académie des Sciences,
Lettres, Arts et Agriculture d’Agen. C’était également un passionné
chasseur, et le premier levé de toute la bande, quand nous étions à
Castelcourrilh... Par exemple, comme il était outrageusement myope, on
se relayait en forêt pour appuyer son tir, ce qui lui était bien dû,
car, depuis beau temps déjà, on prenait bien soin de ne laisser dans sa
cartouchière que des cartouches bourrées à blanc: on conciliait de la
sorte le respect dû à son amour de la chasse et la crainte que cette
passion ne le fît tuer, par erreur, quelqu’un de nous.

J’ajoute que, lorsqu’une bête tombait à proximité de son poste, il ne
manquait jamais d’affirmer que son coup de fusil avait été le bon, et
personne ne se fût avisé de le contredire, eu égard à sa science, à son
grand âge et aux bons éclats de rire que cela nous permettait de faire
dès qu’il parlait d’autre chose ou qu’il tournait le dos.

Depuis une dizaine d’années, il avait renoncé néanmoins aux chasses
d’ailleurs assez peu suivies de l’après-midi; il passait les heures
chaudes dans le château même, en compagnie du baron Gaston de
Quintecrabe de Gorp, un ancien officier de marine qui devait avoir à peu
près son âge et qui avait rapporté de ses excursions à travers la Terre
deux trésors qui lui suffisaient: le goût de philosopher éloquemment
après un bon repas, et celui de se taire après avoir aspiré, à même le
bambou sauveur, un Bénarès de qualité rare.

Les deux gentilshommes partageaient à Castelcourrilh une chambre
vraiment digne de leur qualité et de leur goût. Je ne sais quel aïeul
romantique et romanesque d’Ève l’avait ornée, une cinquantaine d’années
plus tôt, d’une camelote d’Extrême-Orient qui amusait mes yeux par
moments et me faisait grincer des dents à d’autres. Un seul lit. Mais M.
de Quintecrabe avait des nattes qu’il adjoignait à son bagage et sur
lesquelles il couchait lors de ses séjours à Castelcourrilh, près de ses
boîtes de Bénarès, à portée de tout son attirail, de ses pipes et d’une
petite lampe de bronze que lui avait vendue pour une piastre, après
l’avoir apparemment volée dans quelque temple hindou, un musulman de
Lahore.

M. de Fontès-Houeilhacq ne détestait pas de fumer lui-même, et moi,
quand j’allais frapper à leur porte, je ne pouvais, par déférence,
refuser de partager ce plaisir. Je supportais la drogue avec un
sang-froid qui remplissait mes hôtes d’envie; je lisais dans leurs yeux
cette envie vaguement admirative presque aussi bien que si elle eût été
exprimée en gros caractères dans un livre ouvert; cela me flattait
doucement et me révélait curieusement à moi-même. Vers la sixième pipe,
quand les meubles semblaient flotter et se balancer au-dessus du parquet
comme du liège sur de l’eau, je regardais en moi pour me mieux
connaître, aussi passionnément qu’eût fait une coquette dans sa glace;
et je me plaisais énormément. Je me souriais, les yeux grands ouverts,
infiniment lucide, et me découvrais tel que j’aurais voulu être. Peu
après, mon image était près de moi comme celle d’un frère jumeau
favorisé, et je pouvais me contempler en dehors de moi-même; alors
toutes sortes de sentiments et de passions que la vie était impuissante
à me révéler ou dont elle semblait vouloir me frustrer frauduleusement,
toutes sortes de trésors intérieurs qu’un confesseur stupide ou un sage
de peu eût maudits et stigmatisés, prenaient des airs de bijoux, de
couronnes, de colliers et de bagues qui transformaient en un objet de
piété personnelle mon image reflétée au miroir irréel. Les péchés
capitaux étaient des pierres sans prix, étincelantes, entourées de leurs
propres feux comme d’une auréole où je voyais leurs noms modestement
inscrits en lettres d’ombre. Avec une sérénité inégalable, j’envisageais
de préférence toutes les férocités, toutes les luxures, toutes les
ambitions et toutes les concupiscences qui auraient pu non pas
sommeiller en moi, mais s’épanouir dans ma sphère, si le temps de la
récréation de la vie avait été laissé à mon choix par le Maître des
Destins.

Quand je fus les rejoindre, cet après-midi-là où rien de mieux ne me
tentait, pas même Ève, les deux amis se chamaillaient, ainsi qu’il leur
arrivait souvent. Un menu fait pouvait devenir entre eux sujet de
querelles, de même que les rares arbrisseaux du désert des Causses ont
leur importance dans le paysage, même éloignés, quand le soleil ou la
lune s’occupe d’eux.

M. de Quintecrabe de Gorp avait apparemment raconté quelques histoires
de fakirs ou de derviches, comme il lui arrivait souvent. L’autre
affirmait qu’il n’était point besoin de s’expatrier pour se trouver nez
à nez avec le mystère. Il me prit à témoin, dès que j’eus refermé la
porte:

--Bonjour, petit vicomte! Assieds-toi... Voyons... parle franchement,
pas plus tard qu’hier, toi... toi qui es pourtant jeune et solide, ne
t’es-tu pas senti froid dans le dos quand tu as entendu les chiens
hurler sans raison, ou du moins pour les seuls beaux yeux de la lune...
Non, non, pas la peine de faire la moue... J’ai bien vu où nous en
étions tous pendant que les sacrées bêtes donnaient de la voix comme si
elles avaient été excitées par on ne sait qui ou quoi sur la piste d’une
bête légendaire.

Nous avions rapproché du fourneau la boulette grésillante. Prêter
l’oreille n’allait pas tarder à nous coûter peu. Je laisserai de même,
ici, M. de Fontès-Houeilhacq parler aussi longtemps qu’il jugea bon,
voici quelque quarante ans, de le faire...

--J’étais tout jeune, poursuivait M. de Fontès-Houeilhacq... Ton âge,
Michel, un peu moins même, peut-être. Et, à cette époque, j’étais, moi
qui vous parle, aussi bon cavalier que bon tireur. Aujourd’hui encore,
je ne manque pas souvent ma bête... hé! hé!... pas souvent...

--C’est une justice à vous rendre, prononça suavement M. de Quintecrabe.

--... mais je ne monte plus guère, comme si le moindre galop risquait de
briser mes pauvres vieux os secs. Ah! il fallait me voir, dans le temps.
Que n’étiez-vous là, M. de Quintecrabe! Mais ton père à toi, Michel,
bien qu’il soit mon cadet, peut t’en dire quelque chose!... Mon bonheur,
durant les chasses, c’était, à cette heure-ci, de seller un des beaux
chevaux qui peuplaient alors les écuries et de galoper des heures, dans
l’éblouissement du désert, sous le soleil impitoyable.

«Mon favori était un grand étalon nankin, nommé Rayon-d’or, à qui la
moindre piqûre d’éperon donnait la fringale de l’espace. Vêtu d’un
justaucorps de bure jaunâtre, cramponné à ma monture couleur de feu, je
me plaisais à penser que les enfants et les vieilles qui nous voyaient
bondir, la bête et moi, ne faisant qu’un, dans un poudroiement de
clarté, nous prenaient à coup sûr pour quelque monstre des anciens
âges...

«Cette nuit-là...--écoutez! écoutez bien!...--j’étais allé me coucher
dans la grange. Une nuit toute pareille à celle d’hier, mes amis.
J’étais très las, j’avais sommeil, Mais, par la lucarne, les rayons de
la lune tombaient sur moi, lancinants, aigus et presque douloureux...
oui, comme s’ils avaient été tangibles! De plus, j’écoutais les menus
crépitements de la paille que travaillait la chaleur, et, dans ma
fièvre, dans mon insomnie, ils prenaient une importance extraordinaire,
ridicule. Tout à coup...

--Tout à coup, dis-je, comme si je m’étais raconté quelque souvenir à
moi-même, tout à coup la porte s’est ouverte, bien doucement...

--Qu’est-ce que tu chantes? Rien de cela. Exaspéré, je me levai et me
disposai à sortir. Je dus même bousculer le grand-père de ce pauvre
nigaud de Combrazot qui se dressa sur son séant et m’ordonna sans
courtoisie de laisser mes compagnons dormir en paix... Je lui répondis
que c’était justement dans cette intention que j’allais de ce pas seller
Rayon-d’or et faire une petite promenade sous la lune: «On n’a pas idée
de ça... on n’a pas idée de ça...» grommelait Combrazot en se
rendormant...

«Je laissai Rayon-d’or trotter comme il lui plut jusqu’au bout du parc,
mais là, surpris par un remue-ménage assez peu ordinaire, je l’arrêtai.
Le grand-père de Sulpice ne bâtissait pas des palais pour ses chiens;
ils logeaient dans un enclos de haies vives, avec des niches aux toits
de chaume pour les mauvais jours. Moi, j’avais bien entendu dire, déjà,
que la lune affolait parfois les chiens; mais à ce point-là, tout de
même!... A l’intérieur de l’enclos, ils couraient circulairement, en
hurlant avec furie comme sur une piste toute chaude. Dans la poussière,
les pierres, les brins d’herbe ou de paille que soulevait leur
frénétique galop, je ne distinguais même plus leurs formes, je n’avais
plus devant moi qu’un vague tournoiement argenté dont la rapidité me
donnait le vertige. J’essayai de me donner une explication: «Quelque
gibier a dû passer par là...» Mais ceci était assez improbable et n’eût
point éclairci, en tout cas, les raisons pour lesquelles les maudits
animaux s’arrêtaient à certains moments, tous ensemble, se postaient sur
le cul, en rangs serrés, puis soufflaient, en gémissant doucement, le
cou tendu dans la direction de la lune, balançant la tête de côté et
d’autre comme ils ont coutume de faire quand ils implorent aide ou
conseil.

«A franchement parler, j’étais... comment dire?... étonné... oui,
étonné... et je suis poli vis-à-vis de moi. Rayon-d’or se mit soudain à
hennir et à trembler sur ses pattes, ce qui ne fut pas pour calmer
mon... étonnement. D’une voix tremblante que je ne me connaissais guère,
d’une voix blanche, comme on dit par ici, j’appelai par leurs noms ces
chiens, qui me connaissaient, durant une de leurs pauses: il me semblait
que j’eusse été rassuré s’ils avaient daigné faire un instant attention
à moi; et je balbutiais: «Hola! hé! Parperlho!... Paix là, Autanas, bon
chien!» Ah! baste, ils ne détournaient pas la tête de mon côté, ils
n’agissaient pas autrement que si, pour un temps, ils étaient entrés
dans un monde où les voix humaines n’arrivaient plus à leurs oreilles...

«Peu après, ils semblèrent délibérer--il n’y a pas d’autre mot à
chercher--... oui, assis en rond autour de Majouras, leur conducteur de
chasse, le plus brave et le plus adroit d’entre eux. Singulier
parlement, en vérité, où tel conseiller se levait de temps en temps,
pour tourner tout seul autour de l’enclos ou flairer le sol en hurlant
de façon lamentable!... Quand ce manège leur parut avoir assez duré, ils
tournèrent, ainsi qu’après un accord, leurs yeux vers le même point de
la haie où, bientôt, un élan formidable les emporta. Les premiers
allèrent donner tête-bêche dans les épines, ceux qui les suivaient
roulèrent sur eux; ce fut un terrible concert de grognements et de
gémissements rageurs: la haie tenait bon. Mais la meute reprit son élan,
revint à l’assaut et, repoussée bon nombre de fois, recommença sans
défaillance, toujours en musique... Mes pensées étaient trop pressées et
tumultueuses pour que le sentiment de la durée demeurât très net en moi.
J’estime cependant que les molosses ne mirent guère plus d’un quart
d’heure à bousculer suffisamment la haie. Après quoi, des têtes dures et
des pattes à toute épreuve eurent tôt fait de fouir un passage, et la
bande quitta l’enclos. Libre, Majouras renifla le vent, rallia les
siens, poussa un long «garde à vous»... Puis, sur un second coup de
gueule lancé par lui, les chiens partirent en chasse.

«Ma curiosité était vive, mais ma peur,--il me semble que je puis
maintenant prononcer devant vous ce mot sans en concevoir de honte--ma
peur ne l’était pas moins. Après un très violent débat de quelques
secondes, la curiosité resta maîtresse de la place, Rayon d’or, cinglé
d’un léger coup de cravache, rattrapa les chiens en quelques bonds.

«A leur suite, je m’engageai quelque temps sous bois... Même en plein
jour, c’est un jeu de casse-cou, vous le savez, que de laisser aller
dans Bastit à sa fantaisie un cheval dans les veines duquel ronfle du
sang et à qui l’on ne ménage pas la civade. Alors imaginez, s’il vous
plaît, un galop en pareil lieu à la faveur de cette traîtresse de lune
qui, même dans son plein, surtout dans son plein, sous prétexte de nous
éclairer, se contente de faire ressortir plus implacablement les ombres!
Certes, j’eus vaguement l’impression que nous pouvions, Rayon d’or
s’assommer contre un tronc d’arbre, moi-même me fendre le crâne en
heurtant une basse branche; mais mon trouble fut d’une autre importance
lorsque je constatai que la meute quittait la forêt pour s’engager dans
le désert.

«J’étais alors un bien jeune chasseur; mais dans notre monde comme dans
celui de Majouras, bon chasseur l’est de race. Ceci pour vous dire que
dès lors je connaissais parfaitement mon affaire et que, durant la
chasse de cette nuit-là, une foule de détails auxquels un profane
n’aurait pas seulement pris garde m’apparaissaient à moi comme
d’irritants prodiges. Enfin, quel gibier les chiens pouvaient-ils
poursuivre en pareil lieu? Le lièvre?... Mais, d’abord, il y passe
rarement, il aurait trop de peine à s’y gîter; puis, c’est un adversaire
de piètre importance et qui n’aurait pu passionner à ce point nos
molosses; et enfin ceux-ci, si experts qu’ils fussent, n’auraient pu, en
terrain sec, se montrer hardis dans le change comme ils étaient... Le
loup? Le sanglier?... Les loups, dès ce temps-là, ne venaient plus vers
Bastit qu’aux approches des hivers rudes... Et, enfin, ce n’est pas, que
je sache, hors de la forêt même, dans ces vallons ou sur ces coteaux
dénudés, que jamais sangliers ou loups penseraient à s’enquérir de
gagnages ou de liteaux; en fait, depuis que le monde est monde, jamais
chasseur n’y rencontra pigaches ou déchaussures et n’y cria vlôo ou
harlou.

«Attendez. Voici qui devenait plus singulier encore. L’un ou l’autre,
amis, avez-vous entendu parler dans ce pays-ci d’animaux qui
s’assemblent sur les _pechs_ pour y danser en rond?... (Ce n’est pas la
peine de me regarder ainsi: je n’en suis qu’à ma huitième pipe!) Eh
bien, il vint un moment--... suivez-moi bien...--où nous atteignîmes un
plateau à peu près circulaire, de cent mètres de diamètre environ, à la
base duquel la meute, jusqu’alors compacte, se divisa en plusieurs
groupes. Mais, une fois que le sommet fut atteint, les chiens
s’assemblèrent de nouveau et, Majouras en tête, firent cinq ou six fois
le tour de cette piste improvisée: toutes manœuvres qui me prouvèrent
catégoriquement que le... gibier était venu là de points divers, qu’il y
avait dansé,--et dansé en rond.

«Cette idée de ronde s’imposa à mon esprit aussi nettement que si
j’avais vu la ronde tournoyer sous mes yeux. Je dis: elle s’imposa. Car,
s’il vous plaît, n’allez pas croire que je l’avais provoquée le moins du
monde pour le seul plaisir de faire de moi un contemplateur de miracles.
Je vous assure que, si j’avais été alors le maître de mon imagination,
j’aurais usé d’elle pour pressentir des faits rassurants ou tout au
moins intelligibles. Or, rien à tenter dans ce sens! En dépit de tous
mes efforts, il n’y avait sous mon crâne que cette absurde ritournelle:
le gibier est venu ici, il est venu de Bastit et d’ailleurs, il est venu
nombreux et il a dansé en rond... en rond... en rond...

«Le gibier! C’est ainsi, faute de mieux, que je nommais les objets
imprécis de la fureur des chiens et de ma propre inquiétude; mais du
diable si je me sentis une seule seconde capable de projeter en mon
esprit une image, même la plus vague, avec l’aide seule de ce mot que
rien n’éclairait!

«La halte au sommet du tertre circulaire et plat ne fut qu’une halte au
long de ma chevauchée démente et bizarre. Bientôt les chiens dévalèrent
ensemble le versant nord du plateau, puis, de nouveau, coururent de
compagnie, droit devant eux, dans la plaine. A peine quelques instants
de répit durant lesquels les sales bêtes, toujours indifférentes aux
appels que je risquais, regardaient la Lune, en hurlant avec
satisfaction et servilité, comme s’ils avaient voulu lui signifier:
«Cela va bien de cette façon, n’est-ce pas?... Tu n’as pas à te plaindre
de nous?...» Derrière eux, Rayon-d’or, sans que j’eusse maintenant
besoin de tirer sur les brides ou de les lui rendre, s’arrêtait ou
repartait. Nous dévorâmes ainsi des lieues en tout sens. Dans ce
déroulement de paysages monotones où il est facile de s’égarer en se
promenant tranquillement en plein jour, vous pensez bien que je ne
savais plus guère où j’en étais, à la suite de cette insensée galopade
nocturne... Et, pour comble, il me semblait que notre train, d’instant
en instant, s’accélérait. A présent, les chiens donnaient comme sur une
quête toute chaude,--si chaude, si impérieusement imposée à leur nez
qu’ils n’avaient plus besoin de laisser à celui-ci une seconde de
réflexion.

«Moi, j’eus alors une hallucination monstrueuse: penché en dehors de ma
selle, je crus... oui, je crus, un instant que mon odorat humain
percevait, lui aussi, au-dessus du sol un fumet récent, âcre et
sauvage...

«Nous continuions de bondir de plus en plus éperdument, d’éminence en
ravin et de val en cime, sans arrêt à présent, dans un aveuglant
tourbillon de poussière argentée... Non, jamais chiens ni cheval excités
par des raisons normales, n’ayant d’autres ressources que leurs propres
forces, n’auraient pu--me parut-il--soutenir une telle allure aussi
longtemps, sans défaillance et presque sans fatigue! Et, tandis que je
constatais cette vélocité effarante, j’en vins à me répéter: ils
courent... ils courent... comme si le Diable les emportait!... Dans un
âge où j’ignorais beaucoup de vérités et où j’avais la tête farcie de
pas mal de fadaises, cette expression toute faite prenait pour moi, je
l’avoue, une valeur désagréable, un sens par trop littéralement défini.

«Brusquement, les chiens s’arrêtèrent, pour tout de bon cette fois,
faisant frein de leurs pattes de devant, hurlant de désappointement,
tandis que Rayon-d’or, emporté par son élan au milieu de la meute, se
cabrait... Vous avez entendu parler du Trou du Diable? C’était là que
nous étions arrivés. Durant quelques instants, déçu moi-même, je
regardai les chiens se démener furieusement au ras du gouffre: vous avez
vu certains roquets un peu bien couards, lorsqu’on lance en leur
présence un morceau de bois dans la rivière, courir de côté et d’autre
sur la berge, en jappant, mais bien décidés à ne pas se jeter à l’eau.
Nos molosses me faisaient, au moment dont je vous parle, penser à ces
roquets-là, ce qui m’eût certainement attristé pour eux si je n’avais
pas eu d’autres pensées en tête.

«C’était sans doute à cause de la rapidité de notre course que la Peur,
jusque-là, la Peur qui était à mes trousses, m’avait frôlé, mais non pas
rejoint. Quand je fus arrêté, elle prit sa revanche, et je sentis son
souffle glacial tout autour de moi... Alors Rayon-d’or, qui recommençait
à hennir de façon équivoque, fit de lui-même volte-face, et moi, décidé
à laisser les chiens monter la garde tout seuls autour du Trou du
Diable, je le lui permis volontiers, puis piquai des deux.

«La nuit était déjà sur sa fin; le disque énorme de la lune, dont
l’argent éblouissant devenait peu à peu jaunâtre, s’échancrait sur le
coteau de Crèvecœur. Ayant eu le tort de ne point me fier tout de suite
à l’instinct de mon cheval, je m’égarai. Il faisait déjà presque jour
lorsque je rentrai dans Castelcourrilh; en passant près du chenil, je me
rendis compte que les molosses m’avaient devancé. Ils étaient
couchés,--pantelants, exténués, poussiéreux. Je descendis de cheval et
leur poussai une petite visite. Ils s’éveillèrent, me reconnurent bien
cette fois, et s’avancèrent à ma rencontre, la queue frétillante et
basse, mâchonnant piteusement leurs babines, roulant des yeux serviles
et comme larmoyants, bref, en chiens avisés qui prévoient qu’une
démolition de clôture suivie de fugue peut avoir pour eux _in breve
tempus_ toutes sortes de fâcheuses conséquences.

«Moi, je me contentai de distribuer çà et là quelques caresses, avec une
sorte de respect pour ces gens qui en savaient sans aucun doute plus
long que moi sur bien des choses.»

                   *       *       *       *       *

Et M. de Fontès-Houeilhacq se leva, comme s’il n’avait eu plus rien à
ajouter. Ce qui fit que M. de Quintecrabe de Gorp se crut permis de nous
servir aussitôt un plat de sa manière.

--Il existe, à propos de chiens poursuivant des diables, une légende
analogue dans le Thibet...

M. de Fontès-Houeilhacq sursauta, indigné:

--Ah ça! monsieur, vous gaussez-vous? Vous ai-je parlé de diables, et
quoi que ce soit, dans mon récit, vous autorise-t-il à l’assimiler à une
légende? Je dis ce que j’ai vu... et je sais ce que je sais... Les
voyages ne forment pas la vieillesse!

--Monsieur, gronda l’infortuné marin, sans grande conviction du reste...

Par chance, trois coups discrets résonnèrent à ce moment précis contre
notre porte. Un valet venait nous avertir que tous ces messieurs étaient
de retour et que l’heure du dîner allait sonner.

--Je n’ai pas faim, déclara M. de Fontès-Houeilhacq.

--Moi non plus, dit très sèchement M. de Quintecrabe,

--Il suffira que tu m’apportes un poulet, d’ici une heure environ...
avec une dourne de vin blanc, ordonna M. de Fontès-Houeilhacq après
réflexion.

--Et à moi... oh! en cas... quelques tranches de bœuf, avec une cruche
de rouge, ajouta l’ancien officier de marine.

Le valet s’inclina et sortit. Je pris congé immédiatement de mes hôtes.
Je les vis du reste, un peu plus tard, arriver en même temps sur la
terrasse, l’un par l’escalier de droite, l’autre par l’escalier de
gauche. M. de Fontès-Houeilhacq et M. de Quintecrabe de Gorp avaient, à
coup sûr, failli sérieusement se brouiller: il se passa bien dix minutes
avant qu’ils consentissent à avoir l’air de se reconnaître et à
s’adresser la parole... J’ajoute que c’est à Ève et à moi qu’ils durent
le plaisir de ne pas se bouder davantage. Ève apparut parmi nous, toute
rose, toute imprégnée d’une belle journée de grand air et de lumière.
Elle courut vers moi en criant joyeusement:

--Regarde! C’est moi qui l’ai tué, dès l’aube...

Elle me tendait une touffe de soies de sanglier. Et moi, qui gardais
mémoire d’un vieil usage celtique ou païen du pays, je la pris devant
tous; puis, je fis flamber une allumette; et la touffe de soie, au bout
de mes doigts crépita dans la flamme en répandant une odeur acre de
corne...

