Cady mariée

By Camille Pert

The Project Gutenberg eBook of Cady mariée
    
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.

Title: Cady mariée

Author: Camille Pert

Release date: September 16, 2024 [eBook #74426]

Language: French

Original publication: Paris: La renaissance du livre, 1913

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CADY MARIÉE ***






  Camille PERT

  Cady Mariée

  ROMAN


  PARIS
  LA RENAISSANCE DU LIVRE
  78, Boulevard Saint-Michel, 78

  Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.
  Copyright by Édouard Mignot 1913.




DU MÊME AUTEUR


  La Petite Cady           1 vol.
  Le Divorce de Cady       1 vol.




Il a été tiré de cet ouvrage 10 Exemplaires sur Hollande.




AFFECTUEUX HOMMAGE

A ALBERT LE PAGE

CAMILLE PERT




CADY MARIÉE




I


Quand la femme de chambre apportant le chocolat frappa à la porte, Cady
dormait encore, ou feignait de dormir, couchée à plat ventre au milieu
du grand lit, la figure cachée dans l’oreiller.

Son mari, Victor Renaudin, se leva et passa vivement une robe de chambre
pour aller prendre le plateau des mains de Joséphine, au seuil de la
pièce.

Il avait, poussée à l’extrême, la pudeur de l’intimité, et il n’avait
jamais pu admettre l’insouciance de Cady à cet égard, ni souffrir qu’une
domestique pénétrât dans la chambre conjugale à l’heure du réveil et du
lever.

Le plateau déposé sur une table, il passa dans le cabinet réservé à son
usage, y fit une toilette sommaire et revint ouvrir les persiennes des
trois fenêtres.

La chambre, vaste et haute de plafond, était située à cet angle lumineux
et pittoresque du quai qui fait face à la colonnade du palais du Louvre.

Ce matin de mars, le soleil, très vif dans la buée étincelante qui
montait de la Seine, traversait en toute liberté les grands arbres
défeuillés de la berge, et vint brusquement illuminer l’appartement.

Cady se tourna, d’un souple mouvement de reins, et grogna:

--Dieu, que c’est embêtant!... J’ai encore sommeil, moi!...

Renaudin s’excusa avec contrition:

--Je te demande pardon, ma chérie, mais tu sais qu’il faut que je sois
au Palais de très bonne heure ce matin, pour cette affaire...

Elle l’interrompit impatiemment.

--Oui, oui, bon!... Tu déjeunes dehors, c’est toujours cela de gagné!...

Il revint vers elle et, s’asseyant sur le bord du lit, il enlaça
tendrement le corps mince de le jeune femme.

--Pourquoi me dis-tu de vilaines choses? fit-il d’un ton peiné.

Elle s’échappa de ses bras avec une exclamation:

--Comment, le courrier est là et tu ne le dis pas, sale bête!...

En chemise, elle sortit du lit, courut prendre sur le plateau le paquet
de lettres et de journaux et revint en trois bonds se reglisser sous les
couvertures.

Pendant un court instant, cela avait été, sous la lueur dorée emplissant
la chambre, la vision d’une précieuse statuette vivante, audacieusement
révélée par la batiste transparente ouvrée de dentelle.

De taille moyenne, très svelte, les seins petits admirablement modelés,
les jambes nerveuses, d’un galbe parfait, la jeune femme paraissait
compter beaucoup moins que ses vingt-quatre ans accomplis. La tête était
délicieuse, avec ses grands yeux gris mélancoliques, sensuels, mutins,
semblant tour à tour ou parfois simultanément refléter toutes les
flammes de l’enfer et toutes les nuées azurées du paradis. L’ovale du
visage, très allongé dans son adolescence, s’était aujourd’hui
délicatement arrondi, donnant un air de jeunesse extrême à cette
physionomie qui, auparavant, au sortir de l’enfance, semblait déjà mûre.
Elle avait gardé une chevelure ni brune ni blonde, qui s’éclairait d’or
au moindre rayon de lumière.

Renaudin ne pouvait détacher d’elle ses regards enivrés, où éclatait
l’amour dominateur, exclusif, qui le possédait. Déjà âgé de
quarante-trois ans, de physique insignifiant, il avait le front un peu
dégarni et sa barbe brune était semée de fils blancs. Entre les mains
capricieuses, souvent dédaigneuses, parfois tendres de la jeune femme,
le magistrat estimé, l’homme énergique et probe, l’habile et
consciencieux juge d’instruction du parquet de la Seine n’était plus
qu’un pantin sans volonté.

--Dis, Cady, pourquoi es-tu si méchante ce matin? demanda-t-il
suppliant, en s’emparant sournoisement d’une main étroite et menue qu’il
couvrit de gros baisers.

Elle lui sourit, l’esprit ailleurs.

--Que tu m’ennuies!... Ne me lèche pas la main, on dirait l’épagneul du
cousin Paul de Montaux... Tiens, vois, il y a un mot de maman... Elle a
si peur que je fasse semblant d’oublier son dîner qu’elle me rappelle
que c’est pour ce soir... Tu seras revenu de ton assassinat, je suppose?

--Sûrement... Dis-moi, Cady, cela ne te fâche pas que je ne déjeune pas
avec toi?... Ça me désole, tu sais bien, mais je ne peux pas faire
autrement, nous devons être à Vincennes à onze heures précises...

Elle lui coupa la parole:

--Bon Dieu, qu’est-ce que tu veux que cela me fiche!... Je déjeunerai
très bien toute seule... Ou plutôt non, tiens, j’irai chez Jacques.

Renaudin approuva, content.

--C’est cela, l’ami Laumière sera enchanté.

Cady éteignit une courte flamme ironique sous ses paupières promptement
abaissées.

--Je ne sais pas du tout s’il sera enchanté, dit-elle avec nonchalance,
mais je suis certaine que moi j’aurai du plaisir à bavarder avec lui...
il y a très longtemps que je ne l’ai vu.

Victor sourit, objectant:

--Voyons, il a dîné ici avant-hier.

Elle haussa les épaules, méprisante.

--Comme cela, ça ne compte pas... Il y avait du monde... et puis toi qui
nous espionnais tout le temps.

Et, narquoise, fouillant le regard de son mari de ses yeux hardis:

--T’imagines-tu que devant toi nous sommes, Jacques et moi, comme quand
nous nous trouvons seuls?...

La sérénité du visage de Renaudin ne se troubla pas. Il observa avec
bonté:

--Je crois que tu veux me rendre jaloux de Laumière...

Elle le nargua, une lueur rose aux joues, s’énervant au jeu méchant
qu’elle risquait, agacée par l’entêtement de son mari à refuser d’y
entrer.

--Pourquoi pas?... Y aurait sujet, tu sais?... Mais c’est comme pour
Paul de Montaux... Tu nous pincerais en flagrant délit que tu dirais: «Y
a rien de fait!»

Cette fois, une ombre de contrariété passa sur la physionomie du mari
confiant.

--Tu es exaspérante, ce matin, ma chère petite!...

Elle répéta, moqueuse:

--Oh! «chère petite!» Appelle-moi donc Hélène, pendant que tu y es!...

Il dit, un peu sentencieusement:

--Je le devrais, c’est ton nom... J’ai tort de continuer à te donner un
surnom qui aurait dû disparaître avec la fillette mal élevée que tu
étais jadis et que je voudrais bien ne jamais revoir en toi, si
légèrement, si fugitivement que ce soit!...

Elle siffla ironiquement.

--Phutt! quelle blague!... Ça t’embêterait rudement si je n’étais plus
Cady...

Il protesta avec vivacité.

--Cela non, je te le jure!...

Elle rejeta d’un geste le drap qui la couvrait et se montra quasi nue,
la poitrine appuyée sur ses genoux relevés, qu’elle entoura de ses deux
bras, gaminement.

--Allons donc!... Ce que tu aimes en moi, veux-tu que je te le dise?...

Il se détourna et commença de s’habiller, un peu tremblant par suite de
l’effort qu’il s’imposait pour ne pas envelopper ce jeune corps tentant
de ses bras et le dévorer de caresses.

--Cady, tu vas dire des bêtises, gronda-t-il.

--Ce que tu aimes en moi, c’est l’inceste...

Il tressaillit, péniblement cinglé.

--Tu es folle!... Tu emploies des mots révoltants à tort et à
travers!...

Elle poursuivit, imperturbable:

--Pas du tout... Je me comprends très bien, et toi aussi tu me
comprends, malgré que tu fasses la bête hypocrite... Évidemment, c’est
pas de l’inceste pour de vrai inceste, mais c’est de l’inceste
imaginatif... parce que tu m’as vue toute petite, et que tu étais comme
un papa pour moi... une espèce de papa à la manque, une manière d’être
vertueux vicieusement.

Il s’habillait avec des gestes fébriles et maladroits.

--Cady, ne parle pas ainsi!... Tu ne sais pas combien cela m’est
désagréable!...

Elle riposta:

--Pardi, parce que c’est vrai.

Il renonça à discuter et s’enfuit dans son cabinet de toilette.

Alors, passant à un autre sujet, Cady cria:

--Tu sais qui il y a au dîner de maman?...

Il répondit: «Non!» d’une voix étouffée.

--Un tas de gens chics, fit-elle railleusement, c’est pour cela qu’on a
besoin de moi pour les allumer un peu... Le président du conseil, le
général Blot, Mazure, l’auteur dramatique, et puis d’autres... et puis
ma cousine Alice avec son mari, le très illustre avocat Maître Albert
Crépeaux, le ménage le plus collet-monté et le plus laid de tout
Paris... Heureusement qu’ils amènent le secrétaire d’Albert, ce
délicieux garçon de Félix Argatte... Il va me faire une cour effrénée et
je l’accueillerai très bien, je t’en préviens, pour pas que ça
t’épate... Et puis, ma cousine Marie-Annette, et le plus bel officier de
cavalerie démissionnaire de France, son cher époux, Paul Granier de
Montaux--Granier tout court pour ceux de son patelin qui n’en ignorent
de ses origines.--Ça, c’est mon flirt d’avant-hier, je l’enverrai
coucher... seul, cette fois, il me crispe, à présent... Et puis, cette
horrible vieille proxénète de mère Durand de l’Ile...

--Cady!...

--Oh! ne dis pas que je la décore de ce qu’elle ne mérite pas!... Tu
n’es pas dans mon oreille pour avoir entendu toutes les propositions
qu’elle m’a faites... à peine voilées, je te dis... Si je l’avais
écoutée, le Sénat et la vieille garde du Palais-Bourbon n’auraient plus
de secrets pour moi... car elle ne marche qu’en faveur de la décrépitude
parlementaire.

--Pourquoi n’as-tu pas averti de cela Mme Darquet?...

--Maman?... Ça ne serait pas à faire... Pour sûr qu’elle le sait très
bien, et ce qu’elle m’enverrait dinguer, en prétendant que je mens!...
La mère Durand, elle ne peut s’en passer, c’est son rabatteur... Oh!
naturellement, pas pour des affaires de rigolade, il y a beau temps
qu’elle est sérieuse, maman!... mais pour lui emplir son salon
d’individus de la politique... Depuis que papa est mort, elle ne peut se
consoler de n’être plus ministre, et il faut conserver à tout prix
l’illusion de rester la «femme la plus influente de Paris».

Renaudin rentrait dans la chambre, ajustant son col et sa cravate.

--Elle l’est, en effet... Pour Paris comme pour l’étranger, c’est
toujours la veuve du grand président du conseil.

--Si tu veux... moi, je m’en fous.

--Cady!

--Sers-moi du chocolat, il est assez froid comme cela.

--Lève-toi, tu vas encore en répandre sur les draps.

--Ça m’est égal. Je ne veux pas m’habiller à présent... Y a que ça de
bon d’être nue dans une chambre chaude quand il fait du soleil...

Et, sans transition, elle reprit:

--Au dîner, il y aura aussi les Voisin... La belle Fernande, qui se
chamaillera avec son auteur, la mère Durand, et son mari, cet affreux
petit Hubert Voisin, qui m’offrira encore dix mille deux francs
vingt-cinq centimes pour me «connaître», comme on dit chastement dans la
sainte Bible.

S’efforçant de rester calme et insensible Renaudin demanda:

--Qu’est-ce que ce compte ridicule?

--Mais c’est exact!... C’est un jour qu’il me promenait dans son auto...
Je lui ai demandé deux francs vingt-cinq pour acheter une dorine. En me
les donnant, il m’a montré dix billets de mille qu’il avait dans son
portefeuille, et il a dit qu’il les ajouterait bien si je voulais...
Enfin, oui, ça se comprend, quoi...

Dominant de son mieux sa profonde contrariété, Renaudin jeta,
frémissant:

--Comment se fait-il que tu sois allée en auto avec Voisin? Quand cela?

--Oh! je ne sais plus... Il y a quinze jours, un mois... plus... non,
moins... Maman m’avait chargée d’une commission pressée pour Fernande,
alors tu parles si j’avais envie de me trotter jusqu’à la rue
Pergolèse!... Je suis tout bonnement entrée au _Paris-Soir_, j’ai
demandé «M. le directeur». Juste, Voisin sortait, il m’a cueillie et
déposée au Louvre, où j’avais affaire, précisément pour cette boîte de
poudre que je n’avais pas d’argent pour acheter.

--Tu pouvais attendre au lendemain. C’était absurde d’emprunter cette
somme à Voisin!...

--Je ne la lui ai pas empruntée!... Penses-tu que je lui ai rendu ses
quarante sous?... Quant à attendre, sûr que non... ma boîte était vide
rasibus... J’étais malheureuse comme tout...

--Je t’en prie, Cady, ne recommence pas une chose pareille... Voisin est
pis que mal élevé... C’est un sale individu. Ne sois pas familière avec
lui, tu vois qu’il en abuse tout de suite.

Cady hocha la tête philosophiquement.

--Oh! pas plus que tout le monde, va!...

--Tu veux dire?

--Eh bien, qu’on ne peut pas être seule avec un homme sans qu’il vous
offre ou non de l’argent selon son genre de beauté, mais l’intention
profonde--si j’ose m’exprimer ainsi--est toujours la même...

Le front de Renaudin se plissa; son visage exprima une vive souffrance.
Il repoussa sa tasse à moitié vide, s’assit sur le lit; et, prenant Cady
dans ses bras, il l’étreignit avec une tendresse que son chagrin faisait
chaste, vraiment paternelle.

--Ma petite, oh! ma petite! fit-il d’une voix altérée.

Elle se renversa étonnée et froide.

--Et puis, quoi?

De grosses larmes jaillissaient sous les paupières baissées de l’homme
et coulaient sur ses joues, se perdant vite dans la barbe.

--Rien.

Elle dit doucement:

--Rien?... et tu pleures... Pourquoi?

Il eut un sanglot bref, aussitôt réprimé.

--Rien, et tout... Tu le sais bien... Mais ce n’est pas de ta faute...
Je n’aurais pas dû t’aimer, ni t’épouser.

Elle se serra contre lui, coquette.

--Tu le penses?...

Il frémit sensuellement de tout son être à ce contact toujours neuf,
toujours irritant pour sa passion.

--Oui! cria-t-il désespérément. Oui! parce que tu étais trop jeune... et
puis, surtout, que tu étais une pauvre petite fille mal élevée, mal
dirigée, dévoyée comme à plaisir par des parents égoïstes et
inconscients... Et que, telle que tu étais, je devais te savoir
incapable de devenir une épouse... Ou alors, il aurait fallu que tu
aimasses ton mari... un mari de ton âge... Que tu l’aimasses d’amour,
profondément, follement!... Oui, cela seul pouvait agir sur toi, te
métamorphoser, chasser de toi toutes les scories qui y étaient
amassées... Au lieu que moi!...

Elle l’écoutait sans émotion, en souriant affectueusement. Elle répéta,
gentiment moqueuse:

--En vérité, tu regrettes que je sois ta femme? Moi, je croyais que tu
m’aimais... Voyez comme on se trompe!...

Il gémit douloureusement.

--Cady, ne t’amuse pas à me faire mal!... Je t’adore!... Mais tu ne
saurais imaginer quelle souffrance aiguë c’est pour moi... quel remords
atroce je ressens lorsque je me demande parfois si, comme tu le disais
tout à l’heure, il n’y a pas du vice dans mon amour... Si je n’ai pas
fermé les yeux lâchement et commis un crime en unissant ta jeunesse, ta
gaminerie, ta tête folle à mon âge mûr!...

Elle rit:

--Oh! un crime, c’est beaucoup dire!... Et puis, qu’est-ce que ça te
fait?... Il est légitime... la loi le bénit!... D’ailleurs, tu ne
m’aimes pas que comme cela...

Il reprit avec ardeur:

--Tu as raison!... Oh! oui, ma chérie, je ne t’aime pas uniquement comme
tu me le reproches... Tu es ma vie, mon tout... Je n’ai pas de passé qui
ne soit toi, pas d’avenir où tu n’absorbes toute la place... Tu emplis
tout mon cœur, tout mon esprit, toute mon imagination...

Il s’arrêta pendant un instant, haletant, et recommença à voix plus
basse, plus lente, pénétrée d’émotion.

--Je t’aime à ce point que si, pour ton bonheur, il fallait me
sacrifier, m’effacer, me retirer de ta vie... oui, je crois que je
pourrais le faire... Peut-être pas maintenant... pas tout de suite...
mais lorsque quelques années de plus auront fait de moi tout à fait un
vieil homme... Je t’aime bien, je t’aime sainement, puisque tout ce que
j’adore, tout ce qui me fascine en toi de trouble, d’inconnu,
d’énigmatique, je voudrais quand même l’extirper de toi, pour que tu
sois plus parfaite... aussi pour que tu sois plus sûrement heureuse...
Tiens, il faut que je te le dise aujourd’hui, où j’ai le courage de te
parler à cœur ouvert... J’ai peur pour toi... Je ne suis pas un guide
assez sévère... Je ne sais pas me faire obéir, et tu as insuffisamment
confiance en moi... Tu abuses de ma faiblesse, tu vas vers de mauvais
chemins, je le sens, et je redoute l’avenir, la voie où tu nous
engages... Si je devais être seul à souffrir, je ne dirais rien, mais,
ma pauvre petite, toi aussi, tu seras atteinte!... Ma Cady, dans la vie,
il faut non seulement qu’une femme soit honnête et chaste; il lui faut
être prudente...

De ses doigts légers, gentiment, Cady caressait les paupières toujours
baissées, encore humides de son mari.

--Là, là, calme-toi!... Que diable te prend-il, ce matin, d’être si
sensible?... C’est ton assassinat qui te porte sur les nerfs?...

Il l’abandonna en soupirant.

--Ah! tu as raison, c’est absurde... Je m’oublie, je m’attarde... et je
suis ridicule!...

Il disparut pendant quelques instants dans le cabinet de toilette et
revint complètement habillé, redevenu l’homme mesuré, au masque
tranquille qu’il était d’ordinaire. Seuls, ses yeux gardaient une
angoisse au profond extrême du regard.

Il se pencha sur la jeune femme, songeuse et souriante, sans la toucher,
la respirant avec une passion contenue.

--Tu m’as dit tout à l’heure, Cady, que j’avais tort de ne pas être
jaloux... Non, je ne suis pas jaloux... et sais-tu pourquoi?

--Ma foi non. Je te donne toute raison de l’être, pourtant!...

--Vois-tu, Cady, c’est que je crois en toi de toute mon âme, de tout mon
être... que j’ai besoin de cette foi absolue, que je n’existerais pas
sans elle... Je sais que tu es coquette, audacieuse, étourdie... Ton
éducation n’est pas arrivée à poser sur toi le vernis de réserve, de
pudeur, la plupart du temps menteur chez les jeunes filles et les
femmes. Mais, je te crois au fond honnête, loyale, plus sensible et
tendre que tu ne veux le paraître, et incapable de vilenie réelle... Si
tu me trompais, Cady, tout s’effondrerait autour de moi, car je devrais
reconnaître que tout ce que je crois, tout ce dont je suis persuadé,
toute ma religion de toi, tout ce que mes yeux aperçoivent, tout ce que
mon cœur sent serait faux, erroné, illusoire!...

Elle l’interrompit.

--Chut! chut! ne fais pas de grandes phrases pompeuses... je te
comprends très bien... Et c’est parce que toi seul... Oh! mon Dieu, oui,
toi seul au monde!... tu révères ta petite folle, tu l’estimes envers et
contre tout, que je t’aime bien, que je te suis reconnaissante de ta
chaude, de ta solide tendresse... et que je voudrais ne jamais te causer
de peine, si c’est possible.

Il l’embrassa avec émotion.

--C’est possible et ce serait facile, Cady!...

Elle secoua la tête, un souci fugitif en sa physionomie mobile.

--Oh! facile, non!... C’est très compliqué, au contraire.

Il s’arracha d’auprès d’elle.

--Allons, il me faut partir... On va m’attendre là-bas.

Et secouant les derniers vestiges de son trouble, il reprit, en mettant
ses gants:

--Alors, tu déjeunes chez Laumière?

Elle le regarda fixement, hésita imperceptiblement, puis répondit avec
assurance:

--Oui.

Et elle ajouta en riant:

--Si, décidément, tu n’en es pas jaloux!

Renaudin fit un geste.

--Oh! Laumière, ce serait si abominable, si incompréhensible! Un homme
de mon âge, un vieux camarade, qui t’a vue toute petite, que tu n’as
pour ainsi dire pas connu tout jeune!...

--Eh bien, mais, comme toi!

Il sourit un peu tristement.

--Moi?... Je suis un mari, pas un amant.

Elle le retint comme il se dirigeait vers la porte, insistant:

--Et Paul de Montaux? Pourquoi n’en es-tu pas jaloux? Il est jeune, lui.

Renaudin eut une brusque indignation.

--Montaux! Cet imbécile, ce crétin! Il faudrait que tu fusses la
dernière des dernières pour te toquer d’un animal de ce calibre! Sans
compter que c’est le mari de ta cousine, de ta meilleure amie!

Il sortit en faisant claquer la porte.

Cady se rejeta dans le lit, en marmottant des paroles inintelligibles.
Puis, allongeant le bras, elle sonna. A la femme de chambre qui parut
elle commanda, tout en se débarrassant de sa chemise:

--Mon tub.

Joséphine sourit largement.

--Monsieur est donc parti, qu’on se met comme ça à l’aise?

--Pardi! fit Cady d’un ton bref.

Mais, comme la domestique commençait une niaise histoire qui
sournoisement ridiculisait «monsieur», la jeune femme lui imposa silence
impérieusement.

--En voilà assez, n’est-ce pas? Si vous croyez que vous me faites rire!

Une heure plus tard, Cady Renaudin sortait, correctement vêtue d’un
tailleur sombre, coiffée d’un grand chapeau de velours noir, une immense
étole de fourrure et un non moins immense manchon mettant sur elle
l’indispensable note saugrenue de la mode actuelle.

La domestique rejoignit l’office en bougonnant:

--Après tout, cette petite garce-là, elle ne ferait pas son mari cocu,
et elle serait au bout du compte chipée pour lui que ça ne m’étonnerait
pas!

--On a vu plus rare, observa paisiblement la cuisinière, que ses gras
profits dans la maison, qu’elle dirigeait seule, laissaient indulgente
pour la patronne.




II


Lorsque Cady entra en coup de vent dans l’atelier du peintre, avenue
Henri-Martin, Jacques Laumière, debout devant une glace, occupé à
s’étudier minutieusement, tressauta et se retourna vivement.

Mince et élégant de tournure, il portait un vêtement d’intérieur de
couleur chamois et une chemise de soie de Chine de même teinte. Il
n’était pas chauve, bien que ses cheveux blonds--si résolument blonds
que l’art les retouchait peut-être--eussent une tendance indéniable à
s’éclaircir. Le visage, si joli, si délicat autrefois, offrait à présent
un indescriptible chaos de juvénilité persistante et de décrépitude
déclarée. Les yeux expressifs, la bouche aux lèvres fraîches, aux dents
impeccables--au moins en apparence--avaient vingt ans. La moustache
restait suffisamment soyeuse. Mais le front amaigri, à l’épiderme comme
collé au crâne saillant, les innombrables plis des paupières alourdies,
la fatigue de toute la figure, la couperose, les rides victorieuses des
soins exaspérés, des pâtes, des poudres, des lotions dont Jacques
s’enduisait, mettaient cinquante ans à cette tête, au-dessus d’un corps
resté si souple, si beau, si blanc, si satiné que l’homme enrageait de
ne pouvoir aller nu, répudiant son visage méchamment labouré par les
années.

Il ouvrit les bras; la jeune femme s’y nicha; leurs lèvres se prirent,
d’un geste habituel, presque machinal.

Puis, tandis qu’elle enlevait son chapeau, se débarrassait de ses
fourrures, il l’enveloppa d’un long regard scrutateur.

--Toi?...

Elle répondit, préoccupée, le regard absent:

--Oui, moi.

Il secoua la tête, avec un doute.

Pourtant, sans ajouter un mot, elle soulevait une portière, pénétrait
dans la chambre aux acajous anglais, meublée de cuir de ton clair,
presque rosé, achevait de se déshabiller, prenait dans une armoire son
vêtement de soie, et s’étendait dans le lit...

Maintenant, accoudé sur l’oreiller, Jacques, soulevant son corps
d’éphèbe à la tête de vieillard, la contemplait attentivement, accoutumé
à lire jusqu’au tréfonds de ce cerveau qui n’avait rien de secret pour
lui--pas même ce que des amants ne devraient jamais se révéler.

Mais ces deux êtres compliqués, produits d’extrême civilisation,
étaient-ils vraiment des amants?... Plutôt des complices...

--Rien de neuf? dit-il, moitié interrogativement moitié affirmatif.

Cady secoua la tête, un air de profond ennui alanguissant toute sa
personne.

--Naturellement, rien de neuf?... Je m’embête, tu sais!...

Il ne releva pas ce que cette constatation, en cet instant, pouvait
avoir de mortifiant pour lui. Elle demanda:

--Tu dînes, ce soir, chez ma mère?

Il fit une grimace d’indécision.

--Elle m’a invité, j’ai accepté, mais...

Il s’interrompit, scrutant les yeux de Cady.

--Tu as pleuré, ce matin?...

--Non... C’est lui qui a pleuré.

--Qui, lui?

--Victor.

Le peintre hocha la tête avec surprise, prononçant lentement:

--Quand ton mari pleure, ça te fait cet effet-là?... Je ne l’aurais pas
cru.

--Mais tu sais bien que je l’aime beaucoup.

--C’est lui, qui t’aime.

--Eh bien, cela fait néanmoins quelque chose d’être aimée si
profondément, si incommensurablement. Il m’assomme souvent, mais je
crois que je ne pourrais pas me passer de lui.

Jacques se redressa, s’assit, prit une cigarette qu’il alluma.

--A quel point de vue, s’il te plaît?

Elle répondit avec élan:

--Oh! sûr, pas à celui passionnel!... Mais il est l’appui inébranlable,
réconfortant... Je ne sais pas comment te dire... Je ne suis pas,
peut-être, très tendre moi-même, et pourtant j’ai besoin d’une tendresse
absolue, assurée à mes côtés... Et ce n’est certes pas toi qui me la
donnerais.

Il sourit et s’inclina.

--Dame! on fait ce qu’on peut.

--Évidemment... Si tu étais moins égoïste, nous ne nous comprendrions
pas si bien... Nous avons la psychologie des chats, nous... Victor a
celle du bon chien... Le pauvre garçon ne voit goutte en moi... et c’est
là ce qu’il y a de bon...

Jacques l’interrompit un peu sèchement.

--Tu viens ici pour me faire le panégyrique de ton mari?

Elle éclata de rire tout à coup, à un rappel.

--Tu ne sais pas ce qu’il m’a dit à propos de toi et de Montaux?...
Qu’il n’était pas jaloux de vous deux parce que tu étais un trop vieil
ami, et l’autre un crétin trop avéré!...

Une lueur ironique flamba dans l’œil de Laumière.

--Comme si, avec toi, c’étaient des raisons!... Pauvre vieux juge
candide!...

La gaieté de Cady était déjà tombée. Elle noua ses bras derrière sa tête
et les tordit, en grondant comme une petite lionne énervée.

--Oh! mais, je m’ennuie, aujourd’hui!... Comme je m’ennuie!... Écoute,
Jacques, je crois que si Félix Argatte se donne la peine de m’emballer
ce soir, demain, il sera mon amant... Peut-être qu’il se montrera un peu
moins assommant que vous tous.

Laumière fit une moue de dédain.

--Argatte?... Le jeune avocat nègre?... ce mâle sain et vigoureux,
tombeur de femmes?... Ce que vos tempéraments corderont mal, ma pauvre
Cady!...

Elle protesta avec agacement.

--Nègre?... Je voudrais bien savoir pourquoi tu le qualifies de
nègre?...

--Il ne l’est pas?... ou au moins mulâtre?

--Quelle bêtise!... Il n’est même pas brun de visage, et je parierais
qu’il a le corps aussi blanc que le tien!...

--Que veux-tu, moi, je lui ai vu des yeux luisants et des cheveux
presque crépus.

Elle haussa les épaules dédaigneusement.

--Ça, c’est de la jalousie d’homme, tout simplement.

Il secoua la cendre de sa cigarette, d’un geste méthodique.

--Mon enfant, je n’ai pas besoin de te révéler mon désespoir de me voir
irrémédiablement vieillir...

--Probable!... Nous deux, on n’a rien à s’apprendre.

--Eh bien, je te jure que tel que je suis, tel que, hélas! je serai
demain, je ne voudrais pas changer de peau avec Félix Argatte, malgré
ses vingt-sept ou vingt-huit ans frais et solides.

--Pardi, comme c’est malin!... Quel diable de ménage ton esprit
ferait-il dans ce corps-là?... Ce qui n’empêche que, tel qu’il est,
complet au moral et au physique, c’est un garçon épatant!...

Jacques conclut tranquillement.

--Mais, ma fille, s’il t’excite à ce point, offre-le-toi... Ce n’est pas
moi qui te le défendrai... Je ne suis ni ton mari, ni, à proprement
parler, ton amant.

Cady eut un petit rire sardonique.

--Tiens donc, je te crois! Ça serait une espèce de chaîne, et tu n’en
peux supporter aucune.

--C’est vrai... Et, pourtant, toi, Cady, tu me tiens diablement.

--Tu ne me sacrifierais néanmoins pas une de tes manies.

--Naturellement... Je n’ai pas la prétention de t’aimer pour toi, mais
pour moi. Et c’est exactement de cette façon que tu m’aimes. Du jour où
cela ne te plairait plus de venir chez moi, tu me plaquerais froidement,
sans ombre de pitié... et tu aurais raison, parce que, certes, moi, je
ferais de même si cela m’était possible... Par malheur, il arrivera
fatalement qu’un jour je ne te serai plus nécessaire, au lieu que Cady
me sera toujours indispensable pour mon parfait équilibre, et que sa
disparition de ma vie me sera particulièrement désagréable, même
pénible, à quelque moment que cela arrive.

Elle se levait.

--Tu m’offres à déjeuner?

--Je l’ose, parce que je sais que tu n’es pas gourmande... Un vrai menu
de régime: œufs mollets, légumes verts, fruits, et c’est tout.

A table, Laumière annonça:

--Au fait, si tu restes encore une heure, tu verras un revenant.

--Qui?

--Maurice Deber. Il m’a prévenu de sa visite. Tu te souviens?... Celui
qui est revenu du Tonkin, il y a quatre ans, pour t’épouser, juste au
moment où tu te mariais... Il en est reparti du coup pour je ne sais
quel Madagascar ou Sénégal...

Cady balançait la tête.

--Oui, oui, je sais... Maurice Deber, un type qui m’agaçait spécialement
quand j’étais gosse... Mais qu’est-ce que tu racontes, qu’il revenait
pour moi?... Je n’ai jamais su cela... et je ne l’ai pas revu depuis...
Oh! je ne saurais pas dire depuis combien d’années... Quoique je me
rappelle fort bien sa sale tête de colonial.

--Je ne l’ai revu qu’il y a quatre ans; j’ai reçu ses confidences, il a
pleuré dans mon gilet. Il t’apportait des diamants qu’il t’avait promis
en partant, il paraît... Là-bas, les années avaient passé et il
bâtissait toujours son gentil roman, te suivant de loin... et, à l’heure
dite, prenant son petit bateau pour venir t’épouser... Pendant ce
temps-là, ton père, ministre à perpétuité, excédé d’honneurs, rend sa
belle âme à Dieu... Tu perds brusquement patience entre ton exécrable
pintade de petite sœur et ta mère exaspérée par la chute du trône, et
voilà que, à la surprise de tous, tu acceptes la proposition de Victor
Renaudin, pas jeune, pas beau, de fortune quelconque, de situation
simplement avouable... C’était assez idiot, entre nous, et ce n’est pas
pour déchirer ton brave magistrat, mais tu aurais vraiment pu trouver
mieux.

--Jacques... Pourquoi ne m’as-tu pas demandée en mariage?

--Moi? Tu n’y penses pas!... Il aurait probablement fallu que tu vinsses
habiter chez moi... et cela, non, je n’aurais pas pu le supporter.

--Quel type!

--Laisse-moi achever l’histoire Deber.

--Eh, je m’en fiche!... D’ailleurs, elle est finie.

--Il ne tient qu’à toi qu’elle recommence... Tiens, voilà précisément
l’amant qu’il te faudrait... Je te jure bien qu’il t’occuperait, et que
tu n’aurais pas le loisir de t’ennuyer avec lui!... Jaloux, passionné,
sentimental, bourré d’un tas de préjugés, d’idées arriérées... très
sensuel avec cela, et le monsieur qui a toujours le besoin de vous
prouver la moralité de n’importe lequel de ses actes...

--Quelle horreur!... Et puis, il avait de la barbe, et je ne puis
admettre un homme qui a de la barbe...

--Et ton mari?

--Oh! bien, Victor, c’est justement mon mari, ça n’a plus la même
importance.

--Tu ferais raser Deber.

--Non! un homme qui n’a pas l’habitude d’être imberbe et qui n’a plus sa
barbe, c’est comme un myope qui a perdu son lorgnon... Ah! et puis,
laisse-moi tranquille avec ton Deber!... C’est encore un vieux... J’en
ai assez!...

Jacques blêmit, péniblement touché, affectant de sourire.

--Mâtin! tu as bien dit cela!

Elle dédaigna de se rétracter.

--Et puis après?... C’est vrai.

--Absolument vrai.

Passant dans l’atelier, Cady ouvrit un meuble à secret et se mit à
feuilleter des albums où son image, sa tête, son corps étaient mille
fois reproduits avec une fidélité amoureuse et pleine de talent.

Elle remarqua avec regret:

--C’est tout de même bien dommage de n’avoir pas terminé ces études et
rendu cela public... C’est le meilleur de ton œuvre, Jacques.

--Évidemment, mais cela n’était pas possible.

Elle railla:

--Ce n’est certes pas par jalousie que tu t’es abstenu de me dévoiler au
monde?

--Non, mais si je l’avais fait j’aurais passé pour un goujat, et
j’aurais eu ton mari sur les bras.

Elle s’écria:

--Tu sais qu’il n’a jamais eu l’ombre d’un soupçon à propos de la
baigneuse à contre-jour que tu as exposée au dernier Salon?...

--J’en étais certain d’avance, sans quoi je n’aurais pas risqué le coup.

--Moi, j’avoue que j’avais le trac.

--Je savais qu’il était incapable de comparer un corps vivant à une
peinture... et, pourtant, si je te connais bien, tu ne dois pas te
priver de te promener devant lui en «Tanagra dévêtue» comme tu disais
étant gosse.

--Que veux-tu, il ne sait voir que mon âme, le pauvre type... et encore,
il a la veine qu’il ne l’aperçoit pas du tout comme elle est.

Laumière l’examinait dans les yeux.

--Ton âme... ton âme... Moi, qui crois bigrement la connaître, j’en
arriverai peut-être un jour à n’y plus rien démêler... Elle m’a l’air de
curieusement évoluer en ce moment!...

Elle bâilla.

--Eh bien, ça ne serait pas trop tôt, car je m’assomme moi-même autant
que vous m’horripilez... et c’est pas petit!...




III


En suivant d’un pas de flâne, malgré le froid assez vif, l’avenue
Victor-Hugo, vers la place de l’Étoile, Cady aperçut devant elle Maurice
Deber, venant en sens inverse. Elle le reconnut aussitôt, et comme si
elle l’eût rencontré la veille, elle lui adressa un gentil sourire, un
demi-salut, et passa.

«Il n’a guère changé, pensa-t-elle. Il a toujours sa vilaine tête
pointue et fiévreuse, avec des yeux de brigand calabrais.»

Ensuite, indifférente, elle l’oublia. Son esprit retomba au morne néant
dans lequel elle s’enlisait depuis quelque temps.

Mais une ombre la dépassa vivement; un chapeau s’agita devant elle; un
grand corps se courba; une voix altérée murmura:

--Je ne me trompe pas?... Pardon, vous êtes bien...

Pendant un instant, elle songea à feindre l’incompréhension et à filer,
le laissant confondu. Puis, son caprice fit volte-face; elle répondit en
riant, dévisageant curieusement le colonial:

--Pardi, oui, je suis Cady!... C’est tout de même épatant que vous
m’ayez reconnue. Il y a dix... non, douze bonnes années que vous ne
m’avez vue!...

Le chapeau à la main, les traits bouleversés par l’émotion, il balbutia:

--Oh! non, je vous ai revue, depuis...

Elle étouffa une envie de rire, se rappelant:

--Ah! oui, à ma noce, derrière un pilier de l’église, comme un héros de
Georges Ohnet!

Elle fit un geste pour s’éloigner; il l’imita, éperdu de la voir le
quitter.

--Vous permettez que je vous accompagne?

--Jacques vous attend, vous savez?... Vous n’allez pas le faire poser...

Il parut stupéfait.

--Ah! vous savez?

Elle fronça le sourcil. «Quel ahuri!» Et elle dit haut, avec impatience:

--Naturellement, je sais!... Je sors de chez Laumière, j’ai déjeuné avec
lui.

Deber respira avec effort.

--Ah!... Alors, M. Renaudin... votre mari... est sans doute resté chez
notre ami?...

Elle rit, le dévisageant effrontément.

--Victor?... du tout!... Il est je ne sais où, à la poursuite d’un
crime... J’étais seule chez Laumière... et nous avons bavardé de vous,
d’autrefois... Il m’a donné sur vous des tuyaux que j’ignorais
complètement.

Elle avait repris sa marche, d’un pas cadencé, ni lent, ni pressé,
tenant son lourd manchon contre elle, au bout de ses bras allongés.
Deber la suivait, l’air absorbé. Du coin de l’œil, elle observait sa
mine tendue, perplexe, songeuse, complétant ses premières investigations
sur la personne du colonial.

«Il n’a pas trop perdu de cheveux, et, à tout prendre, malgré son air
ravagé, il a l’apparence plus jeune que ses contemporains.»

Et brusquement, elle interrompit la rêverie de son compagnon.

--Si c’est cela tout ce que vous trouvez à me dire, vous ferez aussi
bien de ne pas plaquer Jacques... Vous trouverez peut-être plus de
confidences à lui faire qu’à moi!... Vraiment, je ne vous inspire
guère!...

Deber releva la tête; ses regards s’attachèrent longuement sur la jeune
femme. Il sourit. Une expression de tendresse indicible adoucit ses
traits heurtés, donna un éclat incomparable à ses yeux sombres. A part
elle, surprise, Cady songea: «Mais il peut être presque beau, ce
sauvage, en des moments de crise!»

Et, suivant une pensée excentrique, elle jeta, sans s’occuper de l’effet
qu’elle produirait:

--Dites-moi, vous n’avez jamais assassiné ou torturé personne aux
colonies?

Le sourire de Maurice Deber s’accentua. Ses traits laissèrent voir le
ravissement contre lequel il ne pouvait plus lutter. Il s’abandonna au
charme invincible qui, pour lui, émanait de Cady.

--Comme vous êtes restée la même! murmura-t-il.

--Cela vous déplaît, je pense, car jadis vous me trouviez rudement mal
élevée!

Il dit avec vivacité:

--Vous vous souvenez?... Oh! dites que vous vous souvenez un peu?...
Mais vous étiez si enfant à cette époque!

Elle secoua la tête.

--Détrompez-vous, cher monsieur... J’avais alors une psychologie
beaucoup plus aiguë que celle que je possède aujourd’hui... C’est à
présent que je suis jeune. Quand j’avais douze ans, j’étais une
vieillarde... Maintenant, au contraire, je descends la pente vers une
heureuse et naïve enfance...

Il poursuivait, sans l’écouter:

--Ce sont vos traits d’autrefois, votre voix, vos façons...
Naturellement, tout cela modifié... mais si complètement dans la même
note que voici que votre silhouette de jadis, que je gardais si nette
dans ma mémoire, s’est fondue dans votre personne d’aujourd’hui...

--Alors, tout à l’heure, en me croisant, vous m’avez reconnue
immédiatement?

--Oui, c’est-à-dire non... Pour mieux dire, je ne sais plus, mon esprit
est dans un désordre!... Je m’attendais si peu à vous rencontrer ici!...
Je pensais à vous, mais je vous imaginais bien loin... Alors, cela a été
une brusque vision, comme une apparition de rêve... J’ai été frappé...
Au premier instant, je me suis dit: «C’est elle!» et, en réalité, je n’y
croyais pas du tout... C’est à la réflexion que je me suis rendu compte
qu’après tout, il n’y avait nulle impossibilité à ce que ce fût
réellement vous-même.

--Et vous avez rebroussé chemin pour m’interpeller fort incorrectement.

--Excusez-moi. Je n’ai songé à rien. J’avais la tête perdue.

--Je l’ai bien vu. Donc, c’est vrai?

Il la détaillait, ne la quittait pas des yeux, semblant ne pouvoir se
rassasier d’elle.

--Qu’est-ce qui est vrai? dit-il distraitement.

--Votre grande passion pour moi, votre déception lors de mon mariage.

Il tressaillit, contrarié.

--Oh! Laumière a bavardé!

--C’est tout naturel... Croyez-vous qu’un ami garde jamais uniquement
pour soi le secret qu’on lui a confié? Ça n’a du reste aucune
importance.

Il détourna les yeux, la voix brève:

--C’est que, précisément, pour moi cela a une importance infinie.

Elle rit doucement et dit, avec une intonation sournoisement caressante:

--Eh bien, dans ce cas... tant mieux pour vous qu’il ait parlé.

Il la regarda, incertain, et se tut. Ils étaient arrivés à la place de
l’Arc-de-Triomphe. Cady s’amusait décidément. Elle entraîna du geste son
compagnon dans l’avenue d’Iéna.

--Marchons encore un peu... C’est drôle de barboter dans le vieux passé.

Mais il s’inquiétait pour elle:

--Vous ne craignez pas que l’on nous rencontre? Ma présence à vos côtés
pourrait surprendre...

Elle secoua les épaules avec irritation.

--Oh! assez!... Pour une fois que quelque chose et que quelqu’un
m’intéresse, je peux bien m’en payer la fantaisie!... Et puis, quoi,
Victor n’est pas jaloux...

Deber cédait à l’enivrement de cette conversation inespérée.

--C’est donc vrai que Laumière vous a dit?... Et cela ne vous a pas
fâchée?...

Elle fit une moue interrogative.

--Qu’est-ce qui pouvait me fâcher là dedans?

Il dit avec une hésitation:

--Renaudin, dites-moi, vous l’aimez?... vous...

Elle l’interrompit, péremptoire.

--S’il vous plaît, parlez-moi de vous seulement!... Expliquez-moi
comment vous, si correct, si formaliste, vous avez pu garder si
longtemps bon souvenir de la méchante gamine que j’étais?...

