La petite femme de la mer

By Camille Lemonnier

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Lemonnier

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Title: La petite femme de la mer

Author: Camille Lemonnier

Release Date: November 2, 2021 [eBook #66652]

Language: French


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  CAMILLE LEMONNIER

  La
  Petite Femme
  de la Mer


  PARIS
  SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
  XV, RVE DE L’ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV

  M DCCC XCVIII




DU MÊME AUTEUR


  Noëls flamands                  1 vol.
  Les Charniers                   1 vol.
  Un Mâle                         1 vol.
  Le Mort                         1 vol.
  Thérèse Monique                 1 vol.
  Happe-Chair                     1 vol.
  Madame Lupar                    1 vol.
  Ceux de la Glèbe                1 vol.
  Le Possédé                      1 vol.
  Dames de volupté                1 vol.
  La Fin des bourgeois            1 vol.
  Claudine Lamour                 1 vol.
  L’Arche                         1 vol.
  La Faute de Madame Charvet      1 vol.
  L’Ironique amour                1 vol.
  L’Ile vierge                    1 vol.
  L’Homme en amour                1 vol.
  La Vie secrète                  1 vol.
  Adam et Eve                     1 vol.




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

Dix exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 10

JUSTIFICATION DU TIRAGE:


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y
compris la Suède et la Norvège.




LA PETITE FEMME DE LA MER


Il vint sur le môle une étrange et sarcastique figure, un de ces visages
équivoques aux yeux hardis, au rire muet, qui vous frôlent du coude et
ensuite vous proposent mystérieusement de vous mener vers les tavernes.

Celui-là, on ne le connaissait pas, personne ne l’avait vu descendre
d’un bateau et cependant il avait dû arriver à l’heure où les dernières
barques enfilent la passe entre le feu rouge et le feu vert.

Il vint donc en sifflant sur le môle parmi les marins qui regardaient au
loin la mer, et il examinait les terrasses de la digue au loin. Il avait
la courte vareuse bleue et le feutre bossué des matelots après une
traversée. Il appuyait son énorme main large ouverte sur un objet qu’il
cachait dans sa poitrine et qui, par moments, paraissait remuer.

Un des hommes qui, de leurs prunelles grises et vagues, ne cessaient pas
de regarder au large, s’approcha et lui demanda quelle sorte de bête il
portait ainsi. L’étranger lui souffla silencieusement au visage un vent
qui sentait l’ail et le saucisson d’ours, et puis il haussa les épaules,
et il attendait que le premier flot de monde se décidât à descendre sur
le môle.

Les tables, sous la tente des restaurants, se vidèrent; les familles,
après le déjeuner du midi, s’en venaient devant la mer aspirer l’air
salé. C’était un but de promenade: de la jetée on pouvait voir caracoler
les marsouins, danser les balises ou rentrer les chalutiers. La brise
aussi soulevait les robes, emportait les chapeaux et détorsait les
cheveux: on ne manquait pas de distractions.

Selon les prévisions de l’homme, il arriva d’abord quelques personnes
qui s’intéressèrent à la couleur des vagues et ensuite, par petits
groupes de vestons blancs et de robes claires, en riant et en échangeant
des propos sans rapport avec l’incomparable splendeur de la mer,
déferlèrent, simplement parce que c’était l’habitude de venir un instant
sur le môle, parce qu’avant eux on l’avait toujours fait ainsi. Et au
bout d’un peu de temps, il y eut là comme le noyau d’une foule.

Cependant à peine ils prenaient attention à cette torve figure qui
louchait avec insolence du côté des dames et bientôt commença par des
signes de leur révéler la présence d’une chose insolite sous sa vareuse.
On se défiait plutôt de ce personnage sauré et barbu, au geste
cauteleux.

Lui riait toujours de son rire doux, de son rire qui avait le frissement
mousseux des écumes mourant sur la plage, comme s’il était sûr que, une
fois pris par ce qu’il allait leur montrer, ils ne s’en iraient plus.

A présent de sa main libre il caressait, sous la laine pileuse de sa
veste, la forme de l’objet caché que son autre main aux doigts gourds
pressait contre lui. Et sa tête aussi se penchait: avec sa face boucanée
et lippue, il semblait là-dessous couler en douceur des risettes de
nourrice à un poupon, ou bien peut-être, par l’ouverture de sa vareuse,
il déversait d’abominables jurons empestant l’ail et le saucisson
d’ours, comme son rire.

Alors une première fois il monta un gémissement léger d’enfant, une
plainte triste comme en ont aussi les petits chats malades. Oui, quelque
chose, dans la poitrine du marin, avait longuement vibré, un cri de vie
blessée, une douleur toute frêle et pourtant surhumaine qui, à la
réflexion, récusait l’analogie avec l’enfant ou un jeune animal. C’était
plutôt une voix lointaine et effrayante comme en a le vent dans les mâts
pendant les nuits de l’équinoxe, comme en entend dans sa petite chambre,
sous la fixité secourable de sa grande lampe, le gardien du phare. Hou!
Houhou! Houhou!

Les pauvres pêcheurs qui étaient sur le môle connaissaient bien cette
voix d’agonie. Plus d’un l’avait ouïe sangloter dans la bourrasque et
s’était signé, se disant que c’étaient les marins trépassés dans l’abîme
qui revenaient entre deux vagues. Ils se rapprochèrent: maintenant ils
ne regardaient plus la mer devant eux et ils tenaient leurs barbes
fermées dans leurs rudes visages.

Lui, le coriace bonhomme, continuait à rire sans bruit avec un plaisir
cynique, comme si, en riant, il se fût certifié la joie de faire
souffrir une âme quelque part. Il n’avait plus les mêmes yeux; son
regard sauvagement coruscait comme un écueil noir sous la pourpre
oblique du couchant.

De nouveau il pencha son mufle crispé par la fente de sa veste, et on
vit qu’avec sa main il faisait le geste d’appuyer sur la petite chose
mystérieuse. Pour la seconde fois cria cette voix inouïe, cette petite
voix qui donnait froid aux os comme si déjà on l’eût entendue pendant un
voyage en mer, ou dans une autre vie, ou en songe.

Bientôt le monde afflua; il s’entassa là, derrière les matelots, de ces
visages stupides ou bassement amusés qui participent à la fois de
l’inconscience et de la férocité des foules. Et d’ironiques jeunes gens
criaient: «Qu’il montre son jouet! Qu’il le montre donc s’il ne veut pas
donner à croire qu’il porte sur la peau une petite chose vivante!»

Les pêcheurs, les pauvres gens en surcot et en sabots, hochaient la
tête; ils attendaient avec patience; ils avaient déjà attendu ainsi des
jours et des nuits le retour des barques, debout sur le môle, les dents
serrées; et ceux-là savaient bien qu’il n’y a qu’un être humain, une
créature en détresse pour pousser un tel cri. Quelquefois cela cessait
un peu de temps. Aussitôt la grosse main rude appuyait et encore une
fois la voix montait et rendait les marins tout pâles.

Alors l’aventurier d’un beau geste jeta son feutre à ses pieds. Il avait
l’air d’un roi des îles avec son teint cuivré, l’astrakan bouclé de ses
cheveux et ses bélières d’or aux oreilles. Il regardait avec mépris
l’assistance. Maintenant aussi, dans un idiome fleurant le varech et
l’iode des mers les plus diversement polyglottes, il annonçait la chose
incroyable et à la fois impérieusement montrait son feutre bossué sur
les larges dalles du môle.

Une pluie de monnaies s’abattit. Des souffles ardents l’entouraient
comme à la procession, dans la fumée des cierges, il en monte derrière
la robe argentoyée de Marie, et c’étaient ceux du petit peuple des
barques, des bonnes gens qui avaient gardé l’humble foi.

Il arriva donc ceci: l’étranger ramassa sa collecte, la coula dans sa
poche, regarda avec un visage livide la foule, et il ne riait plus, ses
lèvres tremblaient.

Il se fit un grand silence; puis, un à un, les boutons de la vareuse
sautèrent et, entre la chemise de flanelle et la peau tatouée, blottie
au chaud de l’estomac, dans les bouquets de poils de cette mâle
poitrine, il apparut une tête de très petite femme aux pâles yeux de
fièvre sous de minces filaments de cheveux verts. C’était aussi la
gentillesse souffreteuse d’un ouistiti, la candeur étonnée et triste
d’une petite femelle de phoque émergeant d’un bassin devant un public de
militaires et de bonnes d’enfants avec sa tête ronde et lisse à laquelle
il ne manque que des bandeaux.

Oh! c’était surtout un petit bijou de chairs nacrées comme un
coquillage, et tout le prisme des jardins de l’arc-en-ciel dans le
miroir d’une lagune au bord de la mer. Un oripeau d’or et de soie
l’habillait, un lambeau pasquillé qui, sans doute, autrefois avait
miroité aux hanches saccadées d’une danseuse d’Asie.

On n’avait plus envie de rire; on était pris plutôt d’inquiétude, d’un
vague effroi comme devant un prodige, une forme élémentaire et
abandonnée, devant un essai où s’était éprouvé le dieu des premiers
âges. Les yeux étaient admirables, pareils à de tendres et sensibles
émaux couleur d’aigue-marine. On croyait y voir onduler des barques,
longuement s’enfler des voiles sur un clair matin de mer. Mais pas de
bras, seulement de petits moignons ou des nageoires palmées, de timides
et frêles appareils qui avaient la grâce d’un geste d’amour, aux deux
côtés des mamelles, de mignonnes mamelles pointues et roses comme les
seins d’une toute minuscule Eve vierge. La loque bariolée ensuite
s’enroulait et on ne voyait plus rien que le bout d’une chaînette se
rattachant aux amples et triples tours de l’écharpe rouge dont ce drôle
à face de pirate s’était ceinturé les reins.

Les pauvres pêcheurs étaient arrivés tout près. Avec des bouches
tremblantes, avec de la peur et de l’extase dans leurs prunelles
immenses, ils se tenaient penchés et regardaient sous la vareuse. Ils
n’auraient pas regardé autrement la sainte présence d’une relique. Et
tous gardaient le silence, comme en mer quand l’eau devient noire et
commence à clapoter dessous les coques.

Un, très vieux, un peu faible d’esprit, avait ôté son bonnet et priait;
personne n’aurait pu dire pourquoi priait cet homme. Et à la fin un
autre des pêcheurs fit un pas et voulut toucher la petite chair pâle
sous ses cheveux verts. Cependant celui--là, non plus que les pauvres
hommes de foi qui l’entouraient, ne doutait; il avança la main d’un
geste dévotieux et timide et tout son corps tremblait. Le louche visage
du gabier sur-le-champ verdit comme s’il eût été torturé par la colique;
très vite il referma sa vareuse, mâchant entre ses dents d’obscures
imprécations; et sous la colère de ses doigts de nouveau montait le cri
blessé. Ensuite il ramassait son feutre, d’un coup de poing furieux le
plantait en travers de sa nuque et déjà avec ses épaules il refoulait le
monde et rapidement gagnait l’escalier à l’extrémité du môle. Il n’y eut
que les jeunes messieurs spirituels qui de loin l’injurièrent.

Les petits vieux des barques, eux, avaient remis les mains dans leurs
poches, le cœur soudain froid, ayant senti qu’une étrange force d’amour
liait le diabolique navigateur, une force comme celle qui pour des
semaines les faisait partir sur leurs barques et ensuite les ramenait
vers les sables, regardant devant eux infiniment.

Le matelot reparut le lendemain et il revint encore les autres jours.
Personne, parmi les hommes du port, n’aurait pu indiquer quel navire
l’avait débarqué ni de quelle contrée il arrivait. A l’heure de la
«belle société», il se campait sur les larges dalles bleues: on ne
savait pas autre chose.

Maintenant, avec son rire cynique, il semblait défier les pêcheurs.
Ceux-ci jetaient leur sou dans le feutre à côté des pièces blanches. Et
puis le camarade, après avoir excité par d’itératifs pincements le petit
cri d’agonie, amorçant ainsi la curiosité publique ou peut-être
manifestant là un autre sentiment qu’on ignorait, défaisait les boutons
de sa vareuse et exhibait la boule de chair pâle aux yeux
d’aigue-marine, aux yeux frais, divins comme les premiers miroirs où
s’était mirée la vie.

Aussitôt d’anxieux et rapides regards s’y mouvaient, couraient vers les
eaux, vers la plainte et l’appel des grandes eaux par delà le môle. Le
ruffian alors avec violence tirait sur la chaîne et il obligeait les
pauvres yeux, maintenant pareils à des fleurs malades, à de mornes et
débiles actinies, à se tourner du côté de la terre.

Les calfats du port, les marins des grands navires, les pêcheurs de la
côte à une grande distance à leur tour arrivèrent voir le prodige.
Toujours le clandestin personnage serrait les dents, éludant toute
allusion à la provenance de cette précieuse fortune. Que leur importait,
à eux! Ils l’aimaient d’une foi profonde comme une idole, comme une
petite sainte vierge venue jusqu’à leurs détresses sur la crête des
flots. De vieux pilotes affirmaient avoir vu jouer dans les filets d’or
et d’argent de la vague, parmi de la criblure d’étoiles, des petites
femmes de mer qui avaient de pareils cheveux verts. Quelque part au
large, là où n’allaient pas les barques, étaient des îles mystérieuses
qu’habitaient ces filles des eaux.

Oh! comme nostalgiquement, en leurs âmes sans paroles, ils l’adulaient
et la redoutaient, la petite sirène, s’entourant de signes de croix
comme pour un péché, une tentation, un mirage halluciné, outrés à la
fois de ferveur charnelle et mystique devant ses minuscules mamelles
d’amour palpitantes de tout l’inconnu de la mer. Il y en avait qui s’en
allaient en battant l’air de leurs bras comme des hommes ivres.

Maintenant les pauvres gens des barques étaient sûrs que le goujat, qui
si vilainement trafiquait de cette petite créature de douleur, épuisait
sur elle de secrets et rageurs sévices. Ils le sentirent pris aux
racines par un amour damné. Peut-être il se vengeait de leur culte
ardent et naïf, lui entrant par jalouses représailles ses ongles dans la
chair, ou bien la tirant par ses cheveux verts avec son horrible rire
muet. Et alors, oh! alors, c’était le cri lamentable, ce cri comme le
hiement des poulies dans la nuit des ports, comme le sanglot du vent
autour de la fenêtre du veilleur dans la tour du phare. Voilà ce que se
disaient ces cœurs simples.

Or, vers la saison des gros temps, le nord-ouest se mit à souffler en
tempête; la mer tout entière passa sur le môle et, dans les soirs, ils
partirent, les mains dans les poches, au bout de la grand’rue, regarder
si les barques ne rentraient pas.

L’homme, désertant la digue solitaire, les suivit; il s’abrita sous un
porche, et encore une fois ils cessèrent de regarder la mer. C’était un
autre cri à présent, un cri aigu et qui ne finissait pas, comme celui
d’une femme en folie. A peine, en pesant des mains, il pouvait la
retenir, elle faisait d’incessants efforts pour s’élancer vers les eaux.

Alors ils recommencèrent leurs signes de croix: toujours il coulait bas
des barques quand cette voix effrayante ainsi criait. Ses yeux aussi
avaient pris une fiévreuse et surnaturelle beauté qui vibrait, qui
s’agitait comme l’aiguille de la boussole. Un magnétisme l’accordait au
pouls de la tempête.

Et puis la grande colère du flot s’apaisa: elle resta pendant des jours
toute morte, les prunelles troubles et livides. Et le sinistre forban
avait beau la pincer; elle ne criait plus.

Un jour, comme il avait bu du gin plus que de raison, il s’assoupit sur
les dalles trempées d’écumes; il cuva là un assez long temps le pétulant
alcool. Tout à coup le port entendit d’épouvantables clameurs; les
hommes des barques accoururent et l’aperçurent se mangeant les mains, se
roulant sur le ventre comme quelqu’un qui est pris du haut mal.

Alors il leur vint à tous une grande peine: peut-être la petite femme de
la mer était partie, et ils cherchaient là-bas vers les eaux. Lui,
maintenant, se jetait sur eux en blasphémant dans son baroque jargon;
ils ne se défendaient pas et ils le considéraient avec des yeux tristes
et résignés.

Du temps s’écoula: il passait des jours entiers assis sur le môle; on ne
savait pas ce qu’il regardait au large de ses prunelles fixes, rongées
par le sel. Quelquefois il meuglait comme un cachalot, comme la sirène
d’un navire en détresse, ou très doucement, en dodelinant de la tête, il
prolongeait un vagissement plaintif de petit enfant malade. Et les
pêcheurs avaient remarqué que lui aussi, aux approches de la tempête, à
présent poussait d’aigres cris. A l’heure de la marée, quand l’eau
commençait à monter sur le môle, un des leurs le prenait sous le bras et
le ramenait vers le port. Il serrait toujours contre lui quelque chose
qui le faisait rire de son rire sans bruit.

Une nuit de l’hiver, la mer gronda si terriblement que des bergers, dans
la dune, à une lieue des côtes, crurent qu’elle arrivait et s’enfuirent
par la campagne. On ne revit plus jamais le marin. On supposa qu’il
avait entendu une voix et qu’il était parti là-bas d’où la petite femme
aux cheveux verts n’était pas revenue.




DANS LA FORÊT

A Léon Bazalgette.


Une fois, j’étais dans la forêt, vers le temps de l’aube. J’étais venu
pour voir se lever le jour entre les petits chênes. Mais il tomba une
pluie d’été: je vis monter au ciel une pâleur grise, elle s’étendit
entre les arbres, et ce matin-là, l’espace ne se fleurit pas de roses.
Alors, je restai longtemps au pied d’un hêtre à écouter de feuille en
feuille ruisseler l’égouttis de l’eau, comme une source qui grésille en
sourdant de terre. Et la futaie, dans cette fine musique de la pluie,
doucement s’éveilla avec une odeur verte. Un coucou, dans le matin
profond, sembla avoir poussé la porte d’une petite horloge et venir
jusqu’au bord du cadran et sonner l’heure avec des coups de gosier comme
des hoquets. Du côté des vergers, vers le village, un merle répondit et
ensuite tous les merles à la fois chantèrent. J’avais oublié que j’étais
venu aussi pour tirer des écureuils. En ce temps, je n’allais jamais au
bois sans mon fusil. J’aimais cette chair sauvage et parfumée. Et je
restai sous le hêtre, goûtant dans la forêt des âges une sensation
d’éternité.

Jack n’aboya pas quand parut Mélita. Elle se glissait entre les arbres,
toute mince, encore une petite fille d’apparence. Elle arriva comme un
joli fantôme du matin, et elle marchait droit sous la pluie, avec un
fichu aux cheveux, un bout de tissu bleu qui faisait une tache claire
sous les arbres. Je savais qu’il y avait, à la lisière du bois, dans une
maison de pauvres gens, une enfant qui dansait et tendait ensuite la
main. Mais je ne connaissais pas Mélita, et je la reconnus à cette loque
de couleur qu’elle tirait jusqu’à ses yeux.

Enfin elle fut près de moi; je l’appelai en riant par son nom. Elle me
regarda sans surprise. Elle avait un étrange regard d’or, d’un or vert
de scarabée. Des bubelettes de pluie brillaient aux mèches de ses
cheveux pareils à un bouquet de graminées sèches. Et elle ne m’avait
rien dit, elle demeurait devant moi à considérer le foulard rouge que je
portais à mon cou.

Jack, à présent, la flairait en remuant son tronçon de queue. Il ne
l’avait jamais vue, non plus que moi, et il agitait la queue comme pour
une amie.

--C’est bien toi pourtant qu’on appelle Mélita, lui dis-je.

Et j’avais fait un pas vers elle. J’étais très grand à côté de sa petite
taille. Elle se mit à rire en découvrant ses dents, des dents claires de
bête rongeuse. Et elle ne cessait pas de regarder à mon cou le foulard
couleur des premières cerises aigres.

--Tu es beau, me dit-elle, tu es plus beau que les hommes d’ici.

Je touchai ses cheveux mouillés, et ensuite elle s’avança d’un joli
mouvement rapide, elle porta la main à mon foulard. Et l’odeur de la
terre humide était dans son corps jeune.

--Vois! dit-elle, quelqu’un m’a donné cette soie.

--Un homme, Mélita?

Je ne savais pas pourquoi, avec des yeux froids, je lui parlai tout à
coup durement. Je savais seulement qu’elle allait quelquefois avec de
jeunes hommes dans le bois. Et elle me répondit en fixant sur moi un
regard étonné:

--Un homme sûrement.

Je pris sa main dans la mienne et doucement je lui dis:

--Ne crois pas, petite Mélita, que j’aie voulu te causer de la peine à
cause de cela.

Je lui souriais. J’étais comme un chasseur plein de ruses dans le
hallier. Je ne voulais pas lui montrer que j’avais le désir de son petit
corps frais. Mais elle se blottit joliment contre moi en riant. Elle
avait la câlinerie d’un animal charmé et je sentais le battement de son
sang sous sa peau.

--Je te donnerai mon foulard, lui dis-je.

Elle le palpait entre ses doigts, un point d’or plus clair dans ses yeux
de scarabée, et puis elle le détacha elle-même de mon cou, elle en fit
une ceinture à ses maigres hanches. Et elle ne cessait pas de me
regarder avec défiance comme si elle craignait que je ne lui reprisse ce
tissu léger.

--Non, Mélita, ne crois pas cela, lui dis-je.

Elle se rassura et d’un balancement lent, maintenant elle dansait devant
moi, ayant défait le foulard et l’agitant dans ses mains comme un
drapeau. Et je me rappelai qu’elle dansait ainsi, le dimanche, pour les
gens du village, sous les tonnelles. Je ne ressentis plus que du mépris
pour cette petite mendiante des routes. Elle tournait sur ses pieds nus;
j’entendais le claquement mou de ses talons sur le sol humide, et sa
jupe derrière elle s’évasait comme une large fleur.

--Va-t’en, Mélita. Tu as fait la même chose pour l’homme qui t’a donné
ce fichu.

Elle ne tournait plus; de nouveau, elle venait vers moi et me regardait
étrangement.

--Mélita n’aime pas tous les hommes, me dit-elle.

Et ce n’était plus la même enfant hardie; elle avait un autre regard, et
une rougeur légère lui était venue sous les yeux, un petit feu vierge,
comme les roses à l’orient du jour. Elle se tenait devant moi, soumise
et gauche, à une petite distance. Et encore une fois ce fut moi qui fis
un pas vers elle.

--Mélita... Mélita...

Le parfum vert de son corps monta, une odeur sauvage et chaude comme
celle des écorces et elle ne faisait pas un mouvement pour s’en aller.
Elle se balançait près de moi comme un arbre jeune dans le vent. Elle
regardait au loin, dans la direction des derniers chênes. C’était ainsi
que la première femme avait dû s’offrir à l’homme dans le matin frais,
dans la rosée des herbes. Elle fut tout à coup pour moi la proie chaude
et désirable, comme si nous étions venus chacun des limites de la forêt
pour nous aimer.

--Mélita...

J’avais mis ma main à ses petits seins droits. Je riais avec un peu de
folie; et enfin, elle m’échappa; elle se mit à courir devant elle, entre
les arbres: je courais aussi. Ainsi nous pénétrâmes sous les chênes; je
voyais toujours ses talons relever le bord de sa jupe. Ensuite, ils
retombaient avec ce bruit singulier de la chair nue. Et il me restait un
peu de gêne de courir après elle, moi si grand. La pluie avait cessé, il
filtrait d’entre les feuilles un tintement léger, la mouillure brillante
d’une eau vaporisée à la chaleur du jour. Et puis ce fut le soleil; tous
les oiseaux à la fois chantaient dans les taillis. Le coucou poussa sa
petite porte et sonna les douze coups de midi... C’est ainsi que je
connus Mélita. Et ce jour-là, je n’avais pas tiré d’écureuil.

Je n’allais pas tous les matins à la forêt: il se passa des jours sans
que j’y revins. Quelquefois on me disait que Mélita était venue danser
sous les tonnelles, ou bien on l’avait vue entrer dans le bois avec un
homme. La dernière fois, c’était Yets, le beau soldat arrivé en
permission pour la moisson. Je ne connaissais pas Yets; je savais que
toutes les femmes l’aimaient à cause de ses pantalons rouges. Et Mélita
aussi m’avait dit: Il est beau.

Bah! celle-là ne pouvait résister à la joie de donner de l’amour aux
hommes. Elle n’avait pas l’air de savoir ce qu’elle leur donnait si
naturellement: elle semblait avoir été mise au monde pour donner du
bonheur. Elle était le désir vivant du village. Au fond, je lui en
voulais de n’avoir pas gardé pour moi seul la fleur âcre de son corps.

