Les fantômes, étude cruelle

By Ch. Flor O'Squarr

The Project Gutenberg EBook of Les fantômes, by Charles-M. Flor O'Squarr

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Title: Les fantômes

Author: Charles-M. Flor O'Squarr

Release Date: November 22, 2004 [EBook #14113]
[Date last updated: May 22, 2006]

Language: French


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                               LES
                             FANTÔMES,
                           ÉTUDE CRUELLE

                               PAR

                       CH.-M. FLOR O'SQUARR



PARIS
JULES LÉVY, LIBRAIRE-ÉDITEUR
2, RUE ANTOINE-DUBOIS, 2

1885



  _A M. le marquis de Cherville
  Hommage
  de
  respectueuse sympathie._



LES FANTÔMES
ÉTUDE CRUELLE



I

Depuis trois ans, j'avais pour maîtresse la femme de mon meilleur ami.
Oui, le meilleur. Vainement je chercherais dans mon passé le souvenir
d'un être qui me fut plus attentivement fidèle, plus spontanément
dévoué. A plusieurs reprises, dans les crises graves de ma vie, j'avais
fait appel à son affection, et il m'avait généreusement offert son
aide, son temps et sa bourse. J'avais toujours usé de son bon vouloir,
simplement, et je m'en félicitais. Il avait remplacé les affections
perdues de ma jeunesse, veillé ma mère mourante. S'il me survenait une
épreuve, une contrariété, il pleurait avec moi, même plus que moi, car
la nature m'a gardé contre l'effet des attendrissements faciles. C'est
librement, volontairement, que je lui rends cet hommage. Qui donc
pourrait m'y contraindre? J'entends prouver, en m'inclinant devant
cette mémoire vénérée, que je ne suis aveuglé par aucun égoïsme, que je
possède à un degré élevé la notion du juste et de l'injuste, du bon
et du mauvais. D'autres, à ma place, s'ingénieraient à circonvenir
l'opinion par une conduite différente, tiendraient un langage plus
dissimulé; j'ai le mépris de ces hypocrisies parce que je dédaigne tout
ce qui est petit. Je dis ce que je pense, je rapporte exactement ce qui
fut, sans m'attarder aux objections que croiraient pouvoir m'adresser
certains esprits faussés par des doctrines conventionnelles.

Je repousse également toute appréciation qui tendrait à me représenter
comme capable d'un calcul ou susceptible d'une timidité. Si je porte aux
nues mon regretté, mon cher ami Félicien, ce n'est point que mon âme ait
été sollicitée par le repentir ou meurtrie par le remords. Je ne cède
pas à la velléité tardive--fatalement stérile d'ailleurs--de donner
le change sur l'étendue de ma faute au moyen de démonstrations
sentimentales. Il est de toute évidence qu'en consentant à prendre
Henriette pour maîtresse j'ai commis le plus grand des crimes, la plus
lâche des trahisons.

Je ne songe pas davantage à faire intervenir des circonstances
atténuantes tirées des charmes physiques et des séductions morales de ma
complice. Henriette était une femme très ordinaire, mauvaise plutôt que
bonne, vaniteuse, bien élevée et boulotte.

J'hésite à tracer d'elle un portrait sévère, car la plupart du temps
les jugements des hommes sur les femmes ne sont que des propos de
domestiques sans places; mais je me suis imposé une tâche pour ma
satisfaction personnelle et pour renseignement de mes semblables. Je n'y
puis manquer et il me faut--malgré mes répugnances--dire la vérité sur
la femme de Félicien. Elle était--je le répète--une créature forte,
ordinaire, point jolie, médiocrement instruite, bourrée de préjugés
vieillots, d'erreurs bourgeoises, ayant glané dans des lectures mal
choisies et mal comprises les formules d'un sentimentalisme démodé. Dès
sa jeunesse elle aspira sans doute à un idéal de roman, idéal confus,
mais invariablement placé en dehors du cercle précisément délimité des
devoirs dont on lui avait enseigné la religion. Pour peu qu'elle perdît
pied dans ses banales songeries, elle croyait de bonne foi prendre
son vol pour quelque terre promise, pour quelque planète d'une beauté
nouvelle. Pauvre femme! Que de fois ne lui ai-je pas entendu exprimer
cette croyance--particulière aux jeunes couturières égarées par
le romantisme--qu'elle était d'une nature supérieure, d'une race
privilégiée, d'une essence rare, et qu'elle mourrait incomprise!

Ah! ses rêves de jeune fille! M'en a-t-elle assez fatigué les oreilles?
Elle n'était pas née pour associer sa vie à celle d'un être grave,
pensif, toujours courbé sur d'attachants problèmes, à celle d'un homme
sans idéal et sans passion et qui prenait pour guide dans l'existence on
ne savait quelle lumière douteuse qu'il avouait lui-même avoir seulement
entrevue. Elle souffrait d'être ainsi abandonnée, délaissée pour des
chimères, elle, créée pour l'amour, pour la passion! Et patati! Et
patata!

Jamais je n'accordai la moindre attention à ces radotages. Les femmes
qui prennent la passion pour guide ressemblent à des navigateurs qui
compteraient sur la lueur des éclairs pour trouver leur route au lieu de
la demander aux étoiles; celles-là se trompent assurément, mais encore
leur faut-il quelque énergie dans l'âme et une dose appréciable
d'héroïsme dans l'esprit. Toute passion suppose de la grandeur, même
chez les individualités les plus humbles. Or, Henriette manquait de
vocation vraie pour les premiers rôles comme elle eût manqué de courage
pour l'action. Son sentimentalisme offrait des réminiscences de
romans-feuilletons et des rollets de romance. Son coeur n'avait rien
éprouvé, son esprit eût été--je crois bien--incapable de rien concevoir
en dehors des inventions fabuleuses, des monstruosités poétiques, des
hérésies et des fictions dont sa mémoire s'était farcie dès l'enfance.
On retrouvait l'empreinte de ce désordre intellectuel çà et là dans les
platitudes de sa conversation tantôt bêtement mélancolique comme un
rayon de lune sur l'eau dormante d'un canal, parfois corsée de ce
jargon mondain--espèce de prud'homie retournée--dont les expressions
s'appliquent à tous les sujets d'une causerie et qui sert de supériorité
aux êtres inférieurs.

Henriette n'était pas jolie et elle en souffrait. Une femme peut
avoir--et par exception--assez d'esprit pour faire oublier qu'elle
est laide; elle n'en aura jamais assez pour l'oublier elle-même. Le
sentiment qu'avait Henriette de son infériorité par rapport à nombre
d'autres femmes plus jolies, plus jeunes ou plus gracieuses, était
profond au point d'altérer toutes ses impressions. Elle n'avait jamais
cru, par exemple, que son mari pût l'aimer, l'avoir épousée par une
volonté sincère d'attachement, par un désir exclusif de possession,
et qu'il n'eût pas agi dès avant leur union selon l'arrière-pensée,
outrageusement blessante pour elle, de compléter son intérieur par la
présence d'une femme tranquille, vulgaire, insignifiante, à qui personne
ne daignerait faire la cour, et dont aucune démarche, même hasardeuse,
ne saurait compromettre l'honneur conjugal.

Ce soupçon était absurde, mais il n'entrait pas dans mon rôle de
détromper Henriette en lui répétant les confidences dont Félicien avait
honoré mon amitié au moment de son mariage. Alors je l'avais vu, ce cher
Félicien, heureux, confiant et, par avance, comme le loup de la fable,
se forgeant une félicité qui le faisait pleurer de tendresse. Il aimait
loyalement Henriette, mais j'appréhende qu'après quelques mois de vie
commune il eût sujet de se lamenter en découvrant le néant, la navrante
stupidité de la créature à laquelle il avait voué son existence, sa
fortune, ses ambitions les plus nobles. Il dut s'étonner jusqu'à
l'effarement--lui, l'analyste prestigieux qui avait consigné ses
merveilleuses études de l'esprit humain dans des livres où la
postérité cherchera le résumé de toutes sciences physiologiques et
psychologiques--il dut s'étonner jusqu'à l'épouvante d'avoir commis
une erreur aussi redoutable, d'avoir associé à sa pensée cette petite
pensionnaire au cerveau étroit, à l'âme mesquine, aux ambitions bornées,
aux désirs lents et niais.

Comment, lui, l'impeccable clairvoyant, il s'était trompé à ce point!
Digne et fier, selon sa coutume, il ne souffla mot de cette terrible
mésaventure, même à moi, son meilleur ami. Si j'en eus l'intuition,
c'est que je le vis, pendant plusieurs semaines, sombre, découragé,
paresseux, las de tout travail et comme sous l'accablement d'un deuil.
Puis, une transfiguration s'opéra; Félicien retourna vers son labeur
avec une âpreté nouvelle. Je crus comprendre que, dédaigneux d'un rêve
menteur, scandalisé d'avoir eu un égarement passager, délaissé pour des
jouissances subalternes la source de ses voluptés premières, trompé et
à jamais guéri par la décevante épreuve où son coeur était tombé,
il repartait, libre cette fois définitivement, vers les régions
supérieures, pures, constellées, où, loin des misères et des hypocrisies
qui suffisent à la foule, son grand esprit allait planer de nouveau,
secouant ses ailes souillées de poussière, face au soleil, comme en un
vol d'aigle.

Henriette ne soupçonna point ce drame; elle constata seulement chez son
mari un subit éloignement d'elle, une sorte d'indifférence impassible
que ses coquetteries ne parvinrent point à troubler. Je suppose que dès
lors--vaniteuse comme je la connais--elle sentit sourdre en elle avec un
ressentiment rageur, la préoccupation d'une vengeance.

Oui, ce fut bien et uniquement par vengeance qu'elle devint ma
maîtresse. L'attitude glacée de Félicien imposait à la vanité
d'Henriette le besoin d'une revanche. Elle eut hâte d'écouter une voix
flatteuse--sincère ou non, mais bruyante--disposée à lui répéter tout le
bien qu'elle pensait d'elle-même. Les hommages de son orgueil--qu'elle
dut confondre pour les nécessités du moment avec sa conscience--lui
devenaient insuffisants. M'ayant observé, elle me fit l'honneur de
penser que je n'hésiterais pas à accepter ma part de son infamie en
échange de l'abandon qu'elle m'octroierait de sa personne. Quand elle
m'eut fait entendre ce hideux projet, je crus habile de ne point la
décourager tout d'abord, et je me contentai de sourire, me réservant
les délais nécessaires à l'examen des risques à courir. Peu après
je consentis. Notre chute fut vulgaire et brutale. Au lendemain, le
sentiment qui domina mes esprits fut celui de la surprise. Surprise
double: je m'étonnais d'être devenu l'amant d'Henriette, et je
m'étonnais de ne l'avoir pas été beaucoup plus tôt.

Certes, la pauvre Henriette aurait pu être mieux favorisée par la
fortune. Avec un peu de patience, avec le moindre discernement, il ne
lui eût pas été difficile de rencontrer un homme jeune, beau, riche,
élégant, capable de la noblement aimer et de la rendre heureuse.

Car enfin, si je n'ai pour excuse d'avoir cédé au charme d'une
femme irrésistiblement belle, Henriette ne pourrait expliquer son
entraînement, sa chute, par la toute-puissance de mon prestige.

Je suis de taille moyenne, plutôt petit que grand. J'ai la tête forte,
rougeaude, les lèvres épaisses, des oreilles larges comme des côtelettes
de veau, des yeux rouges et humides comme des cerises à l'eau-de-vie, la
barbe dure, mal plantée, et le cheveu rare. Avec ça, plus très jeune et
un mauvais estomac. L'habitude que j'adoptai, dès ma première jeunesse,
de fumer la pipe--de petites pipes en terre, noires et très courtes: ce
sont les meilleures--donne à tous mes vêtements une insupportable odeur
de renfermé. Au moral, je me sais autoritaire, cassant, entêté, rebelle
à la moindre contradiction, peu disposé à subir les caprices d'une
femme--ces caprices fussent-ils charmants, la femme fût-elle adorable.

Et pourtant notre commerce adultère s'est prolongé pendant trois années;
il durerait même encore si les circonstances le permettaient et si je
pouvais, sans faire gémir les convenances, me rapprocher aujourd'hui
d'Henriette.

Maintenant, nous sommes-nous aimés?

Exista-t-il jamais entre nous--même un jour, une heure, seulement une
minute--de l'amour? Ce n'est pas le point qui m'occupe, mais je veux
bien m'y attarder.

J'en conviens, ceci me trouble. Pour ma part, je crois bien n'avoir
jamais aimé Henriette et, au lendemain de notre rupture--rupture tout
accidentelle puisqu'elle ne fut amenée ni par elle ni par moi--je suis
certain de n'avoir pas éprouvé le regret de cette maîtresse perdue. Si,
pendant trois années, je n'ai cessé d'entretenir avec elle des relations
régulières, je mets ma constance au compte des facilités grandes de
cette liaison. Je ne l'ai pas trompée; ç'a été probablement par paresse,
par indifférence, ou encore par économie. L'amour à Paris est devenu une
entreprise colossale qui a ses docks et ses comptoirs et où, après avoir
aimé ferme, à prime, on est arrivé à aimer fin courant et même à aimer
«dont deux sous». Henriette ne me coûtait rien ou presque rien: des
voitures, des bouquets de temps à autre. Tout réfléchi, point d'amour
chez moi; je crois pouvoir l'affirmer.

Quant à Henriette... Non, je ne serai point fat. Elle était vicieuse,
perverse; elle se croyait abandonnée. Elle m'a pris parce que j'étais
là, sans préférence, hâtivement, par une rage goulue de mal faire.

O mystère! Nous aurions donc subi l'attraction de nos seuls vices? Nous
nous serions unis dans une mutuelle curiosité du crime, dans un goût
commun de trahisons, de bassesses, de vilenies? Nous n'aurions eu pour
but et pour mobile que la satisfaction de nos pires instincts?

Question.

Comment se fait-il alors--je le demande aux moralistes--que notre union
criminelle, haïssable, déshonorante pour la maîtresse et pour l'amant,
nous ait donné de telles voluptés, de si profonds enivrements que nous
n'en aurions pas obtenu de plus troublants si elle eût été légitime?
Si nous ne nous sommes pas aimés, si nous avons été deux lâches et
bestiales créatures ruées à l'appât d'on ne sait quelles innommables et
ridicules convulsions spasmodiques, pourquoi la combinaison de nos deux
perversités nous a-t-elle jetés dans une inoubliable exaltation de
l'esprit et des sens--exaltation que nous avons goûtée si infinie, si
délicieuse qu'il est impossible de rêver quels bonheurs plus réellement
divins pourraient être réservés à l'auguste communion de deux chastetés
frissonnantes?

Ah! je me félicite d'avoir jeté ce défi à toutes les morales religieuses
comme à toutes les morales naturelles, aux dogmes, aux philosophies, aux
théories, aux systèmes! Ces faits énoncés me permettent d'affirmer en
toute sécurité que l'on est bien libre si l'on veut, si l'on y trouve
du plaisir, de raisonner sur l'idéal, mais qu'on ne saurait tabler avec
certitude que sur la matière.

J'y reviendrai--peut-être, car le problème est immense; il intéresse
jusqu'à la somme de considération due à Dieu[1]. Pour l'heure, je ne
veux pas m'y aventurer davantage; ce serait manquer de logique, puisque
je n'y trouve aucune réponse à la question posée:

«Henriette et moi, nous sommes-nous aimés d'amour?»

Encore un coup, j'en suis à douter.

[Note 1: Je m'expliquerai ultérieurement sur l'importance de ce mot.]

Le certain, c'est que, depuis notre séparation, elle n'a pas pris un
autre amant.

Pauvre femme! Ainsi elle aura manqué d'énergie, même dans la curiosité.
C'est la règle qu'une femme prenne un premier amant pour voir et les
autres pour regarder. Henriette a cru devoir s'en tenir à son unique
excursion. Pourtant je n'avais point que je sache, élargi sensiblement
les horizons gris où se mouvait lentement sa banale nature...


II

On pourrait supposer que j'avais cédé à la gloriole de tromper un homme
supérieur.

Pour qui me prendrait-on?

Une considération de cette sorte pouvait, à la vérité, tenter un esprit
vulgaire; je ne m'en suis point préoccupé. Félicien eût été le premier
venu que je l'aurais trahi tout de même.

S'imaginer que la plupart des maris trompés sont des imbéciles, des
idiots, des crétins, est le comble de l'erreur. On abuse beaucoup de ces
mots: «imbéciles, idiots, crétins.» C'est un tort, les hommes plus bêtes
que les autres sont excessivement rares. Puis il ne faut pas perdre de
vue que la finesse des maris se heurte constamment à la finesse des
femmes, bien autrement redoutable. Enfin les époux ne sont pas, ne
seront jamais d'accord sur la nature même des faits qui engagent la
responsabilité de celles-ci, tandis qu'ils justifient la sévérité, tout
au moins l'inquiétude, de ceux-là.

Je m'explique.

Depuis plusieurs milliers d'années, l'homme, toujours en éveil, toujours
en action, a créé, inventé, construit, imaginé, bâti, combiné, élevé,
perfectionné une foule de choses parmi lesquelles plusieurs méritent la
louange. La femme, indolente, extatique, trop frêle pour construire,
trop nerveuse pour inventer, s'est donné comme tâche de perfectionner sa
vertu. Cette oeuvre de perfectionnement n'est probablement pas encore
achevée à l'heure actuelle. Supposons que, dans l'origine, cette vertu
des femmes ait pu être représentée par un cercle assez vaste, capable de
contenir un nombre honnête de devoirs. Les femmes ont d'abord fait
la moue, mais, comme les législations anciennes leur opposaient une
sévérité effective qu'elles n'ont point à redouter des codes modernes,
elles ont patienté, rongé leur frein, attendu l'avènement d'un ordre de
choses plus libéral, plus favorable à l'esprit de réforme. Cette heure,
espérée de plusieurs générations, étant venue à sonner, elles n'ont pas
perdu de temps. C'était si je ne me trompe--et autant que l'on peut
assigner une date à ce grand événement historique,--dans la première
partie du dix-huitième siècle. Les femmes ont alors examiné le cercle en
question, l'ont jugé trop grand et, d'un commun accord, sans qu'une voix
s'élevât parmi elles pour proposer un amendement--Jeanne d'Arc
avait emporté son secret dans la tombe--elles en ont décrété le
rétrécissement.

Le grand cercle devint en conséquence un cercle de dimension médiocre et
qui, naturellement, ne contenait plus autant de devoirs que son aîné.
C'était déjà fort audacieux pour l'époque. Les hommes, nos ancêtres,
volontiers se seraient montrés réactionnaires en ce point, mais les
femmes leur affirmèrent si tendrement que cette diminution ne serait
suivie d'aucune autre, qu'elles s'en tiendraient là, que si elles
négligeaient les devoirs placés maintenant en dehors du cercle elles
ne failliraient à aucun de ceux y contenus, elles furent enfin si
persuasives que la mesure passa.

On sait à quelles funestes conséquences peut mener le régime des
concessions. Celle-ci coûta gros au sexe fort. Les femmes, mises en
goût, laissèrent s'écouler quelques lustres et revinrent à l'assaut.
Une deuxième fois, le cercle fut rétréci, puis une troisième, puis une
quatrième, le nombre des devoirs imposés au sexe faible diminuant avec
la circonférence. De telle sorte qu'aujourd'hui ce fameux cercle,
constamment amoindri, n'est plus qu'un point et ne peut plus comporter
qu'un devoir, un seul et unique devoir. Par exemple, arrivées à ce
point, les femmes ont déclaré que là était leur vertu, et que rien
désormais ne pourrait les amener à en démordre.

Depuis fort longtemps les hommes s'efforcent de réagir, de ramener le
cercle à son volume primitif; mais ils ne sont pas les plus forts.
D'ailleurs, remonte-t-on le courant du progrès?

Il résulte des perfectionnements apportés par l'espèce féminine dans
les dimensions de sa vertu que de nos jours une femme se croit coupable
seulement quand elle a manqué à l'unique devoir subsistant. Pour elle,
l'adultère n'a point de commencements.

Les préliminaires d'une liaison criminelle--regards échangés, étreintes
furtives, billets doux, rendez-vous mystérieux--tous les incidents
précurseurs qu'un mari surprendra facilement puisqu'ils se produisent
généralement sous ses yeux, échappent à sa juridiction. Il serait
mal inspiré d'en prendre de l'inquiétude, d'y chercher un motif à
récriminations et à reproches. La femme lui répondra toujours, de
la meilleure foi du monde, qu'il n'y a rien en tout cela que de
parfaitement innocent, et qu'elle n'a pas manqué à «ses» devoirs. Par
habitude, par tradition, elle aura conservé ce pluriel. Or, le jour, le
jour fatal où elle aura manqué à tous «ses» devoirs, rien ne viendra
modifier son attitude, et la finesse du mari se sera endormie déjà
devant la monotonie des susdits incidents précurseurs «où, je te jure,
mon bon ami, qu'il n'y a rien que de très innocent».

Henriette, après notre faute, n'eut aucun besoin de recourir à la ruse.
Jamais Félicien ne l'interrogea, ne soupçonna ses sorties, ne s'inquiéta
de ses fréquentes absences. Ma maîtresse probablement en enragea
davantage. Notre liaison glissa peu à peu dans nos habitudes et prit
les fadeurs monocordes, les régularités écoeurantes du mariage. Cette
considération est peut-être suffisante pour expliquer sa durée.

Nous pouvions nous voir chaque jour à des heures parfaitement choisies
pour ne nous gêner ni l'un ni l'autre. Félicien habitait un superbe
appartement voisin de l'église de la Madeleine; je m'étais fait
construire un petit hôtel à l'extrémité de l'avenue de Villiers, où de
superbes habitations commençaient à remplacer les solitudes de la plaine
Monceau. Chaque jour après déjeuner Henriette montait bourgeoisement
dans la voiture du tramway arrêtée au bas du boulevard Malesherbes, et
venait passer près de moi plusieurs heures. Elle occupait ma vie oisive,
peuplait ma maison, s'intéressait à l'ameublement et aux tapisseries. Le
soir, trois fois par semaine, je prenais une tasse de thé chez Félicien.
D'autres fois nous nous retrouvions au théâtre, dans sa loge, par un
heureux hasard.

On causait de nos amours dans le monde, mais avec indulgence. Le monde
se gouverne à peu près selon les règles de l'Église, qui s'accommode
avec les pécheurs et n'excommunie que les hérésiarques. Ce qui lui
fait honte dans les liaisons irrégulières, c'est moins le vice que le
scandale. Les vices convenables, corrects, gantés de frais et nantis de
valeurs cotées en Bourse ne lui sont pas déplaisants. Or, Henriette,
autant que moi-même, se faisait une loi de ne jamais froisser chez
personne le sentiment des convenances. Je lui rends cette justice que,
dans les circonstances critiques que nous avons traversées, elle fut
toujours parfaite sous ce rapport.

Henriette était ma maîtresse depuis un an lorsque Dieu prit la peine de
bénir nos criminelles amours. Après une grossesse pénible, suivie de
couches laborieuses, elle donna le jour à un enfant du sexe féminin qui
fut déclaré à la mairie sous les noms de Henriette Camille-Pauline. Ce
fut une grosse émotion pour Félicien. Il me désigna comme parrain de la
petite, naturellement, fit célébrer un baptême superbe, se prit d'un
regain de tendresse pour sa femme, mais de façon à laisser voir que
cette tendresse était faite surtout de reconnaissance et d'une sorte de
pitié attendrie pour les épreuves de l'accouchée. J'offris les cadeaux
de rigueur, largement, sans lésiner. La note des dragées s'éleva à plus
de six cents francs.

Henriette ne partagea point l'allégresse de son mari. La maternité
l'avait contrariée brusquement dans ses habitudes, dans la régularité de
sa vie coupable. Elle s'en désola dès le premier jour et ne s'en consola
jamais tout à fait. Une crainte la préoccupait surtout, c'était que ses
grâces seraient encore amoindries, ruinées totalement peut-être; que sa
taille resterait épaissie, déformée. Elle se releva pâlie, fatiguée, la
face morte, et fut assez longtemps sans pouvoir reprendre le tramway
du boulevard Malesherbes. Mais dès que les forces lui revinrent elle
retomba dans la monotonie de notre adultère sans que rien subsistât
chez elle de la crise suprême d'où elle sortait. Cette épreuve qui
transfigure jusqu'aux filles et met on ne sait quoi de céleste dans
l'âme des pires, n'eut point prise sur cette créature inquiétante. Elle
ne parla pas plus de l'enfant que si elle fût demeurée stérile, et ne
lui témoigna d'intérêt, ne lui fit visite en nourrice qu'autant qu'elle
s'y sentit astreinte par la règle des convenances.

C'était une petite femme très correcte.

Félicien était heureux maintenant. De cette enfant qu'il croyait sa
fille selon le sang, il comptait faire sa fille selon l'esprit. Il
s'attachait au frêle petit être avec cet amour qu'il eût si volontiers
voué à Henriette si celle-ci eut été capable de le mériter ou seulement
de le comprendre. Il adorait l'enfant, s'en occupait sans cesse, rêvait
pour elle fortune et bonheur.

Intérieurement je m'amusais de cette erreur d'un grand caractère. Qu'on
vienne après cela me parler de la voix du sang, des entrailles de père,
de tout ce qu'inventèrent les poètes pour diviniser la plus humble, la
plus animale des fonctions humaines! Pitié, grande pitié que tout cela!
L'enfant était de moi, je n'en doutais pas; et cependant à ma certitude
ne se mêlait aucune émotion. Peut-être était-ce parce qu'il ne m'était
point permis d'en laisser voir. Montrer de la tendresse à l'enfant de
Félicien eût été d'un manque de tact déplorable, d'un défaut de goût
scandaleux. Or, l'émotion ne vaut rien par elle-même, mais seulement en
raison de son expression. En outre, comme j'ai eu déjà occasion de le
dire, je ne suis guère impressionnable. J'estime que l'égoïsme est de
droit naturel et social. La sensibilité est une monnaie qui n'a pas
cours dans le monde; la dépenser, c'est se ruiner sans enrichir
personne.

Je m'habituais à penser que rien ne viendrait troubler cette existence
honteuse mais confortable. Nous étions en droit, Henriette et moi, de
compter sur une longue sécurité et, au cas où nous viendrions à nous
dégoûter l'un de l'autre, sur l'impunité éternelle.

Pouvions-nous prévoir qu'une circonstance futile, absurde, un rien,
déciderait notre perte?

Si les choses ont mal tourné, ce n'est pas ma faute. Tout au plus
aurais-je à me reprocher de m'être abstenu une fois dans ma vie entière
de lire les journaux du soir. Mais les émotions de la journée rendent
cet oubli pardonnable, au moins elles l'expliquent.

On va pouvoir en juger.


III

Ce matin-là, le _Journal officiel_ publia un décret présidentiel aux
termes duquel Félicien était élevé à la dignité de grand-officier
dans l'ordre national de la Légion d'honneur. Titres exceptionnels.
Commandeur du 15 août 1868.

Ce fut pour nous un jour de fête, bien que nous fussions tous préparés à
cet événement. Depuis plusieurs semaines les journaux l'annonçaient, et
Félicien en avait été officiellement avisé par un de ses collègues de
l'Académie française, à cette époque ministre, président du conseil.
Depuis longtemps, d'ailleurs, cette haute récompense était due à notre
ami, qui l'eût obtenue beaucoup plus tôt s'il ne se fût fait accuser de
froideur à l'égard du nouveau régime.

Félicien accueillit sa promotion avec une feinte indifférence. Il
affectait constamment le dédain des vanités humaines, mais je l'ai
toujours soupçonné de n'y pas rester insensible. Le soir de cet heureux
jour, je dînai chez lui en petit comité, avec Henriette et le jeune
secrétaire de Félicien.

Dès avant le dessert, le secrétaire obtint la permission de se retirer.
Aussitôt je conseillai à mon ami de se rendre au palais de l'Elysée pour
y porter, selon l'usage, ses remerciements au Maréchal. J'ajoutai qu'il
y avait bal ce soir-là à la présidence et que, par conséquent, sa
démarche serait toute naturelle. Il hésitait, prétextant une fatigue, le
besoin de prendre du repos, le désir de ne point sortir; mais j'insistai
tant qu'il se décida.

Il s'habilla et partit. Je restai seul avec Henriette.

Mais je n'avais pas lu les journaux du soir. De là tous nos
désagréments.

Or, le matin même, une des petites filles de S. M. la reine Victoria
venait d'être enlevée à l'affection du peuple anglais, à la suite d'une
courte et douloureuse maladie. Aussitôt, dans Londres et dans toutes les
villes des trois royaumes unis, tous les magasins avaient été fermés.
L'Angleterre prenait le deuil. Et, par une coutume d'ailleurs absurde,
les gouvernements des deux mondes, aussitôt avisés par le télégraphe,
s'étaient empressés de renoncer à toutes les joies d'ici-bas. En
conséquence, le bal offert ce soir-là à l'élite de la société parisienne
par le président de la République était ajourné, selon l'étiquette.

A l'Elysée, Félicien fut reçu par un officier d'ordonnance de M. le
général Borel, lequel lui expliqua que sa promotion dans la Légion
d'honneur n'avait pas empêché la jeune princesse anglaise de succomber
et que, dans cette circonstance, le Maréchal-Président avait dû renvoyer
à huitaine les cavaliers seuls et les polkas déjà commandés à Desgranges
et à son orchestre. Il présenta ses félicitations au nouveau dignitaire
et le reconduisit avec force salutations jusqu'au seuil de la salle des
Aides de Camp. Félicien, ennuyé de sa course inutile, s'empressa de
rentrer.

A ce moment, je venais de céder aux infernales coquetteries de ma
complice. Ne devions-nous pas compter sur deux bonnes heures au moins de
solitude? Quand nous nous aperçûmes du retour de Félicien, il était trop
tard; nous l'entendions traverser la salle à manger, puis le salon.
La porte s'ouvrit et il nous apparut sur le seuil, surpris en pleine
stupeur.

Ma position était périlleuse autant que ridicule. Félicien possédait
tous les avantages. D'abord il était correctement vêtu, habit noir,
cravate blanche, sa plaque neuve au côté droit à demi cachée sous le
revers de l'habit, deux ordres au cou, une brochette de croix à la
boutonnière, des gants blancs. Moi, j'étais en chemise, assis au bord du
lit, les jambes nues pendantes, me disposant à me rhabiller.

Ridicule, ridicule situation!

Je l'avoue, j'eus peur.

Le visage de Félicien avait été envahi brusquement par une pâleur
mortelle. Rien en lui ne remua. Il resta là fixe, glacé, hagard, tenant
bêtement son bougeoir allumé, ce dont j'aurais probablement ri sans la
solennité du cas. Il nous couvrit d'un regard terrible, ses yeux dilatés
par la stupéfaction et la colère allant de moi à ma complice qui avait
pris le parti de s'évanouir. Cela dura peu de temps, une seconde, un
siècle. J'attendais immobile, indécis, mais me disant qu'en somme cette
position ne s'éterniserait pas.

De la main gauche, Félicien saisit une chaise appuyée au mur, près de
la porte. Bien certainement, cette chaise allait devenir une arme
redoutable; il l'élèverait sur ma tête, marcherait sur moi, m'ouvrirait
le crâne d'un seul coup. Mais non. Félicien se laissa tomber sur cette
chaise et fondit en larmes. Je le vois encore assis, pleurant, son
bougeoir à la main.

Ce n'était pas le moment de perdre du temps. Rapidement, sans cesser de
surveiller Félicien, dont aucun mouvement ne m'échappait, je repris mes
vêtements un à un et j'y rentrai. Jamais peut-être je ne me suis habillé
si vite. Après quelques secondes, je me trouvais au centre de la chambre
à coucher, chapeau sur la tête, canne à la main.

L'autre sanglotait toujours.

Ridicule, ridicule situation!

Périlleuse aussi.

Pour sortir, il me fallait passer près, tout près de Félicien, si près
qu'il serait peut-être impossible que mon pardessus ne frôlât pas son
genou. Je n'hésitai pas, bien que persuadé qu'il allait, cette fois,
se jeter sur moi, chercher à m'étrangler, engager la lutte, une lutte
sauvage à coups de poing, à coups de pied, à coups de dents, une
bataille de cochers ou d'escarpes.

Je passai, non sans saluer correctement, car, dans les pires
circonstances, je reste homme du monde. Il ne bougea point. Je traversai
le salon, la salle à manger, l'antichambre. Là, j'attendis un instant,
la main sur le bouton de la porte de sortie. Félicien pleurait toujours
et, par les portes laissées ouvertes derrière moi, j'apercevais encore
la lueur de son bougeoir. Pourquoi me suis-je arrêté dans l'antichambre?
Pourquoi ai-je attendu? Qu'est-ce que j'attendais? Jamais je n'ai pu me
l'expliquer. Enfin, je compris la parfaite inutilité de ma présence.
J'ouvris la dernière porte, que j'eus bien soin de refermer derrière
moi, et je me trouvai sur l'escalier.

Une minute après, j'arpentais rapidement le boulevard Malesherbes. Le
dernier tramway venait de partir. Et pas de fiacres!

C'était la soirée aux embêtements.

Ma première impression fut toute de soulagement. J'étais
enchanté--enchanté--d'être sorti de la bagarre sans horions, et c'est
alors, alors seulement, que je songeai à Henriette. Dans quelle
situation allait-elle se trouver? Quels périls lui faudrait-il
affronter? Quelles difficultés devrait-elle vaincre?

Penser que si j'avais, à mon habitude, parcouru, même distraitement,
le _National_, la _France_ et le _Temps_, rien de tout cela ne serait
arrivé! Car les journaux du soir, comme je pus m'en assurer en rentrant,
annonçaient, avec le décès de la princesse anglaise, l'ajournement du
bal donné en son palais par le Maréchal-Président.

Fatale omission! Il avait fallu l'émoi joyeux causé par le nouveau
succès de mon ami pour occasionner cet oubli, chez moi, l'homme le plus
rangé, le plus routinier de la terre!

Que devenait Henriette? Félicien ne semblait point disposé d'assouvir
sur elle une rage homicide. Ou peut-être attendait-il mon départ pour
éclater. Non. J'avais encore plein l'oreille de l'écho de ses sanglots
lointains, des gémissements bêtes, des pleurs d'enfant, d'idiot.

C'est égal, pas très crâne, l'ami Félicien. Un autre se serait monté,
aurait vu rouge, parlé de tout tuer, ameuté les domestiques, la maison.
Tout de même, je pouvais compter sur une affaire pour le lendemain;
l'affaire de rigueur avec une cause puérile qui ne donnerait le change à
personne, un duel sérieux pour un prétexte futile en apparence. Bien que
dénuée de scandale, l'aventure devait aboutir. Félicien n'oserait point
laisser les choses en l'état, empocher son camouflet, sous peine de
passer à mes yeux pour le dernier des propres-à-peu.

Je regagnai mon logis à pied, perdu dans un monde de réflexions
déplaisantes. Au fond, j'aurais préféré que tout cela n'arrivât point.

Se laisser prendre ainsi, était-ce assez bête?

Quelle leçon pour l'avenir!

C'était la première fois que j'avais cédé imprudemment. D'ordinaire, je
me tenais sur mes gardes, malgré les provocations d'Henriette, toujours
audacieuse jusqu'à la folie. Les femmes sont toutes la même, jamais la
peur ne leur est un frein. Henriette montrait souvent des témérités
effrayantes, me serrant la main sous la table, cherchant rapidement mes
lèvres entre deux portes, à un pas du salon rempli de visiteurs. Sur
mes observations, elle se scandalisait de la poltronnerie des hommes et
protestait de la bravoure des femmes. Aucun moyen de lui faire entendre
raison. Je cédais toujours, finalement, brusquement poussé hors de ma
prudence par un amour-propre à mes yeux chevaleresque.

Maudit point d'honneur qui m'avait fait faiblir encore ce soir-là!
Henriette, dont je croyais connaître toutes les ressources de
coquetterie, m'avait surpris par des séductions inattendues. Dans quel
but et à quel propos? Elle avait passé deux heures chez moi et je
pensais bien que nous n'aurions plus rien à nous dire. En exhortant
Félicien à se rendre au bal de l'Elysée, j'étais de bonne foi; je lui
donnais bien innocemment, dans une intention parfaitement désintéressée,
un excellent conseil. Je n'avais pas la moindre arrière-pensée--parole
d'honneur! A quel pernicieux et funeste désir avait donc cédé Henriette?
Je ne saurais le dire en toute certitude, mais je crois comprendre
qu'elle fut impatiente de tromper effectivement un grand-officier de
la Légion d'honneur. Cette explication semblera absurde, saugrenue à
beaucoup d'hommes pratiques; ce m'est une raison de plus de l'admettre
comme unique et véritable.

Pauvre Félicien! J'aurais donné gros pour que cette aventure accablât
plutôt un autre de mes amis, un de ceux que je rencontrais avec
indifférence et par échappées. Outre que je prenais une large part à
son chagrin, je ne perdais pas de vue que cet incident--fâcheux à tous
égards--allait bouleverser complètement mon existence.

Où irais-je maintenant le soir fumer ma pipe et boire une tasse de thé?

Comme j'avais dépassé le boulevard extérieur et que je me trouvais entre
l'hôtel du peintre Edouard Détaille et celui de Mlle Louise Valtesse, il
me vint une idée plus sombre.

Certes, je pouvais compter sur un duel avec Félicien, mais, en y
réfléchissant bien, un autre danger me menaçait contre lequel je devais
rester complètement désarmé. Henriette viendrait peut-être me trouver,
chassée, honteuse, sans trousseau, sans un sou, et me proposerait de
prendre la fuite avec elle, de partir pour l'Italie, pour l'Égypte ou
pour l'Amérique, pour un pays quelconque entrevu parmi ses rêveries
bourgeoises. Que faire en ce cas? Répondre par un refus serait indigne
d'un galant homme. Obtempérer devenait toute une affaire, un exil, un
déménagement. Et je calculais par la pensée les tracas, les fatigues,
les dépenses d'une vie, errante d'abord, compliquée à tout moment par la
crainte d'une rencontre, par le besoin de se cacher, d'aller de ville en
ville, d'hôtel en hôtel, pour nous abattre enfin dans une petite commune
perdue, un trou, à l'abri des excursions des touristes et assez éloignée
d'une ligne de chemin de fer!...

J'avais cependant organisé sagement ma vie, écarté les amitiés inutiles,
les maîtresses encombrantes, les occupations graves. La belle avance!
si, proche la quarantaine, je devais me trouver arraché à mes habitudes
et me voir une femme sur les bras!

Un crampon! Ni plus ni moins. L'expression est vive, mais je n'en sais
point qui rende mieux la chose.

A peine cette pensée eut-elle pris place en ma cervelle qu'elle en
chassa impitoyablement toutes les autres. La question Henriette
qui, dans le début de la crise, m'apparaissait comme une quantité
négligeable, devint la question importante, la question capitale. Le
reste, Félicien, la scène du soir, ma vie troublée, l'obligation de
chercher un autre ménage pour ma tasse de thé le soir, mon duel certain,
les conséquences mêmes de ce duel, tout cela me parut secondaire. La
femme me faisait peur beaucoup plus que le mari, et j'aurais voulu
pouvoir quitter Paris en toute hâte, par le premier train du matin,
pour échapper--même à l'aide d'un moyen douteux--à la visite émouvante
qu'Henriette me préparait sans doute pour le coup de neuf heures. Mais
il n'y avait rien à y faire. Je me résignai. Du reste--soit dit sans
vanité--je n'ai jamais décliné aucune responsabilité. Le vin étant tiré,
il fallait le boire. Tant pis pour moi.

Très préoccupé, je tardai à m'endormir. Il était près de trois heures du
matin quand je me sentis gagner par le sommeil.

Mon valet de chambre vint me réveiller à dix heures, selon l'habitude.
Au réveil, mon appréciation des faits de la veille, restait la même
quant au fond. Dans la forme, je la trouvai plus froide et plus
raisonnable. Peut-être que Félicien avait réfléchi de son côté et
qu'il ne m'enverrait pas de témoins, par crainte du scandale et de la
malignité du monde. Après tout, il ne pouvait agir comme le premier mari
venu, ayant une situation à garder. Il tiendrait sans doute à ne pas
ébruiter son sinistre. Enfin, c'était à voir.

Quant à Henriette, elle aurait peut-être l'idée de se retirer dans sa
famille. Aux heures d'affliction, quel plus sûr refuge que le sein d'une
mère? Quel milieu plus favorable au repentir que le foyer paternel? Au
besoin d'ailleurs--et si elle ne comprenait pas d'elle-même la nécessité
d'agir ainsi--mon devoir d'honnête homme m'imposerait de l'éclairer, de
lui indiquer la voie à suivre. Convenait-il que je profitasse de
son égarement pour la perdre à mon profit? Pouvais-je abuser des
circonstances pour accepter le sacrifice de sa réputation, de sa vie
tout entière?

Non, je ne le pouvais pas. Non, je ne le devais pas. C'est affaire aux
esprits timorés, aux consciences molles, de céder à la première approche
de l'entraînement, de s'abandonner aux tentations. Les caractères
sérieux résistent d'abord, reprennent possession de leurs ressources
individuelles, puis mesurent, calculent, pèsent le pour et le
contre, examinent le bon et le mauvais côté des choses. Si Henriette
s'abandonnait, je la retiendrais au bord du précipice et je lui en
montrerais la profondeur. Il ne faudrait pas de longs raisonnements
pour lui faire entendre qu'à tout bien considérer notre aventure était
banale, ordinaire, et ne justifierait aucunement des mesures extrêmes.

Un ménage rompu, la grande nouveauté! Un foyer ruiné, était-ce bien
original? Étions-nous les premiers dans cette situation? Non, certes
non. Les femmes séparées ne se comptent plus et toutes ont retrouvé,
après quelques semaines écoulées--le délai d'un deuil de cour--un centre
de relations, des salons indulgents, des amis fidèles et même au respect
d'assez bon aloi. Quant aux maris éprouvés, depuis longtemps on n'en
tient plus la statistique. Il faudrait pâlir sur les chiffres.

Parbleu! rien n'était perdu si l'on prenait la chose au sérieux, si l'on
se gardait des coups de tête. Bien décidément--le duel avec Félicien
ayant lieu ou non--Henriette se tirerait d'affaire selon la raison,
selon la sagesse.

Et j'arrivais enfin à comprendre que, des trois intéressés, j'étais,
moi, le seul sérieusement lésé, le seul irrévocablement privé de quelque
chose, le seul profondément atteint. En effet, non seulement je ne
retournerais pas chez Félicien, mais il me faudrait encore prendre
soin de l'éviter, soit cesser de fréquenter certains salons où il se
produisait. Obligation stupide, en vérité, puisque ce n'était pas moi
que l'événement rendait ridicule.

Enfin, il fallait voir.

Vers onze heures, comme je commençais à m'étonner, un groom survint--le
groom d'Henriette--avec une lettre.

J'avais à peine jeté mes regards sur le papier que je fondis en larmes.

Félicien n'était plus.

Dans le courant de la nuit fatale, une heure environ après mon départ,
le malheureux avait succombé à une attaque d'apoplexie. On l'avait
trouvé étendu sur le tapis de son cabinet, la face noire, avec du sang
aux lèvres et sur la barbe.

Un coup de foudre.

Henriette m'informait de ce grand malheur, et m'invitait à passer chez
elle au plus tôt.

Je fis monter le groom et lui demandai quelques menus détails.

C'était en pleine nuit, vers une heure du matin--il devait être une
heure, en effet--que les domestiques avaient été réveillés par les cris
de madame et par de furieux coups de sonnette. Le cadavre était encore
chaud. Madame avait été bien malade, une crise de nerfs prolongée qui
s'était calmée seulement à l'arrivée du médecin. Toute la maison était
sens dessus dessous. On avait prévenu le frère de monsieur et les
parents de madame, qui étaient accourus bien vite. Quel malheur! Un si
bon maître!

Le groom partit.

J'étais accablé de stupeur.

Pauvre Félicien! Un ami, un vrai! Nous nous étions si mal quittés...
Partir ainsi, jeune encore, en pleine gloire, et sans que j'eusse pu lui
serrer la main une dernière fois! Quelle secousse! Aucune des douleurs
éteintes dans le passé ne m'avait frappé si rudement. Il n'est pas
d'être au monde que j'aie autant pleuré.

Je ne sais pourquoi, je ne m'explique pas pourquoi, mais je n'avais
jamais autant pleuré que ce jour-là.


IV

Trois jours après--l'enterrement était décidé pour midi--je me levai
de bon matin en vue de réfléchir à la petite allocution que je devais
prononcer au cimetière, sur la prière générale. La veille, toutes les
dispositions de la funèbre cérémonie avaient été arrêtées. Le nombre des
discours devenait important et il fallait compter avec l'imprévu, avec
les délégations des sociétés savantes de province dont Félicien était
président d'honneur, avec la jeunesse, les Écoles, toujours si empressée
aux funérailles des grands hommes. Ma mission se limitait à prononcer
quelques paroles au nom des plus intimes amis du mort. Quinze à vingt
lignes au plus.

Étant de nature médiocrement éloquente, je pris les précautions de
rigueur, c'est-à-dire que je traçai sur une feuille de papier la teneur
de mon petit discours, me réservant d'en graver les termes dans ma
mémoire au cours de la matinée. J'eus lieu d'être assez satisfait de
mon ouvrage. C'était simple, grave, ému, pas banal: une bonne moyenne
d'oraison funèbre.

Ah! ce fut un bel enterrement! Je tenais un des cordons du poêle; les
cinq autres étaient tenus par:

Un membre de l'Académie française;

Un membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres;

Le chef de cabinet de M. le ministre de l'instruction publique et des
beaux-arts;

Un député du département de l'Orne, dont Félicien était originaire;

Un ancien élève de l'École normale, qui comptait le défunt parmi ses
plus brillants lauréats.

Derrière le catafalque aux grands voiles de deuil semés d'étoiles
d'argent et qui pliaient sous les palmes et les couronnes, venaient, à
la suite des maîtres des cérémonies portant voilées sur des coussins de
velours violet les décorations du mort:

La famille;

Un aide de camp du Maréchal-Président;

Le bureau de l'Académie française;

Les délégations de l'Institut;

La Société des gens de lettres, conduite par M. Emmanuel Gonzalès;

Les membres de la Société des auteurs dramatiques;

Les représentants des nombreuses Sociétés savantes dont Félicien s'était
montré le zélé protecteur;

Des artistes, des savants, des journalistes, un imposant cortège
d'admirateurs, de disciples et de fidèles.

Et nous défilions à travers la foule pieusement rangée, entre deux
haies de soldats en grande tenue, aux accents de la musique de la
garde républicaine dont les silences étaient marqués par le grondement
prolongé des tambours étouffé sous les draperies funéraires.

Dans Paris, c'était comme un recueillement. Les fronts se découvraient
sur notre passage. Ah! la France perdait un de ceux qui comptent pour sa
gloire, un sublime esprit, un grand coeur! L'âme de la foule semblait
prier.

Magnifique spectacle qui jamais ne s'effacera de mes yeux!

