Le divorce de Cady : roman

By Camille Pert

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Title: Le divorce de Cady

Author: Camille Pert

Release date: September 23, 2024 [eBook #74465]

Language: French

Original publication: Paris: La renaissance du livre

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIVORCE DE CADY ***






  CAMILLE PERT

  LE
  Divorce de Cady

  ROMAN


  PARIS
  LA RENAISSANCE DU LIVRE
  78, Boulevard Saint-Michel, 78




DU MÊME AUTEUR


  La Petite Cady      1 vol.
  Cady Mariée         1 vol.




Il a été tiré de cet ouvrage 10 Exemplaires sur Hollande.




AVANT-PROPOS


Les lecteurs n’imagineront jamais combien les lettres que certains
d’entre eux écrivent aux auteurs, au sujet d’un roman qui les passionne
ou les révolte, sont précieuses pour ceux-ci.

Il en est de toutes sortes, de ces lettres. Nulles ne sont négligeables
pour l’écrivain profondément épris de son art. On chérit jusqu’aux plus
imbéciles propos de dénigrement ou d’approbation; on sourit avec un
amusement sympathique à la petite vanité de ceux qui écrivent à l’auteur
qui a la vogue fugitive, comme s’il rejaillissait sur eux quelque gloire
d’être en correspondance avec cette vedette passagère dans le cinéma
bousculé de la vie actuelle.

Et, à côté de pages saugrenues, ou parfois même incompréhensibles, au
français obscur, embrouillé comme un bredouillement de paralytique, que
de lignes adorables!... Quel élan, quelle ingénuité l’on trouve encore
dans le cœur de cette foule moderne que volontiers l’on croirait
sceptique, blasée, indifférente à l’art, rebelle un peu au travail
mental de la lecture, habituée qu’elle est à présent à l’imagerie du
film...

Quoi de plus charmant que cette phrase naïve d’une petite inconnue qui
m’écrit: «Je prends la plume pour vous dire que je regrette de n’être
pas assez riche pour vous offrir un cadeau par rapport au charme que
j’ai ressenti à lire _Cady mariée_.»

Petite inconnue modeste, votre pensée sincère, spontanément exprimée,
vaut mille fois les perles et les diamants les plus somptueux...

Et, devant les lettres émanant d’esprits plus déliés en l’art d’écrire
et d’exercer leur pensée, l’on reste ravi et--avouons-le--un peu étonné,
de voir discuter, admirer, aimer avec tant d’ardeur les personnages de
rêve que l’on a créés, qui ne vivent qu’à la faveur de ce mystère des
petits signes noirs de l’imprimerie, disposés au gré de cet autre
mystère qu’est l’âme d’un écrivain se matérialisant à peine pour aller
pénétrer celle, multiple, du public!...

Cady, Georges, Maurice Deber, Renaudin... ils vivent réellement
désormais, moins en vérité par ma volonté qui les a conçus que par
l’élan de la foule--si diverse!--pour les adopter, les adorer, les haïr,
les désirer, les maudire, les plaindre, ou leur souhaiter la pire
destinée!...

Ces appréciations sont des documents inestimables pour celui qui
observe, pense, étudie, cherche à rendre l’énigme humaine; elles le
remettent en contact avec les vérités générales, fortes, qu’il doit
rigoureusement respecter pour créer des types qui iront fatalement
émouvoir le plus grand nombre; elles le garderont de l’écueil de
l’artiste qui est de trop raffiner, de trop spécialiser ses personnages,
et par là de les rendre moins sobrement, simplement, des «êtres».

Et ce qui ressort de l’ensemble de ces témoignages, c’est le besoin de
tendresse, de sensibilité que chacun porte en soi, la répulsion
universelle contre l’égoïsme, la sécheresse, l’hypocrisie et la
brutalité.

Renaudin, le pauvre mari trompé, est estimé parce qu’il est digne et
aimant; Maurice Deber est violemment haï pour son «Bérangisme» et son
âme privés de réelle sensibilité.

Cady est adorée, et même ceux qui croient n’être séduits que par son
charme pervers l’aiment surtout à cause de son cœur vibrant sous tout ce
que l’ambiance et l’éducation ont amoncelé sur elle...

Georges--et cela a surpris et enchanté l’auteur--est peut-être encore
plus aimé que Cady!... et cela, d’une façon curieuse, on ne peut plus
aguichante pour l’écrivain avide de pénétrer jusqu’au fond réel des
impressions d’inconnus qui semblent avoir quelque pudeur et quelque
difficulté à s’exprimer franchement...

En réalité, hommes et femmes aiment Georges un peu comme l’aime Cady
elle-même. Ils ne savent pas définir si c’est son attrait équivoque qui
les attire, ou son âme tendre et blessée... Ils ne sauraient dire ce qui
se mêle de trouble inavouable à leur intérêt et à leur pitié, ni
déterminer ce qu’il y a de pur et d’équivoque en leur sentiment...

Que d’aperçus singuliers, attachants, cela donne sur l’âme contemporaine
féminine... et masculine... Combien elle fait réfléchir cette
inclination, la plupart du temps timidement avoués, mais si forte, si
irrésistible, pour un Georges!...

Et cette sympathie troublée pour le jeune amant de Cady qui l’a tout à
coup fait surgir au premier plan, tout à côté, vraiment l’égal de Cady
elle-même, a inspiré à l’auteur l’idée d’approfondir à part pour le
public ce caractère qu’il connaît si bien, mais dont le plan tracé
depuis longtemps de l’histoire de Cady ne lui permet pas de donner le
développement complet auprès de l’héroïne principale.

Avant que la _Petite Cady_ parût, j’avais construit en cinq volumes le
scénario complet et fidèlement suivi depuis lors de cette existence
féminine que je souhaitais tracer devant le public.

Après l’enfance de Cady, son existence de jeune fille proprement dite ne
me paraissant pas comporter de développement intéressant, j’abordai
immédiatement sa vie de femme mariée, que d’avance, mathématiquement,
son adolescence avait déterminée. Ce furent _Cady mariée_ et le _Divorce
de Cady_ qui sont aujourd’hui sous les yeux des lecteurs.

Prochainement, ils auront la suite et la fin de l’existence conjugale de
Cady dans un ouvrage intitulé _Cady remariée_. Et, plus tard, _Cady
mère_ complétera, et, je puis dire, donnera la clef du but que je me
suis proposé en écrivant cette série: prouver qu’une éducation funeste
impose à l’âme la plus exquise les désordres et les fautes, les chutes
et les actes les plus blâmables, qu’elle gâche irrémédiablement une
existence, mais que, néanmoins, le fond d’un cœur et d’une intelligence
heureusement doués demeurent prodigieusement intacts sous les souillures
multiples, et sont capables vers la fin de l’étape de pousser soudain
d’admirables et vigoureux rejetons.

Je n’ai d’ailleurs point la vanité de croire avoir découvert cette
vérité pour la première fois. C’est, en somme, la traduction «laïque» et
scientifique de cet antique précepte religieux que le pécheur entraîné
par le diable dans les pires sentiers peut néanmoins rentrer dans la
vertu grâce à la rédemption. Si les religions et les philosophies ne
reposaient pas sur de solides réalités, leur fatras n’eût jamais obtenu
leur souveraineté sur la pensée humaine.

Donc, à côté de cette idée initiale du tableau des phases de l’âme de
Cady que je poursuis et que je terminerai comme j’en ai toujours eu le
projet, j’essaierai en surplus un ouvrage offrant des difficultés
presque insurmontables... Le _Journal de Georges_... où lui-même, en des
heures particulièrement angoissantes, tracera de sa plume malhabile tout
ce que son être secret renferme de divers et parfois de contradictoire.

Si les circonstances me le permettent, le _Journal de Georges_ paraîtra
juste après _Cady remariée_, précédant peut-être de quelques années
_Cady mère_, le point final de cette étude.

Maintenant, après ces quelques mots destinés à satisfaire aux demandes
qui m’ont été faites concernant la suite de _Cady mariée_, et auxquelles
je ne saurais répondre individuellement, il me faut encore ajouter ceci.

Non, je n’ai point fait de portraits. Aucuns de mes personnages ne m’ont
été inspirés par des modèles précis.

A la vérité, personne ne m’a questionnée au sujet de Georges et de Cady.
L’on comprend, l’on admet qu’ils sont «eux» et non pas un reflet. De
même, l’on dit de Deber et de Renaudin: «Je connais quelqu’un qui est
exactement Deber»; «j’ai rencontré un Renaudin presque semblable au
vôtre». Mais l’on me presse. «Avouez-le, Voisin, c’est un tel, n’est-ce
pas?» «Argatte, vous l’avez copié sur la silhouette de Maître celui-ci?»
«Montaux, c’est X...»

Et, chose singulière, l’on m’a dit que Jacques Laumière existait,
portraituré sans le savoir, comme si j’avais recueilli, au hasard, un
cliché flottant dans le vide... Un Jacques Laumière physique et moral,
qui a la même profession, les mêmes instincts, des habitudes, des goûts
pareils...

Cependant, pour celui-ci comme pour tous, je réponds: «Non, je n’ai
dessiné ni caricaturé aucune personne déterminée.»

Seulement, il est logique que, de mes personnages, se dresse la
concrétisation des ombres humaines que la vie m’a permis de frôler, de
deviner pour ainsi dire dans la foule... Cette foule anonyme, inconnue,
indéfinie, parmi laquelle l’écrivain saisit pourtant fugitivement tant
de révélations, d’aveux, de secrets, en on ne sait quoi qui n’est ni
écrit ni parlé, qui flotte, vient des autres, et qui le pénètre à l’insu
de tous, et parfois même de lui-même au moment où le phénomène se
produit.

Le romancier, il me semble, pourrait en quelque sorte être comparé à
l’appareil de télégraphe sans fil qui rassemble les ondes accourant de
toutes parts, invisibles, inentendues de tous, et que pourtant il
perçoit, coordonne et reconstruit... pensée, image fidèles de l’inconnu
qui dans le lointain formidable existe, qu’il reflète sans l’avoir
jamais réellement vu ni entendu.

On ne saurait donc avec justice me féliciter ni me reprocher d’avoir
happé les âmes étrangères qui m’ont environnée dans la vie, impalpables,
inaperçues presque de moi-même qui les ai recueillies, quelles qu’elles
soient, avec une curiosité pareille et une égale sympathie.

Camille Pert.




LE DIVORCE DE CADY




I


Juin était si morose, cette année-là, malgré les promesses du printemps,
que sous ses pluies, ses souffles aigres, on se serait cru plutôt au
début d’un hiver maussade.

C’était la troisième fois que Cady se rendait à l’appartement du passage
Porsin sans rencontrer Georges, sans trouver un mot d’explication, un
souvenir, la moindre trace de sa venue.

Elle n’avait pas d’inquiétude précise, mais elle éprouvait un sourd
malaise, un pénible et irritant sentiment d’attente d’on ne sait quoi de
funeste...

Elle sortit sur le palier, renonçant à l’espoir de voir son ami
aujourd’hui encore. Les yeux baissés, sans regarder autour d’elle, elle
ferma soigneusement la porte à double tour, ainsi qu’elle ne manquait
jamais de le faire, comme si elle enfermait dans ces pièces solitaires
tout ce qu’il y avait d’inestimable dans sa vie.

Elle se tourna, et aperçut brusquement Maurice Deber en face d’elle,
immobile, en une faction que l’on devinait avoir été longue, rien qu’à
son attitude exaspérée, hostile et obstinée.

Il prononça tout de suite, la voix altérée:

--Rentrons, j’ai à vous parler...

Et, comme elle avait un haut-le-corps indigné à cette proposition, il
ajouta rapidement, avec brutalité:

--Si, si, il faut!... nous ne pouvons pas nous donner en spectacle dans
la rue... Ni causer de Georges Félini, de votre amant chez votre
mari!... Rouvrez cette porte et entrons.

Cady avait eu un léger tressaillement à ce nom de Félini, qu’elle
entendait pour la première fois. Ses yeux se fixèrent, noirs,
troublants, sur l’ami importun; puis, elle se retourna silencieusement,
remit la clef dans la serrure, et entra. Il la suivit, et referma
aussitôt la porte derrière eux, les yeux rivés sur la jeune femme, sans
se soucier des entours.

Pour elle, ce lieu, l’instant d’avant si cher, si précieux, perdait
subitement une partie de sa valeur, par le seul fait de la souillure de
cette présence étrangère.

Bien que l’on atteignît au moment de l’année où les jours sont le plus
longs, et que l’après-midi fût encore peu avancé, le ciel était si
sombre que le passage se trouvait déjà plongé dans l’obscurité.

Le magasin du rez-de-chaussée envoyait au travers des carreaux du sol
une lumière glauque, contrariée plutôt que complétée par la clarté grise
tombant de la verrière qui servait de plafond à la première pièce.

Sous cet éclairage misérable, Deber et Cady, déjà pâles, prenaient une
apparence de figures de cire, sans autre vie que celle de leurs yeux qui
s’interrogeaient, fiévreux, hostiles, haineux, reflétant tous les
troubles complexes et divers de leur âme.

Et, comme Cady attendait, muette, raidie, Deber jeta avec précipitation
et menace:

--Vous avez pour amant un chevalier d’industrie, un pilier de tripot!...
un être infâme, ignoble!...

Elle le brava, frémissante.

--Et après? En quoi cela vous regarde-t-il?

Il fit un grand geste.

--Je l’ai démasqué!... Je l’ai mis en fuite!... Je lui ai défendu de
reparaître ici!... Et, s’il me désobéissait, je l’écraserais comme une
chenille immonde!...

Cady avait reculé jusque dans la chambre, et s’appuyait au bord du lit.
D’un regard, d’un signe, d’un sourire de défi, elle montra que la
couverture était défaite, car durant son attente ardente, elle s’était
étendue.

A cette muette et insolente déclaration, Deber eut une protestation
violente.

--Vous mentez!... Il n’est pas venu!... Il ne reviendra plus jamais!...

Elle le nargua, mentant effrontément.

--Il est venu et il reviendra... Je n’ai à recevoir ni conseils, ni
ordres de vous, mon cher!

Le fonctionnaire colonial, vert à force d’être pâle, agité de mouvements
convulsifs, le visage décomposé, lui apparaissait soudain tellement
grotesque qu’elle ne lui accordait plus que du dédain.

--C’est la grenouille épileptique elle-même, fit-elle demi-haut, sans le
moindre souci d’être entendue.

Mais il n’était guère en état de l’écouter. Les yeux saillant hors de
l’orbite, les deux mains étendues, se crispant spasmodiquement comme
s’il eût étreint l’objet de sa haine, il disait:

--Je vous avais vue entrer ici furtivement... Un soupçon m’était venu...
Je vous ai guettée... Je vous ai revue, cette fois avec lui!... D’abord,
à son aspect, je doutais, je ne pouvais admettre que ce fût cet individu
que vous vinssiez retrouver... Il m’a fallu vous voir encore... Vous
étiez arrivés en même temps, par deux côtés différents, vous vous êtes
rencontrés devant la porte... Oh! il m’a semblé que tout s’écroulait
autour de moi!... Ce jour-là, tandis que vous entriez ensemble, je me
suis enfui... J’ai couru je ne sais où... J’étais malade, j’étais fou...
Il me fallait marcher... et pourtant, une fatigue atroce torturait mes
membres... Je me suis trouvé très loin... si las que le courage m’a
manqué pour revenir chez moi... J’ai couché dans un hôtel... Pour la
première fois de ma vie, j’ai complètement oublié les chères femmes
dévouées et tendres qui m’attendaient au logis, inquiètes, bouleversées
par mon absence inexplicable... Ma mère, mes sœurs, qui ont passé la
nuit debout à guetter mon retour et à pleurer, imaginant mille
accidents... pendant que je dormais, assommé, d’un sommeil de brute,
sans autre pensée que le cauchemar de votre fantôme dans les bras de cet
homme odieux!...

Il se tut et marcha à pas saccadés, les mains nouées derrière le dos, la
tête courbée, ses yeux hagards fixés dans le vide, sans doute
poursuivant la vision qu’il venait d’évoquer.

Cady fit un geste délibéré et s’assit sur le lit.

--Monsieur Deber!... Oui, monsieur Maurice Deber, je vous parle!
fit-elle d’une voix aiguë et acerbe.

Il s’arrêta devant elle et l’examina avec une expression indéfinissable
de répulsion et de passion sur ses traits contractés.

--Monsieur Maurice Deber, reprit-elle, avec une intonation plus marquée
de raillerie et de mépris, voulez-vous me dire si vous comptez vous
promener longtemps sans achever de m’expliquer vos intentions, le mobile
qui vous a poussé à vous mêler à une aventure qui ne vous touche en
aucune façon?...

Il recommença son premier thème, d’une voix forte et colère.

--Je vous avais vue, je vous dis!... et je suis revenu... Je me suis
attaché aux pas de votre amant, je l’ai suivi jusqu’au lieu infect où il
exerce son métier de grec... pis encore!... Ah! il ne m’a fallu que peu
d’artifice et d’astuce pour m’introduire dans la place... Mon apparence
exotique, ainsi qu’un peu d’or semé ont inspiré confiance, et j’ai pu
juger de ce qui se passait en ce bouge!... La nuit achevée, je suis
sorti avec «lui»... J’ai saisi cette crapule à la gorge et je lui ai
dit: «Suis-moi, nous avons à nous expliquer!» Il a essayé de m’échapper,
mais je le tenais bien... Il m’a accompagné bon gré mal gré... Je l’ai
confessé, ou plutôt je lui ai dit ce que je savais, et je lui ai donné
mes ordres... Il a senti que j’étais le plus fort, et il a cédé... Le
lendemain matin, il a quitté la France pour toujours!...

Et Cady ayant un geste d’incrédulité, il appuya violemment:

--J’y veillerai!... Moi vivant, il ne reparaîtra plus dans le lieu où
vous serez!...

Une subite rougeur de colère monta au visage de la jeune femme. Elle
jeta, la voix coupante:

--Vous vivant?... Eh bien, mais, vous ne vivrez peut-être pas
toujours!...

Il releva la sourde intention:

--Vous supposez qu’«on» m’assassinera?... Qu’il y vienne!... J’en ai
maté d’autre pâte que ce...

Cady tressauta au mot vulgaire, grossier, qu’il prononça sans
ménagement, et avec un geste de dégoût, elle se dirigea vers la porte.

--En voilà assez, plus qu’assez!... Comme je n’ai pas les poings assez
solides pour vous mettre dehors, je m’en vais... Si vous désirez
continuer cette conversation, vous me trouverez chez mon mari, chez
votre ami Renaudin, auquel je vous conseille de raconter tout cela...
Votre tête, à tous deux, l’un en face de l’autre, ne serait pas
banale!...

Il s’élança pour lui barrer le passage.

--Vous ne partirez pas!

Mais, au lieu d’avancer, elle avait reculé prestement et posé le doigt
sur une sonnette électrique.

--Que faites-vous? s’écria-t-il avec rage.

--Vous-même, ne faites pas l’imbécile, répondit-elle, sardonique. Vous
voyez bien que j’ai sonné... A mon appel, la concierge montera tout de
suite, car elle ne me fait jamais attendre... Et, si je lui dis d’amener
deux agents pour expulser un grossier personnage qui a pénétré malgré
moi dans mon appartement, je ne sais pas trop quelle attitude vous
prendrez!...

Il fit un geste suppliant.

--Cady!

Au même moment, on frappa à la porte d’entrée.

--N’ouvrez pas! cria-t-il.

La jeune femme sourit.

--Inutile, elle a la clef.

En effet, la porte s’ouvrit: une femme entre deux âges se profila dans
l’embrasure.

--Madame a besoin de moi? demanda-t-elle avec un coup d’œil curieux sur
Deber.

--Oui, madame Mortier... Écoutez bien... J’ai une discussion avec
monsieur... J’espère qu’elle se terminera bien, mais si vous m’entendiez
sonner une seconde fois, n’hésitez pas, envoyez votre gamin chercher un
agent et dites à votre mari de monter... C’est tout ce que j’avais à
vous dire.

La concierge étudia avidement ce monsieur menacé de la police et qui se
détournait, confus.

--Alors, madame, je dois me retirer, à présent?

--Oui...

--Madame n’a pas peur?

Cady eut un sourire furtif.

--Oh! non, l’avertissement suffira, je l’espère... Redescendez et si,
par hasard, je sonnais, faites vite... Merci.

--De rien, madame, à votre service.

Et elle disparut discrètement.

Deber fit un geste de dépit, constatant:

--C’est bien machiné!...

Elle rit insoucieusement.

--Oui, comme tour de Nesle, ce n’est pas mal.

Il fit quelques pas, indécis. Ces incidents semblaient l’avoir dégrisé
et il se sentait rompu. Il se laissa tomber sur un fauteuil et cacha son
visage dans ses mains, avec une sorte de sanglot.

--Oh! Cady!... Vous, vous!... En arriver là!...

Elle le devinait vaincu, amolli, bon pour les blessures lancinantes,
harcelantes, qui mettent la chair du cœur à vif. Elle en abusa avec un
franc sentiment de jouissance.

--Moi, Cady, mais oui... Et pourquoi pas?... Vous imaginiez-vous donc
que j’étais une sainte?... Et, vous ne savez pas tout, allez!...

Il supplia douloureusement:

--Ne dites rien!... Je vous en conjure!... Je ne veux rien savoir, je ne
peux plus!...

--Tiens?... Eh bien, ça se trouve mal, parce que moi, précisément, me
voilà en veine de confidences!... Mon pauvre sauvage!... Vous vous
épatez pour bien peu... Un amant, moi?... Mais j’en ai déjà eu plus de
dix!...

--Taisez-vous! fit-il sourdement. Vous mentez, je ne vous crois pas!...

Elle énuméra, impitoyable:

--Laumière, d’abord... Oh! ça, si vous n’admettez pas Jacques, c’est que
vous êtes rudement aveugle!... Jacques, mais j’ai été à lui au lendemain
de mon mariage, pour ainsi dire... C’était attendu, inévitable...
C’était mon amant désigné, fatal... Pour mieux dire, il l’a toujours
été... depuis le premier baiser de ses yeux sur mon corps de gamine,
lorsque je posais nue pour lui, en cachette...

Deber répétait avec obstination:

--Vous mentez!... Vous mentez!...

--Après, il y a eu Montaux, parce qu’il est beau... Félix Argatte, à
cause de son esprit; Hubert Voisin, pour sa galette... et puis d’autres
que vous ne connaissez pas... et des inconnus de moi-même... Un banquier
que j’ai rencontré par hasard dans la rue, à qui j’ai raconté des
histoires fantaisistes et qui, en échange, s’est montré si confiant, si
ému, si tendre, que je lui ai volontiers donné pendant quelque temps
l’illusion d’un bonheur qu’il se persuadait devoir être durable... Un
autre encore, tout jeune celui-là... Il s’appelait Léon, il était bête
et fat comme un paon... Je me trouvais seule par hasard, un soir, j’ai
fait l’escapade d’aller à un music-hall... Comme je me sauvais vite
avant la cohue de la fin, ce type m’a arrêtée... Il était clerc de
notaire et faisait de l’art dramatique... Il était bien mis, et il
avouait ne pas dîner tous les jours... Il me croyait la sœur d’une
chanteuse du music-hall d’où nous sortions... Il portait un gilet de
soie vert-pomme... Après l’avoir perdu de vue, je l’ai aperçu une
fois... Il était devenu l’un des trois messieurs en habit noir du
contrôle de je ne sais plus quel théâtre... J’étais avec Victor... Il a
été très chic... ses yeux se sont fixés sur moi... il a eu un éclair
involontaire... puis, immédiatement, il s’est détourné... Ensuite, il y
a eu un vieux sportsman épatant, du Jockey, soigné, élégant, agile comme
un clown; il m’apportait des gâteaux et m’appelait «fifille»... Je le
rencontre parfois au Bois, mais il est discret et bien élevé... C’est le
seul de mes inconnus qui ait appris mon nom... mais je n’ai aucune
crainte qu’il en abuse...

Elle s’arrêta brusquement. Deber, avec un cri sourd de douleur et de
passion, s’était élancé sur elle; et, brutal, affolé, la renversait sur
le lit.

--Alors, si tu n’es qu’une fille appartenant au premier venu, moi aussi
je t’aurai! bégaya-t-il.

Cady n’opposa pas la moindre résistance à cet assaut de barbare. Une
lueur de gaieté et de triomphe brillait dans ses yeux; elle eut un
gémissement plaintif de petite vierge violée.

--Vous!... Oh! vous, Maurice!... Est-ce possible!...

A ce cri, qui semblait tout vibrant d’amère, de douloureuse désillusion
et peut-être de tendresse cachée, toute la fureur animale de l’homme
s’évanouit instantanément...

Il se vit ridicule, il se jugea grotesque, ignoble, odieux. Il se
releva, éperdument honteux de sa jaquette froissée, de son plastron de
chemise remontant hors du gilet, de son col cassé...

Cady, toute menue et mignonne, adroitement roulée en sa jupe intacte,
n’avait pas un cheveu dérangé. Elle demeura étendue, tranquille, bien
rassurée. Elle connaissait assez la mentalité masculine pour être
persuadée que l’attaque de Deber ne se renouvellerait plus.

En silence, hâtivement, il répara son désordre, et, revenant à pas
lents, il se laissa tomber à genoux, les coudes sur cette couche qu’il
n’avait pas su faire sienne, sanglotant convulsivement.

--Oh! je voudrais être mort! proféra-t-il d’un ton de si âpre désespoir
que l’œil de Cady se fixa, curieux, sur sa silhouette prostrée et
vaincue.

Vraiment, l’homme était intéressant. Aucun Parisien ne lui avait encore
donné un tel spectacle de violence et de sincérité.

Elle se souleva, ramena ses jambes sous elle, à la turque, et posa le
doigt sur l’épaule de Deber, disant amicalement:

--Calmez-vous. Vous avez été brute, stupide. Mais, je vous avais
taquiné, poussé à bout, et je ne vous en veux pas... Vous comprenez bien
que je vous ai raconté de pures blagues...

Il lui montra un visage ravagé, tragique.

--Ah! maintenant, vous ne pourrez plus m’arracher de la pensée vos
affreuses confessions! Elles sont vraies! On n’invente pas de ces
choses-là!

Cady eut un franc rire de gamine.

--Bon, bon, restez persuadé que c’est réel!... Après tout, je m’en
fiche!...

Il appuyait ses deux paumes sur son front.

--J’ai mal! murmura-t-il. J’ai eu trop de chagrin... Vous me tuez...

Il semblait anéanti, presque évanoui, mais Cady ne se troubla pas,
sceptique, attribuant à ce malaise une cause plutôt physique que morale.

Du reste, elle se garda de lui laisser entendre cette appréciation, et
feignit de s’apitoyer.

--J’ai eu tort, répéta-t-elle plusieurs fois, contrite, ses cils baissés
voilant l’expression railleuse de son regard.

Un silence régna. Deber se remettait peu à peu. Sa lassitude, son
découragement étaient extrêmes. Pourtant, sa vanité se trouvait
chatouillée par l’humble attitude de la jeune femme. Obscurément, il se
sentait redevenir le vainqueur. Se jetant avidement sur cet appât
qu’elle agitait sournoisement devant lui, il reprit de l’assurance; il
essaya d’affecter la brutalité d’accent qu’il avait eue naturellement au
début de leur entretien.

--Je vous ai isolée, j’ai éloigné de vous cet élément infâme que vous
n’auriez jamais dû laisser se glisser dans votre existence, mais ce
n’est pas assez, déclara-t-il. Je vous veux désormais obéissante!...

Intérieurement, Cady se tordit, ses lèvres murmurèrent un «tu parles!»
qui mourut prudemment à leur bord humide et vermeil.

Elle esquissa un geste vague qui pouvait être approbatif. Deber
l’interpréta en ce sens.

--Me promettez-vous de m’écouter, et de m’obéir? cria-t-il tout
frémissant.

Elle releva sur lui des yeux purs et étonnés. Et, d’une voix d’«ange»
prononça, tout à fait répertoire classique:

--Mais, mon ami, je pense que vous oubliez que je suis mariée?...
Voulez-vous vous substituer à Victor?... Y songez-vous réellement, et
supposez-vous qu’il le permettrait?

Il répliqua avec feu, livrant, lui, toute son âme, tout son être en ce
dialogue, où elle jouait un rôle, mi-amusée, mi-distraite, prête à
rompre cette comédie par un rire insouciant, un mot coupant.

--Oui, je veux me mettre à sa place... puisqu’il n’a su ni la prendre
complètement ni garder le peu d’autorité qu’il avait sur vous!... Ah! si
je vous avais eue pour femme, je vous eusse déjà transformée, je vous le
jure!... Mais le malheureux n’a rien compris à votre être si simple,
sous ses dehors compliqués... à votre âme, à qui il ne faut auprès
d’elle qu’une volonté vigilante, qu’une main vigoureuse pour la
discipliner!...

Cady lui jeta un impayable coup d’œil en coulisse.

--Et cette volonté, cette main... sans doute, vous les avez?

--Je les ai!... et je vous les ferai sentir!

Elle sauta sur le tapis, d’un geste souple et rapide, fredonnant
imperceptiblement.

--C’est entendu... En attendant, sortez...

Et, comme il protestait du geste, elle reprit, plus vivement:

--Ah! je vous ai suffisamment écouté!... A mon tour... Il faut que je
rentre, et je ne veux pas sortir d’ici en votre compagnie... Partez.

Il hésita, et se soumit de mauvaise grâce.

--Vous avez raison... Quand vous reverrai-je?

Elle fit un grand geste involontaire, qu’elle réprima aussitôt.

--Ah! Eh bien, je vous le dirai... Je vous écrirai.

Elle avait ouvert la porte du palier. Un souffle froid venait de
l’escalier sombre, que l’on n’éclairait qu’à la dernière extrémité. Le
bruit de la rue proche, des pas à l’étage supérieur s’entendaient,
rompant leur intimité. Maurice Deber jeta un regard hostile autour de
lui.

--Je ne voudrais pas vous laisser ici, avoua-t-il, jalousement.

Elle le poussa, nerveuse.

--Oh! Dieu! allez-vous-en donc!

Il retint le battant qu’elle allait lui jeter au visage.

--Promettez-moi de n’y jamais revenir?

Elle cria, violente:

--Eh! je vous promets tout ce que vous voudrez, pourvu que vous me
laissiez tranquille!

Et, cette fois, elle réussit à fermer la porte.

Elle revint précipitamment dans la chambre.

«Oh! oh! oh!» gronda-t-elle en petite lionne furieuse.

Puis, d’une course agile, elle gagna la fenêtre donnant sur le passage,
guettant pour voir Deber s’éloigner. Elle attendit assez longtemps. Sans
doute, il ne pouvait se décider à partir. Enfin, il parut, le dos rond,
la tête courbée. Il fit quelques pas vers la gauche, absorbé, puis se
ravisa, revint sur ses pas.

«Quoi! Il remonte, le chameau!» s’exclama Cady, tout haut.

Mais non, Deber avait dépassé la porte, il filait, à présent, rapidement
vers la rue Croix-des-Petits-Champs. Cady vint se jeter dans une bergère
en soupirant.

«Quelle séance!...»

Elle demeurait inerte, incapable d’agir, même de reprendre nettement le
fil de ses pensées. Elle chassait d’elle peureusement tout ce que Deber
lui avait dit: elle n’en voulait rien retenir. Tout ça l’ennuyait!...
oh! l’ennuyait!...

Ses deux mains aux doigts écartés appliquées sur ses joues et ses yeux,
elle pleurait doucement, sans secousses, comme une petite fille, sans
savoir au juste la cause de ses larmes, sans goût pour en chercher le
motif.

Plusieurs heures s’écoulèrent sans qu’elle s’en doutât, sans qu’elle se
souvînt de tout ce qui la réclamait impérieusement au dehors.

Un heurt à la porte la fit tressaillir et se dresser. Hein? quoi? Deber
encore? Ah! non, alors!...

La silhouette discrète de Mme Mortier, la concierge, se glissait dans
l’appartement sombre, tendant une lettre.

--Pardon si je dérange madame, mais le facteur vient de l’apporter et il
y a dessus «urgent».

Cady prit l’enveloppe, dit merci machinalement, et se rassit.

--Est-ce que je dois allumer, madame?

La jeune femme fit «oui» de la tête et ferma les yeux, éblouie
désagréablement par la clarté soudaine. La concierge ferma les
persiennes, tira les rideaux, rajusta d’une main prompte le lit froissé
et se retira sans un mot, se devinant importune.

Cady restait immobile, la lettre à la main, sans la regarder, envahie
d’un froid mortel.

«C’est de Georges», pensait-elle.

Et subitement, tout ce que Maurice Deber lui avait crié naguère
jaillissait de son esprit anesthésié tout à l’heure; la vérité cruelle,
écrasante, lui apparaissait... Georges était parti... L’homme avait
certifié qu’il l’avait chassé, qu’il ne reviendrait plus!...

Elle demeura pendant quelques instants atterrée. Puis, une révolte lui
vint. Elle déchira l’enveloppe.

«Allons donc!... Il m’explique son absence... il m’avertit du jour où il
vient!» dit-elle haut, d’une voix tremblante, brisée, dont elle-même
sentait le mensonge.

Elle lut avidement:

  «Ma petite,

  »C’est fini, je m’éloigne de toi pour toujours, forcé par les
  circonstances, plus puissantes que moi. Le beau rêve est brisé. C’est
  trop tôt, mais ça devait arriver.

  »Méfie-toi du type qui nous sépare, c’est un salaud, et pis que cela,
  un homme qui n’a que de l’égoïsme et des sens, pas de cœur à l’égard
  de toi.

  »A mon avis, tu devrais tout dire de préférence à ton mari. Lui, il
  t’aime, et c’est un brave homme, et dans ta souffrance, peut-être que
  tu trouverais auprès de lui de la consolation. Car, je sais bien que
  tu vas souffrir. A ce que je souffre moi-même, je sens bien de ce qui
  sera, de ce qui est probablement déjà en toi, dès les premières lignes
  de cet adieu que je t’envoie. Et cela m’affole plus que tu ne peux
  penser, plus que je ne saurais t’exprimer, de savoir que tu as mal, ma
  Cady, à cause de moi, et sans que je puisse rien... Ah! si je serais
  l’individu qu’il suppose, celui qui brise notre amour et que je
  voudrais cent fois sous terre!... je lui aurais mis de suite un
  couteau dans le ventre!... Mais, hélas! tu me connais, je n’ai pas le
  pouvoir de l’action, et c’est la fatalité qui, depuis mon enfance,
  m’écrase et m’écrasera toujours, et qui me fait fuir comme un lâche,
  au lieu de me défendre, de défendre celle que j’aime, et d’avoir le
  dessus, n’importe comment.

  »Ma Cady, je suis parti droit devant moi, et je ne sais pas ni ce que
  je ferai ni ce que je deviendrai. J’ai pensé à mourir, mais je n’ai
  pas pu, parce que nous sommes trop jeunes pour qu’un jour ne revienne
  pas où nous nous retrouverons. Déjà, nous avons été séparés, et, tu
  vois, il y a eu du soleil pour nous. Garde ton diamant comme je garde
  le mien, et ne me chasse jamais de ta pensée.

  »Te dire mes projets, je ne peux pas, je ne sais rien et rien ne me
  sourit, je suis comme un mort. Et pourtant, ne te désespère pas pour
  moi, parce que tant que je penserai que tu m’aimes, je vivrai avec
  encore du bonheur au fond de moi.

  »Ma Cady, après tout, peut-être que j’aurais mieux fait de revenir, et
  puis que tous deux nous mourions ensemble. Peut-être que nous avons eu
  assez de bonheur et que ça sera fini pour nous. Alors, à quoi bon
  rester?

  »Mais, c’est trop tard à présent, je m’en vais. Ma petite, où que je
  tombe, tu garderas souvenir et amour de moi, n’est-ce pas?...

  »C’est avec ferveur et confiance en toi que je me dis ton homme pour
  la vie et la mort, et que je te crois ma femme de même.

  »Je pleure, vois-tu, et je me voudrais tant dans tes bras si chers et
  si doux...

  »Adieu, je te parlerais ainsi à l’indéfini que ça ne changerait rien.

  »Je n’ose pas te dire que je prends tes lèvres, car cela fait trop de
  mal de penser que ça n’est que des mots, et que désormais ça ne sera
  jamais plus.

  »Ton GEORGES.»

Cady releva la tête et jeta autour d’elle un regard égaré, qui
n’apercevait rien.

Comme la neige tombe, silencieuse, impitoyable, et s’amoncelle, couvre
et enlize le passant solitaire dans le sentier perdu de la montagne,
elle sentait le malheur et le désespoir accourus de lointains inconnus
s’emparer d’elle, l’enserrer de leur étreinte sournoise et implacable.

Gâtée par l’indulgence, la complaisance soumise des êtres et des choses
à son égard, la brutalité de l’inéluctable qui lui était soudain révélé
l’accablait de stupeur. Elle ne pouvait comprendre pourquoi l’existence,
ses lois, la volonté d’autres êtres se levaient en face d’elle avec
menace, au lieu de s’incliner, ainsi que jusqu’alors, devant ses
fantaisies, ses caprices et son amour.

Et le sacrifice qu’on lui demandait était précisément celui auquel elle
ne pouvait se résoudre. Rien ne comptait pour elle, hors Georges, et ce
bien unique on le lui arrachait!... Oh! sans doute, Deber n’avait aucun
pouvoir sur elle, mais derrière lui se dressait tout ce qu’elle avait
méconnu, bafoué, ce dont elle avait ri insoucieusement jusqu’à présent,
le mariage, le monde, la famille...

Et brusquement, elle qui se croyait souveraine, libre de tout faire,
puisqu’elle ne respectait rien, elle se sentit devenir faible,
impuissante, saisie dans l’étau de forces formidables.

Fuir avec Georges?... On les reprendrait, on les séparerait... Le
rappeler, braver l’opinion?... Non, non, «ils» avaient le pouvoir, on le
ferait disparaître, lui; on la riverait à sa place, elle!...