Or, un matin, je m’en allai dans la futaie. Je ne pensais plus à Mélita;
j’avais pris mon fusil pour tirer les écureuils. Mais quand je fus sous
le hêtre, je regardai longuement la place où elle avait dansé. Oui, me
dis-je, c’est là que ses petits pieds ont tourné pour moi comme ils
tournèrent pour d’autres avant moi, comme maintenant ils continuent à
tourner pour Yets. Et je n’étais pas triste, je riais plutôt en dedans
de moi pour cette étrange destinée d’une petite femme sauvage des bois.
Mais voilà que soudain elle arriva par un chemin sous les arbres, un
chemin qui venait du bout du monde. Et elle sembla, elle aussi, dans ce
moment, arriver du fond de mes pensées, comme une petite présence
évoquée, comme si nous nous étions donné rendez-vous dans la futaie.

--Vois-tu, oui, dit-elle, c’est moi!

Elle me dit cela en riant; elle n’avait plus sur sa tête son fichu de
soie fanée; elle n’avait pas non plus mon foulard autour de sa taille.
Mais un collier de grosses perles, rouges comme des sorbes vives, lui
donnait un air de petite reine barbare. Je touchai du doigt le collier,
je lui dis:

--C’est Yets qui te l’a donné?

--Oui, Yets est revenu. Il m’a donné ce collier. C’est lui aussi qui,
l’autre année, me donna le fichu.

Je l’aurais battue à cause de sa franchise. Je regrettais à présent mon
beau foulard: c’était une amie qui autrefois m’en avait fait don. Elle
vit ma peine et me mordant gentiment les doigts, elle me dit avec une
candeur au fond de ses yeux d’or:

--Yets est venu avant toi. C’était aussi un matin dans la forêt, et il
partait moissonner avec les autres. Et puis je l’ai trompé à cause de
toi.

Jack, comme la première fois, se frottait à son jupon avec un
tortillement joyeux de la queue et ensuite il parut me dire: Pourquoi ne
l’as-tu pas revue? Mais je retirai mes doigts et elle se mit à pleurer.

--Yets est le premier homme qui est venu, me disait-elle à travers ses
pleurs. Avant lui, il n’y avait eu personne. Et quand il est parti pour
la ville, il m’a donné le fichu.

Elle pleurait si doucement que ma rancune s’en alla.

--O Mélita... Mélita! Tu es allée dans le bois l’autre jour avec un
homme qui n’était pas Yets, ni moi.

Elle me regarda clairement.

--Oui, fit-elle. Mais avec celui-là ce n’est pas la même chose.

--Tu aimes donc Yets? lui demandai-je.

Une rougeur monta sous ses yeux comme quand je la rencontrai, il y avait
de cela des semaines, sous le hêtre. Et elle n’était plus hardie, elle
avait les roses ingénues du premier péché.

--Oh! me dit-elle en regardant vers les derniers arbres au loin, il y a
encore quelqu’un que j’aime mieux que Yets...

Je lui entourai le cou de mon bras et elle ne me fuyait plus. Elle
mettait ses petits pieds nus à côté de mes lourdes bottes et elle
marchait à mon pas, toute chaude d’été et de désir.

--Il y a donc quelqu’un? dis-je. Et cependant tu ne veux pas me dire son
nom?

--Je ne sais pas son nom, fit-elle simplement.

Et je pensai qu’en effet, elle ne connaissait pas mon nom. Je sus ainsi
que c’était moi l’homme qu’elle aimait mieux que Yets. Nous pénétrâmes
dans le taillis, et encore une fois elle m’offrit le trésor de sa chair
nue, dans le frisson vert des herbes.

Et ensuite je ne revis jamais plus Mélita.




MAGGY

A J. T. Grein.


Maggy m’étonne, et je crois bien que je l’étonne aussi. Nous avions cru
nous comprendre cependant, quand elle est venue dans cette maison après
notre mariage. C’était alors presque une enfant encore, une petite
enfant brune, aux yeux de vie profonde, un peu endormie. Oui, elle
semblait avoir longtemps dormi derrière un nuage, dans une patrie, très
loin. Et puis je lui ai dit les paroles sacrées qu’on ne dit qu’une
fois. Elle me répondit simplement qu’elle était à moi pour la vie.

Aucune jeune fille ne fut plus sincère en me parlant ainsi, et je ne
puis lui reprocher d’avoir jamais, dans la suite, manqué de sincérité
envers moi. Maggy est franche; elle dit comme elle pense, mais elle ne
dit pas tout ce qu’elle pense. Je ne sais pas encore après trois ans si
elle pense plus qu’elle ne dit. Et ainsi elle vint au mariage avec une
âme très libre et qui cependant me resta fermée.

Peut-être Maggy ne s’était-elle pas éveillée tout à fait. Elle m’apporta
ses petits seins vierges avec une soif hardie d’amour. Elle me fit une
fête de son corps, et j’oubliai que j’avais déjà connu la femme avant
elle. Ce fut bien comme si, pour la première fois, je mettais un baiser
sur une bouche neuve. Elle me révéla la connaissance divine de la
Beauté. J’entrai dans son amour comme dans un éden de vie parfumée. Et
jamais cela ne s’en est allé: je suis resté, comme au premier jour où
elle m’arriva, le jeune homme novice et charmé que fut Adam devant Eve.

Tout homme alors est sûr qu’aucun homme de sa lignée ni de la lignée des
autres hommes ne s’égala à un tel bonheur. Il semble que les matins du
monde recommencent dans la joie émerveillée de sentir palpiter une chair
inconnue auprès de soi. Et peut-être personne n’a dit le délice de
toucher avec des mains humaines à la fleur de vie amoureuse. On est tout
près de Dieu, aux sources fraîches de l’être, et ensuite il n’y a plus
que la mort qui soit un plus extraordinaire signe d’éternité.

Mais Maggy n’avait pas comme moi le sens de ces mystères. Elle me
défendait de lui parler de la mort, bien qu’il ne soit pas possible de
la détacher de la pensée de la vie; et après tout, elle n’est dans la
durée illimitée qu’une forme différente de la vie infiniment continuée.
Je vis ainsi que nos âmes étaient venues inégalement au monde. Il
régnait entre elles une barrière qui était notre vie profonde en nous;
et Maggy faisait le geste extérieur de la vie et ne savait pas qu’elle
vivait.

Du moins, je le crus longtemps; et cependant Maggy fut souvent sur le
point de me dire une chose plus belle que toutes celles que je lui
disais, et elle ne put pas me la dire. Ce sont les paroles qui font que
nous ne nous comprenons pas. Les miennes demeuraient pour elle sans
rapport avec la nécessité immédiate de nous donner mutuellement du
bonheur; et je ne voyais pas que les siennes prenaient leur source dans
les sensations fraîches d’un être resté plus près que moi de la Nature.
Tout le malentendu ne provient peut-être que de cela: la femme est
l’éternel élémentaire, la force jaillissante et nuptiale, toujours
proche des origines. Elle est, à travers le temps, le premier jour de la
genèse quand l’homme, lui, par une combinaison différente de ses
énergies, par une structure plus compliquée du cerveau, tend plutôt à
épuiser en soi l’évolution humaine.

Maggy n’avait pas besoin de s’expliquer à elle-même qu’elle vivait; elle
était la vie; elle était une jeune et vierge et royale force de vie. Et
moi, je croyais sottement vivre plus qu’elle, parce que je m’efforçais
d’écouter retentir en mon cerveau les mouvements de ma vie. Maggy ne
pensait qu’à me donner prodigalement son amour. Elle était la lumière
sur mon chemin, elle était la musique et le rythme de ma joie
intérieure. Maggy était ma joie multipliée dans la beauté de ses yeux,
dans les grâces de son corps comme aux facettes d’un miroir. Et elle ne
se connaissait pas, et je ne la connaissais pas davantage, car je
voulais voir au fond d’elle une chose qui n’y était pas.

Maggy vint donc dans notre maison et tout de suite elle se livra dans
toute la sincérité libre de son amour. Elle me fit ainsi le don le plus
précieux. Mais déjà, en ce temps, elle m’étonnait par son ignorance de
tout ce que j’avais été habitué jusque-là à appeler la pudeur. Il n’y
eut aucune réticence de sa part; elle fit tomber un à un tous ses
voiles: elle fut devant moi comme si, dans l’autrefois de sa vie, elle
avait vécu en l’état d’antique nudité. Une petite sauvagesse sur ses
lits de feuilles ne livre pas avec une plus téméraire chasteté le
frisson de son flanc. Et ensuite elle continua de vivre dans les
chambres comme un petit symbole, comme une image nue de l’innocence. Je
vis ainsi que la femme est bien le péché vivant, au sens des théologies.
La première femme initia le premier homme au péché, et cette gloire du
péché la met au-dessus de tous les hommes, puisqu’il est la Nature, le
secret divin de la vie. Et l’homme seul sait qu’elle est le péché.

Cependant Maggy ne me répéta jamais qu’elle était à moi pour la vie.
Elle ne me le dit qu’une fois, et ce fut, en effet, pour la vie. Il y
avait chez elle une étrange pudeur à dire des mots d’amour; quand je la
priais de me dire qu’elle m’aimait, elle se sentait nue et rougissait.
Elle était comme une rose qui se défendrait d’exhaler son parfum.

Ainsi elle demeura toujours pour moi très franche et secrète, et
peut-être elle ne se doutait pas qu’elle me cachait quelque chose. Elle
n’avait pas à se défendre de moi. J’avais en elle une confiance aveugle
et cette confiance-là seule est lucide, car elle regarde en dedans et ne
se fie pas aux apparences. Mais il était dans sa nature d’être à demi
obscure. Un instinct (venu de quels fonds de l’être, de quels servages
lointains?) avertit la femme de se réserver des coins d’ombre. Toutes
sont mystérieuses et un peu dissimulées. Maggy avait des tiroirs où,
puérilement, elle semblait serrer un peu de sa vie. Cependant elle
m’était arrivée ignorante et vierge. Je crois qu’elle a toujours vécu
plus au fond d’elle que moi-même.

Oui, il y a eu entre nous cette différence qu’elle s’ignorait vivre, et
pourtant elle avait une vie profonde, elle vivait toute sa substance
jusque dans les racines de son être. Maggy a des silences où peut-être
elle me dit des choses que je ne comprends pas. Et ensuite elle sort de
ces silences, elle a des folies de paroles que je comprends et qui ne
disent plus rien. Elle parle alors comme si elle cessait de me dire
quelque chose. Et elle m’est surtout cachée quand elle a l’air de
m’avoir tout dit. Ses yeux aussi ne sont plus les mêmes: ils sont bien
plus beaux pendant qu’elle se tait. Ils ont alors une lumière dormante,
une lumière d’en dessous comme les étangs. La petite source tressaille
au fond, le remous des algues, les fines chevelures de la vie. Il lui
arrive, en ces moments, de rougir sans cause, une onde légère à ses
tempes, le spasme délicieux du flot intérieur; et elle seule sait ce que
sa vie a pensé en elle ou plutôt c’est sa vie qui le sait et ne le dit
pas. Elle ouvre la bouche comme si elle allait me dire quelque chose:
«Ecoute, ami...» Je la regarde et elle continue: «Tu serais bien étonné
si je te disais...» Et puis elle se met à rire; je pense alors
qu’elle-même ne savait pas ce qu’elle voulait me dire. Une secousse
brève de la sensation, le bouillonnement léger de la source au fond et
la surface ensuite s’est unifiée.

Pourtant l’âme ne monte pas en vain aux lèvres: Maggy, dans l’instant
même, a eu quelque chose à me dire. Le grand courant a passé en elle, la
vie profonde des races, de tous les êtres qu’elle continue. Et déjà il
était trop tard, elle n’a pas pu dire la chose sacrée, la chose de vie.
Puis-je douter, néanmoins, qu’elle fût en elle?

C’est, d’ailleurs, une vraie enfant, ma Maggy, une enfant fantasque et
très raisonnable, une rusée et ingénue petite femme, étrangement douée
de personnalité brune. C’est une parcelle de la durée de la femme en qui
toute la femme se résume, car l’homme n’est presque jamais qu’un homme,
une forme accidentelle et localisée des séries; mais la femme est bien
le multiple aspect éternel de toute la féminéité.

O petite Maggy, je vois en toi des choses si loin! Tu m’apparais toutes
tes mères jusqu’à l’Eve nue, l’adorable femme sauvage qui livrait avec
une impudeur délicieuse, dans les jeunes jardins du monde, ses seins
pointus à la soif de l’époux. Elles furent des esclaves, des martyres,
des reines, et tu aurais pu être une amazone, car je ne te connais que
par tout ce que tu m’as laissé ignorer et ne sais pas toi-même. Tes
colères sont d’une Sémiramis minuscule comme ton amour d’une petite
reine de Saba, et cependant tu es venue dans la maison pour vivre aux
côtés d’un pauvre raisonneur comme moi. Ni toi, ni moi, ne saurons
jamais qui tu es, Maggy, et tu t’en iras avec le sceau de tes doigts sur
tes lèvres, comme une qui a un secret. Et peut-être les femmes de plus
tard, malgré l’émancipation et tout ce qui en fera des êtres plus
conscients qu’à présent, ne se connaîtront pas davantage. Etant la vie,
tu es aussi le mystère inconnu de toi et des autres comme l’origine des
Forces, comme la raison de l’Univers.

Reste donc pour moi celle qui vient et qui est l’Amour et la Vie. Ne me
dis plus comme hier encore: «Je voulais te dire une chose...» Et puis,
tu m’as regardé, tu ne me l’as pas dite, tu ne pouvais pas la dire. Non,
tais-toi, Maggy; il arrivera ainsi un jour où peut-être je te
comprendrai.




APRÈS-MIDI D’ÉTÉ

A Cyriel Buysse.


C’est dans une petite ville, vers le temps de la grande palpitation
lasse et lourde de l’été. Et j’écris sous les clématites en berceau,
parmi la flamme et la poudre d’une après-midi orageuse. Mon cœur bat
fortement; il soulève le tissu léger qui recouvre ma poitrine. Et
cependant rien de désordonné, rien qu’un rythme large, immense, comme le
vent doux chargé d’aromes floraux, comme la circulation des sèves aux
artères du sol, le lumineux frisson des grands nuages immobiles.

Je ne sais plus quand a commencé la journée, je ne sais plus quand je
suis venu ici. Je vis une sensation de lointain et d’éternité comme la
succession de tous les hommes de ma lignée que mon sang perpétue. Et la
maison est une des dernières après les autres de la ville, tout isolée,
perdue dans son beau jardin plein d’arbres et d’oiseaux. Mais, moi, je
ne suis pas seul: une forme immatérielle se meut au fond de mon être;
peut-être les hommes de mon sang la connurent avant moi. Toute chose
future ou passée vit en nous comme notre substance indéfinie. L’Univers
retentit dans les plus infimes de nos molécules. Et quand je pense, je
ne sais si je pense hier ou demain; la pensée n’est qu’une équation du
temps et de l’espace.

C’est une petite ville dont les habitants s’en vont, l’après-midi,
entendre une musique militaire au bois. Alors, il leur vient une âme
dans le sommeil las de leurs jours, et cette âme est celle des hommes
qui, avant eux, s’en allèrent aussi vers les hauts arbres de la silve.

Nous sommes tous menés par des forces en qui tout recommence. Nous
arrivons toujours d’une contrée laissée en arrière et que nous avons
oubliée. Nous sommes toujours en marche vers des contrées que nous
ignorons. Autour de moi, il n’y a que la vie des feuilles, le stridement
d’une sauterelle sous l’herbe, un pépiement de jeunes oiseaux. Un lourd
silence tombe du ciel électrique, je m’écoute vivre au fond de moi-même
sans paroles et sans idées, comme les plantes et la terre.

Je suis la parcelle infinitésimale, je suis la petite herbe du gazon en
qui passe la palpitation des mondes. Je n’éprouve pas le besoin de faire
acte de pensée pour savoir que je vis, moi si humble, toute la vie en
dehors de moi, dans la continuité des âges et l’étendue des sphères. Je
ne suis que l’humble chose, une des parts de la durée et qui, cependant,
se sent nécessaire à la vie universelle. En vivant comme le brin
d’herbe, en vibrant une seconde du frisson léger d’une feuille à
l’arbre, j’accomplis une œuvre qui, dans l’ordre des conjonctions, pèse
le poids d’un empire. Et toute vie est la vie totale. Cependant il se
peut qu’une convulsion de l’étroite zone où je séjourne tout à coup
déchire le sol sous mes pieds et me précipite parmi les ombres.

Maintenant le vent doucement s’élève comme un spasme des plaines par
delà le mur. Là-bas sont les moissonneurs hâves et roux. Ceux-là non
plus ne savent pas ce qu’ils font; ils croient seulement couper avec la
faucille des épis mûrs; ils recommencent le geste du premier homme au
temps des premières moissons. Et ils sont les auxiliaires divins de
l’Œuvre de vie. Ils vont à pas rythmiques dans la houle vermeille, et
ils ignorent que le moindre d’entre eux est plus grand sous les astres
que tous les Ptolémée. Pourtant il n’est pas plus grand que le lis aux
jardins de l’été et l’épi aux champs que rase la faux.

Et puis, je cesse d’entendre le battement du fer sur l’enclumette.

Le vent passe sous les quinconces et ensuite m’arrive avec des sonorités
de cuivre, avec des voix héroïques et graves comme si, à l’horizon, dans
l’ardent été, une armée partait vendanger la vigne rouge, comme si de
beaux meurtriers, des chasseurs d’hommes remuaient des trophées sur les
dalles.

Non, ce n’est pas la nuance, il y a moins de gloire et de fracas. Mais
peut-être des amis s’en vont là-bas parmi les rumeurs d’un port et
là-bas me saluent de longs adieux, les yeux déjà remplis d’une autre
terre.

Ames, chères âmes en départ, âmes inconnues et qui cependant, à travers
le chant des cuivres, se révélèrent fraternelles! Elles aussi avec moi
marchaient par les chemins du monde. Depuis quel temps, depuis combien
de siècles?

Je sais qu’elles pleurèrent des mêmes peines, je ne sais que cela, et
jamais nous ne nous sommes rencontrés. Maintenant, je n’entends plus le
friselis des feuilles, le crissement de la sauterelle sous l’herbe,
comme une petite faux d’or fauchant du silence.

Mon âme a d’étranges nostalgies.

O cors, trompettes, voix venues du fond d’un songe! Bruits puissants et
doux où passent les âges! Choses d’éternité! Alors sans doute je te
connus, Toi qui immatériellement, depuis tant de jours, te meus en moi,
Toi qui, tout à l’heure, fus sur le point d’être reconnue par mes yeux
et dont mes yeux ensuite se détournèrent! Fantôme! Esprit! Nous étions
la petite tribu qui en chantant s’en allait sous les futaies. Tu
marchais en avant des autres, et je t’ai appelée, et tu n’es pas venue!
Maintenant, une amère soif d’amour me fait mal délicieusement.
Quelquefois le vent se tait et puis de nouveau il se cuivre de voix
lointaines, étouffées, échos des vies innombrables, palpitation
mystérieuse des bois!

Tout ce qu’une musique d’une après-midi de lourd été contient de
regrets, de langueurs et de désirs! La vague intérieure, l’immense flot
de la vie se soulève du poids d’une mer captive et retombe. On croit
qu’on va connaître enfin l’ignoré de soi, qui sera la délivrance. On est
dans un jardin, sous des arbres étouffants, et il y a une fontaine où
l’on voudrait boire; mais l’eau est tarie. On se sent mourir de toujours
inutilement espérer et vivre. Cependant on espère. Spasme infini de tout
le tourment d’être près de savoir et de s’ignorer! Et la vie peut-être
n’est que ces accords voilés d’une musique très loin et qu’un souffle de
vent apporte et disperse!

Encore une fois, la petite faux d’or fauche le silence, et là-bas
j’entends marcher aux plaines les moissonneurs. L’âme profonde des
cuivres ne s’est plus gonflée dans le vent. O vertige bref d’avoir
espéré ta venue, Toi qui te mouvais en ma vie intérieure et n’es pas
apparue! Je te ferai un lit de fleurs où tu reposeras les yeux fermés,
tes chers yeux divins dont vainement j’attendis un regard. Et je
continuerai ensuite mon chemin, passant solitaire des routes sans
fontaines et sans arbres. Je ne t’aurai pas connue.

O voici qu’un long cri vermeil déchire l’air par-dessus le bois comme
une agonie blessée, comme le signe d’une résurrection... Et il ne finit
pas, il se prolonge comme la douleur d’un monde qui s’éteint, comme la
joie d’un monde qui naît. Il s’enfle de toute la joie immense d’une âme
qui, tout à l’heure, était enchaînée et salue la Vie. Moi aussi, je veux
vivre une éternité de jours et de joie. Apparais, Toi qui n’es encore
qu’une ombre et que pressentit mon amour! Toi qu’à travers les âges je
portai en moi! Je suis celui qui s’avance sous la lumière de l’été.

Et dans la maison voisine, derrière le tremblement des feuillages, une
fenêtre s’ouvre, une enfant vient jusqu’au bord et se penche sur le
jardin... Elle me sourit avec des yeux clairs. Et je t’ai reconnue, Toi
qui vins vers moi des confins de la Prédestination!




LES ROSES

A Eugène Montfort.


Quelqu’un a apporté, ce matin, un bouquet de roses et de grandes
marguerites. Il parfumait mon cabinet, quand je suis entré. Il avait la
fraîcheur des heures vierges de la vie. Et dans la maison, nul ne sait
qui l’avait mis sur le banc, à l’entrée du jardin.

Je n’écrirai pas aujourd’hui. L’odeur des roses en nuage subtil flotte
et me grise: il me monte du cœur des choses lointaines. Je poserai le
bouquet sur une chaise, dans la clarté des fenêtres. Je prendrai mes
pastels. Et tout s’arrange comme je l’ai voulu.

Voilà le bouquet sur la chaise; il bruine à travers le store léger,
tendu au dehors, un grésillement fin de soleil, une petite onde
vermeille comme par les trous d’une pommelle d’arrosoir. Un grand
silence dans la maison. Les jeunes filles sont à la rivière. Ma chienne
dort au soleil sur le seuil de la véranda, les pattes longues, le ventre
battant à petits coups. Et je n’entends plus là-bas que le crissement
des faux dans l’herbe sèche des pelouses. Je me sens vivre d’une vie
tranquille, profonde.

Non, la main est lourde: toutes les petites marguerites tremblent au
ventilement doux du store; les roses palpitent comme des cœurs, et mon
cœur aussi bat, pressé. Quand le vent un peu plus fort monte des eaux de
la rivière derrière les châtaigniers, les tiges ondulent toutes à la
fois, comme si la grande vie sacrée de la terre les animait encore...
Les délicats crayons s’effritent entre mes doigts. J’aime mieux écrire.
Je prends une feuille de papier, je regarde longtemps l’émoi des roses.

Il passe dans la cour un chariot venu des prés avec un dôme d’herbes;
une faux reluit aux mains de l’homme qui guide l’attelage. Encore une
fois, les fleurs frissonnent; elles tremblent comme un pensionnat de
petites filles au bois quand passe un mendiant farouche. Et il me semble
qu’elles ont reconnu le dur éclair du fer. Une blessure saigne en elles,
le mal de leur libre vie tranchée, restée là-bas au matin des jardins.

Petites étoiles blanches des marguerites au cœur d’or! Ames divinement
blanches et ingénues et curieuses qu’on dirait penchées, avec des yeux
clairs, à la fenêtre! D’un mouvement insensible, elles se sont tournées
vers le soleil. Elles regardent, sous la bordure du store, les hautes
herbes lumineuses, la joie immense des arbres à l’horizon, et maintenant
je crois apercevoir en elles des visages d’autrefois. Il y avait aussi
des yeux clairs aux fenêtres quand je passais. Où sont-ils? Qu’est-ce
qu’ils peuvent bien regarder à présent sous la terre? Et puis, nous
sommes allés dans la prairie en nous tenant par la main. Quelquefois,
l’une d’elles cueillait une marguerite et en effeuillait les pétales.

C’était alors le printemps; toutes les prairies étaient pleines de
jeunes filles qui, du bout des doigts, effeuillaient des corolles
blanches. Et ensuite vint l’été: j’entrai dans un jardin de roses, je
cueillis des roses vivaces au sang pourpre.

Je respire ma vie, je respire la vie universelle à travers le beau
bouquet. Je suis un homme des commencements du monde. Une vierge
éternité m’enivre au bord des fontaines d’Eden et peut-être déjà alors
nous allions à deux. Je me sens la continuité de la petite cellule en
qui s’est transmise la vie de tous les temps. Il y a des mille ans,
j’avais déjà à mes côtés une chair amoureuse. Nous regardâmes ensemble
se former d’un cœur la rose et elle avait la forme de notre amour. Et
elle avait aussi le dessin d’une bouche de petit enfant. Tous les
enfants que je fus, tous les enfants qui sortirent de moi à travers la
durée de ma substance s’éveillent et frissonnent au fond de mon être. Et
d’autres après moi infiniment s’en iront avec des yeux ingénus regarder
s’ouvrir les roses.