A la Madeleine, la messe fut chantée par Bosquin et Melchissedec, de
l'Opéra, Mmes Mézeray et Vidal, de l'Opéra-Comique. Alexandre Georges
tenait les orgues.

Au cimetière du Père-Lachaise, l'inhumation eut lieu dans un caveau
provisoire offert par la ville de Paris. Quand la bière eut été
descendue dans la tombe, les orateurs, désignés à tour de rôle par un
maître de cérémonies, s'avancèrent et parlèrent. Ce fut long, mais beau.
Enfin mon tour arriva. Je fis deux pas en avant, m'arrêtant au bord même
du tombeau, et je prononçai:

«L'ami vénéré que nous avons perdu, le grand penseur, le...»

Mais il me fut impossible d'achever, non pas que je ne fusse incertain
de mon débit ou que l'émotion me prît à la gorge. Non, ce n'est pas
cela. Mais un souvenir me revenait qui changea complètement le cours
de mes idées. J'oubliai la cérémonie, le deuil de tous ces coeurs
empressés, cette foule recueillie qui attendait mes paroles, et je
ne vis plus que la scène, la ridicule scène de l'autre soir: moi en
chemise, au milieu de la chambre à coucher, Henriette évanouie, mes
vêtements épars, et lui, Félicien, en tenue de gala, son bougeoir à la
main et pleurant comme un veau. A cette vision furtive, je fus un moment
bien près d'éclater de rire. Je fermai les yeux, redoutant de découvrir
brusquement Félicien assis au fond de la tombe, son bougeoir à la main.
Quelqu'un me prit le bras et m'entraîna à l'écart. J'entendais ces mots
vagues dans la foule:

--Pauvre homme... L'émotion, sans doute... Songez donc, c'était son
meilleur ami... Quelle perte!...

Mais je me remis aussitôt et, tandis que l'on m'éloignait, je ne perdais
aucune des paroles de l'orateur qui avait pris ma place:

«Au nom du Cercle artistique et littéraire d'Alençon, j'apporte sur
cette tombe encore entr'ouverte...»

Une demi-heure après je quittai le cimetière, poursuivi par des
reporters en quête de renseignements intimes sur Félicien. Je leur
répondis de mon mieux, y apportant de la complaisance, heureux de
contribuer par mes révélations à la gloire du mort. Je racontai les
débuts difficiles, misérables, de mon ami, sa lutte courageuse contre
l'adversité, sa vie de famille, si simple, si touchante, sa femme--son
unique amour--et sa fille--une adorable enfant belle comme les anges. Je
sus taire quelques manies excentriques ou ridicules du défunt. Bref, je
m'acquittai de ce soin à merveille.

Vers cinq heures je montai saluer Henriette entourée de sa famille.

Visite inévitable.

Henriette fut d'une distinction accomplie; ni trop émue, ni trop
glaciale. Elle accepta mes condoléances avec un sourire triste--un de
ces sourires comme on en rencontre sur les dessins des romances--et elle
m'annonça son départ pour le lendemain. Elle se retirait pour quelques
semaines à Saumur, chez ses parents.

Excellente idée.

Je lui répondis que, de mon côté, je comptais m'éloigner aussitôt de
Paris, où me harcelaient depuis quelques jours tant et de si douloureux
souvenirs.

Ce fut tout. Elle ne chercha point à me parler à l'écart, ne me demanda
pas où je comptais me rendre, ne souffla mot d'une correspondance
possible. Il semblait que tout fût fini, bien fini, entre nous, sans
qu'aucune parole d'adieu fût nécessaire, que nous allions vivre
désormais étrangers l'un à l'autre, plus encore qu'étrangers: ignorés
l'un de l'autre.

Ainsi je pris congé, simplement, de cette insignifiante créature,
la mère de ma fille. Je sortis après avoir répondu aux étreintes
reconnaissantes de la famille. Pensez donc! Je m'étais donné tant de
mal, m'occupant de tous les préparatifs, remplaçant les parents dans les
sombres corvées de ces jours funèbres. J'avais tenu à visser moi-même
les boulons de la bière où moi-même j'avais enseveli Félicien.

Eh bien--me croira qui voudra--si un instant j'ai aimé Henriette, ou,
pour mieux dire, si à un seul instant je l'ai ardemment désirée, désirée
follement, désirée avec angoisse, désirée douloureusement,--c'est ce
jour-là, ce dernier jour, quand je l'aperçus si blanche, si pâle, si
froide dans ses longs vêtements sinistres, avec ses yeux noirs, fixes
et durs, dilatés par les insomnies, et où luisait la fascination d'une
flamme d'enfer!


V

Où aller?

J'avais fort peu voyagé, mais je ne me sentais aucun goût instinctif
pour une contrée plutôt que pour une autre. J'eus d'abord l'idée d'aller
m'oublier dans quelque pays désolé et vide, mais j'y renonçai aussitôt
par cette raison que le voyage ne me servirait en rien si, en me tenant
hors de chez moi, il ne me tirait pas hors de moi-même. Le but devait
être plutôt d'occuper toutes les forces vives de mon esprit à des objets
nouveaux, à des paysages qui renouvelleraient constamment l'émoi de la
surprise. Sous ce rapport, j'avais le choix, mais il me manquait les
éléments d'une préférence.

Je me rappelai fort heureusement un pays dont il avait été parlé
fréquemment devant moi par Félicien: l'Italie.

Dans sa jeunesse, au sortir de l'École normale, Félicien attaché comme
secrétaire à une commission du ministère de l'instruction publique
envoyée dans les environs de Naples pour je ne sais quelles fouilles
scientifiques, avait été si profondément épris de la grande patrie
latine que, sa mission terminée, il avait sollicité et obtenu
l'autorisation de prolonger son voyage. Pendant une année, il avait
couru du nord au midi de la grande péninsule, émerveillé, ravi,
frissonnant d'émotion...

Souvent, le soir, entre Henriette et moi, il revenait complaisamment
sur les mille incidents de ce voyage dont il avait conservé une sorte
d'éblouissement; il nous racontait ses interminables flâneries dans
Rome, ses courses en Sicile, les trois mois qu'il était resté à
Florence, ne pouvant s'en arracher, mangeant de la vache enragée, vivant
avec deux lires par jour, couchant dans les mansardes des _trattoria_,
pour allonger un peu son séjour. Et Pise, et Bologne, et Ferrare, et
Venise, et Naples!

Au retour il avait publié ses deux premiers ouvrages: l'_Ame de Rome_ et
les _Pères de Florence_, livres superbes dont le succès est encore dans
toutes les mémoires.

Que de fois Félicien ne m'avait-il pas dit:

--Un de ces jours, nous ferons ce voyage-là ensemble... Tu verras!

Je me décidai pour l'Italie, et, ayant disposé tous mes préparatifs,
j'eus soin de serrer dans ma valise les deux livres de Félicien, tous
deux enrichis d'une dédicace fraternelle.

Le lendemain, à huit heures du matin, je prenais le chemin de fer pour
Marseille dans l'intention d'entrer en Italie par Vintimille.

Comme bientôt je me félicitai d'avoir quitté Paris. C'était au point
que je m'étonnais de n'avoir pas eu plutôt et plus souvent des idées
de voyage. Depuis des années, j'étais demeuré confiné dans Paris, comme
bloqué par la neige ou par une invincible armée assiégeante. Pendant
tout le temps de ma liaison avec Henriette, je ne m'étais senti aucun
goût, aucun désir plus vif qu'un furtif caprice; au point que je crois
comprendre aujourd'hui que le charme singulier de cette femme était fait
en quelque sorte d'une suspension de la vie, d'une interruption de
la présence d'esprit, d'une absence rêveuse où se prélassaient mes
instincts paresseux. Et il me vint alors cette conviction que, sans
la déplorable aventure, je ne me serais peut-être jamais séparé
d'Henriette, et qu'enfin, se fortifiant dans l'habitude, notre criminel
attachement serait devenu un lien respectable grâce aux années. Dans les
premiers temps de mon voyage, Henriette me manqua parfois, notamment les
jours de pluie.

Insensiblement, les enchantements de la route suffirent à m'absorber.
Je regardais et j'étudiais ardemment, avec un intérêt profond, patient,
obstiné que jamais auparavant je n'avais apporté aux choses de l'art et
de la nature. On eût dit véritablement que la crise récente venait de
développer en moi une nervosité maladive, une susceptibilité farouche
à toutes les manifestations extérieures, la faculté jusqu'alors
insoupçonnée de sentir vite et profondément. J'éprouvais comme des goûts
nouveaux, une inquiétude constante d'impressions, de tressaillements
subits, inexplicables en présence d'une idée ou d'un objet jusqu'alors
indifférents; à cette transformation de mon tempérament s'ajoutait une
parfaite netteté d'esprit qui me faisait concevoir et exprimer, non
sans élégance, des pensées inopinément écloses en moi. Je devenais plus
irritable, mais je devenais aussi plus clairvoyant. Enfin, tout un monde
de sensations s'éveillait et chantait, un monde nouveau plus peuplé,
sinon plus intéressant que le premier. Faut-il croire que l'esprit est
sujet à des transformations comme le corps qui renouvelle ses atomes de
sept en sept années?

Hypothèse probable. Combien d'hommes meurent dans un homme avant sa
mort!

Je serais assez embarrassé de dire ce qui me plut davantage dans mon
voyage...

Rome, peut-être.

J'y arrivais avec une curiosité impatiente surexcitée par une étude
laborieuse du livre de Félicien: l'_Ame de Rome_, oeuvre surhumaine
dont j'avais imprégné ma mémoire. Ainsi se vérifiait--bien que dans des
conditions étranges--le projet que nous avions formé, Félicien et moi,
de visiter l'Italie ensemble. A la vérité, il ne me quittait pas.
J'entendais mentalement des pensées qui lui auraient été personnelles
répondre à certaines questions que je m'adressais; je me découvrais
une manière de voir plus heureuse et plus haute, comme si l'écho de sa
parole eût résonné constamment sous mon front. Je reconnaissais, sans
que personne fût là pour me les nommer, certains monuments, certains
sites dont son livre contenait la magique description. Je revoyais
l'Italie pour ainsi dire et j'éprouvais la douce joie que donnent les
êtres, les lieux retrouvés après un long éloignement.

A de certains moments, cette illusion m'emportait au point que je me
retournais brusquement, dans la certitude que Félicien se trouvait là, à
ma droite, cheminant près de moi en fidèle compagnon, me soufflant
mes plus judicieuses réflexions. Et--particularité frappante--je ne
m'imaginais point un Félicien ordinaire en costume de voyage, mais je me
le représentais tel que je l'avais vu le soir suprême, en habit noir,
cravate blanche, gants blancs, la plaque de grand-officier au côté
droit, des ordres au cou, une petite brochette de petites croix
épinglées sur le revers de l'habit. La sincère amitié que j'avais
vouée à Félicien et que je continuais à sa mémoire, empêchait que la
préoccupation de sa présence me devînt désagréable. Loin de proscrire
son souvenir, j'y revenais constamment; et il m'arriva d'y faire appel.
Ma situation d'ancien intime ami de l'illustre écrivain m'ouvrit bien
des portes; dans les plus nobles salons de la société romaine, j'étais
entouré, questionné, accablé d'égards, et plus d'une soirée fut
consacrée à l'apothéose du défunt, moi parlant d'abondance, plein de mon
sujet, et l'entourage, attentif à mes paroles, suspendu à mes lèvres.

Ce fut ainsi pendant un an... je ne sais pas au juste.

Enfin, las de mes déplacements continuels et de ma vie d'auberges, je
me retirai dans un village des Alpes françaises, à Sospel--un petit
chef-lieu de canton à mi-chemin sur la route de montagnes qui relie Nice
à Coni. J'y louai une petite villa sur le domaine de la Commande, non
loin du torrent de la Bévéra; j'y fis venir quelques meubles de Paris,
mon valet de chambre, ma cuisinière et, installé, me mis au travail.

Une idée m'était venue en route. Pourquoi n'écrirai-je pas une
biographie de Félicien?

De bonne foi, sans parti pris, je m'étais demandé auquel de ses fidèles
revenait cette mission pieuse, cette tâche difficile. Un à un, j'avais
jugé tous ceux qui pouvaient sembler capables d'un pareil travail, et
j'en avais conclu que moi seul pourrais y réussir.

En effet, je remplissais absolument les conditions désirables pour cet
objet.

Quoi de plus rare qu'un bon travail biographique, vraiment complet,
vraiment exact? Dans le plus grand nombre des cas, le biographe
s'adresse directement à l'homme qui doit faire le sujet de son
étude--ou, si l'homme est mort, à ses descendants--reçoit des notes
naturellement suspectes de partialité ou des confidences qui lui
imposent le double devoir de la discrétion et de la reconnaissance. Il
apporte un si bas attachement au service de l'homme qu'il raconte qu'on
le prendrait volontiers pour une sorte de laquais de l'immortalité.
Dans d'autres cas, plus rares, le biographe est un ennemi acharné, un
adversaire emporté par la passion ou égaré par la jalousie. Eugène
Jacquot, dit de Méricourt, a publié beaucoup de ces biographies
inspirées par le plus détestable esprit et auxquelles on pourrait
reprocher encore un nombre effrayant d'erreurs capitales. Le juste
milieu, la biographie vraie, n'existe pour ainsi dire pas.

Ma situation dans le passé et dans le présent me permettait d'agir non
seulement en toute liberté, mais avec une complète assurance. J'avais
été le plus ancien ami du mort, son ami d'enfance, son condisciple à
Bonaparte; j'avais connu son père, sa mère, vécu longtemps dans son
intimité, reçu ses confidences, assisté à ses luttes, connu son jugement
sur les hommes et sur les choses de son temps, sondé sa conscience, lu
comme à livre ouvert dans sa pensée; je connaissais l'homme, l'écrivain,
le poète, le citoyen, toutes les faces du personnage; je possédais les
éléments d'une correspondance puissamment intéressante; mille anecdotes
qui ne m'avaient point paru dignes d'être notées jadis me revenaient
aussi précises que si elles eussent été d'hier.

J'étais le biographe parfait, désigné, fatal.

Aucun des devoirs du biographe ne pouvait m'échapper. En plus de mon
témoignage, n'avais-je pas celui d'Henriette? Et ne me serait-il pas
permis d'en faire usage?--Oh! discrètement! On a dit souvent qu'il
n'existait point de grand homme pour son valet de chambre. Cela est
indiscutable. A plus forte raison, l'épouse est-elle plus directement,
plus immédiatement renseignée, car on se cache d'un domestique.

Or, Henriette possédait une grande qualité: elle était fausse, mais elle
n'était pas menteuse. Elle ne disait pas toujours toute la vérité, mais
elle ne disait que la vérité. Par religion du vrai? Non, par orgueil.
L'orgueil est un défaut qui nous évite de commettre des actions basses.
Elle m'apportait journellement le reflet photographique de son mari, le
récit des petites scènes d'intérieur provoquées par ses manies plutôt
que par son humeur; elle me mettait au courant de ses habitudes intimes,
se plaisant à me raconter souvent--sur l'oreiller--aux instants
d'accalmie,--les ridicules, les puériles tracasseries dont les plus
grands esprits ne sont pas exempts. De sorte que je possédais Félicien
des pieds à la tête, comme personne n'eût pu le connaître.

Et puis, n'y avait-il pas là pour moi un devoir? Je devais m'en
préoccuper, n'ayant jamais transigé avec le devoir. Oui, c'était mon
devoir d'écrire la biographie de Félicien: sa vie et ses oeuvres. La
postérité avait intérêt à connaître l'homme dont elle recevrait les plus
précieux enseignements. Étant donné qu'aucune excuse ne me dispenserait
de rendre à l'avenir ce sincère témoignage, je ne pouvais me dérober.
Assurément, ce serait une tâche pénible, longue, laborieuse; un travail
auquel il me faudrait appliquer toutes mes facultés, la puissance
du souvenir, la religion du passé; j'en avais pour longtemps à me
recueillir avant d'écrire une ligne, pour longtemps à écrire après avoir
médité.

Peu importait.

Sur mes instructions, mon valet de chambre m'apporta à Sospel toutes les
lettres que m'avait adressées Félicien. Je pris plaisir à les relire,
lentement, les relisant et les relisant encore, songeant, non sans
trouble, à l'honneur qui rejaillirait sur moi de leur publication--car
les protestations d'amitié, les hommages ne m'y étaient point
marchandés.

Je m'absorbai dans cette étude pendant plusieurs mois.

Sospel est une très vieille ville, traversée par le torrent de la
Bévéra, entourée comme en un cirque de très hautes montagnes: le mont
Braus, le Barbonnet, le Mangiabo, la Testa di Cane, la colline de
Santa-Lucia. C'est un coin pittoresque, mais depuis longtemps mort. On
s'y trouve à cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer, entre des
bois d'olivier--la seule ressource du pays--et quelques vignes. Les
étrangers n'y viennent pas, les passants y sont rares, les habitants
parlent un langage aussi différent de l'italien que du français, une
sorte de patois difforme et violent où se retrouvent les traces de la
naïveté paysanne et de cette âpreté que les grandes solitudes donnent à
la voix humaine comme au chant des oiseaux et aux accents des bêtes.
La vie qu'on y peut mener, c'est la vie bestiale ou la vie
contemplative,--regarder le sol dont on tire sa pâture ou admirer les
sommets neigeux que hante le rêve. Aucune autre alternative. Soyez
poète ou ruminez. Les gens du pays ruminent, quelques passants vont et
viennent qui songent. Ceux-là, l'habitant les exploite.

En une heure, si l'on suit la Bévéra par une route à mulets, on descend
en Italie entre deux villages liguriens, la Piena et Olivetta, le
premier perché sur une haute roche comme une aire d'aigles, le second
caché dans la verdure comme un refuge de tourterelles. Par la grande
route on gravit le col de Brouis pour dégringoler ensuite vers une
succession de localités singulières: Breil, les pieds dans le torrent de
la Roya; la Giondola, qu'entourent des glaciers à pic; Saorge, accroché
aux flancs de la montagne sur un précipice de cinq cents pieds; Fontan,
la frontière italienne, avec sa population de déserteurs, de douaniers
et de contrebandiers.

Il faut quatre heures environ pour gagner le chemin de fer, qui
s'allonge sous la route de la Corniche entre Nice et Gênes. Les sentiers
sont mauvais, ce qui arrête les touristes. En hiver, ils disparaissent
sous trois pieds de neige, ce qui arrête jusqu'au service de la poste.

Je suis resté là... Combien de temps?...

Je ne me le rappelle plus exactement.

Le certain, c'est que j'y arrivai dans les premiers jours de novembre et
que je n'y fus convenablement installé que vers la fin de janvier.

Mes premières semaines furent consacrées à des promenades. Chaque jour,
après déjeuner, je montais au sommet de Santa-Lucia où subsistait le mur
ruiné d'une antique forteresse sarrazine. Assis dans l'herbe, le dos
tourné au soleil, j'y traçai les premières notes de mon travail,
m'attachant à les classer avec ordre, car le plus souvent les souvenirs
affluaient à mon cerveau dans un tumulte d'inspiration orageuse. Les
faits se représentaient en foule, avec le tohu-bohu et le mouvement
compliqué des foules. Il y avait lutte entre ma mémoire sensibilisée par
le travail et mon énergie violentée.

Je classais, je classais...

Une chose curieuse, c'est qu'au retour de ces promenades j'éprouvais
une gêne, un alourdissement de tous mes membres, une fatigue cérébrale
accablante, l'absorption de toutes mes forces vives par l'unique
préoccupation de mon oeuvre. Le portrait de Félicien, accroché dans mon
cabinet de travail improvisé, me paraissait remplir toute la chambre
et faire pâlir les objets dont il était entouré. Ma trop persistante
application à relire la correspondance du mort amenait que maintenant
des phrases toutes faites me venaient aux lèvres dès que j'ouvrais la
bouche et que je prononçais ces phrases malgré moi, sans motif, dans
la solitude. Mon esprit évidemment était tendu vers les diverses faces
d'une même image, d'une seule idée, et s'accoutumait à cette tension
préméditée. Il y a une gymnastique du cerveau comme il y a une
gymnastique des muscles. L'esprit se plie volontiers à la discipline
qu'il a lui-même imaginée. C'est affaire de volonté, tout simplement.
J'avais voulu penser à Félicien, je pensais à Félicien. Si je n'avais
pas voulu penser à Félicien, je l'aurais oublié bientôt.

Ceci n'est pas douteux.

La preuve en est qu'Henriette n'ayant aucune part, sinon minime, dans
mon oeuvre, ne se rappelait que faiblement et de loin en loin à mon
souvenir. Je l'évoquais mollement, sans regret et sans désir, comme
j'aurais évoqué une camaraderie vague. Aucune nouvelle ne m'en était
parvenue depuis mon départ de Paris, et je ne m'étais ni affligé ni
froissé de cet obstiné silence.

Décidément, de ce côté tout était bien fini. Le temps écoulé avait
émoussé jusqu'à la précision de sa mémoire. Je ne la voyais plus que
flottante, indécise, sans forme personnelle, sans couleur propre,
sans caractère intime, pêle-mêle avec les autres femmes que j'avais
possédées.

Il faut arriver à un certain âge pour connaître combien facilement le
passé s'évapore. Un jour vient où l'homme résume ses impressions mortes
par un chiffre d'une humilité navrante; et, comme dans les exhumations,
il pourrait faire tenir tous ses souvenirs--amours, amitiés, ambitions,
misères--dans un tout petit cercueil.

Oublier! Ce doit être bon! J'ai eu à Sospel des soirs bienfaisants.
C'était à l'heure mixte où le soleil, près de disparaître derrière les
neiges éternelles de Turini, laissait tomber dans la vallée l'or rouge
de ses dernières clartés, tandis qu'au loin, par-delà les rochers
alpestres, montait le frissonnement des rayons lunaires. Quelle paix!
Quelle sérénité! Quel doux bercement de l'heure!

De légères vapeurs d'azur s'élevaient du torrent vers les grêles
oliviers des collines; la transparence de l'air s'irisait de
demi-teintes charmantes, de tons fins d'une tendresse exquise; les
maisons se fermaient sur la hâte des troupeaux et s'allumaient de lueurs
de braises.

Je contemplais de la terrasse de ma villa. Tout se taisait. La nuit
ouvrait bientôt sur la nature la richesse de ses écrins bleus. Il me
semblait voir pleurer les étoiles, si délicieusement pâles à ce moment.
Par secousses, le râle d'un épervier traversait la tranquillité sonore
du soir comme une plainte lugubre. C'était presque la mort, c'est-à-dire
la plus complète et la plus sincère impression de la nature; car, ce qui
fait l'attrait de la campagne, c'est qu'on s'y sent mourir un peu.

Ces soirs-là, le sommeil m'accablait plus vite. Le sommeil, la
mort,--deux termes qui se lient et dont le second parachève le premier.
Dormir console souvent de vivre. Si l'homme n'avait pas le sommeil, mort
temporaire, suspension absolue des douleurs et des chagrins, il n'aurait
peut-être pas la patience d'attendre jusqu'à la mort!


VI

Je n'avais pas encore écrit une seule ligne de mon livre que,
brusquement, j'abandonnai à tout jamais le projet de l'écrire.

Pourquoi?

C'est que mon goût de la première heure était devenu la fatigue de
toutes les heures. J'en avais assez et je m'interrogeais sérieusement,
opiniâtrement, sur l'état de mes esprits.

De plus, je devenais malade. La fatigue sans doute. D'irrésistibles
insomnies me laissaient au matin brisé et endolori. J'éprouvais des maux
de tête constants qui déroutaient le savoir du modeste médecin de Sospel
et me faisaient cruellement souffrir. Aucun, parmi les remèdes connus,
ne servait à me soulager. Pour conquérir quelques heures de répit, je
n'avais d'autre moyen que d'entreprendre de longues courses à pied, par
tous les temps, sur toutes les routes, jusqu'à ce que, rompu de fatigue,
j'eusse tué en moi jusqu'à la force d'éprouver. Et c'était chaque jour
d'interminables promenades, des ascensions enragées d'où je revenais
affamé et chancelant, pour me laisser tomber sur mon lit après avoir
gloutonnement dévoré quelque mauvais repas de village pauvre.

De la biographie de Félicien, il n'était plus question; mais je
n'oubliais point pour cela le mari de ma maîtresse. J'y pensais
beaucoup, souvent; je relisais ses livres, ses lettres; j'apprenais avec
satisfaction le succès d'une souscription ouverte à Paris en vue de lui
élever une tombe monumentale au cimetière du Père-Lachaise.

N'allez pas supposer au moins que le souvenir de Félicien entrât pour
quelque chose dans mes souffrances. Vous feriez erreur. Mes souffrances
étaient purement physiques--vous entendez bien--purement physiques; mes
facultés intellectuelles s'exerçaient aisément, même mieux, avec plus
d'application que par le passé.

Et c'était moins une maladie qu'une cure. La nature est soumise à des
règles, notamment à un besoin d'équilibre. Une longue inaction
dans Paris avait favorisé en moi un germe d'embonpoint qui, en se
développant, pouvait entraîner tous les inconvénients de l'obésité. Je
marchais, je prenais de l'exercice, par hygiène, pour combattre les
principes maladifs résultant de l'atmosphère détestable d'une grande
ville. De là mes fatigues; mais le moral--je le répète--n'était
nullement atteint. J'étais maître de moi.

Dans le cas contraire, si j'avais, par exemple, ressenti des souffrances
découlant d'un malaise moral, c'est que j'aurais eu... quoi?

Des idées noires?

Des chagrins?

Non.

Des remords?

Ah! nous y voilà! Des remords! Leur premier mouvement à tous sera de
supposer que j'avais des remords. C'est une manie.

Mais--je vous le demande un peu--à propos de quoi aurais-je eu des
remords?

Je ne suis pas un saint; il s'en faut. Je sais mes qualités et n'ignore
point mes défauts. J'ai commis un grand crime, une trahison, une
lâcheté--tout ce que vous voudrez--mais, je l'affirme, je ne connais pas
le remords, je n'ai jamais éprouvé le remords, et il n'est pas possible
que je l'éprouve. Il y a pour cela des raisons absolues, des raisons de
premier ordre.

Je vais les énumérer.

L'homme a cette supériorité sur les bêtes et sur la femme d'être un
animal raisonnable et prudent. Il a consacré d'innombrables heures à
édicter des mesures de préservation contre lui-même, à limiter ses
actions, à endiguer le domaine ouvert à ses appétits--lesquels appétits
se réclament de la nature et semblent, au premier abord, de droit. Ces
appétits ne se révèlent pas seulement par eux-mêmes, c'est-à-dire par
le désir qu'éprouve l'homme de les satisfaire; ils se compliquent du
sentiment de la préférence qui les modifie et souvent les dénature au
gré d'influences singulières que nous nommerons--si vous le voulez bien
et faute d'un autre mot--psychologiques. Préférer, cela est redoutable.
Si l'homme ne préférait jamais, il serait parfait. Ses ambitions
seraient égales, ses désirs seraient raisonnables, ses goûts seraient
sensés, ses folies mêmes auraient une frontière: la résignation facile
ou l'indolente indifférence. Le secret de toute vertu est là; et les
puissants du jour penchés sur l'étude du bien public, inventeurs de
systèmes ou élaborateurs de lois, feront sagement de ne pas chercher
ailleurs l'inconnu des réformes sociales dont la réalisation tardive
tourmente les peuples. Y pourront-ils quelque chose? Non. Le mal est
fait; l'homme préfère. Il a mangé le fruit de l'arbre de la science du
bien et du mal; il discerne, il compare, il choisit, sans s'apercevoir
qu'il devient ainsi lui-même son propre ennemi et que, de chacun de ses
choix arrêtés, sort pour lui une torture ou le germe d'une faiblesse
nouvelle, d'un appétit vierge. Car entre l'homme et son désir, il y a
toujours disproportion.

C'est de la préférence--à l'état de goût chez les uns, de passion chez
beaucoup d'autres--que sont nés chez l'homme le souci des scrupules et
l'entraînement au mal. La civilisation a essayé d'étendre sur l'ensemble
de ces forces diverses, contradictoires, une réglementation dont les
éléments, d'abord épars au fond des consciences, ont été réunis peu à
peu par la suite, sous forme de lois et dans l'unité des codes.

A cet égard, il n'y a jamais eu entente absolue ni concert universel.
Il suffit de jeter un regard sur les différentes législations qui
gouvernent le monde pour constater l'effarement du jugement humain. Ici,
la loi s'inspire des grandes lignes d'une religion, de l'Évangile, par
exemple, et s'applique dans l'interprétation la plus étendue de la parole
divine. Ailleurs, elle prend sa source et son prestige dans les caprices
d'un autocrate, et, en dépit de tout frein comme de toute logique,
impose une domination absolue d'autant plus dévotement observée qu'on la
sent peser plus stupide et plus féroce. Ailleurs encore, elle répond
à certaines conditions particulières de climat et de position
géographique; elle relève de la politique et de l'hygiène. Ailleurs
enfin, elle semble comme l'héritière indigne de la légende et tire sa
force de la fable. Quelquefois elle est juste; trop souvent elle est
seulement forte. Il importe de ne point oublier qu'elle fut toujours
édictée par des maîtres. Au demeurant--j'y reviens--elle est diverse.

Ici, en Europe, la famille est institution sacrée. A Pucchana, une tribu
des îles océaniques, il est normal qu'un fils assomme ses vieux parents
dès le jour où ils deviennent incapables de subvenir à leurs besoins par
la chasse et par la pêche.

Chez nous, le mariage est indissoluble, nous sommes monogames; la
polygamie est la loi en Turquie, et l'époux mahométan chasse comme une
esclave telle ou telle de ses femmes qui a cessé de lui plaire.

Un mari parisien dont les harmonies conjugales ont été troublées par
quelque scandaleuse aventure devient un objet de risée ou de pitié; sur
les bords du fleuve Rouge, le mortel assez fortuné pour qu'on lui ait
enlevé sa femme devient un objet d'envie, de jalousie et d'admiration.

On tient pour infâme l'Européen capable de livrer son épouse à autrui;
en Perse, le voyageur assez mal inspiré pour repousser les offres
adultères de son hôte courrait la chance de se voir couper le nez et les
oreilles.

Le vol était flétri à Rome, récompensé à Sparte.

Bref, de tout temps, l'esprit humain est à tâtons. Il lui est impossible
de s'élever réellement, d'atteindre aux grandes et éclatantes vérités
devant lesquelles s'agenouillerait la totalité de l'espèce. Il s'est
fait des lois, il n'a pas trouvé la loi. De là, une illusion dont se
félicitent, l'une après l'autre, les générations. On croit bénévolement
au progrès, à des conquêtes. Hélas! de tout temps les choses ont été
aussi mauvaises; seulement elles paraissent un peu meilleures à l'orgueil
des vivants, et cela les console.

Amour-propre national à part, je proclame que la plus équitable de ces
lois mauvaises est la loi française. J'en trouve la preuve dans le
témoignage constant de l'Europe: on nous suit, on nous imite. Les
quelques améliorations dont pourrait se targuer l'étranger ont passé
par nos codes, ont été dans l'origine des vérités chez nous et, si nous
sommes devenus plus pauvres, il n'en faut accuser que l'extrême mobilité
de nos institutions politiques. C'est chez nous qu'a été choisi le
modèle, à tort ou à raison. Les législations qui se respectent partent
du code Napoléon ou y reviennent. Ce n'est pas une appréciation, c'est
un fait.

Eh bien, je suis le fidèle observateur de la loi française.

Il est vraiment admirable que les hommes aient, dès les premiers âges,
cherché une règle en dehors ou au delà de la loi proclamée. Pourquoi
faire? Dans quel but? Par quel mobile? Est-ce par une perversité de
leur nature ou en conséquence de cet instinct de révolte dont tout être
pensant est atteint? De là, les philosophies, aussi diverses, aussi
contradictoires que les lois; de là les théories morales progressistes
ou réactionnaires; de là les systèmes et les coteries. De cet amas de
formules le génie de l'homme n'a rien pu tirer d'indiscuté. Nous
en sommes encore au chaos, et ce chaos ne compte plus ses
victimes.--L'homme n'a que ce qu'il mérite. C'est bien fait pour lui.

Avec un peu de raison, par le renoncement à ce sentiment de préférence,
source de tous ses tourments, il pouvait arriver sinon à l'unité
jurique--ce qui impliquerait le règne impossible de la fraternité
universelle--du moins à une sorte d'harmonie entre les législations. Il
lui eût suffi pour cela de tuer en lui la prétention des supériorités
personnelles, de se soumettre, de reconnaître loyalement, dans l'âge de
raison, les faits accomplis, et d'abandonner sa conscience aux seuls
jugements qui entraînent une consécration.

Il faut être bête à ramer des choux pour se torturer à plaisir, alors
que tout s'accorde pour votre tranquillité. Ce sont évidemment des
malades, les hommes assez faibles pour s'imposer à eux-mêmes un tribunal
imaginaire et des pénalités fictives. La vie n'est-elle donc pas assez
difficile? Les pénalités effectives ne sont-elles pas assez lourdes à
ceux que leur mauvaise fortune y expose? N'est-ce pas une preuve de
folie que cet acharnement à s'interpeller, à se frapper de sa propre
main?

Vous me direz: La conscience!...

Je n'y contredis point. La conscience n'est pas un vain mot. J'ai une
conscience, vous avez une conscience; nous avons tous une conscience.
Les bêtes seules n'en ont pas.

La conscience! Voilà un terme très positif; il n'offre rien de vague, il
comporte une suite d'obligations, de devoirs, de responsabilités. C'est
un des plus beaux mots du langage humain.

Mais encore faut-il s'entendre.

Où reportez-vous la conscience?

Quelle est son essence?

Ou--pour mieux dire--quelles sont ses lois?

Votre conscience diffère peut-être de la mienne; vous pourriez alors
vous tromper. Si vous ne conservez point pour base de tous vos jugements
une règle certaine,--invariable, au moins immédiatement avant et
immédiatement après que vous jugez,--vous vous exposez à de continuelles
erreurs, vous ne parvenez à rien d'absolu.

Il y a la conscience des chrétiens, la conscience des musulmans, la
conscience des mormons, la conscience des guerriers anthropophages de
Boulou-Pari. Il y a la morale qu'un homme crée lui-même, qu'il puise
dans ses réflexions, dans son expérience; et il y a la conscience
recueillie dans les leçons de l'enfance, reçue toute faite, et qui
appartient au bagage scolaire de tout bachelier dûment diplômé. Il y
a la conscience des hommes et la conscience des femmes, fort
dissemblables, l'homme prononçant le plus souvent selon son intérêt et
la femme selon sa passion. Il y a la conscience implacable et celle
ouverte aux circonstances atténuantes. Qu'était Robespierre? Une
conscience, mais terrible. Qu'était Vincent de Paul? Une conscience,
mais charitable. Un sculpteur représentera-t-il la Conscience
impassible, austère, le bras levé pour le châtiment--ou douce,
souriante, la main tendue en signe de pardon?

Que d'images diverses! Que de sujets à erreurs!

Dans ces conditions, tout homme soucieux de son repos--le repos est le
seul bonheur qui vaille d'être acheté--doit subordonner sa conscience
aux réalités de la loi. Ainsi, tout péril est d'avance évité; on ne se
trompe plus, on marche dans la vie avec certitude, d'un pied ferme, en
s'appuyant sur une conscience savante qui a tout prévu et qui punit
tout.

Cette conscience ne vous dit pas seulement:

«Le vol est un crime, le meurtre est un crime, l'adultère est un crime,
le faux est un crime.»

Elle va plus loin. Elle ajoute:

«Si tu voles, tu seras puni de telles peines; si tu tues, si tu prends
la femme d'autrui, si tu deviens faussaire, de telle et de telle autre
peine.»

Rien d'imprévu, aucun tâtonnement. Les responsabilités sont définies et
mesurées. La justice--à l'abri des caprices engendrés par la différence
des tempéraments et par la mobilité des impressions--a pesé d'avance
chaque faute en lui assignant son étiage dans l'échelle des châtiments.
Notons encore que, dans ce cas, les jugements de la conscience ne sont
point perdus, qu'ils entraînent des faits qui les consacrent. Si tel
individu mérite la perte de sa liberté, il est emprisonné pendant un
laps de temps calculé selon la gravité de sa faute. S'il a mérité la
mort, la conscience publique--on dit «la conscience publique» parce
qu'elle est précisément la conscience de tous--la conscience publique
reçoit immédiatement satisfaction. En aucun cas, elle ne laissera
volontairement échapper le coupable. Elle est en ceci supérieure aux
consciences relatives, inspirées des églises ou des philosophies, et qui
permettent aux scélérats de mourir en repos, avec des respects inclinés
autour de leur lit de mort--ce qui constitue un dangereux exemple autant
qu'un scandaleux spectacle.

Ceci posé, j'avoue--je ne l'ai jamais nié d'ailleurs--avoir violé la loi
en commettant le délit d'adultère--ce n'est qu'un délit--de complicité
avec Henriette.

Nul ne le sait, mais ma conscience me le reproche, et j'écoute
attentivement cette voix intérieure.

Je suis coupable et je sais dans quelle mesure. Je me juge sévèrement.
Pourquoi? Parce qu'il le faut, parce que je suis homme.

Examinons.

J'ai transgressé la loi en commettant un adultère--évidemment. Je dois
me le reprocher, mais je ne peux véritablement me reprocher que cela.
Les circonstances accessoires restent accessoires, le fait seul vaut
d'être examiné.

Félicien est mort; c'est un malheur! Mais rien ne montre un lien entre
cette mort et ma faute. Un médecin a été mandé qui a expliqué la mort
par une attaque d'apoplexie foudroyante. Voilà la vérité, la seule
vérité.

Il ne manquent pas de gens capables d'en imaginer une autre, de
rechercher par exemple si une brutale surprise, un chagrin trop violent
pour les forces humaines n'aurait pas amené chez Félicien une congestion
mortelle. Cherchons, comparons, rendons-nous compte, à la fin! Il ne se
passe pas de jour qu'un mari ne surprenne sa femme en flagrant délit
d'adultère--je parle seulement de ceux qui n'ont pas honte de faire
constater la chose par un commissaire de police. Combien parmi ces maris
éprouvés sont morts au spectacle de leur infortune? Aucun. On n'en cite
pas un seul. Mais ceux-là, m'objectera-t-on, avaient pu se préparer à
l'irritante apparition; ils avaient soupçonné, épié, découvert. Soit,
prenons les autres. Prenons le mari classique, celui qui a manqué le
train du soir ou qui revient de voyage sans avoir prévenu. Meurt-il?
Non. Jamais. S'il a une arme, il tue; s'il n'en a pas, il crie. Mais on
n'en a pas encore rencontré un seul qui soit tombé foudroyé.

Félicien souffrait d'une prédisposition à l'apoplexie. Il avait le cou
court, la face souvent empourprée; l'habitude de rester assis pendant
plusieurs heures par jour devant sa table de travail l'avait rendu épais
et sanguin. Il devait finir comme il a fini. Un peu plus tôt, un peu
plus tard, on n'échappe pas aux fatalités de son tempérament. Je puis
donc parler librement de cette mort, car elle ne pèse pas sur ma
conscience. Nul ne parviendrait à prouver, même après avoir lu cette
loyale confession, que la terrible scène du soir ait été pour quelque
chose dans cette fin tragique. Si, par une témérité du parquet, j'avais
à répondre devant la justice du décès de Félicien, il n'y aurait qu'une
voix parmi les jurés et les membres de la cour pour me renvoyer indemne
de toute accusation. Il n'y a eu ni empoisonnement, ni meurtre, ni
violences, mais seulement un phénomène bien connu des médecins. Au
moment où il a succombé, Félicien se trouvait seul dans son cabinet de
travail, après une journée assez agitée. Il ne faut pas oublier qu'il
venait d'être nommé grand-officier de la Légion d'honneur, qu'il avait
bien dîné, bu peut-être un peu plus qu'à l'ordinaire; ajoutez qu'en
sortant de son appartement il s'était promené dans les rues par une
soirée assez froide. Il n'en faut pas davantage pour amener une
révolution dans l'organisme, alors surtout que la digestion n'est pas
achevée.

Tous les médecins vous diront cela.

Reste le fait d'adultère.

Oh! pour celui-là, je ne le nie pas?

Mais quel est le châtiment de l'adultère!

Trois mois de prison, ni plus ni moins. J'ai mérité trois mois de
prison.

Et j'irais me forger des chimères, me créer des épouvantes, harceler
ma pensée, frissonner, trembler, suer la pour--pour cent malheureuses
journées d'emprisonnement!

Comment! je me jetterais à corps perdu dans de folles divagations,
je m'obstinerais à regarder constamment, même les yeux fermés, une
lamentable figure, ce Félicien funambulesque que je sortirais de sa
tombe à force de volonté et de souvenir. J'aurais d'atroces insomnies,
des hallucinations de ronde macabre, des visions de cimetière! Je
sentirais dans les ténèbres mes cheveux se dresser sur mon crâne, ma
chevelure devenir vivante, sensible; j'entendrais des sanglots s'élever
de l'enfer pour se ruer à mes oreilles, pareils aux hurlements d'une
chienne devant un charnier!

Non, non, non! Cela n'est pas! Si quelque tourment moral doit m'être
infligé, il ne doit pas excéder, en bonne justice, ce que j'aurais
souffert d'un emprisonnement de trois mois.

Je repousse le remords comme une iniquité. Je proteste. Je ne veux pas
des apparitions sanglantes, des doigts glacés qui se posent, invisibles,
sur le front des damnés et y laissent le stigmate de pourpre d'une
brûlure ineffaçable.

Allons donc!

Cauchemars que tout cela!

Autrefois, je ne dis pas; des choses comme celles-là étaient possibles.
Oreste fuyait sous la persécution des Erynnies, courait comme un aliéné
en jetant à la nature entière les cris furieux de son épouvante. Mais
c'était à une époque où l'homme, incapable encore de raison, avait
besoin de contempler des images pour comprendre, de donner une forme,
une couleur visible aux réalités invisibles. Ignorant, poétique,
il vivait en pleine mythologie; il lui fallait des statues, des
incarnations. Alors il était impossible de se soustraire aux influences
extérieures; elles entraient dans l'esprit par les yeux.

Aujourd'hui nous avons jeté bas les vieilles idoles. Dans le désert
morose où nous marchons, nous pouvons fouler aux pieds la poussière
marmoréenne des dieux tombés. Les symboles dont l'aspect troublait si
pernicieusement les cervelles humaines se sont écroulés un à un dans le
passé. Plus de statues. Les grands fleuves où pendant des siècles avait
tremblé leur reflet sont taris, comme épuisés par le temps, et roulent
tristement leurs eaux mortes sur leurs torrents desséchés. Bientôt toute
trace de l'ancien monde aura définitivement disparu; nous serons guéris
des allégories et nous ne risquerons plus de gémir sous des tourments
inconnus.

Il était jadis un ciel peuplé de divinités menaçantes;--du moins l'homme
y croyait. La science, la raison, ont successivement tué chacune de ces
chimères qui faisaient de l'ombre sur nos pensées. Nous savons qu'il
n'y a rien là-haut, au-dessus de nos têtes, rien, pas même de l'air
respirable. Nous pouvons vieillir en toute sécurité.

Pour concevoir le remords, il faudrait donc que je fusse devenu fou,
véritablement.

Et je ne suis pas fou!

Je vous prends tous à témoin que je ne suis pas fou!


VII

5 novembre.

J'ai reçu hier un billet de faire-part qui m'avait été adressé à Paris
et que mon concierge m'a fait tenir.

Henriette s'est remariée.

Elle a épousé Léonard V..., le célèbre géographe, un des amis de
Félicien, un des familiers du salon de la Madeleine. V... est bien
l'homme qu'il lui fallait, riche, comblé d'honneurs, d'une bêtise
inconcevable pour tout ce qui n'est pas lié étroitement à la science
géographique. Il n'est pas encore trop vieux et représente bien. C'est
une union parfaite.

J'apprécie fort ce faire-part. Henriette est restée une femme de tact.
Après plus de deux ans écoulés sans une lettre, elle se réveille à
propos du premier incident marquant.

Très correct.

C'est égal; cela m'a bouleversé d'abord. La première impression a été
rude. J'ai pensé aussitôt que j'aurais pu moi-même épouser Henriette. On
voit beaucoup de ces unions-là, et le monde les approuve. Sans le parti
que nous prîmes immédiatement de quitter Paris, les choses se seraient
peut-être passées ainsi. J'aurais revu Henriette, rarement d'abord, puis
régulièrement, et un beau matin notre mariage fût devenu une nécessité.
Notre entourage nous y eût poussés invinciblement.

Ainsi je serais un soir entré en maître dans ce logis plein des
souvenirs, de la présence de l'autre; j'aurais pu m'installer dans le
cabinet du mort, m'asseoir dans la salle à manger à sa place, prendre
son fauteuil au coin du feu, rentrer enfin dans la chambre à coucher
d'Henriette, dans cette chambre aux tentures mauves où je n'ai plus
pénétré depuis l'horrible soirée!

Cela, j'en conviens, m'aurait été impossible.

Oh! non; pas cela! Tout, la solitude ici, l'exil, mes longs ennuis, mes
fatigues, mes névralgies insupportables dont l'acuité augmente chaque
jour, mes relations abandonnées, ma vie perdue, tout, tout, mais pas
cela!

Henriette me devient depuis hier un objet de haine. Quelle lâche
créature! Je suis certain qu'elle a eu peur, qu'elle a vu, elle, le
fantôme, le mort, l'apparition vengeresse. Elle a eu des cauchemars,
des nuits dévastées par l'insomnie; elle s'est retournée sur sa couche
déshonorée pendant des heures, essoufflée, suante, les yeux grands
ouverts cherchant des protecteurs infernaux dans les ténèbres.

Je vois cela d'ici. Elle a eu peur.

Depuis deux années elle lutte vainement contre l'ombre. Elle voit des
Féliciens partout.

Quand elle dort, Félicien entre dans la chambre mauve, enjambe le lit et
vient s'étendre sur sa poitrine; il est livide, il y a une humidité
âcre sur sa face, du sang dans le trou noir de ses yeux et sur sa barbe
décolorée.

Et elle le voit, la misérable! Elle le regarde, elle ne peut pas ne pas
le regarder. Tantôt le spectre est vêtu, tantôt il est nu; et quand il
est nu, Henriette suit en tremblant de fièvre et d'horreur le lent
et sûr travail des vers immondes qui dévorent cette chair froide.
Maintenant les yeux ont été mangés; on voit la place profonde et
sinistre, deux cavités où l'on pourrait enfoncer deux doigts. Aux
épaules, un os sale apparaît décharné; les ongles des pieds et des mains
sont tombés et laissent voir de petits moignons ratatinés. Et Henriette
doit partager son lit avec cette pourriture infâme; elle la sent près
d'elle. Quelquefois elle tente un mouvement désespéré; alors le cadavre
roule sur elle, la soufflette d'un bras ballant et, brusquement
repoussé, tombe à terre en entraînant les édredons de satin et les
oreillers de dentelle. Alors Henriette n'ose pas descendre, n'ose
plus bouger; elle reste accablée, demi-nue, sur le lit, et attend en
grelottant l'aurore.