--Vénus venge une fois de plus Adonis! murmura près de nous M. de
Fontès-Houeilhacq...

Et le marquis Sulpice d’Escorral:

--Allons! C’est officiel... Mes amis, ces enfants n’ont plus rien à vous
apprendre...

--Vivent les _novies_! crièrent les chasseurs.

--Monsieur, il me semble qu’en un pareil moment, il convient d’oublier
certaines paroles, dit M. de Quintecrabe en tendant la main à M. de
Fontès-Houeilhacq...

Et ils s’assirent l’un près de l’autre, comme à l’ordinaire. Tout près
d’eux, mon père, au comble de l’attendrissement, sanglotait, non sans
sauter au cou de quiconque passait à portée de son étreinte.

Le rire étrange, déjà plusieurs fois entendu, retentit encore au bas de
la terrasse. Il me semble qu’Ève et moi, au milieu de l’allégresse
générale, avions été seuls à l’entendre. Je voulus courir vers la
balustrade, profiter de ce qu’il faisait encore grand jour pour me
rendre compte...

Ève me retint:

--Laisse donc... Laisse donc...

--Qui est-ce? Cela m’agace.

--Est-ce que tu m’aimes?

--Ève!...

--Alors, embrasse-moi encore, et reste ici.

Il me sembla que ma fiancée, quelques secondes plus tard, murmurait
entre ses dents quelque chose comme:

--_Elle_ commence à m’embêter... _elle_ me paiera cela.




IX

        Dicitur in his regionibus eos non gregem Deorum antiquorum
        sequi, quia Dei non sunt, sed animalia revera esse, quia
        moriuntur, etsi diutissime vivant...

        ... Licet fideles existentiam eorum confiteantur et admonitiones
        accipiant de maleficiis quae saepissime adversus christianos
        parent.

        Paulin de Pella.


--Viens tout près de moi, disait Ève. Tu vas être sage; tu ne
m’embrasseras que lorsque je t’en prierai... Oh! pourquoi fronces-tu
ainsi les sourcils? Pardon, mon seigneur... Tiens, c’est moi qui
commence...

Elle nous avait quittés tout de suite après le repas, et je m’étais hâté
de la rejoindre, en dépit des efforts de M. Fontès-Houeilhacq qui ne
tenait point,--cela se reniflait sans peine!--son histoire de
l’après-midi pour terminée.

--Je suis heureuse. Nous partirons très loin, le plus tôt possible,
n’est-ce pas?... J’ai l’air de te demander ton avis, mais ne me réponds
pas... Tu me battras ensuite si ce dont j’ai envie te déplaît; mais je
te grifferai, moi, si tu as l’air de te moquer de moi pendant que je
parle... Regarde-moi... touche mes bras... Ah! comme c’est bon de vivre
quand on le mérite! Je me porte très bien. Montre tes yeux? Je ne les
aime pas, ce soir. Pourquoi ne m’as-tu pas suivie à la chasse?... Tu as
rêvassé et radoté, je parie, avec les vieux? Guéris-toi de ces manies!
Tu étais plus beau le soir où tu as condamné Georges à mort...

--Voyons... suppliai-je, tout ensemble flatté et troublé par
l’exaltation de la vierge orgueilleuse.

Elle jeta ses mains autour de mon cou, calinement, mais de façon à me
faire moins sentir sa chair que ses ongles:

--Puisque je ne veux pas que tu m’interrompes... Tu as raison, du reste:
mieux vaut ne plus parler de Georges, qui est bien où il est. Il n’a
fait que suivre sa vocation jusqu’au bout. Regarde-moi! Regarde-moi!...
N’est-ce pas que nous ne sommes pas, nous deux, faits pour vivre parmi
des tombes?

Je la laissais divaguer ainsi, passionnément et puérilement, en prenant
bien moins garde au sens de ses paroles qu’à leur musique. Et puis,
j’étais surtout occupé de son jeune parfum, de sa beauté; devant mes
yeux mi-clos, qui parvenaient malaisément à ne laisser filtrer qu’une
simple et pitoyable lueur de tendresse s’interposait, entre elle et moi,
le joyau de luxure, que je distingue comme un rubis, après la sixième
pipe, comme un rubis énorme qui ne pend ni à mon cou ni à mon poignet,
mais qui roule en tintant avec un bruit de grelot dans le crâne
translucide de mon image extériorisée. Ève comprit-elle mon désir? Elle
se tut et s’écarta de moi avec un sourire dont je ne puis dire s’il
était inspiré par le sentiment de sa faiblesse ou par celui de sa force,
s’il était instinctif ou raisonné, s’il était une invite à mon audace ou
une défense de fortune préparée contre elle. Trop tard, en tout cas! Mes
mains avaient rageusement déchiré, du col à la ceinture, une mince
blouse de mousseline, et, sans qu’Ève m’eut opposé d’autre résistance,
je respirais déjà son parfum à même ses seins dévoilés. Je ne sais trop
pourquoi je revis alors l’image de Diane contemplée la veille dans
l’ancienne chapelle, et, comme flamboyants devant mes yeux tout à fait
clos pour l’instant, les mots grecs à moitié effacés par l’usure
séculaire: ΑΡΤΕΜ... ΙΕΡ... Le simulacre sélénique de la vierge
irréprochable luisait en face de nous dans le ciel quand je rouvris les
yeux, et je redevins sans cause et soudainement maître de moi, ou plutôt
orphelin de tout ce qui avait pu, un instant auparavant, provoquer ma
brutalité précieuse.

Juste au même moment, le rire,--le rire exaspérant et adorable,--se fit
entendre dans le couloir. Alors Ève, dégrisée, farouche, m’échappa,
bondit, prit un revolver qui traînait sur sa cheminée, ouvrit la
porte... Trois détonations retentirent,--que suivit un gémissement. Et
ce fut tout: un incident de dix secondes au plus... Déjà, les nôtres et
leurs valets accouraient, M. d’Escorral en tête... Des flambeaux furent
allumés...

--Qu’est-ce qui se passe? haletait le marquis Sulpice... Ève, ma petite
Ève, tu n’es pas blessée?

Mais celle-ci, très calme:

--Eh bien... quoi?... Nous nous amusions à essayer ce revolver, Michel
et moi. En voilà, des histoires!

Ce ne fut qu’une bonne minute après, une fois rassuré, qu’il s’aperçut
de la tenue de sa fille, de sa blouse déchirée, de sa gorge offerte à
tous les regards. Alors, il se fâcha très fort:

--Ce n’est pas une raison parce que vous êtes fiancés pour...

Il s’arrêta. Je crois qu’il avait envie de rire...

--... pour essayer des revolvers dans... cet accoutrement,
poursuivit-il.

Nos amis et la valetaille, dans la crainte d’une scène d’ordre
évidemment tout intime, s’étaient déjà éclipsés. Et, avec eux, les
flambeaux. M. le marquis d’Escorral, arrivé le premier, comprit que sa
dignité serait sauve s’il restait le dernier sur les lieux du drame.

--Compris, hein? conclut-il pour nous deux d’une voix terrible... parce
que, sans cela, je vous botterais le cul... je vous botterais le cul,
moi qui vous parle!

--Ça, ce serait à voir, murmura tranquillement Ève, tandis qu’il
s’éloignait.

Elle ajouta en riant:

--Belle journée, décidément! A demain, Michel.

Et puis, me rappelant:

--Ferme ta porte. A clef, tu entends?... Non, sans rire... promets moi
de fermer ta porte à clef...

                   *       *       *       *       *

Mais je n’avais pas sommeil encore et je regagnai la terrasse. Quelle
imprudence! M. de Fontès-Houeilhacq s’y promenait de long en large, en
fumant cette fois une très ordinaire et très bourgeoise pipe de tabac;
et, comme je lui étais littéralement tombé dessus, faire semblant de ne
point le voir ou simuler la surdité devenait impossible. D’ailleurs, il
m’avait attrapé par la manche et paraissait bien décidé à ne point me
lâcher comme cela.

Un instant, j’osai espérer de m’en tirer à bon compte, avec un
supplément de félicitations à propos de mes fiançailles. Mais ce que je
redoutais ne tarda pas à se produire:

--Eh bien, petit vicomte, n’as-tu pas envie de la suivre, cette nuit, la
chasse du Clair de Lune?

--Les chiens n’en ont pas plus envie que moi, ce soir.

--Leur nuit est passée!... C’est comme ça... Tu ne comprends pas. Oh!
moi-même j’ai mis beaucoup de temps à comprendre... C’est bien simple,
pourtant. Tu sais que Diane fut la divinité des chasseurs avant que le
bienheureux Hubert devînt leur patron? Or, d’après les mythographes les
plus compétents, la lune n’est que le reflet céleste de la déesse,
reflet visible pour les hommes, alors que la déesse méprisée ne perd
plus son temps à se pencher sur Endymion et se cache on ne sait où...
Mais, lorsque la lune est dans son plein, les chiens, et surtout ses
favoris les molosses, reconnaissent plus ou moins en elle leur antique
conductrice et la saluent à leur manière... Parfois, même,--mais cela
n’arrive qu’assez rarement,--ils la reconnaissent tout à fait... Voilà!

C’était tout simple, en effet.

--Mais le gibier, me diras-tu, mon petit?... poursuivit implacablement
M. de Fontès-Houeilhacq. Le Diable? des diables?... Il faut être niais
comme un vieux marin ou comme un paysan d’ici pour voir le Diable en
pareille affaire!... Non... La vérité, c’est qu’ici comme partout
erraient autrefois d’innombrables hordes de bêtes divines, ou prétendues
telles par les poètes... Les Satyres, qu’on appelle aussi Sylvains,
Ægipans, Faunes, Capricornes et même Capripèdes, durent notamment y
pulluler. Le lièvre blanc hante les neiges, la rainette se plaît dans
les feuilles vertes; quoi d’étonnant à ce que ces êtres se soient plus
particulièrement complus dans ce pays où les frondaisons, les herbes et
les roches ont si souvent la couleur grise et rougeâtre de leur pelage?

«Certes, quand il y eut des hommes, ils durent demeurer ahuris pendant
quelques siècles; puis, la curiosité ou l’ennui les poussant, ils se
rapprochèrent d’eux. Ne crois pas, petit vicomte, que je parle au
hasard: ce sont là des faits maintes fois rapportés aussi bien par les
auteurs païens que par les Pères de l’Église... Ils aidaient aux travaux
des champs et recevaient, en échange de ces services, du froment, des
fruits, parfois même une outre de vin, ce qu’ils préféraient à tout.
Mais c’étaient des personnages paresseux, maraudeurs, querelleurs, à la
fois vantards et pusillanimes, et si mal éduqués qu’ils ne tardèrent pas
à être jugés tels, même par des rustres. Oui, quand la besogne les
lassait, soudain, sans raison, même si un orage menaçait de noyer les
épis fraîchement moissonnés, ils tiraient leur révérence à la compagnie
et allaient à quelques pas de là se chamailler, gambader ou gratter
leurs puces tout en narguant sans pudeur les travailleurs qu’ils
laissaient en plan.

«Et, dès qu’il y avait un mauvais tour à perpétrer, ils étaient là; ils
arrivaient avec un petit air de rien, par bandes sournoises, en prenant
bien soin de ne pas faire sonner leurs sabots sur le sol,--et se
partageaient équitablement la besogne, tiraient les femmes par les
cotillons quand elles allaient porter la soupe aux hommes, jetaient des
immondices dans les marmites, faisaient peur aux petits enfants,
plumaient les poules toutes vives; d’autres fois, couchés sous les
barriques des celliers, ils buvaient jusqu’à ce qu’on vînt les
surprendre et les faire fuir à coups de triques, titubant et débitant de
telles folies et malpropretés qu’on ne savait, en vérité, où ils avaient
pu les prendre.

«Finalement, les hommes qui croissaient en nombre, et qui pouvaient
désormais se passer d’eux, prirent des fouets et des fourches et les
chassèrent vers les forêts. Eux y demeurèrent; car, fort poltrons sous
leurs allures effrontées, ils se méfiaient de l’accueil qui les eût
attendus chez les hommes en y montrant seulement le bout de leurs
cornes.

«Et les hommes, n’en ayant plus de nouvelles, pensèrent qu’ils étaient
morts; ils ne parlèrent plus d’eux que dans les contes qu’ils faisaient
autour des _calelhs_, à la veillée.

«Mais vint l’époque où les premières églises firent carillonner leurs
cloches dans les campagnes. Le son des cloches alla jusqu’aux oreilles
des Faunes dans leurs forêts, et eut le don de les irriter à l’extrême.
Pour quelles raisons? On ne le sait... Mais le fait est certain, et
dûment constaté par des auteurs comme Marius Victor ou Orentius, évêque
d’Auch. Ce fut à cette occasion que les plus hardis d’entre eux, se
souvenant de leur ancienne malignité, recommencèrent à venir, la nuit,
rôder dans les villages, et de préférence autour des églises et des
lieux consacrés, dans l’espoir, évidemment, de voler ou d’abîmer les
cloches. Ceux qui les voyaient les prenaient pour ces diables que la
nouvelle religion figurait à leur image; et l’on conçoit que le premier
soin des chrétiens, quand il leur arrivait d’empoigner un de ces mauvais
bougres, ait toujours été de le faire asperger d’eau bénite par le
Curé,--ce qui comblait d’épouvante le captif et lui arrachait des cris
inarticulés, rauques, terribles.

«Bien entendu, il importait peu aux Faunes que l’eau fût ou non bénite
et que la douche leur fût administrée par le Curé ou par un mécréant;
leur émoi et leur colère provenaient simplement de ce fait qu’ils
craignent l’eau par dessus toute chose;--car, malpropres, ils aiment à
se rouler dans le fumier, sur les ordures; ils ne sont jamais fiers
d’eux-mêmes s’ils ne sont bien sûrs de puer, et la véritable noblesse
consiste pour eux à traîner aux poils de leurs fesses une couche de boue
ou de crotte vieille de cent années et plus.

«Aujourd’hui, les hommes ayant envahi les forêts elles-mêmes, les Faunes
ont dû, une fois de plus, aller s’abriter ailleurs. Les derniers d’entre
eux habitent aujourd’hui les plus profonds et les plus secrets abîmes de
notre planète,--le Trou du Diable, par exemple, ainsi dénommé par
quelque Quercinol naïf qui vit jadis disparaître dans ses ténèbres un
personnage au front biscornu.

«Ils doivent vivre là misérablement, accablés par l’ennui que leur vaut
le sentiment de leur longévité prodigieuse. Et parfois, du fond de leur
mémoire immense et vague, ils sentent sourdre la nostalgie des nuits
antiques où ils formaient joyeusement des chœurs sous la lune; alors,
ils quittent leurs gîtes obscurs, en dépit de la crainte qui gâte leur
plaisir. Mais Diane, du haut du ciel où brille son fantôme, se souvient
aussi. Elle exècre les Satyres qui, jadis, témoignaient un peu trop
vertement leur admiration aux damoiselles de sa suite; et elle se venge
en lançant les chiens à leurs trousses, dès qu’elle parvient à se faire
entendre des chiens...

Je dissimulai un bâillement en m’écriant avec enthousiasme:

--Tout s’explique!

M. de Fontès-Houeilhacq, satisfait, devint lyrique, cita Shakespeare:
«Il y a plus de choses sous le ciel...» et poursuivit:

--Oui, sous le ciel... et bon nombre aussi d’autres sous la terre...
Nier les Faunes? Absurdité. Dis moi... comment expliquerait-on certains
faits...

Il parut hésiter, puis déclara:

--Sujet scabreux. Mais tu n’es plus un enfant... J’ai vu, moi, ici même,
dans le temps, une jeune gardeuse de troupeau à qui on ne connaissait
pas de galants, contrainte d’avouer à sa mère,--il n’était que
temps!--que... Mais oui, il se produit encore de ces monstrueux hymens,
et qui portent leurs fruits... Tu vois ça d’ici, hein? La petite file sa
quenouille ou somnole à l’orée d’un bois, le monstre se jette sur elle,
aiguillonné par une implacable haine de race autant que par la
lubricité... Jamais la pauvre fille n’osera avouer ce qui lui est
arrivé, crainte de passer pour folle ou d’être tenue pour sorcière... Et
l’enfant naîtra, _louperou_ ou _louperoune_, parfois sous les espèces
d’un monstre impossible à baptiser et qu’il vaut mieux étrangler en
secret tout de suite, avec la complicité de quiconque est bon
chrétien,--parfois, aussi, beau comme un dieu champêtre... ou belle
comme une nymphe...

La conversation de M. de Fontès-Houeilhacq présenta soudain infiniment
plus d’intérêt pour moi.

--Alors, demandai-je, les louperous et les louperounes?...

--Sont les produits de ces unions. Des hommes ou des femmes en
apparence, mais qui, parfois, la nuit, redeviennent des dieux ou des
bêtes, qui hurlent sans raison en rôdant à travers champs et bois, qui
marchent sans bruit, qui ont des yeux phosphorescents dans l’ombre...
Oh! qu’ils parviennent ou non à dompter leurs instincts ou à les
dissimuler, ils ne sont pas difficiles à reconnaître!

                   *       *       *       *       *

Quand liberté me fut enfin donnée de regagner ma chambre, il n’était pas
loin de minuit. Je me rappelai la recommandation d’Ève, je fermai la
porte à clef... Les souvenirs de la nuit précédente, négligés durant la
journée, tourbillonnaient autour de moi, délicieux, certes, mais
équivoques, inquiétants, menaçants même. De même que le Prince Ulysse se
fit enchaîner à un mât aux abords du pays des Sirènes, j’aurais voulu
pouvoir me ligoter tout entier à mon amour pour Ève, comme s’il n’y
avait plus eu dès lors d’autre recours possible contre divers
enchantements dangereux dont je me sentais vaguement averti.

Or, dès que je me fus assuré que la porte était bien fermée, le rire
déjà familier retentit,--silencieusement, si je puis dire,--tout à côté
de moi, et une bouche embaumée murmura près de la mienne:

--A quoi bon prendre toutes ces précautions, mon chéri?

Je bondis jusqu’à la lucarne, arrachai la peau de bique qui la
calfeutrait depuis la veille... Et, dans la clarté lunaire qui jaillit
de la baie étroite, je LA vis pour la première fois. Ses cheveux
dénoués, dont la nuance se confondait avec les rayons du soleil,
faisaient penser, sous ceux de la lune, à un poudroiement d’or très
pâle, presque argenté par endroits. Des vêtements féminins gisaient sur
le parquet... Elle était à demi nue... En riant, elle grelotta, prit la
peau de bique et s’en enveloppa, puis m’entraîna vers la couchette:

--Comme tu as tardé!

Moi je ne disais rien. Je ne pensais plus. Je la respirais. C’étaient
tous les plus précieux et les plus sauvages parfums des belles saisons
qu’elle semblait traîner autour d’elle. Elle se pelotonna contre moi
avec des gestes et une souplesse de jolie bête; et toujours ce rire, de
plus en plus étouffé qui, maintenant, ressemblait à un ronronnement...

Ma main, errant autour de son bras musclé et mince rencontra soudain une
sorte de tiédeur liquide. La visiteuse poussa un léger cri
involontaire... Je tendis ma main vers le rayon de lune comme vers une
lampe.

--Qu’est-ce que c’est? Mais tu es blessée!

Elle dit: «Ah! tu crois?» Elle se leva, regarda sa blessure: la légère
éraflure d’une balle de revolver entre le coude et l’épaule gauches, au
niveau du sein.

Elle sourit et, se recouchant:

--On peut payer son plaisir d’un peu de sang, fit-elle.




DEUXIÈME PARTIE

Clarecrose




I

        Marche trois jours et quatre nuits
        Par les chemins des hommes, puis
        Quitte alors cette route, et suis
            La piste de la Lune.
        Ce qui t’attend au beau pays,
        Si ce n’est pas le paradis
        O cœur vaillant, c’est mieux ou pis:
            C’est l’amour, la fortune!
        Ne sois pas trop tôt fatigué,
        Passe le bois, passe le gué
        Puis, d’un bâton de chêne,--ô gué!--
            Heurte la porte close,
        O cœur vaillant, et tu verras
        Les belles filles de là-bas
        Venir en te tendant les bras
            Du fond de Clarecrose.


Notre séjour à Castelcourrilh touchait à sa fin. Deux jours encore, et
nous irions rejoindre, en aval du barrage de Cahors, la gabare de
Peyroun Peyrigot.

J’ai toujours éprouvé aussi cruellement qu’il se puisse les fins de
fêtes; au lycée, une mélancolie presque coléreuse me gâtait les congés à
leur déclin; à la caserne, il me suffisait qu’une permission atteignît
sa moitié pour qu’il me fût désormais comme interdit d’en jouir. De
même, à Castelcourrilh, j’avais grande envie de pleurer, si tendre que
se montrât Ève: la vie allait recommencer.

On ne décrit pas une beauté miraculeusement chère avec des mots, pas
plus qu’avec des mots on ne rend compte d’une image ou d’une musique, si
illustres soient-elles... Ce sont là jeux de critiques d’art ou de
romanciers à court de copie. Me voyez-vous, vraiment, pour vous
expliquer toute la salutaire clarté que j’entrevoyais en regardant vers
l’avenir, lorsque je pensais à mon amour voué à Ève, me voyez-vous
dépeignant ici sa beauté en détail? Un très grand écrivain, dont on ne
saurait mettre en doute la richesse verbale, dit en pareil cas de ses
héroïnes: «Elle rappelait le portrait de X... par Z... qu’on voit, au
musée de Y...» Je regrette d’avoir trop peu fréquenté les musées
illustres. Mais peut-être mieux vaut-il qu’Ève demeure une vague image,
une fois que j’aurai confessé qu’elle était belle, pour ceux qui liront
ceci comme pour moi.

Elle était belle, dis-je, et peut-être très belle; il m’eût été
impossible d’imaginer désormais une autre créature à qui je me fusse lié
_pour toujours_ en ce monde. Laissons de côté les attraits par lesquels
une fille de vingt ans peut devenir la suzeraine sensuelle d’un jeune
homme; car, je me sentais très sincèrement «au-dessus de cela». Ce qui
me plaisait en ma conquête, c’étaient sa facilité et sa violence, les
baisers accordés après une lutte pour rire, la bonne aubaine d’une mort
tragi-burlesque, un peu ridicule, à laquelle nos faibles mérites
n’eussent pas dû nous donner droit. Je pensais à mes déplorables aïeux
immédiats, mon père y compris. Il me semblait que j’étais déjà mieux et
plus qu’eux, que j’étais pour le moins _quelque chose_... Étrange
mentalité toute pétrie d’orgueil sans motif et de lâcheté mal consentie!
Ève ne se fût pas trouvée, comme par hasard, sur ma route, que je
n’aurais probablement pas supporté les dix jours de chasse, durant
lesquels je ne fus même pas capable de chasser...

Pourtant--que vient faire ici ce souvenir d’un air de Manon?--quelle que
fût la sincérité des sentiments que j’ai esquissés en nommant Ève, je
voyais parfois, en fermant les yeux, oh! non pas une maisonnette toute
blanche, mais une retraite imprécise, où j’aurais vécu six mois ou cent
ans sans ennui, pourvu que certaine présence et certain parfum
voulussent bien m’y tenir compagnie.

Et, alors, dans ma pensée, il ne s’agissait nullement de la Vierge par
erreur vouée à Diane.

Quand mon père était particulièrement ivre, il lui arrivait fréquemment
de converser sur des sujets graves avec moi. Ce matin-là, il avait mangé
une conserve de foie d’oie, bu deux litres de vin blanc, n’éprouvait pas
la moindre envie d’aller à la chasse; en conséquence de quoi il avait
estimé plus digne de m’attendre sur la terrasse, afin de «me parler
sérieusement», ne se sentant pas capable, personnellement, de faire en
telle occurrence rien de mieux.