Une onde immense, le flot profond des âges a passé. Comme une
Atlantique, il m’a submergé délicieusement. Et il ne reste ensuite que
le parfum des roses, comme l’odeur des jardins d’Orient venue avec les
houles.

Maintenant, à peine le léger fleur poivré des marguerites, je le sens
encore, évent d’esprits timides dans la touffeur glorieuse des roses.
Celles-ci expirent puissamment la vie, gonflées d’amour et de soleil,
ivres du sacrifice de leur sang, plus belles d’être déjà la mort dans
une palpitation suprême de désir, d’agonie. Une, très grande et lourde
sous ses pourpres de plaie vive, a la somptuosité blessée, le tragique
et royal orgueil d’une amazone. Un moût de vin foulé, l’arome des mûres
vendanges se volatilise de sa sombre beauté, comme sur les pas d’une
reine barbare monte le fumet des immolations. Et elle vit, elle s’avance
sous l’or des tiares à travers les mosaïques sanglantes, avec un cœur
rouge dans la main et qui saigna, mutilé, sous la serpe du beau
Jardinier vainqueur.

Va, disparais! ce n’est pas toi que j’aurais aimée, cruelle idole,
symbole furieux des baisers qui donnent la mort. Mon âme pastorale a
soif d’un plus tendre amour. Et je te contemple, je te touche d’un doigt
tremblant, aimable nuage pâle, aube rosée d’un matin frais, cœur divin
d’une rose mousseuse à l’odeur blonde, belle comme une vierge qui ne
doit pas vivre. A peine tu es l’amour, tu n’es encore que le désir. Tu
n’étais pas ouverte tout à fait quand au beau jardin de la vie on te
coupa. Et voici que sous ma main ton cœur se déclôt; tes petits seins,
je les dévêts, si frais, si clairs, si nébuleux sous les frêles
mousselines. Et un pétale tombe. Est-ce un sourire? Est-ce déjà ta vie?

Mes roses sont un harem. Toute la joie, toute la beauté du monde réside
au mystère de leurs replis. Elles se conforment au dessein de n’être que
l’image et le reflet de la femme. Et elles ont un tissu satineux comme
une peau, tiède et satineux et moite comme la chair près de l’aisselle,
sous la robe. Elles ont l’air de n’ouvrir que lentement, enfin
conquises, comme pour un amant qui vient la nuit, leurs tuniques
pourpres ou blanches. Et ensuite elles me laissent aux mains la
palpitation d’une autre rose, plus secrète. Elles sont ardentes comme la
fièvre et la volupté. Elles habitent des palais pleins d’alcôves. Et moi
je suis leur amant. Un vertige me captive à respirer l’odeur de leur vie
intérieure, les puissants bouquets desquels s’affole l’Elu.

Maintenant aussi, chacune d’elles me rappelle une jeune victoire, un
délice du temps où je pénétrai dans le beau parterre des roses. Et
toutes demeurent pâmées sous mes doigts, avec des langueurs
différentes... Hardiment tu m’offris le calice d’amour, petite Eda,
petite rose sauvage à l’espalier de mes vingt ans. Alors déjà j’avais
fini d’effeuiller la marguerite, je n’y laissai qu’un pétale, plus
qu’un, et celui-là, je ne sais comment il se fit que je ne l’effeuillai
pas comme les autres. Et, une fois, j’étais près de la tonnelle, au bout
du jardin de mon père. Tu poussas la barrière, Eda, tu m’apparus tout à
coup avec tes yeux d’abeille. C’était l’été, comme aujourd’hui; et tu
portais un râteau de bois sur l’épaule; tu me dis que tu allais faner
avec les autres petites paysannes comme toi dans la prairie.

--Prends cette rose, Eda, te dis-je, je l’ai cueillie tout à l’heure au
bord du chemin, dans le jardin de mon père.

Mais elle se mit à rire:

--Oh! fit-elle, j’en connais de bien plus belles, là-bas, près du bois.

Si gentiment elle se moquait de moi! Je la suivis et elle me mena hors
du jardin, vers un églantier.

--Vois, me dit-elle, celles-là, personne ne les cueillit. Elles ont
gardé l’odeur du matin.

Alors je me sentis devenir jaloux.

--Eda, demandai-je, est-ce que déjà tu menas d’autres jeunes hommes vers
l’églantier?

Elle me répondit loyalement:

--Oui, une fois, je menai ici un jeune homme: il n’est plus revenu.

Elle n’était pas triste, elle souriait, et il fleurissait aussi une
églantine sur sa bouche. Ensuite nous entrâmes dans le bois. Pour la
première fois, je sentis palpiter la fleur divine sous mes doigts. Et
quand ensuite Eda s’en alla avec son râteau, tout le pré avait été fané.

Eda, pourquoi les belles roses orgueilleuses m’ont-elles fait penser à
toi, la première de toutes celles que plus tard je moissonnai? Ce fut
alors vraiment comme un matin du monde; tu fus la première femme d’Eden;
tu fus la vierge rose apparue devant mon désir. Et alors aussi je sentis
passer en moi l’éternité, comme le flot d’une mer.

Un nuage a voilé le soleil; c’est déjà l’après-midi, et moi-même je
touche à l’après-midi de la vie. Une haleine froide souffle des eaux de
la rivière. Des cœurs de roses fanées à présent jonchent le tapis.

Et j’ai cessé de penser à toi, Eda, et aux autres.




EDEN

A Maurice Le Blond.


Quand librement je l’eus prise pour femme, je la menai vers Eden. Elle
et moi, nous n’avions alors une âme que depuis très peu de temps. Nous
avions commencé à nous désirer avant de nous aimer, comme les autres
jeunes hommes et les autres jeunes filles de notre âge. Nous étions
comme des enfants devant les murs d’un jardin et qui tendent les mains
vers des pommes qu’on aperçoit de l’autre côté, sans savoir quel sera
leur goût. Et puis un jour, cette belle Elen, se conformant à
l’analogie, me dit:--«N’est-il pas affligeant de songer que ce sera la
Loi qui nous ouvrira les portes du jardin, au lieu que nous y pénétrions
par la seule force de notre volonté? Ensuite, elle retirera la clef et
peut-être seulement alors nous apercevrons-nous que le jardin a des murs
qu’il n’est plus permis de repasser. Si les fruits sont vénéneux, nous
ne serons pas moins obligés de les manger tant qu’il en restera un sur
les arbres.» Ni l’un ni l’autre n’avions encore envisagé le mariage à ce
point de vue. Elle me parlait en riant, et pourtant je compris qu’Elen
disait là une chose profonde et juste. Ce fut dès ce moment que nous
cessâmes de penser comme les gens qui nous entouraient. Il ne faut
d’abord qu’une petite fissure par laquelle entre un peu de lumière:
ensuite, on ne peut plus vivre dans l’inconscience.

Elen et moi eûmes soif de vérité. Comme des âmes libres, nous nous
promîmes l’amour et je l’enlevai à ses frères: je la menai vers la
maison élue. C’était une petite maison dans un grand parc clôturé de
haies hautes comme des murs. Les sarments d’un immense rosier la
recouvraient du côté du levant et jusqu’à l’hiver restaient parfumés de
grappes lourdes de roses qui avaient l’odeur des fruits mûrs. On ne
l’apercevait pas du dehors: elle était cachée par la hauteur des arbres;
une sève puissante nourrissait leurs troncs dont jamais la hache n’avait
ébranché les ramures vigoureuses. Et tout le parc, avec ses
châtaigniers, ses platanes et ses ormes, ressemblait à une silve
sauvage. Une pelouse s’inclinait vers un étang qu’avivait un cours
d’eau; elle ondulait en grandes vagues d’or et d’émeraude qui n’étaient
jamais fauchées. Et nous connûmes là vraiment Eden, le libre et riant
jardin du premier homme et de la première femme. Une vieille servante
silencieuse, encore diligente, n’apparaissait qu’à l’heure des repas, si
bien que nous goûtions l’illusion d’être séparés du reste du monde.

Elen et moi prîmes ainsi le parti de retourner à la vie de nature, ayant
compris qu’elle seule est la source de ce qu’il y a de bon et de vrai
dans l’homme. Nous vivions dans une communion parfaite de sentiments et
de pensées comme avant la naissance des villes. Nous fûmes délivrés
alors du préjugé que l’habitation en commun avec les autres hommes est
la condition du développement de la personnalité humaine. La virginité
de nos sensations nous induisit à croire que nous n’avions existé
jusque-là qu’à l’état de mécanisme actionné par un moteur étranger. Et
Elen et moi avions l’âge de la terre aux heures innocentes. Les tristes
erreurs qui, pour la créature esclave, résultent des inflexibles lois
sociales se résorbèrent dans l’épanouissement magnifique de nos êtres.
Chaque jour, il me semblait l’apercevoir pour la première fois, toute
neuve d’une beauté qui, avant ce moment, m’était demeurée inconnue. Elle
ne ressemblait plus à aucune des filles de la terre, et elle était bien
plus belle qu’au temps où je l’avais choisie. Alors encore, malgré une
fraîcheur adorable d’esprit, elle était, par certains côtés, la petite
poupée qui se conforme à la volonté d’autrui. Ici seulement elle
commença à penser et à sentir par elle-même comme vivent les plantes,
comme poussent et fleurissent et embaument les essences, et elle fut
vraiment le jardin vierge de mon amour.

Moi aussi, en venant, j’avais été comme le carré de gazon tranché d’un
coup de bêche et qui, transporté au loin, garde sa faune parasite aux
fibres de son humus blessé. Des notions restreintes d’humanité m’avaient
laissé, à l’égard de la passion amoureuse, le sentiment confus du péché
et de la déchéance. Je croyais que la pudeur était une fleur spontanée
des âmes délicates, une pousse franche de nature dont l’ombre voilait le
mystère trouble de l’amour. Mais Elen cessa de rougir, une fois qu’elle
eut été initiée aux baisers; de tout l’élan de son être jeune et ardent,
elle aspira à mes caresses, et dans la solitude des arbres, nous allions
presque nus, comme aux jours d’Eden.

Je pus jouir ainsi de la beauté et de la jeunesse de son corps: elles ne
furent plus secrètes ni dangereuses, comme tout ce qui demeure caché.
Mais elles s’étalaient librement sous la moiteur et le brûlant des airs.
Elles furent habillées de lumière ainsi que d’une soie légère et
transparente; elles se baignèrent et ondoyèrent aux éléments. Et nous
nous aperçûmes l’un devant l’autre tels que l’exigeait la nature. Je
compris le charme divin de la sensualité; je sus pourquoi la vie nous
avait donné des papilles frémissantes, l’arborescente vibratilité des
nerfs, le tact, l’ouïe et les yeux; et toutes choses, par d’infinies
artérioles, forment les puits où s’abreuvent les soifs délicieuses de la
Volupté. L’émoi de la chair m’apparut très pur et selon un ordre
merveilleux. Il s’accorda au rythme universel, au vent qui sème les
germes, aux pluies chaudes, au flux de la sève dont tressaille le cœur
des chênes. Et, dans les soirs, Elen chantait, je l’accompagnais sur
l’orgue; nos âmes, à travers ces musiques, se cherchaient et goûtaient
encore la Volupté.

Elle fut naturellement la loi de notre vie. Nous la trouvions dans la
beauté des fleurs et des arbres, dans le dessin flexible des formes,
dans l’enveloppe caressante de l’air, dans les images et jusque dans les
livres vivant avec nous aux mystérieux silences de la maison. Elle nous
apparut le rite essentiel, la résonance suprême du sentiment de la vie,
la parfaite harmonie des êtres; et une lecture, à travers la présence
invisible des esprits, remuait en nos sources profondes les mêmes
délices charmées, le même sens exalté de la Beauté que l’approche de nos
corps. Nous sentîmes ainsi que la Joie était la prédestination du monde
et que les hommes ne la connaîtraient dans sa plénitude qu’en vivant
d’une vie personnelle et libre au sein de la nature.

Le parc était habité par des bêtes nombreuses. Nous distribuions
nous-mêmes la provende aux biches et aux faons, et les arbres n’étaient
qu’une vaste oisellerie. Même les espèces sauvages, l’alerte écureuil,
le défiant lapin se laissaient approcher; il nous fut démontré que
l’homme et la bête, originairement, étaient unis de liens fraternels.
Ils étaient, avec le vent des feuillages, avec le grésillement des
sources, avec la trépidation sourde des sèves et le cœur gonflé des
nymphéas de l’étang, le rythme actif, incessant, de la Vie. Le sang
charriait en eux les mêmes parcelles d’éternité qui nourrissaient la
substance végétale et notre propre substance. Ils étaient une des formes
de la visibilité de Dieu, comme nous-mêmes. Et comme on ne mange pas une
chair pareille à la sienne et familiale, nous avions proscrit le carnage
des bêtes de la maison et de toutes les autres bêtes; et seulement nous
nous alimentions de laitage, de légumes, de gâteaux et de fruits. Ainsi
nous n’avions pas aux lèvres le goût du sang et notre âme demeurait
fraîche, sans souillure.

Le parc devint notre alcôve pendant les nuits de l’été. Ceux qui
n’aimèrent que dans des chambres closes, comme les larrons, comme les
ouvriers des œuvres clandestines, ne savent pas les joies sacrées et la
divine innocence de l’Amour. Les étoiles étaient nos lampes, le murmure
des feuillages une harpe plus merveilleuse que celle qui berçait le
sommeil du roi Salomon: et notre vie restait mêlée à la splendeur des
météores, à l’harmonieuse marche des sphères, à l’âme de la terre. Comme
le premier mariage des hommes, comme le jeune Adam et la jeune Eve, nous
nous endormions au tiède lit des ramures, nous nous réveillions dans un
prisme de rosées. Et nous étions nus l’un près de l’autre, à la garde de
la nuit bienfaisante. Nous nous apparaissions comme des esprits
primordiaux, comme des essences venues fleurir là du fond des âges, dans
la candeur de notre amour. J’étais l’époux du Cantique: elle chantait
dans la molle ténèbre, dans la pluie verte de la lune, ruisselée des
hauts dômes; et j’accourais à son chant du fond de la belle nuit.
J’arrivais tâtonnant devant moi, me guidant à sa voix, tout enveloppé
des parfums plus forts qui montaient des cassolettes de l’ombre. Et
ensuite, comme une étoile brillante, je l’apercevais sur sa couche
fraîche, je voyais entre les feuilles briller l’astrale blancheur de sa
gorge. Et je disais les paroles qui donnent le frisson à la femme, je
lui disais le vœu d’amour avec le tremblement de mes lèvres. Les hommes
vierges d’Eden n’avaient pas dû aimer autrement. Et puis nous restions
longtemps unis; ses bras ne s’ouvraient plus de dessus mes épaules, ils
faisaient à ma vie un joug délicieux, des liens de chair et de fleurs
comme le simulacre de la beauté et de la durée de notre libre hymen.

Pendant ces minutes, nous nous sentions épandus nous-mêmes au torrent de
la création. Le prodigieux courant de la vie de l’Univers passait dans
notre être et nous donnait l’illusion de vivre de la pulsation lointaine
des mondes, du souffle profond de la terre et des espèces germées dans
la silve. Et ensuite c’était le matin; nous descendions aux eaux de
l’étang; les nénuphars ourlaient ses seins encore gonflés d’amour; une
fraîcheur exquisement calmait notre sang brûlant; et nul de nous ne
songeait au péché ni à la pudeur, fille du péché. Notre volupté était
sacrée comme la promesse d’un âge de joie faite aux hommes.

Nous ne pensions qu’à la Vie, nous ne pensions pas à la Mort. Nous
avions le sentiment que la Mort n’est que le temporaire évanouissement
après les formes accomplies de notre passage et qu’ensuite, parcelle à
parcelle, d’autres formes se recomposent où l’éternité de la vie
continue. Et, ainsi, la Mort n’existe que dans l’effroi de la chose
inconnue, dans le regret égoïste des hommes pour la perte d’un bien qui
nous fut prêté par la nature et ensuite retourne se fondre en elle.
Quand la Joie sera la loi des vivants, quand les temps seront venus pour
eux de s’en aller à travers une haute lumière, ils fermeront des yeux
charmés, comme des dieux prédestinés aux métamorphoses. Et une éternité
était en nous; nous perpétuions les premiers hommes de la race; des âmes
infiniment naîtraient de nos âmes, toujours plus magnifiques, toujours
plus près des seuils de la Vérité; et les grandes mains divines
demeuraient ouvertes sur notre amour.

Enfin, une vie s’éveilla de la nôtre; la source mystérieuse tressaillit
au flanc d’Eve, sa poitrine se leva; elle eut la courbe charmante des
collines, le gonflement béni des plantes fécondées. Et un petit enfant
courut nu dans les jardins. Alors, nous pensâmes des choses hautes et
belles sur l’homme: il fut plus présent à notre isolement qu’au temps où
nous vivions dans la mollesse et la lâcheté de l’état social. Nous
cessâmes de le tenir pour un être pervers et dangereux, victime des
Forces, inexorablement voué à la fatalité de refléter l’Univers comme
une allégorie sans pouvoir le réaliser en soi; tout le mal lui vient de
ses chaînes et de l’éloignement de la nature. Il nous apparut bon, doux,
très grand dans la beauté vierge de l’instinct, et il était encore
enfant comme la petite éternité qui, près de nous, se jouait au soleil
avec des sens élémentaires, ivre de se compléter dans la durée des
jours.




LE SACRIFICE

A Edmond Glesener.


Il était assis, près de la fenêtre ouverte, déjà si faible, une lumière
dans les yeux, la lumière de cette déclinante et tranquille après-midi
aux ors légers d’automne et, plus encore, quelque mystérieuse clarté qui
ne venait pas du dehors. Un souffle fraîchissait aux feuillages du
square, il montait le sanglot d’une girande en jet d’argent retombant au
granit rose de la vasque. C’était un quartier retiré, dans un silence de
maisons. Au loin, comme un orage, roulait la grande rumeur basse de la
ville.

Une présence doucement auprès de lui se révéla, un magnétisme d’esprits
en efflux subtilement répandus. Nul bruit n’était monté des chambres,
feutrées de tapis épais, et cependant il sentit qu’un pas les avait
frôlés et venait. Il retourna la tête et aperçut sa femme en peignoir de
laine blanche, dans une jeunesse d’ans et de beauté.

--Je savais que tu étais là, lui dit-il.

Et il lui prenait les mains, il l’attirait d’un geste d’infinie
tendresse, regardant s’abaisser à mesure vers le sien, dans les lueurs
du soir vermeil, la clarté heureuse de son visage.

--Tu es toute vêtue de blancheur... tu es blanche comme la joie, comme
l’espoir, comme ton âme même... J’aime qu’il règne autour de moi cet air
de bonheur.

Il lui souriait avec lassitude, usé par la vie, l’âme glissée jusqu’aux
limites de ses forces, n’ayant plus, lui aussi, dans l’éteignement du
regard, que le déclin des lumières qui sur le square s’accordait avec le
déclin de la saison et passait comme une chaleur dernière d’humanité et
de nature.

--Quelle imprudence! lui dit-elle. Voilà que déjà monte le froid du soir
et tu restes là, devant cette fenêtre ouverte.

D’un mouvement faible de la tête aux capitons du fauteuil, il eut le
grand mot résigné des malades qui ne veulent plus lutter:

--Que m’importe! Un peu plus tôt, un peu plus tard, puisque aussi bien
cela doit arriver.

Le vieil attachement triste s’éveilla; elle lui appuya au front le
baiser des bonnes lèvres qui autrefois furent amoureuses.

--Ne dis pas cela... Tu sais comme je souffre.

--Pardonne... C’est vrai, tu souffres, quand à peine, moi, je souffre
encore. Tout est si léger autour de moi... Il y a des moments où les
formes réelles s’effacent, où les images ressemblent à un petit nuage
qui va se dissiper... Et, dis-moi...

Ce fut une seconde d’angoisse inexprimable: il n’osait plus la regarder.
Toute clarté s’en alla de ses prunelles soudain noyées de nuit, comme si
la grande ombre approchait. Il lui demanda si leur ami, l’ami constant
et fraternel, n’était pas encore arrivé.

--Mais non, pourquoi veux-tu? (Elle était très calme, souriante à
présent, et cependant il lui parut qu’un tremblement faible altérait sa
voix.) Tu sais bien que ce n’est pas encore son heure.

Il voulut parler; ses lèvres remuèrent sans qu’il en sortît aucun son;
elle sentit entre les siennes ses mains se glacer. Un silence pesa, une
éternité; et puis ses yeux se levèrent, tout froids, dans la pâleur des
affres; il la considéra d’un regard d’immense détresse.

--Tu l’aimes bien, n’est-ce pas? J’ai besoin de savoir cela... Ce serait
une si grande douleur de penser qu’après moi...

La parole ensuite de nouveau expira; les ténèbres mortelles
s’étendirent, la minute pleine de sanglots enchaînés avant la ténèbre
finale. Et il s’écouta plus encore qu’il n’écoutait bruire au-dessus de
cette agonie de son âme la molle parole, le souffle frêle dont elle
sembla se défendre. C’était le regret d’avoir trop voulu savoir,
l’espoir encore que ce cœur jusque dans la mort lui resterait fidèle; et
il semblait regarder devant lui très loin, par delà les jours. Elle
cessa de parler, le froid des abandons passa au vide de l’air comme si
elle n’était plus là, comme si déjà elle était partie. Et il l’appela
comme des portes de la tombe--une voix dans un naufrage, un râle...

--Amie... Amie...

Elle le toucha de ses mains fiévreuses, si proche qu’ils n’eurent plus
un instant qu’un même battement de cœur. La chaleur revint, le flot de
la vie au contact de cette chair jeune et brûlante; et il lui prenait
les mains, il lui disait avec le sourire des convalescences après les
grandes crises où l’on crut tout perdu:

--Cela vaut mieux ainsi.

Elle ne sut pas s’il lui parlait de son silence ou d’une autre chose à
laquelle tous deux avaient pensé.

C’était presque un ami d’enfance pour lui; ils s’étaient longtemps
perdus de vue, et puis une rencontre, les mains qui se tendent,
l’effusion des souvenirs. Il avait pris sa place au foyer, accueilli
comme un frère. Il s’était mis à aimer l’enfant, illusionné lui-même
d’un leurre charmant de famille, dans l’ennui découragé d’une vie qui
avait eu ses mécomptes. Et petit à petit, à mesure que le mal le minait
davantage, la consomption des êtres voués à un travail qui dépasse les
forces, le mari avait cru remarquer qu’une nuance de sentiment plus
tendre, plus ému que l’amitié était née dans ces âmes si voisines de la
sienne. Jamais cependant il n’avait douté de leur probité; il les
croyait purs tous deux dans cette attirance secrète qui seulement leur
donnait la tristesse de ne pouvoir s’appartenir.

Quelquefois leurs voix dans le crépuscule baissaient, n’étaient plus que
des voix sans couleur dans la clarté éteinte des heures, comme leurs
visages. Il eut la pensée qu’ils étaient malheureux et souffraient pour
lui. Sa vie déclina encore; il se perçut une ombre à côté d’eux qui
étaient la vie et pourtant, de peur de trop lui faire sentir leur
présence, glissaient autour de lui d’un pas d’ombres.

Il souffrit dans l’amour qu’il leur portait, dans ses plus profondes
fibres; il n’aurait point autant souffert d’être malheureux lui-même.
Tout sentiment mauvais fut abaissé; il monta une lumière très haute et
fine, comme aux soirs de l’été la lumière plus belle du regret de devoir
mourir. Sa sensibilité s’était exaltée; il ne démêlait plus leur vie de
la sienne, toutes trois mêlées, celle qui s’en allait et les deux autres
qui peut-être ensuite s’accompliraient. Et des idées, des choses
subtiles et encore indécises flottèrent. Il se tourmenta de les faire
attendre, de leur faire mal aux sources délicieuses de leur soif, comme
des voyageurs altérés qui s’affligent de voir se reculer les fontaines.
Il y eut des jours où il sentit venir la tentation sublime, où d’un cœur
héroïque il fut si près de la mort qu’enfin ils allaient être libérés.
Et puis l’humaine défaillance le reprenait, l’enfant qu’il faudrait trop
tôt quitter, l’amère douceur de languir encore un peu de temps auprès de
leurs soins attendris et de n’être pas encore une mémoire qui pâlit, un
reflet qui s’efface aux miroirs.

