Récits d'une tante (Vol. 3 de 4)

By Boigne

The Project Gutenberg EBook of Récits d'une tante (Vol. 3 de 4), by 
Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond, comtesse de Boigne

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Title: Récits d'une tante (Vol. 3 de 4)
       Mémoires de la Comtesse de Boigne, née d'Osmond

Author: Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond, comtesse de Boigne

Release Date: May 12, 2010 [EBook #32349]

Language: French


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MÉMOIRES

DE LA

COMTESSE DE BOIGNE


III




[Illustration: RENÉ EUSTACHE MARQUIS D'OSMOND, PAIR DE FRANCE,
AMBASSADEUR À LONDRES, PÈRE DE LA COMTESSE DE BOIGNE,

d'après un portrait de J. Isabey (Collection de Mademoiselle
Osmonde d'Osmond).]




RÉCITS D'UNE TANTE

MÉMOIRES DE LA COMTESSE DE BOIGNE NÉE D'OSMOND


PUBLIÉS INTÉGRALEMENT D'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL


III

  _De 1820 à 1830._




  PARIS
  ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
  100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ
  1922




SEPTIÈME PARTIE

De 1820 à 1830.




CHAPITRE I

     Mes habitudes et mes habitués. -- Récompense nationale au duc de
     Richelieu. -- La reine de Suède le suit dans son voyage. -- Salon
     de la duchesse de Duras. -- Goût de madame de La Rochejaquelein
     pour la guerre civile. -- Madame de Duras se fait auteur. --
     Mariage de Clara de Duras. -- La duchesse de Rauzan.


J'aurai moins occasion dorénavant de parler de la politique des
Cabinets; la retraite de mon père en éloignait ma pensée. Le désir de
le tenir au courant m'avait, depuis quelques années, encouragée à
m'enquérir des affaires publiques avec soin. Privée de ce stimulant
d'un côté et assez refroidie par les événements de l'autre, je cessai
de m'en occuper avec le même zèle.

Il m'arrivait bien de temps à autre quelque confidence, quelque
révélation de dessous de cartes; mais je ne prenais plus la peine de
m'informer de leur exactitude, de remonter aux sources, de suivre les
conséquences et les résultats; et, hormis que j'en causais plus
volontiers que les personnes qui n'y avaient jamais pris intérêt,
hormis que je n'adoptais pas sans examen les nouvelles qui flattaient
mes désirs, je n'étais guère mieux informée que tout le gros des gens
du grand monde.

J'avais arrangé ma vie d'une façon qui me plaisait fort. Je sortais
peu et, lorsque cela m'arrivait, ma mère tenait le salon, de sorte
qu'il était ouvert tous les soirs. Quelques habitués s'y rendaient
quotidiennement, et, lorsque l'heure des visites était passée, celle
de la conversation sonnait et se prolongeait souvent très tard.

De temps en temps, je priais du monde à des soirées devenues assez à
la mode. Mes invitations étaient verbales et censées adressées aux
personnes que le hasard me faisait rencontrer. Toutefois, j'avais
grand soin qu'il plaçât sur mon chemin celles que je voulais réunir et
que je savais se convenir. J'évitais par ce moyen une trop grande
foule et la nécessité de recevoir cette masse d'ennuyeux que la
bienséance force à inviter et qui ne manquent jamais d'accourir au
premier signe. Je les passais en revue, dans le courant de l'hiver,
par assez petite portion, pour ne pas en écraser mon salon.
L'incertitude d'y être prié donnait quelque prix à ces soirées et
contribuait plus que tout autre chose à les faire rechercher.

Je voyais les gens de toutes les opinions. Les ultras dominaient dans
les réunions privées, parce que mes relations de famille et de société
étaient toutes avec eux; mais les habitués des autres jours se
composaient de personnes dans une autre nuance d'opinion.

Nous étions les royalistes du Roi et non pas les royalistes de
Monsieur, les royalistes de la Restauration et non pas les royalistes
de l'Émigration, les royalistes enfin qui, je crois, auraient sauvé le
trône si on les avait écoutés.

Je le reconnais, toutefois, nous-mêmes trouvions alors le ministère
Decazes tombé dans l'ornière de gauche et prêtant une oreille trop
bénévole aux théoriciens de la doctrine dont la plupart mettaient
leurs arguments au service de leurs intérêts. Bien des gens auraient
voulu se rallier autour du duc de Richelieu pour faire contrepoids à
cette tendance qui effrayait. Non seulement il ne le désirait pas,
mais encore il s'y refusait et s'était éloigné.

Monsieur Decazes, un peu repentant peut-être de sa conduite envers le
duc, s'occupa avec empressement de lui faire décerner une récompense
nationale; mais les germes d'ingratitude, soigneusement semés depuis
quelques mois, avaient fructifié; et, lorsqu'on voulut faire valoir
des services qu'on avait pris tant de peine à déprécier, on ne trouva
nulle part assez d'élan pour résister aux malveillances des
oppositions de l'extrême gauche et de l'extrême droite. Au lieu d'être
votée d'acclamation, la récompense nationale fut discutée, disputée et
ne passa qu'à une faible majorité.

Monsieur de Richelieu, le plus désintéressé des hommes, fut
profondément blessé de la forme de cette transaction. Il employa la
somme votée par les Chambres à une fondation dans la ville de
Bordeaux. Accoutumé à la frugalité et à la simplicité, ses revenus
personnels suffisaient de reste à ses besoins.

Il était entré à l'hôtel des affaires étrangères apportant tout son
bagage dans une valise; il en sortit de même; mais, malgré cette
modestie, il _se sentait_ autant qu'homme de France. Il se souciait
peu que ses services fussent mal rémunérés, mais il était cruellement
blessé qu'ils ne fussent pas mieux appréciés.

Il était donc profondément dégoûté des affaires et ne voulait y
rentrer ni comme chef d'opposition, ni, encore moins, comme chef du
gouvernement. C'était un forçat délivré de ses chaînes et il formait
le bien ferme propos de ne jamais les reprendre.

Le désir de jouir de la liberté qu'il avait reconquise l'engagea à
faire un voyage dans le Midi. Il ne s'attendait guère à la nouvelle
persécution qu'il allait y trouver.

La femme de Bernadotte avait passé l'hiver de 1815 en Suède. La
rigueur du climat ayant excité une maladie cutanée qui se porta sur
son visage, cette espèce de lèpre, jointe aux regrets qu'elle
conservait de Paris, lui avait rendu l'habitation de Stockholm si
intolérable qu'elle n'avait pu consentir à y prolonger son séjour.
Elle était établie à Paris, dans son hôtel de la rue d'Anjou où elle
avait une espèce d'existence amphibie. Ses gens et l'ambassadeur du
Roi son époux l'appelaient Votre Majesté, le reste de l'univers madame
Bernadotte.

Louis XVIII la recevait le matin dans son cabinet _pour rendez-vous
d'affaires_. Elle n'allait pas chez les autres princes, ni à la Cour.
Du reste, elle faisait des visites à ses anciennes amies sur le pied
de l'égalité, et vivait dans une coterie assez restreinte. Je l'ai
souvent rencontrée chez madame Récamier où elle n'avait en rien une
attitude royale. Quoiqu'elle se fît annoncer: _la reine de Suède_,
elle n'exigeait ni n'obtenait aucune distinction sociale.

Vers la fin du ministère de monsieur de Richelieu, elle eut quelque
démarche à faire pour un de ses parents. Elle écrivit au ministre et
lui demanda une audience. Monsieur de Richelieu se rendit chez elle
(comme cela se pratiquait autrefois, par tous les ministres, pour
toutes les femmes de la société, usage dont monsieur de Richelieu a
seul conservé la tradition de mon temps). Il fut très poli. Ce que
madame Bernadotte désirait réussit; il vint lui-même l'en informer.
Elle l'invita à dîner; il accepta.

Il ne se doutait guère qu'il jetait les fondements d'une frénésie qui
l'a poursuivi jusqu'au tombeau. Madame Bernadotte s'était prise d'une
telle passion pour le pauvre duc qu'elle le suivit à la piste pendant
son voyage. Cela commença par lui paraître extraordinaire. Il ne
comprenait pas comment elle se trouvait toujours arriver trois heures
après lui dans tous les lieux où il s'arrêtait.

Bientôt il ne put se dissimuler que lui seul l'y attirait et l'y
retenait. L'impatience le gagna. Il cacha sa marche et ses projets,
fit des crochets, choisit les plus tristes résidences, les plus
méchantes auberges. Peines perdues, la maudite berline arrivait
toujours trois heures après sa chaise de poste. C'était un cauchemar!

Il sentait, de plus, combien cette poursuite finirait par prêter au
ridicule. Il trouva le moyen de faire savoir à la royale héroïne de
grande route qu'il était décidé à retourner sur-le-champ à Paris si
elle persistait à le suivre. Elle, de son côté, s'informa d'un médecin
si les eaux que le duc devait prendre étaient essentielles à sa santé.
Sur la réponse affirmative, elle se décida à faire trêve à ses
importunités et passa la saison des eaux à Genève; mais, à peine
fut-elle terminée, qu'elle se remit en campagne; et cette persécution
qu'il espérait pouvoir mieux conjurer à Paris qu'ailleurs y ramena le
duc, bien plus que l'ouverture de la session.

La maison de madame de Duras était toujours la plus agréable de Paris.
La position de son mari à la Cour la mettait en rapport avec les
notabilités de tout genre, depuis le souverain étranger qui traversait
la France jusqu'à l'artiste qui sollicitait la présentation de son
ouvrage au Roi. Elle avait tout le tact nécessaire pour choisir dans
cette foule les personnes qu'elle voulait grouper autour d'elle; et
elle s'était fait un entourage charmant, au milieu duquel elle se
mourait de chagrin et de tristesse.

Le mariage de sa fille aînée avec monsieur de La Rochejaquelein lui
avait été un véritable malheur. Elle y avait constamment refusé son
approbation et ne consentit pas même à assister à la cérémonie,
lorsque madame de Talmont, ayant atteint vingt et un ans, se décida à
la faire célébrer. Le duc de Duras, quoique très récalcitrant,
accompagna sa fille à l'autel.

Il est assez remarquable qu'elle s'est mariée deux fois le jour
anniversaire de sa naissance, à l'époque juste où la loi le
permettait. Le jour où elle a eu quinze ans, elle a épousé le prince
de Talmont au milieu des acclamations de sa famille, et, le jour où
elle en a eu vingt et un, elle a épousé monsieur de La Rochejaquelein,
malgré sa réprobation.

Le grand mérite de monsieur de La Rochejaquelein, aux yeux de sa
nouvelle épouse, était son nom vendéen et l'espoir qu'elle serait
appelée à jouer un rôle dans les troubles civils de l'Ouest.

Félicie de Duras sortait à peine de l'enfance lorsque le manuscrit de
monsieur de Barante (connu sous le nom des _Mémoires de madame de La
Rochejaquelein_), circula dans nos salons. Ce récit s'empara de sa
jeune imagination. Depuis ce temps, elle a constamment rêvé la guerre
civile comme le complément du bonheur, et, pour s'y préparer, dès
qu'elle a été maîtresse de ses actions, elle a été à la chasse au
fusil, elle a fait des armes, elle a tiré du pistolet, elle a dressé
des chevaux, elle les a montés à poil, enfin elle s'est exercée à tous
les talents d'un sous-lieutenant de dragons, à la grande désolation de
sa mère et à la destruction de sa beauté qui, avant vingt ans, avait
succombé devant ce régime de vie.

Madame de La Rochejaquelein s'est donné depuis 1830 la joie de courir
le pays le pistolet au poing, d'y fomenter des troubles, d'y attirer
beaucoup de malheurs et de ruines. Je ne sais si la réalité de toutes
ces choses lui aura paru aussi charmante que son imagination, les lui
avait représentées; mais elle est plus excusable qu'aucune autre
personne de s'être jetée dans la guerre civile, car c'était son rêve
depuis l'âge de douze ans.

Sa belle-mère, la princesse douairière de Talmont, à qui le mariage
avec monsieur de La Rochejaquelein plaisait, principalement, je crois,
parce qu'il désolait la duchesse de Duras, conserva le nouveau ménage
chez elle. Elle a laissé toute sa fortune à Félicie qu'elle semblait
aimer passionnément et qui était encensée jusqu'à la fadeur dans le
petit cercle de cet intérieur. Je lui ai entendu adresser cette phrase
par un des habitués de sa belle-mère:

«Princesse, permettez-moi de prendre la liberté de vous dire que vous
avez toujours parfaitement raison.» Je n'en ai jamais oublié
l'heureuse rédaction.

Madame de Duras cherchait, quoique un peu honteusement, à recueillir
la succession de madame de Staël. Elle était elle-même effrayée de
cette prétention et aurait voulu qu'on la reconnût sans qu'elle eût à
la proclamer. Ainsi, par exemple, n'osant pas arborer le rameau de
verdure que madame de Staël se faisait régulièrement apporter après le
déjeuner et le dîner et qu'elle tournait incessamment dans ses doigts,
dans le monde comme chez elle, madame de Duras avait adopté des bandes
de papier qu'un valet de chambre apportait _in fiocchi_ sur un plateau
après le café et dont elle faisait des _tourniquets_ pendant toute la
soirée, les déchirant les uns après les autres.

Elle s'occupait dès lors à écrire les romans qui ont depuis été
imprimés et auxquels il me semble impossible de refuser de la grâce,
du talent et une véritable connaissance des moeurs de nos salons.
Peut-être faut-il les avoir habités pour en apprécier tout le mérite.
_Ourika_ retrace les sentiments intimes de madame de Duras. Elle a
peint sous cette peau noire les tourments que lui avait fait éprouver
une laideur qu'elle s'exagérait et qui, à cette époque de sa vie,
avait même disparu.

Ses occupations littéraires ne la calmaient pas sur ses chagrins de
coeur que l'attachement naissant de monsieur de Chateaubriand pour
madame Récamier rendait très poignants, et ses chagrins de coeur ne
suffisaient pas à la distraire de son ambition de situation.

Elle n'avait pas de garçon. Le second mariage de sa fille aînée
l'avait trop irritée pour s'occuper de son sort. Elle reporta toutes
ses espérances sur la seconde, Clara, à qui elle voulut créer une
existence qui montrât à Félicie tout ce qu'elle avait perdu par sa
rébellion.

Elle choisit Henri de Chastellux et obtint de lui qu'il consentirait à
changer son nom pour celui de Duras, avec la promesse qu'en épousant
Clara il hériterait du duché et de tous les avantages que les Duras
auraient pu faire à leur fils. En conséquence, nous assistâmes à la
messe de mariage du marquis et de la marquise de Duras, mais, lorsque
nous revînmes le soir, la duchesse de Duras, à la suite d'une visite
de monsieur Decazes, nous présenta, en leur place, le duc et la
duchesse de Rauzan. C'était un ancien titre de la maison de Duras que
le Roi avait fait revivre en faveur des nouveaux époux. Il avait voulu
que ce présent de noces arrivât par l'intermédiaire du favori que la
duchesse de Duras avait, malgré les répugnances de parti et les
réticences de salon, employé pour obtenir que l'hérédité du titre et
de la pairie du duc de Duras fussent assurés à Henri de Chastellux.

Il ne manqua pas de gens pour le blâmer d'avoir quitté un nom qui
valait bien celui de Duras; mais, à mon sens, il s'est borné à mettre
deux duchés et une belle fortune dans la maison de Chastellux, car ses
enfants seront Chastellux, malgré les engagements contraires qu'il a
pu prendre.

Madame de Duras se complut à entourer Clara de tous les agréments, de
toutes les distinctions, de tous les amusements qui peuvent charmer
une jeune femme, afin surtout de faire sentir à madame de La
Rochejaquelein le poids de son mécontentement. Elle se vengeait comme
un amant trahi, car toutes ses préférences avaient été pour Félicie
et, même en cherchant à la tourmenter, elle l'adorait encore. Au
surplus, elle ne parvint jamais à diviser les deux soeurs qui
restèrent tendrement unies, à leur mutuel honneur, quoique l'aînée fût
traitée comme une étrangère dans la maison paternelle où l'autre
semblait posée sur un autel pour être divinisée.

Les contemporaines de madame de Rauzan ont établi qu'elle était fort
bornée. Je ne puis être de cet avis. Elle a beaucoup de bon sens, un
grand esprit de conduite; elle est très instruite, sait plusieurs
langues dont elle connaît la littérature. Peut-être n'a-t-elle pas
beaucoup d'esprit naturel, mais elle en a été tellement frottée
pendant ses premières années qu'elle en est restée suffisamment
saturée pour me satisfaire pleinement.

Je ne sais si je m'aveugle par l'affection que je lui porte, mais elle
me paraît à cent pieds au-dessus de la plupart de celles qui la
critiquent.




CHAPITRE II

     La princesse de Poix. -- Son salon. -- Anecdote sur la princesse
     d'Hénin. -- La comtesse Charles de Damas. -- L'abbé de
     Montesquiou. -- Le comte de Lally-Tollendal. -- Salon de la
     marquise de Montcalm. -- Rapports de famille du duc de Richelieu.
     -- La duchesse de Richelieu. -- Mesdames de Montcalm et de
     Jumilhac.


Quoique je restasse habituellement chez moi, je fréquentais pourtant
deux salons, en outre de celui de madame de Duras, ceux de la
princesse de Poix et de la marquise de Montcalm. J'étais accueillie
chez madame de Poix avec une bonté extrême et je m'y plaisais.

Ce monde, absolument différent de celui auquel on était accoutumé,
mais qui prenait encore vif intérêt à tous les événements du jour,
représentait le siècle dernier, se mettant à la fenêtre pour voir
passer celui-ci. Une jeune personne qui causait y devenait
sur-le-champ l'objet d'une gâterie générale et d'acclamations
obligeantes que, tout en les trouvant intempestives, on recevait très
bénévolement; du moins, tel est l'effet qu'elles faisaient sur moi.

La princesse de Poix était la plus aimable vieille femme que j'aie
rencontrée. Elle joignait aux grâces de l'esprit, aux douceurs du
commerce le plus facile, un caractère digne et ferme qui la rendait
également propre à être chef de famille et centre de la société. La
conduite exemplaire de sa jeunesse lui donnait le droit d'être
indulgente dans sa vieillesse, et elle en usait avec assez de
discernement pour que sa protection fût honorable et secourable.

Elle est morte comblée d'ans, de respect et de considération, ayant
survécu à toutes ses intimités et même à son fils, le duc de Mouchy
dont la perte l'a cruellement éprouvée et a hâté sa fin. Elle
supportait, depuis plusieurs années, un état de cécité complet avec
une patience admirable, usant de tous les moyens rationnels d'adoucir
cette calamité et se soumettant aux inconvénients irrémédiables avec
la résignation courageuse et enjouée qui peut en atténuer la
souffrance.

Madame de Poix n'ayant jamais émigré, son salon avait peu subi
l'influence de la Révolution. Une partie des personnes qui s'y
rencontraient chaque soir conservaient l'habitude quotidienne de s'y
retrouver depuis quarante ans. Les autres, après une absence plus ou
moins longue, étaient venues s'y rallier en se rangeant de nouveau aux
formes et au ton dont la vieille maréchale de Beauvau était restée,
jusqu'à très récemment, l'exemple et l'oracle. On se trouvait ainsi
rattaché directement à la société du temps de Louis XV.

Les enfants et les petits-enfants de la princesse, après avoir dîné et
passé quelque temps auprès d'elle, allaient chercher les plaisirs du
grand monde vers neuf heures. Ils étaient remplacés par mesdames de
Chalais, d'Hénin, de Simiane, de Damas, et messieurs de Chalais, de
Montesquiou, de Damas, de Lally, etc. qui s'y réunissaient chaque
soir. D'autres habitués étaient moins fidèlement exacts, et toute la
bonne compagnie de Paris passait en visite dans ce salon.

Les personnes que j'ai nommées formaient _la coterie_ proprement dite,
d'ancienne date assurément, car, longtemps avant la Révolution,
mesdames les princesses de Poix, de Chalais, d'Hénin et de Bouillon,
étaient connues à la Cour sous le titre des _princesses combinées_.

Le ton de cette société était monté à un degré d'enthousiasme et à une
sensiblerie pour les petites choses qui semblaient très exagérés à
notre génération, rappelée à la simplicité par l'importance des
événements, mais qui ne manquaient ni de grâce ni d'obligeance. Un mot
un peu heureux, échappé dans la conversation, était relevé avec une
approbation qui allait souvent jusqu'à l'applaudissement manuel. Les
exclamations: _Qu'elle est charmante! Qu'il a d'esprit!_ etc., se
distribuaient en face fort bénévolement.

Madame de Staël avait conservé quelque chose de cette tradition; mais,
plus jeune, elle l'arrangeait mieux aux habitudes du siècle dont elle
avait davantage essuyé le frottement.

Dans le salon de madame de Poix, une histoire quelque peu
attendrissante faisait couler une profusion de larmes; c'était aussi
un reste d'habitude de la jeunesse de ces dames où les coeurs
sensibles étaient fort à la mode.

On racontait de la princesse d'Hénin, qui professait un sentiment
passionné pour madame de Poix, qu'un soir où celle-ci était fort
souffrante, madame d'Hénin fut obligée de la quitter pour aller faire
son service de dame du palais à Versailles. Le lendemain matin, madame
de Poix reçoit une lettre de sa jeune amie: «Elle lui écrit n'ayant pu
dormir de la nuit; elle a compté toutes les heures et, lorsque celle
qui devait amener le redoublement a sonné, elle-même a ressenti une
espèce de frisson. Elle en est tout épouvantée! Serait-ce un
pressentiment? Elle ne peut résister à son trouble et fait partir un
homme sur-le-champ. Elle ne vivra pas jusqu'au retour; de grâce qu'on
la rassure, etc., etc.»

Madame de Poix, très touchée de l'état de madame d'Hénin, écrit en
toute hâte qu'elle a passé une assez bonne nuit et fait entrer le
valet de chambre pour lui remettre son billet:

«Allez vite porter ma réponse à madame d'Hénin.... Elle a donc passé
une bien mauvaise nuit?

--Je ne sais pas, princesse.

--Était-elle bien souffrante ce matin?

--On n'était pas entré chez elle quand je suis parti.

--Elle ne vous a donc pas donné sa lettre elle-même?

--Si fait, princesse, la princesse me l'a remise hier au soir.»

Madame de Poix rit un peu des frissons de son amie, mais cela ne
changea rien à leur intimité qui s'est prolongée jusqu'à la mort. Il
faut ajouter que madame d'Hénin était la plus affectée de toutes ces
dames, et madame de Poix la plus naturelle aussi bien que la plus
aimable et la plus raisonnable.

Madame de Simiane, dont j'ai déjà parlé au sujet de monsieur de
Lafayette, avait été la jolie femme _par excellence_ de la Cour de
Louis XVI et conservait une grande élégance, beaucoup d'agrément et
tout autant d'esprit qu'il en fallait pour être encore charmante dans
sa gracieuse bienveillance.

Madame de Chalais, avec plus d'esprit, n'avait pas le même besoin de
plaire, mais cependant beaucoup de bonté.

La comtesse Charles de Damas, moins vieille que ces autres dames et
dont l'intimité était de relation plus que de sympathie, a toujours
passé vis-à-vis de ses contemporaines pour avoir prodigieusement
d'esprit. Je n'en ai jamais vu trace; mais je me récuse, ne pouvant
avoir raison contre l'opinion générale. Toujours gémissante, toujours
larmoyante, elle me représentait «la plaintive élégie en longs habits
de deuil», et ses sentiments étaient trop affectés pour jamais
m'émouvoir. Peu de jours avant ses couches, son mari la trouva toute
en larmes:

«Qu'avez-vous, ma chère amie?

--Hélas! je pleure mon enfant.

--Hé! bon Dieu, quelle idée, pourquoi le perdriez-vous?

--Le perdre! ah! cette affreuse pensée me tuerait! Mais, hélas, ne
vais-je pas m'en séparer?

--Vous en séparer? Vous comptez le nourrir.

--Il ne sera plus dans mes entrailles.»

Cette enfant, née d'entrailles si maternelles, n'a pas hérité de ces
affectations. Elle est une des personnes les plus distinguées et les
plus naturelles de mon temps. Je suis liée avec elle depuis notre
mutuelle enfance. Elle avait épousé en premières noces monsieur de
Vogué qui se tua en tombant de cheval.

Madame de Damas n'omit aucun soin pour entretenir la douleur de sa
fille au plus haut degré de violence. Mais elle finit par s'affranchir
et épousa César de Chastellux, le frère aîné d'Henry devenu duc de
Rauzan.

Je reviens au salon de madame de Poix où madame de Chastellux, au
surplus, se trouvait fréquemment.

L'abbé de Montesquiou y régnait. C'est encore une de ces personnes
d'esprit que je n'ai jamais su apprécier. Je ne lui en refuse pourtant
pas; mais il l'a employé à faire des sottises comme homme public et à
se rendre insupportable par son aigreur comme homme privé.

Aussi, un certain monsieur Brénier, médecin de Nancy, député de la
Chambre introuvable et qui avait été adopté par la société ultra à
cause de la violence de ses opinions, disait-il un jour à l'abbé de
Montesquiou, qui donnait un de ses coups de griffes aux ministres ses
successeurs:

«Monsieur l'abbé, vous ne devriez jamais oublier que vous avez de très
grands droits à être fort modeste.»

Cette brutalité expulsa le médecin de la société, et personne n'y
perdit, car il était aussi absurde que grossier, mais le mot resta.

Monsieur de Lally a fait des requêtes, des mémoires, des discours, des
tragédies, des satires, des panégyriques des morts, bien plus d'éloges
des vivants. Je ne sais si rien de tout cela le mènera à la postérité.
Ses contemporains l'ont appelé le plus gras des hommes sensibles, on
aurait pu ajouter le plus plat des hommes bouffis. Peut-être cela
tenait-il à l'affaiblissement de l'âge, mais je ne l'ai jamais vu que
plein de ridicules et d'affectation, répandant des larmes à tout
propos, pleurant sur l'enfance, pleurant sur les vieillards, pleurant
pour la gloire, pleurant pour la défaite, pleurant de joie, pleurant
de tristesse, enfin toujours pleurnichant. Je le voyais beaucoup au
Palais-Royal, où il jouait son grand jeu, interrogeant tous les
enfants, jusqu'à ceux au maillot, s'attendrissant de leurs réponses,
et les encensant avec un excès de flatterie qui n'avait pas cours en
ce lieu.

Je ne parlerai pus des autres hommes de la société de madame de Poix.
Quelques-uns s'étaient renouvelés depuis la Révolution et
n'appartenaient pas à son temps. Messieurs de Chalais et de Damas
étaient de fort bons et loyaux personnages, mais nullement
remarquables.

Le salon de madame de Montcalm était composé de gens de notre âge, et,
jusqu'à la mort de son frère le duc de Richelieu, il a eu une teinte
politique très marquée.

Le duc de Richelieu avait été marié, a dix-sept ans, à mademoiselle de
Rochechouart qui en avait douze. Selon l'usage du temps, on l'avait
envoyé voyager. Pendant les trois années de son absence, il recevait
de fréquentes lettres de sa jeune épouse, remplies de grâce et
d'esprit. À son instante prière, elle lui envoya son portrait où il
retrouva les traits, un peu plus développés, du petit minois enfantin
gravé dans son souvenir.

Madame la comtesse de Chinon (c'est le nom que portait le jeune
ménage) ayant accompli sa quinzième année, le mari fut rappelé. Plein
d'espérance, il débarqua à l'hôtel de Richelieu. On vint au-devant de
lui sur l'escalier.

Le vieux maréchal, son grand-père et le duc de Fronsac, son père,
avaient placé entre eux un petit monstre de quatre pieds, bossue par
devant et par derrière, qu'il présentèrent au comte de Chinon comme la
compagne de sa vie. Il recula de trois marches et tomba sans
connaissance sur l'escalier. On le porta chez lui. Il se dit trop
souffrant pour paraître au salon, écrivit à ses parents sa ferme
détermination de ne jamais accomplir un hymen qui lui répugnait si
cruellement, fit demander des chevaux de poste dans la nuit même, prit
en désespéré la route d'Allemagne et alla faire les campagnes de
Souvarow contre les Turcs.

La duchesse de Fronsac, seconde femme de son père, avait trouvé moyen
de pénétrer jusqu'à lui, pendant son court séjour à Paris et de lui
présenter deux petites soeurs charmantes, dont il emporta le gracieux
souvenir.

Lorsque, quinze ans plus tard, la tourmente révolutionnaire étant un
peu calmée, il obtint par la protection de l'empereur Paul Ier, au
service duquel il était entré, la permission de venir faire un voyage
en France sous le consulat de Bonaparte, il rapporta cette agréable
image, et retrouva deux petites bossues qui ne cédaient guère à sa
femme dans leur tournure hétéroclite. Toutefois, mieux aguerri, il ne
prit pas la fuite.

Ce ne fut qu'après avoir vendu ses biens, payé les dettes de la
succession et distribué sa part de l'héritage paternel à ses deux
soeurs qu'il reprit le chemin de la Crimée où il s'occupait à fonder
la ville d'Odessa.

La difficulté des communications, pendant la Révolution, avait tenu le
duc de Richelieu dans la même ignorance sur la tournure de ses soeurs
que la discrétion mal entendue de sa famille sur celle de sa femme. Il
lui en était resté une sorte de répugnance instinctive pour les
bossues.

Longtemps après, ayant été nommé tuteur de sa nièce, mademoiselle
d'Hautefort, devenue baronne de Damas, et la trouvant aussi
contrefaite, il ne put s'empêcher de s'écrier en serrant la main d'un
homme de ses amis:

«Ah! par Dieu, c'est trop fort, je suis donc né pour être poursuivi,
enguignonné de bossues!»

Si le petit monstre de quinze ans, présenté à monsieur de Richelieu,
lui avait inspiré une répugnance invincible, son propre aspect, en
revanche, avait produit un effet bien différent. Son air noble, sa
charmante figure avaient confirmé l'impression préparée par une
correspondance tendre qui se poursuivait fort activement entre les
deux jeunes époux.

Sous une enveloppe si hideuse, madame de Richelieu portait un esprit
élevé et un coeur généreux. Elle ne s'occupa qu'à réconcilier les deux
familles à la fuite intempestive de monsieur de Richelieu, offrit à
celui-ci de l'assister dans toutes les tentatives pour faire casser
son mariage et accepta comme une faveur le refus qu'il en fit.
Avertie par la conduite de son mari des disgrâces personnelles que la
tendresse de ses parents avait cherché à lui dissimuler, elle ne
voulut pas s'exposer aux dédains du monde et à la pitié des
indifférents. Elle se retira dès lors dans une belle terre
(Courteilles), à vingt lieues de Paris, qu'elle a constamment habitée
jusqu'à sa mort.

Quoique bien jeune encore au moment où la Révolution éclata, ses
vertus lui avaient déjà acquis de l'influence; elle l'employa à
maintenir la tranquillité dans ses environs. Elle fut la providence de
toute la famille Richelieu, et, loin de jamais témoigner du
ressentiment au duc, elle a constamment employé les recherches les
plus délicates à l'entourer des soins d'une amitié désintéressée,
renfermant dans son sein tout ce qui pouvait sembler dicté par un
sentiment plus vif.

Le duc de Richelieu, vaincu par des procédés si généreux et assez
noble lui-même pour pardonner à une personne qu'il avait si grièvement
offensée, allait quelquefois, depuis la Restauration, la voir au
château de Courteilles où il était reçu avec une joie extrême.

Leur âge à tous deux aurait fini par rendre cette existence simple et
facile; je suis persuadée qu'au moment où la mort l'a enlevé, monsieur
de Richelieu était près de s'établir à Courteilles. Quant à sa femme,
rien ne l'aurait décidée à affronter le monde de Paris dont elle
s'était retirée avant d'y être entrée.

Madame de Montcalm était l'aînée des deux soeurs du duc de Richelieu.
Un très mauvais état de santé l'autorisait à ne point quitter une
chaise longue, et l'espoir de dissimuler sa taille lui donnait la
patience de se soumettre à cette sujétion. Elle montrait un beau
visage, et le reste de sa personne était enveloppé de tant de
garnitures, de châles, de couvre-pieds que sa difformité était
presque entièrement cachée.

J'ai toujours attribué à cette circonstance la préférence marquée que
monsieur de Richelieu lui accordait sur sa soeur, madame de Jumilhac,
qui promenait son épouvantable figure sans le moindre embarras à
travers toutes les foules et toutes les fêtes. Un esprit extrêmement
piquant, une imperturbable gaieté, un entrain naturel que je n'ai vu à
personne autant qu'à elle, la faisaient rechercher de tout ce qu'il y
avait de plus élégant dans la meilleure compagnie.

Il n'y avait pas de bonne fête sans madame de Jumilhac. Elle était
très à la mode et, chose bien bizarre, malgré sa figure, c'était le
but et l'ambition de toute sa vie.

Madame de Montcalm, avec un esprit beaucoup plus cultivé, était, à mon
sens, bien moins aimable que sa soeur. Fort exigeante, elle voulait,
avant tout, être admirée de gens capables d'apprécier un mérite
qu'elle croyait transcendant. L'autre ne pensait qu'à s'amuser avec
les premiers venus.

Peut-être suis-je partiale dans mon jugement des deux soeurs. J'étais
fort liée avec la cadette; il m'était difficile de rester neutre entre
elles. En ayant réciproquement l'une pour l'autre les procédés les
plus nobles, les plus délicats dans les circonstances importantes,
elles se taquinaient et se chagrinaient si constamment dans tous les
petits détails de la vie journalière qu'elles en étaient venues à se
détester cordialement. Les personnes de leur intimité se trouvaient
nécessairement influencées et conduites à prendre parti.

Quoiqu'il en soit, monsieur de Richelieu accordait une préférence
marquée à madame de Montcalm. Il passait chez elle la plus grande
partie de ses soirées, ce qui lui facilitait le moyen d'attirer autour
de sa chaise longue toutes les notabilités françaises et étrangères.




CHAPITRE III

     Carnaval de 1820. -- Le Palais-Royal. -- Bal à l'Élysée. --
     Humeur de monsieur le duc de Berry. -- Bal masqué chez monsieur
     Greffulhe. -- Mascarade chez madame de la Briche. -- Assassinat
     de monsieur le duc de Berry. -- Son courage. -- Détails sur cet
     événement. -- Préventions contre le comte Decazes. -- Il est
     forcé de se retirer. -- Le duc de Richelieu le remplace. --
     Promesses de Monsieur.


Le carnaval de 1820 fut extrêmement gai et brillant. Les plaies du
pays commençaient à se cicatriser. Malgré le peu de reconnaissance
témoignée à l'administration qui avait travaillé et réussi à émanciper
le pays, les personnes mêmes qui craignaient ce résultat et avaient
intrigué pour l'empêcher éprouvaient, en dépit de leurs préventions,
du soulagement à ne plus voir l'uniforme étranger se pavanant _chez
lui_, dans nos rues.