Pendant les repas, le mort s'assied en silence; à la place qu'occupait
naguère le vivant, ou bien il vient à pas de loup derrière Henriette et
la tire sournoisement par le bas de sa jupe. Le soir il s'installe au
coin du feu et sourit--ce qui est épouvantable. Ses pieds de squelette
ballottent dans des pantoufles de tapisserie. On voit toutes ses dents
maintenant à la place des lèvres dévorées par les vers. Et tout autour
flotte une odeur de tombeau.

Voilà, à coup sûr, quelle a été la vie d'Henriette depuis le soir fatal.
Le mort s'est emparé d'elle, de ses jours, de ses nuits, du visage de
tous.

Alors elle s'est remariée pour ne plus être seule contre le mort. Il y
aura désormais à côté d'elle, la nuit, une distraction, des caresses,
une intervention protectrice. Le mort n'osera plus entrer dans la
chambre mauve, ou, s'il y vient, le nouveau mari le jettera par la
fenêtre. A table, il ne pourra plus s'asseoir, sa place étant occupée
par le mari vivant. Une présence nouvelle, réelle, se substituera à sa
présence imaginaire. Il y a là seulement une question d'habitudes à
perdre.

Ainsi elle est protégée, sauvée, la misérable cent fois plus coupable
que moi. Car enfin elle m'a entraîné, provoqué; moi je ne pensais à
rien.

Elle est mariée!

Et moi je reste seul, seul, tout seul!

6 novembre.

Le médecin est venu avec un autre médecin établi à Menton.

Ils ont causé à part.

Mes névralgies se compliquent, paraît-il; je vais me mettre au lit et me
soigner sérieusement. J'attribue les douleurs de tête dont je souffre à
la grande chaleur de cette saison.

D'ailleurs............ ......................


VIII

RAPPORT D'EXPERTISE MÉDICO-LÉGALE DE M. LE DOCTEUR SOLOGNOT

«Je soussigné, Edmond-Albert Solognot, docteur en médecine de la Faculté
de Paris, chargé par M. des Aubrais, juge d'instruction, en vertu d'une
commission spéciale, de présenter un rapport sur l'état mental du nommé
Henri Laverdin, inculpé de tentative de meurtre sur la personne de la
dame Henriette V...

«Je me suis transporté en la maison d'arrêt de Mazas où ledit sieur
Laverdin est détenu.

«Le sieur Laverdin, bien qu'âgé seulement de quarante ans, semble un
vieillard. La chevelure, auparavant noire et épaisse, est aujourd'hui
toute blanche et se raréfie. La poitrine est déprimée, les jambes
maigres et faibles, les mains agitées par un tremblement nerveux
continuel. Il nous a reçu avec douceur et a répondu convenablement aux
questions qui lui ont été posées.

«L'inculpé se plaint de vives douleurs au cerveau, d'un bourdonnement
persistant dans les oreilles, d'une faiblesse générale qui, par suite du
moindre effort, engendre d'accablantes lassitudes. Aussi passe-t-il la
plus grande partie de son temps, soit le jour, soit la nuit, accroupi
sur le lit de sa cellule, malgré les impressions d'épouvantes qu'il y
éprouve. En effet, Laverdin prétend que, dès qu'il est couché, il lui
faut engager une lutte contre un cadavre qui occupe de force sa couche
et ne lui abandonne qu'une petite place.

«Il ne se souvient pas des circonstances qui ont précédé, accompagné ou
suivi sa criminelle tentative. Il se rappelle seulement être revenu de
Sospel (Alpes-Maritimes) à Paris dans le courant du mois dernier, avec
la résolution de rechercher la dame Henriette V... pour lui reprocher
son récent mariage. Ce qu'il nous a dit des incidents de son voyage
est conforme aux faits acquis par l'instruction. Mais la mémoire de
l'inculpé s'est arrêtée là. Il ne se rappelle aucunement être entré chez
les époux V... en brandissant un couteau, ni avoir poursuivi la dame
V... jusque dans sa chambre à coucher, ni avoir été désarmé par les
domestiques, auxquels il annonçait l'intention de se dévêtir.

«Le manuscrit rédigé par le sieur Laverdin--manuscrit communiqué par M.
le juge d'instruction et que nous joignons au présent rapport--suffit à
expliquer quel passé tragique a pu troubler les facultés intellectuelles
de ce malheureux. On y pressent la folie des persécutions dont Laverdin
est aujourd'hui incurablement atteint et qui tend à dégénérer en
paralysie générale.

«Le détenu est d'une malpropreté repoussante. Lors de notre première
visite, nous avons dû lui prescrire des bains et recommander aux
gardiens de la section de veiller à l'entretien de sa cellule.

«De nos diverses observations, il résulte qu'Henri Laverdin n'était pas
responsable de ses actes quand il a accompli les faits qui ont amené
son incarcération, mais que son élargissement présenterait les plus
redoutables dangers pour la sécurité publique.

«Par ces motifs et comme il importe que le détenu reçoive des soins
immédiats, nous proposons à M. le juge d'instruction de le faire
admettre d'urgence et par ordre du parquet, à l'hospice de Bicêtre.»




                    LA SOURCE PRÉGAMAIN
                  FANTAISIE PARLEMENTAIRE


  A Aurélien Scholl
  mon grand confrère
  et
  mon grand ami.


LA SOURCE PRÉGAMAIN

I

Dans la soirée du 5 janvier 1879, on eût vainement cherché dans Paris,
voire dans la banlieue, voire dans les départements, un homme plus
complètement satisfait que Gédéon Prégamain.

Le matin même il avait conduit au cimetière, sur les hauteurs du
Père-Lachaise, son oncle, Babylas-Clod-Fiacre Prégamain, enlevé en
quelques jours par une indigestion de navets, après quatre-vingt-deux
années d'une existence obscure et inutile. Le défunt léguait à Gédéon,
unique héritier, toute sa fortune, laquelle, selon les dires du notaire,
pouvait être évaluée à cinq millions de francs, tant en excellentes
valeurs qu'en immeubles facilement réalisables. Or, si l'on considère
que Babylas avait montré, sa vie durant, la plus sordide lésinerie et
la bonne humeur d'un chef d'escadron criblé de rhumatismes; si l'on
réfléchit que Gédéon avait reçu de lui seulement quelques conseils
narquois en réponse à de pressantes sollicitations, on comprendra, sans
toutefois l'approuver, l'immorale hilarité dont l'héritier ne pouvait
s'empêcher de faire étalage.

Chaque fois que Gédéon, harcelé par ses dettes ou poussé par quelque
convoitise, s'était avisé de prendre au sérieux l'axiome moderne en
vertu duquel les oncles seraient des caissiers donnés par la nature, le
vieillard lui avait opposé un visage et un coffre-fort fermés à double
tour de clef, adoucissant ses refus entêtés par des phrases comme
celle-ci: «Patience! mon garçon... Je ne te donne rien parce que je
t'aime et que je comprends tes intérêts mieux que toi-même... Patience!
tu seras si heureux de retrouver cet argent-là après ma mort!...»

Ayant savouré ce genre de consolation pendant dix ou douze ans et
vainement essayé d'en abreuver ses fournisseurs, Gédéon ne croyait pas
manquer à la mémoire de son oncle en manifestant une joie dont le défunt
lui-même avait eu le pressentiment. En effet, comme Babylas l'avait
maintes fois annoncé, Gédéon s'émerveillait de trouver une fortune, et
déjà les premières confidences du notaire avaient effacé l'amertume des
anciennes déceptions.

Cinq millions! Le beau chiffre! Gédéon possédait maintenant cinq
millions, deux cent cinquante mille francs de rente, c'est-à-dire, dès
demain, une demeure luxueuse, un grand château dans un beau pays, des
tableaux de maîtres, des statues de marbre, des chevaux, des voitures,
des maîtresses, une table somptueuse et de vieux vins!

Demain ramènerait les anciens camarades désormais souriants, envieux
et courbés; demain verrait éclore mille sourires de femmes et rayonner
mille regards provocants. Demain, on serait beau, puissant, entouré;
on aurait le droit d'être sot et même de se montrer insolent. Les
créanciers, hier arrogants et fauves, salueraient plus bas et
affecteraient l'oubli de leurs factures. L'ancien mobilier, racolé pièce
par pièce à l'Hôtel des Ventes dans les remises du rez-de-chaussée,
serait vendu, ou donné, ou abandonné. On remplacerait les vestons par
des redingotes, les vieux galurins par des chapeaux neufs, les souliers
par des bottes, la crémerie par le café Anglais, le marchand de vins par
le café Riche, les petits-bordeaux par des nec-plus-ultra de Hupmann.

Cinq millions! une féerie! En ses jours de vache enragée, Gédéon avait
parfois désespéré de l'avenir. Il pensait:

--Ce vieillard est immortel!

Il lui vint même un affreux soupçon. Peut-être l'oncle Babylas avait-il
placé toute sa fortune en viager? Il avait surpris, chez le vieil
entêté, d'étranges sourires, les sourires d'un pervers qui se félicite
intérieurement de bien conduire une vaste mystification.

Mais point. Qu'était tout cela? Rêve, chimère, imagination! Babylas
était définitivement enterré; Gédéon n'avait pas à craindre qu'il
ressuscitât une ou deux fois comme l'empereur Frédéric Barberousse. Le
caveau de famille s'était refermé sur la bière du bonhomme; et demain le
notaire mettrait l'héritier en possession de l'héritage.

Cinq millions!... C'est tout au plus si Gédéon eût parié pour quatre.
Quatre, il s'attendait à quatre, ni plus ni moins. Le cinquième million
le surprit et l'enchanta; il le considéra comme une indemnité.

--Mon oncle me devait bien cela, dit-il.

Cinq millions! Jusqu'alors Gédéon Prégamain avait misérablement vécu,
sans jamais rien posséder qui lui appartînt en propre. Bachelier dès sa
première jeunesse, plein d'ambition et rêvant d'atteindre aux plus hauts
sommets de l'échelle sociale il avait été recueilli par un avoué qui lui
versait mensuellement une somme de cinquante francs en échange de douze
heures de travail par jour. Dans ces conditions, il lui fallut renoncer
à éblouir ses contemporains par le luxe de ses attelages et à se passer
la fantaisie d'une ville sur le littoral de la Méditerranée. Il porta
souvent des habits noirs empruntés à quelque camarade; il assista au
spectacle grâce à des billets de faveur arrachés à la bienveillance d'un
marchand de vins, il lut des livres qui appartenaient à tout le monde.
Le marché du Temple fut son tailleur, son bottier et son chemisier. Il
habitait des mansardes sordides dans des rues suspectes, et fréquentait
ces gargotes à vingt et un sous où l'on sort aux gens qui passent des
aliments qui ne passent jamais. Ingénieux comme tous les pauvres, il
avait appris l'art de rendre aux habits râpés un lustre de jeunesse en
les passant à l'encre de Chine, et de dissimuler les lamentables plaies
d'une chaussure usée en les comblant avec du cirage. Rarement il avait
jeûné, mais plusieurs de ses menus avaient été réduits à deux oeufs durs
trempés dans du bois de campêche. Il connaissait le café fabriqué avec
des haricots calcinés, le beurre qui est de la margarine, la fine
champagne qui est du trois-six, le cigare composé de feuilles de pommes
de terre, le vin fuschiné, le lait additionné de cervelle de mouton, le
consommé de gélatine. Le homard lui apparaissait comme une chimère, le
faisan comme une allégorie; il traitait le foie gras truffé de paradoxe
et le vin de Champagne d'utopie.

Que de fois, en contemplant son antique veston aux boutons de buffle, il
s'était écrié:

--Quand donc pourrai-je faire remettre un paletot neuf à ces
boutons-là!...

Que de fois il avait pensé, comme Dante, que l'escalier d'autrui est
difficile à monter! Que de fois il avait gémi, pleuré, ragé, grincé
des dents, en songeant, pâle et le ventre creux, aux millions du vieux
Babylas!

Ces millions, il les tenait maintenant.

Aussi se sentait-il heureux. Au point de vue pratique, il se voyait
riche et libre; au point de vue familial, étant donné l'insupportable
caractère du défunt, il ne voyait plus dans cette mort qu'un de ces
désagréments auxquels on s'habitue, comme, par exemple, d'habiter
au-dessus d'un serrurier ou en face d'un emballeur.

Il court par le monde en louis, napoléons, dollars, doublons espagnols,
ducats hollandais, livres sterlings, kemnitz d'Autriche, kitzes de
Turquie, aigles américaines, frédérics allemands ou danois, piastres
du Brésil, pour un peu plus de soixante milliards d'or monnayé. Cet or
roule de mains en mains, s'échauffe, se fatigue et s'use. Les effigies
s'aplatissent et s'effacent, les arêtes vives des lettres et des
chiffres s'adoucissent et semblent, après un certain nombre d'années,
être sorties d'un moulage plutôt que du heurt formidable de la matrice.
Un peu d'or tombe, s'envole et se précipite au fond des coffres-forts ou
s'attache aux doigts des hommes. Cette poussière de métal, invisible et
impalpable, flotte dans l'air, se mêle à la brise, emplit l'espace, est
respirée par les riches qu'elle endurcit et par les pauvres qu'elle
exaspère. Passions, colères, jalousies, tentations, opulences sans
générosités, misères sans résignation, des rages contenues en bas et des
mépris insolents en haut, de l'avidité, de la révolte, l'or respiré fait
germer cela. Nous éprouvons tous, plus ou moins, une soif farouche bue
avec l'âme des louis qui vole.

Gédéon Prégamain ne connaissait pour ainsi dire point cette soif
maladive. L'habitude des longues privations l'avait assoupli pour une
vie médiocre. Malgré son ferme propos de ne rien négliger pour assurer
la revanche des mauvais dîners d'autrefois, il s'appliquait volontiers à
des projets raisonnables. Tout autre eût aisément perdu la tête en
face de cette fortune brusquement possédée; les moins fous se seraient
épuisés en combinaisons extravagantes ou niaises, semblables à ce paysan
qui, gagnant un lot de cent mille francs dans une loterie, s'écriait:

--Enfin! je vais donc pouvoir manger du ragoût de mouton tous les jours!

Gédéon rayonnait, mais la perspective des jouissances matérielles que
donne la fortune n'entrait pour aucune part dans son allégresse.

Le soir de l'enterrement, au moment où commence ce récit, il dîna
sobrement, se contentant d'ajouter à son maigre ordinaire quelque
morceau solide et deux ou trois verres d'un vin généreux. Après, une
courte promenade parfumée d'un bon cigare, il rentra chez lui, se fit
allumer du feu par sa concierge et, les pieds sur les chenets, l'estomac
repu, le cerveau libre, il donna libre cours à ses pensées.

--Enfin! s'écria-t-il, on va donc parler de moi!

Il alluma un second cigare et, la tête en arrière, les bras ballants,
s'étira sur son fauteuil.

--Oui, on parlera de moi... Quand? Bientôt... A propos de quoi? Je
l'ignore. Mais on parlera de moi, cela est certain. Oh! mon rêve! oh!
mon but!... Depuis le lycée je végète, je suis perdu dans la foule,
je languis ignoré et obscur... Depuis dix années je ronge mon frein,
attendant cette fortune que j'aurais la force de mépriser si elle ne
devait être l'instrument, le levier de ma gloire. Oui, être un des
hommes que le monde admire et salue, entendre mon nom voler de bouche en
bouche, sentir au passage le regard curieux et intimidé du passant, lire
à travers les journaux et les revues des récits dont je serais le héros,
voir recueillir comme autant de notes importantes pour l'avenir les
moindres incidents de mes journées, devenir le centre des jalousies et
des louanges, me savoir célèbre, voilà où j'en veux venir!... Palais
de marbre, salons dorés, tapis en fleurs, riches domaines, festins,
chevaux, maîtresses, jouissances. Qu'ai-je besoin de tout cela? N'ai-je
pas vécu sans banquets, sans équipages, sans baisers, presque sans abri?
Et quand mes années de jeunesse ont subi ce jeûne austère, quand mon
corps et ma fierté se sont pliés pour jamais, en quoi m'effrayerait un
avenir misérable?... Allons donc! Est-ce de la faim, de la soif, du
froid, de l'ennui que j'ai souffert? Non, j'ai souffert de ceci, c'est
qu'on ne savait pas que Gédéon Prégamain avait faim, soif et froid!

Je sentais que je n'étais rien, rien du tout, qu'on ne parlerait
jamais de moi dans les journaux, qu'il ne viendrait pas un chat à mon
enterrement... Je me disais: Est-ce possible? Quoi! à l'heure où les
plus humbles deviennent notoires, quand il suffit pour atteindre à
la célébrité d'écrire un livre, de dire une sottise, de vendre un
médicament, de fabriquer du chocolat, de monter dans un ballon, de
recevoir un coup d'épée ou d'entrer avec M. Bidel dans la cage où
agonisent ses vieux lions goutteux! quand Améric Vespuce est célèbre
pour un monde qu'il n'a pas découvert et Nordenskiold pour un pôle qu'il
n'a pas approché! quand tous sont connus, qu'ils réussissent ou qu'ils
échouent, Skoboleff par ses victoires, Bénédeck par ses défaites! quand
on voit les plus chétifs porter un nom populaire, que l'on sait par
exemple que le cuisinier de Gambetta se nommait Trompette, que la
cuisinière du docteur Véron s'appelait Sophie, que la bouquetière du
Jockey-Club a nom Isabelle; moi, Gédéon Prégamain, je restais inconnu
et oublié!... Paris s'est occupé d'une foule de gens sans valeur. Une
marchande de journaux, Gabrielle de la Périne, a été célèbre pendant
six mois pour avoir simplement vendu des journaux! Il se trouve des
reporters pour célébrer le grand nez de l'acteur Hyacinthe, le ventre de
Daubray, les calembours écoeurants du comique Hamburger, les dents de
Jeanne Samary, les robes de la duchesse de Pourtalès, les jambes de
l'acrobate Océana, les chevaux du comte Lagrange! car il y a des chevaux
célèbres, Gladiateur, Vermouth, Saltarelle, etc., voilà des noms que le
public connaît et répète. Oh honte! Il y a eu chez Franconi un âne nommé
Rigolo, dont le souvenir est encore dans toutes les mémoires. On sait le
nom de la chèvre qui joue à l'Opéra-Comique dans le _Pardon de Ploërmel_
et de l'éléphant qui figure à la Porte-Saint-Martin dans le _Tour du
Monde_. L'hippopotame du Jardin des Plantes, étant décédé récemment, a
joui d'un article nécrologique dans l'_Événement_. On savait son nom, à
lui! Et qui sait mon nom à moi? Personne.

Ici Gédéon s'arrêta, ferma les yeux comme pour ne point regarder en face
le néant de sa propre existence, et demeura quelques instants songeur,
le front caché dans ses deux mains.

--Mais cela va changer! s'écria-t-il en relevant la tête. Cela va
changer! Je ne suis plus le mercenaire voué à d'ignobles travaux, le
misérable attaché au labeur quotidien et tremblant nuit et jour pour son
salaire... Je ne suis plus le prisonnier de la pauvreté! Désormais je
vais pouvoir travailler, non pour mon pain, mais pour ma gloire; non
pour satisfaire ma faim, mais pour apaiser mon âme.

Il se leva, entraîné déjà par une nécessité d'agir, et continua de
marcher en arpentant son étroite chambre.

--Çà... examinons un peu les voies et moyens... J'ai le choix. Je puis
à ma fantaisie fonder un prix annuel pour les lauréats de l'Institut,
suivre les enterrements des personnages en vue, écrire un drame et le
faire représenter à mes frais, créer un journal, explorer l'Afrique
centrale, percer un isthme, devenir un grand artiste ou commettre
quelque épouvantable forfait... Voyons... Un prix académique? Non;
tout au plus parlerait-on de moi une fois par an. On dirait: «Le prix
Prégamain a été distribué à M. X... Et chaque année m'apporterait un
rival, un intrigant qui me prendrait la moitié de ma gloire... Les
enterrements à sensation? C'est facile, mais c'est bien usé; le dernier
écrivain qui a eu recours à ce moyen de publicité y a gagné le sobriquet
d'«homme de lettres de faire part». Le théâtre? Et si je suis sifflé? Si
le public pouffe de rire à mes tragédies ou bâille à mes vaudevilles?...
Créer un journal? Ah fi! le vulgaire expédient! Tout le monde a un
journal à cette heure... Commettre un grand crime? Eh! l'idée n'est
pas sotte. Voyez-vous ce millionnaire qui égorge, qui fusille, qui
empoisonne, non par cupidité, non par vengeance, mais pour rien, pour le
plaisir, par sport, par désoeuvrement de grand seigneur. Ce serait un
crime original auquel s'intéresserait le monde entier. Mais après le
lendemain?... Autre chose. Je parlais de percer un isthme. Il y a mieux
à faire: si je formais une Société en vue de reboucher le canal de Suez?
Non. Cherchons encore... Un voyage d'exploration en Afrique? Oui, m'y
voilà. Trouver un monde comme Colomb! Donner mon nom à une contrée
nouvelle? comme Kerguellon, ou à un détroit comme Béring et Magellan!
L'île Prégamain! Le port Prégamain! Le royaume de Prégamain! Ou
simplement Prégamainville. Ajouter mon nom aux noms des voyageurs
célèbres, des grands explorateurs. Faire dire à l'histoire: Gunbiorn,
Usodimare, Juan de Sanboren, Pierre Escovar, Dias, Colomb, Vasco de
Gama, Ojeda, Vespuce, Fernand d'Andrada, Magellan, Jacques Cartier,
Cortès, Jamoto, Willoughby, Barentz, Jacob Lemaire, Abel Tasman,
Bougainville et Gédéon Prégamain!... Oui, c'est cela!... qui m'arrête?
Je suis libre, riche, j'ai des millions; avec des millions on équipe
des caravanes et l'on paie des hommes. Il reste des terres vierges; le
centre africain est figuré sur les cartes par une place blanche. J'irai,
je marcherai; je veux atteindre Tombouctou, la capitale inviolée du
Soudan. Là, l'Européen n'a pas pénétré encore; là j'illustrerai mon nom!

Minuit sonnait et Gédéon parlait encore, se donnant sa parole d'honneur
qu'il découvrirait un monde et accomplirait quelque illustre action.

Le sommeil ne mit pas fin aux rêves ébauchés dans la veille; Gédéon vit
en songe des pays féeriques, d'immenses déserts peuplés d'éléphants de
toutes couleurs, d'oiseaux étincelants, de monstres, d'hommes nus et de
femmes énormes. Il se reconnut, lui Gédéon Prégamain, parcourant les
sollitudes à la tête de sa vaillante caravane, pérorant au milieu des
sauvages, apôtre de la civilisation et maître absolu. Aucun obstacle.
D'un coup de sa bonne carabine, il couchait à ses pieds les fauves
mugissants; d'une enjambée il escaladait les montagnes et franchissait
les fleuves.

Puis il eut la vision triomphante du retour, sa rentrée au port de
Marseille ou au port de Bordeaux, les autorité groupées sur le quai de
débarquement, les récompenses, l'encens des bravos et des hommages.
L'Institut lui ouvrait ses portes; Londres, Vienne, Rome,
Saint-Pétersbourg se disputaient l'honneur de sa présence. Enfin, il se
trouva transporté à Paris, devant l'entrée des Champs-Élysées. Là, des
ouvriers travaillaient, et quand ils descendirent de leur échafaudage,
ils découvrirent une plaque d'émail toute neuve avec ces mots:

  _Avenue Gédéon Prégamain_


II

Dès le lendemain, Gédéon courut chez le notaire et, sans s'attarder dans
des explications oiseuses, l'invita à lui faire parvenir à Saint-Louis
du Sénégal une somme de deux millions et cinq cent mille francs dont il
disait avoir le plus urgent besoin.

A cette confidence, le tabellion devint tricolore de surprise. Un moment
il eut soupçon que le neveu de Babylas était devenu fou. Deux millions!
Le Sénégal! Il n'aurait pas été plus consterné en voyant pénétrer dans
son étude un de ces personnages d'Hervé qui, rencontrant un vieux
magistrat, s'écrient: «Bonjour, Joséphine. Je m'appelle Fromage de
Gruyère!»

Mais voyant Gédéon calme, froid, sérieux, l'oeil franc, le visage
tranquille, il revint doucement de la terreur à la confiance et,
pressentant quelque projet hasardeux, essaya d'entraîner le futur
explorateur du Congo dans la voie des explications.

--Cher monsieur, lui dit-il, je vais prendre mes mesures pour que cette
grosse somme vous parvienne à l'endroit désigné; mais, auparavant
permettez-moi de vous rappeler que j'ai possédé toute la confiance de
votre vénérable oncle, qu'il n'a jamais fait un placement sans mes avis
et que je serais heureux, fier même, de me voir ainsi honoré par vous...
J'ose donc vous demander--excusez ma hardiesse--quelle destination vous
comptez donner à ces capitaux...

Gédéon fronça le sourcil.

--Croyez bien, s'empressa d'ajouter le notaire, qu'en tout ceci votre
intérêt est mon seul mobile...

Et il attendit, n'osant en dire plus long, timide comme un chasseur qui,
en désespoir de salut, aurait jeté un pain de seigle à un ours.

--Monsieur, commença Gédéon, je ne crois pas avoir à me féliciter, pour
ce qui me concerne des avis dont vous avez comblé mon oncle par rapport
à ses placements, car chaque fois que je lui ai proposé un placement
à mon avantage, il s'y est refusé, sans doute selon vos conseils.
Cependant je conçois votre attachement pour une fortune longtemps
abandonnée à votre gestion, et, par cette considération, je veux bien
vous instruire de mes projets.

Alors, comme un capitaine expose un plan de bataille, il expliqua à
l'officier ministériel les motifs de son prochain départ, sa volonté
de découvrir des contrées nouvelles et d'attacher son nom à de grandes
choses.

Le notaire feignit d'entrer dans ses vues. Certes, le but était louable,
grandiose, et l'Afrique un beau pays.

--Pour un peu je vous accompagnerais, ajouta-t-il. Mais je me connais,
je ferais triste figure en un pareil voyage, et je ne me vois pas bien
dans les rues de Tombouctou, une affreuse ville, dit-on...

--On? interrogea Prégamain. Qui cela, on? Nul n'y a encore pénétré.

--A Tombouctou, cher monsieur? Quelle erreur!

--Il se pourrait?...

--Écoutez plutôt... En 1824, un marmiton, ou un cuisinier, je ne sais au
juste, nommé René Caillé, quitta Saint-Louis du Sénégal avec l'intention
d'atteindre Tombouctou--qu'on nommait Temboctou à cette époque. Caillé
franchissait aisément soixante kilomètres en un jour, ce dont vous
n'êtes probablement pas capable; il était doué d'une vue tellement
perçante qu'il distinguait à l'oeil nu les satellites de Jupiter; vous
n'en êtes pas là. Il savait faire la cuisine et vous ne savez pas
faire la cuisine; au besoin, il demeurait impunément cinq jours sans
nourriture; il parlait arabe, et vous ne parlez pas arabe; il savait
par coeur le Coran tout entier, et vous n'en connaissez pas un verset.
Malgré tous ces avantages, il mit deux ans à gagner Tombouctou et deux
ans à en revenir.

Gédéon sourit.

--J'aurai, répondit-il, des chevaux, des chariots, des vivres, des
armes, des interprètes, des bagages...

--Permettez, interrompit le notaire. En 1830 M. le major Gray, de la
marine anglaise, quittait Sierra-Leone pour se rendre à Tombouctou. Il
avait des chevaux, des chariots, des vivres, des armes, des interprètes
et des bagages. En arrivant à Boulibaba, sur la frontière du Fouta-Toro,
il ne trouva ni un ruisseau, ni un puits et mourut de soif dans le
désert avec toute sa caravane.

--J'emporterai de l'eau, prononça Gédéon.

--En 1841, M. Adrien Partarrieu emporta de l'eau. A Boudou, près du
Fouta-Djalon, il fut entouré, blessé, saisi, puis mis à mort par les
Hottentots.

--Diable!

--Pour M. Leduc de Blairiot, parti en 1850, son sort fut différent.

--Ah?

--Oui. M. Leduc de Blairiot rencontra non des Hottentots mais des
Caffres. Ceux-ci creusèrent une fosse et y descendirent l'explorateur,
puis ils rapportèrent les terres de façon que M. Leduc se trouva enterré
vivant, la tête hors du sol. Alors les Cafres vidèrent sur cette tête un
panier contenant deux cents rats, pleins de santé et d'appétit.

--Fichtre!

--Et maintenant, cher monsieur, bon voyage et bonne chance.

--Mais...

Depuis un instant, Gédéon commençait à méditer sur la nécessité
d'installer des voies ferrées dans le Congo et jusque sur les plateaux
du Haut-Niger. Sa connaissance de la langue arabe ne s'étendait guère
qu'à quelques mots entrés dans l'argot parisien, tels que _macache,
bézef, mouquère, bono turco, maboul_ et ne lui eût point permis de
soutenir une conversation avec un émir. Dix années consacrés à copier
des rôles dans une étude de la rue Joquelet ne lui avaient donné qu'une
idée très vague du Coran. Et en songeant aux privations imposées par
l'entreprise à ce René Caillé qui se passait de manger comme on se passe
d'aller à l'Odéon, le millionnaire se disait qu'après avoir mangé mal
lorsqu'il était pauvre, il serait ridicule de ne plus manger du tout
maintenant qu'il était riche.

Bref, le notaire n'eut pas grand'peine à lui faire entendre qu'on
pouvait occuper une jolie place dans l'histoire sans se faire dévorer
vivant par les rats, pour la plus grande distraction de quelques hommes
primitifs.

--Sans compter, ajouta-t-il, que rien ne vous garantirait la consolation
d'un bel enterrement et d'une tombe monumentale. Les naturels du Congo
aiment généralement leurs frères d'Europe comme nous aimons les oeufs
sur le plat, c'est-à-dire un peu cuits et frais du matin. Dans le cas
probable où vous seriez utilisé là-bas pour un dîner de noces ou pour
un repas de corps, il serait impossible à vos admirateurs--quel que fût
d'ailleurs leur zèle--de rendre les derniers devoirs à votre dépouille
mortelle. Je ne voudrais pas vous décourager, mais, voyons--la main sur
la conscience--croyez-vous qu'il se trouvera des fanatiques pour, au
jour de la Toussaint, aller porter des couronnes d'immortelles et
prononcer des discours sur le ventre de l'anthropophage qui vous aura
englouti... Que diable!... Soyons raisonnables!...

Gédéon n'écoutait plus. Tandis que le notaire pérorait, il songeait
aux moyens divers d'arriver à la célébrité: isthme à percer, canal à
combler, livre à écrire, drame à mettre en scène, etc., etc. Au fond,
le notaire raisonnait juste; Minerve parlait par sa bouche. Le Congo,
Tombouctou, le centre africain, projet absurde, aventure ténébreuse. On
comptait aisément les explorateurs du Congo, mais les noms des
hommes devenus célèbres sans avoir jamais mis les pieds à Tombouctou
fourniraient une liste interminable. Par exemple, Moïse, Homère,
Gutenberg, le chevalier Bayard, Hamlet, François Ier, Van Dyck,
Corneille, Mme de Sévigné, M. Guizot, Labiche, et tant d'autres! Que
diable! on avait bien le temps de découvrir l'Afrique. Rien ne pressait.
On s'en passait fort aisément.

--Tenez, continua le notaire, puisqu'il vous faut du bruit, de la
renommée, pourquoi n'aborderiez-vous pas tranquillement la politique?
Ici, aucun danger à courir, rien à perdre. Selon les circonstances, il
vous serait même possible d'augmenter votre bien. Peut-être, au début,
quelques sacrifices seront nécessaires; mais un homme disposé à dépenser
deux millions et demi pour voler sur les traces d'un marmiton ne
reculera pas devant une dépense de deux ou trois cent mille francs... Au
temps où nous vivons, cher monsieur, le suffrage universel n'a que
faire des intelligences supérieures; les hommes de bonne volonté lui
suffisent. Vous avez la résolution, le désir, l'ambition de parvenir.
C'est pour le mieux... Voulez-vous un sage conseil?... Achetez une
propriété importante dans un arrondissement pauvre, agrandissez,
embellissez, montrez-vous; accordez des prix aux comices agricoles
et aux concours régionaux. Devenez le bienfaiteur des orphéons, des
compagnies de sapeurs-pompiers, des fanfares municipales, des sociétés
philanthropiques. En un an, vous serez conseiller, en dix-huit mois
maire de la commune, en deux ans conseiller général, puis député
aux prochaines élections. Et qui sait?... une fois à la Chambre, ne
pouvez-vous parvenir au ministère?... Enfin, voyez, examinez... Je reste
votre très humble serviteur.

Gédéon répondit:

--Notaire, vous me sauvez la vie... Soit, je consens à devenir ministre.
Un jour, plus tard, nous arrêterons le choix du département ministériel
qu'il me faudra accepter...--Que diriez-vous de la marine?...--mais,
pour le moment, il s'agit de courir au plus pressé. Je bats des mains
à votre idée. Oui, par les moyens que vous indiquez, un homme actif,
riche, décidé, peut se faire un nom en peu de temps. Je renonce à
découvrir le Congo et je me consolerai de ne pouvoir initier mes
contemporaine aux moeurs et usages des peuplades mandingues. Vous m'avez
ouvert les yeux. Dites, parlez, dictez; que faut-il faire? Où est
l'arrondissement pauvre? Où se trouve le domaine à vendre? Où vivent mes
futurs électeurs? Achevez, je suis prêt... Car vous ne m'avez pas dit
tout cela sans garder une arrière-pensée?

--Peut-être...

--Je vous écoute.

--Voici... Au nombre de mes clients se trouvait un ancien page du roi
Charles X, fortement septuagénaire, vieux garçon, retiré dans un petit
village des Basses-Alpes qui s'appelle Lathuile. C'est, je crois, dans
l'arrondissement de Sisteron. Il vient de mourir et ses héritiers
désirent vendre château, parc, terres, forêts, tout enfin. C'est pour
rien: cent mille francs. Achetez Lathuile, réparez le château, faites un
peu de bien, occupez-vous d'agriculture, donnez aux paysans une pompe à
incendie, un pont, une fontaine, un abreuvoir, n'importe quoi. Je crois
même me rappeler que le domaine comprend une source thermale ou minérale
dont on pourrait tirer parti... Au surplus, je vais demander le dossier
si vous jugez que l'affaire vaille d'être examinée...

--Je crois bien!

Sur l'ordre du notaire, un clerc apporta le fameux dossier.

--Voici, poursuivit le notaire. Domaine de Lathuile, comprenant: 1°
un château construit vers la fin du siècle dernier, avec dépendances,
communs, écuries, remises, etc.; 2° un parc de trois cents hectares
entouré de murs; 3° une forêt, dite de la Gardule, comprenant une
superficie de six cent cinquante-sept hectares... Le tout est d'un
revenu cadastral de quatre mille francs. Aucune hypothèque. Point de
charges. Entrée en jouissance immédiate.

--J'achète, interrompit Gédéon.

--Un mot encore. La source minérale est située dans le parc; on la dit
riche en sels de tous genres. Peut-être trouverez-vous à l'exploiter.
Dès lors, Lathuile devient une station balnéaire, vous enrichissez le
pays, et votre affaire est faite.

--J'achète, répondit Gédéon.

Effectivement il acheta. Le train du soir l'emporta vers les
Basses-Alpes, et huit jours ne s'étaient pas écoulés qu'une armée
d'ouvriers s'abattait sur l'humble village, pour restaurer le château,
relever les routes, remettre tout à neuf. Des jardiniers en renom furent
chargés du parc, un des grands ébénistes du faubourg Saint-Antoine
fournit l'ameublement, un chimiste et des médecins s'occupèrent
d'analyser la source qu'un ingénieur se hâtait de capter.

Le notaire ne s'était pas trompé: l'affaire s'annonçait excellente. Les
réparations purent être achevées rapidement et sans trop de frais. L'eau
de la source fut jugée précieuse. Le parc regorgeait de gibier à poil et
de gibier à plume. Le voisinage promettait des excursions intéressantes:
ici c'était un vieux castel élevé par des Templiers; ici un souterrain
profond contenant nombre de grottes pittoresques; là des ruines
romaines, un cirque, un arc de triomphe; là de hautes montagnes chargées
de sapins verts; là de gracieux vallons courant le long d'un torrent
jaseur où frétillaient des truites.

Sur les avis du notaire, Gédéon n'hésita point à faire marcher de front
la gloire et les affaires. Non loin du château, il fit élever un hôtel
superbe, sur le modèle du _Cosmopolite_ de Cauterets, entoura la source
d'un établissement de bains avec piscines, salles d'inhalation, douches,
etc. Lathuile vit sortir de terre deux ou trois belles auberges,
quelques magasins plus beaux que ceux de Sisteron et de Digne, un casino
dont on vantait à l'avance la salle des fêtes et le théâtre, de grands
cafés installés sur le modèle des plus luxueux établissements.

Gédéon se multiplia. Il fit don à la commune d'une pompe superbe achetée
chez le fournisseur des pompiers de Londres; grâce à ses libéralités,
le conseil municipal put relever l'école primaire, construire une salle
d'asile, planter quelques mûriers devant l'église. Le curé reçut sa
part: une chasuble brodée d'or et deux tableaux exécutés sur commande
par un peintre sérieux. Gédéon habilla de neuf le garde-champêtre et
distribua les emplois de l'établissement thermal entre les jeunes gens
les moins ignorants du pays.

Trois médecins de la Faculté de Paris furent attachés à l'exploitation.
Un orchestre prit possession du casino et fut bientôt suivi d'une troupe
de comédiens et de chanteurs. Bref, le 1er septembre, neuf mois environ
après la mort du vieux Babylas, on put lire à la quatrième page des
grands journaux l'annonce suivante:

  SOURCE PRÉGAMAIN
  PAR LATHUILE (BASSES-ALPES)
  _Établissement de premier ordre._

Suivait le détail.

Gédéon recommandait son hôtel, le _Grand-Hôtel de Lathuile_, le plus
vaste et le plus important du département, ayant un grand jardin
au midi, entouré de salons, de restaurants.--Ascenseur hydraulique
desservant tous les étages.--Chambres et salons.--Table d'hôte.--Salons
de lectures et de musique.--Fumoirs.--Billards.--Omnibus à tous les
trains.--Prix modérés.

Une longue description recommandait le casino et les excursions de la
contrée.

Venait ensuite l'analyse de la source:

  Eau: 1 litre, Acide carbonique: 42 centigrammes.
  Sulphate de chaux              1.5010
  Sulphate de magnésie           0.5080
  Sulphate de soude              0.0180
  Carbonate de chaux             0.1300
  Carbonate de magnésie          0.0340
  Oxyde de fer                   0.0015
  Alumine                        traces
  Chlorure de sodium             0.0090
  Chlorure de calcium            traces
  Chlorure de magnésium          traces
  Silice                         0.0140
  Iode                           traces
  Phosphate                      traces
  Matière organique              traces
                                 ------
  Total                          2.0385

«L'eau de la source Prégamain, ajoutaient les affiches, peut être
utilisée avec succès pour combattre:

«1° Les congestions habituelles;

«2° La disposition à l'inflammation des principaux organes;

«3° L'indisposition chronique des organes de la respiration et de la
circulation;

«4° La détérioration graisseuse du coeur.

«5° En général tous les embarras provenant d'une surabondance de
graisse;

«6° La formation de la gravelle;

«7° Les hémorroïdes;

«8° Et généralement les autres maladies.


A cette énumération faisait suite une attestation signée d'un nom bien
connu des savants. Nous citerons seulement le passage suivant:

«Les propriétés de la source Prégamain se déduisent d'un effet
incontestablement apéritif, diurétique et principalement purgatif,
ce qui l'approprie aux cas nombreux de maladies aiguës ou chroniques
justiciables de cette modification importante.

«On en peut obtenir de bons effets dans les cas de pléthore abdominale,
qui provoque ou entretient les irritations de cette cavité sous forme du
dyspepsie, de constipation, de flatuosités, de douleurs lombaires,
de jaunisse apéritique avec engorgement du foie ou de la rate, et
principalement dans les cas de fièvre intermittente, n'importe le type,
lorsque le malade, tombé de rechute en rechute, n'éprouve plus de bons
résultats de la quinine.

«Ainsi encore dans les maladies des voies urinaires, catarrhe vésical,
irritation des reins, dans certaines formes de maladies cutanées, avec
irritabilité de la part du sujet en raison de l'âge, du tempérament,
d'un traitement intempestif par trop stimulant; encore dans les
palpitations de coeur, paralysies, douleurs rhumatismales, sciatiques,
lombagos et engorgements articulaires pour cause traumatique, etc.,
etc.»

Gédéon n'avait reculé devant aucune dépense. Tandis qu'en France les
murs se couvraient d'affiches et les journaux regorgeaient d'annonces où
le nom «Prégamain» s'étalait en lettres énormes, partout, en Espagne, en
Italie, en Russie, en Autriche, la fameuse source faisait parler d'elle.

La _Nordeutsch Allgemein Zeitung_ vantait les mérites «das natürliche
Prégamain Bitterwasser», et on pouvait lire dans _Il Secolo_ de Rome que
«l'acqua minerale salina amara della fonte Prégamain si usa con successo
spéciale per combattere tutti gli malattia».

Ce fut un triomphe sans précédent. L'Académie de médecine et l'Académie
des sciences proclamèrent l'efficacité de la source Prégamain de
Lathuile. Le médecins émerveillés et séduits abandonnèrent les remèdes
routiniers au profit de l'eau miraculeuse. La vogue parut éteinte pour
les eaux purgatives auxquelles on pouvait attribuer une réputation
solide. Ceux qui prescrivaient d'ordinaire l'eau Royale-Hongroise, l'eau
de Püllna, les flacons d'Hunyadi Janos et la vieille limonade Roger, se
tournèrent exclusivement vers l'établissement de Lathuile.

Superbe affaire! Dès le début de la saison, il fallut songer à agrandir
les locaux. Une usine fut élevée où, dans d'immenses ateliers, trois
mille ouvriers furent occupés nuit et jour à rincer, remplir, boucher,
capsuler et étiqueter les bouteilles qui, par wagons entiers, étaient
expédiées aux quatre coins du monde. D'illustres personnages, ducs,
princes, maréchaux, ambassadeurs, évêques, apportèrent à l'exploitation
le prestige de leur clientèle. On vit autour du parc se multiplier les
hôtels et s'établir la foule des débitants attirés par la foule des
consommateurs.

Pour justifier l'empressement du public, Gédéon recruta pour son casino
les premiers sujets des théâtres de Paris. Il eut Judic, Théo, Granier,
Dupuis, Baron, Lassouche. Il monta de vraies pièces et fit chanter de
vrais opéras. Lathuile devint à la mode et le monde entier connut le nom
de Prégamain.

Enfin, il était célèbre!

Enfin, il ne se sentait plus perdu dans la foule. A Lathuile et
aux environs, il se voyait puissant parmi les plus puissants. Les
municipalités lui faisaient fête, et le sous-préfet de Sisteron
l'accablait de sourires. Il se voyait décerner la place d'honneur dans
les fêtes publiques et la présidence aux distributions des prix des
écoles.

De ce petit pays indigent il avait fait une contrée féerique. Le terrain
valant quatre sous le mètre n'était plus cédé à moins de trente francs.
Les chaumières se transformaient en maisons, les granges en fermes,
les maisons en palais. Tel paysan, réduit au mince revenu de son clos
d'oliviers, possédait maintenant des titres au porteur et des actions de
chemins de fer. Les bergers devenaient garçons de café et, devant les
vingt-cinq louis de pourboire de la saison, souriaient au souvenir des
pauvres gages d'autrefois. Les rouliers s'étaient révélés cochers de
remise, les gardeuses d'oies devenaient de parfaites caméristes. Des
braconniers avaient ouvert des magasins de comestibles, des vagabonds
proprement vêtus servaient de guides aux voyageurs. Maintenant les gens
de Lathuile mangeaient de la viande tous les jours, en bénissant le
directeur de l'établissement thermal. Gédéon était le père, le roi, le
Dieu de ce petit monde.

Volontairement, le maire avait donné sa démission, ne se sentant pas de
force; et Gédéon, cédant aux instances des notables, avait généreusement
posé sa candidature. Jamais succès électoral aussi touchant ne fut
enregistré par le _Journal Officiel_.

Le fait devant rester unique, nous ne manquerons point de le relater
ici. Le dépouillement du scrutin donna les résultats suivants:

  Électeurs inscrits             884
  Votants                        884
  Majorité absolue               443
  M. Gédéon Prégamain 890 suffrages (élu).

Dès son arrivée au conseil municipal, Gédéon fut nommé maire.

C'était le pied dans l'étrier, le premier échelon gravi.

A partir de cet heureux jour, l'oeuvre ambitieuse du millionnaire
s'acheva par étapes démesurées. Certes, l'éblouissante vision des
premiers rêves ne se réaliserait pas dès demain, il fallait attendre
plusieurs années avant de voir débaptiser l'avenue des Champs-Elysées,
de donner son nom à un fauteuil comme Voltaire, à une plume d'acier
comme Humbolt, ou à un filet de boeuf comme Chateaubriand. Déjà,
cependant, d'humbles monuments attesteraient la gloire de Gédéon; sur
la place de la Mairie, maintenant embellie et ombragée, s'élevait une
fontaine majestueuse au socle de laquelle les passants pouvaient lire:

  En l'an 1880
  Cette fontaine fut édifiée
  Sous la magistrature municipale

  DE M. GÉDÉON PRÉGAMAIN

Le pont neuf jeté sur le torrent du Gapeau portait une inscription
analogue. Au delà même de la commune de Lathuile, Gédéon trouva moyen
de faire graver son nom dans le marbre ou l'airain. Ayant conquis la
commune, il s'agissait de conquérir le canton et, sans abandonner la
mairie de Lathuile, d'arriver au conseil général.

Par un bonheur providentiel, le siège devint vacant, le titulaire
s'étant retiré après fortune faite. Depuis longtemps Gédéon avait
disposé ses batteries, tenu conseil avec le sous-préfet, gagné
l'influence des chefs de parti. Sa candidature n'étonna personne.

Mais, cette fois, il importait de prendre une attitude.

Laquelle? Toute la question était là.

Pour enlever les suffrages des gens de Lathuile, point n'avait été
besoin d'écrire un programme ou de prononcer un discours. Les voisins de
l'établissement thermal n'avaient point désiré connaître la couleur
du candidat, s'il était bleu, blanc ou rouge, s'il regrettait
Louis-Philippe, Henri V ou Napoléon III. On avait voté pour le
propriétaire du grand château, pour le bienfaiteur du pays.

Mais les conseils généraux peuvent avoir à remplir un rôle politique.
Dans le cas d'une dissolution des Assemblées législatives par la
force, ils s'assemblent immédiatement, sans décret de convocation, et
s'emparent, à titre temporaire, de l'administration du pays. Assurément
cette extrémité demeure exceptionnelle, mais elle est écrite dans la loi
organique.

Force fut donc à Prégamain de sortir son drapeau.