--Michel, c’est un vieux camarade qui s’adresse à toi... Sulpice a
raison de te dire qu’il faut respecter ta fiancée... Mais ce n’est pas
ce qui t’excuse de te conduire comme tu le fais avec Noëlia!... Holà!...
Laisse-moi parler!... Il n’est bruit que de cela dans toute la maison...
Je sais bien que Noëlia n’est pas une vertu. Mais mémé Zanoun est
furieuse... et ta fiancée, si elle venait à savoir que...

--Ah! dis-je... alors, c’est Noëlia qui?... Ça, par exemple!...

Et j’éclatai de rire.

--Chut! fit mon père, qui manqua de choir en se levant du banc où nous
nous étions assis quelques instants plus tôt... chut!... On pourrait
nous écouter... Viens plus loin! Tu ne t’imagines pas à quel point les
murs ont par ici des oreilles.

Ce fut ainsi qu’il me devint possible de donner un nom à la mystérieuse
et quasi diabolique hôtesse de chacune de mes nuits. Un instant, je
voulus douter encore. Je revoyais la petite-fille de mémé Zanoun, ce
laideron aux cheveux jaunes que, tout gosses et quand nous étions las
d’entonner en chœur la chanson de _la Châtaigne_, nous martyrisions à
qui mieux mieux, dans les cuisines du château. Ne me demandez pas ici
pourquoi je ne m’étais même pas informé de l’identité de ma visiteuse
nocturne: j’ai toujours eu un faible pour mes beaux rêves, à mérite égal
avec des réalités aussi appréciables qu’eux.

--Vous n’êtes pas chic, dis-je au quinzième marquis: en toute sincérité,
j’aurais préféré autre chose!... Ne me regardez pas ainsi... Je ne
savais pas... Ça peut vous étonner, mais c’est comme ça. Elle venait, la
nuit, par la porte ou par la fenêtre... Alors, vous comprenez...

--Je comprends parfaitement... Mais alors, pourquoi n’avoir pas attendu
notre retour pour devenir le fiancé officiel d’Ève? Tu peux vexer
cruellement cette jeune fille...

Nous nous égarions, c’est-à-dire que nous ne considérions pas le même
fait sur le même plan ni du même point de vue... Qu’imaginait-il, lui,
dans l’éternelle semi-conscience à laquelle une pointe d’ivresse pouvait
seule, désormais, rendre une intermittente lucidité? Après avoir fait de
son mieux pour réfléchir, il me demanda, moins,--me parut-il,--en
inquisiteur qu’en curieux:

--Parle franc: tu ne savais pas son nom?

--Ni même qui elle était.

--Ça, c’est drôle, tout de même! Tu es un numéro! Tu ne te fiches pas de
moi, au moins?

Je le lui jurai avec une sincérité si évidente qu’il en demeura ébloui,
estomaqué..., et presque dégrisé pour un temps:

--Alors, vas-y, mon petit... A ta place, j’en aurais fait autant! Pas de
place pour nous dans la vie... Mieux vaut rigoler en attendant le
reste!... On s’embête... on s’embête... Belle fille!... Elle a fiché le
camp d’ici à quinze ans, cinq ans bientôt, sous prétexte d’entrer en
place à Bordeaux... On n’avait plus entendu parler d’elle... Elle est
revenue cette année, bien habillée, peut-être riche; elle a loué une
bicoque du côté de Vilhane, au coin ouest du Bois... La mémé Zanoun a
peur d’elle, un peu... Dame! la drôlesse ne sort que la nuit... Les
paysannes qui la connurent toute petite la jalousent, la traitent de
_louperoune_...

--Quel était son père? demandai-je, soudainement intéressé...

--Telle fille, telle mère, prononça doctoralement le quinzième
marquis... On n’a jamais su... Étrange bonne femme que sa mère, à vrai
dire!

Ses yeux semblèrent se tourner vers le passé:

--Oui... assez jolie... j’avais ton âge... Ah! on était bien reçu, je
t’assure, quand on essayait de faire la cour d’un peu trop près à la
Julia!... Nous avions tous essayé. Tu penses si nous avons ri, Sulpice
le premier, quand la mémé Zanoun nous apprit--un an ou deux plus
tard--que la vertueuse Julia «en avait le ventre plein»!... Pauvre bonne
vieille! Elle ne parlait plus que de son déshonneur et de se faire
périr... Puis, ça s’arrangea.

--Et... la Julia?

--On la retint pour nourrir Ève... qui allait naître.

--Et puis...?

--Et puis on fut obligé de sevrer Ève et de faire enfermer la Julia...
Parce que la Julia devenait peu à peu comme folle. Telle mère, telle
fille. Mon garçon, je t’ai averti, comme il se devait. Ceci dit...

Et mon père s’éloigna en sifflant un air de chasse, la conscience
tranquille. Alors une voix qui ne me semblait pouvoir résonner que pour
moi, très basse et néanmoins très distincte:

--Viens tout de même _là-bas_, où je t’ai dit la nuit dernière...

Je sursautai. Je regardai. Personne. Je me rappelai,--assez
burlesquement, me semblait-il,--certaines récentes divagations de M. de
Fontès-Houeilhacq: «Elles marchent sans bruit...» et le reste...

«_Où je t’ai dit la nuit dernière..._» La visiteuse m’avait signifié: «A
l’entrée du chemin de Clarecrose...»

Clarecrose? Aucune carte, si ancienne ou neuve qu’elle soit, n’a jamais
indiqué ce nom de contrée ou de village.

Et j’éprouvai une sorte d’épouvante, encore qu’il n’y eût autour de moi
que beau soleil et radieux matin... Car, à moins que j’eusse perdu la
raison, il me semblait dès lors nécessaire d’admettre que la visiteuse
nocturne était aussi au courant de mes rêves.




II

        Toute réalité n’est pas
        Près du sol où posent tes pas.
        En est-il plus haut,--ou plus bas?...
            --Ou même ailleurs? En rêve?
        Ce que Dieu t’accorde en naissant
        Est jeu pour toi bien innocent...
        Mais certain voile est plus plaisant
            Et vaut qu’on le soulève.
        Souris au Mystère. On le doit
        Aux aïeux morts, au rêve droit
        Que leurs ombres montrent du doigt.
            Sache entendre leur ordre,
        Et puis attends. Et sache aussi,
        Ayant jusque-là réussi,
        Que la règle s’inscrit ainsi:
            Il faut mourir ou mordre.


Je n’ai jamais eu l’habitude de la réflexion, ayant révéré surtout,
jusqu’à l’heure ici marquée, le goût tout nu de mon plaisir. Mais
j’étais sans force devant ce mot légendaire et enfantin: Clarecrose.

Voici: nous ne vivons pas à l’ordinaire en rêve, si souhaitable que cela
puisse parfois paraître à des gens de ma sorte, inférieurs ou supérieurs
à leur existence toute tracée. Alors, il faut bien que je m’explique,
que je me résume,--ne serait-ce que pour me reconnaître franchement,
pour me bien regarder en face un instant,--un peu de la même façon que
le feraient dans leurs mémoires publiés à grands fracas des guerriers,
des hommes d’État, des assassins, des diplomates ou des courtisanes.
Mais, alors, cela devient terrible et pénible... Comme j’ai eu tort de
lire, d’apprendre, de m’intéresser à certaines choses belles! Quel
bénéfice m’en restera-t-il, que ma vie soit ou non signée de moi quelque
part? Un bénéfice négatif tout au plus: celui de comprendre, ou, pour
mieux dire, de sentir le peu que je vaux...--et de tenter de me défendre
contre une infinité de choses obscures, à force de réflexion.

Bien plus, le mot «réflexion» ne saurait sonner en ce cas comme s’il
venait du plus sincère de moi-même. Je suis devant lui, quand je me le
répète, comme une coquette ambitieuse en présence d’un bijou que ses
moyens lui interdisent pour toujours de s’offrir.

Abdiquons donc! Une autre route se présente, qui n’est pas sans charmes,
dans sa facilité bénie et son immense incertitude.

--Si tu sens vraiment que tu en es là, ne résiste plus, laisse-toi
emporter, c’est plus digne, me dit un Démon qui me paraît délégué en moi
du fond des temps,--des années où je n’étais, aux veines et au cœur de
mes ascendants les plus reculés, qu’une goutte de sang précaire,
périssable.

Alors, je remonte sans effort le cours du fleuve dont les sources
jaillissent du pays sombre d’où nous sortons et où il nous faudra
revenir coûte que coûte. Je m’arrête dans le calme estuaire livide d’un
affluent, où s’élèvent de funèbres roseaux... Ma barque, que nul cygne
ni nulle colombe ne menait dans son voyage vers le passé, a fait escale
là, comme d’elle-même.

(J’ai oublié de dire que ce que je raconte ici, c’est un rêve qui est
revenu danser autour de moi, tandis que je me suis endormi sur un banc,
dans le parc de Castelcourrilh, après le départ de mon père et en
attendant le moment de me rendre à l’étonnante invitation qui vient de
m’être renouvelée...)

Renouvelée, quand j’étais éveillé encore. A présent, je dors.

Je dors, mais je n’ai jamais eu l’impression de vivre avec autant de
clarté et de véhémence. J’ai vogué si loin du présent, jusqu’à
l’estuaire livide, que la vie réelle, vaguement perçue en son triomphe
d’automne, de soleil, de couleurs chaudes, de parfums exaspérés, semble
frapper mes sens avec autant de magie que s’ils étaient tout neufs,
enfantins, rustiques, ou même bestiaux. Je dors, mais je retrouve le
rêve étonnant qui dédoubla véritablement mon existence durant une année
au moins de mon enfance,--oui, vers le temps de ma première communion.

Cela avait commencé par des rêves incohérents, comme en font à
l’ordinaire les hommes et les animaux. Puis, très vite, les images
s’éclairèrent, se précisèrent, et je constatai bientôt qu’elles étaient
les mêmes toutes les fois.

Je quittais le château de Castelcourrilh par une porte dérobée; je ne
voulais pas, ou, en tout cas, je jugeais préférable qu’on ne s’aperçût
pas de mon absence. C’était, en général, par la façade nord, celle qui
donne sur ce qu’on appelle «la garenne», petit bois où, pour un instant,
la Diole se divise en multiples ruisselets. On devait être à l’automne,
en la saison même des chasses, car les jours à leur déclin respiraient,
avec le parfum des genévriers tout proches, une senteur promenée sur des
lieues et des lieues de fumée de bois vert et de taillis détrempés. La
nuit venait, les angélus tintaient, les étoiles apparaissaient. Et, en
remarquant tout cela, je compris que ces rêves n’avaient décidément plus
rien de commun avec les tableaux fragmentaires, analogues à ceux des
lanternes magiques, qu’on a coutume d’appeler ainsi. Ils imitaient le
déroulement ininterrompu et bien ordonné de la vie et se poursuivaient
même, se complétaient d’une nuit à l’autre, comme notre existence
reprend et se continue chaque matin; si bien qu’il m’advint plus d’une
fois, à l’époque dont je parle, d’éprouver une sensation assez
déconcertante: c’était en m’éveillant que j’avais l’impression de
naufrage et de noyade que donne l’approche du sommeil.

Clarecrose, en dialecte quercinol, signifie quelque chose comme grotte
lumineuse. La vieille chanson dont j’ai déjà traduit tant bien que mal
divers couplets se fredonne encore aux veillées sur un air de ronde. Les
vieux parlaient jadis de Clarecrose comme d’une contrée d’enchantement,
où s’élevaient d’éblouissants palais, où de belles dames se promenaient
et dansaient en robe couleur de lune, doucement et même voluptueusement
indulgentes--affirmait-on--aux mortels qui, par leurs mérites, par leur
audace ou leur charme, par ruse ou par protection féerique, étaient
parvenus jusqu’à leur demeure. Il subsiste même des dictons qui font
allusion à Clarecrose; ainsi, on stigmatise un prodigue en affirmant que
tout l’or de Clarecrose ne lui suffirait pas, on raille une fille trop
fière de sa beauté en lui demandant si elle se prend pour une des Dames
de Clarecrose... Mais laissons à un M. de Fontès-Houeilhacq le soin de
disserter là-dessus,--et ailleurs, si possible, qu’au cours de cette
histoire.

                   *       *       *       *       *

... Quand j’eus remonté le fleuve de mes jours et débarqué au fond de
l’estuaire livide, je reconnus en face de moi la garenne telle qu’elle
était une douzaine d’années auparavant, plus touffue et plus embaumée,
plus mystérieuse et plus émouvante. Peut-être n’a-t-elle pas réellement
changé depuis lors, peut-être cette transformation n’était-elle due qu’à
mes sens d’enfant reconquis durant le voyage imaginaire?... La Diole
s’éparpillait toujours en menus ruisselets d’argent qui monnayaient la
lune à présent éblouissante; oui, c’était bien ma route, et _l’heure
voulue_... Je n’avais qu’à suivre, comme à l’ordinaire, le bras
principal du ruisseau, celui qui coule à droite, au plus feuillu de la
garenne. Et puis...

C’était là que je quittais le peu de réalité qui subsistait dans mon
rêve: aujourd’hui comme autrefois, la Diole, au sortir du bois,
s’engouffre dans une étroite gorge que surplombent des falaises
abruptes, aux éboulis fréquents. L’endroit, d’abord verdoyant, ombragé
et frais, ne tarde pas à devenir sinistre comme une bouche de l’Averne.
Au fait, la Diole s’offre peu après le luxe d’une promenade souterraine.
Mais, dans ma promenade de songe, il en avait toujours été, et il en fut
encore cette fois-là, bien autrement.

Le paysage s’élargissait, un chemin apparaissait, tout droit, entre
d’immenses prairies éblouissantes de clarté, sous un ciel si bas qu’en
levant la main on aurait cru pouvoir atteindre les étoiles. La Lune
était au bout de ce chemin comme un signal ami, ou même comme une amie
qui m’aurait appelé... Je serais allé très vite sans la crainte de
l’offenser à chaque instant en marchant sur un sol argenté qui semblait
être la traîne aux plis stricts de sa robe.

Et c’était, un peu plus hors de l’espace, à côté du temps, la porte de
Clarecrose; on la reconnaissait aux voix d’invisibles créatures qui
murmuraient le nom du pays d’enchantement, qui le murmuraient sans
trêve, et même, eût-on dit, pour l’éternité: quelque chose comme des
chants de grillons par une nuit de juin destinée à ne jamais finir. On
entrait dans le domaine en passant sous un porche de cristal azuré aux
piliers duquel on se heurtait parfois, tant le monument se distinguait
peu de la nuit bleue, scintillante, et du ciel qui s’était abaissé
encore, jusqu’à paraître près d’écraser le visiteur entre le sol et lui.
Puis les parois d’un couloir, lui aussi de cristal, se précisaient à
cause d’une lueur venue de loin et qui, elle, était blanche; des formes
féminines si belles qu’il n’est pas de mots pour les décrire se
laissaient entrevoir çà et là. Tout était sourire, musique, parfums.

--Allons, viens, il est temps! dit une voix à mon oreille...

                   *       *       *       *       *

... Et je m’éveillai, sur le banc, à l’ombre du bosquet où mon père
m’avait abandonné à mes méditations deux ou trois heures plus tôt.
C’était le soir, un soir différent de ceux qui avaient couronné
jusque-là nos journées de Castelcourrilh, un soir voilé, un soir qui
faisait déjà penser au plaisir prochain des grands feux dans les âtres,
aux vols des migrateurs, à des départs. Ma rentrée à Paris, qui suivrait
comme à l’ordinaire mon retour de Castelcourrilh, me terrifia soudain,
et plus encore que les autres années. Que cette perspective choquât mon
amour pour Ève ou d’autres sentiments plus confus et plus violents
encore, il se peut; mais cela, qui eût pu m’irriter, n’expliquait pas
mon angoisse... Ah! retrouver le chemin de Clarecrose pour toujours!

N’était-ce pas justement à l’endroit où la Diole quitte la garenne que
Noëlia--puisque c’était elle--m’avait dit de venir la rejoindre au
soir?... L’heure du rendez-vous avait sonné.

Et je me répétais:

--Je suis éveillé, maintenant... Et elle a bien dit: à l’entrée de
Clarecrose. Comme dans le rêve retrouvé, les voix d’invisibles
créatures, tandis que je me hâtais à travers le bois, en suivant le bras
principal du ruisseau, murmuraient au son d’une musique d’outre-vie:
Clarecrose... Clarecrose... Clarecrose.

Noëlia m’attendait à l’entrée de la gorge où le ruisseau reconstitué
semble bondir en hâte, comme effrayé d’avoir risqué de s’anéantir un peu
plus haut. Elle avait une robe blanche toute champêtre et toute simple,
mais dont la plus raffinée de mes petites amies parisiennes eût envié
l’élégance. Un grand chapeau de paille claire, pastoralement orné de
marguerites, gisait près d’elle, sur l’herbe. Je me sentis soudain
gêné,--oh! cette fois, par des idées bien ordinaires... Devant cette
créature coquette, délicieusement pomponnée et attifée, il me déplaisait
d’apparaître en tenue de chasseur, en veston et culottes de velours
fauve, et botté; je devais sentir le cuir et l’herbe, comme un rustre...
Elle éclata de rire:

--Montre-toi: oui... comme cela... au soleil! Oh! le soleil éclaire
rouge et ton habit semble flamber!... Tu me plais au grand jour... Je
n’avais pas eu le loisir encore de t’examiner autant de secondes à la
file... Tu as failli être en retard... Viens que je te gronde... Tu es
bête... Tu me regardes drôlement... Tu as l’air de penser à toutes
sortes de choses où je ne suis pour rien...

Je la rassurai:

--J’ai coutume de ne pas gâter par d’inopportunes méditations mes joies
inattendues, qui sont les meilleures. Toute mon ambition est de les
savourer comme elles méritent. Il y avait une fois une sorte de fée...

--De _loupéroune_!

--Soit! de _loupéroune_... qui... depuis sept nuits...

--N’en jette plus, je suis au courant, moi aussi... tu parles!... Mais
avoue que tu ne me reconnaissais plus, depuis le temps? Tu te la
rappelles, la gosse à qui tu tirais les cheveux? Ah! tu étais le plus
cruel de tous! Sale rosse, va... Enfin tu as eu raison, après tout... Je
ne t’avais jamais oublié, toi! Et, lorsque je t’ai vu, l’autre jour...

--Eh bien?

--Eh bien... je me suis dit que j’allais te faire payer toutes tes
méchancetés anciennes.

La pénitence était douce... Et, peu après, Noëlia connut que je ne
demandais pas mieux que de la subir une fois de plus.

                   *       *       *       *       *

... La nuit était presque venue à présent. La cloche du dîner achevait
de retentir pour la deuxième fois. Noëlia s’étira et bâilla, caline,
lasse, et murmura en saisissant ma manche:

--N’y va pas. Je te garde... Tu veux bien?

Je n’y voyais pas d’inconvénients, mais, d’ailleurs, elle n’attendit pas
ma réponse.

--Je te garde ce soir. Tu as une belle fiancée... Je ne t’ai retrouvé
que pour te perdre... Retrouvé, je te dis... Car (regarde-moi bien en
face!) est-ce que tu ne me reconnais pas, maintenant?

--Mais si... mais si... je te reconnais. C’est vrai que j’étais bien
méchant! Te rappelles-tu, la fois où je t’avais enfermée dans la
cave?... Tu me pardonnes?

Elle haussa doucement les épaules:

--Non... il ne s’agit plus de cela!... Est-ce que tu ne me reconnais pas
tout à fait?... tu me comprends bien? tout à fait?... Car tu m’avais vue
déjà, telle que je suis... _ailleurs_?

Ses yeux restaient fixés sur les miens; ils étaient anxieux, suppliants,
comme si, de la réponse qui allait sortir de ma bouche, toute sa
destinée allait dépendre... Et moi, tout à coup, je compris... Mais
c’était fou, mille fois fou!

Elle parut implorer mon secours en murmurant près de mon oreille.

--Clarecrose...

Alors, ses yeux qui de nouveau m’épiaient étincelèrent; elle poussa un
cri de triomphe, en m’entourant de ses beaux bras mi-nus:

--J’en étais sûre... La nuit dernière je t’avais dit: «A l’entrée du
chemin de Clarecrose.» Et n’es-tu pas venu ici tout droit?... Comment
aurais-tu fait si... Tu vois bien que tu me reconnais, maintenant!...
Oh! cela n’est pas si extraordinaire que tu le crois... Il y a,
paraît-il, pas mal de gens comme nous qui se sont rencontrés, tout
petits, mais tels qu’ils seraient plus tard, à l’heure de s’aimer, aux
mêmes endroits des mêmes rêves...

Elle s’arrêta un instant, les lèvres appuyées aux miennes avec
ferveur... Puis, comme s’il s’était agi désormais de l’aventure la plus
naturelle du monde:

--Est-ce que tu m’avais déjà retrouvée, ce soir, quand tu dormais sous
les sapins, de l’autre côté du château? Non!... Tu m’aurais _reconnue_
plus vite! Tu as dû flâner le long du couloir, paresseux!

--J’étais à l’endroit où la lumière devient blanche, dis-je comme à
moi-même...

--Tu avais encore les trois grandes salles à traverser... J’ai bien fait
de t’éveiller; n’est-ce pas que c’est aussi bon ici que... que
là-bas?... N’est-ce pas que tu m’aimes ici... un peu, un tout petit
peu... oh! pas autant que là-bas, bien sûr: la vie est la vie!... Mais
dis-le moi quand même... dis-le moi comme tu me le disais près du bassin
des trois Dames habillées de rose... tu te souviens?

--Mais oui, je t’aime, murmurai-je tout bas... «comme auprès du bassin»!

--Dis-le plus fort!

--Je t’aime! Je t’aime. Je t’...

Un beau rire, très clair et très humain celui-ci, retentit près de nous:

--C’est qu’il le crie comme si c’était vrai! fit Ève, droite et blanche
à l’orée sombre de la garenne.

Elle s’approcha de nous. Et, sans paraître voir ma compagne:

--Ne crois pas que je t’en veuille! On m’avait avertie; j’ai voulu me
rendre compte... Tu me connais, je n’ai jamais menti... Es-tu mon
seigneur... et le maître ici?... Eh bien, tant que nous ne serons pas
mariés, je te laisse libre d’user de certains droits traditionnels sur
tes vilaines...

Noëlia avait bondi sous l’insulte, échappant à mon étreinte.

--Attention! annonça Ève, très posément.

Et Noëlia, les poings levés, s’arrêta à deux pas d’Ève: certain revolver
dont il a été question déjà brillait faiblement au bout d’un bras clair
qui ne tremblait pas, à quelques centimètres de son front... Elle
étouffa un cri de rage et recula, domptée.

--Tu as raison, fit Ève... Je ne t’aurais pas manquée, cette fois.

Et s’adressant à moi:

--Tu ne m’en veux pas? Au fond, c’est idiot de ma part d’être venue...
puisque je m’en moque!... Non, non, ne te dérange pas... Au revoir!

Quelques minutes plus tard, Noëlia sanglotait, appuyée à mon bras, le
long de l’obscur sentier qui conduisait à sa petite maison de Vilhane...
Pour dire quelque chose, ou pour paraître, par courtoisie, plus furieux
que je ne l’étais en somme, je m’écriai:

--Ah! si jamais je découvre le mouchard... ou la moucharde...

Les sanglots cessèrent brusquement, et ma compagne, d’une voix rauque:

--Ne cherche pas: c’est moi.

Je ne répondis pas. Nous étions au plus touffu du taillis, je ne
distinguais plus le sentier. Elle me prit la main: «Suis-moi». Je la
regardai: ses yeux, au moment où ils se tournèrent vers moi, promenèrent
horizontalement dans le noir deux clartés fugitives et très pâles.




