Portraits littéraires, Tome III

By Charles Augustin Sainte-Beuve

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Title: Portraits littéraires, Tome III

Author: C.-A. Sainte-Beuve

Release Date: January 14, 2005 [EBook #14692]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PORTRAITS LITTÉRAIRES, TOME III ***




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PORTRAITS
LITTÉRAIRES

1864

PAR

C.-A. SAINTE-BEUVE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.


Nouvelle Édition revue et corrigée
Tome III



THÉOCRITE, FRANÇOIS Ier POÈTE,
LE CHEVALIER DE MÉBÉ, L'ABBÉ PRÉVOST,
MADEMOISELLE AÏSSÉ, MADAME DE KRUDNER,
MADAME DE STAAL-DELAUNAY,
BENJAMIN CONSTANT, M. RODOLPHE TOPFFER,
M. DE RÉMUSAT, M. VICTOR COUSIN,
CHARLES LABITTE.



La première édition de ce volume, qui parut d'abord en décembre 1851,
avait en tête cet avertissement:

«Ce volume, que j'intitule _Derniers Portraits_, non parce que j'ai
décidé de n'en plus faire, mais parce qu'il se compose des dernières
études de ce genre auxquelles j'ai pris plaisir avant Février 1848,
sert de complément aux six volumes de _Portraits_ déjà publiés chez M.
Didier. Il s'y rapporte par le ton et par les sujets: j'y touche aux
Anciens, je m'arrête un instant au seizième siècle, je me complais au
dix-septième, et nos contemporains ont aussi leur part. Si l'on rangeait
un jour mes _Portraits_ dans un ordre méthodique, ce volume fournirait
son contingent à chacune des branches dans lesquelles je me suis
essayé.»

Aujourd'hui, en réimprimant ce volume dans la collection acquise par MM.
Garnier, j'en fais le tome III des _Portraits littéraires_, auxquels il
se rapporte en effet par la plus grande partie de son contenu.

Décembre 1862.



THÉOCRITE

I

La poésie grecque, qui commence avec Homère, et qui ouvre par lui sa
longue période de gloire, semble la clore avec Théocrite; elle se trouve
ainsi comme encadrée entre la grandeur et la grâce, et celle-ci, pour en
être à faire les honneurs de la sortie, n'a rien perdu de son entière et
suprême fraîcheur. Elle n'a jamais paru plus jeune, et a rassemblé une
dernière fois tous ses dons. Après Théocrite, il y aura encore en Grèce
d'agréables poëtes; il n'y en aura plus de grands. «La lie même de la
littérature des Grecs dans sa vieillesse offre un résidu délicat;» c'est
ce qu'on peut dire avec M. Joubert des poëtes d'anthologie qui suivent.
Mais Théocrite appartient encore à la grande famille; il en est par
son originalité, par son éclat, par la douceur et la largeur de ses
pinceaux. Les suffrages de la postérité l'ont constamment maintenu à son
rang, et rien ne l'en a pu faire descendre. A un certain moment, les
mêmes gens d'esprit qui s'attaquaient à Homère se sont attaqués à
Théocrite. Tandis que Perrault prenait à partie l'_Iliade_, Fontenelle
faisait le procès aux _Idylles_; il n'y a pas mieux réussi. C'est
toujours un étonnement pour moi, je l'avoue, de voir qu'un esprit aussi
supérieur que Fontenelle n'ait pas mieux compris, tout berger normand
qu'il était, qu'en ce parallèle des anciens et des modernes il y avait
des genres dans lesquels les anciens devaient presque nécessairement
avoir la prééminence, quelle que fût la revanche des modernes sur
d'autres points. Lui qui a si ingénieusement et si justement comparé la
suite des âges et des siècles à la vie d'un seul homme, lequel, existant
depuis le commencement du monde jusqu'à présent, aurait eu son enfance,
sa jeunesse, sa maturité, comment n'a-t-il pas reconnu que cet âge de
jeunesse qu'il rejetait dans le passé était en effet le plus propre à un
certain épanouissement naturel et riant, dont l'à-propos ne se retrouve
plus? Un vieux poëte du seizième siècle (Pontus de Thyard), ayant à
définir les Grâces, l'a fait en des termes qui reviennent singulièrement
à ma pensée: «Des trois Grâces, dit-il, la première étoit nommée
_Aglaé_, la seconde _Thalie_, et la tierce, _Euphrosyne_. _Aglaé_
signifie _splendeur_, qu'il faut entendre pour celle grâce d'entendement
qui consiste au lustre de vérité et de vertu. _Thalie_ signifie la
_verde, agréable et gentille beauté_: à savoir celle des linéaments bien
conduits et des traits, desquels la verde jeunesse est coutumière de
plaire. _Euphrosyne_ est la _joie_ que nous cause la pure délectation de
la voix musicale et harmonieuse.» Sans insister sur les distinctions
un peu platoniques du vieil auteur, il me suffit des traductions vives
qu'il emploie pour éclairer la discussion même. Car cette _Thalie_,
comme il l'appelle, cette _verte et agréable beauté_ de la muse
pastorale, à quel âge du monde ira-t-on la demander, si ce n'est à sa
jeunesse? et Théocrite nous représente bien cette jeunesse finissante,
qui se retourne une dernière fois et ressaisit comme d'un coup d'oeil
tous ses charmes avant de s'en détacher. Fontenelle a beau définir la
maturité actuelle du monde une virilité _sans vieillesse_, et dans
laquelle l'homme sera toujours également capable des choses auxquelles
sa jeunesse était propre, il est bien clair que cette capacité
s'applique peu aux sentiments, et que rien de tout ce qu'il y a de
solide ou de raffiné dans l'homme moderne ne saurait lui rendre une
certaine fleur. Ajoutons que, tout en faisant la guerre à Théocrite
contre ceux qu'il appelait les savants, et qui, dans ce cas-ci,
n'étaient pas autres que les gens de goût, Fontenelle lui-même semble
reconnaître son impuissance, et il rend les armes lorsqu'il dit: «Quoi
qu'il en soit, je vois que toute leur faveur est pour Théocrite, et
qu'ils ont résolu qu'il serait le prince des poëtes bucoliques.» Ils
l'ont résolu en effet, et, comme quiconque remonte sincèrement à la
source est aussitôt de leur sentiment, l'arrêt toujours rajeuni ne
saurait manquer de vivre[1].

L'idylle n'est pas un genre qui puisse indifféremment venir en tout
temps et partout; il y faut une part de naturel, même quand l'art doit
s'en mêler. Théocrite n'était plus sans doute dans cet état d'innocence
et de naïveté dont il nous a reproduit plus d'un tableau; il venait à la
fin d'une littérature très-cultivée; il vivait, dit-on, à la cour des
rois. Pourtant, dans cette Sicile heureuse, bien que tant de fois
bouleversée, il avait été témoin d'une vie réellement pastorale; il
avait, dans sa jeunesse, entendu de vrais chants qu'accompagnait la
flûte de vrais bergers, et il n'en fallut pas davantage à son génie
inventif pour saisir l'occasion d'une poésie neuve. Théocrite était,
par rapport aux choses qu'il représentait, dans cette condition de
_demi-vérité_ qui est peut-être la plus favorable à l'imagination.
Celle-ci alors, en effet, a de quoi s'appuyer et à la fois de quoi jouer
librement; elle atteint au réel, et tour à tour se tient à distance;
elle serre de près le détail, et elle met à l'ensemble la perspective.
Ainsi l'on peut se figurer le poëte syracusain copiant, inventant avec
mesure, usant des beaux cadres tout trouvés que lui fournissaient le
paysage et l'horizon des mers, attentif aux moindres motifs rustiques,
sachant les combiner et les achever, même lorsqu'il n'a l'air que de les
redire. De la sorte il put plaire diversement à ceux de Sicile et à ceux
d'Alexandrie, demeurer vrai pour les uns et paraître tout nouveau aux
autres. En France, l'idylle bucolique, est-il besoin de le remarquer?
fut toute factice et artificielle; elle n'eut pied nulle part: nous
n'avons pas de bergers, de bergers qui chantent. Les Romains eux-mêmes,
si l'on excepte la grande Grèce, ne paraissent guère avoir été enclins
à cette branche de poésie; et lorsque Virgile l'importa chez eux, ce ne
fut pas sans quelques-uns des inconvénients bien sensibles d'un genre
déjà artificiel. Les vieux Romains étaient rustiques et amateurs de la
campagne; mais ils l'étaient en agriculteurs, non en bergers. Les Curius
et les Camille tenaient la main à la charrue. Or, la charrue va mal avec
la flûte; les doigts qui ont le cal ne sont pas légers. Lorsqu'il arrive
une fois à Théocrite d'introduire un moissonneur amoureux, il a soin de
nous montrer son camarade qui le raille d'importance; et, à la chanson
langoureuse du premier, le vaillant compagnon oppose des couplets à
Cérès pleins de vigueur et de préceptes, et capables de réjouir le coeur
de Caton l'Ancien. Voilà quelle eût été tout au plus l'idylle naturelle
des Romains. Mais, à quoi bon la chercher ailleurs? leur véritable
idylle originale, nous la possédons; ce sont proprement les
_Géorgiques_. Cette admirable terminaison du chant second, qui exprime
la vie des antiques Sabins, leur labeur opiniâtre durant l'année, leurs
jeux aux jours de fête, jeux rudes encore et aguerrissants:

  Corporaque agresti nudant praedura palaestra;

telle est la franche nature romaine primitive dans tout son contraste
avec les loisirs et les passe-temps gracieux des chevriers de Sicile.
Quoique Théocrite ait certainement embelli ses sujets, il travaillait en
quelque sorte sur une matière plus fine, plus déliée, et qui prêtait du
moins à cette mise en oeuvre. Ce Daphnis qu'il célèbre sans cesse, et
qui apparaît comme l'inventeur à demi divin du criant bucolique, nous
figure le génie même d'une race douée de légèreté, d'allégresse et de
mélodie. Il n'y eut pas ombre de Daphnis à l'entour de Cincinnatus. Il
semble plutôt que l'antique esprit d'Hésiode, esprit grave, religieux,
positif, tout nourri de bon sens et d'apologues, ait passé de bonne
heure dans la forte Étrurie, et que de ce côté il ait fait longtemps la
seule part de poétique héritage.

[Note 1: Voltaire, avec sa promptitude de goût, ne s'y est pas
trompé, et il dit dans une lettre: «Ce Théocrite, à mon sens, était
supérieur à Virgile en fait d'églogue.»]

On sait peu de chose de la vie de Théocrite. Il était né à Syracuse. On
calcule que la date de sa naissance peut tomber vers l'année 300 ou 305
avant Jésus-Christ. Il alla, jeune, étudier dans l'île de Cos, sous
l'illustre poëte Philétas, qui, tout l'indique, était dans l'élégie ce
que Théocrite est devenu dans l'idylle, et qui tenait la palme entre
tous. Auprès de Philétas étudiait aussi le fils de Ptolémée Lagus, qui
allait régner bientôt sous le nom de Philadelphe. Il était du même âge
que Théocrite, et un peu plus jeune peut-être. Y eut-il là entre le
jeune prince et le poëte une de ces confraternités d'études aussi
puissantes dans l'antiquité que dans les temps modernes? M. Adert, dans
une thèse sur Théocrite, que j'ai sous les yeux, l'a ingénieusement
conjecturé, et a fait valoir ces circonstances. Au sortir de là, on perd
de vue le poëte. Alla-t-il tout d'abord à Alexandrie, comme de doctes
éditeurs l'ont pensé? On voit qu'à un certain moment, revenu en Sicile,
il songea pour sa fortune à se tourner vers Hiéron de Syracuse. La pièce
qui porte cette adresse, très-belle, mais assez amère, et où il exprime
ses plaintes encore plus que ses espérances, semble prouver qu'il
n'avait guère prospéré dans l'intervalle, et que la confraternité
d'études avec Ptolémée Philadelphe ne lui avait pas beaucoup profité.
En tira-t-il meilleur parti plus tard, lorsqu'il alla ou retourna à
Alexandrie? Est-il même besoin de supposer qu'il y retourna, si l'on
admet qu'il y était déjà allé au sortir de l'île de Cos? On n'a sur tout
cela que des conjectures déduites à grand-peine de quelques passages de
ses vers, et sur lesquelles les critiques sont loin de tomber d'accord.
Sortons vite de ce dédale, qui n'est pas fait pour nous. Les poésies
de Théocrite, qui avaient couru de son vivant, furent réunies pour
la première fois, quelque temps après lui, par un grammairien du nom
d'Artémidore, qui lui rendit, toute proportion gardée, le même service
qu'Aristarque rendit à Homère. Cet Artémidore mit en tête de son
édition un distique qui disait: «Les Muses bucoliques étaient autrefois
errantes; les voilà maintenant toutes ensemble d'une même étable, d'un
même troupeau.» On est tenté de se demander déjà, d'après l'inscription,
si cette première édition était tout authentique, et sans mélange de
pièces étrangères à Théocrite. Quand on fait rentrer ainsi à l'étable
génisses ou chèvres depuis longtemps éparses à la ronde, on court risque
d'en prendre par mégarde quelques-unes au voisin. Et depuis lors le
troupeau ne s'est-il pas grossi encore, selon l'habitude facile de
prêter au riche et de gratifier le puissant? Ce qui frappe à une simple
lecture dans le recueil des trente pièces attribuées à Théocrite (je ne
parle pas des petites épigrammes de la fin), c'est qu'il n'y a guère
que la première moitié qui appartienne au genre bucolique pur, et qui
justifie entièrement l'idée d'originalité attachée au nom du poëte.
On ne peut s'empêcher non plus de remarquer que les scholies ou
commentaires qu'on possède, et qui ont été compilés d'après les plus
anciens grammairiens, nous abandonnent et, en quelque sorte, expirent
vers le milieu du recueil, comme si ces anciens commentateurs n'avaient
cru marcher avec le vrai Théocrite que jusque-là. On a soulevé et
discuté toutes ces questions, on a trouvé des réponses. Mais, dans
l'état actuel de la critique, et à moins de découverte de quelque
manuscrit qui soit, par rapport à Théocrite, ce que le manuscrit
découvert par Villoison a été pour Homère, il n'y a guère moyen de
résoudre ces doutes inévitables. Ce qui demeure certain, c'est que
jusque dans les dernières pièces du recueil, il y en a au moins
quelques-unes encore du poëte, et que la plupart ne sont pas indignes de
lui. Jouissons donc, sans tant de retard, de l'oeuvre elle-même. Pour
plus de netteté, nous diviserons notre examen en trois parts: 1° nous
parcourrons les pièces purement pastorales, celles qui nous manifestent
Théocrite comme le maître incomparable du genre; 2° nous insisterons
sur quelques morceaux plus élégiaques qu'idylliques, mais d'une extrême
beauté, tels que _la Magicienne, le Cyclope_, et dans lesquels Théocrite
s'est placé au premier rang parmi les peintres de la passion; 3° enfin,
si nous voulions être complet, nous aurions à dire quelque chose
des pièces de divers genres, héroïques, épiques, satiriques, dont
quelques-unes (comme _les Syracusaines_), moins originales peut-être au
temps de Théocrite, sont pour nous des plus neuves et nous rendent des
tableaux de moeurs au naturel. Voilà un bien grand cadre que nous nous
traçons. Les premières parties, faut-il l'avouer? sont celles qui nous
attirent le plus et les seules qui nous semblent peut-être à notre
portée: c'est par là que nous commencerons, dussions-nous faire comme
les anciens scholiastes eux-mêmes et nous arrêter à moitié chemin.

Les pièces pastorales, qui se présentent les premières et les plus
originales du recueil de Théocrite, sont à la fois d'une variété qui ne
laisse rien à désirer. On peut dire à la lettre de la flûte du poëte,
comme il le dit volontiers du syrinx de ses bergers, que c'est une flûte
_à neuf voix_; tous les tons s'y trouvent[2]. La première idylle, par
exemple, est du ton plein et moyen de la poésie bucolique. D'autres
idylles montent ou descendent: la quatrième, par exemple, entre Battus
et Corydon, n'est réellement pas un chant, et n'offre qu'une causerie
fredonnée à peine, un peu maigre et agreste de propos, et très-voisine
de la prose. Tout à côté, la dispute du chevrier et du berger, Comatas
et Lacon, a comme trait dominant la note aigre, stridente, que
racheté aussitôt après la charmante mélodie des deux jeunes bouviers
adolescents, Damoetas et Daphnis, qui semblent chanter à l'unisson. Mais
ce qu'il y a de plus pur, de plus chaste et de plus suave dans cette
flûte aux _neuf voix_, me paraît sans contredit l'adorable idylle entre
les deux enfants, Daphnis et Ménalcas, de même que le morceau où ce ton
monte, éclate et se déploie avec le plus de plénitude et de richesse,
est l'admirable chant des _Thalysies_ ou _Fêtes de Cérès_, et la
description qui le couronne. Nous ne saurions tout parcourir en détail
de ces divers tons; nous en toucherons pourtant quelques-uns.

[Note 2: Voir, dans le joli roman de _Daphnis et Chloé_ (liv. II),
l'endroit où le bon Philétas montre aux beaux enfants tout l'artifice du
syrinx.]

L'idylle première pose tout d'abord la scène, et retrace, vivement aux
yeux l'ensemble du paysage qui va être le théâtre habituel de ces luttes
pastorales. Dès le premier vers, on entend le bruissement du pin _qui
chante près des sources_: le berger Thyrsis, s'adressant à un chevrier
dont on ne dit pas le nom, l'engage aussi à chanter. On est au milieu
du jour; Thyrsis lui montre un tertre abrité, en le lui décrivant, et
l'invite à s'y asseoir, tandis que lui il aura soin du troupeau. Mais le
chevrier lui explique (ce que le pasteur de brebis ne sait pas) qu'il
craindrait de réveiller le dieu Pan, qui a coutume de dormir à cette
heure du jour; il lui indique de préférence un autre lieu ombragé,
où président des dieux plus indulgents, Priape et les Nymphes des
fontaines; et à son tour il le prie de chanter. Ces images de lieux sont
à la fois grandes et distinctes. On sent, même avec une oreille à demi
profane, combien dans ce dialecte dorien l'ouverture des sons se prête
à peindre largement les perspectives de la nature. Ce dialecte est
grandiose et sonore; il est plein; il réfléchit la verdure, le calme,
la fraîcheur, le vaste de l'étendue, l'éclat de la lumière. «Je ne
comprends pas de peinture, a dit un grand écrivain qui est peintre
lui-même, s'il n'y a de la lumière et du soleil.» Le dialecte dorien
chez Théocrite, et dès la première idylle, répond à ce soleil, à cette
lumière. Si je voulais donner idée de l'impression que j'en reçois, je
n'aurais qu'à rappeler ce vers de Virgile:

  _Pascitur in magna silva formosa juvenca_;

et cet autre vers de Lucrèce:

  _Per loca pastorum deserta atque otia dia_.

La première partie de cette idylle est donc toute calme et riante: pour
mieux décider Thyrsis à chanter les couplets qu'il lui demande,
le chevrier lui offre une coupe dont il lui fait une ravissante
description, et il y complète par les paroles l'intention des ciselures;
puis il finit par cette réflexion mélancolique, qui sert comme de
transition au chant funèbre de la seconde partie: «Allons, chante, ô mon
bon! car ton chant, tu ne l'emporteras pas dans l'Érèbe, qui fait tout
oublier.» Suivent les couplets où Thyrsis déplore la mort de Daphnis, de
ce premier chantre pastoral qui mourut victime, comme Hippolyte, de la
vengeance de Vénus. On retrouve là tant d'images prodiguées et usées
depuis, mais qui s'y rencontrent toutes fraîches et à leur source. Les
imprécations du mourant contre Vénus, qui est accourue en personne pour
jouir de son agonie, exhalent l'énergique passion. De même qu'Hippolyte
expirant n'a recours qu'à Diane, c'est vers Pan que Daphnis se tourne à
sa dernière heure, et il ne veut remettre sa flûte à_ l'haleine de miel_
à personne autre qu'à lui.

Hommes et poëtes, ne sommes-nous pas tous plus ou moins comme le Daphnis
de l'idylle, qui, en mourant, ne veut rendre sa flûte qu'au dieu, et
qui crie aux ronces de donner des violettes, au genévrier de porter le
narcisse, et au monde entier d'aller sens dessus dessous, parce que
lui-même il s'en va? Après moi le déluge! Les Grecs disaient: Après moi
l'incendie! Et si nous n'y prenons garde, non-seulement nous sommes
tentés de le souhaiter, mais nous finissons presque par le croire: le
monde saurait-il aller sans nous? Plus on porte vivant au dedans de soi
le sentiment de poétique immortalité, plus on est prêt à se révolter
contre cette insensibilité de la nature, et contre cette immortalité
suprême qui la laisse indifférente à notre départ, et aussi belle, aussi
jeune après nous que devant. Bien des poëtes modernes ont rendu ce
déchirant contraste: les anciens, sous d'autres formes, arrivaient aux
mêmes pensées.

La première idylle, on l'entrevoit par le peu que nous avons dit, à la
fois douce et grave, et composée avec art, mérite le rang qu'elle occupe
en tête du recueil; un ancien a eu raison de dire qu'elle justifie ce
mot de Pindare: «A l'entrée de chaque oeuvre, il faut placer une figure
qui brille de loin.»

Si je pouvais me donner toute carrière[3], j'aurais peine à ne pas aller
droit, comme la chèvre, aux parties scabreuses et, pour ainsi dire, aux
endroits escarpes de Théocrite, à cette idylle quatrième, par exemple,
qui semblait si peu en être une aux yeux de Fontenelle, et dont le trait
le plus saillant vers la fin est une épine que l'un des interlocuteurs
s'enfonce dans le pied, et que l'autre lui retire. J'en donnerais la
traduction mot à mot, en tâchant d'en faire saisir le parfum champêtre
et comme l'odeur de bruyère qui court à travers ces propos familiers
et simples. Puis je traduirais en regard (car ces premières idylles de
Théocrite se correspondent, se corrigent et se rejoignent exactement
l'une l'autre comme les tuyaux du syrinx, et c'est déjà être infidèle
que d'en détacher une ou deux isolément), je traduirais, dis-je, en
entier l'idylle sixième, toute poétique, et dans laquelle les deux
bouviers adolescents ou pubères à peine, Damoetas et Daphnis, se mettent
à chanter les agaceries de la nymphe Galatée, qui jette des pommes au
troupeau et au chien de Polyphème, et les coquetteries du cyclope, qui
fait semblant à son tour de ne la point voir. Ici ce n'est pas derrière
les saules que fuit Galatée, comme chez Virgile, c'est dans la mer
qu'elle se replonge, en nymphe qu'elle est; et la belle vague, apaisant
son bouillonnement, la laisse voir à la nage sur la grève: le chien est
là qui regarde vers la mer en aboyant. Après l'idylle quatrième, qui
était un peu maigre, après l'idylle cinquième, qui était surtout
piquante et querelleuse, rien ne repose et n'enchante comme cette
manière de symphonie aimable entre les deux chanteurs unis, dont aucun
n'est vainqueur, dont aucun n'est vaincu.

[Note 3: C'était pour le _Journal des Débats_ que j'écrivais ces
articles, et je m'y sentais un peu à l'étroit.]

J'allais dire que rien n'égale cette grâce de la sixième idylle, mais
Théocrite lui-même l'a surpassée. La huitième idylle, entre les deux
enfants, Daphnis et Ménalcas, est peut-être la plus caractéristique du
genre pastoral pur, la plus véritablement charmante, la plus simple
et la plus innocente aussi, placée aux limites de l'enfance et de
l'adolescence. Nulle églogue ne respire davantage la félicité de la
campagne, l'abandon et la joie facile; il s'y mêle la plus naïve rougeur
d'enfant et les premiers troubles de la pudeur. C'est l'enfance de
l'Orphée des bergers que le poëte s'est complu à peindre: il y a du
Raphaël dans ce tableau. Virgile en a rendu quantité de traits délicats,
non pas tous cependant.

Daphnis, l'aimable bouvier (cette qualité de pasteur de _boeufs_ était
la plus considérée entre toutes celles des autres conducteurs de
troupeaux) se rencontre avec Ménalcas, qui fait paître ses brebis aux
flancs des montagnes. Tous deux en sont à leur premier blond duvet, tous
deux achèvent leur enfance, tous deux habiles à la flûte, tous deux au
chant. Le petit Ménalcas commence, et lance à l'autre un défi:«Daphnis,
surveillant de boeufs mugissants, veux-tu me chanter quelque chose?
Je dis que je te vaincrai tant que je voudrai moi-même en chantant.»
Daphnis lui répond dans le même tour et sur les mêmes cadences: «Pasteur
de laineuses brebis, flûteur Ménalcas, tu ne me vaincras jamais, même
quand tu chanterais _à en mourir_.» Remarquez bien qu'il n'y a pas ce
mot de _mourir_ dans le texte; un tel mot de malheur ferait tache, et
les Grecs s'en gardaient soigneusement. Je rends le sens, je presse la
nuance, et j'avertis que ce n'est pas tout. Les traits qui suivent nous
sont connus par Virgile, qui les a semés en plus d'une églogue; mais ici
ils se tiennent, ils se rapportent à l'ensemble des personnages, et leur
donnent de la réalité jusque dans l'idéal; c'est le caractère constant
de Théocrite. Ménalcas demande quel prix on déposera pour le vainqueur:
Daphnis propose un petit veau contre un agneau déjà grand. Ménalcas, qui
n'est ni si libre ni si noble que son ami, répond qu'il ne déposera pas
un agneau, parce qu'il a un père et une mère difficiles qui comptent
tout le troupeau chaque soir. Notez encore qu'il n'est pas indifférent
chez Théocrite que ce trait se trouve dans la bouche de Ménalcas ou
dans celle de Daphnis: de la part de ce dernier, c'eût été un vrai
coutre-sens; jamais le poëte n'aurait eu l'idée d'attribuer cette
réponse naïve, mais gênée, à l'enfant à demi divin qui va devenir le
premier des pasteurs. Je m'efforce de faire sentir comme tout est réel,
reconnaissable et distinct là où l'on serait tenté de ne voir,
d'après les imitations, que des images gracieuses et pastorales assez
indifféremment semées.

Ménalcas propose alors pour prix un syrinx de sa façon, qu'il décrit.
Daphnis répond en reprenant et jouant sur les mêmes termes: «Et moi
aussi j'ai une flûte à neuf voix, enduite de cire blanche en haut comme
en bas; je l'ai construite tout dernièrement, et j'ai même encore mal à
ce doigt, parce que le roseau, s'étant fendu, m'a coupé. Mais qui
est-ce qui nous jugera? qui est-ce qui sera notre auditeur?»--«Si nous
appelions, répond Ménalcas, ce chevrier dont là-bas, près des chevreaux,
le chien blanc aboie?» Tous deux se mettent à le crier; le chevrier
arrive, et la lutte commence.

On peut dire qu'un seul et même _motif_ règne à travers tout ce chant et
en fait le dessin. Ménalcas, qui a provoqué, donne le thème; Daphnis
le reprend, le varie, l'embellit, et en tire de nouvelles douceurs. Il
tombe en cadence, non pas juste dans les mêmes traces, mais tout à côté,
de manière à faire la plus gracieuse alternance. Je ne puis qu'essayer
de quelques couplets. C'est Ménalcas qui parle: «Vallons et vous,
fleuves, descendance divine, si jamais le flûteur Ménalcas vous a chanté
quelque air agréé, faites-lui paître de toute votre âme ses petites
brebis; et si Daphnis survient amenant ses tendres génisses, qu'il ne
soit pas plus mal traité.» Daphnis aussitôt répond sur les mêmes idées,
sur le même rhythme, il renchérit gaiement; mais ses vers enchanteurs,
s'ils l'emportent sur ceux de l'autre, le doivent surtout à l'harmonie,
et cette supériorité fugitive ne se saurait rendre: «Fontaines et
plantes, doux jet de la terre, si Daphnis vous joue de ses airs à l'égal
des jeunes rossignols, engraissez-lui ce cher troupeau; et si Ménalcas
amène par ici le sien, ne lui ménagez pas votre abondance.» C'est ainsi
entre ces aimables enfants, tant que dure le combat, un échange et un
entrelacement de toute sorte de bon vouloir et de bonne grâce. Tout
enfants qu'ils sont encore, ils parlent d'amour, non pour l'avoir senti
autrement qu'on peut le sentir à douze ou treize ans; ils en parlent
toutefois à ravir, soit par ouï-dire et sur parole, soit par un précoce
instinct. Ménalcas le premier jette ce ravissant couplet: «Partout le
printemps, partout de frais pâturages, partout les mamelles se gonflent
de lait, et les petits se nourrissent, là où la belle enfant porte ses
pas. Mais si elle se retire, et le berger aussitôt se sèche, et les
herbes aussi.» J'avoue qu'ici Ménalcas me paraît supérieur, et que
l'autre, dans la réplique qui suit, a beau renchérir, il ne l'atteint
pas. Mais bientôt Daphnis reprend l'avantage, et le seul couplet que
voici serait assez pour lui assurer le triomphe: «Je ne souhaite point
d'avoir la terre de Pélops, je ne souhaite point d'avoir des talents
d'or, ni de courir plus vite que les vents; mais, sous cette roche que
voilà, je chanterai t'ayant entre mes bras, regardant nos deux troupeaux
confondus, et devant nous la mer de Sicile!» Voilà ce que j'appelle le
Raphaël dans Théocrite: trois lignes simples, et l'horizon bleu qui
couronne tout.

La traduction même que j'ai donnée est bien impuissante; car dans le
dernier vers du poète, grâce à l'heureuse liaison des mots, c'est à la
fois le troupeau qui descend vers la mer de Sicile, et le regard du
berger qui s'y dirige insensiblement; tout cela est dit ensemble: tout
va d'un même mouvement vers cette mer et s'y confond.

Il n'y a plus après cela qu'à glaner deux ou trois jolis passages
encore. Ménalcas, qui vient de gronder son chien endormi, dit à ses
brebis, avec ce naturel de langage qui anime toute chose: «Les brebis,
ne soyez point paresseuses, vous autres, à vous rassasier d'herbe
tendre; vous n'aurez pas grand'peine pour la faire repousser de
nouveau.»--Daphnis, à l'une de ses répliques d'amour, dira: «Et moi
aussi, hier, une jeune fille _aux sourcils joints_, me voyant du bord de
l'antre passer tout le long avec mes génisses, se mit à dire: «Qu'il est
beau! qu'il est beau!» Malgré cela, je ne lui répondis pas une parole
amère; mais, baissant les yeux à terre, j'allai mon chemin.» Ici
l'enfant rentre bien dans son rôle; il parle avec sa pudeur ingénue et
encore sauvage, considérant cette parole flatteuse de la jeune fille
comme une manière d'offense. Le moment où Daphnis obtient le prix, et où
le chevrier le déclare vainqueur, est une fin délicieuse, et qui achève
le tableau: «L'enfant bondit et battit des mains de joie d'avoir vaincu,
comme un faon de biche qui bondirait vers sa mère; mais l'autre se
consuma et eut le coeur bouleversé de chagrin, comme une jeune épousée
s'affligerait à l'heure du mariage. Et depuis ce moment Daphnis devint
le premier des pasteurs, et, à peine à la fleur de la jeunesse, il
épousa la nymphe Naïs.»

Ainsi, jusqu'au bout, est observé le ton des âges, et les couleurs
pudiques terminent comme elles ont commencé. A propos de cette image
du petit Ménalcas qui se dévore de honte d'avoir été vaincu, et que le
poète compare à la jeune vierge pleurant sur son hyménée, il faut se
rappeler cet admirable cri de Sapho, par lequel une nouvelle mariée
s'adresse à Diane, la déesse virginale: «Déesse, déesse, tu me fuis!
pour combien de temps?--Je ne reviendrai plus jamais vers toi, jamais
plus!»

Pour ceux maintenant qui s'empresseraient de conclure que Théocrite
n'est un poëte supérieur que quand il est aimable et riant, et qu'il
excelle surtout à mettre en scène de charmants petits bergers, il est
temps d'en venir à la plus riche et à la plus opulente de ses pièces, à
la reine des Églogues, aux _Thalysies_.



II

Les _Thalysies_, comme qui dirait _fêtes verdoyantes_, se célébraient en
l'honneur de Cérès après la récolte. L'idylle qui en est le tableau se
rapporte au séjour de Théocrite dans l'île de Cos; c'est un souvenir de
ses années de jeunesse et de florissant bonheur qu'il veut consacrer,
et qu'il dédie à ses amis, à ses hôtes. La plénitude de la vie, la
fraîcheur des amitiés premières, l'essor des espérances poétiques
qu'anime et couronne déjà le premier rayon de la gloire, ces vives
sources d'inspiration s'y jouent au sein d'une nature radieuse et
féconde dont l'hymne grandiose finit par tout dominer. On sait bien
peu de la vie de Théocrite; mais cette pièce en dit beaucoup sur ses
impressions et ses sentiments. Elle nous le montre au plus beau moment
du voyage, à son plus haut soleil du matin, au midi de l'été et de la
journée, dans la fleur entière d'un talent et d'un coeur déjà épanouis.
Bien des poëtes pourraient lui envier de n'être ainsi connu que dans son
meilleur jour et à travers l'idéal même qu'il s'est donné. Les anciens,
s'ils ont eu à subir bien des outrages du temps, lui ont dû cet avantage
du moins d'échapper à l'analyse de la curiosité biographique. Ceux qu'a
épargnés et laissés debout le grand naufrage ne nous apparaissent de
loin qu'avec la beauté de l'attitude.

Suivons donc, autant que nous le pourrons, le poëte dans sa marche
printanière, et attachons-nous, chemin faisant, à faire sentir ce que
nous ne rendrons pas.--«C'était le temps, dit-il, que moi et Eucrite
nous allions de la ville vers le fleuve Halès, et en tiers avec nous
était Amyntas; car Phrasidame et Antigènes célébraient les fêtes de
Cérès,--deux enfants de Lycopée, de vieille et haute souche s'il en
fut jamais.» Ici le poëte entre dans quelques détails généalogiques et
mythologiques en l'honneur de ses amis. Ces détails mêmes, relatifs à un
ancêtre illustre qui fit jaillir de terre une fontaine, ne sortent pas
du ton, et la description des ormes et peupliers, accompagnement naturel
de cette fontaine, jette tout d'abord de l'ombre.--«Nous n'avions pas
encore achevé, poursuit-il, la moitié du chemin, et le tombeau de
Brasilas ne nous apparaissait pas encore, que nous rencontrâmes un
voyageur de bonne race qui allait toujours en compagnie des Muses,
Lycidas de Crète, c'était son nom; il était chevrier, et on ne pouvait
s'y méprendre en le voyant.» Suit un compte minutieux de l'accoutrement
du personnage; car, comme ce chevrier cette fois n'en est pas un, et que
c'est un poète déguisé sous ce nom, Théocrite prend peine à soigner le
costume et à le faire paraître vraisemblable: «De ses épaules pendait
une blonde peau de bouc à longs poils, _qui sentait encore la présure_;
autour de sa poitrine un vieux manteau se serrait d'un large baudrier,
et de sa droite il tenait un bâton recourbé d'olivier sauvage. Et
doucement il me dit, en montrant les dents, d'un regard souriant, et le
rire jouait sur sa lèvre.»

Au sujet de cette peau _qui sent encore la présure_, et que je n'ai pas
voulu dérober par fausse bienséance, on remarquera que ce sont là des
circonstances qui plaisaient aux anciens, bien loin de leur répugner;
ils les recherchaient plutôt volontiers. Ici le poëte fait allusion,
comme on voit, aux fromages et à la substance aigrelette qui sert à
cailler le lait: il en reste aisément une odeur au vêtement rustique où
l'on s'essuie. Ces menues particularités, jetées en passant, donnent au
récit un air parfait de vérité. Il est manifeste d'ailleurs que, sauf
le costume, ce personnage de Lycidas n'est pas une invention, et que
le poëte, en insistant sur cette physionomie à la fois avenante et
railleuse, sur ce rire du coin de l'oeil et sur cette lèvre fendue où
siège l'enjouement, a dessiné un portrait d'après nature[4]. Le ton
de Lycidas répond d'abord à son air, et tout ce qu'il touche s'anime
aussitôt: «Simichidas, dit-il (c'est le nom sous lequel Théocrite s'est
ici personnifié), où donc tires-tu de ce pas par ce soleil de midi,
quand le lézard lui-même dort sur les haies et que l'alouette huppée ne
vague plus? Est-ce quelque repas où tu te hâtes comme convive? ou bien
t'en vas-tu de ton pied léger vers le pressoir de quelque bourgeois,
que tu fais ainsi en marchant chanter sous tes clous chaque pierre du
chemin?» On devine peut-être de quelle façon vive cette gaie parole doit
se comporter dans l'original: qu'on y joigne les nombreux et presque
continuels dactyles qui sont l'âme du vers bucolique (comme l'un de nos
meilleurs hellénistes, M. Rossignol, après Valckenaer, l'a récemment
démontré), et l'on aura idée de l'allégresse singulière du propos; tout
cela bondit, tout cela chante. Il était bien vrai de dire que ce Lycidas
ne voyage qu'avec les Muses: il sème la poésie au-devant de lui.
Simichidas ou Théocrite répond. Dans sa réponse percent à la fois
l'admiration sincère, l'émulation sans envie, une confiance modeste,
ardente pourtant, et une espérance généreuse:

    Cher Lycidas, tout le monde te proclame de beaucoup le plus grand
    joueur de flûte entre les pasteurs et les moissonneurs; ce qui
    m'échauffe grandement le coeur, et je me promets bien de me porter
    l'égal de toi. Nous allons de ce pas à une fête de Thalysies; c'est
    chez des amis qui préparent un repas à l'auguste Cérès avec les
    prémices de leur opulence, car la Déesse a comblé leur grange d'une
    grasse mesure de froment. Mais allons, et puisque la route nous
    est commune et aussi l'aurore, bucolisons à l'envi; peut-être nous
    ferons-nous plaisir l'un à l'autre. Car moi aussi je suis une bouche
    brûlante des Muses, et tous aussi me proclament chantre excellent;
    mais moi je ne suis pas près de les croire. Non, par le ciel! car, à
    mon sens, je n'en suis pas encore à vaincre ni le bon Asclépiade de
    Samos, ni Philétas, avec mes chants, et je me fais plutôt l'effet
    de la grenouille qui le dispute aux sauterelles.---Ainsi je parlais
    _exprès_; et le chevrier reprit avec un doux sourire...»

[Note 4: Dans l'_Épitaphe_ de Bion par Moschus, on retrouve (vers
97) ce même Lycidas de Crète: «Lui qui toujours auparavant était
Brillant à. voir avec le regard souriant, maintenant il verse des
pleurs.»]

Arrêtons-nous un moment à ces traits vivants de caractère; nous savons
dès l'enfance ces derniers vers par l'imitation heureuse de Virgile: _Me
quoque dieunt vatem pastores..._; ils nous frappent davantage ici comme
se rapportant à la personne même de Théocrite et nous donnant jour dans
ses pensées. Le jeune poëte est modeste, mais il ne l'est pas tant qu'il
en a l'air; il a tressailli de joie à cette rencontre de Lycidas, et il
brûlé de se mesurer avec lui. Pour l'y décider, il combine la louange
et les airs de discrétion, il s'humilie à dessein; tout-à l'heure il se
relèvera, et déjà le feu dont il est plein lui échappe: _Et moi aussi je
suis une bouche brûlante des Muses_!

Lycidas, en répondant, le loue d'abord de sa modestie, et il le fait en
d'expressives images: «Cette houlette, dit-il en montrant le bâton qu'il
tient à la main, je te la donnerai en présent, parce que tu es une pure
tige de Jupiter, toute façonnée pour la vérité. Autant m'est odieux
l'architecte qui chercherait à élever une maison égale à la cime du mont
Oromédon, autant je hais, tous tant qu'ils sont, ces oiseaux des Muses
qui s'égosillent à croasser à rencontre du chantre de Chio.»--Ainsi
la ligne littéraire de Théocrite, comme nous dirions aujourd'hui, est
nettement dessinée: il vient à la suite des maîtres et n'a d'ambition
que de se voir accueilli par eux; il se sépare des _criailleurs_ de
son temps, c'est le mot qu'il emploie; mais, d'autre part, il ne croit
nullement que la barrière soit fermée, ni qu'il n'y ait plus rien à
faire en poésie. A cette époque déjà on ne manquait pas (lui-même nous
l'apprend) de gens de mauvaise humeur et occupés d'intérêts positifs,
qui disaient que _c'était bien assez pour tous d'un seul Homère_.
Théocrite proteste; il les réfute, et surtout par son exemple. C'est
ainsi que, tout en s'inclinant pieusement devant Homère et les grands,
il a mérité de prendre place à la suite, et dans la perspective des âges
il nous apparaît encore comme le dernier venu du groupe immortel.

Lycidas, gagné à son appel insinuant, se met donc pendant la route à
lui chanter un petit couplet qu'il a fait l'autre jour, dit-il, sur la
montagne. C'est un couplet d'amour en faveur d'un objet chéri, lequel
est sur le point de s'embarquer pour Mitylène. Il souhaite à cet objet
un heureux départ, moyennant certaine condition pourtant: il lui
prédit une navigation heureuse, même au coeur de l'hiver; et lorsqu'il
apprendra son arrivée à bon port, ce jour-là, par réjouissance, il se
promet bien le soir, auprès d'un feu où grillera la châtaigne, accoudé
sur un lit de feuillage et buvant à pleine coupe, de se faire chanter
par Tityre toutes sortes de belles chansons, et l'amour du bouvier
Daphnis pour une étrangère, et Comatas enfermé dans un coffre. Ce
Comatas, il est bon de le savoir, était un simple chevrier à gages,
très-dévot aux Muses, auxquelles il faisait souvent des sacrifices avec
les chèvres du troupeau qui ne lui appartenait pas. Son maître, dont ce
n'était pas le compte, l'enferma vivant dans un coffre pour l'y faire
mourir: «Nous allons «voir pour le coup, disait-il, à quoi te serviront
tes «Muses maintenant.» Mais quand il rouvrit le coffre, au bout d'une
année, il le trouva tout rempli de rayons de miel; c'était l'oeuvre des
abeilles, messagères des Muses, qui étaient venues de leur part nourrir
le prisonnier. S'exaltant à ce poétique souvenir, le chanteur s'écrie:
«O bienheureux Comatas, c'est bien toi qui as été l'objet de telles
douceurs! et tu as été reclus dans le coffre, et, toute une saison
durant, tu as résisté, nourri des rayons des abeilles. Que n'étais-tu de
mon temps parmi les vivants? comme j'aurais aimé à te faire paître tes
belles chèvres sur les montagnes pour ouïr ta voix! Et toi, étendu sous
les chênes ou sous les sapins, tu n'aurais qu'à chanter tes doux airs,
divin Comatas!» Il s'exhale de tout ce passage un sentiment de tendre
respect et comme d'adoration enthousiaste pour les choses enchanteresses
et désintéressées de la vie humaine; chaque accent s'élance d'un coeur
que pénètre le culte du talent, de la poésie et des grâces.

Il est une idée qui naît à ce propos et qu'on ne saurait tout à fait
supprimer: c'est qu'on trouverait au Moyen-Age plus d'un fabliau qui se
pourrait rapprocher sans trop d'effort de cette légende du _bienheureux
Comatas_. Maintes fois, par exemple, s'il est permis de la nommer en ce
voisinage profane, Notre-Dame la toute-clémente pardonna ses méfaits au
pécheur qui n'était dévot qu'à elle, même aux dépens d'autrui; elle fit
des miracles pour le sauver. Il y eut là des superstitions poétiques et
gracieuses aussi; je ne fais que les indiquer; elles seraient plutôt
du ressort des malicieux peut-être qui se plairaient à sourire du
rapprochement, ou des érudits qui auraient à coeur de comparer les
fictions diverses. J'aime mieux ne pas me détourner de l'idéal pur, et
ne pas venir mêler sans nécessité le Moyen-Age à la Grèce, Gautier de
Coincy à Théocrite.

Lycidas, comme sa chanson le prouve et toute sa belle humeur, est
évidemment bien plus un poëte qu'un amoureux; il se console aisément de
l'objet absent avec ses chères déesses. Théocrite m'a l'air d'être un
peu de même. Je ne donnerai que le début de sa réponse. Tout à l'heure
il a fait le modeste exprès, pour engager l'autre et entamer le jeu;
maintenant qu'il a réussi à le faire chanter, il se montre tel qu'il se
sent, et il relève à son tour son front de poëte: «Cher Lycidas, à moi
aussi pasteur sur les montagnes, «les Nymphes m'ont appris bien d'autres
belles choses «que la Renommée peut-être a portées jusques au trône de
«Jupiter; mais en voici une, entre toutes, de beaucoup supérieure, «avec
quoi je prétends te récompenser. Or écoute, «puisque tu es ami des
Muses.» Et après avoir touché légèrement son propre amour pour une
certaine Myrto, il en vient à célébrer celui de son ami, le poëte
Aratus, passion indigne et cruelle dont il le voudrait voir délivré. Dès
qu'il a fini, Lycidas, avec ce rire aimable qui ne l'abandonne jamais
et qui fait le trait saillant de sa physionomie, lui donne en cadeau
sa houlette; et comme ils sont arrivés, chemin faisant, à l'endroit où
leurs routes se séparent, il tourne à gauche et les quitte, tandis
que les trois autres amis n'ont plus qu'un pas jusqu'au lieu de leur
destination. C'est là qu'il les faut suivre, et je vais traduire aussi
textuellement que je le pourrai cette fin de l'églogue, dans laquelle
on dirait que le poëte a voulu rivaliser avec l'abondance d'Homère
dépeignant les vergers d'Alcinous. Tout le reste n'a été, en quelque
sorte, que prélude et acheminement; la vraie grandeur de l'idylle
commence à cet endroit:

    Mais moi et Eucrite, et le bel enfant Amyntas, ayant poussé jusqu'à
    la maison de Phrasidame, nous nous couchâmes à terre sur des lits
    profonds de doux lentisque et dans des feuilles de vigne toutes
    fraîches, le coeur joyeux. Au-dessus de nos têtes s'agitaient
    en grand nombre ormes et peupliers; tout auprès, l'onde sacrée
    découlait de l'antre des Nymphes en résonnant. Dans la ramée
    ombreuse les cigales hâlées s'épuisaient à babiller; l'oiseau
    plaintif (on ne sait pas bien duquel il s'agit) faisait de loin
    entendre son cri dans l'épais fourré des buissons; les alouettes
    et les chardonnerets chantaient, et gémissait la tourterelle; les
    blondes abeilles voltigeaient en tournoyant à l'entour des
    fontaines. Tout sentait en plein le gras été, tout sentait le
    naissant automne. Les poires à nos pieds roulaient, et les pommes de
    toutes parts à nos côtés. Les rameaux surchargés de prunes versaient
    jusqu'à terre. Les tonneaux de quatre ans lâchaient leur bonde.
    Nymphes de Castalie, qui occupez la hauteur du Parnasse, dites,
    est-ce d'un cratère de pareil vin que le vieillard Chiron fit fête
    autrefois à Hercule dans l'antre de Pholus? Et ce pasteur des rives
    d'Anapus, le puissant Polyphème, qui lançait des quartiers de
    montagne aux vaisseaux d'Ulysse, dites, quand il se prit à danser à
    travers ses étables, est-ce qu'il était poussé d'un nectar pareil
    à celui que vous nous versâtes ce jour-là, ô Nymphes, autour de
    l'autel de Cérès, gardienne des granges? Sur son monceau sacré, oh!
    puissé-je une autre fois planter encore le grand van des vanneurs,
    et voir la déesse sourire, tenant dans ses deux mains des gerbes et
    des pavots!»

Que Vous en semble maintenant? Quelle royale et plantureuse abondance!
quelle plus magnifique définition de cette saison des anciens (dpôra
[Grec]), qui n'était pas le tardif automne comme à l'époque déjà
embrumée de nos vendanges, et qui résumait plutôt le radieux été dans
la plénitude des fruits! On se rappelle irrésistiblement, à l'aspect
de cette riche peinture, Rabelais et Rubens; mais ici on a de plus la
pureté des lignes et la sérénité des couleurs.

Certes le poëte qui a su rendre, comme nous l'avons vu, les concerts
délicats des bergers Ménalcas et Daphnis, et qui s'élève tout à côté à
ces larges et chaudes magnificences, est un grand poëte en son genre, et
ce genre, en le créant, il lui a donné tout d'abord l'étendue la plus
diverse. Il faudrait encore, si l'on voulait tout faire toucher, passer
aussitôt, comme contraste, à cette idylle des deux _Pécheurs_, si
pauvres, si souffrants, dont l'un vient de rêver qu'il avait pêché un
poisson d'or; mais toute cette richesse, comme celle du _Pot au lait_,
s'est évanouie en un clin d'oeil. La sensibilité naïve et compatissante
qui sait nous intéresser à cette chétive et laborieuse existence, à la
pauvreté toujours en éveil dès avant l'aurore, cette expression simple
du réel qui rappelle presque le poète anglais Crabbe, mise surtout
en regard des richesses de ton où s'est complu l'ami de Phrasidame,
montrerait à quel point Théocrite eut véritablement toutes les cordes en
lui.

Il eut également celle de la passion, de l'amour; il le ressentit comme
le font le plus habituellement les poètes, en se réservant après tout de
le chanter. Il y a une petite églogue, la neuvième, qui a fort occupé
les commentateurs, et qui me paraîtrait avoir un sens assez simple, si
l'on supposait que le poëte l'a écrite en revenant au genre pastoral
après quelque infidélité et quelque distraction qu'il s'était permise;
un autre amour l'avait un moment séduit: c'est un retour, une sorte
de réparation aux Muses bucoliques. Le poëte y parle en son nom; il
commence par demander des couplets à deux bergers; il les applaudit et
les récompense chacun dès qu'ils ont fini, et lui-même, s'adressant aux
Muses pastorales avec une sorte de timidité, comme après une absence,
comme quelqu'un qui n'est plus bien sûr de sa voix, il les supplie de
lui rappeler ce qu'à son tour il chanta autrefois à ces deux pasteurs;
ce couplet final, dans lequel il proteste ardemment de son intime et
véritable amour, le voici:

    La cigale est chère à la cigale, la fourmi à la fourmi, et
    l'épervier aux éperviers; mais à moi la Muse et le chant! Que
    ma maison tout entière en soit pleine! car ni le sommeil, ni le
    printemps dans son apparition soudaine n'est aussi doux, ni les
    fleurs ne le sont autant aux abeilles qu'à moi les Muses me sont
    chères. Et ceux qu'elles regardent d'un oeil de joie, ceux-là n'ont
    rien à craindre des breuvages funestes de Circé.» Il semble indiquer
    par là que c'est un de ces breuvages de passion insensée qui l'a un
    moment égaré dans l'intervalle, mais qui n'a pas eu puissance de le
    perdre, parce qu'il possédait le préservatif souverain des Muses. On
    reconnaît dans ce charmant couplet de Théocrite la note première du
    _Quem tu Melpomene semel_ d'Horace.

    Théocrite serait compté encore parmi les peintres de l'amour, lors
    même qu'il n'aurait pas composé des pièces destinées uniquement à
    le célébrer. Il n'est presque aucune de ses idylles qui n'offre des
    mouvements passionnés, et l'on est forcé d'admirer l'accent de
    la tendresse là où les objets sont de ceux qu'admettaient si
    singulièrement les Grecs, qui ne cessent de nous étonner dans
    l'Alexis de Virgile, et dont la seule idée fuit loin de nous.
    L'idylle troisième, dans laquelle un chevrier se plaint des rigueurs
    de la nymphe Amaryllis, et va soupirer, non pas sous le balcon, mais
    devant la grotte de la cruelle, est d'une grande délicatesse: «O
    gracieuse Amaryllis, pourquoi au bord de cet antre n'avances-tu plus
    la tête en m'appelant ton cher amour? Est-ce donc que tu m'as pris
    en haine?... Que ne suis-je la bourdonnante abeille? comme j'irais
    dans ton antre, me plongeant à travers le lierre et la fougère dont
    tu te couvres!... O belle aux yeux charmants, toute de pierre! Ô
    Nymphe aux bruns sourcils, ouvre tes bras à moi le chevrier, pour
    que je te donne un baiser: même en de vains baisers il est bien de
    la douceur encore.

L'idylle des _Moissonneurs_, où le plus vaillant raille son camarade
amoureux, qui, hors de combat dès la première heure, ne coupe plus en
mesure avec son voisin et _ne dévore plus le sillon_, nous donne une
bien jolie chanson de ce dernier, et dont chaque trait se sent de la
nature du personnage. En voici un calque aussi léger que je l'ai pu
saisir; ce n'est que par de tels échantillons fidèlement offerts
qu'on parvient à faire pénétrer dans les replis du talent. Le pauvre
moissonneur s'est donc pris de soudaine passion pour une joueuse de
flûte, un peu bohémienne, à ce qu'il semble; et, comme lui-même il a été
de tout temps assez poëte, il nous la dépeint ainsi:

    «Muses de Piérie, chantez avec moi la jeune élancée; car vous rendez
    beau tout ce que vous touchez, ô Déesses!

    «Gracieuse Vomvyca, ils t'appellent tous Syrienne, maigre et brûlée
    du soleil; moi seul je te trouve la couleur du miel. Et la violette
    aussi est noire, et la fleur d'hyacinthe est gravée; mais tout de
    même elles sont comptées les premières dans les couronnes. La chèvre
    poursuit le cytise, le loup la chèvre, et la grue suit la charrue;
    et moi je ne me sens de folie que pour toi. Que n'ai-je en mon
    pouvoir tout ce qu'on dit qu'a jadis possédé Crésus! tous les deux
    en or pur nous figurerions debout, consacrés dans le temple de
    Vénus, toi tenant la flûte à la main, ou une rose, ou une pomme, et
    moi en costume d'honneur et avec des brodequins de Sparte aux deux
    pieds. Gracieuse Vomvyca, tes pieds à toi sont d'ivoire, ta voix est
    de lin; et quant à ta manière, je ne la puis rendre.

On trouverait de ces traits de grâce amoureuse dans presque toutes les
idylles de Théocrite, et jusqu'au milieu de la querelle injurieuse de
Comatas et de Lacon (idylle V); mais les deux pièces capitales, où
l'idylle proprement dite se confond ou même disparaît dans l'élégie,
sont _le Cyclope_ et _la Magicienne_.

Toutes deux sont célèbres; _le Cyclope_ a de quoi peut-être se faire
mieux goûter des modernes: le jeu de l'esprit et une sorte de malice s'y
mêlent au sentiment. Le début se détache surtout par le sérieux du ton
et par la connaissance morale. Le poëte s'adresse à un ami, le médecin
Nicias, de Milet:

    Il n'existe, Ô Nicias! aucun autre remède contre l'amour, ni baume
    ni poudre, à ce qu'il me semble, aucun autre que les Déesses de
    Piérie. Ce remède-là, doux et léger, est au pouvoir des hommes: ne
    le trouve pourtant pas qui veut. Et je pense que tu sais ces choses
    à merveille, étant médecin, et entre tous chéri des neuf Muses.
    C'est ainsi du moins que trouvait moyen de vivre le Cyclope notre
    compatriote, l'antique Polyphème, lorsqu'il était amoureux de
    Galatée, à l'âge où le premier duvet lui couvrait à peine la lèvre
    et les tempes. Et il aimait non pas avec des roses, ni avec des
    pommes, ni avec des boucles de cheveux qu'on s'envoie, mais en proie
    à des fureurs funestes. Tout ne lui était plus que hors-d'oeuvre.
    Bien souvent ses brebis s'en revinrent des verts pâturages toutes
    seules à l'étable, tandis que lui, chantant Galatée sur le rivage
    semé d'algues, il se consumait des l'aurore, ayant sous le coeur une
    plaie odieuse du fait de la grande Cypris, qui lui avait enfoncé son
    trait dans le foie. Mais il sut trouver le remède, et, assis sur une
    roche élevée, les yeux tournés vers la mer, il chantait des choses
    telles que celles-ci...

Vient alors la célèbre complainte où il apostrophe Galatée, l'appelant
à la fois dans son langage «plus blanche que le fromage blanc, plus
délicate que l'agneau, plus glorieuse que le jeune taureau, plus dure
que le raisin vert.» Après une longue suite de traits plus ou moins
naïfs et passionnés, ou même spirituels (car le poëte se joue par
moments), l'idée du début se retrouve à la conclusion, et la pièce
finit sur ce retour: «C'est ainsi que Polyphème conduisait son amour en
chantant, et cela lui réussissait mieux que s'il avait donné de l'or
pour se guérir.» Un poëte bucolique des âges postérieurs, né en Sicile
comme Théocrite, Calpurnius, a résumé heureusement la recette du maître
dans ce vers d'une de ses églogues:

  Cantet, amat quod quisque: levant et carmina curas.

Maintenant, s'il faut dire toute ma pensée, je trouverai que la pièce,
si charmante, si agréable qu'elle soit, ne répond pas entièrement à
l'accent du début; elle n'est bien souvent que gracieuse et ingénieuse;
les adorables passages où se fait jour le sentiment, et qui nous sont
plus familièrement connus par les imitations exquises dispersées dans
Virgile, prennent un singulier tour dans la bouche du Cyclope amoureux,
et appellent vite le sourire. Le poëte n'a pas résisté au plaisir du
contraste, et ce jeu corrige par trop l'effet de la passion. Quand
Polyphème, pour tenter la Nymphe, lui promet quatre petits ours, quand
il lui dit qu'il l'aime mieux que son oeil unique, et qu'il consentirait
à ce qu'elle le lui brûlât, c'est naturel, c'est même touchant encore;
mais quand il regrette que sa mère ne l'ait pas fait naître avec des
branchies afin de pouvoir nager comme les poissons, quand il se montre
déjà tout amaigri, et que, pour punir sa mère de ne pas lui être
serviable, pour la _faire enrager_ (comme dit Fontenelle), il menace de
se plaindre de je ne sais quel mal à la tête et aux pieds, la mignardise
décidément commence, et elle va jusqu'à la mièvrerie. Cela ressemble
trop à une parodie moqueuse, de voir le pâtre colossal le prendre sur ce
ton et faire l'enfant, comme l'Amour piqué qui s'en viendrait bouder
sa mère. On a beau dire qu'il s'agit ici de Polyphème jeune et à son
premier duvet, de Polyphème à seize ans, et qu'il n'était pas encore
devenu ce monstrueux géant que nous connaissons par Homère; nous le
voyons tel déjà, et Théocrite l'avait également devant les yeux. Tout
en admirant donc le début de l'idylle et bien des endroits sentis, j'ai
regret d'y découvrir le spirituel, d'y voir poindre l'Ovide au fond, et,
pour résumer la critique d'un seul mot:

  A mon gré le _Cyclope_ est joli quelquefois.

Combien _la Magicienne_, toute simple, toute franche, est supérieure!
Dans cette dernière il n'y a pas trace de divertissement poétique ni
de bel esprit; rien que la passion pure. On y trouve à étudier dans
un cadre peu étendu un des plus vrais et des plus vifs tableaux de
l'antiquité. Racine l'admirait à ce titre. Cette _Magicienne_ est dans
l'ordre de l'élégie ce que la pièce des _Thalysies_ nous a paru entre
les églogues.



III

Si Racine admirait _la Magicienne_, La Motte n'en faisait pas de même.
Cet homme d'esprit, qui manquait de plusieurs sens, se croyait fort en
état de juger des diverses sortes de peintures, et en particulier de
celles de l'amour: «Les anciens, dit-il dans son discours sur l'Églogue,
n'ont guère traité l'amour que par ce qu'il a de physique et de
grossier; ils n'y ont presque vu qu'un besoin animal qu'ils ont daigné
rarement déguiser sous les couleurs d'une tendresse délicate. Je
n'impute pas aux poëtes cette grossièreté; _les hommes apparemment
n'étaient pas alors plus avancés en matière d'amour_, et les poëtes de
ce temps n'auraient pas plu si le goût général avait été plus délicat
que le leur.» Puis, prenant à partie l'ode célèbre de Sapho, traduite
par Boileau, le spirituel critique, en infirme qu'il est, n'y voit que
l'image de convulsions qui ne passent pas le jeu des organes: «L'amour
n'y paraît, ajoute-t-il, que comme une fièvre ardente dont les symptômes
sont palpables; il semble qu'il n'y avait qu'à tâter le pouls aux amants
de ce temps-là, comme Érasistrate fit au prince Antiochus quand
il devina sa passion pour Stratonice.» Poussant jusqu'au bout les
conséquences de son idée, La Motte en vient à déclarer sa préférence
pour Ovide, qui déjà laissait bien loin derrière lui Théocrite et
Virgile sur le fait de la _galanterie_; mais Ovide n'était rien encore
en comparaison des modernes et de d'Urfé, qui a comme découvert le monde
du coeur dans tous ses plis et replis: «C'est une espèce de prodige,
remarque La Motte, que l'abondance de ces sortes de sentiments répandus
dans _Cyrus_ et dans _Cléopâtre_, comparée à la disette où se trouvent
là-dessus les anciens.» Et quant au fameux exemple de la _Phèdre_ de
Racine, qui remet en spectacle ce même amour reproché par lui aux
anciens, le critique s'en tire habilement: «Ce qui est chez eux un
manque de choix, dit-il, devient ici le chef-d'oeuvre de l'art. Comme
cet amour de Phèdre la jette dans de grands crimes, elle ne pouvait être
excusable que par l'ivresse de ses sens (_c'est Vénus tout entière_,
etc., etc.); et d'ailleurs, puisque cet amour est combattu, _on regagne
à la noblesse des remords ce qu'on perdait à la grossièreté des
désirs_.»

Il serait fort aisé de railler La Motte, et, comme dernier terme de ce
perfectionnement amoureux dont il parle, de le montrer lui-même, le
soupirant platonique et perclus de la duchesse du Maine, à qui il
adressait tant d'agréables fadeurs; l'Altesse y répondait comme une
bergère de vingt ans, quand elle en avait cinquante. On sait qu'en guise
de houlette elle lui fit un jour cadeau d'une canne à pomme d'or; il
n'y manquait que la tabatière. Mais comme beaucoup de ceux qui seraient
tentés de railler avec nous La Motte sur ce que son opinion a d'excessif
pourraient bien être en partie du même avis plus qu'ils ne se
l'imaginent, il est mieux de parler sérieusement et de reconnaître
ce qui est. On ne peut disconvenir en effet que les différences de
religion, de climat, d'habitudes sociales, si elles n'ont pas changé
le fond de la nature humaine, ont du moins donné à l'amour chez les
modernes une tout autre forme que chez les anciens; et lorsque les
peintures que ceux-ci en ont laissées nous apparaissent dans leur nudité
énergique et naïve, il y a un certain travail à faire sur soi-même avant
de s'y plaire et d'oser admirer. Heureusement ce travail de l'esprit est
devenu assez facile à quiconque réfléchit et compare. Hier encore, cet
amour d'Antiochus pour Stratonice, qui rebutait si fort La Motte, a
été mis en tableau, et représenté physiquement aux yeux par un grand
peintre: M. Ingres a su triompher de nos dégoûts. On est très-préparé,
en un mot, à ne plus tant s'effaroucher aujourd'hui que du temps de La
Motte et de Fontenelle. Sachons bien toutefois qu'en matière de poésie,
le goût français, s'il n'y prend garde, est toujours enclin à tenir de
ces deux hommes-là plus qu'il ne se l'avoue.

Cela dit par manière de précaution, j'aborderai nettement _la
Magicienne_. Ce n'est pas le moins du monde une courtisane, comme on
l'a dit; ce n'est pas non plus une princesse comme Médée; la Simétha de
Théocrite est une jeune fille de condition moyenne et honnête, qui
s'est prise violemment d'amour, qui a fait les avances et qui se voit
délaissée de son amant; elle recourt aux enchantements pour le ramener;
elle y recourt cette fois et sans être pour cela une magicienne de
profession. L'idylle ou élégie où elle est en scène se compose de deux
parties distinctes: dans la première, elle prépare et opère le sacrifice
magique dans lequel elle immole symboliquement son infidèle pour tâcher
de le ressaisir. Nulle part on n'a sous les yeux d'une manière plus
sensible et plus détaillée la liturgie du genre et les différents temps
de cette sorte de sacrifice: le rituel magique est de point en point
observé. Virgile a imité cette première moitié de la pièce dans sa
huitième églogue, et s'est plu à revêtir de sa poésie les mêmes détails
de mystère. Je dis qu'il s'y est plu, car chez lui ils ne sortent pas,
comme chez Théocrite, de la bouche du personnage intéressé; on n'y
assiste pas comme à une chose présente; mais le poëte les donne d'une
façon indirecte et comme une chanson de berger. En ne se prenant ainsi
qu'à la portion piquante et curieuse de l'idylle grecque, et en laissant
de côté la seconde moitié qui est tout un ardent récit de l'égarement,
Virgile a fait preuve de goût; il n'a pas essayé de lutter contre un
petit poëme accompli; il se réservait de prendre ailleurs sa revanche
en fait d'amour, et, sans s'attaquer à la violente et brève Simétha, il
préparait les langueurs passionnées de sa Didon.

Simétha, pour nous en tenir à elle, s'est donc rendue la nuit dans un
endroit désert, aux environs de sa maison, dans quelque cour ou quelque
jardin; elle est accompagnée de sa servante Thestylis, et s'est fait
apporter tout l'appareil et les ingrédients nécessaires au sacrifice;
elle commence brusquement en s'adressant à la suivante:

«Où sont mes lauriers? donne, Thestylis; où sont mes philtres? Couronne
la coupe de la fleur empourprée de la brebis (c'est-à-dire d'une
bandelette de laine rouge), afin que j'immole par magie l'homme aimé
qui m'est si accablant. Voilà le douzième jour depuis que le malheureux
n'est plus venu, ni qu'il ne s'est informé si nous sommes morte ou
vivante, ni qu'il n'a frappé à la porte, l'indigne! Certes Amour,
certes Vénus, possédant son coeur volage, s'en sont allés quelque part
ailleurs. Demain j'irai vers la palestre de Timagète, pour le voir et
lui reprocher comme il me traite. Quant à présent, je veux l'immoler par
des charmes. Mais toi, ô Lune, luis de ton bel éclat, car c'est à toi
que j'adresserai tout doucement mes chants, ô déité, et aussi à la
terrestre Hécate, devant qui les chiens mêmes tremblent de terreur
lorsqu'elle arrive à travers les tombes et dans le sang noir des morts.
Salut, consternante Hécate, et jusqu'au bout sois-nous présente, faisant
que ces poisons ne le cèdent en rien à ceux ni de Circé, ni de Médée, ni
de la blonde Périmède.»

C'est aussitôt après cette invocation que le sacrifice proprement dit
commence: Simétha continue de chanter, et ce chant énergique, exhalé
d'une voix lente et basse, presque avec tranquillité, est d'un grand
effet; chaque couplet qui exprime quelque moment de l'opération se
marque d'un même refrain mystérieux. Ce refrain est adressé à un
objet magique (_iynx_), qui portait le nom d'un oiseau, mais qui
vraisemblablement n'était autre qu'une sorte de toupie ou de fuseau
qu'on faisait tourner durant le sacrifice, lui attribuant la vertu
d'attirer les absents. J'insisterai peu sur cette première partie de la
scène qui demanderait plus d'une explication technique, et qui a été
d'ailleurs si bien reproduite par Virgile. Simétha, comme elle-même
l'indique en son brusque monologue tout entrecoupé d'apostrophes
passionnées, jette successivement dans le feu de la farine, des feuilles
de laurier; elle fait fondre de la cire, et de chaque objet tour à tour
elle tire quelque application à Delphis (c'est le nom de l'infidèle):
«Comme je fais fondre cette cire sous les auspices de la déesse, puisse
de même le Myndien Delphis fondre à l'instant sous l'amour! Et comme
je fais tourner ce fuseau d'airain, qu'ainsi lui-même il tourne devant
notre seuil sous la main de Vénus!» Cependant la lune s'est levée et
plane au haut du ciel; Diane est dans les carrefours; les chiens la
saluent au loin par la ville en rugissant; Simétha commande à Thestylis
d'y répondre en sonnant au plus tôt de la cymbale. Puis le calme renaît
comme par enchantement: «Voici, la mer se tait, les haleines des vents
font silence: mais mon amertume à moi ne se tait pas également au dedans
de ma poitrine; je brûle tout entière pour celui qui, au lieu d'épouse,
a fait de moi une misérable et une déshonorée.» A ces passages d'une
beauté funèbre en succèdent d'autres d'un emportement et d'une âpreté
toute sauvage: «Il est chez les Arcadiens une plante qu'on nomme
hippomane: pour elle courent tous en fureur à travers monts et jeunes
poulains et cavales rapides. Tel puissé-je voir aussi Delphis, et qu'il
s'élance à travers cette maison, semblable à un furieux au sortir de la
brillante palestre!» Et encore: «Cette frange de son manteau que Delphis
a perdue, moi maintenant je l'effile brin à brin et je la jette dans
le feu dévorant.» Puis soudainement ici poussant un cri comme si elle
ressentait une morsure: «Ah! ah! odieux Amour, pourquoi, te collant
à moi comme une sangsue de marais, as-tu bu tout le sang noir de mon
corps?» Bref, se promettant de recommencer demain, si besoin est, avec
des charmes plus puissants, elle clôt pour aujourd'hui le sacrifice, en
envoyant Thestylis broyer des herbes à la porte de Delphis, sur ce seuil
auquel, malgré tout, elle se sent encore _enchaînée de coeur_. Thestylis
à peine éloignée, elle reprend son chant en l'adressant à la Lune, et se
met à raconter à la déesse comment sa passion lui est venue. La seconde
partie de la pièce commence, et c'est la plus belle. Ainsi, pour faire
cette confidence qui va être si franche et si entière, la jeune femme
attend que sa servante s'en soit allée, bien que celle-ci elle-même soit
au fait de tout. On retrouve là une sorte de délicatesse jusque dans
l'égarement.

Nous ne pouvons nous dissimuler pourtant que nous sommes en tout ceci
fort loin de Bérénice et de ses mélodieux ennuis. Nous sommes en plein
dans l'amour antique, dans celui de Phèdre, mais d'une Phèdre sans
remords, dans celui que Sapho a exprimé en son ode délirante, et
qu'aussi le grand poëte Lucrèce a dépeint en effrayants caractères, tout
comme il décrit ailleurs la peste et d'autres fléaux. Hélas dirai-je
toute ma pensée? nous ne sommes pourtant pas si loin encore de l'amour
moderne, toutes les fois que cet amour se rencontre (ce qui est rare)
dans toute son énergie et sa franchise. La nature humaine est plutôt
masquée que changée. Prenez Roméo, prenez-le au début de l'admirable
drame: il s'était cru jusque-là amoureux sans l'être, il était
mélancolique à en mourir; il s'en allait vague et rêveur, en se disant
épris de quelque Rosalinde. Tout cela n'est que nuage. Il entre au
bal chez les Capulets, il voit Juliette: «Quelle est cette dame,
demande-t-il aussitôt, qui est comme un bijou à la main de ce
cavalier?... Oh! elle apprendrait aux flambeaux eux-mêmes à luire
brillamment! Sa beauté pend sur la joue de la nuit comme un riche joyau
à l'oreille d'une Éthiopienne!... La danse finie, j'observerai la place
où elle se tient, et je ferai ma rude main bien heureuse en touchant la
sienne. Mon coeur a-t-il aimé jusqu'ici? Jurez que non, mes yeux! car je
ne vis jamais jusqu'à cette nuit la beauté véritable.» Et à travers les
Capulets qui l'ont reconnu, il va droit à Juliette; il lui demande sa
main à baiser, en bon pèlerin, puis ses lèvres tout d'emblée: ce gentil
pèlerin ne marchande pas.--Et Juliette, dès qu'il s'est éloigné, que
dit-elle? «Viens ici, nourrice. Quel est ce gentilhomme?»--«Je ne le
connais pas.»--«Va, demande son nom; s'il est marié, ma tombe pourra
bien être mon lit nuptial!» Pour elle tout comme pour Simétha, on va
le voir, le coup de foudre ne fait pas long feu. Osons donc revenir à
l'antique par Roméo.

«Maintenant que je suis seule, poursuit Simétha, par où viendrai-je à
pleurer mon amour? par où commencerai-je? Qui est-ce qui m'a apporté
un tel mal? Pour mon malheur, la fille d'Eubule, Anaxo, alla comme
canéphore dans le bois de Diane: autour d'elle marchaient en pompe
toutes sortes de bêtes sauvages, parmi lesquelles une lionne.

«Écoute mon amour, d'où il m'est venu, auguste Diane!

«Et Theucharile, la nourrice de Thrace, maintenant défunte, qui logeait
à ma porte, souhaita de voir cette pompe, et me pria d'y aller: mais
moi, poussée à ma perte, je l'accompagnai, portant une belle robe de lin
à longs plis et enveloppée du manteau de Cléariste.

«Écoute mon amour, etc.» (C'est le refrain de cette seconde partie.)

Remarquons pourtant comme elle n'oublie pas sa toilette ni cette parure
empruntée à une amie, et qui apparemment lui seyait bien; elle n'oublie
pas non plus les circonstances singulières de cette procession qui est
devenue l'événement fatal de sa vie; _et même il y avait une lionne!_
Tel est l'effet de la passion: elle grave en nous les moindres détails
du moment et du lieu où elle est née.

On me permettra de continuer à traduire textuellement un récit que toute
analyse affaiblirait. Je ne puis donner à de la simple prose la richesse
de rhythme et la splendeur d'expression qui relèvent sans doute la
nudité du tableau original; mais qu'on sache bien qu'elles la relèvent
et qu'elles l'accusent plutôt encore davantage, bien loin de la
corriger.--Simétha est donc allée voir cette procession de Diane avec
une amie:

    «Déjà j'étais à moitié de la route, en face de chez Lycon, quand je
    vis Delphis et Eudamippe allant ensemble. Le duvet de leur menton
    était plus blond que la fleur d'hélichryse, leurs poitrines étaient
    bien plus luisantes que toi-même, ô Lune! car ils quittaient à
    l'instant le beau travail du gymnase.

    «Écoute mon amour, d'où il m'est venu, auguste Diane!

    «Sitôt que je le vis, aussitôt je devins folle, aussitôt mon âme
    prit feu, misérable! ma beauté commença à fondre, je ne pensai plus
    à cette pompe, et je n'ai pas même su comment je revins à la maison;
    mais une maladie brûlante me ravagea, et je restai dans le lit
    gisante dix jours et dix nuits.

    «Écoute mon amour, etc.

    «Et mon corps devenait par moments de la couleur du thapse; tous les
    cheveux me coulaient de la tête, et il ne restait plus que les os
    mêmes et la peau. A qui n'ai-je point eu recours alors? De quelle
    vieille ai-je négligé le seuil, de celles qui faisaient des charmes?
    Mais rien ne m'allégeait, et cependant le temps allait toujours.

    «Écoute mon amour, etc.

    «C'est ainsi que j'ai dit à la servante le véritable mot: Allons,
    allons, Thestylis, trouve-moi quelque remède à ma dure maladie. Le
    Myndien me tient tout entière possédée; mais va guetter vers la
    palestre de Timagète, car c'est là qu'il fréquente, c'est là qu'il
    lui est doux de passer le temps.

    «Écoute mon amour, etc.

    «Et quand tu l'apercevras seul, tout doucement fais-lui signe et
    dis: «Simétha t'appelle,» et mène-le par ici.--Ainsi je parlai, et
    elle alla et amena dans ma demeure le brillant Delphis; mais moi, du
    plus tôt que je l'aperçus franchissant le seuil d'un pied léger;

    «(Écoute mon amour, d'où il m'est venu, auguste Diane!)

    «Tout entière je devins plus froide que la neige; du front la sueur
    me découlait à l'égal des rosées humides; je ne pouvais plus parler,
    pas même autant que dans le sommeil les petits enfants bégaient en
    vagissant vers leur mère. Mais je restai comme figée, de tout point
    pareille en mon beau corps à une image de cire.

    «Écoute mon amour, etc.

    «Et m'ayant regardée, l'homme sans tendresse fixa ses regards à
    terre, il s'assit sur le lit et là il dit cette parole...»

Arrêtons-nous, reposons-nous un instant ici après de si fortes images:
tel apparaît l'antique quand on l'envisage sans aucun fard et dans toute
sa vérité: J'ai parlé du tableau de Stratonice; chez Théocrite c'est
la femme, c'est la Stratonice qui se sent atteinte du mal d'Antiochus;
c'est elle qui reste gisante sur ce lit, elle qu'une sueur glacée
inonde, et qui fait ce mouvement convulsif lorsqu'elle a vu entrer
l'objet pour qui elle se meurt. Les deux tableaux se font exactement
pendant l'un à l'autre. Le Delphis de Théocrite va nous offrir à sa
manière et d'un air dégagé, comme un homme qu'il est, quelque chose
du contraste qui brille sur le front animé et sur le visage presque
souriant de Stratonice.

Il est dans le chant précédent un détail d'un effet heureux et que
Fontenelle (faut-il s'en étonner?) a méconnu. Au moment où elle montre
Delphis franchissant le seuil d'un pied léger, Simétha qui, à cette fin
de couplet, n'a pas terminé sa phrase, jette le refrain comme entre
parenthèses, et le sens se continue après cette suspension d'un instant.
En un mot, le sens passe à travers le refrain comme sous l'arche
d'un pont. Fontenelle a trouvé une occasion de raillerie dans cette
irrégularité qui est une grâce.

Nous en sommes au moment où Delphis prend la parole; et quoique ce soit
Simétha qui nous le traduise, quoiqu'on nous rendant son discours elle
continue certainement de le trouver plein de séduction et tout fait pour
persuader, il nous est impossible, à nous qui sommes de sang-froid, de
ne pas juger que ce beau Delphis était passablement fat et qu'il ne
s'est guère donné la peine de paraître amoureux. Une de ses victoires
lui en rappelle aussitôt une autre: «Oui, certes, Simétha, dit-il, tu
m'as prévenu juste autant qu'il m'est arrivé l'autre jour de devancer à
la course le gracieux Philinus.» Par là pourtant il veut dire (car il
est galant) qu'elle ne l'a devancé que de très-peu. Il donne presque sa
parole d'honneur que, si elle ne l'eût mandé, il venait de lui-même à sa
porte et pas plus tard que cette nuit; il y venait avec trois ou quatre
amis, dans tout l'appareil d'un vacarme nocturne ou d'une sérénade; et
si on l'avait reçu, c'était bien, il n'aurait demandé que peu pour cette
première fois; mais si on l'avait repoussé et si la porte avait été
fermée au verrou, oh! c'est alors que les haches et les torches auraient
fait rage. Quant à présent, poursuit-il, il n'a que des actions de
grâces à rendre à Cypris d'abord, et puis à celle qui, en l'envoyant
appeler, l'a tiré véritablement du feu où il était déjà à demi consumé.
Les paroles avec lesquelles il termine rentrent dans le sérieux, et
trahissent tout haut sa réflexion secrète: «A ce qu'il semble, dit-il,
Amour brûle souvent d'une flamme plus ardente que Vulcain de Lipare.
Avec ses méchantes fureurs il met en fuite la vierge elle-même hors de
la chambre virginale, et il arrache l'épousée à la couche encore tiède
de l'époux.»--Cela dit, Simétha reprend en son nom et raconté comment,
la crédule! elle lui a pris la main pour toute réponse; elle sent
d'ailleurs qu'il n'y a guère à insister sur ce qui suit, et elle semble
craindre d'en parler trop longuement à la _chère Lune_ elle-même. Depuis
ce jour tout était bien entre eux, jusqu'à ce que l'infidélité ait
éclaté par l'absence et que le propos d'une vieille soit venu déchaîner
la jalousie. Simétha termine ce solennel et lugubre monologue par des
menaces et des serments de vengeance si les premiers philtres sont
impuissants; et disant adieu à la Lune brillante, qui lui a tenu jusqu'à
la fin compagnie fidèle, elle congédie en même temps la foule des autres
astres qui font cortège au char paisible de la nuit.

Telle est dans sa réalité et sans aucun déguisement cette Simétha qu'il
ne faut comparer ni à la Didon de Virgile ni à la Médée d'Apollonius, si
riches toutes deux de développements et de nuances, mais qui a sa place
entre l'ode de Sapho et l'Ariane de Catulle. Chaque trait en est de feu,
et l'ensemble offre cette beauté fixe qui vit dans le marbre.

Qu'on n'aille pas trop se hâter de conclure d'après cela ni croire que
toutes les femmes de l'antiquité se ressemblaient. A côté d'Hélène il y
avait Pénélope, et Alceste à côté de Phèdre. Ici même, sans sortir de
Théocrite, en regard de l'ardente Simétha, il faut mettre sans tarder la
douce, la pure et chaste Theugénis.

Cette dernière était une belle Ionienne, femme du médecin Nicias de
Milet, de celui à qui Théocrite a dédié _le Cyclope_. Il lui adresse à
elle en particulier une ravissante petite pièce, pleine de calme et de
suavité, intitulée _la Quenouille_. L'estimable auteur des _Soirées
littéraires_[5] raconte qu'il a eu entre les mains une traduction de
Théocrite, en vers, laquelle avait appartenu à Louis XIV: cette idylle y
était notée comme un modèle de galanterie honnête et délicate. Si c'est
bien Louis XIV qui laissa tomber en effet cette remarque, ce dut être un
jour que Mme de Maintenon lui faisait la lecture. Quoi qu'il en soit, je
ne saurais dérober aux lecteurs le délicieux petit tableau de Théocrite,
et je m'imagine même que je le leur dois comme un adoucissement après
les violences passionnées de tout à l'heure.

    LA QUENOUILLE.

    «O Quenouille, amie de la laine, don de Minerve aux yeux bleus, ton
    travail sied bien aux femmes qui vaquent aux soins de la maison.
    Suis-nous avec confiance dans la ville brillante de Nélée, où le
    temple de Vénus verdoie du milieu des roseaux; car c'est de ce côté
    que je demande à Jupiter un bon vent qui me conduise, afin de
    me réjouir en voyant mon hôte Nicias et d'en être fêté en
    retour,--Nicias, rejeton sacré des Grâces à la voix aimable; et toi,
    ô Quenouille, toute d'un ivoire savamment façonné, nous te donnerons
    en présent aux mains de l'épouse de Nicias. Avec elle tu exécuteras
    toutes sortes de travaux pour les manteaux de l'époux, et nombre de
    ces robes ondoyantes comme en portent les femmes. Car il faudrait
    que deux fois l'an, par les prairies, les mères des agneaux
    donnassent à tondre leurs molles toisons en faveur de Theugénis aux
    pieds fins, tant elle est une active travailleuse! et elle aime tout
    ce qu'aiment les femmes sages. Aussi bien je ne voudrais pas te
    donner dans des maisons chétives et oisives, toi qui es issue de
    noble terre et qui as pour patrie cette cité qu'Archias de Corinthe
    fonda jadis, qui est comme la moelle de la Sicile et la nourrice
    d'hommes excellents. Désormais pourtant, entrée dans une maison dont
    le maître connaît tant de sages remèdes pour repousser les maladies
    funestes des mortels, tu habiteras dans l'aimable Milet parmi les
    Ioniens, afin que Theugénis soit signalée entre les femmes de son
    pays pour sa belle quenouille, et que toujours tu lui représentes le
    souvenir de l'hôte ami des chansons! car on se dira l'un à l'autre
    en te voyant: «Certes il y a bien de la grâce, même dans un petit
    présent; et tout est précieux, venant des amis.»

[Note 5: Coupé, _Soirées littéraires_, tome XIII, pages 3 et 183.]

Comme variété de femmes chez Théocrite, et aussi éloignées du caractère
pur de Theugénis que de la nature passionnée de Simétha, il faut placer
_les Syracusaines_, qui sont le sujet de tout un petit drame piquant et
satirique. Ces femmes de Syracuse sont venues à Alexandrie pour assister
aux fêtes d'Adonis: on les voit au début qui s'apprêtent à sortir
ensemble pour aller au palais; elles jasent entre elles de leur
logement, de leur toilette; elles disent du mal de leurs maris. Il y a
là un enfant _terrible_ qui entend tout et qui pourra bien tout redire.
Puis elles se mettent en route à travers la foule, à travers les
chevaux. Au moment d'entrer au palais, elles sont en danger d'étouffer.
Un _monsieur_ les aide, et elles le remercient; un autre se raille de
leur accent dorien, et elles lui répondent de la bonne sorte. L'auteur
de _la Panhypocrisiade_, voulant rendre le mouvement d'une foule sur le
passage de François Ier, s'est ressouvenu de Théocrite:

    Rangez-vous! place! place!--Holà! ciel!--Je rends l'âme!
    Au voleur!...--Insolent, respectez une femme!...--On
    m'étouffe!--Poussons! enfonçons!--Je le voi! Vivat!--Je suis rompu,
    mais j'ai bien vu le roi.

Nos Syracusaines finissent aussi par bien voir, par entendre le chant en
l'honneur d'Adonis. L'une d'elles alors s'avise qu'il est tard, que
son mari n'a pas dîné; et là-dessus elles s'en retournent au logis. Ce
tableau de moeurs mériterait une étude à part. Un critique allemand a eu
raison de dire que, lors même qu'on n'aurait aujourd'hui que cette seule
pièce de Théocrite, on serait encore fondé à le placer au rang des
maîtres qui ont excellé à peindre la vie.

Parmi les morceaux dont il me resterait à parler, et qui ne se
rapportent ni au genre bucolique ni au genre élégiaque, le plus
remarquable à mon sens, et qui appartient bien certainement à Théocrite
encore, est intitulé _les Grâces_ ou _Hiéron_. Cette expression de
_Grâces_ était très-générale et très-large chez les Grecs; elle
signifiait à la fois les actions de grâces qu'on rend, les bienfaits
qu'on reçoit, et aussi ces autres Grâces aimables qui ne sont pas
séparables des Muses. D'après la plainte amère qu'il exhale, on voit
que Théocrite n'a pas échappé au destin commun des poëtes, à cette
souffrance des natures idéales et délicates aux prises avec la race dure
et sordide.

  Ils habitaient un bourg plein de gens dont le coeur
  Joignait aux duretés un sentiment moqueur,

a dit La Fontaine dans _Philémon et Bancis_. Il semble que le
contemporain d'Hiéron et de Ptolémée, l'hôte d'Alexandrie et l'enfant
de Syracuse, malgré tous ces noms qui brillent à distance, a souvent
lui-même habité dans l'ingrate bourgade. Oui, bien souvent, comme il le
dit, ses _Grâces_, qu'il envoyait dès l'aurore tenter fortune le long
des portiques, s'en revinrent à lui le soir nu-pieds, l'indignation
dans le coeur, lui reprochant d'avoir fait une route inutile, et elles
s'assirent sur le fond du coffre vide, _laissant tomber leur tête entre
leurs genoux glacés_: «A quoi bon ces chanteurs? disait-on déjà de son
temps. C'est l'affaire des dieux de les honorer. Homère suffit pour
tous. Le meilleur des chanteurs est celui qui n'emportera rien de
moi.»--Les malheureux! s'écrie le poëte; et, dans un élan plein de
grandeur, il revendique le privilège immortel de la Muse; il montre aux
riches que sans elle leur orgueil d'un jour est frappé d'un long, d'un
éternel oubli. Il énumère les puissants d'autrefois, qui ne doivent de
survivre qu'au souffle harmonieux qui les a touchés: car autrement, une
fois morts, et _dès qu'ils ont versé leur âme si chère dans le large
radeau de l'Achéron_, en quoi le plus superbe différerait-il du plus
gueux, de celui dont la main calleuse se sent encore du hoyau? Et les
héros de Troie, et Ulysse lui-même qui a tant erré parmi les hommes, et
le bon porcher Eumée, et le bouvier Philoetius, et le sensible Laërte
aux entrailles de père, en dirait-on mot aujourd'hui si les chants du
vieillard d'Ionie n'étaient venus à leur secours?

On a reconnu là le sentiment du beau passage d'Horace... _carent quia
vate sacro_. Déjà Sapho, s'adressant à une riche ignorante, l'avait
pris sur ce ton, et Pindare a merveilleusement comparé un homme qui a
beaucoup travaillé et qui meurt sans gloire, c'est-à-dire sans le chant
du poëte, à un riche qui meurt sans la tendresse suprême d'un fils, et
qui est obligé dans son amertume de prendre un étranger pour héritier.
Ce même sentiment qui est celui de la puissance et du triomphe définitif
du talent, je le retrouve chez quelques modernes qui sont de la grande
famille aussi. Lamartine, alors qu'il ne croyait encore qu'à la seule
gloire des beaux vers, parlait à Elvire avec cet intime accent:

  Vois d'un oeil de pitié la vulgaire jeunesse, etc., etc.

Et Chateaubriand, qui n'a cessé d'avoir le grand culte présent, a dit
en s'adressant à un ami qu'il voulait enflammer: «C'est une vérité
indubitable qu'il n'y a qu'un seul talent dans le monde: vous le
possédez cet art qui s'assied sur les ruines des empires, et qui seul
sort tout entier du vaste tombeau qui dévore les peuples et les temps.»
On aime à entendre à travers les âges ces échos qui se répondent et qui
attestent que tout l'héritage n'a pas péri.

Je terminerai ici avec Théocrite: cette gloire qu'il proclamait la seule
durable ne l'a point trompé; c'est, après tant de siècles, un honneur en
même temps qu'un charme de l'aborder de près et de venir s'occuper
de lui. Il ne me reste qu'à demander indulgence pour les essais de
traduction que j'ai risqués. Ceux qui ont le texte présent avec ses
délicatesses savent où j'ai échoué, et à quoi aussi j'aspirais. Traduire
de cette sorte Théocrite, c'est un peu comme si l'on allait puiser à une
source vive dans le creux de la main, ou encore comme si l'on essayait
d'emporter de la neige oubliée l'été dans une fente de rocher de l'Etna:
on a fait trois pas à peine, que cette neige déjà est fondue et que
cette eau fuit de toutes parts. On est heureux s'il en reste assez du
moins pour donner le vif sentiment de la fraîcheur.

Novembre-décembre 1846.




VIRGILE ET CONSTANTIN LE GRAND
PAR M. J.-P. ROSSIGNOL.

Ce titre demande tout d'abord une explication. Tout le monde connaît la
IVe églogue de Virgile adressée à Pollion: _Sicelides Musoe_... Le poète
y célèbre la naissance d'un divin enfant qui doit ramener l'âge d'or. Or
il existe, parmi les oeuvres de l'historien ecclésiastique Eusèbe, un
discours grec qui passe pour la traduction d'un discours latin attribué
à Constantin, et dans ce discours, qui n'est qu'une démonstration du
Christianisme, l'Empereur s'appuie sur le témoignage des Sibylles, et
particulièrement sur la IVe églogue qu'il produit et commente. Cette
églogue se lit aujourd'hui en vers grecs dans le discours. Mais la
traduction diffère notablement de l'églogue latine, et en altère plus
d'une fois le sens en le tirant vers le but nouveau qu'on se propose.
De qui peuvent venir ces altérations? M. Rossignol, qui se pose cette
question et plusieurs autres encore, est ainsi amené de point en point
à douter de l'authenticité du discours attribué à l'Empereur, et,
rassemblant tous les indices qu'une critique sagace lui fournit, il
n'hésite pas à conclure que c'est Eusèbe lui-même qui l'a fabriqué.
Telle est l'idée générale de ce volume qui se compose d'une suite de
petits Mémoires, et dans lequel l'auteur semble n'avoir pris son sujet
principal que comme un prétexte à quantité de remarques nouvelles, à des
dissertations curieuses, et, ainsi qu'on aurait dit autrefois, à des
_aménités_ de la critique.

Par exemple, il débutera par se poser et par traiter les trois questions
suivantes:

1° Pourquoi les _Bucoliques_ de Virgile ont-elles été si souvent
traduites en vers français, et pourquoi ne peuvent-elles pas l'être
d'une manière satisfaisante?

2° Quel est, d'après les événements de l'histoire et les détails que
nous avons sur la vie de Virgile, l'ordre de ces petits poëmes?

3° Quel est le véritable sens allégorique de l'églogue adressée à
Pollion?--Et quand il est arrivé sur ces divers points à des résultats
nets et précis; quand, ayant franchi les préliminaires, et s'étant
pris au texte même de la traduction en vers grecs, il l'a restitué et
expliqué, ne croyez pas que l'auteur s'enferme dans les limites
trop étroites d'un sujet qui pourrait sembler aride. Les questions
continuent, en quelque sorte, de naître sous ses pas, et ici elles
retardent bien moins la marche qu'elles ne fertilisent le chemin. «A
mesure qu'on a plus d'esprit; a dit Pascal, on trouve qu'il y a plus
d'hommes originaux.» A mesure qu'on a plus de science et de sagacité
dans l'érudition, on trouve qu'il y a plus de questions à se faire,
et, là où un autre aurait passé outre sans se douter qu'il y a lieu à
difficulté, on insiste, on creuse, et parfois on fait jaillir une source
imprévue. C'est ainsi qu'au sortir de l'étude toute grammaticale
du texte qu'il a restitué, M. Rossignol en vient à l'appréciation
littéraire, et le coup d'oeil qu'il jette sur la composition d'une seule
églogue le mène aux considérations les plus intéressantes sur ce genre
même de poésie, sur ce qu'étaient sa forme distincte et son rhythme
particulier chez les Grecs, sur ce qu'il devint, chez les Romains,
déjà moins délicats d'oreille, et qui se contentèrent d'un à peu près
d'harmonie. Si j'avais à choisir dans le volume de M. Rossignol et à
en tirer la matière d'une étude un peu développée, ce serait sur cette
première partie, relative à la belle époque et antérieure à la portion
byzantine du sujet, que je m'arrêterais le plus volontiers et que je
m'oublierais comme en chemin.

M. Rossignol établit, avant tout, ce soin scrupuleux et presque
religieux que mirent les Grecs à distinguer les genres divers de poésie,
et à maintenir ces distinctions premières durant des siècles, tant que
chez eux la délicatesse dans l'art subsista:

  La nature dicta vingt genres opposés
  D'un fil léger entre eux chez les Grecs divisés;
  Nul genre, s'échappant de ses bornes prescrites,
  N'aurait osé d'un autre envahir les limites...

André Chénier s'est fait, dans ces vers, l'interprète fidèle de la
poétique de l'antiquité. «C'est ainsi, dit à son tour M. Rossignol, que
depuis la majestueuse épopée jusqu'à la vive épigramme aiguisée en un
simple distique, chaque poëme eut son style et son harmonie, ses mots,
ses locutions, son dialecte propre, son rhythme particulier; et quoique
la limite qui séparait deux genres fût quelquefois légère et peu
sensible, il n'en fallait pas moins la respecter, sous peine d'encourir
l'anathème d'un goût difficile et ombrageux.» L'auteur donne ici de
piquants exemples tirés de la métrique des anciens; le déplacement d'un
seul pied suffisait pour changer tout à fait le caractère et l'effet
d'un chant. Ces races héroïques et musicales qui faisaient de si grandes
choses, restaient sensibles jusqu'au plus fort de leurs passions
publiques à la moindre note du poëte ou de l'orateur, et
l'applaudissement soudain n'éclatait que là où la pensée tombait
d'accord avec le nombre, là où l'oreille était satisfaite comme le
coeur.

Théocrite le bucolique n'usait donc point du même dialecte qu'Apollonius
de Rhodes et que les autres épiques de la descendance d'Homère. Mais du
moins, direz-vous, la mesure du grand vers qu'ils emploient leur
est commune... Non pas. Dans l'églogue, le vers hexamètre différait
essentiellement, par plusieurs endroits, du même vers hexamètre appliqué
à l'épopée: «On a déjà décrit avec assez d'exactitude, dit M. Rossignol,
les caractères généraux de la poésie pastorale; on a déterminé avec
assez de précision quels devaient être le lieu de la scène, le rôle des
acteurs, le ton du discours, les qualités du style; mais l'organisation
intérieure, le mécanisme secret, la structure savante et ingénieuse
de cette poésie, ont été jusqu'ici peu étudiés. Je ne suis pas un si
fervent adorateur de Théocrite que l'était Huet, qui nous apprend
lui-même que, dans sa jeunesse, chaque année au printemps, il relisait
le poëte de Sicile; j'ai pourtant fait plus d'une fois le charmant
pèlerinage, et chaque fois, après avoir admiré la vivacité spirituelle
et ingénue des personnages, la grâce piquante et naïve du dialogue, la
vérité des peintures, je me suis préoccupé de la construction du vers,
de ces ressorts cachés que le poëte met en jeu pour produire plusieurs
de ses effets.» Le résultat de ces observations multipliées et
patientes, c'est que le dactyle peut s'appeler _l'âme de la poésie
bucolique_, et que, sans parler du cinquième pied où il est de rigueur,
les deux autres places qu'il affectionne dans le vers pastoral sont le
troisième pied et le quatrième, avec cette circonstance que le dactyle
du quatrième pied termine ordinairement un mot, comme pour être plus
saillant et pour mieux détacher sa cadence. Théocrite, dans le très
grand nombre de ses vers, fait sentir le mouvement de légèreté et
d'allégresse que rend, par exemple, ce vers de Virgile:

  _Huc ades, o Meliboee! caper tibi salvus et hoedi_.

Les anciens grammairiens avaient déjà fait en partie ces remarques, et
l'illustre critique Valckenaer les avait confirmées. M. Rossignol y a
ajouté quelque chose, et l'observation du dactyle au _troisième_ pied
est de lui. Sur neuf cent quatre-vingt-dix-sept vers de Théocrite, il y
en a sept cent quatre-vingt-six qui offrent cette circonstance métrique;
et pour quiconque a pénétré la délicatesse habile et même subtile des
anciens en telle matière, ce ne saurait être l'effet du hasard. Ceux
qui seraient tentés d'accueillir avec sourire ce genre de recherches
intimes, poursuivies par un homme de goût, peuvent être de bons et
d'excellents esprits, mais ils ne sont pas entrés fort avant dans le
secret du langage antique, et nous les renverrions pour se convaincre,
s'ils en avaient le temps, à Denys d'Halicarnasse et aux traités de
rhétorique de Cicéron.

Ces observations techniques, que nous ne pouvons qu'effleurer, et dans
lesquelles M. Rossignol nous a rappelé un critique bien délicat aussi
d'oreille et de goût, feu M. Mablin, ces curiosités d'un dilettantisme
studieux mènent à l'intelligence vive et entière des modèles qu'il
s'agit d'apprécier. De même qu'on est disposé à mieux sentir Théocrite
au sortir de ces pages, on mesure avec plus de certitude le degré précis
dans lequel Virgile s'est approché du maître: car c'était bien un maître
que Théocrite pour Virgile dans la poésie pastorale; et M. Rossignol,
qu'on n'accusera pas d'irrévérence envers aucun génie antique, établit
la différence et la distance de l'un à l'autre par des caractères
incontestables. Virgile, jeune, amoureux de la campagne, mais non moins
amoureux des poésies qui la célébraient, s'est évidemment, à son début,
proposé Théocrite pour modèle presque autant que la nature elle-même. Il
semble véritablement avoir lu Théocrite plume en main, et avoir voulu
bientôt en imiter et en _placer_ les beautés, assez indifférent
d'ailleurs sur le lieu. La forme dans laquelle il a reproduit et comme
enchâssé à plaisir ces images, ces comparaisons pastorales, est sans
doute ravissante de douceur et d'harmonie, et c'est là ce qui a fait
la fortune des _Bucoliques_. Mais, ajoute M. Rossignol, ne séparez pas
cette forme du fond; ou, si vous l'oubliez un instant, si vous parvenez
à écarter cette molle et suave mélodie pour ne vous attacher qu'à la
pensée, vous serez frappé du défaut d'unité dans le lieu et dans le
sujet, du vague de la scène, et du caractère bien plus littéraire que
réel de ces bergeries. C'est une des causes, entre tant d'autres, qui
rend la traduction des _Bucoliques_ impossible et presque nécessairement
insipide; car ce charme de la forme s'évanouissant, il ne reste rien de
nettement dessiné et qui marque du moins les lignes du tableau. Jusque
dans les _Bucoliques_ pourtant, Virgile, ce génie naturellement grave,
sérieux et mélancolique, présage déjà son originalité sur deux points:
la Xe églogue, si passionnée, en mémoire de Gallus, laisse déjà éclater
les accents du chantre de Didon, et la IVe églogue à Pollion, toute
religieuse et sibylline, toute _digne d'un consul_, fait entrevoir dans
le lointain les beautés sévères et sacrées du VIe livre de l'_Enéide_.

Je ne redirai pas ici comment l'amour si profond et si vrai qu'avaient
les Romains pour la campagne ne les inclinait pourtant point à l'églogue
pastorale; c'était un amour mâle et pratique, tout adonné à la culture,
et dont les loisirs mêmes, si bien décrits dans les _Géorgiques_, se
ressentaient encore des rudes travaux de chaque jour. Lorsque Tibulle,
le plus affectueux après Virgile, et le plus doux des Romains, dit à
sa Délie, en des vers pleins de tendresse, qu'il ne demande avec elle
qu'une chaumière et la pauvreté, il mêle encore à l'idéal de son bonheur
ces images du labour:

  _Ipse boves, mea, sim tecum modo, Delia, possim
  Jungere, et in solo pascere monte pecus;
  Et te dum liceat teneris retinere lacertis,
  Mollis et inculta sit mihi somnus humo._

Le voeu ici est le même que dans la VIIIe idylle de Théocrite, quand le
berger Daphnis chante ce couplet qu'on ne saurait oublier, et où il ne
souhaite ni _la terre de Pélops_, ni les richesses, ni la gloire, mais
de tenir entre ses bras l'objet aimé, en contemplant _la mer de Sicile_.
Le tableau de l'élégiaque romain est touchant dans sa réalité, mais on
sent aussitôt la différence: il y manque, pour égaler le rêve sicilien,
je ne sais quoi d'un loisir tout facile, je ne sais quel horizon plus
céleste.

S'attachant particulièrement à la IVe églogue, et après en avoir
déterminé le sens, selon lui, tout mystique, tout relatif aux traditions
de l'oracle, après avoir assez bien démontré, ce me semble, que le poëte
n'a fait qu'y prendre un thème, un prétexte à la description de l'âge
d'or vers l'époque de la paix de Brindes, et que le mystérieux enfant
promis n'était pas tel ou tel enfant des hommes, mais un de ces
dieux _épiphanes_ ou _manifestés (proesentes divos)_ très-connus
de l'antiquité entière, M. Rossignol nous fait bien comprendre la
transformation que subit peu à peu dans l'imagination des peuples cette
sorte de vague prédiction virgilienne, portée sur l'aile des beaux vers
et revêtue d'une magique harmonie. La superstition populaire, qui allait
cherchant dans les derniers souffles de la Sibylle la promesse du
Sauveur nouveau, n'eut garde, parmi ses autorités, d'oublier Virgile.
Dès le second siècle du Christianisme, des esprits plus fervents
qu'éclairés se complurent à cette confusion bizarre qui, au moyen de
quelques centons alambiqués, à la faveur même de misérables acrostiches,
mariait ensemble les deux cultes, et contre laquelle devait tonner saint
Jérôme. «Reproches inutiles! dit M. Rossignol; la fureur de ces jeux
d'esprit redoublera, entretenue par la superstition et le faux goût; et
l'écrivain sur qui ce zèle extravagant s'exercera de prédilection, c'est
Virgile.» Le critique suit dans tout son cours la nouvelle destinée
que fit au poëte l'illusion superstitieuse. La IVe églogue, il faut en
convenir, y prêtait assez naturellement, et le sujet s'en trouva bientôt
travesti au point d'être donné sans détour pour une prédiction
de l'avènement du Christ. Mais on prend, en quelque sorte, ce
travestissement sur le fait, dans la traduction grecque produite par
Eusèbe. Le divorce, ou plutôt la confusion insensible commence dès le
début même. Tandis que Virgile invitait les Muses de la Sicile à
élever un peu le ton accoutumé de l'églogue, le traducteur les exhorte
nettement à célébrer _la grande prédiction_. Là où Virgile annonçait le
retour d'Astrée et de Saturne, le traducteur ne parle que de _la Vierge
amenant le Roi bien-aimé_. Lucine, toute chaste que l'appelait le poëte
(_casta_, _fave_, _Lucina_), n'est pas plus heureuse qu'Astrée; elle
disparaît pour devenir simplement _la lune qui nous éclaire_; et si,
dans le texte primitif, on la suppliait de présider, comme déesse, à
la naissance de l'enfant, le traducteur lui ordonnera d'_adorer le
nourrisson qui vient de naître_. C'est ainsi que les noms des divinités
mythologiques se trouvent l'un après l'autre éliminés au moyen de
synonymes adroits ou de périphrases complaisantes. Il serait curieux de
suivre en détail avec le critique cette traduction habilement infidèle
et toute calculée, dans laquelle l'églogue païenne de Virgile est
devenue un poëme chrétien, et qui transforme définitivement le dieu
épiphane de la Sibylle en la personne même du Rédempteur. Grâce à ce
rôle nouveau qu'une semblable interprétation créait à Virgile, et que la
vague tradition favorisa, on comprend mieux comment le divin et pieux
poëte (le poëte pourtant de Corydon et de Didon) a pu être pris sous le
patronage de deux religions si différentes et si contraires, comment le
Christianisme du moyen-âge s'est accoutumé peu à peu à l'accepter
pour magicien et pour devin, et comment Dante, le poëte théologien,
n'hésitera point à se le choisir pour guide dans les sphères de la foi
chrétienne. Il n'est pas jusqu'à Sannazar enfin, qui, aux heures de la
Renaissance, dans un poëme dévot d'un style païen, ne fasse chanter
l'églogue prophétique aux bergers adorateurs de Jésus enfant.

Au reste, ce n'est pas une certaine allusion générale et toute
d'imagination qui pourrait ici étonner et choquer, si l'on s'y était
tenu. Virgile est un poëte véritablement religieux; il y a dans
l'inspiration de sa muse un souffle doux, puissant, pacifique, qui lui
fait adorer et invoquer en toute rencontre les divinités clémentes. En
lui s'est rassemblé, comme dans un harmonieux et suprême organe, l'écho
mourant de cette voix sacrée qu'entendirent, à l'origine de la fondation
romaine, les Évandre et les Numa. Il n'y avait donc rien que de simple
et plutôt d'heureux à un rapprochement et à un sentiment de tendre
sympathie, tel qu'en pouvait éprouver pour lui un Dante touché du
mystique rayon, ou encore un saint Augustin à travers ses larmes. A une
certaine hauteur toutes les piétés se tiennent et communiquent aisément
par l'imagination et par la poésie. Ce qui devient bizarre, ce qui
devient mensonger et adultère, c'est l'appropriation prétendue
littérale, c'est le détournement frauduleux de l'Églogue à un avènement
qui n'avait pas besoin d'un tel précurseur.

J'en ai dit assez pour signaler aux curieux l'espèce d'intérêt
philosophique et historique qui s'attache aux recherches philologiques
de M. Rossignol. Sa méthode m'a rappelé plus d'une fois, par sa
direction circonscrite et sa rigueur, l'ingénieux procédé que M.
Letronne a si souvent appliqué à des points d'histoire, de géographie ou
d'archéologie. J'oserai ajouter que M. Rossignol est de cette école,
de même qu'il est aussi de celle du digne et fin M. Boissonade en
philologie. Esprit tout à fait français pour la netteté et la fermeté,
M. Rossignol a le mérite de combiner en lui les traditions et
quelques-unes des qualités essentielles de ces hommes qui sont nos
maîtres, et à la fois de s'être formé lui-même avec originalité, avec
indépendance, dans une étude approfondie et solitaire qui devient de
plus en plus rare. Le pur où sa modestie lui permettra de sortir des
questions trop particulières et de se porter avec toutes les ressources
de son investigation et de sa science sur des sujets d'un intérêt
plus ouvert, il est fait pour marquer avec nouveauté son rang dans la
critique et pour se classer en vue de tous. Ce volume, qui doit
être suivi d'une seconde partie, est un premier pas dans cette voie
d'application où nos voeux l'appellent et où de plus compétents le
jugeront.

J'ai oublié de dire que le volume est dédié à M. le comte Arthur
Beugnot; il y a des noms qui portent avec eux des garanties de bon
esprit, de critique exacte et saine, exempte de toute déclamation.

28 décembre 1847.




FRANÇOIS Ier POËTE

POÉSIES ET CORRESPONDANCE RECUEILLIES ET PUBLIÉES PAR M. AIMÉ
CHAMPOLLION-FIGEAC, 1 VOL. IN-4°, PARIS, 1847.

C'est une chose grave assurément pour un roi que de faire des vers. Il
n'est point permis aux poëtes d'être médiocres; Horace le leur défend au
nom du ciel et de la terre, au nom des colonnes et des murailles mêmes
qui retentissent de leurs vers; et, d'autre part, la devise d'un roi,
telle qu'elle se lit en lettres d'or chez Homère, et telle qu'Achille la
dictait par avance à Alexandre, consiste _à toujours exceller, à être en
tout au-dessus des autres_[6]. Voilà deux obligations bien hautes, deux
royautés difficiles à réunir, et dont la dernière exclut absolument,
chez celui qui en est investi, toute prétention incomplète et vaine.
Hors de l'Orient sacré, je ne sais si l'on trouverait un grand exemple
de ce double idéal confondu sur un même front, et si, pour se figurer
dans sa pleine majesté un roi poëte, il ne faudrait pas remonter au
Roi-Prophète ou à son fils. Il y a eu des degrés toutefois; ce même
Homère, de qui nous tenons l'adieu du vieux Pélée donnant à son fils
cette royale leçon de prééminence et d'excellence généreuse, nous
représente Achille dans sa tente, au moment où les envoyés des Grecs
arrivent pour le fléchir, surpris par eux une lyre à la main et tandis
qu'il s'enchante le coeur à célébrer la gloire des anciens héros. Le
moyen fige, comme l'antiquité héroïque, nous offrirait çà et là de ces
heureuses surprises, depuis Alfred pénétrant en ménestrel dans le camp
des Danois, jusqu'à Richard Coeur-de-Lion appuyant à la fenêtre de sa
prison la harpe du trouvère. Le siècle de saint Louis applaudissait aux
chansons de Thibaut, roi de Navarre. En un mot, tant que la poésie a
été un chant, tant que la harpe et la lyre n'ont pas été de pures
métaphores, on conçoit cet accident poétique comme une sorte de grâce et
d'accompagnement assorti jusque dans le rang suprême. Mais, du moment
que les vers, ramenés à l'état de simple composition littéraire,
devinrent un art plus précis, du moment que les rimes durent se coucher
_par écriture_, et qu'il fallut, bon gré mal gré, et nonobstant
toutes métaphores, noircir du papier, comme on dit, pour arriver à
l'indispensable correction et à l'élégance, dès lors il fut à peu près
impossible d'être à la fois roi et poëte avec bienséance. Que gagne la
gloire du grand Frédéric à tant de mauvais vers (même quand ils seraient
un peu moins mauvais), griffonnés la veille ou le soir d'une bataille,
à chaque étape de ses rudes guerres? La force d'âme du monarque et du
capitaine, en plus d'une conjoncture terrible, ne serait pas moins
prouvée, pour n'être point consignée dans des pièces soi-disant légères,
signées _Sans-Souci_ et adressées à d'Argens. L'opiniâtre rimeur n'a
réussi, par cette dépense de bel esprit, qu'à introduire, on l'a
très-bien remarqué, un peu de Trissotin dans le héros. On sait qu'un
jour Louis XIV aussi s'était avisé de rimer; c'était sans doute dans le
court instant où il se laissait tenter à cette gloire des ballets et des
carrousels, dont un passage de _Britannicus_ le guérit. Cette fois la
leçon lui vint de Boileau, à qui il montra ses vers en demandant un
avis. «Sire, répondit le poëte, rien n'est impossible à Votre Majesté;
elle a voulu faire de mauvais vers, et elle y a réussi.» Louis XIV, avec
son grand sens, se le tint pour dit. Richelieu, qui était presque un
roi, s'est donné un ridicule avec ses prétentions d'auteur. A de tels
personnages, chefs et gardiens des États, il est aussi beau d'aimer,
de favoriser les arts et la poésie, que périlleux de s'y essayer
directement; et, plus ils sont capables de grandeur, plus il y a raison
de répéter pour eux la magnifique parole que le poète adressait au
peuple romain lui-même:

  Tu regere imperio populos, Romane, memento.
  Hae tibi erunt arles.....

[Note 6: _Iliade_, XI, 783.]

On aurait tort pourtant et l'on serait injuste d'appliquer trop
rigoureusement aux _Poésies_ de François Ier ce que les précédentes
observations semblent avoir aujourd'hui d'incontestable. Les vers
d'amateur ne sont plus guère de mise eu français depuis Malherbe; mais
Malherbe n'était pas venu. Sans doute si François Ier avait pu lire à un
Despréaux n'importe lesquelles de ses épîtres ou même de ses rondeaux,
il aurait couru grand risque de recevoir la même réponse que s'attira
Louis XIV; mais il n'y avait pas alors de Despréaux. Les meilleurs
poëtes du temps, à commencer par Marot, faisaient bien souvent des
vers détestables, de même que les moins bons rimeurs rencontraient
quelquefois des hasards assez jolis. Tout le XVIe siècle, à cet égard,
nous présente comme un continuel et confus effort de débrouillement.
François Ier, dès le jour où il monta sur le trône, donna le signal à
ce puissant travail qui devait contribuer à répandre et à polir en
définitive la langue française. Grâce à l'impulsion qu'il communiqua
d'en haut, ce fut bientôt de toutes parts autour de lui un défrichement
universel. Lui-même on le vit des premiers mettre la main à
l'instrument. Ce qui eût été, en d'autres temps, une prétention petite,
était donc ici une noble erreur, ou plutôt simplement un bon exemple.
Qu'on me permette une comparaison qui rendra nettement ma pensée. Il y
eut un jour dans la Révolution française où l'on voulut remuer tout d'un
coup le Champ de Mars et le dresser en amphithéâtre pour une solennité
immense: les bras ne suffisaient pas; chacun s'y mit, et l'on vit de
belles dames elles-mêmes, de très-grandes dames de la veille, manier la
pelle et la bûche. Je pense bien que ces mains délicates firent assez
peu d'ouvrage; mais combien elles durent exciter autour d'elles! Ce
fut là en partie le rôle de François Ier poëte, et celui des Valois, y
compris plus d'une princesse.

Ce qu'on appelle la _Renaissance_ dans notre Occident constitue
véritablement un des âges par lesquels avait à passer le monde moderne;
cet âge ou cette saison régnait depuis longtemps déjà en Italie, quand
la France retardait encore. Les expéditions de Charles VIII et de Louis
XII avaient rapporté les germes et sourdement mûri les esprits; mais
rien jusque-là n'éclatait. La gloire de François Ier est d'avoir, à
peine sur le trône, senti avant tous ce grand souffle d'un printemps
nouveau qui voulait éclore, et d'en avoir inauguré la venue. Rien ne
saurait donner une plus juste idée du brusque changement qui se fit
d'un règne à l'autre que ces phrases naïves de la mère de François Ier,
Louise de Savoie, écrivant en son _Journal_: «Le 22 septembre 1314,
le roi Louis XII, fort antique et débile, sortit de Paris pour aller
au-devant de sa jeune femme la reine Marie.» Et quelques lignes plus
bas: «Le premier jour de janvier 1515, mon fils fut roi de France.»
Son fils, son _César pacifique_, ou encore son _glorieux et triomphant
César, subjugateur des Helvétiens_, comme elle le nomme tour à tour.
Ainsi, succédant à ce bon roi _antique et débile_, et dont les
rajeunissements mêmes semblaient un peu surannés de galanterie et de
goût, l'ardent monarque de vingt ans solennisa son entrée comme au bruit
des fanfares et de la trompette. La victoire lui paya la bienvenue à
Marignan, et les poëtes firent écho de toutes parts. Une vive et facile
école débutait justement avec le règne, et saluait pour chef et pour
prince le jeune Clément Marot. Le même roi, qui avait demandé à Bayard
de l'armer chevalier, aurait presque demandé au gentil maître Clément
de le couronner poëte. Mais ce n'était point dans de simples rimes que
François Ier faisait consister l'idée et l'honneur des lettres; il
embrassa la Renaissance dans toute son étendue. Épris de toute noble
culture des arts et de l'esprit, admirateur, appréciateur d'Érasme comme
de Léonard de Vinci et du Primatice, et jaloux de décorer d'eux _sa
nation_, comme il disait, et son règne, propagateur de la langue
vulgaire dans les actes de l'État, et fondateur d'un haut enseignement
libre en dehors de l'Université et de la Sorbonne, il justifie, malgré
bien des déviations et des écarts, le titre que la reconnaissance des
contemporains lui décerna. Son bienfait essentiel consiste moins dans
telle ou telle fondation particulière, que dans l'esprit même dont il
était animé et qu'il versa abondamment autour de lui. S'il restaurait
dans Avignon le tombeau de Laure, il semblait en tout s'être inspiré
de la passion de Pétrarque, le grand précurseur, pour le triomphe des
sciences illustres. Les imaginations s'enflammèrent à voir cette flamme
en si haut lieu. Montaigne, qui était de la génération suivante, nous a
montré son digne père, homme de plus de zèle que de savoir, «eschauffé
de cette ardeur nouvelle, de quoy le roy François premier embrassa les
lettres et les mit en crédit,» et l'imitant de son mieux dans sa maison,
toujours ouverte aux hommes doctes, qu'il accueillait chez lui _comme
personnes saintes_. «Moy, s'empresse d'ajouter le malin, je les aime
bien, mais je ne les adore pas.» Ce fut cette sorte de culte que
François Ier naturalisa en France, et si un peu de superstition s'y mêla
d'abord (comme cela est inévitable pour tous les cultes), dans le
cas présent elle ne nuisit pas. On aime à voir, à quelque retour de
Fontainebleau ou de Chambord, le royal promoteur de toute belle et docte
nouveauté, et de la nouveauté surtout qui servait la cause antique, s'en
aller à cheval en la rue Saint-Jean-de-Beauvais jusqu'à l'imprimerie de
Robert Estienne, et là attendre sans impatience que le maître ait achevé
de corriger l'_épreuve_, cette chose avant tout pressante et sacrée.
Bien des erreurs et des rigueurs suivirent sans doute de si favorables
commencements et compromirent les destinées finales du règne; mais
l'élan, une fois donné, suffisait à produire de merveilleux effets; les
semences jetées au vent pénétrèrent et firent leur chemin en mille sens
dans les esprits; la politesse greffée sur la science s'essaya, et l'on
en eut, sous cette race des Valois, une première fleur. Voilà de quoi
excuser d'avance bien des mauvais vers, si nous en rencontrons chez le
roi poëte; et, comme circonstance atténuante, il convient de noter aussi
qu'un grand nombre furent écrits dans les ennuis d'une longue captivité,
ce qui, au besoin, les explique et les absout encore. Car _que faire en
un gîte, à moins que l'on ne songe?_ et que devenir dans une prison à
moins que d'y soupirer et rimer sa plainte? Le bon René d'Anjou, captif
en sa jeunesse, avait usé ainsi de musique et de vers, en même temps
qu'il peignait aux murailles de sa tour diverses sortes de compositions
mélancoliques et d'emblèmes. Le grand-oncle de François Ier, Charles
d'Orléans, en pareille disgrâce, avait également demandé consolation à
la poésie et l'avait fait avec un rare bonheur de talent. Si François
Ier fut loin d'y réussir aussi bien, l'idée, l'intention du moins était
délicate et noble. En toutes choses, il faut surtout demander à ce
prince généreux de nature le premier mouvement et l'intention.

Le recueil des _Poésies_ de François Ier, que vient de publier M. Aimé
Champollion, est tiré de trois manuscrits que possède la Bibliothèque du
Roi; l'éditeur en mentionne trois autres qui se trouvent dans le même
dépôt, mais qui ne sont que des copies. Un amateur éclairé, M. Cigongne,
possède aussi dans sa riche collection un manuscrit qui correspond, pour
le contenu, à l'un des trois premiers, et qui paraît en être l'original.
Ce manuscrit commence tout simplement par une lettre en prose que le roi
prisonnier écrit à une maîtresse dont on ignore le nom:

    «Ayant perdu, dit-il, l'occasion de plaisante escripture et acquis
    l'oubliance de tout contentement, n'est demeuré riens vivant en ma
    mémoire, que la souvenance de vostre heureuse bonne grace, qui en
    moy a la seulle puissance de tenir vif le reste de mon ingrate
    fortune. Et pour ce que l'occasion, le lieu, le temps et commodité
    me sont rudes par triste prison, vous plaira excuser le fruict qu'a
    meury mon esperit en ce pénible lieu...»

Cette lettre, avec la pièce de vers qui l'accompagne, se trouve aux
pages 42 et 43 de la présente édition; mais, en la lisant au début, on
comprend mieux comment François Ier devint décidément poëte ou rimeur,
et comment l'ennui l'amena à développer sinon un talent, du moins une
facilité qu'il n'avait guère eu le loisir d'exercer jusqu'alors. Il
redit la même chose dans la longue épître où il raconte son _parlement
de France et sa prise devant Pavie_:

  Car tu sçaiz bien qu'en grande adversité
  Le recorder donne commodité
  D'aulcun repoz, comptant à ses amys
  Le desplaisir en quoy l'on est soubmys.

On ne lui reprochera point d'ailleurs de surfaire le mérite de son
oeuvre; dans cette même épître, il commence en parlant bien modestement
de son _escript_ et de cette idée qu'il a eue de

  Cuider coucher en finy vers et mectre
  Ung infiny vouloir soubz maulvais mettre.

L'aveu modeste n'est ici que l'expression d'une rigoureuse vérité: il
serait difficile, en effet, de _coucher_ ses pensées en plus _mauvais
mètre_. L'épître se peut dire une gazette en vers de la force de tant de
chroniques rimées qui avaient cours alors, et dont, au siècle suivant,
la _Muse historique_ de Loret a été la dernière. A titre de témoignage
officiel, elle a du prix. M. A. Champollion, dans le volume qu'il a
publié sur la _Captivité de François Ier_[7], s'en est utilement servi
pour rétablir le vrai sur quelques particularités contestées; mais, au
point de vue littéraire, que pourrait-on dire en présence d'une enfilade
de vers comme ceux-ci:

  De toutes pars lors despouillé je fuz,
  Mays deffendre n'y servit ne reffuz;
  Et la manche de moy tant estimée
  Par lourde main fut toute despecée.
  Las! quel regret en mon cueur fut bouté!

On se rappelle involontairement la belle lettre, de dix ans antérieure,
que le roi écrivait à sa mère au lendemain de Marignan, et dans
laquelle respire l'ardeur de la mêlée. La teneur en est simple et toute
militaire; les traits mâles, énergiques, rapides, y naissent du récit:

    «Et tout bien débattu, depuis deux mille ans en ça n'a point, été
    vue une si fière ni si cruelle bataille, ainsi que disent ceux de
    Ravennes, que ce ne fut au prix qu'un tiercelet. Madame, le sénéchal
    d'Armagnac avec son artillerie ose bien dire qu'il a été cause
    en partie du gain de la bataille, car jamais homme n'en servit
    mieux.... Le prince de Talmond est fort blessé, et vous veux encore
    assurer que mon frère le connétable et M. de Saint-Pol ont aussi
    bien rompu bois que gentilshommes de la compagnie, quels qu'ils
    soient; et de ce j'en parle comme celui qui l'a vu, car ils ne
    s'épargnoient non plus que sangliers échauffés.»

Marignan était plus fait, sans doute, pour inspirer la verve que Pavie
avec ses fers. Mais, dans le dernier cas, l'extrême infériorité du ton
tient surtout à une autre espèce d'entraves. Toujours, comme on sait,
la prose française eut le pas sur les vers, et il y a entre les deux
épîtres de François Ier précisément la même distance qu'entre une page
de Villehardouin et n'importe quelle chronique rimée du même Temps.

[Note 7: Collection des Documents historiques.]

Il ne suffirait pas de se rejeter sur l'état de la poésie française, à
cette date du règne de François Ier, pour expliquer uniquement par cette
imperfection générale les singulières faiblesses et le rocailleux plus
qu'ordinaire de la veine royale. Sans doute, la poésie alors était fort
mêlée, et confuse; pourtant, dès qu'un vrai talent se rencontre, il sait
se faire sentir, et lorsqu'à travers les pièces de François Ier il s'en
glisse quelqu'une de Marot, de Mellin de Saint-Gelais, ou même de la
reine Marguerite, le ton change notablement, le courant vous porte, et
l'on est à l'instant averti. Une grande part du mauvais appartient donc
bien en propre à la facture du maître, lequel n'était ici qu'un écolier.
Ce ne serait certes pas sa soeur Marguerite qui, au milieu d'une prière
en vers adressée au Crucifix, s'aviserait de dire:

  O seur! oyez que respond ce pendu!

Le XVIe siècle, même chez les poëles en renom, est trop habituellement
sujet à ces accidents fâcheux qui gâtent et, pour ainsi dire, salissent
les intentions les meilleures; mais là encore il y a des degrés, et les
vers de François restent trop souvent hors de toutes limites. Si on
n'avait de ce prince que les longues épîtres et les pièces de quelque
étendue ou même les rondeaux, on serait forcé, sur ce point, de donner
raison contre lui à Roederer, qui s'est attaché à le dénigrer en tout.

Hâtons-nous de reconnaître qu'il y a dans le _Recueil_ quelques
agréables exceptions; il y en a même d'assez heureuses pour faire naître
une idée qu'on ne saurait tout à fait dissimuler. Quand on lit de
suite et tout d'une haleine cette série d'épîtres plates, de rondeaux
alambiqués et amphigouriques, et qu'on tombe sur quelque dizain vif
et bien tourné, on est surpris, on est réjoui; mais il arrive le plus
souvent que l'éditeur est oblige de nous avertir qu'il se rencontre
quelque chose de pareil dans les oeuvres de Marot ou de Saint-Gelais. On
est induit alors, même quand le dizain en question ne se retrouve pas
chez ces poëtes, à soupçonner que ceux-ci pourraient bien n'y pas être
étrangers. En un mot, on est tenté de mettre le petit nombre de bons
vers du roi sur le compte du valet de chambre favori, ou plutôt encore
sur la conscience de l'aumônier-bibliothécaire (Saint-Gelais), qui s'y
trouve mêlé si fréquemment.

Il m'a toujours semblé que ce serait le sujet intéressant d'un petit
mémoire que d'examiner à part le groupe des _poëtes rois_ et _princes
au XVIe siècle_: François Ier et sa soeur Marguerite, les deux autres
Marguerite, Jeanne d'Albret, Marie Stuart, Charles IX, Henri IV enfin;
car tous ont fait des vers, au moins des chansons. Mais il y aurait à
discuter de près, à démêler le degré d'authenticité de certaines pièces
qui ont couru sous leur nom. Brantôme, qui parle avec de grands éloges
du talent poétique de la reine d'Écosse, nous apprend qu'on lui
attribuait déjà, dans le temps, des vers qui ne ressemblaient nullement
à ceux de l'aimable auteur, et qui, selon lui, ne les valaient pas. «Ils
sont trop grossiers et mal polis, disait-il, pour estre sortis de sa
belle boutique.» Depuis lors on a paré à ce genre d'objection, et c'est
plutôt le trop de poli qui rend aujourd'hui suspecte la prétendue
relique d'autrefois. Au XVIIIe siècle, il se glissa plus d'un pastiche
dans ces recueils et _Annales poétiques_ dont les rédacteurs étaient
eux-mêmes faiseurs et peu scrupuleux. M. de Querlon assurait l'abbé de
Saint-Léger que la chanson de Marie Stuart à bord du vaisseau (_Adieu,
plaisant pays de France_) était de lui. Les beaux vers de Charles IX
à Ronsard qui sont partout (_L'art de faire des vers, dût-on s'en
indigner_...), où se trouvent-ils cités pour la première fois? Où
voit-on apparaître d'abord les couplets d'Henri IV sur _Gabrielle_ et sa
chanson à _l'Aurore_[8] On a là toute une série de petites questions en
perspective. Les autographes imprévus et tardifs (ils semblent sortir de
dessous terre aujourd'hui), s'il s'eu produisait à l'appui des imprimés,
devraient être eux-mêmes soumis à examen. Puis, quand la source
originale serait sûrement atteinte, on aurait à discuter encore le degré
de confiance qu'on peut accorder en pareil cas aux royales signatures;
car ces princes et princesses avaient tout le long du jour à leur côté;
entendant à demi-mot, valets de chambre, aumôniers et secrétaires, tous
gens d'esprit et du métier. Les Bonaventure des Periers, les Marot, les
Saint-Gelais, les Amyot, étaient en mesure de prêter plus d'un trait à
un canevas auguste, et de mettre la main à la demande en même temps qu'à
la réponse. Je ne sais plus quelle dame de la Cour d'Henri III disait
à Des Portes, en lui demandant de la faire parler en vers, _qu'elle
envoyait ses pensées au rimeur_. On sait positivement que c'était là
l'usage de la spirituelle Marguerite, femme d'Henri IV. Son secrétaire
Maynard la faisait parler en vers tendres et passionnés, et lui-même,
dans sa vieillesse, a trahi le secret lorsqu'il a dit:

  L'âge affoiblit mon discours,
  Et cette fougue me quitte,
  Dont je chantois les amours
  De la reine Marguerite.

[Note 8: Dans une _Notice sur un Recueil_ manuscrit _d'anciennes
Chansons françaises_, M. Willems de Gand indique qu'il y a trouvé le
fameux Couplet:

  Cruelle départie,
  Malheureux jour! etc., etc.

Il en conclut que Henri IV avait pris ce refrain à quelque chanson déjà
en vogue (voir le tome XI, no 6, des Bulletins de l'Académie royale de
Bruxelles).]

Au XVIIIe siècle, n'est-ce pas ainsi encore qu'on voit la duchesse
du Maine, dans ses joutes de bel esprit avec La Motte, lui lancer
à l'occasion quelque madrigal qu'elle s'était fait rimer par
Sainte-Aulaire, par Mlle de Launay ou tel autre poëte ordinaire de sa
petite Cour? On conçoit donc qu'il y aurait dans ce sujet matière à une
discussion délicate, et qu'on en pourrait faire un piquant chapitre qui
traverserait l'histoire littéraire du XVIe siècle. Mais, dans aucun cas,
il n'y aurait à en tirer de conclusion sévère et maussade contre les
charmants esprits de ces rois et reines, amateurs des Muses. L'honneur
de leur suzeraineté, de leur coopération intelligente et gracieuse,
resterait hors de cause; seulement la part du métier reviendrait à qui
de droit.

Tant que François Ier fut prisonnier en Espagne, il composa
incontestablement sans secours et sans aide de longues épîtres non moins
ennuyeuses qu'ennuyées; à sa rentrée en France, ses vers prirent plus de
vivacité, et la joie du retour, sans doute aussi le voisinage des bons
poëtes, l'inspira mieux. Gaillard, qui avait feuilleté en manuscrit
les _Poésies_ du prince, a noté avec sens les meilleurs vers qu'on y
distingue. Je ne rappellerai que ce couplet d'une ballade, qui gagne à
être isolé des couplets suivants; pris à part, c'est un dizain des plus
frais et des plus vifs; on dirait que le rayon matinal y a touché:

  Estant seullet auprès d'une fenestre
  Par ung matin, comme le jour poignoit,
  Je regarday Aurore, à main senestre,
  Qui à Phebus le chemyn enseignoit.
  Et d'autre part m'amye qui peignoit
  Son chef doré, et viz sez luysans yeulx,
  Dont me gecta ung traict si gracieulx,
  Qu'à haulte voix je fuz contrainct de dire:
  Dieux immortelz! rentrez dedans vos cieulx,
  Car la beaulté de ceste vous empire.

Je retourne le feuillet, et je lis à la page suivante cet autre dizain,
non moins égayé, mais qui est de Marot:

  May bien vestu d'habit reverdissant,
  Semé de fleurs, ung jour se mist en place,
  Et quant m'amye il vit tant florissant,
  De grand despit rougist sa verte face,
  En me disant: Tu cuydes qu'elle efface
  A mon advis les fleurs qui de moy yssent?
  Je lui respond: Toutes tes fleurs périssent
  Incontinant que yver les vient toucher;
  Mais en tout temps de ma Dame florissent
  Les grans vertuz, que mort ne peult sécher.

Le dizain du prince à certainement de quoi lutter en grâce avec celui
de Marot; on ne peut toutefois s'empêcher de remarquer que, dans le
_Recueil_, l'un est bien voisin de l'autre; et, en général, quand on
trouve réunis un certain nombre de morceaux qu'il faut rapporter à
Saint-Gelais ou à Marot, c'est presque toujours aux environs de ces
endroits-là que se rencontrent aussi les petites pièces du roi qui
peuvent passer pour les meilleures. On n'est jamais sûr que la ligne de
démarcation tombe exactement, et qu'il ne se soit pas introduit quelque
confusion sur ces points limitrophes: _Lucanus an Appulus anceps_[9].

[Note 9: Ainsi l'éditeur a soin d'indiquer que les pièces de la page
96 sont de Saint-Gelais: mais, en y regardant bien, il se trouve que
le huitain: _Cessez, mes yeulx_, etc., de la page 94, est également de
l'aumônier-poëte.]

Pour ce qui est du joli dizain de l'_Aurore_ en particulier, il paraîtra
piquant d'avoir encore à le rapprocher d'une épigramme de Q. Lutatius
Catulus, que rapporte Cicéron dans le traité _de la Nature des Dieux_.
C'est une épigramme tout à fait _à la grecque,_ mais la similitude de
l'image reste frappante:

  Constiteram exorientem Auroram forte salutans,
  Quum subito a loeva Roscius exoritur.
  Pace mihi liceat, Coelestes, dicere vestra,
  Mortalis visus pulchrior esse deo.

Rien de plus naturel à supposer qu'une rencontre d'idées en semblable
veine: ce qui ne laisse pas ici de donner à penser, c'est cette petite
circonstance qui se retrouve dans les deux pièces, _a loeva, à main
senestre._ Est-ce pur hasard? Serait-ce qu'un roi a pu avoir de ces
réminiscences d'érudit?

Au reste, ce n'est pas nous qui refuserons à François Ier des traits
d'emprunt ou de rencontre, des saillies heureuses, des maximes galantes
et un peu subtiles, quand il suffit d'un petit nombre de vers pour les
exprimer; il n'y a rien là qui excède la portée de talent qu'on est
en droit d'attendre d'un prince spirituel et qui avait eu de tristes
loisirs pour s'exercer. On regrette plutôt de n'avoir pas à noter plus
souvent chez lui des bagatelles aussi bien tournées que celle-ci par
exemple:

  Elle jura par ses yeulx et les miens,
  Ayant pitié de ma longue entreprise,
  Que mes malheurs se tourneroient en biens;
  Et pour cela me fut heure promise.
  Je crois que Dieu les femmes favorise:
  Car de quatre yeulx qui furent parjurez,
  Rouges les miens devindrent, sans faintise;
  Les siens en sont plus beaulx et azurez.

Sachons seulement que ce n'est là qu'une très-agréable paraphrase, mais
cette fois une paraphrase évidente de ces vers d'Ovide en ses _Amours_
(liv. III, élég. 3):

  Perque suos illam nuper jurasse recordor,
  Perque meos oculos; et doluere mei.

Voici encore un sixain délicat, où le doux nenny est aux prises avec le
sourire; nous le donnons ici dans toute sa correction:

  Le desir est hardy, mais le parler a honte;
  Son parler tramble et fuyt, l'aultre en fureur se monte;
  L'ung fainct vouloir ung gaing, dont il souhaite perte;
  L'ung veult chose cacher que l'aultre fait apperte;
  L'ung s'offre et va courant, l'aultre mentant refuse:
  Voyez la pauvre femme en son esprit confuse.

L'épitaphe d'Agnès Sorel est connue; rien n'empêche de croire à cette
improvisation de cinq vers, et de nouveaux témoignages recueillis par M.
Vallet de Viriville doivent, nous dit-on, en confirmer l'authenticité.
Mais M. Champollion a conjecturé judicieusement, selon moi, que la pièce
en tercets: _Doulce, plaisante, heureuse et agréable nuict_ (page 150),
est trop compliquée pour être du monarque. J'ajouterai, comme raison à
l'appui, que cette espèce de chanson est traduite de l'Arioste[10], et
elle l'a été depuis encore par d'autres poëtes du XVIe siècle, par
Olivier de Magny et Gilles Durant. Le chanteur remercie la nuit d'avoir
favorisé son entreprise amoureuse, et il part de là pour dénombrer et
décrire avec complaisance chaque détail de son aventure. Mellin de
Saint-Gelais, qui le premier a donné en français d'autres imitations
en vers de l'Arioste, a dû tremper dans celle-ci. Un tel travail de
traduction suppose en effet une application littéraire qui tient au
métier. Un roi peut rimer et fredonner ses propres saillies, mais il ne
s'amuse guère à traduire celles des autres[11].

[Note 10: Voir dans les _Rime_ de l'Arioste le _capitole_:

  O piu che'l giorno a me lucida e chiara,
  Dolce, gioconda, avventurosa notte, etc.
]

[Note 11: Le manuscrit de M. Cigongne contient aux dernières pages
une pièce qui rappelle un peu, pour le motif, la chanson de l'Arioste,
mais qui va fort au delà; elle trouverait sa vraie place dans un
_Parnasse satyrique_. Si cette espèce de blason du corps féminin était
de François Ier, on devrait lui reconnaître une vigueur et une haleine
dont il n'a fait preuve nulle part ailleurs; mais tout y décèle une
verve exercée qui se sera mise au service de ses plaisirs.--Cette pièce,
au reste, n'est pas inédite; elle a été insérée dans le Recueil des
_Blasons_ par Méon (Blason du corps); mais, sauf une ou deux corrections
qui sont heureuses, le texte de Méon est peu correct, et même à la fin
il y a de l'inintelligible.]

Et on me permettra d'indiquer ici une observation qui s'étend à toute la
poésie française du XVIe siècle, et qui en détermine un caractère. Ce
qui arrive lorsque, lisant des vers de roi et de prince et les trouvant
agréables, on se dit involontairement: «Mais n'y a-t-il point là un
secrétaire-poëte caché derrière?» on peut le répéter avec variante en
lisant tout autre poëte du même siècle; toujours on peut se demander,
quand il s'y présente quelque chose de frappant ou de charmant: «Mais
n'y a-t-il point là-dessous quelque auteur traduit, un ancien ou un
italien?» Prenez garde en effet, cherchez bien, rappelez vos souvenirs,
et tantôt ce sera l'Arioste ou Pétrarque, tantôt Théocrite, ou tel
auteur de l'_Anthologie_, ou tel italien-latin du XVe siècle. Enfin,
avec les écrivains français de cette époque, on est sans cesse exposé
à les croire originaux, si on n'est pas tout plein des anciens ou des
modernes d'au delà des monts. Ils traduisent sans avertir, comme, aux
figes précédents, on copiait les textes latins des anciens sans avertir
non plus et sans citer. Abélard ramassait, chemin faisant, dans son
texte, des lambeaux de saint Augustin. On était bien loin d'agir ainsi
dans une pensée de plagiat; mais la lecture, la science, semblait alors
une si grande chose, qu'elle se confondait avec l'invention; tout ce qui
arrivait par là était de bonne prise. Quand, au lieu de copier, on en
vint à traduire, on se sentit encore plus autorisé, et l'on prit
de toutes mains, en disant les noms des auteurs ou en les taisant,
indifféremment.

L'imitation et la traduction, par voie ouverte ou dérobée, sont des
procédés inhérents à toutes les phases de la Renaissance. On les
pourrait signaler jusque chez les troubadours provençaux, et Bernard de
Ventadour, par exemple, ne se fait faute de traduire Ovide ou Tibulle.
Mais, à cet égard, le XVIe siècle en France dépasse tout. Dans l'estime
du temps, traduction en langue vulgaire équivalait, ou peu s'en faut,
à invention. Montaigne a résumé avec originalité cette habitude
d'appropriation savante dans son style tout tissu, en quelque sorte, de
textes anciens: «Il fault musser, dit-il, sa foiblesse soubz ces grands
crédits.» Quant aux poëtes d'alors, ils n'y entendent point malice
à beaucoup près autant que Montaigne, et ils sont aussi bien moins
créateurs que lui; ils y mettent moins de pensées de leur cru; mais
souvent, quand le fonds les porte, ils ont l'expression heureuse, forte
ou naïve, et une véritable originalité se retrouve par là. On y est
trompé, on se met à les applaudir et à les louer précisément pour ce
qu'ils ont emprunté d'autrui. Ils ne méritent qu'une part de l'éloge,
qui doit presque toujours remonter plus haut. Je noterai seulement trois
ou quatre points de détail, qui donneront à mon observation son vrai
sens et toute sa portée.

On vient de voir dans les _Poésies_ de François Ier qu'une des pièces
qu'on y distingue pour la chaleur de ton et le mouvement se trouve être
une traduction de l'Arioste. La jolie chanson de Des Portes si connue de
toute la fin du siècle, _O nuit, jalouse nuit_, qui est la contre-partie
de cette première chanson, et dans laquelle le poëte maudit la nuit pour
avoir contrarié par son trop de clarté les entreprises de l'amant, est
de même une traduction de l'Arioste, et rien dans les éditions du temps
n'en avertit. Peu importait en effet. Les hommes instruits d'alors
savaient cela sans qu'on le leur dît, et ils n'en admiraient que plus le
traducteur.

Vous ouvrez Baïf, le plus infatigable translateur en vers et qui ne
laisse rien passer des anciens sans le reproduire bien ou mal; mais
quelquefois il vous semble se reposer, il parle en son nom; il a ses
gaietés gauloises, on le jurerait, et ses propres gaillardises. Il nous
dira dans une épigramme qui a pour titre: _De son amour_:

  Je n'aime ny la pucelle,
  Elle est trop verte...

Je renvoie au feuillet 15 des _Passe-temps_. Pour le coup, on croit
avoir saisi chez le savant un aveu, une pointe de naturel, un grain de
Rabelais. Mais non: ce n'est là qu'une traduction encore d'une épigramme
d'Orestes qu'on peut lire dans l'_Anthologie_[12], et que Grotius a aussi
traduite. Il est vrai que, si l'on compare, Grotius a bien moins réussi
que Baïf.

[Note 12: _Anthol. palat., V, 20.]

Dans un tout autre genre, on connaît et l'on estime les comédies de
Larivey. Il les donne pour les avoir faites à _l'imitation des anciens
grecs, latins et modernes italiens_ voilà qui est franc; mais, en ces
termes généraux, l'indication reste bien vague. Que sera-ce si l'on
regarde de près? Grosley a déjà très-bien remarqué que ce _Larivey_,
sous son air champenois, fils naturel d'un des _Giunti_, fameux
imprimeurs italiens, avait tourné et comme parodié en français le nom de
son père (_l'arrivé, advena_). Eh bien, ce qu'il a fait dans son nom,
il l'a fait dans ses oeuvres; il a traduit les pièces de théâtre que
publiaient à Florence ou ailleurs ses parents les Giunti. Il les a
rendues avec esprit, avec liberté et naturel, mais textuellement.
Grosley avait noté le fait pour la comédie des _Tromperies_,
littéralement traduite des _Inganni_ de Nicolo Secchi. Il en est de même
de la pièce qui a pour titre _la Veuve_; il l'a prise tout entière, sauf
quelques suppressions, de _la Vedova_ de Nicolo Buonaparte, bourgeois
florentin et l'un des ancêtres, dit-on, des Bonaparte: cette _Vedova_
originale avait paru chez les Giunti de Florence, en 1568. _Les Jaloux_
encore sont traduits de _i Gelosi_, comédie de Vincenzo Gabiani,
gentilhomme de Brescia. De plus érudits, en y regardant, diraient sans
doute la source des autres pièces, qui doivent être le produit facile
d'une seule et même méthode[13]. Voilà certes Larivey fort rabaissé comme
ancêtre de Molière; il lui reste l'honneur d'avoir été l'un des bons
artisans du franc et naïf langage.