Rien qu’un pas à faire, une marche à descendre de l’obscur escalier et
il se retenait aux pierres, il enfonçait ses ongles dans le mur, attardé
par les beautés suprêmes de la vie. Cependant il n’était plus vivant
déjà; à leurs regards qui se détachaient de lui, il se sentait glisser
hors des jours, tout faible et évanoui sur la frontière. Il lui sembla
qu’ils le poussaient; il trembla qu’ils désirassent sa mort; il eût
voulu leur épargner le reproche de ne s’être pas désirés jusqu’au bout.

Après des mois, un soir de clarté revenue, il se retrouva à sa fenêtre,
dans le frisson vernal. Il y avait de petits enfants dans le square, il
y avait de légères feuillées aux arbres, tout était promesses d’amour et
d’avenir. Un pas glissa sur les tapis, il sentit un souffle et vit
devant lui l’amie aux mains courageuses, aux mains comme des baumes,
mais plus pâle, dépouillée des roses de sa chair autrefois si claire.
Quelqu’un marchait derrière elle doucement, un visage de silence, aux
lèvres scellées et froides; et il reconnut le compagnon patient qui
n’avait pas désespéré de sa mort.

Comme on entre ouvrir les rideaux dans une chambre longtemps close ou
les fermer sur un départ, ils s’avancèrent. Ils lui sourirent d’un
effort las, immense. «Ils n’ont point failli», pensa-t-il. Il eut une
joie infinie; et tous trois restèrent un instant sans parler dans
l’heure charmante et lourde. Il la sentit fuir avec la lumière, avec
l’ombre qui montait de la terre. Bientôt elle s’en irait tout à fait,
elle retournerait se fondre dans la durée obscure. Et il lui sembla
qu’il avait une chose à dire, entre leurs trois cœurs rapprochés, une
chose terrible et adorable pour laquelle une pareille heure ne
reviendrait plus. Ses lèvres s’agitèrent, il crut qu’il allait mourir
dans le sacrifice. A peine, dans le flot maintenant rapide de la nuit,
il voyait encore leurs visages; toute la lumière parut s’être attardée
sur le sien. Il leur prit à chacun la main et les attira près de lui. Un
souffle passa, il leur dit:

--Ami, je la remets à ton amour. Et toi, amie, aime-le comme tu m’aimas.
Je m’en vais heureux, j’ai le sentiment de vous rendre heureux tous les
deux vous-mêmes.

Il n’y eut plus ensuite que ce murmure:

--Cela vaut mieux ainsi.

L’heure sembla ne plus vouloir finir, dans une clarté plus haute et
dernière, où le ciel et la vie palpitèrent une éternité. Et l’amie se
rappela l’autre fois, quand encore la parole hésitait dans l’angoisse. A
présent elle s’achevait, toutes chaînes déliées, dans la charité
ineffable d’un grand cœur résigné.




LA MAISON DE MA VIE

A Alfred Vallette.


Quelqu’un frappe à la porte.--«Es-tu le vent? Es-tu la pluie? Il n’y a
ici qu’un vieil homme malade.--Je suis l’Amour.--Entre, alors, il y a si
longtemps que je t’attends.»

C’est une vieille histoire: je ne sais pas d’où elle vient. Elle était
peut-être en moi dès ma petite enfance. Elle bourdonne d’un long bruit
d’abeille. Elle sonne très doucement comme une cloche qu’on entend au
loin dans la campagne. L’Amour est entré. Il y avait là un vieil homme.
On ne sait pas ce qui est arrivé ensuite. J’écoute la bonne leçon
profondément en moi.

Cœur fou! cœur qui n’a pas su vieillir! Quelqu’un aussi a frappé à ta
porte. Il pleuvait un ciel en larmes. Le vent avait une voix basse et
malade comme un vieil homme. Qui es-tu, toi qui es derrière la porte,
battant à petits coups pressés le bois vermoulu?

Oh! je tremble si mollement avec mon cœur dans les mains, car je te
reconnais à présent. Tu es venu déjà, tu es venu souvent. C’était le
matin, c’était l’après-midi, et voici le soir. Je sais bien ce que sont
ces petits coups dans l’ombre. Demeure là un long instant. Je ferai la
maison belle pour te recevoir. Je sèmerai des fleurs sur le seuil et la
fenêtre. J’étendrai mes plus beaux tapis pour tes petits souliers
blancs. Il y a ici un si ardent jeune homme qui t’attendait depuis
l’autre fois. La porte tourna sur ses gonds dérouillés. Et tu es entré,
bel Amour!

C’est une petite maison là-bas, sous les arbres. Cela n’a pas de sens
spécial; on pourrait en dire autant de toutes les autres maisons qui
l’avoisinent. Mais moi, je me redis cette chose si simple avec une voix
attendrie, une voix qui m’était encore inconnue. Une petite maison... et
toute ma vie dans cette petite maison. Une vie dort là chaque nuit et
s’éveille là chaque matin. Ma vie à petits pas traverse les chambres, et
puis elle descend jusqu’au jardin. Je passe sous les fenêtres; je
regarde s’allumer les lampes; un rideau se ferme et ma vie n’a pas eu
l’air de me reconnaître. Que lui dirai-je quand, dans l’heure admirable,
nous serons là, derrière le rideau, l’un en face de l’autre, avec nos
mains jointes, près de la vieille Dame?

Le ciel est plus haut sur la maison. Les vitres non plus ne sont pas les
mêmes qu’aux autres maisons. Elles s’éclairent d’une lumière qui n’est
pas celle de la rue; elles ont la clarté humide et brillante des yeux
qui regardent en dedans d’eux-mêmes. Je n’ignore pas pourquoi je pleure
très doucement quand je les aperçois, de l’autre côté de la plaine. Je
crois qu’elles me regardent; elles regardent bien plus la délicieuse
enfant qui est assise près de la fenêtre, ou à la table, ou sous le
portrait d’un doux vieil homme blond, et qui emmêle ses mains aux soies
d’une tapisserie, ou qui, à présent, à son tour regarde du côté des
vitres, comme celles-ci tout à l’heure regardaient dans la chambre. Un
léger brouillard ondule à mes yeux: on dirait qu’une chaude pluie d’été
étame les vitres; et puis la maison se met à trembler au fond de cette
petite moiteur de mes yeux. Elle n’a plus que la forme indécise d’une
chose qui est là et que je ne vois plus, que je ne vois plus.

Je viens du bout de la plaine, je viens du bout de l’ombre, et la route
à mesure s’élucide. Je suis venu les soirs et les matins. L’hiver
neigeait sur le vieux jardin; l’hiver neigeait dans mon cœur. Et, un
jour, le lilas a gonflé ses bourgeons verts par-dessus le mur. Il y a si
longtemps que j’attendais cela! Il y a si longtemps que j’arrive du fond
de la plaine, en marche vers la petite maison! Peut-être je l’ai vue
déjà dans une autre vie. Je suis le vieil enfant crédule qui va,
écoutant chanter en lui la petite chanson d’éternité. Voilà bien la
porte et les marches du seuil. Il viendra un jour un timide jeune homme
qui franchira le seuil, et moi, je serai retourné là-bas, dans le fond
de la plaine. Oh! je la connais bien, cette voix ironique qui me fait
tristement m’en aller chaque soir après que je suis venu! Porte, chère
porte terrible! Vois, à présent, je gratte ton seuil avec mes ongles!

Eh bien, il faudra changer ce vieux conte. Quelqu’un frappe. Est-ce le
vent? est-ce la pluie?... Je suis l’Amour... N’entre pas, il y a trop
longtemps que je n’attends plus. Mensonge! mensonge! Mon cœur est
toujours le même cœur ardent et jeune. Entre, Amour! maintenant tu ne
partiras plus!

Alors, ma vieille folie arrange ainsi les choses. Je suis près de Dea:
je tiens ses mains dans les miennes. La lampe brûle clairement sur la
table, et le portrait du père nous regarde avec des yeux bienveillants.
Tout est mystère autour de nous comme nous pour nous-mêmes. Et la bonne
Dame aux cheveux d’argent, qui fut autrefois si belle, lentement remue
les doigts sur un ouvrage qu’on ne voit pas, comme si elle tissait de
l’ombre. Son sourire m’encourage. «Mes enfants ne vous gênez pas. Je
suis un peu sourde, vous savez... Je n’entends que ce que je veux
entendre. Il y eut un temps où, à moi aussi, celui qui est là dans son
cadre, chuchotait de tendres aveux.» Et, ce soir-là, j’ai apporté
l’anneau, je le passe au doigt de Dea. Je lui dis très bas: «Dea! il y a
des milliers d’ans, un jeune homme est venu, pour la première fois, vers
une jeune fille. C’était au matin du monde et l’humanité est toujours ce
même jeune homme et cette même jeune fille comme toi et moi à présent.»

Mon Dieu! que cela était doux à dire! Je lui parlais ainsi, moi, un
homme qui déjà avait dépassé le temps de la vie moyenne. Mon sang
sauvage bouillait de sentir les genoux de l’enfant près des miens.

Dea! ne viendras-tu jamais me faire signe derrière le rideau?

Et puis des jours encore ont coulé, je ne sais plus combien de jours. Le
lilas s’est guirlandé de feuilles vertes; ses touffes bleues ont fleuri
la crête du mur. Les soirs maintenant sont pleins de tièdes odeurs
délicieuses. Est-ce à cause du petit nuage qui monte à mes yeux? Quand
je passe, il me semble qu’une main inquiètement soulève le rideau. Les
vitres ont la beauté humide et brillante d’un regard qui me suit
jusqu’au bout de la plaine.

O vie! vie des sèves et des substances! Vie qui fais lever les seins des
vierges et tourmentes le flanc des mâles! Vie qu’avec mes mains j’écrase
dans ma poitrine pour en étouffer les battements et qui, à gros
bouillons rouges comme un jeune vin, ruisselles de moi! Vie qui
éternellement rajeunis le cœur des vieux chênes dans la forêt! J’ai
traversé de nouveau la plaine. Je veux être ce jeune homme timide et
téméraire qui franchissait le seuil et disait à Dea les paroles d’amour.

Dea! Dea! je suis le vieil hiver qui a déposé sa toison d’ours et bondit
à présent avec le pas du jeune printemps par les chemins. Voici la
petite maison, et voici les vitres claires. Je monterai les degrés du
seuil, je frapperai à la porte. Mon cœur, mon cœur orageux et enfant, je
le laisserai rouler très faiblement de mes mains comme une chose lourde
et fragile sur laquelle, avec tes petits pieds blancs, tu marcheras. Et
Dea est là, avec ses doigts délicats au rideau, petite ombre si pâle qui
me regarde venir. Je ne sais pas si elle pleure ou si elle me sourit. Je
sais seulement qu’elle est là, qu’elle fut toujours là comme ma vie
même.

Et encore une fois, je suis passé sous la fenêtre. Il n’y avait pourtant
que trois petites marches à monter, rien que trois petites marches. La
première était le passé, la seconde était le présent, et voilà, à la
troisième, j’aurais vu s’ouvrir les jours espérés. J’aurais été au cœur
même de la maison de ma vie.

Mais il est trop tard. Vois-tu, Dea, un homme à mon âge est malgré tout
un vieil homme, et tu n’es plus toi-même une jeune fille. Vie effrayante
qui aboie en moi comme un chien! tire sur ta chaîne. Une petite main
jamais, jamais ne viendra te délivrer.

Maintenant, il faut arranger ainsi ce conte charmant avec lequel fut
bercée l’ancienne humanité. Quelqu’un frappe à la porte. Es-tu le vent?
Es-tu l’Amour? Je suis la Mort. Alors, entre, car ma vie est partie
là-bas; il n’y a plus que toi qui pouvais venir encore.




LA CHANSON D’ÉTERNITÉ

A Henri Charriaut.


Jurieu est à sa table. Il a laissé tomber sa plume. Son cœur bat à coups
pressés et il n’est plus le même homme qu’hier, que tout à l’heure. Une
onde chaude a passé, un large flot de vie. Et il s’étonne d’avoir pu
écrire tout ce matin d’été, dans le calme de sa pensée. Ses pages sont
humides d’encre encore; elles palpitent d’humanité lointaine; elles ont
jailli brûlantes et fraîches, visions des âges où passa l’homme vierge,
le libre enfant de la Genèse. Et Jurieu, comme un patriarche, comme un
mage, a vécu de la vie merveilleuse des forêts et de la savane. Le jour
se levait quand il a ouvert la haute baie de sa chambre de travail. Le
matin parfumé d’une odeur de thym est entré. Et ensuite, avec le reflet
vert des grands arbres sur ses mains, il s’est assis à sa table. La vie
tardait encore aux champs et dans la maison. Une paix profonde de
silence l’enveloppait comme une éternité.

Il a dit la transmission divine de l’être à travers le temps. Et
lui-même se croyait rêver aux matins du monde. Puis la joie des hauts
feuillages a vibré dans l’heure lumineuse. Les faucheurs au bruit clair
des faux ont marché par les pelouses. D’autres hommes à mesure
naissaient des races, comme l’herbe en fleur allait repousser de l’herbe
et rien n’était fini, tout recommençait dans un cycle éternel. Ainsi,
parmi les images et les analogies, il a remonté les courants profonds
d’humanité.

Maintenant une voix jeune chante dans la maison et il n’est plus le même
homme: le rythme intérieur s’est rompu, un flot de vie ardente a passé.
Jurieu se lève, il comprime à deux mains sa poitrine et il est heureux
d’une chose lointaine, inexplicable. La petite Chanson, elle aussi,
semble venir du fond des âges, des matins du monde. Tout à l’heure, il
l’entendit au jardin d’Eden; elle monta pour la joie du premier homme;
elle emplit d’amour le cœur ingénu d’Adam. Et toute autre voix se tut;
il n’y eut plus sous les cieux sidérés que ce souffle mélodieux et
frêle. Jurieu fait un pas vers la porte, revient et, en passant devant
un miroir, il aperçoit sa barbe blanche. Elle ruisselle en ondes
argentées de ses joues; elle a l’éclat des neiges sur un haut mont, sur
une cime qui vit les jeunes humanités; et lui aussi porte à ses épaules
des faix d’humanité, pèlerin chargé des reliques d’un millénaire passé.
Il appuie la main sur ses tempes, il se sourit avec mélancolie.

--Quelle folie! à mon âge! Presque un vieillard!

Et il cesse d’entendre la petite Chanson; la maison, d’un silence lourd,
pèse sur sa songerie.

Il lui semble avoir marché depuis des siècles; il ne sait plus depuis
combien de temps il est en marche. Peut-être c’était aux premières
aurores du monde. Et il longeait les fleuves sacrés, il vivait avec les
brahmes et les éléphants blancs, dans des contrées merveilleuses. Alors
encore l’éternité était fraîche, toute jeune: les hommes ne
connaissaient pas les temples en ruines ni les dieux mutilés, et les
choses de mémoire n’étaient pas encore nées; la durée des jours se
fondait dans un jour unique et divin, sans commencement et sans fin. Et
puis, la petite Chanson une première fois s’était fait entendre.

Elle venait des fontaines et des jardins; elle arrivait de l’autre côté
de la vie; elle sembla monter du mystère profond de la Genèse. Et il vit
apparaître la Femme: la Chanson avait la forme de sa bouche et déjà
cette bouche avait connu le baiser. Ensuite, il cessa d’être seul; il
eut un toit sous lequel ils vivaient ensemble, et une petite existence
avait grandi près d’eux, la petite onde claire d’une source, le matin
délicieux d’une vie d’enfant.

Ainsi Jurieu avait cru revivre lui-même le grand rêve d’humanité, la
transmission infinie des âges de jeunesse et d’amour qui était sa foi.
Absorbé dans ses palingénésies, il ne s’aperçut des neiges de sa barbe
qu’après que la mort eut passé sur la maison. La jeunesse du monde
s’éclipsa; il ne resta que le poids effrayant des âges. Et il était
lui-même un homme ancien qui se souvenait d’Eden. Des ans s’écoulèrent,
des portions d’éternité où la douleur demeura victorieuse, où aux
champs, de la conjecture elle fauchait toute vie comme auprès de lui
elle avait fauché la fleur de son mûr été. Albine parut avoir emporté
aux ombres la grande clarté qui avait marché devant lui. Il fut dans les
ténèbres, il tâtonnait du côté de l’Orient et il ne croyait plus à
l’éternité de la substance, à la loi qui fait tous les hommes
contemporains d’un même point de la durée qui est la vie. Et puis un
jour, dans son âge d’ancêtre, la petite Chanson s’était réveillée. Comme
un vent léger, comme une brise venue des confins de l’espace et du
temps, elle avait brui sur les lèvres de l’enfant. Celle-ci aussi
s’appelait Albine. Une bouche s’était fermée, une autre s’était ouverte
et elles avaient toutes deux le même nom. Ses ans semblèrent recommencer
et il sentit finir l’exil d’Eden.

Jurieu à présent s’apparaît dans le miroir avec les clairs yeux d’un
jeune homme. Son regard est un miroir plus brillant, une eau profonde et
fraîche mirant l’infini d’un ciel. Et il ne voit plus sa barbe blanche,
sa toison de patriarche: le flot remonté du cœur lui met aux joues les
roses ardentes de la vie. Et les images d’éternité se sont renouées.

--Exquise petite Albine, aube et midi de mes jours, symbole jeune de
l’Etre impérissable, tu fis ce miracle de ressusciter celle qui, en
partant, te confia à ma garde paternelle. Tu es deux fois Albine, toi en
qui Albine revit, et toute la jeunesse du monde!

Les heures repassent. Il revit l’harmonieux hymen, leur chère solitude
d’amour et de travail, le mirage d’univers que seule la mort avait pu
rompre. Mais la mort n’est qu’un passage vers les métamorphoses: la vie
seule règne et l’éternité en elle. Et il entend la douce voix des
adieux: «Ne pleure pas... En la regardant, plus tard tu croiras que je
te suis revenue.» Une ombre s’est levée et lui sourit, la forme même du
corps aimable qu’eut Albine; et des mains, comme alors, se sont jointes,
et il croit sentir entre les siennes la petite main d’enfant qu’elle lui
mit entre les doigts comme un legs, comme les petites mains délicieuses
de son âme. Et Albine l’avait eu d’un premier époux, six ans avant qu’il
l’eût prise pour épouse, à son tour.

Le flot s’est apaisé, la sève orageuse remontée du vieux cœur vert. Et
Jurieu s’en va vers la fenêtre, il contemple le bel été des pelouses, la
gloire des chênes centenaires, images des Forces éternelles. Déjà le
jour est haut comme dans sa vie; le soleil sous sa meule vermeille a
broyé le matin ingénu. Il n’est plus que le blanc patriarche, le grand
arbre bruissant d’ans et d’abeilles dans la forêt de l’Etre. Un calme
merveilleux lui vient des siècles derrière lui.

Mais de nouveau la petite Chanson monte de la maison, semble monter du
fond des âges. Il la connut au matin de la vie; elle chantait le bonheur
et elle s’appelait aussi Albine. Alors encore une fois le vieil arbre
frémit jusqu’en ses racines. Le printemps est revenu, le flot de
jeunesse et d’éternité, et la porte s’ouvre, il voit apparaître la
Vierge comme autrefois lui apparut la Femme. Elle est presque nue sous
la transparence des mousselines. Son corps ondule comme une vapeur
d’argent venue des eaux; ses gestes secouent dans l’air des parfums de
roses. Il croit sentir l’odeur divine de sa vie.

--Vois, dit-elle, je les cueillis encore mouillées de rosée pour en
parer cette table.

Il lui répond en souriant:

--Fleuris-en donc ces vieilles écritures comme d’un jeune symbole, comme
du signe charmant de ta présence.

Maintenant, elle s’assied sur ses genoux et caresse ses joues chevelues;
les petites mains joueuses font un vent léger à ses lèvres. Il demeure
troublé d’un délice profond, d’une peine délicieuse, et toute la terre a
tremblé autour de lui comme pendant un mystère. Doucement, il lui ouvre
les yeux, il contemple leur orient limpide, et un autre regard se lève.

Il croit entendre une voix:

--Elle et moi, c’est encore moi.

Ensuite, ses larmes coulent.




LA FILEUSE DE MINUIT

A Eugénie Meuris.


Près d’un canal (c’était, sur les eaux de ce canal, un brumeux et triste
minuit de novembre), une file de pauvres maisons sous les arbres me
suggéra tout à coup--après des heures à errer par les carrefours sans
passants--de lentes douleurs de très vieilles gens, comme des malades en
une cour d’hôpital. Mais peut-être, songeais-je, il y a là, derrière ces
mornes vitres, au fond d’un de ces logis d’un âge reculé, peut-être il y
a le pâle visage et les cheveux décolorés d’une enfant lasse de filer
toujours à son rouet, de filer les soirs et les matins en rêvant à celui
qui l’ira prendre par la main et la mènera vers les sacrements. Et sans
doute--ah! filer sans espoir le chanvre et le rêve comme une petite
aïeule!--elle vient de souffler la lampe, elle s’est couchée dans le
lit, sous la touffe de buis, à côté d’une vieille femme qui s’agite et
ne peut trouver le sommeil.

Mes pas, las de tourner sous les tours et les beffrois en cette ville
millénaire,--Memling, l’évangélique peintre, avait vécu et connu là de
pareils mélancoliques minuits, car la ville s’appelait Bruges!--mes pas
donc, après tant de venelles et de ponts et de places et de porches,
m’avaient conduit jusqu’en cette agonie d’un solitaire quartier, dans
l’humide voisinage d’un triste canal. Nulle lune n’éclairait les maisons
sous les arbres; leur fantôme seulement (puisqu’à peine j’en pouvais
distinguer la forme) se dressait devant moi dans le pluvieux brouillard,
comme si vraiment, depuis tant de siècles qu’elles subissaient les
rafales, ce n’étaient plus que des fantômes de maisons, de pauvres
fantômes à présent ressuscités par un nocturne sortilège.

Mais, m’avisai-je, ils vont m’entendre, ils vont se réveiller au bruit
lourd de mes pas, les habitants de ces taciturnes demeures; car sans
doute plus jamais personne, depuis des ans, ne passe le long de ce
canal. Aussitôt je m’efforçai d’étouffer ma marche en la moite couche de
feuilles dont le pavé était jonché; je devins moi-même un fantôme dans
cette rue spectrale.

Un réverbère (il semblait s’éteindre subitement, puis jetait une petite
flamme)--un réverbère, comme une veilleuse dans un dortoir d’hôpital, au
loin sillait l’eau du canal d’un reflet rouge. Et toujours quelque
gargouille, avec un clapotis léger,--mais je ne pouvais voir en quel
endroit,--avec une triste musique de larmes éternelles, se déversait
dans cette eau. On dirait, pensais-je, que pleure en cette stillation
sans arrêt la moribonde lumière de là-bas, la lumière des yeux crevés du
sinistre réverbère ou si c’est du sang qui, comme dans un hôpital,
s’égoutte des plaies et larme par les souterraines rigoles jusqu’au fond
des puits. Un cimetière--ce me semblait, expliquez cela!--un cimetière,
comble d’antiques pourritures oubliées, devait étendre aux alentours son
funèbre enclos.

A la fin, l’angoisse du silence au bord de cette eau comme des larmes et
du sang, m’opprima si affreusement que, sans cause, et seulement pour
rompre le silence, je me mis à crier:

--Hola! Ho! Quelqu’un! Y a-t-il encore ici quelqu’un de vivant?

Une fenêtre s’ouvrit,--et justement un air de carillon se mit à tinter
dans la nuit, tinta comme des gouttes de pluie mélodieuses sur les
sombres carreaux de la nuit ou comme un vol musical d’oiseaux dans la
nuit, si bien que je me persuadai d’abord que s’ouvrait réellement par
cette fenêtre une volière à un vol d’oiseaux.

Mais un aimable rire, un rire frais et jeune--c’était aussi comme le
rire de ce carillon!--trilla presque aussitôt, tandis qu’une rose,
lancée par d’invisibles mains, frôlait mon visage et ensuite, parmi les
feuilles mortes, tombait à mes pieds.

Il n’y eut pas de paroles, les lèvres n’émirent que le son de cristal de
ce rire, comme si toute la petite personne--frêle, frêle, la bouche en
cœur de rose--aussi eût été en cristal. Mais cette rose sur ma joue,
dis-je en ramassant la fleur, ce cœur de rose, n’est-ce pas sa bouche
même qu’elle me jeta? Sans doute ma voix l’avait tirée de son sommeil;
elle quittait à l’instant le lit où constamment s’agitait cette vieille
femme.

Je la soupçonnai toute pâle et décolorée comme une petite aïeule, après
les étés et les hivers à filer son rêve et son chanvre.

