Jeunes Madames

By Brada

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Title: Jeunes Madames

Author: Brada

Contributor: Anatole France

Release date: April 20, 2024 [eBook #73436]

Language: French

Original publication: Paris: Calmann Lévy, 1895

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JEUNES MADAMES ***






  JEUNES
  MADAMES

  PAR
  BRADA

  PRÉFACE DE
  ANATOLE FRANCE


  PARIS
  CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
  ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
  3, RUE AUBER, 3

  1895




DU MÊME AUTEUR

Format grand in-18.


  LEURS EXCELLENCES                                               1 vol.
  MYLORD ET MYLADY                                                1 --
  COMPROMISE                                                      1 --
  MADAME D’ÉPONE (Ouvrage couronné par l’Académie française)      1 --
  L’IRRÉMÉDIABLE                                                  1 --
  A LA DÉRIVE                                                     1 --
  NOTES SUR LONDRES (Ouvrage couronné par l’Académie française)   1 --


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y
compris la Suède, la Norvège et la Hollande.


IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--7304-4-95.--(Encre
Lorilleux).




PRÉFACE


Je le savais, je le disais qu’il ne fallait pas mettre de préface à ce
livre, que ce serait le gâter. Mais on n’a pas voulu me croire, et me
voilà engagé malgré moi dans une entreprise impertinente et
disgracieuse, où je suis sûr de déplaire. A moins d’être un très grand
docteur, un des directeurs spirituels que la foule est toujours avide de
consulter, on a mauvaise grâce à faire une préface, «grand sujet
d’ostentation», dit mon maître Condillac. Le lecteur n’aime pas cette
sorte d’avance prise sur lui, ni qu’on lui explique les choses avec
l’importunité d’un guide embusqué sous le porche. Les guides m’ont gâté
l’Italie. Ils m’ont gâté même l’église souterraine d’Assise et le
tombeau de Galla Placidia à Ravenne, lieux où règne une sainte et
délicieuse horreur. J’ai tenté d’échapper aux cicerones par la force en
luttant avec courage. Mais ils m’ont vaincu. J’ai essayé de fuir. Ils
m’ont rattrapé et ramené captif. Je serais leur victime encore si je
n’avais pas eu recours à la ruse. C’est la ruse qui m’a sauvé et qui me
sauve dans les nouvelles rencontres.

Sitôt que, devant le dôme d’une de ces petites villes adorables de
Toscane ou d’Ombrie, un Italien en guenilles s’approche de moi, terrible
dans sa riante douceur, et me dit d’une voix inspirée et persuasive:
«Signore, je suis guide», je lui réponds: «Moi aussi!»--Ulysse en ses
voyages, n’imagina point d’artifice plus ingénieux. L’Italien, qui, tout
à coup, découvre en moi un funeste rival, s’éloigne en me jetant un
regard de haine et d’effroi.

«Moi aussi, je suis guide!» Cette parole, qui n’était dans ma bouche que
le jeu d’un esprit subtil, est devenue aujourd’hui l’expression fatale
de la réalité. Et, malheureusement pour moi, il est moins facile de
conduire les curieux chez les _Jeunes Madames_ de Brada, que de promener
les étrangers dans le Campo Santo de Pise, sur la terre sainte
recouverte de roses. Quelle affaire que de tourner autour des corbeilles
d’orchidées! Je suis timide et le monde m’a toujours fait peur. Il me
donne cette sorte d’effroi qu’inspirait la cour aux sages du XVIIe
siècle. Et c’est dans le monde qu’il faut que je vous conduise, moi qui
fuis le monde. Je n’en pense pas de bien, je n’en dirai pas de mal. Je
ne pense pas que c’est tout, mais je ne dirai pas que ce n’est rien.
C’est l’écume argentée au bord de l’Océan humain. C’est chose brillante
et légère. Et Brada, qui est du monde, en parle très bien. J’ai été
émerveillé jadis, en lisant la _Vie parisienne_, de tout ce que Brada
sait de jolies choses sur le monde diplomatique. Et je vois qu’elle sait
de plus jolies choses encore sur les femmes du monde.

Si du moins j’étais peintre, je pourrais essayer, en un croquis, mis
comme frontispice, de donner un avant-goût des grâces fines semées dans
les pages qu’on va lire. Et puisque c’est une manière de comédie que
cette suite de dialogues, je serais musicien que je tenterais d’écrire
une ouverture en notes claires, non sans beaucoup de trilles, pour
imiter le joli babil de vos mondaines, Brada. Mais décrire, expliquer
avec des mots, avec les ordinaires termes du langage des créatures
chatoyantes, d’un éclat capricieux, telles que Paule d’Haspre, Roseline
ou Luce, le moyen, je vous prie? Je l’ai dit, elles m’intimident, vos
_Jeunes Madames_. La frivolité charmante des femmes est un grand sujet
d’effroi pour le philosophe. Et puis les vôtres sont très compliquées.
Il faut toute votre adresse pour démonter et remonter les petits rouages
innombrables de ces jolies machines qui ne servent à rien. S’il
s’agissait d’amour, je chercherais quelque chose à dire, comme tout le
monde. C’est un beau sujet. Vous ne connaissez pas sans doute l’histoire
de ce jeune philosophe qui dissertait sur l’amour, après dîner, dans un
cabaret du quartier Latin, avec une douzaine d’hommes de lettres et de
professeurs. Il mettait dans l’exposition de ses théories un ordre
parfait. Mais un de ses interlocuteurs lui contesta l’expérience.
Aussitôt, le jeune philosophe se leva, et, s’étant assuré qu’il avait
dans sa poche deux écus de cent sous, il mit son chapeau et sortit. Dix
minutes après, on le vit rentrer avec calme dans la salle du cabaret. Il
reprit sa place à table et dit:

--Messieurs, maintenant que j’ai acquis l’expérience nécessaire, je
poursuis l’exposé de ma théorie.

Sans doute, il avait fait un peu vite l’expérience de l’amour. Encore en
possédait-il les éléments. La connaissance d’une Roseline ou d’une Paule
est beaucoup plus difficile. De plus, les méditations et expériences sur
l’amour n’y seraient d’aucun secours. Les _Jeunes Madames_ sont tout à
fait étrangères à l’amour, et si elles en donnent l’idée, c’est le pur
effet de leur forme extérieure qui suggère à l’homme simple une
désastreuse association d’idées. Il faut savoir d’abord que les jeunes
madames sont tout autre chose que des amoureuses; sans quoi l’on
s’égare. Ce qui m’émerveille, c’est l’art avec lequel Brada fait vivre
ces monstres vains et charmants. La manière de mon auteur est indulgente
et moqueuse à la fois, elle est précieuse sans snobisme. Enfin, je la
tiens pour grande et hardie, puisqu’elle a l’audace de se passer du
péché. Oui, cet impérissable attrait de la femme, cette parure d’Ève,
cette gloire de Madeleine, cette couronne antique et toujours fraîche,
le péché, Brada dédaigne d’en orner ses créatures. Les hommes,
d’ordinaire, n’ont point ce courage. Le doux Berquin l’eut, en son
temps, et son nom fait encore sourire. Il est vrai que Berquin était
naïf. Brada ne l’est pas. Si ses petites madames s’abstiennent du péché,
ce n’est point en considération de la malice qu’il renferme ni en vue
des effets qu’il produit (dit-on) en ce monde et dans l’autre. Non,
elles le méprisent comme une façon grossière, comme une grâce surannée
et trop simple. Elles n’éprouvent de sentiments d’aucune sorte. Où il
n’y a rien le diable perd ses droits. Elles ne peuvent tomber dans le
commun précipice, parce qu’il est dans la nature et qu’elles n’y sont
pas.

C’est le progrès des mœurs. Il ne subsiste plus rien de la vieille
humanité, plus rien des premières vertus, plus rien de l’ancienne
morale, pas même la faute.

ANATOLE FRANCE.




JEUNES MADAMES




I

QUESTIONS BUDGÉTAIRES


  Au second, rue Vézelay, un appartement de sept mille francs. Cent
  mille francs de mobilier.

--Alors, Ludovic, madame Manassé vous a chargé de me parler?

--Formellement, madame la vicomtesse.

--Et vous croyez, Ludovic, que c’est sûr?

--Tout ce qu’il y a de plus sûr, madame la vicomtesse; madame Manassé
est tout à fait sérieuse; sans cela, certainement, je ne conseillerais
pas à madame la vicomtesse de la connaître. M. Manassé a peur de sa
femme: pas de danger qu’il l’embarque dans une affaire qui pourrait lui
faire perdre de bonnes relations; non, il y a là une occasion superbe
pour M. le vicomte s’il veut en profiter. Comme madame Manassé me disait
ce matin: «Assurez bien surtout à madame de Vaubonne que c’est parce
qu’elle m’est si sympathique que je désire faire entrer son mari dans
cette combinaison.»

Ludovic finissait d’onduler madame de Vaubonne; ses jolis cheveux, lavés
d’une nuance extrêmement favorable à son teint de demi-brune,
craquelaient doucement sous le fer manié avec habileté; ils avaient
d’abord été soumis à un shampooing énergique, puis parfumés à la
violette, et maintenant la touche légère de Ludovic leur donnait ce
moiré frissonnant qui a quelque chose de la douceur d’une caresse.

Madame de Vaubonne était assise devant une petite table posée en pleine
lumière; sur cette table laquée blanc, il y avait le nécessaire et rien
de plus; les frivolités élégantes en avaient été soigneusement écartées:
un grand et clair miroir en était la pièce principale; il reflétait un
visage qui, sans être vraiment joli, était des plus plaisants à
regarder, un ovale fin, un front rond, un nez un peu long, une bouche
trop rose, des dents très blanches, des sourcils bien marqués et des
yeux bruns qui regardaient comme ils voulaient, surtout un air de race,
de soin, de raffinement voulu et habile. Le corps mince, souple et long
était perdu dans un déshabillé blanc, et, des manches larges flottantes
et retombantes, sortaient des mains agiles aux ongles bien taillés.
Pendant que Ludovic la tenait par la tête, madame de Vaubonne frottait
avec soin ces jolis ongles d’un polissoir à poignée de vermeil.

Cette séance hebdomadaire était, pour plus d’une raison, extrêmement
importante pour la jeune madame, d’abord parce que rien ne l’intéressait
autant que d’être jolie et qu’elle y apportait la plus intelligente
application, et ensuite parce que Ludovic jouissait auprès d’elle d’un
rôle privilégié: c’était son conseil sur les choses sérieuses! Il était,
du reste, parfaitement bien élevé, bachelier ès lettres, et tout propre
à faire un homme du monde le jour qu’on voudrait. Néanmoins, et malgré
la confiance distinguée dont il jouissait, extrêmement respectueux et
déférent avec la petite vicomtesse, qu’il avait connue, quoique jeune
encore lui-même, pas plus haute que cela lorsqu’il avait l’honneur
d’aller coiffer madame sa mère. Et au moment de choisir entre deux
prétendants c’était à Ludovic que Roseline de Rebenac avait demandé
avis; lui encore qu’elle avait écouté depuis, pour asseoir sa vie de
femme, et il fallait avouer qu’elle l’avait organisée avec un art
extrême. Le ménage Vaubonne était, comme beaucoup de ménages parisiens,
pourvu d’un revenu limité, lequel avait évidemment la faculté de la
cruche d’huile du prophète et ne s’épuisait jamais; on en dépensait
couramment le double sans dommage appréciable, et il n’y avait pas un
sol qui ne sortît le plus honnêtement et le plus régulièrement du monde
de la poche d’Armand de Vaubonne. Roseline avait vu de bonne heure, avec
ce coup d’œil dont elle se targuait, qu’il n’était pas plus difficile
qu’autre chose de dresser un mari à accomplir les tours de force qu’on
demande couramment à ceux qui ne le sont pas. Madame de Vaubonne avait
là-dessus des idées très arrêtées, et avait écouté la prudence de
Ludovic qui, ayant été témoin de beaucoup de naufrages, l’avait exhortée
à établir sa vie sur un pied raisonnable, car il s’agissait simplement
pour M. de Vaubonne, de trouver les trente ou quarante mille francs qui
leur manquaient par an, et, au jour d’aujourd’hui, c’est la moindre
chose. Ludovic était souvent à même de donner un conseil pratique, et,
grâce à lui, Vaubonne, sans s’en douter, avait réussi plusieurs petites
spéculations. Bien informé comme il l’était, Ludovic aurait pu tripoter
tout comme un autre, mais il ne se croyait pas assez gentilhomme pour
cela, et puis il avait l’âme poétique, elle s’envolait les trois quarts
du temps avec le dernier parfum de son invention; il venait précisément
d’en poser un échantillon nouveau sur la table à coiffer, et madame de
Vaubonne, très lentement, avec des mines de dégustateur savant, en
aspirait la senteur répandue sur la paume de sa main.

--Madame la vicomtesse trouve-t-elle cette composition à son goût?

--Oui, Ludovic.--Après un temps de réflexion: C’est très bien; surtout
n’en vendez pas encore à madame Manassé.

--Madame la vicomtesse peut être tranquille, pas avant d’avoir arrangé
notre petite affaire.

--M. Manassé est bien certain de son fait?

--Oh! absolument. Madame Manassé me connaît; avant de m’intéresser à une
affaire, je veux des garanties; je les ai eues!

--C’est bien, Ludovic, je me fie à vous; dites à madame Manassé que je
ferai l’impossible pour décider mon mari. Ils tiennent beaucoup à son
nom, n’est-ce pas?

--Énormément, madame la vicomtesse.

Ludovic avait repris un fer, et, tout en causant, pour faire diversion,
du dernier feuilleton de Lemaître, frisait délicatement le bout des
cheveux de la vicomtesse, les releva négligemment, et elle-même de sa
main adroite tamponna le petit nœud, et de ses doigts légers effleurant
le tout, enleva l’air apprêté, et enfin se contempla longuement et
sérieusement. Ludovic la regardait par-dessus sa tête dans le miroir
tirant une mèche ici et là, puis lestement il ferma ses fers et les
introduisit dans une pochette de velours bleu qu’il glissa dans son
veston.

--Ludovic, rappelez-moi que je vous ai promis une pochette neuve.

--Très bien, madame la vicomtesse.

Et, avec vraiment bonne grâce, Ludovic sourit, s’incline et glisse
jusqu’à la porte.

C’était un petit être délicieusement civilisé que Roseline de Vaubonne;
à vingt-quatre ans elle savait sur le bout des doigts la science de la
vie; juste assez d’esprit pour être drôle, et surtout un sens aigu et
merveilleusement juste des réalités de l’existence, ce qui n’est pas
précisément favorable au développement du cœur, mais derrière ce petit
front étroit et bombé, réside une volonté tenace et surtout une
perception admirablement nette de ce qu’elle veut! Et elle l’a toujours
su, et s’est mariée avec le sang-froid et le raisonnement d’une personne
qui a tout compris et tout jugé; et elle est partie résolument du point
de vue que la vie est une duperie pour les âmes tendres et douces;
d’ailleurs honnête, sans le moindre goût pour le vice ou la débauche,
mais parfaitement rouée et parfaitement égoïste. Son mari l’adore parce
qu’elle a voulu qu’il en soit ainsi, et qu’elle s’est donné toutes les
peines possibles pour cela. Avant tout, il faut qu’il fasse ce qu’elle
veut, et Armand est bon garçon et faible, de complexion très amoureuse,
et lui qui n’a jamais été gâté, est subjugué par les chatteries exquises
de sa femme; mais il a malheureusement quelques idées arriérées sur
lesquelles il s’entête! Ainsi, elle n’est pas parvenue à lui faire
avaler M. Manassé, mais elle y arrivera... Du reste, elle ne déteste pas
la lutte, et le pauvre Armand, par ses résistances inutiles, lui donne
le plaisir de vaincre. Pour s’y préparer, elle a repris la toilette de
ses mains et la continue avec la plus soigneuse attention, jusqu’à ce
qu’un grattement de petits pieds derrière la porte lui fasse lever la
tête. Sans se déranger, elle dit de sa voix sèche et un peu mordante:

--Entre, Chiffon.

La porte est poussée avec difficulté, et une petite figurine paraît;
elle est habillée d’une robe empire vert pâle, d’un tablier de
mousseline blanche noué sous les aisselles par des rubans roses, et ses
cheveux très bouffants sont lavés au henné. C’est mademoiselle Sibylle
de Vaubonne, personne de quatre ans; elle approche sa frimousse étonnée.

--Eh bien, Chiffon, comment ça va? tends ton bec.

La mère et l’enfant s’embrassent. La petite respire sa mère avec une
évidente satisfaction, puis commence un dialogue qui est quotidien, mais
toujours intéressant.

--Chiffon, veux-tu devenir jolie?

A quoi la personne ainsi interrogée répond avec décision:

--Oui, maman.

--Alors, arrive.

Et mademoiselle Chiffon, avec la justesse que donne l’habitude, avance
la figure vers sa mère, qui, délicatement, mais encore assez fort, lui
pince le nez d’abord, puis de ses deux paumes lui aplatit les oreilles;
et pendant ce temps, Chiffon ne bronche pas, quoique l’opération lui
soit manifestement désagréable; mais elle est heureusement déjà pénétrée
de la nécessité de faire à la beauté, les sacrifices nécessaires.

--Montre tes pattes, dit encore madame de Vaubonne.

Les petites mains s’abattent sur la table, blanches, rondes, potelées,
irréprochables.

--Bien, Chiffon; pas d’ongle cassé?

--Non, maman.

Puis d’une petite voix suppliante:

--Un peu de bonne odeur, maman?

La maman est sans doute d’indulgente humeur, car elle entr’ouvre le col
de la robe et verse généreusement de la bonne odeur sur la petite
poitrine blanche qu’elle baise ensuite.

--Là, Chiffon, va maintenant dire à papa que je veux lui parler.

Et l’enfant, sans se le faire répéter deux fois, disparaît derrière la
portière.

Roseline de Vaubonne a des façons à elle de comprendre l’enseignement
maternel; mais, telle qu’elle l’entend, elle l’exerce consciencieusement.
Elle n’a pas désiré d’enfants, au contraire, mais puisqu’elle en a une,
faut-il au moins qu’elle sente bon! Elle a aussi ses notions sur la vie
conjugale.

--Papa vient! annonce une petite voix qui fait retraite aussitôt.

Et Armand de Vaubonne entre à son tour chez sa femme. Il y fait très bon
dans ce cabinet de toilette, le feu y flambe clair, et l’atmosphère est
saturée de parfums frais, avec des émanations de savons délicats, de
poudres fines, de sachets pénétrants. Vaubonne n’est pas indifférent à
ces sortes d’influences! C’est un assez joli homme, la moustache rousse,
épaisse et furieusement retroussée, la tête déjà chauve, l’œil bonasse;
l’homme le plus heureux du monde, puisqu’il est amoureux de sa femme.

--Bigre! Ludovic laisse de bonnes odeurs derrière lui.

--Qu’est-ce que tu voulais me dire, Armand, quand Ludovic est arrivé?

Madame de Vaubonne est toujours très occupée à la toilette de ses mains,
un doigt délié s’élevant après l’autre. Vaubonne s’est placé le dos au
feu; il regarde sa femme, elle ne le regarde pas.

--Mon Dieu, ma bonne amie, je voulais te parler de nos affaires!

--Voilà qui est bien!

Figure interloquée de l’époux, évidemment surpris de cette approbation
inattendue.

--Ah! bien, tu m’ôtes un poids de l’estomac; j’avais peur de t’ennuyer.

Et dans l’effervescence de son contentement, Vaubonne avise une chaise
basse à cinq pas de sa femme et s’y assied.

--Mais non, nos affaires ne m’ennuient pas; raconte.

--Ma bonne mignonne, c’est assommant ce que je vais te dire; mais là,
franchement, nous dépensons trop d’argent!

--Je m’en doutais, dit noblement madame de Vaubonne.

--Ah!!!

--Et tu viens me proposer?

--Mais... de faire des économies, naturellement.

--Impossible, mon cher garçon! Je prévois plutôt des augmentations.

Ici, Armand de Vaubonne fait une tête à défriser sa moustache, si elle
ne tenait pas aussi admirablement.

--Mais enfin, ma chère petite?...

--Je ne peux renoncer à rien, je t’assure: j’ai bien réfléchi, tout est
établi _au plus juste_. Abandonne les économies, il n’y a pas moyen;
j’ai même absolument besoin de quatre mille francs en ce moment!

--Quatre mille francs!

Une sueur légère perle sur le front trop élevé de Vaubonne, il regarde
sa femme avec inquiétude, instinctivement il rapproche sa chaise; elle
le dévisage très gentiment, et:

--Tu n’es pas débrouillard, mon pauvre Armand!

--Pas débrouillard? quand j’ai déjà hypothéqué deux héritages, peut-on
dire!

--Il faut gagner de l’argent, mon pauvre petit; il n’y a plus moyen
aujourd’hui de faire autrement.

--Elle est jolie, celle-là! A quoi veux-tu que je gagne de l’argent? Tu
m’as déjà fourré dans cette compagnie de «bourriches hygiéniques»; je ne
peux pourtant pas aller les vendre sur les places, ces fameuses
bourriches?

--Non, mon ami, mais tu peux faire des affaires.

Ici, violente gesticulation de défense de l’infortuné Vaubonne. Sa femme
happe au passage une de ses mains et, très posément, commence à lui
arranger les ongles, puis d’une voix très douce:

--Tu es un peu jobard, vois-tu!

--Moi, jobard.

Et il saisit violemment un vaporisateur à sa portée et le presse.

--Tiens, c’est nouveau, ça!

--Oui. Que veux-tu, mon bon Armand, c’est la tradition de tes ancêtres.

--Voyons, Linette, ne te moque pas de ces choses-là; est-ce que tu n’es
pas bien aise d’avoir un gentilhomme pour mari?

Madame de Vaubonne regarda son mari avec attendrissement. Vraiment ce
garçon-là était touchant dans sa naïveté, mais elle aussi, avait
l’honnêteté de ses convictions, et elle répond:

--Oui, s’il sait en tirer parti.

--Voyons, Roseline.

--Voyons, Armand. Du reste, mon ami, je ne veux pas te tourmenter; nous
avons causé, n’est-ce pas? et c’est bien entendu: impossible de faire
des économies, et tu penseras à mes quatre mille francs le plus tôt
possible.

--Mais je t’ai payé ta pension!

--Oui, mon ami, mais elle n’a pas suffi; et quand je pense que tu me
tourmentes pour avoir un fils, et tu ne peux pas seulement habiller ta
fille.

--Habiller ma fille! Elle est bonne, celle-là, à l’âge de Chiffon!

--Si tu crois qu’elle ne coûte rien! Dame, tu sais, elle n’est pas déjà
si jolie, le pauvre chou; si je ne l’attifais pas un peu! Elle ressemble
à ton père.

--Moi aussi, je lui ressemble.

--Eh bien, c’est fâcheux.

--Enfin, c’est ridicule; parler de la dépense d’une enfant de quatre
ans, c’est de l’extravagance; nous, on nous habillait des vieilles
culottes de mon père.

--Je sais. Ta mère a bien souffert, la pauvre femme!

--Comment, bien souffert? Mon père est excellent.

--Peut-être; mais c’est une ganache tout de même, et ce qu’il a ennuyé
ta mère! Dans ce temps-là, c’était le genre, on se laissait embêter;
mais c’est fini maintenant. Vois-tu, mon petit Armand, il faut que les
hommes trouvent autre chose. Tu peux te vanter, toi, d’avoir joliment de
chance!

--Chance??

--Oui, en ayant une femme qui est toujours à te demander de l’argent!

Échange de regards ahuris d’un côté, exquisément placides de l’autre.

--Dame, cela t’assure de ma parfaite honnêteté; car comme _jamais_ je ne
me passerai d’argent, et même de beaucoup d’argent, si je n’en demandais
pas à mon mari, c’est que... conclus...

--Mais, sac à papier! je t’en donne! Tu m’empruntes au moins quatre
louis par semaine pour tes fiacres, et tu ne me les rends jamais.

--Je ne me plains pas, et si tu voulais être un homme raisonnable...

--Allons, ne me propose pas des machines qui mènent en correctionnelle.

--D’abord, il n’y a que les sots qui en arrivent là, et, du reste,
quantité de gens de notre connaissance y ont été. On m’a expliqué ça,
c’est une formalité; les Lafreselière doivent bien vingt millions entre
eux, il paraît; c’est une phrase aussi. Où donc prendraient-ils vingt
millions? Ce que j’en dis là, c’est pour te faire voir qu’il ne faut pas
comme cela se griser de mots; c’est le vocabulaire à Croquemitaine, tout
ça; mais quand un homme s’appelle _de Vaubonne_ et qu’il a la chance que
quelqu’un plus entendu que lui: un juif, voleur peut-être, mais calé,
désire son nom pour lancer une affaire, si cet homme-là n’est pas un
serin, et s’il a une femme et des enfants à nourrir, il fait comme les
autres, il se lance; d’abord, ce que je te propose, c’est une affaire
admirable, philanthropique même.

--Encore les ardoises!

--Oui, encore les ardoises... Mais tu n’as donc pas compris, tête
dure?--Et une petite paume douce comme le velours et le satin passe sur
l’épiderme sensible, mais dégarnie, du crâne d’Armand.--Les _Ardoises
phosphorescentes_! tous les toits s’éclairant d’_eux-mêmes_, dès que le
jour baisse; plus de cambrioleurs, plus de gardiens de la paix; la
réforme des mœurs, car le mal naît de l’obscurité; enfin une œuvre... et
de l’argent à gagner; une gloire, oui, une gloire à attacher à ton
nom... et à celui de tes fils...

L’infortuné Vaubonne écoutait hypnotisé. Cette petite femme fleurant
bon, si séduisante, si entraînante, le dévisageant, lui plongeant les
yeux dans les siens, et finalement frottant ses lèvres parfumées à sa
moustache. Cela le retournait; le pauvre garçon ne résiste pas à
l’embrasser désespérément.

--Tout doux! il ne faut pas prendre le goût des choses dangereuses.

Un silence. Vaubonne se met le front dans la main, se serre les tempes,
hérisse encore un peu plus sa moustache et regarde dans le vide. Il
lutte, l’infortuné, car le préjugé de son nom lui tient aux entrailles.
Voir ce nom accolé à celui de M. Manassé! et en même temps, il est de
son temps, ce garçon; il comprend qu’il faut de l’argent, il est le
premier à vouloir sa femme élégante. Et il n’y a pas à dire les
hypothèques! brûlée, cette chandelle-là! Après tout, tout le monde en
fait, des affaires, et celle-là assurément a une tournure; la science,
ce n’est pas son fort, mais enfin il n’ignore pas qu’il ne faut
s’étonner de rien; et puis, il n’y a pas à dire, c’est vrai qu’il a de
la chance: une femme aussi capiteuse que Roseline (il sait que le vieux
Gallevant l’a traitée au cercle de _capiteuse_, et ce jugement l’a
énormément flatté), une femme comme celle-là, et qui lui est fidèle
comme un caniche; dame! ça mérite quelques sacrifices. En somme, un
Vaubonne est toujours un Vaubonne et relève la compagnie dans laquelle
il se trouve!--Il regarde enfin sa femme, et elle a compris...

--Mais, après tout, mon cher Armand, dit-elle d’une voix caressante,
pourquoi as-tu tant de préjugés contre les juifs?

--Je ne sais pas!

--Justement! car enfin ces gens-là sont de vieille maison, tous par
force, on ne peut sortir de là, et ils ont les vertus de la famille,
comme dit ton père. Est-ce qu’il ne vend pas ses bœufs, ton père?

--C’est autre chose.

--Je ne le lui reproche pas, c’est ce qu’il fait de mieux, et s’il avait
su s’y prendre, vous seriez tous riches au lieu d’être gueux.

--Gueux. Voyons, j’ai eu cinq cent mille francs en me mariant.

--Mais ça fait rire. Qu’est-ce qu’on fait de cinq cent mille francs avec
les intérêts que vous savez tirer de votre argent? Tu leur montreras,
mon cher, ce que c’est qu’un homme qui a les yeux ouverts. J’irai voir
madame Manassé aujourd’hui.

Et, tout insinuante, incapable de comprendre sa perversité, elle lui
tend les lèvres.

--Non, Line, pas aujourd’hui, pas encore...

--Alors... demain matin?

Il ne résiste pas, car il connaît le langage des yeux qui le regardent,
et il sait tout ce qu’ils lui promettent! Il a un peu honte tout de
même, elle pas du tout, et il murmure faiblement:

--Oui, demain matin!

Et voilà comment, à l’effarement et l’horreur de tous les Vaubonne et de
plusieurs autres nobles familles, le prospectus de la magnifique
émission des actions de la Société des _Ardoises phosphorescentes_ porte
en tête, immédiatement après celui d’Albert Manassé, le nom du vicomte
de Vaubonne, il est lancé enfin! Et sa femme triomphe; elle trouve aussi
que madame Manassé est une relation fort commode, car le jour où
l’association a été signée, elle a envoyé à Chiffon une poupée de sa
taille, vêtue comme une petite banquière, et à laquelle Chiffon, qui a
de suite entendu la malice, a sans scrupule demandé à emprunter les
habits, et, le soir, assise sur les genoux de son père et, lui frisant
sa moustache, elle lui a confié à l’oreille qu’elle voudrait qu’il fût
de _beaucoup_ de sociétés!