Mais, dira-t-on, c'est surtout l'école érudite, celle de la seconde
moitié du XVIe siècle, qui procède ainsi; la génération antérieure, qui
se rattache à Marot et à l'époque de François Ier, est moins sujette à
cette préoccupation constante et à cet artifice. Je l'accorderai sans
peine; et pourtant, là aussi, on marche à chaque pas sur des traductions
et des imitations indiquées ou sous-entendues. Je prends le petit
recueil des _Poésies_ de Bonaventure dès Periers, le poëte valet
de chambre de Marguerite de Navarre[14]; j'y cherche et j'y glane à
grand'peine quelques bons vers ou du moins quelques vers passables; mais
tout d'un coup une jolie pièce m'arrête et me réjouit: _les Roses_,
dédiées à Jeanne, princesse de Navarre, qui sera la mère d'Henri IV. De
prime abord, c'est d'un coloris neuf et charmant.

[Note 13: C'est dans les comédies de Laurent de Médicis, de François
Grazzini, de Jérôme Razzi, de Louis Dolce, dont les noms se trouvent
mentionnés dans la dédicace de Larivey à M. d'Amboise, qu'on aurait le
plus de chances de rencontrer les imitations et traductions qui restent
encore à déterminer.]

[Note 14: A Lyon, Jean de Tournes, 1544.]

  Un jour de may, que l'aube retournée
  Refraischissoit la claire matinée
  D'un vent tant doulx....

un matin donc, le poëte se promène _au grand verger, le long du
pourpris_; il y voit sur les feuilles les gouttes de rosée toutes
fraîches, _rondelettes_, et il les décrit à ravir. Il nous rend en vers
gracieux les nuances et les parfums d'un beau jour naissant:

  L'aube duquel avoit couleur vermeille
  Et vous estoit aux roses tant pareille
  Qu'eussiez doublé si la belle prenoit
  Des fleurs le tainet, ou si elle donnoit
  Le sien aux fleurs, plus beau que nulles choses:
  Un mesme tainat avoient l'aube et les roses.

Une réminiscence nous vient; mais c'est Ausone, ce sont ses _Roses_
elles-mêmes, cette délicieuse idylle qu'il nous a léguée, lui, le
dernier des anciens:

  Ambigeres, raperetne rosis Aurora ruborem,
  An darel, et flores tingeret orta dies.

Le vieux rimeur n'a pas indiqué son larcin, il l'a même recouvert assez
ingénument quand il traduit le

  Vidi _Poestano_ gaudere _rosaria_ cultu,

par

  .......Là veis semblablement
  Un beau laurier accoustré noblement
  Par art subtil, non vulgaire ou commun,
  Et le rosier de maistre Jean de Meun.

Les rosiers de Paestum traduits par celui de Jean de Meun, c'est ce
qu'on peut appeler greffer la fleur antique sur la tige gauloise. La
Fontaine usait heureusement de ce procédé-là.

Les derniers vers de la pièce ont été cités une fois par M. Nodier[15],
qui s'est complu a y voir un caractère original; ils rappellent
naturellement ceux de Ronsard: _Mignonne, allons voir si la rose_...
L'un et l'autre poëte avaient chance de se rencontrer, puisqu'ils
avaient en mémoire le même modèle. Bonaventure des Periers, après avoir
décrit, mais bien moins distinctement qu'Ausone, les vicissitudes
rapides de chaque âge des rosés, conclut comme lui:

  .......Vous donc, jeunes fillettes,
  Cueillez bien tost les roses vermeillettes
  A la rosée, ains que le temps les vienne
  A deseicher: et tandis vous souvienne
  Que ceste vie, à la mort exposée,
  Se passe ainsi que roses ou rosée.

[Note 15: Article sur Bonaventure des Periers (_Revue des Deux
Mondes_, 1er novembre 1839).]

  Collige, virgo, rosas, dum flos novus et nova pubes,
  Et memor esto aevum sic properare tuum.

La _rosée_ ajoutée aux _roses_ par le vieux poëte français est une grâce
de plus, que la rime seule peut-être lui a suggérée. Bonaventure des
Periers était moins heureux tout à côté, lorsque, essayant de traduire
en vers blancs la première satire d'Horace: _Qui fit, Moecenas_..., il
disait, en la dédiant à son ami Pierre de Bourg: «D'où vient cela, mon
amy Pierre, que jamais nul ne se contente de son estat?» L'imitation
de l'antique, au XVIe siècle, ne saurait durer bien longtemps sans
détonner; et, bon gré mal gré, on se reprend à dire avec Voltaire: «Nous
ne sommes que des violons de village auprès des anciens.»

Revenons à nos poésies. La protectrice de Bonaventure des Periers, la
reine de Navarre, y tient une grande place. A tout instant elle adresse
épîtres ou rondeaux à son frère, et celui-ci lui répond. Le talent de
l'illustre soeur est incomparablement d'un autre ordre que celui du roi,
et, chaque fois que c'est elle qui prend la plume, le lecteur le sent
à la fermeté du ton et à une certaine élévation de pensée. Il ne faut
pourtant pas s'attendre, même de sa part, à une délicatesse de goût qui
n'existait pas alors, ni à une longue suite de bons vers, tels qu'il
n'était donné d'en produire, à cette date, qu'à la seule veine fluide de
Marot. Écrivant au roi pendant une grossesse, Marguerite débutera en ces
mots:

  Le groz ventre trop pesant et massif
  Ne veult souffrir au vray le cueur naïf
  Vous obeyr, complaire et satisfaire...

Dans les désastres et les rudes épreuves qu'eut à supporter son frère,
elle le comparera tantôt à Énéas et tantôt à Jésus-Christ, de même
qu'elle s'écriera, cri parlant de Madame d'Angoulême, leur mère, qui est
restée courageusement au timon de l'État:

  À-t-elle eu peur de mal, de mort, de guerre,
  Comme Anchises qui délaissa sa terre?

Elle se dira elle-même aussi infortunée que Créuse dans l'incendie
troyen, puisqu'elle s'est trouvée impuissante à suivre et à servir ceux
qu'elle aime. D'heureux vers rachètent ces associations bizarres et
ces images tirées de si loin. Toujours c'est aux meilleurs et aux plus
généreux sentiments de son frère qu'elle s'adresse; c'est le culte de
l'honneur qu'elle échauffe et qu'elle entretient en lui:

  Mais toy, qui as toujours foy conservée
  Et envers tous ta constance observée,
  Rendant content Dieu et ta conscience
  Par ta vertu, doulceur, foy, pacience,
  Tenant à tous parole et vérité,
  Honneur tu as, non ennuy mérité.

Elle le loue de sa clémence envers les révoltés de La Rochelle; elle
l'admire avec exaltation surtout pour sa loyale conduite et ses
chevaleresques représailles envers Charles-Quint, son grand ennemi,
lorsqu'il le fêta si royalement durant ce hasardeux passage à travers la
France:

  L'Ytalien à grand peine l'a creu,
  Car la bonté, qui de Dieu est venue,
  De l'infidelle est tousjours incongnue.
  Celluy qui est de la foy devestu
  Ne peult louer en aultre sa vertu.
  Or, dites-moi, qu'esse que Dieu demande?
  Qu'esse que tant il loue et recommande?
  C'est rendre bien pour mal, voire et aymer
  Son ennemy: qui est le plus amer
  Et dur morceau qui soit en l'Escripture,
  D'autant qu'il est contre nostre nature.
  Le Roy l'a faict, et si l'a accomply:
  Ce dont le cueur, s'il n'est de Dieu remply,
  Plustost mourroit que de s'y accorder.
  Je me tairay du surplus recorder.
  Qui faict le plus, il fera bien le moings:
  Son cueur est pur et nettes sont ses mains.

François Ier répondait d'avance à ces dignes éloges, lorsque, de sa
prison d'Espagne, il lui écrivait dans une chanson:

  Cuer resolu d'aultre chose n'a cure
  Que de l'honneur.
  Le corps vaincu, le cueur reste vainqueur[16].

[Note 16: Est-il besoin de faire remarquer l'intention de ces
allitérations, assonances et consonnances: _cuer, cure, corps, cueur,
vainqueur_? La poésie du XVIe siècle est pleine de ces vestiges d'une
versification antérieure. On lit à la page 12 du présent _Recueil_:

  Ne nul plaisir que nature nous _donne_
  Ne nous est riens, si bientost ne _retourne_.

La rime n'y est pas, mais il y a assonance comme chez les anciens
trouvères,]

A défaut de beaux vers, ce sont là de hauts sentiments, et ils se font
écho dans cette correspondance rimée entre le roi et sa soeur.

On s'est fort occupé de Marguerite dans ces derniers temps, et les
publications réitérées dont elle a fourni le sujet l'ont de plus en plus
mise en lumière. Les railleries à la Brantôme et les demi-sourires, dont
on pouvait jusqu'alors s'accorder la fantaisie en prononçant le nom de
l'auteur de l'_Heptamèron_, ont fait place peu à peu à une appréciation
plus sérieuse et plus fondée. A travers les conversations galantes et
libres qui étaient le bon ton du temps et où elle tenait le dé, on ne
saurait méconnaître désormais en elle ce caractère élevé, religieux,
de plus en plus mystique en avançant, cette faculté d'exaltation et de
sacrifice pour son frère, qui éclate à tous les instants décisifs et qui
fait comme l'étoile de sa vie. La duchesse d'Angoulême et ses enfants,
Marguerite et François, s'aimaient tous les trois passionnément;
c'était, comme le dit Marguerite, un parfait _triangle_, et une vraie
_trinité_. Les expressions triomphantes dont est rempli le _Journal_ de
la mère du roi, et qui rappellent le _Latonoe pertentant gaudia pectus_,
se reproduisent dans les lettres et dans les vers de sa soeur. Ces deux
femmes idolâtrent ce roi de leur sang dont elles sont glorieuses; elles
débordent sitôt qu'elles parlent de lui. La mère écrit à son fils captif
comme madame de Sévigné à sa fille absente: «A ceste heure... je cuyde
sentir en moy-mesme que vous seuffrez.» Marguerite se représente aussi
comme une autre mère pour ce frère bien-aimé, quoiqu'elle n'ait que deux
ans plus que lui; et, le revoyant après une séparation, elle croit lire
dans son seul regard toute une tendre allocution, qu'elle se traduit de
la sorte à elle-même:

  ........«C'est celluy que d'enfance
  Tu as veu tien, tu le voys et verras;
  Ainsy l'a creu et le croys et croirras.
  Ne crains donc, soeur, par crainte ne diffère;
  Je suis ton roy, aussy je suis ton frère.
  Frère et petit n'as craint de me tenir
  Entre tes bras; ne crains donc de venir
  Entre les miens, qui suis grand et ton roy:
  Car en croissant croist mon amour en moy.»

  Ainsy parla l'oeil plain de charité,
  Et voz deux bras dirent: C'est veritté[17].

Un éditeur instruit[18], qui, dans un premier travail, avait jugé fort
sainement, selon nous, de Marguerite, a cru devoir revenir sur ce
jugement dans une seconde publication, et il a été conduit par une
interprétation laborieuse à dénoncer dans le coeur de cette princesse je
ne sais quel sentiment fatal et mystérieux, dont son frère aurait été
l'objet. Mais la lettre qui, par ses termes obscurs, avait fourni
matière à l'équivoque, a été depuis lors éclaircie, rapportée à sa
vraie date, et une explication naturelle l'a replacée au nombre des
témoignages de dévouement que Marguerite prodigua à son frère durant sa
captivité. Cette lettre n'offre rien d'ailleurs de plus expressif que ce
qu'on lit en maint endroit du présent _Recueil_:

  O quelle amour! et qui jamais l'eust creue!
  Qui en absence est augmentée et creue;
  Là où jamais changement n'ay trouvé;
  Tel vous ay creu, tel vous ay éprouvé[19]!

Dans un voyage qu'elle faisait en litière durant la semaine sainte de
1547, accourant en toute hâte auprès de son frère malade, Marguerite
accusait la lenteur du transport, et, dans une chanson composée le long
du chemin, elle s'écriait d'un bond de coeur impétueux:

  Avancés-vous, hommes, chevaulx,
  Asseurés-moi, je vous supplye,

[Note 17: Page 183.]

[Note 18: M. Génin. Il faut ajouter qu'il porta dans ses
tergiversations et toute sa discussion sur Marguerite une passion
singulière et cette humeur acariâtre qui lui était habituelle.]

[Note 19: Page 185.]

  Que nostre Roy, pour ses grands maulx,
  A receu santé accomplie:
  Lors seray de joye remplye.
  Las! Seigneur Dieu, esveillés-vous,
  Et vostre oeil sa doulceur desplye,
  Saulvant vostre Christ et nous tous[20]!

De telles expressions de mysticité se mêlent perpétuellement à la
profession de sa tendresse pour son frère. Il faut y faire la part
du goût, et puis reconnaître aussi que, pour Marguerite, c'était une
dévotion réellement que l'affection fraternelle. Comme mouvement bien
sincère de piété non moins que de poésie, je signalerai un très-bel et
très-vif élan de prière à Dieu, père de Christ (page 181); le jet de
l'oraison s'y soutient d'un bout à l'autre; c'est un curieux exemple de
verve puritaine à cette époque.

Après cela, si l'on s'étonnait, si l'on souriait encore de voir cette
Marguerite si fort en contraste avec la première idée qu'on se fait
de l'auteur des _Contes et nouvelles_, nous répondrions que notre
impression ne s'est formée que sur la lecture des pièces qui attestent
la suite sérieuse de ses pensées. Nous n'ignorons pas que les plus
confidentielles même de ces pièces écrites ne disent jamais tout; nous
savons que le XVIe siècle particulièrement avait ses grossièretés, et
que le coeur humain a, de tout temps, allié bien des contraires.
Il serait donc téméraire et presque ridicule de venir répondre de
l'ensemble d'une vie et d'en garantir après coup les accidents. Qu'il
suffise d'avoir saisi la teneur et l'habitude élevée d'une âme durant
les longues et définitives années[21].

[Note 20: Page 58.]

[Note 21: Parmi les publications de date postérieure concernant
Marguerite, je veux au moins indiquer celle du comte H. de La
Ferrière-Percy, qui nous a donné le _Livre de dépenses_ de la digne
reine,--dépenses des plus honorables, des plus généreuses,--et une
_étude sur ses dernières années_ (Paris, Aubry, 1862). Tout examen un
peu approfondi tourne en l'honneur de la bonne et belle nature de cette
princesse.]

Le _Recueil_ publié par M. Champollion donne, à la suite des vers, une
soixantaine de lettres en prose, écrites par François Ier ou à lui
adressées, et presque toutes de galanterie. Une note en marge d'un
manuscrit attribue plusieurs de ces lettres à Diane de Poitiers. M.
Champollion, en reproduisant ce nom de Diane, est le premier à faire
remarquer que la supposition offre peu de certitude et de vraisemblance.
Il n'y en a aucune en effet; Diane n'a jamais passé pour être avec
François Ier dans de telles relations. De plus, les lettres de la
maîtresse anonyme trahissent une situation menacée; il y est question de
haines, de calomnies. On sent une favorite dont l'astre baisse; et celui
de Diane montait au contraire. Ces lettres contiennent, au reste, assez
d'indications indirectes pour qu'en s'y appliquant on ait le moyen
peut-être d'en déterminer la source. Mais en valent-elles la peine?
Comme échantillon du style bizarre et alambiqué, je citerai une lettre
de François Ier, que le _Recueil_ met à l'adresse de la duchesse
d'Alençon, c'est-à-dire de Marguerite. Comprenne qui pourra ce jargon.
L'hôtel Rambouillet n'a pas inventé, comme on va le voir, le style des
précieuses:

    «Un chascun se sçait esjouir, ma mignonne, de son ayse; mais celuy
    qui l'a, a tant forte querelle, qu'elle a anticippé et occuppé toute
    demonstration, si qu'il se peult dire le sentir parfaictement. Par
    quoy, puisque par cette raison je ne puis, encores moins doibs-je
    faire tant d'injure à ma felicité que de l'obliger et soubsmettre à
    la foiblesse de ma pleume. Seullement le peult sçavoir vostre esprit
    et amour pour estre perpetuellement escripte au pappier de vostre
    chair, par l'ancre de vostre sang; commung à vous C. A.[22].»

[Note 22: Je donne le texte de cette lettre d'après le manuscrit
de M. Cigongne, non que ce texte soit plus intelligible que celui du
_Recueil_ imprimé, mais parce qu'il en diffère assez notablement. Les
curieux, s'il en est, pourront comparer ensemble les deux galimatias.]

Les _Poésies_ de François Ier, fort louées de son vivant, rentrèrent
dans l'obscurité après lui; elles y restèrent, et personne alors ne
songea à les publier. M. Champollion a relevé cet oubli, qui tient à
plus d'une cause. D'abord ces poésies, en général, sont décidément
mauvaises, et les contemporains se doutent toujours bien un peu de
ces choses-là, même quand ils ne le disent pas. Puis le goût changea
brusquement à la mort de François Ier. Les beaux esprits de sa
génération, les Marot, les Bonaventure des Periers, l'avaient précédé
dans la tombe; sa soeur Marguerite le suivit de près. Le seul Mellin
de Saint-Gelais survécut, mais il avait assez à faire de se maintenir
lui-même contre le flot des poëtes survenants. Dans les dernières années
de François Ier, l'influence de Marguerite, celle même de la duchesse
d'Étampes, favorisaient à la cour une sorte de poésie semi-calviniste;
les courtisans chantaient les psaumes de Marot; Diane de Poitiers, en
arrivant à la pleine puissance, désira d'autres chansons, et le cardinal
de Lorraine, bon catholique, fut de son avis. La jeune école païenne de
Ronsard s'offrait, et elle leur convint d'autant mieux par le contraste.
Henri II personnellement aimait peu les lettres, et il est à cet égard
le plus terne de tous les Valois; mais sa soeur, la seconde Marguerite,
qui devint duchesse de Savoie, se déclara hautement protectrice de
la jeune bande. Le passé fut rayé d'un trait et comme non avenu. Les
_Poésies_ de François Ier eussent reparu assez hors de propos en cette
ère nouvelle. On mit en oubli bien d'autres productions de la veille
plus dignes de survivre, et dans un recueil des _Marguerites poétiques_,
espèce d'Anthologie finale qui résume la fleur du XVIe siècle[23], je ne
vois point qu'à l'article Roses on ait daigné se souvenir de cette pièce
si gracieuse de Bonaventure des Periers. La seconde moitié du siècle
écrasa la première.

[Note 23: _Les Marguerites poétiques, tirées des plus fameux poëtes
françois, tant anciens que modernes_, par Esprit Aubert, 1613.]

Aujourd'hui on doit des remerciements à M. Aimé Champollion, pour avoir
exhumé et mis au jour cet ensemble des royales poésies. Historiquement,
je l'ai dit, elles ont leur intérêt et même leur importance; au point de
vue littéraire, je doute fort qu'elles ajoutent beaucoup à la réputation
de François Ier. La discrétion, le choix, c'est là le secret de
l'agrément en littérature, et l'esprit qui préside aux informations
historiques obéit à des conditions différentes. Le moment serait
pourtant venu, je le crois, de dresser une Anthologie française
véritable, et d'y apporter à la fois la sévérité de l'érudition et celle
du goût. Il y aurait avant tout à faire un travail philologique de
révision; car il est incroyable à quel point les textes de ces vieilles
poésies se sont corrompus; l'incorrection des copies ou des impressions
s'est ajoutée à celle de la langue pour embrouiller le sens de certaines
pièces, qui, bien rétablies, pourraient paraître ingénieuses. Nos
_Analecta_ auraient besoin par moments de la sagacité d'un Brunck ou
d'un Jacobs; mais des esprits de cette trempe ne croiraient-ils pas s'y
rabaisser? Quoi qu'il en soit, une honnête mesure d'exactitude et de
finesse suffirait à l'oeuvre. En ce qui est du XVIe siècle, on ne
saurait se flatter, dans une telle Anthologie, d'édifier un Temple du
Goût, mais on y figurerait très-bien un Temple de la Grâce. Chaque
auteur y entrerait, selon son rang, avec un bagage très-allégé. Pour le
choix du bagage, on devrait être rigoureux, mais avec tact, et ne pas
imiter ce compilateur[24] qui, en introduisant Rémi Belleau, n'eut
d'autre soin que d'omettre la pièce d'_Avril_, précisément la perle du
vieux poëte; il y a des faiseurs de bouquets qui ont la main heureuse!
Dans un tel Temple de la Grâce, Marot présiderait le groupe entier de
ses contemporains pour le règne de François Ier; Louise Labé, à côté de
lui, tiendrait la guirlande, au-dessus même de Marguerite. Bonaventure
des Periers n'y entrerait qu'avec une seule pièce, Gohorry, avec une
seule stance[25]; le bon jurisconsulte Forcadel, un peu étonné, s'y
verrait admis pour avoir une seule fois, je ne sais comment, réussi dans
un dialogue _rustique amoureux_, traduit de Théocrite. François Ier y
serait comme roi, pour l'esprit vivifiant qu'il répandit autour de lui,
pour les sourires et les rayons qu'il prodigua avec grâce; mais, en fait
de vers de sa façon, il n'en aurait guère présents qu'une vingtaine au
plus, ce qu'il en pourrait écrire en se jouant sur une vitre, comme il
fit une fois à Chambord.

Mai 1847.

[Note 24: Auguis.]

[Note 25: La stance bien connue: _La jeune fille est semblable à la
rose_, etc., etc. Vous croyez (et moi-même je l'ai cru) que cette stance
est directement imitée du latin de Catulle? Non pas; c'est traduit de
l'_Amadis_, où Gohorry, qui traduisait une partie de ce roman espagnol,
l'a rencontrée.]




Le
CHEVALIER DE MÉRÉ
ou
DE L'HONNÊTE HOMME AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.

Connaissez-vous le chevalier de Méré? Ce n'est pas que je vous conseille
de le lire; il n'est bon à connaître que par extraits. Il passait pour
plus aimable qu'il ne devait être, à en juger par ses lettres et par ses
discours imprimés; il faisait profession de ce qui n'est bien que si
on ne le professe pas, et que si l'on en use d'un air d'aisance et de
naturel. Sa politesse est compassée, et je le soupçonne fort d'avoir été
de ceux qui sont _frivoles dans le sérieux et pédants dans le frivole_;
mais c'était certainement un homme de beaucoup d'esprit, établi sur ce
pied-là dans le monde, ayant commerce avec ce qu'il y avait de plus
considérable dans les lettres et à la cour, désigné par l'opinion, à un
certain moment (de 1649 à 1664), pour un arbitre ou du moins pour un
maître d'élégance. Son tort fut de prendre trop à la lettre et trop
au sérieux ce rôle délicat, et de pousser à bout ce qui ne doit être
qu'effleuré, ce qui doit être renouvelé toujours. On a dit de Benserade
que c'était un Voiture trop prolongé: ç'a été l'inconvénient aussi du
chevalier de Méré. Malgré ces défauts ou à cause de ces défauts mêmes,
le chevalier de Méré est un _type_; et si aujourd'hui on veut étudier un
des caractères les plus en honneur au XVIIe siècle, on ne saurait mieux
s'adresser ni surtout plus commodément qu'à lui.

Il y eut, vers ce temps, des hommes qui nous représentent et qui
réalisent en eux l'idée de l'honnête homme, comme on l'entendait alors,
bien mieux que le chevalier de Méré ne le sut faire dans sa personne,
et lui-même, parmi les gens de sa connaissance, il nous en cite qu'il
propose pour d'accomplis modèles. Il n'en est aucun pourtant qui ait
plus réfléchi que lui sur cet idéal, qui se soit plus appliqué à le
définir, à en fixer les conditions, à disserter sur l'ensemble des
qualités qui le composent, étales enseigner en toute occasion. Un maître
à danser n'est pas toujours celui (tant s'en faut) qui danse le mieux;
mais si quelque ancien maître fameux en ce genre a écrit quelque chose
sur son art, et que cet art soit en partie perdu, on doit recourir au
traité. Le chevalier de Méré a été, à son heure, un maître de bel air et
d'agrément, et il a laissé des traités.

Il ne s'exagère point d'ailleurs, autant qu'on le pourrait croire,
l'effet des préceptes: «Eh! qui doute, dit-il quelque part [26], que si
quelqu'un était aussi honnête homme que l'on dit que Pignatelle étoit
bon écuyer, il ne pût faire un honnête homme comme Pignatelle un bon
homme de cheval? D'où vient donc qu'il en arrive autrement?» Il va
lui-même au-devant des objections que soulève le didactique en pareille
matière, lorsqu'il dit: «En tous les exercices, comme la danse, faire
des armes, voltiger, ou monter à cheval, on connoît les excellents
maîtres du métier à je ne sais quoi de libre et d'aisé qui plaît
toujours, mais qu'on ne peut guère acquérir sans une grande pratique; ce
n'est pas encore assez de s'y être longtemps exercé, à moins que d'en
avoir pris les meilleures voies. Les agréments aiment la justesse en
tout ce que je viens de dire, mais d'une façon si naïve, qu'elle donne
à penser que c'est un présent de la nature[27].» Je ne saurais mieux
comparer les écrits de Méré qu'à ceux de Castiglione, auteur du livre
du _Courtisan_ (_Cortegiano_). Celui-ci a fait le code de l'_homme de
cour_, l'autre a fait celui de l'_honnête homme_.

[Note 26: Cinquième Conversation avec le maréchal de Clérembaut.]

[Note 27: _Discours de la Conversation_.]

_Honnête homme_, au XVIIe siècle, ne signifiait pas la chose toute
simple et toute grave que le mot exprime aujourd'hui. Ce mot a eu bien
des sens en français, un peu comme celui de _sage_ en grec. Aux époques
de loisir, on y mêlait beaucoup de superflu; nous l'avons réduit au
strict nécessaire. L'honnête homme, en son large sens, c'était l'homme
_comme il faut_, et le _comme il faut_, le _quod decet_, varie avec
les goûts et les opinions de la société elle-même. L'abbé Prevost est
peut-être le dernier écrivain qui, dans ses romans, ait employé le mot
_honnête homme_ précisément dans le beau sens où l'employaient, au XVIIe
siècle, M. de La Rochefoucauld et le chevalier de Méré. Lorsque Voltaire
disait en plaisantant:

  Nos voleurs sont de très-honnêtes gens,
  Gens du beau monde...[28],

il détournait déjà un peu le sens et le parodiait, en lui ôtant
l'acception solide qui, au XVIIe siècle, n'était pas séparable de
l'acception légère. C'est ainsi que Bautru, dès longtemps, avait dit, en
jouant sur le mot, qu'_honnête homme et bonnes moeurs ne s'accordoient
guère ensemble_; franche saillie de libertin! L'honnête homme alors
n'était pas seulement, en effet, celui qui savait les agréments et
les bienséances, mais il y entrait aussi un fonds de mérite sérieux,
d'honnêteté réelle qui, sans être la grosse probité bourgeoise toute
pure, avait pourtant sa part essentielle jusque sous l'agrément; le tout
était de bien prendre ses mesures et de combiner les doses; les vrais
honnêtes gens n'y manquaient pas.

[Note 28: _L'Enfant prodigue_, acte III, scène II.]

Les dames surtout savaient vite à quoi s'en tenir, et quand on avait
tout dit, tout expliqué, elles demandaient quelque chose encore; ce
quelque chose, dit Méré, «consiste en je ne sais quoi de noble qui
relève toutes les bonnes qualités, et qui ne vient que du coeur et de
l'esprit; le reste n'en est que la suite et l'équipage.» Le chevalier
recommande beaucoup cet entretien des dames; c'est là seulement que
l'esprit _se fait_ et que l'honnête homme s'achève; car, comme il le
remarque très-bien, les hommes sont _tout d'une pièce tant_ qu'ils
restent entre eus.

En revanche, vers le même temps (et ceci complète le chevalier), Mlle de
Scudery observait de son bord que «les plus honnêtes femmes du monde,
quand elles sont un grand nombre ensemble (c'est-à-dire _plus de
trois_), et qu'il n'y a point d'homme, ne disent presque jamais rien qui
vaille, et s'ennuyent plus que si elles étoient seules.» Au contraire,
«il y a je ne sais quoi, que je ne sais comment exprimer (avouait
d'assez bonne grâce cette estimable fille), qui fait qu'un honnête homme
réjouit et divertit plus une compagnie de dames que la plus aimable
femme de la terre ne sauroit faire[29].» Quand on sent si vivement
des deux côtés l'avantage d'un commerce mutuel, on est bien près de
s'entendre ou plutôt on s'est déjà entendu, et la science de l'honnête
homme a fait bien des pas.

[Note 29: _Conversations sur divers sujets_, par Mlle de Scudery,
article _de la Conversation_.]

On sait bien peu de chose sur la vie du chevalier de Méré; la date de sa
naissance est restée incertaine comme le fut longtemps celle de sa mort.
Il était né, dit-on, vers la fin du XVIe siècle ou au commencement du
XVIIe; mais je ne crois pas qu'il soit d'avant 1610, car il servait
encore activement en 1664, et il ne mourut qu'en 1685, comme on
l'apprend par hasard d'un mot échappé à la plume de Dangeau. Il était
cadet d'une noble maison du Poitou. Son aîné, M. de Plassac-Méré,
s'était aussi mêlé de bel-esprit, et il correspondait avec Balzac: c'est
ce même M. de Plassac qui prétendait corriger le style de Montaigne. On
a quelquefois confondu les deux frères[30]. Le chevalier ne commence à
poindre dans les Lettres de Balzac qu'en l'année 1646; c'est bien à lui
que ce grand complimenteur écrivait: «La solitude est véritablement une
belle chose; mais il y auroit plaisir d'avoir un ami fait comme vous, à
qui l'on pût dire quelquefois que c'est une belle chose[31].» Et encore:
«Si je vous dis que votre laquais m'a trouvé malade, et que votre lettre
ma guéri, je ne suis ni poëte qui invente, ni orateur qui exagère; je
suis moi-même mon historien qui vous rend fidèle compte de ce qui se
passe dans ma chambre[32].» Le chevalier, dans cette lettre, est traité
comme un _brave_ et comme un _philosophe_ tout ensemble; il avait servi
avec honneur sur terre et sur mer[33]. Avant même de s'être retiré du
service et dans les intervalles des campagnes, il ne songeait qu'à vivre
agréablement dans le monde, tantôt à la cour et tantôt dans sa maison du
Poitou, par où il était assez voisin de Balzac. Celui-ci fut son premier
modèle et son grand patron en littérature. En dédiant au chevalier ses
_Observations sur la Langue françoise_, Ménage lui disait: «Quand je
vins à Paris la première fois, vous étiez un des hommes de Paris le plus
à la mode. Votre vertu, votre valeur, votre esprit, votre savoir, votre
éloquence, votre douceur, votre bonne mine, votre naissance, vous
faisoient souhaiter de tout le monde. Toutes ces belles qualités me
furent un jour représentées par notre excellent ami monsieur de Balzac
avec toute la pompe de son éloquence.» Cette pompe ne déplaisait pas au
chevalier; il en tenait lui-même, et, sous ses airs d'homme du monde,
il avait du _collet-monté_, comme disait de lui Mme de Sévigné. Entre
Balzac et Voiture, le chevalier n'hésitait pas; il était pour le
premier, et il se risqua souvent à critiquer le second, avec qui il
était en commerce également. On peut conjecturer, par quelques passages
des _Lettres_ du chevalier, que Voiture, cet aimable badin, l'avait
moins pris au sérieux que n'avait fait Balzac, et qu'il en était résulté
quelque pique d'amour-propre entre eux. Balzac, dont les oeuvres
subsistent bien plus que celles de Voiture, avait incomparablement moins
d'esprit comme homme, et peu ou point de discernement des personnes.
«Cet homme, qui faisoit de si belles lettres, dit quelque part le
chevalier en parlant de Voiture, voulut être de mes amis en apparence;
je voyois qu'il disoit souvent d'excellentes choses, mais je sentois
qu'il étoit plus comédien qu'honnête homme; cela me le rendoit
insupportable, et j'aimois Balzac de tout mon coeur, parce qu'il étoit
tendre et plein de sentiments naturels[34].» On devine, sous ces beaux
mots, ce que l'amour-propre ne sait pas voir ou ne veut pas dire. C'est,
au reste, à la suite de ces deux épistolaires que vient se classer le
chevalier et qu'il mérite d'avoir rang dans notre littérature. Ses
_Lettres_ participent de la manière de tous deux; il a beaucoup plus de
finesse d'esprit et plus d'observation morale que Balzac; il sait par
moments le monde tout autant que Voiture; son analyse est des plus
nuancées; mais sa déduction est lente, sans légèreté, sans enjouement.
Il écrivait un jour à quelqu'un:

[Note 30: Voir dans les _Éloges de quelques auteurs françois_, par
Jolly, l'article qui concerne M. de Méré; M. de Plassac y est confondu
avec son frère. Le volume imprimé des _Lettres_ de M. de Plassac est de
1648.]

[Note 31: Lettre du 6 juin 1646.]

[Note 32: Lettre du 24 août 1646.]

[Note 33: Il servait encore en 1664, et il fit partie de l'expédition
navale contre les pirates de Barbarie, laquelle, après un assez brillant
début, eut une triste fin. Dans la _Gazette_ extraordinaire du 28
août 1664, qui annonce _la prise de la ville et du port de Gigèrie en
Barbarie par les armées du Roy, sous le commandement du duc de Beaufort,
général de Sa Majesté en Afrique_, le chevalier a l'honneur d'être
mentionné. Après le détail du débarquement et de la prise de la place,
on y lit que, le lendemain, les Maures, qui s'étaient retirés sur les
hauteurs, vinrent assaillir une garde avancée; le duc de Beaufort,
accouru au bruit de l'escarmouche, s'étant mis à la tête des Gardes,
et le comte de Gadagne à la tête de Malte, repoussèrent vertement les
assaillants: «Tous les officiers des Gardes qui étoient en ce poste, dit
le bulletin, et ceux qui survinrent, tant de leur corps que de celui de
Malle, s'y comportèrent très-dignement... Les chevaliers de Méré et
de Chastenay y furent blessés des premiers. «On pourrait conjecturer,
d'après la teneur de ce bulletin, que M. de Méré était chevalier de
Malte et servait sur les galères de l'Ordre.]

[Note 34: Lettre 128e.]

    «Vous m'écrivez de temps en temps de ces lettres qu'on lit
    agréablement, et surtout quand on a le goût bon; mais elles coûtent
    toujours beaucoup, et je ne crois pas qu'on en puisse faire plus de
    deux en un jour. Balzac me dit une fois qu'avant que d'être content
    d'un certain billet au maire d'Angoulême, il y avoit passé plus de
    quatre matinées. Je ne trouve pourtant rien dans ce billet ni de
    beau ni de rare, et plus je le considère, moins j'en fais de cas.
    Voiture se plaignoit aussi de la peine que lui avoit donnée la
    lettre de la _carpe,_ et, sans mentir, il en étoit à plaindre[35].»

Mais Voiture, quoi qu'il en dise, avait l'à-propos, la rapidité, le don
du moment; ce qui n'empêche pas aujourd'hui les _Lettres_ du chevalier
d'être bien plus intéressantes et plus instructives pour nous que les
siennes.

Les _Lettres_ du chevalier, en effet, abondent en particularités qui
touchent à la fois à l'histoire de la langue et à celle des moeurs, et
qui nous y font pénétrer. Littérairement, elles sont antérieures à
la révolution que fit Mme de Sévigné dans ce genre jusque-là si peu
familier. Après Balzac, après Voiture, qui sont des épistolaires de
profession, la charmante mère de Mme de Grignan sait être parfaitement
naturelle et obéir à son propre génie, à son coeur, tout en soignant le
détail plus qu'il n'y paraît, et en songeant bien un peu au monde qui
attachait tant de prix alors à une lettre bien faite. Le chevalier de
Méré, au contraire, est resté un épistolaire tout de profession; et
de démon familier, il n'en a pas. C'est un _précieux_ qui continue de
l'être alors qu'il n'y avait déjà plus de _précieuses_, ou qu'il n'y
avait plus que la vieille Mlle de Scudery qui l'était encore. Les
_Lettres_ du chevalier offrent un continuel exemple de cette espèce de
finesse et de subtilité qu'on peut retrouver dans les _Conversations_
et les _Entretiens_ publiés vers la même date par l'auteur suranné
de _Clèlie_. Comme pensée toutefois, comme coup d'oeil moral, il est
très-supérieur à cette respectable demoiselle, et on ne saurait se
figurer, avant de l'avoir lu, ce qui se rencontre parfois chez lui de
délicat comme observation et comme langue.

[Note 35: Lettre 99e.]

Le chevalier a marqué assez bien lui-même le ton de ses lettres dans un
endroit où il discute la question de savoir _s'il faut écrire comme on
parle et parler comme on écrit[36]. Il remarque finement que les choses
qu'on ne prononce jamais et qui ne sont faites que pour être lues des
yeux, comme une histoire ou quelque composition d'un genre rassis,
ne doivent pas s'écrire comme l'on ferait un conte en conversation;
l'histoire est plus noble et plus sévère, la conversation est plus libre
et plus négligée. Et après avoir touché les harangues, il en vient aux
lettres, lesquelles, dit-il, ne se prononcent point: «Car, encore qu'on
en lise tout haut, ce n'est pas ce qu'on appelle prononcer; on ne les
doit pas écrire tout à fait comme on parle.» Pour preuve de cela,
continue-t-il, si l'on voit une personne à qui l'on vient d'écrire une
lettre, fût-elle excellente, on ne lui dira pas les mêmes choses qu'on
lui écrivait, ou pour le moins on ne les lui dira pas de la même façon.
«Il est pourtant bon, lorsqu'on écrit, de s'imaginer en quelque sorte
qu'on parle, pour ne rien mettre qui ne soit naturel et qu'on ne pût
dire dans le monde; et de même quand on parle, de se persuader qu'on
écrit, pour ne rien dire qui ne soit noble et qui n'ait un peu de
justesse.» Ainsi, premièrement, il n'écrit point ses lettres comme il
cause, et de plus même quand il cause, il parle un peu comme un _livre_;
on voit d'ici le renchérissement qu'en doit prendre son style. Il
se plaît à citer à ce propos son ami et son modèle, le maréchal de
Clérembaut, «qui cherchoit autant d'esprit avec une femme de chambre
entre deux portes que lorsqu'il parloit à la reine au milieu de toute la
cour[37].» De même lui, quand il écrivait à un procureur, il ajustait son
style comme quand il s'adressait à une duchesse. Cette manière d'écrire
et cette manière de causer étaient celles qui eurent la vogue dans le
meilleur monde, sous un certain régime de goût, entre l'_Astrée_ et la
_Clélie_; mais à quoi songeait-il de mener cela jusqu'après Mme de La
Fayette et après Boileau?

[Note 36: Cinquième _Conversation_ avec le maréchal de Clérembaut.]

[Note 37: Lettre 27e.]

Les _Lettres_ du chevalier parurent en 1682, quand le grand siècle
n'attendait plus, pour nouveauté dernière qui l'excitât, que les
_Caractères_ de La Bruyère. Un premier ouvrage, _les Conversations du
M. de C. et du C. de M._ (du maréchal de Clérembaut et du chevalier
de Méré) avait paru en 1669, l'année même des _Pensées_ de Pascal.
L'auteur-amateur avait fait imprimer dans l'intervalle quelques petites
dissertations sur _la Justesse_, sur _l'Esprit_, sur _la Conversation_,
sur _les Agréments_; tout cela venait trop tard, et l'on conçoit que
Dangeau, enregistrant dans son Journal la mort du chevalier, ait dit:
«C'étoit un homme de beaucoup d'esprit, qui avoit fait des livres qui ne
lui faisoient pas beaucoup d'honneur.» Le goût de ces choses, et surtout
de cette manière de les dire, avait passé, et, en matière légère
comme bien souvent en matière plus grave, le moment est tout; on n'en
_rappelle_ pas. Aujourd'hui, pour nous intéresser aux oeuvres du
chevalier, nous n'avons qu'à les remettre à leur vraie date, et à y
étudier le goût et les prétentions des gens du monde qui étaient sur le
pied de beaux-esprits aux environs de la Fronde, au temps de la jeunesse
de Mme de Maintenon ou de Pascal.

Je cite ces deux noms à dessein, parce que le chevalier s'y est à jamais
associé d'une manière fâcheuse et presque ridicule, et il serait trop
rigoureux vraiment de le juger par là. Il y a de lui une lettre fort
connue adressée à Pascal, et dans laquelle il prétend en remontrer à
ce génie original, et cela ni plus ni moins que sur les mathématiques;
c'est incroyable de ton:

    «Vous souvenez-vous de m'avoir dit une fois que vous n'étiez plus si
    persuadé de l'excellence des mathématiques? Vous m'écrivez à cette
    heure que je vous en ai tout à fait désabusé, et que je vous ai
    découvert des choses que vous n'eussiez jamais vues si vous ne
    m'eussiez connu. Je ne sais pourtant, monsieur, si vous m'êtes si
    obligé que vous pensez. Il vous reste encore une habitude que vous
    avez prise en cette science, à ne juger de quoi que ce soit que par
    vos démonstrations, qui, le plus souvent, sont fausses. Ces longs
    raisonnements tirés de ligne en ligne vous empêchent d'entrer
    d'abord en des connoissances plus hautes qui ne trompent jamais. Je
    vous avertis aussi que vous perdez par là un grand avantage dans le
    monde...»

Et plus loin, sur la _division à l'infini_:

    «Ce que vous m'en écrivez me paroît encore plus éloigné du bon sens
    que tout ce que vous m'en dites dans notre dispute...»

Il n'en faudrait pas plus qu'une pareille lettre pour perdre celui qui
l'a pu écrire dans l'opinion de la postérité, et Leibniz a traité le
chevalier avec bien du ménagement quand il a dit:

    «J'ai presque ri des airs que M. le chevalier de Méré s'est donnés
    dans sa lettre à M. Pascal... Mais je vois que le chevalier
    savoit que ce grand génie avoit ses inégalités, qui le rendoient
    quelquefois trop susceptible aux impressions des spiritualistes
    outrés et qui le dégoûtoient même par intervalles des connoissances
    solides[38]... M. de Méré en profitoit pour parler de haut en bas à
    M. Pascal. Il semble qu'il se moque un peu, comme font les gens
    du monde qui ont beaucoup d'esprit et un savoir médiocre. Ils
    voudroient nous persuader que ce qu'ils n'entendent pas assez est
    peu de chose. Il auroit fallu l'envoyer à l'école chez M. Roberval.
    Il est vrai cependant que le chevalier avoit quelque génie
    extraordinaire pour les mathématiques, et j'ai appris de M. des
    Billettes, ami de M. Pascal, excellent dans les _méchaniques_, ce
    que c'est que cette découverte dont ce chevalier se vante ici dans
    sa lettre: c'est qu'étant grand joueur, il donna les premières
    ouvertures sur l'estime des paris; ce qui fit naître les belles
    pensées de _alea_ de MM. Fermat, Pascal et Huyghens...»

[Note 38: La lettre de M. de Méré doit être antérieure à la
conversion de Pascal et à ce que Leibniz appelle son _spiritualisme
outré_. Le chevalier de Méré, qui était du Poitou comme le duc de
Roannez, avait dû connaître, par cette relation, Pascal, alors lancé
dans le monde (1651-1654).--Sur ces rapports de, Pascal et de Méré, M.
F. Collet a écrit un ingénieux article (dans la Revue, _la Liberté de
penser_, 15 février 1848); mais la conjecture qu'il émet me paraît
très-sujette à contestation, et elle reste, à mes yeux, tort douteuse.]

Et Leibniz finit par conclure que le chevalier, dans ce qu'il dit
contre la _division à l'infini_, se juge lui-même, et qu'un tel homme,
évidemment, était beaucoup trop occupé des _agréments_ du monde visible
pour pénétrer fort avant dans ce monde supérieur que régit la pure
intelligence[39]. Si l'on cherche maintenant ce que Pascal a pu penser de
ce chevalier qui le régentait si rudement, il est difficile de ne pas
croire qu'il a eu en vue M. de Méré dans la définition qu'il donne
des esprits _fins_ par opposition aux esprits _géométriques_, de ces
«esprits fins qui ne sont que fins, qui, étant accoutumés à juger les
choses d'une seule et prompte vue, se rebutent vite d'un détail de
définition en apparence stérile et ne peuvent avoir la patience de
descendre jusqu'aux premiers principes des choses spéculatives et
d'imagination, qu'ils n'ont jamais vues dans le monde et dans l'usage.»
On retrouve presque en cet endroit de Pascal les termes mêmes du
chevalier et sa prétention perpétuelle à dénigrer la géométrie, sous
prétexte qu'un coup d'oeil habile suffît à tout[40].

[Note 39: _Leibnitii Opera omnia_, au tome II, page 92.]

[Note 40: «Outre que cette méthode est lassante, et que jamais ce n'a
été le langage d'aucune cour du monde, il me semble que tout ce qu'on
dit de beau, de grand et de nécessaire, saute aux yeux quand on le dit
bien.» (Seconde _Conversation_ du chevalier de Méré avec le maréchal de
Clérembaut.)]

Si le chevalier s'est fort compromis par sa manière de traiter Pascal en
écolier, il ne fut guère plus d'à-propos avec Mme de Maintenon, qu'il
avait plus de motifs d'ailleurs d'appeler son _écolière_. Il l'avait
connue jeune, lorsqu'elle était Mlle d'Aubigné, et l'avait aussitôt
estimée à son prix. Il s'était même appliqué à la former au monde, car
c'était évidemment la vocation de ce galant homme et son goût
dominant d'avoir toujours, comme dit Mlle de Launay, à instruire et à
_documenter_ quelqu'un sur les grâces. La _jeune Indienne_, comme il
l'appelait, lui dut sa première réputation dans le beau monde. Plus
tard, après des années, il rappelait cela un peu pédantesquement à Mme
de Maintenon, déjà poussée dans les grandeurs et à la veille d'enchaîner
Louis XIV:

    «En vérité, madame, lui écrivait-il, il seroit bien mal aisé
    d'avoir tant d'amis d'importance au milieu de la cour, et d'estimer
    constamment ceux qui n'y sont de rien, quand ce seroit les plus
    honnêtes gens qu'on ait jamais vus. Il ne faut attendre que d'une
    vertu bien rare une faveur si extraordinaire. Mais, du temps que
    j'avois l'honneur de de vous approcher, je m'apercevois que vous
    saviez toujours distinguer le vrai mérite parmi de certaines choses
    brillantes qui ne dépendent que de la fortune, et cela me fait
    espérer que vous ne désapprouverez pas la liberté que je prends de
    vous écrire. Je pense avoir été le premier qui vous ai donné de
    bonnes leçons [41]... Je me souviens que je vous instruisois à vous
    rendre aimable, et que dès lors vous ne l'étiez que trop pour
    moi...»

[Note 41: Le chevalier oublie ici un de ses préceptes les plus
essentiels, car il a dit: «Un jeune homme, pour apprendre à chanter, à
danser, à monter à cheval, à voltiger ou à faire des armes, peut choisir
de ces maîtres qui ne cachent pas leur science, parce que, s'ils
excellent dans leur métier, ils s'en peuvent louer hardiment et sans
rougir. Il n'en est pas ainsi de cette qualité si rare; on se doit
bien garder de dire qu'on est honnête homme, quand on le seroit du
consentement des plus difficiles... On ne trouve que fort peu de ces
excellents maîtres d'honnêteté, et l'on n'en voit point qui se vantent
de l'être.» (Discours _de la vraie Honnêteté_, Oeuvres posthumes.)]


On a voulu voir dans la suite de la lettre une façon détournée de
demande en mariage; c'est infiniment trop dire: le chevalier badine
là-dessus et ne veut que recommander à son ancienne amie un honnête
homme qui a besoin de protection. Il faut pourtant avoir bien du
contre-temps pour aller faire la leçon à Pascal sur la géométrie, et
pour avoir l'air (ne fût-ce que cela) de s'offrir pour mari à Mme de
Maintenon vers l'année 1680.

Quand l'abbé Nadal publia, en 1700, les _Oeuvres posthumes_ du
chevalier, les choses étaient devenues autrement manifestes, et l'humble
Esther siégeait sous le dais. Il faut voir aussi comme l'honnête
éditeur, se met en frais au nom du chevalier, et comme celui-ci, pour
cette fois, nous apparaît tout d'un coup aux pieds de son écolière. Les
rôles sont complètement renversés. Après avoir nommé les personnes les
plus considérables qui étaient de l'intimité de M. de Méré, l'abbé Nadal
continue en ces termes:

    «C'étoit là toute sa société, si on ose y ajouter encore une
    personne illustre dont le nom emporte toutes les idées les plus
    sublimes de l'esprit, de la vertu, de la grandeur d'âme et de tant
    d'autres qualités qui mettent encore-au-dessous d'elle tout ce que
    la fortune a de plus élevé et de plus éblouissant. Aussi jamais ne
    fit-elle naître d'admiration plus vive que la sienne. _Elle a été
    l'objet de ses méditations dans sa retraite; on la retrouve partout
    dans ses idées_. Selon lui, ses derniers préceptes ne sont que
    l'éloge et l'expression de ses vertus mêmes, et c'est dans l'honneur
    d'approcher Mme de Maintenon qu'il a trouvé la source de ces
    bienséances si délicates, réduites ici en règles et en principes.»

C'est ainsi que les choses s'accommodent avec un peu de complaisance;
cet abbé Nadal faisait le prophète après coup. Les _Lettres_ publiées en
1682 montrent assez que le chevalier se posa jusqu'à la fin en maître
plus disposé à donner qu'à recevoir des leçons[42].

Je n'ai pas dissimulé les torts et infime les petits ridicules du
chevalier, et j'ai le droit, ce me semble, d'en venir maintenant à ses
mérites; ils sont très-réels, très-fins, et ce m'a été un si sensible
plaisir de les découvrir que je voudrais le faire partager. Il n'y a
pour cela qu'une manière, c'est de le citer avec choix, car on ferait
un délicieux recueil de ses pensées et de quelques-unes de ses lettres.
N'était-ce pas, en effet, un homme de beaucoup d'esprit que celui dont
on rencontre de telles pensées à chaque page?

[Note 42: Ainsi, à travers les fatuités de cette lettre qui nous
paraît si étrange de ton, il savait très-bien indiquer le côté faible
de Mme de Maintenon, lui dénoncer cet oubli où on l'accusait de laisser
tomber insensiblement ses relations du passé: «On s'imagine que vos
anciens amis ne tiennent pas en votre bienveillance une place fort
assurée.» Il l'avertit qu'on lui reprochait à la cour de n'aimer à
favoriser que des gens déjà élevés et par eux-mêmes en faveur. En même
temps il reconnaissait son charme, qui faisait qu'on lui restait attaché
malgré tout: «Si cela vous paroît peu vraisemblable à cause que vous
m'avez extrêmement négligé, lui disait-il, je vous apprends qu'entre vos
merveilleuses qualités qui font tant de bruit, vous en avez une que je
regarde comme un enchantement: c'est que les gens de bon goût qui vous
ont bien connue ne vous sauroient quitter, de quelque adresse que vous
usiez pour vous en défaire, et j'en suis un fidèle témoin.» Tout cela
est finement observé et n'est pas du tout ridicule. En somme, on ne
connaîtrait pas bien Mme de Maintenon et surtout Mlle d'Aubigné, «belle
et _d'une beauté qui plaît toujours_, douce, secrète, fidèle, modeste,
intelligente...,» si on ne recourait au chevalier. (Lettres 38e, 6le,
48e, etc.) Je serais étonné si ce n'était pas d'elle aussi qu'il veut
parler: «Une personne, la plus charmante que je connus de ma vie...»
(Page 152 des _Oeuvres posthumes_.) La Beaumelle, ce chroniqueur si peu
sûr, a _romancé_ selon son usage le chapitre où figure le chevalier; il
est temps qu'un noble et grave historien, M. le duc de Noailles, vienne
remettre l'ordre et la justesse dans les choses de sa maison.]

«On n'est plus du monde quand on commence à le bien connoître; au moins
le voyage est bien avancé devant que l'on sache le meilleur chemin.»

«Comme la voix vient en chantant, et que l'on apprend à s'en bien
servir quand on l'exerce sous un bon maître, l'esprit s'insinue et se
communique insensiblement parmi les personnes qui l'ont bien fait. Il
ne faut point douter que l'on en puisse acquérir lorsqu'un habile homme
s'en mêle.»

«Ceux qui ont le coeur droit ont le sens de même, pour peu qu'ils en
aient; et prenez garde que de certaines gens qui ont tant de plis et
de replis dans le coeur n'ont jamais l'esprit juste: il y a toujours
quelque faux jour qui leur donne de fausses vues.»

«On ne saurait avoir le goût trop délicat pour remarquer les vrais et
les faux agréments, et pour ne s'y pas tromper. Ce que j'entends par là,
ce n'est pas être dégoûté comme un malade, mais juger bien de tout ce
qui se présente, par je ne sais quel sentiment qui va plus vite, et
quelquefois plus droit que les réflexions.»

«Il faut, si l'on m'en croit, aller partout où mène le génie, sans autre
division ni distinction que celle du bon sens.»

«Celui qui croit que le personnage qu'il joue lui sied mal ne le saurait
bien jouer, et qui se défie d'avoir de la grâce ne l'a jamais bonne.»

«Pour bien faire une chose, il ne suffit pas de la savoir, il faut s'y
plaire, et ne s'en pas ennuyer.»

«Ce qui languit ne réjouit pas, et quand on n'est touché de rien,
quoiqu'on ne soit pas mort, on fait toujours semblant de l'être.»

«La plupart des gens avancés en âge aiment bien à dire qu'ils ne sont
plus bons à rien, pour insinuer que leur jeunesse étoit quelque chose de
rare.»

Cet _honnête homme_ que le chevalier veut former, et qui est comme
un idéal qui le fuit (car l'ordre de société que ce soin suppose
se dérobait dès lors à chaque instant), lui fournit pourtant une
inépuisable matière à des observations nobles, délices, neuves, parfois
singulières et philosophiques aussi. Comme, selon lui, le propre de
l'_honnête homme_ est de n'avoir point de métier ni de profession, il
pensait que la cour de France était surtout un théâtre favorable à le
produire: «car elle est la plus grande et la plus belle qui nous soit
connue, disait-il, et elle se montre souvent si tranquille que les
meilleurs ouvriers n'ont rien à faire qu'à se reposer.» Ce parfait
loisir constitue véritablement le climat propice: être capable de tout
et n'avoir à s'appliquer à rien, c'est la plus belle condition pour
le jeu complet des facultés aimables: «Il y a toujours eu de certains
fainéants sans métier, mais qui n'étoient pas sans mérite, et qui ne
songeoient qu'à bien vivre et qu'à se produire de bon air.» Et ce mot
de _fainéants_ n'a rien de défavorable dans l'acception, car «ce sont
d'ordinaire, comme il les définit bien délicatement, des _esprits doux_
et des _coeurs tendres_, des gens fiers et civils, hardis et modestes,
qui ne sont ni avares ni ambitieux, qui ne s'empressent pas pour
gouverner et pour tenir la première place auprès des rois: ils n'ont
guère pour but que d'apporter la joie partout[43], et leur plus grand
soin ne tend qu'à mériter de l'estime et qu'à se faire aimer.» Voilà
les _fainéants_ du chevalier. Être ce qu'on appelle _affairé_, c'est là
proprement la mort de l'honnête homme. M. Colbert, par exemple, était
affairé, et de nos jours, hélas! chacun ne ressemble-t-il pas plus ou
moins en cela à M. Colbert[44]?

[Note 43: Et non pas une joie de plaisants et de diseurs de bons
mots, comme les Boisrobert, les Marigny, les Sarasin (M. de Méré les
exclut nommément), mais une joie légère et insinuante.]

[Note 44: M. Colbert était tel, occupé et le paraissant; mais le fils
de Colbert, l'aimable M. de Seignelai, comme il savait tout concilier!
On se rappelle ces vers de Chaulieu parlant de son rêve d'Élysée:

  Dans un bois d'orangers qu'arrose un clair ruisseau,
  Je revois Seignelai, je retrouve Béthune,
  Esprits supérieurs en qui la volupté
  Ne déroba jamais rien à l'habileté,
  Dignes de plus de vie et de plus de fortune.

Seignelai, Béthune, M. de Lionne, on les reconnaît _honnêtes gens_
jusque dans les affaires; ils portent le poids légèrement, et, à les
voir, rien ne paraît.]

Pour être honnête homme (selon le chevalier toujours), il faut prendre
part à tout ce qui peut rendre la vie heureuse et agréable, agréable aux
autres comme à soi. De même que le chrétien veut faire du bien même à
ceux qui lui veulent du mal, le vrai honnête homme ne saurait négliger
de plaire, même à ses ennemis, quand il les rencontre: «car celui qui
croit se venger en déplaisant se fait plus de mal qu'il n'en fait aux
autres.»--«Il y en a d'autres qui veulent bien plaire et se faire aimer;
mais ni l'honneur, ni la vérité, ni le bien de ceux qui les écoutent,
ne leur font jamais rien dire, s'ils n'y trouvent leur compte.» Ah! que
cette vue sordide est bien loin du coeur du véritable honnête homme! Ne
rien faire que par intérêt, même en ces choses légères, ne pas savoir
être aimable, même gratuitement et en pure perte, M. de Méré appelle
cela les _mauvaises moeurs_. Qu'aurait-il pensé de N., qui a tant
d'esprit et qui se croit si moral, mais qui dès sa jeunesse, et jusque
dans ses frais d'esprit, n'a jamais rien fait d'inutile? L'honnête homme
est plus généreux; il cherche à plaire partout et à tous, même aux
moindres que lui, et sans intérêt. Qui n'a rencontré dans le monde,
depuis qu'on n'a plus le loisir d'y être parfaitement _honnête homme_,
de ces gens qui sont charmants avec vous le soir, à condition d'être
brusques s'ils vous rencontrent le matin, et de s'arranger, du plus loin
qu'ils vous avisent, pour ne vous point reconnaître? Ces procédés-là
(qui sont déjà les procédés américains) n'entrent pas dans l'idée du
chevalier: au fond d'un désert comme au milieu de la cour, à l'écart, à
l'improviste, à chaque heure, son honnête homme est le même, car il a
son inspiration dans le coeur. Aussi la vraie honnêteté est indépendante
de la fortune; comme elle s'en passe au besoin, elle ne s'y arrête pas
chez les autres; elle n'est dépaysée nulle part: «Un honnête homme de
_grande vue_ est si peu sujet aux préventions que, si un Indien d'un
rare mérite venoit à la cour de France et qu'il se pût expliquer, il ne
perdroit pas auprès de lui le moindre de ses avantages; car, sitôt que
la vérité se montre, un esprit raisonnable se plaît à la reconnoître,
et sans balancer.» Mais ici il devient évident que la vue du chevalier
s'agrandit, qu'il est sorti de l'empire de la mode; son savoir-vivre
s'élève jusqu'à n'être qu'une forme du _bene beateque vivere_ des sages;
son honnêteté n'est plus que la philosophie même, revêtue de tous ses
charmes, et il a le droit de s'écrier: «Je ne comprends rien sous le
ciel au-dessus de l'honnêteté: c'est la quintessence de toutes les
vertus.»

Vous êtes-vous jamais demandé quelle nuance précise il y a entre
l'_honnête homme_ et le _galant homme_? Le chevalier va vous le dire.
Un galant homme a de certains agréments qu'un honnête homme n'a pas
toujours; mais un honnête homme en a de bien profonds, quoiqu'il
s'empresse moins dans le monde. On n'est jamais tout à fait honnête
homme _que les dames ne s'en soient mêlées_; cela est encore plus vrai
du galant homme. Cette dernière qualité plaît surtout dans la jeunesse;
prenez garde qu'elle ne passe avec elle aussi, comme une fleur ou comme
un songe. Le véritable galant homme ne devrait être qu'un honnête homme
un peu plus brillant ou plus enjoué qu'à son ordinaire, un honnête homme
dans sa fleur.

On confond quelquefois le _bon air_ avec l'_agrément_; il y a pourtant
_beaucoup_ de différence. «Le bon air, dit le chevalier, se montre
d'abord, il est plus régulier et plus dans l'ordre. L'agrément est plus
flatteur et plus insinuant; il va plus droit au coeur, et par des voies
plus secrètes. Le bon air donne plus d'admiration, et l'agrément plus
d'amour. Les jeunes gens qui ne sont pas encore faits, pour l'ordinaire
n'ont pas le bon air, ni même de certains agréments de maître.» Le
chevalier revient plus d'une fois sur cette idée que «ce qu'on appelle
le goût bon, il ne faut pas l'attendre des jeunes gens, à moins qu'ils
n'y soient extrêmement nés ou que l'on n'ait eu grand soin de les y
élever.» Les jeunes gens, par une impétuosité naturelle, vont d'abord à
ce qui leur paraît le plus nécessaire, et le reste les touche fort peu.
Il est besoin, selon une expression heureuse, de _faire l'esprit_, de
faire le goût: l'étoffe un peu roide a besoin d'un certain _usé_ pour
acquérir toute sa souplesse et son délicat. Au reste, ceux et surtout
celles qui sont dignes d'avoir du goût y arrivent assez tôt, et de bien
des manières. On se rappelle cette charmante et toute jeune Mlle de
Saint-Germain chez Hamilton, qui avait tout bien dans sa personne,
hormis les _mains_: «Et la belle se consoloit de ce que le temps de les
avoir blanches n'étoit pas encore venu.»

A cet égard, tout épicurien qu'il se montre en bien des endroits, le
chevalier ne sait sans doute pas la recette aussi bien que les Grammont,
les Hamilton, ces voluptueux rompus à l'art de plaire. Lui qui
nous parle si souvent de Pétrone et de César, ces honnêtes gens de
l'antiquité, il ne s'est peut-être jamais posé, dans toute sa portée
morale, la question délicate et périlleuse: «A quel prix le goût se
perfectionne-t-il? et quel mélange secret le mûrit le mieux?» Mais,
dans sa méthode plus honnête et moins hasardée, il sait trouver de bons
conseils. Avec les femmes il recommande les procédés qui servent à
montrer l'esprit tout en favorisant le sentiment. Il a remarqué que
celles qui ont le plus d'esprit, dit-il, préfèrent à trop d'éclat et à
trop d'empressement je ne sais quoi de plus retenu. Selon lui, on est
trop prompt à leur jeter son coeur à la tête, et on leur en dit plus
d'abord que la vraisemblance ne leur permet d'en croire, et bien souvent
qu'elles n'en veulent: «On ne leur donne pas le loisir de pouvoir
souhaiter qu'on les aime, et de goûter une certaine douceur qui ne se
trouve que dans le progrès de l'amour. Il faut longtemps jouir de ce
plaisir-là pour aimer toujours, car on ne se plaît guère à recevoir
ce qu'on n'a pas beaucoup désiré, et quand on l'a de la sorte, on
s'accoutume à le négliger, et d'ordinaire on n'en revient plus.» Pour
le coup, on reconnaît, tissez bien, ce me semble, le maître de Mme de
Maintenon; et qui donc sut mettre en pratique, comme elle, cet art de
douce et puissante lenteur?

Le chevalier sait bien l'antiquité latine et grecque; il en parle
très-volontiers, d'une manière qui nous paraît bien d'abord un peu
étrange, car il l'accommode, bon gré mal gré, à ses façons modernes;
pourtant il y a de quoi profiter à l'entendre. Comme il cherche partout
des honnêtes gens, il s'est avisé de découvrir que le premier en date
était Ulysse: «Il connoissoit le monde, comme Homère en parle, dit-il;
mais je crois qu'il n'avoit que bien peu de lecture.» Puis vient
Alcibiade, autre honnête homme selon Platon. On est tout étonné de le
voir prendre sérieusement à partie Alexandre, et le morigéner en deux ou
trois circonstances, comme civil et galant hors de propos[45]; il essaye
tout aussitôt de se justifier de l'étrange idée: «Que si l'on m'allègue
que c'étoit la bienséance de ce temps-là, ce n'est rien à dire; les
grâces d'un siècle sont celles de tous les temps. On s'y connoissoit
alors à peu près comme aujourd'hui, tantôt plus, tantôt moins, selon les
cours et les personnes; car le monde ne va ni ne vient, et ne fait
que tourner.» L'erreur du chevalier se saisit bien nettement dans ce
passage. Oui, le monde ne fait que tourner, mais les grâces, et surtout
les bienséances, restent-elles les mêmes? Voilà ce qui ne saurait se
soutenir, à moins d'être entiché; et, s'il est de certaines grâces
naturelles et vraies qui, après des éclipses de goût, se maintiennent
éternellement belles et restent jeunes toujours, sont-ce de ces grâces
comme il l'entend, lui le bel-esprit et le raffiné?

[Note 45: De même pour Scipion, de qui il a dit: «Je trouve Scipion
si formaliste et si tendu, que je ne l'eusse pas cherché pour un homme
de bonne compagnie.» (_Oeuvres posthumes_, page 63). Et sur Virgile,
_qui écrivoit plus en poëte qu'en galant homme_, voir la lettre 22e à
Costar.]

Le chevalier, je le répète, était fort instruit; il avait présent à la
pensée, sans doute, ce mot d'Hérodote: «Il y a longtemps que les hommes
ont trouvé ce qui est bien, et ce qu'il importe de savoir.» Il avait
assez d'étendue et de sagacité d'esprit pour deviner, chez ces hommes de
l'antiquité, ceux qui réalisaient en eux quelque chose de l'idée subtile
qu'il se faisait. En un sens, Pétrone et César lui paraissaient avec
raison de vrais honnêtes gens, et ce Ménon le Thessalien, dont parle
Xénophon dans sa _Retraite_, personnage qui avait tous les vices,
surtout la fausseté, qui croyait exactement que la parole a été donnée
pour déguiser sa pensée, même entre amis, et qui regardait tout net les
gens vrais comme des êtres _sans éducation_[46], ce Ménon si avancé en
moeurs lui eût paru un faux honnête homme et un _roué_ de ce temps-là.
Mais le travers était de vouloir suivre dans le détail ce qui ne
se laissait entrevoir que dans un aperçu rapide. Le chevalier, en
vieillissant et en devenant plus vertueux, faisait subir à son idée
d'_honnête homme_ une métamorphose graduelle qui le menait jusqu'à y
comprendre tous les sages, Platon, Pythagore lui-même. A force d'y
voir je ne sais quelle puissance de charmer et d'adoucir les coeurs
farouches, peu s'en faut qu'il n'y ait fait entrer Orphée. Il était
tombé évidemment dans la confusion.

Il n'y était pas encore, quand il parlait de Pétrone et de César, et
quoiqu'il y ait dans le ton dont il disserte de ces fameux Romains un
faux air de _Clélie_, il s'y trouve une connaissance incontestable du
fond des choses et du caractère des personnages. Sur César, il sait
très-bien accueillir par un éclat de rire un des faiseurs de romans
d'alors qui, pour se venger de ce que le conquérant avait appelé les
Gaulois des barbares, n'avait pas craint de décider que César était _peu
cavalier_. Pour lui, il le juge assez au vrai, surtout son style, dont
il marque ainsi la physionomie:

    «On sent son mérite et sa grandeur aux plus petites choses qu'il
    dit, non pas à parler pompeusement, au contraire sa manière est
    simple et sans parure, mais à je ne sais quoi de pur et de noble
    qui vient, de la bonne nourriture[47] et de la hauteur du génie. Ces
    maîtres du monde, qui sont comme au-dessus de la fortune, ne
    regardent qu'indifféremment la plupart des choses que nous admirons,
    et, parce qu'ils en sont peu touchés, ils n'en parlent que
    négligemment. Dans un endroit où il raconte qu'il y eut deux
    ou trois de ses légions qui furent quelque temps en désordre,
    combattant contre celles de Pompée: On croit, dit-il, que c'étoit
    fait de César, si Pompée eût su vaincre. Cette victoire eût décidé
    de l'empire romain. Et, voilà bien peu de mots, et bien simples,
    pour une si grande chose.--César étoit né avec deux passions
    violentes: la gloire et l'amour, qui l'entraînoient comme deux
    torrents[48]...»

[Note 46: [Grec: Tôn apaideutôn]: la noble chose que les Grecs
appelaient [Grec: paideia], et dont ils étaient si fiers, est bien, en
effet ce qui constituait chez eux l'_honnête homme_, pour parler le
style de notre sujet.]

[Note 47: _Nourriture_ pour éducation.]

[Note 48: Sixième _Conversation_ avec le maréchal de Clérembaut.
C'est de ces _Conversations_ que j'ai tiré le plus grand nombre de mes
citations, et aussi du premier des traités posthumes, qui a pour titre:
_de la vraie Honnêteté_.]

Quant à Pétrone, il était fort à la mode en ce moment. Les
Saint-Évremond, les Ninon, les Saint-Pavin, les Mitton[49], tous gens
aimables et de plaisir, avec qui correspond le chevalier, raffolaient
du voluptueux Romain. Lui-même, en son bon temps, le chevalier était de
cette secte; il en était à sa manière, épicurien un peu formaliste
et compassé, rédigeant le code d'Aristippe plutôt que de s'y laisser
doucement aller. On entrevoit dans ses _Lettres_ tout un groupe plus
naturel que lui, plus hardi et plus libre, toute une délicieuse bande
qui précède en date et qui présage le groupe des Du Deffand, des Hénault
et des Desalleurs, de ces contemporains de la jeunesse de Voltaire. Sous
les airs réguliers du grand règne, si l'on sait y lire et y pénétrer,
que de petites coteries ininterrompues, du XVIe siècle jusqu'au XVIIIe,
qui ont eu ainsi pour patron Rabelais ou Pétrone!

[Note 49: Mitton ne se connaît bien que dans les _Lettres_ de M. de
Méré: c'est là qu'on apprend que cet épicurien insouciant avait écrit
quelques pages _sur l'Honnêteté_ qui se sont trouvées comprises dans les
_Oeuvres mêlées_ de Saint-Évremond: «_Vous savez dire des choses_, Lui
écrit M. de Méré, et vous devez être persuadé qu'il n'y a rien de si
rare. Vous souvenez-vous que Mme la marquise de Sablé nous dit qu'elle
n'en trouvoit que dans Montaigne et dans Voiture, et qu'elle n'estimoit
que cela? Je m'assure que, si vous l'eussiez souvent vue, ou qu'elle
eût eu de vos écrits, elle vous eût ajouté à ces deux excellents
génies.»--Pascal avait fort connu Mitton, et, dans les ébauches de ses
_Pensées_, il le nomme par moments et le prend à partie, quand il songe
au type du libertin qu'il veut réfuter: «Le _moi_ est haïssable. Vous,
Mitton, le couvrez; vous ne l'ôtez pas pour cela...» En effet, selon
Mitton, «pour se rendre heureux avec moins de peine, et pour l'être avec
sûreté sans craindre d'être troublé dans son bonheur, il faut faire en
sorte que les autres le soient avec nous;» car alors tous obstacles sont
levés, et tout le monde nous _prête la main_. «C'est ce ménagement de
bonheur pour nous et pour les autres que l'on doit appeler _honnêteté_,
qui n'est, à le bien prendre, que l'_amour-propre bien réglé_.» C'est
à cela que Pascal semble répondre directement dans son apostrophe à
l'aimable égoïste.]

Dans une lettre à la duchesse de Lesdiguières, qui était son héroïne
tout comme le maréchal de Clérembaut est son héros, le chevalier traduit
_la Matrone d'Éphèse_, qui amusera aussi la plume de Saint-Évremond. En
traduisant Pétrone, et dans de certains détails de moeurs qui précèdent
le récit de l'aventure, le chevalier l'arrange un peu: «Je le mets dans
notre langue, dit-il, non pas toujours comme il est dans l'original,
mais comme je crois qu'il y devroit être.» Il se trouve ainsi que
Pétrone ne nous parle que de l'aimable _Phryné_ et de _Climène_, au lieu
de nous parler d'autre chose; mais ce n'est pas là un grave reproche que
nous adresserons au chevalier; sa traduction du morceau est des plus
agréables à lire en elle-même, et se peut dire dans tous les cas une
_belle infidèle_.

Pétrone, livre charmant et terrible par tout ce qu'il soulève de pensées
et de doutes dans une âme saine! Ce _Satyricon_ est bien l'oeuvre d'un
démon. Que la composition y soit absente, que l'intention générale reste
énigmatique, eh! qu'importe? chaque morceau en est exquis, chaque
détail suffit pour engager. Je ne me flatte pas d'avoir rompu toute
l'enveloppe, et je n'y ai pas visé le moins du monde; j'ai lu, j'ai
glissé, et il m'a suffi de cet à-peu-près facile pour apprécier du
moins, au milieu de tout ce qui m'échappait, la façon de dire vite et
bien, la touche légère, l'élégante familiarité, cette nouveauté qui
n'est pas tirée de trop loin et qui rencontre aisément ce qu'elle
cherche (_curiosa felicitas_, comme Pétrone lui-même a dit d'Horace), en
un mot, ce cachet qui a caractérisé de tout temps les écrivains maîtres
en l'art de plaire. Quelques narrations, parmi lesquelles se détache le
conte de cette _Matrone_ tant célébrée, sont des pièces accomplies, et
les vers que l'auteur s'est passé la fantaisie d'insérer à travers
sa prose, à la différence de ce qu'offrent en français ces sortes de
mélanges, ont une solidité et un brillant qui en font de vraies perles
enchâssées. Pourtant cette jouissance du goût laisse après elle une
impression inquiétante et soulève dans l'esprit un problème qui lui
pèse. Que le goût ne soit pas la même chose que la morale, nous le
savons à merveille; mais est-il possible qu'il s'en sépare à ce point,
et que la perfection de l'un se rencontre dans la ruine et la perversion
de l'autre? Quoi! se peut-il? Combien de corruption pour cette
perfection! combien de fumier pour cette fleur! De quels éléments
est-elle donc pétrie, cette grâce suprême et dernière qui n'a qu'un
_point_ et un _moment_? Car cette délicatesse-là, qui est celle de
la fin, ressemble, on l'a dit, à ces viandes faites qui ne sauraient
attendre un instant de plus. Disons vite qu'il est un certain goût
primitif et sain, né du coeur et de la nature, plus rude parfois, mais
tout généreux, et dont la franche saveur répare et ne s'épuise pas. Il
y a Lucrèce enfin tout à l'opposé de Pétrone; il y en a quelques autres
encore dans l'intervalle, et l'on n'est pas absolument tenu de choisir
entre l'historien d'Eucolpe et le vertueux académicien Thomas.

Il y avait, si j'ose dire, un peu de ce dernier dans M. de Méré. J'ai
fait assez voir qu'il n'a jamais su triompher de sa roideur. Si Pétrone
et le chevalier de Grammont étaient les deux héros de Saint-Évremond,
Pétrone et le maréchal de Clérembaut étaient ceux de notre chevalier,
et, si habile de conduite que pût être ce maréchal au parler bègue[50],
je le soupçonne sans injure d'avoir été un modèle un peu moins ravissant
que le beau-frère d'Hamilton. Pour les idées aussi bien que pour les
agréments, le chevalier peut bien n'être jamais allé au delà d'une
certaine surface et n'avoir point percé la glace, même en fait
d'épicuréisme. Je n'en voudrais qu'une petite preuve que je jette à
l'avance ici. Les anciens avaient remarqué que de toutes les écoles
de philosophie on passait dans celle d'Épicure, mais qu'une fois dans
celle-ci on y restait et qu'on ne passait point à d'autres. Cela est
encore vrai, même des modernes; les vrais épicuriens, ceux qui sont
allés une fois au fond, m'ont bien l'air de vivre tels jusqu'au bout et
de mourir tels, sauf les convenances. Or le chevalier vieillissant se
convertit tout de bon, et ce ne fut pas, comme La Rochefoucauld, à
l'extrémité, et pour _faire une fin_; il suffit de lire les écrits de
ses dernières années pour voir quel bizarre amalgame se faisait, dans
son esprit, de son ancien jargon d'_honnête homme_ avec ses nouveaux
sentiments de dévot. J'en conclus qu'il ne fut jamais à fond de la secte
de La Rochefoucauld, de Saint-Évremond et de Ninon.

[Note 50: Sur le maréchal de Clérembaut (Palluau), plus adroit
courtisan que grand guerrier, on peut voir les _Mémoires_ de Mme de
Motteville, 31 mars 1649.--Je craindrais pourtant de ne pas donner
une idée assez favorable du maréchal, si je n'indiquais un passage de
Saint-Évremond dans un très-agréable morceau _sur la Retraite_, et
encore dans la _Conversation avec le duc de Caudale_. Ninon paraît aussi
avoir fait grand cas de l'esprit du maréchal. Mme Cornuel parlait de lui
plus légèrement.]

Le seul ouvrage de M. de Méré qui vaille aujourd'hui la peine qu'on s'y
arrête avec détail, ce sont ses _Lettres_; l'on en pourrait tirer un
certain nombre de singulières et d'intéressantes. J'en donnerai trois
ici. La première est longue; mais, je ne sais si je m'abuse, elle me
paraît charmante, et elle a semblé telle à de bons juges sur qui je l'ai
essayée. C'est tout un petit roman finement touché, tendre et discret,
un tableau peint de couleurs du temps, qui, à demi passées, font sourire
et plaisent encore. Le chevalier écrit à la duchesse de Lesdiguières sur
son sujet favori, sur les maîtres en fait d'usage et d'agréments. Mais
où les trouver ces maîtres accomplis? Ils sont souvent si _libertins_
qu'ils échappent et qu'on ne les a pas comme on veut:

    «Le meilleur expédient, poursuit-il, pour apprendre une chose en peu
    de temps et sans maître, c'est de s'imaginer qu'on n'a que cette
    seule voie pour obtenir ce qu'on souhaite le plus. Les violents
    désirs sont industrieux, et c'est ce qu'on dit que, lorsqu'on aime,
    ou ne trouve rien d'impossible.

    «Un de mes amis, fort galant homme, m'étant un jour venu voir,
    lisoit je ne sais quoi que j'avois écrit, et le lisoit d'une manière
    que j'en fus charmé, quoique je n'eusse jamais eu de plaisir à le
    lire. Je lui demandai comment il avoit acquis cette science.--«Ha!
    me répondit mon ami avec un profond soupir, de quoi m'allez-vous
    parler? En revenant de Rome, je passai par une ville de France;
    c'étoit sur la fin de mai, et le soir, prenant le frais dans un
    jardin où les dames se promenoient, j'en vis une qui me blessa dans
    la foule, sans dessein de me nuire, car elle ne m'avoit pas regardé,
    et je ne lui avois pu dire un seul mot. Cependant j'en devins, en
    moins de deux heures, si ardemment amoureux, que je fus toute la
    nuit sans dormir. Son visage et sa taille, son air à marcher et sa
    mine enjouée avec un sourire flatteur me repassoient devant les
    yeux, et ses paroles m'avoient tant plu qu'il me sembloit que je
    l'entendois encore discourir, et j'en étois enchanté, de sorte que,
    le lendemain, je la cherchois partout; et, comme je m'en informois,
    j'appris qu'il y avoit peu de temps qu'elle étoit mariée, et que,
    dès le matin, elle étoit partie pour retourner dans une maison de
    campagne, et que cette maison étoit dans un désert. Je sus aussi que
    son mari étoit inaccessible aux gens du monde, qu'il ne songeoit
    qu'à son ménage et qu'à goûter le repos et les douceurs de la
    retraite. Je ne cherchois que des personnes qui me pussent parler
    d'elle, et j'en trouvois assez, parce que tout le monde l'aimoit; et
    tant de choses qu'on m'en disoit augmentaient le désir que j'avois
    de la revoir et m'en ôtoient l'espérance. J'étois bien triste, et je
    ne savois par où me consoler; car de l'ôter de mon coeur, cela me
    sembloit impossible; et, quoique le peu d'apparence de pouvoir
    passer ma vie auprès d'elle m'eût désespéré, je me plaisois trop à
    m'en souvenir pour essayer de l'oublier.

    «La maison où demeuroit cette dame étoit au milieu d'une grande
    forêt, et située entre deux collines par où passe une petite rivière
    dont l'eau est aussi claire et aussi pure que celle d'une source
    vive; et ce qui la rend bien considérable, c'est que cette dame s'y
    est quelquefois baignée. La ville où j'étois est à cinq lieues de
    cette maison, et j'allois souvent rôder de ce côté-là, non pas en
    espérance de voir cette aimable personne; mais, comme je ne me
    sentois malheureux que par son absence, il me sembloit que plus je
    m'approchois du lieu où elle étoit, moins j'étois à plaindre. Voilà,
    disois-je, l'endroit qui possède tout ce qui m'est cher au monde,
    et le seul qui m'est défendu! Plus je le considérois, plus j'étois
    vivement touché, et je ne pouvoir m'en éloigner sans redoubler mes
    soupirs et mes plaintes. Hélas! disois-je en soupirant, que ses
    domestiques sont heureux qui peuvent la regarder et lui parler!
    mais n'en pourrois-je pas être en me déguisant? Je ne puis v
    en l'état où je suis, et je n'ai plus à garder ni mesure, ni
    bienséance.--Je savois que son mari avoit deux enfants encore
    jeunes, d'une première femme, et je m'allai mettre dans l'esprit de
    feindre que j'étois de ces précepteurs libertins qui courent, le
    monde. Un jour que je n'en pouvois plus, un de mes gens, qui m'avoit
    suivi, m'avertit que la nuit s'approchoit et qu'il n'y avoit point
    de lune; je m'arrêtai dans un village à l'entrée de la forêt, et là,
    parce que cet homme étoit secret et fidèle, je lui communiquai mon
    dessein qui l'étonna; mais il fallut m'obéir. Je le fis partir
    tout à l'heure avec ordre de ce qu'il avoit à faire, d'envoyer mon
    équipage chez moi, de dire que j'avois pris une autre route, et
    de m'apporter un habit comme je le voulois (c'étoit lui qui
    m'habilloit), et je lui recommandai surtout de ne pas tarder.

    »Je fus en ce lieu deux jours dans une grande impatience de
    commencer le rôle que j'allois jouer. Enfin mon homme revint sur le
    midi, et tout aussitôt je montai à cheval et perçai dans la forêt
    pour changer d'habit. J'avancois insensiblement du côté de la
    maison, et, n'en étant plus qu'à deux mille pas, je descendis de
    cheval dans une touffe d'arbres fort épaisse, et je fus longtemps
    à m'ajuster: car, encore que je me voulusse déguiser, je songeois
    beaucoup plus à prendre l'air et la mine d'un honnête homme. Quand
    je me fus mis le plus décemment que je pus, mon homme, prenant mon
    cheval, se retira du côté de la ville, et je demeurai seul avec un
    petit sac de hardes que je portai sous mon bras jusqu'à une ferme
    proche de la maison, et je priai la fermière de me le garder. Après,
    j'entrai dans la cour où il y avoit trois ou quatre dogues qui se
    vouloient déchaîner. Le maître vint à ce bruit, et je le saluai.
    C'étoit un homme avancé en âge, fort timide et d'une foible
    constitution; mais il aimoit à se faire craindre, et parce qu'il
    avoit cru que ces dogues m'avoient épouvanté, il me dit qu'il seroit
    bien dangereux de se promener la nuit autour de chez lui; et me
    faisant entrer dans une salle, il me demanda ce que je cherchois: Je
    suis, lui dis-je, un homme de lettres qui me mêle d'instruire les
    jeunes gens.--Vous êtes propre et leste, reprit-il; mais n'avez-vous
    ni bonnet ni chemise, et marchez-vous comme cela sans hardes?--Je
    lui répondis que j'avois laissé mon paquet chez une femme proche du
    château, pour me présenter plus respectueusement et pour offrir mon
    service de meilleure grâce.--C'est bien fait, me dit-il, et je me
    doute que vous savez chanter et faire quelques méchants vers. Tous
    vos confrères se mêlent de l'un et de l'autre; ce sont des vagabonds
    qui ne vont de çà, de là, que pour apporter du scandale et séduire
    quelque innocente, et quand on les pense tenir, ils ne manquent
    jamais de faire un trou à la nuit.--Je lui repartis que j'étois
    d'un esprit plus modéré, que j'avois passé deux ans et demi chez un
    gentilhomme de Normandie à élever ses enfants, et que je ne
    les avois point quittés qu'ils ne fussent bons latins et bons
    philosophes; du reste, qu'il n'avoit pas besoin d'un autre que de
    moi pour apprendre à messieurs ses enfants à faire des armes ni à
    danser, que je savois tous les exercices, parce que j'avois été cinq
    ans à Rome auprès d'un jeune homme de qualité qui m'aimoit et me
    faisoit instruire par ses maîtres;--et pour lui montrer mon adresse,
    je me mis en garde avec une canne que j'avois; j'allongeois et
    parois, j'avançois et reculois en maître, et puis, ayant quitté ma
    canne, je fis quelques pas forts de ballet et plusieurs _caprioles_
    qui le réjouirent; mais ce qui lui plut encore, je ne fus pas
    difficile pour mes appointements.

    «Il m'ordonna de me reposer, et monta dans l'appartement de madame
    pour lui raconter cette aventure. Elle m'envoya querir tout
    aussitôt, et cette nouvelle, quoique je n'en dusse pas être surpris,
    m'ôta presque la respiration. Je ne pouvois vivre en l'absence de
    cette aimable personne, et je ne l'osois aborder; j'avois tant
    d'amour et de joie, tant de respect et de crainte, que quand je me
    voulus lever, il me prit, un tremblement comme d'un accès de fièvre.
    Enfin, m'étant remis le mieux que je pus, j'entrai dans un cabinet
    fort propre où je fis la révérence à la plus belle femme qu'on ait
    jamais vue; je me baissai avec beaucoup de respect pour lui baiser
    la robe, mais elle m'en empêcha et me voulut bien saluer aussi
    civilement que si je n'eusse pas été déguisé. Elle tenoit un livre
    d'_Astrée_ entre ses mains, et sur ses genoux la _Jérusalem_ du
    Tasse[51], car elle savoit parfaitement la langue italienne, et
    faisoit cas de ces deux livres comme une personne de bon goût, de
    sorte qu'elle aimoit à s'en entretenir, et même à les ouïr lire d'un
    ton agréable. Je m'en aperçus bien vite, parce qu'en s'informant de
    ce que je savois, elle me demanda si je savois lire; et comme son
    mari trouvoit cette question fort plaisante de s'enquérir d'un
    docteur s'il savoit lire, et qu'il en rioit à ne s'en pouvoir
    apaiser: Il y a, dit-elle, plus de mystère à lire qu'on ne
    pense;--et cela me fit bien connoître qu'elle s'y plaisoit et
    qu'elle avoit le sentiment délicat. Aussi, pour dire le vrai,
    c'étoit le principal divertissement qu'elle pût avoir dans une si
    grande solitude.

    «On le vint avertir qu'on avoit servi à souper, et monsieur me fit
    mettre auprès de ses enfants et me dit qu'il souhaiteroit bien de
    les voir savants, mais de la science du monde plutôt que de celle
    des docteurs.--Autrefois, continua-t-il, j'étudiai plus que je
    n'eusse voulu, parce que j'avois un père qui, n'ayant pas étudié,
    rapportoit à l'ignorance des lettres tout ce qui lui avoit mal
    réussi. Cela l'obligea de me laisser jusqu'à l'âge de vingt-deux
    ans au collège, et lorsque j'en fus sorti, je connus par expérience
    qu'excepté le latin que j'étois bien aise de savoir, tout ce qu'on
    m'avoit appris m'étoit non-seulement inutile, mais encore nuisible,
    à cause que je m'étois accoutumé à parler dans les disputes sans
    entendre ni ce qu'on me disoit, ni ce que je répondois, comme c'est
    l'ordinaire. J'eus beaucoup de peine à me défaire de cette mauvaise
    habitude quand j'allai dans le monde, et même à ne pas user de
    ces certains termes qui n'y sont pas bien reçus, outre que je me
    trouvois si neuf et si mal propre à ce que les autres faisoient que
    je ne m'osois montrer en bonne compagnie. Je m'imagine donc que tout
    ce qu'on doit le plus désirer pour aller dans le monde, c'est d'être
    honnête homme et d'en acquérir la réputation; mais, pour y parvenir,
    que jugeriez-vous de plus à propos et de plus nécessaire?--Alors je
    m'écriai d'une façon modeste et respectueuse: Ah! monsieur, que vous
    parlez de bon sens et en habile homme! Si vous vouliez vous-même
    instruire ces messieurs, ils n'auroient que faire d'un autre
    précepteur ni d'un autre gouverneur pour se rendre aussi aimables
    par leur procédé que par leur présence...»

[Note 51: La _Jérusalem_ et l'_Astrée_, c'étaient les plus belles
nouveautés d'alors.]

Je supprime ici le discours de l'amoureux, dans lequel il ne manque pas
de définir en détail les qualités de l'_honnête homme_, et de se faire
valoir par là auprès de la dame en même temps qu'auprès du mari.

    «Comme je discourais de la sorte (continue-t-il), madame m'écoutoit
    avec une attention qui témoignoit assez qu'elle se plaisoit à
    m'entendre. Monsieur, de son côté, prenant un visage riant, but à ma
    santé, et, me faisant goûter d'excellent vin, m'en demanda mon avis.
    Il aimoit la bonne chère, et sa table étoit bien servie. Madame
    aussi, qui plaisoit partout, étoit de bonne compagnie à la table, et
    nous y fûmes plus d'une heure sans qu'elle fît le moindre semblant
    d'en vouloir sortir. A la fin, s'étant levée, elle se retira dans
    son cabinet, et le maître en son appartement fort éloigné de celui
    de madame, où il n'alloit que bien peu, car on eût dit qu'il ne
    l'avoit épousée que pour l'ôter au monde. On me donna une chambre
    fort commode, et je m'étonnois qu'en un lieu si sauvage il y eût
    tant d'ordre et de propreté; mais j'admirois principalement qu'une
    si rare personne y fût cachée. Que je serois heureux, disois-je en
    soupirant d'amour et de joie, si je me pouvois insinuer dans son
    coeur! Le meilleur moyen qui s'en présente dépend de bien lire; il
    faut donc que je tâche de lui plaire en tirant la quintessence de
    tous les agréments qui la peuvent toucher par la meilleure manière
    de lire; elle consiste à bien prononcer les mots, et d'un ton
    conforme au sujet du discours, que ma parole la flatte sans
    l'endormir, qu'elle l'éveille sans la choquer, que j'use
    d'inflexions pour ne la pas lasser, que je prononce tendrement
    et d'une voix mourante les choses tendres, mais d'une façon si
    tempérée, qu'elle n'y sente rien d'affecté[52]. Je fis en peu de
    jours tant de progrès en cette étude qu'elle ne se plaisoit plus
    qu'à me faire lire et qu'à s'entretenir avec moi. Son mari en étoit
    fort aise, parce que je la désennuyois et qu'elle ne lui parloit
    plus d'aller dans les villes. Encore, pour la divertir, je lui
    contois souvent quelque aventure à peu près comme la mienne, et je
    voyois qu'elle étoit souvent attendrie, et que, pour m'en ôter la
    connoissance, elle se cachoit de son éventail, car je fus longtemps
    sans m'oser déclarer.»--Mon ami, après m'avoir dit ce qui l'avoit
    rendu si bon lecteur, se voyant quitte de ce que je lui avois
    demandé, se tint dans un morne silence. J'avois eu tant d'attention
    à son discours, que j'allois le prier de continuer, quand je vis
    dans ses yeux une tristesse si tendre et si profonde, que je crus
    qu'il étoit près de s'évanouir. Il commençoit à extravaguer, et je
    le remis le mieux qu'il me fut possible. Je sus depuis toute cette
    aventure, et je n'en fus guère moins touché que lui. Je voudrois
    vous la pouvoir conter tout d'une suite, car je crois que vous
    seriez bien aise de l'apprendre; mais, madame, outre que cela ne
    serait pas si tôt fait, et que je me lasse fort aisément, il me
    semble qu'il y a plus de huit heures que je vous écris, et je suis
    accablé de sommeil.»

[Note 52: C'est aussi le précepte d'Ovide:

  Elige quod docili molliter ore legas.

(_Art d'aimer, liv. III_.)]

La suite de l'histoire ne vient pas et ne vint jamais, et n'est-ce
point, en effet, sur ce propos brisé qu'il sied de finir? Ainsi coupé,
l'aimable récit est plus délicat; un peu de malice s'y mêle; le conteur
n'a voulu que faire valoir les avantages du _bien lire_; c'est un
conseil et un encouragement qu'il donne aux jeunes gens pour s'y former:
que lui demandez-vous davantage?

Ces pages, qui sont au plus tard de l'année 1656, puisqu'elles
s'adressent à la duchesse de Lesdiguières[53], présagent déjà la réforme
discrète qui va se faire dans le roman, et elles promettent madame de La
Fayette. Elles sont si pures et si châtiées de ton, que Fléchier, jeune
et galant, aurait pu les écrire.

[Note 53: La duchesse mourut le 2 juillet 1656, l'année des
_Provinciales_ et du miracle de la _Sainte-Épine_, et elle eut même
recours à cette relique, alors dans toute sa vogue, sans pouvoir
guérir.]

La seconde lettre que je veux citer est courte, mais fort bizarre; elle
prouve, ce qu'on savait déjà beaucoup trop, combien ce raffinement de
langage et ce précieux tant cherché se combinaient très-bien quelquefois
avec un reste de grossièreté dans le procédé et dans les manières. La
lettre est adressée à _Madame la maréchale ***_, qui est probablement
Mme de Clérembaut, fille de M. de Chavigny, personne d'esprit et qui
passait pour extrêmement savante:

    «Puisque vous êtes si curieuse, madame, que de vouloir apprendre
    tout ce qui se passa au rendez-vous d'avant-hier, j'aurai tantôt
    l'honneur de vous voir et de vous en dire jusqu'aux moindres
    circonstances. Cependant vous saurez qu'il y eut un excellent
    concert, et qu'après que les musiciens furent las de chanter, on se
    mit à discourir. Il y avoit sept ou huit des plus belles personnes
    de la Cour, entre lesquelles la duchesse de Montbazon paroissoit
    fort parée et dans une grande beauté, de sorte qu'on n'avoit
    les yeux que sur elle. On avoit espéré que la duchesse de
    Lesdiguières[54] s'y trouveroit, et, comme on ne s'y attendoit plus,
    elle parut, et nous la vîmes poindre avec cet air fin et brillant
    que vous savez et qui plaît toujours. La duchesse de Montbazon,
    qui s'avança vers elle, lui parla tout bas et lui fit ensuite des
    compliments mêlés de louanges, et de la meilleure, foi du monde,
    comme vous pouvez juger. L'autre se couvroit de temps en temps de
    son manchon, et, d'un air modeste et même timide en apparence,
    faisoit semblant de n'oser paroître auprès d'une si belle personne;
    mais on sentoit bien, à la regarder, que ces façons ne tendoient
    qu'à vaincre plus-sûrement et de meilleure grâce. Sitôt que tout le
    monde fut assis: La conversation, dit monsieur le maréchal, a
    été fort agréable; mais, à cause de madame, il faut _renouveler_
    d'esprit[55]; elle mérite qu'on n'épargne rien de galant. La belle
    duchesse ne répondit qu'avec un doux sourire; mais elle parut si
    aimable, qu'on s'attacha plus que devant à dire de bons mots et de
    jolies choses. Ce dessein ne réussit pas toujours, et principalement
    lorsqu'on témoigne de le souhaiter, si bien que je ne laissai pas
    de vous trouver fort à dire. Aussi je m'en allois si l'on ne m'eût
    retenu, et je n'ose vous écrire combien la débauche fut grande;
    vous le pouvez conjecturer par l'emportement du sage ***, qui ne se
    contenta pas de nous parler des secrètes beautés de sa femme, et qui
    vouloit encore que nous en pussions juger par nous-mêmes. Elle
    s'en mit fort en colère, et les autres dames, les plus sévères, ne
    faisoient qu'en rire. Même il y en eut une qui, pour l'apaiser, lui
    représenta que son mari ne lui vouloit faire autre mal que de nous
    montrer qu'elle avoit la peau belle, qu'on n'en usoit pas autrement
    parmi les dames de conséquence et d'une excellente beauté, surtout
    un jour de réjouissance comme celui du carnaval. Ces raisons
    l'adoucirent bien fort, et je vis l'heure qu'elle étoit persuadée;
    mais enfin elle dit que cet homme, qui paroissoit si sage, n'étoit
    qu'un fou dans la débauche, et qu'elle ne désarmeroit point qu'on ne
    l'eût mis dehors, car elle avoit pris mon épée et menaçoit d'en tuer
    le premier qui s'approcheroit d'elle. On fit pourtant le traité à
    des conditions plus douces, et le tumulte finit agréablement.»

[Note 54: Cette duchesse de Lesdiguières, qui revient à tout instant
sous la plume du chevalier, _la Reine des Alpes_, comme il l'appelle, la
même qui joua un certain rôle sous la Fronde et que Sénac de Meilhan
a fort agréablement mise en jeu dans ses prétendus _Mémoires_ de la
Palatine, était Anne de la Magdeleine de Ragny, fille unique de Léonor
de la Magdeleine, marquis de Ragny, et d'Hippolyte de Gondi. Par sa
mère, elle se trouvait cousine germaine du cardinal de Retz, qui fit ce
qu'il put pour qu'elle lui fût encore autre chose. Mariée en 1632, elle
mourut, je l'ai dit, en 1656, laissant le chevalier de Méré dans tout
son brillant d'homme à la mode. Tallemant des Réaux a consacré à la
duchesse un petit article gaillard à la suite de M. de Roquelaure. Il ne
faut pas confondre cette duchesse de Lesdiguières avec sa belle-fille,
qui était une Gondi et nièce du cardinal de Retz.]

[Note 55: _Renouveler d'esprit_, comme on disait _renouveler de
jambes_, se remettre en train de plus belle.]

Ainsi voilà, en si beau monde, un sage mari qui, pour être en pointe de
vin, se met à jouer un très-vilain jeu, et si au vif que la dame alarmée
dégaine l'épée de quelqu'un de la compagnie pour se défendre. Il est
vrai que tout cela se passait en carnaval[56].

[Note 56: C'est dans un temps de carnaval aussi que le chevalier
écrivait à une jeune dame une lettre incroyable (la 98e), dans laquelle
il disserte à fond sur certaine syllabe que les précieuses trouvaient
déshonnête. On noierait bien d'autres endroits encore où une sorte de
grossièreté perce sous la quintessence et prend même le dessus; la
lettre 195e, qui contient une théorie savante sur le mariage _à
trois_; la 130e, où il fait, du bel-esprit sur des choses simplement
_malpropres_; la 30e, où, à travers la gaudriole, _les Filles de la
Reine_ sont traitées fort lestement. Mais la 17e, qui est une lettre
de rupture, ne saurait se qualifier autrement que de brutale, et
elle paraîtrait aujourd'hui indigne d'un honnête homme. Ces taches
fréquentes, jusque dans un homme aussi poli que l'était le chevalier,
attestent les moeurs d'alentour et donnent raison à Tallemant des Réaux.
C'est sur tous ces points que notre siècle, notre société moyenne, moins
raffinée, se rachète pourtant et retrouve en gros ses avantages.]

La dernière lettre que j'ai à produire, et qui est restée jusqu'ici
enfouie dans le recueil qu'on ne lit pas, est d'un tout autre caractère
que la précédente, et d'un intérêt moral tout particulier; elle nous
rend la conversation d'un des hommes qui causaient le mieux, avec le
plus de douceur et d'insinuation, de ce La Rochefoucauld qui n'avait de
chagrin que ses _Maximes_, mais qui, dans le commerce de la vie, savait
si bien recouvrir son secret d'une enveloppe flatteuse. La lettre du
chevalier nous le montre devisant et moralisant dans l'intimité; si
fidèle qu'ait voulu être le secrétaire, on sent, à le lire, qu'il n'a
pu tout rendre, et l'on découvre bien par-ci par-là quelque solution de
continuité dans ce qu'il rapporte: «Il y a, dit La Rochefoucauld, des
tons, des airs, des manières qui font tout ce qu'il y a d'agréable ou
de désagréable, de délicat ou de choquant dans la conversation.» Mais,
quoique tout cela s'évanouisse dès qu'on écrit, on croit saisir dans
le mouvement prolongé du discours quelque chose même de ces tons qui
faisaient de ce penseur amer un si doux causeur, et qui attachaient en
l'écoutant. Cette page du chevalier devrait s'ajouter, dans les éditions
de La Rochefoucauld, à la suite des _Réflexions diverses_ dont elle
semble une application vivante. La lettre est adressée à une duchesse
dont on ne dit pas le nom:

    «Vous voulez que je vous écrive, madame, et vous me l'avez commandé
    de si bonne grâce et si galamment, que je n'ai pu vous le refuser...
    Et peut-être qu'il seroit encore de plus mauvais air de vous manquer
    de parole que de ne vous rien dire d'agréable. Quoi qu'il en soit,
    vous me donnez le moyen de me sauver de l'un et de l'autre, en
    m'ordonnant de vous rapporter la conversation que j'eus avant-hier
    avec M. de La Rochefoucauld, car il parla presque toujours, et vous
    savez comme il s'en acquitte. Nous étions dans un coin de chambre,
    tête à tête, à nous entretenir sincèrement de tout ce qui nous
    venoit clans l'esprit. Nous lisions de temps en temps quelques
    rondeaux où l'adresse et la délicatesse s'étoient épuisées[57].--Mon
    Dieu! me dit-il, que le monde juge mal de ces sortes de beautés! et
    ne m'avouerez-vous pas que nous sommes dans un temps où l'on ne se
    doit pas trop mêler d'écrire?--Je lui répondis que j'en demeurois
    d'accord, et que je ne voyois point d'autre raison de cette
    injustice, si ce n'est que la plupart de ces juges n'ont ni goût ni
    esprit.--Ce n'est pas tant cela, ce me semble, reprit-il, que je ne
    sais quoi d'envieux et de malin qui fait mal prendre ce qu'on écrit
    de meilleur.--Ne vous l'imaginez pas, je vous prie, lui repartis-je,
    et soyez assuré qu'il est impossible de connoître le prix d'une
    chose excellente sans l'aimer, ni sans être favorable à celui qui
    l'a faite. Et comment peut-on mieux témoigner qu'on est stupide et
    sans goût, que d'être insensible aux charmes de l'esprit?--J'ai
    remarqué, reprit-il, les défauts de l'esprit et du coeur de la
    plupart du monde, et ceux qui ne me connoissent que par là pensent
    que j'ai tous ces défauts, comme si j'avois fait mon portrait.
    C'est une chose étrange que mes actions et mon procédé ne les en
    désabusent pas.--Vous me faites souvenir, lui dis-je, de cet
    admirable génie[58] qui laissa tant de beaux ouvrages, tant de
    chefs-d'oeuvre d'esprit et d'invention, comme une vive lumière dont
    les uns furent éclairés et la plupart éblouis; mais, parce qu'il
    étoit persuadé qu'on n'est heureux que par le plaisir, ni malheureux
    que par la douleur (ce qui me semble, à le bien examiner, plus clair
    que le jour), on l'a regardé comme l'auteur de la plus infâme et de
    la plus honteuse débauche, si bien que la pureté de ses moeurs ne
    le put exempter de cette horrible calomnie.--Je serais assez de son
    avis, me dit-il, et je crois qu'on pourroit faire une maxime que
    la vertu mal entendue n'est guère moins incommode que le vice bien
    ménagé n'est agréable[59].--Ah! monsieur, m'écriai-je, il s'en
    faut bien garder; ces termes sont si scandaleux, qu'ils feroient
    condamner la chose du monde la plus honnête et la plus
    sainte.--Aussi n'usé-je de ces mots, me dit-il, que pour
    m'accommoder au langage de certaines gens qui donnent souvent le nom
    de vice à la vertu, et celui de vertu au vice. Et parce que tout le
    monde veut être heureux, et que c'est le but où tendent toutes
    les actions de la vie, j'admire que ce qu'ils appellent vice soit
    ordinairement doux et commode, et que la vertu mal entendue soit
    âpre et pesante. Je ne m'étonne pas que ce grand homme[60] ait eu
    tant d'ennemis; la véritable vertu se confie en elle-même, elle se
    montre sans artifice et d'un air simple et naturel, comme celle
    de Socrate. Mais les faux honnêtes gens, aussi bien que les faux
    dévots, ne cherchent que l'apparence, et je crois que, dans la
    morale, Sénèque étoit un hypocrite et qu'Épicure étoit un saint. Je
    ne vois rien de si beau que la noblesse du coeur et la hauteur de
    l'esprit; c'est de là que procède la parfaite honnêteté que je mets
    au-dessus de tout, et qui me semble à préférer, pour l'heur de la
    vie, à la possession d'un royaume. Ainsi, j'aime la vraie vertu
    comme je hais le vrai vice; mais, selon mon sens, pour être
    effectivement vertueux, au moins pour l'être de bonne grâce, il faut
    savoir pratiquer les bienséances, juger sainement de tout, et donner
    l'avantage aux excellentes choses par-dessus celles qui ne sont que
    médiocres. La règle, à mon gré, la plus certaine pour ne pas douter
    si une chose est en perfection, c'est d'observer si elle sied bien
    à toutes sortes d'égards; et rien ne me paroît de si mauvaise grâce
    que d'être un sot ou une sotte, et de se laisser empiéter aux
    préventions. Nous devons quelque chose aux coutumes des lieux où
    nous vivons, pour ne pas choquer la révérence publique, quoique
    ces coutumes soient mauvaises; mais nous ne leur devons que de
    l'apparence: il faut les en payer et se bien garder de les approuver
    dans son coeur[61], de peur d'offenser la raison universelle qui les
    condamne. Et puis, comme une vérité ne va jamais seule, il arrive
    aussi qu'une erreur en attire beaucoup d'autres. Sur ce principe
    qu'on doit souhaiter d'être heureux, les honneurs, la beauté, la
    valeur, l'esprit, les richesses et la vertu même, tout cela n'est à
    désirer que pour se rendre la vie agréable[62]. Il est à remarquer
    qu'on ne voit rien de pur et de sincère, qu'il y a du bien et du
    mal en toutes les choses de la vie, qu'il faut les prendre et les
    dispenser à notre usage, que le bonheur de l'un seroit souvent le
    malheur de l'autre, et que la vertu fuit l'excès comme le défaut.
    Peut-être qu'Aristide et Socrate n'étoient que trop vertueux, et
    qu'Alcibiade et Phédon ne l'étoient pas assez; mais je ne sais
    si, pour vivre content et comme un honnête homme du monde, il ne
    vaudrait pas mieux être Alcibiade et Phédon qu'Aristide ou Socrate.
    Quantité de choses sont nécessaires pour être heureux, mais une
    seule suffit pour être à plaindre; et ce sont les plaisirs de
    l'esprit et du corps qui rendent la vie douce et plaisante, comme
    les douleurs de l'un et de l'autre la font trouver dure et fâcheuse.
    Le plus heureux homme du monde n'a jamais tous ces plaisirs à
    souhait. Les plus grands de l'esprit, autant que j'en puis juger,
    c'est la véritable gloire et les belles connoissances, et je prends
    garde que ces gens-là ne les ont que bien peu, qui s'attachent
    beaucoup aux plaisirs du corps. Je trouve aussi que ces plaisirs
    sensuels sont grossiers, sujets au dégoût et pas trop à rechercher,
    à moins que ceux de l'esprit ne s'y mêlent. Le plus sensible est
    celui de l'amour; mais il passe bien vite si l'esprit n'est de la
    partie. Et comme les plaisirs de l'esprit surpassent de bien
    loin ceux du corps, il me semble aussi que les extrêmes douleurs
    corporelles sont beaucoup plus insupportables que celles de
    l'esprit. Je vois, de plus, que ce qui sert d'un côté nuit d'un
    autre; que le plaisir fait souvent naître la douleur, comme la
    douleur cause le plaisir, et que notre félicité dépend assez de la
    fortune et plus encore de notre conduite.--Je l'écoutois doucement
    quand on nous vint interrompre, et j'étois presque d'accord de tout
    ce qu'il disoit. Si vous me voulez croire, madame, vous goûterez les
    raisons d'un si parfaitement honnête homme, et vous ne serez pas la
    dupe de la fausse honnêteté.»

[Note 57: Sans doute le _Recueil de Rondeaux_ imprimé en 1650, celui
même d'où La Bruyère a tiré les deux rondeaux qu'on lit dans l'un de ses
chapitres.]

[Note 58: Épicure.]

[Note 59: Je rétablis ici deux mots omis qui sont indispensables pour
le sens.]

[Note 60: Toujours Épicure.]

[Note 61: On retrouve tout à fait ici cette _pensée de derrière_ dont
a parlé Pascal.]

[Note 62: Je rétablis cette phrase telle qu'elle est dans l'édition
de 1682; elle a été corrigée maladroitement dans la réimpression de
Hollande.]

Dans ce curieux discours, qui semble renouvelé d'Aristippe ou d'Horace,
on a pu relever au passage bon nombre de pensées toutes faites pour
courir en maximes; on a dû sentir aussi par instants quelques-unes des
idées familières au chevalier, qui se sont glissées comme par mégarde
dans sa rédaction, mais tout aussitôt le pur et vrai La Rochefoucauld
recommence. Par exemple, c'est bien La Rochefoucauld qui dit: «Nous
devons quelque chose aux coutumes des lieux où nous vivons, pour ne pas
choquer la révérence publique, quoique ces coutumes soient mauvaises;
mais nous ne leur devons que de l'apparence: il faut les en payer et se
bien garder de les approuver dans son coeur» Puis c'est le chevalier
qui, pour arrondir sa phrase, ajoute: _de peur d'offenser la raison
universelle qui les condamne_. Il ne s'est pas aperçu que cette raison
universelle et tant soit peu platonicienne n'était pas compatible avec
les idées de La Rochefoucauld. Et, en général, le chevalier ne paraît
pas s'être bien rendu compte de la portée de cette doctrine insinuante:
il ne pense qu'à l'extérieur et à la façon de l'honnête homme; La
Rochefoucauld allait un peu plus avant et savait mieux le fin mot[63].

[Note 63: M. de la Rochefoucauld était mort depuis le mois de mars
1680, quand le chevalier fit imprimer la lettre à la fin de 1681, et il
ne paraît pas que cette profession, au fond si épicurienne, ait choqué
personne, ni même qu'on l'ait seulement remarquée.]

Cette lettre une fois connue, je n'ai plus guère longtemps affaire avec
le chevalier; il était surtout bon, lui le maître des cérémonies, à
nous introduire auprès des autres, de ceux qui valent mieux que lui. Il
paraît s'être retiré à une certaine époque dans son manoir des champs et
n'avoir plus été du monde. Il avait été gros joueur et s'était mis sur
le corps force dettes, il en convient, et une foule de créanciers,
quoiqu'il n'ait point fait entrer cette condition dans sa définition
de l'honnête homme[64]. La piété, dit-on, de la marquise de Sevret, sa
belle-soeur, contribua à déterminer sa conversion. Un mot d'une lettre
de Scarron, si on y attachait un sens sérieux, ferait croire qu'il avait
été hérétique dans sa jeunesse[65]. On ne sait d'ailleurs rien de précis.
Ce qui reste pour nous bien certain, c'est qu'il était de ces esprits
distingués d'abord, fins et déliés, mais qui se _figent_ vite et qui ne
se renouvellent pas. Les écrits sortis de sa plume dans ses dernières
années sont insipides; il baisse à vue d'oeil, il se rouille; il parle
de la Cour en bel-esprit redevenu provincial; il a des ressouvenirs
d'épicurien qu'il amalgame comme il peut avec des visées platoniques,
et, dans son type d'honnête homme qui est sa marotte éternelle, après
avoir épuisé la liste des anciens philosophes, il va jusqu'à essayer
en quelques endroits d'y rattacher... qui?... je ne sais comment dire:
celui qu'il appelle _le parfait modèle de toutes les vertus_ et qui
n'est rien moins que le Sauveur du monde. Le chevalier vieillissant,
avec ses airs solennels, n'est plus qu'une ruine, le monument singulier
d'une vieille mode, un de ces originaux qu'il aurait fallu voir poser
devant La Bruyère.

[Note 64: Voir la lettre 11e, où il se montre comme assiégé par les
créanciers, qui l'empêchaient, de sortir de chez lui et de faire des
visites; la lettre 37e, sur le triste état de ses affaires; la lettre
8e, sur une dette de jeu. On reconnaît encore le joueur d'alors et le
contemporain du chevalier de Grammont à de certaines anecdotes; en voici
une qu'il entame en ces termes: «Il y avoit à la suite de Monsieur un
_fort galant homme_ qui ne laissoit pourtant pas d'user de quelque
industrie en jouant...» (_Oeuv. posth._, p. 150). Cette petite industrie
sert de texte à un bon mot et ne le scandalise pas autrement. Que les.
plus honnêtes gens ont donc de peine à ne pas être de leur temps et à ne
pas se sentir de la coutume!]

[Note 65: Ce qui cadrerait peu avec la conjecture précédente (page
87), qu'il aurait été chevalier de Malte. Je ne fais que poser ces
petits problèmes pour les biographes futurs, s'il en vient.]

Il obtint pourtant, à cette époque, une sorte de célébrité par ses
écrits; on le trouve assez souvent cité par Bouhours, par Daniel, par
Bayle, par ceux qui, étant un peu de province ou de collége et arriérés
par rapport au beau monde, le croyaient un module du dernier goût. Il
eut ce que j'appelle un succès de Hollande, lui à qui les manières de
Hollande déplaisaient tant. Chez nous, Mme de Sévigné l'a écrasé d'un
mot, pour avoir osé critiquer Voiture: «Corbinelli, dit-elle[66],
abandonne le chevalier de Méré et son _chien de style_, et la ridicule
critique qu'il fait, en collet-monté, d'un esprit libre, badin et
charmant comme Voiture: tant pis pour ceux qui ne l'entendent pas!»
Ceci demande quelque explication et touche à un point très-fin de notre
littérature. J'ai dit que M. de Méré était bon surtout à nous initier
près des autres, et j'en profite jusqu'au bout.

[Note 66: Lettre du 24 novembre 1679.--Mais, à propos de Mme de
Sévigné et de ses rigueurs, je m'aperçois que j'ai omis de dire, sur la
foi des meilleurs biographes modernes, que le chevalier de Méré en avait
été autrefois amoureux; c'est que je n'en crois rien, et je soupçonne
qu'il y a eu ici quelque méprise. Ménage, dans l'_Épître dédicatoire_
de ses _Observations sur la Langue françoise_, disait à M. de Méré: «Je
vous prie de vous souvenir que, lorsque nous fesions notre cour ensemble
à une dame de grande qualité et de grand mérite, quelque passion que
j'eusse pour cette illustre personne, je souffrois volontiers qu'elle
vous aimât plus que moi, parce que je vous aimois aussi plus que
moi-même.» C'est sur cette seule phrase que porte la supposition; on
n'a pas mis en doute qu'il ne fût question de Mme de Sévigné, comme si
Ménage ne connaissait pas d'autres grandes dames à qui il eut l'honneur
de _faire sa cour_ avec _passion_ (style du temps). Il dit positivement
ailleurs: «Ce fut moi qui introduisis le chevalier de Méré chez Mme de
Lesdiguières... Il la vit jusqu'à sa mort, et, après elle, il passa à
Mme la maréchale de Clérembaut.» (_Menagiana, tome II.) Je crois tout
à fait que c'est de cette duchesse, déjà morte, qu'il s'agit dans la
phrase précédente. Mme de Lesdiguières, en effet, aima bientôt le
chevalier plus que le bon pédant Ménage qu'il n'eut pas de peine à
supplanter, et celui-ci, qui n'aurait pas si galamment proclamé sa
défaite auprès de Mme de Sévigné, en prenait très-bien son parti pour
ce qui était de la duchesse; car ici il n'y avait pas moyen de se faire
illusion, et la préférence était plus claire que le jour. Notez que le
nom de Mme de Sévigné ne revient jamais sous la plume du chevalier, qui
ne se fait pas faute de citer à tout moment les dames de ses pensées.
Je soumets ces observations à la critique attentive des deux excellents
biographes MM. de Monmerqué et Walckenaer, qui ont dès longtemps comme
la haute main sur ce beau domaine de notre histoire littéraire.]

Dans une lettre à Saint-Pavin, le chevalier, en lui envoyant des
remarques _sur la Justesse_ dans lesquelles Voiture est critiqué, lui
avait dit:

    «Je ne sais si vous trouverez bon que j'observe des fautes contre la
    justesse en cet auteur. Je pense aussi que je n'en eusse rien dit
    sans Mme la marquise de Sablé, qui ne croit pas que jamais homme
    ait approché de l'éloquence de Voiture, et surtout dans la justesse
    qu'il avoit à s'expliquer. Et combien de fois ai-je entendu dire à
    cette dame: _Mon Dieu! qu'il avoit l'esprit juste! qu'il pensoit
    juste! qu'il parloit et qu'il écrivoit juste!_ jusqu'à dire _qu'il
    rioit si juste et si à propos, qu'à le voir rire elle devinoit ce
    qu'on avoit dit_. J'ai connu Voilure: on sait assez que c'étoit un
    génie exquis et d'une subtile et haute intelligence; mais je vous
    puis assurer que dans ses discours ni dans ses écrits, ni dans ses
    actions, il n'avoit pas toujours cette extrême justesse, soit que
    cela lui vînt de distraction ou de négligence. Je fus assez étourdi
    pour le dire à Mme la marquise de Sablé, un soir que j'étois allé
    chez elle avec Mme la maréchale de Clérembaut; je m'offris même de
    montrer dans ses Lettres quantité de fautes contre la justesse,
    et vous jugez bien que cela ne se passa pas sans dispute. Mme la
    maréchale prit le parti de Mme la marquise, soit par complaisance ou
    qu'en effet ce fût son sentiment. Quelques jours après, je fis
    ces observations, où je ne voulus pas insulter; je me contentai
    d'apprendre à ces dames que je n'étois pas chimérique et que je
    n'imposois à personne. Un de mes amis fit voir à Mme la marquise les
    endroits que j'avois remarqués, et cette dame, que toute la Cour
    admire, me parut encore admirable en cela qu'elle ne les eut pas
    plutôt vus qu'elle se rendit sans murmurer. Je vous assure aussi que
    Mme de Longueville, que Voiture a tant louée, trouve que j'ai raison
    partout. Que si M. le Prince, comme vous dites, se montre un peu
    moins favorable à mes observations, c'est que, dès sa première
    enfance, il estime cet excellent génie, et que les héros ne
    reviennent pas aisément. Aussi je tiens d'un auteur grec que c'étoit
    un crime à la cour d'Alexandre de remarquer les moindres fautes dans
    les oeuvres d'Homère.»

Voiture et Homère! Mais, après avoir ri, on remarque pourtant cet
accord singulier des personnes les plus spirituelles d'alors, de Mme de
Sévigné, de Mme de Sablé, cette Sévigné de la génération précédente.
Boileau lui-même ne parle de Voiture qu'avec égards et en toute
révérence. Pour se rendre compte de la grande réputation du personnage,
et, en général, pour s'expliquer ces hommes qui laissent après eux des
témoignages d'eux-mêmes si inférieurs à la vogue dont ils ont joui,
il faut se dire que les contemporains, surtout, dans la société,
s'attachent bien plus à la personne qu'aux oeuvres du talent; là où
ils voient une source vive, volontiers ils l'adorent, tandis que la
postérité, qui ne juge que par les effets, veut absolument, pour en
faire cas, que la source soit devenue un grand fleuve.

Qu'on soit Voiture ou Bolingbrock, la postérité vous demande ce que vous
aurez laissé plutôt que ce que vous aurez été, et elle se montrera même
d'autant plus exigeante que aurez eu plus de nom.

Pour la réputation du chevalier, il est à regretter, que dans ses beaux
jours, il n'ait pas eu une place à l'Académie française; il en était
très-digne à sa date. D'Olivet ensuite lui aurait consacré une de
ses petites notices en deux ou trois pages d'un style si exact et
si excellent, et qui l'aurait fixé à son rang littéraire. Si on me
demandait, en effet, ce qu'était proprement et par-dessus tout
le chevalier de Méré, je n'hésiterais pas à répondre: C'était un
académicien. Ses écrits, surtout ses Lettres et ses Conversations avec
le maréchal de Clérembaut, fourniraient matière à une infinité de
remarques pour les définitions précises et pour les fines nuances des
mots en usage dans le langage poli. Le chevalier est tout à fait un
écrivain. Son style a de la manière; mais, entre les styles maniérés
d'alors, c'est un des plus distingués, des plus marqués au coin de la
propriété et de la justesse des termes. Il avait le sentiment du _mieux_
et de la perfection dans l'expression, même en causant. Il aimait les
choses _bien prises_. J'ai dit qu'il était précieux; il se sépare
pourtant, par plus d'un endroit, des précieuses. «Quelques dames qui ont
l'esprit admirable, écrit-il, et qui s'en devroient servir pour rendre
justice à chaque chose, condamnent des mots qui sont fort bons, et dont
il est presque impossible de se passer. Les personnes qui en usent
trop souvent, et d'ordinaire pour ne rien dire, leur ont donné cette
aversion; mais encore qu'il se faille soumettre au jugement et même à
l'aversion de ces dames, je crois pourtant que l'on ne feroit pas mal
de s'en rapporter quelquefois à tant d'excellents hommes qui jugent
sainement et sans caprice, et qui sont assemblés depuis si longtemps
pour décider du langage.» Il aurait eu voix au chapitre en bien des cas,
s'il avait siégé parmi ces _excellents hommes_. Encore aujourd'hui,
s'il s'agissait de bien fixer le moment où le terme d'_urbanité_, par
exemple, fut introduit, non sans quelque difficulté, dans la langue, du
monde, à quel témoignage pourrait-on recourir plus sûrement qu'à celui
du chevalier, qui, dans une lettre à la maréchale de ***, écrivait:
«J'espère, madame, qu'enfin vous donnerez cours à ce nouveau mot
d'_urbanité_ que Balzac, avec sa grande éloquence, ne put mettre en
usage, car vous l'employez quelquefois... Il me semble que cette
urbanité n'est point ce qu'on appelle de bons mots, et qu'elle consiste
en je ne sais quoi de civil et de poli, je ne sais quoi de railleur
et de flatteur tout ensemble.» Nous avons déjà au passage noté de ces
locutions qu'il affectionne et qui avaient cours autour de lui: _dire
des choses_; _faire l'esprit_. Ce sont des gallicismes attiques. Madame
de Sablé usait volontiers de la première de ces expressions, _dire des
choses_, donnant à entendre que la manière relève tout et fait tout
passer; c'était sentir d'avance comme Voltaire:

  La grâce, en s'exprimant, vaut mieux que ce qu'on dit.

Quant à cet autre mot: _faire l'esprit_, il était du maréchal de
Clérembaut, et le chevalier le confirme aussitôt et l'explique de la
sorte: «Je me souviens de quelques bons maîtres qui montroient les
exercices dans une si grande justesse qu'il n'y avoit rien de défectueux
ni de superflu; pas un temps de perdu, ni le moindre mouvement qui ne
servît à l'action. Ces maîtres me disoient que, si une fois on a le
corps fait, le reste ne coûte plus guère. Il me semble aussi que ceux
qui ont _l'esprit fait_ entendent tout ce qu'on dit, et qu'il ne leur
faut plus après cela que de bons avertisseurs.» Quand le Dictionnaire
de l'Académie, continué par nos petits-neveux, en sera au mot
_incompatible_, quel meilleur exemple aura-t-on à citer, pour le sens
absolu du mot, que ce trait du chevalier contre les raffinés qui ne
savent causer, dit-il, qu'avec ceux de leur cabale, et qui voudraient
toujours être en particulier, comme s'ils avaient à dire quelque
mystère: «Je trouve d'ailleurs que d'être comme _incompatible_, et de ne
pouvoir souffrir que des gens qui nous reviennent, c'est une heureuse
invention pour se rendre insupportable à la plupart des dames, parce
que, d'ordinaire, elles sont bien aises d'avoir à choisir.» Je pourrais
continuer ainsi et varier les détails sur ce mérite d'écrivain et
presque de grammairien du chevalier, qui s'en piquait tant soit peu;
mais il ne faut pas abuser. Je crois en avoir bien assez dit pour
montrer qu'il ne méritait pas le mépris et l'oubli total où il est
tombé, et que c'est un de ces personnages du passé qu'il n'est pas
inutile ni trop ennuyeux de rencontrer une fois dans sa vie, quand
on sait les prendre par le bon coté. Mme de Sablé et M. de La
Rochefoucauld, en leur temps, trouvaient plaisir à s'entretenir avec
lui: est-ce à nous d'être si difficiles?

Et puis, en relisant tout ceci, une pensée dernière me vient, qui remet
chacun à sa place. Qu'est-ce que prétendre tirer de l'oubli? Nous
ressemblons tous à une suite de naufragés qui essaient de se sauver les
uns les autres, pour périr eux-mêmes l'instant d'après.

1er janvier 1848.




MADEMOISELLE AÏSSÉ[67]

L'imagination humaine a sa part de romanesque; elle a besoin dans le
passé de se prendre au souvenir de quelque passion célèbre; de tout
temps elle s'est complu à l'histoire, cent fois redite, d'un couple
chéri, et aux destinées attendrissantes des amants. Quelques noms semés
çà et là, donnés d'ordinaire par la tradition et touchés par la poésie,
suffisent. Les choses politiques ont leurs révolutions et leur cours;
les guerres se succèdent, les règnes glorieux font place aux désastres;
mais, de temps à autre, là où l'on s'y attend le moins, il arrive que
sur ce fond orageux, du sein du tourbillon, une blanche figure se
détache et plane: c'est Françoise de Rimini qui console de l'enfer. La
Renommée, ce monstre infatigable, du même vol dont elle a touché les
ruines des empires, s'arrête à cette chose aimable, s'y pose un moment;
elle en revient, comme la colombe, avec le rameau.

[Note 67: Cette Notice a paru dans la _Revue des Deux Mondes_ du 15
janvier 1846; elle a été reproduite en tête d'une édition des _Lettres
de Mademoiselle Aïssé_ (1846), non sans beaucoup d'additions et de
corrections qui nous sont venues de bien des côtés. Pour ne pas faire
une trop grande surcharge de notes, nous avons rejeté après la Notice
celles qui sont plus étendues et qui contiennent des pièces à l'appui,
en nous servant pour cet ordre d'indications des lettres [A], [B],[C],
etc.]

Dans les temps modernes, si la poésie proprement dite a fait défaut à ce
genre de tradition, le roman n'a pas cessé; sous une forme ou sous
une autre, certaines douces figures ont gardé le privilège de servir
d'entretien aux générations et aux jeunesses successives. Que dire
d'Héloïse? qu'ajouter à ce que réveille le nom de La Vallière? Vers
1663, il entra dans la politique de Louis XIV de secourir le Portugal
contre l'Espagne, mais de le secourir indirectement; on fournit sous
main des subsides, on favorisa des levées, une foule de volontaires
y coururent. Entre cette petite armée commandée par Schomberg, et la
pauvre armée espagnole qui lui disputait le terrain, il y eut là, chaque
été, bien des marches et des contre-marches de peu de résultat, bien
des escarmouches et de petits combats, parmi lesquels, je crois, une
victoire. Qui donc s'en soucie aujourd'hui? Mais le lecteur curieux, qui
ne veut que son charme, ne peut s'empêcher de dire que tout cela a
été bon puisque les _Lettres de la Religieuse portugaise_ en devaient
naître.

La tendre anecdote que nous avons à rappeler n'a pas eu la même
célébrité ni le même éclat; elle conserve pourtant sa gracieuse lueur,
et ses pages touchantes ont mérité de survivre. À l'époque la moins
poétique et la moins idéale du monde, sous la Régence et dans les années
qui ont suivi, Mlle Aïssé offre l'image inattendue d'un sentiment
fidèle, délicat, naïf et discret, d'un repentir sincère et d'une
innocence en quelque sorte retrouvée. Entre ces deux romans si
dissemblables, si comparables en plus d'un trait, qui marquent les deux
extrémités du siècle, _Manon Lescaut_, _Paul et Virginie_, Mlle Aïssé
et son passionné chevalier tiennent leur place, et par le vrai, par le
naturel attachant de leur affection et de leur langage, ils se peuvent
lire dans l'intervalle. Il est intéressant de voir, dans une histoire
toute réelle et où la fiction n'a point de part, comment une personne
qui semblait destinée par le sort à n'être qu'une adorable Manon Lescaut
redevient une Virginie: il fallait que cette Circassienne, sortie des
bazars d'Asie, fût amenée dans ce monde de France pour y relever comme
la statue de l'Amour fidèle et de la Pudeur repentante.

Les Lettres de Mlle Aïssé, imprimées pour la première fois en 1787 (à la
veille même de _Paul et Virginie_), ont eu depuis plusieurs éditions;
elles étaient accompagnées dès l'abord de quelques courtes notes dues
à la plume de Voltaire, qui les avait parcourues en manuscrit. On les
réimprimait dès 1788. En 1800, elles reparurent avec une Notice bien
touchée de M. de Barante, qui avait recueilli quelques détails nouveaux
(dont un pourtant très-hasardé, on le verra) dans la société de M.
Suard. C'est ainsi encore qu'elles ont été reproduites en 1823. Le style
avait subi de petites épurations dans ces éditions successives; il y
avait pourtant dans le texte bien d'autres points plus essentiels, ce me
semble, à éclaircir, à corriger: on ne saurait imaginer la négligence
avec laquelle presque tous les noms propres, cités chemin faisant
dans ces Lettres, ont été défigurés; quelques-uns étaient devenus
méconnaissables. De plus, un grand nombre des dates d'envoi sont
fautives et incompatibles avec les événements dont il est question; il
y a eu des transpositions en certains passages, et tel paragraphe d'une
lettre est allé se joindre à une autre dont il ne faisait point d'abord
partie. Enfin il est arrivé que des notes plus ou moins exactes, écrites
en marge du manuscrit, sont entrées mal à propos dans le texte imprimé.
À une première et rapide lecture, ces inconvénients arrêtent peu; on
ne suit que le cours des sentiments de celle qui écrit. Une édition
correcte n'en était pas moins un dernier hommage que méritait et
qu'attendait encore cette mémoire charmante, si peu en peine de la
postérité, et n'aspirant qu'à un petit nombre de coeurs. Un érudit bien
connu par sa conscience, sa rectitude et sa sagacité d'investigation
en ces matières, M. Ravenel, après s'être avisé le premier de tout
ce qu'avaient de défectueux les éditions antérieures, a préparé dès
longtemps la sienne, qui est en voie de s'exécuter. Un ami dont le nom
reviendra souvent sous notre plume, et dont le talent animé d'un pur
zèle fait faute désormais en bien des endroits de la littérature, M.
Charles Labitte, devait s'y associer à M. Ravenel: c'est avec les notes
de l'un, c'est moyennant les renseignements continus et les directions
de l'autre, qu'il m'est permis ici de venir repasser sur cette histoire
et d'en fixer quelques particularités avec plus de précision qu'on
n'avait fait jusqu'à présent. L'érudition ou ce qui pourrait en avoir
l'air, en s'appliquant à ces sujets qui en sont si éloignés par nature,
change véritablement de nom et prend quelque chose de la piété qui se
met en quête vers les moindres reliques d'un mort chéri.

M. de Ferriol, ambassadeur de France à Constantinople, vit un jour,
parmi les esclaves qu'on amenait vendre au marché, une petite fille
qui paraissait âgée d'environ quatre ans, et dont la physionomie
l'intéressa: les Turcs avaient pris et saccagé une ville de Circassie,
ils en avaient tué ou emmené en esclavage les habitants; l'enfant avait
échappé au massacre de ses parents, lesquels étaient princes, dit-on, en
leur pays. Du moins les souvenirs de la petite fille lui retraçaient un
palais où elle était élevée, et une foule de gens empressés à la servir.
M. de Ferriol acheta assez cher (1,500 livres) la petite Circassienne;
il était coutumier d'acheter de belles esclaves, et ce n'était guère
dans un but désintéressé[68]. Ici il ne paraît pas que son intention fût
beaucoup plus pure ni exempte d'arrière-pensée: il songeait à l'avenir
et à cultiver cette jeune fleur d'Asie. Étant revenu en France, il y
amena l'enfant[69] et la plaça, en attendant mieux, chez sa belle-soeur
Mme de Ferriol. Celle-ci, Tencin de son nom, soeur de la célèbre
chanoinesse et du futur cardinal, était digne de la famille à tous
égards, belle, galante et intrigante. Le mari, M. de Ferriol,
receveur-général des finances du Dauphiné, et conseiller, puis président
au parlement de Metz, ne joua dans la vie de sa femme qu'un rôle
insignifiant et commode. La grande liaison de Mme de Ferriol fut avec le
maréchal d'Uxelles. Les recueils du temps[70] donnent comme s'appliquant
au premier éclat de leurs amours l'ode de J.-B. Rousseau imitée
d'Horace:

  Quel charme, beauté dangereuse,
  Assoupit ton nouveau Pâris?
  Dans quelle oisiveté honteuse
  De tes yeux la douceur flatteuse
  A-t-elle plongé ses esprits?

[Note 68: Voici une petite anecdote à l'appui: «M. le comte de
Nogent, qui s'appelle Bautru en son nom, est lieutenant-général des
armées du roi, fils et peut-être petit-fils d'officier-général, frère
de Mme la duchesse de Biron. C'est un homme qui toujours l'a porté fort
haut et a fait le seigneur à la cour. Sa hauteur lui a attiré une scène
fort déplaisante, en insultant à sa table, à Nogent-le-Roi, pendant les
vacances, un officier de son voisinage au sujet d'un mariage pour sa
fille. Il a même eu la sottise de demander une réparation devant les
juges de Chartres. Cela a donné occasion à cet officier de faire ou
faire faire un petit mémoire que l'on a trouvé parfaitement écrit, et
qui a été répandu dans tout Paris... Dans le mémoire susdit, l'officier
parle de la noblesse de la mère: on demanderait à propos de quoi.
C'est une petite allusion sur ce que M. de Ferriol, ambassadeur à
Constantinople, ramena ici deux esclaves très-belles. Il en garda une
pour lui; le comte de Nogent, qui peut-être était son ami, prit l'autre.
Non-seulement il l'a gardée, mais il l'a épousée, et c'est d'elle que
vient la fille à marier qui a fait le sujet de la dispute.» (_Journal_
de l'avocat Barbier, avril 1732.)]

[Note 69: M. de Ferriol eut plusieurs missions et fit plusieurs
voyages et séjours à Constantinople. Une première fois, en 1692, il
fut envoyé auprès de l'ambassadeur de France, qui le présenta au
grand-vizir, et celui-ci l'autorisa à le suivre à l'armée; M. de Ferriol
fit ainsi les campagnes de 1692, 1693 et 1694, dans la guerre des Turcs
et des Hongrois mécontents contre l'Empereur. Revenu en France au
printemps de 1695, il reçoit en mars 1696 une nouvelle mission, et cette
fois il est accrédité directement auprès du grand-vizir; il fait la
campagne de 1696, celle de 1697, passe l'hiver et le printemps de 1698 à
Constantinople, s'embarque pour la France le 22 juin 1698, et arrive à
Marseille le 20 août.--C'est dans ce second voyage qu'il acheta et qu'il
amena en France la jeune Aïssé.--En 1699, M. de Ferriol, qui n'avait eu
jusque-là que des missions temporaires, remplaça à Constantinople, en
qualité d'ambassadeur, M. Castagnères de Châteauneuf. Parti de Toulon
dans les derniers jours de juillet 1699, il alla résider en Turquie
durant plus de dix ans, ne fut remplacé qu'en novembre 1710 par M.
Desalleurs, et ne rentra en France que le 23 mai 1711. Ces dates, que
nous devons aux bienveillantes communications de M. Mignet, nous seront
tout à l'heure précieuses.]

[Note 70: Bibliothèque du roi, mss., dans le _Recueil_ dit de
_Maurepas_ (XXX, page 279, année 1716).--Voir ci-après la note [A].]

La fin de l'ode semblait menacer l'amant crédule de quelque prochaine
inconstance de la perfide:

  Insensé qui sur tes promesses
  Croit pouvoir fonder son appui,
  Sans songer que mêmes tendresses,
  Mêmes serments, mêmes caresses,
  Trompèrent un autre avant lui!

Mais il ne paraît pas que le pronostic ait eu son effet: Mme de Ferriol
comprit vite que son crédit dans le monde et sa considération étaient
attachés à cette liaison avec le maréchal-ministre, et elle s'y tint. On
voit, dans les lettres nombreuses que lord Bolingbroke adresse à Mme de
Ferriol[71], qu'il n'en est aucune où il ne lui parle du maréchal comme
du grand intérêt de sa vie. Il résulte du témoignage de mademoiselle
Aïssé qu'il y avait dans cet état plus de montre que de fond, et que le
crédit de la dame baissa fort avec l'éclat de ses yeux[72]. Tant qu'elle
fut jeune pourtant, Mme de Ferriol parut fort recherchée, et elle
eut rang parmi les femmes en vogue du temps. Ses deux fils, MM. de
Font-de-Veyle et d'Argental, surtout ce dernier, furent élevés avec
la jeune Aïssé comme avec une soeur. Les Registres de la paroisse
Saint-Eustache, à la date du 21 décembre 1700, nous montrent _damoiselle
Charlotte Haidée_[73] et le petit Antoine de Ferriol (Pont-de-Veyle),
représentant tous deux le parrain et la marraine absents au baptême de
d'Argental, «lesquels, est-il dit des deux enfants témoins, ont déclaré
ne savoir signer.» Aïssé pouvait avoir sept ans au plus à cette date de
1700, ayant été achetée en 1697 ou 1698. L'éducation répara vite ces
premiers retards. Un passage des Lettres semble indiquer qu'elle fut
mise au couvent des Nouvelles Catholiques; mais c'est surtout dans le
monde qu'elle se forma. Cette décadence de Louis XIV, où la corruption
pour éclater n'attendait que l'heure, faisait encore une société bien
spirituelle, bien riche d'agréments; cela était surtout vrai des femmes
et du ton; le goût valait mieux que les moeurs; on sortait de Saint-Cyr,
après tout, on venait de lire La Bruyère. On retrouverait jusque dans
madame de Tencin la langue de madame de Maintenon. L'esprit d'Aïssé
ne fut pas lent à s'orner de tout ce qui pouvait relever ses grâces
naturelles sans leur ôter rien de leur légèreté, et la _jeune
Circassienne_, la _jeune Grecque_[D], comme chacun l'appelait autour
d'elle, continua d'être une créature ravissante, en même temps qu'elle
devint une personne Accomplie.

[Note 71: _Lettres historiques, politiques, philosophiques et
littéraires_ de lord Bolingbroke; 3 vol. in-8°, 1808. Ces lettres sont
une source des plus essentielles pour l'histoire d'Aïssé.]

[Note 72: «Tout le monde est excédé de ses incertitudes (il
s'agissait d'un voyage à faire à Pont-de-Veyle en Bourgogne); le vrai de
ses difficultés, c'est qu'elle ne voudrait point quitter le maréchal,
qui ne s'en soucie point et ne ferait pas un pas pour elle. Mais elle
croit que cela lui donne de la considération dans le monde. Personne ne
s'adresse à elle pour demander des grâces au vieux maréchal...» (Lettre
XI.)]

[Note 73: Elle s'appelait _Charlotte_, du nom de l'ambassadeur
(_Charles_), qui fut sans doute son parrain. _Haidée_, _Aïssé_,
paraissent n'être que des variantes de transcription d'un même nom de
femme bien connu chez les Turcs. La plus adorable entre les héroïnes
du _Don Juan_ De Byron est une Haidée.--Voir ci-après les notes [B] et
[C].]

Une grave, une fâcheuse et tout à fait déplaisante question se présente:
Quel fut le procédé de M. de Ferriol l'ambassadeur à l'égard de celle
qu'il considérait comme son bien, lorsqu'il la vit ainsi ou qu'il la
retrouva grandissante et mûrissante, _tempestiva viro_, comme dit
Horace? Cette question semblait n'en être plus une depuis longtemps;
on a cité un passage tiré d'une lettre de M. de Ferriol à Mlle Aïssé,
trouvée dans les papiers de M. d'Argental, duquel il ressortait trop
nettement, ce semble, qu'elle aurait été sa maîtresse; mais ce passage
isolé en dit plus peut-être qu'il ne convient d'y entendre, à le lire en
son lieu et en son vrai sens. Nous donnerons donc ici la lettre entière,
qui n'a été publiée qu'assez récemment[74]; elle ne porte avec elle
aucune indication de date ni d'endroit.

[Note 74: Par la _Société des Bibliophiles français_, année 1828.]

_Lettre de M. de Ferriol, ambassadeur à Constantinople, à mademoiselle
Aïssé._

«Lorsque je vous retiray des mains des infidelles, et que je vous
acheptay, mon intention n'estoit pas de me préparer des chagrins et de
me rendre malheureux; au contraire, je prétendis profiter de la décision
du destin sur le sort des hommes pour disposer de vous à ma volonté, et
pour en faire un jour ma fille ou ma maistresse. Le mesme destin veut
que vous soiés l'une et l'autre, ne m'estant pas possible de séparer
l'amour de l'amitié, et des désirs ardens d'une tendresse de père; et
tranquile, conformés vous au destin, et ne séparés pas ce qu'il semble
que le Ciel ayt prit plaisir de joindre.

«Vous auriés esté la maistresse d'un Turc qui auroit peut estre partagé
sa tendresse avec vingt autres, et je vous aime uniquement, au point que
je veux que tout soit commun entre nous, et que vous disposiés de ce que
j'ay comme moy mesme.

«Sur touttes choses plus de brouilleries, observés vous et ne donnés aux
mauvaises langues aucune prise sur vous; soyés aussy un peu circonspecte
sur le choix de vos amyes, et ne vous livrés à elles que de bonne
sorte; et quand je seray content, vous trouverez en moy ce que vous
ne trouveriés en nul autre, les noeuds à part qui nous lient
indissolublement. Je t'embrasse, ma chère Aïssé, de tout mon coeur.»

Voilà une lettre qui certes est bien capable, à première lecture, de
donner la chair de poule aux amis délicats de la tendre Aïssé; M. de La
Porte, qui la publia en 1828, la prend dans son sens le plus grave, sans
même songer à la discuter. Si alarmante qu'elle soit, elle se trouve
pourtant moins accablante à la réflexion, et, pour mon compte, je me
range tout, à fait à l'avis de M. Ravenel, que notre ami, M. Labitte,
partageait également: cette lettre ne me fait pas rendre les armes du
premier coup. Qu'y voit-on en effet? Raisonnons un peu. On y voit
qu'à un certain moment M. de Ferriol fut jaloux de quelqu'un dont on
commençait à jaser auprès d'Aïssé; qu'à cette occasion il signifia à
celle-ci ses intentions, jusque-là obscures, et sa volonté, dont elle
avait pu douter, se considérant plutôt comme sa fille: Le _même destin
veut que vous soyez l'une et l'autre_... Cette parole, remarquez-le
bien, s'applique à l'avenir bien plus naturellement qu'au passé.
L'enfant est devenu une jeune fille; elle n'a pas moins de dix-sept ou
dix-huit ans, alors que M. de Ferriol (je le suppose rentré en France) a
soixante ans bien sonnés, car il ne rentre qu'en mai 1711[75]. Voilà donc
qu'aux premiers noeuds, en quelque sorte légitimes; qui, dit-il, les
_lient déjà indissolublement_, et qu'il a soin de mettre _à part_, le
tuteur et maître croit que le temps est venu d'en ajouter d'autres. Il
se déclare pour la première fois nettement, il se propose et prétend
s'imposer: reste toujours à savoir s'il fut accepté, et rien ne le
prouve. J'insiste là-dessus: la phrase qui, lue isolément, semblait
constater une situation établie, accomplie, et sur laquelle on s'est
jusqu'ici fondé, comme sur une pièce de conviction, pour rendre
l'esclave à son maître, n'indique qu'un ordre pour l'avenir, un
commandement à la turque; or, encore une fois, rien n'indique que l'aga
ait été obéi.