Il avoua:

--Ce n’était pas un bon souvenir, loin de là!... mais un souvenir
tenace, certes!... Une obsession... Le jour, la nuit, je vous voyais.

Elle rit, très amusée:

--Dites tout de suite que j’étais votre cauchemar!

Il la considéra, très sérieux:

--Presque.

--Merci!

--J’avais beau me répéter que l’enfant que vous étiez ne devait faire
qu’une femme exécrable...

--Re-merci!...

--Qu’au fond, tout en vous me heurtait, me choquait; que votre cœur,
votre esprit, vos goûts de femme faite seraient forcément en opposition
complète avec les miens... Je ne pouvais me libérer de la pensée
persistante, grandissant tous les jours en moi, que ma destinée était
précisément de vous aimer pour vous retirer du milieu où vous étiez,
pour vous éduquer, vous modeler à nouveau...

Cady hochait la tête, le regard au loin, un sourire imperceptiblement
ironique aux lèvres.

--Oui, oui, je vois cela... C’est pas très neuf... Un tas d’hommes
nourrissent ce rêve... C’est étonnant ce qu’il y en a qui ont l’esprit
pion...

--Je suis fataliste, presque superstitieux... Nombre de prédictions me
concernant se sont accordées pour affirmer que je deviendrais le mari
d’une femme dont les traits de caractère principaux coïncidaient avec
les vôtres d’une manière frappante.

Cady se tordait.

--Ah! si la somnambule l’a dit!... Pourtant, elle s’est fichue dedans;
vous n’êtes pas devenu mon mari, que je sache!...

Oubliant toute correction, Deber saisit le bras de la jeune femme
presque violemment.

--Notre vie n’est pas achevée!... Qui sait ce que l’avenir nous
réserve!...

Elle recula.

--Oh! oh! nous ne sommes pas dans les forêts vierges!... En paroles,
tout ce que vous voudrez... Modérez vos gestes, s’il vous plaît!

Il rentrait en lui-même, confus.

--Pardon! fit-il avec humilité. J’ai honte de moi...

Elle reprit, voulant obtenir sa confession complète:

--Sérieusement, vous avez songé à m’épouser?

--On ne peut plus sérieusement. Des amis restés à Paris, qui
m’écrivaient, me parlaient de vous, de votre famille. Je savais qu’aucun
mariage n’était projeté pour vous, et j’avais décidé que je reviendrais
vous demander le jour où vous auriez vingt ans... En somme, j’étais un
parti sortable... J’ai de la fortune et j’avais raison de croire que mon
âge n’était pas un obstacle insurmontable, puisque votre mari compte un
an de plus que moi...

--Très joli de calculer; seulement, voilà comment on réussit...
Exactement deux mois avant d’avoir atteint mes vingt ans, je me fiançais
à mon mari...

Il ajouta avec amertume:

--De sorte qu’au débarqué, à Marseille, je recevais la nouvelle... Votre
mariage était fixé à quinze jours de là.

--Ça vous a donné un coup!...

--Ne raillez pas... j’ai souffert.

--Baste! blessure d’amour-propre... colère d’avoir bâti inutilement un
tas de projets qui s’écroulaient.

Il détourna la tête:

--Si vous voulez... Mais, quelle que soit la cause d’un écroulement dans
une vie, c’est toujours un bouleversement irréparable.

Cady réfléchissait.

--Pourquoi ne m’avez-vous rien dit alors?... En somme, je n’étais pas
encore mariée.

Il se récria:

--Moi? courir volontairement au devant d’une mortification, d’une
insulte?... Étaler devant vous ma déconvenue, mon chagrin!... et cela,
tandis que vous auriez ri de moi!...

Elle jeta promptement, avec une netteté pleine de sous-entendus:

--Et si je n’avais pas ri?...

Il demeura muet, déconcerté. Un silence régna. Ils arpentaient le
rond-point du Trocadéro, tout à fait indifférents du lieu où ils se
trouvaient. L’éclat du soleil s’était terni, des nuées sombres
commençaient à envahir le ciel, préparant la nuit.

Enfin, Deber reprit avec émotion, dépit et sourde rancune:

--Comme vous voudriez me voir marcher!... Reprendre un espoir, m’élancer
dans le chemin que vous m’indiquez perfidement!... vous donner le
spectacle réjouissant de ma sottise, de ma faiblesse... pour vous moquer
de moi, ensuite, tout votre saoul, dans les bras de... votre mari, sans
doute!...

Elle releva vivement l’hésitation voulue et impertinente qui avait
souligné la fin de sa phrase.

--Non, mais dites tout de suite que j’ai des amants!...

Il s’enflamma.

--Eh! pourquoi faites-vous ce que vous pouvez pour que je le croie!...
Comment osez-vous m’avouer... mieux, même, faire parade de ce
tête-à-tête inouï avec Laumière?...

Cady riait de tout son cœur.

--C’est impayable!... Ma parole, vous me faites une scène de
jalousie!...

Il s’arrêta, bouleversé.

--Oh! Cady, ne vous jouez pas de moi!... Je suis un sauvage, un homme
qui n’a plus le pied parisien; prenez garde à moi!...

Elle le nargua.

--Allons, je suppose qu’en pleine rue vous ne me larderez pas de coups
de couteau? Évidemment, je ne me risquerais pas en votre compagnie au
coin d’un bois!

Il courba la tête, sombre, sans rien ajouter. Elle fit un geste
conciliant.

--Tenez, cette solitude propice aux démonstrations dramatiques ne vous
vaut rien. Il faut que je vous ramène en des lieux plus civilisés.

En même temps, elle appelait un auto-fiacre, qui les guettait de loin.
Elle y grimpa, fit signe à Maurice de la suivre et jeta au chauffeur:

--Au Bellevue-Palace!

Il l’accompagnait, morne, absorbé, comme hypnotisé, insensible à ce qui
l’entourait, l’esprit bien loin des gestes qu’il accomplissait.

Ils s’installèrent à une petite table dans le vaste hall où l’on prenait
le thé, bondé de femmes élégantes aux toilettes et aux chapeaux
extravagants, dévorées des yeux par d’autres femmes plus effacées,
petites bourgeoises ou couturières, qui venaient surprendre en ce lieu
les modes nouvelles.

La musique quelconque des tziganes sertissait plutôt qu’elle ne dominait
le bruit insaisissable et bourdonnant d’une foule qui cause, même en
chuchotant. Tout était blanc, d’une richesse très moderne. Le plafond un
peu écrasé, le genre de la décoration, la foule cosmopolite, faisaient
songer à un luxueux salon de grand paquebot.

A présent, Maurice Deber, très calme, assagi, questionnait Cady d’une
voix douce, écoutant religieusement ses réponses, s’efforçant de
reconstituer ces douze années de son absence, pendant lesquelles
l’enfant troublante de jadis était devenue la femme d’aujourd’hui.

--Alors, après le drame mystérieux dans lequel votre première
gouvernante a été assassinée, vous avez eu auprès de vous une personne
nouvelle[1]?

  [1] Voir l’épisode précédent: _La Petite Cady_.

Cady fit un geste et une grimace de dégoût.

--Oh! une femme de mérite, sans contredit!... A vous donner à jamais
l’horreur de la vertu et des monstres de pédantisme qu’elle produit!...
Elle a manqué me rendre folle...

--En tous cas, vous avez été gravement malade, je l’ai appris.

--Une scarlatine suivie d’interminables bronchites. Bénies soient-elles,
puisqu’elles m’ont enfin délivrée de la Femme-accomplie!... Un certain
automne, je n’en menais pas large... Le docteur Trajan a parlé
énergiquement et on m’a envoyée au vert, tout bonnement dans une ferme
de Provence, chez de braves gens qui étaient les père et mère
nourriciers de je ne sais plus qui de notre entourage.

--Et là, vous avez continué à faire tourner la tête de tous ceux qui
vous approchaient?

--Ah! Dieu non, j’étais trop aplatie. J’avais le crâne vide, les membres
en coton... Je m’asseyais en pleins champs, je fermais les yeux, je
m’anéantissais dans la bonne chaleur qui me donnait le vertige... Je
n’ai eu qu’une aventure... Un jour, en voulant cueillir un fruit, je
suis tombée au pied de l’arbre... Oh! pas de bien haut, mais, néanmoins,
je me suis évanouie... et réveillée dans les bras d’un grand garçon brun
qui sentait le bouc et l’olive trop mûre, qui me serrait très fort et me
mangeait des yeux...

--Délicieux!

--Cela avait son charme dans le cadre de là-bas. Certainement ici, ce ne
serait plus ça...

--Et la suite?...

--Il n’y en a pas eu... Mon berger a voulu absolument me rapporter
jusqu’à la ferme, toujours en me tenant serrée contre sa poitrine...
J’étais très bien... Je devais le revoir au détour du sentier grimpant à
la montagne où il conduisait ses chèvres... Puis, le lendemain, j’avais
la fièvre, et plus tard je ne me suis plus souciée de lui.

Maurice soupira.

--Ah! si toutes vos aventures n’avaient eu que ce dénouement-là!...

Elle répliqua tranquillement:

--Soyez bien persuadé que je ne vous conterai que celles qui sont
analogues... Versez le thé, voulez-vous?... Cette théière a un bec qui
ne m’inspire aucune confiance, et je préfère que ce soit vous qui
fassiez du gâchis...

Il obéit, sans abandonner son questionnaire.

--Et ensuite?

--Chez moi, on avait soupé des institutrices. Dans le fond, la
Femme-parfaite crispait mes parents autant que moi. On décréta que
j’étais assez grande pour qu’on me sorte... En réalité on trouvait que
j’étais bonne pour accompagner ma sœur Jeanne... J’ai suivi des cours où
j’étais la répétitrice de ma sœur, j’ai avalé des concerts, des
conférences, des ventes de charité, des matinées, des soirées, des
garden-parties, des inaugurations, des séances de Sorbonne, de
cliniques... Que voulez-vous que je vous dise de plus?... J’ai été, des
années durant, la fille du ministre dans toute sa plate horreur...

--Et les flirts... absents?

--Non, naturellement... à foison, par tas, par charretées; mais tout
cela si banal, si insignifiant, si pareil, si écœurant! Passons sur
cette période néfaste!... Vous avez su comment mon père est mort?

Deber baissa la voix, discrètement.

--Oui... la version officielle et la triste réalité... J’y fais allusion
parce que je sais que vous n’aviez aucune illusion sur la conduite
privée de M. Cyprien Darquet... Ses excès devaient fatalement avoir une
fâcheuse issue.

Cady refusa du geste les pâtisseries que lui présentait un garçon en
habit noir.

--Passons, passons... Oui, mon affection pour papa avait reçu bien des
chocs. Néanmoins lui seul rendait ma vie supportable à la maison. Lui
parti, cela devint intolérable. J’ai eu--cela va vous étonner?--des
crises de désespoir inouï à cette époque... J’ai pleuré pis que dix
petits veaux. C’est un de ces jours d’attendrissement que Victor s’est
présenté... Auparavant, ni lui ni moi n’avions songé qu’une union fût
possible entre nous; et, subitement, il nous a paru à tous deux que
c’était la solution unique et géniale... Après cette découverte, ça n’a
pas traîné.

--Votre mère n’a pas fait d’objections?

--Elle?... Elle était bien trop enchantée de se débarrasser de moi!...
D’autant plus qu’à ma majorité j’aurais pu lui faire certaines
réclamations qu’elle était persuadée d’éluder facilement lorsqu’elle
aurait affaire au désintéressement et à l’esprit de conciliation de
Victor.

--Vous voulez parler de la succession Le Moël?

--Justement... Comme tout le monde, vous n’ignorez pas que cette vieille
fripouille de sénateur était le véritable auteur des jours de mon
père?... A sa mort, qui précéda celle de papa de seulement dix jours, il
lui légua toute sa fortune très cossue vous savez...

--Quatre millions, on m’a dit.

--A peu de chose près. Il avait naturellement l’idée que cela
reviendrait directement à ses petites-filles, car il détestait maman...
Seulement, père avait fait à son insu une donation à ma mère... Si bien
qu’elle a raflé non seulement ce qui revenait de la fortune personnelle
de papa--peu de chose--mais encore le gros sac du père Le Moël... Notez
que par elle-même elle est très riche et qu’elle m’a donné en tout et
pour tout cent mille francs de dot... la mouise!...

--Ce n’est pas d’une mère tendre, mais elle était dans son droit.

--Possible... Cependant, si j’avais voulu ma part, je n’avais qu’à
prononcer certains mots pour faire baisser pavillon à ma chère mère.

--C’est Renaudin qui vous en a empêchée?

--Oui... et puis au fond je me fiche de tout cela... Je n’ai pas de
grands besoins de luxe, je suis trop paresseuse pour cela... Quand j’ai
envie de quelque chose, du reste, je le demande, on me le donne
toujours.

Deber jeta avec vivacité:

--Votre mari, je suppose...

Elle le nargua:

--Lui ou «mes amants»!

Il fit un geste d’incrédulité.

--Si c’était vrai, vous ne vous en vanteriez pas.

--Vous croyez cela?... Parions que si je vous demandais de l’argent vous
m’en donneriez et que je le prendrais... et qu’en somme, vous n’en
penseriez pas plus mal de moi...

En riant, il fit mine de tirer son portefeuille.

--Combien voulez-vous?

Elle répondit gravement:

--Deux cents francs, ça me suffit pour l’instant.

--Ma foi, vous tombez bien, j’ai là justement trois billets...

Elle tendit la main avec aplomb.

--J’ai dit deux, mais trois c’est mieux.

Il lui glissa en riant les trois billets adroitement chiffonnés.

--Voilà.

Elle les mit dans son manchon.

--Vous croyez que je plaisante?... Pas du tout, je les garderai.

Il demeura interdit. Un long silence tomba entre eux. Les musiciens
jouaient une valse lente. Cady grignotait un cake, buvait son thé, l’air
innocent. Enfin Maurice releva ses yeux troublés et dit, la voix basse,
étouffée:

--Eh bien, malgré tout ce que vous inventez pour me persuader que vous
êtes une cynique, une éhontée, je crois en vous... Je vous aime... Oui,
je vous aime de toute mon âme!... Vous pouvez garder cet argent, Cady,
tout ce que j’ai vous appartient... Je vous remercie même de cette
preuve que vous me donnez que vous acceptez un lien entre nous...
justement très fort parce qu’il est infime, bas, inavouable.

Elle lui lança un coup d’œil narquois, murmurant:

--Quand je l’avais dit!

Il s’était levé.

--Adieu.

--Vous partez?

--Oui, j’ai affaire... ou plutôt, non, je ne veux pas vous mentir...
rien ne m’appelle... rien ne pourrait m’arracher de vous... mais j’ai le
désir d’être seul, de ne plus vous voir, ni vous entendre... Vous
m’affolez. Cette rencontre, tout ce que vous m’avez dit...

Elle conclut gaminement:

--Vous n’y êtes plus!... Je comprends cela jusqu’à un certain point,
quand on arrive de Tananarive!... Eh bien, allez... mais, quand vous
reverrai-je?

--Bientôt... je vous écrirai.

--Pas de ça!... Victor ouvre toutes mes lettres!... Tenez, venez plutôt
demain chez ma cousine Marie-Annette... Mme Granier de Montaux... 6, rue
Boccador... C’est son jour, j’y serai à cinq heures.

--Mais, je ne la connais pas.

--Vous étiez autrefois en relations avec ma tante?

--En effet.

--Cela suffit amplement... Marie-Annette est une bonne fille, elle sera
enchantée de faire votre connaissance... D’ailleurs, je la préviendrai
que votre visite est pour moi... Ensuite vous viendrez dîner un de ces
jours à la maison, Victor vous invitera.

Deber serra avec une sorte d’angoisse la main qu’elle lui tendait.

--Cady... tout ceci m’est pénible.

Elle lui jeta un regard candide.

--Quelles mauvaises pensées avez-vous, mon ami?... je ne vous comprends
pas...

Une subite colère fonça le teint olivâtre du colonial. Il réprima un
geste violent, salua, baissa la tête et s’esquiva aussi rapidement que
l’encombrement du hall le lui permit.




IV


Peu après le départ de Maurice Deber, Cady quitta elle aussi le
Bellevue-Palace.

Elle était redevenue morne, sa distraction d’un instant envolée. L’air
vif des Champs-Élysées envahis par la nuit la fit frissonner, ramener
son étole devant son visage et son manchon sur sa poitrine.

Pourtant, la buée lumineuse emplissant la grande voie, la quasi-solitude
des larges trottoirs la tentèrent. Elle décida de rentrer à pied.

Dans sa pensée lasse, comme endolorie, passaient les silhouettes de
Victor, de Jacques, de Deber, et aussi celle, plus lointaine, du beau
Paul de Montaux... Combien ils l’excédaient!... Combien elle se sentait
étrangère à ces hommes, indifférente à leurs peines, leurs désirs, leurs
jalousies, leur égoïsme!... Dans quel isolement, dans quel vide elle
était condamnée à vivre!...

Elle hâtait le pas dans l’avenue descendante, dérobant son visage à la
curiosité des hommes qui, assez rares, remontaient vers leurs logis.
Elle était bercée, attirée par le ronflement des autos qui parcouraient
la chaussée à toute allure dans l’éblouissement de leurs phares qui
entrecroisaient brusquement leurs rayons, se séparaient et
disparaissaient.

--Si je traversais inopinément, pensait-elle, ce serait vite fait... en
bouillie, Cady!

Et l’idée du subit anéantissement lui était d’une infinie douceur.

Pourtant elle continuait sa marche, arrivait à la place de la Concorde,
s’engageait sous les arcades de Rivoli, où, à cette heure, les thés
mettaient un certain mouvement élégant.

Elle ralentit le pas, fatiguée par sa longue course, et tourna
machinalement la tête vers les devantures d’un magasin abondamment
illuminé.

A sa droite, la silhouette soudain saisie d’un jeune homme qui la
dépassait en la regardant, exposant, lui aussi, durant un instant, son
visage à la vive lumière, mit en elle un sourd et singulier émoi.

Elle poursuivit sa route sans pouvoir exactement démêler ce qui
s’agitait en elle. Dix pas plus loin, dans la pénombre, l’homme
l’attendait adossé à l’un des piliers des arcades.

Elle s’arrêta suffoquée, le reconnaissant!... Ou plutôt ayant
l’intuition de qui il était, plus encore à cause du regard et du sourire
qu’il lui jetait que par tout ce que ses traits faisaient remonter dans
sa mémoire.

Ses lèvres prononcèrent presque muettement un nom éteint en elle depuis
des années.

--Georges!...

Et raidie, tremblante, sans réfléchir à ce qu’elle faisait, elle
s’éloigna, le perdit de vue. Ainsi que dans un rêve, il s’était soudain
évanoui dans l’ombre, et, sans doute, il ne lui apparaîtrait plus
jamais.

Pourtant, elle ne tarda pas à entendre derrière elle un pas rapide et
léger; elle devina qu’on la rejoignait; elle sentit qu’on la frôlait.
Son nom, prononcé tout bas, intelligible pour elle seule, la cloua net,
ravie au sol.

--Cady?...

Ses mains crispées l’une dans l’autre à l’intérieur de son manchon,
lentement, elle se tourna, et dévisagea le jeune homme avec avidité,
découvrant en lui mille détails de la figure, de la physionomie qui,
subitement, lui redevenaient familiers après avoir sombré si longtemps
dans son souvenir.

--Georges! répéta-t-elle doucement, la tête un peu penchée sur son
épaule, le regard vague, s’abandonnant à la joie inattendue qui
l’emplissait et la bouleversait délicieusement.

Et affluaient en elle, l’inondaient, les multiples rappels des heures
d’enfance, puériles, perverses, inoubliables, qu’elle avait passées en
cachette avec le petit garçon d’alors, fils d’une demi-mondaine habitant
l’appartement voisin de celui de ses parents.

Georges!... Le gamin aux boucles blondes, au teint de lait, aux grands
yeux candides, au naïf langage pourri d’argot, aux sens déjà éveillés, à
l’esprit irrémédiablement souillé par tout ce qu’il entendait, voyait,
sentait, frôlait dans la chambre et le cabinet de toilette de sa mère,
au contact de la soubrette effrontée, des amies sans pudeur... Georges!
son frère, son enfant, son petit amant si cher!... L’unique, véritable
et profond amour de son adolescence précoce... Georges!... qui avait fui
de son horizon pendant une nuit d’angoisse, tout auréolée de sang et
d’horreur...

Elle se rappelait, frémissante, le baiser d’adieu qu’ils avaient échangé
dans sa chambre, à deux pas d’un cadavre... Elle entendait la petite
voix émue et résolue du garçonnet lui promettant de revenir, de la
retrouver plus tard, quand ils seraient grands...

Et tout cela avait pu s’effacer de sa mémoire, disparaître durant des
années?... Non! cela ne s’était point effacé, cela n’avait point
disparu, l’empreinte était indélébile, puisqu’elle renaissait
aujourd’hui, plus fraîche, plus éclatante que jamais!...

Il souriait, s’enivrant aussi à la contempler.

Il était de taille moyenne, svelte et potelé comme dans son enfance. Sa
moustache blonde naissante était si légère, si pâle, qu’elle n’ajoutait
rien à l’ancienne physionomie de l’enfant devenu homme... très jeune
homme... Cady se rappela qu’il devait avoir seulement vingt ans.

Elle retrouvait en ces clairs yeux d’azur aux longs cils noirs
l’expression de chaude tendresse, et aussi d’inquiétude, de lâcheté qui
lui était si familière autrefois. Il était vêtu élégamment, et néanmoins
quelque chose d’indiciblement équivoque émanait de lui.

Instinctivement, elle souhaita pour eux deux l’ombre, la solitude; et,
comme jadis, brève, impérieuse, elle le tutoya:

--Viens!

A pas précipités, ils traversèrent la chaussée, franchirent la grille
des Tuileries, et se hâtèrent de gagner la nuit des quinconces, à peine
striée par la lueur de rares réverbères. Des ombres louches circulaient
qu’ils ne virent point; leurs mains se prirent; leurs doigts
s’entrelacèrent; ils avancèrent, cherchant toujours plus de solitude et
plus de nuit.

Enfin, ils s’arrêtèrent, et Georges parla, d’une voix basse et
caressante; tandis que Cady l’écoutait, goûtant une inexprimable ivresse
à l’entendre.

Lui aussi la tutoyait, bien qu’avec une hésitation, une timidité.

--Depuis longtemps je remettais pour t’aborder... Oh! ce n’est pas que
d’aujourd’hui que je te suis!... Je sais ton nom, où tu demeures, mais
je ne me laissais pas voir... Et puis ce soir, cela a été plus fort que
moi... Et tu m’as reconnu!

Un vertige saisit Cady. Elle se serra contre lui, appuya sa tête sur
l’épaule du jeune homme et tendit ses lèvres éperdument.

--Georges, mon Georges!...

Un baiser ardent les unit, lèvres contre lèvres. Elle avait jeté son
manchon à terre; de ses deux bras, elle entourait le cou de son ami qui
l’étreignait sur sa poitrine...

Des minutes indicibles d’envolement, d’oubli, de folie s’écoulèrent...

Le silence n’était troublé par aucun bruit étranger. Une senteur âcre
venait du lierre couvrant la muraille de la terrasse du bord de l’eau,
près de laquelle ils étaient parvenus. Autour d’eux le sol luisait,
éclairé par la rayée lointaine d’un bec de gaz. Là-haut, les arbres
serrés accumulaient l’obscurité, et l’ombre semblait descendre des
branches pour envelopper leur enlacement de secret.

Enfin ils se séparèrent, tremblants, brisés.

Et, peu à peu, par à-coups, la conscience leur revint du lieu où ils se
trouvaient, de ce qu’ils étaient, des mille liens que la vie avait
tissés autour de chacun d’eux.

--Oh! ma Cady! gémit-il dans une espèce de sanglot de bonheur et de
désespoir.

Elle reprenait ses sens, ramassait son manchon, s’inquiétait de l’heure,
s’énervait.

--Mon Dieu, il faut que je rentre!... Je dîne en ville et je dois
m’habiller... Te quitter si vite!

Elle frappa du pied.

--Oh! ma vie, mon mari, tous, je les déteste, je les hais! cria-t-elle
véhémente.

Il l’enlaçait, suppliant:

--Reste, reste encore!... Ah! tu vas partir, et je ne te reverrai plus
jamais!... Ce sera fini, tu ne reviendras pas vers moi!...

Elle se dégagea violemment et, la voix changée, dure, elle s’écria:

--Tu es fou?... Je t’ai retrouvé, et je te perdrais?... Où veux-tu que
je te voie?... Quand? Comment?... Où demeures-tu? j’irai...

Il eut un brusque sursaut.

--Chez moi? Oh! non, c’est tout à fait impossible!

Il se dérobait avec une sorte de terreur.

--Non, non, c’est impossible, je te dis!

Et, reculant, se refusant au baiser que Cady lui offrait de nouveau:

--Écoute, il faut que tu saches... Je ne suis pas dans une situation
brillante... Tu comprends, j’ai l’air comme cela, je suis habillé...
mais, en réalité, je ne suis pas de ton monde... je...

Elle l’interrompit, avec une intonation gamine et tendre d’autrefois.

--Idiot, je le devine bien!... Et qu’est-ce que cela me fait?... Est-ce
que tu crois qu’il m’est poussé des préjugés?...

Il essaya de protester faiblement.

--Pourtant, si cela devait te causer des ennuis...

Elle saisit ses mains qui lui résistaient encore.

--Tais-toi! mais tais-toi donc!... Écoute, à ton tour... Sois certain de
ceci: Tu serais un mendiant, un voleur, un criminel, n’importe quoi...
tu es mon Georges, et tu seras toujours mon Georges, rien que cela pour
moi, tu entends?...

Ému, subjugué, il céda au geste de Cady, qui l’attirait, et encore une
fois leurs lèvres se cherchèrent, mais plus doucement, avec plus de
tendresse, et aussi avec plus de sensualité avertie que dans leur
premier élan.

Et tous deux étonnés, éperdus et ravis, mesurèrent la profondeur, la
solidité, l’universalité du lien qui les unissait, cœur et corps, rêve
et chair, faisait de chacun l’être unique pour l’autre...

Les yeux clos, blottie contre lui, Cady gémit plaintivement:

--Je n’ai plus le courage de partir, et pourtant il faut... C’est
absurde... Que va-t-on penser? Comment serais-je reçue?...

Il couvrait son visage de baisers, les lèvres douces et frémissantes.
Elle respirait son souffle jeune, le parfum de muguet dont sa peau et
ses cheveux étaient imprégnés.

--Oui, va, dit-il, tout en la retenant contre lui. Demain matin, je
t’attendrai où tu voudras... Si tu pouvais être libre, nous déjeunerions
ensemble, nous aurions tout le jour à nous...

Les paupières baissées, savourant le bonheur de se sentir serrée sur la
poitrine de son ami, dans ses bras étroitement noués, elle ne voulut
songer à rien, n’envisager aucune des difficultés, des impossibilités.
Elle promit:

--Je me rendrai libre, c’est entendu... Où m’attendras-tu?...

--Tu demeures près du Louvre... Eh bien, dans la rue Saint-Honoré, sur
le trottoir qui longe le magasin. Là, il n’y a guère de danger d’être
remarqués.

--A quelle heure?

Il réfléchit, hésita, calcula à part lui.

--Dix heures... Non, plutôt, veux-tu onze heures?...

--Bien, j’y serai.

Elle s’arracha de l’étreinte chère.

--Allons, je pars.

Elle se dirigea lentement vers la sortie du jardin, sur le bord de la
Seine.

Il ne pouvait se décider à l’abandonner.

--Je puis t’accompagner un peu, s’accorda-t-il. Il fait nuit, personne
ne nous verra.

Sur le quai, le long du palais du Louvre, la solitude était si complète
que Cady ne résista pas à son désir de lui prendre le bras. Ils
avancèrent à pas lents, tendrement appuyés, ne trouvant plus de paroles,
tout au déchirement de la séparation.

Enfin, à la station du tramway de Versailles, ils durent se quitter.

--A demain.

A dix pas l’un de l’autre, ils revinrent, invinciblement attirés; et,
malgré la folle imprudence de leur acte accompli presque sous les
fenêtres de Cady, mal protégés par l’obscurité éclaircie par de nombreux
réverbères, ils s’embrassèrent encore.

--A demain!...

Elle grimpa l’escalier précipitamment, les jambes rompues, la tête
perdue, sans force pour imaginer quoi que ce soit, inventer le moindre
prétexte...

Dans l’antichambre, son mari accourut à sa rencontre, fou d’inquiétude.

--Qu’est-il arrivé? Tu es blessée?... malade?

Elle s’enfuit dans sa chambre, avec la conscience et la terreur de
l’altération de sa voix, de ses traits... Ah! si elle avait pu se
cacher, s’enfuir!...

--Non, non, je n’ai rien... Est-ce qu’il est très tard? balbutia-t-elle.

Victor, qui la suivait, tourna le commutateur, et, sous la lumière qui
jaillit, la pâleur, les yeux brillants de fièvre, tout l’inexprimable
qui sourdait de la jeune femme le saisirent; il se récria:

--Ah! si, il y a quelque chose!... Voyons, parle!... Tu me rends fou!...

Les regards de Cady s’attachèrent sur un cartel... Il était huit heures
et demie!... Elle eut un anéantissement et faillit s’abandonner, tout
avouer, créer l’irréparable...

Sa destinée entière fut là, durant une minute, à la merci de sa
défaillance...

Sans même se débarrasser de sa fourrure, elle se laissa glisser dans un
fauteuil, et demeura muette, affaissée, les yeux fixes...

Victor, à genoux devant elle, l’interrogeait avec anxiété.

--Qu’as-tu, ma Cady chérie?... Tu souffres? Tu es malade?...

Subitement, l’excuse saugrenue, facile, et certaine d’être acceptée
jaillit aux yeux de Cady. Elle se sentit sauvée, et balbutia avec
précipitation:

--Oui, je ne sais pas ce qui m’a pris... J’ai fait une trop longue
course, je crois... J’ai manqué me trouver mal...

Et, cédant aux émotions complexes qui la bouleversaient, elle sanglota,
soudain, les mains sur les yeux, comme un petit enfant.

Silencieusement, Victor, profondément inquiet, enleva son chapeau, son
étole, sa jaquette, la souleva dans ses bras et la porta sur le lit.
Elle se calmait peu à peu, et se laissait aller, les yeux fermés,
étourdie, l’âme encore absente.

Victor dégrafa sa robe, mais ne put l’enlever.

--Es-tu mieux? Parle, ma petite enfant!

Elle leva enfin les paupières et regarda longuement son mari. Elle
sentait qu’elle recouvrait graduellement la faculté de penser, de
dissimuler, de mentir.

Il suppliait:

--Raconte-moi!... Que s’est-il passé?

Elle se redressa, descendit doucement sur le tapis et acheva de se
déshabiller.

--Mais rien, je te l’ai dit.

Son sang, chaud et rapide, coulait à présent librement dans ses veines.
Une sensation de bien-être physique se répandait en elle, succédant à la
pénible angoisse des minutes précédentes.

Renaudin eut un éclat subit.

--Voyons! s’il n’y avait rien, ce n’est pas à cette heure-ci que tu
rentrerais, et avec une mine pareille!

Elle porta les mains à ses oreilles, en un geste de souffrance.

--Oh! je t’en prie, ne fais pas tant de bruit!... J’ai une migraine!...

Il dit plus posément, bien qu’avec fermeté:

--Alors, dis-moi tout... Qu’as-tu fait aujourd’hui? Où es-tu allée?

Tout à fait remise, sa présence d’esprit revenue, elle répondit avec
assurance et ingénuité.

--Eh bien, j’ai déjeuné avec Laumière, comme c’était convenu... Je suis
restée longtemps parce qu’il est venu une vieille connaissance, Maurice
Deber, que père avait fait nommer aux colonies autrefois--il faudra même
l’inviter à dîner un de ces soirs.--Ensuite, je suis allée prendre le
thé au Bellevue-Palace, et, après, j’ai voulu revenir à pied... Je
n’avais pas regardé l’heure... En route, je me suis aperçue qu’il était
très tard, j’ai marché vite, et... je ne sais pas... la tête m’a tourné
tout à coup... J’ai été obligée de m’asseoir là-bas, sur un banc, le
long du quai...

Le calme redescendait dans l’âme troublée du pauvre Renaudin.

--Et c’est tout? fit-il avec encore une ombre de méfiance.

--Mais oui.

--Personne ne t’a abordée? On ne t’a pas insultée? C’est absurde de
passer sur le quai quand il fait déjà nuit.

--Cela abrégeait ma route... On ne m’a rien dit... D’ailleurs, il n’y
avait pas une âme.

--Tu es restée longtemps assise?

--Je ne sais pas du tout... J’étais tout à fait étourdie.

--Tu ne t’es pas évanouie?

--Non, je ne crois pas.

Renaudin réfléchissait.

--Eh bien, ma chérie, il n’y a qu’une chose à faire: téléphoner à ta
mère que tu es souffrante, et te coucher immédiatement.

Mais un brusque revirement s’était fait en Cady. Elle protesta, la voix
claire, de son accent habituel, rien en elle ne décelant son émoi de
naguère.

--Pas du tout!... Je suis très bien à présent, et je ne veux pas manquer
ce dîner... Téléphone, oui, pour expliquer notre retard... Du reste, ce
sera peu de chose... Envoie chercher un taxi-auto, dans dix minutes
j’aurai passé une robe.

Il la regardait, stupéfait.

--Tu veux?... Tu veux absolument?...

Elle était déjà en corset, peignant, relevant ses cheveux.

--Mais oui, je veux!... D’abord, maman me ferait la tête pendant six
semaines si je la plaquais.




V


Après le dîner, on prenait le café un peu partout, au gré des groupes
sympathiques, dans le somptueux appartement formant hôtel que Mme
Darquet, la veuve de l’ancien ministre socialiste, occupait rue de La
Boétie. «Loyer de vingt-deux mille francs!» avait coutume de répéter à
ceux qui l’ignoraient l’amie parasite du lieu, Mme Durand de l’Ile, en
se pourléchant, comme si, de ce luxe, quelque gloriole lui en restait.

Sous le porche, l’entrée particulière, montant à un rez-de-chaussée
élevé, aboutissait à la porte vitrée d’une immense galerie, au milieu de
laquelle se déployait un monumental escalier de marbre jaune, conduisant
aux trois salons du premier étage et aux appartements personnels de la
veuve et de sa fille Jeanne.

En bas, derrière l’escalier, c’était le fumoir; au bout de la galerie,
s’étendait une vaste salle à manger. Les boiseries de citronnier, les
tentures de brocart d’argent, tout l’éclairage de cuivre mat étaient
d’un art nouveau luxueux, très mitigé de style Louis XVI.

Au pied de l’escalier, dans un enfoncement, deux canapés avaient été
choisis par les flirteurs. L’un était occupé par Marie-Annette de
Montaux, l’aide de camp du général Blot, et le docteur Henri Melly, le
jeune chirurgien que lançait le docteur Trajan, désireux de ne plus
faire de clientèle. L’autre meuble avait Cady Renaudin et le jeune
avocat Félix Argatte, qui potinaient ferme, à mi-voix, rapprochés et
familiers.

Plus loin, à l’ombre d’un massif de phœnix, la belle Fernande Voisin,
aux opulents trente-six ans peints, teints, sanglés, le corps nu sous un
fourreau de crêpe de Chine bleuté à la tunique de tulle brodé, écoutait,
les cils battants, un sourire de satisfaction sur ses lèvres rougies, la
cour intense du jeune attaché au cabinet du président du conseil. Il
gagnait laborieusement, près de la femme influente du directeur du
_Paris-Soir_, la sous-préfecture convoitée, après la sinécure flatteuse
qu’elle lui avait déjà procurée.

Le ministre, dont la présence gonflait d’orgueil la maîtresse du logis,
allait et venait du fumoir à la galerie, un gros cigare aux lèvres, les
mains derrière le dos, écoutant avec distraction les discours obséquieux
du nouvel académicien, le dramaturge moraliste qui rêvait la rosette et
suivait obstinément l’homme puissant depuis la sortie de table, croyant
enlever sa protection à force d’obsession.

--Bigre! glissait Argatte en riant à l’oreille de Cady. Le président du
conseil est fortement allumé sur vous ce soir!... Il ne vous quitte pas
de l’œil.

Elle dit, en riant aussi:

--Il n’y a pas que lui!... Le général m’a bégayé des indécences tout le
temps du dîner... le docteur Trajan m’a rappelé qu’il assistait à mes
douches quand j’avais dix ans, avec comparaisons et conjectures...
Jusqu’à votre austère patron, Maître Crépeaux, qui m’a jeté d’ignobles
regards de concupiscence à travers la table et par-dessus les orchidées!

Argatte continua:

--Vous pouvez ajouter que les deux petits jeunes gens, là, près de nous,
ne s’excitent sur votre cousine qu’à cause de votre présence... Si vous
partiez, ce serait la déroute.

Et, subitement, la voix changée, caressante, intime, il dit, la tête
penchée, sa moustache effleurant l’épaule nue de la jeune femme:

--Ils ont raison... Vous êtes particulièrement affolante ce soir... Si
je m’écoutais, je vous violerais tout de suite.

Elle rit.

--Ça épaterait plutôt les autres.

Il dit sérieusement:

--Bah! croyez-vous?... En tout cas, ils ne nous empêcheraient pas... En
somme, il ne s’agirait que d’avoir du culot... Ça vous gênerait?

Cady fit la moue et s’interrogea.

--C’est-à-dire, cela me distrairait... Je ne penserais qu’à regarder
leurs têtes.

--Ah! moi, non, par exemple!

Puis, soudain, avec un regret:

--Mais il n’y a rien à faire... Je ne vous plais pas.

Cady l’examina.

--Si... Je vous trouve très bien.

Grand, solide et bien fait, les traits fins, la physionomie ouverte, les
yeux noirs pétillant d’esprit et d’ironie, la bouche sensuelle, d’épais
cheveux sombres, le cou un peu gras, le geste aisé et vif, l’ensemble de
sa personne harmonieux, franc, sympathique, c’était mieux qu’un joli
garçon: un bel homme, et un homme que l’on sentait de supérieure valeur
intellectuelle.

Les hommes l’estimaient, et son seul défaut, un tempérament passionnel
presque excessif, que tout dénonçait en lui, lui était une irrésistible
séduction auprès des femmes.

Il constata, d’un ton contrit:

--Je ne dis pas que je vous répugne, mais ça ne fait rien, il n’y a pas
le choc.

Cady se redressa, se tournant lentement vers lui, les lèvres
entr’ouvertes, souriant mystérieusement, une caresse indicible en ses
grands yeux de velours gris.

--Qu’est-ce que vous en savez?

Il eut un geste nerveux, aussitôt réprimé; et, devenu grave, il passa la
main sur sa moustache, la lèvre frémissante.

--Ah! ah!

Leurs regards se rencontrèrent pendant une seconde. Il crut lire le
secret consentement, et murmura imperceptiblement, d’un accent vaincu:

--Ah! comme je serais à vous...

Puis, au même instant, son expérience amoureuse saisit l’erreur. Il
s’écarta avec un soupir; ses yeux reprirent leur éclat, voilé durant une
minute par un irrésistible afflux de volupté.

--Ah! la méchante petite allumeuse! dit-il sans rancune. Vous ne pensez
pas un mot de ce que... vous n’avez pas dit.

Elle sourit.

--Vous croyez?

Il fit un geste découragé.

--Parbleu! Au fond, vous êtes incapable d’amour, vous!...

Et, avec une colère simulée et amicale, il désigna discrètement du
regard Laumière qui descendait l’escalier, l’air las et ennuyé.

--C’est votre sacré amant qui vous a pervertie!

Elle rit de tout son cœur.

--Qui, mon amant?... Jacques?

Et comme le peintre arrivait près d’eux, leur jetant un coup d’œil
distrait en apparence, elle saisit sa main et l’attira.

--Dis, Jacques, est-ce vrai que tu es mon amant?

Laumière sourit; son regard s’arrêta sans animosité sur Argatte, mais
avec une sorte d’impertinente familiarité qui agaça profondément le
jeune avocat.

--Ma petite, je l’ignore, dit-il en s’éloignant. Tu dois le savoir mieux
que moi.

Argatte le suivait des yeux en fronçant involontairement le sourcil.

--Pourquoi diable vous tutoie-t-il, c’est ridicule! émit-il d’un ton
tranchant.

Cady s’esclaffait.

--Dieu! que vous êtes amusant, ce soir! Mais Jacques m’a vue au
berceau... On s’est toujours dit «tu»... Ça n’a aucune importance.

--Oh! évidemment! fit l’autre, ironiquement.

Du divan qui leur faisait face, Mme de Montaux interpellait sa cousine.

--Dis, Cady, tu viens avec moi à Vincennes, demain matin, voir le départ
des aéroplanes au parc militaire? Ce sera délicieux!

Très grande, très mince, maigre même, Marie-Annette possédait une beauté
surtout artificielle et assez discutable.

Elle teignait en noir opaque ses cheveux naturellement châtains. Son
visage était pâle, fardé excessivement. Ses yeux, rendus vagues par ses
manies successives d’éther, d’opium et de chloral, se creusaient dans
l’orbite violemment ombrée par le kohl. Les sourcils épilés, réduits à
une mince ligne arquée, nettement noircie, semblaient ceux d’une dame
d’images japonaises.

Plusieurs adroites opérations chirurgicales avaient atténué une
asymétrie de la face autrefois très apparente, et un traitement
énergique avait eu raison de tics nerveux qui secouaient son
adolescence.

D’ailleurs les années n’avaient fait qu’augmenter son penchant à
l’excentricité, ses curiosités malsaines, sa perpétuelle et maladive
recherche de l’étrange, de sensations dites rares.

Tour à tour éprise de tous les sports à la mode, elle les estimait en
raison du danger qu’ils présentaient et de la somme d’émotion qu’ils
pourraient lui apporter.

Après avoir été une chauffeuse téméraire, pris part à une course d’où
elle était revenue avec une jambe brisée, elle délaissait actuellement
l’automobile pour l’aviation. Son rêve était de faire une ascension,
puis de posséder et de conduire elle-même un monoplan.

Ce qui étonnait, chez cette créature tout le temps trépidante,
perpétuellement emballée, c’était qu’elle eût trouvé le loisir d’avoir
des amants. Du reste, elle certifiait elle-même à ses intimes que
ç’avait toujours été une question d’intérêt, jamais de sentiment ou de
sensualité.

En effet, ses changeantes passions sportives lui coûtaient gros, et les
revenus de sa très belle fortune étaient entièrement absorbés par le
train du ménage et les dépenses de son mari, qu’elle avait épousé
couvert de dettes.

Il lui fallait donc demander au dehors de quoi subvenir à ses manies.
Désordonnée, dévergondée, sans frein d’aucune sorte, elle avait tenté,
et, chose plus extraordinaire, retenu plusieurs fantaisies. Sa liaison
la plus durable et la plus lucrative était celle qui agonisait
aujourd’hui avec Hubert Voisin, le directeur du _Paris-Soir_, le maître
chanteur qui ramassait parfois des millions et les gâchait volontiers,
pourvu que tout Paris le sût.

Le premier mouvement de Cady fut de refuser la proposition de sa
cousine; puis un rappel la fit se raviser. D’un saut, elle rejoignit
Marie-Annette et balaya les hommes d’un geste décidé.

--Allez!... On vous a assez vus... J’ai un secret pour elle seule.