Monsieur le duc de Berry donna un grand bal à l'Élysée. Les
invitations furent nombreuses et assez libéralement distribuées.
Monsieur le duc de Berry trouvait la Cour tenue trop étroitement. Les
prétentions des entours avaient profité des goûts sédentaires et
retirés des autres princes pour les accaparer entièrement. Il fallait
être de leur Maison, ou y tenir de bien près, pour avoir accès jusqu'à
eux.

Monsieur le duc de Berry blâmait cette exclusion et annonçait
l'intention de s'en affranchir. Il avait déjà donné quelques dîners
où il avait admis des pairs et des députés marquants par leur
existence politique, et il se proposait encore d'étendre le cercle de
ses invitations. Lui-même aurait eu beaucoup à y gagner, car il avait
assez d'esprit pour pouvoir profiter de la conversation et pour
chercher à l'encourager. Il était stimulé dans ce projet par
l'attitude du Palais-Royal.

Monsieur le duc d'Orléans avait affecté, plus que personne, de relever
la tête au départ des alliés et de changer sa façon de vivre; il était
bien aise qu'on remarquât combien il respirait plus librement. Le
premier mercredi de chaque mois, il recevait comme prince, mais non
pas en habit de Cour. Il n'était porté, au Palais-Royal, que par les
femmes présentées pour la première fois; encore les en dispensait-on
fréquemment.

On n'avait pas non plus, ainsi qu'aux Tuileries, inventé de séparer
les hommes et les femmes, ni de nous faire défiler comme un troupeau,
ou entrer en fournées, disciplinées par un huissier, pour obtenir le
mot, ou le coup de tête qu'on nous accordait avec autant d'ennui que
nous en avions à le recevoir.

Les salons du Palais-Royal, brillamment éclairés, étaient remplis de
femmes magnifiquement parées, d'hommes chamarrés d'ordres et de
broderies, qui circulaient librement. On s'y rencontrait; on se
réunissait aux gens de sa société. On attendait sans ennui la tournée
des princes qui distribuaient leurs obligeances de la façon la plus
gracieuse.

Les réceptions du Palais-Royal se trouvaient être de fort belles
assemblées où on s'amusait et d'où l'on sortait content de sa soirée
et des gens qui vous l'avaient procurée. Elles étaient très à la mode.
J'ignore ce qui décida plus tard à y renoncer et à n'avoir plus qu'une
seule réception princière le premier mercredi de l'année où il y
avait une telle foule que c'était une corvée insupportable.

En outre des cercles dont je viens de parler, il y avait de fréquents
et excellents concerts ainsi que de grands dîners, pas trop ennuyeux
où on avait soin que les invitations fussent toujours suffisamment
mélangées pour que toutes les opinions se trouvassent représentées et
qu'il n'y eût repoussement pour aucune.

J'allais très souvent au Palais-Royal. Dans les jours ordinaires, les
princesses et leurs dames travaillaient à une table ronde placée à
l'extrémité de la galerie. Les enfants jouaient à l'autre bout.
Monsieur le duc d'Orléans partageait son temps entre ces deux groupes
et le billard. Dès que les enfants étaient couchés, il se rapprochait
de la table, et on causait de tout fort librement et souvent d'une
façon très amusante.

Monsieur le duc d'Orléans se tenait au courant de tout ce qui
paraissait de nouveau soit dans les arts, soit dans les sciences. Les
savants lui communiquaient leurs découvertes; celles qui étaient de
nature à intéresser les princesses étaient produites et démontrées au
salon. Les artistes qui passaient y étaient entendus et y apportaient
une variété qui le rendait fort agréable aux habitués.

La liste en était assez étendue pour qu'il y vînt dans le cours de la
soirée une trentaine de personnes, soit de celles pour qui la porte
était toujours ouverte, soit de celles qui demandaient à faire leur
cour et à qui on fixait un jour.

Monsieur le duc de Berry y venait parfois avec sa femme, et avait
l'air de s'y plaire. Je ne le voyais plus que rarement. Dès la seconde
Restauration, il avait cessé de faire des visites et, depuis son
mariage, il n'allait dans le monde qu'aux grands bals où il
accompagnait sa femme. Cependant, lorsque nous nous rencontrions, nos
vieilles habitudes, d'une familiarité qui datait de l'enfance, nous
remettaient facilement en intimité.

Je me souviens qu'un soir, au Palais-Royal, me trouvant à côté de lui
sur une banquette, dans le billard, il me témoigna son approbation des
habitudes sociales des maîtres de la maison, et combien cela valait
mieux que d'être toujours: _Comme nous, entre nous comme des juifs_,
ce fut son expression.

Je lui représentai qu'il lui serait bien facile de mettre l'Élysée sur
le même pied et qu'il aurait tout à gagner à se faire connaître
davantage.

«Pas si facile que vous le croyez bien. Mon père le trouverait très
bon et serait même aise d'en profiter, car, malgré tous ses scrupules
religieux, il aime le monde; mais je ne crois pas que cela convînt au
Roi; et je suis sûr que cela déplairait à mon frère et plus encore à
ma belle-soeur. Elle n'entend pas qu'on s'amuse autrement qu'à sa
façon: _moult tristement_ ... vous savez?...» Et il se prit à rire.

Ce _moult tristement_ est un terme que Froissard applique aux
divertissements des anglais.

Après quelque long dîner de Londres, monsieur le duc de Berry
s'écriait souvent:

«Ah! que nous nous sommes _bien divertis, moult tristement, selon l'us
de leur pays_.»

En outre des sévérités de madame la duchesse d'Angoulême, il y avait
un obstacle principal qu'il n'exprimait pas mais qu'il voyait très
bien: c'était la différence qui existait entre madame la duchesse de
Berry et madame la duchesse d'Orléans. Toutefois, dans l'approbation
du Prince il perçait beaucoup de jalousie contre le Palais-Royal. J'en
eus une nouvelle preuve le jour de ce bal de l'Élysée où je retourne
après cette longue digression.

La maladie du duc de Kent avait fait hésiter à le remettre, un léger
mieux encouragea à le donner. Le télégraphe apporta la nouvelle de la
mort le jour même où il devait avoir lieu. Je l'appris par monsieur le
duc de Berry.

La file m'avait retardée. Je lui trouvai, dès en arrivant, l'air que
je lui connaissais quand il était mécontent. Le bal était si beau, si
brillant, si animé que je ne comprenais pas qu'il n'en fut pas
satisfait. Il s'approcha de moi.

«Hé bien! vous savez que le Palais-Royal ne vient pas; ils ont envoyé
leurs excuses.

--Vraiment, Monseigneur?

--C'est fort déplacé. Le Roi avait décidé que la nouvelle de la mort
du duc de Kent ne serait sue que demain; et voilà qu'ils la répandent
par leur absence qu'il faut bien expliquer.... C'est pour me donner un
tort.»

Je cherchai à l'apaiser et lui rappelai, ce qui était exact, que
monsieur le duc d'Orléans était personnellement intimement lié avec le
duc de Kent, qu'il devait être douloureusement affecté et que sa
situation était toute différente de celle de monsieur le duc de Berry.

«Ah bah, reprit-il avec impatience, c'est toujours pour faire pot à
part.»

Il y avait bien un peu de vrai dans cette boutade de mauvaise humeur.

Le bal fut magnifique et parfaitement ordonné. Le Prince en fit les
honneurs avec bonhomie et obligeance, et le succès de cette fête, dont
il s'était lui-même occupé, le dérida avant la fin de la soirée. Il
dit, tout autour de lui, qu'il était enchanté qu'on s'amusât et que
ces bals se renouvelleraient souvent. Hélas! aveugles mortels que nous
sommes, c'était pourtant le dernier!

Madame la duchesse d'Angoulême fit les honneurs avec un empressement
et une gracieuseté que je ne lui avais jamais vus. Elle était polie,
accorte, couverte de diamants, noblement mise et avait bien l'air
d'une grande princesse.

En revanche, sa belle-soeur avait celui d'une maussade pensionnaire.
Elle ne faisait politesse à personne, ne s'occupait que de sauter et
courait sans cesse après monsieur le duc de Berry pour qu'il lui
nommât des danseurs. Il ne voulait pas qu'elle valsât, et elle prenait
une mine boudeuse toutes les fois que les orchestres jouaient une
valse. Il est difficile d'être moins à son avantage et plus
complètement une sotte petite fille que madame la duchesse de Berry ce
jour-là. Il n'approchait que trop celui où elle devait montrer une
distinction de caractère que personne ne lui supposait.

Je me rappelle pourtant avoir entendu raconter à monsieur le duc de
Berry que, se trouvant un jour avec elle dans une voiture dont les
chevaux s'emportaient, elle avait continué à parler sans que le son de
sa voix s'altérât, qu'il avait fini par lui dire:

«Mais, Caroline, tu ne vois donc pas?

--Si fait, je vois; mais, comme je ne puis arrêter les chevaux, il est
inutile de s'en occuper.»

La voiture versa sans que personne fût blessé. Madame la duchesse de
Berry est une des créatures les plus courageuses que Dieu ait formée.

L'étiquette ne permettait pas de quitter le bal avant les princes.
J'étais exténuée de fatigue lorsque je rencontrai monsieur le duc de
Berry après le souper. Il me parut de très bonne humeur et enchanté de
l'effet de son bal.

«Vous n'en pouvez plus, me dit-il, allez-vous-en.»

Je fis quelques difficultés.

«Allez, allez, c'est moi qui vous chasse. Bonsoir, ma vieille Adèle.»

C'était son terme d'amitié envers moi. Voilà les derniers mots que je
lui ai entendu prononcer. La poignée de main qui les accompagna fut
aussi la dernière que j'aie reçue de lui. Je ne reviens pas sur ces
moments sans émotion. Avec de grands défauts, il avait des qualités
très attachantes et, dans sa poitrine de prince, battait un coeur
d'homme généreux.

Le samedi suivant, qui précédait le dimanche gras 13 février 1820, il
y eut un bal costumé chez monsieur Greffulhe, riche banquier qui avait
épousé mademoiselle du Luc de Vintimille et qu'on avait créé pair de
France. La fête était très belle; tout ce qu'il y avait de meilleure
et de plus élégante compagnie à Paris s'y réunit.

Monsieur le duc et madame la duchesse de Berry l'honorèrent de leur
présence. La princesse ne dansa pas; mais, comme elle était vêtue en
reine du moyen âge, avec un voile flottant et en velours chamarré de
broderies d'or, on ne le remarqua pas.

On donnait, en ce temps, au théâtre de la porte Saint-Martin, une
parodie de l'opéra des _Danaïdes_ où l'acteur Potier, après avoir
distribué de ces couteaux, dits eustaches, à ses filles pour tuer leur
mari, ajoutait: «_Allez, mes petits agneaux_». Ce mot, dit par Potier
d'une façon inimitable, avait fait la fortune de la pièce, et tout
Paris le connaissait.

Le duc de Fitzjames avait adopté le costume de Potier et, les poches
pleines de couteaux, en donnait à toutes les jeunes femmes en y
ajoutant quelques phrases appropriées à leur situation personnelle. Il
s'adressa particulièrement à madame la duchesse de Berry; ce fut sujet
d'une longue plaisanterie sur l'endroit du coeur qu'il fallait
frapper, et je vis madame la duchesse de Berry partir tenant encore ce
couteau à la main. Hélas! vingt-quatre heures ne s'étaient pas
écoulées qu'un couteau plus formidable était enfoncé dans ce coeur
qu'on lui conseillait de toucher.

Édouard de Fitzjames s'est souvent reproché ce badinage, bien
innocent assurément, mais dont je conçois que le souvenir lui fut
pénible.

Pendant tout le temps que le prince était resté au bal, monsieur
Greffulhe ne l'avait pas quitté d'un instant. Il paraissait inquiet et
préoccupé. Dès qu'il eut remis ses illustres hôtes dans leur voiture
et qu'elle fut sortie de sa cour, il sembla débarrassé d'un pesant
fardeau.

J'appris qu'il avait reçu de nombreux avertissements qu'on chercherait
à profiter des facilités que donnait le masque pour assassiner
monsieur le duc de Berry; mais, hormis le maître de la maison,
personne ne faisait état de ces menaces anonymes. Tout le monde était
fort gai, fort entrain; les plaisirs de tout genre se succédaient.

La coterie, à laquelle j'appartenais, se réunit le lendemain dimanche
chez madame de La Briche. On y avait préparé une mascarade qui
représentait un baptême de village. Un grand monsieur de Poreth, de
six pieds de haut, en était le maillot; il portait sa nourrice. Tout
était conçu dans cet esprit, et cette parade bouffonne ne manquait pas
de gaieté.

On était fort en train de s'amuser, quoiqu'un des personnages de la
farce, l'amphitryon de la veille, monsieur Greffulhe, eût été retenu
chez lui par une indisposition dont, par parenthèse, il mourut cinq
jours après.

Les éclats de joie étaient en pleine possession du salon,
lorsqu'Alexandre de Boisgelin y entra. Il s'assit à côté de madame de
Mortefontaine, près de la porte, et lui parla à voix basse. J'allais
sortir, ils m'appelèrent.

Alexandre arrivait de l'Opéra. Il savait monsieur le duc de Berry
atteint. Il avait vu l'assassin; il avait vu le sanglant couteau.
Cependant il ignorait encore le danger de la blessure. Il croyait le
blessé transportable, avait été donner des ordres à l'Élysée et
retournait l'y attendre. Il nous imposa le silence, en promettant de
revenir aussitôt que le Prince serait arrivé chez lui.

Nous restâmes, madame de Mortefontaine et moi, assises l'une près de
l'autre et osant à peine nous regarder dans la peur d'éclater. Mais
bientôt de nouveaux avertissements parvinrent dans ce salon où les
plaisirs régnaient encore. Je n'oublierai jamais son aspect. Les
groupes éloignés de la porte étaient livrés à la gaieté et aux rires,
tandis que ceux plus rapprochés recevaient successivement la sinistre
nouvelle et que la consternation gagnait de place en place, mais
pourtant assez lentement. Personne ne voulant s'en faire le héraut,
elle circulait tout bas de proche en proche.

Les hommes, qui pouvaient se débarrasser des costumes dont ils étaient
affublés, se précipitaient dans les rues pour aller aux informations.
Ceux qui avaient des devoirs à remplir couraient chez eux pour prendre
leur uniforme. Bientôt nous nous trouvâmes entre femmes.

Il ne resta que monsieur de Mun, qui, vêtu en dame du château, lacé,
colleretté, falbalassé, emplumé, ne pouvait se déshabiller. Il resta
dans ce costume, toute la nuit au milieu des allants et des venants,
des aides de camp, des valets, des ordonnances, car les messagers de
toutes sortes ne nous manquaient pas, sans que personne, ni lui, ni
nous, ni les survenants ne pensassent à le remarquer, tant le trouble
était grand. Ce n'est que par la réflexion que nous nous en sommes
souvenues.

Nous apprîmes que, loin que monsieur le duc de Berry fût venu à
l'Élysée, madame de Gontaut avait reçu ordre de porter la petite
Mademoiselle à l'Opéra et les femmes de madame la duchesse de Berry de
l'y aller joindre. Enfin, à quatre heures du matin, on vint nous dire,
du poste de l'Élysée, que les nouvelles étaient meilleures, que le
prince avait été pansé, qu'il était calme et qu'on allait le
transporter, couché sur des matelas. Chacun se sépara, la terreur dans
le coeur. Dès sept heures, nous étions en campagne, mais c'était pour
apprendre la fin de cette cruelle tragédie.

Les récits qui m'en ont été faits sont de la plus scrupuleuse
exactitude. Ils me sont revenus par trop de bouches pour que j'en
puisse douter un instant.

La mort de monsieur le duc de Berry a été celle d'un héros, et d'un
héros chrétien. Il s'est occupé de tout le monde avec un courage, une
présence d'esprit, un sang-froid admirables. Comment cela
s'accorde-t-il avec le peu de résolution dont on a pu quelquefois le
soupçonner? Hélas! je ne sais! Les hommes sont pleins de ces sortes
d'anomalies inexplicables. Lorsqu'on veut les montrer parfaitement
conséquents avec eux-mêmes, on ne fait plus que le portrait d'un
personnage de roman.

Monsieur le duc de Berry venait de mettre sa femme en voiture. Les
valets de pied fermaient la portière. Il rentrait à l'Opéra pour voir
la dernière scène du ballet et recevoir d'une danseuse le signal de la
visite qu'il désirait lui faire. Il était suivi de deux aides de camp;
deux sentinelles portaient les armes des deux côtés de la porte.

Un homme passe à travers tout ce monde, heurte un des aides de camp au
point qu'il lui dit: «Prenez donc garde, monsieur;» dans le même
instant pose une main sur l'épaule du Prince, de l'autre enfonce,
par-dessus l'épaule, un énorme couteau qu'il lui laisse dans la
poitrine et prend la fuite sans que personne, dans tout ce nombreux
entourage, ait le temps de prévenir son action.

Monsieur le duc de Berry crut d'abord n'avoir reçu qu'un coup de
poing, et dit: «Cet homme m'a frappé,» puis, portant la main sur sa
poitrine, il s'écria: «Ah! c'est un poignard; je suis mort.»

Madame la duchesse de Berry, voyant du mouvement, voulut aller vers
son mari. Madame de Béthisy, sa dame de service dont je tiens ce
détail, chercha à la retenir. Les valets de pied hésitaient à baisser
le marchepied; elle s'élança de la voiture sans qu'il fût ouvert.
Madame de Béthisy la suivit.

Elles trouvèrent monsieur le duc de Berry assis sur une chaise dans le
passage. Il n'avait pas perdu connaissance; il dit seulement: «Ah! ma
pauvre Caroline, quel spectacle pour toi!» Elle se jeta sur lui:
«Prends garde, tu me fais mal.»

On parvint à le monter jusqu'au petit salon qui communiquait avec sa
loge. Les hommes qui l'y avaient conduit se dispersèrent aussitôt pour
aller chercher des secours; il se trouva seul avec les deux femmes.

Le couteau, resté dans la poitrine, le faisait horriblement souffrir;
il exigea de madame de Béthisy de l'arracher, après y avoir vainement
essayé lui-même. Elle se résigna à lui obéir. Le sang alors jaillit
avec abondance; sa robe et celle de madame la duchesse de Berry en
furent inondées.

Depuis ce moment jusqu'à l'arrivée des chirurgiens et les saignées
qu'ils pratiquèrent, il ne fit plus entendre que des gémissements
continuels, des mots entrecoupés: «J'étouffe, j'étouffe, de l'air, de
l'air!» Ces pauvres femmes ouvraient la porte, et la musique du ballet
inachevé, les applaudissements du parterre, venaient faire un
contraste épouvantable à la scène qu'elles avaient sous les yeux.

Madame la duchesse de Berry déployait un sang-froid et une force de
caractère qu'on ne saurait trop honorer, car son désespoir était
extrême. Elle pensait à tout, préparait tout de ses propres mains, et
la pensionnaire du matin était devenue tout à coup héroïque.

Je crois que monsieur le duc d'Angoulême arriva le premier des
princes, puis Monsieur. Celui-ci s'était jeté dans la voiture de la
personne venue l'avertir. On ignorait encore si cet assassinat n'était
pas le commencement d'une conspiration plus générale; il pouvait y
avoir du danger.

Le duc de Maillé, premier gentilhomme de la Chambre, ne pouvant
trouver place dans la voiture, prit le parti de monter derrière,
renouvelant ainsi, en occurrence honorable, le courtisanesque
dévouement du vieux maréchal de Beauveau qui, en sa qualité de
capitaine des gardes, était revenu de Rambouillet à Versailles
derrière une chaise de poste où le jeune Louis XVI avait trouvé asile,
un jour où il avait manqué ses relais à la chasse.

Combien les circonstances qualifient diversement les mêmes faits! La
conduite du maréchal, malgré tout le succès qu'elle eut à Versailles,
m'a toujours semblé d'un valet et l'action du duc de Maillé d'un loyal
gentilhomme.

J'ai entendu raconter, à des témoins oculaires, que le passage du
vieux Roi dans les corridors de l'Opéra, où il se traînait pour aller
recevoir le dernier soupir du dernier de sa famille, avait un
caractère plus imposant, par ce contraste même, que si pareille scène
se fût passée dans l'intérieur d'un palais.

Les détails touchants qui accompagnèrent cette horrible catastrophe et
qui eurent trop de témoins pour qu'on osât les discuter relevèrent
beaucoup la famille royale aux yeux de la France, et la mort de
monsieur le duc de Berry lui fut plus utile que sa vie.

Les plus petites circonstances de cette cruelle nuit me furent redites
par les nombreux assistants et surtout par les princesses d'Orléans.
Elles en étaient bouleversées lorsque j'allai chez elles le lendemain.
Mademoiselle me raconta que le Roi avait dit à monsieur le duc
d'Orléans, au moment ou madame la duchesse de Berry se précipitait sur
le corps de son mari et refusait de s'en séparer:

«Duc d'Orléans, ayez soin d'elle; elle est grosse.»

Monsieur le duc de Berry lui avait également recommandé de prendre
garde de ne point se blesser; mais il faut rendre justice à la jeune
princesse; elle ne pensait aucunement à son état et était tout entière
à son malheur. Elle ne faisait trêve à sa douleur que pour témoigner
de sa méfiance et de sa haine à monsieur Decazes qui, abîmé dans sa
propre consternation et enveloppé de son innocence, ne s'apercevait
même pas de l'animadversion qu'il suscitait et qui éclatait en paroles
et en gestes.

Cela fut poussé à un point si absurde que, monsieur Decazes ayant été
dans la salle où était gardé Louvel et lui ayant, à la prière des
médecins, demandé à voix basse si l'arme était empoisonnée, on eut
l'infamie de dire autour de lui qu'il avait été s'entendre avec
l'assassin!

Monsieur le duc de Berry ne cessa pas d'implorer la clémence du Roi
pour ce misérable qu'il supposait avoir une vengeance personnelle à
exercer contre lui, donnant ainsi un bel exemple de charité
chrétienne.

Il recommanda à sa femme deux jeunes filles qu'il avait eues en
Angleterre d'une madame Brown et dont il avait toujours été fort
occupé. On les envoya chercher. Ces pauvres enfants arrivèrent dans
l'état qu'on peut imaginer; madame la duchesse de Berry les serra sur
son coeur.

Elle a été fidèle à cet engagement pris au lit de mort, les a élevées,
dotées, mariées, placées près d'elle et leur a montré une affection
qui ne s'est jamais démentie. Nous les avons vues paraître à la Cour,
d'abord comme mesdemoiselles d'Issoudun et de Vierzon, puis comme
princesse de Lucinge et comtesse de Charette.

Monsieur le duc de Berry confia ensuite, à l'indulgence de la vertu de
son frère, le soin d'un enfant qu'il avait eu tout récemment d'une
danseuse de l'Opéra, Virginie. Les sanglots de monsieur le duc
d'Angoulême répondirent de son zèle à accepter ce dépôt. Je ne sais ce
qu'est devenu ce petit garçon, mais j'ose répondre que monsieur le duc
d'Angoulême ne l'a pas abandonné.

Monsieur le duc de Berry eut des mots touchants et parfaitement
appropriés pour tout le monde. Il ne se fit pas un instant illusion
sur son état et ne s'occupa que des autres. Il remplit ses devoirs
religieux avec résignation et confiance et rendit son âme à Dieu avec
une douceur tout à fait imprévue dans un caractère si violent.

S'il était permis de reprendre quelque chose à une si belle fin, je
reprocherais au prince de n'avoir pas dit un mot de monsieur de La
Ferronnays. Vingt-trois ans de dévouement valaient un souvenir; mais
il était alors bien loin (à Pétersbourg). L'agonie ne dura que peu
d'heures. Les objets présents ne laissèrent guère le temps de penser
aux absents.

La mort de monsieur le duc de Berry causa une désolation générale. Les
personnes qui s'en croyaient le moins susceptibles s'identifièrent aux
chagrins de cette noble famille, et les relations de cette cruelle
nuit arrachèrent des larmes mêmes aux plus opposants.

Il est inouï que ce farouche Louvel, qui poursuivait le Prince depuis
longtemps, n'ait pas trouvé une autre occasion de le frapper. La vie
irrégulière de monsieur le duc de Berry le menait presque
journellement et sans aucune escorte dans les lieux où il semblait
bien autrement facile de l'atteindre.

La même catastrophe, arrivée à la porte d'une danseuse, au moment où
il sortait de cabriolet, aurait eu un tout autre effet sur le public
que de le voir tomber dans les bras de sa jeune épouse, toute couverte
de son sang, là où il était entouré de toutes les convenances de son
rang. Sous ce rapport, il y eut quelque chose de providentiel dans un
si grand malheur.

Le désespoir du palais de l'Élysée ne peut se décrire. Monsieur le duc
de Berry, malgré ses vivacités, était adoré de ses serviteurs. Il
était humain, généreux, juste et même facile, le premier moment de
colère passé.

On ne sait pas assez qu'il a le premier introduit, en France, les
caisses d'épargne. Il en avait fondé une pour sa maison et, pour
encourager ses gens à y mettre, lorsqu'un d'eux avait économisé cinq
cents francs, il doublait la somme. Il s'occupait lui-même de ces
détails. Si un de ses domestiques avait besoin de reprendre l'argent
placé, il s'informait de la nature de ses nécessités et, lorsqu'elles
étaient réelles et honorables, y suppléait. Cette occupation de leurs
petits intérêts lui valait leur dévouement passionné. Il fut pleuré de
larmes venant du coeur.

Si monsieur le duc de Berry avait été élevé par des personnes
raisonnables, si on lui avait appris à vaincre la fougue de ses
passions, à compter avec les autres hommes, à sacrifier ses fantaisies
aux convenances, il y avait en lui de l'étoffe pour faire un prince
accompli. Tel qu'il était, sa mort n'était pas une perte ni pour son
fils, ni pour sa famille, ni pour son pays.

La conviction que j'en avais ne m'a pas empêchée de le regretter
sincèrement. Ce sentiment fut général. On en dira maintenant tout ce
qu'on voudra, mais cette tragique nuit fut reçue comme une calamité
nationale. Il s'éleva un long cri de douleur dans toute la France et
les partis l'exploitèrent si bien qu'en trois jours il s'était changé
en imprécations contre monsieur Decazes.

Les premières personnes qui les avaient exprimées n'avaient songé
qu'à l'accuser d'incurie, mais le vulgaire, ayant pris le change, on
ne chercha pas à le désabuser. Il fut établi, à la halle, que monsieur
Decazes avait armé le bras de Louvel; et un député osa le dénoncer, à
la Chambre, comme complice du crime. Cela ne supportait pas un moment
d'examen. Mais la passion ne raisonne pas, et les gens de parti aiment
mieux profiter de l'aveuglement des masses que de chercher à les
éclairer.

D'un autre côté, on faisait valoir au château les douleurs de madame
la duchesse de Berry. En supposant que ses répugnances fussent
injustes, le Roi pouvait-il exiger qu'elle vît l'homme qui lui en
inspirait de si vives? Son désespoir, son état n'exigeaient-ils pas
des ménagements?

L'exaltation fut poussée au point que monsieur Decazes n'était plus en
sûreté. Un frémissement menaçant se faisait entendre autour de lui
quand il traversait les salles des gardes du corps, et sa vie était en
danger dans tous les carrefours. Le Roi céda. Il s'agissait de le
remplacer au ministère. Il était président du conseil et ministre de
l'intérieur. Monsieur se chargea d'aplanir les difficultés.

Depuis que monsieur Pasquier avait remplacé le général Dessolle aux
affaires étrangères, le duc de Richelieu avait prêté un amical et un
loyal appui au ministère dont monsieur Decazes était le chef. Pour
témoigner de sa bienveillance, il venait d'accepter la commission
d'aller complimenter le roi George IV. La mort de son vieux père
l'avait rendu souverain titulaire du pays qu'il gouvernait depuis
quinze années comme prince régent.

Le duc devait partir à l'heure même où monsieur le duc de Berry
expirait; son voyage fut retardé. Le Roi lui fit proposer de remplacer
monsieur Decazes; il refusa. Monsieur l'envoya chercher, il le supplia
d'accepter; le duc de Richelieu refusa de nouveau et plus
péremptoirement vis-à-vis du Prince. Enfin, poussé jusque dans ses
derniers retranchements, il lui dit que son objection la plus forte
était l'impossibilité de gouverner pour un roi valétudinaire dont la
vie semblait toujours prête à échapper, lorsqu'on avait contre soi
l'héritier de la Couronne et tous ses familiers.

«Si j'acceptais, Monseigneur, dans un an vous seriez à la tête de
l'opposition contre mon administration.»

Monsieur donna sa parole d'honneur de soutenir les mesures du duc de
Richelieu de tous ses moyens. Le duc résistait toujours. Enfin il le
supplia à genoux (et quand je dis à genoux, j'entends exprimer à deux
genoux par terre), au nom de sa douleur, de venir au secours de sa
famille et de protéger ce qui en restait du couteau des assassins.

Monsieur de Richelieu, ému, troublé, hésitait encore. Monsieur reprit:

«Écoutez, Richelieu; ceci est une transaction de gentilhomme à
gentilhomme. Si je trouve quelque chose à redire à ce que vous ferez,
je vous promets de m'en expliquer franchement avec vous seul, mais de
soutenir loyalement et hautement les actes de votre ministère. J'en
prends l'engagement sur le corps sanglant de mon fils; je vous en
donne ma parole d'honneur, foi de gentilhomme.»

Monsieur de Richelieu, vaincu et profondément touché, s'inclina
respectueusement sur la main qu'on lui tendait, en disant: «Je
l'accepte, Monseigneur».

Trois mois après, Monsieur était à la tête de toutes les oppositions
et au fond de toutes les intrigues; mais peut-être en ce moment
était-il de bonne foi. Quoi qu'il en soit, il conduisit monsieur de
Richelieu en triomphe chez le Roi qui l'accueillit avec peu
d'empressement.

Autant Monsieur cherchait à faciliter la retraite de monsieur
Decazes, autant le Roi désirait prolonger les obstacles dans l'espoir
que la clameur s'apaiserait et qu'il pourrait conserver près de lui
l'objet de toutes ses affections.

Monsieur Decazes jugeait plus sainement sa position. Il avait cherché
à ramener l'opinion en présentant des lois d'exception et en demandant
lui-même le rappel de la loi d'élection, celle-là même que naguère il
soutenait avec tant de chaleur. Dès que ces démarches n'avaient pas
suffi à lui concilier le public, il comprit que les ambitieux du parti
ne permettraient pas aux exaltés de se calmer et qu'il lui serait
impossible de braver la réprobation générale qui l'accablait en ce
moment.

Monsieur de Chateaubriand eut assez peu de générosité pour imprimer
que le _pied lui glissait dans le sang_. Certes, il était trop éclairé
pour croire monsieur Decazes coupable du meurtre de monsieur le duc de
Berry; mais il voulait le rendre impossible comme ministre, dans
l'espoir d'être appelé au partage de sa succession. Ne pouvant faire
tête à l'orage, le favori arracha au Roi la permission de se retirer.
Le monarque ne céda qu'avec le plus vif chagrin et, pour adoucir un
peu sa royale douleur, il le nomma pair, duc et son ambassadeur à
Londres.

En attendant qu'il pût se rendre à sa nouvelle résidence, il partit
pour ses terres dans le Midi. L'exaspération était si vive contre lui
qu'il n'était pas sans danger de voyager sous son nom. Ses équipages
étant assez nombreux pour attirer l'attention, il profita des relais
commandés sur la route pour le duc de Laval-Montmorency qui retournait
à son poste de Madrid.

Il faisait bon entendre les fureurs de celui-ci sur la fantaisie
qu'avait eue _monsieur le duc Decazes_ de voyager sous le nom de
Montmorency.




CHAPITRE IV

     Second ministère du duc de Richelieu. -- Cadeaux éphémères au duc
     de Castries. -- Procès de Louvel. -- Intrigues du parti ultra. --
     Madame la duchesse de Berry y entre. -- Exécution de Louvel. --
     Agitation politique. -- Établissements faits à Chambéry par
     monsieur de Boigne. -- Monsieur Lainé. -- La reine Caroline
     d'Angleterre. -- Sa conduite en Savoie. -- Naissance de monsieur
     le duc de Bordeaux. -- Mot du général Pozzo. -- Promotion de
     chevaliers des ordres.


Monsieur de Richelieu devint président du conseil sans portefeuille;
monsieur Pasquier resta aux affaires étrangères; monsieur Siméon eut
l'intérieur; monsieur Portal la marine; monsieur de Serre les sceaux;
monsieur Roy les finances. La guerre était entre les mains peu habiles
du marquis de La Tour Maubourg, mais il représentait bien; son loyal
caractère et sa jambe de bois imposaient; et monsieur de Caux
conduisait l'armée.

En seconde ligne, cette administration était renforcée de messieurs de
Reyneval, Mounier, Anglès, Saint-Cricq, Bequey, Barante, Guizot,
etc.... Monsieur de Richelieu recherchait avec un soin scrupuleux les
hommes de talent pour s'entourer de leurs lumières, en profiter et les
faire valoir en les plaçant en évidence.

Personne moins que lui n'a été accessible à la petitesse de vouloir
paraître éclairé de sa propre spontanéité. Il voulait consciencieusement
trouver l'homme propre à la place et non pas la place propre à l'homme
qu'il souhaitait favoriser. Aussi a-t-il eu beaucoup de partisans, mais
point de clientèle.

Je crains que les gouvernements représentatifs ne soient établis sur
un principe si immoral d'intérêt personnel que cette vertueuse
impartialité, au lieu d'être un mérite, ne devienne un inconvénient
dans un ministre. Je voudrais croire que _non_, mais l'expérience dit
que _oui_.

De toutes les administrations de mon temps, celle-ci était
incontestablement la plus forte, la plus habile et la plus unie. Aussi
a-t-elle jeté, en moins de deux années, des fondations assez solides
pour que la Restauration ait pu élever impunément dessus les folies
accumulées pendant le cours de huit années consécutives. La neuvième a
comblé la mesure et bouleversé l'édifice.

Si ce ministère avait duré plus longtemps, il y a toute apparence que
le régime d'une monarchie sagement tempérée aurait été suffisamment
établie dans tous les esprits pour imposer aux oppositions de droite
et de gauche et résister à leur double attaque. Puisse-t-on retrouver
ces utiles fondations! Puissent-elles n'être point perdues dans le
déblai!...

Il a été constaté, par les événements subséquents, que cette forme de
gouvernement satisfaisait complètement aux voeux et aux besoins de
l'immense majorité du pays.

Ce second ministère Richelieu était ce qu'on a appelé depuis la
révolution de 1830 _juste milieu_, ce qui, dans toutes les langues de
tous les pays du monde, veut dire le plus près que les circonstances
admettent de la sage raison.

Le Roi fut bien plus affecté de perdre monsieur Decazes qu'il ne
l'avait été de la mort de son neveu. La violence qu'on faisait à ses
sentiments les avait encore exaltés. Il soulageait ses chagrins par
une multitude de petites effusions parfois ridicules.