[Note 75: Lorsqu'il mourut en octobre 1722, il est dit dans les
registres de Saint-Roch qu'il était âgé d'environ soixante-quinze
ans.--Voir ci-après la note [E].]

Je ne parle ici qu'en me réduisant aux termes mêmes de la lettre; mais
il y a plus, il y a mieux: le caractère d'Aïssé est connu; sa noblesse,
sa délicatesse de sentiments, sont manifestes dans ses Lettres et par
tout l'ensemble de sa conduite. Il n'y avait pour elle de ce côté-là
qu'un danger, c'était dans ces années obscures, indécises, où la puberté
naissante de la jeune fille se confond encore dans l'ignorance de
l'enfant, alors qu'on peut dire:

  Il n'est déjà plus nuit, il n'est pas encor jour.

Or, ces années-là, ces années _entre chien et loup_, elle les passa à
quatre cents lieues de M. de Ferriol, et rien n'est plus probant en
telle matière que l'_alibi_[76]. Lorsqu'il revint dans l'été de 1711,
elle avait déjà atteint à cet âge où l'on n'est plus abusée que
lorsqu'on le veut bien; elle avait de dix-sept à dix-huit ans, et M.
de Ferriol en avait environ soixante-quatre. Ce sont là aussi des
garanties, surtout, je le répète, quand le caractère d'ailleurs est bien
connu, et qu'on a affaire à une personne d'esprit et de coeur, qui va
tout à l'heure résister au Régent de France.

[Note 76: On a dit dans une note précédente qu'il résidait à
Constantinople en qualité d'ambassadeur; il y était arrivé le 11 janvier
1700. Tandis qu'Aïssé, en France, cessait d'être un enfant, il avait
maille à partir ailleurs; l'extrait suivant, puisé aux sources, ne
laisse rien à désirer: «En 1709, des plaintes ayant été portées contre
lui par divers membres de la nation française, il est rappelé le 27 mars
1710. Son rappel est fondé sur l'état de sa santé, dont il ne se plaint
pas. Bien que remplacé par le comte Desalleurs, qui prend en main les
affaires de l'ambassade le 2 novembre 1710, M. de Ferriol n'en continue
pas moins de correspondre avec la Cour sur les affaires, se plaint
vivement de M. Desalleurs, qui le lui rend bien, et enfin s'embarque le
30 mars 1711 pour la France, où il arrive le 23 mai.»--Voir ci-après la
note [F].]

À quelle date la lettre qu'on a lue fut-elle écrite? Dans quelle
circonstance et à quelle occasion? Mlle Aïssé, en ses Lettres, a raconté
avec enjouement l'histoire de ce qu'elle appelle _ses amours avec le duc
de Gèvres_, amours de deux enfants de huit à dix ans, et dont elle
se moquait à douze: «Comme on nous voyait toujours ensemble, les
gouverneurs et les gouvernantes en firent des plaisanteries entre eux,
et cela vint aux oreilles de mon _aga_, qui comme vous le jugez, fit un
beau roman de tout cela.» Serait-ce à propos de ce bruit, commenté et
grossi après coup, que la semence aurait été écrite? A-t-elle pu l'être
de Constantinople même et en prévision du retour, ce qui serait une
grossièreté de plus? Quoi qu'il en soit, dans cette même lettre où Mlle
Aïssé raconte ses amours enfantines, elle ajoute, en s'adressant à son
amie, Mme de Calandrini: «Quoi! madame, vous me croiriez capable de vous
tromper! Je vous ai fait l'aveu de toutes mes faiblesses; elles sont
bien grandes; mais jamais je n'ai pu aimer qui je ne pouvais estimer. Si
ma raison n'a pu vaincre ma passion, mon coeur ne pouvait être séduit
que par la vertu ou par tout ce qui en avait l'apparence.» Un tel
langage dans une bouche si sincère, et de la part d'une conscience si
droite, n'exclut-il pas toute liaison d'un certain genre avec M. de
Ferriol? Il n'y en a pas trace dans la suite de ces lettres à Mme de
Calandrini. Chaque fois qu'Aïssé, dans cette confidence touchante, se
reproche ses fautes, ce n'est que par rapport à une seule personne trop
chère, et il n'y paraît aucune allusion à une autre faiblesse, plus ou
moins volontaire, qui aurait précédé et qu'elle aurait dû considérer,
d'après ses idées acquises depuis, comme une mortelle flétrissure.
Lorsqu'elle résiste aux instances de mariage que lui fait son passionné
chevalier, parmi les raisons qu'elle oppose, on ne voit pas que la
pensée d'une telle objection se soit présentée à elle; elle ne se trouve
point digne de lui par la fortune, par la situation, et non point du
tout parce qu'elle a été la victime d'un autre. Lorsqu'elle parle
de l'ambassadeur défunt, elle le fait en des termes d'affection qui
n'impliquent aucun ressentiment, tel qu'un pareil acte aurait dû lui en
laisser. «Pour parler de la vie que je mène, et dont vous avez la bonté,
écrit-elle à son amie[77], de me demander des détails, je vous dirai que
la maîtresse de cette maison est bien plus difficile à vivre que le
_pauvre ambassadeur._» Parlerait-elle sur ce ton de quelqu'un qui lui
rappellerait décidément une faute odieuse, avilissante? Pourquoi ne pas
admettre que ce _pauvre_ ambassadeur, déjà vieux et _vaincu du temps_,
comme dit le poëte, finit par se décourager et par devenir bon homme?

[Note 77: Lettre XIV.]

Et en effet, jusqu'à la publication du fragment malencontreux, on avait
cru dans la société que si M. de Ferriol avait eu à un moment quelque
dessein sur elle, Mlle Aïssé avait dû à la protection des fils de Mme de
Ferriol, et particulièrement à celle de d'Argental, de s'être soustraite
aux persécutions de l'oncle. C'était le sentiment des premiers éditeurs,
héritiers des traditions et des souvenirs de la famille Calandrini;
personne alors ne le contesta[78]. L'_Année littéraire_, parlant d'Aïssé
au sujet de cette publication, disait: «Elle se fit aimer de tout le
monde; malheureusement tout autour d'elle respirait la volupté. Cette
éducation dangereuse ne la séduisit cependant pas au point de la faire
céder aux vues de M. de Ferriol, qui, peu généreux, exigeait d'elle
trop de reconnaissance, et d'un grand prince qui voulait en faire sa
maîtresse; mais elle la disposa à la tendresse, et le chevalier d'Aydie
en profita[79].» Le récit de M. Craufurd[80] rentre tout à fait dans cette
opinion qu'on avait généralement, et on sent qu'il ne change d'avis que
sur la prétendue preuve écrite. Nous croyons avoir réduit cette preuve à
sa juste valeur.

[Note 78: On trouve dans le _Journal de Paris_, du 28 novembre 1787,
une lettre signée _Villars_ qui reproche à l'éditeur d'avoir mêlé à
sa publication des anecdotes défavorables à la famille Ferriol; le
témoignage de M. d'Argental, encore vivant, y est invoqué. Celle lettre,
écrite dans un intérêt de famille, prouve une seule chose, c'est qu'on
était loin de croire alors et qu'on n'avait jamais admis jusque-là
qu'Aïssé eût été sacrifiée à l'ambassadeur.--Voir ci-après la note [G].]

[Note 79: _Année littéraire_, 1788. tome VI, page 209.]

[Note 80: _Essais de Littérature française_, tome 1er, page 188 (3e
édition).]

Le fait est qu'à dater d'un certain moment, qui pourrait bien n'être
autre que celui de la tentative avortée, Mlle Aïssé eut son domicile
habituel chez Mme de Ferriol, et ce ne fut plus ensuite que dans les
deux dernières années de la vie de l'ambassadeur qu'elle retourna près
de lui pour lui rendre les soins de la reconnaissance. Il mourut le
26 octobre 1722, à l'âge d'environ soixante-quinze ans. Est-il besoin
d'ajouter que, durant ce dernier séjour[81], elle était plus que
préservée par toutes les bonnes raisons et par l'amour même du chevalier
d'Aydie, qui l'aimait dès lors, comme on le voit d'après certains
passages des Lettres de lord Bolingbroke? Je transcrirai ici
quelques-uns de ces endroits qui ont de l'intérêt à travers leur
obscurité et malgré le sous-entendu des allusions.

[Note 81: Mme de Ferriol, qui avait habité d'abord rue des
Fossés-Montmartre, logeait en dernier lieu rue Neuve-Saint-Augustin,
et l'ambassadeur demeurait dans le même hôtel; ainsi ces diverses
installations pour Aïssé se réduisaient au plus à un changement
d'appartement.]

Bolingbroke écrivait à Mme de Ferriol, le 17 novembre 1721, en
l'invitant à venir passer les fêtes de Noël à sa campagne de _la
Source_, près d'Orléans: «Nous avons été fort agréablement surpris
de voir que Mlle Aïssé veuille être de la partie et renoncer pendant
quelque temps aux plaisirs de Paris. Peut-être ne fait-elle pas mal de
visiter ses amis au fond d'une province, comme d'autres y vont visiter
leurs mères. Quel que soit le motif qui nous attire ce plaisir, nous lui
en sommes très-obligés...» Et sur une autre page de la même lettre, dans
une apostille pour M. d'Argental: «N'auriez-vous pas contribué à nous
procurer le plaisir d'y voir Mlle Aïssé? Je soupçonne fort que vos
conseils, et peut-être le procédé d'une autre personne, lui ont inspiré
un goût pour la campagne, que je tâcherais de cultiver, si j'avais
quelques années de moins.»--Quel est ce procédé? et de quelle autre
personne s'agit-il? Nous chercherons tout à l'heure.--Un mois après,
Bolingbroke écrivait encore à Mme de Ferriol (30 décembre 1721): «Je
compte que vous viendrez; je me flatte même de l'espérance d'y voir Mme
du Deffand; mais, pour Mlle Aïssé, je ne l'attends pas. Le Turc sera son
excuse, et un certain chrétien de ma connaissance, sa raison.» Ainsi,
dès lors, Mlle Aïssé était aimée du chevalier d'Aydie (car c'est bien
lui qui se trouve ici désigné); et si elle restait à Paris, sous
prétexte de ne pas quitter M. de Ferriol, elle avait sa raison secrète,
plus voisine du coeur.

A une date antérieure, le 4 février 1719, il est question, dans un autre
billet de Bolingbroke à d'Argental, de je ne sais quel événement plus
ou moins fâcheux survenu à l'aimable Circassienne; je donne les termes
mêmes sans me flatter de les pénétrer: «Je vous suis très-obligé, mon
cher monsieur, de votre apostille; mais la nouvelle que vous m'y envoyez
me fâche extrêmement. Mademoiselle Aïssé était si charmante, que toute
métamorphose lui sera désavantageuse. Comme vous êtes _de tous ses
secrets le grand dépositaire_[82], je ne doute point que vous ne sachiez
ce qui peut lui avoir attiré ce malheur: est-elle la victime de
la jalousie de quelque déesse, ou de la perfidie de quelque dieu?
Faites-lui mes très-humbles compliments, je vous supplie. J'aimerais
mieux avoir trouvé le secret de lui plaire que celui de la quadrature du
cercle ou de fixer la longitude.» Comme ce billet à d'Argental est écrit
en apostille d'une lettre à Mme de Ferriol et à la suite de la
même page, on ne doit pas y chercher un bien grand mystère. Cette
métamorphose, qui ne saurait être que _désavantageuse_, pourrait bien
n'avoir été autre chose que la petite vérole qu'aurait envoyée à ce
charmant visage quelque divinité jalouse; dans tous les cas, il ne
paraît point qu'elle ait laissé beaucoup de traces, et le don de plaire
fut après ce qu'il était avant.

[Note 82:

  Tu seras de mon coeur l'unique secrétaire,
  Et de tous nos secrets le grand dépositaire.

C'est Dorante qui dit cela dans _le Menteur_ (acte II, scène VI).
Bolingbroke savait sa littérature française par le menu.]

La phrase qu'on a lue plus haut sur le _procédé_ d'une certaine
personne, lequel était de nature, selon Bolingbroke, à faire désirer à
Mlle Aïssé un éloignement momentané de Paris, pourrait bien s'appliquer
à ce qu'on sait d'une tentative du Régent auprès d'elle. Ce prince, en
effet, l'ayant rencontrée chez Mme de Parabère, la trouva tout aussitôt
à son gré et ne douta point de réussir; il chercha à plaire de
sa personne, en même temps qu'il fit faire sous main des offres
séduisantes, capables de réduire la plus rebelle des Danaë; finalement
il mit en jeu Mme de Ferriol elle-même, peu scrupuleuse et propre à
toutes sortes d'emplois. Rien n'y put faire, et Mlle Aïssé, décidée à ne
point séparer le don de son coeur d'avec son estime, déclara que si on
continuait de l'obséder, elle se jetterait dans un couvent. Une telle
conduite semble assez répondre de celle qu'elle tint envers M. de
Ferriol; les deux sultans eurent le même sort; seulement elle y mit avec
l'un toute la façon désirable, tout le dédommagement du respect filial
et de la reconnaissance.

L'ambassadeur mort (octobre 1722), Mlle Aïssé revint loger chez Mme de
Ferriol, qui manqua de délicatesse jusqu'à lui reprocher les bienfaits
du défunt. Indépendamment d'un contrat de 4,000 livres de rentes
viagères, ce Turc, qui avait du bon, et dont l'affection pour celle
qu'il nommait sa fille était réelle, bien que mélangée, lui avait laissé
en dernier lieu un billet d'une somme assez forte, payable par ses
héritiers. Cette somme à débourser tenait surtout à coeur à Mme de
Ferriol, et elle le fit sentir à Mlle Aïssé, qui se leva, alla prendre
le billet et le jeta au feu en sa présence.

Ce dut être en 1721 ou 1720 au plus tôt, que les relations de Mlle Aïssé
et du chevalier d'Aydie commencèrent: elle le vit pour la première fois
chez Mme du Deffand, jeune alors, mariée depuis 1718, et qui était
citée pour ses beaux yeux et sa conduite légère, non moins que pour son
imagination vive et féconde, comme elle le fut plus tard pour sa cécité
patiente, sa fidélité en amitié et son inexorable justesse de raison. Le
chevalier Blaise-Marie d'Aydie, né vers 1690, fils de François d'Aydie
et de Marie de Sainte-Aulaire, était propre neveu par sa mère du marquis
de Sainte-Aulaire de l'Académie française[83]. Ses parents eurent neuf
enfants et peu de biens; trois filles entrèrent au couvent, trois cadets
suivirent l'état ecclésiastique. Blaise, le second des garçons, qui
avait titre _clerc tonsuré du diocèse de Périgueuse, chevalier non
profès de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem_, fut présenté à la Cour
du Palais-Royal par son cousin le comte de Rions, lequel était l'amant
avoué et le mari secret de la duchesse de Berry, fille du Régent. Rions
avait la haute main au Luxembourg; il introduisit son jeune cousin,
dont la bonne mine réussit d'emblée assez bien pour attirer un caprice
passager de cette princesse, qui ne se les refusait guère. Le chevalier
était donc dans le monde sur le pied d'un homme à la mode, lorsqu'il
rencontra Mlle Aïssé, et, de ce jour-là, il ne fut plus qu'un homme
passionné, délicat et sensible. Les premiers temps de leur liaison
paraissent avoir été traversés; la résistance de la jeune femme, la
concurrence peut-être du Régent, quelques restes de jalousie sans doute
de M. de Ferriol, compliquèrent cette passion naissante. Le chevalier
fit un long voyage, et on le voit au bout de la Pologne, à Wilna, en
juin 1723; mais, à son retour, Mlle Aïssé était vaincue, et on n'en
pourrait douter, lors même qu'on n'en aurait d'autre preuve que ce
passage d'une lettre de Bolingbroke à d'Argental (de Londres, 28
décembre 1723): «Parlons, en premier lieu, mon respectable magistrat, de
l'objet de nos amours. Je viens d'en recevoir une lettre: vous y avez
donné occasion, et je vous en remercie. En vous voyant, elle se souvient
de moi; et je meurs de peur qu'en me voyant elle ne se souvienne de
vous. Hélas! en voyant le _Sarmate_, elle ne songe ni à l'un ni à
l'autre. Devineriez-vous bien la raison de ceci? Faites-lui mes tendres
compliments. J'aurai l'honneur de lui répondre au premier jour... Mille
compliments à M. votre frère. J'adore mon aimable gouvernante[84];
mandez-moi des nouvelles de son coeur, c'est devant vous qu'il
s'épanche.»

[Note 83: J'emprunterai beaucoup, dans tout ce que j'aurai à dire du
chevalier d'Aydie, à une Notice manuscrite dont je dois communication à
la bienveillance de M. le comte de Sainte-Aulaire.]

[Note 84: Toujours Mlle Aïssé; il la désigne ainsi par suite de
quelque plaisanterie de société et par allusion probablement au rôle où
il l'avait vue dans les derniers temps de M. de Ferriol.]

Ce passage en sous-entendait beaucoup plus qu'il n'en exprimait, et
l'année précédente il s'était passé un événement dont bien peu de
personnes avaient eu le secret. Mlle Aïssé, sentant qu'elle allait
devenir mère, n'avait pu prendre sur elle de se confier à Mme de
Ferriol, qui aurait trop triomphé de voir le naufrage d'une vertu
naguère si assurée, et qui n'était pas femme à comprendre ce qui sépare
une tendre faiblesse d'une séduction par intérêt ou par vanité. Dans son
anxiété croissante, et les moments du péril approchant, la jeune femme
recourut à Mme de Villette, qui, depuis un an ou deux ans, avait pris
nom lady Bolingbroke. Cette dame aimable et spirituelle avait épousé
en premières noces le marquis de Villette, proche parent de Mme de
Maintenon [85], veuf et père déjà de plusieurs enfants, du nombre
desquels était cette charmante madame de Caylus. Mme de Villette, à peu
près du même âge que sa belle-fille et sortie également de Saint-Cyr,
avait, dans son veuvage, contracté une union fort intime, fort
effective, avec lord Bolingbroke, alors réfugié en France: tantôt
il passait le temps chez elle, à sa campagne de Marsilly, près de
Nogent-sur-Seine; tantôt elle habitait chez lui, à sa jolie retraite
de la Source, près d'Orléans, où Voltaire les visitait. Dans un voyage
qu'elle fit à Londres pour les intérêts de l'homme illustre et orageux
dont elle avait su fixer le coeur, elle avait paru comme sa femme et
elle en garda le nom, quoique de malins amis aient voulu douter que le
sacrement ait jamais consacré entre eux le lien. Peu nous importe ici:
elle était bonne, elle était indulgente; elle entra vivement dans les
tourments de la pauvre Aïssé et n'épargna rien pour pourvoir à ses
embarras. Elle fit semblant de l'emmener en Angleterre vers la fin de
mai 1724: pendant ce temps, Bolingbroke, resté en France, écrivait de la
Source à Mme de Ferriol, pour mieux déjouer tous soupçons (2 juin 1724):
«Avez-vous eu des nouvelles d'Aïssé? La marquise (Mme de Villette)
m'écrit de Douvres: elle y est arrivée vendredi au soir, après le
passage du monde le plus favorable. La mer ne lui a causé qu'un peu de
tourment de tête; mais pour sa compagne de voyage, elle a rendu son
dîner aux poissons.»

[Note 85: Philippe Le Valois, marquis de Villette, chef d'escadre,
dont M. de Monmerqué vient de publier les Mémoires (1844).]

On conjecture que ce fut à cette époque même qu'Aïssé, retirée dans un
faubourg de Paris, entourée des soins du chevalier et assistée de la
fidèle Sophie, sa femme de chambre, donna le jour à une fille, qui fut
baptisée sous le nom de Célénie Leblond. On retrouve lady Bolingbroke
de retour en France dès septembre 1724; probablement elle fut censée
ramener sa compagne; les détails du stratagème nous échappent. Il est
certain d'ailleurs qu'elle se chargea d'abord de l'enfant; elle put
l'emmener en Angleterre, où elle retournait à la fin d'octobre, même
année; quelque temps après, la petite fille reparut pour être placée au
couvent de Notre-Dame à Sens, sous le nom de miss Black[86] et à titre de
nièce de lord Bolingbroke. L'abbesse de ce couvent était une fille même
de Mme de Villette, née du premier mariage. Tout cela, on le voit;
concorde et s'explique à merveille; on a le cadre et le canevas du
roman; mais c'est de la physionomie des personnages et de la nature des
sentiments qu'il tire son véritable et durable intérêt.

[Note 86: Ce nom de fantaisie, _miss Black_, semble avoir été donné
pour faire contraste et contre-vérité à celui de Célénie Leblond.]

Le chevalier d'Aydie, dans sa jeunesse, offrait plus d'un de ces traits
qui s'adaptent d'eux-mêmes à un héros de roman; Voltaire, écrivant
à Thieriot et lui parlant de sa tragédie d'_Adélaïde du Guesclin_ à
laquelle il travaillait alors, disait (24 février 1733): «C'est un sujet
tout français et tout de mon invention, où j'ai fourré le plus que j'ai
pu d'amour, de jalousie, de fureur, de bienséance, de probité et de
grandeur d'âme. J'ai imaginé un sire de Couci, qui est un très-digne
homme, comme on n'en voit guère à la Cour; un très-loyal chevalier,
comme qui dirait le chevalier d'Aydie, ou le chevalier de Froulay.» Il
avait dans le moment à se louer des bons offices de tous deux près du
garde des sceaux; il y revient dans une lettre du 13 janvier 1736, à
Thieriot encore: «Si vous revoyez les deux chevaliers sans peur et sans
reproche, joignez, je vous en prie, votre reconnaissance à la mienne. Je
leur ai écrit; mais il me semble que je ne leur ai pas dit assez avec
quelle sensibilité je suis touché de leurs bontés, et combien je suis
orgueilleux d'avoir pour mes protecteurs les deux plus vertueux hommes
du royaume.»--La _Correspondance_ de Mme du Deffand[87] nous donne
également à connaître le chevalier par le dehors et tel qu'il était aux
yeux du monde et dans l'habitude de l'amitié. Plusieurs lettres de lui
nous le font voir après la jeunesse et bonnement retiré en famille dans
sa province. Nous donnerons ici au long son portrait tracé par Mme du
Deffand; elle soupçonnait, mais elle ne marque pas assez profondément
(car le monde ne sait pas tout) ce qui était le trait distinctif de son
être, la sensibilité, la passion et surtout la tendre fidélité dont il
se montra capable: ce sera à Mlle Aïssé de compléter Mme du Deffand sur
ces points-là.

Portrait de M. le Chevalier d'Aydie par madame la marquise du
Deffand[88].

[Note 87: Les deux volumes in-8° publiés en 1809.]

[Note 88: Grâce à une copie manuscrite qui provient des papiers mêmes
du Chevalier, nous pouvons donner ce portrait, un peu différent de ce
qu'il est dans la _Correspondance_ de Mme du Deffand; on a fait subir
à celui-ci, comme il arrive trop souvent, de prétendues petites
corrections qui l'ont écourté.]

«L'esprit de M. le Chevalier d'Aydie est chaud, ferme et vigoureux; tout
en lui a la force et la vérité du sentiment. On dit de M. de Fontenelle
qu'à la place du coeur il a un second cerveau; on pourrait croire que la
tête du Chevalier contient un second coeur. Il prouve la vérité de ce
que dit Rousseau, que c'est dans notre coeur que notre esprit réside[89].

[Note 89: Dans le portrait tel qu'il a été imprimé en 1809, cette
phrase sur Rousseau est supprimée, et l'on y a mis l'observation sur
Fontenelle au passé: On _a_ dit de M. de Fontenelle qu'il _avait_... Il
résulte, au contraire, de notre version plus exacte et plus complète,
que Fontenelle vivait encore quand Mme du Deffand traçait ce portrait.
Quant à Rousseau, il s'agit ici de Jean-Baptiste, qui a dit dans son
Épître à M. de Breteuil:

  Votre coeur seul doit être votre guide:
  Ce n'est qu'en lui que notre esprit réside.
]

«Jamais les idées du Chevalier ne sont affaiblies, subtilisées ni
refroidies par une vaine métaphysique. Tout est premier mouvement en
lui: il se laisse aller à l'impression que lui font les sujets qu'il
traite. Souvent il en devient plus affecté, à mesure qu'il parle;
souvent il est embarrassé au choix du mot le plus propre à rendre sa
pensée, et l'effort qu'il fait alors donne plus de ressort et d'énergie
à ses paroles. Il n'emprunte les idées ni les expressions de personne;
ce qu'il voit, ce qu'il dit, il le voit et il le dit pour la première
fois. Ses définitions, ses images sont justes, fortes et vives; enfin le
Chevalier nous démontre que le langage du sentiment et de la passion est
la sublime et véritable éloquence.

«Mais le coeur n'a pas la faculté de toujours sentir, il a des temps de
repos; alors le Chevalier paraît ne plus exister. Enveloppé de ténèbres,
ce n'est plus le même homme, et l'ont croirait que, gouverné par un
Génie, le Génie le reprend et l'abandonne suivant son caprice[90].
Quoique le Chevalier pense et agisse par sentiment, ce n'est peut-être
pas néanmoins l'homme du monde le plus passionné ni le plus tendre; il
est affecté par trop de divers objets pour pouvoir l'être fortement par
aucun en particulier. Sa sensibilité est, pour ainsi dire, distribuée à
toutes les différentes facultés de son âme, et cette diversion pourrait
bien défendre son coeur et lui assurer une liberté d'autant plus douce
et d'autant plus solide qu'elle est également éloignée de l'indifférence
et de la tendresse. Cependant il croit aimer; mais ne s'abuse-t-il
point? Il se passionne pour les vertus qui se trouvent en ses amis; il
s'échauffe en parlant de ce qu'il leur doit, mais il se sépare d'eux
sans peine, et l'on serait tenté de croire que personne n'est absolument
nécessaire à son bonheur. En un mot, le Chevalier paraît plus sensible
que tendre.

[Note 90: L'imprimé de 1809 donne ici une version différente et qui
mérite d'être reproduite, parce qu'elle ne laisse pas d'être heureuse
et qu'elle semble de la plume même de l'auteur: «... Alors le Chevalier
n'est plus le même homme: toutes ses lumières s'éteignent; enveloppé de
ténèbres, s'il parle, ce n'est plus avec la même éloquence; ses idées
n'ont plus la même justesse, ni ses expressions la même énergie, elles
ne sont qu'exagérées; on voit qu'il se recherche sans se trouver:
l'original a disparu, il ne reste plus que la copie.» Cette expression:
_il se recherche sans se trouver_, nous paraît d'une trop bonne langue
pour ne pas provenir de Mme du Deffand.]

«Plus une âme est libre, plus elle est aisée à remuer. Aussi quiconque
a du mérite peut attendre du Chevalier quelques moments de sensibilité.
L'on jouit avec lui du plaisir d'apprendre ce qu'on vaut par
les sentiments qu'il vous marque, et cette sorte de louanges et
d'approbation est bien plus flatteuse que celle que l'esprit seul
accorde et où le coeur ne prend point de part.

«Le discernement du Chevalier est éclairé et fin, son goût très-juste;
il ne peut rester simple spectateur des sottises et des fautes du genre
humain. Tout ce qui blesse la probité et la vérité devient sa querelle
particulière. Sans miséricorde pour les vices et sans indulgence pour
les ridicules, il est la terreur des méchants et des sots; ils croient
se venger de lui en l'accusant de sévérité outrée et de vertus
romanesques; mais l'estime et l'amour des gens d'esprit et de mérite le
défendent bien de pareils ennemis.

Le Chevalier est trop souvent affecté et remué pour que son humeur soit
égale; mais cette inégalité est plutôt agréable que fâcheuse. Chagrin
sans être triste, misanthrope sans être sauvage, toujours vrai et
naturel dans ses différents changements, il plaît par ses propres
défauts, et l'on serait bien fâché qu'il fût plus parfait.»

Sans être un bel-esprit, comme cela devenait de mode à cette date, le
chevalier d'Aydie avait de la lecture et du jugement; il savait _écouter
et goûter_; son suffrage était de ceux qu'on ne négligeait pas. Lorsque
d'Alembert publia en 1753 ses deux premiers volumes de _Mélanges_, Mme
du Deffand consulta les diverses personnes de sa société; elle alla,
pour ainsi dire, aux voix dans son salon, et mit à part les avis divers
pour que l'auteur en pût faire ensuite son profit; c'est sans doute ce
qui a procuré l'opinion du chevalier d'Aydie qu'on trouve recueillie
dans les Oeuvres de d'Alembert[91]. Très-lié avec Montesquieu, il
écrivait de lui avec une effusion dont on ne croirait pas qu'un si grave
génie pût être l'objet, et qui de loin devient le plus piquant comme le
plus touchant des éloges: «Je vous félicite, madame, du plaisir que vous
avez de revoir M. de Formont et M. de Montesquieu; vous avez sans doute
beaucoup de part à leur retour, car je sais l'attachement que le premier
a pour vous, et l'autre m'a souvent dit avec sa naïveté et sa sincérité
ordinaire: «J'aime cette femme de tout mon coeur; elle me plaît, elle me
divertit; il n'est pas possible de s'ennuyer un moment avec elle.» S'il
vous aime donc, madame, si vous le divertissez, il y a apparence qu'il
vous divertit aussi, et que vous l'aimez et le voyez souvent. Eh! qui
n'aimerait pas cet homme, ce bon homme, ce grand homme, original dans
ses ouvrages, dans son caractère, dans ses manières, et toujours ou
digne d'admiration ou aimable!»--Sans donc nous étendre davantage ni
anticiper sur les années moins brillantes, on saisit bien, ce me semble,
la physionomie du chevalier à cet âge où il est donné de plaire: brave,
loyal, plein d'honneur, homme d'épée sans se faire de la gloire une
idole, homme de goût sans viser à l'esprit, coeur naturel, il était de
ceux qui ne sont tout entiers eux-mêmes et qui ne trouvent toute leur
ambition et tout leur prix que dans l'amour.

[Note 91: _Oeuvres posthumes_, an VII, tome Ier, page 117]

On ne possède aucune des lettres qu'Aïssé lui adressa; nous n'avons
l'image de cette passion, à la fois violente et délicate, que réfléchie
dans le sein de l'amitié et déjà voilée par les larmes de la religion
et du repentir. La fille d'Aïssé et du chevalier avait deux ans; leur
liaison continuait avec des redoublements de tendresse de la part du
chevalier, qui bien souvent pensait à se faire relever de ses voeux pour
épouser l'amie à laquelle il aurait voulu assurer une position avouée et
la paix de l'âme. Il semblait, en effet, qu'une inquiétude secrète se
fût logée au coeur de la tendre Aïssé, et qu'elle n'osât jouir de son
bonheur. Les attendrissements mêmes que lui causaient les témoignages du
chevalier étaient trop vifs pour elle et la consumaient. Elle n'aurait
rien voulu accepter qui fût contre l'intérêt et contre l'honneur de
famille de celui qu'elle aimait. Une sorte de langueur passionnée
la minait en silence. C'est alors que, dans l'été de 1726, Mme de
Calandrini vint de Genève passer quelques mois à Paris, et se lia
d'amitié avec elle. Cette dame, qui, par son mariage, tenait à l'une des
premières familles de Genève, était Française et Parisienne, fille de
M. Pellissary, trésorier général de la marine; elle avait eu l'honneur
d'être célébrée, dans son enfance, par le poëte galant Pavillon[92]. Une
soeur de Mme de Calandrini avait épousé le vicomte de Saint-John, père
de lord Bolingbroke, qu'il avait eu d'un premier lit: de là l'étroite
liaison des Calandrin avec les Bolingbroke, les Villette et les Ferriol.
Genève ainsi tenait son coin chez les tories et dans la Régence. Mme de
Calandrini était à la fois une femme aimable et une personne vertueuse;
elle s'attacha à l'intéressante Aïssé, gagna sa confiance, reçut son
secret, et lui donna des conseils qui peuvent paraître sévères, et
qu'Aïssé ne trouvait que justes. Celle-ci, née pour les affections, et
qui les avait dû refouler jusque-là, orpheline dès l'enfance, n'ayant
pas eu de mère et l'étant à son tour sans oser le paraître, amante
heureuse mais troublée dans son aveu, du moment qu'elle rencontra un
coeur de femme digne de l'entendre; s'y abandonna pleinement, elle
éclata: «Je vous aime comme ma mère, ma soeur, ma fille, enfin comme
tout ce qu'on doit aimer.» De vifs regrets aussitôt, des retours presque
douloureux s'y mêlèrent: «Hélas! que n'étiez-vous madame de Ferriol?
vous m'auriez appris à connaître la vertu!» Et encore: «Hélas! madame,
je vous ai vue malheureusement beaucoup trop tard. Ce que je vous ai dit
cent fois, je vous le répéterai: dès le moment que je vous ai connue,
j'ai senti pour vous la confiance et l'amitié la plus forte. J'ai un
sincère plaisir à vous ouvrir mon coeur; je n'ai point rougi de vous
confier toutes mes faiblesses; vous seule avez développé mon âme; elle
était née pour être vertueuse. Sans pédanterie, connaissant le monde, ne
le haïssant point, et sachant pardonner suivant les circonstances, vous
sûtes mes fautes sans me mésestimer. Je vous parus un objet qui
méritait de la compassion, et qui était coupable sans trop le savoir.
Heureusement c'était aux délicatesses mêmes d'une passion que je devais
l'envie de connaître la vertu. Je suis remplie de défauts, mais
je respecte et j'aime la vertu...» Cette idée de vertu entra donc
distinctement pour la première fois dans ce coeur qui était fait pour
elle, qui y aspirait d'instinct, qui était malade de son absence, mais
qui n'en avait encore rencontré jusque-là aucun vrai modèle. Cette
pensée se trouve exprimée avec ingénuité, avec énergie, en maint endroit
des lettres; elles suivirent de près le départ de Mme de Calandrini,
à dater d'octobre 1726. Mlle Aïssé cause avec son amie de ses regrets
d'être loin d'elle, du monde qu'elle a sous les yeux et qu'elle commence
à trouver étrange, et aussi elle touche en passant l'état de ses propres
sentiments et de ceux du chevalier; c'est un courant peu développé qui
glisse d'abord et peu à peu grossit. Après bien des retards, bien des
projets déjoués, il y a un voyage qu'elle fait à Genève; il y en a un
à Sens où elle voit au couvent sa fille chérie. Sa santé décroît, ses
scrupules de conscience augmentent, la passion du chevalier ne diminue
pas; tout cela mène au triomphe des conseils austères et à une
réconciliation chrétienne en vue de la mort, conclusion douce et haute,
pleine de consolations et de larmes.

[Note 92: Voir dans les _Oeuvres_ d'Etienne Pavillon (1750, tome Ier,
page 169) la lettre, moitié vers et moitié prose, adressée à Mlle Julie
de Pellissary, âgée de _huit ans_. Dans l'une des lettres suivantes
(page 175), _sur le mariage de mademoiselle de Pellissary avec M.
Warthon_, il faut lire _Saint-John_ et non pas _Warthon_.]

Ce qui fait le charme de ces lettres, c'est qu'elles sont toutes simples
et naturelles, écrites avec abandon et une sincérité parfaite. «Il y
règne un ton de mollesse et de grâce, et cette vérité de sentiment
si difficile à contrefaire[93].» Je ne les conseillerais pas à de
beaux-esprits qui ne prisent que le compliqué, ni aux fastueux qui ne
se dressent que pour de grandes choses; mais les bons esprits, _et qui
connaissent les entrailles_ (pour parler comme Aïssé elle-même), y
trouveront leur compte, c'est-à-dire de l'agrément et une émotion saine.
Voltaire, qui avait eu communication du manuscrit pendant son séjour en
Suisse, écrivait à d'Argental (de Lausanne, 12 mars 1758): «Mon cher
ange, je viens de lire un volume de lettres de Mlle Aïssé, écrites à une
madame Calandrin de Genève. Cette Circassienne était plus naïve qu'une
Champenoise. Ce qui me plaît de ses lettres, c'est qu'elle vous aimait
comme vous méritez d'être aimé. Elle parle souvent de vous comme j'en
parle et comme j'en pense.» La naïveté de Mlle Aïssé n'était pourtant
pas si champenoise que le malin veut bien le dire, ce n'était pas la
naïveté d'Agnès; elle savait le mal, elle le voyait partout autour
d'elle, elle se reprochait d'y avoir trempé; mais du moins sa nature
généreuse et décente s'en détachait avec aversion, avec ressort. Elle
commence par nous raconter des historiettes assez légères, les nouvelles
des théâtres, les grandes luttes de la Pellissier et de la Le Maure,
la chronique de la Comédie-Italienne et de l'Opéra (son ami d'Argental
était très-initié parmi ces demoiselles); puis viennent de menus tracas
de société, les petits scandales, que la bonne madame de Parabère a été
quittée par M. le Premier[94], et qu'on lui donne déjà M. d'Alincourt.
C'est une petite gazette courante, comme on en a trop peu en cette
première partie du siècle. Mais que de certains éclats surviennent et
réveillent en elle une surprise dont elle ne se croyait plus capable,
comme le ton s'élève alors! comme un accent indigné échappe! «À propos,
il y a une vilaine affaire qui fait dresser les cheveux à la tête:
elle est trop infâme pour l'écrire; mais tout ce qui arrive dans cette
monarchie annonce bien sa destruction.

[Note 93: Article du _Mercure de France_, août 1788, page 181.]

[Note 94: Le premier écuyer, M. de Beringhen.]

Que vous êtes sages, vous autres, de maintenir les lois et d'être
sévères! il s'ensuit de là l'innocence.» N'en déplaise à Voltaire, cette
petite Champenoise a des pronostics perçants; et ceci encore, à propos
d'un revers de fortune qu'avait éprouvé Mme de Calandrini: «Quelque
grands que soient les malheurs du hasard, ceux qu'on s'attire sont cent
fois plus cruels. Trouvez-vous qu'une religieuse défroquée, qu'un cadet
cardinal, soient heureux, comblés de richesses? Ils changeraient bien
leur prétendu bonheur contre vos infortunes.»

Un trait bien honorable pour Mlle Aïssé, c'est l'antipathie violente
et comme instinctive qu'elle inspirait à Mme de Tencin. Je ne veux pas
faire de morale exagérée; c'est la mode aujourd'hui de parler légèrement
des femmes du XVIIIème siècle; j'en pense tout bas bien moins de
mal qu'on n'en dit. Tant qu'elles furent jeunes, je les livre à vos
anathèmes, elles ont fait assez pour les mériter; mais, une fois
qu'elles avaient passé quarante ans, ces personnes-là avaient toute leur
valeur d'expérience, de raison, de tact social accompli; elles avaient
de la bonté même et des amitiés solides, bien qu'elles sussent à fond
leur La Bruyère. Mme de Parabère, une des plus compromises de ces femmes
de la Régence, joue un rôle charmant dans les Lettres d'Aïssé, et, comme
dit celle-ci, «elle a pour moi des façons touchantes.» C'est elle et Mme
du Deffand qui, lorsque la malade désire un confesseur, se chargent de
lui en trouver un; car il faut avant tout se cacher de Mme de Ferriol
qui est entichée de molinisme, et qui aime mieux qu'on meure sans
confession que de ne pas en passer par la Bulle. Mme du Deffand indique
le Père Boursault, Mme de Parabère prête son carrosse pour l'envoyer
chercher, et elle a soin pendant ce temps d'emmener hors du logis Mme
de Ferriol. Il a dû être beaucoup pardonné à Mme de Parabère pour
cette conduite tendre; dévouée, compatissante, pour cette oeuvre de
Samaritaine. Mais Mme de Tencin, c'est autre chose, et je suis un peu
de l'avis de cet amant qui se tua chez elle dans sa chambre, et qui
par testament la dénonça au monde comme une scélérate. Cupide,
rapace, intrigante, elle détestait en Mlle Aïssé un témoin modeste et
silencieux; la vue seule de cette créature d'élite, et douée d'un sens
moral droit, lui était comme un reproche; elle cherchait à se venger
par des affronts, elle lui faisait fermer sa porte; chez sa soeur, elle
prenait ses précautions pour ne la point rencontrer. Ennemie naturelle
du chevalier, par cela même qu'elle l'est de sa noble amie, elle leur
invente des torts, ils n'en ont d'autre que de la pénétrer et de la
juger. Le cardinal, tout dépravé qu'il est, vaut mieux; il évite les
tracasseries inutiles, il a des attentions et des complaisances pour
Aïssé. Quelques passages des Lettres le donnent à connaître pour un de
ces hommes qui (tel que nous avons vu Fouché) ne font pas du moins
le mal quand il ne leur est d'aucun profit, et qui de près se font
pardonner leurs vices par une certaine facilité et indulgence[95].

[Note 95: Les lettres qu'on a publiées de Mme de Tencin au duc
de Richelieu ne sont pas faites pour diminuer l'idée qu'on a de son
ambition effrénée et de ses manéges, mais elles sont propres à donner
une assez grande idée de la fermeté de son esprit. Le caractère
apathique et _nul_ de Louis XV ne paraît jamais plus méprisable que
lorsqu'il lui mérite le mépris de Mme de Tencin. Parlant du relâchement
et de l'anarchie croissante au sein du pouvoir, elle prédit la ruine
aussi nettement qu'Aïssé l'a fait tout à l'heure: «À moins que Dieu n'y
mette visiblement la main, il est physiquement impossible que l'État ne
culbute.» (Lettre de Mme de Tencin au duc de Richelieu, du 18 novembre
1743.)]

Mme du Deffand, malgré le beau rôle de confidente qu'elle partage avec
Mme de Parabère et les louanges reconnaissantes de la fin, est jugée
sévèrement dans cette correspondance d'Aïssé; rien ne peut compenser
l'effet de la lettre XVI, où se trouve racontée cette étrange histoire
du raccommodement de la dame avec son mari, cette reprise de six
semaines, puis le dégoût, l'ennui, le départ forcé du pauvre homme, et
l'inconséquente délaissée qui demeure à la fois sans mari et sans amant.
Toute cette avant-scène de la vie de Mme du Deffand serait restée
inconnue sans le récit d'Aïssé. Je sais quelqu'un qui a écrit: «Ce
qu'était l'abîme qu'on disait que Pascal voyait toujours près de lui,
l'_ennui_ l'était à Mme du Deffand; _la crainte de l'ennui_ était son
abîme à elle, que son imagination voyait constamment et contre lequel
elle cherchait des préservatifs et, comme elle disait, _des parapets_
dans la présence des personnes qui la pouvaient désennuyer.» Jamais on
n'a mieux compris cet effrayant empire de l'ennui sur un esprit bien
fait, que le jour où, malgré les plus belles résolutions du monde,
l'ennui que lui cause son mari se peint si en plein sur sa figure,--où,
sans le brusquer, sans lui faire querelle, elle a un air si
naturellement triste et désespéré, que l'ennuyeux lui-même n'y tient pas
et prend le parti de déguerpir. Mme du Deffand, on l'apprend aussi par
là, eut beaucoup à faire pour réparer, pour regagner la considération
qu'elle avait su perdre même dans ce monde si peu rebelle. Elle y
travailla, elle y réussit complètement avec les années; dix ou douze ans
après cette vilaine aventure, elle avait la meilleure maison de Paris,
la compagnie la plus choisie, les amis les plus illustres, les plus
délicats ou les plus austères, Hénault, Montesquieu, d'Alembert
lui-même. Plus les yeux qu'elle avait eus si beaux se fermèrent, et plus
son règne s'assura. On le conçoit même aujourd'hui encore quand on
la lit. Toute cette justesse, cet à-propos de raison, cette netteté
d'imagination qu'elle n'avait pas su garder dans sa conduite, elle l'eut
dans sa parole; et du moment qu'elle ne quitta guère son fauteuil, tout
fut bien[96].

[Note 96: Le genre de précision dans le bien-dire, que je trouve chez
Mme du Deffand et chez les femmes d'esprit de la première moitié du
XVIIIème siècle, me semble ne pouvoir être mieux défini en général
que par ce que Mlle De Launay dit de la duchesse du Maine: «Personne,
dit-elle, n'a jamais parlé avec plus de justesse, de netteté et de
rapidité, ni d'une manière plus noble et plus naturelle. Son esprit
n'emploie ni tours, ni figures, ni rien de tout ce qui s'appelle
invention. Frappé vivement des objets, il les rend comme la glace d'un
miroir les réfléchit, sans ajouter, sans omettre, sans rien changer.»
Voilà l'idéal primitif du bien-dire parmi les femmes du XVIIIème siècle,
au moment où elles se détachent du pur genre de Louis XIV. Il y a eu des
variations sans doute, des degrés et des nuances, mais on a le type et
le fond. Mme du Deffand portait plus de feu, plus d'imagination dans
le propos; pourtant chez elle, comme chez Mlle De Launay, comme chez
d'autres encore, ce qui frappe avant tout, c'est le tour précis,
l'observation rigoureuse, la perfection juste, ni plus ni moins.
L'écueil est un peu de sécheresse.]

Mais ce qui intéresse avant tout dans ce petit volume, c'est Aïssé
elle-même et son tendre chevalier; la noble et discrète personne suit
tout d'abord, en parlant d'elle et de ses sentiments, la règle qu'elle a
posée en parlant du jeu de certaine _prima donna_: «Il me semble que,
dans le rôle d'amoureuse, quelque violente que soit la situation, la
modestie et la retenue sont choses nécessaires; toute passion doit être
dans les inflexions de la voix et dans les accents. Il faut laisser aux
hommes et aux magiciens les gestes violents et hors de mesure; une jeune
princesse doit être plus modeste. Voilà mes réflexions.» L'aimable
princesse circassienne fait de la sorte en ce qui la touche, sans trop
s'en douter; elle se contient, elle se diminue plutôt. À la manière dont
elle parle d'elle et de sa personne, on serait par moments tenté de lui
croire des charmes médiocres et de chétifs agréments. Écoutez-la, elle
prend _de la limaille_, elle est _maigre_; à force d'aller à la chasse
aux petits oiseaux dans ses voyages d'Ablon, elle est hâlée et _noire
comme un corbeau_. Peu s'en faut qu'elle ne dise d'elle comme la
spirituelle Mlle De Launay en commençant son portrait: «De Launay est
maigre, sèche et désagréable...» Oh! non pas! et n'allez pas vous fier
à ces façons de dire, encore moins pour l'aimable Aïssé; elle était
quelque chose de léger, de ravissant, de tout fait pour prendre les
coeurs; ses portraits le disent, la voix des contemporains l'atteste,
et le sans-façon même dont elle accommode ses diminutions de santé
ressemble à une grâce[97].

[Note 97: Ce négligé qui se retrouve dans son langage et sous sa
plume la distingue encore des autres femmes d'esprit du moment, dont le
style, avec tant de qualités parfaites de netteté et de précision, ne se
sauvait pas de quelque sécheresse. Le tour d'Aïssé a gardé davantage du
XVIIème siècle; elle court, elle voltige, elle n'appuie pas.]

Au moral on la connaît déjà: de ce qu'elle a des scrupules, de ce que
des considérations de vertu et de devoir la tourmentent, ne pensez pas
qu'elle soit difficile à vivre pour ceux qui l'aiment; on sent, à des
traits légèrement touchés, de quel enchantement devait être ce commerce
habituel pour le mortel unique qu'elle s'était choisi; ainsi dans cette
lettre XVIème (celle même où il était question de Mme du Deffand): «J'ai
lieu d'être très-contente du chevalier; il a la même tendresse et les
mêmes craintes de me perdre. Je ne mésuse point de son attachement.
C'est un mouvement naturel chez les hommes de se prévaloir de la
faiblesse des autres: je ne saurais me servir de cette sorte d'art; je
ne connais que celui de rendre la vie si douce à ce que j'aime, qu'il ne
trouve rien de préférable; je veux le retenir à moi par la seule douceur
de vivre avec moi. Ce projet le rend aimable; je le vois si content, que
toute son ambition est de passer sa vie de même[98].» Elle ne le voyait
pas toujours aussi souvent qu'ils auraient voulu. Sa santé, à lui aussi,
devenait parfois une inquiétude, et sa poitrine délicate alarmait. Ses
affaires le forçaient à des voyages en Périgord; son service, comme
officier des gardes, le retenait à Versailles près du roi; il accourait
dès qu'il avait une heure, et surprenait bien agréablement, jouissant
du bonheur visible qu'il causait. Le joli chien _Patie_, comme s'il
comprenait la pensée de sa maîtresse, se tenait toujours en sentinelle à
la porte pour attendre les gens du chevalier.--Cependant Aïssé était une
de ces natures qui n'ont besoin que d'être laissées à elles-mêmes pour
se purifier: elle allait toute seule dans le sens des conseils de Mme de
Calandrini. Le chevalier, dans son dévouement, n'y résistait pas. Sans
partager les vues religieuses de son amie, et pensant au fond comme son
siècle, il consentait à tout, il se résignait d'avance à tous les termes
où l'on jugerait bon de le réduire, pourvu qu'il gardât sa place dans
le coeur de sa chère _Sylvie_, c'est ainsi qu'il la nommait. La _pauvre
petite_, placée au couvent de Sens, faisait désormais leur noeud
innocent, leur principal devoir à tous deux; ils se consacraient à
lui ménager un avenir. Tout ce qu'on racontait de cet enfant était
merveille, tellement qu'il n'y avait pas moyen de se repentir de sa
naissance. Lors de la visite qu'Aïssé lui fit à son retour de Bourgogne,
dans l'automne de 1729, on trouve de délicieux témoignages d'une
tendresse à demi étouffée, le cri des entrailles de celle qui n'ose
paraître mère. Enfin les tristes années arrivent, les heures du mal
croissant et de la séparation suprême. Le chevalier ne se dément pas un
moment; ce sont des inquiétudes si vraies, des agitations si touchantes,
_que cela fait venir les larmes aux yeux à tous ceux qui en sont
témoins_. Moins il espère désormais, et plus il donne; à celle qui
voudrait le modérer et qui trouve encore un sourire pour lui dire que
c'est trop, il semble répondre comme dans _Adélaïde du Guesclin_:

  C'est moi qui te dois tout, puisque c'est moi qui t'aime!

[Note 98: C'est le même sentiment, le même voeu enchanteur, à jamais
consacré par Virgile:

  ... Hic ipso tecum cousumerer aevo!
]

«Il faut pourtant que je vous dise que rien n'approche de l'état de
douleur et de crainte où l'on est: cela vous ferait pitié; tout le monde
en est si touché, que l'on n'est occupé qu'à le rassurer. Il croit qu'à
force de libéralités il rachètera ma vie; il donne à toute la maison,
jusqu'à ma vache, à qui il a acheté du foin; il donne à l'un de quoi
faire apprendre un métier à son enfant; à l'autre, pour avoir des
palatines et des rubans, à tout ce qui se rencontre et se présente
devant lui: cela vise quasi à la folie. Quand je lui ai demandé à
quoi tout cela était bon, il m'a répondu: «À obliger tout ce qui vous
environne à avoir soin de vous.»--C'est assez repasser sur ce que tout
le monde a pu lire dans les lettres mêmes. Mlle Aïssé mourut le 13
mars 1733; elle fut inhumée à Saint-Roch, dans le caveau de la famille
Ferriol. Elle approchait de l'âge de quarante ans[99].

[Note 99: Nous voulons pourtant rappeler ici en note (ne trouvant pas
moyen de le faire autrement) que dans cette dernière maladie (1732),
Voltaire avait envoyé à Mlle Aïssé un _ratafia pour l'estomac_,
accompagné d'un quatrain galant qui s'est conservé dans ses oeuvres.
De loin (ô vanité de la douleur même!), tout cela s'ajoute, se mêle,
l'angoisse unique et déchirante, l'intérêt aimable et léger, un trait
gracieux de bel-esprit célèbre, et un coeur d'amant qui se brise. Même
pour ceux qui ne restent pas indifférents, c'est devoir, dans cet
inventaire final, de tenir compte de tout.--Voir ci-après les notes[H]
et [I].]

La fidèle Sophie, qui est aussi essentielle dans l'histoire de sa
maîtresse que l'est la bonne Rondel dans celle de Mlle De Launay, ne
tarda pas, pour la mieux pleurer, à entrer dans un couvent.

Mais le chevalier! sa douleur fut ce qu'on peut imaginer; il se consacra
tout entier à cette tendre mémoire et à la jeune enfant qui désormais
la faisait revivre à ses yeux. Dès qu'elle fut en âge, il la retira du
couvent de Sens, il l'adopta ouvertement pour sa fille, la dota et
la maria (1740) à un bon gentilhomme de sa province, le vicomte de
Nanthia[J]. «Ma mère m'a souvent raconté, écrit M. de Sainte-Aulaire[100],
que, lors de l'arrivée en Périgord du chevalier d'Aydie avec sa fille,
l'admiration fut générale; il la présenta à sa famille, et, suivant la
coutume du temps, il allait chevauchant avec elle de château en château;
leur cortége grossissait chaque jour, parce que la fille d'Aïssé
emmenait à sa suite et les hôtes de la maison qu'elle quittait et tous
les convives qu'elle y avait rencontrés.» Ainsi allait, héritière des
grâces de sa mère, cette jeune reine des coeurs. Nous retrouvons le
chevalier à Paris l'année suivante (décembre 1741), adressant à sa
_chère petite_, comme il l'appelle, toutes sortes de recommandations sur
sa prochaine maternité[K], et il ajoutait: «M. de Boisseuil, qui doit
retourner en Périgord au mois de janvier, m'a promis de se charger
du portrait de votre mère. Je ne doute pas qu'il ne vous fasse grand
plaisir. Vous verrez les traits de son visage; que ne peut-on de même
peindre les qualités de son âme!» Cependant, l'âge venant, pour ne plus
quitter sa fille, il dit adieu à Paris et se fixa au château de Mayac,
chez sa soeur la marquise d'Abzac. Vingt années déjà s'étaient écoulées
depuis la perte irréparable. Les lettres qu'on a de lui, écrites à Mme
du Deffand (1733-1754), nous le montrent établi dans la vie domestique,
à la fois fidèle et consolé. La main souveraine du temps apaise ceux
même qu'elle ne parvient point à glacer. C'est bien au fond le même
homme encore, non plus du tout brillant, devenu un peu brusque, un peu
marqué d'humeur, mais bon, affectueux, tout aux siens et à ses amis,
c'est le même coeur: «Car vous qui devez me connaître, vous savez bien,
madame, que personne ne m'a jamais aimé que je ne le lui aie bien
rendu.» Que fait-il à Mayac? il mène la vie de campagne, surtout il ne
lit guère: «Le brave Julien, dit-il, m'a totalement abandonné: il ne
m'envoie ni livres, ni nouvelles, et il faut avouer qu'il me traite
assez comme je le mérite, car je ne lis aujourd'hui que comme d'Ussé,
qui disait qu'il n'avait le temps de lire que pendant que son laquais
attachait les boucles de ses souliers. J'ai vraiment bien mieux à faire,
madame: je chasse, je joue, je me divertis du matin jusqu'au soir avec
mes frères et nos enfants, et je vous avouerai tout naïvement que je
n'ai jamais été plus heureux, et dans une compagnie qui me plaise
davantage.» Il a toutefois des regrets pour celle de Paris; il envoie de
loin en loin des retours de pensée à Mmes de Mirepoix et du Châtel,
aux présidents Hénault et de Montesquieu, à Formont, à d'Alembert:
«J'enrage, écrit-il (à Mme du Deffand toujours), d'être à cent lieues de
vous, car je n'ai ni l'ambition ni la vanité de César: j'aime mieux être
le dernier, et seulement souffert dans la plus excellente compagnie, que
d'être le premier et le plus considéré dans la mauvaise, et même dans la
commune; mais si je n'ose dire que je suis ici dans le premier cas, je
puis au moins vous assurer que je ne suis pas dans le second: j'y trouve
avec qui parler, rire et raisonner autant et plus que ne s'étendent les
pauvres facultés de mon entendement, et l'exercice que je prétends lui
donner.» Ces regrets, on le sent bien, sont sincères, mais tempérés; il
n'a pas honte d'être provincial et de s'enfoncer de plus en plus dans
la vie obscure: il envoie à Mme du Deffand des pâtés de Périgord, il en
mange lui-même[101]; il va à la chasse malgré son asthme; il a des procès;
quand ce ne sont pas les siens, ce sont ceux de ses frères et de sa
famille. Ainsi s'use la vie; ainsi finissent, quand ils ne meurent pas
le jour d'avant la quarantaine, les meilleurs même des chevaliers et des
amants.

[Note 100: Dans la Notice manuscrite sur le chevalier d'Aydie, dont
nous lui devons communication.]

[Note 101: Voir, dans le premier des deux volumes déjà indiqués
(_Correspondance_ de Mme du Deffand, 1809), pages 334 et 347, des
passages de lettres du comte Desalleurs, ambassadeur à Constantinople;
en envoyant ses amitiés au chevalier, il le peint très-bien et nous le
rend en quelques traits dans sa seconde forme non romanesque, qui ne
laisse pas d'être piquante et de rester très-aimable.--Il ne faudrait
pas d'ailleurs prendre tout à fait au mot le chevalier (on nous en
avertit) sur cette vie de Mayac et sur le bon marché qu'il a l'air d'en
faire. Le château de Mayac était, durant les mois d'été, le rendez-vous
de la haute noblesse de la province et de très-grands seigneurs de la
Cour; on y venait même de Versailles en poste, et la vie était loin d'y
être aussi simple que le dit le chevalier. Notre vénérable et agréable
confrère, M. de Féletz, nous apprend là-dessus des choses intéressantes
qui sont pour lui des souvenirs. Jeune, partant pour Paris en 1784, il
fut conduit par son père à Mayac, où vivait encore l'abbé d'Aydie, frère
du chevalier, et plus qu'octogénaire; il reçut du spirituel vieillard
des conseils. Un jeune homme de qualité ne quittait point, en ce
temps-là, le Périgord sans avoir été présenté à Mayac; c'était le petit
Versailles de la province,--Voir ci-après la note[L].]

Il mourut non pas en 1758, comme le disent les biographies, mais bien
deux ans plus tard. Un mot d'une lettre de Voltaire à d'Argental, qu'on
range à la date du 2 février 1761, indique que sa mort n'eut lieu en
effet que sur la fin de 1760. Voltaire parle avec sa vivacité ordinaire
des calomniateurs et des délateurs qu'il faut pourchasser, et il ajoute
en courant: «Le chevalier d'Aydie vient de mourir en revenant de la
chasse: on mourra volontiers après avoir tiré sur les bêtes puantes.»
C'est ainsi que la mort toute fraîche d'un ami, ou, si c'est trop dire,
d'une connaissance si anciennement appréciée, de celui qu'on avait
comparé une fois à Couci, ne vient là que pour servir de trait à la
petite passion du moment. Celui qui vit ne voit qu'un prétexte et qu'un
à-propos d'esprit dans celui qui meurt[M].

Cependant la postérité féminine d'Aïssé prospérait en beauté et en
grâce; je ne sais quel signe de la fine race circassienne continuait
de se transmettre et de se refléter à de jeunes fronts. Mme de Nanthia
n'eut qu'une fille unique qui fut mariée au comte de Bonneval, de l'une
des premières familles du Limousin[N]; mais ici la tige discrète, qui
n'avait par deux fois porté qu'une fleur, sembla s'enhardir et se
multiplia. Il s'était glissé dans mon premier travail une bien grave
erreur que je suis trop heureux de pouvoir réparer: j'avais dit que la
race d'Aïssé était éteinte, elle ne l'est pas. Deux filles et un fils
issus de Mme de Bonneval, à savoir, la vicomtesse d'Abzac, la comtesse
de Calignon et le marquis de Bonneval, qu'on appelait _le beau Bonneval_
à la Cour de Berlin pendant l'émigration, continuèrent les traditions
d'une famille en qui les dons de la grâce et de l'esprit sont reconnus
comme héréditaires; la vicomtesse d'Abzac fut la seule qui mourut
sans enfants, et les autres branches n'ont pas cessé de fleurir. Mme
d'Abzac[O], au rapport de tous, était une merveille de beauté. Parlant
d'elle et de sa mère, ainsi que de son aïeule, un témoin bien bon juge
des élégances, M. de Sainte-Aulaire, nous dit: «Un de mes souvenirs
d'enfance les plus vifs, c'est d'avoir vu ces trois dames ensemble: les
deux dernières (Mmes d'Abzac et de Bonneval), dans tout l'éclat de leur
beauté, semblaient être des soeurs, et Mme de Nanthia, malgré son âge de
plus de soixante ans, ne déparait pas le groupe.» Un autre témoin bien
digne d'être écouté, une femme qui se rattache à ces souvenirs d'enfance
par la mémoire du coeur, nous dit encore: «Mme de Nanthia était
très-belle, fort spirituelle et d'un aspect très-fier. Sa fille, la
marquise de Bonneval, qui n'était que jolie, était l'une des femmes
les plus délicieuses de son temps. Sa grâce était incomparable; à
soixante-dix ans, elle en mettait encore dans ses moindres actions, dans
ses moindres paroles. Elle contait à ravir, et sa conversation était si
attrayante, son esprit si charmant, que je quittais tous les jeux de mon
âge pour l'aller entendre quand elle venait chez ma mère. Quoique j'aie
bien peu de mémoire, j'ai encore sous mes yeux ce type de femme aussi
présent que si je l'avais quittée hier, je l'ai cherché partout depuis,
mais sans jamais le retrouver. Elle était à la fois si majestueuse et si
affable, si bonne et si gracieuse à tous!... Aussi, petits et grands,
tous l'adoraient. Mlle Aïssé devait lui ressembler. Mme de Calignon
était peut-être plus capable de dévouement, car sa nature était plus
exaltée. Elle avait autant d'esprit, beaucoup plus d'instruction, des
qualités aussi solides. C'était aussi une _très-grande dame dans toute
sa personne_. Dans toute autre famille elle eût passé pour fort jolie,
et je l'ai vue encore charmante. Mais ce n'était plus ce _je ne sais
quoi_ de sa mère, qui captivait au premier instant et gagnait aussitôt
les coeurs. Elle avait traversé la Révolution encore fort jeune; elle
était moins femme de cour. Mme d'Abzac, sa soeur aînée, morte à quarante
ans dans notre petit Saint-Yrieix, vers l'époque, je crois, du Consulat,
était d'une si prodigieuse beauté, que bien peu de temps avant sa mort,
alors qu'elle était hydropique, on s'arrêtait pour l'admirer lorsqu'on
pouvait l'apercevoir. Je n'ai vu d'elle que ses portraits: c'est l'idéal
de la beauté.» Voilà une partie des réparations que je devais à la
vérité; j'en ai d'autres à faire encore au sujet du portrait et des
sentiments. «Jamais, me dit le même témoin si bien informé, jamais la
famille de Bonneval n'a renié Mlle Aïssé... En recueillant mes
souvenirs d'enfance, je reste persuadée que sa mémoire était chère à
sa petite-fille. Ce fut elle qui prêta ses Lettres à mon père, et son
portrait, bien loin d'être relégué au _grenier_, resta dans le salon ou
la galerie de Bonneval, jusqu'au moment où cette belle terre fut vendue
à un parent d'une autre branche. Celui-ci se réserva les portraits des
ancêtres, et les plus notables de la branche aînée; il eut celui du
Pacha, celui même de Marguerite de Foix, grande alliance royale des
Bonneval au XVe siècle, tandis que la belle Aïssé, moins historique,
suivit son arrière-petit-fils à Guéret où elle était, je pense, bien
affligée de se trouver.» Si de Guéret le portrait passa depuis à la
campagne, ce fut pour être placé, non dans un salon, il est vrai, mais
dans une chambre à coucher avec d'autres tableaux précieux. Je pourrais
ajouter plus d'une particularité encore, toujours dans le même sens,
notamment le témoignage que je reçois de M. Tenant de Latour, père de
notre ami le poète Antoine de Latour: jeune, à l'occasion du portrait,
il eut une longue conversation sur Mlle Aïssé avec Mme de Calignon, qui
s'y prêta d'elle-même. Enfin les lettres de la marquise de Créquy que
nous donnons au public pour la première fois, et dont nous devons
communication à la parfaite obligeance de la famille de Bonneval,
prouvent assez que Mme de Nanthia ne répugnait point au souvenir de sa
mère, et que son coeur s'ouvrait sans effort pour s'entretenir d'elle
avec les personnes qui l'avaient connue.

Cela dit, et cette justice rendue à une noble et gracieuse descendance
au profit de laquelle nous sommes heureux de nous trouver en partie
déshérités, on nous accordera pourtant d'oser maintenir et de répéter
ici notre conclusion première; car, comme l'a dit dès longtemps le
Poète, à quoi bon tant questionner sur la race? «Telle est la génération
des feuilles dans les forêts, telle aussi celle des mortels. Parmi les
feuilles, le vent verse les unes à terre, et la forêt verdoyante fait
pousser les autres sitôt que revient la saison du printemps: c'est ainsi
que les races des hommes tantôt fleurissent, et tantôt finissent [102].»
Tenons-nous à ce qui ne meurt pas.

[Note 102: _Iliade_, liv. VI, 146. Ces admirables paroles d'Homère
devraient s'inscrire comme devise en tête de toutes les généalogies.]

Il en est des amants comme des poëtes, ils ont surtout une famille, tous
ceux qui, venus après eux, les sentent, tous ceux qui, ne les jugeant
qu'à leurs flammes, les envient. Le jeune homme à qui ses passions font
trêve et donnent le goût de s'éprendre des douces histoires d'autrefois,
la jeune femme dont ces fantômes adorés caressent les rêves, le sage
dont ils reviennent charmer ou troubler les regrets, le studieux
peut-être et le curieux que sa sensibilité aussi dirige, eux tous, sans
oublier l'éditeur modeste, attentif à recueillir les vestiges et à
réparer les moindres débris, voilà encore le cortège le plus véritable,
voilà la postérité la plus assurée et non certes la moins légitime des
poétiques amants. Elle n'a point manqué jusqu'ici à l'ombre aimable
d'Aïssé, et chaque jour elle se perpétue en silence. Son petit volume
est un de ceux qui ont leurs fidèles et qu'on relit de temps en temps,
même avant de l'avoir oublié. C'est une de ces lectures que volontiers
on conseille et l'on procure aux personnes qu'on aime, à tout ce qui est
digne d'apprécier ce touchant mélange d'abandon et de pureté dans la
tendresse, et de sentir le besoin d'une règle jusqu'au sein du bonheur.


NOTES

[Note A: Dans une lettre à M. Du Lignon, datée de Soleure, octobre
1712, Jean-Baptiste s'était justifié de l'imputation en ces termes: «...
Pour l'ode qu'on a eu la méchanceté d'appliquer à Mme de Ferriol, pour
me brouiller avec la meilleure amie et la plus vertueuse femme en tout
sens que je connoisse dans le monde, vous savez ce que j'ai eu l'honneur
de vous écrire. Toutes les calomnies dont mes ennemis m'ont chargé ne
m'ont point touché en comparaison de celle-là. Cette dame, à qui j'ai
des obligations infinies, sait heureusement la vérité, et je n'ai rien
perdu dans son estime. Quand je fis cette ode, je ne la connoissois pas,
et elle ne connoissoit pas le maréchal d'Uxelles. Cette petite pièce a
couru le monde plus de dix ans avant qu'on s'avisât d'en faire aucune
application. C'est une galanterie imitée d'Horace, qui avoit rapport
à une aventure où j'étois intéressé; et les personnages dont il y est
question ne sont guère plus connus dans le monde que la Lydie et le
Télèphe de l'original. Je l'avois fait imprimer, et j'en ai encore
chez moi les feuilles, que je n'ai supprimées que depuis que j'ai su
l'outrage qu'on faisoit, à l'occasion de cet ouvrage, aux deux personnes
du monde que j'honore le plus. Il y a deux mille femmes dans Paris à qui
elle pourroit être justement appliquée, et l'imposture a choisi celle du
monde à qui elle convient le moins.»--Pour peu que ce qui concerne le
sens de l'ode soit aussi exact et aussi vrai que ce qu'il dit de la
_vertu_ de Mme de Ferriol, on sera tenté de rabattre des assertions
de Rousseau; mais peu nous importe! nous ne voulions que rappeler les
bruits malins.]


[Note B: Voici l'extrait de baptême, tel qu'il se trouve aux
Archives de l'Hôtel de Ville de Paris:

SAINT-EUSTACHE.

(_Baptesmes._)

Du mardi 21e décembre 1700.

«Fut baptisé Charles-Augustin, né d'hier, fils de messire Augustin de
_Ferriol_, escuyer, baron d'Argental, conseiller du Roy au Parlement de
Metz, trésorier receveur général des finances du Dauphiné, et de
dame Marie-Angélique de _Tencin_, son espouse, demeurant rue des
Fossez-Montmartre. Le parrain, messire Charles de _Ferriol_, chevalier,
conseiller du Roy en ses conseils, ambassadeur de Sa Majesté à la
Porte Ottomane, représenté par Antoine de Ferriol[103], frère du présent
baptisé: la marraine, dame Louise de _Buffevant_, femme de messire
Antoine de _Tencin_, chevalier, conseiller du Roy en ses conseils,
président à mortier au Parlement de Grenoble, cy-devant premier
président du Sénat de Chambéry, représentée par damoiselle Charlotte
_Haidée_[104], lesquels ont déclaré ne sçavoir signer. «_Signé_: FERRIOL,
J. VALLIN DE SÉRIGNAN.»]

[Note 103: C'est Pont-de-Veyle.]

[Note 104: Mlle Aïssé.]

[Note C: Nous avons beaucoup interrogé les savants sur l'origine
de ce nom. D'après le dernier et le plus précis renseignement que nous
devons à M. Maury, de la Bibliothèque de l'Institut, _Haidé_ est un nom
circassien que portent souvent les femmes qui viennent de ce pays, et
qu'on leur conserve en les vendant. C'est ainsi qu'il se trouve répandu
en Turquie, sans être pour cela ni turc ni arabe; car il ne doit point
se confondre avec le nom de femme _Aïsché_, dont la prononciation arabe
est _Aïscha_ (_Ayescha_). De ce nom circassien d'_Haidé_, dénaturé et
adouci selon la prononciation parisienne, on aura fait _Aïssé.]


[Note D: Le nom de Grèce se mariait volontiers à celui d'Aïssé dans
l'esprit des contemporains. Lorsque l'abbé Prevost publia l'_Histoire
d'une Grecque moderne_, assez agréable roman où l'on voit une jeune
Grecque, d'abord vouée au sérail, puis rachetée par un seigneur français
qui en veut faire sa maîtresse, résister à l'amour de son libérateur,
et n'être peut-être pas aussi insensible pour un autre que lui, on crut
qu'il avait songé à notre héroïne. Mme de Staal (De Launay) écrivait à
M. d'Héricourt: «J'ai commencé la Grecque à cause de ce que vous m'en
dites: on croit en effet que Mlle Aïssé en a donné l'idée; mais cela est
bien brodé, car elle n'avait que trois ou quatre ans quand on l'amena en
France.»

Enfin, voici des vers du temps _sur mademoiselle Aïssé_, à ce même titre
de Grecque:

  Aïssé de la Grèce épuisa la beauté:
  Elle a de la France emprunté
  Les charmes de l'esprit, de l'air et du langage.
  Pour le coeur je n'y comprends rien:
  Dans quel lieu s'est-elle adressée?
  Il n'en est plus comme le sien
  Depuis l'Age d'or ou l'Astrée.

Ces vers sont placés à la fin des _Lettres_ de Mlle Aïssé, dans la
première édition de 1787. On les retrouve en deux endroits de la
_nouvelle édition corrigée et augmentée du portrait de l'auteur_
(Lausanne, J. Mourer; et Paris, La Grange, 1788): d'abord au bas du
portrait, puis à la fin du volume. Ici l'intitulé est:

_Envoi à mademoiselle Aïssé, par M. le professeur Vernet, de Genève._]


[Note E: «Haut et puissant seigneur, messire Charles de Ferriol,
baron d'Argental, conseiller du Roi en tous ses conseils, ci-devant
ambassadeur extraordinaire à la Porte Ottomane, âgé d'environ 75 ans,
décédé hier en son hôtel, rue Neuve-Saint-Augustin, en cette paroisse,
a été inhumé en la cave de la chapelle de sa famille, en cette église,
présens Antoine de Ferriol de Pont-de-Veyle, écuyer, conseiller, lecteur
de la chambre du Roi, et Charles-Augustin de Ferriol d'Argental, écuyer,
conseiller du Roi en son Parlement de Paris, ses deux neveux, demeurants
dit hôtel, rue Neuve-Saint-Augustin, en cette paroisse.

_Signé_: DE FERRIOL DE PONT-DE-VEYLE, DE FERRIOL D'ARGENTAL, BLONDEL DE
GAGNY» (Extrait des Archives de l'État civil.)

L'acte est du 27 octobre 1722.]


[Note F: Voulant de plus en plus m'assurer de cette absence
essentielle de M. de Ferriol durant onze années consécutives, j'ai prié
M. Mignet de vouloir bien la faire vérifier encore d'après les dépêches,
et j'ai reçu la réponse suivante, qui confirme pleinement nos
premières conjectures et y apporte l'appui de plusieurs circonstances
très-importantes. On nous excusera de donner _in extenso_ ces pièces
tout à fait décisives.

«Il est certain que M. de Ferriol ne fit aucun voyage en France de 1699
à 1711, car sa correspondance avec la Cour est régulière. Pourtant elle
présente deux interruptions; mais, loin qu'on puisse les attribuer à
l'éloignement de l'ambassadeur, elles ne font au contraire que confirmer
sa présence à Constantinople.

«La première, en 1703, est de trois mois. D'une part, elle est trop
courte pour qu'à cette époque M. de Ferriol pût se rendre, dans cet
intervalle, de Constantinople en France; d'autre part, elle est
suffisamment expliquée par l'extrait suivant d'une lettre du Roi à M. de
Ferriol:

«_Extrait d'une lettre de Louis XIV à M. de Ferriol._

A Versailles, le 4 mai 1703.

Monsieur de Ferriol, les dernières lettres que j'ay reçues de vous sont
du 24 décembre de l'année dernière et du 28 janvier de cette année; je
suis persuadé qu'il y en aura eu plusieurs de perdues, car il y a lieu
de croire que vous m'auriez informé des changements arrivés à la Porte
(_la déposition et la mort violente du grand-vizir_) depuis votre lettre
du mois de janvier. Je ne les ay cependant appris que par les nouvelles
d'Allemagne. On craignoit à Vienne le caractère entreprenant du dernier
visir; son malheur a été regardé comme une nouvelle asseurance de la
paix, et la continuation en a paru d'autant plus certaine qu'elle est
l'ouvrage du nouveau visir mis en sa place.»

«La seconde interruption dans la correspondance de M. de Ferriol a lieu
en 1709; elle est le résultat d'une maladie dont l'ambassadeur indique
lui-même la cause et les détails dans la première lettre qu'il écrit à
la suite de cette maladie:


«_M. de Ferriol à M. le marquis de Torcy_.

«A Péra, le 27 août 1709.

«Monsieur,

«J'avois résolu de me raporter au récit qui vous seroit fait par M. le
comte de Rassa que j'envoye en France, de la manière indigne dont j'ay
été traité pendant ma maladie et ma prison, mais comme il s'agit de la
suspression des actes injurieux à ma personne et au caractère dont j'ay
l'honneur d'estre revêtu, vous me permettrés, monsieur, de vous informer
le plus succinctement qu'il me sera possible de tout ce qui s'est passé
dans cette malheureuse occasion.

«A la fin du mois de may dernier, je fus attaqué d'une espèce
d'apoplexie dont la vapeur a occupé ma teste pendant quelques jours. Il
n'y avoit qu'à se donner un peu de patience à attendre ma guérison;
mais au lieu de prendre ce parti qui étoit le plus sage et le plus
raisonnable, le chevalier Gesson, mon parent, par des veues d'intérest,
et le sieur Belin, mon chancelier, pour s'aproprier toute l'autorité,
avec quelques domestiques qui étoient bien aises de profiter du
désordre, firent faire une consultation par quatre médecins sur ma
maladie. Le lendemain, le sieur Belin, en qualité de chancelier,
assembla la nation, les drogmans et quelques religieux, et fit signer
une délibération par laquelle on me dépouilloit de mes fonctions pour en
revêtir ledit sieur Belin, lequel, se voyant le maître avec le chevalier
Gesson, se saisirent de ma personne le 27e, me mirent en prison dans une
chambre, chassèrent mes domestiques affectionnés, et s'emparèrent de mes
papiers et de mes effects, ne me donnant la liberté de voir personne que
quelques religieux affidés. J'ay été dans ce triste estat plus d'un mois
entier, d'où je crois que je ne serois pas sorti sans M. l'ambassadeur
d'Holande, lequel m'ayant rendu visite et m'ayant trouvé avec ma santé
et mon esprit ordinaires, fit tant de bruit du traitement qu'on me
faisoit, qu'il me fut permis, après l'attestation que j'eus des médecins
du parfait rétablissement de ma santé, d'assembler la nation, laquelle,
sollicitée par le sieur Belin, et pour se mettre à couvert du blâme
de la première délibération qu'elle avoit signée, ne voulut jamais me
reconnoître qu'après m'avoir forcé d'aprouver ladite délibération par un
acte que je fus obligé de signer le 1er du mois d'aoust dernier, pour
obtenir ma liberté et reprendre les fonctions d'ambassadeur.

«Comme ces deux délibérations et la première attestation des médecins
sont des actes injurieux non-seulement à ma personne, mais encore
à l'honneur du caractère dont je suis revêtu, je vous supplie très
humblement, monsieur, d'avoir la bonté de faire ordonner par Sa Majesté
qu'ils soient annulés et déchirés. A l'égard de la réparation qui m'est
deue, je me remets à ce qu'il plaira à Sa Majesté d'en ordonner. Les
deux personnes dont j'ay le plus à me plaindre sont les sieurs Meinard,
premier député de la nation, et le sieur Belin, mon chancelier: pour le
chevalier Gesson, mon parent, je sauray bien le mettre à la raison.

«J'avois d'abord cru que le grand visir estoit entré dans cette affaire;
mais j'ay appris au contraire qu'il avoit détesté le procédé de la
nation et de mes domestiques; et depuis que je suis rentré dans les
fonctions d'ambassadeur, il ne m'a rien refusé de tout ce que je luy ay
demandé, tant pour l'extraction des bleds que pour les autres affaires
que j'ay eu à traiter avec luy; et s'il en avoit toujours usé de même,
je n'aurois eu aucun lieu de m'en plaindre.

«J'ay fait une espèce de procès verbal sur tout ce qui s'est passé sur
cette affaire, que j'ay jugé à propos d'adresser à mon frère, de peur de
vous fatiguer par une aussy longue et ennuyeuse lecture.

«Je suis, avec toute sorte d'attachement et de respect,

«Monsieur,

«Votre très humble et très obéissant serviteur,

«_Signé_: FERRIOL.»

Ainsi il résulte de ces pièces que lorsque M. de Ferriol revint en
France dans l'été de 1711, âgé de soixante-quatre ans, il avait été déjà
atteint d'_apoplexie_, et assez gravement pour être réputé _fou_ et
interdit pendant quelque temps: son rappel s'ensuivit aussitôt. Même
lorsqu'il fut guéri, il resta toujours un vieillard quelque peu
singulier, ayant gardé de certains _tics_ amoureux, mais, somme toute,
de peu de conséquence.

Le _Journal inédit_ de Galland, publié dans la _Nouvelle Revue
encyclopédique_ (Firmin Didot, février 1847), rapporte de nouveaux
détails sur la _frénésie_ de M. de Ferriol, notamment cette
particularité inimaginable:

«Lundi, 6 octobre (1710).--J'avois oublié de marquer le jour ci-devant,
écrit le consciencieux Galland, ce que j'avois appris de M. Brue, qui
est que M. de Ferriol, ambassadeur à Constantinople, s'étoit mis en tête
de devenir _cardinal_, et qu'il y avoit douze ans qu'il avoit donné une
instruction à M. Brue, son frère, en l'envoyant à la Cour, pour passer
ensuite en Italie, afin de jeter à Rome les premières dispositions de
son dessein de parvenir à la pourpre romaine. C'est pour cela que Mme de
Ferriol, qui savoit que son beau-frère étoit dans le même dessein
plus fort que jamais, et qu'au lieu de revenir en France il méditoit
d'aborder en Italie et de se rendre à Rome, étoit venue trouver M. Brue
à onze heures du soir, la veille de son départ, et le prier de faire en
sorte de se rendre maître de l'esprit de M. de Ferriol et de le ramener
en France, afin de le détourner d'aborder en Italie.»

Il en fut de ce chapeau de cardinal comme de la beauté de Mlle Aïssé que
convoitait également le malencontreux ambassadeur; il n'eut pas plus
l'un que l'autre,--ni la fleur, ni le Chapeau.]


[Note G: Nous donnerons, pour être complet, le texte même de cette
lettre:

«Aux auteurs du _Journal de Paris_.

«Paris, le 22 octobre 1787.

«MESSIEURS,

«Les _Lettres_ de Mlle Aïssé, que vous annoncez dans votre journal du 13
de ce mois, ont donné lieu à quelques réflexions qu'il n'est pas inutile
de communiquer au public. Il est trop souvent abusé par des recueils de
lettres ou d'anecdotes que l'on altère sans scrupule; mais ces petites
supercheries, bonnes pour amuser la malignité, ne sauraient être
indifférentes à un lecteur honnête, surtout lorsqu'elles peuvent
compromettre des personnages respectables et faire quelque tort aux
auteurs dont on veut honorer la mémoire. Les Lettres de Mlle Aïssé
se lisent avec plaisir; les personnes dont elle parle, les sociétés
célèbres qu'elle rappelle à notre souvenir, sa sensibilité, ses malheurs
causés par une passion violente et d'autant plus funeste qu'elle tue
souvent ceux qui l'éprouvent sans intéresser à leur sort, tout cela,
messieurs, devait sans doute exciter la curiosité de ceux qui aiment ces
sortes d'ouvrages. Mais pourquoi l'éditeur de ces Lettres les a-t-il
gâtées par de fausses anecdotes qui rendent Mlle Aïssé très-peu
estimable? Pourquoi lui avoir fait tenir un langage qui contraste
visiblement avec son caractère? A-t-elle pu penser de l'homme qui
l'avait tirée du vil état d'esclave, et de la femme qui l'avait élevée,
le mal que l'on trouve dans le recueil que l'on vient de publier? Non,
messieurs, cela est impossible, et voici mes raisons: Mme de Ferriol
servait de mère à Mlle Aïssé; elle avait mêlé son éducation à celle de
ses enfants. Inquiète sur le sort de cette jeune étrangère, elle était
sans cesse occupée du soin de faire son bonheur: de son côté, Mlle
Aïssé, dont le coeur était aussi bon que sensible, avait pour M. et
Mme de Ferriol les sentiments d'une fille tendre et respectueuse; sa
conduite envers eux la leur rendait tous les jours plus chère: elle
était bonne, simple, reconnaissante. Après cela, messieurs, comment
ajouter foi à des Lettres où l'on voit Mlle Aïssé évidemment ingrate et
méchante, et où l'on peint Mme de Ferriol, que tout le monde estimait,
comme une femme capable de donner à sa fille d'adoption des conseils
pernicieux, et de la sacrifier à sa vanité ou à son ambition?

«Je n'ajouterai, messieurs, qu'un mot pour répondre d'avance à ceux qui
seraient tentés de douter des faits que je viens d'exposer: c'est que M.
le comte d'Argental, dont le témoignage vaut une démonstration, et qui,
comme l'on sait, a reçu dans son enfance la même éducation que Mlle
Aïssé, m'a confirmé la vérité de tout ce que je viens de vous dire.

«Signé: _VILLARS_.»

(_Journal de Paris_, 28 novembre 1787, p. 1434.)]



[Note H: À Mlle Aïssé.

_En lui envoyant du ratafia pour l'estomac._

1732.

  Va, porte dans son sang la plus subtile flamme;
  Change en désirs ardents la glace de son coeur;
  Et qu'elle sente la chaleur
  Du feu qui brûle dans mon âme!

Ces vers sont de Voltaire, selon Cideville.

(VOLTAIRE, éd. de M. Beuchot, XIV, 341.)]


[Note I: _Extrait du registre des actes de décès de la Paroisse de
Saint-Roch, année 1733._

Du 14 mars.

«Charlotte-Élisabeth Aïssé, fille, âgée d'environ quarante ans, décédée
hier, rue Neuve-Saint-Augustin, en cette paroisse, a été inhumée en
cette église dans la cave de la chapelle de Saint-Augustin appartenante
à M. de Ferriol. Présents messire Antoine Ferriol de Pont-de-Veyle,
lecteur ordinaire de la Chambre de Sa Majesté, messire Charles-Augustin
Ferriol d'Argental, conseiller au Parlement, demeurants tous deux dites
rue et paroisse.


«_Signé_: Ferriol de Pont-de-Veyle, Ferriol d'Argental, Contrastin,
vicaire.»]



[Note J: Le contrat de mariage de Mlle Célénie Leblond avec le
vicomte de Nanthia fut signé au château de Lanmary le 10 octobre
1740.--Voici le passage de Saint-Allais qui spécifie les titres et
qualités, ainsi que la descendance:

«Pierre de Jaubert, IIe du nom, chevalier, seigneur, vicomte de
Nantiac[105], etc., qualifié haut et puissant seigneur, est mort en 17..,
laissant de dame Célénie le Blond, son épouse, une fille unique, qui
suit:

Marie-Denise de Jaubert épousa, par contrat du 12 mars 1760, haut et
puissant seigneur messire André, comte de Bonneval, chevalier, seigneur
de Langle, devenu depuis seigneur de Bonneval, Blanchefort, Pantenie,
etc., lieutenant-colonel du régiment de Poitou, ensuite colonel du
régiment des grenadiers royaux, et maréchal des camps et armées du
Roi...»

(Saint-Allais, _Nobiliaire universel de France_, XVII, 402.)]

[Note 105: Quoiqu'on écrive communément _Nantia ou _Nanthia, on a
adopté ici l'orthographe Nantiac, comme se rapprochant davantage du mot
latin de _Nantiaco_. ]


[Note K: Voici la lettre tout entière, et vraiment _maternelle_, du
chevalier à Mme de Nanthia; elle est inédite et nous a été communiquée
par la famille de Bonneval:

«Je souhaite, mon enfant, que vous soyez heureusement arrivée chez vous;
je crois que vous ferez prudemment de n'en plus bouger jusqu'à vos
couches, et quoique le terme qu'il faudra prendre après pour vous bien
rétablir doive vous paraître long, je vous conseille et vous prie, ma
petite, de ne pas l'abréger. Toute impatience, toute négligence en
pareil cas est déplacée et peut avoir des conséquences très-fâcheuses,
au lieu que, si vous vous conduisez bien dans vos couches, non-seulement
elles ne nuiront pas à votre santé, mais au contraire vous en deviendrez
plus forte et plus saine.

«M. de Boisseuil, qui doit retourner en Périgord au mois de janvier, m'a
promis de se charger du portrait de votre mère; je ne doute pas qu'il ne
vous fasse grand plaisir. Vous verrez les traits de son visage; que ne
peut-on de même peindre les qualités de son âme! Le tendre souvenir que
j'en conserve doit vous être un sûr garant que je vous aimerai, ma chère
petite, toute ma vie.

«Mille amitiés à M. de Nanthiac.

«Le Bailli de Froullay me charge toujours de vous faire mille
compliments de sa part.

«J'ai reçu hier des nouvelles de Mme de Bolingbroke; elle m'en demande
des vôtres. Mme de Villette se porte un peu mieux.

«À Paris, ce 15 décembre 1741.»]


[Note L: Nous ne saurions donner une plus juste idée de cette grande
existence de Mayac dans son mélange d'opulence et de bonhomie antique,
qu'en citant la page suivante empruntée à la Notice manuscrite de M.
de Sainte-Aulaire: «Après la mort du Chevalier, y est-il dit, l'abbé
d'Aydie, son frère, continua à résider dans ce château où se réunissait
l'élite de la bonne compagnie de la province. L'habitation n'était
cependant ni spacieuse ni magnifique, et la fortune du marquis d'Abzac,
seigneur de Mayac, n'était pas très-considérable; mais les bénéfices de
l'abbé, qui ne montaient pas à moins de 40,000 livres, passaient dans
la maison, et d'ailleurs nos pères en ce temps-là exerçaient une large
hospitalité à peu de frais. Mes parents m'ont souvent raconté des
détails curieux sur ces anciennes moeurs. Il n'était pas rare de voir
arriver à l'heure du dîner douze ou quinze convives non attendus. Les
hommes et les jeunes femmes venaient à cheval, chacun suivi de deux ou
trois domestiques. Les gens âgés venaient en litière, les chemins ne
comportant pas l'usage de la voiture. Les provisions de bouche étaient
faites en vue de ces éventualités, et la cuisine de Mayac était
renommée; mais la place manquait pour loger et coucher convenablement
tous ces hôtes. Les hommes s'entassaient dans les salons, dans les
corridors; les femmes couchaient plusieurs dans la même chambre et dans
le même lit. Ma mère, qui avait été élevée en Bretagne, où les coutumes
étaient différentes, fut fort surprise lors de ses premières visites à
Mayac. La comtesse d'Abzac (née Castine), qui faisait les honneurs, lui
dit: «Ma chère cousine, je te retiens pour coucher avec moi.» Quelques
instants après, Mlle de Bouillien dit aussi à ma mère: «Ma chère
cousine, nous coucherons ensemble.»--«Je ne peux pas, répondit ma mère,
je couche avec la comtesse d'Abzac.»--«Mais et moi aussi,» reprit
Mlle de Bouillien.--Ces trois dames couchèrent ensemble dans un lit
médiocrement large, et pour faire honneur à ma mère on la mit au milieu.
Ces habitudes subsistèrent à Mayac jusqu'en 1790. L'abbé d'Aydie se
retira alors à Périgueux avec sa nièce Mme de Montcheuil, dans une jolie
maison que celle-ci a laissée depuis à MM. d'Abzac de La Douze; il était
presque centenaire, et on put lui cacher les désastres qui signalèrent
les premières années de la Révolution.» Mme de Montcheuil y mit un
soin ingénieux, et elle masqua les pertes de son oncle avec sa propre
fortune. L'abbé d'Aydie ne mourut qu'en 1792.]



[Note M: La lettre suivante (inédite) de la marquise de Créquy à
Jean-Jacques Rousseau vient confirmer, s'il en était besoin, celle de
Voltaire à l'endroit de la date dont il s'agit:

«Ce jeudi (janvier 1761).

«On ne peut être plus sensible à l'attention et au souvenir de
l'éditeur; mais on ne peut être moins disposée à récréer son esprit.
Notre cher chevalier d'Aydie est mort en Périgord. Nous avions reçu de
ses nouvelles le samedi et le mercredi, il y a huit jours. Son frère
manda cet événement à mon oncle[106] sans nulle préparation. Mon oncle,
écrasé, me fila notre malheur une demi-heure, et s'enferma. Lundi, la
fièvre lui prit, avec trois frissons en vingt-quatre heures et tous les
accidents. Jugez de mon état. Enfin une sueur effroyable a éteint la
fièvre sans secours; mais il a eu cette nuit un peu d'agitation. Je suis
comme un aveugle qui n'a plus son bâton.

«Je remets à un temps plus heureux à vous remercier et à vous parler de
vous; car, aujourd'hui, je n'ai que moi en tête.»

C'est J.-J. Rousseau qui a mis à la suite des mots _ce jeudi_ ceux que
l'on trouve ici entre parenthèses. Il est évident, d'ailleurs, que la
lettre est de 1761, puisque c'est en cette année que furent publiées
les lettres de _Julie_ dont Rousseau ne se donnait que comme simple
_éditeur_. Le chevalier d'Aydie mourut donc dans les derniers jours de
1700, ou, au plus tard, dans les premiers de 1761.]

[Note 106: Le bailli de Froulay.]


[Note N: Les Bonneval du Limousin sont de la plus vieille souche;
il y a un dicton dans le pays: «Noblesse Bonneval, richesse d'Escars,
esprit Mortemart.» Le célèbre Pacha en était. (Voir _Moreri_.)]


[Note O: Pierre-Marie, vicomte d'Abzac, mourut à Versailles au mois
de février 1827, n'ayant pas eu d'enfants de deux mariages qu'il
avait contractés, dont le premier, à la date du 10 août 1777, avec
Marie-Biaise de Bonneval, décédée pendant la Révolution (Voir
COURCELLES, _Histoire généal. et hérald. des Pairs de France_, IX,
d'Abzac, 87). Le vicomte d'Abzac était un écuyer très en renom sous
Louis XV, sous Louis XVI, et depuis, sous la Restauration; c'était lui
qui avait _mis à cheval_, comme il le disait souvent, les trois frères,
Louis XVI, Louis XVIII, Charles X, ainsi que le duc d'Angoulême et le
duc de Berry; si bon écuyer qu'il fût, il ne leur avait pas assez appris
à s'y bien tenir.]


_P. S._ Voici deux lettres inédites du chevalier d'Aydie à Mlle Aïssé,
qui ont été recouvrées par M. Ravenel depuis notre Édition de 1846.
Elles sont tout à fait inédites: ce sont les deux lettres dont parle la
marquise de Créquy, page 317 de l'Édition; elles proviennent, en effet,
des papiers de Mme de Créquy. Elles achèveront l'idée de cette liaison
tendre, passionnée, délicate et légère. Le ton du chevalier y est
pénétrant et naïf, soit qu'il se plaigne des caprices de sa scrupuleuse
amie, soit qu'il jouisse du partage avoué de sa tendresse. La vraie
passion y respire sans rien de violent ni de tumultueux, avec le
sentiment profond d'une âme toute soumise et comme dévotieuse. Mais
est-il besoin d'en expliquer le charme à ceux qui ont aimé?

«Vous me maltraitez, ma reine. Je n'en sais pas la raison, ni n'en puis
imaginer le prétexte: mais, pour en venir là, vous n'avez apparemment
besoin ni de l'un ni de l'autre. Le caprice, en effet, se passe de tout
secours et n'existe que par lui-même. D'ailleurs peut-être jugez-vous
qu'il est à propos d'éprouver de temps en temps jusqu'où va ma patience
et ma dépendance. Eh! bien, n'êtes-vous pas contente? Voilà trois
lettres que je vous écris sans que vous ayez daigné me faire réponse. Un
exprès est allé de ma part savoir de vos nouvelles: vous l'avez renvoyé
en me mandant sèchement que vous vous portez bien. Avouez qu'il faut
avoir de la persévérance pour se présenter encore aux accords et en
faire les avances. Je sens bien toute la misère de ma conduite; mais
je vous aime, et à quoi ne réduit point l'amour! Permettez-moi de
vous représenter que, pour votre gloire, vous devriez me traiter plus
honorablement. Vous me rendrez si ridicule, que mon attachement n'aura
plus rien qui puisse vous flatter. Laissez-moi, par politique, quelque
air de raison et de liberté. On a toujours cru (et, sans doute, avec
justice) que c'est par un choix très-éclairé que je vous aime plus que
ma vie, et que la source de ma constance étoit beaucoup plus dans votre
caractère que dans le mien. Or, si vous deveniez déraisonnable et
capricieuse, l'idée qu'on a d'une Aïssé toujours juste, tendre, douce,
égale, s'évanouiroit. Je ne vous en aimerois peut-être pas moins (ma
passion fait partie de mon âme et je ne puis la perdre qu'en cessant de
vivre), mais vous seriez moins aimable aux yeux des autres, et ce seroit
dommage. Laissez au monde l'exemple d'une personne qui sait aimer avec
fidélité et se faire toujours aimer sans aucun art, mais peut-être plus
aimable que qui que ce soit.

«Que vous ai-je fait, ma reine? Dites-le, si vous pouvez. Rien, en
vérité. Je jure que je n'ai pas cessé un moment de vous être uniquement
attaché: vous n'avez pas à la tête un cheveu qui ne m'inspire plus de
goût et de sentiment que toutes les femmes du monde ensemble, et je vous
permets de le dire et de le lire à qui vous voudrez.»

(1746.)

«C'est aujourd'hui le sept d'octobre, et, selon ce que vous me mandez,
ma chère Aïssé, vous devez être à Sens. J'y transporte toutes mes idées,
mon coeur ne s'entretient plus que de Sens: c'est là que sont maintenant
réunis les deux objets de toute ma tendresse. Ne m'écrivez-vous pas de
longues lettres? Mandez-moi tout, ma reine: la peinture la plus naïve et
la plus circonstanciée sera celle qui me plaira davantage. Faites-la-moi
voir d'ici tout entière, s'il est possible: je ne veux point
d'échantillon. Une réponse, un bon mot, qui doit souvent toute sa grâce
à celui qui l'interprète, n'est point ce qu'il me faut: je veux le
portrait de tout le caractère, de toute la personne ensemble, de la
figure, de l'esprit et surtout du coeur. C'est le coeur qui nous
conduit: l'instinct d'un coeur droit est mille fois plus sûr que toutes
les réflexions d'un bel esprit: c'est du coeur que partent tous les
premiers mouvements: c'est au coeur que nous obéissons sans cesse.

«Mais revenons. Pardonnez-moi les digressions, ma reine: je ne m'en
contrains pas; elles ne m'éloignent jamais de vous. Je ne parle
longtemps de la même chose que lorsque je la considère en vous. Alors
je m'y arrête, je la tourne de tous les sens: j'oublie tout le reste,
j'oublie que c'est une lettre que j'écris et qu'il est impertinent de
faire des amplifications à tout propos. Mais voici qui est encore long;
mon papier se remplira, et je ne vous ai point dit encore que je vous
aime. C'est pourtant ce que je veux vous dire et vous redire mille fois:
je ne puis assez vous le persuader. J'espère que vous penserez un peu à
moi pendant votre séjour à Sens. Baisez-la souvent, et quelquefois pour
moi. La pauvre petite! que je voudrois qu'elle fût heureuse! Elle le
sera si elle vous ressemble: c'est de notre humeur que dépend notre
bonheur. N'oubliez pas qu'il faut qu'elle sache la musique: c'est un
talent agréable pour soi et pour les autres. On ne sauroit commencer
trop tôt: on ne la possède bien que quand on l'apprend dans la première
enfance.

«Vous m'avez fait grand plaisir de m'écrire vos amusements d'Ablon: mais
je ne trouve pas trop à propos que vous alliez à la chasse au soleil,
surtout si les chaleurs sont aussi grandes où vous êtes qu'ici. Vos
coiffes garantissent mal la tête, et les coups de soleil sont dangereux
et très-fréquents dans cette saison. La brutalité du garde qui trouve
mauvais que vous tiriez, et la politesse du chien qui rapporte votre
gibier, prouvent clairement que les hommes ont souvent moins de
discernement que les bêtes. Si la métempsychose avoit lieu, je
consentirois sans répugnance à devenir comme le chien qui vous a
caressée, qui vous a rendu service; mais je serois au désespoir s'il me
falloit quelque jour ressembler à cet homme farouche qui se formalise
si durement et si mal à propos. Je me sens aujourd'hui plus de goût
que jamais pour les chiens. J'ai beaucoup caressé tous les miens: je
voudrois témoigner à toute l'espèce la reconnoissance que j'ai de
l'honnêteté de leur confrère à votre égard.

«Je vous embrasse, ma très-aimable Aïssé. Vous êtes pour toujours la
reine de mon coeur.»




BENJAMIN CONSTANT
ET
MADAME DE CHARRIÈRE[107]


Rien de plus intéressant que de pouvoir saisir les personnages célèbres
avant leur gloire, au moment où ils se forment, où ils sont déjà formés
et où ils n'ont point éclaté encore; rien de plus instructif que de
contempler à nu l'homme avant le personnage, de découvrir les fibres
secrètes et premières, de les voir s'essayer sans but et d'instinct,
d'étudier le caractère même dans sa nature, à la veille du rôle. C'est
un plaisir et un intérêt de ce genre qu'on a pu se procurer en assistant
aux premiers débuts ignorés de Joseph de Maistre; c'est une ouverture
pareille que nous venons pratiquer aujourd'hui sur un homme du camp
opposé à de Maistre, sur un étranger de naissance comme lui, parti de
l'autre rive du Léman, mais nationalisé de bonne heure chez nous par les
sympathies et les services, sur Benjamin Constant.

[Note 107: Ce morceau a paru pour la première fois dans la _Revue des
Deux Mondes_ du 15 avril 1844, et il a été joint depuis à une édition
de _Caliste, ou Lettres écrites de Lausanne_, roman de Mme de Charrière
(Paris, 1845).]

Il en a déjà été parlé plus d'une fois et avec développement dans cette
_Revue_. Un écrivain bien spirituel, dont la littérature regrette
l'absence, M. Loève-Veimars, a donné sur l'illustre publiciste[108] une
de ces piquantes lettres politiques qu'on n'a pas oubliée. Un autre
écrivain, un critique dont le silence s'est fait également sentir, M.
Gustave Planche, a publié sur _Adolphe_[109] quelques pages d'une analyse
attristée et sévère. Plus d'une fois Benjamin Constant a été touché
indirectement et d'assez près, à l'occasion de notices, soit sur Mme de
Staël, soit sur Mmes de Krüdner ou de Charrière; mais aujourd'hui c'est
mieux, et nous allons l'entendre lui-même s'épanchant et se livrant
sans détour, lui le plus précoce des hommes, aux années de sa première
jeunesse.

[Note 108: _Revue des Deux Mondes_, 1er février 1833.]

[Note 109: _Revue des Deux Mondes_, 1er août 1834.]

Dans l'article que cette _Revue_ a publié, si l'on s'en souvient, sur
Mme de Charrière[110], sur cette Hollandaise si originale et si libre de
pensée, qui a passé sa vie en Suisse et a écrit une foule d'ouvrages
d'un français excellent, il a été dit qu'elle connut Benjamin Constant
sortant de l'enfance, qu'elle fut la première _marraine_ de ce Chérubin
déjà quelque peu émancipé, qu'elle contribua plus que personne à
aiguiser ce jeune esprit naturellement si enhardi, que tous deux
s'écrivaient beaucoup, même quand il habitait chez elle à Colombier,
et que les messages ne cessaient pas d'une chambre à l'autre; mais ce
n'était là qu'un aperçu, et le degré d'influence de Mme de Charrière sur
Benjamin Constant, la confiance que celui-ci mettait en elle durant
ces années préparatoires, ne sauraient se soupçonner en vérité, si les
preuves n'en étaient là devant nos yeux, amoncelées, authentiques, et
toutes prêtes à convaincre les plus incrédules.

[Note 110: 15 mars 1839; et dans mes _Portraits de Femmes_.]

Un homme éclairé, sincèrement ami des lettres, comme la Suisse en
nourrit un si grand nombre, M. le professeur Gaullieur, de Lausanne,
se trouve possesseur, par héritage, de tous les papiers de Mme de
Charrière. En même temps qu'il sent le prix de tous ces trésors,
résultats accumulés d'un commerce épistolaire qui a duré un demi-siècle,
M. Gaullieur ne comprend pas moins les devoirs rigoureux de discrétion
que cette possession délicate impose. En préparant l'intéressant travail
dont il nous permet de donner un avant-goût aujourd'hui, il a dû choisir
et se borner: «Il est, dit-il, dans les papiers dont nous sommes
dépositaires, des choses qui ne verront jamais le jour; il existe tel
secret que nous entendons respecter. Il est d'autres pièces au contraire
qui sont acquises à l'histoire, à la langue française, comme aussi à
la philosophie du coeur humain. Si la postérité n'a que faire des
faiblesses de quelques grands noms, elle a droit de revendiquer les
documents qui la conduiront sur la trace de certaines carrières
étonnantes, qui lui dévoileront les vrais éléments dont s'est formé à la
longue tel caractère historique controversé.»

Au nombre de ces pièces que la curiosité publique est en droit de
réclamer, on peut placer sans inconvénient (et sauf quelques endroits
sujets à suppression) la correspondance de Benjamin Constant avec Mme de
Charrière. Elle comprend un espace de sept années, 1787-1795; Benjamin a
vingt ans au début, il est dans sa période de Werther et d'Adolphe: s'il
est vrai qu'il n'en sortit jamais complètement, on accordera qu'à vingt
ans il y était un peu plus naturellement que dans la suite. Pour
qui veut l'étudier sous cet aspect, l'occasion est belle, elle est
transparente; on a là l'épreuve _avant la lettre_, pour ainsi dire.

Tout d'abord on voit le jeune Benjamin fuyant la maison paternelle, ou
plutôt s'échappant de Paris, où il passait l'été de 1787, pour courir
seul, à pied, à cheval, n'importe comment, les comtés de l'Angleterre.
Il est parti, pourquoi? il ne s'en rend pas lui-même très-bien compte,
il est parti par ennui, par amour, par coup de tête, comme il partira
bien des fois dans la suite et dans des situations plus décisives. Des
pensées de suicide l'assiégent, et il ne se tuera pas; des projets
d'émigration en Amérique le tentent, et il n'émigrera pas. Tout cela
vient aboutir à de jolies lettres à Mme de Charrière, à des lettres
pleines déjà de saillies, de persifflage, de moquerie de soi-même et
des autres. Puis, au retour en Suisse, pauvre pigeon blessé et traînant
l'aile, assez mal reçu de sa famille pour son équipée, il va se refaire
chez son indulgente amie à Colombier près de Neuchâtel; il passe là six
semaines ou deux mois de repos, de gaieté, de félicité presque; il s'en
souviendra longtemps, il en parlera avec reconnaissance, avec une
sorte de tendresse qui ne lui est pas familière. Voilà le premier acte
terminé.

Le second s'ouvre à Brunswick, à cette petite cour où sa famille
l'a fait placer en qualité de gentilhomme ordinaire ou plutôt fort
extraordinaire, nous dit-il; il y arrive en mars 1788, il y réside
durant ces premières années de la Révolution; il s'y ennuie, il s'y
marie, il travaille à son divorce, qu'il finit par obtenir (mars 1793);
il s'est livré dans l'intervalle à toutes sortes de distractions et à
un imbroglio d'intrigues galantes pour se dédommager de son inaction
politique, qui commence à lui peser en face de si grands événements.
Placé au foyer de l'émigration et de la coalition, il est réputé quelque
peu aristocrate par ses amis de France qui l'ont perdu de vue, et tant
soit peu jacobin par ceux qui le jugent de plus près et croient le
connaître mieux; mais il nous apparaît déjà ce qu'il sera toujours au
fond, un girondin de nature, inconséquent, généreux, avec de nobles
essors trop vite brisés, avec un secret mépris des hommes et une
expérience anticipée qui ne lui interdisent pourtant pas de chercher
encore une belle cause pour ses talents et son éloquence.

L'astre de Mme de Charrière n'a pas trop pâli durant tout ce premier
séjour; il lui écrit constamment, abondamment, et même de certains
détails qu'il n'est pas absolument nécessaire de raconter à une femme.
Il se reporte souvent en idée à ces deux mois de bonheur à Colombier, et
il a l'air, par moments, de croire en vérité que son avenir est là. Un
voyage qu'il fait en Suisse, dans l'été de 1793, dut contribuer à le
détromper; quelques années de plus, quelques derniers automnes avaient
achevé de ranger Mme de Charrière dans l'ombre entière et sans rayons.
Il retourne encore à Brunswick au printemps de 1794, mais il n'y tient
plus, il revient en Suisse, il y rencontre pour la première fois Mme de
Staël, le 19 septembre de cette année. Un plus large horizon s'ouvre à
ses regards, un monde d'idées se révèle; une carrière d'activité et de
gloire le tente. Il arrive à Paris dans l'été de 1795, il y embrasse une
cause, il s'y fait une patrie.

Le reste est connu, et l'on a raison de dire avec M. Gaullieur que
«cette avant-scène de la biographie de Benjamin Constant est la seule
dont il soit piquant aujourd'hui de s'enquérir: elle forme, dit-il,
comme une contre-épreuve de la première partie des _Confessions_ de
Jean-Jacques. C'est le même sol et le même théâtre; ce sont d'abord les
mêmes erreurs et les mêmes agitations, presque les mêmes idées, mais
passées à une autre filière et reçues par un monde différent.»

On peut se demander avant tout comment une influence aussi réelle, aussi
sérieuse que l'a été celle de Mme de Charrière, n'a pas laissé plus de
trace extérieure dans la carrière de Benjamin Constant; comment elle
a si complètement disparu dans le tourbillon et l'éclat de ce qui
a succédé, et par quel inconcevable oubli il n'a nulle part rendu
témoignage à un nom qui était fait pour vivre et pour se rattacher au
sien. M. Gaullieur n'hésite pas à reconnaître un portrait de Mme de
Charrière dans cette page du début d'_Adolphe_:

«J'avais, à l'âge de dix-sept ans, vu mourir une femme âgée, dont
l'esprit, d'une tournure remarquable et bizarre, avait commencé à
développer le mien. Cette femme, comme tant d'autres, s'était, à
l'entrée de sa carrière, lancée vers le monde, qu'elle ne connaissait
pas, avec le sentiment d'une grande force d'âme et de facultés vraiment
puissantes. Comme tant d'autres aussi, faute de s'être pliée à des
convenances factices, mais nécessaires, elle avait vu ses espérances
trompées, sa jeunesse passer sans plaisir, et la vieillesse enfin
l'avait atteinte sans la soumettre. Elle vivait dans un château voisin
d'une de nos terres, mécontente et retirée, n'ayant que son esprit pour
ressource, et analysant tout avec son esprit[111]. Pendant près d'un an,
dans nos conversations inépuisables, nous avions envisagé la vie sous
toutes ses faces, et la mort toujours pour terme de tout; et, après
avoir tant causé de la mort avec elle, j'avais vu la mort la frapper à
mes yeux.»

[Note 111: Un parent de Benjamin Constant, M. d'Hermenches, connu par
la correspondance générale de Voltaire, était moins sévère ou plutôt
moins injuste quand il écrivait à Mme de Charrière, plus jeune il est
vrai: «Je voudrais, aimable Agnès, qu'avec la réputation d'une personne
d'infiniment d'esprit, on ne vous donnât pas celle d'une personne
singulière, car vous ne l'êtes pas. Vous êtes trop bonne, trop honnête,
trop naturelle; faites-vous un système qui vous rapproche des formes
reçues, et vous serez au-dessus de tous les beaux esprits présents
et passés. C'est un conseil que j'ose donner à mon amie à l'âge de
vingt-six ans. Adieu, divine personne.» (Note de M. Gaullieur.)]

Quoiqu'il y ait quelque arrangement à tout ceci, que Benjamin Constant,
à l'âge de vingt ans, n'ait peut-être pas trouvé d'abord Mme de
Charrière une personne aussi _âgée_ qu'Adolphe veut bien le dire, et
qu'il ne l'ait pas vue précisément à son lit de mort, l'intention du
portrait est incontestable, et on ne saurait y méconnaître celle qu'on a
une fois rencontrée.--«J'avais, dit encore Adolphe, j'avais contracté,
dans mes conversations avec la femme qui, la première, avait développé
mes idées, une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes
et pour toutes les formules dogmatiques.» On va voir, en effet, que les
maximes communes n'étaient guère d'usage entre eux, et ce sont justement
ces conversations inépuisables, ces excès même d'analyse, que nous
sommes presque en mesure de ressaisir au complet et de prendre sur le
fait aujourd'hui. Adolphe va en être mieux connu; ses origines morales
vont s'en éclairer, hélas! jusqu'en leurs racines.

M. Gaullieur, dans son introduction, a eu le soin de s'arrêter sur
quelques circonstances de la biographie de Mme de Charrière, de
développer ou de rectifier plusieurs points où les renseignements
antérieurs avaient fait défaut. La notice de la _Revue des Deux Mondes_
avait dit d'elle qu'elle était _médiocrement jolie_; M. Gaullieur
fournit des preuves très-satisfaisantes du contraire: «Son buste par
Houdon, dit-il, et son portrait par Latour, que je possède dans ma
bibliothèque, témoignent de l'_étincelante_ beauté de Mme de Charrière.
L'épithète est d'un de ses adorateurs[112].» On avait dit encore qu'elle
avait eu quelque difficulté à se marier, étant _sans dot ou à peu près_.
M. Gaullieur montre qu'elle reçut en dot 100,000 florins de Hollande et
qu'à aucun moment les épouseurs ne manquèrent; qu'elle en refusa même de
maison souveraine, et que si elle se décida pour un précepteur suisse,
c'est que sa sympathie pour le Saint-Preux l'emporta.

[Note 112: Oserons-nous, après cela, faire remarquer qu'il ne faut
pas toujours prendre exactement au pied de la lettre ce que disent les
Adorateurs? Dans un portrait d'elle par elle-même, Mme de Charrière
semble être un un moins certaine de sa beauté: «Vous me demanderez
peut-être si _Zélinde_ est belle, ou jolie, ou passable? Je ne sais;
c'est selon qu'on l'aime, ou qu'elle veut se faire aimer. Elle a
la gorge belle, elle le sait et s'en pare un peu trop au gré de la
modestie. Elle n'a pas la main blanche, elle le sait aussi et en badine,
mais elle voudrait bien n'avoir pas sujet d'en badiner...»]

Mais, laissant ces minces détails, nous introduirons sans plus tarder
le personnage principal. La situation est celle-ci: Mme de Charrière,
auteur célèbre de _Caliste_, et qui ne doit pas avoir moins de
quarante-cinq ans, est venue passer quelque temps à Paris dans la
famille de M. Necker, ou du moins dans le voisinage. Benjamin Constant
y est venu de son côté; à ce moment, l'Assemblée des notables, les
conflits avec le parlement, excitent un vif intérêt; la curiosité
universelle est en jeu, et celle du nouvel arrivant n'est pas en reste.
Il voit le monde de Mme Suard, il suit les cours de La Harpe au Lycée,
il dîne avec Laclos. Cette vie oisive et sans but déplaît au père de
Benjamin: il veut que son fils, qui aura dans quelques mois ses vingt
ans accomplis, embrasse un état; il lui enjoint de quitter Paris et de
venir le retrouver sur-le-champ dans sa garnison de Bois-le-Duc[113], où
le jeune homme sera sommé de choisir entre la robe ou l'épée, entre la
diplomatie ou la finance. Voici quelques-unes des premières lettres, où
le caractère éclate tel qu'il sera toute la vie. Quant au style, il est
ce qu'il peut, il n'est pas formé encore, mais l'esprit va son train
tout au travers. Nous ne faisons qu'extraire le travail de M. Gaullieur,
et y emprunter notes et éclaircissements.

[Note 113: Le père de Benjamin Constant était au service des
États-Généraux de Hollande.]

«Douvres, ce 26 juin 1787.

«Il y a dans le monde, sans que le monde s'en doute, un grave auteur
allemand qui observe avec beaucoup de sagesse, à l'occasion d'une
gouttière qu'un soldat fondit pour en faire des balles, que l'ouvrier
qui l'avait posée ne se doutait point qu'elle tuerait quelqu'un de ses
descendants.

«C'est ainsi, madame (car c'est comme cela qu'il faut commencer pour
donner à ses phrases toute l'emphase philosophique), c'est ainsi,
dis-je, que lorsque tous les jours de la semaine dernière je prenais
tranquillement du thé en parlant raison avec vous, je ne me doutais pas
que je ferais avec toute ma raison une énorme sottise; que l'ennui,
réveillant en moi l'amour, me ferait perdre la tête, et qu'au lieu de
partir pour Bois-le-Duc, je partirais pour l'Angleterre, presque sans
argent et absolument sans but.

«C'est cependant ce qui est arrivé de la façon la plus singulière.
Samedi dernier, à sept heures, mon conducteur et moi nous partîmes dans
une petite chaise qui nous cahota si bien, que nous n'eûmes pas fait une
demi-lieue que nous ne pouvions plus y tenir, et que nous fûmes obligés
de revenir sur nos pas. À neuf, de retour à Paris, il se mit à chercher
un autre véhicule pour nous traîner en Hollande; et moi, qui me
proposais de vous faire ma cour encore ce soir-là, puisque nous ne
partions que le lendemain, je m'en retournai chez moi pour y chercher un
habit que j'avais oublié. Je trouvai sur ma table la réponse sèche et
froide de la prudente Jenny[114]. Cette lettre, le regret sourd de la
quitter, le dépit d'avoir manqué cette affaire, le souvenir de quelques
conversations attendrissantes que nous avions eues ensemble, me jetèrent
dans une mélancolie sombre.

[Note 114: Il s'agissait d'une demande en mariage faite quelques
jours auparavant. Mlle Jenny Pourrat, vivement recherchée par Benjamin
Constant, avait répondu de manière à laisser bien peu d'espérances, ou
du moins sa réponse décelait beaucoup de coquetterie et de calcul.]

«En fouillant dans d'autres papiers, je trouvai une autre lettre d'une
de mes parentes, qui, en me parlant de mon père, me peignait son
mécontentement de ce que je n'avais point d'état, ses inquiétudes sur
l'avenir, et me rappelait ses soins pour mon bonheur et l'intérêt qu'il
y mettait. Je me représentai, moi, pauvre diable, ayant manqué dans tous
mes projets, plus ennuyé, plus malheureux, plus fatigué que jamais de
ma triste vie. Je me figurai ce pauvre père trompé dans toutes ses
espérances, n'ayant pour consolation dans sa vieillesse qu'un homme
aux yeux duquel, à vingt ans, tout était décoloré, sans activité, sans
énergie, sans désirs, ayant le morne silence de la passion concentrée
sans se livrer aux élans de l'espérance qui nous raniment et nous
donnent de nouvelles forces.

«J'étais abattu; je souffrais, je pleurais. Si j'avais eu là mon
consolant opium, c'eût été le bon moment pour achever en l'honneur de
l'ennui le sacrifice manqué par l'amour[115].

[Note 115: Quelque temps auparavant, Benjamin Constant, contrarié dans
une inclination, avait eu quelque velléité de suicide. Il en reparlera
plus tard, il en reparlera sans cesse. C'est la même scène qui se
renouvellera bien des fois dans sa vie, et qui, toujours commencée au
tragique, se terminera toujours en ironie.--«Il avait l'habitude des
menaces violentes sur lui-même, me dit quelqu'un qui l'a bien connu; il
menaçait de se tuer, de se couper la gorge. Il fit ainsi auprès de Mme
de Staël, à l'origine de leur liaison; il tenta ce même moyen auprès
de Mme Récamier (1815); ou plutôt ce n'était pas chez lui calcul, mais
violence fébrile et nerveuse. Une jeune enfant, qui se trouvait présente
à certaines de ses visites, disait quelquefois lorsqu'il sortait: «Oh!
ma tante, comme ce monsieur-là est malade aujourd'hui!»]

«Une idée folle me vint; je me dis: Partons, vivons seul, ne faisons
plus le malheur d'un père ni l'ennui de personne. Ma tête était montée:
je ramasse à la hâte trois chemises et quelques bas, et je pars sans
autre habit, veste, culotte ou mouchoir, que ceux que j'avais sur moi.
Il était minuit. J'allai vers un de mes amis dans un hôtel. Je m'y fis
donner un lit. J'y dormis d'un sommeil pesant, d'un sommeil affreux
jusqu'à onze heures. L'image de Mlle P..., embellie par le désespoir, me
poursuivait partout. Je me lève; un sellier qui demeurait vis-à-vis me
loue une chaise. Je fais demander des chevaux pour Amiens. Je m'enferme
dans ma chaise. Je pars avec mes trois chemises et une paire de
pantoufles (car je n'avais point de souliers avec moi), et trente et un
louis en poche. Je vais ventre à terre; en vingt heures je fais soixante
et neuf lieues. J'arrive à Calais, je m'embarque, j'arrive à Douvres, et
je me réveille comme d'un songe.

«Mon père irrité, mes amis confondus, les indifférents clabaudant à qui
mieux mieux; moi seul, avec quinze guinées, sans domestique, sans habit,
sans chemises, sans recommandations, voilà ma situation, madame, au
moment où je vous écris, et je n'ai de ma vie été moins inquiet.

«D'abord, pour mon père, je lui ai écrit; je lui ai fait deux
propositions très-raisonnables: l'une de me marier tout de suite; je
suis las de cette vie vagabonde; je veux avoir un être à qui je tienne
et qui tienne à moi, et avec qui j'aie d'autres rapports que ceux de la
sociabilité passagère et de l'obéissance implicite. De la jeunesse, une
figure décente, une fortune aisée, assez d'esprit pour ne pas dire
des bêtises sans le savoir, assez de conduite pour ne pas faire des
sottises, comme moi, en sachant bien qu'on en fait, une naissance et une
éducation qui n'avilisse pas ses enfants, et qui ne me fasse pas épouser
toute une famille de Cazenove, ou gens tels qu'eux[116], c'est tout ce que
je demande.

[Note 116: C'est encore une tribulation matrimoniale. Benjamin
Constant, fait ici allusion à un mariage qu'on avait voulu lui faire
contracter à Lausanne quelque temps auparavant. La famille Cazenove est
aujourd'hui à peu près éteinte.]

«Ma seconde proposition est qu'il me donne à présent une portion de
quinze ou vingt mille francs, plus ou moins, du bien de ma mère, et
qu'il me laisse aller m'établir en Amérique. En cinq ans je serai
naturalisé, j'aurai une patrie[117], des intérêts, une carrière, des
concitoyens. Accoutumé de bonne heure à l'étude et à la méditation,
possédant parfaitement la langue du pays, animé par un but fixe et une
ambition réglée, jeune et peut-être plus avancé qu'un autre à mon âge,
riche d'ailleurs, très-riche pour ce pays-là, voilà bien des Avantages.

[Note 117: Il est à remarquer que Benjamin Constant éprouva toujours
une grande répugnance à s'avouer Suisse: cela tenait, en partie, comme
on le verra, à l'antipathie que lui inspirait le régime bernois, dont la
famille Constant eut souvent à se plaindre. L'affranchissement du pays
de Vaud fut une des premières idées de Benjamin. Il est vrai qu'il ne se
rendait pas trop compte de la manière de l'opérer. Quand le canton de
Vaud fut formé, il ne crut pas d'abord à la durée de cette création
démocratique.]

«Peu m'importe quelle des deux propositions il voudra choisir; mais
l'une des deux est indispensable. Vivre sans patrie et sans femme,
j'aime autant vivre sans chemise et sans argent, comme je fais
actuellement.

«Je pars dans l'instant pour Londres; j'y ai deux ou trois amis,
entre autres un à qui j'ai prêté beaucoup d'argent en Suisse, et qui,
j'espère, me rendra le même service ici. Si je reste en Angleterre,
comptez que j'irai voir le banc de mistriss Calista à Bath[118]. Aimez-moi
malgré mes folies; je suis un bon diable au fond. Excusez-moi près de M.
de Charrière. Ne vous inquiétez absolument pas de ma situation: moi,
je m'en amuse comme si c'était celle d'un autre[119]. Je ris pendant des
heures de cette complication d'extravagances, et quand je me regarde
dans le miroir, je me dis, non pas: «Ah! James Boswell[120]!» mais: «Ah!
Benjamin, Benjamin Constant!» Ma famille me gronderait bien d'avoir
oublié le _de_ et le _Rebecque_; mais je les vendrais à présent _three
pence a piece_. Adieu, madame.

«CONSTANT.»

«_P. S_. Répondez-moi quelques mots, je vous prie. J'espère que je
pourrai encore _afford to pay_ le port de vos lettres. Adressez-les
comme ci-dessous, mot à mot:

«H. B. CONSTANT, esq.

«LONDON.

To be left at the post office
till called for.»

[Note 118: C'est une allusion à un passage du meilleur des romans de
Mme de Charrière, _Caliste, ou Lettres écrites de Lausanne_: «Un jour,
j'étais assis sur un des bancs de la promenade;... une femme que je me
souvins d'avoir déjà vue vint s'asseoir à l'autre extrémité du même
banc. Nous restâmes longtemps sans rien dire, etc.»]

[Note 119: Tout Benjamin Constant est déjà là; se dédoubler ainsi et
avoir une moitié de soi-même qui se moque l'autre. Cette moitié moqueuse
finira par être l'homme tout entier. Le refrain habituel de Benjamin
Constant, dans toutes les circonstances petites ou grandes de la vie,
était: «_Je suis furieux, j'enrage, mais ça m'est bien égal._» Nous
surprenons ici la disposition fatale dans son germe déjà éclos.]

[Note 120: Mme de Charrière, enthousiaste de Paoli, avait engagé
Benjamin Constant à traduire de l'anglais l'ouvrage de James Boswell,
intitulé _An Account of Corsica, and Memoirs of Pascal Paoli_, qui eut
une très-grande vogue vers 1768. La traduction fut entreprise, puis
abandonnée, comme tant d'autres choses, par l'_inconstant_ (c'est ainsi
qu'on désignait notre Benjamin dans la société de Lausanne).]

«Chesterford, ce 22 juillet 1787.

«Vous aurez bien deviné, madame, au ton de ma précédente lettre (_elle
manque_), que mon séjour à Patterdale était une plaisanterie; mais ce
qui n'en est pas une, c'est la situation où je suis actuellement,
dans une petite cabane, dans un petit village, avec un chien et deux
chemises. J'ai reçu des lettres de mon père, qui me presse de revenir,
et je le rejoindrai dans peu. Mais je suis déterminé à voir le peuple
des campagnes, ce que je ne pourrais pas faire si je voyageais dans
une chaise de poste. Je voyage donc à pied et à travers champs. Je
donnerais, non pas dix louis, car il ne m'en resterait guère, mais
beaucoup, un sourire de Mlle Pourrat, pour n'être pas habitué à mes
maudites lunettes. Cela me donne un air étrange, et l'étonnement répugne
à l'intimité du moment, qui est la seule que je désire. On est si occupé
à me regarder, qu'on ne se donne pas la peine de me répondre. Cela va
pourtant tant bien que mal. En trois jours, j'ai fait quatre-vingt-dix
milles; j'écris le soir une petite lettre à mon père, et je travaille
à un roman que je vous montrerai. J'en ai, d'écrites et de corrigées,
cinquante pages in-8°; je vous le dédierai si je l'imprime[121].--J'ai
rencontré à Londres votre médecin, je l'ai trouvé bien aimable; mais
je ne suis pas bon juge et je me récuse, car nous n'avons parlé que de
vous. Écrivez-moi toujours à Londres. On m'envoie les lettres à la poste
de quelque grande ville par laquelle je Passe.

[Note 121: Ce livre n'a jamais paru. Nous avons, dit M. Gaullieur, les
feuilles manuscrites qui ont été mises au net, et l'ébauche du reste.
C'est un roman dans la forme épistolaire.]

«J'ai balancé comment je voyagerais; je voulais prendre un costume plus
commun, mais mes lunettes ont été un obstacle. Elles et mon habit,
qui est beaucoup trop _gentleman-like_, me donnent l'air d'un _broken
gentleman_, ce qui me nuit on ne peut pas plus. Le peuple aime ses
égaux, mais il hait la pauvreté et il hait les nobles. Ainsi, quand il
voit un gentleman qui a l'air pauvre, il l'insulte ou le fuit. Mon seul
échappatoire, c'est de passer, sans le dire, pour quelque _journeyman_
qui s'en retourne de Londres où il a dépensé son argent, à la boutique
de son maître. Je pars ordinairement à sept heures; je vais au taux de
quatre milles par heure jusqu'à neuf. Je déjeune. A dix et demie je
repars jusqu'à deux ou trois. Je dîne mal et à très-bon marché. Je pars
à cinq. A sept, je prends du thé, ou quelquefois, par économie ou pour
me lier avec quelque voyageur qui va du même côté, un ou deux verres de
_brandy_. Je marche jusqu'à neuf. Je me couche à minuit assez fatigué.
Je dépense cinq à six shellings par jour. Ce qui augmente beaucoup ma
dépense, c'est que je n'aime pas assez le peuple pour vouloir coucher
avec lui, et qu'on me fait, surtout dans les villages, payer pour la
chambre et pour la distinction. Je crois que je goûterai un peu mieux le
repos, le luxe, les bons lits, les voitures et l'intimité. Jamais homme
ne se donna tant de peine pour obtenir un peu de plaisir.»

«Vous croirez que c'est une exagération; mais quand je suis bien
fatigué, que j'ai du linge bien sale, ce qui m'arrive quelquefois et me
fait plus de peine que toute autre chose, qu'une bonne pluie me perce de
tous côtés, je me dis: «Ah! que je vais être heureux cet automne, avec
du linge blanc, une voiture et un habit sec et propre!»

«Je réponds de mon père: il sera fâché contre moi et de mon équipée,
quoiqu'il m'assure l'avoir pardonnée; mais je suis déterminé à devenir
son ami en dépit de lui. Je serai si gai, si libre et si franc, qu'il
faudra bien qu'il rie et qu'il m'aime[122].»

[Note 122: C'est de son père que Benjamin Constant parle dans
_Adolphe_, quand il dit: «Je ne demandais qu'à me livrer à ces
impressions primitives et fougueuses qui jettent l'âme hors de la sphère
commune... Je trouvais dans mon père, non pas un censeur, mais un
observateur froid et caustique... Je ne me souviens pas, pendant mes
dix-huit premières années, d'avoir eu jamais un entretien d'une heure
avec lui. Ses lettres étaient affectueuses, pleines de conseils
raisonnables et sensibles; mais à peine étions-nous en présence l'un
de l'autre, qu'il y avait en lui quelque chose de contraint que je ne
pouvais m'expliquer, et qui réagissait sur moi d'une manière pénible.»]

«En général, mon voyage m'a fait un grand bien ou plutôt dix grands
biens. En premier lieu, je me sers moi tout seul, ce qui ne m'était
jamais arrivé. Secondement, j'ai vu qu'on pouvait vivre pour rien; je
puis à Londres aller tous les jours au spectacle, bien dîner, souper,
déjeûner, être bien vêtu, pour douze louis par mois. Troisièmement, j'ai
été convaincu qu'il ne fallait, pour être heureux, quand on a un peu vu
le monde, que du repos.

«Je vous souhaite tous ces bonheurs et mets le mien dans votre
indulgence. Demain je serai à Methwold, un tout petit village entre ceci
et Lynn, et au delà de Newmarket, dont Chesterford, d'où je vous écris
ce soir, n'est qu'à cinq lieues.--Adieu, madame; ajoutez à ma lettre
tous mes sentiments pour vous, et vous la rendrez bien longue.

«CONSTANT.»

«Westmoreland.--Patterdale, le 27 août 1787.

«Il y a environ cent mille ans, madame, que je n'ai reçu de vos lettres,
et à peu près cinquante mille que je ne vous ai écrit. J'ai tant couru
à pied, à cheval et de toutes les manières, que je n'ai pu que penser à
vous. Je me trouve très-mal de ce régime, et je veux me remettre à une
nourriture moins creuse. J'espère trouver de vos lettres à Londres, où
je serai le 6 ou 7 du mois prochain, et je ne désespère pas de vous voir
à Colombier[123] dans environ six semaines: cent lieues de plus ou de
moins ne sont rien pour moi. Je me porte beaucoup mieux que je ne
me suis jamais porté: j'ai une espèce de cheval qui me porte aussi
très-bien, quoi qu'il soit vieux et usé. Je fais quarante à cinquante
milles par jour. Je me couche de bonne heure, je me lève de bonne heure,
et je n'ai rien à regretter que le plaisir de me plaindre et la dignité
de la langueur[124].

[Note 123: Près de Neuchâtel; Mme de Charrière y passait la plus
grande partie de l'année.]

[Note 124: Un des premiers désirs de Benjamin Constant, à son
adolescence, fut de voyager seul, à pied, vivant au jour le jour comme
Jean-Jacques Rousseau; mais il y avait entre l'illustre Genevois et le
gentilhomme vaudois cette différence, que celui-ci trouvait à peu
près partout, grâce à son nom et au crédit de sa famille, des bourses
ouvertes et un accueil que le pauvre Jean-Jacques ne put jamais
rencontrer au début de sa carrière. On vient de voir comment le voyage
pédestre s'est transformé en promenade à cheval. Le jeune Constant
pouvait bien ressentir, grâce à son imprévoyance calculée, une gêne d'un
moment, mais jamais les angoisses de la misère. Sa détresse était plus
ou moins factice.]

«Vous avez tort de douter de l'existence de Patterdale. Il est très-vrai
que ma lettre datée d'ici était une plaisanterie; mais il est aussi
très-vrai que Patterdale est une petite _town_, dans le Westmoreland, et
qu'après un mois de courses en Angleterre, en Écosse, du nord au sud et
du sud au nord, dans les plaines de Norfolk et dans les montagnes du
Clackmannan, je suis aujourd'hui et depuis deux jours ici, avec mon
chien, mon cheval et toutes vos lettres, non pas chez le curé, mais à
l'auberge. Je pars demain, et je couche à Keswick, à vingt-quatre milles
d'ici, où je verrai une sorte de peintre, de guide, d'auteur, de poëte,
d'enthousiaste, de je ne sais quoi, qui me mettra au fait de ce que je
n'ai pas vu, pour que, de retour, je puisse mentir comme un autre et
donner à mes mensonges un air de famille. J'ai griffonné une description
bien longue, parce que je n'ai pas eu le temps de l'abréger, de
Patterdale. Je vous la garantis vraie dans la moitié de ses points,
car je ne sais pas, comme je n'ai pas eu la patience ni le temps de la
relire, où j'ai pu être entraîné par la manie racontante. Lisez, jugez
et croyez ce que vous pourrez, et puis offrez à Dieu votre incrédulité,
qui vaut mille fois mieux que la crédulité d'un autre.

«J'ai quitté l'idée d'un roman en forme. Je suis trop bavard de mon
naturel. Tous ces gens qui voulaient parler à ma place m'impatientaient.
J'aime à parler moi-même, surtout quand vous m'écoutez. J'ai substitué à
ce roman des lettres intitulées _Lettres écrites de Patterdale à Paris
dans l'été de 1787, adressées à madame de C. de Z._ (Mme de Charrière
de Zoel). Cela ne m'oblige à rien. Il y aura une demi-intrigue que je
quitterai ou reprendrai à mon gré. Mais je vous demande, et à M. de
Charrière, qui, j'espère, n'a pas oublié son fol ami, le plus grand
secret. Je veux voir ce qu'on dira et ce qu'on ne dira pas, car je
m'attends plus au châtiment de l'obscurité qu'à l'honneur de la
critique. Je n'ai encore écrit que deux lettres; mais, comme j'écris
sans style, sans manière, sans mesure et sans travail, j'écris à trait
de plume...»

«À dix-huit milles de Patterdale, Ambleside, le 31.

«Je suis resté jusqu'au 30 à Patterdale. Je n'ai point encore été à
Keswick. Je n'y serai que ce soir, et j'en partirai demain matin pour
continuer tout de bon ma route que les lacs du Westmoreland et du
Cumberland ont interrompue. Je viens d'essuyer une espèce de tempête sur
le Windermere, un lac, le plus grand de tous ceux de ce pays-ci, à deux
milles de ce village. J'ai eu envie de me noyer. L'eau était si noire et
si profonde[125], que la certitude d'un prompt repos me tentait beaucoup;
mais j'étais avec deux matelots qui m'auraient repêché, et je ne veux
pas me noyer comme je me suis empoisonné, pour rien. Je commence à ne
pas trop savoir ce que je deviendrai. J'ai à peine six louis: le cheval
loué m'en coûtera trois. Je ne veux plus prendre d'argent à Londres chez
le banquier de mon père. Mes amis n'y sont point. _I'll just trust to
fate_. Je vendrai, si quelque heureuse aventure ne me fait rencontrer
quelque bonne âme, ma montre et tout ce qui pourra me procurer de quoi
vivre, et j'irai comme Goldsmith, avec une viole et un orgue sur mon
dos, de Londres en Suisse. Je me réfugierai à Colombier, et de là
j'écrirai, je parlementerai, et je me marierai; puis, après tous ces
_rai_, je dirai, comme Pangloss fessé et pendu: «Tout est bien.»

[Note 125: Parodie de ce passage célèbre de _la Nouvelle Héloïse._ «La
roche est escarpée, l'eau est profonde, et je suis au désespoir!...»]

«À quatorze milles d'Ambleside, Kendal, 1er septembre.

«... C'est une singulière lettre que celle-ci, madame,--je ne sais trop
quand elle sera finie,--mais je vous écris, et je ne me lasse pas de ce
plaisir-là comme des autres.--Me voici à trente milles de Keswick, où
j'ai vu mon homme.--J'ai vingt-deux milles de plus à faire. Je vous
écrirai de Lancaster. La description de Patterdale est dans mon
porte-manteau,--et je ne puis le défaire. Je vous l'enverrai de
Manchester, où je coucherai demain;--je vais à grandes journées par
économie et par impatience.--On se fatigue de se fatiguer comme de
se reposer, madame.--Pour varier ma lettre, je vous envoie mon
épitaphe.--Si vous n'entendez pas parler de moi d'ici à un mois, faites
mettre une pierre sous quatre tilleuls qui sont entre le Désert et la
Chablière[126], et faites-y graver l'inscription suivante;--elle est en
mauvais vers, et je vous prie de ne la montrer à personne tant que
je serai en vie.--On pardonne bien des choses à un mort, et l'on ne
pardonne rien aux vivants.

[Note 126: Campagnes près de Lausanne, appartenant alors à la famille
Constant.]




EN MÉMOIRE
D'HENRI-BENJAMIN DE CONSTANT-REBECQUE,
Né à Lausanne en Suisse,
Le 25 nov. 1767[127].
Mort à *** dans le comté
De ***
en Angleterre,
Le septembre 1787.

[Note 127: Benjamin Constant, comme bien des gens, se trompait sur la
date précise de sa naissance. Voici ce qu'on lit dans les registres de
l'état civil de Lausanne: «_Benjamin Constant_, fils de noble
Juste Constant, citoyen de Lausanne et capitaine au service des
États-Généraux, et de feu madame Henriette de Chandieu, sa défunte
femme, né le dimanche 25 octobre, a été baptisé en Saint-François, le 11
novembre 1767, par le vénérable doyen Polier de Bottens, le lendemain de
la mort de madame sa mère.» Ainsi, Benjamin Constant, orphelin de mère,
pouvait dire avec Jean-Jacques Rousseau: «Ma naissance fut le premier de
mes malheurs.» On sent trop, en effet, qu'à tous deux la tendresse d'une
mère leur a manqué.]

  D'un bâtiment fragile, imprudent conducteur.
  Sur des flots inconnus je bravais la tempête.
  La foudre grondait sur ma tête,
  Et je l'écoutais sans terreur.
  Mon vaisseau s'est brisé, ma carrière est finie.
  J'ai quitté sans regret ma languissante vie,
  J'ai cessé de souffrir en cessant d'exister.
  Au sein même du port j'avais prévu l'orage;
  Mais, entraîné loin du rivage,
  À la fureur des vents je n'ai pu résister.
  J'ai prédit l'instant du naufrage,
  Je l'ai prédit sans pouvoir l'écarter.
  Un autre plus prudent aurait su l'éviter.
  J'ai su mourir avec courage,
  Sans me plaindre et sans me vanter.

«Pas tout à fait sans me vanter, pourtant, madame; voyez l'épitaphe...

À vingt-deux milles de Kendal, Lancaster, 1er septembre.

«Mes plans d'Amérique, madame, sont plus combinés que jamais. Si je ne
me marie ni ne me pends cet hiver, je pars au printemps. J'ai parlé
à plusieurs personnes au fait. Je compte aller sérieusement chez
M. Adams[128], avant de quitter Londres, prendre encore de nouvelles
informations; et si le démon de la contrainte et de la défiance ne
veut pas quitter mon pauvre Désert, je lui céderai la
place[129].--J'emprunterai d'une de mes parentes, qui m'a déjà prêté
souvent et qui m'offre encore davantage (ce n'est pas madame de Severy),
huit mille francs, si elle les a, et je me ferai _farmer_ dans la
Virginie. N'est-il pas plaisant que je parle de huit mille francs, quand
je n'ai pas six sous à moi dans le monde?

  Sur mon grabat je célébrais Glycère,
  Le jus divin d'un vin mousseux ou grec,
  Buvant de l'eau dans un vieux pot à bière.

Je cite tout de travers[130]; mais une de vos aimables qualités est
d'entendre tout bien, de quelque manière qu'on parle. Je défigure encore
cette phrase, et c'est bien dommage.--Si vous vous rappelez son auteur,
c'est ma meilleure amie et la plus aimable femme que je connaisse[131]. Si
je ne me rappelais votre amour pour la médisance, je me mettrais à la
louer. Pardon, madame,--revenons à nos moutons,--c'est-à-dire à notre
prochain, que nous croquons comme des loups.

[Note 128: Le célèbre John Adams était alors en mission à Londres pour
les États-Unis.]

[Note 129: Les ennuis domestiques de Benjamin Constant provenaient en
grande partie de sa belle-mère.]

[Note 130: Voir _le Pauvre Diable_ de Voltaire, d'où il tire sa
réminiscence.]

[Note 131: La phrase défigurée est de Mme de Charrière.]

«Même date, au soir.

«Je relis ma lettre après souper, madame, et je suis honteux de toutes
les fautes de style et de français; mais souvenez-vous que je n'écris
pas sur un bureau bien propre et bien vert, pour ou auprès d'une jolie
femme ou d'une femme autrefois jolie[132], mais en courant, non pas la
poste, mais les grands chemins, en faisant cinquante-deux milles, comme
aujourd'hui, sur un malheureux cheval, avec un mal de tête effroyable,
et n'ayant autour de moi que des êtres étranges et étrangers, qui sont
pis que des amis et presque que des parents...»

[Note 132: Ceci a bien l'air d'une épigramme échappée par la force
de l'habitude. Mme de Charrière aurait pu être la mère de Benjamin
Constant.]

C'est assez de ce début; on en a plus qu'il n'en faut pour savoir le
ton; Benjamin Constant continue de ce train railleur durant bien des
pages, durant quinze grandes feuilles _in-folio_. Sa caravane pourtant
tire à sa fin; il ne se tue pas, il ne meurt pas de fatigue; il arrive
par monts et par vaux chez un ami de son père, qui lui refait la bourse
et le remet sur un bon pied, sa monture et lui. Bref, dans une dernière
lettre datée de Londres, du 12 septembre, il annonce à Mme de Charrière,
par des vers détestables (il n'en a jamais fait que de tels), qu'en
vertu d'un compromis signé avec son père, il va partir pour la cour de
Brunswick, et y devenir quelque chose comme lecteur ou chambellan de
la duchesse; mais il passera auparavant par le canton de Vaud et par
Colombier, ce dont il a grand besoin, confesse-t-il un peu crûment; car,
à la suite de ce beau voyage sentimental, il lui faut refaire tant soit
peu sa santé et son humeur.

Ce qui a dû frapper dans ces premières lettres, c'est combien l'esprit
de moquerie, l'absence de sérieux, l'exaltation factice, et qui tourne
aussitôt en risée, percent à chaque ligne: nulle part, un sentiment
ému et qui puisse intéresser, même dans son égarement; nulle part, une
plainte touchante, un soupir de jeune coeur, même vers des chimères;
rien de cet amour de la nature qui console et repose, rien de ce premier
enchantement où Jean-Jacques était ravi, et qu'il nous a rendu en des
touches si pleines de fraîcheur. Adolphe, Adolphe, vous commencez bien
mal; tout cela est bien léger, bien aride, et vous n'avez pas encore
vingt ans[133].