Et, tandis que Mme de Montaux riait, les yeux allumés par la curiosité,
Cady lui intimait:

--Demain, pour tout le monde, et particulièrement pour mon mari, je
déjeune et je passe toute la journée avec toi.

L’autre la questionnait âprement.

--Qui? Qui?... Oh! je t’en prie, dis-moi qui...

Cady fit un geste évasif.

--Je te le dirai peut-être un jour.

Marie-Annette désigna du regard son mari qui sortait du fumoir en
compagnie d’Hubert Voisin.

--Est-ce Paul?... Ou bien, petite peste, me prendrais-tu mon
coffre-fort?

Cady, outrée de cette dernière hypothèse, eut une chaude dénégation:

--Ah! sûr, ni l’un ni l’autre!

Marie-Annette la pinça au bras, glissant bas, car les deux hommes
s’asseyaient à leurs côtés:

--Allons, tu ne nieras pas qu’avec Paul?...

Mais la jeune femme resta imperturbable.

--Dieu, que tu es sotte, ma pauvre fille! se contenta-t-elle de laisser
tomber avec dédain.

Comme le général Blot apparaissait à son tour, Marie-Annette, reprise
par son idée fixe, s’élança à sa rencontre.

--Général, est-ce vrai qu’il est interdit aux officiers aviateurs de
prendre des passagères?

Les yeux de Voisin détaillaient avec insistance la silhouette
nonchalante de Cady, sans corset, sous un double fourreau de mousseline
de soie prune et rose. Il désigna Mme Darquet, qui descendait
majestueusement l’escalier de marbre, très forte, les traits marqués et
autoritaires, tout en velours noir, sans autre bijou qu’un énorme
diamant suspendu par un fil invisible aux dix rangs de petites perles
qui sanglaient la ruine de son cou. La main sur l’épaule de Mme Durand
de l’Ile, telle une reine de tragédie s’appuyant sur la classique
confidente, elle enveloppait d’un regard satisfait l’assistance choisie
qui affluait sous son toit.

--Comment avec une mère si belle, pouvez-vous être si jolie?

Cady branla la tête, le dévisageant avec impertinence.

--C’est pas fort, ce que vous dites là, vous savez?

L’avorton rit, montrant ses longues dents jaunes de casse-noisette dans
une barbe jadis blonde. Ses yeux saillants, striés de veinules
violettes, roulaient, libidineux, sous des paupières sans cils.

--J’avoue qu’il y a mieux!... Que voulez-vous, j’ai la galanterie courte
en paroles!

Sans une calvitie prononcée qui le désolait, Paul de Montaux eût offert
le type parfait du joli garçon, de l’impeccable officier de cavalerie,
portant aussi élégamment l’habit que l’uniforme. La nullité de sa
physionomie était masquée par une expression martiale et aristocratique.
On ne pouvait s’empêcher d’admirer la perfection heureuse de ses traits,
la beauté de sa moustache blonde, de ses dents blanches souvent offertes
par le sourire de sa jolie bouche aux lèvres vermeilles.

Mince, souple, très grand, le geste gracieux et indolent, Paul de
Montaux parlait peu, souriait beaucoup, paraissant persuadé qu’il lui
suffisait de se montrer pour séduire.

Ce soir-là, une préoccupation d’entretenir Cady à part le dominait,
désir parfaitement deviné par la jeune femme, et qu’elle contrecarrait
avec un malin plaisir.

--Cady, fit-il après avoir laborieusement cherché un meilleur prétexte,
je crois que votre mère vous cherche... Voulez-vous mon bras pour aller
la rejoindre?

Elle négligea de répondre à cette proposition saugrenue, l’interpellant:

--Est-ce vrai que Rosine Derval, après avoir divorcé, songe à reprendre
son mari pour jouer avec lui au Théâtre-Moderne?

Montaux feignit une vive surprise.

--Mon Dieu, comment voulez-vous que je sache?... Je suis peu au courant
des choses du théâtre...

--Menteur! N’êtes-vous pas très bien avec Rosine Derval?

L’ancien dragon nia avec agitation, affectant une contrariété et jetant
des coups d’œil obliques sur Hubert Voisin, qui riait. Chacun savait que
le mari et l’amant de Marie-Annette se partageaient également les
faveurs de l’artiste.

--Moi? Quel infect potin!... Qui vous a raconté cela?

Cady affirma:

--Tout le monde... et en particulier M. Voisin.

Hubert saisit la main de la jeune femme.

--Ne l’écoutez pas, Montaux, c’est une petite menteuse qui veut vous
faire marcher... Au fond, c’est par jalousie qu’elle vous taquine.

Paul se rengorgea et ricana:

--Si je le croyais!...

Cady lui jeta un regard de dédain:

--Croyez ou ne croyez pas... Si vous saviez ce que je m’en fiche!...

Hubert palpait sournoisement les doigts et la paume de la jeune femme,
s’enflammant à ce jeu qui mettait sous son toucher l’épiderme doux et
frais, les os fragiles de la petite main qui s’abandonnait.

--Vous n’êtes pas gentille, fit-il. Pourquoi ne venez-vous jamais me
voir au journal?

--Grand Dieu! pour quoi faire?

--Mais pour me demander quelque chose.

--Quoi?

--Les jolies femmes désirent toujours quelques bagatelles... et vous
savez que je serais enchanté de vous faire plaisir...

Cady jeta un coup d’œil amusé sur Paul de Montaux, qui écoutait ce
dialogue avec une visible contrariété.

--Paul!... Vous entendez les propos qu’on me tient et vous ne me
défendez pas?... Ce monsieur m’insulte, vous savez?

Il essaya de prendre un air froid et ironique.

--Je ne pense pas avoir le droit d’intervenir...

--Comment, n’êtes-vous pas mon cousin?...

Il se leva inopinément et riposta, le teint animé:

--Eh bien, si ce titre me donne une autorité sur vous, Cady, prenez mon
bras et venez, j’ai à vous parler!

A la grande déconvenue de Voisin, elle arracha la main qu’il tenait
toujours dans la sienne, se leva prestement et prit le bras de Paul,
éperdu d’orgueil. Ils firent quelques pas dans la galerie.

--Qu’avez-vous à me confier? demanda-t-elle.

Enivré et suppliant, il jeta à son oreille:

--Cady, pourquoi ne voulez-vous plus m’aimer?... Je vous adore!...

Elle éclata de rire et le quitta.

--Si c’est là tout ce beau secret!...

Là-bas, le tête-à-tête de Mme Voisin et de l’attaché du cabinet avait
été interrompu par Jeanne Darquet qui, remorquant la fatuité imbécile du
jeune sous-préfet René Durand de l’Ile, le forçait à s’incliner devant
toutes les puissances réunies chez sa mère.

Courtaude, la taille massive, la démarche dandinante et sans grâce, la
jeune fille avait une jolie tête au menton volontaire, aux yeux froids
et autoritaires. Adorée par Mme Darquet, elle lui rendait peu
d’affection. Elle avait, malgré son jeune âge, tracé au fond de son cœur
sec, de son esprit pratique et égoïste, tout un plan concernant sa vie
et son avenir, que, sans se laisser distraire un instant, elle
s’appliquait à préparer en silence. L’incapacité du fils de Mme Durand
de l’Ile plaisait à son besoin d’activité. Elle avait décrété qu’il
serait l’armature nécessaire à ses projets, le mari rêvé pour une fille
de son caractère.

De son côté, Mme Darquet passait de groupe en groupe.

--Mesdames, messieurs, monsieur le ministre, si vous voulez monter...
Mlle Lara et M. Georges Behr veulent bien nous dire une primeur, une
scène de la pièce nouvelle.

Et, s’emparant du bras du président du conseil, elle lui sourit avec
autorité:

--Allons, cher ami, donnez le bon exemple...

Il obéit, arguant de vagues nécessités de partir de bonne heure.

Mais Mme Durand de l’Ile avait saisi son regard de détresse et de
convoitise sur Cady. Souple et adroite, malgré sa grosse taille et ses
jambes enflées, elle parvint jusqu’à la jeune femme.

--Venez, votre mère a besoin de vous là-haut.

Et sans que Cady sût bien comment cela s’était fait, elle se trouva
assise au premier rang des fauteuils alignés devant la scène improvisée,
auprès du ministre satisfait, au milieu du groupe renfrogné et
malveillant de la femme de celui-ci, de celle de l’académicien et
d’Alice Crépeaux, sa cousine.

--En voilà une sale blague! murmura-t-elle entre haut et bas.

Mme Darquet jeta un clin d’œil de remerciement à l’humble amie qui, à
présent, s’activait auprès du général Blot, furieux de ne pouvoir
approcher de Cady, lui amenait Marie-Annette en compensation; tandis
qu’elle groupait autour de Fernande Voisin tous les jeunes gens
disponibles,--bonne mère indulgente aux faiblesses d’une fille qui la
pensionnait.

Laumière s’était déjà esquivé. Hubert Voisin examina la place
inexpugnable où se trouvait enfermée Cady, et, découragé, fit signe à
Montaux, redevenu morose.

--Venez-vous chez Derval?

Ils disparurent ensemble.

Maître Albert Crépeaux s’approcha de Renaudin, qui, à l’injonction de sa
belle-mère, avait docilement abandonné le bridge pour venir écouter les
artistes.

Grimaçant un affreux sourire dans son visage perpétuellement boutonneux,
aux lèvres pustuleuses, aux dents pourries, le célèbre avocat insinua au
mari:

--Le succès de votre femme ne vous inquiète pas?... Diable! Je ne sais
pas ce qu’elle a ce soir, la petite Cady, mais nul n’est insensible à
son charme... poivré!...

Renaudin, choqué, le regarda de travers.

--On n’en dira pas autant de Mme Crépeaux! fit-il sèchement. En vérité,
mon cher, puisqu’il paraît qu’il est de mise de se mêler de ce qui ne
vous regarde pas, je m’étonne que vous la laissiez sortir dans l’état où
elle est!...

Enceinte, informe, déjetée, flasque, bouffie et blême, Alice offrait, en
effet, le spectacle le plus repoussant qui se pût voir.

Maître Crépeaux allait répliquer aigrement, mais Mme Durand de l’Ile,
qui passait derrière eux, leur enjoignit le silence avec onction:

--Chut! vilains hommes!... Cessez de bavarder, Mlle Lara entre en scène.

Dans le taxi-auto qui les ramenait chez eux, Renaudin eut son geste
familier pour attirer contre lui Cady, qui, d’ordinaire, sommeillait et
se câlinait sur son épaule à chaque rentrée tardive. Ce soir-là, surpris
et mortifié, il la vit se dégager avec vivacité.

--Oh! laisse-moi, tu me décoiffes!...

Il essaya de rire.

--Puisque tu vas te défaire tout à l’heure...

Elle riposta avec impatience et dureté:

--Précisément, je déteste avoir les cheveux emmêlés pour la nuit.

Et, pinçant les lèvres comme avec une volonté inébranlable de mutisme,
fermant les yeux ainsi que pour mieux s’isoler, elle se rejeta au fond
de la voiture, dans le coin opposé à celui de son mari.

Celui-ci hésita. Demanderait-il une explication de cette bouderie, ou
plutôt de cette espèce d’éloignement irrité qu’elle lui montrait pour la
première fois depuis leur union?

Il allait parler; puis les reproches s’éteignirent sur ses lèvres. A
quoi bon?... Elle s’énerverait davantage. Ce serait peut-être la pénible
querelle, qui laisse derrière soi de tristes souvenirs. Après tout, rien
d’étonnant à ce qu’elle fût agacée. Déjà elle avait été fatiguée,
souffrante, dans l’après-midi. Une bonne nuit de repos aurait sans doute
raison de son indisposition et de sa mauvaise humeur.

Et, pour ne point contrarier davantage sa chère capricieuse, le tendre
mari, sans attendre qu’elle le lui demandât, la laissa seule dans la
chambre conjugale, et se retira dans le cabinet où un lit était aménagé
pour lui.




VI


Fait inattendu, Cady avait ressenti une vive irritation de la discrétion
de son mari.

Certes, s’il n’eût pris les devants, elle l’eût relégué là-bas; mais, en
s’esquivant, il la privait d’une heure d’agréable distraction, pendant
laquelle, fouillant à pleines griffes dans la chair de sa victime, elle
aurait détendu ses nerfs.

Durant la soirée, ses flirts l’avaient distraite de l’obsession de son
unique pensée; mais, à présent, dans la solitude, l’idée de Georges,
l’attente du lendemain, son impatience de le voir, sa superstitieuse
terreur que quelque chose vînt fatalement entraver leur rencontre
s’abattaient sur elle et l’exaspéraient.

Certainement, agitée comme elle l’était, elle ne pourrait dormir!... Des
larmes d’énervement baignaient ses yeux. Elle ne voulait pas, elle ne
pouvait pas supporter ces heures odieuses qui la séparaient cruellement
du moment fixé pour le rendez-vous!...

Cependant, dès qu’elle eut la tête sur l’oreiller, un sommeil profond la
saisit, l’immobilisa, comme morte.

Au matin, dans un demi-assoupissement, elle entendit Victor ouvrir avec
précaution la porte de communication et se retirer ensuite sans avoir le
courage de la déranger.

De nouveau, le sommeil l’engourdit.

Quand elle ouvrit les yeux, le soleil dardait par toutes les issues
possibles des rayons francs et radieux. Elle sauta à bas du lit. Neuf
heures! Quelle joie! Elle avait à peine deux heures à souffrir le
supplice de l’attente!...

Mais elle était si fébrile, qu’une demi-heure plus tard sa toilette
était déjà terminée; elle était habillée pour sortir. Elle renvoya la
femme de chambre, que ses façons inusitées intriguaient visiblement.
Elle essaya de lire, pour passer le temps, ne put comprendre une ligne,
rejeta le volume avec dépit, et, désœuvrée, ouvrit la porte-fenêtre et
s’accouda au balcon.

Elle eut un choc, un frémissement presque douloureux, et quand même
délicieux, dans tout son être... En bas, en face, sur le trottoir du
quai, Georges se promenait, un journal à la main, feignant de lire. Il
leva furtivement la tête...

Et l’anéantissement de Cady était tel qu’elle demeura quelques instants
sans mouvement, sans force, sans volonté...

Puis, d’un bond, elle rentra dans la chambre, piqua au hasard un chapeau
sur sa tête, s’enveloppa de fourrures, et dégringola l’escalier comme
une fillette qui sort de l’école.

Georges la croisa sur le trottoir et, sans paraître l’aborder ni la
regarder, il lui dit rapidement:

--Prenez le passage Porsin par la rue Croix-des-Petits-Champs... Vous me
trouverez à l’extrémité, du côté de la rue Jean-Jacques-Rousseau.

Il était déjà loin. Elle restait interdite à la même place. Bien qu’elle
eût une vague idée que ce dût être tout près, elle ne savait pas
clairement où se trouvaient les rues et le passage qu’il lui indiquait.
Elle éprouvait une petite colère de sa prudence. Pourquoi ne
l’accompagnait-il pas?... Elle se souciait bien d’être vue! Et par
qui?... Les concierges, les boutiquiers de la maison... Est-ce que
l’opinion de ces gens comptait pour elle!...

Avec lenteur, boudeuse, elle gagna la rue du Louvre, et questionna un
agent qui sourit et lui indiqua sa route avec de méticuleuses
explications.

Le passage Porsin la stupéfia. Elle croyait être dans quelque lointaine
province. On regardait avec curiosité cette passante inconnue. Il y
avait un marchand de vieux meubles qui semblait sorti d’un roman de
Dickens; un magasin de parapluies qui, certes, n’ouvrait pas trois fois
par an à des acheteurs; une pâtisserie-confiserie où séchaient
d’invraisemblables produits.

Elle traînait le pas, amusée et peu à peu séduite. Comme elle était loin
de Paris, de sa vie habituelle!...

Mais, soudain, tout s’envola, tout disparut autour d’elle. Georges,
inquiet du temps qu’elle mettait à le rejoindre, venait d’apparaître à
l’extrémité du passage.

Ils se regardèrent, se sourirent. Il prit son bras d’un geste de tendre
possession et l’entraîna.

--Viens... ici nous n’avons rien à craindre.

Il la faisait entrer dans le couloir sombre d’un petit hôtel. Au premier
étage, ils pénétrèrent dans une chambre encombrée de meubles,
demi-obscure à cause du peu de largeur de la rue, et des stores de
guipure épaisse, des rideaux de laine à ramages à moitié tirés devant
les deux fenêtres.

Il y avait un grand lit drapé de rideaux pareils à ceux des croisées, un
canapé entre celles-ci. Une commode surmontée d’une glace occupait tout
un panneau; une toilette d’acajou lui faisait face, et une table ovale,
au tapis taché, tenait presque tout l’espace libre du milieu de
l’étroite pièce.

L’ensemble était démodé, mesquin, d’une propreté peu évidente.

Mais Cady n’avait plus de sens que pour celui qui l’enlaçait, appuyait
sa joue sur son épaule, embrassait son cou, ses seins au travers de
l’étoffe de la robe.

Ils s’étaient assis sur le canapé.

--Ma chérie, dit-il avec un soupir attendri.

Elle le contemplait, le buvait. A la lumière du jour, son teint blanc
était un peu fatigué, ses yeux avaient un cerne bleuâtre. Elle remarqua
une petite cicatrice au coin de la lèvre, qu’elle ne lui connaissait pas
autrefois.

Elle suspendit les caresses qu’il lui prodiguait, grisé par cette chair
tant rêvée. Elle glissa un bras de Georges derrière ses épaules,
emprisonna l’autre main dans la sienne et dit:

--Parle-moi, raconte-moi tout de toi.

Il hocha la tête avec appréhension:

--Il vaudrait mieux pas, Cady.

Elle eut un sursaut de révolte:

--Par exemple!... Alors, je m’en vais!

Il la retint désespérément.

--Tu es folle, voyons!

Elle jeta, rageuse:

--Je ne suis pas folle! Je te jure que je pars, et cela pour ne plus
jamais revenir, si tu refuses d’être avec moi comme autrefois!...
Écoute, Georges, ne comprends-tu pas que s’il y a quelque chose de caché
entre nous, il ne restera plus rien de ce qui est si bon?...

Il baissait les yeux, indécis.

--Tu as peut-être raison.

--Sûr que j’ai raison!... Voyons, tu ne sens pas combien c’est rare,
c’est exquis de pouvoir se dire tout... mais là, vraiment tout... et de
s’aimer _malgré tout_.

Il soupira, soucieux:

--Évidemment, ce serait le rêve... Seulement...

Elle le serra contre elle, l’embrassa sur les joues, sur les lèvres, sur
les yeux. Et, se blottissant contre lui:

--Raconte-moi, dit-elle, à partir de l’heure où nous nous sommes
quittés.

Il hésitait, jetant un coup d’œil sournois au lit.

--Tu n’aimerais pas mieux d’abord?...

Elle se récria avec vivacité:

--Non, non, mon petit, ne compte pas là-dessus aujourd’hui!...
D’ailleurs, ton hôtel...

Il rougit vivement et se désola:

--Oui, cela te dégoûte!... Cela n’est pas chic ici, c’est vrai... Je te
demande pardon... J’avais pensé, parce que c’était tout près... Et puis,
vois-tu, c’est moins dangereux que les maisons élégantes, où tu as la
veine de rencontrer du monde que tu connais.

Elle lui couvrit la bouche de la paume de sa main.

--Assez! ferme!... Je te dis qu’aujourd’hui je veux t’écouter, me griser
d’être là, comme cela, dans tes bras... J’étais si loin de croire que je
te reverrais!

--Tu m’avais complètement oublié?

Elle s’interrogea, incertaine.

--Je croyais que oui. Au moment de notre séparation, j’avais eu beaucoup
de chagrin, et, à la longue, c’était parti. Je me laissais aller, avec
l’idée que tout était fini pour moi... C’est singulier, n’est-ce pas?
mais jusqu’à vingt ans, j’ai éprouvé constamment l’impression que
j’avais déjà vécu ma vie, et que je n’avais plus que de la vieillesse
devant moi.

--Et alors, moi?

--Je ne pensais plus à toi... Non, plus du tout... Tu étais mort avec
moi, avec mon moi de ce temps ancien... Il paraît que c’était une
impression fausse puisque, dès que je t’ai revu, j’ai tout repris d’un
seul coup, mes souvenirs, mon affection, mon besoin de toi... Et toi, tu
m’avais oubliée aussi?

--Oh! moi, non!... Tout le temps je t’ai vue devant moi... et je
m’inquiétais de penser ce que tu devenais, comment tu grandissais,
comment ta figure changeait... D’année en année, je t’ai vue devenir
femme par l’imagination.

Elle s’écria:

--C’est drôle!... Moi, c’est le petit garçon que je cherche, que je
revois en toi.

Il poursuivait:

--D’ailleurs, l’idée que je te retrouverais, que j’oserais venir à toi,
et que tu consentirais à me reconnaître... Non, je ne l’ai jamais eue
bien nette...

Elle l’interrompit:

--Quel drôle d’accent tu as!... Tu n’es pas étranger, pourtant?...
Autrefois, tu parlais comme tout le monde, il me semble?

--Oh! te dire mon origine, ça serait difficile!... Ma mère elle-même ne
la savait pas. Elle, elle était Belge... Mais l’accent que tu dis, je
l’ai pris dans les pays où j’ai vécu... un peu partout... Ah! j’ai
roulé!...

Elle demanda, poursuivie par un souvenir:

--Et Paul, l’ami de ta mère, qu’est-il devenu?

Il fit un geste d’ignorance.

--Ah, ça!... Quand nous sommes partis, c’était pour le Caire... Paul
nous accompagnait... Sur le bateau, je n’ai jamais su ce qui s’était
passé, le fait est qu’il n’est pas descendu avec nous... Maman avait eu
une explication avec le commandant, elle avait beaucoup pleuré, et puis,
elle est partie, et nous n’avons jamais revu le type... Moi, tu
comprends, on ne me disait rien, j’étais si gosse... neuf ans que
j’avais à l’époque...

Cady réfléchissait.

--Pourtant, ce n’était pas à cause de...?

Il lui coupa la parole précipitamment, avec un secret émoi.

--Non, non, je pense qu’il s’agissait de jeu, il se sera fait pincer
filant la carte... Quant à l’affaire que tu dis, personne n’a jamais
rien su... maman non plus ne se doutait de rien, et tu penses que ce
n’est pas moi qui lui ai raconté...

Et, plus bas, avec une timidité:

--Toi, tu n’as pas eu d’ennuis?... Cela m’a tourmenté bien souvent, plus
tard, quand je me suis mieux rendu compte.

Cady, un peu pâle, remontait dans le passé avec émotion, se revoyait
chez le juge d’instruction--mon Dieu! Victor Renaudin lui-même!--qui
tâchait de lui arracher le récit du drame de la nuit...

Et comment aurait-elle pu dénoncer l’amant de la mère de Georges sans
perdre l’enfant qui avait été le complice du vol et du crime!...

--Non, dit-elle avec effort. Je n’ai rien dit, on n’a rien trouvé, et
l’affaire a été classée... Cette pauvre fille n’avait pas de parents,
personne ne s’intéressait à elle...

Georges la serrait plus fort contre lui.

--Cady, te rappelles-tu le diamant?... Ce diamant que j’avais pris...
que tu m’avais donné?

--Oui, je sais... Qu’en as-tu fait?... L’as-tu perdu ou vendu?

S’écartant un peu d’elle, il déboutonna sa chemise souple, et montra un
petit médaillon qui pendait à une chaîne d’or sur la peau blanche de sa
poitrine.

--Il est là... il ne m’a jamais quitté.

Elle fut saisie d’une ardente curiosité.

--Oh! fais voir!...

Il attira le médaillon, le détacha et le tendit à la jeune femme.

--Tiens...

Elle ouvrit, les doigts tremblants. Deux fragments de pierre brillante
s’échappèrent et roulèrent sur ses genoux. Elle les rattrapa.

--Mais, il est en deux!... Il n’était pas ainsi...

Georges l’enlaça de nouveau, ses lèvres à l’oreille de Cady.

--Quand je dis que je n’espérais pas te retrouver, je mens... ou, du
moins, il y avait des jours où j’en étais sûr... Parce que, tu vois,
j’ai fait couper ce diamant, avec l’idée que, quand nous nous
reverrions, nous nous le partagerions...

Elle jeta les bras à son cou...

--Georges, mon chéri!...

Alors, la sentant vraiment sienne en cet élan de tout leur être l’un
vers l’autre, il s’enhardit à parler de lui.

--Pendant la traversée de Marseille en Égypte, maman avait fait la
connaissance d’un personnage calé de là-bas; alors, en arrivant au
Caire, elle n’était pas embarrassée. On s’est installés dans un vrai
palais, et pendant un temps, c’était une existence princière. Moi, je me
prélassais là dedans comme si j’y étais né. J’avais une voiture à deux
chevaux et trois nègres pour moi seul. Le bonhomme m’adorait et maman le
menait au doigt et à l’œil. Puis, brusquement, il a claqué. Dire s’il
était vieux, je ne le pourrais pas. Ces figures de macaques, couleur de
jus de pruneau, ça n’a pas d’âge. Le fait est que du jour au lendemain,
nous étions à la rue. Il était marié, il avait des enfants: ça n’a pas
traîné, le coup de balai. Et là, maman qui aurait pu choisir dans un tas
de nababs, elle a fait la boulette de se mettre avec un officier, un
individu qui lui avait tapé dans l’œil, mais qui n’avait pas le rond.
Ils vivaient d’amour et de sorbets. Moi, c’était la matraque qui me
nourrissait. Deux fois j’ai filé, et la police du lieu m’a ramené. Enfin
maman est tombée malade. Elle avait toujours un peu souffert du ventre.
Elle est entrée à l’hôpital français et n’en est pas ressortie, vu que
le cimetière est dans les murs... Je me trouvais absolument seul, parce
que tu penses si le militaire m’avait retenu!... Pendant la maladie de
maman, le patron du restaurant chez qui elle avait fait tant de fois des
noces, du temps du macaque, m’avait recueilli. J’avais juste douze ans,
je savais à peine lire et écrire, mais je dégotais bien et j’étais
d’aplomb. Il m’a gardé comme petit chasseur. Deux ans plus tard, un
Anglais me prenait chez lui. Ah! là, je puis dire que j’ai connu la
misère!... Quel chien de loufoque!... Il m’a fait donner le peu
d’instruction que j’ai, mais quelles rossées! En fin de compte, un de
ses amis, un Égyptien celui-là, m’a enlevé. J’avais seize ans, à peu
près. C’était moins dur que chez l’Anglais; pourtant je ne me plaisais
pas dans cette boîte-là, et comme ce n’était pas organisé ainsi que chez
l’autre, quelques mois plus tard je m’échappais. Dame, là j’ai trimé...
Je me trouvais à Alexandrie. J’ai fait tous les métiers de ceux qui n’en
ont pas, jusqu’au jour où un autre Anglais m’a embauché pour un voyage
dans le haut Nil. Jusqu’à dix-huit ans, j’ai couru de-ci de-là, j’avais
appris à me débrouiller, j’entendais à peu près tout ce qui se parle.
J’ai organisé des excursions... Enfin j’en ai eu assez de l’Afrique, je
suis venu en Italie. Puis, en Suisse, en Angleterre, sur la Côte d’Azur.
Dame! je n’étais pas tous les jours pareil. J’ai connu des soirs où je
ne dînais pas. D’autres fois, la fortune me souriait, et j’étais
gentleman. A Venise, tiens, j’ai boulotté une trentaine de mille francs.
Plus tard, j’étais bien heureux de trouver une place d’interprète dans
les grands hôtels. J’ai été aussi croupier dans un casino.

Cady écoutait cette confession en silence, vivant toutes les douleurs
cachées, peut-être demi-inconscientes, de cette existence. Lorsque
Georges se tut, elle porta lentement la main du jeune homme à ses lèvres
qui s’appuyèrent, humides et tendres, sur l’épiderme soigné. Il
tressaillit et conclut avec émotion:

--Tu vois, je suis un pauvre diable... et tu comprends qu’il y a encore
bien des choses que je ne te dis pas, que je ne peux pas te dire
aujourd’hui, je t’assure.

Elle acquiesça gravement.

--Oui, je te comprends... Mais tu me les diras plus tard.

Doucement, avec une timidité gamine et souriante, il défaisait le
corsage de la jeune femme.

--Tu permets?

Et il se grisa de la chair nue des épaules, de la nuque, de la naissance
des petits seins fermes...

Haletant, les yeux clos, il murmura:

--Tu portes précisément le parfum... que j’avais imaginé... ou bien
c’est peut-être ton odeur à toi que je retrouve...

Elle s’abandonnait à toutes ses caresses, heureuse, les paupières
baissées, mais sans se priver complètement de la vue du jeune homme dont
elle admirait la beauté en ces instants de passion.

Cependant, comme il devenait plus hardi, elle l’arrêta, la voix brève.

--Non, je t’ai dit!

Surpris, attristé, il s’alarma.

--De quoi as-tu peur?... Je te jure bien que...

Elle rit:

--Je n’ai peur de rien, tu es bête!... Je te prie de n’imaginer aucune
sottise... Je ne veux pas d’autre joie que celle que j’éprouve en ce
moment. N’importe quelle autre me la gâterait, voilà tout... Si tu ne me
comprends pas, tant pis, ça m’est égal!...

Il se taisait, déconcerté. Elle l’enveloppa de ses bras, cherchant elle
aussi le cou de son ami pour de longues caresses.

--Tu dois m’obéir... Tu veux, dis?

--Tout ce que tu voudras... Je suis à toi.

Pourtant, comme les lèvres de Cady pressaient les siennes, ardentes et
savantes, il se libéra et dit, avec une ombre de sentiment de jalousie:

--Tu as eu des amants?

Elle se redressa, et lança sèchement:

--Pardi, oui!... Qu’est-ce que ça te fait?... Est-ce que tu n’as pas eu
des maîtresses, toi?

Il eut un geste d’inexprimable lassitude, laissant tomber:

--Oh! ça!... Ça, c’est le turbin.

La crapulerie du mot et de l’accent ne la choqua pas. Elle n’en saisit
que l’amertume et la sincérité. Dans un élan violent, elle le reprit
contre elle.

--Alors, il n’y a que moi, ta femme?

Se laissant aller, ravi, à son étreinte, il murmura avec ferveur:

--Ah! certes!... Toi, dans le passé... Toi, dans le présent... Toi, tant
qu’on ne sera pas fauché...

Et, durant de longs instants, leur volupté demeura ardemment
silencieuse...

Le timbre fêlé de la pendule, qui par hasard marchait, attira leur
attention par l’abondante répétition de ses coups.

--Déjà midi? s’écria Georges avec surprise. Au fait, il faut aller
déjeuner... Si tu veux, je connais un endroit très convenable, près des
Halles...

Elle secoua la tête.

--Non, je ne veux pas bouger d’ici... J’y suis bien.

Il rit.

--Cela te semble moins laid, à présent?

--Oui, je me figure être chez quelque vieille tante de province...
Ensuite, je ne veux pas me rhabiller, cela m’assomme... mon corsage est
si compliqué...

Il objecta:

--Mais tu ne peux pas te passer de déjeuner?

--Je n’ai pas faim... Et toi?

Il fit un geste d’insouciance.

--Oh! moi, je mange quand cela se trouve... Quand il n’y a rien, peu
importe...

Une idée traversa Cady.

--Si nous nous faisions apporter quelque chose... ici?

Il partagea immédiatement sa pensée, enchanté.

--Un poulet!... Comme autrefois, chez maman, un soir!...

Elle se rappela l’équipée de leur enfance à laquelle il faisait
allusion, et son rire fusa.

--Oh! plus cuit, tout de même!... Tu te souviens que je l’avais mis dans
une casserole, sur le gaz... Il devait être complètement cru... et
pourtant, tu l’as mangé!...

Georges fit une grimace.

--Oui, cela me répugne quand j’y pense.

--Dans ce temps-là, tu trouvais exquis tout ce qui s’avalait... Tu étais
un peu comme un petit cochon.

--Tu en as mangé aussi, du poulet cru! se rebiffa-t-il.

--Du tout!... Du moins, je ne me le rappelle pas.

--Ma foi, je ne me souviens pas non plus de son goût... Ce qui est resté
dans ma mémoire, c’est mon admiration, ma reconnaissance pour toi, qui
venais à mon secours, malgré toutes les difficultés, quand j’étais seul
et abandonné.

Il avait sonné. Il donna des ordres à la bonne dépeignée qui se
présenta. D’abord, un peu suffoquée, elle finit par reconnaître qu’il y
avait un restaurateur, la porte à côté, qui devait avoir du poulet rôti.

--Attention! recommanda Georges. Un poulet entier, pas de morceaux, et
du jus...

--Beaucoup de jus bien chaud, insista Cady.

--Et du pain, des serviettes, des couverts, une nappe.

--Et pour la boisson? suggéra la servante.

Cady déclara en riant:

--On boira dans le pot à l’eau!

Georges rectifia:

--Une bouteille de Saint-Galmier. Allez, et dépêchez-vous.

La fille disparue, Cady eut une pensée soudaine.

--Au fait, je te cause des dépenses...

Il l’arrêta en riant.

--Ne t’inquiète pas, je suis riche en ce moment.

Et, plongeant les doigts dans la poche de son gilet, il en tira une
pincée d’or et de monnaie.

Cady réfléchissait, les yeux dans le vide, un sourire singulier aux
lèvres. Il revint s’asseoir à ses côtés, disant:

--Parions que je devine à quoi tu penses?

Elle releva son regard vers lui.

--C’est étonnant combien tout me revient au passé, avoua-t-elle. Moi qui
croyais que c’était effacé...

Il insista:

--Tu penses que je te disais autrefois que, lorsque nous serions grands,
je te demanderais de l’argent?...

Elle lui jeta un baiser de gamine, au hasard du visage, s’écriant
gaiement:

--C’est vrai!

Il la contempla avec une expression indéfinissable.

--Si cela était, tu me mépriserais, n’est-ce pas?

Elle hésita:

--Non... mais ça m’embêterait.

Il la serra avec emportement.

--Moi aussi, chérie, cela m’embêterait de te demander quoi que ce soit,
et cela n’arrivera jamais, je te le promets!... Oh! je ne fais pas celui
qui a des préjugés; je suis venu de trop bas, j’ai roulé dans trop de
fange, tout m’est égal... Cependant, toi, tu as toujours été le meilleur
de mon rêve, et je ne veux pas que tu deviennes autre chose.

La bonne avait apporté le poulet, mis la nappe et le couvert. Les deux
jeunes gens se découvrirent tout à coup un grand appétit et dévorèrent
leur plat unique.

Cady remarqua:

--Comme on devient difficile avec l’âge!... Nous n’aurions pas
aujourd’hui avalé le poulet de jadis...

--Et, ajouta Georges, si nous étions un vieux monsieur et une vieille
dame, nous ne trouverions pas du tout confortable de déjeuner comme à
présent dans une chambre, sur une table branlante, d’une bête que nous
déclarerions très dure...

--C’est pourtant exquis, dit Cady convaincue.

Georges l’implora, câlin:

--Ce qui serait meilleur, ce serait de fermer tout à fait les rideaux,
de se déshabiller complètement, et de faire la sieste.

Cette fois, Cady ne résista plus, et cinq minutes plus tard ils
s’enlaçaient sur le lit défait, se livrant à l’ivresse de caresses que
rien n’entravait plus.

Mais, là encore, la jeune femme se refusa aux abandons derniers, sans
que son amant, ravi et satisfait, insistât davantage.

--Georges! dit-elle soudain. Sais-tu que tu as un corps admirable?... Tu
n’as jamais posé pour des peintres?

Il fit un geste de lassitude.

--Oh! qu’est-ce que je n’ai pas fait?... Si, quelquefois. Mais je
préférais les amateurs, parce que, chez les peintres sérieux, les
séances sont trop dures... et il n’y a pas l’aléa...

--Qu’appelles-tu l’aléa?

Il eut un petit rire doux.

--Tu comprends bien...

Elle hocha la tête, et se tut pendant quelques instants.

Il reprit en riant:

--J’ai posé aussi pour des dames, en Italie... Une Italienne, et une
Anglaise... Ah! quels numéros!...

--Jeunes?

--Tu ne voudrais pas!... Non, dans les cinquante... et encore, pas
conservées dans la saumure...

Elle questionna, inopinément:

--A Paris, en ce moment, qu’est-ce que tu fais?

Il redevint sérieux, et répondit évasivement.

--J’ai différentes affaires en train...

Et, soudain:

--Le peintre Jacques Laumière, tu le connais?

Cady s’étonna:

--Comment le sais-tu?

--Je ne suis pas de ton monde, c’est vrai... pourtant, j’en approche
plus que tu ne croirais... J’ai bien souvent entendu parler de toi par
des amis... des amies aussi.

--Qui me connaissent?

--Oui, ou qui sont en relations avec des gens de ton entourage.

--On t’a dit que Jacques était mon amant, je parie?

--Oui... Est-ce vrai?

Elle répondit brièvement, durement:

--Oui.

--Je m’en doutais... Au Salon dernier, j’ai vu ton portrait par lui.

Elle ouvrit de grands yeux.

--Mon portrait n’a pas été exposé.

Il la regarda railleusement, et effleura du bout du doigt son corps nu
allongé sur le lit.

--Allons donc!... La baigneuse, ce n’était pas toi?

Elle ne se défendit plus.

--C’était moi.

Il rêvait.

--Je venais d’arriver à Paris. J’étais entré au Salon pour rencontrer
quelqu’un qui m’y avait donné rendez-vous... Cette peinture m’a
frappé... Oh! j’avoue que tout d’abord, je ne pensais pas à toi...
Malgré les idées que je me faisais, je ne pouvais quand même pas me dire
au juste ce que la fillette que je connaissais autrefois était
devenue... Mais cette baigneuse me plaisait... Elle m’agaçait aussi.
J’aurais voulu qu’elle sorte son visage de l’ombre... La personne que
j’attendais est venue, elle m’a nommé le peintre. Je me rappelais que
c’était ton ami... Alors j’ai compris que c’était toi que je voyais...
Ah! j’aurais eu la galette nécessaire que je l’achetais, ce tableau!...

--Il n’était pas à vendre.

--Qu’est-il devenu?

Elle prit un temps.

--Laumière l’a cédé à... des parents.

--Qui cela?

--Ma cousine Marie-Annette.

--Elle sait que tu as posé?

--Pas du tout.

--Alors, pourquoi l’a-t-elle désiré?

Cady sourit malgré elle.

--Ce n’est pas elle.

--Son mari, je parie?

--Oui.

--Tu le nommes?

--Paul de Montaux.

Il se récria:

--Cet imbécile?

Cady pouffa:

--Tu le connais donc?

--Tu parles si je le connais!... C’est l’amant de Rosine Derval.

--Comment sais-tu cela?

Il poursuivit en souriant:

--Rosine n’a pas que lui, sans quoi la galette serait rare au château...
C’est Hubert Voisin qui casque pour deux.

Elle le pinça.

--Mais raconte-moi donc comment tu es au courant de tous ces potins?

--Je connais Rosine, dit-il avec indolence.

--Elle est ta maîtresse?

Il rectifia, modeste:

--Oh! pardon, je suis son amant, tout simplement.

--C’est la même chose.

--Pas tout à fait.

--Comme tu es subtil!

--Non, mais il faut s’entendre.

--Elle est bien dans l’intimité?

Il répondit avec indifférence:

--Il faut croire, puisqu’elle est si haut cotée... Y a bien du chiqué en
tout... Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle en ramasse du pognon en ce
moment!... Avec Voisin, il y a un Hongrois, mais pas un rasta... Un type
qui a des terres dans son pays pis qu’un roi, et avec cela qui ne
redoute pas de manger mieux que son revenu.

Cady lui jeta un regard incisif.

--Tu es l’ami de cette demoiselle, avoue-le?

Il protesta du geste.

--Non... Je la vois quelquefois, c’est tout.

--Menteur!...

--Je te jure que non... ni elle ni aucune autre... Je ne pose pas avec
toi... Je t’avoue franchement que je le voudrais bien, j’aurais moins de
soucis qu’actuellement, mais je n’ai pas ce qu’il faut pour être pris au
sérieux par ces femmes-là... Oh! elles me gobent, je ne dis pas le
contraire!... J’ai un physique qui plaît... Les béguins, je ne les
compte plus... Et elles sont gentilles, elles me rendront bien un
service par-ci par-là. Comme j’ai des vêtements, elles me présentent à
leurs types... Je suis certain d’être toujours bien reçu si je viens
dîner un jour où elles sont libres... Mais la position stable, l’amie
qui tient à vous, qui vous donnerait sa peau, non, je n’ai jamais
rencontré cela... Je n’ai pas une poigne suffisante... et puis, j’aime
trop ma liberté... Je fais des sacrifices parfois, il faut bien vivre...
Mais, néanmoins, quand j’en ai trop plein le dos, je crèverais plutôt
que de les approcher... Et, pour ce monde-là, faut être à l’attache,
comme leurs cabots, toujours prêt pour les gentillesses... Quitte à les
rosser si elles vous énervent trop... Mais, moi, j’ai l’horreur de
taper... et il y a des jours où j’aimerais mieux me fiche à l’eau que de
causer d’amour à une femme.

Cady se coula contre lui, câline.

--Alors, moi, ça t’embêtera des fois de m’aimer?

Il l’étreignit de toutes ses forces.

--Toi, ma gosse!...

--Et tu ne me battrais pas à l’occasion si je t’agaçais?...

--Ah! pour cela, non!... Mais ce n’est pas à cause que ça me
dégoûterait, c’est parce que cela me déchirerait de te faire mal.

Elle dit soudain, la voix plaintive:

--Tu penses que je vais avoir le courage de partir, tout à l’heure?

Il se récria:

--Oh! crois-tu, la journée n’est pas finie!

--Non, mais elle finira tout de même.

--Ça, c’est des choses qu’il n’y faut pas songer.

--Je n’y songe pas... mais j’y pense malgré tout...

Dehors, les voitures passaient avec un bruit assourdi. Le soleil,
baissant dans le ciel, ne frappait plus le haut des maisons d’en face,
la rue devenait sombre, et le jour diminuait encore dans la chambre
close, où un radiateur entretenait une lourde chaleur.

Les yeux fermés, Georges tressaillait délicieusement aux caresses de son
amie.

--Cady... ma Cady!

Des heures sonnaient à la pendule qu’ils n’entendaient point...

Cady se souleva, avec un soupir énervé.

--Eh bien, si, j’y songe.

Il n’y était plus:

--A quoi?

Elle dit, sombre, avec colère:

--Qu’il faudra te quitter! Et puis, qu’on ne sait pas au juste quand
nous pourrons nous revoir!

Il s’assit dans le lit, reprenant ses sens.

--Cela, c’est affaire à toi à te débrouiller. Pour moi, c’est rare que
mes journées soient toutes prises... du moins de façon que je ne puisse
me dégager. Le soir, je ne dis pas. En ce moment, je suis secrétaire
d’un cercle, et quatre fois la semaine je suis occupé jusqu’à deux
heures du matin, quelquefois plus... Les autres soirs j’ai un
remplaçant.

Elle continuait de réfléchir.

--Ce qu’il nous faudrait, c’est un petit nid... un coin tout à fait à
nous. Pas un sale hôtel... Près d’ici, et dont chacun de nous aurait une
clef, de façon à y jeter un coup d’œil dès qu’on aurait un moment. Ce
serait si bon de se sentir chez soi, tout à fait libres... Personne qui
écouterait, personne qui pourrait entrer... On serait inconnus,
perdus... Il n’y aurait plus que nous deux, on serait comme dans une île
déserte, on y oublierait tout...

Il soupira avec regret.