Elle se leva, avec une exclamation sourde, et répéta tout haut la phrase
de la lettre de Georges, avec, inconsciemment, l’accent qu’il aurait eu
en la prononçant:

«Peut-être que nous avons eu assez de bonheur, et que ça sera fini pour
nous. Alors, à quoi bon rester?»

C’était cela la solution, il avait raison... Tout s’écroulait autour
d’eux... Eh bien, on ne s’attarde pas parmi les décombres... On se
défile, pardi!...

Et fiévreuse, mais les mains sûres, l’esprit absorbé, bien que les idées
nettes, elle saisissait son chapeau, l’épinglait sur sa tête très
solidement, avec une arrière-pensée:

«Il ne faut pas qu’il tombe et que je sois décoiffée.»

Et elle repoussa une subite vision d’horreur.

«Baste! comme cela ou autrement, on est toujours laid quand on est
mort!»

Elle ne chercha ni ses gants ni son sac. Elle sortit, ferma la porte, et
glissa la clef dans son corsage.

«Pas une pièce d’identité. Ils seront longtemps à me retrouver... La
surprise n’en sera que meilleure», pensa-t-elle avec une sorte de
satisfaction rancunière.

Dehors, elle fila comme une flèche jusqu’au bord de la Seine, et suivit
le quai le long du jardin des Tuileries. Elle n’eut pas un regard vers
le lieu où elle et Georges s’étaient retrouvés... elle soupira
seulement, oppressée; et, la tête basse, descendit rapidement l’escalier
conduisant à la berge.

La nuit était venue; tout paraissait désert; les réverbères éclairaient
mal. Tandis qu’elle dégringolait les marches, elle eut une vision
confuse de rangées de lueurs se reflétant et ondulant sur l’eau noire.
Un souffle frais, une odeur fade et grasse l’enveloppèrent.

«Dieu, que cela sent le crapaud!» murmura-t-elle, avec un frisson de
dégoût, imaginant déjà sur son épiderme le froid gluant de cette eau
trouble charriant mille impuretés.

Néanmoins, elle courut droit devant elle, trébuchant sur les gros pavés
inégaux.

                   *       *       *       *       *

Une main lourde l’agrippa à l’épaule, la fit tourner sur elle-même; une
voix bonne et vulgaire éclata désagréablement à ses oreilles:

--Et alors, on va se foutre à l’eau?...

Elle resta stupide devant un grand agent solidement charpenté, qui lui
riait au nez, de tout près, lui soufflant, entre de belles dents
blanches, une haleine chargée d’odeur de tabac et de vinasse.

D’où surgissait-il, et comment ne l’avait-elle pas vu?... En vérité, à
cette heure, pour elle, tout se succédait incohérent, violent, imprécis,
comme dans un cauchemar... Et, toujours ainsi qu’en un mauvais rêve, sa
volonté était entravée, annihilée par des interventions saugrenues...
Deber, cet homme inconnu...

Il l’attirait en arrière, lui faisant mal sans s’en douter, avec ses
doigts très forts qui, de peur qu’elle s’enfuît, s’enfonçaient dans la
chair tendre du bras.

--Comment vous appelez-vous?... Pourquoi faisiez-vous cela?
questionnait-il avec l’autorité familière de l’homme accoutumé à dresser
les procès-verbaux des contraventions de la rue.

Il se penchait, et la dévisageait.

--Mais c’est qu’elle est mignonne comme tout!... Et jeune!... un petit
poulet!... Ma petite fille, si c’est par désespoir d’amour que tu
voulais prendre un bain, tu as bien tort... il y en a qui remplaceront
bien volontiers ton homme!...

Cady secoua si inopinément son étreinte qu’elle lui échappa.

--Bigre! Quelle anguille! cria-t-il, vexé.

Et cette fois, ses deux mains s’emparèrent des poignets de la jeune
femme.

--Lâchez-moi, dit-elle, la voix brève.

Il rit bruyamment.

--Tiens, tu parles?... Je te croyais muette.

Elle reprit plus bas, plus doucement.

--Laissez-moi... je vais remonter... je m’en irai...

--Oui!... pour aller jeter une tête un peu plus loin.

Elle secoua la tête tristement.

--Oh! non!... Cela, non, je vous le promets.

C’était vrai. Elle avait peur maintenant, horreur de cette eau, de tout
ce qu’elle pressentait de vulgaire, de vilain dans la mort qu’elle
souhaitait naguère...

Il comprit qu’elle était sincère. Cela ne l’étonna pas; il n’en était
pas à son premier sauvetage, avant ou après le plongeon. Il la laissa
libre.

--Minute! fit-il. Faut me suivre au commissariat.

Elle tressaillit, effrayée.

--Chez le commissaire?... Ah! non, pourquoi?... Je n’ai fait aucun
mal!...

--Possible, mais c’est comme cela... D’abord, il le faut pour ma prime.

Elle oublia qu’elle était sans argent.

--Si ce n’est que cela, je vous dédommagerai bien volontiers!...

Il l’arrêta, d’un geste offusqué.

--Pas de ça, ma petite!... J’accepte rien des femmes! La prime, c’est
autre chose, c’est une affaire de service.

Elle supplia avec angoisse.

--Je vous en prie!... Laissez-moi m’en aller!... Je ne veux pas qu’on
sache chez moi!...

Sa voix sombra. L’agent eut pitié.

--Voyons, ma gosse, faut pas vous émotionner... Racontez-moi un peu la
chose... Vous êtes peut-être bien chez vos parents?

Elle fit «oui» de la tête, précipitamment.

--Eh bien, quante même, vous pouvez bien venir faire un tour au
commissariat... Quoi, on ne vous mangera pas... Après, je vous
reconduirai chez vous, et je ne dirai rien... Je resterai à la porte si
vous me promettez encore que c’est bien passé, vos idées de loufoque.

Elle avait pris son parti brusquement.

--C’est bien, allons.

Il parut un peu déçu de cette soumission.

--Tiens, ça vous chante, à présent?... Bon... alors, en route!...

Et, sa main familièrement posée sur la hanche de Cady, il la poussa vers
l’escalier.

--Vous pourriez toujours bien me dire votre nom et où vous restez?... Je
vais avoir l’air Jacques tout à l’heure...

Elle s’obstina doucement.

--Je répondrai au commissaire.

Ils traversèrent la Seine. A la dérobée, sous la lueur des réverbères,
l’agent examinait sa «rescapée» et devenait plus respectueux. C’est
qu’elle avait l’air d’une dame, ma foi, cette supposée midinette!... Les
feux de diamants à la main nue de Cady achevèrent de le méduser.

«Allons donc que ça serait une ambassadrice?»

Dans le cabinet minable, puant le cigare et la sueur d’indigents, ils
furent immédiatement reçus. Le commissaire, d’âge moyen, la barbe brune,
le front chauve, considérait Cady avec étonnement pendant le récit
emphatique de l’agent qui amplifiait, déclarant avoir «cueilli la
personne» au moment où elle sautait. Depuis cinq minutes, il la filait,
ayant deviné à son air ce qu’elle méditait.

Le commissaire interrogea avec un doute:

--Vous aviez réellement l’intention de vous suicider, mademoiselle?

Elle répondit avec tranquillité et précision.

--Oui, monsieur, mais j’estime que cela ne regardait personne... Et
c’est une sale blague de promettre des primes pour que l’on vienne
embêter les gens.

Le commissaire sourit.

--Permettez-moi de ne pas partager votre idée... Car, si ce système
n’existait pas, je n’aurais sans doute point l’agrément de m’entretenir
ce soir avec une demoiselle qui me paraît avoir infiniment d’esprit.

Elle répliqua avec aménité:

--C’est possible, monsieur, mais tout le plaisir n’est que pour vous.

L’agent éclata de rire.

--Ah! monsieur le commissaire, elle en a une tête, vous savez!... Ce
qu’elle m’a fait endurer!... Et, pas moyen de lui arracher son nom!

Le commissaire jubilait, enchanté de sa soirée.

--A moi, mademoiselle, livrerez-vous votre état civil?

Elle répondit sans aucune hésitation.

--Parfaitement... Jeanne Lecourge... ça s’écrit comme le cucurbitacé...
Orpheline, vingt-deux ans.

--Profession?

--Maîtresse d’un avocat.

Le commissaire eut un haut-le-corps.

--Vous dites?

--Eh bien, après, il n’y a pas de quoi vous épater!... Je vous dis que
j’ai pour amant M. Félix Argatte, avocat à la Cour d’appel, 37, rue de
Tournon... et je vous prie de faire avancer une voiture, afin qu’on me
reconduise chez lui, puisqu’il paraît que c’est une formalité
indispensable.

Le magistrat avait repris son sérieux.

--Vous refusez de me dire le motif de votre tentative de suicide?

Elle agita la tête délibérément.

--Je refuse... ça n’a d’intérêt que pour moi.

Le commissaire regarda l’agent, hésita.

--Après tout, ce n’est pas absolument nécessaire... Et vous voulez vous
retirer?

--Probable!...

--Attendez une minute... Vous allez signer un papier, puis vous serez
libre.

Il griffonna des lignes, et voulut lire. Elle l’arrêta avec impatience.

--Eh! je m’en fiche un peu!... Passez que je signe.

Elle écrivit et parapha soigneusement «Jeanne Lecourge». Ensuite, après
un salut au commissaire, elle s’adressa, bourrue, à l’agent.

--Vous... accompagnez-moi.

Dans le fiacre qui les conduisait rue de Tournon, il tenta des excuses.

--Je vous ai peut-être paru familier, mademoiselle...

Elle fit un geste.

--C’est bon, allez, peu importe.

Au bas de l’escalier, elle se sentit tout à coup un tel vertige qu’elle
s’appuya au bras de l’homme.

--Écoutez, flic, dit-elle en souriant faiblement, aidez-moi à monter...
Je ne suis pas bien.

Il hocha la tête, attendri et empressé.

--C’est la réaction... Oui, dame! vous faites la brave, la tête forte,
mais faut tout de même que vous ayez eu rudement du chagrin pour vous
risquer à ce jeu-là!...

Et, d’un geste décidé, il saisit la jeune femme à bras-le-corps.

--Tenez, je vas vous monter... Ah! parbleu, vous n’êtes qu’une plume.

Elle s’abandonna, subitement anéantie, mille feux courant devant ses
yeux. Elle n’eût su dire comment, quelques minutes plus tard, elle se
trouvait dans l’antichambre de l’avocat, étendue sur un canapé canné;
tandis que l’agent, debout, saluant militairement, expliquait à Argatte
stupéfait, arraché à son cabinet de toilette au moment où il se rasait:

--S’il vous plaît, monsieur, c’est cette demoiselle... Jeanne Lecourge,
qu’elle dit se nommer, et qui se recommande de vivre d’avec vous...

Argatte se tourna et poussa un cri.

--Cady!... Quoi, un accident?...

Elle leva le doigt, et dit en souriant:

--Ne criez pas... J’ai la tête un peu faible... Je vous expliquerai...
En attendant, affirmez à ce brave agent de la force publique que je suis
bien Jeanne Lecourge, que je vis chez vous... que vous êtes mon amant...
et donnez-lui cent francs pour le remercier de m’avoir sauvé la vie.

L’agent fit les yeux blancs.

--Ah! j’accepte rien des dames, je vous l’ai déjà dit...

Argatte, rendu muet par l’étrange discours de Cady, alla à sa chambre,
ouvrit un meuble, revint avec un billet qu’il fourra dans la main de
l’agent, malgré la résistance honnête de celui-ci.

--Je vous jure, monsieur, que je suis assez payé par le plaisir d’avoir
empêché de mourir une aussi charmante dame!...

Enfin, on parvint à s’en débarrasser.

Argatte courut achever sa barbe, se lava, se poudra au galop, passa un
pyjama, et revint auprès de Cady, qui n’avait pas bougé de
l’antichambre.

--Et alors? fit-il planté devant elle. Me donnerez-vous le mot de cette
charade?... Mince!... Vous vous mettez bien!... Vous vous faites ramener
par la police, maintenant!...

Elle se leva péniblement, et demanda d’un ton plaintif:

--Est-ce qu’on ne peut pas s’asseoir plus confortablement qu’ici?

Félix sourit, l’enlaça, et l’entraîna dans son cabinet de travail.

--Si vous voulez, il y a ma chambre et mon lit?

Mais il cessa vite de plaisanter, car il voyait bien que quelque chose
de grave se passait.

Il l’installa dans un grand fauteuil, et s’assit à son bureau.

--J’écoute, dit-il, attentif, en avocat qui se prépare à entendre la
confession d’une cliente.

Cady enleva son chapeau, tapa sur sa coiffure, tira d’une cachette une
houppe pleine de poudre de riz, s’en frotta le visage et se nicha au
fond de son siège.

--Eh bien, voilà, dit-elle du ton le plus naturel. J’ai voulu me tuer.
L’imbécile de tout à l’heure m’a attrapée sur la berge, en bas des
Tuileries... Il m’a conduite au commissariat de police, et comme je ne
voulais pas avouer comment je m’appelais, j’ai dit le premier nom qui
m’est venu à l’esprit, et j’ai donné votre adresse. On m’a reconduite
ici... et l’embêtant, c’est qu’il est très tard, et je ne sais pas du
tout ce que je vais raconter à Victor...

Argatte la regardait intensément.

--Vous avez voulu vous tuer, Cady?

--Oui.

Il réfléchit, hocha la tête.

--A cause du type... Celui du Printemps-Palace?

Elle se sentait défaillir et essaya un piteux petit sourire.

--Oui... ils nous ont séparés.

--Qui?... Votre mari?...

--Non, Victor ne sait rien. Maurice Deber, qui a espionné, et qui a
menacé Georges... et moi-même.

Elle se fouilla, et tendit la lettre du jeune homme.

--Tenez, lisez...

Argatte lut et relut, les sourcils froncés, plongé dans une rêverie
profonde. Enfin, il replia le papier, et le posa sur son bureau.

--Eh bien, il est évident qu’il est sincère, accorda-t-il d’un ton
contrarié. Mais quoi, on ne se tue pas parce qu’un joli marlou vous est
enlevé...

Il insista vivement, au geste de Cady.

--Si, si, il ne faut pas se faire d’illusion!... Possible que vous ayez
ce garçon dans la peau, mais, je le connais, c’est la dernière des
fripouilles... Non, Cady, ne vous fâchez pas, et écoutez-moi!... Sûr,
que je voudrais coucher avec vous, mais je suis aussi très sincèrement
votre ami... et je vous dis... Je n’aurais certes pas agi comme Deber,
mais je suis enchanté qu’il l’ait fait... du moins, à présent que cela a
bien tourné... Maintenant, il faut tâcher d’arranger cela vis-à-vis de
votre mari, et surtout passer l’éponge sur le passé... Le petit coco a
filé, n’en parlons plus, hein?... et redevenons notre Cady jolie, pas
sentimentale pour deux sous... Car, au fond, tout ça, c’est une crise de
sentimentalité de pensionnaire...

Cady étendit les deux mains, en un geste instinctif de prière.

--Écoutez, Argatte, je voudrais, oui... je voudrais oublier... ne penser
à rien... ne rien regretter... mais, je ne peux pas...

Elle s’affaissa, les yeux brillants, avec une expression d’intense
angoisse, répétant:

--Je ne peux pas!... je ne peux pas!...

Et, tandis qu’Argatte parlait longuement, raisonnait, s’animait,
plaidait, elle ne dit plus mot, les yeux fixes, le corps agité parfois
d’un frisson.

Lorsque, las, un peu haletant, il s’approcha d’elle, à bout d’arguments.

--Voyons, vous ai-je convaincue?

Elle lui répondit en divaguant, les yeux égarés. Il fut saisi d’une
affre indicible.

--Bon dieu! que faire?...

Cady malade, Cady ayant le délire, chez lui!...

Il était complètement seul. Il ne prenait point ses repas à la maison;
il n’avait qu’une femme de ménage et un garçon de bureau qui, à cette
heure, avaient déjà quitté l’appartement.

Cady continuait d’extravaguer doucement, ne reconnaissant ni Argatte, ni
le lieu où elle se trouvait.

Il l’enleva dans ses bras, et la porta sur son lit, se contentant de
défaire son corsage, la ceinture de sa robe, et d’étendre sur elle un
chaud couvrepied américain. Puis, il courut téléphoner à un camarade,
docteur en médecine de venir en toute hâte.

--Une veine que Debussy soit chez lui! fit-il, un peu soulagé, ayant
reçu l’acquiescement désiré.

Et, raccrochant les récepteurs, il revint à Cady qui riait, et murmurait
des choses inintelligibles. Il prit sa petite main glacée, et la serra
affectueusement.

--Pauvre gosse!... Comme elle est jolie, malgré tout!... décoiffée, ses
beaux yeux fous... et cette petite bouche pincée, tiraillée de tics...

L’examen de son ami ne le rassura guère. Le jeune docteur hocha la tête.

--Ça, mon vieux, je te dirai dans vingt-quatre heures si ça n’est rien
du tout, ou si c’est une machine dont on claque!... Je pencherais plutôt
pour ça, elle m’a l’air assez touchée, mais après tout, la nuit passée,
il n’y paraîtra peut-être plus du tout... C’est une névrosée à fond, ta
petite amie, et avec ces tempéraments-là, on ne peut se baser sur rien.
En attendant, il faut une garde ici, puisque tu n’as pas de bonne, et
qu’on la déshabille, et de la glace sur la tête... Demain, on verra si
elle court comme un lapin, ou s’il faut la transporter à la maison
Clavel... Je te recommande cette boîte-là, c’est propre, et on n’y
écorche pas trop le client...

Mais il resta abasourdi lorsque Félix lui déclara que la jeune malade
était une femme mariée, et que, sans doute, à l’heure présente, l’époux
fouillait tout Paris pour la retrouver.

--En ce cas, coûte que coûte, préviens-le, et fais-la emporter, tu
t’expliqueras après comme tu pourras... Parce que, tu sais, mon avis est
que c’est la belle méningite qui se prépare... et te vois-tu avec un
décès!...

Argatte fit un grand geste.

--Et elle n’est même pas ma maîtresse!

--Bah?

--Eh, non!...

--Alors, ça va tout seul.

--Parbleu non!... Le mari, tu crois qu’il avalera de trouver sa femme
dans mon lit!

--Si tu veux, je certifierai... on inventera...

Argatte supplia, agacé.

--Non, je t’en prie, pas de mensonges!... Ça complique encore... Que
veux-tu? je vais lui téléphoner brutalement le fait... il l’adore... il
accourra... et quand il sera là, je lui dirai la vérité, tout
stupidement... S’il ne me croit pas, zut!...

Cependant, une demi-heure plus tard, le cœur du jeune homme battit
désagréablement dans sa poitrine lorsque le coup de timbre annonça
l’arrivée du juge.

Il alla ouvrir, referma la porte, et d’un geste spontané, tendit la main
à Renaudin.

--Monsieur, fit-il d’une voix émue, je serais l’amant de la pauvre
petite qui se meurt peut-être dans la chambre à côté que, je vous le
jure, je n’esquiverais aucune responsabilité; mais je vous jure sur
l’honneur que cela n’est pas, et que c’est justement parce que je ne
suis que l’ami qu’en son désarroi elle est venue chercher près de moi un
refuge...

Livide, raidi, Renaudin toucha distraitement la main du jeune homme.

--Vous avez dit qu’elle était en danger... Actuellement, il n’y a que
cela... Je ne veux envisager que cela... Où est-elle?

Argatte ouvrit une porte et s’effaça.

--Elle est ici.

Il pensait, reconnaissant et soulagé: «C’est un rudement brave homme!»

Déjà penché anxieusement au-dessus de Cady, touchant son front, ses
mains, douloureusement frappé par le délire de la jeune femme, Renaudin
interrogea l’avocat.

--Qu’avez-vous fait?... Il faut un médecin.

Argatte expliqua le diagnostic du docteur.

--Dans dix minutes, nous aurons une voiture d’ambulance et une garde;
mon ami s’est chargé de prévenir.

--Et en attendant? s’écria le mari angoissé, n’y a-t-il rien à tenter?

--La garde apportera de la glace et une potion calmante, mais le docteur
ne croit pas qu’il y ait urgence absolue... Voyez, elle ne paraît pas
souffrir... Peut-être n’y a-t-il qu’une extrême surexcitation qui
disparaîtra après du repos physique et moral...

Renaudin contempla encore longuement le petit visage fiévreux et
contracté de Cady, puis, gardant sa main entre les siennes, il dit,
tournant son regard vers le jeune homme:

--Racontez-moi tout... ne me cachez rien... il faut que je sache, pour
la soigner...

Argatte se défendit.

--Pardon! je vous dirai bien volontiers ce que je sais, mais c’est peu
de chose!... Il y a deux heures, Mme Renaudin, obéissant à un mobile que
j’ignore, s’abandonnant à un désespoir dont je ne sais point la cause, a
voulu se jeter dans la Seine...

Le juge tressaillit, poussant une sourde exclamation.

--Elle?... Oh!...

--Un agent, que ses allures avaient intrigué, l’a retenue à temps...
Pour ne rien livrer de sa réelle personnalité, certaine de ma
discrétion, elle m’a nommé... On l’a amenée chez moi. Elle m’a avoué le
fait sans autres confidences... Du reste, très vite, elle est tombée
dans l’état où vous la voyez... Vous concevez mon embarras, ma véritable
épouvante... J’ai téléphoné au docteur, puis à vous... et voilà...

A ce moment, Cady se souleva dans son lit; et, se tournant vers son
mari, elle prononça:

--Écoute, Victor, je voudrais bien du lait... mais dans un petit seau de
bois... tu sais... comme en avait la mère Jeanne chez ma grand’mère...

Bouleversé, Renaudin se courba.

--Cady, tu me reconnais?

Mais elle le repoussa avec impatience.

--Laissez-moi donc, Joséphine, je ne prendrai pas mon tub maintenant,
j’ai trop froid...

Puis, ses lèvres ne balbutièrent plus que des mots sans suite, mal
articulés...

Peu après, la voiture d’ambulance arrivait. On descendit la malade. Sur
le seuil, Argatte demanda à Renaudin:

--Vous me permettrez de venir prendre de ses nouvelles?

Le juge saisit sa main, la serra énergiquement et prononça d’une voix
ferme et grave:

--Non!... Comprenez-moi bien... Je crois à vos affirmations... Je ne
vous garde aucune rancune... Je n’ai aucune suspicion contre vous...
Mais, après ce qui s’est passé... pour approfondir le monde inconnu que
je redoute, il faut que je sois seul avec elle... Ma porte sera
rigoureusement fermée pour tout le monde...

Argatte s’inclina.

--Alors, adieu, monsieur.

Le juge sauta dans la voiture; la portière se referma. Tout disparut
dans la nuit.

Argatte soupira, pensif.

--Pauvre petite!... Après tout, elle avait peut-être raison... et le
geste banal de l’agent a-t-il été cruellement intempestif!...




II


Deux jours plus tard, la fièvre de Cady avait disparu. Toute crainte de
complication était écartée. Il ne lui restait qu’une extrême faiblesse,
contre laquelle elle n’essayait point de lutter.

La garde--une autre que celle qui l’avait amenée--déclarait à Renaudin
ne rien comprendre à sa malade, qui ne parlait pas, ne se plaignait
point, ne demandait rien, acceptait ou refusait par signes ce qu’on lui
offrait, ne dormait guère, et demeurait des heures entières sans bouger,
les yeux fixes si absorbée qu’elle semblait ne rien entendre de ce qui
se passait autour d’elle.

--Cependant, la température est normale, le pouls un peu faible, mais
sans rien d’inquiétant. En vérité, elle n’offre aucun symptôme de
maladie. Et, comme je ne lui rends aucun soin, je ne crois pas
nécessaire que je reste auprès d’elle.

Très perplexe, Victor Renaudin s’approcha du lit de Cady.

--Comment te sens-tu? fit-il affectueusement.

Elle tourna les yeux vers lui avec lassitude.

--Très bien.

--La garde dit qu’elle est inutile. Veux-tu qu’elle s’en aille?

--Comme tu voudras.

--Est-ce que tu ne vas pas te lever?

Cady se tourna de côté, fermant les yeux.

--Non, j’ai sommeil.

Découragé, Renaudin revint à la garde.

--Je vais vous régler. A la moindre alerte je vous ferai prévenir.

Dans le cabinet du juge, elle eut un sourire ambigu.

--Monsieur me pardonnera... Mais, j’ai dans l’idée qu’il y a peut-être
bien de la malice...

Renaudin fit un geste impatient.

--Bon, bon!...

Et, cette femme partie, comme il lui fallait se rendre au Palais, il fit
venir la femme de chambre. Ainsi que la cuisinière, elle était nouvelle,
le juge ayant fait maison nette depuis l’avant-veille, aussi bien pour
éviter les commérages que pour supprimer toute complicité avec Cady,
s’il y en avait.

--Vous vous installerez dans la chambre de madame. Si elle me demandait,
ou paraissait plus souffrante, prévenez-moi immédiatement. Vous savez
téléphoner?

--Oh, oui, monsieur.

--Vous appellerez le 824-25. Vous voyez où est l’appareil?

--Oui, monsieur... Seulement, si madame ne me permet pas de rester dans
sa chambre, que dois-je faire?...

Renaudin fronça les sourcils, hésita.

--Eh bien, vous vous tiendrez dans la salle à manger, la porte ouverte,
de façon à l’entendre si elle appelait.

--Bien monsieur.

--Venez avec moi, je vais vous présenter à madame. Au fait, rappelez-moi
votre nom?

--Eugénie, monsieur.

Dans la chambre de Cady, Renaudin alla au lit et prononça d’un air qu’il
s’efforçait de rendre dégagé:

--Cady, voici ta nouvelle femme de chambre, Eugénie. Elle va travailler
auprès de toi pendant que je serai au Palais. Je rentrerai de bonne
heure.

La jeune femme, peut-être endormie, ne donna pas signe de vie. Mais,
lorsque son mari eut disparu, et que la femme de chambre se fut
installée dans l’embrasure d’une fenêtre avec son ouvrage et ses menus
ustensiles posés devant elle sur une chaise apportée de l’office, elle
se tourna, se souleva, et examina l’étrangère.

--Alors, Joséphine n’est plus ici? dit-elle.

L’autre, une grande bique maigre, l’air faussement humble des
domestiques de maisons «bien pensantes», se leva vivement.

--Non, madame... Monsieur a changé également la cuisinière pendant la
maladie de madame... J’espère que je ne déplairai pas à madame... Je
ferai de mon mieux.

Cady se laissa retomber sur son oreiller avec un geste d’indifférence.

Eugénie demanda:

--Cela n’ennuie pas madame que je reste ici?

Cady ne répondit pas, et la femme de chambre passablement décontenancée
n’osa pas insister.

Une grande heure s’écoula. La jeune femme ne bougeait pas; la bonne
sentait peu à peu un malaise indicible la gagner. Son attention extrême
de ne faire aucun bruit la rendait maladroite. Trois fois, elle laissa
tomber ses ciseaux, tressaillant, le cœur battant à cette résonance
métallique dans le silence de la pièce. Enfin son dé lui échappa, elle
se baissa trop vivement pour le rattraper, et fit choir bruyamment sa
chaise.

Elle se redressa, toute rouge: et, devant le regard de Cady posé sur
elle, balbutia des excuses.

--Je ne sais pas comment, je m’y prends!... C’est comme un fait
exprès...

Mais Cady se borna à répondre:

--Allez ouvrir, on a sonné.

Eugénie s’élança hors de la chambre avec un vif sentiment de délivrance.
Puis, devant la porte, elle se trouva perplexe. Madame n’avait point
indiqué qu’elle ne recevrait pas. Or, monsieur avait dit en prescription
générale:

--Madame est souffrante, vous n’admettrez absolument personne, et pour
qu’on n’insiste pas, vous direz simplement que madame est sortie.

Fallait-il s’en tenir aux ordres de monsieur?... ou se mettre du côté de
madame?... Car la bonne avait assez d’expérience pour avoir déjà deviné
que quelque chose de mystérieux se passait...

Une seconde sonnerie brusque et prolongée la fit sursauter. Elle ouvrit,
et ne put que reculer précipitamment pour n’être pas bousculée par Mme
de Montaux entrant en tempête.

--Non, mais, vous en mettez un temps à venir ouvrir, vous! s’exclama la
jeune femme, en se dirigeant vers la chambre de Cady sans autre formule.

Eugénie fit un geste d’impuissance et de dépit.

--Ma foi, qu’ils se débrouillent!...

Et elle regagna la cuisine, où elle confia au cordon bleu qu’elle
n’avait pas idée de rester longtemps dans cette boîte, où les dames
avaient positivement l’air de cocottes. Sûr que si le patron n’avait pas
paru si convenable, et ne se serait pas recommandé d’être juge, elle ne
serait pas rentrée!...

Marie-Annette de Montaux se laissait tomber sur un siège, au pied du lit
de sa cousine, s’écriant avec une ardente curiosité:

--Enfin, je puis parvenir jusqu’à toi!... Qu’arrive-t-il?... Tu es
séquestrée?... Que s’est-il passé?... Je n’ai rien compris à ce que m’a
dit ton mari hier, il ne m’a pas laissée l’interroger... et tu sais
qu’il me fiche un trac!... Enfin, quoi?... Il t’a pincée en flagrant
délit?... Il m’a parlé vaguement d’accident... Je ne sais quoi
d’absurde!...

Assise sur son séant, Cady la considérait avec tranquillité. Elle
désigna du doigt l’écharpe de tulle lourdement brodée d’argent que
portait sa cousine.

--C’est neuf cette belle Fatma?... Je ne te la connaissais pas... Tu
sais que c’est d’un goût affreux sur un costume européen.

Marie-Annette s’indigna.

--Comment, c’est ainsi que tu me réponds?... Tiens, tu es encore pire
que ton mari!...

Cady reprit une mine lasse et ennuyée.

--Mon Dieu, que tu es bruyante... D’abord, pourquoi entres-tu ici?...
Est-ce que je t’ai demandé de venir?...

Mme de Montaux se leva, piquée:

--Oh! parfait, je file!... Et, quand tu me reverras, ma chère!...

Pourtant elle ne s’éloigna point, et Cady reprit d’une voix unie:

--L’autre jour, j’ai essayé de me suicider, et puis, Victor est venu me
chercher chez Argatte... Seulement, auparavant, il avait, comme un
imbécile, fait un raffut de tous les diables, téléphoné chez maman pour
me réclamer, chez toi, chez Alice... Oui, chez ta sœur, la pire
gaffe!... Alors m’ayant retrouvée, il a été très embêté, et c’est à ce
moment qu’il t’a demandé de venir lui parler pour que tu certifies que
j’étais chez toi...

Marie-Annette suffoquait d’étonnement.

--Tu dis... Tu as voulu te suicider?... Toi?... Quelle blague!...

Du bout du doigt, Cady dessinait des cercles soigneusement sur son
couvrepied de satin bleu pâle.

--Ce n’est pas une blague, fit-elle posément.

--Mais comment? avec quoi?

--Avec de l’eau... c’est-à-dire, dans l’eau.

--Dans quelle eau?

Cady s’impatienta.

--Ah! tu m’embêtes!... Pas dans le Gange ou le Niagara, naturellement...
Dans la Seine, pardi!...

--Oh! quelle horreur!...

La jeune femme reconnut:

--Cela, c’est vrai... Tu n’as pas idée combien cela sent mauvais, de
tout près, sur la berge.

Marie-Annette questionna, fébrile:

--Tu t’es jetée?... On t’a sauvée?

--On m’a sauvée, oui... mais, je n’étais pas encore dedans.

--Au vol, alors?

Cady hocha la tête.

--Heu!... L’agent a raconté cela... Ça faisait bien... mais c’est pas
vrai... J’étais bien encore à... Voyons, oui, large comme la chambre du
bord quand il m’a mis la main dessus.

--Un agent?... Un vrai agent? Un plongeur?

--Oh! ma foi non, un ordinaire, comme ceux qui font circuler les
voitures.

Marie-Annette enleva son écharpe et son chapeau.

--Oh! écoute, tant pis, je m’installe, ton mari dira ce qu’il voudra!...
Il faut que tu me racontes tout... D’abord, pourquoi as-tu voulu te
tuer?... Tu as donc des peines de cœur?... Ça, ce serait épatant!...

Cady hésita.

--Il y a surtout que je m’assomme.

--Cela, ce n’est pas suffisant... Tout le monde s’assomme, et on ne se
tue pas.

Cady baissa la tête.

--Après tout, je ne me suis pas tuée... Si l’agent ne s’était pas trouvé
là... à y bien réfléchir, je ne sais pas trop si au bord de cette
vilaine eau puante je ne me serais pas arrêtée toute seule.

--Tu avais le trac?

--Non, pas encore, mais cela serait peut-être venu.

--Enfin, quand as-tu eu cette idée?... Je t’avais vue mercredi... tu
étais comme à l’ordinaire...

Les yeux de Cady s’emplirent soudain de larmes. Elle se rejeta sur ses
oreillers, et baissa ses paupières dans un dernier effort pour
dissimuler son émotion croissante.

--Ah! à ce moment-là, oui... Je ne savais pas...

Marie-Annette la pressa:

--Quoi? Qu’est-ce que tu ne savais pas?

Cady ne répondit pas. Alors, Marie-Annette se coula sur le lit tout
contre elle, et l’enlaça tendrement.

--Parle, petite.

Cady appuya sa tête sur l’épaule de sa cousine.

--Je ne peux pas te dire... C’est trop profond... C’est trop loin de
toi... tu ne comprendrais pas.

Marie-Annette affirma:

--Si, si, je comprendrai très bien... C’est Laumière, n’est-ce pas?

Cady sourit tristement.

--Ah! pauvre Jacques, ce que je me fiche de lui, à présent!...

--Alors, qui?... Pourquoi ne veux-tu pas m’avouer?... Je le connais,
pourtant?

--Non... c’est-à-dire, tu ne dois pas t’en souvenir, mais tu l’as vu, il
n’y a pas longtemps.

--Où? Quand?

--A l’inauguration du Printemps-Palace. Un blond, mince, de taille
moyenne... Tu as même remarqué qu’il était joli garçon... Il a fait le
voyage avec nous dans le train spécial.

Marie-Annette fit un grand geste.

--Félini?... Mais, c’est de Félini que tu parles?... Le chéri de
Fernande Voisin!... Ah! non, par exemple, cela, c’est fantastique!...

Cady se releva, appuyée sur un coude, regardant Marie-Annette avec
curiosité.

--Ah! tu sais?...

--Ma chère, précisément au Printemps-Palace, après le banquet, j’ai revu
ce petit... Ma foi, je ne te cache pas que je le trouvais
extraordinaire... et je dis à Hubert Voisin qui venait de causer avec
lui de me le présenter... Tu sais comment est Hubert... Il se met à
rire, et me répond en grimaçant comiquement:

--Vous aussi? Comment, ce n’est pas assez qu’il soit le gigolo de Rosine
Derval et l’amant de ma femme?...

»Tu comprends que je l’ai pressé de questions, non à propos de Derval,
cela m’indiffère, mais au sujet de Fernande... Cette pauvre femme est
inouïe, elle est convaincue que son mari ne se doute de rien, et lui,
qui dispose d’une police supérieure à celle de la Sûreté, tu penses s’il
ignore quoi que ce soit... Pas une fois Fernande ne s’est offert un joli
jeune homme sans qu’un dossier fût immédiatement établi, et vînt grossir
la collection.

Cady réfléchissait.

--En somme, quel but a Voisin en la mouchardant?

--D’abord, il aime savoir... Ensuite, il y a entre sa femme et lui pas
mal de cadavres...

«A ses débuts, Fernande était de moitié dans toutes ses opérations, et
dame! elle en sait trop long pour qu’il ne soit pas bien aise de la
tenir si elle s’avisait de se rebiffer et d’essayer de lui jouer de
sales tours... Comme elle n’a absolument rien à elle, un divorce serait
l’écroulement... Elle retomberait dans la sombre dèche où se trouve sa
mère, dans laquelle elle a vécu pendant toute sa jeunesse. Et Dieu sait
qu’Hubert possède vingt fois ce qu’il faut pour faire prononcer un
divorce _de plano_...

Puis, revenant à l’aventure de sa cousine.

--Alors, c’est pour Félini que tu as voulu te tuer? Pourquoi? Tu
l’aimais?... Vous étiez amants?... et il t’a plaquée?

Cady ayant raconté l’intervention de Maurice Deber, Marie-Annette hocha
la tête.

--Voilà un individu dont je te conseille de te garer... Il est hypocrite
et violent... Je le crois capable de tout... Et puis, si peu
Parisien!...

Mais, depuis un moment, Cady prêtait l’oreille. Elle repoussa soudain sa
cousine hors du lit.

--En bas! en bas! Voilà Victor!... cria-t-elle d’une intonation gamine
et brusquement égayée. Vingt bons dieux, ce qu’il dirait s’il te voyait
là!...

Marie-Annette avait sauté agilement sur le tapis, et, rattrapant son
écharpe, son chapeau, se plantait--un peu essoufflée--sur un fauteuil au
pied du lit, dans la pose classique et guindée d’une amie en correcte
visite. De son côté, Cady avait remonté ses oreillers, relevé le
couvrepied, et se tenait bien droite, bien sage.

La porte s’ouvrit, le juge entra, la mine froide et contrariée.

--Ah! c’est vous, Marie-Annette, qui avez forcé la porte? fit-il d’un
ton ambigu, toisant la jeune femme sans aucune bienveillance.

Mme de Montaux lui tendit la main avec une aisance affectée.

--Mais oui, je tenais beaucoup à avoir des nouvelles de Cady.

--Et vous avez causé? dit-il sur le même ton.

Marie-Annette se leva, éludant la question.

--Elle me paraît bien faible.

--Vous partez? fit Victor avec une visible satisfaction.

--Oui, je n’avais qu’une minute à lui donner... Il faut que je me
sauve...