Il y songea pendant huit jours, rôdant autour des hommes et des
idées qui avaient gouverné la France, étudiant les lois, consultant
l'histoire, fouillant les pamphlétaires et les commentateurs, agitant le
pour et le contre, cherchant à discerner parmi les opinions l'opinion en
faveur, parmi les partis le parti d'avenir.

En prenant place à l'extrême droite on s'assurait des relations
flatteuses: là s'étaient échoués les fils des preux, les descendants
des grandes races, les Rohan, les Léon, les La Rochefoucauld, les
Montmorency. Mais ces messieurs jouissaient d'une affreuse réputation
dans les Basses-Alpes; on les y soupçonnait de préméditer le
rétablissement de la dîme, des corvées, du droit de cuissage.

A l'extrême gauche, Gédéon redoutait le voisinage de certains
personnages inquiétants, républicains farouches ou novateurs téméraires.

En conséquence, il opta pour la politique des centres. Là siégeaient
les vieux parlementaires, les libéraux, les hommes de prudence et de
sagesse; là, l'insupportable rigidité des principes savait se plier au
besoin, selon les circonstances, et se façonner à la complicité des
intérêts.

Il n'adopta donc ni l'une ni l'autre des trois couleurs, jugeant plus
habile de les arborer toutes ensemble. Point de politique de parti, une
politique patriotique et véritablement nationale! Cependant, sur les
avis de son notaire, Gédéon se décida à pencher légèrement vers la
gauche. Il entendait demeurer au centre, mais moins près de l'opposition
que des gens en place. Au conseil général, il appuierait adroitement
la préfecture, en conseiller jaloux de son indépendance, mais vraiment
impartial. Plus tard, à la Chambre, il se tiendrait à la disposition du
ministère, sans prendre aucun engagement formel, se réservant, aux jours
de bataille, de se porter librement du côté du plus fort.

Ainsi résolu, il rédigea sa profession de foi dont voici le texte exact:

«Chers contribuables,

«Répondant à l'appel qui m'est adressé par un grand nombre d'entre vous,
je pose ma candidature au siège de conseiller général pour le canton de
Lathuile, devenu vacant par la démission de M. Cordenbois.

«Mon nom vous est connu, les travaux considérables exécutés dans votre
arrondissement par mes soins ne sont ignorés de personne. Une étude
sincère et approfondie de vos besoins me fait espérer que mes efforts au
sein de l'assemblée départementale ne resteront pas inutiles.

«Soucieux de contribuer à la prospérité du canton, au développement
des richesses agricoles et industrielles de cette belle contrée, je
m'efforcerai de justifier vos suffrages par une application constante.

«Au point de vue politique, ami de la liberté et respectueux du droit,
je travaillerai à l'affermissement du gouvernement actuel et des
institutions qui nous régissent. Patrie, liberté, morale, justice, telle
est ma devise.

  «Vive la France!
  «(_Signé_) GÉDÉON PRÉGAMAIN,
  «Maire de Lathuile.»

Il se trouva, parmi les électeurs, quelques esprits grincheux disposés
à repousser ce programme comme par trop superficiel. Un vétérinaire du
canton saisit cette occasion d'entrer en lice, et, s'appuyant sur la
partie avancée de la population, inscrivit en tête de son manifeste la
réduction de l'impôt et la suppression des armées permanentes. Gédéon
para le coup en promettant la séparation de l'Église et de l'État;
à quoi le vétérinaire, perdant l'esprit et la mémoire, répondit par
l'engagement de voter le service obligatoire pour les religieux et les
séminaristes. Cette contradiction le perdit, mais la lutte se prolongea
acharnée.

Il y eut des polémiques. Le vétérinaire était soutenu par une feuille
radicale de Sisteron; Prégamain fonda un journal: l'_Écho de Lathuile_.

«Eh quoi! s'écriait-il, en son Premier-Lathuile, pensez-vous qu'un pays
malade puisse être guéri comme un cheval morveux ou comme un mouton
atteint de la clavelée?»

«Eh quoi! ripostait le vétérinaire, oseriez-vous prétendre que le canton
a besoin de votre eau purgative?»

Gédéon parla dans une réunion publique, couvrit son adversaire de
sarcasmes et vit sa candidature acclamée.

Au scrutin, il l'emporta de douze cents voix.

Vinrent les élections générales législatives. Le vétérinaire revint à
la charge, mais cette fois encore il en fut pour la honte de son
impuissante ambition. Au mois d'août 1881, Gédéon Prégamain fut proclamé
député de l'arrondissement de Sisteron (Basses-Alpes). Malgré les
manoeuvres de son concurrent, il obtenait une majorité honorable et
pouvait compter sur une validation incontestée.

Dès qu'il eut connaissance du scrutin proclamé par la commission de
recensement, il s'enferma dans son château, voulant s'épanouir à l'aise,
loin des regards profanes.

Retiré dans son cabinet, seul, bien seul, il mesura par la pensée le
chemin parcouru, se vit tel qu'il avait été jadis, clerc d'avoué, affamé
et inconnu, être obscur, pauvre diable errant que, seule, la statistique
eût appelé une âme, ver de terre infime. Il confronta son passé avec son
présent, comme Murat devenu roi eût pu contempler son fouet de postillon
à côté de son sceptre, comme Michel Ney, devenu maréchal de France, se
souvenait d'avoir travaillé en qualité d'ouvrier tonnelier. Il pensa:
«Je suis parti de là-bas, je m'arrête ici, je parviendrai la-haut.»

--J'y touche! s'écria-t-il en un élan d'exaltation tapageuse. Je touche
au sommet, je mets le pied sur la cime. Quelques pas encore, quelques
efforts, quelques jours, un peu de patience et je saurai m'élever au
faîte des plus puissants!... Combien j'eus raison de me confier à mon
étoile, d'écouter les voix mystérieuses qui donnaient à mon oreille les
fanfares d'un avenir glorieux! Hier je n'étais rien, aujourd'hui je suis
un des sept cents prédestinés qui dictent la loi à la patrie. Mon vote
contient le secret de demain... Avec un discours je peux faire changer
les gouvernements; avec un mot: «Oui» ou «Non», je puis à mon gré
convier les peuples à de fraternels embrassements ou déchaîner la guerre
à travers l'Europe. Ma volonté, c'est la France grande ou petite,
humiliée ou libre, riche ou ruinée; c'est notre armée conquérante ou
vaincue, nos chemins de fer rayonnant sur le territoire, notre marine
couvrant de ses voiles les deux océans. Et demain?... Aujourd'hui, je
suis l'homme qui décide, demain je serai le maître qui agit... Ministre!
je deviendrai ministre!... J'aurai le droit de dire: «Je veux!...» Les
ambassadeurs me souriront et s'attacheront à gagner ma bienveillance,
les souverains m'enverront des cordons de moire et des croix de
diamants!... Mon nom figurera en tête des proclamations et au bas des
traités... Une armée de reporters suivra mes voyages, relatera mes
paroles, s'inquiétera de ma santé, copiera le menu de mes repas, et
commentera mes moindres actions... D'un froncement de sourcil je ferai
trembler le commerce et baisser les cours de la Bourse!... Mon nom sera
connu, répété, admiré, craint... Déjà, je suis célèbre. Il n'est pas un
coin du monde où ne parvienne l'eau de ma source. Tous les malades et
les gens sains, les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, les
puissants et les chétifs, les heureux et les mélancoliques, les enfants
et les vieillards, songent à moi comme à un sauveur... Par certain côté,
la terre m'appartient. Je ne l'ai ni enseignée comme Jésus, ni conquise
comme Charlemagne, ni asservie comme Napoléon, ni agrandie comme Colomb,
ni renouvelée comme Voltaire, ni chantée comme Homère; non! mais j'ai
purgé des mondes!


III

Le nouveau député de Sisteron mit à profit les trois mois de vacances
par lesquels il lui était permis de commencer ses travaux législatifs.

Il vint à Paris, meubla de fond en combles un superbe hôtel de l'avenue
Marceau, s'installa, épousa la fille de son notaire, charmante enfant
qui dessinait comme Paganini et jouait du piano comme M. Thiers. Ce
fut un mariage de raison. Une femme complète l'intérieur de tout homme
politique intelligent. Certes, Gédéon eût préféré à cette enfant de
notaire l'héritière d'une souche illustre; mais outre que, dans les
circonstances spéciales où il se trouvait placé, une alliance avec
les Rothschild semblait difficile à conclure, Gédéon redoutait les
désagréments apportés par le voisinage d'une femme supérieure. Il lui
eût souverainement déplu de passer dans le monde pour l'heureux époux
d'une créature d'élite; il avait voulu une épouse de second plan, aussi
nulle que possible et qui jamais n'aurait l'audace de réclamer une part
de la gloire conjugale. Sous ce rapport, la fille du notaire lui allait
comme un gant.

Théodora avait vingt ans, un bon caractère et des goûts simples. Sans
posséder la grande beauté qui désespère les peintres, elle était
assez jolie pour ne point froisser la vanité d'un mari. On pouvait la
considérer, au point de vue plastique, comme une bonne moyenne de femme
légitime. Elle aimait son père mais sans tendresse, le plaisir mais sans
frénésie, la toilette mais modérément; elle aima son mari mais sans
passion. Cela tombait bien. Gédéon s'était formellement juré de ne pas
aimer sa femme, par crainte de gaspiller dans l'amour un temps précieux
pour la gloire. Il tint parole. Mme Prégamain, dès le lendemain des
noces, fut invitée à régler sa vie selon son caprice et à ne pas compter
sur un mari capable de pincer de la guitare, de rimer un madrigal, ou,
après de longues contemplations agenouillées, de se précipiter sur elle
comme un tigre pour broyer dans d'effroyables étreintes ses chairs
palpitantes. Elle prit la chose du bon côté, trouvant cela très naturel
et ne voyant rien dans cette situation d'inférieur à l'idéal que ses
rêves de jeune fille avait formé pour l'hyménée.

Sans plus tarder, Gédéon s'occupa de ses premières visites. Le ministre
de l'intérieur le reçut comme on doit recevoir un homme disposant d'un
suffrage. Gédéon se montra poli, mais froid.

Il déposa, chez les principaux personnages politiques et
particulièrement chez les chefs du centre gauche, des cartes de
visite où, par une innocente supercherie, son nom prenait une allure
nobiliaire. Il avait cru remarquer qu'il est de bon goût, dans le monde
parlementaire, d'ajouter quelque chose aux noms propres. L'avocat Michel
s'était fait appeler Michel (de Bourges); le républicain clérical Arnaud
avait fait suivre son nom de celui de son département et ne répondait
plus qu'à l'appellation d'Arnaud (de l'Ariège); M. Martin, plus
exigeant, s'était emparé d'un point cardinal et devenait Martin (du
Nord). En vertu de cette tradition, les cartes du nouveau député étaient
ainsi libellées:

  +-----------------------------------------------+
  |                                               |
  |        GÉDÉON PRÉGAMAIN DE LATHUILE           |
  |                                               |
  |                  DÉPUTÉ                       |
  |                                               |
  |  Membre du Conseil général des Basses-Alpes   |
  |                                               |
  +-----------------------------------------------+

C'est une vérité vieille comme le monde que nul ne peut se flatter
d'être illustre s'il n'a vu sa renommée consacrée par les suffrages de
Paris. Ténors, financiers, vaudevillistes, chanteurs, musiciens, nul n'a
connu vraiment le succès en dehors du succès proclamé à Paris. Ceux à
qui manque cette apothéose ne se sont point consolés. Richard Wagner a
pu entendre jusqu'au fond de la Bavière ses fanfares triomphales clamant
sur les champs de victoire des armées allemandes, mais le regret de
n'avoir point conquis Paris l'a torturé jusqu'à la dernière heure. La
province peut fournir la gloriole, Paris seul dispense la vraie gloire.

Gédéon eut occasion de s'en apercevoir. Le temps des arcs de triomphe
dressés sur son passage par des villageois ébahis, des aubades données
sous ses fenêtres par la fanfare municipale, des têtes sans cesse
découvertes et inclinées, ce temps-là lui sembla regrettable. Les
journaux parisiens affectaient une indifférence choquante véritablement
pénible pour un homme accoutumé aux hommages quotidiens de l'_Écho de
Lathuile_. Des folliculaires égarés continuaient d'occuper le public
de mille incidents accessoires et à remplir les gazettes de noms
encombrants. Il était perpétuellement question, dans les feuilles
publiques, de Bismarck, de Garibaldi, du prince de Galles et de Sarah
Bernhardt; et Gédéon descendait à l'humiliante habitude de chercher son
nom imprimé parmi les annonces de la quatrième page, entre la réclame
d'un onguent contre les accidents de voiture et l'éloge d'une farine
destinée à exterminer le ver solitaire en moins de temps qu'il ne faut
pour l'écrire.

Dans les salons où il fut accueilli, l'élu de Sisteron rencontra force
gens aimables, assidus à lui sourire; mais, corrompu par l'obséquiosité
des électeurs de Lathuile il trouva les sourires insuffisants. Souvent
même, il lui arriva de soupçonner chez ses interlocuteurs une intention
malicieuse. On lui parlait trop de sa source et pas assez de sa
carrière; trop de son eau et pas assez de lui-même. A chaque
présentation, la même phrase lui était invariablement adressée:
--Monsieur Prégamain... Ah! oui, je sais... nom très connu;
parfaitement, parfaitement.

Il lui fallait répondre avec modestie, s'incliner, baisser les yeux,
prendre un air satisfait; au fond il enrageait. Souvent il écoutait à la
dérobée des gens à qui il venait d'entendre prononcer son nom.

--C'est M. Prégamain, disait-on.

--Quel Prégamain? Où prenez-vous Prégamain?

--Le député.

--Ah!... Connais pas.

--Mais si, vous ne connaissez que cela: l'eau Prégamain...

--Bon, j'y suis!... C'est le monsieur qui vend cette eau qui... Il a
bien une tête à ça!...

Mais Gédéon était vraiment fort. La première émotion passée, il relevait
la tête.

--Patience! disait-il, patience! Dédaignons ces manifestations de
l'envie. Ces gens me jalousent et s'épuisent en méchantes ironies.
Patience! Qu'ils jouissent en paix de leur reste. Bientôt la session
commencera, bientôt j'apparaîtrai à la tribune nationale, bientôt
j'imposerai silence à cette meute impuissante...

Pour éblouir ses collègues futurs et se créer en un jour des relations
innombrables, il donna un grand dîner politique. Ce fut lugubre. Les
convives, assez nombreux d'ailleurs, gardèrent tout le temps de la fête
un silence de chapelle ardente. A table, ils se regardaient sans oser
parler, absorbés tous par la même pensée inquiétante et cocasse.
Plusieurs affectèrent de ne point boire d'eau par crainte d'une méprise.
Après le repas, les salons de l'avenue Marceau furent envahis par une
foule élégante, mais les conviés demeurèrent gênés et maussades. Une
idée déplaisante hantait cette riche demeure et, malgré les vieux vins
et la bonne chère, malgré l'amabilité des amphitryons, ce fut une fête
manquée.

Enfin, conformément au décret présidentiel, la Chambre des députés
rentra en séance, Gédéon s'était fait inscrire au centre gauche et avait
choisi sa place au milieu de la salle, derrière le banc des ministres,
face à la tribune. Ses collègues l'accueillirent avec politesse, mais
négligemment, comme un honorable sans importance. Les premières séances
furent sans intérêt. Il y eut tirage au sort des bureaux, élections du
bureau de la Chambre, réunion des commissions, vote précipité de deux ou
trois cents projets de loi d'intérêt local. Pendant huit jours, l'élu de
Sisteron erra dans l'hémicycle et le long des couloirs comme une âme en
peine, salué par les huissiers et les garçons de service, sollicité par
l'immense cohue des mendiants qui assiègent tout homme en place.

Mais cette semaine écoulée, Gédéon voulut agir. Il était temps. Sistéron
et la France attendaient.

Par quoi commencer?

Les débats à l'ordre du jour ne prêtaient point à ses débuts
parlementaires. Il s'agissait des lois laissées inachevées par l'autre
Assemblée, d'une liquidation en quelque sorte. Aucun moyen pour Gédéon
Prégamain d'intervenir; aucune ressource. Force lui fut d'attendre,
d'écouter en silence, de se borner à déposer dans les urnes de fer-blanc
tantôt un bulletin bleu, tantôt un bulletin blanc.

Il dut s'avouer son impuissance. A la vérité, la vie parlementaire
exigeait un apprentissage. Il ne suffisait pas d'arriver à la Chambre,
d'étaler sur le drap vert de la tribune un programme électoral et de
prendre la parole pour se faire écouter et approuver. Par prudence, par
tact, par habileté, il convenait de patienter. Les occasions naîtraient
d'elles-mêmes.

En effet, une occasion se présenta. Un soir, vers la fin d'une séance
assez agitée qui mettait en question l'existence du cabinet, Gédéon
Prégamain vit s'avancer vers lui un de ses collègues, M. Devès, muni
d'un feuillet de papier. Le papier portait ces mots:

  «La Chambre,
  «Confiante dans les déclarations du gouvernement,
  «Passe à l'ordre du jour.»

Pour être mis en discussion, un ordre du jour doit, aux termes du
règlement, être suivi de vingt signatures. C'était une signature qu'on
venait demander à Prégamain. Avec quelle joie il la donna, et comme il
fut aise en entendant le président lire son nom avec ceux des autres
auteurs de la motion!

Quel début!

Les journaux de l'opposition affectèrent d'oublier dix-neuf signataires
de l'ordre du jour pour retenir seulement le nom de Prégamain, ce qui
donna lieu à mille plaisanteries d'un goût plus ou moins sévère.
L'ordre du jour Prégamain! Le ministère traité et guéri par les eaux de
Lathuile! Une gazette irrévérencieuse, mit l'incident en vaudeville,
Gédéon se vit chantonné en vers de huit pieds bourrés d'allusions. Les
chroniqueurs vinrent à la rescousse du reportage, et, pendant deux
jours, il ne fut question dans les feuilles publiques que de Gédéon.

Cette ovation lui déplut. Il eût préféré quelque chose de moins bruyant
et de plus solide. Aussi se promit-il de ne plus engager sa réputation
à la légère et de se défier des ordres du jour. L'idée lui vint alors
d'interrompre et lui parut excellente. On put l'entendre, à partir de
ce moment, presque chaque jour, à propos de n'importe quoi. Dès que la
séance commençait d'être troublée, Prégamain se levait, mêlait son
cri aux clameurs générales, s'animait, descendait dans l'hémicycle,
gesticulait avec fureur. Il en vint à remplir à la Chambre un rôle
classé au théâtre et que les affiches mentionnent généralement ainsi:

  «Triple rang d'hommes du
  peuple........., M. Alexis,»

Peu à peu il s'assimila le dictionnaire usuel des interruptions, et,
s'enhardissant, les articula d'une voix plus distincte.

Il cria:

«La clôture!--A la question!--Continuez! continuez!--Très bien!» et,
en général, les interjections que le compte rendu résume sous cette
formule: «Protestations sur un grand nombre de bancs.»

A la droite, il criait:

--Retournez à Coblentz!

Aux passionnés de la gauche:

--Et le 4 Septembre?

Un jour même, sans savoir pourquoi, par habitude, par instinct, il osa
interrompre seul, et le _Journal officiel_ porta au compte rendu _in
extenso_ ces mots jetés en travers d'un grave discours de M. Freppel:

«M. PRÉGAMAIN DE LATHUILE.--C'est trop fort!»

Mais s'il ne parlait point, il votait et se montrait. Quand Théodora,
achevant la lecture d'un discours, lisait au compte rendu ces mots: «En
descendant de la tribune, l'orateur reçoit les félicitations de ses
collègues,» Gédéon l'arrêtait pour lui dire:

--J'en étais!

Le travail des commissions ne lui offrit aucune occasion de briller. Le
jour où la Chambre se réunit dans ses bureaux pour élire les membres de
la commission du budget, Gédéon se rendit au Palais-Bourbon, résolu à
poser sa candidature; mais quand il eut pris place parmi ses collègues,
il redevint circonspect, s'avoua qu'il n'aurait rien à dire et vota
docilement avec la majorité de son bureau.

Cependant il ne perdait pas courage. Le jour de la revanche viendrait
enfin. Le destin ne pouvait l'avoir si merveilleusement aidé et servi
pour l'abandonner à moitié route, entre le passé honteux et l'avenir
impossible. Tout n'était pas dit, à coup sûr. Le mandat de député était
un moyen, non un but.

--Patience! répétait-il. Attendons!...

A qui lui eût dit, quatre ans auparavant:

--Voulez-vous devenir député?... Vous le serez avant trois années!...

Il eût répondu:

--Vous avez tort de railler un pauvre clerc d'avoué. Député! Comment
voulez-vous que je parvienne jamais à me faire élire?... De quel
droit?... Par quel moyen?...

Maintenant qu'il siégeait à la Chambre, il souffrait de se voir confondu
parmi les autres députés, comme naguère il avait souffert de vivre perdu
dans la foule des contribuables. Il était bien député, mais un député
quelconque, le premier venu des membres de la Chambre. Vainement lui
eût-on expliqué que, sous le rapport de la vanité, on pouvait déjà se
réjouir d'avoir obtenu une place au milieu des élus du pays. Gédéon ne
se serait pas payé de ce raisonnement. La célébrité ne lui apparaissait
point relative, mais absolue. A ses yeux une foule d'élus restait une
foule; et ceci lui déplaisait. De son banc de député il voulait sauter
maintenant au banc des ministres. Certes, il était impossible d'agir à
Paris comme à Lathuile, par coups de théâtre, en prodiguant les millions
et les bienfaits; il fallait de la résignation et de la patience. Rien
n'était perdu.

Est-ce que le passé ne répondait pas de l'avenir? Une grande étape si
rapidement parcourue ne prouvait-elle pas que l'élu de Sisteron était
marqué pour de hautes destinées? Pourquoi se décourager?

--Après tout, songeait-il, mon heure n'est peut-être pas encore
venue?... La République est indécise, elle tâtonne. C'est à peine si
elle existe réellement depuis un an, par la retraite du maréchal. Les
ministères se construisent maintenant comme les baraques de voliges, et
se démontent comme des jeux de patience, s'ils ne s'abattent comme
des châteaux de cartes... Quelque chose de définitif est peut-être en
incubation... Attendons.

Mais les électeurs de Sisteron s'impatientaient. Perpétuellement
surexcités par la rancune du vétérinaire, ils se prenaient à penser que
leur mandataire ne leur faisait pas honneur. Gédéon fut averti du
danger et reçut le conseil d'agir. Un discours, rien qu'un discours, un
discours quelconque. On ne l'exigeait ni long ni sublime; au besoin on
se contenterait d'une improvisation de cent lignes, mais il fallait
parler; la réélection se trouvait en jeu.

--Diable! pensa le député, ne paressons pas!

Précisément, la Chambre venait d'achever une discussion importante.
L'ordre du jour portait la délibération d'un projet de loi relatif à une
question de prêts hypothécaires, et qui rentrait dans les connaissances
de l'ancien clerc d'avoué. Il parcourut le texte du projet, creusa la
question et, la veille du jour où devait s'ouvrir le débat, il alla se
faire inscrire par le président pour prendre la parole.

Le président parut surpris, mais il s'exécuta. Bientôt la nouvelle
courut dans les couloirs et dans les bureaux. M. Prégamain de Lathuile
monterait à la tribune.

--Ah bah!

--C'est officiel. Il vient de prévenir le bureau.

--Et quand cela?

--Dès demain.

--Il faudra que j'aille écouter ça!...

Un début parlementaire est toujours un gros événement. L'inconnu,
le nouveau venu qui, pour la première fois, gravit les degrés de la
tribune, se révélera peut-être Mirabeau. Bref, quand le lendemain Gédéon
entra dans la salle, un énorme portefeuille sous le bras, il contempla
avec stupeur les gradins couverts de représentants. Les plus inexacts
étaient accourus. Dans les tribunes, les spectateurs se pressaient en
grand nombre, comme pour un débat à sensation.

Gédéon s'assit à sa place habituelle et posa sa main sur son coeur pour
épier un battement d'angoisse. Non; le coeur se soulevait régulièrement,
le pouls était calme. Aucune inquiétude.

Un secrétaire achevait la lecture du procès-verbal.

Le moment était proche.

Un coup de sonnette mit fin aux conversations particulières et, dans le
morne silence des assistants, le président prononça ces mots:

--L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi relatif aux
purges d'hypothèques. La parole est à M. Prégamain de Lathuile.

Dès le premier mot, Gédéon s'était levé. Il s'engageait dans la couloir
central des gradins et, comme le président achevait, il atteignait le
dernier degré de la tribune.

A ce moment--ô séance inoubliable!... le tonnerre de cinq cents éclats
de rire éclata sous le vitrage de la salle austère. D'abord ce n'avait
été que quelques petits rires étouffés, contenus par la solennité du
lieu et la dignité des assistants, mais l'hilarité avait brusquement
gagné tous les bancs comme une traînée de poudre.

Les députés se tenaient les côtes, tant il est vrai qu'il suffit parfois
d'une misérable niaiserie pour désopiler la rate des gens graves. Ce
simple mot «purges d'hypothèques», accouplé au nom justement célèbre
de Prégamain, avait décharné la tempête. Dans la salle, plusieurs
honorables, renversés sur leur fauteuil, riaient à gorge déployée;
d'autres, rouges comme des pivoines, essayaient de se soulager en tapant
sur les pupitres; d'autres pouffaient longuement, ne s'arrêtant que pour
dire:

--Non, mais c'est idiot!... Mon Dieu! sommes-nous bêtes de rire comme
ça!

A l'exaltation de la représentation nationale s'ajoutait le délire des
tribunes; les spectateurs trépignaient, jetaient dans le tapage des
mots à double entente, des grosses joyeusetés sur la question et sur
l'orateur; les dames, effarées, se coloraient d'un incarnat pudique
et cherchaient un refuge sous les branches flexibles de l'éventail.
Incapables de se contenir et n'osant éclater, les huissiers avaient pris
la fuite et poussaient de telles clameurs dans les couloirs, qu'on dut
les entendre sur la place de la Madeleine.

Gédéon, ahuri, contemplait cette Chambre en folie et murmurait:

--Qu'est-ce qui leur prend?

Le président se cramponnait à son bureau, se mordait les lèvres,
s'épuisait en efforts surhumains pour sauver, au moins en sa personne,
la dignité du Corps législatif. Il vit se tourner vers lui Gédéon pâle,
hagard, balbutiant:

--Monsieur le président... monsieur le président...

--Plaît-il?

--Répétez donc que j'ai la parole... Ils n'ont probablement pas entendu.

--Mais si! mais si!

Et le malheureux président secouait désespérément la sonnette.

On peut aisément sécher des larmes, arrêter des sanglots dans le gosier
des affligés, mais autre chose est d'éteindre le rire d'une foule. Qu'un
petit rire isolé tonne au premier moment de silence et le rire général
se réveille. Rien de plus contagieux.

Après cinq bonnes minutes, l'hilarité se calma; mais, cédant aux
instances de l'honorable député des Basses-Alpes, ou peut-être aussi par
malice, le président redit la fameuse phrase:--«L'ordre du jour, etc.»

Il ne put achever. De toutes parts, les députés s'étaient levés et
criaient à Gédéon:

--Descendez! descendez!

Prégamain se vit entouré de bras gesticulants, de visages écarlates et
ruisselants de larmes. On le suppliait de s'en aller. Un cri retentit
dans les tribunes:

--Enlevez-le!

Jamais une assemblée politique n'avait autant ri. C'était de la
démence, de l'épilepsie. Le président avait renoncé à rétablir l'ordre.
Brusquement, il saisit son chapeau et se couvrit.

La séance était levée.

Les députés quittèrent la salle en tumulte, abandonnant Gédéon pétrifié
sur la tribune.

Le malheureux avait enfin compris!

Le hasard ne l'avait élevé que pour le précipiter de plus haut. Cette
source purgative à laquelle il avait attaché son nom, dont il avait fait
l'instrument de sa notoriété et de sa gloire, devenait maintenant une
cause de dérision. On avait refusé de voir en lui le représentant, le
législateur, pour considérer seulement l'homme qui vendait une purge. Le
prétexte était absurde, mais la catastrophe semblait irréparable.

Immobile devant les gradins déserts, il considéra son portefeuille
bourré de documents et de notes. Des pleurs amers lui venaient aux
paupières, mais il ne lui fut pas même permis de pleurer. Un huissier
vint lui remettre son paletot et son chapeau. On allait fermer la salle.

Il sortit, décidé à se jeter dans la Seine. A aucun prix, il n'aurait
consenti à réintégrer le domicile conjugal.

Que pensait Théodora? Qu'avait pu dire le notaire?

Ah! ce notaire! Avec quelle joie Prégamain se fût enivré de son sang!
Car il était cause de tout, cet homme! Seul, il s'était mis en travers
de ces beaux projets de voyage au fond de l'Afrique; seul, il avait eu
l'idée du domaine de Lathuile et de la source minérale.

Enfin...

Mais le vétérinaire! Il rirait aussi demain, cet empoisonneur de
bestiaux, en savourant dans les journaux le compte rendu de la séance!
Il triompherait. Il dirait aux électeurs:

--Ne vous l'avais-je pas prédit?...

Ainsi, tant d'efforts accomplis, tant de millions dépensés aboutissaient
à une catastrophe gigantesque. Jamais homme n'avait été à ce point
ridicule. Il ne s'agissait pas cette fois d'une légère question
d'amour-propre, d'une intention malicieuse soupçonnée dans un mot
équivoque. Non, Gédéon se sentait ridicule devant l'univers. La France
entière, représentée par ses députés du territoire, de l'Algérie, de la
Guadeloupe, de la Martinique, de la Cochinchine, s'était moquée de lui.
Il avait entendu le rire formidable d'une nation. Et demain grâce au
télégraphe, on ne rirait pas seulement en France, mais partout, à
Berlin, à Saint-Pétersbourg, à New-York, à Calcutta! L'histoire n'avait
point encore enregistré de chute aussi profonde.

Errant au hasard dans les rues, il échoua devant un restaurant où il fut
s'asseoir à l'écart moins pour manger que pour se reposer; car sorti du
Palais-Bourbon vers trois heures, il avait marché jusqu'à sept heures du
soir. Tremblant d'être reconnu dans la salle, il demanda un cabinet et,
par contenance, commanda à dîner.

Dès le premier service, il congédia le garçon.

--Laissez-moi, dit-il. Je sonnerai.

Un grand politique l'a dit: Il faut tout prendre au sérieux, il ne faut
rien prendre au tragique.

--Voyons, pensait Gédéon, il s'agit de regarder tranquillement où
nous en sommes... J'ai été bafoué, berné, hué, conspué. Soit. Ne nous
dissimulons pas que cette journée aura un lendemain. En ce moment,
les journalistes me mettent en chansons. De même qu'on a métamorphosé
Limayrac en fleur comme Narcisse, peut-être va-t-on me changer comme
Biblis en source. Pendant une bonne semaine, je serai livré en pâture
aux chroniqueurs, aux échotiers, à la férocité des plaisanteries.
Bien... Les gens de Sisteron pousseront des hurlements et mon ancien
concurrent se montrera implacable... Parfait... Mais à tout bien
considérer, cette mésaventure peut-elle être qualifiée d'originale?...
Nenni!... On m'attaquera, mais qui n'a-t-on pas attaqué? On me bafouera,
mais qui peut se flatter d'échapper à l'ironie? On ira jusqu'à me
calomnier, mais connaît-on des bornes à l'audace des calomniateurs?...
Si j'en crois le témoignage de l'histoire, la célébrité naît
généralement des persécutions; les grands hommes sont, pour la plupart,
de grands calomniés. Comme on attaquait Thiers! Comme on attaque
Gambetta! Comme on attaque Bismark! Comme on calomnie Garibaldi! Comme
on raille Jules Simon! Aucun d'eux n'a pourtant songé à se jeter à
l'eau. Confiants dans leurs destins, ces hommes prédestinés dédaignent
la raillerie, méprisent l'outrage. Ils vont, ils marchent, ils
persistent... Je suivrai ce noble exemple; je serai, moi aussi, fort,
vaillant, dédaigneux! En définitive, on ne me blaguera jamais autant
qu'on a blagué Napoléon Ier!

Il s'arrêta pour goûter son potage qu'il trouva excellent.

--J'étais fou de désespérer, se dit-il encore. Certes, l'assaut a été
rude, j'en suis encore suant et rompu; mais les morceaux sont intacts.
Si je compare ma situation à celle du malheureux dont nul ne s'occupe,
je dois, au contraire, me féliciter. Tout ceci n'est qu'une épreuve.
Jusqu'à présent les choses marchaient trop facilement, je menaçais
d'arriver trop vite. Que diable! un temps d'arrêt ne compromet pas un
voyage! On se repose, on médite, on prend des forces pour repartir
bientôt. La commission des congés comprendra ma position et m'accordera
quelques semaines; les électeurs liront mon discours dans l'_Écho
de Lathuile_, et je ruinerai mon concurrent en installant dans
l'arrondissement un vétérinaire dont les consultations seront
gratuites... On m'aura nargué pendant huit jours, mais dans deux ou
trois mois personne ne pensera plus à l'incident... On oublie si vite
à Paris!... D'ailleurs ma conscience ne me reproche rien, et je puis
affirmer qu'en cette affaire tous les torts appartiennent à mes
collègues... Je venais en homme sérieux discuter sérieusement une
question sérieuse; j'étais de bonne foi et de bon vouloir. Eux, ils
ont été bêtes et féroces, ils ont ri à propos de choses qui ne se
rattachaient nullement au débat, et m'ont grossièrement fermé la bouche.
Eux seuls ont causé le scandale, eux seuls doivent en rougir. Il se
trouvera bien, je l'espère, un journal pour présenter la chose sous cet
aspect... Du reste, j'ai l'_Écho de Lathuile_ et je compte bien m'en
servir.

Dans les heures de crise, la moindre consolation semble précieuse.
Malgré son trouble, le malheureux Gédéon avait dressé un menu de premier
ordre et commandé un délicieux repas. La solitude lui rendait un peu
de calme, la bonne chair lui remit un peu de courage au coeur. Il se
réjouissait d'avoir évité l'avenue Marceau, la mauvaise humeur de
Théodora, le dépit du notaire, la venue possible des visiteurs et des
pétitionnaires. Il se promit de rentrer assez tard, de se distraire,
d'entrer dans un théâtre ou dans une salle de concert pour passer
gaiement la soirée et achever de se remettre. Depuis longtemps il ne
s'était plus permis la moindre distraction. Ce soir, il méritait bien
une petite fête. Oui, mais s'il était rencontré, reconnu, montré au
doigt?... Eh bien, on le reconnaîtrait, voilà tout! On verrait qu'il se
montrait sans peur, étant sans reproche.

Dans cette intention, il acheva plus rapidement son repas. L'espérance,
la confiance lui revenaient avec l'appétit. Il but une bouteille de
chambertin et une demi-bouteille de Roederer, histoire de s'égayer un
brin. De nouveau, il vit tout en rose,--en rose pâle, mais en rose.

Comme il allumait un cigare et se versait un troisième verre de
chartreuse jaune, une voix le fit tressaillir.

On causait dans le cabinet voisin, et l'on venait de prononcer le nom de
l'élu de Sisteron. Gédéon prêta l'oreille.

Bientôt il distingua deux voix, des voix d'homme, des voix qui ne lui
étaient pas étrangères. Qui pouvait être là? Vainement il chercha un
petit trou, une fente, une fissure dans la cloison, une ouverture qui
lui permettrait de reconnaître les dîneurs. Il lui fallut se résigner à
entendre sans rien voir.

Maintenant, les voisins--des jeunes gens à juger par le son des
voix--causaient de choses indifférentes, théâtre, chevaux, femmes,
baccarat. Cependant Gédéon ne pouvait douter qu'on eût prononcé son nom;
il s'entêta et voici ce qu'il entendit:

................................

«--Au fond, vois-tu, mon cher, cela m'est parfaitement égal, mais elle
est si cocasse, ton idée, que je m'amuse à regarder dedans. Tu es bien
le premier...

«--Mais pas du tout. C'est une loi humaine. On est dégoûté des choses
par ceux qui les obtiennent, des maisons où on est reçu par ceux qu'on
y reçoit, des femmes par ceux qu'elles ont aimés. Une femme conserve
toujours quelque chose de l'homme qu'elle trompe ou qu'elle quitte; elle
a des idées, des mots qui lui sont restés de l'autre.

«--Soit.

«--Dès lors, il est prudent de choisir. Aussi, tiens, la personne dont
nous parlions tout à l'heure...

«--La petite madame Prégamain?

«--Oui... Eh bien, elle est gentille, elle s'habille bien, elle possède
ce petit air de candeur qui est exquis chez une femme adultère. Il n'est
pas difficile de deviner qu'elle s'ennuie à périr; je lui ai fait un
doigt de cour et, parole d'honneur, cela promettait de marcher vite et
bien... Tu me suis?...

«--Oui, va toujours.

«--Eh bien, mon cher, que te dirais-je?... Elle me sauterait au cou que
je m'empresserais de prendre la fuite.

«--Pauvre petite femme!...

«--Ne ris pas. Elle s'en mordra les pouces. Aussi, on n'épouse pas un
homme comme ce Prégamain!

«--Le fait est...

«--J'étais bien sûr que tu partagerais mon opinion. Non, mais te vois-tu
amoureux de cette femme-là, lui prenant les mains, lui disant de jolies
choses, me traînant à ses genoux!

«--Tu vas loin.

«--Ma démonstration sera plus complète... Dis-moi, pourrais-tu jamais,
en aucun moment, oublier la fonction du mari en ce bas-monde, son eau
médicinale, l'usage de cette eau, le rôle de cette eau!... Prononce donc
ce nom «Prégamain» dans un salon et tu auras commis ce qu'on appelle un
impair. On ne parle pas de ces choses-là...

«--D'accord.

«--Et ce nom dont tu ne veux pas, même pour un instant, dans tes
causeries, tu pourrais le graver dans ta pensée? Ce mot dont ton oreille
ne veut pas, tu en remplirais ton coeur? Allons donc!... Ce nom qui fait
rire ou qui évoque d'autres sensations d'un genre plus déplaisant, tu le
prononcerais avec recueillement, avec tendresse? Tu mettrais ton âme à
dire cela? Tu mettrais de la passion là-dedans?...

«--Je t'en prie, tais-toi. Ce que tu dis est abominable.

«--Bon, tu as compris. Il n'est tel que les grands arguments pour
engendrer les fortes convictions. Bref, mon vieux, on peut prendre pour
maîtresse la femme d'un grand homme ou d'un manant, mais pas la femme
d'un bonhomme ridicule, pas une madame Prégamain... Je m'imagine qu'elle
doit sentir l'huile de ricin, cette femme-là... Là, franchement, une
maîtresse qui ferait songer aux tribulations de M. de Pourceaugnac, à M.
Purgon, une maîtresse qui évoquerait des idées d'hôpital?

«--Oh! impossible!...

«--Absolument impossible!

«--Ce serait une horreur!

«--Une horreur horrible!

........................... ...........................

En sortant du restaurant, Gédéon ne ressemblait plus à un homme, mais à
un spectre. Il était pâle comme une cire, froid comme un sorbet, et pour
ainsi dire automatique. Il marchait sans voir personne, sans prendre
garde au bruit des voitures, d'un pas allongé et régulier. Il atteignit
ainsi les boulevards à la hauteur du faubourg Montmartre, et les suivit
dans la direction de la Madeleine.

Le théâtre des Variétés était ouvert, mais il n'entra pas aux Variétés,
il passa devant la salle des Nouveautés sans en apercevoir les portes,
devant l'Opéra sans distinguer sa façade illuminée.

Les espérances conçues pendant le repas s'étaient enfuies dans le néant,
les consolations entrevues avaient disparu. Prégamain n'avait plus du
tout l'air d'un homme qui projette une folle soirée.

De la même allure il franchit la rue Royale et monta l'avenue des
Champs-Elysées jusqu'à l'Arc de Triomphe de la place de l'Étoile. Là, il
tourna par la gauche et suivit l'avenue Marceau jusqu'à la porte de son
hôtel.

La maison était sens dessus dessous, par suite de l'absence prolongée du
maître. Théodora n'avait pas dîné et pleurait comme une fontaine, brisée
qu'elle était par cet ouragan d'émotions: la séance, la disparition
du député. En entendant rentrer son mari, elle se précipita dans
l'antichambre, lui sauta au cou, heureuse de le retrouver, d'être
rassurée enfin. Mais il la repoussa brutalement.

--Ne m'approchez pas! s'écria-t-il. Ne m'approchez pas!!... misérable!!!

Épouvantée, elle obéit, courut se réfugier dans son boudoir, se sentant
devenir folle.

Gédéon entra dans son cabinet, s'y enferma à double tour.

Son bureau était chargé de papiers, de lettres, de dossiers, de
journaux. Il repoussa tout cela d'un coup de poing, faisant table nette;
puis il prit un feuillet blanc, une plume, et il écrivit.

Un quart d'heure après, une formidable détonation plongeait dans
l'épouvante la luxueuse demeure. On courut au cabinet, on força la porte
et l'on trouva le député de Sisteron étendu sur le tapis, une plaie
sanglante au front.

La lettre par laquelle il expliquait sa fatale détermination était ainsi
conçue:

«Pour atteindre au premier rang, j'ai dépensé deux ans de travail
acharné, plus de six millions de francs; j'ai enrichi deux cents
familles et remué toute une contrée.

«Je voulais devenir illustre comme personne, et il m'est prouvé que je
ne puis même pas être trompé par ma femme comme tout le monde.

«J'en ai assez.

«G. P.»

On crut partout que Prégamain s'était tué par désespoir, à cause de son
terrible échec parlementaire.

Comme le public s'abuse, hein!




                                 LA PETITE


  _A Hector Tessard
  en témoignage
  de ma haute estime
  et
  de ma reconnaissante affection._


--Tiens, elle est en retard...

Et Roland, soucieux, demanda un journal.

--Tu ne dînes pas? interrogea un camarade.

--Si bien... tout à l'heure.

Il essaya de lire une feuille du soir mais sans pouvoir s'intéresser à
cette lecture. Autour de lui, dans la brasserie, les dîneurs accoutumés
prenaient place, avec un tapage jovial de saluts échangés. D'instant en
instant la porte s'ouvrait, donnant passage à un nouveau venu. Aucun
philistin. Chacun retrouvait son coin et sa chaise. Au fond, les deux
tables des peintres, accouplées d'une rallonge de tôle, et portant le
couvert de Fernand Vermon, de Michel Willine, de David et du vieux
Legaz; à droite, Judey, Roucher, Charlerie, Valréau, le clan des
chroniqueurs et des poètes; plus loin, la table où, par deux fois
chaque jour, le graveur Rebouteux s'asseyait solitaire; à gauche, sous
l'escalier en pas-de-vis, la place des gamines, les modèles et les
bonnes filles sans état social: Nelly, Sarah, Mimi, Nana Merher,
Victorine la Rousse et Bertha, une grande créature pâle coiffée de
superbes cheveux noirs.

--Faut-il mettre le couvert de monsieur?

--Oui, fit Roland.

Peu à peu la brasserie s'emplissait. Peintres et sculpteurs, chassés des
ateliers par l'approche du soir, descendaient de Montmartre, de la place
Pigalle, de la rue Lepic, du boulevard de Clichy, suivis ou rejoints
par la cohue des marchands de tableaux anxieux de brocanter une affaire
entre le dessert et le café. On s'abordait avec des tutoiements de vieux
camarades; on s'interrogeait:--Ça marche-t-il, ton grand machin?--Euh,
euh...--A propos, j'ai vu ce matin tes deux panneaux décoratifs chez
Bague... c'est très fort, tu sais... non, non, sérieusement, mes
compliments, mon vieux.--Et Legendre?

--Parti pour Rome hier soir; tout l'atelier Bouguereau l'a conduit au
chemin de fer.--Voyons, cinq cents francs? marchons-nous pour cinq cents
francs?--Allons bon! on va décorer Dutil... ça, c'est raide!--Vous direz
tout ce que vous voudrez, mais je crois que Cabanel...

--Non, je ne prépare plus au bitume, ça remonte trop; vois les Baudry
de l'Opéra!--As-tu regardé les aquarelles de Détaille?... c'est d'un
mauvais!--Bertauld?... il y a trois mois qu'on ne l'a vu!--Tiens,
Jourdeuil!... et ça va bien?--Non, garçon, pas de gomme...

Roland regarda l'heure. Déjà sept heures. Où pouvait-elle rester si
tard? Voyons. Après déjeuner, en le quittant, Gilberte devait se rendre
chez le père Hermann, de l'Institut, qui avait besoin d'elle pour une
Hérodiade. Bon. C'était convenu; elle lui avait promis une séance. Elle
était partie à midi, de façon à arriver rue d'Assas vers une heure.
Combien de temps, cette séance? Mettons jusqu'à cinq heures. A partir
de cinq heures, plus moyen de travailler; la lumière change, change,
change... Donc, à cinq heures--cinq heures et demie--Gilberte était
libre. Une heure pour revenir:--six heures et demie. Et bientôt sept
heures et demie!...

Puis il se souvint que le père Hermann était un peu bavard. Ce vieux-là
demeurait plus jeune que les jeunes, malgré ses soixante-cinq ans. Il
avait conservé des manies d'étudiant négligé et paresseux, une rage
d'écoles buissonnières dans les gargotes douteuses et les cabarets
louches du quartier latin, l'habitude de tremper son absinthe sur un
coin de table banale en écoutant bavarder les nouveaux, les rapins
corrects et gantés de notre époque, et en accablant de madrigaux
platoniques les belles filles qu'il régalait somptueusement de café noir
et de cerises à l'eau-de-vie, s'efforçant de les faire rire quand elles
avaient les dents jolies. Avec cela, rangé, convenable comme un parfait
notaire. Probablement il avait emmené Gilberte dans un caboulot du
boulevard Saint-Michel ou de la rue Soufflet, et tous deux jabotaient
tranquillement, les coudes sur la table. Un retard, après tout; un petit
retard.

--Faut-il servir monsieur?

--Tout à l'heure.

Cependant les autres modèles étaient arrivés: Nelly, la grosse Anglaise
blonde qui posait les Parisiennes chez de Nittis; Victorine, le rapin
de Sarah Bernhardt, qu'employait Alfred Stevens; Nana Mehrer, le modèle
ordinaire de Jules Lefebvre qui a exécuté d'après elle sa _Vérité_ pour
le musée du Luxembourg; Gabrielle, l'esclave mauresque de Benjamin
Constant; Mimi, une des blanches nymphes de Corot; Maria la Belge, de
l'atelier Gérome; Nini, la Biblis du sculpteur Suchetet; Élise Fanet, le
modèle de Manet; et jusqu'à Sarah l'Anglaise qui arrivait toujours après
toutes les autres, grise du gin avalé en route dans les cabarets du
quartier Pigalle.