--C’est vrai, ce serait délicieux, mais, ma pauvre petite, un
appartement, ça serait-il de deux pièces, c’est un luxe qu’avec la
meilleure volonté je ne peux pas te donner.

Elle fit un geste d’impatience.

--Eh! qui te parle que tu le payes! Il y en a d’autres pour cela.

Il s’assombrit, ouvrit les lèvres, et les referma. Les cils baissés, les
paupières demi-closes, elle suivait attentivement l’expression de sa
physionomie.

--Allons, explique-toi? encouragea-t-elle.

Il hésita encore.

--Écoute, j’ai peur d’avoir l’air bête, ou que tu croies que je le fais
au sentiment.

--Mais va donc!

--Eh bien, pour te dire franchement, ça me coûterait plus que je ne peux
dire si je savais, si je pouvais supposer que l’endroit où, en effet, ce
serait si bon de se sentir chez nous, il y en a un autre qui a le droit
de s’y trouver de même chez lui... Oui, n’est-ce pas, pour un garçon de
ma sorte, c’est des idées ridicules... mais, à l’égard de toi, j’ai des
sentiments que je ne peux pas refouler. Bien sûr que je n’ai pas à te
commander, tu feras comme tu voudras... Cependant, il faut que je te
dise que pour ce qui est de moi, mon bonheur n’y sera plus, et que je
préférerais encore un trou quelconque comme ici, parce que, bien
entendu, d’autres y ont traîné mais il n’y a eu que nous deux
d’ensemble... pas toi avec d’autres.

Elle l’écoutait, les yeux fermés, se laissant envahir par une tendresse
brûlante.

--Bête!... Bien sûr que moi non plus je ne voudrais pas qu’aucun autre
que toi y vînt. Je n’ai jamais pensé cela... Ce que je voulais dire,
c’est que je me procurerais bien le nécessaire, et cela sans dire
naturellement dans quel but.

--Oh! de cette façon, ce serait le rêve!

Elle le mordit à l’épaule.

--Mais toi, sale petite rosse, tu n’amènerais personne, non plus, tu
entends!...

--Ça, je te le jure... Quoique, pour l’idée que tu as, ça n’aurait
aucune importance.

--Avec ça!

--Puisque je te le dis!... Mais, pour d’autres raisons, je ne le
voudrais pas.

--Quelles raisons?

--Si on l’avait, cet appartement, ce serait notre cachette que personne
au monde ne devrait connaître.

Elle suggéra:

--En somme, tu pourrais l’habiter tout à fait?...

Mais il se récria, une subite angoisse dans les yeux.

--Ah! non, non!... pour que j’y traîne après moi, toute la séquelle que
je dois fréquenter!...

Et, un peu confus, il expliqua:

--Tu supposes bien que je ne connais pas que des ducs... Et, s’il faut
te dire la vérité, c’est encore les types qu’on n’avoue pas qui sont les
plus utiles dans ma position... Au moins, ils ne vous renient pas, et le
jour où l’on se trouve dans n’importe quel embarras, ils sont là... Au
lieu que les gens du monde!... Même avec la peur, on ne les fait guère
marcher... Ils ont la force, et les plus vicieux, les plus tarés sont
ceux qui se rebiffent le mieux à l’occasion... C’est logique, ils n’ont
qu’à lever le pied pour vous écraser... et c’est toujours vous qui avez
tort, même s’ils ont été copains pour ce qu’ils vous reprochent...

Cady s’était revêtue, et l’écoutait, les yeux sur lui, sérieuse. Il
s’arrêta court dans les confidences où il glissait, disant avec une
gêne:

--A quoi penses-tu?

--A ce que tu dis.

Il l’attira.

--Je te fais peur, peut-être?

Elle certifia:

--Non... je sais bien que, quoi que tu sois, quoi que tu deviennes, tu
ne voudras jamais me faire de mal, à moi...

--Mais enfin, tu ne m’imaginais pas comme cela?

Elle jeta avec impatience:

--Quoi? Qu’est-ce que j’imaginais? Quand?... Hier, avant de te
rencontrer, tu n’existais plus pour moi... Et après, quand je me suis
ressouvenue du passé, je devinais bien ce que pouvait avoir été ta
vie... Non, je t’affirme que cela m’est égal... tout à fait, réellement
égal... Je n’ai pas été lâchée dans l’existence comme toi... Au
contraire, on s’est évertué à m’entourer d’un tas d’idées, de préjugés,
de lieux communs... Mais, pourquoi les aurais-je adoptés?... Je n’étais
pas aveugle, je voyais bien que tout le monde mentait, qu’on n’était
rigide, vertueux, qu’à la surface. Les dessous de tous ceux que j’ai
connus depuis ma toute petite enfance, ce n’était que vilenie. Qu’est-ce
que tu peux avoir commis de plus répréhensible que tous ces gens-là?...
Sauf qu’eux, ils ont un vernis, une situation qui leur permet de lever
la tête et de mentir effrontément.

Georges prononça, soucieux:

--Ça ne fait rien... Ils ont la manière...

Cady éclata d’un rire joyeux.

--La manière!... la manière!... Et si j’aime mieux la tienne?




VII


Il était six heures lorsque Cady entra dans le grand salon de
Marie-Annette, lequel, ainsi que la galerie, était plein de visiteuses
et de quelques hommes qui, par groupes, causaient, flirtaient et
mangeaient.

Une odeur lourde de fleurs, de liqueurs, de thé, de parfums régnait dans
l’atmosphère des trois pièces, qui n’étaient pas des plus vastes.

On jouait au bridge dans la salle à manger, et, à l’entrée de l’office,
le maître d’hôtel russe de Marie-Annette, la figure rasée, les pommettes
saillantes, des yeux obliques de Mongol, servait le champagne exquis,
les mille riens exotiques, rares, biscornus, qui étaient le renom des
«troisièmes et quatrièmes jeudis» de la jeune femme.

Cady avait pris le temps de monter chez elle, de se coiffer et de passer
une robe élégante. La démarche lente et souple, un peu pâle, les yeux
emplis d’une joie mystérieuse, elle attirait invinciblement l’attention.

Le docteur Trajan, qui volontiers perdait parfois une heure dans le
salon pittoresque de Mme de Montaux, la retint au passage.

--Sapristi! que l’amour vous va bien! dit-il bas, avec admiration.

Elle élargit des yeux candides, sans mot dire. Il poursuivit:

--Vous n’avez aucune considération pour l’ami que j’ai toujours été pour
vous. Autrement, vous vous installeriez gentiment près de moi, et vous
me raconteriez votre après-midi, ce qui a mis une pareille lueur dans
vos yeux, un pli aussi adorable à vos lèvres.

Cady restait debout, souriante, imperturbable.

--Ce que j’ai fait aujourd’hui? Oh! c’est bien simple. Je ne suis pas
sortie de chez moi, j’ai un peu lu, un peu dormi, beaucoup bâillé... Je
me suis habillée pour venir ici, et voilà...

Il secoua la tête, les yeux toujours attachés sur elle.

--Menteuse!

Marie-Annette, qui avait aperçu sa cousine, abandonna sans façon trois
personnages graves pour courir au-devant d’elle.

--Comme tu as tardé! J’ai mille choses à te dire!

Elle entraîna Cady dans un angle du petit salon, jetant en passant à Mme
Durand de l’Ile, qui conduisait des visiteurs à la table à thé:

--Chère amie, occupez-vous de ces braves Monjolin, je vous en prie...
J’ai à causer avec Cady.

Les relations de Marie-Annette étaient les plus variées que l’on pût
imaginer. Malgré le scandale que leur causait la bande spéciale des
camarades de Marie-Annette, jeunes femmes excentriques, jeunes hommes
faisant du sport comme on se grise, tout un clan de bourgeoisie
correcte, de magistrature gourmée, de fonctionnaires sans fantaisie,
persistait à fréquenter le salon de la jeune femme bien apparentée, et
qui n’était pas sans influence directe et indirecte dans les milieux
gouvernementaux.

Mme Durand de l’Ile, toujours fidèle au poste, était le tampon entre les
gens corrects, les toqués et les flirteurs à outrance qui se disputaient
la place. Avec son empressement infatigable, son affabilité inaltérable,
elle comblait les lacunes de réceptions où Marie-Annette, toute à ses
caprices, délaissait volontiers la plupart de ses visiteurs pour
s’isoler avec quelques-uns.

Triomphante, celle-ci déclara à Cady:

--Je sais en compagnie de qui tu as déjeuné!...

Cady sourit ironiquement, se calant avec une jouissance de chatte dans
un fauteuil, si profond qu’il avait fallu le garnir de plusieurs
coussins.

--Vraiment?

Marie-Annette fit un geste de mystère.

--Il est ici depuis une heure!

--Ah! ah!...

--Je l’ai mis à une table de bridge avec Paul, car il était si ému, si
bouleversé que je craignais à tout moment la gaffe énorme... Mais je
tiens prêt un remplaçant, et je vais te le rendre.

--Ne te presse pas, dit Cady tranquillement.

--Pauvre garçon!... A quel point tu l’affoles, c’est inimaginable!...
Lorsqu’il est arrivé, il a balbutié je ne sais quoi d’incohérent pour me
certifier qu’il ne t’avait pas vue depuis la veille, au
Bellevue-Palace... Il s’est étonné ensuite si peu naturellement que tu
ne fusses pas déjà là que je n’ai pu douter que vous veniez à peine de
vous quitter... Du reste, quand tu m’avais annoncé sa visite, j’avais eu
un soupçon... Il n’est pas beau, mais il est intéressant.

Cady balançait la tête.

--C’est donc de Maurice Deber que tu parles?

--Naturellement.

--Bien, bien, il ne s’agit que de s’entendre... Je ne savais pas, moi.

--Cady, tu es insupportable, de te montrer aussi cachottière avec
moi!...

La jeune femme prit la main de sa cousine, et la caressa.

--Ne te fâche pas, je vais te prouver que tu as tort... Je viens te
demander un service.

--Lequel?

--Il me faut de l’argent. Pas énormément, mais un peu beaucoup tout de
même pour moi, qui n’ai jamais rien.

Marie-Annette fit un geste de surprise, et désigna imperceptiblement la
pièce où Deber, invisible, jouait au bridge.

--Comment, il ne t’en donne pas? fit-elle naïvement.

Cady sourit, avec un rappel soudain qui lui fit tâter la pochette de son
manchon, où les billets du colonial étaient restés oubliés.

--Si... mais pas suffisamment pour ce que je veux.

Marie-Annette déclara, doctorale:

--Ma petite, si au début tu ne l’habitues pas à tes fantaisies, ce sera
fini!...

Cady s’agaçait.

--Ah! en voilà assez!... J’ai ri, mais cela ne m’amuse plus. Deber n’est
pas mon amant, ne le sera jamais... Tu fais fausse route complètement.
Je te dirai de qui il s’agit, mais un autre jour, pas ici, avec tout ce
monde autour de nous... Réponds-moi simplement. Veux-tu me prêter deux
ou trois mille francs?

Marie-Annette se récria:

--Oh! ma pauvre petite, on n’a jamais cela!...

--Je le sais bien, puisque moi-même je ne les ai pas. Mais peux-tu me
les procurer, d’une façon quelconque, ou m’indiquer un moyen de me
débrouiller?... Moi, tu sais, pour les questions d’argent, je suis tout
à fait obtuse.

Sa cousine réfléchissait.

--Pourquoi ne demandes-tu pas cela à ton mari? Il t’adore, il ne saura
rien te refuser. Invente un caprice, une dette...

Cady haussa imperceptiblement les épaules.

--Tu ne connais pas notre ménage... Victor s’occupe de tout, règle
tout... Je ne fais pas de folies, et je ne peux en prétexter subitement,
il flairerait un mystère, et ne s’arrêterait pas avant d’avoir tout
découvert.

--Juge d’instruction même chez lui?

--Je t’en réponds... Rien à faire avec lui.

Marie-Annette devenait sérieuse.

--Laumière? suggéra-t-elle.

Cady fit «non!» sèchement. Et, s’impatientant:

--Pourquoi ne me proposes-tu pas ton mari, pendant que tu y es?

L’autre répondit avec calme:

--Oh! Paul ne marcherait pas... ou, du moins, il demanderait des
explications... Et comme tu n’en veux donner aucune...

Cady comprit qu’elle était vexée de son mutisme rigoureux.

--Écoute, expliqua-t-elle, j’ai besoin de louer et de meubler en
cachette un petit appartement.

Marie-Annette battit des mains joyeusement.

--Chouette! Quelle bonne idée! Oh! mais alors, cela ira tout seul!... Il
y a longtemps que je rêve cela aussi!... Nous nous mettrons plusieurs,
rien que des femmes, et on installera une fumerie d’opium, celle de la
mère Garnier n’est jamais libre!...

Cady secoua la tête.

--Non, ce sera un chez moi exclusivement à moi... Personne n’y entrera,
pas même toi.

L’enthousiasme de Marie-Annette tomba.

--Ma parole, tu as un culot! s’écria-t-elle avec mauvaise humeur. Tu
viens demander de l’argent, et tu ne veux faire aucune concession pour
l’obtenir!...

Cady reprit avec douceur:

--Je ne te demande pas de l’argent à toi, je te prie de me suggérer un
moyen pour m’en procurer, si tu en vois un.

Marie-Annette songea; et, délibérément:

--Ma chère, je ne vois qu’une façon prompte et pratique... t’adresser à
Mme Garnier.

Le visage de Cady se colora légèrement. Elle hésita, et dit enfin avec
découragement, l’accent plaintif:

--Écoute, Marie-Annette, j’ai bien besoin de cet argent... J’en ai un
désir fou... Mais je ne peux pas me décider à l’obtenir comme cela!...
C’est plus fort que moi!...

Sa cousine s’apitoya.

--Quelle enfant tu fais!... Ah! si toutes les femmes pensaient comme
toi, les grands magasins feraient faillite!...

Et, avec une générosité inattendue:

--Eh bien, tiens, moi je te le procurerai!... L’embêtant, c’est que cela
va me prendre du temps et que je manquerai la semaine d’aviation de
l’Ouest.

Cady lui serra furtivement la main avec reconnaissance.

--Tu es gentille comme tout, mais je n’accepterai pas... Ça me
déplairait autant que si c’était moi.

Marie-Annette leva les bras avec désolation.

--Mais, ma pauvre enfant, si tu refuses tout!...

Cady glissa:

--J’ai une idée qui serait bonne si tu voulais bien la mettre à
exécution.

--Laquelle?

--Tu demanderais la somme à Victor.

--A ton mari? s’écria Marie-Annette, stupéfaite.

--Oui... pas pour moi, bien entendu... Soi-disant pour toi.

--Mon Dieu, à quel propos?... Renaudin est le dernier homme auquel je
m’adresserais un jour de dèche.

--Tu aurais tort, il est on ne peut plus obligeant. Tu lui diras que tu
as une dette pressante.

--Tu prétendais qu’il ne te croirait pas.

--Moi, non, mais pour toi, cela ira tout seul... Il te sait
indépendante, dépensière, désordonnée...

--Dis donc, je te remercie!...

--Je n’apprécie pas, je constate... Mieux même, je t’admire... Tous les
défauts, une fois qu’ils sont admis, c’est une force.

Marie-Annette rit.

--Tu as raison! Allons, je tenterai le coup.

Et après réflexion:

--Au fait, tu me permets de demander cinq cents francs de plus?... Ils
seront pour moi... Je te les rendrai dès que je serai en fonds, ce sera
tout bénéfice pour toi.

--Entendu! acquiesça Cady en réprimant un sourire.

Marie-Annette annonça:

--Voilà ton amoureux.

Maurice Deber sortait de la salle à manger. Elle alla à lui, et désigna
Cady.

--Elle vous attend.

Certaine que son désir serait exaucé, l’esprit allégé, Cady accueillit
le colonial avec un délicieux sourire, la pensée ailleurs, toute emplie
du souvenir de Georges, de la joie du logis clandestin qu’elle
organisait pour lui. Elle plaisanta.

--Eh bien, vous vous êtes donc arraché à ce cher bridge?

Il s’assit auprès d’elle, protestant du geste.

--D’ordinaire, il m’amuse fort médiocrement... et aujourd’hui, il
m’horripilait... Mais c’était une contenance.

--Oui, il paraît que vous en faites de pas banales!... Que diable
avez-vous pu dire à ma cousine?... Elle a conclu de vos palabres que
nous sommes au mieux, et même que nous venions juste de nous quitter...
et, de quel genre d’entrevue, je ne veux même pas y arrêter mes esprits!

Il l’écoutait, atterré.

--Est-il possible?... Mais, je n’ai rien dit!...

--Vous avez été compromettant comme une teigne!... Tranchons le mot,
comme dirait ce bon M. Monjolin que vous apercevez là-bas en train de
grimacer sur du caviar... vous fûtes révoltant!...

Deber protesta.

--Je vous jure que non!... Mme de Montaux a interprété des paroles
toutes simples, toutes correctes, de façon déplorable...

Et, avec amertume:

--Du reste, cela ne devrait pas me surprendre!... Je vous avoue que je
suis abasourdi par le ton de cette maison... Il est logique qu’on m’ait
prêté des intentions que je n’avais pas. Il semble ici qu’il n’y ait que
des amants ou des gens sur le point de le devenir... J’ai surpris des
fragments de conversation!... Vraiment, je me demandais dans quel monde
je me trouvais!... Quand je pense que Mme de Montaux est votre parente,
votre amie... que vous la fréquentez intimement!...

Le rire de Cady fusa.

--Quel sauvage vous faites!... D’ailleurs, vous êtes tout à fait
injuste... Par hasard, vous avez donné en plein dans le clan
particulier, si vous aviez loué auprès du banc des vénérables raseurs,
vous auriez une tout autre impression... Voyez là-bas ces sales têtes de
vieillards... Vous avez là un président de chambre, la femme du rigide
procureur Lobertin, dit la Seringue... deux épouses de chefs de division
à l’intérieur et aux finances... le grand vermicellier de France et sa
chaste vieille fille de sœur, le couple le plus confit en dévotion qui
soit, et faisant partie de toutes les ligues de moralisation... Au fond,
tous de bonnes fripouilles, mais le dessus de la façade décorative...
Quand on peut s’offrir un panneau d’affiches pareil, on n’est pas un
salon équivoque, comme vous voulez bien nous faire l’honneur de
l’insinuer, cher monsieur!...

Deber hochait la tête, mal convaincu.

--Admettons que vous ayez raison... Je suis un provincial... Mais, ce
qui me gâte, c’est que ma famille, bien que parisienne, est restée à
l’écart de ces modifications de la société qui permettent le mélange que
l’on voit ici... Elle a gardé ses vieilles relations irréprochables, ses
mœurs paisibles, ses effarouchements, son horreur des compromissions...
Si ma mère ou mes sœurs eussent entendu ce que j’ai surpris tout à
l’heure entre flirteurs, ou simplement entre jeunes femmes, et qu’elles
l’eussent compris, elles en seraient malades de saisissement.

Cady souriait ironiquement.

--Mon Dieu, mais quelles abominations ont donc offensé vos chastes
oreilles?... Je ne vous aurais pas cru si pudibond... Les coloniaux
passent pour rien moins que candides, cependant...

--Ne vous moquez pas de moi... J’ai été, en effet, en face de trop de
turpitudes pour que quoi que ce soit puisse me surprendre... Mais ce que
je trouve écœurant, c’est que le vice ne se cantonne pas dans les
bas-fonds... Là, il est à sa place, et je suis libre de l’éviter, il ne
m’étonne ni ne m’indigne... Au lieu que, lorsqu’il se glisse parmi les
rangs de ceux qui m’environnent, lorsque je le vois s’établir
ouvertement, impudemment, chez des femmes que j’ai la coutume et le
devoir de respecter... eh bien, oui, cela m’exaspère et cela
m’épouvante!...

Cady l’écoutait très attentivement, toujours enfouie dans les coussins,
et goûtant un bien-être physique indicible.

--En vérité, vous parlez fort bien; mais précisez donc ce qui vous a
offusqué; je n’ai jamais rien entendu que de banal et de stupide ici.

--Je ne saurais point vous redire au juste ce qui m’a choqué... Tout!...
l’air sent mauvais... Il semble non seulement qu’il paraisse naturel à
toutes ces jeunes femmes d’avoir des amants, d’avoir des maris qui les
trompent avec leurs propres amies, mais on bafoue même l’amour, on le
ridiculise, on le ravale à on ne sait quel geste ennuyeux que l’on
accomplit par routine, par désœuvrement... ou vénalité...

Cady admira:

--Dieu! que vous prêchez bien!

Il tressaillit, piqué.

--Oh! je parle dans le vide, je m’en doute bien!... Et pourtant, Cady,
si vous les imitez, ces perruches, ces écervelées, ces amorales, ce
n’est pas votre réelle nature. Vous avez autre chose dans le cœur et
l’esprit... Vous pourriez être une femme exquise, une vraie femme... Je
le sens, je le vois, à votre regard parfois si profond, si anxieux, aux
paroles qui vous échappent... Je le reconnais jusque dans vos
fébrilités, vos caprices, vos tristesses, qui proviennent d’une âme mal
à l’aise, mécontente, dépaysée...

Elle dit doucement, les yeux presque clos, absorbée dans une vision de
bonheur éperdu:

--Vous vous trompez, je suis très heureuse... Pas depuis longtemps,
c’est vrai... Mettons depuis hier...

La sincérité de son accent était évidente, et, bien qu’elle ne songeât
point à l’abuser, sa pensée volant vers un autre, il ne pouvait manquer
d’en prendre le sens à son adresse.

--Oh! Cady! balbutia-t-il d’une voix altérée.

Elle revint à elle, le regarda avec surprise et étouffa un rire.

--Oh! mais, faudrait pas que ça vous suffoque! s’écria-t-elle avec une
intonation gamine.

Et, l’abandonnant, légère, bondissante, elle courut rejoindre le cercle
qui entourait Marie-Annette.

--De quoi qu’on se pâme pour l’instant? demanda-t-elle railleuse, au
milieu des regards de jalousie, de suspicion, et de dédain affecté.

Marie-Annette prit son bras, et l’entraîna.

--Allons, Cady, ne fais pas le voyou!...

--Non! mais, tu sais, il ne faudrait pas que tes copains croient qu’ils
se paient ma tête!...

Marie-Annette l’interrogeait avec curiosité, jetant un coup d’œil furtif
à Deber, immobile où Cady l’avait laissé.

--Que te disait-il?... Il a l’air rudement ému!...

Cady protesta, la mine confite.

--Ah! Dieu, que vas-tu imaginer?... Il me faisait la description du
grand pont de Tananarive... Cent soixante-sept arches sans compter les
culées...

Marie-Annette resta stupide.

--Le pont de...?

--Eh bien! quoi? fit Cady avec candeur. Il n’y a pas de pont à
Madagascar?... C’est que j’aurai mal compris... Après tout, c’est
peut-être sur la mer Rouge, là-bas, au bout...

Et, s’interrompant, ardente, suppliante:

--Alors, dis, quand est-ce que tu parleras à Victor pour l’argent?...
Oh! c’est que je le voudrais tout de suite, tu sais?...

Mme de Montaux fit un geste.

--Je ne demande pas mieux, mais encore faut-il que je le rencontre... Je
ne peux tout de même pas aller le trouver au Palais...

Cady proposa:

--Viens dîner demain... Non! il n’y aurait pas le temps de faire les
invitations... Après-demain, avec ton mari... Il y aura... Voyons,
qui?... Deber, Laumière, Argatte, et puis... et puis, c’est tout, je ne
veux pas de raseurs... Tu viendras de bonne heure avant dîner, je dirai
que je ne suis pas habillée, Victor te recevra, et tu lui glisseras la
chose...

Marie-Annette fit la grimace.

--C’est convenu, mais si tu savais ce que ça me sourit peu!... Il
m’intimide, ton mari!...

Cady, préoccupée, ne l’écoutait pas.

--Ne te décollète pas trop, il déteste ça... Pleure un peu, si c’est
possible... une larme, ou même une moitié, ça suffit... Dis-lui que tu
as perdu aux courses, et qu’alors il t’a fallu emprunter à ta femme de
chambre, et que ta dignité ne te permet pas de conserver cette dette.

--Mais, c’est idiot!

--C’est peut-être idiot, cependant c’est arrivé, Victor me l’a raconté
l’autre soir, c’était dans une de ses affaires...

--Alors, il devinera que tu me l’as suggéré.

--Pas du tout, parce que je dormais quand il en a parlé, il ne croit pas
que je l’aie entendue, l’histoire.

--Si tu dormais, comment...

--Tiens donc, je faisais semblant... Je fais toujours semblant de
m’endormir quand il me rase avec ses machines du Palais... Ça lui coupe
le fil...

Marie-Annette ne put réprimer un sourire.

--Que tu es gaie, aujourd’hui!... Je retrouve la Cady d’autrefois.

La jeune femme pinça les lèvres.

--Oui, j’ai idée qu’elle rôde depuis qu’elle a revu un vieux camarade...
Mais évitons-les, c’est de mauvaises connaissances!...




VIII


Sept heures venaient à peine de sonner lorsque Cady, ayant entendu
résonner le timbre de l’entrée, se précipita dans le salon, en corset et
en jupon, ses cheveux dorés en toison sur ses épaules.

--Marie-Annette, tout est manqué! cria-t-elle. Victor vient de me
téléphoner du Palais qu’il ne pourrait se libérer que très tard...

Elle s’arrêta court, interdite.

--Vous?... Ah! bien, par exemple!

Paul de Montaux souriait, enchanté.

--Que vous êtes jolie comme cela!

Cady reculait, indignée.

--Non, mais, qu’est-ce que vous faites ici?

--Ne m’avez-vous pas invité à dîner?

--Eh bien, dîne-t-on à cette heure-ci?... En voilà des façons!... Alors,
mon cher, prenez un journal et amusez-vous bien en m’attendant!...

Elle lui tourna le dos avec dignité et s’apprêta à rentrer dans sa
chambre. Il ne lui en laissa pas le temps. D’un geste prompt, l’ayant
rejointe, il l’enveloppa de ses bras et l’attira sur un canapé.

--Cady, je t’adore! murmura-t-il d’une voix tremblante, ses lèvres dans
le cou, sur les épaules de la jeune femme.

Elle n’opposa aucune résistance à ces mains énervées et vigoureuses;
mais lorsque, la croyant consentante à rester près de lui, son étreinte
se desserra, elle se libéra lestement.

--Dieu! que vous êtes stupide, mon pauvre Paul! fit-elle avec calme, en
remontant les épaulettes de dentelle froissées de sa chemise.

Il avait pâli, tordant sa moustache d’un air dépité.

--Pourquoi faites-vous ainsi la coquette avec moi?

Elle le regarda avec un sincère étonnement.

--La coquette? Ah! Dieu, non!...

Et, comme il la suivait dans sa chambre:

--Vous êtes fou, on peut venir!...

--N’appelez pas votre femme de chambre et laissez la porte du salon
ouverte; s’il arrive du monde, j’aurai bien le temps de filer...

Elle fit un geste de colère.

--Oh! et puis, soyez tranquille, ça ne va pas tarder!...

En deux ou trois mouvements rapides, elle avait relevé ses cheveux,
piqué des épingles d’écaille, rabaissé des ondulations sur son front.
Puis, saisissant une souple robe maïs, au corsage de dentelle et de
tulle gris pâle, garni de pampilles maïs et bleu ardoisé, elle la passa
promptement. Cela se fermait sous le bras et par derrière, en biais.

--Agrafez cela! commanda-t-elle d’un ton rogue.

Paul de Montaux obéit docilement. Ses longs doigts effilés se
débrouillaient avec adresse dans les dentelles, le tulle et les plis
d’étoffe.

--Écoutez, fit-il, sérieux, il faut absolument que nous ayons une
explication. C’est pour cela que je suis venu de bonne heure.

Elle répliqua, toujours sèchement:

--Oh! je pense bien que ce n’est pas pour mettre le couvert!... Non, à
droite, sous le chou... plus bas.

Courbé, agrafant patiemment, avec soin, il reprit:

--Je vous assure que je suis on ne peut plus chagrin de votre
attitude... et stupéfait.

--En vérité?... Je ne vois pas qu’il y ait lieu à aucune stupéfaction...
Non, ne vous acharnez pas, cette agrafe est brisée, la suivante
suffit... En tout cas, ce n’est guère le moment de discuter cela!...

Il s’écria vivement:

--Lequel donc choisirai-je? Je ne vous vois plus, vous m’évitez!...

--Ma foi non! Je ne vous recherche pas, voilà tout...

--C’est bien pis.

--Si vous voulez... Merci... Maintenant, s’il vous plaît, rentrons au
salon.

Il la suivait, constatant avec dépit:

--Vous êtes délicieuse! Je vous désire plus que jamais... Pourquoi ne
voulez-vous plus venir là-bas?

Cady eut un petit rire.

--Je n’ai pas le temps.

Il réprima un geste colère.

--Dites que cela ne vous sourit plus!

--Si vous le préférez.

Il se désola:

--Mais non, je ne le préfère pas!... C’est inconcevable!... Enfin, pour
que vous me punissiez ainsi, qu’ai-je fait qui vous ait fâchée?...

Cady se percha sur le bras d’un fauteuil, le coude relevé, appuyé sur le
dossier, les pieds dans le vide. Elle s’interrogea:

--Ce que vous avez fait?... Oh! mon Dieu, je crois bien rien du tout...
Du moins, je ne vous reproche rien; ayez l’esprit en repos.

Il attira un siège, s’y assit dans une pose souple et dégagée,
s’immobilisa, la tête un peu inclinée, de façon à dérober sa calvitie,
un demi-sourire navré découvrant ses jolies dents.

--Est-ce que je vous déplais?

Cady étouffa une envie de rire.

--Oh! ne faites pas l’irrésistible!... Je reconnais volontiers votre
charme, votre séduction...

Il se redressa, piqué.

--Oui, mais vous n’en faites plus cas!

Elle eut un geste indécis.

--Mais si, seulement...

Il se rapprocha, reprenant un espoir.

--Seulement, quoi?

Elle ne disait rien, souriante, le regardant avec tranquillité. Il
suggéra:

--Vous me gardez rancune de quelque chose que j’ignore?... Oh! j’ai
tort, évidemment, je devrais deviner... Voulez-vous que j’essaie?

--Je vous répète que je ne vous reproche absolument rien.

Il hochait la tête avec incrédulité.

--Si, si, autrement vous ne vous conduiriez pas ainsi vis-à-vis de moi.

Et, avec une soudaine inspiration:

--Seriez-vous jalouse de Rosine Derval? Si cela était, quelle joie
j’aurais à vous la sacrifier!...

--Ah! Dieu, ne faites pas cela!...

--Si! c’est la raison de votre bouderie. Vous y avez fait allusion
l’autre soir, je n’avais pas compris tout d’abord, pardonnez-moi... Si
vous saviez combien vous avez peu sujet de vous offenser de cette
liaison!...

--Parce que? fit Cady avec une certaine curiosité.

--Mais parce qu’une maîtresse de cette catégorie, cela ne compte pas...
C’est un passe-temps, voilà tout.

--Ah!

Elle réfléchissait, l’air posé et ingénu.

--S’il vous plaît, quelle différence faites-vous entre votre liaison
avec Rosine Derval... et celle que nous avons eue?

Il se leva avec agitation.

--Comment pouvez-vous parler ainsi?... Vous, Cady, je vous adore!

--Vous me l’avez déjà dit... Mais, qu’est-ce que cela signifie, au
juste?...

Il s’approcha, tendre et entreprenant.

--Je ne demande qu’à vous l’expliquer.

Elle le repoussa du geste, impérieusement.

--S’il vous plaît, causons simplement!...

Il recula, reconnaissant avec regret:

--Il est vrai qu’ici...

Et il ajouta avec ardeur:

--Mais demain, venez, je vous en prie!... Je vous attendrai toute la
journée.

Elle secoua la tête avec décision.

--Vous auriez tort, je n’irai pas.

--Alors, quel jour?

--Aucun.

Il fit quelques pas, l’air vexé, démonté.

--C’est donc vraiment la rupture?...

Elle caressait le dossier du fauteuil, y jouait du piano, du bout de ses
doigts menus.

--Quel grand mot pour si peu de chose!

Il se rebiffa, presque insolent.

--Oh! si peu de chose!...

Elle le regarda fixement.

--Ne soyez pas grossier, mon petit... Je suis gentille, amicale,
imitez-moi s’il est possible.

Il se jeta sur un fauteuil.

--Ah! vous vous jouez de moi! Vous me torturez, vous me taquinez!...

--Vous n’avez aucun sentiment de la valeur des mots... Torturer et
taquiner, cela ne va pas ensemble.

--Est-ce que l’on réfléchit à ce que l’on dit quand on est affolé...

Elle riposta vivement, en riant:

--Vous n’êtes pas du tout affolé!... Étonné, vexé, oui, mais pas plus...

Il croisa ses bras dramatiquement.

--Vous ne savez pas ce qui se passe en moi!

--Je le sais parfaitement bien, au contraire... Ça n’est pas grave,
allez!...

Il s’agita, chercha des paroles qui ne vinrent pas, se promena dans la
pièce, et finit par revenir auprès de la jeune femme, plus doux, plus
simple.

--Cinq fois vous êtes venue... Je vous ai eue, je vous ai possédée, et
maintenant, ce serait fini?...

Elle fit un geste, moqueuse et amicale.

--Évidemment, ce serait plus correct, la demi-douzaine, mais que
voulez-vous, faudra vous en contenter.

Il supplia, avec une expression de désolation que l’on sentait sincère.

--Dites-moi pourquoi vous êtes si méchante?

Cady détourna son regard, quitta sa place, et dit, plus grave:

--Voyons, Paul, vous ne vous étiez pas imaginé que c’était pour la vie?

Il jeta vivement:

--Non! mais je vous estimais assez pour vous croire incapable de vous
donner sans éprouver d’amour!... Et l’amour ne s’enfuit pas si vite!...

Elle observa posément, avec simplicité:

--Oh! je ne vous ai jamais aimé... Je ne crois d’ailleurs pas vous avoir
dit que je vous aimais?

--Alors, c’était une simple fantaisie?

Elle balança la tête.

--Est-ce que je sais?... une idée.

Il la considérait avec un réel étonnement.

--Alors, vous êtes de celles qui s’abandonnent sans savoir pourquoi? Par
caprice fugitif?... Jamais je ne vous aurais fait l’injure de vous
supposer pareille à cela!...

Elle s’impatienta subitement.

--Oh! mais, vous êtes idiot, à la fin!... Qu’est-ce que ça veut dire
tous ces mots-là?... Je me suis «abandonnée»!... Vous m’avez «eue». Vous
m’avez «possédée»! Laissez-moi vous dire une chose, mon petit... c’est
des expressions stupides, qui ne signifient rien du tout!... Car je vous
assure bien que certains souvenirs--qui n’ont rien de désagréable, du
reste--ne me laissent aucunement l’impression que je vous aie donné le
moindre droit sur moi!... Pas plus que je ne vous ai «pris» vous ne
m’avez «prise»!... Nous avons été durant quelques instants des
camarades... un peu intimes, il n’y a pas autre chose!... Ne cherchez
pas à travestir cela, et à nous affubler de grands sentiments qui jurent
absolument avec notre aventure très banale, très quelconque... Vous êtes
un gentil garçon, et je vous sais au fond trop bien élevé pour que vous
vous entêtiez à me rappeler ce que je veux--non pas oublier--mais passer
désormais sous silence... Nous étions «avant» cousins par alliance, à
présent, nous le sommes encore, rien de plus!... Ça vous va?... Mais
oui, ça vous va, ne faites pas la grimace, et embrassez-moi...

Il hésita, puis l’enveloppa de ses bras.

--Ah! Cady!

Elle se dégagea.

--Non, pas comme cela... Un petit baiser de rien du tout... Oui, bon,
cela suffit... Oh! que c’est bête!... Je suis sûre que je n’ai plus du
tout de poudre sur cette joue-là!...

Et elle s’enfuit dans sa chambre réparer le dommage. Quand elle revint,
Paul de Montaux était étendu, songeur, dans un fauteuil. Il dit,
sérieux:

--Je vous assure que j’ai beaucoup de chagrin... Je tenais à vous plus
encore que je ne l’imaginais. Je le vois à présent que j’ai l’idée nette
que je vous perds... Si, réellement, vous avez éprouvé si peu de
tendresse pour moi, vous n’auriez pas dû m’accorder... tant!... Car,
malgré ce que vous dites, je persiste à estimer que j’ai eu beaucoup de
vous...

Elle le considérait avec surprise.

--Je ne vous aurais pas cru aussi sentimental, dit-elle sans ironie.

--Moi non plus.

Elle s’assit, les yeux dans le vide, songeant...

--Je n’ai eu aucune mauvaise intention envers vous, Paul... J’ai agi,
mon Dieu, il m’est impossible de dire pourquoi... Parce que, depuis
toujours, je vais devant moi, au hasard de ce qui me tente... sans
jamais réfléchir avant; sans vouloir y penser après... Tout, dans la
vie, a si peu d’importance!...

--Croyez-vous?... Cependant, c’est quelque chose pour une femme de
prendre un amant... Si ce n’est à l’égard de cet amant, au moins pour
son mari... Si vous ne m’aimiez pas, si vous ne me jugiez digne que
d’une amourette sans lendemain, comment, pour si peu, avez-vous eu le
courage de détruire le bonheur d’un homme qui vous adore?... Si vous
n’avez nulle compassion pour moi, comment n’éprouvez-vous pas de pitié
pour Renaudin?...

Elle haussa les épaules avec lassitude.

--Je ne touche aucunement au bonheur de Victor... Jamais il ne se
doutera de quoi que ce soit... Vous voyez, Paul, que j’ai confiance en
vous?

Il s’inclina.

--Vous avez raison, je ne suis pas un goujat... Mais vous vous trompez
en supposant que votre mari restera toujours aveugle... Un jour
fatalement, il apprendra, il comprendra...

Elle dit «non» sèchement, et ajouta avec une certaine véhémence:

--Non, j’en suis convaincue!... Mais, après tout, s’il arrivait qu’il se
doutât... soyez sûr qu’il ne me reprocherait rien!... Il me connaît
depuis mon enfance, et je vous assure que ce n’est pas ce qui peut
inciter un mari à dormir sur les deux oreilles!...

--Je sais que, en effet, vous fûtes une enfant terrible.

Elle protesta.

--Il y a beaucoup de légende!... je n’étais ni pire, ni meilleure que
bien d’autres gamines... La seule différence, c’est que, tout en étant
souvent menteuse, je suis aussi parfois très franche... Je ne dissimule
guère, parce que l’opinion des autres m’est indifférente. Je mens quand
j’en ai besoin, pour obtenir ce que je veux, ou faire ce qu’on me
défend, autrement je ne me donne pas la peine de jouer la comédie...
Alors, on m’a fait une réputation fantaisiste.

--Cependant vous avouez qu’un mari aurait tort d’avoir confiance en
vous.

Elle agita la main d’un air irrité.

--Vous m’ennuyez! Vous ne comprenez pas un mot de ce que je veux
dire!... J’entends qu’un mari serait stupide et injuste d’exiger de moi
des qualités--si ce sont toutefois des qualités--de calme, d’ordre,
d’incombustibilité qu’il m’est impossible de posséder... Le mari de Cady
est un brave homme naïf de supposer que Cady peut lui être fidèle... Ce
serait une brute de lui faire un crime de ses inconséquences, s’il les
découvrait.

--En résumé, vous estimez qu’il n’a pas le droit de se fâcher de son
sort, et vous êtes certaine d’être toujours pardonnée, quoi que vous
fassiez?

Elle le regarda narquoisement.

--Si vous croyez que je réfléchis à tout cela un quart d’heure par
semaine!...




IX


Cady s’arrêta dans son récit, la mine futée et gourmande.

--Et alors...

Félix Argatte continua, amusé, un cigare aux lèvres, les yeux attachés
sur la conteuse:

--Et alors!... On dirait un gosse qui raconte!

De l’autre côté de la jeune femme, sur le canapé où ils étaient tous
trois assis, Montaux, souriant avec complaisance, observa:

--C’est une gosse aussi, je vous en réponds!... C’est pourquoi on lui
pardonne toutes ses méchancetés...

--Taisez-vous donc! s’écria Cady. Laissez-moi finir mon histoire!...
Est-ce qu’elle vous embête?

--C’est-à-dire, fit Argatte, que c’est votre psychologie à vous qui est
intéressante là dedans. Car, au fond, qu’y a-t-il dans votre
anecdote?... Un pauvre bonhomme vous a suivie, abordée, il a cru vous
trouver favorable à son désir--naïf, en somme--il vous a confié toute
son histoire, ses peines de cœur, il vous a supposée émue, il s’est ému
lui-même, il pensait avoir trouvé en vous une amie... et puis, après
l’avoir fait marcher à fond, vous être promise, lui avoir fait espérer
non seulement une heure de joie, mais une liaison durable, qui
l’enchantait, vous avez filé, lui donnant un rendez-vous illusoire...

--Ce que vous narrez bien!...

--Eh bien, je vous le répète, ce qu’il y a là dedans de curieux--car,
lui me fait pitié...

--Ame sensible!...

--C’est le mobile qui vous a poussée à cette aventure... Y a-t-il en
vous une volupté secrète à non seulement exciter le désir d’un homme,
quel qu’il soit, mais encore à émouvoir son cœur?... Est-ce de
l’espièglerie étourdie qui ne mesure guère la portée de ce qu’elle
fait?... Ou est-ce un fond de rancune, de méchanceté contre l’homme en
général, qui se satisfait en bafouant n’importe quel individu?...

--Il y a sans doute un peu de tout cela, approuva Montaux. C’est un être
complexe, notre Cady...

La jeune femme se renversa en riant sur les coussins du canapé. Par la
porte grande ouverte, on apercevait dans le cabinet du juge, attablés à
un bridge, Laumière, Deber, Victor Renaudin et Marie-Annette. Partout,
l’on fumait, et Mme de Montaux elle-même allumait cigarette sur
cigarette.

--Vous n’y comprenez rien, déclara Cady. Dans ces cas-là, il n’y a en
moi ni sensualité, ni blague, ni sadisme... J’éprouve une réelle
sympathie pour ceux qui m’accostent, et à qui j’inspire un tas de
sentiments qui varient suivant les types. Et puis, ça m’amuse de bâtir
en imagination toute une vie en leur compagnie... Peu importe s’ils sont
bêtes ou vilains, puisque ce n’est pas pour de vrai... Un jour, je
devais partir avec un ingénieur qui allait s’établir en Russie. Il me
promettait le mariage au deuxième enfant... Une autre fois, j’ai bavardé
au moins trois heures durant avec un militaire qui postulait une place
de gendarme... Celui-là devait m’épouser immédiatement. J’avais révélé
un état de couturière, et quelques modestes économies... Nous avons
arrangé ensemble tout un plan d’existence... Pendant une journée, je me
suis vue femme de gendarme, dans un petit logement de caserne, à la
campagne, avec un jardin et des poules. Il m’affirma qu’on pourrait
«graisser un porc» et que j’aurais la faculté de porter un chapeau le
dimanche. Je savais également qu’il avait des goûts simples pour la
nourriture, et qu’au lever un morceau de pain et un poireau cru lui
semblaient un régal... C’était épatant!...

Montaux rit, répétant:

--Quelle enfant!

Argatte faisait tomber la cendre de son cigare, en rêvant
silencieusement.

On l’appela dans la pièce à côté pour remplacer Mme de Montaux qui
sortait. Marie-Annette vint se jeter sur le canapé, auprès de Cady
qu’elle embrassa.

--Chérie!...