Et, se penchant sur Cady, elle l’embrassa, lançant un courageux:

--A demain, chérie!...

Renaudin la reconduisit poliment et revint, considérant Cady avec une
vague méfiance.

--Alors, tu te sens mieux?

Elle répondit tranquillement:

--Veux-tu sonner la pintade... Oui, ta femme de chambre... Tu sais, je
te félicite de ton choix, elle est tout à fait réussie.

Le juge fit un geste de contrariété, s’efforçant de garder un ton ferme.

--Elle a d’excellents certificats... Elle sort d’une maison fort bien.

--Oh! je n’en doute pas!... Seulement, je me demande si elle saura
préparer mon tub et m’habiller.

--Tu veux te lever?

--Oui.

--Tu as peut-être tort de te baigner, fatiguée comme tu es.

Cady prononça d’une voix de martyre:

--Je ne puis pas me baigner, puisque je n’ai pas de baignoire... mais
enfin, il faut bien que je me lave...

Et, subitement, parce qu’elle évoquait involontairement la jolie salle
de bain du passage Porsin, des larmes abondantes parurent emplir ses
yeux.

Son mari se détourna, très ému, se raidissant contre sa faiblesse; il
était résolu à avoir une sérieuse explication avec la jeune femme, et ne
voulait pas se laisser attendrir d’avance.

Du reste, comme Eugénie entrait, Cady essuya vivement ses yeux.

--Mon tub, fit-elle brièvement. Avec de l’eau chaude, beaucoup d’eau
très chaude, au moins trois brocs...

La bonne ouvrit de grands yeux et demanda:

--Tout de suite, madame?...

--Évidemment... pas dans huit jours... Apportez-moi une chemise... Là,
dans l’armoire, le panneau à droite.

Eugénie resta perplexe devant les piles de lingerie.

--Où cela, madame? En bas ou en haut?

--Est-ce que je sais, moi! s’écria Cady impatientée. Demandez à
Joséphine!... C’est elle qui rangeait.

Et l’autre restant immobile, vexée, elle jeta:

--Ah! c’est bon! allez prendre l’eau chaude, je chercherai moi-même.

Et, la domestique encore sur le seuil de la chambre, elle prononça avec
dégoût, très haut:

--Quelle gourde!...

Fort ennuyé, Victor Renaudin ne disait mot, les mains dans les poches,
planté devant une fenêtre, feignant de regarder au dehors.

--Victor, fit Cady avec une douceur exquise, tu serais infiniment gentil
de me laisser m’habiller.

--Je te gêne? dit-il sans bouger.

Elle répondit suavement.

--Oh, pas du tout!

Quelques secondes plus tard, il se retournait précipitamment au cri
étouffé d’Eugénie figée à l’entrée de la chambre par la vue de Cady
debout, entièrement nue, paisible, qui fredonnait une chansonnette
langoureuse, en fouillant sans hâte dans son armoire.

--Ah! par exemple! proféra la bonne, suffoquée.

--Cady! gronda Renaudin, navré.

Cady se tourna, pleine de candeur.

--Eh bien, quoi?... Il faut bien que je trouve une chemise... puisque
cette... personne... n’en est pas capable.

Cramoisie, Eugénie balbutia du ton le plus offensé:

--Madame... il n’y a pas d’eau chaude à la cuisine à cette heure-ci...
et Véronique dit qu’il lui faut une bonne demi-heure pour en faire
chauffer deux brocs...

Les bras levés, renouant sa coiffure, les reins cambrés, les seins
saillants, Cady la regardait avec impertinence.

--Qui ça, Véronique?... Ah! l’autre oiseau!... Ah! ben, s’il est du même
plumage que vous!...

Renaudin anéanti courba la tête, et voulut fuir; mais la femme de
chambre, qui s’en allait aussi, lui jeta au passage, furieuse:

--Monsieur, je ne reste pas ici cinq minutes de plus!... J’ai l’habitude
des dames convenables!... On ne m’a jamais manqué... et ce n’est pas à
mon âge qu’on commencera!... Ah! bien! je n’avais encore pas vu de
numéro pareil!...

Le juge fit un geste impérieux.

--En voilà assez, sortez!... et partez tout de suite, personne ne vous
en empêche!...

La porte claqua sur eux deux. Cady eut un faible sourire.

--Allez, mangez-vous... mais, avec tout cela, je pourrai me taper, moi,
pour de l’eau chaude!...

Et, toute grelottante, elle fit sa toilette à l’eau froide, ce qu’elle
abhorrait autant qu’elle aimait la douche ou le bain de mer glacés.

Elle passait un pantalon quand son ancienne femme de chambre parut:

--Tiens, c’est vous?...

Joséphine sourit malicieusement.

--Mais oui, madame... Je me trouvais justement chez la concierge quand
l’autre est passée, faisant les grands bras... Alors, je suis montée, et
monsieur m’a rengagée... J’ai envoyé après Marie, et dès demain matin,
madame aura sa maison comme d’habitude.

Cady soupira avec soulagement.

--Tant mieux... Joséphine, je vois que je vous adore, en comparaison de
l’horreur que m’inspirait l’autre!...

Joséphine confia:

--Et la cuisinière!... Elle avait une manière de goitre!... Madame ne
l’a pas vue?

--Non, heureusement!

--Faut tout de même que monsieur ait un drôle de goût pour avoir choisi
de pareilles têtes à massacre!...

Puis, elle ajouta audacieusement:

--Et tout cela parce que monsieur croyait que madame me faisait des
confidences... Monsieur avait bien tort... Madame n’a jamais eu
confiance en moi... je l’ai regretté bien souvent.

Cady feignait de ne la point entendre, se rejetant sur son lit, les yeux
clos.

--Écoutez, Joséphine. Je vais faire encore un petit somme... Il va
falloir vous débrouiller pour nous faire du thé ou du chocolat. Moi, ça
me suffira pour dîner, et il faudra bien que monsieur s’en contente...
Autrement il ira manger dehors.

Joséphine agita la tête d’un air vainqueur.

--Ça lui apprendra à mettre la maison sens dessus dessous.

Après un repas succinct que Renaudin consomma sans la moindre
observation, comme Cady regagnait sa chambre, il l’arrêta, l’entraînant
doucement dans son cabinet de travail.

--J’ai à te parler, fit-il, la voix changée, tremblante.

Elle le suivit docilement, et s’assit sur un petit canapé bas, essayant
vainement de s’installer confortablement à l’aide de coussins
invraisemblablement durs.

Renaudin dit très vite, donnant visiblement cours à des idées qui le
tourmentaient depuis longtemps.

--Cady, pourquoi m’as-tu menti?... Pourquoi m’as-tu caché une part de ta
vie?... des rêves, des sentiments, des chagrins assez puissants pour
t’avoir amenée à ce geste affreux...

La voix lui manqua. Il ne pouvait dominer l’afflux de désespoir,
d’épouvante que lui apportait le souvenir de cette preuve qu’il ne
comprenait rien à cette enfant chérie, qu’il ignorait tout d’elle, qu’il
se trouvait devant elle en des ténèbres impossibles à dissiper!...

Cady avait voulu se tuer!... Cady, qu’il supposait un esprit gamin,
frivole, léger, incapable d’impressions graves et profondes... Cady
dissimulait une âme sensible, tragique, passionnée... Cady avait rêvé,
espéré, et sans doute désespéré... Cady, la sceptique, l’ironique, la
sensuelle à fleur d’épiderme avait tressailli, aimé!... car il n’y avait
que la démence de l’amour qui pût la conduire à la volonté de mourir...

Il supplia:

--Dis-moi, parle-moi... avoue!... Qui aimais-tu? Quel roman s’est
développé dans ton cœur? Quel drame s’est joué là, près de moi, contre
moi, sans que je l’aie deviné ni pressenti?... Mais parle donc, avoue
donc!...

Elle releva sur lui ses grands yeux volontairement, implacablement
vides, et sortit de son mutisme avec un air d’ennui:

--Tu imagines un tas de folies... Je n’ai rien à te dire, rien à
t’avouer... puisqu’il n’y a rien...

Il eut un sursaut d’indignation.

--Il n’y a rien et tu veux mourir!... La vie te paraît insupportable à
ton âge, et il n’y aurait rien!...

Elle répliqua avec le même calme:

--Il n’y a rien de ce que tu inventes... mais, il y a autre chose,
évidemment.

--Quoi? cria-t-il avec violence.

Elle fronça les sourcils.

--Ah! ne crie pas... Expliquons-nous, bavardons si tu veux bavarder...
Quoique ça soit bien inutile, va!... Je te parie bien que nous pourrons
discuter pendant deux heures sans que tu en saches plus long
qu’actuellement... mais parlons tranquillement, parce que les scènes, le
bruit, c’est odieux.

Il se modéra, les yeux attachés sur elle, la scrutant désespérément.

--Pourquoi dis-tu que nous ne finirons point par nous comprendre?... Tu
veux donc mentir.

Cady fit un geste de détachement.

--Ah! Dieu, non!... Mais, il y a des choses que tu ne saisiras jamais.

--Quelles choses?

Elle se renversa et ébaucha un léger bâillement.

--C’est bien embêtant, tout cela... et combien fatigant de se creuser la
cervelle pour en extraire ce qui s’y trouve!...

Le juge s’assit brusquement devant son bureau, tournant son fauteuil de
côté, sa main martelant le meuble.

--C’est pourtant ce que tu feras! déclara-t-il impérativement. Je suis
décidé à voir clair en toi!... Nous ne pouvons plus vivre l’un près de
l’autre en étrangers, en inconnus!... comme je m’aperçois que nous avons
fait jusqu’ici!...

L’esprit gouailleur de Cady saisit immédiatement le geste machinalement
professionnel qu’il avait eu.

--Ah! si nous sommes à l’instruction!...

Il rougit, mais répliqua quand même vivement:

--Pourquoi pas?... j’ai doublement droit à tes aveux!... comme mari et
comme juge!... Ton acte est doublement répréhensible, au point de vue de
la société comme au point de vue conjugal!... Nul être n’a le droit de
se soustraire à ses devoirs par la mort volontaire!...

Elle se leva nerveusement.

--Oh! alors, si on invoque la Société, les Lois, si je suis une
Criminelle!... Fais appeler les gendarmes.

Il comprit qu’il avait commis une lourde bévue en engageant sur ce ton
un entretien qu’il eût souhaité tout d’émotion, de tendresse et
d’abandon.

--Cady!... reste... oublie ce que je t’ai dit... Ne vois en moi que ce
qui est... ton ami... qui le restera toujours...

Elle se rassit, entourant son genou de ses mains croisées, souriant avec
une froideur dédaigneuse.

--Un ami?... Qui, au premier prétexte se dresse devant vous, de toute sa
hauteur grotesque et méchante d’époux et de juge!...

Il quitta son siège et se mit à arpenter la pièce avec agitation.

--Cady, écoute-moi avec ton cœur, avec ta sensibilité... Tu es bonne, au
fond, aie pitié de moi, je souffre cruellement!...

Elle haussa les épaules.

--Tant pis... Tu crées du drame autour de nous. Vis tranquillement et ne
te tourmente pas de choses inexistantes.

Il protesta avec vivacité.

--Comment le pourrais-je aujourd’hui? Ah! certes, j’ai été trop
longtemps aveugle et sourd... Mais, maintenant que le fait est là,
patent, énorme, criant... Tu es malheureuse, tu veux mourir, tu as donc
une existence morale cachée de moi!... Comment puis-je demeurer
paisible, fermer mes yeux et mes oreilles?... Non, non, Cady, il n’y a
plus de faux-fuyants, plus de mensonges, plus de dissimulation possible
entre nous!... En ce moment, il faut faire une bonne fois la clarté,
quand même il en devrait sortir pour moi l’effondrement, le malheur
définitif... Quand même il nous faudrait envisager la séparation, la
rupture de notre vie à deux... Je ne peux plus dormir auprès d’une
énigme, lorsque je suis persuadé que cette énigme a un mot qu’elle me
tient obstinément caché... Parle, dis-moi tout franchement... Je te l’ai
déjà déclaré une fois... s’il m’était démontré que tu es malheureuse
près de moi... que ton bonheur serait attaché à ce que je m’efface, que
je m’éloigne, afin de laisser la place à un autre... digne de toi...
plus apte que moi à être aimé... oui, je te l’affirme de nouveau,
j’aurais le courage de disparaître...

Elle le regardait profondément, un sourire désabusé aux lèvres.

--Tu dis cela... Je me demande à quel point tu es sincère vis-à-vis de
toi-même... Oh! ne proteste pas, va!... Si tu crois que je ne lis pas au
travers de tes réticences, de tes conditions!... Oui, oui, tu laisserais
la place à quelqu’un de «plus digne», de «plus apte que toi à faire mon
bonheur»... mais on te nommerait n’importe qui que ça serait toujours
celui contre lequel tu te lèverais, furieux, pour défendre ton bien!...

Livide, frappé, il balbutia:

--Cady!... Avec ces mots, tu avoues qu’il y a quelqu’un... qu’il y a
réellement quelqu’un que tu aimes... pour qui tu voudrais te libérer de
moi!...

Elle se leva et soupira longuement, semblant porter sur ses épaules un
manteau écrasant.

--Eh! non, il n’y a personne... Personne, entends-tu...

Et, avec un petit rire aigu, énervant, elle ajouta, railleuse:

--Comment, peux-tu supposer qu’il y ait de par le monde quelqu’un qu’on
puisse te préférer?... qui soit digne d’être accepté par toi pour te
remplacer?...

Pas un instant elle n’avait eu la pensée d’avouer, le leurre d’espérer
que Renaudin tiendrait sa parole et s’écarterait de sa vie si elle lui
criait la lourde peine qui emplissait son cœur, l’amour sauvage, intime,
profond, indéracinable qui la liait au misérable petit compagnon de son
enfance dévoyée... Elle avait au fond d’elle une amère hilarité. «Ah! la
tête de Victor, si elle avait nommé Georges!... Quelle rage! Quel
déchaînement!»

Pendant ce temps, le pauvre juge pleurait.

Les coudes sur son bureau, le front enfoui dans ses mains, il
sanglotait, vaincu, se laissant aller...

Elle s’approcha de lui. Elle le plaignait et n’éprouvait aucune
animosité à son égard; mais la souffrance la plus poignante de cet homme
ne pouvait rien faire vibrer en elle, sinon cette pitié cérébrale et
fugitive que l’on éprouve pour des malheurs étrangers.

--Tu as bien tort de te chagriner autant... Ni moi ni mon affection n’en
valent la peine, dit-elle, convaincue. Je sais bien que ce que tu aimes
en moi c’est surtout l’image que tu te fais de moi, le rêve que je
représente... Mais, du moment que cela te rend malheureux, tu ferais
mieux de le chasser...

Il releva la tête; et, sans la regarder, il prononça tout bas, presque
honteux:

--Cady, réellement, crois-tu que lorsqu’on t’aime, on puisse ainsi à
volonté se soustraire à ton emprise?... Je ne sais pas si je te vois
faussement... C’est possible... En effet, plus je vais, plus je suis
convaincu que je n’ai jamais rien compris à ton être véritable... Mais
quelle que tu sois, je t’aime... je t’adore!... Tu es la seule femme qui
existe pour moi au monde!...

Et, se levant, ses larmes soudain séchées, il poursuivit avec une
animation croissante, presque avec violence:

--Tu avais raison, tout à l’heure, de dire que je mentais, que je me
trompais moi-même, quand je prétendais pouvoir te céder à un autre!...
Moi, t’abandonner!... moi, te voir prendre à moi!... Non, cela me serait
impossible!... Le vieux levain de bête fauve que nous avons tous au fond
de nous se soulèverait, me porterait malgré moi aux actes extrêmes...
Ah! que m’importe qui essaye de te voler à moi, et ainsi que la dernière
des brutes, je l’étranglerai de mes deux mains!...

Elle le considérait, souriant froidement.

--Je n’en ai jamais douté.

Il s’agenouilla brusquement devant elle, et l’entoura de ses bras avec
une passion angoissée, les yeux dans ses yeux à elle, qu’elle savait si
indéchiffrables qu’elle n’essayait point de les lui dérober.

--Regarde-moi, Cady!... Donne-moi tes yeux... tes beaux yeux qui me
troublent, qui chavirent tout en moi... qui font de moi un pauvre homme
ridicule, vraiment bon à bafouer... Donne-moi tes yeux, que j’essaye
encore une fois de ne pas m’y perdre, de ne pas y boire le vertige, mais
d’y lire ta pensée... d’y deviner quelque chose du mystère insondable
que tu es... Cady!... Toi que j’appelle ma Cady, et qui es si peu
mienne... Laisse-toi toucher par mon désespoir... Dis-moi qui tu es, ce
que tu veux... Dis-moi si tu me hais... si tu as pitié, ou si parfois tu
m’as aimé... Dis-moi n’importe quoi, mais que je sente que tes paroles
ne sortent pas seulement de tes lèvres, qu’elles sont véritablement
l’écho de ton âme...

Elle posa ses deux petites mains froides sur le visage de l’homme, comme
on prend la tête d’un brave chien.

--Mon pauvre Victor, es-tu bien sûr que j’en aie une âme? fit-elle
doucement, de sa voix décevante. Où veux-tu que je l’aie pêchée?... Oui,
peut-être en avais-je une en naissant, comme tout le monde... Mais, je
te réponds qu’on s’est si bien évertué à l’user, à la diminuer, à la
supprimer que, tout enfant encore, il ne me restait plus que quelques
instincts... Oui, oui, évidemment, j’ai certains instincts, et assez
vifs, comme les petites bêtes... Seulement, ce qui les éveille, ce ne
sont ni les beaux ni les nobles sentiments... Je t’aime?...
Certainement, je t’aime autant que je puis aimer, je te l’ai déjà dit
cent fois, à quoi bon te le faire encore répéter?... Mais, évidemment,
ce mot aimer ne représente pas du tout en moi ce qu’il évoque en toi...
Tu es bien meilleur que moi, ça ne fait pas de doute; tu es surtout
susceptible d’un tas d’émotions qui passent sur moi comme l’eau sur le
plumage d’un canard... Tu auras beau me supplier pathétiquement, tu ne
tireras rien de moi... parce qu’il n’y a rien en moi... Mon mystère,
va... c’est du néant... Cady, c’est un joli petit grelot nickelé--ou
même, ma foi, tout en nickel!--c’est assez précieux, mais dame! dedans,
c’est pas plein!...

Il avait saisi la main et la dévorait de baisers goulus.

--Ah! Si j’étais sûr que ton cœur est vraiment vide, je ne souhaiterais
rien de plus!

Elle détourna ses yeux, pour qu’il n’y vît pas la lueur de détresse qui
s’y était fugitivement allumée, et elle poursuivit avec une légèreté
affectée:

--Veux-tu que je t’en fasse le serment solennel?... Si ça peut te faire
plaisir je ne demande pas mieux.

Il reprit ardemment, désespérément:

--Si tu disais vrai, Cady, pourquoi aurais-tu voulu mourir?... Est-ce
que les cerveaux vides, est-ce que les poupées se tuent?

Elle haussa les épaules.

--Ah! mon Dieu, la vie vaut-elle si cher que ça, pour qu’on y attache
tant d’importance!... L’autre jour... mettons que j’étais un peu plus
loufoque que de coutume... ça t’expliquera «mon geste», puisqu’il paraît
que ça se nomme ainsi.

Il la regardait avidement.

--Cady, quand tu as voulu mourir, tu n’as pas pensé à moi, à ma
souffrance?

Elle baissa les yeux, et avoua, sincère:

--Non, pas du tout... J’étais loin, loin... de tout, de tous...

Il se releva, une sensation de déception cruelle l’étreignant.

--Ah! je ne suis vraiment rien... rien pour toi!

Elle plaisanta, en apparence insoucieusement.

--Console-toi, puisque c’est pareil pour tout le monde.

                   *       *       *       *       *

Cependant, une heure plus tard, ne pouvant s’endormir, Renaudin poussait
doucement la porte de la chambre de Cady. Il s’arrêta au seuil,
douloureusement frappé.

La jeune femme n’était pas couchée. Assise sur une chaise basse, les
bras abandonnés, les mains pendantes, elle regardait le vide, de ses
yeux grands ouverts, fixes. Et, lentement--on eût dit en dehors
d’elle-même et de sa volonté--de grosses larmes se formaient au bord de
ses cils, se gonflaient et coulaient sur son visage...

Il fit quelques pas. Elle tourna la tête, semblant revenir avec
difficulté d’un monde inconnu.

Il l’interrogea, la voix brisée.

--Pourquoi pleures-tu, Cady?

Elle répondit, douce et têtue:

--Pour rien.

Alors, vaincu, courbant le front, il se retira silencieusement.




III


Avec les premiers jours de juillet, des chaleurs brusques et très fortes
s’étaient abattues sur Paris, devenu subitement estival et torride après
les journées grises et glaciales de juin.

La vie de Cady avait repris son cours morne et banal d’autrefois, avant
la venue de Georges dans son existence.

Au déjeuner chez Renaudin, ce matin-là, Jacques Laumière annonça son
départ pour la Brolière, le château nouvellement acquis par Mme Darquet,
en Seine-Inférieure. Et, faisant remarquer la pâleur et la mine dolente
de Cady, il ajouta:

--Tu devrais m’accompagner chez ta mère. Ce n’est vraiment plus tenable,
ici.

Elle ne répondit que par un geste vague. Mais, son mari qui, lui aussi,
l’examinait soucieusement, prit soudain une décision.

--Laumière a raison. Dans quelques jours, tu partiras.

Le peintre objecta:

--Alors, il lui faudra voyager seule... Pourquoi ne viendrait-elle pas
aujourd’hui avec moi?...

Victor interrogea Cady.

--Laumière part à trois heures... D’ici là, tu aurais le temps de te
préparer?

Elle fit la moue.

--Dame! c’est court.

Jacques suggéra:

--Nous pourrions prendre seulement le train de six heures, nous
coucherions à Rouen, et demain matin, je ferais visiter la ville à Cady,
qui ne la connaît pas. Nous arriverions à la Brolière pour déjeuner.

--Cela te va, Cady? demanda Renaudin, séduit par ce projet.

Elle inclina la tête:

--Oui, si cela vous convient à tous deux.

--Alors, je vais téléphoner à ta mère.

Laumière recommanda:

--N’oubliez pas de l’avertir que j’arriverai seulement demain avec Cady,
afin que l’on ne compte pas sur moi ce soir.

Le mari sorti, Cady releva lentement les yeux sur Jacques. Il roulait
une cigarette, les doigts nerveux.

--J’emmène Joséphine avec moi? fit-elle, moqueuse, avec un mystérieux
sous-entendu que Jacques ne pouvait manquer de saisir.

Il répondit sur le même ton léger et gouailleur:

--Non... elle te suit demain avec tes malles. Nous ferons le voyage tous
deux, seuls...

Tous deux se sourirent, Laumière leva l’un après l’autre trois doigts.

--Quoi? dit Cady qui le comprenait fort bien.

Il précisa:

--Trois mois que tu n’es venue chez moi.

Elle hocha la tête et s’abîma dans une songerie qu’il eut l’adresse de
respecter.

Le voyage jusqu’à Rouen fut un enchantement pour Cady.

Laumière n’était certes pas homme à se mettre en frais sciemment pour
qui que ce fût, mais lorsqu’une cause quelconque excitait son esprit,
d’ordinaire nonchalant, nul n’était plus charmant causeur, plus fin,
plus amusant, plus inopinément original. Et, ce jour-là, son
contentement d’avoir--croyait-il--reconquis Cady, lui communiquait une
verve incomparable.

Pourtant, à mesure que le temps s’avançait, quelque chose le
préoccupait; il devenait silencieux. Cady s’en étonna.

--Qu’as-tu?

Il la considérait profondément.

--Comme tu es changée, Cady!

--Moi?... En quoi?

--En tout... Il y a peu de temps encore, on ne voyait en toi qu’une
gosse... maintenant, on a l’impression que tu es une femme... Tu es même
devenue spirituelle.

--J’étais donc bête? fit-elle avec un petit sourire.

Il suivait une idée sans l’écouter, continuant:

--Je comprends à présent que ta tentative de suicide était au moins
autant le résultat d’une pensée et d’une souffrance que l’acte spontané
et idiot d’une gamine habituée à ce que rien ne la contrarie... Cady, tu
l’aimais donc bien?...

Elle répondit simplement, les regards au lointain du paysage, dont
l’horizon semblait suivre fidèlement le train, tandis que les premiers
plans filaient, aussi vite disparus qu’apparus.

--Je ne sais pas si je l’aime, mais il est en moi, répondit-elle avec
lenteur.

Laumière fit un geste chagrin.

--Ah! j’avais eu le sentiment qu’il te serait fatal dès le premier jour
où tu m’as parlé de lui!

Un silence tomba; puis Cady demanda subitement:

--Est-ce que tu crois que Victor serait homme à divorcer si je l’en
priais?

Jacques la regarda avec une surprise alarmée.

--Non, mais tu n’es pas toquée au point de songer à épouser un...
Félini?

--Non, répondit-elle, sans s’émouvoir. Mais, divorcée, je serais libre.

Il gronda:

--Quelle folie!... Ne crois donc pas cela! Telle que tu étais, il y a
peu de temps, je t’aurais dit simplement: «Tu es incapable de supporter
une existence précaire, bohème, qui ne serait pas ouatée comme celle
dont tu as l’habitude». Et, aujourd’hui, j’ajoute que, telle que tu
viens de m’apparaître, tu souffrirais profondément d’être déclassée,
disqualifiée, de tomber dans le monde de basse galanterie, de vice
vulgaire et crapuleux tel que celui où te conduirait ton amant... Les
bas-fonds, vois-tu, sont parfois amusants à frôler, mais il est
intolérable d’y séjourner.

--C’est possible, reconnut-elle, songeuse.

Il insista:

--C’est certain! Ne fais jamais une gaffe pareille. Renaudin est pour
toi le mari rêvé. Garde-le précieusement.

--Oui, tant qu’il ne sait pas, mais il ne serait plus supportable s’il
apprenait quoi que ce soit...

--Il est de ces êtres heureusement doués qui n’aperçoivent jamais rien,
même de ce qui s’impose, constata Laumière légèrement.

Cady insinua:

--Si je divorçais, Jacques, tu pourrais devenir mon mari, et toi, tu me
permettrais Georges.

Laumière secoua la tête.

--Non, fit-il avec décision.

--Pourquoi non?... Ce ne serait pas par jalousie? Tu n’es pas jaloux?

Il la regarda fixement.

--Jaloux comme on entend ce mot généralement, non... J’ai trop l’amour
de mes propres fantaisies pour ne pas admettre la réciprocité en toi...
D’ailleurs, cela ne veut pas dire que ce que j’accepte, ce soit avec
plaisir... Car l’on est toujours un peu en contradiction non seulement
avec ses principes, mais encore avec soi-même...

Elle l’interrompit:

--Enfin, tu l’acceptes, c’est l’essentiel... si tu étais mon mari, ce
serait la même chose.

--Pas du tout.

--Oh! que c’est bête! ragea-t-elle.

--Mais non. Je prends mes aises avec l’opinion publique, cependant on ne
peut pas absolument s’asseoir dessus si l’on veut vivre dans le monde.
Un amant tolérant comme moi, on l’appelle un vicieux, et cette épithète
n’a jamais déshonoré personne... Au contraire, un mari complaisant est
traité de sale individu... C’est idiot, mais c’est comme cela... C’est
donc une des raisons pour lesquelles je me garderais bien de t’épouser.
Uni légalement avec toi, je ne pourrais plus rien te permettre, je t’en
préviens loyalement... et, averti comme je suis, tu penses si tu serais
bouclée!

--Eh bien, ça serait gai! constata Cady, pensive et morose.

--Évidemment!... En échangeant Renaudin contre moi, tu y perdrais
considérablement,--étant donné que j’y consentisse, ce qui n’est pas
prouvé.

Elle l’interrompit, bourrue:

--C’est bon, tu l’as assez dit!... Mon Dieu, je ne t’épouserai pas de
force, sois tranquille!

Il hocha la tête et dit sérieusement:

--Ce qui est fâcheux, c’est qu’en dehors de la conjugalité que tu
souhaites, tu n’as plus envie de moi.

Elle pouffa tout à coup.

--Tiens, à quoi vois-tu cela?...

Il fit un geste vague, exagérant la mélancolie réelle de son accent:

--A une infinité de choses, hélas!

                   *       *       *       *       *

Aussitôt après le dîner dans la luxueuse salle à manger de l’hôtel de
Grande-Bretagne, ils montèrent dans leurs chambres, dont la porte de
communication était ouverte.

Cady s’accouda au balcon dominant le port et le fleuve, respirant la
tiédeur de l’air, admirant le spectacle que lui offrait la nuit.

--Comme c’est beau!

Dans l’ombre endormie de l’enfilade des quais, sur un seul point en
activité, de puissants feux électriques jetaient de longues lueurs
étincelantes, éclairant le grouillement de tout un monde de débardeurs
déchargeant un vaste bateau à vapeur, qui semblait échoué au long du
quai ainsi qu’une bête monstrueuse couchée parmi les herbes.

Ses mâts, sa cheminée, ainsi que ceux des navires voisins, formaient une
forêt enchevêtrée et compliquée de tiges obscures se profilant sur le
ciel piqué de milliers d’étoiles. Des grondements de vapeur, des
crissements de chaînes, le heurt des pièces métalliques que l’on
débarquait faisaient une rumeur confuse que l’on eût dit menaçante comme
le souffle de quelque mystérieux monstre.

Dans la chambre, Laumière avait éteint l’électricité, dont il détestait
la clarté brutale accusant impitoyablement le ravage de ses traits.
Svelte et gracieux, il fumait, appuyé au chambranle de la porte-fenêtre,
les yeux attachés sur la silhouette de Cady.

Elle sentait son regard sur elle, mais n’éprouvait plus comme autrefois
à ce contact cette communion de sensations qui les liait invinciblement.

--Cady, prononça-t-il de la voix calme qu’il avait jusques aux moments
les plus éperdus. Crains-tu le froid?

Pour toute réponse, elle haussa les épaules, de son geste coutumier, qui
chez d’autres est mal gracieux, et avait en elle une gaminerie légère,
une grâce piquante indicible.

Il expliqua.

--J’aimerais te voir nue, en cette nuit rare.

Elle se redressa lentement, enlevant un à un ses vêtements, qu’elle
rejetait dans le néant ténébreux de la chambre.

--Voir, observa-t-elle, c’est une façon de parler.

--Si, si, il y a juste ce qu’il faut de clarté.

En effet, elle eut l’étonnement d’apercevoir la blancheur de son
épiderme luire comme un onyx pâle sous les lueurs diffuses venant du
lointain, et qui auparavant ne s’attachaient point aux vêtements.

--Tu crois qu’on ne va pas me remarquer du dehors? demanda-t-elle.

--Cela n’a aucune importance, déclara-t-il à voix basse, détachée.

Peu après il dit: «Viens!» et referma la fenêtre.

                   *       *       *       *       *

Avec une alarme subite, Cady se pencha et tourna rapidement le
commutateur. La lampe du plafond s’éclaira, illuminant la blancheur des
murs ripolinisés, la verdure pâle de quelques tentures sur laquelle
brillaient les cuivres de l’ameublement.

Renversé en travers du lit, Laumière, pâle comme s’il n’eût plus eu une
goutte de sang dans les veines, les yeux grands ouverts, égarés,
demeurait inerte, raidi, les lèvres entrouvertes dans un rictus...

--Jacques! dit-elle d’une voix assez haute, dont la résonance dans la
chambre muette la fit tressaillir elle-même.

Elle posa la main sur la poitrine découverte de son ami qu’elle trouva
glacée.

--Jacques? répéta-t-elle, penchée sur lui.

Et, chose singulière, brusquement, devant ce demi-cadavre, loin de
ressentir une impression de terreur et de douleur, elle fut envahie par
une véritable ivresse de joie cruelle.

Pendant une minute inoubliable, elle connut une jouissance souveraine,
aiguë, croissant jusqu’à sa propre souffrance, à guetter la mort
s’épandre en cette chair foudroyée...

Et, attirée, avidement, de ses petites mains rapides et douces, elle
palpa l’homme tout entier... moins pour chercher en ce corps un reste de
vie que pour y bien sentir la mort...

De nouveau, comme le jour où elle avait souhaité l’anéantissement pour
elle-même, elle se plongeait dans la mystérieuse volupté, dans la joie
éperdue de la destruction...

                   *       *       *       *       *

Mais Laumière eut enfin un long frisson. Ses paupières se fermèrent, ses
lèvres se rapprochèrent, ses bras se tordirent, puis revinrent,
assouplis, s’allonger contre ses flancs. Durant quelques secondes, il
offrit l’aspect du sommeil paisible.

--Jacques!... appela-t-elle.

Il parut s’éveiller avec difficulté.

--Quoi?

Ses yeux rouverts s’éclairèrent peu à peu. Il se rappela vaguement ce
qui s’était passé.

Lentement, il se souleva, se secoua, sourit, s’inquiéta de sa chevelure,
dont les bandeaux blonds un peu clairsemés étaient irréprochables. La
vue de l’électricité le désola.

--Éteins! supplia-t-il.

Cady secoua la tête avec un rire.

--Du tout!... Tu étais très bien en macchabée, tu sais...

Il sourit.

--C’est vrai?

--Très vrai.

Il sauta à bas du lit, sûr de l’impeccabilité de son corps d’éphèbe
soigné, et, les muscles encore sans souplesse, alla examiner son visage
dans la glace de l’armoire.

--C’est certain, constata-t-il surpris et ravi. Je suis en beauté.

Il se rhabillait lentement, enfoncé dans une songerie. Il revint vers
Cady et l’interrogea.

--Dis-moi... Tu m’as cru mort?

Elle répondit avec sa nette franchise habituelle:

--Oh! carrément!... Tu ne bougeais plus... tu étais blanc...

--Tu as eu peur de ne savoir que faire de mon cadavre?

--Ma foi, je n’y ai pas du tout songé.

--A quoi as-tu pensé?

--A rien du tout de raisonnable... C’était épatant!...

Et, avec une sincérité absolue, elle essaya de raconter ses sensations
obscures. Il l’écoutait avec un profond intérêt. Lorsqu’elle se tut, il
hocha la tête.

--Quand je le disais que tu étais changée!...

                   *       *       *       *       *

Au matin, Laumière frappa à la porte de la jeune femme.

--Tu sais que si nous voulons visiter la ville, il est temps de te
lever.

Cady cria, indignée:

--Zut! pour la ville!... Fais-moi envoyer du thé, je m’habillerai à dix
heures... En partant à onze heures avec une auto nous serons facilement
à la Brolière à midi et demi, car ne compte pas que je prenne le train
omnibus, ça m’exaspère...

--Bon, bon, on aura une auto... Je puis entrer?

--Bien sûr.

Les persiennes, les fenêtres ouvertes laissaient le soleil déjà haut se
répandre jusqu’au lit où Cady était étendue, les bras nus, le cou nu,
les cheveux noués négligemment, quoique sans désordre, glorieusement
jeune et fraîche.

--Bigre! quelle apothéose! remarqua-t-il avec une imperceptible nuance
de jalousie.

Naguère, en se rasant, la fatigue de son épiderme, les creux livides
sous ses yeux, les rides de ses paupières, les plis flasques de son cou
l’avaient empli de colère et d’âpre désolation. Hélas! il n’avait plus
l’âge où les intenses voluptés semblent apporter à l’être un nouvel
afflux de vie!...

--Tu as entendu? dit-elle avec impatience. Sonne pour que j’aie à
manger, je meurs de faim. Et puis, tu regarderas si la femme de chambre
est possible pour m’habiller. Je l’admets vieille si elle n’est ni rouge
ni grasse, j’aime assez les petites pommes de reinette alertes. Je ne
supporterais pas une jeune qui ait les doigts vilains, qui soit trop
laide, qui louche ou qui ait les cheveux rouges...

Laumière s’inclina.

--Parfaitement... Je leur demanderai leur photographie, pour te la
soumettre.

--Tu es stupide!... Vite, commande mon thé.

--Je croyais que tu prenais du chocolat, habituellement?

--Pas dans les hôtels... Il est fait avec de la boue, et il a goût de
transpiration de nègre.

Laumière se retira, offusqué.

--Cady, tu es répugnante!...

Il était midi passé lorsque la jeune femme, définitivement prête, sauta
dans l’automobile qui attendait sur le quai.

Le peintre observa:

--C’est absolument grotesque. Ta mère sera furieuse de nous avoir
attendus pour le déjeuner, et cela fera des chichis sans fin; j’ai cela
en horreur... Pour un peu, je te plaquerais et je retournerais à Paris.

Cady resta parfaitement insensible à ces reproches mérités.

--Maman n’attend jamais personne, à moins que ça ne soit des princes ou
des membres du gouvernement... Ensuite, je parie bien qu’à la campagne
le déjeuner a lieu à des heures invraisemblables... Tu verras que nous
arriverons aux hors-d’œuvre, si même on a déjà commencé.

Après les rues populeuses de la ville, les faubourgs sordides, les
essais piteux de maisons de campagne semblables à des concessions de
cimetière, ç’avait été, brusquement, une immense plaine dénudée, que
l’auto avait franchie à grande allure; puis, la route s’élançait au
flanc d’une colline plantée de bois.

Cady respirait avec délices l’odeur de fougère fraîche et de feuilles de
châtaignier desséchées.

--Ça me rappelle mon enfance, les allées du parc que ma grand’mère
arpentait en tapant le sol de sa canne et en m’appelant, tandis que je
me cachais derrière les tas de fagots ou dans les taillis épais.

--Pourquoi te cachais-tu?

--Pardi, pour lui échapper! Elle me grondait toujours.

--Est-ce que tu étais déjà la perverse gamine que j’ai connue... hélas!
il y a près de quinze ans...