[Note 133: À vingt ans, Benjamin Constant se considérait déjà comme
bien blasé, bien vieux, et il lui échappait quelquefois de dire: _Quand
j'avais seize ans_, reportant à cet âge premier ce qu'on est convenu
d'appeler la jeunesse. Et puisque nous en sommes ici à ses lettres, nous
nous reprocherions de ne pas en citer une écrite par lui, à l'âge de
douze ans, à sa grand'mère, pendant qu'il était à Bruxelles avec son
gouverneur. M. Vinet l'a donnée dans les premières éditions de son
excellente _Chrestomathie_, mais il l'a supprimée, je me demande
pourquoi, dans la dernière. Celle lettre est très-peu connue en France;
elle peint déjà le Benjamin tel qu'il sera un jour, avec sa légèreté,
sa mobilité d'émotions, ses instincts de joueur et de moqueur, et aussi
avec toute sa grâce. La voici:

«Bruxelles, 19 novembre 1779.

«J'avais perdu toute espérance, ma chère grand'mère; je croyais que
vous ne vous souveniez plus de moi, et que vous ne m'aimiez plus. Votre
lettre si bonne est venue très à propos dissiper mon chagrin, car
j'avais le coeur bien serré; votre silence m'avait fait perdre le goût
de tout, et je ne trouvais plus aucun plaisir à mes occupations, parce
que dans tout ce que je fais j'ai le but de vous plaire, et, dès que
vous ne vous souciez (_sic_) plus de moi, il était inutile que je
m'applique (_sic_). Je disais: «Ce sont mes cousins qui sont auprès de
ma grand'mère qui m'effacent de son souvenir; il est vrai qu'ils sont
aimables, qu'ils sont colonels, capitaines, etc., et moi je ne suis rien
encore: cependant je l'aime et la chéris autant qu'eux. Vous voyez, ma
chère grand'mère, tout le mal que votre silence m'a fait: ainsi, si vous
vous intéressez à mes progrès, si vous voulez que je devienne aimable,
savant, faites-moi écrire quelquefois, et surtout aimez-moi malgré mes
défauts; vous me donnerez du courage et des forces pour m'en corriger,
et vous me verrez tel que je veux être, et tel que vous me souhaitez. Il
ne me manque que des marques de votre amitié; j'ai en abondance tous
les autres secours, et j'ai le bonheur qu'on n'épargne ni les soins ni
l'argent pour cultiver mes talents, si j'en ai, ou pour y suppléer par
des connaissances. Je voudrais bien pouvoir vous dire de moi quelque
chose de bien satisfaisant, mais je crains que tout ne se borne au
physique; je me porte bien et je grandis beaucoup. Vous me direz que, si
c'est tout, il ne vaut pas la peine de vivre. Je le pense aussi, mais
mon étourderie renverse tous mes projets. Je voudrais qu'on pût empêcher
mon sang de circuler avec tant de rapidité, et lui donner une marche
plus cadencée; j'ai essayé si la musique pouvait faire cet effet: je
joue des _adagio_, des _largo_, qui endormiraient trente cardinaux. Les
premières mesures vont bien, mais je ne sais par quelle magie les airs
si lents finissent toujours par devenir des _prestissimo_. Il en est de
même de la danse; le menuet se termine toujours par quelques gambades.
Je crois, ma chère grand'mère, que ce mal est incurable, et qu'il
résistera à la raison même; je devrais en avoir quelque étincelle, car
j'ai douze ans et quelques jours; cependant je ne m'aperçois pas de son
empire: si son aurore est si faible, que sera-t-elle à vingt-cinq ans?
Savez-vous, ma chère grand'mère, que je vais dans le grand monde deux
fois par semaine? J'ai un bel habit, une épée, mon chapeau sous le bras,
une main sur la poitrine, l'autre sur la hanche; je me tiens bien droit,
et je fais le grand garçon tant que je puis. Je vois, j'écoute, et
jusqu'à ce moment je n'envie pas les plaisirs du grand monde. Ils ont
tous l'air de ne pas s'aimer beaucoup. Cependant le jeu et l'or que je
vois rouler me causent quelque émotion. Je voudrais en gagner pour mille
besoins que l'on traite de fantaisies. À propos d'or, j'ai bien ménagé
les deux louis que vous m'avez envoyés l'année dernière, ils ont duré
jusqu'à la foire passée; à présent il ne me manque qu'un froc et de la
barbe pour être du troupeau de saint François; je ne trouve pas qu'il y
ait grand mal: j'ai moins de besoins depuis que je n'ai plus d'argent.
J'attends le jour des Rois avec impatience. On commencera à danser chez
le prince-ministre tous les vendredis. Malgré tous les plaisirs que je
me propose, je préférerais de passer quelques moments avec vous, ma
chère grand'mère: ce plaisir-là va au coeur, il me rend heureux, il
m'est utile. Les autres ne passent pas les yeux ni les oreilles, et ils
laissent un vide que je n'éprouve pas lorsque j'ai été avec vous. Je ne
sais pas quand je jouirai de ce bonheur; mes occupations vont si bien
qu'on craint de les interrompre. M. Duplessis vous assure de ses
respects; il aura l'honneur de vous écrire. Adieu, ma chère, bonne et
excellentissime grand'mère; vous êtes l'objet continuel de mes prières.
Je n'ai d'autre bénédiction à demander à Dieu que votre conservation.
Aimez-moi toujours et faites-m'en donner l'assurance.»--On se demande
involontairement, après avoir lu une telle lettre, s'il est bien
possible qu'elle soit d'un enfant de douze ans. Quoi qu'on puisse dire,
elle ne fait, pour le ton et pour le tour d'esprit, que devancer les
nôtres, qui semblent venir exprès pour la confirmer.--(On m'assure,
depuis que tout ceci est écrit, que la lettre n'est qu'un pastiche, du
fait d'un M. Châtelain, de Rolle, habile en son temps à ces sortes de
supercheries et d'espiégleries.)]

Il est de retour en Suisse au commencement d'octobre 1787. Je crois bien
qu'avant de se rendre à Lausanne il passa (et je lui en sais gré) par
Colombier: il y arriva _à pied, à huit heures du soir, le 3 octobre
1787_; lui-même a noté presque religieusement cet anniversaire. Le
lendemain 4, il était à Lausanne, et il écrit aussitôt: «Enfin m'y
voici, je comptais vous écrire sur ma réception, mes amis, mes parents;
mais on me donne une commission pour vous, madame, et je n'ai qu'un
demi-quart d'heure à moi. Mon oncle, sachant que M. de Salgas[134] doit
venir _enfin_ chercher sa femme[135], voudrait que vous vinssiez avec lui.
Vous trouveriez, dit-il, une famille toute disposée à vous aimer, à vous
admirer, et, ce qui vaut mieux, le plus beau pays du monde. Mon manoir
de Beausoleil est bien petit; mais si vous venez avec M. de Salgas,
je vous demande la préférence sur mon oncle et sur sa résidence plus
confortable; je le lui ai déjà déclaré. Ce n'est qu'une petite course,
et si vous voulez m'admettre pour votre chevalier errant, nous
retournerons ensemble à Colombier.»--Mme de Charrière vint en effet,
et emmena au retour le jeune Constant, ou du moins celui-ci l'alla
rejoindre. Ces deux mois de séjour, de maladie, de convalescence, auprès
d'une personne supérieure et affectueuse, semblèrent modifier sa nature
et lui communiquer quelque chose de plus calme, de plus heureux. Par
malheur, l'aridité des doctrines gâtait vite ce que la pratique entre
eux avait de meilleur, et on achevait, en causant, de tout mettre en
poussière dans le même temps qu'on réussissait à se faire aimer. Mme de
Charrière écrivait alors ses lettres politiques sur la révolution tentée
en Hollande par le parti patriote, et Benjamin Constant, par émulation,
se mit à tracer la première ébauche de ce fameux livre sur les religions
qu'il fut près de quarante ans à remanier, à refaire, à transformer de
fond en comble. L'esprit dans lequel il le conçut alors n'était autre
que celui du XVIIIème siècle pur, c'est-à-dire un fonds d'incrédulité et
d'athéisme que l'ambitieux auteur se réservait sans doute de raffiner.
On lit dans une lettre de Mme de Charrière d'une date postérieure
quelques détails singuliers sur cette composition primitive: «Après
mon retour de Paris, dit-elle, fâchée contre la princesse d'Orange,
j'écrivis la première feuille des _Observations et Conjectures
politiques_, puis vinrent les autres; j'exigeais de l'imprimeur qu'il
les envoyât, l'une après l'autre, à mesure qu'il les imprimait, à M. de
Salgas, à M. Van-Spiegel, à M. Charles Bentinck. Je voulais qu'on les
vendît à Paris comme tout autre ouvrage périodique[136]. Benjamin Constant
survint, il me regardait écrire, prenait intérêt à mes feuilles,
corrigeait quelquefois la ponctuation, se moquait de quelques vers
alexandrins qui se glissaient parfois dans ma prose. Nous nous amusions
fort. De l'autre côté de la même table, il écrivait sur des cartes de
tarots, qu'il se proposait d'enfiler ensemble, un ouvrage sur l'esprit
et l'influence de la religion ou plutôt de toutes les religions connues.
Il ne m'en lisait rien, ne voulant pas, comme moi, s'exposer à la
critique et à la raillerie. Mme de Staël en a parlé dans un de ses
livres. Elle l'appelle _un grand ouvrage_, quoiqu'elle n'en ait vu,
dit-elle, que le commencement, quelques cartes sans doute, et elle
invite la littérature et la philosophie à se réunir pour exiger de
l'auteur qu'il le reprenne et l'achève. Mais elle ne nomme point cet
auteur, ne donne point son adresse, de sorte que la littérature et la
philosophie eussent été bien embarrassées de lui faire parvenir une
lettre.»

[Note 134: On trouve dans quelques catalogues du temps ces
_Observations_ attribuées à Mirabeau, Avis à M. Quérard et aux
bibliographes.]

[Note 135: Le baron de Salgas, gentilhomme protestant de la maison de
Pelet, dont les ancêtres avaient quitté la France à la révocation de
l'Édit de Nantes; il avait passé des années à la cour d'Angleterre en
qualité de gouverneur d'un des jeunes princes de la maison de Hanovre.
Retiré à Rolle, dans le pays de Vaud, il y vivait étroitement lié avec
M. de Charrière.]

[Note 136: La femme de M. de Constant, la _générale_ de Constant,
comme on disait.]

Voilà de l'aigreur qui perce un peu vivement et sans but, nous en sommes
fâché pour Mme de Charrière. Le fait est que l'ouvrage dont parlait Mme
de Staël ne devait déjà plus être le même que celui qui s'esquissait
sur un jeu de cartes à Colombier. Benjamin Constant était le premier à
plaisanter de ces transformations de son éternel ouvrage, de cet
ouvrage toujours continué et refait tous les cinq ou dix ans, selon
les nouvelles idées survenantes: «L'utilité des faits est vraiment
merveilleuse, disait-il de ce ton qu'on lui a connu; voyez, j'ai
rassemblé d'abord mes dix mille faits: eh bien! dans toutes les
vicissitudes de mon ouvrage, ces mêmes faits m'ont suffi à tout; je n'ai
eu qu'à m'en servir comme on se sert de soldats, en changeant de temps
en temps l'ordre de bataille[137].»

[Note 137: Il disait aussi, d'un tour plus vif et avec geste, en
tenant et faisant jouer entre ses doigts les _cartes_ de son livre:
«J'ai 30,000 faits qui se retournent à mon commandement.»]

Une circonstance caractéristique de cette première ébauche, c'est
qu'elle ait été écrite au revers de cartes à jouer: fatal et bizarre
présage!--On raconte qu'un jour, une nuit, peu de temps avant la
publication de l'ouvrage, quelqu'un rencontrant Benjamin Constant dans
une maison de jeu, lui demanda de quoi il s'occupait pour le moment: «Je
ne m'occupe plus que de religion,» répondit-il. Le commencement et la
fin se rejoignent[138].

[Note 138: Tout à la fin, il n'avait plus d'émotion que celle de
joueur; sa santé délabrée ne lui permettait plus même de manger; il
disait à M. Molé qui lui demandait somment il allait: «Je mange ma soupe
aux herbes et je _vas_ au tripot.»--MM. Laboulaye et Lanfrey n'en font
pas moins un très-grand citoyen à ce même moment.]

En réduisant même ces accidents, ces légèretés de propos à leur moindre
valeur, en reconnaissant tout ce qu'a d'éloquent et d'élevé le livre de
_la Religion_ dans la forme sous laquelle il nous est venu, on a droit
de dénoncer le contraste et de déplorer le contre-coup. L'esprit humain
ne joue pas impunément avec ces perpétuelles ironies; elles finissent
par se loger au coeur même et comme dans la moelle du talent, elles
soufflent froid jusqu'à travers ses meilleures inspirations. Un je ne
sais quoi circule qui avertit que l'auteur a beau s'exalter, que l'homme
en lui n'est pas touché ni convaincu. Ainsi, tout ce livre de _la
Religion_ laisse lire à chaque page ce mot: _Je voudrais croire_,--comme
le petit livre d'_Adolphe_ se résume en cet autre mot: _Je voudrais
aimer_[139].

[Note 139: En politique de même, il perce au fond de tous les écrits
de Benjamin Constant un grand désir de convaincre, si toutefois l'auteur
était convaincu. Après son équipée des Cent-Jours, quelques amis lui
conseillèrent d'adresser un mémoire, une lettre au roi. Il fit remettre
cette lettre par M. Decazes, et Louis XVIII, après l'avoir lue, le raya,
de sa main, de la liste des proscrits. On lui en faisait compliment le
soir: «Eh bien! votre lettre a réussi, elle a persuadé le roi.»--«Je le
crois bien; moi-même, elle m'a presque persuadé!» C'est ainsi qu'il se
raillait et se calomniait à plaisir. Les hommes se font pires qu'ils ne
peuvent, a dit Montaigne.]

Quant à la conjecture sur l'esprit originel du grand ouvrage, ce
n'en est pas une, à vrai dire, et tout ce qui trahit les sentiments
philosophiques de l'auteur à cette époque ne laisse pas une ombre
d'incertitude. Nous en pourrions citer cent exemples; un seul suffira.
Voici une lettre écrite de Brunswick à Mme de Charrière dans un moment
d'expansion, de sincérité, de douleur: mais l'irrésistible moquerie
y revient vite, amère et sifflante, étincelante et légère, telle que
Voltaire l'aurait pu manier en ses meilleurs et en ses pires moments.
Cette lettre nous représente à merveille ce que pouvaient être les
interminables conversations de Colombier, ces analyses dévorantes qui
avaient d'abord tout réduit en poussière au coeur d'Adolphe.

«Ce 4 juin 1790.

«J'ai malheureusement quatre lettres à écrire, ce matin, que je ne puis
renvoyer. Sans cette nécessité, je consacrerais toute ma matinée à vous
répondre et à vous dire combien votre lettre m'a fait plaisir, et avec
quel empressement je recommence notre pauvre correspondance, qui a été
si interrompue et qui m'est si chère. Il n'y a que deux êtres au monde
dont je sois parfaitement content, vous et ma femme[140]. Tous les autres,
j'ai, non pas à me plaindre d'eux, mais à leur attribuer quelque partie
de mes peines. Vous deux, au contraire, j'ai à vous remercier de tout ce
que je goûte de bonheur. Je ne répondrai pas aujourd'hui à votre lettre:
lundi prochain, 7, j'aurai moins à faire, et je me donnerai le plaisir
de la relire et d'y répondre en détail. Cette fois-ci, je vous parlerai
de moi autant que je le pourrai dans le peu de minutes que je puis vous
donner. Je vous dirai qu'après un voyage de quatre jours et quatre nuits
je suis arrivé ici, oppressé de l'idée de notre misérable procès[141], qui
va de mal en pis, et tremblant de devoir repartir dans peu pour aller
recommencer mes inutiles efforts. Je serais heureux sans cette cruelle
affaire; mais elle m'agite et m'accable tellement par sa continuité, que
j'en ai presque tous les jours une petite fièvre et que je suis d'une
faiblesse extrême qui m'empêche de prendre de l'exercice, ce qui
probablement me ferait du bien. Je prends, au lieu d'exercice, le lait
de chèvre, qui m'en fait un peu. Mon séjour en Hollande avait attaqué ma
poitrine, mais elle est remise. Si des inquiétudes morales sur presque
tous les objets sans exception ne me tuaient pas, et surtout si je
n'éprouvais, à un point affreux que je n'avoue qu'à peine à moi-même,
loin de l'avouer aux autres, de sorte que je n'ai pas même la
consolation de me plaindre, une défiance presque universelle, je crois
que ma santé et mes forces reviendraient. Enfin, qu'elles reviennent ou
non, je n'y attache que l'importance de ne pas souffrir. Je sens plus
que jamais le néant de tout, combien tout promet et rien ne tient,
combien nos forces sont au-dessus de notre destination, et combien cette
disproportion doit nous rendre malheureux. Cette idée, que je trouve
juste, n'est pas de moi; elle est d'un Piémontais, homme d'esprit dont
j'ai fait la connaissance à La Haye, un chevalier de Revel, envoyé de
Sardaigne. Il prétend que Dieu, c'est-à-dire l'auteur de nous et de nos
alentours, est mort avant d'avoir fini son ouvrage; qu'il avait les plus
beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens; qu'il avait
déjà mis en oeuvre plusieurs des moyens, comme on élève des échafauds
pour bâtir, et qu'au milieu de son travail il est mort; que tout à
présent se trouve fait dans un but qui n'existe plus, et que nous, en
particulier, nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne nous
faisons aucune idée; nous sommes comme des montres où il n'y aurait
point de cadran, et dont les rouages, doués d'intelligence, tourneraient
jusqu'à ce qu'ils se fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant
toujours: Puisque je tourne, j'ai donc un but. Cette idée me paraît la
folie la plus spirituelle et la plus profonde que j'aie ouïe, et bien
préférable aux folies chrétiennes, musulmanes ou philosophiques, des
Ier, VIIème et XVIIIème siècles de notre ère. Adieu; dans ma prochaine
lettre, nous rirons, malgré nos maux, de l'indignation que témoignent
les stathouders et les princes de la Révolution française, qu'ils
appellent l'effet de la perversité inhérente à l'homme. Dieu les ait en
aide! Adieu, cher et spirituel rouage qui avez le malheur d'être si fort
au-dessus de l'horloge dont vous faites partie et que vous dérangez.
Sans vanité, c'est aussi un peu mon cas. Adieu. Lundi, je joindrai le
billet tel que vous l'exigez. Ne nous reverrons-nous jamais comme en
1787 et 88?»

[Note 140: Benjamin Constant s'était laissé marier à Brunswick, en
1789, avec une jeune personne attachée à la duchesse régnante. À cette
date de juin 1790, ses tribulations conjugales n'avaient pas encore
commencé. Il cherchait à faire partager à Mme de Charrière sur son
mariage des illusions qu'elle paraissait peu disposée à adopter.]

[Note 141: Au moment où durait encore le premier charme, si passager,
de l'union avec sa Wilhelmine, Benjamin Constant avait reçu la nouvelle
foudroyante que son père, au service de Hollande, dénoncé par plusieurs
officiers de son régiment, était sous le coup de graves accusations.
Ces plaintes des officiers suisses contre leurs supérieurs, dans les
régiments capitulés, étaient alors, comme elles le sont encore, assez
fréquentes. Les ennemis que M. de Constant avait à Berne, où on lui
reprochait son peu de propension et de déférence pour le patriciat
régnant, travaillèrent activement à le perdre. Il y avait dans les
faits qu'on lui imputait plus de désordre que de malversation réelle.
Néanmoins le gouvernement hollandais, financier rigide, exigea
des comptes et prit l'hésitation à les produire pour un indice de
culpabilité. Des enquêtes commencèrent; des mémoires scandaleux furent
publiés contre M. de Constant, qui perdit un moment la tête, et crut
devoir se dérober par une fuite momentanée à la haine de ses ennemis.
En cette rude circonstance, Benjamin Constant se montra parfait de
dévouement filial. Laissant toute autre préoccupation, s'arrachant
d'auprès de sa jeune femme, il courut en Hollande pour faire tête à
l'orage. C'est au retour de ce voyage qu'il écrit.]

On a souvent dit de Benjamin Constant que c'était peut-être l'homme qui
avait eu le plus d'esprit depuis Voltaire; ce sont les gens qui l'ont
entendu causer qui disent cela, car, si distingués que soient ses
ouvrages, ils ne donnent pas l'idée de cette manière; on peut dire
que son talent s'employait d'un côté, et son esprit de l'autre. Comme
tribun, comme publiciste, comme écrivain philosophique, il arborait des
idées libérales, il épousait des enthousiasmes et des exaltations qui
le rangeaient plutôt dans la postérité de Jean-Jacques croisée
à l'allemande[142]. Mais ici, dans cette lettre qui n'est qu'une
conversation, cet esprit à la Voltaire nous apparaît dans sa filiation
directe et à sa source, point du tout masqué Encore.

[Note 142: Par contraste avec cette lettre de 1790, il faut lire
ce Qu'écrivait en 1815 le même Benjamin Constant, au sortir de ses
entretiens mystiques avec Mme de Krüdner; toutes les diversités de cette
nature mobile en rejailliront. (Article sur Mme de Krüdner, dans la
_Revue des Deux Mondes_ du 1er juillet 1837, et dans mes _Portraits de
Femmes_.)]

Voltaire, à son retour de Prusse et avant de s'établir à Ferney, passa
trois hivers à Lausanne (1756-1758); il s'y plut beaucoup, en goûta les
habitants, y joua la comédie, c'était dix ans avant la naissance de
Benjamin Constant; il y connut particulièrement cette famille. Sa nièce,
Mme de Fontaine, ayant appelé en Parisienne M. de Constant un _gros
Suisse_: «M. de Constant, lui répondit Voltaire tout en colère, n'est
ni Suisse ni gros. Nous autres Lausannais qui jouons la comédie, nous
sommes du pays roman et point Suisses. Il y a Suisses et Suisses:
ceux de Lausanne diffèrent plus des Petits-Cantons que Paris des
Bas-Bretons[143].» Benjamin Constant s'est chargé de justifier aux yeux
de tous le propos de Voltaire, et de faire valoir ce brevet de Français
délivré à son oncle ou à son père par le plus Français des hommes.

[Note 143: Voir un piquant opuscule intitulé: _Voltaire à Lausanne_,
par M. J. Olivier (1842).]

Nous revenons au séjour de Benjamin à Colombier; il y concevait donc son
livre sur les religions, il donnait son avis sur les écrits de Mme de
Charrière et en épiloguait le style. Souvent, quoique porte à porte,
dit M. Gaullieur, ils s'adressaient des messages dans lesquels ils
échangeaient leurs observations de chaque heure, et continuaient sans
trêve leurs conversations à peine interrompues. Bien des incidents de
société y fournissaient matière. On faisait des vers satiriques sur
l'_ours de Berne_, on se prêtait _les Contemporaines_ de Rétif. Le Rétif
était alors très en vogue à l'étranger. Le _Journal littéraire_
de Neuchâtel en raffolait; l'honnête Lavater en était dupe. Ces
_Contemporaines_ m'ont tout l'air d'avoir eu le succès des _Mystères
de Paris_. Benjamin Constant, qui en empruntait des volumes à M. de
Charrière _pour se former l'esprit et le coeur_, en parlait avec dégoût,
s'en moquait à son ordinaire, et ne les lisait pas moins avidement. On
aura le ton par les deux billets suivants:

«... Je n'ai pu hier que recevoir et non renvoyer les CC.
(_Contemporaines_). Je ne suis pas un Hercule, et il me faut du temps
pour les expédier. En voici cinq que je vous remets aujourd'hui, en me
recommandant à M. de Charrière pour la suite. C'est drôle après avoir
dit tant de mal de Rétif. Mais il a un but, et il y va assez simplement;
c'est ce qui m'y attache. Il met trop d'importance aux petites choses.
On croirait, quand il vous parle du bonheur conjugal et de la dignité
d'un mari, que ce sont des choses on ne peut pas plus sérieuses, et qui
doivent nous occuper éternellement. Pauvres petits insectes! qu'est-ce
que le bonheur ou la dignité[144]? Plus je vis et plus je vois que tout
n'est rien. Il faut savoir souffrir et rire, ne serait-ce que du bout
des lèvres. Ce n'est pas du bout des lèvres que je désire (et que je le
dis) de me retrouver à Colombier le 2 de janvier.

«H. B.»

[Note 144: _Qu'est-ce que le bonheur ou la dignité?_ Fatale parole!
celui qui l'a dite à vingt ans ne s'en guérira jamais.--La dignité
touche De bien près à la probité même: «En fait de probité, disait
Duclos au précepteur d'un jeune enfant, tenez-lui la dragée très-haute;
l'usage du monde en rabat assez.»]

«Je me porte bien, madame, et je me trouve bien bête de ne pas vous
aller voir; mais je résiste comme vous l'ordonnez. Mon Esculape Leschot
est tout plein d'attention pour moi. Cependant je puis vous assurer que
si ma tête n'est pas blanche, elle sera bientôt chauve.

«J'attends qu'on m'apporte de la cire et je continue:

«Je lis Rétif de La Bretonne, qui enseigne aux femmes à prévenir les
libertés qu'elles pourraient permettre, et qui, pour les empêcher de
tomber dans l'indécence, entre dans des détails très-intéressants[145],
et décrit tous les mouvements à adopter ou à rejeter. Toutes ces leçons
sont supposées débitées par une femme très comme il faut, dans un _Lycée
des moeurs_! Et voilà ce qu'on appelle du génie, et on dit que Voltaire
n'avait que de l'esprit, et d'Alembert et Fontenelle du jargon. Grand
bien leur fasse!

[Note 145: On aimerait mieux lire: _très-indécents_.]

«Quant à moi, et malgré l'enthousiasme de votre _Mercure_ indigène pour
Rétif, je serai toujours rétif à l'admirer. Ma délicate sagesse n'aime
pas cette indécence _ex professo_, et je me dis: «Voilà un fou bien
dégoûtant qu'on devrait enfermer avec les fous de Bicêtre.» Et quand on
me dira: «L'original Rétif de La Bretonne, le bouillant Rétif, etc.,»
je penserai: C'est un siècle bien malheureux que celui où on prend
la saleté pour du génie, la crapule pour de l'originalité, et des
excréments pour des fleurs. Quelle diatribe, bon Dieu!

«Trêve à Rétif! Votre nuit, madame, m'a fait bien de la peine. La mienne
a été bonne, et tout va bien.

«Imaginez, madame, que je fais aussi des feuilles politiques ou des
pamphlets à l'anglaise; les vôtres par leur brièveté m'encouragent. Il
faut que je m'arrange, si je parviens à en faire une vingtaine, avec un
libraire. Je lui payerai ce qu'il pourra perdre pour l'impression des
trois premières. S'il continue à perdre, _basta_, adieu les feuilles!
S'il y trouve son compte, il continuera à ses frais, à condition qu'il
m'enverra cinq exemplaires de chacune à Brunswick.

  «Mais, pour vendre la peau de l'ours,
  Il faut l'avoir couché par terre.»

«Il est une heure et je finis: presque point de phrases.
«H. B. C.»

Pourtant il a fallu partir, il a fallu quitter ce doux nid de Colombier
au coeur de l'hiver et se mettre en route pour Brunswick. Aux premières
lettres de regrets et de plaintes, on sent chez le voyageur, qui a
tant de peine à s'arracher, un ton inaccoutumé d'affection et de
reconnaissance qui touche; en reconnaît que ce qui a manqué surtout,
en effet, à cette jeunesse d'Adolphe pour l'attendrir et peut-être
la _moraliser_, ç'a été la félicité domestique, la sollicitude
bienveillante des siens, le sourire et l'expansion d'un père plus
confiant. Aux persécutions, aux tracasseries intérieures dont il est
l'objet, on comprend ce que ce jeune coeur a dû souffrir et comment
l'esprit chez lui s'est vengé. Il y a d'ailleurs dans toutes ces lettres
bien de l'amabilité et de la grâce; celle par laquelle il réclame de Mme
de Charrière son audience de congé, à son passage de Lausanne à Berne,
est d'un tour léger, à demi coquet, qui trahit un certain souci de
plaire. Nous donnons, d'après M. Gaullieur, cette série curieuse à
laquelle il ne manque pas un anneau.

«Madame,

«Je partis hier de Lausanne pour venir vous faire mes adieux; mais
je suis si malade, si mal fagoté, si triste et si laid, que je vous
conseille de ne pas me recevoir[146]. L'échauffement, l'ennui, et
l'affaiblissement que mon séjour à Paris a laissé dans toute ma machine,
après m'avoir tourmenté de temps en temps, se sont fixés dans ma tête et
dans ma gorge. Un mal de tête affreux m'empêche de me coiffer; un rhume
m'empêche de parler; une dartre qui s'est répandue sur mon visage me
fait beaucoup souffrir et ne m'embellit pas. Je suis indigne de vous
voir, et je crois qu'il vaut mieux m'en tenir à vous assurer de loin de
mon respect, de mon attachement et de mes regrets. La sotte aventure
dont vous parlez dans votre dernière lettre m'a forcé à des courses et
causé des insomnies et des inquiétudes qui m'ont enflammé le sang.
Un voyage de deux cent et tant de lieues ne me remettra pas, mais il
m'achèvera, c'est la même chose. Je vous fais des adieux, et des adieux
éternels. Demain, arrivé à Berne, j'enverrai à M. de Charrière un
billet pour les cinquante louis que mon père a promis de payer dans les
commencements de l'année prochaine, avec les intérêts au cinq pour cent.
Je le supplie de les accepter, non pour lui, mais pour moi. En les
acceptant, ce sera me prouver qu'il n'est pas mécontent de mes procédés;
en les refusant, ce serait me traiter comme un enfant ou pis.

[Note 146: C'est ainsi qu'on parle quand on est sûr d'être reçu.]

«Si vous avez pourtant beaucoup de taffetas d'Angleterre pour cacher la
moitié de mon visage, je paraîtrai. Sinon, madame, adieu, ne m'oubliez
pas.»

Il obtint assurément la permission de paraître, et sans taffetas
d'Angleterre encore. Le lendemain il était définitivement en route, et à
chaque station il écrivait.

«Bâle.

«Je n'ai que le temps de vous dire quelques mots, car je ne couche point
ici, comme je croyais. Les chemins sont affreux, le vent froid,
moi triste, plus aujourd'hui qu'hier, comme je l'étais plus hier
qu'avant-hier, comme je le serai plus demain qu'aujourd'hui. Il est
difficile et pénible de vous quitter pour un jour, et chaque jour est
une peine ajoutée aux précédentes. Je me suis si doucement accoutumé à
la société de vos feuilles, de votre piano-forte (quoi qu'il m'ennuyât
quelquefois), de tout ce qui vous entoure; j'ai si bien contracté
l'habitude de passer mes soirées auprès de vous, de souper avec la bonne
Mlle Louise, que tout cet assemblage de choses paisibles et gaies me
manque, et que tous les charmes d'un mauvais temps, d'une mauvaise
chaise de poste et d'exécrables chemins ne peuvent me consoler de vous
avoir quittée. Je vous dois beaucoup physiquement et moralement. J'ai un
rhume affreux seulement d'avoir été bien enfermé dans ma chaise: jugez
de ce que j'aurais souffert si, comme le voulaient mes parents alarmés
sur ma chasteté[147]..., j'étais parti coûte que coûte. Je vous dois
donc sûrement la santé et probablement la vie. Je vous dois bien plus,
puisque cette vie qui est une si triste chose la plupart du temps, quoi
qu'en dise M. Chaillet[148], vous l'avez rendue douce, et que vous m'avez
consolé pendant deux mois du malheur d'être, d'être en société, et
d'être en société avec les Marin, Guenille et compagnie; je recompte
ainsi dans ma chaise ce que je vous dois, parce que ce m'est un grand
plaisir de vous devoir tant de toutes manières. Tant que vous vivrez,
tant que je vivrai, je me dirai toujours, dans quelque situation que je
me trouve: Il y a un Colombier dans le monde. Avant de vous connaître,
je me disais: Si on me tourmente trop, je me tuerai. À présent je me
dis: Si on me rend la vie trop dure, j'ai une retraite à Colombier.

[Note 147: Il est évident que la famille de Benjamin Constant s'était
fort alarmée de ce séjour à Colombier et y avait vu plus de mystère
qu'il n'y en avait peut-être au fond; on le croyait dans une île de
Calypso, et on en voulait tirer au plus vile ce Télémaque, déjà bien
endommagé d'ailleurs.]

[Note 148: Le ministre Chaillet, rédacteur du _Journal littéraire_ de
Neuchâtel, homme d'esprit, un peu trop admirateur de Rétif, ce qui ne
l'a pas empêché de laisser cinq volumes d'édifiants sermons.]

«Que fait mistriss? Est-ce que je l'aime encore? Vous savez que ce n'est
que pour vous, en vous, par vous et à cause de vous que je l'aime. Je
lui sais gré d'avoir su vous faire passer quelques moments agréables,
je l'aime d'être une ressource pour vous à Colombier; mais si elle est
_saucy_ avec vous;

  Then she may go a packing to England again.

Adieu tout mon intérêt alors, car ce n'est pas de l'amitié; vous m'avez
appris à apprécier les mots.

«Je lis en route un roman que j'avais déjà lu et dont je vous avais
parlé: il est de l'auteur de _Wilhelmina Ahrand_[149]. Il me fait le plus
grand plaisir, et je me dépite de temps en temps de ne pas le lire avec
vous.

[Note 149: Il s'agit sans doute du roman de _Herman und Ulrica_.]

«Adieu, vous qui êtes meilleure que vous ne croyez (j'embrasserais Mme
de Montrond sur les deux joues pour cette expression). Je vous écrirai
de Durbach après-demain, ou de Manheim dimanche.

«H. B.

«... Dites, je vous prie, mille choses à M. de Charrière. Je crains
toujours de le fatiguer, en le remerciant. Sa manière d'obliger est si
unie et si _immaniérée_, qu'on croit toujours qu'il est tout simple
d'abuser de ses bontés.»

«Rastadt, le 23 (février).

«Un essieu cassé au beau milieu d'une rue me force à rester ici et
m'obligera peut-être à y coucher. J'en profite. Le grand papier sur
lequel je vous écris me rappelle la longue lettre que je vous écrivais
en revenant d'Écosse, et dont vous avez reçu les trois quarts. Que je
suis aujourd'hui dans une situation différente! Alors je voyageais seul,
libre comme l'air, à l'abri des persécutions et des conseils, incertain
à la vérité si je serais en vie deux jours après, mais sûr, si je
vivais, de vous revoir, de retrouver en vous l'indulgente amie qui
m'avait consolé, qui avait répandu sur ma pénible manière d'être un
charme qui l'adoucissait. J'avais passé trois mois seul, sans voir
l'humeur, l'avarice et l'amitié qu'on devrait plutôt appeler la haine,
se relevant tour à tour pour me tourmenter; à présent faible de corps et
d'esprit, esclave de père, de parents, de princes, Dieu sait de qui! je
vais chercher un maître, des ennemis, des envieux, et, qui pis est,
des ennuyeux, à deux cent cinquante lieues de chez moi: de chez moi ne
serait rien; mais de chez vous! de chez vous, où j'ai passé deux mois
si paisibles, si heureux, malgré les deux ou trois petits nuages qui
s'élevaient et se dissipaient tous les jours. J'y avais trouvé le repos,
la santé, le bonheur. Le repos et le bonheur sont partis; la santé,
quoique affaiblie par cet exécrable et sot voyage, me reste encore. Mais
c'est de tous vos dons celui dont je fais le moins de cas. C'est peu
de chose que la santé avec l'ennui, et je donnerais dix ans de santé à
Brunswick pour un an de maladie à Colombier.

«Il vient d'arriver une fille française, qu'un Anglais traîne après lui
dans une chaise de poste avec trois chiens; et la fille et ses trois
bêtes, l'une en chantant, les autres en aboyant, font un train du
diable. L'Anglais est là bien tranquille à la fenêtre, sans paraître
se soucier de sa belle, qui vient le pincer, à ce que je crois, ou lui
faire quelque niche à laquelle son amant répond galamment par un...
prononcé bien à l'anglaise.--Ah! petit mâtin! lui dit-elle, et elle
recommence ses chansons. Cette conversation est si forte et si soutenue,
que je demanderai bientôt une autre chambre, s'ils ne se taisent...
_Heaven knows I do not envy their pleasures, but I wish they would
leave..._[150].

[Note 150: Les mots qui suivent sont usés dans le pli du papier, mais
reviennent à dire: Je ne leur demande qu'une chose, c'est de me laisser
les _sombres plaisirs d'un coeur mélancolique_.]

«Je lis toujours mon roman: il y a une Ulrique qui, dans son genre, est
presque aussi intéressante que Caliste; vous savez que c'est beaucoup
dire: le style est très-énergique, mais il y a une profusion de figures
à l'allemande qui font de la peine quelquefois. J'ai été fâché de voir
qu'une lettre était une flamme qui allumait la raison et éteignait
l'amour, et qu'Ulrique avait vu toutes ses _joies_ mangées en une nuit
par un renard. Si c'était des _oies_, encore passe! Mais cela est bien
réparé par la force et la vérité des caractères et des détails.

«Adieu, madame. Mille et mille choses à l'excellente Mlle Louise, à M.
de Charrière et à Mlle Henriette; mais surtout pensez bien à moi. Je ne
vous demande pas de penser bien de moi, mais pensez à moi. J'ai besoin,
à deux cents lieues de vous, que vous ne m'oubliiez pas. Adieu, charmant
Barbet. Adieu, vous qui m'avez consolé, vous qui êtes encore pour moi un
port où j'espère me réfugier une fois. S'il faut une tempête pour qu'on
y consente, puisse la tempête venir et briser tous mes mâts et déchirer
toutes mes voiles!»

Darmstadt, le 23.

«Du thé devant moi, _Flore_ à mes pieds, la plume en main pour vous
écrire, me revoilà comme en Angleterre, et celui qui ne peindrait que
mon attitude me peindrait le même qu'alors. Mais combien mes sentiments,
mes espérances et mes alentours sont changés! A force de voir des hommes
libres et heureux, je croyais pouvoir le devenir: l'insouciance et la
solitude de tout un été m'avaient redonné un peu de forces. Je n'étais
plus épuisé par l'humeur des autres et par la mienne. Deux mois passés
à Beausoleil, trop malade en général (quoique pas de manière à en
souffrir) pour qu'on pût s'attendre à beaucoup d'activité de ma part,
trop retiré pour qu'on me tourmentât souvent, me disant toutes les
semaines: Je monterai à cheval et j'irai à Colombier,--j'avais goûté le
repos: deux mois ensuite passés près de vous, j'avais deviné vos idées
et vous aviez deviné les miennes; j'avais été sans inquiétudes, sans
passions violentes, sans humeur et sans amertume. La dureté, la
continuité d'insolence et de despotisme à laquelle j'ai été exposé, la
fureur et les grincements de dents de toute cette..., parce que j'étais
heureux un instant, ont laissé en moi une impression d'indignation et
de tristesse qui se joint au regret de vous quitter, et ces deux
sentiments, dont l'un est aussi humiliant que l'autre est pénible,
augmentent et se renouvellent à chaque instant. Je vous l'écrivais de
Bâle: je serai chaque jour plus abattu et plus triste; et cela est vrai.
Je me vois l'esclave et le jouet de tous ceux qui devraient être non pas
mes amis (Dieu me préserve de profaner ce nom en désirant même qu'ils
le fussent!), mais mes défenseurs, seulement par égard et par décence.
Malade, mourant, je reste chez la seule amie que j'aie au monde, et la
douceur de souffrir près d'elle et loin d'eux, ils me l'envient. Des
injures, des insultes, des reproches. Si j'étais parti faible au milieu
de l'hiver, je serais mort à vingt lieues de Colombier. J'ai attendu que
je _pus_ [151] sans danger faire un long voyage que je n'entreprenais que
par obéissance, et contre lequel, si j'avais été le fils dénaturé qu'on
m'accuse d'être, j'aurais, à vingt ans, pu faire des objections. J'ai
voulu conserver à ce père l'ombre d'un fils qu'il pourrait [152] aimer.
Vous avez vu, madame, ce qu'on m'écrivait. Je sais que je suis injuste,
mais je suis si loin de vous, que je ne puis plus voir avec calme et
avec indifférence les injustices des autres. Quand je suis auprès
de vous, je ne pense point aux autres, et ils me paraissent
très-supportables; quand je suis loin de vous, je pense à vous, et je
suis forcé de m'occuper d'eux: or, la comparaison n'est pas à leur
Avantage.

[Note 151: Que je _pusse_: on sent que Benjamin Constant n'est pas
encore tout à fait naturalisé Français. Ces fautes, au reste, sont en
bien petit nombre, et presque toutes les lettres autographes d'écrivains
en offriraient autant. Le voyageur n'a pas pris le temps de se relire,
ou, s'il s'est relu, il s'est dit: «_Qué que ça fait_?»]

[Note 152: Pouvait]

«Je relis ma lettre et je meurs de peur de vous ennuyer. Il y a tant de
tristesse et d'humeur et de jérémiades, que vous en aurez un _surfeit_,
et peut-être renoncerez-vous à un correspondant de mon espèce. Je
vous conjure à genoux de me supporter: ne plus vous être rien qu'une
connaissance indifférente serait bien pis que les persécutions des
sottes gens qui font le sujet de cette sotte lettre. Aussi faut-il
avouer qu'il est bien sot à moi de tant vous en occuper. Dans une lettre
à vous, pourquoi nommer Cerbère et les Furies? Mais j'ai des moments
d'humeur et d'indignation qui ne me laissent pas le choix de les
contenir. Je répète tous les jours plus sincèrement le voeu qui
terminait ma dernière lettre, et j'attends la tempête comme un autre le
port.

«A propos, madame, j'ai pensé au moyen de vous écrire de la cour où je
vais tout ce que je croirai intéressant ou tout ce que j'aurai envie de
vous dire. C'est à l'aide de vos petites feuilles. Je prendrai le numéro
de la page, etc. (_suit un détail de chiffre_). Je vous prouverai ce que
mes lettres ne doivent pas vous avoir fait soupçonner jusqu'ici, et ce
qui m'est très-difficile quand je vous écris, que je sais être court. Si
cependant cela vous fatigue, écrivez-moi seulement: «Plus de numéros.»

«Adieu, madame. A genoux je vous demande votre amitié et, en me
relevant, une petite lettre à poste restante. En vous écrivant, je me
suis calmé. Votre idée, l'idée de l'intérêt que vous prenez à moi, a
dissipé toute ma tristesse. Adieu, mille fois bonne, mille fois chère,
mille fois aimée.»

La moquerie pourtant et le sentiment du ridicule ne font jamais faute
longtemps avec lui; tout ce qui y prête et qui passe à sa portée est
vite saisi. Et en même temps on notera cette continuelle mobilité
d'impressions d'un homme qui, à cet âge, semble déjà avoir vécu de tous
les genres de vie, qui va devenir courtisan et chambellan, qui a peu à
faire pour achever d'être le plus consommé des mondains, et qui tout
d'un coup, par accès, se reprend à l'idée de ces doctes et vénérables
retraites telles qu'il les a pratiquées dans ses années d'études à
Erlang ou à Édimbourg; car tour à tour il a été étudiant allemand, et il
s'est assis à la table à thé de Dugald Stewart.

«Goettingue, le 28 février 1789.

J'ai failli rester ici; le goût de l'étude m'a repris dans cette ville
universitaire, et, si je n'avais couru la poste, j'eusse planté là mes
projets de courtisan.--Il est encore une autre circonstance qui aurait
pu déterminer mon changement de plan. J'ai fait une visite au professeur
Heyne [153] et j'ai vu sa fille.

[Note 153: Le célèbre philologue.]

«Mon entrée chez celle-ci fait tableau: imaginez une chambre tapissée
de rose avec des rideaux bleus, une table avec une écritoire, du papier
avec une bordure de fleurs, deux plumes neuves précisément au milieu, et
un crayon bien taillé entre ces deux plumes, un canapé avec une foule de
petits noeuds bleu de ciel, quelques tasses de porcelaine bien blanche,
à petites roses, deux ou trois petits bustes dans un coin; j'étais
impatient de savoir si la personne était ce que cet assemblage
promettait. Elle m'a paru spirituelle et assez sensée.

«Il faut toujours faire des _allowances_ à une fille de professeur
allemand [154]. Il y a des traits distinctifs qu'elles ne manquent jamais
D'avoir: mépris pour l'endroit qu'elles habitent, plainte sur le manque
de société, sur les étudiants qu'il faut voir, sur la sphère étroite ou
monotone où elles se trouvent, prétention et teinte plus ou moins foncée
de romanesquerie, voilà l'uniforme de leur esprit, et Mlle Heyne,
prévenue de ma visite, avait eu soin de se mettre en uniforme. Mais, à
tout prendre, elle est plus aimable et beaucoup moins ridicule que les
dix-neuf vingtièmes de ses semblables... On parle toujours beaucoup en
Allemagne de J.-J. Rousseau; aussi ne saurais-je trop vous encourager à
travailler à son Éloge [155]...

[Note 154: Il veut dire qu'il faut toujours leur passer quelques
travers, en prendre son parti d'avance avec elles.]

[Note 155: Mme de Charrière, en apprenant par les journaux que
l'Académie française proposerait probablement l'Éloge de Jean-Jacques
Rousseau pour sujet de concours, écrivit à Marmontel, secrétaire
perpétuel de l'Académie, pour s'enquérir du fait. Marmontel répondit:
«Pour vous répondre, madame, il a fallu attendre et observer l'effet «de
la seconde partie des _Confessions_. La sensation qu'elle a produite a
été diverse, selon les esprits et les moeurs; mais, en général, nous
sommes indulgents pour qui nous donne du plaisir. Rien n'est changé dans
les intentions de l'Académie, et Rousseau est traité comme la Madeleine:
_Remittuntur illi peccata multa, quia dilexit multum_.» Mme de Charrière
concourut, en effet, pour l'Éloge de Jean-Jacques Rousseau; elle n'eut
pas le prix. C'est un de ses points de contact avec Mme de Staël d'avoir
traité le même sujet; mais cette concurrence littéraire entre ces deux
dames fut précisément une des causes de leur brouillerie. (Note de M.
Gaullieur, comme le sont au reste un grand nombre des précédentes et des
suivantes. Je n'avertis plus.)]

«Je vous écrirai de Brunswick; adieu, je vous aime bien, vous le savez.»

Mme de Charrière a lieu de croire, en effet, qu'il l'aime; si sceptique
qu'elle soit de son côté, il doit lui être difficile de ne pas se
laisser ébranler un moment aux témoignages multipliés qu'il lui envoie
de ses regrets, de ses souvenirs. A peine arrivé à Brunswick, il lui
adresse l'épître suivante, que nous donnons dans toute sa longueur,
et qui ressemble à un journal, ou plutôt à un heural[156], comme ils
disaient; c'est une image intéressante et fidèle, et très-curieuse pour
la rareté, de ce qu'était l'âme de Benjamin Constant à ses meilleurs
moments. Nous y trouvons aussi, sauf deux ou trois points, une finesse
de ton bien agréable et bien légère.

[Note 156: _Heural_, journal heure par heure.]

    «Brunswick, le 3 mars 1788.

    «Me voici enfin à ma destination. Tout à l'heure je vous ferai part
    de mes impressions; mais pour l'instant je suis pressé de vous
    donner des nouvelles de vos compatriotes que j'extrais de la
    _Gazette de Brunswick_, le premier objet qui me tombe sous la main.
    Est-ce une prédestination?

    (_Extrait de la Gazette de Brunswick_)[157].

[Note 157: Dans ce qui suit, on devra aussi reconnaître la
prédisposition _opposante_ de Benjamin Constant, ses opinions
_libérales_ Préexistantes, ses instincts de justice politique, le tout
exprimé, il est vrai, avec une parfaite irrévérence et avec cette pointe
finale d'impiété qui caractérise en lui sa _période voltairienne_.]


«Les États de Hollande ont _cédé_ aux _magnanimes_ Représentations du
stathouder et accordé une _amnistie générale_. On n'a excepté _que_:
1º tous les régents, membres et administrateurs de la justice qui ont
_séduit_ par des _promesses_ ou _effrayé_ par des menaces; 2° ceux qui
ont eu des correspondances _non permises_, _unerlaubte_; 3° ceux qui ont
_attiré_ des troupes _étrangères_ ou _abusé_ du nom du _souverain_;
4° ceux qui ont _effrayé_ la nation par la _fausse nouvelle_ d'une
_attaque_ de la part du roi de Prusse; 5° ceux qui ont _eu part_ au
traité de 1786; 6° ceux qui ont _guidé_ les mécontents et _eu part_
à l'assemblée de 1787; 7° ceux qui, tant régents que bourgeois, ont
_participé_ à l'expulsion des magistrats; 8° les chefs, commandants et
secrétaires des corps francs; 9° ceux qui ont _menacé indécemment_ les
magistrats; 10° ceux qui ont voulu rompre les digues nonobstant l'ordre
du magistrat; 11º ceux qui ont résisté aux magistrats; 12°ceux qui se
sont emparés des portes; 13°tous les ministres et ecclésiastiques qui
ont suivi les corps francs ou _participé à l'opposition_ des soi-disant,
patriotes (pflichtvergessene Prediger); 14° les directeurs et écrivains
des gazettes historiques, patriotiques, etc., etc., etc.; 15° tous ceux
qui se sont rendus coupables de meurtres, de _violences ouvertes_ ou
_d'autres excès graves_.»

«J'ai retranché toutes les épithètes, et la pièce a perdu dans ma
traduction beaucoup de beautés originales. Quelle superbe amnistie! Il
n'y a pas un stathoudérien qui n'y soit compris. Quel beau supplément
à la générosité et aux princes! Cela me rappelle un psaume[158] où on
célèbre tous les hauts faits du Dieu juif: il a tué tels et tels,
dit-on, car sa divine bonté dure à perpétuité; il a noyé Pharaon et son
armée, car sa divine bonté dure à perpétuité; il a frappé d'Égypte les
premiers-nés, car sa divine bonté, etc., etc., etc. Monseigneur le
stathouder est un peu juif.

[Note 158: Voici le mauvais goût du temps et de la jeunesse, la petite
fanfaronnade d'impiété qui commence.]

«3 au soir.

Il y a précisément quinze jours, madame, qu'à cette heure-ci, à dix
heures et dix minutes, nous étions assis près du feu, dans la cuisine,
Rose derrière nous, qui se levait de temps en temps pour mettre sur
le feu de petits morceaux de bois qu'elle cassait à mesure, et nous
parlions de l'affinité qu'il y a entre l'esprit et la folie. Nous étions
heureux, du moins moi. Il y a une espèce de plaisir à prévoir l'instant
d'une séparation qui nous est pénible. Cette idée, toute cruelle qu'elle
est, donne du prix à tous les instants; chacun de ceux dont nous
jouissons est autant d'arraché au sort, et on éprouve une sorte de
frémissement et d'agitation physique et morale qu'il serait également
faux d'appeler un plaisir sans peine ou une peine sans plaisir. Je
ne sais si je fais du galimatias; vous en jugerez, mais je crois
m'entendre.

J'ai été présenté ce matin plus particulièrement à toutes les personnes
à qui j'avais été présenté hier en courant. J'ai été très-bien reçu; je
croirais presque qu'ils s'ennuient.

Si l'on pouvait s'ennuyer à la cour.

«Le 4.

«J'ai pris un logement aujourd'hui, et je veux lui donner un agrément
et un charme de plus en y relisant vos lettres et en vous y écrivant.
J'espérais recevoir une de vos lettres aujourd'hui; mais les infâmes
chemins que le Ciel a destinés à me tourmenter et à me vexer de toute
façon ont arrêté le porteur de votre lettre, j'espère, et il n'arrivera
que demain matin. Pour m'en dédommager, je relis donc vos anciennes
lettres, et je vous écris. Vous êtes la seule personne à qui je n'écrive
pas pour lui donner de mes nouvelles, mais pour lui parler. Je vous
écris comme si vous m'entendiez; je ne pense pas du tout, à la nécessité
ni au moment d'envoyer ma lettre. Je l'ai parfaitement oublié hier, par
exemple. Je ne songe qu'à m'occuper de vous, et de moi avec vous. Je
crois que si l'on me disait que vous ne liriez ma lettre que dans un
an, je vous en écrirais tout de même, tantôt quelques lignes, tantôt
quelques pages, et presque avec le même plaisir. La seule différence
qu'il y aurait, ce serait qu'en finissant de vous écrire, je craindrais
que ma lettre ne fût une vieille guenille peu intéressante au bout de
l'année; mais, hors de là, je vous écrirais tout aussi _fleissig_[159]
qu'à, présent. Vous êtes si bien faite pour le bonheur de vos amis, que
l'on a, lorsqu'on vous a bien connue et qu'on vous a quittée, plus de
plaisir en pensant à vous que de peine en vous regrettant. Mais ce n'est
qu'en vous écrivant qu'on a ce plaisir. Penser à vous dans de grandes
assemblées est fort pénible et fort désobligeant pour les autres: aussi
j'ai pris le parti d'avoir toujours une lettre commencée que je continue
sans ordre et où je verse, jusqu'au jour du courrier, tout ce que
j'ai besoin de vous dire, tantôt une demi-phrase, tantôt une longue
dissertation, n'importe. Pourvu que j'écrive à celle avec qui j'ai été
si heureux pendant deux courts mois, c'est assez[160].

[Note 159: Assidûment, régulièrement.]

[Note 160: Cette longue lettre, que celui qui l'écrivait trouvait
encore trop courte à son gré, est toute chamarrée aux marges de
_post-scriptum_; en voici un qui se rapporte à cet endroit: «Vous voyez
par tout ceci que je rève et que je subtilise pour tâcher de rattraper
les plaisirs passés. C'est tout comme vous: j'aime à vous ressembler,
je me trouve moins seul: aussi je m'accroche aux plus petites
ressemblances.]

«J'ai le plus joli appartement du monde. J'ai une chambre pour recevoir
ceux qui viendront faire leur cour au gentilhomme de Son Altesse; j'ai
un petit boudoir à l'allemande où l'on ne voit pas clair, mais cela est
quelquefois très-heureux; j'ai une très-jolie chambre pour écrire et un
clavecin mauvais, mais sur lequel je joue continuellement depuis _Pour
vous j'ai soupiré, je voulus_, etc., jusqu'à _L'amant le plus tendre_,
dont j'ai parfaitement oublié l'air en me souvenant parfaitement des
paroles[161].

[Note 161: C'étaient des romances de Mme de Charrière.]

«J'ai un _bureau_[162] (je suis si accoutumé aux titres que j'avais écrit
_baron_) où j'ai fait un arrangement qui me fait un plaisir extrême.
Dans quelques-uns des tiroirs j'ai mis toutes les parties et
introductions de mes grands et magnifiques ouvrages; dans l'un des deux
autres, j'ai mis toutes vos lettres, tous vos billets et tous ceux de
mon ami d'Ecosse. Il s'y est aussi fourré, et je vous en demande pardon,
trois billets de ma belle Genevoise, de Bruxelles. J'ai longtemps
hésité, niais enfin cédé. Cette femme m'aimait vraiment, m'aimait
vivement, et c'est la seule femme qui ne m'ait pas fait acheter ses
faveurs par bien des peines. Je ne l'aime plus, mais je lui en saurai
éternellement bon gré. Or, où mettre ses billets? Sûrement pas dans
l'autre tiroir, avec les oncles, cousins, cousines et tout le reste de
l'enragée boutique. Il a donc bien fallu les mettre au paradis,
puisque je ne pouvais les mettre en enfer et qu'il n'y avait point de
purgatoire; mais si vous les voyiez, modestement roulés et couverts
d'une humble poussière, se tapir en tremblant dans les recoins obscurs
de ce bienheureux tiroir, pendant que vos billets s'y pavanent et s'y
étendent, vous pardonneriez aux monuments d'un amour passé d'avoir
usurpé une place en si bonne compagnie.

[Note 162: Il y a en effet une rature à ce mot.]

«Le 5.

Point de lettres de vous, madame. J'avais bien prévu, en calculant,
que je ne pouvais pas en recevoir avant vendredi; mais ce calcul ne
m'arrangeait pas, et j'ai éprouvé un nouveau dépit en apprenant ce que
je savais déjà. En revanche, j'en ai reçu une de mon pauvre père, qui
est bien tendre et bien triste. Votre conseil a produit un très-bon
effet, et ma lettre a été fort bien reçue. Les affaires de mon père vont
très-mal, à ce qu'il dit; il est bien sûr que, dans notre infâme et
exécrable aristocratie, que Dieu confonde (je lui en saurais bien bon
gré!) on ne peut avoir longtemps raison contre les ours nos despotes.
Je n'ai jamais douté que la haine et l'acharnement de tant de puissants
misérables ne finit par perdre mon père. Si jamais je rencontre l'ours
May, fils de l'âne May; hors de sa tanière, et dans un endroit tiers où
je serai un homme et lui moins qu'un homme, je me promets bien que je le
ferai repentir de ses ourseries. Ce n'est pas le tout de calomnier, il
faut encore savoir tuer ceux qu'on calomnie[163].

[Note 163: Benjamin Constant prévoyait déjà les graves ennuis que
son père allait rencontrer dans son service militaire. La jalousie des
patriciens bernois contre les officiers du pays de Vaud, leurs sujets,
les passe-droits et les vexations auxquelles ceux-ci étaient en butte,
entrèrent pour beaucoup dans la révolution helvétique.--Les May étaient
des patriciens bernois: il y avait le régiment de May, dont un May
de Buren était colonel, et le père de Benjamin Constant
lieutenant-colonel.--L'_ours_, on le sait, figure dans les armes de
Berne.]

«Le 6.

«J'ai été hier d'office à une redoute où je me suis passablement ennuyé.
Toute la cour y allait, il a bien fallu y aller. Pendant sept mortelles
heures, enveloppé dans mon domino, un masque sur le nez et un beau
chapeau avec une belle cocarde sur la tête, je me suis assis, étendu,
chauffé, promené. «Vous ne tanze pas, monsieur le baron?--Non,
madame.--_Der Herr Kammerjunker danzen nicht[164]?--Nein, Eure
Excellenz._»--Votre Altesse sérénissime a beaucoup «dansé.--Votre
Altesse sérénissime aime beaucoup la danse.--Votre Altesse sérénissime
dansera-t-elle encore?--Votre Altesse sérénissime est infatigable.» A
une heure à peu près, je pris une indigestion d'ennui, et je m'en
allai avant les autres. Mon estomac est beaucoup plus faible que je ne
croyais; mais, en doublant peu à peu les doses, il faut espérer qu'il se
fortifiera.

[Note 164: «Monsieur le chambellan ne danse pas?--Non, Votre
Excellence.»]

«Le 6 au soir.

«Que faites-vous actuellement, madame? Il est six heures et un quart. Je
vois la petite Judith qui monte et qui vous demande: Madame prend-elle
du thé dans sa chambre? Vous êtes devant votre clavecin à chercher une
modulation, ou devant votre table, couverte d'un chaos littéraire, à
écrire une de vos feuilles[165]. Vous descendez le long de votre petit
escalier tournant, vous jetez un petit regard sur ma chambre, vous
pensez un peu à moi. Vous entrez. Mme Cooper bien passive, et Mlle
Moulât bien affectée[166], vous parlent de la princesse Auguste ou des
chagrins de miss Goldworthy. Vous n'y prenez pas un grand intérêt. Vous
parlez de vos feuilles ou de votre Pénélope. M. de Charrière caressé
_Jaman;_ on lit la gazette, et Mlle Louise[167] dit: Mais! mais!
Mais!--Moi, je reviens d'un grand dîner, et je ne sais que diable faire.
Je pourrais bien vous écrire, mais ce serait abuser de votre patience
et de celle du papier. Ma lettre, si je n'y prends garde, deviendra un
volume. Heureusement que la poste part demain. J'espère aussi que demain
au soir ou après-demain matin elle m'apportera une de vos lettres. Pour
à présent, il n'y a plus de calcul qui tienne, et petit Persée[168] doit
paraître, ou ce sera la faute de celle qui le porte. Charmant petit
_Persée_, tu me procureras un moment bien agréable. Aussi je t'en
témoignerai ma reconnaissance: j'ouvrirai avec tout le soin possible la
lettre que tu fermes, pour ne pas défigurer ton joli visage. Si cette
lettre pouvait être aussi longue que ce bavardage-ci! Mais c'est ce
qu'elle se gardera bien d'être. Mme de Charrière a des opéras, des
feuilles, des _Calistes_ à faire, et un pauvre diable, à deux cents
lieues d'elle, ne peut manquer d'être oublié. Quand elle recevra ceci,
jamais elle ne pensera à m'écrire longuement. Elle attendra le jour du
courrier, elle prendra une feuille, écrira trois pages, à lignes bien
larges, et l'adresse sur la quatrième. (Je vous fais réparation avec
bien du plaisir et de la reconnaissance.)

[Note 165: Toujours les feuilles sur la révolution de Hollande.]

[Note 166: Ces deux dames avaient été gouvernantes dans de grandes
maisons en Angleterre.]

[Note 167: Mlle Louise de Penthaz, soeur de M. de Charrière.]

[Note 168: C'était le cachet de Mme de Charrière.]

«Le 7.

«Adieu, madame, je ferme ma lettre. Puissent tous les bonheurs vous
suivre! Puisse votre santé être on ne peut pas meilleure! Puissent
toutes les modulations se présenter à vous assez tôt pour ne pas vous
fatiguer, et assez tard pour que vous ayez du plaisir en les trouvant!
Puissent les souverains de l'Europe (vous n'écrivez du moins jusqu'ici,
à ce que je crois, que pour l'Europe et pour les nations favorisées),
puissent, dis-je, les souverains de l'Europe s'éclairer en lisant vos
feuilles et se conformer en partie à vos sages vues (je dis en partie,
parce que, pour les dédommager d'être rois et princes, il faut bien leur
laisser l'exercice de leur pouvoir et la jouissance de quelques-unes de
leurs fautes)!

«Une lettre de vous! Dieu ou le sort, ou plutôt ni Dieu ni le sort (que
diable ont-ils à faire dans notre correspondance?), mais l'amitié soit
bénie! Comme la poste part dans une ou deux heures, je n'ai pas le temps
d'y répondre; mais je vous en remercie. Quant au conte de Mlle Moulat,
j'en ai ri; mais je n'ai pas pardonné à la jérémisante donzelle:
pardonner, c'était bon à Colombier; j'étais près de vous, je me souciais
bien de tous ces clabaudages! j'étais Jean qui rit, je suis Jean qui
pleure, et Jean qui pleure ne pardonne pas. J'ai écrit à Mlle Marin,
de Bâle et d'ici, deux petitissimes lettres, et je lui ai dit, en lui
donnant mon adresse, que j'espérais qu'elle m'écrirait ici. C'est tout
ce que je puis faire. Le ton de sa première lettre me guidera pour mes
réponses. Quant à mon oncle, qui a eu sa part dans ces clabauderies,
je lui ai aussi écrit un bref billet de Rastadt, d'où je vous écrivis
aussi. Je le remercie dans ce billet des amitiés qu'il m'a faites, etc.,
etc., et j'ajoute: _Les inquiétudes même que vous avez eues sur mon
séjour à Colombier, quoique absolument sans fondement, n'en étaient pas
moins flatteuses, puisqu'elles prouvaient l'intérêt que vous daignez
prendre à moi._ Voilà à peu près ma phrase, du moins quant au sens. J'en
ai ri bien de mauvaise humeur en l'écrivant.

«Une chose qui me fait plaisir, c'est de voir que nous avons, pour nous
dédommager de ne plus nous voir, recours aux mêmes consolations, ce qui
prouve les mêmes besoins. Si vous lisez les marges de mes Grecs, je
lis et conserve les adresses même des petits billets adressés chez mon
Esculape.

«Une chose m'a fait rire dans votre lettre. Je la copie sans
commentaire. Si c'est une naïveté, je l'aime; si c'est une raillerie,
je la comprends. _Vous intéressez ici tout le monde, et M. de Ch.
(Charrière) vous fait ses compliments._

«Adieu, madame, votre lettre m'a mis _in very good and high spirits._
Puisse la mienne vous rendre le même service! Mille choses à tout le
monde, mais cent mille à l'excellente Mlle Louise.»

  «Je recommence une nouvelle ( «Adressez
  lettre qui partira le 11 ) _A monsieur_
  ou le 14. Je suis toujours en (_monsieur le baron_ DE CONSTANT),
  compte ouvert de cette manière _gentilhomme à la cour de S.A.S._
  avec vous. C'est pour (_monseigneur le duc régnant._)
  moi le seul moyen de supporter
  notre éloignement.»

A BRUNSWICK.»

On croit que cette longue lettre est finie; elle ne l'est pas encore.
Benjamin Constant trouve moyen d'y ajouter de plus, aux marges, je l'ai
dit, et aux moindres angles du papier, des _post-scriptum_ de tous
genres, sur les _feuilles_ politiques de Mme de Charrière qu'il attend,
sur la confiance presque absolue qu'elle peut avoir que les lettres ne
seront pas ouvertes à la poste. Mais de tous ces _post-scriptum_, on ne
saurait omettre celui-ci à cause de son extrême importance: «_Flore_ a
soutenu le voyage on ne peut pas mieux; elle n'a point encore accouché,
mais son terme avance. Dites-le à _Jaman._ Je garderai celui de ses
petits qui ressemblera le plus à ce digne chien, et je ne négligerai
rien pour lui donner la noble insolence de son père.»

Certes, une telle lettre, dans toute son étendue, est, à mon sens, le
meilleur témoignage qu'Adolphe, quoi qu'on puisse dire, a été sensible,
qu'il aurait pu l'être, qu'il était surtout parfaitement aimable et
presque bon quand il s'oubliait et se laissait aller à la nature. Une
telle lettre doit lui faire beaucoup pardonner.

Le post-scriptum précédent a tellement sa gravité, qu'il se rattache au
début de la prochaine lettre; il faut se donner encore pendant quelque
espace l'entier spectacle de cette libre pensée qui court, qui s'ébat,
qui se prend atout sujet, qui a en un mot tout le mouvement varié d'une
intime conversation. Avoir entendu causer Benjamin Constant, maintenant
qu'il ne vit plus, n'est pas une chose indifférente. Eh bien! ici,
portes closes, nous l'entendons causer. «Pardonnez-moi _le style
désultoire_ de ma lettre,» écrit-il quelquefois à Mme de Charrière: pour
nous, bien plutôt nous l'en remercions.

«Ce 9 mars.

«_Flore_ a accouché avant-hier au soir de cinq petits, dont un ressemble
à _Jaman_, à l'exception des taches noires de cet illustre chien sur le
dos, que son fils n'a pas. Il est tout blanc et n'a de noir que les deux
oreilles. Je l'ai appelé _Jaman_, du nom de son père, et je lui destine
_the most libéral éducation... _

«Je vous prie de m'envoyer le livre de M. Necker[169] par les chariots de
poste, Berne, Bâle, Francfort et Cassel. Il n'y a rien de plus aisé.
Cela me coûtera peut-être un peu de port; mais, comme j'ai beaucoup plus
envie que mes remarques sur cet ouvrage paraissent bientôt que je ne
désire garder un louis dans ma bourse, je vous prie instamment de me
l'envoyer. Si j'avais votre talent, je vous dirais: Faites brocher le
livre de M. Necker, mettez-le entre deux poids pendant deux heures,
déchirez la couverture et envoyez-la-moi: je la considérerai bien des
deux côtés, je jugerai le livre et j'imprimerai[170].

[Note 169: Le livre de _l'Importance des Idées religieuses_, qui
parut en 1788: il voulait le réfuter, d'après ses idées religieuses ou
antireligieuses à lui.]

[Note 170: Il paraît que Mme de Charrière avait le talent de critiquer
les livres en prenant tout juste la peine d'y jeter les yeux: «J'en
ai lu dix moitiés de pages au moins, disait-elle de je ne sais quel
ouvrage: ainsi, vous ne m'accuserez pas, comme à propos des _Opinions
religieuses_, de juger sur la couverture du livre.»]

«Mais, comme je ne l'ai pas, je vous supplie de m'envoyer vulgairement
tout l'ouvrage. L'idée que vous me donnez de prendre occasion
d'esquisser mes propres idées me paraît excellente. Si vous vouliez donc
faire partir le _Necker_ tout de suite, vous me feriez le plus grand
plaisir. Dans six mois il ne sera plus temps, au lieu qu'à présent mes
observations pourraient faire quelque sensation.

«On continue toujours ici à me traiter assez bien. Je dîne presque tous
les jours ou à la cour régnante ou à l'une des deux autres cours. Du
reste, je ne m'amuse ni ne m'ennuie. J'ai fait connaissance, aujourd'hui
10, avec quelques gens de lettres, et je compte profiter de leurs
bibliothèques beaucoup plus que de leur conversation. Les Allemands
sont lourds en raisonnant, en plaisantant, en s'attendrissant, en se
divertissant, en s'ennuyant. Leur vivacité ressemble aux courbettes des
chevaux de carrosse de la duchesse: _they are ever puffing and blowing
when they laugh_, et ils croient qu'il faut être hors d'haleine pour
être gai, et hors d'équilibre pour être poli.»

Nous supprimons (ne pouvant tout donner) une assez drôle histoire
d'un professeur de français, Boutemy, un pédagogue bien arriéré, bien
réfugié, et qui veut faire le Parisien du dernier genre; il est moqué et
drapé sur toutes les coutures. Benjamin Constant excellait à ce jeu-là.
On sait que Mme de Staël écrivait de lui, pendant leurs excursions
et leurs séjours en province: «Le pauvre Schlegel se meurt d'ennui;
Benjamin Constant se tire mieux d'affaire avec les bêtes.» Les bêtes et
les sots, il avait appris de bonne heure à en tirer parti et plaisir:
cette petite cour de Brunswick lui fournit une ample matière; mais, à la
façon dont il y débute, on voit qu'il n'en était plus depuis longtemps à
ses premières armes.

«J'ai passé mon après-dînée à faire des visites, et j'avais passé ma
matinée à acheter, angliser, arranger, essayer un cheval. C'est le seul
plaisir coûteux que je veuille me permettre; encore ai-je _contrived_
de le rendre aussi peu coûteux que possible: mon cheval, qui n'est pas
mauvais pourtant, ne me coûte que dix louis.

«Pour en revenir à mes visites, l'exactitude allemande m'a bien
tristement diverti: je dis tristement, parce que c'est comme cela qu'on
se divertit dans ce pays. Il y a à la cour un grand et roide jeune
homme, gentilhomme de la chambre comme moi, qui, selon l'humeur froide
et inhospitalière des Brunswickois, m'avait fait une belle révérence et
laissé dans mon coin, sans se soucier de moi, ce que je trouve assez
naturel. Une petite dame d'honneur de la duchesse, parente de ce froid
monsieur, m'ayant pris tout à coup très-vivement sous sa protection,
lui recommanda de me faire faire des connaissances, et de me présenter
partout où il croirait que je pourrais m'amuser. Voilà que le monsieur,
depuis quatre jours, vient tous les jours à quatre heures et demie chez
moi, me dit: «Monsieur, il nous faut faire des visites;» et chapeau bas,
l'épée au côté, le pauvre homme me mène dans cinq ou six maisons où nous
ne sommes d'ordinaire point reçus, grelottant et glissant à chaque pas,
car il continue toujours le matin à neiger, et le reste du jour à geler
à pierre fendre. A six heures et demie, il me remène jusqu'à ma porte et
me dit: «Monsieur, j'aurai l'honneur de _fenir_ vous prendre «_temain_
à quatre heures et _temie_.» Il n'y manque pas, et nous recommençons le
lendemain nos froides et silencieuses expéditions.

«Je reçois une de vos lettres et j'y réponds article par article.

«Vous savez combien j'aime les détails, même des indifférents, et vous
me demandez si votre _heural_ me fatigue. Cette question est sans
exagération la chose la plus extraordinaire que vous ayez dite, pensée
ou écrite de votre vie: elle mériterait un long sermon et une plus
longue bouderie; mais je suis trop paresseux pour prêcher par lettre et
trop égoïste pour vous bouder. Si j'étais plus près de vous, vous n'en
seriez pas quitte à si bon marché, et il y a, outre cette hérésie
absurde, bien d'autres choses qui mériteraient un châtiment exemplaire.
Vous êtes comme mon oncle, dont j'ai reçu, en même temps que votre
lettre, une lettre bien aigre-douce, bien ironique, bien sentimentale,
à laquelle j'ai répondu par une lettre de deux pages très-sérieuse,
très-honnête et très-propre à me mettre avec lui sur le pied décent
et poli qui convient entre des gens qui ne s'aiment qu'à leur corps
défendant, pour ne pas être ou ne pas paraître, l'un insensible et un
peu ingrat, l'autre entraîné par son humeur acariâtre;--vous êtes,
dis-je, comme mon oncle. Il ne veut jamais croire que je l'aime: j'ai
eu beau, pendant deux grands mois, le lui dire de la manière la moins
naturelle et la plus empruntée deux fois par jour, il n'en veut rien
croire. Vous venez me faire semblant de croire que votre manière
d'écrire m'ennuie. Vous et mon oncle, mon oncle et vous, vous mériteriez
que je vous répondisse: Vous avez raison. Ce qui me fâche le plus, c'est
que je crois que c'est par air. D'abord, quant à mon oncle, j'en suis
très-sûr. Il fait des phrases sur mon insensibilité. _Vous avez la
bonté_, me dit-il, _de me faire des remerciements et des compliments:
ce n'était pas ce que je souhaitais de vous; nous aurions bien voulu
pouvoir vous inspirer un peu d'amitié, parce que nous en avons beaucoup
pour vous; mais vous n'êtes point obligé de nous la rendre; tout de
même, nous vous aimerons parce que vous êtes aimable; tout de même, nous
nous intéresserons tendrement à vous parce que vous êtes intéressant; je
suis seulement fâché que vous vous soyez cru obligé de nous faire des
remerciements; vous vous êtes donné là un moment d'ennui qui aura ajouté
à votre fatigue; vous aurez maudit les parents et l'opinion des devoirs;
je vous prie de ne pas nous en rendre responsables; nous sommes bien
loin d'exiger et d'attendre rien_. Avouez que voilà une agréable et
amicale correspondance. C'est uniquement pour avoir quelque chose à dire
et un canevas sur lequel broder. Passe encore. Mon oncle et moi nous
aimerions assez à nous aimer, et, comme nous ne le pouvons pas tout
simplement et tout uniment, nous voulons au moins avoir l'air de nous
quereller comme si nous nous aimions: Nous suppléons à la tendresse par
les bouderies et les pointilleries des amants; et comme, à seize ans, je
disais: _Je me tue, donc je m'amuse_[171], mon oncle et moi nous disons:
Nous nous faisons d'amers reproches; les reproches sont quelquefois
tendres, les nôtres ne le sont pas, mais ils pourraient l'être; donc
nous nous aimons très-tendrement.

[Note 171: Autre forme et variante de son refrain favori: ainsi, il ne
s'en faisait faute dès l'âge de seize ans.]

«Mais vous, madame, qui n'avez pas besoin de tordre le col à de pauvres
arguments pour croire à notre amitié, pourquoi me dire: Si mes longs
et minutieux détails vous ennuient...?[172] Vous êtes drôle avec vos
minuties: c'est dommage que vos lettres ne soient pas des résumés de
l'histoire romaine, et que dans ces lettres vous parliez de vous. Que
n'abrégez-vous la vie d'Alexandre et de César? cela serait amusant et
point minutieux.

[Note 172: Benjamin Constant a bien de la peine à persuader à ses amis
qu'il les aime; ceux-ci pressentent qu'il lui sera impossible de ne pas
leur échapper bientôt. Il s'ennuie si vite, il se distrait si aisément!
Mais peut-être ont-ils tort de le lui dire; il est tel blâme (lui-même
l'a remarqué avec finesse) _qui ne devient juste que parce qu'il fut
prématuré_. Toutes ces pages datées de Brunswick sont autant de pièces
justificatives et explicatives du début d'_Adolphe_.]

«Le 12, à midi.

«J'arrive d'une promenade à cheval où j'ai cru cent fois me casser le
cou. Il gèle toujours plus fort, et toutes les rues sont des mers de
glace. Mon cheval, qui avait peur d'avancer, sautait et se cabrait, tout
en glissant à chaque pas, et, pour comble de malheur, j'ai eu toute la
ville à traverser. Brunswick est un cercle presque aussi exact qu'on
pourrait en tracer un sur du papier. Et moi qui ne connais pas trop les
rues et qui ai toujours la fureur de ne pas demander le chemin, j'ai
erré ce matin au moins une heure et demie dans la ville sur ces rues
glacées, et je ne me suis approché de chez moi qu'en tournoyant. Depuis
les remparts, dont, j'avais fait le tour, voilà comme j'ai été chez moi.
Le cheval est bon au reste, et me servira beaucoup cet été. Il est un
peu vif, mais point ombrageux, et je connais tant de bêtes ombrageuses
et point vives, que ce contraste me prévient en faveur de la mienne plus
que je ne saurais dire[173].

[Note 173: Benjamin revient à diverses reprises sur ce cheval et sur
les mérites qu'il lui trouve: «Mon cheval et mes projets de chevaux
m'amusent et me tiennent lieu des ânes. Ce sont d'excellentes bêtes
que les chevaux; je leur veux tant, tant de bien! ils sont si bonne
compagnie!»]

«A deux heures.

«J'arrive de chez Son Excellence M. le grand-maréchal de la cour,
conseiller privé et principal ministre, le baron de Münchausen, qui m'a
remis ma patente de gentilhomme de la chambre; demain je serai proclamé
en cour, et toutes mes ambitions brunswickoises seront gratifiées....

«Le 13 à minuit.

«J'arrive de la cour où j'ai eu la plus singulière distraction qui ait
jamais eu lieu. J'avais été depuis dix heures du matin en _staat_, tout
galonné, toujours la tête et les épaules en mouvement; et Barbet de cour
était plus fatigué de ses grands tours que jamais Barbet de Colombier
ne l'a été, même quand l'Académie est venue assister à quelque
représentation[174]. Je fis la partie d'un des princes cadets qui
jouait!!! et causait!!! et je m'ennuyais suffisamment. Au milieu de la
partie, j'oubliai parfaitement que j'étais à Brunswick ou plutôt que
vous n'y étiez pas; je me dis: Je reverrai cette personne (ce qu'il y a
de drôle, c'est que je ne pensais pas directement à vous par votre nom,
mais que je n'avais que l'idée vague d'une personne avec qui j'aimais
à Être, et avec laquelle je me dédommagerais de la contrainte et de la
fatigue de la cour). Cette idée se fortifia, je supportais paisiblement
l'ennui du jeu, l'ennui du souper, et j'attendais avec toute
l'impatience imaginable le moment où je rejoindrais la personne
indéterminée que je désirais si vivement. Tout d'un coup je me demandai:
Mais qui est donc cette personne? Je repassai toutes mes connaissances
ici, et il se trouva que cette amie qui devait me consoler, avec qui _I
was to unbosom and unburthen myself_ le même soir, était vous, à deux
cent cinquante lieues de l'endroit de mon exil. Je m'étais si fortement
persuadé que je ne pouvais manquer de vous retrouver au sortir de la
cour, que j'eus toute la peine du monde à me rapprivoiser avec l'idée
de notre séparation et de l'immense distance où nous étions l'un de
l'autre. Cette espèce de distraction me prend quelquefois. Quand je me
dis: J'aurai un moment très-ennuyeux, ou je me trouverai dans un petit
embarras, ou j'éprouverai une sensation désagréable, je me réponds: J'ai
une personne avec qui je m'en consolerai bien vite; et puis il se trouve
que je suis à un bout du monde et que vous êtes à l'autre. Bonsoir,
madame, à demain [175].

[Note 174: Ce _Barbet de Colombier_ a tout l'air d'être Mme de
Charrière en personne, qu'il appelle souvent de ce petit nom de
_Barbet_, par allusion sans doute à la fidélité d'amitié qu'ils
s'étaient promise. Mme de Charrière faisait souvent représenter chez
elle de petites comédies de sa composition.]

[Note 175: Tout ceci et ce qui suit est sans doute très-aimable,
très-spirituel, d'un tour infiniment galant et séduisant, mais il y
manque je ne sais quoi pour convaincre. On sent trop qu'au fond il
s'agit, en effet, d'une personne _indéterminée_, qui n'a pas de nom, ou
qui peut en clianger, qui peut être aujourd'hui l'une et demain l'autre.
On conçoit que de si flatteuses paroles n'aient pourtant pas persuadé
celle à laquelle il les adressait. Dans toutes ces lettres, si
gracieuses de ton et si fines de manière, il n'y a, après tout, ni
flamme, ni jeunesse, ni amour, ni même le voile d'illusion et de poésie.
Adolphe eut beau faire, il fut toujours ira peu étranger à ces choses.]

«Vous aurez ri de cette distraction qui m'a fait croire une fois que je
vous retrouverais en sortant de la cour. Elle ne dure pas toujours aussi
longtemps, mais elle me reprend assez fréquemment. Ce soir, en jouant
au loto, j'ai pensé à vous, comme vous le croyez bien. Votre idée s'est
apprivoisée, amalgamée, pour mieux dire, avec la chambre où nous étions,
et, en me déshabillant il y a un moment, je me demandai: Mais qui ai-je
donc trouvé si aimable ce soir chez la duchesse? Et, après un moment, il
se trouva que c'était vous. C'est ainsi qu'à deux cent cinquante lieues
de moi vous contribuez à mon bonheur sans vous en douter, sans le
vouloir[176].--Mille et mille pardons encore une fois de ma vilaine
lettre; mais voyez-y pourtant combien vous me faites de peine par cette
défiance continuelle; pensez à ce que les reproches vagues et répétés
entraînent de gêne, de picoteries, de peines de toute espèce. C'est
comme cela que mon père et moi nous ne sommes jamais bien, et c'est
aussi, je crois, de là que viennent beaucoup de mauvais ménages. On
se reproche vaguement un tort indéterminé; on s'accoutume à se le
reprocher. On ne sait qu'y répondre, et ces reproches séparent et
éloignent plus de maris de leurs femmes et de femmes de leurs maris
que de beaucoup plus grands torts ne pourraient faire. Vous, madame,
devriez-vous avoir avec moi ce ton vulgaire et si affligeant pour moi?
Je vous conjure de me dire quels petits mystères vous me reprochez. Je
conviendrai de tout ce qu'il y aura de vrai, et je ne vous fatiguerai
pas d'une longue justification sur ce qu'il y aura de faux. Je vous
dirai: «Vous vous êtes trompée,» et j'ose espérer que vous me croirez...

[Note 176: Toujours je ne sais quel tour de plaisanterie qui peut
faire douter les coeurs un peu sceptiques.]

«Le 16, au matin.

«... C'est après-demain seulement que vous recevrez ma première lettre.
J'attends ce jour avec impatience, et toujours en me reprochant bien
vivement de ne vous avoir rien écrit plus tôt. Je n'imaginais pas quelle
monstrueuse lacune l'omission de deux courriers faisait à deux cent
cinquante lieues l'un de l'autre. Si vous avez voulu, vous avez pu vous
venger bien cruellement. Avant le 3 (si vous ne m'avez pas écrit avant
la réception de ma lettre), je n'ai rien à espérer de vous. Je vous
avouerai que je trouve bien un peu dur que vous ayez passé tout d'un
coup du charmant _heural_ à une correspondance ordinaire, et que vous
ne commenciez vos lettres qu'en recevant les miennes et pour les faire
partir tout de suite. Si nous nous mettons à attendre mutuellement que
des lettres qui restent douze jours en chemin arrivent, pour nous y
répondre, ce sera une triste et mince consolation pour moi que de
recevoir une fois tous les mois des lettres de trois pages, pendant que
j'espérais en recevoir de six au moins toutes les semaines. Vous devriez
bien me traiter aussi charitablement que le public [177]. Vous lui avez
écrit quinze fois en douze semaines, et vous ne voulez m'écrire que
douze fois par an.--Comme je me suis fait une loi de répondre à tout ce
que vous me dites ou me demandez (loi que j'espère que vous voudrez bien
adopter aussi), je relis vos lettres sans ordre et répondrai à chaque
article comme il se présente... _Vous ne pouvez rien cacher de votre
esprit sans y perdre_, me dites-vous. Eh! qu'est-ce que j'y perdrai,
je vous en prie? J'espère ne jamais passer pour un imbécile; mais, du
reste, que m'importe que l'on dise: _Il afait [178] beaucoup de l'esprit,
ou il afait métiokrement de l'esprit? Croyez-vous qu'en ne paraissant
pas un aigle, je paraîtrai beaucoup au-dessous de tous les oisons
d'alentour? Croyez-vous qu'en me montrant autant aigle que je puis,
j'en sois beaucoup plus recherché par ces oisons? Croyez-vous enfin que
l'opinion que j'ai de moi-même dépende beaucoup de celle que l'on aura
de moi à la cour? Je vous l'ai dit il y a longtemps, je ne veux point
faire sensation, je veux végétailler décemment. Cependant je vous dirai
bien en confidence que je ne suis pas parvenu à un atmosphère bien
_imposant_ [179]. Il y a quelques jours que la duchesse, en parlant du
service de gentilhomme de la chambre, qui ne consiste qu'à faire asseoir
les gens selon leur rang, dans l'absence du grand-maréchal, dit, à mon
grand étonnement et scandale: «Ce sera bien drôle de voir Constant faire
son service.» Que diable y aura-t-il donc de si drôle?...»

[Note 177: L'épigramme s'échappe malgré lui, et il donne un petit coup
de griffe à la femme auteur.]

[Note 178: Il avait, prononcé à l'allemande.]

[Note 179: Il se trompe de genre pour atmosphère, comme le font, au
reste, beaucoup de Français eux-même.]

Au milieu de ces sottes fonctions, de ses ennuis, de ses bavardages
épistolaires, il se remet à l'étude; car, qu'on ne l'oublie pas, l'étude
a toujours ses heures réservées au fond de ces existences qui plus tard
marqueront; il avait entrepris une _Histoire de la Civilisation en
Grèce_, il relit ses classiques sur le conseil de Mme de Charrière,
laquelle les lisait elle-même dans les textes, au moins les latins. La
lettre se termine ainsi par une dernière feuille datée du 17 au matin:

«... J'ai repris mes petits Grecs qui grossissent à vue d'oeil. Quand
ils seront arrivés à grandeur naturelle, je les envoie dans le monde _to
shift for themselves_. J'ai tout plein de ressources; mais, comme je
vous le disais vendredi, je n'en fais que peu d'usage. Suivant votre
conseil, je compte prendre une heure avec un professeur ici pour relire
tous mes classiques. C'est un plaisir de faire quelque chose d'utile que
vous avez conseillé. Adieu, madame. Mille et mille choses à tous ceux
qui veulent bien penser au _diable blanc_ [180]. Le petit _Jaman_ est
superbe, voilà pour Mlle Louise. Les sapins de ce pays-ci sont tordus,
petits et vilains: je ne conseille pas à Mlle Henriette d'envoyer jamais
de traîneau en prendre ici. Adieu, madame. Barbet, le plus aimé qui fut
jamais au monde, adieu.»

[Note 180: C'était apparemment son sobriquet à Colombier.]

Le moment où Benjamin Constant peut réfuter avec une entière sincérité
les petites méfiances de Mme de Charrière et où il continue d'être
pleinement sous le charme du souvenir est si court et si prompt à
s'envoler, que nous donnerons encore quelques pages qui en sont la vive
et bien affectueuse expression.

«Brunswick, ce 19 mars 1788.

«Que béni soit l'instant où mon aimable Barbet est né! Que béni soit
celui où je l'ai connu! Que bénie soit l'influence perfide qui m'a fait
passer deux mois à Colombier et quinze jours chez M. de Leschaux [181]! Le
courrier qui arrive ordinairement le mardi n'est arrivé qu'aujourd'hui,
et, en ne recevant point de lettres de vous hier, je m'étais résigné et
j'attendais vendredi avec crainte et impatience. Jugez de mon plaisir
quand, à mon réveil, mon fidèle de Crousaz [182] m'a présenté le petit
Persée.

[Note 181: Ou Leschot; c'était le docteur qui logeait à côté de
Colombier.]

[Note 182: Son domestique.]

«Il y a un bien mauvais raisonnement dans cette lettre dont je vous
remercie si vivement, et je ne sais si ce raisonnement ne mériterait pas
que j'étouffasse ma reconnaissance._ Dans quelques semaines, dans peu
de jours peut-être, vous aurez des habitudes et des occupations avec
lesquelles vous vous passerez très-bien de ces fréquentes lettres._
Qu'est-ce, s'il vous plaît, que cela veut dire? _Aussi longtemps que
vous aurez des visites à faire, des devoirs de société à remplir, des
terrains à sonder, des arrangements à prendre, vous aurez besoin de mes
lettres, parce que vous n'aurez pas d'intérêt assez vif pour que vous
m'oubliiez; mais quand vous aurez fait toutes vos visites, que vous
n'aurez plus rien à faire, que votre curiosité, si vous en avez, sera
rassasiée jusqu'au dégoût, que vous saurez d'avance ce qu'on vous dira,
et que votre journée de demain sera la soeur et la jumelle la plus
ressemblante de l'ennuyeuse journée d'aujourd'hui, oh! alors je ne vous
écrirai plus si souvent, parce que les vifs plaisirs de votre manière de
vivre vous tiendront lieu de mon amitié._ Barbet, Barbet, vous êtes bien
aimable et je vous aime bien tendrement; mais vous raisonnez bien mal,
et vos raisonnements me font de la peine pour vous et pour moi.

«Dites-moi un peu, singulière et charmante personne, où tend cette
modestie? Croyez-vous réellement que j'aie tant de penchant à la
confiance et à l'ingratitude qu'au bout de trois ou quatre semaines je
me sois formé quelque douce habitude avec quelque _fraulein_ allemande
ou quelque _hofdame_ qui me tienne lieu de vous et de votre amitié!
Croyez-vous que tant de douceur, de bonté, de charme (je ne puis
exprimer autrement ce que vous avez pour moi) soit aisément remplacé
et aisément oublié? Croyez-vous que, quand même je ne serais point
susceptible d'amitié, quand ce serait sans reconnaissance et sans
tendresse que je pense à notre séjour de deux mois ensemble, à cette
espèce de sympathie qui nous unissait, à l'intérêt que vous preniez à
moi malade, maussade, abandonné, exilé, persécuté, je sois assez bête
pour ne pas regretter cette intelligence mutuelle de nos pensées qui
circulait, pour ainsi dire, de vous à moi et de moi à vous? Est-ce un
air? est-ce un ton? est-ce pour me dire quelque chose? Je suis porté à
le croire. Entre beaucoup d'amis, les reproches et les doutes reviennent
à mes: _Eh bien! madame?_ c'est pour relever la conversation qui tombe.
Mais en avons-nous besoin? Croyez, madame, que rien ne me fera moins
regretter ni moins désirer votre amitié et notre réunion (voilà une
sotte et singulière phrase; mais vous la comprenez, et je vous demande
pardon du _croyez, madame,_ et de l'équivoque). Rien ne me fera oublier
combien j'ai été heureux près de vous; je ne formerai jamais d'habitude
qui vous rende moins chère, et jamais occupation quelconque ne me
tiendra lieu de vous. C'est pour la dernière fois que je l'écris, parce
que me justifier m'afflige. J'ai un grand plaisir à vous dire: Je vous
aime, mais j'ai encore plus de peine à imaginer que vous en doutez.
Désormais toutes les pages où vous vous livrerez à cette défiance et
à cette modestie d'acquit, je les regarderai comme blanches, et je me
dirai: Mme de Charrière m'aime encore assez pour me faire savoir qu'elle
ne m'a pas oublié entièrement, et pour cela elle a proprement plié une
feuille de papier blanc et l'a cachetée du petit _Persée_; je lui en
suis bien obligé, mais je suis bien fâché qu'elle n'ait rien eu à
m'écrire, et que du papier blanc soit la marque de souvenir qu'elle ait
cru devoir m'envoyer.

«Le 20 de mars et le dix-neuvième jour de mon ennuyeuse résidence dans
cet ennuyeux pays.

À dix heures du matin.

«Je travaille à mes petits Grecs de toutes mes forces, et je les trouve,
quelque médiocres qu'ils soient, beaucoup meilleure compagnie que les
gros Allemands qui m'environnent. Mais ce ne sont plus les petits Grecs
que vous connaissez; c'est un tout autre plan, un autre point de vue,
d'autres objets à considérer. Ce que vous avez lu n'était qu'une
traduction faite à la hâte pour plaire à mon père, et que je n'avais
jamais revue, lorsqu'il voulut à toute force la faire imprimer[183]. Ce
que je fais sera une histoire de la civilisation graduelle des Grecs
parles colonies égyptiennes, etc., depuis les premières traditions
que nous avons sur la Grèce jusqu'à la destruction de Troie, et une
comparaison des moeurs des Grecs avec les moeurs des Celtes, des
Germains, des Écossais, des Scandinaves, etc. Vous sentez que vos
critiques sur les phrases enchevêtrées me seraient un peu inutiles; mais
je vous enverrai des demi-feuilles bien serrées de mes Grecs actuels
lorsqu'ils seront un peu plus avancés, et je vous demanderai les
critiques les plus sévères: vous garderez les demi-feuilles, parce que
vous aurez ainsi plus présent et plus net l'ensemble de tout l'ouvrage,
et vous ne m'enverrez que les remarques. Je suis très-orgueilleux que
M. Chaillet s'intéresse à quelque chose que je fais, et cet orgueil
me rendra peut-être moins docile, mais non pas moins reconnaissant.
Pourrez-vous m'envoyer le _Necker_? Cela me ferait un bien grand
plaisir. Mais si cela était bien difficile et que cela vous donnât bien
de la peine, ou que cela ne vous plût pas, j'y renoncerais avec regret,
mais sans murmurer...

[Note 183: Benjamin Constant, nous apprend M. Gaullieur, avait
entrepris une traduction de l'_Histoire de la Grèce_, par Gillies
(_History of the ancient Greece, its Colonies and Conquests_); mais,
prévenu par un autre écrivain, comme pour l'_Histoire de la Corse_,
il renonça à son projet. Cependant, pour ne pas perdre entièrement le
_fruit de ses veilles_, comme on dit, il se décida à publier un spécimen
de sa traduction (à Londres, et à Paris chez Lejay, 1787): «Il existe,
dit-il dans sa préface, un autre ouvrage en anglais dont le sujet
n'est pas moins intéressant et dont les vues sont plus vastes et plus
importantes, qui sera désormais l'objet de tous mes efforts; je veux
parler de l'_Histoire de la Décadence et de la Chute de l'Empire
romain_, par M. Gibbon. Mais comme il ne faut pas défigurer les
chefs-d'oeuvre des grands maîtres, je veux, avant de me livrer à ce
travail, consulter le public et savoir si mon style et mes connaissances
dans les deux langues pourront y suffire. C'est dans ce dessein, et non
pour être comparé au traducteur de M. Gillies (Carra), que je publie cet
essai.» Cet opuscule, intitulé _Essai sur les Moeurs des temps héroïques
de la Grèce_, est bien certainement la première publication imprimée
de Benjamin Constant. Tous les bibliographes jusqu'ici l'ont ignoré.
Barbier attribue fautivement l'_Essai_ à Cantwell. Quant à la traduction
de Gibbon, Benjamin Constant ne sut pas non plus arriver à temps; il fut
devancé par Leclerc de Sept-Chênes et son royal collaborateur, Louis
XVI; leur premier volume parut en 1788. Gibbon, qui vivait à Lausanne,
avait fort encouragé Benjamin Constant à traduire son livre, et il
regretta beaucoup ce peu de fixité, qui fit manquer le jeune auteur à
une sorte d'engagement envers le public.]

«Le 21.

«Je puis vous jurer qu'en vous supposant au milieu de Neuchâtel, dans
une grande assemblée, chez Mme du Peyrou, jouant au _tricette_, ou dans
une assemblée de savants Lausannois, au samedi de Mme de Charrière de
Bavoie, vous n'aurez pas une _adequate idea_ de l'ennui de cette ville.
Il y a quelque chose de si morne dans son aspect même, quelque chose de
si froid dans ses habitants, quelque chose de si languissant dans leur
_intercourse together_, quelque chose de si _unsociable_ dans leur
manière de se voir; ils n'ont ni intrigues de cour, ni intrigues de
coeur, ni intrigues de libertinage; il y a des femmes de la cour qui
couchent avec leurs laquais; il y a des _street-walkers_ qui sont à
l'usage des soldats et des gentilshommes de la cour qui en veulent. Il
y a bien encore des filles entretenues que les Anglais, entre autres,
logent, nourrissent et habillent pour aller tuer le temps; mais toute
cette tuerie de temps est si maussade, c'est avec tant de peine qu'on
parvient à le tuer tout à fait, et il a des moments d'agonie si pénibles
pour son bourreau! Il y a bien aussi tous les quinze jours un opéra
italien, où trois acteurs et trois actrices, dont l'une est borgne et
a une jambe de bois, nous jouent des farces auxquelles personne ne
comprend rien (car il n'y a pas deux personnes qui sachent l'italien
ici). Il y a aussi des remparts où il y a un pied de boue, des fossés où
les égouts de la ville se déchargent des deux côtés, des sentinelles
a chaque pas, et on peut s'y promener et y enfoncer à cheval jusqu'à
mi-jambe. Il y a aussi des Anglais qui s'enivrent et qui jouent au
pharaon.

«À propos de pharaon, j'y ai joué deux fois: j'ai perdu peu de chose;
mais je crains de m'y laisser entraîner, et, pour prévenir toute
séduction, je vous envoie un engagement solennel de ne plus jouer aucun
jeu de hasard ni de commerce entre hommes d'ici à cinq ans. Vous verrez
tout ce que j'y atteste et tout ce que j'y prends à témoin de ma
résolution. Un engagement où je consens à perdre votre amitié si je le
romps, je ne le violerai sûrement pas[184].

[Note 184: Voici le texte anglais de ce singulier engagement, dont
nous conservons, dit M. Gaullieur, l'original écrit sur une carte (un
valet de coeur), et dûment signé. Pour qui connaît la vie ultérieure
de Benjamin Constant, la pièce a tout son prix: «By all that is
deemed honorable and sacred, by the value I set upon the esteem of my
acquaintance, by the gratitude I owe to my father, by the advantages
of birth, fortune and education, which distinguish a gentleman from
a rogue, a gambler and a blackguard, by the rights I have to the
friendship of _Isabella_ and the share I have in it, I hereby pledge
myself, never to play at any chance game, nor at any game, unless forced
by a lady, from this present date to the 1st of january 1793: which
promise if I break, I confess myself a rascal, a liar, and a villain,
and will tamely submit to be called so by every man that meets
me.--Brunswick, the 19th of march 1788.

«H. B. DE CONSTANT.»]

«Je relis ma lettre, et dans la seconde page je vois un _de toutes mes
forces_, à propos de mes Grecs, qui n'est malheureusement pas tout à
fait vrai. J'y travaille, mais ce n'est pas de toutes mes forces, c'est
languissamment.»

Au sein de cette _Béotie brunswickoise_, comme il l'appelle, Benjamin
Constant ne tarde pourtant pas à faire quelque trouvaille de personnes
assez distinguées. Il y rencontre, il y apprécie M. de Mauvillon, l'ami
et le collaborateur de Mirabeau, «ou, pour mieux dire, _le seul auteur_
de l'ouvrage sur la _Monarchie prussienne_;» Mme de Mauvillon elle-même
est une femme de mérite et spirituelle. Mais bientôt il se dissipe
ailleurs, il se répand; il s'applique à justifier les reproches de Mme
de Charrière. Il a beau lui écrire encore de profondes et désespérées
tristesses, comme celle-ci: «Je me suis livré à une paresse mélancolique
qui m'empêche de faire des visites, et, quand j'en fais, de parler[185].
En tout je suis (je ne sais si vous ne croirez pas que je vous trompe
pour mes menus plaisirs) très-malheureux. Mais enfin la vie se passe, et
mourir après s'être amusé ou s'être ennuyé dix ou vingt ans, c'est
la même chose. Il y a déjà quarante-quatre jours que je suis ici, et
cinquante-sept que je ne vous ai pas vue. Quand il y en aura cent
quatorze, ce sera toujours le double de gagné, et le tiers d'une année
_will have been crept through_[186]. Que font, à propos, vos pauvres
petits orangers que vous vouliez planter? l'avez-vous fait? sont-ils
venus? vivent-ils encore? Je ne veux pas en planter, moi. Je ne veux
rien voir fleurir près de moi. Je veux que tout ce qui m'environne soit
triste, languissant, fané[187]...» Il lui dit encore: «Adieu, vous que
j'aime autant que je vous aimais, mais qui avez détruit la douceur que
je trouvais à vous aimer, et qui m'avez arraché les pauvres restes de
bonheur qui me rendaient la vie supportable.» Il cherche pourtant à
retrouver ces pauvres restes et à ne pas tout perdre, quoi qu'il en
dise. L'aveu lui en échappe à la lettre suivante qui est de sept
semaines ou deux mois tout au plus après: «9 juin 1788. Vous demandez
ce que j'ai produit d'effet à la cour: je m'y suis fait quatre ennemis,
entre autres deux A. S. (altesses sérénissimes), par de sottes
plaisanteries dans des moments de mauvaise humeur. Je m'y suis fait sept
à huit amis, mais de jeunes filles, une bonne et aimable femme, voilà
tout. Les circonstances ont changé mon goût: à Paris, je cherchais
tous les gens d'un certain âge, parce que je les trouvais instruits et
aimables; ici, les vieux sont ignorants comme les jeunes, et roides de
plus. Je me suis jeté sur la jeunesse, et, _quoi qu'on die_, je ne parle
presque plus à des femmes de plus de trente ans. Au fond, quand j'y
pense, tout ceci est indigne de vous et de moi: médire un peu, bâiller
beaucoup, se faire par-ci par-là des ennemis, s'attacher par-ci par-là
quelques jeunes filles, se voir faner dans l'indolence et l'obscurité,
voir jour après jour et semaine après semaine passer, _Kammerjunker_[188],
et quoi encore? _Kammerjunker_, quelle occupation! Enfin vous êtes au
fait. _Virginibus puerisque canto_.»

[Note 185: Il est très-certain que, dans cette première partie de sa
vie, Benjamin Constant était volontiers taciturne: ceux qui l'avaient vu
à Lausanne et même à Colombier, et qui le revirent à Paris dans l'été de
1795, ne le trouvaient pas le même homme, tant il leur parut brillant de
conversation dans le salon de Mme de Staël, tenant tête avec entrain et
saillie aux personnages divers et de tous bords qui s'y pressaient. On
peut dire que jusque-là l'air et le stimulant lui manquaient. «On me
demandait hier pourquoi je ne parlais pas, C'est, ai-je répondu, que
rien ne m'ennuie tant que ce qu'on me dit, excepté ce que je réponds.»]

[Note 186: Cette habitude qu'a Benjamin Constant d'emprunter à
l'anglais et quelquefois à l'allemand pour relever ses phrases rappelle
ce qu'il dit dans _Adolphe_: «Les idiomes étrangers rajeunissent les
pensées et les débarrassent de ces tournures qui les font paraître tour
à tour communes et affectées.» Il use abondamment de la recette. On sent
qu'à cette période de sa vie il est entre trois langues, et comme entre
trois patries; il n'a pas encore fait son choix. Cette facilité de
recourir familièrement à une langue étrangère, dès qu'elle vous offre un
terme à votre convenance, est attrayante, mais elle a son écueil; il en
résulte que, lorsqu'on s'y abandonne, on néglige de faire rendre à une
seule langue tout ce qu'elle pourrait donner.]

[Note 187: Ces dernières paroles pourraient servir d'épigraphe à
_Adolphe_, qui est, en effet, un livre triste et fané, d'une teinte
grise. _Je ne veux rien voir fleurir près de moi!_ le voeu a été
rempli.]

[Note 188: Chambellan.]

Qu'il lui répète, après cela, qu'il l'aime, elle sait ce que ce mot veut
dire; c'est pour d'autres qu'il _chante_ désormais. Les confidences qui
suivent ne lui laisseraient guère d'illusion, si elle était femme à en
garder[189]. Benjamin Constant voit beaucoup dès lors une jeune personne
(Wilhelmina ou _Minna_) attachée à la duchesse régnante, et songe
sérieusement à l'épouser; il mêle d'une façon étrange ces espérances
nouvelles aux souvenirs de fidélité qu'il prétend garder, et il fait du
tout un hommage très-bigarré à Mme de Charrière. Ainsi, après de longs
détails sur sa santé, de plus en plus chétive et nerveuse: «Mon humeur,
écrit-il, comme cela est tout simple, se ressent beaucoup de ces
variations. Je suis quelquefois mélancolique à devenir fol, d'autres
fois mieux, jamais gai ni même sans tristesse pendant une demi-heure. Si
vous voyiez comme Minna me console, me supporte, me plaint, me calme,
vous l'aimeriez. Vous l'aimez déjà, n'est-ce pas? Il y aura bientôt un
an que j'arrivai à pied à huit heures du soir à Colombier, le 3 octobre
1787. J'avais de jolis moments qui m'attendaient sans que je le
susse...» On se demande si c'est sans ironie qu'il poursuit de la sorte,
si un nuage de germanisme, comme il arrive trop souvent en ces liaisons
mixtes d'au delà du Rhin, lui dérobe à lui-même l'indélicatesse de
l'accommodement, ou s'il n'y a pas dans son fait une pointe de cruauté
très-française, comme de quelqu'un qui sait trop bien son Laclos.

[Note 189: Elle en gardait très-peu, il est le premier à l'attester:
«Je veux faire rougir une personne que j'aime de sa disposition
à prendre ma plus simple, ma plus naïve pensée pour un mensonge
prémédité...» Une pensée _naïve_! elle ne pouvait admettre en lui cela.]

On n'a pas les réponses de Mme de Charrière, ou du moins nous n'en avons
sous les yeux que quelques-unes; ces réponses existent pourtant, elles
sont en d'autres mains. Qu'y verrait-on? Nous ne croyons pas nous
tromper ni même deviner trop au hasard, en affirmant que, sur un fonds
d'indulgence et sous un air d'enjouement, des accents douloureux en
sortiraient. Ces lettres, d'un ton parfaitement vrai, d'une impression
profondément triste, seraient celles, à coup sûr, d'une femme qui parle
avec un coeur généreux et froissé, d'une pauvre personne supérieure à
qui l'esprit, la distinction, la sensibilité, n'ont été qu'un tourment
de plus. Benjamin Constant semble lui-même reconnaître ce qu'elle
souffre lorsque, dans cette lettre où il prodigue de si équivoques
épanchements, il lui échappe de dire à propos des _égards_ qui sont une
triste manière de réparer: «Une cruelle expérience dont je suis bien
fâché que vous soyez la victime m'a trop prouvé que des égards ne
suffisent pas.» Elle souffrait de bien des manières, elle manquait de
secours et d'appui dans ses alentours, elle en venait à douter tout à
fait d'elle-même: «Vous n'avez pas comme moi ces moments où je ne sais
plus seulement si j'ai le sens commun, mais encore faudrait-il être
connue et entendue!» Et faisant allusion à ce qu'elle avait pu espérer
d'être un moment pour lui, elle disait encore: «On ne veut pas seulement
que quelqu'un s'imagine qu'il pouvait être aimé et heureux, nécessaire
et suffisant à un seul de ses semblables. Cette illusion douce et
innocente, on a toujours soin de la prévenir ou de la détruire.»

Certes, Mme de Charrière ne fut jamais pour Benjamin Constant une
Ellénore; elle n'en eut jamais la prétention, je crois; son âge était
trop disproportionné. Elle eut toujours assez de raison pour se dire,
sans avoir besoin que d'autres le lui rappelassent, que si elle avait
su garder, posséder presque durant ces six semaines le jeune M. de
Constant, c'est qu'il était malade, qu'il ne pouvait se distraire
ailleurs, qu'autrement il se serait vite ennuyé. Pourtant le coeur a des
contradictions tellement inexplicables, qu'elle put amèrement souffrir
de voir s'échapper sans retour ce qu'elle n'avait jamais ni espéré ni
réclamé de lui. On peut dire de l'Ellénore de Benjamin Constant comme
de cette Vénus de l'antiquité, qu'elle est encore moins un portrait
particulier qu'un composé de bien des traits, un abrégé de bien des
portraits dont chacun a contribué pour sa part. Mme de Charrière fut
peut-être la première à lui faire entendre, même en l'étouffant, ce
genre de reproche et de plainte, à lui faire comprendre cette souffrance
qui tient à l'inégalité d'un noeud.

C'est à ce moment qu'un grave incident survint dans l'existence de
Benjamin Constant. L'affaire de son père éclata en Hollande; nous avons
déjà indiqué que M. de Constant père, accusé par des officiers de son
régiment, crut devoir, dans le premier instant, se dérober par la fuite
à l'animadversion et aux manoeuvres de ses ennemis. Cette catastrophe
soudaine, dans laquelle Benjamin se montra un fils dévoué et ne songea
plus qu'à défendre l'honneur de son nom, vint troubler et empoisonner
les préliminaires et les premiers mois de son mariage, qui eut lieu au
commencement de 1789. Il fit le voyage de La Haye; il s'y retrouvait
en présence de la famille de Mme de Charrière. Celle-ci lui donna
apparemment quelque conseil trop particulier, elle crut pouvoir toucher,
en amie confiante et sûre, le point douloureux; au lieu de modérer, elle
irrita. Elle reçut de La Haye la lettre la plus étrange, la plus dure,
la plus offensante: «Votre manière mystérieuse d'écrire m'ennuie et me
fatigue; je n'aime pas les sibylles. Il faut parler clair ou se taire;
d'autant plus que j'ai à peine le temps de vous répondre et encore moins
celui de vous deviner. Je n'ai rien à atténuer... La conduite de mon
père, dans toutes ses parties, a été légale, excepté lorsque la force
ouverte l'a écarté d'ici. Dans plusieurs points, elle a été infiniment
méritoire. Si vous me disiez ce qu'on vous a raconté, je pourrais vous
éclairer; mais, avec votre affectation de brièveté que vous croyez si
majestueuse, je ne puis rien vous dire. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous
ait en sa sainte garde, etc. Ce 14 septembre 1789.» La réponse ou le
projet de réponse qu'elle lui adressait est sous nos yeux, sur le papier
même et au revers de la lettre d'injure: «Faites-moi la grâce de me dire
si vous êtes bien ingrat et bien mauvais, ou si vous n'êtes qu'un peu
fou. Il se pourrait même que ce ne fût qu'une folie passagère, et en ce
cas-là je la compterais pour peu de chose...» Suivent plus de détails
qu'on n'en pourrait désirer. Elle garda cette réponse et ne l'envoya
pas. Au jour de l'an 1790, Benjamin Constant lui récrivit, elle fut
_transportée de plaisir_; la correspondance se rengagea dans les mois
suivants[190]; il était marié, il était occupé à suivre ce procès pour
son père, ses affaires se dérangeaient; il répondait, après avoir reçu
d'elle quelque lettre de clémence et de tristesse: «Votre dernière
lettre m'a fait grand plaisir, un plaisir mêlé d'amertume comme de
raison, un plaisir qui fait dire à chaque mot: _C'est bien dommage!_
Effectivement c'est bien dommage que le sort nous ait si entièrement,
et pour jamais séparés. Il y a entre nous un point de rapprochement
qui aurait surmonté toutes les différences de goûts, de caprices,
d'engouements qui auraient pu s'opposer à notre bonne intelligence;
nous nous serions souvent séparés avec humeur, mais nous nous serions
toujours réunis. C'est bien dommage que vous soyez malheureuse à
Colombier, moi ici; vous malade, moi ruiné; vous mécontente de
l'indifférence, moi indigné contre la faiblesse, et si éloignés l'un
de l'autre que nous ne pouvons mettre ni nos plaintes, ni nos
mécontentements, ni nos dédommagements ensemble. Enfin vous serez
toujours le plus cher et le plus étrange de mes souvenirs. Je suis
heureux par ma femme, je ne puis désirer même de me rapprocher de vous
en m'éloignant d'elle, mais je ne cesserai jamais de dire: C'est bien
dommage! Votre idée me rend toujours une partie de la vivacité que m'ont
ôtée les malheurs, la faiblesse physique, et mon long commerce avec des
gens dont je me défie. On ne peut pas me parler de vous sans que je me
livre à une chaleur qui étonne ceux qui souvent ne m'en parlent que par
désoeuvrement ou faute de savoir que me dire. À des soupers où je ne dis
pas un mot, si quelqu'un me parle de vous, je deviens tout autre. On dit
que le Prétendant, abruti par le malheur et le vin, ne se réveillait de
sa léthargie que pour parler des infortunes de sa famille... (11 mai
1790).»

[Note 190: Nous avons donné, à la suite de _Caliste_ (édition de
1847), quelques lettres de Mme de Charrière à Benjamin Constant, dont la
première se rapporte à ce moment de reprise.]

Quoi qu'il en soit de cette reprise, qui dure sans interruption pendant
les trois années suivantes, il y a eu, depuis la lettre de La Haye, un
déchirement, un _accroc_ notable dans leur liaison. Si peu idéale, si
peu riche d'illusion qu'on la fasse à aucun moment, elle achève dès
lors de perdre sa lueur, elle se décolore de plus en plus; entre eux, à
partir de ce jour (septembre 1789), comme entre Adolphe et Ellénore, des
mots _irréparables_ avaient été prononcés. Pour l'observateur, pour
le moraliste qui étudie curieusement le fond des caractères, celui
de Benjamin Constant ne se dessine sans doute que mieux; ce _mélange
d'égoïsme et de sensibilité_, qui se combine dans la nature d'Adolphe
pour son malheur et celui des autres, n'est plus désormais masqué par
rien; il se remet à écrire à Mme de Charrière comme à l'esprit le
plus supérieur qu'il connaisse; il lui dit tout et plus que tout, il
s'analyse et se dénonce impitoyablement lui-même, il ne craint plus
d'offenser en elle cette première délicatesse ni même cette pudeur de
l'amitié qu'il a violée une fois; les confidences les plus étranges, les
plus particulières, se multiplient et s'entre-croisent; il sait être
encore aimable, encore touchant par accès, spirituel toujours[191], mais
aussi il ose avoir toute sa sécheresse, tout son ennui désolant; il y
a du cynisme parfois. Et ici ce n'est pas à lui que nous en ferons le
reproche, c'est à elle pour l'avoir permis, pour avoir été philosophe et
de son siècle au point d'oublier combien elle favorisait l'aridité de ce
jeune coeur en se faisant la confidente de son libertinage d'esprit.

[Note 191: La jolie lettre que nous avons donnée précédemment, à
l'appui de ses opinions _anti-religieuses_ d'alors, et où il parle d'un
chevalier de Revel qu'il a vu à La Haye, se rapporte aux premiers temps
de cette reprise (4 juin 1790).]

On n'attend pas des preuves, on a déjà des échantillons. Nous avons hâte
d'arriver à la politique, qui va devenir sa distraction, son recours, et
à laquelle il essaiera de se prendre pour s'étourdir. Comme explication
nécessaire toutefois, comme image complète de sa situation malheureuse
en ces années de Brunswick, il faut savoir que ce premier mariage qu'il
venait de contracter si à la légère tourna le plus fâcheusement du
monde; que, dès juillet 1791, il en était à reconnaître son erreur;
qu'il résumait son sort en deux mots: _l'indifférence, fille du mariage,
la dépendance, fille de la pauvreté_; que l'indifférence bientôt fit
place à la haine; qu'après une année de supplice, il prit le parti de
tout secouer: «On se fait un mérite de soutenir une situation qui ne
convient pas; on dirait que les hommes sont des danseurs de corde.»
Le divorce était dans les lois, il y recourut; ce n'avait été qu'à la
dernière extrémité: «Si elle eût daigné alléger le joug, écrivait-il, je
l'aurais traîné encore; mais jamais que du mépris!... Ah! ce n'est
pas l'esprit qui est une arme, c'est le caractère. J'avais bien plus
d'esprit qu'elle, et elle me foulait aux pieds.» Le procès qui devait
amener le divorce traîna en longueur. Le 25 mars 1793, dans son
impatience d'en finir, il s'écriait: «Hymen! Hymen! Hymen! quel
monstre!» Le 31 mars, six jours après, en apprenant la décision, il
écrivait: «Ils sont rompus, tous mes liens, ceux qui faisaient mon
malheur comme ceux qui faisaient ma consolation, tous, tous! Quelle
étrange faiblesse! Depuis plus d'un an je désirais ce moment, je
soupirais après l'indépendance complète; elle est venue et je frissonne!
je suis comme atterré de la solitude qui m'entoure; je suis effrayé de
ne tenir à rien, moi qui ai tant gémi de tenir à quelque chose...» Ainsi
allait ce triste coeur mobile, ainsi va le pauvre coeur humain.

Il était temps, on le voit, que la politique vînt jeter quelque variété
et quelque ressource, susciter un but, même factice, à travers ces
misères obscures où il se consumait. Il l'aborde du premier jour avec
inconséquence; même avant 89, il est démocrate, il rêve à dix-neuf
ans la république américaine et je ne sais quel âge d'or de pureté et
d'égalité au delà des mers, tandis qu'en attendant il se ruine de toute
façon à Paris, qu'il pratique de son mieux le vers de Voltaire:

  Dans mon printemps j'ai hanté les vauriens,

et mène la vie d'un jeune patricien assez dissolu. Ces inconséquences
sont ordinaires de tout temps; elles l'étaient surtout à la veille de
89. Sa condition à Brunswick ne fait que le rejeter plus avant dans
le mépris des grands et des cours, mais elle n'est guère propre à
lui rendre cette estime sérieuse et ce respect de l'humanité qui est
pourtant le fond de toute politique généreuse et libérale. Son esprit
nous étale tour à tour sur ce point toutes ses vicissitudes: «Je crois
que je me livrerai à la botanique, écrit-il le 17 septembre 1790, ou à
quelque science de faits. La morale et la politique sont trop vagues,
et les hommes trop plats et inconséquents. Tout en prenant cette
résolution, je suis à faire un ouvrage politique qui doit être achevé en
un mois pour de l'argent. Je me suis mis en tête qu'avec les restes de
mon esprit je pourrais payer mes dettes, et j'ai fait avec un libraire
l'accord de lui faire un petit ouvrage d'environ cent pages (anonyme,
comme vous le sentez bien) sur la révolution du Brabant...» Ces projets,
ces ébauches d'ouvrages démocratiques se succèdent rapidement sous sa
plume et occupent ses loisirs de chambellan. Nous le retrouvons occupé
plus sincèrement à réfuter Burke dans la lettre suivante, qui est bien
assez jolie pour être citée en entier; elle est de sa meilleure et de
sa plus voltairienne manière. Il a repris, en l'écrivant, ses _high
spirits_, comme il dit.

«Ce 10 décembre 1790.

«Je relis actuellement les lettres de Voltaire. Savez-vous que ce
Voltaire que vous haïssez était un bon homme au fond, prêtant, donnant,
obligeant, faisant du bien sans cet amour-propre que vous lui reprochez
tant? Mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Il s'agit qu'en relisant
sa correspondance, j'ai pensé que j'étais une grande bête et une
très-grande bête de me priver d'un grand plaisir parce que j'ai de
grands chagrins, et de ne plus vous écrire parce que des coquins me
tourmentent. C'est-à-dire que, parce qu'on me fait beaucoup de mal,
je veux m'en faire encore plus, et que parce que j'ai beaucoup
d'afflictions, je veux renoncer à ce qui m'en consolerait. C'est être
trop dupe. Je mène ici une plate vie, et, ce qui est pis que plat,
je suis toujours un pied en l'air, ne sachant s'il ne me faudra pas
retourner à La Haye, pour y répéter à des gens qui ne s'en soucient
guère qu'ils sont des faussaires et des scélérats. Cette perspective
m'empêche de jouir de ma solitude et de mon repos, les deux seuls biens
qui me restent. Elle m'a aussi souvent empêché d'achever des lettres que
j'avais commencées pour vous. Ma table est couverte de ces fragments qui
ont toujours la longueur d'une page, parce qu'alors je suis obligé de
m'arrêter, et quelque chienne d'idée vient à la traverse; je jette ma
lettre, et je ne la reprends plus. Dieu sait si celle-ci sera plus
heureuse. Je le désire de tout mon coeur. Je m'occupe à présent à lire
et à réfuter le livre de Burke contre les _levellers_ français. Il y a
autant d'absurdités que de lignes dans ce fameux livre; aussi a-t-il un
plein succès dans toutes les sociétés anglaises et allemandes. Il défend
la noblesse, et l'exclusion des sectaires, et l'établissement d'une
religion dominante, et autres choses de cette nature. J'ai déjà beaucoup
écrit sur cette apologie des abus, et si le maudit procès de mon père
ne vient pas m'arracher à mon loisir, je pourrais bien pour la première
fois de ma vie avoir fini un ouvrage. Mes _Brabançons_[192] se sont en
allés en fumée, comme leurs modèles, et les 50 louis avec eux. Le moment
de l'intérêt et de la curiosité a passé trop vite. Vous ne me paraissez
pas démocrate. Je crois comme vous qu'on ne voit au fond que la fourbe
et la fureur; mais j'aime mieux la fourbe et la fureur qui renversent
les châteaux forts, détruisent les titres et autres sottises de cette
espèce, mettent sur un pied égal toutes les rêveries religieuses, que
celles qui voudraient conserver et consacrer ces misérables avortons
de la stupidité barbare des Juifs, entée sur la férocité ignorante des
Vandales. Le genre humain est né sot et mené par des fripons, c'est la
règle; mais, entre fripons et fripons, je donne ma voix aux Mirabeau et
aux Barnave plutôt qu'aux Sartine et aux Breteuil... Je serais bien aise
de revoir Paris, et je me repens fort, quand j'y pense, d'avoir fait
un si sot usage, quand j'y étais, de mon temps, de mon argent et de ma
santé. J'étais, n'en déplaise à vos bontés, un sot personnage alors avec
mes... et mes... etc., etc. (_Il indique deux ou trois noms de femmes_.)
Je suis peut-être aussi sot à présent, mais au moins je ne me pique plus
de veiller, de jouer, de me ruiner, et d'être malade le jour des excès
sans plaisir de la nuit. Si une fois le hasard pouvait nous réunir à
l'hôtel de la Chine, dût _Schabaham_[193], qui est au fond une bonne
femme, et Mme Suard, qui est plus ridicule et n'est pas si bonne, nous
ennuyer quelquefois!... Ma lettre est une assez plate et décousue
lettre, mais mon esprit n'est pas moins plat ni moins décousu. La vie
que je mène m'abrutit. Je deviens d'une paresse inconcevable, et c'est à
force de paresse que je passe d'une idée à l'autre. Je voudrais pouvoir
me donner l'activité de Voltaire. Si j'avais à choisir entre elle et son
génie, je choisirais la première. Peut-être y parviendrai-je quand je
n'aurai plus ni procès ni inquiétudes. Au reste, je m'accroche aux
circonstances pour justifier mes défauts. Quand on est actif, on l'est
dans tous les états, et quand on est aussi paresseux et décousu que je
suis, on l'est aussi dans tous les états. Adieu. Répondez-moi une bonne
longue lettre. Envoyez-moi du nectar, je vous envoie de la poussière,
mais c'est tout ce que j'ai. Je suis tout poussière. Comme il faut finir
par là, autant vaut-il commencer aussi par là.»

[Note 192: Il s'agit de ce petit ouvrage sur la révolution du Brabant
dont il parlait tout à l'heure.]

[Note 193: Mme Saurin, à laquelle ils avaient donné ce sobriquet.]

Il revient à tout moment sur cette idée du néant des efforts et de la
volonté; il répète de cent façons qu'il n'existe plus. Il y a des jours
(comme dans la lettre précédente) où il le dit avec tant d'esprit et
d'antithèses, que Mme de Charrière a raison de lui répondre qu'elle n'en
croit rien. Il le dit d'autres fois d'un ton de langueur si expressif
et si abandonné[194], avec une obstination d'analyse si désespérante[195],
qu'elle s'effraie pour lui et lui prodigue d'affectueux, de salutaires
conseils: «N'étudiez pas, mais lisez nonchalamment des romans et de
l'histoire. Lisez de Thou, lisez Tacite; ne vous embarrassez d'aucun
système; _ne vous alambiquez l'esprit sur rien_, et peu à peu vous vous
retrouverez capable de tout ce que vous voudrez exiger de vous.»

[Note 194: «... Si je pouvais m'astreindre à suivre un régime, ma
santé se remettrait, mais l'impossibilité de m'y astreindre fait partie
de ma mauvaise santé; de même que si je pouvais m'occuper de suite à
un ouvrage intéressant, mon esprit reprendrait sa force; mais cette
impossibilité de me livrer à une occupation constante fait partie de la
langueur de mon esprit. J'ai écrit il y a longtemps au malheureux Knecht
(un ami): _Je passerai comme une ombre sur la terre entre le malheur et
l'ennui!_ (17 septembre 1790.)»]

[Note 195: «(2 juin 1791.)... Ce n'est pas comme me trouvant dans des
circonstances affligeantes que je me plains de la vie: je suis parvenu
à ce point de désabusement, que je ne saurais que désirer, si tout
dépendait de moi, et que je suis convaincu que je ne serais dans aucune
situation plus heureux que je ne le suis. Cette conviction et le
sentiment profond et constant de la brièveté de la vie me fait tomber
le livre ou la plume des mains, toutes les fois que j'étudie... Nous
n'avons pas plus de motifs pour acquérir de la gloire, pour conquérir un
empire ou pour faire un bon livre, que nous n'en avons pour faire une
promenade ou une partie de whist...»]

Certes, il avait bien de la peine à prendre avec sérieux et d'une
manière un peu suivie à la politique, à l'histoire, et à réfuter Burke
sans faiblir, celui qui écrivait dans le même moment:

«Brunswick, ce 24 décembre 1790.

«... Plus on y pense, et plus on est _at a loss_ de chercher le _cui
bono_ de cette sottise qu'on appelle le monde. Je ne comprends ni le
but, ni l'architecte, ni le peintre, ni les figures de cette lanterne
magique dont j'ai l'honneur de faire partie. Le comprendrai-je mieux
quand j'aurai disparu de dessus la sphère étroite et obscure dans
laquelle il plaît à je ne sais quel invisible pouvoir de me faire
danser, bon gré, mal gré? C'est ce que j'ignore; mais j'ai peur qu'il
n'en soit de ce secret comme de celui des francs-maçons, qui n'a de
mérite qu'aux yeux des profanes. Je viens de lire les _Mémoires de
Noailles_, par Millot, ouvrage écrit sagement, un peu longuement, mais
pourtant d'une manière intéressante et philosophique. J'y ai vu que
vingt-quatre millions d'êtres ont beaucoup travaillé pour mettre à la
tête de je ne sais combien de millions de leurs semblables un être comme
eux. J'ai vu qu'aucun de ces vingt-quatre millions d'êtres, ni l'être
qui a été placé à la tête des autres millions, ni ces autres millions
non plus, ne se sont trouvés plus heureux pour avoir réussi dans ce
dessein. Louis XIV est mort détesté, humilié, ruiné; Philippe V,
mélancolique et à peu près fou; les subalternes n'ont pas mieux fini;
et puis voilà à quoi aboutit une suite d'efforts, du sang répandu, des
batailles sans nombre, des travaux de tout genre; et l'homme ne se
met pas une fois pourtant en tête qu'il ne vaut pas la peine de se
tourmenter aujourd'hui quand on doit crever demain. Thompson, l'auteur
des _Saisons_, passait souvent des jours entiers dans son lit, et quand
on lui demandait pourquoi il ne se levait pas: _I see no motive to rise,
man_, répondait-il. Ni moi non plus, je ne vois de motifs pour rien dans
ce monde, et je n'ai de goût pour rien.»

Ce qui fait que Benjamin Constant est bien véritablement ce que j'ai
appelé un _girondin_ de nature, un inconséquent qui obéit non pas à des
principes, mais à des instincts, et qui ne cherchera guère jamais dans
les luttes publiques que de plus nobles émotions, c'est qu'il persiste,
au milieu de ces dégoûts et de ces anéantissements, à être libéral et
démocrate quand il est quelque chose. «Que la morale soit vague, que
l'homme soit méchant, faible, sot et vil, et de plus destiné à n'être
que tel,» il le croit très-habituellement, il ose l'écrire, et
pourtant... Voici des pages beaucoup trop démonstratives de ce que nous
avançons:

«Vendredi, ce 6 juillet 1791.

«... La politique, qui est la seule chose qui pique encore un peu
ma faible curiosité, me persuade plus tous les jours ces vérités
affligeantes. Croiriez-vous que les gens les plus violents dans
l'Assemblée nationale, ceux qui affichent le républicanisme le plus
outré, sont de fait vendus à l'Autriche? Merlin, Bazire, Guadet, Chabot,
Vergniaud, le philosophe Condorcet[196], sont soudoyés pour avilir
l'Assemblée, et les démarches incroyables dans lesquelles ils
l'entraînent sont autant de pièges qu'ils lui tendent; ils se
déshonorent pour la déshonorer. Ce Dumouriez que je croyais fol, mais de
bonne foi, est du parti des émigrés. C'est pour quelque argent qu'il
a fait déclarer la guerre, qu'il sacrifie des millions d'hommes.
Ces gueux-là ne sont pas même des scélérats par ambition, ou des
enthousiastes de liberté: ils sont démagogues pour trahir le peuple. Cet
excès d'infamie, dont j'ai vu les preuves, m'a inspiré un tel dégoût,
que je n'entends plus les mots d'humanité, de liberté, de patrie, sans
avoir envie de vomir...»

[Note 196: Il est inutile de remarquer qu'il se trompe au moins pour
quelques-uns de ces noms; il subit l'influence des fausses informations
dont on se repaissait à Brunswick; il va tout à l'heure se rétracter.]

Nous continuons de démontrer le _pour et contre_ en ce grand et mobile
esprit du futur tribun:

«(1792.) Je crois bien qu'à deux cents lieues d'ici l'argument que je
suis à Brunswick fait un effet superbe contre mon prétendu jacobinisme.
Si l'on savait que je ne vais point à la cour, que je ne sors que pour
me promener et pour voir Mme Mauvillon, qu'on ne m'invite jamais, qu'on
ne me fait pas même faire mon service, enfin que je suis ici comme si je
n'y étais pas, et que les démocrates prudents évitent de me voir de peur
de passer pour jacobins, cet argument ferait peut-être moins d'effet...»

«(17 mai 1792.) Si nous parlons de gouvernement, je crois que vous serez
contente de moi. En raisonnement, je suis encore très-démocrate, il
me semble que le sens commun est bien visiblement contre tout autre
système; mais l'expérience est si terriblement contre celui-ci, que
si, dans ce moment, je pouvais faire une révolution contre un certain
gouvernement dont vous savez que nous n'avons guère à nous louer[197], je
ne la ferais pas...»

[Note 197: Celui de Berne.]

On a, sous le Directoire, lancé contre Benjamin Constant, qui venait
de se déclarer républicain en France, une imputation absurde et
calomnieuse: on l'a accusé d'avoir rédigé la Proclamation du duc
de Brunswick; ce sont là de ces inventions de parti comme celle de
l'assassinat d'André Chénier contre Marie-Joseph; c'est ce qu'on appelle
jeter à son adversaire un _chat-en-jambes_[198]. Or nous lisons à la date
du 5 novembre 1792: «Voilà nos armées qui s'en reviennent, non pas comme
elles sont allées... Voilà Longwy et Verdun, ces deux premières et
seules conquêtes, rendues aux Français, et 20,000 hommes et 28 millions
jetés par la fenêtre sans aucun fruit. Quand je dis sans aucun fruit,
je me trompe, car la paix va se faire, au moins entre la Prusse et la
France, et c'est un grand bien... J'espère que le parti de Roland, _qui
est mon idole_, écrasera les Marat, Robespierre, et autres vipères
Parisiennes...»

[Note 198: L'expression est de Michaud l'académicien, très-bon
journaliste, mais qui aussi, comme tel, savait, employer au besoin
contre l'adversaire l'arme de la calomnie. Il appliqua un jour ce mot de
_chat-en-jambes_, précisément à propos de l'accusation forgée par lui
et par les autres écrivains royalistes sous le Directoire contre
Marie-Joseph: «Ah! disait-il en souriant et s'applaudissant, nous lui
avions lâché là un fameux _chat-en-jambes_.» Les Sauvages aussi se
servent sans scrupule de flèches empoisonnées.]

Nous retrouvons là Benjamin Constant revenu à son vrai point; il est
girondin avec Roland, ou plutôt encore avec Vergniaud, avec Louvet,
avec les moins puritains du parti; il abhorre Robespierre; mais, même
lorsqu'il voit celui-ci menaçant, il ne rend pas les armes, il ne dit
pas que tout est perdu: «Je vois beaucoup de mal (4 mai 1792), je vois
une distance immense et de nombreux et profonds abîmes entre le bien et
l'époque actuelle; mais il est sûr que nous marchons. Est-ce vers le
bien? je l'ignore; mais je n'en désespérerai que lorsque nous nous
serons arrêtés au mal.» Remarquez ce _nous_ par lequel il s'associe tout
à fait à la France; il me semble dans tout ceci que le politique, le
tribun se dégage et commence à poindre. Il nous révèle beaucoup trop
pourtant le secret du rôle politique dans le passage suivant. Il s'agit
de je ne sais quel travail dont il avait raconté le projet à Mme de
Charrière:

«Ce 7 juin (1792).

«... Je vous ai déjà marqué que l'insertion ne peut avoir lieu, 1° parce
que l'ouvrage n'est pas fait; 2° parce qu'il ne sera pas de nature à
être inséré. Du reste, nous ne sommes pas du même avis sur les livres,
et nous différons de principe. J'aimerais l'insertion pour la raison
même pour laquelle vous ne l'aimez pas. Croyez-moi, nos doutes, notre
vacillation, toute cette mobilité qui vient, je le crois, de ce que nous
avons plus d'esprit que les autres, sont de grands obstacles au bonheur
dans les relations et à la considération, qui, si elle n'est pas
toujours flatteuse, est toujours utile et très-souvent nécessaire.
Qu'est-ce que la considération? Le suffrage d'un nombre d'individus qui,
chacun pris à part, ne nous paraissent pas valoir la peine de rien faire
pour leur plaire, j'en conviens; mais ces individus sont ceux avec qui
nous avons à vivre. Il faut peut-être les mépriser, mais il faut les
maîtriser, si l'on peut, et il faut pour cela se réunir à ce qui se
rapproche le plus de nos vues, quitte à penser ce qu'on veut, et à le
dire à une personne tout au plus, à vous; car si je ne vous avais
pas, je n'aurais pas mis cette restriction. Nous sommes dans un temps
d'orage, et quand le vent est si fort, le rôle de roseau n'est point
agréable. Le rôle de chêne isolé n'est pas sûr, et je ne suis d'ailleurs
pas un chêne. Je ne veux donc point être moi, mais être ce que sont ceux
qui pensent le plus comme moi, et qui travaillent dans le même sens. Les
partis mitoyens ne valent rien; dans le moment actuel, ils valent moins
que jamais. Voilà ma profession de foi, que j'abrége, parce que je
suis sûr que vous ne serez jamais de mon avis, dont je ne suis guère.
Réservons cette matière pour une conversation; il est impossible de
s'expliquer par lettres. Quant à l'incognito, c'est très-fort mon idée
de le garder. Je serai deviné, soit, mais pas convaincu...»

Ceux qui se laissent éblouir par ces grands rôles sonores et ces
représentations publiques des Gracchus et des tribuns de tous les bords
et de tous les temps ne sauraient trop méditer ces tristes aveux d'un
homme qui, lui aussi, a été une idole et un drapeau. Je ne veux certes
pas dire que tous les personnages qui obtiennent les ovations populaires
soient tels, mais beaucoup le sont, et il y a une grande part de ce
calcul, de cette fiction dans chacun, même dans les meilleurs [199].

[Note 199: Dans cette même lettre, si pleine d'aveux, Benjamin
Constant en fait un autre encore que nous ne pouvons manquer
d'enregistrer au passage, bien qu'il n'ait pas trait à la politique.
Souvent il s'était moqué avec Mme de Charrière de la littérature
allemande; Mme de Charrière, dans sa hardiesse d'idées, avait plutôt
l'esprit français, le tour du XVIIIème siècle; Benjamin Constant visait
déjà au XIXème, et il avait des instincts plus larges, plus flottants,
plus aisément excités à toute nouveauté. «Un sujet de plaisanterie que
nous aurons perdu, c'est la littérature allemande. Je l'ai beaucoup
parcourue depuis mon arrivée. Je vous abandonne leurs poëtes tragiques,
comiques, lyriques, _parce que je n'aime la poésie dans aucune langue_;
mais, pour la philosophie et l'histoire, je les trouve infiniment
supérieurs aux Français et aux Anglais. Ils sont plus instruits, plus
impartiaux, plus exacts, un peu trop diffus, mais presque toujours
justes, vrais, courageux et modérés. Vous sentez que je ne parle que des
écrivains de la première classe.» Mais ce qui est plus vrai que tout,
c'est qu'_il n'aime la poésie en aucune langue_.]

À de certains moments, lui-même il se relève le mieux qu'il peut, il est
tenté de s'améliorer, de croire à l'inspiration morale; il s'écrie (17
mai 1792): «... Une longue et triste expérience m'a convaincu que le
bien seul faisait du bien, et que les déviations ne faisaient que du
mal, et je combats de toutes mes forces cette indifférence pour le vice
et la vertu qui a été le résultat de mon étrange éducation et de ma
plus étrange vie, et la cause de mes maux. Comme elle est opposée à mon
caractère, je la vaincrai facilement. Je suis las d'être égoïste, de
persifler mes propres sentiments, de me persuader à moi-même que je n'ai
plus ni l'amour du bien ni la haine du mal. Puisque avec toute cette
affectation d'expérience, de profondeur, de machiavélisme, d'apathie, je
n'en suis pas plus heureux, au diable la gloire de la satiété! Je rouvre
mon âme à toutes les impressions, je veux redevenir confiant, crédule,
enthousiaste, et faire succéder à ma vieillesse prématurée, qui n'a fait
que tout décolorer à mes yeux, une nouvelle jeunesse qui embellisse tout
et me rende le bonheur.»

Ces reprises heureuses, ces secousses de printemps passent vite; ils
retombent, et la fin de cette année 1792 ne nous le livre pas dans une
disposition plus vivante, plus ranimée: il continue de s'analyser en
tous sens et de se dénoncer lui-même. Il se voit à la veille de l'arrêt
de divorce, il est résolu à quitter Brunswick, il flotte entre vingt
projets:

«Brunswick, ce 17 décembre 1792.

«... Je l'ai senti à dix-huit ans, à vingt, à vingt-deux, à vingt-quatre
ans, je le sens à près de vingt-six; je dois, pour le bonheur des autres
et pour le mien, vivre seul; je puis faire de bonnes et fortes actions,
je ne puis pas avoir de bons petits procédés. Les lettres et la
solitude, voilà mon élément. Reste à savoir si j'irai chercher ces biens
dans la tourmente française ou dans quelque retraite bien ignorée. Mes
arrangements pécuniaires seront bientôt faits... Quant à ma vie ici,
elle est insupportable et le devient tous les jours plus. Je perds dix
heures de la journée à la cour, où l'on me déteste, tant parce qu'on me
sait démocrate que parce que j'ai relevé les ridicules de tout le monde,
ce qui les a convaincus que j'étais _un homme sans principes_[200]. Sans
doute tout cela est ma faute. Blasé sur tout, ennuyé de tout, amer,
égoïste, avec une sorte de sensibilité qui ne sert qu'à me tourmenter,
mobile au point d'en passer pour fol, sujet à des accès de mélancolie
qui interrompent tous mes plans, et me font agir, pendant qu'ils
durent, comme si j'avais renoncé à tout; persécuté en outre par les
circonstances extérieures, par mon père à la fois tendre et inquiet,...
par une femme amoureuse d'un jeune étourdi, platoniquement, dit-elle, et
prétendant avoir de l'amitié pour moi; persécuté par toutes les entraves
que les malheurs et les arrangements de mon père ont mises dans mes
affaires, comment voulez-vous que je réussisse, que je plaise, que je
vive?...»

[Note 200: Ce sont exactement les mêmes expressions qu'au début
d'_Adolphe_: «... Je me donnai bientôt par cette conduite une grande
réputation de légèreté, de persiflage, de méchanceté... On disait que
j'étais un homme immoral, un homme peu sûr: deux épithètes heureusement
inventées pour insinuer les faits qu'on ignore, et laisser deviner ce
qu'on ne sait pas.»]

Il deviendrait fastidieux d'assister plus longuement à ces vicissitudes
sans terme, mais on n'aurait pas sondé tout l'homme si nous en avions
moins dit. Nous serons rapide sur ce qui nous reste à parcourir, bien
que les ressources de cette correspondance ne soient pas moindres en
avançant et qu'elles renaissent volontiers à chaque page. Nous trouvons
Benjamin Constant à Lausanne, en juin 93; il y revint avec une véritable
joie; il s'étonnait de se sentir attiré vers ce beau lac et vers ces
montagnes. «Il serait singulier, disait-il, et pourtant je le crois
presque, que moi qui ai toujours mis une sorte de vanité à détester mon
pays, je fusse atteint du _heimweh_[201].» Il revoit tout d'abord Mme de
Charrière; mais l'idéal des jours anciens ne se recommence jamais; ce
rapprochement ne se passe point sans des brouilleries nouvelles, des
explications, des refroidissements à perte de vue; on assiste aux
derniers sanglots d'une amitié vive qui s'éteint, ou, pour parler plus
poliment, qui s'apaise pour se régler finalement dans une affectueuse
indifférence. Il revoit sa famille, ses tantes et ses cousines, qui le
traitent comme un très-jeune homme sans conséquence; il les laisse
dire et les raille; il raille les Lausannois comme il a fait les
Brunswickois; il ne ménage pas à la rencontre les émigrés français qu'il
trouve installés partout comme chez eux: aucun de leurs ridicules ne
lui échappe, et il n'a pas de peine à se garantir de leurs opinions. Sa
ligne girondine s'établit et se dessine de plus en plus: il s'obstine
à croire une république possible sans la Terreur, et il ne veut des
recettes de restauration à aucun prix. Les Mallet du Pan, les Ferrand,
ne sont en rien ses hommes, et plus d'une de ses lettres s'exprime sur
leur compte assez plaisamment[202]. Pressé pourtant, persécuté de nouveau
par sa famille, il repart en novembre pour cet éternel Brunswick. Arrêté
à la frontière allemande par les opérations militaires, il est heureux
d'un prétexte et s'en revient. Il ne se remet en route pour l'Allemagne
qu'en avril 1794, et arrive encore une fois à sa destination; mais cette
condition de domesticité princière lui est devenue trop insupportable,
il jette sa clef de chambellan, et le voilà décidément libre et de
retour à Lausanne dans l'été de cette même année. C'est durant ce
dernier séjour seulement, le 19 septembre, qu'il rencontre pour la
première fois Mme de Staël, ou du moins qu'il fait connaissance avec
elle. Il avait conçu quelques préventions contre sa personne, contre
son genre d'esprit, et obéissait en cela aux suggestions de Mme de
Charrière, qui était alors en froid avec _l'ambassadrice_, comme elle
l'appelait[203]. Une lettre de Benjamin Constant à Mme de Charrière,
publiée par la _Revue Suisse_[204], a donné le récit de cette première
rencontre, de ces premiers entretiens; il ne s'y montre pas encore
revenu de ses impressions antérieures: «30 septembre 1794... Mon voyage
de Coppet a assez bien réussi. Je n'y ai pas trouvé Mme de Staël, mais
l'ai rattrapée en route, me suis mis dans sa voiture, et ai fait le
chemin de Nyon ici (à Lausanne) avec elle, ai soupé, déjeuné, dîné,
soupé, puis encore déjeuné avec elle, de sorte que je l'ai bien vue et
surtout entendue. Il me semble que vous la jugez un peu sévèrement.
Je la crois très-active, très-imprudente, très-parlante, mais bonne,
confiante, et se livrant de bonne foi. Une preuve qu'elle n'est pas
uniquement une machine parlante, c'est le vif intérêt qu'elle prend à
ceux qu'elle a connus et qui souffrent, Elle vient de réussir, après
trois tentatives coûteuses et inutiles, à sauver des prisons et à faire
sortir de France une femme, son ennemie, pendant qu'elle était à Paris,
et qui avait pris à tâche de faire éclater sa haine pour elle de toutes
les manières. C'est là plus que du partage. Je crois que son activité
est un besoin autant et plus qu'un mérite; mais elle l'emploie à faire
du bien...» Ce qu'il y a d'injuste, de restrictif dans ce premier récit
se corrige généreusement, trois semaines après, dans la lettre suivante,
qui nous rend son impression tout entière, et qui mérite d'être connue,
parce qu'elle a en elle un accent d'élévation et de franchise auquel
tout ce qui précède nous a peu accoutumés, parce qu'aussi elle
représente avec magnificence et précision, en face d'une personne
incrédule, ce que presque tous ceux qui ont approché Mme de Staël ont
éprouvé. Qu'on ne demande pas au témoin qui parle d'elle d'être tout à
fait impartial, car on n'était plus impartial dès qu'on l'avait beaucoup
vue et entendue.