III

        ΑΡΤΕΜ... ΙΕΡ...


Ève venait de me rejoindre auprès de la balustrade de la terrasse.
C’était au matin de notre dernier jour de Castelcourrilh.

Nous nous assîmes auprès d’une immense urne de grès, déjà dépourvue de
son arbuste ou de sa plante. Un clair soleil inondait le sable où se
profilaient en bleu cru nos ombres confondues; un gros orage avait
grondé et crevé dans la nuit. Maintenant tombait du ciel lavé une
lumière fraîche, neuve, sous laquelle les feuilles périssables des bois
et les rochers éternels étincelaient également, en brun ou en roux, en
blanc ou en gris.

Ève bavardait gaiement, un bras autour de mon cou. Je sentais son
haleine effleurer mon visage, aussi pure que les brises de cette belle
matinée. Elle bavardait... bavardait sur un ton que je ne lui
connaissais pas, qui semblait vouloir se mettre en harmonie avec la
jeune couleur du temps: les yeux mi-clos ou détournés de son visage,
j’aurais pu croire avoir auprès de moi non plus la vierge orgueilleuse,
mais une très petite fille qui rêve de trouver le bonheur dans une
définitive soumission.

Je ne sais si, dans cet instant, je l’en chéris moins ou davantage. Je
ne voyais clairement en moi-même que l’ennui de ne pas retrouver celle
que j’aimais; ne m’avait-elle pas plu indomptée, farouche, presque
brutale? Pourquoi faut-il qu’à chaque seconde les amants voient se
modifier l’image qu’ils pensaient vénérer telle quelle à jamais, sur le
maître-autel de l’intérieur sanctuaire? Mais elle-même devait éprouver
une impression analogue.

--Qu’as-tu donc ce matin? me demanda-t-elle... Je ne te reconnais plus.

Je fis mentalement mon acte de contrition amoureuse. Puis, modestement,
pour me consoler de divers regrets, j’exposai celui de mes vœux
multiples et capricieux qui me semblait le plus naturel et le plus
mondainement réalisable:

--Je voudrais t’épouser bientôt... Car, maintenant, la fête de nos
fiançailles est finie. Paris m’attend... Ce n’est pas drôle.

--Ce n’est pas drôle, concéda-t-elle. Mais est-ce bien pour cela
seulement que tu es triste? Avoue que tu m’en veux un peu, à cause de
cette scène d’hier soir?

--Je te jure que non.

--Tu as tort, puisque je m’en veux moi-même... C’était bête... bête!...
Je n’en reviens pas d’y être mêlée... Je ne sais à quel sentiment j’ai
obéi... Car enfin, je n’ai aucun droit sur toi, encore... Si j’étais
venue là pour tuer cette fille, cette ennemie, c’eût été compréhensible,
excusable; mais non... et, la preuve, c’est qu’elle a eu son front au
bout de mon revolver et que je n’ai pas tiré... Pourquoi suis-je venue?

Elle dit encore:

--Me pardonnes-tu?

--Ma chérie, je t’en prie...

Elle fondit en larmes:

--Tu as bien tué _l’autre_, toi... ou tout comme. Mais il y a pire: non
seulement je m’en veux, mais j’ai honte de moi; je t’ai dit, hier, moi
qui ne mens jamais, que tu pouvais bien user de tes droits sur ta
vilaine... que cela m’était indifférent?... Eh bien, cette nuit...--tu
étais avec elle, parbleu!...--j’ai compris que j’avais menti en parlant
de la sorte, que je souffrais comme une sotte... Ah! si elle avait été
en face de mon revolver alors, si elle s’y trouvait en ce moment même...

--Oh! Ève, est-ce vraiment la peine d’aller jusque-là? dis-je en
essayant de sourire...

Malgré moi, je lançai aussitôt tout autour de nous des regards furtifs,
comme si j’avais craint qu’en ces lieux où les murs avaient des
oreilles,--mon père ne l’affirmait-il pas lui-même?--quelqu’un eût
entendu les propos que nous venions de tenir. Mais non, la matinée était
toute de calme, de sécurité, de lumière. La paix de la saison déclinante
semblait contenir autant d’espoirs faciles qu’un très jeune cœur. Les
petits, habillés et bouchonnés par mémé Zanoun, apparurent, vinrent se
faire cajoler par Ève, taquiner par moi. Puis des rondes se formèrent,
et d’autres couplets de la chanson de Clarecrose s’envolèrent, ailés et
hésitants comme au printemps les nouveaux oiselets, sous le ciel qui
semblait écouter le chœur puéril avec une infinie sollicitude:

    C’étaient les Dames du Bonheur.
    Elles avaient des yeux couleur
    D’azur ou d’eau vive,--doux cœur
        Beau corps et clair visage!--
    Des hommes ingrats et méchants,
    Sourds à leurs pleurs comme à leurs chants,
    Les chassèrent loin de nos champs
        Par malice et par rage.
    Toute leur race s’exila.
    Beau temps, depuis lors, s’écoula...
    Sont-elles mortes pour cela?
        Je n’en crois pas grand’chose.
    Elles sont près d’ici, tout près.
    O cœur gentil, cœur qui leur plais,
    Va les rejoindre en leur palais
        Au fond de Clarecrose!

Autant l’air était limpide, quand s’y mêlaient ces voix dignes de lui,
autant je ne sais quoi d’inquiétant et de trouble altérait mon bonheur
qui tantôt me paraissait trop compliqué, tantôt trop facile.

Un des gamins revint vers nous, la ronde achevée; il était tout rose,
tout essoufflé et ravi.

Il grimpa sur les genoux d’Ève et m’expliqua:

--Toi, je ne t’embrasse pas, parce que tu as l’air trop méchant,
aujourd’hui.

Je demandai à Ève:

--Est-ce vrai?

--Bien sûr, il a raison, ce gosse!... Qui es-tu, toi?

Le petit, qui pensait déjà à rejoindre ses camarades partis ailleurs
pour d’autres jeux, dit gentiment, déjà lointain:

--Je suis ton ami...

--Tu es un amour!

Et Ève l’embrassait comme jamais--me semblait-il--elle ne m’embrasserait
moi-même, avec une ferveur extasiée, avec des yeux devenus si
miraculeusement clairs que je n’en ai jamais vu de tels qu’à des
mourants et à un fou.

Il s’échappa. Alors Ève parut brusquement se souvenir de ma présence;
privée des bras enfantins, elle se pencha de nouveau vers moi et
murmura, aussi légèrement et librement que s’il eût été question d’une
fleur à cueillir,--que dis-je!--d’un bouquet à acheter:

--Comme cela sera bon d’embrasser ainsi le premier des nôtres!

Le soleil montait et du sol humide, à présent trop chauffé, s’exhalait
un parfum mol et moite de serre. Nous nous réfugiâmes dans un salon du
château où personne n’entrait plus que par hasard. Certains l’appelaient
le musée des antiques, parce qu’on y avait relégué des meubles hors
d’usage: moi, je chérissais cette pièce à cause de sa fraîcheur et de
son abandon, à cause aussi d’un marronnier minuscule mais bien original
qui, par je ne sais quel miracle, depuis quelques années, avait trouvé
le moyen de végéter entre _ré_ et _mi_, vers le milieu du clavier d’un
piano défoncé, après avoir disjoint les touches...

--Reste près de moi, tout près, dis-je à ma fiancée avec une fougue,
presque avec une gaîté que je ne m’étais jamais connues auprès d’aucune
autre femme... Oh! tu as froid!... C’est vrai que nous venons de quitter
le soleil...

Elle répondit, toute pressée contre moi:

--Tu m’embêtes; je ferme les yeux; je suis heureuse.

Les damnés gosses, dans leurs rondes, repassèrent sous les fenêtres du
salon abandonné. «Au fond de Clarecrose!... Au fond de Clarecrose!...»
Et nous les entendions s’esclaffer de rire, en se laissant tomber sur le
derrière ou en se _bourdissant_ dans le sable quand ils en étaient au
refrain...

Ève ne m’eût-elle pas posé de question que ce mot «Clarecrose», m’aurait
paru inquiétant, tout au moins agaçant. Que la vie devient donc parfois
difficile, quand elle et le rêve viennent ensemble au-devant de
quelqu’un en se regardant d’un air hostile! Mais Ève me repoussa,
boudeuse comme pour rire:

--A propos, qu’aviez-vous donc, Noëlia et toi, à vous raconter, hier
soir, je ne sais quelles histoires à propos de Clarecrose... toujours de
Clarecrose?

Il fallait devenir insolent ou stupidement simuler la démence. Je
préférai me lever du divan à moitié crevé où nous étions assis, et, d’un
ton qui devait ressembler à celui dont j’avais usé avec l’autre fiancé
de ma fiancée, sur la rive du Lot, je dis rageusement, sourdement,
quelques phrases comme:

--Ne me parle plus de cela. Nous partons demain, nous ne reviendrons
peut-être jamais ici...

Le visage d’Ève s’illumina; je ne sentis plus sa jalousie dressée en
face de mon bonheur prochain comme une défense néfaste, capable de
décourager de plus dignes et de plus forts que moi.

--Je te fais toute confiance, dit-elle heureusement, puisque tu as
compris toi-même qu’il valait mieux ne plus jamais revenir... plus
jamais!

--Plus jamais, répétai-je, convaincu: oui... ça vaudra mieux, en effet.

--Alors, voici ce que _tu vas me permettre_ ô mon seigneur, _de
t’ordonner_... A quelle heure LUI fais-tu tes adieux?

--Elle m’attend chez elle, sur la fin de l’après-midi, avouai-je très
simplement... Mais j’aimerais mieux n’y pas aller...

--Tu dis cela par politesse pour moi?

Je le disais par politesse, mais aussi pour je ne sais quelles autres
raisons qui ne m’apparaissaient pas clairement... Sentiments divers,
confus qu’en pareil cas il est plus facile d’exprimer en bloc et
rapidement par un sourire lassé, un peu fat...

--Serais-tu réellement jalouse, Ève?

--Oui, à la tuer.

--Alors, nous sommes d’accord: je n’irai pas.

Elle redevint l’image violente et guerrière que je chérissais au
meilleur de moi-même:

--Tu ne me comprends décidément pas! Si je veux que tu la revoies, moi?
Et non seulement je le veux, mais je l’exige. As-tu de l’argent?

Je ne saisissais pas encore. Je dis: «Bien sûr!» et tirai machinalement
ma bourse...

Ève compta ce que je possédais; puis, avec gravité:

--Ce n’est pas assez. J’ai pensé à tout. Tiens...

Elle me tendait une enveloppe; elle paraissait toute prête à
s’impatienter...

--Qu’est-ce que tu attends? Prends!... Puisque je te dis que ce n’est
pas assez! Car elle est jolie, mieux que jolie, même... Et cela, ça se
paie!... J’ai emprunté ces sous à M. de Quintecrabe. Il a bien ri quand
je lui ai raconté pourquoi... Oh! quelle figure tu fais!

Je pensais qu’on ne paie pas avec de l’or les promenades à Clarecrose.
Mais il me fallut bien me contenter de répondre:

--Je ne crois pas qu’elle ait agi par intérêt...

Alors, elle, sèchement:

--Admets que ce soit pour ma satisfaction personnelle et que tu ne
veuilles rien lui devoir... Allons, dis-moi: à tout à l’heure... Et va
lui dire adieu.

Sa voix avait frémi un peu, à peine. Elle parvint à dire gaiement:

--La journée ne va pas être drôle pour moi... Oh! certes, je ne suis pas
jalouse... quoique j’aie bêtement souffert de jalousie, cette nuit, et
que je souffre encore en me rappelant le ton sur lequel, à l’orée de la
garenne, tu lui criais que tu l’aimais, hier... Mais oui... tu
mentais... j’en suis sûre! Aide-moi à attendre demain... Que lui
diras-tu, quand tu entreras dans sa maison de Vilhane?

--Ève, suppliai-je, tu vas être cause que je n’irai pas... Tu iras, si
tu le veux, toi-même...

--Non. Je la tuerais.

--Alors...

--C’est vrai, je suis folle... Va, mon chéri!

Je me penchai vers elle, et nouai mes poignets derrière sa taille:

--Il n’y a que toi dans la vie... que toi!...

--Et ailleurs?

Que répondre? Je resserrai mon étreinte; mes baisers, ivres de ses
larmes, s’égaraient, délaissaient son visage pour sa nuque ou pour la
naissance de sa gorge qu’une mince blouse de linon laissait nues... Elle
me rendait à présent, et pour la première fois, me semblait-il, baisers
pour baisers, caresse pour caresse.

--Que toi dans la vie, murmurais-je toujours...

Elle appuya ses mains fines et fortes contre mes épaules, n’écartant son
visage de mon visage que pour tenter de me regarder jusqu’à l’âme; et
alors, de la voix que je chérissais, de la voix à la fois autoritaire et
tendre:

--C’est juré? C’est juré? Je veux que tu me le jures.

Je jurai.

--Il n’y a que toi... que toi dans la vie. Et ce n’est pas assez dire:
tu es toute ma vie...

Elle eut un geste spontané et qui m’émerveille encore, aujourd’hui,
quand je le rappelle au plus clair de ma mémoire. M’échappant comme une
eau qu’on n’essaie même pas de tenir dans sa paume, elle courut vers la
croisée, l’ouvrit grande, poussa brusquement les volets. Et le soleil
entra à flots, parmi des remous de poussières qu’il semblait bousculer
et diriger à sa guise en vainqueur.

--Tu ne pouvais pas me faire de plus précieux compliment, dit Ève: la
vie est belle... A ce soir!

Je me dirigeais déjà vers la porte après avoir tendrement, mais
peut-être trop respectueusement à son gré, pris congé d’Ève, quand elle
me rattrapa par la manche. Une exaltation que je ne lui connaissais pas
encore avivait son teint mat et l’éclat de ses yeux bruns; elle supplia:

--Une seconde encore... Oh! j’ai peur, tout à coup... Pourquoi ai-je
peur?

--Je t’assure, lui dis-je, qu’il vaudrait mieux pour nous me dispenser
de cette visite, là-bas... Te voici toute nerveuse... Il serait si
simple de...

--Tu ne me comprends pas, s’écria-t-elle en frappant du pied... J’ai
peur, j’ai peur, et voilà tout!... Mais toi-même... Oh! tu es tout
blanc... regarde-toi!

C’était bien la peur, en effet, une peur pareille à celle que nos
ancêtres avaient connue aux mêmes lieux et qui semblait revenir vers
nous du fond des âges héroïques et farouches; la peur en plein jour et
en plein amour, la peur que rien ne justifie ou n’excuse: un voile noir
qui tombe entre les choses et les victimes, un invisible poing qui se
crispe autour des gorges de celles-ci; le comble, c’est qu’alors on
essaie de rire... Notre rire sonna presque aussi faux que les cordes du
vieux piano sur les touches duquel je m’étais par mégarde appuyé, en
reculant devant je ne sais quoi.

Ève me dit:

--Va-t-en. Nous sommes stupides. Je vais me mettre sous la protection de
la Vierge, dans ma chambre. Ne te moque pas: hier, j’ai eu aussi
quelques pensées noires; alors, je suis allée chercher la petite statue,
dans la chapelle; je lai installée à mon chevet... et j’ai été heureuse
comme quand on s’éveille d’un vilain rêve, tout de suite... Maintenant,
écoute... écoute-moi... je veux que, ce soir...

Elle cacha sa figure contre mon épaule:

--Tu me comprends?... Enfin, je veux être ta femme... oui, dès ce
soir... ta femme. Je ne sais pas de quoi j’ai peur, mais, ce dont je
suis sûre, c’est que je n’aurai plus jamais peur, ensuite, plus
jamais... Aussi,--c’est un grand serment que je fais!--je jure d’être à
toi avant de quitter Castelcourrilh...

Elle ajouta, avec un rire un peu nerveux:

--Comme cela, toi, tu ne seras plus qu’à moi toute seule!... Et, tu
sais, si papa s’avise de venir voir chez moi... chez nous, ce qui se
passe... (Cette fois, enfin, son rire sonna franchement...) c’est moi,
tu entends, qui lui botterai le derrière!

                   *       *       *       *       *

Je la revis dès mon retour de Vilhane; elle me guettait à l’endroit où
le petit chemin débouche dans le parc, et son visage exprimait une telle
anxiété, un tel bouleversement moral que j’en conçus quelque honte pour
elle. Comment ne pas la soupçonner en pareille circonstance d’être le
jouet d’une assez vaine jalousie? Je lui en voulus un peu de se montrer
si faible; sa généreuse énergie m’avait plu autant que sa beauté, et je
redoutai même, quelques secondes, de lui faire l’offense d’une
désillusion sincèrement éprouvée.

--Alors, comment cela s’est-il passé?

Mais tout s’était passé très bien! Que pouvais-je répondre d’autre? Ma
situation se compliquait assez douloureusement; quels sentiments
d’ailleurs plus vexants à élucider que ceux qui s’agitaient en moi
durant ces instants cardinaux de mon existence? En dépit de mon âge et
de la fatuité où il se complaît assez volontiers, la duplicité de mes
bonnes fortunes se présentait à moi comme un procès difficile à
débattre... Où Noëlia et Ève ne voyaient sans doute que jeu de rivales,
je me sentais juge, et mon jugement n’aboutissait qu’à me persuader de
l’inutilité néfaste de leur haine mutuelle,--néfaste puisqu’elle
diminuait en moi ce qui me les rendait précieuses l’une et l’autre, la
clarté triomphante de celle-ci et la flamme voilée mais non moins
puissante de celle-là.

Avenir et passé, réalité et rêve. Pourquoi est-il des âmes incapables de
choisir entre la mollesse et la vertu ou inégales à supporter ces deux
biens, qui ne sont pas d’ailleurs toujours là où certains
principes,--vieux serviteurs aveugles et sourds,--nous conseillent de
les chercher? Quelles raisons avaient de se haïr la future mère de mes
enfants et mon hôtesse de Clarecrose?... Mais pouvais-je expliquer cela
à des femmes, tandis que j’apportais mes plus grands soins à n’en pas
discuter avec moi-même, par paresse ou incapacité?

Tout s’était bien passé, ai-je dit. Noëlia m’avait reçu dans la chambre
hâtivement aménagée où elle dormait durant le jour, sous la garde d’une
servante étrangère, d’une vieille espagnole nommée Amparo qu’elle avait
ramassée à Bordeaux quelques mois auparavant. Elle avait tendu les murs
de voiles persans, jeté çà et là sur des divans et des fauteuils d’osier
des coussins baroques. Un chat gris et fort beau, que mon entrée parut
dégoûter, hérissa ses poils, jura, cracha quand je parus et disparut
sous un meuble... Les reliefs d’un déjeuner sommaire et fantaisiste
traînaient sur un guéridon: des raisins, des nèfles, des bonbons, du
champagne... J’avais fréquenté déjà assez de petites courtisanes pour ne
m’étonner en rien de tout ceci, de la part d’une de leurs pareilles
venue par ennui ou par caprice s’enterrer un temps dans un coin perdu de
son pays natal.

La vieille me salua de plusieurs révérences cocasses, prononça dans son
langage quelques compliments qui avaient comme un son d’injures, puis
s’évanouit à peu près de la même façon que le chat gris. Je l’eusse, en
vérité, cherchée, elle aussi, sous les meubles, si je n’avais peu après
entendu devant la porte où elle était allée prendre le soleil et la
garde, sa voix grinçante comme une girouette fredonner la chanson
castillane à la gloire de je ne sais quel «chulo» qui chipa la chemise
d’une certaine Lola...

Sur le lit défait, Noëlia reposait, les cheveux épars, nue; un rayon de
soleil, qui s’insinuait par l’entrebaillement des volets appuyait sur
elle, en diagonale, une mince ligne,--une longue phosphorescence fauve à
l’aisselle, rose à l’orteil. Je m’approchai doucement; quand elle ouvrit
les yeux, je m’aperçus qu’en dormant elle avait pleuré.

--Je t’avais vu venir le long du couloir, me dit-elle... Je souffrais,
je rageais... Je n’étais plus seule pour t’attendre là-bas; mais y
serai-je jamais toute seule maintenant? Moi qui n’avais plus que cet
espoir: te garder du moins pour moi dans notre vrai pays... Y
reviendras-tu seulement?

Je n’eus pas besoin de mentir pour lui assurer que je ne perdrais jamais
la route de Clarecrose. Devant mes yeux ouverts, en pleine vie, la
contrée de songe se représentait en une série d’images rapides qui
abolissaient à chaque instant les sensations offertes par la réalité.
Nous parlâmes de «notre vrai pays» avec une abondance étrange de détails
qu’il nous semblait d’abord inventer, mais que nous reconnaissions
ensuite comme très précisément situés dans le recul proche ou lointain
d’une seconde mémoire infiniment lumineuse... Cela nous prit une bonne
moitié de l’après-midi; mais il m’était difficile de rendre compte à Ève
de ce passe-temps; encore plus de celui qui lui succéda...

--Adieu, me dit Noëlia en s’arrachant brusquement à mon étreinte...
_L’autre_ doit s’impatienter... Adieu!

Elle s’enveloppa d’un peignoir, me conduisit jusqu’au seuil. Amparo,
là-bas, assise sur un talus, continuait à entretenir la solitude des
aventures de Lolita et du _chulo_. Je lui lançai au passage l’argent
emprunté par la trop prévoyante Ève à M. de Quintecrabe et filai à
travers bois sans demander mon reste. Cela me permit de n’être insulté
que d’assez loin. Ma fiancée eut du reste le bon goût de ne pas me
demander ce qui s’était passé, à ce sujet, dans la bicoque de Vilhane.

                   *       *       *       *       *

Sur la terrasse, grande liesse: Sulpice d’Escorral venait encore
d’abattre magistralement un bœuf. Décidément, la chasse, cette année-là,
aurait été joyeuse et belle d’un bout à l’autre. Dans le vacarme, notre
présence fut à peine aperçue; il est vrai que nous le traversâmes en
hâte, Ève toujours crispée et inquiète, moi agacé par cette inquiétude
et cette crispation.

--Laisse-moi, fit ma compagne, quand nous fûmes de l’autre côté du
château.

Cette fois, je m’irritai presque:

--Ève... qu’as-tu? Que me reproches-tu? C’est stupide, à la fin!

Et je regrettai presque aussitôt ce mouvement, avec l’intuition que je
faisais probablement fausse route, qu’il y avait autre chose qu’une
jalousie désormais injuste dans l’esprit et le cœur de ma fiancée. Mais
quoi?... L’Avenir s’ouvrait devant nous, riche des plus douces et des
plus radieuses promesses; nous quitterions dès le lendemain ce pays où
nous n’étions venus que pour une sorte de pèlerinage ou de pénitence
nécessaire... Et alors, la Peur...

Car c’était bien Elle, encore une fois, près de nous...

--Il ne faut pas m’en vouloir, reprit Ève... C’est cette nervosité
stupide que j’ai déjà subie ce matin qui m’a reprise... Après ton
départ, j’étais allée m’étendre dans ma chambre... J’étais heureuse; je
pensais à ce que je me suis juré et que je t’ai juré: «Avant de quitter
Castelcourrilh... ce soir...» Et mes yeux allaient se clore sur ton
image, ô mon chéri, quand ils se sont ouverts, comme malgré moi, sur une
autre image, ouverts tout grands... C’était celle de la Vierge, que
j’avais emportée comme compagne, hier... Eh bien--oh! c’est idiot!--j’ai
cru voir sa figure, d’ordinaire si sereine, sa figure que je chérissais
petite fille et ces jours-ci encore, sa figure devenir irritée,
haineuse... Même (couchée comme je l’étais, je ne l’apercevais que du
coin de l’œil et de trois quarts), il m’a semblé qu’elle s’est tournée
tout à fait vers moi... Ça n’a pas duré une seconde, bien entendu...
mais je n’ai pu dormir... C’était mon tour d’être furieuse! Je suis
sortie en jetant une jupe sur la statue--c’est idiot, tu vois bien...
idiot...--et, pourtant... il me semble que, maintenant... je n’oserais
pas entrer seule dans ma chambre...