Si Chiffon se mêle de recommander les entreprises financières!

Madame de Vaubonne trouve sa fille géniale!




II

SON CADRE


Un petit salon sans encombrement ni bibelot inutile, tout y est net et
clair. Au-dessus des hauts lambris une vieille soie couleur tilleul; pas
de miroir, mais à la place, un portrait d’aïeule en robe de linon,
ceinture noire et grand chapeau de paille. Sur le marbre de la cheminée,
entre deux candélabres d’argent, une verrerie d’art où courent, dans des
ombres fantastiques, toutes sortes de bêtes mystérieuses; dans ce vase,
des fleurs coupées; en face, au-dessus du bureau Louis XVI tout plein de
la plus élégante papeterie moderne, un cartel adossé au mur; contournant
la pièce et faisant angle, un large divan commode et bas; de l’autre
côté de la cheminée, un lit de repos en deux parties et, pelotonné au
milieu des coussins qui s’y entassent, un chat noir à reflets bruns,
cravaté d’un large ruban de satin jaune. Une seule table qui sert à
poser une lampe d’argent et une coupe d’émail translucide portant sur un
fond d’un bleu saphir une rose et, en lettres blanches, la devise de la
jeune femme: «Est bien fol qui s’oublie»; devant la fenêtre une orchidée
rare et magnifique. La chaleur fait se dégager une odeur douce et
pénétrante d’iris, dont la thibaude a été soigneusement saupoudrée avant
la pose du tapis.

Roseline de Vaubonne est assise à son étroit et long métier, sur lequel
est tendue une soie orange qu’elle brode en un dessin délicat de pâles
et harmonieuses nuances, elle-même est vêtue d’une robe d’intérieur de
velours mauve, un fichu Marie-Antoinette garni de vieilles dentelles
noué autour de la taille, ses jolis pieds chaussés de mules de satin
noir s’appuient sur un coussin de soie blanche; le mouvement léger de
ses mains piquant la soie fait étinceler les bagues qui couvrent ses
doigts.

Roseline a étudié ses effets et sait qu’elle est charmante ainsi. C’est
sa tenue d’audience et l’heure de son poète, un très gentil garçon, très
brun, très enthousiaste, un peu fils de famille, un peu bohème, qui a du
talent et que la jolie madame inspire et écoute. Elle le prône et a juré
de le rendre célèbre. Pour une petite âme toujours occupée et envahie
par les réalités prosaïques de l’existence, c’est une société tout à
fait rafraîchissante que celle d’un mangeur d’idéal, et Roseline adore
son poète, elle ne permet pas qu’on le plaisante et ne l’appelle que «le
divin». Elle dit que c’est sa morphine à elle.

Il est occupé à lui faire la lecture d’une voix basse, douce et
vibrante, d’une voix qui caresse le mot amour et le mot volupté avec des
intonations étonnantes, et qui procure à Roseline son petit frisson
comme au théâtre; cela lui suffit en fait d’émotion tendre.

A première vue, cette intimité paraît un peu périlleuse, mais en réalité
elle ne l’est pas du tout, car il n’y a pas le moindre danger que
Roseline perde la tête, et «le divin» s’emballe tellement en imagination
qu’il ne pense plus guère à le faire en réalité; la «Portia» dont il est
l’imaginaire amant ne lui laisse que rarement le temps de songer aux
filles de la terre!

                   *       *       *       *       *

Il était en train de déclamer avec beaucoup de conviction sur les
souffrances que lui infligent les dédains de l’adorable Portia, quand la
porte s’ouvrit et livra passage à une réalité féminine, jeune et très
bien habillée, mais dont le visage était légèrement bouleversé.

--Comment, Lolo, c’est toi à cette heure? dit avec étonnement madame de
Vaubonne sans quitter son métier.

--Est-ce que je te dérange?

--Nullement, ma chère; j’étais, comme tu vois, seule avec Monteux (c’est
ainsi que le poète se nomme parmi les hommes); il ne te gêne pas,
n’est-ce pas? Qu’est-ce que tu as avec cette mine?

--J’ai des chagrins!

--Des chagrins! mais c’est l’affaire de Monteux, voilà une demi-heure
qu’il s’efforce de m’arracher l’âme; allons, dis-nous tes douleurs,
Lolo.

Madame Baugé, familièrement Lolo, était cousine à un degré distingué de
madame de Vaubonne et par-dessus le marché elles s’aimaient beaucoup,
avec cependant une nuance de pitié du côté de madame de Vaubonne, qui
considérait la pauvre Lolo comme une créature un peu faible, et
d’indulgence du côté de madame Baugé, qui s’imaginait que Roseline
n’était pas sans en avoir besoin.

--Eh bien, j’ai eu une scène avec Léon!

--Mais, au nom du ciel, pourquoi t’offres-tu des scènes avec ton mari.
Tu es donc devenue amoureuse de lui?

--Ah! grand Dieu!

--Alors, pourquoi?

--D’abord parce qu’il m’ennuie.

--Tiens, mais ça devient intéressant, dit Roseline. Divin, voilà ce que
vous appelez un état d’âme.

Monteux s’était assis au milieu des coussins, à la place du chat
«Curiace» qu’il avait pris sur ses genoux et qui ronronnait avec
conviction.

--Ton mari t’ennuie, et après? reprit madame de Vaubonne.

--Tu sais quelle patience j’ai toujours.

--Continue, je te donnerai mes appréciations après.

--Mais à la fin, cela m’exaspère d’être traînée tous les soirs hors de
chez moi pour aller m’assommer avec cette vilaine Mornas.

--Comment, c’est ça, tu deviens jalouse.

--Non, mais tout de même c’est trop fort, quand moi je n’ai pas le droit
de voir qui me plaît; ce sont des histoires à tout bout de champ et à
propos de rien; c’est à n’y pas tenir!

Madame de Vaubonne prend l’air triomphant, et, très nettement:

--Ma petite, c’est bien fait, tu n’as jamais voulu m’écouter, je t’ai
avertie.

--Mais enfin, il fallait bien que j’aie des égards pour lui. Après tout,
c’est mon mari!

--Est-ce que tu te figures par hasard qu’il t’a épousée pour te faire
plaisir? Tu as voulu jouer à l’épouse modèle, tu vois comme ça t’a
réussi. Il y a une chose, Lolo, que tu n’as pas comprise, et tout est
là, c’est l’avantage _immense_ d’acquérir tout de suite une mauvaise
réputation.

--Allons, Roseline, tu n’es pas sérieuse.

--Mais parfaitement, je maintiens ce que je dis; il n’y pas de paix pour
une femme autrement. Ainsi, ton mari se mêle de te faire des scènes, et
on ne se gênera pas pour te tracasser parce que tu n’as pas su te faire
craindre; tu as montré que tu avais peur de tous ces gens-là, ils en
profitent. Si, au contraire, tu te fiches d’eux, dès le premier jour,
carrément, ils sont un peu étonnés d’abord, et puis ensuite on vous sait
un gré énorme de tout ce que vous ne faites pas. Une femme qui veut,
dans le monde, poser pour la vertu, ça ne se regarde pas, ça ne compte
pas, c’est une quantité négligeable; je t’assure que je serais désolée
si je n’avais pas une mauvaise réputation.

--Mais tu n’as pas une mauvaise réputation.

--Si, si, va, on parle mal de moi; et tu compterais les personnes qui
croient à ma vertu! Mon pauvre Armand lui-même est très persuadé qu’il
ne faut pas jouer à me contrarier, et il a raison... Monteux, n’est-ce
pas que vous ne croyez pas à ma vertu?

--Non, madame.

--Tu vois! ni lui ni les autres; sans cela, ils ne m’aimeraient pas
tant, c’est ce qui fait le succès! Tous m’adorent, parce qu’ils espèrent
au fond du cœur être l’heureux un jour ou l’autre. Toi, ma pauvre Lolo,
qui t’es consacrée au rôle charmant d’épouse dévouée, ton mari te
trompe, et il te défend de le tromper. Voilà la situation exacte,
n’est-il pas vrai?

--Mais je ne veux pas le tromper!

--Tu as bien tort si cela peut te distraire; tu es une tendre, tu ne
seras contente qu’après avoir eu ton petit roman, aie-le donc!

--Mais oui, madame, ayez-le, il n’y a que l’amour, dit Monteux avec
conviction.

--Pourtant, répond faiblement madame Baugé; toi, Roseline, tu n’as pas
de roman.

--Moi, ma chère, d’abord j’ai Armand, il me suffit; j’ai mis de
l’imprévu dans nos relations, cela modifie les choses; je lui suis
fidèle, le pauvre garçon, parce que ça me convient mieux, et que la vie
avec une intrigue me fait l’effet d’un tiroir mal rangé; mais je te prie
de croire que ce n’est pas par principe. Monteux et moi sommes convenus
qu’il n’y en a pas, n’est-ce pas, Divin?

--Vous comprenez tout, idéale madame.

--Je comprends beaucoup de choses, certainement; et il y en a une qui
m’est apparue claire comme le jour, il y a longtemps, c’est que les
pauvres femmes vertueuses, douces et soumises sont horriblement
malheureuses en ce monde. Voyons, Lolo, qu’est-ce qui se passe autour de
nous: voilà ma pauvre tante et maman, ce sont de braves femmes, tu me
l’accorderas; eh bien, en ont-elles eu une vie? Ton père a ruiné ta
mère, vous a ruinés tous; maman dans un autre genre en a vu de toutes
les couleurs, ça leur a servi à grand’chose, leurs vertus cardinales!...
Quand j’avais quinze ans, et que j’entendais papa crier, je me
promettais, le jour où j’aurais un mari, de crier plus fort que lui, je
me suis tenue parole. Toi, tu as fait le contraire, et aujourd’hui tu
commences une petite existence charmante; si tu ne résistes pas, tu es
perdue.

--Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse?

Et la pauvre Lolo tire un fin mouchoir de sa poche et, relevant avec
peine son voile bien tendu, se met à s’essuyer les yeux.

--Allons, ne sois pas sotte, ne pleure pas, c’est simple comme bonjour,
fais ce que tu veux, et ne t’occupe pas de ton mari.

--C’est facile à dire!

--C’est très facile à faire, je t’assure; regarde-moi, je suis là en
tête-à-tête avec Monteux; mais comme ça nous arrive à toutes sortes
d’heures, sans que jamais je me gêne; que ces petits tête-à-tête
amoureux je les ai avec d’autres encore, personne ne songe à parler;
c’est accepté parce que je l’ai voulu; j’ai déclaré une fois pour toutes
à Armand que je n’entendais pas être assommée, il a compris et c’est
fini.

--Mais je n’oserai pas, moi!

--Ah! ma pauvre bonne, si tu en es à ne pas oser, qu’est-ce que tu veux
que je te dise; voyons, là, de quoi as-tu peur?

Madame Baugé, qui était une excellente petite personne imbue des
meilleures idées, n’avait pas cependant l’habitude de beaucoup
raisonner; elle agissait la plupart du temps par suite d’une impulsion
reçue, et ses craintes ne prenaient pas aisément une forme précise, elle
savait seulement qu’il y avait dans la vie une foule de choses qui
l’effrayaient.

--Voyons, est-ce ton mari que tu crains?

--Oui, un peu.

--C’est une drôle d’idée de craindre Baugé! Est-ce qu’il a parlé de te
battre; tu peux bien l’avouer devant Monteux.

--Non, mais il parle toujours de tuer les femmes qui ont des amants.

--Pauvre cher! c’est exquis. Si on tuait en même temps les amants de ces
personnes tu aurais la chance d’être veuve sous peu! Quand on pense
qu’il y a encore des créatures assez naïves pour gober ces histoires-là!
Mais, malheureuse bête, tu n’as donc pas compris que ce sont tes
qualités qui ennuient ton mari et le rendent désagréable pour toi? Ma
parole, l’entendement des femmes est obscurci par une grâce d’état! Pour
qui les hommes font-ils des folies, volent-ils, tuent-ils, dans le temps
passé et dans le temps présent? Est-ce que ça n’a pas toujours été pour
des coquines? Ce n’est pas une vie d’être ton mari: Léon est presque
dans son droit de courir ailleurs!

--Comment, ce n’est pas une vie d’être mon mari! Mais depuis que je suis
mariée, je passe mon temps à essayer de lui être agréable: je ne me
laisse pas faire la cour, je m’occupe de mes enfants, je suis très bien
pour mes beaux-parents!

Et une certaine fierté perçait dans la voix de madame Baugé en faisant
cette énumération de ses propres vertus.

Roseline de Vaubonne avait levé la tête, et un froid sourire errait sur
ses lèvres. Elle quitta son métier, se jeta sur le divan, et, laissant
d’un geste gracieux tomber ses mains blanches et molles:

--Vrai! tu t’imagines que ces choses-là plaisent. D’abord, ma petite,
pourquoi as-tu trois enfants? Pourquoi sont-ils toujours pendus autour
de toi? C’est très mauvais genre, tu sais; toutes ces demoiselles
s’offrent un mioche maintenant: tu n’as qu’à les voir au Bois. Quand on
a eu la faiblesse d’avoir trois enfants, on évite de le rappeler
continuellement. Il est évident que tout est dit entre toi et Léon. Tu
ne peux plus l’intéresser; il faut se faire désirer, ma chère. Ne fais
pas ta tête de perruche effarouchée. Et tes beaux-parents?... Les miens,
je ne sais pas s’ils m’adorent, mais ils sont charmants pour moi. Les
premiers temps, je ne dînais pas chez eux sans me faire donner deux
louis par Armand: c’était mon taux pour aller m’assommer. Maintenant,
j’y vais à l’œil, mais rarement. Aussi, ce qu’il est content, ces
jours-là! Trop de joies, vois-tu, ça donne une indigestion: ton mari en
a une de toutes tes qualités. Si quelqu’un ne te prend pas en main, nous
marchons à une catastrophe. Trouves-tu ta vie telle quelle amusante?

--Mais je te dis que je suis exaspérée?

--Très bien, veux-tu que ton mari t’ordonne de te laisser faire la cour,
de t’occuper un peu moins de tes gosses, de t’ennuyer plus rarement avec
la respectable douairière?

--Jamais Léon ne me dira rien de tout cela.

--Tu le crois, mais moi je suis sûre du contraire; as-tu confiance en
moi? es-tu sûre de n’être jamais jalouse, si je travaille à faire ton
bonheur? car tu me fais pitié, tu es comme les enfants qu’on
emmaillotait et qui ne pouvaient remuer ni bras ni jambe.

--Tu n’iras pas dire du mal de moi à mon mari, comme le fait tout le
temps cette vieille Mornas.

--Si; il est probable que je te critiquerai beaucoup; mais si ça te
contrarie, n’en parlons plus.

--Ah! ma chère, fais ce que tu veux, il ne pourra jamais être plus
désagréable qu’il ne l’est depuis quelque temps.

--Eh bien, madame, dit Monteux, voilà qui nous confirme dans nos
théories que Curiace est grand maître dans l’art de savoir être heureux,
il a toutes les jouissances, ce chat, et il n’aime personne, pas même
moi, et je lui fais des bassesses.

--Mon cher, répond tranquillement madame de Vaubonne, l’affection est un
sentiment nuisible.

Madame Baugé se croit tenue de protester timidement.

--Roseline, ne parle pas ainsi; on ne serait pas heureux sans affection.

--Je soutiens bien que si, par exemple;

--Mais, c’est exquis, au contraire, ajoute Monteux, on a l’univers à
soi.

--Vous parliez de l’amour tout à l’heure dit encore madame Baugé.

--Ce n’est pas une affection, madame, l’amour.

--Qu’est-ce que c’est?

--Monteux ira t’expliquer cela un jour que tu n’auras rien à faire, il
est très amusant, sur ce sujet-là; nous arriverons à te donner des idées
plus justes. Tu n’as pas su comprendre ton mari; je suis sûre, moi,
qu’il a le sens commun et qu’on en fera tout ce qu’on voudra; suis
seulement mes avis pendant quinze jours, et tu ne le reconnaîtras plus.

Ici madame Baugé se lève.

--Te sens-tu un peu mieux? demande madame de Vaubonne.

--Oui, ma chérie, je t’assure que tu m’as donné à réfléchir.

--Tu y as mis le temps; enfin, si tu as de la bonne volonté, il n’est
pas trop tard; veux-tu que Monteux fasse un bout de chemin avec toi, je
le chasse, car je vais m’habiller.

Madame Baugé, d’abord un peu hésitante, finit par dire:

--Oui, je veux bien, mais de quoi pourrez-vous me parler, Monteux?

--Je vous parlerai de l’enfer, chère madame, j’ai là-dessus des données
délicieuses!...




III

LE «DIVIN»


--Madame, j’ai des pensers.

--Dites-les, Divin.

Il s’étira d’une façon insensible, et un léger frémissement voluptueux
passa comme un souffle sur son masque mobile, faisant battre
imperceptiblement les lourdes paupières et mouvoir les lèvres sous la
moustache noire; il souleva un peu les épaules ce qui était son habitude
lorsqu’il allait parler et dit, lentement et presque mystérieusement, en
contemplant le feu qui brûlait vite avec une sorte d’ivresse:

--La vie est douce, madame.

Roseline de Vaubonne regarda son poète de ses yeux moqueurs et tendres,
puis regarda autour d’elle, et répondit:

--Peut-être?

Elle avait eu du monde toute la soirée, et dans son petit salon et dans
le grand, dont les portes étaient ouvertes, régnait cet aimable désordre
de sièges rapprochés, de musique dispersée, de pétales de fleurs tombés
sur le tapis; l’air était lourd de toutes sortes de subtiles odeurs, les
lampes encapuchonnées versaient une lumière gaie et discrète, tout était
combiné pour le plaisir des sens. Roseline savoura un instant cette
atmosphère délicate et répéta une seconde fois:

--Peut-être?

Par les portes ouvertes on entendait la voix superbe de la belle madame
de Juvisy; celle-là ne vivait que pour sa musique, qui remplaçait dans
son cœur, enfants, mari et le reste; elle avait tout cela et n’en
faisait pas le moindre cas. Enfoncé dans un fauteuil, Armand de
Vaubonne, en maître de maison poli, l’écoutait depuis un temps qui lui
paraissait un peu long; à une table de jeu, M. de Juvisy et M. Baugé
cartonnaient silencieusement et en conscience; tout proche du piano, le
jeune Didier, les yeux clos, écoutait la voix et respirait la femme en
faisant des rêves couleur d’azur; c’était un aimable garçon, ruiné et
intelligent, un peu magicien, ce qui le rendait un personnage infiniment
intéressant: ses relations dans le monde astral étant des plus
distinguées, il avait une belle barbe blonde, l’air gai, et parlait tout
le temps de choses macabres, cela faisait un régal délicieux, le poète
et lui étaient grands amis.

--Eh bien, vos pensers, Divin, vous ne les dites pas.

--J’écoutais; la voix de madame de Juvisy est couleur orangé, ce soir.
Est-ce que ce n’est pas délicieux de l’entendre, de vous regarder, de
toucher les soies douces de votre robe, de respirer ces parfums, de
causer avec vous jusqu’à ce que je sois las à mourir et que tout danse
dans ma tête; est-ce que toutes ces heures-là ne sont pas charmantes,
est-ce que le plaisir le plus exquis n’est pas d’être amoureux sans
espoir?...

Et le jeune homme penchait en avant sa tête fine et, avec une sorte de
détachement, prenait et portait à son visage un pan de la robe de madame
de Vaubonne.

--Oui, mon Divin, vous avez raison.

--Alors, pourquoi ne vivons-nous pas toujours ainsi?

--Qu’est-ce que vous entendez par toujours?

--Je vais vous l’expliquer, et il étendit les bras: votre vie, toutes
nos vies sont stupidement gaspillées, il y a longtemps que j’y songe,
que je cherche... Je me suis dit un soir: mais pourquoi ne serait-on pas
délicieusement et suprêmement heureux? n’avons-nous pas tout pour cela?
Il n’y aurait qu’à vouloir, qu’à mettre de l’ordre et de la méthode dans
ce désordre des existences; les beaux vers se font-ils sans règles? Plus
ils sont travaillés, plus ils sont parfaits; eh bien, vous ne travaillez
pas votre vie, vous ne savez pas en faire un sonnet; si vous voulez, je
vais vous l’apprendre: l’inspiration m’est venue tout à l’heure en
regardant le feu!

Il se tut un moment et Roseline, attentive et demi-souriante, ne bougea
pas; il reprit:

--N’est-il pas horrible de penser qu’ici, dans ce cadre charmant où tout
caresse, devant une femme comme vous, qui êtes jeune, qui êtes exquise,
des brutes idiotes viennent raconter toutes les turpides affaires de
l’ignoble monde des imbéciles et des rapaces, que vous les écoutez, que
vous vous y intéressez, que de vos lèvres faites pour les paroles
d’amour, vous parlez de ces bas trafics, de ces pestes qui dévorent le
monde, de meurtres, d’empoisonnements, que vous songez à cela, que vous
lisez des feuilles qui en regorgent, qu’on s’entretient devant vous de
toutes les tristesses de la terre, et que vous ne comprenez pas que cela
est fatal à la beauté, fatal à l’esprit, que vous pourriez devenir une
créature suprêmement intelligente, affinée bien plus encore que vous ne
l’êtes, à ne regarder, à n’écouter, à ne dire que des choses belles,
gaies, amoureuses, jeunes comme vous, à mettre enfin de l’ordre, de la
suite dans vos plaisirs, et ne faire de la vie qu’un plaisir non
interrompu.

--Et comment ferons-nous cela, Divin? Car je veux bien, moi.

Il passa sa main sur son visage, ferma les paupières et les releva d’un
mouvement brusque qui donnait à ses yeux bruns l’apparence d’avoir été
subitement éclairés, puis de sa voix un peu chantante:

--D’abord, madame, nous nous unirons vous, moi et d’autres, nous serons
quelques-uns et nous ne connaîtrons plus que ceux-là; quelques femmes
comme vous, trois ou quatre hommes, et nous nous associerons pour jouir
de la vie; ne trouvez-vous pas que c’est bien vieux et démodé les
histoires d’amant et de maîtresse, et qu’il ne peut y avoir une plus
sotte manière de gaspiller sa jeunesse? Il faut aimer, mais ce
plaisir-là est fugitif; les nôtres doivent être longs et délicats, il ne
faut entre nous ni jalousie ni éléments de troubles: nous parlerons des
choses d’amour parce qu’il n’y en a pas de plus aimables, elles nous
égayeront, mais voilà tout; nous bannirons absolument toutes les idées
tristes; nous prendrons ce qu’il y a de bon et de délicieux dans la vie:
la musique, la poésie, l’art, la joie; vous autres femmes, vous vous
engagerez à cultiver votre beauté, à chercher toutes les inventions pour
l’augmenter, à être toujours vêtues pour le plaisir des yeux, à avoir
des maisons où il soit charmant de vivre, avec des fleurs, des lumières
et des parfums. Et nous, nous ne penserons qu’à vous plaire, qu’à vous
apprendre à être heureuses et à être belles; nous serons vos serviteurs
et vos esclaves, mais jamais vos amants. Que dites-vous de mon idée,
madame?

--Je dis, mon poète, que je la trouve digne d’être réalisée, et nous
allons piocher cela; d’abord, pour être pratiques, qu’est-ce que vous
faites des maris?

--Nous les prendrons s’ils y tiennent, seulement ils s’engagent à ne
jamais nous troubler, à oublier qu’ils sont autre chose que des amis, et
nous, nous promettrons de n’être pas jaloux d’eux et d’ignorer qu’il y
aura des heures où ils seront les maîtres.

--Et quel sera l’avantage pour eux?

--Mais de vous voir plus belles; car, croyez-le bien, quelques mois
d’une vie parfaitement harmonieuse, joyeuse et douce rendraient belles
toutes les femmes; n’êtes-vous pas bien lasse de la façon dont on parle
autour de vous, est-ce que vous n’êtes pas écœurée de toutes les laides
dépravations? Ah! soyons corrompus; mais si nous le sommes, qu’au moins
notre corruption sente bon; sachez être des patriciennes, c’est-à-dire
des créatures planant au-dessus de toutes les réalités sordides de la
vie.

--Eh bien, Divin, entourons-nous donc de la bonne odeur de la
corruption; comment entendez-vous que nous passions notre temps?

--Nous réglerons tout cela plus tard, réunissons-nous d’abord; et puis
on donnera la loi. Tenez, madame de Juvisy a fini de chanter,
appelons-la, c’est une muse, elle me comprendra.

Roseline marcha vers une des portes de communication et se tenant debout
appuyée contre les draperies de soie vert pâle, elle dit:

--Venez donc un peu par ici, vous autres.

Madame de Juvisy, vibrante encore des sons qu’elle avait évoqués,
s’était jetée sur un fauteuil bas avec un affaissement de tout son être;
elle se redressa, se leva et d’un geste harmonieux, caressant les plis
de sa robe blanche à raies jaunes, alla vers Roseline; elle était toute
brune, toute fine, avec des yeux sombres, voluptueux et presque cruels;
ses manches de velours jaune, très larges et bouffantes, élargissaient
son buste mince; elle avait vingt-trois ans, et un visage encore presque
enfantin; elle avait remis toutes ses bagues à pierreries lumineuses et
ployait ses doigts nerveux pour les dégourdir. Didier la suivit.

--Vous aussi, Baugé, appela Roseline de sa voix sonore. Armand prendra
votre jeu, nous avons à vous parler.

M. de Juvisy à qui son partenaire était indifférent et qui se trouvait
content pourvu qu’il pût jouer, ne fit aucune opposition; les cartes
changèrent de mains, et Baugé entra à son tour dans le petit salon;
Roseline leur fit signe de prendre place sur le large divan d’angle, et
elle-même, s’asseyant en face d’eux sur un fauteuil un peu élevé et
répondant à l’interrogation de tous leurs yeux:

--J’ai quelque chose à vous proposer.

--Dites, ma chère; c’est l’heure des secrets, répondit madame de Juvisy.

--C’est une idée du Divin, commença Roseline, et une idée qui me paraît
délicieuse; il veut entreprendre de nous faire mener une vie qui soit
belle comme un rêve, où tout sera plaisir.

--Et musique, madame, ajouta Monteux en regardant madame de Juvisy.

--Baugé, reprit Roseline, nous vous traitons avec la plus grande
confiance, remarquez-le; voici ce dont il s’agit: moi, Luce et deux ou
trois autres femmes, des femmes de nos âges, nous allons nous unir pour
rendre nos existences plus agréables, nous vivrons pour nous-mêmes, pour
être plus belles, plus intelligentes, plus aimées; et nous ne voulons
pas d’amants ou du moins nous n’en parlerons jamais; nous nous réunirons
pour passer des heures agréables, nous chanterons, nous danserons, nous
écouterons le Divin, et ceux qui auront à nous dire des paroles douces à
entendre, défense expresse de jamais dans nos réunions faire allusion à
aucune chose triste; jamais de politique, jamais d’affaires, nous ne
nous soucierons de rien si ce n’est de notre bon plaisir; et notre seul
devoir sera d’être belles et gaies.

--Mais, dit Didier, à ce régime vous ne vieillirez jamais; cela devient
une des formes de la sorcellerie.

--Taisez-vous et laissez parler Roseline, dit madame de Juvisy. Ah! que
cela me convient; expliquez-moi bien la chose.

--Divin, expliquez vous-même maintenant, j’ai présenté la situation,
développez-la.

--Mesdames, dit le poète de son intonation la plus caressante, nous
allons, si vous le voulez, nous associer pour que toutes nos heures
agréables aient des lendemains; nous allons prouver combien la vie est
belle, et que ce sont les sots qui la rendent tristes. Vous êtes
charmantes, et celles qui viendront encore le seront aussi; et malgré
vos séductions, nous, vos amis, nous promettons de ne vous solliciter
jamais d’amour et cependant nous serons amoureux de vous. L’horrible
maladresse des femmes consiste à tout sacrifier à une chimère à laquelle
elles ne tiennent nullement; quelle plus grande folie que de perdre son
repos, la joie de vivre pour un amant? quel manque de goût qu’un
scandale; quelle humiliation pour une femme jeune et belle, qu’une de
ces liaisons passagères et grossières? Sur ces choses il faut jeter un
voile, les êtres civilisés doivent prendre de l’amour ce qui les rend
plus aimables, nous vous en donnerons toutes les menues monnaies, nous
vous servirons et vous nous ferez le plaisir de nous dédaigner.

--Vous y tenez beaucoup au dédain? demanda Didier.

--Énormément, nous ne serons heureux qu’à cette condition; il nous faut
à tous une entière liberté d’esprit, c’est une association d’élégance et
de plaisir, elle ne sera durable qu’en respectant ce contrat.

--On le respectera, dit madame de Juvisy, je m’y engage avec joie.

--Vous voyez, Baugé, reprit Roseline, que même la morale est sauve, vous
pouvez bien être des nôtres.

--Ah! ne parlons pas de morale, dit Monteux, c’est la chose la plus
immorale du monde: vivons et montrons ce que peuvent devenir des
créatures humaines qui connaissent leur force; toutes les femmes
l’ignorent en général, ou elles apprennent la leçon trop tard; être
jeune et savoir, c’est la formule divine.