--Oh! pas du tout!... A la campagne, j’étais candide comme l’agneau de
la ferme... C’est Paris qui m’a formée... Je t’assure que les
mercuriales de la vieille mère Darquet n’étaient causées que par des
méfaits bien innocents...

Elle s’interrompit brusquement.

--Qu’est-ce que c’est que cela?... Il y a le feu dans ce village, ou un
assassinat?

A la sortie du bois, la route tournante, en pente raide, était bordée
par les maisonnettes d’un hameau. Au milieu du chemin, en tas, plus de
trente personnes gesticulaient, en donnant de la voix bruyamment, autour
d’une superbe automobile arrêtée.

--Une auto qui aura écrasé quelqu’un, supposa Laumière.

Le chauffeur dut ralentir, corna à dix reprises sans pouvoir se faire
livrer passage. Des bonnes femmes, le visage convulsé par la haine, se
retournaient pour lui cracher des injures variées et copieuses.

Cady pouffa.

--Dieu, qu’elles sont laides!...

Cependant, on avait pu se couler tout doucement près de l’autre voiture.
La cause de l’attroupement se dévoila. Un veau sanglant, la tête à
moitié arrachée du corps, gisait mort sur la route, tandis qu’un homme
en blouse, agenouillé, l’air égaré, s’efforçait stupidement de recoller
cette tête au cou déchiqueté, répétant d’une voix rauque se détachant
parmi les rumeurs confuses de l’assistance:

--Mon viau!... mon si beau viau!... Si c’est pas eune pitié!... Ah! les
sauvages!...

Le chauffeur se retourna, souriant à Laumière et à Cady:

--Voilà comme ils sont par ici... On aurait touché un homme qu’y
regarderaient tout juste, mais une de leurs bêtes!... Ah! ils ne sont
pas frais, les touristes...

Justement, Cady poussait un cri de surprise:

--Voisin!... C’est Hubert Voisin qui a fait le coup!... Ça, c’est trop
bon!...

Trois messieurs descendus sur la route se retournèrent. Le directeur du
_Paris-Soir_ fit un geste d’allégresse.

--Cady Renaudin!... Veine!... Elle va nous sauver!

Et, s’adressant vivement à son chauffeur:

--Tenez, Lavillette, débrouillez-vous comme vous voudrez avec ces gens,
nous filons... Vous rejoindrez la Brolière quand vous pourrez.

Il poussa ses compagnons à l’assaut de la voiture dont Laumière avait
déjà ouvert la portière.

--Marchez! cria-t-il en riant au chauffeur. Écrasez tout le monde s’il
faut!... Ils ne feront pas plus de potin que pour leur sacrée viande à
quatre pattes!...

Cette fois, le ronflement du moteur se mettant en marche, la trompe
soufflant dans l’oreille du public obtinrent un étroit ruban de route
libre sur lequel le chauffeur se lança, sans souci des hurlements
provoqués par cette manœuvre plutôt risquée.

Presque instantanément, on dépassait le village, et l’on rentrait dans
la paix des champs déserts.

Alors, les voyageurs se regardèrent.

--Tiens, c’est Laumière! s’écria Voisin, en riant. Vous êtes en bonne
fortune, mes compliments!...

Et, présentant ses compagnons:

--Ma chère petite madame Renaudin, vous aurez avant madame votre mère la
primeur de notre nouveau ministre des colonies que voilà, Edmond
Vivien... Quant à cette chère crapule de Paul Durand, ici, auprès du
chauffeur, mon spadassin attitré, je crois que vous ne l’ignorez pas...
en tout cas, il est votre fervent admirateur, comme tous ceux qui vous
approchent, de près et de loin... Monsieur le ministre, voici notre ami,
l’excellent peintre Jacques Laumière... N’ayez aucune crainte, il ne
vous tapera pas, il est déjà décoré, et il n’aspire pas aux commandes de
l’État...

Le ministre baisait la main que Cady lui tendait.

--J’ai déjà le bonheur de connaître madame, mais elle ne se souvient
certainement pas de moi.

--Pas le moins du monde, confessa Cady, en examinant de son mieux le
personnage qui souriait.

--Il y a environ huit ans, expliqua-t-il, j’ai été, pendant un laps de
temps très court, attaché au cabinet de monsieur votre père, alors
président du conseil, et, un soir, à l’Élysée, j’eus l’honneur de
bostonner avec vous.

Cady se tapa le bout du nez, du doigt.

--Je sais!... Oui, je vous reconnais, à présent!... Vous avez toujours
la même tête de défroqué!... Ne vous épatez pas de mon oubli; en ce
temps-là, il m’a passé tant d’attachés de cabinet dans les bras!...
Pensez, c’était tout pour moi, la corvée de la danse, ma sœur était
encore trop petite!...

Edmond Vivien la considérait intensément.

--Si c’était une corvée pour vous, vos danseurs n’en disaient pas
autant...

Cady l’interrompit avec vivacité:

--S’il vous plaît, n’allez pas raconter à ces oreilles avides, qui nous
mouchardent, que je défaillais sur la poitrine de mes valseurs!...
D’abord ça ne serait pas vrai.

--En effet, reconnut le ministre en riant. C’était beaucoup mieux.

Voisin hochait la tête.

--Elle affole tous ceux qui l’approchent. C’est à peine sa faute, vous
savez... C’est un aphrodisiaque, cette enfant, elle est née comme cela.

Laumière écoutait, impassible.

--Vous venez comme nous déjeuner à la Brolière? demanda-t-il à Hubert.

--Nous y serions déjà sans le veau!

Pendant qu’ils causaient, Cady accaparait le ministre.

--Vous apprendrez que jamais je ne vais chercher les gens influents,
mais quand ils tombent sous ma patte je les grippe salement!... J’ai un
tas de choses à vous demander... et puis, il ne faudra pas me faire des
promesses sans tenir...

Penché sur elle, son visage glabre et gras la frôlant, Vivien murmura:

--Que me donnerez-vous en échange?

Elle lui rit au nez avec impertinence.

--Tout ce que vous prenez déjà, avec vos façons de curé manqué, c’est
bigrement assez!...

Il se redressa en souriant.

--Vous savez que j’ai été élevé au séminaire? Je me destinais à
l’éducation...

--Et vous vous offrez pour compléter la mienne?

--Oh! ce serait peut-être téméraire de ma part!... Déjà, il y a huit
ans, vous aviez des yeux qui affirmaient que c’est vous plutôt qui
eussiez été un bon professeur... Vous ne me croirez sans doute pas si je
vous dis que j’ai toujours gardé de vous une image d’une netteté!... Et
si troublante!...

--L’image vous suffisait, il paraît.

--Ah! oui, pourquoi ne me suis-je pas rapproché de vous?... Est-ce qu’on
sait?... D’abord, cette bête de vie politique, avec ses soucis, ses
occupations incessantes... Puis, une certaine timidité... et aussi...
Oui, cela a été pour beaucoup... un désir de garder ce rêve inachevé, et
par conséquent susceptible de recevoir toutes les broderies qu’on y
ajoute aux heures de liberté, de solitude... ou même d’amour avec des
indifférentes...

--Alors, c’est la déveine qui nous met en présence aujourd’hui, vous
allez perdre toutes vos illusions.

Les narines de l’homme battirent voluptueusement.

--Oh! quand même, je ne regretterai rien... Avoir simplement respiré
l’odeur de votre chair, c’est une ivresse supérieure aux imaginations
les plus osées... Il émane de vous quelque chose d’inouï...

Elle l’interrompit.

--Dites-moi!... Puisque vous êtes le manitou des colonies, n’oubliez pas
d’accorder un avancement aussi scandaleux qu’intempestif à un certain
René Durand de l’Ile, que l’on vient de nommer à Madagascar comme il le
demandait, mais dans un poste absolument dérisoire.

Le ministre avait repris son calme.

--N’est-ce pas le propre beau-frère de Voisin?... Il me semble qu’il ne
doit guère avoir besoin de protection.

--C’est ce qui vous trompe... Voisin est dégoûtant pour lui... Il ne
m’écoute pas, mais je le lui dirais bien en face.

Vivien sourit et se pencha, mystérieux.

--Je devine pourquoi.

Elle haussa les épaules.

--Quelle idiotie allez-vous émettre?

--Parbleu! que Voisin ne se soucie guère de récompenser votre amoureux.

Elle le contempla avec commisération.

--Quelle platitude!... Si je m’intéressais à cet imbécile, comme vous le
supposez, je vous réponds qu’il y a longtemps qu’il n’aurait plus rien à
désirer en fait de situation... Non, en réalité, il est en cachette le
fiancé de ma sœur Jeanne... Je vous confie ce secret parce que personne
ne l’ignore, sauf notre mère, bien entendu.

Le ministre rit, enchanté.

--Bon, bon, je préfère cela!... Eh bien, c’est entendu, tout ce qu’on
pourra faire et au delà, on le fera... Il en vaut la peine, au moins?

Cady affirma, candide.

--Oh! c’est l’homme rêvé de toutes les administrations, le parfait
idéal... il n’est pas possible d’être plus médiocre.

Vivien saisit soudain sa main et la baisa goulûment.

--Vous avez de l’esprit jusqu’au bout des ongles!...

Hubert Voisin qui, depuis un moment, les guettait, tout en causant avec
Laumière et Paul Durand, perpétuellement retourné sur son siège, observa
avec une certaine aigreur:

--Vous cherchez cet esprit avec ferveur, mon cher ministre.

Vivien le frappa sur l’épaule.

--Ne soyez pas jaloux, vous avez le bonheur d’être intime avec elle,
vous!

--Pour ce que ça me rapporte!...

Cady poussa tout à coup un cri.

--Oh! mais, j’oubliais!... Est-ce que vous pourriez offrir un poste très
beau, très tentant, très éloigné, très malsain si possible à un
fonctionnaire colonial qui a donné sa démission?

Vivien et Hubert échangèrent un coup d’œil ravi.

--L’entendez-vous? souligna le premier. Un poste malsain... elle veut un
poste malsain!... De qui entendez-vous donc vous débarrasser, séduisante
Marguerite de Bourgogne?

Cady répondit, sérieuse, d’une voix nette:

--Maurice Deber.

Le ministre secoua la tête.

--Oh! celui-là, rien à faire!... Indépendant à tous points de vue... Il
n’a jamais sollicité la croix, et vous ne savez peut-être pas que, déjà
riche, il vient d’hériter de près d’un million... alors!...

Hubert compléta en ricanant:

--Comment voulez-vous qu’on lui offre un marécage pernicieux comme
résidence de choix?... Ça n’a aucune chance de prendre.

--C’est dommage, fit Cady, convaincue.

Laumière écoutait en silence, attentivement.

--Au fait, suggéra Voisin, si ce monsieur vous embête, vous n’avez qu’à
faire signe à Paul!...

--Hé! Durand! héla-t-il en riant.

Le jeune homme tourna sa grande taille souple.

--Quoi, patron?

--Entends-toi avec la petite madame, il faut la débarrasser d’un gêneur.

L’autre rit, montrant toutes ses dents fortes et blanches.

--Comment donc, c’est facile... Qui ça?

--Maurice Deber... Tu le connais?

Paul Durand fit un geste.

--Ah! pardon!... Pas moyen avec Deber.

--Parce que?

--Très fort au pistolet, tandis que nous, n’est-ce pas, toujours
l’épée... et lui, malin, jamais l’agresseur... alors, il choisit son
petit pétard... Il a déjà deux bonshommes derrière lui...

--Morts? demanda Vivien, intéressé.

--Tout ce qu’il y a de plus morts... même enterrés.

Et, s’adressant à Cady:

--Pourtant, pour vous, on ferait son possible... Seulement, je demande
trois mois d’entraînement... Ça vous va, patron, un congé avec
appointements payés?

Hubert fit la grimace:

--Fumiste!

On arrivait. Après une imposante allée de hêtres, c’était un château
moderne, de style banal et compliqué. Sur le perron, qu’abritait une
galerie vitrée, avec un tapis rouge comme une entrée de ministère, cinq
ou six personnes attendaient les arrivants signalés par les coups de
timbre du portier à la grille d’entrée.

--Regardez donc à la droite de Mme Darquet! fit Laumière.

Voisin éclata de rire.

--Cela, c’est exquis!

--Quoi donc? demanda Vivien.

Paul Durand expliqua:

--Justement M. Maurice Deber est là... Écoutez, madame Renaudin, si vous
payez d’avance, je me risque...

Voisin lui envoya une bourrade trop rude.

--Assez blagué, jeune voyou!




IV


Après un dîner plantureux et fin qui s’était prolongé, les convives de
Mme Cyprien Darquet, au nombre d’une quinzaine, se trouvaient en cet
état heureux qui suit un repas savamment ordonnancé, tant au point de
vue de la chère que de la composition des voisinages et de l’aimable
ambiance. Ils s’étaient rendus à la terrasse, s’égrenant au long des
allées illuminées autour du château; puis, rentrant graduellement dans
l’ombre discrète du parc.

La terrasse, c’était, la nuit aussi bien que le jour, le joyau de la
Brolière. Longue de plus de trois cents mètres, elle rangeait ses
balustres de pierre au sommet d’une falaise à pic de cinquante mètres de
haut, au bas de laquelle coulait la Seine. Des chênes, des châtaigniers
quatre fois centenaires l’ombrageaient, réunis par un mur d’épaisses
charmilles.

Ce soir-là, bien que la lune ne fût pas levée, la nuit était assez
claire pour que l’on distinguât nettement le dessin de la balustrade
sombre sur le lointain, ainsi que les massifs bancs de pierre échelonnés
à intervalles réguliers. Dans la brise tiède courait un pénétrant parfum
de chèvrefeuille. En bas, des bateaux passaient, traînant des feux
rouges et verts; et, à l’horizon, à gauche, c’était la splendide
illumination de toute la ville de Rouen étalée sur la plaine, escaladant
la colline, avec ses myriades de taches étincelantes, en files
symétriques, en zigzags, formant des figures compliquées, ou semées au
hasard des demeures.

Maurice Deber, à l’écart des autres convives, fumait, non point les fins
et opulents cigares de leur hôtesse, mais de ces minces et longs
rouleaux noirs, à la saveur âcre, opiacée, dont il avait pris l’habitude
aux colonies, bien qu’à la vérité il n’en fît que peu usage, n’y
recourant qu’aux heures de détresse et de suprême irritation.

Ce soir-là, il y avait en lui excès de ces deux sentiments.

Depuis l’arrivée de Cady, il n’avait pu échanger avec elle que les
banalités de rigueur en présence d’étrangers. Soit que la jeune femme
s’y prêtât malicieusement, soit que cela fût seulement l’œuvre du
hasard, il la voyait continuellement s’isoler en des tête-à-tête
suggestifs avec d’autres, alors que lui-même ne pouvait obtenir une
minute de cette précieuse solitude au milieu d’une nombreuse assistance
que savent se procurer les mondains.

Il l’avait devinée dans la plus brûlante intimité de pensée, de regards,
de paroles murmurées, tour à tour avec Hubert Voisin et Paul de Montaux,
qui, ainsi que sa femme, Marie-Annette, comptaient parmi les hôtes du
château. Laumière, et jusqu’à ce forban de Paul Durand avaient bénéficié
de ces faveurs mystérieuses, audacieusement accordées en pleine lumière,
et il n’avait pu lui aussi la joindre, lui exprimer librement sa colère,
essayer de reprendre sur elle l’avantage qu’il croyait avoir acquis
auparavant.

Du reste, la vie champêtre, chez Mme Darquet, ne comportait guère de
répit. Tout l’après-midi avait été rempli par la réception d’une mission
de savants japonais, de passage à Rouen, et qui avaient accepté avec
joie de venir saluer la veuve de l’ancien président du conseil. Ç’avait
été un interminable défilé d’autos, de landaus, de victorias amenant de
Rouen, sans cesse, de nouveaux visiteurs; la plupart des fonctionnaires,
et le préfet lui-même, s’étant précipités sur l’occasion de faire leur
cour au ministre que l’on savait en court séjour, incognito, à la
Brolière. Vers cinq heures, sur l’incomparable terrasse, où un succulent
lunch était servi, la foule était considérable, on eût dit un brillant
garden-party dans quelque ministère. Mme Darquet exultait et se
multipliait, radieuse, tout en conservant cet extérieur imposant, calme
et détaché, qui lui attirait tant de respect et de si nombreuses
jalousies de la part des nouvelles venues des cercles officiels, qui
manquaient totalement de cette science mondaine qu’elle-même possédait
au suprême degré.

Au dîner, on s’était retrouvé dans la relative intimité des seuls
habitants du château. A la place d’honneur, en face de la maîtresse de
la maison, Edmond Vivien présidait, un peu marri d’avoir à sa droite la
vénérable et sourde épouse du sénateur du département, et à sa gauche la
toute simple et gentille femme du consul français, à Yokohama; tandis
que le voisinage envié de Cady était dévolu à Hubert Voisin et Paul de
Montaux. Avec Paul Durand et Marie-Annette, ils formaient un coin où le
flirt aigu et les propos susurrés de façon inintelligible pour le reste
de la table semblaient dépasser toutes les bornes permises. Au lieu qu’à
l’extrémité opposée, le sénateur, Mme Durand de l’Ile, le consul, Jeanne
Darquet, le jeune secrétaire du sénateur, Laumière distrait et Maurice
Deber rongé de fureur se morfondaient dans l’inanité consacrée des
conversations de repas officiels.

Le café pris, occasionnant une courte mêlée de tous les convives, les
groupes des sympathies ou des désirs qui s’attiraient s’étaient
naturellement reformés dans le parc. Voisin, Paul Durand et Montaux
semblaient ériger une garde jalouse et exacerbée autour de Cady qui les
excitait, les harcelait, bien moins pour eux-mêmes qu’en vue d’exaspérer
Maurice Deber. Le désarroi, la souffrance de celui-ci lui causaient une
délicieuse sensation à la fois superficielle et profonde: satisfaction
puérile de gamine malicieuse, frisson de femme qui hait et se venge.

Car sous la griserie, sous la gaieté apparente de Cady, la blessure
cachée ne se fermait point. Lorsque par hasard--et c’était cent fois le
jour--quelque chose remettait devant ses yeux, devant son cœur, devant
sa pensée, l’image du disparu, c’était en elle un subit afflux de
douleur poignante, suraiguë, qu’elle chassait désespérément, épouvantée
de l’affolement, du désespoir aveugle qui montait en elle, malgré elle.
Et, parallèle à sa souffrance d’avoir perdu Georges, croissait sa
rancune violente, vindicative, contre le machinateur de sa misère.
Marie-Annette, Montaux, Voisin, Paul Durand n’étaient que des pantins
qu’elle agitait pour meurtrir, pour tenailler ce spectateur désarmé, à
qui elle rendait avec science, avec raffinement, torture pour torture.

Et, tandis que, à l’insu de tous, se jouait entre eux ce drame, le
dégoût de sa propre colère envahissait peu à peu Deber. Il n’avait plus
la force de s’indigner, de rouler dans sa tête en feu des projets de
représailles: il se sentait veule, lâche, il se laissait aller à la
dérive.

Assis contre la balustrade, au-dessus de l’abîme de nuit profonde d’où
montaient les senteurs fraîches du fleuve, un coude sur la pierre, il
fumait en silence, son intelligence endolorie, presque anesthésiée,
gardant à peine la faculté de noter l’écho assourdi du murmure de rires
et de paroles qui parvenait à ses oreilles.

Cady était là, non loin, accoudée, elle aussi, entre Marie-Annette et
Hubert Voisin, serrés à trois sur un petit canapé de rotin. Paul Durand,
debout, à côté de Laumière, faisait avec sa cigarette, au-dessus de
leurs têtes, un nuage de vapeur blanche très distinct dans les ténèbres,
et qui s’étendait lentement, sans se dissiper.

De leur conversation--déjà peut-être incohérente--il ne venait à Maurice
Deber que des tronçons informes, et qui, néanmoins, suffisaient pour
aggraver sa désolation... Son âme était comme la plaine disgraciée sur
laquelle le vent impitoyable apporta peu à peu l’aridité, et que,
acharné, il dénude encore de ses derniers buissons, de ses ultimes
petites plantes fragiles.

Pour que ces hommes, cette femme tinssent devant Cady un pareil langage,
pour que de tels secrets de honteuses, d’effrayantes sensualités fussent
effleurés entre eux avec des rires aussi légers, il fallait que les
confessions de la jeune femme dans l’appartement maudit fussent vraies,
il fallait que tous les fantômes hideux qu’elle avait évoqués devant lui
et qu’il niait avec révolte fussent réels... Il fallait!...

Sa tête s’inclina, une sorte de vertige le gagna. A son tour, il
souhaita âprement, follement, la mort, l’anéantissement.

La voix aiguë, vibrante, la voix névrosée de Marie-Annette prononçait
avec un ricanement voluptueux puissamment évocateur:

--Comme c’est bon sous les doigts, Cady, ta chair ferme et chaude au
travers des mailles lâches de cette laine... On dirait que l’on palpe
l’épiderme saignant d’un petit mouton incomplètement écorché...

Les yeux clos, Deber avait la vision de Cady en sa robe de mousseline de
soie décolletée sur laquelle, pour sortir dans le parc, elle avait passé
un paletot de tricot de laine blanche... Tressaillant, les doigts
exacerbés, il croyait toucher, lui aussi, cette chair frémissante...

Quand il s’éveilla, il perçut l’accent spécial, très étranger et très
parisien, de Paul Durand racontant:

--... Ils étaient trois, le mari, la femme et leur ami à tous deux...
Ils ignoraient l’un et l’autre totalement cette preuve touchante de
leurs goûts communs... Ils se rencontraient, le mari les jours pairs, la
femme les impairs, dans une boîte que certainement aucun de vous ne
connaît, dans la chambre verte à la décoration saugrenue de...

--... de coquilles de Saint-Jacques! interrompit Cady, en une fusée de
rire échappée des lèvres de Marie-Annette.

--Est-ce vrai, madame de Montaux, demanda Voisin, que cette bonne
Garnier fut jadis votre très correcte institutrice?...

Paul Durand poursuivait:

--Ils y avaient leurs vêtements «de nuit» dirai-je improprement, puisque
les rendez-vous furent toujours diurnes... Or, il arriva qu’il y eut
deux déshabillés bleus presque semblables, et que, par erreur, un jour,
on fit échange. Madame rapporta au domicile conjugal et revêtit un bien
qui, pour être élégant, ne lui appartenait quand même point... Et, par
malheur, le mari possédait des yeux de lynx, une mémoire indéroutable...
Apercevant son épouse drapée dans ces délicieuses fanfreluches qu’il
reconnaissait trop bien, il pâlit, il rougit.

«--Madame, s’écria-t-il, d’où vient ce vêtement?»

--Vous nous rasez! Paul Durand, interrompit Mme de Montaux. Il y a huit
jours qu’on la connaît, votre histoire... Et, d’ailleurs, elle est
fausse d’un bout à l’autre.

--Par exemple! protesta le journaliste.

--Certainement, puisque, en réalité, il ne s’agit point de deux hommes
et d’une femme, mais bien de deux femmes et un homme...

--Pardon! pardon!... c’est qu’il y a deux aventures, la vôtre et la
mienne!...

--Comme chroniqueur, vous êtes au-dessous de tout, affirma
Marie-Annette. Vous n’apprenez jamais rien qu’après tout le monde;
alors, pour rajeunir vos nouvelles surannées, vous brodez... Si vous
voulez le vrai potin d’hier, je vais vous le dire... Vous connaissez la
grosse mère...?

--Pas de noms, sacrebleu! s’écria Voisin, en lui mettant sans façon la
main sur la bouche.

Et il ajouta à demi-voix:

--Je parie qu’elle va nous conter l’aventure de la vieille veuve
qu’Edmond Vivien épouse...

Il y eut une explosion de rire, Marie-Annette avoua:

--J’avais complètement oublié qu’il était encore là!... Eh bien,
imaginez-vous...

Sa voix tomba à un murmure dont le sens ne parvint plus jusqu’à Deber.

Le colonial se leva nerveusement et précipita le reste de son cigare
dans le vide. Laumière, qui le rejoignit, posa la main sur son bras avec
un rire.

--Diable! on dirait le geste d’un justicier!...

Maurice secoua cette légère étreinte avec une brusquerie inexplicable.

--Ah çà, passe-t-on la nuit dehors?... On gèle! fit-il maussade et
soudain grelottant.

Laumière s’étonna.

--Vraiment, tu as froid par un temps pareil?

Mais, justement, le ministre devant retourner à Paris, Mme Darquet donna
le signal du départ et délivra Deber d’une réponse. On rentra dans les
salons copieusement illuminés. On prit le thé en subissant les harmonies
d’une dame surgie d’on ne sait où. Puis, ce fut la libération, la montée
vers les chambres.

--Trop d’électricité! estima Hubert Voisin contrarié, dans les couloirs
spacieux, semés de nombreuses lampes.

Cependant, à peine les invités avaient-ils disparu, chacun enfermé
sagement dans son appartement, qu’une demi-obscurité régna, à peine
éclaircie de temps en temps par une lueur amortie, tombant de verres
bleus.

Dans le silence, le calme de la nuit, Maurice Deber sortit furtivement
de sa chambre et s’assit dans un recoin garni d’une banquette, attenant
à la pièce habitée par Marie-Annette de Montaux. Quelques bribes de
phrases saisies sur la terrasse lui faisaient supposer que c’était de ce
côté que sa curiosité douloureuse devait veiller.

Il tressaillit, fustigé par le doux éclat de la voix de Cady répondant à
Marie-Annette...

Les nerfs tendus, l’effort d’écouter faisant couler la sueur sur son
front et battre tumultueusement le sang dans ses oreilles, il tentait
vainement de distinguer un accent masculin dans le bourdonnement confus
et fréquemment interrompu qu’il percevait...

Il y eut des bruits de pas, des craquements de meubles... Il imaginait
des choses invraisemblables, immondes... qu’il croyait parfois saisir
nettement... puis, il retombait dans le néant, ne sachant même plus s’il
avait réellement reconnu la voix de Cady...

Un gémissement, un bruit de pleurs, lui parut avoir traversé la
muraille...

Il se redressa, affolé, éperdu. Il courut à la porte de la chambre,
colla son oreille à la serrure, et se releva, avec un cri d’horreur et
de triomphe... Cette fois, il avait entendu!... Il avait reconnu la voix
de Cady, mêlée à celle d’Hubert Voisin!...

D’un coup d’épaule absurde, irréfléchi, il essaya stupidement de faire
sauter la porte, tandis que machinalement ses doigts tournaient le
bouton, qui céda... la porte n’était point close!...

Il pénétra précipitamment dans la chambre, livide, égaré.

--Misérables!...

Demi-nue, Marie-Annette se souleva sur le lit, stupéfaite de cette
invraisemblable apparition. Hubert Voisin se tenait debout, tourné lui
aussi vers cette irruption. Cady tout habillée, n’ayant point quitté sa
robe du soir, était assise à quelque distance, sur une chaise longue. A
la vue de Maurice, ses prunelles s’illuminèrent, un sourire crispa ses
lèvres. Elle ne proféra pas une parole, et regarda, ses yeux
indéchiffrables largement ouverts.

Le visage brusquement contracté, rendu hideux par la colère, à présent
que la compréhension lui venait, Voisin avait fait deux pas vers
l’intrus.

--Voyou, brute!... Que venez-vous faire ici? bégaya-t-il.

Saisie d’une folle terreur, Marie-Annette poussait des cris aigus,
appelant son mari qui occupait une chambre contiguë.

--Paul! Paul!... Oh! Paul, au secours!

Et le désordre de cette scène surprenante parvint à son comble lorsque
le beau Montaux surgit, en pyjama orange. Avait-il entendu, saisi ce qui
se passait, au travers de la cloison?... Il ne manifesta aucun
étonnement, et fit face à Deber, qui s’élançait sur Voisin, avec un
geste d’assassin.

--Allons, je pense que vous sortez d’un cabanon! Comment vous
trouvez-vous chez ma femme, vous? cria l’ancien officier de dragons,
avec une indignation pleine de noblesse.

Maurice Deber s’arrêta net, une expression d’incommensurable dégoût dans
les yeux, sur la bouche.

--Gredin! canaille! fit-il, la main levée.

Mais, d’un mouvement admirablement preste, Paul de Montaux avait saisi
et rabattu cette main. Et, passé maître dans l’art du plus pur
jiu-jitsu, il domptait le colonial par une torsion cruelle du coude, le
conduisait vers la porte sans résistance possible de la part de l’autre
qu’il projeta rudement dans le couloir.

--Monsieur Deber, veuillez quitter cette maison le plus tôt possible!...
Je vous excuserai près de ma tante, Mme Darquet... Demain, à dix heures,
mes témoins seront chez vous, à Paris!...

La porte se referma, Maurice rentra dans la demi-nuit, dans la paix
discrète du corridor. Le cauchemar avait passé sur lui, et avait
disparu, en somme, incompréhensible.

Il lui sembla que la folie gagnait son cerveau. Il descendit
précipitamment l’escalier, sortit par une fenêtre du rez-de-chaussée, et
rejoignit la route en franchissant une haie, fuyant comme un sanglier
blessé.

La lune montait dans le ciel, jetant une clarté livide sur la terre,
exagérant les angles et les ombres. Il marcha, marcha, parvint à la
petite gare déserte. La salle n’était pas fermée. Il se laissa tomber
sur un banc. Il se répétait:

--C’est fini, je ne la reverrai plus, c’est une créature perdue, sombrée
dans les fanges les plus immondes... Je tuerai cet homme. Puis, je
retrouverai l’autre, l’ignoble singe!... Je le tuerai aussi... Je les
tuerai tous!... tous ceux qui ont eu son corps, sa bouche, son regard,
son sourire! je la tuerai, elle aussi, car je me souillerais à la faire
mienne... Oui, oui, je la tuerai, et je vivrai pour me souvenir de tout
ce sang qui lave, qui purifie!...

Au matin, le personnel de la station pensa suffoquer de surprise en
trouvant cet homme redevenu très froid, très renfermé, expliquant avec
simplicité que, appelé chez lui à Paris par dépêche pour une cause
grave, il avait quitté le château de la Brolière comme il était, croyant
à l’existence d’un train de nuit. Il n’avait pas de chapeau, pas
d’argent sur lui, mais sa mine sévère et correcte impressionna le chef
de gare, qui s’empressa de lui avancer le prix de son parcours jusqu’à
Paris.

Rendu chez lui, son empire sur lui-même reconquis, il répondit avec
douceur et complaisance à toutes les questions gentiment curieuses que
lui posèrent sa mère et ses sœurs sur le château de la Brolière, sur la
veuve de l’ancien président du conseil, ses hôtes, l’opulence du train
de maison, les toilettes des invitées. Il décrivit la robe de Cady dans
tous ses détails, avec une minutie, une précision qui fit bien rire ses
sœurs.

--Je ne te savais pas si grand clerc en fait d’habillement de dames!
déclara Germaine avec une admiration affectée.

Celle-ci était veuve depuis de longues années, elle avait élevé ses deux
filles à la maison paternelle. Denise, la seconde sœur de Maurice, à ses
trente-six ans, était une vieille fille gaie et charmante. Le père de
famille était mort vingt ans auparavant. La mère avait une verte
vieillesse, et les trois femmes vivaient en une étroite union,
chérissant Maurice, avec un certain respect.

En ce milieu, il lui semblait que toutes les colères, que toutes les
agitations malsaines, tous les troubles passionnels devaient s’éteindre
promptement. Il s’y sentait bien, non point consolé, mais un autre
homme; il y avait un cœur plus ferme, un esprit plus pondéré, plus
rigoureusement digne de ces chastes et tendres créatures dont il était
presque le Dieu.




V


Le duel devait avoir lieu le lendemain au vélodrome Saint-Marcel. Paul
Durand et Lapierre, les témoins de Paul de Montaux, avaient choisi
l’épée. Bien que Maurice Deber connût son infériorité à cette arme, il
gardait pourtant la ferme conviction de sa victoire. Et, dans son
esprit, celle-ci devait être complète; il ne pouvait tolérer la pensée
que l’issue du combat ne comportât point une mort d’homme: celle de son
adversaire.

Aussi, sans s’attarder à une seule de ces lettres qui, en cas de
résultat fatal, doivent être remises à la famille, Maurice mit-il à
exécution un projet qui n’était point déterminé en lui par l’idée de sa
mort, mais la possibilité de celle-ci lui fournissait un prétexte pour
agir.

Il était près de neuf heures du soir lorsque la domestique l’introduisit
dans le bureau de Victor Renaudin, quai du Louvre.

Le juge se leva, étonné, et vint à lui, la main tendue.

--C’est vous, cher ami?

Le colonial ne prit pas cette main.

Il paraissait très grand dans la demi-nuit de la pièce, où la lampe à
l’abat-jour baissé n’éclairait distinctement qu’un étroit espace sur la
table où le magistrat écrivait. Son visage bronzé, aux traits anguleux,
à l’expression obscurément menaçante était impressionnant.

--Excusez-moi, dit-il avec lenteur. Je reconnais que je viens faire
auprès de vous ce soir une démarche insensée... Mais il est
indispensable que nous ayons ensemble une conversation résolument en
dehors de toutes les convenances...

Renaudin le considérait fixement, les sourcils froncés, hanté par une
vague divination de ce qui allait suivre.

--Asseyez-vous et parlez, dit-il avec froideur et décision.

En ses oreilles, qui, soudain, bourdonnaient douloureusement, il lui
semblait entendre, en coup de cloche assourdissant: «Cady! Cady!»

Maurice Deber, absorbé, le regard absent, une ride profonde barrant son
front, déposa son chapeau, et s’assit en face de son hôte.

--Pardonnez-moi, commença-t-il avec sécheresse. Je dois vous entretenir
d’abord de moi, vous dire des choses qui vous paraîtront sans intérêt,
peut-être même hors de propos... Je vous affirme que c’est nécessaire.
Ne soyez aussi ni surpris ni choqué si je prononce des paroles qui,
selon les lois mondaines, ne devraient jamais tomber entre nous.

Silencieux, renversé dans son fauteuil, les épaules fortement appuyées
au dossier, les doigts de sa main droite martelant son bureau, Renaudin
l’écoutait, presque distrait, l’esprit envahi par mille pensées
confuses. Bien qu’il restât muet, sa pensée impatiente et colère
harcelait l’autre en termes méprisants. «Va donc, va donc, imbécile!
Comme si je ne savais pas que tu vas me parler d’elle!...»

Néanmoins, en réalité, il n’imaginait absolument rien de ce que l’autre
allait évoquer.

Plongé lui aussi dans ses propres idées, Deber poursuivait:

--Il y a douze ans, nous étions à égal titre les commensaux, les
familiers, aussi les obligés de la maison de M. Cyprien Darquet... A
cette époque, la fille du ministre n’était encore qu’une enfant...
Néanmoins, son charme précoce était tel que...

Il s’arrêta durant une seconde, plutôt pour mieux appuyer sur ce qu’il
allait ajouter que parce qu’il éprouvait un embarras à continuer.

Dans le silence agressif de Renaudin, il reprit:

--Son charme était tel que malgré son jeune âge, vous, moi, Laumière,
tous ceux qui approchaient de cette petite créature extraordinaire
étaient amoureux d’elle... Cet amour futile, fugitif, ou même dépravé
chez quelques-uns, fut, malgré l’invraisemblance du fait, sérieux au
moins chez deux d’entre nous... Il se grava au plus profond de vous et
de moi... Évidemment, à cette heure lointaine, et devant cette
adolescence, nous ne concevions pas la gravité ni l’intensité du
sentiment que nous éprouvions, mais peu à peu il nous fut révélé...
J’ignore quand et comment vous vint la pensée de faire de Cady votre
femme... mais en moi, ce rêve se développa, d’abord incertain, vague,
puis graduellement plus précis et plus impérieux, depuis le jour où,
pour regagner mon poste aux confins du monde, je quittai cette enfant...
Des années se passèrent. Je revins en France, décidé à tout mettre en
œuvre pour m’assurer la possession de celle qui, à cette heure-là, était
devenue une jeune fille... Vous m’aviez devancé... Vous vous trouviez à
la veille de devenir son mari... Je m’écartai... Mais, je vous le
déclare hautement, l’image de Cady n’est jamais sortie de ma mémoire...
ma soif d’elle ne s’est point éteinte... Je l’aime aujourd’hui comme je
l’ai toujours aimée!... Je ne puis admettre... Non! je n’admets pas
d’être irrévocablement éloigné d’elle, étranger à sa vie!...

Il se tut, puis recommença, d’une voix plus haute, plus vibrante, hardie
et d’une véhémence nettement hostile; tandis que le juge, dont
l’attention était maintenant complètement conquise, activait le
battement fébrile de ses doigts sur l’acajou.

--Oui, je l’aime!... et c’est parce que je l’aime que je suis ici, et
que rien ne pourra faire rentrer dans ma gorge les paroles que je dois,
que je veux prononcer!...

Exagérant son calme, Renaudin observa:

--Mon Dieu, monsieur, vous pouvez garder un ton plus modéré... Il me
semble que je vous écoute avec patience et que rien dans mon attitude ne
peut vous faire préjuger que j’essayerai de vous faire taire avant que
vous le jugiez à propos... quelque insensées et déplacées, quelque
véritablement insanes que puissent être les paroles dont vous me
menacez... quelque singulières, choquantes, absurdes que soient celles
que déjà vous avez prononcées...

Violemment, Deber s’écria:

--Ne comprenez-vous pas que si je pouvais me modérer, je ne serais pas
devant vous!... Oui, je le sais, tout ceci est inouï, profondément
choquant!... Mais, je vous le répète, il faut que ce soit dit!

--Eh! mon Dieu, expliquez-vous à la fin! s’écria Renaudin avec
irritation.

La voix altérée, âpre, Deber jeta:

--Voici les choses, en un mot, monsieur!... Ce qui vous échappe, moi je
l’ai vu!... Ce que dans votre inconscience, vous admettez, moi je ne le
tolère pas!... Vous êtes un mari--oh! probe, respectable, je ne le
conteste pas!--mais un mari cent fois aveugle!... Vous n’apercevez, vous
ne sentez, ne devinez rien!... Et les catastrophes se sont produites,
les abîmes se sont ouverts devant vous sans que votre incroyable paix
ait été troublée, sans que vous vous soyez douté de la menace, du danger
imminent!... et, enfin, de l’irréparable déjà accompli!...