Mais, presque aussitôt rassurée et caline:

--Heureusement, ajouta-t-elle, que tu viendras me retrouver et que tu
seras là... pour me défendre contre tout et contre moi-même, cette nuit!

                   *       *       *       *       *

Le soir était encore éclatant au ciel et sur les roches, déjà bleuâtre
au-dessus des pelouses et aux lisières des bois. Des chansons gaillardes
et joyeusement gueulées retentissaient sur la terrasse: les chasseurs
voulaient clore dignement la fête. Des cuisines toutes proches
s’échappaient des bruits de casseroles, des trépignements affairés, des
rires, des cris. Sensations normales et familières qui nous semblaient
étrangères maintenant. Nous n’éprouvions plus rien que de façon très
vague, comme si les sentiments d’Ève et les miens, réunis et additionnés
en chacun de nous, avaient comblé l’immensité du monde intérieur et
débordé même au delà de lui, d’un flot qui repoussait le reste.

Nous écoutions sans entendre, nous regardions sans voir. Oh! en dépit
des pauvres mots que j’emploie, rien d’une de ces ridicules extases
d’amoureux qui provoque l’inspiration chez les inventeurs de sujets de
pendules. Non. C’était une admonition venue du plus lointain de
l’inconnaissable qui nous signalait indulgemment le passage de la minute
sans pareille. Et, alors, les couleurs, les odeurs, les sons, existèrent
de nouveau, mais comme créés uniquement pour notre usage et tels que
nous n’aurions cru les percevoir jamais.

Béatitude suzeraine et dominatrice de toutes choses! Je parcourus, je
revisitai par la pensée, le castel et le parc, la forêt et le désert,
tous les lieux dont la connaissance renouvelée nous avait valu la
résolution définitive d’être à côté l’un de l’autre, Ève et moi, non
seulement des bouches jointes et des caresses mêlées, mais des forces
unies, des volontés jumelles s’élançant victorieusement vers la vie
ouverte, grâce au miracle d’un double amour dont les quatre ailes
sauraient battre harmonieusement.

Nos mains elles-mêmes ne se frôlaient pas; nous pouvions communier sans
l’aide des gestes, des paroles, des regards. Un appel cocasse nous
rendit à la réalité:

--Aou! le monsieur, la demoiselle... On vous cherche partout!... Même
que Monsieur le marquis se gonfle de colère à n-er risquer de n-en
péter... et qu’il crie que si vous continuez, les deux, il vous
bottera...

--Je sais... je sais quoi... s’écria joyeusement Ève. Tiens, voilà pour
toi...

C’était un beau petit paysan du voisinage, hôte assidu des cuisines. Ève
lui mit dans la main quelques sous et posa un gros baiser sur ses mèches
ébouriffées. Le gentil drôle, après une seconde de réflexion, rendit
l’argent.

--S’il n’y avait pas eu de baiser, je ne dis pas... Mais il y a eu le
baiser!... Par exemple, je veux une grosse boîte de dragées, lors de la
noce!

Et il s’envola.

Nous, nous regagnâmes sans hâte la terrasse. Ève avait quelque chose à
m’expliquer:

--Dans une heure, ils seront tous ivres. Je m’échapperai. Mais tu ne me
rejoindras pas tout de suite. Je veux me réconcilier avec la Vierge...
être seule en face d’elle quelques instants. Oh! je n’ai plus peur, plus
du tout... Et toi non plus, je le vois, je le sens... En revanche...

Elle se tut, puis, farouche:

--Je puis bien te l’avouer, maintenant: j’étais jalouse... je le suis
encore... Oh! tu as eu tort, tu as eu tort... Je souffre, je n’oublierai
rien tant que je serai ici... Et oublierai-je jamais?

Elle me vit crispé, agacé, s’excusa, écouta gentiment mes reproches et
continua:

--Donc, tu resteras avec les autres. Tu regarderas le grand cyprès noir
qui est au milieu de la pelouse; derrière lui, il y a, tous ces
soirs-ci, une grosse étoile qui se lève... une grosse étoile bleue...
Quand l’étoile sera juste au-dessus du cyprès, alors...

Avant de pénétrer dans la clarté des flambeaux, elle tendit ses lèvres
pour le baiser qui scellait définitivement le pacte de nos vraies noces,
de nos noces secrètes, maintenant toutes prochaines.

                   *       *       *       *       *

Le marquis Sulpice d’Escorral avait eu le temps d’oublier une fois de
plus les menaces qu’il réservait à notre usage, en dix minutes à peine,
parce que la verdeur qui lui plaisait en elles commençait à pâlir ou à
jaunir à la longue, et aussi parce qu’il avait mieux à faire tandis que
nous gagnions nos places, non sans discrétion d’ailleurs. Il était en ce
moment sur la sellette dans un jeu fort en faveur au cours de banquets
comme ceux qu’il présidait à Castelcourrilh: «Moi, disait quelqu’un, le
premier lièvre que j’ai eu... la première cuite que j’ai prise...» M.
d’Escorral était en train de raconter moitié en patois moitié en
français et comme seul il savait le faire, avec une brutalité
pittoresque et des expressions à tirer le rire des tripes d’un mourant:
«_Iou, la proumiero putasso qui li àgui feich vertadieromen quicom..._
vous me comprenez?... La première caille que j’aie mise à rôtir sans
feu...» quand il s’aperçut que sa fille était là... Et, comme il ne
restait plus sûr qu’elle n’y eût point été déjà tandis qu’il brandissait
contre elle ses foudres, ce fut lui qui baissa la tête, tel un marmot
pris en faute: ce n’étaient point propos à tenir devant une jeune
fille... Malin comme un singe, afin de donner le change, il poursuivit:

--Alors, pour l’épater, je me suis mis à lui sonner l’hallali... Ah!
ah!... comme ça: Proum... pataproum... Ah! ah! ah!... C’était à
mourir!... Donnez-moi à boire s’il vous plaît... Et vous autres,
feignants, qu’attendez-vous pour lever la soupe?

Ce fut une magnifique bombance. Jugez-en un peu: pour se mettre en goût,
toute la cochonnaille tirée des pots de grès, du saloir, de la cheminée,
du plafond, et mangée à grand renfort de piments catalans, de moutarde
brute et fraîchement fondue (on eût dit une marmelade de graines de
poivre); puis les oignons, les artichauts tardifs, les concombres, les
échalotes et les aulx confits dans ce terrible vinaigre dont j’ignore la
recette mais qu’on nomme admirativement pissat de tigre, ce qui dit tout
de lui; puis les tranches de veau au verjus et aux cèpes; puis les
poulardes, les oisons et les dindonneaux rôtis aux mêmes broches mais
diversement farcis de jambon aillé, de truffes ou de pruneaux, pour que
chacun en eût à son goût; et, enfin,--avant l’omelette au punch, les
tourtières et les fruits,--les énormes tranches saignantes du bœuf
immolé par notre hôte; deux valets lui présentaient cette viande, en
premier comme de juste, sur un immense plat ovale, après avoir placé à
portée de sa fourchette le maître-morceau.

Je me rappelle avoir joui âprement ce soir-là de cette santé quasi
générale, de cette gourmandise des bons vins et des mets hautement
substantiels qui ne semblaient pas peser outre mesure aux estomacs des
vieux eux-mêmes: les produits animaux et végétaux du sol où notre race
avait pris naissance s’infusaient à nous comme une sève salubre,
spécialement créée pour nous par Dieu ou par les divinités pastorales,
bocagères et priapiques du pays. Au delà de la satisfaction vulgaire de
mon palais, je devinais une volupté plus vague et moins fugitive et que
je ne pourrais comparer qu’à ce qu’éprouverait une plante devenue
consciente dans un terrain naturellement propice à sa force et, depuis
des siècles, laborieusement cultivé.

L’allégresse fut à son comble quand M. de Fontès-Houeilhacq porta, comme
à l’ordinaire, le toast de clôture. Celui-ci ne changeait guère d’année
en année: c’était l’orateur (le doyen d’âge) qui se renouvelait, cédant
la place à un autre, en moyenne tous les deux lustres... Donc, comme
toujours, M. de Fontès-Houeilhacq exprima la reconnaissance commune des
invités de Sulpice, fit l’ascension ordinaire dans les branches les plus
belles de l’arbre généalogique de la maison d’Escorral, indiqua le
nombre et détailla les espèces des pièces inscrites au tableau de
chasse,--lequel était toujours en progrès sur celui de l’an
précédent,--insinua une fois de plus que malgré son âge et sa mauvaise
vue il était bien encore--hé! hé!--responsable de diverses unités dans
le glorieux total...

On crut que c’était fini, et déjà nous nous préparions à lancer des
bravos et à battre des mains, quand il nous fit signe qu’il avait encore
quelque chose à dire: ce fut un compliment à l’adresse d’Ève et de moi,
à l’occasion de nos fiançailles... Cette innovation fut cause qu’il
bafouilla quelque peu. La majeure partie des auditeurs n’en fut que plus
émue. Sulpice sauta au cou de l’orateur.

--Que les fiancés s’embrassent! Que les fiancés s’embrassent! Remplissez
les verres!... A leur santé! A leur bonheur!

C’est seulement en m’avançant vers Ève que je remarquai son sourire; il
semblait contraint, figé, posé comme un masque sur son vrai visage: un
sourire semblable à ceux que doit produire dans le monde une jeune fille
bien élevée lorsqu’on l’agace, qu’elle s’ennuie ou qu’elle a du chagrin.
Cela ne me troubla pas outre mesure, du reste, car je jugeais moi-même
ces démonstrations assez ridicules. Le baiser échangé,--un baiser, bien
entendu, très chaste et tout bête,--nous nous séparâmes sans plus oser
nous regarder; elle regagna sa place, moi la mienne... De là, je jetai
un coup d’œil furtif sur le grand cyprès; «la grosse étoile bleue» en
avait pour un quart d’heure au moins avant de briller au-dessus du
sommet fuselé de l’arbre. Mais, quand je me retournai vers Ève, celle-ci
avait filé déjà...

                   *       *       *       *       *

Je ne l’ai jamais plus revue.

                   *       *       *       *       *

Je viens d’écrire ces mots sans aucun souci d’effet mélodramatique; les
faits racontés même brièvement m’éviteront la peine de développer les
sentiments qu’ils suscitèrent chez moi, chez le père de la disparue,
parmi nos compagnons de chasse et le personnel de Castelcourrilh, puis
dans le département, puis à trente lieues à la ronde. On ne revit plus
Ève, et voilà!... Et ceci pourrait suffire, somme toute, en ce point de
mon récit...

Quand la belle planète dédiée aux amours eut marqué mon heure au sommet
de l’arbre voué aux tombes, je me rendis dans la chambre d’Ève. La lampe
était allumée, la fenêtre entr’ouverte; la brise gonflait par instants
les nobles tentures aux nuances douces, démodées, fanées; un frais
parfum familier rôdait encore autour de moi, léger comme s’il n’avait
déjà plus été que le fantôme de lui-même.

Je remarquai soudain que la statue de Diane, débarrassée de son voile
improvisé, avait été placée en manière de presse sur une feuille de
papier où étaient inscrits au crayon ces mots hâtifs: «J’aime autant me
promener d’abord; à plus tard...»

Je revins plus tard, bien plus tard, frapper à la porte. Personne ne me
répondit. Je m’endormis, brisé de fatigue, pour me réveiller avant le
jour. La chambre était toujours vide. J’essayai un instant encore
d’imaginer quelque lubie ou quelque fantaisie de la part d’Ève: un
sursaut de pudeur au dernier instant, une tentative de taquinerie ou de
bouderie; mais tout cela lui ressemblait si peu!... Et puis...--je m’en
souvins soudain,--elle avait _juré_ que cette nuit-là... et elle avait
énoncé ce serment d’un ton si grave, si passionné...

Affolé, j’allai réveiller le marquis Sulpice, je le mis au courant, puis
l’entraînai, encore hébété d’un reste de vin, jusqu’à la chambre de sa
fille... Je n’ai pas besoin de dire que personne ne pensa plus à quitter
Castelcourrilh, ce jour-là.

On eut vite fait d’établir qu’il ne s’agissait pas d’une fugue, d’un
départ à l’aventure après un coup de tête. On fouilla le château des
combles aux souterrains, on fouilla l’étang, les puits, la forêt, le
désert, les grottes accessibles. Rien. Des gendarmes et des magistrats
arrivèrent de Cahors, des policiers de Toulouse. Tous les gens du pays
furent questionnés: ils en savaient encore moins que nous; ils ne purent
que lever les bras au ciel et gémir en parlant de la pauvre chère
demoiselle, si belle et si brave. Le procureur de la République en
personne se rendit chez Noëlia: il fut établi, par le témoignage
d’Amparo et de trois paysannes du voisinage que, depuis mon départ de
Vilhane, Noëlia avait ignoré ce qui se passait dans le reste du monde,
qu’elle s’était évanouie après m’avoir dit adieu, qu’elle n’était plus
sortie de chez elle, tantôt gémissante et comme folle, tantôt
silencieuse et prostrée, ne mangeant pas, dormant à peine...

Cependant, le marquis Sulpice, éperdu de douleur et de rage, se
multipliait jour et nuit, furieux contre les chercheurs ou les
suppliant:

--Fouillez! Fouillez... c’est ma pauvre petite fille... et je n’avais
plus qu’elle... Allez! Qu’attendez-vous, tas de feignants, bande
d’ahuris?... Fouillez! Fouillez!

--Monsieur le marquis, lui dit un jour, d’une voix apitoyée mais ferme,
un des policiers toulousains, vous savez pourtant qu’il existe dans ce
pays des endroits où toute recherche devient impossible...

Ce fut alors que M. d’Escorral se mit à pleurer doucement, parce qu’on
venait d’énoncer tout haut l’hypothèse qui demeurait la seule
vraisemblable, celle qui le hantait, qui hantait la plupart d’entre nous
depuis le premier jour, mais que personne n’avait osé formuler même à
voix basse et dont, personnellement, je détournais mes pensées avec
horreur.

Déjà quelques-uns des chasseurs avaient regagné notre ville, leur
famille, leurs affaires. Il ne nous restait plus qu’à en faire autant,
après avoir, dans un suprême élan d’espoir désespéré, supplié les
policiers de demeurer sur les lieux quelques jours encore...

Ah! dans quel tombeau vertigineux, dans quelle ombre inviolée Ève
gisait-elle à présent? Au fond de l’_Igue bourrue_ ou du _Trou du
Diable_? Au fond du _Mau-Gaufié_ sur les bords duquel, il y a cinquante
ans, les paysans immolaient des poules blanches, ou au fond du
_Cloup-pascal_ dans lequel les jeunes filles précipitent toujours une
offrande printanière de lilas?... Ce fut dans sa chambre que j’allai
furtivement évoquer son ombre, avant mon départ, faute de pouvoir
m’agenouiller sur une pierre où eût été inscrit le nom de celle qui
devait être vraisemblablement la dernière descendante directe de Rimbaud
le Sanglier, premier marquis d’Escorral.

Or, dans la chambre d’Ève, je me rencontrai assez inopinément avec M. de
Fontès-Houeilhacq, qui, l’image de Diane dans une main, les derniers
mots écrits par Ève dans l’autre, considérait alternativement ces deux
objets avec la plus grande attention. Sans plus s’étonner de ma venue
que s’il m’avait fixé un rendez-vous, il me demanda aussitôt:

--Si je ne me trompe, cette statue, autrefois, avait sa place dans un
coin de la chapelle?

--Certainement.

--Ah!... Et... ce billet, c’était bien à toi qu’il était adressé?...
Oui, oui... au fait, tu as déjà raconté cela...

Puis, semblant, par instants, ne parler qu’à lui-même:

--Parbleu! Tout s’éclaire... Écoute, mon petit: c’était fatal! Ni elle,
la pauvre enfant, ni toi non plus n’y pouviez rien... Fatal, je te dis!
Ce billet... c’était son arrêt de mort qu’elle signait... Elle n’a pu
revenir vers toi; elle _appartenait à l’autre_, à celle-ci, tu
comprends?

Il faisait danser au bout de son bras la statuette comme un fantoche.

Je ne le comprenais pas du tout. Je n’avais pas le cœur, pour le moment,
à m’intéresser à une de ses sornettes favorites: peut-être le
devina-t-il; en tout cas, il n’insista pas. Et je pus sangloter en paix
quelques instants avant d’aller rejoindre, au bas de la terrasse, la
voiture qui devait nous emporter.




TROISIÈME PARTIE

Le Bal des Boudenfles




I

        --. . . . . Si confessa
        Que la Fenice muore e poi rinasce.
        . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
        --Erba nè biado in sua vita non pasce
        Ma sol d’incenso, lagrime e d’amono;
        E nardo e mirra son l’ultima fasce.
        --E qual à quei che cade, e non sa como.
        Per forza di demon ch’ a terra il tira
        O d’altra oppilazion che lega l’uomo,
        . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
        --Tal era il peccator levato poscia.
        Oh! giustizia di Dio, quanto è severa
        Che cotai colpi per vendetta croscia!

        _Inferno_, canto XXIV.


Prenez la gauche, en quittant la gare Matabiau, et suivez les bords du
canal.--Et puis, allez.--Je ne citerai pas de noms de rues; ils ont
peut-être changé depuis trente ans. Mais il est probable qu’en beaucoup
d’endroits le paysage est resté le même; certainement quiconque
connaîtra Toulouse n’aura pas grand’peine à repérer les lieux dont je
parlerai à l’occasion.

Dominant la ville, au bout d’une longue et noble échappée, vous
apparaîtra bientôt une colline où il y a,--à moins que je ne doive dire:
où il y avait,--des cyprès et, je crois, aussi, un cimetière. Je dis «à
moins», parce que je ne sais pas si les cyprès, implacables fuseaux,
continuent encore aujourd’hui à dévider un peu de tristesse céleste
au-dessus de la Cité latine; je dis «je crois» à propos du cimetière
parce que je ne me suis jamais renseigné personnellement auprès de
quiconque, et qu’un cimetière, en pareil site, m’a toujours si bien
semblé à sa place que j’ai mieux aimé y croire que d’y aller voir.

Ma maison fut un peu plus loin,--toujours en suivant le canal sur la
rive gauche,--dès que la ville me parut tout ensemble assez lointaine et
assez proche, et que mes yeux purent avoir la double récréation de ses
arbres et de ses bâtisses. Celles-ci étaient de briques roses, ceux-là
d’un vert grisâtre, même sous le plus jovial soleil. O symbolique
mélange de couleurs,--sang déteint et palmes tôt ternies,--qui résume
pour qui sait rêver l’histoire d’une race et d’un sol vainement appelés
il y a mille ans à devenir la tête et le cœur du plus beau des Empires!

                   *       *       *       *       *

Ma maison fut une sorte de villa sans style, ici délabrée, là
confortable, trop grande et néanmoins facile à meubler drôlement, un
refuge comme les pays vraiment latins peuvent seuls en offrir aux
blessés de l’esprit et du cœur, aux désœuvrés et aux inutiles, que
d’autres appellent des lâches. Elle me plut tout de suite, et c’est la
cause probable pour quoi il me tardait perpétuellement de la quitter
pour la retrouver, ou d’en partir pour tenter d’en guérir.

Elle m’avait été signalée par quelqu’un que je ne m’attendais guère à
retrouver en pareille occurrence. Un soir, dans une rue louche, un être
falot me rejoignit à la terrasse d’un café sans gloire. Il lia
conversation avec moi sous le premier des prétextes à utiliser dans ce
but: feu à offrir, dissertations sur la pluie et le beau temps. Son
visage offrait un curieux mélange de finesse, de distinction même, à
côté des stigmates les plus déconcertants de toutes les lassitudes et de
tous les appétits, de tous les dégoûts et de tous les vices. C’est
pourquoi je me gardai de le rabrouer du premier coup. Il me semblait
drôle.

Et puis, je m’ennuyais tant, mon Dieu!

Je jugeai inutile de nous présenter l’un à l’autre, mais il ne me cacha
pas qu’il s’appelait Durand. Ce fut dans un moment où je me
sentais,--comme on le comprendra mieux par ailleurs,--à la somme du
découragement, de ce que les romantiques ont appelé, sans trop savoir
pourquoi, la désespérance; il me parla de ses malheurs, des bêtises
qu’il avait, quelque quinze ans plus tôt, commises, et qui l’avaient
fait renier à jamais par les siens... Choses banales. Je l’enviais
parfois, en revanche, de s’appeler tout simplement Durand et j’en
éprouvais même quelque admiration pour lui.

Cela m’amena à lui confier que j’avais eu moi-même un grand malheur dans
ma vie et que je désirais trouver une maison où vivre en paix à
Toulouse, de préférence un peu hors ville, et vers l’endroit dont j’ai
déjà parlé. Ce fut lui qui se mit en quatre pour «me dénicher mon
affaire», comme il disait, moyennant une petite commission. Par exemple,
le jour où le contrat fut signé, il fit une bien étrange figure, tandis
qu’il en prenait connaissance.

Ce ne fut, d’ailleurs, que bien plus tard,--au delà de cette
histoire,--qu’il m’apprit qu’il était mon frère aîné: oui, celui dont on
ne parlait plus chez nous depuis des ans... En attendant, il resta mon
ami. Et je croirai toujours que cela valut mieux pour l’un comme pour
l’autre.

J’avais connu aussi, depuis mon arrivée à Toulouse, un personnage bien
curieux que je vais essayer de décrire, moins par un portrait en règle
que par ce qui pourra suivre le concernant.

Au sommet de _ma_ colline, quand je n’avais pas envie de me rendre en
ville, je rejoignais volontiers vers les cinq heures de l’après-midi une
sorte d’établissement public, moitié guinguette, moitié
«restaurant-chic», hanté à la fois par de jeunes hommes chargés d’or ou
par des voyous sinistres, mais calme en semaine et où les yeux
jouissaient des plus rares fins de jour, surtout en automne. Et je
l’avais découvert en automne. Le patron, M. Meysounave, était un hercule
hémiplégique, bégayant et bavant, autour duquel s’empressaient avec une
affection touchante sa maritorne d’épouse et ses deux fillettes de
quinze à vingt ans, d’une beauté incontestable mais déjà crapuleuse et
comme par avance marquée, retenue, vendue. L’établissement consistait en
un vaste jardin peuplé de parfums en toutes saisons, en une sorte de
chaumine assez pittoresque et vaste où gîtaient les maîtres du lieu et
où ils servaient à boire à leurs familiers, en deux ou trois pavillons
où les clients pouvaient amener des compagnes, en une salle de danse
organisée parmi les ruines d’un couvent détruit. La terre et le vent y
sentaient adorablement bon, qu’il fît soleil ou pluie, et, d’autre part,
entre le lundi et le samedi,--les jours de fêtes sonnées non
compris,--on pouvait y respirer l’arome du silence humain et de la
solitude.

Car j’y étais seul ou tout comme, presque quotidiennement, à côté d’un
homme d’une quarantaine d’années, très courtois et de grande allure,
dont la patronne et ses filles disaient, quand elles parlaient de lui:
monsieur Labbé. Comme il me l’expliqua lorsque nous eûmes lié
connaissance, il était devenu un familier de la maison Meysounave non
seulement comme moi, par amitié pour les nobles paysages, mais aussi par
goût de certain vieux vin de Cahors que les caves contenaient en
abondance et dont il buvait de même, en montrant d’étonnantes
dispositions à tenir le coup sans broncher.