[Note 201: Le mal du pays.]

[Note 202: «Je ne comprends pas bien, écrit-il, ce que vous voulez
dire par votre _incertitude_ entre Ferrand et Mallet. Je suis
très-décidé, moi, et le choix ne m'embarrasse pas, car je ne veux ni de
l'un ni de l'autre. Grâce au ciel, le plan de Ferrand est inexécutable.
Si par le malade vous entendez la royauté, le clergé, la noblesse, les
riches, je crois bien que l'émétique de Ferrand peut seul les tirer
d'affaire; mais je ne suis pas fâché qu'il n'y ait pas d'émétique à
avoir. Je ne sais pas quel est le plan de Mallet. Peut-être est-ce ma
faute. Je sais qu'en détail il conseille une annonce de modération,
_fût-ce_, dit-il, _par prudence!_ mots qui ont un grand sens, mais qui
certes ne sont pas prudents. Enfin je désire que Mallet et Ferrand,
Ferrand et Mallet, soient oubliés, la Convention bientôt détruite, et
la république paisible. Si alors de nouveaux Marat, Robespierre, etc.,
etc., viennent la troubler et qu'ils ne soient pas aussitôt écrasés
qu'aperçus, j'abandonne l'humanité et j'abjure le nom d'homme.»]

[Note 203: On trouve dans l'édition de _Caliste_ (Paris, 1845), à la
fin du volume, quelques lettres tout aimables de Mme de Staël à Mme de
Charrière, qui prouvent bien que la froideur entre elles deux vint d'un
seul côté.]

[Note 204: N° du 15 mars 1844.]

«Lausanne, ce 21 octobre 1794.

«... Il m'est impossible d'être aussi complaisant pour vous sur le
chapitre de Mme de Staël que sur celui de M. Delaroche. Je ne puis
trouver malaisé de lui _jeter_, comme vous dites, quelques éloges.
Au contraire, depuis que je la connais mieux, je trouve une grande
difficulté à ne pas me répandre sans cesse en éloges, et à ne pas
donner à tous ceux à qui je parle le spectacle de mon intérêt et de mon
admiration. J'ai rarement vu une réunion pareille de qualités étonnantes
et attrayantes, autant de brillant et de justesse, une bienveillance
aussi expansive et aussi cultivée, autant de générosité, une politesse
aussi douce et aussi soutenue dans le monde, tant de charme, de
simplicité, d'abandon dans la société intime. C'est la seconde femme que
j'ai trouvée qui m'aurait pu tenir lieu de tout l'univers, qui aurait
pu être un monde à elle seule pour moi: vous savez quelle a été la
première. Mme de Staël a infiniment plus d'esprit dans la conversation
intime que dans le monde; elle sait parfaitement écouter, ce que ni vous
ni moi ne pensions; elle sent l'esprit des autres avec autant de plaisir
que le sien; elle fait valoir ceux qu'elle aime avec une attention
ingénieuse et constante, qui prouve autant de bonté que d'esprit.
Enfin c'est un être à part, un être supérieur tel qu'il s'en rencontre
peut-être un par siècle, et tel que ceux qui l'approchent, le
connaissent et sont ses amis, doivent ne pas exiger d'autre bonheur.»

Ce qui frappe d'abord ici, c'est combien le ton diffère de celui de tant
de pages précédentes: on entre dans une sphère nouvelle; il y a dignité,
élévation. Le dirai-je? ces qualités sont précisément ce qui manquait
à la relation de Benjamin Constant et de Mme de Charrière. L'excès
d'analyse, la facilité de médisance et d'ironie, une habitude
d'incrédulité et d'épicuréisme, venaient corrompre à tout instant ce que
cette influence pouvait avoir d'affectueux et de bon; Mme de Charrière
était le XVIIIème siècle en personne pour Benjamin Constant; il rompit à
un certain moment avec elle et avec lui. Homme singulier, esprit aussi
distingué que malheureux, assemblage de tous les contraires, patriote
longtemps sans patrie, initiateur et novateur jeté entre deux siècles,
tenant à l'un, à l'ancien, par les racines, hélas! et par les moeurs,
visant au nouveau par la tête et par les tentatives, il fut heureux qu'à
une heure décisive, un génie cordial et puissant, le génie de l'avenir
en quelque sorte, lui apparût, lui apprît le sentiment, si absent
jusqu'alors, de l'admiration, et le tirât des lentes et misérables
agonies où il se traînait. Il eût été guéri à coup sûr par ce
bienfaisant génie, s'il eût pu l'être; il fut convié du moins et associé
aux nobles efforts; il put se créer et poursuivre le fantôme, parfois
attachant, d'une haute et publique destinée.

Les opinions politiques de Benjamin Constant durant cette fin d'année
1794 se poussent, s'acheminent de plus en plus dans le sens indiqué, et
concordent parfaitement avec celles qu'il produira deux ans plus tard,
en 96, dans ses premières brochures:

«La politique française, écrit-il agréablement à Mme de Charrière (14
octobre 1794), s'adoucit d'une manière étonnante. Je suis devenu tout
à fait talliéniste, et c'est avec plaisir que je vois le parti modéré
prendre un ascendant décidé sur les jacobins. Dubois-Crancé, en
promettant la paix dans un mois, si l'unanimité pouvait se rétablir dans
l'assemblée, et Bourdon de l'Oise, en appelant la noblesse une classe
malheureuse et opprimée qui a eu des torts, mais qui doit s'attacher à
la république, oublier ses ressentiments, reprendre de l'énergie, m'ont
fait une impression beaucoup plus douce que je ne l'aurais attendu d'un
démocrate défiant et féroce tel que je me piquais de l'être. Je sens que
je me modérantise, et il faudra que vous me proposiez anodinement une
petite contre-révolution pour me remettre à la hauteur des principes...
Si la paix se fait, comme je le parie, et que la république tienne,
comme je le désire, je ne sais si mon voyage en Allemagne ne sera pas
dérangé de cette affaire-là, et si je n'irai pas voir, au lieu des
stupides Brunswickois et des pesants Hambourgeois, les nouveaux
républicains;

  Ce peuple de héros et ce sénat de sages!»

Il fit en effet le voyage de Paris dans le courant de 1795; il y revint
et s'y établit en 1796. Nous rejoignons ici le début du piquant article
de M. Loève-Veimars. Benjamin Constant n'a pas vingt-neuf ans; il passe
au premier abord pour un jeune Suisse républicain et très-candide, il
vient de perdre à peine son air enfantin. Quelques lettres d'un émigré
rentré et ami de Mme de Charrière nous le peignent alors sous son vrai
jour extérieur; nous savons mieux que personne le dedans:

«Paris, 11 messidor (30 juin 1795.)

«J'ai vu notre compatriote Constant[205]; il m'a comblé d'amitiés...
Vous avez vu de son ouvrage dans les Nouvelles politiques du 6, 7, 8
messidor... Benjamin est de tous les muscadins du pays le plus élégant
sans doute[206]. Je crois que cela est sans danger pour sa fortune. On
fait bien des choses avec un louis de Lausanne quand il vaut 800 francs,
et que les denrées ne sont point en raison de la valeur de l'or... Il me
paraît conserver ici la même existence d'esprit que M. Huber lui avait
vue à Lausanne. Il ne dit rien. On ne le prend pourtant pas pour un
sot... _Tout cela_ voit beaucoup un jeune Riouffe, qui est auteur des
_Mémoires d'un Détenu_, qui ont eu de la célébrité. Ce Riouffe est
extrêmement aimable... Benjamin est logé dans la rue du _Colombier_;
j'ai cru voir dans ce choix un souvenir sentimental.»

[Note 205: L'émigré qui écrit ces lettres à Mme de Charrière
s'était fait naturaliser en Suisse; c'est pour cela qu'il dit _notre_
compatriote.]

[Note 206: Tant qu'avait duré la tendre relation de Benjamin Constant
avec Mme de Charrière, la toilette n'avait guère été un article de
rigueur; elle lui passait volontiers le négligé. Lorsque plus tard elle
le vit devenir muscadin, elle lui dit un jour tristement: «Benjamin,
vous faites votre toilette, vous ne m'aimez plus!»]

«23 messidor.

«... L'aimable jeune homme! car il est vraiment aimable, vu avec
beaucoup de monde. Le salon de l'ambassade lui vaut mieux que le petit
cabinet de Colombier. Quand on est entouré de beaucoup, on veut plaire à
beaucoup et on plaît beaucoup plus. Vous ne serez pas fâché contre
moi, n'est-ce pas? Si vous n'étiez pas si sauvage, que vous voulussiez
rassembler dans votre cabinet vingt-cinq personnes, que l'un fût
girondin, l'autre thermidorien, l'autre platement aristocrate, l'autre
constitutionnel, un autre jacobin, dix autres rien, alors j'aimerais à
voir Constant écouté de tous à Colombier et goûté par tous. Le salon
d'ici lui va mieux. S'il n'y passait que deux heures par jour, il serait
pour lui la meilleure étude. Mais, hélas! il y passe dix-huit heures,
il ne vit plus que dans ce salon, et le salon le fatigue, il n'en peut
plus. Sa santé se délabre, son physique si grêle souffre déjà; cette
taille, qui était tout à coup devenue élégante, reprend aujourd'hui
cette courbure que Mlle Moulat[207] a si bien saisie. Il dit qu'il pense
à la retraite: il soupire après la douce solitude de l'Allemagne... Je
sors de chez lui. J'ai mangé des cerises avec lui,... il s'est endormi
au milieu de notre déjeuner. Nous avons reparlé de la soirée d'hier et
de ce Riouffe dont je vous ai déjà parlé. Il est impossible d'avoir plus
d'esprit que ce jeune homme et une expression plus heureuse. Ce jeune
homme a été persécuté comme girondin, et il est l'admirateur zélé des
grands talents qu'a produits ce parti. Il disputait avec un constituant
sur le mérite de la gironde. Le constituant, comme de raison,
l'attaquait, mais sans raison lui refusait de grands talents. Tout
cela voulait dire: J'ai plus de talent que vous, monsieur le
girondin.--Riouffe, au milieu d'une discussion très-orageuse, a ainsi
analysé les révolutions de France depuis cinq ans:--«Il y a eu en France
trois révolutions: une contre les privilèges, vous l'avez faite; une
contre le trône, nous l'avons faite; une contre l'ordre social, elle fut
l'ouvrage des jacobins, et nous les avons terrassés. Vous ébranlâtes le
trône et n'eûtes pas le courage de le renverser. Nous soutenions l'ordre
social, et nous le rétablissons.»

[Note 207: Elle faisait fort bien les silhouettes.]

L'excellent Riouffe se donne à lui et à ses amis un rôle qui pourra bien
paraître un peu flatté: on assiste là, du moins, aux conversations du
jour et au premier début de Benjamin Constant dans le monde politique.
De retour en Suisse dans les derniers mois de cette année (1795), il
n'avait de pensée que pour les affaires publiques et pour Paris. Il
fit ses premières armes de publiciste en 1796, et lança la brochure
intitulée _De la Force du Gouvernement actuel et de la Nécessité de s'y
rallier_. On y trouverait bien de l'ingénieux et aussi du sophisme; nous
sommes trop dans le secret pour ne pas en trouver avec lui. J'aime mieux
y noter une sorte de sincérité relative, un accord incontestable entre
les opinions qu'il y professe et celles qu'il nourrissait depuis
quelques années. Il parle comme un républicain, comme un constitutionnel
franchement rattaché au régime du Directoire; mais nous n'avons plus à
le suivre désormais. Pour clore le chapitre de sa relation avec Mme de
Charrière, il suffira d'ajouter que celle-ci lui pardonna toujours, lui
écrivit jusqu'à la fin (elle mourut en décembre 1805); il lui répondait
quelquefois. Elle recevait ses lettres avec un plaisir si visible, que
cela faisait dire à une personne d'esprit présente: «_Certains fils sont
fins et deviennent imperceptibles, cependant ils ne rompent pas._» Il se
mêlait bien à ce commerce prolongé un peu de littérature, au moins de sa
part à elle, quelques commissions pour ses ouvrages; elle le chargeait
de lui trouver à Paris un libraire. Il y réussissait de temps en temps,
il lui arrivait d'autres fois de garder ou de perdre les manuscrits.

La dernière lettre de lui à elle que nous ayons sous les yeux est du 26
mars 1796, à la veille de son départ pour la France dont il va devenir
décidément citoyen; elle se termine par ces mots et comme par ce cri:
«Adieu, vous qui avez embelli huit ans de ma vie, vous que je ne puis,
malgré une triste expérience, imaginer contrainte et dissimulante, vous
que je sais apprécier mieux que personne ne vous appréciera jamais.
Adieu, adieu[208]!»

[Note 208: La _Bibliothèque universelle de Genève_ des années 1847 et
1848 a donné depuis, _in extenso_, beaucoup de ces Lettres dont on vient
d'avoir l'extrait et l'esprit.]

Nous n'avons pas besoin d'excuses, ce semble, pour avoir si longuement
entretenu le lecteur d'une relation si singulière et si intime, pour
avoir profité de la bonne fortune qui nous venait, et des lumières
inattendues que cette correspondance projette en arrière sur les
origines d'une existence célèbre. Benjamin Constant n'est plus à
connaître désormais; il sort de là tout entier, confessant le secret
de sa nature même: _Habemus confitentem reum_. On se demande, on
s'est demandé sans doute plus d'une fois comment, avec des talents si
éminents, une si noble attitude de tribun, d'écrivain spiritualiste et
religieux, de vengeur des droits civils et politiques de l'humanité,
avec une plume si fine et une parole si éloquente, il manqua toujours à
Benjamin Constant dans l'opinion une certaine considération établie, une
certaine valeur et consistance morale, pourquoi il ne fut jamais pris
au sérieux autant que des hommes bien moindres par l'esprit et par les
services rendus. On peut répondre aujourd'hui en parfaite certitude:
C'est que tout cet édifice public si brillant, si orné, était au fond
destitué de principes, de fondements; c'est que le tout était bâti sur
l'amas de poussière et de cendre que nous avons vu. Il passa sa vie à
faire de la politique libérale sans estimer les hommes, à professer la
religiosité sans pouvoir se donner la foi, à chercher en tout l'émotion
sans atteindre à la passion. Il assista toujours par un coin moqueur
au rôle sérieux qui s'essayait en lui; le vaudeville de parodie
accompagnait à demi-voix la grande pièce; il se figurait que l'un
complétait l'autre; il avait coutume de dire, et par malheur aussi de
croire qu'_une vérité n'est complète que quand on y a fait entrer le
contraire_. Il y réussit trop constamment; de là, malgré de nobles
essors et des secousses généreuses, une ruine intime et profonde. Il
a le triste honneur d'offrir le type le plus accompli de ce genre de
nature contradictoire, à la fois sincère et mensongère, éloquente et
aride, chaleureuse et terne, romanesque et antipoétique, insaisissable
vraiment: telle qu'elle est, on n'en saurait citer aucune de plus
distinguée et de plus rare. C'est bien moins le blâmer avec dureté que
nous voulons en tout ceci, que l'étudier moralement et pousser jusqu'au
bout l'exemple. Il a commencé à le retracer, nous achevons. Qu'on relise
maintenant _Adolphe_.

15 avril 1844.


NOTE

Ce travail sur Benjamin Constant, publié d'abord en avril 1844, a eu des
conséquences qu'il n'est pas inutile de noter. Il produisit de l'émotion
dans le cercle charmant et distingué de l'Abbaye-aux-Bois, et Mme
Récamier, qui avait été fort rigoureuse à Benjamin Constant vivant,
crut devoir à sa mémoire de le justifier contre des vérités sévères.
Le résultat de cette première émotion fut la Biographie de Benjamin
Constant dans la _Galerie des Contemporains illustres_, par _un Homme de
rien_. M. de Loménie prit en main avec courtoisie la cause de Benjamin
Constant, et il fut en cela l'organe de l'Abbaye-aux-Bois. J'ai répondu
quelques mots à M. de Loménie, et cette réponse peut se lire au tome
III, page 373, de mes _Portraits contemporains_ (1846). Mais, non
satisfaite encore de cette première apologie de Benjamin Constant
qu'elle avait inspirée, Mme Récamier songea à faire publier les lettres
qu'elle avait reçues de cet homme distingué, autrefois fort amoureux
d'elle; elle confia à cet effet un choix de ces lettres à Mme Louise
Colet, qui devenait ainsi l'avocate officielle de l'ancien tribun. La
publication de ces Lettres de Benjamin Constant, commencée dans le
journal _la Presse_ après la mort de Mme Récamier, a été interrompue par
un procès dans lequel l'avocat de Mme Colet s'est fait à son tour
le défenseur de Benjamin Constant contre ce qu'il appelait nos
interprétations trop fines et subtiles. Certain comme je le suis d'être
dans le vrai relativement à ce caractère célèbre, sur lequel j'ai
recueilli nombre de témoignages intimes, j'avoue avoir éprouvé quelque
impatience en entendant ce concert de choses fausses et convenues, dites
et répétées par des gens qui n'étaient pas tous juges au même degré. Il
est pénible de venir tout d'abord récuser le témoignage de Mme Récamier;
son raisonnement, qui est bien celui d'une femme, revient à dire:
«Benjamin Constant m'a aimée, donc il était sensible.» Mais, en vérité,
de ce qu'un homme a été amoureux d'une femme et l'a désirée ardemment,
de ce qu'il lui a écrit mille choses vives, spirituelles et en apparence
passionnées, pour tâcher de l'attendrir et de la posséder, qu'est-ce
qu'on en peut raisonnablement conclure pour la sensibilité véritable de
cet homme? Ce n'est pas ce qu'on écrit _avant_ qui compte. L'homme qui
désire se pare de toutes ses couleurs, il veut plaire; cela ne prouve
rien. Mais quand Benjamin Constant eut échoué, que fit-il? que dit-il,
et comment jugea-t-il alors ses premiers empressements et la conduite
qu'on avait tenue envers lui? Or, nous le savons de Benjamin Constant
lui-même; voici un passage textuel tiré de son _Carnet_, que j'ai eu
entre les mains, et que M. Loève-Veimars avait vu également: le passage
répond à tous ces semblants de tendresse et à toutes ces déclamations
sentimentales dont on n'est dupe que quand on le veut bien. Benjamin,
sur ce carnet, traçait pour lui, pour lui seul, le canevas et, pour
ainsi dire, la table des matières des Mémoires qu'il projetait d'écrire.
Arrivé à l'année 1814, il disait (je copie toute la page sans en rien
retrancher):

«Départ avec le corps de Bernadotte pour Bruxelles, avril 1814. Départ
pour Paris avec Auguste de Staël. Article du 21 avril dans les _Débats_,
cet article exprimant ma façon de voir la Restauration. État de
l'opinion. Constitution du Sénat repoussée. Toujours la même opposition
irréfléchie, sous le Directoire, sous le Consulat, à la Restauration;
nous la retrouverons aux Cent-Jours. Pouvoir royal neutre, idée féconde
tout à fait étrangère alors en France.--Jeu. Je gagne. Achat avec
mon gain de la maison rue Neuve-de-Berry, première cause de mon
éligibilité.--Mme Récamier se met en tête de me rendre amoureux d'elle.
J'avais quarante-sept ans. Rendez-vous qu'elle me donne, sous prétexte
d'une affaire relative à Murat, 31 août. Sa manière d'être dans cette
soirée: _Osez!_ me dit-elle. Je sors de chez elle amoureux fou. Vie
toute bouleversée. Invitation à Angervilliers. Coquetterie et dureté de
Mme Récamier. Je suis le plus malheureux des hommes. Inouï qu'avec ma
souffrance intérieure j'aie pu écrire un mot qui eût le sens commun.
Jeu commençant à m'être défavorable, parce que je ne pense qu'à Mme
Récamier. Débarquement de Bonaparte. Pas l'effet d'une conspiration,
mais une conspiration à côté. 5 mars 1815. Je me jette à corps perdu du
côté des Bourbons.--Mme Récamier m'y pousse.--Chateaubriand prétendait
que tout serait sauvé, si on le faisait ministre de l'intérieur.
Sottises des royalistes. Leur refus de rien faire pour regagner
l'opinion. Je ne m'obstine que plus à repousser Bonaparte. Mon article
du 19 mars. Le roi part le même jour. Bonaparte arrive le soir (20). Je
me cache chez le ministre d'Amérique. Je pars pour Nantes avec un consul
américain. Troubles de la Vendée. J'apprends à Ancenis que Nantes est
aux bonapartistes, et Barante (le préfet) en fuite. Je retourne à Paris,
28 mars. Mme Récamier au milieu de tout cela. Entrevue avec Bonaparte,
je crois le 10 avril. Travail à l'Acte additionnel.--Montlosier. Duel.
Cour Bonapartiste. Publication de l'Acte additionnel. Mauvais effet
sur l'opinion. Révolte universelle de cette opinion. Ma nomination au
Conseil d'État, 22 avril. Indignation publique, lettres anonymes, mon
entrée au Conseil d'État; je n'y manque point. Mes entrevues avec
l'Empereur. Amour au milieu de tout cela. Départ de l'Empereur pour
Waterloo. Défaite. Trahison morale universelle. Abdication. Envoi
à Hagueneau. Retour à Paris. Trahisons accumulées de Fouché. Mon
inscription sur la liste du 24 juillet. Mémoire rédigé à tout hasard.
Radiation de la liste. Dureté et indifférence de Mme Récamier durant
cette espèce de persécution. Mon amour persiste. Intimité intermittente.
Confidence sur Lucien et sur Auguste, le prince Auguste de Prusse. Je
pars pour l'Angleterre par Bruxelles, 31 octobre 1815, etc., etc.»

Et maintenant, quand on publiera les lettres d'amour de Benjamin
Constant à Mme Récamier, quand on relira la biographie flatteuse qu'il a
tracée d'elle pour lui plaire et la charmer, quand on le verra prodiguer
les larmes, les soupirs, faire jouer les feux follets de l'imagination
et même les légères vapeurs du mysticisme (car tout est bon pour
s'insinuer), on aura le revers; on saura ce qu'il était _avant_ et
_après_; avant, tant qu'il eut le désir, et après, quand il eut cessé
d'espérer.




CE QU'EN AURAIT DIT SAINT-ÉVREMOND
VIE DE MADAME DE KRÜDNER, PAR M. CHARLES EYNARD

Il y a déjà plus de douze ans que la Revue [209] s'est occupée de Mme de
Krüdner, et que nous avons classé à son rang l'auteur de _Valérie_ parmi
les aimables romanciers du siècle. Nous n'avions pas prétendu retracer
toute l'histoire de cette femme brillante et diversement célèbre; nous
ne nous étions attaché qu'à bien saisir l'expression de sa physionomie
en deux ou trois circonstances principales, et à la montrer sous son
vrai jour. Ayant eu l'occasion depuis de faire réimprimer ce premier
travail, nous en disions: «Comme biographie, ce simple _pastel_, dans
lequel on s'est attaché à l'esprit et à la physionomie plus encore
qu'aux faits, laisse sans doute à désirer; un de nos amis, M. Charles
Eynard, à qui l'on doit déjà une _Vie_ du célèbre médecin Tissot,
prépare depuis longtemps une biographie complète de Mme de Krüdner.
Renseignements intimes, lettres originales, rien ne lui aura manqué,
surtout pour la portion religieuse. Nous hâtons de tous nos voeux cette
publication.»

[Note 209: La _Revue des Deux Mondes_, livraison du 1er juillet 1837;
et dans les _Portraits de Femmes_.--Cette nouvelle et dernière Mme de
Krüdner dément et déjoue l'autre sur quelques points; je le regrette,
mais, en ce qui me semble vrai, je n'ai jamais été à une rétractation ni
à une rectification près.]

C'est ce travail, fruit de plusieurs années d'une recherche suivie et
d'un culte patient, qui paraît aujourd'hui et qui justifie amplement
notre promesse. La mémoire de Mme de Krüdner est désormais assurée
contre l'oubli, et, ce qui vaut mieux, contre le dénigrement facile qui
naissait d'une demi-connaissance. On la suit dès le berceau, on assiste
à ses jeux, à ses rêveries d'enfance, à son mariage, à sa première vie
diplomatique, à ce premier débordement d'imagination qui cherchait un
objet idéal, même dans son sage mari; on la voit, à Venise (1784-1786),
laissant s'exalter près d'elle la passion d'Alexandre de Stakieff, le
jeune secrétaire d'ambassade, dont elle fera plus tard le Gustave de
_Valérie_, ne favorisant pas ouvertement cette passion, ne la partageant
pas au fond, mais en jouissant déjà et certainement reconnaissante. M.
Eynard établit très-bien, d'ailleurs, que Mlle de Wietinghoff, mariée
à dix-huit ans au baron de Krüdner, qui avait juste vingt ans plus
qu'elle, qui était veuf ou plutôt qui avait divorcé deux fois, s'efforça
sérieusement de l'aimer et de trouver en lui le héros de roman qu'elle
s'était de bonne heure créé dans ses rêves. C'était dans les premiers
temps un parti pris chez elle d'aimer, d'admirer son mari: «On ne sait
d'abord, écrivait-elle, ce qu'on aime le plus en lui, ou de sa figure
noble et élevée, ou de son esprit qui est toujours agréable et qui
s'aide encore d'une imagination vaste et d'une extrême culture; mais, en
le connaissant davantage, on n'hésite pas: c'est ce qu'il tire de son
coeur qu'on préfère; c'est quand il s'abandonne et se livre entièrement
qu'on le trouve si supérieur. Il sait tout, il connaît tout, et le
savoir en lui n'a pas émoussé la sensibilité. Jouir de son coeur, aimer
et faire du bonheur des autres le sien propre, voilà sa vie.» Quoique M.
de Krüdner fût un homme de mérite, sa jeune femme lui prêtait assurément
dans ce portrait flatté; toute leur relation peut se résumer en deux
mots: elle était romanesque, et il était positif. Ajoutons qu'il avait
quarante ans quand elle en avait vingt. Durant ce séjour à Venise, «sans
cesse occupée de lui, dit M. Eynard, elle passait sa vie à lui prouver
sa tendresse par des attentions infructueuses à force de délicatesse.
Elle entreprenait des courses lointaines et fatigantes pour lui procurer
des fleurs et des fraises dans leur primeur. D'autres fois, la vue d'un
danger, les caprices d'un cheval fougueux que son mari se plaisait
à monter; lui causaient de si vives terreurs qu'elle en perdait
connaissance...» Toutes ces recherches et ces inventions de sensibilité
étaient peine perdue. Un jour, le baron de Krüdner était allé faire une
visite à la campagne; vers le soir, un orage éclate. Mme de Krüdner
s'inquiète; les heures s'avancent, l'orage ne cesse pas; sa tête se
monte: elle se figure le sentier qui longe la Brenta envahi par les
eaux, son mari luttant avec le péril; elle veut l'en arracher. La voilà
sortie au milieu de la nuit, allant à la découverte, interrogeant les
rares passants, puis raccourant au logis pour faire lever sa femme de
chambre, et se mettant en route à l'aventure. M. de Krüdner, qu'elle
finit par rencontrer, s'étonne, la rassure, la gronde: «Mais quelle
folie, ma chère amie! Pouviez-vous croire que je courusse le moindre
danger? Vous auriez dû vous coucher. Vous vous tuerez avec une pareille
sensibilité.» M. Eynard, qui raconte très-bien cette petite scène,
ajoute que ces mots pleins de raison plongeaient un poignard dans le
coeur de Mme de Krüdner: «Hélas! pensait-elle, à ma place il se serait
couché, et il aurait dormi!»

Elle cherchait évidemment l'amour; elle cherchait à le ressentir,
surtout à l'inspirer; elle en aimait la montre et le jeu. Je suis
très-frappé, en lisant M. Eynard et les pièces qu'il produit, de ce
besoin et aussi de ce talent inné de Mme de Krüdner, et combien elle
s'entend de bonne heure à la mise en scène du sentiment: j'en suis
presque effrayé à certains endroits, quand je songe à combien de choses
cet art secret a pu se mêler insensiblement depuis, sans qu'elle-même
s'en rendît peut-être bien compte. Elle ne devait pourtant pas être tout
à fait sans se rendre compte et sans jouir déjà de son premier succès
dans cette vie de Venise; et lorsque son biographe nous l'y représente
entourée, encensée du monde, _mais sans s'en apercevoir_, il la suppose
un peu trop absorbée, je le crois, par son affection pour son mari. Elle
ne se serait pas si bien souvenue après coup de tant de circonstances
flatteuses dans _Valérie_, si elle n'y avait fait attention au moment
même. Le coeur des personnes romanesques, de celles qui aiment le
raffinement et l'amalgame, est capable de plus d'une attention à la
fois.

Quoi qu'il en soit, il paraît bien que ce ne fut qu'à Copenhague, où
elle alla en quittant Venise, que la jeune ambassadrice fut entièrement
éclairée sur le genre de sentiment qu'elle avait inspiré à M. de
Stakieff. Celui-ci, en sincère et véritable amant, avait pu se contenir
tant qu'il avait vu l'objet de son adoration rester dans une sphère de
pureté et d'innocence; mais lorsqu'en arrivant à Copenhague la jeune
femme, a bout de son essai de roman conjugal et comme en désespoir de
cause, se fut lancée dans les dissipations du monde et le tourbillon de
la vanité, l'humble adorateur n'y tint pas, et, en prenant la résolution
de s'éloigner, il fit sa déclaration, non pas à madame, mais à M. de
Krüdner lui-même. «Ce qui est inexplicable, ce qui est vrai pourtant,
lui écrivit-il, c'est que je l'adore parce qu'elle vous aime. Dès
l'instant où vous lui seriez moins cher, elle ne serait plus pour moi
qu'une femme ordinaire, et je cesserais de l'aimer.» M. de Krüdner,
touché de cette lettre comme un galant homme pouvait l'être, fit avec
gravité une chose imprudente: il montra cette déclaration à sa femme;
et, en croyant stimuler sa vertu, il ne fit qu'irriter sa coquetterie.
Dès ce jour, Mme de Krüdner se mit sur le pied de ne pouvoir rien
ignorer de ce qu'on éprouvait pour elle.

Au milieu de cette vie d'excitation et d'élourdissement, se voyant
atteinte de crises nerveuses et menacée d'une maladie de poitrine, Mme
de Krüdner part pour Paris au mois de mai 1789; elle n'y était venue que
tout enfant, à l'âge de treize ans: c'est donc pour la première fois
qu'elle va juger de cette ville, qui était bien véritablement alors la
capitale du monde. M. Eynard a très-bien résumé ces premières phases du
développement de Mme de Krüdner, quand il dit: «Encore enfant, à
Millau, elle ne cherchait que l'amusement; à Venise, son coeur parle; à
Copenhague, sa vanité s'éveille; mais c'est à Paris que son intelligence
semble réclamer ses droits.» A peine y est-elle arrivée en effet, que
Mme de Krüdner recherche les savants et les gens de lettres en renom,
l'abbé Barthélémy, Bernardin de Saint-Pierre. M. Eynard s'étonne trop,
selon nous, du goût de la curieuse étrangère pour les _Voyages du jeune
Anacharsis_ et pour leur aimable auteur. Il ne paraît pas soupçonner
combien ce jeune Anacharsis, qu'il appelle _un Scythe glacé_, dut
paraître agréable à son début; et quand il fait de celui qui conçut
cet ingénieux ouvrage _un vieil abbé, membre de l'Académie des
Inscriptions_, il méconnaît l'hôte spirituel de Chanteloup, le savant
supérieur qui, entre autres choses, savait vivre, savait écrire et
causer. Quant à Bernardin de Saint-Pierre, on s'explique aisément
l'enthousiasme avec lequel Mme de Krüdner le chercha d'abord et l'espèce
de culte qu'elle lui garda toujours. Il avait beaucoup connu autrefois
en Russie le maréchal de Münnich, dont elle était la petite-fille; mais
surtout il résumait en soi, comme écrivain, les qualités et les défauts,
la forme de sentimentalité naturelle dont elle était alors idolâtre.
Avec lui, elle se disait et se croyait de plus en plus voisine de la
nature, et, dans le même temps, elle trouvait moyen de faire un compte
de 20,000 francs chez la marchande de modes de la Reine, Mme Bertin.

Durant ces années et toutes celles qui suivent, M. Eynard,
très-différent en cela du vulgaire des biographes, n'a nullement flatté
son héroïne; il ne craint pas de nous la montrer dans la contradiction
et le désordre des sentiments qui l'agitent et qui, plus d'une fois,
l'égarent. Il est si sûr de nous la présenter ensuite parfaitement
convertie, qu'il s'inquiète peu de nous la voiler avec grâce comme
pécheresse. L'avouerai-je? en le lisant, j'ai senti la Mme de Krüdner
que j'aimais perdre quelque chose de son attrait et de son mystère. M.
Eynard a sans doute ajouté à l'idée qu'on peut prendre d'elle sous sa
dernière forme et à son importance comme prêcheuse, mais il a ôté à son
premier charme.

Dussé-je me juger moi-même et trahir mon faible, ce n'est pas
précisément la sainte que je m'étais accoutumé à aimer dans Mme de
Krüdner: la sainte, chez elle, je ne voudrais ni la railler ni la
serrer de trop près, mais je ne puis non plus la prendre tout à fait au
sérieux; la part d'illusion y est trop manifeste. Sa charité me touche,
sa facilité et parfois sa puissance de parole mystique m'étonne et me
séduit; mais, tout en me prêtant à la circonstance et en ayant l'air de
suivre le torrent, je me réserve le sourire. Ce que décidément j'aimais
dans Mme de Krüdner, c'est l'auteur et le personnage de _Valérie,_ la
femme du monde qui souffre, qui cherche quelque chose de meilleur, qui
aura un jour sa conversion, sa pénitence, sa folie mystique; qui ne Fa
pas encore, ou qui n'en a que des lueurs; qui n'a renoncé ni au désir de
plaire; ni aux élégances, ni à la grâce, dernière magie de la beauté;
qui se contredit peut-être, qui essaie de concilier l'inconciliable,
mais qui trouve dans cette impossibilité même une nuance rapide et
charmante dont son talent se décore. La prophétesse, la sainte dans le
lointain ne nuisait pas, mais dans le lointain seulement. La figure de
Valérie, encore belle, se détachait sur ce fond de vapeur.

Cette figure de Valérie, qui nous était surtout chère, se trouve
sacrifiée chez M. Eynard, qui se soucie moins que nous de l'intérêt
poétique, et qui croit que l'aimable romancier a fini par guérir
radicalement de sa chimère, par obtenir en don l'entière vérité. Il
raconte d'une manière intéressante, mais intéressante à regret, en
s'attachant à marquer son dégoût et à exciter le nôtre, la grande
aventure de coeur de Mme de Krüdner, durant son séjour à Montpellier
(1790), sa première faute éclatante, sa passion pour M. de Frégeville,
alors officier brillant de hussards, et que plus tard il rencontra
lieutenant-général cassé de vieillesse. J'ai vu en tête d'une édition
des _Lettres portugaises_ un portrait de M. de Chamilly, devenu maréchal
de France, qui représentait bien ce grand et _gros_ homme dont parle
Saint-Simon: M. de Chamilly était certes, à cette époque, aussi peu
romanesque d'apparence, aussi peu ressemblant au jeune lui-même
d'autrefois que dut le paraître le général de Frégeville à M. Eynard,
quand celui-ci le rencontra à l'improviste dans un salon de Paris. «Je
fus présenté au général, dit M. Eynard; je le vis plusieurs fois et
toujours s'attendrissant au souvenir de Mme de Krüdner. Je m'étais
imposé une entière réserve sur des faits qui pouvaient humilier un
vieillard...» Que l'excellent biographe me permette de l'arrêter ici
pour un simple mot: _humilier un vieillard!_ et pourquoi donc? Je
conçois le sentiment de discrétion et de délicatesse qui fait qu'on
hésite à toucher à de vieilles blessures et à remuer les cicatrices d'un
coeur; mais ce mot _humilier_ en pareil cas n'est pas français: tant que
la dernière source, la dernière goutte du vieux sang de nos pères n'aura
pas tari dans nos veines, tant que notre triste pays n'aura pas été
totalement _régénéré_ comme l'entendent les constituants et les
sectaires, il ne sera jamais humiliant pour un homme, même vieux,
d'avoir aimé, d'avoir été aimé, fût-ce dans un moment d'erreur. On
pouvait hésiter à prononcer le nom de Mme de Longueville devant M. de La
Rochefoucauld, mais au pis cela ne l'humiliait pas. M. Eynard me dira
que c'est dans le sens chrétien qu'il parle; je le sais; mais je ne
voudrais pas que, dans une vie comme celle qu'il nous expose si bien,
l'expression même la plus rigoureuse parût choquer une nuance sociale,
une nuance féminine. Je vais continuer de lui paraître bien léger en
telle matière; mais je suis persuadé que Mme de Krüdner, déjà convertie,
eût été choquée elle-même, au milieu de tous ses repentirs, qu'on vînt
dire que l'homme qu'elle avait un jour aimé pût être _humilié_ à ce
souvenir.

Et puisque j'en suis sur cet ordre de critiques, je me permettrai de
trouver encore que M. Eynard traite bien durement le spirituel comte
Alexandre de Tilly, «un homme que ses ridicules Mémoires, dit-il, ont
livré au mépris des uns et à la pitié des autres.» On a assez le droit
d'être sévère pour le comte de Tilly, sans qu'il soit besoin d'en venir
à ces extrémités de dédain qui passent la justice; d'autres diraient,
qui blessent la charité. J'ai rencontré des gens de goût moins sévères.
Les jolis Mémoires qu'a laissés Tilly peuvent bien ne pas être
très-édifiants, ils ne sont certainement pas ridicules. Mais c'est au
sujet du prince de Ligne surtout que M. Eynard me paraît sortir du vrai.
On a dit de cet aimable vieillard qu'il n'avait jamais eu que vingt ans;
il avait quatre-vingt-un ans qu'il se croyait jeune encore. Un jour, une
nuit de décembre, à Vienne, après quelques heures passées dans l'attente
de je ne sais quel rendez-vous, il rentra chez lui avec la fièvre, et
l'idée de la mort se présenta brusquement à lui. Il essaya d'abord de
chasser l'apparition funèbre, de l'exorciser gaiement; il rappela en
plaisantant les vers badins que l'empereur Adrien mourant adressait à sa
petite âme. Mais vers le milieu de la nuit sa tête se prit; il eut un
accès de délire, durant lequel il proféra quelques mots sans suite,
qui semblaient se rapporter aux propos de la veille: «Fermez la porte!
va-t'en!... La voilà qui entre! mettez-la dehors, la camarde... la
hideuse!...» Puis il mourut une heure après. M. Eynard n'a pas de termes
assez forts pour flétrir ce qu'il appelle cette _épouvantable_ mort, et
il y voit un tableau _aussi lugubre que saisissant_. C'est ainsi que
parlerait Nicole; c'est ainsi que Bossuet parle de l'horrible fin de
Molière. Je conviendrai sans peine qu'il est de plus belles morts que
celle du prince de Ligne; mais, à moins de se placer au point de vue de
l'éternité (chose toujours rare), on devra convenir aussi qu'il est peu
de morts plus aisées et plus douces. Évitons les exagérations. Il
est deux points qui m'ont toujours choqué chez mes meilleurs amis
jansénistes, c'est quand ils insistent sur la damnation des enfants
morts sans baptême, et sur celle des vieillards morts sans confession.
M. Eynard, qui est peut-être choqué de ces deux duretés autant que nous,
n'a pas besoin à son tour, pour nous toucher, de recourir aux couleurs
outrées ni aux contrastes. Pour nous convier à bien mourir, qu'il nous
peigne une belle mort, et qu'il ne nous présente pas surtout comme
affreuse une fin que beaucoup d'honnêtes gens non croyants seraient
plutôt tentés d'envier.

Je me laisse aller à dire la vérité comme moi-même au fond je la sens.
M. Eynard me le pardonnera, il m'y a presque obligé en se plaçant sur ce
terrain d'exacte vérité et en m'y appelant avec lui. Je ne demande
pas mieux, en général, quand je fais un portrait de femme, et, en
particulier, un portrait comme celui de Mme de Krüdner, de ne pas
pousser à bout les choses, de respecter le nuage et de me prêter à
certaines illusions; je crois, en cela, être fidèle encore à mon modèle.
Cette discrétion devient aujourd'hui hors de propos; M. Eynard a chassé
le nuage où la figure de Mme de Krüdner se dessinait: s'il y a lieu de
discuter sur quelques points avec l'excellent et complet biographe,
je ne craindrai donc pas de le faire. J'ai dit qu'à l'aide de ses
très-curieux documents il m'a gâté un peu mon idéal de Valérie. Je ne le
lui reproche pas; je l'en loue, tout en le regrettant. Grâce à lui, on
sait maintenant à point nommé le dessous de cartes, car il y en avait
un, et chacun va en juger. Mme de Krüdner, après l'éclat de son épisode
avec M. de Frégeville, après avoir franchement déclaré à son mari que
_le lien conjugal était rompu_, et s'être vue l'objet de sa clémence,
habite le Nord pendant quelques années, et ne revient en Suisse, puis
à Paris, que vers 1801, à cette époque d'une renaissance sociale
universelle. Elle n'a pas alors moins de trente-sept ans; elle les
déguise avec art sous une grâce divine que les femmes mêmes sont forcées
d'admirer; mais elle sent que le moment est venu d'appeler à son aide
les succès de l'esprit et de prolonger la jeunesse par la renommée.
C'est un parti pris chez elle; elle était forte pour les partis pris,
et son imagination ensuite, sa faculté d'exaltation et de sensibilité
tenaient la gageure. La tête commençait, le coeur après entrait en jeu.
Elle se dit donc qu'il est temps pour elle d'ajouter, de substituer
insensiblement un attrait à un autre; elle veut devenir célèbre par le
talent, et elle ne ménage pour cette fin aucun moyen. Liée avec Mme de
Staël, avec Chateaubriand, qui venait de donner _Atala_, no négligeant
point pour cela son vieil ami Saint-Pierre, accueillant les poëtes
et n'oubliant pas les journalistes, elle dresse ses batteries pour
atteindre du premier coup à un grand succès. Le roman de _Valérie_ était
à peu près achevé; elle en confiait sous main le manuscrit, elle en
faisait à demi-voix des lectures; elle demandait des conseils et
essayait les admirateurs. Tout était près pour la publication désirée,
quand M. de Krüdner dérangea des mesures si bien prises en mourant
brusquement d'apoplexie le 14 juin 1802.

Après deux mois de deuil et de retraite à Genève, Mme de Krüdner se
rendit à Lyon pour y passer l'automne et l'hiver de cette même année.
Elle était déjà très-consolée; elle revoyait peu à peu le monde,
recommençait à danser cette _danse du schall_ qu'elle dansait si bien,
et ressongeait à Paris, son vrai théâtre. Mais elle ne voulait pas y
revenir comme une simple mortelle, et puisqu'elle avait été forcée de le
quitter au moment d'obtenir son succès littéraire, elle voulait que le
retard servît du moins à rendre le retour plus éclatant. M. Eynard, sur
ce point, ne nous laisse rien ignorer, et ce chapitre de son ouvrage
est un des plus piquants que nous offre l'histoire secrète de la
littérature. Mme de Krüdner se trouvait très-liée avec le docteur Gay,
médecin homme d'esprit[210], et très-propre au manège qu'elle désirait. Il
s'agissait pour elle de revenir à Paris le plus tôt possible, sans plus
tenir compte de son deuil, et en y paraissant comme forcée par ses
nombreux amis et par ses admirateurs. Pour monter à souhait celle
rentrée en scène, elle imagina de faire faire à Paris, par les soins
du docteur Gay, des vers à sa louange dont elle envoyait de Lyon le
canevas: ces vers adressés à _Sidonie_ (Sidonie, c'était, comme Valérie,
l'héroïne d'un de ses romans, c'était elle-même), ces vers devaient se
trouver insérés comme par hasard dans quelque journal de Lyon ou de
Paris. Voici, au reste, la lettre qu'elle adressait à l'habile docteur;
j'en rougis pour mon héroïne, mais M. Eynard a déchiré le voile, et
il est désormais inutile de dissimuler: «J'ai une autre prière à vous
adresser, lui écrivait-elle; faites faire par un bon faiseur des vers
pour noire amie Sidonie. Dans ces vers que je n'ai pas besoin de vous
recommander, et qui doivent être du meilleur goût, il n'y aura que cet
envoi: _A Sidonie_. On lui dira: _Pourquoi habites-tu la province?
Pourquoi la retraite nous enlève-t-elle tes grâces, ton esprit? Tes
succès ne t'appellent-ils pas à Paris? Tes grâces, tes talents y seront
admirés comme ils doivent l'être. On a peint ta grâce enchanteresse[211],
mais qui peut peindre ce qui te fait remarquer?_--Mon ami, c'est à
l'amitié que je confie cela: je suis honteuse pour Sidonie, car je
connais sa modestie; vous savez qu'elle n'est pas vaine: j'ai donc des
raisons plus essentielles pour elle qu'une misérable vanité pour vous
prier de faire faire ces vers, et bientôt: dites surtout qu'elle est
dans la retraite, et qu'à Paris seulement on est apprécié. Tâchez qu'on
ne vous devine pas. Faites imprimer ces vers dans le journal du soir...
Envoyez-moi bien vite le journal où cela sera imprimé... Si le journal
ne voulait pas s'en charger ou qu'il tardât trop, envoyez-moi-les écrits
à la main, et on les insérera ici dans un journal...» Puis vient le
prêté-rendu, la récompense offerte au bon docteur, la promesse de
contribuer _à lui faire acquérir_ en retour _cette réputation que
méritent ses talents et ses vertus_: «Oui, digne et excellent homme,
j'espère bien y travailler; j'attends avec impatience le moment où,
rendue à Paris, mon temps, mes soins et mon zèle vous seront consacrés:
vous me ferez connaître La Harpe, auprès duquel est déjà un de vos amis.
Je travaillerai auprès de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand,
d'une foule d'étrangers de ma connaissance, et nous réussirons, _car les
intentions pures réussissent toujours_.»

[Note 210: Les médecins, quand ils se mêlent d'être charlatans, ne le
sont pas à demi; ils connaissent mieux que d'autres la trame humaine.
M. Eynard cite à ce sujet le docteur Portal et son procédé si souvent
raconté pour se créer, à son arrivée à Paris, une réputation et une
clientèle; mais, en rapportant ce trait de charlatanisme aux premières
années du siècle, il commet un anachronisme de plus de trente ans.
Portai était membre de l'Académie des sciences et professeur au Collège
de France dès 1770.]

[Note 211: Mme de Staël, dans le roman de _Delphine_, qui venait de
paraître.]

Là est surtout ce qui me choque, le jargon de pureté et de piété qui se
mêle à de tels manèges. C'est, je le répète, ce qui m'effraie un peu
pour l'avenir de Mme de Krüdner: lorsqu'on s'est livré une fois à de
pareilles combinaisons et qu'on y excelle, est-on bien sûr, même en
changeant de matière, de se guérir jamais? M. Eynard est de ceux qui
croient qu'il y a un remède efficace et souverain par qui l'homme
vraiment se régénère et parvient à se transformer du tout au tout. Des
physiologistes et des moralistes plus positifs pensent seulement que
celui qui a l'air de se convertir se retourne, et qu'à la bien suivre,
la même nature, aux divers âges et dans les divers emplois, se
retrouverait au fond jusque sous le déguisement.--Dans toutes ses
lettres au docteur Gay, Mme de Krüdner continue de commander instamment
les vers désirés et de varier l'inépuisable thème cher à son
amour-propre; elle continue de _faire l'article_, comme on dit: «Je vous
ai prié d'envoyer des vers à Sidonie, nous les ferons insérer ici. Mais,
tout en disant qu'on avait peint son talent pour la danse, il ne faut
pas dire simplement _on_, mais dire: _Un pinceau savant peignit ta
danse, tes succès sont connus, tes grâces sont chantées comme ton
esprit, et tu les dérobes sans cesse au monde: la retraite, la solitude,
sont ce que tu préfères. Là, avec la piété, la nature et l'étude,
heureuse_, etc., etc...Voilà, mon cher ami, ce que je vous demande pour
elle, et je vous expliquerai pourquoi.» Cependant les vers arrivent;
elle en est enchantée, mais non satisfaite encore; elle veut plus et
mieux. «Je vous remercie de vos vers, ils sont charmants. Si vous
pouviez, par vos relations, en avoir encore du grand faiseur Delille?
N'importe ce qu'ils diraient, ce serait utile à Sidonie. Vous savez
comme je l'aime!» Et elle ajoute, avec une crudité dont je ne l'aurais
jamais crue capable: «Le monde est si bête! C'est ce charlatanisme qui
met en évidence et qui fait aussi qu'on peut servir ses amis. Je brûle
de savoir votre projet et de travailler, comme je l'espère, de toutes
mes forces à vous être utile.» Le docteur doit se tenir pour bien
averti: le prix de ses services lui est à chaque instant offert comme à
bout portant; qu'il soit utile avec zèle, et on le lui sera en retour.
On sent le trafic. Tout cela n'est ni délicat ni beau. Dans ce même
temps, Mme de Krüdner écrivait à une amie plus simple, à Mme Armand,
restée en Suisse, et elle lui parlait sur le ton de l'humilité, de la
vertu, en faisant déjà intervenir la Providence: «Quel bonheur, mon
amie! Je ne finirais pas si je vous disais combien je suis fêtée. Il
pleut des vers; la considération et les hommages luttent à qui mieux
mieux. On s'arrache un mot de moi comme une faveur; on ne parle que de
ma réputation d'esprit, de bonté, de moeurs. _C'est mille fois plus que
je ne mérite; mais la Providence se plait à accabler ses enfants, même
des bienfaits qu'ils ne méritent pas..._» Le malin fabuliste avait dit
précisément la même chose:

  ...........Dieu prodigue ses biens
  A ceux qui font voeu d'être siens.

Ce voyage à Paris, qu'elle désire de toute son âme et qu'elle vient de
provoquer, elle le présente comme une obligation sérieuse et plutôt
pénible; peu s'en faut qu'elle n'en parle presque déjà comme d'une
mission sacrée: «Je regarderais comme une lâcheté, écrit-elle à Mme
Armand, de ne pas produire un ouvrage qui peut âtre utile (son roman),
_et voilà comme mon voyage à Paris devient un devoir_, tandis que mon
coeur, mon imagination, tout m'entraîne au bord de votre lac où je brûle
d'aller, dégoûtée du séjour de Paris, blasée sur ses succès, n'aimant
que le repos et les affections douces.» En produisant de telles lettres,
M. Eynard (qu'il y prenne garde) ouvre, sur l'intérieur de Mme de
Krüdner, tout un jour profond qu'il suffit de prolonger désormais pour
donner raison à plus d'un sceptique. M. Eynard croit qu'à une certaine
heure Mme de Krüdner s'est soudainement convertie et corrigée; pour moi,
j'aurais encore plus de confiance dans la sainte, s'il ne m'avait appris
si bien à connaître la mondaine. Comment ne me resterait-il pas dans
l'esprit un léger nuage sur le rôle que remplira près d'elle le pasteur
Empeytaz, depuis qu'on me l'a fait voir prenant si résolument le docteur
Gay pour compère?

Dès cette époque, elle avait l'habitude de mêler Dieu à toutes choses,
à celles même auxquelles sans doute il aime le moins à être mêlé.
Parcourant dernièrement les papiers de Chênedollé, j'y trouvais quelques
passages relatifs à Mme de Krüdner, et je remarquais qu'à cette date de
1802, dans le monde de Mme de Beaumont et de M. Lonbert, on la traitait
un peu légèrement[212]. Mais voici une parole plus grave, que je n'ai plus
aucune raison pour dérober; elle est de M. de Lézay, de celui même qui
est une des autorités qu'on invoque le plus volontiers quand il s'agit
de sa fervente amie. «Lézay prétend (dit Chênedollé) que Mme de Krüdner,
dans les moments les plus décisifs avec son amant, fait une prière à
Dieu en disant: _Mon Dieu, que je suis heureuse! Je vous demande pardon
de l'excès de mon bonheur!_ Elle reçoit ce sacrifice comme une personne
qui va recevoir sa communion.» Le mot est vif, il est sanglant, venant
d'un ami intime; mais il marque quelle était alors la disposition
mystico-mondaine de la sainte future, ce que j'appelle l'amalgame, et le
trait s'accorde bien avec les révélations que nous devons à M. Eynard
sur cette époque de transition. Ai-je donc eu raison de dire que le trop
de connaissance du dedans me gâtait désormais le personnage de Valérie,
et que l'idéal y périssait?

[Note 212: _Revue des Deux Mondes_, livraison du 15 juin 1849, page
919; et dans _Chateaubriand et son Groupe littéraire_, tome II, page
254.]

Il y a lieu pourtant de trouver que c'est bien dommage, car le talent de
Mme de Krüdner, à l'heure dont nous parlons, s'était dégagé des vagues
déclamations de sa première jeunesse, et devenait un composé original
d'élévation et de grâce. Sa plume, comme sa personne, avait de la magie.
Pendant cet automne de 1802, entre autres manières de se rappeler
au public de Paris, elle eut soin de faire insérer (peut-être par
l'entremise de M. Michaud, alors très-monté pour elle) quelques
_pensées_ détachées dans _le Mercure_[213]; le rédacteur disait en les
annonçant: «Les pensées suivantes sont extraites des manuscrits d'une
dame étrangère, qui a bien voulu nous permettre de les publier dans
notre journal. Quand on pense avec tant de délicatesse, on a raison de
choisir pour s'exprimer la langue de Sévigné et de La Fayette.» Voici
quelques-unes de ces pensées, qui sont en effet délicates et fines;
l'esprit du monde s'y combine avec un souffle de rêve et de Poésie.

[Note 213: 10 vendémiaire an XI.]

«Les gens médiocres craignent l'exaltation, parce qu'on leur a dit
qu'elle pouvait avoir des suites nuisibles; cependant c'est une maladie
qu'on ne peut pas leur donner.

«Il y a des gens qui ont eu presque de l'amour, presque de la gloire, et
presque du bonheur.

«On cherche tout hors de soi dans la première jeunesse; nous faisons
alors des appels de bonheur à tout ce qui existe autour de nous, et tout
nous renvoie au dedans de nous-même peu à peu.

«Les âmes froides n'ont que de la mémoire; les âmes tendres ont des
souvenirs, et le passé pour elles n'est point mort, il n'est qu'absent.

«Le meilleur ami à avoir, c'est le passé.

«Dire aux hommes ne suffit pas, il faut redire, et puis redire encore;
l'enfance n'écoute pas, la jeunesse ne veut pas écouter, et si la vérité
est enfin accueillie, c'est que de sa nature elle est infatigable,
et qu'après avoir été tant rebutée, elle trouve enfin accès par sa
persévérance.

«Les âmes fortes aiment, les âmes faibles désirent.

«La vie ressemble à la mer, qui doit ses plus beaux effets aux orages.

«C'est un bel éloge à faire de quelqu'un, au milieu de la corruption
du monde, que de le croire digne d'être appelé romanesque. Ce sont des
titres de chevalerie où chacun ne ferait pas facilement ses preuves.

«Il y a des femmes qui traversent la vie comme ces souffles du printemps
qui vivifient tout sur leur passage.»

Elle était elle-même une de ces femmes: dans le monde comme dans la
pénitence, toute son ambition fut qu'on la prît pour une de ces brises
vivifiantes du printemps; et quand il n'y eut plus moyen de se faire
illusion sur le printemps terrestre, elle aspira, elle avisa à paraître
dès ici-bas un souffle et un soupir du printemps éternel.

Ces quelques pages du _Mercure_ se terminaient par cette pensée, qui
exprimait à ravir son rêve et sa prétention du moment: «La mélancolie
des âmes tendres et vertueuses est la station entre deux mondes. On sent
encore ce que cette terre a d'attachant, mais on est plus près d'une
félicité plus durable.» Cette sorte de _station_ intermédiaire est
précisément l'état dans lequel elle se plaisait à se dessiner alors,
et dans lequel nous nous plaisions nous-même à la considérer, en nous
prêtant à sa coquetterie à demi angélique. Il n'y a plus moyen, après
les révélations récentes, de s'en tenir à ce demi-jour douteux entre le
boudoir et le sanctuaire. Nous savons trop bien de quoi il retournait
dans la coulisse, et on nous a fait toucher du doigt les ficelles.

_Valérie_ parut en décembre 1803. «Toutes les batteries de Mme de
Krüdner, dit M. Eynard, étaient montées pour saluer son apparition.
Aucune ne manqua son effet. Amis dévoués, journalistes, littérateurs
indépendants, adversaires, envieux, chacun à sa manière s'occupa de Mme
de Krüdner et de son livre. Elle-même ne se fit pas défaut, et pendant
plusieurs jours, se dévouant avec la plus persévérante ardeur à assurer
son triomphe, elle courut les magasins de modes les plus en vogue pour
demander incognito tantôt des écharpes, tantôt des chapeaux, des plumes,
des guirlandes, des rubans _à la Valérie_. En voyant cette étrangère,
belle encore et fort élégante, descendre de voiture, d'un air si sûr de
son fait, pour demander les objets de fantaisie qu'elle inventait, les
marchands se sentaient saisis d'une bienveillance inexprimable et
d'un désir si vif de la contenter qu'il fallait bien qu'on parvînt à
s'entendre... Grâce à ce manège, elle parvint à exciter dans le commerce
une émulation si furieuse en l'honneur de Valérie, que pour huit jours
au moins tout fut _à la Valérie_.» On est aux regrets d'apprendre de
telles choses, si piquantes qu'elles soient. En les apprenant hier,
une admiratrice de _Valérie_, qui avait pleuré en la lisant autrefois,
disait spirituellement: «Ah! que je voudrais reprendre mes larmes!»

Par cette page si agréablement écrite, M. Eynard nous montre que s'il
avait voulu appliquer dans tout son ouvrage le même esprit de critique,
il s'en fût acquitté très-finement; mais dès qu'il aborde la vie
religieuse de Mme de Krüdner, lui qui a été si adroit à pénétrer la
personne mondaine, il croit tout d'abord à la sainte: il s'arrête saisi
de respect, n'examinant plus, et ne voulant pas admettre que, même
sur un fond incontestable de croyance et d'illusion, c'est-à-dire de
sincérité, il a dû se glisser bien des réminiscences plus ou moins
involontaires de ce premier jeu, bien des retours de cet ancien
savoir-faire. Quand on a été une fois excellente comédienne, cela ne se
perd jamais. Remarquez que dès lors elle entrait dans sa seconde veine;
elle commençait à voir partout le doigt de Dieu; et, même après avoir
monté de la sorte ce-succès de _Valérie_, elle est toute disposée après
coup à s'en émerveiller et à y dénoncer un miracle: «Le succès de
_Valérie_, écrivait-elle à Mme Armand, est complet et inouï, et l'on me
disait encore l'autre jour: Il y a quelque chose de _surnaturel_ dans ce
succès. _Oui, mon amie, le Ciel a voulu que ces idées, que cette
morale plus pure se répandissent en France, où ces idées sont moins
connues_...» En écrivant ainsi, elle avait déjà oublié ses propres
ressorts humains, et elle rendait grâce de tout à Dieu. Mais cette
facilité d'oubli et de confusion me rend méfiant pour l'avenir. Qui me
répond qu'elle n'ait pas fait plus d'une fois de ces confusions, qu'elle
n'ait pas eu plus tard de ces oublis-là?

Parmi les témoignages d'admiration en l'honneur de _Valérie_, M. Eynard
cite le passage d'une lettre d'Ymbert Galloix, jeune homme de Genève,
mort à Paris en 1828, et il le proclame _un jeune poète plein de génie_.
Puisque j'en suis aux sévérités et à montrer que M. Eynard, sur quelques
points, n'a pas eu toute la critique qu'on aurait pu exiger, je noterai
(et le biographe du médecin Tissot me comprendra) qu'Ymbert Galloix,
que nous avons beaucoup connu et vu mourir, n'avait réellement pas de
_génie_, mais une sensibilité exaltée, maladive, surexcitée, et qu'il
est mort s'énervant lui-même. Il suffirait que sur quelques autres
articles le biographe eût apporté la même complaisance et facilité de
jugement, pour que nous eussions le droit de modifier certaines de ses
conclusions.

Malgré tout, c'est chez lui désormais, et nulle part ailleurs, qu'il
faut apprendre à connaître la vie religieuse de Mme de Krüdner; journaux
manuscrits, correspondance intime, entretiens de vive voix avec les
principaux personnages survivants, il a tout recherché et rassemblé avec
zèle, et, dans la riche matière qu'il déroule à nos yeux, on ne pourrait
se plaindre, par endroits, que du trop d'abondance. Les événements de
1815 surtout, et le rôle qu'y prit Mme de Krüdner par son influence sur
l'empereur Alexandre, sont présentés sous un jour intéressant, dans un
détail positif et neuf, emprunté aux meilleures sources. M. Eynard a été
guidé, pour le fil de cette relation délicate, par une personne d'un
haut mérite, initiée dès l'origine à la confidence de Mme de Krüdner et
de l'empereur, Mme de Stourdza, depuis comtesse Edling. Sur quelques
points chemin faisant, M. Eynard, qui veut bien tenir compte avec
indulgence de notre ancienne esquisse de Mme de Krüdner, a pris soin
d'en rectifier les traits qu'il trouve inexacts, et de réfuter aussi
l'esprit un peu léger où se jouait notre crayon. Il a raison assez
souvent, je le lui accorde; en deux ou trois cas seulement; je lui
demanderai la permission de ne pas me rendre à ses autorités. Par
exemple, j'ai raconté une visite de Mme de Krüdner à Saint-Lazare,
l'effet que la prêcheuse éloquente produisit sur ces pauvres
pécheresses, la promesse qu'elle leur fit de les revoir, et aussi son
oubli d'y revenir. M. Eynard s'autorise, à cet endroit, du témoignage de
M. de Gérando, qui avait conduit Mme de Krüdner à Saint-Lazare, et il me
réprimande doucement du sourire que j'ai mêlé à mon éloge; mais cette
critique, qu'il le sache bien, ce n'est pas moi qui l'ai faite: c'est M.
de Gérando lui-même, qui, interrogé par moi, me répondit en ce sens.
Il y a différentes manières d'interroger les témoins, même les plus
véridiques. Quand j'interrogeai M. de Gérando sur Mme de Krüdner,
cet homme de bien me répondit comme à une personne qui ne désirait à
l'avance aucune réponse plus ou moins favorable, et qui se bornait à
écouter avec curiosité. Quand M. Eynard l'interrogea, M. de Gérando vit
en sa présence une personne qui désirait avant tout savoir tout le bien,
et lui-même (qui d'ailleurs par nature souriait peu) il supprima son
sourire. C'est ainsi que M. Eynard range parmi ses autorités bien des
témoins qui faisaient leurs réserves, et qui même n'épargnaient pas la
raillerie quand il leur arrivait de causer en liberté. La duchesse
de Duras, qu'il a l'air de ranger parmi les adhérents, était de ce
nombre.--Dans le récit que j'ai fait du voyage de Mme de Krüdner en
Champagne, pour la grande revue de la plaine de Vertus, M. Eynard me
suppose plus d'imagination que je n'en ai en réalité; il se croit trop
sûr de m'avoir réfuté à l'aide du Journal de Mme Armand. J'ai pour
garant de mon récit un témoin oculaire, très-spirituel, appartenant à
la famille chez qui Mme de Krüdner avait logé pendant le peu d'heures
qu'elle passa en ces lieux. Ce peu d'heures avait tout à fait suffi
pour que la prédication commençât auprès des hôtes. Les personnes
enthousiastes qu'un beau zèle anime n'y mettent pas tant de façons. A
peine arrivée le soir au château où elle devait coucher, Mme de Krüdner
et son monde se mirent donc à prêcher et le maître et les gens; et,
comme il y avait menace d'orage ce soir-là, le bon gentilhomme de
campagne, qui craignait que le vent n'enlevât sa toiture, et qui avait
hâte d'aller fermer les fenêtres de son grenier, se voyant arrêté sur
l'escalier par une prédication, trouvait que c'était mal prendre son
heure. J'aurais, de la sorte, bien des petites réponses à faire à
M. Eynard; mais c'est assez d'en indiquer l'esprit essentiel et le
principe.

Là, en effet, est entre nous la dissidence, et il faut oser l'articuler.
Il croit à une transfiguration et à une régénération complète, là où
je ne vois guère qu'une métamorphose. Un spirituel et sage moraliste,
Saint-Évremond, qui avait vu en son temps bien des conversions de femmes
du grand monde, a écrit d'agréables pages pour expliquer et démêler
les secrets motifs et les ressorts qu'il continuait de suivre sous ces
changements[214]. Une vie comme celle de Mme de Krüdner, et de la façon
dont vient de l'écrire M. Eynard, serait la pièce à l'appui la plus
commode dans laquelle un moraliste de l'école de Saint-Évremond et de
Fontenelle trouverait à justifier son point de vue. Voici, j'imagine, à
peu près comme il raisonnerait, et j'emprunterai le plus que je pourrai
les paroles mêmes des maîtres:

«Les dames galantes qui se donnent à Dieu lui donnent ordinairement une
âme inutile qui cherche de l'occupation, et leur dévotion se peut nommer
une passion nouvelle, où un coeur tendre, qui croit être repentant, ne
fait que changer d'objet à son amour[215].

[Note 214: Voir, dans les Oeuvres de Saint-Évremond, la _Lettre à une
dame_]

[Note 215: Saint-Évremond.]

«A qui voyons-nous quitter le vice dans le temps qu'il flatte son
imagination, dans le temps qu'il se montre avec des agréments et qu'il
fait goûter des délices? On le quitte lorsque ses charmes sont usés,
et qu'une habitude ennuyeuse nous a fait tomber insensiblement dans la
langueur. Ce n'est donc point ce qui plaisait qu'on quitte en changeant
de vie, c'est ce qu'on ne pouvait plus souffrir; et alors le sacrifice
qu'on fait à Dieu, c'est de lui offrir des dégoûts dont on cherche, à
quelque prix que ce soit, à se défaire[216].

[Note 216: _Idem_.]

«La patience, a-t-on dit[217], est l'art d'espérer. L'art du bonheur dans
la dévotion est de se donner une dernière illusion plus longue que la
vie, et dont on ne puisse se détromper avant la mort.

[Note 217: Vauvenargues.]

«La vie ordinaire des hommes est semblable à celle des saints: ils
recherchent tous leur satisfaction, et ne diffèrent qu'en l'objet où
ils la placent[218].--Le coeur humain se retrouve partout avec les mêmes
mobiles; partout c'est le désir du bien-être, soit en espoir, soit en
jouissance actuelle, _galante qui voulait devenir dévote_, et le petit
Essai _Que la dévotion est le dernier de nos amours_. et le parti qui le
détermine est toujours celui où il y a le plus à gagner[219].

[Note 218: Pascal.]

[Note 219: Volney, _Voyage en Egypte et en Syrie_, tome II, chap.
vii.]

«La dévotion, a dit Montesquieu, est une croyance qu'on vaut mieux qu'un
autre;--ou du moins qu'on possède ce qui vaut mieux, qu'on est plus
heureux, qu'on peut indiquer aux autres le chemin du plus gras pâturage.
Si humble qu'on soit, l'amour-propre est flatté de cette idée de
connaissance singulière et de privilège.--Une séduction secrète nous
fait voir de la charité pour le prochain là où il n'y a rien qu'un excès
de complaisance pour notre opinion[220].

[Note 220: Saint-Évremond.]

«Mme de Krüdner flottait entre quarante et cinquante ans, âge ingrat
pour les femmes, quand elle se convertit décidément: avec ses goûts
tendres, avec sa complexion sentimentale et mystique, qu'avait-elle de
mieux à faire? Du moment surtout qu'elle eut découvert en elle cette
faculté merveilleuse de prédication qui pouvait lui rendre l'action et
l'influence, tout fut dit, elle eut un débouché pour son âme et pour son
talent; sa vocation nouvelle fut trouvée. Elle n'avait jamais été une
nature bien sensuelle: elle n'avait que l'ambition du coeur et l'orgueil
de l'esprit. Elle avait un immense besoin que le monde s'occupât d'elle:
sous une forme inattendue, ce besoin allait être satisfait. Elle aimait
à parler d'amour; ce mot chéri allait déborder plus que jamais de ses
lèvres, et des foules entières affluaient déjà à ses pieds.

«Où est dans tout cela le secret mobile? C'est l'amour-propre, toujours
l'amour-propre, dont le ressort se rêvât, se retourne, et a l'air de
jouer en sens inverse contre lui-même. Mais tout dépend en définitive du
même cordon de sonnette que tire le _moi_.

«En doutez-vous? Elle va nous l'avouer elle-même et laisser échapper son
orgueil, son ivresse de sainte, sous les semblants de l'humilité: «On ne
peut méconnaître, écrivait-elle «d'Aaran (en avril 1816), les grandes
voies de miséricorde du Dieu qui veut, avant les grands châtiments,
faire avertir son peuple et sauver ce qui peut être sauvé. _Il donne à
tout ce monde un tel attrait pour moi, un tel besoin de m'ouvrir leur
coeur, de me demander conseil, de me confier toutes leurs peines, enfin
un tel amour_, qu'il n'est pas étonnant que les gouvernements qui ne
connaissent pas l'immense puissance que le Seigneur accorde aux plus
misérables créatures qui ne veulent que sa gloire et le bonheur de leurs
frères, n'y comprennent rien. Plus la terre s'enfuit sous nos pas, plus
je méprise, plus je hais ce que les hommes ambitionnent, et _plus j'ai
de pouvoir sur leur coeur_.» La voilà telle qu'elle était dès l'origine:
régner sur les coeurs, en se déclarant une misérable créature; voir à sa
porte _servantes et duchesses_, comme elle dit, et empereur; se croire
en toute humilité l'organe divin, l'instrument choisi, à la fois vil et
préféré, que lui faut-il de plus? et n'est-ce pas la gloire d'amour dans
son plus délicieux raffinement?»

C'est à peu près ainsi, j'imagine, que raisonnerait, en lisant les
volumes de M. Eynard, un moraliste qui saurait les tours et les retours,
les façons bizarres de la nature humaine; mais je ne puis qu'indiquer le
sens et l'intention de l'analyse, aimant peu pour mon compte à pousser à
bout ces sortes de procès. Seulement, à voir les excès de dévouement et
de charité auxquels s'épuisait de plus en plus en vieillissant cette
femme fragile, il faudrait, pour être juste, conclure avec Montesquieu:
«J'appelle la dévotion une maladie du coeur qui donne à l'âme une folie
dont le caractère est le plus aimable de tous.»

Le livre de M. Eynard est dédié A _mes amis Alfred de Falloux et Albert
de Rességuier_, avec une épigraphe tout onctueuse tirée de saint Paul,
ce qui semblerait indiquer que la jeune Rome et la jeune Genève ne
sont pas si brouillées qu'autrefois; mais ces exceptions entre natures
affables et bienveillantes, ces avances où il entre autant de courtoisie
que de christianisme, ne prouvent rien au fond. Je me plais du moins à
noter ce procédé-ci à titre de bon goût et de bonne grâce.

15 septembre 1849.




M. DE RÉMUSAT
(PASSÉ ET PRÉSENT, mélanges)

A voir ce que deviennent sous nos yeux certains personnages historiques
célèbres, et comme tout cela se grossit et s'enlumine, se dénature ou
(disent les habiles) se transfigure à l'usage de cette niasse confuse et
passablement crédule qu'on appelle la postérité, on se sent ramené, pour
peu qu'on ait le sentiment du juste et du fin, à des sujets qui, en
dehors des tumultueux concours, offrent à l'observation désintéressée un
fond plus calme, un sérieux mouvement d'idées et le charme infini des
nuances. Les nuances se confondent et s'évanouissent à mesure qu'on
s'éloigne. Que reste-t-il alors de cet ensemble de particularités vraies
qui distinguaient une physionomie vivante et qui la variaient dans un
caractère unique, non méconnaissable? A quelles chances une figure dite
historique n'est-elle pas soumise, sitôt qu'échappant aux premiers
témoins, elle passe aux mains des commentateurs subtils, des érudits
sans jugement, ou, qui pis est, des tribuns et des charlatans de place,
des rhéteurs et sophistes de toutes sortes qui trafiquent indifféremment
de la parole? Si nous-mêmes nous avons été témoins et que nous puissions
comparer nos premières impressions sincères avec l'idole usurpatrice, le
dégoût nous prend, et l'on se rejette plus que jamais vers le naturel
et le réel, vers ce qui fait qu'on cause et qu'on ne déclame pas. On
s'attache surtout à l'élite, à ce qui est apprécié de quelques-uns, des
meilleurs, à ce qui nous fait sentir à sa source la vie de l'esprit.
Heureux si on peut le rencontrer non loin de soi! Il y a, sachons-le
bien, dans chaque génération vivante quelque chose qui périt avec elle
et qui ne se transmet pas. Les écrits ne rendent pas tout, et, des
qu'on a affaire à des pensées délicates, le meilleur est encore ce qui
s'envole et qui a oublié de se fixer. On sait qu'il y a des langues
d'Orient dans lesquelles toute une portion vocale ne s'écrit point; il
en est ainsi de chaque littérature. Tout ce qui a vécu d'une vie sociale
un peu compliquée à son esprit à soi, son génie léger, qui disparaît
avec les groupes qu'il anime. Les successeurs sont tentés d'en tenir peu
de compte, même quand ils s'en portent les héritiers. Lorsque vient le
lendemain, on ramasse le fruit d'hier, mais on n'a pas eu la fleur; et
ce fruit même, on ne l'a pas vu, on ne l'a pas cueilli sur l'arbre dans
sou velouté et dans sa fraîcheur de duvet. Une fois à distance, on
parle des choses en grand, c'est-à-dire le plus souvent en gros. Même
lorsqu'on croit les savoir le mieux, on court risque de tomber dans des
confusions qui feraient hausser les épaules à ceux dont on parle, s'ils
revenaient au monde. Tel qui, dans le temps, n'aurait pas été admis à
l'antichambre chez Mme de La Fayette ou chez Mme de Maintenon, est homme
à célébrer intrépidement les élégances du grand siècle. Le XVIIIe siècle
est depuis longtemps en proie à des amateurs et soi-disant connaisseurs
qui n'ont pas l'air d'eu distinguer les divers étages, de soupçonner
ce qui, par exemple, sépare Dorât de Rulhière. L'_à-peti-prés_ et le
_péle-mele_ se glissent partout.

Cela fait souffrir. Mais quand il s'agit de morts déjà anciens, et dont
la dépouille est à tout le monde, comment venir prétendre qu'on les
possède mieux, qu'on a la tradition de leur manière et la clef de leur
esprit, plutôt que le premier venu qui en parlera avec aplomb et d'un
air de connaissance? Avec les vivants du moins, on a des juges, des
témoins de la ressemblance, un cercle rapproché qui peut dire si, au
milieu de tout ce qu'on a sous-entendu ou peut-être omis, on a pourtant
touché l'essentiel, et si l'on a saisi l'idée, l'air du personnage.

Aujourd'hui donc, en dépit de ce qu'il y a d'un peu plat où d'un peu
gros dans les vogues du jour, consolons-nous avec un des hommes qui sont
le plus faits pour intéresser et pour piquer la curiosité de ceux qui
ont le plaisir d'être leurs contemporains; car s'il a beaucoup écrit, il
n'a publié qu'une moitié de ses oeuvres et n'a livré qu'une des faces de
son talent; car, eût-il tout publié, il aurait encore plus d'idées
qu'il n'en aurait produit dans ses livres. Il est le libre causeur par
excellence; il a de l'ancienne société le ton, le goût, les façons
déliées, avec tous les principes (y compris les conséquences) de
la nouvelle; il a de bonne heure épousé et professé les doctrines
généreuses de son temps, et il n'en a pris aucun lieu commun. A dix-huit
ans il était le plus précoce et le plus formé des esprits sérieux, et il
se retrouve le plus jeune à cinquante.

M. Charles de Rémusat est né à Paris sous le Directoire (14 mars 1797);
ses parents tenaient à l'ancien régime par les manières, par les
habitudes, mais sans aucun de ces liens de naissance ou de préjugé qui
enchaînent. Nous avons dit et montré ailleurs quelle était sa mère[221].
Le jeune enfant grandit auprès d'elle dans une liberté aimable, dans une
familiarité qui l'initiait aux réflexions de cette femme distinguée, sur
laquelle il devait bientôt agir à son tour. Cette enfance heureuse se
pourrait presque comparer à une promenade dans laquelle un très-jeune
frère rejoint, à pas inégaux, sa soeur aînée qui lui fait signe et qui
l'attend. Pour le jeune Rémusat, le salon précéda le collège. Il
y entendait parler de bien des choses, surtout de littérature, de
Corneille et de Racine, de Geoffroy et de Voltaire, des Grecs et des
Romains, de tout ce dont on causait volontiers alors, après les excès de
la Révolution, avant le réveil de 1814, à l'ombre du soleil de l'Empire,
«à cette époque, nous dit-il, _où l'on avait de l'esprit, mais où l'on
ne pensait pas_.»

[Note 221: Voir l'article sur Mme de Rémusat (_Portraits de Femmes_).]

Penser, en effet, c'est n'être jamais las, c'est recommencer toujours,
et l'on avait horreur de rien recommencer. Après de telles secousses,
la société tout entière fait comme un homme qui a éprouvé de grands
malheurs et qui n'aspire plus qu'au repos, aux douceurs d'une vie
commode, et, s'il se peut, agréablement amusée. Les plus délicats se
rejettent sur les distractions de l'esprit; mais du fond des choses, il
en est question aussi peu que possible; on craindrait de rouvrir l'abîme
et d'y revoir les monstres.

Cette tiédeur d'opinion, cette paresse et presque cette peur de penser,
du moment qu'il s'en rendit compte, devint une des antipathies du jeune
homme et l'ennemi principal qu'il se plut tout d'abord à harceler. Ce
fut comme le premier but de son sarcasme et de son dédain, dès que sa
propre nature se déclara; ce fut le jeu de ses premières armes. Depuis
lors, et sous quelque forme qu'il l'ait retrouvée, il n'a cessé de
guerroyer contre, de combattre cette lâche indifférence, et il ne lui
fait pas plus de grâce sous sa lourde et matérielle enveloppe de 1847
que sous sa légèreté frivole de 1817. A l'élégance près, c'est bien la
même à ses yeux; et lorsque tant d'autres, et des plus vaillants, se
sont lassés à la peine et ont renoncé dans l'intervalle, il semble avoir
conservé contre elle sa jeune et chevaleresque ardeur. C'est que M. de
Rémusat, par instinct comme par doctrine, croit que la stagnation est
mortelle à la nature de l'homme; il pense qu'elle corrompt autant
qu'elle ennuie, et il prendrait volontiers pour sa devise cette parole
du grand promoteur Lessing, laquelle peut se traduire ainsi: «Si
l'Être tout-puissant, tenant dans une main la vérité, et de l'autre
la recherche de la vérité, me disait: _Choisis_, je lui répondrais: O
Tout-Puissant, garde pour toi la vérité, et laisse-moi la recherche de
la vérité.»--Marcher vaillamment et toujours, dût-on même ne jamais
arriver, c'est encore après tout une haute destination de l'homme[222].

[Note 222: Voir, pour les curieux, et comparer avec le mot de Lessing
l'épigramme XXXIIIe de Callimaque, et aussi ce que dit Pascal de la
_chasse_ et du _lièvre_: «On n'en voudrait pas s'il étoit offert.»]

Mais, si précoce que fût le jeune Rémusat, nous l'avons un peu devancé.
Un jour il sort assez à contre-coeur du salon de sa mère, et le voilà
qui entre au collége. Il fit d'excellentes études au Lycée Napoléon,
sans pourtant obtenir plus de deux accessits au Concours. Durant la
dernière année, en rhétorique, il avait eu d'assez grands succès en
discours français pour être le candidat le plus désigné à la couronne
universitaire; mais les événements politiques de 1814 lui firent quitter
le collége avant la fin de l'année. Ce fut un autre brillant élève de la
même classe, M. Dumon, qui remporta le prix.

Tout en suivant ses études, le jeune homme, on le pense bien, ne s'y
astreignait pas. Son esprit sortait du cadre et se jouait à droite et
à gauche sur toutes sortes de sujets. Pourtant il était, durant ce
temps-là, sous la direction spéciale d'un maître bien docte et de la
bonne école, M. Victor Le Clerc. M. Le Clerc a composé, comme chacun
sait, de savants ouvrages; il en a fait de spirituels. M. de Rémusat
peut en partie s'ajouter à ces derniers[223]. Sous ce régime d'une
instruction forte qui laissait subsister l'élan naturel, il se
développait sans contrainte; tout en acquérant un solide fonds d'études,
son esprit se tenait au-dessus et s'émancipait. Mais il a dû à cette
nourriture première, si bien donnée et si bien reçue, son goût marqué
pour les nobles sources de l'antiquité, sa connaissance approfondie de
la plus belle et de la plus étendue des langues politiques, cet
amour pour Cicéron qui est comme synonyme du pur amour des lettres
elles-mêmes; et, quelques années après (1821), il payait à M. Le Clerc
sa dette classique, en traduisant pour la grande édition de l'Orateur
romain le traité _De Legibus._ Une préface, non-seulement érudite, mais
philosophique, d'un ordre élevé, y met en lumière les divers systèmes
des anciens sur le principe du droit, et témoigne d'un esprit devenu
maître en ces questions, et qui s'entend avec Chrysippe comme avec Kant.

[Note 223: Comme souvenir littéraire du temps de cette éducation, j'ai
entre les mains une rare brochure, un petit poëme (_Lysis_) censé trouvé
par un jeune Grec sous les ruines du Parthénon, et dont M. J. V. Le
Clerc se donnait pour éditeur (chez Delalain, 1814). Ce poème est, en
quelque sorte, dédié par l'épilogue à Mme de Rémusat la mère: [Grec:
theagar hê moi gelpis hêdei eureto].... C'est ainsi que les Ménage, les
Boivin et les La Monnoyc avaient autrefois célébré Mme de La Fayette ou
Mme d'Aguesseau.]

Dès le collége une vocation chez lui s'était déclarée très-vive. Il
faisait des vers, surtout des chansons. J'en ai parcouru tout un recueil
manuscrit, duquel je ne me crois permis de rien détacher. Les premières
remontent à 1812. Le jour qu'il a quinze ans, le jour qu'il en a
dix-sept, il chante, il jette au vent son gai refrain à travers les
grilles du lycée, dans les courts intervalles du tambour. Il parcourt sa
vie passée et note déjà ce qu'il appelle ses _âges_. Sa jeune veine a,
pour tous les événements qui l'émeuvent, des couplets très-naturels et
très-aimables. Quelquefois c'est une épître à la Gresset qu'il adresse
à sa mère du fond de sa _pédantesque guérite;_ il vient de lire _la
Chartreuse._ Quelquefois c'est une romance plaintive qui s'échappe, ou
bien quelque élégie inspirée par le sentiment, et qui me rappelle sans
trop d'infériorité la belle pièce de Parny sur l'_absence._ Mais la
forme habituelle et facile pour lui, celle à laquelle il revient de
préférence et qui se présente d'elle-même, c'est la chanson. Plus tard,
dans un article sur Béranger, il nous en a donné la théorie d'après
nature. Dans cette page charmante, il n'a eu qu'à se ressouvenir et à
nous raconter son propre secret:

«Mais qui mieux que l'auteur lui-même, nous dit-il, ressent cette
harmonie mutuelle du langage et du chant? Demandez-lui compte de son
travail, à peine saura-t-il vous en faire le récit. Un jour, pourra-t-il
vous dire, il se trouvait dans une disposition vague de rêverie et
d'émotion, il éprouvait le besoin d'adoucir un chagrin ou de fixer un
plaisir. Des sensations à peine commencées se pressaient en lui, des
images informes et riantes passaient devant ses yeux. Peu à peu il
s'anime davantage; une image plus précise se retrace à lui, et il veut
la saisir et la chanter. Ou bien c'est un sentiment qui se prononce et
qui bientôt demande et inspire une expression poétique et musicale;
peut-être un air connu, dans un secret accord avec sa disposition
présente, vient comme par hasard errer sur ses lèvres et lui dicte
un refrain qui semble traduire la note par la parole; parfois enfin
quelques mots fortuitement rassemblés, qui représentent une image, qui
forment un vers, lui viennent à l'esprit, et bientôt rappellent un air
qui les relève et les anime. Alors la chanson commence; on l'écrit
presque sans la juger, avec peine ou facilité, mais toujours avec une
sorte d'émotion, une certaine accélération dans le mouvement du sang,
qui, tant qu'elle dure, fait l'illusion du talent et ressemble à la
verve. Sûrement ici _l'art et le bon sens_, recommandés par Boileau
_même en chanson_, jouent leur rôle, et surtout à présent que le style
de ce petit poème doit être si travaillé et la composition si remplie.
Mais, malgré le soin de l'élégance, de la propriété, de la rime, jamais
le poète ne rentre complètement dans son sang-froid; l'émotion première
persiste; l'air sans cesse fredonné, le refrain sans cesse redit,
suffisent pour la soutenir, et la chanson, eût-elle coûté tout un jour
de travail, semble toujours faite d'un seul jet. On ne sait quelle
douceur s'attache à cette sorte de composition si frivole, si commune,
si peu estimée. On rendrait mal cet oubli de toutes choses et de
soi-même où elle jette un instant celui qui s'y livre, cette rêverie, ce
trouble, cet abandon où l'âme, uniquement préoccupée d'une image, d'un
sentiment, d'une sensation même, perd un moment le souvenir et la
prévoyance, et se berce elle-même du chant qui lui échappe. Encore une
fois on croirait qu'il y a dans la chanson quelque chose qui vient
apparemment de la musique, et qui donne à un divertissement de l'esprit
la vivacité d'un plaisir des sens. Peut-être l'imagination seule
opére-t-elle ce prestige, l'imagination qui sait tout embellir, la
douleur qu'elle adoucit, comme le plaisir qu'elle relève....»

Doué de la sorte et sentant comme il sentait, il était impossible qu'il
contînt sa chanson aux simples sujets d'amour ou de table et à la
camaraderie de collége [224]; les intérêts de gloire, de patrie, les
événements publics, devaient y retentir aussi, et, en un mot, lui qui
chantait depuis 1812, devait naturellement, inévitablement, entrevoir et
pressentir dans ses refrains les mêmes horizons que découvrait vers
le même temps Béranger. C'est en effet ce qui arriva. Sa chanson
adolescente était en train de se transformer, d'enhardir son aile, quand
la publication du premier recueil de Béranger, à la fin de 1815, vint
faire une révolution dans l'art et dans son esprit: «Je ne crois pas,
nous dit M. de Rémusat, qu'aucun ouvrage d'esprit m'ait causé une
émotion plus vive que la chanson _Rassurez-vous, ma mie, ou Plus de
politique_.» De lui-même il en avait fait une à cette époque, dans le
même sentiment, intitulée _Dernière Chanson, ou le 20 novembre_ (1815)
[225]. Une autre intitulée _le Vaudeville politique_, et dans laquelle
il retrace toute l'histoire du noël satirique en France, montre à
quel point il comprit dès le premier jour le rôle de la _chanson
représentative_.

[Note 224: Bon nombre des plus anciens couplets de M. de Rémusat
furent composés pour un diner de camarades de collége, auquel
assistaient tous les mois MM. Victor Le Clerc, Naudet, Odilon Barrot,
Germain, et Casimir Delavigne, M. Scribe à partir de 1817; etc, etc.]

[Note 225: Ce mois néfaste de novembre 1815 fut l'époque duprocès
de Ney, du procès de Lavalette, du projet de loi sur les juridictions
prévôtales présenté à la Chambre des députés par le duc de Feltre, du
projet d'_amnistie_ avec _catégories_ proposé par M. de La Bourdonnaye.
Le procès de M. de Lavalette commença le 20 novembre, et celui du
maréchal Ney le 21.--Le refrain du jeune Rémusat était presque le même
que celui de Béranger, par exemple:

  Mais comment offrir à nos belles
  Des coeurs flétris, des bras vaincus?
  Nos chants seraient indignes d'elles:
  _Français, je ne chanterai plus!_

Mais ici le refrain allait dans le sens direct du couplet. Le refrain
de Béranger, au contraire, qui tombait presque dans les mêmes termes,
allait en sens inverse du reste des paroles, et de ce contraste sortait
l'amère ironie:

  Oui, ma mie, il faut vous croire,
  Faisons-nous d'obscurs loisirs:
  Sans plus songer à la gloire,
]


Cette émotion qu'éprouvait le jeune homme, ce premier tressaillement
qui, dans une pensée depuis si sérieuse et si diversement remplie, a
laissé une trace si vive, qu'était-ce donc? C'était surprise et joie de
voir réalisée à l'improviste une forme de ce qu'il avait lui-même plus
confusément rêvé, c'était de rencontrer sous cette forme légère un idéal
déjà à demi connu. Chaque fois qu'un génie favorisé trouve ainsi à point
une de ces inspirations fécondes qui doivent pénétrer et remuer une
époque, il arrive d'ordinaire, qu'au début plus d'un esprit distingué se
reconnaît en lui, et s'écrie, et le salue aussitôt comme un frère aîné
qui ouvre à ses puînés l'héritage. Ce génie heureux ne fait qu'achever
le premier et devancer avec éclat ce que plusieurs autres cherchaient
tout bas et soupçonnaient à leur manière. De quelque nouveau monde qu'il
s'agisse, petit ou grand, quand le Christophe Colomb le découvre, bien
d'autres étaient déjà en voie de le chercher. Ainsi Béranger, ainsi
Lamartine, dans les oeuvres premières qui, seules encore, quoi qu'ils
fassent, resteront l'honneur original de leur nom, apparurent comme
l'organe soudain et comme la voix d'un grand nombre qui crurent tout
aussitôt reconnaître et qui applaudirent en eux des échos redoublés
de leurs propres coeurs. Tout concert unanime est à ce prix. Cette
explication que je crois vraie, si elle intéresse jusqu'à un certain
point les admirateurs dans la gloire du poète admiré, n'ôte pourtant
rien, ce me semble, à la beauté du sentiment, et elle ramène le génie
humain à ce qu'il devrait être toujours, à une condition de fraternité
généreuse et de partage.

  Dormons au sein des plaisirs.
  Sous une ligue ennemie
  Les Français sont abattus:
  Rassurez-vous, ma mie,
  Je n'en parlerai plus.

J'ai cru devoir insister sur ce premier coin de l'esprit de M. de
Rémusat. Chacun plus ou moins a son défaut qu'il avoue et son défaut
qu'il cache, et ce dernier le plus souvent n'est pas le moindre. Chez
quelques-uns, il en est ainsi des talents: on a son talent public,
avoué, et son talent confidentiel, intime, lequel, chez les gens
d'esprit, n'est jamais le moins piquant, ni surtout le moins naturel.
Ceux qui n'ont connu de M. de Lally-Tolendal que ses plaidoyers
pathétiques et ses effusions oratoires, et qui n'ont pas entendu ses
délicieux _pots-pourris_ tout pétillants de gaieté, n'ont vu que le
personnage et n'ont pas su tout l'homme. L'esprit de M. de Rémusat
se manifeste sans doute avec bien de la diversité dans ses écrits
présentement publiés; on l'apprécie tout à la fois comme critiqué, comme
philosophe, comme moraliste non moins élevé qu'exquis et pénétrant; mais
il y a autre chose encore, il y a en lui un certain artiste rentré qui
n'a pas osé ou daigné se produire, ou plutôt il n'y a rien de rentré,
car il s'est, de tout temps, passé toutes ses fantaisies d'imagination,
il s'est accordé toutes ses veines. Seulement il n'a pas mis le public
dans sa confidence; il a fait avec ses bonnes fortunes littéraires comme
l'élégiaque conseille de faire en des rencontres plus tendres:

  Qui sapit, in tacito gaudeat ille sinu;

il a été discret et heureux avec mystère, ou du moins il n'a laissé
courir et s'ébattre ces enfants de son plaisir que dans un petit nombre
de cercles enviés qui en ont joui avec lui. Les anciens avaient de ces
propos charmants qui ne se tenaient qu'à la fin des banquets, entre soi,
_sub rosa_, comme ils disaient, et qui ne se répétaient pas au dehors.
Une partie du talent de M. de Rémusat ne s'est ainsi produite, en
quelque sorte, que _sous la rose_. Voilà une manière d'épicuréisme qu'il
faut dénoncer. Il en est résulté que ceux à qui un heureux hasard n'a
pas fait entendre quelqu'une de ses jolies chansons, par exemple _le
Guide, le Néophyte doctrinaire_;--que ceux surtout qui n'ont pas assisté
aux lectures de sa pièce d'Abélard, où cette vivacité première se
retrouve, associée à de hautes pensées, à de la passion profonde et à un
puissant intérêt dramatique, ne le connaissent pas encore tout entier.
Nous tâchons ici, sans indiscrétion, de trahir une partie de ce qui
se dérobe, et de hâter l'heure où ce rare esprit se verra forcé de se
livrer à tous dans tout son talent.

Le jeune Rémusat était encore au collège qu'une autre vocation bien
autrement grave, mais aussi irrésistible chez lui, se prononçait. Son
goût semblait ne le porter d'abord que vers la littérature proprement
dite, vers l'érudition grecque et latine; l'histoire en particulier
l'attirait peu. Il se plaisait à traduire pour s'exercer au style; la
forme le préoccupait plus que le fond, et il se sentait même une sorte
de prévention contre la pensée et les systèmes. Mais tout d'un coup,
étant en seconde, il entra un jour par curiosité dans la classe de
philosophie. La philosophie formait alors un cours accessoire et
facultatif pour les élèves de seconde et pour ceux de rhétorique. Un
M. Fercoc, homme distingué, ami de M. de La Romiguière et resté plus
condillacien que lui, y enseignait d'une manière attachante Locke et
Condillac, avec un certain reflet moral et sentimental du Vicaire
savoyard. Le jeune homme fut aussitôt saisi d'un attrait invincible; il
était venu par curiosité, il revint par amour, et se jeta à corps perdu
dans cette source nouvelle de connaissances. Méthode, opinions, il
embrassa tout avec ardeur. Il eut aussitôt du succès, et obtint, dès
cette année, une mention de philosophie au Concours. C'est de cette
époque, dit-il, qu'il commença à penser, à contracter un goût constant
pour la philosophie, et qu'il prit l'habitude d'employer pour son propre
compte les procédés analytiques recommandés dans l'école expérimentale.

Cette impression si vive, cette émotion presque passionnée qu'il est
assez rare d'éprouver en entrant dans une classe de philosophie, il l'a
rendue plus tard en quelque manière dans la personne de son Abélard[226]
entrant pour la première fois dans l'école du cloître; mais Abélard,
du premier jour, y entrait en conquérant, pour détrôner Guillaume de
Champeaux, et lui il resta d'abord, et encore assez longtemps après, le
disciple fervent et condillacien de cette première école. Ce ne fut qu'à
quelques années de là qu'il se retourna contre elle. Et même lorsqu'il
l'eut abandonnée, même depuis qu'il a marqué si haut sa place parmi
les défenseurs d'un autre système, prenez garde! si on insiste sur de
certains points, si on appuie, on retrouve aisément en lui un fond de
philosophie du XVIIIe siècle.

[Note 226: L'Abélard du drame.]

On ne retrouve pas moins, à l'occasion, un ancien fond de libéralisme
beaucoup plus net et plus marqué, s'il m'est permis de le dire, que chez
aucun des hommes distingués qui ont passé par la nuance doctrinaire.
C'est que M. de Rémusat à son début, et de 1814 à 1818, fut d'abord un
libéral pur et simple, sans tant de façons. Sur ce fond solide et uni il
a, depuis, brodé toutes sortes de délicatesses; un esprit comme le sien
ne saurait s'en passer. Mais dès qu'on se met à appuyer, dès qu'une
circonstance le presse, la fibre première a tressailli: on a l'ami franc
et résolu de la liberté et le philosophe qui tire la pensée comme une
arme, en jetant le fourreau.

Dans toute nature éminente, pour la bien connaître, l'étude des origines
et de la formation importe beaucoup; ici elle est plus essentielle que
jamais, quand il s'agit de quelqu'un dont le premier caractère a été une
maturité prodigieusement précoce, et qui, bien que si multiple et si
fin dans ses éléments, se montrait déjà à vingt ans ce qu'il est
aujourd'hui. Dans la préface de ses récents _Mélanges_[227], M. de Rémusat
a tracé quelque chose de cette histoire, mais il l'a fait d'une manière
plutôt abstraite, en la généralisant et en l'étendant à ses jeunes amis
d'alors et à ses contemporains; il a évité le je aussi soigneusement que
les philosophes d'autrefois l'évitaient; on dirait qu'il a eu peur du
_moi_. Nous prendrons sur nous de le lui restituer ici.

[Note 227: Page 23.]

Il sortait donc du collège et il entrait décidément dans le monde,
l'année même de la Restauration; il avait tout juste dix-sept ans. Son
horizon politique en était au crépuscule. La Restauration le rendit
subitement libéral; il lui sembla qu'un voile tombait de devant ses yeux
et que la Révolution s'expliquait pour lui. Cet éveil fut si puissant,
que l'amertume de la victoire de l'étranger s'en adoucit un peu dans son
coeur, et que le souvenir de cette époque lui est demeuré surtout comme
celui d'une émancipation intellectuelle: «C'est pour cela, dit-il avec
ce tour d'esprit qui est le sien et où le sérieux et la raillerie se
mêlent, c'est pour cela que je n'ai jamais eu un grand fonds d'aigreur
contre la Restauration; je lui savais gré en quelque sorte de m'avoir
donné les idées que j'employais contre elle.»

Il faudrait se bien représenter ici la physionomie du monde où vivaient
ses parents, une variété du grand monde, aimable, polie, distinguée de
manières et de goût, mais fort tempérée d'idées, et sans mouvement à
cet égard, sans initiative. Enfant de ce monde-là, pour avoir grandi au
milieu, pour y être né, il en a tout naturellement le ton, la légèreté,
la causerie sur tout sujet, le sentiment du ridicule; mais il fait
tout bas ses réserves, il a ses idées de _derrière la tête_ (comme
les appelle Pascal), et il ne les dit pas. Voltairien, libéral,
métaphysicien _in petto_, croyant à la vérité, disposé à écrire, il sent
très-bien que ce n'est point là le lieu pour étaler toutes ces choses
de nature si vive et si entière, et qui vont mal avec la transaction
perpétuelle dont la bonne grâce sociale se compose: «C'était son
plaisir, nous dit-il, son orgueil, que de sentir fermenter secrètement
en lui les idées et même les passions du siècle, au milieu de ces salons
conservateurs, à opinions royalistes et religieuses modérées, mais
superficielles.» De cette philosophie, en particulier, qu'il avait trop
à coeur pour la risquer devant tous, il aurait dit volontiers alors ce
que le poète a dit du culte de la muse:

  My shame in crowds, my solitary pride!

Lui, il aurait plutôt montré ses chansons, bien sûr qu'on les lui aurait
plus facilement pardonnées.

Cependant, même à cette époque de travail solitaire et de logique
presque absolue, même avant aucune initiation doctrinaire, cette fine
nature était toute seule assez avertie, assez curieuse d'impartialité et
assez difficile sur les conclusions, pour s'efforcer de concilier ses
idées avec la modération véritable, et pour se garder de ce qu'avaient
naturellement d'âpre et d'un peu grossier la politique et la philosophie
révolutionnaires. C'était à la fois instinct d'un goût délicat, ennemi
du commun, et sentiment d'un esprit équitable, qui lient compte des
choses. Aussi, en même temps qu'il n'hésitait pas à mettre ses principes
au-dessus des dynasties et des gouvernements, le jeune démocrate
philosophe savait s'interdire l'espérance de rien renverser pour la pure
satisfaction de ses principes, et il ne rejetait pas le voeu honorable
qu'on pût _ramener peu à peu le fait_, comme on disait, _sous l'empire
du droit_. En un mot, il s'évertuait à concilier dans sa pensée les
institutions avec les théories. A aucune époque (c'est une justice qu'il
peut se rendre), il n'a regardé le renversement comme un but; mais il
l'a toujours accepté comme une chance.

Qu'une remarque ici, une conjecture me sait permise. Le monde même où il
vivait, et contre lequel il était en garde, dut, ce me semble, l'aider
en ce travail de modération plus que l'éminent jeune homme ne le crut
peut-être. Habitant en quelque sorte dans deux atmosphères, il portait
et gardait, sans y songer, de l'une dans l'autre. Il serait injuste de
ne juger un milieu que par l'endroit où l'on s'en sépare, et d'omettre
tout ce qu'il nous a insensiblement communiqué. La tiédeur d'opinions de
la société pouvait sans doute l'impatienter souvent, l'irriter même un
peu, et il aspirait à des régions plus franches; mais aussi, à peine
rentré dans cet air plus vif de l'intelligence pure, il conservait un
liant que l'école ne connut jamais, il cherchait un tempérament, il
concevait des distinctions, des transitions, qui étaient autant de
ressouvenirs de ce qu'il venait de quitter. L'homme d'esprit et l'homme
du monde gardaient encore à vue le théoricien, et le sentiment du réel
ne l'abandonnait pas. Dans ce monde d'ailleurs qu'il savait si bien, et
parmi les amis particuliers de sa mère, se trouvaient deux hommes qu'il
ne saurait avoir été indifférent à aucun bon esprit d'avoir connus et
pratiqués dès la jeunesse. Ceux qui n'ont eu l'honneur d'aborder que
tard M. Molé et M. Pasquier peuvent bien apprécier tout ce qu'on apprend
à les voir et à les entendre, et que la théorie moderne ne supplée
pas. Sans me permettre d'entrer ici dans les différences qui les
caractérisent et en laissant de côté ce qu'il y a de particulier dans
chacun d'eux, j'avoue pour mon compte avoir ignoré jusque-là, avant
de l'avoir considéré dans leur exemple, ce que c'est que la justesse
d'esprit en elle-même, cette faculté modérée, prudente, vraiment
politique, qui ne devance qu'autant qu'il est nécessaire, mais toujours
prête à comprendre, à accepter sagement, à aviser, et qui, après tant
d'années, se retrouve sans fatigue au pas de tous les événements, si
accélérés qu'ils aient pu être. Entouré de leur amicale bienveillance,
prenant part à leur intimité, le jeune Rémusat, bien que poussé par sa
nature à se chercher d'autres guides, dut gagner dans ce commerce un
fonds de notions réelles, d'observations précises, qui servaient de
point d'appui à la contradiction même, et qu'étaient loin de posséder,
de soupçonner au départ, tous ceux qui, comme lui, allaient à la
découverte. Ainsi informé et prémuni, il eut beau se lancer ensuite,
il eut de l'abstraction, jamais du vague; il eut de l'audace, et il ne
donna pas dans l'aventure.

Si rien n'est plus rare et plus profitable dans la jeunesse que
d'apprendre à faire cas du jugement et de l'esprit de ceux dont on ne
partage pas les opinions, rien aussi n'est calmant comme de voir ses
propres opinions rencontrer quelque alliance et quelque bon accord
autour de soi. M. de Rémusat éprouva de cette consolation en vivant dans
la société de M. de Barante. Cet esprit élevé et fin, et qui a droit
d'être difficile sur la qualité des autres, finit par le distinguer; il
trouvait que c'était dommage qu'ainsi doué on ne fit rien, c'est-à-dire
qu'on n'écrivît pas. Il lui ouvrit un premier jour sur les idées
politiques ou même littéraires de la société de Coppet, et le jeune
homme s'aperçut avec joie qu'il existait encore un lieu où le
libéralisme était d'assez bonne compagnie, où se retrouvait quelque
chose du mouvement de 89, et que ses opinions n'étaient point
exclusivement reléguées dans les écoles ou les estaminets. Cela
l'éclaira, dit-il, et par là même le modéra.

Il écrivait déjà beaucoup et pour lui seul. Tout en faisant son droit
(1814-1817), il composa un certain roman de _Sidney_, dont le patriote
de ce nom était le héros; il y avait déposé toutes ses idées sur la
politique, la société, la vie, l'amour, et il en dit un peu sévèrement
peut-être, sans nous mettre à même de le vérifier, que c'était une vraie
déclamation. Mais les pages sur _la jeunesse_ (1817), qui ouvrent les
volumes de _Mélanges_, nous le représentent bien à cette date, dans sa
lutte muette contre la société, aspirant à un idéal non encore défini,
avec le sentiment d'une supériorité qui cherche son objet, avec une
amertume d'ironie qui se retourne contre elle-même. Ce qui est surtout
curieux à noter, c'est combien déjà il se juge, il se gourmande, il se
châtie; tout ce qu'on serait tenté de lui opposer, il est le premier à
se le dire, et bien plus durement et bien plus finement aussi. On le
sent, cette roideur d'un premier stoïcisme est dès lors en voie de
se détendre, de même que ce style, déjà tout formé et si subtil,
s'assouplira. L'auteur nous peint là un _Cléon_ qu'il a l'air de copier
d'après nature. Tous, plus ou moins, nous avons ainsi en nous un premier
type que nous aimons à détacher, à figurer en l'exagérant un peu,
à faire poser devant nous et devant les autres; nous y jetons nos
qualités, nos défauts; nous le caressons, nous le malmenons et finissons
le plus souvent, dans notre impatience de _tout ou rien_, par l'immoler
de désespoir et le faire mourir. Qu'on se rassure pourtant: Cléon ne
meurt pas; il se transforme en vivant, il se perfectionne, il fait
presque tout ce qu'il a dit qu'il ne fera pas, et son portrait,
longtemps après retrouvé, ne paraît plus à nos yeux surpris qu'un des
profils évanouis de notre jeunesse. En le revoyant, on ne peut que
s'écrier comme Montaigne devant ses anciens portraits: _C'est moi, et ce
n'est plus moi!_

«Ne vous obstinez pas, concluait le peintre de _Cléon_ en s'adressant
aux jeunes gens, à poursuivre un _je ne sais quoi plus grand_ que
vous-mêmes ou que votre époque; ou, si vous voulez absolument chercher
quelque chose de grand, sachez quoi.» Pour lui, il ne tarda plus guère à
le savoir. L'ouvrage posthume de Mme de Staël sur la Révolution parut;
il l'émut vivement et lui causa un véritable enthousiasme. Un dernier
rideau se leva de devant ses yeux, et ce nouveau monde politique et
philosophique, qu'il n'avait encore vu que dans les nuages, se dessina
désormais comme une terre promise et comme une conquête. On peut dire
que sa formation complète et définitive date de ce moment, et qu'en
posant le livre, tout l'homme en lui se sentit achevé.

Nous avons affaire à un esprit de nature très-complexe, et dans laquelle
est entré déjà plus d'un élément. Une leçon métaphysique de M. Fercoc
l'a ému, comme elle eût pu faire pour un Malebranche naissant; une
chanson l'a fait tressaillir, comme s'il était une de ces choses légères
et sacrées dont parle Platon, et voilà que l'intelligence politique le
saisit comme un futur émule des Fox et des Russell. Nous ne prétendons
pas compter dans cette riche et fine organisation toutes les impressions
et les influences; mais nous tenons évidemment les principales, celles
qui, en se croisant, ont formé la trame subtile, _très imbris torti
radios_...

Toutes les idées et les vues que lui suggéra la lecture du livre de Mme
de Staël, il les écrivit pour lui seul d'abord; mais, un jour, dans
l'été de 1818, se trouvant à la campagne [228], il remit le morceau à M.
de Barante, qui le questionnait sur ses études. M. de Barante en fut
très-frappé, et dit qu'il le voulait garder pour le donner comme
article à M. Guizot, qui dirigeait alors les _Archives_. Peu après [229],
l'article parut en effet sous ce titre: _De l'influence du dernier
ouvrage de madame de Staël sur la jeune opinion publique_; il était
précédé de quelques lignes dues à la plume de M. Guizot:

[Note 228: Au château du Marais, chez Mme de La Brîche, belle-soeur de
la célèbre Mme d'Houdetot et belle-mère de M. le comte Molé. C'est au
Marais aussi que, l'année précédente, il avait lu, pour la première
fois, quelque chose de lui, le morceau sur _la jeunesse_, qui commence
les _Mélanges_. Sur cette société d'un goût délicat, il n'avait pas
craint de faire le premier essai d'une production de son esprit; mais,
pour le morceau politique sur Mme de Staël, il ne s'ouvrit qu'à M. de
Barante.]

[Note 229: _Archives philosophiques, politiques et littéraires_, tome
V, 1818.]

    «Nous avons rendu compte, disait-on, du dernier ouvrage de Mme de
    Staël; nous n'avons pas hésité à affirmer qu'il exercerait une
    grande et salutaire influence. Nous avons dit que cette influence se
    ferait surtout sentir dans cette jeune génération, l'espoir de la
    France, qui naît aujourd'hui à la vie politique, que la Révolution
    et Bonaparte n'ont ni brisée ni pervertie, qui aime et veut
    la liberté sans que les intérêts ou les souvenirs du désordre
    corrompent ou obscurcissent ses sentiments et son jugement, à qui,
    enfin, les grands événements dont fut entouré son berceau ont déjà
    donné, sans lui en demander le prix, cette expérience qu'ils
    ont fait payer si cher à ses devanciers. Qu'il nous soit permis
    d'apporter ici, à l'appui de notre opinion, un exemple que nous ne
    saurions nous empêcher de trouver fort remarquable; c'est le petit
    écrit qu'a inspiré à un jeune homme la lecture de l'ouvrage de
    Mme de Staël; sans doute les semences que contient cet ouvrage
    trouveront rarement une terre aussi promptement, aussi richement
    féconde. Mais l'exemple n'en a que plus de valeur; ce qui a pu
    exciter dans un esprit naturellement distingué tant d'idées saines,
    tant de sentiments nobles, ne manquera pas, à coup sûr, de les
    propager dans un grand nombre d'autres esprits. Ces sentiments et
    ces idées forment déjà notre atmosphère morale, et il faut que les
    gouvernements s'y placent aussi, car, hors de là, il n'y a point
    d'air vital.»

Suivaient les pages sur la _Révolution française_ qu'on peut lire en
partie reproduites au tome Ier des _Mélanges_[230]. L'article fit du
bruit, et même un peu de scandale, dans les cercles où vivait le jeune
auteur. Il y avait à cela plusieurs raisons, et non pas toutes frivoles.
Le fils jugeait l'Empire, et ses parents l'avaient servi. Depuis la
Restauration, M. de Rémusat père était préfet, le fils lui-même semblait
destiné alors à une carrière au sein de l'ordre établi[231]. Juger de
si haut le régime d'hier, tracer si décidément la marche à celui
d'aujourd'hui, c'était une grande hardiesse assurément dans un jeune
homme. Et puis faire un article de journal! passe encore si c'eût
été une chanson. En revanche, M. Auguste de Staël cherchait, pour le
remercier, l'admirateur de sa mère; Mme de Broglie lui écrivait pour
l'appeler; M. Guizot l'attirait chez lui, et M. Royer-Collard qu'il y
rencontrait un soir, et devant qui on parlait de je ne sais quel ouvrage
nouveau, se prit à dire de ce ton qu'on lui connaît: _Je ne le relirai
pas_, et se retournant aussitôt vers le jeune Rémusat: _Je vous ai relu,
monsieur_[232].

[Note 230: Pages 92-102.]

[Note 231: M. Molé, à ce moment ministre de la marine, l'avait admis à
travailler dans la Direction des Colonies.]

[Note 232: M. Royer-Collard lui-même avait reçu une vive impression
de cet ouvrage posthume de Mme de Staël; jusque-là il avait toujours
eu contre elle d'assez fortes préventions; mais en lisant ces
_Considérations si hautes, si viriles et à la fois si prudentes, _sur la
Révolution française_, il rendit les armes et s'avoua vaincu. Le doyen
du groupe ne sentit pas autrement que le plus jeune initié.]

Chacun a son destin qui, tôt ou tard, se fait jour: _fata viam
invenient_. Cela est vrai des individus comme des empires. Voilà donc
M. de Rémusat auteur, et le voilà du groupe doctrinaire. Son étoile
l'y conduisait. C'était bien le monde qui lui convenait le mieux comme
exercice et développement de la pensée, un monde aussi ennemi du commun
populaire que du convenu des autres salons, qui ne craint point les
idées, pas même les systèmes; où tout fait question, où tout se discute,
s'analyse, se généralise; où l'esprit n'a pas trop de tous ses replis,
ni l'entendement de toutes ses formes; où les lectures solides, les
considérations élevées se résument toujours et s'aiguisent eu une
rédaction ingénieuse; où cette _ingéniosité_ de tour est un cachet non
moins distinctif que la haine du médiocre. On a depuis appliqué la
qualification de _doctrinaire_ à tant de choses et à tant de gens, que
c'est à faire pitié, quand on sait combien ce terme se restreignait
primitivement à une élite, presque à une secte d'esprits éminents qui ne
se pouvaient confondre avec les plus proches. Le gros public n'en fait
jamais d'autres; mais c'est assurément la plus lourde injure qu'il
ait pu infliger aux vrais doctrinaires que de les envelopper dans cet
à-peu-près. Durant les dernières années, quand il entendait prodiguer
l'appellation devenue banale, M. Royer-Collard disait: «Que veulent-ils
parler de doctrinaires? Ce que je sais, c'est que nous étions trois
d'abord, M. de Serre, Camille Jordan et moi.» Sans remonter si haut,
sans nous reporter à cet âge presque mythologique du parti doctrinaire,
nous trouvons, au moment où M. de Rémusat y fit son entrée, que la
tête du groupe se composait exactement de M. Royer-Collard, du duc de
Broglie, de M. de Barante et de M. Guizot. En se liant avec tous, et
plus particulièrement encore avec M. Guizot, dont il se plaît à dire
qu'aucun esprit n'a plus agi sur le sien, M. de Rémusat garda, comme on
peut croire, sa propre originalité. Bien jeune, il apportait des
idées et même des convictions déjà faites, un fonds de pure gauche en
politique, le culte philosophique de la raison et de la vérité; il se
doctrinarisa pour la forme et pour l'agrément.

Dans le même temps, sa métaphysique s'éclairait d'un nouveau jour en
rencontrant celle de M. Cousin, et tout d'abord il marqua dans l'école
philosophique au premier rang des amateurs, en attendant qu'il y fît sa
place comme un maître. Cette veine plus tard se retrouvera.

Une question se présente qu'autant vaut peut-être agiter ici et qu'aussi
bien nous ne saurions éluder. En présence d'une nature si complexe, mais
si loyale et si franche, qu'avons-nous après tout à craindre de pousser
jusqu'au bout l'étude? Et d'ailleurs, sous l'oeil d'un esprit si
clairvoyant, n'est-ce pas le seul digne hommage? M. de Rémusat a certes
en lui du sceptique, il a du railleur, et de plus il aime la vérité, et
il eut à de certains jours, il a pour elle de ces merveilleux amours
dont parle Cicéron après Platon. Or lequel des deux en lui domine?
lequel, en définitive, se rencontre le plus avant pour qui le sonde?
Est-ce le fond solide ou l'ondoyant? Vous croyez que c'est l'ondoyant;
mais n'y a-t-il pas un fond plus solide par-delà? Vous croyez que c'est
le solide; mais n'y a-t-il point par-delà un fond plus fuyant encore? Là
est le noeud du problème. Qui peut dire ce dernier mot des autres? Le
sait-on soi-même de soi? Souvent (si je l'osais dire) il n'y a pas de
fond véritable en nous, il n'y a que des surfaces à l'infini.

En nous tenant pourtant à notre objet, que voyons-nous? qu'avons-nous vu
déjà? Jeune homme, il aimait la métaphysique, et tout à côté il faisait
des chansons; il avait ses opinions, ses idées chères, intimes, et tout
à côté il les analysait, il s'en rendait compte. Dans cette mesure, nous
le possédons au complet, ce me semble. Tel il est, tel il sera. Chez
lui, la chanson, ou, si vous aimez mieux, la raillerie fine s'en va
accoster la métaphysique, la prendre sous le bras dans ses heures de
récréation, si bien qu'on ne sait par moments laquelle devance et a le
pas sur l'autre. Et d'autre part l'analyse aussi, l'inexorable analyse,
accoste toujours sa conviction ou sa passion, et l'observe et la
décompose chemin faisant, au point de la déconcerter, si celle-ci
n'était bien ferme et bien décidée à persister _quand même_. Tout cela
marche et coexiste sans se détruire. Figurons-nous bien le cortége: la
plus pénétrante des analyses à droite, la plus fine des railleries à
gauche; et pourtant, il y a une ardeur, une conviction qui, chez cette
nature élevée, a la force de cheminer entre ce double accompagnement.

On le comprend toutefois, pour atteindre jusqu'ici à toute sa destinée,
soit politique, soit littéraire, pour remplir, comme on dit, tout son
mérite, qu'a-t-il manqué à une supériorité si constante? Rien qu'un
défaut peut-être. Mais, certainement, une qualité de moins aurait mis
ses autres qualités plus à l'aise. Elles se sont tenues en échec l'une
l'autre. Et qu'importe? dirons-nous, et dira comme nous quiconque ne
se règle pas sur le _paraître_. Ce qui a pu nuire ainsi à l'entier
développement extérieur et à l'effet solennel de l'ensemble aura tourné
plus sûrement au profit de la distinction exquise, de la connaissance
infinie et de l'agrément. Il y a en un seul plusieurs hommes qui
pensent, qui jouent, qui s'animent, qui se prennent à partie, qui se
répondent, (chose plus rare!) qui vous écoutent et qui vous répondent
aussi, et le tout fait une réunion délicieuse, _totam suavissimam
gentem_, disait Voltaire en parlant de la plus aimable des sociétés
philosophiques de sa jeunesse.

Quoi qu'il en soit de ce charme intérieur, M. de Rémusat a beaucoup agi
au dehors, beaucoup influé, beaucoup écrit, sans parler de l'avenir
ouvert qui lui reste. Voyons-le à l'oeuvre dans le passé; il s'y est mis
de bonne heure, et voilà près de trente ans. Son début fut du côté de la
politique. Depuis la fin de 1816, la Restauration marchait dans le sans
de la Charte et se rapprochait lentement du libéralisme. L'ordonnance du
5 septembre, en brisant la Chambre de 1815, avait rendu au gouvernement
de Louis XVIII la liberté de son action. Pendant les quatre années qui
suivirent, il y eut une tentative sérieuse, sincère, pour poser les
bases du régime constitutionnel, et le mettre en équilibre au milieu
des violences des partis. Ce furent même, à les envisager de loin, les
seules années durant lesquelles la Restauration aurait pu réellement se
fonder par ses propres mains et s'affermir. Le ministère Villèle, en
venant, dès 1821, reprendre à sa manière l'oeuvre de la Chambre de 1815
et en se prolongeant six ans, perdit tout; il mit la méfiance et la
désaffection dans tous les rangs. Il n'y eut plus, après ce long et
détestable ministère, qu'une courte halte sous M. de Martignac, une
halte en apparence triomphante, mais inquiétée au fond et compromise par
le souvenir de tout ce qui avait précédé. Le terrain était miné sous
les pieds, et, quoique l'atmosphère générale des esprits fût alors fort
calmée et presque libre d'orages, une Cour aveugle ne le croyait pas,
et on ne croyait guère en elle. La Restauration se divise donc
naturellement en deux portions, celle qui précède le ministère Villèle,
et celle qui en provient. M. de Rémusat, qui prit une part si brillante
aux luttes de la seconde moitié et qui fut, vers la fin, un des chefs
de la jeune garde militante, combattit aussi dans la période antérieure
comme un actif et vaillant soldat. Le premier ministère de M. de
Richelieu, en se dissolvant de lui-même à la fin de 1818, avait fait
place au cabinet présidé par M. Dessoles, qui fut le plus libéral de
tous ceux de la Restauration. Le jeune Rémusat y devint ministériel, et
ce fut son seul temps de ministérialisme avant 1830. Tout récemment lié
par son article des _Archives_ avec les chefs doctrinaires qui étaient
les conseillers intimes du cabinet, il suivit M. Guizot, alors directeur
général à l'intérieur, et pendant toute l'année 1819 il servit de sa
plume une politique qui tendait à réaliser ses voeux. On l'employa
utilement à ces sortes d'écrits destinés à la circonstance, et qui ne
lui survivent pas. De cette quantité de publications officielles ou
semi-officielles, exposés de motifs, brochures explicatives des projets
de loi, etc., etc., nous n'en indiquerons qu'une sur la _responsabilité
des ministres_, et une autre sur la _liberté de la presse_. Cette
dernière, qui avait pour objet de motiver et d'appuyer les projets de
loi présentés sur la définition des délits de presse et sur leur mode de
jugement par le jury [233], se recommande encore aujourd'hui par des idées
générales très-hautes, très-fermes, exprimées non sans éclat. Il m'est
impossible d'y rien noter de juvénile, si ce n'est peut-être une
certaine forme condensée, un enchaînement parfois si serré qu'il peut
paraître obscur, en un mot une légère exagération de la maturité.
L'auteur y embrasse et y résume d'un coup d'oeil philosophique les
différentes phases par lesquelles a passé la liberté de la presse en
France. L'opinion sur ce chapitre devança toujours les lois, et les
éluda. Ce fut seulement dans la première moitié du XVIIIe siècle que
l'opinion commença à devenir une puissance:

    «Dès cette époque, disait M. de Rémusat, la liberté de penser, suite
    naturelle de cette oisiveté de la civilisation, qui, suspendant
    le cours des passions violentes, force l'esprit à se replier sur
    lui-même, à scruter ses propres conceptions, et remet ainsi les
    croyances sous le contrôle du raisonnement; la liberté de penser,
    gênée par la double barrière que lui opposaient le pouvoir et
    l'usage, cherchait de toutes parts une issue, impatiente de se
    produire au dehors. Comme elle aspirait à la notoriété, elle ne
    tarda pas à regretter l'absence de la liberté d'écrire et s'efforça
    de la rejoindre partout où elle eut l'espoir de la trouver. Quoique
    celle-ci ne fût nulle part établie, chaque État cependant la
    recélait par rapport aux États voisins. Il suffisait, pour en jouir,
    de passer deux fois la frontière; la pensée qui sortait manuscrite
    revenait imprimée dans son pays natal. Un livre hardi était alors
    poursuivi comme contrebande, et les auteurs cherchaient moins à
    éluder les tribunaux que la douane.»

    [Note 233: Voici le titre exact: _De la Liberté de la Presse, et
    des Projets de loi présentés à la Chambre des Députés dans lu séance
    du lundi 22 mars 1819.]

    «La prohibition produisit son effet ordinaire; elle encouragea la
    fraude. La France fut couverte d'ouvrages, dont le plus grand mérite
    était d'être défendus. L'impossibilité de les saisir tous amena
    quelque tolérance, et les exceptions se multiplièrent, malgré les
    édits et les arrêts; car les ministres, qui se piquaient d'être à la
    mode, se montrèrent moins rigoureux que le parlement. La prohibition
    ne servait, en effet, que l'ordre établi, dont on commençait à se
    soucier très-peu; la liberté plaisait à la bonne compagnie, la
    première puissance de cette époque. Les livres qui flattaient
    son esprit furent donc accueillis avec empressement. Tel qui en
    requérait la lacération eût rougi de ne pas les avoir dans sa
    bibliothèque, et plus d'un lisait par goût les pages qu'il faisait
    brûler par convenance.»

On ne saurait mieux dire ni rendre plus fidèlement l'esprit d'un siècle.
L'auteur rapporte à M. Turgot l'honneur d'avoir l'un des premiers,
le premier peut-être, fait entrer la publicité _dans ce qu'on avait
jusqu'alors assez singulièrement nommé les affaires publiques_. L'abbé
Morellet, _un écrivain que l'on a toujours rencontré_, disait M. de
Rémusat, _dans la route de la vérité et de la justice_ [234], avait
composé, en 1764, des _réflexions sur les avantages de la liberté
d'écrire et d'imprimer sur les matières de l'administration_; son livre
ne put être imprimé que dix ans après, sous le ministère de M. Turgot.
Depuis lors, et malgré les efforts restrictifs, la liberté politique de
la presse ne cessa de gagner du terrain: elle existait de fait au
moment de la convocation des États-généraux. Proclamée alors plutôt que
constituée, elle partagea, sous les régimes qui suivirent, le sort de
toutes les autres libertés; la faction dominante se l'adjugea, et elle
devint, un des privilèges du plus fort.

[Note 234: Notez ces traces directes du XVIIIe siècle, plus marquées
que ne les admet en général l'école doctrinaire.]


    «Toujours est-il vrai de dire, ajoutait l'auteur, que, même alors,
    en qualité d'instrument de publicité, la presse fut regardée comme
    un moyen de gouvernement, et le dernier maître qui a possédé la
    France le reconnut lui-même à son tour. Dans le grand nombre des
    nécessités politiques qu'impose le temps où nous vivons, il n'y en a
    guère qui aient échappé à sa pénétration, hors la nécessité d'être
    juste. Véritable usurpateur des forces de la société, il s'en
    arrogea l'emploi pour s'en approprier le bénéfice, espèce de grand
    monopole qu'il voulut étendre sur l'Europe entière. C'est ainsi que,
    remarquant la puissance actuelle de la presse, il la confisqua au
    profit de son empire, et la contraignit à devenir complice de son
    système de déception; mais cet abus même indique qu'en cela, comme
    en tout, il comprit son siècle; et la preuve qu'il le comprit, c'est
    qu'il ne chercha pas moins à le corrompre qu'à le comprimer.
    Non content d'effrayer par la force, d'entraîner par le succès,
    d'éblouir par la gloire, il jugea qu'il fallait encore s'adresser
    à l'esprit des hommes et le séduire; il se mit à plaider lui-même,
    dans _le Moniteur_, la cause qu'il gagnait avec son épée. Je ne
    sache pas de signe plus frappant de la nature du temps où nous
    sommes, que cette obligation où se crut un conquérant de se faire
    sophiste; singulière combinaison, qui semble à la fois une insulte
    et un hommage à la raison humaine!»

Poursuivant ses déductions, l'auteur s'appliquait à montrer que la
liberté reconnue aux citoyens de communiquer entre eux et de prendre
acte de leurs opinions (ce qui, dans un grand empire, ne peut se faire
que par la presse) était le seul moyen de créer une pensée commune
fondée sur un commun intérêt, de hâter la formation des masses, et,
en dissipant les fantômes nés du conflit des souvenirs, d'éclairer la
société entière sur son état réel, sur les forces qui avaient grandi et
s'étaient développées chez elle en silence; pour les faire tout aussitôt
apparaître, il ne fallait qu'un gouvernement libre: _la Restauration,_
disait-il vivement, _a mis la France au grand jour_.

Et repoussant les évocations du passé qui défigurent le présent et qui
empêchent de le reconnaître dans ce qu'il a d'essentiel et de nouveau,
il signalait cet autre genre d'illusion tournée vers l'avenir, et qui
consiste à rêver toujours au delà, à chercher plus loin vaguement ce que
déjà l'on possède si l'on sait bien en user: «Est-il donc si difficile,
concluait-il, de voir ce qui est, et de sentir qu'il n'y a plus lieu
d'appréhender des événements qui sont aujourd'hui consommés, ni de
désirer des résultats qui maintenant sont obtenus?»

C'est ainsi qu'il cherchait à convaincre la Restauration du bienfait
qu'elle recelait et à le lui faire rendre sans contrainte. Le publiciste
éclairé dégageait à merveille les idées et les intérêts; mais alors on
avait à compter avec les passions.

Toujours et partout on a plus ou moins à compter avec elles, avec
les entêtements ou avec les rêves, avec un faux imprévu qui déjoue.
Lorsqu'on est jeune, qu'on a l'esprit élevé comme le coeur, et qu'on
croit à la raison universelle, si clairvoyant et si avisé d'ailleurs
qu'on puisse être, on est d'abord tenté de se dire que la sottise
humaine a fait son temps et que le règne du vrai commence, tandis qu'en
réalité cette sottise ne fait que changer de costume avec les âges, et
que, sous une forme ou sous une autre, elle est notre contemporaine
toujours.

M. de Rémusat, jeune, luttait contre de semblables idées, et, toutes
les fois que l'occasion s'en représente, nous le retrouvons qui lutte
encore. Il n'admet pas que l'humanité soit dupe. Qui mieux que lui, avec
sa finesse, sait pénétrer les préjugés et les travers de son temps,
ceux de l'espèce même? Il se fait assurément toutes les objections. Et
pourtant il a foi, il se confie volontiers en l'instinct public, en
la raison croissante des masses. Ce n'est pas pour la forme, c'est en
conscience que cet esprit d'élite fait appel au voeu des majorités,
qu'il leur accorde non-seulement une puissance de fait, mais comme une
faculté de justesse. Il est bien peu d'hommes, depuis vingt-cinq ans,
dont le libéralisme ne se soit usé, découragé ou perverti; le sien a
tenu bon et a gardé de sa flamme. Chez un esprit de cette qualité,
c'est une sorte de phénomène. On peut dire de lui qu'il a une religion
politique.

Nous en retrouverions l'idée et presque le dogme proclamé dans une
brochure, la première à laquelle il ait mis son nom, et qu'il publia en
1820 sous le titre: _De la Procédure par jurés en matière criminelle_.
Le ministère de 1819 préparait sur cette matière une loi, dont M.
de Broglie, déjà le plus savant des légistes politiques, était
l'inspirateur. Une commission avait été nommée; M. de Rémusat, qui en
faisait partie comme secrétaire, évoqua à lui la question et composa une
espèce d'ouvrage, de traité, qui avait pour but d'éclairer et de sonder
l'opinion, mais qui ne parut qu'au lendemain de la circonstance et d'un
air de théorie.

Dans les premières pages, l'auteur trace à la politique, _à la science
de la société_ (comme il la définit), une sorte de voie moyenne entre
l'utopie et l'empirisme, entre l'idée pure et la pratique trop réelle:

«Si la politique, disait-il, ne voit dans les événements que de vaines
formes, dans les noms propres que de vains signes, elle ne sait
qu'inventer des lois chimériques pour un monde supposé; si elle
n'aperçoit ici-bas que des accidents et des individus, elle gouverne le
monde par des expédients: placée entre la République de Platon et
le Prince de Machiavel, elle rêve comme Harrington ou règne comme
Charles-Quint.»

S'attachant à dégager le droit sous le fait et à maintenir la part de
la raison à travers le hasard, il estime qu'à toutes les époques de
la civilisation il est possible et il serait utile de revendiquer la
vérité, mais cela lui paraît surtout vrai du temps présent:

«On peut juger diversement le passé, dit-il, mais on doit du moins
reconnaître que le temps présent a cet avantage que nulle idée n'a la
certitude d'être inutile: la raison n'est plus sans espérance; comme une
autre, elle a ses chances de fortune. Si elle n'est pas sûre de vaincre,
toujours peut-elle se présenter dans la lice. Comme le berger de
Virgile, la liberté l'a regardée tard, mais enfin la liberté est venue
et ne l'a point trouvée oisive comme lui.»

  Libertas, quae sera tamen respexit inertem.

On reconnaît là une de ces allusions classiques comme les aime la plume
de M. de Rémusat. L'ingénieuse finesse du talent littéraire se décèle
jusque dans ces matières un peu sombres[235].

[Note 235: C'est ainsi qu'au début de sa brochure sur _la Liberté de
la Presse_ il montrait cette liberté invoquée tour à tour de chaque
parti dans la disgrâce, mais le plus souvent repoussée des mêmes gens
sitôt qu'ils la voient paraître: «Au triste accueil qu'elle reçoit
d'eux, disait-il, on serait tenté de penser qu'ils l'invoquaient comme
le bûcheron de la fable invoquait la Mort; elle ne les aide qu'à
recharger leur fardeau, et ils la prient de repartir.» Ce genre
d'agrément détourné est un des cachets de sa manière.]

Continuant de plaider la cause de la raison émancipée et des
conséquences toutes nouvelles qui en découlent, il pose d'une façon
absolue certains principes, il se complaît à dérouler certaines maximes
générales qu'il est piquant, après tant d'années, de pouvoir confronter
avec les résultats et de contrôler:

«Les événements, écrivait-il, semblent avoir préparé la France pour
l'application des théories, et les faits ont en quelque sorte travaillé
pour les principes. Jamais société ne s'est trouvée, pour ainsi dire,
dans une disposition plus rationnelle. Les opinions ne demandent
aujourd'hui qu'à devenir des lois, et ces lois n'ont point à briser des
habitudes, des préjugés, des intérêts, toutes ces entraves inévitables
et souvent légitimes qui gênent presque en tous lieux l'essor de la
vérité. Telle est notre situation, que ce qui exposerait d'autres
peuples nous rassure: nous attendons comme une garantie ce qu'ils
ambitionneraient comme une conquête; l'esprit de conservation sollicite
chez nous ce que réclame ailleurs l'esprit de nouveauté. La liberté
politique n'est plus pour nous une affaire de goût, mais de calcul...
Loin d'exposer aucune existence, elle les tranquillise toutes; loin
d'irriter les passions, elle les pacifie... Encouragée par cette
disposition générale des esprits, la pensée individuelle se sent à
l'aise et ne craint plus de se livrer à elle-même;... sur quelque point
de l'ordre politique qu'elle se porte, elle trouve presque toujours
qu'elle a été prévenue par l'opinion, disons mieux, par l'instinct
public, qui d'avance signale les abus, dénonce les besoins, demande les
réformes. La tâche des publicistes en devient plus facile; il ne s'agit
plus pour eux de deviner, mais d'entendre; ils ne provoquent plus, ils
répondent.»

Il fallait être doué à la fois d'une grande puissance de discernement et
d'abstraction pour voir ainsi à la fin de 1819. Le fait est que si
l'on peut se figurer le corps social d'alors sans les accidents et les
symptômes qui masquaient sa disposition fondamentale, il demandait
plutôt à être traité dans ce sens; mais ces accidents, ces symptômes
ne faisaient-ils pas une complication grave, qui devenait par moments
l'objet principal et qui contrariait la méthode pure? En essayant
d'appliquer directement leurs principes sous le ministère Dessoles, en
se préoccupant plus des choses que des hommes, et en se persuadant
trop que le rôle de l'_homme d'État_ se réduisait désormais à celui de
_législateur_, des esprits éclairés tinrent-ils assez de compte de toute
cette situation réelle, et n'eurent-ils pas trop de confiance en un
malade qui n'était pas assez calmé? Ils discernaient avec une rare
supériorité de coup d'oeil le fond du tempérament du malade, qui était
excellent, mais ils faisaient abstraction de la fièvre qui lui restait,
et dont les accès allaient redoubler. Ils se flattaient d'interroger le
pays indépendamment des partis; les partis s'en mêlèrent et répondirent.
L'élection de l'abbé Grégoire, par exemple, ne nous effraie pas
aujourd'hui, mais elle ne pouvait point ne pas effrayer les régnants
d'alors, et elle semblait un défi que devaient exploiter avec fureur
ceux qui avaient pour cri: _la Charte et les honnêtes gens_. La division
se mit dans le cabinet et au sein du groupe doctrinaire lui-même.
L'assassinat du duc de Berry trancha le noeud et rejeta loin la mise en
oeuvre des théories. Le second ministère de M. de Richelieu, en essayant
de s'interposer dans cette crise, et en le faisant avec une sincérité,
avec un dévouement incontestables de la part de plusieurs d'entre, ses
membres, ne put que retarder par des biais et mitiger par des palliatifs
un résultat prévu. La santé de Louis XVIII, qui s'affaissait à vue
d'oeil et entraînait sa volonté, la fixité étroite et opiniâtre du comte
d'Artois, qui convoitait cette fin de règne, c'étaient là des données
matérielles et presque fatales dans la politique du moment, et tout
l'art humain n'y pouvait rien. Il arriva donc en définitive ce qui
arrive si souvent dans les choses humaines: la raison n'eut pas tout à
fait tort, elle ne fut qu'en partie déjouée. _Elle eut, comme une autre,
ses chances de fortune_, selon que le remarquait spirituellement M.
de Rémusat, c'est-à-dire qu'elle obtint dix ans plus tard, et par
l'auxiliaire d'un fait instantané, un régime dont la société eût réclamé
l'application graduelle et ménagée dix ans plus tôt. Mais, le jour
où les réformes furent conquises, la société, de nouveau remuée, n'y
répondit pas comme elle aurait fait en temps plus utile. Des passions
nouvelles se dessinèrent; des désirs confus, un vague malaise ont
succédé, qui, chez une nation mobile, sont peut-être pires que les
passions mêmes. Ces ennuis et ces désirs compliquent la situation
présente, tout comme les passions d'alors compliquaient cette
disposition _rationnelle_ d'autrefois; et si l'on voulait prêter
l'oreille aujourd'hui à _l'instinct public_ pour savoir au juste ce
qu'il demande, on serait vraiment fort embarrassé de le dire et de lui
répondre. Et c'est ainsi que le règne de la raison s'ajourne toujours.

Ces réflexions s'adressent bien plutôt à la théorie doctrinaire
primitive qu'à M. de Rémusat lui-même, dont j'ai indique les diversités
particulières; mais, dans cet écrit de 1820, il a payé un plus large
tribut que partout ailleurs au pur doctrinarisme pour le fond comme pour
la forme. Si l'ensemble de l'ouvrage prouve une grande force d'analyse,
le style, par son caractère abstrait et scientifique, y jure un peu avec
ce que cet élégant esprit a naturellement de souple et de dispos jusque
dans sa fermeté.

Ajoutons pour mémoire un écrit sans nom d'auteur, composé pendant les
orages de la loi des élections, en juin 1820[236], et distribué aux
Chambres, et l'on aura idée de la part très-active que prit M. de
Rémusat à la politique dans cette première période de la Restauration.
Une chanson de lui, pleine de sentiment, intitulée _le Retour ou le
mois de juin_ 1820, nous le montrerait abandonnant, abjurant à cette
heure une querelle qu'il jugeait désespérée, et se retournant vers des
dieux-plus indulgents:

  Je le sens trop, les jours de mon jeune âge
  A de faux dieux étaient sacrifiés;
  Deux ans d'erreur m'ont enfin rendu sage,
  Et la raison me ramène à tes pieds.

[Note 236: Sous ce titre: _Amendements à la loi des élections_.]

Mais c'est dans la littérature que nous devons suivre seulement et
saluer son retour.

Un mot pourtant encore, avant de prendre congé avec lui de cette
première époque. M. de Rémusat a beaucoup de projets pour l'avenir;
de ce nombre il en est un très-simple, très-facile à réaliser, et
qui mérite bien d'occuper sa plume quelque matin: c'est de tracer un
portrait de M. de Serre, de cette figure si élevée, si intéressante,
de cet orateur à la _voix noble et pure_, et qui, même lorsqu'il se
trompait, ne cédait qu'à des illusions généreuses. En revenant sur
un sujet si bien connu de lui, M. de Rémusat retrouverait ses jeunes
impressions, ses premières flammes, et il les saurait tempérer de cette
lumière plus adoucie qui naît de la perspective. Ce serait une occasion
heureuse de résumer et de concentrer autour d'une figure brillante tant
de souvenirs personnels devenus sitôt de l'histoire[237].

[Note 237: M. Royer-Collard me fit l'honneur une fois de me parler de
M. de Serre, son ami, «le seul homme, disait-il, avec qui il ait vécu
durant des années en intimité et en communication parfaite, profonde.
Camille Jordan n'était pas un esprit aussi sérieux, c'était plutôt un
homme charmant et du monde. Mais M. de Serre sérieux, imagination,
éloquence, il avait tout; il y joignait seulement la faculté de se faire
des illusions. C'est ce qui l'a perdu à la fin. Il a cru sincèrement
qu'il allait sauver la monarchie, et il a rompu avec ses
antécédents.--Il s'étonnait que je ne le suivisse pas, ajoutait M.
Royer-Collard: _Moi_, lui ai-je dit, _je ne suis pas, je reste_. Mais je
ne lui en ai jamais voulu. Il y avait-entre nous de l'_ineffaçable_.»]

Même en 1819, et dans le moment où il se livrait le plus à
l'entraînement politique, M. de Rémusat n'avait pas tout à fait laissé
la littérature. C'est en cette année que fut fondé _le Lycée_, où
Charles Loyson et M. Villemain l'appelèrent. Les opinions exprimées
dans ce recueil étaient en général classiques, mais modérées, ouvertes,
conciliantes; elles avaient une couleur de centre droit littéraire. M.
de Rémusat y forma une sorte de côté gauche. Les deux articles qu'il a
recueillis dans ses _Mélanges_ (sur _Jacopo Ortis_ et sur _la Révolution
du théâtre_)[238] nous le montrent, dès l'entrée, critique aguerri et
résolu novateur. Les pages dans lesquelles il compare ensemble Werther
et René, à l'occasion du héros très-secondaire de Foscolo, sont d'un
voisin de cette famille et qui s'est autrefois assez inoculé de ces
maladies pour ne plus s'arrêter au coloris littéraire et pour ne
s'attacher qu'au germe caché. Le passage sur René pourtant doit sembler
sévère, en ce que, pour la juger, il commence par dépouiller une nature
poétique de tous ses rayons. Quant aux pages de pronostic sur la
révolution du théâtre, on y sent, à travers toutes les politesses, un
témoin hardi et ennuyé qui, pour peu que cela traîne, est tout prêt à
se mettre de la partie, et qui, en attendant, harcèle avec grâce les
retardataires. Quelle plus fine et plus piquante raillerie que celle
qu'il fait de ces honnêtes bourgeois de la république des lettres, gens
à idées rangées, bornés d'ambition et de désirs, satisfaits du fonds
acquis, et trouvant d'avance téméraire qu'on prétende y rien ajouter:
«Ce sont, dit-il en demandant pardon de l'expression, des esprits
retirés, qui ne produisent et n'acquièrent plus; mais ils ont cela de
remarquable qu'ils ne peuvent souffrir que d'autres fassent fortune.»
Relevant le besoin de nouveauté qui partout se faisait sourdement
sentir, et qui s'annonçait par le dégoût du _factice_ et du _commun, ces
deux grands défauts de notre scène_: «Qu'il paraisse, s'écriait-il, une
imagination indépendante et féconde, dont la puissance corresponde à ce
besoin et qui trouve en elle-même les moyens de le satisfaire, et les
obstacles, les opinions, les habitudes ne pourront l'arrêter.» Bien
des années se sont écoulées depuis, non pas sans toutes sortes de
tentatives, et le génie, le génie complet, évoqué par la critique, n'a
point répondu: de guerre lasse, un jour de loisir, M. de Rémusat s'est
mis, vers 1836, à faire un drame d'_Abélard_, qui, lorsqu'il sera publié
(car il le sera, nous l'espérons bien), paraîtra probablement ce que la
tentative moderne, à la lecture, aura produit de plus considérable, de
plus vrai et de plus attachant. Avoir su trouver l'intérêt, l'émotion,
la bonne plaisanterie, l'_action_ enfin, dans la dialectique, dans les
catégories, dans la scolastique, le détour assurément doit sembler
original et neuf. Il est curieux de suivre tout ce dont est capable
un grand esprit piqué au jeu, et de voir, en désespoir de cause, la
philosophie se faisant drame, la critique, à ce degré de puissance,
devenue créatrice. Mais n'anticipons point le moment.