Et elle lui glissait, tout bas:

--Tu as compris mes signes? Ça y est, ton mari a casqué... J’en ai été
stupide...

Paul de Montaux s’éloigna, s’intéressant au bridge, là-bas.

Cady serra la main de sa cousine.

--Oui, j’avais bien auguré de ta gesticulation saugrenue... Merci, mon
chou. Tu as l’argent?

Marie-Annette lui passa les billets avec précaution.

--Tu vois, je ne garde que cinq cents francs... Tu avais raison,
l’histoire absurde des courses et de la femme de chambre a pris
merveilleusement. Il m’a fait un peu de morale en souriant, et m’a
recommandé de ne pas te parler de cela... Il m’a d’ailleurs avertie
discrètement qu’il ne faudrait pas recommencer, vu qu’il n’était pas
millionnaire. Que, s’il se trouvait avoir ici la somme que je lui
demandais, c’est qu’elle avait une destination précise, et que, pour la
remplacer, il lui faudrait faire quelques combinaisons... Pauvre homme!
Cela m’ennuyait de l’entendre me raconter tout cela si simplement, si
gentiment!... Pour un peu, je lui avouais que c’était de la blague, et
je lui laissais sa galette...

Cady se récria:

--Ah! bien, c’était une chose à faire, par exemple!...

Quelques instants plus tard, Jacques Laumière venait rejoindre les
jeunes femmes, et Marie-Annette, qui détestait son ironie, s’éloignait.

Cady s’était levée; elle gagna une fenêtre qu’elle ouvrit.

--C’est irrespirable ici, avec toute cette fumée! déclara-t-elle avec
dégoût.

Elle sortit et s’accouda sur le balcon, songeuse. Malgré la nuit, il lui
semblait retrouver la vision de l’autre matin... Georges, là-bas, la
guettant... Ses yeux demi-clos, elle tressaillait sous la morsure de
l’air vif du soir parvenant à ses épaules et ses bras nus, mal défendus
par un frêle tissu.

Les baisers de Georges... sa voix... l’étreinte de ses bras...

Elle se redressa brusquement, le charme rompu. Laumière lui parlait,
l’attirait.

--Ne reste pas là, il fait froid et tu n’es pas vêtue.

Il refermait la croisée; il faisait asseoir Cady, encore incomplètement
arrachée à son rêve.

Un paravent les dérobait aux regards des joueurs assis dans le fumoir.
Cette petite causeuse empire, le meuble préféré de la jeune femme, avait
abrité bien de leurs confidences et de leurs caresses depuis quatre ans.

Il tenait la main de Cady, la pétrissait, comme s’il eût espéré, par ce
peu de chair à elle dont il s’emparait, parvenir jusqu’à la pensée, à
l’âme qui lui échappaient.

--Qu’as-tu?... A quoi, à qui penses-tu? questionnait-il avec une âpreté
mal dissimulée sous son air d’habituelle froideur. Je ne te reconnais
plus, je ne te sens plus ma Cady, ma petite amie.

Elle essaya de sourire.

--Moi?... Mais je suis comme toujours.

Il secoua la tête.

--Non... Tu es comme tu ne fus jamais.

Elle plaisanta:

--Vraiment?... Alors, c’est grave.

--Très grave... Car, au lieu d’éprouver comme d’ordinaire du plaisir à
te confier à l’homme qui te permet tout, qui comprend tout de toi, tu te
dérobes, tu essaies de lui mentir...

Il y eut un silence. Puis, elle avoua soudain, la voix brève, hostile,
avec une sorte de défi:

--Eh bien, oui, c’est vrai, aujourd’hui je n’ai rien à te dire!

--Ah?

Les paupières de l’homme battirent. Il était touché. Dans son
amour-propre? Dans son cœur? Il n’aurait su le dire. Cette petite le
tenait par trop de fibres mal définies; et, lui-même, était un mélange
trop complexe d’égoïsme et quand même de sensitivité pour que les
sentiments qu’il éprouvait fussent faciles à préciser.

Un désir angoissé de la reconquérir, au moins par la confiance, de la
forcer à se livrer à lui intellectuellement le possédait.

Et, sournoisement, il usa de ces secrets d’obscure sensualité qui les
liaient tous deux indiciblement. Sans ajouter une parole, il l’enlaça
avec une douceur féminine, frôla les doigts menus, les bras dont elle
lui abandonnait--encore indifférente--la nudité, baisa d’une bouche
légère le visage, le cou, les cheveux... ses lèvres paraissant
l’envelopper d’une caresse suprême, son souffle la buvant...

Il n’y avait pas là seulement des baisers irréfléchis d’amant passionné,
mais une sorte de rite sensuel, à la signification mystérieuse et
profonde.

Dans la clarté très atténuée de ce coin de pièce, grâce à l’ardeur qui
le possédait, les traits de Jacques se paraient d’un semblant de
jeunesse; il redevenait le beau Laumière d’autrefois.

D’ailleurs, Cady, les yeux clos, ne le regardait pas. D’abord
insensible, glacée, elle avait, peu à peu, perçu plus nettement, plus
fermement le charme voluptueux dont on l’entourait...

Elle demeurait immobile, passive; cependant, enivré d’orgueil, Jacques
devinait que, graduellement, sans répondre à son étreinte, elle
l’acceptait néanmoins...

Et, tout à coup, elle parla d’une voix blanche, enfantine, qui semblait
s’échapper des lèvres de la fillette de jadis.

--Jacques, tu te souviens de l’appartement que mes parents occupaient
rue Pierre-Charron, quand j’étais gosse?... Tu te souviens d’une femme
qui habitait en face, sur la cour?... Une femme chez qui tu es allé
plusieurs fois avec un grand Russe, qui venait aussi dîner chez nous...
Tu te souviens?...

Il l’écoutait, troublé, pressentant que sous ces paroles banales, mais
inattendues, quelque chose de menaçant se cachait, allait sourdre,
peut-être cruel, peut-être terrible...

Il oubliait de répondre. Elle insista:

--Dis, tu te rappelles?

Il murmura:

--Oui, vaguement... une blonde.

--Elle se faisait appeler Charlotte de Montigny. Elle avait un fils...
un gamin à cette époque.

Elle s’arrêta, et bas, la voix légère, avec un accent indéfinissable
qu’il ne lui avait jamais connu, elle laissa tomber comme on prononce un
aveu suprême:

--Et vois-tu, je l’ai revu... il se nomme Georges.

Laumière frissonna, sentant tout s’écrouler autour de leur liaison,
comprenant cent fois au delà de ces mots quelconques... Brusquement, il
avait une prescience de l’avenir gros d’orages, lourd de désastres. Et
son angoisse s’accroissait du sentiment net, accablant, de son
impuissance. Son rôle était fini près de cette enfant. Il était
désormais celui qui devait tout admettre, qui ne pouvait lutter... qui
assisterait à la chute, au naufrage irrémédiable...

Il prononça d’un ton calme et naturel:

--Quand l’as-tu revu?

Elle s’écria joyeusement, heureuse à présent de se confier, de bavarder
avec l’ami de toujours.

--Tiens, précisément le jour où j’ai déjeuné chez toi. Nous nous sommes
croisés dans la rue, par hasard, et bien qu’il y eût douze ans qu’on ne
s’était vus, que l’on n’avait entendu parler l’un de l’autre, on s’est
reconnus...

Elle se tut, se replongeant dans une songerie délicieuse. Laumière
questionna:

--Tu l’as rencontré depuis?

Un sourire malin effleura les lèvres de Cady.

--Pardi! Tu le demandes, idiot...

Il eut un frémissement exaspéré à l’accent tendre, gentiment cynique...
si significatif!... de la créature qu’il connaissait trop bien... Ah! il
n’avait plus besoin de se renseigner, il savait tout, il devinait
tout!...

Pourtant, malgré lui, il lui fallut préciser. Il dit avec une brutalité
et une banalité de termes qui ne lui étaient pas habituelles:

--Tu es sa maîtresse?

Elle répondit simplement:

--Oui.

Jacques sentait un malaise, presque un vertige l’envahir. Sa détresse
perça dans l’anxiété de sa phrase hachée.

--Qu’est-ce que c’est que ce garçon?... Que fait-il? Comment vit-il?...
Il te l’a dit?...

Elle ne prêtait guère attention aux pénibles impressions de son ami.
Elle eut un rire insouciant.

--Oh! mon pauvre petit, tu comprends! Le fils d’une cocotte, élevé on ne
sait comment... qui a roulé partout!... Je crois bien que c’est une
manière d’apache...

Il ne se laissa pas tromper à cette désinvolture, et dit gravement, avec
souffrance:

--Tu l’aimes?

Ils s’étaient instinctivement séparés; ils paraissaient causer sagement
d’insignifiances. On pouvait les considérer de loin sans que nul soupçon
naquît.

Les mains rejointes sur son genou relevé, la tête un peu penchée, ses
longs cils mettant une ombre chaude sur ses joues, une inexprimable
expression de tendresse et de volupté répandue sur tout son visage
délicatement rosé, Cady avoua:

--Mais oui... Je crois que je l’aime infiniment.

Et elle tenta d’expliquer.

--Ce garçon... c’est tout le passé pour moi... mon enfance, mon
isolement d’alors... notre affection de gosses... les bonnes parties
ensemble, en cachette. Est-ce que je sais!... Peut-être un peu de vice
aussi, tout de même, parce qu’il est un type bizarre... pas comme vous
autres...

Il dit simplement, sans pouvoir, cette fois, dissimuler son souci
grandissant:

--Prends garde!

Elle secoua la tête, avec un rire qui sonna heureux, triomphant, défiant
le futur.

--Non, non, il n’y a aucun danger! Il m’aime comme personne ne m’a
jamais aimée et ne m’aimera jamais!

Là-bas, on se levait de la table de bridge. Renaudin avertit Cady.

--Il est bientôt onze heures. Veux-tu servir le thé?

Alors, chantonnante, allègre, elle s’activa dans cette besogne où elle
semblait un papillon allant de l’un à l’autre des convives.

Maurice Deber parvint à l’isoler pendant quelques instants:

--Ne m’invitez plus! fit-il, la voix colère et douloureuse.

--Parce que?

--Cela m’est odieux de vous voir parmi tous ces hommes familiers,
audacieux, suant le désir!... Mon Dieu, mais votre mari est-il un
inconscient ou un misérable?...

Elle éclata de rire.

--Vous êtes fou, architoqué!... Et puis pas poli, mal élevé, grossier,
pain d’orge!... Certes, que je ne vous inviterai plus!... C’était
vraiment bien la peine de revenir de Madagascar!...

Il dit sourdement:

--Ah! je me demande si je ne devrais pas y retourner sans retard!...

Elle le regarda, railleuse.

--Baste! si vous en aviez réellement envie, vous le feriez sans le
dire!... C’est comme les vantards qui parlent de se suicider à tout bout
de champ. Ils ne s’y décident jamais!...

Marie-Annette réclamait.

--Cady! si tu t’éternises avec M. Deber, au moins ne garde pas le
sucrier!...

On se retira de bonne heure. On savait que le juge, très actif,
surchargé de besogne, devait être matinal, et n’aimait pas les veillées
tardives.

Sur le seuil de la chambre conjugale, Victor demeurait hésitant, le cœur
ému. Cady l’appela gaiement.

--Viens donc... Je ne puis pas me déshabiller seule, et j’ai envoyé
Joséphine dormir.

Il s’élança, joyeux comme un collégien.

Et, durant une demi-heure, elle l’aguicha de son rire, de ses
coquetteries, de ses gamineries, s’énervant elle-même à ce jeu pervers
qui bouleversait son mari.

Puis, ensuite, elle se refusa brusquement aux mains passionnées qui la
saisissaient... Elle mordit l’homme cruellement, telle une petite bête
forcée, tandis que, fou, haletant, il devenait brutal, la prenait avec
cette folie de viol qui, plus tard, aux heures normales, l’emplissait de
honte et de remords... de stupéfaction plus encore, qu’une pareille
bestialité pût naître en une âme toute de délicatesse et de tendresse
comme la sienne, à la suite des affolantes provocations de ce petit être
énigmatique qui, envers lui, avait si peu de la femme, encore moins de
l’épouse.

Lorsque, revenu à lui, troublé, repentant, il se pencha sur elle,
balbutiant des paroles d’excuse et d’affection, il s’aperçut qu’elle
dormait déjà, d’un pur et tranquille sommeil d’enfant, les traits
calmes, un vague sourire aux lèvres.




X


Depuis huit jours, sans donner d’explications, Cady refusait de
rencontrer Georges autrement que durant quelques minutes, furtivement,
dans la rue.

Il ne s’inquiétait pas de ce caprice, la gaieté, la confiance, la
tendresse de la jeune femme lui garantissant qu’elle ne songeait point à
l’éloigner. Sa vie d’aventures, son genre d’existence particulier lui
avaient appris la patience et la passivité. Il attendait docilement les
ordres de Cady, et se pliait sans résistance à sa volonté.

En réalité, elle installait en cachette le minuscule et bizarre
appartement qu’elle avait loué à l’entresol d’une vieille maison du
passage Porsin pour y dissimuler ses amours; et, malgré ses efforts, son
impatience, l’emménagement se prolongeait au delà de ce qu’elle avait
prévu.

Cependant, elle persistait à ne rien révéler à son ami, escomptant la
surprise joyeuse qu’il aurait à l’heure où elle l’amènerait dans ce gîte
complètement paré, et qu’elle aimait déjà avec une frénésie toute
particulière, bien différente de l’apathie avec laquelle elle avait
présidé à l’installation de son intérieur conjugal.

Dans le logis clandestin, elle retrouvait l’entrain d’une fillette
jouant au ménage. Là seulement elle se sentait chez elle, et se livrait
avec goût, avec enthousiasme, à mille travaux qui lui eussent paru
fastidieux chez Victor Renaudin.

Son existence était bouleversée. Au lieu de se lever tard, de paresser
ou de lire dans sa chambre pendant toute la matinée, d’employer ses
après-midi en courses ou en visites, elle s’échappait de l’appartement
du quai dès que Victor était sorti, et ne rentrait, les yeux brillants,
l’esprit envolé, les cheveux en désordre, les doigts salis et meurtris
de coups de marteau maladroitement appliqués, les jambes rompues de
fatigue, qu’à la minute précédant celle où le juge revenait pour les
repas.

Pour l’arrangement de ces quatre pièces telles qu’elle les rêvait, il
lui fallait courir les magasins, harceler les ouvriers, et, à leur
défaut, faire la besogne elle-même, ce qui l’enchantait.

L’attrait de cette occupation finissait par dépasser celui qu’elle
attendait des heures d’amour qui suivraient en ce lieu; ou, pour mieux
dire, l’évocation de celles-ci se mélangeait si intimement avec chacun
des détails de l’installation que c’était sans doute ce qui en faisait
le charme puissant.

Si bien que, malgré son impatience de tout terminer, son irritation des
retards étrangers à sa volonté, Cady éprouvait néanmoins un sourd regret
de voir s’écouler ces heures délicieuses, dont elle emportait jusque
chez elle le souvenir toujours attrayant, toujours cher, toujours
nouveau...

Cependant tout était réuni et mis à sa place. Quelques heures
suffiraient pour les derniers rangements qui donneraient au logis neuf
l’air intime et habité, l’aspect d’avoir déjà abrité des heures d’amour
et d’affection, le quelque chose d’indicible qui fait que l’on a
l’impression d’être chez soi.

Le lendemain, Georges, convoqué, viendrait au rendez-vous, devant la
porte par laquelle elle le guiderait chez eux.

Or, réservant pour cet après-midi divers soins et rentrant quai du
Louvre à l’heure du déjeuner, elle eut la désagréable surprise d’y
trouver son mari qui l’avait devancée.

Il lui parut soucieux et sombre. Elle s’inquiéta, imaginant mille
incidents: il avait peut-être questionné les domestiques, appris les
sorties inusitées de la jeune femme; peut-être même l’avait-il suivie à
son insu.

Toutes ces suppositions et mille autres tourbillonnaient dans son
esprit. D’ailleurs, il n’était pas dans son caractère de longtemps
supporter un doute. Elle fonça résolument sur le danger supposé.

--Qu’as-tu? Pourquoi fais-tu une aussi sale tête?

Renaudin porta la main à son crâne et dit avec effort:

--J’ai tellement mal!... Je crois bien que j’ai attrapé la grippe!

Un allégement divin se répandit en Cady. Elle se retint pour ne pas
sauter de joie, battre des mains, se livrer à mille démonstrations
incongrues.

Se pinçant les lèvres pour ne pas rire, éteignant l’éclat de ses yeux
espiègles, elle murmura avec onction:

--Oh! comme c’est ennuyeux!... Qu’est-ce que je peux faire pour te
guérir?... Veux-tu du thé, de la tisane, de l’ouate, des cataplasmes?...

Il ne put réprimer un sourire.

--Rien du tout... Je vais simplement rester à la maison aujourd’hui...
Car j’ai une telle courbature que je ne puis pas me tenir debout...
Demain, j’espère que ce sera fini.

Brusquement, Cady envisagea les conséquences de cette décision. Victor,
rester à la maison?... Alors, pour elle, sa liberté était perdue!... Et
les rangements à terminer là-bas?... Une révolte, une colère
l’envahirent, la pâlirent, firent trembler ses lèvres... Non, non, rien
ne l’empêcherait de courir passage Porsin!... Mais, comment s’y prendre?
Quels prétextes invoquer?... Car elle ne doutait pas de l’étonnement, de
l’incrédulité de son mari si elle lui déclarait qu’elle avait des
«visites indispensables» à rendre ce jour où, par hasard, il devait
rester chez lui. Elle n’était malheureusement pas la mondaine avérée
qui, quoi qu’il se passe chez elle, sort à heure fixe, immuablement,
pour le «jour» de celles-ci ou de celles-là.

Or, ce qu’elle redoutait le plus, ce qu’elle savait le plus dangereux, à
cause du genre d’esprit du juge d’instruction, c’était de provoquer en
lui des surprises, de lui donner l’éveil par des obscurités qu’il
n’aurait de cesse d’éclaircir.

Pourtant, certes, elle ne céderait pas. Elle sortirait!...

La cuisinière eut la stupeur de la voir entrer comme une trombe dans son
domaine, où jamais la jeune femme ne faisait la plus brève apparition.

--Dites-moi, Marie, quelle tisane peut-on faire pour monsieur, qui a la
grippe, afin de le guérir tout de suite?

La femme répéta, confondue:

--Une tisane?... une tisane pour monsieur?

--Mais oui, voyons, vous n’entendez pas? Vous ne connaissez pas de
tisanes pour le rhume?

--Oh! si, madame! Il y a le tilleul, la bourrache, les quatre-fleurs...

--Vous avez de ça?

--Non, madame!... c’est des choses de pharmacien.

Cady trépigna.

--Alors, ça ne vaut rien!... Je vous dis que je veux cela
immédiatement... fait avec quelque chose que vous avez sous la main,
naturellement!...

La cuisinière réfléchit.

--Il y a l’eau de navets, le lait d’orge...

--Très bien, faites-en tout de suite, et apportez-le.

--C’est que, madame, pour cuire les navets, il faut bien trois heures...

Cady se laissa tomber sur une chaise, désespérée.

--Trois heures, bon Dieu!... Alors, autant courir chez le pharmacien!...

La femme de chambre proposa, empressée:

--Mais oui, madame, j’irai, ce ne sera pas long! En attendant, Marie
pourrait toujours faire un lait de poule... deux œufs battus, dans du
lait et du bouillon, c’est souverain.

La cuisinière, piquée par cette intervention, voulut prouver sa bonne
volonté.

--J’ai de l’orge mondé; dans dix minutes, cela sera prêt!

Cady se leva et commanda, l’air inspiré:

--Très bien! Marie, faites la tisane d’orge; Joséphine ira chercher les
quatre-fleurs et le tilleul. Moi, je me charge du lait de poule!

Joséphine rattacha son tablier blanc, tapa sur sa chevelure, échangea
ses pantoufles de feutre contre des bottines qu’elle négligea de
boutonner et s’élança dans l’escalier de service, pleine de zèle.
Pendant ce temps, la cuisinière, mettant à l’écart le bifteck et les
pommes de terre frites du déjeuner, se hâta de placer sur le fourneau
deux casseroles de lait et de bouillon.

Cady s’activait de même, bousculant tout pour trouver un bol, un fouet,
des œufs.

Marie, tout en tournant l’orge en plein feu, recommandait:

--Madame mettra ses œufs d’abord dans le bol et délayera doucement avec
le bouillon chaud, pour ne pas que ça cuise les jaunes trop à la
brusque... elle ajoutera une tasse de lait, une pincée de sel et deux
bonnes cuillerées de sucre en poudre.

--Bien, bien! fit Cady impatiente.

Et elle ne tarda pas à se saisir du bouillon, le déclarant assez chaud,
et délayant furieusement avec le fouet.

Marie lui passa le lait. Cady l’ajouta, battant toujours, et examinant
le mélange, les sourcils froncés, ses dents mordant sa lèvre.

--Ça fait drôle, observa-t-elle.

Elle atteignit sur l’étagère deux boîtes émaillées portant l’indication
«sel», «sucre». Les yeux toujours fixés sur sa mixture, elle plongea la
cuiller à deux reprises dans la poudre blanche.

Justement, Marie regardait de son côté. Elle cria avec alarme:

--Madame! c’est le sel!...

Cady resta figée, la cuiller pleine en l’air.

--Le sel?... J’en ai déjà mis une cuillerée! dit-elle avec
consternation.

La cuisinière se détourna, prise d’une folle envie de rire.

--Ah! bien, si monsieur trouve que ça n’a pas assez de goût!...

--Est-ce que c’est perdu, dites?

La cuisinière hésita:

--Peut-être non... Que madame mette beaucoup de sucre, ça masquera...

Cady vida le reste de la boîte à sucre.

--Oh! alors!...

Cependant elle considérait la tisane avec méfiance.

--Il faudrait goûter pour voir si c’est bon... mais, je n’ai pas le
courage... Marie, regardez donc, vous ne trouvez pas que c’est bizarre?

La cuisinière donna un dernier tour à sa casserole, approcha et examina
le lait de poule avec étonnement. Tout à coup, elle demanda:

--Est-ce que madame n’aurait pas mis les blancs d’œufs?

Cady répondit avec la tranquillité d’une conscience pure:

--Si, si, j’ai mis les blancs... J’ai tout mis.

Marie leva les bras avec désolation.

--Il ne fallait que les jaunes, bien sûr.

Cady se démonta:

--Ah?

Sa figure s’allongeait; elle pleurait presque d’énervement.

--Alors, on ne peut pas le boire?... Dieu que c’est agaçant!... Moi qui
voulais donner cela tout de suite à Victor!

L’envie de rire recommençait à tourmenter la bonne.

--Écoutez, madame, je vais le passer à la passoire fine... Peut-être que
ça ira tout de même.

L’opération achevée, Cady s’empara du bol, d’un air déterminé.

--Maintenant, cela a très bonne mine!... Je vais le lui faire prendre...
Ensuite, vous apporterez le lait d’orge aussitôt qu’il sera prêt.

Elle courut au cabinet du juge, qui sommeillait, les pieds touchant
presque le feu. Il ouvrit un œil languissant.

--Cady, ma petite, déjeune seule, je suis incapable de manger quoi que
ce soit.

--Je n’ai pas faim! déclara-t-elle. Tiens, voilà une excellente tisane
qui te remettra.

Il protesta:

--Oh! non, les tisanes!...

Pourtant, Cady insista avec tant de chaleur que, pour la contenter, il
se résigna.

Accroupie auprès du fauteuil de son mari, elle le contemplait avec la
plus vive curiosité; tandis que, sans regarder le contenu de la tasse
qu’il avait prise, il la portait à ses lèvres.

Le résultat fut désastreux.

A peine avait-il avalé une gorgée du liquide tiède qu’il se leva, fuit
avec égarement vers son cabinet de toilette, en déposant au passage la
tasse sur une table avec une telle précipitation qu’elle chavira.

Cady se redressa, déconfite.

--Ah! bien, par exemple!

Quelques instants après, Victor revint, murmurant d’une voix éteinte:

--Veux-tu me donner un verre d’eau?... J’ai si mal au cœur!... Cet
affreux goût ne passe pas...

Et, apercevant le lait de poule qui achevait de s’égoutter sur le tapis,
il fit un geste d’horreur.

--Fais enlever cela!... Qu’on l’essuie!... Que je ne le voie plus!... Et
puis, plus de tisane, hein?...

Désolée, découragée, furieuse, Cady courut à la cuisine, jetant d’une
voix tragique:

--Ne faites plus rien, Marie, monsieur ne veut pas qu’on le soigne!...

Et elle se réfugia dans sa chambre pour y sangloter à son aise.

Deux heures plus tard, ayant épuisé toutes ses larmes et peu à peu
repris son équilibre, Cady songea qu’après ce fâcheux incident, elle
n’avait plus rien à ménager. Elle sortirait et, à son retour, elle
opposerait un mutisme absolu aux questions de Victor.

A peine avait-elle pris cette décision que Joséphine vint annoncer:

--Monsieur Deber est au salon.

Cady n’ayant qu’un seul jour de réception par mois avait l’habitude de
ne jamais fermer sa porte quand elle était chez elle. Mais, aujourd’hui,
elle faillit tomber à coups de poing sur la domestique, innocente
observatrice de la consigne.

--Bien, j’y vais! fit-elle d’une voix caverneuse, résolue à se venger
sur le malencontreux visiteur.

Cette consolation devait encore lui être refusée.

Averti de la présence du colonial, Renaudin, un peu remis par une heure
de sommeil, l’avait fait entrer dans son cabinet.

Cady déclara avec une amabilité douteuse:

--Puisque vous venez pour Victor, je m’en vais.

Mais Deber protesta en riant.

--Je suis certainement enchanté de rencontrer Renaudin; cependant, le
croyant au Palais, je ne venais pas pour lui, mais bien pour vous... Je
n’entends pas du tout que vous nous faussiez compagnie.

Le juge proposa:

--Si nous faisions un bridge aux enchères?... à trois...

Cady sursauta.--Par exemple!... Je dois sortir... ma mère m’a priée de
venir la voir.

Maurice jeta avec empressement:

--Oh! Mme Darquet ne vous attend pas en ce moment! J’ai précisément
déjeuné chez elle ce matin et je viens de la mettre à la porte de Mme
Durand de l’Ile.

Cady lui lança un regard noir, et ne souffla plus mot, désemparée,
rêvant à la douceur d’un suicide que l’on pourrait réaliser sans
souffrance, rien que par un geste facile.

Du reste, quelque chose la dédommagea: la déconvenue et la sourde
irritation de Maurice Deber, que cette partie de cartes inattendue avec
le mari de Cady exaspérait.

Dès lors, elle se résigna, presque indifférente, au morne ennui de cette
journée qui enchantait l’âme simple de Renaudin.

--Ma foi, déclarait celui-ci tout joyeux, l’après-midi, qui avait si mal
commencé pour moi, se termine fort agréablement... Mon accès de grippe
est passé et je profite d’un congé que je ne me serais pas donné sans
motif...

Enfin, à bout de patience, Maurice Deber se décida à se retirer...

Victor appela Cady en souriant avec tendresse.

--Maintenant que nous sommes seuls, viens, petit monstre, me demander
pardon pour l’horrible drogue que tu m’as fait boire...

Mais Cady, réveillée de l’espèce de torpeur qui l’insensibilisait
naguère, bondit sur place, comme un chat en fureur.

--Ah! zut, zut, zut! Si on reparle encore de cela!

Et, sans écouter son mari qui lui conseillait affectueusement d’aller
prendre l’air pour se détendre les nerfs, elle se précipita dans sa
chambre, se jeta à plat ventre sur la chaise longue, enfouit son visage
dans les coussins, et ragea silencieusement, tellement outrée de tout
que même la perspective de se rendre à l’appartement du passage Porsin
lui était insupportable.

Elle s’endormit.

Un bruit léger et continu la réveilla. Elle se souleva et écouta. La
nuit était complètement venue et la pluie fouettait le balcon.

--Quelle chance! pensa-t-elle, sans savoir le moins du monde pourquoi
elle se réjouissait de cette pluie et de cette obscurité.

Et elle se leva doucement, se chaussa sans appeler sa femme de chambre,
mit un chapeau, passa un grand vêtement sombre sur sa robe d’intérieur,
prit le parapluie de Victor et se glissa hors de l’appartement en
chantonnant.

Dehors, le trottoir luisant, les gouttes dégringolant de toutes parts,
le souffle d’air vif l’enchantèrent. C’était comme si ce déluge, ce vent
lavaient et emportaient ses soucis précédents.

Au galop, tête baissée, bousculant les passants de son large parapluie
tendu en bouclier, elle parcourut en cinq minutes le court trajet qui la
séparait de son «chez elle». Et elle soupira de contentement en
gravissant l’immense escalier sombre et humide, aux marches de pierre
déjetées de l’antique construction.

A l’entresol, une porte étroite, toute basse, s’enfonçait à gauche du
palier. Il semblait que l’on ne pourrait entrer qu’en se courbant, parce
que l’appartement se trouvait en contrebas de l’escalier.

Par gaminerie, Cady appuya le doigt sur le bouton de la sonnerie
électrique, et tressaillit d’aise au grelottement argentin qui retentit
dans le vide.

Puis, elle tira une clef de son petit sac, ouvrit la porte, descendit
les deux marches, s’enferma vivement, et regarda autour d’elle avec
ravissement.

Elle eut la sensation qu’elle entrait dans le domaine encore inconnu
pour elle des joies aiguës et profondes de l’amour et de la tendresse.

Malgré la nuit, une surprenante clarté l’environnait, provenant de la
fenêtre, là-bas, qui donnait sur le passage éclairé, et surtout, montant
du magasin du rez-de-chaussée, au travers du sol de la première pièce,
entièrement fait de carreaux de verre dépoli.

Cette antichambre, disposée en jardin d’hiver, garnie de meubles en
rotin, au sol lumineux envoyant partout des rayées diffuses, était
blanche comme tout l’appartement. Une profusion de hautes plantes vertes
montaient jusqu’au plafond vitré. Au bas du lambris, courait une
jardinière de porcelaine, comble de fleurs épanouies. Dans cette étrange
demi-nuit, les clartés, les ombres, les reflets s’emmêlaient,
déformaient les objets, dénaturaient les couleurs, et détruisaient les
proportions.

Au fond, à droite, une large baie cintrée laissait voir la chambre très
petite, au plafond bas, au grand lit de milieu laqué blanc. Deux petites
portes sous les palmiers conduisaient à une cuisine minuscule décorée de
glaces par la fantaisie de Cady, et à un cabinet de toilette. Une
dernière pièce complètement sombre était aménagée en appartement arabe,
avec un divan large, des tapis sur le sol et pendus aux murs; un immense
brûle-parfum d’émail et de cuivre ciselé se dressait au milieu de la
chambre.

Cady alla tirer les rideaux de damas blanc frangé de vert pâle de la
fenêtre dans la première chambre, et elle tourna le commutateur.

L’aspect des lieux se métamorphosa subitement. Le mystère de la
demi-obscurité traversée de lueurs fantasques fit place à une intimité
claire, blanche, éclatante et voluptueuse.

Les palmiers, qui, auparavant, semblaient des silhouettes japonaises sur
un fond peut-être de vide, se dessinaient nets, en vert lumineux sur la
muraille tapissée de moire rayée blanc sur blanc. On distinguait
l’élégance harmonieuse des oreillers, des draps ornés de guipure du lit,
du couvre-pied de satin bleu pâle, du tapis blanc à ramages verts
couvrant le sol.

Cady recommença la minutieuse et amoureuse inspection de toutes les
pièces, rangeant de-ci de-là, pour le seul plaisir de toucher, de palper
ses trésors.

Par crainte de s’oublier en ce lieu perdu, où elle goûtait un
anéantissement si charmeur, elle avait monté un petit réveil placé dans
la cuisine, et dont la sonnerie, à sept heures précises, la rappellerait
à ses sujétions inéluctables.

A la fin, un peu lasse, elle gagna la chambre arabe et s’étendit sur les
coussins.

Pas un bruit ne parvenait jusqu’à cette pièce close, perdue au milieu
des murs. Il y régnait une clarté très atténuée, l’électricité étant
enfermée en des lampes de cuivre ciselé aux globes opalins, et les tapis
de chaude coloration foncée absorbant encore la lumière.

L’émail du brûle-parfum luisait par cent petits yeux ronds fixes,
inquiétants.

Et, peu à peu, la rêverie de Cady, en ce silence, cette immobilité,
cette torpeur lourde, dans l’odeur un peu âcre des tentures, dégénéra en
un singulier malaise.

Elle avait l’impression d’être enfermée dans un tombeau.

--Si je mourais ici subitement, pensait-elle, personne ne me
retrouverait...

De partout, de tout autour d’elle, la peur, une peur envahissante,
irrésistible, sourdait, l’enveloppait, faisait d’elle, si insouciante et
hardie d’ordinaire, un petit être fragile et tressaillant.

--Georges! appela-t-elle d’une voix faible.

Mais ce nom ne fit plus rien vibrer en elle qu’un effroi inexpliqué. Son
ami lui-même lui paraissait distant, étranger... il émanait de lui un
mystère menaçant...

Elle ferma les yeux et s’abandonna à sa terreur grandissante, sans nom,
l’idée de la mort lui semblant cent fois préférable à cette attente
angoissée d’on ne sait quels désastres...

Et soudain, éclatant violemment, impérativement, avec insolence et
vulgarité, la sonnerie aigre, fausse, grêle, perçante du petit réveil de
nickel emplit l’appartement.

Cady sauta sur ses pieds, tremblante, éperdue, sans comprendre d’abord.

Puis la conscience lui revint.

--Ah! saleté, cria-t-elle, furieuse.

Et elle se rua vers la clameur trépidante, agressive, qui ne finissait
point!

D’une tape brutale, elle renversa la petite chose, qui, sur le sol,
continua sa sonnerie impertinente.

Alors Cady, affolée, saisit une pelle et frappa, frappa, faisant voler
verre, métal, rouages!

Enfin, avec une dernier sursaut de bête vaincue, cela se tut, et Cady
continua à piler des restes informes avec rage, haletante et
bouleversée.

Pourtant cet incident avait chassé ses précédentes impressions. De
nouveau, l’appartement lui fut cher, lui parut délicieux, imprégné à
l’avance de volupté. Elle se désola de devoir le quitter et s’apprêta
avec lenteur à rejoindre le logis conjugal.

A l’aide d’un petit balai, elle ramassa les miettes du réveil et les
enveloppa soigneusement d’un papier.

--Madame, dit-elle à la concierge, en lui remettant le paquet, voici une
petite pendule que je viens de casser, vous seriez bien aimable de la
jeter aux ordures.

Comme la bonne femme compatissante, sans voir l’objet, invoquait la
possibilité d’une réparation, Cady étouffa un rire et répondit d’une
voix angélique:

--Oh! je ne crois pas que ce soit possible!




XI


... Du cabinet de toilette où il barbotait, Georges observa:

--Cela, minet... c’est la seule chose incomplète ici... Il est vraiment
moche, ton lavabo.

Cady, étendue sur le grand lit défait, la chair à l’aise dans la grosse
chaleur qu’entretenaient les radiateurs, se rebiffa, piquée.

--Tiens donc!... Avec le peu d’argent que j’avais pour le tout, ça
n’aurait pas suffi pour l’installation d’un cabinet chic!

Le jeune homme parut dans l’embrasure de la porte, soulevant la draperie
blanche de son bras nu.

--Aussi, ce que je t’en dis, vois-tu, c’est parce que je pense que je
pourrai te faire arranger cela tout à fait bien...

Le torse entièrement découvert, d’un blanc mat et chaud, la chair grasse
et fine sur l’armature svelte, il avait entouré ses reins d’un kimono de
soie citron pâle, noué ainsi qu’un pagne.

Un peu redressée, presque assise, les épaules appuyées aux oreillers,
les bras noués derrière la tête, la pose renversée de son buste faisant
saillir sa gorge menue aux pointes blondes, la jeune femme eut un appel
tendre.

--Viens donc...

Lorsqu’il fut étendu, près d’elle, tous deux blottis l’un contre
l’autre, en un instinctif besoin de tendre et pour ainsi dire de chaste
intimité, il ramena sur eux les draps et la courtepointe.

Georges reprit, poursuivant son idée:

--Oui, un ami que j’ai, qui est précisément directeur d’une entreprise
d’installations de bains, de chauffage, de tout ce fourbi-là... Je lui
parlerai, et il nous fera ça à l’œil.

Cady admira avec un petit rire ironique.

--Eh bien, tu as des amis précieux!

Il dit, l’accent pénétré:

--Sûr que je voudrais en avoir beaucoup comme celui-là.

--Jeune?... Vieux?

--Un homme sérieux... mais un type gentil, affectueux, et puis, dans son
genre, pas vicieux... Et ce qu’il serait généreux s’il n’avait pas la
passion du jeu qui lui emporte tout!...

--Quel jeu?

--Le seul qui compte pour ceux qui l’ont vraiment dans le sang: la
roulette.

Cady fit un geste.

--Ah! oui... Monte-Carlo...

Georges rit.

--Oh! jamais mon bonhomme n’a fiché les pieds là-bas!... Néanmoins, il
trouve bien à se contenter sur place... Il ne s’agit que de connaître
les endroits...

Les doigts de Cady palpaient doucement la place, où, sous le sein gauche
du jeune homme, se trouvait un petit tatouage presque imperceptible au
toucher. Elle questionna:

--Dis... C’est bien sûr mon nom qu’il y a là, dans ce gribouillis?

--Puisque je te l’affirme... D’ailleurs, en regardant bien, tu peux le
vérifier, les lettres y sont toutes.

--Des lettres françaises?...

--Mais oui... malgré que ça soit un Chinois qui m’ait dessiné cela.

--C’était un Chinois?... Alors, c’est pour cela qu’il a fait des lettres
si drôles qu’on ne reconnaît pas?

--C’est-à-dire que c’est pour que le chiffre fasse mieux... et aussi que
je lui avais recommandé que tout le monde ne puisse pas lire ce qu’il y
avait.

Elle le pinça, relevant avec irritation:

--Tout le monde!... Non, mais, tout de même!

Il s’excusa avec modestie.

--Oh! c’est une manière de dire, naturellement!...

Elle s’apaisa.

--Enfin, tu as bien fait... Y en a-t-il, des fois, des gens qui ont
deviné?

--Non, jamais... Et pourtant, ça intriguait, je te jure... surtout que
c’est joliment exécuté... Et puis, écoute... moi aussi, j’ai appris à
écrire ton nom comme cela. Et si tu irais à Venise, à Florence, ou tout
bonnement à Monte-Carlo... Oui, sur le mur du Casino, derrière le
pavillon de musique, tu verrais ton nom que j’ai gravé, tout pareil à
mon tatouage.

Elle se serra contre lui, enchantée.

--Tu as fait cela, vrai?...

--Je te le jure.

--Tu pensais donc à moi souvent?

--Pour te dire vrai, c’était mon occupation dès que je n’en avais pas
d’autre.

--Oui, enfin, à tes moments perdus!...

--Comprends donc!... On ne pense pas aux gens à volonté... Ça vous vient
tout seul... Eh bien, ton souvenir, ton idée plutôt, elle me surprenait
comme cela, brusquement... Oh! à de moments très différents... Quand je
m’amusais bien, que, par hasard, je n’avais pas de soucis, pas
d’embêtements, de la galette plein mes poches, que je pouvais me payer
de la flemme... «Cady»! que je me disais... et ça m’ajoutait comme un
rayon de soleil... Et de même, aux minutes où ça tirait dur, où je
flanchais, qu’il me paraissait que j’étais à bout... Alors, ta petite
figure ancienne, je la revoyais... Il me semblait que tu te penchais sur
moi, sérieuse, avec de bons yeux, et que tu me disais comme autrefois:
«Pauvre gosse!»... Alors, je sentais que je pouvais durer encore...

Les lèvres dans le cou de son ami, elle songeait, se laissant aller au
cours de ses propres ressouvenirs.

Puis, soudain, tout s’effaça; elle ressauta sans transition à leur
premier sujet de conversation.

--Tu disais que ton ami nous ferait un cabinet de toilette très chic?...

--Oui.

--Mais, peut-être pas avec une baignoire?

--Si, avec une baignoire, un machin pour chauffer l’eau, et puis un truc
pour la douche... et des faïences tout autour et par terre... Quelque
chose comme j’ai vu chez lui, c’était très riche.

Elle se trémoussa, ravie.

--Oh! ce sera épatant!... Figure-toi que sur le quai, notre vieille
baraque n’a rien de ça, et que jamais Victor n’a voulu entendre parler
de m’installer des bains... Il dit que quand on l’a sous la main, on en
prend trop, que ce n’est pas sain, et que mon tub, c’est mieux.

--C’est peut-être mieux pour la santé, mais le bain chaud avec du bon
parfum, c’est agréable comme de la caresse... Tu verras... Je connais
une femme qui a des odeurs étonnantes pour ses bains... Je lui en
prendrai pour toi.

Elle réfléchissait.

--Cet ami, tu lui dirais pour qui c’est?

--C’est-à-dire, oui et non... J’arrangerai... Je ne voudrais pas le
froisser... Je vais t’expliquer... C’est un homme qui connaît la vie, et
puis qui n’est pas exclusif... Il n’est pas sans deviner que j’ai des
amies, mais, comme de juste, il n’aime guère que je lui en cause...
Donc, comme je sais qu’il serait heureux de me faire plaisir, je lui
dirai que le travail est pour une personne qui m’a rendu un service, et
que c’est une manière pour moi d’éteindre une dette... Cela ira tout
seul.

Les sourcils froncés, la voix brève, Cady demanda:

--Où l’as-tu connu, cet homme?...

--Au cercle.

Elle s’était détachée de lui et avait passé une chemise tombée au pied
du lit. Assise, les genoux relevés, qu’elle enserrait de ses deux bras,
elle questionna curieusement:

--Explique-moi ce que c’est que ce cercle, et ce que tu y fais?

Il se drapa, lui aussi, dans le kimono citron, et répondit, un peu
contraint:

--C’est un cercle comme il y en a beaucoup, et j’en suis le secrétaire.

--Qu’est-ce qu’on y fait?

--On y joue.

--A quoi?

Il lui jeta un coup d’œil gêné. Puis, se décidant:

--A toi, je dis tout... Seulement, comprends bien que c’est sérieux...
Faudrait pas d’indiscrétions...

Elle haussa les épaules.

--Dieu, que tu es bête!... A qui veux-tu que je raconte tes
confidences?...

--C’est vrai... Eh bien, voilà... C’est une boîte un peu truquée... Tu
entrerais, tu verrais un café comme tous les autres, avec des clients
bien tranquilles... un billard, des tables de manille, d’échecs, tout
cela sans chic, mais convenable... Seulement, après la cour, il y a une
salle où n’entrent que les membres du cercle... Il y a une roulette, et
je te réponds qu’il se remue de l’argent!... bien que ce soient des
types très ordinaires qui y fréquentent.

Cady réfléchissait.

--La roulette, c’est défendu à Paris?

--Pour sûr!... Ah! on n’y couperait pas si on était pincé!... Mais,
voilà sept ans que la boîte existe, et il n’y a jamais eu
d’embêtements... C’est bien tenu. Le patron a été croupier à
Monte-Carlo, il a l’œil, il choisit son monde... Jamais de femmes, pas
de types douteux... Tous ceux qui viennent, c’est des commerçants ayant
boutique... des Levantins, des Allemands en majorité... Je parle,
naturellement, des pontes, parce que, autour, il y a de la jeunesse qui
ne marque pas aussi bien... mais c’est nécessaire...