Il était maigre, haut sur pattes, avec des épaules un peu voûtées et un
beau visage passionné, aux traits accusés, aux yeux trop noirs, au nez
trop long, au menton trop aigu, au front trop haut et trop large. Il
s’exprimait avec recherche et abondance; dans ses moments d’expansion,
qu’ils fussent provoqués par le vieux vin ou par toute autre cause, il
tenait des propos dont le pédantisme imaginatif rappelait (en mieux)
ceux où se complaisait M. de Fontès-Houeilhacq.

Quand nous en fûmes au point de converser plus familièrement et de faire
allusion à nos existences particulières, j’appris, non sans étonnement,
qu’il s’appelait Gilbert Fiste, et que j’avais mal orthographié dans mon
esprit la dénomination qu’on lui donnait chez Meysounave et ailleurs: on
disait de lui et on lui disait: monsieur l’abbé, parce qu’il était ou
plutôt avait été prêtre.

--M. Fiste, fis-je assez niaisement, je vous prie de m’excuser si...

Mais lui, souriant:

--Pourquoi, s’il vous plaît? _Sum sacerdos in æternum_ et je tiens à ce
titre; je l’ai désiré par vocation et conquis par mes études, le tout en
aidant le ciel qui voulait bien m’aider. L’Archevêque, dont j’ai été
longtemps le précieux auxiliaire, a trouvé mauvais que je m’occupasse,
étant bon chrétien, autant du Diable que de Dieu. Et il me mit en
disgrâce. C’en était trop pour mes facultés de pécher par orgueil, qui
sont incommensurables. Je me suis révolté.

Je m’inclinai approbativement.

--Oh! des histoires sans importance, continua-t-il... Ma vocation, au
sens strictement chrétien ou administratif du mot, était une erreur de
ma part. Je croyais en Dieu et j’étais sûr de déployer toute ma bonne
volonté pour le servir, mais à la condition qu’il eût l’occasion de
faire appel à mes faibles armes. Il s’en est bien gardé, encore que
j’aie publié il y a quatre ans, sous mon nom, ainsi qu’il se devait, un
rituel de la Messe Noire qui fait autorité dans cette ville et dans les
alentours. Je continue à croire en Dieu et à l’aimer; mais, quand nous
nous trouverons face à face, je ne lui dissimulerai point que j’étais
entré dans les ordres pour être son soldat et non point le domestique de
ses domestiques. C’est ce que j’ai en vain tenté d’expliquer à
l’Archevêque, personnage obtus. J’estimais que Dieu n’avait pas besoin
de défenseurs s’il se sentait en sécurité autant que le proclame
l’Archevêque. J’ai donc tiré ma révérence à celui-ci. J’ai une fortune
personnelle, vous comprenez; et l’Archevêque était très ennuyé--très!...
Mais, moi, je pensais: pour éclairer ma religion en dehors de toute
routine, ne vaut-il pas mieux, décidé à _LE_ servir, que je fasse
connaissance avec... avec _L’AUTRE_, ou _LES AUTRES_, sans lesquels
lui-même ne mériterait pas d’exister? Car il faut avouer que, dans le
cas de son omnipotence absolue, sa profession ressemblerait à une
sinécure, ce à quoi je ne voulais point penser un seul moment, crainte
que je n’en fusse peu ou prou détaché de lui.

On apporta deux nouvelles bouteilles.

--Un soldat, je vous dis, et non pas un valet, et encore moins le valet
d’un valet... Et je dis à l’Archevêque: «Ne me parlez donc pas des
basses règles de notre métier, et ne me parlez pas de Dieu, avec qui je
suis (j’en resterai certain _in sæcula_) en bien meilleurs termes que
vous. Parlez-moi plutôt du Diable. Avez-vous jamais vu le Diable?...» Il
me demanda si pareille horreur m’avait été octroyée, et je fus bien
obligé de lui répondre affirmativement. Oui, je l’avais évoqué et vu,
l’Autre... et aussi les Autres... Cela parut faire sur Monseigneur une
forte impression. Il me demanda des détails et je les lui donnai
abondants. Je conclus mon exposé rapide des faits par ces mots: «Dieu
devrait bien se faire voir aussi souvent que LUI, qui se montre chaque
fois qu’on l’appelle honnêtement.» Et, le résultat de ce colloque, vous
le voyez d’ici, n’est-ce pas?

--A la vérité, je...

--Non, ne cherchez pas, cher vicomte... C’est trop simple!
L’internement... dans une maison de fous, entre Toulouse et Bordeaux...
sur la grande ligne, vous savez?... Oh! ça a été très dur... Mais je me
suis débrouillé. Je vous ai dit que j’avais une certaine fortune,
n’est-ce pas? Trois mois de captivité... Je priais, je priais... Dieu ne
me parlait plus, même à voix basse Alors, une nuit de solitude et de
désespoir, j’ai fait appel à l’Autre, qui s’est montré tout de suite,
lui. Les pauvres vieux, qui disaient qu’on vend son âme au Diable,
étaient des naïfs en professant qu’on était volé à ce marché; car il ne
m’a rien demandé. Nous avons causé amicalement, ni plus ni moins que de
vous à moi. Nous nous sommes aperçus tout de suite que nous croyions en
Dieu autant l’un que l’autre et,--ce que j’admire de sa part et dont il
faudra bien que je rende compte à Dieu lors de ma dernière heure,--c’est
qu’il me dit indulgemment: «Tu t’expliqueras avec _Lui_, plus tard...
Mais, pour l’instant, ne parle plus de moi, si tu veux sortir d’ici...»
Je lui ai obéi et... et me voici. Monseigneur est mort. Je n’ai pas de
rancune. Ceci se passait il y a quatre ans.

                   *       *       *       *       *

«Il y a quatre ans...» Juste l’époque depuis laquelle une mort avait
désorienté ma vie. Je racontai à Fiste tout ce que quiconque m’a lu peut
connaître de mon histoire. Il la trouva «très intéressante» et je lui
devins sympathique. Je sus, il est vrai, dissimuler certains souvenirs
et certains commentaires sentimentaux, dont je prenais soin en avare.

Oh! quatre années de vie, que c’est peu de chose, et comme c’est lourd à
porter!... Il y eut le retour navrant dans la petite ville blanche et
rouge; l’affaire était classée par le Parquet comme par les Parques;
qu’Ève d’Escorral se fût précipitée dans un gouffre quercinol par
irritation de me voir «fréquenter», durant que nous étions fiancés,
Noëlia qu’on appelait aussi Noelle, cela ne fit de doute pour personne.
Après tout, c’était possible; et je dois reconnaître qu’on me plaignit.

Rien de plus déprimant que la pitié bénévolement consentie pour qui
souffre et rage. La vie continuait. Il n’était plus question de me
renvoyer à Paris dans «un état d’esprit comme le mien»... M. de
Fontès-Houeilhacq commentait silencieusement l’aventure et répétait,
chez nous: «_C’était fatal..._» sans qu’on pût lui arracher autre chose.
Mon père fut très tendre et très bon. M. d’Escorral aussi. Mais
celui-ci, pour le grand désespoir de ses consanguins, décida de se
remarier et le fit, se trouvant trop seul sur la terre. Pour ce qui est
de mon père, en revenant du _Poisson frais_, un soir sombre, il ne vit
pas le tournant de la rive et, continuant de marcher droit, tomba de
quinze mètres de haut dans le Lot, qui ne consentit à nous le rendre que
trois jours après.

Alors les années continuèrent de se déployer devant moi, chacune comme
un éventail aux quatre couleurs différentes. Les rêves avaient
recommencé, et Celle que je voyais à présent au fond de Clarecrose,
c’était ma fiancée, enchaînée et captive dans une salle plus lointaine
encore que celle des Dames-en-rose. Là, il n’était plus de jour ni de
nuit. Une immense détresse tombait des voûtes ou venait je ne sais
d’où... Enchaînée et captive... Je n’ai jamais entendu sa voix, mais ses
yeux parlaient si bien! Ils me disaient:

--Ce n’est pas de ma faute, je te le jure! Nous étions nés pour être
forts _à nous deux_.

Moi, dans mon rêve, je répliquais:

--Explique-toi, raconte-moi ce qui s’est passé. Je t’aimais tant!

Alors la bouche restait close et les yeux eux-mêmes ne disaient plus
rien.

L’image me suivait le jour. Quelle étrange existence! J’allais, je
venais, méprisant toutes les joies que pouvait me dispenser la vie; une
rage de plaisir régnait alors dans notre riche et paresseuse province;
vieux ou jeunes rivalisaient de débauche; de l’or tintait jusqu’aux
aurores sur les tapis verts des tripots; de fastueuses putains nous
arrivaient des grandes villes; les filles du pays, éblouies par leurs
toilettes, faisaient de leur mieux pour leur ressembler en tout au plus
tôt. Une immense volupté, une infinie douceur de vivre comblait la nuit
comme le jour; je ne m’y mêlais point, mais j’en jouissais paisiblement
à la façon dont peut profiter de la bonté du ciel une plante de serre, à
travers un vitrage.

Et puis ce fut le printemps... Et puis ce fut l’odeur des tilleuls sur
les boulevards où passaient dans le soir des couples enlacés... Et puis
il y eut un autre soir où deux petites mains embaumées et fraîches
vinrent se poser autour de mon front comme pour l’arracher un peu à son
rêve.

--Mon Dieu, murmurait Noelle... Moi qui te cherchais à Paris! A présent,
viens.

                   *       *       *       *       *

Et je l’avais suivie.




II

        . . . . . . Quando
        Mi diparti’ da Circe, che sottrasse
        Me più d’un anno là presso...

        _Inferno_, canto XXVI.


Dès l’aurore la voix grinçante de la vieille Amparo emplissait la
maison, d’où nos hôtes partaient ordinairement à cette heure. Noelle ne
savait pas dormir la nuit; quand le jour rendait les vitres blêmes, que
ce fût l’hiver ou l’été, une sorte de flamme s’éteignait sous ses
paupières, sans que celles-ci fussent closes. Alors, selon les saisons,
elle allait s’étendre sur son lit, ou bien devant un feu pour longtemps
préparé, entre deux peaux d’ours blancs qu’elle tenait d’un Slave qui
m’avait précédé dans son estime.

Midi, carillonnant sur tous les tons aux divers clochers de la Ville
rose, tirait un instant ma maîtresse de sa torpeur; c’était même le seul
moment où elle se montrât irritable, et non pas tendre et soumise, comme
à l’ordinaire. Elle dévorait alors, sans plaisir et sans sourire, ce que
la vieille Amparo, dûment stylée, avait un peu auparavant posé à portée
de sa main, tout près du gîte de hasard choisi pour la sieste diurne.
Étranges repas, et d’une fantaisie dont peuvent donner idée les bonbons
et le champagne que j’avais vus jadis auprès de Noelle endormie dans la
bicoque quercinole. Les bonbons grignotés, le champagne bu, Noelle
exigeait ma présence auprès d’elle, me couvrait de caresses ou tentait
de me battre, puis se rendormait, maussade encore, quoi qu’il se fût
passé. L’approche de la nuit, en revanche, la remettait en possession de
toute la joie de vivre animale qui me plaisait en elle et de tous les
moyens de séduction dont une femelle humaine peut disposer.

La nuit elle-même nous rappelait au monde, à notre monde, qui était
vraiment peu ordinaire (à ne considérer que les fréquentations qu’il
permettait) pour un noble jeune homme dès son enfance destiné par les
siens à la carrière diplomatique. Dans les cafés célèbres et les
endroits de plaisir encore plus nombreux à l’époque qu’aujourd’hui, nous
retrouvions divers déchets sociaux brillants ou pittoresques et
desquels, en tout cas, on ne pouvait dire qu’ils péchaient par manque de
fantaisie. J’ai donné déjà un aperçu de Gilbert Fiste. Le félibre Hector
était, lui aussi, un être bien curieux; il était gros comme une tonne et
d’aspect vraiment dionysiaque. Je ne me rappelle plus son vrai nom; il
signait «Félibre Hector» dans des feuilles éphémères; il habitait chez
sa vieille mère qui le rouait de coups de fouet quand il rentrait ivre,
c’est-à-dire chaque matin; sur le conseil de l’abbé Fiste, j’assistai
plusieurs fois à ces rentrées du fils et aux sorties de sa mère. Elle
attendait sur le seuil. Nous entendions le géant obèse demander pardon,
à genoux, en sanglotant, à la petite femme sèche et noiraude qui,
quelque quarante ans plus tôt, l’avait mis au monde. Implacable,
celle-ci maniait l’instrument de torture jusqu’à ce qu’elle fût lasse ou
que le félibre Hector fût las de hurler. Pour le reste, il était doué
d’une sorte de génie; il improvisait en langue d’oc, en latin et même en
grec, durant nos orageuses nuitées, d’admirables et bizarres vers dont
il ne gardait, au matin, qu’une trop vague mémoire. Il était riche et
généreux. Il n’avait qu’une haine, celle de Simon de Montfort, ce qui
faisait de lui, évidemment, le personnage le plus doux et le plus
inoffensif de la terre.

Moins doux et moins inoffensif était le peintre Florent, qui poursuivait
Noelle de déclarations et qui me vouait une jalousie sans pareille, ma
maîtresse m’étant fidèle comme le sont les femelles à leur mâle dans la
saison des amours. L’usage immodéré de l’opium et de la morphine calma
d’ailleurs assez rapidement les mauvais sentiments qu’il pouvait nourrir
à mon égard. Il naviguait dans la vie escorté d’un ancien boucher qui
lui avait, dans le temps, servi de modèle, pour un tableau qui devait
être un chef-d’œuvre et qui, en fin de compte, en est resté où il en
était voici bientôt trente ans. Il y en avait, autour de Noelle et de
moi, bien d’autres du même genre. Lorsque les cafés étaient clos et que
les lieux de plaisir, des plus huppés aux plus infâmes, nous avaient
lassés, c’était dans ma villa de la colline que tout ce monde ami de
l’ombre éclairée allait terminer sa nuit.

Ceci n’est pas un roman moral; c’est le compte rendu tout net de ce
qu’un gros chagrin peut faire d’un garçon de bonne volonté en une époque
de désœuvrement moral et de paresse que bien des choses semblaient alors
justifier d’un bout à l’autre du vaste monde. J’avais vingt-trois ans et
la libre possession de l’héritage paternel; je vivais comme mon père
avait toujours vécu, à cela près que le _Poisson frais_ ne représentait
pas mon seul paradis terrestre.

Et puis,--que ceci soit ma seule excuse aux yeux des gens
vertueux!--j’adorais Noelle à ma manière, comme elle me chérissait à la
sienne. J’éprouvais auprès d’elle toutes les brûlures voluptueuses des
sens, tous les effondrements délicieux des plus rêveuses mollesses. Même
si l’âme n’était pas immortelle, un peu de moi survivrait dans l’éternel
néant pour projeter comme des radiations de souvenances sur ce qui fut
sa chair, parfums et couleurs.

Je lui demandais parfois:

--Pourquoi ne reviens-tu jamais plus dans la salle des Dames-en-rose,
chez nous, _là-bas_?

--Parce que je t’ai sur la terre et que _c’est presque la même chose_.

--Pas tout à fait la même chose?

--C’était meilleur, il me semble... Ah! il me faudrait tant et tant de
ton amour!... J’ai peur de ne plus jamais revenir là-bas... Je n’ose
pas. La folle qui s’est tuée garde les portes. J’ai perdu le meilleur de
ce que je chérissais.

--Sais-tu que je l’y vois maintenant, elle?

--Parbleu!... A l’endroit où la Diole entre sous terre?

--Non, plus loin... dans un endroit du Palais où nous n’avons jamais été
toi et moi.

Et, soudain, une idée me vint, l’idée qui expliquera et excusera tout ce
qui va suivre, pour ceux qui auront essayé de me comprendre... Nous
étions couchés, Noelle et moi, dans un petit salon à deux cheminées où
la vieille Amparo venait par instants raviver les flammes, car l’hiver
était glacial cette année-là; et Noelle était nue devant les tisons, sur
la peau d’ours, et nos amis nous avaient, par hasard, laissés seuls
cette nuit-là, et le jour était lointain encore... Elle avait l’air
d’une jeune et radieuse sorcière insensible à l’épreuve du feu, ou d’une
salamandre que la flamme n’eût atteinte que pour mieux faire valoir son
duvet blond, aux endroits les plus doux de son être. Gilbert Fiste,
l’ayant vue quelquefois en pareille tenue, m’avait dit: «Quelle
merveilleuse hostie pour la Messe Noire!...» Il s’y connaissait
évidemment mieux que moi, mais je sentais qu’il avait raison, que tout
le diabolisme et toute la divine perversité du monde infiniment plus
jeune, plus barbare et plus animal que quelques sots raisonneurs ne
l’imaginent, tenaient en cette forme impeccable, aux teintes chaudes,
aux charmes péremptoires et purs.

--Dans une salle où nous n’avions jamais été toi et moi, continuai-je.
Les Dames-en-rose ne me regardent plus passer... C’est encore plus
loin... Elle est là qui pleure et qui supplie; mais je n’entends pas les
paroles qu’elle profère en tordant ses bras. La vie et la mort nous
séparent deux fois. Ne serions-nous pas plus heureux si l’un de nous
deux la délivrait?

--Il le faudrait! gémit Noelle,

Elle dit encore:

--Si j’avais su!

Puis, elle eut un regard de bête prise en faute; et ce fut alors que je
compris tout à fait...

Le jour naissait pâlement, Noelle avait faim... Je fis apporter du
champagne et lui en donnai beaucoup à boire, en prenant soin de ne pas
éveiller sa méfiance. Quand elle fut à peu près ivre, je lui dis:

--Veux-tu que nous essayions de repartir?

--Puisqu’Elle est là, qui m’empêche d’entrer, à l’endroit où la Diole...

--Écoute-moi, Noelle, poursuivis-je en fixant mes yeux sur les siens, il
n’y a qu’une façon de te faire pardonner par la morte...

--Tais-toi... tais-toi, c’est trop horrible!... Pourquoi voulait-elle me
tuer? Donne-moi encore du champagne!... J’ai été la plus forte... Il
faut bien que tu voies ce qu’avait été ma terreur de ce jour-là! Elle
t’emportait pour toujours, et c’était elle qui habitait à jamais
Clarecrose, où je suis d’ailleurs reçue en intruse à présent. Et
pourquoi a-t-elle pris son revolver tandis qu’elle me guettait? Moi,
j’ai attrapé son bras... et le revolver est parti... et c’est la Diole
qui s’est chargée de l’enterrement. Les magistrats de chez nous ne sont
pas malins!... J’étais si peu restée à Vilhane, ce jour-là, que j’avais
couru deux bonnes heures à travers la forêt, comme folle... J’étais
folle! Elle était folle aussi... Donne-moi encore du champagne et
fiche-moi la paix; j’ai sommeil.

Elle dormit comme elle dormait toujours; elle avait oublié le lendemain
la confession qu’elle m’avait faite dans l’ivresse, la lassitude et
l’énervement. Elle fut de nouveau, sans éprouver le besoin de s’en
plaindre, celle qui se sent exilée non seulement du songe rare mais de
la vie ordinaire; elle montra plus que jamais devant les choses et les
êtres une apparence de petite demi-divinité déracinée d’un espace et
d’un temps autres que les nôtres et qui lui eussent mieux convenu.

Je savais maintenant,--je savais ou croyais savoir--la vérité sur la
mort d’Ève. Mais, en écrivant ces lignes, que peut dire de précis un
homme que les événements balancèrent autant que moi entre la chimère et
le réel? Quand on est sûr d’être allé à Clarecrose, on ne croit plus à
rien de ce que nous offre la vie; ses images ne sont plus que de pauvres
images falotes ou vulgaires, commentées par les légendes des mots
humains indigents. Noelle et moi étions allés trop souvent jadis, et
ensemble, dans le monde où tout est clair sans couleurs, sans lumière et
sans mots pour nous comprendre très lucidement aux pays de la Terre.
Celle qui dormait nue sur les peaux d’ours n’avait-elle pas imaginé le
meurtre, qui lui semblait légitime, de sa rivale?

Je n’ai jamais eu davantage que durant les jours qui suivirent son aveu
inventé ou exact une plus aveugle confiance en la fatalité, qui ne se
contente pas de conduire les actions humaines, mais qui connaît aussi
l’art plus difficile de nous dicter l’inaction.




III

        . . . . E vidi spenta
        Ogni veduta, fuor che della fiera...

        _Inferno_, canto XVII.


Cette année-là, dès la fin de janvier, un printemps étrangement précoce
se promena en robe molle sur la contrée de mon exil. Le soleil,
frémissant comme un bel adolescent sortant nu du bain, semblait danser
pour se réchauffer lui-même, au-dessus des champs et de la ville. Vénus
trop amoureuse avait-elle réveillé Adonis en avance, par rare faveur du
Maître infernal? Jamais, en tout cas, le couple amoureux que nous
formions, Noelle et moi, ne m’avait paru réaliser à ce point ce qu’il
attendait de lui-même, atteindre si souverainement la plénitude de la
volupté dévolue aux créatures mortelles. Car à la volupté toute nue et
brève s’adjoignait maintenant, comme une parure inattendue et d’autant
plus précieuse, une tendresse sensuelle qui devançait et prolongeait le
plaisir par une sorte de bonheur.

O violettes disséminées déjà dans notre jardin et dissimulées sous les
touffes de leurs feuilles, violettes dont nos compagnons de fête
comblaient notre maison, violettes aux éventaires des baraques sur les
boulevards, violettes aux mains des marchandes errantes qui, jeunes ou
vieilles, jolies ou laides, avaient l’air de prêtresses promenant des
flambeaux de parfums! Une chanson suffit à évoquer des mois de notre
vie... Pourrai-je, moi, avant le tombeau, respirer au printemps un
bouquet de violettes sans murmurer: Noelle... Noelle... et sans
retrouver comme par magie, durant l’éclair d’une seconde, mes sens et
mes sentiments d’alors?

Un vrai printemps en fin de janvier, dis-je; et, si le soleil
disparaissait plus tôt qu’aux printemps ordinaires, c’est sans doute que
Vénus avait hâte d’appeler l’ombre nuptiale sur les joies à elle
prématurément consenties par le Dieu d’en bas.

Les plus familiers de nos familiers, l’abbé Fiste et le félibre Hector,
me rejoignaient volontiers à l’heure crépusculaire où, rompu
délicieusement, un peu vague, j’attendais, prêt moi-même au départ vers
le cœur de la ville, que Noelle se fût définitivement trouvée belle en
ses atours. Le temps aurait pu paraître se traîner pour des gens pliés à
des existences ordinaires, mais nous ne nous préoccupions guère du
temps; en attendant le bon plaisir de mon amie, nous trouvions
véritablement, par des soirs pareils, un plaisir ineffable à soumettre
l’heure aux savantes ou nonchalantes divagations de nos discours.

Je voudrais en recueillir l’essence, de ces discours, et pointiller par
endroits le papier où ma plume se hâte des étincelles fugaces maintes
fois surgies de leur animation morne et désabusée. Ces soirs de
printemps précoce qui furent peut-être quinze dans la réalité peuvent
être aussi facilement décrits que s’ils n’avaient jamais été qu’_un_,
tant ils se ressemblèrent.

Et voici le soir...