[Note 238: J'en noie un troisième, qui n'a pas été recueilli, sur _les
Oeuvres de madame de Staël (Lycée_, tome III, page 156).]

Les doctrinaires disgraciés, après s'être donné la satisfaction de
voir tomber le second ministère Richelieu et d'y aider pour leur
part, revinrent à la littérature, à la philosophie, à l'histoire; ils
reportèrent leur mouvement d'idées dans ces champs féconds où ils
étaient maîtres, et où les défauts de leur politique devenaient presque
des qualités de leur étude. Dans toutes les branches, excepté la poésie,
ils laissèrent des traces profondes, et contribuèrent plus que personne
à fertiliser la dernière moitié de la Restauration, de même que leur
rentrée en masse aux affaires après juillet 1830, en voulant doter le
régime actuel de sa politique, l'a trop déshérité de la haute culture
intellectuelle.

M. de Rémusat suivit ou devança ces divers mouvements du groupe avec
activité, avec aisance et à son plaisir. On vient de le voir préludant
au mouvement romantique dans _le Lycée_. Il apprenait l'allemand pour
lire Kant, et il s'en servit pour traduire avec son ami, M. de Guizard,
le théâtre presque entier de Goethe[239], dans la collection des _Théâtres
étrangers_. On trouverait dans ce même recueil des notices de lui sur
quelques-unes des pièces de Goethe, ainsi que sur _le 24 Février_ de
Werner, sur l'_Emilia Galotti_ de Lessing (1821-1822).--C'était le
moment où il faisait pour l'édition de Cicéron, publiée par M. Victor
Le Clerc, la traduction du _De Legibus_ dont nous avons parlé. La
remarquable préface qu'il mit en tête, à côté du cachet métaphysique
moderne dont elle est empreinte, offre des traces de sa préoccupation
politique récente. En montrant le parti aristocratique dont était
Cicéron, il songe évidemment au _côté droit_ arrivant aux affaires, et
il peint l'un dans l'autre, trait pour trait[240].

[Note 239: Tout le théâtre,--hors le _Faust_, traduit par M. de
Sainte-Aulaire.]

[Note 240: «Point de nouveauté si nécessaire et si légitime,
écrivait-il, qu'ils ne crussent de leur devoir de repousser; point
d'usage reçu, point d'abus infime, pourvu qu'il fût ancien, qu'on ne les
vît s'efforcer à tout prix de conserver ou de restaurer. _L'antiquité,
la sagesse de leurs pères_, étaient pour eux la règle infaillible. Ils
ne négligeaient aucune occasion d'assurer le moindre droit, le moindre
privilège à l'ordre sénatorial et au corps des patriciens, comme
aux défenseurs des moeurs et des lois du passé. Le maintien ou le
rétablissement du gouvernement aristocratique, le retour à ce qu'ils
regardaient comme l'ancien régime, était leur seul effort et leur unique
doctrine. Elle aurait pu se réduire à ces deux mots: _les douze Tables
et les honnêtes gens_.» (Préface du _De Legibus_, page 15.) Pour
bien entendre l'allusion, il faut se rappeler la devise royaliste du
_Conservateur_ et de _la Monarchie selon la Charte_.]

Cependant, à la fin de 1821, M. de Rémusat avait perdu sa mère; un des
premiers actes du ministère Villèle fut de destituer son père: le jeune
homme se trouva tout à fait libre. Si dans les trois dernières années,
en effet, il s'était émancipé politiquement, il ne l'avait fait encore
que dans une certaine mesure et avec des égards pour les désirs
respectés. Il put désormais se jeter sans balancer dans l'opposition
militante. Tout en conservant des liens intimes avec les doctrinaires,
il suivit plus hardiment la pente de son âge et de ses opinions qui
l'inclinaient vers la gauche.

Les _Tablettes_ se fondèrent (1823); il a raconté, dans l'article sur M.
Jouffroy, comment ce recueil périodique devint le point de réunion des
trois groupes, des trois _pelotons_, comme il les appelle, qui formaient
le corps de la jeune milice: 1° M. Thiers et son ami Mignet, ne faisant
qu'un à eux deux et semblant plusieurs; 2° M. Jouffroy et les proscrits
de l'École normale; 3° enfin, les volontaires sortis des salons, et
Parisiens pour la plupart. Dans le portrait qu'il a tracé de ces
derniers[241], il s'est peint lui-même avec une grande vérité, sauf un
point seulement: quand il dit de la troisième classe de combattants,
qu'ils étaient _moins populaires que les uns_, que les jeunes historiens
de la Révolution française, il a raison; mais quand il ajoute qu'ils
étaient _moins originaux que les autres_, c'est-à-dire que l'élite
universitaire, il fait trop bon marché de ce qu'il possède. Et qu'est-ce
donc que cette fusion de qualités et de nuances sans nombre, sinon la
plus rare et la plus distinguée des originalités?

[Note 241: «Dans une région sociale différente, des hommes du même
âge, etc., etc.» (Voir au tome II des _Mélanges_, page 204.) C'est de
même qu'à la page 202, sous ligure collective, il a peint expressément
M. Thiers.]

En prenant décidément la plume comme une épée, pour ne la plus quitter
qu'au lendemain de la victoire, celui qui se faisait franchement
journaliste crut devoir justifier de ses motifs auprès de ses amis du
monde, toujours prompts à se scandaliser. L'article intitulé _Du choix
d'une opinion_, qui contient une véritable profession de principes,
s'adressait aux salons bien plus qu'au public. C'est en ce sens qu'il le
faut lire et comprendre aujourd'hui. Ces _Mélanges_, ainsi interprétés,
sont une suite de chapitres composant des _mémoires intellectuels_.

    «Qu'on cesse donc de s'étonner, écrivait M. de Rémusat en terminant,
    si ceux que tourmente l'amour de ce qu'ils croient la justice ont
    consacré publiquement, leur voix à répandre dans tous les coeurs le
    sentiment qui les anime. Ni les injures de la malveillance, ni le
    blâme des indifférents, ni les anxiétés de l'amitié timide, ne
    sauraient leur persuader qu'ils n'aient point _choisi la meilleure
    part_. Et de quel prix serait la vie, avec les passions qui la
    corrompent et les chagrins qui la désolent, de quel intérêt serait
    la société que l'erreur égare et que la force ravage, sans le besoin
    de chercher la vérité et le devoir de la dire? De quoi serviraient à
    l'homme ces notions ineffaçables, qu'il trouve en lui-même, de
    son origine et de sa fin, si elles ne donnaient à sa destinée les
    caractères d'une mission?... La liberté, la dignité nationale, cette
    conséquence de la liberté, de la dignité de l'espèce humaine, est
    une croyance assez grande et assez belle pour remplir un coeur et
    relever toute une vie...»

Voilà des accents. Ils trouvaient alors écho dans toutes les jeunes
âmes. C'était un moment plein de solennité que celui où l'on consacrait
ainsi à une juste cause un feu et un talent qu'on croyait inépuisables
comme elle. Cela était vrai en politique, en littérature, en art, en
tout.

Le temps a marché, et il s'est trouvé (chose remarquable!) que les
causes que l'on épousait ont moins duré que la vie des hommes, moins
que leur jeunesse même, moins que leur talent! Si l'on prenait des noms
propres parmi les plus éminents de nos jours en religion, en poésie
comme en politique, on serait frappé de cette rapidité avec laquelle les
sujets et les trains d'idées se sont usés en peu d'espace. Il a fallu
de la sorte, pour les esprits infatigables, comme une suite de relais
successifs, et tel, sa vie durant, se trouve avoir eu deux ou trois
idées tuées sous lui. Autrefois les choses allaient moins vite; les
régimes politiques, aussi bien que les restaurations morales, moins
battus en brèche, se maintenaient d'ordinaire au delà d'une vie; il
n'y avait pas tant de ces changements à vue sur la scène du monde. Les
grandes intelligences avaient devant elles de longues carrières où se
développer. Elles s'y enfermaient bien souvent; dans tout ce qui les
entourait, elles trouvaient plutôt alors trop de garanties contre
elles-mêmes. Nous sommes tombés aujourd'hui dans l'inconvénient
contraire. Les barrières ayant été renversées et les hauteurs rasées,
tout le monde est en plaine, l'air du dehors excite, l'examen pénètre
partout; le pouf et le contre sollicitent chaque matin; à ce jeu,
l'esprit s'aiguise vite, en même temps que les convictions s'épuisent.
Les grands talents surtout sont comme aux abois et ne savent que
devenir; à bout de leurs premiers motifs, et depuis que les grandes
causes ont fait défaut, ils cherchent des thèmes. Ils en trouvent
d'étranges parfois, car ils en prennent partout, et chez le voisin et
jusque chez l'ancien adversaire. Il en résulte les plus singuliers
mélanges[242]. A ne voir que certaine surface, on pourrait se croire
arrivé, dans l'ordre des esprits, à un carnaval de Venise universel.

Non pas tout à fait universel; Il est des intelligences qui résistent,
qui protestent contre cette défaillance ou cette mobilité d'alentour, et
ne se laissent pas volontiers entamer.

[Note 242: «De, nos jours; disait un railleur, Jurieu aurait fini par
souper à la guinguette avec Chaulieu, et Fénelon n'aurait pas manqué de
filer un système humanitaire avec Ninon.»]

M. de Rémusat est de ceux du moins qui ne sauraient se faire à
l'indifférence en matière de vérité; c'est sous cette forme plutôt
philosophique qu'il combat le mal présent. Lui qui comprend tout et qui
est tenté d'excuser beaucoup, lui dont souvent le goût s'amuse et qui,
à ce prix, deviendrait peut-être trop indulgent, il a ses points fixes,
ses hauteurs naturelles où il se reprend en idée. Il continue, en toute
rencontre, de porter respect aux pensées et aux voeux de sa jeunesse.

En ce temps-là, on était loin de la promiscuité d'opinions; les camps
restaient tranchés; chacun combattait sous son drapeau et savait que
l'adversaire en avait un qu'il fallait ravir. C'était l'heure aussi des
nobles amitiés, des intimes alliances. Dans cette collaboration des
_Tablettes_, M. de Rémusat connut M. Thiers, et se trouva aussitôt lié
avec lui d'un lien beaucoup plus étroit qu'il ne semblait. Quand les
_Tablettes_ disparurent, M. Thiers essaya de fonder avec M. Mignet un
autre recueil périodique, et il vint trouver d'abord M. de Rémusat en
lui disant: «Sachez que je ne ferai jamais rien sans vous demander
d'en être.» Et il a tenu parole depuis en toute occasion. Cette sorte
d'avance et d'attention honore celui de qui elle partait et qui ne la
prodigue pas. C'est ici le goût vif de l'esprit pour l'esprit, qui se
déclare, car on peut certes avoir de l'esprit autrement, et sous bien
des formes différentes, et justes et fines; mais en prenant le mot comme
jet, comme source, comme fertilité continuelle, il n'est pas d'homme
en France qui, d'emblée et à tout propos, ait plus d'esprit que ces
deux-là. Joignez-y M. Cousin.

Dans cette prompte alliance pourtant, ainsi formée, de M. Thiers à M. de
Rémusat, indépendamment du seul esprit, il y avait encore un sentiment
public élevé, une chaleur de bonne intelligence politique qui s'y
joignait et qui scella le lien.

Je n'énumérerai pas les divers articles que M. de Rémusat donna aux
_Tablettes_ et qu'il n'a pas recueillis. J'y relève seulement une sorte
de manifeste romantique sous le nom de _Revue des théâtres_ qui fit du
bruit. De tels articles d'initiative, à cette date, eurent beaucoup
d'effet. Bien des lettrés alors plus en vue, et qui occupaient le devant
de la scène, s'en tinrent pour avertis et se mirent au pas. Combien de
gens distingués de ce temps-ci qui se croient les chefs du mouvement,
qui le sont jusqu'à un certain point, et qui ont été traînés à la
remorque depuis vingt-cinq ans dans leurs jugements littéraires! M. de
Rémusat, par sa critique hardie et inventive, ou par sa conversation qui
en tenait lieu, a été un de ces constants remorqueurs, et que le plus
souvent le public n'apercevait pas.

Très-partage encore au commencement de 1824 par l'activité politique,
secrétaire du comité directeur des élections générales et se multipliant
sous l'influence de ce comité dans les divers journaux de la gauche, il
se retrouva tout d'un coup disponible après les élections de cette année
qui laissèrent sur le carreau le parti libéral, déjà bien blessé par la
guerre d'Espagne et par l'éclat du carbonarisme. Il fallut cesser de
s'occuper de politique active; il revint à la philosophie et à la
littérature. C'est alors (dans l'automne de 1824) que _le Globe_ fut
fondé. Il s'y porta avec sa richesse d'idées, avec son expérience et son
tact qui corrigeait l'âpreté de certaines autres plumes vaillantes. Une
partie de la contribution littéraire et philosophique qu'il y fournit,
mais un simple choix seulement et qu'il aurait pu beaucoup étendre,
remplit la seconde moitié du premier volume des _Mélanges_.

Ce qui caractérise la critique littéraire de M. de Rémusat, c'est à
la fois la finesse et l'étendue. Pour être un parfait critique sans
prédilection ni prévention exclusive, le plus sûr serait, je crois
l'avoir dit ailleurs[243], de n'avoir en soi que la faculté judiciaire,
avec absence de tout talent spécial qui vous constituerait juge et
partie: ainsi se réaliserait la souveraine balance. Ou bien, si le
critique se mêle une fois d'avoir ses talents d'auteur, oh! alors il n'a
guère qu'une manière de s'en tirer: qu'il n'ait pas un talent seul, mais
qu'il les ait tous, au moins en germe. C'est le vrai moyen de comprendre
tout ce qu'on juge, presque en homme du métier et sans les inconvénients
du métier. Le parfait critique, ainsi considéré, serait, donc celui qui
aurait la faculté d'être tour à tour, ne fût-ce qu'un moment, artiste
dans tous les genres, et de nous offrir en lui l'amateur universel. Tel
est aussi M. de Rémusat. Voyez plutôt: s'il se prend à la chanson, il
n'a qu'à se ressouvenir pour nous raconter comment elle naît; s'il parle
d'élégie, il a tout bas soupiré la sienne; s'il apprécie le drame, il
l'a pratiqué et a eu ses répétitions à son usage; en philosophie, il est
expert. Ainsi nous le trouvons le critique le plus ouvert et le plus
sympathique, pénétrant les objets et s'en détachant, d'une impartialité
qui n'est pas de l'indifférence, et qui n'est qu'une sensibilité
très-étendue et rapidement Diverse.

[Note 243: Dans l'article sur M. Magnin, _Portraits contemporains_
(1846), tome II, page 314.]

Sur les hommes en particulier, sur les auteurs, il se prononce peu et ne
tranche pas. Sa politesse, son goût d'homme du monde, lui ont de tout
temps interdit les jugements trop directs et qui entrent dans le vif;
mais, sous forme abstraite, il jette bien des choses. Sur l'auteur des
_Méditations_, par exemple, il en a dit qui étaient fort justes et
dont toutes ne sont pas si démenties qu'on le pourrait croire; il ne
s'agirait que de les prolonger et de les poursuivre, sans se laisser
arrêter à la superficie des métamorphoses.

Quand _le Globe_ se fit politique, la collaboration de M. de Rémusat
devint très-active; quand ce fut un journal quotidien, il en écrivit
peut-être les deux tiers. La chute du ministère Villèle avait rouvert le
champ à la presse libre; l'avènement du ministère Polignac l'arma tout
entière. A la première idée qu'il eut de fonder _le National_, M.
Thiers, docile à cette sympathie secrète que nous avons dite, fit part
de son projet à M. de Rémusat, en lui offrant d'être sur le même pied
que lui-même. M. de Rémusat se croyait lié au _Globe_. On essaya un
moment de voir si l'on ne pourrait pas réunir les deux entreprises;
mais, sans parler des questions de personnes, il y avait des divergences
de principes sur quelques points, notamment en économie politique. Il
fut donc convenu qu'on irait chacun de conserve, sans se nuire et comme
pouvant se réunir un jour. Je ne m'attacherai pas à suivre M. de
Rémusat dans cette polémique de 1829-1830; sa vie de journaliste, il en
convient, a été excessivement active, et il est des instants où il le
regrette, se disant que ce qu'il a peut-être donné de mieux est perdu
et oublié dans ces catacombes. C'est à lui de voir s'il ne pourrait
pas faire un jour pour sa critique politique ce qu'il a fait pour sa
critique littéraire dans ces deux volumes, c'est-à-dire sauver et
rassembler les principales pages en les éclairant. Au reste, si l'homme
littéraire en lui a des regrets, l'homme politique n'en doit point
avoir; car ses articles d'alors ont eu tout leur effet, ils ont été des
actes. Dans les manifestations de presse qui donnèrent le signal à la
révolution de juillet, M. de Rémusat compta de la façon la plus marquée,
la plus directe. Il prêta résolument la main à M. Thiers dans la réunion
des journalistes du 26, et poussa aux décisions irrévocables. _Le
Globe_ du mardi 27, qui publiait les ordonnances avec la protestation,
commençait par ces mots: _Le crime est consommé_;... tout ce numéro du
_Globe_ est de lui. Il a fait encore en partie un _Globe-affiche_ publié
et placardé le jeudi. Si l'on ajoute un article du lendemain, où le nom
du duc d'Orléans est présenté comme offrant (moyennant garanties) une
solution possible, on aura son dernier mot de ce coté. Depuis lors
il n'a plus écrit dans _le Globe_, ni dans aucun journal quotidien
politique.

La vie publique de M. de Rémusat, depuis 1830, ne nous appartient plus;
elle tient à un ordre de choses qui n'a pas atteint son développement
et qui est, si l'on peut ainsi parler, en cours d'exécution. Allié de
Casimir Périer et de La Fayette, tour à tour il paya tribut à ces deux
alliances; mais par doctrine, par goût, il semble qu'il penche plutôt du
côté de la dernière. Toute son ambition, après juillet, était de devenir
député. Ce point obtenu, placé au coeur du mouvement politique, ami
personnel de tous les hommes dirigeants, il fut longtemps avant de se
décider aux fonctions officielles; même quand il appuie et quand il
conseille le pouvoir, c'est encore le rôle libre qui lui va le mieux.
Une première fois sous-secrétaire d'État à l'intérieur dans le ministère
du 6 septembre (1836), puis ministre avec M. Thiers dans le cabinet
du 1er mars (1840), il est sorti de là de cet air de bonne grâce et
d'aisance qui ne surprend personne, et on n'a pas même l'idée de louer
en lui le désintéressement, tant cette élévation de coeur lui semble
facile. C'est depuis ces cinq années seulement, et dans son loisir
très-animé, qu'il a publié les ouvrages préparés ou composés auparavant:
1° ses _Essais de philosophie_ (1842); 2° _Abélard_(1845); 3° un
_Rapport_ lu à l'Académie des sciences morales sur la _philosophie
allemande_, qui forme tout un volume (1845); 4° enfin les mélanges sous
le titre de _Passé et présent_ (1847). Nous dirons quelque chose de ceux
de ces ouvrages dont nous n'avons point parlé.

On voit combien la philosophie est allée prenant chaque jour plus de
place dans ses études; ce qui avait été longtemps un culte secret a fini
par éclater. Il s'y était fort remis durant la trêve de 1824 à 1828;
mais sa philosophie alors était surtout de la métaphysique politique. Il
rêvait, soit par manière d'examen critique, soit sous forme de traité
dogmatique, une réfutation de M. de Bonald, de M. de La Mennais, surtout
de l'_Essai sur l'Indifférence_. Ce qu'il a écrit, nous dit-il, de
notes, de plans d'ouvrages ou de projets de chapitres, en ce sens, est
considérable. Il a même fait, 1° un examen suivi et page à page, avec
critique et discussion, du livre de M. de La Mennais, travail qui ne
fournirait pas moins de deux-volumes; 2° un _Essai sur la nature du
Pouvoir_, qui est un livre terminé. En même temps, il traduisait et
extrayait Kant.--En 1832, au lendemain du ministère Périer et pendant
les ravages du choléra, sentant le besoin d'une occupation forte, il se
remit à Kant, comme on se mettrait à la géométrie. Il fut conduit par
cette étude à faire plusieurs mémoires détachés, qui pouvaient cependant
se ranger dans un certain ordre, et il songea à rallier le tout au
moyen d'une introduction. C'est ainsi que se formèrent ses deux volumes
d'_Essais_, qui, souvent repris ou quittés, selon le mouvement des
affaires publiques, parurent enfin dans l'hiver de 1842, et ouvrirent à
l'auteur les portes de l'Académie des sciences morales en remplacement
de Jouffroy.

Dans cette suite d'_Essais_ qui s'enchaînent assez exactement, M. de
Rémusat s'applique à démontrer que la philosophie existe; qu'elle est
une science ayant pour objet les idées essentielles de l'intelligence
humaine; qu'une critique attentive et sévère des grands systèmes
philosophiques modernes fournit déjà la méthode et les principales
données; qu'une conciliation raisonnée entre Descartes, Reid et Kant,
constitue, à proprement parler, l'éclectisme moderne. Puis, après avoir
réfuté quelques systèmes exclusifs sortis du dernier siècle, l'auteur
aborde sur deux ou trois questions, tant spéciales que générales,
l'analyse du fond, et nous montre à l'oeuvre cette science à laquelle il
voudrait nous convertir. Enfin, rassemblant dans un dernier Essai toutes
ses forces contre le scepticisme, contre cet ennemi intime dont il peut
dire: _Nous nous sommes vus de près_, le poursuivant dans ses divers
genres et à travers ses plus récents déguisements, sous sa forme
pratique et positive comme dans son raffinement mystique, il cherche à
le convaincre de contradiction, d'inconséquence, et à maintenir jusqu'au
sein du grand inconnu qui nous assiège quelques vérités fondamentales.
Toute cette tentative est noble, grave, prudemment menée et pas à pas;
M. de Rémusat, en instituant le rôle de la raison, prêche d'exemple; et
j'ai entendu remarquer sans ironie que ce livre d'Essais est peut-être
le seul livre de philosophie et de métaphysique où l'on ne rencontre
jamais rien qui effarouche le bon sens.

Un grand talent littéraire recommande l'ensemble de l'ouvrage;
l'Introduction, les Essais I et XI, sont des morceaux d'un travail
achevé et où l'on peut admirer ce mélange de l'abstraction et de
l'imagination dans le style, originalité singulière de M. de Rémusat.
Une foule de vues justes, indépendantes de la philosophie même, portent
sur l'époque présente et ouvrent des jours sur l'état des esprits. Dans
son Introduction, comme dans son Essai final, l'auteur se montre avec
raison très-préoccupé de ce sensualisme pratique qui envahit la société
française, disposition fort différente du système dit _sensualiste_,
lequel s'alliait très-bien, chez les philosophes du dernier siècle, avec
de hautes qualités morales et avec des vertus. Aujourd'hui on étale
moins ses vrais principes; au besoin on en a même de solennels pour les
jours de montre; l'époque est à la fois épicurienne de fait et ampoulée
de langage. La postérité aura fort à faire pour y démêler le réel. Elle
trouvera de bons indices dans cette fin des _Essais_ de M. de Rémusat.

L'Essai VIII, qui traite du _jugement_ considéré à la fois comme
opération et comme faculté de l'esprit, est bien technique, mais je dois
dire qu'il a paru à des juges excellents un parfait modèle de la saine
méthode analytique fortement appliquée. Ajouterai-je que ces mêmes
juges, qui estiment cet Essai la perfection même, trouvent que tout à
coté, dans les deux morceaux suivants, l'auteur s'est trop ingénié à
toutes sortes de démonstrations et de questions concernant la matière et
l'esprit? M. de Rémusat a beau faire, sa curiosité se porte aisément aux
limites, et lorsqu'elle signale les écueils, elle aime pourtant à s'y
pencher. Il est de ceux qui, même s'ils avaient saisi la vérité, ne
sauraient ni ne voudraient peut-être pas uniquement s'y tenir, et qui
regarderaient encore derrière pour voir s'il n'y a pas autre chose de
caché.

Benjamin Constant disait qu'il avait sur chaque sujet _une idée de plus_
qui faisait déborder le reste. M. de Rémusat, lui aussi, de quoi qu'il
s'agisse, n'est jamais sans cette _idée de plus_; mais, bien autrement
sérieux et soucieux du vrai, il tient bon; il combine les principes et
le caractère; la digue est ferme, élevée; qu'importe? l'esprit trouve
encore moyen de passer par-dessus.

L'ouvrage sur _Abélard_, qui contient une admirable vie de ce philosophe
et un exposé définitif de son, épineuse doctrine, exige quelque
explication préalable et nous oblige à revenir un peu sur le passé. M.
de Rémusat, avons-nous dit, eut toujours un goût vif pour les drames, et
il en a écrit plusieurs qui n'ont été ni représentés ni imprimés.
C'est en 1824, si je ne me trompe, dans l'été qui suivit la défaite
électorale, qu'étant seul à la campagne, assez ennuyé, il se mit à
improviser ses deux coups d'essai en ce genre; le premier, _le Croisé ou
le Fief_, dont la scène était au moyen âge, se ressentait i'_Ivanhoè_ et
un peu de _Goetz de Berlichingen_. L'autre, intitulé _l'Habitation
de Saint-Domingue ou l'Insurrection_, lui avait été suggéré par des
recueils sur la traite qu'il compulsait pour M. de Broglie;
l'idée philanthropique prit tout d'un coup la forme de son
Toussaint-Louverture. Tout cela s'exécuta très-vite, très-lestement;
chaque drame avait cinq actes; les dix actes furent enlevés en douze
jours: ce qui fait un acte par jour, et, après chaque drame, un jour
pour se relire. On ne saurait entrer d'un pied plus léger dans la
rapidité romantique. Pendant l'hiver de 1824-1825, ces drames, lus dans
le salon de Mme de Broglie, de Mme de Catelan, eurent beaucoup de succès
et furent des espèces de _lions_ de la saison. L'auteur ne se laissa
pourtant pas entraîner à la tentation de les livrer au grand jour.
Facile de talent, difficile de goût, il se disait que, pour les oeuvres
d'imagination, il ne faut produire que de l'excellent. Et puis la pensée
politique le retint aussi; il avait droit de pressentir son avenir, il
pouvait être ministre un jour; c'était inutile de rien publier que ce
qui serait compatible avec cette carrière-là. Il jouit donc de son
succès de société et remit ses drames en portefeuille. Cependant,
ayant pris goût au jeu, il se passa encore la fantaisie de faire une
_Saint-Barthélemy_ (1826), dans le genre des scènes publiées cette même
année par M. Vitet[244].

[Note 244: Dans un article du _Globe_ (6 juin 1829), M. de Rémusat
Appréciait la _Mort d'Henri III_ de M. Vitet: là encore le critique
Savait d'original le secret du genre, et il en avait causé très au long
Avec lui-même auparavant.]

Maintenant on comprend sans peine comment, en 1836, l'auteur, se
retrouvant de loisir, médita d'aborder le vrai drame et d'y développer
une sérieuse pensée philosophique. Il agitait en lui une question
très-familière à quiconque réfléchit, et qu'il était appelé plus que
tout autre à se poser: «Que devient la nature morale de l'homme dans
un temps où l'intelligence prévaut sur tout le reste?» Seulement,
pour traduire en action cette lutte et lui donner tout son relief,
il s'agissait de la rejeter dans le passé et de la personnifier dans
quelque figure historique connue, dans un homme célèbre en qui l'esprit,
supérieur au caractère, aurait eu à lutter et contre lui-même et contre
le monde d'alentour. Il s'agissait, en un mot, de trouver un grand
précurseur à cette disposition générale d'aujourd'hui. C'est dans cette
veine d'idées que M. de Rémusat, jetant un jour les yeux, à un coin de
rué, sur une affiche de spectacle, vit l'annonce d'une pièce d'_Héloïse
et Abélard_, qu'on donnait à l'_Ambigu-Comique_; il se dit à l'instant:
_Voilà l'homme que je cherchais_, et il se mit au drame d'_Abélard_.

Le drame fait et achevé, il devint ministre, et ce ne fut qu'au sortir
de là qu'il put essayer des lectures, vers le temps précisément où il
publiait ses _Essais de philosophie_. Il ne hait pas ces sortes de
diversions qui donnent le change à la curiosité oisive et qui déjouent
la louange banale. A cause de sa publication, on allait se croire obligé
dans le monde de lui parler philosophie à tout propos, et, par égard
pour les gens, il se mit à lire son _Abélard_. Le succès fut grand,
prodigieux; durant deux hivers l'intérêt se soutint, et la conversation
vécut presque uniquement là-dessus; mais, cette fois, ce n'était pas un
intérêt passager dû à la nouveauté du genre, à la vivacité de quelques
tableaux; le sérieux du fond, l'amusant du détail, l'ampleur et la
variété du développement, le caractère passionné et dramatique qui
pénétrait jusque dans les portions les plus élevées du sujet, tout
attestait une oeuvre durable. L'auteur fut mis en demeure de publier.

Il s'y préparait ou en avait l'air, et, pour s'en donner le prétexte, il
se mit à faire des recherches plus particulières sur les ouvrages et
sur les doctrines d'Abélard. Il voulait adjoindre cette introduction au
drame, comme s'il y avait eu besoin d'un passe-port auprès des érudits
et des personnes graves ainsi, se disait-il, Raynouard avait annexé aux
_Templiers_ une dissertation sur le procès de l'Ordre; mais peu à peu il
se trouva avoir fait un nouvel ouvrage qui ne cadrait plus de tout point
avec le premier, et qui surtout ne pouvait lui servir d'accompagnement.
Il fallait les deux _à part_ et à la fois, ou bien il fallait choisir
entre les deux. L'auteur se trouvait placé dans une perplexité piquante:
d'un côté, tous ses talents secrets et son culte le plus cher, la
philosophie, résumés dans une oeuvre étendue, attachante, et où il
donnait enfin son entière mesure; de l'autre, sa philosophie encore,
mais toute nue et appliquée dans sa mâle austérité à une investigation
difficile. Il fut sévère; entre ses amis, il alla consulter et il écouta
le plus sévère, le seul rigoureux peut-être[245]; il sacrifia l'oeuvre de
l'imagination. Mais non; il ne peut l'avoir sacrifiée, il l'a seulement
dérobée. Isaac n'est pas mort; Iphigénie tôt ou tard reparaîtra.

[Note 245: M. de Broglie.]

Lorsque M. Mérimée publia son théâtre de _Clara Gazul_, il n'avait pas
encore vu l'Espagne, et je crois qu'il lui est depuis échappé de dire
que s'il l'avait vue auparavant, il n'aurait pas imprimé son ouvrage.
Il aurait eu grand tort, et nous y aurions tous perdu. Il est de ces
premières inspirations que l'observation elle-même ne remplace pas.
Quand M. de Rémusat se fut mis à étudier de près la scolastique et à
lire au long les traités originaux, il a pu ainsi se dégoûter un moment
de son premier Abélard et le trouver moins ressemblant que celui qu'il
restaurait de point en point. Le premier Abélard, en effet, était
surtout deviné, et c'est bien pour cela qu'il a la vie.

Au reste, l'auteur n'est pas précisément dégoûté de cet Abélard
premier-né; il en rougirait plutôt comme d'un brillant délit romanesque
et comme d'une licence heureuse, car il ne peut ignorer au fond que
c'est ce qu'il a fait de mieux, et il a raison s'il le pense. Je
remarquerai pourtant que le premier livre de l'ouvrage imprimé, celui
qui contient la _vie d'Abélard_, est peut-être supérieur au drame comme
perfection. M. de Rémusat n'a rien travaillé autant que cette _vie_, et
pour le style, et pour l'exactitude. La rigueur érudite s'y combine
avec la pensée, avec l'imagination, avec l'émotion même, et le style,
expression et résultat de tant d'alliances, forme une sorte de métal
de Corinthe, dans lequel on n'est guère habitué à voir resplendir
les statues redressées du Moyen-Age; mais rien n'est de trop pour
l'incomparable Héloïse. Après cela, le drame d'Abélard est plus complet,
plus vaste, et donne seul l'idée entière de M. de Rémusat, auteur et
homme. L'artiste enhardi (car il y est devenu artiste) a pris en quelque
sorte des portions, des démembrements de lui-même, et les a personnifiés
dans des êtres distincts; il leur a prêté non-seulement ses facultés,
mais ses désirs, ses rêves. Tout cela vit et se meut sous des costumes
tranchés, dans des physionomies originales, où le ton de l'époque est
suffisamment observé. La nôtre pourtant se reconnaît au travers. Le
dernier mot d'Abélard mourant qu'on entend à peine, est: _Je ne sais_.
Le dogmatique, comme le sceptique, en revient à ce suprême _Que
sais-je_? C'est sur ce fatal et sincère aveu que finit ce drame, où
s'agite la raison humaine. Les diverses solutions du mystérieux problème
y sont tour à tour comprises et mises en présence, mais aucune n'y
apparaît la meilleure ni la vraie. Ce qui en ressort, c'est le besoin
qu'a cette raison humaine d'aller en avant toujours et d'aspirer vers la
vérité, coûte que coûte, dût-elle ne jamais l'atteindre et rencontrer
pour tout prix le martyre. Ce moderne Abélard, en ses heures d'angoisse,
a de l'antique Prométhée.

Mais, à côté d'Abélard, il y a les écoliers; à côté du maître, de
celui qui cherche l'émancipation sérieuse de l'esprit, il y a ceux qui
préludent à la légère et en gaussant. On rencontre surtout au premier
rang et l'on ne peut s'empêcher d'aimer un certain _Manegold_, un
charmant et vaillant écolier, qui par gageure, au sortir d'une nuit
passée à la taverne, est le premier à entrer dans la classe en criant:
_En avant et du nouveau!_ qui, narguant l'anachronisme, fait des
chansons déjà, comme, trois siècles plus tard, en fera Villon, et dont
l'esprit, même aux instants sérieux, a l'air (passez-moi le mot) de
_polissonner_ toujours. Imaginez un drôle spirituel et dévoué tel qu'il
s'en présente en France à chaque insurrection intellectuelle ou autre,
un enfant de Paris malgré son nom alsacien, aide-de-camp prédestiné pour
toutes les journées de barricades. Manegold précède Abélard en chantant.
En France, la chanson précède volontiers le raisonnement. Elle l'a aussi
précédé, si nous nous en souvenons bien, au sein de l'esprit de M. de
Rémusat.

Et tandis que l'écolier libertin chante tout plein d'ivresse et de
folie, le maître se lève, jeune aussi et beau, mais au front pâle:
«Folâtre jeune homme, est-ce que tu ne sais pas que tout est
sérieux?...» Écoutez! c'est l'Abélard éternel, la voix triste et grave
que toute haute intelligence porte en soi.

Ce Manegold traverse et anime heureusement tout le drame; il est tout à
fait absent-dans la _vie_ imprimée d'Abélard. L'érudition n'a point de
prise sur ces évocations-là, et la fantaisie qui les crée se retrouve
plus vraie que la science. Mais je m'aperçois que, si je n'y prends
garde, je me laisse aller à parler de ce qui n'est point connu du
public. Je coupe court et je me résume en répétant que si l'Abélard
qu'on a (la _vie_ imprimée) est plus parfait comme ouvrage,
l'Abélard-drame, qu'on aura un jour, paraîtra une plus vraie et plus
entière expression du talent que nous nous sommes ici efforcé de
peindre.

Le _Rapport_ lu à l'Académie des sciences morales sur la _philosophie
allemande_, et qui forme tout un volume, sort de notre compétence. La
préface, où l'auteur a rassemblé les points principaux de l'examen et a
présenté la génération des divers systèmes, de Kant à Hégel, est fort
appréciée des gens du métier. C'est dans le temps de ce travail et des
discussions approfondies d'où il est né, que M. de Rémusat a passé
définitivement lui-même à l'état de maître et d'homme du métier, au
lieu d'amateur très-distingué qu'il était auparavant. Est-ce donc qu'en
philosophie, comme en bien des choses, il n'y aurait pas moyen, avec
quelque avantage, de rester amateur toujours,

    Ami de la vertu, plutôt que vertueux?

Il est temps d'arriver au succès public le plus brillant, au jour de
triomphe et de soleil de M. de Rémusat; je veux parler de son discours
de réception à l'Académie française. Dès que M. Royer-Collard eut
disparu, une sorte de suffrage rapide et de murmure universel désigna à
l'instant M. de Rémusat pour lui succéder et pour le célébrer. Dans un
temps où chacun se croit des titres à toute espèce d'héritage, il ne
s'éleva pas un seul concurrent. N'est-ce pas là un unique hommage rendu
à la mémoire du mort et aussi au talent approprié du vivant? M. de
Rémusat répondit hautement à cette attente. La séance du 7 janvier
1847 restera mémorable entre celles du même genre. Le successeur de
Royer-Collard fut éloquent, égal à son sujet, le dominant presque, et
s'y mouvant avec aisance et grandeur. Il eut, tant qu'il le fallut, de
l'élévation, il eut de la grâce. On a remarqué que tout est bien touché
dans ce discours, hormis peut-être l'éloquence parlementaire de M.
Royer-Collard, qui aurait pu être caractérisée plus sensiblement. A
côté de l'orateur grave et presque auguste[246], pourquoi n'aurait-on pas
dessiné, par exemple, M. de Serre, son grand ami, l'orateur passionné,
qui faisait naturellement pendant? Dans une circonstance autre qu'une
solennité académique, il y aurait eu sans doute manière de prendre
autrement le sujet, une manière plus expressive et plus réelle; c'eût
été de ne pas donner tant de place et de saillie aux considérations
historiques, aux diverses époques de la Révolution, et de s'attacher
plus uniquement d'abord à la figure de M. Royer-Collard, à ce personnage
original, mordant, élevé, mais _abrupt_, en un mot d'éteindre les fonds
historiques et d'accuser à tout moment d'avantage le profil singulier.
Ce que M. de Rémusat a si bien fait vers la fin, on aurait pu le faire
durant tout le morceau, et c'eût été, biographiquement, plus vivant.
Mais l'éloge oratoire a sa loi, sa convenance, son choix à faire entre
les divers traits, et M. de Rémusat a su, en les indiquant, les adoucir,
les idéaliser avec finesse, les subordonner à la majesté. Et puis
l'orateur était dans son élément et dans son droit en ne négligeant pas
une occasion si naturelle de juger les époques successives de notre
histoire contemporaine. Il a parlé de toutes, et de la Restauration
en particulier, avec impartialité, avec générosité même. Après les
charmantes définitions qu'il avait données de M. Royer-Collard comme
homme et comme écrivain, je ne sais si je me trompe, mais j'aurais
préféré qu'il terminât sans rentrer dans cette thèse générale, plus que
douteuse, de l'alliance de la philosophie et de la politique, sans
se croire tenu de faire la péroraison obligée. Voilà (pour varier la
monotonie de la louange) les seules observations du lendemain sur un
discours dont l'ensemble et toutes les parties ont constamment réussi
auprès de l'assemblée la plus choisie et la plus attentive. C'a été là
un de ces beaux jours où le talent, au moment où il la reçoit, justifie
magnifiquement sa Couronne.

[Note 246: «Respondit Cornélius Tacitus eloquensissime et, quod
eximium orationi ejus inest, [Grec: semnôz].» Ce que Pline dit là de
Tacite avocat et orateur, on le pourrait appliquer à M. Boyer-Collard,
excepté le _respondit_. M. Royer-Collard à la tribune ne parlait qu'en
premier et ne répondait pas.]

Une étude du genre de celle-ci a ses limites, et un portrait n'est
pas un tableau. C'est encore moins une description à l'infini et un
catalogue détaillé des moindres productions. Nous nous arrêtons sans
avoir épuisé notre sujet. M. de Rémusat en est un des plus fertiles,
on l'a vu, et qui sait trop bien se multiplier pour qu'on n'ait pas
l'occasion de le retrouver maintes fois en avançant. Il a plusieurs
plans d'ouvrages pour l'avenir, et ceux qu'il ne prévoit pas seront
peut-être les principaux. Mais, quoi qu'il publie ou de tout nouveau ou
de composé déjà, il ne fera certainement par ses écrits qu'entrer
en possession de la place qui lui est dès longtemps reconnue dans
l'opinion. Le lieu qu'il tient est au premier rang parmi les esprits de
cet âge; il l'étend chaque jour, et, pour l'agrandir encore, il n'a
qu'à le faire tout à fait égal à son mérite. Au reste, il aura beau
se soustraire par portions et vouloir se dérober, il est de ceux
qui laisseront plus de trace qu'ils ne se l'imaginent et que les
contemporains eux-mêmes ne le pensent. La vraie supériorité, jointe à la
finesse, survit à bien des renommées bruyantes. On se remet à l'écouter,
à lui découvrir des grâces nouvelles, quand on est las du convenu ou du
trop connu. Son autorité gagne à n'être point de profession. Et pour
ceux mêmes qui se mêlent ici de juger M. de Rémusat et de l'expliquer
aux autres, un de leurs précieux titres pourrait bien être un jour s'ils
avaient eu, à leur début, l'honneur d'être remarqués et publiquement
recommandés par lui[247].

[Note 247: M. de Rémusat voulut bien parler dans _le Globe_, en 1828,
de mon premier ouvrage, le _Tableau de la Poésie française au XVIe
siècle_.]

1er octobre 1847.




CHARLES LABITTE

«La mort a dépouillé ma jeunesse en pleine récolte... J'étais au comble
de la muse et de l'âge en fleur,--hélas! et voilà que je suis entré tout
savant dans la tombe, tout jeune dans l'Érèbe!»

(Épigramme de l'_Anthologie_, édit. Palat., VII, 558.)

Le moment est venu de rendre ce que nous devons à la mémoire du plus
regretté de nos amis littéraires et du plus sensiblement absent de nos
collaborateurs[248]. Sa perte cruelle a été si imprévue et si soudaine,
qu'elle a porté, avant tout, de l'étonnement jusque dans notre douleur,
bien loin de nous laisser la liberté d'un jugement. Et aujourd'hui même
que le premier trouble a eu le temps de s'éclaircir et que rien ne voile
plus l'étendue du vide, ce n'est pas un jugement régulier que nous
viendrons essayer de porter sur celui qui nous manque tellement chaque
jour et dont le nom revient en toute occasion à notre pensée. Le public
lui-même a perdu en M. Charles Labitte plus que ceux qui en sont
le mieux assurés ne sauraient le lui dire. Les personnes qui, sans
connaître notre ami, l'ont lu pendant dix années et l'ont suivi dans
ses productions fréquentes et diverses, qui l'ont trouvé si facile et
souvent si gracieux de plume, si riche de textes, si abondant et presque
surabondant d'érudition, qui ont goûté son aisance heureuse à travers
cette variété de sujets, ceux mêmes auxquels il est arrivé d'avoir à le
contredire et à le combattre, peuvent-ils apprendre sans surprise et
sans un vrai mouvement de sympathie que cet écrivain si fécond, si
activement présent, si ancien déjà, ce semble, dans leur esprit et dans
leur souvenir, est mort avant d'avoir ses vingt-neuf ans accomplis?
Il était à peine mûr de la veille; il était à cette plénitude de la
jeunesse où la saison des fruits commence à peine d'hier et où quelques
tours de soleil achèveront, où l'on n'a plus enfin qu'à produire pour
tous ce qu'on a mis tant de labeur et de veilles à acquérir pour soi. Il
s'était perfectionné, depuis les trois dernières années, de la manière
la plus sensible pour qui le suivait de près. Le jugement qu'il avait
toujours eu net et prompt s'affermissait de jour en jour; il avait
acquis la solidité sous l'abondance, et cette solidité même, qui eût
amené la sobriété, tournait à l'agrément. Il n'y aurait qu'à retrancher
et à resserrer un peu pour que l'étude sur _Marie-Joseph Chénier_ devînt
un morceau de critique biographique achevé de forme autant qu'il est
complet de fond. L'article sur _Varron_ est un modèle parfait de ce
genre d'érudition et de doctrine encore grave, et déjà ménagé à
l'usage des lecteurs du monde et des gens dégoût; l'étude sur _Lucile_
également; et nous pourrions citer vingt autres articles gracieux et
sensés, et finement railleurs, qui attestaient une plume faite, et si
nombreux que de sa part, sur la fin, on ne les comptait plus. Mais,
encore un coup, il n'avait pas vingt-neuf ans, et si mourir jeune est
beau pour un poëte, s'il y a dans les premiers chants nés du coeur
quelque chose d'une fois trouvé et comme d'irrésistible qui suffit par
aventure à forcer les temps et à perpétuer la mémoire, il n'en est pas
de même du prosateur et de l'érudit. La poésie est proprement le génie
de la jeunesse; la critique est le produit de l'âge mûr. Poëte ou
penseur, on peut être rayé bien avant l'heure et ne pas disparaître tout
entier. Cependant, parmi les noms les plus habituellement cités de ces
victimes triomphantes, n'oublions pas que Vauvenargues avait trente-deux
ans, qu'Étienne de La Boétie en avait trente-trois: ces deux ou trois
années de grâce accordées par la nature sont tout à cet âge. Mais
un critique, un érudit, mourir à vingt-neuf ans! Qu'on cherche dans
l'histoire des lettres à appliquer cette loi sévère aux hommes les plus
honorés et qui, on avançant, ont conquis l'autorité la plus considérable
comme organes du goût ou comme truchements spirituels de l'érudition,
aux La Harpe, aux Daunou, aux Fontenelle, à Bayle lui-même! Que ceci
du moins demeure présent, non pour commander l'indulgence, mais pour
maintenir la simple équité, quand il s'agit d'un écrivain si précoce, si
laborieux, si continuellement en progrès, et qui, au milieu de tant de
fruits, tous de bonne nature, en a produit quelques-uns d'excellents.

[Note 248: Ce morceau a été écrit pour la _Revue des Deux Mondes_ et
pour acquitter en quelque sorte la dette commune.]

Charles Labitte était né le 2 décembre 1816 à Château-Thierry. Son père,
qui y remplissait les fonctions de procureur du roi, passa peu après en
cette même qualité au tribunal d'Abbeville, où il s'est vu depuis fixé
comme juge. Le jeune enfant fut ainsi ramené dès son bas âge dans le
Ponthieu, patrie de sa mère, et c'est là qu'il fut élevé sous l'aile des
plus tendres parents et dans une éducation à demi domestique. Il suivait
ses classes au collége d'Abbeville; il passait une partie des étés à la
campagne de Blangermont près Saint-Pol, et, durant cette adolescence si
peu assujettie, il apprenait beaucoup, il apprenait surtout de lui-même.
Je ne puis m'empêcher de remarquer que cette libre éducation, si peu
semblable à la discipline de plus en plus stricte d'aujourd'hui,
sous laquelle on surcharge uniformément de jeunes intelligences, est
peut-être celle qui a fourni de tout temps aux lettres le plus d'hommes
distingués: l'esprit, à qui la bride est laissée un peu flottante, a
le temps de relever la tête et de s'échapper çà et là à ses vocations
naturelles.

L'érudition de Charles Labitte y gagna un air d'agrément et presque
de gaieté qui manque trop souvent à d'autres jeunes éruditions
très-estimables, mais de bonne heure contraintes et comme attristées. Au
reste, s'il lisait déjà beaucoup et toutes sortes de livres, il ne se
croyait pas encore voué à un rôle de critique; il eut là de premiers
printemps qui sentaient plutôt la poésie, et j'ai sous les yeux une
suite de lettres écrites par lui dans l'intimité durant les années
1832-1836, c'est-à-dire depuis l'âge de seize ans jusqu'à celui de
vingt, dans lesquelles les rêveries aimables et les vers tiennent la
plus grande place. Ces lettres sont adressées à l'un de ses plus tendres
amis, M. Jules Macqueron, qui faisait lui-même d'agréables vers; Labitte
lui rend confidences pour confidences, et il y met d'utiles conseils
littéraires: l'instinct du futur critique se retrouverait par ce
coin-là. Nous ne citerons rien des vers mêmes: ils sont faciles et
sensibles, de l'école de Lamartine; mais c'est plutôt l'ensemble de
cette fraîche floraison qui m'a frappé, comme d'une de ces prairies
émaillées au printemps où aucune fleur en particulier ne se détache
au regard, et où toutes font un riant accord. Il y a aussi des
surabondances de larmes que je ne saurais comparer qu'à celles des
sources en avril. Les journées n'étaient pas rares pour lui où il
pouvait écrire à son ami, après des pages toutes remplies d'effusions:
«Je suis dans un jour où je vois tout idéalement et douloureusement,
et enfin, s'il m'est possible de m'exprimer ainsi, _lamartinement_.»
Faisant allusion à quelque projet de poème ou d'élégie, où il s'agissait
de peindre un souvenir qui datait de l'âge de douze ans (ils en avaient
seize), il écrivait à la date de juin 1832:

«Mais revenons au souvenir. Cette idée seule d'une tendresse enfantine
(dont tu ris maintenant avec raison, et qui cependant pourrait servir de
matière à de jolis vers) est gracieuse et vraie. Les souvenirs les plus
doux de la vie sont en effet les souvenirs du coeur. Quand on ramène sa
pensée à ses premières années et qu'on veut revenir sur les traces que
l'on a déjà parcourues, il n'y a rien qui éclaire davantage ces époques
flottantes et vagues qu'un amour d'enfant venu avant l'âge des sens.
C'est un point lumineux dans ce demi-jour des premières années où tout
est confondu, plaisirs, espérances, regrets, et où les souvenirs sont
brouillés et incertains, parce qu'aucune pensée ne les a gravés dans la
mémoire; amour charmant qui ne sait pas ce qu'il veut, qui se prend aux
yeux bleus d'une fille comme le papillon aux roses du jardin par un
instinct de nature, par une attraction dont il ne sait point les causes
et dont il n'entrevoit pas la portée; innocent besoin d'aimer, qui plus
tard se changera en un désir intéressé de plaire et de se voir aimé;
passion douce et sans violence, rêve en l'air; première épreuve d'une
sensibilité qui se développera plus tard ou qui plutôt s'éteindra dans
des passions plus sérieuses; petite inquiétude de coeur qui tourmente
souvent un jeune écolier, un de ces enfants aux joues roses que vous
croyez si insouciant, mais qui déjà éprouve des agitations inconnues,
qui étouffe, qui languit, qui se sent monter au front des rougeurs
auxquelles la conscience n'a point part.»--La grâce facile où se jouera
si souvent la plume de Charles Labitte se dessine déjà dans cette page
délicate où je n'ai pas changé un mot.

Un caractère digne d'être noté honore en mille endroits ces premiers
épanchements d'une vie naturelle et pure: ce sont les sentiments de
croyance et de moralité, si familiers, ce semble, à toute jeunesse qu'on
ne devrait point avoir à les relever, mais si rares (nous assure-t-on)
chez les générations venues depuis Juillet, qu'elles sont vraiment ici
un trait distinctif. Charles Labitte, à cet âge heureux, les possédait
dans toute leur sève. Lui, dont plus tard les convictions politiques ou
philosophiques n'eurent guère d'occasion bien directe de se produire
et semblaient plutôt ondoyer parfois d'un air de scepticisme sous
le couvert de l'érudition, il croyait vivement à l'amour, surtout à
l'amitié, à l'immortalité volontiers, à la liberté toujours, à la
patrie, à la grandeur de la France, à toutes ces choses idéales qu'il
est trop ordinaire de voir par degrés pâlir autour de soi et dans son
coeur, mais qu'il est impossible de sauver, même en débris, après trente
ans, lorsqu'on ne les a pas aimées passionnément à vingt.

Il achevait sa philosophie à Abbeville en 1834, et faisait un premier
voyage à Paris dans l'été de cette même année, pour y prendre son grade
de bachelier-ès-lettres. Après un court séjour, il y revenait à l'entrée
de l'hiver, sous prétexte d'y faire son droit, mais en réalité pour y
tenter la fortune littéraire. Il arrivait cette fois pourvu de vers et
de prose, de canevas de romans et de poëmes, de comédies, d'odes, que
sais-je? de toute cette superfluité première dont il s'échappait de
temps en temps quelque chose dans _le Mémorial d'Abbeville_, mais de
plus muni d'articles de haute critique comme il disait en plaisantant,
et surtout du fonds qui était capable de les produire. C'est dès lors
que je le connus. Ce jeune homme de dix-huit ans, élancé de taille,
et dont la tête penchait volontiers comme légèrement lassée, blond,
rougissant, se montrait d'une timidité extrême; après une visite où il
avait écouté longtemps, parlé peu, il vous écrivait des lettres pleines
de naturel et d'abandon: plume en main, il triomphait de sa rougeur. Il
vit beaucoup dans ces première temps Mme Tastu, à laquelle il adressa
des vers. Il voyait aussi plus que tout autre son excellent parent et
son patron naturel, M. de Pongerville, dont il était neveu à la mode de
Bretagne, et qu'il se plaisait à nommer son _oncle_. Dans une visite
qu'il fit à Londres dans l'automne de 1835, il lui adressait, comme
au prochain traducteur du _Paradis Perdu_, une pièce de vers datée de
Westminster et intitulée _le Tombeau de Milton_.

Mais c'était la critique qui le partageait déjà et qui allait l'enlever
tout entier. Il s'était fort lié avec son compatriote M. Charles
Louandre, fils du savant bibliothécaire d'Abbeville, et les deux amis
avaient projeté de concert une _Histoire des Prédicateurs du Moyen-Age_.
Cette seule idée était déjà d'une vue pénétrante: c'était comprendre
qu'une telle histoire présenterait beaucoup plus d'intérêt qu'on ne
pouvait se le figurer au premier abord. La prédication, en ces
âges fervents, représentait et résumait à certains égards le genre
d'influence qu'on a vue en d'autres temps se diviser entre la presse et
la tribune. Les deux amis poussèrent vivement les préparatifs de leur
commune entreprise; ils lurent tout ce qui était imprimé en fait de
vieux sermonnaires, ils abordèrent les manuscrits, et, même lorsque
l'idée d'une rédaction définitive eut été abandonnée, ils durent à cette
courageuse invasion au coeur d'une rude et forte époque de connaître les
sources et les accès de l'érudition, d'en manier les appareils comme en
se jouant, et d'avoir un grand fonds par-de-vers eux, un vaste réservoir
où ils purent ensuite puiser pour maint usage. Vers le même moment,
Charles Labitte concevait, seul, un autre projet plus riant et qui eût
été pour lui comme le délassement de l'autre, un livre sur le règne de
Louis XIII et où devaient figurer Voiture, Balzac, Chapelain, l'hôtel
Rambouillet, etc.; une grande partie des matériaux amassés ont paru
depuis en articles dans la _Revue de Paris_ et ailleurs. Tout ce
confluent d'études se pressait dans les premiers mois de 1836 et avant
que notre ami eût accompli ses vingt ans. Il avait à cette heure renoncé
définitivement aux vers, et sa voie de curiosité critique était trouvée.
En échangeant une veine pour l'autre, il porta aussitôt dans cette
dernière une ardeur, un sentiment passionné et presque douloureux, qu'on
n'est pas accoutumé à y introduire à ce degré. Il semblait étudier non
pas pour connaître seulement et pour apprendre, mais pour échapper à
un dégoût de la vie. Ce dégoût n'était-il que l'effet même et le
contre-coup d'une excessive étude? n'était-il que cette satiété, cette
lassitude incurable qui sort de toute chose humaine où l'on a touché le
fond, quelque chose de pareil au _medio de fonte leporum_, admirable cri
de ce Lucrèce tant aimé de notre ami? Quelle qu'en fût la cause, l'étude
passionnée à laquelle se livrait Charles Labitte et d'où il tirait pour
nous tant d'agréables productions, lui était à la fois un plaisir et
une source de mort. Il étudiait sans trêve, à perte d'haleine, jusqu'à
extinction de force vitale et jusqu'à évanouissement. Ses veux, qui
lui refusaient souvent le service, ne faisaient qu'accuser alors
l'épuisement des centres intérieurs et crier grâce, en quelque sorte,
pour le dedans. Il en résulta de bonne heure des crises fréquentes,
passagères, que recouvraient vite les apparences de la santé et les
couleurs de la jeunesse; mais lui ne s'y trompait pas: «Je n'ai pas deux
jours de bons sur dix (écrivait-il de Paris à M. Jules Macqueron, le 30
décembre 1835); mon pauvre ami, ma santé est à peu près perdue, et
il est fort probable, du moins d'après les données de l'art, que mon
pèlerinage sera court. Je dirais tant mieux, si je n'avais ni amis ni
parents. Ne crois pas que je me drape ici en _poitrinaire_ ou en _malade
languissant_. J'ai ma conviction là-dessus, et il est bien rare que
ces sortes de convictions trompent. Il y a ici pendant que je t'écris,
vis-à-vis de moi, un jeune homme de Savoie, docteur en médecine, qui me
donne tous ses soins. Si nous nous trouvons un jour réunis tous à Paris,
j'espère te le faire connaître.»--Une telle tristesse était certainement
disproportionnée aux causes appréciables; la science elle-même n'aurait
pu trouver de quoi justifier ces pressentiments; c'était la lassitude de
la vie qui parlait en lui.

Le premier article de quelque étendue par lequel il débuta véritablement
dans les lettres est celui de _Gabriel Naudé_, qui parut dans la _Revue
des Deux Mondes_ le 15 août 1836. Il ne faisait là dès l'abord que se
placer sous l'invocation de son véritable patron. Gabriel Naudé est bien
le patron, en effet, de ceux qui avant tout lisent et dévorent, qui
parlent de tout ce qu'ils ont lu, et chez qui l'idée ne se présente
que de biais en quelque sorte, ne se faufile qu'à la faveur et sous le
couvert des citations. L'article que Charles Labitte lui consacrait, et
qui n'offrait encore ni l'ordre ni même toute l'exactitude auxquels
il atteindra plus tard, ressaisissait du moins et rendait vivement la
physionomie du modèle; le vieil esprit gaulois y débordait en jeune
sève. On sentait que ce débutant d'hier s'était abouché de longue main
avec ces hommes d'autrefois dont il parlait: il avait reçu d'eux le
souffle, il avait la tradition.

La tradition! chose essentielle et vraiment sacrée en littérature, et
qui serait en danger de se perdre chez nous, si quelques-uns, comme
élus et fidèles, n'y veillaient sans cesse et ne s'appliquaient à la
maintenir! Qu'arrive-t-il en effet, et que voyons-nous de plus en plus
dans la foule _écriveuse_ qui nous entoure? On aborde inconsidérément
les époques, on brouille les personnages, on confond les nuances en les
bigarrant. À quoi bon tant de soins? Pourquoi ceux qui ne se font de la
littérature qu'un instrument, et qui ne l'aiment pas en elle-même, y
regarderaient-ils de si près? Et quant à ceux qui sont dignes de l'aimer
et qui lui feraient honneur par de vrais talents, l'orgueil trop souvent
les entête du premier jour; sauf deux ou trois grands noms qu'ils
mettent en avant par forme et où ils se mirent, les voilà qui se
comportent comme si tout était né avec eux et comme s'ils allaient
inaugurer les âges futurs. Il y aurait profit à se le rappeler
toutefois; penser beaucoup et sérieusement au passé en telle matière
et le bien comprendre, c'est véritablement penser à l'avenir: ces deux
termes se lient étroitement et correspondent entre eux comme deux
phares. Pour moi, ce me semble, il n'est qu'une manière un peu précise
de songer à la postérité quand on est homme de lettres: c'est de se
reporter en idée aux anciens illustres, à ceux qu'on préfère, qu'on
admire avec prédilection, et de se demander: «Que diraient-ils de moi?
à quel degré daigneraient-ils m'admettre? S'ils me connaissaient,
m'ouvriraient-ils leur cercle, me reconnaîtraient-ils comme un des
leurs, comme le dernier des leurs, le plus humble?» Voilà ma vue
rétrospective de postérité, et celle-là en vaut bien une autre[249]. C'est
une manière de se représenter cette postérité vague et fuyante sous
des traits connus et augustes, de se la figurer dans la majesté
reconnaissable des ancêtres. On a l'air de tourner le dos à la
postérité, et on agit plus sûrement en vue d'elle que si on la voulait
anticiper directement et en saisir le fantôme. Celui de tous les peuples
qui a le plus songé à la gloire et qu'elle a le moins trompé, celui de
tous les poëtes qu'elle a couronné comme le plus divin, les Grecs et
Homère, appelaient la postérité et les générations de l'avenir ce qui
est _derrière_ ([ Grec script]), comme s'ils avaient réellement tourné
le dos à l'avenir, et du passé ils disaient ce qui est _devant_.

Notre ami avait toujours ce grand passé littéraire devant les yeux; il
aimait ces choses désintéressées en elles-mêmes et s'y absorbait avec
oubli. Nous ne le suivrons point ici pas à pas dans la série d'articles
qu'il laissa échapper durant les premières années, et qui n'étaient
que le trop-plein de ses études constantes. Son fonds acquis sur
les sermonnaires du Moyen Âge lui fournit matière à de piquantes
appréciations de Michel Menot et des autres prédicateurs dits
_macaroniques_. Il donna nombre de morceaux sur l'époque Louis XIII.
En même temps, par ses portraits de M. Raynouard et de Népomucène
Lemercier, il abordait avec bonheur ce genre délicat de la biographie
contemporaine, et contribuait pour sa part à l'élargir.

[Note 249: Il faut voir la même idée rendue comme les anciens savaient
faire, c'est-à-dire en des termes magnifiques, au XIIe chapitre du
_Traité du Sublime_ qui a pour titre: «Suppose-toi en présence des
plus éminents écrivains.» Longin (ou l'auteur, quel qu'il soit) y fait
admirablement sentir, et par une gradation majestueuse, le rapport qui
unit le tribunal de la postérité à celui des grands prédécesseurs.--Ne
pas s'en tenir à la traduction de Boileau.--Racine, dans sa préface de
_Britannicus_, a usé aussi, en se l'appliquant, de la pensée de Longin:
«Que diraient Homère et Virgile s'ils lisaient ces vers? Que dirait
Sophocle s'il voyait représenter cette scène?...»]

Autrefois il existait deux sortes de notices littéraires: l'une toute
sèche et positive, sans aucun effort de rhétorique et sans étincelle de
talent, la notice à la façon de Goujet et de Niceron, aussi peu
agréable que possible et purement utile; elle gisait reléguée dans les
répertoires, tout au fond des bibliothèques: et puis il y avait sur
le devant de la scène et à l'usage du beau monde la notice élégante,
académique et fleurie, _l'éloge_; ici les renseignements positifs
étaient rares et discrets, les détails matériels se faisaient vagues et
s'ennoblissaient à qui mieux mieux, les dates surtout osaient se montrer
à peine: on aurait cru déroger. J'indique seulement les deux extrémités,
et je n'oublie pas que dans l'intervalle, entre le Niceron et le Thomas,
il y avait place pour l'exquis mélange à la Fontenelle. Pourtant, chez
celui-ci même, l'extrême sobriété faisait loi. On a tâché de nos jours
(et M. Villemain le premier) de fondre et de combiner les deux genres,
d'animer la sécheresse du fait et du document, de préciser et de ramener
au réel le panégyrique. Ce genre, ainsi développé et déterminé, a
parcouru en peu d'années ses divers degrés de croissance, et Charles
Labitte, on peut le dire, l'a poussé au dernier terme du complet dans
une ou deux de ses biographies, dans celle de _Marie-Joseph Chénier_
particulièrement. Il était infatigable à féconder un champ qui, en soi,
a l'air si peu étendu, et à en tirer jusqu'à la dernière moisson. Il ne
se bornait pas aux simples faits principaux ni à l'analyse des ouvrages,
ni même à la peinture de la physionomie et du caractère; il voulait tout
savoir, renouer tous les rapports du personnage avec ses contemporains,
le montrer en action, dans ses amitiés, dans ses rivalités, dans ses
querelles; il visait surtout à ajouter par quelque page inédite de
l'auteur à ce qu'on en possédait auparavant. Qu'il n'ait pas été
quelquefois entraîné ainsi au delà du but et n'ait pas un peu trop
disséminé ses recherches, au point d'avoir peine ensuite à les resserrer
et à les ressaisir dans son récit, je n'essaierai nullement de le nier;
mais il n'a pas moins poussé sa trace originale et vive, il n'a laissé à
la paresse de ses successeurs aucune excuse; et il ne sera plus permis
après lui de faire les notices écourtées et sèches que quand on le
voudra bien. Pour montrer cependant à quel point dans son esprit tout
cela se rapportait à des cadres élevés, et quel ensemble il en serait
résulté avec le temps, je veux donner ici, tel qu'on le trouve dans
ses papiers, le plan d'un ouvrage en deux volumes, où seraient entrés,
moyennant corrections, plusieurs des morceaux déjà publiés. Le critique
supérieur se fait sentir dans ce simple tracé où les détails ne masquent
rien. Nous livrons le brillant programme à remplir à quelques-uns de nos
jeunes vivants; mais nul, on peut l'affirmer, ne saura exploiter dans
toute leur abondance les ressources que Charles Labitte y embrassait
déjà.




LES POËTES DE LA RÉVOLUTION ET DE L'EMPIRE.

PREMIER VOLUME.


I.--Introduction.--Situation des Lettres sous Louis XVI,--De la poésie
léguée à la génération de 89 par le XVIIIème siècle, ou _les Jardins_ de
Delille, les _Odes_ de Le Brun et les _Élégies_ de Parny.--Vue générale
des Lettres pendant la Révolution et sous Bonaparte.--Influence
réciproque des événements et des écrits.

II.--BEAUMARCHAIS, ou la transition de Voltaire à la Révolution.
(Fragments inédits de _Figaro_.--Lettres autographes de Beaumarchais,
etc.)

III.--MARIE-JOSEPH CHÉNIER, ou l'École de Voltaire en présence de la
Révolution et de l'Empereur. (Lettres inédites, etc.)

IV.--MICHAUD, ou l'influence de Delille et le royalisme dans la presse.
(Berchoux et _la Quotidienne_.)

V.--ANDRIEUX, ou la Comédie et le Conte pendant la Révolution. (Lettres
inédites.)--Il y faudrait faire entrer Picard, Collin d'Harleville, dont
Andrieux est l'Aristarque.

VI.--ÉTIENNE, ou la Comédie sous l'Empire.--Origine du Libéralisme de la
Restauration. (Lettres inédites.)


SECOND VOLUME.


VII.--RAYNOUARD, ou la Tragédie nationale aboutissant à l'érudition,
--les Templiers et les Troubadours. (Documents inédits.--Extraits de ses
Mémoires autographes.--Vers manuscrits.)

VIII.--DUCIS, ou l'initiation au théâtre étranger. (Ducis grand
épistolaire.--Ses poésies annoncent Lamartine.)--Originalité
d'_Abufar_.--Shakespeare et les romantiques. (Lettres inédites.)

IX.--LEMERCIER, ou le précurseur des innovations.--Il est le
prédécesseur de Victor Hugo, son successeur à l'Académie. (Pièces de
théâtre inédites de sa jeunesse et du temps de la Révolution; lettres
autographes.)

X.--ANDRÉ CHÉNIER, ou retour à l'Antiquité.--Influence sur l'école
nouvelle par l'édition de 1819. (Vers inédits.--Documents nouveaux.)

XI.--MILLEVOYE, ou la transition à Lamartine. (D'après les manuscrits et
papiers de sa famille.)

XII.--GEOFFROY, ou la Critique pendant la Révolution et sous
l'Empire.--Histoire du _Journal des Débats_.


CONCLUSION.

Résumé sur l'ensemble de cette époque littéraire.--Bernardin de
Saint-Pierre, Mme de Staël et Chateaubriand.--Les _Méditations_ de
Lamartine et _l'Indifférence_ de Lamennais.--Les deux Poésies en
présence.


Après avoir été chargé quelque temps d'un cours d'histoire au collège de
Charlemagne et à celui d'Henri IV, Charles Labitte avait été envoyé à
la Faculté de Rennes par M. Cousin (avril 1840), pour y remplir,
provisoirement d'abord, la chaire de littérature Étrangère, dont il
devint plus tard titulaire. Ses études, déjà si étendues, durent à
l'instant s'élargir encore; il fallut suffire en peu de semaines à
ces nouvelles fonctions, et faire face à un enseignement imprévu. Ces
brusques et vigoureuses expéditions, où l'on pousse à toute bride la
pensée, sont comme la guerre, et elles dévorent aussi bien des esprits.
Le jeune professeur partit pour Rennes, non sans s'être auparavant muni
des conseils et des bons secours de M. Fauriel, le maître et le guide
par excellence en ces domaines étrangers. Du premier jour, il aborda
résolument son sujet par les hauteurs et par les sources, c'est-à-dire
par Dante et par les origines de _la Divine Comédie_. On a le résultat
de ces leçons dans un curieux travail (_la Divine Comédie avant
Dante_)[250], où il expose toutes les visions mystiques analogues, tirées
des légendaires et hagiographes les plus obscurs. M. Ozanam et lui
semblaient s'être piqués d'émulation pour creuser et épuiser la veine
étrange. On a dit de cette spirituelle dissertation, devenue l'une des
préfaces naturelles du pèlerinage dantesque, que c'était _une
histoire complète de l'infini_ tel qu'on se le figurait en ces âges
crépusculaires: «Hélas[251]! trois ans à peine s'étaient écoulés, et
lui-même allait être initié à ces secrets de la mort, où il semble
que, par un triste pressentiment, il s'était plu à s'arrêter avec une
curiosité mélancolique.» Il allait savoir le dernier mot (s'il est
permis!) de la vie terrestre, de cette sorte de vision aussi qu'on a non
moins justement appelée _le songe incompréhensible_.

[Note 250: _Revue des Deux Mondes_, livraison du 1er septembre 1842.]

[Note 251: J'emprunte ici les paroles de M. Charles Louandre, dans son
article du _Journal d'Abbeville_ (30 septembre 1845).]

Obligé, d'après les conditions universitaires, d'obtenir le grade de
docteur-ès-lettres, Charles Labitte prit pour sujet de thèse une période
fameuse de notre histoire politique, ou du moins un point de vue
dominant dans cette période, et qui s'étendit aussitôt sous sa
plume jusqu'à former le volume intitulé _De la Démocratie chez les
Prédicateurs de la Ligue_ (1841). En s'arrêtant à ce choix ingénieux et
qui n'était pas sans à-propos dans le voisinage de la Sorbonne, l'auteur
ne faisait qu'isoler et développer une des branches de cet ancien
premier travail, resté inachevé, sur les sermonnaires. C'en était
peut-être le plus piquant épisode, et notre ami l'a élevé aux
proportions d'un ouvrage dont il sera tenu compte dorénavant par les
historiens. L'esprit de la Ligue, pour être parfaitement saisi dans
toute sa complication et démêlé dans ses directions diverses, avait
besoin de s'éclairer du jour rétrospectif qu'y jette la Révolution de
89; il ne s'agit que de ne pas abuser des rapprochements. Si jamais la
chaire s'est vue réellement l'unique ou du moins le principal foyer
de ce qui a depuis alimenté la presse et la tribune aux époques
révolutionnaires, ce fut bien alors en effet; c'est de la chaire que
partait le mot d'ordre, que se prônait et se commentait, au gré de la
politique, le bulletin des victoires ou des défaites; quand il fallut
faire accepter aux Parisiens la désastreuse nouvelle d'Ivry, le moine
Christin, prêchant à deux jours de là en fut chargé, et il joua sa
farce mieux que n'aurait pu le plus habile et le plus effronté des
_Moniteurs_. Il réussit bien mieux qu'aucun article du _Moniteur_ n'a
jamais fait, il laissa son public tout enflammé et résolu à mourir.
Suivre les phases diverses de la chaire à travers la Ligue, c'est comme
qui dirait écrire l'histoire des clubs ou des journaux pendant la
Révolution française, c'est à chaque moment tâter le pouls à cette
révolution le long de sa plus brûlante artère. Charles Labitte comprit
dans toute leur étendue les ressources de son sujet, et s'il y avait une
critique à lui adresser à cet endroit, ce serait de les avoir épuisées.
Que de lectures ingrates, fastidieuses, monotones, il lui fallut dévorer
pour nous en rapporter quelque parcelle! De tous les genres littéraires
qui sont tous capables d'un si énorme ennui, le plus ennuyeux assurément
est le genre _parénétique_, autrement dit _le sermon_; il trouve moyen
d'ennuyer, même lorsqu'il est bon; ici il était relevé par les passions
politiques, mais elles n'y ajoutaient le plus souvent qu'un surcroît de
dégoût et des vomissements de grossièretés. Combien de fois, à propos
de ce déluge d'oraisons, d'homélies, de controverses, sur lesquelles il
opérait, et qui remontaient de toutes parts sous sa plume, l'auteur dut
ressentir et étouffer en lui ce sentiment de trop-plein qu'il ne peut
contenir à l'occasion des cent cinquante-neuf ouvrages du curé Benoît
(de Saint-Eustache): _C'est l'ennui même!_ Ce sont là de ces cris du
coeur qui échappent parfois à l'érudit. Eh bien! l'esprit vif et léger
de notre ami triompha le plus habituellement de l'épaisseur du milieu.
Les vues neuves et perspicaces, les choses bien saisies et bien dites,
abondent et viennent égayer le courant du détail à travers la juste
direction de l'ensemble. Quelques assertions trop rapides et par-ci
par-là contestables[252] n'affectent point cette justesse générale du
sens. On a, de nos jours, fort raisonné théoriquement de la Ligue, et
ç'a été une mode, chez plus d'un historien paradoxal comme chez nos
jeunes catholiques cavaliers, ou chez nos jacobins néo-catholiques, de
se déclarer subitement ligueurs. Que vous dirai-je? on est ligueur en
théorie, et on trouve les idylles de Fontenelle très-poétiques, comme
on a la barbe en pointe; il ne faut pas disputer des goûts ni des
dilettantismes. Charles Labitte, qui était un esprit resté naturel parmi
les jeunes (qualité des plus rares aujourd'hui), dans le livre utile
où il apporte toutes sortes de preuves nouvelles en aide à la saine
tradition, fait justice de ces travers en sens opposé. Il ressort
clairement de ce renfort de pièces à l'appui que si la Ligue recelait
à certains égards quelques idées d'avenir, elle en représentait encore
plus de fixement stupides et d'irrévocablement passées; que si, dans ses
hardiesses de doctrine, elle anticipait quelques articles du catéchisme
de 1793, elle en reproduisait encore plus de la théocratie du
XIIème siècle; qu'enfin elle était fanatique en religion autant
qu'anti-nationale en politique. La conclusion de Charles Labitte ne
diffère donc en rien de la solution pratique qui a prévalu, de celle de
la _Satyre Ménippée_ et des honnêtes gens d'alors, parlementaires et
bourgeois; il donne franchement dans cette religion _politique_ des
L'Hospital et des Pithou, qu'on peut bien se lasser à la longue de
trouver toujours juste comme Aristide, mais qui n'en reste pas moins
juste pour cela. Je veux citer le passage excellent où il la définit le
mieux:

[Note 252: Celle-ci par exemple: «Il avait fallu répondre à la Ligue
par de gros livres, comme le _De Regno_ de Barclay; il suffit au
contraire, pour désarçonner la Fronde, des plaisanteries érudites de
Naudé dans le _Mascurat_.» Le gros pamphlet de Naudé put être utile à
Mazarin auprès de quelques hommes de cabinet et de quelques esprits
réfléchis; mais si la Fronde n'avait jamais reçu d'autre coup de lance,
elle aurait tenu longtemps la campagne.--La plume de l'auteur, en ce
passage et dans quelques autres, a couru plus vite que la pensée.]

«Cette sage honnêteté, dit-il[253], cette modération dont les politiques
se piquaient, remontait jusqu'à Érasme, mais à _Érasme modifié par
L'Hospital_. L'illustre chancelier fut en effet, par conscience et par
supériorité, on l'a très-bien dit, ce que l'auteur des _Colloques_ avait
été par circonspection et par finesse d'esprit. Le bon sens d'Érasme, la
probité de L'Hospital, ce fut là le double programme de ces politiques
d'abord raillés par tout le monde, de ce _tiers-parti_ «auquel, dit
d'Aubigné, les réformés croyoient aussi peu qu'au troisième lieu, qui
est le purgatoire.» Mais laissez faire le temps, laissez les passions
s'amortir, laissez l'esprit français, avec sa logique droite, se
retrouver dans ce pêle-mêle, et ce parti grandira, et on saura les noms
des magistrats intègres qui l'appuient: Tronson, Édouard Molé, de
Thou, Pasquier, Le Maistre, Gay Coquille, Pithou, Loisel, Montholon,
l'Estoile, de La Guesle, Harlay, Séguier, Du Vair, Nicolaï; on devinera
les auteurs de la _Ménippée_, Pierre Le Roy, Passerat, Gillot,
Rapin, Florent Chrestien, Gilles Durant, honnêtes représentans de la
bourgeoisie parisienne. Les ligueurs modérés, comme Villeroy et Jeannin,
se rangeront même un jour sous ce drapeau qui deviendra celui de Henri
IV et de Sully.»

[Note 253: Page 105.]

Voilà le vrai, le sens commun en pareille matière, et Charles Labitte
l'a su rafraîchir de toutes sortes de raisons neuves et revêtir de
textes peu connus. Cet honorable ouvrage, et la préface qu'il mit depuis
à la publication de la _Satyre Ménippée_[254], lui valurent des attaques,
parmi lesquelles je ne m'arrêterai qu'à la plus sérieuse, à celle qui
touche un point d'histoire saillant et délicat.

[Note 254: Dans l'édition de la Bibliothèque-Charpentier, 1841.]

Pendant que Charles Labitte écrivait son volume sur la Ligue, le
gouvernement faisait imprimer pour la première fois (dans la collection
des Documents historiques) les _Procès-verbaux des États généraux_,
réputés séditieux, _de 1593_; cette publication, confiée à M. Auguste
Bernard, déjà connu par ses recherches sur les _D'Urfé_, fut exécutée
avec beaucoup de soin, d'exactitude et de conscience, qualités
qui distinguent cet investigateur laborieux. Notre ami, toujours
bienveillant et en éveil, s'était empressé à l'avance, dans une note de
son volume, de signaler la prochaine publication de M. Bernard: «Elle
comblera, avait-il dit[255], une lacune fâcheuse dans les annales de nos
grandes assemblées. L'histoire politique n'aurait pas seule à profiter
de cette publication; ce serait la meilleure pièce justificative de la
_Satyre Ménippée_.» Mais le recueil des _Procès-verbaux_ ne répondit
pas, du moins dans la pensée de l'éditeur, à cette dernière promesse.
Selon M. Auguste Bernard, en effet, ces registres, qui paraissaient si
tardivement au jour et qui encore ne paraissaient que mutilés, loin de
venir comme pièce à l'appui de la _Ménippée_, en étaient bien plutôt une
sorte de réfutation et de démenti perpétuel. M. Bernard accordait à ces
pauvres États tant conspués beaucoup plus de crédit qu'on n'avait fait
jusqu'alors, et il y avait dans ce penchant de sa part autre chose que
de la prévention d'éditeur: il s'y mêlait des vues plus réfléchies.
Une note de sa préface[256] recommandait expressément le pamphlet du
_Maheustre et du Manant_, testament de la Ligue à l'agonie et dernier
mot du parti des _Seize_. Ce pesant écrit était bien en tout le
contre-pied de la _Satyre Ménippée_; des deux pamphlets, c'était le
rival et le vaincu dans ce combat du frelon et de l'abeille. Mais M.
Bernard y voyait, non sans raison, un précis historique très-net de la
naissance, des progrès et des différentes péripéties de la Ligue; il y
voyait, d'un coup d'oeil moins juste à mon sens, la ligne principale et
comme la grande route de l'histoire à ce moment; ce n'en était plus au
contraire qu'un sentier escarpé et perdu, qui menait au précipice. En
général, l'éditeur des _Procès-verbaux de 1593_ accordait à l'assemblée
des États de la Ligue un caractère _national_ et _incontesté_, fait
pour surprendre ceux qui avaient été nourris de la vieille tradition
française. Les accusations de vénalité, qui sont restées attachées
aux noms des principaux meneurs, lui paraissaient _sans base_, faute
apparemment d'être consignées aux procès-verbaux. Ces opinions de
l'éditeur, qui se décelaient déjà dans l'introduction mise en tête du
Recueil, éclatèrent surtout dans un article critique fort rude qu'il
lança peu après[257] contre la _Satyre Ménippée_ et contre la _Notice_
qu'y avait jointe Charles Labitte.

[Note 255: Page 158.]

[Note 256: Page XXXIV.]

[Note 257: Dans la _Revue de la Province et de Paris_, 30 septembre
1842.]

Ce dernier, sans répondre à ce qui lui était personnel, reprit en
main la discussion et la mena vigoureusement dans un article de cette
_Revue_, intitulé _Une Assemblée parlementaire en 1593_[258]. Moi-même,
longtemps préoccupé de cette question de la _Ménippée_, j'ai besoin
d'ajouter ici dans l'intérêt de notre ami quelques raisons subsidiaires
qu'il eût pu donner pour se défendre. Le cas que je fais de M. Auguste
Bernard et l'autorité qu'il s'est acquise sur le sujet me serviront
d'excuse, si je me prends directement à son opinion, qui rallierait au
besoin plus d'un partisan. Et puis il s'agit de la _Ménippée_, du _roi
des pamphlets_, comme on l'a nommée; il s'agit de savoir si ce brillant
exploit de l'esprit français a usurpé son renom et sa victoire.

[Note 258: Livraison du 15 octobre 1842.]

Je ne puis m'empêcher d'abord de remarquer l'espèce de superstition
ou de pédanterie (on l'appellera comme on voudra) qui devient une des
manies de ce temps-ci: c'est de vouloir tout traiter et tout remettre
en question à l'aide de pièces dites positives, de documents et de
procès-verbaux. En réalité pourtant, on a beau chercher à se le
dissimuler, plus on s'éloigne des choses, et moins on en a connaissance,
j'entends la connaissance intime et vive; tous ces _je ne sais quoi_ que
les contemporains possédaient et qui composaient la vraie physionomie
s'évanouissent; on perd la tradition pour la lettre écrite. On se met
alors à attacher une importance extrême, disproportionnée, à certaines
pièces matérielles que le hasard fait retrouver, à y croire d'une foi
robuste, à en tirer parti et à les étaler avec une sorte de pédanterie
(c'est bien le mot); moins on en sait désormais, et plus on a la
prétention d'y mieux voir. Je prie qu'on veuille bien ne pas se
méprendre sur ma pensée et n'y rien lire de plus que je ne dis: ce ne
sont pas le moins du monde les estimables recherches en elles-mêmes que
je viens blâmer; personne au contraire ne les prise plus que moi quand
l'esprit s'y contient à son objet; je parle simplement des conclusions
exagérées qu'on y rattache. Or, il n'y a qu'une manière de se tenir en
garde contre l'abus, c'est de faire toujours entrer la tradition pour
une grande part dans ses considérations, et de ne pas la supprimer d'un
trait sous prétexte qu'on n'a plus de moyen direct et matériel d'en
vérifier tous les éléments. L'éditeur des _Procès-verbaux de 1593_
s'étonne de ne pas les trouver d'accord avec la parodie de la _Satyre
Ménippée_: s'il s'attendait à cette conformité dans le sens réel et
légal, il avait là une prévention par trop naïve. La _Satyre Ménippée_
nous rend l'_esprit_ même des États, leur rôle turbulent et burlesque;
elle simule une sorte de séance _idéale_ qui les résume tout entiers.
Certainement, cette séance-là, qu'Aristophane aurait volontiers signée
comme greffier, n'a pu être relatée au procès-verbal; il n'y a donc rien
de surprenant qu'on ne l'y trouve pas. Pour des séances plus précises et
définies, ne sait-on pas d'ailleurs combien les procès-verbaux, en leur
enregistrement authentique et sous leur sérieux impassible, ont une
manière d'être inexacts et, dans un certain sens, de mentir? Assistez
à telle séance de la Chambre des députés, ou écoutez celui qui en sort
tout animé de l'esprit des orateurs et vous en exprimant l'émotion,
les péripéties, les jeux de scène, et puis lisez le lendemain le
procès-verbal de cette séance: cela fait-il l'effet d'être la même
chose? lequel des deux a menti?

Mais la _Satyre Ménippée_ ne vint qu'après les États; elle ne parut
(sauf la petite brochure du _Catholicon_ qu'on met en tête et qui
a précédé en date), elle ne parut, objecte-t-on, qu'aussitôt après
l'entrée de Henri IV à Paris, après le 22 mars 1594; on achevait de
l'imprimer à Tours quand cette entrée eut lieu, elle partit sur le
temps; ce fut une pièce du _lendemain_, les hommes de la _Ménippée_ sont
des hommes du _lendemain_. Que dirait-on de quelqu'un qui viendrait
confondre _la Parisienne_ avec _la Marseillaise_? Et voilà ce qu'on
a fait pourtant au profit du trop célèbre pamphlet, lorsqu'on a
complaisamment répété la phrase du président Hénault: «Peut-être la
_Satyre Ménippée_ ne fut guère moins utile à Henri IV que la bataille
d'Ivry; le ridicule a plus de force qu'on ne croit.»

Je résume les objections que M. Auguste Bernard opposait à Charles
Labitte. Sans entrer ici dans une discussion de dates qui avait déjà été
très-bien éclaircie par Vigneul-Marville, et que semblent avoir réglée
définitivement MM. Leber et Brunet, on peut répondre sans hésiter:
Non, les hommes de la _Satyre Ménippée_ n'étaient point des hommes du
lendemain[259], et cette oeuvre de leur part ne fut point une attaque
tardive, ni le coup de pied à ce qui était à terre. Et d'abord il paraît
constant, nonobstant chicanes, que le premier petit écrit dont se
compose cette Satyre farcie (l'écrit intitulé _la Vertu du Catholicon_)
fut imprimé réellement en 1593, avant la chute de la Ligue; il n'est pas
moins certain, pour peu qu'on veuille réfléchir, que tous ces quatrains
railleurs, ces _plaisantes rimes_, épîtres et complaintes, que la
_Ménippée_ porte avec elle, coururent imprimées ou manuscrites, et
durent être placardées, colportées au temps même des événements qui y
sont tournés en ridicule. La _Satyre Ménippée_ ne fit que ramasser et
enchâsser ces petites pièces qui étaient en circulation; elle rallia en
un gros ces troupes légères qui avaient donné séparément.

[Note 259: Voir ce qui est dit dans la _Satyre_ même, ou du moins dans
le _Discours de l'imprimeur_, contre les gens du lendemain: «J'en vois
d'autres qui n'ont bougé de leurs maisons et de leurs aises, à déchirer
le nom du roy et des princes du sang de France tant qu'ils ont pu, et
qui, ne pouvant plus résister à la nécessité qui les pressoit, pour
avoir eu deux ou trois jours devant la réduction de leur ville quelque
bon soupir et sentiment de mieux faire, sont aujourd'hui néanmoins ceux
qui parlent plus haut, etc., etc.»]

Il y a plus: je me suis amusé à parcourir les historiens contemporains
et auteurs de mémoires, de Thou, d'Aubigné, Cheverny, Le Grain[260]; tous,
au moment où ils parlent de la tenue des États de 1593 et durant cette
tenue même, mentionnent la _gaie satyre_ et _farce piquante_ qu'en
firent ces _bons et gentils esprits_ et ces _plumes gaillardes_,
l'honneur de la France. Je n'irai pas jusqu'à conjecturer d'après cette
entière concordance qu'il y eut dès lors, et dans les dernière mois
de 1593, des copies manuscrites qui coururent (ce qui n'aurait rien
d'ailleurs que d'assez vraisemblable); j'admets tout à fait que, de la
part de ces historiens si bien informés, c'est là un léger anachronisme
résultant d'une association d'idées involontaire. Qu'on conclure?
Si, quand l'imprimé parut, tout le monde se récria de la sorte avec
transport et adopta par acclamation l'amusante parodie comme vérité, en
l'antidatant légèrement et lui attribuant un effet rétroactif, c'est que
les honnêtes gens étaient si las de ces horreurs et de ces calamités
prolongées, étaient si heureux de retrouver exprimé avec éclat et
vigueur ce qu'ils pensaient et se disaient à l'oreille depuis longtemps,
qu'ils se prirent à n'en faire qu'un seul écho, en le reportant tant
soit peu en arrière par une confusion irrésistible: glorieux et légitime
anachronisme, qui prouve d'autant plus pour l'effet moral de la
_Ménippée_. Les contemporains eux-mêmes antidatent et font la faute:
quel plus bel hommage! Tout atteste que l'action de l'heureux pamphlet
fut immense sur l'opinion à travers la France encore soulevée. Si de
nos jours, à propos d'un autre pamphlet royaliste bien différent, qui
n'exprimait que l'étincelante colère et les représailles d'un écrivain
de génie, un moment homme de parti avant d'être l'homme de la
France,--si Louis XVIII pourtant a pu dire de la brochure intitulée _De
Buonaparte et des Bourbons_, apparue sur la fin de mars 1814, qu'_elle
lui avait valu une armée_, Henri IV n'aurait-il pas pu dire plus
justement la même chose de sa bonne Satyre nationale? La phrase du
président Hénault ne signifie que cela; c'est un de ces mots spirituels
qui rendent avec vivacité un résultat et qui font aisément fortune en
France. On ne prend de tels mots au pied de la lettre que quand on y
met peu de bonne volonté. En résumé, tous les procès-verbaux du monde
publiés ou inédits ne prouveront jamais: 1° que les États de 1593
n'aient pas été la _Cour du roi Petaud_; 2° que la _Satyre Ménippée_
n'ait pas été bien et dûment comparée (toute proportion gardée) à la
bataille d'Ivry, non pas si vous voulez à la troupe d'avant-garde, mais
à cette cavalerie qui, survenant toute fraîche le soir d'une victoire,
achève l'ennemi qui fuyait.

[Note 260: Voir de Thou, _Histoire_, livre CV, année 1593;--d'Aubigné,
_Histoire universelle_, tome III, livre III, chapitre 13;--Cheverny,
_Mémoires d'État_, à l'année 1593;--Le Grain, _Décade_, même année.]

Au moment où Henri IV fit son entrée en ce Paris longtemps rebelle, à ce
beau jour du printemps de 1594, il y eut un essaim de grosses abeilles
qui sortit on ne sait pas bien d'où, et peut-être, comme on croit, d'un
coin de la Cité, d'auprès le jardin de M. le Premier Président; elles
marchaient et voletaient devant les lis[261], donnant au visage et dans
les yeux des ligueurs fuyards: ce fut la _Ménippée_ même. Les lis alors
étaient d'accord avec l'honneur et avec l'espoir de la France. Depuis,
quand ils méritèrent d'être rejetés, un autre gros d'abeilles se vit,
qui piqua en sens inverse et les harcela longtemps avec gloire: à deux
siècles de distance, le rôle national est le même; la Ménippée et la
chanson de Béranger sont deux soeurs.

[Note 261: Et si l'on trouvait que je vais bien loin, en appliquant
cette gracieuse image à une production quelque peu rabelaisienne, qu'on
se rappelle, entre autres, ce riant et beau passage: «Le Roy que nous
demandons est déjà fait par la nature, né au vrai parterre des fleurs de
lys de France, rejeton droit et verdoyant du tige de saint Louis. Ceux
qui parlent d'en faire un autre se trompent et ne sauroient en venir à
bout: on peut faire des sceptres et des couronnes, mais non pas des roys
pour les porter; on peut faire une maison, non pas un arbre ou un rameau
verd...»]

Viendra-t-on maintenant nous préconiser le _Dialogue du Maheustre et du
Manant_, l'opposer rationnellement, comme on dit, à la _Ménippée_, lui
subordonner celle-ci, en insinuant qu'elle ne devrait reparaître qu'à la
suite et dans le cortège de l'autre? En France, tant qu'il y aura du
bon sens, de telles énormités ne se sauraient souffrir. Ce pamphlet du
_Maheustre_ et du _Manant_[262], très-curieux à titre de renseignement
historique, est lourd, assommant, sans aucun sel. Le _Manant_ est un
ergoteur, un procureur fanatique comme Crucé; ce _Manant_ n'a rien du
véritable esprit français, rien de notre paysan, de notre _Jacques
Bonhomme_, ni de notre _badaud_ de Paris malin et mobile. Il raisonne
avec une idée fixe, avec cette logique opiniâtre qui mène à l'absurde,
qui aboutirait en deux temps à l'Inquisition et à 93. Il n'est, après
tout, que l'organe des Seize; ce pamphlet a tout l'air d'une vengeance
sournoise décochée par les Seize _in extremis_ contre les faux frères
du parti et contre Mayenne. C'est comme qui dirait une apologie de la
portion la plus exagérée et la plus _pure_ de la Commune de Paris, qui
aurait paru à la veille du 9 thermidor. En ce qui est du sentiment
démocratique avancé dont on serait tenté par moments de faire honneur à
l'auteur et à sa faction, prenez bien garde toutefois et ne vous y
fiez guère: il y a quelque chose qui falsifie à tout instant cette
inspiration de bon sens démocratique, qui le renfonce dans le passé
et qui l'opprime, c'est l'idée catholique fanatique, l'idée
romaine-espagnole[263]. Non, dans l'ordre naturel, la _Satyre Ménippée_
ne saurait venir (comme paraît le désirer M. Bernard) à la queue du
_Maheustre_ et du _Manant_; ce _Manant_ reste une excentricité par
rapport à l'esprit de la France, tandis que la _Ménippée_ est bien au
coeur de cet esprit: c'est elle qui mène le triomphe.

[Note 262: Le _Maheustre_, ainsi nommé par une sorte de sobriquet,
représente l'homme d'armes ou le noble sans conviction bien profonde et
passé sous les drapeaux du roi de Navarre; le _manant_ représente le
franc paroissien de Paris, le ligueur-_ultra_, et qui serait, au besoin,
plus catholique que le pape.]

[Note 263: Voir notamment les pages 556, 557 (au tome III, édition
de la _Ménippée_ de Le Duchat, 1709), dans lesquelles quelques bonnes
vérités sur la noblesse sont contre-pesées tout à côté par les plus
serviles soumissions au clergé: les unes ne s'y peuvent séparer des
autres.]

Quant aux noms des auteurs anonymes du généreux pamphlet, M. Bernard ne
chercha pas moins querelle à notre ami, qui n'était coupable que d'avoir
suivi, dans le partage des rôles, les données constamment transmises,
et de s'y être joué, comme on fait en lieu sûr, avec quelque
complaisance.--Mais qui nous prouve que Pithou a réellement écrit la
harangue de d'Aubray, que Passerat et Nicolas Rapin ont fait les vers,
que Florent Chrestien...? Oh! pour le coup, il y a le témoignage
universel, la tradition consacrée. Que si M. Auguste Bernard exige
absolument qu'on lui produise, après plus de deux siècles, un acte
notarié et un procès-verbal authentique en faveur de ces noms, il peut
se flatter d'avoir gain de cause; mais, faute de ce certificat, auprès
de tous ceux qui entendent le mot pour rire, et qui savent encore saisir
au vol la voix de la Renommée, cette chose jadis réputée divine et
légère, la gloire de Pithou, de Rapin et de Passerat, n'y perdra rien.

C'est assez insister sur ce principal épisode de la vie littéraire de
notre ami. Ainsi Charles Labitte trouvait moyen vers le même temps de
faire excursion jusque par delà les sources mystiques de Dante, et de se
rabattre en pleine Beauce, au coeur de nos glèbes gauloises. Pourtant
cette vie de Rennes, loin de Paris, et malgré tous les dédommagements
des amitiés qu'il s'était formées, coûtait à ses goûts; il ne tarda pas
à désirer de nous revenir. Je trouve dans une lettre de lui, datée des
derniers temps de son séjour à Rennes (fin de février 1842) et adressée
à ce même ami d'enfance, M. Jules Macqueron, un touchant tableau de sa
disposition intérieure. On en aimera la sincérité parfaite du ton, rien
d'exagéré, une tristesse tempérée, si j'ose dire, de bonne humeur et de
résignation: à vingt-six ans, cette tristesse-là compte plus que bien
des violents désespoirs à vingt. On n'y sera pas moins frappé des
nobles croyances qui subsistaient debout en lui, même en ses jours
d'abattement:

    «Quelques indulgentes et illustres amitiés qui me restent fidèles,
    écrivait-il à son ami en songeant sans doute à MM. Villemain et
    Cousin qui lui témoignaient un attachement véritable,--un peu de
    persévérance et d'amour des lettres, voilà les éléments de mon mince
    avenir. Quoi qu'il arrive d'ailleurs, mon cher Jules, mon ambition
    ne sera jamais déçue. Ce que j'en ai n'est pour moi qu'un moyen
    factice d'occuper les heures et de distraire le dégoût de toutes
    choses par l'activité. Il y a un mot de Bossuet (ou de Fénelon) qui
    dit: «L'homme s'agite, et Dieu le mène.» Tout le secret de la
    vie est là; il faut s'étourdir par l'action. De jour en jour,
    d'ailleurs, j'ai moins la peur d'être détrompé, et ma philosophie se
    fait toute seule. Je me suis aperçu que le bonheur, comme il faut
    l'entendre, n'est autre chose, quand on n'en est plus aux idylles,
    que le parti pris de s'attendre à tout et de croire tout possible.
    La vie n'est qu'une auberge où il faut toujours avoir sa malle
    prête. Cette théorie, qui est triste au fond, n'altère en rien ma
    bonne humeur. Elle me donne le droit de ne plus croire qu'à très-peu
    de choses, de me lier aux idées plutôt qu'aux hommes, de rire des
    sols, de mépriser les fripons de toute nuance, de me réfugier plus
    que jamais dans l'idéale sphère du vrai, du beau, du bien, et
    d'avoir à coeur encore les bonnes, les vieilles, les excellentes
    amitiés de quelques fidèles. La beauté dans l'art, la moralité en
    politique, l'idéalisme en philosophie, l'affection au foyer...,
    il n'y a rien après. Je ne donnerais pas une panse d'à de tout le
    reste.»

On voit qu'en faisant bon marché de bien des choses et en jetant à la
mer une partie de son bagage, au moment où il entrait dans ce détroit
de la seconde jeunesse, la noble nature de notre ami ne se dépouillait
pourtant qu'autant qu'il le fallait: il savait garder au moral le plus
essentiel du viatique.

M. Tissot, qui avait connu Charles Labitte chez M. de Pongerville et
qui, sans préjugé d'école, sachant aimer le talent et la jeunesse, avait
été gagné à cette vivacité gracieuse, lui ménagea un honorable motif de
retour et de séjour à Paris, en l'adoptant pour son suppléant au Collège
de France. C'est dans cette position que Charles Labitte a passé les
deux ou trois dernières années. Des fonctions si nouvelles le rejetèrent
à l'instant dans l'étude de l'antiquité; et comme il ne faisait rien
à demi, comme il portait en toute veine son insatiable besoin de
recherches et de lectures complètes, il devint en très-peu de temps un
érudit classique des plus distingués; mais s'étonnera-t-on que la vie se
consume à cette succession rapide de coups de collier imprévus, à
ces entrées en campagne avant l'heure et à ces marches forcées de
l'intelligence?

Que sera-ce si l'on ajoute qu'une fois présent à Paris, il redevint le
plus utile et le plus fréquent à cette _Revue_, la ressource habituelle
en toute rencontre, d'une plume toujours prête à chaque à-propos,
innocemment malicieuse, et tout égayée et légère au sortir des doctes
élucubrations?

Son ardeur d'application à l'antiquité et à la poésie latine marque
l'heure de la maturité de son talent, et elle contribua sans nul doute
à la déterminer. Le génie romain en particulier, grave et sobre, était
bien propre, par son commerce, à perfectionner cette heureuse nature,
à l'affermir et à la contenir, à lui communiquer quelque chose de sa
trempe, et à lui imprimer de sa discipline. Dans les derniers temps
de son enseignement, Charles Labitte avait fini par triompher d'une
certaine timidité qui lui restait en présence du public, et le succès,
de plus en plus sensible, qu'il recueillait autour de lui, l'excitait
dans cette voie où le conviaient d'ailleurs tant de sérieux attraits. On
a imprimé plusieurs des discours d'ouverture prononcés par lui, et dans
lesquels, pour le tour des idées et la forme de l'érudition, il semblait
d'abord marcher sur la trace de cet autre agréable maître M. Patin;
puis, bientôt, par des articles approfondis sur des auteurs de son
choix, il dégagea sa propre originalité, il la porta dans ces sujets
anciens, en combinant, autant qu'il était possible à cette distance, la
biographie et la critique, en poussant l'une en mille sens à travers
l'autre. Les érudits, en définitive, étaient satisfaits, les gens
instruits trouvaient à y apprendre, et tout esprit sérieux avait de
quoi s'y plaire; la conciliation était à point. Les deux articles sur
_Varron_ et sur _Lucile_ [264] résolvaient entièrement la question
du genre; l'auteur n'avait plus qu'à poursuivre et à en varier les
applications. Et que n'eût-il pas fait en peu d'années à travers ce
fonds, toujours renaissant, que n'en eût-il pas tiré avec son talent
dispos, sa facilité d'excursion et son abondance d'aperçus? Ses
papiers nous révèlent l'étendue de ses plans; les titres seuls en sont
ingénieux, et attestent l'invention critique: il avait préparé un
article sur _les Femmes de la Comédie latine_, particulièrement sur
celles de Térence, et un autre intitulé _la Tristesse de Lucrèce_. Ce
dernier projet nous touche surtout, en ce que notre ami s'y montre à
nous comme ayant sondé plus avant qu'il ne lui semblait habituel les
dégoûts amers de la vie et le problème de la mort. Il voyait dans le
poète romain, non pas un aride représentant de l'épicuréisme, mais une
victime superbe de l'anxiété: «Fièvre du génie, disait-il, désordonnée,
mais géométrique; ne vous y fiez pas: sous ces lignes sévères, il y a du
trouble.» Il disait encore: «C'est le dernier cri de la poésie du passé.
A la veille du Calvaire, elle prophétise le _oui_ par le _non_; elle
prouve le trouble, l'attente, le désir d'une solution. C'est un Colomb
qui se noie avant d'arriver, ou plutôt qui s'en retourne.--Ajax en
révolte s'écriait: _Je me sauverai malgré les Dieux_; et Lucrèce: _Je
m'abîmerai à l'insu des Dieux_.» Il s'attachait, dans la lecture du
livre, à dessiner l'âme du poète, à ressaisir les plaintes émues que le
philosophe mettait dans la bouche des adversaires, et qui trahissaient
peut-être ses sentiments propres; il relevait avec soin les affections
et les expressions modernes, cet ennui qui revient souvent, ce
_veternus_, qui sera plus tard l'_acediu_ des solitaires chrétiens, le
même qui engendrera, à certain jour, l'_être invisible_ après lequel
courra Hamlet, et qui deviendra enfin la _mélancolie_ de René. Ce
suicide final qu'on raconte de Lucrèce ne lui semblait peut-être qu'un
retour d'accès d'un mal ancien: «L'air d'autorité, écrivait-il, ne
suffit pas à déguiser ses terreurs; voyez, il s'en revient pâle
comme Dante; l'armure déguise mal l'émotion du guerrier.» Il croyait
discerner, sous cet athéisme dogmatique, comme sous la foi de Pascal,
le démon de la _peur_. Je n'oserais affirmer que toutes ces vues soient
parfaitement exactes et conformes à la réalité: en général, on est tenté
de s'exagérer les angoisses des philosophes qui se passent des croyances
que nous avons; on les plaint souvent bien plus qu'ils ne sont
malheureux. Quiconque a traversé, dans son existence intellectuelle,
l'une de ces phases d'incrédulité stoïque et d'épicuréisme élevé, sait à
quoi s'en tenir sur ces monstres que de loin on s'en figure. Si Lucrèce
nous rend avec une saveur amère les angoisses des mortels, nul aussi n'a
peint plus fermement et plus fièrement que lui la majesté sacrée de la
nature, le calme et la sérénité du sage; à ce titre auguste, le pieux
Virgile lui-même, en un passage célèbre, le proclame heureux: _Félix qui
potuit rerum_, etc... Quoi qu'il en soit cependant de l'énigme que le
poëte nous propose, et si tant est qu'il y ait vraiment énigme dans son
oeuvre, c'était aux expressions de trouble et de douleur que s'attachait
surtout notre ami; le livre III, où il est traité à fond de l'âme
humaine et de la mort, avait attiré particulièrement son attention; dans
son exemplaire, chaque trait saillant des admirables peintures de la
fin est surchargé de coups de crayon et de notes marginales, et il
s'arrêtait avec réflexion sur cette dernière et fatale pensée, comme
devant l'inévitable perspective: «Que nous ayons vécu peu de jours, ou
que nous ayons poussé au delà d'un siècle, une fois morts, nous n'en
sommes pas moins morts pour une éternité; et celui-là ne sera pas couché
moins longtemps désormais, qui a terminé sa vie aujourd'hui même, et
celui qui est tombé depuis bien des mois et bien des ans:

  Mors aeterna tamen nihilominus illa manebit;
  Nec minus ille diu jam non erit, ex hodierno
  Lumine qui finem vitaï fecit, et ille
  Mensibus atque annis qui multis occidit ante.»

[Note 264: Livraisons de la _Revue_ du 1er août et du 1er octobre
1845.]

Notre ami était donc en train d'attacher ses travaux à des sujets et à
des noms déjà éprouvés, et les moins périssables de tous sur cette terre
fragile; il voguait à plein courant dans la vie de l'intelligence;
des pensées plus douces de coeur et d'avenir s'y ajoutaient tout bas,
lorsque tout d'un coup il fut saisi d'une indisposition violente, sans
siège local bien déterminé, et c'est alors, durant une fièvre orageuse,
qu'en deux jours, sans que la science et l'amitié consternées pussent se
rendre compte ni avoir prévu, sans aucune cause appréciable suffisante,
la vie subitement lui fit faute; et le vendredi 19 septembre 1845, vers
six heures du soir, il était mort quand il ne semblait qu'endormi.

«Il est mort, s'écriait Pline en pleurant un de ses jeunes amis[265], et
ce qui n'est pas seulement triste, mais lamentable, il est mort loin
d'un frère bien-aimé, loin d'une mère, loin des siens... _procul a
paire amantissimo, procul a matre_... Que n'eût-il pas atteint, si ses
qualités heureuses eussent achevé de mûrir! De quel amour ne brûlait-il
pas pour les lettres! que n'avait-il pas lu! combien n'a-t-il pas
écrit! _Quo Me studiorum amore flagrabat! quantum legit! quantum
etiam scripsit!» Toutes ces paroles ne sont que rigoureusement justes
appliquées à Charles Labitte, et celles-ci le sont encore[266], que je
détourne à peine: «Fidèle à la tradition, reconnaissant des aînés et
même des maîtres (pour mieux le devenir à son tour), qu'il ressemblait
peu à nos autres jeunes gens! Ceux-ci savent tout du premier jour, ils
ne reconnaissent personne, ils sont à eux-mêmes leur propre autorité:
_statim sapiunt, statim sciunt omnia,... ipsi sibi exempla sunt_; tel
n'était point Avitus...» Nous pourrions continuer ainsi avec les paroles
du plus ingénieux des anciens bien mieux qu'avec les nôtres, montrer
cette ambition honorable que poursuivait notre ami, non point l'_édilit_
comme Julius Avitus, mais la pure gloire littéraire qu'il avait tout
fait pour mériter, et dont il était sur le point d'être investi... _et
honor quem meruit tantum_. Pourtant nous nous garderions d'ajouter que
tous ces fruits de tant d'espérance s'en sont allés avec lui, _quae nunc
omnia cum ipso si ne fructu posteritatis aruerunt_. Non, tout de lui ne
périra point; quelques-uns de ses écrits laisseront trace et marqueront
son passage. Oh! que du moins les Lettres qu'il a tant aimées le
sauvent! Et tâchons nous-mêmes, nous qui l'avons si bien connu, de les
cultiver assez pour mériter d'arriver jusqu'au rivage, et pour y déposer
en lieu sûr ce que nous portons de plus cher avec nous, la mémoire de
l'ami mort dans la traversée et enseveli à bord du navire!

1er mai 1846.

[Note 265: Lettre XI du livre V.]

[Note 266: Lettre XXIII du livre VIII.]




RÉCEPTION DE M. LE Cte ALFRED DE VIGNY
À L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

M. ÉTIENNE.

C'est Patru, on le sait, qui le premier introduisit à l'Académie la mode
du discours de réception. Il s'avisa, à son entrée (1640), d'adresser un
si beau remercîment à la Compagnie, qu'on obligea tous ceux qui furent
reçus depuis d'en faire autant. Toutefois ces réceptions n'étaient point
publiques; les compliments n'avaient lieu qu'à huis clos, et il se
faisait ainsi bien des frais d'esprit et d'éloquence en pure perte. Ce
fut Charles Perrault, beaucoup plus tard, qui fit faire le second pas et
qui décida la publicité: «Le jour de ma réception (1671), dit-il en ses
agréables _Mémoires_, je fis une harangue dont la Compagnie témoigna
être fort satisfaite, et j'eus lieu de croire que ses louanges étoient
sincères. Je leur dis alors que, mon discours leur ayant fait quelque
plaisir, il auroit fait plaisir à toute la terre, si elle avoit pu
m'entendre; qu'il me sembloit qu'il ne seroit pas mal à propos que
l'Académie ouvrît ses portes aux jours de réception, et qu'elle se fît
voir dans ces sortes de cérémonies lorsqu'elle est parée... Ce que je
dis parut raisonnable, _et d'ailleurs la plupart s'imaginèrent que cette
pensée m'avoit été inspirée par M. Colbert[267]_; ainsi tout le monde s'y
rangea.» Le premier académicien qu'on reçut après lui et qu'on reçut
en public (janvier 1673) fut Fléchier, digne d'une telle inauguration.
Perrault, qui mettait les modernes si fort au-dessus des anciens,
comptait parmi les plus beaux avantages de son siècle cette cérémonie
académique, dont il était le premier auteur. «On peut assurer, dit-il,
que l'Académie changea de face à ce moment; de peu connue qu'elle étoit,
elle devint si célèbre, qu'elle faisoit le sujet des conversations
ordinaires.»--Perrault, en effet, avait bien vu; cet homme d'esprit et
d'invention, ce bras droit de M. Colbert, qui jugeait si mal Homère et
Pindare, entendait le moderne à merveille; il avait le sentiment de son
temps et de ce qui pouvait l'intéresser; il trouva là une veine bien
française, qui n'est pas épuisée après deux siècles; on lui dut un genre
de spectacle de plus, un des mieux faits pour une nation comme la nôtre,
et l'on a pu dire sans raillerie que, si les Grecs avaient les Jeux
olympiques et si les Espagnols ont les combats de taureaux, la société
française a les réceptions académiques.

[Note 267: Perrault était près de lui comme premier commis.]

Les discours de réception se ressentirent de la publicité dès le premier
jour: «Mais j'élève ma voix insensiblement, disait Fléchier, et je sens
qu'animé par votre présence, par le sujet de mon discours (_l'éloge de
Louis XIV_), par la majesté de ce lieu (_le Louvre_), j'entreprends de
dire foiblement ce que vous avez dit, ce que vous direz avec tant
de force...» Dès ce moment, le ton ne baissa plus; la dimension du
remercîment se contint pourtant dans d'assez justes limites, et la
harangue, durant bien des années, ne passa guère la demi-heure. Le
fameux discours de Buffon lui-même, qui fut une sorte d'innovation
par la nature du sujet, n'excéda en rien les bornes habituelles.
On commençait vers la fin du siècle à viser à l'heure. M. Daunou
remarquait, à propos du discours de réception de Rulhière, que,
succédant à l'abbé de Boismont, il avait voulu donner à son morceau
une étendue à peu près égale à celle d'un sermon de cet abbé. Garat,
recevant Parny, parut long dans un discours de trois quarts d'heure.
Mais, de nos jours, les barrières trop étroites ont dû céder; les usages
de la tribune ont gagné insensiblement, et l'on s'est donné carrière. En
même temps que les compliments au cardinal de Richelieu, au chancelier
Séguier et à Louis XIV, s'en sont allés avec tant d'autres choses, le
fond des discours s'est mieux dessiné: celui du récipiendaire est devenu
plus simple (plus simple de fond, sinon de ton); après le compliment
de début et la révérence d'usage, le nouvel élu n'a qu'à raconter et
à louer son prédécesseur. Quant à la réponse du directeur, elle est
double: il reçoit, apprécie et loue avec plus ou moins d'effusion
l'académicien nouveau, et il célèbre l'ancien. En devenant plus simples
dans leur sujet, les discours sont aussi devenus plus longs; les
hors-d'oeuvre, au besoin, n'y ont pas manqué: l'Empire et l'Empereur ont
pourvu aux effets oratoires, comme précédemment avait fait Louis XIV;
le plus souvent même, on n'a pu les éviter, et la biographie des hommes
politiques ou littéraires est venue, bon gré, mal gré, se mêler à ce
cadre immense. Ç'a été tout naturellement le cas aujourd'hui dans cette
séance, l'une des plus remplies et des plus neuves qu'ait jusqu'ici
offertes l'Académie française à la curiosité d'un public choisi; M. le
comte Molé devait recevoir M. le comte Alfred de Vigny, lequel venait
remplacer M. Étienne. On avait là, par le seul hasard des noms, tous les
genres de diversité et de contraste dans la mesure qui est faite pour
composer le piquant et l'intérêt. La séance promettait certainement
beaucoup; elle a tenu tout ce qu'elle promettait.

Par suite de la loi de progrès que nous avons signalée tout à l'heure,
le discours de réception du nouvel académicien se trouve être le plus
long qui ait jamais été prononcé à l'Académie jusqu'à ce jour. Est-il
besoin d'ajouter aussitôt qu'il a bien d'autres avantages? On sait les
hautes qualités de M. de Vigny, son élévation naturelle d'essor, son
élégance inévitable d'expression, ce culte de l'art qu'il porte en
chacune de ses conceptions, qu'il garde jusque dans les moindres détails
de ses pensées, et qui ne lui permet, pour ainsi dire, de se détacher
d'aucune avant de l'avoir revêtue de ses plus beaux voiles et d'avoir
arrangé au voile chaque pli. Dès le début de son discours, il a tracé
dans une double peinture, pleine de magnificence, le caractère des
deux familles, et comme des deux races, dans lesquelles il range et
auxquelles il ramène l'infinie variété des esprits: la première, celle
de tous les penseurs, contemplateurs ou songeurs solitaires, de tous
les amants et chercheurs de l'idéal, philosophes ou poëtes; la seconde,
celle des hommes d'action, des hommes positifs et pratiques, soit
politiques, soit littéraires, des esprits critiques et applicables, de
ceux qui visent à l'influence et à l'empire du moment, et qu'il embrasse
sous le titre général d'_improvisateurs_. Cette dernière classe m'a
paru fort élargie, je l'avoue, et dans des limites prodigieusement
flottantes, puisqu'elle comprendrait, selon l'auteur, tant d'espèces
diverses, depuis le grand politique jusqu'au journaliste spirituel,
depuis le cardinal de Richelieu jusqu'à M. Étienne; mais certainement,
lorsqu'il retraçait les caractères de la première famille, et à mesure
qu'il en dépeignait à nos regards le type accompli, on sentait combien
M. de Vigny parlait de choses à lui familières et présentes, combien,
plus que jamais, il tenait par essence et par choix à ce noble genre,
et à quel point, si j'ose ainsi parler, l'auteur d'_Éloa_ était de la
maison quand il révélait les beautés du sanctuaire.

M. Étienne, lui, n'était pas du tout du sanctuaire, et une illusion de
son ingénieux panégyriste a été, à un certain moment, d'essayer de
l'y rattacher, ou, lors même qu'il le rangeait définitivement dans la
seconde classe, d'employer à le peindre des couleurs encore empruntées à
la sphère idéale et qui ressemblent trop à des rayons. Pindare, ayant
à célébrer je ne sais lequel de ses héros, s'écriait au début: «Je te
frappe de mes couronnes et je t'arrose de mes hymnes...» Quand le héros
est tout à fait inconnu, le poëte peut, jusqu'à un certain point, faire
de la sorte, il n'a guère à craindre d'être démenti; mais quand
il s'agit d'un académicien d'hier, d'un auteur de comédies et
d'opéras-comiques auxquels chacun a pu assister, d'un rédacteur de
journal qu'on lisait chaque matin, il y a nécessité, même pour le
poëte, de condescendre à une biographie plus simple, plus réelle, et de
rattacher de temps en temps aux choses leur vrai nom. Cette nécessité,
cette convenance, qui est à la portée de moindres esprits, devient
quelquefois une difficulté pour des talents supérieurs beaucoup plus
faits à d'autres régions. On a dit de Montesquieu qu'on s'apercevait
bien que l'aigle était mal à l'aise dans les bosquets de Gnide: nous
sera-t-il permis de dire que l'auteur d'_Éloa_ a souvent dû être fort
empêché en voulant déployer ses ailes de cygne dans la biographie de
l'auteur de _Joconde_ et des _Deux Gendres_? De là bien des contrastes
singuliers, des transpositions de tons, et tout un portrait de
fantaisie. Nous avons beaucoup relu M. Étienne dans ces derniers temps;
nous en parlerons très-brièvement en le montrant tel qu'il nous paraît
avoir réellement été.

Il possédait, dit M. de Vigny, une qualité bien rare, et que Mazarin
exigeait de ceux qu'il employait: _il était heureux_. C'est là un trait
juste, et nous nous hâtons de le saisir. Oui, M. Étienne était heureux;
il avait l'humeur facile, le talent facile, la plume aisée, une sorte
d'élégance courante et qui ne se cherche pas. On a beaucoup parlé de la
littérature de _l'Empire_, et on range sous ce nom bien des écrivains
qui ne s'y rapportent qu'à peu près: M. Étienne en est peut-être le
représentant le plus net et le mieux défini. Il a exactement commencé
avec ce régime, il l'a servi officiellement, il y a fleuri, et s'il
s'est très-bien conservé sous le suivant et durant les belles années du
libéralisme, il a toujours gardé son premier pli. Né en 1778 dans la
Haute-Marne, venu à Paris sous le Directoire, il était de cette jeunesse
qui n'avait déjà plus les flammes premières, et qui, tout en faisant ses
gaietés, attendait le mot d'ordre qui ne manqua pas. Attaché de bonne
heure à Maret, duc de Bassano, il prêtait sa plume à ce premier commis
de l'Empereur, en même temps qu'il amusait le public par ses jolies
pièces; de ce nombre, le petit acte de _Brueys et Palaprat_, en vers,
dénota une intention littéraire assez distinguée (1807). Le succès
prodigieux de l'opéra-féerie de _Cendrillon_ tenait encore la curiosité
en éveil, lorsqu'on annonça quelques mois après (août 1810) la
représentation des _Deux Gendres_, l'une de ces pièces en cinq actes et
en vers qui, à cette époque propice, étaient des solennités attendues
et faisaient les beaux jours du Théâtre-Français. La réussite des _Deux
Gendres_ mit le comble à la renommée de M. Étienne; l'attention publique
au dedans n'était alors distraite par rien, et les journaux n'avaient
le champ libre que sur ces choses du théâtre. À ce court lendemain du
mariage de l'Empereur et dans les deux années de silence qui précédèrent
la dernière grande guerre, il y eut là, en France, autour de M. Étienne,
une vogue littéraire des plus animées, et finalement une mêlée des plus
curieuses et des plus propres à faire connaître l'esprit du moment. Reçu
à l'Académie française en novembre 1811, à l'âge de trente-trois ans;
dans l'intime faveur des ministres Bassano et Rovigo; rédacteur en chef
officiel du _Journal de l'Empire_, remplissant la scène française et
celle de l'Opéra-Comique par la variété de ses succès, connu d'ailleurs
encore par les joyeux soupers du _Caveau_ et par des habitudes
légèrement épicuriennes, on se demandait quel était l'avenir de ce
_jeune homme_ brillant, au front reposé, au teint vermeil; s'il n'était
(comme quelques-uns le disaient) que le plus fécond et le plus facile
des paresseux, un enfant de Favart; s'il ne faisait que préluder à des
oeuvres dramatiques plus mûres, et où il s'arrêterait dans ces routes
diverses qu'il semblait parcourir sans effort. Le temps d'arrêt n'était
pas loin. M. Étienne devait à son bonheur même d'avoir des envieux
et des ennemis: le bruit se répandit que la pièce des _Deux Gendres_
n'était pas de lui, ou du moins qu'il avait eu pour la composer des
secours tout particuliers, une ancienne comédie en vers. On exhuma
_Conaxa_; c'était le titre de la pièce qui avait, disait-on, servi de
matière et d'étoffe aux _Deux Gendres_. Ce que cette découverte
excita de curiosité, ce que cette querelle enfanta de brochures,
d'explications, de révélations pour et contre, ne saurait se comprendre
que lorsqu'on a parcouru le dossier désormais enseveli; on en ferait
un joli chapitre qui s'intitulerait bien: _Un épisode littéraire sous
l'Empire_. Cette querelle et l'importance exagérée qu'elle acquit
aussitôt est une des plus grandes preuves, en effet, du désoeuvrement de
l'esprit public à une époque où il était sevré de tout solide aliment.
C'est bien le cas de dire que les objets se boursouflent dans le vide.
La discussion se prenait où elle pouvait.

Entre les innombrables brochures publiées alors, quatre pièces
principales suffisent pour éclairer l'opinion et fixer le jugement: 1°
la _préface_ explicative que M. Étienne mit en tête de la quatrième
édition des _Deux Gendres_; 2° la _Fin du procès_ des DEUX GENDRES,
écrite en faveur de M. Étienne, par Hoffman; 3° et 4° les deux
plaidoiries adverses de Lebrun-Tossa, intitulées _Mes Révélations_ et
_Supplément à mes Révélations_. Toutes grossières et sans goût, toutes
rebutantes que se trouvent ces dernières pièces, elles ne sont pas
autant à mépriser qu'on est tenu de le faire paraître dans un Éloge
public. Il résulte clairement du débat que M. Étienne avait reçu de M.
Lebrun-Tossa, son ami alors et son collaborateur en perspective, non pas
_un projet de canevas_, mais une véritable pièce en trois actes et en
vers, presque semblable en tout à celle qui est imprimée sous le titre
de _Conaxa_, et qu'il en tira, comme c'est le droit et l'usage de tout
poëte dramatique admis à reprendre son bien où il le trouve, une comédie
en cinq actes et en vers, appropriée aux moeurs et au goût de 1810,
marquée à neuf par les caractères de l'ambitieux et du philanthrope, et
qui mérita son succès. Le seul tort de M. Étienne fut de ne pas avouer
tout franchement la nature de ce secours qu'il avait reçu, et de compter
sur la discrétion de Lebrun-Tossa, dont l'amour-propre était mis en jeu:
«Quoi! s'écriait celui-ci dans un apologue assez plaisant, vous ne me
devez qu'_un projet de canevas_ (le mot est bien trouvé), c'est-à-dire
_un échantillon d'échantillon_, tandis que c'est _trois aunes de bon
drap d'Elbeuf_ que je vous ai données!» Je résume en ces quelques mots
ce qui se noie chez lui dans un flot interminable de digressions et
d'injures.

Le coup cependant était porté; la faculté d'invention devenait suspecte
et douteuse chez M. Étienne; il essaya, en 1813, de poursuivre sa voie
dans la comédie de l'_Intrigante_, qui n'eut que peu de représentations,
et que quelques vers susceptibles d'allusions firent interrompre. Il
nous est impossible, nous l'avouons, d'attacher à cette pièce le sens
profond et grave que M. de Vigny y a découvert. Il parle du _grand
cri_ qui s'éleva dans Paris à cette occasion: nous qui, en qualité de
critique, avons l'oreille aux écoutes, nous n'avons nulle part recueilli
l'écho de ce grand cri. M. Molé a lui-même dû rabattre énergiquement
ce qu'il y a d'exagéré en certain tableau d'une représentation à
Saint-Cloud, dans laquelle il se serait passé des choses formidables,
des choses qui rappelleraient quasi le festin de Balthasar. Tout cela
rentre dans le coloris fabuleux. Le peintre, en voyant ainsi, tenait
à la main la lampe merveilleuse. Littérairement, cette pièce de
_l'Intrigante_ nous paraît faible, très-faible; et ici, après avoir relu
celle des _Deux Gendres_ infiniment supérieure, après nous être reporté
encore aux autres productions dramatiques de M. Étienne, nous sommes
plus que jamais frappé du côté défectueux qui compromet l'avenir de
toutes, même de celle qui est réputée à bon droit son chef-d'oeuvre.
Le langage de M. Étienne, quand il parle en vers, est facile, coulant,
élégant, comme on dit, mais d'une élégance qui, sauf quelques vers
heureux[268], devient et demeure aisément commune. Ce manque habituel de
vitalité dans le style, ce néant de l'expression a beau se déguiser à la
représentation sous le jeu agréable des scènes, il éclate tout entier à
la lecture. Le faible ou le commun, qui se retrouve si vite au delà
de la première couche chez cet auteur spirituel, a été, en général,
l'écueil de la littérature de son moment. Que d'efforts il a fallu pour
s'en éloigner et remettre le navire dans d'autres eaux! Il n'a pas suffi
pour cela de faire force de rames, on a dû employer les machines et les
systèmes. Doctrinaires et romantiques y ont travaillé à l'envi; ils y
ont réussi, on n'en saurait douter, mais non pas sans quelque fatigue
évidemment, ni sans quelques accrocs à ce qu'on appelait l'esprit
français. Je faisais plus d'une de ces réflexions, à part moi, durant ce
riche discours tout semé et comme tissu de poésie, et je me demandais
tout bas, par exemple, ce que penserait l'élégance un peu effacée
du défunt en s'entendant louer par l'élégance si tranchée de son
successeur.

[Note 268: On en a retenu et l'on en cite encore quelques-uns dans
_les Deux Gendres_:

  Ceux qui dînent chez moi ne sont pas mes amis...;

et à propos d'un écrit du gendre philanthrope:

  Vous y plaignez le sort des nègres de l'Afrique,
  Et vous ne pouvez pas garder un domestique...

On pourrait ainsi en glaner un certain nombre encore dans _les Deux
Gendres_, presque pas un dans _l'Intrigante_.]

La chute de l'Empire coupa court, ou à peu près, à la carrière
dramatique de M. Étienne; la Restauration le fit publiciste libéral à
la _Minerve_ et au _Constitutionnel_. La première formation du parti
libéral serait piquante à étudier de près, et, dans ce parti naissant,
nul personnage ne prêterait mieux à l'observation que lui. D'anciens
amis de Fouché ou de Rovigo, des bonapartistes mécontents, en se mêlant
à d'autres nuances, devinrent subitement les meneurs et, je n'hésite pas
à le croire, les organes sincères d'une opinion publique qui les prit au
sérieux et à laquelle ils sont restés fidèles. Mais, au début, c'était
assez singulier: quand ils attaquaient le ministère Richelieu comme
trop peu libéral, ceux qui connaissaient les masques avaient droit de
sourire. Dans la première de ses _Lettres sur Paris_[269], M. Étienne
s'écriait: «Il est des hommes qui voudraient garder, sous une monarchie
constitutionnelle, des institutions créées pour un gouvernement absolu.
Insensés, qui croient pouvoir allier la justice et l'arbitraire, le
despotisme et la liberté! Ils sont aussi déraisonnables qu'un architecte
qui, voulant changer une prison en maison de plaisance, se bornerait à
refaire la façade de l'édifice, et qui conserverait les cachots
dans l'intérieur du bâtiment.» Ne dirait-on pas que quelques années
auparavant, au plus beau temps de son crédit et de sa faveur, quand il
siégeait en son cabinet du ministère, M. Étienne était dans une prison?
Ne pressons pas trop ces contrastes; lui-même il eut le tact d'apporter
du ménagement et de la forme jusque dans son opposition, et, malgré
l'odieuse radiation personnelle qui aurait pu l'irriter, sa tactique
bien conduite sut toujours modérer la vivacité par le sang-froid et par
des habitudes de tenue. Ses _Lettres sur Paris_ eurent un grand, un
rapide succès; ce fut son dernier feu de talent et de jeunesse; depuis
ce temps, M. Étienne vécut un peu là-dessus, et, à part les rédactions
d'adresse à la Chambre dans les années qui suivirent 1830, on ne
rattache plus son nom à aucun écrit bien distinct. Il rédigeait _le
Constitutionnel_, et se laissa vivre de ce train d'improvisation facile
et de paresse occupée qui semble avoir été le fond de ses goûts et de sa
nature. Dans son insouciance d'homme qui savait la vie et qui n'aspirait
pas à la gloire, il n'a pas même pris le soin de recueillir ses Oeuvres
éparses et de dire: _Me voilà_, à ceux qui viendront après[270]. Cet
avenir, tel qu'il le jugeait, devait d'ailleurs avoir pour lui peu
de charmes. M. Molé a relevé chez M. de Vigny un mot qui semblerait
indiquer, de la part de M. Étienne, une sorte de concession faite en
dernier lieu aux idées littéraires nouvelles. M. Étienne n'en fit
aucune, en effet, ni aux idées, ni aux individus; si quelque chose
même put troubler la philosophie de son humeur, ce fut l'approche et
l'avènement de certains noms qui ne lui agréaient en rien; l'antipathie
qu'il avait pour eux serait allée jusqu'à l'animosité, s'il avait pu
prendre sur lui de haïr. On lui rend aujourd'hui plus de justice qu'il
n'en rendait: il eut des talents divers dont la réunion n'est jamais
commune; jeune, il contribua pour sa bonne part aux gracieux plaisirs de
son temps; plus tard, s'armant d'une plume habile en prose, il fut utile
à une cause sensée, et il reste après tout l'homme le plus distingué de
son groupe littéraire et politique.

[Note 269: _La Minerve_, tome Ier, page 82.]

[Note 270: La famille de M. Étienne s'est occupée depuis de publier le
recueil de ses principales Oeuvres.]

En esquissant sous ces traits l'idée que je me fais de M. Étienne, j'ai
assez indiqué les points sur lesquels je me sépare, comme critique, des
appréciations de M de Vigny. Je sais tout ce que permet ou ce qu'exige
le genre du discours académique, même avec la sorte de liberté honnête
qu'il comporte aujourd'hui: aussi n'est-ce point d'avoir trop loué son
prédécesseur que je ferai ici un reproche à l'orateur-poëte; mais je
trouve qu'il l'a par endroits loué autrement que de raison, qu'il l'a
loué à côté et au-dessus, pour ainsi dire, et qu'il l'a, en un mot,
transfiguré. Son élévation, encore une fois, l'a trompé; sa haute
fantaisie a prêté des lueurs à un sujet tout réel; c'est un bel
inconvénient pour M. de Vigny de ne pouvoir, à aucun instant, se séparer
de cette poésie dont il fut un des premiers lévites, et dont il est
apparu hier aux yeux de tous comme le pontife fidèle, inaltérable. Cet
inconvénient (car c'en est un) a été assez racheté, dans ce discours
même, par la richesse des pensées, par le précieux du tissu et tant de
magnificence en plus d'un développement.

M. le comte Molé a répondu au récipiendaire avec la même franchise que
celui-ci avait mise dans l'exposé de ses doctrines. C'est un usage qui
s'introduit à l'Académie, et que, dans cette mesure, nous ne saurions
qu'approuver. Une contradiction polie, tempérée de marques sincères
d'estime, est encore un hommage: n'est-ce pas reconnaître qu'on a en
face de soi une conviction sérieuse, à laquelle on sent le besoin
d'opposer la sienne? Notre siècle n'est plus celui des fades
compliments; la vie publique aguerrit aux contradictions, elle y
aguerrit même trop: qu'à l'Académie du moins l'urbanité préside, comme
nous venons de le voir, à ces oppositions nécessaires, et tout sera
bien. Les peaux les plus tendres (et quelles peaux plus tendres que les
épidermes de poëtes!) finiront peut-être par s'y acclimater.

Il y a toujours beaucoup d'intérêt, selon moi, à voir un bon esprit, un
esprit judicieux, aborder un sujet qu'on croit connaître à fond, et qui
est nouveau pour lui. Sur ce sujet qui nous semble de notre ressort et
de notre métier, et sur lequel, à force d'y avoir repassé, il nous est
impossible désormais de retrouver notre première impression, soyez sûr
que cet esprit bien fait, nourri dans d'autres habitudes, longtemps
exercé dans d'autres matières, trouvera du premier coup d'oeil quelque
chose de neuf et d'imprévu qu'il sera utile d'entendre, surtout quand
ce bon esprit, comme dans le cas présent, est à la fois un esprit
très-délicat et très-fin.

Ce qu'il trouvera, ce ne sera pas sans doute ce que nous savons déjà
sur la façon et sur l'artifice du livre, sur ces études de l'atelier si
utiles toujours, sur ces secrets de la forme qui tiennent aussi à la
pensée: il est bien possible qu'il glisse sur ces choses, et il est
probable qu'il en laissera de côté plusieurs; mais sur le fond même,
sur l'effet de l'ensemble, sur le rapport essentiel entre l'art et la
vérité, sur le point de jonction de la poésie et de l'histoire, de
l'imagination et du bon sens, c'est là qu'il y a profit de l'entendre,
de saisir son impression directe, son sentiment non absorbé par les
détails et non corrompu par les charmes de l'exécution; et s'il s'agit
en particulier de personnages historiques célèbres, de grands ministres
ou de grands monarques que le poëte a voulu peindre, et si le bon esprit
judicieux et fin dont nous parlons a vu de près quelques-uns de ces
personnages mêmes, s'il a vécu dans leur familiarité, s'il sait par sa
propre expérience ce que c'est que l'homme d'État véritable et quelles
qualités au fond sont nécessaires à ce rôle que dans l'antiquité les
Platon et les Homère n'avaient garde de dénigrer, ne pourra-t-il point
en quelques paroles simples et saines redonner le ton, remettre dans le
vrai, dissiper la fantasmagorie et le rêve, beaucoup plus aisément et
avec plus d'autorité que ne le pourraient de purs gens de lettres entre
eux?

Et c'est pourquoi je voudrais que les éminents poëtes, sans cesser de
l'être, tissent plus de frais que je ne leur en vois faire parfois
pour mériter le suffrage de ce que j'appelle les _bons esprits_. Trop
souvent, je le sais, la poésie dans sa forme directe, et à l'état de
vers, trouve peu d'accès et a peu de chances favorables auprès d'hommes
mûrs, occupés d'affaires et partis de points de vue différents.
Aussi n'est-ce point de la sorte que je l'entends: gardons nos vers,
gardons-les pour le public, laissons-leur faire leur chemin d'eux-mêmes;
qu'ils aillent, s'il se peut, à la jeunesse; qu'ils tâchent quelque
temps encore de paraître jeunes à l'oreille et au coeur de ces
générations rapides que chaque jour amène et qui nous ont déjà
remplacés. Mais sur les autres sujets un peu mixtes et par les autres
oeuvres qui atteignent les bons esprits dont je parle, dans ces matières
qui sont communes à tous ceux qui pensent, et où ces hommes de sens et
de goût sont les excellents juges, prouvons-leur aussi que, tout poëtes
que nous sommes, nous voyons juste et nous pensons vrai: c'est la
meilleure manière, ce me semble, de faire honneur auprès d'eux à la
poésie, et de lui concilier des respects; c'est une manière indirecte et
plus sûre que de rester poëtes jusqu'au bout des dents, et de venir à
toute extrémité soutenir que _nos vers sont fort bons_. Ainsi l'homme
d'imagination plaidera sa cause sans déployer ses cahiers, et il évitera
le reproche le plus sensible à tout ami de l'idéal, celui d'être taxé de
rêve et de chimère.

Mais je m'éloigne, et le discours de M. Molé, où rien n'est hors
d'oeuvre, me rappelle à cette séance de tout à l'heure, qui avait
commencé par être des plus belles et qui a fini par être des plus
intéressantes. On définirait bien ce discours en disant qu'il n'a
été qu'un enchaînement de convenances et une suite d'à-propos. Les
applaudissements du public l'ont assez prouvé. Le directeur de
l'Académie a laissé tomber au début quelques paroles de douleur et de
respect sur la tombe de M. Royer-Collard. «sur cette tombe qui semble
avoir voulu se dérober à nos hommages;» puis il est entré dans
son sujet. M. Étienne nous a été montré dès l'abord tel qu'on le
connaissait, un peu embelli peut-être dans sa personne, selon les lois
de la perspective oratoire, mais justement classé à titre d'esprit comme
un élève de Voltaire. Puis sont venues les rectifications: M. Molé les
a faites avec netteté, avec vigueur, et d'un ton où la conviction était
appuyée par l'estime. Non, l'excès même du despotisme impérial n'amena
point cette fuite panique des _familles françaises_ dont avait parlé
le poëte à propos de _l'Intrigante_; non, les familles nobles ne
redoutaient point tant alors le contact avec le régime impérial, et trop
souvent on les vit solliciter et ambitionner de servir celui qu'elles
haïssaient déjà. M. Molé n'a point dit tout, il s'est borné à remettre
dans le vrai jour. Ce n'est point, en effet, par des traits isolés et
poussés à l'extrême que se peignent des époques tout entières; il faut
de l'espace, des nuances, et considérer tous les aspects. Peu s'en était
fallu que, dans le discours du récipiendaire, M. Étienne, à propos
toujours de cette _Intrigante_ si singulièrement agrandie, ne fût
présenté comme un héros et un martyr d'indépendance, comme un _frondeur_
de l'Empire, comme un audacieux qui exposait ses places: M. Molé a fait
remarquer qu'heureusement, d'après M. de Vigny lui-même, _il n'en perdit
aucune_, et que lorsqu'on 1814 il refusa de livrer sa pièce à ceux qui
voulaient s'en faire une arme contre le prisonnier de l'île d'Elbe, il
crut rester _fidèle_ et non pas se montrer _généreux_.

C'est qu'en effet il est de ces choses qu'on ne peut entendre sans
laisser échapper un mot de rappel: elles sont comme une fausse note pour
une oreille juste. Oh! quand on a la voix belle, pourquoi ne pas chanter
juste toujours?

Arrivant à l'éloge même du récipiendaire, et en se plaisant à
reconnaître tout l'éclat de ses succès, le directeur a cru devoir
excuser ou du moins expliquer les retards que l'Académie mettait dans
certains choix, et l'espèce de quarantaine que paraissaient subir au
seuil certaines renommées. M. de Vigny avait provoqué cette sorte
d'explication, en indiquant expressément lui-même (je ne veux pas dire
en accusant) la lenteur qui ne permettait à l'Académie de se recruter
parmi les générations nouvelles qu'à de _longs intervalles_. Et ici il
me semble qu'il n'a pas rendu entière justice à l'Académie. Depuis, en
effet, que l'ancienne barrière a été forcée par l'entrée décisive de M.
Victor Hugo, je ne vois pas que le groupe des écrivains plus ou moins
novateurs ait tant à se plaindre; et, pour ne citer que les derniers
élus, qu'est-ce donc que M. de Rémusat, M. Vitet, M. Mérimée, sinon des
représentants eux-mêmes, et des plus distingués, de ces générations
auxquelles M. de Vigny ne les croit point étrangers sans doute? Ce n'est
donc plus à de _grands intervalles_, mais en quelque sorte coup sur
coup, que l'Académie leur a ouvert ses rangs. Elle est tout à fait hors
de cause, et on n'en saurait faire qu'une question de préséance entre
eux.

Une omission éclatante s'offrait au milieu du tableau que M. de Vigny
venait de tracer de notre régénération littéraire, il avait négligé M.
de Chateaubriand; M. Molé s'en est emparé avec bonheur, avec l'accent
d'une vieille amitié et de la justice; il a ainsi renoué la chaîne dont
le nouvel élu n'avait su voir que les derniers anneaux d'or.

Il y a longtemps qu'on ne parle plus du cardinal de Richelieu à
l'Académie, lui que pendant plus d'un siècle on célébrait régulièrement
dans chaque discours: cette fois la rentrée du cardinal a été imprévue,
elle a été piquante; _Cinq-Mars_ en fournissait l'occasion et presque le
devoir. M. Molé n'y a pas manqué; le ton s'est élevé avec le sujet; la
grandeur méconnue du cardinal était vengée en ce moment non plus par
l'académicien, mais par l'homme d'État.

Je ne veux pas épuiser l'énumération: le morceau sur l'Empereur à
propos de _la Canne de jonc_, le morceau sur la Terreur à propos des
descriptions de _Stello_, ont été vivement applaudis. L'éloge donné en
passant à l'_Histoire du Consulat_ de M. Thiers a paru une délicate et
noble justice. En un mot, le tact de M. Molé a su, dans cette demi-heure
si bien remplie, toucher tous les points de justesse et de convenance:
son discours répondait au sentiment universel de l'auditoire, qui le lui
a bien rendu.

En parlant avec élévation et chaleur du sentiment de l'admiration, de
cette source de toute vie et de toute grandeur morale, M. Molé s'est
appuyé d'une phrase que M. de Vigny a mise dans la bouche du capitaine
Renaud, pour conclure, trop absolument, je le crois, que l'auteur était
en garde contre ce sentiment et qu'il s'y était volontairement fermé. M.
de Vigny, tel que nous avons l'honneur de le connaître, nous paraît une
nature très-capable d'admiration, comme toutes les natures élevées,
comme les natures véritablement poétiques. Seulement, de très-bonne
heure, il paraît avoir fait entre les hommes la distinction qu'il a
posée au commencement de son discours: il a mis d'une part les nobles
songeurs, les _penseurs_, comme il dit, c'est-à-dire surtout les
artistes et les poëtes, et d'autre part il a vu en masse les hommes
d'action, ceux qu'il appelle les _improvisateurs_, parmi lesquels il
range les plus grands des politiques et des chefs de nations. Or,
son admiration très-réelle, mais très-choisie, il la réserve presque
exclusivement pour les plus glorieux du premier groupe, et il laisse
volontiers au vulgaire l'admiration qui se prend aux personnages du
second. Il est même allé jusqu'à penser qu'il y avait une lutte établie
et comme perpétuelle entre les deux races; que celle des _penseurs_ ou
poëtes, qui avait pour elle l'avenir, était opprimée dans le présent,
et qu'il n'y avait de refuge assuré que dans le culte persévérant et le
commerce solitaire de l'idéal. Longtemps il s'est donc tenu à part sur
sa colline, et, comme je le lui disais un jour, il est rentré avant midi
dans sa _tour d'ivoire_. Il en est sorti toutefois, il s'est mêlé depuis
aux émotions contemporaines par son drame touchant de _Chatterton_ et
par ses ouvrages de prose, dans lesquels il n'a cessé de représenter,
sous une forme ou sous une autre, cette pensée dont il était rempli,
l'idée trop fixe du désaccord et de la lutte entre l'artiste et la
société. Ce sentiment délicat et amer, rendu avec une subtilité vive,
et multiplié dans des tableaux attachants, lui a valu des admirateurs
individuels très-empressés, très-sincères, parmi cette foule de jeunes
talents plus ou moins blessés dont il épousait la cause et dont il
caressait la souffrance. Il a excité des transports, il a eu de la
gloire, bien que cette gloire elle-même ait gardé du mystère. Une
veine d'ironie pourtant, qui, au premier coup d'oeil, peut sembler le
contraire de l'admiration, s'est glissée dans tout ce talent pur, et
serait capable d'en faire méconnaître la qualité poétique bien rare à
qui ne l'a pas vu dans sa forme primitive: _Moïse_, _Dolorida_, _Éloa_,
resteront de nobles fragments de l'art moderne, de blanches colonnes
d'un temple qui n'a pas été bâti, et que, dans son incomplet même, nous
saluerons toujours.