Les clients continuaient d'entrer. Deux ou trois fois, la porte s'ouvrit
pour une bande annoncée par un tumulte de voix joyeuses--de gros timbres
d'hommes et des rires frais de filles en gaieté. C'étaient les petites
troupes fugitives du _Rat Mort_ ou de la _Nouvelle Athènes_, les
camarades attablés là-haut sur leur absinthe avec ceux du boulevard
Rochechouart et de l'avenue Trudaine, les colons du _Clou_ et du _Chat
Noir_, amenant de nouvelles figures ou jaloux de prendre un peu l'air.
Puis des gens qu'on voyait de loin en loin, une fois ou deux fois par
mois, des musiciens, des ingénieurs, des hommes de Bourse, pris d'une
dilection intermittente pour ce petit estaminet d'artistes.

Ceux-là prenaient à peine le temps de s'asseoir et d'avaler quelque
chose avec beaucoup d'eau.

Des irrégulières passaient, s'accoudaient à un pilier de fonte ou
s'arrêtaient devant un coin de table pour échanger un: «Ça va bien? Au
revoir!» Quelques-unes possédaient une place dans le coin des modèles;
c'était Éva, la maîtresse d'un marchand de couleurs de la rue Fontaine;
Louisa, séparée de son mari--un ancien chef d'escadron, oui, mon
cher!--et vivant d'aumônes; Louise Dupin, la brocanteuse, avec, sous
le bras, un paquet d'esquisses escroquées dans les ateliers et qu'elle
vendait à des amateurs naïfs.

Maintenant tous les becs de gaz étaient allumés, et la salle aux murs
blanc et or flamboyait dans une atmosphère lourde de ragoûts fumants et
de bouteilles éventées. Une horreur! C'était à étouffer. On se passait
la carte, un menu pauvre avec des plats de buffet de chemin de fer. Les
voix, d'abord languissantes, suspendues, se réveillaient bientôt; on
causait avec plus d'entrain, non plus seulement dans le voisinage étroit
limité par le couvert, mais de table à table, d'un bout de la salle à
l'autre. La causerie courait en tous sens, spirituelle et désordonnée,
se heurtant aux idées et aux folies, touchant à tout dans de beaux élans
d'effronterie juvénile et sincère, et pouvant se décanter en une essence
bizarre mêlée de paradoxes éperdus et de pensées profondes. De cette
rumeur de paroles bourdonnantes, librement dites, s'envolaient par
éclairs un mot juste, un jugement sain et droit, une observation fine,
une formule poétique qui donnaient à ce tapage une incomparable grâce de
jeunesse.

Dans leur coin, sous l'escalier, caquetaient les gamines essoufflées, la
bouche pleine, à travers leurs fringales de vingt ans. Quelques-unes,
sérieuses, parlaient peinture, défendaient les peintres qui les
employaient et les tableaux pour lesquels elles avaient posé. Une petite
blonde, d'apparence poitrinaire, demeurait stupide, enfoncée dans le
divan adossé à la muraille, la tête en arrière, le regard errant au
plafond avec une expression de contemplation bête et heureuse. D'autres
se querellaient, jalouses, enragées, avec des attitudes dignes et en
pinçant les lèvres pour s'appeler «chère madame».

Enfin on entendit un bruit de voiture devant la brasserie, dans la rue
de La Rochefoucauld; puis la porte s'ouvrit et l'on vit apparaître
Gilberte au bras d'un beau vieillard décoré qu'elle poussait un peu.

--Mais entrez donc!...

Il y eut un brusque arrêt des conversations. Tous se levèrent pour
saluer.

--Monsieur Hermann!

C'était le père Hermann, rayonnant, épanoui, avec sa bonne figure de
vieux fleuve, sa belle barbe blanche, son chapeau à larges bords, son
éternelle redingote noire boutonnée très haut et ornée de sa rosette
rouge de commandeur; le père Hermann très fier de donner le bras à la
plus belle fille de Paris.

Ce fut à qui lui offrirait une place.

--Voilà! dit-il. J'en étais sûr! Je les dérange, je les gêne!...
Écoutez, je ne voulais pas; c'est la petite qui m'a enlevé... Hein! à
mon âge!...

--Tiens! fit Gilberte, il voulait me garder à dîner chez Foyot; j'ai
préféré vous l'amener...

Et, s'adressant à Roland, elle ajouta:

--Tu penses!...

Le vieil Hermann allait de table en table, distribuant des «bonjour,
toi,» et des «bonsoir, ça va bien?» tutoyant toute la bande, les vieux,
les jeunes, les gamines.

--Eh bien, Vermon, et ta médaille d'honneur, quand est-ce?... Bonjour,
Florin; ah! tu peux te vanter de me faire faire du mauvais sang, toi,
avec tes aquarelles des Folies-Bergère... Ah ça, mon vieux Legaz, tu ne
veux donc plus venir me voir? En voilà un vilain lâcheur!... Toi, David,
je ne te dis plus bonjour, tu as trop de talent... Tiens, Willine, je
causais de toi hier avec Pothey. Comment, tu ne connais pas Pothey?
Pothey de la _Muette?_ Pothey qui a tant de cheveux? A la bonne heure!
je me disais aussi... Ah bah! Nelly! et tu as le toupet de m'écrire que
tu es malade les jours de pose!... Bonjour Elise, bonjour... Sacrebleu!
que ça me fait du bien de voir cette jeunesse autour de moi!

Il alla serrer la main à Roland.

--Je vais vous dire... nous sommes allé prendre quelque chose à la
taverne anglaise--vous savez, derrière la Sorbonne... Je voulais la
garder, elle n'a pas voulu. Sans rancune, hein?... Voyons, voyons, où
va-t-on me mettre?... D'abord, je veux être à côté de la petite.

Roland lui avança une chaise; et, tandis que les autres achevaient leur
repas, tous trois commencèrent à dîner--un pauvre dîner de cinquante
sous servi dans de la faïence grossière garni d'un couvert de métal
anglais.

Mais de bon appétit, hein! Le vieil Hermann dévorait, achevait un plat
avant que les autres y eussent touché, vidait prestement son verre et
disait à Gilberte:

--Je devrais venir ici plus souvent... De te voir, ma fille, ça me
redonne faim!

Roland écoutait, mal à l'aise, rongeant son frein, montrant une
politesse contrainte et gauche, réprimant avec peine des envies qui
lui prenaient de s'en aller brusquement, tout de suite, en jetant sa
serviette, au risque d'un gros scandale. Pourquoi diable Gilberte
avait-elle amené ce vieux fou? N'aurait-elle pu s'en débarrasser et
revenir seule? Outre qu'il connaissait peu le père Hermann, il lui en
voulait--à lui comme à tous ceux qui employaient Gilberte. Cela était un
supplice de se trouver côte à côte avec un de ces grands artistes qui,
pour un louis ou deux, achetaient le droit de contempler, à loisir et
toute nue, la femme qu'il aimait. Quand une de ces rencontres redoutées
le surprenait, il se sentait rougir à la fois de colère et de honte. Sa
pensée se remplissait de dégoûts, d'épouvantes et de désirs.

Plus que tout autre, le père Hermann lui était odieux. C'était le vieil
artiste qui avait découvert--inventé, comme il disait--Gilberte, et qui
l'avait faite célèbre. Il y avait de cela deux ans bientôt. D'après
cette petite ouvrière, alors commune et mal nippée, Hermann avait peint
des déesses et des impératrices. Cette trouvaille, vers la fin de
sa carrière, avait rendu au peintre un renouveau de jeunesse et de
puissance, retrempé pour ainsi dire son génie. Aussi aimait-il la petite
d'une tendresse quasi-paternelle où il entrait une indéfinissable
reconnaissance et comme une sorte de jalousie. Oui, il était jaloux, ce
vieux, et jaloux sans amour, jaloux seulement par égoïsme d'artiste.
Dans les premiers temps--après qu'il avait enlevé Gilberte à son atelier
de couture--il s'était imposé la tâche de veiller sur elle, de la loger,
de l'instruire, de lui donner des goûts d'élégance en harmonie avec sa
beauté. Aussi lui donnait-il de bons conseils--comme un vrai papa; et il
se montrait affligé, colère--comme un amant--lorsqu'il apprenait que,
cédant à des instances ou à des promesses, elle était allé poser chez
d'autres.

--Elle me fait des infidélités, disait-il alors.

Cette jalousie singulière ne s'arrêtait pas aux soucis du peintre;
elle allait plus loin, posait sur les actions, les démarches, les
préférences, les habitudes de la jeune fille. Longtemps, par exemple,
il s'était défié de Roland, en qui il soupçonnait un amant, et il avait
suivi, surveillé, épié la petite, ne se trouvant rassuré qu'au jour
où il eut conscience que le jeune poète était seulement un amoureux
éconduit.

Pour cela encore, Roland le détestait; mais, sachant l'admiration de
Gilberte pour le maître, il concentrait ses rancunes. A chaque fois
qu'il se trouvait en présence du vieux, il s'appliquait à lui faire
bonne mine, le saluait avec une vénération humble.

Ce soir, l'épreuve était plus rude, se compliquait de la présence de
Gilberte. Jusqu'alors Roland avait coudoyé le vieil académicien dans
des salons neutres et sévères où ses bavardages pouvaient être plus
facilement évités. Quand Gilberte lui disait:

--J'ai séance chez le père Hermann. Viens donc m'y prendre à cinq
heures... Il t'aime beaucoup et me demande souvent ce que tu deviens.

Il avait toujours imaginé des prétextes pour refuser. Savoir que
Gilberte allait rue d'Assas lui était un supplice; entendre parler du
maître lui déplaisait et l'agaçait. Il évitait de le rencontrer. Pour la
première fois, il se trouvait entre le vieillard et la petite.

Le dîner eût été lugubre sans l'intarissable bavardage d'Hermann pour
qui c'était une fête de passer les ponts et de monter vers les quartiers
où se sont cantonnés depuis quelques années nos peintres et nos
sculpteurs qui manqueraient de lumière dans les vieilles ruelles de la
rive gauche, et de recueillement dans le mouvement énervé du boulevard.
Certes, il était joyeux de retrouver là de jeunes talents, des renommées
naissantes, des esprits vaillants et hardis, mais sa plus haute
satisfaction était de pouvoir contempler encore, même dans ce cadre
étriqué et vulgaire, l'adorable modèle auquel il devait ses derniers
succès.

Pour employer une expression triviale, il la mangeait des yeux,
accordant peu ou point d'attention à Roland et aux autres, dédaignant
les câlineries des gamines. Et il allait, il allait...

Comme neuf heures sonnaient, il but son café d'un trait et se leva en
disant:

--Voici l'heure à laquelle on couche les garçons de mon âge... Roland,
si vous le voulez bien, nous allons rentrer cette enfant-là, et puis
vous me reconduirez un bout de chemin.

Gilberte demeurait à deux pas, rue de Laval, au coin de la rue Bréda.
Arrivée devant sa porte, elle tendit les deux mains à ses amis et
disparut.

Hermann alluma un cigare et prit familièrement le bras du poète.

--Quelle princesse, hein! dit-il en marchant et en désignant d'un geste
par-dessus l'épaule la maison qu'ils quittaient.

Puis, après une pause:

--Voyez-vous, Roland, mon garçon, cette enfant-là, ce n'est pas une
femme, c'est un monde. Il y a deux ans j'étais vidé, usé, fini quoi!
Une vieille barbe du Salon, un birbe à palmes vertes, quelque chose de
lamentable et de comique... Je peignais par routine, sans plaisir, je
faisais des portraits de magistrats et de femmes du monde, des types
embêtants... Eh bien, du jour ou j'ai eu déniché cette merveille-là,
changement à vue! Je me retrouve du talent, parole d'honneur, ce qui
ne m'était plus arrivé depuis 1865. Je me reprends à aimer mon art
franchement, passionnément, naïvement, comme je l'aimais à vingt ans,
quand j'arrivai à Paris. Absolument comme à vingt ans!... Toutes les
beautés que je rêvais alors et dont j'avais plein le coeur, plein la
tête, cette enfant-là me les a données... et sans compter, royalement.
Je lui dois de connaître Junon et d'avoir contemplé Cléopâtre. Cette
fille de concierge semble issue d'une race de dieux. A elle seule,
elle est aussi belle que Sémiramis, Pasiphaë, Imperia et la princesse
Borghèse, plus belle peut-être, car elle réunit, elle résume les beautés
éparses entre mille et mille femmes... Je ne suis pas encore arrivé à
saisir la tête d'expression de sa figure; elle les a toutes... Sur la
moindre indication, elle prend la pose, toute seule, naturellement pour
ainsi dire, avec une facilité et une rapidité d'assimilation qui sont un
don. Je n'ai trouvé ça chez aucune autre... Elle n'est pas un modèle,
elle est le modèle, le seul. Un pli du front, un mouvement de la lèvre,
une flamme où une langueur dans le regard, et elle se transforme,
elle se transfigure, elle revêt une beauté nouvelle, une splendeur
inattendue, un charme inconnu. Elle n'est pas seulement la forme pure,
créée pour la contemplation et l'ivresse des artistes; elle n'est pas
seulement la coupe divine, d'où se répand l'idéal, elle est l'esprit,
elle est l'âme, mon cher, elle fait penser... Admirable créature et
sublime tragédienne... Il ne faut pas se leurrer; ce qui survivra dans
mon oeuvre aura été inspiré par elle... Vous avez vu mon _Ophélie_?...
Eh bien, vous verrez mon _Hérodiade_... une Hérodiade blonde, c'est de
l'aplomb, ça, hein?... Eh bien, on jurerait une autre femme!... Plus
rien d'Ophélie n'a survécu dans le modèle; c'est farouche, c'est
terrible, ça a une allure d'horreur sacrée!... Voulez-vous me donner un
peu de feu?...

Ils firent quelques pas en silence; puis le vieillard reprit:

--A propos, j'ai lu votre volume de vers, le dernier, les _Tendresses_.
C'est beau, c'est très beau, et ça ne me plaît pas... Ne défendez
pas votre oeuvre, je m'explique; je vais du moins essayer de vous
expliquer... D'abord, vous avez du talent, beaucoup, beaucoup de talent,
de la sincérité, quelque chose d'honnête et de naïf qui séduit le
lecteur et le fait votre ami dès les premières pages... Mais croyez-vous
qu'il suffise en art de faire bien?... C'est une théorie; beaucoup
pensent qu'on répond à toutes les exigences de l'esprit en se bornant
à déployer une habileté maîtresse. Mais j'ai aussi ma théorie, et la
voici: On n'est un artiste qu'à la condition d'embrasser la nature
tout entière. Comprenez-vous? Par exemple, un peintre animalier est
un peintre animalier, mais il n'est pas un peintre. S'il n'est ému ni
devant l'homme ni devant la mer, s'il réserve toutes les ressources de
sa personnalité au culte des petits moutons et des chevaux anglais, cela
suffit, il est classé. Possible qu'il montre du talent et soit compté
pour un grand homme; ce n'est pas un artiste, c'est un spécialiste...
Vous, Roland, vous n'êtes peut-être pas un spécialiste, mais à coup sûr,
vous êtes un égoïste.

--Je ne comprends pas, fit Roland.

--Attendez... En art, on devient égoïste par accident. C'est votre cas
et ç'a été le cas de bien d'autres, parmi les premiers même... Tenez,
prenons par exemple Beethoven devenu sourd. Vous en êtes là. De même
que Beethoven n'entendait plus la chanson des bois, la plainte du vent,
l'éternelle et profonde symphonie de la nature et qu'il écoutait alors
pleurer en lui les mélodies de son coeur; de même vous avez perdu toute
tendresse pour les choses et les créatures qui vous entourent. Vous
écoutez chanter dans votre poitrine un jeune oiseau grisé d'amour qui
roucoule vos refrains à vous et qui pleure vos propres larmes; qu'il
vous survienne un espoir, qu'une souffrance vous atteigne, qu'une joie
vous éclaire, et vous consentez à vous émouvoir. Vous, toujours vous,
vous seul; ou plutôt l'amour qui est en vous. A part cela, au delà, rien
n'existe. Le monde croulerait que vous n'auriez pas un frémissement;
c'est tout au plus si vous regretteriez ce que ce monde aurait pu
produire pour parer votre idole... Et encore? Vous êtes amoureux, mon
pauvre ami, c'est-à-dire prisonnier. Vous vivez enfermé dans une pensée,
dans une seule ambition, dans un seul désir, dans un unique rêve, dans
une étroite servitude; et vous marchez à petits pas d'enfant tandis que
vous pourriez traverser le monde à grandes enjambées en sentant palpiter
tout entière, dans votre poitrine, l'immense humanité!

Il y eut encore un moment de silence. Maintenant Roland ne songeait plus
à interrompre l'académicien; il l'écoutait attentivement au contraire.
Le vieux s'arrêta pour rallumer son cigare, et il dit en reprenant le
bras du jeune homme:

--Si encore cet amour vivait dans votre livre. Mais non.... Entre nous,
il n'y a pas un seul vers de vos _Tendresses_ qui ne soit adressé à
Gilberte, n'est-ce pas...? Oui? Bon. Eh bien, Gilberte n'existe pas dans
le poème; elle en est absente. Votre oeuvre pourrait avoir été inspirée
par toute autre femme, la première venue qui serait jolie, Nana Mehrer
ou Bertha.... Vous êtes tellement préoccupé de vos sensations, du soin
de donner une forme à vos mélancolies, de mettre du sang dans les veines
de vos images, que vous avez oublié... qui? L'idole elle-même... qui
est pourtant autrement belle que vos rêves, enfant...! Tenez, le grand
sentiment de l'artiste, celui qui fait les grands artistes, ce n'est pas
l'amour, ce n'est pas un ambitieux désir, non, c'est plutôt ce dont il
souffre et ce qui le fait saigner: c'est le sacrifice.... Voulez-vous me
donner un peu de feu?

Ils étaient arrivés près de la Seine, sur la place du Châtelet et ils se
tenaient arrêtés entre les deux théâtres, comme s'ils eussent tacitement
consenti à se séparer là. Mais le père Hermann n'avait pas tout dit.

--Venez par ici, jeune homme. Je connais dans ce coin un verre de bière
hongroise dont vous me direz des nouvelles....

Quand ils furent attablés sur le trottoir de l'avenue Victoria, devant
une grande brasserie toute flamboyante:

--Je vous ai rasé, hein? fit le maître en changeant de ton, brusquement.

--Mais non! mais non!

--Mais si! C'est un privilège de mon âge; il ne faut pas m'en vouloir
pour cela.... Il est très vraisemblable que je vous aurai rabâché des
bêtises, mais j'ai mon idée et je la dis.... Si vous étiez peintre, vous
me comprendriez mieux.... C'est si rare, une femme véritablement et
parfaitement belle! Je n'en ai connu qu'une avant de rencontrer la
petite; c'était une figurante du Théâtre Historique--vous n'avez pas
connu ça, vous--un chef-d'oeuvre. C'est elle qui a posé la _Source_
d'Ingres et la _Marguerite_ d'Ary Scheffer. Elle a mal tourné.... Le
malheur de ces reines-là, c'est qu'un soir elles rencontrent de beaux
garçons et qu'elles se mettent à les aimer. Alors bonsoir...! La déesse
est embrigadée dans des habitudes de ménage, elle sent le pot-au-feu et
n'a pas peur de se noircir les mains. Au bout de deux mois, elle
est finie; la taille s'épaissit, la gorge tombe, les hanches se
déforment.... S'il arrive un moutard, c'est le comble! Le lendemain des
couches la femme est encore jolie, mais elle n'est plus belle.... Faites
donc la _Source_ d'après une maman! Prenez donc séance avec la mère
Gigogne pour ressusciter Léda ou Salambô...! C'a été l'histoire de la
figurante en question. Je l'ai racontée à Gilberte et je crois que ça
lui a fait de l'effet.... Allons bon! voici qu'il pleut. Je n'ai que le
temps de rentrer, je me sauve!

Ils allaient se séparer au coin de la rue, sur le trottoir, quand
le maître, regardant Roland en face, lui mit les deux mains sur les
épaules:

--Mon fils, dit-il, retenez bien ceci: Le jour ou Gilberte aura un
amant, ce sera peut-être une bonne affaire pour l'industrie mais ce sera
une perte irréparable pour l'art.... Aimez cette enfant-là en artiste,
en grand artiste courageux et dévoué; aimez-la sans désir, comme vous
aimeriez une impératrice ou une femme qui serait morte avant d'avoir pu
se donner à vous. Croyez-moi, les créatures comme elles valent mieux
qu'un baiser; elles méritent des chefs-d'oeuvre. La petite est née
pour l'art et pour les artistes, non pour la vie même. Son rôle est
de traverser seulement la vie pour entrer dans la gloire des
immortelles.... On n'est pas amoureux de Minerve, voyons...? On la
chante, on la célèbre.... Seriez-vous bien avancé si vous lui faisiez
un enfant? Bah! faites-lui une ode! Faites-lui gravir le Parnasse et
laissez-nous essayer de lui ouvrir les portes du Louvre où elle trônera
parmi les plus radieuses et parmi les plus pures. Des filles comme ça,
c'est trop beau pour les hommes.... Donnez-moi donc un peu de feu...?
Là. Je vais être trempé; bonsoir...!--Au revoir, maître!

Une heure après, Gilberte, ayant éteint sa lampe et voilé l'âtre où se
mouraient les tisons réduits en braises roses, revenait à sa fenêtre et
apercevait, à travers les lames alternées des persiennes, Roland, lourd
de pluie, engoncé dans son ulster, le chapeau sur les oreilles entêté et
tenant bon sous l'averse. Il allait, venait, rasant les murs, dans une
allure de sergent de ville ou de factionnaire, emplissant le quartier du
bruit de ses bottes, considéré avec inquiétude par les passants que le
temps et l'heure faisaient plus rares. Tantôt il marchait vers la
rue Frochot, s'arrêtait au coin de la place, levait la tête vers les
croisées de la petite; tantôt il retournait à la rue La Rochefoucauld,
s'abritait sous une porte cochère, puis revenait vers la rue Bréda.

Une à une les boutiques se fermaient, laissant le pavé noir et triste.
La rue de Laval était maintenant toute sombre. Point de bruit ou presque
point; de temps à autre le claquement lourd d'une porte retombant sur
le pas hâtif d'un locataire attardé, ou le tremblement d'une voiture
traversant la chaussée dans un scintillement de lanternes cahotantes et
de flaques éclaboussées.

Enfin, après un dernier regard aux fenêtres de Gilberte, Roland tourna
le coin de la rue Frochot, et disparut.

La petite laissa retomber son rideau.

Peut-être lui avait-on répété trop souvent qu'elle était jolie.

Toute gamine, elle avait laissé pressentir un étrange et farouche
orgueil. A l'âge où les fillettes chérissent des poupées et apprennent,
par les coins qu'elles leur donnent, en même temps l'art redoutable
des coquettes et la sollicitude auguste des mères, Gilberte aimait les
rubans pour elle seule. Dans cette maison de la rue des Martyrs dont sa
mère gardait la loge, c'était, parmi les locataires, à qui la gâterait,
lui donnerait des bonbons et de petites pièces blanches. Elle possédait
plein un carton de défroques pimpantes dont son art précoce formait des
parures; et son plus grand chagrin était de voir confisquer le carton
par la mère Bouvilain, dans ses accès de colère rouge.

Le jour où il fallut entrer chez une couturière, elle pleura. D'abord,
ça lui avait souri, cette idée de sortir, d'avoir chaque jour une
échappée dans les rues, à travers les passants, le long des boutiques
opulentes des beaux quartiers; mais quand, au premier soir, on rentrant,
elle se retrouva les mains salies, les doigts piqués de petites taches
noires; quand elle se sentit fatiguée, rompue, souffrante, l'horreur du
travail la saisit et elle apporta désormais dans sa tâche des rancunes
sournoises d'esclave fière. Le seul bon moment de la journée restait
l'heure de flânerie d'après déjeuner. Tout l'atelier sortait en bande,
courait aux boutiques de charcutier et chez les fruitières. Six sous de
petit salé. Deux sous de pommes vertes qui faisaient grincer les dents
et donnaient une vivacité chaude au carmin des lèvres. On mangeait sur
un banc du boulevard, près du bureau des omnibus, et on mettait les
morceaux doubles. La dînette achevée, les ouvrières secouaient leur
tablier de lustrine et, bras dessus bras dessous, parcouraient le
boulevard, accrochées au passage par des provocations bêtes et des rires
grivois de commis en ribote. A une heure on rentrait, on rapportait dans
l'atelier morose et discipliné plus de bonne humeur et de courage à la
besogne, des sujets à potins pour caqueter derrière la patronne, de
vagues et lents refrains de valses envolés d'un orgue de Barbarie au
voisin carrefour. Mais dès lors réapparaissaient la servitude et les
répugnances du labour quotidien, les longues tristesses courbées; et
Gilberte s'assombrissait en des rages muettes.

Vens la dix-huitième année il lui survint une aventure. Irma, sa
camarade d'atelier, une grosse fille réjouie que des employés du
voisinage guettaient chaque soir à sa sortie, Irma lui proposa une
partie de campagne; on irait manger une friture à Asnières avec M.
André, un employé du _Bon Marché_, qui amènerait un de ses amis. La
petite consentit mollement, n'étant ni rebutée, ni tentée, mais elle se
promit d'être prudente.

Le dimanche suivant eut lieu la promenade, une promenade bête dans une
campagne couverte d'usines puantes et de villas ridicules, le long du
fleuve troublé par des eaux d'égout et qui roulait des chats crevés dans
ses ondes boueuses. C'était laid et sale. La journée s'écoula presque
tout entière dans les cafés du quai occupés par des canotiers
tapageurs et par d'affreuses filles maquillées comme des figurantes de
café-concert. Après déjeuner, on traversa la Seine pour gagner l'île des
Ravageurs dont la bohème grossière des calicots et des pierreuses avait
envahi les escarpolettes et les baraquements vermoulus. Le dîner fut
servi sur une terrasse de gargote où venaient tomber les poussières du
chemin de halage. En bas, sur la chaussée, se succédaient les musiciens
ambulants, aveugles joueurs d'accordéon, chanteurs comiques à cheveux
blancs, petits pifferari italiens raclant sur de pauvres violons les
chansons de là-bas. Et tout autour, le brouhaha des lazzis violents
montant de la berge, coupés de deux en deux minutes par le sifflet des
locomotives et le grondement sourd des trains roulant sur le pont de
fer.

Gilberte s'ennuya. Vers dix heures du soir, au moment d'entrer au bal
des Canotiers, elle s'aperçut que M. André et son ami Édouard étaient
légèrement ivres. Elle refusa de danser, malgré les insistances de son
cavalier devenu singulièrement galant, et malgré l'exemple d'Irma qui ne
manquait pas un quadrille. Les trois jeunes gens montraient une
gaieté turbulente et nerveuse, couraient d'un bout à l'autre du bal,
interpellant des inconnus, lançant des apostrophes d'une cocasserie
calculée et lourde, offrant des bocks et tutoyant les passants. Ils
avaient rencontré des camarades et cela formait une bande en goguette
secouée par l'orchestre dans des poussières lumineuses. Gilberte étant
une poseuse--une mijaurée, disait Édouard--restait dans un coin obscur
du jardin, près d'un guéridon de tôle peinte, devant une chope vide.
Tout à coup des cris, des injures, un tumulte de voix exaspérées.
La petite, grimpée sur sa chaise, aperçut au milieu du bal M. André
gesticulant dans un groupe. Il était pâle, suant, furieux, et se
débattait contre quatre gros canotiers aux bras nus, aux biceps énormes,
et qui le cognaient serré. André, sans chapeau, la cravate arrachée, une
longue raie sanglante au front, hurlait, les traitait tous de «sales
voyous», appelait la police. Puis un silence brusque; des gardes
municipaux tombant dans le tas, séparant les combattants, arrêtant tout
le monde. Tremblante, elle vit emmener M. André, les canotiers, Irma qui
pleurait; tandis que la foule suivait en ricanant, laissant la salle
vide. Comme elle sortait, Edouard la rattrapa. Ce n'était rien,
l'affaire. Une peignée, quoi! à cause d'un canotier qui avait embrassé
Irma, André s'était fâché. Vlan! une gifle! Était-ce bête! Se manger
le nez pour des plaisanteries comme ça, dans une fête, un dimanche! Il
donnait tort à son ami, carrément. Pour lui, il avait plein le dos de
cette partie de campagne, et il rentrait se coucher. Oh, mais oui!

Gilberte parlant d'attendre Irma, il protesta. Pourquoi faire? Aller au
commissariat, se faire emballer avec les autres? Non, par exemple!

--Voyez-vous, ma petite, il vaut mieux rentrer. On les relâchera
seulement pour le dernier train...

Très triste, effrayée de rester seule, Gilberte suivit le jeune homme.
Aussi bien elle était impatiente d'échapper à cette cohue. Un fiacre
traversait la rue de Paris, rentrant à vide; Edouard l'y poussa, prit
place à côté d'elle--et la voiture partit.

D'abord un silence. Edouard avait baissé une glace et fumait près de la
portière en regardant vaguement la route. Gilberte, peureuse, s'était
tassée en son coin, ramenant ses jupes, se faisant petite. Un effroi lui
galopait dans la cervelle, et le souvenir de cette journée écoeurante
dénouée par une lutte sauvage la rendait tremblante. La voiture ne
roulait pas assez vite à son gré; elle eût voulu être déjà rentrée,
remonté dans sa mansarde, séparée définitivement par la porte cochère de
la bacchanale où elle regrettait de s'être aventurée. Ah! quand on l'y
repincerait, il ferait chaud! Pour sûr!... Par bonheur encore Édouard
s'était trouvé là, disposé à la reconduire; sans cela que serait-elle
devenue au milieu des voyous et des pochards d'Asnières? Et Irma? Et M.
André? Que leur arrivait-il là-bas, chez le commissaire?...

Édouard jeta un cigarette, releva le carreau et tourna la tête. Sans que
rien eût pu lui faire pressentir l'attaque, Gilberte sentit une main
robuste et décidée se glisser autour de sa taille entre sa robe et le
capiton de la voiture. Dans un mouvement rapide, la main s'avança, la
saisit fortement, l'attira, tandis qu'une autre main par devant lui
tenait la gorge et qu'elle sentait passer sur son visage, près de sa
bouche, une grosse moustache rude imprégnée de tabac et d'eau-de-vie.

Elle essaya de repousser le calicot mais vainement. Il la tenait avec
une solidité massive d'éteau, lui brisait les bras et tordait rudement
ses poignets, l'assaillant en silence et avec une sorte de rage, comme
une brute. Et il lui parlait tout bas, en sifflant:

--Voyons, voyons, bébé, ne fais pas la bête... sois convenable... A-t-on
jamais vu! En voilà des manières! Pourquoi es-tu venue alors?

Elle luttait de toutes ses forces.

--Laissez-moi! Je vous dis de me laisser! Voulez-vous me laisser?...
Laissez-moi, ou je crie!

--Crie, va!

Redoublant d'efforts, il parvint à la maintenir d'une seule main en lui
tenant les deux bras douloureusement joints derrière la taille. Pour
mieux la dompter il s'était levé debout dans le fiacre et, un genou plié
sur le coussin, il essayait, avec sa main libre, de lui renverser la
tête en arrière. Elle fut prise. Une gloutonnerie de baisers grossiers,
emportés comme des coups de dents, s'abattit sur son visage, lui mouilla
les joues, les paupières, le front, la nuque, tomba sur sa bouche avec
force, avec des secousses de brutalité farouche. Elle eut l'horrible
sensation de se sentir à la fois comprimée et bâillonnée par ces lèvres
immondes et velues, s'imposant au point de lui faire du mal; et pendant
qu'elle râlait un râle nerveux sous cette caresse bestiale, l'autre main
d'Édouard, rapide, violente, s'attaquait à son corsage, arrachant les
boutons, crevait les boutonnières élargies, rompait les cordons, et
descendait sur son cou, sur sa poitrine, s'accrochait à ses seins comme
une araignée énorme et lourde. Elle essaya d'appeler, mais aucun cri ne
sortit de sa gorge asséchée par l'épouvante; aucun son sinon ce râle
monotone, sourd qui faiblissait, faiblissait... Et cette bouche toujours
collée invinciblement sur sa bouche, cette haleine chaude qui lui
enflammait la face, ce front moite de sueur qu'elle sentait dégoutter
sur son front... Un étourdissement la prit, comme à une tête abattue; il
lui sembla qu'autour d'elle tout tournait dans une ronde de vertige, le
fiacre, les lanternes cloisonnées de flammes vertes, les maisons qu'elle
devinait allongées en bordure des deux côtes de la route, et la route
elle-même, tout le tremblement. Un tournoiement lui affadissait
l'estomac, lui donnait mal au coeur, la faisait inerte et quasi-saoule.
Edouard aurait pu la lâcher sans avoir à redouter la plus molle
résistance.

Malgré la furie sanguine à laquelle il appartenait, Edouard s'aperçut de
cette défaillance. Il lui avait fallu toute sa force jusqu'alors pour
dompter la belle fille, et il en était à bout. Sans un cahotement de
la voiture qui avait jeté de côté l'enfant, peut-être il lui eut été
impossible de s'en rendre maître, car elle s'était rudement défendue.
Quand il la vit ainsi, assouplie, vaincue; quand il devina la fatigue
dans l'énervement lâche de ses poignets meurtris et dans le soulèvement
ralenti de sa poitrine, il lui fit des caresses plus douces, des
caresses calculées, savantes, et lui donna des baisers moins rudes.
Toujours en la maintenant cependant. Puis, par degrés, croyant à une
hypocrisie de grisette rouée ou profitant lâchement de sa victoire, il
s'enhardit. Alors elle eut un cri déchirant, un hurlement féroce; elle
bondit, se releva, serrant les genoux et saisissant à pleines mains les
cheveux du calicot, et, comme il osait encore, elle se pencha sur lui,
furieuse, affolée, et le mordit cruellement, à même l'oreille.

--Ah! nom de Dieu!

Il allait l'assommer quand la voiture s'arrêta net, dans un large cercle
de lumière traversé par des hommes en uniforme et fermé par une grille
allongée entre deux épaisses murailles. C'était le poste des préposés de
l'octroi, la porte de Paris sur l'avenue de Clichy. Gilberte et Édouard
reprirent hâtivement une attitude correcte; elle en rajustant son
corsage défait et fripé, lui en essuyant, à l'aide de son mouchoir, un
filet de sang qui lui coulait de l'oreille sur son col de chemise. Un
homme vint ouvrir la portière.

--Vous n'avez rien à déclarer?

Édouard répondit d'une voix brève:

--Non.

Mais la petite n'attendit point que la voiture reprit sa marche. D'un
saut, elle fut à terre, laissant le calicot rager au fond de son fiacre.
Et comme il se levait pour la suivre, elle regarda fixement, d'un regard
dur, haineux, et lui dit avec une voix que la colère rendait tremblante:

--Si vous descendez, je vous fais arrêter.

Le jeune homme eut peur--peur d'une mauvaise affaire et peur aussi du
ridicule. Il partit en jetant à la petite une injure crapuleuse.

Le premier tramway qui passa emmena Gilberte chez elle.

Cette nuit-là, il lui fut impossible de dormir. Pendant des heures, elle
se tint debout, en chemise, devant le miroir de sa commode, à regarder
sur son cou, sur son visage et sur ses seins les traces des doigts et
les marques des baisers de ce misérable. Les doigts avaient creusé
comme des sillons rouges, d'un rouge violacé et sale, effilés de stries
sanglantes là où la peau avait cédé sous la contraction des ongles; les
baisers avaient laissé des signes minces, allongés comme des coupures,
et laissant transparaître sous l'épiderme du sang prêt à jaillir. Elle
vit ses bras humiliés et noirs, marbrés de plaques affreuses, et ses
poignets endoloris dont l'un--le poignet gauche--saignait, éraflé par un
mince bracelet d'argent qui s'était brisé dans la lutte.

Longtemps elle alla du miroir à son lavabo, une éponge à la main, se
couvrant d'eau pour effacer les stigmates. Les taches reparaissaient
plus vives, rallumées par cette fraîcheur; et, dépitée, Gilberte sentait
grossir en elle des colères infinies. Les sillons rouges du sein
l'exaspéraient, ils éclataient sur sa peau blanche d'une blancheur de
jeune ivoire comme l'empreinte d'un tatouage flétrissant. De plus, sa
chair était brûlante, souffrante partout où le lâche avait posé ses
mains. Est-ce qu'elle allait tomber malade maintenant à cause de cet
homme? Il ne manquerait plus que cela! Elle se voyait gardant le lit,
mise à la diète, couverte de compresses. Oh! le misérable!...

Dans l'espérance du sommeil, d'un repos, elle éteignit sa bougie et se
mit au lit. Mais non. Une surexcitation maîtresse lui tint les yeux
ouverts dans la nuit. Jusqu'au jour, elle demeura accroupie sur sa
couche, les coudes aux genoux, le menton dans ses doux poings fermés.
Elle revit la scène du fiacre, la lutte, Édouard penché sur elle,
cette tête d'homme rouge, suante, qu'éclairaient, dans des lumières
fantastiques, les lanternes de la voiture et les becs de gaz fuyant
sur la chaussée; elle frissonna au souvenir des contacts qui l'avaient
salie, des paroles ordurières qu'elle avait entendues, du danger évité,
de sa peau tuméfiée et douloureuse. Elle répéta cent fois:

--Alors, c'est ça?... C'est donc ça?...

Les incidents de la soirée tourbillonnaient dans sa pensée comme une
fantasmagorie macabre. Voilà donc pour quelles satisfactions basses elle
voyait autour d'elle tant de filles tourner mal. Des faux plaisirs, des
promenades assommantes, des restaurants poussiéreux, des bals canailles,
l'absinthe, la bière, l'eau-de-vie, et le poste de police. Et les
hommes? des brutes. Ah ça! elle avait donc le diable au corps, cette
Irma, avec sa rage d'envolées chaque dimanche? Et son André... encore un
joli monsieur celui-là!...

--Alors, c'est ça?... C'est donc ça?...

Oh! ce fiacre... Et penser que, toute la journée, ce misérable Édouard
lui avait répété qu'il était amoureux d'elle; et qu'Irma lui en parlait
comme d'un garçon très bien. Amoureux... L'amour...

--Alors, c'est ça?... C'est donc ça?

Et, durant la désolation de cette nuit muette, Gilberte humiliée sentit
fleurir en elle, comme une sauvage touffe d'immortelles rouges, la
haine, l'effroi et l'insurmontable dégoût de l'homme.

C'est par le peintre du troisième qu'elle connut, peu après, le père
Hermann. On lui avait demandé d'abord une heure ou deux de séance, par
pure complaisance, en promettant de lui faire son portrait.

Le premier louis que lui offrit le bonhomme,--pour sa peine--elle le
refusa, se montrant très surprise d'être récompensée pour si peu; mais
le vieillard insista, déclara qu'il n'entendait pas lui faire perdre son
temps, ajouta qu'il aurait encore et souvent besoin d'elle. Puis comme
elle ne comprenait pas, il lui expliqua que c'était un métier d'être
modèle, et cita des femmes qui gagnent à poser quatre, cinq, six cents
francs par mois.

--Alors, si je voulais?...

--Toi, petite, tu es une fortune.

--Ah?...

Il n'eut pas grand'peine à la décider. Aussi bien Gilberte détestait
sa besogne de couturière, cette besogne obscure et fatigante. Sur
l'assurance qu'on ne la laisserait manquer de rien, elle se sauva de la
loge maternelle avec son pauvre baluchon de bardes et le précieux
carton rempli de rubans aux couleurs violentes. Près d'Hermann, elle
n'éprouvait aucune crainte. Outre que l'académicien était bien vieux, il
rassurait la petite par des procédés mêlés de tendresse, de sollicitude
et d'un étrange respect. Il ne lui prenait pas la taille, n'essayait pas
de l'étourdir avec des promesses; et, quand il l'embrassait, c'était
pour ainsi dire en papa, doucement, sur le front, parmi les frisons de
ses boucles blondes, ou bien encore sur les deux joues, de bon coeur,
comme on fait aux bébés. Pas l'ombre d'une coquetterie ni d'une
provocation; un peu de galanterie, mais de cette galanterie enjouée et
bienveillante qui est propre aux vieillards aimables. Ainsi, dans
ses jours de belle humeur, il achetait à la petite des babioles
admirablement choisies pour lui plaire et l'embellir; il choisissait des
étoffes pour ses robes, des chapeaux, s'occupait d'elle, non point tout
à fait peut-être comme un père s'occupe de sa fille, mais au moins à la
façon d'un oncle qui protège et gâte sa nièce.

Le jour où il lui commanda pour la première fois de se dévêtir, il
fut abasourdi de tant de docilité. Gilberte ne montra pas la moindre
hésitation. Posément, comme si elle se fut déshabillée dans sa chambre
pour se mettre au lit, elle ôta son corsage, mit à nu ses épaules rondes
d'un dessin harmonieux et pur, ses bras d'amazone antique, gracieux et
souples, veloutés d'un imperceptible duvet de soie dorée donnant à la
chair ces ombres vermeilles que se plaît à caresser le pinceau d'Henner.
Sous ses doigts actifs, les cordons de ses jupes se dénouèrent, le
corset céda, délivrant une poitrine jeune et charmante; deux petits
pieds légèrement meurtris par des fatigues anciennes sortirent d'une
paire de mules longues comme des mains d'enfant. Quand elle se vit on
chemise, les jambes nues, elle eut un moment de réflexion silencieuse
trahie seulement par un froncement de sourcils dont s'ombragèrent ses
yeux profonds; puis un mouvement d'épaules, un petit geste de la tête
qui voulait dire «Allons donc!...» La chemise tomba, s'arrondit à ses
pieds comme une peau de cygne, tandis que dans une allure adorable,
Gilberte, les deux mains au chignon, répandait, sur ses épaules nues et
jusque sur ses talons roses, les lourdes cascades d'or de sa chevelure.

Cette séance vit naître l'esquisse de la _Bacchante_, page superbe que
Paris admira au Salon de 1876, et qui valut au maître la grande médaille
d'honneur. Le public et la critique furent unanimes; ce fut plus
qu'un grand succès pour l'académicien, un triomphe. Avant cette année
mémorable, Hermann s'était vu classer parmi les anciens qui survivent à
leur gloire et dorment sur les lauriers flétris de leurs jeunes années.
On disait de lui: «Il est fini.» Eh bien, pas du tout; il reparaissait
tout à coup aussi jeune que les plus jeunes, avec une toile admirable
qui ne devait rien à personne ni à aucune école. C'était beau, et
c'était hardi. Les plus avancés convinrent qu'on pouvait appartenir
à l'Institut et cependant avoir du génie. On chercha la clef de ce
surprenant mystère, l'explication du miracle; on parla d'un voyage à
travers les musées étrangers, d'études nouvelles, de Velasquez, de
Michel-Ange, des flamands... et nul ne songea à la jolie fille, vêtue
comme une petite reine, qui venait chaque matin, une heure durant,
contempler le chef-d'oeuvre du maître, et écouter, avec des frissons
d'orgueil, bourdonner autour d'elle l'admiration de la foule.

Dès lors, elle appartint à Hermann, corps et âme. Elle devint à la fois
son esclave et son enfant, sa chose enfin. Quand le vieux bavardait,
parlait de son art, de ses admirations, de la passion naïve qui avait
survécu dans son coeur aux amertumes et aux désenchantements d'une
longue carrière, quand il racontait les maîtres, l'éblouissante famille
des esprits et des talents gardant ses traditions géniales depuis
Giotto jusqu'à Manet, la petite écoutait avec une attention religieuse,
s'efforçait de comprendre, ouvrait son intelligence à cette initiation
du beau et du grand.

Peu à peu un germe d'idéal naquit en elle.

Il lui sembla qu'en la délivrant du servage, en l'arrachant à la loge
obscure de la rue des Martyrs, le père Hermann lui avait ouvert, toutes
grandes, les portes d'un monde inconnu, merveilleux, dont les lumières
la laissaient éblouie. Et quels dédains lorsqu'il lui arrivait de songer
à son existence passée qu'elle entrevoyait par ombres fugitives, comme
un cauchemar invraisemblable! Combien elle se jugeait différente des
filles parmi lesquelles elle avait vécu. Irma, cette grue! Et son
enfance. Les escaliers à balayer, les lettres à monter aux locataires,
les soirées enfermées dans la loge avec sa mère revêche et grognon, les
robes noires de laine dure, les tabliers de percale, les manches usées
aux coudes, les travaux rebutants!... Et maintenant, quelque chose comme
une royauté, la gloire d'être utile, la conscience que l'art lui devrait
une splendeur, qu'elle resterait un objet d'admiration pour les âges
futurs!... Ce mot magique, «l'art,» sonnait à son oreille avec un éclat
triomphant de trompette guerrière précédant un défilé majestueux de
créatures héroïques: des déesses, des fées aériennes, des dryades
assoupies dans l'ombre fraîche des bois, des impératrices aux vêtements
tissés de pierreries et foulant aux pieds des peaux de tigre, des
courtisanes nues bercées sur des tapis de pourpre ou emportées par des
galères fleuries.

Au Salon, devant la _Bacchante_, elle goûtait une volupté délicieuse.
Les paupières mi-closes, la narine dilatée comme pour aspirer un parfum
brûlant à ses genoux, elle écoutait la musique des hommages. Toujours
on louait le maître, mais souvent aussi on parlait d'elle. Quelques-uns
admiraient à voix basse, avec des respects; d'autres, bavards,
détaillaient la _Bacchante_ avec un sang-froid connaisseur d'anatomiste.
C'étaient ses bras, ses genoux, sa taille, ses hanches, ses mains de
patricienne, ses pieds de princesse chinoise, cette peau sous laquelle
on devinait le frémissement d'une sève jeune et riche... D'autres encore
donnaient à leur admiration une forme brutale, une tournure de désir
effrontément exprimé; et ces louanges audacieuses secouaient la petite
d'un frisson. Elle ne se sentait pas offensée; bien au contraire, il
lui plaisait d'entendre l'hommage des rustres, ça lui faisait l'effet
d'avoir dompté des bêtes, c'était comme une pointe d'odeur aigre corsant
l'encens épars autour d'elle. Volontiers elle serait restée là des
heures, une journée entière, à entendre se mêler les voix chuchotantes,
tandis que, rêveuse, elle se voyait non plus en _Bacchante_, non plus
dans cette pose emportée et délirante qui la faisait pareille à une
vierge ivre, mais plus belle encore et par mille fois différente, tour
à tour semblable à chacune des beautés glorieuses immortalisées par la
main prestigieuse des maîtres.