La fenêtre s’était refermée sur le rire; maintenant l’escalier craquait
sous la hâte d’un pas; et ensuite, dans l’entrebâillement de la porte,
m’apparut une main qui me faisait signe d’entrer.

--Oh! dites-moi (la fille était brune et maigre et je lui parlais ainsi,
en considérant autour de nous la nudité des murs) dites-moi. N’y a-t-il
pas un cimetière en ce quartier loin de la ville? N’y a-t-il pas des
malades en un hôpital au bout du canal dans ce quartier de la ville?

--Je vois que vous aimez à rire, me répondit-elle en riant et en
déroulant ses cheveux. Eh bien! si vous êtes venu pour ce que je crois,
la mère dort dans son lit, mais il y a une petite place sur le côté,
jusqu’où descend le drap.

Elle m’avait pris par la main et m’attirait vers l’escalier; mais un
insurmontable dégoût à présent me dissuadait de la suivre.

--Non, non, dis-je, laissons cela.

--Oh!--et elle riait plus fort à présent--la bonne femme n’est pas pour
nous inquiéter! Et il y a encore ma petite sœur dans un autre lit; mais,
vous savez, pour elle j’éteins la lampe.

--Et, dites-moi, repris-je après un moment--(je parlais comme en
songe),--n’a-t-elle pas le pâle visage et les cheveux décolorés d’une
enfant lasse de filer toujours à son rouet?

Elle cessa de rire:

--Ah! nous avons cru la perdre souvent. A dix ans, elle n’était pas
grande en tout comme une poupée. Il fallait passer les nuits à la lever,
à la coucher ensuite. On n’était jamais sûr qu’elle verrait venir le
jour. Et c’est vrai, elle est pâle, c’est comme une petite image de la
Vierge. Voici qu’elle va sur ses dix-sept ans. Avec mes gains, je lui
achète des robes ou du lin, et comme ça elle file, elle file de la belle
toile pour le jour où elle s’ira mettre en ménage,--de la toile toute
blanche pour ses draps de mariée. Mais, attendez, je vais
l’appeler.--Hé! Leentje!

Un pas bientôt glissa le long des degrés--(encore une fois tintait le
carillon au loin sur la ville)--un pas léger comme les notes de ce
carillon descendant et remontant l’échelle des arpèges, et ces pas des
agneaux sur les prairies en fleurs des vieux volets gothiques. Ensuite
s’avança jusque près de moi en sa longue robe blanche, s’avança dans le
cercle de lumière de la lampe une petite forme charmante, la grâce et la
pâleur mêmes d’une vierge de Memling (mais elle ne portait pas le lys),
les candides yeux d’améthyste et les fines mains translucides d’une
vierge de Memling.

--Et si vous saviez comme elle chante! s’écria la fille brune en se
reprenant, par une vieille habitude, à rire.

--Au clair de lune (maintenant elle chantait, la petite fileuse) au
clair de lune, avec des fils de lune, filait en un pré de lune, la
princesse.--Ah! personne ne sait plus son nom!--Passa par le pré, en
habits de lune, le fils du roi. «Ah! lui dit-elle sous la lune, je file
pour mon cœur un beau rêve couleur de lune.» Longtemps après, par le pré
de lune, revint le fils du roi. «Ah! lui dit-elle sous la lune, je file
pour mon lit de noces de beaux draps de lune.» Encore une fois passa, en
le pré, sous la lune, le fils du roi: «Ah! lui dit-elle, c’est fini de
filer le rêve et les draps; maintenant avec ces fils de lune, je file
mon suaire, mon beau suaire de lune, dit la princesse.»--Ah! personne ne
sait plus son nom! Et quand une dernière fois revint le fils du roi, sur
le pré séchaient les beaux draps de lune; mais la princesse ne filait
plus.--Ah! filait dans la lune la princesse!

--Assez! (étreint par une réelle douleur, je ne pus maîtriser ce cri.)
Assez! tous les lins sont filés. Il y a assez de toiles filées pour les
suaires! Et comment pouvez-vous nier qu’il y ait un cimetière proche de
ce canal, un cimetière aux ossements pourris par les eaux de ce canal?

Je m’aperçus alors que j’avais effrayé cette enfant.

--Oh! (lui dis-je très doucement), il viendra, celui que vous attendez
et qui vous mènera aux sacrements. Oui, il viendra, n’ayez point de
crainte; il viendra, le prince pour qui vous vêtirez vos blancs
vêtements de lune; et vous irez ensemble vous aimer dans la lune,--ô ma
petite vierge, ô vierge que Memling eût peinte avec des couleurs de
lune.

En sortant de cette maison (sur le seuil la fille brune à présent
m’injuriait), j’entendis encore une fois le sanglot de la gargouille
dans la nuit, encore une fois les oiseaux du carillon.




LA JEUNE FILLE A LA FENÊTRE

A Judith Cladel.


  Par l’entre-bâillure des mousselines, à travers la vitre comme étamée
  d’un soir d’hiver, un canal s’aperçoit. De l’autre côté du canal, les
  maisons sont bordées par un quai. Une vieille arche de pont, un peu au
  delà vers la gauche, érige un crucifix. Il neige. Dans la reculée, un
  chevet d’église s’écorne, cassé par la perpective.

LA JEUNE FILLE A LA FENÊTRE, _faisant de la dentelle_.--Mes mains, mes
petites mains, mes pâles mains jamais nuptiales, les avez-vous fait
danser toute cette après-midi, les fuseaux!... C’est ma triste vie qui,
fil à fil, s’enroule autour des épingles d’or, et les fils sortent de
mon cœur, les fils vont de mon cœur à mes doigts, les beaux fils couleur
de neige qui retiennent mon cœur captif.

»Mes sœurs, s’il ne vient pas, Celui que j’attends, vous enlèverez les
épingles, vous détacherez la dentelle, vous l’éploierez sur la nuit de
mes yeux... Je l’ai commencée avec les fils de mai... Il neigeait alors
de l’aubépine, les soirs avaient des tuniques blanches de petites
filles; dans l’église, les orgues du mois de Marie chantaient. Et mon
cœur aussi était une église où, derrière les vitraux sous la petite
lampe, mon Jésus resplendissait. Son sourire me regardait avec la forme
de mon propre cœur; et je lavais doucement ses plaies avec des larmes
qui n’avaient pas encore pris le goût du sel!

»Mes mains, mes joyeuses mains jamais lasses, c’était mon voile de
mariée qu’en ce temps vous fleurissiez de marguerites et d’étoiles... Le
prêtre a quitté la chapelle; l’enfant de chœur a éteint les cierges de
l’autel; les orgues se sont tues dans les soirs. L’hiver était venu; et
j’ai continué mon beau voile avec des fils de neige. Mes mains ont filé
la neige qui tombait dans l’hiver de mon cœur, elles en ont fait le fil
avec lequel maintenant s’achève le triste voile.

»Mon cœur est une église où, après la messe, il passe des visages aux
yeux vides comme des chambres de trépassés. Des mères intercèdent à
genoux pour leur enfant malade. Une très vieille jeune fille porte son
cœur dans ses doigts et l’offre aux Saintes miséricordes.

»Je suis cette mère, Seigneur, intercédant pour mon amour malade, je
suis cette vieille jeune fille, Seigneur! Je remets entre vos mains
l’offrande douloureuse de mon cœur inexaucé. Dévidez-vous, les fuseaux!
Mes larmes à la longue ont durci de leurs cristaux le fil; la dentelle
sous mes larmes s’est gelée en dures et brillantes fleurs de givre.

»Dites, dites, mes sœurs, le voile, en l’éployant, sera-t-il pas assez
long pour s’étendre de mon visage à mon cœur?

  (Les cloches sonnent à l’église. Elle regarde s’allumer les vitraux
  dans le chœur. Des mantes noires passent sur le pont.)

»Je les reconnais: ce sont toujours, depuis que je travaille à cette
fenêtre, les mêmes visages de soir et de prières; l’hiver aussi a neigé
sur ces âmes. Mes espoirs, vous vous êtes usés comme les genoux qu’elles
vont fléchir devant les autels... Chaque soir, elles passent au
tintement de la cloche dans leurs grands manteaux; elles se signent
devant le crucifix; elles vont vers les cierges et les chants, comme des
oiseaux battant de l’aile du côté des volières. Mon cœur, comme elles,
porte une sombre mante... Mon cœur passe sur un pont, mon cœur va vers
une chapelle dont le prêtre est mort il y a longtemps. Nulle lampe ne
brûle plus par delà les verrières, nul encens ne fume plus sous les
voûtes; et cependant mon Jésus y est couché parmi l’or et les aromates.

»Silence! Mon cœur a frappé à la porte; la porte ne s’est pas ouverte,
la porte jamais ne s’ouvrira. Ah! sonnez, les cloches! sonnez, mes glas!
Mes prières connaissent une chapelle muette comme un tombeau.

  (Elle a laissé retomber les bobines et rêve, les yeux distraits,
  perdus dans la neige qui floconne lentement.)

»Nous étions alors autour de la table quatre petites sœurs. Une est
partie, un soir qu’il neigeait comme à présent; elle n’avait pas quinze
ans. Celle-là sans doute, dès le berceau, avait été fiancée à un beau
jeune homme pâle dans la lune... Et ensuite, la table est devenue trop
grande pour les trois autres. Annie! ma chère Annie, pourquoi ne suis-je
pas couchée à votre place dans la petite bière où vos lys ont fleuri
pour l’éternité? J’étais l’aînée de nous; il n’eût fallu qu’un peu plus
de bois au cercueil...

»Et tant qu’elles furent quatre, les soirs, dans le jardin, les petites
sœurs dansaient une ronde en chantant: «Il était un beau prince, et ri
et ri, petit rigodon...»--Ah! je ne veux plus chanter cela. Une
princesse au fond d’une tour espère la venue du beau prince... Le beau
prince a passé par le pays; il a passé devant la tour; la petite
princesse est morte de chagrin parce que le beau prince n’a pas trouvé
la clef de la tour... Annie, ma chère Annie, est-ce que quand il neige,
ce ne sont pas les pleurs gelés des pâles jeunes filles qui tombent des
étoiles--des pauvres jeunes filles pleurant le bel amant qui n’est pas
venu? Dites, bonne Annie, est-ce que ce n’est pas la charpie que des
petites mains de jeunes filles effilent au fond des étoiles pour panser
les blessures de celles qui sont demeurées?

  (Une lampe s’allume dans une des maisons en face.)

»La bonne dame tout à l’heure descendra son chien à la rue, elle le
regardera un instant courir dans la neige; ensuite elle le rappellera.
Et, à travers la mince guipure blanche, je verrai la bonne dame passer
l’eau sur son thé, ajouter quelques points à sa tapisserie... (Ah!
toujours la même depuis de si longues années!)... puis s’endormir, son
petit chien sur ses genoux: ils n’ont pas connu le poids léger d’une
chair d’enfant.

  (D’autres fenêtres s’allument.)

»Ah! Des lampes encore! Des lampes comme des yeux rouges de pleurs! Des
lampes comme des regards d’aveugles derrière la vitre d’un hôpital! De
vieilles gens sans doute, des âmes lasses d’infinies résignations!
D’anciennes douleurs de jeunes filles regardant neiger le silence à
travers le cloître de leur cœur. «Il était un beau prince! Et ri et ri,
petit rigodon!» Pourquoi la triste chanson me revient-elle surtout ce
soir? Pourquoi grelotte-t-elle à la porte comme un vieux pauvre chargé
des reliques d’un autre âge? Il y a si longtemps qu’elle est morte, la
princesse: le beau prince sans doute n’en a jamais rien su... Mes mains,
séchez les pleurs de mes yeux.

  (Sur le pont tout à coup quelqu’un apparaît, un homme dont on
  n’aperçoit pas le visage à travers la neige et la nuit. Il s’arrête
  près du crucifix et regarde du côté de la fenêtre. Elle rit.)

»Le voilà, mon prince Charmant... Il y a six ans qu’il passe sur le
pont, tous les soirs, à la même heure. J’ignore son nom; je sais
seulement qu’il a des cheveux blancs. Il passe, il regarde; nous ne nous
sommes jamais rien dit. Mes sœurs l’appellent: _l’ange des dernières
pensées du jour_. Et ensuite ce n’est plus qu’une ombre au bout de ce
canal... Il s’en ira dans un instant comme il s’en est allé tous les
autres soirs.

»Ah! qui aurait dit, quand nous étions quatre petites sœurs chantant
cette antique ballade, qu’un si vieux monsieur s’arrêterait devant ma
tour et que je serais la princesse des espoirs qui ne doivent pas se
réaliser! Je ne tiens plus au monde pourtant que par cette charité d’un
regard qui se tourne vers ma vitre...

  (L’inconnu fait un geste et quitte le pont.)

»Parti! Et ce geste encore depuis six ans, ce geste dont toujours il
semble se résigner et prendre à témoin le ciel de l’impossibilité de
franchir la distance qui nous sépare... Il n’y a cependant là qu’une
flaque d’eau, il n’y a que les silences d’un peu d’eau qui dort! Mon
cœur est une maison au bord d’un canal, avec une fenêtre derrière
laquelle veille mon amour et où se réfléchit le regret d’un passant.

  (La nuit est entièrement tombée; une douceur de sommeil pèse sur la
  ville. Là-bas, les hautes fenêtres de l’église se découpent,
  étincelantes.)

»Seigneur, je mêle ma voix à celles de vos humbles servantes...
Seigneur, prenez en pitié ma longue peine... Donnez-moi la force de
continuer jusqu’au bout ce voile de mariée, afin que, n’ayant pu servir
à ma vie, il serve au moins à ma bonne mort... Et vous, mes mains, mes
pauvres mains flétries, si, à force de vider les bobines, le fil venait
à vous manquer, prenez les lins de mes cheveux, prenez à mes tempes les
fils sur lesquels a neigé l’hiver.»

  (Elle ferme les rideaux, allume sa lampe et se remet à sa dentelle.)




LES PAS


Aux aubes insomnieuses de l’hiver, quand le dur hoquet des coqs--et leur
diane--éveille le sanglot comme à regret des horloges, lequel, roulant
sa tête découragée sur l’oreiller (avec cette plainte: Ah! déjà eux!
_déjà les pas!_ et le jour n’a pas même cogné à la vitre!) lequel sans
un frisson les a entendus, par le sonore pavé des villes et les sourdes
campagnes, tinter ainsi que des glas à des cloches et battre à coups de
talons on dirait de funèbres tambours, et tout un temps--alors aussi
sonnent les cloches dans les paroisses--clouer en des bières avec des
marteaux (ce semble! ce semble!) le silence nocturne?

Pour moi, tourmenté dès le déclin des ténèbres par la certitude de leur
approche fatale, je me résigne à l’obsession de les écouter--depuis des
ans! depuis ma petite enfance!--toujours aux mêmes heures passer sous
mes fenêtres. Il me semble qu’ils n’ont pas cessé de marcher ainsi
depuis des siècles, que l’aube des âges les vit, comme l’aube des jours
actuels, s’avancer en longues files par la poudre des routes, par la
poudre d’ossements broyés des routes, tels des migrations de races vers
l’espoir des patries! Et d’abord--(ah! qui pourrait douter que ce ne
soit le pas d’un très vieil homme levé avant les autres, car il sait,
celui-là, que sa journée sera plus brève)--je reconnais les lents et las
sabots du premier qui passe--les sabots devanciers de tous les sabots,
comme d’un patriarche frayant le chemin à d’errantes tribus. Nul--qui
n’a ouï ce pas doucement sortir des lointains et tout à coup grandir et
ensuite se perdre en du lointain encore--ne sait la tristesse du servage
humain. Mystérieux et furtif, c’est comme si du fond des temps il
arrivait, le voyageur toujours en marche par le deuil des aubes; et oui!
c’est bien son même pas de sommeil et d’ennui, son même pas comme en
léthargie et qui après inévitablement, ah! inévitablement s’éteint dans
le silence. (Dites, vous autres les mauvaises consciences, n’est-ce pas
ainsi quelqu’un en vous, et ce qu’on nomme remords, ce pas pesant qui
bat le rappel des funestes souvenirs à travers la nuit des rideaux de
votre âme? Ou quelque fossoyeur s’en allant, pour un crime encore chaud,
fouir un trou dans un coin de cimetière? Ou la Mort, voyons, ne
serait-ce pas la Mort elle-même, vers les holocaustes et les hécatombes
menant les foules?)

Maintenant il a passé; mais d’autres s’éveillent, d’autres sabots comme
des tambours et des marteaux,--en vérité ceux-là mêmes, n’en doutez pas,
qui sur vos orgueils endurcis et vos faims regoulées, battront la charge
à l’aube de la Sociale, mes frères, méprisants de demain? Or, chacun de
ces pas, comme à un but différé, mais certain, va vers la mort, chaque
accourcit le temps qui entre la mort et l’homme laisse tout juste
l’espace où se meut le bœuf quand déjà le tueur manœuvre son
maillet,--et peut-être pour cela te paraissent-ils résonner comme des
tambours voilés, ô ma triste pensée des aubes d’hiver! L’heure, par
larges andains, fauchera dans le tas, vendangera leur pauvre vigne de
misère, les couchera sur les claies du carnage en copieuses moissons
(afin que les morgues ne chôment et que regorgent utilement les rouges
hôpitaux!) Car ne sont-elles pas les nécessaires proies des charniers,
car ne nourrissent-elles pas vivants l’impérieuse voracité des vers--les
plèbes besoigneuses qui dès l’aube heurtent à nos sommeils leurs sabots
(ils étaient partis à l’aube aussi ceux d’Austruweel!) et courent
affronter l’effroi des cataclysmes?

Par les fournaises des usines et leurs typhons enchaînés--mais ils se
déchaînent,--par le volcan en sommeil des mines, à travers les mâchoires
et les étaux des sournoises machines, peine, tourbe misérable! pour qu’à
tes vertèbres en poudre, à ta chair en lambeaux, à tes saignantes
pourritures notre charité (mais vaut-elle la tienne qui nous octroie
cette illusion de réparer des torts sans nombre?) dispense les
funérailles pompeuses et publiques.

Ah! il y avait aussi, parmi les lourds et lents sabots qui, ce matin-là,
s’en allaient vers Austruweel, de petits sabots rapides et légers (vous
savez, presque en joie et comme on va à une fête!) oui, il y avait aussi
des sabots de jeunes filles et d’enfants. Car, écoutez! il faut les
prendre jeunes, puisque aussi bien leur vie n’a pas de lendemain.

Et... et (à présent c’est le moment de pleurer, les yeux!) la Mort,
comme pour une fête, ne leur a-t-elle pas tiré, n’a-t-elle pas tiré avec
leurs os un feu d’artifice merveilleux?

Par les aubes insomnieuses, les sabots comme des pas de sommeil vers les
fosses! comme des pas mous sur la glaise des cimetières, des pas sur le
vide sonore des puits![1]

  [1] Le 6 septembre 1889, la cartoucherie Corvilain, sise au polder
    d’Austruweel, devant Anvers, fit explosion. Les tanks à pétrole
    sautèrent; tous les réservoirs de combustible aux alentours prirent
    feu. La fumée lourde et noire de l’incendie s’en alla vers les
    Flandres. Le patron pêcheur du bateau _l’Angélique_ la vit en mer
    par la traverse de Coxyde. Il y eut 80 morts.




NEUF CHANSONS DE FLANDRE

A Max Elskamp.


I

LA CHANSON DE L’ANNEAU

Quelque chose est survenu, ma mère,--retirez de l’armoire la robe de
l’autre jour,--la belle robe fleurie.

Faites-y, ma mère, un point--si solide que la mort même ne puisse le
défaire.--Un vent léger a passé sur le verger,--il a passé d’abord sur
les ifs du cimetière.

J’irai au puits, j’en viderai les eaux--je chercherai l’anneau que j’y
lançai l’autre jour.--Je suis allée au puits, je n’ai pas retrouvé
l’anneau.--Un vent glacé remuait les croix du cimetière.

Non, ma mère, c’est trop tard pour moi d’en aimer un autre.--Celui qui
repose là a aussi--mon cœur enterré avec lui.--A présent retirez la clef
du tiroir,--plus jamais je ne porterai la robe fleurie.

La clef, jetez-la où l’autre jour j’ai lancé l’anneau.


II

LA CHANSON DE L’ENFANT MORT

Un gentil oiseau a fait son nid--dans la mousse du toit.--Mon petit
enfant n’avait pas trois ans;--un oiseau sous son aile emporta son
âme,--comme descendait sur les plaines l’hiver.

L’oiseau n’est plus revenu,--je suis restée veuve de ma vie.--Ensuite
les pommiers ont fleuri,--les fleurs du verger étaient roses comme ses
petits pieds quand il marchait devant le seuil.

J’ai porté les fleurs à ma bouche,--j’ai cru baiser la chair froide--de
celui que je n’ai pu réchauffer.--Et maintenant toujours son ombre--va
devant moi au soleil.

Va-t’en, horrible oiseau! va là-bas--où est partie la petite âme de
l’enfant!--Il n’y a plus de place pour un nid dans la maison.


III

LA CHANSON DE L’ÉPOUSÉE

Ma fille, mets ton linge le plus fin,--le boucher a tué hier l’agnel,
l’agnel n’avait que peu de sang.--Rappelle-toi comme il gambadait dans
le pré!--Sa petite laine était blanche--comme la laine de Noël!

Le boucher, ma mère, a passé par la maison,--tous les agneaux sont
morts.--Mon cœur aussi gambadait sur le chemin--par où arrivait là-bas
le noir ami.

Elle va vers la porte et elle dit à celui qui vient:--Maintenant, ils
ont mis mon cœur en croix comme l’agnel,--j’ai gardé pour toi trois
gouttes de sang.

Je mettrai ma ceinture rouge--celle que tu me donnas aux Pâques
dernières--et m’en irai vers ta mère comme un fils.

Ma mère, je suis venu à l’aube,--la maison était close,--j’ai repassé au
soir, j’ai trouvé un homme sur la porte.--Un autre homme que moi a-t-il
passé l’anneau--au doigt de mon amour?--J’ai cueilli en m’en allant--une
rose dans le cimetière.--Je l’arroserai avec les trois gouttes de ton
sang.

Ma fille, accroche tes beaux pendants d’oreille,--les cavaliers font
voler la poussière devant les portes.--Ce soir, un bel homme te
ramènera--avec lui à sa ferme.

Ma mère, dites de quel homme vous voulez parler--afin que mon couteau
frappe là où il doit frapper.--Je boirai à la bonde--comme une cuvée de
bière--les jets fumants.

A présent j’ai vêtu le voile--et accroché les pendants d’oreille.--Dites
au fossoyeur, ma mère, qu’il sonne le glas--comme si j’entrais sous la
nef dans mon cercueil.--Et ensemble ils sont allés entre les aubépines
vers les cloches.--Un des hommes dansait devant--en jouant de
l’harmonica.

Ton sang, homme fourbe--qui m’as volé mon amour, criera vers les
cloches--car mon couteau, je viens de l’aiguiser--sur ton cœur.


IV

LA CHANSON DES KERELS

Nous sommes les Kerels, les francs gars!--Au carillon des cloches--nous
descendons vers les paroisses.--Tue! tue! Nos rires sonnent clairs en
nos coutelas.

Nos pères aussi étaient gens des bois,--on croyait voir marcher les
hêtres et les chênes par les chemins quand ils arrivaient.--Personne n’a
le droit de nous commander;--nous sommes libres partout où reluit--le
fer en nos poings.

Frairie! Frairie! Nous leur fendrons la panse--nous en extrairons la
fressure.--Les boudins juteront et péteront sur le gril.--Dites, mon
amour, n’est-ce pas là une belle kermesse?--Faites brasser une bière
fraîche--pour arroser entre vos dents le cœur que nous vous ferons
manger.

Nous sommes les Kerels, fiers et loyaux comme nos couteaux.--Ceux qui
toucheront à la lame auront la main coupée.


V

LA CHANSON DU SANG

Là où nous passons, il y a du sang dans le ruisseau.--Là où nous
frappons, un homme peut entrer son poing--et le bras jusqu’au coude.

Un vrai fils de Kerels est, à son baptême,--ondoyé avec du sang.--On
fait, avec le couteau,--une croix sur son cercueil quand il tombe
frappé.--Alors le soleil se lève rouge sur le bois,--le jour a le visage
d’un homme blessé à mort.

Les Kerels, comme la mer, se sont rués sur les villages;--ils ont
éventré les fermiers gras.--Ils ont fait danser ensuite les femmes--en
frappant leurs couteaux l’un contre l’autre.--Leur musique était comme
du sang--qui chanterait dans des violons.

Maintenant que de rouges funérailles ont vengé leur frère,--ils
regagnent les bois.--Le couchant est toujours rouge--par-dessus les
Kerels, quand leur bois ils regagnent.