Mais, quels que soient les regrets, pourquoi demeurer immobile? Pourquoi
sans cesse revenir tourner dans le même cercle, y confiner sa pensée
avec complaisance, et se reprendre, après plus de quinze ans, à des
programmes épuisés? M. Molé, parlant au nom de l'Académie, a donné un
bel exemple: «Le moment n'est-il pas venu, s'est-il écrié en
finissant, de mettre un terme à ces disputes? À quoi serviraient-elles
désormais?... Je voudrais, je l'avouerai, voir adopter le programme
du _classique, moins les entraves_; du _romantique, moins le factice,
l'affectation et l'enflure_.» Voilà le mot du bon sens. Le jour où le
directeur de l'Académie, homme classique lui-même, proclame une telle
solution, n'en faut-il pas conclure que le procès est vidé et que la
cause est entendue? Dans toute cette fin de son discours, M. Molé s'est
livré à des réflexions pleines de justesse et d'application: ce n'était
plus un simple et noble amateur des lettres qui excelle à y toucher en
passant, il en parlait avec autorité, avec conscience et plénitude. On
avait plaisir, en l'écoutant, à retrouver le vieil ami de Chateaubriand
et de Fontanes, celui à qui M. Joubert adressait ces lettres si
fructueuses et si intimes, un esprit poli et sensé qui, dans sa tendre
jeunesse, parut grave avant d'entrer aux affaires, et qui toujours se
retrouve gracieux et délicat en en sortant.

1er février 1846.




RÉCEPTION DE M. VITET
À L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

Ce n'était pas seulement le souvenir si vif de la dernière séance et de
ses piquantes péripéties qui avait attiré cette fois une affluence
plus considérable encore, s'il se peut, sous la coupole désormais trop
étroite de l'Institut: le sujet lui-même était bien fait pour exciter
une curiosité si empressée, et il l'a justifiée complètement. À M.
Soumet, à un poëte des plus féconds et des plus brillants, placé aux
confins de l'ancienne et de la moderne école, succédait M. Vitet, l'un
des écrivains qui ont le plus contribué comme critiques à l'organisation
et au développement des idées nouvelles dans la sphère des arts, un
de ceux qui avaient le plus travaillé à mettre en valeur la forme
dramatique de l'histoire et à la dégager des voiles de l'antique
Melpomène; homme politique des plus distingués, il se trouvait en
présence d'un homme d'État chargé de le recevoir sur un terrain purement
littéraire. L'illustre président du 15 avril avait ainsi à parler de la
question romantique et de Lesueur, et l'auteur des _Barricades_ devait
aborder ce qui assurément y ressemble le moins, la dernière tragédie de
_Clytemnestre_. Ce sont là de ces mélanges agréablement tempérés comme
les désire et comme au besoin les combinerait le genre académique, dont
le triomphe, pour une bonne part, se compose toujours de la difficulté
vaincue. Elle l'a été, cette fois, de la manière la plus heureuse, et
d'autant mieux que la solution en a été toute pacifique. C'était là une
difficulté de plus dans la disposition d'un public en éveil, qui
n'aime rien tant qu'à voir la politesse relevée de malice, et qui
s'accoutumerait volontiers à en aller chercher des exemples à
l'Académie, sauf à doubler la dose et à faire l'étonné en sortant[271].
Mais ce même public, s'il aime un grain ou deux de malice, goûte encore
plus la diversité; et pour lui, l'accord, quand il est juste, peut aussi
avoir son piquant.

[Note 271: C'est ce qui était arrivé pour la séance de réception de M.
de Vigny; le public y avait supposé et mis, à l'instant même, beaucoup
plus de malice qu'il n'y eu avait eu au fond.]

Le discours de M. Vitet a été large, brillant, facile, d'une ordonnance
lumineuse; les parties en sont aisément liées, et le tout semble disposé
de telle sorte que l'air et le jour y circulent. L'orateur a été ample,
ce qui n'est pas la même chose que d'être long; sous l'élégance de
l'expression et le nombre de la période, il a fait entrer toutes les
pensées essentielles, et la bonne grâce de la louange n'a mis obstacle
dans sa bouche à aucune réserve sérieuse. Empêché par les lois mêmes de
la célébration et de la _transformation_ académique de serrer son sujet
de trop près, l'ayant toujours en présence, mais à distance, il s'est
élevé sans en sortir. Il a rassemblé et distribué ses remarques
critiques par considérations générales, il les a laissées planer en
quelque sorte. Dans son morceau sur l'influence méridionale, sur la
sonorité harmonieuse et un peu vaine de la langue et de la mélopée des
troubadours, dans les hautes questions qu'il a posées sur les conditions
d'une véritable et vivante épopée, dans sa définition brillante et
presque flatteuse du peintre _exclusif_ et du coloriste, il s'est montré
un juge supérieur jusqu'au sein du panégyrique, et en même temps la plus
religieuse amitié n'a pas eu un moment à se plaindre; car s'il a eu
le soin de maintenir et comme de suspendre ses critiques à l'état de
théorie, il a mis le nom à chacun de ses éloges.

M. Soumet en méritait beaucoup en effet. Poëte d'un vrai talent, doué
par la nature de qualités riches et rares, amoureux de la gloire
immortelle et capable de longues entreprises, il ne lui a manqué
peut-être au début qu'une de ces disciplines saines, et fortes qui
ouvrent les accès du grand par les côtés solides, et qui tarissent dans
sa source, et sans lui laisser le temps de grossir, la veine du faux
goût. Je ne me risquerai pas à repasser en ce moment sur des traits qui
ont été touchés à la fois avec discrétion et largeur. Il n'y aurait,
après tout ce qui a été dit, qu'une manière de rajeunir le sujet, ce
serait de le prendre d'un peu près et de l'étudier plus familièrement.
Sans doute, et c'est là un des signes les plus distinctifs de M. Soumet,
il était et il restait poëte en toute chose; cette noble passion des
beaux vers, qu'on a si bien caractérisée en lui, ne le quittait jamais;
elle faisait son enchantement au réveil, son entretien favori durant le
jour, elle embellissait jusqu'à ses songes, et on aurait pu appliquer
à cette vie toute charmée et enorgueillie des seules muses le vers de
Stace, comme sa devise la plus fidèle:

  Pieriosque dies et amantes carmina somnos.

Il avait un don qui aide fort au bonheur de qui le possède, et qui
simplifie extrêmement ce monde d'ici-bas, la faculté de répandre et
d'exhaler la poésie comme à volonté. Cette vapeur idéale des contours,
qui d'ordinaire, pour naître et pour s'étendre, a besoin de la distance
et de l'horizon, il la portait et la voyait autour de lui jusque dans
les habitudes les plus prochaines. Entre la réalité et lui, c'était
comme un rideau léger, mais suffisant, à travers lequel tout se revêtait
aisément de la couleur de ses rêves. Il était de ceux enfin qu'il ne
siérait pas, même pour être vrai, de vouloir trop dépouiller de ce
manteau aux plis flottants dont il aimait à draper ses figures et dont
lui-même on l'a vu marcher enveloppé. Tout cela reste juste, et pourtant
dans la vie réelle, dans l'exacte ressemblance, les choses ne se passent
jamais tout à fait ainsi: M. Soumet avait ses contrastes, et il serait
intéressant de les noter. M. de Rességuier a dit de lui dans une épître:

  Et c'est peu qu'ils soient beaux les vers, ils sont charmants.

Cela était plus vrai de l'homme même, aimable, imprévu, d'un sourire
fin, parfois d'une malice gracieuse et qui n'altérait en rien l'exquise
courtoisie ni la parfaite bienveillance. Il y aurait encore d'autres
traits frappants, singuliers, où revivrait la personne du poëte: j'ai
regret de n'y pouvoir insister. Martial a dit dans une excellente
épigramme, en s'adressant au lecteur épris des belles tragédies et des
poëmes épiques de son temps: «Tu lis les aventures d'Oedipe, et Thyeste
couvert de soudaines ténèbres, et les prodiges des Médées et des
Scyllas; laisse-moi là ces monstres... Viens-t'en lire quelque chose
dont la vie humaine puisse dire: _Cela est à moi_. Tu ne trouveras ici
ni Centaures, ni Gorgones, ni Harpies: nos pages à nous sentent l'homme:

  Qui logis Oedipodem caligantemque Thyesten,...
  Hoc lege quod possit dicere vita: _Meum est_.
  Non hic Centauros, non Gorgonas Harpyiasque
  Invenies; hominem pagina nostra sapit.»

Dans l'intérêt même des poëtes généreux et déçus qui, en des âges
tardifs, ont visé à recommencer ces grandes gloires, une fois trouvées,
des Sophocle et des Homère, dans l'intérêt de ceux qui étaient comme
Ponticus du temps de Properce, ou comme M. Soumet du nôtre, je voudrais
du moins qu'on pût les peindre au naturel tels qu'ils furent, et
que cette réalité qu'on chercherait vainement dans leurs oeuvres
majestueuses se retrouvât dans l'expression entière de leur physionomie,
car la physionomie humaine a toujours de la réalité. Ils y perdraient
peut-être un peu en éloges généraux, en hommages traditionnels, mais
ils gagneraient en originalité; ils se graveraient dans la mémoire de
manière à ne s'y plus confondre avec personne, et quand ils sont surtout
de la nature de M. Soumet, en les connaissant mieux, on ne les en
aimerait que davantage[272].

[Note 272: M. Soumet avait beaucoup de jolis mots, plus d'une
épigramme sous air de madrigal. À son ami le poëte Guiraud qui faisait
d'assez beaux vers, mais qui bredouillait en les récitant: «Prends
garde, Guiraud, lui disait Soumet: tu es comme les dieux, tu te nourris
d'ambroisie, tu manges la moitié de tes vers.» Au même qui, dans
une discussion, en était venu à forcer le ton sans s'en apercevoir:
«Guiraud, lui disait-il, tu parles si haut qu'on ne t'entend pas.» Il
disait de son gendre, en le présentant comme un homme savant et
qui parlait peu: «C'est un homme de mérite, _il se tait en sept
langues!_»--Soumet était, caressant et malin, un peu creux d'idées,
voulant par moments faire croire à je ne sais quelle métaphysique qu'il
ne possédait pas, très-aimable quand il ne parlait que de vers, pourtant
très-comédien toujours, même dans les moindres circonstances de la vie,
ne s'étant jamais consolé de la fuite de la jeunesse, et en prolongeant
l'illusion jusqu'à la fin. Il ne pouvait se faire à l'idée de n'être
plus le _beau Soumet_, et il donnait aux longues boucles de sa perruque
des airs de chevelure adolescente.--Il n'avait en tout que sept ou huit
ouvrages dans sa bibliothèque, Homère, l'Énéide, Dante, Camoëns, le
Tasse, Milton, et _la Divine Épopée_, laquelle, selon lui, tenait lieu
de toutes les épopées précédentes, et dispensait de toutes les épopées
futures. En fait de poëme épique, il n'y avait plus qu'à tirer l'échelle
après lui. Au-dessus de ces sept ou huit volumes qui tenaient sur un
seul rayon, on voyait, en manière de trophée, une _plume d'aigle_ donnée
par Émile Deschamps, et avec laquelle Soumet était censé avoir écrit
son poëme; il vous la montrait sans sourire; mais bientôt toutes ces
solennités d'apparat ne tenaient pas, et quelque plaisanterie soudaine,
quelque frivolité spirituelle venait plutôt trahir le trop peu de
sérieux du fond. Ce peu de sérieux s'étendait à tout. À Baour-Lormian
qui se plaignait d'être aveugle, il disait: «Quoi! La Motte a été
aveugle, Homère a été aveugle, Delille a été aveugle, Milton a été
aveugle, et Lormian veut y voir!»--Voilà une note bien peu académique,
mais qui n'en est pas moins vraie et de toute exactitude (1851).]

Puisque je viens de citer Martial, je le citerai encore; j'y pensais
involontairement, tandis qu'on célébrait et (qui plus est) qu'on
récitait avec sensibilité les vers touchants de _la_ _Pauvre fille_;
ce n'est qu'une courte idylle, et voilà qu'entre toutes les oeuvres du
poëte elle a eu la meilleure part des honneurs de la séance. Martial,
s'adressant à un de ses amis qui préférait les grands poëmes aux petites
pièces, lui disait: «Non, crois-moi, Flaccus, tu ne sais pas bien ce que
c'est que des épigrammes[273], si tu penses que ce ne sont que jeux et
badinages. Est-il plus sérieux, je te le demande, ne se joue-t-il pas
bien davantage, celui qui vient me décrire le festin du cruel Térée ou
la crudité de ton horrible mets, ô Thyeste?... Nos petites pièces, au
moins, sont exemptes de toute ampoule; notre muse ne se renfle pas
sous les plis exagérés d'une creuse draperie.--Mais, diras-tu, ce sont
pourtant ces grands poëmes qui font honneur dans le monde, qui vous
valent de la considération, qui vous classent.--Oui, j'en conviens, on
les cite, on les loue sur parole, mais on lit les autres:

  Confiteor: laudant illa, sed ista legunt.»

[Note 273: Prenez _épigrammes_, non dans le sens particulier de
Martial, mais dans le sens plus général de _petites pièces_, y compris
les _idylles_, comme les anciens l'entendaient d'ordinaire.]

Ainsi, qu'a-t-on lu l'autre jour? qu'a-t-on récité? l'humble et
touchante idylle de 1814. Le poëte eût-il été satisfait? Je n'ose en
répondre: «Vous louez douze vers pour en tuer douze mille,» ne put-il
s'empêcher de dire un jour à quelqu'un qui revenait devant lui avec
complaisance sur cette idylle première; il disait cela avec sourire et
grâce, comme il faisait toujours, mais il devait le penser un peu. Que
son Ombre se résigne pourtant, qu'elle nous pardonne du moins si ces
quelques vers de sa jeunesse sont restés gravés préférablement dans bien
des coeurs.

Le fait est que M. Soumet a eu plus d'une manière: la première atteignit
son plein développement dans _Saül_ et dans _Clytemnestre_; la seconde,
de plus en plus vaste et qui se ressentait des exemples d'alentour, qui
y puisait des redoublements d'émulation et des surcroîts de veine, ne
se déclara en toute profusion que par _la Divine Épopée_. On ne
l'apprécierait exactement qu'en se permettant de détacher et de discuter
quelques-uns des brillants tableaux dont elle est prodigue. Malgré les
différences extrêmes dans le degré de croissance et d'épanouissement,
une même remarque s'appliquerait toutefois aux deux manières. Saint
François de Sales ne se hasardait jamais à dire d'une femme qu'elle
était belle, il se contentait de dire qu'elle était _spécieuse_: mot
charmant et prudent qui se pourrait détourner sans effort pour qualifier
le genre de beauté propre à cette poésie séduisante.

Mais à quoi bon repasser tout à côté sur ce que M. Vitet a touché avec
tant de supériorité et d'aisance? Un bon sens élevé, éloquent, règne
dans tout ce discours si bien pensé et si littéraire par l'expression
comme par l'inspiration. Le nouvel académicien a fait preuve de tact
comme de reconnaissance dans l'hommage qu'il a trouvé moyen de rendre à
la mémoire de M. Jouffroy. C'est à lui en effet que M. Vitet se rattache
de plus près dans le mouvement qui poussait, il y a plus de vingt ans,
les jeunes hommes d'alors, comme ils s'appelaient, dans des voies
d'innovation studieuse et de découverte. En ce premier partage des rôles
divers qui se fit entre amis, selon les vocations et les aptitudes, M.
Vitet eut pour mission d'appliquer aux beaux-arts les principes de cette
psychologie qui venait enfin, on le croyait, d'être rendue à ses hautes
sources: qu'il parlât musique, qu'il traitât d'architecture surtout,
comme plus tard de peinture, il multiplia et fit fructifier en tous sens
la branche féconde. En fait d'architecture, il a été l'un des premiers
chez nous qui ait promulgué des idées générales et produit une théorie
historique complète de génération pour les époques du moyen âge: sur ces
points-là, bien des notions, aujourd'hui vulgaires, viennent de lui. Le
chapitre littéraire à part qu'il mérite dans l'histoire de ces années,
nous espérons bien le lui consacrer à loisir; mais aujourd'hui, c'est un
peu trop fête pour cela, et il y a trop de distractions alentour. Ce qui
l'a distingué de bonne heure, ç'a été le talent de généraliser et de
peindre les idées critiques; il y met dans l'expression du feu, de la
lumière, et une verve d'élégante abondance. Son morceau sur Lesueur doit
se classer en ce genre comme le chef-d'oeuvre de sa maturité. Quant à
ses _Scènes de la Ligue_, elles eurent leur à-propos et leur hardiesse
dans la nouveauté, et elles ont gardé de l'intérêt toujours. La censure
d'alors interdisant au drame tout développement historique un peu
vrai et un peu profond, on se jeta dans des genres intermédiaires, on
louvoya, on fit des proverbes et des comédies en volume; c'est ce qui
s'appelle peloter en attendant partie: je ne sais si la partie est
venue, ou plutôt je sais comme tout le monde qu'au théâtre elle n'a pas
été gagnée. M. Vitet, au reste, se hâtait de déclarer, à l'exemple
du président Hénault, qu'il ne prétendait nullement faire oeuvre de
théâtre; il ne voulait que rendre à l'histoire toute sa représentation
exactement présumable et sa vivante vraisemblance. Ce genre-là, tel que
je me le définis, c'est une espèce de _vignette continue_ qui règne
au bas du texte, et qui sert à illustrer véritablement le récit. Le
président Hénault et Roederer l'avaient déjà tenté; le premier, qui ne
nous paraît grave à distance qu'à cause de son titre de magistrat et de
sa _Chronologie_, mais qui était certes le plus dameret des historiens
et l'homme de Paris qui soupait le plus[274], se trouvait être avec cela
un homme vraiment d'esprit, et la préface de son _François II_ fait
preuve de beaucoup de liberté d'idées. Il eut d'ailleurs la justesse de
reconnaître tout d'abord que, dans ce genre mixte, où l'auteur n'est
ni franchement poëte dramatique ni historien, mais quelque chose entre
deux, on pouvait très-bien réussir, sans qu'il y eût pour cela une
grande palme à cueillir au bout de la carrière: l'auteur n'a devant lui,
disait-il, ni la gloire des Corneille, ni celle des Tite-Live. Or, c'est
un inconvénient toujours de s'exercer dans un genre qui, n'étant que la
lisière d'un autre ou de deux autres, reste nécessairement secondaire,
qui ne se propose jamais le _sublime_ en perspective, et qui ne permet
même pas de l'espérer. Il ne serait pas impossible, nous le croyons,
d'arriver à donner le sentiment réel, vivant et presque dramatique de
l'histoire, par l'excellence même du récit; et, au besoin, les belles
pages narratives par lesquelles M. Vitet a comblé les intervalles de sa
trilogie nous le prouveraient. Ajoutons qu'il n'a pas moins montré tout
ce que le genre intermédiaire pouvait rendre, et qu'il l'a poussé à sa
limite d'ingénieuse perfection dans la seconde surtout de ses pièces,
_les États de Blois_.

[Note 274: On sait les vers de Voltaire.--Voir encore sur lui le
jugement de d'Alembert et ses propres lettres dans le volume intitulé
_Correspondance inédite de madame Du Deffand_ (2 vol., 1809); l'opinion
de d'Alembert sur le président s'y peut lire au tome I, pages 232 et
251.]

Au discours du récipiendaire, l'un des plus élevés et des plus généreux
qu'on ait entendus, M. le comte Molé a répondu, au nom de l'Académie,
avec le goût qu'on lui connaît. Cette faveur du public à laquelle il est
accoutumé et qui avait accueilli avidement son précédent discours, qui
avait comme saisi ce discours au premier mot, si bien que c'était à
croire (pour employer l'expression du moment) qu'on venait de lâcher
l'écluse,--cette faveur ne lui a point fait défaut cette fois sur une
surface plus unie et dans des niveaux plus calmes. M. Molé a cru qu'il
était à propos de commencer par quelques considérations sur la puissance
de l'esprit en France, et il a trouvé à cette puissance des raisons
fines. Lorsqu'il a ensuite abordé son sujet, on a senti, à la façon
dont il l'a traité, qu'il aurait pu même ne point chercher d'abord à
l'élargir. Il a rendu au talent et aux oeuvres de M. Vitet une éclatante
et flatteuse justice. À un moment, lorsqu'il a dit, par allusion à M.
Soumet, qui avait été auditeur sous l'Empire: «L'Empereur n'eût pas
manqué sans doute de vous nommer auditeur,» il a fait sourire le
récipiendaire lui-même. On aurait à noter d'autres mots gracieux. M.
Vitet a donné sur les jardins une théorie spirituelle et grandiose, qui
les rattache à l'architecture encore; M. Molé ne trouverait à y opposer,
a-t-il dit, que le «_for intérieur_ du promeneur pensif et solitaire,
auquel notre vie, notre civilisation active et compliquée fait chercher,
avant tout, le calme, le silence et la fraîcheur.» Analysant avec détail
le beau travail sur Lesueur et sur les révolutions de l'art, insistant
sur l'accord mémorable avec lequel ces trois jeunes gens, Poussin,
Champagne et Lesueur, se dégagèrent du factice des écoles et vinrent
retremper l'art dans le sentiment intérieur et dans la nature, le
directeur de l'Académie a fait entendre de nobles et bien justes
paroles: «Constatons-le, a-t-il dit, ces trois hommes étaient de moeurs
pures, d'une âme élevée; tout en eux était d'accord. C'est une
source abondante d'inspiration que l'honnêteté du coeur, que le
désintéressement de la vie. L'artiste ou l'écrivain n'ont, après tout,
qu'eux-mêmes à confier à leur pinceau ou à leur plume. On ne puise qu'en
soi-même, quoi qu'on fasse, et l'on ne met que son âme ou sa vie sur sa
toile ou dans ses écrits.»

Cette dernière vérité a une portée plus grande et une application plus
rigoureuse qu'on n'est tenté de se le figurer, lorsqu'on est artiste de
métier et qu'on croit avant tout à la puissance propre du talent et à
une certaine verve de la nature. La nature et son impulsion primitive
sont beaucoup, j'admettrai même qu'elles sont tout en commençant;
mais l'usage qu'on en fait et le ménagement de la vie deviennent plus
importants à mesure qu'on avance vers la maturité, et, dans ce second
âge, le caractère définitif du talent, sa forme dernière se ressent
profondément de l'arriéré qu'on porte avec soi et qui pèse, même quand
on s'en aperçoit peu. Il est assez ordinaire, on le sait, d'être bon
dans la première partie de la vie; cette première bonté tient à la
nature, à la jeunesse, à ce superflu de toutes choses qu'on sent
au-dedans de soi; on a de quoi prêter et rendre aux autres. Ce qui est
plus rare et plus méritoire, c'est la bonté dans la seconde moitié de
la vie, une bonté active, éclairée, le coeur qui se perfectionne en
vieillissant: cela prouve qu'on a fait bon usage de la première part
et qu'on n'a pas mésusé du premier fonds. Cette seconde bonté qui est
durable, définitive, qui tient au développement de l'être moral
à travers les pertes des années, est à la fois une vertu et une
récompense. De même, pour le talent de l'artiste et du poëte, je dirai
qu'il y a une certaine générosité inhérente qui lui est assez ordinaire
dans la jeunesse; mais le développement ultérieur qu'il prendra dépend
étroitement de l'usage du premier fonds. Si l'artiste a mal vécu, s'il
a vécu au hasard, au seul gré de son caprice et de son plaisir,
qu'arrive-t-il le plus souvent lorsqu'il a dépensé ce premier feu, cette
première part toute gratuite de la nature? Pour un ou deux peut-être,
doués d'une élévation naturelle qui résiste et d'un goût à l'épreuve qui
a l'air plutôt de s'aiguiser, qu'arrive-t-il de la plupart en ce qui est
de l'oeuvre et de la production même? Ou bien le talent insensiblement
s'altère, non point dans les détails du métier (il y devient souvent
plus habile), mais dans le choix des sujets, dans la nature des données
et des images, dans le raffinement ou le désordre des tableaux. S'il
a conscience du mal secret qu'il enferme en soi, et de sa gestion
mauvaise, aura-t-il la force, aura-t-il seulement la pensée d'y
échapper? il est des talents jactancieux qui se font gloire d'étaler et
de produire au jour les tristes objets dont ils ont rempli leur vie. Il
en est de plus dignes en apparence, qui croient pouvoir dissimuler, et
qui, pour cela, ne trouvent rien de mieux que de renchérir du côté de
l'exagéré et de la fausse grandeur. Il en est de plus timorés, qui
répugnent à mentir aussi bien qu'à se trahir, et qui arrivent bientôt à
se taire, car ils n'ont plus rien de bon à dire ou à chanter. En un
mot, la clef de bien des destinées poétiques, à ce second âge de
développement, se trouverait dans celle relation étroite avec la vie.
Qu'on se demande, au contraire, où n'irait pas un talent vrai, fortifié
par des habitudes saines, et recueilli, au sortir de la jeunesse,
au sein d'une vertueuse maturité. Manzoni le savait bien, lorsqu'il
rappelait ce mot à Fauriel: «L'imagination, quand elle s'applique aux
idées morales, se fortifie et redouble d'énergie avec l'âge au lieu de
se refroidir.» Racine, après des années de silence, en sort un jour pour
écrire _Athalie_.

Mais je m'aperçois que je m'éloigne, et que j'abuse de la permission de
moraliser. On m'excusera du moins si j'y ai trouvé un texte naturel à
l'occasion d'une séance littéraire aussi judicieuse, aussi régulièrement
belle, et des plus honorables pour l'Académie.

1er avril 1846.




LETTRES DE RANCÉ
ABBÉ ET RÉFORMATEUR DE LA TRAPPE

Recueillies et publiées par M. Gonod, bibliothécaire de la ville de
Clermont-Ferrand.

Est-ce pour faire amende honorable, pour faire pénitence d'avoir publié
les charmants Mémoires inédits de Fléchier sur les Grands-Jours, que le
même savant éditeur nous donne aujourd'hui les Lettres de Rancé? Le fait
est que ces agréables Mémoires, dont nous avons rendu compte dans ce
journal en nous y complaisant[275], qui ont été lus ici de chacun avec
tant d'intérêt et qui ont singulièrement rajeuni et, pour tout dire,
ravivé la renommée sommeillante d'un grave prélat, ont causé dans
le pays d'Auvergne un véritable scandale. On a essayé de nier leur
authenticité, comme si de tels récits s'inventaient à plaisir, et
comme si une langue aussi exquise et aussi polie se retrouvait ou se
fabriquait à volonté après le moment unique où elle a pu naître. Puis
on s'est rejeté sur le tort qu'une semblable publication faisait à
la mémoire de Fléchier, et on s'est porté pour vengeur de sa gloire
officielle, comme si, après tout à l'heure deux siècles, il y avait une
meilleure recommandation auprès d'une postérité blasée que de parvenir
à l'intéresser encore, à l'instruire avec agrément et à faire preuve
auprès d'elle des diverses sortes de qualités qui brillent dans cet
écrit familier, esprit d'observation, grâce, ironie et finesse. Enfin
on a fait jouer les grosses batteries, et on a crié bien haut à
l'_immoralité_ et à l'_irréligion_.

[Note 275: Dans le _Journal des Débuts_. Voir aussi au tome III, page
239, des _Portraits contemporains et divers_.]

Le clergé et la noblesse d'Auvergne se sont mis à guerroyer contre le
livre, la noblesse surtout; car on se rappelle qu'elle ne fait pas une
très-belle figure dans les Grands-Jours. De loyaux militaires, d'anciens
officiers de cavalerie se sont piqués d'honneur; ils sont venus, plume
en main, discuter le plus ou moins de convenance des historiettes
racontées par le jeune abbé dans la société de Mme de Caumartin et
s'inscrire en faux contre ses plus insinuantes malices. Ce serait à n'y
pas croire, si nous n'avions sous les yeux une brochure par laquelle M.
Gonod a jugé à propos de répondre à ces pauvretés qui ont fait orage
dans le pays; nous ne savions pas que L'Auvergne fût si loin de Paris
encore. Ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est qu'on nous assure que
l'éditeur, pour couper court à ces criailleries de chaque matin, a pris
le parti de retirer le plus d'exemplaires qu'il a pu de la circulation.
L'ensemble de cette petite tracasserie est un trait de moeurs locales au
XIXe siècle. Nous savions bien que le succès des _Mémoires de Fléchier_
avait été grand; nous ne nous doutions pas qu'il eût été tellement à
point et de circonstance.

Tant il y a que M. Gonod nous procure aujourd'hui une lecture tout à
fait irréprochable et sévère, en nous donnant les _Lettres de Rancé_.
L'ouvrage de M. de Chateaubriand a ramené la curiosité publique sur ce
grand et saint personnage; la publication de M. Gonod achèvera de
la satisfaire. Qu'on ne s'attende ici à rien de brillant, à rien de
flatteur ni même d'agréable, à rien de ce que le talent, ce grand
enchanteur, va évoquer à distance et deviner ou créer plutôt que de s'en
passer. On a dans ces lettres le véritable Rancé tout pur, parlant en
personne, simplement, gravement, avec une tristesse monotone, ou avec
une joie sans sourire qui ressemble à la tristesse elle-même et qui
ne se déride jamais. On sent, en lisant ces paroles unies et en
s'approchant de près du personnage, combien il y avait peu, dans la
religion toute réelle et pratique de ce temps-là, de cette poésie
que nous y avons mise après coup pour accommoder l'idée à notre goût
d'aujourd'hui et pour nous reprendre à la croyance par l'imagination. Il
y avait, même du temps de Rancé, de ces gens du monde curieux et assez
zélés qui allaient volontiers passer vingt-quatre heures à la Trappe
et qui s'en faisaient une partie de dévotion. On serait très-aisément
disposé ainsi de nos jours; on irait faire volontiers un pèlerinage dont
on parlerait longtemps ensuite, et dont on raconterait au public les
moindres circonstances et les _impressions_; mais il y a dans l'idée de
durée attachée à une telle vie quelque chose qui effraie, qui glace et
qui rebute; or ce quelque chose, on le ressent inévitablement à chaque
page des lettres du réformateur de la Trappe. Rien de moins poétique, je
vous assure, rien de moins littéraire dans le sens moderne du mot,
et j'ajouterai presque comme une conséquence immédiate, rien de plus
véritablement humble et de plus sincère.

Les lettres recueillies par M. Gonod sont de différentes dates et
adressées à plusieurs personnes; sauf un très-petit nombre, elles se
divisent naturellement en trois parts: 1° celles à l'abbé Favier,
l'ancien précepteur de Rancé; 2° celles à l'abbé Nicaise, de Dijon, l'un
des correspondants les plus actifs du XVIIe siècle, et qui tenait assez
lieu à Rancé de gazette et de _Journal des Savants_; 3° celles à la
duchesse de Guise, fille de Gaston d'Orléans et l'une des âmes du dehors
qui s'étaient rangées sous la direction de l'austère abbé.

Quoique les lettres adressées à l'abbé Favier soient, au moins au début,
d'une date très-antérieure à la conversion et à la réforme de Rancé, on
y chercherait vainement quelque trace de ses dissipations mondaines et
de ses brillantes erreurs. Le jeune abbé se contentait, en ces années
fougueuses, d'obéir à ses passions, sans en faire parade par lettres: ce
sont d'ailleurs de ces choses qu'on n'a guère coutume d'aller raconter à
son ancien précepteur. Celui-ci avait laissé le jeune abbé en train de
fortes études et de thèses théologiques; il se le figurait toujours
sous cet aspect: «Vous avez trop bonne opinion de ma vocation à l'état
ecclésiastique, lui écrivait Rancé: pourvu qu'elle ait été agréable à
Dieu, c'est tout ce que je désire...» On a beau relire et presser les
lettres de cette date, on y trouve de bons et respectueux sentiments
pour son ancien précepteur, un vrai ton de modestie quand il parle de
lui-même et de ses débuts dans l'école ou dans la chaire, de la gravité,
de la convenance, mais pas le plus petit bout d'oreille de l'amant de
Mme de Montbazon.

Après la mort de cette dame et pendant les premiers temps de la retraite
que fit Rancé à sa terre de Veretz, il se développe un peu plus et
laisse entrevoir à son digne précepteur quelque chose de l'état de son
âme: «Les marques de votre souvenir m'étant infiniment chères, lui
écrit-il à la date du 17 juillet 1658, j'ai lu vos deux lettres avec
tous les sentiments que je devois, quoique je me sois vu si éloigné de
ce que vous imaginez que je suis, qu'assurément j'y ai trouvé beaucoup
de confusion. Je vous supplie de ne me la pas donner si entière une
autre fois, et de croire que, hors une volonté fort foible de m'attacher
aux choses de mon devoir plutôt qu'à celles qui n'en sont pas, il n'y a
rien en moi qui ne soit tout à fait misérable et qui ne soit digne de
votre compassion bien plus que de votre estime.» C'est en ces termes
voilés, mais significatifs pour nous, plus significatifs peut-être
qu'ils ne l'étaient pour le bon abbé Favier, que Rancé donne les
premiers signes de son repentir. Ce repentir de sa part est d'autant
plus sérieux et plus sûr qu'il ne vient pas s'étaler en vives images,
et qu'il ne se plaît point à repasser avec détail sur les traces des
faiblesses d'hier. En général, Rancé coupe court aux paroles; il va au
fait, et le fait pour lui, c'est l'_éternité_ à laquelle il rapporte
toutes choses. Cela rend les lettres qu'on écrit plus simples, mais ne
contribue pas à les rendre variées. L'éternité est un grand fond sombre
qui supprime sur les premiers plans toutes les figures.

Le temps de sa retraite à Veretz se marque par quelques traits plus
adoucis et par quelques expressions de contentement, si ce mot est
applicable à une nature comme celle de Rancé: «Je vis chez moi assez
seul. Je ne suis vu que de très-peu de gens, et toute mon application
est pour mes livres et pour ce que j'imagine qui est de ma profession.
J'y trouve assez de goût pour croire que je ne m'ennuierai point de la
vie que je fais...» Mais, après cette sorte d'étape et ce premier
temps de repos, Rancé se relève et se met en marche pour une pénitence
infatigable et presque impitoyable, à l'envisager humainement: «Je vous
assure, Monsieur, écrit-il à l'abbé Favier (24 janvier 1670), que depuis
que l'on veut être entièrement à Dieu et dans la séparation des hommes,
la vie n'est plus bonne que pour être détruite; et nous ne devons nous
considérer que _tanquam oves occisionis._» A côté de ces austères et
presque sanglantes paroles, on ne peut qu'être d'autant plus sensible
aux témoignages constants de cette affection toujours grave, toujours
réservée, mais de plus en plus profonde avec les années, qu'il accorde
au digne vieillard, son ancien maître; les jours où, au lieu de lui dire
_Monsieur_, il s'échappe jusqu'au _très-cher Monsieur_, ce sont les
jours d'effusion et d'attendrissement.

Une pensée historique ressort avec évidence de la lecture de ces lettres
de Rancé et jusque du sein de la réforme qu'il tente avec une énergie si
héroïque: c'est que le temps des moines est fini, que le monde n'en veut
plus, ne les comprend ni ne les comporte plus. Cela est vrai de l'aveu
de Rancé lui-même, et il nous l'exprime à sa manière, quand il dit
(lettre du 3 octobre 1675): «Puisque vous voulez savoir des nouvelles de
notre affaire, je vous dirai, quelque juste qu'elle fût, qu'elle a été
jugée entièrement contre nous; et, pour vous parler franchement, ma
pensée est que l'Ordre de Cîteaux est rejeté de Dieu; qu'étant arrivé au
comble de l'iniquité, il n'étoit pas digne du bien que nous prétendions
y faire, et que nous-mêmes, qui voulions en procurer le rétablissement,
ne méritions pas que Dieu protégeât nos desseins ni qu'il les fît
réussir.» Il revient en plusieurs endroits sur cette idée désespérée;
son jugement sur son Ordre est décisif: _les ruines mêmes_,
s'écrie-t-il, _en sont irréparables_.

Et que ne dirait-il pas des autres Ordres s'il se permettait
également d'en juger? Il avait résigné à l'abbé Favier son abbaye de
Saint-Symphorien-lez-Beauvais, dont ce dernier ne savait trop que faire.
Le peu de religieux qui y restaient vivaient avec scandale: «D'y en
mettre de réformés, lui écrivait Rancé, cela n'est plus possible; les
réformes sont tellement décriées, et en partie par la mauvaise conduite
des religieux, qu'on ne veut plus souffrir qu'on les introduise dans
les lieux où il n'y en a point. Ce sont nos péchés qui en sont cause.»
(Lettre du 14 septembre 1689).--Ainsi le grand siècle, ce siècle de
Louis XIV que nous nous figurons de loin comme fervent, était à bout des
moines, et cela de l'aveu du plus saint et du plus pur des réformateurs
monastiques du temps. La différence profonde qui, dans le sentiment de
Rancé et d'après l'institution rigoureuse de l'Église, devait distinguer
les moines proprement dits d'avec le corps du clergé séculier,
s'effaçait de plus en plus dans les esprits et n'était plus parfaitement
comprise, même des estimables Sainte-Marthe, même des vénérables
Mabillon. Aussi on s'aperçoit, dans tout le cours de cette
correspondance, à quel point Rancé fit _scandale de sainteté_ à son
époque.

«_Nous vivons_, écrivait-il encore (à l'abbé Nicaise), _nous vivons dans
des siècles plus prudents et plus sages_, je dis de la sagesse du monde,
et non pas de celle de Jésus-Christ.» Depuis tantôt deux siècles que
cette prudence et cette sagesse tout humaines n'ont fait que croître,
l'anachronisme du saint réformateur n'est pas devenu moins criant. C'est
une réflexion qui ne se peut étouffer en le lisant, et qui en entraîne à
sa suite beaucoup d'autres.

Les lettres de Rancé à l'abbé Nicaise, sans avoir un intérêt de lecture
bien vif, en ont un très-réel pour l'histoire littéraire du temps. Cet
abbé Nicaise, que Rancé avait connu durant son voyage de Rome, était,
comme on sait, le plus infatigable écriveur de lettres, le nouvelliste
par excellence et l'entremetteur officieux entre les savants de tous les
pays; c'était un Brossette avec beaucoup plus d'esprit et de variété; il
ne résistait pas à l'idée de connaître un homme célèbre et d'entretenir
commerce avec lui. Une fois en relation suivie avec M. de la Trappe, il
ne lâcha plus prise, et force fut bien au solitaire de continuer une
correspondance où la curiosité faisait violence à la charité. Au reste,
si l'abbé Nicaise attira plus d'une affaire à son grave et sombre
correspondant par les indiscrétions qu'il commit, il lui rendait en
revanche mille bons offices, et, pour peu que Rancé eût voulu informer
le monde de ses sentiments véritables sur tel ou tel point en litige, il
n'aurait eu qu'à s'en rapporter à lui. Ayant-fait un voyage à la Trappe
dans le printemps de 1687, l'abbé Nicaise n'eut rien de plus pressé que
d'en dresser une Relation pour la donner au public. Dès que Rancé fut
informé de son dessein, il lui écrivit pour le prier de _passer la
brosse_ sur tout ce qui le concernait; cette lettre du 17 juillet est
d'une humiliation de ton, d'un abaissement d'images qui sent plus
l'habitué du cloître que l'homme de goût: non content de s'y comparer à
un animal (_sicut jumentum factus sum_), Rancé trouve que c'est encore
un trop beau rôle pour lui dans le paysage, et il descend l'échelle en
ne voulant s'arrêter absolument qu'à l'insecte et à l'araignée. Si les
esprits malins croyaient remarquer quelque contradiction entre cette
première lettre et celle de septembre suivant, dans laquelle on donne
à l'abbé Nicaise quelques notes et renseignements à l'avantage de la
Trappe, il est bon de savoir (ce que M. Gonod a remarqué) que la fin de
cette lettre n'est pas de Rancé, mais de son secrétaire, M. Maine; et
si on recourt en effet à la Relation imprimée de l'abbé Nicaise, on y
trouvera aux dernières pages les renseignements mêmes de cette lettre
mis en oeuvre et rapportés à M. Maine, ce qui prouve que ce passage un
peu glorieux de la correspondance est bien de lui. Au reste, quelque
temps après, Rancé pris pour juge reçut la Relation manuscrite de son
ami; il la lut sans dégoût, et il lui en écrivit agréablement et assez
au long, non sans y insinuer quelques conseils qui ont probablement été
suivis: «J'ai lu avec plaisir, disait-il, les marques de votre estime et
de votre amitié; vous m'y faites, à la vérité, jouer un personnage que
je ne mérite point, et on auroit peine à m'y reconnoître. Cependant,
comme il est difficile de se voir peint en beau sans en prendre quelque
complaisance, j'appréhende avec raison que je n'y en aie pris plus qu'il
n'appartient à un mort, et que vous n'ayez en cela donné une nouvelle
vie à mon orgueil et à ma vanité, et je vous en dis ma coulpe.» Voilà
qui est de l'homme d'esprit resté tel sous le froc, de celui dont Nicole
disait qu'il avait un _style de qualité_. Le reste de la lettre appelle
pourtant sur les lèvres un sourire involontaire, lorsqu'on voit Rancé
entrer assez avant dans le détail de ce que l'abbé Nicaise _aurait pu_
dire. C'est toujours un rôle délicat de donner des conseils sur un
ouvrage dans lequel on se trouve loué, soit que, comme M. de La
Rochefoucauld, on revoie d'avance l'article que Mme de Sablé écrivait
pour le _Journal des Savants_ sur le livre des _Maximes_, soit qu'ici,
comme Rancé, on soit simplement consulté par l'auteur sur la _Relation
d'un voyage à la Trappe_, et qu'on lui suggère quelque idée de ce dont
il serait plus à propos de parler: «_Comme, par exemple, du nouvel air
que vous respirâtes_ en arrivant dans la terre où habitent des gens qui
font précisément et uniquement dans le monde ce qu'ils sont obligés
d'y faire, etc., etc.; _faire un petit éloge de la solitude et des
solitaires_, autant que le peu de moments que vous les avez vus vous ont
permis de les connoître, etc., etc.»

Hâtons-nous de corriger ce que notre remarque semblerait avoir d'un peu
railleur et enjoué, en déclarant qu'à part ce passage, rien dans cette
correspondance n'accuse le moindre vestige subsistant d'amour-propre
mondain ni de vanité. Rancé s'y montre aussi mort que possible à tous
les mouvements et à tous les bruits du dehors, et aux disputes même où
il est en jeu. C'est bien là véritablement celui qui a le droit de
se rendre avec sincérité ce témoignage: «Ce que je puis vous dire,
Monsieur, c'est qu'il y a longtemps que les hommes parlent de moi comme
il leur plaît; cependant _ils ne sont pas venus à bout de changer la
couleur d'un seul de mes cheveux_.» L'abbé Nicaise, toujours aux aguets
et le nez au vent, met bien des fois la patience du saint à l'épreuve
et agace en quelque sorte sa curiosité. La plupart des nouvelles qu'il
commente, ou des ouvrages qu'il préconise (voulant toujours savoir le
jugement qu'on en porte), n'arrivent point jusqu'à la Trappe; Rancé se
tue à le lui dire avec douceur, avec tranquillité: «Nous n'avons vu ni
même ouï parler d'aucun des livres dont vous m'écrivez. La république
des lettres ne s'étend point dans des lieux où elle sait qu'elle n'a que
des ennemis, occupés sans cesse à désapprendre ou à oublier ce que
la curiosité leur avoit fait rechercher, pour renfermer toute leur
application et leur étude dans le seul livre de Jésus-Christ.» Chaque
fois que l'incorrigible Nicaise recommence, Rancé réitère cette
profession d'oubli: «Tous les livres dont vous me parlez ne viennent
point jusqu'à nous, parce qu'on les regarde comme perdus et _comme jetés
dans un puits d'où il ne doit rien revenir_.» Le bon abbé Nicaise ne se
décourage point pourtant; à défaut des ouvrages d'autrui, il enverra les
siens propres, et il espère apprendre du moins ce qu'on en pense. Passe
encore quand l'abbé archéologue soumet au saint homme l'_explication
d'un ancien tombeau_ et des symboles ou inscriptions qui le recouvrent;
cela donne sujet du moins à son austère ami de moraliser en ces hautes
paroles: «Les hommes, lui écrit Rancé à cette occasion, sont à plaindre
en bien des choses, mais particulièrement dans la vanité de leurs
tombeaux. Quel rapport entre ces enrichissements, cette sculpture si
achevée, et cette cendre, cette poussière à laquelle tous ces ornements,
quelque précieux qu'ils puissent être, ne donnent ni rehaussement
ni valeur? Ces paroles du plus excellent de tous les livres après
l'Écriture sainte me reviennent, et je ne puis m'empêcher de vous les
dire: _Disce humiliari, pulvis atque cinis_. Voilà, Monsieur, la pensée
la plus naturelle et la plus utile que puisse nous donner la vue du
plus superbe de tous les tombeaux.» Sur quoi l'abbé Nicaise, en vrai
littérateur qu'il est, s'empare des paroles mêmes de Rancé pour en faire
un nouvel enrichissement à son tombeau et à sa dissertation; il n'a
garde de laisser tomber de si magnifiques pensées sans en profiter
comme auteur, sinon comme homme. C'est ainsi que Balzac, si l'on s'en
souvient, profitait des paroles de Saint-Cyran. Mais il y a mieux:
le même Nicaise ne s'avise-t-il pas, un autre jour, de composer une
_Dissertation sur les Sirènes, ou Discours sur leur forme et figure_, et
d'envoyer son écrit tout droit à la Trappe? Oh! pour le coup, Rancé ne
put s'empêcher de sourire, et on surprend ce mouvement de physionomie,
chez lui si rare, à travers les simples lignes de sa réponse: «J'ai jeté
les yeux sur votre ouvrage des _Sirènes_, mais je vous avoue que je n'ai
osé entrer avant dans la matière. Toutes les espèces fabuleuses se sont
réveillées, et j'ai reconnu que je n'étois pas encore autant mort que
je le devrois être. C'est une pensée qui a été suivie de beaucoup de
réflexions; voilà comme quoi on profite de tout.»

Les lettres à l'abbé Nicaise, à part ces éclairs passagers, sont
d'ailleurs remplies de pensées graves, élevées, fondamentales, de
fréquents rappels à _ce moment qui doit décider pour jamais de nos
aventures_. Il y a un endroit qui m'a paru un charmant exemple de ce
qu'on peut appeler _l'euphémisme chrétien_: il s'agit de la mort, comme
toujours; mais Rancé évite d'en prononcer le nom, tout en y voulant
tourner et comme apprivoiser l'esprit un peu faible de son ami, qui est
vieux et, de plus, malade en ce moment. Après lui avoir donc proposé
les choses d'en haut comme les seules qui méritent d'être désirées, il
ajoute: «C'est un sentiment dont vous devez être rempli dans tous les
temps, _mais particulièrement quand nous sommes plus près de ressentir
le bonheur qu'il y a de les avoir aimées_.» Est-il une manière plus
douce et plus insinuante de dire: _à mesure que nous sommes plus près de
la mort?_ Les anciens disaient, quand ils voulaient faire allusion à cet
instant: _Si quid minus feliciter contigerit_. Aux seuls chrétiens comme
Rancé il appartient de renchérir avec vérité sur cette délicatesse
d'expression, et de dire, pour rendre en plein la même chose: _Si quid
felicius contigerit_. C'est qu'en effet, à ne considérer que ce passage
fatal, la perspective entière est retournée. Horace dit de la mort: _In
aeternum exilium_, partir pour l'éternel exil; et le chrétien dit: S'en
retourner _dans la patrie éternelle_. Toute la différence des points de
vue est là[276].

[Note 276: Ce passage, lu dans le _Journal des Débats_ par Mme
Swetchine, a passé depuis dans ses _Pensées_ et a été imprimé sous son
nom. Erreur bien flatteuse pour nous! (Voir _Madame Swetchine, sa Vie et
ses OEuvres_, tome II, page 207.)]

Quoi qu'à la simple lecture ces lettres de Rancé, si on n'y prend pas
garde, semblent uniformes, et toutes assez semblables entre elles, on
en extrairait quantité de belles et grandes pensées; j'en ai déjà donné
plus d'une et je les ai détachées ainsi à dessein, car, comme elles sont
dans un fond sombre, il est presque nécessaire de les offrir à part
pour les faire remarquer. Quelle plus haute pensée, par exemple, que
celle-ci, qui pourrait servir comme d'épigraphe et de devise à la vie du
grand réformateur: «Il faut faire de ces oeuvres et de ces actions qui
subsistent indépendamment des passions différentes des hommes!»--Et
quelle délicatesse encore dans cet autre mot qui décèle une tendresse
d'âme subsistante sous la dure écorce: «Ce seroit une chose bien douce
d'être tellement dans l'oubli, que l'on ne vécût plus que dans la
mémoire de ses amis!» Remarquez que cet oubli profond de la part du
monde, joint au souvenir fidèle de la part des amis, est la conciliation
parfaite qu'embrasse le voeu du solitaire. L'amitié trouve moins son
compte dans ce vers ancien si souvent cité:

  Oblitusque meorum, obliviscendus et illis,

vers où il ne faudrait pas voir d'ailleurs la pensée d'Horace, mais une
boutade d'un moment.

Les lettres à la duchesse de Guise sont toutes d'édification, nobles,
assez développées, sobres pourtant. Ce dernier caractère se retrouve
partout dans la correspondance de Rancé; même lorsqu'il prend la plume,
je l'ai dit, il va sans cesse au but, il coupe court aux phrases.
Parlant de la mort de M. de Nocé, pénitent de qualité et l'un des
ermites voisins de la Trappe, il écrit à Mme de Guise, qui le
questionnait: «Il n'y a point, Madame, de circonstances brillantes
dans la mort du solitaire. Son passage a été paisible et tranquille...
D'agonie, il n'en eut point, et on s'aperçut seulement qu'il cessoit de
vivre parce qu'il ne respiroit plus. Dieu ne voulut pas qu'il dît
rien de remarquable, parce que cela abrège les Relations.» _Abréger_,
_abréger_ les choses qui passent, c'est là le sentiment permanent de
Rancé; il n'aperçoit aucune branche inutile sans y porter à l'instant la
serpe ou la cognée.

Cela même nous avertit de ne pas trop prolonger en parlant de lui; il y
aurait beaucoup à dire encore sur sa polémique avec Mabillon, dont on
peut suivre ici toutes les phases, sur ses relations si constantes et si
unies avec Bossuet; mais c'est assez indiquer l'intérêt sérieux de cette
publication. Nous aurions voulu que les notes fussent plus fréquentes et
plus courantes au bas des pages. Quand on a du goût comme M. Gonod, on
se méfie de son érudition et on craint de trop dire. Il en est résulté
qu'il n'a pas toujours dit assez; le lecteur a besoin d'être guidé à
chaque pas plus qu'on n'imagine. Il est une foule d'allusions qui fuient
et qu'on aurait pu atteindre par d'habiles conjectures. À certains
endroits, sous des désignations un peu vagues, il me semblait entrevoir
de loin Leibniz (pag. 105, 108, 113), à d'autres Bayle (pag. 152); M.
Gonod aurait peut-être eu moyen d'éclaircir et de fixer ces aperçus
lointains. Nous nous permettons de les lui recommander, si le recueil en
vient à une seconde édition.

Indépendamment de l'histoire littéraire, celle de la langue n'est pas
sans avoir à profiter ou du moins à glaner dans les Lettres de Rancé.
Le style, en sa mâle nudité, offre des singularités intéressantes,
des expressions qui sentent leur propriété première, des locutions
françaises, mais vieillies et toutes voisines du latin. Ainsi,
quand Rancé nous dit que le Père Mabillon a fait un petit traité
_très-recherché_ et _très-exact_, ce mot _recherché_ est pris en bonne
part, _exquisitus_. On aurait plus d'une remarque à faire en ce genre.
Mais que dirait Rancé de voir que nous songions au Dictionnaire de
l'Académie en le lisant? C'est pis que n'eût fait l'abbé Nicaise[277].

29 septembre 1846.

[Note 277: J'avais déjà parlé de Rancé à propos de sa Vie par M.
de Chateaubriand (Voir au tome Ier, page 36, des _Portraits
contemporains_); depuis j'ai reparlé de Rancé tout à fait à fond, au
tome III de _Port-Royal_, pages 532 et suiv.]




MÉMOIRES
DE
MADAME DE STAAL-DELAUNAY

PUBLIÉS PAR M. BARRIÈRE

Nous sommes décidément le plus rétrospectif des siècles; nous ne nous
lassons pas de rechercher, de remuer, de déployer pour la centième fois
le passé. En même temps que l'activité industrielle et l'invention
scientifique se portent en avant dans toutes les voies vers le nouveau
et vers l'inconnu, l'activité intellectuelle, qui ne trouve pas son
aliment suffisant dans les oeuvres ni dans les pensées présentes, et qui
est souvent en danger de tourner sur elle-même, se rejette en arrière
pour se donner un objet, et se reprend en tous sens aux choses
d'autrefois, à celles d'il y a quatre mille ans ou à celles d'hier: peu
nous importe, pourvu qu'on s'y occupe, qu'on s'y intéresse, que
l'esprit et la curiosité s'y logent, ne fût-ce qu'en passant. De là
ces réimpressions sans nombre qui remettent sous les yeux ce que les
générations nouvelles ont hâte d'apprendre, ce que les autres sont
loin d'avoir oublié. Aujourd'hui, un homme d'esprit bien connu de nos
lecteurs[278], M. Barrière, publie un choix fait avec goût parmi les
nombreux Mémoires du XVIIIe siècle, depuis la Régence jusqu'au
Directoire; c'est une heureuse idée, et qui permettra de revoir au
naturel une époque déjà passée pour plusieurs à l'état de roman.

[Note 278: Des lecteurs du _Journal des Débats_ dans lequel écrit
M. Barrière, et où cet article sur Mme de Staal-Delaunay fut d'abord
inséré.]

Voilà, si je compte bien, la troisième fois depuis 1800 que la vogue
et la publication se tournent aux Mémoires de ce temps-là. Le premier
moment de reprise a été celui même de la renaissance de la société, sous
le Consulat et aux premières années de l'Empire. C'est alors que le
vicomte de Ségur publia les Mémoires de Bezenval, que M. Craufurd publia
ceux de Mme du Hausset, et qu'on vit paraître cette suite de petits
volumes chez le libraire Léopold Collin: _Lettres de Mmes de Villars,
de Tencin, de Mlle Aïssé_, etc., etc. Le second moment a été sous la
Restauration; ici l'intérêt historique et politique dominait. On vit
de longues séries complètes de Mémoires sur le XVIIIe siècle et sur
la Révolution française; M. Barrière y eut grande part comme éditeur.
Aujourd'hui, dans ce retour de vogue, ce n'est plus que d'un intérêt de
goût qu'il s'agit, et, selon nous, cette indifférence curieuse n'est
pas la disposition la moins propice pour bien juger, pour rectifier ses
anciennes impressions et s'en faire de définitives.

Mme de Staal méritait à bon droit d'ouvrir la série, car c'est avec elle
que commencent véritablement le genre et le ton propres aux femmes du
XVIIIe siècle. Un maître éloquent, M. Cousin, dans l'esquisse pleine
de feu qu'il a tracée dès femmes du XVIIe, leur a décerné hautement la
préférence sur celles de l'âge suivant; je le conçois: du moment qu'on
fait intervenir la grandeur, le contraste des caractères, l'éclat des
circonstances, il n'y a pas à hésiter. Qu'opposer à des femmes dont les
unes ont porté jusque dans le cloître des âmes plus hautes que celles
des héroïnes de Corneille, et dont les autres, après toutes les
vicissitudes et les tempêtes humaines, ont eu l'heur insigne d'être
célébrées et proclamées par Bossuet? Pourtant comme, en fait de
personnes du sexe, la force et la grandeur ne sont pas tout, je ne
saurais pour ma part pousser la préférence jusqu'à l'exclusion. Ni les
femmes du XVIe siècle elles-mêmes, bien qu'elles aient eu le tort d'être
effleurées par Brantôme, ni celles du XVIIIe, bien que ce soit l'air du
jour de leur être d'autant plus sévère qu'elles passent pour avoir été
plus indulgentes, ne me paraissent tant à dédaigner. De quoi s'agit-il
en effet, sinon de grâce, d'esprit et d'agrément (je parle de cet
agrément qui survit et qui se distingue à travers les âges)? Or l'élite
des femmes, à ces trois époques, en était abondamment et diversement
pourvue. Cette diversité me rappelle le charmant conte des Trois
Manières, dont chacune, auprès des Athéniens de Voltaire, réussit à son
tour; et s'il y avait une quatrième manière de plaire, il ne faudrait
pas lui chercher querelle. Je pousserais même la licence jusqu'à ne
pas exclure du concours tout d'emblée les femmes du XIXe siècle, si le
moment de les juger était venu. Mais n'en demandons pas tant pour le
quart d'heure, tenons-nous à Mme de Staal-Delaunay et à notre sujet.

Puisque, à propos de femmes, j'ai prononcé ce mot de siècle (terme bien
injurieux), on me passera encore d'insister sur quelques distinctions
que je crois nécessaires, et sur le classement, autre vilain terme, mais
que je ne puis éviter. Les femmes du XVIe siècle, ai-je dit, ont été
trop mises de côté dans les dernières études qu'on a faites sur les
origines de la société polie: Roederer les a sacrifiées à son idole,
qui était l'hôtel Rambouillet. On reviendra, si je ne me trompe, à ces
femmes du XVIe siècle, à ces contemporaines des trois Marguerite, et qui
savaient si bien mener de front les affaires, la conversation et les
plaisirs: «J'ai souvent entendu des femmes du premier rang parler,
disserter avec aisance, avec élégance, des matières les plus graves,
de morale, de politique, de physique.» C'est là le témoignage que déjà
rendait aux femmes françaises un Allemand tout émerveillé, qui a écrit
son itinéraire en latin, et à une date (1616) où l'hôtel Rambouillet ne
pouvait avoir encore produit ses résultats [279]. Quoi qu'il en soit, le
XVIIe siècle s'ouvre bien en effet avec Mme de Rambouillet, de même
qu'il se clôt avec Mme de Maintenon. Le XVIIIe commence avec Mme la
duchesse du Maine et avec Mme de Staal, de même qu'on en sort par
l'autre Mme de Staël et par Mme Roland: je mets ce dernier nom à
dessein, car il marque tout un avénement, celui du mérite solide et de
la grâce s'introduisant dans la classe moyenne, pour y avoir sa part
croissante désormais. Je sais combien le vrai goût et le plus fin a été
longtemps l'apanage presque exclusif du monde aristocratique; combien,
à certains égards, et malgré tant de changements survenus, il en est
encore un peu ainsi. Il ne devient pas moins évident que plus on va, et
plus l'amabilité sérieuse, la distinction du fond et du ton se trouvent
naturellement compatibles avec une condition moyenne; et le nom de Mme
Roland signifie tout cela. A partir d'elle on a commencé à posséder
comme un droit ce qui n'était guère auparavant qu'une audace et une
usurpation. Les femmes du XVIIIe siècle proprement dit, dont le type
primitif s'est transmis sans altération depuis la duchesse du Maine,
et à travers ces noms si connus de Mme de Staal-Delaunay, de Mmes de
Lambert, du Deffand, de la maréchale de Luxembourg, de Mme Coislin, de
Mme de Créquy, jusqu'à Mme de Tessé et à la princesse de Poix, peuvent
pourtant se partager elles-mêmes en deux moitiés assez distinctes,
celles d'avant Jean-Jacques et celles d'après. Toutes les dernières, les
femmes d'après Jean-Jacques, c'est-à-dire qui ont essuyé son influence
et se sont enflammées un jour pour lui, ont eu une veine de _sentiment_
que les précédentes n'avaient point cherchée ni connue. Celles-ci, les
femmes du XVIIIe siècle antérieures à Rousseau (et Mme de Staal-Delaunay
en offre l'image la plus accomplie et la plus fidèle), sont purement
des élèves de La Bruyère; elles l'ont lu de bonne heure, elles l'ont
promptement vérifié par l'expérience. A ce livre de La Bruyère, qui
semble avoir donné son cachet à leur esprit, ajoutez encore, si vous
voulez, qu'elles ont lu dans leur jeunesse _la Pluralité des Mondes_ et
_la Recherche de la Vérité_.

[Note 279: Cet Allemand, qui s'appelait _Juste Zinzerling_, a publié
son voyage sous ce titre: _Jodoci Sinceri Itinerarium Galliae_...,
1616.]

Mme de Staal commence donc le XVIIe siècle, dans la série des
écrivains-femmes, aussi nettement que Fontenelle l'a fait dans son
genre. Elle était née bien plus tôt qu'on ne croit et que ne l'ont dit
tous les biographes. Un érudit à qui l'on doit tant de rectifications de
cette sorte, M. Ravenel, a éclairci ce point, qui ne laisse pas d'être
important dans l'appréciation de la vie de Mlle Delaunay. Je l'appelle
Mlle Delaunay par habitude, car (autre rectification de M. Ravenel) [280]
elle ne se nommait pas ainsi: son père s'appelait _Cordier_; mais, ayant
été obligé de s'expatrier pour quelque cause qu'on ne dit pas, il
laissa en France sa femme jeune et belle qui reprit son nom de famille
(_Delaunay_), et la fille, à son tour, prit le nom de sa mère qui lui
est resté. La jeune Cordier-Delaunay naquit à Paris le 30 août 1684, et
non pas en 1693, comme on l'a cru généralement. Elle se trouvait
ainsi de neuf ans plus âgée qu'on ne l'a supposé; non pas qu'elle ait
dissimulé son âge; elle n'indique point, il est vrai, dans ses Mémoires,
la date précise de sa naissance (les dates, sous la plume des femmes,
c'est toujours peu élégant); mais elle mentionne successivement dans le
récit de sa jeunesse certaines circonstances historiques qui pouvaient
mettre sur la voie. Il résulte de ces neuf années de plus qu'elle a
_sans les paraître_, que le temps qu'elle passe au couvent et avant son
entrée à la petite cour de Sceaux remplit toute la durée de sa première
jeunesse; qu'elle a vingt-sept ans bien sonnés lorsqu'elle entre chez
la duchesse du Maine, et qu'elle est déjà une personne faite qui pourra
souffrir de sa condition nouvelle, mais qui n'y prendra aucun pli que
celui de la contrainte. Il suit aussi de cette forte avance qu'elle
avait trente-cinq ans lors de ses amours à la Bastille avec le chevalier
de Ménil, et qu'elle ne se maria enfin avec le baron de Staal que dans
sa cinquante et unième année. De là, durant le cours de cette existence
dont la fleur fut si courte et si vite envolée, on voit combien les
choses vinrent peu à point, et l'on comprend mieux dans ce ferme et
charmant esprit, cet art d'ironie fine, ce ton d'enjouement sans gaieté
qui naît de l'habitude du contre-temps.

[Note 280: _Journal de la Librairie_, 1836, feuilleton n° 35, page 3.]

Un mot souvent cité de Mme de Staal donnerait à croire que ses Mémoires
n'ont pas toute la sincérité possible. _Je ne me suis peinte qu'en
buste_, répondit-elle un jour à une amie qui s'étonnait à l'idée qu'elle
eût tout dit. Le mot a fait fortune, et il a fait tort aussi à la
véracité de l'auteur. C'est, selon nous, bien mal le comprendre et tirer
trop de parti d'un trait avant tout spirituel. Mme de Staal était une
personne vraie, et son livre est un livre vrai dans toute l'acception du
mot: ce caractère y paraît empreint à chaque ligne. Après cela, que sur
certains points délicats et réservés elle n'ait pas tout dit: que, par
exemple, ses amours à la Bastille avec le chevalier de Menil aient été
poussés encore un peu plus loin qu'elle n'en convient, il n'y a rien là
que d'assez vraisemblable, et raisonnablement on ne saurait demander
à une femme, sur ce chapitre, d'être plus sincère, sans la forcer à
devenir inconvenante. Le lecteur, ce semble, peut faire sans beaucoup
d'effort le reste du chemin, pour peu qu'il en ait envie. Lemontey a
cherché grande malice dans quelques mots d'elle sur l'abbé de Chaulieu,
lorsqu'elle le va voir en sortant de la Bastille, et qu'elle le trouve
si différent de ce qu'il était par le passé: «Il étoit déjà fort mal,
dit-elle, de la maladie dont il mourut trois semaines après. Je le vis,
et je remarquai combien, dans cet état, _ce qui nous est inutile_ nous
devient indifférent.» Lemontey[281] croit apercevoir dans ces quelques
mots une révélation qui échappe; c'est être bien fin. Mais de quelque
utilité que cette personne d'esprit ait pu être dans un autre temps à
l'abbé de Chaulieu plus que septuagénaire, ce n'est pas sur ce genre
d'aveu que je fais porter le plus ou moins de sincérité d'un auteur
femme dans les Mémoires qu'elle, écrit. Cette sincérité est d'un autre
ordre; elle consiste dans les sentiments qu'on exprime, dans l'ensemble
des jugements et des vues; ne pas se louer directement ni indirectement,
ne pas se surfaire, ne pas s'embellir; s'envisager soi et autrui à un
point juste et l'oser montrer. Et quel livre réussit mieux que celui
de Mme de Staal à rendre exactement cette parfaite et souvent cruelle
justesse d'observation, ce sentiment inexorable de la réalité? C'est
elle qui a dit cette parole durable: «Le vrai est comme il peut, et n'a
de mérite que d'être ce qu'il est.» Aussi ses Mémoires sont au contraire
des romans qu'on rêve, et ils vont comme la vie, en s'attristant.

[Note 281: Dans sa Notice sur Chaulieu.]

Une âme noble, élevée et stoïque jusqu'en ses faiblesses, un esprit
ferme et délié s'y marquent en traits nets et fins. On y admire une
sûreté d'idées et de ton qui ne laisse pas d'effrayer un peu; il y a
si peu de superflu qu'on est tenté de se demander s'il y a tout le
nécessaire. Le mot de sécheresse vient à l'esprit; mais, à la réflexion,
on est réduit à se dire, dans la plupart des cas, que c'est tout
simplement parfait et définitif. Jamais sa plume ne tâtonne, jamais elle
n'essaie sa pensée; elle l'arrête et l'emporte du premier tour. Il y a
bien de la force dans ce peu d'effort. Pline le Jeune a coutume, dans
l'éloge qu'il fait de certains écrivains, d'unir ensemble, comme se
tenant étroitement entre elles, deux qualités, _vis, amaritudo_, cette
_vigueur_ qui naît et se trempe d'une secrète _amertume_; Mlle Delaunay
(on peut citer du latin en parlant de celle qui faillit devenir Mme
Dacier) possédait cette vigueur-là. Fréron, rendant compte des Mémoires
dans son _Année littéraire_ [282], a très-bien remarqué qu'on peut lui
appliquer à elle-même ce qu'elle a dit de la duchesse du Maine: «Son
esprit n'emploie ni tours, ni figures, ni rien de tout ce qui s'appelle
invention. Frappé vivement des objets, il les rend comme la glace d'un
miroir les réfléchit, sans ajouter, sans omettre, sans rien changer.»
Selon moi pourtant, la comparaison du miroir ne grave pas assez pour
ce qui est de Mlle Delaunay; le trait des objets, dès qu'elle les a
réfléchis, reste comme passé à une légère _eau-forte_. Grimm, dans sa
_Correspondance_ (15 août 1755), louant également ces Mémoires, dit que,
«la prose de M. de Voltaire à part, il n'en connaît pas de plus agréable
que celle de Mme de Staal.» C'est vrai; pourtant cette prose, bien que
d'une netteté si agréable et si neuve, ne ressemble point à celle de
Voltaire, la seule véritablement courante et légère. La simplicité de
diction de Mme de Staal est tout autrement combinée. Mais que fais-je? A
quoi bon m'aller inquiéter de Grimm et de ses à-peu-près, lorsque, dans
les volumes de la plus délicate et de la plus délicieuse littérature
qu'ait jamais produite la Critique française, nous possédons le jugement
et la définition qu'a donnée M. Villemain de cette manière et de cette
nuance de style dont Mme de Staal nous offre la perfection?

[Note 282: Tome VI, de l'année 1755, page 221.]

En ce qui touche la personne, l'illustre critique s'est montré plus
sévère; il a cru voir jusqu'à travers les peintures railleuses de la
femme d'esprit ce qu'il appelle _le pli de sa condition_: «C'est une
soubrette de cour, mais une soubrette.» Mlle Delaunay a-t-elle mérité ce
piquant revers? et ce _caractère indélébile de femme de chambre_, comme
elle le qualifie amèrement, est-il donc si indélébile qu'il la suive
jusque dans les productions de sa pensée? Rien de moins fondé, selon
moi, qu'un semblable jugement, rien de plus injuste. Nous avons vu qu'il
était déjà tard pour elle lorsqu'elle entra chez la duchesse du Maine,
et que ce n'était plus une si jeune fille ni si aisée à déformer. Sa
première éducation avait été solide, recherchée, brillante; ce couvent
de Saint-Louis à Rouen, où elle passa ses plus belles années, était
«comme un petit État où elle régnoit souverainement.» Elle aussi,
elle avait eu sa cour, sa petite cour de Sceaux dans ce couvent de
Saint-Louis où M. Brunel, M. de Rey, l'abbé de Vertot étaient à ses
pieds, et où ces bonnes dames de Grieu n'avaient d'yeux que pour elle:
«Ce qu'on faisoit pour moi me coûtoit si peu, dit-elle, qu'il me
sembloit être dans l'ordre naturel. Ce ne sont que nos efforts pour
obtenir quelque chose, qui nous en apprennent la valeur. Enfin j'avois
acquis, quoique infiniment petite, tous les défauts des grands: cela m'a
servi depuis à les excuser en eux.» Ainsi élevée, ainsi traitée jusqu'à
l'âge de vingt-six ans sur le pied d'une perfection et d'une merveille,
lorsqu'elle tomba plus tard en servitude, ce fut comme une petite Reine
déchue, et elle en garda les sentiments, «persuadée qu'il n'y a que nos
propres actions qui puissent nous dégrader,» dit-elle; aucun fait de sa
vie n'a démenti cette généreuse parole. L'inconvénient pour elle de sa
première éducation et de cette culture exclusive, c'eût été plutôt,
comme elle l'indique assez véridiquement, d'offrir une teinture
scientifique un peu marquée, d'aimer à régenter, à _documenter_ toujours
quelqu'un auprès de soi, comme cela est naturel à une personne qui a lu
l'_Histoire de l'Académie des Sciences_, et qui a étudié la géométrie.
Encore faudrait-il observer, dans la plupart des passages qu'on cite à
l'appui de ce défaut, que c'est elle-même qui s'y dénonce à plaisir et
qui fait gaiement les honneurs de sa personne. Plus d'un lecteur, à ces
endroits, n'a pas vu qu'il y a chez elle un sourire.

Le commencement des Mémoires est d'une grâce infinie et tient du roman;
c'est ainsi que la vie se dessine d'abord _avant le charme cessé_,
avant l'illusion évanouie. Le séjour au château de Silly chez une amie
d'enfance, l'arrivée du jeune marquis, son indifférence naturelle, la
scène de la charmille entre les deux jeunes filles qu'il entend sans
être vu, sa curiosité qui s'éveille bien plus que son désir, l'émotion
de celle qui s'en croit l'objet, son empire toutefois sur elle-même, la
promenade en tête à tête où l'astronomie vient si à propos, et cette
jeune âme qui goûte l'austère douceur de se maîtriser, cette suite
légère compose tout un roman touchant et simple, un de ces souvenirs
qui ne se rencontrent qu'une fois dans la vie, et où le coeur lassé se
repose toujours avec une nouvelle fraîcheur. Ce ne sont que des riens,
mais comme ils sont vrais, comme ils tiennent aux fibres secrètes, à
celles de chacun! «Le sentiment qui a gravé ces petits faits dans ma
mémoire m'en a conservé, dit l'auteur, un souvenir distinct.» Même en
les dépeignant, voyez comme sa sobriété se retrouve! elle ne se permet
qu'une esquisse pure et discrète, un trait délicieux et encore arrêté,
fidèle expression de ce sentiment trop contraint! M. de Silly pourtant
est bien l'homme qu'elle a le plus véritablement aimé. Avec quelle
vivacité passionnée elle nous fait assister à son premier départ! «Mlle
de Silly fondoit en larmes quand il nous dit adieu; je dérobai les
miennes à ses regards plus curieux qu'attendris; mais lorsqu'il eut
disparu, je crus avoir cessé de vivre. Mes yeux accoutumés à le voir ne
regardoient plus rien. Je ne daignois parler, puisqu'il ne m'entendoit
pas; _il me semble même que je ne pensois plus_.» Notons ce dernier
trait; il rappelle le vers de Lamartine s'adressant à la Nature:

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.

Mais chez Mlle Delaunay la gradation finit par la _pensée_. Cette
absence de la pensée est le plus violent symptôme, en effet, pour une
âme de philosophe, pour quiconque a commencé par dire: _Je pense, donc
je suis_. Ce qu'elle ajoute ne prête pas moins à l'observation: «Son
image fixe remplissoit uniquement mon esprit. Je sentois cependant
que chaque instant l'éloignoit de moi, et _ma peine prenoit le même
accroissement que la distance qui nous séparait_.» Nous surprenons ici
le défaut; cette peine qui croît en _raison directe_ de la distance,
c'est plus que du philosophe, c'est bien du géomètre; et nous concevons
que M. de Silly ait pu dire à sa jeune amie dans une lettre qu'elle
nous transcrit: «Servez-vous, je vous «prie, des expressions les plus
simples, et surtout ne faites «aucun usage de celles qui sont propres
aux sciences.» En homme du monde, et plein de tact, il avait mis d'abord
le doigt sur le léger travers.

Ce ne sont là, du reste, que des intentions, à temps réprimées, qui
affectent à peine une diction exquise et de la meilleure langue. Quand
le marquis revient peu après à Silly, la fleur du sentiment avait déjà
reçu en elle quelque dommage; la réflexion avait parlé. Ce fut donc un
printemps bien court dans la vie de Mlle Delaunay que ces premiers mois
d'enchantement; le parfum en fut pourtant assez profond pour remplir son
âme durant ces jeunes années les plus exposées, et pour la préserver
alors de toute autre atteinte. Elle avait bien vingt-trois ou
vingt-quatre ans déjà, lorsqu'elle vit pour la première fois M. de
Silly, et il en avait trente-six ou trente-sept. Son caractère ambitieux
et sec parut se dessiner de plus en plus en avançant; Grimm prétend
qu'il était pédant et peu aimable; il nous apprend que des mécomptes
d'ambition lui troublèrent finalement la tête, au point qu'il se jeta
par une fenêtre et se tua. Mme de Staal avait glissé sur cet affreux
détail; mais elle l'avait trouvé aimable jusque dans les dernières
années, et, malgré les erreurs de l'intervalle, elle n'avait pas cessé
de rester soumise à l'ancien prestige. Elle poussa même l'amitié, dans
une violente crise de passion qui le bouleversa, jusqu'à l'assister à
titre de _médecin-moraliste_, je ne trouve pas de terme plus approprié:
les lettres qu'elle lui écrit tiennent à la fois du directeur et du
médecin. Elles sont d'une expérience consommée, d'une haute sagesse, et
charmantes encore jusque dans le suprême désabusement. Comme tous les
vrais médecins, elle sait bien mieux l'état véritable du malade que
les moyens d'y remédier; elle n'y peut opposer que des palliatifs, et
elle-même alors elle le dirigeait vers l'ambition: «J'avois bien espéré,
lui écrivait-elle, du temps et de l'absence; mais il semble qu'ils n'ont
rien produit, et que infinie le mai est empiré. La seule ressource que
j'imagine seroit une occupation forte et satisfaisante par la dignité de
l'objet: l'amour n'en a point de telles. Je voudrois que l'ambition vous
en pût offrir. Vous n'êtes pas fait pour vivre sans passions; de légers
amusements ne peuvent nourrir un coeur aussi dévorant que le vôtre.
Tâchez donc de trouver un objet plus vaste que sa capacité, sans
cela vous éprouverez toujours les dégoûts qu'inspire tout ce qui est
médiocre.» C'est ainsi qu'elle le jugea jusqu'à la fin. Était-ce un
reste d'illusion?--M. de Silly mourut le 19 novembre 1727; il était
lieutenant-général des armées du Roi[283].

[Note 283: Il faut voir sur M. de Silly l'admirable note de
Saint-Simon dans ses additions au _Journal_ de Dangeau, tome X, page
110.]

Si M. de Silly nous représente le héros de la première partie des
Mémoires, celui de la seconde est certainement M. de Maisonrouge, ce
lieutenant de roi à la Bastille, le parfait modèle des passionnés et
délicats amants. Il est bien à Mme de Staal, qui l'avait si cruellement
sacrifié à ce maussade chevalier de Ménil, de l'avoir en même temps
vengé d'elle par l'intérêt qu'elle répand sur lui et par le coloris
affectueux dont elle l'environne. Hélas! au moment où elle apprécie le
mieux le dévouement et les mérites du pauvre Maisonrouge, c'est l'autre
encore qu'elle regrette; avec une âme si ferme, avec un esprit si
supérieur, misérable jouet d'une indigne passion, elle fuit qui la
cherche, et cherche qui la fuit, selon l'éternel _imbroglio_ du coeur.
Oh! que cela lui donnait bien le droit de dire, comme plus tard, et
revenue des orages, elle l'écrivait dans une lettre à M. de Silly: «N'en
déplaise à Mme de..., qui traite l'amour si méthodiquement, chacun y
est pour soi, et le fait à sa guise. Je suis étonnée qu'une personne si
vénérable ne regarde pas les passions comme des égarements d'esprit, qui
ne sont point susceptibles de l'ordre qu'on y veut admettre. Je trouve
les préceptes ridicules sur cette matière, et j'aimerois presque autant
qu'on voulût mettre en règle la manière dont les frénétiques doivent
extravaguer.»

J'ai dit de Mme de Staal qu'elle était comme le premier élève de
La Bruyère, mais un élève devenu l'égal du maître; nul écrivain ne
fournirait autant qu'elle de pensées neuves, vraies, irrécusables, à
ajouter au chapitre _des Femmes_, de même qu'elle a passé plus de trente
ans de sa vie à pratiquer et à commenter le chapitre _des Grands_. Elle
les observait à l'aise et aussi à ses dépens dans cette petite cour
de Sceaux, absolument comme on observe de gros poissons dans un petit
bassin: «Les Grands, écrivait-elle à Mme du Deffand, à force de
s'étendre, deviennent si minces qu'on voit le jour au travers: c'est
une belle étude de les contempler, je ne sais rien qui ramène plus à la
philosophie.»

Les scènes avec la duchesse de La Ferté et les aventures à Versailles
sont d'un excellent comique et du meilleur goût, du plus franc, du plus
simple; cela va de pair avec la plaisanterie des _Mémoires de Grammont_.
Les premières séances comme femme de chambre à la toilette de la
duchesse du Maine sont aussi fort plaisantes. Dans cet art enjoué de
raconter, Mme de Staal est _classique_, et définitivement, si elle se
jugeait aujourd'hui, elle n'aurait pas tant à se plaindre du sort.
Elle n'a point été aimée de qui elle aurait voulu, elle n'a pas eu sa
jeunesse remplie à souhait, elle a souffert: beaucoup d'autres sont
ainsi, mais elle a eu avec les années la satisfaction de la pensée et
les jouissances réfléchies de l'observation; elle a vu juste, et il
lui a été donné de le rendre. Si elle a manqué plus d'un à-propos de
destinée, elle a rencontré du moins celui de l'esprit, de la langue et
du goût. Ses moindres mots sont entrés dans la circulation de la société
et dans les richesses d'esprit de la France. Il y a plus: par sa noble
conduite dans une conspiration chétive, elle aura désormais une ligne
dans toute histoire. Combien d'hommes politiques qui se croient de
grands hommes, et qui s'agitent toute leur vie, n'en obtiendront pas
tant!

Cette satisfaction tardive, ce triomphe posthume furent achetés bien
cher sans doute. La correspondance de Mme de Staal avec Mme du Deffand
trahit les misères du fond sous la forme toujours agréable; on y suit
l'habitude de l'esprit et l'ironique gaieté persistant à travers une
existence sans plaisir et comblée d'ennui. Les scènes railleuses où
apparaissent Mme du Châtelet et Voltaire jettent au passage une variété
pleine d'éclat. Cette correspondance est la vraie conclusion des
Mémoires. Quoi qu'en ait dit un critique (Fréron), Mme de Staal a bien
fait de ne pas les prolonger et de ne pas s'étendre sur les années
finissantes. Il est un degré d'expérience et de connaissance du fond,
passé lequel il n'y a plus d'intérêt à rien, pas même au souvenir; il
faut se hâter, à cet endroit-là, de tirer la barre, et fermer à jamais
le rideau. Qu'aurait-on dorénavant à dire au monde, là où l'on en est à
se dire à soi-même: «De quoi peut-on véritablement se soucier quand on
y regarde de près? Nous ne devons nos goûts qu'à nos erreurs. Si
nous voyions toujours les choses telles qu'elles sont, loin de nous
passionner pour elles, à peine en pourrions-nous faire le moindre
usage.» C'est ce qu'écrivait Mme de Staal dans l'intimité, et en ses
meilleurs jours elle ajoutait: «Ma santé est assez bonne, ma vie douce,
et, à l'ennui près, je suis assez bien. Cet ennui consiste à ne rien
voir qui me plaise, et à ne rien faire qui m'amuse; mais quand le corps
ne souffre pas et que l'esprit est tranquille, on doit se croire heureux
[284].»

[Note 284: Lettres au marquis de Silly.]

Un jour, après sa sortie de la Bastille et avant de s'être tout à fait
résignée au joug, Mlle Delaunay avait projeté de s'en retourner vivre à
son petit couvent de Saint-Louis à Rouen; où elle avait passé ses seules
années de bonheur. Elle y fît un petit voyage, mais s'en revint au plus
vite. Les femmes du XVIIe siècle, après les orages du monde, retournent
volontiers au couvent et y meurent; les femmes du XVIIIe ne le peuvent
plus.

Après les lettres à Mme du Deffand, celles de Mme de Staal à M.
d'Héricourt, moins traversées de saillies, donnent une idée peut-être
plus triste encore et plus vraie de sa manière finale d'exister. Sa
santé diminue, sa vue baisse, et pour peu qu'elle vive, elle est en
train de devenir tout à fait aveugle comme son amie Mme du Deffand.
Cependant les sujétions, les dégoûts auprès d'une princesse dont les
caprices ne s'embellissent pas en vieillissant, rendent insupportable un
lien qu'on ne parvient point à briser; il faut traîner jusqu'au bout sa
chaîne. _Je vois les maux_, dit-elle, _et je ne les sens plus_. C'est là
son dernier oreiller. A un retour de printemps, il lui échappe ce mot
terrible: «Quant à moi, je ne m'en soucie plus (de printemps!); je suis
si lasse de voir des fleurs et d'en entendre parler, que j'attends avec
impatience la neige et les frimas.» Il n'y a plus rien après une telle
parole.

Elle avait soixante-six ans, lorsqu'elle mourut le 15 juin 1750. A peine
la duchesse du Maine fut-elle morte a son tour, qu'on se disposa à
publier les Mémoires: ils parurent en 1755; on n'attendit même pas que
le baron de Staal eût disparu. On n'y regardait pas de si près en ce
temps-là, quand il s'agissait de s'assurer les plaisirs de l'esprit. Le
livre obtint aussitôt un prodigieux succès. Fontenelle pourtant, qui
vivait encore, fut très-surpris en le lisant: «J'en suis fâché pour
elle, dit-il; je ne la soupçonnois pas de cette petitesse. Cela est
écrit avec une élégance agréable, mais cela ne valoit guère la peine
d'être écrit.» Trublet lui répondait que toutes les femmes étaient de
cet avis, mais que tous les hommes n'en étaient pas. Trublet avait
raison, et Fontenelle se trompait; il était trop voisin de ces choses
qu'il trouvait petites, pour en bien juger. Ces Mémoires, en effet, sont
une image fidèle de la vie. Nous n'avons personne été élevés au couvent,
nous n'avons pas vécu à la petite cour de Sceaux; mais quiconque a
ressenti les vives impressions de la jeunesse, pour voir presque
aussitôt ce premier charme se défleurir et la fraîcheur s'en aller au
souffle de l'expérience, puis la vie se faire aride en même temps que
turbulente et passionnée, jusqu'à ce qu'enfin cette aridité ne soit plus
que de l'ennui, celui-là, en lisant ces Mémoires, s'y reconnaît et dit à
chaque page: C'est vrai. Or, c'est le propre du vrai de vivre, quand
il est revêtu surtout d'un cachet si net et si défini. Huet (l'évoque
d'Avranches) nous dit qu'il avait coutume, chaque printemps, de relire
Théocrite sous l'ombrage renaissant des bois, au bord d'un ruisseau et
au chant du rossignol: il me semble que les Mémoires de Mme de Staal
pourraient se relire à l'entrée de chaque hiver, à l'extrême fin
d'automne, sous les arbres de novembre, au bruit des feuilles déjà
séchées.

21 octobre 1846.




L'ABBÉ PREVOST ET LES BÉNÉDICTINS[285].

La vie de l'abbé Prevost fut, on le sait, romanesque comme ses écrits.
Entré adolescent chez les Jésuites, il en sortit pour être soldat; puis
il y rentra comme novice, pour en sortir encore; il revint aux armes,
il les quitta de nouveau, et parut vouloir _faire une fin_, en prenant
l'habit de bénédictin en 1724. Malgré tant d'aventures, il n'avait pas
vingt-cinq ans, et sa jeunesse commençait à peine. Durant les sept
années qu'il passa dans la docte Congrégation de Saint-Maur, il
dissimula de son mieux, il fit effort sur lui-même; mais la nature
l'emporta, et il rompit ses liens par une fuite éclatante en 1728.
C'est à cette époque de son séjour dans l'Ordre et de sa sortie que se
rapportent quelques pièces qu'il nous a été permis de recueillir. Elles
se trouvent aux manuscrits de la Bibliothèque du Roi dans les paquets de
dom Grenier (n° 5 du 15e paquet); elles nous ont été signalées par
un investigateur instruit, M. Damiens, et nous devons à MM. les
conservateurs de la Bibliothèque l'autorisation de les publier.

[Note 285: Cet article complète à quelques égards celui que nous avons
déjà donné sur l'abbé Prevost, et qui se trouve au tome I des _Portraits
littéraires_.--On est encore revenu sur lui au tome IX des _Causeries du
Lundi_.]

Lorsque Prevost se décida à sortir de la Congrégation de Saint-Maur, il
ne songeait d'abord qu'à se retirer à Cluny, où la règle était moins
austère; il voulait simplement, comme il va nous le dire, quitter la
Congrégation pour _passer dans le grand Ordre_, changer de branche au
sein du même Ordre. Mais les choses tournèrent autrement. Le bref de
translation qu'il avait obtenu de Rome, et qui devait être publié, ou,
selon les termes canoniques, _fulminé_ à Amiens, se trouva brusquement
accroché et resta sans effet. Prevost, qui n'avait pas été informé de
ce contre-temps et qui crut la chose faite, sortit, le jour convenu, de
Saint-Germain-des-Prés: «Il se rendit au jardin du Luxembourg, nous dit
son biographe[286], où on l'attendoit avec un habit ecclésiastique. La
métamorphose se fit dans ce jardin. L'habit monacal fut renvoyé à
Saint-Germain-des-Prés... Il avoit laissé dans sa cellule trois lettres
pour le Père général, le Père prieur, et un religieux de ses amis.»
C'est une des deux premières lettres qui a été conservée dans les
paquets de dom Grenier, et que nous donnons ici. Cet adieu de Prevost
à son supérieur le peint au naturel et plus au complet qu'on ne l'a vu
nulle part encore; on y sent percer, à travers les termes d'un respect
fort dégagé, un accent d'ironie et une pointe de menace qui a son
piquant, et qu'on n'est pas accoutumé de trouver sous sa plume. Mais
lisons d'abord, nous raisonnerons après:

    «Mon Révérend Père,

    «Je ferai demain ce que je devrois avoir fait il y a plusieurs
    années, ou plutôt ce que je devrois ne m'être jamais mis dans la
    nécessité de faire; je quitterai la Congrégation pour passer dans le
    grand Ordre. De quoi m'avisois-je, il y a huit ans, d'entrer parmi
    vous? et vous, mon Révérend Père, ou vos prédécesseurs, de quoi vous
    avisiez-vous de me recevoir? Ne deviez-vous pas prévoir, et moi
    aussi, les peines que nous ne manquerions pas de nous causer tôt ou
    tard, et les extrémités fâcheuses où elles pourroient aboutir? J'ai
    eu chez vous de justes sujets de chagrin; la démarche que je vais
    faire vous chagrinera peut-être aussi: voyons de quel côté est
    l'injustice.

    [Note 286: En tête des _Pensées_ de l'abbé Prevost, 1764.]

    «Il est certain, mon Révérend Père, que je me suis conduit dans la
    Congrégation d'une manière irréprochable. Si j'ai des ennemis parmi
    vous, je ne crains pas de les prendre eux-mêmes à témoin. Mon
    caractère est naturellement plein d'honneur. J'aimois un corps
    auquel j'étois attaché par mes promesses; je souhaitois d'y être
    aimé; et, fait comme je suis, j'aurois perdu la vie plutôt que
    de commettre quelque chose d'opposé à ces deux sentiments. J'ai
    d'ailleurs les manières honnêtes et l'humeur assez douce; je rends
    volontiers service; je hais les murmures et les détractions; je
    suis porté d'inclination au travail, et je ne crois pas vous avoir
    déshonoré dans les petits emplois dont j'ai été chargé. Par quel
    malheur est-il donc arrivé qu'on n'a jamais cessé de me regarder
    avec défiance dans la Congrégation, qu'on m'a soupçonné plus d'une
    fois des trahisons les plus noires, et qu'on m'en a toujours cru
    capable, lors même que l'évidence n'a pas permis qu'on m'en accusât?
    J'ai des preuves à donner là-dessus qui passeroient les bornes d'une
    lettre, et, pour peu que chacun veuille s'expliquer sincèrement,
    l'on conviendra que telle est à mon égard la disposition de presque
    tous vos religieux. J'avois espéré, mon Révérend Père, que la grâce
    que vous m'aviez faite de m'appeler à Paris pourrait effacer des
    préventions si injustes, ou qu'elle les empêcheroit du moins
    d'éclater. Cependant on m'écrit de province qu'un visiteur, se
    vantant à table d'avoir contribué à m'y faire venir, en a donné
    pour raison que j'y serois moins dangereux qu'autre part, et qu'il
    falloit d'ailleurs tirer de moi tout ce qu'on peut du côté des
    sciences, puisqu'il seroit contre la prudence de me confier des
    emplois. Un séculier, homme d'honneur et de distinction, m'a assuré,
    par un billet écrit exprès, qu'il avoit entendu dire à peu près la
    même chose à Votre Révérence. Vous conviendrez, mon Révérend Père,
    que cela est piquant pour un honnête homme. Tout autre que moi se
    croiroit peut-être autorisé à vous marquer son ressentiment par des
    injures; mais, je vous l'ai déjà dit, ce n'est pas mon caractère.
    Trouvez bon seulement que j'évite par ma retraite une persécution
    que je mérite si peu. Quittons-nous sans aigreur et, sans violence.
    J'ai perdu chez vous, dans l'espace de huit ans, ma santé, mes yeux,
    mon repos, personne ne l'ignore; c'est être assez puni d'y avoir
    demeuré si longtemps. N'ajoutez point à ces peines celles que
    j'aurois à souffrir si j'apprenois que vous voulussiez vous opposer
    aux démarches que je fais pour m'en délivrer. Je vous déclare que
    vos oppositions seroient inutiles par les sages mesures que j'ai
    su prendre. Je vous respecte beaucoup, mais je ne vous crains
    nullement, et peut-être pourrois-je me faire craindre si vous
    en usiez mal; car autant je suis disposé à rendre justice à la
    Congrégation sur ce qu'elle a de bon, autant devez-vous compter que
    je relèverois vivement ses endroits faibles si vous me poussiez à
    bout, ou si j'apprenois seulement que vous en eussiez le dessein. Ne
    me forcez point à vous donner en spectacle au public. On pourroit
    faire revivre les _Provinciales_: il est injuste que les Jésuites en
    fournissent toujours la matière, et vous jugeriez si je réussis dans
    ce style-là. Je compte, mon Révérend Père, que sans en venir à ces
    extrémités, qui ne feroient plaisir ni à vous ni à moi, vous voudrez
    bien consentir au changement de ma condition. Vous avez reçu si
    respectueusement la Constitution, que je ne saurois douter que vous
    ne receviez de même un bref qui vient de la même source. Faites-moi
    la grâce de m'écrire un mot à Amiens, sous cette simple adresse:
    _A M. Prevost, pour prendre à la poste_; ou, si vous aimez mieux,
    prenez la peine d'adresser votre lettre à M. d'Ergny, grand
    pénitencier et chanoine, mon parent, qui voudra bien me la remettre.
    Vous n'ignorez pas d'ailleurs le _petità et non obtentà_. J'ai
    l'honneur d'être, avec bien du respect, mon Révérend Père, votre
    très-humble et très-obéissant serviteur,

    PREVOST, B.»

    Lundi, 18 octobre (1728).

    «Je ne crois pas qu'on se plaigne de la manière dont je suis sorti
    de Saint-Germain. Je n'ai pas même emporté mes habits. Un honnête
    homme doit l'être jusque dans les bagatelles. Vous m'avez entretenu
    pendant huit ans; je vous ai bien servi: ainsi, autant tenu, autant
    payé.»

    Prevost se croit parfaitement en règle par l'effet du bref qui le
    concerne et qu'il suppose déjà publié par l'évêque d'Amiens; aussi
    il plaisante et pousse la raillerie jusqu'à l'offensive. Il rappelle
    aux supérieurs de la Congrégation leur faiblesse dans l'affaire de
    la Constitution Unigenitus: «_Vous avez reçu si respectueusement la
    Constitution, que je ne saurois douter que vous ne receviez de même
    un bref qui vient de la même source.» Il ne craint pas de montrer
    le bout de l'escopette, de laisser entrevoir au besoin, si on l'y
    force, toute une série de _Provinciales_ nouvelles, déjà en
    embuscade, et prêtes à faire feu sur les rangs de la Congrégation:
    «_Il est injuste_, dit-il, _que les Jésuites en fournissent toujours
    la matière._» Prevost a du faible pour les Jésuites, quoiqu'il les
    ait deux fois quittés. Dans une autre lettre qu'on va lire, on verra
    qu'il a pratiqué l'une de leurs maximes, et que s'il a prononcé à
    haute voix la formule de ses voeux comme bénédictin, il se vante d'y
    avoir ajouté tout bas les _restrictions intérieures_ qui devaient un
    jour l'autoriser à les rompre. En comprenant d'ailleurs que Prevost,
    de l'humeur dont on le connaît, a dû avoir inévitablement à se
    plaindre des préventions et des tracasseries monacales, on ne
    saurait juger que ces préventions aient été tout à fait sans motif
    et sans fondement: il se chargeait lui-même de les justifier par
    l'issue. On l'avait soupçonné d'être dangereux; mais ne prouvait-il
    pas lui-même qu'il pouvait aisément le devenir? Sans prétendre peser
    les torts, on sent qu'il y avait entre la vie monastique et lui de
    ces incompatibilités d'humeur qui devaient s'accumuler à la longue
    et finir par un éclatant divorce.

Cette lettre de Prevost était encore signée _Prevost, B_. Il se croyait
toujours _bénédictin_. Lorsqu'il apprit que son plan avait manqué
et qu'il se trouvait dans la situation d'un fugitif que personne ne
protégeait, il songea à sa sûreté personnelle très-compromise. Il
n'avait voulu que changer de branche, mais, la dernière branche lui
faisant défaut, il prit son grand vol, et, comme on dit, la clef des
champs. Réfugié en Hollande, il s'y mit à vivre des faciles productions
d'une plume qui était déjà toute taillée. C'est de là que, trois ans
après, il écrivait la lettre suivante à l'un de ses anciens amis de la
Congrégation de Saint-Maur, dom de La Rue, savant éditeur d'Origène.
Dans cette lettre tout amicale, le côté affectueux, aimable et obligeant
de l'abbé Prevost se développe avec grâce. On rentre ici dans les tons
qui lui sont habituels, et dont il n'était précédemment sorti que par
nécessité.

    «Mon Révérend Père,

    Comme mon changement ne regarde que l'enveloppe et qu'il n'y en
    a aucun dans mes sentiments ni dans le fond de mon caractère, je
    conserve toujours chèrement la mémoire de mes anciens amis, et je
    suis en Hollande le même qu'à Paris à l'égard de tous ceux à qui je
    dois de l'estime et de la reconnoissance. Je souhaiterois, par le
    même principe, qu'ils conservassent aussi pour moi quelque chose de
    leur ancienne amitié. Vous êtes, mon Révérend Père, un de ceux que
    je serois le plus ravi de voir dans ces sentiments. Je n'ai jamais
    pensé là-dessus de deux façons, et M. le docteur Walker a pu vous
    rendre témoignage que j'ai célébré mille fois votre mérite dans les
    meilleures compagnies de Londres avec tout le zèle qu'inspirent
    la vérité et l'amitié. Je fais la même chose en Hollande, où j'ai
    l'avantage d'être vu aussi de fort bon oeil de tout ce qu'il y a de
    personnes de distinction. On y attend impatiemment votre Origène, et
    je vous assure que, dans le grand nombre de lieux où j'ai quelque
    accès, la moitié de sa réputation y est déjà bien établie. J'ai
    toujours été persuadé, mon Révérend Père, qu'on ne risque rien à
    vous louer beaucoup, et que les effets ne peuvent que faire honneur
    à mon jugement quand votre ouvrage paraîtra. En attendant, s'il y
    avoit quelque chose en quoi je pusse vous rendre mes services, soit
    ici, soit en Angleterre, où j'ai toujours d'étroites relations, je
    vous offre mes soins avec une sincérité qui se fera connoître encore
    mieux dans l'occasion. Je les offre de même à vos amis, qui ont été
    autrefois les miens, à dom Lemerault, à dom Thuillier, et je les
    prie de croire qu'il n'entre que de l'estime et de l'affection dans
    mes offres. C'est avec beaucoup de chagrin que je me suis vu privé
    ici du plaisir de voir dom Thuillier. Je n'appris son arrivée
    qu'après son départ, et je fus très-affligé d'entendre dire à
    plusieurs personnes qu'il étoit parti avec l'opinion que j'avois
    évité à dessein de lui parler et de le voir. Le Ciel m'est témoin
    que c'eût été pour moi une très-vive satisfaction, et que j'ai fort
    regretté de l'avoir perdue. Quelle raison aurois-je eue de le fuir?
    Je vis, grâce au ciel, sans reproche; tel en Hollande qu'à Paris,
    point dévot, mais réglé dans ma conduite et dans mes moeurs, et
    toujours inviolablement attaché à mes vieilles maximes de droiture
    et d'honneur. J'espère les conserver jusqu'au tombeau. Qu'on me
    rende un peu de justice, on conviendra que je n'étois nullement
    propre à l'état monastique, et tous ceux qui ont su le secret de ma
    vocation n'en ont jamais bien auguré. S'il y a quelque chose à me
    reprocher, c'est d'avoir rompu mes engagements; mais est-on bien sûr
    que j'en aie jamais pris d'indissolubles? Le Ciel connoît le fond de
    mon coeur, c'en est assez pour me rendre tranquille. Si les hommes
    le connoissoient comme lui, ils sauroient que de malheureuses
    affaires m'avoient conduit au noviciat comme dans un asile, qu'elles
    ne me permirent point d'en sortir aussitôt que je l'aurois voulu, et
    que, forcé par la nécessité, je ne prononçai la formule de mes
    voeux qu'avec toutes les restrictions intérieures qui pouvoient
    m'autoriser à les rompre. Voilà le mystère. Les hommes en jugent
    à leur façon, mais ma conscience me répond que le Ciel en juge
    autrement, et cela me suffit. Cependant j'avoue que le respect
    humain auroit été capable de me retenir dans mes chaînes, si je
    n'eusse fait réflexion, que la moitié du monde vaut bien l'autre, et
    que la même démarche qui me feroit peut-être perdre quelque estime
    en France m'en attireroit beaucoup en Angleterre et en Hollande.
    C'est ce que j'éprouve heureusement. On sait faire ici quelque
    distinction entre ceux qui se mettent au large par esprit de
    débauche et ceux qui ne cherchent qu'à vivre dans une honnête et
    paisible liberté. J'en ai des preuves tous les jours dans les
    marques d'amitié et de considération que je reçois de tout le monde.
    Je vis donc avec beaucoup de tranquillité et d'agréments. L'étude
    fait ma principale occupation. Je compte de donner incessamment
    le 1er tome de M. de Thou, il est fini; mais je suis bien aise
    d'attendre l'édition latine d'Angleterre. Je suppose néanmoins
    qu'elle ne tardera pas trop longtemps; car on me presse beaucoup de
    faire paroître la mienne. J'ai travaillé mes notes avec beaucoup
    de soin, et je me flatte que cela donnera quelque avantage à ma
    traduction sur celle dont on nous menace à Paris.

    «Je vous souhaite, mon Révérend Père, une parfaite santé et beaucoup
    de contentement, et je forme ce souhait avec la même sincérité de
    coeur que vous m'avez connue lorsque nous demeurions sous le même
    toit. Permettez que je salue ici très-humblement dom Thuillier, dom
    Lemerault, dom Du Plessis, dom Montfaucon, et tous ceux d'entre
    vos RR. PP. qui ne me haïssent point. Si vous voulez m'employer à
    quelque chose pour votre service, mon adresse est _A M. d'Exiles,
    chez M. Neaulme, sur la place de la Cour, à La Haye_. J'ai l'honneur
    d'être avec toute l'estime possible, mon Révérend Père, votre
    très-humble et très-obéissant serviteur,

    «L. PREVOST, A La Haye, 10 novembre 1731.»


La naïveté avec laquelle Prévost confesse à son ami ses _restrictions
intérieures,_, ménagées à travers ses voeux, et s'en autorise comme
d'une précaution toute simple, est bien propre à faire sourire; l'élève
de La Flèche s'y découvre ingénument. Ce qui paraîtra plus digne d'un
homme, c'est cette réflexion si juste, que _la moitié du monde vaut bien
l'autre_, et que ce qu'on perd dans l'opinion sur une rive de l'Escaut,
on le regagne en estime sur l'autre rive. «Plaisante justice qu'une
rivière borne!» a dit Pascal après Montaigne; Prévost le redit après
tous deux. Chez lui pourtant la réflexion ne venait qu'à la suite de
l'action et à titre d'excuse; il obéissait avant tout à l'entraînement.

On trouve d'assez curieux renseignements sur sa personne et sur sa
situation vers cette époque de sa vie, dans le récit du _Voyage
littéraire_ de Jordan. Ce Français de Berlin, qui visita en 1733 Paris
et Londres, rencontra dans cette dernière ville Prévost, et avec son
style plat il le peint sous des traits assez fidèles: «Je trouvai ce
même jour, dit-il, M. Prevost d'Exiles. C'est un homme fin qui joint à
la connoissance des belles-lettres celle de la théologie, de l'histoire
et de la philosophie. Il a de l'esprit infiniment, et surtout _cet
esprit de développement_ si nécessaire dans les matières métaphysiques.
Tout le monde connoît les agréments de son style. Je ne parlerai point
de sa conduite, ni d'_une action criminelle dont il s'est rendu coupable
à Londres; cela ne me regarde point. Je ne le considère que par rapport
à ses talents. Cela n'est-il pas excusable dans un voyageur?»

Prévost a du malheur; voilà cette terrible accusation de
Lenglet-Dufresnoy, cette accusation au criminel, qui reparaît chez un
honnête étranger, chez un homme de cette _autre moitié du monde_, auprès
de laquelle il comptait si bien trouver grâce. Au reste, Jordan n'est
pas en défense contre l'éloquent abbé; il se laisse gagner à ses
manières civiles, au charme abondant de cette parole qu'on voit d'ici
se dérouler; et à quelques pages plus loin, on lit dans le courant du
Journal: «J'eus une conversation fort agréable avec M. Prevost, que l'on
trouve tous les jours plus aimable, savant et spirituel. Il travaille à
l'_État des Sciences en Europe_. Il est très-capable de réussir dans un
pareil ouvrage, et de nous donner une belle histoire revêtue de tous les
agréments de la diction.» Puis, le comparant à Voltaire qui est en train
de composer son _Siècle de Louis XIV_, et qu'il nous représente comme
_un jeune homme maigre, qui parait attaqué de consomption_, l'honnête
Jordan souhaite à l'un plus de santé et à l'autre plus d'aisance. La
correspondance de Voltaire nous montre en effet que Prevost, dans un de
ces moments de gêne auxquels il était si sujet (juin 1740), prit sur lui
de recourir à l'opulent poète, non sans lui faire, comme critique, des
offres de service en retour.

Au tome VI du _Pour et Contre_ (1735), parlant du _Voyage_ de Jordan qui
venait de paraître, Prevost touche quelques mots de l'accusation, à la
fois vague et grave, dont il s'y voit l'objet; mais, soit qu'il se sente
la conscience moins nette, soit que les compliments mêlés à ce mauvais
propos l'aient amolli, il répond moins vivement qu'il n'avait fait,
l'année précédente, à Lenglet-Dufresnoy: «Je me suis attendu, depuis mon
retour en France, dit-il, à ces galanteries de MM. les protestants,
et je ne suis pas fâché d'avoir occasion de m'expliquer sur la seule
manière dont je veux y répondre. S'ils prétendent décrier mon caractère,
je défie la calomnie la plus envenimée de faire impression sur les
personnes de bon sens dont j'ai l'honneur d'être connu. S'ils en veulent
à mes foiblesses, je leur passe condamnation, et ils me trouveront
toujours prêt à renouveler l'aveu que j'ai déjà fait au public. Qu'ils
les déguisent après cela sous toutes sortes de formes, je leur aurai
beaucoup d'obligation s'ils peuvent contribuer à augmenter mon
repentir.» On ne peut certes rien de plus humble et de plus fait
pour désarmer; cette action _criminelle_ commise à Londres, et qui
n'empêchait pas le coupable d'y séjourner, était, je l'espère, quelque
délit amoureux, un de ces crimes qui, après tout, laissent subsister
l'honnête homme [287].

[Note 287: J'indique, un peu à regret, pour ceux qui veulent tout
savoir, les anecdotes sur l'abbé Prevost qui se trouvent au tome
111, page 149 et suiv. des _Mélanges historiques, satiriques_... de
Bois-Jourdain. On y voit qu'il fut un moment arrêté à cause d'une
mauvaise affaire qui lui arriva étant en Angleterre. On y trouve ce
petit portrait de l'homme au physique: «Ce moine défroqué est toujours
habillé comme un officier de cavalerie. Il a un extérieur sage, modeste
et prévenant.»]

C'était le moment où s'imprimait _Manon Lescaut_. Remarquez bien que
l'exact Berlinois n'a gardé d'en parler, tandis qu'il s'étend sur les
mérites scientifiques et métaphysiques de l'abbé Prevost, et sur un
livre soi-disant sérieux dont on ne sait même plus s'il a jamais été
achevé. Les contemporains, surtout les plus gens de poids et les plus
appliqués, ne laissent pas d'être sujets à ces petites bévues-là.

En revanche, celui-ci nous apprend encore que Prevost s'est donné
le plaisir, dans ses _Mémoires d'un Homme de qualité_, de faire des
portraits de ses anciens confrères de Saint-Maur, et de les loger dans
la bibliothèque du monastère de Saint-Laurent à l'Escurial. Il est
dommage qu'on n'ait pas la clef des noms, mais on sent bien que le
romancier peint ici d'après ses souvenirs. Ce supérieur général,
grossier, sans naissance, sans mérite, aux manières dures, et qui ne
fait nul cas des savants parce qu'il ignore jusqu'aux premiers éléments
des sciences, n'est autre peut-être que celui à qui Prévost adressait
cette lettre railleuse et à demi menaçante en partant; je le soupçonne
fort d'être le général de la Congrégation de Saint-Maur, dom Alidon en
personne. Les autres portraits qui suivent, plus fins, plus nuancés
et assaisonnés de malice, sont évidemment d'après nature. Le père
_Erasmos_, qui unit en lui deux hommes si divers, si dissemblables, tour
à tour savant aimable et moine bourru, nous apparaît plein de vie dans
sa singularité; de tels originaux se copient et ne s'inventent pas.
Tout à côté on rencontre le père _Tirman_, qui a de l'esprit et de
l'érudition; «mais, comme il n'a pas la tête des plus fortes, on craint
qu'à force de la charger la voiture ne se brise.» Il serait piquant
de savoir à quel docte confrère des De La Rue et des Montfaucon
s'appliquaient ces divers signalements. On mettrait ainsi des
physionomies distinctes à des figures qui de loin nous semblent toutes
les mêmes, et d'une ennuyeuse monotonie sous le froc.

Si les bénédictins avaient laissé de ces vivants souvenirs chez Prevost,
il est à croire qu'il en avait laissé aussi dans son passage parmi eux;
mais la trace ne s'en est point conservée. Cet ancien ami, par exemple,
dom De La Rue, à qui il écrivit une lettre si affectueuse, sur quel
ton lui fit-il réponse? et osa-t-il même se compromettre jusqu'à lui
répondre? La note officielle que l'on garda du transfuge dans les
registres de la Communauté, si l'on daigna en garder une, dut être à peu
près dans le genre de celle-ci, que nous trouvons chez dom Grenier:

    «Dom Prevost, dit d'Exiles, surnom emprunté, après avoir été
    successivement deux fois jésuite et deux fois soldat, fit profession
    dans la Congrégation de Saint-Maur en 1721. Son père, procureur du
    Roi à Hesdin, assista à sa profession; la veille, il lui avoit donné
    les avis salutaires qu'un père respectable pouvoit donner à un fils:
    il lui tint ce propos entre autres, en présence de la Communauté de
    Saint-Wandrille, si je ne me trompe, que s'il manquoit de son vivant
    aux engagements qu'il étoit parfaitement libre de contracter ou de
    ne pas contracter, il le chercheroit par toute la terre pour lui
    brûler la cervelle. Dom Prevost commença à faire connoître son goût
    pour les lettres par une pièce contre les amours du Régent. Mais il
    la supprima lui-même, avant que les supérieurs en fussent instruits,
    par un quiproquo heureux et pour son auteur et pour le corps dont il
    étoit membre. Il professa à Saint-Germer avec applaudissement.»

Avoir _professé à Saint-Germer avec applaudissement_, c'était là
l'épisode qui protégeait un peu sa mémoire de ce côté du cloître. Chaque
canton du monde tour à tour met la gloire dans ce qui l'intéresse et
ce qui le sert. La note précédente fournirait d'ailleurs une nouvelle
preuve, s'il en était besoin, de l'absurdité d'une anecdote qui courut
dans le temps. On avait raconté que Prevost, jeune, au sortir du
collège, avait eu une liaison amoureuse dans sa ville natale, et qu'un
jour son père étant venu lui faire une scène chez sa maîtresse qu'il
avait maltraitée, l'amant en fureur avait précipité du haut d'un
escalier le bonhomme, qui, sans accuser personne, était mort des suites
de sa chute: on prétendait expliquer de la sorte la brusque vocation du
coupable et son entrée chez les bénédictins. Un petit-neveu de l'abbé
Prevost avait démenti cette anecdote par une lettre adressée à la
_Décade philosophique_ (20 thermidor an XI); il lui avait suffi de
rappeler que le père de l'abbé Prevost n'était mort qu'en 1739,
c'est-à-dire à une date où son fils, âgé de quarante-deux ans, avait eu
le temps de sortir du cloître et d'épuiser bien d'autres aventures. Dans
la note précédente, nous voyons que, loin que ce soit le fils qui tue le
père, c'est le père qui menace de tuer son fils, dans le cas où celui-ci
viendrait à rompre ses voeux. Ces Prevost avaient la parole vive
comme l'imagination, mais avec eux beaucoup de choses se passaient en
paroles[288].

[Note 288: L'anecdote de l'abbé Prevost, parricide sans le vouloir,
peut se lire dans les _Mémoires d'un Voyageur qui se repose_, de Dutens
(tome II, page 282); elle est mise dans la bouche de l'abbé Barthélémy
causant à Chanteloup. Ce serait l'abbé Prevost qui, dans un souper
d'amis, aurait lui-même le premier raconté l'anecdote que répétait
l'abbé Barthélémy. C'est une suite d'_on dit_ et de propos de table ou
de salon, pour amuser.]

Les méchants propos qui avaient poursuivi Prevost durant la partie
orageuse de sa vie ne respectèrent pas toujours sa mémoire. Collé, au
tome III de son _Journal_ (décembre 1763), annonçant la mort du
grand romancier, s'exprime sur son compte en termes bien durs, bien
flétrissants; mais il en parle d'après d'anciens ouï-dire et en homme
qui ne paraît point l'avoir personnellement connu. Il suffirait, pour
combattre le mauvais effet des paroles de Collé, et pour prouver que
Prevost resta digne jusqu'à la fin de la société des honnêtes gens,
d'opposer le témoignage de Jean-Jacques, qui, dans ses _Confessions_
(partie II, livre VIII), parle de l'abbé qu'il avait beaucoup vu, comme
d'un homme très-aimable, très-simple; Jean-Jacques seulement ajoute
qu'on ne retrouvait pas dans sa conversation le coloris de ses ouvrages.
Ce feu, cette vivacité que Jordan lui avait vue à Londres vingt ans
auparavant, avait sans doute diminué avec l'âge; les fatigues d'une vie
nécessiteuse, et tour à tour agitée ou abandonnée; devaient à la longue
se faire sentir et produire des sommeils. Il y avait du La Fontaine chez
l'abbé Prevost. Peintre immortel de la passion, mais surtout peintre
naïf, cette naïveté survivait sans doute chez lui aux autres traits et
dominait dans sa personne. C'est dans ses ouvrages (et je l'ai fait
ailleurs) qu'il convient de prendre une entière et véritable idée de son
esprit et de son âme. Lui-même il a dit avec un mélange de satisfaction
et d'humilité qui n'est pas sans grâce: «On se peint, dit-on, dans ses
écrits; cette réflexion serait peut-être trop flatteuse pour moi.» Il
a raison; et pourtant cette règle de juger de l'auteur par ses écrits
n'est point injuste, surtout par rapport à lui et à ceux qui, comme lui,
joignent une âme tendre et une imagination vive à un caractère faible;
car si notre vie bien souvent laisse trop voir ce que nous sommes
devenus, nos écrits nous montrent tels du moins que nous aurions voulu
être.

3 juillet 1847.




M. VICTOR COUSIN

COURS DE L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE MODERNE, 5 VOL. IX-18.

M. Cousin a eu une heureuse idée, celle de revoir, de retrouver en
quelque sorte son Cours de 18l5 à 1820, et de le donner au public aussi
fidèlement qu'il a pu le ressaisir, mais sans se faire faute au besoin
de suppléer l'éloquent professeur de ce temps-là par le grand écrivain
d'aujourd'hui. Ce premier Cours, en effet, qui marquait l'éclatant début
de M. Cousin dans la carrière de l'enseignement, ne subsistait jusqu'à
présent que dans des rédactions d'anciens élèves qu'on avait pris soin
de recueillir et de publier, il y a quelques années. En s'y reportant
lui-même à son tour, en repassant sur ses anciennes traces, le maître
vient d'y répandre la lumière qui est inséparable de sa plume comme de
sa parole; il n'a pu sans doute rendre à ces premiers canevas tout le
développement et tout le souffle qui s'est évanoui avec l'improvisation
même; mais il a su y mettre partout la précision, la netteté,
l'élégance, indépendamment de quelques riches et neuves portions dont il
les a relevés; il a su faire enfin de cette suite de volumes sérieux un
sujet de vive et intéressante lecture.

On y saisit bien à son point de départ et à son origine la moderne école
philosophique qui est devenue plus tard l'éclectisme, et qui n'était
encore à ce moment que le spiritualisme. Je regrette presque pour elle
qu'elle n'ait pas gardé ce premier nom qui, en la spécifiant d'une
manière moins distinctive, la définissait pourtant avec largeur et
vérité. Il est toujours piquant de revenir après des années sur des
oeuvres d'esprit, sur des écrits ou des discours qui ont eu un grand
éclat et ont exercé une influence décisive. Le plus souvent cette vive
action s'est produite dans des circonstances toutes particulières et sur
des questions très-déterminées. Ainsi ces leçons de 1815 à 1820, qui
firent véritablement révolution dans la philosophie française, n'avaient
ni l'étendue ni la généralité dont M. Cousin a fait preuve depuis,
et pourtant elles ont plus agi peut-être qu'aucune des portions
subséquentes de son enseignement. C'est qu'alors toute parole portait
coup, et entrait pour ainsi dire dans le vif. Ce qui a pu sembler depuis
partie gagnée était d'abord un combat pied à pied, et chaque point à
emporter voulait un assaut.

Il faut bien se représenter l'état des doctrines en France au moment où
M. Cousin, âgé de vingt-quatre ans à peine, monta dans la chaire de
M. Royer-Collard et agita le flambeau. La philosophie du dix-huitième
siècle, malgré la reprise catholique de 1803, semblait fermement assise:
cette philosophie qui avait parcouru toutes ses phases et pénétré toutes
les sphères, évincée du monde politique par l'Empire, irritée bien
plutôt qu'effrayée du rétablissement des autels, restait maîtresse en
théorie. Elle dominait les sciences physiques et s'y appuyait; elle
siégeait aux plus hautes régions de l'astronomie avec Laplace; elle
régnait à l'Institut par les brillants travaux de Cabanis, surtout
par les analyses rigoureuses et en apparence définitives de Tracy; en
morale, elle était arrivée à rédiger son Catéchisme avec Saint-Lambert
et Volney. A vrai dire, quand une philosophie en est arrivée là, quelles
qu'aient pu être sa valeur et sa vérité au point de départ, il est temps
qu'elle finisse et soit détrônée; car toute philosophie, digne de ce
nom, n'existe qu'à la condition d'être sans cesse en question, sur le
qui-vive, et de recommencer toujours. I1 y a même des moments où j'ai
tant de respect pour la philosophie, que je crois qu'elle n'existe
véritablement que chez celui qui la trouve, et qu'elle ne saurait ni se
transmettre ni s'enseigner. Quoi qu'il en soit, la doctrine du XVIIIe
siècle en était à ce moment extrême et définitif où l'on se croit
le plus sûr de soi et où l'on est le plus près d'être frappé. Dans
l'enseignement public, elle n'était guère de nature à être ouvertement
et franchement professée. Un homme d'esprit, aimable, disert, légèrement
sceptique, s'était avisé d'un compromis heureux qui, sans satisfaire les
idéologues sévères, n'était pas fait non plus pour les alarmer. M.
La Romiguières avait trouvé un biais élégant et juste qui parait aux
difficultés et pourvoyait aux convenances. C'était un système honorable,
spécieux, surtout bien rédigé, et l'on aime tant les bonnes rédactions
en France! Ceux qui croyaient qu'il faut aux jeunes gens une philosophie
quelconque comme une rhétorique, n'avaient rien de mieux à demander et
devaient être contents. Mais l'esprit humain ne se comporte pas ainsi;
il est impatient et même un peu séditieux de sa nature, il ne sait pas
se tenir tranquille au gré des régnants. M. Royer-Collard le premier
s'insurgea; ce ne fut pourtant pas une attaque de front. En 1811, cet
esprit original, appelé à professer au sein de la Faculté des Lettres,
prit position sur une question très-particulière à l'école écossaise,
et il en tira parti pour renouveler l'observation psychologique. Son
enseignement circonscrit, profond et analytique, forma des maîtres; mais
à M. Cousin il était réservé d'enflammer à la fois et les jeunes
maîtres et le jeune public. En montant en 1815 dans la chaire de M.
Royer-Collard, M. Cousin mit d'abord le pied dans la trace exacte de son
respectable devancier; il se rattacha comme lui à Reid, mais il n'était
pas homme à s'y tenir. L'esprit de M. Cousin, en effet, est aussi
empressé par nature à s'étendre, que celui de M. Royer-Collard était
appliqué à se restreindre; ce dernier mit toujours une bonne moitié de
sa force à contenir l'autre moitié. C'était une habitude chrétienne et
port-royaliste qu'il avait retenue, même alors qu'il se confiait dans
la souveraineté de la raison. Aussi l'éclectisme, qui tint toujours à
honneur de le proclamer et de le révérer, eut-il sans doute, en certains
moments, quelque peine à lui faire accepter toutes les aventures et
les conquêtes dont l'éclat devait être réversible jusque sur lui. Le
Christophe Colomb ne fut en rien désavoué cette fois; mais il put bien
avoir besoin de toute sa piété ingénieuse et révérencieuse pour que l'on
consentît, sans trop gronder, à recevoir de ses mains un monde.

On distingue avec précision dans ce premier Cours par quelle racine
principale l'enseignement de M. Cousin se rattache à celui de M.
Royer-Collard, et à quel endroit juste il s'en sépare et s'émancipe pour
faire tige à son tour. Dès le premier jour, et lors même que la jeune
parole n'aspire encore qu'à continuer celle du grave prédécesseur, on
y sent courir un principe d'ardeur et de zèle qui était de nature à se
communiquer aussitôt et à électriser les esprits. «Elle ne s'élève pas
encore bien haut, a dit M. Cousin de cette philosophie première, mais on
sent qu'elle a des ailes.» Elle en eut en effet dès sa naissance;
dans ce premier Discours d'ouverture du 7 décembre 1815, où Reid
très-amplifié apparaît comme un grand régénérateur et comme celui qui
est venu mettre fin au règne de Descartes, dans ce Discours où éclatent
à tout instant une parole et un souffle plus larges que la méthode même
qui y est proclamée, on croit entendre encore les applaudissements qui
durent saluer cette péroraison pathétique par laquelle, au lendemain
des Cent-Jours et avant l'expiration de cette brûlante année, le
métaphysicien ému se laissait aller à adjurer la jeunesse d'alors:
«C'est à ceux de vous dont l'âge se rapproche du mien que j'ose
m'adresser en ce moment; à vous qui formerez la génération qui s'avance;
à vous l'unique soutien, la dernière espérance de notre cher et
malheureux pays. Messieurs, vous aimez ardemment la patrie: si vous
voulez la sauver, embrassez nos belles doctrines. Assez longtemps nous
avons poursuivi la liberté à travers les voies de la servitude. Nous
voulions être libres avec la morale des esclaves. Non, la statue de la
Liberté n'a point l'intérêt pour base, et ce n'est pas à la philosophie
de la sensation et à ses petites maximes qu'il appartient de faire les
grands peuples...» Ainsi la liberté politique était invoquée en aide de
la liberté morale par une sorte d'association et d'alliance naturelle
qui n'était pas une confusion.

Ce qui me frappe avant tout, ce qui m'intéresse singulièrement dans ces
premiers développements de la philosophie de M. Cousin, c'est bien moins
encore le fond des doctrines sur lesquelles un esprit naturellement
sceptique comme le mien se sent peu en mesure de prononcer, que le
talent même dont chacun peut se convaincre, et dont l'empreinte brille à
mes yeux tout d'abord. Ce talent individuel, avec son caractère, devient
le fait auquel je m'attache à travers la généralité des choses qu'il
embrasse, et où certainement il se réfléchit.

Je dirai ici tout ce que je pense sur ces premiers programmes que se
tracent à eux-mêmes les grands talents, et je ne ferai pas ma théorie
plus profonde qu'elle ne l'est. Selon moi, au moment où nous entrons
sur la scène de la vie, c'est surtout l'instinct et le sentiment des
facultés que nous portons en nous qui détermine, à notre insu, la
manière dont nous voyons et dont nous entamons les choses. Par exemple,
celui qui se sent poète désire que son époque soit un siècle de poésie,
et il le croit aisément. Celui qui est trempé pour la politique, pour
les combats de tribune, juge volontiers qu'une grande époque de luttes
est arrivée, et il le prend sur ce ton; ainsi plus ou moins de tous.
C'est surtout, en un mot, l'emploi de nos facultés intérieures que, sans
nous en rendre compte, nous cherchons au dehors dans les choses, et qui
nous dirige jusque dans la vue que nous en tirons. Que si cette vue,
d'ailleurs, concorde assez bien avec les circonstances éparses, si
seulement ces circonstances s'y prêtent et que le talent soit doué
d'assez de puissance, non pas pour les créer (à lui seul il n'y
suffirait pas), mais pour les rallier en faisceau, il en résulte les
grands succès.

C'est ce qui arriva pour l'éclectisme. Le mot et la chose se trouvent
dans un Discours d'ouverture de 1816, et M. Cousin en fit la matière
expresse de son enseignement dès 1817. Il a donc raison de revendiquer
l'initiative de cette méthode de philosophie qu'il combina avec celle de
son illustre prédécesseur. Il eut avant tout autre parmi nous, et sans
avoir besoin de l'emprunter à personne, l'idée de compléter et d'animer
la méthode psychologique, celle de l'analyse intérieure, par la
recherche historique. L'inspiration première de l'éclectisme est en
effet bien d'accord avec les instincts naturels et le génie propre de
M. Cousin. Après avoir construit et organisé dans de larges cadres la
science du _moi_ que son prédécesseur s'était borné à approfondir sur
quelques points essentiels, M. Cousin s'est hâté aussitôt d'y pratiquer
des jours et, en quelque sorte, des fenêtres sur toutes les façades. Qui
dit éclectisme suppose la curiosité des opinions du dehors et le goût
des voyages intellectuels. 1816 se trouvait un moment bien choisi pour
inoculer ce goût en France à l'élite de la jeunesse. C'était l'heure où
l'on allait commencer à sortir de chez soi, non plus pour se combattre,
mais pour se connaître.

Aussi, malgré les premiers étonnements et les hauts cris que soulève
toute idée nouvelle, l'éclectisme, servi par la belle parole et
l'infatigable activité de son promoteur, a fait fortune avec les années,
et son nom est devenu celui même de l'école philosophique moderne. J'ai
paru regretter précédemment que ce nom ait prévalu au point d'éclipser
celui de spiritualisme qui s'appliquait mieux au fond et à la nature
des idées. Pour les esprits superficiels et qui jugent sur l'étiquette,
l'éclectisme n'a souvent paru désigner qu'un procédé extérieur qui va
par le monde, quêtant et glanant les vérités à droite et à gauche, sans
les avoir avant tout approfondies en soi. Dans cette prévention légère
on ne tient nul compte de cette autre méthode et de cette doctrine
d'analyse et de description intérieure qu'institua M. Royer-Collard, que
M. Cousin, en 1816, élargit et exposa, dont M. Jouffroy, depuis, avait
fait son vaste et presque unique domaine, et qui n'a cessé de fournir à
M. Damiron un champ d'observations intimes et délicates. Quel que soit
le jugement à porter sur l'ensemble de cette science et sur les hautes
prétentions qu'elle élève, elle n'est pas représentée dans l'idée
vulgaire qui s'attache au mot d'éclectisme. Ajoutons vite que ce dernier
aspect n'a prévalu si complètement que parce qu'il est le plus riche, le
plus brillant et le plus saisissable pour le grand nombre des esprits.
Comme toute étude d'ailleurs qui porte sur l'histoire, l'éclectisme a sa
réalité, indépendante même de la philosophie particulière à laquelle
il s'appuie. Quand on ne le considérerait, après tout, que comme une
méthode historique pour aborder l'examen des systèmes de philosophie
dans le passé, il faudrait reconnaître qu'il a produit de positifs et
féconds résultats. L'antiquité dans ses grandes écoles, le Moyen-Age et
la Scolastique, la Renaissance et les hardis rénovateurs italiens, ont
été successivement mis en lumière, interprétés selon leur véritable
esprit; et dans ces voies diverses où s'avance chaque jour une studieuse
élite, on retrouve partout à l'origine le passage lumineux, le signal et
l'impulsion du maître.

La publication du Cours de 1817 nous montre l'éclectisme à son premier
état et sous sa première forme. Il n'était pas tel alors que plus tard,
lorsque nous le revîmes en 1828, enhardi par les voyages, perçant
jusqu'à l'Orient et embrassant la conquête du monde. En 1817 il en était
à son essai tout nouveau et à sa sortie du nid. Il ne se proposait pour
premier horizon que la tournée du XVIIIe siècle; mais il la fit tout
d'abord complète, avec largeur, avec précision, avec cette aisance
supérieure qui présage les destinées. Ne faisant remonter la
philosophie, comme science, que jusqu'à Descartes, le jeune professeur
la voyait s'égarant presque aussitôt et ressaisissant seulement la vraie
méthode au commencement du dernier siècle, mais avec des préventions
exclusives dans les différentes écoles qui s'étaient alors partagé
l'Angleterre, la France et l'Allemagne: «Le temps, disait-il, qui
recueille, féconde, agrandit les moindres germes de vérité déposés dans
les plus humbles analyses, frappe sans pitié, engloutit les hypothèses,
même celles du génie. Il fait un pas, et les systèmes arbitraires sont
renversés; les statues de leurs auteurs restent seules debout sur leurs
ruines. La tâche de l'ami de la vérité est de rechercher les débris
utiles qui en subsistent et peuvent servir à de nouvelles et plus
solides constructions.» Après avoir essayé cette méthode, un peu
timidement encore, sur les principaux successeurs de Descartes, M.
Cousin commença de l'appliquer dans toute son étendue aux trois grandes
écoles du XVIIIe siècle, aux Écossais, à Condillac, à Kant. Telles qu'on
les peut lire aujourd'hui, sous cette forme de révision sévère, la suite
de leçons où figurent successivement tant de noms célèbres dans l'ordre
philosophique ou moral, Helvétius, Saint-Lambert, Hutcheson, Smith,
est d'un aimable autant que sérieux intérêt. M. Cousin a pris soin de
compléter et d'orner, avec sa curiosité littéraire actuelle, ses vues
fidèlement reproduites d'alors: des biographies neuves donnent la main
aux analyses; il en résulte pour des parties entières de ce Cours (je
demande pardon du terme de l'éloge) un ensemble tout à fait charmant.
Chacun a pu lire d'ailleurs, soit dans la _Revue des Deux Mondes_, soit
dans le _Journal des Débats_, de grands extraits pleins d'élévation et
d'éloquence sur Dieu, sur le mysticisme, sur le beau. En récrivant de
la sorte ces morceaux pour tout le monde, M. Cousin les a heureusement
purgés de quelques expressions trop spéciales, et qui sentaient l'école.
Les premiers _Fragments philosophiques_ n'étaient pas entièrement
exempts de cette manière. On éprouvait quelquefois un regret, lorsqu'on
lisait M. Cousin dans ces divers essais de sa jeunesse et qu'on avait
l'honneur de le connaître: cet esprit si libre, si étendu, si dégagé
des formes, n'était pas de tout point représenté dans ces expositions
premières; je ne sais quel mélange d'école y nuisait. La publication
présente a des portions considérables qui satisfont à un de nos voeux
les plus anciens et les plus chers: le talent littéraire de M. Cousin
s'y déploie sans rien s'imposer qui le contrarie.

Il y a quelques écrivains de notre temps, en très-petit nombre qui ont
un don bien rare, ou plutôt une heureuse incapacité: ils ont beau
écrire en courant et improviser, ils ne sont jamais en danger de rien
rencontrer qui soit contre le goût et le génie de la langue. Aucun de
ces mots, aucune de ces formes si aisément habituelles de nos jours, ne
se présente sous leur plume; il semble vraiment qu'ils auraient, pour
les trouver, à faire autant d'efforts que d'autres en devraient mettre à
les éviter. Qu'il y a peu d'écrivains pareils! dira-t-on. J'en citerai
pourtant. Dans la presse quotidienne, tel était Carrel, plume toujours
française et d'une netteté certaine, si rapide, si enflammée qu'elle
fût. Pourquoi ne dirai-je pas que, tout à côté d'ici[289], la plume
excellente de notre ami M. de Sacy est, à sa manière, douée de qualités
littéraires également fermes et sûres? il peut laisser courir son
expression de chaque jour, aucune ambiguïté suspecte ne viendra s'y
mêler: en parlant sa langue forte et saine, il ne fait que parler celle
de sa maison (_gentilitium hoc illi_, disait Pline le Jeune). Eh bien!
M. Cousin de même, dans l'ordre oratoire ou dans les développements de
l'écrivain, n'a qu'à se laisser aller à sa pente et comme à son torrent:
s'il ne se préoccupe d'aucune démonstration philosophique trop spéciale,
il trouvera d'emblée, il parlera ou écrira avec plénitude et de source
cette belle langue du XVIIe siècle qui fait l'objet de nos regrets et de
nos admirations. Cette langue même, cette prose d'un si grand air, avec
l'amplitude de ses tours et jusque dans les détails de son vocabulaire,
semble naturellement la sienne, et, toutes les fois qu'il lui est arrivé
de mêler du Kant au Malebranche, c'est qu'il l'a bien Voulu.

[Note 289: Dans le _Journal des Débats_ où j'écrivais cet article.]

Pascal a dit: «Il y en a qui parlent bien et qui n'écrivent pas bien.
C'est que le lieu, l'assistance les échauffe, et tire de leur esprit
plus qu'ils n'y trouvent sans cette chaleur.» Les professeurs célèbres
qui ont porté si haut l'honneur de l'enseignement en France sous la
Restauration, ont prouvé qu'ils savaient unir en eux ces deux arts qui
peuvent très-bien se séparer. Ces Cours nourris et brillants qui nous
avaient instruits et charmés au pied de la chaire de M. Villemain, nous
les avons retrouvés dans une lecture attachante et solide, à la fois
semblable et nouvelle. Aujourd'hui voilà M. Cousin qui revient également
sur ses premières traces, pour les fixer et pour se perfectionner, selon
le cachet des talents véritablement littéraires. Aussi cet esprit de
feu qui avait animé sa parole publique ne lui a pas fait défaut dans
la solitude du cabinet, et l'ancien travail refondu en est ressorti
très-vivant.

Et pour que l'aperçu ne soit pas trop incomplet, notez qu'ici, chez
M. Cousin, il n'y a pas seulement le professeur et l'orateur qui fait
concurrence à l'écrivain, il y a le causeur, celui que vous savez, de
tous les jours, de toutes les heures. Or, on a pu le remarquer en maint
exemple, la plupart des hommes qui ont tant de verve en causant, qui
l'ont pour ainsi dire à la minute, la dissipent et ne retrouvent pas,
en écrivant, les mêmes couleurs. M. Cousin est du petit nombre dont le
talent suffit à la double dépense, que dis-je? dont la double
dépense suffit à peine au talent, tant celui-ci est actif, abondant,
intarissable.

Entre les illustres professeurs qui, dans les jours laborieux d'alors,
maintinrent à eux trois, au coeur des écoles, l'indépendance et la
dignité de la pensée, il en est un autre que personne assurément
n'oublie et qu'il m'est inutile de nommer[290]. De celui-là, qui échappe
pour le moment à l'appréciation littéraire, mais qu'une curiosité
respectueuse ne saurait, même à ce seul titre, s'empêcher de suivre
en silence et d'observer, il me suffira de dire qu'il a eu cela de
particulier et d'original, que, trempé encore plus expressément par la
nature pour les luttes et pour les triomphes de l'orateur, il y a de
plus en plus aguerri et assoupli sa parole: cette netteté, ce nerf,
cette décision de pensée et d'expression qu'il a sans relâche développés
et qu'il porte si hautement dans les discussions publiques, toutes ces
qualités ardentes et fortes, il semble que ce soit plutôt l'orateur
encore qui, chez lui, les communique et les confère ensuite à
l'écrivain; et si l'on pouvait en telle matière traiter un contemporain
si présent comme on ferait un grand orateur de l'antiquité, on aurait
droit de dire à la lettre que c'est sur le marbre de la tribune, et en y
songeant le moins, qu'il a poli, qu'il a aiguisé son style.

[Note 290: M. Guizot, alors ministre, et de fait chef du Cabinet.]

Me voilà bien loin; je ne voulais aujourd'hui que caractériser en termes
généraux la publication rétrospective de M. Cousin, faire valoir, comme
elle le mérite, cette révision patiente et vive qui témoigne d'un grand
respect pour le public et d'un noble souci de l'avenir. En revoyant
cette première partie du Cours ainsi rajustée et heureusement rajeunie,
on pouvait se demander si les leçons de 1828-1829, que nous possédons
saisies et fixées par la sténographie, mais saisies au vol et dans toute
la rapidité de l'improvisation, si ces leçons, jusqu'ici très-goûtées et
plus que suffisantes, n'allaient pas souffrir quelque peu du voisinage
et réclamer de l'auteur une retouche légère à leur tour. Mais nous
avions à peine le temps de former ce voeu, que M. Cousin l'a déjà
devancé, et la seconde série est en train de paraître avec les
perfectionnements que nous lui souhaitions, quand notre lenteur achève
seulement de s'acquitter envers la première.

2 avril 1847.




SUR
L'ÉCOLE FRANÇAISE D'ATHÈNES

On a récemment parlé d'un projet qui honorerait à la fois le
Gouvernement français et le Gouvernement grec: il s'agirait d'établir un
lien régulier entre l'Université de France et la patrie renaissante des
Hellènes, de mettre en rapport l'étude du grec en France avec cette
étude refleurie au sein même de la Grèce, d'instituer en un mot une
sorte de concordat littéraire entre notre pays latin et la terre
d'Athènes. Le ministre de l'instruction publique, à qui toutes les
pensées généreuses conviennent si naturellement[291], n'a pas négligé
celle-ci entre tant d'autres; il a envoyé en Grèce un savant conseiller
de l'Université, M. Alexandre, pour aviser aux moyens d'exécution; les
effets de cette mission ne se feront sans doute pas attendre. Nous ne
dirons quelque chose ici que de l'idée elle-même et des avantages qui
en pourraient résulter, si elle est, comme nous l'espérons, interprétée
dans sa vraie mesure et exécutée conformément à l'esprit.

[Note 291: M. de Salvandy.]

Cette idée d'aller rechercher à sa source la connaissance, le goût et
l'inspiration la plus sûre de l'antiquité grecque a dû naître dans
plusieurs esprits, du jour où le Gouvernement de la Grèce offrait toutes
les garanties de sécurité, de civilisation renaissante et d'avenir. Il y
a quelques années déjà qu'à Paris M. Coletti, alors ministre résident;
M. Piscatory, non ministre encore, mais philhellène de tout temps,
M. Eynard, si attaché aux destinées du pays auquel son nom est
inséparablement lié, et quelques autres personnes encore s'en
entretenaient avec intérêt et comme d'un voeu réalisable. Deux ordres de
considérations se présentaient presque à la fois et venaient se combiner
entre elles.

On va d'ordinaire étudier la peinture et l'architecture en Italie, c'est
bien: la peinture y vit tout entière dans ses chefs-d'oeuvre les plus
éclatants et les plus accomplis; l'architecture y règne dans ses plus
majestueux développements. Celle-ci pourtant n'est pas là à ce degré de
pureté et de simplicité première qui constitue la perfection classique;
cette perfection sans trace d'effort et sans surcharge aucune, il faut
la chercher sous le ciel d'Athènes, dans la beauté idéale et légère des
temples, dans l'admirable et discret accord des lignes monumentales avec
les lignes naturelles du paysage et des horizons. En un mot, si Rome est
justement le foyer tout trouvé d'une école de peinture, le centre le
plus naturel pour l'architecture est Athènes. Ajoutez que de là on
serait mieux à portée d'explorer dans tous les rayons, depuis le fond du
Péloponèse jusqu'aux plages d'Ionie, ce sol vierge qui est bien loin,
comme celui d'Italie, d'avoir tout rendu.

Quant à la langue, à la philologie, les considérations se pressent,
elles concourent au même point, elles viennent en quelque sorte
aboutir au même lieu comme à un centre tout désigné de lumière et de
perfectionnement. Nous estimons trop l'Université de France, nous avons
une trop haute idée des esprits supérieurs, des maîtres illustres
qu'elle a produits et qu'elle possède, et de ceux, plus jeunes, qui
aspirent à les continuer, pour ne pas exprimer ici ce que nous croyons
la vérité: l'Université n'a pas été sans préjugés et sans prévention
dans l'étude du grec ancien et à l'égard de la Grèce moderne. Les Grecs
modernes y ont bien été de leur faute pour quelque chose. Ceux-ci en
général (le grand Coray à part), se sentant après tout les fils de la
vraie race, ont trop négligé l'érudition proprement dite; ils se sont
trop conduits comme les descendants d'une grande famille ruinée, mais
qui, fiers de parler la langue de leur nourrice, la langue de leur
maison, s'y tiennent et négligent les autres sources d'instruction
et les autres moyens d'éclaircissement comme n'étant proprement qu'à
l'usage des étrangers. Les érudits d'autre part, ceux qui l'étaient
devenus uniquement par le labeur et par les livres, ont rendu aux Grecs
modernes et à leurs prétentions exclusives la monnaie de leur dédain, et
le désaccord s'est maintenu. Un signe extérieur (et l'empire des signes
est grand) contribuait à l'entretenir. La prononciation du grec telle
qu'elle était en vigueur dans l'ancienne Université, et qu'elle l'est
encore dans la nôtre, paraissait aux Grecs modernes tout à fait barbare;
le fait est qu'elle peut être commode pour les dictées de versions
grecques que les professeurs font aux écoliers, mais elle ne saurait se
donner raisonnablement pour l'écho fidèle de la plus harmonieuse des
langues. L'ancienne Université y tenait pourtant par principes; lorsque
des amateurs instruits, comme Guys dans ses _Lettres sur la Grèce_,
protestaient contre cette routine si pleine de cacophonie, les savants
de profession, comme Larcher, s'efforçaient de démontrer que ce n'était
pas routine, mais raison, et ils répondaient, sans se déconcerter, aux
exemples tirés de la tradition, qu'après la prise de Constantinople par
les Turcs, les savants grecs qui s'étaient réfugiés en Italie y avaient
porté _leur prononciation vicieuse_. Voilà ce que nous nous permettons
d'appeler des préjugés; mais ce n'est là qu'un détail, et le désaccord
qui se rapportait à la prononciation en couvrait d'autres qui tenaient
au fond des choses.

Il est temps que cette mésintelligence cesse, ou plutôt elle a déjà
cessé auprès des esprits éclairés, et il n'y a plus qu'un pas à faire
pour régler l'union. Et à qui donc devrait-on l'introduction, la
naturalisation de la langue grecque en Occident, sinon à ces savants
des XIVe et XVe siècles, aux Chrysoloras, aux Théodore Gaza, aux
Chalcondyle, aux Lascaris, à ceux enfin qui arrivaient tout pleins,
comme d'hier, des antiques trésors, qui les possédaient par héritage
et par usage, en vertu d'une tradition bien prolongée sans doute, mais
_ininterrompue_? L'interruption littéraire dans la Grèce moderne ne
date que du XVe siècle; depuis lors la langue, en tombant à la merci du
simple peuple, s'est amoindrie, s'est appauvrie, et a subi la loi des
idiomes qui se décomposent; elle a conservé pourtant beaucoup de son
vocabulaire, de ses tours et de son harmonie. Pour les gens du pays qui
y reviennent par l'étude, il n'est rien de plus naturel et de plus aisé
que de ressaisir le sens et le génie de l'ancienne langue. Dans une
foule de cas, ils n'ont qu'à se ressouvenir, à faire acte d'une analogie
rapide; ils n'ont pas cessé en effet, même dans ce fleuve diminué, de
tenir, si l'on peut dire, le fil du courant. Pour bien savoir et bien
sentir dans ses moindres nuances, pour bien articuler dans ses accents
le grec ancien, il n'est rien de tel encore que d'être Grec moderne.
Sans se croire tout à fait au temps où le savant Philelphe épousait une
femme grecque pour mettre la dernière main à son érudition et se polir à
la langue jusque dans son ménage, on peut se dire que, du moment que la
Grèce renaît aux doctes et sérieuses études de son passé, elle est plus
voisine que nous du but et infiniment plus près de redevenir vivante.
S'il s'agissait de bien entendre et de goûter l'ancien français de
Villehardouin, dont je suppose qu'on eût été séparé par quelque grande
catastrophe sociale et quelque conquête, le plus sûr serait encore
d'être Français, et, un peu d'étude aidant, on se trouverait aisément en
avance à cet effet sur le plus docte des Germains.»