--Didier, vous nous direz vos secrets, demanda paresseusement madame de
Juvisy.

--Je n’en aurai pas pour vous, madame.

--Et qui nous associerons-nous encore? continua-t-elle, car Roseline et
moi ce n’est pas assez.

--Assurément.

--Appelons à nous la charmante Paule, dit Monteux; elle ne vit que pour
sa beauté, elle est adorablement égoïste, elle est faite pour être une
créature d’élite; nous lui enseignerons la science de vivre sans dommage
pour elle-même; elle ruine sa santé par des excès de fatigue, cela nous
ne pouvons le permettre, nous voulons en tout de la méthode; il faut
être saine de corps pour être vraiment belle, nous nous obligerons à
respecter les lois de l’hygiène: l’eau froide, l’air, l’absence de
soucis, voilà nos grands préservatifs.

--Et avec Paule, qui encore?

--Divin, que dites-vous de madame Manassé? demanda Roseline.

--Oui, je veux bien, c’est l’or, et il faut de l’or pour tout aplanir.

--Il y a encore Lolo qui est si jolie et si douce; mais ce tyran de
Baugé ne voudrait pas, dit Roseline.

--Et pourquoi donc, madame?

--Parce que vous êtes vieux jeu, cher ami, que vous auriez peur de voir
Lolo fondre dans la fournaise, et que nous lui prendrions trop de son
temps; vous êtes un jaloux, et les jaloux, voyez-vous, nous n’en voulons
pas.

--Qui a dit que je fusse jaloux? je ne le suis nullement, c’est ma femme
qui est endormie.

--Si nous la prenons en mains, dit Monteux, nous vous avertissons
qu’elle ne le sera pas longtemps.

--C’est ce que je désire.

--Alors, demandez-le-lui, mais je doute qu’elle accepte.

--Oui, j’en doute beaucoup, car elle a peur de l’enfer, ajouta Monteux.

--Mais puisque nous irons nous y promener avec Didier, dit madame de
Juvisy, elle s’y habituera.

--Eh bien, madame, répliqua Monteux, que tout le monde soit ici demain
soir et nous y prendrons les suprêmes résolutions.

                   *       *       *       *       *

Armand de Vaubonne et M. de Juvisy furent avisés des projets en
formation; Vaubonne en resta d’abord un peu troublé, mais sa confiance
en Roseline l’emporta.

--Tu raconteras à ta famille que c’est un cours de danse, lui dit-elle
pour lever la dernière objection, et que nous apprenons la pavane; du
reste, tu seras admis si tu veux.

Et il s’était contenté de cette promesse; quant à M. de Juvisy, c’était
un beau type d’indifférence conjugale, et la façon dont sa femme passait
son temps lui était souverainement égale. Baugé avait eu quelque peine à
persuader Lolo qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie et qu’il la
verrait avec plaisir se joindre aux autres; peu à peu, il était arrivé à
la convaincre que l’idée avait du bon, et elle se trouva au rendez-vous.

Jamais le petit salon de Roseline n’avait été plus clos, plus riant,
plus parfumé; tout rempli d’orchidées perverses, de violettes et de
narcisses embaumés; c’était un lieu de délices; elle-même, habillée
d’une robe blanche magnifique, sa tête fine émergeant d’une fraise à la
Clouet, semblait une femme du XVIe siècle. Monteux était à sa place avec
Curiace à son côté. Madame de Juvisy, en velours changeant, allant du
rouge au vert, avait l’air d’une fleur des tropiques; l’élégantissime
Paule d’Haspre, avec la taille sous les seins et une robe de crêpe
jaune, représentait le dernier cri de la mode à venir; et Lolo, en mauve
et blanc, était délicieusement correcte et de bon goût; aucune n’avait
dépassé la vingt-cinquième année, et Monteux les contempla avec un
ineffable contentement. La parole lui fut donnée:

--Mesdames, d’abord je baise vos pieds; vous savez ce dont il s’agit et
la noble et charmante entreprise que nous avons en vue; mais comme rien
ne dure sans ordre, et que vous autres femmes êtes sujettes à la
rébellion, je viens vous faire une dernière proposition: tous, nous nous
réduirons volontairement à l’obéissance, qui est une exquise chose,
sachez-le; une de vous, tour à tour, commandera et sera souveraine de
tous nos plaisirs; la royauté de chacune durera un mois, et, si vous le
voulez, je propose aux suffrages de vos seigneuries, pour première
reine, notre chère Roseline.

Ainsi fut décidé à l’unanimité, et la royauté de Roseline commença de
cette heure.




IV

FIN D’ANNÉE


Le 31 décembre. Elles sont réunies chez Luce de Juvisy; c’est là
qu’elles sont venues, sur l’ordre de Roseline, attendre la disparition
de ce qui a été et se pénétrer de la troublante pensée qu’une chose
inconnue, et qui peut être délicieuse, fade ou terrible, est entrée dans
le temps.

Le hall a toute l’élévation de l’hôtel; il est dominé, à la hauteur du
premier étage, par un grand orgue d’église, avec ses tuyaux inégaux
comme les plumes des ailes d’ange. Une galerie fait pourtour, des
grappes de verre rose jettent partout le transparent éclat de la lumière
électrique: c’est l’irréelle clarté des palais de fées situés au fond
des mers.

Les sièges bas, les grandes plantes à feuillage altier, auxquelles se
mêlent les branches fantastiques d’orchidées aux nuances de pierreries,
forment des recoins voluptueux. La vaste pièce est comme divisée par
quelques marches encadrées d’une balustrade derrière laquelle part
l’escalier; il a ce mystérieux appel des choses inertes et silencieuses
qui invitent et semblent promettre que l’inconnu attend au delà! A
mi-étage, une troublante Psyché, dans sa pâle blancheur, guette, sa
lampe à la main, le réveil d’Éros.

Les larges baies du rez-de-chaussée, drapées d’étoffes magnifiques aux
nuances tendres, entr’ouvrent la vision d’autres pièces, remplies à
profusion d’objets rares et précieux; partout la marque des derniers
raffinements du goût d’une créature artiste, capricieuse et dépensière.
Dans la galerie, dissimulés derrière des paravents chinois, sont des
musiciens, et la divine voix des sons court, monte, plane et s’abaisse,
tantôt joyeuse, tantôt triomphante, tantôt pâmée et mourante.

Juvisy est à son cercle, Armand de Vaubonne chez ses parents; il n’a pu
admettre de se soustraire à un usage qu’il a toujours connu. Quant à
Roseline, elle a déclaré sa ferme volonté de n’en faire qu’à son bon
plaisir, et force a été à son mari d’en demeurer d’accord.

A terre, étendue sur l’épais tapis, le coude appuyé sur un coussin posé
sur une marche, la belle Paule d’Haspre, parée comme une idole, écoute
Monteux, assis à ses pieds. Il lui dit sur sa beauté des choses
alambiquées et obscures qu’elle trouve exquises; devant le grand piano
ouvert est madame de Juvisy, et quand la musique se tait là-haut, ses
mains frappent les touches blanches et sa voix profonde et douce s’élève
claire comme une flamme. Les autres sont dispersés.

Pendant une pause, Roseline, une couronne fleurie sur la tête, symbole
de sa royauté, s’avance au milieu de la pièce et dit:

--Chères amies et amis, nous allons prendre congé de l’année qui part,
et recevoir celle qui vient, et qui est tout à nous. Je propose que
chacune de nous accepte, en guise de bonne confraternité et
d’_enseigne_, comme cela s’appelait autrefois, ainsi que le Divin me
l’apprend, une médaille portant une devise; cette devise deviendra
sienne. Le Divin qui les a choisies va vous les offrir.

A ce gentil discours il se fit un mouvement. Lolo, qui prêtait une
oreille un peu étonnée aux propos du jeune Didier, se leva la première
et vint trouver Roseline; Didier la suivit de près, et sans mystère lui
prenant le bas de sa robe, il le baisa, déclarant son intention de la
servir; Baugé qui était resté à l’écart avec madame Manassé ne broncha
pas, et eut même un mouvement d’orgueil satisfait à la vue de cet
hommage public rendu à sa femme. Roseline sourit, serra la main de sa
cousine, et la fit asseoir sur le même divan qu’elle; ils s’étaient
groupés autour de Paule, toujours magnifiquement belle dans sa pose de
courtisane vénitienne.--Moi, dit-elle, je veux une devise qui me
permette de faire souffrir beaucoup les hommes.

Et elle sourit divinement en montrant ses petites dents blanches.

--Vous l’aurez, madame, dit Monteux, et nous souffrirons le plus
joyeusement du monde.

--Ah! tant mieux! je me suis tant ennuyée l’année qui va finir.

--Vous, incomparable, vous vous êtes ennuyée? demanda Didier.

--Sans doute, car imaginez-vous que tout m’est égal;--et si vous saviez
comme c’est monotone.

--Mais, dit Monteux, et votre beauté, et vos toilettes?

--Ah oui, mais tout de même, allez, ce n’est pas encore ce que je rêve.

--Et que rêvez-vous donc?

--Tout...

--C’est une adorable disposition, répond Monteux, voyons quelle sera
«l’enseigne» que le sort vous envoie, quelle influence présidera votre
destinée?

--Est-ce vrai, Didier, que les pierreries ont des pouvoirs mystérieux?
demanda Paule.

--Certes, madame, et je vous les enseignerai.

--Tirez madame, tirez votre devise, répliqua Monteux offrant dans une
coupe de jaspe une petite médaille d’or avec un rubis en relief.

Paule d’Haspre étend une de ses mains, main merveilleuse, que frôle au
passage la moustache noire du jeune homme, elle sourit, puis prenant le
bijou qu’il lui présente, elle lit en riant la devise gravée sur une
mince banderole d’émail blanc.

«_Si je t’en donne, prends-en, mais ne m’en demande pas._»

--Et alors? dit-elle.

--Alors, ma chère, répond Roseline, vos serviteurs sont prévenus.

--Il est bien bas de n’être pas généreuse, prononce Didier.

--A mon tour, maintenant, dit madame de Juvisy, moi, par exemple, je ne
veux plus aimer au monde que ma musique.

--Franchement, madame, avez-vous jamais aimé autre chose? interroge
Monteux.

--Je l’ai cru, mon cher, c’est tout comme: au fond, qui aime vraiment?
qui aime-t-on?

--Soi-même, dit Paule, sans hésiter.

--Vrai, vous n’aimez pas quelqu’un, dit encore Monteux, regardant madame
de Juvisy, votre fils, par exemple?

--Bah! pourquoi voulez-vous que je l’aime, qu’est-ce que ce petit animal
a d’intéressant? la maternité adoratrice est une pose, mon cher,
soyez-en sûr; si les femmes osaient dire la vérité, la plupart
avoueraient que leurs enfants les assomment.

--Si encore on pouvait les choisir à son goût, ajoute Paule; mais, la
plupart du temps, ils ressemblent à des gens qui vous sont désagréables;
puisqu’il faut absolument mettre un inconnu dans sa vie, c’est bien
assez d’un mari.

--Elle a raison, dit Luce, voyons ma devise. Elle prend et lit:

«_Chacun le sien, ce n’est pas trop._»

--Bon, dit Roseline, rien n’est trop pour Luce, car qu’est-ce qu’elle
peut bien désirer?

--Que mon mari se bâtisse une maison de l’autre côté de la rue, répond
promptement la jeune femme.

--C’est vrai, pourquoi vit-on dans la même maison? demande Paule, on
s’aimerait beaucoup plus si on se voyait moins souvent; il y a des jours
où la tête de mon mari, à déjeuner, m’ôte l’appétit; de quel droit la
loi me force-t-elle de manger avec lui?

--C’est la bêtise des préjugés, madame: si on vous écoutait, les ménages
marcheraient bien mieux; il n’y a qu’une basse vulgarité qui ait pu
concevoir cette extravagance sauvage de la vie en commun: le lit, la
table, c’est atroce, tout simplement digne de charretiers tout au plus;
qu’on se rapproche si l’on veut, mais qu’on se quitte, et que des femmes
délicates comme des fleurs ne soient pas contraintes à supporter dans
tous les actes de leur vie le grossier contact d’un homme!

--Ah! Monteux! que vous parlez bien!

--Je le sais, adorable madame; et vous, tendre madame, s’adressant à
Lolo, daignez prendre l’enseigne que je vous offre, et promettez de la
porter.

--Je le promets, dit Lolo avec une certaine hardiesse.

--Eh bien, nous écoutons?

«_Petite mouche fait courir grand âne._»

--Voilà qui est admirable pour Lolo, dit Roseline, mais c’est un plan de
conduite parfaitement tracé; si tu la comprends, Lolo, ta devise
contient la sagesse de toutes les nations.

--Nous le lui ferons comprendre, soyez tranquille, madame, dit Didier.

--C’est bien, nous comptons sur vous.

--Et moi, monsieur de Monteux, que me donnez-vous, dit presque
majestueusement la superbe madame Manassé.

--Celle-ci, très chère madame:

«_Qui quitte la partie la perd._»

»Vous voilà toutes servies, quelqu’un réclame-t-il? Non, et vous
promettez de porter pendant l’année entière la devise que je vous ai
donnée?

Les mains long gantées s’élèvent dans un mouvement de protestation.

--C’est bien, et surtout soyez-y fidèles. Maintenant, il faut nous
recueillir pour attendre l’entrée solennelle de la nouvelle année et
nous la rendre favorable.

--Didier, vous nous avez promis des mystères, dit Luce, ses noirs
regards alanguis.

--Vous les aurez, madame; à présent, soyez silencieuses.

Elles se taisent, dans un frisson d’attente délicieuse. Didier et
Monteux se lèvent et disparaissent... la musique a repris, douce,
douloureuse et implorante; peu à peu la lumière s’atténue, et tout à
coup s’éteint; en haut seulement, derrière les grands paravents,
tremblent quelques pâles clartés. Lente et lourde, l’heure sonne douze
fois! un cri d’archet y répond, tout s’illumine au même instant et
découvre au fond du grand hall un spectacle singulier: Debout, grave et
beau se tient Didier; il est vêtu d’une longue robe bleu azuré,
éclatante et douce, une tiare d’or couronnée d’une guirlande de
violettes est sur sa tête; autour de son cou, un long chapelet, fait de
roses, de myrte et d’olivier,--ses poignets sont cerclés d’or, et un
anneau portant une énorme turquoise brille à son doigt; à côté de lui,
le Divin, habillé d’une robe blanche lamée d’argent, un triple collier
de perles et de cristaux au cou,--devant eux un trépied d’argent à trois
branches et sept becs où brûlent les parfums consacrés: le cinname,
l’encens mâle, le safran et le sandal rouge...

--Voici qu’est venue, dit Didier, l’heure de conjurer les sept causes
mystérieuses, de nous rendre favorables les sept planètes; nous allons
offrir les parfums propitiatoires, et obtenir que les esprits ne nous
troublent point, et qu’ils éloignent de nous toutes choses basses et
triviales; nous ne voulons de l’amour que ce qui est exquis et élevé,
nous répudions toutes les grossièretés... Gnômes qui êtes dans l’air,
sylphes qui soufflez la mélancolie, salamandres qui inspirez la colère,
ondines qui êtes le caprice, que votre influence nous soit douce et
bonne...

»Que ces êtres lunaires, charmants et rares, comprennent la vraie joie
et la vraie science, et qu’aucune influence néfaste ne les atteigne;
qu’elles soient belles, amoureuses, chastes et victorieuses de toutes
les folies; qu’elles portent la chrysalide préservatrice et le diamant
vainqueur des maladies et des sorts... que mon incantation soit
efficace!

Elles l’écoutent, blotties les unes contre les autres, exquises à
regarder. Le Divin s’avance lentement et à son tour:

--Qu’elles aiment les doux parlers et les tendres pensers, que leurs
entretiens soient des choses d’amour, que les sortilèges les changent en
oiseaux afin qu’elles puissent s’élever et voler, que leurs jours soient
légers comme la fumée, embaumés comme l’ambre, brillants comme les sept
couleurs du prisme, harmonieux comme les sept notes mères de tous les
sons... Parfums d’amour, d’espérance et de joie, brûlez pour elles...

Et sur cette parole s’élevèrent plus lourdes les fumées odorantes...
elles ont vu venir l’année nouvelle.




V

LES SCRUPULES DE LOLO


Il est venu à Lolo des scrupules, et quelque inquiétude sur la direction
de sa vie; elle s’ennuyait quand son mari la tenait de court et
l’empêchait de voir celui-ci et celui-là; maintenant que, par une
transformation mystérieuse, il la laisse agir à son gré, elle est
légèrement embarrassée de sa personne, et n’est pas tout à fait
convaincue que cette bonne humeur indifférente soit encore son rêve.
Elle ne s’amuse qu’avec une demi-conviction, malgré les encouragements
et les conseils que Didier ne cesse de lui prodiguer, à l’approbation
évidente de Baugé, qui trouve sa femme embellie; elle l’est
effectivement, comme cela arrive à toutes, lorsqu’on leur dit souvent
qu’elles sont jolies.

La dernière idée de Didier a été d’offrir chez lui un souper-surprise
que Lolo, proclamée reine, présiderait, et il lui a très sérieusement
proposé, comme la chose la plus simple du monde, de venir préalablement
donner l’œil aux préparatifs; il a demandé cela sans mystère et sans
avoir l’air de soupçonner qu’il y eût là quoi que ce soit
d’extraordinaire. Lolo n’avait pas osé dire non, mais avait faiblement
espéré qu’un obstacle se présenterait au dernier moment. Certes, Didier
était gentil, très gentil, il l’amusait beaucoup; mais la perspective de
s’en aller sans protection dans un appartement de garçon la suffoquait
un peu. Pourtant, très évidemment, il n’y avait pas à cette démarche le
moindre danger. Roseline allait parfois rendre visite au Divin le matin,
et ne s’en cachait pas; de très belles dames s’étaient vantées devant
Lolo de la familiarité qui les autorisait à aller surprendre un
romancier à la mode dans la solitude de son travail; mais Lolo était en
retard, elle ne possédait pas encore cette liberté d’esprit qui sert de
bouclier à des personnes plus intrépides, elle avait tout bêtement peur.

Madame Baugé, la mère, suivait avec beaucoup de sollicitude les
mouvements de sa belle-fille et s’y intéressait prodigieusement; c’était
une personne qui s’était ennuyée toute sa vie, le regrettait amèrement,
et regardait avec envie la génération qui avait le courage de se
soustraire aux servitudes qu’elle avait acceptées avec la plus complète
répugnance, mais c’était à une époque où, dans certains milieux, il n’y
avait pas à barguigner avec les convenances, et où l’on se serait voilé
la face avec horreur à la moindre apparence de légèreté. Le jeune Baugé
avait, heureusement pour lui, été élevé plus librement que ses
vénérables ascendants, et, bien pourvu d’écus, avait complété son
émancipation en se mariant dans un monde moins rigoureux que celui des
notaires. Toute la parenté un peu tumultueuse de sa belle-fille avait
paru charmante à madame Baugé, et ce n’avait pas été sans un certain
désappointement qu’elle avait vu Lolo s’effacer dans le rôle de petite
maman bourgeoise; elle avait attendu mieux, et la correction de ce
ménage désolait ses instincts d’élégance; aussi le léger vol que Lolo
semblait prendre était-il pour la satisfaire, et elle se flattait
d’arriver enfin à être connue comme la belle-mère de «l’élégante madame
Baugé»; de plus, elle espérait que cela contrarierait M. Baugé le père;
il l’assommait depuis trente-quatre ans et différait invariablement
d’opinion avec elle sur tous les sujets. Aussi, consultée par Lolo sur
l’opportunité de faire les honneurs chez un célibataire, elle avait avec
candeur, assuré que, vu l’approbation conjugale, et étant donné le
sérieux de sa belle-fille, elle ne voyait à cette fantaisie qu’un
caractère tout à fait inoffensif. Au moment même où, assise à
contre-jour dans le petit salon de Lolo, elle prononçait avec autorité
cette sentence, l’entrée de Paul d’Haspre était venue apporter un fort
appoint à ses théories émancipatrices.

Madame Baugé, la mère, en commun avec beaucoup d’autres, considère
madame d’Haspre comme la femme la plus jolie et la mieux habillée de
Paris; le fait qu’une personne dont on parle quotidiennement soit intime
avec sa belle-fille la charme à l’égal d’une faveur personnelle, et
Paule, qui a conscience d’être admirée, et qu’un suffrage féminin aussi
évident et aussi sincère flatte toujours, a pour madame Baugé un de ses
plus jolis sourires; avec ses grâces d’oiseau de paradis, dans
l’envolement du parfum qui flotte autour d’elle, elle prend place, et
présente à la flamme le fin bout de ses souliers vernis.

--Imaginez-vous, madame, dit-elle à madame Baugé d’une voix un peu
traînante, qu’on me force à marcher tous les jours; telle que vous me
voyez, j’ai déjà été au Bois ce matin.

--Cela vous a fait une mine ravissante, madame, répond madame Baugé avec
toute la dignité que donne le sentiment d’avoir apporté en dot
d’importants immeubles rue Bonaparte et rue de l’Université; vous dites
qu’on vous force, mais qui donc? monsieur votre mari?

--Mon mari! ah! grand Dieu! madame, il se mêle bien de choses pareilles.
D’abord, je ne lui permettrais pas. Non, madame, ce sont nos amis
Monteux et Didier; ils ont sur l’hygiène les idées les plus
extraordinaires; n’est-ce pas, Lolo?

--Mais non, dit Lolo, elles ne sont pas extraordinaires, elles sont
raisonnables.

--Peut-être! Enfin, pour leur faire plaisir, je marche, ils m’assurent
que cela me conservera jolie, et c’est la seule chose au monde que je
souhaite.

--C’est une fort agréable chose que la beauté, dit sentencieusement
madame Baugé.

--N’est-ce pas, madame, que Lolo est très embellie depuis que nous
l’avons fait sortir de sa coquille? Didier et Monteux me le répétaient
tout à l’heure.

--Ma belle-fille a très bon visage, en effet, c’est à mon avis le devoir
d’une femme que de se faire valoir, ne serait-ce que pour plaire à son
mari.

--Ah! madame, ne parlez pas de plaire à son mari! dit Paule, rejetant
d’un mouvement gracieux son long manteau et apparaissant fine, mince et
souple dans une robe de velours vert bronze, garnie de vieilles guipures
et de fourrures; l’infortunée Lolo n’a que trop plu à son mari, il faut
espérer que cette histoire-là est finie, vous ne voulez pas qu’elle
prétende à la prime offerte aux familles de sept enfants?

Madame Baugé, en matière de réponse, n’ose pas aller plus loin qu’un
petit rire approbateur.

--Avouez, madame, continue Paule, que vous êtes de mon avis, et que vous
en avez assez d’être grand’mère; voilà encore une position qui doit être
assommante.

--Quand vous aurez des enfants, madame...

--Je n’en aurai jamais, madame, j’espère; mon mari est dans les mêmes
idées que moi, nous nous suffisons grandement.

--Je comprends cela, madame.

--C’est-à-dire que je me suffis à moi-même, et que je m’occupe très peu
des sentiments particuliers de M. d’Haspre; nous avons trouvé le moyen
de vivre bien ensemble; c’est de nous voir avec beaucoup de discrétion;
je fais ce que je veux, il fait ce qui lui convient, termine Paule avec
une sérénité satisfaite, comme déroulant le tableau d’un bonheur
parfait.

--Les mœurs ont changé depuis trente ans, dit madame Baugé avec une
certaine amertume.

--Ah! cela ne fait pas de doute; de votre temps, madame, les pauvres
femmes qui fumaient une cigarette croyaient accomplir un acte
d’indépendance tapageuse! Vous avez dû bien vous ennuyer, pauvre madame,
vous et toutes nos mères!

--Il est certain que nous étions tenues...

--Ils avaient de la chance, vos maris, d’être pris au sérieux à ce
point, il faut croire qu’ils avaient un philtre, un secret pour se faire
obéir.

--Quand on les épousait, ils plaisaient, explique timidement madame
Baugé, et ensuite l’habitude...

--Oui, naturellement, on les épouse toujours pour quelque chose; moi, je
vous dirai honnêtement que le principal charme de M. d’Haspre à mes yeux
était de passer pour l’amant de la princesse de Marcenay et d’être mince
et bien habillé; or, il n’est plus l’amant de la princesse, il n’est
plus mince et il est devenu chauve! Il n’existe donc aujourd’hui
absolument aucune raison pour qu’il m’intéresse, et dame! s’il n’y avait
que lui dans le monde, la vie me paraîtrait sèche; car il m’est
impossible d’exister sans qu’on me fasse la cour, et je trouve que cela
ne nuit à personne; mon mari a ses chevaux, moi j’ai mes amoureux, il
faut bien passer son temps.

--C’est de la philosophie, elle est indispensable dans l’existence, dit
madame Baugé, charmée de cet aphorisme qu’elle considère comme
particulièrement approprié à la circonstance.

--Oui, madame, c’est de la philosophie en effet, et c’est ce qu’il faut
enseigner à Lolo, qui jusqu’ici en a fort peu. Je suis sûre qu’elle
aurait des dispositions à être jalouse de son mari.

--Je suis persuadée qu’il ne lui donne aucune raison pour cela!

--Et quand il lui en donnerait, madame, je vous demande un peu à quoi
pourrait servir qu’elle s’en fasse le moindre tourment? est-ce que ça
vaut la peine? Quant à moi, j’aurais très bien épousé un mahométan, cela
ne m’aurait gênée en rien. Vous voyez si je suis facile à vivre!

--J’en suis très persuadée, madame, et M. d’Haspre aurait bien mauvais
goût, s’il n’était pas amoureux d’une aussi charmante femme.

--Amoureux de moi? mais j’en serai désolée! Un monsieur que je ne
pourrais pas envoyer promener, à qui il prendrait périodiquement le
désir de m’avaler toute crue sans que je puisse m’y opposer! mais ce
serait une catastrophe! Mon premier soin en me mariant a été de me
rendre très désagréable; comme cela on se connaît tout de suite, et on
peut faire vie qui dure; mais des violences et des adorations à
domicile, c’est ce qui m’a toujours paru affreux. Ma petite Lolo, est-ce
que je vous scandalise?

--Non, chère amie, mais vous m’étonnez un peu.

--C’est que vous n’avez pas réfléchi du tout, ma bien chère, vous avez
cru comme on croit au petit Poucet, à tout ce qu’on vous a raconté sur
le devoir, tandis que moi je me suis dit: Examinons un peu ce qu’il y a
de vrai là dedans, et j’ai trouvé qu’il y avait fort peu de chose; je me
suis arrangée sur cette découverte et je m’en félicite.

--Tout dépend des caractères, conclut madame Baugé en regardant avec
admiration une femme qui sait jouir aussi parfaitement du bonheur d’être
jeune et belle, qui ne craint personne et ne relève que d’elle-même.

--Oui, madame, cela dépend du caractère, l’éducation assurément n’y est
pour rien, puisque des personnes qui en ont fort peu reçu ont trouvé
toutes ces choses il y a longtemps; car, n’est-ce pas, beaucoup d’hommes
ont ménagé et craint leur maîtresse, rarement leur femme? et c’est bien
fait, puisque le plaisir des légitimes a toujours été de se laisser
écraser et dominer; moi,--dégantant sa main gauche et contemplant ses
doigts en fuseaux couverts de bagues,--on ne me domine pas. Lolo, est-ce
que je vous ai montré ma nouvelle turquoise? C’est pour l’amour, selon
les conseils de Didier. A propos de lui, quand vient-il vous chercher
pour donner vos ordres?

Et, se tournant vers madame Baugé:

--Vous savez, n’est-ce pas, madame, à quelles hautes fonctions Lolo est
promue?

--Elle m’en parlait quand vous êtes entrée, madame, et je lui disais que
la chose me paraît fort innocente.

--Mais je crois bien! Du reste, si Lolo a peur, j’irai avec elle.

--Vous voyez, Charlotte, dit madame Baugé, comme cela est simple: votre
amie est prête à vous accompagner.

--Parfaitement; ainsi, Lolo, si un tête-à-tête avec Didier vous
effarouchait aucunement, vous voilà rassurée.

--Ah! madame, que je regrette de ne plus être jeune!

Et madame Baugé, sur cet aveu parti du tréfonds de son cœur, se lève et
prend congé.

--Ne vous dérangez pas, madame, je vous en prie; vous êtes délicieuse où
vous êtes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

--Vous avez une belle-mère bien agréable, dit Paule à Lolo, je regrette
presque d’être privée de cet objet de luxe en voyant celle-là de près;
mais c’est un tempérament méconnu que cette femme! il est ma foi bien
regrettable qu’elle ait vécu dans une époque d’obscurantisme; quand on
pense qu’une personne aussi bien douée a dû, par exemple, se soumettre
pendant toute sa vie au dîner de famille du dimanche! Je me rappelle
cette monstruosité de mon enfance, on y allait mort ou vif. Est-ce que
vous continuez la tradition?

--Oui, avoue un peu honteusement, Lolo.

--Et vous ne devenez pas enragée d’envisager votre beau-père tous les
dimanches, et d’entendre parler de cuisine et d’autrefois?

--Je ne trouve pas que ce soit amusant du tout.

--Mais balancez donc cette corvée, cassez les assiettes de famille, ayez
des évanouissements!