La gravure de monsieur Decazes, magnifiquement encadrée, fut placée
dans sa chambre. Le portrait en miniature figurait sur son bureau. Le
jour du départ, il donna pour mot d'ordre _Élie_ et _Chartres_, en
accompagnant ces mots d'un gros soupir. Monsieur Decazes s'appelait
_Élie_ et devait coucher à _Chartres_.

Le lendemain, il donna _Zélie_, nom de madame Princeteau, et la ville
où la caravane s'arrêtait. Puis ce fut le tour du nom de madame
Decazes, _Égidie_. Il suivit ainsi les voyageurs, d'auberge en
auberge, jusqu'à Bordeaux.

La veille du départ, le duc de Castries avait reçu, à neuf heures du
soir, un beau portrait du Roi. À dix, on lui remit un magnifique
ouvrage de Daniel sur l'Inde orné des plus belles gravures. L'un et
l'autre étaient apportés, par un valet de pied, de la part du Roi. Peu
accoutumé à ces petits soins, le duc se confondit en remerciements, en
attendant qu'il allât lui-même mettre l'hommage de sa reconnaissance
aux pieds de Sa Majesté.

À minuit, on entra dans sa chambre à grand fracas, «de la part du
Roi». C'était un médaillier le plus élégant, avec des couronnes
ducales relevées en bosse sur toutes les faces, contenant des
médailles en or frappées depuis la Révolution.

Le duc de Castries se frottait les yeux, ne comprenant rien à sa
nouvelle faveur. Après y avoir bien pensé, il se rendormit pour y
rêver. À trois heures, on le réveilla de nouveau; mais cette fois le
valet de pied venait, avec une multitude d'excuses, redemander tous
les dons. Trompés par le titre de duc, que monsieur Decazes ne portait
que depuis la veille, les gens du Roi avaient fait porter chez
monsieur de Castries les objets que Sa Majesté destinait au favori. Le
duc de Castries n'eut à son compte que les louis qu'il avait
distribués aux porteurs de ces fugitives magnificences.

L'instruction du procès de Louvel mit en mouvement toutes les passions
et les exigences royalistes. Peu s'en fallut que monsieur de Bastard
ne passât pour son complice parce qu'il refusa d'en reconnaître dans
tous ceux que l'esprit de parti signalait. Le duc de Fitzjames se
distingua dans cette chasse aux assassins. Madame la duchesse de Berry
s'y associa par une misérable et coupable intrigue.

Un pétard fut placé dans un poêle hors d'usage, situé dans un escalier
dérobé de l'appartement du Roi. Il fit une assez violente explosion;
toutefois, le vieux monarque en fut peu ému. On rechercha les auteurs
de cet attentat sans pouvoir les découvrir. De nouveaux pétards furent
ramassés dans les environs des Tuileries. Quelques-uns même partaient
sous les fenêtres de madame la duchesse de Berry.

Bientôt elle trouva dans ses appartements des écrits effrayants. Une
lettre surtout, placée sur sa toilette, contenait, au nom des associés
de Louvel, des menaces atroces contre la princesse et l'enfant qu'elle
portait dans son sein.

La police était désespérée de ne rien découvrir sur un complot qui se
dénonçait ainsi lui-même avec tant d'audace. Comment avait-on pu
pénétrer jusque chez madame la duchesse de Berry pour poser un papier
sur sa toilette? Ses gens furent interrogés et leurs réponses ne
faisaient qu'obscurcir l'affaire.

Enfin on arriva à une femme de chambre favorite de la princesse; elle
se troubla si visiblement qu'on la pressa vivement de questions. On
lui fit écrire quelques lignes, sous un prétexte quelconque; la
répugnance qu'elle témoigna augmenta les soupçons. On la renvoya au
palais pendant qu'on livrait son écriture aux experts; et les
ministres, au rapport de cet interrogatoire, s'apitoyèrent fort sur le
sort des grands exposés à trouver des traîtres parmi ceux qu'ils
comblent le plus de faveur.

Le soir, le Roi assembla un Conseil extraordinairement et lui déclara,
avec un peu d'embarras et une profonde tristesse, qu'il fallait couper
court à toute perquisition. Il raconta qu'au retour de l'interrogatoire
la femme de chambre avait prévenu sa royale maîtresse que mentir sous
serment était au-dessus de ses forces. Elle voyait bien d'ailleurs que
ces messieurs soupçonnaient la vérité et elle ne pouvait promettre de la
cacher à une seconde séance.

Madame la duchesse de Berry envoya chercher son confesseur et le
chargea de révéler à Monsieur que les pétards étaient de son
invention, les lettres écrites sous sa dictée et placées par son
ordre. Elle était bien sûre, au reste, de n'avoir en cela que prévenu
la pensée des assassins et voulait stimuler l'attention de la police
qu'elle présumait très mal faite, puisqu'on n'avait pas encore chassé
tous les agents de monsieur Decazes.

Si ses bonnes intentions ne suffisaient pas à expliquer ses actions,
il ne fallait s'en prendre qu'à elle, ses gens n'ayant agi que par son
commandement exprès. Sa femme de chambre, ajouta-t-elle, n'avait écrit
la fameuse lettre de menaces qu'après de longues représentations et un
ordre impératif. Monsieur avait dû porter cette maussade communication
au Roi, et celui-ci la transmettait au conseil. Après ce récit, fait
d'une voix altérée, écouté les yeux baissés, le Roi ajouta:

«Messieurs, je vous demande de ménager le plus que vous pourrez la
réputation de ma nièce quoiqu'elle ne mérite guère d'égards.»

En effet, on traîna encore en longueur cette affaire pour que les
agents subalternes ne pussent pas deviner la révélation obtenue. On
laissa revenir ceux des gens de la princesse qui étaient mandés, et
même la dame à écriture. Les questions furent posées de façon à
rassurer.

On ralentit petit à petit les poursuites et, au bout de quelques
jours, il n'en resta, dans l'opinion publique, qu'une grande
animadversion contre les mesures de la police qui n'avait rien pu
découvrir, lorsqu'on avait des preuves matérielles que madame la
duchesse de Berry était entourée d'assassins et de traîtres.

Les habitués du pavillon de Marsan furent les plus violents dans leurs
clameurs.

Je crois que cette affaire est le début de madame la duchesse de Berry
dans la carrière de l'intrigue. Il promettait; elle ne lui a pas
manqué de parole.

Depuis la mort de monsieur le duc de Berry, madame la duchesse de
Berry était établie aux Tuileries, dans l'appartement que le prince y
avait conservé et où il avait l'habitude de tenir sa cour les jours de
réception. Madame la duchesse de Berry s'est souvent repentie de
n'avoir pas continué, dès le premier moment de son veuvage,
l'indépendance d'un établissement séparé, car elle n'a plus obtenu la
permission d'habiter l'Élysée.

Il fallait un véritable courage à la commission chargée de
l'instruction du procès de Louvel et surtout à son rapporteur, le
comte de Bastard, pour s'affranchir des influences dont on cherchait à
les entourer. Le chancelier Dambray, pitoyable ministre, mauvais
président de la Chambre des pairs, se trouvait mieux placé lorsqu'il
la dirigeait comme cour et se montrait magistrat intègre et
impartial.

Il soutint les conclusions du rapporteur qui montraient Louvel comme
un fanatique atrabilaire et isolé, n'ayant communiqué avec personne
depuis dix-huit mois qu'il nourrissait son affreux projet, tout en
faisant la part aux doctrines révolutionnaires que la presse et les
jacobins ne cessaient de propager.

Les ultras de la Cour, de la ville et surtout de la province furent
loin de se tenir pour satisfaits de ces résultats de l'enquête, et
chacun avait une preuve incontestable à rapporter de la complicité de
quelque voisin.

Les débats n'apportèrent aucune révélation; la condamnation et
l'exécution eurent lieu sans aucun obstacle. Louvel fut mené en place
de Grève à trois heures de l'après-midi, escorté de l'exécration du
peuple et sans exciter de trouble, quoique les esprits fussent mis en
fermentation par la discussion de la nouvelle loi d'élection et qu'il
y eût eu les jours précédents des rassemblements assez tumultueux pour
devoir être réprimés par la force armée; mais ces groupes, formés
principalement d'officiers à demi-solde et de jeunes étudiants excités
par les députés libéraux, n'auraient pas voulu se déclarer en faveur
d'un assassin.

Le gouvernement déploya la force nécessaire, sans rigueurs inutiles.
Quelques coups de plat de sabre et de poitrails de chevaux suffirent.
La sentinelle qui avait tiré sur le jeune Lallemant, étudiant en
droit, fut mise en jugement. On acheva de discuter la loi. Les
ministres Pasquier et de Serre emportèrent, un à un, les arguments
avec autant de talent que d'habileté et la tranquillité se rétablit
pour le moment.

Toutefois, le parti révolutionnaire s'était renforcé du parti
militaire, gens d'action, arrêtés subitement dans une carrière de
vanité et d'ambition, froissés et irrités dans tous leurs sentiments
par la Restauration et animés contre elle d'une haine vindicative.

Ces dispositions avaient été réprimées pendant l'occupation étrangère,
mais, depuis l'émancipation, il s'ourdissait partout des trames.
C'était un danger inhérent à l'évacuation du territoire qu'il fallait
prévoir et affronter.

Malgré le jugement de la Cour des pairs, madame la duchesse de Berry
fit élever à Rosny un tombeau renfermant le coeur de son malheureux
époux sur lequel elle fit inscrire: «Tombé sous les coups des
factieux». Cela choqua le pays qui avait pris une part si généreuse à
sa douleur.

Monsieur de Chateaubriand publia une histoire sur monsieur le duc de
Berry où il représenta le crime comme celui de la France. Ces deux
monuments élevés à sa mémoire indisposèrent contre elle.

Monsieur de Chateaubriand était profondément blessé de n'avoir pas été
appelé à faire partie du nouveau ministère. Louis XVIII n'était rien
moins que disposé à le nommer, et monsieur de Richelieu n'en voulait
pas davantage pour collègue. Mais, comme il avait était fort avant
dans toutes les intrigues du pavillon de Marsan, quoique Monsieur
n'eût aucun goût pour lui, on obtint que le Roi payât les dettes qu'il
a toujours en permanence, et il fut envoyé ministre en Prusse. Il ne
resta guère à Berlin. Il avait déjà été nommé à Stockholm où il
n'avait jamais voulu se rendre.

Je m'étais assez bien trouvée des eaux d'Aix, l'année précédente, pour
avoir le désir d'y retourner. Je souhaitais d'ailleurs assister à
l'inauguration d'un bel établissement que monsieur de Boigne fondait à
Chambéry. C'est la maison de _refuge de Saint-Benoît_, destinée à
recevoir quarante personnes, parmi la classe moyenne de la société,
ayant dépassé l'âge de soixante ans et se trouvant sans ressource, des
ecclésiastiques, de vieux militaires, d'anciens employés, etc.; des
veuves ou des vieilles filles, ayant perdu leurs maris ou leurs
parents, sans conserver de fortune.

Monsieur de Boigne avait doté cette maison d'un assez gros revenu et
s'était complu à l'établir avec tous les soins qui devaient assurer à
ses futurs habitants une existence aussi douce que paisible.

Je m'identifiai fort à cette noble pensée et je fis, avec
satisfaction, les honneurs du premier repas donné aux réfugiés (c'est
le nom qu'on assigna aux habitants de la maison Saint-Benoît) et aux
autorités du pays invitées à cette occasion. Je passai la journée, et
presque la totalité du lendemain, avec les nouveaux installés dont le
contentement faisait bonheur à voir. Monsieur de Boigne n'avait rien
négligé pour rendre [le séjour] confortable.

De tous les nombreux bienfaits dont il a doté Chambéry, la maison du
refuge m'a toujours paru la plus utile et la plus satisfaisante pour
son coeur. Il a construit une aile à l'hôpital, un hospice pour les
aliénés, un pour les voyageurs, un autre pour les maladies cutanées.
Il a bâti des casernes, un théâtre, ouvert des rues, planté des
boulevards, construit des maisons; et, pour couronner l'oeuvre,
rétabli un couvent de capucins et un collège de Jésuites lorsque, dans
les dernières années, il devint très dévot, à sa façon pourtant car,
avec l'autorisation du directeur jésuite, les capucins faisaient le
carême, jeûnaient et mangeaient maigre pour le général de Boigne,
moyennant des bons de deux mille livres de viande qu'il donnait au
couvent, à prendre sur les bouchers de Chambéry.

Je ne sais pas trop comment cela s'arrangeait. Il est avec le ciel des
accommodements. Cette façon de faire maigre m'a toujours extrêmement
réjouie, et monsieur de Boigne ne se faisait faute d'en plaisanter
lui-même les capucins ses bons amis.

C'est pendant le séjour que je fis aux eaux, cette année, que je vis
le plus familièrement monsieur Lainé et que je me confirmai dans
l'idée qu'il n'était point du tout homme d'État. Lui-même répétait
souvent qu'il n'était nullement propre aux affaires.

Il avait refusé la demande que monsieur de Richelieu lui avait faite
de rentrer au ministère. Cependant, par suite de cette inconséquence
naturelle à la vanité humaine, il ne laissait pas d'être blessé que ce
sacrifice n'eût pas été exigé de son patriotisme.

La grande conspiration militaire, qui se préparait depuis plusieurs
mois, éclata au mois d'août de cette année. Monsieur Lainé en recevait
les détails par chaque courrier. Il n'arrivait que deux fois la
semaine.

Monsieur Lainé ouvrait ses lettres avec le frisson et leur lecture
déterminait un accès de fièvre, soit qu'elles lui apportassent
l'espoir ou l'inquiétude. Il venait les attendre chez moi, et je l'ai
vu passer alternativement, trois fois en dix jours, de la confiance
absolue à un entier découragement: tout était sauvé; tout était perdu.

Il déduisait alors les motifs de ses craintes ou de ses espérances
avec une éloquence bien propre à entraîner mais qui perdit bientôt
toute influence sur mon esprit par la mobilité des impressions qu'elle
exprimait. Et c'était moi, faible femme, qui cherchais à le remonter
en lui répétant ses arguments de la veille; mais il ne les écoutait
plus dès que son imagination se trouvait autrement frappée. Après
avoir fait son hymne de joie ou de désespoir, il retournait chez lui,
se mettait au lit, avait un accès de fièvre, et attendait le jour de
poste en devisant plus tranquillement dans l'intervalle.

Monsieur Lainé était un homme grand, sec, dégingandé, gauche, d'une
figure laide et dénuée de toute physionomie. Sa conversation était
généralement froide, compassée et peu intéressante. On pouvait passer
des soirées entières avec lui en lui entendant jeter, çà et là, dans
la conversation des phrases courtes, sans rédaction et sans effet;
mais, si quelque circonstance frappait son imagination, alors le dieu
se révélait en lui, sa physionomie s'animait, son regard brillait, son
geste s'ennoblissait, sa voix devenait sonore et timbrée; il s'opérait
en lui une véritable métamorphose, mais aussi une surexcitation après
laquelle il retombait dans un état d'atonie véritable.

C'était pour lui-même que monsieur Lainé éprouvait ces mouvements
d'inspiration; il n'avait pas besoin d'être exalté par son auditoire.
Je lui ai entendu faire, dans ma petite chambre d'Aix, dix morceaux
qui auraient été applaudis avec transport s'ils avaient été prononcés
à la tribune; mais aussi, s'il avait fallu répliquer, un instant
après, à quelque antagoniste, hormis qu'il n'eût réussi à le mettre en
colère, notre brillant improvisateur n'aurait eu ni un mot, ni une
pensée à son service.

Monsieur Lainé avait un magnifique talent d'opposition; personne ne
s'élevait plus grandement, plus noblement contre ce qu'il trouvait le
mal; mais le genre même de son éloquence n'était pas gouvernemental.
Il était trop irrité contre les arguments de mauvaise foi qu'emploient
les partis et, lorsqu'il ne les pulvérisait pas au premier coup, il
était incapable de leur faire cette guerre de poste à laquelle les
ministres sont astreints. Il m'est resté, des six semaines que j'ai
passées à voir monsieur Lainé tous les jours, de l'amitié pour sa
personne, de l'admiration pour son éloquence et nulle confiance dans
son jugement.

Les équipages de la reine Caroline d'Angleterre traversèrent Aix. On
nous dit qu'elle avait séjourné dans une auberge sur la route de
Genève; d'étranges récits nous en parvinrent.

Curieuse de savoir la vérité sur les détails, je m'en enquis lorsque,
peu de temps après, je suivis le même chemin. Je descendis de voiture
à Rumilly et j'entrai dans l'auberge. Une jeune fille, ayant l'air
très décent, travaillait dans la cuisine; je lui fis quelques
questions sur le séjour de la Reine. Elle me répondit, en baissant les
yeux, qu'elle ne savait rien.

«Est-ce qu'elle ne s'est pas arrêtée ici.

--Si fait, madame, mais je n'y étais pas.»

L'hôtesse alors s'approcha et me raconta que cette reine était restée
huit jours chez elle, mais que, dès la première soirée, elle s'était
empressée d'envoyer ses filles chez une de leurs tantes:

«J'étais honteuse, madame, de ce que je voyais moi-même et j'avais
répugnance à envoyer mes servantes pour la servir.»

Il paraît que le courrier Bergami était devenu trop bonne compagnie
pour satisfaire aux goûts de cette impudique princesse. Elle en était
pourtant dominée. Mais, sous prétexte d'une conférence avec le
ministre d'Angleterre à Berne, pour régler son passage en Suisse, elle
l'avait expédié en mission de confiance, et elle avait passé la
semaine de son absence à Rumilly dans une orgie perpétuelle avec ses
autres valets.

L'indignation était arrivée à un tel point dans le petit bourg ainsi
sali de sa présence que, le jour de son départ, une querelle s'étant
élevée entre un de ses gens et un postillon et la Reine prétendant
imposer silence de sa parole royale, il y eut une explosion de fureur
générale. Toute la population y prit part. On la voulait lapider, et
elle en courut quelque risque.

Voilà l'honorable personne qu'une partie notable de la nation anglaise
réclamait à grands cris comme souveraine. Nouvelle preuve de la bonne
foi des oppositions en tous pays.

Après avoir passé quelques jours dans l'enchantement que je suis
toujours assurée de retrouver à Genève, je traversai le Jura, au
milieu de la neige, et j'arrivai à Paris la veille de la naissance de
monsieur le duc de Bordeaux. Je ne nierai pas qu'elle ne m'ait causé
une vive joie et que je n'aie répété toutes les exagérations
royalistes sur cet _enfant du miracle_, comme nous l'appelions.

Véritablement, lorsqu'on pense que son père avait péri pour assurer
l'extinction de la race et que ce faible rejeton avait échappé à
toutes les excitations morales et physiques de sa malheureuse mère
pendant cette fatale soirée du 13 février, il était permis de trouver
là le doigt de la Providence et de compter sur sa protection.

Toutefois, je me rappelle parfaitement une circonstance qui me frappa
dans le temps et que nous avons bien souvent remémorée depuis. Je me
promenais dans mon salon avec Pozzo et je poétisais sur cette
naissance depuis une heure. Tout à coup, il s'arrêta, posa sa main sur
mon bras, et me dit:

«Vous voilà bien contente, bien joyeuse, bien charmée! Vous entendez
toutes ces cloches qui sonnent, hé bien, c'est le glas de la maison de
Bourbon; souvenez-vous de mes paroles.»

Pozzo n'avait que trop bien prévu. La naissance de monsieur le duc de
Bordeaux excita sa famille à vouloir rétablir la monarchie absolue, en
même temps qu'elle enlevait au peuple l'espérance de l'extinction
naturelle de la branche aînée avec laquelle il ne se sentait pas en
sympathie.

C'est ainsi que la prévision des faibles mortels est souvent trompée
par les décrets de la Providence et que nos cris d'allégresse devaient
se transformer en larmes de regrets. Je dois à Pozzo la justice de
reconnaître qu'il a été du bien petit nombre de gens qui le prédirent
dès alors.

Le duc de Wellington exprimait à peu près la même idée, au mariage de
monsieur le duc de Berry, lorsqu'en répondant à quelqu'un qui trouvait
madame la duchesse de Berry trop frêle pour donner l'espoir d'avoir
des enfants, il dit: «Ce serait un grand bonheur pour la Restauration.
Sa meilleure chance pour s'établir est de laisser l'espérance de
l'extinction de la branche régnante!»

Les partis firent courir des bruits sur la naissance de monsieur le
duc de Bordeaux que la royale impudeur de sa mère ne permit pas de
soutenir.

Je n'entrerai dans aucun détail ni sur ses couches, ni sur le procès
de la reine d'Angleterre. Tout ce que je dirai c'est qu'entre les
procès-verbaux de l'héroïsme maternel de l'une de ces princesses et
les scandaleuses dépositions sur la vie de l'autre, les gazettes
furent, pendant quelques jours, d'une si dégoûtante indécence qu'on
n'osait pas les laisser sur la table.

Il y eut au moment du baptême de monsieur le duc de Bordeaux une
promotion de chevaliers des ordres. On avait hésité à en faire
jusque-là parce que le Roi ne pouvait tenir chapitre avant d'avoir été
sacré, et les infirmités de Louis XVIII ne lui permettaient pas de
s'exposer à tous les regards pendant une si longue et si fatigante
cérémonie.

On se décida cependant à faire des chevaliers. Mon père ne fut point
porté sur la liste. Il en fut même comme exclu, car tous les autres
ambassadeurs, en activité et en retraite, furent nommés. Le Roi
conservait du mécontentement de sa retraite et monsieur de Richelieu
eut le tort de ne pas insister et de laisser donner un dégoût très vif
à un de ses plus chauds partisans qui, par cette retraite même, lui
avait donné une marque de confiance plus constitutionnelle qu'il
n'entrait encore dans les idées françaises.

Mon père en fut profondément blessé, et je me reproche de n'avoir pas
assez partagé son chagrin. Ne trouvant que peu de sympathie autour de
lui, il le renferma dans son sein, et j'ai su depuis qu'il en avait
grandement souffert. S'il l'avait épanché, peut-être lui aurait-il été
moins sensible; mais je ne pouvais me persuader que sa haute raison
attachât tant de prix à une décoration qui me semblait si futile.




CHAPITRE V

     Insurrections militaires. -- Congrès de Troppau. -- Habileté du
     prince de Metternich. -- Il se raccommode avec l'empereur
     Alexandre. -- Conduite du vieux roi de Naples. -- La «Paüra». --
     Description qu'il en fait. -- Insurrection du Piémont. -- Le
     prince de Carignan. -- Conduite du général Bubna à Milan. -- Mort
     de l'empereur Napoléon.


L'épidémie des insurrections militaires gagnait de plus en plus. Elle
avait éclaté d'abord à Cadix; une tentative avait eu lieu chez nous.
Naples en fut attaquée, et bientôt après le Piémont.

L'insurrection à Naples était devenue une révolution; notre cabinet se
refusait à l'intervention armée des autrichiens. Il espérait, par des
négociations, amener les napolitains eux-mêmes à renoncer à une partie
des concessions arrachées aux terreurs de leur vieux Roi et à se
contenter de sacrifices qui laissassent du moins la possibilité d'un
gouvernement monarchique. En d'autres termes, il désirait faire
remplacer la constitution espagnole de 1812 par la charte française de
1814. Les puissances absolutistes se souciaient peu d'un pareil
exemple. Il y eut un congrès assemblé à Troppau.

Je n'écris pas l'histoire et ne prétends point donner le journal de ce
congrès ni de ceux qui le suivirent. Je n'en parle que pour citer une
anecdote peu connue; je la tiens de bonne source et elle ne laissa pas
d'influer sur le destin du monde.

L'empereur Alexandre, dont le libéralisme commençait à se calmer
beaucoup, se trouvant à un grand dîner chez l'empereur d'Autriche,
s'exprima en termes fort chauds contre les fauteurs de révolutions. Il
assura que les gouvernements militaires étaient seuls à l'abri des
bouleversements, ajouta qu'à la vérité la moindre insurrection des
troupes y serait mortelle, puis affirma que les armées autrichiennes,
russes et prussiennes étaient complètement....

Le prince de Metternich lui coupa la parole en parlant d'autre chose.
L'Empereur parut surpris et choqué. Tout le monde fut étonné, et le
dîner s'acheva dans le silence. À peine levé de table, le prince
s'approcha de l'Empereur et lui demanda pardon de son impertinence; il
avait cru remarquer dans ses paroles l'ignorance de ce qui se passait
en Russie et avait voulu l'empêcher de les prononcer.

Il apprit à l'Empereur l'insurrection de la garnison de Pétersbourg:
elle avait déposé ses officiers et quitté la ville pour marcher sur
les colonies militaires. L'Empereur protesta de l'impossibilité d'un
pareil fait. Monsieur de Metternich le supplia d'attendre avant de se
prononcer hautement, promettant de garder le secret le plus absolu, et
de laisser Sa Majesté Impériale être le premier à répandre la nouvelle
dans les termes qui lui conviendraient le mieux.

Quarante-huit heures s'écoulèrent. Enfin, le troisième jour arriva le
courrier de Pétersbourg. Il apportait la confirmation de
l'insurrection et du départ des troupes.

Leur présence dans les colonies militaires aurait pu entraîner les
suites les plus graves, mais elles avaient été poursuivies et
ramenées, moitié par force moitié par persuasion. Le danger était
conjuré, et c'était pour pouvoir en donner l'assurance à l'Empereur
qu'on avait retardé jusque-là le départ du courrier.

Il fut très mécontent d'avoir appris des événements de cette
importance par une voie étrangère et tança vertement son monde; mais
il conçut une grande idée de la manière dont le prince de Metternich
était instruit par ses agents et beaucoup de reconnaissance du secret
qu'il avait fidèlement gardé, même vis-à-vis de l'Empereur son maître.
C'est à dater de ce moment que l'empereur Alexandre commença à se
livrer, d'une part, aux terreurs qui ont empoisonné le reste de sa vie
et, de l'autre, à une confiance pour le prince de Metternich qui
bientôt ne connut plus de borne.

Dans ces conjonctures, le prince Ypsilanti quitta le drapeau russe
pour lever en Grèce celui de l'indépendance. À toute autre époque, le
cabinet de Pétersbourg, qui préparait cette catastrophe depuis un
siècle, l'aurait assurément appuyé de tous ses moyens; mais
l'Empereur, effrayé de ce qui portait le caractère d'insurrection et
surtout d'insurrection militaire, céda facilement aux exhortations du
prince de Metternich. Celui-ci ne voulait pas de guerre en Orient. Son
seul but était d'assurer la domination autrichienne en Italie.

On avait déjà vu le vieux Roi de Naples arriver à Troppau, accompagné
de deux énormes lévriers seuls objets de ses sollicitudes, rapporter
tous les engagements pris avec ses sujets, manquant ainsi aux serments
les plus solennels au risque des dangers qu'il pouvait faire courir à
son fils, resté à Naples en otage de sa bonne foi. On l'avait vu
suivre les souverains alliés à Laybach, passer dans les rangs des
troupes autrichiennes, prêcher la croisade contre ses propres États
et, les larmes aux yeux, demander vengeance envers ceux qu'il avait
juré de protéger. Ses voeux étant accomplis et son pays conquis,
occupé, foulé et ruiné par l'étranger, il reprit assez de courage
pour consentir à y retourner.

On le fit accompagner par des commissaires de toutes les puissances,
en partie pour le soutenir contre ses propres terreurs, en partie pour
donner à sa cause triomphante l'appui moral de la sanction européenne
et plus encore pour modérer la cruauté des réactions que la peur dont
il était encore dominé aurait pu lui inspirer. Naples se rappelait en
frémissant son premier retour de Sicile, et le monde n'en avait pas
perdu la mémoire.

Le prince héréditaire vint à sa rencontre jusqu'à Rome. Les
commissaires assistèrent à l'entrevue de ces deux royaux personnages,
et c'était la rougeur sur le front que Pozzo, pleurant d'un oeil et
riant de l'autre, racontait la discussion qui s'éleva entre eux sur
l'excès des craintes qu'ils avaient mutuellement ressenties.

En Italie, les choses s'appellent par leur nom; on ne cherche pas de
circonlocution. Et c'était de leur _maladetta paüra_ que le père et le
fils s'entretenaient librement:

«E che paüra ti! è io che ho avuto paüra.

--Oh! cara maestà no, non era niente, è dopo la sua partenza ch'è
venuta la vera paüra.»

Et puis ils racontaient tous les degrés et tous les effets de cette
terrible _paüra_ avec une candeur qui pourtant ne touchait guère leurs
auditeurs.

Pozzo me disait: «En sortant de cette entrevue, mes collègues et moi
nous avons été vingt-quatre heures sans oser seulement nous regarder.»

Le prince de Metternich fait, au même sujet, un récit où il convient
de joindre la pantomime lazaronesque au jargon du vieux Roi pour qu'il
ait tout son mérite.

Ferdinand lui parlait sans cesse à Laybach _di questa maladetta
paüra_. L'impassibilité du ministre persuadant au Roi qu'il
n'appréciait pas toute l'importance de ce mobile, il lui demanda un
jour s'il savait bien ce que c'était que la «paüra». Sur la réponse un
peu dédaigneuse de monsieur de Metternich, le Roi reprit, avec une
extrême bonhomie:

«Non ... non ce n'est pas ça ... _ve lo dirò io_.... C'est une _certa
cosa_ qui vous _piglia là_», en mettant sa main sur le sommet de sa
tête et faisant le geste de tordre; «et qui vous prend _les cervelles_
et les fait danser _fin_ qu'on croit qu'elles vont sortir de la tête;
_poi scende al stomacho_ ... on croit qu'on va _svenare_ ... _pare_
qu'on se meurt...» Et il mettait les deux mains sur son estomac, «_poi
scende un po più giù_», les deux mains suivaient. «On sent une _dolor
del diavolo_, et _poi ... poi ... brebre brebre_»...; en lâchant les
mains et terminant sa description physiologique par un geste
expressif.

Lorsque l'insurrection militaire se déclara en Piémont, le roi Victor
donna sa démission et descendit du trône plutôt que d'imiter le roi de
Naples en s'humiliant devant ses sujets pour les trahir par la suite.
Victor avait à la fois trop de courage et trop de loyauté pour jouer
un pareil rôle. Celui qu'accepta le prince de Carignan dans cette
triste affaire, si mal conçue, lui attira l'animadversion de tous les
partis.

J'avoue que je me sens un assez grand fond de bienveillance envers ce
prince pour être tentée de l'excuser. Il était bien jeune: nourri dans
la haine des autrichiens qu'il avait raison de détester, il savait ce
sentiment partagé par le Roi.

On l'avait entouré et persuadé qu'il s'agissait d'entrer dans une
ligue commune à tous les peuples de la péninsule. Naples était déjà
émancipée. La Lombardie, la Romagne, la Toscane devaient lever à la
fois le drapeau de l'indépendance et expulser les allemands de leur
sein. La nationalité italienne une fois rétablie, on diviserait ce
pays en deux grands États capables de se défendre eux-mêmes contre
leurs voisins, et la maison de Savoie se trouverait naturellement
appelée à gouverner celui du nord.

Voilà le roman à l'aide duquel on avait fait entrer le prince de
Carignan dans la conspiration, en lui assurant que le Roi lui-même y
donnerait les mains avec joie, une fois le mouvement commencé.

Lorsqu'il vit le Piémont seul s'émouvoir et que, loin d'amener la
réunion de l'Italie sous la protection du roi de Sardaigne,
l'insurrection avait pour but de le dépouiller de son autorité, le
prince de Carignan s'aperçut qu'il était joué par la faction
révolutionnaire. Il voulut se retirer du complot, s'y prit
maladroitement, livra ses anciens confidents et compromit sa
réputation d'homme d'honneur fort au delà peut-être qu'il ne le
méritait. Quoi qu'il en soit, la punition fut dure. Il fut chassé de
Turin, et l'asile qu'il trouva chez son beau-père à Florence ne lui
fut ouvert que sous les conditions les plus rigoureuses et les plus
humiliantes.

L'habileté du général Bubna, gouverneur autrichien, avait déjoué les
trames ourdies en Lombardie avec tant de bonheur, que la tranquillité
y fut maintenue, sans avoir recours à de grandes sévérités. Il lui
suffit de se montrer instruit des menées et d'avertir les fauteurs de
troubles qu'ils devaient s'éloigner.

La façon dont il expulsa lord Kinnaird, un des agents les plus actifs
du complot, est bien dans son caractère. Tous les jours, lord Kinnaird
faisait la partie de whist du général. Un soir, au lieu de l'_à
demain_ habituel, Bubna accompagna son serrement de main quotidien de:

«Bonsoir, mon cher lord, bon voyage.

--Comment, bon voyage?

--Hélas! oui, vous nous quittez.

--Point du tout.

--Ah! si fait; j'ai visé votre passeport, vos chevaux sont commandés
pour cinq heures du matin. Bon voyage, mon cher lord. Si vous teniez à
avoir une escorte, elle serait à vos ordres à six heures, mais le pays
est tranquille et je ne pense pas que ce soit nécessaire. Bonjour, mon
cher lord, bon voyage.»

Lord Kinnaird partit en effet à cinq heures bien précises, sans
attendre l'escorte que Bubna lui aurait infailliblement envoyée. Ce
congé donné de cette façon, devant quarante personnes, avertit les
complices qu'ils étaient découverts et qu'il fallait renoncer à une
trame où la plupart des assistants étaient entrés.

Le général Bubna conseilla plus confidentiellement à quelques
seigneurs de Lombardie, les plus compromis, une courte absence et
surtout un voyage à Vienne. Ce ne fut qu'après sa mort que les
complots se renouvelèrent et que des gouverneurs moins habiles eurent
recours à des mesures plus acerbes.

Tandis que les passions révolutionnaires s'agitaient en Europe, la
main puissante qui les avait domptées et fait servir à répandre son
nom dans tout l'univers, cette main désarmée qui effrayait encore les
nations cédait au plus terrible des vainqueurs.

Le 5 mai 1821, Napoléon Bonaparte exhalait son dernier soupir sur un
rocher au milieu de l'Atlantique. La destinée lui avait ainsi préparé
le plus poétique des tombeaux. Placée à l'extrémité des deux mondes,
et n'appartenant qu'au nom de Bonaparte, Sainte-Hélène est devenue le
colossal mausolée de cette colossale gloire; mais l'ère de sa
popularité posthume n'avait pas encore, commencé pour la France.

J'ai entendu crier par les colporteurs des rues: _La mort de Napoléon
Bonaparte, pour deux sols; son discours au général Bertrand, pour
deux sols; les désespoirs de madame Bertrand, pour deux sols, pour
deux sols_, sans que cela fît plus d'effet dans les rues que l'annonce
d'un chien perdu.

Je me rappelle encore combien nous fûmes frappées, quelques personnes
un peu plus réfléchissantes, de cette singulière indifférence; combien
nous répétâmes: «Vanité des vanités et tout est vanité!» Et pourtant
la gloire est quelque chose, car elle a repris son niveau, et des
siècles d'admiration vengeront l'empereur Napoléon de ce moment
d'oubli.