A ces derniers mots, Victor Renaudin bondit de son siège.

--Ah çà! mesurez-vous bien l’insolence, l’odieux de vos propos?...

Deber se redressa également, essayant de se contenir.

--Non, monsieur, fit-il avec une fermeté polie, il n’y a point
d’insolence en mes paroles, ni même en mes pensées... Je ne viens pas en
ennemi près de vous... Je ne suis, certes, pas votre ami non plus...
mais, puisque les circonstances ont fait de vous le maître de cette
enfant, l’arbitre de sa destinée, le juge de ses actions, je veux vous
inculquer la volonté qui vous manque, la force, le pouvoir de la
diriger, de mater ses instincts...

Le juge fit un grand geste.

--Assez, monsieur!... Taisez-vous!... Peu m’importe l’opinion que vous
avez de moi, mais je n’admettrai pas que vous insultiez ma femme!...
Oui, je crois que vous l’avez sérieusement, profondément aimée... Par
égard pour ce sentiment vrai, pour la douleur que vous semblez encore
ressentir de sa perte, je veux bien vous pardonner tout ce que vous avez
prononcé de malséant... Mais n’ajoutez plus rien, arrêtez-vous, et
séparons-nous!... Assez, en voilà assez!...

Machinalement, Deber avait repris son chapeau; puis, aussitôt, il le
rejeta brutalement; et, la voix étranglée, prononça:

--Savez-vous que Cady... que Mme Renaudin a passé l’avant-dernière nuit
à Rouen, en compagnie de Jacques Laumière?

Renaudin répondit avec indignation.

--Oui, monsieur, je le sais!... et je n’ai aucun soupçon!... aucun
doute!... Je connais ma femme, et je ne commettrai point envers elle
l’outrage de l’accuser des abominations qu’invente votre esprit haineux
et détraqué!...

Deber ricana avec exaspération.

--Bon, bon, vous passez Laumière à votre épouse!... mais, admettrez-vous
Hubert Voisin!

Cette fois, le juge tourna le dos, écœuré.

--Monsieur, je vous prie de sortir!... Vous êtes un fou, un être mal
équilibré, dangereux!... Je vous plains... Je ne suis ni un athlète ni
un duelliste... Je ne saurais me colleter avec vous, ni vous appeler sur
le terrain, mais je vous déclare que je vous considère comme un dément,
et que j’éprouve pour vous une pitié répugnée, un véritable dégoût!...

Le colonial se laissa tout à coup tomber sur un siège, le front dans ses
mains.

--Mon Dieu! cria-t-il avec désespoir, quels mots faudra-t-il donc
trouver pour vous convaincre?... Quelles preuves exigerez-vous?...

Renaudin, subitement radouci par la sincérité poignante de cette
exclamation, se rassit.

--Monsieur, j’ignore à quel mobile précis vous obéissez, mais
croyez-moi, partez... Ne revenez plus sur ce que vous avez osé me
dire... Je l’oublierai... J’admettrai qu’un cauchemar vous a conduit
chez moi, et que vous avez parlé sous son influence... Partez, et
éloignez-vous pour toujours de notre route... Vous ne pouvez causer que
du mal.

Deber écarta ses mains de son visage, qui apparut livide, saisissant
d’angoisse contenue.

--Monsieur, dit-il avec plus de calme qu’il n’en avait montré
jusqu’alors, je me bats demain avec le cousin de Cady, M. Paul de
Montaux... J’espère le tuer... ensuite, je provoquerai cet infect
individu, Hubert Voisin... que je tuerai aussi... quand ce ne serait que
pour me libérer de l’épouvantable vision que j’ai eue à la Brolière, la
nuit dernière!...

Cette fois, brusquement inondé par une cruelle anxiété, Victor Renaudin
se souleva.

--Quelle vision? cria-t-il. De quoi parlez-vous?

Deber porta la main à son front, tout à coup défaillant, les idées en
déroute.

--Que sais-je? fit-il d’une voix éteinte. Quelle immonde scène ai-je
interrompue?... Quelles joies répugnantes, inavouables,
incompréhensibles, Cady va-t-elle rechercher en cette compagnie?... Tout
le jour, j’ai entendu des conversations indécentes, ignobles... J’ai
guetté, surpris des attitudes, des gestes révoltants... Le soir, j’ai
attendu à la porte d’une chambre, écouté... Je suis entré... Cady était
là... et dans cette chambre il y avait aussi Hubert Voisin, et cette
femme, cette névrosée... Marie-Annette... Dans quel but inavouable se
trouvaient-ils réunis?... Quelles scènes allaient-elles se passer... que
mon intrusion a prévenues... et que le geste de bravache du mari... de
cet inexplicable Paul de Montaux est venu couvrir?...

Renaudin était sur lui, haletant, martelant son épaule de petits coups.

--Répétez... répétez... je comprends mal... Cady se trouvait, cette
nuit, en compagnie de sa cousine et d’Hubert Voisin?... Vous avez vu?...
Mais quoi?...

Deber se leva et saisit la main du mari tremblant, bouleversé,
l’étreignant avec angoisse.

--Monsieur Renaudin, écoutez-moi; croyez-moi quand je vous affirme,
quand je vous jure que, grâce à votre faiblesse, à votre aveuglement,
Cady a sombré!... que Cady se noie dans la plus épouvantable des
boues!... Elle! elle! Cette petite âme si jolie, si fine, si exquise!...
Elle, à qui il ne fallait qu’un bras solide pour s’appuyer, qu’une main
ferme et un esprit vigilant auprès d’elle pour la guider et pour la
sauver!... Ah! vous êtes abominablement coupable, vous qui n’avez pas
pu, vous qui n’avez pas su, vous qui vous êtes montré incapable de
remplir votre mission!... Et c’était pourtant si tentant, si beau, si
émouvant de rappeler à la vie pure et lumineuse cet être charmant!...

Sa voix s’éteignit soudain dans un sanglot.

Renaudin fit quelques pas en chancelant, accablé, ne pouvant plus
douter, cette fois, de la réalité de ce que, jusqu’alors, il croyait la
diffamation d’un homme jaloux et halluciné... Il revint à sa place,
s’assit, et, les coudes sur le bureau, cacha son visage dans ses mains.

--Ah! gémit-il, anéanti, s’il m’était donc encore permis de croire que
vous mentez, par rancune, par haine!...

Des minutes de silence poignant, tragique, s’écoulèrent. La souffrance
dissemblable, et pourtant égale de ces deux hommes paraissait emplir la
pièce d’une atmosphère de douleur exaspérée.

Et, en même temps qu’ils se détestaient avec véhémence, ils éprouvaient
néanmoins l’un pour l’autre une sorte de compassion, ou, pour mieux
dire, de déférence. Ils se sentaient invinciblement rapprochés, liés par
une chaîne impossible à briser: leur pareille passion pour celle qui les
torturait.

Maurice Deber se remit le premier de cet excès d’émotion qui les avait
abattus. Il se leva et arpenta la pièce avec agitation. D’ailleurs, il
ne tarda pas à s’arrêter devant le juge, plein de mépris pour cette
faiblesse et cette prostration, oubliant sa propre défaillance de
l’instant précédent.

--Debout! fit-il avec rudesse. Quand la tempête sévit, est-ce le moment
de se coucher à fond de cale et de pleurer?... N’avez-vous pas commis
assez d’erreurs, et êtes-vous vraiment incapable de ressaisir le
gouvernail, de reprendre la direction de votre barque partie en
dérive?... S’il en est ainsi, retirez-vous, et laissez la place à de
plus énergiques qui sauront vaincre les éléments et sauver les passagers
que vous laissez périr!...

Renaudin releva le front avec lenteur, et tourna ses regards vers
Maurice, l’étudiant longuement, attentivement, avec une subite méfiance.

Enfin, il eut un soupir et se redressa.

--Tout ce que vous avez dit jusqu’ici n’était-il que pour en arriver là?
fit-il avec une nuance marquée de dédain.

Deber tressaillit, cinglé, comprenant le sens profond de ses simples
mots.

--Que voulez-vous dire? cria-t-il, toute sa rancune, sa haine du rival
revenues en lui, avec peut-être encore plus d’intensité qu’auparavant.

Le juge, qui se ressaisissait, reprit avec autorité:

--Vous le savez fort bien!... Sous vos métaphores, il y a une pensée
parfaitement claire, et que je saisis malgré mon imbécillité, non moins
bien que le but auquel vous vous efforcez d’atteindre; prendre ma place
auprès de Cady!... Halte-là, monsieur!... D’abord, laissez-moi vous dire
que vous vous trompez grossièrement si vous croyez que vos délations
sont arrivées à ébranler mon affection pour ma pauvre petite enfant!...

Et l’autre voulant parler, il le prévint avec vivacité.

--Oh! c’est entendu, je ne proteste plus! je ne doute plus! j’admets!...
Oui, j’admets tout ce que vous m’avez dit d’elle... j’admets sa
culpabilité... Surtout, je reconnais ma faiblesse, ma stupidité, mon
inconscience... Mais soyez sûr que jamais, entendez-vous!... jamais
aucune faute, aucune aberration de ma pauvre petite fille ne me poussera
à un acte de colère ou de vengeance contre elle!...

»Moi!... moi divorcer pour vous laisser le champ libre?... Voilà ce que
vous souhaitez!... Voilà ce que vous poursuivez ici, avec une ténacité
et une cruauté de sauvage! Allons ne niez pas, ne mentez pas!... votre
désir est flagrant, il sue par tous vos pores!... Vos desseins
surgissent sous toutes vos phrases, si adroites et prudentes que vous
les croyiez!... Obstiné, entêté, acharné à la reconquérir, vous n’avez
jamais essayé de prendre votre parti de sa perte, vous me l’avez
avoué... Vous n’avez non plus jamais perdu l’espoir de me la voler, je
viens de le deviner!... Et, pour y parvenir, tous les moyens vous sont
bons!... Pourquoi êtes-vous venu me trouver ce soir?... Pour m’ouvrir
les yeux, afin que je puisse la relever, la secourir?... Allons donc!...
Vous avez sournoisement escompté ma surprise, ma révolte... Vous
guettiez un cri de haine... Vous espériez me forcer aux actions
violentes, afin de surgir ensuite auprès d’elle en protecteur, en
rédempteur! Eh bien, non, monsieur, ce rôle facile et flatteur, je vous
l’interdis, je vous le défends!...

Pâle de rage, Deber vociféra:

--Interprétez mes actes comme il vous plaira... Vous ne m’empêcherez pas
de punir les misérables qui ont dévoyé celle que vous ne savez défendre
qu’avec des protestations sentimentales!... Moi, je suis un homme,
monsieur!... Devant l’outrage, je me lève comme un homme, et je
sévis!... L’honneur d’une femme qui vous paraît indifférent, moi, je
prends le droit de le venger, l’épée à la main!...

Renaudin fit un grand geste.

--Eh, que m’importe!... Allez! frappez, tuez, assouvissez votre colère
et vos haines qui vous préoccupent plus qu’elle-même!... Moi, je ne les
connais pas, elles n’existent pas pour moi, je ne vois qu’elle... Et,
certes, je ne l’abandonnerai point à votre sévérité, à votre tyrannie
méchante!... Elle trouvera en moi, auprès de moi, contre mon cœur
torturé, une indulgence sans bornes, une tendresse, une fidélité qui, si
elles ne la touchent pas, au moins panseront ses blessures secrètes...
Car, je vous l’assure, j’ai pu être peu clairvoyant sur bien des points,
mais je connais le fond de son cœur... j’ai souvent aperçu l’être
douloureux et tendre, sensitif et meurtri qu’il y a sous la surface
folle de cette femme encore enfant... et qui jadis, enfant, était déjà
femme... Allez, monsieur, allez, passez votre chemin, vous avez assez
causé de ruines, de souffrance et de désordre ici... Laissez-nous...
Laissez-moi... Peut-être est-ce vrai que je suis au-dessous de la
mission que les événements m’ont dévolue, mais je la remplirai néanmoins
avec toute la pitié, tout l’amour, tout le dévouement dont mon cœur
déborde pour elle... qui est toute ma vie, tout mon rêve, tout le sang
de mes veines... Allez, monsieur Deber, allez, partez, disparaissez!

Maurice hésita, jeta autour de lui un regard incertain; puis, se décida,
et sortit, le chapeau sur la tête.

--Soit! dit-il sur le seuil. Nous ne nous rencontrerons plus...
Cependant, ne croyez pas que j’abandonne la lutte... Ce que vous ne
saurez pas obtenir, je l’imposerai... Les gestes que vous n’oserez pas
faire, je les accomplirai!... Libre à vous de dédaigner et d’ignorer les
complices, les instigateurs des fautes de Cady... Moi, je les
exécuterai! Et ensuite, nous verrons qui l’emportera de votre lâche
indulgence ou de ma juste et énergique sévérité!...

Il disparut. Le juge n’avait pas écouté ses dernières paroles; il
l’avait déjà oublié.

Il consultait sa montre. Dix heures!... Il n’était guère plus de dix
heures!... A neuf heures, il était assis à cette table, paisible, en
pleine sécurité... En moins d’une heure, son bonheur, ses croyances, ses
illusions, tout avait été sapé, détruit!...

Mais il ne voulait pas réfléchir à cela ni se laisser glisser dans
l’abîme de désespoir qui l’environnait... Il lui fallait agir, partir,
la retrouver immédiatement... Surgir soudain en justicier?... Certes,
non! Mais profiter de sa surprise et de son désarroi... essayer de faire
vibrer son cœur, obtenir des confessions complètes, la serrer ensuite
sur sa poitrine, pleurante, vaincue par la bonté inaltérable du mari,
par son pardon obstiné... Ah! si, enfin, il arrivait à cette possession
morale à laquelle, hélas! il n’était jamais parvenu!...

Il consultait fiévreusement l’indicateur. Il existait un train qui le
mettrait à Rouen au milieu de la nuit. Dès l’aube, le chemin de fer
départemental le conduirait à la station la plus proche de la Brolière.
Il irait à pied jusqu’au château, il surprendrait Cady au lit... Il
frissonna, une sueur froide perlant à ses tempes, évoquant mille
fantômes...

Mais non, non, elle serait seule... il lui parlerait tout de suite, il
ne lui laisserait pas le temps de mentir... et tous deux pleureraient...

--Ma pauvre petite Cady! gémit-il douloureusement.




VI


Tout était encore silencieux dans le château, que baignait la pâle lueur
matinale.

Au léger bruit de la porte de sa chambre ouverte avec précaution, Cady,
qui sommeillait seulement, se dressa dans son lit, le cœur battant à
coups redoublés, une angoisse l’étreignant. Elle devinait subitement:

«Ça y est, Deber a parlé!... C’est le juge et c’est la grande scène!...
Attention, ou je suis fichue!»

Dans la pénombre de la pièce aux persiennes et aux rideaux fermés,
Renaudin avançait d’un pas incertain.

--C’est toi, Victor? demanda aussitôt Cady, calme et rieuse.

A cet accent tranquille, au son de cette chère voix dont la sérénité
était la plus frappante protestation contre les accusations souillant la
jeune femme, un flot de joie inouï, absurde, indescriptible, inonda le
cœur ulcéré du pauvre homme.

Par un besoin machinal d’air et de clarté, il courut à la croisée, et
l’ouvrit précipitamment.

La lueur trouble du matin à son lever envahit la chambre. Accoudée sur
les oreillers, ses cheveux réunis en une grosse tresse enfantine tombant
sur son épaule, Cady souriait avec malice.

Jamais ses grands yeux gris n’avaient paru plus limpides, plus
innocents.

Son mari s’approcha du lit, l’étudiant avidement.

--Tu m’attendais donc?

Elle rit:

--Pardi!...

Et, avec une curiosité impatiente de gosse, elle questionna:

--Au moins, tu as des détails?... C’est ce matin qu’ils se battent, je
suppose?... Où cela?... A quelle heure?...

Renaudin se laissa tomber sur un siège, au pied de la couche.

--Cady!... oh! Cady! balbutia-t-il d’une voix brisée.

Mais elle protestait, indignée.

--Oh! tu t’assieds sur mon jupon!... Tu es fou, voyons!... Veux-tu bien
te lever! l’ôter!...

Machinalement, il se souleva et précipita sur le tapis les objets de
toilette déposés sur la chaise.

--Cady! supplia-t-il. Dis-moi tout!...

Elle se redressa, s’assit commodément et déclara:

--Avant que je parle, moi, commence donc par me dire ce que cette brute
infecte de Maurice Deber est allé te raconter pour te faire grouiller
ainsi et rappliquer à des heures de flagrant délit!... Il en a un culot,
tout de même!... Et toi, espèce de gourde, tu ne l’as pas mis à la
porte!...

Renaudin, très pâle, étendit la main.

--Cady, ne plaisante pas... Parle-moi sérieusement, avec ton cœur, avec
ta conscience... Que s’est-il passé, la nuit dernière, dans cette
maison?

La jeune femme eut un soudain éclat de rire si franc, si clair, si
irrésistible, que le juge tressaillit, confondu.

«Mon Dieu, une femme qui riait ainsi, pouvait-elle donc mentir?»

--Écoute, ça n’a pas été banal! s’écria-t-elle avec son habituel entrain
gamin. Je pense que je n’ai pas à t’apprendre que Maurice Deber, depuis
son retour, me poursuit de déclarations aussi impératives
qu’intempestives de son amour... Comme il est très convaincu, et en même
temps très hypocrite, c’est excessivement amusant... Il est beaucoup
plus jaloux que toi et il me fait continuellement des scènes
tordantes... Hier, pendant tout l’après-midi, je l’avais fait marcher
dans les grands prix... il était dans un état d’exaspération
superlatif... Ah! j’avais mis à réquisition tous mes flirts: Voisin,
Paul Durand, Montaux, jusqu’à Jacques... Ainsi, tu vois!... Et ce que ça
avait pris!...

Au nom du directeur du _Paris-Soir_, le visage de Renaudin se crispa, il
eut un geste et murmura quelques paroles. Mais Cady ne l’écoutait pas,
toute à son récit.

--Du reste, on avait besoin de ça, parce que tu sais, ici, c’est plutôt
rasoir... On nous a fait avaler une de ces séances!... Japonais, préfet,
fonctionnaires rouennais, tout le tremblement... On se serait cru à
l’heureux temps où père présidait aux destinées gouvernementales!...
Bref, le soir venu, pour rigoler un peu entre soi, on s’était réunis
chez Marie-Annette, elle, son mari, Hubert Voisin et moi... Pour cela,
je te jure que nous ignorions que Deber nous mouchardait!... Ça aurait
pourtant été drôle, mais on n’y avait pas songé... Et voilà que tout à
coup, la porte, qu’on n’avait même pas fermée, s’ouvre avec fracas, et,
comme à l’Ambigu, le bonhomme se précipite, les deux bras étendus:

«--Misérables!»

Elle se renversa, suffoquée par un fou rire, jetant par phrases
entrecoupées:

--Non, c’était chic!... D’autant plus que Paul, lui, l’a pris très
sérieusement... Pendant que Marie-Annette, moi et Voisin, nous nous
tordions, Montaux se fâchait pour tout de bon... Un peu de plus, ils se
battaient comme des chiffonniers, sous nos yeux... Paul a expulsé
Maurice Deber plutôt rudement, et il est revenu tout palpitant, les deux
cheveux qu’il a encore sur le crâne se dressant... Je te jure, je les ai
vus!... Ils voltigeaient d’un air belliqueux... Paul répétait
élégamment: «Quel salaud! je lui apprendrai à vivre!»

Et, dès le lendemain matin, Deber ayant filé du château discrètement je
ne sais quand, Montaux est parti pour Paris, avec Voisin et Paul Durand,
nous laissant, Marie-Annette et moi, nous débrouiller pour donner à
maman des prétextes aussi plausibles que décents pour cette fuite
générale et inopinée de ses hôtes... Heureusement que le ministre était
parti la veille, aussitôt après le dîner!... Dans le fond, je crois que
maman se doute qu’il s’est passé quelque chose d’hétéroclite, mais elle
est à cent lieues de soupçonner la vérité... Quant à moi, tu comprends,
je fais mon petit mouton innocent... qui ne sait rien, qui n’a rien
vu... Je suis épatante... Je mens rudement bien quand je veux!...

Il semblait à Renaudin qu’il vivait dans un rêve. Les impressions les
plus contradictoires se succédaient en lui, le bouleversant, le
ravageant, l’anéantissant. Il ne se sentait plus la faculté d’analyser,
de réfléchir, de juger... Où était la vérité, le mensonge?... Qui
trompait?... Il était las, souffrant, étourdi, ses membres lui faisaient
mal, sa tête pesait.

Il se leva, et, le dos voûté, les yeux attachés au sol, il s’éloigna du
lit, cherchant à échapper à l’influence toute-puissante de cette voix,
de ce visage, de toute cette petite créature adorée...

Elle mentait?... Oui, elle mentait!...

Et pourtant, non!... Pourquoi aurait-elle menti?... Est-ce qu’elle
n’était pas sûre de son pouvoir, à elle... de sa faiblesse, à lui?...
Est-ce qu’elle ne savait pas qu’il était obligé de tout lui pardonner?
Alors pourquoi aurait-elle déguisé la vérité avec tant de soin, tant
d’art, tant de naturel?...

En somme, le récit de Deber présentait des lacunes, des
invraisemblances... Avait-il menti sciemment, ou réellement mal
compris?... Il avait bien parlé de la présence de Paul de Montaux...
C’était d’ailleurs avec l’ancien officier de dragons que le duel avait
lieu... Alors, comment des scènes honteuses pouvaient-elles s’être
accomplies sous les yeux du mari de Marie-Annette?... Montaux était un
homme correct, incapable d’infamie... Sans doute, Renaudin n’ignorait
pas qu’il menait une vie plus que légère, et qu’il ne s’occupait guère
de l’existence désordonnée de sa femme, mais entre cela et l’abîme de
fange dont Maurice Deber l’accusait, il y avait un monde!...

Les questions répétées, insistantes, impatientées de Cady le tirèrent
enfin de sa rêverie.

--Dis-moi si tu sais quelque chose du duel?... C’est certainement pour
ce matin.

Renaudin passa sa main sur son front lourd et moite.

--Je ne sais rien... Est-ce que j’ai songé à ces gens! dit-il bas, avec
découragement.

Cady sauta à bas du lit.

--Je vais réveiller Marie-Annette!... Il faut absolument que nous
obtenions la communication avec le _Paris-Soir_... Sûrement, Voisin sera
au courant...

Son mari tressaillit douloureusement.

--Cady! je te défends de parler à cet homme!

--A qui?... A Hubert Voisin?... Mais, tu es véritablement fou!
s’écria-t-elle avec la stupeur la plus naturelle.

Il protesta, la voix saccadée.

--Non! je l’ai en horreur!... Je veux, tu entends, Cady, je veux que tu
te sépares radicalement de ce monde... que tu quittes ce milieu...

Et, revenant vers elle avec une vivacité soudaine, il enlaça le corps
mince, libre sous la chemise et l’étroit jupon de linon qu’elle venait
de passer.

--Cady, ma chérie, ma petite enfant, aie pitié de moi! implora-t-il
oppressé, la respiration haletante. J’ai souffert... Oh! j’ai tant
souffert!... Et pourtant, tu vois, je suis venu à toi sans colère... non
pas en époux furieux, armé par la loi, par les mœurs, par toutes les
conventions... Tout cela, ce n’est pas ce qui nous lie!... Il n’y a
qu’une chose, mon affection, ma tendresse pour toi... Si tu étais
coupable, je t’aurais pardonné... Si tu n’as été qu’imprudente, mes bras
te sont ouverts... Mais, je t’en prie, pour moi, pour toi plus encore,
comprends et accepte qu’il faut que nous changions de vie... que nous
nous écartions de ces milieux malsains où je souffre, où j’ai peur, où
toi-même tu n’es pas à l’aise, où tu n’es pas heureuse... puisque
naguère tu voulais mourir... Cady, ma chère petite Cady... Je croyais
n’avoir réfléchi à rien pendant ces heures épouvantables que je viens de
traverser, et pourtant, il est certain qu’une foule de pensées, de
projets se sont gravés en moi, à mon insu, et je les retrouve à
présent... Cady, si tu le veux, si tu le permets, je vais donner ma
démission... Nous quitterons Paris... Nous irons vivre où tu voudras,
comme tu voudras... je ne veux point t’imposer une retraite morose!...
L’hiver, nous nous installerons en quelque endroit gai et mondain de la
Côte d’Azur... l’été, tu choisiras la campagne, la ville d’eaux ou de
bains de mer qui te plaira... Même, de temps en temps, nous reviendrons
à Paris pour un court séjour... Mais nous romprons en fait avec ton
entourage et nous nous créerons une autre existence, toute différente de
celle que nous avons actuellement, où je serai ton guide, ton soutien,
ton compagnon et ton ami de tous les instants, de toutes les minutes...
Cady, tu consens, dis? Tu comprends qu’il faut consentir, n’est-ce
pas?... que c’est tout ton avenir qui doit se décider aujourd’hui...

Elle l’écoutait surprise, attentive, ses nerfs tendus un instant amollis
par la chaude tendresse émanant de la voix de son mari, vaguement
séduite par cette perspective inopinée de repos, surtout de rupture avec
ce monde qui lui avait inexorablement enlevé son seul ami.

--Eh bien, mais, fit-elle lentement, à première vue, ce n’est pas une si
mauvaise idée.

Il balbutia, fou de joie:

--Oh! ma chérie, tu veux bien, tu acceptes?...

Devant cet acquiescement simple, sans conditions, dont la sincérité
était indubitable, toutes ses suspicions s’envolaient... Allons, Deber
avait exagéré, menti!... Sa jalousie d’homme vindicatif l’avait induit à
d’absurdes, de révoltantes suppositions... Cady était folle, hardie, sa
déplorable éducation l’avait accoutumée à frôler avec insouciance les
pires situations, mais sous son apparence pervertie, elle gardait une
petite âme invinciblement blanche.

D’un geste éperdu il l’étreignit.

--Ah! je t’aime!...

Elle le repoussa de toutes ses forces, subitement furieuse.

--Quoi?... Que te prend-il? Tu m’étouffes, tu m’étrangles!... Non, mais,
quelle brute!...

Et, fuyant au bout de la chambre, elle grogna:

--Laisse-moi respirer et m’habiller, hein?

Sous cette rebuffade, il ne sut pas saisir la véritable horreur que son
contact inspirait à la jeune femme, toute palpitante d’une répulsion
physique contre laquelle sa volonté était impuissante. Il ne vit qu’une
bouderie d’enfant gâtée, une sorte de coquetterie gamine qui lui était
coutumière. Il s’assit, soupira largement; et, pour la première fois
depuis qu’il était entré, ses traits se détendirent, reprirent leur
aspect habituel de paix et de bonté grave.

Il sourit, le regard encore un peu égaré.

--Ma pauvre petite, je suis fou... Je sors d’un si atroce cauchemar!...

Cady sentit qu’il ne fallait pas le laisser réfléchir. Elle quitta
soudain sa mine morose. En trois bonds, elle fut auprès de lui et
s’assit sur ses genoux.

--Écoute! s’écria-t-elle, d’un ton entendu, je viens de songer à une
chose!... Tu donnes ta démission, c’est convenu, nous voilà libres, ce
sera très chic... On file, on ne connaît plus personne, c’est encore
plus épatant... mais, il y a un cheveu, c’est que si le gouvernement ne
te subventionne plus, nous serons dans la purée... et ça ne me va pas
précisément, tu sais!...

--Pardon, je...

Elle lui coupa la parole.

--Ferme... laisse-moi dire... Je vois un truc pour augmenter nos
revenus... c’est de faire rendre gorge à maman... Au bout du compte,
elle se prélasse dans l’argent du père Le Moël dont une partie devrait
m’appartenir... Je vais turbiner, et si elle ne me colle pas au moins
cinq cent mille francs, je ne sais pas au juste ce que je ferai, mais je
te réponds qu’il y aura du grabuge... Je mets ma sœur Jeanne de mèche,
et, elle qui est intéressée comme le plus âpre des usuriers, elle
fichera plutôt le feu à la boîte... Qu’en dis-tu?

Renaudin fit un geste d’indifférence.

--Je t’avouerai qu’en ce moment, je n’ai guère la tête aux affaires.

Elle caressa son visage de ses deux petites mains douces.

--Mon pauvre gros... est-ce ma faute si tu es toujours si poire?... Tu
vas te tourmenter d’insanités...

Et, chantonnante, légère, insouciante, elle se retira dans le cabinet de
toilette, dont elle ferma la porte au verrou.

Là, soudain, sa physionomie se métamorphosa; toute sa gaieté s’effaça,
une angoisse s’épandit sur ses traits. Elle fit un geste d’épuisement et
s’affaissa à genoux sur le sol, son buste fragile appuyé sur le siège
canné de l’unique chaise, contenant avec peine les soubresauts de
profonds sanglots nerveux.

Pourquoi... au bout du compte... pourquoi se donner tant de mal?...
Pourquoi ne pas tout avouer, tout rejeter, fuir... saisir cette liberté
qui s’offrait?... Ah! mentir, jouer perpétuellement un rôle, être sans
répit en scène, elle en avait assez, trop!... C’était imbécile!...

--Cady? appela Victor derrière la porte.

Elle fit un geste violent.

--Zut! cria-t-elle d’une voix si irritée, si rauque, si méconnaissable
que le mari s’inquiéta.

--Qu’as-tu?

Elle fit un effort, balbutia faiblement, entraînée par l’habitude à
dissimuler encore, toujours.

--Tu m’embêtes!... J’ai la tête dans l’eau... et du savon dans les
yeux...

Il s’éloigna, rassuré.

--Ah! bon...

Et durant de longues minutes, elle demeura immobile, prostrée, sans
forces pour se relever, sans courage pour recommencer à mentir, à agir,
à vivre... tout petite, toute menue, semblant réduite à rien...
pelotonnée dans la pièce étroite qui, avec ses murs nus de carreaux de
faïence blanche, semblait le caveau où l’on venait de déposer une morte.




VII


Pendant toute la matinée, il avait été absolument impossible d’obtenir
la communication téléphonique avec le _Paris-Soir_. En vain,
Marie-Annette, exaspérée comme Cady, avait-elle tenté de causer soit
avec Voisin, ou Paul Durand, ou son mari, au cercle, à leur domicile, ou
en tout autre endroit où elle supposait qu’ils avaient pu se rendre.
Partout, elle les avait manqués.

--Enfin, il n’est pas possible qu’ils se soient battus cinq heures
durant et, en ce moment, il y a bien une solution quelconque, que Deber
ou Paul aient écopé! s’écriait-elle avec autant d’impatience et de
curiosité déçue que de manque d’émotion pour le risque couru par son
époux.

Et l’énervement des deux jeunes femmes devant cette absence de nouvelles
s’aggravait de la nécessité où elles étaient de dérober leurs
préoccupations à Mme Darquet et à ses autres hôtes.

Soudain, vers midi, le ronflement d’une auto s’arrêtant devant le perron
attira l’attention générale. Cady, qui s’était élancée à la fenêtre,
poussa un cri de joie.

--Paul Durand!... Enfin, nous allons savoir!...

Mme Darquet gronda, choquée:

--Quelle folle, cette Cady!... Que se passe-t-il donc, je ne serais pas
fâchée de le savoir?

Renaudin, auquel elle s’adressait, fit un geste vague, les yeux attachés
sur Marie-Annette très pâle, qui n’avait ni bougé, ni proféré une
parole. Après tout, la jeune femme, malgré son apparence légère et
l’indifférence qu’elle professait envers son mari, conservait néanmoins
au fond d’elle de l’affection pour lui: son trouble, à cette heure
d’incertitude, le prouvait.

Déjà Cady rentrait, bruyante, exaltante, ramenant Paul Durand, qui
souriait d’un air discret et important.

--Victoire! Victoire!... Il n’y a mort d’homme, mais le sauvage a bien
manqué d’y passer!... Un peu plus, ça y était!... Marie-Annette, ton
mari fut sublime!...

Mme Darquet s’était levée, toute rouge d’indignation.

--M’expliquerez-vous ce que signifie cette charade?

Le journaliste se pencha et baisa respectueusement la main qu’elle lui
tendait, en un geste de gifle.

--Excusez-nous, madame, vous allez tout savoir, dit-il en souriant avec
grâce. Il faut vous avouer qu’avant-hier soir, pendant une partie de
billard, il y avait eu un regrettable incident entre cet ours colonial
qui a nom Maurice Deber et M. Paul de Montaux, votre neveu. Sur un
prétexte des plus futiles, M. Deber, agacé par on ne sait quoi...
probablement en proie à une crise de neurasthénie, se permit des paroles
dont M. de Montaux s’offensa. M. Deber se refusant à les retirer, une
rencontre fut décidée. Elle a eu lieu ce matin. Et, pour que Mme de
Montaux soit rassurée au plus tôt et qu’elle apprenne tous les détails
du combat, je me suis jeté dans une auto sitôt le procès-verbal rédigé,
et me voici...

Le front couvert de nuages, Mme Darquet déclara sèchement:

--Tout ceci m’est on ne peut plus désagréable, et je ne puis concevoir
comment on m’a tenue dans l’ignorance de ce qui arrivait sous mon
toit...

Cady l’interrompit irrévérencieusement.

--Oh! ma mère, vous gronderez Paul Durand plus tard!... Laissez-le nous
raconter le duel!...

Une véritable convulsion de colère passa sur le visage impérieux de la
veuve du président du conseil.

--Cady! vous vous oubliez!... Il est vraiment surprenant qu’à votre âge
et mariée, vous vous montriez toujours telle que l’enfant insupportable
et indisciplinable que vous fûtes autrefois!... Je ne tolérerai pas plus
longtemps vos manières, je vous en avertis!...

Un froid terrible tomba après cette sortie virulente. Le sénateur courba
le dos et disparut derrière un journal vivement déplié, enviant la
surdité de son épouse, qui la laissait souriante au milieu de l’embarras
général. Le consul de Yokohama échangea un regard navré avec sa femme.
Un jeune ménage arrivé le matin même, et qui sollicitait la protection
de Mme Darquet pour l’obtention d’une sous-préfecture, défaillit sous
les foudres de la patronne...

Mme Durand de l’Ile, toujours sur le pont, sauva la situation. Souriant
avec aménité, elle prit le bras de Cady et celui de Paul Durand.

--Allons, mauvaise troupe, n’ennuyez pas les gens sérieux avec vos
histoires de brigands... Venez vous cacher, et ne reparaissez que
lorsqu’on sera disposé à vous pardonner.

Marie-Annette poussa tout à coup un petit éclat de rire strident et
suivit le groupe qui sortait, en passant devant Mme Darquet sans
paraître l’apercevoir. Celle-ci frémit de rage et cria avec aigreur à
Jeanne qui se levait furtivement:

--Reste ici, je te prie!... Ces stupides aventures ne te regardent
pas!... Ne t’en mêle pas!

Cependant elle feignit de ne pas remarquer que son gendre Renaudin se
hâtait de rejoindre ceux que Mme Durand de l’Ile avait si adroitement
soustraits aux fureurs de la maîtresse de la maison.

Dans la salle de billard, Paul Durand narrait, avec force gestes à
l’appui de son récit.

--Cela fut on ne peut plus sérieux... Les deux adversaires étaient
enragés, et à les suivre on sentait passer sous l’épiderme le petit
frisson... Paul de Montaux est, comme vous le savez, extrêmement calé à
l’épée, et au début on croyait que l’affaire serait rapidement réglée,
mais il fallut en rabattre... M. Deber est plus fort qu’on ne supposait,
et surtout il était animé d’un entrain infernal... Ah! diable, ce
n’était pas un duel pour rire!... Tout le temps on tirait à la poitrine
ou au visage!... et c’était l’attente du coup mortel... Dès le premier
engagement, Deber fut touché à l’épaule, mais à peine le sang avait-il
paru. A la deuxième reprise, la pointe de son épée effleura l’arcade
sourcilière gauche de Montaux... Ah! à partir de ce moment, madame,
votre mari devint véritablement beau!... Le risque d’être défiguré qu’il
venait d’essuyer l’avait, je crois, exaspéré... Il poussa dès lors
terriblement son adversaire. C’était splendide!... On se serait cru
revenu au temps des héros de Dumas!... A la troisième reprise, la
chemise de M. Deber est déchirée; à la quatrième, il est légèrement
touché au coude; à la cinquième, une goutte de sang perle au poignet de
Montaux; à la sixième, les adversaires s’étudient: on sent qu’ils
cherchent le coup définitif... et là, je vous le jure, l’angoisse des
assistants est poignante... Enfin, à la septième reprise, M. de Montaux
part à fond, est légèrement atteint à l’épaule, mais en même temps
touche furieusement... M. Deber pirouette sur lui-même, un flot de sang
s’échappe de sa gorge, on le croit mort... Mais non. Le docteur soupire:
«Deux centimètres plus loin, c’était la carotide!» Là-dessus, M. de
Montaux fait un pas pour tendre la main à M. Deber, puis il se ravise,
le salue et se retire... On a emporté Deber, qui n’en menait pas large:
nous avons vite rédigé nos papiers, et je suis accouru ici...

Marie-Annette battait des mains, s’écriant avec ivresse:

--Paul est épatant!... Je vais l’adorer!...

Cady ne disait rien, mais un sourire cruel et sensuel illuminait tout
son visage.

Enfin, elle demanda, d’un ton de regret:

--Alors, vous croyez que Deber en réchappera?

Paul Durand éclata de rire et échangea un rapide regard avec la jeune
femme.

--Pour cette fois, oui!... Cependant vous savez, il se pourrait que,
rétabli, il trouvât devant lui d’autres adversaires!...