VI

LA CHANSON DE JACQUERIE

Qui a dit que nous n’étions pas des hommes comme les autres
hommes?--Comme les autres hommes nous avons poussé--notre premier cri
entre le moulin à eau et le moulin à vent.

Le poil ensuite nous est venu en même temps--que poussaient nos
dents!--Alors comme les bêtes nous avons mordu.--Un vent secouait nos
cheveux comme des drapeaux.

Pourquoi serions-nous inférieurs aux hommes--issus comme nous d’une
matrice de femme?--Est-ce que nous n’avons pas des mains pour les
égorger comme ils nous égorgent?

Tout aussi grands visages possédons,--tout autant souffrir
pouvons.--Nous sommes bruns comme les labours,--nos yeux luisent comme
les faux avec lesquelles nous les faucherons--le jour des rouges
moissons.

Partout où nos pieds larges foulent la terre,--le corps de Christ gît
trépassé pour notre rédemption.


VII

LA CHANSON DE LA QUENOUILLE

Filez, quenouille! Les fuseaux d’hiver--là-haut filent de la neige,--le
moulin dans le vent file de la farine.--Mon cœur comme une araignée file
la toile bise,--mon cœur file les lins de ma cornette de veuve.--Filez,
filez, quenouille!

En Palestine, l’homme avec le roi est parti.--Ils ont emporté le soleil
à leurs étendards.--Je suis comme un champ sous le givre,--l’hiver
maintenant neige sur mes épaules.--Je suis comme un champ où parmi la
neige--est restée enfoncée la charrue.--Filez, quenouille!

L’homme pendant les adieux--m’a dit: Ils ont cloué Notre Seigneur sur la
croix!--Ils lui ont percé le flanc de leurs lances!--Alors les rameaux
verdoyaient, la rosée--sur la lande brillait comme les pleurs de Notre
Seigneur!--Les rameaux n’ont plus reverdi,--l’hiver filait de la
neige.--J’ai filé toute seule dans l’âtre,--les lins de mon agonie.
Filez, quenouille!

Quelle est cette femme?--La mienne avait des cheveux blonds--comme les
froments mûrs.--Dites, savez-vous ce qu’elle est devenue?--L’homme est
revenu et ne m’a pas reconnue,--portez-moi sur le lit et me couchez dans
le suaire,--lequel j’ai tissé avec mes cheveux gris.

Filez, filez, quenouille!


VIII

LA CHANSON DU PETIT PAYSAN

Le petit bœuf et la vache, comme mari et femme--tirent à la charrue.
Houlà!

De l’aube à la nuit, ils vont lents et maigres, par les sillons.--Le
champ est en pente: par le bout, il s’enfonce dans le ciel.--Chaque fois
qu’ensemble ils montent,--le petit bœuf et la vache tirent plus fort sur
l’attelle.--Ils croient qu’arrivés là-haut--on les ramènera vers leur
litière.--Houlà!

Voilà qu’il leur faut descendre pour remonter ensuite.--Jamais ils n’ont
fini de rayer les cailloux avec le soc.--Moi et Katia, nous sommes comme
le petit bœuf et la vache.--Quand l’un va à droite, l’autre va du même
côté.--Il y a longtemps que notre charrue--retourne le champ; les
cailloux sont toujours en aussi grand nombre.--Le petit bœuf ne se
plaint à la vache,--la Katia non plus ne se plaint à moi.--Jamais nous
ne nous parlons:--la bouche est un moulin qui moud du vent. Houlà!

Le jour où nous serons riches,--nous irons voir au bout du champ, là où
luit le ciel--ce qu’il y a par-dessus le champ.--Il y a l’église et le
cimetière,--il y a la mort qui sonne les cloches. Houlà! Houlà! Hue! Ja!


IX

LA CHANSON DU SABOT

La rivière entre nos deux fermes--est comme un ruban le dimanche--au
corsage de Rietje.

J’ai mis une touffe aromatique dans un sabot,--j’ai poussé le sabot sur
l’eau--en soufflant dessus.--Va, léger bateau, la rivière te mènera
là--où une main sortira des roseaux.

Mon amour, Rietje, est un grand bateau comblé de présents;--il descend
au fil de mes pensées vers ta présence là-bas.--Je ne vois plus le petit
sabot; il a tourné derrière les joncs.--La rivière est comme ta
jarretière autour de ton genou.--Maintenant j’attends inquiet qu’il
reparaisse.

Un gros nuage a passé sur nous et nous a--séparés comme une mauvaise
pensée--comme si nos cœurs devaient rester disjoints.--Que fait à cette
heure ma Rietje? Son esprit--s’en est allé loin,--il erre avec ses yeux
vers la route poudreuse--où roule une carriole.--J’écraserai les fleurs
sous mes talons,--je briserai le sabot contre une pierre.

Mais voilà qu’enfin il sort des joncs,--il se remet à glisser sur
l’eau.--Rietje n’a pas cessé d’être avec moi.

J’irai dans la saulaie, je taillerai--une branche de saule, j’y ferai un
bec comme à une flûte pour siffler--amoureusement sous ta fenêtre, le
soir.

(1889)




LE MORTEL AMOUR

A Hector France.


Le médecin, un homme qui ne comprenait pas grand’chose à la vie, passa
et dit:

--C’est d’amour qu’Izolin est malade: il convient de le séparer un peu
d’avec Claribelle.

A son tour vint le pasteur. Celui-là aussi lisait mieux dans les livres
que dans les cœurs. Et il dit:

--Le feu d’amour charnel le consume. C’est grand péché de transgresser
le commandement de chasteté.

Alors la Dame (c’était la mère d’Izolin) entra dans le bosquet où ils
étaient aux bras l’un de l’autre. Et aucun d’eux ne l’avait entendue
approcher: ils se miraient demi-nus aux eaux d’une fontaine.

--O Claribelle! ô Belle! ton petit sein est comme un fruit rose dans les
transparences de ce bassin. Vois, j’approche ma bouche. Je crois le
baiser avec mes lèvres, et mes lèvres seulement effleurent l’eau. Quelle
douce folie nous fit nous regarder à travers ce miroir?

--O Izolin, prends plutôt mon petit sein dans tes doigts. Caresse-le
amoureusement pendant que je mettrai ma bouche sur la tienne. Il me
monte alors une salive âcre et délicieuse.

--Non, c’est trop simple, petite Claribelle. Laisse tomber ta robe;
laisse-la tomber jusqu’à tes chevilles. Et ensuite je te tiendrai sous
la gorge; nous entrerons doucement ainsi aux eaux du bassin. Nous nous
apparaîtrons bien plus beaux.

Ils entendirent une voix irritée qui les appelait. Et, ayant levé les
yeux, ils virent apparaître la Dame sévère. Cependant, ils ne se
dépêchaient pas de se vêtir et la regardaient en souriant, dans leur
innocence. Alors elle s’attendrit, et, baisant son bel Izolin sur les
paupières, elle lui dit étrangement:

--Savais-tu pas que la mort est au fond de cette fontaine?

--La mort? fit-il en pâlissant. Je n’y vis que Claribelle.

--Ses yeux, ses yeux dangereux, ô pâle enfant, y sont restés.

Aucun des deux ne savait ce qu’elle voulait dire, et Claribelle, en
regardant vers les arbres profonds, déjà appelait Izolin.

--Viens, ami, là où la mort ne pourra nous atteindre.

Mais la Dame cria:

--Va, fuis, n’écoute pas celle qui m’a pris ton cœur. Crois-moi, cher
Izolin, il y a là-bas dans la maison une fontaine bien plus belle que
toutes les autres. Une mère la combla de ses larmes. Et il y a au fond
un trésor qu’il n’est au pouvoir de nulle Claribelle de te donner.

Elle l’avait entouré de ses bras et tendrement l’entraînait. Claribelle,
en tordant ses cheveux et en pleurant, marchait derrière eux. Et elle ne
cessait d’appeler de sa petite voix d’or Izolin. Mais la Dame de toutes
ses forces appuyait la tête du doux jeune homme à sa poitrine, en sorte
qu’il resta un peu de temps sans entendre les appels de Claribelle. Et
tout à coup ensuite, il reconnut sa voix. Et comme sa mère, en voulant
le retenir, était tombée, il marcha sur elle et courut vers Claribelle.

--Retournons au bassin, lui dit-il. Nous n’aurons jamais fini d’y mirer
notre image.

Leur rire clair au loin sonna comme les merles et les loriots du bois.

Quand enfin ils rentrèrent dans la nuit, la Dame vit qu’Izolin à peine
pouvait se traîner; il ressemblait à une ombre; et Claribelle avait des
lèvres d’œillet en fleur. Encore une fois, elle baisa son pâle enfant
sur les paupières et ensuite, insidieusement elle leur dit:

--Gentils époux, j’ai décidé que cette nuit, vous la passerez loin l’un
de l’autre. L’absence est comme une huile sur le feu. Demain, votre joie
sera plus grande de vous retrouver réunis.

Elle-même, avec un flambeau, précéda Izolin vers la chambre. De ses
mains, elle le coucha dans ses draps, et puis, en s’en allant, elle
ferma la chambre et retira la clef. Et Claribelle, dans l’escalier, vit
apparaître deux femmes: leurs robes tombaient à plis droits et elles
portaient un voile sur la tête; et toutes deux, avec des flambeaux, la
menèrent vers la tour.

--Bonnes servantes, leur dit-elle, où me conduisez-vous?

--Vers votre chambre nuptiale, madame, et à la garde de Dieu.

--Bonnes servantes, dites plutôt mon tombeau, car je vois bien à présent
qu’il me faudra traîner ici de tristes jours loin de mon cher époux.

Elles soufflèrent le flambeau et on n’entendit plus que le bruissement
de leurs chapelets dans la nuit.

Or, en s’éveillant au matin, Izolin étendit la main et ne trouva pas
Claribelle à ses côtés dans le lit. «Divine amie, pensa-t-il, ma mère
avait raison: nous croirons, en nous revoyant, nous aimer pour la
première fois.» Il courut vers la porte et ne put l’ouvrir. Il alla vers
la fenêtre et il s’aperçut qu’on y avait placé des barreaux. «O Belle!
viens me délivrer», criait-il. Claribelle, de son côté, sanglotait sous
ses cheveux, appelant son ami. Et ils ne s’entendaient pas, très loin
l’un de l’autre, car le château était vaste, au fond d’une gorge.
Quelqu’un me conta cette légende au pied même de la tour.

Ainsi se passa le premier jour. La Dame, au soir, apparut et dit à
Izolin:

--Crois-moi, bel enfant, je n’ai rien fait là qui ne soit selon ton
salut dans cette vie et dans l’autre.

Et Claribelle criant toujours après son cher Izolin, les bonnes
servantes lui montrèrent le ciel.

--Prions ensemble pour Izolin, madame, car il est parti pour un long
voyage.

--Non! dit-elle, Izolin est comme moi prisonnier en ce château.
J’entends battre son cœur à travers les murs.

Cette nuit-là, tandis que dormaient les femmes, elle marcha vers la
fenêtre et jusqu’au matin, en se penchant sur les jardins, elle appela
doucement Izolin.

Les nuits suivantes, elle ouvrit encore la fenêtre, et elle entendit un
bruit de pierres qui roulaient dans le fossé. Elle n’entendit pas la
voix d’Izolin. Mais, la dixième nuit, des pas légers avec lenteur
s’avancèrent et puis s’arrêtèrent devant la porte.

--Claribelle!

Elle se coula entre les robes à plis droits des servantes, et comme elle
n’osait élever la voix, elle souffla longuement son haleine à travers le
trou de la serrure. Il connut ainsi que Claribelle était là et il aspira
le vent de sa bouche comme un baiser. Et ni l’un ni l’autre ne se
parlaient. Ils demeurèrent là une éternité à se baiser à travers la
porte.

Personne au matin ne put expliquer pourquoi du sang avait rougi le
seuil. Les murs seuls ont pu pleurer ces larmes rouges, se dirent les
femmes. C’est un grand miracle et cependant on ne sait pas ce qu’il veut
dire.

Et Claribelle pensait:

--Je sais bien, Izolin, que c’est ton cœur qui saigna devant cette
porte.

La nuit prochaine il vint comme la veille; ses pas s’arrêtèrent; elle
l’entendit soupirer; et de nouveau leurs bouches se cherchèrent à
travers les clous de fer. Elles croyaient se joindre l’une à l’autre;
tous deux étaient sûrs que leurs bouches vives s’étaient aimées. Et
ensuite il glissa un papier par la serrure et, l’ayant porté sous la
lune après qu’il fut parti, elle aperçut qu’il était teint de sang. Elle
pensa: «Ce sont les doigts de mon ami qui laissèrent là couler leur
vie.» Elle sut ainsi que c’étaient les doigts d’Izolin qui avaient
ensanglanté la dalle du seuil. Et sur le papier une ligne était tracée:
«J’ai descellé avec mes ongles les barreaux, petite Claribelle.
Attends-moi à la fenêtre demain à l’heure de la lune.»

A petites fois délicieuses, elle se mit à manger le papier et elle
croyait sentir passer en elle l’amour d’Izolin. Au minuit suivant, elle
ouvrit sa fenêtre, et quelqu’un prudemment marchait dans l’ombre des
jardins. Elle ne vit pas d’abord ce que portait Izolin; il pliait sous
le faix de quelque chose qui le faisait trébucher, et parfois il
s’arrêtait et lui faisait des signes. Elle ne comprenait pas ce qu’il
voulait dire. Mais il sortit de l’ombre, la clarté de la lune s’épandit
et elle reconnut le charmant visage de l’époux: le vent était parfumé de
l’odeur de ses cheveux. Cependant, elle n’osait lui demander ce qu’il
portait sur l’épaule, car les femmes qui la gardaient avaient plus tard
que de coutume égrené leur chapelet, et à peine seulement elles
commençaient de dormir.

Il fit un pas; elle vit qu’il avait pris une des échelles avec
lesquelles on montait aux arbres dans le verger. Et tandis qu’avec des
soins minutieux il la dressait contre le mur, déjà le cœur de Claribelle
un à un descendait les échelons et volait vers lui.

La voix d’Izolin maintenant gémissait:

--O Belle! l’échelle est trop courte. Jamais je n’arriverai jusqu’à toi.
Et il n’y en a pas de plus longue dans les jardins.

Elle répondit très bas:

--Quand tu seras parvenu au dernier échelon, cher Izolin, une petite
distance seule nous séparera. Je mettrai mes baisers au bout de mes
mains, et, tendant les tiennes, tu les recueilleras.

Il monta vingt échelons et ensuite il n’y en eut plus que trois; et il
demeurait les mains contre le mur, allongé de tout son corps, comme un
espalier.

--O Claribelle! dit-il d’un souffle, jamais je ne pourrai si tu ne noues
ensemble les draps de ton lit et ne les laisses descendre vers moi.

--Hélas! Izolin, il n’y a pas de draps à mon lit!

--Belle! ô belle! si tu n’a pas de draps à ton lit, défais les rideaux
et laisse-les couler jusqu’à moi.

--Il n’y a pas de rideaux non plus, Izolin. La chambre est toute nue et
je n’ai que mes bras.

--Eh bien! tends-les moi.

Elle se pencha autant qu’elle put et tendit les bras, mais à peine leurs
doigts parvenaient à se toucher. Alors, elle les mouilla à la salive de
ses baisers, et il en essuyait avec ses lèvres la fraîche odeur.

--Prends... Encore... encore... tant qu’il me restera un peu de salive
dans la gorge.

Lui, dans une agonie exquise et triste, soupirait:

--O Claribelle! toute la salive de ta bouche n’apaisera pas ma soif
d’une chose de toi qui me reste perdue depuis tant de jours affreux. Je
meurs, ô Belle! ô Claribelle! si je ne puis monter jusqu’à ton sein!

Il entendit qu’elle riait, et tout à coup ses cheveux se déroulèrent; il
fut enveloppé de la nuit profonde de sa chevelure.

--Ne prends peur, ami, lui dit-elle. Tords-les entre tes poings, mes
beaux cheveux solides comme la corde qui sonne le glas. Et t’y étant
suspendu, tu t’enlèveras ensuite d’un bond léger par-dessus le rebord de
la fenêtre. Va, crois-moi, mes cheveux sont l’échelle de soie qui te
mènera au bonheur.

Il se hissa, ne sentit plus que le vide; et Claribelle ne poussa pas un
cri, toute raide de douleur surhumaine, accrochée des deux mains à la
pierre. Et puis Izolin franchit la fenêtre: ils allèrent vers le lit, et
seulement après qu’il fut redescendu, elle resta longtemps morte sous
une couronne de sang.

--Claribelle! Divine Claribelle!

Encore une fois, c’était la nuit. Izolin vint avec l’échelle, il tendit
les bras et elle déploya ses cheveux.

--Va, ne crains rien, cria-t-elle. Il m’en reste assez pour nous en
faire un linceul!

Et, comme la veille, il s’enleva jusqu’à la fenêtre et ils couchèrent
dans le lit, la bouche et les mains jointes.

Maintenant, ô Izolin et Claribelle, vous reposez ensemble dans la même
fosse jusqu’au Jugement dernier, car, au matin, les servantes s’étant
éveillées, elles vous ont vus tout nus dans l’amour et dans la mort. Et
la plus âgée s’est écriée:

--O Ciel, la Dame avait menti, puisque voilà le seigneur Izolin revenu,
lui qui n’était pas parti! Et voilà, à présent, ils sont partis ensemble
dans un pays si loin que même nos prières ne peuvent aller jusque-là.

La plus jeune a dit:

--Se peut-il que ce soit là cette Claribelle qui avait de si beaux
cheveux? Il ne lui en reste qu’une pauvre tresse avec laquelle ils se
sont étranglés.

Pendant des ans, les pies bâtirent leurs nids avec les cheveux qui
s’étaient détachés du front de Claribelle, et ils ne cessaient pas de
flotter par les airs.




PAULA

A Mme E. Pardo Bazan.


Ce fut une nuit de fête et de musique que le mal la prit, une nuit de la
fin du printemps, quand déjà les fleurs ont le parfum puissant de l’été.
Elle toussa d’abord légèrement comme elles font toutes, une petite toux
dans le creux des mains qui, avec un léger mouvement indifférent de
l’épaule, faisait dire à ses parents: «Ce n’est rien! Cela passera avec
les jours chauds de l’été!» Et c’était alors si amusant la moue de petit
singe espiègle dont, la main à sa gorge, elle se moquait gentiment, ma
chère Paula, de cette méchante toux qui allait passer. Elle jouait si
follement à la mort en ce temps, comme une petite poupée qui ferme et
qui rouvre les yeux, comme une enfant étourdie qui répète la leçon
qu’une grande figure voilée lui fait derrière son dos.

Et puis l’été passa. A présent, elle n’avait plus besoin d’efforts pour
simuler l’horrible déchirement du poumon. Une ombre creusa ses joues.
Ses pauvres lèvres ressemblèrent à un bouquet de violettes fanées. Et
quand elle riait, c’était encore comme si elle toussait. Cependant,
personne de nous ne croyait qu’elle eût autre chose qu’une de ces toux
un peu tenaces de l’été et qui s’en vont à la chaleur des feux de bois,
dans les chambres frileuses des approches de l’automne. Il arrivait des
amis qui se tenaient sur le bout de leur chaise, gênés, sans rien dire
et qui nous regardaient à la dérobée et qui, ensuite, se dépêchaient de
partir.

Paula et moi faisions des projets pour le printemps prochain. Je lui
avais acheté une bague de fiançailles. Elle riait de ne plus pouvoir
retenir l’anneau à son doigt. Moi aussi, je riais comme si tout cela
n’eût été qu’un jeu. Je prenais l’anneau, je l’essayais à mon doigt et
quelquefois je ne pouvais plus le retirer. Je ne voyais pas qu’il était
entré quelqu’un dans la maison, une grande figure voilée qui toujours un
peu plus faisait glisser la jolie bague de fiançailles et cherchait à
mettre à la place un dur anneau de fer.

--Une petite maison sous les roses, Paula, disais-je, avec une chèvre au
jardin, pas loin du bois, une maison de jolie poupée comme toi, et où
nous ferons des dînettes pour rire!

Elle battait des mains et encore une fois la bague glissait.

--Au matin, je descendrai cueillir la fraise toute chaude du premier
soleil... Ensuite, pendant qu’assis à ta table devant la fenêtre tu
aligneras de belles phrases, j’irai ramasser les œufs au poulailler. Tu
ne te doutes pas de tout ce qu’on peut faire avec des œufs... Déjà avec
mystère, des messagers apportaient des étoffes souples et légères,
fleuries de clairs bouquets, des étoffes de rideaux et de tentures où à
la veillée, sous la lampe, courait la pointe brillante de l’aiguille.

Nous vivions ainsi dans un rêve délicat d’avenir, d’heures lumineuses.
Et je ne songeais pas que les suaires aussi sont faits de rapides et
brillantes aiguillées. Je ne voyais que les rideaux à nos fenêtres,
là-bas, dans le vent joyeux de l’été. «Chère Paula, nos fenêtres
s’ouvriront sur un paysage délicieux, sur le bois à l’horizon et les
touffes de roses de notre jardin... Et il y aura toujours des fleurs
fraîches dans les vases...»

Ainsi passa l’automne. Derrière la vitre, à la tiédeur des après-midi,
je tenais ses petites mains pâles dans les miennes et elle avait l’air,
sous les dentelles de ses manches trop larges, d’une frêle fleur malade,
d’une de ces étranges fleurs lointaines au dessin artificiel et qui ne
sont pas faites pour vivre. Et puis, aux premières fraîcheurs du soir,
tout le monde se précipitait, les portes battaient, on fermait très vite
les issues, comme s’il fallait empêcher quelque chose de sortir de la
maison. Il y avait maintenant comme un petit chien qui toujours aboyait
derrière les portes.

Quand je commençai à voir, c’était déjà l’hiver. Je lui avais pris les
mains et tout à coup elle se mit à crier comme si je lui faisais mal.
Cependant, je les tenais doucement serrées; à peine j’y imprimais les
doigts. Elles étaient brûlantes et si maigres qu’ensuite je cessai de
les sentir, comme un peu de terre légère qui s’en va en poussière et
coule des mains. Et je fus pris d’un battement de cœur violent. Mais
presque aussitôt, elle eut une grande secousse de toux; ses mains
tremblèrent comme un oiseau captif qui essaie de se délivrer, et ainsi
je vis que je les avais gardées entre les miennes. «Paula, ne tousse pas
si fort», m’écriai-je. Je m’efforçais avec une anxieuse pitié d’arrêter
leur tremblement; il me semblait que mon âme aussi était un petit oiseau
qui battait de l’aile pour s’échapper. «O Paula, chère Paula, ne tousse
plus, je t’en prie...» Je ne savais plus ce que je disais dans ma
douleur. Elle voulut me répondre et soudain elle retira ses mains; elle
les porta vivement à sa bouche, et il vint un flot rouge. «Vois, me
dit-elle ensuite, c’était cela qui devait sortir. Maintenant, c’est
fini.» Sa voix faiblement me parlait comme d’une autre région, comme du
bord opposé d’un lac, et cependant elle me souriait avec une confiance
tranquille.

C’est alors que je m’aperçus vraiment pour la première fois qu’elle
était déjà loin de moi, qu’elle s’en allait par un chemin qui ne menait
pas à la petite maison. Et je regardai ses ongles bleus où une goutte de
sang était restée; je les regardais à présent sans souffrance, moi-même
presque aussi calme qu’elle. «Oui, ma Paula, lui dis-je singulièrement,
cela passera au printemps avec le reste.»

Je repris ses petites mains. J’en lavai tendrement, avec un baiser, le
sang, et puis nous nous mîmes tous deux à dire des folies. Je pensais:
«Comment se peut-il que ses parents soient assez stupides pour ne pas
s’apercevoir que la bague ne tient plus à ses doigts?» Et je ne
ressentais nulle tristesse: il me semblait que c’était une autre Paula
que j’avais aimée autrefois, une Paula belle de santé et de jeunesse,
toute fraîche de vie claire.

Je venais tous les jours, je restais des heures assis auprès d’elle;
j’avais les yeux froids et avisés d’un homme qui attend. Je me disais:
«Elle aura bientôt son petit flot de sang.» Je connaissais les signes
certains qui précédaient la crise. Alors moi-même je prenais son
mouchoir et l’appliquais à ses lèvres. «Vois-tu, ce n’est rien, il faut
bien que cela sorte! Tu te trouveras mieux après.» Je souffrais de lui
parler avec cette assurance cruelle. Je souffrais surtout de me paraître
à moi-même si indifférent à son mal. Je ne crois pas que je souffrais
d’une autre chose. Et elle ne semblait pas souffrir plus que moi. Sans
cesse elle reparlait de notre petite maison près du bois; elle me priait
d’aller chercher les rideaux sur le canapé, dans la chambre voisine; et
ensuite elle voulait que je les fixasse à la fenêtre pour juger de
l’effet. «O chéri! pense donc qu’un jour nous pourrons les pendre ainsi
à nos fenêtres à nous!»