Je ne puis donner des détails particuliers sur les temps de son exil.
Ils ne me sont arrivés que par des séides ou des détracteurs. J'ai
connu quelques-unes des personnes qui l'ont accompagné, mais elles
voulaient tirer parti de leurs paroles. Gourgaud prétendait vendre ses
révélations, Bertrand exploiter sa fidélité. Ni l'un ni l'autre ne
méritaient de confiance dans leurs récits. Encore moins pouvait-on se
fier à ceux de sir Hudson Lowe qui, accablé du poids de sa
responsabilité, avait compris sa mission fort gauchement. Il
tracassait l'Empereur dans les détails et lui cédait dans les choses
essentielles.

S'il était possible de se faire une idée un peu juste sur l'ensemble
de son existence à Sainte-Hélène, il me semble qu'elle a été composée
de grandeur dans les souvenirs dont ses belles dictées font foi, et de
petitesses dans les actions dont la correspondance avec sir Hudson
Lowe fait aussi témoignage.

Au surplus, l'Empereur avait ce caractère de l'omnipotence que, même
au sommet de sa gloire et occupé à culbuter les empires, il trouvait
encore le temps d'entrer avec chaleur dans des détails qu'un simple
particulier aurait négligés sans scrupule. La puissance de Dieu
soigne l'aile du moucheron. Peut-être ce que notre malveillance
qualifiait de petitesse était-il l'excès de la force.

Lord Castlereagh, en entrant dans le cabinet de George IV, lui dit:

«Sire, je viens apprendre à Votre Majesté qu'Elle a perdu son plus
mortel ennemi.

--Quoi, s'écria-t-il, est-il possible! elle est morte!»

Lord Castlereagh dut calmer la joie du monarque en lui expliquant
qu'il ne s'agissait pas de la Reine, sa femme, mais de Bonaparte. Peu
de mois après, les espérances conçues par le Roi furent accomplies. Il
faut convenir que, si jamais de pareils sentiments peuvent être
justifiés, c'était assurément par la conduite de la reine Caroline. Sa
mort fut un soulagement pour tout le monde, et surtout pour le parti
qui avait entrepris la tâche impossible de l'honorer. Elle périt
victime de ses excès.




CHAPITRE VI

     Intrigues contre le ministère. -- Madame du Cayla. -- Retraite du
     ministère. -- Formation du nouveau ministère dont monsieur de
     Villèle est le chef. -- Son caractère. -- La Congrégation. -- Ses
     projets.


Le cabinet, à la tête duquel se trouvait placé le duc de Richelieu,
s'occupait activement des affaires. La France reprenait son rang parmi
les nations; on commençait à compter avec elle. La question d'Orient
s'entamait et elle prétendait [avoir] place au banquet. La prospérité
intérieure s'établissait avec la tranquillité. La Chambre des pairs
avait montré une grande indulgence envers les conspirateurs du mois
d'août 1820; mais la sagesse du gouvernement maintenait les artisans
de trouble dans le respect et cette longanimité n'avait pas eu de
grands inconvénients. Des lois sages se préparaient. Tout enfin
annonçait la session comme devant être calme et utile pour le pays.

Le ministère, occupé de ses travaux et composé de gens éloignés des
intrigues de la Cour, ignorait ou attachait trop peu d'importance à ce
qui s'y tramait.

Le roi Louis XVIII avait besoin d'un favori. L'éloignement de monsieur
Decazes le laissait dans un isolement qu'il lui fallait combler. Si un
des ministres avait voulu prendre ce rôle, le Roi s'y serait prêté
volontiers, mais aucun n'était propre à le remplir.

Le hasard conduisit madame du Cayla dans le cabinet du monarque. Elle
avait des restes de beauté, était spirituelle, intrigante et possédait
surtout un fond de bassesse que rien n'épouvantait. Les tristes
séductions employées auprès du vieux Roi ne le cédaient qu'à l'ignoble
salaire qu'elle en recevait. Si le ministère avait été plus éclairé
sur ses manoeuvres, on aurait pu la retenir dans une situation
subalterne et mercenaire: l'or aurait suffi à son âpreté; mais il la
méprisa trop. Elle eut le temps d'établir son influence et voulut
l'exercer politiquement.

Je ne sais si elle conçut l'idée d'allier sa fortune à celle de
monsieur de Villèle ou si monsieur de Villèle pensa le premier à se
servir de ce vil instrument, mais, ce dont je suis sûre, c'est que
Sosthène de La Rochefoucauld, depuis de longues années le soupirant
plus ou moins heureux de madame du Cayla, devint l'intermédiaire de
cette alliance encore très secrète. Une fois conclue, on y fit
facilement entrer Monsieur, et la chute du ministère Richelieu fut
décidée dans ce petit conseil, sous le patronage de la Congrégation.

L'intrigue éclata dès l'ouverture de la session. On proposa dans
l'adresse, en réponse au discours du Roi, une phrase qui se pouvait
interpréter comme un blâme aux ministres, et il fut bientôt évident
qu'elle serait soutenue par les deux oppositions, de droite et de
gauche, réunies pour attaquer le ministère dans cette conjoncture.

Les doctrinaires, sous l'influence de leur chef monsieur
Royer-Collard, firent l'appoint de cette majorité factice, bien
persuadés qu'ils étaient devoir tomber en trois mois un ministère
ultra et d'être appelés à le remplacer.

Monsieur Royer-Collard possède une de ces ambitions occultes qui
prétend tout obtenir en ayant l'air de tout dédaigner. Il n'en est
pas de plus dangereuses ni de plus amère. Il s'était fait une grande
existence avec un peu de talent et beaucoup d'emphase. On peut citer
de lui deux ou trois discours remarquables et un grand nombre de mots,
plus creux que profonds, mais qui ont eu grande vogue pendant un
certain temps.

L'alliance précaire des partis était le résultat des manoeuvres de
monsieur de Villèle. Si le ministère avait méprisé cette union contre
nature, elle ne pouvait durer huit jours; mais monsieur de Villèle
s'était bien flatté de trouver monsieur de Richelieu trop
honorablement susceptible pour s'obstiner à garder une place où il
semblait atteint par la désapprobation d'un des organes de la nation.
Son espérance fut justifiée. Ce fut une faute, car la Chambre des
députés parlait au nom de l'intrigue; mais ces genres de fautes
n'appartiennent qu'aux plus nobles caractères. D'ailleurs le Roi, déjà
gagné par les blandices de madame du Cayla, loin de solliciter ses
ministres de braver une situation évidemment transitoire, les
encouragea à faire du vote de l'adresse une question de cabinet.

Lorsqu'il fut constaté que tout le parti ultra, dont Monsieur était le
chef, travaillait aussi activement que lui-même au renversement du
ministère, monsieur de Richelieu alla trouver le prince et lui demanda
compte de cette parole de gentilhomme donnée, avec tant de solennité,
l'année précédente.

Monsieur ne se déconcerta nullement: «Oh! je vous en aurais dit bien
d'autres pour vous faire accepter alors; les temps étaient si mauvais
que nous étions encore heureux de n'être réduits qu'à vous et de
pouvoir nous arrêter aux gens de votre nuance d'opinion; mais vous
comprenez bien, mon cher duc, que cela ne pouvait durer.»

Monsieur de Richelieu lui tourna le dos, avec plus d'indignation que
de respect. Il rassembla ses collègues et, après une longue
conférence, ils conclurent que, s'il était facile de résister à la
coalition improvisée des deux oppositions et à sa majorité factice, il
était impossible, en revanche, de gouverner utilement avec l'hostilité
de Monsieur. Rien n'aurait été plus aisé que de le rendre odieux au
pays en démasquant ses intrigues, ses intentions et de le reléguer à
n'être qu'un chef de faction; mais le cabinet était composé de gens
trop consciencieux et trop royalistes pour vouloir achever de
dépopulariser un prince, héritier de la couronne, que la santé du Roi
plaçait sur l'estrade même du trône.

En conséquence, les ministres décidèrent de se retirer en masse et le
duc de Richelieu fut chargé d'en prévenir le Roi. Celui-ci, arrivé au
dénouement, fut fort troublé: «Mon Dieu, dit-il, en mettant sa tête
entre ses mains, que vais-je devenir? Que veulent-ils faire? Que
va-t-on m'imposer?»

Monsieur de Richelieu l'engagea à voir Monsieur et à se concerter avec
lui. Peu d'heures après, il reçut un billet du Roi qui le mandait en
toute hâte. Il le trouva seul dans son cabinet, le visage radieux:
«Venez vite, mon cher Richelieu, votre conseil était excellent. J'ai
vu mon frère; j'en suis parfaitement content: il est très sage, tout
est arrangé; vous pouvez vous en aller quand vous voudrez.»

Voilà quelles furent les expressions de la reconnaissance royale pour
tous les services et tout le dévouement du duc de Richelieu. Je l'ai
vu lui-même sourire en les répétant, mais ce sourire avait quelque
chose de triste qui marquait un coeur profondément ulcéré.

Monsieur de Richelieu avait, aux yeux de toute la famille royale, un
tort indélébile que rien ne pouvait effacer. Pendant l'émigration et
au moment où la fondation d'Odessa l'occupait le plus activement,
l'année de son service de premier gentilhomme de la chambre auprès de
Louis XVIII vint à sonner. Le duc pria le duc de Fleury, son camarade,
établi à Mittau chez le Roi, de le remplacer et négligea de venir
prendre son poste dans une antichambre d'émigration. Pour les princes
de la maison de Bourbon, le service auprès de leur personne est
toujours le principal devoir. Jamais ils n'ont pardonné ce premier
grief au duc de Richelieu. Il avait, de plus, pour leur déplaire, les
titres qu'y donnaient un esprit droit et sage et une noble
indépendance de caractère.

L'empressement du Roi pour obtenir la retraite de ses ministres était
devenu si grand qu'il fit réclamer jusqu'à trois fois dans la soirée,
leur démission. La difficulté de se réunir tous, à une heure insolite,
pour la rédiger en commun, en avait retardé l'envoi. On sut depuis
qu'il avait promis à madame du Cayla qu'elle lui serait remise avant
l'heure de son coucher. En effet, elle la reçut à minuit.

Ici se termine le règne de Louis XVIII; il n'a plus été qu'un
instrument entre les mains des agents de Monsieur qui, lui-même,
obéissait à la Congrégation. Lorsque monsieur de Villèle a cherché à
s'en affranchir, il est tombé comme les autres.

J'ai dit que Sosthène de La Rochefoucauld était depuis nombre d'années
dans des relations intimes avec madame du Cayla. Sa femme en
témoignait du chagrin, et son beau-père et sa belle-mère une humeur
qu'ils ne manquaient pas une occasion de faire éclater.

Mais, depuis la faveur de madame du Cayla, ils avaient changé
d'allure. Ils s'étaient graduellement rapprochés, et monsieur et
madame Mathieu de Montmorency passaient leur vie chez elle. Ce
raccommodement obtint pour salaire le ministère des affaires
étrangères pour Mathieu. Sosthène racontait qu'il avait d'abord pensé
à le prendre lui-même, mais il avait trouvé plus romain de
l'abandonner à son beau-père: «J'ai fait des rois, seigneur, et n'ai
pas voulu l'être.»

Il n'y eut pas de président du conseil. Monsieur de Villèle n'osait
pas encore y prétendre pour lui et ne voulait pas en reconnaître un
autre. Monsieur de Corbière suivit le sort de son ami et patron et
prit le portefeuille de l'intérieur. Monsieur de Peyronnet, qui
s'était fait remarquer par sa furibonde faconde pendant le dernier
procès à la Chambre des pairs, fut appelé aux sceaux. Sa réputation
était tellement honteuse à Bordeaux, sa patrie, qu'il y eut des paris
ouverts contre cette nomination, traitée d'apocryphe. Le _Moniteur_
confondit les incrédules.

Le maréchal Victor, duc de Bellune, était un choix selon les coeurs
des plus purs ultras. On le reconnaissait pour un vieil imbécile
entouré d'une famille d'escrocs, mais il _pensait si bien_ que ce
mérite l'emportait sur tous les inconvénients possibles.

Afin que ce pitoyable cabinet reçut le scel du cachet de Sosthène, le
duc de Doudeauville, son père, grand seigneur nécessiteux, fut nommé
directeur des postes. Sa dignité ne lui permit pas d'abandonner son
hôtel pour aller habiter celui de la rue Coq-Héron; mais il en fit
enlever les meubles, les pendules, les ornements, le linge, les
surtouts et jusqu'au billard qu'il fit apporter chez lui.

Cette nomination donna lieu au dernier joli mot aristocratique de
notre temps. Lorsqu'on annonça que le duc de Doudeauville était
directeur des postes, quelqu'un demanda: «Et qui est-ce qui sera duc
de Doudeauville?»

Le marquis de Lauriston se sépara seul de ses anciens collègues et
resta ministre de la maison du Roi. Ses talents et son caractère le
rendaient bien plus digne de figurer dans la nouvelle administration
que de rester avec l'ancienne. Il avait déjà donné des gages de sa
servilité à madame du Cayla.

J'insiste sur cette crise ministérielle parce que c'est là, selon moi,
l'écueil où la Restauration s'est perdue. Ainsi que les vaisseaux
poussés par la tempête sur les Goodwin Sands, on a vu petit à petit la
Congrégation l'attirer sous les eaux jusqu'à ce qu'elle ait été
engloutie aux yeux de tous, chacun ayant prévu son sort sans pouvoir
lui porter d'assistance efficace.

Si monsieur de Villèle était parvenu au pouvoir par des voies
souterraines qui lui valurent, même parmi ses plus féaux, le surnom de
_la taupe_, il serait pourtant injuste de lui refuser un rare degré de
sagacité.

Entré dans la marine au commencement de la Révolution, il avait passé
sa jeunesse à l'île Bourbon où il s'était marié. De retour en France,
il s'était établi dans son manoir paternel, aux environs de Toulouse,
et y avait vécu, pendant les années de l'Empire, sous l'influence de
tous les petits préjugés de la gentilhommerie de province.

Il était maire de la ville en 1814, et publia une brochure sur la
convenance de rentrer dans les voies du pouvoir absolu, sans garrotter
la volonté du Roi par la Charte. Elle resta aussi obscure que son
auteur et ne fut exhumée que lorsqu'il devint un personnage politique;
mais elle a probablement servi de fondation à là confiance que
Monsieur lui a promptement témoignée.

Les précédents de monsieur de Villèle n'avaient pas été de nature à le
qualifier pour jouer un rôle dans l'État, et la vie d'intrigue avait
absorbé tout son temps depuis son entrée aux Chambres où il prit
rapidement une grande influence. Dès 1816, il était le chef de
l'opposition ultra royaliste. Il se trouvait ainsi dans une profonde
ignorance des affaires lorsqu'il y arriva; mais il les apprit, en les
faisant, avec autant de facilité que de perspicacité et aurait fini
par administrer très bien s'il avait été maître de ses actions.

Il comprenait moins les finances, et pas du tout la diplomatie. Non
seulement il n'avait pas la moindre connaissance des rapports des
nations entre elles, des caractères des souverains et des ministres
qui les gouvernaient, mais, sachant à peine l'histoire en homme du
monde, chaque traité, chaque engagement qui liait les pays entre eux
lui semblait une révélation.

J'ai entendu dire, à des diplomates, qu'il fallait lui tenir classe,
comme à un écolier, avant de pouvoir causer des affaires avec lui et,
sur ces sujets il ne montrait pas autant de perspicacité que
d'ordinaire. Mais ce n'est pas un tort aux yeux des souverains. Tous
les rois veulent faire la politique étrangère à leur gré; c'est le
commérage de leur intimité, et le ministre des affaires étrangères
n'est jamais trop ignorant, selon eux, pourvu qu'ils se croient obéis.

Le vicomte Mathieu de Montmorency, avec des données un peu plus larges
sur les rapports diplomatiques, avait un si petit esprit et une
dévotion si ambitieusement puérile qu'il n'était que le serviteur des
Jésuites. Au reste, pendant le ministère de monsieur de Villèle, hors
monsieur de Chateaubriand un instant, tous ses collègues lui ont été
soumis et il n'a eu à lutter qu'avec la Congrégation.

Monsieur de Villèle excellait dans l'art de gouverner une Chambre. Il
avait réussi, par toutes les ruses électorales permises ou non
permises, à se procurer une majorité selon sa volonté, et il la
soignait admirablement. Il avait constamment une oreille aux ordres de
tous les imbéciles qui voulaient y déposer des sornettes ou lui
raconter leurs puériles affaires. Il écoutait avec l'air de l'intérêt,
sans aucun signe d'impatience, s'engageait à profiter de
renseignements si utiles, et congédiait un homme dévoué qui s'en
allait persuadé qu'il gouvernait Villèle et le proclamait un ministre
incomparable.

Je suis loin de faire un tort à monsieur de Villèle de cette conduite.
La faculté de se laisser patiemment ennuyer, sans trop le témoigner,
est une vraie qualité d'homme d'État, surtout dans un gouvernement
représentatif.

Le plus grand obstacle de monsieur de Villèle aux affaires c'est
d'avoir été trop pressé d'y arriver. Son mérite incontesté et son
influence dans son parti l'y auraient amené un peu plus tard; mais,
pour nouer l'intrigue qui l'y avait poussé, il lui avait fallu prendre
des engagements qui le livraient pieds et poings liés à la
Congrégation.

L'esprit prêtre et l'esprit émigré, relevant tous deux de Monsieur,
voulaient diriger les affaires en dehors des intérêts nationaux.
Monsieur de Villèle le sentait mieux que personne, mais, pris dans ses
propres filets, il n'osait pas même chercher à s'en affranchir.

Deux de ses collègues, messieurs de Montmorency et de Clermont
Tonnerre, se trouvaient les agents directs de la Congrégation.
Messieurs de Lavau et Franchet lui obéissaient et l'inspiraient tour à
tour, et monsieur de Rainneville, sous le titre de secrétaire général
des finances, devint son espion près de monsieur de Villèle.

Homme d'esprit, monsieur de Rainneville ne tarda pas à s'apercevoir
des dangers où l'on précipitait la monarchie; il conçut des
inquiétudes, mais ne put s'arrêter.

On va me dire, vous parlez sans cesse de la Congrégation; qu'était-ce
donc? Je pourrais répondre: le mauvais génie de la Restauration, mais
cela ne satisferait pas. Pour nous, qui l'avons vue à l'oeuvre, nous
ne pouvons douter de son existence, et pourtant je ne saurais dire, à
l'heure qu'il est, quels étaient les chefs réels de cette association
qui réglait le destin du pays. On a désigné un certain père Ronsin,
jésuite. Je ne voudrais pas l'affirmer.

Indubitablement, la Société de Jésus se recrutait, à la Cour, de
jésuites à robes courtes. Monsieur d'abord, Jules de Polignac, Mathieu
de Montmorency, le marquis de Tonnerre, le duc de Rivière, le baron de
Damas, en étaient les coryphées. Tout ce qui avait de l'ambition ou se
sentait des dispositions à l'intrigue se ralliait, avec plus ou moins
de zèle, à ce parti qu'on voyait au pinacle et qui ne devait point en
descendre pendant tout le règne, prochainement espéré, de Monsieur.

Si je ne puis signaler les chefs de cette doctrine, je puis au moins
indiquer ses projets; ils me sont revenus par trop de voies, directes
et indirectes, pour qu'ils ne me soient pas très familiers. Toutefois
les articles n'en étaient pas rédigés avec une telle rigidité qu'ils
ne conservassent assez d'élasticité pour se formuler avec plus ou
moins de violence, selon les personnes qu'on cherchait à captiver.
Mais voici les traits fondamentaux vers lesquels on devait tendre: les
trois ordres rétablis dans l'État; le clergé, mis en possession de
biens territoriaux, indépendant, ne relevant que du Pape, c'est-à-dire
de personne, et tenant le premier rang; la noblesse, reconnue comme
ordre, avec le plus des anciens privilèges qu'on pourrait ressusciter;
la Chambre des pairs rendue élective par la noblesse exclusivement qui
se trouvait ainsi représentée comme faisant corps dans l'État; la
Chambre des députés conservée, on la reconnaissait instrument
admirable pour battre monnaie (selon l'expression admise), mais avec
une loi électorale qui donnât une influence considérable aux classes
supérieures. Voilà comme on entendait la Constitution.

La Couronne avait aussi sa part. Il s'agissait d'établir un moyen
pour, en dernier ressort, forcer les assemblées à enregistrer les
volontés du Roi qui pût répondre au lit de justice de l'ancien régime.

C'est en professant ces doctrines qu'on était regardé comme fidèle
serviteur _du trône et de l'autel_, phrase banale dont on nous a
rebattu les oreilles pendant les dix années que les intérêts de
coterie et de passion ont si activement travaillé à en saper les
fondements au lieu de les relever comme ils le prétendaient.

Les lois sur le sacrilège, sur le rétablissement des couvents, sur le
droit d'aînesse, et enfin la forme de l'indemnité donnée aux émigrés
ont été imposées à monsieur de Villèle par la Congrégation. Il en
sentait toutes les conséquences et tâchait de les éloigner le plus
possible.

Pendant la première année, les conspirations lui servirent de
prétexte. Elles furent poursuivies et punies avec une extrême rigueur.
L'échafaud politique se releva dans plusieurs provinces, aussi bien
qu'à Paris. La ruse employée contre les mécontents dans celles de
l'Est excita l'animadversion publique.

On fit parcourir la campagne par un corps de troupe, criant «Vive
l'Empereur», afin d'encourager les bonapartistes à se déclarer et
d'obtenir des preuves de culpabilité contre eux. Il faut avouer que
cette mesure était plus digne des suppôts de l'inquisition que des
ministres d'un roi constitutionnel.

Toutefois, cela passa pour un trait d'habileté à la Cour et dans la
Chambre des députés. Le pays et la Chambre des pairs furent indignés.
Monsieur de Villèle se flattait qu'en jetant ces os à ronger à la
Congrégation, elle se calmerait sur ses prétentions; mais elle n'a
jamais voulu lui laisser un moment de repos et, dès lors, elle
préparait la guerre d'Espagne.




CHAPITRE VII

     Mort du duc de Richelieu. -- Persévérance de l'attachement de la
     reine de Suède. -- Son désespoir. -- Mort de lord Londonderry. --
     Monsieur de Chateaubriand ambassadeur à Londres. -- Il s'y
     ennuie. -- Le vicomte de Montmorency. -- Congrès de Vérone. -- Le
     duc Mathieu de Montmorency. -- Sa vie et sa mort.


La France fit une perte réelle: la mort de monsieur de Richelieu la
priva d'un homme habile, vertueux, honoré, autour duquel des gens de
talent et de conscience se seraient naturellement groupés et que la
force des choses aurait probablement rappelé au pouvoir avant que les
affaires fussent désespérées. Peut-être monsieur de Richelieu
aurait-il pu sauver la Restauration d'elle-même.

Dieu en avait autrement ordonné. Il a suscité le règne de Charles X.
Plaise à sa divine volonté que ce soit pour le bonheur de nos neveux!
Ce n'est pas pour celui des contemporains.

Pendant les derniers mois de son ministère et surtout depuis sa
retraite, monsieur de Richelieu venait souvent chez moi. Il y avait
amené monsieur Pasquier, et c'est à cette époque qu'a commencé ma
liaison plus intime avec ce dernier.

Tous deux regrettaient le pouvoir où ils se sentaient convenablement
placés et où ils avaient l'intime conviction d'avoir rendu des
services essentiels au Roi et au pays. Tous deux s'en expliquaient
librement et blâmaient, quoiqu'avec mesure, les voies dangereuses où
ils voyaient s'engager. Monsieur Pasquier n'était mu que par le
sentiment d'un bon citoyen, inquiet pour le pays, et par une
raisonnable ambition. Peiné de se voir arrêté dans sa carrière, il n'y
avait rien d'amer dans ses impressions.

Il en était autrement du duc de Richelieu: la conduite des princes
l'avait ulcéré jusqu'au fond du coeur. Il était blessé de leur
ingratitude de toute la profondeur du dévouement qu'il leur avait
porté et, quoique bien dégrisé de ce culte, ses vieux souvenirs le
rendaient plus susceptible à leurs procédés. Le duc de Richelieu,
grand veneur et premier gentilhomme de la chambre, continuait à aller
parfois déjeuner au château; il y était toujours très froidement
accueilli.

Madame la duchesse d'Angoulême venait d'acquérir Villeneuve-l'Étang.
Elle était fort en train de cette nouvelle propriété et se faisait
apporter de la crème de chez elle. On la mettait dans un petit pot
auprès de la princesse qui en donnait à quelques personnes. C'était
une faveur. Un jour, elle affecta d'en offrir à travers la table, à
droite et à gauche du duc de Richelieu, d'une manière si marquante que
l'exclusion devenait une offense.

J'ai entendu le duc de Richelieu raconter lui-même cette futile
circonstance, avec cette teinte d'ironie qui part d'un profond
chagrin, accompagné de dédain. Il s'en voulait à lui-même d'être
sensible à de telles misères, mais son vieux sang de courtisan prenait
le dessus de sa raison, et, au fond, il y avait une intention
d'insulte cachée, sous ces formes désobligeantes, dont il avait raison
d'être courroucé.

C'est dans ces dispositions qu'il eut lieu de soupçonner un homme
qu'il avait comblé, auquel il était fort attaché et qui avait toute sa
confiance, d'une action qui, en terme judiciaire, s'appelle un vol.
Cette découverte le bouleversa. Il ne voulut pas l'approfondir. Avant
de prendre un parti sur la manière dont il lui convenait d'agir, il
sentit le besoin de quelques jours de calme et partit pour se rendre
chez sa femme à Courteilles. Il y avait récemment fait un séjour assez
long dont il s'était bien trouvé.

La passion de la reine de Suède ne s'était pas calmée; elle le suivit,
selon son usage, et s'établit dans la petite auberge servant de
tourne-bride au château d'où elle pouvait surveiller toutes ses
actions. Cet espionnage, encore plus insupportable à monsieur de
Richelieu dans l'état d'exaspération où il était arrivé, le décida à
revenir.

Il avait, la veille, traversé à cheval un gué assez profond, et avait
négligé de changer ses vêtements mouillés. On attribua à cette
circonstance un mouvement fébrile et le mauvais visage qu'il avait en
montant en voiture. Il refusa de voir le médecin de madame de
Richelieu, mais promit de faire appeler le sien, s'il n'était pas
mieux le lendemain.

À peine en route, la fièvre augmenta. Un aide de camp polonais, qui
l'accompagnait toujours, en devint inquiet. À Dreux, la reine de
Suède, qui le suivait à la piste et qui, aux relais, faisait placer sa
voiture de manière à se procurer le bonheur de l'apercevoir un
instant, fut tellement frappée de son changement qu'elle fit appeler
l'aide de camp et lui dit: «Monsieur, il faut prendre sur vous de
faire saigner le duc de Richelieu sur-le-champ.»

Elle lui répéta cette injonction à Pontchartrain et à Versailles, en
lui donnant pour preuve de l'état dangereux d'affaiblissement où était
le duc qu'il négligeait de baisser le store de sa voiture du côté où
elle se trouvait placée. Malheureusement, l'aide de camp n'osa rien
décider. L'accès tomba entre Versailles et Paris, et, en arrivant,
monsieur de Richelieu n'était pas très souffrant.

Sa soeur, madame de Montcalm, était établie chez lui. Il entra dans
sa chambre, demanda à souper, mangea fort peu. On le décida à envoyer
chercher le docteur Bourdois. Bourdois était malade; il se fit
remplacer par Lerminier, médecin accrédité mais qui ne connaissait pas
le tempérament du duc. Bourdois l'avertit qu'il avait affaire à
l'homme du monde le plus nerveux et le plus impressionnable par les
affections morales: «Je lui ai quelquefois cru une maladie grave,
dit-il, et, deux heures après, je l'ai retrouvé dans son état
naturel.»

Muni de ces funeste instructions, Lerminier arriva chez monsieur de
Richelieu. Il le trouva couché, moitié assoupi, et fort irrité de voir
une figure nouvelle. Il proposa divers remèdes qui tous furent
repoussés. Enfin la consultation se borna à ordonner quelques tasses
d'infusion de feuilles d'oranger pour calmer la soif; on verrait le
lendemain ce qu'il serait convenable de faire.

Lerminier retourna chez Bourdois lui rendre compte de sa visite et de
l'exaspération du duc, seul symptôme qui l'inquiéta. Bourdois lui
assura l'avoir toujours trouvé ainsi dès qu'il avait un peu de fièvre.

À six heures, l'abbé Nicole, avant de se rendre à son cours, entra
chez monsieur de Richelieu. Son valet de chambre lui dit qu'il
reposait après une nuit fort agitée. Il s'approcha pour le regarder et
fut tellement frappé de son changement qu'il se décida à envoyer
chercher des médecins. Il en arriva plusieurs; on essaya de tous les
remèdes, mais vainement: monsieur de Richelieu ne se réveilla pas de
ce sommeil de mort. Avant midi, il avait cessé de vivre.

Cette mort subite, puisque personne ne le savait même souffrant,
frappa tout le monde. Ses amis, et il en avait de sincères, le
pleurèrent amèrement, et tous les gens de bon sens le regrettèrent
dans le moment et plus encore par la suite.

C'est à cette occasion que monsieur de Talleyrand dit, pour la
première fois, ce mot qu'il a si pauvrement prodigué depuis: «C'était
quelqu'un!»

Monsieur le duc d'Angoulême fut le seul de la famille royale qui
témoigna quelque peine. Il dit à mon frère ces propres paroles: «Je le
regrette beaucoup; il ne nous aimait pas, mais il aimait la France. Sa
vie était une ressource et sa mort est une perte.»

Le Roi, Monsieur et Madame furent plutôt soulagés de ne plus voir un
homme vis-à-vis duquel ils étaient mal à l'aise. Les courtisans
prirent exemple du maître et ne feignirent pas une douleur qu'ils ne
ressentaient pas. Ils étaient excusables, car monsieur de Richelieu ne
les aimait ni ne les estimait.

Le désespoir de la reine de Suède fut aussi violent que son
extravagante passion. Elle loua une tribune à l'Assomption et, le
corps du duc de Richelieu ayant été déposé dans cette église jusqu'à
ce qu'on pût le transporter à la Sorbonne, elle y passa les jours et
les nuits dans une douleur immodérée, justifiant ainsi les folies des
années précédentes.

J'ai déjà raconté comment elle poursuivait monsieur de Richelieu sur
toutes les grandes routes. Elle exerçait la même persécution dans
Paris. Elle avait des appartements près de tous ceux qu'il habitait ou
qu'il fréquentait; il ne pouvait se mettre à une fenêtre qu'aussitôt
la reine ne parut à une autre. Dès qu'il sortait, elle était à sa
suite, sa voiture suivait la sienne, elle s'arrêtait quand il
s'arrêtait, descendait quand il descendait, l'attendait pendant toutes
ses visites et en reprenait le cours avec une persévérance qui était
devenue un véritable cauchemar pour le pauvre duc.

Entrait-il dans une boutique, elle l'y suivait, y restait après lui,
se faisait donner ce qu'il avait choisi et lui faisait envoyer le
pareil. C'était surtout pour des fleurs qu'il faisait porter
quelquefois chez une femme à laquelle il était attaché que la reine
exerçait cette innocente filouterie. Elle racontait naïvement alors
qu'elle se faisait l'illusion de croire ces fleurs choisies pour elle,
quoiqu'elle sût fort bien leur destination.

Monsieur de Richelieu avait besoin d'exercice et allait assez souvent
au jardin des Tuileries; la reine y accourait, mais elle remarquait
que sa présence en chassait le duc et regrettait de le priver de sa
promenade.

Un jour, elle arriva toute radieuse chez madame Récamier. Elle avait
fait un arrangement avec ses marchands pour avoir chaque jour un
costume de forme et de couleur différentes. Monsieur de Richelieu, la
reconnaissant de moins loin, ne détournait la tête qu'après qu'elle
avait eu le bonheur d'envisager sa figure un instant. Une fois même où
il causait avec animation, elle lui avait escamoté une révérence en
passant très près de lui, et lui en faisant une qu'il lui avait rendue
avant de la reconnaître.

Elle était accourue, transportée, raconter ce triomphe à madame
Récamier dont je tiens ces détails. Celle-ci avait fait de vains
efforts pour rappeler un peu de dignité féminine dans le coeur de la
reine de Suède en lui reprochant des empressements si constamment
rebutés, car la répulsion devenait aussi exaltée que la poursuite et
frisait la brutalité. Mais elle l'aimait ainsi, _et même un peu
farouche_, et toute l'éloquence de madame Récamier pâlissait devant
cette étrange fantaisie.

Quant à monsieur de Richelieu, il en était importuné jusqu'au
courroux. Tout consciencieux qu'il était d'employer les moyens de
l'État à son service particulier, je me persuade qu'il ne résista pas
à faire insinuer à Stockholm combien la reine y serait plus
convenablement établie qu'à Paris. Ce qu'il y a de sûr, c'est que son
mari pressait son retour; elle répondait toujours par des certificats
de médecin, et ne consentit à aller occuper une place sur le trône de
son époux qu'après la mort du duc.

C'est le seul exemple d'un amour féminin aussi persévérant dans ses
actions ostensibles sans avoir jamais reçu le plus léger encouragement
et abreuvé de dégoût dont j'aie jamais eu connaissance.

Bientôt après la mort de monsieur de Richelieu, lord Castlereagh,
devenu marquis de Londonderry, mit fin à son existence. Depuis
quelques jours, il donnait des signes de bizarrerie. Un matin, il
sortit à son heure accoutumée du lit conjugal, entra dans son cabinet,
fit une partie de sa toilette, puis revint dans la chambre de sa femme
chercher des pilules qu'il prenait journellement, les avala, et, en
retournant dans son cabinet, se coupa, avec un très petit canif,
l'artère jugulaire si artistement qu'une blessure de fort peu de
lignes le fit tomber mort presqu'immédiatement. Lady Londonderry
entendit sa chute et se précipita vers lui, mais tous les secours
étaient déjà inutiles.

On a voulu chercher des causes politiques à ce suicide; il n'y en
avait aucune. Lord Londonderry était d'un caractère froid et calme,
peu propre à s'émouvoir de pareilles considérations. Sa mort ne peut
s'attribuer qu'à un accès de folie, maladie héréditaire dans sa
famille. Certes, pour qui a été au courant des deux événements, la
mort de monsieur de Richelieu a été bien plus déterminée par des
affections morales, où la politique entrait pour beaucoup, que celle
de lord Londonderry.

Monsieur de Chateaubriand avait été enchanté d'être nommé ambassadeur
en Angleterre où il remplaça le duc Decazes. Son imagination mobile
jouissait du contraste de déployer les pompes diplomatiques là où il
avait traîné l'existence de l'obscur émigré. Ce bonheur fut moins vif
qu'il n'avait prévu, d'autant que sa gloire personnelle ne jette pas
de grands rayons hors de France.