Un égoïsme souverain la possédait et, de bonne foi, par une illusion que
d'ailleurs Hermann se plaisait à aviver, elle s'imaginait avoir droit
à une part dans le triomphe de la _Bacchante_. L'académicien ne lui
avait-il pas répété qu'il lui devait ce succès? D'ailleurs, à ce premier
Salon, elle avait comparé. Certes, il y avait là, et par centaine, des
nymphes, des faunesses, mais aucune n'offrait à la pensée, en même temps
qu'aux yeux, la réalisation de l'absolu dans le beau. Il manquait à ces
visages quelque chose d'indéfinissable et de nécessaire. Ces filles
gardaient un air bête, n'avaient assurément pas compris la pose,
n'étaient pas entrées «dans la peau du bonhomme», comme disent les
comédiens. Enfin «ce n'était pas ça». Puis, au bras d'Hermann, elle avait
fait la connaissance de quelques-unes de ces filles. Ah! ma foi, toutes
des Irmas, ni plus ni moins. Toutes des rouleuses, des niaises, très peu
modèles; préoccupées surtout d'un amant, d'une noce à faire, d'un
dîner en cabinet particulier, et des robes à étrenner dans des bals de
barrière. Un beau monde, vraiment! Une jolie collection! Deux ou trois
seulement paraissaient capables de poser véritablement l'ensemble. Et
encore! Les autres fichues, éreintées, avec des tailles épaissies, des
poitrines tombantes, des joues creuses, Pas une n'aurait pu poser la
_Bacchante_. Et des manières!... Et des voix!... un parler rauque
sortant d'une gorge brûlée par l'absinthe et crevée par des chansons de
beuglant. Quelques-unes toussaient à faire pitié et, bien certainement
ne verraient pas le prochain avril. Bientôt tutoyée par ces filles,
Gilberte se laissa faire, joua au bon garçon, redoutant de paraître
maniérée; mais elle les jugea avec hauteur et, au fond, ne se trouva
jamais que des mépris pour ce troupeau.

Ces fiertés inattendues ravissaient l'académicien. Après avoir
longtemps redouté de perdre la petite, il commençait maintenant à
se tranquilliser. Il l'avait surveillée d'abord, et de très près,
sollicitant ses confidences et lui offrant des pièges cherchant dans
les paroles ou les démarches de cette créature singulière la trace d'un
vice, d'un regret, d'un penchant. Rien. Elle était bien à lui, à lui
et à cet idéal bizarre qu'il avait fait luire en elle. Elle demeurait
chaste, calme, glacée, ne songeant jamais à sa mère, ni à ses soeurs, ni
à une amie quelconque, se devinant une âme et ne se sentant ni coeur ni
sens,--femme seulement pour l'art et sous le rapport plastique. Dans
l'univers, elle n'aimait rien, rien,--sinon ce vieux de soixante-cinq
ans, qu'elle eût quitté sans l'ombre d'un regret s'il avait tout à coup
renoncé à peindre.

Au café de La Rochefoucauld, qu'elle avait adopté comme restaurant en
venant s'installer rue de Laval, elle fut plusieurs fois assaillie ou
tentée.

Ce fut d'abord David, un bellâtre niais, qui essaya de la mener à mal
en lui offrant de temps à autre les cinquante sous de son dîner; puis
Willine, un charmeur spirituel, doux et d'une politesse caressante;
enfin l'aquarelliste Florin qui, deux mois durant, la suivit obstinément
par les rues.

Elle les repoussa tous, mais sans hauteur, avec esprit, en bonne fille.
A David elle répondit par quelques mots brefs, secs, polis, auxquels
nulle réplique n'était possible; elle traita différemment Willine dont
le langage séduisant l'intéressait; Florin fut bafoué gaiement. Certes,
aucun de ces hommes ne lui faisait peur. Tandis qu'ils lui parlaient,
elle songeait à autre chose, au tableau commencé, à sa séance de la
journée, aux triomphes prochains. On ne pouvait lui reprocher aucune
affection de pruderie. Jamais elle ne cherchait des allures de reine
offensée et ne prononçait ce mot bête où se révèle l'hypocrisie comique
des filles: «Monsieur, pour qui me prenez-vous?» Aussi bientôt, la
colonie de La Rochefoucauld l'aima d'une amitié fortifiée par beaucoup
d'estime. Le vieux Legaz l'avait proclamée «une fille sérieuse», et cela
suffit pour garder des négligences et des malpropretés du trottoir cette
belle créature qui exerçait fièrement un métier douteux et demeurait
vierge en ignorant la pudeur.

Car dans ce milieu d'hommes cavaliers et bons vivants, la petite ne
s'effarouchait pas d'une parole, même vive. Bien qu'elle n'intervint
jamais dans les conversations où de vigoureux propos étaient échangés,
aucune rougeur ne lui montait à la face. On eut dit un vieux garçon
sans vergogne dont les oreilles auraient pris en de certains milieux
suspects, l'habitude des plaisanteries salées. Dans les premières
semaines, seulement, elle écoutait ces choses d'un air grave, avec une
attention bizarre, et comme pour les graver dans sa mémoire.

Quand une grossièreté venait lui heurter l'oreille, Gilberte éprouvait
pour ainsi dire une impression rassurante, et son mépris des hommes
s'augmentait encore. Oui, brutaux et grossiers, tels étaient bien les
hommes. Celui-ci parlait indiscrètement de sa maîtresse, une femme
mariée, une raseuse, un crampon, qu'il allait lâcher, et un peu plus
vite que ça. D'autres se vantaient de n'aimer jamais; les amourettes
prennent du temps et coûtent gros. D'autres encore formulaient des
théories capables de donner la nausée à un greffier de cour d'assises...

Un seul l'étonna parmi ces plaisants effrontés: Roland. Ce grand garçon
n'était pas en tout semblable aux autres. Gilberte commença par lui
trouver de la distinction, du charme, quelque chose de féminin qui lui
allait à ravir, une timidité touchante et polie. En outre, il était
moins parleur, ne se livrait point, écoutait en montrant un vague dédain
ennuyé. La petite réfléchit et s'arrêta à cette supposition que le poète
Roland se recueillait sous une tristesse; elle imagina une sorte
de roman douloureux comme en ont produit les amateurs de l'école
poitrinaire. Mais quelle apparence?... Le jeune homme avait ses heures
de gaieté et d'enthousiasme; il lui arrivait de divaguer comme les
autres. Mais alors encore il restait différent des autres, et son rire
sonnait avec une intonation claire, franche, qui surprenait fatalement
Gilberte et lui faisait lever la tête, comme à un appel.

Aussi Roland devint-il bien vite un camarade. Le hasard rapprocha leurs
tables et, un beau soir, que le café était bondé, il n'y eut qu'une
table pour eux deux--accident qui s'établit dès le lendemain en
habitude. Gilberte s'était renseignée. Roland était pauvre; on lui
savait un petit emploi à la Bibliothèque nationale dont le salaire lui
suffisait pour vivre modestement, il avait publié trois volumes de beaux
vers dont l'un avait été couronné par l'Académie française, enfin il
publiait dans les journaux littéraires de courtes «nouvelles», finement
ciselées et que les vrais lettrés estimaient fort. Au café, on le voyait
depuis trois ou quatre années, et toujours seul. Jamais une maîtresse
n'était arrivée à son bras, jamais un ami n'avait partagé son dîner.
De loin en loin, il s'absentait, demeurait un mois sans paraître. Et
c'était tout.

Sans le vouloir, Gilberte se montra plus réservée envers Roland qu'à
l'égard de tout autre. Peut-être bien après tout que ce garçon-là était
simplement un hypocrite, qu'il avait quelque chose à cacher. Elle le
trouvait singulier, inquiétant, un peu trop semblable à elle-même. Pas
une maîtresse, pas un ami; comme unique préoccupation le travail, la
lecture, l'art. Aucun goût pour les filles. Il tutoyait cependant la
bande des modèles, ne refusait pas une jolie main tendue et s'attablait
même quelquefois à côté de Victorine ou de Bertha, mais cela avec une
indifférence visible, en homme qui veut agir comme tout le monde et
épouse sans répugnance les habitudes du milieu qu'il s'est choisi.
Jamais il ne lui arrivait de sortir avec l'une d'elles, ainsi que
d'autres le faisaient parfois, le soir. De tous les habitués, seul
il gardait une allure mystérieuse qui invitait à la réserve et à la
prudence.

Après quelques jours, les défiances de Gilberte s'évanouirent. A n'en
pas douter, Roland était sincère. On pouvait même le trouver naïf. Bien
qu'il eût vingt-cinq ans, il conservait des admirations enthousiastes;
à l'entendre, la petite s'imaginait Hermann jeune. Oui, un croyant, un
passionné comme Hermann. L'habitude aidant, la présence du poète devint
bientôt nécessaire au modèle; elle l'attendait lorsqu'elle arrivait
avant lui, se sentait à de certaines heures des impatiences de le
rejoindre. Malgré la promesse qu'elle s'était faite de quitter le café
chaque soir aussitôt après son dessert grignoté, elle s'attardait en
face du jeune homme et oubliait les heures en l'écoutant. Les soirs
où il arrivait tout de noir vêtu et avec sa cravate blanche, elle lui
faisait mauvaise mine, montrait des moues d'enfant en pénitence, lui
reprochait son goût pour les Français et pour l'Opéra. Puis elle
rentrait plus tôt qu'à l'ordinaire, remontait à son petit logement de
la rue de Laval, ennuyée, avec des regrets, une sensation de vide et
d'absence.

Lui se plaisait autant à cette camaraderie charmante. Ça formait comme
un petit ménage sans ménagère, sans pot-au-feu, sans prose. C'était
gentil, enfin. Cette petite apportait une grâce dans sa vie pauvre.
Jusqu'alors il lui semblait avoir vécu comme dans un bois sans oiseaux.
Son amitié s'ingéniait vers des attentions délicates. Souvent il
apportait à Gilberte des bibelots sans grande valeur mais toujours
choisis avec un goût d'artiste. Absolument comme le père Hermann, mais
avec quarante années de moins. Il lui donnait des livres, des gravures,
des chinoiseries, de vieux bijoux découverts chez les antiquaires de la
rue de Provence et de la rue Lafayette, Au dîner, il ne lui parlait
ni d'elle ni de lui-même, mais d'un poème publié le matin, du drame
représenté hier, d'Alfred de Vigny, de Victor Hugo.

Jamais un mot d'amour; une seule fois, il songea à lui dire qu'elle
était belle, et il réussit a bien le dire, car elle savait maintenant
l'art de bien dire. De même que le père Hermann l'avait initiée à
l'admiration des couleurs vermeilles et des formes divines, de même
Roland lui révélait les mystères de la pensée et les charmes endormeurs
du rhythme. Le vieux peintre avait épuré son goût, le poète élevait son
esprit. Il lui expliquait les maîtres dans l'art d'écrire, lui composait
une petite bibliothèque choisie, s'appliquait à l'intéresser et à
l'instruire.

C'était charmant. Et quelle bonne poignée de mains, le soir, en se
quittant. Ils se disaient au revoir en plein café, devant tout le monde.
Cela, Roland y tenait. Il ne fallait pas que les mauvaises langues--les
gamines attablées sous l'escalier--pussent jaser. Le premier il eut
cette pensée délicate. Gilberte lui en fut reconnaissante, mais
seulement comme d'une simple politesse. Qu'est-ce que cela pouvait
bien lui faire, l'opinion de ces filles? Et en quoi leurs potins
pourraient-ils l'atteindre?

Quand elle parla au père Hermann de son nouvel ami, l'académicien fut
hanté d'une inquiétude.

--Ah diable!...

Alors il lui raconta l'histoire de l'autre, la belle figurante du
Théâtre-Historique qui avait si mal tourné. Il l'avait rencontrée un
an après son collage avec ce clown du boulevard du Crime; eh bien, la
pauvre fille était méconnaissable, absolument méconnaissable. Un paquet!
Hein? Comprend-on ça? Avoir été la _Source_ d'Ingres, pouvoir devenir
Vénus, Omphale, Diane, est-ce qu'on sait?... Et se résigner à n'être que
Mme Clown!...

Gilberte avait écouté ce récit sans en comprendre l'opportunité. Est-ce
que Roland était amoureux d'elle? Est-ce qu'elle aimait Roland? Ah bien
oui!... avec ça qu'ils y pensaient!... Vrai, s'il ne devait rester
qu'eux deux sur la terre, le monde finirait bien vite.

Elle ne répondit pas au vieux maître.

En effet, son affection pour Roland restait admirablement innocente.
Elle ne pensait pas à mal, considérant le poète comme un autre Hermann,
un Hermann jeune, un maître nouveau qu'il lui était permis de tutoyer
et de traiter un peu en frère aîné. D'ailleurs Roland ne songeait pas à
elle. Donc...

Elle avait raison alors. Roland n'était pas amoureux.

Un soir, après dîner, il se leva, tendant la main vers son chapeau.

--Comment, tu pars?...

--Mais oui.

--Où vas-tu?

--A l'Opéra-Comique.

--Ah...

Elle avait dit «ah» d'un air ennuyé, en fronçant le sourcil. Roland,
tranquillement, mettait son pardessus.

--Tu vas seul?

--Oui.

Elle hésita un moment, craignant de se montrer indiscrète et redoutant
un refus; mais enfin elle ajouta:

--Veux-tu m'emmener?

--Certes.

Le jeune homme avait été surpris. Jamais encore la petite ne lui avait
adressé pareille demande. D'ordinaire, ils se quittaient paisiblement.
Maintenant, l'enfant s'ennuyait peut-être. Après tout, elle n'avait pas
une existence bien gaie.

Dix minutes plus tard ils partaient. Gilberte s'amusait fort. Au bras de
Roland elle avait une démarche légère, vive, et sa robe de soie donnait
un joli froufrou.

Après le spectacle, ils remontèrent lentement la rue Fontaine et la rue
Bréda, en causant amicalement. Devant la porte de sa maison Gilberte
retint un instant son ami, ayant encore quelque chose à lui dire. Ils
parlèrent de la pièce, de la musique qu'ils venaient d'entendre, des
actrices, etc. Enfin ils se dirent adieu.

La petite avait tiré le bouton de la sonnette. Ils se tenaient la main
et, comme la porte s'ouvrait, Roland, sans trop savoir ce qu'il faisait,
machinalement, se pencha vers Gilberte pour lui donner un baiser.

Elle se recula, disant d'un ton emporté par la colère:

--Ah! non! non!

Et s'échappant brusquement, elle entra chez elle et rejeta vivement la
porte.

En se déshabillant, dans sa chambre, elle eut un accès de tristesse
nerveuse; elle pleura.

Comment! Roland aussi? Il avait voulu l'embrasser, il lui tenait la
main, il l'attirait. Alors, c'était donc un homme comme tous les
autres?... Un souvenir lui revint: Edouard, le fiacre, la route
d'Asnières, ses larmes et son humiliation de la douloureuse nuit. Son
parti fut arrêté. Elle ne retournerait pas à La Rochefoucauld, ne
reverrait plus Roland, jamais, jamais.

Et puis? Et après? Certes,--elle le comprenait maintenant--il était
impossible de vivre en sauvage, comme une ourse, sans serrer de temps en
temps une main amie, sans entendre une parole cordiale et tendre. Il y
avait bien le père Hermann, oui; mais ce n'était pas la même chose. Où
aller demain? Au café de La Rochefoucauld on connaissait ses petites
habitudes, on lui gardait son coin, on la servait bien; il lui faudrait
peut-être pendant des semaines aller de brasserie en café et de crémerie
en estaminet avant de se trouver aussi convenablement. Et puis, c'était
à deux pas...

En y réfléchissant bien, elle reconnut avoir été sévère, injuste même
envers son ami. En définitive, qu'avait donc fait Roland de si énorme?
Un baiser; pan même, l'offre seulement d'un baiser. Eh bien? quand on
est ami depuis longtemps, la belle affaire? Le père Hermann l'embrassait
tous les jours... Oui, mais ce n'était pas la même chose.

C'est égal, Roland devait avoir d'elle une jolie opinion. Juste un soir
qu'il s'était montré si gentil, si aimable, si complaisant? Car enfin,
il avait été charmant, au théâtre. Non, franchement, elle se sentait
des torts; et demain elle ne manquerait de lui dire... Voyons, voyons,
qu'est-ce qu'elle pourrait lui dire demain?...

Elle dormait depuis longtemps qu'elle y pensait encore.

Roland ne sut pas lui tenir rancune. Quand il la revit, il lui prit la
main et lui dit seulement:

--Rassures-toi... Je ne recommencerai plus.

Gilberte, pour la première fois de sa vie, se sentit rougir. Le sang lui
monta au visage avec une chaleur. Elle fut gênée, maladroite, niaisement
sérieuse.

Roland, la voyant toute drôle, parla peu. Aucune allusion ne fut faite
à la soirée de la veille, absolument comme s'ils n'étaient pas allés
ensemble au théâtre. C'est à peine s'ils osaient se regarder, et
ils ressemblaient à deux grands enfants pris en faute. Cet incident
minuscule, ce baiser nonchalamment demandé et repoussé avec une extrême
énergie courroucée, faisait qu'ils n'étaient plus des amis amis comme
la veille. Il y avait quelque chose de changé, de nouveau; un embarras
indéfinissable et positif.

Le jeune homme se sentait disposé à trouver tout cela ridicule, mais une
incompréhensible timidité l'arrêta. Eh bien, oui, il y avait quelque
chose de changé.

Si, la veille, au moment où il avait voulu embrasser la petite, celle-ci
avait avancé ses belles joues, simplement, tranquillement, sans malice,
Roland serait rentré chez lui parfaitement distrait. Mais elle avait
résisté, elle s'était fâchée. Pourquoi? C'était donc bien vilain, ce
qu'il avait voulu faire? En quoi? Il était impossible de penser qu'il
avait véritablement offensé Gilberte. Un modèle!... Certes, un modèle,
soit; mais pas à comparer aux autres modèles. Après tout, s'il lui
déplaisait d'être embrassée, à cette petite; elle était bien libre...

Ils se quittèrent comme ils s'étaient rejoints, avec la même familiarité
compassée et les mêmes sourires voulus.

Ce soir-là, pour la première fois, Roland vint contempler les croisées
de la petite.

Et Gilberte, retenue derrière ses persiennes par une instinctive
espérance, le regarda longtemps.

Roland ne comprend pas.

Maintenant il passe toutes ses soirées chez Gilberte. La petite colonie
bohème croit «qu'ils sont ensemble», et les gamines attablées sous
l'escalier du café La Rochefoucauld affirment «que c'était fait depuis
longtemps».

Bah!

Chaque soir, après dîner, ils montent dans la chambrette de la rue de
Laval, et Roland redescend avant minuit.

Quelles heures! Dès le premier jour, le lien des causeries s'est rompu.
De longs silences font peser sur leurs pensées une délicieuse angoisse.
Roland se prosterne en des agenouillements, murmure des paroles qui sont
des prières, des prières qui sont des strophes: le bavardage exquis,
enivré, fou, charmant des premiers aveux. Des larmes brûlantes, puis des
sourires ravis. Des mots que l'on dit comme ça, sans savoir, pour rien,
et où il y a de la grâce et de la tendresse.

Muette, presque machinale, Gilberte abandonne au poète ses petites mains
marmoréennes qu'il couvre de baisers éperdus. Tandis qu'il parla, elle
écoute à peine, la tête renversée au dossier du fauteuil, le regard
perdu. Pas un mot ne tombe de sa lèvre.

--Qu'as-tu, Gilberte? A quoi penses-tu?

--Je n'ai rien... Je ne pense à rien.

--M'aimes-tu?

--Oui.

Et c'est tout.

Un soir, énervé, grisé par le désir, Roland a pris l'enfant à la taille,
a voulu l'attirer vers lui dans un mouvement plus emporté. La petite
s'est indignée. Elle a fait entendre des reproches sévères, durs,
cruels, des menaces de disparaître pour toujours.

Voyons, il faut être sage, raisonnable. Ne peut-on point s'aimer sans
s'appartenir? Ne serait-ce pas bien plus gentil de toujours s'aimer
ainsi? Pourquoi pas? On serait de bons camarades, on vivrait heureux. A
la bonne heure!

Roland ne comprend pas.

Durant l'été, ils eurent des promenades, des échappées d'école
buissonnière à travers les verdures.

Le dimanche, dès sept heures, ils prenaient le chemin de fer
et débarquaient en un petit village de Seine-et-Oise, à
Saint-Ouen-l'Aumône; ils remontaient le chemin de halage entre la
rivière aux eaux vertes et les grands champs de blé mûr. On déjeunait
entre Pontoise et Auvers, au cabaret de la mère Chennevières, sous une
tonnelle ombragée de clématites, proche un verger où picoraient des
poules. Le passeur les menait à l'île de Vaux et les y laissait jusqu'au
soir, libres et seuls parmi les hautes fougères sous les arbres pleins
d'oiseaux. Quand ils rentraient--fort tard--chargés de fleurs, Gilberte
ne recevait pas Roland.

Lui ayant entendu parler de cette île, le père Hermann voulut la voir.

La petite l'y conduisit un jour de semaine, sans en rien dire à Roland.

L'île est étroite et semble profonde, tant les massifs y sont pressés.
Là où il n'y a qu'un rideau d'arbres, on dirait une forêt. L'herbe et
les bruyères y grandissent sans culture, appelant les abeilles et les
fleurs sauvages. Pas de solitude plus délicieuse, plus sûre, plus
parfumée. L'île reste mystérieuse aux passants de la rive comme aux
bateliers qui se font remorquer entre l'écluse de Parmain et le barrage
de Conflans.

Au retour, le père Hermann dit à Gilberte:

--Vois-tu, ma petite, c'est un bijou, ton îlot. Je comprends que vous y
teniez, et Roland est décidément un garçon d'esprit. Il sait choisir. Il
serait peintre qu'il ne choisirait pas mieux... Il faudra voir. Voilà
quelques années que ces messieurs des expositions libres me fatiguent
les oreilles avec leur «plein-air...» Du «plein-air», parbleu, j'en
ferai quand je voudrai... Et ça ne tardera pas. Tout à l'heure j'y
pensais en te regardant courir dans le gazon... C'est superbe, la
vraie nature, le ciel, les arbres avec les feux de lumière dans les
feuilles... Si j'avais eu seulement une boîte à pouce!... Tu vas me
faire le plaisir de venir me poser une Ève dans ce paradis terrestre.
Et pas plus tard que demain... La saison s'avance. Bientôt ce sera
l'automne. Il y a déjà un peu de rouille au bout des branches. Tant
mieux!... Vois-tu une Ève là-dedans, non, mais vois-tu?...

Le tableau fut commencé dès le lendemain.

Chaque matin, Gilberte et le vieil Hermann se rejoignaient à la gare
du Nord, gagnaient Saint-Ouen-l'Aumône et couraient se cacher au plus
profond de l'île, en une étroite clairière abritée de vieux chênes,
tapissée de lierres et de vigne sauvage. La petite fit montre d'une
patience admirable, posa son Ève attentivement, sans se plaindre du
froid ni de la fatigue. Aux repos, elle s'enroulait dans un vaste
manteau de fourrure, s'étendait dans le gazon, en plein soleil. Puis,
sur un signe du maître, elle reprenait la pose et la gardait avec une
docilité parfaite. Et la séance se prolongeait, sans qu'une parole fut
échangée entre le peintre et le modèle, jusqu'aux heures indécises où
la lumière change, tremble, s'estompe, sombre lentement dans les
demi-teintes du couchant.

On rentrait à Paris toujours vers la même heure, pour que Gilberte put
retrouver Roland. La petite ne dit rien au poète de cette étude en plein
air. Elle lui laissa supposer qu'elle se rendait comme de coutume à
l'atelier d'Hermann, derrière le Luxembourg. Roland ne soupçonna rien.

Un soir seulement, voyant Gilberte frissonnante, il s'inquiéta.

L'enfant toussait. Par instants sa voix s'étranglait d'une oppression
douloureuse, s'arrêtait dans une quinte sèche, creuse, qui la secouait
toute. Bientôt le mal s'aggrava. Une pâleur mate flétrit le visage
exquis de Gilberte, creusa ses paupières d'un cercle bistré. L'affreuse
toux devint fréquente, aiguë.

--Ce n'est rien, disait-elle en souriant.

Vainement Roland tenta de la retenir, de la contraindre au repos. Elle
refusa, voulant terminer l'Ève, prise d'une rage, encourageant le vieil
académicien à multiplier les séances. Vers la fin de septembre elle
consentit à se soigner. Le tableau était achevé.

Dès les premières atteintes du mal, Gilberte s'était senti touchée par
la mort. Oh! il n'y avait pas à douter; ça y était. Un froid mortel dans
la poitrine, des frissons de glace, des moiteurs continues, une fièvre
qui devenait chaque jour plus brûlante et plus douloureuse. Elle s'était
résignée tout de suite, mesurant les mois et les semaines, songeant aux
premières neiges. Cela sans un regret, avec une sorte d'héroïsme, une
griserie de dévouement et de sacrifice.

Mais avant de mourir, elle voulut vivre.

Elle se donna à Roland.

Ils se sont aimés trois mois.

Maintenant Gilberte est mourante. L'hiver et la passion ont exalté la
souffrance, hâté la fin.

Étendue sur son grand lit voilé de mousselines blanches, la petite a des
sourires heureux. Une fierté la rassure et la console. Cette fille se
sait immortelle. Elle aura le Louvre; elle aura la gloire.

Elle a eu l'amour quand elle s'est devinée inutile pour l'art.

Devant l'agonie, un caprice de modèle lui revient. Elle veut le père
Hermann, avec un panneau et sa vieille boîte de campagne. La petite
posera une dernière fois. Elle y tient; il a bien fallu y consentir.

Le maître est venu, sombre, brisé, vaincu. D'abord il a pleuré.

Bientôt il s'est mis à l'oeuvre, avec une précipitation fiévreuse.

La petite a pris une attitude, a cherché la pose, le mouvement voulu,
dramatique, composé. Quelque chose comme la tête de la morte dans la
_Fille du Tintoret_ de Léon Cognet. Elle a ordonné la disposition des
draperies, l'arrangement des dentelles, la tenture sombre du fond. Des
fleurs éparses, de grands rameaux verts couvrent le lit, enjolivant la
mourante d'une grâce dernière, d'un parfum.

Le père Hermann a achevé l'étude sans émoi, l'oeil sec, hanté par les
seules préoccupations du peintre.

Alors Roland a compris. Il a compris quelle créature étrange, rare,
double il avait aimée. Un gros chagrin l'a saisi d'abord, mais presque
aussitôt, se voyant oublié à cette heure suprême, il a partagé l'égoïsme
idéal, uniquement tourné vers l'art, de ce vieillard et de cette enfant.

Il n'a plus vu en Gilberte que le modèle, l'être superbe, faux,
prédestiné, le monstre divin.

Et il lui a semblé que c'était une autre femme qui mourait.




                          FANTÔMES AMOUREUX


    _A Mademoiselle...

    Personne, hormis nous deux, ne lira sur cette page votre nom
    charmant, en tête des petits contes que je vous adressais cet hiver,
    quand vous me demandiez «de vous raconter des histoires».

    Je vous les dédie très humblement, heureux si parmi ces lignes vous
    retrouvez celles où mes pensées appelaient vos pensées, et où
    mes espoirs offraient à votre noble esprit le bouquet blanc des
    fiançailles._

    CHARLES-MARIE.

    25 mai 1885.



                         FANTÔMES AMOUREUX


UNE MINUTE

Ici-bas, rien que de fragile. Gloire, succès, fortune, plaisirs sont des
fumées subtiles, emportées au moindre souffle. Aucune sûreté dans le
lendemain plein de pièges, aucune immobilité du souvenir dans le passé.
Des émotions d'antan, peu survivent à la cause première. On se retourne,
on regarde derrière soi, dans la perspective du chemin parcouru: plus
rien, des ombres, des figures flottantes, des profils effacés déjà. Au
delà, le vide, un désert morose où la pensée ne retrouverait pas une
source. Et ce désert fut le paradis élyséen du dernier printemps!... En
route! vers le pays des chimères qu'on aime d'autant plus qu'il n'existe
point, et vers lequel s'envolent nos rêves d'exilés. Nous marchons
dans l'épaisse nuit de notre ignorance, attirés par de vains espoirs,
traînant à nos talons d'inutiles regrets!... C'est fou. La vie tient
tout entière dans la minute présente, dans l'émotion que l'on possède
avec certitude, et qui glisse sur nous avec le frisson passager de
l'archet sur les cordes d'un alto. Presque rien, un frémissement, un
sourire, une mélodie qui fuit. Et c'est tout. On a vécu.

Il n'y a que des minutes.

Qui se souvient d'une année, qui peut préciser les circonstances d'une
étape? On se rappelle seulement la halte, ou bien une ligne, une forme,
une nuance qui, par son éclat ou par sa pâleur, a frappé l'esprit. Le
reste est fatigue, ennui, néant. Seule, la sensation des chagrins se
réveille sans cesse, une cicatrice laissant plus de trace qu'un baiser.
L'enivrement des joies mortes est enseveli pour jamais avec elles,
tandis que rien ne comble l'imperceptible sillon des larmes. Il semble
enfin--pour le martyre des hommes--que, dans cette vie où tout passe, la
douleur seule soit immortelle.

Pourtant, il est des minutes exquises.

Cette femme entrevue, cette femme dont on ignore le nom, la patrie, la
race, le coeur, mais qui cependant, au passage, s'est livrée dans
un regard, s'est donnée dans un geste, en un éclair et sans une
parole,--vous ne l'oublierez jamais, jamais.

Vous l'avez rencontrée parmi la foule, au détour d'un chemin banal, ou
dans un bal, ou sous les marronniers du boulevard; vous ne la connaissez
nullement, vous n'avez pas osé la saluer, vous ne devez pas la revoir,
et cependant elle a emporté quelque chose de votre pensée. Des rêves à
vous, des désirs à vous la suivent dans son sillage, pour toujours. Une
seconde a suffi; vous la possédez tout entière. Sans effort, par une
simple prédilection de mémoire fidèle, vous pouvez la peindre, respirer
après des années le parfum dont elle était enveloppée, sourire à son
sourire, dire exactement la couleur de ses yeux. Vous savez encore
la forme de sa robe, la nuance des étoffes, le dessin des franges,
l'harmonie délicate des dentelles, le rayonnement discrètement voilé de
son bracelet. L'avez-vous entendue? Sa voix chante à vos oreilles comme
une musique inoubliable, et ses paroles restent la mélodie favorite,
délicieusement obsédante. Quant au regard qu'elle a laissé descendre sur
vous, comme elle eût donné un sou à un pauvre, vous l'estimez au point
que vous ne le changeriez pas contre l'abandon complet d'elle-même.

Et comme rien de cela n'a duré, comme la vision s'est évanouie, envolée
pour ainsi dire, sitôt apparue; comme le souvenir est fait non d'heures,
mais de secondes,--une minute à peine;--vous ne l'oublierez jamais,
jamais.

J'endure la nostalgie d'une ambition chimérique.

Sur une route abritée de grands chênes, une maison, une petite maison
blanche couverte d'un coquet pignon de tuiles écarlates; autour, un
jardin sans massifs, entièrement livré aux roses, avec des fonds calmes
de pelouse; des volets de chêne neuf, constamment ouverts, et laissant
deviner, à travers les glaces, entre le satin et les guipures des
rideaux, l'intimité des élégances intérieures. Pas trop haut, un large
balcon en fer forgé, renflé comme un chiffonnier de Boule, et dont la
rampe disparaîtrait à demi sous une draperie mauresque aux longs plis
traînants. A droite et à gauche, aux deux flancs de la route; dans les
vieux arbres, des chansons d'oiseaux.

J'entrerais dans ce logis, rien qu'en poussant la grille et la porte.
J'irais droit, ayant traversé des salons étroits étouffés sous des
velours, j'irais droit à la serre tiède où des palmiers languissent,
et je tomberais à genoux, sans mot dire, aux pieds d'une princesse qui
m'attendrait sans me connaître,--le livre d'un poète dans sa main.

Elle serait douce et belle, jeune et sincère; elle aurait pour vêtement
un riant peignoir japonais, brodé de fleurs étranges et de dragons
argentés, retenu seulement aux hanches par une ceinture lâche. Pour la
chevelure, blonde ou brune, à sa guise. Plutôt blonde.

Et nous nous aimerions durant l'éternité profonde d'une minute, oublieux
de l'humanité et de la nature, avec des caresses chastes et des
bénédictions muettes. Pas un mot. L'amour est à son apogée tant qu'on
n'a rien à se dire-; la parole est déjà la preuve d'un malentendu.

J'ignorerais son nom et ne lui dirais point le mien. Je la quitterais
sans la regretter, elle me laisserait m'éloigner sans me retenir, sans
me rappeler. Le lendemain, en errant sur la route, je ne retrouverais
plus la maison, emportée par un coup de féerie. Une forêt obscure aurait
germé à la place.

Eh bien! je sens que je n'atteindrai point cette bonne fortune, que
je n'arracherai point cette minute de suprême extase à la vie banale,
misérable, cruelle, toujours la même.

Et cela me rend triste,--souvent.

Beaucoup meurent sans avoir goûté l'infinie possession de la chère
minute. Oh! les malheureux! oh, les pauvres! oh, les innocents! oh,
les damnés écartés de la terre promise! Ceux-là n'ont pu calculer
l'immortalité d'une impression, ni savoir combien la vie peut condenser
d'émois, d'ivresses, de douleurs, de voluptés et de désespoirs dans la
plus brève mesure possible du temps.

Vivre une heure on une heure, quelle misère! Dépenser sa sensibilité sou
par sou, échanger bêtement contre les à-compte de tous les jours un bien
qui, dépensé en un coup, balancerait une fortune royale; se diminuer peu
à peu, s'user pour ainsi dire,--est-ce vivre?

Mais se donner tout entier, pour rien, en une minute! Échanger une
émotion instantanée mais divine contre des années de deuil,--oui, des
années, s'il le faut! Se promettre, se livrer, s'anéantir dans un
désir impossible, s'attacher à un idéal qu'on n'atteindra point, c'est
s'assurer l'aventure épique de ce rêveur athénien qui, dans un élan
de passion noble, vola sur l'autel auguste de Jupiter la coupe des
sacrifices et la vida d'un trait.

Aussitôt il tomba tout en poudre sur les degrés sacrés--mais il avait bu
le vin des Dieux!

L'Olympe est remonté là-haut, au feu des étoiles. Les statues de marbre
des déesses et des héros fabuleux ont roulé, brisées, dans le torrent
desséché des vieux fleuves; les minutes qui valent d'être vécues ne se
paient plus au comptant.

Aujourd'hui, la minute possible, la minute unique coûte les regrets
incurables d'une existence.

On a aimé autant qu'on croyait, autant qu'on pouvait--pas plus, hélas!
Une femme a passé, une inconnue que vous ne reverrez pas, qui ne sera
pour vous ni l'amie, ni l'épouse, ni l'amante; et son souvenir vous
restera, précis, vivant, impitoyable. Elle sera morte peut-être depuis
longtemps pour d'autres, qu'elle vivra encore pour vous, en vous, comme
au jour de la vision fatidique, avec la même démarche, la même robe,
avec la même voix chantante. Cela n'a pas duré, ou presque pas.
Qu'importe? Vous avez trempé vos lèvres au nectar brûlant de l'Olympe.
Vous aimez désormais cette femme. Peut-être en aimerez-vous une autre,
plusieurs autres, mais--elle--vous ne l'oublierez jamais.

Jamais, jamais.



LE CLOWN

Marius avait préparé son petit discours. L'exorde commençait comme un
andante, avec des bémols attendris, sur un accompagnement de sourdine
grave. Il ouvrirait la démonstration symphonique largement--lento
maëstoso--pédale douce. Ensuite, son éloquence secouerait les trilles,
les pizzicatti allegretti d'un sentiment bien orchestré où il y aurait
place pour un petit ballet genre Vieux-Sèvres. Menuet pour les
seuls instruments à cordes. Après une pause--a tempo--la phrase
caractéristique s'avancerait, solennelle, dans des fanfares de cuivre et
d'or. Choeurs de vierges folles à la cantonnade, choeurs de petits
anges dans les frises; des voix mélodieuses dans des lointains indécis,
dolcissimo, decrescendo, les harmonies s'éteignant poco a poco avec des
douceurs de plainte amoureuse. Le «clou» de la partition. Au réveil
adouci des fanfares, succéderait, piu lento, la chanson mélancolique des
hautbois célébrant la paix bourgeoise du vrai bonheur, le calme sonore
des soirs. Une idylle, fraîche et simple comme toutes les idylles;
aucune science voulue du contrepoint ou de la fugue, pas d'arpèges.
Enfin, sur un fragment évoqué de la phrase magistrale calmée par la
tendresse des choeurs, l'oratorio s'achèverait en de tels accords,
s'élèverait si haut, d'octaves en octaves, dans le vol des
harpes--fortissimo, apassionnato--qu'il ne resterait plus à Marius que
d'offrir son âme et sa vie à Fernande--sur un point d'orgue!

La soirée de dimanche avait été marquée pour l'unique audition de ce
chef-d'oeuvre.

Mais, au moment d'abattre sur un pupitre supposé son bâton de chef
d'orchestre idéal, Marius ne trouva plus ses partitions. Les musiciens,
interdits, s'en allèrent, emportant leurs instruments, soufflant la
petite flamme des chandelles. Il ne resta plus que Fernande et Marius,
dans le noir.

Marius essaya bien quelques notes: Mi, mi, sol, mi, do, ré, la, sol, fa,
ré... mais sa chanson se brisa dans un trémolo pitoyable, que souligna
le petit rire de Fernande, un petit rire cruel et charmant.

Rentré chez lui, Marius comprit la nécessité de prendre une attitude.
Laquelle? Toute la question était là. Il changea vingt fois d'idée fixe.
D'abord, il voulut mourir,--comme tout le monde; puis il eut l'idée d'un
voyage de circumnavigation. Oh! aller bien loin, bien loin, au bout de
la terre!... Il commença le premier vers d'une ode et ne l'acheva point;
il alluma dix cigarettes sans les fumer, ouvrit un livre sans y rien
lire, se mit au lit sans pouvoir dormir.

Au petit jour, il crut comprendre.

Il y a cent façons d'être bête; les imbéciles n'en ont qu'une, et il
en reste par conséquent quatre-vingt-dix-neuf pour les gens d'esprit.
Marius, garçon d'esprit à ses heures, s'était beaucoup trop inquiété de
ce qu'il se promettait de dire, et pas du tout de ce qu'il était exposé
à entendre. Il s'était efforcé de n'être point banal comme tout le
monde, et il s'était montré sot comme personne.

On est un grand garçon, fier et dédaigneux, on affecte de ne voir dans
la vie que des bonshommes croqués par Daumier, on aime la bataille et
on a eu ses minutes de vaillance, on se croit fort parce qu'on a vu le
feu;--et on devient timide, hésitant, ridicule, lâche devant la petite
tête blonde qu'on a choisie.

Ah! s'il s'agissait d'enlever une redoute hérissée de canons vomissant
la mort, ce serait une autre affaire. On ferait le joli coeur, on
mettrait des gants blancs comme pour une revue, on tutoierait son épée,
jour de Dieu! Et l'on marcherait crânement sous les balles, drapeaux au
soleil, musique en tête.

Mais conquérir le droit de mettre un baiser sur une petite main,
affronter deux yeux moqueurs, s'exposer à un sourire! Voilà du quoi
faire reculer les vieux capitaines. Oh! épouvante! Se sentir ridicule.
Ne pas trouver une syllabe à prononcer. Se débattre gauchement contre
l'impuissance de parler, et contenir dans son coeur d'inexprimables
aveux!

Marius se jura bien de ne pas retourner au combat.

--Hélas! pensa-t-il. Puisque je dois renoncer à l'émouvoir, je vais
essayer de la faire rire... Elle a de si jolies dents!

De ce jour, il enferma sa pensée dans un jargon.

Il façonna sa parole à l'esprit boulevardier de Paris, le pire esprit
qui soit et le plus brillant, l'esprit de Chamfort et de Gavroche, du
duc de Richelieu et Bambochinet, de Joseph Prudhomme et de Mme de Staël.
Un rire où se résume la somme de férocité permise aux gens de bonne
compagnie, un tumulte d'expressions formidables et puériles, de
jugements faux; une langue faite de mots à l'emporte-pièce, de termes
anglais, des locutions arabes, de contre-sens, de non-sens, de
niaiseries, de coups de feu, de formules redondantes, de gaietés
tapageuses, et qui, bondissant, hurlant, se cognant aux idées justes,
aux pensées sérieuses, aux théories solides, se décarcassant à plaisir,
crevant des cerceaux de papier multicolore, s'aplatissant, se relevant
dans des cabrioles de funambules, appelle la vision d'une mascarade
de pierrots éperdus lâchés dans une pantomime américaine qui serait
représentée sur un tremblement de terre.

Marius répéta ces vers de Coppée:

  Las des pédants de Salamanque
  Et de l'école aux noirs gradins,
  Je veux me faire saltimbanque
  Et vivre avec les baladins.

Et renonçant à devenir l'époux, l'ami, le page ou le chien de la femme
aimée, il se résigna à devenir son clown.

Quand il la revit, il lui raconta des histoires.

«Il était une fois un préfet nommé Romieu. L'empereur, qu'il amusait,
l'invitait à ses chasses de Compiègne. Un jour, le préfet réfléchit que
rien ne devait être plus monotone, pour un souverain aussi puissant,
que de tirer toujours des perdrix et des faisans, des faisans et des
perdrix. Il conseilla au capitaine des chasses de faire partir, sous le
fusil de l'empereur, quelques compagnies de perroquets. A la première
battue, trois cents inséparables et cent cinquante kakatoès furent
lancés en présence du maître. Napoléon III, un peu étonné d'abord,
ajusta l'un des oiseaux, tira et l'abattit. Comme il se penchait pour
le ramasser, le perroquet rassembla toutes ses forces et, par un effort
suprême, mourut en criant: Vive l'empereur!»

Fernande riait, et Marins admirait ses jolies dents.

Peu à peu il glissa dans l'ironie coutumière, se fit sceptique,
s'attacha au cou le sifflet narquois de Méphistophélès et s'en servit
pour siffler tout, indistinctement. Sans descendre jusqu'au coq-à-l'âne,
il daigna des intimités compromettantes avec les calembours va-nu-pieds
qui courent les ruelles. La notion du juste s'effaçait graduellement en
lui avec le sentiment du respect. Ses sensibilités d'autrefois, rongées
par les railleries comme par des acides, se mouraient d'une mort
lamentable, sans larmes. Comme il est gai! clamaient les passants. Quel
entrain! Quelle bonne humeur! Ah! celui-là était un heureux! L'existence
lui était clémente, douce, facile, riante. Ce Marius! combien il
s'amusait.

Bonnes gens; il est, en Asie, des pagodes sacrées qui ressemblent assez
à mon ami Marius. Le voyageur qui y pénètre, salue, ébloui, le haut
portail où les panneaux d'ivoire sont maintenus en des cercles d'or;
puis il passe sous des voûtes soutenues par des colonnades de porphyre,
assourdies par des velours éclatants tendus sur les mosaïques; puis
c'est une salle en lapis, un jardin couvert où l'eau des sources secoue
dans des vasques de marbre le parfum des fleurs; puis, le sanctuaire
auguste, au luxe aveuglant;--et sur l'autel, presque rien, un petit
Bouddha de jade noir, informe, affreux.

Marius, le gai Marius, portait en lui, derrière les splendeurs de sa
fantaisie volontaire, l'idole lugubre de son impossible amour.

Parfois, cependant, en ses solitudes, le clown s'effarait, n'osait plus
regarder sa vie en face, aspirait au moment de reprendre son masque,
éprouvait enfin la nostalgie vile des tréteaux. Des regrets le
prenaient.

Ce serait pourtant bon de s'aimer, de s'aimer bien, à plein coeur! On
aurait une jolie existence, honnête et paisible, un bonheur pur, solide,
immortel. Et le détail de l'ambitieux avenir, plus séduisant que
l'avenir même! Pour lui, le travail, le triomphe, le talent--on a du
talent quand on aime--le souci religieux de la rendre heureuse. Pour
elle, une petite maison où elle commanderait en reine, un petit jardin
au fond d'un vieux faubourg, proche la rivière. Et les heures sereines
du soir, dans le salon bien clos, sous la lampe, entre l'âtre qu'on
laisse éteindre et le clavecin qu'on laisse fermé; le large fauteuil où
elle s'alanguirait, bercée par des causeries, tandis qu'il tomberait à
genoux, lui, avec, chaque soir, une émotion neuve et des désirs plus
caressants...

Allons, hop! Paillasse! Allons, clown, tu rêvasses, mon bonhomme!
Debout! Poudre-toi, mets ton rouge, mets-en beaucoup pour que tes pleurs
puissent au besoin s'échouer dans tes grimaces. Sois une caricature, mon
garçon.

Et maintenant, en scène. Disloque-toi. Attention! Gare aux casse-cou! Si
tout marche bien, si tout à l'heure tu n'es pas tombé de ton trapèze,
inerte et sanglant dans le tan de la piste, tu pourras faire la
quête;--et peut-être ta Fernande laissera-t-elle tomber un sou dans
le chapeau de feutre que tu fais sauter d'ordinaire au bout de tes
baguettes--comme une grosse chauve-souris.



SOUS LA COMMUNE

Je l'avais rencontrée quelques mois avant la guerre, dans cet hôtel
de l'avenue de Friedland où Arsène Houssaye donnait alors de si
merveilleuses fêtes vénitiennes. C'était par une nuit de bal, au fond du
salon mauresque, près du large divan qu'elle emplissait de ses jupes.
Sous son loup de satin noir, je l'avais devinée jolie. L'indéfinissable
ondulation des lignes révélait un corps jeune, souple, mince, créé pour
les profondes caresses et pour les abandons paresseux. Aucun de ses
mouvements ne se dessinait en geste banal. Depuis sa nuque aux teintes
fauves, qui supportait un chignon doré traversé d'une longue épingle
d'écaille blonde, jusqu'à ses petits pieds impatients et mutinés,
cambrés sous des mules noires, on pressentait la ligne nerveuse, chaste,
presque divine où l'artiste admire religieusement le témoignage des
pures beautés antiques.

Elle portait une toilette de coupe unique, un de ces fourreaux de satin
plaqué aux hanches que devaient adopter plus tard les élégantes de la
troisième République et qui, à cette époque de luxe hypocrite, pouvait
passer pour une rare audace de coquetterie féminine. Pas un ruban, pas
une dentelle, pas un bijou. L'étoffe adhérait fidèlement à la forme
amoureuse, et, vers les genoux, se perdait en traîne flottante égayée
par des clartés de jupons blancs. Un voile de point vénitien comprimait
ses torsades blondes d'où s'élevait un parfum singulier, timide et
capiteux, qu'on eut dit blond aussi. Sa main droite, gantée de chevreau
couleur de deuil, balançait, dans un mouvement rythmique, mesuré sur de
lointains échos de valses, un large éventail de jais mat, dont chacune
des deux branches maîtresses portait un diamant noir.

Nul ne lui parlait; elle semblait comme étrangère à cette foule joyeuse
qui se reposait de l'étiquette guindée de la grande vie mondaine dans un
tapage à la fois canaille et raffiné. Ses grands yeux bizarres, verts et
enivrants comme de vivantes absinthes, contemplaient froidement la cohue
des gentilshommes, des sénateurs et des officiers chamarrés qui se
suivaient lentement sous les lustres. Du divan où elle était étendue,
blottie pour ainsi dire dans une attitude frileuse de chatte, elle
considérait à loisir tout le cortège de la fête, l'escalier de marbre
éclairé de torchères odorantes, la loggia dont les glaces abritaient
des palmiers et des lauriers-roses, la haute galerie sombre que les
tapisseries flamandes faisaient solennelle, le petit boudoir
japonais riant de lumières papillotantes, avec ses panneaux de laque
transparente, ses lanternes folles, ses draperies de soie où galopaient
des chimères fabuleuses à travers des paysages d'or, de pourpre et
d'azur, parmi des fleurs bizarres et des soleils éblouissants.