Je remarquai qu’à mesure elle apportait une insistance plus fiévreuse à
s’occuper des détails de notre aménagement. Un feu léger rosissait son
visage vert, un reflet de matin dans la nuit pâle d’une chambre, autour
d’une agonie. Avec ses yeux sans couleur, elle regardait plus haut que
l’horizon. Tout au fond, dans le noir plus noir des prunelles, c’était
comme une âme qui achevait de se consumer. Et déjà elle semblait s’être
détachée de moi, tant sa vie s’était ramassée dans la vision de la
petite maison. Moi, je lui disais très haut, sur un ton léger: «Ah! oui,
la petite maison! Et les rideaux, Paula! Et les fraises du jardin! Et
nos dînettes, ma chère Paula!» Je ne croyais à plus rien de tout cela;
je lui en parlais comme d’une chose hors de la vie et sans importance
pour elle et pour moi. Je pensais à une autre maison qui n’avait pas de
fenêtres ni de rideaux. «Encore deux mois, trois mois peut-être...
Petite Paula, iras-tu bien trois mois encore?...»

Il arriva un moment où elle commença à tenir ses regards obstinément
fixés du côté de la porte. Elle parut attendre quelque chose qui, pas à
pas, entrait un peu plus dans la maison. Ses parents maintenant se
cachaient de moi pour échanger des paroles; parfois, on entendait monter
un sanglot du fond des corridors; et je n’osais les regarder, ils
évitaient aussi de se tourner vers moi. Nous savions bien, eux et moi,
qu’au moindre regard nous aurions parlé de cela, que jamais plus ensuite
nous n’aurions eu à nous dire autre chose que cela, cela...

Ainsi régna un silence froid et pénible, une dissimulation rusée, comme
si nous n’étions plus, l’un pour l’autre, que des étrangers. Peut-être
ils me gardaient rancune pour mon sang riche qui me donnait les
apparences de la force. Et j’en vins à penser à la mort de Paula comme à
une délivrance pour tout le monde. Jamais l’idée de la mort ne m’avait
moins troublé.

Avec les jours, elle eut d’étranges et morbides gentillesses. «Ecoute,
me disait-elle, quand le râle la prenait, c’est la petite musique.» Oh!
elle disait cela avec un charme si joliment funèbre! Je riais, j’avais
l’air d’écouter avec attention. «Mais non, je t’assure, Paula, je
n’entends rien.» Alors elle se fâchait: «Si! Si! On l’entend du bout de
la chambre. On l’entend dans la rue.» Et elle appelait sa mère, ses
sœurs. Tout le monde disait comme moi: «Paula, ce n’est pas ce que tu
crois, c’est la roue d’un chariot, là-bas, sur la route.» Et, un jour,
comme elle étendait le bras, la bague tomba de sa main; elle roula à
terre. Ce fut moi qui, dès ce moment, la portai à mon doigt, à mon petit
doigt.

L’hiver passa, et de nouveau il flotta un air de printemps. Je songeais:
«Paula ira jusqu’aux lilas.» J’étais très maître de moi auprès d’elle;
je n’éprouvais pas de douleur; mais, en la quittant, les larmes me
montaient aux yeux à la pensée d’un petit convoi blanc qui s’en allait
sous les fleurs au cimetière. Je suivais le char fleuri de lilas et de
boutons d’oranger, j’avais la cravate blanche et l’habit que j’aurais
portés en la conduisant à l’autel. Je crois bien que je pleurais sur
moi-même plus que sur elle. Qu’est-ce que j’allais faire dans la vie
sans ma chère Paula? Et je répétais doucement, infiniment, son nom,
comme si déjà elle eût été morte. Mon Dieu, oui! elle était morte; sa
vie avait passé dans un songe. Il fallait bien se faire une raison. Et
tout de même, exquise petite Paula, je t’ai bien aimée, me disais-je en
me surprenant à l’évoquer au passé.

Mais quand, vers le temps des lilas, elle ne fut plus qu’un léger
fantôme, une ombre en fuite vers les ombres, il me sembla que je
commençais seulement à ressentir le véritable amour. Je baisais ses
pauvres ongles bleus avec passion. Je regardais anxieusement au fond de
ses yeux si je n’allais pas voir apparaître la chose qu’elle regardait
toujours. Maintenant elle ne prenait plus attention à moi; elle parlait
moins souvent de la petite maison; ses regards restaient avec fixité
tournés vers la porte. Alors, moi aussi, je regardais vers la porte, et
je croyais entendre s’avancer un pas dans le jardin. Jamais Paula ne
m’avait paru plus belle, mais d’une autre beauté, d’une beauté qui n’a
pas de nom dans les langues humaines. Je ne pensais plus à la mort; elle
me sembla bien plus près de la vie; je me disais: «Maintenant, elle et
moi, sommes unis par un sacrement d’éternité.» Je vis se décomposer son
pauvre corps; la vie s’en allait d’elle par lambeaux rouges. Elle
ressembla, sous ses cheveux piqués d’un œillet pourpre, avec les dents
de ses mâchoires en relief sous la peau des joues, à un ironique petit
squelette prêt pour le bal. Et toute la vertigineuse profondeur des
tombes tenait dans ses yeux immenses.

Un jour que je la pressais dans mes bras, elle me montra du doigt la
porte. Ses yeux s’agrandirent. Elle me dit: «Là... là...» Et ensuite sa
tête retomba. C’est ainsi que je sus que celle qu’elle attendait était
entrée.

Il y a de cela six ans... et partout où je suis, tu es avec moi, Paula.




LA MYSTÉRIEUSE IMAGE

A A. Quantin.


Je possède une image d’un maître inconnu. Des jeunes filles, vêtues de
tuniques légères, descendent les degrés d’un escalier de pierre. Il y en
a treize, et toutes sont dissemblables et pourtant se ressemblent.

Le sens de leurs attitudes, aussi bien que le secret de leur nombre,
longtemps me resta obscur. Je ne savais quel mystère les avait réunies
et, comme une guirlande qui se dénoue, les déroulait de marche en
marche. Elle avaient la grâce aimable des kharites, et, comme plusieurs
étaient musiciennes, elles évoquaient aussi pour moi un concert d’anges
et de muses. Mais, même en mêlant le profane au sacré, je ne parvenais
pas à comprendre la raison pour laquelle elles étaient treize.

Douze degrés composaient l’escalier; il partait d’un porche éclatant au
bas d’un sombre et grandiose édifice dont les créneaux se détachaient
sur un coin du ciel. On eût dit un manoir légendaire bâti dans les âges.
Et, ensuite, l’escalier se courbait selon l’arc du zodiaque et, vers les
derniers degrés, semblait s’enfoncer dans la nuit. Un cyprès avait
poussé là et dissimulait un passage qu’un peu de lumière étoilait
seulement vers le fond. Chacun des douze degrés était occupé par une
figure, et la treizième ne faisait qu’apparaître par-dessus les autres,
dans la clarté du porche. A peine on pouvait reconnaître ses traits sous
l’écharpe qui la voilait d’une nuit. D’un geste délicat de ses mains
d’enfant, elle l’écartait sur le rire de ses lèvres, et tout le reste du
visage demeurait énigmatique. Cependant la bouche ainsi apparue n’était
pas sans analogie avec celle de la belle jeune fille qui déjà
s’enveloppait des ombres de la douzième marche. Mais l’une avait la
fraîcheur d’un cœur de rose; l’autre, la pâleur triste des violettes sur
le point d’expirer. Je ne doutai plus, en y réfléchissant, qu’il n’y eût
là un symbole. Sans nul doute, me disais-je, l’hermétique artiste, en
leur donnant une semblance de sœurs à peu près pareilles, visiblement
resserra autour d’elles les liens d’une famille spirituelle. Mais celles
qui séjournent aux degrés supérieurs semblent infusées d’un sang
d’aurore; celles qui descendent les marches finales sont investies déjà
d’un signe crépusculaire.

J’observai alors que, très belles et fraternelles par les grâces et la
naissance, elles différaient seulement en la nuance de leur âme, joyeuse
chez les premières et, à mesure, plus mélancolique chez les autres. Le
charme d’innocence dont s’illuminaient les vierges rieuses voisines du
grand porche d’or se voilait sitôt que, pour les secondes, commençait de
s’accourcir la distance vers le sombre cyprès. Alors naissait le regret
de l’antérieure ingénuité. Un amer savoir avait remplacé la céleste
ignorance et fanait les roses et les lys. Je remarquai aussi que
celles-ci, pour la plupart, tournaient la tête en arrière avec le regard
dont on considère fuir une rive heureuse, tandis que les premières
regardaient devant elles et, aux cercles extasiés des yeux, paraissaient
refléter la clarté d’une illusoire et espérable contrée... Une, dont les
pieds charmants s’attardaient sur l’un des degrés vers le temps où
l’escalier décrivait sa plus large périphérie, surtout m’émut, car elle
n’avait point encore la résignation de celles de ses sœurs qui, déjà,
s’étaient engagées dans la courbe étrécie. Son visage était la
métamorphose de la vierge en la femme dans la minute frêle où l’âme
s’inquiète de ne plus s’ignorer. Une étrange langueur lui faisait les
prunelles pâles, et elle semblait avertir celles qui la suivaient
d’alentir leurs pas. Toutes cependant s’avançaient d’un rythme égal,
réglé selon un ordre divin, et un vent léger autour de leurs attitudes
nouait les plis harmonieux de leurs tuniques. Il y en avait qui
expiraient leur souffle en de longues trompettes de cuivre ou agitaient
des tambourins, et, sans doute, c’étaient des esprits d’amour, de
plaisir et de gloire, selon le sens de ces instruments et leurs
musiques. Mais un charme mortel captivait celles qui avaient franchi les
marches moyennes; leurs lèvres et leurs mains restaient oisives,
désabusées de ces fragiles allégories. Petits pas aériens qui, tout à
l’heure, glissiez aux pâleurs nacrées du marbre en foulant la vie
parfumée des roses, pas de jeunes prêtresses ou de saintes novices, ô
fleurs humaines effeuillées d’un paradis, quel enchantement fatal, à
mesure que mouraient les roses, attrista votre marche et l’accorda aux
âmes charmantes et désolées qui s’en allaient vers la région des ombres?

A force de scruter ce mystère, d’abord je me persuadai que l’ingénieux
artiste, en cette image ondoyante et subtile, tenta d’exprimer les
formes de la passion de Psyché, et toutes les douze étaient Psyché, sur
l’escalier de la connaissance, ingénue et déjà moins candide et blessée
enfin, saignant sa petite âme qui mourait de trop bien savoir. Mais tous
les voiles n’étaient pas levés par cette glose: je ne savais pas la
raison qui les fit douze et qui fit la treizième si exquise et
renaissante. Ce nombre même, toutefois, à la longue éclaircit ma
conjecture. Je ne doutai plus que c’étaient là les Heures, filles du
Temps, en leur marche giroyante ainsi qu’autour d’un cadran, et les plus
jeunes sortaient de la maison d’éternité, les aînées s’inclinaient vers
les limbes cependant que la treizième, voilée et les lèvres rieuses,
annonçait le jour qui ne doit point finir.




A LAUDES

A Octave Maus.


L’horloge à l’église du village vient de sonner sept heures; dans la
tiédeur frileuse de ce matin d’octobre, le mince segment de la lune
s’apâlit, comme très loin en mer, une barque qu’on cessera bientôt
d’apercevoir. J’arpente les allées de mon jardin, je me figure devenu un
bon curé rentrant après sa prime messe, les mains derrière sa soutane,
faire sa promenade entre ses carrés de fleurs et ses bordures de buis.

Baptiste, le jardinier bancroche, est à l’ouvrage depuis la première
heure du jour. Il a appuyé sa haute échelle dans l’un des pommiers:
autour de lui les feuilles, damasquinées déjà par l’automne, s’emperlent
de rosée. La cueillette de la pomme est un travail silencieux et
prudent: il faut éviter que le fruit se blesse en tombant dans le
panier; un heurt léger risque de meurtrir la pulpe et lui fait une
talure qui à la longue l’imprègne d’amertume. Avec précaution, la main
du brave garçon va chercher au bout des branches les acides et froids
capendus, trésor de notre future conserve. Ensuite, il les dépose dans
un corbillon pendu à son échelle; et le corbillon empli, il descend
déverser dans une banne spacieuse le tas.

La terre, pour notre joie d’hiver, a miraculeusement fructifié tout cet
été: le clos comporte huit arbres à capendus et un chiffre à peu près
pareil d’arbres à calvilles, à belles-fleurs et à reinettes. Si le
calcul est juste, nous aurons bien quinze sacs de pommes. Je m’en
réjouis, mais en m’attristant un peu sur l’aspect du jardin quand la
cueillaison l’aura dépouillé de ses grappes vermeilles. En attendant,
elles constellent les épaisseurs feuillues des pommiers; elles sont
comme des boules de verre soufflé aux rutilements variés qui diaprent
les arbres de Noël. L’herbe, au pied des troncs, est jonchée de pommes:
il y aurait, rien qu’avec le fruit tombé, de quoi remplir la besace de
dix vieux mendigos. Mais ce n’est pas le jour de leur passage: à la
campagne, chaque temps a ses habitudes; ils arriveront le prochain
vendredi. La grille, ce jour-là, reste ouverte: ils s’en vont avec des
sous et du pain. Ils ne manqueront pas de pommes non plus. C’est
pourquoi j’éprouve un plaisir secret à chacune d’elles qui échappe aux
doigts diligents de Baptiste et roule se mêler aux autres dans la mousse
et les flouves. Pauvres mendigos, elles vous sont réservées et
crisseront à la pointe de vos chicots.

Est-ce la bénignité de l’heure? Est-ce la gravité de la saison? L’indice
des approches hivernales déjà se dénonce aux fraîcheurs du sol, à
l’aiguail plus lent à se vaporiser et qui roule en grosses larmes de
mercure au cœur des choux. Peut-être est-ce tout cela à la fois qui me
fait regarder ce matin la bonne terre nourricière d’un œil plus attendri
et plus filial. Il me vient des émotions que je n’ai pas encore
ressenties; les choses se suscitent à moi avec des formes et comme une
âme inhabituelles. Je ne puis dire que ce soit de la mélancolie non
plus: c’est la plénitude d’un sentiment très doux, très profond, très
candide, qui m’associe à cette terre maternelle. Entre elle et moi, il
me paraît qu’une communication plus intime s’est établie: je me répands
en elle, je circule au torrent de ses sèves; je vis de son énorme vie
frêle et violente. En retour, elle agrée mon infirmité humaine qui ne
saurait concevoir la vie en dehors de ce qu’elle est pour moi-même et
lui prête un reflet de ma fragilité et de mes passions. Elle participe
de ma nature; nous sommes ensemble dans un état de sympathie.

Il semble alors que les fleurs vous parlent, que leur arome est une
voix, qu’elles se balancent avec un geste qui vous suggère une mimique
féminine. Je perçois lucidement le petit manège de tout ce petit monde
de couleurs et de parfums si humble, si frais, si inexprimablement
poétique et touchant. Toutes nos meilleures pensées s’épanouissent et se
sublimisent en leur symbole: elles sont l’aboutissant exquis de nos
âmes; c’est de noms de fleurs qu’il faudrait baptiser les choses déliées
et supérieures qui sont en nous. C’est à des fleurs que nous sommes
ramenés à comparer les mémoires vénérées, nos cultes d’amour, les objets
de nos prédilections et de nos idolâtries. Ainsi nous demeurons captifs
de leurs doux sortilèges. Pour moi, je ne puis me souvenir de la chère
aïeule qui prit soin de mon enfance sans penser au balsamique et discret
réséda. J’ai continué à aimer par analogie les roses orgueilleuses, les
ingénues marguerites, les frivoles volubilis, les sentencieux et trop
plastiques dahlias. Mes chemins en sont bordés; leurs guirlandes me
commémorent des visages connus.

Si l’on était sage, une grande pelouse, un clos mi-courtil et mi-verger,
comme celui qu’éventent mes hauts peupliers et que polychroment vers
l’automne mes pommiers, devraient limiter le rêve. La maison est à
mi-côte, abritée d’un rideau d’arbres et chevelue de vigne vierge: elle
domine la pelouse et celle-ci dévale vers la grille, au bord de la
route. Par delà la haie, vers la droite, on aperçoit onduler une futaie,
derrière le vert riant des prairies. C’est la maison d’un écrivain; ce
pourrait être le presbytère d’un pasteur. Ses dix chambres suffisent à
contenir la famille et les amis; il n’en faut pas plus pour être
heureux. Puis-je affirmer que j’ai su mériter ce bonheur? Le souci
littéraire, les départs, l’éparpillement de la vie souvent effacèrent la
petite maison dans les feuilles et les fleurs de mes horizons. Elle n’a
été, depuis des années, qu’un relai entre des exils. Cependant, elle a
bien son charme; les grandes demeures ne sont pas aussi personnelles.

Je vais, ratiocinant ainsi entre les flox à l’odeur de miel, les
passe-velours au fleur amer d’absinthe, les hauts hélianthes, les
passe-roses pareils à des cierges enrubannés de procession. Une brume
bleuâtre, un très moelleux nuage estompe les lointains; l’air s’agatise
à travers une lumière scintillante et qui s’égoutte en fine ondée, en
pluie de prases et de béryls. Mais la nuit lutte encore: il flotte
par-dessus la vie comme un reste de sommeil; il ondule dans la clarté
comme la pâleur d’une ombre; et la nature se veloutine d’un peu du duvet
qui bleuit à l’espalier la pulpe du raisin. Un délicat effluve de
résédas, de pois de senteur, d’immortelles monte des plates-bandes
échauffées et se mêle à la fermentation lourde des choux, à l’odeur de
vin jeune de la mûre dans les épines de la haie. Chaque feuille a sa
goutte de rosée; l’herbe s’emperle d’un semis de diamants; un givre
léger semble, par places, comme une nappe de lune attardée.

C’est l’heure indécise: la bûche ne pétille pas encore dans la maison,
et les fleurs, point tout à fait décloses, ont des langueurs, des
étirements lents de belles dames dans l’alcôve. Une abeille, sur un
grand aster encore dans l’ombre, repose comme morte, les pattes longues
et rigides. Le froid sans doute l’a prise la veille, au tomber du soir,
avant vêpres complètes: elle s’est gîtée en l’auberge ouverte sur la
route. Encore un instant, petite abeille! Un rayon va te dégourdir.

Voilà que ronflent les grosses mouches; les bourdons sonnent matines
dans le clocher des grands héliotropes d’Amérique. Aux ors clairsemés
des peupliers le rural pinson fifre son petit air guilleret, le piloui
des moineaux répond dans le tilleul et les pommiers. Trois petites
hirondelles, trop faibles pour suivre la migration, décrivent à
tire-d’ailes, par-dessus la pelouse, de grandes ellipses où reluit leur
ventre blanc. Avec la chaleur monte à présent le bruit; une vache meugle
dans une étable voisine; les porcs se répandent en grognant parmi les
paillers fumants. Et, par delà la haie, dans le pré humide, argenté
comme par un grésil, je regarde se rapprocher les andains d’un homme qui
fauche le regain. C’est l’être élémentaire et primitif, compagnon de la
bête pour laquelle il prépare le fourrage, le serf de la glèbe plus
indispensable à l’œuvre universel que le vain enfileur de métaphores que
je suis.

Une sonnerie carillonne là-bas, à l’école du village: c’est
l’institutrice qui, du seuil de la classe, appelle à la provende
intellectuelle les enfants piaillant entre les croix du cimetière. Il
est la demie après huit heures; les valets de campagne, à coups de
sabots, talonnent par les routes et rentrent prendre le repas qui, aux
champs, coupe la matinée.

Baptiste, à son tour, descend du pommier; mais son échelle, insérée
entre deux hautes branches, suffit à donner au paysage l’intimité d’une
scène agreste et la signification d’un travail qui a son importance dans
l’ordre des choses. Mes laudes sont dites, je quitte la bonne église et
son fin encens de fleurs montant sous les arbres comme des piliers
gothiques.

La Hulpe.




LE HAMEAU

A Gerhard Gran.


Dans une boucle de la Lesse, quatorze maisons forment un hameau
précaire, un noyau d’humanité détaché du reste du monde, roulé là comme
un bloc erratique loin de l’échine des monts. Les aïeux bâtirent sur
cette grève humide; les enfants à leur tour y firent souche: les
quatorze feux n’ont pas d’autre histoire. C’est celle de la graine chue
en un sillon sans que personne pense encore à la graine.

De loin on aperçoit, au bout des prairies, les toits de chaume et
d’ardoises. A l’aube, une spire de fumée monte des rempants et dénonce
ce coin de terre, des familles, des ménages, des cœurs simples et liés.
Ensuite la rumeur s’éteint en même temps que l’odeur du bois brûlé cesse
d’aromatiser l’air. Tout le monde est parti pour les champs, les foyers
se sont vidés, il n’y a plus dans le hameau que l’aïeule pour garder les
maisons. La rivière clapote à la rive et mire un silence de vieilles
murailles frôlées par le vol des palombes ou rasées par un chat furtif.
Cependant un traînement lent de sabots, dans la sonorité vide des
chambres, par moments décèle une présence vigilante. C’est la bonne
aïeule qui rôde dans le désert des maisons et pense à ceux qui tout à
l’heure vont rentrer.

Puis l’obscurité tombe des roches voisines, l’eau se vespérise, des pas
lourds descendent la pente. Et le petit hameau se repeuple, on entend
rire et sonner des voix. Comme au matin, la fumée floconne au haut des
toits: un cliquetis de vaisselles bat les tables pour le dernier repas.

Chaque jour, à ces fils des races, voués à recommencer l’œuvre
primordial, assigne les mêmes labeurs. Ils s’en vont, ils reviennent:
leur vie est là-bas, dans les campagnes qu’ils raient de leurs charrues,
dans les prés qu’ils fauchent, dans la montagne qu’ils déboisent et qui
retentit du choc de leurs cognées. Les femmes comme les hommes ne
rentrent que pour connaître un repos de quelques heures. L’été, c’est la
moisson: on part à l’aube; on mideronne dans les javelles; le soir est
toujours trop tôt tombé pour leur grand travail sans trêve. Toute saison
ainsi amène sa peine et son servage: à peine on a dormi qu’il faut
partir.

Quelquefois une mère s’alite un jour pour mettre bas sa portée. La
sage-femme habite à des lieues. A quoi bon l’appeler? Les bêtes,
d’ailleurs, leur ont appris à s’accoucher elles-mêmes. Elles se
raidissent dans leurs draps et brament leur douleur solitaire. L’aïeule,
ce jour-là, les veille. De ses lourdes mains, en attendant l’eau
lustrale, elle ondoie la géniture, récite le Pater, lui sale la bouche,
comme elle le fit aux nouveau-nés des vaches et des chèvres. En
rentrant, les hommes entendent des vagissements. Ils savent ainsi qu’une
petite âme leur est née: ils poussent la porte, ils aperçoivent la mère
vaquant par les chambres, et, tranquilles, rompent le pain quotidien.
C’est la vie de nature, puissante et simple, résignée à la Loi, telle
qu’aux premiers jours du monde.

Un matin, les parrains, en habits de dimanche, montent la côte et s’en
vont vers l’église où le capelan, un très vieux prêtre sur qui
d’immémoriaux hivers ont neigé, incline vers l’urne ce fruit des dures
amours. Rien n’a changé dans le hameau: la mère est retournée aux
champs, son nourrisson près d’elle, tirant sa mamelle quand il a soif,
l’emplissant de son lait fort qui en fera pour la tribu un moissonneur
râblé. L’aïeule a repris la garde des maisons. Il n’y a qu’un petit
berceau de surcroît où, pendant les nuits, geint une pauvre chair qui va
continuer les autres.