Son talent, si populaire chez nous, a peu de retentissement à
l'étranger, soit qu'il ait jeté son grand éclat pendant que la
Révolution faisait trop de bruit pour qu'il fût écouté, soit que les
témérités de l'école qu'il a fondée n'eussent pas pour des peuples,
accoutumés à les trouver dans leur propre littérature, le charme que
nous y reconnaissions avant que les extravagances des disciples
eussent discrédité le maître.

Remarquons aussi que le mérite particulier des ouvrages de monsieur de
Chateaubriand tient au prestige d'un certain agencement de mots, très
artistement combinés, qui donne à son style un éclat de coloris auquel
les étrangers doivent être bien moins sensibles que les nationaux.
Quelle qu'en soit la raison, monsieur de Chateaubriand n'est point
apprécié hors de France, et c'est ce qui, en tout temps, lui a rendu
impossible de séjourner dans d'autres pays.

Il ne tarda pas à être aussi dégoûté de Londres que de Berlin, et
sollicita vivement d'être envoyé au Congrès de Vérone. Le vicomte de
Montmorency, fort son ami d'ailleurs, s'en souciait peu; mais,
aussitôt après le départ de ce ministre pour Vérone, monsieur de
Villèle, chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères,
se fit de plus nommer président du conseil et se mit en correspondance
intime avec le vicomte de Chateaubriand.

Quant à Mathieu, il prenait sa route pour Vienne; on l'y attendait
avec impatience. À peine descendu de voiture, il sort à pied. Bientôt
après, monsieur de Metternich arrive à l'ambassade; on lui assure que,
sans doute il se sera croisé avec monsieur de Montmorency. Il retourne
chez lui, sans l'y trouver. On le cherche pendant six heures dans la
ville; l'inquiétude commençait à gagner lorsqu'il revint paisiblement
au gîte.

Chargé de lettres et de petits cadeaux par des religieuses de Paris
pour une communauté de Vienne, il avait eu pour premier soin d'aller
les porter et était resté six heures à visiter cette maison. Avait-il,
là, rencontré quelque adepte du parti prêtre? Cela est très possible,
mais je ne le sais pas et je me borne aux faits positifs.

Ce début ne lui donna pas grand relief dans le monde diplomatique qui
se préparait à prendre la route de Vérone, et rien ne fut plus
pitoyable que notre attitude politique à ce Congrès.

Nous y avions une nuée d'envoyés; messieurs de Blacas, de Caraman, de
La Ferronnays s'y étaient réunis à leur ministre, en accompagnant les
souverains auprès desquels ils étaient accrédités, et traînaient à
leur suite une multitude de secrétaires et d'attachés. Il y avait plus
de français à Vérone que de toutes les autres nations ensemble, et
pourtant la France n'y jouait pas le premier rôle, d'autant qu'il n'y
avait ni union ni franchise parmi ses propres agents.

Monsieur et le ministre des affaires étrangères voulaient porter la
guerre en Espagne. Le Roi et le président du conseil voulaient
l'éviter. Les divers ambassadeurs se partageaient entre ces deux
opinions.

Monsieur de Villèle, persuadé par les protestations de monsieur de
Chateaubriand qu'il apporterait un grand renfort à la sienne,
l'autorisa à se rendre à Vérone. Il arriva [décidé à se] prononcer
contre la guerre de la Péninsule, et ses dépêches confirmèrent
monsieur de Villèle dans l'idée qu'il avait acquis un puissant
auxiliaire.

Le vicomte de Montmorency revint à Paris où il était attendu par le
titre de duc. Il est difficile de comprendre la puérile joie que cette
faveur inspira à lui et à sa femme, mais elle ne fut pas de longue
durée. Le duc Mathieu déclara qu'il se tenait pour engagé à faire
entrer une armée en Espagne. Monsieur de Villèle s'y refusa et
monsieur de Montmorency donna, bien à regret, sa démission.

Monsieur de Chateaubriand, arrivé à tire-d'aile, prit la place de son
ami, et, une fois assis au conseil, se montra plus vif pour la guerre
d'Espagne que ne l'avait été son prédécesseur. Les cajoleries
prodiguées par l'empereur Alexandre, lorsque monsieur de Chateaubriand
était resté seul à Vérone après le départ de ses collègues,
avaient-elles amené une révolution dans ses idées ou bien avait-il
jusque-là caché ses véritables opinions? On peut le soupçonner
également de mobilité et de dissimulation, mais les faits sont tels
que je les raconte.

Mathieu avait trouvé assez simple d'être remplacé par monsieur de
Chateaubriand lorsqu'il le croyait d'un avis contraire au sien; mais
il fut indigné quand il le vit, arrivé au pouvoir, suivre les mêmes
errements. Il s'en expliqua avec une extrême amertume. J'assistai à
une scène de violence de sa part où il ne l'épargna pas. Il fallut
toute l'habileté et la douceur de madame Récamier, presqu'également
amie de tous deux, pour éviter le scandale d'une rupture, ouverte et
motivée, devant le public. Monsieur de Chateaubriand la redoutait à
juste titre.

La vie de Mathieu n'a pas été celle de tout le monde. Son père, le
vicomte de Laval, fils cadet du maréchal, avait épousé mademoiselle de
Boullongne, fille de finance, destinée à une immense fortune qu'elle
n'a pourtant pas eue. Elle était extrêmement jolie, spirituelle,
piquante, et s'empara promptement de l'esprit et du coeur de la
duchesse de Luynes, soeur de son mari.

La vicomtesse de Laval désirait passionnément une place à la Cour.
Madame de Luynes s'identifia à ce voeu de sa belle-soeur; tout était à
peu près arrangé lorsque la famille royale se prononça contre cette
prétention de mademoiselle Boullongne. Elle fut repoussée durement. La
famille de Montmorency se tint pour offensée de cet affront à une
femme qui n'était plus mademoiselle Boullongne mais madame de Laval.
Madame de Luynes proclama son mécontentement. Je crois même qu'elle
cessa de faire son service de dame du palais jusqu'au moment où les
malheurs de la Révolution la ramenèrent aux pieds de la Reine.

Le duc et la duchesse de Luynes n'avaient qu'une fille unique destinée
à être la plus grande héritière de France. L'amour de la duchesse pour
son nom lui fit désirer de la marier à un de ses neveux, et l'amitié
qu'elle portait à la vicomtesse l'engagea à donner la préférence au
fils unique de celle-ci sur les quatre fils de son frère aîné, le duc
de Laval. Lui-même, fort dévoué à la vicomtesse, le souhaitait.

L'union de Mathieu avec la jeune Hortense de Luynes fut donc convenue,
à la satisfaction des deux mères et avec l'assentiment du duc de
Luynes. Il survint un obstacle auquel on ne s'attendait guère.

Gui de Laval, fils aîné du duc, roux, laid, asthmatique, cacochyme,
vieillard de vingt ans, avait épousé mademoiselle d'Argenson,
charmante personne qui faisait un contraste frappant avec l'époux que
d'immenses avantages de rang et de fortune lui avaient fait accepter.
Le jeune Mathieu ne fut pas le dernier à en être frappé, et il devint
amoureux fou de sa charmante cousine.

Élevé dans l'hostilité de la Cour, par suite du mécontentement de ses
parents, livré aux soins de l'abbé Sieyès pour lui former le coeur et
l'esprit, il tomba, ainsi préparé, dans la société intime de la
famille d'Argenson où il ne fit qu'accroître ses dispositions
révolutionnaires et développer l'incrédulité philosophique inspirée
par son instituteur. Toutefois la droiture d'un coeur passionné le fit
reculer devant l'idée d'épouser Hortense de Luynes, tandis qu'il
adorait la marquise de Laval. Celle-ci, plus avisée, un peu plus âgée
et peut-être moins éprise, comprit fort bien que la rupture de ce
mariage lui serait imputée à crime par toute la famille et obtint, par
ses sollicitations, le consentement de Mathieu.

Il conduisit à l'autel mademoiselle de Luynes encore enfant, puis elle
rentra dans son couvent. Mathieu l'oublia à peu près auprès de la
marquise. Cependant les années amenèrent le moment où il devint
convenable de réunir les jeunes époux. Il fallut encore avoir recours
à l'influence de la marquise.

Ce rapprochement était à peine fait que la duchesse de Luynes, après
quinze ans de stérilité, accoucha d'un fils, et, ce qui fut bien plus
sensible à Mathieu, son cousin, Gui de Laval, mourut sans enfants,
laissant une veuve dont la possession aurait fait son bonheur.

Il était trop honnête homme pour n'avoir pas d'excellents procédés
pour sa jeune épouse, mais il l'accabla de ses froideurs et, pour
étourdir son coeur, se jeta tête baissée dans toutes les exagérations
révolutionnaires. Ses parents ne l'arrêtaient pas et sa maîtresse l'y
poussait. Elle était intimement liée avec mesdames de Staël, de
Broglie, de Beaumont et partageait leurs opinions qu'elle faisait
adopter à Mathieu. Il montra assez de talent à la tribune où il finit
par renier, avec toute l'exagération d'une jeune cervelle, son
origine et son Dieu. Il attira sur sa tête la vive colère de la Cour
et du parti anti-révolutionnaire ainsi que le blâme des gens sensés.

Lors de la première fédération, l'exaltation ou plutôt la mode
engagèrent un certain nombre des femmes les plus élégantes à aller
traîner la brouette, dans le Champ-de-Mars, pour aider _manuellement_
aux préparatifs de la fête, soi-disant nationale, de la fédération.

La marquise de Laval ne fut pas des dernières à s'y rendre, dans un
beau carrosse doré, suivie de trois laquais portant la livrée de
Montmorency et la manche du connétable, pour bien constater de son
amour pour l'égalité et témoigner combien elle aspirait à faire partie
de la classe vénérable des travailleurs productifs.

Une averse survenue, qui trempa ses légers vêtements et ses souliers
de taffetas, donna un cruel démenti à ses prétentions civiques. Elle
gagna une fluxion de poitrine, le poumon s'attaqua; elle languit
quelques semaines et expira dans les bras de Mathieu. Effrayée
peut-être de la route que prenaient les actes révolutionnaires et
ramenée à des idées plus saines par les douleurs et l'approche de sa
fin, elle les prêcha à son cousin avec l'éloquence du lit de mort.

Cette perte, qui le jeta dans un désespoir sans borne, fut un temps
d'arrêt dans la carrière politique de Mathieu. C'est pourtant à ce
moment que commença l'intimité de sa liaison avec madame de Staël
qu'aucun événement n'a pu rompre ni même refroidir. Le public a cru
que la consolatrice avait réussi à faire oublier la marquise. Je suis
très persuadée du contraire. Cette sainte amitié, née dans les larmes,
a conservé la pureté de son origine.

Pendant que l'affliction de Mathieu l'absorbait tout entier, la
Révolution marchait de crime en crime et aucune âme honnête ne pouvait
plus s'y associer. Je ne sais si c'est immédiatement après la mort de
madame de Laval que les sentiments religieux s'emparèrent du coeur de
son cousin; mais je ne le retrouve, dans mes souvenirs, que quelques
années plus tard menant en Suisse la vie d'un anachorète et expiant
dans les remords les erreurs de sa première jeunesse. Il avait laissé
en France, auprès de sa mère, la duchesse de Luynes, sa femme grosse.
Il lui était né une fille, mariée depuis à Sosthène de La
Rochefoucauld.

Le temps ayant un peu cicatrisé les blessures de Mathieu, les prières
de madame de Staël l'attirèrent à Coppet où ses soins achevèrent de le
calmer.

La France était redevenue habitable; le désir de revoir sa patrie et
de remplir les devoirs de famille, qu'une violente passion lui avait
trop fait négliger, l'y ramena. Si madame Mathieu avait eu à souffrir
de ses froideurs avant l'émigration, elle le lui rendit en hauteur et
en maussaderie au retour.

Dans le long séjour qu'elle avait fait en prison pendant la Terreur,
Hortense s'était passionnément attachée à une femme de chambre qu'elle
y avait menée ou trouvée et vivait exclusivement avec elle, livrée à
toutes les plus petites pratiques de la religion à laquelle seule elle
pliait un caractère de fer. Sa fille tenait peu de place dans sa vie,
ses parents moins encore, son mari point du tout. Reconnaissant ses
torts envers elle et souhaitant trouver dans des affections légitimes
une nourriture permise à un coeur très tendre, monsieur de Montmorency
supporta, avec une patience admirable, les procédés dont il fut
accueilli et chercha à ramener sa femme à plus de douceur.

Bientôt sa fille fut mise au couvent pour l'éloigner de ses caresses,
et madame Mathieu lui déclara qu'étant en prison; pendant la Terreur,
elle avait fait voeu de célibat pour sauver sa tête et celle de ses
parents.

Mathieu se soumit et n'eut d'autre ressource que de suivre son exemple
et de mener une vie tout à fait ascétique. Il se livra aux bonnes
oeuvres, aux mortifications de la chair et s'exalta dans les idées
religieuses, repoussé qu'il était de tous les liens de famille. Nous
l'avons vu pendant vingt ans tenant cette conduite et traité par sa
femme avec un dédain poussé à un tel point que, par exemple,
lorsqu'elle dînait hors de chez elle, elle ne se donnait pas la peine
de l'en prévenir, et il rentrait pour se mettre à table sans trouver
le repas qu'elle défendait à ses gens d'apprêter.

Il n'avait aucune fortune personnelle et, même lorsque la mort du duc
de Luynes rendit madame Mathieu immensément riche, elle ne lui donna
pas une obole. Je l'ai vu voyager sur l'extérieur des diligences parce
qu'il n'avait pas de quoi payer une place dans l'intérieur. Elle
joignait la désobligeance des formes aux duretés du fond, et il
fallait l'inépuisable patience de Mathieu pour supporter une pareille
conduite.

Il était d'une charmante et noble figure, aimable, spirituel et fait
pour plaire. Il partageait son coeur entre Dieu et l'amitié, et
portait ces sentiments jusqu'à l'exaltation. La Restauration y ajouta
l'ambition, et cette ambition dévote qui, en sûreté de conscience, se
prête même aux plus vilaines intrigues, assurée qu'elle est de ne
prétendre au pouvoir que pour la plus grande gloire de Dieu.

Mathieu, que le besoin d'expier les erreurs de sa jeunesse avait jeté
dans les mains des prêtres, était dès longtemps disciple de la petite
Église; il devint facilement membre de la Congrégation; elle le poussa
pour s'en faire un appui.

Madame la duchesse d'Angoulême le traita avec une grande distinction.
Monsieur de Damas son chevalier d'honneur, étant mort en 1814, Mathieu
le remplaça. Il eut beaucoup de crédit sur la princesse aussi bien que
sur Monsieur.

Cette faveur de Cour commença à rapprocher madame Mathieu de son mari;
elle ne lui refusa plus à dîner et quelquefois lui prêta ses chevaux.

Le duc Adrien de Laval, le seul des quatre frères de la branche aînée
qui eût eu des enfants, perdit un fils unique de dix-neuf ans, et la
branche de Montmorency Laval se trouva sans héritier. L'âge de la
duchesse de Laval ne laissait pas l'espoir de le remplacer; le conseil
de famille eut recours au ménage Mathieu.

J'ai vu la correspondance conjugale qui s'établit à ce sujet, et je
suis forcée de convenir que les lettres de Mathieu sont si tendres
d'affections si gracieuses de galanterie, si chastes d'expressions,
que, persuadées qu'elles ne m'inspireraient que du dégoût ou de la
moquerie, je les ai lues avec un véritable intérêt. Elles persuadèrent
madame Mathieu. Les époux expédièrent un courrier à Rome pour être
relevés des voeux qui les séparaient, et son retour fut attendu avec
une impatience un peu exagérée.

Au moment même, madame Mathieu fut prise d'une passion immodérée pour
son mari. Elle n'existait pas hors de sa présence; c'était un
véritable roman, et la figure de cette héroïne de quarante-cinq ans,
laide, mal tournée et surtout vulgaire à l'excès achevait le ridicule
de cette bouffonne lune de miel que Mathieu supportait avec sa
résignation accoutumée.

On a dit que les empressements de madame Mathieu avaient abrégé la vie
de son mari. Quoi qu'il en soit, elle a été pendant quelques mois
parfaitement heureuse de son amour, de l'importance de sa situation,
du ministère et du titre de duchesse. Le chagrin de quitter l'hôtel
des affaires étrangères et ses beaux salons fut compensé, peu après,
par la nomination à la place de gouverneur de monsieur le duc de
Bordeaux et l'espoir d'habiter les Tuileries.

Cependant la santé de Mathieu s'altérait de plus en plus. Il avait eu
des crises fort douloureuses que sa patiente douceur dissimulait. Il
était mieux; on l'espérait guéri lorsque, le vendredi saint de l'année
1826, n'étant pas assez rétabli pour assister aux offices, il sortit
de chez lui pour aller, avec sa femme et sa fille, à l'église de
Saint-Thomas-d'Aquin à l'adoration de la Croix. Il se prosterna appuyé
sur une chaise; sa prière se prolongeant outre mesure, madame de La
Rochefoucauld l'engagea à ne pas rester plus longtemps à genoux. Il ne
répliqua pas: elle attendit encore, puis répéta ses paroles, puis
s'effraya, puis chercha à le soulever; il était mort.

On le transporta dans la sacristie. Les secours lui furent vainement
prodigués; il ne respirait plus. Une maladie de coeur venait de
terminer sa vie au pied de cette Croix qu'il avait si vivement et, je
crois, si sincèrement invoquée depuis trente ans.

On a fait de lui une gravure très ressemblante qui rappelle, d'une
manière frappante, les traits que les peintres espagnols, et surtout
Murillo, ont donné à Jésus-Christ. Selon moi, l'expression de la
figure de Mathieu avait perdu quelque chose de sa beauté depuis que
l'ambition tenait autant de place dans sa vie.

Je me le rappelle en 1810 dans la chapelle de Saint-Bruno, au désert
de la Grande-Chartreuse, comme une vision aussi poétique qu'édifiante.
Il était absorbé dans la prière, sa belle figure se trouvant éclairée
par un rayon de soleil; tout ce que nous étions là en fûmes frappés et
certainement, dans un siècle plus croyant, nous l'aurions vu entouré
d'une auréole de lumière divine.

J'ai toujours beaucoup aimé Mathieu et je l'ai pleuré. Mais ses amis
doivent-ils regretter qu'il ait ainsi fini de la mort du juste, dans
un moment où il était si entouré d'intrigues et d'intrigants qu'il
aurait pu difficilement éviter de ternir sa vie? Déjà sa liaison avec
madame du Cayla était une tache.

Le désespoir de la duchesse Mathieu fut très violent. Dans cette âme
si sèche, il n'y a place que pour la passion. C'est une singulière
personne. Elle ne manque pas d'une espèce d'esprit, raconte assez
drôlement et compte merveilleusement ses écus. Comme ce qu'elle a
toujours aimé le mieux c'est l'argent, elle suppose que Dieu partage
ce goût. Lorsqu'elle souhaite quelque chose, elle s'en va au pied des
autels et promet au bon Dieu une somme plus ou moins forte selon
l'importance de l'objet. Si son voeu est exaucé, elle paie
consciencieusement; mais aussi elle ne donne rien lorsqu'elle n'a pas
réussi. Ainsi la seconde Restauration de 1815 lui a coûté trente mille
francs. Elle en avait promis cinquante si Mathieu guérissait; elle ne
les a point payés. Elle fait aumône de la partie de son bien exigée
par l'Évangile, mais avec des restrictions tout à fait comiques et
sans qu'il y ait jamais le moindre entraînement. Elle prétend être née
avec les dispositions les plus mondaines, les goûts les plus vifs à la
dissipation et avoir été obligée d'étrangler ses passions, faute de
pouvoir les conduire. Elle a survécu à sa fille, aussi bien qu'à son
mari, et s'occupe à diriger des établissements religieux qu'elle a
fondés.

Monsieur regretta fort Mathieu. Madame était extrêmement refroidie
pour lui: elle ne lui pardonnait pas d'avoir préféré le portefeuille
des affaires étrangères au poste de son chevalier d'honneur. C'est
encore une preuve, ainsi que je l'affirmais à l'occasion du duc de
Richelieu, de l'importance que les princes de la maison de Bourbon
attachent au service près de leur personne.




CHAPITRE VIII

     Madame de Duras fait nommer le duc de Rauzan. -- La guerre
     d'Espagne. -- Départ de monsieur le duc d'Angoulême. -- Marchés
     de Bayonne. -- Habileté d'Ouvrard. -- Intrigues du parti ultra.
     -- Sagesse de monsieur le duc d'Angoulême. -- Mécontentement
     contre lui. -- Madame de Meffray. -- Campagne en Espagne. --
     Prise du Trocadéro. -- Conduite du prince de Carignan. -- Les
     grenadiers lui donnent des épaulettes en laine. -- Mot du duc de
     Reichstadt à ce sujet. -- Madame à Bordeaux. -- Le baron de Damas
     remplace le maréchal de Bellune. -- Retour de monsieur le duc
     d'Angoulême.


J'ai souvent remarqué avec étonnement que les femmes, même les plus
dévouées, même les plus distinguées, ne peuvent guère se garantir
d'afficher leur crédit lorsque les hommes qu'elles chérissent arrivent
au pouvoir. Elles ne sauraient pourtant leur rendre plus mauvais
service.

Madame de Duras tomba dans ce piège de la fortune d'autant plus
facilement qu'elle commençait à être fort inquiète de l'attachement de
monsieur de Chateaubriand pour madame Récamier. Elle exigea de lui de
nommer son gendre, le duc de Rauzan, chef des travaux politiques. Ce
poste avait toujours été rempli par quelque diplomate consommé,
vieilli dans les bureaux.

Monsieur de Chateaubriand sentit l'absurdité de le confier à un jeune
homme qui avait été trois mois attaché à l'ambassade de Rome et six
semaines secrétaire de légation à Berlin. Ne sachant comment se tirer
d'une promesse arrachée à sa faiblesse, [il] s'avisa d'écrire à
madame de Duras qu'il craignait que cette nomination, où on
reconnaîtrait tout son empire, ne la compromît et ne lui attirât des
ennemis. J'ai vu le billet où elle lui répondait qu'elle exigeait
l'accomplissement de sa parole, qu'elle se faisait gloire de son
attachement pour lui et ne craignait, en aucune façon, les propos
malveillants qu'on pourrait tenir sur une liaison dont il avait bien
soin qu'elle ne connût que les amertumes.

Monsieur de Chateaubriand n'osa pas résister davantage. Cette
intempestive nomination eut lieu. Elle fut généralement blâmée,
ridiculisée, et nuisit tout d'abord à sa considération. Chacun y
reconnut la volonté impérieuse de madame de Duras et elle ne s'en
cacha pas, et pourtant elle aurait tout sacrifié à cette gloire
qu'elle immolait à l'autel de sa vanité.

La guerre d'Espagne étant décidée, il fallut s'occuper des
préparatifs. Il semblait qu'il ne dût y avoir qu'un ordre à expédier
pour entrer en campagne. La fièvre jaune, qui désolait la péninsule,
avait autorisé l'établissement d'un cordon sanitaire sur la frontière,
et, depuis que la peste révolutionnaire s'y était ajoutée, le nombre
des troupes avait été considérablement accru.

Toutefois, les répugnances politiques et financières de monsieur de
Villèle s'étaient également opposées à ce qu'elles fussent mises sur
le pied de guerre. L'incapacité du maréchal duc de Bellune, aussi bien
que la vénalité de ses entours, avaient servi les voeux du président
du conseil, sans les partager.

Monsieur le duc d'Angoulême fut nommé généralissime et partit au
commencement du printemps. J'ai lieu de croire qu'il n'était nullement
partisan de cette guerre, mais il ne savait jamais qu'obéir au Roi.

En arrivant à Bayonne, il trouva que rien n'avait été préparé pour
l'entrée en campagne. Il expédia un courrier porteur des plaintes les
plus amères. Il démontrait combien il serait fâcheux, aux yeux de la
France et de l'Europe, d'être arrêté dès ce premier pas et de
confirmer, en apparence, les propos de l'opposition qui proclamait que
le Roi n'oserait réunir une armée parce qu'elle se déclarerait contre
son gouvernement.

Le télégraphe porta au prince l'autorisation de prendre sur lui toutes
les mesures nécessaires pour concentrer les troupes et leur procurer
des subsistances. Le ministre de la guerre, nommé major général de son
armée, partit en poste pour Bayonne. Le conseil espérait ainsi s'en
débarrasser sans offenser les ultras qui le chérissaient; mais
monsieur le duc d'Angoulême ne voulut pas même le voir.

On a dit que, par une intrigue d'Ouvrard, tous les préparatifs faits
par l'administration de la guerre s'étaient éclipsés. Il la fallait
habilement ourdie car le duc de Bellune, si intéressé à prouver le
contraire, fut obligé de convenir que tout manquait. Il fut désespéré,
contresigna les arrangements arrêtés par le prince avec Ouvrard et
reprit le chemin de Paris où il arriva au grand désappointement de ses
collègues.

Il retrouva son cabinet et tout l'hôtel intacts. La maréchale en avait
soutenu le siège et refusé l'entrée au général Digeon, ayant le
portefeuille par intérim et destiné à remplacer le maréchal. La
duchesse de Bellune l'avait relégué dans les bureaux, et cette défense
matérielle de la place de son mari n'avait pas été sans quelque
influence pour la lui conserver.

À peine dix jours écoulés depuis qu'Ouvrard avait été nommé
fournisseur général, l'armée, réunie à Bayonne, se trouva dans
l'abondance. Je ne sais si cette péripétie fut amenée par d'habiles
fripons et s'il y eut bien des tours de bâton dans ce coup de
baguette. Beaucoup de noms honorables y furent compromis. Je n'ai pas
de renseignements assez exacts pour m'être formé une opinion à ce
sujet.

Ce que je sais, c'est que monsieur le duc d'Angoulême agit avec autant
de prudence que de fermeté. L'important, en ce moment, n'était pas
tant de payer les rations quelques centimes de plus; l'important était
de marcher en avant et de ne point laisser aux malveillants le temps
de travailler le moral des soldats en reculant devant des difficultés
matérielles auxquelles personne n'aurait voulu croire.

Déjà monsieur le duc d'Angoulême avait montré une grande sagesse en
soutenant le général Guilleminot contre une de ces intrigues que le
parti ultra avait l'habitude d'exploiter. Une malle adressée à un aide
de camp de Guilleminot fut saisie à la diligence. Elle avait été
dénoncée et se trouva contenir des uniformes et des cocardes du temps
de l'Empire.

L'officier, mandé à Paris, prouva si victorieusement n'avoir jamais eu
un rapport quelconque avec cette malle que l'on fut obligé
d'abandonner ce moyen, dont on avait fait grand bruit, et qui fut
tracé jusqu'en assez saint lieu pour que tout le monde dût se taire.
Le but de cette machination était d'inspirer de la défiance contre le
général Guilleminot et de le faire remplacer par un homme de la
Congrégation; mais monsieur le duc d'Angoulême traita le général avec
d'autant plus de bonté et de distinction.

J'ai déjà dit que le prince n'était nullement sous la gouverne des
prêtres. Pieux comme un ange, ayant toujours mené la vie la plus
exemplaire, il n'avait pas besoin d'intermédiaire vis-à-vis du ciel.
Il respectait les prêtres à l'autel, mais ne leur accordait aucune
influence dans les affaires temporelles. Il n'a jamais eu d'aumônier
particulier et refusa même d'en emmener dans cette campagne. Il disait
que l'Espagne était un pays suffisamment catholique pour qu'il n'y
manquât pas de prêtres. Chaque jour il entendait la messe, dite par le
curé du lieu où il se trouvait et, les jours fixés pour ses dévotions,
il avait de même recours au ministère du premier ecclésiastique,
comprenant le français, qu'il trouvait sur sa route.

Un jour, un abbé, expédié de Paris et armé d'un brevet d'aumônier de
l'état-major, se présenta au quartier général. Monsieur le duc
d'Angoulême voulait le renvoyer. Messieurs Guilleminot et de
Martignac, qui craignirent de s'attirer les foudres de la
Congrégation, opinèrent pour qu'il restât; le prince reprit: «Vous le
voulez, messieurs, vous ne tarderez guère à vous en repentir.»

En effet, l'abbé établit un foyer d'intrigue; et on sut bientôt qu'il
était le centre d'une petite réunion d'où il partait des notes,
adressées à Paris, sur la conduite privée de tous les officiers de
l'armée. Le prince se procura une de ces listes annotées, fit venir
l'abbé, la lui montra en lui remettant son ordre de route et lui
disant: «Partez, et taisez-vous. Je ne veux pas d'espions en soutane.»

Tandis qu'il déployait cette sagesse dans le conseil, monsieur le duc
d'Angoulême montrait une bravoure froide et sans aucune forfanterie
sur le champ de bataille; il partageait les fatigues du soldat et les
supportait mieux que sa frêle apparence ne semblait l'annoncer.

Mon frère l'accompagnait en qualité d'aide de camp, et je tiens de lui
une multitude de traits, pas assez importants pour être rapportés,
mais qui militent à confirmer la sage fermeté de l'ensemble de la
conduite du prince. Aussi était-il abhorré par les courtisans de son
père et de sa belle-soeur. Une puérile circonstance donnera mieux
l'idée de la manière dont ils l'envisageaient que de longs
développements.

À un déjeuner, assez nombreux, donné par le comte et la comtesse
Fernand de Chabot pour l'inauguration d'un nouvel appartement,
quelqu'un, impatienté des impertinences qu'on débitait sur monsieur le
duc d'Angoulême, s'amusa à dire qu'il avait passé à l'ennemi à la tête
de quatre régiments. «Vraiment, s'écria madame de Meffray, dame et
favorite de madame la duchesse de Berry, vraiment! est-il possible? Je
savais bien que monsieur le duc d'Angoulême pensait très mal, mais je
ne le croyais pas encore capable de cela!» Sans doute madame de
Meffray était une niaise, mais ses paroles indiquent le diapason de
l'intérieur où elle vivait.

Lors de la sage ordonnance d'Andujar, les clameurs contre le prince
furent telles que le ministère fut obligé de la casser. À dater de ce
moment, monsieur le duc d'Angoulême cessa de prendre aucune part
politique aux affaires de la Péninsule, se bornant à ses devoirs
militaires.

Il avait été grandement dégoûté par les procédés du roi Ferdinand VII
qui, non seulement ne lui avait accordé aucune confiance, mais avait
même affecté des formes grossièrement arrogantes vis-à-vis de lui.
Ainsi, par exemple, lorsque monsieur le duc d'Angoulême, au moment où
le Roi débarquait à Port-Sainte-Marie, lui avait présenté son épée en
s'agenouillant, il lui avait laissé accomplir cette cérémonie de
courtoisie, à la grande indignation des français présents, et se
relever sans lui offrir d'assistance.

L'absurde étalage qu'on a fait de la prise du Trocadéro a rendu
ridicule jusqu'au nom d'un très joli fait de guerre qui décida la
prise de Cadix et termina la campagne, si on peut donner ce nom à une
marche triomphale de Bayonne à Cadix. Les partisans des Cortès se
défendirent dans quelques villes; mais, en général, l'armée française
fut accueillie partout avec une grande joie.

Les populations des villages accouraient à sa rencontre. Le prince
était reçu avec acclamation: «Viva el duca! Viva le Bourbone! Viva el
re netto! Viva la sacra santo inquisition!», criait la foule qui
couvrait l'escouade royale de fleurs et de guirlandes et déployait des
tapis sous les pieds des chevaux.

Aussi le maréchal Oudinot disait-il en soupirant: «Ce qu'il y a de
déplorable, dans cette affaire-ci, c'est que nos gens se persuadent
qu'ils font la guerre.» Malgré cette exclamation chagrine du vieux
soldat, nos jeunes troupes, toutes les fois qu'elles en eurent
occasion, montrèrent leur zèle et leur intrépidité accoutumés; et j'ai
entendu dire à des officiers, ayant fait la _vraie guerre_, que
notamment le petit fort du Trocadéro avait été emporté avec une
vigueur digne des grenadiers de la grande armée.

Le prince de Carignan s'y distingua particulièrement. On lui a fort
reproché d'avoir fait cette campagne contre les révolutionnaires. Elle
lui avait été imposée comme amende honorable par la Cour de Sardaigne,
et tout lui était bon pour sortir de la position intolérable où il se
trouvait à Florence. Mais, quelque opinion qu'on puisse avoir sur la
convenance de sa présence auprès de monsieur le duc d'Angoulême, tout
le monde doit approuver la conduite qu'il y tint en passant, avec les
premiers grenadiers, le fossé plein d'eau qui entourait la redoute.

Le lendemain, à la parade, une députation des grenadiers s'avança
vers le prince et lui offrit, au nom du corps, une paire d'épaulettes
de laine, appartenant à un des camarades tué à ses côtés pendant la
périlleuse traversée du large fossé, et le proclama _grenadier
français_.

Le prince attacha les épaulettes sur son uniforme, et certainement ce
moment a été un des plus heureux de sa vie, quoique son visage se
trouvât tout à coup inondé de larmes. Tous les assistants étaient émus
de cet épisode improvisé auquel personne ne s'attendait.

Il me rappelle une circonstance, bien postérieure, mais que je
placerai ici, d'autant que je ne pense pas conduire ces récits jusqu'à
l'époque où elle a eu lieu.

Le colonel de La Rue se trouvant à Vienne en 1832 avec le jeune duc de
Reichstadt, celui-ci, qui cherchait sans cesse à le faire parler sur
les armées de France, lui demanda si, en effet, le roi de Sardaigne
avait payé de sa personne autant qu'on l'avait dit.

Monsieur de La Rue, témoin et acteur au Trocadéro, lui raconta ce gui
s'y était passé, ainsi que la démarche des grenadiers, et il ajouta:

«Et je vous assure, monseigneur, que le prince était bien content.

--Sacrebleu, je le crois bien! répondit le jeune homme en frappant du
pied.» Puis il reprit après un assez long silence:

«Voyez la différence des pays, mon cher La Rue; chez eux (il désignait
du doigt l'ambassadeur de Russie), chez eux quand on veut humilier un
officier, on le fait soldat. _Chez nous_ quand on veut honorer un
prince, on le fait grenadier! Ah! chère France!» Et il s'éloigna du
colonel pour cacher une émotion qu'il venait de lui faire partager.

Ce même monsieur de La Rue possède une pièce assez curieuse. La
veille de son départ de Vienne, il adressa à monsieur le duc de
Reichstadt, qu'il rencontrait dans le monde tous les soirs, cette
phrase banale:

«Monseigneur a-t-il des ordres à me donner pour Paris?

--Des ordres pour Paris! moi? Moi! oh! non, cher La Rue!» Et il sentit
trembler la main qu'on lui avait tendue.

Il se retira affligé de l'effet produit sur le prince par son
inadvertance. Au moment où il montait en voiture le lendemain, un
valet de pied lui remit un paquet. C'était un grand papier plié en
quatre, sur le milieu duquel était écrit de la main du duc: «Présentez
mes respects à la colonne.»