Mme Durand de l’Ile joignait les mains, tandis que ses petits yeux vifs
et rusés voyageaient sur tous les assistants avec une intense curiosité.

--Et dire que tout cela n’était causé que pour une raison des plus
futiles! prononça-t-elle avec une componction hypocrite.

                   *       *       *       *       *

Dans l’après-midi du même jour, Renaudin, Cady et Jacques Laumière
roulaient dans l’express de Paris. Marie-Annette était déjà partie dans
l’auto du journaliste.

A la Brolière, Mme Darquet téléphonait furieusement, relançant les
Parisiens encore disponibles, acharnée à remplir les vides du château, à
noyer sous un flot de visiteurs les rancœurs et les colères qu’elle
venait d’éprouver.

Seuls dans leur compartiment, les voyageurs se taisaient, les regards
des deux hommes revenant malgré eux furtivement au joli visage pâli et
las de Cady, dont les lignes déjà frêles s’étaient subitement encore
amenuisées.

De temps en temps, elle faisait effort sur elle-même; ses yeux absents,
vagues, se fixaient durant une minute sur le paysage verdoyant que l’on
traversait, et, se tournant vers ses compagnons, elle leur souriait,
elle laissait tomber quelques remarques.

Puis, de nouveau, elle s’isolait, son esprit s’envolait; il n’y avait
plus rien là, près d’eux, qu’un fragile petit assemblage de chair
endormie, de muscles, de nerfs, d’épiderme insensibilisés.

La chaleur était intense; toutes les vitres baissées, la course du train
n’arrivait à produire qu’un courant d’air insignifiant.

Pendant l’un de ses moments lucides, Cady observa en soupirant:

--Cela doit être intolérable, aujourd’hui, à Paris.

Jacques Laumière en profita pour lancer une proposition.

--Je connais une très simple, mais très jolie propriété, dans un endroit
tranquille et ignoré, à une heure de Paris... Si cela vous va, je la
loue, et vous accepterez mon hospitalité... Il vous sera facile,
Renaudin, d’y revenir tous les soirs en attendant les vacances... Quant
à Cady, elle amènera simplement sa femme de chambre et n’aura à
s’inquiéter d’aucun soin de ménage fastidieux... mes domestiques sont
habitués à se débrouiller seuls.

Un silence inattendu, gênant, étrange, entre ces trois personnes,
succéda à ces paroles. Et chacun en demeura étonné et saisi.

Cady laissa tomber, avec un petit sourire triste, une phrase inachevée,
au sens limpide pour eux trois.

--Ah! mon pauvre Jacques!...

Renaudin courba la tête, stupéfait, plein d’effroi du flot de pensées,
de soupçons, de fantômes que ces quelques mots de l’ami venaient de
déchaîner inopinément en lui.

Mon Dieu! le poison apporté par ce misérable Deber était donc resté dans
son organisme, puisque ce qui, la veille, lui eût paru naturel,
innocent, lui causait aujourd’hui de telles suspicions?...

Laumière, nerveux, voulut réagir.

--Eh bien? fit-il sèchement. Qu’est-ce que mon projet a de si
extraordinaire?... Je ne pense pas que Cady ni vous ayez le désir de
retourner à la Brolière cet été, après ce qui s’est passé ce matin?...
et, il y a trois jours, vous reconnaissiez que Cady avait besoin de la
campagne...

Renaudin s’était ressaisi; il tourna vers Jacques son visage au masque
habituel, où pourtant quelque chose d’inquiet, de frémissant subsistait,
perceptible pour celui qui l’aurait étudié attentivement.

--Certainement, dit-il avec calme, et je vous remercie de votre
pensée... mais il est plus convenable que ma femme soit chez elle... Je
verrai à lui louer une villa...

Laumière exagéra sa surprise.

--Je vous demande pardon!... J’avoue que je ne songeais guère à
consulter les convenances!... Vous ne m’avez pas habitué à un tel
rigorisme.

Renaudin inclina la tête. Une expression soucieuse et têtue passa
fugitivement sur sa physionomie.

--Je le reconnais... C’est un tort que j’ai eu jusqu’à présent.

Laumière allait répliquer avec vivacité. Cady, levant un doigt,
l’arrêta.

--Chut, Jacques!... tout est changé, fit-elle d’un ton d’imperceptible
dédain. Ça va être fini de la bonne camaraderie... A présent, Victor
n’est plus le même... il est jaloux!... de tout le monde, et de toi en
particulier.

Le juge tressaillit, touché par l’accent inusité de la jeune femme, où
il démêlait de l’amertume, une tristesse, et aussi de la rancune.

--Non, Cady, protesta-t-il. Je ne suis pas jaloux, tu le sais bien!...
Et, en tout cas, Laumière est hors de cause... Mais enfin j’ai reconnu
que jusqu’ici cela a été une grave erreur de ma part de me prêter
aveuglément à tes fantaisies et de ne pas plus tenir compte de l’opinion
des étrangers.

Cady éclata d’un petit rire narquois.

--Quelle logique!... je te prie d’ouïr cela, Jacques!... Je t’ai raconté
les projets de Victor... C’est au moment où il vient d’avoir
l’excellente idée de semer les gens qui nous embêtent qu’il se préoccupe
précisément pour la première fois du qu’en-dira-t-on d’une tapée
d’imbéciles!... Hein, qu’est-ce que tu penses de cela?

Laumière se récusa du geste et pinça les lèvres, la physionomie glacée,
regardant au dehors, avec une affectation de détachement et de
désintéressement.

Renaudin reprit, d’un accent de cordialité un peu forcée.

--Mon cher ami, ne m’en veuillez pas de ne point accepter votre
proposition... et prouvez-le en étant notre hôte, aussi longtemps qu’il
vous plaira de demeurer avec nous, dans la villégiature que je me
procurerai.

Le peintre lui jeta un coup d’œil froid.

--Je suis de l’avis de Cady, vous manquez de suite dans les idées... Si
vous attachez maintenant de l’importance aux jugements du monde, je ne
vois pas en quoi ceux-ci peuvent différer, que ce soit moi qui accepte
votre hospitalité, ou vous la mienne... C’est le fait de notre intimité
qui peut prêter à de sottes réflexions... qu’il est vraiment un peu tard
de redouter à cette heure!...

Cady déclara à son tour:

--Arrangez-vous comme vous voudrez, tous deux, mais qu’il soit bien
entendu que si nous allons à la campagne, moi, je ne m’occuperai d’aucun
détail d’installation, ni de ménage... de rien, rien, rien... Je veux me
reposer, dormir... ne plus exister... Je suis si lasse!...

L’accent qu’elle avait eu, à son insu, en prononçant ces derniers mots,
attira sur elle les regards tout à coup soucieux des deux hommes. Et une
fois de plus, ils notèrent sa fragilité, le changement de ses traits,
l’angle à présent aigu de son visage naguère si joliment arrondi.

Renaudin, le cœur fondu de tendresse et de pitié, conclut avec une
précipitation qui semblait arrachée à sa volonté:

--Eh bien, c’est entendu, je louerai la maison dont Laumière parlait, et
nous nous y installerons avec ses domestiques. C’est lui qui nous
recevra... à mes frais... Oh! condition expresse!...

Jacques fit un geste d’acceptation.

--Comme il vous plaira... J’y vois l’avantage de la tranquillité absolue
pour Mme Renaudin, qui en a besoin.

--C’est ce que je crois aussi, dit Victor avec gravité.

Le reste du voyage s’accomplit presque silencieusement. Sur le trottoir
de la gare Saint-Lazare, pendant que Renaudin cherchait une voiture,
Cady s’appuya sur le bras de Laumière.

--Tu as compris?

Il répondit:

--Ça, c’est le flagrant délit qu’il se ménage, parbleu!...

Elle soupira avec lassitude:

--Ah!... C’est bien ce que j’ai pensé.

Sans la regarder, sérieux, bien qu’avec une hâte, parce que le mari
revenait déjà vers eux, Jacques dit:

--Écoute, j’ai réfléchi... Je crois que si tu divorçais, nous pourrions
nous marier.

Cady fit entendre un petit «Oh!» de surprise, et secoua la tête avec
découragement.

--Mon pauvre Jacques, c’est pas encore une solution, tiens...

Elle monta dans la voiture découverte où Renaudin se trouvait déjà.

--Vous ne venez pas de notre côté, Laumière? demanda le juge.

Le chapeau à la main, très correct, le peintre prenait congé de Cady.

--Merci, je rentre chez moi... Demain, je m’occuperai de la maison... Je
tiens à ce que Mme Renaudin puisse s’y installer sans tarder.

Et, avec une imperceptible et peut-être involontaire provocation dans
son accent, il ajouta:

--Il est entendu que j’abuserai de votre invitation... Je m’installerai
chez vous... A moi aussi la campagne est nécessaire en ce moment.




VIII


Depuis près d’un mois, ils vivaient tous trois à Nieulles, perdus en ce
coin d’ombre et de fraîcheur, entre les grands bois et la petite rivière
sinueuse, qui garde, presque en la banlieue parisienne, un charme de
véritable campagne.

La maison vieillotte, et garnie de meubles surannés, n’avait qu’un
étage, agrandie de vérandas, d’arcades frangées de plantes grimpantes,
d’une orangerie à moitié salon, le tout se prolongeant jusqu’au bord de
l’eau, abrité de tilleuls, de marronniers et de peupliers d’Italie.

Les jours coulaient doucement, un peu tristes, en une quiétude pourtant
obscurément inquiétante, en une torpeur morale comparable à celle de
l’air qui régnait sous ces ombrages épais, ne laissant traverser aucun
rayon, bien que l’on devinât quand même la chaleur torride, le soleil
brûlant, le ciel implacable, enveloppant de toutes parts ce lieu
privilégié.

Pendant que Renaudin passait ses après-midi à Paris, au Palais, Jacques
Laumière avait peint assidûment une scène orientale au temps des
Croisés, improvisée avec les ressources de la maison, des accessoires
apportés de Paris et trois modèles, deux hommes et une femme, facilement
racolés dans le pays, où les peintres abondaient.

Une arcade d’architecture assez gracieuse, une vieille auge de pierre
recevant un filet d’eau transparente, des tapis appendus, des contrastes
d’ombre chaude et de lumière crue formaient un de ces cadres violemment
colorés qui parfois plaisaient au pinceau de Jacques. La femme, une
juive brune, était fort belle. Le tableau était très bien venu, et
Laumière y posait les dernières touches lorsque Renaudin, libéré de ses
travaux, vint complètement s’installer à Nieulles, près de sa femme et
de leur ami.

Cady se laissait vivre, vêtue de kimonos légers, presque toujours
étendue sur une chaise longue en rotin, dans un angle de la véranda, que
des rosiers et des clématites à grandes fleurs abritaient de leur ombre
verte. De là, un livre glissé sur ses genoux, elle aimait à considérer,
en enfilade, le coin factice d’orientalisme archaïque créé par le
peintre; puis, le berceau sombre de l’allée des tilleuls, et, là-bas,
l’eau de la rivière miroitant entre les saules et les larges troncs gris
des peupliers d’Italie, aux bouquets de feuilles luisantes, tremblotant
au moindre souffle.

Elle parlait peu, l’air absorbé, souriant parfois mélancoliquement à des
visions inconnues, ne riant jamais. Elle se montrait inaltérablement
affectueuse pour son mari. Elle et Jacques ne s’étaient jamais départis
d’une réserve absolue, même durant les heures d’impunité certaine que
cette solitude leur réservait.

D’ailleurs, pas une fois Renaudin n’avait paru exercer sur eux une
surveillance quelconque, ni chercher à surprendre leur tête-à-tête.

Et, sans doute, leur retenue, d’abord causée par un sentiment de
prudence, avait pour se continuer une autre cause, obscure pour
eux-mêmes.

Les soirées, dehors, en la tiédeur de l’air, tandis que les deux hommes
causaient près de la jeune femme silencieuse, avaient une indicible
douceur.

Pour la première fois aussi complètement, le juge appréciait le charme,
les dons de causeur, l’esprit cultivé et original de Jacques Laumière,
que semblaient ravir leur intimité et cette solitude champêtre par cet
été incomparablement beau.

Ce jour-là, après trois ou quatre après-midi d’oisiveté et de recherches
infructueuses, Jacques avait enfin saisi l’attitude de Cady qu’il
reproduirait dans le portrait que Renaudin lui avait demandé de faire de
la jeune femme.

--Là!... restez comme vous êtes... ne bougez plus... Ça y est tout à
fait!...

Depuis la scène du wagon, au retour de la Brolière, malgré les molles
protestations du mari, Laumière avait cessé de tutoyer Cady, mettant un
soin extrême à ne jamais se tromper, ce qui apportait entre eux quelque
chose de tout nouveau--peut-être au fond plus troublant que la
familiarité ancienne de l’homme envers l’enfant grandie sous ses yeux.

Cady s’était docilement immobilisée dans sa pose, faisant la moue.

--Cela te plaît?... Cela sera bien fatigant!

Elle le tutoyait toujours, haussant les épaules devant ce qu’elle
appelait les simagrées de Jacques.

Laumière interrogea Renaudin:

--N’est-ce pas?

L’autre inclina la tête affirmativement.

--Oui... oh! oui... la pose est ravissante.

Enveloppée d’un kimono de crêpe de Chine bleu pâle, brodé de gris,
doublé de rose pâle, sous lequel elle paraissait nue, Cady avait une
jambe étendue sur la chaise longue, l’autre descendant à terre, la
draperie dessinant la jolie ligne de la jambe jusqu’à la hanche,
découvrant la cheville chaussée de soie grise, le pied soulevé et cambré
au-dessus de la mule de paille de riz. Le buste tourné, la nuque
découverte par la chevelure relevée, la jeune femme se penchait sur la
table, encombrée de livres et de journaux, ne montrant que son doux
profil, attristé par les paupières baissées; elle feuilletait une
brochure, la main, le bras nus allongés, laissant voir toute la pureté
de leur chair délicate.

Et, sur cette silhouette, la lumière tamisée par les plantes entrelacées
de la véranda coulait, égale, harmonisant d’une lueur légèrement glauque
les tonalités effacées du bleu, du gris, du rose du vêtement et de
l’épiderme.

Laumière assura:

--Ce ne sera pas fatigant, c’est si naturel.

Cady sourit.

--Un peu contourné tout de même... et je ne m’y serais pas éternisée
dans cette attitude, je te prie de le croire!... J’ai déjà des fourmis
dans le mollet droit!...

Néanmoins, elle ne bougea pas, tandis que, rapidement, le peintre jetait
un premier croquis sur une feuille volante. Le lendemain seulement on
réglerait les détails, on disposerait la vaste toile nécessaire,
Laumière voulant donner au portrait la grandeur naturelle, et reproduire
fidèlement les fonds qui avaient leur valeur.

Renaudin, avertissant qu’il s’absentait pour un quart d’heure à peine,
ayant à passer au bureau de poste, les avait quittés. Ils demeuraient
seuls, dans la quiète chaleur de l’après-midi qui touchait à sa fin.

Là-bas, d’un pas lent et muet sur le sable, un chat étranger longeait
l’allée. Il s’arrêta, examina longuement le couple silencieux, les
gestes menus de l’homme qui dessinait, et, confiant, il s’assit, fit un
bout de toilette. Puis, tout à coup, il s’en alla, d’un trot allègre.
Après son départ, la solitude du lieu parut absolue. Pas un chant
d’oiseau, pas un bruit du dehors ne venait troubler cette paix un peu
lourde.

--C’est tout pour aujourd’hui, annonça Jacques brièvement.

Et, la feuille de papier rejetée, il s’enfonça dans son fauteuil, et
roula une cigarette.

Avec un soupir d’aise, Cady vira sur elle-même, et s’étendit tout de son
long, à plat sur le lit de repos, faisant glisser très bas les coussins,
ses bras nus relevés et noués sous sa tête.

--Il fait bon se détendre, tu sais!...

Il ne répondit pas, les yeux attachés sur les lignes de ce corps
audacieusement révélé par l’étoffe souple qui adhérait à la chair...

Sous ses cils presque entièrement abaissés, le regard de Cady vint
chercher celui de Jacques...

Une indicible volupté s’épandait entre eux lentement, irrésistiblement,
comme s’étend dans une atmosphère sournoisement calme un parfum très
pénétrant.

Et ni l’un ni l’autre ne cherchaient à échapper à cette espèce d’ivresse
qui revenait inopinément les visiter, dans laquelle ils oubliaient
tout... le lieu où ils se trouvaient, le temps qui s’écoulait, le
précaire de leur solitude...

Des minutes délicieuses, éperdues, les possédèrent...

Soudain, Jacques se leva, approcha de Cady; et, détachant sa cigarette
de ses lèvres, s’appuyant au dossier de la chaise longue, il se courba.
D’une main assurée, familière, il ouvrit le kimono de Cady immobile,
consentante, et posa ses lèvres entr’ouvertes sur le sein découvert...

Une sorte de râle les réveilla. Jacques se retourna machinalement. Cady
s’était dressée avec vivacité.

--Oh! fit-elle pénétrée de douleur.

Victor Renaudin s’appuyait, chancelant, assommé, au mur de la véranda,
une expression inoubliable d’épouvante, de détresse, en ses yeux
élargis, en sa bouche ouverte...

Quelques secondes de stupeur s’écoulèrent.

Enfin, Laumière jeta sa cigarette, qui brûlait ses doigts sans qu’il
s’en aperçût. Il fit un pas en avant.

--Renaudin, je vous jure!... prononça-t-il d’une voix étouffée.

Mais l’autre eut un sursaut violent et fuit en gémissant, la marche
précipitée et titubante, les bras étendus, comme s’il fût devenu
subitement aveugle.

Cady, debout, rattachant vivement son vêtement, retint Jacques, qui
voulait rejoindre le malheureux mari.

--Non, non, laisse-le... C’est inutile, prononça-t-elle avec une âpre
désolation.

--Je t’assure... il faut... on peut... balbutia-t-il, éperdu.

Elle secoua la tête, obstinée:

--Non, je te dis... C’est bon, il n’y a rien à faire...

Et, reculant, elle s’adossa, elle aussi, à la muraille, les yeux fixes,
les bras abandonnés.

--Et puis, quoi?... Cela devait arriver... C’est peut-être mieux,
murmura-t-elle.

Ensuite, brusquement, une réaction s’empara d’elle. Elle se jeta dans un
fauteuil, se pelotonna, cachant son visage, et, éclata en sanglots.

Laumière reprenait peu à peu son sang-froid, allant et venant, absorbé,
réfléchissant, sans interrompre la crise nerveuse de Cady, qu’il savait
devoir s’apaiser plus vite dans le silence et l’inattention.

Lorsqu’elle lui parut en état de l’entendre, il dit, grave:

--Je te répète ce que je t’ai déclaré déjà une fois, Cady, je suis prêt
à t’épouser.

Elle n’eut qu’un geste las des épaules. Puis, au bout de quelques
instants, elle se mit debout, vint à la table, bouleversa les livres
pour découvrir une petite corbeille d’où elle tira un mouchoir, une
boîte de poudre. Elle essuya ses yeux, frotta de riz son visage,
rattacha ses cheveux.

--Où est-il? demanda-t-elle, préoccupée.

Laumière fit un geste d’ignorance, jetant malgré lui un regard inquiet
vers la rivière scintillant paisiblement, là-bas, sous le soleil. Mais
Cady secoua la tête.

--Non, non, pas lui... Ce n’est pas un homme qui se suicidera...

Au bout de l’allée, le long de la maison, Joséphine parut, empressée,
l’air intrigué, tenant un papier à la main.

--Madame... Monsieur est parti, et m’a dit de remettre ceci à madame.

Cady déplia vivement la feuille détachée d’un bloc-notes et lut,
griffonné au crayon:

«Je pars. Ne cherchez pas à me rejoindre. C’est trop. Je ne pourrais
plus.»

Elle soupira, oppressée, et tendit le papier à Laumière, qui y jeta un
coup d’œil rapide et fit un geste de découragement.

Cady s’adressa à la femme de chambre immobile, dissimulant son ardente
curiosité sous un air discret.

--Venez m’habiller.

Elles disparurent ensemble dans la maison; tandis que Laumière se
rejetait dans un fauteuil, remuant mille pensées de souci et de
contrariété, absolument désemparé par la brusquerie des événements.

Une heure plus tard, Cady reparaissait, vêtue correctement pour la
ville, un chapeau sur la tête, ses gants à la main. Laumière se souleva,
surpris.

--Où vas-tu?

Elle répondit brièvement.

--Je pars.

Il jeta avec une subite vivacité jalouse:

--Tu vas le retrouver? Quelle absurdité!...

Elle demeura impassible, très pâle, les yeux cernés, un air d’entêtement
imprégnant tout son visage.

--Je te prie très sérieusement de ne pas essayer de voir Victor,
prononça-t-elle... de ne tenter aucune explication... de ne faire aucun
mensonge... Je te préviens que je désavouerais tout.

Il questionna:

--Alors, c’est le divorce que tu veux... ou bien espères-tu qu’il te
pardonnera?...

Elle fit un geste décidé.

--Je ne le reverrai jamais.

Il réitéra avec une alarme.

--Où vas-tu?... Si ce n’est pas pour le rejoindre, reste ici... Nous
réfléchirons, nous aviserons...

Elle secoua la tête.

--Non, c’est impossible.

Et, comme il allait encore insister, elle ajouta avec une soudaine
impatience.

--Ne me contrarie pas!... Laisse-moi tranquille... Je te verrai, je te
parlerai plus tard... Maintenant, je veux être seule.

Joséphine arrivait, affairée.

--Madame, la voiture est là, les malles sont chargées...

Laumière sentit un malaise indicible l’envahir.

--Oh! tu pars! balbutia-t-il, effondré, avec la persuasion brusque,
profonde, qu’il ne la reconquerrait plus.

Cady fit un signe de tête, s’adressant à la domestique.

--Bien... Je vais un instant dans ma chambre, j’ai encore quelque chose
à prendre. Portez mon sac, Joséphine, je vous rejoins tout de suite.

Dès qu’elle eut disparu, Laumière interrogea impérativement la femme de
chambre.

--Où madame vous a-t-elle dit que vous alliez?

--Madame ne m’a rien dit, monsieur.

--Ne mentez pas!

Elle affirma, sincère:

--Je jure à monsieur que je dis la vérité!... Je sais que nous allons à
Paris... que nous n’allons pas à la maison, ni chez la mère de madame,
d’ailleurs, il n’y a personne, de ce moment, rue la Boétie... Je ne sais
rien d’autre.

Laumière courut à son appartement, et revint, des billets de banque à la
main.

--Voilà cinq cents francs, dit-il avec précipitation. Ils sont pour vous
personnellement... mais, il est bien entendu que vous paierez pour
madame tout ce qu’il lui faudra, car je crois qu’elle est sans argent...
Vous vous adresserez à moi pour que je vous rembourse au fur et à mesure
de vos dépenses et vous me tiendrez au courant de tout ce que madame
fera...

Joséphine fit prestement disparaître les billets.

--Bien, monsieur... Monsieur peut compter sur moi... Faudra-t-il que
j’écrive à monsieur ici?

--Non, à Paris, j’y serai demain... Vous connaissez mon domicile?

--Oh! oui, monsieur.

Cady appelait avec impatience:

--Joséphine!

La soubrette fila au galop par le salon.

--Me voici, madame!

La jeune femme sortit de la maison, approcha, prit les deux mains de
Jacques et tendit son visage.

--Adieu.

Il se sentit défaillir.

--Non, Cady, pas adieu! protesta-t-il.

Elle eut un petit sourire contraint.

--Eh bien, au revoir, si tu préfères...

Elle se dérobait au baiser trop long, s’échappait.

--Vite, Joséphine, nous manquerions le train!...

Elle était partie. Il restait son odeur; mille petits objets lui
appartenant traînaient partout en ces lieux qu’elle venait de quitter...
Elle semblait encore présente.

Mais, dans sa chambre, où Jacques se rendit, c’était un désordre de
maison brutalement cambriolée... Les tiroirs pendant hors des meubles,
les armoires béantes, vides, les sièges bousculés, tout disait la fuite
définitive.

Il se contempla longuement dans une glace.

--Voilà... Je suis vieux, murmura-t-il avec désespoir. Autrefois,
j’aurais su la garder... J’aurais osé lui défendre de me quitter...




IX


Pendant le trajet de Nieulles à Paris, une gaieté inattendue s’était peu
à peu emparée de Cady. Éminemment impulsive, elle se laissait aller aux
sensations qui l’assiégeaient sans chercher à les analyser, non plus
qu’à les excuser vis-à-vis d’elle-même.

Après la consternation, le sincère chagrin qu’elle avait éprouvés devant
le désespoir du malheureux Renaudin, un sentiment d’allégement
l’emplissait tout entière. Sa liberté soudaine l’enivrait et elle
s’élançait en des songes délicieux.

Affranchie de tout devoir, de toute sujétion, il lui semblait naturel,
certain, qu’elle retrouvât Georges aussitôt. Au fond d’elle,
obscurément, puérilement, presque superstitieusement, elle était
persuadée qu’elle le verrait bientôt surgir... qu’il lui apparaîtrait
peut-être le jour même.

Tout en bavardant familièrement de niaiseries avec Joséphine, elle se
penchait par la portière du wagon à chaque arrêt; elle inspectait toutes
les stations, comme si partout elle eût attendu la venue du jeune homme.

A la gare Saint-Lazare, pendant que Joséphine, stupéfaite de son
attitude, s’occupait des bagages, elle dévisageait tous les passants, le
cœur battant, un mystérieux sourire aux lèvres.

A l’entrée du passage Porsin, où elle se fit conduire, abandonnant
fiacre, femme de chambre et bagages, elle s’élança dans la loge de la
concierge.

--Bonjour, madame Mortier!... Est-ce que monsieur est venu?

La petite femme rejeta son ouvrage de couture, et se leva, avec
empressement.

--Ah! c’est madame!... Madame va bien?... Il y a si longtemps qu’on n’a
pas vu madame!...

Cady répétait avec impatience.

--Dites-moi donc si monsieur est venu?...

La concierge secoua la tête.

--Monsieur?... Non, madame, non... Monsieur n’est pas venu depuis
madame... Mais, l’autre monsieur est revenu.

Fiévreuse, sans l’écouter, Cady demanda:

--Des lettres?... Il n’y a pas de lettres?... Rien?...

--Non, madame, aucune lettre... Madame n’a guère l’habitude d’en
recevoir ici...

Une sensation d’écroulement, d’effondrement envahissait Cady. Ainsi, ses
pressentiments l’avaient trompée, ses espoirs étaient déçus?... C’était
encore, toujours, la nuit, les ténèbres... Georges disparu à jamais de
son horizon... Oh! le retrouver!... Lui dire: «Je suis libre! je suis à
toi!»... Où aller? Que faire? Elle ne savait rien de lui, de sa vie
habituelle, de ses occupations, de ses fréquentations... Rosine
Derval?... Oui, elle avait songé à demander à l’artiste si celle-ci
savait où se trouvait le jeune homme... Mais Derval n’était pas à Paris,
les journaux avaient annoncé son départ pour Vienne, Budapest...

Fernande Voisin?... Ah! Cady la connaissait assez pour être certaine que
jamais elle n’avouerait cette amitié interlope. Eût-elle su où Georges
se réfugiait, elle ne l’eût pas dit... Par Marie-Annette et ses
multiples relations, peut-être serait-on parvenu à obtenir quelque
indication... Les de Montaux étaient à Biarritz!...

La voix insistante de la concierge finit par arriver jusqu’à sa
compréhension.

--Comme je le disais à madame, l’autre monsieur... celui avec lequel
madame s’est disputée un jour--il a l’air bien comme il faut--il est
revenu plusieurs fois... Et dame! j’espère que madame ne se fâchera
pas... mais, comme madame avait oublié le jour du terme, et que le
gérant n’est pas conciliant... j’en avais dit un mot en l’air à ce
monsieur... et il a tenu à me verser la petite somme... Si madame veut
sa quittance, la voici...

L’esprit encore dans les nuages, fourrant le papier dans sa poche, Cady
fit un effort.

--Qu’est-ce que vous dites?... Ce monsieur a payé mon terme?... Quel
monsieur?

--Un grand maigre, un peu jaune de teint, que j’ai vu dans
l’appartement, un jour que madame m’avait sonnée... Mon Dieu, le dernier
jour que madame est venue.

Cady hocha la tête.

--Oui, je sais.

Deber!... Maurice Deber la poursuivait encore!...

Le fils de la concierge se faufilait dans la loge.

--Maman... C’est le cocher qui demande s’il faut décharger les bagages.

Cady sursauta. Ah! oui, Joséphine... les malles... Elle donna brièvement
des ordres.

--Madame Mortier, trouvez, s’il vous plaît, quelqu’un pour monter trois
malles assez lourdes...

Et elle alla chercher Joséphine, de plus en plus intriguée, mais qui
demeurait discrètement muette.

A la vue de l’appartement, la stupéfaction de la femme de chambre ne
connut plus de bornes, bien qu’elle n’en manifestât rien; et Cady,
préoccupée, ne songea point à s’inquiéter de ses pensées.

--Tenez, fit-elle en désignant la chambre arabe, je pense que vous
pourrez vous arranger un lit ici... Et puis tâchez de caser mes affaires
comme vous l’entendrez.

Joséphine demanda d’un ton mesuré:

--Alors, madame, c’est ici que nous resterons pour le moment?...

--Oui, répondit Cady laconiquement. Vous saurez nous faire à manger?...

Joséphine, qui avait déjà jeté un coup d’œil sur l’extraordinaire petite
cuisine, affirma avec bonne humeur:

--Oh! pour sûr, madame!... Madame n’est pas difficile... D’ailleurs, il
y a des restaurateurs dans le quartier...

--La concierge est très complaisante, demandez-lui tous les
renseignements et les services dont vous aurez besoin.

--Que madame ne se tourmente de rien, je me débrouillerai! s’écria la
soubrette enchantée de la tournure que prenait l’aventure.

Cady se détira.

--Que je suis lasse!...

Joséphine proposa:

--Madame veut-elle prendre un bon bain? J’ai vu qu’il y a tout ce qu’il
faut... Puis, je lui servirai une tasse de thé et un petit pâté... Je
courrai faire les emplettes pendant que madame sera dans l’eau...
Ensuite, madame se couchera et surveillera mes arrangements de son lit,
ça la distraira... C’est si gentil, ici, et on va si bien s’installer!

Cady acquiesça:

--Vous m’apporterez aussi des gâteaux et des fleurs... ce que vous
pourrez trouver... Prenez de l’argent dans mon sac...

--Inutile, madame! fit Joséphine en souriant mystérieusement, monsieur
m’en a donné.

--Ah! fit Cady indifférente, sans approfondir qui était «monsieur».

Deux heures plus tard, elle s’assoupissait doucement, bercée par le
bavardage câlin et obséquieux de la femme de chambre, qui avait déjà
dressé son lit et disposé des porte-manteaux dans la chambre arabe
transformée en penderie pour les toilettes de Cady.

La découverte d’une pile de chemises dans la petite commode laquée fit
sourire Joséphine, qui murmura:

--Ce que je les ai cherchées, celles-là!... et ce que j’ai attrapé la
pauvre blanchisseuse!

Puis elle se glissa sans bruit hors de l’appartement et descendit à la
loge, où elle conversa jusqu’à minuit, s’instruisant, reconstituant
toute l’histoire secrète de sa patronne, achevant de se faire une idée
nette de la marche à suivre pour obtenir elle-même le plus d’avantages
possible en ce drame où le hasard allait lui faire jouer un rôle obscur,
mais prépondérant.

La venue, le lendemain matin, de Maurice Deber, immédiatement prévenu
par la concierge du retour de Cady, orienta définitivement Joséphine,
qui le reçut en l’absence de la jeune femme.

Renaudin, il n’en fallait plus!... Vite, le divorce, et qu’on s’asseye
dessus!... Laumière?... Peuh! en résumé, vieux garçon passablement
rapiat, point désirable... Maurice Deber, c’était la bonne affaire!...
Pincé à fond, millionnaire, et voulant le mariage... Ah! sans compter
les profits immédiats, quelle situation se ferait une femme de chambre
intelligente dans la maison, auprès de Cady indolente, fainéante, et du
patron reconnaissant!... Oui, il fallait que Cady divorçât et qu’elle
épousât Deber...

Il y aurait peut-être du tirage, mais ça se ferait!...

Et, en conséquence de cette décision, Joséphine, après avoir mis Maurice
Deber au courant des faits survenus, avec tact, prudence, précaution et
réticences, négligea d’écrire à Jacques Laumière l’adresse de leur
retraite.

«Il sera toujours temps de lui faire cracher d’autre monnaie s’il y a
lieu, conclut-elle, mais il ne faut surtout pas qu’il vienne nous
embêter ici, non plus que le mari!...»

Pendant qu’en secret Joséphine s’entretenait avec Maurice Deber, Cady,
bien loin de se douter de la visite du colonial, prête de bonne heure,
reposée, et dans un heureux état d’esprit, se présentait chez Félix
Argatte. C’était le jour de réception du jeune avocat, elle dut
attendre; puis, elle fut introduite dans son cabinet.

Il lui tendit les deux mains avec élan.

--La bonne surprise!...

Sans même s’asseoir, en quelques mots, avec cette précision familière et
pittoresque dont elle avait le secret, elle lui apprit les événements.

--Voilà... Je suis ici toute seule. Hier, Victor m’a pincée... attitude
coupable... avec Jacques Laumière. Il ne veut rien savoir. C’est le
divorce, j’en suis enchantée... Comment faut-il bâcler cela pour que ce
soit très vite fini?

Félix se laissa tomber sur son fauteuil de bureau.

--Non, mais, vous me cassez les bras et les jambes!... Sapristi de
Cady!... Vous en avez toujours de nouvelles, vous!...

Elle s’assit en riant.

--Ah! mon Dieu, que de chichis!... Vous, un homme du métier, vous ne
pouvez pas me dire simplement le truc?...

Il s’installa.

--Racontez-moi tout.

Elle s’étonna:

--Quoi, tout?... Je n’ai rien de plus à vous apprendre... il n’y a rien
d’autre.

Il répliqua, un peu froissé:

--Oh! si vous voulez faire des cachotteries avec moi!...

--Du tout!... Argatte, vous savez bien que je vous aime beaucoup... J’ai
en vous une confiance absolue... Voyez, je suis venue à vous tout de
suite, et je vous ai toujours parlé franchement.

Il s’adoucit.

--C’est ce qu’il m’avait semblé... Mais pourquoi aujourd’hui ce mutisme,
quand il faut précisément que je sois au courant à fond... Car enfin, le
divorce, c’est très bien de le réclamer, mais ça ne s’obtient pas comme
cela!...

--Oh! si, j’ai tous les torts! s’écria-t-elle ingénument.

--Bigre!... Eh bien, il faut se garder de le dire! s’écria Argatte
interloqué.

Elle balança la tête.

--Parce que le divorce serait prononcé contre moi?... Dame! je ne vois
pas trop comment cela pourrait être autrement?... On ne peut tout de
même pas coller des méfaits à ce pauvre Victor!...

Argatte questionna avec une curiosité qui n’était certainement pas
exclusivement professionnelle.

--Donc, le flagrant délit, indéniable?

--Naturellement.

--La nuit?

--Non, hier, à Nieulles, dans l’après-midi.

Il resta saisi.

--Diable!... hier seulement!... Alors, c’est tout chaud?...

Puis, avec une certaine hostilité:

--Où cela? dans votre chambre?... Au lit?...

--Mais non... Tenez, j’aime mieux vous dire, vous imagineriez des choses
stupides... Nous étions dehors, sous la véranda... Jacques devait faire
mon portrait, il avait pris un croquis, nous étions un peu énervés...
Victor est sorti.--Oh! je reconnais que nous avons été idiots, nous
savions qu’il serait à peine dix minutes absent!--Donc, une idée a pris
à Jacques, il s’est approché de moi, il m’a embrassée, et juste à ce
moment, Victor est rentré... Il a poussé un cri... un cri que j’entends
encore, qui me fait mal quand j’y pense... et, il s’est sauvé en disant
qu’il ne voulait plus me revoir... J’ai plaqué Jacques, et je suis venue
à Paris.

Très déçu, refroidi, Argatte fit un geste.

--Un baiser?... Mais alors, il n’y a pas de quoi fouetter un chat!... Il
vous a embrassé cent fois, Laumière, et devant votre mari...

--Oui, justement... devant Victor, ça n’avait aucune importance, mais
seuls!... Et puis, il y a la manière... Non, croyez-moi, il n’y a pas à
discuter, Victor ne pouvait douter... et ce serait grotesque de nier...

--Et, vous savez qu’il accepte le divorce?

--Je ne sais rien du tout... Dans le fond, je crois qu’il ne sait pas ce
qu’il veut... Il a filé comme une bête blessée à mort... C’était affreux
de le voir.

Argatte remarqua, ironique.

--Pourtant, vous n’avez pas l’air plus remuée que cela!

--D’abord, ce que j’ai l’air de ressentir, et ce que je ressens, ça fait
deux... Ensuite, cela dépend des moments... A une minute, j’ai du vrai
chagrin, et puis à d’autres, ça s’envole... Hier, quand j’ai vu sa
figure décomposée, son épouvante devant nous... j’ai souffert... Mon
Dieu, j’ai presque autant souffert que lui, à ma manière...

--Et aujourd’hui, vous blaguez.

Elle eut un geste évasif.

--J’ai d’autres sujets de souffrance... Alors, ça contre-balance.
D’ailleurs, je m’empêche de penser à Victor.

Argatte la considéra profondément.

--Cady, vous avez tout à fait oublié le petit gigolo, j’espère?

Elle releva les yeux sur lui, avouant avec hardiesse.

--Moi?... C’est pour le retrouver que je souhaite le divorce; ce n’est
pourtant pas malin de le deviner.

L’avocat poussa une exclamation de colère et de découragement.

--Ah! nous voilà bien!... Dans ce cas, ma chère amie, ne comptez pas sur
moi pour vous aider.