--Il faut que j’y aille, quand Léon s’en dispense...

--Ah! c’est parfait, c’est la grande tradition: ça m’ennuie, mais ma
femme ira. Voilà les nobles exemples qu’on nous a donnés et qui devaient
nous encourager sur le sentier de la vertu! Eh bien! moi, ils m’ont
profité: le jour où j’irai m’ennuyer aux lieu et place de mon mari n’est
inscrit sur aucun calendrier. Maintenant, ma chère, vous réfléchirez si
vous voulez de moi pour aller chez Didier, et vous n’aurez qu’à me faire
un signe; vous pourriez prendre votre belle-mère: elle brûle d’envie de
faire une escapade!

Et sur cette idée qui la réjouit, la belle Paule s’envole.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tous ces propos ont un peu tourmenté Lolo, elle a parlé vaguement,
pendant le dîner, des visites qu’elle a reçues, et a observé son mari
avec une extrême attention; elle ne croit pas éprouver pour lui des
sentiments bien vifs, mais il est certain qu’il y a l’accoutumance. Il
l’a priée de ne pas l’entretenir à table de leurs enfants, ce qui, à son
avis, donne l’air ridicule devant les domestiques. Lolo trouve cette
prohibition bien incommode, et elle n’apprécie pas tout à fait cette
façon de mettre perpétuellement les enfants à la cantonade; elle n’est
pas encore arrivée à cette suprême délicatesse qui considère comme
répugnants les détails concernant les petits; privée de ce sujet de
conversation, elle s’aperçoit qu’elle a peu de choses à dire et constate
qu’elle s’ennuie maintenant toutes les fois que Didier n’est pas là.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Léon était couché depuis une heure, lisant son journal avec
accompagnement de bâillements préparatoires au repos, lorsque Lolo, très
mignonne dans un saut-de-lit de flanelle bleue, entra et s’assit sur le
bord du lit.

--Qu’est-ce qu’il y a? demanda Léon avec inquiétude, est-ce que tu es
malade?

--Non, je veux te parler.

--Ah! très bien; mais qu’est-ce qui t’a empêchée de me parler toute la
soirée?

--Rien, seulement j’aimais mieux venir maintenant.

--Alors, dépêche-toi un peu, parce que j’ai sommeil, et que je monte à
cheval demain matin.

--Je voulais te demander si cela ne te contrarie pas du tout, ce souper
chez Didier...

--Allons, Lolo, voilà que tu retombes dans tes enfances! Sois donc une
femme comme les autres, et non pas éternellement une petite fille; et
puis, pourquoi viens-tu me trouver comme cela? C’est très imprudent, et,
vraiment, nous ne pouvons pas nous rendre tout à fait ridicules,--trois!
c’est assez.

--Je ne me suis jamais plainte... murmura Lolo.

--C’est possible, mais il faut être sérieux, et nous ne l’avons vraiment
pas été, ma mère me le disait encore avant dîner; à ce train-là, on
élève ses enfants pour l’hospice! Mon père c’est solide, tu sais, nous
aurons déjà assez de mal à nous débrouiller, et puis il est temps que tu
songes à rester jolie; c’est humiliant, une femme qui a toujours l’air
d’un paquet; tout le monde me fait des compliments sur toi en ce moment;
amuse-toi, puisque tu en as l’occasion, je suis parfaitement tranquille;
vois-tu, Lolo, nous avons assez joué au ménage modèle, il faut prendre
un autre genre maintenant que nous devenons vieux.

--Très bien. Avec qui montes-tu à cheval, demain matin?

--Avec madame Manassé, comme d’habitude.

--Alors, moi j’irai avec Paule chez Didier.

--C’est une bonne idée; allons, va-t’en, petite tentatrice!




VI

CHEZ DIDIER


--Si quelqu’un va avec Lolo, ce sera moi, a dit Roseline lorsque Paule
lui a fait part de leur projet.

Et la belle Paule, qui n’a qu’un goût médiocre pour les rôles de
divinité de seconde grandeur, l’a trouvé fort bon ainsi. Roseline est à
l’heure dite chez Lolo, car elle est toujours exacte, si compliqué que
soit son ajustement; Lolo aussi est prête, déjà coiffée de sa petite
toque de velours vert, le visage caché sous la voilette à gros pois;
elle a, ce matin-là, dans les yeux une flamme insolente qui n’est pas
habituelle; Roseline le remarque tout de suite.

--Mais, ma Lolo, sais-tu que tu as une mine tout à fait triomphante, ce
matin; est-ce un souvenir ou une espérance?

--Ce n’est ni l’un ni l’autre, dit Lolo, j’ai bien dormi.

--Tu t’avises donc de mal dormir quelquefois? voilà une folie! il
fallait entendre le Divin et Didier sermonner Paule là-dessus, l’autre
jour; enfin partons, car tout à l’heure tu vas me parler de ton
déjeuner.

--Oh! je ne suis pas pressée; j’ai averti Léon que je déjeunais avec
toi, du moins j’ai dit qu’on l’en prévienne.

--Tu ne l’as donc pas vu ce matin?

--Non; il montait à cheval, je m’habillais quand il est sorti.

--Très bien; je constate que tu ne vas plus aussi exactement au rapport
et je t’en félicite.

Tout en parlant, elles avaient descendu l’escalier et débouchaient
avenue d’Antin.

--Nous marchons, n’est-ce pas? dit Roseline.

--Comme il te plaira.

--Alors trottons.

Et charmantes dans leurs lainages élégants, découvrant du même mouvement
gracieux la soie délicate de leurs jupons mousseux, elles partirent
d’une allure légère et cadencée, Lolo regardant devant elle, tandis que
Roseline tournait de droite à gauche sa tête fine, et de temps en temps
arrêtant hardiment son regard sur quelque passant qui la dévisageait la
bouche bée; elle avait extrêmement conscience de l’admiration des
cochers de fiacre et des ouvriers qui baguenaudaient sur sa route, et
elle en était charmée; ces sortes d’hommages passagers la flattaient
plus que tout le reste; elle en fit la confidence à Lolo et ajouta:

--Je serai joliment vexée le jour où on ne me parlera plus dans la rue.

--Comment, on te parle?

--Un peu, ma chère, et on me suit, et je les fais marcher, c’est mon
bonheur, ils ont l’air si bête; il y a un grand escogriffe qui, l’année
dernière, a fini par m’offrir son parapluie; je lui ai ri au nez: si tu
avais vu sa mine! Aussi, quand j’ai une course désagréable, je la fais
toujours à pied, cela change le cours de mes idées.

--C’est pourtant vrai ce que tu dis là.

--Je crois bien que c’est vrai; avoue que tu aurais bien plus peur
d’aller chez Didier si nous étions en voiture: cette machine qui vous
traîne a toujours quelque chose qui impressionne, tandis qu’on se sent
maîtresse de soi quand on frappe la terre du pied.

Et Roseline, en manière de démonstration, tape si fort l’asphalte, de sa
bottine à talons plats, que cela lui vaut un long regard d’admiration
étonné d’un flânant gardien de la paix, qui se meut lentement pour la
voir de plus près. Roseline le remercie d’un joli sourire:

--Pauvre bonhomme, nous lui adoucissons un peu sa corvée; il est très
bien. Du reste, les hommes, à mon avis, sont tous aussi beaux ou aussi
laids, comme on voudra; pour moi, je ne vois pas grande différence; nous
avions, l’été dernier, à la campagne, un peintre qui était l’image de
Didier, et c’est un joli homme, celui-là!

--Oui, il est très bien.

--Avoue-le donc carrément; c’est trop amusant d’aller le trouver dans sa
bauge. Comme c’est malheureux qu’il demeure dans une rue aussi calme,
nous aurions ameuté le quartier; j’adore cela, moi!

Elles étaient arrivées rue Bassano, où se trouvait le petit hôtel de
Didier; la rue était déserte, et elles ne recueillirent que les
réflexions assez malhonnêtes d’un concierge grognon qui balayait la
chaussée avec l’air de protester contre le sort. Roseline l’entendit et
se mit à rire.

--Si j’avais été seule, j’aurais entrepris cet homme, mais j’ai eu peur
de ta désapprobation, et puis nous aurions fait attendre Didier. Ah çà!
où est-ce son domicile? elle n’en finit pas cette rue.

Et Roseline, le nez en l’air, examinait les numéros. Quand elle eut
découvert celui qu’elle cherchait, elle sonna avec une désinvolture
autoritaire, puis se retourna vers Lolo:

--Nous voilà à l’entrée de la caverne du monstre, préparons-nous à
courir des périls!

Puis, d’une voix gaie, elle jeta le nom de Didier au valet de chambre
qui leur ouvrait, le passa rapidement et poussa elle-même la porte vers
laquelle il les conduisait.

La grande pièce était vide, rendue vivante seulement par les personnages
qui se promenaient sur les hautes portières de tapisserie, dont l’une
représentait une reine de Saba très humble et très magnifique,
s’agenouillant devant un Salomon couvert d’une armure et casqué d’un
haut cimier. Le feu flambait dans l’énorme cheminée monumentale, qui, à
elle seule, occupait presque un panneau entier, élevant de chaque côté
une colonnette de porphyre à reflets rouges qui soutenait les boiseries
sculptées, où, au-dessus du foyer, s’encadrait un antique bas-relief en
marbre; aux immenses landiers à torchères s’accrochait un soufflet
monstre portant sur une de ses faces, profondément sculpté dans le bois
rehaussé d’or, un chevalier chevauchant un barbe au poitrail bombé.
Devant cette cheminée s’allongeait un vieux coffre servant de banc et
dont les peintures figuraient la promenade au bord d’une pièce d’eau, de
beaux messieurs et de belles dames habillés à la mode du grand siècle.

Roseline s’y assit, en même temps qu’elle regardait autour d’elle. Un
jour très doux régnait, arrivant à travers les rideaux de soie vert pâle
drapés jusqu’à mi-hauteur des fenêtres à petits carreaux; les murs
étaient tendus d’une soie mate et quadrillée d’un rouge éteint sur
lequel s’enlevait l’or des cadres et le poli des armes accrochées avec
hasard; une miséricorde de Tolède brillait, menaçante, dans sa gaine
d’argent bruni; les hauts meubles sombres se détachaient dans un relief
majestueux; de loin en loin, des tables incrustées, couvertes de
bibelots et, groupées autour, d’immenses bergères et des fauteuils
sévères à dos plats. Dans un coin, un animal héraldique, tigresse ou
lionne, regardait de ses yeux de verre furieux et fixes, et d’un
brûle-parfum japonais s’élevaient de bonnes senteurs...

--Didier nous attend, dit Roseline, mais c’est assez délicat de ne pas
être là; il est vraiment génial, ce garçon.

Le jeune homme arrivait tranquille et souriant; il entra de l’air le
plus simple du monde, sans empressement ni embarras, baisa la main aux
deux femmes, jeta sur le feu une bûche qui provoqua un crépitement
d’étincelles, et s’assit à côté de Roseline; puis, s’adressant à Lolo:

--Eh bien, petite madame, avez-vous beaucoup d’idées pour bouleverser ma
maison?

--Vous lui demanderez cela tout à l’heure, dit Roseline, quand je vous
laisserai vous débrouiller ensemble. Le Divin est-il arrivé?

--Oui, madame; il est en haut qui, en attendant vos ordres, s’exerce au
bilboquet.

--Ah! c’est mon rêve d’y savoir jouer; il va me donner une leçon.
Faites-le avertir, s’il vous plaît, car vous pensez bien que je ne suis
pas venue pour servir de porte-voix à Lolo.

--Laissez-moi d’abord le plaisir de vous regarder un moment.

--C’est bon, contemplez-nous; avons-nous la mine de femmes qui se sont
levées matin et ont fait leur petite promenade hygiénique?

--Absolument.

--Savez-vous que c’est gentil chez vous, Didier!

--A la disposition de votre seigneurie.

--Ce n’est pas trop mal pour un homme un peu ruiné! C’est grave comme le
grand siècle. Bien sûr, devant ces grandes bergères et toutes ces choses
à la mine sérieuse, on ne peut avoir que des pensées vertueuses. Eh
bien, ma Lolo, est-ce que tu te sens plus mal à l’aise ici que chez moi?

Lolo protesta qu’elle éprouvait le plus agréable sentiment d’aise et de
sécurité.

--En ce cas, mon rôle est terminé momentanément, je te passe la royauté,
et tu vas combiner des plans avec Didier. Je demande ma liberté et mon
Divin.

--Très bien, madame, puisque vous le voulez, on va l’appeler; mais il
fait très chaud ici: vous vous enrhumerez si vous n’ôtez pas vos
jaquettes.

--Il a raison, dit Roseline, pendant que Didier sonnait.

Et ses doigts souples déboutonnaient son étroit boléro d’astrakan
qu’elle enlevait en un tour de main, tandis que, plus lentement, Lolo
défaisait sa casaque de loutre et l’ouvrait, en assurant qu’elle se
trouvait très bien ainsi...

--Mais non! enlève-la tout à fait, dit Roseline. Voyons, Didier,
aidez-la.

Il obéit et dit d’un ton de voix indifférent:

--Vous restez déjeuner, naturellement.

--Si vous me le demandez, oui, je veux bien, répondit Roseline, et Lolo
déjeune avec moi, c’est entendu ainsi, et où n’est pas la question...
Bon matin, Divin, continue-t-elle en s’adressant à Monteux qui entre.
Sommes-nous gentilles d’être venues voir Didier, et ai-je été assez
bonne de vous prévenir?

Et, comme Monteux s’est mis à genoux et embrasse l’ourlet de sa robe:

--Très bien, mon cher, vous connaissez votre devoir et on vous aime.
Saluez Lolo et allons jouer au bilboquet. Didier, montrez-nous le
chemin.

--Il le connaît bien, madame.

--Alors, à tout à l’heure. Je vais prendre de l’appétit pour votre
déjeuner.

Et elle passe, coquette et charmante, devant Didier, qui soulève une
portière en s’effaçant respectueusement.

Lolo, dont le premier mouvement a été de se lever aussi, est restée un
peu étonnée à mi-chemin, incertaine de ce qu’elle veut, mais très
résolue, cependant, à ne pas se faire reprocher ses enfantillages. Elle
est si jolie dans son léger embarras que Didier la contemple avec une
satisfaction marquée.

--Voulez-vous rester assise ou debout?

Elle s’assied immédiatement.

--Là, êtes-vous bien? Et maintenant dites-moi vos volontés; comment les
recevrons-nous?

--Mon cher ami, je suis bête tout à fait; je suis encore une petite
fille, mon mari me le répétait hier! Vous êtes bien mal tombé en me
choisissant pour trouver de l’inédit.

--Ce n’est pas mon avis. Mais, d’un autre côté, je ne donne pas tout à
fait tort à Baugé: vous êtes restée un peu trop jeune, il faut vous en
corriger.

--J’y suis toute décidée.

--C’est plus qu’il n’en faut; ainsi, pourquoi n’êtes-vous pas venue ici
toute seule, simplement, sans arrière-pensée? A quoi pouvait avancer la
présence de Roseline? Qu’est-ce qui vous faisait donc peur?

--Rien!

--Si, évidemment, vous redoutiez une déclaration, car je ne pense pas
que vous ayez imaginé que j’allais vous brutaliser? Or, une femme
raisonnable sait et se dit qu’on n’empêche pas ces choses-là quand elles
doivent arriver, et qu’au fond il n’y a rien de plus dangereux que les
précautions... Tenez, donnez-moi votre jolie main (très doucement il
enleva le gant de Saxe lâche). Vous me jugez donc un animal bien
grossier pour croire que je ne puis baiser ces chers doigts sans être
inconvenant. C’est que vous ne connaissez de l’amour que ce que Baugé
vous en a enseigné... Un mari est nécessaire dans l’ordre social, mais
ce n’est jamais lui qui vous apprendra la vie; elle réserve des choses
plus agréables que les expansions conjugales! Il est vrai que les
hommes, pour la plupart, sont devenus des animaux si immondes qu’il n’y
a plus de place pour la galanterie, et c’est une chose délicieuse
cependant: c’est respirer le parfum exquis d’une fleur sans la froisser
ni la flétrir; ainsi je vais prendre un plaisir infini à cette illusion
d’un jour que vous êtes maîtresse chez moi; et vous, pourquoi cela vous
déplairait-il?

--Mais cela ne me déplaît pas; seulement, je suis sotte.

--Pas du tout; voyez comme vous êtes gentille en ce moment: vous
m’écoutez, vous laissez votre main dans la mienne, vous ne croyez pas
pour cela qu’il va arriver quelque chose d’abominable et qu’il faille
appeler madame de Vaubonne.

--Je serais trop ridicule d’y avoir scrupule, car mon mari m’a déclaré
n’être pas jaloux.

--Je parie que vous en avez presque regret? Mais, chère petite créature,
serait-il possible que vous ayez trouvé tout naturel de n’être jolie et
douce que pour un monsieur comme Baugé? Est-ce que vous croyez qu’il est
permis de s’ennuyer toute la vie, et que ces pauvres brèves années de
notre jeunesse doivent être sans plaisir? Apprenez donc à vous aimer un
peu vous-même. Voyez votre amie Paule: rien ne l’intéresse sous la face
du ciel qu’_elle-même_, et c’est ce qui la rend si belle; elle veut
toujours et à tout prix ce qui lui est agréable! Mais vous, savez-vous
seulement ce qui vous est agréable?

Lolo rougit d’abord, et puis dit:

--Oui, je le sais, il m’est agréable d’être ici.

--Est-ce d’être ici ou de m’avoir près de vous?...

--Les deux...

--Voilà qui est parlé en femme, en personne intelligente et qui sait
jouir des biens qui lui sont échus. Que voulez-vous qu’on soit lorsqu’on
est hantée par la pensée d’un Barbe-bleue quelconque, car celui-là est
le vrai type du mari, égorgeant la malheureuse qui a eu la curiosité
d’ouvrir une porte? Mais c’est la fin de la beauté et de l’esprit que la
crainte d’un inquisiteur à domicile; vous n’êtes plus la même depuis que
vous secouez un peu le joug. Accoutumez-vous donc à être contente sans
pensée de derrière la tête. Qu’est-ce qui pourrait bien vous amuser?
Voulez-vous vous costumer? Si on vous habillait comme quelque belle
Florentine du XVe siècle on arriverait peut-être à vous en donner l’âme,
éprise de plaisir et d’amour.

--Mais il est convenu que vous n’êtes pas amoureux de moi.

--Non, pas comme vous l’entendez; cependant, je vous veux une âme
amoureuse.

--Je pourrai en tout cas commencer par me costumer; et vous, le
serez-vous aussi?

--Bien entendu: nous chercherons dans l’histoire de ce temps-là les noms
de deux amants, et nous les prendrons pour un soir, est-ce dit? Et
maintenant voulez-vous un peu venir voir ma maison, afin de savoir ce
qu’elle contient et de quelle façon vous désirez qu’on la dispose?

--Écoutez, Didier, je n’ai pas d’idées, mais il m’en viendra peut-être,
je tâcherai d’en avoir; montrez-moi toujours votre maison, je
réfléchirai... et, si je trouve, je reviendrai...

--Seule?

--Oui, seule, comme une grande personne!

Ils rirent tous les deux et se levèrent.

--Ceci, dit Didier, est la pièce des doctes entretiens; on y est
divinement pour les rêveries, à l’heure du crépuscule, sous le manteau
de la cheminée, ou encore les soirs d’hiver pour y lire un beau livre;
vous devriez vous en assurer vous-même, et je lis à ravir, je vous
l’affirme.

--Je n’en doute pas; et il se peut que l’envie me prenne de venir vous
écouter...

--Ce sera la meilleure idée que vous aurez de votre vie, madame, dit-il
en souriant et passant devant elle pour lui montrer le chemin.

Il repoussa la lourde tapisserie qui cachait la porte. Ils étaient dans
un vestibule intérieur; l’escalier tout en bois, intime et clos,
s’élevait en deux mouvements alternes; des tapisseries pendaient jetées
sur la rampe; par les fenêtres du jardin entraient les rayons d’un
soleil d’hiver. Lolo monta lentement les premières marches et s’arrêta à
un palier carré qui formait comme une petite pièce; elle s’y assit un
moment et dit:

--On est bien ici; j’aime la vue des portes fermées.

--Nous allons les ouvrir cependant, si vous le permettez.

Ils traversèrent une bibliothèque, triste comme elles le sont toutes par
l’idée du souvenir présent de tant de morts, et entrèrent dans la pièce
claire et gaie qui servait de cabinet de travail à Didier. Sur la
tenture d’or bruni s’accrochaient une quantité de dessins et de lavis,
alternant avec de longs kakémonos où grimaçaient d’exquises têtes de
singes. Roseline était debout, cambrée dans sa robe bleu sombre et
tenant en main un bilboquet d’ivoire; sur le long divan à peine exhaussé
de terre, Monteux était assis, une mandoline sur les genoux et chantant
à voix basse.

--C’est comme cela qu’il vous donne une leçon? dit gaiement Didier.

--Le pauvre Divin est si poétique ce matin que je n’ai pas voulu le
taquiner, répond Roseline; il murmure depuis un moment ses plaintes à
Portia, et cela le rend heureux; mais moi j’ai faim, mon ami,--et
faisant onduler son joli corps pour attraper au vol la boule suspendue
au fil de soie,--j’ai évidemment des dispositions très remarquables.
Qu’est-ce que vous avez arrangé avec Lolo?

--Une foule de choses, madame; nous allions visiter mon _home_ en
détail.

--Mon petit Didier, faites-nous d’abord festoyer, et après cela le tour
du propriétaire. T’amuses-tu un peu, Lolo?

--Beaucoup, dit Lolo avec assurance.

--Allons, tant mieux; et puis, tu sais, tu en prendras l’habitude, et tu
sauras mieux te divertir: tu es encore un peu embarrassée dans tes
bandelettes.

--Madame, interrompit Didier, si vous le voulez, vous êtes servie.

--Alors allons,--et Roseline prit le bras de Lolo.--Suivez-nous, vous
autres. Divin, vous retrouverez votre mandoline. Ah çà! Didier, vous
avez donc tous les instruments imaginables de musique chez vous?

Et elle désigna de la main une harpe dressée dans un coin de la
bibliothèque.

--Elle est morte, celle-là, madame, dit Didier, il ne reste plus que son
enveloppe charmante; son esprit est envolé, mais elle me plaît pour
cela, comme le portrait d’une maîtresse qu’on a aimée.

--C’est vrai, dit le Divin, la harpe paraît toujours avoir une vie à
elle-même; j’écrirai un sonnet là-dessus.

--Très bien, Divin; en attendant, déjeunons.

Elles étaient arrivées dans la salle à manger un peu petite et d’une
simplicité absolue; les murs, formés de boiseries délicates peintes en
grisaille, n’avaient aucun ornement, sauf, placé sur un haut miroir
transparent, un cadran à battements sonores; la lumière rejaillissait
des petites glaces en forme de carreaux qui recouvraient les portes; ni
buffet ni dressoirs, mais une simple console de même style. Le fond de
la pièce s’ouvrait en une large baie sur une sorte de boudoir-serre dont
les murs, blancs aussi, étaient revêtus de moulures figurant un
treillage vert pâle; dans un renfoncement arrondi posait une vasque de
marbre, surmontée de la statuette d’un jeune enfant retenant sur son
épaule un poisson vomissant une eau claire; à terre, sous le panneau de
vitrage, de longues jardinières remplies de jacinthes et de fine
verdure, quelques sièges cannés à coussins de nuances douces; dans les
angles tremblaient les feuillages légers de hautes plantes délicates.

--Voilà qui me plaît, dit Roseline en s’asseyant; au moins on est sûr
qu’on ne mange pas la poussière qui s’est casée dans les sculptures et
les tableaux. Elle est tout à fait de mon goût, votre salle à manger,
Didier.

--N’est-ce pas, madame, qu’on voit tout de suite que je suis un homme à
mœurs pures? Tenez, voulez-vous du lait?

Et en même temps il en remplit son verre et celui de Monteux.

--Pourquoi du lait, Didier? demanda Roseline.

--Mais par hygiène, madame; c’est la nourriture par excellence. Si vous
n’en avez pas envie, voilà du bordeaux, car vous ne vous attendez pas à
ce que je vous donne aucun vin malfaisant ni quelque poison alcoolique,
je vous aime trop pour cela.

--Vrai, vous buvez du lait, vous Didier? demanda Lolo.

--Mais certainement, madame; j’ai la volonté très arrêtée de ne jamais
devenir un névrosé et de ne pas trembler à quarante ans; je n’ai
heureusement pas besoin d’excitants pour me tenir éveillé. Le Divin est
mon disciple en hygiène, il m’obéit et s’en trouve bien.

--Alors, donnez-nous aussi du lait, Didier; et puis c’est très joli,
cette chose blanche et douce.

--Oui, cela a quelque chose de tendre, dit le Divin.

--Ah! madame, reprit Didier, le lait est un symbole très profond, et, du
reste, tout autour de nous est symbole si nous savions regarder et voir.

--N’est-ce pas que c’est amusant de les entendre? dit Roseline à Lolo.
Avoue que c’est plus drôle que la conversation de Léon?

--Certainement, surtout que la plupart du temps il n’ouvre pas la
bouche.

--C’est un phénomène particulier que l’abrutissement conjugal, observa
Didier; car vous pouvez être certaine que si vous n’étiez pas sa femme,
Baugé trouverait matière à conversation.

--Du tout, reprit Roseline; il n’y a pas d’abrutissement conjugal en
soi, il y a des maris et des femmes qui ne comprennent pas leur
situation respective et ne peuvent se parler naturellement: ils se sont
tacitement condamnés au silence ou au mensonge à perpétuité; mais une
fois qu’il est admis que chacun réserve sa personnalité, on s’entend
très bien. Armand et moi, nous parlons.

--Mais il ne te défend pas de rien dire sur Chiffon? Léon prétend
maintenant que les détails sur les enfants lui font mal au cœur.

--C’est que, ma pauvre Lolo, tu allais trop loin dans cette voie-là;
c’est une idée saugrenue aussi que de voir des êtres conscients et
développés régler toutes leurs pensées sur des créatures inconscientes
et ébauchées. Va, on ne se doit qu’à soi-même. N’est-ce pas, Didier?

--Parfaitement, madame.

Nous sommes toujours d’accord, nous deux, l’êtes-vous aussi un peu avec
Lolo? avez-vous décidé quelque chose pour le souper?

--Pas encore; madame Baugé doit y réfléchir et revenir...

--Seule, Lolo?

--Oui, ma chère... toute seule...




VII

ENTRE ELLES


Madame Baugé, la mère, est dans sa grande loge d’entre-colonnes; avec
elle, l’ex-divine madame de Corbenay qui fut une exquise et incomparable
préfète de l’ère de la corruption; Paule d’Haspre, parée, diamantée,
radieuse et éblouissante, et Luce de Juvisy, pâle, sombre et émue.

_Il_ chante.

Monteux, Didier et le comte d’Aveline se tiennent derrière ces dames.

Le rideau vient de baisser et le frisson amoureux qui a fait palpiter
toutes les poitrines de femmes, plane encore dans l’air; les lorgnettes
de l’orchestre se lèvent avec avidité, les yeux se croisent, il y a là
un moment unique de détente et de souvenir... Luce de Juvisy s’est
levée, et d’un mouvement presque impétueux s’est jetée sur le divan du
fond de la loge; elle a, sans le moindre souci de sa coiffure, appuyé sa
tête et dans un geste d’abandon porté une de ses mains sur ses cheveux
sombres. Mesdames Baugé et de Corbenay ont avec beaucoup de mesure et de
grâce, quitté leurs places pour venir la rejoindre. Madame de Corbenay
qui fait encore avec succès des effets de taille se tient debout,
élégante et altière, le visage maquillé en perfection, ses cheveux très
beaux toujours, d’un rouge acajou qui étincelle aux lumières; elle
regarde avec quelque étonnement la pose alanguie et indifférente de
madame de Juvisy. Elle ne comprend pas l’engouement de son amie madame
Baugé pour ces jeunes femmes qui ont des tenues si extraordinaires.
Elles ont été jeunes aussi, elles, et tout autrement il lui semble, avec
infiniment plus de charme et d’élégance.

Luce a ouvert ses beaux yeux qu’elle avait clos, et comme Didier est
venu s’asseoir près d’elle, elle lui dit très intelligiblement:

--N’est-ce pas qu’il est incomparable?

--Mais oui, il est très beau, très séduisant.

Elle reprend, s’adressant à madame de Corbenay dont la petite bouche
minaude par une vieille habitude:

--Ne trouvez-vous pas, madame, que lorsqu’on l’entend, on voudrait
mourir d’amour. Ah! moi, je veux chanter un jour avec lui, j’y suis
décidée; je lui enverrai ma photographie demain.

Madame Baugé, qui a écouté avec un peu de surprise, dit sur un ton
d’aimable plaisanterie:

--Ne faites pas cette imprudence, chère enfant.

--Je me moque bien des imprudences; je ne serai heureuse que lorsque je
l’aurai entendu pour moi seule.

--C’est que vous êtes trop artiste, chère madame, murmura l’aimable
comte d’Aveline.