Voici le soir, qui monte de la terre comme une plante dont la fleur
s’est épanouie dans tout le ciel et dont les racines se seraient au
préalable accrochées partout, même dans les âmes. Je ne sais plus d’où
ni comment l’abbé Fiste et le félibre Hector sont arrivés, tant ils me
semblent à cette heure, visages et paroles, peu différents de ce que
poursuit ma lassitude tout ensemble heureuse et désenchantée. Le soleil
est devenu rose et large derrière la brume tôt montée; dans la véranda
étroite et longue, nous nous sommes allongés sur des divans qui forment
_triclinium_ autour d’une table chargée de flacons et de bouteilles,
énormes pierres précieuses grotesquement taillées: du vert, du rose, du
brun... Comme la véranda fait face au soleil couchant, imaginez, contre
le mur blanc et nu, ces reflets parmi le jeu mouvant des ombres des
branches du jardin que mollement le vent balance. Chacun de nous caresse
une pensée sans être trop sûr qu’elle existe en lui; car s’il était
simplement sûr qu’elle méritât d’exister, c’est-à-dire d’être exprimée,
il la dédaignerait peut-être aussitôt...

--Et ce soir, que fait-on? demande l’un.

--J’ai peut-être une idée, répond l’autre.

Il expose son idée. Je dois dire que c’est désormais, chez nous, une
sorte de rage passive que de nous livrer aux pires fantaisies de
l’esprit et des sens. Chaque soir, il faut trouver du nouveau, ce qui
n’est pas toujours commode. Irons-nous, traînant derrière nous ou contre
nous diverses prostituées facilement éblouies, peupler de danses et de
cris les jardins d’une maison de plaisir comme il en est tant aux abords
de la ville? Ferons-nous la tournée des bouges? Inviterons-nous les
tenancières de la Rue du Canal à illuminer à notre approche, et les
forcerons-nous si elles ronchonnent, à le faire sous l’œil bienveillant
de la police, grâce au concours d’une cinquantaine de voyous fidèles et
conduits au doigt et à l’œil par mon... homme d’affaires Durand? Un
d’entre nous a-t-il pensé à commander un dîner fin dans un bon endroit?
Nous contenterons-nous du vieux cahors, de l’omelette aux truffes et du
chapon incomparables qu’on est toujours sûr de trouver à la bonne
auberge Meysounave?... C’est là que nous nous rendons en général, quand
notre imagination est pauvre. Notre imagination, dans ce cas, nous
saurons probablement l’enrichir un peu plus tard, chez moi, dans
certaine salle sombre que j’ai fait aménager au premier étage, où il y a
des peaux de bêtes et des nattes, quatre petites lampes qui brûlent
doucement sous des globes de cristal dépoli et un bon Dieu d’ivoire et
d’ébène qui contemple son nombril comme s’il était l’objet le plus
délectable de ce monde et de l’autre.

Et voici le soir...

Noelle n’est pas encore prête. Fiste parle comme pour lui-même:

--Dieu... les Dieux... Laissez-moi tranquille. Toutes les religions
arrivées à leur plus haut point de développement, j’entends quand elles
sont--dans la mesure où cela se peut--déterminées et assises, ont
toujours énoncé les mêmes vérités; à tort ou à raison, elles se sont
comme entendues pour déclarer blâmables ou louables les mêmes choses. Le
Maître qui voulut la confusion des langues lors du bâtissement de Babel
doit se plaire au jeu d’embrouiller les pensées et les actions de ses
esclaves. Une religion, comme une langue, est un ensemble de symboles.
Je suis polyglotte en matière de religion.

Le félibre Hector opine du chef:

--Il a raison. Mais tenons-nous-en au paganisme et au christianisme. Nos
paysans, nos simples, c’est-à-dire ceux d’entre nous qui voient le plus
loin et le plus clair sans le savoir, ah! je défie bien un esprit averti
de discerner s’ils sont plus chrétiens que païens, si fort qu’ils soient
exacts aux offices. Je vais vous dire des vers, ajoute-t-il après avoir
rempli et vidé son verre de nouveau.

Voici des vers du félibre Hector:

    Comme le curé consacrait l’Hostie
    Un Diable sortit de la sacristie.
    Il était vêtu des reins aux talons
    De fange jaunâtre et de longs poils blonds;
    Des guêpes guettaient les grappes vermeilles
    Dont le mécréant ornait ses oreilles;
    Ses yeux goguenards brillaient au-dessous
    D’un chapeau de lierre et de pampres roux;
    Même il regardait, s’il faut qu’on le dise,
    Les filles du bourg avec paillardise.
    Et tous les chrétiens, à le voir ainsi,
    Se sentaient le cœur de crainte transi;
    Et le maître-clerc et ses trois collègues
    Et le vieux curé tirèrent leurs grègues
    Et, se bousculant, hurlant et brâmant,
    S’enfuirent avec épouvantement.
    L’intrus, lui, guignait, d’un œil de malice,
    Le vin qui restait au fond du Calice
    Et, sournoisement, reniflait ce jus.
    Puis, ayant frotté de ses doigts pelus
    Sa gorge ridée et son ventre obèse,
    Il vida le vase en ricanant d’aise.
    Or, tous gémissaient, car c’était pitié
    De voir ce païen, bouc plus qu’à moitié,
    Du sang de Jésus se remplir la panse
    Par gloutonnerie et concupiscence.
    Il posa le Vase après avoir bu
    Puis y replongea son museau barbu
    Trois ou quatre fois, redoutant sans doute
    D’en laisser encore, au fond, une goutte,
    Et soudain, tombant d’un rouge vitrail,
    Un flot de soleil heurta son poitrail,
    Y fit rutiler un reflet de torche...
    Et ceux qui s’étaient massés sous le porche,
    Blêmes, et tremblant d’un effroi mortel,
    Virent le démon, près du maître-autel,
    Les coudes levés, et qui semblait boire
    Le sang d’Apollon dans le Saint-Ciboire.

Bien entendu, le félibre Hector nous récitait ainsi d’autres poèmes de
son cru. Si j’ai retenu celui-ci de préférence, c’est qu’il l’avait
composé dans la langue des barbares d’Outre-Loire, «dans cet immonde
patois français qui a déshonoré jusque chez nous l’air qu’on respire».
J’emploie les expressions mêmes du félibre Hector, homme placide et bon
vivant remarquable, mais qu’un éternel besoin de revanche tracassait
jusqu’à l’exaspération, et jusqu’à une exaspération lyrique, quand on
prononçait devant lui le nom, non pas de Sedan, certes,--car il ne
s’occupait pas des affaires des autres,--mais celui, par exemple, de
Muret.

Un poème d’Hector en français! Comme je m’en étonnais, il m’expliqua
qu’il en composait ainsi quelques-uns, dans ses moments de neurasthénie
et dans un but de propagande.

--Ami, les Francs sont aussi éloignés de nous qu’ils le sont des
Borussiens, intellectuellement et moralement. Quand l’abominable Simon
vint, par ordre du Roi de France, égorger nos filles et nos femmes sans
défense, brûler nos couvents, faire taire l’harmonieux murmure de nos
Cours d’Amour, c’était la lutte, trop souvent victorieuse, hélas! de
l’ombre contre la lumière... Ce qui est fait est fait: je m’incline...
On nous a tout volé, jusqu’à notre langue qui était la plus belle et la
plus parfaite de celles qui surgirent, aux environs de l’an mille, d’une
barbarie désormais désuète. Non, on ne nous l’a pas volée, notre langue,
et je suis trop indulgent: on a tenté de l’assassiner et on y est
presque arrivé à l’heure actuelle. Jamais peuple ne fut plus opprimé par
ses vainqueurs que le nôtre. Encore une fois, je parle sans rancune. Et
cela m’est d’autant plus facile que j’ai toujours ma revanche à portée
de ma main...

--Votre revanche?

--Oh! un imbécile déclarerait qu’elle n’a aucun caractère pratique, et
l’imbécile aurait en somme raison. Mais c’est le lot des vaincus subtils
de savoir se venger d’une façon qui n’est valable que pour eux-mêmes.
Que voulez-vous que pense un Français barbare des vers que j’ai pris la
peine d’écrire en son jargon?... Non! s’il vous plaît, pas de
compliments... Évidemment, je puis écrire en français comme en tout
autre langue... Mais là n’est pas la question... Je me venge, je vous
dis! De toutes les pensées troubles et précieuses que la vie et la
civilisation actuelles nous accordent, celles qui flottent autour du
mot: religion,--qu’il soit au singulier ou au pluriel,--représentent
encore les plus amusantes et les plus pittoresques, pour certains
rêveurs désabusés... Est-ce vrai, Fiste?

--Certes, ô très cher, comme dirait Socrate s’il t’écoutait...

--Et, dès lors, qu’est-ce que vous voulez qu’un Français comprenne à des
vers comme ceux que je viens de vous lire? Rien. Entre les Teutons
mystiques et les Occitans artistes et éclectiques, les Francs sont
restés irrémédiablement un peuple sec, sans sève, sans musique de mots,
d’idées ou de sentiments... Le français est une langue qui me fait
penser à une vieille fille propre, rigide et bien tenue, dûment corsetée
et savamment coiffée... Quelles merveilles aurait produites le talent
d’un Ronsard ou d’un Racine,--car, au delà, il n’y a que le miracle de
Chénier,--si nous avions été vainqueurs à Muret, et si, en 1882, on
parlait notre langue à Paris, comme l’ont parlée les gens très bien,
vers l’an 1100, à Florence et à Naples? Je n’ai qu’une chimère, qu’une
hantise, qu’une lubie: ma langue d’oc... Mais, si je rentre ivre ce
soir, ce qui est probable, et si maman me bat, ce qui est certain, cela
suffira à ne point me faire paraître les coups trop durs ni les
conséquences du festin trop amères.

--Je vous comprends tellement bien! dit l’abbé Fiste... Mais nous
parlions religion et religions?...

--J’y arrive. Il en est de même Outre-Loire pour la religion comme pour
la langue; pas de milieu: ils sont ou mécréants ou bigots. Ces gens ne
savent pas garder la juste mesure. Que disiez-vous tout à l’heure? Les
religions _cultivées_, celles qui ont leurs parchemins, ne sont que les
traductions d’une vérité toujours identique à elle-même... Alors, je me
venge... je vous dis! Je me venge... Un Français ne trouvera dans le
poème que je viens de vous lire qu’un aimable assemblage de mots heureux
et de rimes strictes... Mais moi, mais vous...

--Oui, dit Fiste.

--Ah! Ah!... ajoute brusquement le félibre Hector, il n’ont jamais vu,
eux, un Faune entrer dans une Église... Ronsard lui-même, que je vous ai
dit que j’admire, ne les a jamais rencontrés dans son Vendomois... Il
les a reniflés de loin à travers le blanc et le noir des livres... Il a
eu du mérite à cela... mais, tenez, Cladel, qui n’est pas un grand homme
et dont Coppée dit qu’il a des poux[2], Cladel a vu un Faune. La
dernière fois que Mendès est venu ici, il m’a raconté lui-même ce que
Cladel...

  [2] Confirmé par Léon Daudet dans _Fantômes et Vivants_.

Alors, l’abbé Fiste, doucement:

--Ne nous égarons pas... Mendès est un garçon charmant et un curieux
poète... Mais il ne peut pas voir... il ne peut pas même raconter les
Faunes...

--Pourquoi?

--Parce qu’il n’est pas de notre race, dit, de plus en plus doucement,
l’abbé Fiste...

--Très juste. J’ai envie de manger. Qu’est-ce qu’elle fiche, Noelle?

Personnellement, je l’ignore.

                   *       *       *       *       *

Et voici, non plus le soir, mais la nuit, si bleue et comme si lourde
dans le ciel qu’elle n’est en somme au soir que ce qu’est le fruit à la
fleur. Le soir a mûri pour être plus beau sous un nom féminin. J’ai
écouté sans ennui encore que sans intérêt les propos de mes
hôtes, que j’ai accoutumés à ne pas se vexer quand je suis
«l’homme-qui-ne-s’intéresse-pas-aux-discussions». A un moment, tandis
que le soir faiblissait, que ses emblèmes,--reflets de bouteilles et
ombres de branches,--s’effaçaient sur le mur blanc de la véranda, il
semblait l’explication même de mon monde intérieur. Un peu de couleur et
quelques lignes sur du blanc presque trop cru... une flamme qui
s’éteint... Ce n’est plus le sommeil qui se prépare, mais je ne sais
quoi de plus puissant et d’analogue. Je n’ai pas besoin de fermer les
yeux pour dépasser la salle des Dames-en-rose... La Captive est toujours
au delà... Captive ou fidèle?... Ses cheveux sont épars comme ceux des
pleureuses antiques aux funérailles des héros. Sait-elle que Noelle a
avoué dans une seconde de folie? Peut-être! Sa douleur, en tout cas, est
désormais moins accablée que guerrière: je reconnais la vierge qui me
plut, de la nuit où je la poursuivis sauvagement dans le parc de sa
demeure héréditaire jusqu’à la nuit plus trouble où elle s’en fut vers
Clarecrose sans moi.

Au delà du mur de cristal qui ne permet à aucune parole de résonner,
pour le mortel, qu’il vive ou rêve, ses lèvres remuent de telle
façon,--tandis que l’abbé Fiste et le félibre Hector continuent de
disserter,--que je commence à comprendre, comme le font, après quelque
expérience, les plus sourds...

--Je sais un beau château à la claire façade basse et longue. La Déesse
sans tâche a oublié l’offrande inconsidérée qui lui a été faite à mon
insu. Il n’est pas que la vie pour permettre au Bonheur de nous guider,
comme fait un flambeau lointain, ou pour nous illuminer comme à l’infini
intérieurement, de même qu’une toute petite bougie fait une immense
chambre... Je t’attends. Elle m’a tuée. Sera-t-elle victorieuse pour
cela? Non.

--Esclarmonde de Montségur... poursuit le félibre...

--Je t’aimais, énonce encore la voix silencieuse... Le beau château est
peut-être bâti ailleurs... ici... Il est beau, je te dis. Mais il ne
m’empêche pas, si beau soit-il, de penser à celui que nous aurions pu
posséder sur la terre. Celui-ci, je le revois toujours comme si c’était
octobre... On a rentré les orangers dans la serre, jamais le sol n’eut
une odeur si douce et si déchirante, et de grands vols de migrateurs
passent triangulairement dans le ciel si pâle qu’il ressemble à ce que
l’on prend ici pour du ciel. Et, comme il n’y a pas non plus de temps
ici et, que tous les événements sont juxtaposés sur un même plan,
presque sur une même ligne, j’entends les cloches que le curé a fait
sonner pour notre mariage, et je vois aussi l’enfant qui est né de
nous... Si tu savais comme il est joli!

--Mistral était un gamin, continue le félibre Hector, un gamin de
génie... peut-être... Mais on ne passe pas une vie honorée et d’ailleurs
honorable à écrire des poèmes et à fabriquer des dictionnaires. Il y a
mieux à faire: lever des armées...

--Il est joli; nous sommes heureux... La vie qui nous reste à vivre est
comme une voie toute droite qui grimpe le long d’une colline... et nous
sommes tellement sûrs qu’elle ne s’arrête pas là où s’arrête
l’horizon!...

                   *       *       *       *       *

C’est bien la nuit, à présent. Brusquement, un nouveau parfum se mêle à
ceux qui m’entourent. Je n’ai pas besoin de tourner la tête, je sais que
Noelle est là. Elle est arrivée sans bruit, comme font les êtres qui
dorment le jour. L’abbé Fiste et le félibre Hector se sont tus.
Clarecrose s’est effacée, emportant loin de moi la Captive.

--Nous sommes heureux, heureux, heureux, murmure encore pourtant celle
qui disparaît une fois de plus...

L’abbé Fiste s’est levé. Il est comme à l’ordinaire vêtu avec un certain
dandysme: grande pèlerine de drap noir doublée de satin fauve, chapeau
de feutre aux larges ailes; il ne se guérira jamais d’avoir été prêtre.
_Sacerdos in æternum!_ Et le compliment traditionnel qu’il débite à ma
maîtresse, ah! comment en exprimer le ton et l’onction sur le papier
périssable, avec de pauvres mots humains?

--Je vous salue, pleine de grâce! Vous arrivez vers nous à l’heure due,
et c’est comme si une étoile inconnue s’était levée. On vous reconnaît à
votre parfum avant que votre apparition ait eu lieu. Savez-vous ce que
c’est qu’être belle, Noelle? Regardez-vous. Pas besoin de miroir. Vous
êtes une offrande du ciel à la terre. Quel miracle que vous puissiez
parler! J’aimerais mieux que vous miaulassiez tout à l’heure. Est-ce que
vous aimez ce diplomate? C’est un garçon dénué de tout intérêt,
quoiqu’il me soit très cher. Riez, Noelle! Le printemps arrivera encore
plus vite. Avez-vous, dans vos veines, du sang ou de l’ambroisie?... Je
parle très sérieusement. Oh!...

Il a poussé cette exclamation tandis qu’un rayon de soleil,--le
dernier,--allait frapper le bras nu de ma maîtresse, y faisant flamber
un duvet blond dont mes baisers eux-mêmes n’avaient peut-être jamais eu
conscience. Et c’était comme une phosphorescence sur de l’ivoire.

--Qu’est-ce qui vous pique? fait Noelle en riant...

--Rien, c’est très drôle... Vous avez toujours été comme ça?

--Vous êtes saoul déjà, mon cher Fiste?

--Je crois que jamais je n’ai vu si vrai... Est-ce que vous estimez
véridique le principe de l’immortalité de l’âme, Noelle?

--Je m’en fous.

--Vous avez raison. Ce sont là des questions qui ne vous regardent pas
personnellement, n’est-ce pas? Dites... dites-moi...

Il s’est levé, s’avance vers elle:

--Dites-moi où vous étiez, il y a deux mille ans?

--Aubanel, continue le Félibre Hector, aurait pu être tenu pour un homme
de génie s’il s’était décidé à chanter la Vénus d’Arles en vers libres.

--Il y a deux mille ans, dit en riant, mais comme pour elle toute seule,
Noelle... je ne sais plus... Nous avons des vies imposées qui se
poursuivent comme des chapelets de chiendent à travers la bonne herbe.
Tout à fait comme ça. Je sais que j’ai été beaucoup de choses, et même
que j’ai été heureuse. Je vois mes pensées comme des images sur un grand
livre, et il y en a de bien jolies. Mais de quoi vous mêlez-vous?

--Excusez-moi. Pur sentiment de sympathie. Et qu’est-ce que vous allez
devenir ensuite, Noelle? N’est-ce pas, que c’est embêtant d’être sûre de
ne pas mourir à la manière de tout le monde?

--J’ai toujours un pays où me réfugier. Quand j’en aurai assez d’être en
panne sur la terre... Oh! c’est moi qui parle maintenant comme si
j’étais saoule!

Il fait tout à fait nuit. L’abbé Fiste, qui s’était approché de Noelle,
voit, comme je le vois moi-même d’un peu plus loin, ses yeux étinceler
dans l’ombre; et brusquement il recule:

--Vous savez, dit-il tandis que nous nous apprêtons au départ, on a fait
brûler jadis des sorcières pour des motifs moins graves...




IV


Dès la tombée du soir, les bosquets et les pavillons du bon
établissement Meysounave s’illuminèrent, et tout fut admirablement prêt
pour la fête que nous avions décidée à l’occasion du Mardi-Gras. L’idée
d’une fête était venue, je dois le dire pour que justice soit rendue à
tous, du peintre Florent qui, dans ce but, avait dessiné et même fait
fabriquer à ses frais, divers déguisements de circonstance. L’abbé Fiste
avait pris à sa charge les rafraîchissements, moi la boustifaille. Mais,
si je ne parle qu’en dernier du félibre Hector pour la collaboration
intellectuelle et matérielle qu’il apporta à l’organisation de cette
frairie, c’est qu’il fut, en vérité, l’animateur qui crée ou recrée, qui
complète, qui ordonne et qui fait, comme d’un coup de baguette magique
ou par inspiration divine, quand le soir se décide à être nuit, d’un
foyer fumeux un bûcher flambant.

Il s’appelait volontiers «le Boudenfle», ce qui se traduit, en jargon
d’Outre-Loire, par le gros, le bien-nourri, le boursouflé; et l’on sait
que sa stature et sa bedaine justifiaient pleinement ses prétentions à
ce point de vue. Féru comme il l’était des vieilles coutumes en train de
disparaître, il tomba bien à propos, dans une des bibliothèques
publiques ou privées où il fréquentait assidûment, avant que l’heure fût
venue de son envie quotidienne d’être ivre, sur un document bien
intéressant, et dont il m’a laissé copie:

Donas e senhors, io, Huc Peyrafoc, pergaminier e mestre septmanier en
aquest jorn, fau ordre a totz bons Mondins de se trobar al cap del Pont
emb chafres, bondenflamentz, mascaraus, per liessa maiora e plena gauj.
Carnabal vai morir. Montratz qu’avetz ganhat a sa vida e podetz afrontar
Caresma cornas enairadas e ponchudas[3].

  [3] Dames et Seigneurs, moi, Hugues Peyrafoc, parcheminier et
    maître-semainier en ce jour, j’ordonne à tous les bons Toulousains
    de se trouver au bout du Pont avec déguisements, «boursouflements»
    et masques, afin de réaliser liesse de choix et joie pleine.
    Carnaval va mourir. Montrez que vous avez profité de son existence
    et que vous pouvez affronter Carême cornes levées et pointues.

Cela voulait dire (toujours pour les barbares d’Outre-Loire) que, vers
l’an 1400, un «semainier» toulousain avait invité ses administrés
momentanés à fêter gaîment le mardi-gras. Et le Félibre Hector s’écria:
«Pourquoi n’en ferions-nous pas autant, nous autres?» Il découvrit même
que des confréries de «Boudenfles» avaient existé jusqu’à des jours qui
n’avaient rien de préhistorique par rapport au nôtre et résolut de
ressusciter une de ces confréries, ne fût-ce que pour une fois.

Les quelque cinquante voyous fidèles qui nous escortaient dans certaines
de nos promenades nocturnes furent par lui consultés et applaudirent
fort à l’idée. Quelques-uns lui donnèrent même des détails intéressants.
Ainsi un nommé Frisepoule le Borgne qui, après s’être gratté la tête à
cause des poux et le front pour réfléchir, déclara:

--Le _pépé_ a été «boudenfle» sous le Roi... ou sous le premier
Napoléon... Il est un peu «béat» à présent, mais il en raconte de bien
drôles à ce sujet. Vous pourriez toujours le voir... Il est cloué au lit
par les reins; tout de même une bouteille lui délie bougrement la
langue...

Alors nous nous étions rendus chez le _pépé_ de Frisepoule le Borgne, en
calèche, le félibre Hector et moi, après avoir laissé Noelle chez le
peintre Florent qui s’occupait de son costume: un costume qui devait
être de diablesse, sur les conseils de l’abbé Fiste.

Le pépé de Frisepoule le Borgne nous reçut bien dignement dans la masure
infecte qu’il habitait, très loin, de l’autre côté du fleuve. Par
courtoisie, il s’exprima en français, au grand désespoir du Félibre
Hector qui me glissait en langue d’oc:

--Plus rien à faire! Ils me prennent aussi pour un Barbare... Ses
renseignements en seront dénaturés...

--Chut! laissez-le parler, on verra bien.