Il arrive qu’à bout d’ans, un des mâles de cette famille de quatorze
feux, exténué de fatigue, l’échine et les reins rompus, laisse au matin
les autres partir sans les accompagner. Au retour, on retrouve l’aïeule
près du lit: dans les draps une figure rigide ressemble à une très
lointaine sculpture déchiquetée par le temps. L’aïeule, comme elle a dit
pour la naissance les paroles sacrées, a prié pour la mort, en tâchant
de joindre ses mains de silex qui ne peuvent plus se croiser. Elle a
fermé les yeux, elle a clos les mâchoires, elle a béni pour les absents
celui qui s’en est allé. Maintenant tous viennent l’un après l’autre;
ils disent à leur tour les prières; les fils sans pleurer considèrent
l’antique souche de laquelle ils sont sortis; et ils pensent que tout
est bien, puisque ce corps a fait son temps et n’est plus bon pour le
travail. Ensuite ils vont dans le bois, scient quatre planches, les
clouent solidement ensemble par-dessus le mort. La pointe des clous çà
et là pénètre dans les os; mais ils résistèrent à la vie, ils
résisteront bien aux clous de la bière, indestructibles, lents à
s’émietter, voués à éterniser, sous la terre du champ, ces morts de
paysans qui, après cinquante ans, ont encore l’air de la vie.

A quatre, en se relayant, on porte le faix. Par le chemin des baptêmes,
à travers la montagne, on s’en va sous la charge, vers l’eau bénite et
les fosses. Personne n’a de larmes: quelqu’un, à propos de la terre et
des semailles, dit un mot; puis le silence retombe, on n’entend plus
qu’un piétinement lent et scandé qui s’enfonce sous les taillis. Et
quelques heures plus tard, tout est consommé: le prêtre a ratifié la
bénédiction de l’aïeule; il a _écouté_ le mort, il l’a absous. Les fils
de la terre, les cœurs simples ne pèchent pas devant Dieu.

Un jour, passant par là, je démarrai la barque et traversai la
rivière,--cette Lesse fantasque et jolie aux barrages écumeux, aux
friselis d’eaux cristallines sur ses galets rouilleux, aux ténébreuses
plongées en des gouffres de cavernes, et qui garde, pour mon cœur
d’homme des bois, le charme d’un vieil amour. Midi plombait les roches
et l’air. Sous les herbes grillées, la cigale éperdument grésillonnait.
Des pigeons roucoulaient sur un toit. Je pénétrai dans le hameau,
poussai une porte, puis une seconde. Les maisons étaient vides. Des
sabots tout à coup battirent sur un seuil: je vis se dresser la haute
stature de l’aïeule. Sa main qu’elle portait à son oreille me fit signe
qu’elle n’entendait plus. Elle me dit qu’on l’appelait la tante Johanna;
huit des ménages étaient sortis de son flanc; elle avait nonante-trois
ans.

Autrefois, toute petite, son père l’avait menée à la ville. Elle n’y
était plus retournée que deux fois ensuite. La terre l’avait prise comme
elle avait pris les autres, corps et âme; elle en avait fait la créature
vouée aux maternités et aux labours, la serve qui meurt dans les sillons
où elle naquit, après avoir ouvert sa matrice aux races et sa main aux
semailles.

J’admirais se mouvoir dans la chambre aux cuivres reluisants, aux
frustes solives enfumées, au net carrelage couleur d’ardoise, ce spectre
d’un autre âge et qui ne savait du monde que ce lopin de pierres et
d’herbages où elle avait conçu, aimé, peiné près d’un siècle entier.
L’horloge, dans sa gaine, battait son tic-tac égal et monotone, comme la
vie qui persistait en ce grand corps desséché,--comme la vie dont elle
avait réglé les lentes heures toujours pareilles.

La demi sonna. Il me sembla que quelqu’un passait derrière la vitre et
regardait dans la chambre. Moi seul compris que l’Inévitable rôdait
autour de la maison. Elle se leva, fit quelques pas au dehors. Et son
ombre la précédait, comme pour lui marquer le chemin par lequel elle
s’en irait tout à l’heure à son tour.




DEVANT CHANAAN

A Ch. Vander Stappen.


Dans la plaine cabossée de gravats, les huttes en torchis hâtivement
bousillées suggèrent les symboles. Ils sont venus des hameaux et des
bourgs, les Briquetiers, délaissant les clos fleuris où sur la vache
pâturant les gramens reverdis neigent les pommiers blancs. Par bandes,
ils se sont mis à arpenter les routes qui mènent vers les villes, et les
petits ont marché dans le pas large des hommes mûrs. Les vieux, à la
peau corroyée, aux faces de grands bœufs osseux, se sont joints à
l’exode: il n’est resté là-bas que les aïeules tisonnant l’âtre et les
mères allaitant leurs nourrissons.

Après des jours et des nuits, comme un mirage, les tours ont apparu dans
la poussière vermeille des horizons. Alors ils ont fait halte; ils ont
dressé les paillassons, édifié la noria, préparé l’aire. Et maintenant,
en tous sens, un peuple poudreux et roux recommence le geste antique des
Bâtisseurs de villes. La campagne recule devant le travail des
pétrisseurs d’argile. Là où ils campent, les matrices terrestres
demeurent brehaignes; ils piétinent une glèbe gercée et nue, sans arbres
ni moisson.

Pendant des mois, ils se cantonnent, actifs et sédentaires, vivant à
même le champ tari d’une vie de nomades momentanément parqués. Terrés la
nuit en leurs abris, couchant pêle-mêle sur des litières, les filles et
les gars, avec le frisson froid des ténèbres sur la peau, ils se lèvent
au chant du coq, quand encore les dernières ombres nocturnes embrument
la dentelure des toits au lointain des cités. Le jour tardif est devancé
dans la plaine par leurs maigres silhouettes qui se meuvent à ras du
sol. Continuellement ils modèlent la substance d’éternité. Rythmiques et
subtils, ils apparaissent les sculpteurs d’un œuvre mystérieux auquel
est reliée la durée des races. Ils pratiquent l’art primitif des
Demeures humaines. Comme aux âges, celles-ci sortent de leurs mains,
glaises encore, mais agglutinées déjà pour un dessein définitif, et
ainsi ils semblent eux-mêmes sortir des temps et se transmettre le
secret des ancêtres.

Chacun de leurs gestes, d’une parcelle de limon, fait surgir une maison.
Ils bâtissent pour les autres, ils n’ont pas de toit, afin que leur
labeur se suscite sacrificatoire et sacré. Les générations
successivement descendent pourrir aux hypogées, mais les villes qu’ils
édifièrent d’un peu de poussière et d’eau subsistent, relais pour
l’immense caravane en route vers la mort. De leurs mains se lèvent les
siècles: ils construisent les alvéoles de la ruche où ne se pose qu’un
instant l’homme. Toujours plus loin, plus haut s’étend, monte la Cité;
ils demeurent loin de ses portes. Ils n’entrent pas dans les Chanaans
qu’ils bâtissent.

Les semaines en ce grand ahan s’ajoutent aux semaines. Pas un jour n’est
perdu. Ils ignorent le dimanche, comme si le suspens commandé par
l’Eglise n’existait pas pour eux. Leur Dieu est resté en arrière, au
fond des humbles tabernacles et des blanches chapelles que bordent les
cimetières. Ils le retrouveront au retour, près des aïeules et des
mères, dans la paix des campagnes mûres. Alors, la tâche accomplie, ils
s’en reviendront par les routes parcourues au temps des pommiers en
fleur et laboureront le petit champ qui nourrit la famille. La tribu
vagabonde, jusqu’au prochain printemps, nuitera à l’abri de ses lares,
précairement récupérés.

C’est la tribu aux faces boucanées et aux barbes broussailleuses qui
apeure les citadins qu’aventure extra muros le goût des relents
suburbains. Prudemment, ils se gardent de ses atteintes et louvoient
loin de ses huttes, défiants des grands cônes incendiés brasillant dans
les soirs. Le chef pourtant scrupuleusement assume le respect de la loi.
Le plus souvent, c’est une famille avec le père et ses gars; même la
couchée en commun ne leur enlève pas un reste de mœurs ingénues. Comme
les bûcherons, leurs frères des silves, ils ont une vie de nature,
silencieux et quiets.

L’œuvrée les prend par toutes leurs sueurs, sans trêve les tient sur
leurs gardes, de peur des surprises du temps. Il faut disputer au vent
les paillis, à la pluie les argiles pétries et, lors de la cuisson,
veiller à la combustion régulière des fours. Une négligence réduirait en
bouillie la brique séchant sur l’aire ou calcinerait la fournée. Telle
quelle, cette brique, en sa symétrie et son exiguïté, est déjà une des
formes de la beauté: elle contient en essence les nobles architectures,
et sa couleur, variant du rose léger, aérien, du rose des nuées
matinales, au rouge pourpré ou vineux des ciels crépusculaires, suggère
l’idée du sang même de la terre extravasé et recuit aux fournaises
solaires.

De ma fenêtre, je suivais au large, dans l’arène blonde, toute la
péripétie. La pâte pétrie à point, le chef, planté droit à sa table,
d’un rythme léger balançait son corps, se mouvait entre ses aides,
recevant de l’un le moule vide que rapidement il remplissait et passait
ensuite à l’autre. D’un pas ailé, un troisième volait l’étendre sur le
sol, soigneusement ratissé et poudré de sable fin. Les mouvements
étaient réguliers ainsi que le battement d’un pendule, sans trêve.
Chaque fois qu’un moule partait, un autre arrivait; l’homme prenait la
terre, l’égalisait de sa raclette, recommençait. C’étaient des orbes,
des ellipses cérémonieuses et réglées comme pour un liturgique devoir;
et l’ondulement des corps mi-nus faisait penser à la beauté cadencée
d’un bas-relief.

Un peu plus loin se dressait la charpente du puits, un délicat édifice
d’ais croisillés lignant le ciel. Un homme à chaque bout du cylindre se
courbait, se relevait, faisait monter l’eau qui, par un chéneau,
ruisselait vers le gâcheur en train de piétiner sa glaise. Au soir, tout
le champ semblait dallé d’un carrelage frais.

Puis, avec les fours, la plaine changeait d’aspect: la sole s’était
déblayée, les briques achevaient de se durcir en petits murs ajourés
d’ouvertures. Des hommes ensuite traçaient un carré; le charbon, à ras
du sol, pétillait; un rudiment de maçonnerie s’élevait toujours plus
haut, enduit de glaise à l’extérieur. Maintenant les petits murs
diminuaient, arrivaient à mesure s’engloutir dans la gueule du four. Et
les hommes là-haut, debout par-dessus le lit de charbon exhaussé,
d’autres en bas constamment se passaient des bannes de houille: dans le
couchant, elle s’enflammait et volutait en écharpes de fumée.

Maigres et bruns, brûlés par les feux, tannés par le vent d’est, je les
voyais prendre un bref repos vers le midi du jour. Un filet de fumée
alors spiralait hors du toit des huttes. Une des fillettes apportait le
brouet, et ensuite ils s’allongeaient, l’échine rigide, accablés par
leur travail infatigable. La petite, à son tour, un visage de jeune
animal sous des cheveux de lin, se couchait près d’eux ou nostalgique,
reprise au souvenir du village, gagnait une lisière verte, l’ombre d’un
pommier.

Bientôt l’horizon se hérissait de pylônes, comme la vision d’une cité
des âges. Sous les étoiles, les hauts fours rutilaient avec le vol des
petites flammes roses et bleues. Et des semaines encore passaient: les
cônes, l’un après l’autre, s’éteignaient, tombaient à la mort dans la
campagne silenciée où les grands paillassons ne viraient plus, sous les
nuées pluvieuses, comme des ailes d’immenses oiseaux précurseurs de
l’autan. Les briquetiers étaient repartis sans retourner la tête, tandis
que derrière eux la Ville montait.




MANOU


Le vent léger remue du soleil et des parfums; j’écris sous la tonnelle,
dans le friselis des feuilles comme le bruit clair d’une source, comme
le pétillement mousseux des sèves. Et un or délicat filigrane la
blancheur de mon papier, met à mes doigts qui vont des anneaux mobiles.
C’est le jeune printemps, l’âme tendre du monde. Il pleut une onde
blonde, le fin arrosage d’une lumière miraillée aux pelouses, et devant
moi, des tuniques pâles de jeunes filles ondulent au geste du tennis.

Manou! cher souvenir des vingt ans! Pourquoi mon âme de jeune homme te
reconnaît-elle soudain aux miroirs de l’air, dans le tremblement
diaphane de ces clartés d’après-midi? Je ne suis plus seul: deux yeux,
deux prismes du fond de moi-même se lèvent et me regardent. Ils
reflètent la frêle dentelle des arbres; une lueur vermeille les
damasquine, la beauté même du paysage qui m’entoure, et comme là-bas,
dans le grand jardin aux grilles d’or, un fin jet d’eau, une girande
mince comme un lys y darde du vif et svelte et solitaire émoi d’un
désir.

Manou! âme énigmatique et qui à la fin s’éveilla! Petite Galathée folle
et sauvage, comme un libre esprit des grandes silves humaines, comme
l’oiseau moqueur des orageuses futaies de la ville! Alors aussi je
contemplais tes yeux; je n’y vis longtemps que la mobile vie d’un
paysage extérieur, l’inconscience divine d’être la petite chose qui
danse et qui rit comme les feuilles, comme les sources. Je n’y vis
d’abord que cela; tu étais la folle aventure de la graine venue on ne
sait d’où, fleur ou herbe de pavé, et que pousse le vent et qui s’abat
et qui ne voulait pas mûrir. Et puis un jour, comme aux velours verts de
la vasque là-bas, l’onde claire et fuselée a jailli, l’eau du désir et
des larmes. Où es-tu, Manou? Sous un tertre pieusement fleuri d’un
souvenir? Sous la terre sèche et dure et les Saharas de l’oubli?

Nous sommes venus ici. Je reconnais les vieux ormes qui, à la lisière
des luzernes, ébrèchent un pan du ciel. Il y avait, à la pointe du bois,
une maison basse et humide qui n’est plus. Quels cris tu poussas quand,
doux cueilleur de tes baisers, j’osai te parler de la joie d’y vivre
ensemble, pas trop loin du bois bleu où des geais grollaient tout le
jour, où surtout un loriot, comme un musicien aux mains attentives à
alternativement boucher les trous de sa flûte, sans trêve recommençait
son petit sifflotement de quatre notes!... Et voici bien la tonnelle: un
or léger dentelait à ta main comme les mailles d’une guipure de Venise.
C’est la même sous laquelle j’écris: il passait un souffle aromal de
printemps; et tu voulus aller tourner sur les chevaux de bois. Ta tête
tournait bien plus vite qu’eux, sous l’envol de tes frisons de soie
grège: c’était aussi un moulin à verroteries et à musiques, dans un
tourbillon d’éclats de rire et d’éclairs de dents. Et voici maintenant
l’étang avec sa barque, ses dormants d’eau profonde sous le pasquillage
des lentilles, ses franges d’iris hauts où se poursuivent d’ardentes
libellules aux cuirasses d’émeraude et d’argent.

Tu étais en ce temps la petite ouvrière qui fait des points de couture
dans des satins. Tu habillais de belles dames qui n’avaient pas ta grâce
mutine, ton bouquet capiteux d’essence faubourienne, ni ce bout fringant
d’épaule qui si bien eût drapé les souples tissus que tu faufilais pour
d’autres! C’était un atelier quelque part dans un quartier très noir, où
le vis-à-vis des maisons resserrées et culminantes obligeait à allumer
les lampes bien avant l’heure verte du crépuscule. Ah! les lampes aux
mèches mal coupées et encrassées de fumerons, le rouge pétrole qui te
brûlait les yeux d’un feu d’insomnie et de fièvre! J’allais te prendre
sous le porche à la dégringolade de ce quatrième, dans le tirant d’air
de la grande cour où sous un auvent était remisée une vieille berline
postière, on ne sait pas pourquoi. J’étais moi-même alors un petit
employé de mairie, un quatre-sous comme toi, grelottant l’hiver sous une
pelure à laquelle tu voulus absolument fixer un collier d’astrakan à
vingt francs le mètre et qui, cousu de morceaux rapportés, fut juste
assez grand pour la moitié d’un tour de cou. Tu habitais avec une
vieille tante: nous étions obligés de nous réfugier dans des portes pour
nous embrasser. Mais tout de même tu avais une drôle de manière de
relever un peu ta voilette et de m’offrir le moins possible de tes joues
en me disant: «Qu’est-ce que les hommes peuvent bien avoir à toujours
vouloir racler la peau des filles avec leur picotis de barbe?»

Ah! Manou! tu n’étais pas tout à fait une emballée d’amour. Tu haussais
les épaules à m’entendre te débiter mes folies. Tu me faisais l’effet de
serrer à deux mains ton petit cœur pour ne pas le laisser échapper.
Quant au reste, tu n’en était pas trop chiche, Dieu merci! Tes
sensualités gourmandes consentaient à me laisser grignoter les miettes
de ton plaisir, et cependant je restais toujours sur mon appétit, comme
disent les paysans de chez nous, avec une grande faim de ton corps joli,
une soif de ta bouche à l’odeur poivrée que tu n’apaisais pas.

Un jeune homme, c’était pour toi, avec les parties d’ânes et les
sauteries des bals-musette et la griserie légère d’un coup de vin sous
les tonnelles, c’était la petite chaleur du sang sous le chatouillis des
lèvres, la montée trouble d’un nuage aux yeux, comme une eau dont on
remue le fond, et puis le cri bref et le gel des papilles de la langue
et la sensation de quelque chose qui délicieusement se casse tout au
dedans de soi. Tu n’allais pas au delà de l’effluve magnétique, dans ta
notion élémentaire de l’amour. Tu étais une petite poupée terriblement
égoïste et tyrannique, va, je puis bien te le dire à présent. Tu n’avais
pas encore senti ton maître.

Ah! nos dimanches de l’été! Nos envolées au bois, pas trop loin des
villages où rissolaient des fritures de beignets et d’ablettes, où au
piaulis d’une clarinette éructait le mugissement d’un ophicléide
scandant les figures des quadrilles! Ces jours-là, une folie t’emportait
avec le sautillement à tes cheveux de ton bout de chapeau, une croqûre
de tulle et de paille faite d’une chiquenaude. Tu devenais le nuage
d’une robe claire et d’un jupon blanc courant entre les arbres, vision
d’une nymphe descendue des villes au frétillement des rubans qui
tombaient de ta ceinture et claquaient dans le vent. Toute ta sauvage
indépendance d’enfant qui n’en veut faire qu’à sa tête te montait aux
tempes, fusait en sang de roses à tes joues, dans la pétulance du grand
air, la griserie des vertes senteurs du feuillage. Il me fallait
saccager les champs pour te gerber des coquelicots et des bluets
qu’ensuite tu tordais en guirlande et passais, comme une large
collerette vive, autour de ton cou. Tu avais vraiment, avec tes crins
d’or dépeignés, les freluches de soleil de tes frisures dansant sur tes
prunelles, avec l’écarlate œillet de ton rire à tes lèvres longues comme
le retroussis du bec d’une amphore, l’air d’une sœur des rousses
faunesses du temps des mythologies.

Quelquefois, t’arrêtant dans ton élan, mon désir te pressait contre moi,
buvait à ta peau, derrière l’ourlet des oreilles, d’un baiser qui te
faisait toute froide, la mouillure de ta sueur et ce fumet de blonde qui
était comme l’odeur des feuilles et des résines restée sur toi. Mais
fouit! tu te délivrais d’un rire qui avait le frisson d’une chatouille,
qui grelottait gentiment du petit froid de l’âme descendue au bord de la
grande secousse mortelle; et puis là-bas, j’entendais ta moqueuse
chanson qui leurrait ma peine et mon espoir. Comme toute chose finissait
par les chevaux de bois et la danse, nous nous en allions, moi avec le
regret du mystère des arbres, vers les orgues qui moulaient des airs
tristes autour de la chevauchée en rond des hippogriffes à tête de
léopard, vers les mugissants ophicléides qui faisaient partir les
bourrées.

Tu ne m’avais pas dit encore un mot qui m’annonçât que tu avais un cœur.
Une fois seulement, oh! je me rappelle, un silence te vint devant la
nappe de serge quadrillée où, dans la frisure du persil, se figeait le
grésillement d’une de ces fritures de poisson que tu allais voir puiser
à la pêchette dans la banne, près de la rivière. D’un geste las, tu
finissais de chipoter sans goût dans ton assiette. Et, tout à coup,
Manou, tu m’as regardé, tu es restée un peu de temps à m’observer du
coin de tes yeux. Je levai les miens, il me passa une douceur que
j’ignorais encore avec toi. Jamais je ne t’avais vue si sérieuse. Et tu
me dis ce mot qui ensuite me causa une grande peine, car je ne
comprenais pas alors: «Vois-tu, il serait temps tout de même de nous
quitter.» Et, là-dessus, tu te remis à rire. Moi, j’aurais plutôt
pleuré; et tu taquinais mon air triste du frôlement d’une barbe d’épi.
Tout ce soir-là, tu fus d’une gaieté folle: tu semblas vouloir enterrer
joyeusement la mort d’un béguin, afin de n’y plus penser le lendemain.

Mais, le lendemain, tu avais cessé de rire. Ce fut toi qui pleuras pour
une gronderie, un peu d’humeur boudeuse qui m’était restée de la veille.
Et je sentis que quelque chose en toi était changé, que tu n’étais plus
la même petite poupée, ni le gentil animal libre qui défiait la
captivité. Nous parlâmes à peine; tu te disais à toi-même des mots que
je n’entendais pas. Et la nuit vint; je te ramenai à ta porte et je
n’étais plus non plus le même jeune homme. Maintenant une joie cruelle
de te faire un peu souffrir me venait de ta défaite et de ta mélancolie.
Je te serrai la main presque avec indifférence. Tu me rappelas, tu me
dis: «Embrasse-moi.» Tu avais relevé toute ta voilette; c’était la
première fois que tu me tendais toi-même ta bouche. Le dimanche revint,
la folie mousseuse du bois. Tu étais redevenue la petite faunesse, le
nuage de la robe claire et des rubans pimpants courant devant moi, et je
n’entendais plus le son de la voix qui m’avait fait revenir et m’avait
offert, comme un cœur de rose pâmé, le baiser. L’oiseau, avec des
battements d’ailes, se débattait dans ma main qui l’avait cru
prisonnier.

Mais ensuite il arriva une étrange chose. Elle s’arrêta de courir, me
prit par la main, et nous entrâmes dans un taillis profond où garrulait
un merle. Je l’avais prise entre mes bras; tout son cher corps
tremblait; et je vis sourdre en ses yeux une rosée brillante, comme le
filet d’eau d’une source sous les mousses. Manou! adorable Manou!
soupirai-je en baisant son cou. Elle me regarda comme jamais encore elle
ne m’avait regardé et me dit «Oh! que c’est effrayant! Que tu m’apparais
à présent terrible! Il me semble que je ne t’avais pas encore vu jusqu’à
ce jour.» Ce ne fut plus ensuite qu’un souffle à travers lequel elle me
dit: «Bats-moi, mon chéri... Je veux être punie pour avoir été si
longtemps méchante envers toi.» Je crus qu’elle se moquait, mais elle se
pendait à mes épaules, suppliante: «Bats-moi, je t’en prie!» Si bien
que, doucement, avec étonnement, de la tendresse chaude de mes mains, du
frôlement d’une tape qui ressemblait à de la caresse, je fus celui qui
pour rire frappe une femme. Le merle chantait toujours, mais nous
cessâmes de l’entendre. Il y avait un oiseau qui bien plus joliment
chantait près de moi, dans une cage.

La petite âme volage enfin s’était laissé prendre, et tes baisers,
Manou, eurent un goût que je n’avais pas connu encore, comme si tout ton
être, toute l’exquise odeur de l’amour de tes vingt ans y montait,
printemps fleuri. Je te dis souriant: «Faudra-t-il encore nous quitter,
méchante?» Toute rose dans le nuage de tes cheveux, avec un émoi aux
joues que tu n’avais pas eu au premier péché, rougissante comme de
l’abandon même de ta vie, tu te cachas dans mon épaule et me répondis:
«Je ne peux plus.»

Ce dimanche-là, nous n’allâmes pas tourner sur les chevaux de bois.




TABLE


                               PAGES
  La petite Femme de la mer        7
  Dans la forêt                   27
  Maggy                           41
  Après-midi d’été                55
  Les Roses                       65
  Eden                            77
  Le Sacrifice                    93
  La Maison de ma vie            107
  La Chanson d’éternité          119
  La Fileuse de minuit           131
  La Jeune fille à la fenêtre    143
  Les Pas                        155
  Neuf Chansons de Flandre       163
  Le mortel Amour                185
  Paula                          201
  La mystérieuse Image           217
  A Laudes                       225
  Le Hameau                      237
  Devant Chanaan                 247
  Manou                          259




  ACHEVÉ D’IMPRIMER
  le dix-huit novembre mil huit cent quatre vingt-dix-huit
  PAR
  L’IMPRIMERIE PROFESSIONNELLE
  POUR LE
  MERCVRE
  DE
  FRANCE


*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PETITE FEMME DE LA MER ***

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are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
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forth in Section 3 below.

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accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
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electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation's website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without
widespread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
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facility: www.gutenberg.org

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