Il s’est rapproché de plus en plus de Luce, et s’est enhardi jusqu’à lui
prendre la main d’un mouvement câlin et familier; c’est sa spécialité, à
cet homme charmant, que la familiarité avec les jolies femmes; il a tant
de titres à cela: depuis quarante ans il ne vit que pour elles, pour
être leur soutien, leur consolateur et leur conseil; sa tendresse va
naturellement à celles qui en ont le plus besoin; il est si doux, si
habile, si sûr; les paroles sortent de sa bouche comme une banderole et
vont fortifier les âmes faibles, toutes les Madeleines repentantes du
grand monde ont connu le réconfort de ses entretiens, car il a vécu ses
beaux jours au temps où le repentir était de mise, et ce qu’il a ramené
à la surface de créatures aimables que l’on croyait noyées à jamais est
prodigieux; la ci-devant belle Corbenay est un de ses sauvetages les
plus notoires; c’est grâce à une tactique savamment inspirée qu’elle a
surmonté les mauvais propos du monde, et qu’après une querelle conjugale
dont le bruit était allé très loin, elle a pu, par d’habiles politesses
et une succession intelligente de dîners et de flatteries, reconquérir
une situation très enviable. Madame de Corbenay et madame Baugé ont pour
d’Aveline des sentiments d’amitié et de considération très distinguée,
et il est infiniment choyé par un grand nombre de beautés sur le retour;
par exemple les jeunes madames le tiennent en moindre estime.

Luce le regarde avec une aimable impertinence; c’est quelque chose de
presque curieux pour elle que ces empressements démodés. Elle répond
très tranquillement:

--Certainement, que je suis artiste, et c’est la raison pourquoi j’en
suis folle.

--Mais, ne croyez-vous pas, madame, demande madame de Corbenay de son
parler pondéré et doux, que cela pourrait contrarier M. de Juvisy s’il
vous entendait.

--Nullement, madame, et j’ai l’intention de le lui répéter demain matin
à déjeuner.

--C’est tout à fait dans le train, que d’avoir une passion pour _lui_,
dit froidement Didier.

--Ma chère madame, reprend d’Aveline, avec son joli sourire d’homme qui
va perpétuellement chanter une romance, ne faites pas de folie,
contentez-vous de l’écouter et de l’admirer.

--Mais, mon pauvre ami, vous ne comprenez pas que le plus beau jour de
ma vie sera celui où j’aurai l’envie de faire une folie, c’est une
fantaisie qui ne m’est jamais venue jusqu’ici.

--Ah! madame, soupire madame de Corbenay, ces choses-là se paient si
cher!

--Pas du tout, madame, il s’agit seulement de ne pas y mettre de
mystère. Si je cachais mes sentiments à mon mari, cela l’agiterait
peut-être le jour où il les apprendrait; mais étant donné que je lui dis
tout simplement: «Mon cher ami, j’en suis amoureuse, je trouve qu’il
chante comme un ange; cet homme-là me ferait aller au bout du monde...»
il écoute cela comme le récit d’un caprice quelconque, et si je donne
une soirée pour _lui_, comme je veux le faire, mon mari sera le premier
à trouver la chose toute simple, n’est-ce pas Didier?

--Assurément, madame, tout est dans la manière de faire.

--De mon temps, madame, dit un peu sèchement madame de Corbenay, on
avait la pudeur de certains sentiments.

--Ah! madame, je ne sais pas si c’était de la pudeur. Autant que je suis
arrivée à comprendre, ce sentiment-là précède toutes les inconvenances.

--Voyons, petite charmante madame, roucoule d’Aveline, ne vous calomniez
pas, nous vous connaissons, nous savons bien que vous êtes une femme
trop sage pour vous compromettre pour un ténor.

--Si vous croyez me connaître, vous vous trompez considérablement, je
vous assure; vous, vous ne vous imaginez pas comme je me moque des
appréciations et des considérations, et comme je suis décidée à faire
toujours ce qui me plaira le mieux.

--Cependant, madame, l’honneur des femmes... dit madame de Corbenay.

--Mon Dieu, madame, toutes ces belles phrases-là étaient exquises dans
les romans de Feuillet, où l’on se console de tout avec la conscience,
mais nous sommes différentes sans doute, nous autres; actuellement, la
conscience ne procure plus aucune espèce de satisfaction!

--Il est certain, dit avec hésitation madame de Corbenay, que la
conscience exige parfois des choses bien pénibles, mais le monde...
Ainsi, il y a quelques années, une jeune femme dans votre situation,
madame, n’aurait jamais osé s’exprimer sur un artiste... même très
remarquable, comme vous venez de le faire...

--Madame de Juvisy sait que nous sommes de vieux amis sûrs, qui ne lui
donnerons que de bons conseils, dit d’Aveline d’un ton d’encouragement.

--Ah! mais, je vous en prie, je ne demande pas le secret; il m’importe
peu qu’on sache ou qu’on ne sache pas que j’en suis amoureuse, nous
sommes comme cela plus d’une, et je suis bien sûre que madame de
Corbenay ne me trouve pas aussi extraordinaire qu’elle a l’air de le
dire.

Madame de Corbenay, qui a passé sa vie à avoir une passion définitive,
possède avec du sentiment auquel Luce fait allusion une expérience qui
lui permet d’en saisir toutes les nuances; mais de son temps il fallait
extérieurement être imposante et correcte, l’incroyable sincérité de
Luce la surprend jusqu’à la stupéfaction; elle ressent quelque chose qui
ressemble à de l’ahurissement, quand Paule, qui vient de terminer un
entretien à voix basse avec Monteux, s’approche, et toute rayonnante de
beauté, dit tranquillement:

--Moi, c’était de Mazzantini que je raffolais, je lui ai jeté mon
éventail une fois, il m’a lancé un regard... jamais je ne me suis tant
amusée.

--Tous ces sentiments-là n’ont rien de commun avec l’amour, tel que je
l’ai vu comprendre, dit sentencieusement et froidement madame de
Corbenay.

--Je crois que si, madame, répond Didier; seulement la mode change pour
la manière de l’exprimer.

--Celle de vos contemporains me paraît bien inférieure, en tout cas.

--Ce ne sont pas tant les contemporains, peut-être, que les
contemporaines qui ont changé de mode; que voulez-vous, madame, elles
sont moins crédules et moins simples.

--Une femme n’est pas crédule, monsieur, parce qu’elle croit que l’amour
est une chose belle et sainte, dit vigoureusement et d’une intonation
noble et tendre l’aimable d’Aveline.

--Ah! mais pardon, proteste immédiatement Luce de Juvisy; nous avons
toutes connu des hommes amoureux, je n’ai jamais trouvé de beauté et de
sainteté dans leurs sentiments.

--Cependant, madame, le don désintéressé d’une créature humaine à une
autre, dit madame de Corbenay, l’affection qui fait affronter tous les
dangers, courir des risques cruels, vous ne trouvez pas cela beau?

--Non, madame, pas du tout; et le désintéressement est absolument
illusoire, car on court ces risques-là pour un plaisir qu’on connaît
certain.

--Oh! madame! voilà une manière d’envisager la passion!

--Et comment voulez-vous qu’on l’envisage, comme un acte d’héroïsme?

--Vous êtes jeune, très jeune, délicieuse madame, dit d’Aveline;
l’expérience, la vraie, viendra plus tard.

--Mon cher ami, c’est vous qui êtes jeune et naïf; du reste, comme
presque tous les hommes de votre âge; c’est délicieux, mais ne vous
attendez pas à nous voir vous suivre.

--J’accepte d’être traité de naïf, madame, si c’est l’être que d’avoir
confiance à la vertu et au courage des femmes.

--Nos appréciations de la vertu diffèrent sans doute; qu’est-ce que vous
aimez en elle, l’hypocrisie?

--Comment, l’hypocrisie!

--Mais oui, avoir toujours l’air de préférer son mari; n’est-ce pas,
madame, que cela n’a jamais été possible?

Madame de Corbenay, un peu embarrassée, hésite et finit par dire:

--Puisque le monde est organisé ainsi... et d’ailleurs il est certain
que la vie commune amène l’affection.

--Oh! bien, voilà une conclusion qui n’est pas la mienne, certes; ce
qu’on appelle la vie commune, c’est la liberté de discuter tous les
sujets désagréables, un monsieur à votre côté qui se croit permis de
vous parler de ses infirmités, de ses mauvais placements, de vous offrir
sa société lorsqu’il est malade ou découragé; je ne suis mariée que
depuis six ans; mais je doute que vingt ans de ce régime me le rendront
plus cher; c’est en dehors de la vie commune, au contraire, que je peux
imaginer quelque chose qui ressemble à l’affection; deux êtres qui ne se
parlent que d’eux-mêmes, et sans la moindre référence à l’existence
matérielle, ou aux conditions sociales; vraiment, madame, vous trouvez
agréable d’avoir depuis trente ans M. de Corbenay en face de vous à
table? Je pense pourtant qu’il n’a pas uniquement occupé votre pensée
tout ce temps-là; vous ne seriez pas aussi belle que vous l’êtes encore.

--Mon Dieu, madame, je n’ai pu empêcher les gens de m’aimer.

--Il y a quelque chose de si admirable à voir une jolie femme triompher
de toutes les tentations, prononce d’Aveline d’un air inspiré.

--Eh bien, moi, je trouve ça bête, dit la belle Paule.

--Vous ne croyez pas qu’on puisse aimer et triompher de son amour,
demande madame de Corbenay.

--Je ne sais pas, je n’ai pas essayé; mais je suis persuadée que je ne
m’infligerai jamais volontairement de la peine.

--Et vous aurez bien raison, ajoute Didier.

--Chut! dit impérieusement Luce, on va commencer.

Et du moment que la musique a repris, elle devient une autre personne,
son beau bras s’appuie sur le rebord de la loge, et ses yeux ardents ne
quittent pas la scène; les diamants de son corsage brillent et
palpitent; Didier, tout proche d’elle, lui parle bas quelquefois, et
elle fait un signe d’acquiescement.

Mesdames Baugé et de Corbenay ont repris leur tenue d’Opéra; c’est une
attitude particulière, à la fois élégante et attentive, qui leur est
familière depuis trente-cinq ans; madame de Corbenay, avec une grâce
parfaite, qui attire l’attention sur ses superbes épaules, ajuste de
temps en temps son corsage; d’Aveline soupire alors quelques mots
admiratifs sur le buste magnifique qui s’étale complaisamment sous ses
yeux.

Madame de Corbenay, par habitude, est assise un peu de côté afin de
pouvoir causer avec le cavalier qui est derrière elle; elle le fait
imperceptiblement, sans un mouvement du corps, tandis que Paule,
lorsqu’elle veut dire un mot à Didier ou à Monteux, se retourne tout
d’un bloc.

--Elles sont impertinentes, ces petites, souffle d’Aveline à madame de
Corbenay. Madame de Juvisy n’y met vraiment pas de mesure, regardez-la.

Madame de Corbenay prend sa lorgnette, et, à son abri, jette un long
coup d’œil à Luce; puis, sans presque ouvrir les lèvres, avec ce joli
sourire des belles d’autrefois, gracieuses toujours et malgré tout:

--Elle a peut-être raison, mon cher, au moins elles ne se sont pas
condamnées à la comédie.

--Voyons, chère amie, la comédie, quelle comédie? ah! quelle différence
entre elles et vous; vous, délicieuse, adorable, fine; elles, parlant à
tort et à travers, je ne sais pas même si elles sont jolies... l’une son
ténor, l’autre son torero... Ce n’est pas une femme comme vous, qui avez
jamais eu des goûts semblables.

--Si, mon ami, j’ai adoré Mario... seulement je n’osais pas le dire.

--Mario, c’était Mario... un grand seigneur.

--Celui-ci aussi.

--Ce n’est plus la même chose, il y a des délicatesses, des nuances...

Ici, madame Baugé leur fait signe de se taire; la salle entière est
hypnotisée par sa voix...

--Ah! l’amour, murmure d’Aveline, l’amour, il est certain qu’il n’y a
que cela au monde.

Et d’un beau mouvement de vaincu qui résiste, il rejette en arrière sa
tête fatiguée.

Paule l’a observé, et tournant le dos à madame Baugé, elle se penche
vers Monteux et lui dit:

--Est-ce que vous ne les trouvez pas bien poétiques, Divin? voilà
d’Aveline qui a plus d’âme, bien sûr, que nous tous ensemble.

--Pas que moi, madame; que vous peut-être.

--Il faudra que nous l’invitions quelquefois avec la belle Corbenay,
nous lui donnerons du cœur à cette pauvre femme, faites-lui donc un peu
la cour, Monteux.

--Non, madame, vous me suffisez.

Didier, qui les a entendus, se rapproche, et dit tout bas:

--Ne troublez donc pas la sérénité de cette chère Corbenay, vous allez
lui faire commettre un scandale, et que dirait d’Aveline.

Autre rappel de madame Baugé, mutisme général, attention apparente.
Madame de Corbenay, perdue dans ses rêveries, évoque une silhouette
disparue: un visage ovale, une barbe fine, des yeux amoureux et une voix
de caresse disant avec l’accompagnement du geste le plus gracieux:
«_Almaviva son io_.»

--Ah! si elle avait eu le toupet de cette petite Juvisy, qui, la bouche
entr’ouverte, les deux mains pendantes, écoute fascinée et heureuse, et
ose dire qu’elle l’est, et le dira à _lui-même_; où ont-elles trouvé ce
courage, ces petites femmes?...

L’acte est terminé; cette fois, madame de Corbenay se meut la première,
et se rapprochant de madame de Juvisy, elle dit volontairement:

--C’est vrai qu’il est exquis; Mario aussi l’était, je vous assure.

Luce répond tranquillement en brisant entre ses doigts nerveux une fleur
d’orchidée qui ornait son corsage.

--Est-ce que vous l’avez aimé, madame?

Madame de Corbenay soupire:

--On n’osait pas...

Et elle demeure muette pendant que Luce dit posément à Didier:

--J’aperçois mon mari dans la loge du cercle, allez me le chercher, je
vous prie, je veux qu’il l’invite ce soir même à venir chez moi.

Et comme sans hésitation Didier part, madame de Corbenay demande avec
intérêt:

--Il l’invitera, vous croyez?

--Assurément, madame, vous ne pensez pas qu’il veuille se rendre
ridicule.

Devant ce nouveau point de vue, madame de Corbenay reste silencieuse et
anéantie...




VIII

LA FÊTE


Un beau matin, Baugé se réveilla avec l’idée bien arrêtée que Lolo était
infiniment plus charmante que madame Manassé; elle l’avait
prodigieusement ennuyé la veille à l’Opéra avec ses prétentions, ayant
refusé d’aller avec lui voir une pantomime très suggestive! Après tout
c’était une poseuse, et Baugé se disait avec une légitime satisfaction
que la vraie simplicité ne se rencontre que chez les filles de grande
maison, comme Lolo; était-elle assez naturelle, et cela ôtait-il quoi
que ce soit à sa distinction! A bien réfléchir, Baugé s’aperçoit que
Lolo devient très captivante, elle a des caprices, des volontés et des
boutades; elle rentre et sort maintenant, sans lui en rendre aucun
compte; elle fait des parties de théâtre avec Roseline; elles vont
ensemble déjeuner à la campagne, et on le laisse tout naturellement en
dehors de ces combinaisons. Lolo est très gentille et aimable pour son
mari, mais il ne paraît plus qu’il ait une part quelconque à sa vie;
incidentellement ou accidentellement elle nomme tel ou telle avec qui
elle a fait une partie, elle laisse tomber une allusion aux visites de
Didier ou de Monteux, mais sans paraître songer qu’il y ait là quelque
chose qui regarde aucunement Baugé, elle lui témoigne la plus admirable
indifférence, et lorsque volontairement il annonce ou explique l’emploi
de sa journée ou de ses heures, elle feint de ne pas entendre et ne
relève jamais quoi que ce soit. Baugé se dit bien que tout cela est très
joli, très élégant; mais il n’y a pas à dire, Lolo lui plaît toujours,
et il a bonne envie de le lui prouver, sans être ridicule bien entendu,
ni bourgeoisement tendre.

Très inconsciente des honnêtes pensées de son mari, Lolo, à l’heure du
déjeuner, entre dans la salle à manger, portant sur son dos l’aîné de
ses garçons dont les talons battent l’élégant peignoir de crépon jaune;
en s’asseyant, elle jette l’enfant à terre, l’embrasse gaîment, et donne
à son mari, qu’elle voit pour la première fois, sa jolie main qu’il
baise avec une galanterie inusitée; sa bonne humeur s’étend même aux
enfants, et il lance à chacun une mandarine dont la vue provoque un
brouhaha, aussitôt réprimé par le murmure autoritaire de Miss, qui
préside à la petite table, où mangent maintenant les jeunes Baugé, leur
père ayant déclaré qu’il était fatigué de voir les enfants se mettre du
jaune d’œuf au menton. Pendant tout le déjeuner, Baugé déploie une
éloquence entraînante et raconte deux ou trois histoires assez raides
qui font rire Lolo, ce dont il paraît charmé; dès que la marmaille a
disparu, il dit à sa femme avec un regard insinuant:

--Ma petite Lolo, j’ai bien envie de te mener faire la grande fête.

--Moi?

--Oui, toi; est-ce que tu te figures que je ne saurai pas t’amuser.

--Je n’ai pas d’idées là-dessus.

--Mais je veux t’en donner.

--A propos de quoi?

--A propos de rien, à propos que je suis amoureux de toi.

--C’est joliment drôle, par exemple.

--Mais je ne trouve pas, tu es assez gentille pour cela, il ne manque
pas de gens pour être de cet avis.

--Ce sont des gens, ce ne sont pas: mon mari.

--Il n’y a pas besoin de te rappeler que je le suis.

--Ah! mais si.

--Vois-tu, Lolo, tu as de l’expérience maintenant, il y a des nuances
que tu dois comprendre. Quand on épouse une jeune fille on est bien
obligé, n’est-ce pas, de se faire une manière d’être... particulière...
mais à la longue ce n’est plus nécessaire; qu’est-ce qu’il y a de plus
raisonnable que de prendre gaîment la vie entre mari et femme; tu as
bien soupé chez Didier, pourquoi ne souperais-tu pas avec moi?

--C’est tout de bon alors?

--Mais je crois bien, ma petite Lolo; allons, dis un peu que tu viendras
faire la fête avec ton mari.

--Pas avec vous seul, assurément.

--Comment pas avec moi seul, et pourquoi?

--Parce que je suis une femme qui pense au lendemain.

--Ma jolie Lolo, ne pense à rien du tout, pense seulement à passer un
bon moment avec ton mari; j’ai envie de te voir un grain de folie.
J’aimerais tant savoir tout ce qu’il y a dans cette petite
tête,--continue Baugé de plus en plus monté,--car je parie que je ne
connais pas la moitié de tes pensées.

--Ça c’est sûr!

--Voyons, Lolo.

Et il essaye de l’attirer sur ses genoux, répétant avec une insistance
amoureuse:

--Quand soupons-nous?

--Mon cher, nous ne sommes pas encore en train de faire la fête, je
préfère beaucoup être assise sur un fauteuil.

Et s’y étant installée:

--Nous recauserons de tout cela.

--Mais quand?

--Je vais réfléchir.

Et, comme au même moment on introduit Didier, Lolo ajoute:

--Nous allons lui en parler.

--Me parler de quoi? demande Didier, saluant la femme sans regarder le
mari.

--D’une proposition que je viens de faire à Lolo, dit Baugé.

--Et qui est?

--De venir souper avec moi.

--Oui, mon mari me propose une petite fête.

--Mais c’est très gentil.

--Enfin, mon cher, je puis bien être amoureux de ma femme.

--Je le crois sans peine, c’est même un excellent sentiment; seulement
il s’agit de savoir si votre femme est amoureuse de vous. Qu’en
dites-vous, madame?

--Je dis, Didier, que vous parlez à ravir.

--Elle a bien soupé chez vous, grogne Baugé avec un commencement de
mauvaise humeur.

--C’est vrai, et sans être amoureuse; allons, madame, un bon mouvement,
contentez ce pauvre Baugé.

--Soit, je consens mais à une condition, nous emmenons Didier.

--Ah! mais non. Pourquoi Didier?

--Ou à nous trois, ou pas du tout.

--Voyons, Baugé, qu’est-ce que vous faites des convenances, dit Didier;
je serai là pour vous les rappeler.

                   *       *       *       *       *

Roseline et madame Baugé la mère, mises au courant des projets du
ménage, eurent chacune leurs appréciations différentes. Roseline
félicita Lolo:

--Tu commences à comprendre comment on les mène, mais prends garde à ne
pas perdre tes avantages.

--J’emmène Didier.

--Ceci est un trait de génie, seuls vous auriez eu l’air de nouveaux
mariés amoureux, et dame! c’est un peu bébête; ne lâche pas Didier,
surtout.

--Sois tranquille.

Madame Baugé, tout attendrie, fit ses compliments à son fils.

--Mon ami, c’est délicieux de voir un jeune ménage entendre aussi bien
l’existence; ta femme peut bien dire qu’elle est heureuse, tu la traites
comme une maîtresse, on ne connaissait pas ces bonheurs-là autrefois!

Et madame Baugé soupire de regret.

La question avait été traitée plus sérieusement entre Lolo et Didier:
puisque malheureusement, pour le repos et la considération de Lolo,
Baugé était une qualité qui ne pouvait être négligeable, il était
préférable de lui donner un os à ronger, moyennant quoi Lolo assurerait
sa liberté relative; et un souper à trois ne pouvait avoir de réel
inconvénient.

Une fois entrée dans la voie des concessions, Lolo a pensé qu’il fallait
être jolie tout à fait, et n’y épargna pas la peine. Aussi lorsque sur
le coup de minuit, ils pénètrent tous trois dans le cabinet particulier
que Baugé a retenu dès la veille, il se croit réellement en bonne
fortune et prend en regardant sa femme, des airs de fierté satisfaite
qu’elle voit pour la première fois.

Lolo sans embarras ni étonnement s’assied sur le divan bas qui se trouve
derrière la table, et d’une main leste fait passer un couvert en face
d’elle, de sorte que les deux hommes lui font vis-à-vis.

Baugé proteste:

--Je t’en prie, laisse-moi m’asseoir à côté de toi.

--Jamais de la vie. Didier serait jaloux.

--Elle est bonne, celle-là, il n’y a que moi qui compte.

--Pas du tout, je soupe avec tous les deux, je ne veux pas faire de
déplaisir à Didier.

--Ni de plaisir non plus, j’espère, dit Baugé, très satisfait de
lui-même.

Et, prenant d’un coup d’œil possession de la table et de la femme, il
ajoute d’un ton avantageux:

--Nous allons la griser, Didier, je le lui ai promis.

--Si vous y tenez, mais je la trouve plus jolie comme elle est.

--C’est que je veux lui faire dire des bêtises.

--On peut en dire sans être grise, il me semble, dit doucement Didier.

Il est en train de détacher de leurs coquilles les huîtres de Lolo, et
les lui passe au fur et à mesure sur son assiette.

--Voyez-vous, Didier, continue Baugé en se rengorgeant dans son
plastron; je disais à ma petite Lolo qu’elle ne me connaît pas, les
femmes ne connaissent jamais leur mari.

--Vous entendez, Didier, c’est très intéressant; j’avoue que pour une
fois je ne serai pas fâchée de me trouver en compagnie de quelqu’un de
plus amusant que ne l’est habituellement mon légitime époux.

--Je te prie de croire, réplique Baugé, qui se verse généreusement du
champagne, que mes maîtresses ne m’ont jamais trouvé ennuyeux.

--Il faudrait savoir qui elles étaient, dit Lolo, pour juger de la
valeur de leur opinion.

--Mon Dieu ma chère, je ne prétends pas être plus séduisant qu’un autre,
mais il est de fait que j’ai été aimé par des femmes d’un certain
mérite.

--Vraiment, cela me fait bien plaisir de l’apprendre.

--Mais aucune, ma chère Lolo, ne t’était supérieure; non, plus j’y
réfléchis, plus j’en suis convaincu. Oh! j’ai toujours eu du flair pour
les femmes, je savais bien ce que je faisais en t’épousant; n’est-ce
pas, Didier, que ma femme est une des plus jolies de Paris?

--Je le lui dis souvent, c’est tout à fait mon avis; n’est-ce pas,
madame, que vous connaissez ma pensée là-dessus.

--Certainement, répond Lolo tranquillement.

--Et tu vois que je ne suis pas jaloux, continue Baugé en se versant
lampée sur lampée; et, dans un emportement de familiarité qui lui semble
commandé par la situation, essayant de chiffonner les rubans de la robe
de sa femme:

--Il faudra que je t’apprenne à souper, Lolo. Nous reviendrons un jour à
nous deux, tu verras alors comme je puis être amusant.

--Mais je vous trouve déjà très divertissant.

--Je me rappelle une gentille femme... une Anglaise... vous savez qui je
veux dire, Didier, une blonde, très grave; eh bien, au bout de dix
minutes elle était régulièrement pocharde.

--Ce devrait être un grand plaisir.

--Ce qu’elle disait de folies!... et ce qu’elle m’a aimé, la pauvre
créature, continue Baugé; du reste, moi je l’aimais bien aussi, les
femmes ont toujours été contentes de moi.

--Mais tant mieux, mon ami, tant mieux; ce sont probablement ces
souvenirs... agréables qui vous rendaient si sévère pour moi.

--Dame, j’avais appris un peu à me méfier. Ce que j’en ai fait porter à
de pauvres maris; mais puisque je veux t’aimer comme un amant, je ne
cours pas grand risque.

--Aimez-moi, mon ami, aimez-moi; seulement je vous préviens que je
n’irai peut-être pas aussi loin que votre Anglaise... blonde et grave.

--C’est à croire que si; n’est-ce pas, Didier?

--Je vous rappelle au sentiment des convenances, Baugé.

--Je m’en fiche des convenances, je puis bien être inconvenant avec ma
femme.

Et se levant et se penchant à travers la table, Baugé plaque à Lolo un
lourd baiser sur la nuque.

Elle se recule froidement, et sa main se porte à sa coiffure.

--Je suis venue ici, mon cher ami, pour m’amuser, n’est-il pas vrai, et
vous, pour satisfaire mes caprices; eh bien, je vous prie de vous tenir
tranquille, il serait trop fâcheux de gâter l’heureuse entente qui est
entre nous.

--Comment, gâter l’entente qui est entre nous; mais moi je veux la
rendre plus intime, beaucoup plus intime, ma chère petite Lolo.

--Je suis bien touchée, mon ami, mais moi je ne veux pas; vous me
plaisez beaucoup trop dans votre nouvelle manière. Vous vous mettez en
frais pour moi, vous me faites manger des plats extraordinaires; ces
choses-là ne vous venaient pas à l’idée quand j’obéissais à toutes vos
fantaisies; nous sommes beaucoup mieux ainsi.

--Mais c’est que tu es devenue capiteuse, très capiteuse, Lolo.

--Voulez-vous que je m’en aille? madame, demande Didier.

--Jamais de la vie; si vous me faisiez un peu la cour au contraire, au
lieu de laisser tout le temps le champ libre à mon mari.

--Je puis bien prétendre à plaire autant que Didier, même si je n’étais
pas ton mari.

--Je n’en doute pas, et je suis charmée d’avoir fait votre conquête,
mais je ne dédaigne pas les hommages de Didier non plus, et je prétends
encore plaire à d’autres.

--C’est joliment raide de dire cela à un mari.

--Et pourquoi donc? Est-ce que vous songiez à être amoureux de moi
lorsque je ne pensais qu’à plaire à vous tout seul; est-ce que jamais
nous avions ensemble des conversations aussi tendres que celle-ci; j’ai
donc trouvé le vrai moyen de vous être agréable, j’en suis ravie et je
compte m’y tenir.

--Qu’est-ce que vous avez à répondre à cela, mon cher? interroge Didier
d’un air pacifique.

--Je le dirai à Lolo tout à l’heure; c’est vous et Monteux qui lui
mettez ces belles idées en tête.

--Mais je m’en vante; croyez-moi, mon cher, vous ne connaissez pas
encore madame Baugé, il faudra peut-être que vous soupiez avec elle
plusieurs fois pour la comprendre.

--Je veux bien, moi; dis donc, Lolo, où as-tu envie d’aller ce soir? je
suis à tes ordres pour n’importe où et n’importe quoi.

--Vous êtes bien aimable, mais je suis attendue chez Roseline.

--Chez Roseline! tu ne vas pas me lâcher, par exemple.

--Mais je ne vous empêche nullement de venir aussi.

--Comment, c’est pour aller chez Roseline ensuite, que je te mène
souper; ah mais non.

--En ce cas, Didier m’accompagnera.

--C’est un peu fort, je suis pourtant assez gentil pour toi, il me
semble; voyons Lolo, envoie Didier chez Roseline et rentrons tous les
deux si tu ne veux pas aller t’amuser.

--Non, mon ami, ce n’est peut-être pas ma vocation de souper en cabinet
particulier, ou bien j’ai le champagne triste; mais j’éprouve absolument
le besoin d’aller me distraire à ma manière; partons-nous?

--Je n’y vais pas, bien sûr; mais tu sais, Lolo, pour le coup, tu me
donnes le droit de faire tout ce qu’il me plaira.

--Mais je crois bien, mon ami. A notre prochain souper vous me
raconterez encore vos succès. Bonsoir.