Il n'y a ni date ni signature, mais l'enveloppe, mise par un
secrétaire, est contresignée de tous les titres et qualités de S. A.
I. le duc de Reichstadt et porte l'assurance que l'intérieur est de
son écriture. Est-ce un usage allemand pour les lettres des princes ou
une précaution particulière pour celle-là? Je l'ignore.

Monsieur de La Rue me l'a confiée, pendant une absence qu'il a faite,
mais il me l'a redemandée; et je n'ai pas osé lui témoigner le désir
que j'aurais eu de la conserver.

Je reprends le fil de mon discours. Madame la duchesse d'Angoulême
s'était établie à Bordeaux, pendant la guerre d'Espagne, pour être
plus à portée des nouvelles. Le même motif y conduisit ma belle-soeur.
Cette similitude d'intérêt la rapprocha de la princesse, beaucoup plus
gracieuse en général lorsqu'elle s'éloignait de Paris, et qui, dans
cette circonstance, montra à madame d'Osmond des bontés qu'elle lui a
toujours continuées.

Elle n'était pas précisément de son intimité, mais du petit nombre
des personnes qu'elle accueillait avec faveur, distinction d'autant
plus appréciée qu'elle était moins prodiguée, aussi ma belle-soeur lui
est-elle très dévouée. Le naturel de son esprit lui a fait trouver
grâce devant Madame. Madame d'Osmond est la seule personne d'un esprit
remarquable que je lui ai vu ne point repousser. Il y a fort à parier
que, sans le séjour de Bordeaux, elle serait restée dans la disgrâce
qu'elle méritait sous ce rapport.

L'animadversion de monsieur le duc d'Angoulême pour le duc de Bellune
était si hautement prononcée qu'il fallait bien songer à le remplacer.
Monsieur de Villèle en faisait d'autant plus volontiers le sacrifice
qu'il désirait fort s'en débarrasser et était charmé d'en laisser
l'impopularité au prince.

Monsieur de Chateaubriand, qui se savait assez mal dans son esprit,
crut faire un acte de haute courtisanerie en poussant à la nomination
du baron de Damas, attaché à sa maison. Lorsque monsieur le duc
d'Angoulême reçut le courrier qui lui en apportait la nouvelle, il
entra dans le salon où étaient réunis ses aides de camp et il leur
dit:

«Messieurs, le duc de Bellune n'est plus ministre de la guerre.
Devinez qui le remplace. Je vous le donne en dix. Que dis-je, en dix?
Je vous le donne en cent et même cela ne sera pas assez, je vous le
donne en mille.»

Quelques noms étranges ayant été prononcés, le prince reprit:

«Non, c'est encore mieux.... Vous ne trouverez jamais.... C'est le
baron de Damas, votre camarade ... le bon Damas!»

Il se prit à rire et tout l'état-major avec lui. On voit comme
monsieur de Chateaubriand avait bien réussi à faire sa cour à
monsieur le duc d'Angoulême.

À son retour à Paris, le prince se montra aussi simple et aussi
modeste qu'il avait été brave et sage en Espagne. Son père le reçut
avec une tendresse et une joie toute paternelle, le Roi avec cette
pompe théâtrale qui suppléait en lui à la sensibilité.

Madame la duchesse d'Angoulême jouissait des succès de son mari d'une
joie si étrangère à sa physionomie qu'elle en était altérée. Cette
pauvre princesse a eu si peu d'occasion d'en ressentir qu'elle ne sait
comment la porter. Son attachement pour monsieur le duc d'Angoulême
était aussi tendre que sincère, quoiqu'il ne partageât pas ses
passions politiques.

Le prince était resté en rapport avec les personnes les plus
influentes du ministère Richelieu, messieurs Pasquier, Mounier, etc.,
et surtout monsieur Portal au sage esprit duquel il accordait grande
confiance. Il leur parlait volontiers des affaires du moment pour
s'éclairer de leurs lumières.

Ces relations, que le prince lui-même ne cherchait point à dissimuler,
achevaient de le discréditer auprès des exaltés. Ils s'étaient ameutés
contre lui dès ce voyage dans la Vendée où il avait prêché _Union et
Oubli_. L'ordonnance d'Andujar, autre crime de même nature, aurait
constaté qu'il était incorrigible et décidément jacobin si, déjà, sa
désapprobation formelle de la manière dont monsieur Manuel avait été
expulsé de la Chambre avait pu laisser quelques doutes sur ses
sentiments.

Peu de jours après son retour, monsieur le duc d'Angoulême, sortant en
voiture avec mon frère, fut accueilli de très vives acclamations par
la foule assemblée dans la cour des Tuileries. Une fois sur le quai,
et les salutations accomplies, il se renfonça dans sa voiture et dit
avec un sourire amer:

«Voilà bien ce qui s'appelle, en termes de gazette, un prince adoré!
Il serait bien doux d'y pouvoir croire! Mais, voyez-vous, d'Osmond,
ils crieraient _à l'eau_ tout aussi volontiers si on les y poussait.»

Au moins ne se faisait-il pas illusion sur sa popularité, malgré les
adulations dont les gens qui avaient le plus cherché à le déjouer et à
empoisonner sa conduite vis-à-vis du Roi et du public l'étourdissaient.
Il en était fort contrarié et l'a souvent témoigné avec son peu de bonne
grâce accoutumée, mais avec beaucoup de jugement.

Personne plus que lui n'était impatienté de l'abus fait de ce
malheureux nom du Trocadéro. L'esprit courtisan l'avait donné à tout,
depuis un ruban jusqu'à une salle de festin à l'hôtel de ville, depuis
un joujou du duc de Bordeaux jusqu'à l'arc de triomphe de l'Étoile.
Toutefois, monsieur le duc d'Angoulême s'opposa formellement à ce
dernier baptême, et cette ridicule appellation tomba vite en
désuétude.

Je me livre avec complaisance à parler de monsieur le duc d'Angoulême
en ce moment. C'est certainement la plus belle année d'une vie si
éprouvée par le malheur. Ce pauvre prince méritait un meilleur sort;
mais la fortune, son éducation, son père, ses entours et même ses
vertus lui en ont préparé un si déplorable que l'histoire elle-même
l'accablera de dédains, sans rendre justice à des qualités réelles.

Si monsieur le duc d'Angoulême s'était trouvé succéder immédiatement à
Louis XVIII, la Restauration aurait probablement marché dans des voies
assez sages pour se concilier les suffrages du pays. Pendant bien des
années, toutes les espérances se sont tournées vers lui, et c'est
seulement lorsqu'on l'a vu suivre les traces de son père que les
orages se sont pressés autour du trône et que la foudre populaire l'a
renversé.




CHAPITRE IX

     Le duc de Rovigo et le prince de Talleyrand. -- Pavillon de
     Saint-Ouen. -- Détails sur cette fête. -- Le duc de Doudeauville
     remplace le marquis de Lauriston au ministère de la maison du
     Roi. -- Lauriston est nommé maréchal de France.


J'ai dit ailleurs, je crois, les relations que madame du Cayla avait
entretenues, sous l'Empire, avec le duc de Rovigo et dont
l'extraordinaire ressemblance de son fils témoignait fort
indiscrètement.

Depuis que l'immense crédit de la favorite était aussi bien établi, le
duc de Rovigo l'assiégeait de ses réclamations. Il voulait être
réhabilité à la Cour, employé dans son grade et rentrer dans les voies
du pouvoir, menaçant, si elle ne réussissait pas à obtenir ce qu'il
désirait, de publier une correspondance qui, non seulement était fort
tendre pour Rovigo, mais encore très confiante pour le ministre de la
police et prouvait qu'elle n'avait pas attendu la Restauration pour
jouer le rôle le plus honteux et en recevoir un salaire.

Elle ne savait comment se tirer de cet embarras. Elle n'avait aucune
envie de rétablir la position du duc de Rovigo dont la présence lui
était insupportable, mais elle craignait encore davantage de
l'exaspérer.

Comme il prétendait toujours que sa conduite, dans l'affaire de la
mort de monsieur le duc d'Enghien, avait été la plus innocente du
monde, il exigea qu'elle se chargeât de l'expliquer au Roi. Elle se
fit répondre par Sa Majesté que, si monsieur de Rovigo parvenait à
persuader le public, il lui accorderait ses bonnes grâces. En
conséquence, monsieur de Rovigo se mit à l'oeuvre et fit une relation,
soi-disant justificative, où il s'incriminait de la façon la plus
odieuse, tout en chargeant monsieur de Talleyrand très gravement et,
je crois, très véridiquement.

Madame du Cayla tressaillit d'aise à cette lecture. Elle y voyait la
perte de deux hommes qu'elle redoutait presque également. Cependant,
elle fut assez habile pour faire quelques remarques critiques au duc
de Rovigo. Elle lui fit adoucir quelques phrases, retrancher quelques
aveux, puis l'encouragea à la publication sans toutefois la lui
conseiller, afin qu'il ne pût l'accuser de l'y avoir poussé.

L'effet en fut tel qu'elle l'avait prévu. Un tolle général s'éleva
contre Rovigo; tout le parti Talleyrand y excita; et, le voyant à son
comble, le prince s'enveloppa dans sa dignité offensée et déclara
qu'il ne reparaîtrait pas aux Tuileries que son nom ne fût vengé de
tant de calomnies. Personne ne soutint le duc de Rovigo; le Roi lui
fit défendre de reparaître. Monsieur et son fils déclarèrent qu'ils le
feraient mettre à la porte s'il se présentait chez eux. Toutes les
réclamations qu'il faisait pour ses dotations furent mises à néant.

Madame du Cayla, elle-même, quoique se disant désolée d'un résultat
qu'elle était si loin d'attendre de leurs efforts réunis, se crut
obligée de renoncer à le recevoir ouvertement chez elle. Elle lui
promit de ne perdre de vue aucune occasion de rétablir sa situation,
mais lui fit admettre la nécessité de laisser passer l'orage, et elle
s'en trouva débarrassée.

Soit qu'elle craignît de s'attirer trop de haines à la fois, soit
qu'elle n'eût pas le moyen de réussir de ce côté, monsieur de
Talleyrand eut tous les honneurs de cette affaire. Le Roi lui fit dire
«qu'il pouvait revenir aux Tuileries sans craindre de mauvaise
rencontre.» En conséquence, il fit sa rentrée le dimanche à la messe,
en plein triomphe.

C'était un des moments où il était le plus en évidence. Sa charge de
grand chambellan le plaçait immédiatement derrière le Roi. Il s'y
tenait debout, la main appuyée sur le fauteuil, hors le moment de
l'élévation où il s'agenouillait assez adroitement, malgré sa jambe
estropiée, et il ne lui plaisait pas qu'on cherchât à l'assister. Son
maintien pendant les offices était inimitable. L'impassibilité de sa
physionomie l'y suivait, et personne ne pouvait l'accuser d'y porter
ni distraction mondaine, ni cagoterie hypocrite.

Un homme, moins habile que monsieur de Talleyrand aurait été abîmé par
les révélations contenues dans le mémoire du duc de Rovigo, d'autant
que bien des personnes vivantes pouvaient justifier de leur
exactitude. Mais il comprit, tout de suite, que le coup venait d'un
homme qui n'était pas situé de façon à pouvoir l'asséner
vigoureusement et il se plaça si haut que ce fut le Rovigo qui manqua
son atteinte et en fut renversé.

Il y a peu de circonstances où monsieur de Talleyrand ait mieux jugé
sa position aussi bien que celle de son adversaire et se soit conduit
avec plus d'habileté. Le succès fut si complet que, depuis ce temps,
les attaques se sont émoussées. Monsieur de Talleyrand est sorti très
épuré de ce creuset aux yeux des contemporains, et l'histoire devra se
charger de lui rendre la part qu'il a jouée dans la triste tragédie
des fossés de Vincennes.

La petite maison, appartenant à la comtesse Vincent Potocka où le Roi
avait donné en 1814 la déclaration dite _de Saint-Ouen_, fut mise en
vente à la mort de la comtesse. Bientôt, nous vîmes s'élever sur ses
ruines un élégant pavillon. Les meilleurs artistes furent appelés à le
décorer. Les plantes les plus rares en ornèrent les jardins et les
serres. Un luxe royal s'y déployait, et l'acquéreur ne put être
longtemps ignoré, malgré le secret imposé qui excitait vivement la
curiosité. On variait sur la destination de ce lieu de délice.

Des invitations, adressées à tout ce que la Cour et la ville avait de
plus distingué, nous apprirent qu'il appartenait à madame du Cayla et
qu'elle en ferait l'inauguration par une fête à laquelle elle nous
conviait. Quelques personnes, plus scrupuleuses, refusèrent de s'y
rendre. Je ne fus pas du nombre. Je connaissais madame du Cayla de
tout temps; nos relations étaient devenues très froides, mais j'étais
également curieuse de voir le pavillon et la fête. L'un et l'autre en
valaient la peine.

On ne nous avait pas exagéré la magnificence de la maison. Elle était
parfaitement commode et construite à très grands frais. Chaque détail
était complètement soigné. Depuis l'évier en marbre poli jusqu'à
l'escalier du grenier à rampe d'acajou, rien n'était négligé. Il était
aisé de voir qu'artistes et ouvriers, personne n'avait été contrôlé
dans la dépense. Les plus habiles peintres avaient été employés à
décorer les murailles; mais ce luxe de bon goût ne sautait pas aux
yeux et s'accordait avec une noble simplicité. On voyait dans la
bibliothèque un immense portrait de Louis XVIII, assis à une table et
signant la déclaration de Saint-Ouen.

Ce qui était encore bien plus curieux, c'était le nonce du Pape,
monseigneur Macchi, et monsieur Lieutard, assis sous ce tableau et se
relayant l'un l'autre pour faire, à tour de rôle, l'éloge des vertus
chrétiennes de leur charmante hôtesse. Or il faut savoir que ce
monsieur Lieutard était l'instituteur rigide de la jeunesse dévote du
temps et qu'aucun de ses disciples n'aurait osé pénétrer dans un
théâtre, hormis dans celui que madame du Cayla allait nous ouvrir.

Les meilleurs acteurs y jouèrent un joli vaudeville, puis une petite
pièce de circonstance d'après laquelle il nous fut loisible de croire,
si cela nous plaisait, que madame du Cayla n'était que la concierge
sensible et dévouée du pavillon historique que ses soins avaient
arraché à l'oubli, à la profanation de la bande noire, pour le
conserver à la reconnaissance de la France, dont un bon nombre de
couplets témoignèrent. Les applaudissements des spectateurs la
confirmèrent, et madame du Cayla sortit de l'enceinte couverte de
couronnes civiques et proclamée l'héroïne de la charte par un
auditoire qui n'y tenait guère.

Je m'amusai bien à cette fête, fort belle et fort bien ordonnée, mais
divertissante surtout par son côté bouffon. Tout le corps diplomatique
s'y pressait sur les pas de la dame du lieu, aussi bien que les
évêques et les _mères_ de l'Église. Elle avait attaché un grand prix à
les y faire venir. Toujours elle les avait soignés avec empressement,
et chaque semaine un grand dîner réunissait les âmes pieuses à sa
table. Une demi-heure avant celle fixée aux invités à la fête de
Saint-Ouen, le Roi était venu en inspecter les apprêts. Les traces des
roues de son lourd carrosse se voyaient dans les allées, très bien
sablées d'ailleurs.

Madame du Cayla avait espéré la présence de Monsieur. Elle en avait
laissé courir le bruit, assez complaisamment, au commencement de la
matinée; mais vers la fin elle se révoltait contre une idée aussi
saugrenue. Le fait était que Monsieur avait hésité.

Monsieur de Villèle l'encourageait à soutenir madame du Cayla, dont
il exploitait le crédit sur le Roi; mais l'influence de Madame
l'emporta: cette princesse ne pouvait s'abaisser à caresser la
favorite et la traitait toujours plus que froidement.

Madame de Choisy, sa dame d'atour, qu'elle avait mariée au vicomte
d'Agoult et chez laquelle elle passait toutes ses soirées, ayant, au
mépris de ses défenses, formé une liaison intime avec madame du Cayla,
la princesse lui en témoigna son mécontentement et ne mit plus les
pieds chez elle, quoique l'appartement qu'elle occupait fût contigu au
sien. La reconnaissance de madame du Cayla se signala en faisant
nommer le vicomte d'Agoult gouverneur de Saint-Cloud.

J'ai dit que le général de Lauriston était resté seul du ministère
Richelieu. Il dut cette faveur à la mansuétude avec laquelle il payait
les sommes énormes que la faiblesse du Roi répandait sur ses royales
amours, sans jamais les trouver trop considérables. Cependant on
désira sa place de ministre de la maison du Roi pour monsieur de
Doudeauville, afin que Sosthène de La Rochefoucauld, chargé de la
division des beaux-arts, ne relevât que de son père.

En conséquence, pour désintéresser monsieur de Lauriston, solder ses
complaisances et acheter sa discrétion, on le nomma tout à la fois
grand veneur et maréchal de France. Il avait beaucoup fait la guerre,
comme tous les serviteurs de Napoléon, mais il n'avait aucune
réputation militaire et cette élévation souleva des tempêtes.

Les patrons de Lauriston crurent les calmer en l'envoyant commander
l'armée de réserve en Espagne. Lui, de son côté, voulut décorer son
nouveau bâton de quelques lauriers. Il fit faire le siège de
Pampelune, après la reddition de Cadix et la délivrance du roi
d'Espagne, qui amenait nécessairement la chute de toutes les places
sans coup férir. Quelques braves gens payèrent de leur sang
l'élévation de Lauriston au grade de maréchal, sans la justifier aux
yeux de personne.

Il avait laissé la liste civile fort dérangée. Elle acheva de se
dilapider sous l'administration du duc de Doudeauville, très galant
homme mais trop faible et trop dépendant pour oser faire la moindre
résistance aux caprices de son fils et de madame du Cayla. Cette
facilité le forçait à fermer les yeux sur les autres abus, et jamais
caisse n'a été livrée plus ostensiblement au pillage.

La sage administration de monsieur de La Bouillerie, sous le nom
d'intendant, avait réparé le mal en peu d'années, et, avant la
révolution de 1830, la liste civile était libérée de toute dette.




CHAPITRE X

     Le duc de la Rochefoucauld-Liancourt est destitué de places
     gratuites. -- Exécution de quatre jeunes sous-officiers. --
     Élections gouvernementales. -- Renvoi de monsieur de
     Chateaubriand. -- Sa colère. -- L'indemnité aux émigrés et la
     réduction des rentes. -- L'archevêque de Paris, monsieur de
     Quélen. -- Situation politique de monsieur de Villèle. -- Le père
     Élisée. -- Répugnance du Roi à quitter les Tuileries. -- Quel en
     était le motif.


L'opinion publique se montra fort choquée de la destitution du duc de
La Rochefoucauld-Liancourt. Je ne me rappelle plus dans quelle
circonstance il témoigna de la résistance aux volontés ministérielles.
C'était pour quelque chose de fort peu important. Cependant le
_Moniteur_ prit la peine de répondre par une litanie de treize places
qui étaient enlevées au duc. Or, ces places étaient toutes de
bienfaisance et gratuites. Il les exerçait avec autant de zèle que de
dévouement, dans l'intérêt du pauvre dont il était adoré. En supposant
même qu'il eût témoigné de l'hostilité au gouvernement, c'était une
puérile et maladroite vengeance.

Celle exercée, d'une façon plus cruelle, contre les sous-officiers de
La Rochelle fut encore plus réprouvée. Quatre de ces jeunes gens
périrent sur l'échafaud pour un projet de conspiration, très coupable,
sans doute, mais qui, n'ayant aucune chance de réussite, ne frappait
pas assez l'esprit public pour lui faire supporter le sacrifice de
ces quatre jeunes têtes dont la plus âgée n'avait pas vingt-trois ans.
Ils se conduisirent, de manière à augmenter l'intérêt, avec fermeté et
sans jactance, et parurent poursuivis avec acharnement.

Je me rappelle très bien que le petit noyau d'hommes modérés qui
m'entourait s'affligeait de cette procédure et désirait beaucoup que
le Roi fît grâce à ces jeunes gens. Je crois me souvenir qu'une note
fut remise à monsieur le duc d'Angoulême par monsieur Portal, qu'il
entra fort dans ses sentiments mais lui dit qu'il s'était fait la loi
de ne s'ingérer, en aucune façon, dans le gouvernement du Roi, qu'il
gémissait souvent de ce qu'il voyait, que, toutes les fois qu'on lui
demandait son opinion, il la donnait consciencieusement mais que
jamais il ne prenait l'initiative: «L'opposition des princes est une
trop grande calamité pour que le pays puisse en supporter deux»,
ajouta-t-il.

Puis, embarrassé lui-même de ce qui venait de lui échapper, il devint
fort rouge: «Le Roi, reprit-il, doit être obéi respectueusement par
tout le monde, et surtout par moi. Lorsqu'il veut bien me charger
d'une mission, je la fais de mon mieux et dans ma conscience; mais,
lorsqu'il ne me consulte, ni ne m'emploie, je me tais et je vais à la
chasse.»

Je n'affirme pas que ce soit à l'occasion des sous-officiers de la
Rochelle que ces paroles ont été prononcées. Je crois même que c'est
après le retour d'Espagne que monsieur Portal nous rapporta les avoir
entendues, le jour même, de la bouche du prince. Cette sagesse lui
attirait notre respect et justifiait les espérances que le pays
fondait sur lui.

Les succès obtenus dans la Péninsule, en persuadant au parti
ultra-royaliste que l'armée était à sa dévotion, excita sa violence.
Il exigea de monsieur de Villèle les lois sur le sacrilège, sur le
droit d'aînesse, et l'accomplissement des promesses faites aux
émigrés. Le ministre y ajouta de sa propre invention la conversion des
rentes cinq pour cent en trois pour cent. C'était de toutes ces lois
la seule à laquelle il tint sérieusement.

Les élections, faites avec des fraudes éhontées, avaient amené à la
Chambre des députés une majorité compacte qui votait selon le bon
plaisir du ministre. Il n'eut pas de peine à faire accepter par elle
les élections septennales.

La Chambre des pairs, persuadée que cette nouvelle organisation était
meilleure et plus gouvernementale, l'adopta, quoiqu'un grand nombre
des pairs, qui votèrent en sa faveur, reconnussent l'inconvénient de
prolonger, entre les mains du parti contre-révolutionnaire, un
instrument aussi dangereux que la Chambre des députés telle qu'elle
était composée. Mais là s'arrêta leur complaisance, et l'utilité du
gouvernement représentatif et de la pondération des pouvoirs ne s'est
peut-être jamais fait mieux sentir qu'à cette époque.

La Chambre des députés étant servile autant que puérilement
aristocratique, celle des pairs se montra indépendante et libérale; et
les lois du sacrilège, du droit d'aînesse, de la réduction du taux des
rentes, de l'indemnité, etc., furent ou repoussées, ou amendées de
manière à perdre leur caractère de lois de parti.

Monsieur de Villèle s'était bien mordu les doigts d'avoir fait
exception à son goût pour les médiocrités en appelant monsieur de
Chateaubriand au pouvoir. Dès les premiers moments, il avait été
trompé dans son espérance de trouver en lui un appui contre la guerre
que la Cour, la sacristie et la Sainte-Alliance souhaitaient porter en
Espagne.

Monsieur de Villèle, en se voyant joué, s'était promis de se venger.
Monsieur de Chateaubriand n'avait aucune faveur auprès du Roi et des
princes; il était facile à démolir de ce côté. Monsieur de Villèle
prétendit qu'il avait voté contre la loi sur la réduction des rentes.

Monsieur de Chateaubriand l'a toujours nié; mais il convenait
volontiers que la loi lui semblait intempestive et dangereuse et s'en
exprimait librement dans son salon. Toutefois, il n'existait aucun
dissentiment ostensible entre lui et ses collègues, lorsqu'un dimanche
il se présenta à la porte de Monsieur pour lui faire sa cour.
L'huissier lui répondit qu'il ne pouvait entrer. Monsieur de
Chateaubriand y fit peu d'attention; il était tard, il crut la porte
fermée et Monsieur déjà passé chez le Roi. Il se hâta de descendre
pour arriver dans le cabinet. En passant la première porte, il vit de
l'hésitation dans les huissiers et les gardes du corps. Enfin
l'officier s'avança vers lui et lui dit, du ton le plus
respectueusement peiné:

«Monsieur le vicomte, nous avons la consigne de ne vous point laisser
entrer.»

Il était sous le coup de l'étonnement, lorsque monsieur de Vitrolles,
son ami, lui dit:

«Vous ne venez donc pas de chez vous?

--J'en suis sorti il y a une heure.

--Eh bien, vous avez manqué une lettre qui vous y attend.»

Monsieur de Chateaubriand y courut, et trouva une ordonnance qui
réclamait le reçu d'une dépêche, fort laconique, portant que le Roi
n'avait plus besoin de ses services. Monsieur de Chateaubriand signa
le reçu de sa propre main, envoya chercher une demi-douzaine de
fiacres, y jeta ses effets pêle-mêle et, avant que sa pendule eût
sonné l'heure commencée, écrivit à monsieur de Villèle que les ordres
du Roi étaient accomplis et l'hôtel des affaires étrangères, aussi
bien que le portefeuille, à la disposition du président du conseil.

La manière dont il avait quitté cet hôtel, en plaisant à
l'imagination de monsieur de Chateaubriand, adoucit un peu la blessure
qu'il avait reçue aux Tuileries; et, pendant les premiers jours, il
soutint sa chute avec un calme et une dignité qui lui firent jouer le
beau rôle. Mais, petit à petit, les embarras et les ennuis de sa
position ranimèrent l'insulte gratuite qu'on lui avait fait éprouver
et excitèrent sa haine et sa vengeance contre monsieur de Villèle,
jusqu'au point où elles ne connurent plus ni borne ni convenance.

Le _journal des Débats_, dont l'amitié des frères Bertin lui ouvrait
les colonnes, devint l'arène où il traîna son antagoniste et où il se
servit d'armes si peu courtoises que bientôt l'offense sembla plus
qu'expiée, d'autant que, dans sa colère, monsieur de Chateaubriand
s'occupait peu des blessures qu'il pouvait faire au pouvoir en
attaquant ses agents.

Monsieur de Villèle se crut forcé de rétablir la censure. Mais qu'en
arriva-t-il? Toutes les fois que le censeur effaçait un article ou une
phrase, sa place restait en blanc dans le journal et l'imagination de
l'abonné suppléait à tout ce que la _tyrannie_ l'empêchait de lire.
Ces blancs ayant été proscrits par une ordonnance, les journalistes
les remplacèrent par des pages entières de tirets-- -- -- -- -- --
-- -- -- -- -- -- -- -- --figurant des lignes.

Il devint évident que, pour rendre la censure efficace, il fallait
l'appuyer par des mesures sévères que la disposition de l'esprit
public ne tolérait pas. Pour oser entraver la liberté de la presse,
dans les temps où nous vivons, il faut que son danger soit évident aux
yeux de tous, ou succéder à un temps d'anarchie, lorsque tout le monde
a tellement souffert que chacun invoque des chaînes afin que son
voisin ait les mains liées. Telle a été la fortune du gouvernement
impérial.

L'indemnité aux émigrés pouvait être une mesure juste et même
politique, mais elle n'était rien moins que populaire. Monsieur de
Villèle, pour comble de maladresse, l'accola à la loi de la réduction
des rentes. Son but était d'assurer à cette dernière le vote de tous
les députés et pairs émigrés. Il réussit auprès des députés, mais
échoua à la Chambre des pairs.

Monsieur Pasquier fut un de ses antagonistes les plus formidables. Il
déploya dans la Chambre haute la même éloquence de tribune qu'il avait
déjà montrée comme député et comme ministre et prit, dès lors, sur ses
collègues, l'ascendant que ses hautes lumières, sa modération
constante et son talent incontesté lui ont toujours conservé.

Monsieur de Villèle rencontra aussi dans l'archevêque de Paris un
adversaire qui ne laissa pas de lui enlever quelques votes. Sous
prétexte de défendre les intérêts des rentiers, ses diocésains, il se
montra très hostile au projet de réduction et en releva l'injustice et
l'iniquité, après que d'autres orateurs eurent établi la vanité de la
mesure sous le point de vue économique.

L'archevêque acquit une assez grande popularité par cette résistance.
Il n'avait pas encore eu le temps de déployer son caractère ambitieux
et hautain; on était disposé à le croire dans les idées modérées.

L'abbé de Quélen, né dans une famille vendéenne, avait commencé sa
carrière dans le service de la grande aumônerie impériale. Le cardinal
Fesch, son patron, l'avait ensuite placé, comme aumônier, auprès de
Madame, mère de l'Empereur. Lors de la Restauration, monsieur de
Quélen ne fit qu'un bond des genoux du cardinal Fesch sur ceux du
cardinal de Talleyrand dont il devint le benjamin. Il dirigea la
grande aumônerie et s'y montra très sage. Aussi, lorsque le cardinal
de Talleyrand, devenant de plus en plus infirme, le demanda pour
coadjuteur de l'archevêché de Paris, monsieur de Richelieu accueillit
cette démarche avec empressement.

Préoccupé de la crainte de voir arriver à ce siège un prélat qui y
portât les idées réactionnaires du clergé émigré, et notamment
l'archevêque de Sens, La Fare, que Madame y poussait, il crut faire un
coup de parti en l'assurant à un homme dont les précédents
promettaient autant de modération que de tolérance.

Cette considération fit arriver monsieur de Quélen, ecclésiastique
obscur et sans talents remarquables, à la première place de son ordre,
lorsqu'il était à peine âgé de quarante ans. On aurait pu croire son
ambition satisfaite, mais il montra bientôt qu'elle était insatiable.

Monsieur de Richelieu s'était laissé entraîné à commettre une faute.
Jamais, depuis le cardinal de Retz, l'ancienne monarchie n'avait
consenti à donner le siège de Paris à un homme assez jeune pour
prétendre à faire de l'opposition. Il était la récompense de prélats
vieillis dans les vertus évangéliques; et la probabilité de leur
succession, promptement ouverte, servait de moyen pour en maintenir
plusieurs autres dans la dépendance du gouvernement. Il était donc
d'une mauvaise politique, lors même que monsieur de Quélen se fût
montré tel qu'on le croyait, de donner la première place dans le
clergé a un homme aussi jeune.

Monsieur de Quélen n'était pas de cet avis, et même il se flattait que
l'héritage de la grande aumônerie, possédée par le cardinal de
Talleyrand, lui arriverait avec l'archevêché de Paris. L'humeur qu'il
conçut de l'en voir séparer, en faveur du cardinal de Croy, entra pour
beaucoup dans son hostilité à la conversion des rentes.

Quoi qu'il en soit, l'esprit financier et finassier de monsieur de
Villèle se trouva cruellement blessé d'être dévoilé et battu sur son
propre terrain. À aucune autre époque il n'a été aussi maître dans le
cabinet. L'incapacité du baron de Damas ayant été suffisamment
constatée au département de la guerre, il l'avait placé à celui des
affaires étrangères, en se réservant le soin de le diriger.

Le marquis de Clermont-Tonnerre passa de la marine à la guerre,
également disposé à obéir partout au président du conseil, toutes les
fois que la Congrégation n'en décidait pas autrement, et, à cette
époque, l'accord existait entre ces deux hautes puissances. Je ne me
rappelle plus quelle nullité remplaça monsieur de Tonnerre à la
marine.

Monsieur de Corbière et monsieur de Peyronnet semblaient les membres
les plus indépendants du cabinet; mais, comme leurs tendances étaient
toutes dans le sens le plus opposé aux intérêts de la Révolution,
monsieur de Villèle trouvait assez bon de laisser entrevoir qu'il
avait à résister à leurs exigences, afin de conserver, dans le public,
le caractère de modération acquis pendant qu'il était à la tête de
l'opposition ultra.

Louis XVIII ne se mêlait plus de rien et Monsieur se trouvait obligé
de ménager l'homme qui, par avance, avait transporté la couronne sur
sa tête; de sorte que toutes les circonstances militaient pour assurer
l'omnipotence de monsieur de Villèle, lorsqu'elle fut arrêtée par
l'échec reçu dans la Chambre des pairs. Il lui fut d'autant plus
sensible qu'à la suite de la guerre d'Espagne il avait nommé un assez
grand nombre de pairs, et qu'il ne doutait pas plus de la majorité
dans cette Chambre que dans celle des députés. Il se promit bien de
prendre sa revanche et de représenter son projet favori de la
conversion des rentes dans un moment plus opportun.

La santé du Roi devenait de plus en plus mauvaise. Il tombait dans une
sorte d'anéantissement dont il ne sortait que pour recevoir les
visites de madame du Cayla. Ces jours-là, il ne manquait pas de donner
pour mot d'ordre _Sainte Zoé_, en accompagnant cette confidence d'un
sourire qu'il aurait voulu rendre indiscret et que le duc de Raguse
m'a souvent dit lui avoir inspiré pitié encore plus que dégoût.

Le Roi détestait Saint-Cloud. Le chirurgien en qui il avait eu le plus
de confiance, le père Élisée, qu'il avait ramené d'émigration,
s'ennuyant hors de Paris, avait persuadé au vieux monarque que le
château était humide. Aussi avait-il coutume de dire tous les ans (les
princes répètent volontiers les mêmes gentillesses) qu'il n'y
attendrait pas sa fête, mais reviendrait à Paris pour celle _des
chats_. Il était de bonne courtisanerie de paraître ne pas comprendre,
afin de lui donner le plaisir d'expliquer que c'était le jour de la
_mi-août_.

C'était une singulière anomalie dans cette Cour dévote et sévère que
la présence de ce père Élisée. Il avait été frère de la Charité et
assez habile chirurgien. À la Révolution, il jeta le froc et se
précipita dans tous les désordres du siècle, avec l'appétit d'un homme
longtemps gêné. Il trouvait plaisant de présenter lui-même ses
compagnes successives sous le nom de _mère Élisée_. Je ne sais comment
il avait trouvé le moyen de déterrer ainsi un assez grand nombre de
jolies filles qu'il passait ensuite à ses amis ou patrons.

Il faisait ce commerce, accompagné des orgies qu'il peut entraîner,
jusque dans les appartements du palais du Roi, jusque sous les yeux de
Madame qui le savait et ne l'en traitait que mieux, quoiqu'en tout
lieu une vie si scandaleuse pour tout le monde et surtout pour un
vieux moine eût été justement honnie; mais le père Élisée avait le
privilège des hommes déshonorés: on leur passe tout parce qu'ils ne
sont honteux de rien.

Ce n'était que pour l'absolue nécessité de faire nettoyer les
Tuileries que le Roi consentait à s'en éloigner momentanément. Le
palais était habité par plus de huit cents personnes, fort mal
soigneuses. Il y avait des cuisines à tous les étages; et le manque
absolu de caves et d'égouts rendait la présence de toutes les espèces
d'immondices tellement pestilentielle qu'on était presque asphyxié en
montant l'escalier du pavillon de Flore et en traversant les corridors
du second.