Ici aussi, je laisse parler, en français, le _pépé_ de Frisepoule le
Borgne:

--Bon, le vin de ces bons messieurs. Ah! ces bons messieurs! Comme il y
en a un qui est fin et long et comme l’autre est beau et gras! Celui-ci,
cochon qu’il serait, on n’attendrait pas Noël pour le saigner... Et même
que je ne vous flatte pas. Asseyez-vous. Donne des chaises, femme! Ces
garces n’entendent rien à l’honnêteté ni au comment-vivre... Oui, j’ai
été boudenfle, c’était le bon temps... On était une dizaine dans la
bande... On se matelassait du col au nombril pour bien montrer qu’on
avait engraissé assez pour sortir de Carême tel quel comme on était
avant Carnaval... On se barbouillait la gueule avec du suif et de la
suie, et moi j’avais inventé de me planter aux chausses une plume de
paon, au gras des chausses, comme de juste... Ce qu’on a ri des ans et
des ans, la gorge me fait encore mal rien que d’y penser!... Sauf une
fois où un nommé Brisquet voulut m’imiter pour la plume de paon, ce quoi
j’avais inventé tout seul... Pensez! Rien que de me promener en
mardi-gras, je récoltais de quoi manger trois jours, boire huit, et
m’offrir par-dessus le marché six femelles pour le moins. C’était le bon
temps, ô bons messieurs... Et c’est fini... fini...

--Ah! cette République! grommelait le Félibre Hector...

--On n’a jamais tant rigolé qu’une fois où les camarades manquèrent de
faire brûler une rien-du-tout qu’ils avaient roulée dans du goudron et
de la plume... Elle était saoule et ne bougeait plus... Vous
comprenez?... Car il fallait faire brûler quatre ou cinq fois Carnaval
avant la minuit, et deux ou trois qui étaient un peu saouls, eux aussi,
avaient pris la pauvre pute pour un des mannequins qu’on préparait
exprès... A votre santé, s’il en reste!... Merci, mes bons messieurs!...
Ah! on savait s’amuser, à l’époque... Et, c’est vrai, ce qu’il m’a dit,
le petit-fils?... Vous allez refaire le Bal des Boudenfles?

--Je l’ai juré, dit gravement le félibre Hector...

--Ah! que n’ai-je mes jambes d’il y a vingt ans!... Mais mon cœur vous y
suivra... Boudenfle te cal boudenfla!--Boudenfla pla... belèu
douma,--cadra te desboudenfla... Tra la la la... Tra la la la...

Le vieux finit par s’endormir, notre dernière bouteille aux lèvres... Sa
femme, quelle que fût cette ignorance du «comment-vivre» dont le béat
l’avait accusée précédemment, se montra bien courtoise et nous félicita
de notre idée de Bal des Boudenfles, tandis qu’elle nous raccompagnait
jusqu’à la calèche, par un sentier bourbeux qui sentait le pissat
d’ânesse et les crottes de lapin; jamais je n’ai vu plus belle figure de
sorcière.

--Je vous écoutais sans en avoir l’air, dit-elle. J’y viendrai en
personne à votre bal, bien sûr, puisque Dieu m’a gardé mes jambes. Entre
nous, le vieux est encore jaloux rien qu’au souvenir du bon temps des
Boudenfles... Pourquoi vous a-t-il dit qu’il avait une plume de paon aux
fesses sans vous raconter que, moi, j’avais inventé la paire de cornes
sur le front?... Si on lui donnait des sous et du vin, c’était aussi à
cause de moi, qui faisais encore plus rire!

--Viens donc, vieille; et tu prendras tes cornes, dit le félibre Hector
radieux.

Lorsque nous l’eûmes gratifiée de quelque monnaie et qu’elle nous eut
comblés de bénédiction, il ajouta, du ton le plus convaincu, sans
emphase, tristement:

--Il n’y a plus que la crapule et moi qui puissions comprendre à quel
point la tradition est sainte.

                   *       *       *       *       *

Des réflexions analogues lui valurent des papillons noirs durant la
semaine qui suivit; il les subit dignement, en homme qui sent toute
proche une parcelle de revanche de la bataille de Muret. Il proclamait:
«Ce sera sans pareil!» Nulle gasconnade ici. Ce fut, en effet, sans
pareil. L’inspiration d’un boudenfle de nature, qui n’a pas besoin de
s’appliquer des rouleaux de ouate ou de flanelle sur l’abdomen pour
paraître avoir vraiment profité du Carnaval est une valeur morale qu’on
aurait tort de négliger en pareille circonstance.

                   *       *       *       *       *

... Il est huit heures après souper, c’est-à-dire huit heures du soir...
Mais, ce soir, existera-t-il des heures officielles et des coutumes
domestiques? On a mangé et bu tout le jour, sans s’apercevoir de la
différence que les heures faisaient dans l’air en prenant chacune leur
tour de garde. Il y en eut de toutes les couleurs. L’heure essentielle
est vêtue d’un manteau lilas taché de torches mobiles sur la terre et
d’étoiles qui semblent immobiles au ciel.

... Je ne sais plus... on ne sait plus trop, n’est-ce pas?... Je sais
que Fiste et Florent sont insupportables parce que, dans la salle que
nous nous sommes réservée, ils s’attardent à des discussions oiseuses au
lieu de regarder et de se taire; je sais que le félibre Hector est saoul
de cris et de paroles, alors qu’il ferait tellement mieux de l’être de
vin!... Moi, j’ai eu la bonne idée d’apporter chez Meysounave ma pipe et
tout l’attirail. Je me suffis à moi-même.

Noelle disparaît souvent. Son costume, dessiné par Florent et exécuté
par je ne sais qui, est une simple merveille. Diabolique et délicieux,
il la réalise plus que je ne pourrais le faire soit en l’aimant, soit en
la décrivant... Des poils collés sur un maillot trempé dans du
coaltar... C’était très simple, très genre «brouette de Pascal»: il
fallait encore y penser...

J’ai su depuis qu’elle avait fortement protesté dans l’après-midi et
déclaré à ses habilleuses et habilleurs que ce déguisement ne
l’avantageait guère, et que, «tant qu’à faire de ne pas se montrer nue,
il aurait mieux valu qu’elle s’habillât en dogaresse», comme elle en
avait eu un instant l’idée... Mais Florent lui dit qu’on pouvait lui
pratiquer, dans sa pelure factice, des trous pour les seins. Et alors, à
ce que l’on m’a rapporté, elle déclara, avec une moue qu’il ne m’est ni
difficile d’imaginer ni d’imaginer adorable:

--Encore... comme ça... je ne dis pas: car, des nichons comme les miens,
ça ne court pas les rues...

Et Noelle danse, danse avec n’importe qui et danse n’importe quoi. Nos
voyous fidèles ont fait merveille. Ils sont tous là; ils ont amené en
outre des amis et connaissances de tout sexe. Quelques personnes et même
quelques personnages de qualité, piqués de curiosité,--l’événement ayant
été annoncé bruyamment dans la ville,--sont venus sous divers
déguisements se joindre à la belle canaille qui emplit de ses cris et de
ses chants les jardins, les bosquets, les salles:

        Trala-la-la!
    Boudenfle, te cal boudenfla
        Boudenfla pla!
        Pòu que douma
    Nou te calgue desboudenfla[4]...

  [4] Trala-la-la! Boursouflé, il te faut boursoufler, boursoufler
    encore, crainte que demain il ne te faille déboursoufler...

Dans le petit salon où je me suis réfugié, le félibre Hector entre,
ruisselant de sueur, rayonnant de joie. Il a revêtu «son costume de tous
les jours», s’estimant assez boudenfle par nature; mais, comme on l’a
nommé Pape des Boudenfles (la tradition exige qu’il y en ait un au cours
de ces sortes de cérémonies), il s’est coiffé d’une burlesque mitre
blanche, sur laquelle se détachent en rouge divers emblèmes bachiques et
priapiques. L’anéantissement contemplatif dont je me satisfais si bien,
allongé sur une natte auprès des instruments du rêve, a le don de le
faire entrer dans une fureur somme toute légitime:

--Mais tu es idiot! Tu n’es pas dans le ton!... Gâcheur, va... Pour une
fois où tu pouvais voir un peu de passé ressusciter!... Car, où
serons-nous, l’an qui vient? Allons, secoue-toi, arrive... C’est
admirable...

Je ne lui fis pas l’offense de ne pas le suivre, et c’était admirable,
en effet. Ceux qui cirent les souliers, ceux qui déchargent les colis et
les denrées quand ils ont besoin de dix sous pour boire, ceux qui vivent
leur vie grâce aux charmes savamment exploités de leurs bien-aimées, les
tire-laine, les rôdeurs, les entremetteurs, les voleurs et les assassins
espagnols attendant en France l’oubli de leur petite histoire, ils
étaient représentés à notre bal... Les filles des beuglants, des
auberges, des maisons-fermées, du trottoir, elles étaient là, elles
aussi... Et il y avait, en outre de riches hommes, des magistrats
chargés d’ans et masqués, et leurs fils masqués mieux qu’eux pour n’être
point reconnus des anciens, et des courtisanes de marque, égales de
Noelle et jalouses du costume païen et délicieux que ses amis lui
avaient imposé et où elle se trouvait si bien pour l’instant!

Noelle dansait, dansait, prodiguant une telle vivacité et tant
d’allégresse autour d’elle que les Boudenfles les plus frustes, les
maquereaux, les voleurs, les assassins, les riches hommes et les
magistrats s’arrêtaient sur son passage, comme éblouis par l’éclat de
cette diablesse, au visage radieux, aux seins nus hors du maillot fauve
et velu... Elle criait, sur son passage, sans se douter que c’était sa
vue qui paralysait un instant la fête:

--Allez donc! Allez donc!... C’est notre nuit!

Elle disparaissait dans un coin d’ombre, reparaissait toute en or dans
un passage éclairé; elle traînait véritablement sur soi toute la
fantasmagorie sensuelle des légendes; moi, j’étais las... Mais je n’en
félicitai pas moins le félibre Hector d’avoir su apporter à la
reconstitution d’une coutume populaire surannée tant d’érudition
voluptueuse.

                   *       *       *       *       *

Minuit. Et, dans le ciel, une énorme lune ronde, pareille à celle qui
faisait hurler les molosses de M. d’Escorral, à Castelcourrilh. Le
printemps semble décidément, cette année, nous aimer au point d’être
venu à notre rencontre. Il fait doux. Les chants et les cris continuent
à retentir dans tout l’établissement Meysounave. J’ai regagné ma
retraite paisible, où se tient en ma compagnie l’abbé Fiste, qui a parlé
de célébrer un peu avant l’aube la messe noire dans les caves de
l’ancien couvent.

Je crois même qu’il a donné ordre de les aménager _ad hoc_. En attendant
l’heure, il se recueille, médite,--et emprunte de temps en temps ma
pipe...

Personnellement, j’atteins le moment royal, celui où toutes les
sensations auditives, visuelles, tactiles, olfactives et gustatives se
mêlent ou se superposent pour une symphonie qui diffère de caractère
selon le tempérament du fumeur, ou, pour mieux dire, du poète. Comme à
l’ordinaire, le monde sensible tout entier n’est plus pour moi qu’images
et chansons. Les chansons viennent de très loin, mais si claires et
distinctes qu’en dépit des huées promenées par les Boudenfles dans le
terrestre pays, je reconnais ailleurs des voix d’au delà du monde,
notamment celle de la vierge captive,--enfin!--pour la première fois
depuis qu’elle m’a quitté...

Ces paroles et le chant qui les accompagne, ou plutôt qui les enveloppe,
n’ont pas de traduction possible en langage humain. Mais, parmi les
couleurs diffuses qui résument l’heure, parmi toutes les transpositions
qu’organise l’esprit presque libéré, à travers le prisme déroulé
fantaisistement, variable et mouvant qui danse à l’intérieur des yeux et
leur suffit, voici qu’enfin l’image essentielle se détache; elle
s’abstrait même pour moi de la gangue lumineuse au point qu’il ne
m’étonnerait en rien de la savoir concrète pour le reste des mortels.

Et, du même ton que Noelle criait tout à l’heure: «C’est notre nuit!» la
Captive, dans les profondeurs de Clarecrose me demande, comme
radieusement sûre de la réponse qu’elle désire:

--C’est mon heure, n’est-ce pas?

Je réponds, lèvres closes:

--C’est ton heure... notre heure.

Voici Noelle une fois de plus. Elle vient me crier qu’elle s’amuse
follement... Elle s’assied près de moi sur la natte, m’embrasse... Le
printemps précoce a gorgé la nuit lunaire de toutes les odeurs des sèves
réveillées dans les humbles bosquets et le jardin muré. Et, si le
déguisement pittoresque, séant mais hâtif de ma maîtresse sent encore le
coaltar et le vieux renard, ses seins nus et sa chevelure éparse
semblent avoir accaparé et condensé les parfums qui montaient du sol.
Elle s’est assise, puis elle se couche, les seins à la hauteur de mon
visage, de sorte que, comme je suis couché et comme sa bouche est plus
loin que ma tête, les mots qu’elle prononcent ont l’air de me venir d’en
haut, les miens d’être murmurés par un esclave à genoux.

--Est-ce que je te plais? Méchant, qui as encore fumé quand je danse! Je
te voudrais... je te voudrais!... Parle-moi. N’aie pas ta vilaine figure
absente et lointaine. Sens mes cheveux... Qu’est-ce qu’ils sentent?

--Toute la jeunesse de la Terre. Tu as le même parfum qu’il y a trente
mille ans.

--La Terre et moi avons encore quelques belles années devant nous...

L’abbé Fiste semble écouter avec intérêt et même avec enthousiasme ce
duo sentimental.

--Prends-moi dans tes bras un instant, roucoule Noelle...

--Je te le permets, dit la Captive plus fort que la Vivante...

J’obéis lâchement à la Captive, dont la belle figure est aussi
triomphante qu’au soir où le malheureux jeune homme que j’avais évincé
se tua.

Mais une horde de Boudenfles conduite, celle-ci, par Florent, entre dans
notre abri, gambade, hurle tout en vidant quelques fioles de liqueurs;
Noelle veut échapper à mon étreinte...

--Encore un instant, dit la Captive. Questionne-la! C’est mon heure, je
t’assure, mon heure.

Le boucher qui sert de modèle à Florent est parmi les Boudenfles qui se
sont introduits près de moi. Il souffle les bougies avec un bon gros
rire:

--Oh! pardon... Nous dérangeons des amoureux... Bénissez-les, l’abbé!...

Et ils repartent.

Et Florent demeure; il ricane... J’éprouve toujours comme une flatterie
personnelle, comme une victoire gagnée par moi, son désir de ma
maîtresse, désir qu’il n’a jamais pu dissimuler et dont je suis bien sûr
qu’il ne guérira pas, quoi qu’il advienne.

Il n’y a plus dans le petit salon que Fiste sur son divan, Florent droit
près de la porte. Seul, un brasero éclaire à présent la pièce... Noelle
tente de m’échapper; elle veut rentrer dans la danse.

--Laisse-la partir, mais pas avant de la questionner... Tu sais les mots
qu’il va falloir prononcer, ordonne l’Invisible...

Et je retiens l’adorable animal femelle qui rit du rire qui n’est qu’à
elle et qui m’embrasse doucement et qui divague tendrement:

--Il faut que tu m’aimes grand comme jusqu’au ciel!

--C’est fait... et depuis longtemps, je t’assure!

--Bravo; continue à mentir, murmure l’Autre.

Et je reprends, avec un air extasié:

--Alors... vraiment... tu l’as tuée pour m’avoir à toi toute seule?

--Bien sûr, puisqu’elle ne voulait pas me laisser un peu de toi.

--Et... comment est-elle morte?

--Elle s’est débattue... J’ai pris une grosse pierre... Le coup de
revolver ne l’avait pas tuée tout à fait, tu comprends?... Ah! c’était
bon...

--Je parle contre les lèvres de Noelle:

--C’est vrai? Bien vrai?

--Je te le jure, mon chéri... Je lui ai fait un trou rouge au front...
là... Et puis la Diole s’est chargée du reste.

--Embrasse-moi, Noelle!...

--Ah! mon chéri... tu m’embrasses comme si tu me disais adieu!

--Dis-lui adieu, c’est bien cela, ordonne l’Absente.

--Va danser, Noelle!

Elle bondit, après un nouveau baiser, heureuse de rejoindre la fête de
plus en plus bruyante... Tout ceci n’a duré que quelques secondes; mais
Florent lui barre la porte, les bras en croix...

--Halte-là!

--Zut!

--Pas avant de m’embrasser. C’est notre nuit... Et Michel le permet...
Pas vrai, Michel?

--Michel! Mon chéri!... J’ai envie de lui casser cette bouteille sur la
tête...

Elle se débat pour rire, je ne bouge pas; je ne vois plus l’abbé Fiste
dans son coin d’ombre. Je ne vois que Noelle et Florent se disputant et
gesticulant dans la lueur du brasero à qui le vent, entrant par la porte
restée ouverte, donne un regain de flammes dansantes. Noelle, en
reculant, s’en est approchée. Elle est toute dorée contre la clarté et
de la même teinte qu’elle... Une demi-seconde, je voudrais me lever ou
crier, pressentant l’horrible danger. Je ne le fais pas, je ne puis le
faire... Une force, qui n’est pas seulement le poids mort de ma paresse,
cloue mon corps à ma natte et ma langue à mon palais. Florent continue à
esquisser un geste d’étreinte, en s’avançant toujours vers la belle
proie qui proteste...

Un grésillement, une flamme le long du maillot éminemment inflammable...
Comme un accident est vite arrivé!... Et la malheureuse se sauve en
dépit de Florent ahuri ou vexé, de Fiste qui n’a sans doute rien vu, de
moi qui ne parviens à me lever que quand il est trop tard,--sans être
sûr encore, au reste, d’avoir «bien vu»... Elle se sauve... Il y a,
durant quelques secondes, dans la grande allée du jardin Meysounave, un
être de féerie et d’horreur qui a l’air de danser encore et qui
flambe...

Et puis la torche humaine et divine s’écroule, juste comme nous allons
la rejoindre, affolés, hurlant... Trop tard! D’autant plus qu’une
cohorte de Boudenfles débouche au même moment d’une autre allée, et que
les Boudenfles, croyant à un mannequin qui brûle, forment une ronde
double ou triple et, sans s’occuper de nos cris, nous croyant ivres,
gambadent et gesticulent autour de la suppliciée à présent inerte à
jamais... Alors, le chant de retentir de plus belle, car le félibre
Hector, Pape des Boudenfles, était survenu à son tour, en cas que
l’entrain eût besoin d’être ranimé:

        Tra la la la!
        Boudenfla pla!
        Pòu que douma
    Noun te calgue desboudenfla!...

Ce ne fut qu’un quart d’heure plus tard que nous parvînmes à lui faire
entendre ce qui s’était passé. Ce fut assez difficile, parce que les
événements les plus naturels, quand ils secouent trop durement les
sensibilités et les intelligences, ressemblent à des hallucinations dues
aux manœuvres d’un magicien stupide, à de mauvaises farces dont on
préfère rire, parce que l’on se sent supérieur à elles.

C’est ce que je fis, sur le moment, paraît-il. Florent, lui, sanglotait
doucement. Le félibre Hector croyait encore qu’on se gaussait. L’abbé
Fiste s’était agenouillé à trois pas d’un petit tas de choses encore
ardentes et priait silencieusement. Qui priait-il? Dieu? ou l’AUTRE? ou
les Autres?...

Moi, je pensais, durant les quelques secondes qui suivirent, avant qu’on
eût tout à fait compris et qu’on se fût décidé à m’entraîner ailleurs, à
m’entraîner doucement, très doucement:

«C’est drôle comme cela peut tenir peu de place sur un coin banal de la
terre, un corps qui fut tant de plaisir qu’il m’eût dégoûté du bonheur!»

Il me semble que mon histoire est finie. Elles sont deux, maintenant, à
m’attendre au fond de Clarecrose. Est-ce que la vie que j’ai décrite
continuera là-bas? Je le crois fermement. Je crois qu’il y a un château
à rebâtir pour Ève et moi, ailleurs; des voluptés pour Noelle et moi que
nous ne pourrons connaître que dans un monde autre que ce monde, lequel
se prête peu à la fantaisie raisonnée et à un éclectisme transcendant.
Je n’en veux pas à ce qui fut ma vie et encore moins à ce qui sera ma
vie sur la Terre. Quand je quittai la Cité rose pour revenir dans ma
petite ville blanche et rouge, l’abbé Fiste, qui m’avait accompagné en
pleurant jusqu’au train, me dit:

--Chrétien... païen... L’essentiel, n’est-ce pas, c’est que tout ce que
nous avons commencé ici puisse être amené à sa perfection dans une
prison moins sordide que celle où nous nous serons rencontrés quelques
jours.

La prison, c’était un printemps royalement réalisé, comblé de parfums et
de lumière. J’embrassai Fiste en pleurant à mon tour. Je ne l’ai jamais
plus revu. Il est mort. Mais non pas avant Florent, qui se portait déjà
bien mal lors du Bal des Boudenfles. Le félibre Hector, lui, vit
peut-être encore à l’heure actuelle, mais tout ce qui aurait pu aider
_la Cause sacrée_ a tourné si mal que j’ai préféré ne plus répondre à
ses lettres lamentables.

Quelques mots seulement sur deux personnages dont les clairvoyants ne
sauraient méconnaître l’importance dans ce récit: M. de
Fontès-Houeilhacq et M. Sulpice d’Escorral.

M. de Fontès-Houeilhacq continua de vieillir paisiblement dans la
demeure de ma mère. Il ne changeait guère intellectuellement et
dissertait toujours avec autant de plaisir sur des thèmes obscurs et sur
un ton pédantesque. En revanche, son orgueil de bon tireur crut avec
l’âge et la myopie. Il était devenu d’autant plus insupportable qu’on ne
pouvait guère, eu égard à ses cheveux blancs, se permettre des
railleries vis-à-vis de lui.

Le marquis Sulpice avait déjà eu trois fils de sa nouvelle femme trois
ans après les noces; celle-ci était une fort belle personne, dodue et
bonne vivante... C’est-à-dire que la pauvre Ève n’avait guère plus de
tombeau dans le cœur de son père qu’en terre chrétienne. M. d’Escorral
était redevenu ce qu’avaient été de tout temps les marquis d’Escorral,
dont il représentait, je l’ai dit, le type parfait. Et les chasses à
Castelcourrilh, quand revenait le Prince Automne, étaient comme toujours
joyeuses et mouvementées.

Ce fut Sulpice d’Escorral qui trouva le seul moyen décent de guérir ce
bon M. de Fontès-Houeilhacq de ses prétentions excessives au sujet de la
justesse de son tir. Il avait, le cher homme, des imaginations si
réjouissantes! Il nous mit, bien entendu, au courant de son dessein.
Voici: devant M. de Fontès-Houeilhacq à l’affût, il simulerait le
sanglier en bondissant à quatre pattes dans un fourré; on laisserait le
chasseur tirer tout seul, et la bête, éclatant de rire à son nez, lui
prouverait qu’il manquait son coup quelquefois:

--Vous comprenez, j’ai garni sa giberne de cartouches à blanc, criait
Sulpice rutilant de joie... Ah! Ah!... Et puis, y aurait-il des balles
dans les cartouches, je me sentirais encore bien tranquille!

Ce programme fut exécuté à la lettre. Le sanglier improvisé bondit dans
un fourré à cinq où six mètres du chasseur qui tira au jugé,--et le tua.

Le matin même, M. de Fontès-Houeilhacq, ayant épuisé sa provision de
cartouches, en avait pris, sans crier gare, d’autres qui n’étaient pas
pour rire.

Ce fut un bien douloureux événement. Ce qui nous consola, dans la mesure
où l’on peut se consoler de pareils malheurs, c’est qu’en attendant la
majorité du nouveau marquis d’Escorral, un sien cousin, tuteur dudit
marquis, était parfaitement capable de conduire lui-même les chasses.

Quant à M. de Fontès-Houeilhacq, il vit encore. Il frise gaillardement
la centaine. Mais, par un sentiment de délicatesse bien naturel, il ne
chasse plus.


Toulouse-Hossegor, 1917




MAYENNE, IMPRIMERIE CHARLES COLIN




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assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.