Et Lolo, très posément, enfile son manteau et disparaît aux yeux ahuris
de Baugé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




IX

CONSIDÉRATIONS MATRIMONIALES


La belle Paule d’Haspre a compris qu’elle devait à ses contemporains de
poser pour son portrait: elle veut y paraître belle, non point à la
manière des femmes ordinaires, mais s’y révéler une sorte d’incarnation
à la fois voluptueuse et spirituelle du charme féminin; l’ami Didier
discourt là-dessus avec une éloquence persuasive, et le Divin demeure de
longues heures à la contempler, afin de ciseler des sonnets qui
célèbrent dignement les merveilles de sa chair! Elle-même est d’avis que
cette chair est incomparable et mérite les plus rares égards. Aussi,
elle passe sans ennui ses journées à mirer ses beaux yeux de violette et
à chercher une expression et des attitudes qui la contentent pleinement.

Didier et le Divin, qu’elle appelle à juger du fruit de ses méditations,
trouvent toujours quelque chose de nouveau à suggérer; ils lui font tour
à tour essayer l’air triste, inspiré, langoureux, et, la séance finie,
ils veulent mieux encore...

Quant à Jean Mousse, «_son peintre_», qui est admis en tiers à ces
conciliabules, il est de son côté lent à voir se préciser son rêve!...
Et il se prend la tête en regardant madame d’Haspre d’un air éperdu.
Jean Mousse n’est pas illustre, mais il est célèbre, ce qui suffit; il a
peint les plus rares névrosées: lui-même a l’air fatal et triste, et il
donne à tous ses modèles l’illusion exquise de se mourir pour elles du
mal d’amour; il ne peut commencer à travailler que lorsqu’il est
entièrement possédé de son sujet, et parfois l’initiation est longue,
mais la belle Paule, qui aime qu’on ait une juste appréciation de ses
charmes, se prête de bonne volonté à cette mise à point du rayon visuel
de son peintre; depuis deux mois il est admis à toutes les heures et il
est convenu qu’il est là comme n’y étant pas; c’est ce qu’il appelle
faire sa palette; et elle lit, écrit ou s’attife sans se soucier de sa
présence.

Un clair matin de février, se sentant en forme, Jean Mousse, ses crayons
dans la poche de son veston bien coupé, une cravate mourante autour du
cou, tout parfumé à la citronnelle qui est son essence évocatrice,
arrive chez madame d’Haspre. Déjà dix fois, en route, il a du pouce
tracé dans l’air la silhouette élégante qu’il veut fixer en des lignes
harmonieuses. Quelques minutes seulement d’attente, pendant lesquelles
il s’exalte au contact _des choses_ qui sont imprégnées d’elle, et on le
fait monter dans le sanctuaire des privilégiés! C’est la pièce claire,
pleine de blancheurs et de reflets de vermeil, qui est consacrée au
culte spécial de la personne de la belle Paule; assise au milieu, dans
un fauteuil bas placé sur la fourrure blanche et sourde, les cheveux
épars, elle fait face à ses grands miroirs, son corps fuselé est
enveloppé d’une large robe de soie blanche à manches vastes et lâches;
elle est immobile, et seul son petit pied chaussé d’une mule d’or
s’agite comme un oiseau emprisonné. A la vue de Mousse, elle fait un
signe de silence, et, docile, sans la saluer autrement, il se place dans
un angle d’où il peut la regarder à l’aise.

Une femme de chambre pâle, aux pommettes saillantes, aux yeux lavés, est
occupée à brosser doucement les beaux cheveux parfumés et volants, et
tout en brossant elle récite d’une voix gutturale des vers allemands...

Madame d’Haspre, le regard voilé, son visage froid éclairé par une sorte
de lumière intérieure, écoute avec attention; un de ses doigts délicats
pose sur sa bouche humide qui s’entr’ouvre de temps en temps pour
répéter un mot qu’elle dit avec une longue respiration... Vue ainsi,
elle est exquise et d’une saveur unique, et le pauvre Mousse se compare
mentalement aux anachorètes les plus éprouvés... Au bout d’un quart
d’heure (l’œil fané de la camériste a plusieurs fois consulté le cadran
posé sur la glace), le récit cesse brusquement, la brosse s’arrête, les
cheveux ont un dernier envolement; et, se mouvant enfin, la belle Paule
autorise du regard Mousse à s’approcher d’elle, et lui tend
languissamment une main à baiser:

--J’ai la migraine, ce matin, mon cher; et lorsque j’ai la migraine, il
n’y a que d’entendre _Tristan et Yseult_ qui me fasse du bien.

Cette communication inattendue stupéfie le peintre qui répète:

--_Tristan et Yseult_!

--Oui, certainement. Charlotte le sait tout entier par cœur... Elle est
fanatique de Wagner et elle n’est entrée chez moi qu’à la condition
d’être menée à Bayreuth... Pourquoi êtes-vous si étonné? vous êtes un
Philistin, alors, vous!

--Ah! mais non, par exemple! ah! mais non! car je vous conjure de faire
recommencer mademoiselle Charlotte. Ce que vous étiez belle tout à
l’heure! ah! vous allez m’inspirer un chef-d’œuvre. Dites-lui de
recommencer tout de suite, reprenez votre visage attentif.

Et, dans son exaltation croissante, Jean Mousse secoue son mouchoir,
afin de respirer les odeurs qui l’inspirent d’ordinaire; puis,
familièrement, il se saisit de la tête de Paule, la renverse légèrement,
lui pose une main sur l’épaule et la contemple! répétant d’une voix
saccadée:

--Dites-lui donc de recommencer...

Deux mots en allemand et mademoiselle Charlotte est repartie... Elle dit
les affres de Tristan, les vouloirs d’Yseult, elle dit la mer
mystérieuse et déserte...

Cela dure ainsi un bon moment; puis la porte s’ouvre après un petit
heurt familier et livre passage à Roseline de Vaubonne en costume de
bicyclette; elle s’arrête un instant, interdite à la vue du groupe
singulier; puis, comme le sentiment d’étonnement ne lui est pas naturel,
elle se reprend vivement, et de sa voix posée, comme si elle faisait la
question la plus ordinaire:

--Est-ce qu’il allait vous couper la gorge, Paule? Alors, nous sommes
arrivés à temps, car Didier est là: il peut entrer, n’est-ce pas?

--Ah! madame, ne parlez pas, gémit Mousse qui n’a pas bougé, je vais
perdre son expression.

--Tant pis, mon pauvre maître, vous la dévorerez des yeux un peu plus
tard; vous allez la faire tomber en catalepsie. Vous voulez donc la
représenter en extase!

Madame de Vaubonne, très droite et délurée dans son costume sombre,
s’assied sur un étroit canapé canné garni de coussins mous, couverts de
soies irisées.

--Et qu’est-ce que Charlotte faisait ici? demande Didier, comme la femme
de chambre, coulant contre le mur, se glisse sans bruit au dehors;
était-elle là pour la morale par hasard?

--Non, Didier... elle me récitait _Tristan et Yseult_; elle me récite
toujours du Wagner en me coiffant...

--Et si vous saviez comme elle écoute! grince Jean Mousse, qui tombe,
brisé d’émotion contenue, sur une chaise basse.

--Voyons, mon ami, ne vous exaltez pas tant, dit Roseline doucement.
C’est une idée impayable, ma chère; où l’avez-vous prise?

--Voilà! mon mari avait la rage d’entrer pendant qu’on m’arrangeait le
matin; j’avais essayé de ne pas le regarder, de causer en allemand avec
Charlotte. Cela ne le faisait pas partir, mais du jour qu’elle s’est
mise à réciter, il n’a pas pu y tenir... C’était aussi trop épouvantable
de commencer la journée en entendant ses histoires.

--Ah! exquise madame, que vous êtes géniale! dit Didier. C’est une joie
de vous idolâtrer, mais je comprends ce pauvre d’Haspre; cette vêture
blanche est d’un suggestif!

--Mon pauvre ami, où prenez-vous vos expressions? je m’habille en blanc
parce que j’entends mieux la poésie lorsque je porte cette couleur.

Roseline de Vaubonne, qui s’est levée et est debout entre les trois
miroirs, occupée à ranger de sa main fine les plis de sa large culotte,
incline approbativement la tête:

--Paule a raison; ainsi, habillée, comme je le suis en ce moment,
impossible d’entendre des vers.

--Mais c’est certain, confirme Paule.

--Alors, votre entendement dépend de vos costumes, demande Didier.

--Très assurément, dit Roseline; il n’y a que les brutes qui soient
insensibles à ces choses; aujourd’hui, quand je veux avoir une petite
explication sérieuse avec Armand, j’endosse ma tenue de bicycliste; j’ai
une décision là dedans!... il sait que c’est inutile de me tenir tête;
vous avez bien tort, Paule, de ne pas vous décider à adopter la
bicyclette; cela procure des idées claires et nettes; on sait joliment
bien ce qu’on veut quand on a pédalé jusqu’à Saint-Germain.

--Ah! madame, laissez-la en paix, gémit Mousse, laissez-la penser à son
portrait.

--Oui, dit Didier, faisons d’abord son portrait, parlons-lui de Tristan.

--Du reste, continue Paule, rien ne me fera jamais aller à bicyclette.
Mon mari en a la rage: il voudrait venir avec moi; ce serait
insoutenable.

--Qu’est-ce que cela vous ferait? dit Roseline; ne vous en occupez pas!

--Mais il s’occupe de moi... c’est une manie... Et dire qu’il y a des
femmes qui ont le bonheur de se démarier!...

--Ah! voyons, dit Didier, vous n’allez pas vouloir divorcer! c’est du
dernier vulgaire.

--Non, mon ami, pas divorcer... mais voir mon mariage annulé, c’est mon
rêve; j’y réfléchis tout le temps que Charlotte récite; pensez donc! ne
plus avoir de mari! se dire par le fait qu’on n’en a jamais eu; je
trouve cela une situation ravissante!

--Peut-être, dit Roseline; mais quel prétexte pourriez-vous prendre?

--C’est là l’obstacle, soupire Paule, s’affaissant délicieusement dans
sa belle robe blanche et laissant traîner ses doigts sur la fourrure
caressante; il paraît que la répugnance ne suffit pas; c’est barbare,
ça!

--Il est bien certain, dit Didier, que les lois actuelles du mariage
répondent à un état de société absolument éloigné de la véritable
civilisation! Les abeilles sont plus intelligentes: elles ont au moins
leurs reines affranchies de toutes les servitudes. Notre belle amie est
une reine parmi les abeilles; son seul devoir est d’être belle, n’est-ce
pas Mousse?

Mousse, qui, l’œil noyé, s’est rencogné dans son coin et depuis un
moment brise sans merci les feuilles d’émail d’un gardénia délicat dont
la senteur subtile flotte dans l’air, répond de la voix d’un homme qu’on
va mener pendre:

--C’est mon avis.

--Mon cher Mousse, dit madame de Vaubonne, vous aussi, vous devriez
faire de la bicyclette. Vous avez l’air trop sombre; nous ne pourrons
pas vous permettre de continuer le portrait de madame d’Haspre; la
tristesse est nuisible à la beauté.

--Non, chère, n’ayez pas peur; le désespoir amoureux ne m’afflige pas,
j’en ai l’habitude. Mon mari l’est bien, amoureux de moi... c’est pour
cela qu’il m’ennuie tant. Ah! Didier, vous ne pourriez pas creuser mon
cas théologiquement...

--Je chercherai, madame, je chercherai; j’entrevois des possibilités!...

--Mon ami, vous me rendez la vie; ne plus être obligée de rentrer en
voiture le soir avec quelqu’un qui m’agace!... Imaginez-vous que nous
n’avons pas un avis en commun; toutes ses admirations m’horripilent;
heureusement qu’à l’Opéra je l’ai dans mon dos; du reste, il trouve
toutes mes appréciations inconvenantes... c’est charmant; il dit que mes
béatitudes l’agacent; c’est au sujet de _Tristan et d’Yseult_ qu’il a
tenu ce joli propos.

--Mais, madame, intervient humblement Mousse, si vous aimez Tristan,
vous ne détestez pas tant l’amour?

--D’abord, mon ami, c’est l’amour coupable; ensuite, Tristan meurt,
n’est-ce pas? Je veux bien qu’on meure pour moi.

--Mais à quoi cela vous servirait-il, madame?

--Mais peut-être à me faire vivre; en principe, je n’y ai pas
d’objections, et vous, Roseline?

--Non, ma chère, c’est inutile, il faut se maintenir dans les réalités.
Quand votre portrait sera fini, je vous conseille de vous reposer un peu
de Tristan et d’Yseult.

--Nous ferons de la théologie ensemble, madame, dit Didier.

--Ah! oui, ce doit être bien intéressant, je suis convaincue qu’il doit
y avoir un moyen de trouver un cas de nullité; quand on pense que mon
mari se mêle de demander à quelles heures j’irai poser chez Mousse! Je
vous avertis, n’est-ce pas, Mousse, que je défends qu’on le laisse
entrer _jamais_: il verra mon portrait quand il sera terminé; j’entends
me faire peindre à ma manière, pas à la sienne; je considère mes épaules
comme ma propriété particulière, je le lui ai signifié! Voyez-vous, ce
sont les airs de propriétaire qui me mettent hors de moi. Qu’est-ce que
c’est, en somme, pour moi, que M. d’Haspre? Un monsieur quelconque avec
qui le hasard m’a mise en rapport; on ne me fera jamais croire que des
phrases prononcées par un autre monsieur quelconque peuvent lui donner
le droit de me défendre de penser à ma guise, et me forcer de ne trouver
que lui de beau au monde! Mais c’est un conte de Croquemitaine ces
histoires-là, et il est en furie quand je le lui dis; mais je ne le
regarde pas du tout comme ma propriété, moi!

--Vous avez raison, madame, mille fois raison; nous vous affranchirons,
et vous serez belle comme vous l’entendrez, et pour qui il vous plaira.

--Je ne demande pas autre chose. Je ne veux pas de mal à M. d’Haspre,
seulement, qu’il ne s’occupe pas de moi.

--Le fait est, acquiesce madame de Vaubonne, que le mariage n’est
admissible que de cette façon; mais il faudra réfléchir, croyez-moi,
Paule; vous pourriez trouver cela gênant de ne plus avoir de mari: ils
ont leur utilité.

--Je n’en vois aucune!... Tenez, si je ne change pas de robe pour
déjeuner, il ne dira rien, mais il fera une tête!... Qu’est-ce qu’elle a
d’étonnant, je vous le demande, ma robe? Si je montre mon cou à un valet
de pied, le matin, il me fait des scènes, et, le soir, c’est tout
simple... ils sont fous, tout bonnement, ils pensent toujours à mal.

Et là-dessus, Jacques Mousse, plus ténébreux qu’à l’arrivée, se lève le
premier pour prendre congé.

--Dites, madame, quand commençons-nous?

--Mais, demain, mon ami, si vous voulez.

--Seulement, il faudra amener Charlotte, ajoute Didier.

--Ah! oui, reprend gravement Paule, à toute force; à moins que vous ne
lisiez l’allemand, Didier?

--Non, madame, mais nous pourrons mettre Charlotte derrière un paravent,
et je m’offre pour vous brosser les cheveux: je m’en acquitterai à
merveille.

Et il prend entre ses mains une mèche dorée qu’il porte à ses lèvres.

--Je veux bien, moi, répond la belle Paule.

Et, repoussant de la main la chevelure légère qui lui frisonne autour du
visage:

--Et tenez, si mon mari était là, il crierait au scandale!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




X

LE PÉCHÉ


Les jeunes madames sont réunies aux Fossés chez madame Manassé; cela a
été un projet longtemps caressé de s’y rencontrer tous ensemble, et
après bien des marches et des contre-marches, il est arrivé à
réalisation.

Madame Manassé est une royale hôtesse, d’une suprême élégance, et guidée
par l’aimable comte d’Aveline, qui a consenti à lui donner ses conseils,
elle a tout arrangé de façon à ce que ses amies soient à leur gré chez
elle.

Chacune a la satisfaction d’un désir secret; la femme de chambre de
Roseline de Vaubonne passe son temps à copier avec habileté les
chefs-d’œuvre inédits de Worth et de Doucet; et madame de Vaubonne, dans
le tête-à-tête de la plus jolie chambre du monde fait valoir à son mari
l’avantage immense qu’il y a à se ménager des relations utiles: grâce à
la complaisance de madame Manassé, elle se procure à prix coûtant des
toilettes de quinze cents francs et lui-même touche de fort jolis
dividendes sur les «ardoises phosphorescentes»; il n’y a qu’à être
habile dans la vie et savoir abattre ses atouts avec opportunité.

Albert Manassé, propriétaire d’un vignoble de premier crû et intime du
vicomte de Vaubonne, se sent gentilhomme des pieds à la tête et sait un
gré infini à sa femme du savoir-faire qui l’a mené là.

Madame de Juvisy a trouvé à sa disposition un salon de musique idéal, et
à côté du piano à queue du facteur émérite, un clavecin exquis, tout
propre aux romances d’amour, et une harpe faite pour des bras de déesse;
là elle peut donner le vol à l’âme mélodieuse qui la domine, et Balti
l’incomparable ténor a accepté de venir passer deux jours «aux Fossés».

Paule d’Haspre a une chambre d’atour digne d’une reine, elle y baigne sa
beauté dans l’argent ciselé et en sort lumineuse comme le matin,
odorante comme une cassolette de parfum et tout le jour le Divin la
brûle de ses ardents regards et, tout en protestant ne la désirer point,
lui fait des déclarations dans la langue des dieux; et elle promène ses
grâces, et ses pieds légers dans les vastes salons et dans les allées
ombreuses, M. d’Haspre est à Paris, et elle jouit de cette parfaite
liberté qui est le rêve de sa pensée capricieuse.

Quant à Lolo Baugé, c’est la plus gaie et la plus vivante de toutes, et
Baugé la suit et l’approuve avec admiration.

Didier déclare qu’il passe son temps à faire des incantations afin
d’amener la réalisation d’un souhait qu’il tait, et confesse absorber
ses heures solitaires dans la confection d’un philtre à vertus
mystérieuses, ce dont Lolo qui fait profession de ne croire plus à rien
se rit, tout en s’y intéressant.

Le programme du plaisir quotidien indispensable est laissé à Monteux, et
il a besoin de toute son imagination pour y suffire.

Deux immenses salons occupent une des parties du rez-de-chaussée du
château; un troisième, petit et intime, est pris dans le corps d’une
tourelle, les meubles fanés du défunt propriétaire ont été rejoindre la
poussière de ses ancêtres; et ce qu’il y a de plus choisi en fait
d’antiquités haut cotée a pris leur place. Rien qui ne soit d’une
parfaite correction, et d’Aveline promène avec satisfaction son œil
blasé sur ces belles choses, au milieu desquelles madame Manassé se meut
avec la parfaite aisance d’une personne qui sait que tout est payé
comptant. Le cuisinier des Manassé est un artiste et le Divin veut même
qu’on l’appelle un poète.

--Oui, madame, croyez-moi, il n’y a rien au monde de plus poétique que
la bonne cuisine.

Madame Manassé assure y consentir volontiers, mais avoue ne pas s’en
rendre compte.

--C’est parce que les gens ne veulent jamais réfléchir, dit Monteux,
soyez persuadée qu’un repas comme celui que vous nous donnez est une
œuvre d’art très délicate.

--Allons, Divin, dit Roseline en plongeant sa cuiller de vermeil dans
une glace aux teintes de pierres précieuses, expliquez-nous un peu
comment.

--D’abord, dit Monteux, en savourant le parfum délicat d’ananas et de
framboises, le sens du goût est un des plus rares, et qui demande une
culture spéciale, mais une fois qu’on le possède, il procure des
sensations presque aussi harmonieuses que celles que donne une ouïe
affinée. Voyez les menus de notre chère hôtesse; elle a recours aux
images les plus élégantes pour nous présenter les conceptions de son
chef: d’abord le doux, sérieux et voluptueux potage, telle une ouverture
discrète, éveillant notre attention; la chose faite suit quelque petite
combinaison savante et subtile, comme ce soir «les croquenbouches à
l’écervelée», c’est la fantaisie, presque le péché; nous voilà tous
attentifs...

--Divin, que vient faire le péché ici? demande Roseline.

--Tout, madame, il est invariablement présent dans nos plaisirs; ils ne
sont plaisirs qu’à ce prix.

--Mais je n’éprouve le sentiment de commettre aucun péché lorsque
j’apprécie les sauces de M. Oscar.

--Comment, madame! une truite et une sauce verte ne vous font pas penser
à un péché? Croyez-moi, il y a dans la satisfaction que vous prenez à
manger des choses savoureuses une dose très appréciable de
concupiscence; mais un bon repas, court et parfait comme ceux-ci, est
une initiation incomparable à la réception des sensations les plus
voluptueuses. Tout à l’heure, quand notre divine madame d’Haspre va nous
danser le _pas de Salomé_, elle nous trouvera tout préparés à apprécier
les grâces lascives de la fille d’Hérodiade! et la voix de madame de
Juvisy nous paraîtra encore plus séduisante et impérieuse; il ne faut
jamais perdre une miette des plaisirs que la vie nous donne; et le rêve
parfait que nous réalisons en ce moment, cette vie riche, belle,
amoureuse, que nous menons est un très beau poème, il convient de
l’écouter avec attention.

--Ah! Divin, vous me faites peur, dit doucement Lolo Baugé.

--Ah! madame, est-ce possible? Comment! vous goûtez même le frémissement
de la peur? Mais c’est là l’achèvement suprême de tous les plaisirs.

--Je n’ai jamais peur, moi, dit Roseline, faut-il le regretter?

--Très assurément, madame, car la peur est une volupté incomparable,
c’est elle qui fait le prix du péché.

--Mais, Divin, je croyais, dit Lolo, qu’il était convenu qu’il n’y avait
plus de péché!

--Plus de péché, madame! c’est bien la peine que je vous aie fait de si
beaux discours sur l’Enfer! Plus de péché, au sens vulgaire et bourgeois
du mot, mais au sens abstrait, que si, vous toutes, vous êtes mes
péchés, et je vous adore.

--Allons au salon, écouter la confession de Monteux, dit madame Manassé
en se levant.

Albert Manassé obéit au premier signe et offre, avec un sourire, son
bras à Luce de Juvisy.

--Et quelle est votre idée du péché, madame? demande-t-il galamment.

--Ah! monsieur Manassé, j’en ai cent mille.

--Venez m’en expliquer une seulement, susurre l’aimable d’Aveline, qui
entend toujours tout, et souriant et confidentiel s’est approché de
madame de Juvisy.

Albert Manassé, Juvisy et Baugé se sont éclipsés vers le fumoir; longue
galerie remplie des plus rares objets dont Manassé fait les honneurs
avec conviction. Le grand salon, haut et vaste, est doucement éclairé;
les roses coupées embaument l’atmosphère, et la douce fraîcheur d’un
soir de septembre pénètre par une fenêtre entre-bâillée; à travers une
des baies dont les persiennes sont restées ouvertes on aperçoit les
profondeurs du parc et la nuit d’argent parfaitement claire. Le Divin
s’est placé debout devant la cheminée monumentale, et appuyant sa tête
brune contre la draperie rouge et or qui la surmonte, les yeux
demi-clos, il contemple entre ses paupières ses belles amies qui le
regardent en attendant qu’il parle.

--Vous nous disiez que nous étions vos péchés, Divin, reprend Roseline.

--Oui, madame, et c’est votre prix à mes yeux, et c’est pourquoi vous
devriez avoir vos maris pour très précieux.

--Écoutons le Divin sur l’affection conjugale, dit Paule d’Haspre; c’est
le cas de me la prêcher, car j’en suis absolument dépourvue. Je trouve
un mari l’objet le plus incommode et le plus ennuyeux.

--Que vous vous trompez, madame; vous devez tout l’agrément de votre
vie, et vous avouerez qu’elle est infiniment agréable, à monsieur votre
mari; grâce à lui vous luttez, vous affirmez votre volonté; vous
désirez, et peut-être vous aimerez...

--Comment, grâce à lui?

--Assurément, la pensée de lui déplaire et de vous affranchir de son
contrôle n’est pas sans vous être douce; vous ne prendriez pas la moitié
du plaisir que vous avez à notre réunion ici, si votre voyage n’avait
pas été l’objet d’une vive résistance; croyez-moi, ne songez pas à vous
affranchir de votre mari; et c’est à lui, très assurément, qu’un de vos
serviteurs devra peut-être un jour de n’être pas haï; les seules époques
où il a valu vraiment la peine de vivre ont été celles des grandes
contraintes extérieures, des craintes sérieuses du feu éternel; pour
moi, si en écrivant mes vers, je me sentais sous la terreur de
l’inquisition, je ferais des chefs-d’œuvre.

--Mais, Divin, répond Lolo, vous m’avez dit de si belles choses sur
l’indulgence et ses charmes!...

--Et je les maintiens, madame. Lemaître vous a, dans le mari qui
pardonne, montré l’homme le plus heureux du monde; pensez combien cette
femme qui l’a trompé, et il peut _avouer_ le savoir, lui sera
intéressante et chère; la voilà soudain devenue l’énigme, le sphynx; et
le sphynx est ce que l’homme aime le plus au monde. C’est le secret de
l’empire qu’exercent les âmes perverses; on ne les connaît jamais;
rappelez-vous donc que la tentation initiale a été la connaissance de la
science du bien et du mal.

--Ah! Divin, dit Roseline, ne parlons pas de cette affaire-là, car
l’homme y joue un bien vilain rôle.

--D’accord, madame; il s’est montré dès le commencement du monde un
animal très inférieur, mais le tentateur et la femme, combien
intéressants! Soyez assurée que la femme ne lui en a pas voulu du tout,
tandis que madame d’Haspre me tiendra peut-être rancune de mes sages
conseils, car confessez que tous mes conseils sont toujours
merveilleusement sages.

--Nous le reconnaissons, dit madame Manassé avec grâce, et en présentant
à la cigarette de Monteux l’allumette qu’il cherche en vain; une fois
que le Divin fume, on sait qu’il ne parle plus, et il s’abîme dans un
grand fauteuil, momentanément aussi impassible que le chat Curiace.

--Comme c’est amusant de parler de péché! dit madame de Juvisy au comte
d’Aveline; je regrette seulement que monsieur de Juvisy ne soit pas
resté là; j’aurais aimé entendre ses théories.

--Ah! madame, soupire d’Aveline, ce n’est pas parler du péché qui
m’aurait contenté auprès de vous si j’avais vingt ans de moins.

--Ne me dites pas cela, cher ami, c’est trop ordinaire, Monteux a dix
fois raison: l’agréable est de se sentir au bord du précipice, d’en
avoir l’attirance et de n’y pas tomber; tenez, je vais aller chanter un
duo d’amour avec Balti, qui me regarde là-bas.

Elle se lève, et d’Aveline la suit des yeux en soupirant; il n’a pas
avec ces jeunes femmes le placement de ses jolis madrigaux embaumés, et
il en est tout triste. Didier et madame Baugé sont assis dans un angle
et causent à voix basse; il n’y a que madame Manassé qui le comprenne un
peu; elle l’appelle d’un geste gracieux et lui laisse prendre et baiser
sa main, comme le premier accord est frappé par Luce, et que la voix
prenante de Balti s’élève dans une plainte caressante.

Quand ils ont fini, Roseline rompt le silence qui succède pour demander
à mi-voix à Monteux:

--Est-ce du péché, cela, Divin?

--Oui, madame, et du très raffiné; aussi voyez, comme madame de Juvisy
est belle. Au tour de madame d’Haspre, maintenant.

Et se tournant vers la belle Paule:

--Voulez-vous danser mon sonnet, madame?

--Si vous le désirez tous, reprend madame d’Haspre avec une délicieuse
indifférence.

Et elle quitte sa place et sort.

En un moment, sur l’ordre de madame Manassé, les fauteuils sont écartés;
un tapis blanc est étendu à terre, Albert Manassé, affairé et rouge de
satisfaction, fait élargir le cercle, se place dans une embrasure de
fenêtre et attend.

Madame de Juvisy s’est remise au piano, et joue un accompagnement très
doux; le Divin, de sa belle voix chantante, commence la récitation d’une
strophe, et madame d’Haspre reparaît. Elle est habillée d’une tunique
flottante de gaze verte parsemée de fleurs de lotus d’argent; ses
cheveux sont dénoués et couronnés de pampre, ses pieds nus sont chaussés
de sandales, dans sa main fine, elle tient un magnolia fleuri,
énigmatique et triste, elle s’avance avec un balancement rythmé de son
corps souple...

Tout à tour, la musique et la voix du Divin se reprennent, tandis que la
jeune femme, avec des grâces passionnées, danse et mime le poème; ils la
regardent tous avec une sorte de fascination attendrie. Albert Manassé
écarquille ses yeux ronds; il voudrait, pour tout au monde, que madame
d’Haspre eût besoin d’un service... puis, quand elle s’arrête, et
reprend sa mine dédaigneuse, il use de son privilège de maître de la
maison pour se précipiter et offrir ses compliments chaleureux, et elle
lui répond très tranquillement.

--Oui, je sais que je suis belle... et je trouverais une offense que
vous ne soyez pas amoureux de moi.