Cady réfléchissait:

--Parce que?...

Il fit un geste.

--Dame!... ça se devine... pour égayer les salles.

--Tu as dit... pas de femmes...

--Pas une!... Ce n’est pas dans les idées du patron, ni des clients...
D’ailleurs, rien que par prudence, on les écarterait... Avec ces
chameaux-là, on a toujours la rousse derrière soi.

Alors, très bas, Cady posa des questions à l’oreille de Georges qui
répondait par monosyllabes ennuyés.

Enfin, il l’éloigna de lui doucement; et, ses yeux bleus cernés la
contemplant avec affection et gravité, il affirma:

--Voyons, Cady, tu comprends bien que, dans la vie, pour ceux qui sont
nés en pleine mouise, il faut se faire une raison, mais ce n’est pas des
choses qu’on fait pour son plaisir, je t’assure.




XII


Cet après-midi-là, le jour avait fui sans qu’ils songeassent à allumer.
Ils étaient étendus sur le lit, et causaient enlacés, dans ce bien-être
indicible que leur procurait leur intimité, la certitude de leur oubli,
momentané mais absolu, de tout ce qu’ils venaient de quitter pour se
réunir, et la sensation sans prix de leur communion suprême en l’heure
présente.

Les persiennes de la fenêtre étaient restées ouvertes; il venait un peu,
très peu de clarté du passage, où les magasins s’allumaient chichement,
et toute la gaieté douce provenait de la lueur émanant des carreaux de
verre du sol. Une forte chaleur régnait en ces petites pièces, saturées
du parfum des œillets et des roses garnissant les tubes de cristal que
Cady ne laissait jamais vides.

Elle dit subitement:

--Georges!... Si tu étais malade, qui te soignerait?... Où irais-tu?

--Mais, ma chérie, ça ne ferait pas un pli... à l’hôpital... Ça m’est
déjà arrivé.

--Tu as été gravement malade?

--Ma foi, jamais souvent... Et c’est même épatant que dans ma situation
je n’aie jamais écopé de la prison ni la... enfin, du mauvais mal...
Non, je n’ai jamais entré dans la boîte à mourir que deux fois... Une
typhoïde que j’avais attrapée en Suisse... Quatre mois que j’ai passés
dans ce sale patelin, dont trois à l’hôpital... Tu parles si ça m’a
dégoûté de l’endroit!...

--Et l’autre fois?

--Pas grand’chose... Une entorse, à cause d’un brutal qui m’avait fait
descendre l’escalier plus vite que je n’aurais voulu...

--Et la cicatrice que tu as là, à la lèvre, qu’est-ce qui te l’a faite?

Il se troubla et répondit évasivement:

--Oh! ça, ce n’est rien...

Cady n’insista pas, poursuivant son idée.

--Tu serais bien souffrant, à présent, tu n’aurais personne pour te
garder chez toi?

--Certainement non... Et puis, tu sais, je n’ai pour ainsi dire pas de
chez moi...

Elle rêvait.

--Ce doit être triste d’être seul, tout seul dans la vie... de n’avoir
pas un coin à soi où se réfugier...

Puis elle se reprit avec amertume:

--Que je suis sotte!... Avec cela, quand on a un tas de monde autour de
soi que l’on n’est pas seul tout de même!... Et est-on chez soi dans la
maison que l’on partage avec ceux que l’on n’aime pas!...

--Tu ne l’aimes pas un peu, ta famille, Cady?

Elle répondit, sombre, froidement, pleine de rancunes profondes, de
ressouvenirs obscurs et douloureux.

--Non.

--Pourtant, ton mari paraît un brave type?...

Elle reconnut plus doucement:

--Lui, oui, il est aussi bon que possible... et il n’y a pas longtemps,
je croyais l’aimer assez... Seulement, tu comprends qu’on n’éprouve pas
une vraie affection pour quelqu’un auquel on ne peut rien avouer de
soi... sinon des niaiseries... Et puis, que veux-tu, depuis que je t’ai
retrouvé, je ne me sens plus pareille à tous ces gens-là!...

Et brusquement, se serrant contre lui, elle implora:

--Pourquoi ne veux-tu pas que je quitte tout pour toi?... Si tu le
permettais, mon Georges, je ne retournerais plus jamais là-bas... Ils ne
sauraient pas ce que je suis devenue... et nous serions tout l’un pour
l’autre.

Les yeux clos, il la pressa sur sa poitrine.

--Dis comment tu rêves qu’on vivrait si l’on était ensemble tout à
fait?...

Et, pendant de longues minutes, ils bâtirent des projets dorés,
absurdes, captivants, emportés bien au delà des réalités, négligeant
celles-ci résolument pour s’envoler dans le songe lumineux... redevenus
enfants, plus enfants encore que jadis... singulièrement chastes et
simples dans leurs imaginations, malgré tous les germes impurs que la
vie avait déposés en eux.

Cependant le réveil--un réveil neuf, intact, celui-là,--vint sans pitié
les arracher à leur songe, leur rappeler qu’il fallait une fois encore
se séparer, reprendre chacun son masque.

Cady étreignit son ami; et, de nouveau, plus sérieusement qu’auparavant,
offrant vraiment toute son existence, elle proposa:

--Veux-tu que je reste?

Il eut un petit frisson intérieur, saisissant la gravité de leur
dialogue. Ils demeurèrent pendant quelques instants en un silence plein
d’anxiété.

Puis, il secoua la tête, deux larmes parurent sous ses cils baissés, il
prononça avec une infinie désolation:

--Non, Cady, tu ne dois pas... Je ne vaux pas cher, et je finirai mal,
c’est certain... Il faut que tu puisses m’oublier... me renier le jour
où ça deviendra nécessaire.

Elle posa ses deux mains sur les épaules du jeune homme et approche son
visage. Il sentit son haleine tiède sur son front.

--Tu crois qu’un jour viendra où je t’oublierai?

Il répondit faiblement:

--Je ne sais pas... Je l’espère.




XIII


Ce jour-là, ils étaient encore ensemble.

Couchée sur le ventre, le buste relevé, les coudes enfonçant dans
l’oreiller, le menton dans ses mains, Cady demanda soudain:

--Tu as volé souvent, Georges?

Les paupières du jeune homme battirent. Il coula un regard sournois vers
son amie, la scrutant pour savoir ce qu’il pouvait avouer et ce qu’il
fallait taire.

--Volé, quoi?... Mais non, je n’ai jamais volé, dit-il mollement, pour
gagner du temps.

Elle s’impatienta.

--Je t’ai défendu de mentir avec moi!... Réponds, tu as volé?

Il répondit alors avec indifférence:

--Oui.

--Plusieurs fois?

--Oui.

--Quand?... et combien?

Il fit un geste, s’abandonnant.

--Oh! bien, si tu crois que j’ai compté!

Elle s’étonna naïvement.

--Tant que cela?... Et quoi?... des choses importantes?

Il mentit avec précipitation.

--Du tout!... des broutilles.

--Quelles?

--Je ne sais plus... Une fois, un porte-cigares... C’était quand j’étais
groom à Alexandrie... Un Anglais qui pose l’objet sur la table où il
buvait... En passant, je l’ai fait tomber sous sa chaise... Il n’y a
plus repensé, et lorsqu’il est parti du café, j’ai raflé la chose.

--Et puis?...

--Un autre jour, le sac d’une femme, dans une voiture arrêtée... Elle
visitait un monument à Gênes, le cocher dormait... J’ai pris la valise
sur la banquette, et je m’en suis allé tranquillement... Il y en avait
des choses là dedans!... Tiens, je crois bien que la bague que j’ai là y
était...

Les yeux dans le vide, Cady songeait. Elle reconstituait à présent
nettement les passages jusqu’alors obscurs pour elle de la vie de son
ami.

Quand il avait quitté brusquement l’explorateur qui lui montrait tant
d’affection... puis, lors de son expulsion du grand hôtel de Florence où
il était interprète... et sa fuite d’auprès de ce couple de grands
personnages italiens chez qui il était simultanément l’homme de
confiance, le favori du mari et de la femme... Vols, évidemment, après
lesquels, par ennui des poursuites à exercer, crainte du scandale, on
s’était contenté de l’envoyer se faire pendre ailleurs...

Cette constatation n’apprenait rien d’absolument neuf à Cady. Elle avait
l’intuition de ces choses dont elle obtenait aujourd’hui la certitude.
Tout de suite, dès la première minute de leur rencontre, la silhouette
du jeune homme s’était dressée devant elle accompagnée de toutes ses
tares.

Cela n’éveillait en elle aucune répulsion, pas la moindre indignation.

Le vol, en soi, ne lui inspirait aucune révolte. Elle ne l’eût pas
accompli elle-même parce que les conséquences probables lui eussent été
désagréables; mais, si elle avait été sûre de l’impunité, sa sourde
animosité contre le genre humain se fût contentée en ce geste, aussi
bien que le fond primitif et sauvage de sa nature y eût goûté une
satisfaction pour ainsi dire naïve.

De plus, un fait la dominait. Quels que fussent les actes de Georges,
elle les admettait en bloc, les yeux ouverts, sans l’ombre d’une
défaillance; il était comme cela.

Elle affirma, certaine de ne pas se tromper:

--Mais tu n’as tué personne.

Il confirma, avec une vivacité sincère:

--Oh! cela, je te le jure!...

Elle le regarda en souriant.

--Tu n’as pas besoin de jurer, je sais que c’est vrai.

Il rougit légèrement.

--Tu me crois très lâche, pas?...

Elle chercha un terme qui lui parût plus juste. Ce mot lâche impliquait
un blâme, et elle ne blâmait point Georges.

--Non, pas lâche, mais...

Il dit doucement:

--Si, je suis lâche... Que veux-tu, ce n’est pas ma faute... Jusqu’à
seize ans, j’ai été tant battu!...




XIV


Des jours avaient passé; ils se retrouvaient fréquemment. A ce moment,
il était l’heure de se séparer. Georges était déjà rhabillé, mais il
s’attardait, sans courage pour partir, grave, les yeux attachés sur
Cady, assise au bord du lit, les cheveux défaits, mettant ses bas avec
distraction et nonchalance.

--Cady, pourquoi m’aimes-tu? fit-il, soudain.

Elle leva la tête et le considéra, pénétrée par l’angoisse indicible de
cette question qu’elle comprenait bien n’être point banale, verbiage
quelconque d’amoureux.

Sans répondre, réfléchissant, elle se dressa, glissa ses pieds dans les
souliers découverts qu’elle mettait pour ses visites à l’appartement
clandestin, par paresse de boutonner elle-même des bottines ou de lacer
des souliers.

--Pourquoi je t’aime? répéta-t-elle enfin, lentement. Tu pourrais aussi
bien me demander pourquoi je vis... Sûrement, il y a des raisons, mais
elles sont si loin, si emmêlées...

Les mains dans les poches de son pantalon, il hocha la tête.

--Moi, je sais pourquoi je t’aime... Tu es tout ce qui est bon et beau,
presque pas vrai dans ma vie... Mais moi?... Qu’est-ce que je suis pour
toi?... Si je n’étais que ton vice, ça me ferait de la peine.

Elle rattachait ses cheveux, les bras levés, frêles, mais délicatement
arrondis. Et, sous les frisons, les ondulations de la chevelure qui
rabattait sur son front, ses yeux paraissaient plus sombres, son
épiderme plus fin, un rien ambré par l’éclairage spécial de la pièce.
Elle dit sans hâte, s’interrogeant:

--Non, ce n’est pas cela... Il y a de cela, mais ce n’est pas tout... Et
encore, peut-être même que ce n’est pas du tout cela... tu sais?... Si
tu étais un autre qui aurait tous tes défauts, cela me choquerait, tu me
déplairais sûrement... C’est parce que c’est toi que j’admets tout.

Il la considérait attentivement, cherchant sur ses traits au delà de ce
qu’elle disait.

--Mais, ce «moi» là, pourquoi l’aimes-tu?

--Je pense, à cause de l’ancien temps... On n’avait personne pour
s’occuper de nous... On était comme frère et sœur... On s’est habitué
l’un à l’autre.

--C’est de l’amitié, ça, ce n’est pas de l’amour... Pourtant, tu m’aimes
d’amour?

--Je ne sais pas... Oui... Peut-être que non, après tout... C’est plus
fort, plus profond que l’amour comment je t’aime, Georges.

--Cependant, si on disait qu’on ne se caresserait plus, ça te ferait
quelque chose?...

Elle haussa les épaules, subitement impatientée.

--Ah! tu m’embêtes, tu dis des inepties!

--Mais non, je voudrais savoir...

--Savoir quoi?... Tu es stupide... On ne sait jamais rien dans
l’existence... On a beau réfléchir, comparer, juger... tout cela est
faux... On croit avoir deviné des mobiles, des raisons, et un beau jour
on s’aperçoit que tout cela fiche le camp, et qu’il y a au fond de vous
quelque chose d’invisible, qu’on ne peut définir et qui vous pousse.

--Est-ce que tu crois en Dieu, Cady?...

--Non!... personne n’y croit.

--Oh! si, je t’assure!...

--Peut-être des pauvres... des gens très simples... les autres, non...
Il y a ceux qui font semblant d’y croire par pose, et ceux qui prennent
la pose contraire... La religion, c’est une attitude et un moyen, voilà
tout...

--Tu ne penses pas que ce serait bon si c’était vrai?

--Quoi?

--Eh bien, des saints, des Vierges... des choses à qui on ferait des
vœux, et qui vous accorderaient tout ce qu’on demanderait, par
gentillesse, en ne réclamant rien d’embêtant en échange.

Cady sourit, sceptique.

--Peuh! il faudrait toujours payer, va!... Les bons dieux, c’est dans
son genre encore plus exigeant que le monde, tu peux en être sûr... Et,
si cela vous donnait quelque chose gratis par hasard, j’ai idée que cela
ne serait pas ce qu’on voudrait... Tous les gens charitables et bons
sont comme cela... jamais ils ne s’occupent de vos goûts ni de vos vrais
besoins... Les uns vous offrent ce dont ils ne voudraient pas... Les
meilleurs vous imposent ce qui leur ferait plaisir à eux, mais ça n’est
pas une raison pour que ça fasse votre bonheur à vous.

Georges hocha la tête, et déclara:

--Alors, le mieux c’est de dire zut à tout, et de ne s’occuper que de
nous deux?...

Cady acheva avec mélancolie:

--Et surtout, il faut ne pas penser, ne jamais penser à l’avenir,
vois-tu... parce que, c’est le noir...




XV


Après le thé qu’ils venaient de prendre, Cady rangeait minutieusement
les ustensiles, avec la joie puérile et profonde que lui causaient les
soins de ce ménage pour rire. Un mot de Georges la fit sursauter de
surprise, et s’écrier:

--Comment, tu connais Fernande Voisin?

Georges, la cigarette aux lèvres, souriait.

--Un peu!... Tiens, justement, je sortais de chez Rumpelmayer, où
j’avais rendez-vous avec elle, le jour où je t’ai rencontrée, rue de
Rivoli.

La jeune femme vint se rasseoir à côté de lui, dans le petit coin de
serre à la fraîche senteur de plantes humides, où ils faisaient leurs
dînettes.

--Raconte...

--Quoi?

--Tout ce que tu sais de Fernande.

--Oh! ça serait long!... Vois-tu, je ne crois pas qu’il y ait quelqu’un
qui la connaisse aussi bien que moi.

--Tu es son amant?

--Oui, et mieux encore que cela.

--Qu’est-ce que cela veut dire?...

--Je vais t’expliquer... C’est assez curieux... D’abord, que je te dise,
elle n’est pas à moitié louf, ton amie...

Cady se récria:

--Oh! ce n’est pas mon amie, sûr!... Elle et sa mère sont les amies de
maman, pas les miennes!

--Peu importe.

--Comment l’as-tu connue?

--Oh! bien simple!... A un thé, je ne sais plus lequel... J’étais là,
bien tranquille, elle s’est assise à une table auprès de moi, avec une
autre femme... Et, tout de suite, elles se sont mises à me dévisager...
Moi, naturellement, j’ai répondu de l’œil avec complaisance, je ne
risquais rien, on voyait que c’était des gonzesses cossues... A la
sortie, l’amie a filé en riant... moi, comme de juste, j’ai accosté la
personne... Et ça n’a pas traîné... On a été de suite à l’hôtel.

Cady hochait la tête.

--Non, vrai?... Je n’aurais tout de même pas cru cela d’elle!...

--Tu peux être sûre qu’elle n’en était pas à son coup d’essai... De la
désinvolture, et puis, du jugement... Car, n’est-ce pas, je lui avais
raconté que j’étais étudiant, mais si tu crois qu’elle y a coupé... Elle
a souri, et en se séparant de moi, elle m’a gentiment glissé un billet
de cent francs...

Les yeux sur Georges, Cady questionna:

--Et puis, quoi, tu l’as revue?

--Bien sûr!... Elle m’avait demandé où elle pourrait m’écrire au cas où
elle aurait envie de me retrouver... Je lui avais donné une adresse
poste restante... et, ma foi, j’ai été plus de quinze jours sans aller y
voir... Je n’avais pas dans l’idée qu’elle aurait repensé à moi... Une
drôle de bonne femme!... Elle n’avait pas paru plus enthousiasmée que ça
de moi, et je supposais que ça serait la première et la dernière fois
que je la verrais... Ah! bien, j’étais loin de compte!... Si tu croirais
qu’à la poste, j’ai trouvé six lettres!... Et quelles lettres!...
passionnées, impérieuses... Elle se fâchait de mon silence, elle faisait
cent promesses, mille menaces... Et puis, crâne avec cela, me disant son
nom, et tout... Et, en même temps qu’elle avait confiance, et aussi que
je ferais bien de marcher droit, autrement, elle me faisait coffrer sans
raffut, amie qu’elle était avec le préfet de police.

--Coffrer?... A propos de quoi?... Si tu ne voulais pas coucher avec
elle, ça ne regarde tout de même pas M. Lesévère!...

Georges rit.

--Oh! elle pouvait, y avait prétexte... Il paraît qu’elle avait barboté
dans mes poches un papier d’un type qui m’en écrivait de toutes les
couleurs... Que veux-tu, c’est leur manie... faut qu’ils se répandent
sur le papier... et justement, il nommait une boîte qu’on avait sur
l’œil...

--Et alors?

--Eh bien, j’ai répondu vite que j’étais désolé, que mon silence
s’expliquait de ce que j’étais en voyage, et je lui donnais rendez-vous
pour le lendemain.

--Elle y vint?

--Si elle rappliqua!... Mais, ce que tu ne supposerais pas, c’est les
comédies qu’elle me joue... Ah! elle n’est pas qu’un peu marteau!

--Enfin quoi?

--C’est une femme qui a des idées de grandeur, et puis aussi un joli
solde de rancunes et de rancœurs... Pour arriver à sa situation, elle a
dû en avaler des couleuvres!... et elle en conserve le goût, alors elle
se venge en imagination... Tour à tour, qu’elle m’appelle d’un nom ou
d’un autre, tous les personnages connus de la politique ou autrement, et
on voit qu’elle a marché avec, pas pour le plaisir, pour l’ambition, et
alors qu’elle me couvre de toutes les injures qu’elle peut se
ressouvenir... et elle en a un capital!... Tu peux me croire que j’en ai
appris partout où j’ai circulé. Eh bien, je t’affirme qu’elle m’en a
remontré!

Attentive, curieuse, Cady demanda:

--Alors, tu joues le rôle de ces personnages?

--Oh! je n’ai pas grand mal... Je ne me déguise pas, je reste au
naturel... Je ne dis pas un mot... J’arrive tel que, n’est-ce pas, je
l’embrasse, je la prends dans mes bras... C’est elle qui se monte la
boussole... et elle en a des idées!... et une tapette!... elle n’arrête
pas!... D’abord elle se montre câline, elle me fait du plat tant et
plus, toujours en me nommant d’un blaze que je connais ou que je ne
reconnais pas... ministre, député, sénateur, magistrat... elle en a une
tapée de relations!... Et puis, subitement, elle fait la grimace, sa
figure se contorsionne, elle se peint un air mauvais sur le portrait,
qu’on dirait qu’elle va jeter du venin, et elle m’agonit de sottises...
elle en débagoule de toutes les nuances... Et qu’elle les connaît dans
les coins ses types, et qu’ils ont dû la raser et la dégoûter pour
qu’elle leur resserve avec cette fidélité leurs ridicules, leurs
défauts, leurs vices!... L’œil de poisson de celui-là, le ventre de
l’autre, et celui-ci qui bave, et l’autre qui hoquette. Elle en a des
mots pointus, cinglants!... Ceux à qui elle s’adresse, s’ils
l’entendaient, ils en ressauteraient, je t’en réponds!...

--Et toi, ça ne te fait rien qu’elle te dise tout cela?

--Moi, je m’en fiche... D’abord, je l’écoute ou je ne l’écoute pas. Dans
les commencements j’ai trouvé ça rigolo, et je me suis instruit... A
présent que je connais ses princes, je ne fais plus bien attention,
quoiqu’elle en sorte encore de nouveaux... Mais d’ailleurs, n’est-ce
pas, je n’ai pas à m’offenser, c’est pas moi qu’elle voit dans ces
instants... Quand elle reprend ses esprits, elle est bien différente et
pour moi personnellement, elle est très affectueuse.

--Alors elle ne fait pas que t’injurier?

--Tu penses bien que la comédie ne s’arrête pas là... Je ne dois pas
m’occuper de ses paroles ni de ses gestes, et ma foi, si ceux qu’elle
interpelle étaient à ma place, ils ne s’embêteraient pas, s’ils aimaient
le plaisir et qu’ils seraient sourds.

--Et toi?

Il fit un geste d’insouciance.

--Tu parles!... Au déshabillé, elle est moche, tu sais... Et puis,
toutes ces giries, ça ne m’excite pas, je ne suis pas vicieux.

--Tu as beaucoup de numéros comme cela dans tes connaissances?

--Heureusement, non... Mais, les femmes à lubies, c’est plus rare que
les hommes... D’ordinaire, elles y vont uniment.

--Et des hommes loufoques, tu en connais?

Il leva les bras.

--Tu penses!... Pour dire vrai, je ne vois guère que ça... Ah! il y en a
des timbrés, de par le monde!

Cady se détourna, songeuse, les sourcils froncés, perdue en on ne sait
quelles visions pénibles. Georges se coula près d’elle et l’enlaça
tendrement.

--Tu m’en veux?... Pourquoi me fais-tu parler, si ce que je te dis te
cause de la peine?... Je ne te raconterai plus ces choses-là... c’est
vrai qu’elles ne sont guère pour une femme comme toi...

Elle tressaillit, et se serra contre lui.

--Non, non, je veux que tu me dises toujours tout!

--Et tu m’aimeras quand même?

Elle resta silencieuse pendant quelques instants; puis elle se dégagea
et se redressa, montrant un visage rasséréné, des yeux pleins de
tendresse et d’insouciance.

--Pardi oui, que je t’aimerai quand même!... Au fond, ma vie n’est pas
tellement différente de la tienne... et vois-tu, je sais bien que tout
ça ne marque pas, et n’a guère d’importance!




XVI


Un jour, Cady avait trouvé un chat à la porte de l’appartement. Il avait
le poil gris, court, mais épais et soyeux. L’œil brillant, il s’était
dressé avec empressement, ronronnant, offrant son échine aux caresses,
sollicitant l’entrée du logis, d’un air mystérieux et informé. Elle le
fit entrer, enchantée, le bourra de gâteaux secs qu’il acceptait d’une
lèvre délicate, la mine condescendante, le gava de baisers qu’il
accueillait, ravi et voluptueux.

Il devint l’hôte assidu du nid amoureux, contemplant les amants d’un œil
sérieux, amical et approbatif, dormant avec délices au creux des
oreillers, ou se livrant avec Cady à des parties folles. Ses cabrioles
étaient insensées; il mimait des colères terribles, griffes avancées,
moustaches hérissées, le dos en bosse de chameau, une oreille collée à
la tête, l’autre dressée, s’avançant vers l’index pointant, menaçant de
la jeune femme, avec des contorsions d’ataxique; puis bondissant tout
d’un coup sur son bras nu qu’il feignait de dévorer et de labourer de
ses griffes, bien qu’en réalité il épargnât adroitement son amie. Ou
alors, c’était elle qui le chatouillait, fourrageait dans son ventre
sursautant, l’étranglait, le boulait, le roulait, en criant:

--Au chat!... A la bête féroce!...

D’où venait-il? On n’en savait rien. La concierge, interrogée, avait
déclaré qu’aucun locataire ne possédait d’animal semblable. Et comment
avait-il l’intuition des jours et des heures où Cady et Georges venaient
au petit appartement?...

Vis-à-vis du jeune homme, il se montrait simplement poli, très réservé,
sans jamais accepter de jouer avec lui.

Un après-midi, Cady le trouva piteusement collé contre la porte du
palier, mouillé, sali, diminué, grelottant de fièvre. Il ne put se
soulever et miaula d’une voix étouffée. Elle le prit.

--Oh! mais, il est tout sanglant!...

Quelque chien avait dû le saisir par la nuque, où une large plaie
s’ouvrait.

Ce jour-là, Cady et Georges passèrent leur temps à panser et à consoler
leur ami, qui râlait d’émotion et de reconnaissance.

Comme il dormait, encore frissonnant, dans les bras de Cady, qui n’osait
bouger de peur de l’éveiller, Georges eut un petit rire.

--On dirait un enfant que tu as!

Elle ne répondit pas, et se pencha pour effleurer de petits baisers le
front du chat,--de ces baisers légers qui ne troublent point le sommeil
des nourrissons.

Georges reprit au bout de quelques instants, suivant une idée:

--Tu n’as jamais désiré des enfants, Cady?

Elle secoua la tête négativement, et prononça avec lenteur:

--Non.

--Pourquoi?

Elle réfléchit pour exprimer sa pensée.

--Eh bien, je vais te dire... Si j’avais des enfants, sûr que je ne
voudrais pas les élever comme j’ai été élevée, moi...

--Tu t’en occuperais?

--Oui.

--Tu ne les laisserais pas à des bonnes?

--Jamais!

Il médita:

--Évidemment qu’on est bien malheureux quand on est petit... et ça ne
serait pas si la mère vous aimait et vous gardait près d’elle.

Cady fit un geste bref.

--Oui, mais d’un autre côté, ça m’embêterait beaucoup de faire tout ce
que je ferais sûrement pour eux...

--Ça ne t’embêterait peut-être pas?

--Oh! si, c’est toujours ennuyeux de se dévouer... Tiens, tu vois ce
chat... Eh bien, j’ai une crampe de le garder comme cela sur moi... Et
il est comme un enfant, il se fiche pas mal de me fatiguer.

--Mets-le sur le lit.

--Non, ça lui ferait de la peine... et je ne veux pas... Mais, il
m’embête tout de même.

A cet instant, comme s’il eût compris ces paroles, le chat sauta à terre
et s’en fut, l’air offensé et digne, se coucher au milieu des coussins
de la chambre arabe.

Georges et Cady éclatèrent de rire.

--Non, mais, as-tu vu? s’écria la jeune femme... Crois-tu qu’il ait
entendu?

Georges hocha la tête.

--Oh! les bêtes!... C’est plus malin que ça en a l’air, tu sais!...




XVII


--Cady!... Comment aurais-tu voulu vivre pour être tout à fait
heureuse?... Je dis, en imagination, pas des choses possibles,
naturellement.

Elle répondit immédiatement:

--Quand j’étais petite--et depuis je n’ai rien trouvé de mieux--j’aurais
voulu naître toute seule sur une île déserte, où il aurait toujours fait
chaud, où le soleil aurait lui sans discontinuer... où il y aurait eu
beaucoup de très grands arbres, une quantité d’animaux pas méchants et
de petits ruisseaux clairs courant très vite, avec, au fond, des
cailloux de couleur, sans jamais de mousse verte dessus, et qui restent
luisants quand on les tire de l’eau.

--Mais personne?... Tout à fait personne?

--Pas un être humain, oui... C’est surtout cela qui serait nécessaire.

--Des personnes désagréables, je comprends, mais des personnes bonnes,
qu’on aimerait?...

--Tu me dis: «Pour être tout à fait heureuse». Eh bien, je n’imagine pas
le bonheur parfait, inaltérable, si l’on a d’autres êtres autour de soi.

--Dans ton île déserte, tu n’aurais même pas voulu de moi?

Elle hésita.

--C’est-à-dire que, naturellement, te connaissant, je n’aurais pas eu le
courage de te renvoyer, mais alors ça n’aurait pas été le bonheur fixe,
certain...

--Pourquoi?

--Parce que l’on a toujours du chagrin quand on aime vraiment
quelqu’un... On se préoccupe trop de ce qu’il pense, de ce qu’il
souffre, de ce qu’il désire...

--Tu ne te serais pas ennuyée, toute seule?

--Je ne sais pas... Je ne crois pas... Je n’aurais pas du tout pensé...
J’aurais beaucoup rêvé...

--Rêver et penser, est-ce que ce n’est pas la même chose?

--Oh! non!... Penser, c’est réfléchir à des choses nettes, c’est
raisonner... c’est presque toujours triste, ou alors c’est banal...
Rêver, c’est se laisser aller à des impressions vagues, en dehors de
soi... Cela vous apporte le charme imprévu, la perpétuelle nouveauté de
ce qui vient de l’extérieur... On se fatigue en pensant, on se repose en
rêvant.

Georges songeait.

--Moi, j’ai une idée du bonheur tout autre... J’aurais voulu rester
toujours enfant... avec une mère qui m’aurait tendrement aimé, et puis
toi qui ne me quitterais jamais... Dans ces conditions, ça me serait
égal n’importe où je vivrais, n’importe comment je serais, riche ou
pauvre.

Cady se récria avec vivacité:

--Pourquoi une mère? Je ne t’aurais pas suffi?

Il hésita, s’interrogea.

--Eh bien, non... il me semble pour que ça soit tout à fait bien qu’il
aurait fallu aussi auprès de moi une femme âgée, très douce, très
respectable, que je saurais m’aimer infiniment... qui s’occuperait de
moi, qui penserait à moi... qui serait contente de m’aimer même si elle
savait que je l’aimerais moins qu’elle ne m’aimerait, elle...




XVIII


--Cady, tu me trouves très voyou, n’est-ce pas?

--Oui et non. Il y a un mélange en toi. On voit que tu as fréquenté tous
les mondes.

--Ah! pour sûr! Je te choque, avoue-le?

--Non... Tu m’étonnes quelquefois, voilà tout... et puis, ce qu’il y a
de bon en toi, c’est que tu es souvent un peu vulgaire dans les mots que
tu emploies, mais jamais dans tes façons. Sûrement, les gens qui se
dénomment vertueux diraient que tu as des manières cyniques, sans
pudeur... Moi, je ne trouve pas, parce que tu n’es jamais grossier, ni
indélicat, ni maladroit. Il y a des hommes très honnêtes, très bien
élevés... Eh bien! on sent quand même que dans l’intimité, ils doivent
être révoltants...

Il fit un geste.

--Ah! tu parles s’il y en a à vomir!... Et le malheur, c’est qu’on ne
s’en doute pas soi-même. Alors, on ne peut guère se changer.

--C’est comme ceux qui ne savent ni marcher ni s’asseoir, ni sortir, ni
entrer, qui sont gauches en tout ce qu’ils font; c’est une affaire de
tact, d’intuition, d’équilibre...

--Cady, qu’est-ce que tu penses de ce qu’on appelle la vertu?

--Dame! ce sont des conventions... qui dépendent du moment, des
sociétés... et qui, même quand elles sont soi-disant acceptées
n’existent que pour la montre, le dessus... et qui n’empêchent point les
gens en dessous de se conduire comme il leur plaît.

--J’ai lu un livre, une fois, qui m’avait paru très bien... En vérité,
je crois que si tout le monde vivait comme il disait que ce serait pour
le mieux, chacun serait plus heureux.

--Oh! en théorie, ça ne fait pas de doute!... Seulement, vois-tu, en
pratique, ce n’est plus ça...

--En somme, ça ne devrait pas être... Oui, je comprends pour ceux qui
naissent au hasard, dans la mouise, avec rien autour d’eux que de la
fripouille... Des idées honorables, ça ne serait pas juste de leur
demander d’en avoir... Où est-ce qu’ils les auraient prises?... Mais,
quand c’est du monde d’un milieu propre, pourquoi sont-ils aussi cochons
que les autres?

Cady haussa les épaules.

--Mon petit, tu crois que ça foisonne les milieux vraiment propres?...
Oh! naturellement, tu verras des dehors, des apparences épatantes, mais
au fond!... Les façades, évidemment, on les soigne, mais par
derrière!... Il y a plus d’apaches que tu ne penses dans le monde,
va!... Alors, qu’est-ce que tu veux?... Les enfants grandissent avec ces
idées-là... ils imitent forcément ce qu’ils ont vu faire... et, à leur
tour, ils forment d’autres petits à leur image.

--Pourtant, il y a des gens vraiment honnêtes à tous les points de vue.

--Cela, sûrement, ça serait absurde de dire le contraire... Seulement,
ils ne sont pas faciles à trouver.

Georges rêvait.

--Une fois... j’ai vu une famille vraiment bien... C’était au bord de la
mer. Il y avait une jeune femme avec trois petits enfants qu’elle ne
quittait presque pas... Une vieille mère à l’air aimable... Le mari
venait chaque samedi... Ils ne fréquentaient personne... Et ce qu’ils
avaient l’air contents ensemble!... et liés, et sûrs d’eux...
Certainement c’étaient des gens très honnêtes et très heureux.

Cady souriait ironiquement.

--Ça pouvait être une exception, je l’admets... Mais, tu sais, tu aurais
peut-être eu des désillusions si tu avais étudié ces gens de plus
près... Chez nous autres, dès qu’on est en public, on est tellement
habitué à se faire une silhouette irréprochable!




XIX


Cady attendait Georges depuis près d’une heure. Et, lorsqu’il entra,
pâle, la démarche incertaine, une gêne indicible sur ses traits défaits,
une angoisse l’étreignit.

--Quoi? Qu’y a-t-il? Qu’as-tu? balbutia-t-elle, bouleversée.

Il répondit, contraint, essayant de sourire:

--Mais rien du tout, je te jure...

Il s’assit. Immobile, les bras abandonnés, toute menue en son large
kimono de satin rose pâle, elle l’interrogeait anxieusement du regard.

Jamais encore il ne lui était apparu si jeune, si faible, si enfant...
si empli d’une détresse inconnue... si mystérieux aussi...

Lentement elle enleva sa robe, s’allongea dans le grand lit toujours
ouvert et tendit les bras:

--Viens! dit-elle avec douceur.

Il se dressa, approcha.

--Cady, fit-il suppliant, je t’en prie, ne me demande rien, ne t’étonne
de rien... Je te jure que je ne puis pas te dire... qu’il ne faut pas
que je te dise...

Elle l’appela de nouveau avec une tendresse infinie.

--Viens...

Il se déshabilla avec précaution, et, avec un affreux sursaut au cœur,
Cady aperçut, à la hauteur de la poitrine de Georges, sur la chemise
blanche, des maculatures sanglantes...

--Tu es blessé? murmura-t-elle défaillante.

Il jeta vivement:

--Presque rien! N’aie pas peur!... Ce n’est rien, je te l’affirme... Le
sang, c’est si voyant... mais j’ai à peine la peau entamée...

Les dents serrées, livide, elle dit:

--Approche... Montre...

Et, la chemise, le tricot de soie enlevés, deux mouchoirs fins déchirés,
en tampon, pleins de sang, tombés à terre, Cady aperçut le torse de
Georges labouré de plaies... les unes superficielles, les autres creuses
et sinistrement violacées...

Elle dit seulement, la voix saccadée:

--Qu’est-ce qu’on peut faire? Comment te soigner?

Énervement, douleur, rappel d’on ne sait quelle scène tragique; d’on ne
sait quel attentat mystérieux, ou accident louche, il tremblait de tout
son corps, son épiderme traversé de frissons. Cady l’attira, sans
essayer de le questionner, appréhendant un trop écœurant secret.

--Couche-toi... Tu as froid... Je vais aller chez le pharmacien... Il
faut mettre quelque chose...

Il se glissa sous les couvertures, grelottant, retenant les mains de la
jeune femme avec désespoir.

--Ne me quitte pas!... Je n’ai besoin de rien, que de toi!... Et puis,
il ne faut pas éveiller l’attention... Je t’en prie, ne dis rien, reste
ici... Viens près de moi, tout près!...

--Attends... petit, mon cher petit...

Courant à la commode, elle en tira une chemise de batiste qu’elle
déchira en morceaux qu’elle vint placer sur la poitrine sanglante.

--Remets ton jersey pour que cela tienne... et aussi mon kimono, pour te
réchauffer...

Il balbutiait, ses yeux l’implorant:

--Toi, toi... je veux toi... Viens près de moi...

Avec d’infinies précautions elle s’étendit près de lui, tremblante elle
aussi, et passa son bras sous les épaules du jeune homme.

--Je ne te fais pas mal?

Il se blottit contre elle.

--Non, non... Oh! non!

Les yeux clos, le visage appuyé au creux de l’aisselle de son amie, il
murmurait tout bas, peu à peu calmé:

--Je suis bien... Oh! je suis bien... Ne me quitte pas...

Les prunelles fixes, toute palpitante d’émotion, Cady prononça d’un ton
de pitié et d’amour indicibles, tandis que de grosses larmes se
formaient au bord de ses paupières:

--Pauvre gosse!




XX


--Cady, depuis que tu m’as, tu ne vas plus avec ton mari?

Elle répondit la vérité, sans hésiter.

--Si... J’aurais trop d’embêtements.

--Et avec tes amis?

Elle repoussa le drap, se souleva, se détira, les bras nus, les seins
arrondis sous la batiste et les dentelles froissées de la chemise,
encore anéantie par la douceur du demi-sommeil dans les bras de Georges.

--Mes amis? D’abord, je n’en ai pas.

--Quelle blague!

--Mais non... Avec Montaux, c’est fini il y a beau temps.

--Et Laumière?

Cady songea longuement.

--Jacques n’est pas un amant.

--Tu m’as pourtant dit que si...

Elle branla la tête, et, relevant les genoux, prit ses deux pieds dans
ses mains:

--Si tu veux, oui... Et, pourtant, c’est tout de même non... Je ne sais
pas comment te faire comprendre... Enfin, il est beaucoup dans ma vie,
et il n’y compte pas... C’est plutôt une espèce de camarade.

--Cependant, tu le revois?

Elle chercha.

--Je le revois, évidemment, très souvent dans le monde, chez moi... Mais
comme tu l’entends... je ne me souviens plus...

Il l’étudiait curieusement.

--Tu es drôle!... Je sens bien que tu ne mens pas... et pourtant, ce
serait bizarre que tu ne saches vraiment pas...

--Mais non, cela a si peu d’importance... Tiens, si, cela me revient,
j’ai été le voir il y a peut-être trois semaines... Il m’a grondée parce
que j’étais pressée de m’en aller et parce que je ne venais plus...
Dame! je n’ai plus le temps...

Il insista.

--C’est bien vrai que tu ne vas plus chez lui?

--Oui, c’est vrai.

--Est-ce réellement parce que tu n’as plus le temps ou si c’est que le
goût t’en manque?

--Les deux... Oui, je pense bien que si je ne trouve plus le moyen de le
retrouver, c’est que je n’en ai plus le désir... Je préfère te voir,
toi, ou même demeurer seule ici, à penser à toi.

Et, comme Georges restait préoccupé, elle demanda en souriant:

--Est-ce que tu es jaloux de Jacques?

Il avoua:

--Peut-être oui, parce que, celui-là, c’est plus pareil à moi que tu
l’aimes.

Elle se récria:

--Quelle bêtise!...

Et elle tenta d’expliquer.

--Certainement, autrefois, avant que je te retrouve, Jacques était plus
près d’être ce que j’appelle «mon amant» que les autres... Mais, depuis
que je t’ai, c’est fini, il m’est devenu indifférent.

Georges songea longuement; puis, il dit avec timidité:

--Cady, si je te demandais d’être, à partir de maintenant, comme une
étrangère avec lui, est-ce que tu voudrais me le promettre?

Elle balança.

--Si je le voudrais?... Oui, je le voudrais... mais, je n’ose pas.

--Pourquoi?

--Parce que je ne serais pas sûre de tenir ma promesse.

--Ah!

--Ne te chagrine pas, Georges, je te jure qu’il n’y a pas de quoi. Mon
amitié pour Jacques est si pâle auprès de celle que j’ai pour toi.

--Tu lui as parlé de moi?

--Un peu, oui.

--Qu’a-t-il dit?

--Oh! il a fait tout ce qu’il a pu pour me détacher de toi... Il est
jaloux, lui aussi, quoiqu’il ne l’avoue pas... Et puis, il a sincèrement
peur de toi pour moi... du scandale possible...

Georges releva avec aigreur:

--Eh bien, et lui?... Est-ce qu’il ne te compromet pas bien plus que
moi, que tout le monde ignore, qui ne vis pas auprès de toi?...
Qu’est-ce que tu risques avec moi?... Rien du tout!...

Les yeux de Cady s’attachèrent, profonds et graves, sur ceux de son ami,
et elle prononça avec lenteur, ardemment, d’un accent qui mit soudain un
frisson d’indicible émoi sous l’épiderme du jeune homme:

--Oh! si, Georges, je risque beaucoup avec toi... Mais, cela m’est égal.




XXI


Avril touchait à sa fin. Après une quinzaine glaciale qui avait conservé
l’aspect hivernal dans Paris, retardé l’éclosion des toilettes claires,
des chapeaux fleuris qui sont comme la végétation vespérale
prématurément éclose de la ville, trois journées splendides avaient
brusquement instauré l’été.

Ce dimanche matin, Cady fut réveillée de bonne heure par le départ de
son mari, qu’une affaire criminelle réclamait inopinément. Elle se leva,
séduite par le soleil radieux, l’air doux et léger qui envahissaient la
chambre par les fenêtres ouvertes sur cette subite naissance du
printemps.

Un kimono sur ses épaules nues, elle s’accouda au balcon, et, les
paupières closes, elle rêva, se laissant aller à l’espèce
d’étourdissement qu’apportait en elle ce bain d’air et de clarté.

Sans doute, cette caresse des choses serait sa meilleure impression de
toute cette journée qui s’annonçait assez morne pour elle.

Les dimanches lui étaient une lourde corvée: et, évidemment, celui-ci ne
vaudrait guère mieux que les autres, bien que l’absence de Renaudin la
délivrât de la sempiternelle promenade conjugale qui était pour l’époux
la joie la plus attendue et la plus précieuse après la semaine
laborieuse.

Elle ne sortirait point ce matin; ensuite, elle assisterait à
l’obligatoire déjeuner dominical chez Mme Darquet; puis, probablement,
elle accompagnerait sa mère et sa sœur dans quelques visites ennuyeuses.

Elle soupira. Ah! si Georges avait été libre!... Mais, ses dimanches à
lui aussi appartenaient à on ne sait quel devoir mystérieux et
inéluctable.

La voix de Joséphine, sa silhouette dans l’embrasure de la porte-fenêtre
la firent tressaillir.

--Madame, c’est des Galeries.

Elle tendait une enveloppe close.

Cady observa, surprise:

--Des Galeries?... Mais, je n’ai rien commandé.

--Je ne sais pas, madame. C’est un garçon du magasin qui m’a remis cela
pour madame.

Machinalement, Cady tournait et retournait l’enveloppe sans l’ouvrir,
avec un vague pressentiment.