Elle ne s’émut pas le moins du monde.

--Mais si, je compte sur vous... Allons, Argatte, ne faites pas le
méchant.

--Je vous affirme que je vais m’employer de mon mieux pour vous
raccommoder avec votre mari!... C’est la seule chose que vous ayez à
faire.

Elle ne dit mot, le regarda singulièrement, les yeux brillants; et, se
levant tout à coup, elle vint d’un geste souple s’asseoir sur le bras du
fauteuil d’Argatte, entourant le cou du jeune homme de ses bras, et
cherchant ses lèvres, d’un mouvement doux, gentil, furtif.

Il tenta de se dégager.

--Cady!

Mais au contact de cette bouche, il perdit la tête, étreignit violemment
le jeune corps mince qui s’abandonnait, et prit un baiser furieux...

Elle se redressa, s’éloigna, avec un petit sourire de triomphe. Encore
tremblant, bouleversé par une émotion sensuelle qu’il n’aurait pu
comparer à aucune de celles éprouvées jusqu’alors, et qui le laissait
inassouvi, désorienté, plutôt irrité, il essaya de rire.

--Mâtin!... Si c’est un baiser de cet ordre-là que votre mari a surpris,
je ne m’étonne plus!...

Cady revenait s’asseoir en face de lui, bien sage.

--Qu’est-ce que je dois faire, pour le divorce?

Les yeux sur elle, pensant à tout autre chose, il répondit:

--Mais, d’abord, il faut interroger monsieur Renaudin.

Elle se rebiffa.

--Pas moi, toujours! je ne veux pas le revoir.

Il sourit fugitivement, passant la main sur son front, qu’une migraine
subite venait tenailler.

--Naturellement non, pas vous... J’y passerai, c’est le plus simple.

Cady leva le doigt.

--Ne vous avisez pas d’être rosse et bête!... Ne vous fourrez pas en
tête de replâtrer... C’est cassé, et maintenant, rien ne me fera revenir
à lui... Je vous jure, je ne pourrais pas!...

Il grommela, bourru.

--Bon, bon, c’est entendu... Je me bornerai à lui demander ses
intentions, sans parler des vôtres, c’est préférable à tous points de
vue... Puis, suivant ce qu’il aura répondu, nous constituerons avoué et
nous adopterons une marche.

Elle hocha la tête, désappointée.

--Oh! là là! tout cela va être d’un long!...

Il répliqua avec une sorte d’aigreur:

--Tiens donc!... Vous en avez pour un an ou dix-huit mois!... On ne
divorce pas comme on change de chemise, ce serait trop commode!...

Elle repartit avec vivacité:

--Pardi! on a pourtant accepté de me marier en six semaines!... et je
n’avais pas vingt ans!... Ça pourrait être le même tarif... Je pense que
le premier acte est plus important pour une jeune fille que le second!

Il haussa les épaules.

--Vous faites du féminisme, Cady!

--Non, je vous réponds.

Il se leva, prit une cigarette, l’alluma, et se mit à arpenter la pièce
en fumant.

--Ah! Cady! Cady!... Je me demande où vous irez!... Je ne vois pas votre
destinée, vous savez!...

Elle réfléchissait, comptait sur ses doigts.

--C’est des blagues que vous m’avez racontées... J’ai vu des gens
divorcer en moins de six mois, et encore ils n’étaient pas pressés comme
moi.

Argatte reconnut.

--Ça dépend beaucoup des relations... Il est évident que si votre mari y
met de la bonne volonté, cela peut être emballé.

Elle sourit victorieusement.

--Quand je le disais!

Il s’écria tout à coup:

--Où êtes-vous descendue à Paris?... J’espère que vous n’êtes pas allée
chez Laumière?... Ou bien, nous serions propres!...

--Je suis chez moi.

Il la regarda, incertain.

--Chez vous... quai du Louvre?

--Non... passage Porsin.

Et comme il demeurait muet, attendant une explication, elle ajouta:

--C’est un petit appartement que personne ne connaît... Je l’ai depuis
six mois environ.

Il leva les bras.

--Une garçonnière, nom d’un chien!... Et c’est là que vous comptez élire
domicile?... C’est tout à fait impossible!

Elle cria, impatientée.

--Ah! zut!... Si tout est si difficile, alors je ne fais rien que ce qui
me conviendra!... Après tout, je m’en fiche d’être divorcée
légalement!... Victor ne m’enverra pas les gendarmes pour me ramener!...
Et s’il les envoyait, eh bien, ce serait une cause, alors!... une injure
grave qu’il me ferait, je suppose!...

Argatte ne put s’empêcher de rire.

--Mes compliments sur vos notions de droit, chère amie!...

Et, changeant de ton:

--Vous aviez loué sous votre nom?

--Non.

--Sous celui de... du petit?

--Pas plus.

--Mais il y venait?

--Je pense!... Presque tous les jours jusqu’en juillet.

--On vous avait loué sans difficulté?

--Aucune... J’avais dit: «Mme Martin», sans autre explication... Je
suppose que ni la concierge ni le gérant n’étaient dupes, mais comme je
suis une locataire tranquille et que je paie d’avance...

Elle pouffa subitement, au souvenir de Maurice Deber et de la dernière
quittance réglée par le colonial.

Argatte récapitulait, absolument navré.

--Oh! c’est exquis... faux nom... rendez-vous multiples... avec un
chenapan avéré... Lors de l’enquête, nous serons frais...

Cady haussa les épaules.

--Allons, j’irai autre part quand il le faudra... En ce moment, ça n’a
pas d’importance... On n’a pas besoin de dire que j’ai quitté Nieulles.

--C’est encore mieux!... Cohabitation avec le complice...

--Mais non, voyons!... La maison est louée par Victor... Je suis censée
chez mon mari.

Il se résigna.

--Je puis toujours faire les premières démarches, nous aviserons
ensuite... Mais le lieu de refuge classique, je dois vous dire que c’est
chez votre mère.

Cady éclata de rire.

--Argatte!... regardez-moi bien en face en proférant cela!... Vous me
voyez rappliquant chez maman en l’occurrence!...

Il rit.

--Le fait est que Mme Darquet va entrer en un de ces courroux!

--J’aime «courroux»!

Argatte fit un geste.

--Cela lui va... Cela a de l’ampleur... On n’imagine pas Mme Cyprien
Darquet en colère, prononçant des paroles vulgaires comme le commun des
mortels... Dans les instants de passion, elle s’exprimerait en
alexandrins que ça n’étonnerait pas, au premier abord.

--Ah! mon pauvre coco! elle n’a pas tant de littérature que cela,
allez!... Si vous l’aviez entendu, le jour où nous avons filé de la
Brolière!... Elle m’a attrapée salement... et ça n’avait rien de
grandiose, je vous jure!...

Il s’assit sur le bras d’un fauteuil, questionnant curieusement, car il
adorait les potins mondains.

--Contez-moi donc cela?... Je n’ai su que très vaguement les
histoires... la cause du duel Montaux-Deber.

Alors, en riant, avec des mots drôles, cinglants, parfois gentiment
attendrie, elle détailla l’intrusion de Maurice Deber chez
Marie-Annette, la fureur du colonial, l’attitude crâne et comique de
l’ancien officier de dragons; puis, la scène conjugale, ses impressions
à elle lorsque, le lendemain, à l’aube, Renaudin était entré dans sa
chambre, «sachant tout», et que, grâce à un tour de force inouï, une
demi-heure plus tard, il avait tout oublié, il repoussait toutes les
hypothèses.

Argatte hochait la tête avec un blâme.

--Vous n’en êtes que plus impardonnable de vous être si sottement laissé
surprendre l’autre jour, et surtout, avec un type comme Renaudin, de
renoncer à le convaincre une seconde fois de votre innocence...

Elle l’interrompit.

--Que voulez-vous, je ne peux plus! Oui, oui, on va, on va, on ment
comme un ange, ça marche tout seul... puis, il arrive un moment où cela
écœure!...

Il lui jeta un coup d’œil incisif.

--On change de méthode... On avoue tout... Il est de ceux qui
pardonnent... et qui, souvent, n’en aiment que mieux ensuite.

Elle fit un geste, et dit avec un accent impayable:

--Jolie perspective!... C’est facile à préconiser pour ceux qui ne sont
pas de service!...

Il la saisit brusquement, avec un rire énervé, et la renversa sur son
bras, couvrant son visage de baisers.

--Petite rosse!...

Mais un coup discrètement frappé à la porte les fit se séparer vivement.
Le garçon de bureau entra, remit une carte à l’avocat, et se retira.
Argatte jeta un coup d’œil sur le carton, et fit une grimace d’ennui.

--Oh! la barbe!

--Il faut que je m’en aille? demanda Cady.

--Eh oui! soupira-t-il. Revenez demain matin, j’aurai vu Renaudin cet
après-midi, et nous causerons sérieusement.

Elle posa ses mains sur les épaules du jeune homme.

--Ce soir... si vous veniez passage Porsin? demanda-t-elle, câline.

Il se défendit avec une certaine brusquerie.

--Non, non, il ne faut pas!... En ce moment, nous ne devons songer qu’à
vous tirer le mieux possible de ce mauvais pas... Vous rigolez comme une
gosse que vous êtes, mais c’est plus grave que vous ne pensez.

Elle rit insoucieusement.

--Alors, à demain matin, mon cher avocat!




X


Préoccupée, mécontente, Joséphine insistait, tournaillant autour du lit
de Cady.

--Si, madame, il faut vous lever... Ça n’a pas de bon sens, vous allez
tomber malade!... Il n’y a guère d’air ici... Laissez-moi vous habiller,
mangez un petit peu, et allez faire un tour dehors.

Cady ouvrit les yeux, se détira, et dit mollement:

--Oui... Quelle heure est-il?

Joséphine bougonna.

--Une heure ridicule pour être sous les draps... deux heures!...

Elle savait que Maurice Deber se présenterait à trois heures, et elle
enrageait de ne pouvoir tirer la jeune femme de cette couche.

«Je ne peux tout de même pas le faire entrer pendant qu’elle est au
pieu!» pensait-elle, dépitée.

Cady se souleva, réfléchit, et décida.

--Eh bien, oui, je vais me lever.

Une quinzaine affreuse pour elle venait de s’écouler. Le soir même de
son entrevue avec Félix Argatte, l’avocat lui envoyait un télégramme lui
apprenant qu’il n’avait pu joindre Renaudin, parti de Paris pour une
destination inconnue.

«Ne venez pas demain, ajoutait-il, j’ai écrit à votre mari, sans doute
on lui fera parvenir ma lettre, et dès que j’aurai du nouveau, je vous
avertirai.»

Et l’attente exaspérante, dans l’inaction, dans l’incertitude, commença,
se prolongea...

Elle avait essayé inutilement de sortir, de se distraire; tout
l’ennuyait, tout lui était odieux, à présent que la conviction lui était
imposée que Georges était bien loin, ne reviendrait pas, ramené à elle
par des forces obscures qui refusaient de se manifester.

La chaleur excessive, la poussière, le manque d’air des rues, des
jardins desséchés, et, plus encore que tout, le sentiment pénible,
inhabituel de son isolement dans un Paris étranger, indifférent, lui
étaient intolérables. Elle préférait encore le séjour dans le petit
appartement familier, imprégné de souvenirs, que sa situation retirée
laissait dans une ombre discrète et une fraîcheur relative.

Elle avait fini par ne presque plus bouger de cet étroit espace,
sommeillant la plus grande partie du temps, refusant la plupart des mets
que Joséphine lui offrait, subissant en silence la foule des pensées,
des réflexions, des sentiments contradictoires, complexes, qui
affluaient en elle.

Deux fois déjà, en cachette, Joséphine s’était entretenue avec Maurice
Deber, modérant l’impatience de celui-ci, refusant de l’introduire près
de la jeune femme.

--Pas encore, cela gâterait tout... Elle serait furieuse.

Quelques jours auparavant, Cady était retournée chez Argatte. Il n’avait
pu que lui confirmer le silence de Renaudin. Silence parfaitement
volontaire, car l’avocat s’était assuré que la correspondance était bien
renvoyée au juge. Il avait écrit de nouveau, de façon plus pressante
encore que la première fois. On n’avait qu’à prendre patience et
attendre.

Cady était rentrée brisée, découragée et n’était plus sortie de sa
retraite.

Enfin, la jugeant «à point», la femme de chambre avait envoyé un mot à
Deber, le convoquant pour le lendemain, à trois heures.

Cady achevait de grignoter quelques biscuits trempés dans du chocolat
lorsque la sonnette électrique retentit.

Elle pâlit, ses lèvres murmurèrent: «Victor!» Elle oubliait que Renaudin
ne pouvait qu’ignorer le lieu de sa retraite.

Et elle était maintenant si persuadée qu’elle ne reverrait plus Georges
qu’elle n’avait même pas songé à lui.

Joséphine avait couru ouvrir sans attendre les ordres de sa maîtresse.
Elle s’effaça et, refermant la porte, annonça d’une voix
discrète--disparaissant aussitôt dans la pièce voisine:

--M. Maurice Deber.

Cady leva les yeux sur le visiteur, trop surprise pour qu’aucun autre
sentiment la dominât.

Il se courbait, ému, suppliant, la voix humble:

--Je vous en prie, ne me chassez pas... Écoutez-moi. J’ai bien changé,
je ne vous offenserai pas.

Elle le contemplait, sans colère.

--Qu’avez-vous à me dire?

Il se glissa sur un siège, près d’elle.

--Je ne sais plus, murmura-t-il, éperdu.

Elle était frappée de son amaigrissement, de sa pâleur. Elle se rappela
sa blessure, et dit, avec l’ombre d’une curiosité, où l’on ne démêlait
pas plus de pitié que de satisfaction rancunière.

--Vous avez beaucoup souffert?... Le coup d’épée?

Il fit un geste d’indifférence.

--Est-ce que je m’en souviens!... Cady, il n’y a pour moi qu’une
souffrance... Oh! celle-là, cuisante, intolérable!... l’idée que vous
êtes malheureuse, abandonnée... et que je ne puis vous venir en aide...
de tout mon cœur, de tout mon dévouement...

Elle se renversa sur les coussins du petit canapé de rotin, le regardant
avec un étonnement croissant.

--Comme vous êtes radouci!... Je ne vous reconnais plus...

Autour d’eux, le silence était absolu. Les plantes vertes dressaient
sous les vitres du plafond leurs hautes palmes, répandant une odeur
fraîche de verdure humide. De la place où ils se trouvaient, on ne
pouvait pas apercevoir l’intimité de la chambre et du lit. Sur la table,
encore encombrée du léger déjeuner de Cady, de merveilleuses roses pâles
s’épanouissaient, beaucoup plus belles que celles que Joséphine se
procurait habituellement. La jeune femme eut une subite intuition.

--C’est vous qui m’avez envoyé ces fleurs?...

Il s’inclina, murmurant d’une voix tremblante:

--Je les ai apportées ce matin... Tous les jours, en me cachant, je suis
venu prendre de vos nouvelles... Pendant de longues heures, j’ai erré
autour d’ici...

Elle répondit, les paupières baissées, comme involontairement:

--Il fallait entrer.

Un silence plein de trouble régna.

Cady reprit, au bout de quelques instants:

--Vous avez su ce qui s’est passé à Nieulles?... Mon projet de
divorce?...

Deber essayait de dominer son émotion, de parler avec calme.

--Oui, j’ai causé avec Argatte... Je pensais bien que vous seriez allée
le consulter...

Cady s’étonna.

--Tiens, il ne m’en a rien dit!

--Je l’avais prié de ne pas vous en parler.

Elle remarqua, avec un peu d’amertume:

--Comme l’on s’entend bien, pour me mentir!... Vous, cela ne me surprend
pas... mais je croyais Argatte plus franc!...

Il reprit vivement:

--Je sais où s’est réfugié Renaudin... Il est à Montreux. J’en ai avisé
Argatte, qui lui a écrit de nouveau ce matin. Du reste, il n’est pas
nécessaire d’attendre sa réponse... Vous pouvez, dès à présent, vous
mettre en relations avec un avoué... Si vous n’avez pas de préférence,
je vous recommanderai Sylvestre Claudin, un homme sérieux et
consciencieux, dont l’autorité est incontestée...

Cady le considérait en souriant froidement:

--Vous êtes bien pressé de me voir divorcer!... Vous êtes tenace, et
rien ne vous rebute... A mesure que le vide se fait autour de moi, vous
vous rapprochez... Dites-moi donc, Deber... je croyais votre famille
passablement cléricale... Est-ce qu’elle vous autoriserait à épouser une
femme divorcée?...

--Est-ce que je pense à cela en ce moment? s’écria-t-il. Je voudrais
vous secourir, soulager votre peine!... Je voudrais que vous puissiez
vous éloigner de tout ce qui vous a été néfaste... vous refaire une
autre existence... près ou loin de moi... peu importe, pourvu que vous y
appreniez enfin le vrai bonheur de la vie saine, paisible, honnête,
dépourvue d’agitations mauvaises...

Elle l’interrompit, avec une certaine ironie.

--Tiens! vous parlez comme Victor!... Savez-vous qu’il avait formé le
projet de m’emmener, de me faire rompre avec tous mes amis?... Vous
étiez du nombre, naturellement...

Deber s’écria avec impatience:

--Hé! laissez Renaudin!... Votre destinée est à jamais séparée de la
sienne, Dieu merci!

--Pas encore, il me semble.

--Cela ne peut tarder.

Elle haussa légèrement les épaules et resta silencieuse. Deber reprit,
plus doucement, avec émotion:

--Je voudrais vous dire... Vous ne devez pas rester ici... Ce lieu n’est
pas décent en votre situation... D’ailleurs, ce n’est pas sain, votre
santé ne résisterait pas à cette claustration... Vous êtes changée...
J’en suis douloureusement frappé... Alors, permettez-moi de vous
indiquer... de vous offrir...

Elle dit, narquoise:

--Quoi?... l’hospitalité chez vous?... Ce serait, en effet, on ne peut
plus convenable.

Il la considéra avec une expression de tendresse soumise qu’elle ne lui
avait encore jamais vue, qu’elle croyait incompatible avec son masque
violent.

--Ne plaisantez pas, Cady, tout cela est si sérieux, si triste... et,
vous-même, vous êtes si atteinte, malgré que vous ne consentiez pas à le
reconnaître!... Voici ce que je vous propose... En ce moment, ma
famille, ma mère, mes deux sœurs et l’aînée de mes nièces sont en
Bretagne, au bord de la mer, dans un lieu retiré, calme et charmant...
Elles seraient heureuses de vous recevoir, de vous garder parmi elles...
Il va sans dire que je ne paraîtrais même pas là-bas, pendant tout le
temps que vous y resteriez...

Cady ne le quittait pas des yeux, pleine d’étonnement.

--Moi, dans votre famille?... Mais je ne connais ni votre mère ni vos
sœurs.

--Elles, elles vous connaissent, elles vous aiment...

--Bah?... leur auriez-vous raconté toute mon histoire?...

Il répondit, grave:

--Toute? Certes non... Il y a des choses que, dans l’avenir, nous
devrons oublier, vous et moi... Donc, nul ne doit les apprendre... J’ai
dit aux miens que le désaccord, que les malentendus profonds survenus
entre vous et votre mari avaient rendu un divorce nécessaire. On sait
que votre mère vous désapprouve, et l’on comprend qu’il vous faut un
foyer irréprochable et sympathique pour y attendre, à l’abri, les
événements... Je vous répète que vous serez accueillie, là-bas, avec
joie et affection... Vous disiez tout à l’heure que ma famille était
cléricale... c’est une erreur complète... Jamais l’ombre d’une bigoterie
n’y a régné, et mes sœurs sont plutôt des pratiquantes tièdes... Sans
doute, ma vieille mère est pieuse; elle a peut-être au fond d’elle des
principes d’une autre époque, mais elle aime assez ses enfants pour que
ses idées se soient modifiées au contact des leurs, plus modernes, et
qu’elle adopte sans discussion, sans chagrin, même lorsqu’elle ne les
comprend pas tout à fait... Chez nous, la religion est aussi large
qu’éclairée... On est trop honnête pour n’être pas d’une tolérance
extrême... Ma sœur aînée, je vous le dis franchement, est trop
complètement absorbée par l’amour qu’elle porte à ses filles et à ses
petits-enfants pour éprouver envers vous autre chose qu’une sympathie
sincère, dévouée à l’occasion... mais, en somme, banale. Je suis assuré
que vous trouverez au contraire en Denise, la cadette, une affection
vive, militante... Elle était à mon chevet dernièrement; nous avons
longuement causé de vous, pendant ma convalescence; je puis vous
certifier que vous possédez en elle une réelle amie... Je vous
confierais à elle avec soulagement, certain du bien, de la paix qu’elle
apporterait en vous. Et ne croyez pas qu’elle soit austère, morose ou
pédante... C’est la simplicité, la gaieté, l’indulgence mêmes... Ajoutez
que son âge, trente-sept ans bientôt, en fait pour vous à la fois une
sœur très aînée et une mère très jeune.

Cady l’écoutait, absorbée. Il vit que des larmes paraissaient sous ses
cils baissés. Il s’écria:

--Vous êtes émue, Cady, vous acceptez?

Elle releva sur lui ses yeux pleins de larmes et secoua la tête
négativement:

--Non!

Il prit sa main.

--Pourquoi pleurez-vous?

Elle tamponna ses paupières de son mouchoir.

--Parce que, dit-elle simplement, avec une expression de chagrin discret
et profond qui le bouleversa, moi aussi, j’ai pourtant une mère et une
sœur!...

Ils demeurèrent longtemps silencieux, sans qu’elle songeât à retirer sa
main de celle de Maurice. Il dit enfin, bas:

--Pauvre enfant!... Si jamais des erreurs, des fautes furent
compréhensibles, excusables, ce sont bien les vôtres!...

Elle se dégagea et se leva, avec soudain un air de préoccupation et de
lassitude.

--Adieu.

Il se leva aussi, acceptant ce congé docilement.

--Vous me permettrez de revenir demain?

Elle ne répondit pas. Il se pencha, prit ses deux mains, les réunit sous
ses lèvres, puis les laissa retomber et se retira.

--A bientôt.

Restée seule, Cady erra dans la chambre, irrésolue, désemparée, luttant
de plus en plus faiblement contre l’impulsion qui, graduellement,
l’envahissait; la possédait tout entière...

Enfin, vaincue, elle fit un geste et s’assit à son bureau, atteignit,
les mains tremblantes, du papier à lettres, un porte-plume...

Cependant, au moment d’écrire, sa tête se pencha, son buste se courba,
elle appuya son front sur son bras replié, et pleura, secouée de
sanglots profonds.

Mais cette émotion même, ce désarroi pour lancer l’appel suprême,
aggravaient encore en elle son sentiment d’abandon, son effroi et aussi
son aspiration aveugle, irrésistible vers la seule affection, vers
l’unique appui qu’elle eût toujours trouvé auprès d’elle, vers le
malheureux Renaudin qui l’avait fuie, au jour du désastre, mais qu’elle
ne pouvait croire implacable, qu’elle savait l’aimer encore. Sa pitié,
son pardon, elle en était bien certaine!...

Ah! sa solitude l’épouvantait!... Qu’il vînt!... Qu’il l’entourât de ses
bras! Qu’il lui fût permis de pleurer sur sa poitrine, qu’elle se sentît
à l’abri, défendue, protégée, adorée...

Elle se souleva, essuya ses pleurs, trempa la plume dans l’encrier et
écrivit. Elle ne cherchait point ses mots, s’inquiétait peu de
coordonner ses phrases. Elle appelait son ami, elle lui disait son
isolement, son besoin de lui, sa certitude de le ramener immédiatement à
elle... Elle ne faisait aucune allusion au passé qui, déjà, lui
paraissait très loin, oublié, presque effacé... Elle n’essayait ni
d’expliquer ni de mentir, ne parlait point de repentir, ni ne faisait de
promesses pour l’avenir. Elle disait qu’elle souffrait, qu’elle
souhaitait ardemment le retrouver, elle lui criait de se hâter...

Elle plia sa lettre sans la relire, l’enferma dans une enveloppe, mit
l’adresse du quai du Louvre, et appela sa femme de chambre.

--Joséphine... Portez cette lettre, non pas à l’adresse, mais à la
poste... Je ne veux pas que les concierges se doutent qu’elle vient de
moi... Vous mettrez un timbre de 25 centimes, parce qu’elle sera
réexpédiée à l’étranger.

La femme de chambre faillit jeter un cri de surprise en lisant
machinalement la suscription.

Victor Renaudin!... Cady écrivait au juge, à présent!... Et, avec cette
figure bouleversée, ces larmes mal essuyées, cet air d’enfant perdu!...
Quoi? c’était le raccommodement avec le «cocu»?... Ah! non, alors!...

Une rage bouillonnait en la bonne. Elle grimaça un sourire.

--Bien, madame, j’y vais de suite, fit-elle mielleusement.

Mais si Cady avait remarqué son geste brutal pour enfouir l’enveloppe
dans la pochette de son tablier, elle eût deviné que jamais cette
plainte de son cœur éperdu, de toute son âme en détresse n’arriverait
sous les yeux de celui qui la pleurait aussi là-bas, qui peut-être
attendait vainement un signe, un geste de l’enfant chérie...

Quelque chose d’instinctif la poussa néanmoins à rappeler la domestique.

--Joséphine!... rendez-moi la lettre... Je la porterai moi-même jusqu’au
bureau. Cela me fera prendre l’air...

Rien ne lui répondit; l’autre avait déjà disparu. Cady balança.
Sortirait-elle?... Une paresse insurmontable la saisit; elle retourna
s’étendre sur le lit, tourmentée en même temps d’une fièvre qui la
faisait s’agiter perpétuellement, mal à l’aise dans n’importe quelle
position, et d’une lassitude, d’un dégoût général qui ne fui
permettaient pas d’essayer de réagir. Lorsque Joséphine rentra, elle
l’interrogea avec anxiété.

--Vous avez porté ma lettre à la poste?

--Oui, madame, répondit la femme de chambre imperturbable.

Après avoir songé à remettre le papier à Maurice Deber, elle avait
préféré le détruire et l’avait précipité, déchiré en mille morceaux,
dans l’égout le plus proche. Qui sait si l’amoureux furieux n’eût pas
lâché quelque allusion qui l’aurait compromise, elle, auprès de Cady?...
A présent, pas de danger... la belle pouvait attendre sa réponse...
Jamais elle ne saurait que le poulet n’était point parvenu à son
adresse.




XI


Assise dans son petit lit, son corps débilité soutenu par des oreillers,
Cady, souriant faiblement, recommençait pour la dixième fois:

--Ainsi, j’ai été bien malade?... J’ai failli mourir, n’est-ce pas,
Denise?

La sœur de Maurice Deber secoua la tête et nia encore avec douceur, ses
yeux pleins de tendresse attachés sur la jeune femme.

--Mais non, pas du tout... Vous avez été très souffrante, simplement.

--Pourtant, dans ma mémoire, il y a un grand trou. Je vois le moment où
j’ai commencé à être mal... Puis, l’autre jour, où j’ai pu vous
entendre, causer... Entre ces deux instants, il s’est certainement
écoulé du temps... et je ne me rappelle rien.

--Vous étiez très faible, vous avez beaucoup dormi, dit Mlle Denise avec
réserve.

Cady secoua la tête.

--C’est-à-dire que j’ai dû avoir la fièvre et perdre connaissance.
Est-ce que j’ai eu du délire?

--Oh! jamais, s’empressa d’affirmer la vieille fille.

Cady se tut et regarda autour d’elle.

C’était une petite chambre, au fruste parquet non ciré, au plafond
traversé de poutres apparentes, peintes en blanc, aux murailles revêtues
d’un papier naïf et fané, représentant des bouquets de roses noués de
rubans bleus. Une commode, une armoire, une table de noyer la
meublaient, avec deux chaises de paille. Mlle Denise était assise dans
un fauteuil Voltaire en merisier rouge, tendu d’un affreux reps vert
bouteille. Par la fenêtre, aux vitrages de guipure relevés, on voyait un
ciel sombre, où les nuages couraient avec vélocité, et la ligne noire et
écumeuse d’une mer agitée.

Cady saisissait aussi des détails. On s’était efforcé de rendre chaude,
habitable, cette installation sommaire, bonne pour les beaux jours et
les baigneurs dispos.

Du feu de bois brûlait dans la cheminée pauvre, en plâtre écaillé et
fendu. Une épaisse couverture relevée devant la croisée pouvait se
rabattre sur les vitres et intercepter les terribles courants d’air
pendant la nuit. Une autre tenture garnissait la porte. Enfin, l’on
apercevait, replié, le lit de sangle sur lequel, infatigable,
affectueuse et patiente, Mlle Denise s’étendait chaque soir.

Cady s’étonna.

--Comme le temps est noir et triste!... Comme il paraît faire froid
dehors!... Pourtant, nous sommes encore en été...

Mlle Denise sourit, prononçant tranquillement:

--Plus tout à fait... Au bord de la mer, les beaux jours sont vite
passés.

--A quelle date sommes-nous? demanda Cady.

Son amie éluda la question.

--Voulez-vous prendre un peu de lait chaud?

Cady fit la grimace.

--Du thé, plutôt... je n’aime pas le lait chaud... Ça a goût d’étable.

Mlle Denise accorda.

--Très léger, alors... Vous l’aurez tout à l’heure.

Elle apprêta elle-même la boisson. Cady avala, sommeilla et, rouvrant
les yeux, recommença à interroger.

--Vous m’avez dit que votre mère, votre sœur, votre nièce et ses enfants
sont rentrés à Paris?... Je croyais qu’ils devaient passer tout
septembre ici?

--En effet... mais septembre est écoulé.

--Quoi! nous sommes en octobre? s’écria Cady avec surprise.

Mlle Denise hésita, craignant d’impressionner sa petite amie en disant
la vérité. Cependant, il faudrait toujours avouer!... Elle lança, le
plus insoucieusement qu’elle put:

--Nous sommes le 18 novembre, aujourd’hui.

Cady resta stupéfaite. Ainsi, il y avait deux mois qu’elle gisait
inerte, sans conscience!... Brusquement une gratitude, un remords
immense gonflèrent son cœur.

--Mon Dieu, Denise, murmura-t-elle. Si longtemps!... Et vous ne m’avez
pas quittée!... Vous m’avez soignée!... Vous avez tout abandonné pour
moi... une étrangère... moi... Cady!...

Et, trop faible encore pour supporter la moindre émotion, elle se laissa
retomber sur son oreiller, pâle comme une morte, la respiration coupée.
Mlle Denise, très alarmée, se précipita à son secours, mit des sels sous
ses narines, bassina son front avec de l’eau de Cologne.

Cady revenant à elle, la vieille fille se pencha, l’embrassa avec une
tendresse émue, grondant doucement.

--Que vous êtes absurde, petite enfant, de vous émotionner pour si
peu!... Allons, chut! soyez sage! ne parlez pas, ne pensez pas...
Reposez-vous... Fermez vos beaux yeux et dormez.

Les paupières closes, l’esprit un peu en désordre, Cady rappelait
laborieusement ses souvenirs, obtenant des images, des impressions, sans
complète cohésion. Le temps qu’elle avait passé, cloîtrée dans le petit
appartement du passage Porsin, lui apparut long comme un siècle; tandis
qu’elle attendait vainement, chaque jour, chaque heure, chaque minute,
la réponse de Renaudin à son appel désespéré... Puis, brusquement, en
s’éveillant, un matin, elle avait compris que c’était fini, que Victor
l’abandonnait, qu’elle était irrévocablement seule dans la vie.

Quant à Jacques Laumière, elle n’aurait su dire pourquoi tous les liens
qui l’attachaient à lui avaient été brisés en elle à la minute où leur
baiser surpris avait foudroyé le malheureux mari.

Alors, l’offre de Maurice Deber d’accepter l’hospitalité de sa
famille--du reste patiemment, sournoisement répétée autour d’elle par
l’homme aussi bien que par la femme de chambre--lui avait paru la seule
solution actuelle possible.

Ensuite, sa pensée parcourait une foule confuse de banalités. Elle
apercevait des jours paisibles et monotones, dans le nouveau milieu où
elle avait été transportée...

Un coin de Bretagne rustique... la plage déserte, le beau soleil que
l’on eût dit plus pur et plus éclatant de n’éclairer que des solitudes,
les flâneries sous la tente; tandis qu’étendue sur le sable, elle
feignait de dormir afin d’éviter la conversation un peu fastidieuse de
la vieille Mme Deber, de sa fille aînée, de sa petite-fille, et les
criailleries des bébés de celle-ci...

De braves gens, ces parents de Maurice, aimables, point guindés ni
sentencieux, comme Cady l’avait craint, mais dont les propos sans
fantaisie, cheminant placidement toujours dans les mêmes ornières,
l’ennuyaient irrésistiblement.

Avec Denise, la sœur cadette du colonial, c’était autre chose. Bien que
la vieille fille ne s’éloignât pas sensiblement des sujets restreints et
terre à terre affectionnés par la famille, elle y apportait néanmoins un
esprit plus vivant, un charme personnel, à la fois grave et naïf. Son
intelligence, droite et ferme, avait aussi des côtés rêveurs qui la
sortaient de la banalité honorable de son entourage.

Cady s’était tout de suite sentie attirée sympathiquement vers Denise,
et vraiment, sans sa présence, le séjour dans cette station, sans
l’ombre de mondanité, la répétition de ces après-midi monotones, lui
eussent peut-être paru tout à fait insupportables.

De son côté, la vieille fille avait eu le cœur pris irrésistiblement par
cette enfant désemparée, dont, à mots couverts, avec les mille
réticences nécessaires, son frère lui avait conté la triste histoire.

Cady rouvrait les yeux.

--Denise, qu’est-ce que j’ai eu, au juste?

--Une bronchite, ma chérie.

--Heu!... très grave, alors?

Denise, protesta doucement.

--Mais non... Seulement, vous étiez fatiguée, le moral pas bon, alors la
maladie vous a plus fortement ébranlée que si vous vous étiez trouvée
dans un meilleur état général... Du reste, à présent, vous voilà tout à
fait bien, et il est convenu que, dès que ce ne sera pas imprudent de
voyager, nous partirons toutes deux pour le Midi...

Les yeux de Cady brillèrent fugitivement.

--Cela, c’est une bonne idée!... C’est vous qui l’avez eue?...

Elle hésita, craignant de déplaire à la jeune femme en parlant de son
frère.

--Moi, oui... et aussi Maurice.

--Ah!... il est venu ici?

Denise, qui ne voulait ni mentir ni avouer le séjour du colonial durant
les instants où Cady avait été en danger, dit vivement:

--Il a enlevé le consentement de ma mère, pour qu’elle me permette de
vous accompagner... Dame! C’est vrai que je ne suis plus une petite
fille... mais il n’est pas moins certain que c’est la première fois que
je quitte maman et que je voyage seule.

Cady eut un petit rire attendri, un peu confus.

--Je bouleverse tout dans votre famille, n’est-ce pas?

Denise la regarda longuement et reconnut, d’un ton sérieux et
affectueux, meilleur que les plus vives protestations:

--C’est vrai!

                   *       *       *       *       *

Quelques jours plus tard, le temps ayant changé, un beau soleil inondait
la petite chambre.

Connaissant le goût de Cady pour les fleurs, Mlle Denise avait empli une
jardinière de tout ce que le pays--de pauvre ressource--avait pu lui
fournir: deux pieds de géraniums encore assez abondamment fleuris, une
touffe d’héliotrope, des fougères ramassées au pied des haies et un
petit rosier du Bengale aux pétales pâles.

Comme Denise poussait la jardinière devant la fenêtre, Cady réclama,
attristée:

--Oh! laissez-moi ces fleurs! J’aime tant leur senteur fraîche!...

La vieille fille sourit.

--Eh bien! levez-vous, et venez les retrouver près de la croisée; le
soleil vous fera autant de bien qu’à elles.

Cady geignit:

--Je suis si lasse...

--Il faut, ordonna Mlle Denise. Ayez du courage, sans quoi les forces ne
vous reviendront pas pour notre voyage.

Elle ouvrit l’armoire et en tira un kimono de soie violette.

--J’ai fait ouater un de vos peignoirs, pour que vous n’ayez pas froid.

Un sourire vint aux lèvres de Cady à la vue du vêtement alourdi,
dépossédé de toute sa grâce souple primitive.

--Je vais avoir l’air de Bibendum, là-dedans!

Pourtant, elle sortit du lit, et, aidée de Mlle Denise, elle passa le
kimono. En chancelant, elle gagna, près de la fenêtre, le fauteuil que
Mlle Denise avait eu soin de garnir d’une chaude couverture.

--La tête me tourne, murmura-t-elle en fermant les yeux. Je ne suis plus
qu’un pauvre petit poulet à demi crevé.

D’ailleurs, elle ne tarda pas à recouvrer des forces et s’amusa à
fourrager dans les plantes, dont les feuilles, fraîchement arrosées,
brillaient sous les rayons du soleil. Dehors, à l’horizon, le ciel était
bleu, la mer verte, et, tout près, des barques passaient lentement,
sortant du port, leurs voiles brunes et blanches gonflées par la brise.

--Denise? appela-t-elle.

--Ma chérie?

--Cessez de toujours ranger, de toujours vous fatiguer. Venez vous
asseoir auprès de moi, et causons.

La vieille fille étira une dernière fois la courtepointe du lit que la
bonne venait de faire, épousseta la cheminée, empila des livres sur la
commode et s’installa devant Cady en souriant.

--Cela vous agace, que je remue perpétuellement, n’est-ce pas?

--Non... seulement j’ai de l’ennui de vous voir vous donner tant de
peine pour moi.

Mlle Denise fit un geste d’insouciance.

--Oh! j’ai l’habitude... Ne vous inquiétez pas de moi.

--Vous avez déjà soigné des malades?

--Sans doute... ma sœur, mes nièces... et, surtout, autrefois, mon
pauvre père... Il a vécu plus de dix ans paralysé.