Vers l'heure où les valets de pied dressaient dans le hall les petites
tables du souper, elle se leva, traversa le salon mauresque, descendit
l'escalier majestueux en tenant le centre des degrés roses, et disparut.

Le lendemain, au Bois, je la reconnus tout de suite. Il m'était bien
inutile d'avoir vu son visage. Elle se trahissait aussitôt par la grâce
féline qui lui était propre et que je n'ai depuis retrouvée chez aucune
autre femme. Celle que je suivais sous les acacias, près du pavillon
de Madrid, ne pouvait être qu'elle. C'était la même démarche lente et
onduleuse, la même coupe et la même couleur de costume, les mêmes yeux
pareils à des tapages liquides. Dans le balancement de sa taille souple,
dans le mouvement arrondi des bras et l'inclinaison du cou, je la
ressaisissais tout entière avec son charme noir, ses indolences
mystérieuses de la nuit.

Je sus bientôt son nom, sa demeure, et qu'elle vivait seule dans une
villa d'Auteuil, mais je ne connus que cela. Je ne pus apprendre, je ne
sus jamais si elle était fille, femme ou veuve.

Je lui écrivis;--en vain.

Bientôt elle déserta le Bois, tint ses volets fermés à l'heure où je
passais à cheval sous ses fenêtres.

L'aimais-je? Je n'oserais le dire ni le nier. Elle me préoccupait, voilà
tout. Aucun effort ne m'aurait coûté pour me rapprocher d'elle, mais
je ne souffrais pas de ma solitude. Ce petit roman tranquille, doux,
mélancolique ajoutait à ma bonne humeur naturelle je ne sais quoi de
tendre, de caressant qui ressemblait parfois à du bonheur. Puis je
trouvais cela gentil de pouvoir aimer encore en collégien, inutilement,
bêtement, simplement, sans arrière-pensée, sans un désir... Allons,
allons, je crois bien tout de même l'avoir aimée...

Vint la guerre. Il fallut se faire soldat, comme tout le monde.

Le maréchal Leboeuf m'expédia à Limoges--je n'ai jamais su pourquoi; le
duc de Palikao m'envoya à la Roche-sur-Yon; le général Leflô me rappela
enfin à Paris et me rendit mes trois galons de capitaine en me versant
dans un escadron de formation nouvelle.

Le 2 décembre, comme je traversais au grand trot le plateau du Tremblay,
une balle allemande m'atteignit en pleine poitrine et me jeta évanoui
dans la poussière. Je me réveillai seulement le lendemain, à l'ambulance
de Valentino... Une longue salle garnie de petits lits blancs où
reposaient d'autres vaincus, des médecins en tenue militaire avec le
brassard à la croix rouge, des femmes en robe noire protégée par un
grand tablier blanc,--ambulancières volontaires. Je distinguai tout cela
confusément, ces femmes graves, ces blessés pâles, ces uniformes; et
bientôt je ne vis plus qu'elle, la dame d'Auteuil, debout près de ma
couchette et me regardant de son habituel regard fixe et profond.

C'était elle!

Ah! j'avais déjà oublié la guerre, les fatigues, les périls, les
colères. Un coin du passé se remplit de lumière. C'était le salon
mauresque de l'avenue de Friedland, les allées solitaires du Bois, les
jardins d'Auteuil, mon cher petit roman de fin d'été...

Comme j'allais parler, elle leva un doigt vers ses lèvres en signe
de silence, et, derrière sa main blanche, je contemplai son premier
sourire--un sourire discret, triste, à peine dessiné, comme le sourire
de la Joconde.

C'est ainsi que, pendant trois mois, je pus lui faire ma cour--oh! une
cour respectueuse, timide, timide... Il est quelquefois précieux d'avoir
reçu un coup de feu dans la poitrine!

Lorsque je sortis de l'ambulance, nous étions au début de la Commune.
Delescluze entrait à l'hôtel de ville, Grousset s'installait dans le
cabinet de Jules Favre. Une tragédie commençait. Mais le soleil était
revenu, il y avait des bourgeons aux marronniers des Tuileries,
des milliers de passereaux rentraient et puis nous retrouvions ce
merveilleux pain blanc qui ne fut jamais plus blanc qu'au lendemain du
siège.

Sous les chênes de l'ancien parc impérial, je rencontrais maintenant
presque chaque jour la dame en noir. Pas bavarde, la dame. En dépit de
mes questions, je n'appris rien de sa vie, rien, rien, rien. J'observai
seulement ses allures prudentes, sa hâte à me fuir dès qu'un promeneur
se montrait à l'entrée de l'allée alors déserte souvent. On eut dit
qu'une surveillance pesait sur elle et commandait sa vie. Elle avait dû
abandonner sa villa d'Auteuil visitée par les obus prussiens et s'était
retirés provisoirement dans un appartement de la rue d'Alger, où elle ne
consentit jamais à me recevoir, malgré mes instantes prières.

Cependant, elle s'attendrissait peu à peu. Et le soir, vers la quatrième
heure, au moment voilé de demi-teintes où,

  Le regret du couchant laisse un adieu plus doux,

nous avions une longue étreinte silencieuse. C'était toujours au
tournant du dernier massif, dans la verdure devenue sombre, près de
la lionne de Barye. Je prenais ses deux mains gantées dans mes mains
tremblantes; je lui disais: «A demain» tout bas. Nous demeurions ainsi
face à face, sans une parole, en écoutant vaguement le canon qui
grondait au loin, vers le Mont-Valérien, vers Vanves, vers Bezons.

Qu'était donc cette femme? D'où venait-elle? Pourquoi s'attardait-elle
en ce pauvre Paris alors déserté? Et si elle vivait solitaire, pourquoi
ne point me permettre de lui faire visite?

Je le lui demandai un soir.

--Vous avez donc peur de moi? lui dis-je.

--Peur?... Moi?..

Puis elle se leva, me quittant en prononçant avec un accent étrange:

--Vous verrez si j'ai peur.

Le soir, comme je rentrais après dîner, un laquais me remit ce billet:

    «Demain, deux heures, à ma maison d'Auteuil.

    «L.»

Auteuil? C'était par ironie assurément, ou peut-être pour m'éloigner. Et
qui sait?

Depuis une semaine, les batteries du Mont-Valérien foudroyaient Auteuil.
Les fédérés, chassés par les obus, avaient abandonné le secteur et
s'étaient retranchés derrière des barricades. La veille même, Dombrowski
avait été blessé là en passant la revue de ses postes. Les troupes
de ligne avançaient lentement vers le rempart, dans les tranchées
serpentines. Le quartier avait été abandonné complètement dès les
premiers jours de la guerre civile.

Dans ces conditions, aller à Auteuil était une folie. Je fus à Auteuil,
malgré les barricades du quai de Billy et la mitraille qui balayait le
Point-du-Jour. Je rasais les murs cherchant la protection des angles,
hâtant le pas, contemplé avec stupeur par les fédérés des barricades qui
crurent devoir m'envoyer deux ou trois coups de feu inutiles. Enfin,
j'arrivai rue Boileau, devant la villa.

Pauvre villa! La grille s'était abattue, tordue sous l'action
victorieuse des boulets. Des persiennes en lambeaux pendaient aux
fenêtres, une brèche énorme ouvrait le toit, laissant voir un trou noir
béant. Un gazon maigre poussait dans les pavés de l'allée carossable. Le
jardin était dévasté... Je vois encore une branche de lilas décapitée
par une balle et que le vent balançait.....

Ayant gravi le perron dont un obus avait bousculé les dalles, je poussai
la première porte voisine des marches et j'entrai dans un petit salon
clair.

La dame en noir m'attendait, blottie en un fauteuil, avec toujours sa
même allure troublante.

Comme je tombais, à ses pieds, une botte à mitraille creva sur la
pelouse, et le ricochet d'un biscaïen vint expirer sur le tapis.

--Ai-je peur? dit-elle.

Et je vis refleurir son premier sourire, son sourire de l'ambulance.

J'osai lui dire son nom--je ne l'écrirai point--et ressaisir ses
mains aimées. Ce que je lui dis en ces heures de bataille, dans cette
tourmente affreuse où nous étions cachés, quelles paroles exquises,
sublimes et passionnées, tombèrent de ses lèvres, à quelles extases
profondes, sans nom, nous appartinrent sous ce toit frêle secoué par
la guerre,--pourquoi le révéler? Le souvenir avoué s'évapore et laisse
seulement au fond des coeurs un parfum vieilli, amer souvent. Je garde
en moi, comme un avare, le témoignage toujours vivant de ces ivresses
mortes.

Elle se donna, plus tendre mille fois qu'elle n'avait jamais été sévère.
Le mystère où elle s'enfermait d'ordinaire semblait lui laisser trêve
en ce coin perdu, plus désert que l'immense désert. Nul ne pouvait nous
apercevoir ni nous rencontrer. Quand nous nous rejoignions là, chaque
jour, c'était après avoir traversé des solitudes mornes, des rues vides
où son pas léger retentissait dans les repos sonores du canon. Aucun
passant. Pas un soldat.

Le danger? Ah! nous n'y pensions plus guère. Elle ne m'en parla jamais.
Bientôt apprivoisés, nous prîmes possession du jardin, du pauvre jardin
d'autant plus joli qu'il poussait à la grâce de Dieu. Que d'instants
passés, agenouillé dans l'herbe, sans entendre le sifflement des balles
dans les branches!...

Enfin!...

Combien cela est déjà loin! Quinze années bientôt!...

Le 22 mai, au lendemain de l'entrée des troupes, elle m'écrivit:

    «Il n'est plus un coin où nous puissions cacher notre amour.

    «Adieu, mon ami. «L.»

Je ne l'ai pas revue.

Elle est retournée à son mystère.



LE RÔLE

C'est le père Kernouan qui m'a raconté cette histoire l'été
dernier,--là-bas, si Quiberon, sous le hangar de la sardinerie Amieux,
un soir d'août. Le drame n'a eu pour spectateurs, dans la presqu'île
bretonne, que le vieux marin Kernouan et la mère Le Cardec, une brave
octogénaire qui engraisse des cochons à Port-Haliguen.

En ce temps-là s'ennuyait à Paris une femme célèbre par ses talents et
par sa beauté, et qui s'était plus particulièrement illustrée dans la
tragédie, sur les principales scènes de France et de l'étranger.

--Sarah Bernhardt?

--Non, ce n'était pas Sarah Bernhardt... La belle tragédienne s'ennuyait
donc, comme on peut s'ennuyer à Paris quand on possède un bel hôtel, des
chevaux, des diamants, des adorateurs perpétuellement inclinés, et un
mari aimable.

--Vous avez dit?...

--J'ai dit «et un mari aimable».

--J'avais bien entendu. Continuez.

--Rongée par le spleen, complètement désemparée--comme dirait
Kernouan--l'artiste eut la fantaisie d'un rôle, d'un grand beau rôle
écrit tout exprès pour elle par un vrai poète, sur ses conseils, et
où toutes les ressources de son énorme talent seraient habilement
utilisées. A cette fin, elle jeta les yeux sur l'illustre auteur de...
je ne puis le nommer. Si vous voulez bien--et pour rendre le récit
plus facile--nous l'appellerons Ernest. On le reconnaîtra aisément
d'ailleurs, quand on saura qu'il n'a pas cinquante ans, que ses cheveux
blonds sont abondants, qu'il compte de nombreux succès dans le journal,
dans le livre et au théâtre, qu'il porte toujours un pardessus même au
plus fort de la canicule, et qu'il parle nègre.

--Nègre?

--Oui; j'entends que, religieusement soucieux de la forme quand il
écrit, il ne prend pas la peine de rien formuler quand il parle. Sa
conversation semble le résultat d'une transmission télégraphique.

La belle tragédienne s'adressa donc au célèbre Ernest et lui demanda un
rôle. L'auteur, flatté et séduit, répondit aussitôt:

--Un rôle... en ai pas... plus rien écrit depuis deux ans. Suis abruti
par Paris... besoin solitude, recueillement... quand trouverai solitude,
aurez rôle... Espère grand succès.

--Mais, mon cher ami, ne pourriez-vous vous retirer pendant quelques
mois à la campagne, au bord de la mer, et là-bas...

--Impossible... Vie d'hôtel assommante... ai essayé, pas pu. Serais
trop libre, aurais envie aller café, casino, plage, théâtre, toupie
hollandaise. Écrirais rien du tout.

--Comment faire, alors?

--Venez avec moi... me surveillerez... aurez soin pas me laisser
sortir... Surveillerez ménage, cuisine, domestique. Louerons chalet,
villa, maison, n'importe quoi, mais pas hôtel. Bains de mer nous feront
du bien. Convenu?

--Convenu, soit, dit la belle actrice. Je vais m'occuper de trouver une
petite plage paisible, et, dans huit jours, nous pourrons partir. Aussi
bien, rien ne me retient à Paris, je serai très heureuse de prendre
l'air. Ah! mon cher ami, quelle bonne collaboration nous aurons là-bas!

Effectivement, huit ou dix jours après cet entretien, l'auteur et sa
future interprète débarquaient à Quiberon et s'installaient dans une
jolie petite maison située sur la pointe, à l'est de la côte, entre
le bourg et Port-Haliguen. Il fallut une bonne semaine pour que
l'installation fût complète; car si le célèbre Ernest s'était contenté
d'emporter un bagage sommaire, la tragédienne s'était fait suivre, selon
sa coutume, d'une trentaine de caisses vastes comme des chalets
suisses et contenant chacune cinq ou six robes. De plus, elle avait
soigneusement emporté tout ce qu'il faut pour faire de la peinture, de
la sculpture, de la littérature et de la confiture.

--Vous m'affirmez que ce n'était pas Sarah Bernhardt?

--On me l'a dit. Je l'ai cru. Faites comme moi.

Les deux collaborateurs s'installèrent donc. La tragédienne occupa tout
le rez-de-chaussée, le dramaturge prit possession du premier étage. On
organisa la salle à manger dans une serre attenant à la villa et qui
donnait sur l'Océan. De distraction, aucune: ni théâtre, ni casino, ni
café-concert. Des promenades seulement. Point de voisins. Les passants
étaient des marins, des pêcheurs du port, des sardiniers de Belle-Ile,
des petites sardinières de Concarneau, des employés de la fabrique de
conserves et des douaniers. Rien n'empêchait donc les deux amis de
s'adonner entièrement à leur oeuvre.

L'auteur était enchanté et sa satisfaction se traduisait journellement
par des proclamations du genre de celle-ci:

--Bon, l'Océan, très bon! Brise marine... horizon bleu... vague
mugissante... infini grandiose... homard frais... bercé par la rumeur
des flots... inspiration... paix de l'esprit... bigorneaux délicieux.

La tragédienne s'était habituée comme par magie à cette existence calme.
C'est étonnant tout ce qu'il faut pour qu'une femme soit satisfaite, et
le peu qui lui suffit pour être heureuse. Elle allait avoir son rôle, un
rôle fait pour elle. Non seulement elle était assurée d'un succès, mais
elle comptait bien que Rébecca, son ancienne camarade de l'Odéon, sa
rivale aujourd'hui, n'aurait pas de rôle du tout. Des indiscrétions de
coulisses lui avaient appris que son auteur, l'heureux autour qu'elle
avait enlevé à Paris, avait eu le vague projet d'écrire un rôle pour
Rébecca. Dès lors, son succès à venir s'augmenterait d'une victoire, car
il n'y avait dans la pièce d'Ernest qu'un seul grand rôle de femme.
La célèbre tragédienne mit tout en oeuvre pour encourager son auteur.
Sachant qu'il goûtait fort le talent de Rébecca, elle sut, grâce à
l'admirable souplesse qui est le fond de son talent, faire violence à sa
propre nature, s'assimiler les moyens, les intonations, les gestes de sa
rivale; et elle se montra supérieure dans cette imitation même. D'autre
part, elle recula les bornes de la complaisance, comme pour plaire à son
poète.

Celui-ci lui ayant dit un jour:

--Tabac caporal mauvais, lourd... habitué, latakié de Smyrne... Pas
latakié ici... bien désagréable.

Elle télégraphia à l'agence du boulevard des Italiens, et le lendemain
l'auteur possédait une énorme caisse de son tabac favori.

Un jour, ou plutôt un soir, Ernest manifesta d'autres exigences. Il se
plaignit de son installation au premier étage, parla de courants d'air,
d'un insupportable vent du sud-ouest qui ébranlait ses volets et jetait
la perturbation dans ses rêves; bref, la tragédienne lui offrit de
troquer son appartement contre celui qu'elle avait d'abord aménagé pour
elle-même. Le dramaturge protesta, affirmant qu'il partirait plutôt
que de gêner ainsi son amie. Mais il n'arrêta pas de gémir, et comme,
quelques heures après, la nuit était venue, que le ciel était plein
d'étoiles et l'air plein de parfums, il dit à l'artiste de belles choses
qui demeuraient belles malgré la façon dont elles étaient dites; il fut
pressant, tendre, persuasif, s'agenouilla, se frappa la poitrine, parla
d'éternelle fidélité et d'inaltérable affection.

Ce soir-là, la grande tragédienne avait ses nerfs. Au tribunal d'une
femme, c'est l'attrait ou le mérite qui plaide votre cause, mais c'est
l'occasion qui la gagne. L'actrice se rappela que Dieu a donné à la
femme la langue pour parler et les yeux pour répondre: elle répondit
avec ses yeux.

Le lendemain seulement, elle songea à son mari, et fut toute fière de
s'être donnée à ses propres yeux une nouvelle preuve d'indépendance; car
pour la femme, l'indépendance, c'est le droit de changer qu'elle prend
d'ailleurs, de la meilleure foi du monde, pour le droit de choisir.

Cet incident donna une activité nouvelle à leur collaboration, désormais
infiniment étendue. La tragédienne maintenant ne pensait plus à Rébecca
qu'en haussant les épaules. L'auteur renonça à toute promenade et à
toute partie de pêche. On fit venir de Paris des meubles gais et des
tentures claires. Le troisième acte ne marchant pas à souhait, on décida
de le refaire et de refaire aussi le quatrième, par ce motif que rien ne
pressait et que les deux collaborateurs ne songeaient qu'à prolonger le
plus possible leur séjour en Bretagne.

La tragédienne s'écriait parfois après de longs silences éloquents:

--Je n'ai jamais été si heureuse! Ce à quoi Ernest répliquait:

--Moi également... jamais aussi heureux... idéal a pris une forme...
rêve de toute ma vie atteint... ciel bleu touché du doigt... Nous
quitterons plus jamais... jamais.

Après deux mois de cette existence délicieuse, le drame était terminé.
Il y eut lecture solennelle. C'est à cette occasion que le vieux
capitaine Kernouan, que les deux collaborateurs avaient rencontré à la
faveur de leurs promenades, fut pour la première fois invité à la villa.
Ernest avait dit:

--Kernouan pas lettré... nature primitive, abrupte, pas corrompue par
la critique de Gustave Planche...donnera son avis franchement, comme un
vrai public.

Et Kernouan assista à la lecture. Ce fut une belle soirée. La mère Le
Cardec, entrée au service de l'artiste comme cuisinière, en a gardé le
plus profond souvenir. Elle parle encore avec émotion de la grande scène
du cinquième acte, où la jeune première retrouve la croix de sa mère,
qui lui était indispensable pour ouvrir le coffret contenant les
preuves de sa haute naissance. Il lui semble encore entendre, comme
un ophicléide où soufflerait le mistral, la voix imposante du célèbre
Ernest, qui, ce soir-là seulement, renonça à parler comme un appareil
Hugues. Le vieux Kernouan fut empoigné. Il fit seulement remarquer à
l'auteur, quand on le consulta, qu'il avait peut-être abusé du mot
«nonobstant», un joli mot, disait-il, mais dont il faut se servir avec
mesure.

La grande tragédienne était transportée.

Seul, l'illustre Ernest montra une attitude réservée où l'on vit la
modestie qui sied au vrai mérite. Il se défendit, refusa les éloges:

--Vous croyez?... bonne pièce, alors?... Tant mieux!... Cent
représentations... Prime... Vais écrire successeur Peragallo pour
demander avance considérable.

Longtemps encore après le départ du vieux marin, les deux amis, accoudés
sur le perron de leur villa, causaient du drame, des émotions de la
première, des jalousies des bons petite camarades. L'actrice énonçait
en projet les costumes qu'elle allait commander aux grands tailleurs de
Vienne et de Londres. Il fut arrêté qu'on reprendrait prochainement le
chemin de fer, afin de lire la pièce aux acteurs, de distribuer les
rôles et de commencer les répétitions.

Les pâleurs de l'aurore commençaient à éclairer le ciel au-dessus des
rochers de Saint-Gildas-de-Rhuys quand ils songèrent à s'endormir.

Le lendemain, à déjeuner, tout en finissant une queue de homard, le
dramaturge prit la parole.

--Bien réfléchi, ce matin... ce rôle-là, pas du tout votre affaire... en
ferai un autre pour vous l'année prochaine.

--Vous dites?...

--Pas dans vos moyens, ce rôle-là... Trop, comment dirai-je?... Enfin,
pas ça du tout. Serez certainement de mon avis... Vais faire donner le
rôle à Rébecca.

--A Rébecca?... mais c'est audieux!

--Non... pas odieux. Votre faute, aussi! m'avez toujours rappelé
Rébecca, parliez comme Rébecca, marchiez comme Rébecca... Moi,
influencé... Donnerai le rôle à Rébecca... Quel effet!... Verrez la
première.

La grande tragédienne entra dans une fureur indescriptible, cria à la
trahison, jura de se venger, de faire siffler la pièce, de se retirer
dans un couvent--à la Grande-Chartreuse!--de se jeter à la mer. Puis
elle se radoucit, rappela les jours heureux et les nuits trop brèves, le
fameux soir où Ernest se plaignit tant du vent du nord-ouest.

L'auteur se montra implacable, et, brusquant la scène déchirante des
adieux, sauta en chemin de fer et débarqua bientôt à Paris, où Rébecca
le reçut comme le Messie.

Après son départ, la grande tragédienne tomba malade. Dans la soirée qui
suivit le départ d'Ernest, elle avait pris froid.

La vieille Le Cardec prévint Kernouan, qui fit appeler un curé des
environs connu pour se livrer illégalement à la médecine.

Ce vénérable ecclésiastique accourut, ne sut pas reconnaître que la
malade était atteinte d'un commencement de bronchite, et la traita pour
un engorgement du foie. Mais, de même qu'il s'était trompé sur la nature
du mal, il se trompa également sur la pâture du régime à suivre, et
prescrivit contre l'engorgement du foie précisément les remèdes qui
devaient avoir raison de la bronchite. De sorte qu'en très peu de temps,
la grande tragédienne fut complètement rétablie par ce redoutable
ignorant, que depuis, dans sa reconnaissance, elle s'obstine à comparer,
pour la science et pour l'habileté, à M. le docteur Ricord. Le drame
du célèbre Ernest a été représenté avec un immense succès. Rébecca
interprétait vaillamment le premier rôle. On doit reprendre la pièce cet
hiver.

La grande tragédienne n'a pas encore pardonné, et ne pardonnera
probablement jamais, car une femme ne pardonne une infidélité que
lorsqu'elle est assurée que ce n'était pas une préférence.



LE MUSÉE DES SOUVERAINS

Il était une fois, dans le village breton de Plouharnel, une petite
fille nommée Bérengère, dont les parents étaient des cultivateurs aisés.

Comme l'enfant était gentille, fine, intelligente, et qu'à l'âge de
dix-huit ans elle jouait déjà du piano comme le célèbre violoniste
Paganini, ses parents résolurent de lui donner une éducation moins
conforme à sa situation de petite villageoise bretonne qu'à la position
mondaine et brillante à laquelle elle semblait irrésistiblement
vouée. La mère emmena donc un matin la petite chez les religieuses de
Saint-Gildas-de-Rhuys et l'y laissa, en recommandant à ces pieuses
filles de la traiter à l'égal d'une demoiselle de Nantes ou de Vannes.

Le milieu était admirablement choisi. En effet, non seulement les
religieuses de Saint-Gildas s'adonnent à la pénitence, aux jeûnes et
aux mortifications, mais encore elles louent dans leur monastère
des chambres garnies, elles vendent des denrées coloniales et de la
pharmacie. Ce cumul n'est peut-être pas conforme à la règle austère qui
gouverne l'ordre, et l'on peut se demander, en voyant la voiture de
Vannes s'arrêter devant le cloître, si les voyageurs qui en descendent
viennent pour prendre les bains de mer, pour recevoir des leçons de
solfège, pour acheter une livre de poires tapées ou pour se convertir
à la vraie foi; mais il n'en résulte pas moins que les gens du bourg
profitent de cet état de choses. Les jeunes pensionnaires confiées au
couvent y rencontrent des citadins et peuvent ainsi s'assimiler les
usages du monde; quand elles ont terminé leurs études, elles possèdent,
outre les leçons enseignées dans les établissements ordinaires,
des données positives sur l'épicerie en gros et en détail, et une
connaissance superficielle du Codex. Elles sont aptes à gouverner une
maison, conquérir le paradis, falsifier de la cassonade et appliquer
des sangsues. Quel célibataire n'a pas rêvé une épouse coupée sur ce
patron?...

Dans ce couvent, la jeune Bérengère se développa à loisir et devint une
jeune personne fort sage selon les écritures. La religion est la seule
forme de romanesque qui convienne à certaines âmes féminines, et la
seule dose qu'elles en puissent supporter. L'éducation de Bérengère fut
exclusivement provinciale; à dix-huit ans, elle savait que la bataille
de Tolbiac a été gagnée par Clovis, que le pape s'appelle Léon, que la
France attend impatiemment l'avènement de M. le comte de Paris, que le
Danube prend sa source dans le jardin d'un magistrat allemand et que la
Terre-de-Feu est située fort loin de Saint-Nazaire; elle avait appris à
coudre, à broder et à jouer des gammes pendant cinq heures de suite sans
boire ni manger.

Du monde elle n'avait rien aperçu. Ses plus longues promenades
avaient été bornées par les falaises de Saint-Gildas, la côte de
Port-Navalo, l'île de Gavrinis, le château de Sucinio et le village de
Sarzeau où naquit Lesage. Une seule fois on l'avait menée jusqu'à Vannes
et elle en était revenue tout étourdie, la tête pleine de ce qu'elle
avait vu: la cour de l'hôtel de France avec son mouvement de voyageurs
et son bruit de chevaux, le marché où courent comme des papillons blancs
les grands bonnets ailés des filles d'Auray, la vieille tour où M. de
Closmadeuc a installé son curieux musée mégalithique, le va-et-vient du
port, tout ce bourdonnement et ce petit luxe de ville inaccoutumés pour
elle. Mais cet aperçu d'une ville, ce nouveau entrevu, qui, chez un
jeune homme, eût agrandi le domaine des idées, n'eut pour résultat chez
Bérengère que d'élargir le cercle des sensations. Elle sortit de cette
banale aventure plus impressionnable, plus nerveuse, et conçut une
mystérieuse terreur de la vie mondaine à laquelle elle se savait
destinée. Elle songeait avec effroi qu'à peine sortie du couvent, on la
marierait à son cousin établi changeur à Paris, rue Vivienne, et que
Paris serait sans doute plus redoutable, plus tapageur que le chef-lieu
du Morbihan.

Il fut fait selon ses craintes. Huit jours ne s'étaient pas écoulés
depuis que Bérengère était sortie du couvent, lorsque le cousin, Armand
Lantibois, arriva dans la presqu'île, fit publier les bans et, les
délais légaux épuisés, le mariage célébré, emmena sa femme à Paris.
L'union avait été conclue naturellement sous le régime dotal, car, dans
nos temps délicieux, les parents veulent bien livrer au mari le corps,
la santé, le bonheur, l'existence d'une jeune fille,--mais pas son
argent!

Ce fut une brusque émotion, pour cette jeune fille élevée dans la
paix d'une plage dédaignée, de se voir transportée tout à coup, sans
transition aucune, en plein quartier de la Bourse, dans une étroite
boutique traversée tout le jour par des gens affairés qui criaient des
nombres, hélaient une valeur, dictaient un ordre, parlaient hâtivement
et d'une voix stridente.

Combien elle s'ennuya serait difficile à dire.

Les mots prononcés autour d'elle--liquidation dont deux sous, fin
courant, terme, rente, premier cours, dernier cours, trois pour
cent--lui paraissaient n'avoir aucune signification. Elle vivait comme
dans un hospice d'aliénés ou un conte de fées.

Une seule chose l'intéressait dans ce milieu troublant, c'était l'or.
Des pièces d'or, elle n'en avait jamais vu au couvent, ni à Plouharnel,
où elle n'avait possédé que des pièces de cuivre, de ces gros sous comme
on en trouve seulement sur les côtes, avec des taches particulières de
vert-de-gris. Et voici qu'elle possédait de beaux louis d'or, les uns
neufs avec des luisants de flamme rouge, les autres patinés et d'un beau
jaune qui rappelait les soucis des prés. Ce fut sa grande distraction de
jouer avec les écus, les florins, les napoléons, les vieux frédérics, et
elle s'y adonna comme à une ressource unique.

Lantibois n'était pas un poète, un de ces hommes qui posent une échelle
sur une étoile et qui montent en jouant du violon; c'était un monsieur
pratique et sérieux qui, ayant passé l'âge où on se marie pour
s'établir, s'était peut-être marié pour se rétablir. Accaparé par ses
affaires, retenu au dehors pendant une grande partie de la journée, il
n'avait que peu de temps à donner aux joies réconfortantes du
foyer conjugal. Dans le but de distraire sa jeune épouse, et aussi
probablement pour assurer une surveillance constante sur ses commis, il
avait installé la malheureuse Bérengère, derrière son comptoir défendu
par un grillage de fer. Et la pauvre petite femme passait là des heures,
continuellement absorbée dans la contemplation des petites médailles
jaunes qu'elle aimait caresser longuement et faire sauter dans les
sébilles de cuivre.

Un jour, Mme Lantibois ne descendit pas au magasin et, durant près de
trois semaines, les commis ne l'aperçurent point. Elle avait mis au
monde un enfant du sexe masculin qui fut aussitôt envoyé en nourrice
dans un village de la Touraine où le changeur possédait une propriété.
Rétablie, Bérengère reprit sa place derrière le comptoir et son
existence monotone. Lantibois s'absentait de plus en plus, absorbé qu'il
était par ses opérations financières.

Au bout de dix-huit mois, l'enfant revint. Ce fut un jour de fête pour
la famille. En rentrant au logis, Lantibois couvrit son héritier de
baisers et de caresses et, comme il relevait dans ses bras pour le
contempler bien à loisir, il s'arrêta brusquement, les yeux grands
ouverts, la mine inquiète.

--Ah! par exemple!...

--Quoi donc? interrogea madame.

--Regarde bien le petit... Tu ne remarques rien?

--Non.

--Eh bien! c'est étonnant comme cet enfant ressemble à l'empereur
d'Autriche!

C'était vrai.

Le poupon des Lantibois offrait le portrait exact, frappant, parlant, du
souverain qui cumule comme en se jouant, les couronnes d'Autriche, de
Hongrie, de Croatie, de Bohême, de Bosnie, etc., etc.

Lantibois ne fut pas le moins du monde enchanté de cette découverte. Il
chercha à savoir si, depuis un couple d'années, S.M. François-Joseph
n'avait pas visité Paris incognito, et les soupçons les plus outrageants
planèrent sur la vertu de Mme Lantibois. De désespoir, le changeur
essaya même de s'empoisonner en avalant la photographie de M. Andrieux.

On parvint à le sauver, grâce à un contre-poison énergique, et on
dispersa tous ses doutes en lui assurant que S.M. François-Joseph
n'avait pas quitté l'Autriche depuis la réunion des trois empereurs.

Le temps et le travail achevèrent de calmer le pauvre mari, mais il
ne fut complètement rassuré que lorsque, trois mois plus tard, Mme
Lantibois donna le jour à une petite fille qui ressemblait comme deux
gouttes d'eau à Pie IX. Cette fois, aucun doute ne pouvait subsister,
puisqu'il est de notoriété publique que Pie IX, de son propre aveu, a
passé ses dernières années dans une prison cellulaire.

Il fallait en prendre son parti, d'autant plus que Mme Lantibois ne
désarmait point. Chaque année voyait s'augmenter la famille du changeur
et chaque enfant rappelait d'une manière vivante un souverain d'Europe
ou du Nouveau-Monde.

Outre les deux premiers-nés qui ressemblent: le petit garçon à
l'empereur d'Autriche, la petite fille au pape Pie IX, elle a huit
enfants, six garçons et deux filles.

Les garçons ressemblent à Léopold II, à Christian IV, à Oscar de
Suède, à l'empereur du Brésil, au tzar Alexandre III et à la reine
d'Angleterre.

Les filles ressemblent à la reine Isabelle et au roi de Hollande.

Hier, passant rue Vivienne, je suis entré serrer la main à Lantibois et
présenter mes hommages à Bérengère.

Il était sept heures. On allait servir le potage. Les enfants étaient
rangés autour de la table pour dîner.

Et l'on eût dit un petit Congrès.



LE PORTRAIT DE BÉBÉ

Il s'appelait Jacques; on la nommait Jeanne. Le jour de leur mariage, il
avait vingt-cinq ans et elle dix-neuf. Ils s'adoraient.

Les divins _concetti_ des amoureux de Shakspeare renaissaient sur leurs
lèvres ignorantes.

Quand ils allaient se promener, le dimanche, sur la berge de Meudon ou
dans la forêt de Chaville, à travers la paix des bois et la rumeur des
nids, effarant les oiseaux du printemps par leurs baisers tout le long
des haies d'aubépins neigeux, on eût dit deux amants de la légende
échappés de quelque ballade ancienne. Le frémissement des branches
au-dessus de leurs têtes ressemblait à des battements d'aile.

Ils marchaient dans une extase; lui, protecteur et doux, livrant son âme
dans un bavardage énamouré; elle, émerveillée et docile, réfugiant toute
sa foi dans cette tendresse.

Pendant la semaine, ils travaillaient ferme. Jacques partait dès l'aube
pour l'atelier où il trimait vaillamment dans le vacarme des marteaux et
l'atmosphère étouffante de la forge. Jeanne restait au logis, passant
les heures à composer des amours de petits chapeaux, des chefs-d'oeuvre
de bonnets auxquels elle donnait la grâce légère particulière aux doigts
frêles des Parisiennes. Le soir, au retour, Jacques prenait doucement
dans ses grosses mains la tête blonde de Jeanne et l'aveuglait de deux
bons baisers sur les yeux.

Après un an il ne manqua plus rien dans leur paradis terrestre. Un petit
ange leur était venu apporter les bénédictions du ciel.

Il fallait voir comme le jeune ménage lui faisait fête. Il était si
gentil, monsieur;--il avait l'air si intelligent, madame. Enfin, un
petit chérubin, quoi! Figurez-vous qu'à six mois, il avait déjà une
façon de regarder papa qui n'était pas d'un enfant ordinaire. C'était
comme une grande personne. Jeanne soutenait que le petit ressemblait
comme deux gouttes d'eau à son père; ce n'était pas difficile à voir, il
n'y avait qu'à regarder le nez et les yeux. Jacques protestait. D'abord
les enfants se ressemblaient tous. Plus tard, on verrait. Cependant il
lui semblait que le moutard ressemblerait plutôt à sa maman. C'était une
idée qu'il avait comme ça.

De là d'interminables querelles. C'était charmant. Le petit grandissait
au milieu de cette joie. Nous serions fort embarrassé de dire s'il
ressemblait au papa ou à la maman, mais le fait est qu'il devenait
superbe. Jeanne s'en montrait fière. Elle avait une façon de dire: «MON
fils», qui était tout à fait majestueuse. Jacques souriait en regardant
marcher le petit bonhomme.

Un jour, il fut décidé qu'on mènerait ce monsieur chez un photographe
pour faire tirer un beau portrait. On y mettrait le prix mais on voulait
quelque chose de bien. Bébé posa avec une gravité risible. On l'avait
assis sur un coussin au fond d'un fauteuil, dans ses plus beaux habits
et nu-tête. L'objectif du photographe lui avait paru imposant; mais
pendant l'opération on lui avait fait regarder une jolie image. Ainsi
attentif, éveillé, il était tout à fait drôle.

Le portrait fut encadré dans un passe-partout orné de fleurs peintes,
et pendu au-dessus de la cheminée dans la chambre à coucher du petit
ménage. On le faisait admirer aux parents et aux voisins.

Un soir, au moment où Jeanne le couchait, Bébé toussa. Le lendemain
matin, il toussait plus fort, et Jeanne remarqua qu'il était un peu
pâlot. On chauffa des tisanes, mais l'enfant n'arrêta pas de tousser.
Jeanne en devenait folle. Jacques était sombre. Le médecin des pauvres
n'y put rien faire. Le croup avait saisi le malheureux petit être qui
mourut étouffé après huit jours de ces souffrances muettes, accablées,
qu'ont les petits enfants. Jeanne et Jacques pleurèrent toute la nuit
sur le corps glacé et bleui de leur ange envolé. Des hommes noirs
vinrent qui prirent Bébé et le clouèrent dans le cercueil pour le porter
au cimetière. Rentrés au logis après l'enterrement, Jacques et Jeanne se
regardèrent et se reprirent à pleurer sans pouvoir échanger une parole.

De ce jour-là, le ménage sentit se briser les liens du passé. Un lourd
silence pesait sur la maison. Plus de trace de gaieté d'autrefois. On ne
s'embrassait plus le soir.

D'ailleurs Jacques rentrait souvent tard, ce qui agaçait Jeanne. Est-ce
qu'on rentrait à des heures comme ça? La faire attendre des deux ou
trois heures avec son dîner sur le feu, je vous demande un peu! Est-ce
qu'il la prenait pour une servante! Fallait le dire tout de suite.
On saurait à quoi s'en tenir alors. Et pendant ce temps-là, monsieur
traînait chez le marchand de vin avec ses amis. Ses amis! on pouvait
encore en parler de ceux-là! Quelque chose de distingué!

Jacques ne se montrait pas plus aimable. D'abord, il ne fallait pas se
mettre sur le pied de le traiter comme un Jean-Jean. Possible qu'on
menait les autres; mais quant à lui, bernique! Avec ça que c'était
amusant de rentrer dans une baraque pareille, auprès d'une femme qui
n'avait jamais un mot aimable dans la bouche. Ah, ouiche! Elle était
gaie, la maison! Cré matin, s'il avait su! D'ailleurs, ça ne pouvait
durer longtemps, il en avait plein la colonne vertébrale. Ça tournait à
la scie. Madame s'impatientait! On était donc devenue princesse à cette
heure? Ça l'embêtait, à la fin!

Une nuit, après une algarade plus animée que les précédentes, le ménage
toucha au drame.

Sur une invective un peu vive de Jeanne, Jacques marcha vers elle, la
face empourprée de colère, la main levée.

Jeanne devint blanche comme une morte, mais ne broncha pas d'une ligne.
Il y eut une minute d'attente et de défi; puis la femme prit la parole:

--Tiens, Jacques, j'en ai assez de cette vie-là. Aujourd'hui, tu as
encore un peu peur, mais demain tu me battras. Je préfère on finir tout
de suite, séparons-nous.

--Séparons-nous, nous finirions toujours par là. Vois-tu, Jeanne, je ne
suis pas méchant, et tu es une bonne petite femme, mais nous ne pouvons
plus vivre ensemble; c'est impossible, c'est devenu insupportable.
Prends tout ce que tu voudras ici et file chez ta mère. Autant tout de
suite que plus tard. Si, après ça, tu as besoin de moi, tu me trouveras.

Ils causaient maintenant sans colère. On eût dit que par leur résolution
de se séparer, ils se sentaient calmés, délivrés.

Jacques s'assit dans un coin, suivant des yeux sa femme qui allait et
venait à travers le logement. Jeanne avait ouvert une grande caisse où
elle jetait pêle-mêle ses modestes robes, son linge, ses bonnets, les
objets auxquels elle attachait quelque prix. Pas un mot, pas un geste.
Ils songeaient.

Un moment, Jacques vit sa femme s'avancer vers la cheminée et détacher
du mur le portrait du petit mort.

--Minute! dit-il. Ça, c'est à moi. Je le garde. Tu vas me faire le
plaisir de le remettre à sa place.

--Ça! tu veux me prendre ça, toi!

Ce n'était plus Jeanne, c'était Gorgone. Une seconde avait suffi pour la
transfigurer en Euménide. Elle était plus pâle encore qu'au moment où
elle avait vu se dresser sur sa tête la large main du forgeron. Puis,
brusquement, son attitude changea. Ses yeux se gonflèrent de larmes;
elle se fit humble, suppliante.

--Non, je t'en prie, laisse-moi l'emporter. Laisse-le moi, Jacques. Il
n'y a eu que ça de bon dans ma vie, c'était le petit. Je suis sa mère,
moi. Je l'ai porté, je l'ai nourri, je l'ai soigné. Je l'embrassais,
c'était bon. Pauvre chéri mignon qui est mort. Il était si gentil. Quand
je m'éveillais, le matin, j'allais doucement le regarder dormir dans son
petit lit. Il était tout rose, je ne l'entendais pas respirer. Sa petite
jambe ronde passait sous la couverture. Oh! Bébé qui est parti!
Jacques, tu vas me laisser le portrait, n'est-ce pas? On se dispute, on
s'agonise, mais on n'est pas des monstres. C'est à moi, le portrait.
Tu te rappelles, quand on l'a fait faire, Bébé regardait une image.
Vois-le; on dirait qu'il me voit...

Jacques pleurait.

Il se pencha sur le portrait et l'examina sans mot dire. Sa tête était
tout prêt de la tête de Jeanne; leurs chevelures se touchaient. Jeanne
voulut supplier encore, mais le forgeron lui ferma doucement la bouche.

--Si je ne te le donne pas, que feras-tu?

--Je ne pars pas.

--Eh bien, je le garde!

Et comme elle restait étonnée, il l'attira dans ses bras, tendrement,
comme autrefois; et il murmura dans un baiser:

--Reste. Pardonne. Oublie. Aime-moi. Nous le garderons tous les deux....

Voilà plus de quatre ans que s'est passée cette histoire.

Aujourd'hui, il y a deux portraits dans la chambre de Jeanne, au-dessus
de la cheminée.



VISION

Vous ne croyez pas aux revenants? Vous avez tort.

Certes, les revenants ne sont plus ces apparitions fantastiques
d'autrefois, surgissant au coup de minuit, dans les environs des
cimetières, pour pétrifier de terreur quelque villageois attardé; les
fantômes se sont perfectionnés avec le temps, ils ont marché avec le
progrès, et, s'ils pénètrent encore chez les vivants sans se faire
annoncer, au moins gardent-ils dans le monde la tenue irréprochable des
vrais gentlemen.

J'en ai connu un, un seul, dont les assiduités m'ont absorbé pendant six
mois. Dire que je regrette son départ? Non. Mais, en somme, je dois lui
rendre cette justice: qu'il était un fantôme de bonne foi et d'esprit.

Voici la chose.

Il y a quelques années, par une calme soirée d'hiver, je travaillais au
coin de mon feu à je ne me rappelle plus quel poème lyrique,--j'étais un
peu souffrant,--quand j'entendis nettement frapper à ma fenêtre. D'abord
je crus à l'étourderie de quelque oiseau de nuit, battant mes volets
d'un coup d'aile; mais le bruit se répéta avec des intermittences
régulières--toc, toc, toc. Je levai le nez, vaguement inquiet, pas trop
décidé à me rendre compte. Sachez que j'habite un quatrième étage, sans
balcon ni terrasse, dans un faubourg silencieux, assez désert. Mais
on frappa de nouveau, plus vite, dans un mouvement d'impatience
nerveuse.... J'allai à ma croisée que j'ouvris toute grande, d'un coup.

Devant ma fenêtre, dans le vide, une longue forme blanche était
suspendue, arrêtée. Ce fut un instant tragique. Entre l'apparition
et moi un regard fut échangé, un de ces regards qu'avant le combat
subissent les deux adversaires dans un duel au pistolet; une angoisse et
un défi. L'effroi de la mort et la résolution désespérée de se montrer
brave. Combien de temps cela dura-t-il? Une minute? Une éternité?...
Bref, malgré ma stupeur, j'éprouvai une sorte de soulagement quand le
spectre m'adressa, d'une voix à peine distincte où je crus noter un
vague accent britannique, ces simples paroles:

--Peut-on entrer?

Trop ému pour répondre, j'inclinai la tête et je m'effaçai devant mon
visiteur, dans un geste hospitalier.

Le spectre glissa dans ma chambre, doucement, poliment, avec un salut
discret d'invité. Je lui montrai un fauteuil, où il parut s'asseoir,
tandis qu'il bredouillait quelques mots de banale excuse.... «Je suis
importun, sans doute.... Désolé de vous déranger à cette heure....
Croyez bien que.... Non, je suis vraiment confus...» On eût dit un
électeur sollicitant une apostille de son député.

Je l'examinai. Ce fantôme appartenait au sexe fort et semblait âgé de
trente-cinq ans environ. Contrairement à la légende, il ne se présentait
pas enveloppé d'un suaire, mais habillé. Habillé, vous m'entendez bien.
C'est-à-dire que dans son costume,--qui n'était pas un costume, mais
seulement une transparente vapeur--je démêlais un dessin moderne, des
coupes de veston. L'impression d'ensemble, physionomie et vêtement,
était favorable. A n'en pas douter, je me trouvais en présence de
l'ombre d'un garçon bien élevé.

Quand nous fûmes assis tous deux, il m'enveloppa d'un regard décidé et:

--Allons au fait, me dit-il. Tu ne me reconnais pas?

J'avais repris un peu de calme, et c'est d'une voix assurée que je pus
répondre:

--Pas du tout, cher monsieur.

Il haussa les épaules.

--Je m'y attendais, continua-t-il. Ah! tu es bien resté le fourbe de
jadis! Peu importe. Tes dénégations ne te serviront point. Au surplus,
je vais te confondre d'un mot: Te souviens-tu du Morne Rouge?

Le Morne Rouge? Oui, je me rappelais le Morne Rouge. C'est là-bas, à
la Martinique; une superbe montagne derrière Saint-Pierre, avec des
trigonocéphales dans tous les fourrés. Avais-je rencontré, vivant, ce
revenant? Je cherchai, je cherchai. Rien.

Il poursuivit.

--Ah! tu hésites! tu es pris, hein?... Eh bien! écoute. Oui, je suis le
pauvre William Perkins, dont tu as volé la fiancée, ma pauvre petite
Millia. Le jour où tu es reparti, sur ta frégate, elle est morte; je
jurai de la venger. Le travail, la pauvreté me retenaient aux Antilles,
m'empêchaient de te poursuivre.... Depuis hier soir, je suis mort, je
suis libre! A nous deux, maintenant! Certes, je ne puis te tuer, mais je
puis empoisonner ta vie. Désormais, je ne te quitte plus. Chaque soir,
tu me reverras à tes côtés et tu m'entendras te dire: Louis Vermont,
souviens-toi du Morne Rouge!