Soudain, relevant les yeux, elle saisit l’attitude curieuse, presque
impertinente de la femme de chambre.

--Eh bien, fit-elle avec irritation, qu’est-ce que vous attendez?

L’autre se déconcerta.

--Mais rien, madame... Les ordres de madame.

Cady commençait à décacheter lentement l’enveloppe.

--Il n’y en a pas... Je vous sonnerai.

Joséphine se retira en grommelant à la dérobée.

Pâle de joie, avec un frémissement de tout son être, Cady lisait ces
mots, griffonnés à la hâte sur une feuille de papier de café:

  «Je suis libre. J’ai vu partir ton mari. Viens me rejoindre, je
  t’attends aux Tuileries, à l’endroit de notre première rencontre. Si
  tu veux, on fera une promenade au Bois. Le dimanche, pas de danger. Il
  fera trop bon ensemble au soleil.

  »Ton petit.

  »Je te fais remettre ceci par un garçon de magasin que je connais,
  cela n’éveillera pas les soupçons de tes larbins.»

Elle s’élança dans la chambre, possédée par une subite ivresse, répétant
tout haut avec ferveur:

--Georges! mon cher petit Georges!...

S’en aller avec lui, en cette matinée étincelante, dans ce Bois qui
devait commencer à verdir!... Ah! quelle lumière dans son âme après la
pénombre de naguère!...

Elle n’appela point, et s’habilla seule, craignant que la femme de
chambre remarquât sa hâte, sa fébrilité, son bonheur...

Elle se voulait belle, et choisit absurdement, pour cette course
matinale et dérobée, une toilette fragile, d’une élégance déplacée.
Tunique de gaze noire sur un fourreau de moelleux satin vert, ceinture à
longs pans toute brodée, chapeau à calotte verte, aux larges bords
noirs, avec une pluie de plumes pleureuses noires renouées de vert.

Au travers de la gaze légère, son cou, ses bras, la naissance de sa
gorge transparaissaient, chair mate et délicate.

Et elle qui, habituellement, détestait les nombreux bijoux, passa un
lourd sautoir surchargé de breloques bizarres, entassa des bracelets sur
ses poignets découverts par la manche courte, mit des bagues à ses
doigts, avec l’impérieux besoin de se parer, de se faire la plus belle,
l’idole la plus riche, la plus orgueilleusement superbe pour celui qui
l’attendait.

Elle s’enfuit de l’appartement sans bruit, fila le long du quai, et
parvint toute haletante à la porte des Tuileries.

Georges, sobrement et élégamment mis, l’air très gentleman ce jour-là,
l’attendait adossé à l’un des piliers de la grille. Ses traits fins et
mobiles exprimèrent un ravissement à la vue de la jeune femme.

--Viens, oh! viens! fit-il bas, en un murmure pareil à une caresse,
comme s’il l’entraînait dans une invisible alcôve.

Elle prit son bras, se colla à lui.

--Je t’adore...

Ils demeurèrent pendant quelques instants silencieux, éperdus, savourant
une joie indicible, un véritable enivrement à se rencontrer en plein
jour, dehors, comme deux amants libres.

Et, sans logique, il eut une défaillance, la désirant aveuglément.

--Si nous montions chez nous?

Mais Cady protesta.

--Non, non, allons au Bois, comme tu as dit!...

Il se ressaisit.

--Tu as raison... on n’a pas toujours à soi une matinée comme
celle-ci...

Et, apercevant un taxi-auto vide qui longeait paresseusement le quai, il
lui fit signe d’approcher.

Ce ne fut qu’au moment où Cady monta dans la voiture qu’il remarqua sa
toilette.

--Mâtiche! que tu es belle! admira-t-il.

Puis il eut un souci.

--Ce n’est pas précisément une robe pour passer inaperçue!... Tu es un
peu folle, Cady!...

--Tiens donc, comme tu es poli!... Est-ce qu’on ne me regarderait pas,
même si j’avais une petite robe de quatre sous?

Il la contemplait, émerveillé.

--Tu es jolie... Plus jolie vraiment que je ne croyais.

Comme elle riait à ce compliment naïf, il expliqua:

--Je veux dire que tu portes la grande toilette d’une façon épatante...
il n’y en a pas beaucoup comme toi... Et puis, tu as plusieurs beautés;
on ne sait laquelle est la mieux... Vrai!... Cady en tailleur, Cady en
kimono, Cady en falbalas, c’est trois Cady!

Elle n’avait pas mis de gants; elle posa la paume de sa main nue sur la
bouche du jeune homme.

--Tais-toi!... regarde, c’est trop joli.

Ils filaient à toute allure dans les Champs-Élysées, dont les
marronniers étaient déjà couverts d’un moutonnement de feuilles
fraîches, veloutées, d’un vert éclatant et uniforme. Les bas-côtés
n’avaient guère de promeneurs à cette heure, mais déjà les autos courant
vers le Bois et la campagne emplissaient le milieu de la chaussée avec
un ronflement sonore et continu. On passa en vitesse au pied de l’Arc,
et la course s’accéléra encore dans l’avenue, où s’élevait une brume de
poussière, tandis que de nombreux arroseurs dirigeaient les gerbes
neigeuses des tuyaux sur les pelouses, la jeune verdure des massifs, le
vaste trottoir et la voie au sable labouré des cavaliers.

Beaucoup d’arbres étaient encore dépouillés; certains se couvraient de
fleurs. Dès la sortie du Métro, une foule endimanchée s’élançait dans un
seul sens, sans remous, d’un seul courant pressé vers le Bois.

Cady et Georges descendirent au lac. Un nuage passager atténuait
l’éblouissement du soleil, d’ailleurs prêt à reparaître; cependant,
l’eau miroitait, encadrée par les masses des sapins. Et, là-bas,
l’épaisseur du bois semblait une toile de pointilliste avec ses
innombrables troncs gris parsemés de petites feuilles vert lumineux,
disséminées en taches rondes, répandues parcimonieusement sur les basses
branches, et formant déjà une masse compacte là-haut, au-devant de
l’étendue cendrée du ciel.

Ils s’enfoncèrent dans les petites allées, le bras de Georges enserrant
celui de Cady. Quelque chose d’ineffablement tendre et chaste les
unissait. Et jamais encore ils ne s’étaient à ce point sentis détachés
de l’humanité, de toute l’existence qu’il leur fallait subir, et à
travers laquelle ils passaient en étrangers.

Puis, le sous-bois les tenta, et ils avancèrent à l’aventure, guettant
le sol, examinant les troncs, les arbustes, les rejetons, les plantes,
tout ce qui, un peu anémié et chétif, animé néanmoins par la sève du
printemps, poussait vers le ciel: bourgeons rouges, jeunes branches,
tiges frêles et molles, feuilles luisantes, unies ou gaufrées, rondes ou
ovales, lisses ou aux nervures capricieuses...

Ils étaient parvenus à un creux où se voyait un vestige de construction
ruinée: pierres éparses que la mousse, le lierre et les ronces
recouvraient en partie. Cady poussa un cri joyeux.

--Des violettes!... des violettes de chien!

Elles se dressaient en trois touffes, d’un mauve pâle, très ouvertes,
presque semblables à des pensées aux minuscules têtes curieuses, avec
leurs pétales érigés droit, et leur cœur blanc strié de brun, où
semblaient luire de petits yeux futés.

Georges s’étonna.

--De chien?... Pourquoi «de chien»?

--C’est Mathurine, ma vieille bonne, qui appelait ainsi ces sortes de
violettes.

Tous deux penchés ils cueillaient les fleurettes fragiles.

--Qu’est-ce qu’elles ont de particulier?

Cady répondit dédaigneusement.

--Tu ne vois pas?... Elles n’ont pas d’odeur, elles sont pâles... et
puis, voyons, elles n’ont pas la même physionomie que les vraies
violettes.

Georges se mit à rire soudain.

--Tu parles de ton ancienne bonne... Je m’en souviens... une grosse,
plus large que haute... et quand elle se penchait, il tombait des clous
de girofle de ses oreilles...

Cady rit aussi.

--C’était sa manière de se parfumer!

--Qu’est-elle devenue?

--Elle est morte il y a longtemps. Après qu’elle a été partie de la
maison, à Paris, je ne l’ai plus revue... Je l’aimais bien... Toi, elle,
et quelques animaux, c’est tout ce que j’ai aimé dans mon enfance.

--Pourtant, autrefois, tu me parlais de ton père avec enthousiasme.

--Mon père?... d’abord, il n’était pas mon vrai père... et, même avant
que je le sache, je m’étais détachée de lui...

--Qui donc était ton vrai père?...

Elle dit, perdue dans une rêverie:

--Quand nous nous sommes mariés, Victor et moi, nous sommes allés à
Nancy, faire la corvée, il paraît nécessaire, des visites de famille...
On nous a envoyés également chez des amis de mes parents... Nous avons
été dans un château, en pleine campagne, chez une vieille dame qui vit
seule, veuve, ayant perdu tous ses enfants... Elle avait peut-être
soixante-sept ou huit ans... On voyait qu’elle avait dû être très belle,
elle avait l’air triste et doux... pas indifférent, mais plutôt détaché
de tout, parce qu’elle avait eu beaucoup de chagrins... Autour d’elle,
c’était beau et simple. Le parc avait des arbres merveilleux, des
fontaines, de vieux bancs de pierre sous des bosquets démodés et si
jolis!... C’est solitaire au point que cela intimide, que l’on parle bas
et que l’on marche malgré soi à pas de loup... Il y avait des roses et
du jasmin en masse... Elle m’avait dit: «Cueillez tout ce qui vous fera
plaisir.» Mais je n’ai rien voulu toucher... C’était comme des fleurs
sur une tombe... sur la tombe d’un être que je n’ai pas connu, mais dont
j’ai aperçu l’image, une fois, fugitivement... et qui était tout comme
moi...

Elle s’arrêta brusquement et releva les yeux sur Georges.

--C’était étrange de penser qu’en somme j’étais chez moi dans ce parc...
et que, si elle avait su, cette vieille dame si isolée sur terre, elle
m’aurait embrassée et appelée sa petite-fille...

Elle se détourna, ajoutant, la voix lente, avec un indicible regret:

--Mais voilà, elle ne savait pas... elle n’a jamais su... Jamais je
n’oublierai cette vieille dame, ce château et ce parc...

Georges fit un geste.

--On a quelquefois des impressions singulières, et qui ne s’effacent
jamais... Un jour, c’était je ne sais plus où, dans une grande ville...
J’avais fait la connaissance d’une jeune femme très jolie, une petite
bourgeoise... Elle me dit que son mari était absent et que si je voulais
nous passerions la nuit ensemble... Après le dîner, elle m’emmène chez
elle. Elle me fait entrer dans un appartement modeste et gentil... Il
n’y avait pas de salon, mais le cabinet du mari, une pièce confortable,
avec un bureau couvert de papiers, la vraie table de l’homme
laborieux... A côté, le panier à ouvrage de la femme... Devant les
fenêtres, des jardinières avec des plantes... Bref, un intérieur de
braves gens. La petite femme me conduit ensuite dans la chambre et la
voilà immédiatement en chemise... Moi, déjà, je ne sais pas ce que
j’avais, mais je n’étais pas pressé... Et voilà que, tout à coup,
j’aperçois dans un petit lit, endormie, une fillette de peut-être trois
ans, l’air heureux et paisible, avec de jolis cheveux blonds et de
grands cils couchés sur des joues un peu pâlottes. «C’est ma fille, que
me fait mon amie tranquillement. Mais viens donc, t’inquiète pas, même
si elle se réveillait, ça ne fait rien, elle ne sait pas encore bien
s’expliquer, elle ne pourra rien raconter.» Ma foi, je ne pourrais dire
au juste ce qui m’a pris, mais j’ai attrapé mon chapeau et je suis
parti... J’avais mal au cœur... Et quand j’ai été des fois à ne pas
savoir où coucher le soir, je repensais à ce cabinet de travail où il
faisait si tiède, au bureau, aux fleurs, à la lampe... à la petite
fille, tout ça des choses que je ne connaîtrai jamais autour de moi...

Tout en causant, ils avaient rejoint un sentier qui débouchait sur une
large allée où passaient des voitures et des autos.

Soudain l’exclamation rauque et criarde d’une voix féminine éraillée
leur fit lever la tête.

Dans un fiacre découvert, une femme--une fille en cheveux, le cou
découvert noué d’un ruban rouge--se dressait entre deux hommes: un long
type à casquette verte, avachi sur les coussins, et un individu court,
musclé, râblé, très brun, le nez large, épaté, les cheveux noirs frisés
débordant du melon crasseux, un sourire ironique sous la moustache ronde
coupée en brosse.

--Romain!... Hé, Romain! t’es rien chic, ce matin! s’écriait la femme en
gesticulant.

Le petit brun la fit rasseoir brutalement en murmurant des paroles qu’on
n’entendit pas. La voiture s’éloignait, ils disparaissaient. Cady, les
yeux élargis, contemplait Georges qui était pâle et montrait des traits
bouleversés.

--Comment t’a-t-elle nommé? fit la jeune femme brièvement.

Il détourna la tête, balbutiant:

--Est-ce que je sais!... Je ne la connais pas... Elle est saoule...

Cady n’insista pas. Ils poursuivirent leur route en un silence
découragé, les membres douloureux et las. Georges arrêta le premier
fiacre qui passa, et donna l’adresse de Mme Darquet, rue de la Boétie.

--Je descendrai place de l’Étoile... ou plus tôt, si tu veux, dit-il
bas, avec humilité.

Cady ne répondit pas. Un temps assez long s’écoula. A tous deux, il
semblait que le ciel s’était terni; une fraîcheur glaciale se dégageait
du bois; une odeur de mort montait du sol encore détrempé par les pluies
d’hiver, aux endroits ombragés.

Enfin Georges posa sa main sur le bras de Cady.

--Je voulais te dire... Je dois m’absenter...

Elle releva les yeux, l’interrogea du regard avec anxiété. Il répondit
précipitamment à cette interrogation muette.

--Oh! pas pour longtemps!... Une quinzaine, à peine...

--Où vas-tu?

--Dans le Midi... C’est Rosine Derval qui m’emmène... D’abord, je ne
voulais pas; puis, elle a insisté... et dame! je t’avouerai... tous ces
temps-ci, j’ai battu la flemme... Oui, je n’avais guère l’esprit à
travailler... Alors, je n’ai plus le rond... A Monte-Carlo, je me
referai...

--C’est à Monte-Carlo que vous allez?

--C’est-à-dire dans un patelin tout près... Mais, tu ne connais que
ça!... Cet établissement bâti par des religieuses qui ont traficoté et
fait faillite, tu sais bien?... Hubert Voisin l’a acheté, l’a terminé,
embelli, et il veut le lancer, non pas comme villégiature d’hiver, il y
en a déjà trop sur la Côte, mais comme séjour de printemps. Il paraît
que le site est merveilleux. On inaugure la semaine prochaine, le 2
mai... L’hôtel-casino a huit cents chambres, il y a un vélodrome, un
skating, des courts de tennis, un golf, une salle de music-hall avec
Rosine Derval et toute une bande select... L’établissement est dénommé à
présent «Printemps-Palace». A partir de l’ouverture, les grands rapides
y arrêteront et, de plus, on a organisé un service d’automobiles pour
conduire à Monte-Carlo en dix-sept minutes... Or, pour la fête, Mme
Voisin se trouvant du voyage et Hubert Voisin recevant officiellement le
président du conseil, qui vient faire une cure, Rosine Derval, qui, de
son côté, ne peut pas sortir ostensiblement son Hongrois, se trouve un
peu délaissée...

Cady, subitement amusée, ne put retenir un éclat de rire.

--Alors, c’est toi qui la présentes en liberté?... Et Fernande sera
là?... Cela, par exemple!...

Encore timide et préoccupé, Georges sourit faiblement.

--Oui, c’est assez rigolo... Je tâcherai qu’elles ne m’embêtent pas trop
toutes deux... Ah! Cady, je n’ai pas le cœur à ce voyage!...

Ils étaient arrivés aux Champs-Élysées. Cady fit arrêter.

--Déguerpis.

Il demanda, plein d’espoir:

--Est-ce que je te verrai demain, chez nous?

--Bien sûr, idiot!...

Il s’enfuit, joyeux, et la voiture repartit.

La première personne que Cady aperçut dans le salon de sa mère fut
précisément le directeur du _Paris-Soir_. Elle courut à lui.

--C’est vrai que vous devenez patron d’un casino?

Hubert sourit de toutes ses dents jaunes.

--Ah! vous voulez parler du Printemps-Palace? Cela s’annonce comme un
succès prodigieux... Tout Paris sera à l’inauguration.

Et pris soudain d’une idée:

--Mais, au fait, Cady, il faut que vous y veniez!...

Un éclair joyeux traversa la jeune femme.

--Oh! si cela se pouvait! s’écria-t-elle frémissante.

Puis elle hocha la tête.

--Mon mari ne pourrait pas venir, et ne voudra pas me laisser aller
seule!...

--Bah! on cherchera le moyen de le décider.

Fébrile, Cady déclara:

--Il y en aurait bien un d’infaillible!...

--Lequel?

--Si vous avez le ministre de la justice, il ira... Il a une faveur à
demander, et ce lui serait une bonne occasion.

Voisin ricana approbativement.

--Tiens, tiens, mais vous avez de bonnes idées pour l’avancement de
votre mari... Je ne vous savais pas ambitieuse.

--Oh! moi, je m’en fiche, vous savez!...

--Mais, vous avez envie de venir là-bas?

--Oui.

--C’est moi qui vous y attire? plaisanta-t-il.

Elle le dévisagea, ironique.

--Vous ne voudriez pas!...

--Alors, vous y avez un amant à retrouver?

Cady répondit avec tranquillité:

--Précisément.

--Je le connais?

--Pour sûr!

--Qui est-ce?

Cady se détourna en riant.

--La belle malice!... Devinez-le!...

Il la suivit du regard, soudain sérieux, la mâchoire contractée, l’œil
mauvais.

--Elle est capable de dire vrai, la petite garce! mâchonna-t-il.

Cependant, comme Victor Renaudin venait d’entrer, il s’élança à sa
rencontre, la physionomie éclairée et cordiale.

--Qu’est-ce qu’on me dit, cher ami? Vous postulez, et je n’en suis pas
averti!... Voyons, c’est me désobliger... Vous savez bien que je ne suis
pas sans quelques moyens d’action... Tenez, voulez-vous que je vous
indique la manière d’obtenir ce que vous désirez?... Oh! je ne vous
demande même pas quoi, puisque vous faites le cachottier! Je peux vous
mettre en rapports avec le directeur du personnel, en des conditions
d’intimité irretrouvables; je vous le livre, vous en ferez ce que vous
voudrez...

Là-bas, Cady avait été arrêtée au passage par sa sœur Jeanne, qui
semblait la guetter.

--Tu es au mieux avec Hubert Voisin, à ce que je vois? fit la jeune
fille, en examinant Cady curieusement.

Celle-ci répondit avec insouciance:

--Paraît.

L’autre l’attira à l’écart.

--Un mot, vite, avant que Marie-Annette arrive et t’accapare, comme
d’habitude.

--Elle vient déjeuner? Tant mieux, on se rasera moins.

Toute à sa préoccupation personnelle, Jeanne reprit:

--Veux-tu être gentille pour moi et me rendre un immense service?

Cady la regarda avec surprise.

--Et lequel, bon Dieu?

Il n’était pas ordinaire, dans la famille, qu’on la traitât en personne
utile et consultable.

Jeanne déblaya rapidement, à voix basse:

--Voilà... Je veux me marier avec René de l’Ile... Maman n’y consentira
pas s’il n’a pas une situation reluisante... Or, la place de secrétaire
général du gouvernement à Madagascar va se trouver vacante, je la
voudrais pour lui... Dans deux ou trois ans il serait en mesure
d’obtenir un poste élevé au Tonkin, ou même en Algérie.

Cady retint un éclat de rire.

--René de l’Ile ton mari?... Ah! ma pauvre fille!... Cette nullité, ce
garçon déjà gras, enflé de suffisance!...

Sérieuse et tenace, Jeanne poursuivait sans l’écouter:

--Cette place, Hubert Voisin peut la lui faire donner; le gouvernement
lui a assez d’obligations et ne lui refuse rien. Parle-lui, décide-le à
agir pour René.

Cady reprit sa gravité.

--Pardon! je suis désolée, mais je ne veux rien demander à Voisin.

Jeanne pâlit de désappointement et de colère. Pourtant, sans se
décourager, elle insista, avec une douceur simulée.

--Voyons, tu peux bien faire cela pour moi, Cady. Après, je ne te
demanderai jamais plus rien. Mais je te supplie aujourd’hui, car
vraiment, tu as tout mon avenir dans tes mains.

--Que ne lui parles-tu toi-même? Tu es aussi intime avec lui que moi.

Jeanne sourit jaune, une lueur de malveillance dans le regard.

--Moi, je suis laide, dit-elle brièvement.

Elle pensait: «Je suis mieux qu’elle, mais je n’ai pas son genre qui
affole les hommes.»

Une idée passa dans la tête de Cady qui pouffa subitement.

--Attends!... Oui, peut-être pourrai-je!...

Elle songeait: «Parbleu! je ferai demander la nomination de René à
Hubert par Rosine Derval, grâce à l’entremise de Georges.»

Au sortir du déjeuner, Marie-Annette l’attira à l’écart.

--Viens avec nous.

--Qui, vous?

--Hubert Voisin et moi.

--Où?

--A la fumerie de la mère Garnier.

Cady fit la grimace.

--Bien sûr que non.

Marie-Annette insista avec mystère.

--Si. Je te promets quelque chose de nouveau...

--Là, il n’y a jamais de nouveauté! Tout cela, c’est de la rengaine.

--Je t’en prie.

--Non!

Le visage de Marie-Annette exprima la plus vive contrariété.

--Écoute, j’ai été gentille pour toi, il n’y a pas bien longtemps, il
faut me rendre service à ton tour... J’ai promis à Hubert que tu
viendrais.

Les yeux de Cady étincelèrent brusquement.

--Non mais, alors, tu fais ce métier-là, à présent, c’est du propre!
s’écria-t-elle avec sécheresse.

Marie-Annette se défendit:

--Mais non, quelle idée!...

Puis, se ravisant:

--Eh bien, si... Que veux-tu, c’est une toquade qu’il a pour toi...
Après tout, quoi, il ne se passera rien d’extraordinaire... tu penses
bien que moi-même je ne voudrais pas que tu deviennes sa maîtresse...
seulement, ça l’amuse, cette partie-là... Et tu n’imagines pas combien
j’ai besoin de ne pas le contrarier en ce moment... Il me faut quarante
mille francs.

Cady sifflota:

--Mince!... Et il marche pour autant?... rien que pour la
négociation?... Bigre, c’est bien payé... Est-ce compté d’avance, ou
après... si l’on est content?...

Marie-Annette fit un mouvement d’impatience.

--Tu es insupportable!... Évidemment, il n’a jamais rien été convenu
entre nous... Seulement je devine que ça le rendrait plus coulant.

Et câline, embrassant les mains et les poignets que sa cousine lui
abandonnait:

--T’en prie, t’en prie! Cady mignonne, Cady chérie!...

La jeune femme demanda:

--Qu’est-ce que tu t’offres pour quarante mille francs?...

Mme de Montaux se redressa, solennelle.

--Un Blaiziot nouveau modèle, et tout ce qui s’ensuit!...

Cady partit d’un éclat de rire.

--Quelle loufoque!

--C’est convenu? implora Marie-Annette ardemment.

Cady rectifia.

--Pardon!... Envoie-le-moi d’abord, que je pose mes conditions.

Marie-Annette eut un cri naïf.

--Oh! tu peux exiger la forte somme!... Il vient de faire un coup
superbe.

L’autre sourit.

--Tant mieux... mais, ce n’est pas à ce point de vue-là.

Déjà, le directeur du _Paris-Soir_ approchait, empressé. De loin, il
guettait le signe de sa maîtresse.

--Alors, c’est dit, on vous enlève? fit-il bas, l’œil brillant.

Cady le considéra froidement.

--Oui, mais pour ce que ça vous rapportera, mon pauvre vieux!... Inutile
de vous emballer d’avance, je vous en préviens.

Il agita la tête victorieusement, exultant.

--Bah! bah!... Quand il n’y aurait que la joie de vous voir dans ce
milieu très spécial... de suivre vos sensations.

Cady eut un rire persifleur.

--Oh! là! là! ne croyez pas que vous aurez ma virginité
d’impressions!... Ce n’est pas la première fois que je vais à la
fumerie...

Il se rapprochait, la frôlant.

--Tant mieux!... Il faut un peu d’accoutumance pour en goûter le charme
pervers...

Elle haussa les épaules.

--Que vous êtes jeune!... C’est tout bonnement bête et infect là
dedans... Il faut être le dernier des snobs pour s’émouvoir pour si peu
de chose... L’opium sent comme les tas d’herbes pourries qu’on brûle à
la campagne, avec les vieux souliers et les peaux de lapin que le
marchand a dédaignées... Le Chinois qui allume a été conducteur de
tramways, il est né à Bordeaux, et n’a jamais vu le Céleste-Empire...
Quant à la patronne du lieu, vous savez que c’est l’ancienne pionne de
mes cousines...

--N’importe, il flotte en ce bouge une griserie que j’adorerai goûter à
vos côtés, affirma Voisin d’une voix basse qui s’altérait.

Marie-Annette les rejoignait.

--Nous partons, annonça-t-elle fébrile. J’ai averti ta mère, Cady.

--Tu lui as dit où nous allions? demanda la jeune femme candidement.

--Non, petite sotte!... Viens, pas besoin de dire adieu... mais, viens
donc!

--Et Victor?

--Prévenu aussi que nous nous rendons à l’inauguration de l’exposition
des dessins de Louis Falandrin.

Cady monta dans l’auto de Voisin d’un geste machinal, indifférente,
tandis que ses compagnons échangeaient des regards enchantés.

Puis, subitement, cela la saisit...

Ses yeux noircirent, ses dents se serrèrent, son visage se contracta,
elle se redressa et jeta autour d’elle un regard de colère, de révolte,
telle une petite bête prise au piège.

--Non! cria-t-elle résolument.

Ils tressaillirent. Marie-Annette s’efforça de rire.

--Quoi? Qu’est-ce qui te prend?

Instantanément, la physionomie de Cady retrouvait son calme ironique
habituel.

--Descendez-moi, dit-elle simplement.

Voisin fit un geste gauche, plaisantant.

--Oh! à présent, vous êtes à nous, il faut en prendre votre parti!...

Elle le dévisagea, insolente.

--Tu parles, vieux birbe!...

Il tenta de l’enlacer sournoisement.

--Voyons, Cady, nous passerons de bons moments, ne faites pas la
capricieuse...

Elle le repoussa avec violence.

--Voulez-vous que j’épate les populations en vous collant une gifle?...

Marie-Annette était atterrée, connaissant sa cousine à fond.

--Laissez-la, Hubert, c’est manqué, fit-elle avec découragement.

Cady baissa la vitre et commanda au chauffeur:

--Lavillette, conduisez-moi en vitesse rue du Louvre, devant la Bourse
de Commerce.

Il répondit, sans même consulter son patron de l’œil:

--Bien, mademoiselle.

Cady se rassit en riant.

--Il en a une caboche, votre esclave!... Pas moyen de lui faire admettre
qu’il faut m’appeler madame!

Prise d’une crise nerveuse, suite de sa grosse déconvenue, Marie-Annette
pleurait, le visage tourné dans un coin de la voiture.

--Ah! chère amie, assez! implora Hubert agacé.

Cady prononçait des banalités d’une voix tranquille, sans que personne
l’écoutât. Très rouge, Hubert Voisin jeta soudain avec agitation:

--Enfin, que vous faut-il? Que voulez-vous?... Dites-le... je ferai
tout!...

Quelque chose de pénible, de tragique passa mystérieusement dans
l’esprit de Cady. Elle fit un geste, et dit doucement, avec fatigue:

--Qui sait, mon pauvre ami, je viendrai peut-être vous implorer un
jour... car vous êtes une puissance!...

Les gros yeux de l’homme semblèrent sortir de leurs orbites. Il saisit
la main de Cady et l’écrasa dans une étreinte brutale.

--Oui, oui, je suis une puissance! fit-il, violent, presque menaçant, et
aussi triomphant, avec l’obscur pressentiment d’une revanche future.

Elle descendit sans un adieu, sans un mot, et resta plantée sur le
trottoir, regardant l’auto disparaître. Puis, sombre et lasse, elle
gagna le passage Porsin, monta au petit appartement, sans doute désert,
où elle allait détendre ses nerfs, pleurer, crier...

Un parfum de fleurs très fort... de fleurs qu’elle n’avait pas
apportées, la frappa... Elle s’élança vers le lit, devinant...

Les bras nus de Georges l’enlacèrent.

--Oh! j’espérais tant que tu viendrais! dit-il, avec cette passion
soumise, cette humilité tendre et quand même despotique qu’elle adorait.

Elle pleurait tout bas, tout doux.

--Mon petit... mon petit...

En tous deux, malgré le ravissement de l’heure, s’épandait une amère
tristesse, une profonde désolation, une souffrance sans nom qu’ils ne
s’expliquaient point, qu’ils ne cherchaient pas à s’expliquer--qu’ils
n’auraient pas pu s’expliquer.




XXII


Lorsque Cady arriva sur le quai de la gare de P.-L.-M., devant le train
spécial qui devait conduire les invités du _Paris-Soir_ à l’inauguration
du Printemps-Palace, la première personne--non qu’elle aperçut, mais
qu’elle vit--fut Georges.

Dans la demi-clarté du hall, en face de la masse carrée, puissante,
majestueuse des wagons-lits, au milieu de la gaie cohue de ces voyageurs
qui se connaissaient tous, ou tout au moins se reconnaissaient, se
saluaient, s’évitaient, potinaient, flirtaient, parmi cette foule
élégante, la silhouette fine, le charmant visage du jeune homme
semblaient resplendir, se détacher, s’imposer.

Et ce n’était pas Cady seule qui subissait cette impression; tous la
partageaient; Georges était en un de ces jours de beauté, de séduction
que, parfois, l’on n’atteint à ce degré suprême qu’une seule fois en sa
vie. Hommes et femmes le remarquaient, posaient sur lui des regards
étonnés, sympathiques; car il y avait cette particularité que la beauté
de Georges n’inspirait aucune jalousie, aucune aversion instinctive aux
autres hommes.

Les jugements, du reste, variaient avec les individus.

--Une figure intéressante, observa un haut personnage de la police,
fugitivement intrigué.

--J’imagine Jacques de Casanova tel que cet éphèbe, déclara le peintre
Randon qui se piquait à tort de littérature.

--Quel est ce délicieux petit garçon? demanda mi-sérieux, mi-plaisant,
le ministre à Hubert Voisin, qui lui faisait les honneurs du quai avec
une cordialité de souverain recevant un autre souverain.

Le directeur du _Paris-Soir_ sourit en faisant un geste d’insouciance.

--Rien... un petit gigolo... Vous le retrouverez dans la loge de Rosine
Derval.

--Ah! ah! elle est avec nous ce soir, cette chérie? approuva l’homme
politique.

Voisin prit un air mystérieux.

--Oui, dans la voiture de tête, tandis que nos épouses--je parle en
général puisque vous êtes garçon, cher ami--sont dans la dernière. Nous
faisons tampon au milieu, avec le wagon-restaurant comme terrain neutre.

Le ministre hocha la tête avec satisfaction.

--Je vois que vous avez très bien organisé tout cela.

Quoique célibataire, il était au pouvoir d’une aimable mais despotique
ex-jolie femme qui, naturellement, était du voyage.

Les yeux de Félix Argatte effleurèrent Georges et s’arrêtèrent sur la
belle Fernande Voisin qui passait, correcte, avec pourtant un sourire
involontaire et gourmand en frôlant le jeune homme.

--Un joli petit marlou qui paraît être du goût de notre chère amie,
glissa l’avocat au jeune docteur Melly, arrivé en même temps que lui.

Marie-Annette pinça le bras de Cady.

--Regarde... mais regarde donc!

--Quoi? fit la jeune femme avec innocence, bien qu’elle eût parfaitement
suivi la direction du regard de sa cousine.

--Ce jeune homme... il est épatant!... Il me semble que je connais sa
figure... Est-ce qu’il ne fait pas de l’aviation?

Cady réprima un rire, entraînant Mme de Montaux, tandis que, durant un
instant fugitif, ses yeux caressaient ceux de Georges, imperturbable.

--Tu es folle!...

On montait, on descendait des voitures, cherchant son compartiment. Des
exclamations de surprise, de joie affectée se croisaient: «Vous! Quelle
chance!...» «Je pensais bien que vous seriez du voyage!» On proposait
des échanges de places. Les facteurs, les valets et les femmes de
chambre voituraient des entassements de bagages à main; des fleurs
étaient apportées à foison, embaumant le quai. Et les voyageurs
ordinaires des autres trains envahissaient le trottoir, dévisageant avec
curiosité cette foule choisie, en toilette, en piaffe, en perpétuelle et
coutumière représentation, dont toutes les attitudes, les rires, les
paroles étaient voulus, étudiés, prêts pour l’interview, le phonographe
et le cinématographe.

Sous les airs enchantés, les physionomies ouvertes, les allures
dégagées, il y avait des soucis cachés, des colères mal rentrées,
d’âcres jalousies, des angoisses, des vanités cruellement froissées, des
rancunes vindicatives, des triomphes insolents.

Des amants de la veille ou du lendemain, des divorcés effectifs ou
latents, des gens qui derrière le dos se traitaient des pires noms, ou
qui s’étaient insultés en plein visage, s’accueillaient ce soir avec
grâce et sérénité. Des poignées de main cordiales s’échangeaient; les
femmes s’embrassaient, du geste théâtral qui ne décoiffe ni ne défarde.
Rien ne transparaissait des haines, d’ailleurs fugitives, de ces
fantoches, des amours superficielles, des craintes, des anxiétés de ces
gymnastes perpétuellement sur la barre du trapèze, au-dessus du vide, et
qui, au fond, savaient que les pires culbutes ne rompraient point
complètement leurs os d’acrobates sans vergogne.

De la politique, des arts, des affaires, du journalisme, le crème se
trouvait là; le fretin s’entasserait dans le rapide, vingt minutes plus
tard. Et, par astucieuse vanité, nombre de ceux qui prendraient le train
ordinaire étaient venus parader sur le trottoir du convoi spécial, pour
faire croire «qu’ils en étaient».

Cady et Marie-Annette, qui devaient occuper le même compartiment,
trouvèrent Paul de Montaux à la porte. Des orchidées, du lilas blanc et
des roses rendaient mortelle l’atmosphère du réduit.

--C’est vous qui nous empoisonnez ainsi, Paul? récrimina Cady en riant.

--Moi et Voisin, rectifia l’ancien dragon. Mes humbles roses ont trouvé
la place déjà prise par ces orchidées ostentatoires.

Marie-Annette évaluait avec regret.

--Ce qu’il gâche l’argent, cet Hubert!...

Félix Argatte, qui fourrait sa belle tête hardie dans l’ouverture de la
porte, releva le propos.

--Soyez certaine qu’il ne perd rien... Pas un de ces bouquets qui ne
fasse partie d’un programme de publicité adroite, et qui porte...

Cady l’interpella effrontément, sous l’impression d’énervement que lui
causait la présence de Georges.

--Argatte! comme vous êtes beau garçon, aujourd’hui!...

--Seulement aujourd’hui?

--Vous êtes toujours bien, mais ce soir vous me paraissez
particulièrement troublant!...

--Elle ne vous l’envoie pas dire! ricana Montaux.

Marie-Annette affecta un effarouchement.

--Qu’est-ce que tu as, Cady?

--Je suis grise! déclara-t-elle.

Argatte la déshabillait du regard.

--Je ne sais pas si je bats un record, mais vous, nom d’un chien!...
c’en est gênant!...

Elle avait rejeté son grand manteau de voyage et apparaissait svelte en
sa petite robe ridiculement étroite, d’un gris pâle, très simple, avec
l’encolure ouverte entourée d’une dentelle princière.

Ses cheveux dorés s’échappaient en grappes touffues du grotesque
turban-chapeau-bonnet de paille et de satin gris, aux deux gros paquets
de pâquerettes pendillant de chaque côté du visage. Sans corset, souple,
gracile et potelée, elle paraissait sournoisement nue, s’exhibant sans
se montrer, ainsi que son museau excitant s’apercevait, particulièrement
aguichant, bien qu’à moitié dérobé par la coiffure enfoncée sur sa tête.
Ses mains, ses bras découverts jusqu’au coude attiraient invinciblement
la convoitise de chaque homme, qui eût voulu s’en emparer, les pétrir,
les meurtrir, les posséder de caresses et d’étreintes. Les doigts du
jeune avocat s’y étaient portés involontairement et les frôlaient
longuement. Elle les abandonnait, souriante, la tête un peu renversée,
ses yeux allant des lèvres palpitantes du jeune homme à ses prunelles
qui se voilaient de désir...

Marie-Annette les bouscula.

--Non, mais, vous êtes révoltants!...

Montaux proposa, d’une voix agressive:

--Venez-vous fumer un cigare sur le quai, Argatte?

Il s’esquiva.

--Non, merci, je n’ai pas encore reconnu ma turne.

Marie-Annette avait disparu. Paul en profita pour pousser Cady jusqu’au
fond du compartiment.

--Je vous adore toujours! fit-il, les mains entreprenantes, tout
trépidant.

Elle se dégagea avec prestesse.

--Quel sous-officier vous faites!...

Dans le couloir, elle rencontra sa mère, Mme Darquet, et sa sœur Jeanne,
qui arrivaient, suivies de nombreux courtisans s’empressant dans le
sillage de la veuve de l’ancien Premier, comme on appelait de son vivant
Cyprien Darquet, qui avait battu le record de la longévité
ministérielle.

La femme influente était de fort méchante humeur; on n’avait pas réservé
de place dans le train spécial pour sa confidente, son factotum, Mme
Durand de l’Ile, qui suivrait dans le simple rapide.

--Pour un peu, je vous accompagnerais! déclarait-elle, la voix
exaspérée.

Un jeune attaché au cabinet du ministre se désola hypocritement.

--Hélas! je voudrais offrir ma place à Mme Durand de l’Ile... mais,
outre que je suis dans le wagon des célibataires, le patron pourrait
avoir besoin de moi...

Mme Darquet appela sa fille aînée.

--Cady!... Ton mari fait partie du train?

--Mais oui.

L’autre soupira avec contentement; et, dictatoriale:

--Parfait!... Alors, il cédera sa place à Honorine.

Cady étouffa de rire.

--Pauvre Victor!... Lui qui se faisait une fête de voir lever l’aurore à
mes côtés!... On devait se retrouver dans le couloir, à six heures du
matin!...

Mme Darquet ne l’écoutait pas, donnant ses ordres au fils de son amie,
laquelle demeurait silencieuse et passive, comme étrangère à ces
négociations.

--René, trouvez-moi mon gendre.

Jeanne arrêta le jeune homme au passage.

--Si vous pouviez en être aussi ce serait excellent, glissa-t-elle bas.

Le jeune crétin fit un geste.

--Je le devrais... Mais Voisin a été débordé...

Cady s’était échappée et se promenait sur le quai, feignant
l’affairement pour n’avoir point à s’arrêter au hasard des rencontres,
et pour croiser dix fois Georges qui se prêtait adroitement à ce jeu.

Tous deux avaient la fièvre, et savouraient jusqu’au fond de leur être
la conscience de leur intime et parfaite union inconnue de tous. Et ils
goûtaient aussi l’afflux de convoitises qu’ils traversaient, l’émotion
sensuelle que leur beauté, leur charme énigmatique et trouble causaient
en cette foule spéciale, aux sens à la fois las, et perpétuellement
exacerbés.

Eux seuls, parmi cette assistance de vilains pantins efflanqués ou
gonflés de graisse, abdomens exagérés, jambes variqueuses, torses
déjetés et truqués, visages usés, traits naturellement informes, ou
déformés par la vie à outrance, teints décolorés ou couperosés, tissus
flasques, diabétiques, arthritiques ou névrosés, eux seuls jaillissaient
comme deux fleurs de grâce, d’harmonieuse beauté, de secrète,
d’indicible et d’attirante volupté.

Ils n’avaient certes point le charme sain d’un couple frais et vierge,
mais ils offraient ce piment, irrésistible pour certains, de la jeunesse
candidement perverse, de corps avertis, experts, comme assouplis et
entraînés par le désir qu’ils évoquaient constamment, et savaient sans
cesse renouveler chez ceux qui les approchaient.

Et leur souveraineté éphémère et toute-puissante de petits dieux de
l’amour civilisé, ils l’acceptaient sans étonnement ni vanité,
agréablement chatouillés par les hommages multiples qu’ils provoquaient,
et dont le trouble ne se répercutait en eux que pour eux deux seuls.

Il semblait que tous ces effluves de désir exaspéré qui allaient vers
eux, ils les recueillissent pour se les offrir réciproquement, en un
muet baiser de leur bouche, de leurs regards, de leur âme passionnément
offerte et prise par l’un et par l’autre.




XXIII


Trois services de dîners devaient avoir lieu pour nourrir tous les
passagers du convoi spécial. Dans le dernier serait la partie «ohé-ohé»
des invités. Le second, officiel et solennel, aurait le ministre, Mme
Darquet, les gens sérieux. Le premier, qu’on servait dès le départ de
Paris, réunissait la jeunesse et les intimes.

Cady et Marie-Annette faisaient partie du premier dîner. Hubert Voisin,
au régime, avait déclaré que sa qualité d’amphitryon l’obligeait à «ne
pas dîner» pendant les trois repas, ce qui lui permettrait de faire face
tour à tour au ministre, à Rosine Derval et à Cady Renaudin.

En enfilade, on apercevait aux tables fleuries et illuminées Félix
Argatte très en verve, racontant à voix haute des histoires scabreuses
et des anecdotes du Palais; Laumière, que les lampes voilées de rose
rajeunissaient; Maurice Deber, soucieux et ardent, parvenu on ne sait
comment à faire partie du train tant convoité.

Le docteur Trajan opposait sa fine figure lasse et sa moustache blanche
au visage carré et barbu de son successeur Henri Melly. Montaux était à
la table voisine de sa femme et de Cady. Enfin on apercevait au travers
des vitres du fumoir, qui faisait suite, Georges feignant de lire les
journaux en attendant de dîner en compagnie de Rosine Derval.

C’était autour de Cady, vers qui convergeaient tous les regards, une
sorte d’atmosphère capiteuse, saturée du désir des hommes qui
l’environnaient, amis ou inconnus, tous attirés, séduits, enlisés par
cette obscure puissance passionnelle qui émane plus particulièrement de
certains êtres et que Cady possédait suprêmement.

Marie-Annette, ivre de joie d’avoir à sa table un des plus notables
héros de l’aviation, s’isolait avec lui dans une touffue causerie
érotico-aéroplanesque.

Cady et Hubert Voisin se sentaient singulièrement seuls, l’un en face de
l’autre, contre les stores baissés des vitres, dans le bruit régulier,
les longues secousses du train lancé à toute vitesse. Et ç’avait été
soudain entre eux une de ces intimités presque affectueuses,
inexplicables, qui naissent parfois à la faveur d’obscures
circonstances, chez des êtres naguère quasi étrangers et parfois plutôt
hostiles.

D’avoir la jeune femme là, si près de lui qu’il voyait briller le léger
duvet doré de sa chair, de la sentir pour ainsi dire sienne par son
extrême proximité, Voisin était tout ému; son désir sauvage se muait en
une reconnaissance attendrie de ces minutes amicales qu’elle lui
accordait, en une joie presque grave.