Ces affreuses odeurs finissaient par atteindre les appartements du Roi
et le décidèrent à faire à Saint-Cloud les séjours les plus courts
qu'il pouvait. Il ne quittait Paris qu'à la dernière extrémité.

Je me suis laissé dire qu'un de ces visionnaires que le Roi
interrogeait assez volontiers lui avait prédit, pendant l'émigration,
qu'il rentrerait dans les Tuileries, mais qu'il n'y mourrait pas. Plus
il se sentait malade, plus il se cramponnait au lieu où il ne devait
pas mourir. Ce serait à Gand, pendant les Cent-Jours, que le Roi
aurait raconté cette prédiction. Je ne me rappelle pas comment ce
récit m'est arrivé et quel degré de foi il mérite.

Tant il y a qu'il préférait l'habitation des Tuileries à toute autre.
Monsieur et monsieur le duc d'Angoulême s'en accommodaient très bien.
Madame la duchesse de Berry n'en prenait qu'à son aise et ne se gênait
pas pour suivre sa famille. Madame, seule, préférait Saint-Cloud et
regrettait que la Cour n'y fît pas un plus long séjour.




CHAPITRE XI

     Dernière maladie du roi Louis XVIII. -- Habileté de madame du
     Cayla. -- Mort du Roi. -- «Passez, monsieur le Dauphin.» --
     Enterrement du Roi. -- Le titre de Madame refusé à madame la
     duchesse de Berry. -- Celui d'Altesse Royale donné aux princes
     d'Orléans. -- Réception à Saint-Cloud. -- Entrée à Paris du roi
     Charles X.


J'allai, le jour de la saint Louis 1824, faire ma cour au Roi. Je ne
l'avais pas vu depuis le mois de mai et je fus bien frappée de son
excessif changement: il était dans son même fauteuil et dans son
habituelle représentation, vêtu d'un uniforme très brodé, avec les
ordres par-dessus l'habit.

Mais les guêtres de velours noir, qui enveloppaient ses jambes,
avaient doublé de circonférence, et sa tête ordinairement forte était
tellement amoindrie qu'elle paraissait toute petite. Elle s'appuyait
sur le creux de son estomac, au point que les épaules la dominaient.
Ce n'était qu'avec effort qu'il la relevait et montrait alors une
physionomie si altérée, un regard si éteint qu'on ne pouvait se faire
illusion sur son état.

Il m'adressa quelques paroles de bonté lorsque je lui fis ma
révérence. J'en fus d'autant plus touchée que j'avais l'impression que
je voyais pour la dernière fois ce vieux monarque dont la sagesse
avait été mise à tant d'épreuves et qui aurait peut-être triomphé de
toutes les difficultés de sa position si la faiblesse et la maladie
ne l'avaient jeté, tout désemparé, entre les mains de ceux contre les
folies desquels il luttait depuis trente années.

Louis XVIII avait coutume de dire qu'un roi de France ne se devait
aliter que pour mourir. Il s'est montré fidèle à ce principe; car,
entre le 25 août et le 16 septembre, dernier jour de sa vie, il a
encore paru en public et tenu deux fois sa Cour.

Peut-être un motif plus personnel stimulait-il aussi son courage. Je
tiens du docteur Portal, son premier médecin, qu'il lui avait demandé,
l'année précédente, comment il mourrait. Portal avait cherché à
éloigner ce discours, mais le Roi l'y avait ramené.

«Ne me traitez pas comme un idiot, Portal. Je sais bien que je ne peux
pas vivre longtemps, et je sais que je dois souffrir, peut-être plus
qu'à présent. Ce que je voudrais savoir, c'est si la dernière crise de
mon mal pourra se dissimuler ou s'il me faudra rester plusieurs jours
à l'agonie?

--Mais, Sire, selon toute apparence, la maladie de Votre Majesté sera
très lente et graduelle; cela peut durer bien des années.

--Je ne vous demande pas cela, reprit le Roi avec humeur. _Lente et
graduelle!_ Je n'ai donc pas l'espoir qu'on me trouve mort dans mon
fauteuil?

--Je n'y vois aucune apparence.

--Il n'y aura donc pas moyen d'éviter les surplis de mon frère?»
grommela le Roi entre ses dents après un instant de silence. Puis il
parla d'autre chose.

Il paraît que ses répugnances ne s'étaient pas affaiblies, car il
accueillit avec une froideur marquée toutes les insinuations de ses
entours pour chercher du soulagement à ses maux dans l'assistance de
l'Église.

Madame la duchesse d'Angoulême, ayant hasardé une démarche plus
directe, reçut, pour réponse, un sévère: «Il n'est pas encore temps,
ma nièce; soyez tranquille». Cependant le danger devenait de plus en
plus imminent, et l'anxiété de la famille s'accroissait dans la même
proportion.

Madame du Cayla, peu capable de se laisser dominer par un sentiment de
fausse délicatesse, calcula qu'il y aurait tout profit à froisser les
sentiments du moribond pour acquérir des droits sur les vivants. Elle
arriva à l'improviste chez le Roi, la veille de sa mort, et fit si
bien qu'à la suite d'une longue conférence le grand aumônier fut
averti de se rendre chez le Roi. Au reste, le temporel ne fut pas
oublié dans ce dernier tête-à-tête.

Le maréchal Mortier possédait dans la rue de Bourbon un magnifique
hôtel qu'il annonçait le dessein de vendre. Ce matin-là même, un homme
d'affaires était venu lui en offrir huit cent mille francs. Le
maréchal avait un peu hésité, demandé du temps pour se décider, pour
consulter sa femme et ses enfants. On lui avait donné une heure.
C'était un marché à conclure à l'instant, sinon on avait un autre
hôtel en vue. Le maréchal s'était informé du nom de l'acquéreur:

«Que vous importe?

--Cela m'importe beaucoup; il me faut savoir s'il est solvable.

--Très solvable, car vous serez payé dans la journée, mais son nom
doit rester un mystère.»

Le maréchal consentit et, immédiatement après la visite de madame du
Cayla au Roi, les huit cent mille francs lui furent comptés en
numéraire. Un ordre, signé d'un _Louis_ à peine lisible, avait suffi à
la bonne volonté du duc de Doudeauville pour payer cette somme
considérable. Le Roi respirait encore et, rigoureusement parlant,
avait le droit d'en disposer.

Toutefois, madame du Cayla a toujours été un peu honteuse de cette
acquisition et surtout de sa date. Elle n'a jamais osé habiter
l'hôtel. Plusieurs années après, elle l'a vendu au duc de Mortemart.

Le Roi, ayant une fois pris son parti, montra la plus grande fermeté.
Il donna lui-même les ordres pour que les cérémonies s'accomplissent
avec toutes les formes usitées envers les rois ses prédécesseurs que
sa prodigieuse mémoire lui rappelait dans tous les plus petits
détails. Peu d'heures avant sa mort, le grand aumônier s'étant trompé
en récitant les prières des agonisants, Louis XVIII le reprit et
rétablit l'exactitude du texte avec une présence d'esprit et un calme
qui ne l'abandonnèrent pas un moment.

La famille était réunie au fond de sa chambre et profondément
affectée. Les médecins, le service, le clergé environnaient le lit. Le
premier gentilhomme de la chambre soutenait le rideau. Au signal,
donné par le premier médecin, que tout était fini, il le laissa tomber
et se retourna en saluant les princes.

Monsieur sortit en sanglotant; Madame se préparait à le suivre.
Jusque-là, elle avait toujours pris, comme fille de roi, le pas sur
son mari; arrivée à la porte elle s'arrêta tout court et, à travers
les larmes sincères dont son visage était inondé, elle articula
péniblement: «Passez, monsieur le Dauphin». Il obéit sur-le-champ à
l'appel, sans remarque et sans difficulté.

Le premier gentilhomme annonça: _le Roi_; les gardes du corps
répétèrent: _le Roi_ et Charles X arriva dans son appartement.

Des voitures étaient déjà attelées. Il en ressortit aussitôt, avec
toute sa famille, pour se rendre à Saint-Cloud, selon l'usage des rois
de France qui ne séjournent jamais un instant dans le palais où leur
prédécesseur vient de rendre le dernier soupir.

On a beaucoup reproché aux princes de la maison de Bourbon la sujétion
qu'ils voulaient imposer aux lois de l'étiquette, mais on voit à quel
point elle est inhérente à leur nature. Certainement madame la
Dauphine était fort affectée de la mort de son oncle. N'eût-elle pas
eu d'attachement pour lui, le terrible spectacle auquel elle assistait
suffisait pour l'émouvoir vivement. À peine quelques secondes
s'étaient écoulées, le dernier gémissement résonnait encore à son
oreille, et rien ne pouvait la distraire d'une question de pure
étiquette, dans un intérieur où personne n'aurait remarqué qu'elle y
manquait.

De son côté, si monsieur le Dauphin n'avait pas réclamé son droit, il
avait du moins trouvé tout simple qu'on y pensât et n'en avait
témoigné ni étonnement, ni impatience. Quand on est si esclave
soi-même, il n'est pas étonnant qu'on impose les mêmes devoirs aux
autres et que les exigences arrivent à un point qui paraît absurde aux
personnes élevées dans d'autres idées.

Mon frère, de service auprès de monsieur le Dauphin, a été témoin
oculaire de cette dernière scène de la vie du roi Louis XVIII, et
c'est de lui que je la tiens.

L'appartement du feu Roi fut tendu de noir et décoré en chapelle
ardente. On y disait des messes toute la matinée. Le service se
faisait, près du corps, par les grands officiers. Ce spectacle dura
plusieurs jours. Le public y était admis avec des billets. On dit que
c'était fort beau. Ma paresse accoutumée et un peu de répugnance à ce
genre de représentation m'empêchèrent d'y aller, aussi bien que
d'assister aux funérailles à Saint-Denis.

Le convoi eut cela de particulier que le clergé n'y parut pas. Une
querelle de juridiction s'étant élevée entre le premier aumônier et
l'archevêque de Paris, monsieur de Quélen défendit aux ecclésiastiques
du diocèse d'accompagner le cortège. Il paraît que cette défense ne
s'étendit pas sur le chapitre de Saint-Denis, car, arrivé à l'église,
le service fut digne et religieux.

J'en eus le récit le jour même par beaucoup de témoins oculaires,
particulièrement par le duc de Raguse dont l'imagination mobile avait
été vivement saisie par les formes, antiques et féodales, de la
cérémonie à laquelle il avait été appelé à prendre part. Il les
racontait avec ce bonheur d'expression qu'il trouve bien plus
fréquemment en parlant qu'en écrivant et qui rend sa conversation
charmante.

Je me rappelle, entre autres, sa description du moment où le chef des
hérauts d'armes, prenant successivement le casque, le bouclier et
enfin le glaive du Roi, les précipitait après lui dans le caveau. On
les entendait rouler de marche en marche, tandis que le héraut disait
trois fois à chaque objet: «le Roi est mort, le Roi est mort, le Roi
est mort!»

Puis, après ce cri de mort, répété neuf fois d'une voix lugubre dans
le silence de l'assemblée, la porte du caveau se refermait avec
fracas; tous les hérauts se retournaient vers le public, criaient
simultanément: «Vive le Roi!» et tous les assistants se joignaient à
cette acclamation.

J'avoue que le casque et le glaive de Louis XVIII pouvaient prêter au
ridicule; mais, lorsque le maréchal racontait l'effet du bruit de ces
armures tombant dans la profondeur de cette royale sépulture, il
causait d'autant plus de frémissement que lui-même en éprouvait
encore.

Cette cérémonie donna lieu à une querelle littéraire qui dure encore à
l'heure qu'il est. Monsieur de Salvandy, déjà connu avantageusement
par quelques brochures politiques, fit insérer dans le _Journal des
Débats_ une chaleureuse relation des funérailles de Saint-Denis.
Beaucoup de personnes crurent y reconnaître la plume de monsieur de
Chateaubriand. On lui en fit des compliments jusqu'au point de lui
dire qu'il n'avait jamais rien écrit de mieux. Il n'a pu pardonner à
Salvandy cette erreur du public dont il fut blessé de toute la hauteur
de son incommensurable vanité.

Le roi Charles X dit quelques mots d'obligeance à monsieur de Brézé,
grand maître des cérémonies, sur la manière intelligente dont il avait
préparé et conduit les détails de la pompe funèbre.

«Oh! Sire, répondit l'autre modestement, le Roi est bien bon; il y a
manqué bien des choses, une autre fois ce sera mieux.

--Je vous remercie, Brézé, répondit le Roi en souriant, mais je ne
suis pas pressé.» Monsieur de Brézé s'effondra.

En prenant le titre de dauphine, madame la duchesse d'Angoulême
renonçait à l'appellation de _Madame_ qu'elle avait porté jusque-là.
Madame la duchesse de Berry eut la fantaisie de se l'approprier. Elle
en demanda l'autorisation au Roi qui lui répondit fort sèchement: «À
quel titre? Je vis et vous êtes veuve, cela ne se peut pas.»

En effet, si monsieur le duc de Berry avait vécu, il n'aurait été
_Monsieur_ qu'à l'avènement de son frère à la couronne. Mais la
prétention de madame la duchesse de Berry avait une origine plus
politique.

On avait été rechercher, pour elle, que la duchesse d'Angoulême, mère
de François Ier, s'appelait exclusivement _Madame_, et c'était à la
mère de monsieur le duc de Bordeaux qu'elle voulait faire déférer ce
titre, se préparant ainsi une existence à part et peut-être une
éventualité de régence le cas échéant; mais elle ne jouissait pas
d'assez de considération dans sa famille pour obtenir cette
distinction, contre laquelle madame la Dauphine se déclara
formellement.

Quelques courtisans ayant essayé du _Madame_ les premiers jours, elle
reprit sévèrement: «Est-ce la duchesse de Berry dont vous voulez
parler?» Le Roi s'expliqua dans le même sens, et le _Madame_ n'eut
cours que parmi les personnes attachées à la maison de madame la
duchesse de Berry, quelques familiers intimes et des subalternes
cherchant à se faire bien voir. Madame de Gontaut, quoique gouvernante
des enfants, le refusa et ce fut le commencement du refroidissement
avec la princesse.

Charles X n'avait pas hérité de la maussaderie de Louis XVIII pour la
famille d'Orléans; il la traitait avec bienveillance; et la sincère
amitié qui existe entre madame la Dauphine et madame la duchesse
d'Orléans avait adouci les répugnances de la fille de Louis XVI.

Le Roi donna à tous les princes d'Orléans le titre d'Altesse Royale,
éteint depuis deux générations. Il faut être prince, et dès longtemps
en butte à toutes les petites vexations de la différence de rang, pour
pouvoir apprécier la joie qu'on en ressentit au Palais-Royal.

Malgré toutes les prétentions au libéralisme éclairé, _l'Altesse
Royale_ y fut reçue avec autant de bonheur qu'elle eût pu l'être au
temps décrit par Saint-Simon. Il y a de vieux instincts qui
n'admettent de prescription, ni du temps, ni des circonstances, tel
effort qu'on fasse pour se le persuader à soi-même. Les d'Orléans sont
et resteront princes et Bourbons, _quand même_.

Le lendemain de la mort du feu Roi, Charles X avait reçu à Saint-Cloud
les grands corps de l'État. Il leur avait fait une déclaration de
principe où on avait trouvé des assurances tellement plus libérales
qu'on n'osait en espérer de lui que la joie en fût aussi vive que
générale. Ces paroles, redites dans la soirée et répétées le lendemain
dans le _Moniteur_, firent éclater dans Paris, et bientôt après dans
toutes les provinces, un mouvement d'enthousiasme pour le nouveau
souverain, et sa popularité était au comble le jour où il fit son
entrée dans Paris, par une pluie battante qui ne réussit, ni à
diminuer l'affluence des spectateurs, ni à calmer la chaleur de leurs
acclamations.

Le Roi était à cheval, se laissant mouiller de la meilleure grâce du
monde et ayant repris cette physionomie, ouverte et satisfaite, qui
charmait le bourgeois de Paris en 1814. Le peuple, toujours avide de
nouveauté et se prêtant volontiers aux espérances, accueillit avec
satisfaction le nouveau règne. Toutes les méfiances accumulées depuis
des années contre Monsieur, comte d'Artois, s'évanouirent, en un
instant, devant quelques phrases prononcées par Charles X en honneur
de la Charte constitutionnelle.

Il n'aurait tenu qu'à lui de faire fructifier ces heureuses
dispositions. Il en jouissait parfaitement; car l'instinct de Charles
X est de rechercher la popularité. Il a le désir de plaire et, s'il a
repoussé l'amour des peuples, ce n'est pas sans se faire quelque
violence; mais il y était entraîné par l'esprit de parti et de secte
qui le dominait ainsi que ses conseillers.

J'aurais voulu me faire illusion en espérant que le poids de la
couronne avait changé ses idées, mais je le connaissais trop bien pour
oser m'en flatter.

Je me rappelle avoir eu, ces jours-là, une longue discussion avec
Mathieu de Montmorency, monsieur de Rivière et quelques autres
personnages de leur bord.

«Vous prétendez, leur disais-je, que la France ne sait pas ce qu'elle
veut, qu'il n'y a pas d'opinion publique? Hé bien, vous convenez que
Monsieur était très impopulaire et qu'au contraire Charles X est très
populaire. De là, vous établissez que la nation est aussi mobile
qu'extravagante et qu'il ne faut avoir aucun égard à ses impressions.
Toutefois il s'est passé quelque chose depuis une semaine:
l'impopulaire Monsieur était tenu pour hostile aux nouvelles lois du
pays; le populaire Charles X s'est proclamé leur protecteur et leur
protégé. Ne serait-il pas plus logique de conclure que la France a une
opinion, une volonté, et que c'est le maintien des intérêts nouveaux
et de la Charte constitutionnelle acquise par trente ans de
souffrances?

--Eh! bon Dieu, me répondait-on d'un ton dénigrant, personne n'a envie
d'y toucher à votre Charte, ni de molester les intérêts
révolutionnaires. Qu'ils vivent en paix. Mais il n'est pas juste de
leur sacrifier le peu d'avantages restés aux classes supérieures ...
et puis, enfin, il faut pouvoir gouverner.»

Monsieur de Villèle profita du nouveau règne pour ôter la censure dont
il était déjà embarrassé. Il n'y gagna pas grand'chose, car les
attaques permises furent aussi vives que lorsqu'elles étaient
défendues.

La veine libérale ne fournit pas longuement. Le Roi et ses conseillers
revinrent à leurs habitudes, et l'animadversion contré le gouvernement
s'augmenta de toute la force des espérances qu'on avait si vivement et
si légèrement conçues.




CHAPITRE XII

     Monsieur le Dauphin entre au Conseil. -- Exigences de la
     Congrégation. -- Loi sur le sacrilège. -- Disposition des princes
     pour l'armée. -- Soirées chez madame la Dauphine. -- Madame la
     duchesse de Berry à Rosny. -- Ses habitudes. -- Ses goûts. -- Sa
     popularité. -- Sacre du Roi à Reims. -- Fêtes à Paris.


J'ai lieu de croire que la sagesse des premiers moments était en
grande partie due à l'influence de monsieur le Dauphin. Monsieur de
Villèle, sachant par expérience le parti qu'on peut tirer de
l'héritier de la couronne, comprit sur-le-champ la force qu'acquerrait
une opposition raisonnable dont il serait le chef, et voulut la
neutraliser.

Feignant une grande admiration pour le jugement si sain de monsieur le
Dauphin, il demanda à en illuminer le conseil. Le Prince sentit le
piège. Les personnes honorées de sa confiance l'engagèrent à refuser;
mais le Roi commanda: le fils obéit comme il a fait à tous les ordres
de son père jusqu'à la perte de la couronne inclusivement. Toutefois,
il était bien aise qu'on ne le crût pas solidaire des actes de ce
conseil où il consentait à siéger. Il ne blâmait rien de ce qui s'y
décidait, mais il affectait de n'y avoir aucune part.

Ainsi, le lendemain d'une mesure importante prise contre son opinion,
il disait tout haut, en passant près de la table du conseil et en
frappant sur le siège qu'il y occupait: «Voilà un fauteuil où je fais
souvent de bons sommes.» Une autre fois, à Saint-Cloud, s'adressant à
une foule de courtisans qui l'entouraient: «Messieurs, lequel de vous
pourra dire tout de suite, et sans compter, combien il y a de volumes
dans ce corps de bibliothèque?» Plusieurs personnes hasardèrent un
chiffre. «C'est Lévis qui a le plus approché, reprit monsieur le
Dauphin; je sais bien le nombre, car je les ai encore tous comptés
pendant le dernier conseil. C'est ordinairement ma tâche quand je ne
dors pas.»

Ces paroles étaient précieusement recueillies et, pour ce prince si
retenu, paraissaient d'une hostilité positive à la marche adoptée par
les ministres; mais ces désaveux n'étaient connus que d'un petit
cercle, et la popularité de monsieur le Dauphin souffrit une grande
atteinte par son entrée au conseil.

Toutefois, dans cette occurrence, monsieur de Villèle avait marché sur
sa longe; l'opposition de monsieur le Dauphin n'étant plus à redouter,
la Congrégation ne mit aucune borne à ses exigences et souvent il lui
fallut subir sa loi. Elle disposait de tous les emplois et de tous les
grades. Le plus ou moins de messes entendues décidait de l'avancement
militaire. Les sentinelles eurent ordre de porter les armes à
l'aumônier, et les notes qu'il envoyait sur les officiers étaient bien
plus consultées par les ministres de la guerre, Damas et
Clermont-Tonnerre, que celles des généraux inspecteurs qui finirent
par se soumettre aussi aux exigences jésuitiques.

Charles X, agrégé à la Société et sous sa domination directe, ne se
permettait pas une pensée sans la soumettre à sa décision. Elle lui
arrivait par divers organes. Les plus habituels étaient l'abbé de
Latil, devenu archevêque de Reims, et le marquis de Rivière qui
succéda au duc Mathieu de Montmorency comme gouverneur de monsieur le
duc de Bordeaux et entra en fonction dès que le petit prince eût
atteint sa sixième année.

En attendant mieux, on porta une loi sur le sacrilège. Elle révolta
tous les esprits. La façon dont elle fut discutée et amendée à la
Chambre des pairs contribua à fonder la popularité de cette assemblée
qui s'honorait par sa résistance aux prétentions de la Congrégation et
du parti émigré.

Il y eut plusieurs bons discours, parmi lesquels celui de monsieur
Pasquier fut remarqué. Il emporta le changement de rédaction qui
détruisait toute la cruelle et intempestive sévérité de la pénalité et
rendait la loi à peu près nulle. C'est un des nombreux griefs de
Charles X contre lui.

Le jour même du rapport sur cette loi, monsieur Portal en faisait un
autre sur une loi protectrice du commerce de cabotage. Monsieur le
cardinal de Croÿ, grand aumônier, après l'avoir attentivement écouté
pendant trois quarts d'heure, se pencha à l'oreille de son voisin:

«Dans quel siècle nous vivons! Il parle de baraterie, de piraterie;
mais voyez avec quel soin il évite de prononcer seulement le mot de
religion et de sacrilège. Voilà ce que c'est de confier de pareils
soins à un protestant; c'est révoltant!»

On eut grand'peine à faire comprendre à l'Éminence qu'il s'agissait
d'une autre loi que celle du sacrilège qu'il était venu pour éclairer
de ses lumières apostoliques. Le mot de baraterie l'avait frappé, et
il le prenait pour un terme de théologie, protestante apparemment.

Au reste, le cardinal de Croÿ était un digne homme, et, si tous les
prêtres du château lui avaient ressemblé, _le trône et l'autel_, selon
la formule adoptée, se seraient mieux trouvés de serviteurs aussi
naïfs.

Après la chasse, monsieur le Dauphin n'aimait rien autant que de jouer
au soldat. On lui procurait ce délassement d'autant plus volontiers
qu'il ne s'occupait guère que du matériel des troupes. Quand il avait
fait manoeuvrer quelques bataillons, repris sévèrement un faux
mouvement, remarqué une erreur dans l'uniforme ou le port d'arme, il
se faisait l'illusion d'être un grand militaire et rentrait enchanté
de lui-même.

Madame la Dauphine avait compris beaucoup plus habilement le rôle
qu'il aurait dû jouer. Il n'y avait pas un officier dont elle ne
connût la figure et le nom. Elle savait leur position, leurs
espérances, leurs rapports de famille, ne prenait point les notes de
l'aumônier, malgré sa haute piété, et mettait en avant le nom de
monsieur le Dauphin toutes les fois qu'elle obtenait une faveur qui,
d'ordinaire, était un acte de justice. Pour les jeunes officiers de la
garde, sa protection avait quelque chose de maternel. Elle s'occupait
de leur procurer des plaisirs aussi bien que de l'avancement, et bien
des fois elle a fait lever des arrêts qui nuisaient aux joies du
carnaval.

Aussi était-elle adorée par cette jeunesse pour laquelle elle faisait
trêve à la sévérité accoutumée de sa physionomie. Elle se montrait
ainsi la patronne de la _jeune armée_; mais, en revanche, elle n'a
jamais pu s'identifier avec les glorieux débris de la _grande armée_.

Monsieur le Dauphin y avait moins de répugnance et, sous ce rapport,
reprenait l'avantage sur sa femme. Quant au Roi, l'émigré débordait en
lui de toutes parts.

Louis XVIII ne manquait jamais de rappeler aux officiers de l'Empire
les anniversaires des batailles où ils avaient figuré, déployant son
incroyable mémoire dans le récit de marches et de manoeuvres
qu'eux-mêmes souvent avaient oubliées parmi les nombreux faits d'armes
où ils avaient assisté, et arrivant à un souvenir flatteur et
obligeant pour ceux à qui il s'adressait.

Charles X, au contraire, ne parlait jamais des guerres de l'Empire.
Le maréchal Marmont, appelé souvent à faire sa partie de whist,
s'amusait parfois à rappeler les anniversaires d'actions brillantes
pour les armées françaises. Le Roi ne manquait pas alors de les
disputer avec aigreur, les replaçant sous l'aspect présenté par les
bulletins qu'il avait lus à l'étranger; et, lorsque le maréchal ou
tout autre insistait pour rétablir les faits faussement placés dans
son esprit, il témoignait beaucoup d'humeur et de mécontentement. Son
partenaire s'en ressentait. Il était très mauvais joueur.

En montant sur le trône, il déclara que les reproches du Roi avaient
trop d'importance pour être prodigués à l'occasion d'une carte et
qu'il ne se fâcherait plus. Mais Charles X n'était pas de ces gens qui
se contraignent. Il avait beaucoup d'entêtement parce qu'il était
inéclairable, mais nulle force de caractère. Après s'être gêné pendant
quelques semaines, le vieil homme prit le dessus et les colères firent
explosion. Il en était fâché, même un peu honteux, et n'aimait pas que
la galerie fût nombreuse.

Il faisait habituellement sa partie chez madame la Dauphine; il ne s'y
trouvait guère que les hommes qui jouaient avec lui. Ceux-là n'étaient
pas empressés de répéter les paroles désobligeantes qui échappaient au
Roi dans ses vivacités parce qu'ils savaient que leur tour pouvait
arriver le lendemain. Il y avait quelquefois pourtant des scènes si
comiques qu'elles transpiraient au dehors. Je me rappelle, entre
autres, qu'un soir le Roi, après mille injures, appela monsieur de
Vérac une _coquecigrue_.

Monsieur de Vérac, rouge de colère, se leva tout droit et répondit
très haut:

«Non, sire, je ne suis pas une _coquecigrue_.»

Le Roi, très en colère aussi, reprit en haussant la voix:

«Eh bien, monsieur, savez-vous ce que c'est qu'une _coquecigrue_?

--Non, sire, je ne sais pas ce que c'est qu'une _coquecigrue_.

--Eh bien, monsieur, ni moi non plus!»

Madame la Dauphine ne put retenir un éclat de rire auquel le Roi se
joignit, et toute l'assemblée y prit part.

Monsieur le Dauphin jouait aux échecs et se retirait de très bonne
heure dans la chambre de madame la Dauphine dont alors on fermait les
portes.

La princesse restait à faire de la tapisserie. Elle invitait chaque
jour deux ou trois dames de sa maison, ou de celle de son mari, pour
cette soirée où on se rendait très parée. La faveur de ma belle-soeur
l'y faisait appeler un peu plus souvent que les autres; les dames de
service n'y assistaient pas de droit, il fallait qu'on le leur eût
dit.

Madame la Dauphine n'était pas aimable pour ses dames et ne leur
accordait aucune familiarité.

Madame la duchesse de Berry venait, de temps en temps, chez madame la
Dauphine. Elle faisait la partie du Roi et n'était pas moins grondée
que les autres. Cette espèce de Cour se tenait parfois chez elle et
était alors un peu plus nombreuse. Pendant les absences de madame la
Dauphine, le Roi faisait sa partie chez madame la duchesse de Berry.

À Saint-Cloud, on se réunissait dans le salon du Roi. Ce genre de vie
a continué, sans que rien y apportât le moindre changement, jusqu'au
31 juillet 1830 inclusivement.

L'existence de madame la duchesse de Berry ne partageait pas la
monotonie de celle des autres princes. Dès longtemps elle avait
repoussé ses crêpes funèbres, et s'était jetée dans toutes les joies
où elle pouvait atteindre.

Son deuil avait été un prétexte pour s'entourer d'une Cour à part.
Elle avait eu soin de la choisir jeune et gaie. Le monument et la
fondation pieuse qu'elle élevait à Rosny, pour recevoir le coeur de
son mari, l'y avait attirée dans les premier temps de sa douleur. Les
courses fréquentes devinrent des séjours. Elle y reçut plus de monde;
elle se prêta à se laisser distraire et, bientôt, les voyages de Rosny
se trouvèrent des fêtes où l'on s'amusait beaucoup. Rien n'était plus
simple. Toutefois, je n'ai jamais pu me réconcilier au goût de la
princesse pour la chasse au fusil.

Madame de La Rochejaquelein le lui avait inspiré. Ces dames tiraient
des lapins, et, pour reconnaître ceux qu'elles avaient tués, elles
leurs coupaient un morceau d'oreille avec un petit poignard qu'elles
portaient à cet effet et mettaient ce bout dans la poitrine de leur
veste. À la rentrée au château, on faisait le compte de ces trophées
ensanglantés. Cela m'a toujours paru horrible.

Madame de La Rochejaquelein portait dans ces occasions un costume
presque masculin. Madame la duchesse de Berry, enchantée de ce
vêtement, fut arrêtée dans son zèle à l'imiter par la réponse sèche de
sa dame d'atour, la comtesse Juste de Noailles, qu'elle chargeait de
lui en faire faire un pareil:

«Madame fera mieux de s'adresser à un de ces messieurs; je n'entends
rien aux pantalons.» Ni madame de Noailles, ni madame de Reggio
n'étaient parmi les favorites de la princesse.

La malignité ne tarda guère à s'exercer sur la conduite de madame la
duchesse de Berry; mais, comme elle désignait monsieur de Mesnard, qui
avait trente ans de plus qu'elle et dont les assiduités étaient
motivées par la place de chevalier d'honneur qu'il occupait auprès
d'elle, le public, qui le tenait plutôt pour une espèce de mentor, ne
voulut rien croire des propos qui remplissaient la Cour.

Quant à la famille royale, elle était persuadée de l'extrême légèreté
de la conduite de la princesse. On a entendu fréquemment le Roi lui
faire des scènes de la dernière violence. Elle les attribuait à
l'influence de sa belle-soeur et leur mutuelle inimitié s'aggravait de
plus en plus.

La discorde s'était aussi emparée de l'intérieur du pavillon de
Marsan; madame de Gontaut et monsieur de Mesnard s'étaient disputé la
faveur de la princesse; mais le dernier l'avait emporté, et il on
résultait un refroidissement pour la gouvernante qui éloignait la mère
des enfants. Madame la duchesse de Berry s'en occupait très peu et ne
les voyait guère. Une rougeole assez grave de monsieur le duc de
Bordeaux, qui donnait quelque souci, ne changea rien à un voyage de
Rosny.

Le Roi et madame la Dauphine en ressentirent un mécontentement qu'ils
exprimèrent hautement; et cependant, ils auraient été les premiers à
trouver mauvais que la princesse fît valoir ses droits de mère, comme
primant ceux que l'étiquette attribuait à la gouvernante. Chaque jour,
celle-ci menait les enfants chez le Roi, à son réveil, et je ne pense
pas que madame la duchesse de Berry fût extrêmement ménagée dans ces
entrevues quotidiennes.

J'ai entendu raconter, dans le temps, que ses nombreuses inconvenances
prêtaient fort à la critique; mais, en outre que cela est peu
important, j'étais tout à fait en dehors du cercle où ce petit
commérage royal faisait événement, et j'en serais historien très
vulgaire.

J'ai toujours vu madame la duchesse de Berry également maussade et
pensionnaire. Le malheur ne lui avait rien appris sous ce rapport.

Je me rappelle qu'au dernier concert où j'assistai chez elle nous
rentrâmes dans son salon, une quarantaine de femmes restées après la
musique. Elle nous laissa nous ranger en rond autour de la chambre,
passa vingt minutes à chuchoter, rire et batifoler avec le comte de
Mesnard; puis, le prenant sous le bras, rentra dans son intérieur sans
avoir adressé un seul mot à aucune autre personne. On sortit un peu
impatienté de la sotte figure qu'on venait de faire; mais, pour mon
compte, j'étais persuadée que ce n'était que l'attitude d'une enfant
gâtée et point élevée.

Avec ces façons, qui déplaisaient extrêmement aux personnes appelées
de loin en loin à lui faire leur cour, madame la duchesse de Berry
était pourtant aimée de ses habitués. On lui trouvait de la bonhomie,
du naturel, de la gaieté et de l'esprit de trait.

Elle était bonne maîtresse et adorée à Rosny où elle faisait le bien
avec intelligence. Elle jouissait d'une certaine popularité parmi la
bourgeoisie de Paris. Son plus grand mérite consistait à différer du
reste de sa famille. Elle aimait les arts; elle allait au spectacle;
elle donnait des fêtes. Elle se promenait dans les rues; elle avait
des fantaisies et se les passait; elle entrait dans les boutiques.
Elle s'occupait de sa toilette, enfin elle mettait un peu de mouvement
à la Cour, et cela suffisait pour lui attirer l'affection de la classe
boutiquière. Celle des banquiers lui savait gré de paraître en public
et d'assister à tous les petits spectacles, sans aucune étiquette.
Elle aurait été moins disposée que madame la Dauphine à maintenir la
distinction des rangs.

Les artistes, qu'elle faisait travailler et dont elle appréciait les
ouvrages avec le tact intelligent d'une italienne, contribuaient aussi
à ses succès et la rendaient en quelque sorte populaire.

Monsieur de Villèle s'appuya de l'influence de monsieur le Dauphin
contre celle de la Congrégation dans une circonstance où le succès des
intrigues, ourdies par elle, aurait probablement hâté de quelques
années la catastrophe de 1830.