--Et nous le sommes, madame, dit le Divin...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

--Eh bien, dit Roseline à son mari lorsqu’il se retrouvent seuls, c’est
plus agréable ici que chez ton père, voilà comme je comprends la
campagne, moi.

--Mais, chère amie... vraiment Monteux avec ses théories sur le
péché?...

Roseline le regarde... et il ne continue pas...




XI

ENTRETIEN CONJUGAL


  Madame d’Haspre, sur le coup de minuit, descend tranquillement de la
  voiture qui est venue la chercher à la gare; elle est juste assez
  fatiguée pour penser avec plaisir à se retrouver dans sa chambre, et
  monte doucement les quelques marches qui de la porte d’entrée mènent
  au rez-de-chaussée; elle est distraite et ne remarque pas que la porte
  du salon s’est ouverte; son mari s’avance et la salue.

--Ah! mon Dieu, vous êtes ici, et pourquoi?

--Mais, pour vous recevoir, chère amie, je vous ai fait préparer à
souper...

--A souper? Quelle drôle d’idée! Souper avec vous?

--Si vous le voulez bien... entrez toujours une seconde, vous chauffer
les pieds; les soirées sont fraîches.

--Une minute seulement, car je veux dormir.

M. d’Haspre a refermé la porte derrière sa femme et lui avance un
fauteuil.

--Merci. Je vous croyais à la chasse.

--J’en suis revenu, comme vous voyez. Est-ce que cela vous déplaît de me
trouver ici?

--Je ne veux pas être malhonnête, puisque vous êtes si poli ce soir,
mais la vérité est que j’adore être toute seule chez moi.

--C’est bien aussi un peu chez moi, vous conviendrez.

--Il paraît...

--Ma chère Paule, il faut absolument que nous nous expliquions; je mène
depuis quelques mois une vie intolérable.

--Pas par ma faute, au moins; je ne vous dérange jamais.

--Mais vous avez une manière de comprendre votre rôle d’épouse...

--Je ne le comprends pas du tout; je vous le disais tout à l’heure,
j’adore être toute seule. Quel malheur que nous soyons mariés!

--Il est fâcheux que vous l’envisagiez ainsi; mais enfin, nous le
sommes...

--Nous ne le serons peut-être pas toujours.

--Vous n’êtes pas sérieuse, j’imagine.

--Tout ce qu’il y a de plus sérieuse, je vous assure. Mon rêve serait
d’être _démariée_... Oh! je ne souhaite pas votre mort!

--Et c’est à moi que vous dites cela?

--Mais à qui voulez-vous que je le dise, puisque cela ne regarde que
vous et moi?

--Vous êtes tellement franche, Paule, que je me permets de vous demander
si vous me préférez quelqu’un.

--Non... Mais j’ai envie de devenir amoureuse, c’est une expérience que
je n’ai pas faite.

--Et vous trouvez que je vous gênerais pour cette expérience?...

--Je le crains. Vous avez l’air d’une victime seulement parce que je
vous en parle; là, franchement, entre gens raisonnables, quelle bonne
raison voyez-vous à ce que je vous adore?

--D’abord, vous êtes _ma femme_.

--Cela ne vous constitue pas un mérite personnel. Au fond, vous m’avez
trompée pour m’épouser.

--Je vous ai trompée!... et en quoi, s’il vous plaît?

  Dans son indignation, M. d’Haspre s’est levé et se met à marcher de
  long en large devant sa femme.

--Mais en tout: j’aurais pu croire que vous étiez le monsieur le plus
doux, le moins exigeant... Je croyais même que vos cheveux frisaient
naturellement.

--Vous plaisantez, Paule!...

--Jamais je n’ai été plus sérieuse. Une jeune fille est toujours trompée
sur l’homme qu’elle épouse. Je n’ai jamais entendu parler que d’un seul
honnête homme: c’est ce marquis savoyard qui s’est fait voir à sa
fiancée dans ses plus vieux habits, sa barbe pas faite, et de mauvaise
humeur, et qui l’a avertie qu’il était souvent pire... Avez-vous fait
cela, vous? Vous ai-je jamais vu avec la tête que vous rapportez du
cercle quand vous avez perdu, par exemple...? etc., etc...

--Alors, vous êtes mécontente de moi?

--Je crois ne vous avoir jamais laissé supposer que j’étais folle de
vous.

--Sans doute... mais enfin vous m’acceptiez... et maintenant...

--Mon ami, je me refuse de plus en plus au devoir conjugal, car voilà ce
que vous voulez dire, n’est-ce pas? Est-ce que cela ne vous donne pas
envie de vous débarrasser de moi?

--Non, mais cela me donne envie de vous briser...

Et d’Haspre blême et furieux se penche au-dessus de la jeune femme. Elle
le regarde si tranquillement qu’il s’arrête, glacé...

--Si nous en restions là de notre entretien, dit Paule; c’est peut-être
assez pour ce soir.

--Faites-moi la faveur de me donner quelques minutes encore; à supposer
que par une folie réciproque je prête la main à rompre notre mariage,
vous êtes-vous bien rendue compte de la situation que vous auriez.

--Admirablement.

--Vous ne pourriez certainement pas compter sur l’appui de votre
famille... vos parents sont désolés, je dois vous le dire, de l’attitude
que vous avez prise vis-à-vis de moi.

--Oui, je sais, ils apprécient beaucoup la façon dont votre fortune est
placée, et puis, ils ont des idées vieille perruque... ce serait une
crise pour eux, comme l’influenza, mais ils se remettraient.

--Et le monde, le monde auquel vous appartenez, croyez-vous que dans la
bonne compagnie on continuerait à vous recevoir?

--Sauf quelques maisons droguantes où je serai enchantée de ne plus
aller... oui; et puis, du reste, j’aurai toujours la ressource de me
remarier... une jolie femme comme moi n’est jamais embarrassée. Que
voulez-vous, mon pauvre ami? il m’est impossible de croire que j’ai été
mise au monde uniquement pour votre agrément; voilà six ans que je suis
votre propriété, ou que vous me le dites... j’en ai assez.

--Mais, Paule, je vous aime, enfin.

--Non, mon cher, non; le sentiment que je vous inspire n’a rien de
commun avec l’affection, vous avez pour moi le goût qu’on éprouve pour
un plat qui réveille l’appétit... j’en suis fâchée, mais je ne vous en
ai pas la moindre reconnaissance... vous vouliez me faire souper avec
vous... pourquoi?... vous le savez... ça ne me touche aucunement.

--Paule, aucun homme au monde n’a eu ma patience; vous traitez ainsi
votre mari, et à Didier et Monteux vous permettez la plus intolérable
familiarité, vous vous faites peindre à moitié nue: c’est à devenir
fou...

--Je reconnais que comme épouse je ne suis pas agréable, mais je vous
l’ai toujours dit; encore, quand vous ne vous occupiez pas de moi, cela
pouvait marcher; mais du moment qu’il vous est venu à l’idée de vous
mêler de toutes mes affaires, j’ai préféré vous avouer carrément ce que
je pense... je vous avertis, je n’aurai de repos que lorsque je
trouverai le moyen de faire annuler notre mariage.

--Et si vous n’y arrivez pas?

--Ce sera fâcheux pour vous, car à un moment donné il est probable que
je vous tromperai, c’est-à-dire non, je ne vous tromperai pas, mais
j’aimerai un monsieur qui ne sera pas vous... Il est impossible qu’avec
votre expérience de la vie, vous n’ayez pas envisagé cette éventualité;
pourquoi serions-nous différents de tous les ménages que nous
connaissons?

--Mais c’est épouvantable ce que vous dites là? mais toutes les femmes
ne trompent pas leur mari...

--Un grand nombre, à en juger par les histoires que vous m’avez
racontées; par le fait il y a parmi nos relations au moins cinq femmes
dont vous avez été notoirement l’amant. Ce sont des femmes charmantes;
je ne leur en veux pas, et en somme il y aura eu moi aussi. Ce sera un
souvenir agréable.

--Et, si vous essayiez, Paule, de tâcher de vous figurer que nous ne
sommes pas mariés?...

--Pas moyen, et du reste dans ce cas-là vous n’êtes pas mon idéal, tous
nos goûts diffèrent.

--Pas le moins du monde; c’est vous qui imaginez cela. Vous savez bien,
Paule, que je suis disposé à me prêter à toutes vos fantaisies.

--C’est-à-dire que vous seriez disposé à m’offrir un bijou ou à payer
une de mes notes, voilà jusqu’où va l’imagination désordonnée d’un
mari...

--Ah! Paule, si nous avions eu un enfant, vous ne parleriez pas ainsi
aujourd’hui.

--Ah! mon cher, ne faites pas allusion à cette ignominie; cette chose-là
me fait l’effet de la marque au fer rouge qu’on mettait aux galériens,
et du reste à mes yeux c’est la dernière des indécences.

--Mais vous êtes un monstre...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

--Oui, mon ami, je le crois... et c’est peut-être mon mérite...




NOS JEUNES FILLES




I


  Le lendemain du Grand Prix.

  Dans un petit salon. Ces demoiselles sont autour de la table couverte
  de choses appétissantes. Elles mangent avec appétit. Madeleine, fille
  de la maison, fait les honneurs. Dans l’encadrement de la porte,
  apparition d’un jeune homme qui salue.

MADELEINE.--Approchez, jeune homme timide.

NOVION.--Mesdemoiselles, je suis votre serviteur.

SUZANNE.--Arrivez, Novion, arrivez, et donnez-nous vite des nouvelles,
on n’entend pas un mot dans le grand salon.

NOVION.--Eh bien, mesdemoiselles, je suis content.

ÉTIENNETTE.--Je vous adore alors.

NOVION.--Si vous saviez comme cela m’arrange, mademoiselle Étiennette!
Dites-le encore.

MADELEINE.--Mais non, parlez, vous.

SUZANNE.--Ils étaient bons, hein, mes tuyaux?

NOVION.--Admirables.

MADELEINE.--C’est de la chance tout de même! Ce que j’ai eu de peine à
persuader maman de recevoir encore aujourd’hui après le Grand Prix! Elle
ne comprenait pas pourquoi.

SUZANNE.--Ne l’empêche pas de raconter. Vite, qu’est-ce que nous
gagnons, Novion?

NOVION.--Vous, mademoiselle Suzanne, six louis, mademoiselle Madeleine,
quatre, et mademoiselle Étiennette, dix! hein, je l’ai gardée pour la
bonne bouche, celle-là.

ÉTIENNETTE.--Novion, vous êtes mon ami pour toute la vie. Je vais être
d’un chic avec mes dix louis. Comme papa m’en a rapporté deux, cela ne
l’étonnera pas. Ce qu’il est naïf, mon père! Ainsi il croit que Jacques
ne joue jamais, qu’il s’arrange avec ses cinq louis par mois; mais il
parie sur tout, mon petit frère. Seulement, il ne veut jamais rien faire
pour moi.

MADELEINE.--Heureusement que nous avons des amis. Mettez vos petits
paquets dans la tasse, là, à votre gauche, Novion, et passez-la-moi.
(_M. de Novion obéit, et, avec une habileté parfaite, mademoiselle
Madeleine escamote le rouleau dans sa poche._) Vous nous deviez bien ça.
Vous m’avez fait perdre trois louis à Chantilly.

NOVION.--Ce n’est pas de ma faute, mademoiselle Madeleine. Je vous ai
scrupuleusement obéi. Vous savez que je ne triche jamais.

MADELEINE.--Il ne manquerait plus que cela! Vous devez être joliment
heureux d’être notre homme de confiance.

NOVION.--Je le suis, mais pas assez. J’ai de l’ambition.

SUZANNE.--Vous voudriez peut-être nous épouser toutes les trois?

NOVION.--Si l’état des lois ne s’y opposait pas, j’y aurais assez
d’inclination.

MADELEINE.--Je comprends ça, moi.

SUZANNE.--Et moi aussi.

ÉTIENNETTE.--Après tout, moi aussi.

NOVION.--C’est que vous êtes bonnes comme des petits anges.

MADELEINE.--Vous ferez bien de ne pas trop vous y fier, à notre bonté.
Il faut marcher droit avec nous.

NOVION.--On marche, mademoiselle Madeleine, on marche.

SUZANNE.--Dites-nous des potins, Novion? je suis de bonne humeur.

NOVION.--Faut-il être convenable?

ÉTIENNETTE.--Nous vous avertirons si vous devenez inconvenant.

NOVION.--Cela vous intéresserait-il de savoir qu’en sortant du Jardin de
Paris, hier soir, Ponthonnier a donné une gifle à sa connaissance?

SUZANNE.--Ponthonnier! mais c’est ravissant, c’est un monsieur à marier.
Qui est sa connaissance, Novion?

NOVION.--Mesdemoiselles, je ne sais pas si je dois?

MADELEINE.--Nous demanderons à un autre, voilà tout.

NOVION.--Elle s’appelle Laborde, puisque vous y tenez.

SUZANNE.--Je la connais de vue. Alors Ponthonnier l’a giflée? Du reste,
il ne m’a jamais déplu, cet homme-là.

MADELEINE.--Ni à moi. Il paraît que son château est magnifique.

ÉTIENNETTE.--Il doit avoir du cœur. Vous nous direz ce qu’il lui a donné
pour la consoler.

NOVION.--Si je le sais.

MADELEINE.--On s’arrange à savoir. Il faudra que je fasse inviter
Ponthonnier à dîner.

NOVION.--Mais, mademoiselle Madeleine, vos parents ne voudront pas, il
s’affiche!

MADELEINE.--Ceux qui ne s’affichent pas ne sont pas meilleurs. Nous ne
prétendons pas épouser des jeunes hommes vertueux. Même dans les
familles austères, on ne recommande plus cette marchandise. Ça
m’amuserait si Ponthonnier avait un coup de cœur pour moi.

SUZANNE.--C’est ça, il faut essayer de le rendre amoureux.

NOVION.--Si je savais faire un pareil succès à cet animal-là!

MADELEINE.--Ah! voilà, dites donc, Novion, regardez un peu par la glace
s’il y a du monde dans le salon?

NOVION.--Oui, mademoiselle, deux dames d’âge causent avec madame votre
mère.

MADELEINE.--Très bien. Elle ne pourra pas se déranger. Elle va encore me
dire que vous êtes resté trop longtemps.

NOVION.--Faut-il m’en aller?

MADELEINE.--Pas du tout. Je ne peux pas mettre les gens à la porte. Je
dis à maman qu’elle n’a qu’à s’en charger, et comme elle est d’une
politesse effrayante, je suis bien tranquille. C’est encore une jolie
source d’embêtements que la politesse. Être gracieuse pour tout le
monde, jamais de la vie! Le grand secret d’être heureux, c’est d’avoir
carrément des défauts, ils vous font respecter d’abord.

NOVION.--Éclairez-moi, mademoiselle Madeleine; éclairez-moi.

MADELEINE.--Par exemple, si j’étais une jeune fille modeste, douce et
timide, M. de Novion se moquerait de moi derrière mon dos.

NOVION.--Peut-on dire? moi qui vous idolâtre!

MADELEINE.--Persévérez dans cette voie. Avez-vous de la chance, au
moins, de n’être un parti d’aucune façon. Voyez toutes les douceurs que
cela vous procure.

NOVION.--Et celles dont cela me prive!

SUZANNE.--Pas de grand’chose. Ce ne sera pas déjà si drôle d’être notre
mari.

MADELEINE.--C’est-à-dire que je le plains d’avance, l’infortuné; mais
comme j’aurai la douce certitude qu’il aura épousé ma dot autant que
moi, je n’aurai pas de scrupule. Ce ne sera pas comme toi, Étiennette.

ÉTIENNETTE.--Il aura assez de veine de m’avoir épousée. Ce bonheur tout
sec devra lui suffire. J’aurai une cour, je t’en réponds. Et ce que je
les ferai marcher! Il y en a un ou deux que j’ai déjà en vue et qui
n’ont qu’à bien se tenir. Je rumine mes petites vengeances comme ça le
soir avant de m’endormir.

NOVION.--Ne parlez pas de ces choses-là.

ÉTIENNETTE.--Ne le faites donc pas à la pose! Vous vous moquez bien de
moi.

NOVION.--Défendez-moi, mademoiselle Madeleine. Là, voyons, est-ce que je
suis poseur?

MADELEINE.--Ça dépend des jours et de ce que vous espérez.

NOVION.--Mais je n’espère rien. Je suis l’âme la plus désintéressée.

MADELEINE.--Si vous étiez désintéressé, vous seriez bête, et vous ne
l’êtes pas. Nous nous marierons un jour, n’est-ce pas, mon cher Novion?

SUZANNE.--Et Novion est notre flirt établi. Je vous trouve bien gentil.
Mais je vous avertis que ça ne sera pas encore pour vous que je
divorcerai.

NOVION.--Vous pensez à ces choses-là, mademoiselle Suzanne?

SUZANNE.--Et pourquoi pas? C’est une situation comme une autre et ce
sera très porté d’ici une dizaine d’années. Je sens que j’ai en moi
l’étoffe d’une délicieuse petite divorcée.

NOVION.--Vous savez, je ne vous crois pas du tout. Vous voulez faire de
l’épate.

SUZANNE.--Pour qui, pour vous? vous vous trompez rudement: je dis ce que
je pense.

MADELEINE.--Avons-nous assez de chance d’être venues au bon moment; ce
que j’en connais de ménages qui ont envie de divorcer, et qui n’osent
pas; nous, si cela nous dit, nous oserons--voilà tout.

NOVION.--Voilà tout: vous allez bien, mesdemoiselles.

SUZANNE.--Il nous faudrait respecter vos vertus peut-être; mais nous
vous voyons, quand je dis vous, c’est de l’espèce que je parle, au Bois,
aux Courses, à l’Hippique, nous savons qui vous fréquentez, et il
faudrait se morfondre pour ces mignons-là, s’écraser le cœur comme
faisaient nos bonnes bêtes de grand’mères. Zut! on vous donne ce que
vous méritez; nous pensons à nous-mêmes aujourd’hui, c’est fini, ni ni
la mode de filer la laine pendant que Monsieur se promène; ah! si mon
mari m’agace, il ne la mènera pas large; s’il est gentil, eh bien, je
serai gentille. Ainsi, voilà ma théorie, et vous savez, ce n’est pas un
secret, les romanciers peuvent bien m’appeler petit monstre; pour ce que
ça me gêne!

NOVION.--Mademoiselle, je vous signale l’arrivée de madame votre mère.

SUZANNE.--Tiens, c’est vrai: voilà maman avec d’Étampes, on veut me le
faire trouver charmant, ça viendra peut-être... (_Entrée des mères et de
M. d’Étampes; la maîtresse de la maison, doucement et bas à sa fille:_)
M. de Novion!

MADELEINE, _haut_.--Il est temps de filer, Novion, vous inquiétez les
autorités. (_Mouvements divers._)




II


  MADELEINE, SUZANNE, ANDRÉE, ÉTIENNETTE, à un lunch, après une messe de
  mariage, elles sont très gaies, et se tiennent ensemble, passant en
  revue ceux qui arrivent au buffet.

  MADELEINE. Robe de soie vert céladon, manches énormes, tulle blanc
  autour du cou, grand chapeau de velours noir.

  SUZANNE. Toilette tailleur en drap tourterelle, empiècement de drap
  blanc, manches tailladées, toque assortie, beaucoup de poudre sur le
  visage, cheveux lavés.

  ANDRÉE. Robe en soie changeante, ruches découpées dans le bas, fichu
  blanc noué négligemment; elle embaume l’héliotrope.

  ÉTIENNETTE. Jolie comme un ange, robe de foulard rouge gris, qui a vu
  une saison.

MADELEINE.--Tenez, regardez donc dans le salon là-bas, voilà deux de mes
prétendants, lequel vous déplaît le plus?

SUZANNE.--Qui ça, tes prétendants?

MADELEINE.--Fossi et Marigot qui passent là-bas, sont-ils assez jolis!

SUZANNE.--Comment, Fossi t’a demandée en mariage?

MADELEINE.--Un peu, et deux fois, il m’aime, cet homme.

SUZANNE.--Eh bien alors, moi aussi!

ANDRÉE.--Et moi aussi!

MADELEINE.--Ah! elle est raide celle-là!--Comment! il vous a demandées
toutes les deux!

ÉTIENNETTE.--Quelle chance j’ai d’être sans le sou, il ne m’a pas
demandée, moi, je vous en réponds.

SUZANNE.--Ah! c’est exquis; voyons, établissons les faits! toi,
Madeleine, quand?

MADELEINE.--Janvier.

SUZANNE.--Après moi, alors, mais c’est trop joli, a-t-il du goût au
moins, le cher garçon! et toi, Andrée, quand a-t-il daigné jeter les
yeux sur toi?

ANDRÉE.--Oh! moi, je devais être le prix de consolation, c’est à Pâques.

ÉTIENNETTE.--Quel malheur qu’il ne soit pas mariable! Pauvre Fossi,
vrai, il est bien malheureux!

MADELEINE.--Il était si attendrissant avec son joli habit mauve au bal
Auquetin, il me parlait de ses sentiments d’une façon déchirante,
pendant que je mangeais du chaufroid; je me donnais des forces, même que
la grosse mère Auquetin me regardait avec ses yeux en boule de loto.

ANDRÉE.--Et son petit bicorne! son cher petit bicorne! J’ai eu un coup
pour Fossi, son chapeau m’avait donné dans l’œil.

ÉTIENNETTE.--Moi, je ne les aime qu’en habit rouge, c’est à se dégoûter
de se marier de les voir en habit noir; du reste, vous savez, la victime
d’aujourd’hui a une passion pour moi.

SUZANNE.--Pauvre Blanche, alors!

ÉTIENNETTE.--Non, puisqu’elle l’épouse: il a de la chance! six cent
mille francs, et je lui ai entendu dire qu’elle ne voulait pas avoir
d’enfants.

SUZANNE.--C’est ça qui m’intrigue.

ÉTIENNETTE.--Moi aussi; mais ça se peut, est-ce qu’on ne dit pas tous
les jours: «Ils ne veulent plus avoir d’enfants», moi au contraire j’en
veux six.

ANDRÉE.--C’est de la folie furieuse; Blanche a bien raison: on est belle
quand on a eu six enfants!

ÉTIENNETTE.--C’est ça qui m’est égal, c’est une fameuse avance d’être
jolie, pour qui? pour ces pinsons-là, pour un Fossi qui demande les
héritières l’une après l’autre.

MADELEINE.--Je suis anéantie! moi qui croyais qu’il dépérissait, il me
pousse toujours dans les coins pour me dire qu’il n’aime que moi.

SUZANNE.--J’ai la même faveur, tiens, il nous regarde; dis donc, Andrée,
tu l’aimes, toi?

ANDRÉE.--Oui, tout le temps d’un cotillon, mais pour la vie son bicorne
ne suffit pas et il n’a que cela.

MADELEINE.--Alors de quoi vit-il?

ANDRÉE.--Il fait quelque chose à la Bourse! aussi il faut le voir devant
papa, papa a défendu à maman de le recevoir, on l’invite à déjeuner les
jours que nous sommes seules.

MADELEINE.--Dis donc, et Marigot?

SUZANNE.--Il se contente de me serrer un peu trop sur son cœur, je le
lui ai dit, il a une manière d’aplatir sa main sur mon dos qui ne me va
pas... quand on ne me va pas.

ANDRÉE.--Moi, il m’exècre, et je le lui rends.

MADELEINE.--Tiens pourquoi? en voilà une idée!

ANDRÉE.--C’est un vilain monsieur, il a lâché Claire pour courir après
une plus grosse dot, et ils étaient comme fiancés, et cette imbécile de
Claire qui le regrette!

ÉTIENNETTE.--Ah bien ouiche! je serais morte il y a longtemps si je
regrettais tous ceux qui brûlent de m’épouser, me disent des belles
choses et s’en vont; qu’ils attendent que je sois mariée seulement, ils
en verront de grises.

ANDRÉE.--Et tes six enfants?

ÉTIENNETTE.--C’est un autre point de vue.

MADELEINE.--Tenez, voilà Frenoy qui vient à nous toutes voiles dehors.

SUZANNE.--Il parlait à Thérèse, on dit qu’elle le reçoit dans sa
chambre.

MADELEINE.--Oh!

ANDRÉE.--Je crois que c’est bien vrai, lui et d’autres; bah! elle se
mariera tout de même.

MADELEINE.--Ce sont ceux qui y ont été qui te l’ont dit?

ÉTIENNETTE.--Ce qu’ils sont gentils!

SUZANNE.--Ah! voilà enfin mon flirt, je lui avais donné rendez-vous du
reste; je lui donne rendez-vous partout, ça anime mes journées; je fais
mes visites seule, n’est-ce pas? puisque maman est à l’atelier. Je ne
peux pas empêcher Fontenille de faire les siennes, un flirt établi, ça
conserve la beauté. (_Le capitaine Fontenille en tenue s’approche de ces
demoiselles._)

MADELEINE.--Savez-vous que vous êtes joliment plus gentil en uniforme?

LE CAPITAINE.--Mademoiselle, vous êtes cruelle.

SUZANNE.--Ne nous dites pas des douceurs.

MADELEINE.--Est-ce que cette touchante cérémonie ne vous a pas ému?

LE CAPITAINE.--Si, et si vous saviez de quel cœur j’ai offert mes
condoléances au marié.

SUZANNE.--Vous êtes poli.

LE CAPITAINE.--Voyons, une petite taupe, et mauvaise.

MADELEINE.--Et le marié! avec ça qu’il est si aimable! nous vous
connaissons, allez; aussi nous ne sommes pas pressées de nous marier, je
vous en réponds.

LE CAPITAINE.--Espérons que vous parlez pour vous, mademoiselle.

SUZANNE.--Elle parle aussi pour moi, bien sûr; je vous demande un peu ce
que je pourrai y gagner, moi, à me marier?

LE CAPITAINE.--Et l’amour, mademoiselle, l’amour?

MADELEINE.--Monsieur de Fontenille, respectez les absents, et le
voisinage de nos mères.

LE CAPITAINE.--Voyons, soyez un peu bonnes pour un pauvre garçon bien
malheureux.

ÉTIENNETTE.--Est-il assez touchant?

LE CAPITAINE.--Mademoiselle Étiennette, peut-on vous dire que vous avez
l’air d’un bonbon ce matin?

SUZANNE.--Ça veut dire qu’on la mangerait.

LE CAPITAINE.--Hein! a-t-elle de l’esprit?

SUZANNE.--Aussi, dans ma famille, on n’en revient pas.

LE CAPITAINE.--Vous avez l’air méchant, toutes les quatre, je parie que
c’est de la jalousie?

SUZANNE.--De qui? de Blanche peut-être? Ah! vous êtes perspicace, vous
voyez loin; nous faisions précisément la revue de nos admirateurs, et
nous échangions des confidences; nous avons fait une drôle de
découverte: Fossi nous a demandées toutes les trois!

LE CAPITAINE.--Ne vous occupez pas de Fossi, occupez-vous de moi.

SUZANNE.--Si vous croyez qu’on me donne des ordres, je m’occupe de ce
qui m’amuse.--Tiens, Madeleine, voilà mon jeune homme de ce matin!

LE CAPITAINE, _avec reproche_.--Votre jeune homme.

SUZANNE.--Après,--est-ce que j’ai pris un abonnement à vos
compliments?--Tenez, on nous appelle. (_Elles s’en vont, shake-hands,
séparation._)




III


  A l’Exposition du Champ de Mars. Madeleine, Suzanne et Étiennette
  montent l’escalier; elles sont habillées comme des fées: robes
  claires, chapeaux conquérants, boas de plumes autour du cou, ombrelles
  magnifiques. Elles sont suivies par leurs «chiens de garde», deux
  respectables personnes, une veuve française et une vieille fille
  anglaise; toutes deux en gants fanés échangent aussi leurs réflexions.

MADELEINE, _gesticulant_.--Oui, ma chère, mon portrait fait un effet
bœuf.

SUZANNE.--Tu as de la chance, toi. On n’a pas voulu encore faire faire
le mien. Papa prétend qu’il peut mieux employer douze billets de mille,
ce n’est pas mon avis.

MADELEINE.--Moi, le mien n’a rien coûté. Mon «jeune» est devenu amoureux
à première vue; mais là, pris à en être bête. Je suis «son type», il
paraît, à cet artiste. Il s’est fait présenter, et il a supplié d’avoir
l’honneur de faire mon portrait. Papa connaît la valeur de l’argent, il
en gagne assez pour cela; il a dit oui tout de suite, car il prétend que
l’occasion est chauve. Quelques dîners, des politesses, ce n’est pas
ruineux. Maman avait peur que je ne devienne amoureuse, mais papa a bien
dit: «Madeleine n’est pas si bête!» et il a eu raison. Je l’aime
beaucoup, mon peintre; mais ce n’est pas lui qui est l’avenir. Ce que
ç’a été amusant de poser! et cela n’en finissait pas, car cela ne venait
jamais, il paraît. Maman a d’abord assisté à toutes les séances. Et
puis, à la fin, cela l’ennuyait, et la vertueuse Lardinois a été
préposée à la garde de mon innocence. Et il est très gentil, mon
peintre; il me regardait avec des yeux! Si j’avais été en sucre, je
serais fondue, je vous jure. Et maintenant, on m’admire, car c’est un
peu mignon, ma ressemblance. Vrai, je comprends qu’on m’aime!