Et parce que nul ne les entendait, dans le tapage du train et des
conversations, ils avaient baissé la voix. Hubert glissait à ces
confidences qui échappent aux hommes même cyniques, même blasés,
lorsqu’ils se trouvent en certaines conditions physiques et morales.

Cady l’écoutait, rieuse, mais sans blague, avec l’intérêt sympathique
qu’elle éprouvait toujours devant le cœur masculin mis à nu devant elle,
se livrant, s’offrant en un suprême hommage.

--Au fond, disait Voisin, la voix basse, un peu rauque, très différente
de son accent habituel, je suis un homme malheureux... Jamais vous ne
vous douterez, petite fille, des rancœurs, des regrets qui habitent mon
affreuse enveloppe, quand je me trouve vis-à-vis d’un être délicieux et
désirable tel que vous... et que je ne puis atteindre.

Elle fit un petit geste sceptique.

--Baste! avec vos moyens irrésistibles!...

--Non, non, avec de l’argent, avec de la puissance on n’obtient rien en
amour que des semblants dérisoires!... Sans doute, nombre de mes pareils
se contentent de ce qu’on leur donne, de ce qu’ils prennent... Les plus
délicats,--oui, je dis bien, quoique cela ait l’air paradoxal,--les plus
sensitifs versent dans un sadisme exaspéré qui leur procure une
jouissance dans le dégoût même qu’ils inspirent... Moi, cela ne m’est
pas possible... Je ne suis vicieux que par raisonnement, en
m’appliquant... Ce que je voudrais, ce que je paierais de dix ans de ma
vie, c’est le regard lumineux, admiratif, troublé, de deux yeux de femme
qui s’attachent à un visage de joli mâle... c’est l’élan spontané de
deux lèvres contre les miennes... Et cela, jamais je ne l’ai connu, ni
ne le connaîtrai jamais.

Cady fit observer:

--Croyez-vous que ce ne soit pas le cas d’une quantité d’hommes, même
infiniment mieux partagés que vous physiquement?

Il acquiesça.

--C’est vrai, mais beaucoup sont si vaniteux et si peu perspicaces
qu’ils ne s’aperçoivent pas de l’indifférence passionnelle dans laquelle
ils vivent. Et puis, certains, s’ils ne plaisent pas à toutes, ont
rencontré néanmoins parfois celles qui sont susceptibles de vibrer pour
eux, ne serait-ce que fugitivement, que grâce à une illusion, une nuit
propice, une coupe de champagne de trop... Quant à moi, je dépasse la
moyenne des disgrâces, et partout, toujours, j’ai rencontré la répulsion
avouée ou maladroitement niée... Et, si poliment, si habilement qu’on me
mente, je ne puis m’y tromper...

Comme Cady l’examinait, il ajouta, à la fois anxieux et résigné:

--N’est-ce pas que je suis bien laid?

Elle détaillait la hideur de ses yeux malades, saillant de l’orbite
comme ceux de certaines races d’affreux chiens, sa peau pustuleuse,
toute marbrée de taches, ses oreilles démesurées et dartreuses, son
crâne huileux, la gerçure violacée des lèvres sur les dents pourries
malgré les soins exaspérés et les efforts des meilleurs spécialistes...

Il reprit, sans attendre la réponse qu’elle ne pouvait pas articuler,
car son ironie habituelle tombait devant cette détresse:

--C’est que, voyez-vous, tout s’est réuni jadis autour de mon malheureux
embryon pour créer le vilain avorton que je suis... Vous, et tous ceux
qui me voient aujourd’hui ne vous doutez guère de mes origines...
Imaginez, Cady, que je suis né des amours déplorables d’un libidineux et
vilain curé de village, et de sa bonne, une vieille fille de
quarante-huit ans, demi-idiote, qui devint enceinte de moi alors qu’elle
ne paraissait déjà presque plus femme... Elle me mit au monde au fond
d’un caveau du cimetière... Je fus donné en nourrice à des mendiants
goitreux... Je grandis dans le fumier et les poux, comme accumulant en
moi l’horreur de tout ce qui m’entourait... J’avais dix ans quand mon
père mourut, me laissant une certaine somme, avec mission donnée à un
parent de la consacrer à mon décrassage et à mon éducation. Ma mère
était déjà morte. Je fus mis au collège; j’en sortis à seize ans pour
être placé comme clerc chez un huissier... A cette époque-là--vous allez
rire!--je ne pensais qu’à l’amour, et je supposais naïvement que le cœur
d’un adolescent était un inestimable cadeau à faire, même caché en un
fâcheux physique comme le mien... Je m’étais épris de la femme de mon
patron... Un soir, dans un couloir, je la saisis à pleins bras, je lui
révélai ma passion, et je lui offris ma virginité... Elle poussa des
cris d’épouvante, appela son mari, qui me rossa et me chassa... J’avais
cent vingt francs pour toute fortune. Je pris le train pour Paris, avec
l’idée de «faire du journalisme». Pendant dix ans, je me débattis, puis
le hasard me servit, et je sortis du rang... Mais ce n’est que du jour
où, par votre mère et mon mariage avec sa protégée, je pénétrai dans le
monde gouvernemental, que j’ai pu prendre mon essor... Tout cela, Cady,
n’a pas été sans de grands efforts, vous pourriez croire que je n’ai
guère eu le temps de penser et de souffrir... Eh bien, pas du tout, on a
toujours des minutes vides, que l’on emplit de douleur et de regrets...
et, justement, ces minutes comptent triple... Qu’est-ce que je dis?
Elles seules comptent dans la vie, c’est d’elles seules qu’on se
souvient...

Cady l’écoutait en souriant doucement.

--Savez-vous ce que je pense?

--Non.

--Naguère, je vous détestais... A présent, vous m’êtes sympathique.

Il parut heureux.

--Tant mieux, petite, c’est toujours cela que j’aurai de vous.

Le premier service finissait. On se levait de table. Voisin pressa
longuement le bras de la jeune femme.

--Écoutez, glissa-t-il tout bas dans son oreille, d’une voix tremblante.
Si je vous avouais que pour la première fois de ma vie j’ai la sensation
d’avoir connu une possession chaste, mais heureuse et inoubliable!...




XXIV


Il n’était guère plus de sept heures lorsque Cady quitta le compartiment
où Marie-Annette dormait encore profondément dans sa couchette.

Elle avait revêtu sa robe de la veille, mais n’avait pas remis de
chapeau. Ses cheveux dorés bouffaient autour de son visage; elle portait
en elle tout l’entêtant parfum du cabinet de toilette où, pendant la
nuit, on avait relégué les bouquets de roses et de lilas.

Les employés en veste marron déboutonnée, les yeux encore gros de
sommeil, s’activaient dans les couloirs, essuyant les barres d’appui en
cuivre, époussetant les vitres, ramassant les bouts de cigarettes, les
débris de fleurs jonchant le tapis. Déjà, quelques voyageurs réclamaient
qu’on défît leur lit; et, bien que la plupart des compartiments
demeurassent clos, les stores baissés, Cady, avançant lentement, croisa
quelques promeneurs, serra des mains.

--Si matinale?

--Je meurs de faim... On m’a assuré que le wagon-restaurant est déjà
ouvert.

--Pour parler plus exactement, il n’a pas fermé... Il y a une douzaine
d’enragés qui ont bridgé et soupé jusqu’à l’aurore... Il a fallu les
mettre à la porte pour aérer.

Cady s’arrêta à l’extrémité de la voiture précédant le restaurant.
Appuyée à la vitre, arc-boutée pour lutter contre les secousses du train
qui, ayant subi un retard près de Lyon, regagnait à présent le temps
perdu, elle attendait...

Le soleil, à l’éclat voilé de brumes légères, montait dans le ciel
délicatement vert. La campagne méridionale commençait à se dérouler,
avec ses plaines plantées de mûriers, ses montagnes blanches semées de
pins, ses terrasses de pierres sèches étageant des bandes de terrain
rouge où poussaient la vigne, les amandiers, les pêchers, les cerisiers
en bouquets roses et blancs. Et les groupes de maisons entourées de la
pyramide pointue des cyprès montraient leurs murs de terre jaune, aux
petites fenêtres irrégulières, aux toits plats de tuiles rondes.

Cady se retourna subitement, et demeura muette, immobile, souriante, la
main crispée à la barre d’appui...

A quelques pas, près de la porte de communication des deux voitures,
Georges venait d’apparaître.

Comme elle, il était nu-tête. Il devait venir de s’éveiller, et s’être
précipitamment apprêté, car ses cheveux et son visage demeuraient
humides des récentes ablutions, et Cady observa à sa tempe, sur son
épiderme délicat de jeune blond, la trace rouge, encore non dissipée,
laissée par l’oreiller sur lequel il avait dormi.

A distance, sans un geste, sans une parole, ils se savouraient.

Mais soudain, une grande ombre un peu voûtée les sépara. Ils eurent un
instinctif geste de fuite; et, envahie par une brusque colère, Cady
reconnut dans l’intrus Maurice Deber.

Il la saisit par le bras comme on s’empare d’un bien perdu et retrouvé.

--Vous venez déjeuner, je suppose? jeta-t-il d’un ton de menace.

Ses regards rancuniers et méfiants allaient de la jeune femme à Georges,
qui n’avait plus bougé, roulant paisiblement une cigarette. Brusquement
amusée, Cady retint un éclat de rire.

--Mais oui, fit-elle gaiement. Et vous m’allez tenir compagnie!...

La perspective de taquiner le colonial à outrance la mettait en joie.

A peine assis, il l’interrogea durement.

--Qui était le monsieur avec qui vous causiez?

Elle dédaigna de feindre un étonnement de cette question insolite et
choquante, surtout faite sur ce ton, niant avec calme.

--Je ne causais pas.

--Vous le connaissez, pourtant?

--Non.

Il eut un éclat de voix immodéré.

--Allons donc!... Alors, qu’est-ce que vous faisiez à vous regarder tous
deux?...

Elle rit narquoisement.

--Vous avez la berlue... Il passait, et je passais, voilà tout...

Et elle ajouta:

--Parlez donc un peu moins haut, vous allez ameuter les tables vides...

Il la considérait avec anxiété et incertitude.

--Mentez-vous, ou dites-vous vrai?

Maintenant, son impression fugitive s’estompait. Peut-être, en effet,
s’était-il trompé au moment où il avait surgi entre eux?...

Elle répondait au maître d’hôtel:

--Du thé... Oui, pour monsieur aussi.

Et, se renversant sur sa chaise, ses yeux railleurs pétillant d’une joie
secrète,--mystérieuse peut-être même pour elle-même,--elle dit:

--A propos de quoi voulez-vous que je prenne la peine de mentir pour
vous, monsieur et cher ami? Est-ce que je vous dois compte de mes
pensées, de mes actes, de ma conduite?

L’irritation de Deber tomba:

--Vous avez raison, fit-il avec découragement.

Après un silence pendant lequel on leur apporta le thé commandé, il
s’enquit:

--Comment se fait-il que votre mari ne soit pas dans le train avec vous?

Cady, en beurrant son croissant, expliqua la combinaison Durand de
l’Ile. Deber fit un geste de mauvaise humeur.

--En vérité, il faut que votre mère n’ait pas tout l’esprit qu’on lui
prête pour s’être entichée de cette personne!... Quant à moi, je
l’exècre. Elle me cause un sentiment de répugnance irrésistible.

Et, soudain, parce que son regard avait rencontré le visage de Cady,
parce que ce visage avait cette pureté indescriptible de contour de la
jeunesse, que des cils baissés mettaient une ombre chaude sur l’épiderme
mat, parce que des lèvres fraîches et humides s’avivaient de pourpre en
mordant dans le pain, il se sentit vaincu, et s’attendrit.

--Cady, pourquoi est-ce que je suis ici?

Elle répliqua tranquillement, sans lever les yeux:

--Pour qui, vous voulez dire... Eh bien, pour moi naturellement.

Il dit bas:

--Ah! à quel jeu jouons-nous!...

Cette fois elle le considéra, les prunelles luisantes.

--Le jeu de la Belle et de la Bête!... Or, comme indubitablement la
Belle c’est moi...

Il se repaissait de son regard avec avidité.

--Si vous vous souvenez du conte, Cady... La princesse finit par
l’aimer, la pauvre bête...

Elle hocha la tête.

--Je me souviens parfaitement, ces vieilles histoires de fées étaient ma
lecture favorite, chez ma grand’mère... La bête était vilaine, mais on
comprend qu’on l’aimât... elle avait des qualités de dévouement et
d’humilité... Et, du diable si vous les possédez, vous!...

Il demanda subitement:

--Comment me jugez-vous? Quel caractère m’attribuez-vous?... Je suis
certain que les apparences vous trompent absolument... La surface et le
fond sont si différents chez moi!...

Elle balança la tête, goguenarde.

--Oh! ne faites pas la «petite femme dont l’âme est à double fond»! Ça
ne va pas du tout à votre silhouette!...

Il insista, sans paraître l’entendre:

--Dites-moi comment vous me voyez.

Elle se reversa du thé,--un peu de thé et beaucoup d’eau chaude, en
flairant le mélange avec dégoût, car elle ne supportait que «son thé».

--Eh bien, répondit-elle avec paresse, évidemment, en vous, comme chez
tout le monde, il y a de la croûte et de la mie, le dessus et le
dessous... Mais soyez certain que je me garderai bien de vous dire de
quelle farine le tout est composé... Faut jamais dire aux gens ce que
l’on pense d’eux véritablement... Ils sont toujours déçus, et vous en
veulent à mort de cette déception.

Il protesta:

--Je vous jure que, soit que vous voyiez juste, soit que vous vous
trompiez, je n’éprouverai aucun froissement de votre jugement, quel
qu’il soit... Dites? Je vous en prie, dites-moi quelque chose?

Elle sourit et concéda:

--Alors, je vais vous dire ce que vous pensez, vous, de vous-même...
Vous vous octroyez une âme loyale, généreuse, violente, incapable de
compromissions, et doublée d’un cœur plein de pudeur qui cache
jalousement ses émotions, ses désirs, ses aspirations sentimentales...
En résumé, vous vous dites: «Quel fameux blot je serais pour la petite
femme intelligente qui saurait me deviner sous mes allures brusques, et
m’aimerait avec l’admiration, la tendresse, et l’absolu don d’elle-même
que je mérite.»

Elle avait ralenti, baissé la voix; son sourire moqueur devenait
gentiment tendre.

Confondu, incertain, n’osant s’abandonner à la joie qui l’envahissait,
il murmura:

--Cady?... Est-ce vraiment un peu l’idée que vous avez de moi?

Elle eut le rire aigu, cinglant de son enfance.

--Ah! je vous jure bien que non, par exemple!...

Et, Jacques Laumière venant d’entrer dans le restaurant, elle lui tendit
les deux mains.

--Ici, ami chéri!... Amour en sucre à sa mémère!... Ici, faites le
beau!... Asseyez-vous là et consommez à votre tour, parmi nos miettes et
déchets... Peut-être que ça vous dégoûtera, mais ça n’a aucune
importance... Avez-vous bien dormi?... Oui, car vous avez une mine de
dieu de l’Olympe qui débarque sur sa nuée!...

Jacques la contemplait.

--Qu’est-ce qu’elle a, ce matin? fit-il, plus pour lui-même que
s’adressant à Maurice Deber, vers lequel pourtant ses yeux se
tournèrent.

Le colonial haussa les épaules, perspicace obscurément.

--Quelque chose ou quelqu’un lui donne la fièvre, dit-il brièvement.

Elle jeta:

--Quelqu’un, je ne sais pas... Mais, quelque chose, sûrement!... Les
voyages, ça me fait toujours cet effet-là!... J’adore ça qui roule, qui
emporte, qui vous tasse, et puis tout ça dehors qui court, et qu’on n’a
pas le temps de s’ennuyer de voir, puisque c’est déjà parti, à peine
l’a-t-on aperçu!

Le docteur Trajan, qui arrivait, approuva:

--Français incorrect... mais parfaite définition de la locomotion
rapide.

Elle se leva, tout à coup agacée.

--Ah! non, alors, si la chirurgie s’en mêle!...

Et, légère, preste, se faufilant entre ceux qui affluaient maintenant
dans le restaurant, elle s’échappa et disparut.

Les couloirs du train étaient encombrés de fumeurs; quelques dames
arboraient de somptueux sauts-de-lit.

On se cherchait, on échangeait des visites, on bavardait, on flirtait.
Et, contre les groupes, les garçons se glissaient malaisément, chargés
des plateaux des déjeuners pour ceux qui s’attardaient dans les
compartiments.

Cady, chantonnante et insouciante, croisa Rosine Derval, éclatante de
peinture fraîche, et déjà très «côte d’Azur» en une robe de serge
blanche, une cloche ornée d’une plume verte enfoncée sur son visage
impertinent et vulgaire, qui déjà s’empâtait imperceptiblement. Une
camarade l’accompagnait. Toutes deux causaient haut, avec des airs
dégagés, suivies de Georges, tranquille et souriant.

Par la porte ouverte d’un compartiment, on voyait Fernande Voisin dans
le demi-jour prudent des stores tirés, déjà corsetée, mais revêtue d’un
déshabillé de dentelles, avalant l’eau de Vichy et les biscottes
grillées, sans beurre qui, prétendait-elle, la préservaient de
l’embonpoint définitif dont elle était menacée.

Marie-Annette grogna lorsque Cady protesta devant la nuit persistante de
leur chambrette.

--Laisse-moi tranquille!... J’ai donné l’ordre qu’on me réveille
seulement une heure avant l’arrivée.

Alors Cady, évitant soigneusement le compartiment rétabli en salon, où
Mme Darquet donnait des audiences, élut domicile sur un strapontin à
l’extrémité du couloir. Et, regardant au dehors, elle refusa obstinément
de bouger, même de répondre à ceux qui passaient près d’elle, tentaient
de s’arrêter et de l’intéresser à leurs propos. Elle reçut Hubert
Voisin, empressé et galant, par un regard terrible et un formidable
«zut!»

Marseille franchi, La Ciotat, Toulon dépassés, elle s’absorba dans le
charme pour elle toujours neuf de la Méditerranée bleue, des montagnes
violettes, des sinuosités de la route blanche au bord des précipices,
grimpant les pentes rocailleuses couvertes de pins, redégringolant
jusqu’au ras de l’eau qui écumait et feignait l’irritation. Décor à la
fois très truqué, très arrangé, et d’un pittoresque néanmoins naturel,
car il doit surtout sa valeur aux inimitables effets de lumière du ciel,
à l’aride beauté des roches, à l’aspect tourmenté des pins rabougris ou
superbes qui s’accrochent de-ci de-là, ou forment d’imposantes masses.

Lorsque, à la sortie d’un tunnel, le train s’arrêta à la gare nouvelle,
un cri d’admiration se propagea tout le long des couloirs, où les
invités se pressaient, curieux du coup d’œil de l’arrivée.

C’était, entre les flancs de deux montagnes à pic, un ravin étroit,
plein de sombre et violente verdure méridionale, au bout duquel se
superposaient les deux bleus ardents de la mer et du ciel. La voie
filait à gauche sur un court viaduc, et plongeait dans un nouveau
tronçon de tunnel; à droite, la petite station se découpait en plein
rocher, plantée d’une profusion de palmiers et d’agaves, avec de
merveilleuses plates-bandes fleuries bordant la place emplie de
luxueuses autos. Une route neuve, en lacets sous les pins, descendait
vers la mer.

--Que de fleurs! Que de fleurs! plaisanta le directeur d’une scène
parisienne.

--C’est délicieux, idéal! s’exclamaient des voix de femmes, exagérant
encore leur ravissement réel.

On descendait du train, en avalanche élégante, claire et bruissante.
Hubert Voisin, enchanté de ce premier succès, confiait à voix très
haute:

--Oui, oui, dans cette nature très belle, mais aride, on a accompli des
miracles en trois mois!... Qui?... Trente jardiniers de la Ville de
Paris, qui avaient sous leurs ordres quatre cents ouvriers du pays...
Et, ici, ce n’est rien, vous verrez ce qu’ils ont su réaliser autour du
Printemps-Palace, et s’il est bien nommé!... Trois trains entiers ont
apporté de la banlieue parisienne le terreau, les plaques de gazon
nécessaires pour les massifs et les bordures... Les rosiers viennent de
Lyon, les géraniums et les ageratums des cultures du Nord, les palmiers
d’Algérie...

Sa voix se perdit au milieu du ronflement des autos combles qui
s’élançaient sur la route en pente.

Toute la jeune rédaction du _Paris-Soir_, transformée en une sorte de
comité organisateur de cette fête du Tout-Paris transporté en une nuit
sur la côte de splendeur, se multipliait, s’ingéniait à régler les
départs, à calmer les impatiences, à détourner les colères, à prévenir
ou pallier les froissements inévitables.

Guidée par Félix Argatte, Cady était partie l’une des premières. Elle
goûtait avec ivresse la caresse du soleil déjà très chaud, de l’air
saturé des parfums de la mer et des pins...

Mais, tandis que ses yeux se rassasiaient du paysage accidenté que l’on
traversait, que ses paroles chantaient gaiement son enthousiasme, le
jeune avocat ne regardait qu’elle...

Tous deux étaient assis à l’avant de l’automobile, auprès du chauffeur,
et cette quasi-solitude leur laissait toute liberté de langage. Comme
Cady insistait pour qu’Argatte admirât le ravin pittoresque que l’on
allait quitter, il feignit une impatience:

--Eh! laissez-moi tranquille!... Que diable voulez-vous que cela me
fasse, ce trou, ces cailloux, ces fagots sur pied?... D’abord, j’ai
horreur de la nature, je ne la comprends que traduite sur toile... Et
puis, je ne suis ici que pour vous... C’est pour vous seule que j’ai
fait le voyage.

Elle rit ironiquement.

--Quelle blague!... Vous ne saviez même pas que j’y vinsse!...

Il reconnut avec flegme:

--C’est exact... mais j’ignorais aussi ce qui m’y conduisait... Dès que
je vous ai aperçue sur le quai de la gare, j’ai compris quelle force
obscure me poussait...

Elle le pinçait au bras.

--Mais regardez donc!... Voilà la mer... et une délicieuse petite plage
de galets blancs et de fumier de varech!

Il constata:

--Vous me faites horriblement mal. J’aurai un bleu sur ma chair
délicate... Non, en fait de galets blancs, vos petites dents me
suffisent... C’est exquis de les voir apparaître entre vos lèvres
tentantes... et si fraîches, si jeunes... on dirait innocentes... Du
reste, tout votre visage est un poème intraduisible et contradictoire,
Cady...

Elle jeta, dédaigneuse:

--Puisque vous n’aimez la nature qu’en peinture, je ne sais pas pourquoi
vous perdez votre temps à me contempler... Je ne suis ni en huile ni en
couleurs.

Il protesta vivement:

--Ah! pardon!... La nature morte, oui, je la préfère en peinture...
Mais, la vie, la femme!... Ah! non, alors!... La meilleure académie
peinte, la plus belle sculpture, c’est du barbouillage, c’est de la
maçonnerie auprès de la chair!...

Cady suggéra ingénument:

--Enfin, à la Vénus de Milo, vous préférez Mme Durand de l’Ile?

Il fit un geste découragé.

--Ça, ce n’est plus que de la marchandise pour l’abattoir... Et
encore!...

Et, changeant de ton, les yeux toujours attachés sur la jeune femme:

--Oui, ce qui attire et intrigue particulièrement en vous, c’est ce
mélange de perversité et d’innocence qu’on y voit, cette pureté avertie
de votre physionomie, la profondeur inconnue de ces yeux auprès de la
limpidité de ce front... Le creux adorable du coin de ces lèvres, où
l’on voudrait mettre les siennes...

Il s’arrêta, et reprit brusquement, sous l’attention divertie de Cady:

--Dites-moi, avez-vous eu des amants, un mari?... Ma parole, vous me
diriez que vous êtes encore vierge, je le croirais!... au moins l’espace
de quelques secondes...

Cady affirma, imperturbable:

--Eh bien, vous ne vous tromperiez pas... Je ne sais même pas ce que
c’est qu’un amant... Quant à mon mari, il fut toujours avec moi tel
qu’un père, à cause d’un scrupule qui lui vint sur la validité de notre
mariage, vu que le maire de notre arrondissement n’était justement pas
vacciné.

Elle accentua, d’un geste automatique impayable.

--Voilà, monsieur, c’est la vérité pure!

Argatte ne put s’empêcher de rire.

--Ah! la petite rosse!... Elle ne veut même pas mentir gentiment, d’une
façon plausible, pour me faire plaisir!... Vous ne comprenez donc pas
combien cela m’enrage de sentir que, au fond, si je vous voulais bien,
je vous aurais... Mais que rien, rien ne peut faire que je sois pour
vous le premier, l’unique!... Et cela, c’est vraiment embêtant!...

Elle lui coupa la parole.

--Regardez!... Dieu, que c’est joli!...

Subitement, au détour de la côte, un panorama sans prix était apparu.

A l’horizon, la masse vaporeuse des montagnes avançait en promontoire
dans la mer lisse que l’éclat du soleil faisait, ainsi que le ciel, d’un
gris métallique éblouissant. A gauche, à mi-côte, l’hôtel, énorme
bâtisse blanche, fenêtres innombrables, balustrades de pierre, annexes
vitrées, arcades multiples, se détachait, imposant et massif, sur le
fond sombre de la forêt de pins escaladant le mont abrupt. Et, devant le
«palace», entre des bouquets verdoyants d’arbres fleuris, de palmiers,
de bambous, c’était, sur la pente rapide du parc, une cascade de fleurs
aux couleurs fraîches et harmonieuses; c’était, sur cinquante mètres de
large et deux cents de long, un tapis ininterrompu de corolles...

Argatte jeta un coup d’œil indifférent autour d’eux.

--Tiens, ça rappelle l’exposition annuelle des Galeries Lafayette ou du
Louvre... Mais, ça manque de dentelles et de gants...

Cady haussa les épaules, outrée.

--Vous êtes décidément stupide!...

Argatte désigna avec approbation, à droite de la route, les bâtiments
bas du casino, perdus sous les eucalyptus et les mimosas, dont les
terrasses abritées de stores blancs s’allongeaient presque au ras de la
mer.

--Voilà qui est vraiment bien compris pour y fumer un cigare en
regardant passer de jolies femmes.

Cady ne répondit pas. Dans l’auto qui suivait la leur, elle avait aperçu
Georges, en nombreuse compagnie de théâtreuses et de cabots aux traits
caractéristiques.

On arrivait. La voiture gravissait la pente et s’arrêtait devant
l’immense perron; tandis que douze nègres, en costume oriental, se
précipitaient pour ouvrir les portières. Par les embrasures de la
rotonde vitrée du restaurant, on voyait l’ensemble des petites tables
nappées de blanc, des fleurs, des plantes vertes, les vestes rouges des
tziganes. Et, précisément, ceux-ci se mirent à jouer, au moment où, d’un
geste pareil, Cady et Georges sautaient à terre et posaient le pied tous
deux les premiers sur l’escalier du somptueux Printemps-Palace.




XXV


Le soir de l’inauguration du Printemps-Palace, l’affluence était énorme.
Les invités de Paris ne formaient qu’un infime noyau au milieu de la
multitude dense qui était accourue de tous les points de la région pour
cette fête annoncée avec tapage, et autour de laquelle on avait réussi à
créer de la curiosité.

Après le banquet, il y avait simultanément bal dans la grande galerie
des fêtes du palace, représentation dans la salle de théâtre, concert
symphonique dans le parc illuminé, tziganes dans le hall du casino,
séance de petits chevaux; et, sur la mer, sorte de merveilleux
cinématographe, c’étaient sans discontinuer, des passages de barques
décorées et illuminées, alternant avec des feux d’artifice.

Toutes les salles étaient combles, le parc, les terrasses débordaient,
et dès minuit, on soupait partout. Il y avait en cette foule, habituée
des redoutes et des veglioni, une gaieté de carnaval un peu folle, un
rien brutale. Les groupes amis se séparaient, se disséminaient parmi les
inconnus. Chacun courait à l’aventure, et, parfois, «l’aventure». Il y
avait des rencontres, des surprises, des promiscuités singulières.
Quelque chose de sensuel, de capiteux circulait dans l’air doux,
violemment parfumé par la masse des fleurs lasses de la chaleur de
l’après-midi et qui achevaient d’agoniser, ou reprenaient une nouvelle
vigueur dans la nuit où elles épandaient éperdument leur senteur intime,
toute leur âme de plantes.

Cady et Georges n’auraient su dire comment ils s’étaient rencontrés, à
la faveur de quel hasard ardemment provoqué ils avaient pu s’éloigner au
bras l’un de l’autre. D’abord, s’isoler dans la foule étrangère; puis,
insensiblement, quitter les salles, le parc, franchir une enceinte,
traverser des jardins, sauter un mur de terrasse et se trouver, lui en
habit, elle en robe décolletée, sur des galets de la grève, au ras de la
mer, dont les imperceptibles vagues venaient déferler à leurs pieds en
chuchotant discrètement.

Déjà, la paix et le silence étaient délicieux, ayant presque raison du
bruit des musiques, des éclats du feu d’artifice, du tumulte confus de
tant de voix mêlées là-bas...

Et ils avaient encore avancé, très vite d’abord, pour fuir... Puis, ils
ralentirent le pas, et ils flânèrent côte à côte, en échangeant des
paroles et des rires tout bas, moins par crainte d’être entendus que
pour mieux s’harmoniser avec la douceur de la voix de la mer, avec celle
de la toute légère brise, avec la caresse du craquement furtif des
bambous, des palmiers, des platanes de la route située là-haut, très
haut au-dessus de la berge.

Ils étaient allés si loin que, vraiment, à présent, l’écho de la fête ne
leur parvenait plus du tout.

Autour d’eux, tout dormait, et l’on se sentait en pleine Provence, hors
de la zone bouleversée, cosmopolisée par le luxe et les embellissements
étrangers.

Georges désigna du doigt, le long de la plage, une rangée de
maisonnettes disparates, en bois, en briques, montées sur pilotis, avec
des vérandas, des escaliers, des recoins sans nombre, tout cela
s’appuyant l’un sur l’autre, se chevauchant, semblant se bousculer, trop
à l’étroit, bien que rien ne parût les obliger à se serrer ainsi.

--Des cabanons...

Et il expliqua. Ces maisonnettes étaient fréquentées seulement le
dimanche, par des amateurs de pêche et de bouillabaisse. Tous citadins
de la ville la plus proche, bons bourgeois et nervis pêle-mêle, coude à
coude, ils venaient s’entasser les uns près des autres pour boire,
manger, chanter, ripailler des heures durant, exagérément, en consommant
surabondamment des coquillages, des tomates, des melons, des pastèques,
des vins du cru, des bouillabaisses sortant de la mer et fricassées à la
minute.

Cady monta des degrés dont les rampes étaient couvertes de plantes
retombantes.

--C’est gentil, ici.

Une fragile serrure à la porte à claire-voie donnant sur une terrasse,
ne résista point à l’effort bref de Georges. Des sièges en rotin,
délabrés mais encore confortables, faisaient face à l’étendue sombre et
lisse qui recevait la traînée lunaire étincelante.

Ils s’installèrent, enlacés, en une attitude de tendresse blottie qui
leur était si familière qu’ils l’obtenaient immédiatement, leurs corps
semblant modelés l’un pour l’autre.

Et parce qu’ils s’aimaient plus que tout, parce que le soir était
incomparablement beau et l’heure si rare que l’on sentait obscurément,
mais puissamment, qu’elle ne se renouvellerait peut-être plus jamais
dans le courant inéluctable de l’existence, leur étreinte était chaste
comme celle de deux enfants très purs, sans mère, et emplis de besoin de
tendresse.

--Cady, fit Georges soudain au milieu de paroles quelconques. Quand je
ne serai plus là, tu ne prendras pas d’autre amant, n’est-ce pas?

Elle répondit «non» simplement, sans s’étonner de cette question
inopinée. Tous deux, sans vouloir jamais s’y appesantir, envisageaient
toujours le précaire de leur liaison. Sans se la représenter, ils
sentaient leur séparation forcée dans l’avenir.

Il poursuivit:

--Je voudrais que le jour où ça sera, tu deviennes subitement très
vieille, avec plus rien dans ta tête qu’un souvenir de moi, un petit peu
vague, et qui alors serait doux, qui ne te ferait pas de chagrin...

--Et toi?

Il fit un geste insouciant.

--Oh! moi, naturellement, je serai mort.

La tête sur l’épaule du jeune homme, elle dit lentement, comme cherchant
un problème compliqué:

--Comment est-ce qu’on meurt?

Il répondit avec une douceur triste, sans emphase:

--De bien des façons... et, quelquefois, ce n’est pas drôle...

Elle étendit le bras dans la direction de la ligne lumineuse qui
s’agitait sur l’eau, muette et sans trêve.

--Tu crois que c’est utile que ça bouge ainsi sur place, sans avancer?

Il affirma, sérieux:

--Bien sûr que c’est utile, puisque c’est joli.

Un souvenir gai traversa brusquement Cady, chassant irrésistiblement les
rêves câlins et les ombres mélancoliques de leur tête-à-tête.

--Dis-moi?... Qu’est-ce qu’elle avait à faire cette sale tête, Rosine
Derval, pendant la représentation?

Georges rit à son tour, ramené à ses préoccupations coutumières de
coulisses de music-hall, de cabinets de toilette de demi-mondaines, et
de couloirs de cercles louches.

--Rosine?... Mais, ma chère, elle était saoule!

Et il commença, de sa jolie voix douce et voyou, avec sa verve
particulière, à la fois vulgaire et très raffinée, une relation
impayable des affres de l’impresario, se trouvant à l’heure du lever du
rideau devant une brute inerte et obstinée, assommée par le champagne et
l’éther dont Derval faisait chaque soir une consommation désordonnée,
mais d’habitude seulement après la représentation. Enfin, deux médecins
et un masseur requis, à force de soins énergiques, de remèdes à tuer un
bœuf, l’avaient galvanisée. La femme de chambre, les habilleuses la
coiffaient, la fardaient, la sanglaient, et on la poussait sur la scène,
trébuchante et souriante, un peu singulière pour les habitués, ainsi que
l’avait remarqué Cady, bien que néanmoins charmante, et semblant
posséder tous ses moyens pour la majorité des spectateurs. Et on lui
faisait de si chaudes ovations qu’elle avait fini par se réveiller tout
à fait et sentir se ranimer sa chair morte et glacée.

--C’était Hubert Voisin qu’il fallait regarder! ajoutait Georges en
riant. Il tremblait dans sa peau qu’il n’arrive un scandale, quelque
chose de ridicule, qui flanque un coup de pied à sa fête.

Cady commençait, elle aussi, une histoire lorsqu’une voix connue montant
de la grève, éclatant dans le silence complice qui les environnait la
fit s’arrêter net, le cœur battant, interdite.

--Eh, madame!... Petite madame Cady!... Je crois que vous perdez un peu
la tête!... N’imaginez-vous pas qu’on vous cherche, là-bas?...

Tandis que Georges se laissait glisser tout à plat sur la chaise longue
de rotin, comme pour mieux disparaître dans l’obscurité, Cady se leva et
vint se pencher au bord de la balustrade.

--C’est vous, Argatte? fit-elle, mi-colère, mi-aimable.

--Sûr, que c’est moi!... J’ai raconté des choses compliquées, absurdes
et vaguement vraisemblables pour vous sauver la mise, seulement venez
vite, parce que ça ne tient qu’au bout d’un cheveu...

Elle dégringola lestement l’escalier.

--Qui me cherche?

Le jeune avocat leva les bras.

--Qui?... Vous en avez d’extraordinaires!... Tout le monde, parbleu!...
Tous ceux qui vous ont dans la peau, et ça fait un tas, vous savez!...
Sans compter Voisin et votre mari, qui font un raffut!...

Elle sentit un petit froid passer sous son épiderme.

--Ah! Victor s’est aperçu?

--Dame! c’était malin!...

--Mais, objecta-t-elle, timide et piteuse, il n’y a pas longtemps que je
suis absente...

Argatte avait pris son bras et l’entraînait.

--Non?... Eh bien, c’est que le temps vous paraît court... dans la
solitude, appuya-t-il d’une voix railleuse. Il y a plus d’une heure que
je vous ai vue filer...

Elle s’arrêta net, tentant d’apercevoir son visage dans l’obscurité.

--Vous m’avez vue?

--Certainement, fit-il légèrement, avec toutes sortes de sous-entendus
et aussi de protestations de serviabilité et de discrétion en ce simple
mot.

Elle l’entendit ainsi et rit soudain avec abandon.

--Eh bien, tant pis!... Mais, dites donc, si on nous voit revenir
ensemble, ça ne va pas du tout arranger les choses?

Il feignit de s’indigner.

--Tiens donc, petite cruche, croyez-vous que nous allons rappliquer avec
cette candeur?... Sans compter que votre toilette a peut-être bien reçu
des anicroches en cette course vagabonde, ajouta-t-il avec une innocence
pleine d’insinuations.

--Ça m’étonnerait, répondit Cady tranquillement.

Il ramena son bras contre lui avec une certaine nervosité.

--Tant mieux! tant mieux!

Et, changeant de ton:

--Nous allons rentrer vivement dans l’hôtel par un escalier de service
que j’ai déjà exploré... Vous gagnerez votre chambre, et vous vous
coucherez... Je vous enverrai votre mari, et vous lui expliquerez que
vous étiez fatiguée, et qu’après avoir fait un tour dans les jardins à
mon bras et en compagnie de Jacques Laumière--votre infect peintre est
prévenu--vous êtes rentrée vous reposer.

Cady branlait la tête d’un air de révolte.

--Je veux bien passer par ma chambre et répéter vos petites bourdes
imbéciles... mais, envoyez-moi tout de suite mon mari, que ça soit vite
fini, cette comédie, parce que je ne veux pas du tout me coucher... Je
dois danser le cotillon avec Paul de Montaux.

Argatte haussa les épaules avec mauvaise humeur.

--Montaux, maintenant!... Vous n’êtes pas un peu folle?... Enfin, faites
à votre fantaisie.

--C’est bien mon intention, dit-elle avec décision.

Ils parvenaient à l’escalier désert et peu éclairé. Félix Argatte
s’arrêta.

--Je vous laisse... Ça serait la déveine qu’on nous pige ensemble.

Et, comme elle lui serrait la main, gentille, avec un «merci» amical, il
se plaignit.

--C’est tout ce qu’on donne?

D’un geste spontané et charmant, Cady jeta ses bras autour du cou du
jeune homme et le baisa sur les lèvres, familière, hardie, mais sans
aucune passion.

--Voilà!...

Il frémit tout entier, assailli par un violent désir.

--Oh! Cady, si vous vouliez!...

Elle s’enfuyait, grimpant les marches avec vélocité.

--Envoyez-moi Victor!

Il lui cria un «zut!» furieux. Mais, comme elle riait de tout son cœur,
il ajouta, apaisé:

--Vous êtes tout de même mignonne!...

Une heure plus tard, appuyé contre un des pilastres séparant la salle de
jeu du grand hall où l’on dansait, Argatte suivait avec un intérêt un
peu soucieux l’enlacement intime et gracieux de Cady et de Georges, que
les hasards provoqués du cotillon venaient encore une fois de réunir en
une valse prolongée.

--Bizarre! bizarre! murmura-t-il entre ses dents.

Maurice Deber, qui passait, l’air agacé, nerveux, releva ce mot, tandis
que ses regards, à lui aussi, allaient au couple, là-bas.

--Peut-on savoir ce qui motive cette appréciation?

Argatte rabaissa les yeux sur le colonial et sourit sans répondre.

Deber fit un geste de colère, marmotta quelques paroles inintelligibles,
et, sans plus s’expliquer, tourna le dos et s’éloigna.

Argatte eut un rire intérieur.

--Non, mais, pourtant!... Ce n’est tout de même pas le mari!...

Et, par curiosité, il rejoignit Victor Renaudin, qui se promenait en
fumant, avec quelques autres hommes attendant comme lui le bon plaisir
de leurs compagnes infatigables pour regagner la couche à laquelle ils
aspiraient douloureusement.

--Je vois que Mme Renaudin s’est trouvée mieux? insinua hypocritement le
jeune avocat.

Le juge esquissa un sourire résigné.

--Mais oui, elle n’a eu qu’un malaise passager.

Et il ajouta, après réflexion:

--J’en suis bien aise... J’aime mieux la voir s’amuser, même un peu
excessivement, que de la savoir souffrante.

Argatte lui demanda à brûle-pourpoint:

--Est-ce que vous avez dans vos relations un certain Georges Félini, un
Levantin, je crois... un tout jeune homme blond?...

Renaudin chercha, surpris.

--Félini?... Non, je ne vois pas cela... Pourquoi?...

Argatte se déroba.

--Oh! pour rien... Je l’ai vu danser tout à l’heure avec Mme Renaudin,
alors je croyais...

Renaudin affirma paisiblement:

--Non, elle ne le connaît sûrement pas... Seulement, vous comprenez,
ici, ce soir, elle danse avec tout le monde.

Argatte le quitta avec énervement.

--Quel imbécile!... Et c’est pourtant un homme distingué!...

Il retourna dans le hall, arracha une rose d’une gerbe, et, se frayant
adroitement un passage entre les rangs des danseurs, parvint devant
Cady. Elle revenait à sa place, rieuse, radieuse, un peu haletante, une
singulière volupté imprégnant son visage, que la fatigue semblait
allonger, agrandissant et noircissant ses yeux, lui redonnant pour un
instant l’expression troublante de sa figure de petite fille, jadis, à
la féminité trop précoce. Il lui tendit la fleur.

--Venez bostonner.

Elle accepta en riant avec doute.

--Vous savez?

Il affecta de se fâcher.

--Comment, si je sais?... Me prenez-vous pour un vieux? ou pour un
habitué de bals publics qui ne saute que la polka et ne tourne que la
valse?

Elle ne répondit pas, ne semblant pas l’écouter, s’abandonnant à
l’impulsion qu’il lui donnait. Peu après, elle reconnut:

--C’est vrai, vous bostonnez très bien.

Ils dansèrent silencieusement pendant un moment. Et il lui demanda
soudain, bas, sérieux et tendre, comme si leur enlacement lui donnait
quelque droit sur elle:

--Pourquoi faites-vous cette chose stupide et dangereuse?... Une femme
comme vous n’a pas un amant comme «lui».

Il la sentit tressaillir sous sa main. Il serra plus étroitement les
doigts qu’elle paraissait tentée de lui reprendre, instinctivement. Elle
restait muette.

Il recommença, pressant, presque impératif:

--Dites?... mais, dites donc?... Ce n’est pas possible que vous
l’aimiez?...

Justement, ils passaient devant Georges. Il avait pris une chaise
inoccupée, et assis de côté, le coude sur le dossier, le buste souple,
il penchait la tête, montrant avec une coquetterie peut-être
inconsciente la grâce de son cou blanc, presque féminin, où, sur la
nuque, veloutait le blond pâle de sa chevelure. Ses cils, très longs,
très noirs, étaient abaissés sur son regard.

Comme la jeune femme était redevenue fugitivement la Cady d’autrefois,
lui aussi rappelait l’enfant aux boucles blondes qui, dans l’appartement
solitaire de la courtisane sa mère, déjà pervers, attirait calmement la
fillette dans le grand lit...

Cady se redressa, une lueur ardente en ses yeux, et, serrant fortement,
presque méchamment la main d’Argatte, elle dit, âpre et sèche:

--Si, je l’aime!... et puis, voilà!...


FIN






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CADY MARIÉE ***


    

Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.


START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.