--Quel âge aviez-vous alors?

--J’avais dix-sept ans quand il est tombé malade... et vingt-huit
lorsqu’il s’est éteint.

--Je parie que c’est la cause qui vous a empêchée de vous marier?

Elle répondit simplement:

--En effet... Il m’était impossible de quitter la maison. Germaine
venait de se marier, et maman n’aurait pas suffi à la tâche.

Et votre frère?

--Maurice avait ses études, sa carrière à suivre... Puis les hommes ne
servent à rien près des malades.

--Votre père vous savait-il gré de votre sacrifice?

--Oh, certes! il était si heureux de m’avoir!... Mais, je ne lui ai
jamais laissé soupçonner que ce fût un sacrifice, sans quoi sa joie eût
été gâtée.

Et, après un silence, elle ajouta en souriant:

--Du reste, c’était un sacrifice de peu d’importance.

--Vous croyez qu’on n’est pas heureux quand on se marie? demanda Cady.

Mlle Denise se défendit avec vivacité.

--Ce n’est pas du tout ce que j’entends!... Le mariage est le but
nécessaire de la plupart des existences... C’est là que se trouve le
vrai bonheur de la femme... Je voulais dire que toutes ne peuvent pas y
compter.

--Pourquoi?... les laides?... Mais, vous n’étiez pas laide, vous.

--Je ne pensais pas aux laides... Pour se marier, il n’est pas
indispensable d’être une beauté... Un mari aime en sa femme autre chose
que ses traits.

--Alors, qui sont celles qui ne doivent pas se marier?

Mlle Denise chercha ses mots, pour bien préciser sa pensée.

--Celles qui ont des devoirs dans leur famille, et qui y sont, pour
ainsi dire, en surplus. Tenez, pour que vous me compreniez, il faut que
je vous rappelle que chez nous on a conservé des principes surannés...
L’ancienne forme légale de la famille, qui était basée sur l’autorité
absolue du chef de la maison, et le droit d’aînesse, nous paraît la plus
belle, la plus forte qui soit... Et, bien entendu, sans nous insurger
contre les lois et les mœurs modernes, nous observons quand même un peu
l’ancienne règle... Maurice et Germaine, les deux aînés, sont destinés à
perpétuer, lui le nom, elle la race... Il est juste que tout,
matériellement et moralement, les favorise dans leur tâche... Moi, je
suis l’en-cas... l’enfant qui comble un vide si un malheur arrive... Si,
par bonheur, les aînés prospèrent, la cadette est du superflu... Le
hasard la servant, elle se bâtira peut-être un foyer modeste, mais elle
satisfera d’abord aux besoins de la famille... Tant pis si le temps
s’écoule durant cette besogne et si elle laisse passer l’heure de se
créer une existence personnelle... Il y aura toujours assez de devoirs
pour l’occuper autour du vieux foyer, et sa vie ne sera pas inutile...

                   *       *       *       *       *

Ce soir-là, toutes les fenêtres bien closes, le bruit de la mer agitée
n’arrivant plus qu’en un bourdonnement berceur, Cady regardait
distraitement les braises et les flammes du foyer, inactive, tandis que
sa compagne cousait activement, penchée sous la lampe. Soudain, Cady la
questionna:

--Denise?... Qu’est-ce que vous pensez du divorce?

La vieille fille répondit avec franchise:

--Ma chère petite, je suis d’un illogisme qui me stupéfie moi-même!...
Je l’ai en horreur, je ne l’admets en aucun cas... Et, cependant, pour
vous, il ne me choque aucunement; il me paraît naturel.

Cady l’examina longuement.

--Qu’est-ce que votre frère vous a dit des causes de mon divorce?

Mlle Denise rougit jusqu’à la racine de ses cheveux, encore châtains
bien que parsemés de quelques fils blancs.

--Je ne sais pas s’il m’a tout dit, fit-elle à voix basse. Il m’a dit ce
qu’il fallait pour que je vous aime, et que je vous plaigne.

Et, comme Cady allait parler, elle l’arrêta:

--Attendez!... J’ignore ce que vous vous disposiez à prononcer... Mais,
je vous en conjure, ne me confiez rien de votre vie passée...
Évidemment, telle que je suis, avec les idées de mon milieu, je la
blâmerais, et cela me ferait peut-être vous juger très faussement, car
tout me dit, tout me certifie que vous ne ressemblez en rien maintenant,
et que, plus tard, vous ressemblerez encore moins à celle que vous avez
probablement été... Ce que je veux voir en vous, et que j’aperçois
nettement, c’est votre être profond... Celui qui est indépendant de
l’existence que vous avez pu avoir et que les circonstances vous ont
sans doute imposée.

Cady resta longtemps silencieuse, son regard attaché sur Mlle Denise,
qui travaillait activement à son ouvrage de lingerie. Enfin, elle dit:

--Je me demande pourquoi existent des individus aussi inutiles que moi,
et qui n’ont même pas la satisfaction d’ignorer cette inutilité...

Denise releva les yeux sur elle avec étonnement.

--Inutile, vous?... Comment pouvez-vous prétendre cela?... D’abord, il
n’y a pas un être sur terre qui ne soit utile à quelque chose ou à
quelqu’un...

Cady hocha la tête mélancoliquement, un rappel aigu voilant
passagèrement son regard.

--Ah! peut-être étais-je nécessaire à un seul!... Mais tout m’en a
séparé à jamais...

La tête baissée, la vieille fille prononça avec timidité, car elle
comprenait qu’elle touchait à un secret douloureux.

--Je crois que vous faites erreur... Peut-être y avait-il un seul à qui
il vous plaisait d’être utile... Mais vous pouvez devenir également
l’âme, toute la vie d’autres, dont vous ne vous souciez pas... Et, si
vous vous tourniez vers ceux-là, votre tâche serait belle, vous ne
seriez certes pas inutile.

Bien que le soleil brillât ce jour-là et que la température fût
redevenue celle d’un bel après-midi d’automne, Cady, de plus en plus
morne et indifférente, avait obstinément refusé de sortir.

Après avoir vainement essayé de l’entraîner au dehors, Mlle Deber,
découragée, s’assit en silence à ses côtés, sans songer cette fois à
prendre son ouvrage.

--Denise, pourquoi me contemplez-vous avec cet air soucieux? demanda la
jeune femme au bout de quelques instants.

Mlle Deber ne répondit pas tout de suite.

--Parce que, dit-elle enfin, je suis attristée de voir que, si
physiquement vous allez tout à fait bien, au moral je ne sens en vous
aucune amélioration... Et je me désole, parce que je me reconnais trop
inhabile, trop ignorante, moi, pauvre vieille fille, qui n’ai jamais
côtoyé aucun drame, pour vous venir utilement en aide, pour vous dire
les mots qui vous consoleraient... pour vous donner l’appui qu’il vous
faudrait... Je vois que vous souffrez... Mais cette souffrance reste
pour moi dans les ténèbres.

Cady serra autour d’elle l’incommode kimono ouaté qui l’habillait, et
demeura pendant quelque temps muette, les yeux fixés sur le feu. Du bout
du pied, sans pitié pour ses pantoufles--chaussures confortables, mais
sans aucune élégance, achetées chez la mercière du lieu--elle faisait
rouler les braises du foyer.

Enfin, elle demanda inopinément, la voix émue:

--Pendant que j’étais très malade... vous êtes certaine que Victor...
que M. Renaudin n’a pas appris l’état réel où je me trouvais?...

Mlle Denise demeura interdite.

--M. Renaudin? balbutia-t-elle. Oh! bien entendu non, il n’a rien su...
Qui lui aurait dit?...

Cady ne répliqua rien. Un long moment de silence s’écoula. Enfin, Mlle
Denise, qui jetait parfois un coup d’œil furtif sur la jeune femme,
s’aperçut qu’elle pleurait, sans bruit, sans geste.

--Cady! ma chère Cady, qu’avez-vous s’écria-t-elle, pleine d’émoi.

Cady haussa les épaules.

--Ah! je suis absurde, je le sais bien... Que voulez-vous, c’est plus
fort que moi... Je ne peux pas me consoler de son abandon...

Mlle Denise la regardait fixement, les yeux élargis, sans comprendre.

Cady jeta, avec une légère impatience:

--Oui, oui, vous n’y êtes plus!... Je parle de mon mari, de Victor.

Mlle Denise laissa tomber son ouvrage et balbutia, véritablement
éperdue. Son âme simple, sans complications, s’effarait dès qu’une lueur
de celle de Cady lui apparaissait.

--Mon Dieu! vous l’aimez donc encore?

La jeune femme posa ses coudes sur ses genoux et, courbée, cacha son
visage dans ses mains.

--Non, je ne l’aime pas, je ne l’ai jamais aimé... Mais j’ai besoin de
lui, ou plutôt j’ai soif de son affection, de sa protection... Sans lui,
je me sens telle qu’un chien perdu... Je suis, vis-à-vis de lui, comme
l’animal envers un maître parfait... On l’aime d’un amour égoïste, qui
ne livre rien et reçoit tout... On l’aime parce qu’il vous défend, vous
choie, vous adore... On se laisse vivre à ses côtés, insoucieux de lui,
heureux parce qu’on ne lui donne que le bonheur de se dévouer, de vous
chérir... Quand il est là, on ne pense jamais à lui, il obsède
parfois... Lui parti, on n’existe plus.

Mlle Denise poussa un cri de détresse.

--Mais alors, si vous le regrettez, pourquoi divorcez-vous?

Cady gémit plaintivement.

--Parce qu’il ne peut plus supporter la souffrance de m’aimer!...

Mlle Denise fit un geste accablé.

--Ah! je ne comprends plus!...

Cady releva la tête.

--Parce que vous ne savez rien! fit-elle d’une voix brève. J’étais tout
dans la vie de Victor... Il me voyait d’abord au travers de son amour,
de ses illusions... Puis, les voiles ont eu beau tomber, il m’aimait
plus encore, telle que je lui apparaissais peu à peu... Il me pardonnait
tout... il acceptait de se leurrer... mais, le dernier coup a dépassé
ses forces... il a fui... il ne veut plus, il ne peut plus me revoir...
J’ai cru d’abord être joyeuse de ma liberté... et très vite, je n’ai
plus senti que l’abandon... J’ai écrit à Victor... Oh! il me connaît
trop bien pour ne pas m’avoir vue au travers de ces lignes comme si
j’avais été devant lui!... et, il ne m’a pas répondu!... lui!... lui!...

Le front assombri, les yeux attachés au sol, Mlle Denise demanda, la
voix tremblante:

--Cady... avez-vous été vraiment coupable?... ou seulement coquette...
imprudente?...

Mais, comme la jeune femme, perdue en une songerie, ne répondait point,
elle n’insista pas.




XII


Fraîche, vive, vêtue d’un élégant tailleur gris, un feutre noir mou
enfoncé sur ses cheveux qui resplendissaient sous le soleil méridional,
Cady traversa rapidement le jardinet de la villa, qui donnait sur le
boulevard longeant la mer, à Menton. Dans ses deux mains dégantées, elle
serrait le courrier très important ce matin-là, qu’elle venait de
recueillir dans la boîte de la grille.

Derrière les eucalyptus et les palmiers, deux persiennes du
rez-de-chaussée étaient encore closes. La jeune femme se récria en
riant.

--Denise!... Comment, Denise, vous dormez encore à cette heure-ci?... Ce
n’est pas possible, on me l’a changée!...

Joséphine, qui brossait une jupe sous la véranda, eut un rire discret.

--Mademoiselle a pris un bain, son thé, et elle s’est recouchée... elle
avait l’air si contente, elle paraissait se trouver si bien!... et comme
si c’était la première fois de sa vie que cela lui arrive de se
dorloter!... C’est à n’y pas croire... Des gens si riches, et qui se
donnent si peu de bon temps... et qui sont installés chez eux, pire que
des paysans... Si je disais à madame que, là-bas, à Loudéac, la bonne
m’a affirmé que la vieille Mme Deber fait sa toilette le matin avec une
serviette roulée autour de sa main qu’elle trempe dans un verre d’eau et
d’eau de Cologne!... Et on va aux bains publics deux fois l’an!...

La fenêtre s’ouvrait, Mlle Denise, enveloppée d’une robe de chambre en
flanelle grise, clignait des yeux, éblouie, s’excusait en souriant,
confuse.

--C’est abominable, affreux!... Je me perds dans les délices du
_farniente_ et de la paresse... Ah! Cady, vous m’avez débauchée!...

La jeune femme riait, renversant un peu la tête; l’ombre du chapeau
portait sur le haut de son visage, faisant plus lumineux ses beaux yeux
limpides.

--C’est cela, insultez-moi!... Et quelle injustice! Moi qui trotte
depuis ce matin à huit heures!... Il fait délicieux... Cela sent si bon
le sapin et le «fruit de mer»!

Elle s’était assise sur un banc, et triait lettres et journaux répandus
sur ses genoux, passant à mesure sa correspondance à Mlle Denise
toujours accoudée à la fenêtre.

Toutes deux déchirèrent des enveloppes. Sans cesser de parcourir lettres
et papiers, Cady bavardait, du même ton léger, enivrée d’air pur, de
soleil, du parfum des arbustes odorants et des fleurs.

Soudain Mlle Denise poussa un cri étouffé, et, toute pâle, s’accrocha à
la barre d’appui.

--Ah! Cady, Cady!...

La jeune femme lui jeta un impayable coup d’œil malicieux.

--Hé là!... Ne prenez pas mal!--comme disait mon ancienne
institutrice.--Qu’est-ce qui vous émeut si fort?... Je parie que c’est
la même nouvelle que la mienne.

Denise se redressa, la regardant anxieusement.

--Quoi, vous savez?

Cady répondit tranquillement, en agitant une lettre décachetée.

--Que mon divorce est prononcé?... Oui, Argatte vient de me
l’annoncer... Mais quoi, c’était couru d’avance... Il n’y a pas matière
à surprise, je pense?

Mlle Denise ouvrit la bouche pour lancer une sortie véhémente; puis, se
ravisa, et, muette, se retira de la fenêtre, qu’elle referma.

Cady acheva de parcourir sa correspondance, plia deux ou trois lettres
qu’elle plaça dans la pochette de son sac; puis, chiffonnant tout le
reste, elle appela Joséphine.

--Débarrassez-moi de cela.

Comme la femme de chambre allait s’éloigner, elle la retint.

--Dites-moi... Ici, et en Bretagne, c’est Mlle Deber qui a réglé toutes
les dépenses... Mais l’argent que vous m’avez remis, celui que vous avez
déboursé à Paris... Qui vous l’avait donné?

Préparée depuis longtemps à cette question, Joséphine répondit sans
hésiter:

--M. Maurice Deber, madame.

Il lui paraissait tout à fait superflu de mentionner l’apport de Jacques
Laumière.

Cady hocha la tête, songeuse:

--Bien... je le pensais.

Joséphine allongea le cou avec curiosité.

--Si j’osais demander à madame... Est-ce que madame a des nouvelles?...
Je veux dire, du jugement?...

Cady répondit, toujours pensive:

--Oui... tout est fini... Nous sommes divorcés... M. Renaudin a donné sa
démission de juge, il s’est fixé je ne sais où, en province... Il faudra
même que vous alliez prochainement à Paris pour reprendre tout ce qui
reste de mes affaires, quai du Louvre; l’appartement va être mis à
louer... Comme monsieur me laisse la faculté de garder tous les meubles
si je veux, je vous donnerai une petite liste... Il y a trois ou quatre
choses que je désire conserver... Vous ferez porter le tout passage
Porsin.

Joséphine demanda d’un ton innocent:

--Madame compte garder ce petit entresol?

Cady fit un geste évasif.

--Je verrai plus tard.

Joséphine sourit avec mystère.

--Oh! il ne tiendra qu’à madame d’avoir une bien plus belle
installation.

Cady lui jeta un coup d’œil ironique, mais sans mécontentement.

--Vraiment?... Vous connaissez mieux mes ressources que moi!... J’ai
pourtant idée que, ma dot reprise, mes revenus ne seront pas lourds.

La femme de chambre hocha la tête d’un air entendu, et se contenta de
prononcer, tout en emportant la robe qu’elle brossait et les chiffons de
papier:

--Cela plaît à dire à madame.

Mlle Denise paraissait à l’entrée de la villa. Elle était complètement
prête, coiffée correctement, vêtue de noir, ainsi qu’à l’ordinaire. Une
expression de gravité triste imprégnait sa physionomie.

On n’eût pu dire qu’elle était laide; cependant, aucune séduction
n’avait jamais dû émaner de ses grands traits, qui semblaient réguliers
au premier examen, et dans lesquels, ensuite, on apercevait
l’exagération infime de chacun des détails, qui suffisait à détruire
l’harmonie de l’ensemble. Sa taille était trop élevée; sa minceur était
de la maigreur; ses mains, assez belles, étaient déparées par des
poignets défectueux. Son nez, trop aquilin de profil, était presque
épaté de face. Ses yeux étaient grands, leur expression attachante, mais
des cils pâles et rares, des sourcils grêles, plantés trop haut, leur
enlevaient toute beauté.

Elle s’assit auprès de Cady et considéra celle-ci longuement,
intensément. La jeune femme sourit, tira les épingles de son chapeau,
enleva celui-ci et le déposa sur une table à côté d’elle.

--Là! fit-elle avec une imperceptible raillerie. Comme cela, vous
interrogerez plus commodément ma physionomie.

Mlle Denise détourna les yeux, et soupira sans parler. Cady prit sa
main, qu’elle caressa affectueusement.

--Ne soyez pas fâchée... Je suis gaie, aujourd’hui, j’ai envie de
plaisanter... mais je ne veux pas vous faire de peine, parce que je vous
aime bien.

Mlle Denise retira sa main doucement et la porta à son front.

--Vous êtes gaie!... Oui, c’est bien cela qui me surprend!...

Elle ajouta tout bas, avec émotion:

--Ce qui m’épouvante...

Cady hocha la tête.

--Vous ne comprenez plus rien à votre petite amie?

--Oh! non, certes!

--C’est parce qu’un jour vous m’avez vue triste, le cœur en déroute,
l’esprit en désordre, que vous vous étonnez de mon attitude à présent?

Mlle Denise releva les yeux et dit avec un doute timide:

--Étiez-vous sincère, alors?

--Naturellement oui! affirma Cady avec vivacité. Seulement, le temps a
passé.

--Peu de temps, en réalité.

--Cela n’importe guère... Pour certains, il faut dix ans pour se
consoler, pour d’autres dix mois, et d’autres encore dix jours.

--Ainsi, vous êtes gaie?

--Non... je me suis servie d’un terme impropre... Au fond de moi, il y a
encore... il y aura toujours... un tas de choses tristes... Oh! bien
plus que vous ne sauriez l’imaginer!... mais la vie a repris en moi...
le besoin non pas d’effacer, non pas d’oublier l’ineffaçable,
l’irréparable, mais... comment dire?... de poser dessus quelque chose
d’hermétique... Mon existence, et celle de beaucoup de gens, je crois,
est à compartiments, empilés les uns au-dessus des autres... Ce qu’il y
a dans les tiroirs d’en dessous y reste... il n’y a pas de communication
avec ceux d’en dessus... il ne faut pas qu’il y en ait.

Mlle Denise réfléchissait ardument.

--Je ne conçois pas cela.

--Parce que, d’abord, nous n’avons pas la même nature, puis nos vies
sont tellement dissemblables!... La vôtre fut si unie... On ne voit pas,
en effet, quelles séparations pourraient exister... Ça a coulé, ça
coule, ça coulera toujours à peu près pareil... Moi, c’est différent.

Mlle Denise songeait, toute désorientée:

--Je vous revois, je vous entends... dans cette petite chambre là-bas...
pâle, pleurante, si touchante... me disant de façon si émouvante que
votre mari vous était indispensable... Je vous avais si bien comprise
alors... Vous ne pouviez l’aimer d’une manière romanesque, mais vous
étiez attachée à lui, et vous ne vouliez pas admettre l’idée de la
séparation... Depuis ce moment je vous ai toujours vue sous cet
aspect... Je croyais que vous n’accepteriez jamais le divorce... Et,
encore maintenant, je ne puis imaginer qu’il ne reste rien en vous des
sentiments qui vous animaient alors...

Cady expliqua avec douceur:

--Ma chère Denise, que puis-je faire?... Évidemment, c’est ma faute si
j’ai lassé la bonté, usé le cœur d’un pauvre homme chez qui je croyais
que la pitié et la patience étaient inépuisables... Mais, puisque le
fait existe... puisqu’il veut souffrir à l’écart, en paix, loin de
moi... je ne puis ni le poursuivre, ni le forcer à me rappeler près de
lui...

--Vous avez raison, accorda Mlle Denise, hésitante, cependant...

--Cependant, acheva Cady pour elle, selon vous, je devrais demeurer
éternellement blessée, pleurante, en deuil de mon bonheur conjugal?...
Eh bien, non, cela m’est impossible... A une heure de souffrance bien
autrement aiguë que celle dont vous avez été témoin, j’ai pensé à
mourir... Je n’ai pas pu... Ne peut pas toujours se suicider celui qui a
le plus sincère, le plus fervent désir de mourir... Alors, puisque je
dois vivre, je vis!...

Mlle Denise lui tendit la main spontanément, entraînée soudain par
l’accent frémissant, par tout ce qui se dégageait d’intensément vibrant
de la jeune femme.

--Oui, oui, vous avez raison! répéta-t-elle, mais cette fois avec une
conviction pleine d’effusion et de tendresse. Vivez! Soyez heureuse, et
rendez heureux ceux qui vous aiment!... En effet, c’est plus beau, c’est
meilleur que de s’abîmer dans un désespoir lâche et sans issue!...

Quelque chose de sec, d’amer, passa sur les traits de Cady.

--Ça, c’est un autre ordre d’idées!... Être gai, en train, c’est une
affaire d’équilibre, de santé... et, à présent, je me porte à
merveille... Être heureux, ça n’est pas la même besogne... Quant à
rendre heureux les autres, ce n’est pas non plus très bien dans ma
partie... Du moins, jusqu’ici j’ai plutôt saboté le travail!...

Et, changeant brusquement de ton, elle jeta gaiement:

--Avez-vous déjà commandé le dîner, Denise?

--Le dîner? fit, ahurie, la vieille fille, dont les idées étaient loin
d’avoir la mobilité de celles de sa jeune amie.

--Oui... parce que vous ferez bien d’ajouter un rôti à notre menu
végétarien ordinaire... pour votre nouveau convive.

Mlle Denise la considéra avec un véritable égarement.

--Quel convive?... Qui attendez-vous?... On vous a écrit?

--Rien du tout! protesta Cady. Mais je vous parie bien tout ce que vous
voudrez que le rapide va nous amener cet après-midi votre cher frère...

--Maurice? s’exclama Mlle Denise avec une surprise où l’alarme dominait.
Il vous l’a dit?

--Pas le moins du monde... C’est simplement évident. Vous a-t-il écrit
le résultat de mon procès?

--Non.

--Eh bien, c’est qu’il compte vous en parler... et à moi aussi...
Pourquoi attendrait-il?... Ça serait la gaffe... C’est le vrai moment
pour m’adresser une proposition de mariage.

Mlle Denise saisit ses deux mains avec élan.

--Oh! ma chérie, vous serez donc sa femme?

Cady se leva, avec un rire nerveux.

--N’allez pas si vite!... Il faut d’abord qu’il me le demande!...
Seulement, je vous préviens... mettez un poulet ou un quartier de bœuf,
car ce colonial est carnivore!...




XIII


Lorsqu’ils se levèrent de table, la nuit était venue, le repas s’était
éternisé, grâce à la gaieté franche, presque exubérante de Maurice et de
Cady. Mlle Denise, d’abord émue, bouleversée, avait fini par se mettre à
peu près à l’unisson de ses convives.

Pourtant, elle n’arrivait point à comprendre leur aisance, et elle
s’étonnait de l’entrain inusité, de la bonhomie radieuse de son frère
autant que de l’air «jeune fille» et insouciant de Cady.

Comment, entre ces personnages, pouvait-il y avoir le drame dont elle
connaissait les faits essentiels, si graves, et autour duquel elle
devinait tant d’autres abîmes?...

Le voyageur était entré dans la villa une heure après l’arrivée du
train, correct, élégant, avec la mine tranquille d’un visiteur attendu.
On l’avait accueilli sans démonstrations; pas une fois une allusion
n’avait été faite aux événements récents, à la situation de Cady. Et,
tout de suite, entre eux trois une camaraderie amicale s’était établie,
avec, de la part de Maurice, vis-à-vis de Cady, cette nuance d’émotion
respectueuse, attendrie, du fiancé envers sa jeune fiancée.

--Allons faire un tour sur le boulevard, proposa Cady. Nous entendrons
la musique de loin. Nous n’approcherons pas du jardin, car vous
n’imaginez pas combien c’est provincial ici... Toutes ces bonnes gens
rangés, bien sages, dodelinant de la tête aux éclats du piston ou du
tambour, cela me porte sur les nerfs.

--En effet, reconnut Deber, l’endroit est plutôt paisible. Mais pourquoi
vous y êtes-vous éternisées si vous vous y ennuyiez?... J’avais dit à
Denise de vous emmener à Nice, à Cannes ou à Saint-Raphaël dès que votre
santé serait remise.

Mlle Denise s’excusa.

--Je le lui ai proposé; elle a refusé.

--Nous étions parfaitement bien ici, déclara Cady. J’adore les endroits
tranquilles maintenant, et j’ai fait de merveilleuses promenades aux
environs... Denise n’étant pas très bonne marcheuse et ne pouvant pas
m’accompagner, c’était charmant de ne rencontrer personne pour s’étonner
de me voir seule...

Elle s’interrompit.

--Parce que tout le monde, ici, m’appelle «mademoiselle!»

Mlle Denise affecta de soupirer.

--Au lieu qu’on me donne d’insolents «madame»! Vraiment, chacun croit
qu’elle est ma fille.

Cady l’embrassa.

--Pardi! Vous ne protestez jamais... Au fond, vous en êtes ravie.

Ils longeaient la mer, qui s’étendait sombre, unie, avec d’interminables
traînées lumineuses rouges et blanches tombant des phares. Au ciel,
étonnamment ténébreux, des étoiles palpitaient. Dans la brise tiède du
soir, la musique lointaine chantait doucement un air suranné de Lulli,
chacune des notes piquées se détachant, grêle et cristalline, dans le
silence. L’odeur de la cigarette que fumait Deber se mêlait à la senteur
marine.

Maurice, qui s’attardait rarement au charme des ambiances, annonça avec
une imperceptible ironie:

--J’ai causé, à Paris, avec Mme Darquet et Mlle Jeanne... Il leur tarde,
à toutes deux, de revoir leur chère Cady... Elles m’ont chargé de lui
dire que sa chambre l’attend rue de la Boétie, et on espère qu’un long
séjour à la Brolière lui sera agréable l’été prochain.

Cady avait eu un haut-le-corps.

--Non, vrai?

--Tout ce qu’il y a de plus vrai.

--Elles ont le culot de m’inviter à présent, après s’être défilées il y
a six mois.

Deber sourit.

--Sans doute trouvent-elles que la situation n’est plus la même...

Cady jeta vivement:

--Eh bien, elles peuvent m’attendre!...

Maurice répondit avec douceur, feignant de ne point comprendre le sens
de l’exclamation de la jeune femme.

--Sans doute, puisque vous accepterez la proposition.

--Non! fit Cady violemment.

--Mais si... Réfléchissez... Comme vous le disiez très bien tout à
l’heure, vous êtes redevenue en quelque sorte jeune fille... cela,
forcément, pour près d’un an encore...

Cady l’interrompit.

--Je resterai avec Denise!...

Il secoua la tête.

--C’est impossible. Jusqu’ici, vivre auprès d’une amie était à la
rigueur acceptable, mais, outre que cette amie a d’autres devoirs à
remplir, qu’elle ne peut pas rester éternellement éloignée de sa
famille, il ne serait plus correct dans les circonstances présentes que
vous demeurassiez avec elle... Un seul bercail est indiqué... le toit
maternel. Je vous répète que Mme Darquet a parfaitement admis
actuellement votre divorce, et elle accepte avec la joie la plus sincère
l’avenir dont, naturellement, je lui ai touché un mot... C’est, au fond,
une femme de grand sens, et dont la forte situation dans le monde vous
sera d’un utile concours.

Cady ne répliqua rien; la promenade se continua en silence. Mlle Denise,
dont la jeune femme avait pris le bras, la sentit peser contre son
épaule.

--Vous êtes fatiguée? dit-elle avec sollicitude.

--Un peu, fit Cady d’une vois morne. J’ai beaucoup marché ce matin.

--Rentrons, proposa Maurice. Denise nous fera du thé, et nous irons nous
reposer.

--Je t’ai fait préparer une chambre, dit Denise avec timidité.

Son frère répondit sèchement:

--Je suis descendu à l’hôtel... C’est plus convenable.

Dans le jardin de la villa, Cady et Maurice s’assirent sous la véranda,
tandis que Mlle Denise s’éclipsait, se devinant importune.

Cady parla tout de suite, d’une voix basse, pénétrée d’émotion.

--Je voudrais, Maurice, que vous vous rendiez compte que c’est une grave
erreur, une faute irréparable de me ramener dans le milieu où évolue ma
mère... J’ai beaucoup changé depuis quelques mois, j’ai saisi une foule
de choses qui m’étaient étrangères... J’ai retrouvé de vieilles
impressions d’enfance--celles qui étaient bonnes--et qui, peut-être,
avec un peu de culture, se développeraient tout à fait en moi... mais
enfin, mon caractère n’est pas encore modifié assez profondément...
Songez à tout ce que je vais retrouver... Et cela, au moment où,
réellement, ce monde me devenait odieux, où je commençais à goûter celui
où votre sœur, cette excellente Denise, s’efforce de m’attirer...
Certainement, je me suis ennuyée d’abord parmi les vôtres, mais peu à
peu cet ennui ne m’a plus été pénible... et il me semble que les années
se passant, je m’acclimaterais complètement à cette atmosphère si
différente de celle qui a entouré ma jeunesse...

Elle s’arrêta, découragée soudain, sentant au silence hostile de son
auditeur qu’il ne la comprenait pas.

Il dit avec une imperceptible nuance d’impatience:

--Je crains que vous n’envisagiez pas du tout la réalité de votre
situation... de notre situation. Dans le monde, un divorce a toujours un
côté scandaleux que chacun exploite si on ne l’impose pas hardiment...
C’est ce que Mme Darquet est disposée à faire, et je lui en suis
reconnaissant... Votre mère, approuvant ouvertement votre divorce, le
légitime aux yeux du public, et ferme la bouche à toutes les
insinuations malveillantes... Quant au contact que vous redoutez,
laissez-moi vous dire que vous exagérez les choses... Vous savez si je
suis l’ennemi de beaucoup de gens de votre entourage... Mais il faut
reconnaître que parmi les familiers de votre mère il en est de
parfaitement honorables... Vous pouvez rechercher ceux-là et écarter les
autres... Du reste, nombre de ces gens, les pires, sont précisément en
froid à l’heure actuelle avec Mme Darquet, et vous n’avez pas à craindre
de les rencontrer dans l’intimité comme autrefois.

Cady demanda, les yeux sur lui:

--Vous tenez énormément à l’opinion du monde?

Il hésita.

--Pas pour ce qui me concerne personnellement... mais, à l’égard de
vous, oui... Il me serait extrêmement pénible que ma femme fût l’objet
de racontars venimeux.

Elle s’écria avec amertume.

--Et vous supposez que ma mère les empêchera de naître, d’être
colportés?... Que vous êtes jeune!

Il affirma, subitement violent:

--Elle les écrasera!... Elle l’a promis, et elle y est intéressée comme
nous.

Cady fit un geste de détachement.

--Oh! parlez pour vous!... moi, je vous avoue que les jugements d’un
clan dont je voudrais m’éloigner me sont indifférents...

Il se rapprocha, la voix plus douce, un rien passionnée.

--Moi aussi, Cady, je souhaite ardemment m’enfuir avec vous... Mais, je
ne veux pas savoir que derrière nous on clabaude... cela m’inquiète,
cela m’irrite... Tenez, que je vous dise... J’ai trouvé et j’ai loué,
auprès de Gênes, une maison... une propriété, un site de rêve... C’est
là, si vous le permettez, que je vous emmènerai dès le lendemain de
notre union... C’est là que nous oublierons aussi longtemps que vous le
voudrez bien le monde et les hommes... leur stupidité, leur méchanceté,
leur bassesse... Vous serez la petite reine de cet empire de verdure, de
fleurs, de rocs, de terrasses dominant la mer bleue... Ah! nous y
vivrons des jours rares, inouïs... des jours que j’ai imaginés tant de
fois avec ivresse, avec désespoir, là-bas, dans la solitude et
l’exil!...

Elle posa sa main sur celle de Deber.

--C’est une excellente idée... mais pourquoi n’irions-nous pas tout de
suite dans votre paradis?...

Il sursauta.

--Impossible!... Ne savez-vous pas que la loi ne permet pas le mariage
immédiatement après le divorce?

Elle dit bas, sans le regarder.

--Qu’importe?...

Il se leva brusquement, et se mit à arpenter le jardin, en proie à un
trouble extrême. Enfin, il revint à elle, et, sans l’approcher, d’une
voix altérée, il prononça:

--Non, non! il ne faut pas!... Je vous adore, Cady, mais il me faut vous
respecter... si je veux qu’on vous respecte!...

Cady se leva nerveusement.

--Vous avez parfaitement raison, mon ami! fit-elle narquoise.

Et elle courut à la fenêtre ouverte du salon, criant gaiement:

--Et ce thé, Denise?

--Il vous attend! répondit la vieille fille avec empressement.

Elle n’osait déranger leur tête-à-tête, et se maudissait d’avoir si vite
versé l’eau dans la théière. Sans doute le thé serait trop fort!...

Cady bavardait, insoucieuse, joyeuse, évoquait les petites galettes,
avalait mandarines et fruits confits avec appétit. Maurice Deber restait
silencieux et soucieux, le cœur et les sens chavirés, évitant de
regarder la jeune femme.

Cady avertit:

--Vous pouvez fumer. Vous ne mangez pas, vous ne buvez pas, c’est
insupportable... Au moins, occupez-vous à quelque chose!...

Il sourit d’un air préoccupé, et tâta sa poche machinalement. Il fit un
geste de ressouvenir, et atteignit un écrin.

--Tenez, Cady, voici ce que j’avais cru pouvoir vous offrir.

Elle ouvrit vivement la boîte qui contenait une bague de dimensions
volumineuses, ornée d’énormes diamants.

Penché vers elle, Maurice dit bas, avec émotion:

--Vous souvenez-vous, il y a douze ans? Vous m’aviez demandé de vous
apporter des diamants à mon retour... Ce sont ceux-là...

Un sourire ambigu vint aux lèvres de Cady. Elle essaya le bijou et le
retira aussitôt, prononçant froidement:

--Oh! je ne pourrais pas porter une aussi grosse machine!... Voyez, j’ai
les doigts palmés... il n’y a pas de place...

Deber se redressa, frappé.

--Vous refusez ma bague, Cady?

Elle répondit avec tranquillité.

--Celle-là, oui... ou, du moins, je vous préviens que je ne pourrai pas
la porter à l’ordinaire... Mais, si vous voulez me faire un grand
plaisir, vous donnerez à monter un autre diamant...

Elle chercha parmi les breloques de son sautoir et ouvrit un petit
médaillon.

--Voici une pierre qui vient aussi de vous... La reconnaissez-vous?...
C’est précisément le diamant dans sa gangue que vous aviez donné à mon
père, et qui excita tant ma convoitise, autrefois.

Un flot de joie orgueilleuse emplit subitement le cœur de Maurice.

--Oh! Cady! s’écria-t-il éperdu. Vous aviez conservé cette pierre?...

Elle le regarda audacieusement, et scandant ses mots:

--Oui... et si vous voulez vraiment m’être agréable, vous la ferez
monter en bague... Je ne la quitterai jamais, celle-là.

Il promit avec empressement.

--Dès demain, je la porte à Nice, et vous l’aurez dans le plus bref
délai possible.

Cady éclata d’un petit rire aigu.

--C’est cela!... Denise, nous l’accompagnerons... Car je veux choisir la
monture de ce diamant... Je la veux très jolie, et pas banale,
surtout!... Vous ne pouvez vous douter à quel point je tiens à cette
pierre... et de tout ce qu’elle représente pour moi...

Deux heures plus tard, Maurice Deber, ayant quitté la villa pour
regagner l’hôtel; Denise déjà endormie dans sa chambre; Cady, enfermée
chez elle, la fenêtre ouverte sur la nuit calme et pure, fouilla dans
son petit sac. Elle en retira la lettre de Félix Argatte, et une autre
que l’avocat lui envoyait avec différents papiers... Une lettre qui
était restée un jour sur le bureau du jeune homme, tandis que l’on
emportait Cady délirante...

Et, ce soir, relisant pour la centième fois les caractères tracés par la
main chérie de Georges, elle s’arrêtait à ce passage, y posait ses
lèvres frémissantes.

  «Ma Cady, je suis parti droit devant moi et je ne sais pas ni ce que
  je ferai, ni ce que je deviendrai. J’ai pensé à mourir, mais je n’ai
  pas pu, parce que nous sommes trop jeunes pour qu’un jour ne revienne
  pas où nous nous retrouverons. Déjà, nous avons été séparés, et tu
  vois, il y a eu du soleil pour nous.

  «Garde ton diamant comme je garde le mien, et ne me chasse jamais de
  ta pensée.»

Une horloge, très loin, sonna minuit. Cady tressaillit, replia la
lettre, la cacha, et vint fermer la croisée.

Dans les ténèbres du ciel, il lui sembla que la grande ombre un peu
voûtée de Maurice Deber se dessinait, la guettant...

Alors, dressée, méprisante, rancunière, elle jeta, d’un ton indicible:

--Imbécile!







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIVORCE DE CADY ***


    

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