SUZANNE.--Au moins Madeleine est nature, elle dit ce qu’elle pense.

ÉTIENNETTE.--Elle a joliment raison. A-t-elle de la veine, au moins? On
lui fait des réclames à elle qui n’en a pas besoin.

MADELEINE.--C’est toujours toi qui es la plus jolie, mais, tu sais, il y
a autre chose, et moi, je l’ai, cette autre chose.

SUZANNE.--Qu’est-ce que vous aimez de ces peintures?

MADELEINE.--Moi, ça m’est égal. Je viens ici pour voir les gens. On est
joliment bien dans ces galeries. On respire. On peut regarder autour de
soi. Il a eu une fameuse idée, le vieux Triton!

ÉTIENNETTE.--Qui ça, le vieux Triton?

MADELEINE.--Meissonier, quoi! Je l’appelle comme cela à cause de sa
barbe. Les trouvez-vous bien fagotées, les femmes à Carolus?

ÉTIENNETTE.--Ça manque de flou.

MADELEINE.--C’est moi qui en ai du flou sur mon portrait; je lui ai dit:
«Vous savez, mon peintre, je veux être habillée à ma mode; mes
inventions épouvantent maman, et puis elle finit par les trouver
ravissantes.»

SUZANNE.--«O gran bonta dei cavalieri autichi!» comme dit ma maîtresse
d’italien. Quand on pense que nos mères n’avaient pas voix à la question
pour s’habiller! Il faut avouer qu’elles étaient rudement bonnes tout de
même.

ÉTIENNETTE.--Pauvres mères! elles ne savent pas prendre la vie! Maman
n’a pas de philosophie pour deux sols. Elle pleure tous les jours à
l’idée que je suis la petite-fille d’un duc et que je n’ai pas de dot.

MADELEINE.--Les inquiétudes sur l’avenir, ça les amuse de s’en faire.
Maman, elle, a toujours peur que je ne tombe sur un monsieur qui me
rende malheureuse. J’ai beau lui répéter: «Il n’y a pas de danger, ma
petite mère. Pas si bête que de permettre à un monsieur que j’aurai été
vingt ans sans envisager d’influencer sur ma félicité.» Maman me dit:
«Tu peux, avec ta fortune, épouser quelqu’un que tu aimes.» En voilà une
fière idée! Semer de la graine à chagrin, jamais de la vie! je veux en
me mariant, faire une bonne affaire, un placement solide, et je ne me
marierai que comme cela. L’amour, c’est un plat sucré. Le goût change,
je n’aime jamais deux ans de suite les mêmes choses. Je veux que mon
mari m’apporte assez d’avantages pour que sa personne soit un
hors-d’œuvre. Oh! je ferai un ménage charmant, car je ne m’occuperai
jamais de ce qui pourrait m’embêter, et je ne permettrai pas qu’on
m’embête. Oh! ça non, c’est passé de mode, ces machines-là.

SUZANNE.--Je suis joliment de ton avis. Tiens, voilà un tableau qui me
donne envie de prendre un bain de mer. J’ai un costume blanc, et ce que
ça a désolé les autorités!

MADELEINE.--Pourquoi donc est-ce qu’on cacherait comment on est faite?
Autant être difforme alors.

ÉTIENNETTE.--Moi, je décollète mes robes en cachette.

SUZANNE.--Tu fais bien, ce n’est plus à nous la faire gober que les
hommes aiment la modestie et la simplicité. On peut voir où elles sont,
les modestes et les simples.

ÉTIENNETTE.--Autant se retirer dans une communauté. (_S’arrêtant devant
un tableau._) A-t-elle l’air de s’ennuyer, cette pauvre sœur, assise
toute seule sur son banc?

MADELEINE.--Elle regarde voler les feuilles. Voilà encore un bonheur qui
me laisse froide, la campagne.

SUZANNE.--Et moi donc!

ÉTIENNETTE.--Si, moi, je l’aime à cause de la chasse. Je voudrais
toujours être à cheval.

MADELEINE.--Et tu n’en as pas seulement un à toi? C’est infect, le
gaspillage des parents. N’épouse qu’un riche, Étiennette.

ÉTIENNETTE.--N’aie pas peur. J’en ai assez, des soucis d’argent. L’année
dernière, je faisais encore la renchérie, mais cette année, j’ai pris
mon parti: la première chose à faire en ce monde, c’est de vivre.

MADELEINE.--Et pour ça, il faut avoir des rentes. Regardez donc cette
demoiselle, poupée à ressort. On aurait dû la rembourrer avec les plumes
de son éventail.

SUZANNE.--Il ne doit pas être amoureux d’elle, son peintre!

MADELEINE.--Je te crois. Tiens, en voilà deux qui s’étaient donné
rendez-vous.

ÉTIENNETTE.--A quoi vois-tu cela?

MADELEINE.--A leur air étonné: quand on se rencontre par hasard, on
n’est jamais surpris. Ils font joliment bien, du reste, si ça les amuse.
Là, ils vont aller se reposer dans le salon. Il faudra que je fasse
venir mes flirts aussi. Miss Lee n’y verra pas de mal, car l’art!...
Regardez-la avaler tous les tableaux l’un après l’autre.

MADELEINE.--La pauvre Lardinois regarde les toilettes, elle cherche des
idées pour ses arrangements; ça l’amuse de se croire du chic.

SUZANNE.--C’est beau, les illusions.

MADELEINE.--On vivait de ça autrefois. C’est incroyable comme nos
respectables ancêtres se contentaient de peu de choses.

SUZANNE.--C’est-à-dire qu’on s’appliquait à se rendre la vie
insupportable. Comme je dis à maman, le premier devoir est de se rendre
la vie agréable, et alors on la rend agréable aux autres.

ÉTIENNETTE.--Bien sûr. Maman, qui est une martyre de ses idées, est
toujours de mauvaise humeur.

MADELEINE.--Très faibles, les mères! J’ouvre les idées à Lardinois; il y
a des choses qu’elle commence à comprendre.

SUZANNE.--Par exemple?

MADELEINE.--Que c’est hygiénique de se faire faire la cour, qu’avec elle
je n’ai rien à craindre, et qu’il n’y a pas besoin d’aller raconter à la
maison qui nous rencontrons. Je lui ai promis un beau cadeau pour le
jour de mon mariage, aussi pas de danger qu’elle se brouille avec moi.

ÉTIENNETTE.--Je lui en promets bien d’autres à ma brave Lee. Elle me
raconte toujours ses rêves qui m’annoncent des destinées
extraordinaires. Et j’y crois. J’aurai ma revanche, vous verrez. Et je
le dis à maman quand elle me recommande la tenue: «Ce n’est pas avec ça
qu’on trouve des maris, et ce n’est pas toi, ma pauvre maman, qui te
serais mariée sans dot.» Et si j’avais eu une dot, on ne me laisserait
pas seulement lever les yeux.

MADELEINE.--Tu les lèverais tout de même. (_Elles s’arrêtent devant un
tableau. Madame Lardinois et miss Lee, émues du sujet absolument
édénesque, se précipitent._)

--Allons, mesdemoiselles, les convenances!

SUZANNE.--J’en étais sûre. Mais nous l’avons vu, vous savez, madame
Lardinois. (_Elles avancent en riant aux éclats. Tout le monde les
regarde._)




IV


  Au bal.

    SUZANNE.
    NOVION.

  _Ils sont assis et causent._

SUZANNE.--C’est épatant tout de même ce qu’il y a encore de bêtise par
le monde.

NOVION.--Peut-on savoir, mademoiselle Suzanne, ce qui provoque cette
réflexion?

SUZANNE.--Parfaitement. Je me disais: Faut-il qu’il y ait des femmes
bêtes pour qu’on en trouve qui restent fidèles à leur mari!

NOVION.--Vous appelez ça de la bêtise?...

SUZANNE.--Et vous?

NOVION.--Moi, j’appelle ça de la vertu.

SUZANNE.--Ah! vous savez, il ne faut pas me la faire; vous vous en
fichez joliment de la vertu! Voyons, qu’est-ce que ça rapporte, la
vertu?

NOVION.--Mademoiselle Suzanne, vous m’affligez!

SUZANNE.--Dites plutôt que vous ne savez pas quoi répondre. Oui, il faut
qu’il y ait des femmes rudement bêtes pour se contenter d’un marché de
dupes; car il est sûr que si elles avaient deux sous de jugeotte, elles
verraient qu’elles font une gaffe.

NOVION.--Vous me paraissez sévère pour la vertu.

SUZANNE.--Moi, pas du tout, je constate. Ce qui a du succès dans le
monde, c’est pas les madames qui pratiquent les commandements, c’est
peut-être amusant intérieurement, mais dans le monde, c’est fade!

NOVION.--Vous exagérez!

SUZANNE.--Votre candeur me charme. Voyons, à commencer par la patronne
de cette boutique, pourquoi vous précipitez-vous tous chez elle avec
ensemble, pourquoi est-ce que j’y suis, moi! C’est parce qu’elle a
compris la vie; ah! elle est très forte, mais son exemple découragerait
Baucis, d’abord Philémon, vous savez, il n’y en a plus.

NOVION.--Comment, mademoiselle Suzanne, vous n’allez pas me dire à moi,
qui vous ai vue haute comme ça, que votre intention est de tromper votre
mari.

SUZANNE.--Je suis bien décidée à m’en donner les apparences au moins;
pour le reste, j’aviserai.

NOVION.--M’avertirez-vous, au moins?

SUZANNE.--Non, vous resterez l’ami d’enfance, on en a besoin par-ci
par-là.

NOVION.--Si je ne vous connaissais pas! mais je vous connais, et, vos
bêtises, je n’y fais pas attention.

SUZANNE.--En attendant, Votre Excellence verra ça; oh je m’affirmerai
carrément sans lanterner; les hommes c’est comme les chevaux, il faut
leur faire sentir la main tout de suite; après, ça va tout seul.

NOVION.--Voyons, ne me faites pas de peine, vous savez bien que les
femmes honnêtes sont les plus heureuses; leurs enfants les aiment...

SUZANNE.--Elle est charmante, celle-là; mais elles ne sont jamais aussi
aimées que les autres; ainsi, ma tante Lucie (je connais ma famille dans
les coins, ne faites pas de figure scandalisée!) Ses fils l’adorent;
l’année dernière, Jean a eu la rougeole, il était horriblement mal: à
vingt ans, c’est grave, elle venait le voir en robe de bal avant de
partir, il était fondu de reconnaissance; malgré cela, il y en a encore
qui croient que c’est arrivé et qu’on vous sait gré de quelque chose;
vrai, elles m’attristent!

NOVION.--Comment, _vous_, mademoiselle Suzanne, pouvez-vous dire des
choses pareilles?

SUZANNE.--Vous pensez à maman, mais elle est malheureuse comme tout, ma
pauvre maman, vous croyez que je ne vois pas ça! A table, si je n’étais
pas là, on ne se dirait pas quatre mots; elle a peur de papa, tandis que
papa a peur de sa fille; il l’aime bien, elle aussi, mais elle ne veut
pas être embêtée parce que les affaires vont mal à la Bourse ou
ailleurs. Il sait parfaitement que je m’en moque de sa mauvaise humeur
et de ses airs grognons. Ce que je veux, je le veux, et il me le donne;
soyez tranquille, je ne le ferai pas à la timide avec mon mari; toujours
s’infliger le contraire de ce qu’on désire, mais ce n’est pas une vie;
ah! il fallait une rude éducation pour qu’on trouve ça naturel! Mais
maintenant nous ne gobons plus toutes ces histoires.

NOVION.--Mais, mademoiselle Suzanne, il y a encore de bons ménages, je
vous assure; ainsi, moi, je suis décidé à être un époux modèle.

SUZANNE.--J’attends de le voir pour le croire, et, même si ça arrive,
vous n’aurez pas de chic du tout; on vous laissera dans votre coin, vous
et votre femme; le résultat de mes petites observations est que tous les
hommes, surtout ceux qui ont des femmes très bien, révèrent celles qui
ne le sont pas, et que toutes les femmes les envient. La vertu ça fait
toujours un peu pitié.

NOVION.--Quel âge avez-vous, mademoiselle Suzanne?

SUZANNE.--Toujours le même, vingt ans aux cerises.

NOVION.--Et vos amies pensent comme vous?

SUZANNE.--A peu près!

NOVION.--Ça nous promet un avenir charmant.

SUZANNE.--Et pourquoi nous en soucierions-nous de votre avenir, c’est le
nôtre qui nous intéresse; vous vous arrangerez comme vous pourrez, vous
autres, et ce que ça nous sera indifférent! Vous savez, il est rasant ce
bal.

NOVION.--Vous n’êtes pas gentille pour moi.

SUZANNE.--Pauvre chou! il fallait m’avertir, je vous aurais apporté une
poupée.

NOVION.--Voyons, ne faites pas la méchante, venez prendre un verre de
champagne.

SUZANNE.--Non, je ne veux pas, j’en ai déjà bu, et le champagne, ça me
fait dire des bêtises.

NOVION.--Alors, venez en boire tout de suite.

SUZANNE.--Tiens, j’ai cru que vous vouliez m’inculquer les grands
principes.

NOVION.--Vous savez bien, mademoiselle Suzanne, que je ne vous ferai
jamais faire quelque chose qui serait mal.

SUZANNE.--Eh bien, non vrai, je ne le savais pas; en attendant, je
trouve plus sûr que vous me fassiez servir de l’orangeade.

NOVION.--Alors, vous n’avez pas confiance en moi!

SUZANNE.--Ah! non!

NOVION.--Mais voilà qui est dur!

SUZANNE.--Pas du tout, ne soyez donc pas poseur, gardez toutes ces
belles phrases pour quand maman vous écoute: ça la console, pauvre
maman!

NOVION.--Je ferai tout ce que vous voudrez, je dirai même des bêtises,
si ça vous amuse.

SUZANNE.--Et qu’est-ce que vous voulez qui m’amuse? des considérations
philosophiques?

NOVION.--Je deviens bête auprès de vous.

SUZANNE.--Ça vous arrive quelquefois, je ne peux pas dire le contraire,
dites donc, c’est une drôle de chose quand on y réfléchit qu’un bal; au
fond, c’est rudement immoral!

NOVION.--Comment pouvez-vous avoir des idées pareilles!

SUZANNE.--Vous êtes trop innocent, vous, ça ne vous arrive pas; moi je
trouve dégoûtant de nous habiller en nous déshabillant pour plaire à des
messieurs, à un tas de crétins, à des êtres qui demandent la cote des
dots avant de se mettre à danser, et ne vont qu’à celles qui sont dans
leurs prix. J’aime mieux les demoiselles du cirque, je les trouve moins
canailles.

NOVION.--Suzanne, mademoiselle Suzanne, je ne veux pas que vous disiez
ces vilaines choses!

SUZANNE.--Je les dirai quand même; oh! vous savez, elle n’est pas encore
passée au fer la moustache de celui qui doit me faire peur!

NOVION.--Ce n’est pas pour vous faire peur que j’aimerais à friser la
mienne.

SUZANNE.--Pourquoi?

NOVION.--Vous voulez que je vous le dise?

SUZANNE.--Oui, vous devenez amusant; tenez, mettons-nous dans ce coin.




V


    MADELEINE.
    SUZANNE.
    ÉTIENNETTE.

  Chez Madeleine, grande chambre à coucher très élégante, tendue de soie
  claire, bleue et blanche; lit de milieu très étroit et très bas;
  bibelots à profusions; grande armoire ouverte, embaumant l’iris dont
  sont remplis de longs sachets de soie rose.

MADELEINE.--C’est tout de même ennuyeux d’être dans les terres de sa
famille.

ÉTIENNETTE.--C’est la mienne de famille qui ne dirait pas ça, elle
pleure les siennes tout le temps.

MADELEINE.--Il y en a pour tous les goûts; moi je n’ai jamais envie
d’être champêtre, et toi, Suz...?

SUZANNE.--Moi non plus, j’aime les bains de mer pour le flirt.

ÉTIENNETTE.--Mais, à la campagne, on flirte magnifiquement; on n’a
encore rien de mieux inventé que les voisins.

MADELEINE.--S’ils n’étaient pas bêtes, mais ils le sont toujours; et
puis, à Azou, nous avons la famille avec nous du matin au soir; maman,
qui n’a rien à faire, est toujours à me chatouiller le dos avec ses
éventails, pour me rappeler d’avoir de la tenue;--elle en est pour ses
frais, du reste.--Non, vrai, ça me donne des idées noires!

ÉTIENNETTE.--Emporte des livres.

MADELEINE.--C’est cela, parlons-en des livres qu’on nous laisse lire;
c’est d’un rasant! Heureusement que j’entends raconter les autres;
l’autre jour, au mariage, on ne parlait que du jeune Casal.

ÉTIENNETTE.--Qui, Casal?

MADELEINE.--Eh bien, le chouchou du dernier roman à Bourget; je connais
la chose comme si je l’avais lue. Maman s’attendrissait tous les matins,
et ne se tenait pas d’en parler à déjeuner; du reste, papa est pratique,
et cette dame qui va entendre sonner les cloches du monastère lui a paru
d’un faible!

ÉTIENNETTE.--Qu’est-ce qu’elle avait fait?

MADELEINE.--Rien du tout, c’est une serine; elle aime un monsieur qui
l’aime et, au lieu d’être contente, elle pleure tout le temps. Elle
devait en avoir des douzaines de mouchoirs de poche, cette femme-là!
Regarde ceux que je viens de me faire faire, sont-ils mignons?

SUZANNE.--On voit bien que les hommes se trouvent tous délicieux, ils se
font toujours adorer dans les livres.

MADELEINE.--Avec ça que c’est ainsi dans la vie; je n’en connais pas de
gens qui veulent se faire périr par amour. Qu’on pleure quand on n’a pas
le sou, je comprends ça, c’est une raison sérieuse.

ÉTIENNETTE.--Moi, je lis des livres anglais où l’on s’embrasse tout le
temps, mais, là, ferme; seulement maman est convaincue que la collection
Tauchnitz ne renferme que des ouvrages d’une moralité irréprochable;
elle fait ses recommandations à miss Lee, et moi je lui fais la mienne.
Tout de même, ils sont trop expansifs; je n’aimerais pas ça, moi, qu’on
m’embrasse tout le temps.

MADELEINE.--C’est une habitude de sauvages; les Japonais sont bien plus
gentils: on se frotte les genoux en se regardant de loin.

SUZANNE.--Une bonne poignée de main, ça suffit; dans les livres, les
gens qui s’embrassent ont toujours l’air de se préparer des torticolis;
en voilà un plaisir d’être défrisée et chiffonnée! Moi, ma devise sera:
Pas d’expansion!

MADELEINE.--La mienne aussi. J’ai remarqué, à Azou, quand madame de
Vallat va à la pêche avec mon oncle Raoul, elle en revient toujours avec
la figure marbrée; c’est qu’elle s’est laissée embrasser, et comme il a
une barbe qui griffe, elle ne s’embellit pas!--Rien ne gâte le teint
comme toutes ces bêtises-là.--Ah! maman pourrait bien me laisser lire le
livre à Bourget.

SUZANNE.--Moi, c’est Maupassant que j’ai envie de lire.

MADELEINE.--Lardinois m’a raconté l’histoire de son dernier roman, avec
convenance, bien entendu, et des conseils de morale. Elle a des
périphrases, cette chère Lardinois; je la mets à l’aise en l’assurant
qu’à table j’en entends bien d’autres, et dans les sacristies, et aux
jours; vrai, on devrait nous fourrer du coton dans les oreilles. Je me
demande, là, si vraiment, la main sur la conscience, les jeunes filles
ont été les idiotes de convention qu’on offre à notre admiration. On
parlait donc par signes dans ce temps-là, ou on les faisait vivre à la
cave!

SUZANNE.--C’est ça que je trouve immoral de jouer à cache-cache avec des
malheureuses; il faut au moins savoir de quoi il retourne. Si elles
étaient aussi dindes qu’on veut nous le faire croire, je trouve que
c’était une coquinerie de la part des parents.

MADELEINE.--Elles n’étaient pas plus dindes que nous, c’était de la
frime: la frime prend toujours avec les hommes, c’est comme d’épouser sa
première passion. C’est pas moi qui dirai ça. J’ai déjà eu au moins une
demi-douzaine de toquades, et mon mari pourra bien le savoir, je trouve
que ce sera plus flatteur pour lui.

ÉTIENNETTE.--Est-ce qu’il y aura des épouseurs à Azou?

MADELEINE.--C’est probable; c’est la rage de grand’mère de les faire
trotter devant nous; il y en a qui sont d’un drôle. Je crois, cette
année, que nous aurons d’Étampes pour Suzanne. N’est-ce pas, Suz...?

SUZANNE.--C’est possible, il n’est pas plus mal qu’un autre; je lui
raconte mes petits défauts, et il adore ça.

ÉTIENNETTE.--C’est ta manière de le séduire?

SUZANNE.--C’est la bonne, va; il est capable de devenir amoureux pour
tout de bon. Je verrai bien ça: on ne m’en fait pas accroire.

MADELEINE, _passant sa main dans un bas de soie noire_.--Crois-tu que je
vais avoir un pied là dedans! Il paraît qu’autrefois on ne montrait pas
son pied!

SUZANNE.--Faut croire qu’ils avaient des idées bien indécentes.
Donne-moi deux paires de tes bas, Madeleine, tu en as trop, et moi je
suis dans la dèche; il y a beau temps que mon trimestre est avalé.

MADELEINE.--Je te les vends, si tu veux, à crédit; mais je ne te ferai
pas de cadeaux, tu es plus riche que moi. En veux-tu, Étiennette?

ÉTIENNETTE.--Non, merci. On ne me refuse rien en ce moment, parce qu’on
compte faire tout payer par mon mari. Tâchez, quand j’irai à Azou,
d’avoir mon affaire; la marquise a promis à maman que je ne partirais
pas de Gonthier sans être fiancée; mais je parie bien que si; cependant
j’ai une amazone neuve dans laquelle je suis un peu chouette, je vous en
réponds. C’est fâcheux que je ne sois pas comme la madame à Bourget;
mais il me faut mon tub, moi, et c’est pas porté dans les couvents.

MADELEINE.--Voyons, Étiennette, ne dis pas de bêtises; tu seras si jolie
en mariée, et il faut te décider, les petits chapeaux te vont si bien.

ÉTIENNETTE.--C’est vrai, tout de même.




VI


  MADELEINE, costume tout blanc, béret idem.

  SUZANNE, costume serge, bleu presque noir, chemisette soie jaune,
  chapeau marin, voile bleu. Sur la plage; elles dessinent.

  NOVION, leur ami, tient un parasol.

MADELEINE.--C’est une fière idée que le docteur a eue de nous envoyer à
la mer, nous en avions assez, des ombrages séculaires.

SUZANNE.--Au moins, ici, on a quelque chose à observer.

NOVION.--Et qu’est-ce que vous observez, mademoiselle Suzanne?

SUZANNE.--L’espèce humaine, mon cher monsieur, l’espèce humaine; je fais
mon petit Barrès!

NOVION.--Voyons, mademoiselle Suzanne, qu’est-ce que vous savez de
Barrès?

SUZANNE.--On sait ce qu’on sait. Hein, est-il campé, mon bonhomme?

NOVION.--C’est qu’il pose avec résignation.

SUZANNE.--Avec résignation, essayez-donc, vous! Dieu, est-ce laid, un
homme!

NOVION.--C’est flatteur, ce que vous dites-là.

SUZANNE.--Flatteur, pour qui? Auriez-vous des prétentions à la beauté?

MADELEINE.--Novion n’est pas plus mal qu’un autre.

NOVION.--Merci, mademoiselle Madeleine.

SUZANNE.--Oui, c’est laid. J’ai peint tout l’hiver d’après le modèle
vivant, je sais ce que je dis.

NOVION.--Je trouve cela inconvenant.

SUZANNE.--Peut-être, mais c’est comme ça: au jour d’aujourd’hui, nous
faisons de l’art; avez-vous vu mon musicien, Novion?

NOVION.--Vous ne me l’avez pas montré.

SUZANNE.--Tant pis! c’est mon chef-d’œuvre, il en avait une tignasse, ce
modèle-là, et noire et épaisse et frisée; Geneviève croyait que c’était
une perruque, et, avec cela, un cou tout blanc.

MADELEINE.--Tais-toi, tu choques Novion.

SUZANNE.--Je le montre bien, moi, mon cou, et mes épaules avec, ça ne
choque pas sa pudeur que je sache; est-ce que vous croyez que je peins
d’après le mannequin?

NOVION.--Il y a des limites.

SUZANNE.--D’accord; moi, la vue de la poitrine de chimpanzé d’un vieux
modèle que nous avions, cela me faisait faire des réflexions
philosophiques.

NOVION.--Peut-on les savoir?

SUZANNE.--Non, je les garde pour moi. Regarde-les donc, là-bas,
Madeleine, qui le font à la pose.

NOVION.--Qui?

SUZANNE.--Les baigneurs; c’est étonnant comme peu d’hommes ont du mollet
en maillot, ils ne valent seulement pas nos modèles.

NOVION.--Est-ce que madame Lardinois connaît la nature de vos
observations?

SUZANNE.--Parfaitement, et ma famille aussi; on sait que je n’ai pas
d’illusions.

MADELEINE.--Ce n’est pas Suz et moi qui gobons les ténors de
quarante-cinq ans; voilà l’avantage d’avoir de l’œil.

SUZANNE.--Ils ne feraient pas de belles académies, pour sûr.

NOVION.--Vous êtes effrayante!

SUZANNE.--Vous n’en pensez pas un mot, je vous amuse, voilà la vérité,
mais ça m’est égal; quand elle a vous vu arriver, maman s’est alarmée,
je l’ai rassurée. Novion sait bien que nous ne l’épouserons pas, mais
cela lui donne un petit chic de nous faire la cour; est-ce pas vrai?

NOVION.--Je n’ai pas d’arrière-pensée, moi.

MADELEINE.--Un impressionniste, quoi! Dites un peu comment vous trouvez
mon ciel?

NOVION.--Très bien; vous avez joliment raison de faire du paysage.

MADELEINE.--Qu’est-ce que vous voulez? moi, les académies me font mal au
cœur.

SUZANNE.--Tu n’as pas le feu sacré!

MADELEINE.--Et puis, ça m’ennuie de me lever de bonne heure, je ne sais
pas comment Suz fait, elle n’a jamais envie de dormir.

SUZANNE.--Ça rend bête, et ça engraisse de trop dormir; regarde celles
qui font des passions à cinquante ans, elles se lèvent tôt; et moi je
veux y aller aussi de ma petite conquête dans trente ans d’ici; il ne
faut pas s’écouter, parce qu’une fois qu’on a commencé, ça ne finit
plus; la santé est une affaire de volonté.

MADELEINE.--Tu en parles à ton aise, attends d’avoir un bon rhume de
cerveau.

SUZANNE.--N’est-ce pas, Novion, que j’ai raison? à preuve: les
princesses, elles ne sont pas autrement faites que nous, et elles vont
toujours; la pluie, le brouillard, rien ne leur fait, elles marchent
quand même; la vieille reine d’Angleterre roule comme ça depuis
cinquante ans. Bien se nourrir, de l’exercice, de l’argent pour ne pas
être embêté, c’est ce que j’appelle l’hygiène!

NOVION.--Et, le cœur content, le pauvre petit cœur? qu’est-ce que vous
en faites?

SUZANNE.--Du sentiment, maintenant? mais nous parlons raison, voilà qui
vous démolit une femme, le cœur. Celles qui vivent de cette herbe-là ont
l’air de noyées, à trente ans. Nos malheureuses mères ont été déformées
par leur éducation: à la moindre contrariété, crac! du drame, pas de
sang-froid pour deux sous; les hommes en ont joliment profité; nous
avons un peu plus d’entente, je vous en réponds.

MADELEINE.--Nous saurons nous faire la vie bonne, si je me décide à me
marier l’hiver prochain; vous verrez cela, Novion!

NOVION.--Moi, je suis décidé à vous adorer toujours.

SUZANNE.--Ne contrariez pas votre manie; allons grimper sur la falaise,
venez avec nous, je dirai à Lardinois qu’on peut faire de mauvaises
rencontres.

NOVION.--Madame Lardinois sait bien que je donnerais ma vie pour elle.

SUZANNE.--Allons, en avant! prenez les pliants, au moins il faut que
Novion nous serve à quelque chose.


FIN




TABLE


  JEUNES MADAMES
     I.--QUESTIONS BUDGÉTAIRES             1
    II.--SON CADRE                        27
   III.--LE «DIVIN»                       45
    IV.--FIN D’ANNÉE                      65
     V.--LES SCRUPULES DE LOLO            79
    VI.--CHEZ DIDIER                      99
   VII.--ENTRE ELLES                     125
  VIII.--SA FÊTE                         145
    IX.--CONSIDÉRATIONS MATRIMONIALES    165
     X.--LE PÉCHÉ                        183
    XI.--ENTRETIEN CONJUGAL              201
  NOS JEUNES FILLES                      213


IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS--7304-4-95. (Encre Lorilleux).






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JEUNES MADAMES ***


    

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START: FULL LICENSE

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
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exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
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remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
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generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
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The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

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array of equipment including outdated equipment. Many small donations
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