Maintenant, je me sentais parfaitement maître de moi. Je me levai, en
hâte décidé à ne pas poursuivre l'entretien, et je prononçai:

--Cher monsieur, nous sommes en ce moment, vous et moi, les victimes
d'un quiproquo.... Vous vous serez trompé d'étage. J'ai traversé la
Martinique et je n'ignore pas le Morne Rouge; mais je n'ai gardé aucun
souvenir de la demoiselle Millia dont vous avez bien voulu me raconter
les malheurs.... Je ne vous connais pas.

Le fantôme s'était dressé pour prendre congé.

--Tu persistes à nier! s'écria-t-il. Soit. Mais tu es prévenu;
désormais, je m'attache à tous tes pas.

C'était à mon tour de hausser les épaules.

--Mon cher spectre, dis-je, vous avancez. A peine êtes-vous défunt que
vous avez déjà des idées de l'autre monde. Mais, mon garçon, nous avons
perdu la superstition du fantastique. Pour employer une expression
étrangère aux _Dialogues des morts_, mais qui rend bien ma pensée,--nous
ne coupons plus dans ces godants-là. Si, malgré mes avis, vous teniez à
revenir me faire visite, vous auriez bien tort de vous gêner. Je reçois
tous les lundis. Mais ne vous flattez pas de me faire souffrir; je suis
un enfant du dix-neuvième siècle et je ne crois pas au surnaturel.

--Louis Vermont, repartit l'ombre, souviens-toi du Morne Rouge!

J'ouvris la fenêtre. Le spectre se retira, après d'ironiques et brèves
congratulations.

Le lendemain, à mon réveil, je crus avoir rêvé une histoire d'Edgard
Poë.

Vers trois heures, à la Chambre des députés, comme je causais avec
l'honorable Paul Sandrique dans le salon de la Paix, je vis sortir de
la muraille l'ombre de William Perkins, visible pour moi seul. Il se
faufila entre le député de l'Aisne et moi, me regardant en ricanant et,
sans que mon interlocuteur pût entendre une syllabe, me parlant du Morne
Rouge. D'abord, cela me déplut, mais je m'accoutumai bien vite. Au
surplus, à moins de passer pour un fou, il m'était impossible de laisser
percer mon trouble.

Dans la soirée, William Perkins vint me rejoindre au théâtre des
Variétés, prenant place à côté de moi, en un fauteuil vide. Je fus
aimable, et lui racontai les deux premiers actes qu'il n'avait pas
entendus. A la sortie, il me suivit chez Henry Gervex qui donnait du thé
à ses amis; et comme, vers deux heures du matin, devant ma porte, il me
reparlait des Antilles, je daignai l'éclairer encore.

--Je me nomme Charles-Marie de Larmejane et non pas Louis Vermont; je ne
suis allé à la Martinique que dans un but hydrographique. Millia m'est
étrangère et j'ai conservé du Morne Rouge les pires souvenirs.

Le fantôme me tourna le dos en ricanant.

J'étais sincère. William Perkins reconnut bientôt qu'il ne me donnait
aucune crainte. J'en venais à lui faire bon accueil. Dès son apparition,
je lui tendais la main.

--C'est toi, mon vieux?... Et ça va bien?

Il demeurait grave, figé dans sa sempiternelle évocation des Antilles,
et me nommant Louis Vermont toute la journée.

--Patience! ricanait-il. Un jour je parviendrai bien à te faire saigner!

Je lui disais:

--Dis donc, Perkins, je ne sors pas ce soir.... Est-ce qu'on te verra?

Ou bien:

--Je vais au bal des artistes. N'oublie pas de venir me prendre à la
sortie.... Nous causerons du Morne Rouge.

Rien ne le décourageait.

Un jour j'étais allé faire ma cour à Blanche, qui revenait d'une tournée
lyrique en Égypte--vous savez bien, Blanche, celle qui aimait tellement
les bonbons que nous l'avions surnommée Blanche de Pastille.

C'était au temps qu'elle habitait sa jolie villa de Maisons-Laffitte, où
Jules Claretie a trouvé son décor du _Prince Zilah_. Comme j'étais à ma
première visite, elle voulut me montrer son petit parc, sa basse-cour,
les serres, et même une petite garenne où il n'y avait aucun lapin.

Ce fût une bonne promenade. Nous cheminâmes lentement sous les arbres,
nous arrêtant souvent pour regarder ensemble la même fleur ou le même
arbuste, la même échappée de ciel bleu échancrée dans les branches. Les
oiseaux nous saluaient de petites ritournelles agiles, les roses avaient
des sourires, les grosses pivoines se penchaient dans des révérences.
L'imagination aidant, c'était gentil.

Patatras! William Perkins me toucha l'épaule et me montra son sourire
des mauvais jours. Louis Vermont. Le Morne Rouge. Il tombait bien.
Impossible de lui faire comprendre son manque de tact. Pas moyen de
l'interpeller.

Sans doute il devina mon ennui, car son insistance s'accrut. Je le
trouvai, non plus à ma droite, mais à ma gauche, entre Blanchette et
moi, de telle sorte que je n'apercevais presque plus Blanchette; et
tandis que je m'évertuais à ressaisir le fil de mes madrigaux brisé
par cette intervention macabre, ce fantôme mal élevé me ramenait à son
animal de Morne Rouge, aux serpents de là-bas, à la désespérante Millia.

Et il se passa une chose atroce.

Tout à coup Blanche s'arrêta, les regards fixés au sol. Des traces
horribles s'imprimaient sur le sable, des traces de pieds nus. William
Perkins, las sans doute de planer entre ciel et terre, ou bien
malintentionné, marchait entre nous, mesurant ses pas sur les nôtres.
Blanche regarda sans comprendre, m'interrogea d'un coup d'oeil, et
me vit si pâle, si pâle, que devinant brusquement quelque chose
d'épouvantable, elle s'évanouit en jetant un cri terrifié.

Je la reportais, inanimée, au pavillon--toujours poursuivi par les
ricanements de l'odieux Perkins.

--Louis Vermont, souviens-toi!...

A peine rentré, je remis la pauvre Blanche aux soins d'une camériste, et
je redescendis dans le parc où mon fantôme riait au point d'en pleurer.

--Par exemple! m'écriai-je en l'abordant, j'en ai assez!... Une
explication est devenue nécessaire!... Cette vie-là ne peut pas durer!

Le misérable spectre riait toujours.

--Voyons, continuai-je, je serai calme.... Tant que vous vous êtes
contenté de venir ma retrouver au théâtre, à la Chambre, chez mon
coiffeur, je n'ai rien dit. Je trouvais même cela amusant d'avoir un
revenant pour ami; et cependant--ceci n'est pas un reproche--votre
conversation n'était vraiment pas assez variée! Mais aujourd'hui, ça ne
va plus! Si vous devez m'empêcher de faire ma cour à cette prima
donna qui a dû rapporter du Caire des idées ultra-orientales, je suis
parfaitement résolu à vous infliger vos huit jours.

L'ombre répondit:

--Je t'avais bien annoncé que j'arriverais à te faire pleurer!... Louis
Vermont, souviens-toi!

Je ne le laissai pas achever.

--Depuis six mois je vous répète soir et matin que je ne m'appelle pas
Louis Vermont....

--Comme si je ne te reconnaissais pas!

--Mais quand je vous assure!...

Nouveau haussement d'épaules.

--Inutile de feindre, fit Perkins; je pourrais te peindre de mémoire.
Tiens, tu as sur le bras droit, entre le poignet et le coude, un petit
signe noir....

J'avais déjà relevé mes manchettes et montré au fantôme un bras exempt
de toute marque particulière.

Aussitôt, la physionomie de feu Perkins se transforma. Il regarda mon
bras de très près, à plusieurs reprises et, aussitôt ensuite, avec
l'accent d'un revenant profondément humilié:

--Oh! monsieur! s'écria-t-il, quelle erreur! Je ne sais où me fourrer...
jamais pareil impair!... Oui, en effet, quand je vous regarde bien....
Une telle ressemblance!... C'est le nez.... Ah! sapristi, qu'est-ce que
vous avez dû penser de moi?

Et il continua, de plus en plus vexé:

--Tenez, je vous offre des excuses, dans les journaux.... Je me croyais
dans mon droit.... Voulez-vous que j'aille trouver cette jeune dame et
que je lui explique la chose?...

--Non pas! non pas!

Présenter Perkins à Blanche! Un comble!

--Mais c'est que je tiens à réparer....

Je consolai feu Perkins qui disparut pour toujours.

Depuis, je n'ai plus vu de revenant... mais je n'ai plus revu Blanche.

Bah!...



LE DOMPTEUR

Les palefreniers ont poussé dans la piste la grande voiture vernie et
dorée, close de larges panneaux à poignées de bronze. Derrière
ces panneaux, une rumeur, des piétinements lourds, des haleines
frémissantes, quelque chose de sauvage, de sournois, que l'on devine et
qui fait peser une anxiété sur la foule. L'orchestre, au-dessus de la
coupée, fait silence. Sur les gradins, les hommes deviennent sérieux,
attentifs; les femmes, un peu pâlies, savourent la caresse d'un frisson.

Les panneaux tombent aux mains des laquais, les grilles se dédoublent,
s'élèvent sous l'action des crémaillères--et, dans l'éblouissement des
lustres, les grands lions roux surgissent, ennuyés, majestueux, tristes
d'une tristesse altière, semblables à des rois captifs. Ils sont six:
trois lions et trois lionnes. Cinq sont nés dans les cages de la
ménagerie de Hambourg, là où se traite le commerce des fauves; ils ont
subi, de tout temps, l'énervement de l'esclavage, l'humiliation des
cravaches abattues, le spleen des prisons. Le dernier, dont la crinière
semble noire, vient des forêts profondes de l'Atlas; il est superbe,
énorme, formidable. Il a possédé le désert, terrifié les tribus, bu
le sang rose des gazelles, tenu sous ses ongles le front brisé des
chasseurs, fait grâce de la vie à des pâtres. Le regret des splendeurs
perdues brûle dans ses prunelles de cuivre; et devant les bourgeois
et les Margots perchés sur les banquettes du cirque, devant cette
civilisation maniérée que la vie mondaine étouffe et flétrit, il songe
à l'immense solitude des bois mystérieux, aux troupeaux effarés courant
dans la plaine, aux nuits d'Afrique, à la caverne inviolée faite de
blocs géants.

On l'a nommé «Sultan», et on a eu raison. Il a les cruautés épiques des
pachas; déjà trois dompteurs ont expiré sous sa griffe. Dans la cage il
ose seul rugir, en rôdant.

Les autres fauves se font petits à son approche; il les regarde comme un
César doit regarder les bâtards de ses frères.

Un homme paraît à l'entrée de la piste, beau comme un jeune dieu. C'est
Éric, c'est le dompteur! Le lion désormais, c'est lui seul. Éric a
vingt-cinq ans, une stature de héros, le courage des belluaires, la
force d'un Titan, la grâce athénienne du Discobole.

Quand il descend dans l'arène, au milieu de la peur muette du public,
les hommes le jalousent, les femmes le guettent. Une princesse
moscovite, cousine des tzars, l'adore et le suit de capitale en
capitale, heureuse de le contempler, le soir, aux prises avec ses
fauves. Songez donc! Cette tête aimée que chaque nuit des baisers
parfument, la voir confiée à l'horrible gueule des bêtes et songer que
sous l'effort d'un seul coup de crocs!... Voilà bien de quoi pimenter
des voluptés de grande dame....

Le costume d'Éric est le vrai costume des bateleurs, maillot de soie et
jersey de velours noir largement échancré au col; une ceinture de satin
pourpré à la taille, des sandales blanches aux semelles frottées de
résine, et qui tiennent au plancher de la cage.

Il traverse la piste, et, debout devant la petite porte de fer, il salue
le public lentement, avec un geste de statue. Sultan a hurlé. Les lions
de Hambourg courent, tremblants, le long des barreaux, bondissent au
sommet de la cage, rampent avec des mouvements de chats en fuite. Le
silence est tel, que l'on entend les paroles brèves d'Éric, jetées aux
bêtes comme des ordres à des toutous. Houp! Saïda!... Saute, Néron!...
Les spectateurs frémissent, impuissants à détacher leurs yeux de cette
cage où les félins rampent et où l'homme seul a l'air de rugir. Éric est
vraiment superbe, maintenant.

Mais Sultan est immobile. Lui seul reste accroupi dans un angle,
soucieux, menaçant, avec des attitudes de chasse. Il faut cependant
qu'il «travaille». Éric prend son temps, assure dans sa dextre la fusée
de sa cravache, et, d'un pas ferme, marche sur son lion noir.

Au premier rang des fauteuils, la Russe contemple, debout. Elle a trente
ans bientôt et on lui en donnerait seize à peine. Blonde, mince, frêle
et d'apparence maladive. Une jolie fleur qui souffre. Pourtant, elle
seule paraît sans crainte. L'habitude, peut-être. Elle sait par coeur
cette séance complètement réglée dans toutes ses démarches; les
mouvements d'Éric sont prévus ainsi que les bonds des fauves. Elle
assiste à ce spectacle comme elle écouterait une musique ancienne,
intéressante toujours mais sans surprises.

Une inquiétude plisse son front quand Éric lève sa cravache sur le lion
noir qui pare le coup d'un mouvement de patte,--une patte énorme, armée
de crochets. Mais cela dure l'instant d'un éclair. La bête a cédé.
Sultan s'exaspère, mais en même temps il s'humilie. Le brave dompteur se
sent le grand vainqueur. Si tout va bien, peut-être osera-t-il présenter
au lion la barrière et le cerceau. Non, il n'ose pas. Sultan montre une
sournoiserie inquiétante. On dirait qu'il se décide, qu'il est résolu à
en finir.

Attention! Voici le plus dangereux instant. Éric va regarder son lion de
tout près; puis il laissera tomber sa cravache, et, désarmé, presque
nu, il soufflettera le mufle horrible de la bête.... C'est fait! Le
rugissement de Sultan a fait trembler la salle. Éric sourit. Il marche à
reculons vers la porte de fer, tenant en respect les monstres. La porte
s'entr'ouvre, se referme. Le dompteur est dans la piste. Bravo!

La Russe ne l'a pas quitté de l'oeil. Et si maintenant elle tremble, si
un flot de sang lui monte au visage, c'est qu'Éric, le dompteur, n'a
salué qu'un être dans la foule: une grande fille brune au profil de
juive qui le regarde avec des yeux Luisants.

Quelle scène!

La Russe n'a pas voulu lui donner le temps de s'habiller. Elle l'a
arrêté au passage dans l'écurie, comme les palefreniers rentraient
la cage, et elle le tient dans l'angle d'une stalle, en lui parlant
vivement à voix basse. Eric sourit, puis il hausse les épaules. Quoi?
Une femme brune? Où ça, une femme brune? Il ne l'a pas seulement vue. En
voilà des histoires! Allons, voyons.... Mais la Russe se fâche. Elle a
vu. On ne lui en fera point accroire. Elle a vu, voilà tout!

Tandis qu'elle parle, elle agite nerveusement la grosse cravache qu'elle
a enlevée aux doigts d'Éric, par un geste hypocritement machinal, sans
avoir l'air. Et comme le dompteur persiste à nier, elle le frappe au
visage, brutalement!

Elle est lionne à son tour. La face s'enflamme, s'exalte, se
transfigure. Ce n'est plus le petit morceau de femme de tout à l'heure:
c'est la Cosaque, une sorte de sauvage, un peu fauve. Éric recule,
effaré, et veut gagner sa loge; mais la cravache l'atteint de nouveau,
enlevée par une petite main de fer. Il ne montera pas. Il ne fuira pas.
Une seule retraite lui reste: la cage. Il y saute d'un bond. C'est
Sultan, c'est la mort. Tant pis! Tout plutôt que cette Russe! Les lions
l'entourent, rugissent, menacent. Sultan rampe.

--Ah! le lâche! s'écrie la Russe.

Et elle a raison.



LE TÉLÉPHONE

--Allo! Allo!

--Allo!

Et je lui fais ma cour.

J'ai découvert enfin l'amante que nul soupçon n'effleure, la femme
docile, souple à ma fantaisie, et dont je ne me lasserai point. Quand je
le désire,--et selon mon caprice volontaire,--elle est blonde, ou brune,
ou rousse, ou toute parfumée de poudre; sans qu'il me soit besoin de
prononcer une parole, elle s'habille à ma guise, tantôt en mignonne
Parisienne dont le satin collant révèle la pureté noble des formes,
tantôt en princesse, tantôt en belle comédienne. Elle consent à prendre,
au besoin, le visage de la femme quelconque que j'ai aperçue seulement
de loin, et que je désire. Lorsque, pris d'une ambition impossible, mon
rêve s'envole là-bas, là-bas, aux pays bleus des forêts vierges égayées
parle bizarre plumage des oiseaux de paradis et l'agilité des jeunes
singes; lorsque mon esprit hante les rivages africains, les havres
bleus, les lointains exquis du Bosphore ou de Yokohama, elle se
transforme au gré de mon envie, devient l'énervante créole d'Haïti, la
Chinoise, couleur de cuivre, grisée de langueurs et d'opium, la chaste
et impudique aimée, la Mauresque voilée dont on aperçoit seulement,
entre le sourire du masque, les grands yeux profonds et noirs.

Bref, elle est ma maîtresse--ou mon esclave.


--Allo! Allo!

--Allo!

Et soumise! Au premier appui, elle se hâte. Si la causerie ne m'amuse
pas, si je broie du noir ou si j'ai mal à la tête, je l'abandonne, je la
quitte. Je prends mon chapeau, je sors. Elle ne se fâche pas, n'a pas
une protestation, pas une moue. Il me suffit de l'avertir par un triple
signal de sonnettes perlées, conformément au règlement. Quelquefois,
elle m'appelle, mais c'est toujours avec un absolu désintéressement. Un
ami me demande, et elle s'offre comme intermédiaire.

Nous causons surtout la nuit, car, durant une partie de la journée, elle
se repose. Son service au bureau central des téléphones est ainsi réglé.
M'arrive-t-il de rentrer tard dans mon logis de célibataire où je
remonte seulement à regret--la nature a horreur du vide--je cours à la
plaque et les vibrations commencent. Grâce à elle, chaque soir une voix
de femme me souhaite la bonne nuit, le repos, les songes, fermant ma
journée par un peu de charme et de grâce. Son «bonsoir, mon ami!» m'a
fait souvent oublier les misères, les écoeurements de l'existence
quotidienne, Spirituelle et gaie, elle rit d'un bon rire heureux, d'un
rire d'enfant, qui me fait deviner de jolies dents et des lèvres fines.
Et cela me fait du bien de l'entendre, son rire, quand je me sens le
cerveau abruti par le travail ou le coeur noyé de spleen.


--Allo! Allo!

--Allo!

--C'est toi?

--Oui! Bonjour! bonjour!

Je me rappelle délicieusement le jour des aveux.

Je venais de causer avec mon notaire et, l'entretien achevé, elle avait
oublié de rompre la communication. L'entendant rire et causer avec
ses petites amies, je la rappelai, j'insistai sur mes madrigaux de
la veille. Je traversais une de ce heures moroses qui favorisent
l'attendrissement; au lieu de lui répéter les bêtises de chaque jour,
je devins grave, sérieusement grave, avec une conviction que je ne sus
m'expliquer par la suite, et je laissai tomber dans l'instrument de
Graham-Bell une envie de pleurer contenue depuis la veille.

Ce fut exquis. J'eus l'aplomb de me plaindre, de lui parler de mon
isolement, du néant stupide de ma vie de garçon. Elle se révéla bonne
comme du bon pain, me donna des conseils de soeur aînée, poussa la
complaisance jusqu'à me gronder. Puis, j'entendis sangloter ses
confidences. Elle vivait seule, elle aussi, et triste. Plus de papa,
plus de maman, pas d'amoureux, aucune amie, hormis les petites camarades
du bureau central. Ah! la vie n'est pas gaie!... Je lui proposai
carrément de combiner nos deux solitudes en un tête-à-tête. Quel impair!

--Pour qui me prenez-vous, monsieur?

--Pour moi!

Elle interrompit le courant, net, et quand, résolu à lui faire accepter
mes excuses, je lui criai: «Allo! Allo!»--elle s'était fait remplacer
par un vieux monsieur qui me répondit:--«Allo! Allo!»--d'une voix brisée
par quarante années d'absinthe suisse.

Dans la journée, je pus lui demander pardon. Elle eut pitié. Je jurai de
ne plus jamais recommencer--jamais, jamais. Et comme une vague tendresse
m'étourdissait de ses vertiges, j'osai. Oh! la durée d'un éclair. La
plaque vibrante, étonnée, répéta le bruit d'un baiser qui courut
en frémissant sur les fils et alla s'échouer aux oreilles de ma
conquête;--et à ce baiser, sonore, emporté, vainqueur, un autre baiser
répondit, doux, doux, doux comme un souffle. Et crac! la communication
fut interrompue,--hélas!


--Allo! Allo!

--Allo!

Je fus une fois huit jours sans l'entendre. Une jeune fille quelconque
la remplaçait, à qui je n'osai rien demander. Que se passait-il? Ma
maîtresse avait-elle été flanquée à la porte? L'avait-on exilée du
bureau central dans un bureau de quartier? Comment savoir? La moindre
question pouvait la compromettre. D'ailleurs j'ignorais--j'ignore
encore--son nom.

Une nuit, la sonnerie me réveilla. Évohé! c'était son timbre!


--Allo! Allo!

--Allo!

Elle m'expliqua sa longue absence: une bronchite, une vilaine bronchite
qui l'avait clouée au lit pendant toute une semaine. Pauvre petit chat!
Je lui conseillai la teinture d'iode et des infusions bien chaudes. Sa
convalescence me fournit mille prétextes à communications. Vingt fois
par jour, je m'informai de son état. Ça allait mieux? Bon. A tout à
l'heure!

Et cette idylle électrique dure depuis deux ans bientôt. Contrairement
à l'usage, nous n'avons pas d'enfants, mais cela s'explique. Dame! le
fil!...

Nous nous aimons comme ça, et, ma foi, nous sommes heureux. Cet amour
durera. J'ai le droit de vieillir, et elle peut devenir laide; ça
ne nous séparera pas. Je la verrai toujours avec des yeux résolus à
l'admirer; et si ses cheveux blanchissent, si nos dents tombent, je
l'ignorerai.

Et moi, je puis devenir chauve, obèse, manchot, voûté,
goutteux--impunément,--sans cesser d'être aimé.

--Allo! Allo!

--Allo!



LA LANGOUSTE

Elle était blonde comme une moisson d'août, et, par une duplicité de
coquette, ne se jugeant pas suffisamment blonde encore, elle couvrait
ses tresses et les frisons de sa nuque d'une poudre fine, couleur de
tabac de Messine d'où s'élevaient, dans un petit nuage doré, des parfums
d'une tendresse indéfinissable, quelque chose comme de subtiles essences
de Chypre. Sa gorge mince, aux lignes pures et tentantes, palpitait
sous les plis mollement drapés d'un corsage rubis, contenu par un fin
croissant de diamants. Son délicat visage, rêvé certes par Latour et
deviné par Watteau, tirait sa lumière de deux grands yeux ravis et
pervers dont les regards, comme des baisers bleus, faisaient briller des
clartés d'étoiles; et d'une toute petite bouche, semblable à un oeillet
de pourpre, qui découvrait, aux instants folâtres, trente-deux perles
d'un orient merveilleux. Ses mains--de petites mains nerveuses de
pianiste hongroise--planaient sur les objets qu'elles semblaient
toucher, comme des ailes blanches de tourterelles;--et dans la Chine
idéale que hante la nostalgie des poètes, on n'eût pas découvert,
même chez les paresseuses princesses de Taü-Taï, des pieds plus
invraisemblables que les siens.

Elle avait nom Cécile.

Hélas, au berceau des filleules les mieux fêtées, une méchante fée
surgit parfois, plus méchante que la gale, et mêle aux promesses des
bonnes marraines un présent chargé de mystifications sournoises. Le
jour de printemps où l'on baptisa Cécile, tandis que des archanges lui
décernaient toutes les séductions, un démon marin entra sans qu'on l'eût
attendu et jeta sur l'innocent baby ces simples paroles:

--Tu aimeras passionnément la langouste à la sauce mahonnaise, et cet
amour aveugle te perdra!

Ce n'est pas tout d'aimer la sauce mahonnaise, encore faut-il savoir la
préparer. Vous prenez un jaune d'oeuf bien frais et vous le précipitez
au fond d'un bol--certains amateurs l'écrasent à tort dans une assiette
à potage;--vous saisissez délicatement la fiole de cristal où l'huile
assoupit son or liquide, et vous versez... doucement, bien doucement,
goutte à goutte. En versant, vous remuez régulièrement avec une petite
cuiller--les hérétiques de l'assiette creuse vont jusqu'à se servir
d'une fourchette--et vous battez énergiquement, sans trêve, sans
faiblesse. Les doigts qui battent doivent montrer la rapidité continue
d'un volant de machine à vapeur, et peuvent au besoin s'emporter; la
main qui doit verser garde un calme impassible, une froideur majestueuse
et sereine. Une seconde d'oubli, tout est perdu; la combinaison
miroitante prend aussitôt un aspect marécageux parfaitement répugnant.
Tout est raté. Le mieux alors est de recommencer: Vous prenez un jaune
d'oeuf bien frais et vous le précipitez, etc., etc.

L'auteur de la _Cuisinière bourgeoise_ a oublié de mentionner les
conditions essentielles à l'élaboration d'une bonne mahonnaise. Une
atmosphère glaciale est de rigueur. Il importe, pour réussir, de
se placer dans un courant d'air, au sommet d'un clocher ou dans le
voisinage de M. Caro. Essayer de parachever une mahonnaise sur le
cratère du mont Vésuve, dans un couloir des Folies-Bergère, ou à côté du
député Langlois, constituerait une entreprise ultra-téméraire.

En outre, il est bon d'être deux,--pas trois, deux. Quand on est trois,
il y en a un qui ne fait rien. A deux, la sauce se combine à merveille.
L'un tient la petite cuiller; l'autre distribue exactement les gouttes
d'huile. Et, la sauce terminée, des rivalités éclatent: la main qui a
versé essaye d'usurper la gloire de la main qui a battu, et, au moment
psychologique où l'on additionne le vinaigre, il est possible qu'on se
brouille ainsi avec son plus vieux camarade.

Car une mahonnaise se prépare entre amis; encore doit-on choisir son
monde. Je n'aurais aucune crainte avec des collaborateurs comme Berton
ou Lina Munte, mais je m'attendrais continuellement à voir l'huile de
Provence se perdre en liaisons dangereuses, s'il m'arrivait d'oser une
entreprise de ce genre avec Daubray ou Sarah Bernhardt.

Bref, pour réussir une mahonnaise, il faut:

  Un jaune d'oeuf,
  Un bol,
  Une petite cuiller,
  De l'huile,
  Un collaborateur sympathique,
  Et du sang-froid.

Un soir, comme Abel venait partager honnêtement le repas de Cécile,
il aperçut, vautré sur un plat de vermeil que supportait le gothique
dressoir de la salle à manger, une langouste énorme, une sorte de
monstre marin vermillonné et rugueux qu'on eût dit choisi pour la
subsistance d'une garnison.

Comme il essayait de se rassurer et considérait la table mise où deux
couverts seulement se faisaient face dans une allure de tête-à-tête,
Cécile entra, rajustant parmi les dentelles de son cou le croissant
de son agrafe diamantée. Son heureux sourire de chaque soir se
transfigurait en moue boudeuse. Abel crut à un bracelet perdu, à un
ruban fané, à quelque gros chagrin d'enfant gâtée contrariée par sa
modiste ou par son petit chien.

Dieux infernaux! la catastrophe était pire! Une cuisinière distraite
avait manqué la sauce destinée au mets favori de la gourmande. Au lieu
et place d'une mahonnaise harmonieuse, elle avait servi un mélange
écoeurant, une marinade affreuse à l'oeil nu. Le dîner était manqué.

Abel protesta. Quoi de plus simple à faire qu'une sauce?... Et sans lui
permettre une objection, il arracha ses gants, choisit sur le bahut un
gros bol de vieille faïence rouennaise, demanda un jaune d'oeuf--bien
frais--et se mit à l'oeuvre. Mais, dès les premiers tours de la petite
cuiller, il reconnut combien son bon vouloir resterait vain; soit
manque d'habitudes culinaires, soit retour du trouble ramené par la
contemplation des grands yeux de Cécile, il appela au secours. Il était
temps. L'huile, répandue avec caprice, menaçait de transformer la
mahonnaise en potage.

Cécile intervint. Sa blanche main saisit le vieil huilier madrilène à
double tubulure, et versa.

Mais, à quoi tiennent les destinées!

En regardant cette petite main fine où le sang dessinait de minces
lignes d'azur, en admirant cette menotte aristocratique cambrée à
l'attache d'un poignet frêle, chargé de bracelets noyés dans les
dentelles de la manchette, il sentit des vertiges lui monter du coeur à
la tête, des tentations lui mettre aux lèvres une folie de baisers.

Il osa, bientôt. Et Cécile, d'abord effarouchée, eut garde de
compromettre la sauce. Malgré ses plaintes indignées, malgré l'émoi qui
fit passer sur toute son adorable personne un frisson inquiétant, elle
demeura la main tendue et crispée, le poignet ferme.

La petite cuiller tournait toujours.

Heureux, sans remords dans le crime, Abel s'enhardit. Son baiser frisa
les doigts de l'enfant, caressa la naissance du bras où sa moustache
traîna une douceur de soie. Elle, attentive, héroïque, considérait le
mélange.

Un moment, soupçonneuse, elle se pencha, et le marmiton volontaire,
fermant les yeux, s'abattit, les lèvres ouvertes comme deux ailes
rouges, parmi les blonds cheveux noyés de poudre odorante.

La petite cuiller s'arrêta, l'huilier madrilène reprit nonchalamment une
place de hasard parmi les cristaux du couvert... Quelques mots, exquis,
furent échangés à voix basse, et lorsque tous deux relevèrent les yeux,
comme au sortir d'une extase, Cécile montra à Abel, sur le plat de
vermeil, la grosse langouste qui les écoutait--en rougissant.



FIANÇAILLES

Irène a trente ans; elle est restée fille. Un mystérieux regret lui a
vidé l'âme, peut-être la rancune d'une espérance offensée. Sa lèvre est
amère, ses yeux sont moqueurs; elle rit d'un rire nerveux brusquement
coupé par l'appréhension d'un sanglot. Des revenants la hantent, de
tristes revenants drapés de deuil; et il lui semble parfois vivre au
milieu d'une nécropole. Rien n'existe plus pour elle de vivant, plus
rien qui soit l'avenir, plus rien qui soit demain. Elle attend avec
sérénité la fin de tout cela, se sentant veuve de quelqu'un qui n'est
pas mort, martyre d'un serment que nul ne lui a demandé et qu'elle n'a
prononcé devant personne. Elle a aimé; les douleurs, qui tuent les
petits sentiments, éternisent les grandes passions; et le coeur de la
femme est ainsi fait qu'elle ne garde une trace que de ce qui lui laisse
une cicatrice. De là une tristesse morne, toujours plus lourde; car
c'est surtout pour les femmes que les années pèsent d'autant qu'elles
sont vides.

Aucune colère contre la vie, aucune jalousie des bonheurs d'autrui. Les
êtres que l'adversité rend méchants étaient méchants dès l'origine;
leur perversité guettait une occasion. Irène est bonne et reste bonne à
travers les épreuves. Elle pleure souvent, mais les pleurs des autres
doublent son chagrin. Comme toutes les créatures qui souffrent un
inconsolable regret, elle sait l'art divin des consolations. A ceux qui
doutent elle parle d'espoir,--elle qui n'espère plus. Et pour distraire
un ennui étranger, pour donner des ailes aux oiseaux noirs penchés sur
des fronts amis, elle trouve des gaietés nerveuses, bruyantes, macabres,
où râle une immense incrédulité. Son visage est moins un visage qu'un
masque; sa parole est moins le vêtement que le déguisement de sa pensée;
son sourire est un décor sans lumières; et, dans la contemplation de
ce sphinx railleur, on songe à ces rideaux de théâtre décorés
d'arlequinades et qui tombent, raides et joyeux, sur le dénouement d'une
tragédie.

Elle adore sa mère,--maman,--avec l'ambition de mourir la première. Deux
amies, Marie et Marguerite, savent seules le prix de ses larmes et la
mesure de son renoncement. Le goût du monde lui donne un moyen de se
fuir, et il lui prend la tentation furtive de se travestir pour ne
pas se reconnaître. Elle vit ainsi, des plaisirs, des émotions, des
impressions, des espérances des autres;--dans une attente soumise.

Le mot qu'elle dit le plus souvent, c'est: «Je suis navrée...»

Pierre a trente ans, sur lesquels dix ans inutiles. Le vide des choses
lui pèse. Il a défendu la liberté et on l'a mis en prison; il a fait la
guerre et il a vu que c'était la boucherie; il a cherché des héros et
n'a trouvé que des hommes. Las du terrestre, un peu écoeuré, un peu
endolori, il s'est réfugié dans l'immatériel. Il aime des idées, pas
beaucoup, quelques-unes, l'art, la patrie, le rythme, le sacrifice. Pour
cela, on dit de lui: «C'est un rêveur!» Les malheureux rivés à plat
ventre se défient naturellement des individus bizarres qui donnent des
rendez-vous dans la voie lactée et entretiennent des relations suivies
avec les étoiles. Fréquenter des astres, cela est suspect. Ce qui
complète Pierre, c'est qu'il est un tantinet démagogue,--infamie qu'il
partage avec Hugo, Garibaldi, Bakounine, Zorilla et Kossuth. Le bruit
court qu'il a construit des barricades et, comme il est l'adversaire de
la peine de mort, on le qualifie parfois de buveur de sang. Il parle des
martyrs avec respect. Au fond, la politique ne l'émeut guère. Il croit
encore à toute la République, mais plus à tous les républicains. Pour se
consoler, il cherche des rimes et fonde sa joie sur la perfection d'une
strophe.

Il a voyagé, et la terre lui a paru petite. Quoi! Déjà le bout du monde!
Mais oui. Il a vu les forêts vierges, les pays bleus, noirs, jaunes,
roses, les grands fleuves, les îles de verdure jetées sur l'Océan comme
des bouquets effeuillés, les sommets infranchis,--et il est revenu
triste, ne retrouvant personne au logis.

Pierre aussi porte un masque de frivolité factice qu'il promène dans le
souci renouvelé des jours. Il a la fausseté résignée d'Irène et le même
plaisir cruel. Pourtant il n'endure pas comme elle le regret d'une
espérance évanouie. Les femmes qu'il a rencontrées étaient de celles qui
s'oublient et qu'on oublie. Aucune n'a survécu à sa propre présence;
elles ont passé avec un frou-frou de robe de soie, vite ou lentement,
mais d'un pas si léger qu'aucune trace n'en demeure. D'abord il
a regretté ces envolées furtives, jaloux de retenir une de ces
créatures, la meilleure ou la pire, pourvu qu'elle restât. C'est si
profondément navrant, vivre seul, qu'on en arrive à comprendre les
vieilles filles entourées de chats et d'oiseaux. Tout ce qui vit peuple.
La lie de l'abandon, c'est d'être entouré seulement de choses.

Quand on n'est aimé de personne, on aime tout le monde, d'une affection
banale qui se résume en sympathie aveugle. On adopte quelques préférés
choisis et rares et l'on répand sur les autres la petite monnaie de son
coeur. C'est se ruiner sans enrichir personne. Bah!... Dès lors, on est
bientôt classé. Les passants haussent les épaules et votre poignée de
main devient sans valeur. On vit en dédaigné parmi des indifférents, et
l'on demande de petites revanches à l'ironie.

Pierre vit ainsi, isolé, se demandant chaque jour si cela ne finira
pas bientôt, savourant les joies, les émotions, les espérances des
autres,--en attendant.

Le mot qu'il dit le plus souvent, c'est:--«A quoi bon?»

Et, la trentième année venue, ces deux êtres pareillement frappés pour
des causes différentes se sont rencontrés au hasard de la grande route,
à l'heure où ils allaient vers la vieillesse comme au-devant d'un
vainqueur inévitable dont on espère des conditions meilleures...

Est-ce qu'après les mariages d'amour, d'affaires, de raison, de
convenances, le mariage de résignation, d'assurance mutuelle contre
les abandons futurs, ne serait pas destiné à réparer--autant qu'il se
peut--l'abîme creusé par les désillusions d'antan?

Est-ce qu'Irène et Pierre,--ayant fait l'une le tour des calvaires,
l'autre le tour du monde,--ne sont pas mieux armés, contre l'ennui et le
fardeau de la vie à deux, que les petites pensionnaires et les jeunes
sous-préfets mariés dans la bousculade des unions bâclées?

Est-ce qu'il ne serait plus temps pour eux de se créer une bonne
existence bien égoïste, bien étroite? Le temps aurait préparé les
fiançailles, la pitié annoncerait les tendresses; et l'on se marierait
pour se consoler réciproquement,--ou même pour pleurer ensemble.

Avoir quelqu'un avec qui l'on pleure, ce n'est déjà plus vivre seul!



BILLETS FANÉS

C'est surprenant comme le passé s'évapore! On croit que les écrits
restent, on se fie à la permanence du réel, on espère des souvenirs dans
des témoignages,--et, lorsqu'après dix ans, on ouvre tristement un vieux
coffret, le néant des choses vous glace; on comprend que le reliquaire
était un cercueil, que rien ne demeure de ce qui dure. Les plus sûrs
témoins oublient. Le secret confié se volatilise et disparaît dans le
vent des années qui passent. On a pleuré sans avoir souffert; le coeur à
vieilli sans avoir vécu. A remonter vers les époques abolies, on éprouve
la sensation d'un pèlerinage à travers un cimetière. De la gravité, une
sorte de respect pour ce qui n'est plus, des tristesses à fleur de peau.
L'impression se pose et s'enfuit, semblable à un oiseau qui s'arrête.
Puis, plus rien. La monotonie quotidienne vous ressaisit, vous dompte,
et vous vous reprenez à vivre seulement dans le présent,--comme une
bête.

Hier soir, j'ai ouvert le petit coffre d'ébène chiffré de vieil argent
où, depuis que j'ai cru deviner ma jeunesse, j'ai enseveli par accès
de religion instinctive, des lettres à allures sincères, des chiffons
enviés, des bouquets de violettes tombés d'un corsage--la friperie de la
bohème célibataire. Des riens-du-tout chers un moment, des niaiseries
douces, des bêtises qui m'ont fait sourire. J'aurais dû vider le coffret
dans la flamme en fermant les yeux. Non. J'ai voulu lire, tenter une
cruelle épreuve, chercher le lustre éteint des rubans, la senteur perdue
des fleurs; savoir si mes folies de vingt ans méritent un regret...

«Deux jours sans te voir, méchant garçon! Maman est triste. Père se
fâche et dit que ta vilaine politique te conduira en prison. Moi, je
suis malheureuse au point de t'écrire en cachette, ce qui n'est pas
bien.

«A bientôt, monsieur!

«PAULETTE.»

Ma cousine Paule!... C'était gentil. Elle avait dix-huit ans et moi
vingt. Petits, nous avions joué à «petit mari et petite femme»--avec
conviction. Oh! une admirable conviction! On avait baptisé des poupées
ensemble. Plus tard, devenue grandelette, elle avait persisté. Je la
négligeais pour la bibliothèque Sainte-Geneviève, pour les émeutes de
Belleville ou pour un affreux petit journal littéraire qui publiait mes
premières stances. Par les soirées d'hiver, j'allais m'asseoir à côté
d'elle et j'entamais avec le vieil oncle d'interminables parties de
bésigue pour lesquelles j'affectais de me passionner. Paule me brodait
au crochet de jolies pochettes de soie doublées de chamois clair où je
serrais les touffes blondes de mon tabac du Maryland. Pendant la guerre,
elle m'envoyait au camp des amulettes consacrées par Notre-Dame des
Victoires... C'était gentil.

Maintenant, Paulette est l'épouse d'un notaire et la mère de deux jeunes
messieurs forts en thèmes. Et il y a de tout cela quinze ans.

Hélas! oui, Paulette; déjà quinze ans!

«Jeu vé ce soar à la telier. Viens me cherché a diz eures.

«LISON.»

Une drôle de petite fille, tout de même! Point méchante, point savante,
nullement perverse. Un peu dinde. Je me rappelle une partie de pêche
pendant laquelle elle rendait sournoisement à l'Oise les goujons que
j'avais tirés de la rivière. Cela, par bonté d'âme. C'était une petite
modiste rencontrée un matin dans les quinconces de la Pépinière où elle
émiettait des brioches pour les ramiers. Entourée d'un vol de pigeons
blancs, elle m'avait paru si jolie que je lui avais immédiatement offert
mon coeur, sur le rythme léger, en vers de huit pieds. Elle avait
répondu «oui», pour ne pas me faire de la peine. Six mois d'intimité
avec les tourterelles du Luxembourg. Un jour, elle me quitta, pour
éviter un chagrin à mon ami Michel qui aimait mieux les oiseaux que
moi. Ainsi elle a passé dans la vie, en faisant le bien. _Transiit bene
faciendo_.

Une drôle de petite fille, tout de même!

«N'oublie pas ma branche de lilas pour le troisième acte. Tu
l'apporteras dans du coton.

«Mille grimaces.

«SUZANNE.»

Et dire qu'elle joue encore les ingénues!... Elle tiendra l'emploi sa
vie durant, et, vers la soixantième année, servira encore ses grimaces
par milliers, aux habitués aristocratiques du mardi. Où l'ingénuité
va-t-elle se nicher! A seize ans, elle s'appuyait sur un protecteur
chauve qui savait faire oublier par la transmission de ses titres
nominatifs l'irréparable outrage des années. A ce vieillard illusionné,
elle annexait un poète, deux officiers de cavalerie, et un cabotin de la
banlieue. J'avais été adopté comme fleuriste, pour le troisième acte, la
scène du bal. Sept cents francs de lilas blanc en cinquante jours;--et
au moins cinq francs de coton! Je ne regrette que les cinq francs de
coton...

«Mon cher Léopold, n'oublies pas ma branche de lilas pour le troisième
acte. Tu l'apporteras dans du coton.

«Mille grimaces.

«SUZANNE.»

Sa dernière lettre. Je l'ai conservée, bien que ne m'appelant pas
Léopold. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien faire de tout ce lilas blanc?
J'ai su plus tard que nous étions une dizaine à fournir chaque soir la
parure du troisième acte. Une femme de chambre revendait le soir même
les bouquets inutiles.

Et dire qu'elle joue encore les ingénues!

«... Surtout, apporte-moi une terrine de Louis, la timbale Bontoux, un
petit panier de pêches et trop de confitures.

«SÉRAPHINE.»

Probablement, elle est morte d'indigestion. Celle-ci m'avait charmé par
ses capacités stomacales. Un gouffre! Nous nous étions rencontrés
au buffet d'Avignon et, à la voir engloutir, avec une rapidité
vertigineuse, le menu d'un repas de cinquante couverts, je m'étais senti
pénétré d'admiration. En arrivant à Paris, je courus lui ouvrir un
compte courant aux boucheries Duval. Elle m'aima comme elle aimait le
roastbeef,--à l'anglaise. Point de goûts communs. En littérature, elle
comprenait Brillat-Savarin et Monselet. En histoire, elle professait
le mépris de Sparte et la vénération superstitieuse de Lucullus. Cela
n'allait pas sans quelque poésie gastronomique. Dans ses songeries
apéritives, elle se retournait volontiers vers les temps antiques, vers
les repas fabuleux de l'édile Marcius, avec, sur les tables de porphyre,
des sangliers gaulois à la sauce troyenne pleins de langues de
rossignols. Elle eût voulu goûter aux vins parfumés de Massique et de
Cos, mordre aux treilles dorées du mont Esquilin, savourer les murènes
que Domitien nourrissait d'esclaves. Nous nous sommes séparés pour
incompatibilité de menus. Elle adorait le veau et je n'ai jamais pu le
souffrir...

Probablement, elle est morte d'indigestion.

«Ne venez pas ce soir. Je dîne chez ma tante.

«JEANNE.»

Elle dînait bien souvent chez sa tante...

Mais, quoi? Comme elle le disait avec raison, je n'avais pas le droit
de lui faire négliger ses devoirs de famille. Ses devoirs... Elle en
parlait beaucoup, de ses devoirs. La statue de l'Austérité, ni plus ni
moins. Des regards à la Raphaël, mais des tendresses à la Fragonard.
Violence et résignation mêlées. Une assiduité exemplaire à la petite
messe comme à la grande. Des fugues vers le confessionnal d'où elle
revenait l'âme soulagée et l'esprit inquiet. Elle était de ces femmes
qui, à l'église, croient se recueillir parce qu'elles s'observent, et
méditer parce qu'elles se taisent.

La femme ne rentre en elle-même qu'au bras de quelqu'un: de là l'utilité
des confesseurs. J'aurais vainement essayé de retenir Jeanne quand son
directeur l'attendait; mais ce vénérable ecclésiastique ne l'aurait pas
retenue une minute de plus si je l'avais attendue. Elle était vraiment
pieuse, et vraiment tendre. Je me savais un rival, mais c'était Dieu.

Amours, délices et orgues!

C'est égal; elle dînait bien souvent chez sa tante!...


... Tout est brûlé. Le coffret vide brûle à son tour, car je veux qu'il
meure avec les vaines reliques qu'il a portées. Dans le foyer montent
des flammes tristes, et ces bouquets devenus des herbes brûlent avec un
petit pétillement sec de pailles. Les rubans se tordent au feu, et le
minuscule chausson de la danseuse napolitaine, dont j'avais fait un
porte-allumettes, se fend en craquant douloureusement. L'âtre devient
plus sombre, les flammes s'abaissent, s'abaissent, s'abaissent, se
résument en une petite clarté bleue. Puis, rien qu'une cendre grise,
d'aspect mélancolique et que je remue à petits coups de pincettes,
froidement, sans une larme.

C'est tout mon passé, cette poussière. Cela a été la fièvre,
l'énervement, l'ivresse, la gaieté maladive et fatale des énergies
mal dépensées. Je suis certain de ne rien perdre en anéantissant ces
souvenirs frivoles. Bien mieux, je suis heureux, rajeuni depuis cette
exécution.

Que regretterais-je? Ces amours-là ressemblaient à de l'amour, à peu
près comme la parfumerie rappelle les fleurs. Je suis las. Je suis seul.
Le néant des frivolités me navre et j'aspire, l'âme désormais neuve,
à la grande passion pure et sainte, fière et noble, orgueilleuse et
sacrée, qui assure l'infini dans l'éternel!


FIN



  TABLE


  Les fantômes.
  La Source Prégamain.
  La Petite.
  Fantômes amoureux:
    Une Minute.
    Le Clown.
    Sous la Commune.
    Le Rôle.
    Le Musée des Souverains.
    Le Portrait de Bébé.
    Vision.
    Le Dompteur.
    Le Téléphone.
    La Langouste.
    Fiançailles.
    Billets fanés.






End of Project Gutenberg's Les fantômes, by Charles-M. Flor O'Squarr

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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
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LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***