Il semble que le résultat indiqué par ces considérations diverses, c'est
qu'une _École française_, instituée à Athènes pour un certain nombre de
jeunes _architectes_ et de jeunes _philologues_, concilierait à la fois
les intérêts de l'art et ceux de l'érudition. Pourquoi, aux élèves qui
se seraient signalés dans les concours d'architecture, ne joindrait-on
pas quelques-uns des élèves sortant de l'École normale, qui auraient
également mérité cette distinction, et qui se destineraient d'une
manière plus spéciale à l'enseignement des Lettres grecques en France?
Nous n'avons pas à rédiger ici de projet, mais simplement à appeler
l'attention sur une idée que l'esprit élevé de M. de Salvandy a été le
premier à accueillir, à mettre en avant, et qui semblerait presque
en voie d'exécution, si l'on en jugeait d'après les démarches
préliminaires. Nous dirions même que nous aurions peur des projets
trop rédigés à l'avance, et qui anticiperaient sur l'expérience par
la théorie: car notez que la théorie ici, ce serait probablement
la routine. Il y a là quelque chose de bon, de grand peut-être,
d'essentiellement fécond à tenter. Dans notre siècle positif, et avec
nos habitudes, si excellentes d'ailleurs, de bon ordre administratif et
de contrôle constitutionnel, on n'est guère disposé à rien essayer, à
rien proposer qu'après des espèces de plans et de devis parfaitement
rigoureux en apparence, et que la pratique ne laisse pas de déjouer
souvent. Les commissions de la Chambre aiment d'avance, en chaque projet
qui leur est déféré et pour lequel on leur demande assistance, à voir
des résultats nets, et, s'il est possible, des produits; on aime enfin à
rentrer tôt ou tard dans ses fonds. Rien de plus juste, et c'est là un
des bienfaits, une des garanties habituelles du régime sous lequel nous
vivons. Dans le cas présent toutefois, il y a une pensée supérieure qui
doit dominer. Une telle école d'art et de langue instituée à Athènes
serait avant tout un germe; utile dans le présent, elle le deviendrait
surtout dans l'avenir. L'important serait bien moins d'abord dans tel ou
tel règlement de détail que dans l'esprit qui animerait la fondation,
et dans le choix de l'homme appelé à la diriger sur les lieux, et qui
devrait savoir l'approprier, l'étendre, la modifier selon l'expérience
même. On pourrait, ce semble, commencer simplement, ne fonder qu'un
assez petit nombre de places d'élèves; l'essentiel serait de commencer,
et de se confier pour le développement à une terre qui a toujours rendu
au centuple ce qu'on y a semé de généreux.

Qu'on se figure cinq ou six jeunes gens d'élite sous la conduite d'un
maître à la fois artiste et érudit, sous une direction telle que M.
Letronne ou M. Raoul-Rochette dans leur jeunesse l'auraient pu si
parfaitement donner: de pareilles conditions réunies sont difficiles à
rencontrer sans doute, elles ne sont pas introuvables pourtant dans les
rangs rajeunis de l'Université ou de l'Institut. Chaque année, après
les études qui auraient pu se suivre sur place, il y aurait un voyage
destiné à quelques explorations d'art ou au commentaire vivant d'un
auteur ancien; la moindre promenade aurait son objet. Les choeurs
d'_Oedipe_ lus à Colone; et ceux d'_Ion_ à Delphes; les odes de Pindare
étudiées en présence des lieux célébrés; un grand historien suivi pied
à pied sur le théâtre des guerres qu'il raconte; l'Arcadie parcourue,
Xénophon en main, à la suite d'Épaminondas victorieux, ce seraient
là des études parlantes qui résoudraient, j'en réponds, plus d'une
difficulté géographique ou autre, née dans le cabinet. Mais surtout on
en rapporterait, avec la connaissance précise, une intelligence animée,
la vie et le charme qui se communiquent ensuite et qui sont le vrai
flambeau des Lettres. Les inscriptions, chemin faisant, y trouveraient
leur compte; et bien d'autres choses avec elles.

Si nous n'avons pas à tracer ici de programme à une noble pensée, nous
ne prétendons pas non plus en présenter un idéal anticipé; ce que nous
voudrions, ce serait, en remerciant M. de Salvandy de son heureuse
initiative, de l'y encourager, si ce mot nous est permis, et de
maintenir, pour peu qu'il en fût besoin, l'idée première dans sa libre
et large voie d'exécution: ce qui rapetisserait, ce qui réduirait trop
cette idée, ce qui la ferait rentrer dans les routines ordinaires, en
compromettrait par là même la fécondité et en tuerait l'avenir. Au
reste, l'envoyé du ministre est allé, et a vu de ses yeux; il a dû
rapporter des impressions vives. Le ministre de France à Athènes, M.
Piscatory, aura été consulté, et sa parole comptera pour beaucoup, sans
nul doute, dans une détermination à ce point intéressante pour le pays
qu'il possède si bien. Le nombre des personnes qui ont visité la Grèce
s'accroît chaque jour, et leur impression à toutes est que ce jeune État
régénéré est dans une veine croissante d'activité et de progrès; nul
autre État n'a eu plus à faire et n'a plus fait en vingt-cinq ans. Il
n'y a jamais eu, nous disent de bons témoins, tant de passé, de présent
et d'avenir dans un si petit espace. C'est là qu'il s'agit de jeter avec
un peu de confiance, et sans trop marchander, une idée, une institution
généreuse. Qu'en sortira-t-il? Avec tant de bonnes conditions en
présence, nous verrons bien[292].

[Note 292: Cet article fut inséré dans le _Journal des Débats_ du 25
août 1846. Le voeu qu'il exprimait s'est réalisé. L'Ordonnance royale
qui instituait l'École Française d'Athènes parut peu de temps après (13
septembre).]




M. RODOLPHE TOPFFER

Cinq ans à peine s'étaient écoulés depuis que, dans la _Revue des Deux
Mondes_, nous annoncions, pour la première fois, M. Topffer alors peu
connu en France[293], et, dans le _Journal des Débats_ du 13 juin 1846,
nous avions à écrire les lignes suivantes:

«M. Rodolphe Topffer, ce romancier sensible et spirituel, ce dessinateur
plein de naturel et d'originalité, dont les _Nouvelles_ et les _Voyages_
avaient obtenu, dans ces dernières années, tant de succès parmi nous,
vient de mourir à Genève, après une longue et cruelle maladie, le 8
juin, à l'âge de quarante-sept ans...» Et, après quelques détails
biographiques rapides, nous ajoutions: «Pendant assez longtemps le nom
de M. Topffer et sa vogue n'avaient pas franchi le bassin de son cher
Léman; sans ambition, vivant de la vie domestique, dirigeant une
institution qui ne faisait qu'élargir pour lui le cercle de la famille,
il ne voyait dans ses écrits, comme dans ses croquis, que des jeux et
des délassements avec lesquels il se contentait de charmer ou
d'amuser ce qui l'entourait. Pourtant sa réputation s'était étendue
insensiblement; les belles éditions qu'avait données ici M. Dubochet, et
pour lesquelles l'éditeur s'était procuré le concours d'habiles artistes
et particulièrement de l'excellent paysagiste genevois Calame, avaient
nationalisé en France le nom de l'auteur.

[Note 293: Voir au tome II des _Portraits contemporains_.]

M. Topffer, sans rien changer à sa vie modeste, avait fini par percer,
par obtenir son rang, et il jouissait avec douceur des suffrages de
cette estime publique qui, même de loin, ne séparait pas en lui l'homme
de l'artiste et de l'écrivain. C'est à ce moment de satisfaction
légitime et de plénitude, comme il arrive trop souvent, que sa destinée
est venue se rompre: une maladie cruelle a, durant des mois, épuisé ses
forces et usé son organisation avant l'heure, mais sans altérer en rien
la sérénité de ses pensées et la vivacité de ses affections. La douleur
profonde qu'il laisse à ses amis de Genève sera ressentie ici de tous
ceux qui l'ont connu, et elle trouvera accès et sympathie auprès de ces
lecteurs nombreux en qui il a éveillé si souvent un sourire à la fois et
une larme.»

Mais c'est trop peu dire, et ceux qui l'ont lu, qui l'ont suivi tant
de fois dans ces excursions alpestres dont il savait si bien rendre la
saine allégresse et l'âpre fraîcheur, ceux qui le suivront encore avec
un intérêt ému dans les productions dernières où se jouait jusqu'au
sein de la mort son talent de plus en plus mûr et fécond, ont droit
à quelques particularités intimes sur l'écrivain ami et sur l'homme
excellent. L'exemple d'une telle destinée d'artiste est d'ailleurs trop
rare, et, malgré la terminaison précoce, trop enviable, en effet, pour
qu'on n'y insiste pas un peu. Avoir vécu, dès l'enfance et durant
la jeunesse, de la vie de famille, de la vie de devoir, de la vie
naturelle; avoir eu des années pénibles et contrariées sans doute, comme
il en est dans toute existence humaine, mais avoir souffert sans les
irritations factices et les sèches amertumes; puis s'être assis de bonne
heure dans la félicité domestique à côté d'une compagne qui ne vous
quittera plus, et qui partagera même vos courses hardies et vos généreux
plaisirs à travers l'immense nature; ne pas se douter qu'on est artiste,
ou du moins se résigner en se disant qu'on ne peut pas l'être, qu'on
ne l'est plus; mais le soir, et les devoirs remplis, dans le cercle du
foyer, entouré d'enfants et d'écoliers joyeux, laisser aller son crayon
comme au hasard, au gré de l'observation du moment ou du souvenir; les
amuser tous, s'amuser avec eux; se sentir l'esprit toujours dispos,
toujours en verve; lancer mille saillies originales comme d'une source
perpétuelle; n'avoir jamais besoin de solitude pour s'appliquer à
cette chose qu'on appelle un art; et, après des années ainsi passées,
apprendre un matin que ces cahiers échappés de vos mains et qu'on
croyait perdus sont allés réjouir la vieillesse de Goëthe, qu'il en
réclame d'autres de vous, et qu'aussi, en lisant quelques-unes de vos
pages, l'humble Xavier de Maistre se fait votre parrain et vous désigne
pour son héritier: voilà quelle fut la première, la plus grande moitié
de l'existence de Topffer. La seconde moitié n'est pas moins heureuse ni
moins simple: quand la célébrité fut venue, il resta le même; rien ne
fut changé à ses habitudes, à ses pensées. Si l'étude réfléchie s'y mêla
un peu plus peut-être, s'il surveilla un peu plus du coin de l'oeil ce
qui avait d'abord ressemblé à de pures distractions, on ne s'en aperçut
pas auprès de lui: il demeura l'homme du foyer, de l'institution
domestique, le maître et l'ami de ses élèves. On me dit, à propos de
ces élèves, qu'ils ne voulaient jamais aller en vacances, tant il les
attachait et les captivait par cette éducation vive, libre, naturelle,
pourtant solide, sans mollesse ni gâterie. Ce merveilleux talent
d'artiste ne se réservait en rien pour le public, et il continuait de se
dépenser _en nature_ autour de lui. Lui, de son côté, il y trouvait son
compte en expérience continuelle, en observation naïve. Quand on est
moraliste et qu'on n'observe que des hommes faits, on court risque de
tourner au La Rochefoucauld et au La Bruyère; si le regard se reporte au
contraire sur une jeunesse honnête et chaque jour renouvelée, on
garde la fraîcheur du coeur jusque dans la connaissance du fond, la
consolation dans les mécomptes, une vue plus juste de la nature morale
dans ses ressources et dans son ensemble. Je ne sais qui a dit que
l'expérience dans certains esprits ressemble à l'eau amassée d'une
citerne: elle ne tarde pas à se corrompre. Pour Topffer, l'expérience
ressemblait plutôt à une source courante et sans cesse variée sous le
soleil.

Ainsi, heureux et sage, la célébrité n'avait introduit aucune agitation
étrangère dans sa vie, aucune ambition dans son âme. Au dernier jour,
comme il y a vingt ans, voué tout entier à ce qu'il appelait _le charme
obscur des affections solides_, on l'eût vu accoudé, le soir, entre son
vénérable père, sa digne compagne, ses nombreux enfants et quelques amis
de choix, confondre le sérieux dans la gaieté, et faire éclore la leçon
en passe-temps. Il continuait de vivre et de jouer sous ces mille formes
que lui dictait un secret instinct; le crayon jouait sous ses doigts,
et la saillie accompagnait le crayon, comme un air qu'on sait suit
naturellement les paroles. Aussi, malgré ses souffrances des derniers
temps, malgré les douleurs si légitimes et si inconsolables qu'il laisse
en des coeurs fidèles, pourrait-on se risquer à trouver que cette fin
même est heureuse, et que sa destinée tranchée avant l'heure a pourtant
été complète, si un père octogénaire ne lui survivait: les funérailles
des fils, on l'a dit, sont toujours contre la nature quand les parents y
assistent.

Depuis quelques années, la santé de Topffer, longtemps florissante,
paraissait décliner sans qu'il en sût la cause. Il n'accusait que
ses yeux, dont l'état de douleur s'aggravait et ne laissait pas de
l'alarmer. En 1842, il fit avec son pensionnat son dernier grand voyage
alpestre au mont Blanc et au Grimsel. Nous en avons sous les yeux le
récit et les dessins, que M. Dubochet se propose de publier comme un
tome second des _Voyages en zigzag_. Jamais, selon nous, Topffer n'a
mieux fait et n'a été davantage lui-même. Il semblait, dès le jour du
départ, se dire que ce voyage serait le dernier; il embrassait, pour
ainsi dire, d'une dernière et plus vivifiante étreinte cette grande
nature dont il comprenait si bien les moindres accidents, les sévérités
ou les sourires, _l'âpreté d'un roc_, comme il dit, _la grâce d'une
broussaille_. Son triple talent d'observateur de caractères, de
paysagiste expressif et d'humoriste folâtre, s'y croise et s'y combine
presque à chaque page; le pressentiment fatal à demi voilé s'y fait jour
aussi: «Cette fois, en déposant le bâton de voyageur, nous dit-il, celui
qui écrit ces lignes se doute tristement qu'il ne sera pas appelé à le
reprendre de sitôt... Pour voyager avec plaisir, il faut pouvoir tout
au moins regarder autour de soi sans précautions gênantes, et affronter
sans souffrance le joyeux éclat du soleil. Tel n'est pas son partage
pour l'heure. Que si, par un bienfait de Dieu, cette infirmité de vue
n'est que passagère, alors, belles montagnes, fraîches vallées, bois
ombreux, alors, rempli d'enchantement et de gratitude, jusqu'aux confins
de l'arrière-vieillesse il ira vous redemander cet annuel tribut de vive
et sûre jouissance que, depuis tantôt vingt ans[294], vous n'avez pas
cessé une seule fois de lui payer!»

[Note 294: C'est, en effet, de 1823 que datait la première excursion
pédestre de Topffer. Lorsqu'on aura publié ce dernier voyage de 1842,
on aura sous les yeux la série de toutes ses courses depuis 1837. Il
restera encore à publier quelques-unes de celles d'auparavant, qu'il
avait également disposées pour l'impression.]

En novembre 1843, il écrivait à une personne de Paris, et pourquoi ne
le dirais-je pas tout simplement? il m'écrivait à moi-même ces lignes
aimables et familières, dans lesquelles il s'exagérait beaucoup trop
sans doute la nature du service dont il parlait; mais, même à ce titre,
elles me sont précieuses, elles m'honorent, elles me vengeraient au
besoin de certains reproches qu'on me fait parfois de m'aller prendre
d'abord à des talents moins en vue; elles le peignent enfin dans sa
modestie sincère et dans sa façon allègre de porter ses maux:

«Bonjour,... monsieur, vous ne me reconnaissez point! Je suis cet enfant
de Genève dont vous voulûtes bien être parrain dans le temps. J'étais
bien petit alors, et je ne suis pas plus grand aujourd'hui; néanmoins
je ne vous ai point oublié, et c'est pourquoi, bien que je n'aie rien à
vous dire, je n'éprouve pas que le silence soit l'expression convenable
de la bonne amitié que je vous porte et de la reconnaissance que je vous
ai vouée, à vous et à M. de Maistre, mon autre parrain[295].

[Note 295: C'est bien à M. Xavier de Maistre, et à lui seul, que
convient ce titre de _parrain_ que lui donnait Topffer. C'est à M. de
Maistre que nous dûmes nous-même de mieux fixer notre attention sur
celui qu'il adoptait si ouvertement. M. de Maistre, qui vit à cette
heure en Russie et qui s'y défend de son mieux, dit-il, contre l'âge et
le climat, octogénaire comme le père de Topffer, aura eu la douleur, lui
aussi, de voir disparaître ce filial héritier.]

«Que vous dirai-je donc, monsieur, n'ayant rien à vous dire? Je vous
dirai que M. R... m'a apporté des compliments que vous lui aviez
remis pour moi et qui m'ont fait un bien grand plaisir. Il avait eu
l'avantage. M. R..., de vous aller voir. Sur quoi je me suis informé
auprès de lui de choses qui me tiennent à coeur. Devinez lesquelles?
vous ne le pourriez pas. «Si vous êtes abordable, si vous êtes un homme
avec lequel un provincial, qui irait à Paris, pourrait, tel quel, au
coin du feu, s'entretenir bonnement, sans lorgnon ni manchettes; si vous
êtes, etc., etc.» Sur tous ces points, M. R... m'a édifié si bien, et
tout s'est trouvé être tellement à mon gré, qu'il n'y a aucun doute que
je me promets d'aller quelque jour frapper à votre porte, monsieur, et
vous demander la faveur d'un bout de soirée employé en causeries. Comme
j'ai les yeux dans un état misérable, et que les docteurs inclinent de
plus en plus vers un temps de repos complet et récréatif, j'espère les
amener à m'ordonner de faire une pointe en Angleterre et un séjour à
Paris que je n'ai pas revu depuis 1820 et que j'aimerais revoir de la
même façon, c'est-à-dire perdu, flâneur, et, dans toute cette population
entassée, connaissant seulement trois personnes choisies.

«Figurez-vous, monsieur, combien je suis malheureux: depuis près d'un
an condamné à ne presque pas lire par mes yeux, à ne presque pas écrire
aussi. Restent des leçons à donner: c'est une façon pas mauvaise de
tuer le temps, mais ce n'est rien de plus. J'en suis à avoir envie
d'apprendre à fumer: l'on dit qu'enveloppé de ces bouffées odorantes,
les heures coulent vagues et rêveuses, et qu'avec de l'habitude on
devient stagnant comme un Turc. Sûrement vous ne fumez pas, sans quoi
je vous prierais de me dire bien franchement ce qu'il en est de cette
doctrine, et si elle est fondée en raison...»

Malgré cette fatigue d'organes, il ne travaillait pas moins, quoi qu'il
en dît; il ne travaillait que plus, et comme s'il eût voulu combler les
instants. Calame, le sévère paysagiste, qui le premier abordait par son
pinceau les hautes conquêtes alpestres tant rêvées par son ami, venait
dîner les dimanches d'hiver avec lui; entre ces deux hommes de franche
nature, auxquels se joignait quelquefois M. Topffer le père, non moins
passionné qu'eux pour son art, c'était des joutes de dessins, de lavis,
qui produisaient dans la soirée une foule de vivantes pages. On peut
juger des _Réflexions et menus propos_ qui s'y mêlaient et qui donnaient
le motif, par le morceau de Topffer sur le _paysage alpestre_, inséré
dans la _Bibliothèque de Genève_ vers ce temps[296]. C'est en 1844 que
l'état de maladie se déclara décidément et devint sérieux. Topffer
venait à peu près de terminer le roman de _Rosa et Gertrude_, dont la
donnée et les situations lui avaient été suggérées par un rêve, et qu'il
composa d'abord tout d'une haleine. Il alla prendre les eaux de Lavey.
Son séjour à ces tristes bains produisit un charmant cahier de paysages
qui fut publié au bénéfice des pauvres baigneurs de l'endroit. Ces bains
d'ailleurs n'avaient produit aucun résultat; l'affaiblissement, la
maigreur augmentaient; une fatigue insurmontable enchaînait déjà le
malade sur un canapé. Son courage, plus fort que ses misères, tenait
bon, et ses collègues de l'Académie le virent jusqu'au terme des cours
se traîner à son devoir[297]. Pour la première fois il renonça à son
voyage annuel avec sa jeune bande, et il allait partir pour son cher
Cronay[298], petit bien de famille appartenant à sa femme, où il se
réjouissait de passer les vacances, quand le voile se déchira. Je ne
fais que transcrire ici les témoignages les plus proches[299]. Ce n'était
pas des yeux que venait son mal, mais d'un gonflement redoutable de la
rate et du foie. Il fallut sur-le-champ partir pour Vichy. Il ressentit
d'abord, en y arrivant, une grande impression de solitude; le bruit
et la vanité qui, jusque dans la maladie, continuent de faire la vie
apparente de ces grands rendez-vous, l'offusquaient; il avait, si l'on
ose le dire, quelques préventions un peu exagérées contre ce qu'il
appelait notre beau monde; nature _genuine_, comme disent les Anglais,
il avait avant tout horreur du factice; mais il ne tarda pas à s'y lier
d'un commerce en tout convenable à son caractère et à son esprit avec
quelques personnes qui lui prodiguèrent un intérêt affectueux, et
particulièrement avec M. Léon de Champreux, de Toulouse: «J'ai rarement
vu, nous écrit M. de Champreux, autant de naïveté et de bonhomie
réunies à un esprit plus piquant, plus original; chaque parole dans sa
conversation était un trait; mais, bon et affectueux par-dessus tout, sa
plaisanterie était toujours inoffensive. Rien, même dans ses écrits, ne
peut donner idée du charme de son intimité. Les horribles douleurs qu'il
endurait n'altéraient en rien son égalité d'humeur, et, entre deux
plaintes sur ce qu'il souffrait, il laissait échapper une de ces
adorables saillies qui en faisaient un homme tout à fait à part.»

[Note 296: Septembre 1843.]

[Note 297: Il y était professeur de _belles-lettres générales_ depuis
1832.]

[Note 298: Près d'Yverdun.]

[Note 299: Je les dois à M. Sayous, parent et ami de Topffer, et qui
l'a si bien connu par l'esprit et par le coeur.]

La fin du séjour à Vichy fut triste, le retour fut lamentable: après
quelques jours pourtant, il sembla que le mal avait un peu cédé, et
l'ardeur du malade pour le travail aurait pu même donner à croire qu'il
était guéri. Durant ces mois d'automne et d'hiver (1844-1845), on le
vit dessiner, en le refondant, _M. Cryptogame_, composer et publier
son _Histoire d'Albert_ en scènes, à la plume, puis son _Essai de
Physiognomonie_. Après quoi il reprit la suite de son _Traité du lavis à
l'encre de Chine (Menus-Propos d'un Peintre Genevois)_ et en acheva
une partie assez considérable et complètement inédite, dans laquelle,
remuant et discutant à sa manière les plus intéressantes questions de
l'esthétique, il a écrit, nous assurent de bons juges, des pages bien
neuves et les plus sérieuses qui soient sorties de sa plume. Son
ambition n'était pas de proposer une nouvelle théorie après toutes
celles des philosophes; c'était en peintre et pour sa satisfaction comme
tel, et pour l'intelligence de son art adoré, qu'il s'appliquait depuis
des années à ce genre d'écrits, y revenant chaque fois avec une force
d'application nouvelle. Ce qui redoublait son zèle en réjouissant son
âme, c'était de voir que la nouvelle école de paysage, florissante à
Genève, marchait hardiment dans cette voie dont il avait été, lui, comme
un pionnier infatigable: cette haute couronne alpestre si belle de
simplicité, de magnificence et de grandeur, il lui semblait qu'un art
généreux, en la reproduisant, allait en doter deux fois sa patrie.

Ainsi il cherchait instinctivement dans ses travaux favoris, dans la
poursuite de ses projets les plus chers, une défense énergique contre
la tristesse qui menaçait de l'abattre. Dans la conversation même, il
s'animait très-vite; l'intérêt des idées qu'elle faisait naître le
rendait complètement à son état naturel, et jamais son entretien n'était
sans quelques-uns de ces traits amusants, inattendus, qui lui étaient
particuliers. Mais au fond, depuis la fatale découverte et la
perspective mortelle, quelque chose de grave et de résigné, de religieux
sans mots ni phrases du sujet, dominait dans sa pensée et se révélait
indirectement dans ses discours par une plus grande douceur et une
plus grande indulgence de jugement. Dès cette époque, le journal où il
consignait les détails relatifs à ses affaires privées se remplit de
pensées personnelles, qui permettraient de suivre l'enchaînement de ses
impressions, de ses alarmes, de ses espérances, de ses consolations
aussi. Ce journal est aux mains de M. Vinet, qui en saura tirer le miel
savoureux et la salutaire amertume.

Mais pourquoi prolonger ces longs mois d'agonie? ils ne furent bientôt
plus pour Topffer qu'une suite de pertes graduelles, de déchirements
avant-coureurs. Vers la fin de l'hiver il dut renoncer à son pensionnat,
dont le fardeau lui avait jusque-là été si léger. Quittant avec un
serrement de coeur sa chère maison de la promenade Saint-Antoine, il
alla à Mornex, tiède village du Salève, se préparer à un second voyage
de Vichy. Avant de partir, il eut la douleur de voir mourir sa mère. Au
retour de Vichy (août 1845) après divers essais de séjour aux champs, il
revint à Genève. Hors d'état d'écrire, ou du moins de composer, encore
moins de dessiner, il imagina alors de _peindre_, ce qu'il pouvait
faire dans une posture encore possible. Appuyé sur les deux bras de son
fauteuil, un petit chevalet placé devant lui, il peignait avec ardeur,
avec un bonheur qui fut le dernier de sa vie; c'était la première fois,
depuis un ou deux essais tentés à l'âge de dix-huit ans, qu'il lui
arrivait de peindre à l'huile. Ses yeux, qui s'étaient opposés dès sa
jeunesse à ce qu'il continuât, il n'avait plus à les ménager désormais,
et il leur demandait comme une dernière sensation d'artiste ce jeu,
cette harmonie des couleurs vers laquelle il se sentait irrésistiblement
appelé; il s'enivrait d'un dernier rayon. Calame venait lui donner des
conseils, et les petits tableaux assez nombreux qu'il a exécutés durant
ces deux mois à peine attestent quelle était sa profonde vocation
native. Mais bientôt cette dernière diversion cessa; et dès lors, durant
les mois et les semaines du rapide déclin, il n'y aurait plus à noter
que les délicatesses de son âme toujours ouverte et sensible à tout,
les soins tendrement ingénieux d'une admirable épouse, la sollicitude
unanime de tout ce qui l'approchait, jusqu'à ce qu'enfin à son tour,
accompagné de la cité tout entière qui lui faisait cortége, ce qui
restait de lui sur la terre s'achemina, le 11 juin, _vers cette dernière
allée de grands hêtres qui mènent au Champ du repos_. C'est ainsi que
lui-même nous les a montrés autrefois dans son gai récit de _la Peur_;
c'est ainsi qu'il y revenait plus mélancoliquement dans son dernier
roman de _Rosa et Gertrude_.

Il y a pour nous à dire quelque chose de ce roman qu'on va lire[300], et
qui ne jurera en rien avec le récent souvenir funèbre. C'est une douce
histoire, touchante, simple, savante pourtant de composition et sans en
avoir l'air. Un bon pasteur y tient la plume et y garde jusqu'au bout la
parole, M. Bernier, digne collègue de M. Prévère. Un jour, dans une
rue écartée de Genève, par un temps de bise, en allant porter des
consolations à un agonisant, M. Bernier a rencontré deux jeunes filles
innocemment rieuses, qui se tenaient par le bras et se garaient de leur
mieux contre les bouffées du vent. Comment il s'intéresse au premier
aspect à ces deux jeunes personnes étrangères, comment il les remet dans
leur chemin qu'elles avaient perdu, comment il les rencontre de temps en
temps et se trouve peu à peu et sans le vouloir mêlé à leur destinée:
tout cela est raconté avec une simplicité et un détail ingénu qui finit
par piquer la curiosité elle-même. Le bon pasteur, dans son récit, garde
parfaitement le ton qui lui est propre, et rien ne le fait s'en
départir jamais. On peut dire de lui ce que l'auteur a dit de certains
dessinateurs d'après nature, qu'il réussit à exprimer ses vues et ses
impressions «sinon habilement, du moins avec une naïveté sentie, avec
une gaucherie fidèle.» L'habileté est de la part de l'auteur qui se
cache si bien derrière. Il y a un vrai charme à ce parler du bon
vieillard, chez qui la candeur est toujours éclairée par la charité et
par les lumières de l'Évangile. Si l'auteur a voulu montrer dans ce
ministre (et il l'a voulu en effet) combien avec un esprit juste, avec
un coeur pur et droit, exercé par la pratique chrétienne, guidé par les
inspirations de l'Écriture, et muni d'une vigilance et d'une observation
continuelles, on peut se trouver en fin de compte plus avisé que les
malicieux, plus habile que les habiles, et véritablement un maître
prudent et consommé dans les traverses les plus délicates de la vie
comme dans les choses du coeur, il a complètement réussi. Les singuliers
embarras de M. Bernier, chargé des deux nouvelles ouailles qu'il s'est
données, ses tribulations croissantes et toujours consolées, depuis le
moment où il sort de l'hôtel au milieu des rires en les tenant chacune
sous un bras, jusqu'au jour où il les recueille chez lui dans sa propre
chambre et où la grossesse de la pauvre Rosa se déclare, ces incidents
survenant coup sur coup et l'un à l'autre enchaînés sont touchés avec un
art secret, et ménagés avec une conduite qui fait l'intérêt du fond.
Le Doyen de Killerine, ou le révérend Primerose, dans des situations
analogues, ont une teinte assez prononcée de ridicule, que l'excellent
M. Bernier sait mieux éviter. On sourit de lui, mais on n'a que le temps
de sourire. Cet homme simple, et dont le lecteur croit devancer parfois
la sagacité, se trouve toujours au niveau de chaque crise et la fait
tourner à bien. Il y a des scènes parfaitement belles, celle, par
exemple, du départ improvisé de M. Bernier, lorsque, tout sanglant de
la chute qu'il vient de faire, il monte, de force et d'adresse, dans
la voiture où le baron de Bulow enlevait les deux amies. Le moment où
Gertrude lui apprend la grossesse de Rosa et où son premier sentiment,
au milieu du surcroît d'anxiété qui lui en revient, est d'aller à la
jeune mère et de la bénir, arrache des larmes par sa sublimité simple.
Toutes les scènes qui se rapportent à la mort de Rosa sont d'une haute
beauté morale; il sera sensible à tout lecteur que celui qui les a si
bien conçues et représentées travaillait, lui aussi, en vue du sujet
même, c'est-à-dire du suprême instant et qu'il peignait _d'après
nature_.

[Note 300: Ces pages ont été écrites pour être publiées d'abord en
tête du roman même.]

Il y a quelques défauts dans la forme, dans le style, et nous les dirons
sincèrement. Topffer, on le sait, a une langue à lui; il suit à sa
manière le procédé de Montaigne, de Paul-Louis Courier. Profitant de sa
situation excentrique en dehors de la capitale, il s'était fait un
mode d'expression libre, franc, pittoresque, une langue moins encore
genevoise de dialecte que véritablement _composite_; comme l'auteur des
_Essais_, il s'était dit: «C'est aux paroles à servir et à suivre, et
que le gascon y arrive, si le françois n'y peut aller.» Cette veine lui
est heureuse en mainte page de ses écrits, de ses voyages; il renouvelle
ou crée de bien jolis mots. Qui n'aimerait chez lui, par exemple, l'âne
qui _chardonne_, le gai voyageur qui _tyrolise_ aux échos? Mais le goût
a parfois à souffrir aussi de certaines duretés, de rocailles, pour
ainsi dire, que rachètent bientôt après, comme dans une marche alpestre,
la pureté de l'air et la fraîcheur. On rencontre de ces duretés ainsi
rachetées dans le charmant récit de _Rosa et Gertrude_. En voulant
conserver à M. Bernier le ton exact d'un ministre évangélique, l'auteur
a, en quelques endroits, multiplié les termes familiers aux réformés, et
qui ne les choquent pas comme étant tirés des vieilles traductions de
la Bible qu'ils lisent journellement. Cela, pour nous, ne laisse pas
de heurter et de faire disparate en plus d'un lieu; il y aurait eu
certainement moyen, sans rien altérer, de mieux fondre. En nous
permettant, même en ce moment, cette libre critique, nous avons voulu
témoigner l'entière sincérité de notre jugement et nous maintenir le
droit de dire bien haut, comme nous nous plaisons à le faire, que
l'histoire de _Rosa et Gertrude_ est une des lectures les plus douces,
les plus attachantes et les plus saines qui se puissent goûter.

1er octobre 1846.




MORT DE M. VINET[301]

[Note 301: Cet article et le suivant doivent se joindre à celui que
j'ai précédemment consacré à M. Vinet, et qui se trouve au tome II des
_Portraits contemporains_.]

Le canton de Vaud et la Suisse française viennent de perdre leur
écrivain le plus distingué, l'un de ceux qui faisaient le plus d'honneur
à notre littérature. M. Alexandre Vinet est mort le 4 mai (1847) à
Clarens; il n'avait guère que cinquante ans. Profondément estimé en
France de tous ceux qui avaient lu quelques-uns de ses morceaux de
morale et de critique dans lesquels une pensée si forte et si fine se
revêtait d'un style ingénieux et savant, il laisse un vide bien plus
grand que la place même qu'il occupait, et il serait impossible de
donner idée de la nature d'une telle perte à quiconque ne l'a pas vu
au sein de ce monde un peu extérieur à la France, mais si étendu et si
vivant, dont il était l'une des lumières. En Allemagne, en Angleterre,
en Écosse, M. Vinet était connu, consulté; le protestantisme dans ses
différentes formes, et à proportion que la forme y offusquait moins
l'esprit, le vénérait comme un des maîtres et des directeurs les plus
consommés dans la science et dans la pratique évangéliques. Ce n'était
pourtant pas un théologien que M. Vinet. Il n'avait rien de ce que ce
titre fait d'abord supposer, rien surtout de dogmatique; et c'est en
moraliste principalement, c'est par les voies pratiques du coeur qu'il
avait approfondi la foi. Le plus modeste, le plus humble des hommes,
il offrait en lui cette union si rare d'une expérience clairvoyante
et précise, et d'une naïveté d'impressions, d'une sorte d'enfance
merveilleusement conservée; cela donnait à sa personne, à sa
conversation, un grand charme, que sa parole écrite ne rendait pas.
Comme orateur, comme professeur, il avait également une puissance,
une spontanéité de mouvement, un jet qui était dans sa nature, et que
l'écrivain en lui s'interdisait. Toutes ses qualités précises et fines
ont passé dans ses écrits, mais il restera de lui une plus haute encore
et plus chère idée à ceux qui l'ont entendu. Si nous avions besoin
d'une autorité pour appuyer notre sentiment, nous ne craindrions pas
d'invoquer celle même de M. le duc de Broglie, qui, dans les séjours de
chaque année à Coppet, recherchait et goûtait vivement ses entretiens.

En laissant de côté ce qu'il a publié depuis vingt ans sur des questions
religieuses familières à son pays bien plus qu'au nôtre, on aura encore
dans M. Vinet un critique littéraire du premier ordre, et c'est à ce
titre qu'il nous touche particulièrement. Il n'est pas un prosateur ni
un poëte de renom parmi nos contemporains dont M. Vinet n'ait examiné et
pesé les ouvrages; le plus grand nombre de ses articles ont paru dans
_le Semeur_, signés de simples initiales. Chateaubriand, Mme de Staël,
Lamartine, Victor Hugo, Béranger, plusieurs de nos historiens, enfin
presque tous nos illustres ont tour à tour fixé l'attention du plus
scrupuleux et du plus bienveillant des juges; il a même consacré
quelques-uns de ses Cours d'Académie à une suite de leçons régulières
sur la littérature française du XIXe siècle. L'ensemble de ces travaux,
que l'amitié, nous l'espérons, se fera un devoir de recueillir,
formerait l'ouvrage le plus ingénieux et le plus complet sur ce
sujet délicat. La distance où il vivait du monde de Paris aidait
et enhardissait M. Vinet dans son rôle de juge; il ne connaissait
personnellement aucun de ceux dont il avait à parler; leurs livres seuls
lui arrivaient, et il en tirait ses conclusions jusqu'au bout avec
sagacité, avec discrétion, et en penchant plutôt, dans le doute, pour
l'indulgence. Indulgence même n'est pas ici le vrai mot, et c'est
charité qu'il faudrait dire. Oui, il y avait en ce temps-ci un critique
sagace, précis, clairvoyant, et, quand il le fallait, sévère, qui
obéissait en tous ses mouvements à un esprit chrétien de charité. Il en
est résulté à de certains moments, sous sa plume, des pages pleines de
pathétique et d'effusion.

Mais ce n'était pas aux contemporains seulement que M. Vinet réservait
l'application de sa haute faculté critique. Nos moralistes, nos
sermonnaires, ont exercé plus d'une fois son analyse. Montaigne, La
Rochefoucauld, La Bruyère, Bourdaloue, lui ont fourni le sujet de
considérations neuves et pénétrantes. Pascal surtout était son auteur de
prédilection et d'étude; les publications récentes qui ont réveillé la
curiosité autour de ce grand nom avaient été pour M. Vinet une occasion
naturelle de développer ses propres vues, et d'exposer dans Pascal
l'homme et le chrétien. On n'a rien écrit sur ce sujet de plus
intimement vrai et de plus justement senti. La totalité des articles
de M. Vinet sur Pascal, si on les réunissait dans un petit volume,
présenterait, selon moi, les conclusions les plus exactes auxquelles on
puisse atteindre sur cette grande nature tant controversée. Au reste, si
M. Vinet comprenait si bien Pascal, il ne sentait pas moins vivement
les esprits d'une autre famille, et il y eut un jour où lui, l'un des
pasteurs du christianisme réformé, il songea à écrire l'Histoire de
saint François de Sales. Et c'était le même homme qui, dans la _Revue
Suisse_, laissait échapper les pages les plus aimables et les plus
fraîches sur _Robinson Crusoé_.

Les dernières années de M. Vinet ont été remplies de peines sensibles,
et il est à croire que sa vie en a été abrégée. On ne sait pas assez en
France qu'il y a eu en février 1845, dans le petit canton de Vaud, une
révolution du genre de celle dont Genève s'est vue le théâtre en octobre
1846, mais une révolution plus radicale et sans aucun contre-poids.
Ce petit canton heureux et florissant, qui depuis quinze ans était un
modèle d'ordre, de bien-être, de culture intellectuelle et morale, a été
brusquement bouleversé. Quand on voit renverser au nom de la démocratie
une république qui possédait déjà à très-peu près le suffrage universel,
on se demande ce qu'on peut vouloir y introduire de nouveau, et quel
genre de _progrès_ avouable il existe par delà? En fait, c'a été dans
le canton de Vaud le triomphe brutal de la force et des cupidités
grossières mises en lieu et place de l'esprit, du droit et de la
liberté. Quelques hommes plus éclairés, et d'autant plus infidèles, je
ne dirai pas à leur conscience, mais à leur intelligence, menaient
à l'assaut la plèbe aveugle[302]. Par un juste instinct, la violence
s'attaqua d'abord à ce qu'il y avait de plus moral et de plus
intellectuel. Le corps des pasteurs et le corps académique furent les
premiers frappés. M. Vinet personnellement était résigné à tous les
sacrifices; mais, bien qu'il plaçât autre part que dans le monde sa
patrie véritable, il dut souffrir et saigner au dedans pour sa chère
patrie vaudoise ainsi ravagée et rabaissée. Lorsque nous venions parler,
il y a quelques mois, de la mort de Rodolphe Topffer, enlevé à la veille
même de la révolution de Genève, nous aurions pu dire qu'il y avait eu
une opportunité du moins dans cette mort si prématurée, et, rappelant
d'immortels et classiques passages, nous aurions pu, sans parodie, nous
écrier qu'il n'avait pas eu du moins la douleur de voir le Sénat assiégé
et les magistrats réduits par les armes: _Non vidit obsessam Curiam et
clausum armis Senatum_... En parlant de la sorte, nous n'aurions rien
dit d'exagéré. Le cadre ici était petit, mais le patriotisme ne se
mesure pas au cadre. Il n'est point de petites patries, et le coeur
surtout n'y bat ni moins vite ni moins fort que dans les grandes. M.
Vinet n'a pas eu le même bonheur que Topffer; il a vu son cher pays en
proie aux violents, la culture de quinze années détruite en un jour, ses
meilleurs amis dispersés; il a bu tout le calice d'amertume dont était
capable sa nature tendre, et il est à croire que, tout en sentant qu'il
en souffrait et qu'il en mourait, sa belle âme en tirait un nouveau
sujet de rendre grâces et de bénir. Je demande pardon, en parlant de
lui, d'emprunter presque son langage; mais quel autre moyen de faire
comprendre un ordre de pensées si loin de nous?

17 mai 1847.

[Note 302: M. Druey, par exemple, homme d'une intelligence puissante
et un peu grossière, d'une forte éducation allemande, une espèce de
sanglier hégélien: les autres étaient purement socialistes et radicaux
dans le sens politique et non philosophique. Mais le cours des destinées
humaines est tel, et l'ironie des événements, l'indifférence du sort
est si parfaite en soi et si profonde que, de cette révolution
essentiellement mauvaise dans son principe, est sorti, après quelque
temps, un nouvel état de choses paisible, animé et assez reflorissant
pour qu'à dix-sept ans de distance, et en nous relisant aujourd'hui, cet
excès de plaintes nous étonne un peu nous-même et amène sur nos lèvres
un triste sourire (1864).]




ÉTUDES SUR BLAISE PASCAL

PAR M. A. VINET.

Il s'est établi depuis quelques années un vrai concours sur Pascal. Le
docteur Reuchlin dans son ouvrage sur Port-Royal, l'Académie française
en proposant l'Éloge de l'auteur des _Pensées_, M. Cousin par son
célèbre Mémoire qui mettait l'ancien texte en question, M. Faugère par
son Édition nouvelle, d'autres encore, ont ouvert une controverse à
laquelle ont pris part les critiques étrangers les plus compétents:
Néander à Berlin, la _Revue d'Édimbourg_ par un remarquable article de
janvier 1847[303], sont entrés dans la lice: il n'a pas fallu moins que la
Révolution de Février pour mettre fin au tournoi. Aujourd'hui le débat
peut être considéré comme à peu près clos; et, sans parler de l'état des
esprits qui ont assez à faire ailleurs, toutes les raisons, tous les
arguments sont sortis tour à tour, tellement que la question semble
épuisée.

[Note 303: L'auteur de cet article est M. Henry Rogers.]

Un des volumes les plus faits pour conduire à une conclusion
satisfaisante est certainement celui que les amis de M. Vinet viennent
de recueillir, et qui se compose des leçons et des articles qu'il a
donnés en différents temps sur ce sujet. Personne n'a pénétré plus avant
que M. Vinet dans la nature morale de Pascal, et n'a fait voir plus
sensiblement que sous le héros chrétien il y avait l'_homme_. Pour ceux
qui lisent les _Pensées_, le génie de l'écrivain a quelquefois donné
le change sur la méthode et sur le fond. L'éclat soudain de cette vive
parole, l'impétuosité et presque la brusquerie du geste et de l'accent,
font croire à quelque chose d'excessif, et même de maladif, qui tient
à une singularité de nature. On se sent en présence d'un individu
extraordinaire. Le travail de M. Vinet consiste à montrer qu'en mettant
à part la qualité si incomparable du talent, tout homme a dans Pascal un
semblable et un miroir, s'il sait bien s'y regarder. Il y a un Pascal
dans chaque chrétien, de même qu'il y a un Montaigne dans chaque homme
purement naturel. Creusez en vous-même, étudiez et sondez votre propre
duplicité, plongez en tous sens au fond de l'abîme de votre coeur, et
vous n'y trouverez pas autre chose que ce que Pascal vous a rendu en
des traits si énergiques et si saillants. La théologie de l'auteur des
_Pensées_, à la bien voir et en la dégageant des accessoires qui n'y
tiennent pas essentiellement, porte en plein sur la nature morale de
l'homme; c'est là sa force et son honneur. On pourrait dire de M. Vinet
lui-même, considéré dans son oeuvre et dans sa vie, qu'il offrait en
quelque sorte l'image d'un Pascal réduit et modéré, d'un Pascal plus
aisément _circoncis_ dans ses essors et dans ses désirs, mais dont le
centre moral était le même et dont le coeur était comme taillé sur le
coeur de l'autre.

J'indique l'esprit du travail de M. Vinet; il serait difficile
d'analyser ici une série de leçons et d'articles critiques qui sont déjà
des analyses. Une idée qui est particulière à M. Vinet et à ses amis, et
que les théologiens protestants ont volontiers accueillie, c'est que les
_Pensées_ de Pascal, dans l'état où les a mises la controverse récente,
et ramenées plus que jamais à l'état de purs fragments grandioses
et nus, sont par là même plus propres à un genre de démonstration
chrétienne qui prend l'individu au vif, et peuvent devenir la base d'une
apologétique véritable, tout entière fondée sur la nature humaine.
Sans me permettre de contredire cette vue, qui se lie étroitement à la
croyance, je ferai seulement remarquer que tel n'était point exactement
le dessein primitif de Pascal, et que, tout en insistant au début sur
les preuves morales intérieures, il n'aurait rien négligé, dans son
ouvrage, de ce qui pouvait saisir l'imagination des hommes et déterminer
indirectement leur persuasion. Il n'aurait point sans doute, comme le
fit plus tard l'illustre auteur du _Génie du Christianisme_, porté ses
principales couleurs sur le côté magnifique ou touchant du catholicisme,
considéré surtout dans ses rapports avec la société; il n'aurait pas
cependant négligé les grandeurs et les beautés aimables de la religion.
Son livre, en un mot, s'il l'avait exécuté comme il l'avait conçu,
n'aurait pas été seulement destiné aux moralistes et aux penseurs; il
aurait eu pour objet d'acheminer et d'entraîner tout un peuple moins
relevé de lecteurs par l'attrait, par le mouvement graduel et l'émotion
presque dramatique d'une marche savamment concertée. La nouvelle
apologétique qu'on pourrait déduire des _Pensées_ de Pascal, telles
qu'on les possède actuellement, ne saurait s'adresser en réalité qu'à un
petit nombre d'esprits et de coeurs méditatifs; et elle mériterait moins
le nom d'_apologétique_ que de s'appeler tout simplement une forte étude
morale et religieuse faite en présence d'un grand modèle.

Quelque nom qu'on lui donne, cette étude ne peut s'entreprendre
désormais en compagnie d'un auxiliaire plus utile et plus sûr que ne
l'est M. Vinet, d'un guide connaissant mieux les profondeurs du monde
moral, ses défilés étroits et ses détours, ses abîmes et même ses orages
cachés.

Ce volume publié par les amis de M. Vinet n'est que le premier de
ceux qui paraîtront successivement, et qui nous offriront les Oeuvres
complètes du savant et pieux auteur. Les volumes suivants contiendront
quelques parties d'un Cours qui embrassait la littérature du
dix-septième siècle et celle du dix-huitième. Les moralistes français y
sont l'objet d'un examen approfondi, et l'on pourra reconnaître dans le
critique qui les juge le coup d'oeil de leur égal et de leur pareil.
Parlant du grand sermonnaire Bourdaloue, et de son existence cachée, en
apparence si calme, si régulière, et d'où il ne nous est parvenu
qu'une parole éloquente, M. Vinet a dit: «Quels Mémoires seraient plus
intéressants que ceux de ce religieux, s'il eût pu songer à les écrire?
Voir, c'est vivre, et Bourdaloue, ayant beaucoup vu, a beaucoup vécu. Et
que savons-nous encore s'il ne vécut que par les yeux? Sa robe n'était
pas cette doublure de chêne ou ce triple airain à travers lequel aucun
dard ne peut pénétrer jusqu'au coeur. Le mouvement de ses artères
n'était pas aussi calme et aussi régulier que l'ordonnance de ses
discours. Bourdaloue était vif, il était prompt, impatient peut-être;
quelques mots de son biographe, qui paraît l'avoir bien connu, laissent
entrevoir qu'il y avait de la fougue dans son tempérament, et que, dans
l'art de maîtriser son coeur, il déploya plus de force encore que dans
l'art de maîtriser sa pensée. La régularité sévère, la facture savante
d'une oeuvre d'art n'est qu'au regard superficiel le signe d'un
équilibre imperturbable de l'âme; les plus passionnés sont quelquefois
les plus austères, et la force qui règle peut avoir le même principe que
la passion qui entraîne et que l'enthousiasme qui crée.»--Si M. Vinet
disait cela de Bourdaloue par manière de conjecture, on peut le lui
appliquer plus sûrement à lui-même: il était de ceux qui vivent d'une
vie complète au dedans, et qui, sans rien laisser éclater, arrivent à
savoir par expérience tout ce qu'il a été donné à l'homme de sentir.

Je lui ai dû, pour mon compte, une des plus vives et des plus sérieuses
impressions que j'aie éprouvées, et que ce nom de Bourdaloue réveille en
moi. Il y a neuf ans[304], je revenais de Rome,--de Rome qui était encore
ce qu'elle aurait dû toujours être pour rester dans nos imaginations la
ville éternelle, la ville du monde catholique et des tombeaux. J'avais
vu dans une splendeur inusitée cette reine superbe: Saint-Pierre m'avait
apparu avec un surcroît de baldaquins et d'or, avec de magnifiques
tentures et des tableaux où figuraient les miracles d'un certain nombre
de nouveaux saints qu'on venait de canoniser. J'avais admiré surtout,
d'un des balcons du Vatican, les horizons lointains d'Albano, vers
quatre heures du soir. En présence de l'Apollon du Belvédère, j'avais vu
notre guide, l'excellent sculpteur Fogelberg[305], qui le visitait presque
chaque jour depuis vingt ans, laisser échapper une larme; et cette larme
de l'artiste m'avait paru, à moi, plus belle que l'Apollon lui-même.
Un bateau à vapeur me transporta en deux jours de Civita-Vecchia à
Marseille, et de là je courus à Lausanne, où j'étais six jours après
avoir quitté Rome. Le lendemain de mon arrivée, au matin, j'allai à la
classe de M. Vinet pour l'entendre,--une pauvre classe de collége, toute
nue, avec de simples murs blanchis et des pupitres de bois. Il y parlait
de Bourdaloue et de La Bruyère. L'Écossais Erskine (le même qu'a traduit
la duchesse de Broglie) était présent comme moi. J'entendis là une leçon
pénétrante, élevée, une éloquence de réflexion et de conscience. Dans
un langage fin et serré, grave à la fois et intérieurement ému, l'âme
morale ouvrait ses trésors. Quelle impression profonde, intime, toute
chrétienne, d'un christianisme tout réel et spirituel! Quel contraste au
sortir des pompes du Vatican, à moins de huit jours de distance! Jamais
je n'ai goûté autant la sobre et pure jouissance de l'esprit, et je n'ai
eu plus vif le sentiment moral de la pensée.

[Note 304: Juin 1839.]

[Note 305: Le sculpteur suédois Fogelberg est mort à Trieste le 21
décembre 1854.]

Aujourd'hui tout cela n'est que souvenir; tant de choses ont péri, tant
d'autres sont en train de s'abîmer en se transformant, que c'est à
peine convenable de venir ainsi rappeler ce qui est déjà si loin de
nous.--Remercions du moins, en courant, les amis et les éditeurs de M.
Vinet de recueillir ce qu'il avait laissé d'épars, et engageons-les,
malgré tout, à continuer de nous donner ce qui reste de son précieux
héritage.

Octobre 1848.



J'ai tant de fois parlé de M. Vinet, que j'ai peut-être le droit de
mettre ici une lettre de lui, la première que j'ai reçue et qui m'est si
honorable. Elle servira en même temps à bien fixer le point de départ
de nos rapports, sur lesquels des critiques estimables (M. Saint-René
Taillandier entre autres) ont parlé un peu au hasard. Je n'ai pas besoin
de faire remarquer que, dans la lettre qu'on va lire, M. Vinet se montre
d'une modestie excessive, et qui va jusqu'à l'humilité. C'était une de
ses faiblesses ou, comme on le voudra, de ses vertus. Dans un premier
voyage que j'avais fait en Suisse pendant l'été de 1837, j'avais appris
à le connaître (sans le voir personnellement) et à l'apprécier. À mon
retour à Paris, je m'empressai de donner à la _Revue des Deux-Mondes_
une étude dont il était le sujet et qui parut le 15 septembre 1837[306].
C'est à cette occasion que M. Vinet m'écrivit:

«Monsieur, on vient de m'envoyer la livraison de la _Revue des
Deux-Mondes_, où se trouve l'article que vous avez bien voulu me
consacrer. Il me serait difficile de vous exprimer tous les sentiments
que j'ai éprouvés en le lisant; je ne les démêle pas très-bien moi-même.
Je ne veux pas vous dissimuler l'espèce d'effroi qui m'a saisi en me
voyant tirer du demi-jour qui me convenait si bien vers une lumière si
vive et si inattendue; ce sentiment est excusable: il y va de trop pour
moi, sous toutes sortes de sérieux rapports, d'être jugé avec une si
extrême bienveillance dans un article dont vous êtes l'auteur et que
vous avez signé. Il faudrait un bien grand fonds d'humilité pour en
prendre facilement et vite mon parti. Cependant, monsieur, je ferais
tort à la vérité, si je ne disais pas que j'ai éprouvé, au milieu de
ma confusion, un vif plaisir, et je me ferais tort à moi-même si je
dissimulais ma reconnaissance, qui a été plus vive encore, et qui a fait
la meilleure partie de mon plaisir. C'en est un encore, dût-il en coûter
à l'amour-propre (et certes vous avez trop ménagé le mien), que de se
voir étudié avec un soin si attentif; tant d'attention ressemble un
peu a de l'affection; et quel profit d'ailleurs n'y a-t-il pas à être
l'objet d'une si pénétrante critique? Vous semblez, monsieur, confesser
les auteurs que vous critiquez; et vos conseils ont quelque chose
d'intime comme ceux de la conscience. Je ferais plaisir peut-être à
votre esprit de délicate observation, si je vous disais le secret
historique de certains défauts de mon style et même de certaines erreurs
de mon jugement. Mais vous m'avez trop généreusement donné de votre
temps pour que je veuille vous en dérober; et j'aime mieux, monsieur,
employer le reste de cette lettre à vous dire combien, sous d'autres
rapports que ceux qui frapperont tout le monde, il m'est précieux
d'avoir un moment arrêté votre attention. La mienne s'attache à
vous depuis longtemps, c'est-à-dire à vos ouvrages; et quoique vous
m'accusiez avec douceur de juger des hommes par leurs livres, je veux
bien vous donner lieu de me le reprocher encore, et vous avouer que
c'est votre pensée intime, votre vrai _moi_, qui m'attache souvent dans
vos écrits. Il me semble qu'après beaucoup d'éloges un peu de sympathie
doit vous plaire; j'offre la mienne à l'emploi que vous faites de
votre talent, qui ne s'est pas contenté d'intéresser l'imagination
et d'effleurer l'âme, mais qui veille aux intérêts sacrés de la vie
humaine; et moi, qu'une espérance sérieuse a pu seule faire écrivain,
je suis heureux que vous ayez reconnu en moi cette intention, que vous
l'ayez aimée; et j'accepte avec reconnaissance les voeux par où vous
terminez votre article. Oui, je désire être lu, et je vous remercie de
m'avoir aidé à l'être; il ne m'est pas permis d'être modeste aux dépens
de la cause que je sers; d'ailleurs on verra bientôt, si l'on y regarde,
que ces doctrines, qui font la vraie valeur de mon livre, ne sont pas à
moi.

[Note 306: Voir au tome II des _Portraits contemporains_.]

«J'apprends, monsieur, que notre Lausanne espère obtenir de vous un
Cours de littérature pour cet hiver, et ce Cours aura pour sujet
_Port-Royal_! Il y a longtemps que je me réjouissais de vous lire; avec
quel intérêt ne vous entendrai-je pas sur une école que je connais trop
peu, mais qui m'est si chère par le peu que j'en connais!

«Veuillez agréer, monsieur, avec mes remerciements, l'hommage de ma
considération respectueuse,

VINET.

«Montreux, 27 septembre 1837.»




RELATION INÉDITE
DE
LA DERNIÈRE MALADIE
DE LOUIS XV.

La pièce suivante est de celles qui appartiennent au genre de Suétone,
de Dangeau et de Burchard; c'est un feuillet des historiens de
l'_Histoire Auguste_, une page de Procope ou de Lampride, page
précieuse, bien qu'elle soit incomplète et à moitié déchirée. L'auteur,
appelé par les devoirs de sa haute charge domestique à assister à la
dernière maladie de Louis XV, en note tous les détails et les alentours
avec cette vérité entière et inexorable qui ne fait grâce de rien; le
sentiment qui l'anime n'est pas une curiosité pure, et, dans ce qui
semblerait même repoussant, sa probité s'inspire à une source plus
haute: témoin de l'agonie d'un monarque et d'une monarchie, il veut
flétrir ce qui en a corrompu la sève et ce qui en pourrit le tronc.
Ainsi ce grave personnage, Du Vair, ne craignait pas de raconter à
Peiresc, qui les a notées, les particularités les plus infamantes des
règnes de Charles IX et de Henri III. C'est de la sorte seulement
qu'on s'explique bien la chute des vieilles races, et la facilité avec
laquelle, au jour soudain des colères divines et populaires, l'orage les
déracine, sans que la voix tardive des sages, sans que les intentions
les plus pures des innocentes victimes, puissent rien conjurer.

Qu'était-ce que Louis XV? On l'a beaucoup dit, on ne l'a pas assez dit:
le plus nul, le plus vil, le plus lâche des coeurs de roi. Durant son
long règne énervé, il a accumulé comme à plaisir, pour les léguer à sa
race, tous les malheurs. Ce n'était pas à la fin de son règne seulement
qu'il était ainsi; la jeunesse elle-même ne lui put jamais donner une
étincelle d'énergie. Tel on le va voir au sortir des bras de la Dubarry,
dans les transes pusillanimes de la maladie et de la mort, tel il était
avant la Pompadour, avant sa maladie de Metz, avant ces vains éclairs
dont la nation fut dupe un instant et qui lui valurent ce surnom presque
dérisoire de _Bien-aimé_. Il existe un petit nombre de lettres curieuses
de Mme de Tencin au duc de Richelieu, écrites dans le courant de 1743;
informée par son frère, le cardinal, de tout ce qui se passe dans le
Conseil, cette femme spirituelle et intrigante en instruit le duc de
Richelieu, alors à la guerre. Rien que ses propres phrases textuelles
ne saurait rendre l'idée qu'elle avait du roi; il est bon d'en citer
quelque chose ici comme digne préparation à la scène finale qui eut lieu
trente ans plus tard.

«Versailles, 22 juin 1743... Il faudrait, je crois, dit-elle, écrire à
Mme de La Tournelle (Mme de Châteauroux) pour qu'elle essayât de tirer
le roi de l'engourdissement où il est sur les affaires publiques. Ce que
mon frère a pu lui dire là-dessus a été inutile: c'est, comme il vous
l'a mandé, parler aux rochers. Je ne conçois pas qu'un homme puisse
vouloir être nul, quand il peut être quelque chose. Un autre que vous ne
pourrait croire à quel point les choses sont portées. Ce qui se passe
dans son royaume paraît ne pas le regarder: il n'est affecté de rien;
dans le Conseil, il est d'une indifférence absolue; il souscrit à tout
ce qui lui est présenté. En vérité, il y a de quoi se désespérer d'avoir
affaire à un tel homme. On voit que, dans une chose quelconque, son goût
apathique le porte du côté où il y a le moins d'embarras, dût-il être le
plus mauvais.» Et plus loin: «Les nouvelles de la Bavière sont en pis...
On prétend que le roi évite même d'être instruit de ce qui se passe, et
qu'il dit qu'il vaut encore mieux ne savoir rien que d'apprendre des
choses désagréables. C'est un beau sang-froid!» Elle rappelle au duc de
Richelieu la démarche que tenta Frédéric au commencement de la guerre:
ce prince engageait la France à attaquer la reine de Hongrie au centre,
en même temps que, lui, il entrerait en Silésie. «Vous devez vous
ressouvenir que, quand vous vous fîtes annoncer à Choisy, dans un moment
où il était en tête-à-tête avec Mme de La Tournelle pour lui faire part
des propositions du roi de Prusse, il ne montra aucun empressement
pour recevoir l'envoyé, qui voulait lui parler sans conférer avec les
ministres. Ce fut vous qui le pressâtes de vous donner une heure pour
le lendemain; vous fûtes étonné vous-même, mon cher duc, du peu de mots
qu'il articula à cet envoyé, et de ce qu'il était comme un écolier qui a
besoin de son précepteur. Il n'eut pas la force de se décider; il fallut
qu'il recourût à ses Mentors.... Le roi de Prusse jugeait Louis XV
d'après lui;... mais il avait mal vu, et ne tarda point d'abandonner un
allié dont il reconnaissait la nullité, quand il eut retiré tous les
avantages qu'il attendait de la campagne.»

Le roi ira-t-il ou non à l'armée? Il fallut monter à cet effet toute une
machine: «Mon frère, écrit Mme de Tencin, ne serait pas très-éloigné de
croire qu'il serait très-utile de l'engager à se mettre à la tête de
ses armées. Ce n'est pas qu'entre nous il soit en état de commander une
compagnie de grenadiers; mais sa présence fera beaucoup; le peuple aime
son roi par habitude, et il sera enchanté de lui voir faire une démarche
qui lui aura été soufflée. Ses troupes feront mieux leur devoir, et les
généraux n'oseront pas manquer si ouvertement au leur...» On touche là
les ficelles de la campagne tant célébrée de 1744.

Nous pourrions multiplier ces citations accablantes: «Rien dans ce monde
ne ressemble au roi,» écrit-elle en le résumant d'un mot. Tel était
Louis XV dans toute sa force et dans toute sa virilité, à la veille de
ce qu'on a appelé son héroïsme: ce qu'il devint après trente années
encore d'une mollesse croissante et d'un abaissement continu, on le va
voir lorsque, dans sa peur de la mort, il tirera la langue quatorze
fois de suite pour la montrer à ses quatorze médecins, chirurgiens et
apothicaires[307].

[Note 307: Ce que j'ai lu de plus favorable à Louis XV est dans un
petit écrit intitulé: _Portraits historiques de Louis XV et de Mme de
Pompadour, faisant partie des oeuvres posthumes de Charles-Georges
Leroy, pour servir à l'histoire du siècle de Louis XV_; Paris, chez
Valade, imprimeur, rue Coquillière, au X (1802). L'auteur, qui avait eu
l'occasion de voir continuellement Louis XV dans ses chasses dont
il était lieutenant, parle de ce roi d'un ton de vérité plutôt
bienveillante; mais il insiste autant que personne sur sa timidité; sa
défiance de lui-même, son impuissance totale de s'appliquer, et cette
inertie, cette apathie incurable qui ne fit que croître avec les
années.]

On ne peut s'empêcher de penser, à bien regarder la situation de la
France au sortir du ministère du cardinal de Fleury, que si le duc de
Choiseul et Mme de Pompadour elle-même n'étaient venus pour s'entendre,
et redonner quelque consistance et quelque suite à la politique de la
France, la révolution, ou plutôt la dissolution sociale, serait arrivée
trente ans plus tôt; tant les ressorts de l'État étaient relâchés! Et la
nation, les hommes de 89, qui se formaient à l'amour du bien public,
à l'aspect de toutes ces bassesses, n'auraient pas été prêts pour
ressaisir les débris de l'héritage et donner le signal d'une ère
nouvelle.

Il y avait, rappelons-le pour ne pas être injuste dans notre sévérité,
il y avait, au sein de ce Versailles d'alors et de cette Cour si
corrompue, un petit coin préservé, une sorte d'asile des vertus et de
toutes les piétés domestiques dans la personne et dans la famille
du Dauphin, père de Louis XVI. Ce prince estimable et tout ce qui
l'entourait, sa mère, son épouse, ses royales soeurs, toute sa maison,
faisaient le contraste le plus absolu et le plus silencieux aux
scandales et aux intrigues du reste de la Cour. Il serait touchant
de rapprocher les détails de sa fin prématurée, et sa mort si
courageusement chrétienne, de la triste agonie du roi son père.
On raconte qu'à son dernier automne (1765), ayant désiré revoir à
Versailles le bosquet qui portait son nom et dans lequel s'était passée
son enfance, il dit avec pressentiment, en voyant les arbres à demi
dépouillés: «Déjà la chute des feuilles!» Et il ajouta aussitôt: «Mais
on voit mieux le ciel!» Nous avons en ce moment sous les yeux une suite
d'anecdotes et de particularités intéressantes sur ce fils de Louis XV,
qu'a rassemblées M. Varin, conservateur à la bibliothèque de l'Arsenal,
et nous y reviendrons peut-être quelque jour; mais aujourd'hui il nous a
paru utile de présenter isolément, et sans correctif, le spectacle d'une
mort beaucoup moins belle, et qui, dans ses détails les plus domestiques
(c'est le lot des monarchies absolues), appartient de droit à
l'histoire.

Le Dauphin, fils de Louis XV, quelque hommage qu'on soit disposé à
rendre à ses qualités et à ses vertus, n'était pas de ceux desquels on
peut dire autrement que par une fiction de poète: _Tu Marcellus eris_;
tout en lui révèle un saint, mais c'était un roi qu'il eût fallu à la
monarchie et à la France. Louis XVI, héritier des vertus de son père,
ne sut pas être ce roi, et rien n'autorise à soupçonner que le père
lui-même, s'il eût vécu, eût été d'étoffe à l'être. Il reste clair pour
tous qu'avec Louis XV mourant, la monarchie était condamnée déjà, et la
race retranchée. Voyons donc comment Louis XV était en train de mourir.

On ne dira pas: Voilà comment meurent les voluptueux, car les voluptueux
savent souvent finir avec bien de la fermeté et du courage. Louis XV
ne mourut pas comme Sardanapale, il mourut comme mourra plus tard Mme
Dubarry, laquelle, on le sait, montée sur l'échafaud, se jetait aux
pieds du bourreau en s'écriant, les mains jointes: «Monsieur le
bourreau, encore un instant!» Louis XV disait quelque chose de tel à
toute la Faculté assemblée.

Et quel était donc celui qui va épier et prendre ainsi sur le fait les
pusillanimités et les misères du maître durant sa maladie suprême? Dans
cette ancienne monarchie, les rois et les grands ne songeaient pas assez
à qui ils se révélaient ainsi dans leur déshabillé et dans leur ruelle.
Parmi cette foule de courtisans qui se livraient au torrent de chaque
jour, et qui songeaient à profiter de ce qu'ils observaient sans le
dire, il se rencontrait parfois des écrivains et des peintres, des
moralistes et des hommes. Qu'on relise les surprenantes et incomparables
pages de Saint-Simon où revivent les scènes si contrastées de la mort
du grand Dauphin: les princes avaient parfois de tels historiographes
à leur Cour sans s'en douter. Les Condé logeaient dans leur hôtel La
Bruyère. La duchesse du Maine avait parmi ses femmes cette spirituelle
Delaunay qui a écrit: «Les grands, à force de s'étendre, deviennent si
minces, qu'on voit le jour au travers; c'est une belle étude de les
contempler, je ne sais rien qui ramène plus à la philosophie.» Et
encore: «Elle (la duchesse du Maine) a fait dire à une personne de
beaucoup d'esprit que _les princes étaient en morale ce que les monstres
sont dans la physique: on voit en eux à découvert la plupart des vices
qui sont imperceptibles dans les autres hommes._» C'est en effet dans
cet esprit qu'il faut étudier les grands, surtout depuis qu'on a appris
à connaître les petits: ce n'est pas tant comme grands que comme hommes
qu'il convient de les connaître. De tout autres qu'eux à leur place
auraient fait plus ou moins de même. La vraie morale à en tirer,
c'est, sans s'exagérer le présent, et tout en y reconnaissant bien des
grossièretés et des vices, de ne jamais pourtant regretter sérieusement
un passé où de telles monstruosités étaient possibles, étaient
inévitables dans l'ordre habituel.

L'homme qui a écrit les pages qu'on va lire n'est pas difficile à
deviner et à reconnaître: son grand-père (lui-même nous l'indique) était
collègue d'un duc de Bouillon durant la maladie du roi à Metz, en 1744,
et le voilà qui se trouve à son tour côte à côte d'un duc de Bouillon
dans cette maladie royale de 1774. Il nomme chacun des principaux
seigneurs qui sont en fonction autour de lui, et s'en distingue; il
n'est donc ni le grand-chambellan (M. de Bouillon), ni le premier
gentilhomme de la chambre (M. d'Aumont); ce ne peut être que leur égal,
le grand-maître de la garde-robe en personne, M. le duc de Liancourt,
qui avait alors la survivance du duc d'Estissac, son père, et qui en
exerçait la charge; c'est celui même que tout le monde a connu et vénéré
sous le nom de duc de La Rochefoucauld-Liancourt, et qui n'est mort
qu'en mars 1827. Voilà le témoin, un des plus vertueux citoyens, un
homme de 89, tel qu'il s'en préparait à cette époque dans tous les
rangs, et particulièrement au sein de la jeune noblesse éclairée et
généreuse. De pareils spectacles, il faut en convenir, étaient bien
propres à exciter de nobles coeurs et à leur donner la nausée des basses
intrigues. Si l'on veut connaître le duc de La Rochefoucauld-Liancourt,
sa vie est partout, son souvenir revit dans de nombreuses institutions
de bienfaisance. Ce fut lui qui, grâce à cette intime charge de
grand-maître de la garde-robe, pénétrant de nuit jusqu'à Louis XVI, le
faisant réveiller pour lui apprendre la prise de la Bastille, et lui
entendant dire comme première parole: _C'est une révolte!_ lui répondit:
_Non, Sire, c'est une révolution!_ Tel est l'homme qui, jeune et
condamné par les devoirs de sa charge à subir le spectacle des derniers
moments de Louis XV, eut l'idée de nous en faire profiter. Ami de M. de
Choiseul, ennemi du ministère d'Aiguillon et de la maîtresse favorite,
il eût pu dire aux approches du danger, comme Saint-Simon à la nouvelle
de la mort de Monseigneur: «La joie néanmoins perçoit à travers les
réflexions momentanées de religion et d'humanité par lesquelles
j'essayois de me rappeler.» A nos yeux comme aux siens, est-il besoin
d'en avertir? de pareils récits et les turpitudes mêmes où ils font
passer ont un sens sérieux: la nécessité et la légitimité de 89 sont au
bout, comme une conséquence irrécusable. La scène où l'on réveille Louis
XVI est le contre-coup fatal de celles où, quinze ans auparavant, on
suivait la fin honteuse de Louis XV. L'enseignement historique ressort
avec toute sa gravité. C'est dans cette conviction qu'en livrant ces
pages au public, nous sommes assuré de ne manquer en rien ni à la
mémoire ni à la pensée de celui qui les a écrites.

Nous reproduisons la copie qui est entre nos mains, sans chercher à y
apporter même la correction, ni à plus forte raison, l'élégance. M.
Lacretelle, qui fut attaché au duc de Liancourt, comme secrétaire intime
pendant les premières années de la Révolution, a raconté, dans un
intéressant chapitre de ses _Dix années d'épreuves_, comment on vivait à
Liancourt, en cette sorte de paradis terrestre, et quelles occupations
rurales, bienfaisantes ou littéraires y variaient les heures: «Après de
laborieuses recherches, écrit M. Lacretelle, après avoir dépouillé une
vaste et touchante correspondance, il (le duc de Liancourt) rédigeait
ses Mémoires[308], les soumettait à ma critique, à ma révision.
J'avoue que ce fut d'abord pour moi une torture que de chercher des
embellissements à un travail tout uni, mais parfaitement conforme au
sujet. Mon style me paraissait à moi-même trop ambitieux et trop fleuri.
Je voyais bien que l'auteur en portait tout bas le même jugement. Il me
dit un jour: _Ma prose fait tache dans la vôtre_. Ce compliment plus ou
moins sincère fut pour moi un avertissement d'user avec réserve de mon
métier de polisseur. Plus j'y mis de discrétion et d'économie, et mieux
nous nous entendîmes.» Nous ne nous sommes pas même cru en droit de nous
permettre ce soin si sobre; à part un ou deux endroits où la copie était
évidemment fautive, nous en avons respecté tout le négligé. Cette copie
provient de celle que possède la Bibliothèque de l'Arsenal, et qui,
perdue dans la masse des papiers de M. de Paulmy, a été récemment
retrouvée par M. Varin.

15 février 1846.

[Note 308: Ils ont, par malheur, été détruits.]





MÉMOIRES SUR LA MORT DE LOUIS XV

La maladie d'un roi, d'un roi qui a une maîtresse, et une c... pour
maîtresse, d'un roi dont les ministres et les courtisans n'existent
que par cette maîtresse, dont les enfants sont opposés d'intérêts et
d'inclination à cette maîtresse, est une trop grande époque pour un
homme qui vit et qui est destiné à vivre à la Cour, pour ne pas mériter
toutes ses observations. C'est d'ailleurs un événement à peu près unique
dans la vie, et qui sert plus qu'aucun autre à la connaissance parfaite
de cette classe d'hommes qu'on appelle courtisans. Destiné, comme je
l'étais, à voir un jour le roi malade, je m'étais toujours proposé de
suivre avec la plus grande attention toute la scène de sa maladie, et
tous les différents mouvements qu'elle devait produire. L'idée que
j'avais avec toute la Cour de l'effet que ferait sur le roi le second
accès de fièvre, rendait à ma curiosité ce moment intéressant, il me
l'était d'ailleurs encore plus par le renvoi, que je regardais comme
certain, de sa maîtresse, et par la chute d'un ministre, et d'un
ministre odieux, qui devait être la suite nécessaire du renvoi de
cette maîtresse. La santé du roi, le soin qu'il en avait, sa vigueur,
paraissaient devoir éloigner cet événement, quand tout à coup il arriva
au moment où on s'y attendait le moins.

Le mercredi 27 avril[309] au matin, le roi, étant à Trianon de la veille,
se sentit incommodé de douleurs de tête, de frissons et de courbature.
La crainte qu'il avait de se constituer malade, ou l'espérance du bien
que pourrait lui faire l'exercice, l'engagea à ne rien changer à l'ordre
qu'il avait donné la veille. Il partit en voiture pour la chasse; mais,
se sentant plus incommodé, il ne monta pas à cheval, resta en carrosse,
fit chasser, se plaignit un peu de son mal, et revint à Trianon vers les
cinq heures et demie, s'enferma chez Mme Dubarry, où il prit plusieurs
lavements. Il n'en fut guère soulagé, et quoiqu'il ne mangeât rien à
souper, et qu'il se couchât de fort bonne heure, il fut plus tourmenté
pendant la nuit des douleurs qu'il avait ressenties pendant le jour, et
auxquelles se joignirent des maux de reins. Lemonnier[310] fut éveillé
pendant la nuit; il trouva de la fièvre. L'inquiétude et la peur prirent
au roi; il fit éveiller Mme Dubarry. Cependant cette inquiétude du roi
ne paraissait encore point fondée, et Lemonnier, qui connaissait sa
disposition naturelle à s'effrayer de rien, regardait cette inquiétude
plutôt comme un effet ordinaire d'une telle disposition que comme le
présage d'une maladie. Il voyait avec les mêmes yeux les douleurs dont
le roi se plaignait, et en rabattait dans son esprit les trois quarts,
toujours par le même calcul. Voilà ce qui arrive toujours aux gens
douillets; ils sont comme les menteurs: à force d'avoir abusé de la
crédulité des autres, ils perdent le droit d'être crus quand ils
devraient réellement l'être. Mme Dubarry, qui connaissait le roi comme
Lemonnier, pensait comme lui sur la réalité des douleurs dont le roi se
plaignait et s'inquiétait, mais regardait comme un avantage pour elle
les soins qu'elle pourrait lui rendre, et l'occupation qu'elle pourrait
lui montrer avoir de lui. La bassesse de M. d'A...[311] la servit
parfaitement dans cette circonstance. Ce plat gentilhomme de la chambre,
au mépris de son devoir, renonça au droit qu'il avait d'entrer chez le
roi, d'en savoir des nouvelles lui-même, de le servir, pour empêcher
d'entrer ceux qui avaient le même droit que lui, et pour laisser le
roi malade passer honteusement la journée à un quart de lieue de ses
enfants, entre sa maîtresse et son valet de chambre. C'est là où
commence l'histoire des plates et viles bassesses de M. d'Aumont; elles
tiendront quelque place dans ce récit. Il est de cette lâche espèce
d'hommes qui n'ont pas même le courage d'être bas et vils pour leurs
intérêts, et dont la platitude est toujours au service de celui qui a
l'apparence de la faveur.

[Note 309: 1774.]

[Note 310: Premier médecin ordinaire.]

[Note 311: Le duc d'Aumont, premier gentilhomme de la chambre, qui
était d'_année_ en 1774.]

Cependant il était trois heures, et personne n'avait encore pu pénétrer
chez le roi. On n'en savait qu'imparfaitement des nouvelles, et par
celles qui transpiraient on jugeait le roi seulement incommodé d'une
légère indisposition. Mme Dubarry en avait fait part à M. d'Aiguillon,
qui était à Versailles, et avait, d'après ses conseils, formé le projet
de faire rester le roi à Trianon tant que durerait cette incommodité.
Elle passait par ce moyen plus de temps seule auprès de lui, et plus que
tout encore elle satisfaisait son aversion contre M. le Dauphin, Mme la
Dauphine et Mesdames, en écartant le roi d'eux, et rendait vis-à-vis de
lui leur conduite embarrassante. L'incertitude où était Lemonnier de la
suite de cette incommodité, l'embarras dont était dans une chambre aussi
petite le service du roi, le scandale et l'indécence dont ce séjour
prolongé devait être, rien ne pouvait déranger Mme Dubarry de ce projet
déraisonnable et indécent, conçu pour narguer la famille royale. M.
d'Aumont s'y prêtait de toute sa bassesse, et n'avait même mandé à
personne l'état du roi, pour faciliter à cette femme le parti qu'elle
voudrait prendre. La famille royale n'en était même pas instruite par
lui, mais elle l'était d'ailleurs; et n'osant pas venir, comme elle
l'aurait voulu, pénétrer dans son intérieur pour savoir de ses
nouvelles, elle se bornait à désirer qu'on le déterminât à revenir à
Versailles. La Martinière[312], sur la nouvelle de l'incommodité du roi,
qui s'était répandue, avait accouru à Trianon, et y trouva le parti pris
d'y faire rester le roi jusqu'à sa parfaite guérison, que l'on jugeait
devoir être dans deux ou trois jours, cette incommodité n'étant alors
jugée qu'une forte indigestion. Quelque désir qu'eût Lemonnier de faire
revenir le roi à Versailles, il n'avait pas la force de s'opposer à
la volonté de Mme Dubarry. Sa position, et plus encore son caractère,
l'engageaient à tout ménager, et, ne voulant rien mettre contre lui, il
ne pouvait pas avoir cette conduite franche et assurée, cette décision
ferme et inébranlable qu'a l'honnêteté désintéressée. Le caractère
brusque et décidé de La Martinière lui donnait cette force. Ce vieux
serviteur du roi avait, depuis qu'il lui était attaché, pris l'habitude
de lui parler avec une liberté qui tenait de la familiarité, et même
souvent de l'indécence. Il ne s'était jamais adressé qu'au roi pour tout
ce qu'il avait obtenu de lui, et avait pris sur son esprit un ascendant
qui le faisait réussir dans tout ce qu'il lui demandait, et qui même
l'en faisait craindre. Il s'était, quatre ans auparavant, opposé à
l'arrivée de Mme Dubarry. Il savait qu'il lui déplaisait et, sans s'en
embarrasser, il n'agissait pas plus contre elle qu'en sa faveur. La
résolution où il trouva le roi de demeurer à Trianon ne l'empêcha pas de
travailler fortement à l'en détourner, et il y réussit avec facilité;
car le roi, qui n'avait jamais eu dans sa vie que la volonté des autres,
n'avait pas plus la sienne dans ce moment. Il fut donc décidé, malgré le
désir obstiné de Mme Dubarry, que le roi partirait pour Versailles dès
que les carrosses qu'on avait envoyé chercher seraient arrivés. Pour
donner une idée de la manière brusque et souvent grossière dont La
Martinière parlait au roi, je rapporterai que le roi, déterminé à suivre
son avis, lui disait, en lui parlant de sa maladie et de la diminution
journalière de ses forces: «_Je sens qu'il faut enrayer.»---«Sentez
plutôt_, lui répliqua La Martinière, _qu'il faut dételer_.»

[Note 312: Premier chirurgien du roi.]

M. de Beauvau, M. de Boisgelin, M. le prince de Condé, qui, par le
manège de M. d'Aumont dont j'ai parlé, n'avaient pas encore pu voir le
roi de la journée, le virent enfin à quatre heures; et quoiqu'ils le
trouvassent très-affaissé, très-inquiet et très-plaignant, ils jugèrent
son état moins inquiétant et moins douloureux qu'il ne le disait,
toujours par la connaissance de sa pusillanimité. Cependant les voitures
étaient arrivées, et le roi s'était laissé porter dans son carrosse, se
plaignant toujours beaucoup de mal de tête, de maux de reins, de maux
de coeur. Ses plaintes continuelles, ses inquiétudes, sa profonde
tristesse, confirmèrent M. de Beauvau et les autres dans l'opinion
qu'ils avaient de sa faiblesse et de sa peur; et il n'y avait personne à
Trianon ou à Versailles qui imaginât encore que l'incommodité du roi pût
être le commencement d'une maladie. Cependant tout Paris fut averti
que le roi avait resté dans son lit jusqu'à quatre heures, qu'il était
revenu en robe de chambre et au pas de Trianon, et qu'il s'était couché
en arrivant. Tous les princes, tous les grands officiers arrivèrent;
j'arrivai comme les autres, mais sans beaucoup d'empressement, parce que
je voulais voir, avant de partir de Paris, une _personne_ qui me tenait
plus au coeur que le roi et toute la Cour, et que par parenthèse je ne
vis pas[313]. Je trouvai à mon arrivée le roi couché. Lemonnier, que je
vis, me dit qu'il espérait, comme tout le monde, que la fièvre du roi
cesserait dans la nuit, mais que son affaissement lui faisait craindre
que non, et qu'alors le lendemain matin il lui demanderait du secours et
de choisir un renfort de médecins. J'appris aussi que la famille royale,
qui était venue le voir à son arrivée, n'y était restée qu'un instant,
et que le roi lui avait dit qu'il l'enverrait chercher quand il voudrait
la voir. Tout cela était l'effet des persécutions de Mme Dubarry, qui,
enragée du retour du roi à Versailles, voulait se renfermer avec lui
autant qu'il serait possible, et en exclure ses enfants. Quand je dis
que Mme Dubarry voulait, j'entends que M. d'Aiguillon voulait; car cette
femme, comme les trois quarts de celles de son espèce, n'avait jamais eu
de volonté. Toutes ses volontés se bornaient à des fantaisies, et toutes
ses fantaisies étaient des diamants, des rubans, de l'argent. L'hommage
de toute la France lui était à peu près indifférent. Elle était ennuyée
de toutes les affaires dont son odieux favori voulait qu'elle se mêlât,
et n'avait de plaisir qu'à gaspiller en robes et en bijoux les millions
que la bassesse du contrôleur général lui fournissait avec profusion;
soit crainte, soit goût, soit faiblesse, elle était entièrement livrée
aux volontés despotiques de M. d'Aiguillon, qui, s'en étant servi quatre
ans plus tôt pour se tirer des horreurs d'un procès criminel, l'avait
employée depuis pour l'aider à se venger de tous ses ennemis,
c'est-à-dire de tous les gens honnêtes, et pour se servir de tout le
crédit qu'elle avait sur la faiblesse apathique du roi. Il lui avait
conseillé de tenir le roi à Trianon; il la pressait actuellement de
s'enfermer le plus souvent avec lui, et d'en écarter les princes et
Mesdames. Il lui conseillait aussi de s'appliquer à ne faire appeler que
tard ceux qui avaient droit d'entrer chez le roi et d'obtenir de lui
qu'il les fit sortir de bonne heure. Il voulait qu'il ne fût livré qu'à
elle et à ceux qu'elle y introduirait, te roi, comme je l'ai dit, avait
déjà fait acte de soumission en disant à ses enfants de ne pas revenir
sans qu'il les envoyât chercher. Il l'avait fait encore en n'appelant
ses grands-officiers à Trianon qu'à quatre heures, et en les congédiant
à neuf heures et demie; et voilà vraisemblablement ce qui se serait
passé pendant le cours de la maladie du roi, si elle se fût prolongée
sans devenir plus grave.

[Note 313: Une _personne_, c'est-à-dire une maîtresse. Les plus
vertueux ont leur côté faible et leur coin chatouilleux. M. de La
Rochefoucauld-Liancourt avait été galant dans sa jeunesse, et il n'est
pas fâché de le faire sentir.]

Je quittai donc Lemonnier, après en avoir appris l'état du roi, et
après avoir su que lui-même en était exclu par Mme Dubarry, qui y était
actuellement renfermée seule, ou avec M. d'Aiguillon. Cependant la
fièvre se soutint dans la nuit avec assez de force, il y eut même de
l'augmentation; les douleurs de tête devinrent plus fortes, et nous
apprîmes à huit heures du matin qu'on allait saigner le roi. Cette
saignée avait été ordonnée par Lemonnier, d'accord avec La Martinière.
Nous apprîmes aussi qu'on avait été chercher à Paris Lorry et Borden.
Lemonnier, suivant son projet de la veille, avait demandé au roi du
secours, et l'avait prié de choisir ceux des médecins qu'il désirait
appeler en consultation. Il a dit n'en avoir proposé aucun, et cela est
vrai; le roi les avait choisis l'un et l'autre, toujours d'après Mme
Dubarry. L'un était son médecin, l'autre l'était de M. d'Aiguillon;
et celui-ci avait engagé la maîtresse à déterminer le roi à ce choix,
espérant se servir d'eux, suivant ses besoins, dans le cours de la
maladie. Lassonne fut aussi appelé; mais comme il était médecin de Mme
la Dauphine, il le fut purement du choix de Lemonnier. La nouvelle de la
saignée fit arriver tous les courtisans; ceux qui avaient des charges,
ceux qui n'en avaient pas, tout accourut, et le cabinet se trouva
bientôt rempli de gens qui désiraient savoir des nouvelles du roi et
n'avaient aucun moyen de s'en procurer. Il ne sortait encore presque
personne de la chambre, et ceux qui en sortaient ne parlaient pas; on ne
disait rien. Cependant, la saignée du roi faite, la fièvre subsistante,
les médecins appelés, tout cela annonçait que l'on craignait une
maladie, et donnait un grand champ aux spéculations de toute la Cour.
Mme Dubarry persistait à croire que la fièvre du roi ne durerait
certainement que vingt-quatre heures encore; elle voyait ce que M.
d'Aiguillon lui faisait voir, et toujours, d'après ses conseils, se
bornait à retarder l'appel des entrées et à occuper physiquement le roi
d'elle. Les gens de son parti voyaient, comme elle, impossibilité à ce
que le roi fût malade, et regardaient cette petite incommodité comme un
moyen qui servirait encore à augmenter son crédit... Les ennemis de M.
d'Aiguillon, au contraire, et ceux de Mme Dubarry, désirant que quelques
accès de fièvre répétés inquiétassent assez le roi pour lui faire
recevoir les sacrements, le voyaient déjà assez malade pour ne pas
douter que leurs désirs ne fussent absolument accomplis. Chacun croyait
ce qu'il voulait croire, et chacun croyait également sans fondement.
Tandis que ce grand intérêt occupait toute la Cour, M. d'Aumont ne
perdait pas de vue ses prétentions et le désir d'étendre et d'augmenter
ses droits de gentilhomme de la chambre. Ce désir, qui lui était commun
avec tous ses camarades, se montrait en lui d'une manière plus ridicule
et plus grossière, parce qu'à la bassesse plate et vile qui, comme je le
dis, était la base de son caractère, il joint une bêtise et une bonne
opinion de lui qui en fait l'ornement. Il avait entendu dire que,
pendant la maladie du roi à Metz, M. de Richelieu s'était enfermé
seul avec lui et avait interdit la porte à M. de Bouillon et à mon
grand-père, qui avaient eu l'un et l'autre la faiblesse de souscrire
à cette volonté ridicule de M. le maréchal. Il voulait suivre le
même plan; mais il avait affaire à gens qui connaissaient toutes ses
prétentions, qui se tenaient en garde contre elles, et qui, sans vouloir
augmenter leurs droits, étaient déterminés à n'en rien laisser attaquer.
Telles étaient les dispositions de mon père, les miennes, celles de M.
de Boisgelin[314]; c'étaient aussi celles de M. de Bouillon[315], et
nous nous étions tous proposé de ne laisser pénétrer ni rester aucun
gentilhomme de la chambre dans l'intérieur du roi sans que nous y
fussions avec eux. M. d'Aumont s'occupait aussi de reculer les entrées,
c'est-à-dire de ne laisser entrer les personnes qui avaient droit
d'entrer dans une chambre que dans celle qui la précédait; par ce moyen,
il laissait libre et sans bruit la salle du conseil, qui précédait
immédiatement la chambre du lit, et cet arrangement était raisonnable.
Cependant MM. les capitaines des gardes, et nommément M. de Beauvau
et M. le duc d'Ayen, s'en formalisèrent d'une manière qui me parut
ridicule; car ce changement, en procurant plus de tranquillité au roi,
n'attentait nullement à leurs droits, et ne les confondait pas avec
plus de monde, puisque la chambre où l'on plaçait leurs entrées était
interdite à tous ceux qui ne les avaient pas. M. de Beauvau, d'ailleurs
très-facile à vivre dans l'ordre ordinaire de la société, est ce qu'on
appelle susceptible dans les choses qui tiennent à sa charge.

[Note 314: Le comte de Boisgelin, l'un des maîtres de la garde-robe.]

[Note 315: Le duc de Bouillon, grand-chambellan.]

Cependant il était midi, et les médecins venaient d'arriver. On appela
à la fin la garde-robe, et nous trouvâmes le roi entouré d'une foule de
médecins et de chirurgiens, les questionnant avec une faiblesse et une
inquiétude inexprimables sur la marche de sa maladie, sur leur opinion
de son état, et sur les remèdes qu'ils lui donneraient dans tel ou tel
cas. Les médecins le rassuraient, caractérisant sa maladie de fièvre
catarrheuse; mais ils montraient plus d'inquiétude dans la manière dont
ils le traitaient que dans leurs paroles. Ils avaient déjà annoncé
qu'ils feraient une seconde saignée à trois heures et demie, et même une
troisième dans la nuit, ou dans la journée du lendemain, si la seconde
ne débarrassait pas le mal de tête, le roi, dont les questions répétées
avaient poussé les médecins à lui faire cette réponse, s'en montrait
fort mécontent. «_Une troisième saignée_, disait-il, _c'est donc une
maladie! Une troisième saignée me mettra bien bas, je voudrais bien
qu'on ne fit pas une troisième saignée. Pourquoi cette troisième
saignée?_» Les rois ne peuvent rien dire qui ne soit répété et même
interprété. Ses propos sur la troisième saignée coururent bientôt
Versailles. Ils nous avaient frappés en les entendant; ils firent le
même effet sur tous ceux qui les apprirent, et le sentiment général fut
de conclure qu'une troisième saignée prouverait au roi qu'il était bien
malade, et le déterminerait au renvoi de Mme Dubarry. Ici on avait
toujours entendu dire qu'une troisième saignée devait faire recevoir
les sacrements; et, suivant la disposition favorable ou contraire à la
maîtresse, chacun craignait ou espérait de la voir ordonner. Comme le
parti de ceux qui désiraient l'expulsion de Mme Dubarry et de ses vils
sectateurs n'était en général composé que de gens honnêtes, il se
bornait à désirer tout ce qui pouvait en hâter le moment, mais ne
formait à cet égard aucunes intrigues. Il n'en était pas de même du vil
parti qui la soutenait: accoutumé aux menées sourdes, à des intrigues
basses et enveloppées, il était déterminé à les employer dans une
occasion réellement intéressante. On entoura donc les médecins, on les
chambra; on fit envisager aux honnêtes, ou à ceux qu'on croyait tels,
combien le roi avait été frappé de l'idée de cette troisième saignée,
combien il se croirait malade s'il se la voyait faire, et quel était
le danger de la peur pour un homme de cette faiblesse et de cette
pusillanimité. On parlait plus clair à ceux que l'on croyait moins
honnêtes, et on leur montrait que la troisième saignée allait faire
recevoir les sacrements, renvoyer Mme Dubarry, et par conséquent qu'ils
s'en feraient, en l'ordonnant, une ennemie irréconciliable, car on ne
mettait jamais en doute qu'elle ne revint bientôt après. Les Dubarry,
les d'Aiguillon, les d'Aumont, les Richelieu, les Bissy, employaient
leur éloquence, mettaient en jeu tous leurs moyens pour persuader la
Faculté, et en étaient venus à bout. La médecine de Bordeu et de Lorry
est assez complaisante, et se prête volontiers aux fantaisies des
malades. Les conseils des courtisans leur firent en cette occasion un
grand effet; ils renoncèrent à reparler de cette saignée.

Lemonnier était trop politique pour ne pas, dans cette circonstance,
être de l'avis des autres; Lassonne et Lieutaud, déterminés à renoncer à
cette troisième saignée, remirent pourtant après la seconde saignée à
en prononcer. Les chirurgiens furent, comme toujours, de l'avis des
médecins, et il fut question de procéder à la saignée qu'on avait
ordonnée à midi. Le parti qui désirait tous les moyens qui feraient
chasser Mme Dubarry et tous ses plats courtisans (et j'étais un des plus
actionnés dans ce parti) s'efforçait de savoir exactement tout ce qui
se faisait dans l'autre, mais se bornait à cela. La prudence lui
interdisait toutes démarches; car le renvoi de cette femme étant
nécessairement lié à un plus grand danger du roi, il eût été maladroit
et dangereux de rien montrer de l'envie qu'on en avait. La lâcheté des
médecins qui les avait fait renoncer à l'idée d'une troisième saignée
si la seconde ne produisait pas un assez grand soulagement, ne les
empêchait pas de penser, qu'elle serait vraisemblablement nécessaire;
mais ils s'étaient engagés, et, pour satisfaire à la fois leur parole et
leur conscience, ils prirent le parti de faire faire la seconde saignée
tellement abondante, qu'elle pût tenir lieu d'une troisième. En
conséquence, on tira au roi la valeur de quatre grandes palettes. Les
rois doivent être accoutumés à voir leur gloire et leur santé être le
jouet de l'intrigue et de l'intérêt de tout ce qui les entoure. Le roi
se montra encore bien _lui_ pendant et avant cette saignée; sa peur, sa
pusillanimité étaient inconcevables; il fit venir du vinaigre qu'il
fit mettre sous son nez, disant à la vue du chirurgien qu'il allait se
trouver mal, se faisant soutenir par quatre personnes, et donnant son
pouls à tâter à la Faculté, et faisant à chaque instant les mêmes
questions aux médecins sur sa maladie, sur les remèdes, sur son état.
«_Vous me dites que je ne suis pas mal, et que je serai bientôt guéri_,
leur disait-il, _mais vous n'en pensez pas un mot; vous devez me le
dire_.» Ceux-ci protestaient de dire la vérité, et le roi ne s'en
plaignait, n'en geignait, n'en criait pas moins. Sa peur et ses craintes
n'étaient pas celles de l'inquiétude bien intéressante(?), mais celles
d'une faiblesse lâche et révoltante. Son mal de tête, qui n'avait pas
cédé à la première saignée, ne cédait pas plus à la seconde, et il se
répandait dans Versailles, à la grande satisfaction des uns et au grand
chagrin des autres, que le roi entrait dans une grande maladie. Le roi,
inquiet et souffrant, ne parlait que de lui quand il parlait, mais
parlait peu. Il avait, vers les cinq heures, envoyé chercher ses
enfants, qui étaient venus passer auprès de son lit une demi-heure, sans
en entendre et sans lui dire une parole. Il n'aurait pas pensé à se
procurer cette visite, si L......., qui voulait lui en procurer une
autre, ne lui eût pas proposé d'aller chercher ses enfants. L......[316],
premier valet de chambre du roi, livré, comme M. d'Aumont, à Mme
Dubarry, joignait sa bassesse à la sienne, pour la servir quand il
le pouvait, et avait fait à cet égard de grands projets pour cette
occasion. Quoique L...... soit un homme vil et sans honneur, il ne faut
pas confondre sa bassesse avec celle de M. d'A.....; elle est d'un
caractère un peu plus noble, au moins plus hardi. C'est une espèce de
fou qui ne manque pas d'esprit, à qui les caresses de Mme Dubarry et la
confiance du roi dans cet horrible rapport avaient tourné la tête, qui
se croyait un personnage, un homme à crédit, que cette idée disposait
à tout faire pour l'avantage de cet indigne fripon, mais qui au moins
était capable de mettre plus de force et plus d'intrépidité dans ses
infamies; homme d'ailleurs d'une crapule indécente, d'une déraison
choquante et d'une insolence brutale. Il voyait avec chagrin que les
princes du sang et les grands-officiers remplissaient la chambre du roi,
et qu'ils ne la quittaient pas, empêchant Mme Dubarry d'y arriver. M.
d'Aumont n'en était pas plus content; il avait promis à M. d'Aiguillon
de faciliter fréquemment les visites de Mme la comtesse; il tint son
petit conseil avec L......, et le détermina en conséquence à venir nous
dire à tous dans la chambre que le roi voulait être seul.

[Note 316: Laborde, qui fut aussi fermier-général.]

Je ne croyais pas alors que son motif fût la bassesse et l'envie de
produire Mme Dubarry; je n'y voyais que le projet de nous éconduire pour
rester seul avec le roi, prétention de droits; et quoique tout le monde
à peu près fût déjà sorti, je tins bon et lui répondis: Que si le roi
voulait que je sorte, il me l'ordonnerait, mais qu'en attendant j'allais
rester. M. de Bouillon vint à mon secours et dit la même chose, et les
gens qui étaient sortis, nous voyant rester, rentrèrent aussi. Je jouis
alors de m'être opposé avec succès à cette prétention de M. d'Aumont.
J'ai bien plus joui depuis, quand j'ai su le vrai motif de sa conduite,
d'avoir empêché la visite qu'il voulait favoriser. Cependant le roi
était gisant dans son lit, n'ayant nul désir de voir celle que M.
d'Aumont avait tant à coeur de lui amener, et n'ouvrant la bouche, dans
l'état d'affaissement où il était, que pour geindre et parler de lui à
la Faculté. La quantité de médecins dont il était entouré m'avait, dans
le commencement de la journée, apitoyé pour lui. Quatorze personnes,
dont chacune a le droit d'approcher et de visiter un malade, me
paraissaient un vrai supplice. Mais le roi n'en jugeait pas ainsi; et,
outre que l'habitude l'empêchait de s'apercevoir de cette importunité,
qui aurait été pour tout autre insoutenable, l'inquiétude et la peur la
lui rendaient précieuse. La Faculté était composée de six médecins, cinq
chirurgiens, trois apothicaires; il aurait voulu en voir augmenter
le nombre. Il se faisait tâter le pouls six fois par heure par les
quatorze; et quand cette nombreuse Faculté n'était pas dans la chambre,
il appelait ce qui en manquait pour en être sans cesse environné, comme
s'il eût espéré qu'avec de tels satellites la maladie n'oserait pas
arriver jusqu'à Sa Majesté. Je n'oublierai jamais que Lemonnier lui
ayant dit qu'il était nécessaire qu'il fît voir sa langue, et le lit
n'étant ouvert que de façon à laisser approcher à la fois l'un deux, il
la tira d'un pied appuyant ses deux mains sur ses yeux, que la lumière
incommodait, et la laissa tirée plus de six minutes, ne la retirant que
pour dire après l'examen de Lemonnier: «À vous, Lassonne;» et puis: «À
vous, Bordeu;» et puis: «À vous, Lorry,» etc.; et puis, et puis, enfin
jusqu'à ce qu'il eût appelé l'un après l'autre tous ses docteurs, qui
témoignaient chacun à leur manière la satisfaction qu'ils avaient de la
beauté et de la couleur de ce précieux et royal morceau. Il en fut de
même un moment après, pour son ventre, qu'il fallut tâter; et il fit
défiler chaque médecin, chaque chirurgien, chaque apothicaire, se
soumettant avec joie à la visite, et les appelant toujours l'un après
l'autre et par ordre. Mais ces visites se faisaient en prenant bien
garde que le roi ne vît la lumière qui l'avait déjà incommodé, et dont
il s'était plaint une fois. On mettait la main devant, et on ne laissait
arriver les rayons que sur la partie que l'on voulait éclairer. Un
garçon de la chambre avait été chargé de ce soin; son attention n'était
jamais en défaut. Il la poussait même plus loin que l'exactitude, et
je dirai en passant comment elle nous procura une scène ridicule et
plaisante. Il fut question de donner un lavement au roi. On le traîna à
grand'peine sur le bord de son lit, et là on le posta dans l'attitude
convenable à la circonstance, c'est-à-dire le visage enfoncé dans un
oreiller, et le derrière à découvert et en position. La Faculté, rangée
autour du lit, fit place, en se mettant en haie, au maître apothicaire,
qui arrivait la canule à la main, suivi du garçon apothicaire qui
portait respectueusement le corps de la seringue, et du garçon de la
chambre qui portait la lumière destinée naturellement à éclairer
la scène. M. Forgeot (c'est le nom du maître apothicaire), placé
avantageusement, allait poser et mettre en place la canule, quand tout à
coup le garçon de la chambre, voyant que la lumière qu'il porte donne en
plein sur le derrière royal, et imaginant apparemment que son effet peut
être dangereux pour la santé ou au moins la commodité de Sa Majesté,
arrache avec précipitation de dessous le bras d'un médecin un chapeau,
et le place entre la bougie et le lieu où M. Forgeot dirigeait toute son
attention. J'aurais peine à peindre la colère servile et méprisante
de l'apothicaire, à qui cette éclipse avait fait manquer son coup,
l'étonnement des médecins, l'indignation du petit garçon apothicaire,
et l'envie de rire de la partie de l'assemblée heureusement placée pour
être témoin de cette scène. Cette histoire ridicule peut servir à faire
connaître l'empressement peu réfléchi, l'exactitude machinale des
subalternes, que la plus profonde vénération n'abandonne jamais.

Cependant les médecins n'étaient pas contents de l'effet de leur remède,
et l'accablement continuel du roi et les autres accidents leur faisaient
craindre une fièvre maligne. Ils disaient cependant encore que la
maladie était une fièvre humorale, mais consultaient fréquemment entre
eux, et se laissaient voir inquiets. Bordeu avait été chez Mme Dubarry,
et lui avait annoncé une grande maladie pour le roi. Lorry avait dit à
M. d'Aiguillon que l'état du roi pouvait devenir inquiétant; mais la
maîtresse et son favori n'en croyaient encore rien et n'en voulaient
rien croire. L'inquiétude commençait pourtant à se répandre dans tout
Versailles; chacun commençait aussi à se faire un plan de conduite pour
le cours de la maladie: je fis celui de veiller le roi, et de le soigner
de ma présence tant qu'elle durerait. On avait toujours dit, et avec
assez de raison, que je le servais fort à ma commodité, et on avait
voulu me faire de cette légèreté un grand démérite à ses yeux; mais
son apathie, qui lui rendait tout indifférent, l'avait empêché de s'en
choquer, et j'avais usé plus que personne de cette facilité que l'on
admirait en lui pour les gens qui l'approchaient, et qui n'était que
l'effet de la plus complète indifférence. Cependant je ne voulais pas,
dans le moment où il était malade, ne pas le soigner aussi bien et mieux
que les autres; je croyais mon devoir attaché à ne le quitter que le
temps absolument nécessaire pour mon repos ou mes repas. J'y voyais
aussi mon intérêt, car j'acquérais par une conduite assidue pendant
sa maladie, et par dix nuits passées auprès de son lit, le droit
de reprendre après sa guérison mon train ordinaire de vie. J'étais
déterminé aussi à cette conduite par le désir et le projet d'observer
de près un événement aussi curieux, et de démêler les intrigues qu'il
ferait nécessairement naître en abondance. Voilà quels étaient mon plan
et mes motifs. Je me proposais aussi la plus grande retenue dans mes
propos, et de ne rien faire paraître de l'envie que j'avais de tout
ce qui pouvait amener le renvoi de la maîtresse et du ministre, sans
cependant me permettre d'affecter jamais aucun sentiment contraire. Il
était déjà dix heures du soir. Le roi avait été changé de son grand lit
dans un petit, pour la commodité de son service; son affaissement, ses
douleurs, sa pesanteur augmentaient, et, malgré l'opinion qu'on avait
de sa faiblesse et de sa peur, il paraissait bien évidemment qu'il
commençait une grande maladie. Tout Versailles en était persuadé,
excepté ceux qui ne voulaient pas l'être. Les médecins l'étaient comme
tout le monde, et leur silence l'annonçait; ils ne parlaient qu'entre
eux, et remettaient encore au lendemain à vouloir prononcer sur le
caractère de la maladie. La famille royale, fort inquiète, était revenue
après son souper voir le roi, et se préparait à rester tard dans la
chambre à côté pour voir le commencement de la nuit, quand tout à coup
la lumière, approchée du visage du roi sans la précaution ordinaire,
éclaira son front et ses joues, où l'on aperçut des rougeurs. Les
médecins qui entouraient le lit, à la vue de ces rougeurs qui étaient
déjà des boutons élevés sur la peau, se regardèrent entre eux avec un
accord et un étonnement qui fut l'aveu de leur ignorance. Lemonnier
voyait le roi depuis deux jours avec des maux de reins, de
l'affaissement, des maux de coeur; les quatre autres voyaient depuis
midi les symptômes augmentés, et aucun, même en tâtant le pouls, ne
s'était douté que la maladie pût être la petite vérole. Tout le monde
le vit dans ce moment, et il était inutile d'être médecin pour en être
convaincu. Ceux-ci sortirent de la chambre du roi, et l'annoncèrent à
la famille royale en disant qu'enfin on savait ce qu'était la maladie,
qu'elle était bien connue, que le roi était préparé à merveille, et que
cela irait bien. Le premier soin de tout le monde fut d'engager M.
le Dauphin, qui n'avait jamais eu la petite vérole, à quitter
l'appartement; Mme la Dauphine l'emmena. M. le comte de Provence, M.
le comte d'Artois et leurs femmes sortirent aussi; Mesdames seules
restèrent. Elles n'avaient pas eu plus la petite vérole que M. le
Dauphin, et en avaient peur: elles ne voulurent pas se rendre aux
représentations que nous leur fîmes, et se montrèrent inébranlables dans
le projet qu'elles avaient formé de ne point abandonner leur père. On
aura peine à croire que cet acte de piété filiale ait excité aussi
peu qu'il l'a fait l'intérêt public. Les gens qui en parlaient se
contentaient de dire que c'était bien, mais les trois quarts n'en
parlaient ni n'y pensaient; et cette indifférence, ce froid pour une
action réellement aussi belle, aussi touchante, que l'on eût tant goûtée
et vantée de particuliers, ne venait pas de l'occupation où était toute
la Cour de la maladie du roi; elle n'était produite que par la plate et
mince existence de Mesdames, que l'on connaissait sans envie du bien,
sans âme, sans caractère, sans franchise, sans amour pour leur père. On
fut persuadé que c'était pour faire parler d'elles, ou machinalement,
qu'elles se soumettaient à un danger aussi évident. Leur oisiveté
ordinaire fit croire à quelques-uns que c'était pour se donner une
occupation; d'autres crurent que Mmes de Narbonne et de Durfort,
célèbres ouvrières en intrigues, avaient poussé Mmes Adélaïde et
Victoire à cette conduite, dont elles espéraient retirer dans la suite
l'intérêt; et que quant à Mme Sophie, qui était une manière d'automate,
aussi nulle pour l'esprit que pour le caractère, elle avait, selon sa
coutume, suivi par apathie la volonté et le projet de ses soeurs. Mais
la meilleure raison encore du peu d'effet que faisait sur l'esprit de
la Cour et de Paris la conduite véritablement respectable de Mesdames,
c'était l'objet de leur sacrifice. Le roi était tellement avili,
tellement méprisé, particulièrement méprisé, que rien de ce qu'on
pouvait faire pour lui n'avait droit d'intéresser le public. Quelle
leçon pour les rois! Il faut qu'ils sachent que, comme nous sommes
obligés malgré nous de leur donner des marques extérieures de respect
et de soumission, nous jugeons à la rigueur leurs actions, et nous
nous vengeons de leur autorité par le plus profond mépris, quand leur
conduite n'a pas pour but notre bien et ne mérite pas notre admiration;
et, en vérité, il n'était pas besoin de rigueur pour juger le roi comme
il l'était par tout son royaume.

Revenons à la maladie. La manière dont les médecins avaient annoncé à
Mesdames la petite vérole du roi leur parut, non pas un présage, mais
une assurance de guérison. Elles répétèrent qu'il était bien préparé,
citant cinq ou six exemples de gens de soixante-dix ans qui avaient eu
la petite vérole, et allèrent se coucher persuadées que le roi était
en bon état, puisqu'il avait la petite vérole. Quelques personnes de
l'intérieur prirent aussi part à cette joie, et presque tout le monde se
dit dans le premier moment: «Voilà qui va bien; c'est l'affaire de neuf
jours et d'un peu de patience.» Je n'étais point de l'avis de tout le
monde, et, sans dire le mien, je dis à Bordeu: «_Écoutez ces messieurs
qui sont charmés parce que le roi a la petite vérole._»--«_Sandis! dit
Bordeu, c'est apparemment qu'ils héritent de lui. La petite vérole à
soixante-quatre ans, avec le corps du roi, c'est une terrible maladie._»
Il me quitta pour aller annoncer cette triste antienne à Mme Dubarry,
qui n'avait pas vu le roi de la journée, et qu'il effraya infiniment en
lui disant à peu près les mêmes choses qu'il m'avait dites. Peut-être
lui fit-il le danger moins fort qu'il ne me l'avait fait; mais il m'a
toujours assuré lui avoir dit, à cette première visite, qu'il n'y avait
préparation qui tînt, et que l'inquiétude de tout ce qui s'intéressait
au roi devait être fort considérable. Pendant que Bordeu était chez Mme
Dubarry, on agitait, dans une chambre auprès de celle du roi, si on lui
dirait ou si on lui cacherait qu'il avait la petite vérole. Mesdames,
en s'en allant coucher, s'étaient reposées, pour la décision de cette
question, sur notre prudence, et s'en rapportaient à notre avis et à
celui des médecins. Je fus appelé comme les autres à ce conseil, que je
trouvai composé de toute la Faculté, hors Bordeu, de M. de Bouillon, de
M. d'Aumont, de M. de Villequier. Les avis étaient assez partagés. Les
médecins disaient beaucoup de mots sans prononcer rien qui conclût, et
voulaient que nous décidassions. M. d'Aumont, plus verbeux que personne,
faisait plus de phrases; mais, plus timide et plus sot, il n'était
d'aucun avis; son fils[317] était un peu plus décidé pour qu'on cachât
absolument au roi la nature de son mal, et M. de Bouillon voulait qu'on
ne lui laissât rien ignorer. M. d'Aumont même se recordait à cet avis,
car M. de Bouillon parlait plus fort, et c'est toujours ce qui entraîne
les sots. J'étais le plus jeune, et, outre le peu de désir que j'avais
de parler, ma jeunesse m'interdisait de donner mon avis sans qu'on me le
demandât. Je fus interpellé, et je dis que je ne mettais point en doute
que, si le roi apprenait qu'il avait la petite vérole, cette nouvelle ne
fût pour lui le coup de la mort. Je parlai de sa peur, de sa faiblesse,
que je donnai pour motif de mon opinion, et je conclus avec fermeté à ce
qu'on ne lui dit pas. On verra bien aisément que je donnais l'avis qui
était le moins selon mes désirs; mais il était selon ma conscience, et
j'aurais été coupable de soutenir celui de M. de Bouillon, dont pourtant
je désirais l'exécution, puisqu'en donnant au roi la certitude qu'il
avait une maladie aussi dangereuse, il le déterminait à recevoir les
sacrements et à renvoyer tout cet odieux tripot, toute cette infâme et
honteuse clique. D'ailleurs, je trouvais, au dedans de moi, assez juste
que le roi, qui n'avait jamais dans sa vie goûté plus délicieusement
aucun plaisir que celui d'inquiéter tous les gens qui l'entouraient
sur leur santé, de leur annoncer la mort future ou prochaine, savourât
d'avance, à son tour, la sienne, et se minât d'inquiétude. Je vis mon
avis prévaloir, non sans regret, mais sans remords, et j'en aurais
eu beaucoup de ne l'avoir pas donné, quoiqu'encore une fois je fusse
très-contrarié de le voir suivi. Il fut donc décidé qu'on ne parlerait
point au roi du caractère de sa maladie, qu'on ne la lui nommerait
point, mais qu'on ne l'empêcherait pourtant pas de la deviner, si le
traitement qu'on lui ferait et les boutons qui se multiplieraient lui en
donnaient connaissance.

[Note 317: Le duc de Villequier.]

Cependant la joie qu'avaient eue MM. de Bouillon et d'Aumont, en
apprenant que le roi avait la petite vérole, ne dura pas longtemps. Leur
espérance ou plutôt leur certitude d'une guérison prochaine ne tarda pas
à s'évanouir, et ils s'aperçurent, après quelques moments de réflexion,
qu'un vieillard de plus de soixante ans, qui a la petite vérole, ne se
porte pas bien, et est dans quelque danger. D'ailleurs, l'état du roi
était même plus fâcheux que ne l'est communément à cette époque celui de
ceux qui ont cette maladie. Son affaissement continuait; il se plaignait
de douleurs sourdes de tête, et l'agitation était excessive malgré
l'abattement. Il ne parlait pas, et avait les yeux fixes et hagards. La
fièvre, qui était toujours très-considérable, augmentait fréquemment et
par bouffées, et Lemonnier, qui le veillait, en disant qu'il était
comme il devait être, avait bien l'air de ne pas dire ce qu'il pensait.
J'aurais dès lors été fort effrayé de l'état du roi si j'avais pris
quelque intérêt à la conservation de ses jours. Son affaissement, le peu
d'inquiétude qu'il témoignait, lui qui était l'homme du monde le plus
douillet et le plus penaud, me paraissaient la preuve la plus décisive
du danger de son état à ajouter au danger seul de la nature de sa
maladie. MM. d'Aumont et de Bouillon, qui veillaient comme moi, se
montraient d'une grande inquiétude. Ils se donnaient l'un et l'autre
pour aimer le roi tendrement, et s'entretenaient toujours de ses rares
et sublimes qualités. Leur conversation était souvent interrompue par de
tendres et profonds soupirs, par des sanglots, par des gémissements,
et quelquefois aussi par des moments de sommeil; car heureusement leur
inquiétude et leur douleur ne leur ôtaient pas toute faculté de dormir.
Sur le matin, et dans les moments où ils voyaient avec plus d'effroi
l'état du roi, M. de Bouillon, qui, tout en pleurant, venait de
s'éveiller, regarda tendrement La Martinière, et lui avançant les deux
bras: «_Vous voyez bien cela_, lui dit-il, _mon cher La Martinière, ce
sont mes deux bras, c'est certainement ce que j'aime le plus au monde;
eh bien! s'il les fallait pour sauver la vie du roi, je vous dirais: Mon
ami, coupez-les-moi tous les deux; c'est un si bon maître!_» Il est bon
de remarquer, en passant, que ce si bon maître, que ce pauvre M. de
Bouillon aimait tant, ne lui parlait jamais, disait toujours que
c'était une triste et plate espèce, et lui avait, trois ou quatre ans
auparavant, fait défendre, à la réquisition de son père, de paraître à
la Cour, après en avoir dit tout le mal que l'on peut dire de quelqu'un.
Il faut ajouter aussi que ce tendre serviteur du roi, qui l'aimait tant
depuis vingt-quatre heures qu'il était malade, venait le voir environ
huit jours par an quand il était en santé. Il y a des gens qui sont nés
valets; je crois que, sans calomnie, on peut ranger M. de Bouillon dans
cette classe, et cela est assez simple, si, comme on le dit, il est
fils d'un frotteur. M. d'Aumont ne restait pas court aux expressions
de douleur et de regret de M. de Bouillon; il enchérissait encore en
assurance de dévouement, et, à l'offre que faisait l'autre de ses
chers bras, il marquait peu d'étonnement, et disait, avec un verbiage
emphatique et que j'aurais peine à rendre, que si au lieu d'une vie il
en avait quatre, il les perdrait pour racheter celle du roi avec une
satisfaction et un bonheur inimaginables, quoiqu'il priât d'observer
qu'il était fort heureux dans ce monde. J'entendais cette scène dans un
coin, près de ces messieurs, et, trouvant ma sensibilité bien au-dessous
de la leur, je me taisais, et me contentais de ne pas rire. Cependant
les médecins étaient arrivés pour la consultation, et, d'après l'état du
roi et le compte de la nuit, ils avaient opiné pour les vésicatoires;
ils avaient été mis, et quoiqu'en général ces messieurs ne disent pas
leur avis, ils paraissaient peu contents. M. le duc d'Orléans, M. le
prince de Condé, M. de Penthièvre, s'étaient déterminés à garder le roi
et à s'enfermer avec lui. M. le duc de Chartres s'était retiré pour
rester avec M. le Dauphin, pour le voir quand il le pourrait, et M. le
duc de Bourbon avait suivi son exemple. La nuit du roi, qui avait été
mauvaise, fut dite dans Versailles encore plus mauvaise qu'elle n'avait
été réellement, et, hors M. d'Aiguillon, tout le monde croyait le roi
à deux jours de sa mort. La joie était grande parmi les ennemis de sa
maîtresse; on la voyait chassée dans la journée, on voyait tout le
tripot dispersé, anéanti, écrasé, et chacun, se forgeant à son gré sa
chimère la plus agréable, voyait le ministère présent succédé par lui
ou par ses amis. M. le Dauphin, qui s'était montré triste et inquiet la
veille au soir, le paraissait encore davantage le matin. Il s'était,
ainsi que Mme la Dauphine et ses frères, renfermé dans son plus petit
intérieur, et à son service près, qu'il voyait seulement à l'heure de
son lever et de son coucher, il vivait en famille; il voyait aussi un
demi-quart d'heure, à midi et demi, les princes qui ne voyaient pas le
roi. Voilà comme il a passé le temps de la maladie. Il allait avec une
grande exactitude aux prières des quarante heures, toujours avec une
très-bonne contenance, avec un air réellement abattu, et ne prenait part
à rien en public.

La nouvelle de la petite vérole fut se répandre à Paris, et chacun dans
ce premier moment ne douta pas que le roi ne succombât à cette maladie.
L'effet était bien différent dans le peuple que trente ans auparavant,
où le même roi, malade à Metz, aurait réellement trouvé dans sa capitale
un millier d'hommes assez fous pour sacrifier leur vie pour sauver la
sienne, et où tout son peuple, d'une voix unanime, lui avait donné,
on ne sait pas trop pourquoi, le beau nom de _Bien-aimé_, dont il n'a
jamais senti la douceur et le prix. Sa philosophie avait fait de grands,
progrès depuis cette époque, et la conduite avilie du roi, les infamies
qui avaient été faites en son nom et auxquelles sa faiblesse apathique
s'était prêtée, avaient fort aidé à cette philosophie. On ne voyait
point dans Paris de gens inquiets courir, s'empresser, s'arrêter, pour
savoir de ses nouvelles. Tout avait l'air calme et tranquille, et tout
était joyeux et content. Quoique ce sentiment fût le même à Versailles,
l'air d'inquiétude y était plus général; c'est d'abord le pays du
déguisement, et si le déguisement est permis dans un cas, c'est bien
dans celui où quand on peut, sans blesser l'honneur, cacher ce qu'on
pense, on ne peut pas le faire paraître sans étourderie et sans courir
le risque à peu près sûr d'une Bastille éternelle. On parlait déjà,
quoique vaguement, des sacrements dans tout le château; on disait que
le roi, qui avait tant de religion, allait les demander dès qu'il se
verrait bien malade, ce qui ne pourrait pas manquer d'arriver bientôt.
Mesdames en étaient persuadées, et avaient l'air de le désirer. Elles en
parlaient ainsi, et attendaient le moment où la piété de leur père lui
ferait désirer cette consolation dans sa maladie. Quelque ferme que l'on
soit dans son opinion, quand on y attache un grand prix, et quelque
raison que l'on croie avoir de l'être, on la voit encore avec plaisir
être celle des autres, et cette idée y confirme davantage. Telle était
la position où se trouvaient dans ce moment les ennemis du tripot; la
connaissance qu'ils avaient du goût du roi pour les sacrements, de son
idée sur l'efficacité d'un acte de contrition, et sur le besoin qu'il en
avait, leur persuadait bien qu'on touchait au moment où son amour pour
la religion, ou son envie de donner un bon exemple en ce genre, allaient
lui faire demander son confesseur; mais leur opinion, partagée par
Mesdames, la leur rendait encore plus certaine. Ils nageaient dans la
joie, et cette joie n'était troublée alors par aucune inquiétude. La
tranquillité n'était pas aussi entière en haut. Bordeu y était monté
dans la matinée, et avait fort effrayé la maîtresse. Il lui avait dit
dans ce moment que le roi était assez mal, que sa maladie prenait une
mauvaise tournure, et qu'il lui conseillait de prendre ses arrangements
pour partir bientôt, et pour partir d'elle-même, sans attendre qu'elle
fût renvoyée. La manière de Bordeu est tranchante, assez franche, même
quelquefois dure. Il était médecin de Mme Dubarry depuis sa naissance,
et l'avait vue dans toutes les différentes époques de sa vie. Il
l'amusait par ses contes et par sa gaieté, et avait alors plus de crédit
que personne sur son esprit. C'est encore assez le propre des filles:
les confidences qu'elles sont obligées de faire à leur médecin leur
donnent presque toujours une entière confiance en eux, et on en voit
peu n'en pas raffoler. Les conseils de Bordeu lui firent dans le moment
assez d'impression; mais comme elle était fille dans toute l'acception
du terme, et que les filles ne réfléchissent ni ne calculent, et n'ont
aucune suite, après avoir un instant pleuré, elle dit qu'elle verrait,
et parut peu inquiète de la santé du roi. Ce que je rapporterai de
l'intérieur de Mme Dubarry dans tout le cours de ce récit, je le tiens
de Bordeu, qui m'a toujours assuré me dire la vérité. Elle ne tarda pas
de faire part à M. d'Aiguillon de sa conversation, et de l'inquiétude
où elle était. Celui-ci était instruit de son côté par Lorry, et plus
encore par M. d'Aumont, de l'état du roi, des inquiétudes de la nuit et
de l'opinion générale. Soit qu'il affectât de n'y vouloir pas prendre
part, soit que le si grand intérêt... (_Le reste manque dans la copie._)

_Note_.--Cette Relation avait été imprimée en 1846, à un très-petit
nombre d'exemplaires. En la reproduisant ici, je n'ai eu qu'un but,
c'est de montrer dans un frappant et hideux tableau comment les
monarchies finissent, comment elles sont atteintes en quelque sorte de
gangrène sénile. Louis XIV avait dit, dans ses Instructions au Dauphin,
une belle parole trop méconnue par son indigne petit-fils: «Les empires,
mon fils, ne se conservent que comme ils s'acquièrent: c'est-à-dire par
la vigueur, par la vigilance et par le travail.»




PENSÉES

On me permettra de terminer ce volume comme j'ai fait déjà pour
quelques-uns des volumes précédents, je veux dire par quelques Pensées
familières qui s'adressent moins au public des lecteurs qu'à des
habitués et à des amis.


I

(Près d'Aigues-Mortes, 1839.)

Mon âme est pareille à ces plages où l'on dit que saint Louis s'est
embarqué: la mer et la foi se sont depuis longtemps, hélas! retirées, et
c'est tout si parfois, à travers les sables, sous l'aride chaleur ou
le froid mistral, je trouve un instant à m'asseoir à l'ombre d'un rare
tamarin.


II

(Marseille, 1839.)

A quoi suis-je sensible désormais? à des éclairs: l'autre jour j'en eus
un bien doux. Nous voguions le soir hors du port, nous allions rentrer:
une musique sortit, elle était suivie d'une quarantaine de petites
embarcations qu'elle enchaînait à sa suite et qui la suivaient en
silence et en cadence. Nous suivîmes aussi. Le soleil couché n'avait
laissé de ce côté que quelques rougeurs; la lune se levait et montait
déjà pleine et ronde: la Réserve et les petits lieux de plaisance aussi
bien que les fanaux du rivage s'illuminaient. Cette musique ainsi
encadrée et bercée par les flots nous allait au coeur: «Oh! rien n'y
manque, m'écriai-je en montrant le ciel et l'astre si doux.»---«Oh! non!
rien n'y manque!» répéta après moi la plus jeune, la plus douce, la plus
timide voix de quinze ans, celle que je n'ai entendue que ce soir-là,
que je n'entendrai peut-être jamais plus. Je crus sentir une intention
dans cette voix si fine de jeune fille: je crus (Dieu me pardonne!)
qu'une pensée d'elle venait droit au poëte, et je répétai encore,
en effleurant cette fois son doux oeil bleu: «_Non! rien._»---Et,
semblables à ces échos de nos coeurs, les sons déjà lointains de la
musique mouraient sur les flots.


III

(1839.)

Ce soir, 31 mai, en descendant du Vésuve à cinq heures et demie,
admirable vue du golfe: fines projections des îles sur une mer blanche,
sous un ciel un peu voilé; ineffable beauté! découpures élégantes; Capri
sévère, Ischia prolongée, les bizarres et gracieux chaînons de Procida;
le cap Misène isolé avec sa langue de terre mince et jolie, le château
de l'Oeuf en petit l'imitant, le Pausilippe entre deux doucement jeté:
en tout un grand paysage de lointain, dessiné par Raphaël.---Oh! vivre
là, y aimer quelqu'un, et puis mourir!


IV

J'aime encore beaucoup à respirer les fleurs, mais je n'en cueille plus.


V

Pourquoi je ne fais plus de romans?---L'imagination pour moi n'a jamais
été qu'au service de ma sensibilité propre. Écrire un roman pour moi, ce
n'était qu'une manière indirecte d'aimer et de le dire.


VI

(À 44 ans.)

La nature est admirable, on ne peut l'éluder. Depuis bien des jours, je
sens en moi des mouvements tout nouveaux. Ce n'est plus seulement une
femme que je désire, une femme belle et jeune, comme toutes celles que
j'ai précédemment désirées. Celles-là plutôt me répugnent. Ce que je
veux, c'est une femme toute jeune et toute naissante à la beauté; je
consulte mon rêve, je le presse, je le force à s'expliquer et à se
définir: cette femme dont le fantôme agite l'approche de mon dernier
printemps, est une toute jeune fille. Je la vois; elle est dans sa
fleur, elle a passé quinze ans à peine; son front plein de fraîcheur
se couronne d'une chevelure qui amoncelle ses ondes, et qui exhale des
parfums que nul encore n'a respirés. Cette jeune fille a le velouté du
premier fruit. Elle n'a pas seulement cette primeur de beauté; si je
me presse pour dire tout mon voeu, ses sentiments par leur naïveté
répondent à la modestie et à la rougeur de l'apparence. Qu'en veux-je
donc faire? et si elle s'offrait à moi, cette aimable enfant,
l'oserais-je toucher, et ai-je soif de la flétrir? Je dirai tout: oui,
un baiser me plairait, un baiser plein de tendresse; mais surtout la
voir, la contempler, rafraîchir mes yeux, ma pensée, en les reposant sur
ce jeune front, en laissant courir devant moi cette âme naïve; parer
cette belle enfant d'ornements simples où sa beauté se rehausserait
encore, la promener les matins de printemps sous de frais ombrages et
jouir de son jeune essor; la voir heureuse: voilà ce qui me plairait
surtout et ce qu'au fond mon coeur demande. Mais qu'est-ce? tout d'un
coup le voile se déchire, et je m'aperçois que ce que je désirais sous
une forme équivoque est quelque chose de naturel et de pur, c'est un
regret qui s'éveille, c'est de n'avoir pas à moi, comme je l'aurais pu,
une fille de quinze ans qui ferait aujourd'hui la chaste joie d'un père
et qui remplirait ce coeur de voluptés permises, au lieu des continuels
égarements. Ma prévoyance, il y a quinze ans, n'y a point songé, ou
j'ai résisté à la Nature qui tout bas me l'insinuait, et la Nature
aujourd'hui me le rappelle.

Nos goûts vicieux et dépravés ne sont le plus souvent que des
indications naturelles faussées et détournées de leur vrai sens.


VII

Comme Salomon et comme Épicure, j'ai pénétré dans la philosophie par le
plaisir. Cela vaut mieux que d'y arriver péniblement par la logique,
comme Hegel ou comme Spinosa.


VIII

Il y a des hommes qui ont l'_imagination catholique_ (indépendamment
du fond de la croyance): ainsi Chateaubriand, Fontanes; les pompes
du culte, la solennité des fêtes, l'harmonie des chants, l'ordre des
cérémonies, l'encens, tout cet ensemble les touche et les émeut.---Il y
en a d'autres qui (raisonnement à part) ont la _sensibilité chrétienne_,
et je suis de ce nombre. Une vie sobre, un ciel voilé, quelque
mortification dans les désirs, une habitude recueillie et solitaire,
tout cela me pénètre, m'attendrit et m'incline insensiblement à croire.


IX

Je suis arrivé dans la vie à l'indifférence complète. Que m'importe,
pourvu que je fasse _quelque chose_ le matin, et que je sois _quelque
part_ le soir!


X

Je ne demande plus aux hommes qu'une chose: c'est de me laisser
beaucoup de temps à moi, beaucoup de solitude, et pourtant de se prêter
quelquefois encore à mon observation.


XI

La pensée est la superfluité de la vie: dans la jeunesse, on peut la
mener de front avec les autres dépenses du dedans; mais plus tard elle
devient incompatible avec l'excès ou même avec l'usage des plaisirs.


XII


Chaque jour je change; les années se succèdent, mes goûts de l'autre
saison ne sont déjà plus ceux de la saison d'aujourd'hui; mes amitiés
elles-mêmes se dessèchent et se renouvellent. Avant la mort finale de
cet être mobile qui s'appelle de mon nom, que d'hommes sont déjà morts
en moi!

Tu crois que je parle de moi personnellement, Lecteur; mais songe un
peu, et vois s'il ne s'agit pas aussi de toi.


XIII


(Après avoir lu les _Époques de la Nature_ de Buffon:)

Tout est changement et mobilité: la danseuse Cerrito détrône Taglioni,
Verdi fait taire Donizetti; chacun a le cri à son tour, _il grido_,
comme disait Dante; c'est ainsi que l'antique Ninive n'est plus que
ruine et bas-reliefs indéchiffrables; c'est ainsi que quand l'amiral
Wrangel visite la haute Sibérie, il trouve le silence de la mort dans
ces contrées qui furent, selon Buffon, les premières florissantes du
globe et le berceau touffu des antiques colosses. Contrée, empire, ou
individu, ou monde, chacun a eu son jour; et que ce jour ait eu des
milliers d'années, ou des milliers de jours, ou des milliers de minutes,
il est passé sans retour, et une fois passé, ce n'est plus qu'un point
bientôt imperceptible dans la durée infinie.


XIV

L'ensemble des illusions morales au sein desquelles habitent la plupart
des hommes ressemble à cette coupole étoilée du firmament qui nous fait
l'effet d'être notre dôme sur la terre. Ce n'est pas faux, mais ce n'est
pas vrai non plus de la façon dont il nous semble. C'est une apparence
qui console, qui enchante et repose et appuie le regard.


XV

Je suis l'esprit le plus brisé et le plus rompu aux métamorphoses. J'ai
commencé franchement et crûment par le XVIIIe siècle le plus avancé, par
Tracy, Daunou, Lamarck et la physiologie: là est mon fond véritable. De
là je suis passé par l'école doctrinaire et psychologique du _Globe_,
mais en faisant mes réserves et sans y adhérer. De là j'ai passé au
romantisme poétique et par le monde de Victor Hugo, et j'ai eu l'air de
m'y fondre. J'ai traversé ensuite ou plutôt côtoyé le Saint-Simonisme,
et presque aussitôt le monde de La Mennais, encore très-catholique. En
1837, à Lausanne, j'ai côtoyé le Calvinisme et le Méthodisme, et j'ai dû
m'efforcer à l'intéresser. Dans toutes ces traversées, je n'ai jamais
aliéné ma volonté et mon jugement (hormis un moment dans le monde de
Hugo et par l'effet d'un charme), je n'ai jamais engagé ma croyance,
mais je comprenais si bien les choses et les gens que je donnais _les
plus grandes espérances_ aux sincères qui voulaient me convertir et qui
me croyaient déjà à eux. Ma curiosité, mon désir de tout voir, de tout
regarder de près, mon extrême plaisir à trouver le vrai relatif de
chaque chose et de chaque organisation m'entraînaient à cette série
d'expériences, qui n'ont été pour moi qu'un long Cours de physiologie
morale.


XVI

En philosophie comme en amour, il est de ces esprits grossiers qui vont
droit au fait, ils pensent aussitôt à réaliser; c'est supprimer le plus
délicat des plaisirs, qui est de connaître le vrai, de le goûter, et de
savoir qu'il s'altère aussitôt qu'on le veut mettre en action parmi les
hommes. Le vrai, c'est le secret de quelques-uns. En un mot, j'aime
à filer lentement l'idée comme le sentiment; c'est là la parfaite
philosophie, comme c'est le parfait amour. Il faut être philosophe comme
Hamilton, et non pas comme Condorcet.


XVII

De ce que la vie serait en définitive (ce que je crois) une partie qu'il
faut toujours perdre, il ne s'ensuit point qu'il ne faille pas la jouer
de son mieux et tâcher de la perdre le plus tard possible.


XVIII

Je pense sur la critique deux choses qui semblent contradictoires et qui
ne le sont pas:

1° Le critique n'est qu'un homme _qui sait lire, et qui apprend à lire
aux autres_;

2° La critique, telle que je l'entends et telle que je voudrais la
pratiquer, est une _invention_, une _création_ perpétuelle.


XIX

Ce que j'ai voulu en critique, ç'a été d'y introduire une sorte
de _charme_ et en même temps plus de _réalité_ qu'on n'en mettait
auparavant, en un mot, de la _poésie_ à la fois et quelque
_physiologie_.


XX

Je n'ai plus qu'un plaisir, j'analyse, j'herborise, je suis un
naturaliste des esprits.---Ce que je voudrais constituer, c'est
_l'histoire naturelle littéraire_.


XXI

Il y a lieu plus que jamais aux jugements qui tiennent au vrai goût,
mais il ne s'agit plus de venir porter des jugements de rhétorique.
Aujourd'hui, l'histoire littéraire se fait comme l'histoire naturelle,
par des observations et par des collections.


XXII

On a besoin de renouveler, de rafraîchir perpétuellement son observation
et sa vue des hommes, même de ceux qu'on connaît le mieux et qu'on a
peints, sans quoi l'on court risque de les oublier en partie et de les
imaginer en se ressouvenant.--Nul n'a droit de dire: «_Je connais les
hommes._» Tout ce qu'on peut dire de juste, c'est: «_Je suis en train de
les connaître._»


XXIII

Assembler, soutenir et mettre en jeu à la fois dans un instant donné _le
plus de rapports_, agir en masse et avec concert, c'est là le difficile
et le grand art, qu'on soit général d'armée, orateur ou écrivain. Il y
a des généraux qui ne peuvent assembler et manoeuvrer plus de dix mille
hommes, et des écrivains qui ne peuvent manier qu'une ou tout au plus
deux idées à la fois.

Il y a des écrivains qui ressemblent au maréchal de Soubise dans la
guerre de Sept Ans: quand il avait toutes ses troupes rassemblées sous
sa main, il ne savait qu'en faire, et il les dispersait de nouveau
pour mieux se faire battre. Je connais ainsi des écrivains qui, avant
d'écrire, congédient la moitié de leurs idées, et qui ne savent les
exprimer qu'une à une: c'est pauvre. C'est montrer qu'on est embarrassé
de ses ressources mêmes.


XXIV

L'homme ne fait jamais, en définitive, que ce à quoi il est obligé. Ceux
qui ont la parole si prompte et si sûre sont tentés de rester un peu
superficiels et de ne pas creuser les pensées.

Ceux qui, en tout sujet, ont par l'éloquence une grande route toujours
ouverte, se croient dispensés de fouiller le pays.


XXV

De même qu'un arbre pousse inévitablement du côté d'où lui vient la
lumière et développe ses branches dans ce sens, de même l'homme, qui a
l'illusion de se croire libre, _pousse_ et se porte du côté où il sent
que sa faculté secrète peut trouver jour à se développer. Celui qui se
sent le don de la parole se persuade que le gouvernement de tribune est
le meilleur, et il y tend; et ainsi de chacun. En un mot, l'homme
est instinctivement conduit par sa faculté à se faire telle ou telle
opinion, à porter tel ou tel jugement, et à désirer, à espérer, à agir
en conséquence.


XXVI

On peut avoir un idéal plus grand que soi, mais chacun fait commencer le
joli au point où il sait atteindre lui-même.


XXVII

La bonne chère, le goût et le choix qu'on y porte, est souvent un signe
de délicatesse au moral. Le goût s'applique volontiers aux deux ordres;
l'abbé Gédoyn l'a très-bien remarqué: «Le goût, à proprement parler,
emporte l'idée de je ne sais quelle matérialité.» Il y entre une part de
sens. Le mot _judicium_ des Latins a une acception plus étendue et un
peu plus abstraite que notre mot _goût_.--Les gens d'esprit qui, à
table, mangent au hasard et engloutissent pêle-mêle, avec une sorte de
dédain, ce qui est nécessaire à la nourriture du corps (et j'ai vu
la plupart des doctrinaires faire ainsi), peuvent être de grands
raisonneurs et de hautes intelligences, mais ils ne sont pas des _gens
de goût_.


XXVIII

Je ferai aux hommes politiques de l'École doctrinaire et métaphysique un
reproche qui étonnera au premier abord ceux qui les connaissent:
c'est d'avoir trop peu d'amour-propre. Ces esprits, dans les théories
sophistiquées et super-fines qu'ils appliquent au gouvernement de la
société, supposent trop que le commun des hommes leur ressemblent.
L'humanité est plus grossière et plus forte en appétits que cela; c'est
comme si l'on voulait juger de l'ensemble d'une végétation rustique par
quelques fleurs panachées de la serre du Luxembourg.


XXIX

(Après une séance de la Chambre des Pairs:)

Qui n'a pas vu une armée de braves en complète déroute, ou une assemblée
politique qui se croyait sage, mise hors de soi par quelque discours
passionné, ne sait pas à quel point il reste vrai que l'homme au fond
n'est qu'un animal et un enfant:--(O éternelle enfance du coeur humain!)


XXX

Si l'on va au delà des jeux éphémères de la littérature actuelle, qui
encombrent le devant de la scène et qui gênent la vue, il y a en ce
temps-ci un grand et puissant mouvement dans tous les sens, dans toutes
les sciences. Notre XIXe siècle, à la différence du XVIIIe, n'est pas
dogmatique; il semble éviter de se prononcer, il n'est pas pressé de
conclure; il y a même de petites réactions superficielles qu'il a l'air
de favoriser en craignant de les combattre. Mais, patience! sur tous
les points on est à l'oeuvre; en physique, en chimie, en zoologie, en
botanique, dans toutes les branches de l'histoire naturelle, en critique
historique, philosophique, en études orientales, en archéologie, tout
insensiblement change de face; et le jour où le siècle prendra la peine
de tirer ses conclusions, on verra qu'il est à cent lieues, à mille
lieues de son point de départ. Le vaisseau est en pleine mer; on file
des noeuds sans compter; le jour où l'on voudra relever le point, on
sera tout étonné du chemin qu'on aura fait.


XXXI

En critique, j'ai assez fait l'avocat, faisons maintenant le juge.


XXXII

Puisqu'il faut avoir des ennemis, tâchons d'en avoir qui nous fassent
honneur: «L'envie et la médisance l'ont déjà attaqué; _il a eu les faux
esprits pour ennemis, c'est une bonne marque_.» Lord Bolingbroke a écrit
cela de l'abbé Alari; tâchons qu'on le puisse dire de nous.


XXXIII

Ce serait encore une gloire, dans cette grande confusion de la société
qui commence, d'avoir été les derniers des délicats.--Soyons les
derniers de notre ordre, de notre ordre d'esprits.


XXXIV

Il faut du loisir pour l'agrément de la vie; les esprits qui ont toute
leur charge ne sauraient avoir de douceur.


XXXV

J'avais une _manière_; je m'étais fait à écrire dans un certain tour,
à caresser et à raffiner ma pensée; je m'y complaisais. La Nécessité,
cette grande muse, m'a forcé brusquement d'en changer: cette Nécessité
qui, dans les grands moments, fait que le muet parle et que le bègue
articule, m'a forcé, en un instant, d'en venir à une expression nette,
claire, rapide, de parler à tout le monde et la langue de tout le monde:
je l'en remercie.


FIN DU TOME TROISIÈME




TABLE DES MATIÈRES
DU TROISIÈME VOLUME


--Avertissement.
--Théocrite.
--Virgile et Constantin le Grand, par M. J.-P. Rossignol.
--François Ier poëte.
--Le chevalier de Méré, ou de l'Honnête homme au XVIIe siècle.
--Mademoiselle Aïssé.
--Benjamin Constant et madame de Charrière.
--Madame de Krüdner et ce qu'en aurait dit Saint-Évremond.
--M. de Rémusat.
--Charles Labitte.
--Réception de M. le comte Alfred de Vigny à l'Académie
française. M. Étienne.
--Réception de M. Vitet à l'Académie française.
--Lettres de Rancé.
--Mémoires de madame Staal-Delaunay.
--L'abbé Prevost et les Bénédictins.
--M. Victor Cousin.--Cours de l'Histoire de la Philosophie
moderne.
--Sur l'École française d'Athènes.
--M. Rodolphe Topffer.
--Mort de M. Vinet.
--Études sur Pascal, par M. Vinet.
--Relation inédite de la dernière maladie de Louis XV.
--Pensées.


FIN DE LA TABLE.





End of the Project Gutenberg EBook of Portraits littéraires, Tome III
by C.-A. Sainte-Beuve

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PORTRAITS LITTÉRAIRES, TOME III ***

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Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


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unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
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