Elle voulait faire retrancher, dans le serment du sacre, les
expressions de fidélité à maintenir la Charte, sous prétexte que ce
pacte admettait la liberté des cultes.

Le Roi était fort disposé à faire cette restriction ostensiblement. Le
parti congréganiste du conseil l'approuvait et le clergé, avec le
nonce en tête, l'en conjurait. Monsieur de Villèle ne se faisait pas
d'illusion sur les conséquences d'une telle conduite; il eut recours à
monsieur le Dauphin. Celui-ci parvint à décider son père à renoncer à
ce dangereux projet. Mais ce ne fut pas sans peine. Toute la nuit qui
précéda la cérémonie se passa à faire et à discuter différentes
rédactions du serment.

Monsieur de Villèle ne savait pas lui-même laquelle serait adoptée au
dernier moment, tant la discussion avait été orageuse et la volonté du
Roi vacillante. On vit sa physionomie se dérider lorsque les mots de
fidélité à la Charte sortirent de la bouche royale.

Monsieur le Dauphin avait fait pencher la balance. Sa haute et
constante piété lui donnait quelque crédit auprès du Roi dans les
questions religieuses lorsque l'intrigue n'avait pas un temps prolongé
pour le combattre, et l'entrevue du père et du fils avait précédé
immédiatement la cérémonie; les conseillers jésuites avaient dû se
contenter d'exiger la restriction mentale.

Si la satisfaction de monsieur de Villèle fut visible, le
mécontentement du clergé et des hauts congréganistes ne fut pas
dissimulé; et le nonce recevait et rendait des visites de condoléance
avant la fin de la journée.

Suivant mes habitudes de paresse, je n'eus pas même la tentation
d'aller à Reims. Si j'avais cru que c'était, comme il est très
probable, la dernière apparition de la sainte Ampoule pour les Rois
très chrétiens, peut-être cela aurait-il stimulé ma curiosité. Malgré
la magnificence sous laquelle on avait cherché à masquer les mômeries,
cléricales et féodales, de la cérémonie, elles excitèrent la critique.

Charles X, en chemise de satin blanc, couché par terre pour recevoir
par sept ouvertures, ménagées dans ce vêtement, les attouchements de
l'huile sainte, ne se releva pas, pour la multitude, sanctifié comme
l'oint du Seigneur, mais bien un personnage ridiculisé par cette
cérémonie et amoindri aux yeux de la foule.

Les oiseaux, lâchés dans la cathédrale en signe d'émancipation, ne
furent que des volatiles incommodes; et personne ne pensa à crier:
«Noël, Noël.»

En revanche, lorsque le Roi, splendidement revêtu du manteau royal,
prononça le serment du haut du trône, que les portes du temple
s'ouvrirent à grand fracas, que les hérauts annoncèrent au peuple que
leur Roi était sacré, que les acclamations extérieures se joignirent
aux acclamations intérieures pour répondre, à la voix de ces hérauts,
par le cri universel de: _Vive le Roi_, l'impression fut très vive sur
tous les assistants.

Il y a toujours, dans les vieilles cérémonies, des usages pour qui le
temps a formé prescription, et d'autres qui répondent constamment aux
impressions générales. Le tact consiste à les discerner et l'esprit à
les choisir.

C'est ce que l'Empereur avait su distinguer. Son couronnement, très
solennel et très religieux, n'avait pourtant été accompagné d'aucune
de ces prostrations que les prétentions de l'Église réclament et que
l'esprit du siècle repousse. Je sais bien que les princes, en s'y
soumettant, pensent ne s'humilier que devant le Seigneur; mais le
prêtre paraît trop en évidence pour pouvoir être complètement mis de
côté dans des cérémonies où le sens mystique reste caché sous des
formes toutes matérielles.

Le Roi fit, au retour de Reims, une très magnifique entrée dans Paris.
Le cortège était superbe. Je le vis, par hasard, comme il revenait de
Notre-Dame aux Tuileries. Le Roi, dans une voiture à sept glaces,
était accompagné par son fils et les ducs d'Orléans et de Bourbon. Les
princesses d'Orléans se trouvaient dans le carrossé de madame la
Dauphine avec madame la duchesse de Berry. Les équipages de tous les
princes suivaient. Ceux de monsieur le duc d'Orléans étaient aussi
élégants que magnifiques.

Malgré cette pompe étalée par un temps superbe, nous remarquâmes que
le Roi était reçu avec beaucoup de froideur. Nous étions déjà loin des
acclamations de coeur qui l'avaient accueilli, quelques mois
auparavant, sous les intempéries d'une pluie battante.

Les ministres, les ambassadeurs, la ville de Paris, donnèrent
successivement des fêtes auxquelles la famille royale assista et qui,
dit-on, furent fort belles et fort bien ordonnées. Je n'en vis aucune.
J'étais établie à la campagne et peu disposée à me déranger pour un
bal.

Le Roi eut assez de succès à l'Hôtel de Ville. Il sait
merveilleusement allier la dignité à la bonhomie, et partout il est
toujours parfaitement gracieux. Avec ces qualités, un souverain ne
peut que réussir dans une fête de bourgeoisie.




CHAPITRE XIII

     L'ambassadeur d'Autriche refuse de reconnaître les titres des
     maréchaux de l'Empire. -- Cercles chez le Roi. -- Indemnité des
     émigrés. -- Influence du parti prêtre. -- Naissance de Jeanne
     d'Osmond.


La Cour de Vienne n'avait jamais consenti à reconnaître les titres,
allemands ou italiens, que l'empereur Napoléon avait distribués à ses
généraux. Celle de France, de son côté, ne voulait pas leur imposer
l'ordre de les quitter; et cette difficulté restait pendante entre les
deux gouvernements, sans que les titulaires eussent à s'en mêler.

Depuis 1814, l'ambassadeur d'Autriche, baron de Vincent, avait
dissimulé cette situation de manière à éviter toute tracasserie. Il
était garçon et n'avait pas de soirées de réceptions; ses politesses
se bornaient à des dîners. Il invitait de vive voix, monsieur le
maréchal ou monsieur le duc, sans ajouter de nom au titre; et,
lorsqu'il attendait quelque personnage de cette espèce, il avait le
soin de se placer assez près de la porte pour que le valet de chambre
ne se trouvât point dans le cas de l'annoncer. Cela se passait si
naturellement que ce manège s'est renouvelé pendant de longues années
sans que personne le remarquât.

Il en fut tout autrement à l'arrivée du comte Appony. Celui-ci voulait
tenir une très grande maison et débuter avec éclat. Des billets
d'invitation furent envoyés au maréchal Soult, au maréchal Oudinot, au
maréchal Marmont, etc. On ne s'en formalisa pas. Tous y allèrent.

Mais leurs femmes, plus qu'eux-mêmes, avaient l'habitude de porter
exclusivement le nom du titre. Il fallut bien finir par remarquer que,
lorsque les domestiques avaient donné le nom de la duchesse de
Dalmatie ou de Reggio, le valet de chambre proclamait la maréchale
Soult ou la maréchale Oudinot. Cela devint encore plus marqué lorsque
les belles filles, qui n'avaient jamais porté d'autre nom que celui du
titre, se le virent refuser et que les duchesses de Massa et d'Istrie
se virent annoncer comme mesdames Régnier et Bessières. Une
explication devint nécessaire.

Il y eut un cri général de réprobation. Tout ce qui était militaire
déserta en masse les salons de l'ambassade d'Autriche. Il faut rendre
justice à qui de droit; des personnes très ultra se montrèrent
vivement offensées de cette impertinence [faite] à nos nouvelles
illustrations. Il aurait été facile d'éviter cet esclandre; mais le
comte Appony n'était pas adroit et le baron de Damas, alors ministre
des affaires étrangères, aussi borné qu'exclusivement émigré, ne
comprenait pas que cela dût élever la moindre clameur.

Charles X ne s'en tenait nullement pour offensé; il exigea même que
les courtisans, attachés à sa personne, ne s'éloignassent pas de
l'ambassade. Louis XVIII aurait ressenti cet affront par politique.
Aussi la Cour de Vienne ne fit-elle pas cette entreprise pendant son
règne. Après qu'on eut bien crié, que la société se fut divisée et
querellée, les beaux bals et les élégants déjeuners ramenèrent bien du
monde chez la comtesse Appony. Toutefois, la position de l'ambassadeur
resta gauche et gênée. Beaucoup de gens ne voulaient pas aller chez
lui et savaient mauvais gré au Roi de ne témoigner aucun
mécontentement.

On a beaucoup dit que la liste civile se trouvait fort obérée à la
mort de Louis XVIII et que c'était en lui présentant l'espoir d'en
combler le déficit que monsieur de Villèle était parvenu à rendre
Charles X si zélé pour sa loi du trois pour cent et l'arrangement fait
à ce sujet avec la maison Rothschild; mais ces propos étaient tenus
par l'opposition; et, je ne saurais assez le répéter, rien n'est si
mal informé que les oppositions. Il ne faut guère les écouter quand on
veut conserver de l'impartialité: soit qu'elles entrent sincèrement
dans la voie de l'erreur, soit qu'elles mentent avec connaissance de
cause, on ne trouve presque jamais la vérité dans leurs rangs. Ce
qu'il y a de sûr, c'est que Charles X quêtait des voix pour la loi
d'une manière si ostensible que, moi-même j'en ai été témoin au cercle
des Tuileries.

Madame la Dauphine voulut animer la Cour, et, le deuil du feu Roi
terminé, elle décida Charles X à donner des spectacles et des cercles.
On annonça qu'il y en aurait chaque semaine. Cela ne dura guère.
Bientôt le Roi et surtout monsieur le Dauphin s'en ennuyèrent.

Madame la duchesse de Berry, que cela gênait, n'y encourageait pas.
Madame la Dauphine avait fait violence à ses goûts en cherchant à
attirer plus de monde autour d'elle. Se voyant si peu secondée, elle y
renonça, et, les dernières années, il n'y avait plus que deux ou trois
cercles par hiver et point de spectacle, hormis pour les occasions
telles que les visites de princes souverains.

Les cercles se tenaient dans les grands appartements, depuis le
cabinet du Roi jusqu'au salon de la Paix. Toutes les personnes
invitées devaient être réunies avant l'arrivée de la famille royale,
car alors on fermait les portes et la sortie n'était pas plus permise
que l'entrée. On n'admettait pas de distinction de pièces. Cependant
les duchesses affectaient de prendre possession de la salle du trône.
Les princes faisaient leur tournée, selon leur rang d'étiquette,
parlant à tout le monde.

Le Roi se plaçait ensuite au jeu dans le cabinet du conseil où il n'y
avait d'autre meuble que la table, son fauteuil et les trois sièges
nécessaires aux personnes faisant sa partie. C'était ordinairement une
femme titrée, un ambassadeur et un maréchal.

Madame la Dauphine se mettait à une table de jeu dans le salon du
trône, madame la duchesse de Berry dans le salon de la Paix, madame la
duchesse d'Orléans dans le salon bleu. Ces princesses nommaient pour
leurs parties qui n'étaient établies que pour la forme. Chacun suivait
leur exemple et s'attablait souvent sans toucher aux cartes.

Le Roi lui-même ne jouait pas sérieusement. Hommes et femmes allaient
faire le tour de sa table; cela s'appelait faire sa cour au Roi. On se
plantait vis-à-vis de lui jusqu'à ce qu'il levât les yeux sur vous; on
faisait alors une grande révérence et ordinairement il adressait
quelques mots aux postulants. Les très zélés répétaient cette
cérémonie à la table de toutes les princesses.

Je ne saurais dire ce que devenait monsieur le Dauphin; je crois qu'il
s'en allait après la première tournée. Au bout d'une heure environ, le
Roi donnait le signal; tout le monde se levait; il rentrait dans les
salons. Les politesses alors étaient moins banales; elles ne
s'adressaient plus qu'aux élus.

C'est dans cette circonstance que j'ai vu Charles X, allant de député
en député, les encourager du geste et de la voix pour obtenir leur
vote. Il faisait aussi des frais vis-à-vis des pairs, mais on voyait
que c'était avec moins d'abandon et de confiance. Monsieur de Villèle
lui avait inspiré une sorte de jalousie de la pairie qu'il regardait
comme trop indépendante.

À dix heures du soir ces assemblées, qu'on désignait du nom
_d'appartement_ et où l'on assistait en costume de Cour, étaient
finies.

On portait aussi l'habit de Cour pour les spectacles. Madame la
Dauphine aurait voulu faire revivre l'usage de s'inscrire pour y être
invité, mais cela ne put s'établir. Les capitaines des gardes
envoyaient des billets, en avertissant de les rendre si on ne pouvait
en profiter. Du reste, on pouvait leur en demander et même cela était
bien vu, d'autant qu'il y avait rarement assez de femmes présentées
pour remplir les grandes loges. Elles étaient principalement occupées
par les personnes d'une piété assez affichée pour refuser d'aller au
spectacle de la ville, quoique ce fussent les mêmes pièces jouées par
les mêmes acteurs. Leurs directeurs faisaient exception pour le
théâtre des Tuileries et les autorisaient à s'y aller divertir.

Les demoiselles, auxquelles on ne permettait pas _Polyeucte_ aux
Français, étaient menées, en sûreté de conscience, voir un vaudeville
grivois dans les petites loges de la salle royale. Au surplus, le coup
d'oeil était fort brillant, et la Cour avait grand air dans ces
occasions.

On distribuait abondamment des rafraîchissements, très bons, dans des
verres de cabaret et des soucoupes de faïence portés sur des plateaux
de tôle. Rien de ce qui tenait au matériel n'était soigné chez le Roi.
Madame la Dauphine n'avait pas de maison. Chez madame la duchesse de
Berry, ces détails étaient bien entendus et fort élégants.

Monsieur de Villèle, poussé jusque dans ses derniers retranchements,
ne put résister plus longtemps aux clameurs de son monde qui demandait
la loi sur l'indemnité des émigrés. Cette fois, elle fut séparée du
projet de réduction sur les rentes. Cependant ce cachet de spoliation
lui avait été précédemment imprimé et les intérêts révolutionnaires
s'en trouvant lésés eurent bien soin qu'elle ne pût s'en laver.

Il aurait été possible de lui donner un caractère politique et
national, mais ce n'était pas l'intention du parti qui la proposait.
Il la voulait réactionnaire et privilégiée et repoussait, à grands
cris, l'idée d'assimiler les pertes causées par la loi du maximum et
par la suppression des dotations militaires de l'Empire à celles
subies par les émigrés.

La discussion de cette loi d'indemnité mit le comble au dégoût. Les
gazettes de l'opposition donnèrent la liste nominale des émigrés, ou
fils d'émigrés, siégeant à la Chambre des députés. Le chiffre se
trouva en rapport exact avec celui qui votait d'acclamation tous les
articles, ou amendements, portant avantage pour eux.

Chaque séance était employée à soutirer quelques liards de plus, en
évitant toutefois de laisser insérer aucune expression qui indiquât un
compte final. On voulait, au contraire, laisser la porte ouverte à de
nouvelles réclamations. Les acquéreurs de biens nationaux, couverts
d'insultes par les orateurs de la majorité, étaient bien et dûment
avertis que les émigrés ne se tiendraient pas pour satisfaits et
comptaient encore sur de nouvelles chances en leur faveur. De sorte
que ce milliard, destiné à combler le _gouffre des révolutions_, selon
l'expression du gouvernement, ne fit que le creuser plus profondément.

Les haines personnelles et de parti s'envenimèrent; les acquéreurs ne
furent point rassurés. Les terres n'en prirent pas une plus grande
valeur. Malgré la défense de proclamer leur origine, les ventes ne
cessèrent pas d'afficher les biens comme patrimoniaux toutes les fois
qu'ils ne venaient pas de confiscations.

La noblesse acheva de se déconsidérer, et, enfin, les émigrés
eux-mêmes se plaignirent avec raison, car les plus grosses sommes
tombèrent entre les mains de gens que les places et les bienfaits de
la Cour avaient déjà amplement dédommagés de pertes toujours
présentées avec exagération.

Monsieur de Villèle ne démentit pas, dans cette circonstance, ses
habitudes de finesse intrigante. Il fit assigner cent millions à une
réserve, qu'il baptisa du nom de _fonds commun_, destinée à indemniser
ceux des émigrés qui, à la fin de la liquidation, se trouveraient trop
maltraités dans les catégories ordonnées par la loi. Ce fonds commun,
qui devait être distribué à peu près arbitrairement, devint l'étoile
polaire de tous les émigrés, de tous les députés, surtout de tous les
courtisans, et le leurre par lequel monsieur de Villèle tenait tout ce
monde enchaîné à sa fortune.

Dieu seul sait à combien de milliards s'élevèrent les châteaux en
Espagne, bâtis sur les espérances de ces cent millions que monsieur de
Villèle disait, à d'autres, avoir arraché à la rapacité des
prétendants, avec l'intention de les employer à des objets d'utilité
générale et spécialement aux routes restées, depuis l'invasion, dans
un pitoyable état de dégradation.

La crainte de perdre une partie notable de leur revenu avait engagé
presque tous les rentiers à mettre leurs fonds entre les mains de
spéculateurs, pendant que le peu de confiance dans la solidité des
gouvernements faisait répugner aux entreprises éloignées. Ces deux
dispositions, qui se contredisaient entre elles, donnèrent un prix
extravagant aux terrains dans Paris. Partout on commença des bâtisses;
la plupart ne purent s'achever. Les acquéreurs se trouvèrent ruinés,
et beaucoup de petits rentiers, dans la crainte de perdre un
cinquième de leur revenu, virent leurs capitaux s'évanouir en entier.

Il ne manquait pas de gens pour accuser la noblesse et les classes
privilégiées d'avoir entraîné ces catastrophes en grevant l'État d'un
milliard d'indemnité qu'il avait fallu se procurer par la réduction du
revenu des rentiers. Ce n'était pourtant là qu'une thèse déclamatoire,
exploitée à profit par les ennemis du gouvernement auxquels les
âpretés de la discussion avaient donné beau jeu.

Le fait était que monsieur de Villèle, circonvenu par quelques riches
banquiers et tous les agents d'affaires qui comptaient en tirer un
immense profit, s'était persuadé que son plan du trois pour cent était
la plus belle conception de l'esprit humain et devait le présenter à
la postérité comme le plus grand financier du monde civilisé. Une
autre considération n'était pas sans poids auprès de lui. L'opération
devait durer cinq années à se compléter, pendant lesquelles il se
croyait sûr de conserver le ministère et d'asseoir son pouvoir de
façon à le rendre inébranlable. La malveillance a ajouté qu'il
espérait aussi gagner de l'argent pour son compte. Je le croîs assez
chaste sous ce rapport et aussi modéré dans la cupidité qu'immodéré
dans l'ambition.

Le trois pour cent était devenu son idée fixe, le faire monter à la
Bourse sa pensée dominante. Quiconque voulait obtenir sa faveur
n'avait qu'à en acheter, et bien des gens ont suivi ce chemin pour
arriver à des places qu'ils auraient vainement sollicitées par un
autre moyen.

La désastreuse affaire de l'indemnité de Saint-Domingue fut faite
uniquement pour procurer quelques jours de hausse au trois pour cent.
Malgré tous ces soins, il y eut bientôt une réaction. Les fonds
tombèrent, les spéculations de terrains firent banqueroute, et il y
eut une espèce de débâcle qui donna de vives inquiétudes.

Pendant ce temps, la Congrégation ne cessait pas de presser monsieur
de Villèle d'accomplir ses promesses et le trouvait de plus en plus
récalcitrant. La loi sur les communautés de femmes avait passé à
grand'peine, dans la Chambre des pairs, et avec un amendement qui
proscrivait formellement les communautés d'hommes.

Néanmoins, les maisons de jésuites se formaient partout; elles
voulaient obtenir la garantie d'une loi, au lieu d'une protection de
tolérance. L'établissement de Saint-Acheul, près d'Amiens, s'était
créé avec une rapidité inouïe, et toutes les personnes qui voulaient
se faire bienvenir aux Tuileries confiaient leurs fils aux jésuites de
Saint-Acheul et leurs filles aux dames du Sacré-Coeur. Les chefs
politiques de la Société de Jésus avaient élu domicile dans leur
maison de Montrouge. C'était là que s'ourdissaient les intrigues et où
ils étaient en rapport avec leurs affiliés de la Cour et de la ville.
J'ai bien des fois rencontré les plus actifs sur la route de
Montrouge.

On avait hâté le moment où monsieur le duc de Bordeaux devait passer
aux hommes. Cela était d'autant plus remarquable que madame de Gontaut
lui donnait la meilleure éducation qu'un enfant pût recevoir. Le jeune
prince prospérait de toute façon entre ses mains; mais on voulait le
marquis de Rivière établi aux Tuileries et ayant un accès encore plus
facile auprès du Roi.

J'ai raconté, fort au long, comment l'un et l'autre s'étaient jetés
dans les idées religieuses, dans le même temps et par la même voie,
ainsi que l'espèce de sympathie établie entre eux par cette
similitude.

Monsieur de Rivière, honnête et loyal mais aussi borné que peu
éclairé, était complètement jésuite de robe courte, et obéissait
implicitement à ses supérieurs dans l'ordre. Il entraînait le Roi à
toutes les mesures les plus déplaisantes au pays, en croyant
consciencieusement accomplir un devoir.

L'opinion publique était déjà fort exaspérée lorsque monsieur de
Montlosier adressa, à la Chambre des pairs son _Mémoire à consulter_
contre les jésuites. Cet ouvrage eut un succès de vogue, et la voix de
ce vieux défenseur, du Roi et de la religion, venant dénoncer le
_parti prêtre_, eut un prodigieux retentissement dans le pays.
L'expression frappa d'une façon indélébile les intrigants de
sacristie. L'appellation de _parti prêtre_ remplaça souvent celle de
Congrégation et rendit encore plus impopulaires ceux qui méritaient
d'y être rangés.

La Révolution a laissé en France beaucoup de religion, mais peu de
bienveillance pour ses ministres; et, dès qu'un ecclésiastique veut
ajouter l'influence politique à l'influence religieuse, il perd toute
considération. On ne le tolère qu'à l'église ou au lit du pauvre;
mais, là, on le respecte et le révère. Je ne sais si c'est mieux ou
plus mal, mais c'est ainsi que la Révolution nous a faits. Le Roi, le
clergé et les émigrés ne voulaient pas plus se l'avouer que les autres
faits accomplis en leur absence. Toutefois, le mémoire de monsieur de
Montlosier, et l'effet qu'il produisit dans le public, arrêta un
moment le vol des prétentions jésuitiques. Monsieur de Villèle, leur
aurait volontiers coupé les ailes, s'il avait osé.

Nous eûmes à cette époque une grande joie de famille. La santé de ma
belle-soeur, toujours très délicate, avait été encore affaiblie par
trois fausses couches successives, et nous désespérions de lui voir
des enfants lorsque, le premier janvier 1827, après neuf ans de
mariage, elle accoucha d'une fille. Cet événement, si désiré et si
longtemps attendu, nous causa une vive satisfaction, et je dois dire
que le public sembla y prendre une part fort obligeante. Madame la
Dauphine témoigna un très grand intérêt à ma belle-soeur; elle
envoyait d'heure en heure demander de ses nouvelles, et un de ses
valets de pied attendait la naissance de l'enfant pour aller la lui
dire.

Je me rappelle avoir assisté, le surlendemain, à la grande réception
de nouvel an au Palais-Royal et y avoir été assaillie des compliments,
en apparence sincères, de tous les gens que je connaissais et même de
beaucoup sur les figures desquelles j'avais peine à mettre un nom.
Peut-être voulut-on, dans cette occasion, faire compensation à
l'explosion de malveillance qui avait éclaté au sujet du mariage de
mon frère. Aucun de nous ne pensa à faire reproche à Jeanne d'être une
petite fille.

Deux ans et demi après (le 24 juin 1829), nos voeux furent comblés par
la naissance de son frère, Rainulphe d'Osmond, à qui ces récits de la
vieille tante sont destinés. S'il tient ce qu'il promet à huit ans, il
y a espoir qu'il deviendra un homme distingué.




CHAPITRE XIV

     Mort de l'empereur Alexandre. -- Inquiétudes de ses dernières
     années. -- Mission du duc de Raguse près de l'empereur Nicolas.
     -- Illusions du duc de Raguse. -- Mort de Talma. -- Monsieur de
     Talleyrand est insulté et frappé par Maubreuil.


L'empereur Alexandre était mort à Taganrog d'une fièvre endémique, sur
les bords de la mer d'Azow qu'il avait affrontée avec une grande
imprudence. Ses dernières années avaient été empoisonnées par une
humeur soupçonneuse, poussée jusqu'à la monomanie, qui combattait dans
son coeur des sentiments naturellement généreux.

Madame de Narishkine avait été rappelée à Pétersbourg pour le mariage
d'une fille qu'elle avait eue d'Alexandre et qu'il aimait
passionnément. Cette jeune personne mourut peu de jours avant celui
fixé pour la noce. L'Empereur en fut désespéré, et ce chagrin commun
rétablit l'intimité entre les deux anciens amants.

Madame de Narishkine m'a raconté des détails inouïs de l'état où était
tombé ce prince, naguère si confiant. Non seulement il craignait pour
sa sûreté, mais, s'il entendait rire dans la rue ou surprenait un
sourire parmi ses courtisans, il se persuadait qu'on se moquait de lui
et venait supplier madame de Narishkine, au nom de son ancien
attachement, de lui dire en quoi il appelait ainsi le ridicule qui le
poursuivait de toute part.

Un soir où elle avait auprès d'elle une jeune parente polonaise, on
servit du thé; l'Empereur s'empressa d'en arranger une tasse pour
madame de Narishkine et ensuite une autre pour cette demoiselle.
Madame de Narishkine se pencha vers sa cousine et lui dit:

«Quand vous rentrerez dans le château de votre père, vous vous
vanterez, j'espère, de la qualité de votre échanson.

--Oh certainement», reprit l'autre.

L'Empereur, qui était sourd, n'entendit pas le colloque mais vit le
sourire sur leur visage. Le sien se rembrunit aussitôt et, dès qu'il
se trouva seul avec madame de Narishkine, il lui dit:

«Vous voyez bien que le ridicule m'atteint partout. Même vous, qui
avez de l'affection pour moi, sur qui je compte, vous ne pouvez
résister à vous en moquer. Dites-moi ce que j'ai fait pour provoquer
votre risée.»

Elle eut toutes les peines du monde à calmer cette imagination malade.

L'Empereur n'avait foi qu'en monsieur de Metternich. Il entretenait
avec lui une correspondance presque journalière. L'autrichien était
bien plus avant dans sa confiance que ses propres ministres; il
croyait absolument à ses avis et surtout à ses rapports de police.

Il portait constamment sur lui un petit agenda, envoyé par le prince
de Metternich, où les noms de toutes les personnes politiquement
suspectes dans l'Europe entière se trouvaient placés par ordre
alphabétique, avec le motif et le degré de suspicion qui devait s'y
rattacher. Lorsqu'on prononçait un nom nouveau devant l'Empereur, il
avait sur-le-champ recours à ce livret et, s'il ne se trouvait par sur
cette liste noire, il écoutait bénévolement ce qu'on voulait lui dire;
mais si, par malheur, il y était placé, rien ne pouvait le ramener de
ses préventions. Madame de Narishkine m'a dit l'avoir souvent vu
consulter ces pages sibyllines.

Les dernières années de ce prince ont été empoisonnées par ces
inquiétudes, fomentées peut-être par l'intrigue mais prenant leur
source dans des dispositions héréditaires. Quoi qu'il en soit, sa mort
fit sensation et chagrin à Paris. Il y avait été magnanime en 1814 et
fort utile à la France en 1815.

Si nous avions pu croire à toutes les perfections dont la brillante
imagination du duc de Raguse décorait son frère Nicolas, au retour du
couronnement de Moscou, les regrets pour l'empereur Alexandre
n'auraient pas dû se prolonger; mais la suite a prouvé qu'il se les
était un peu exagérées.

Le duc de Raguse est toujours parfaitement véridique dans ce qu'il
croit sur le moment, mais très sujet à se laisser enthousiasmer
facilement par les hommes et par les choses. Il a cruellement porté la
peine de cette disposition: tous les revers de sa carrière doivent y
être rattachés. Nous avons vu comment les illusions patriotiques
l'avaient entraîné à se séparer de l'empereur Napoléon. Depuis ce
temps, les illusions d'un autre genre l'avaient ruiné.

Rentré en France en 1815, il s'était dit que la guerre n'était plus
une carrière pour un maréchal de France; qu'un soldat de l'Empire ne
pouvait pas être un courtisan des Tuileries et que, pourtant, il était
dur à quarante ans de ne plus jouer aucun rôle dans son pays.

Ses habitudes lui rendaient nécessaire l'attitude de grand seigneur.
Il se demanda comment s'étaient créées les grandes existences du moyen
âge et trouva que c'était par la prépondérance exercée sur un grand
nombre de dépendants. Le siècle ne permettait pas que ce fut sur des
hommes d'armes; mais, si un guerrier distingué pouvait, par
l'industrie, remettre dans sa clientèle un pays tout entier, non
seulement il se ferait un revenu colossal, mais encore il aurait la
seule position de grand seigneur que les temps modernes comportassent,
la seule qui pût donner assez d'indépendance pour que la Cour dût
compter avec vous.

C'est plein de ces idées, moitié vaniteuses, moitié généreuses, que le
pauvre maréchal entreprit de changer une petite terre, qu'il possédait
à Châtillon-sur-Seine, en un vaste atelier de toutes les industries
réunies. Il se passionnait successivement pour chacune, l'amenait à
frais immenses au point où elle aurait peut-être réussi, si une
nouvelle idée, adoptée avec autant de zèle que la précédente, ne
l'avait fait négliger et abandonner. Il était dans la pleine illusion
que ses spéculations auraient le plus brillant résultat, mais il
sentait un commencement de pénurie lorsqu'il sollicita la mission de
Moscou. Avec son imprévoyance accoutumée, il y déploya un luxe tel
que, loin que ce voyage lui fût utile, il ne fit qu'augmenter la somme
de ses dettes. L'année suivante, le feu se mit dans ses affaires et il
dut s'avouer à lui-même, ce que les autres savaient depuis longtemps,
qu'il était complètement ruiné.

J'en fus d'autant moins surprise, pour ma part, que, pendant son
séjour en Russie, je m'étais trouvée passer à Châtillon. J'avais
visité cet encyclopédique établissement en détail, entre autres la
bergerie à _trois étages_ dont il était si fier. Tout l'hiver
précédent, il nous avait entretenus de ses _moutons vêtus_ qui
devaient être une source de fortune incalculable. J'en parlai au
régisseur qui me répondit par un soupir: «Hélas, madame, je vais vous
les montrer; c'est la dernière fantaisie de monsieur le maréchal. Il
m'écrit toutes les semaines des calculs sur le profit qui doit
nécessairement en résulter, et je lui répète vainement à quel point
c'est onéreux.»

Je trouvai de pauvres bêtes, cousues dans les peaux d'autres moutons
déjà tombées en haillons, étouffant de chaleur et ayant la tournure la
plus grotesque qu'on puisse imaginer. Le calcul du maréchal était que
la redingote coûtait _quatre_ francs et durait dix-huit mois. La
toison devait se vendre _six_ à _sept_ francs de plus, et les animaux
n'être plus sujets à aucune maladie. Les livres du régisseur
prouvaient autre chose. La redingote coûtait _sept_ francs, ne durait
qu'un an malgré des rapiécetages qui la faisaient revenir à _neuf_
francs. La toison ne se vendait que quarante sols de plus que celle
des bêtes non vêtues, et les maladies étaient au moins aussi
fréquentes et plus contagieuses.

Cet échantillon donnera l'idée des spéculations du maréchal; mais, si
toutes ont été onéreuses pour lui, beaucoup ont été très profitables
au pays; aussi, quoiqu'il ait été la cause de la ruine de quelques
individus, ses serviteurs ou amis, il est resté fort regretté et très
populaire à Châtillon.

Il s'adressa au Roi pour obtenir que ses appointements, destinés à
payer ceux de ses créanciers qui n'avaient pas d'hypothèques sur ses
biens, fussent continués jusqu'à l'extinction de ses dettes, lors même
qu'il viendrait à mourir avant de les avoir soldées. Le Roi mit
beaucoup de bonté à accorder cette faveur. Il montra au maréchal une
bienveillance qui le toucha fort et ne lui a pas permis d'agir comme
il eut été plus utile peut-être même pour le monarque en 1830. Mais
nous n'en sommes pas là.

Il me semble que c'est à cette même année que mourut Talma, à l'apogée
de son talent. Il venait de créer plusieurs rôles, dans de médiocres
pièces où il était sublime, _Sylla_, _Léonidas_, et enfin _Charles VI_
où il avait réussi à se montrer constamment roi au milieu de toutes
les misères de l'humanité. Je ne pense pas que l'art de l'acteur
puisse aller au delà. Nos pères cependant nous assuraient Le Kain très
supérieur à Talma. Nous n'avons pas eu jusqu'ici à le vanter à la
génération nouvelle au mépris d'un autre, car personne ne s'est
présenté pour recueillir sa succession.

Talma en France et mistress Siddons en Angleterre m'ont paru ce qu'il
pouvait y avoir de plus parfait au théâtre, car ils se transformaient
complètement dans le personnage qu'ils représentaient; et, de plus,
l'un et l'autre étaient si beaux et si gracieux, leur voix était si
harmonieuse, que chacune de leur pose composait un tableau aussi
agréable à l'oeil que leurs accents étaient flatteurs pour l'oreille.
Une de mes prétentions (car qui n'en a pas une multitude?) est de
n'être pas exclusive. Ainsi j'aurais grande joie à entendre un acteur
ou une actrice qui me fissent autant de plaisir que Talma et mistress
Siddons; mais je doute que cela se rencontre, de mon temps.

Le 21 janvier 1827, le général Pozzo et le duc de Raguse arrivèrent
chez moi de très bonne heure. J'avais eu quelques commensaux à dîner;
à peine le dernier fut-il sorti que l'ambassadeur, regardant le
maréchal, lui dit: «Hé bien?»

Celui-ci cacha sa figure dans ses deux mains en répondant: «J'en suis
encore horrifié.»

On comprend que ce début excita notre curiosité. Ils nous racontèrent
qu'en sortant de la cérémonie expiatoire de Saint-Denis, le maréchal,
qui suivait à quelques pas le prince de Talleyrand par une sortie
privilégiée, avait vu un homme s'avancer sur lui, lui adresser
quelques injures et simultanément lui appliquer sur la joue un coup
si violent qu'il était tombé comme une masse. Le maréchal avait appelé
la garde et fait arrêter l'homme, qui se trouva être ce misérable
Maubreuil, pendant que lui s'occupait à ramasser monsieur de
Talleyrand presque évanoui. Il aida à le transporter dans une salle
d'attente où se trouvait Pozzo, et c'est de ce spectacle que l'un et
l'autre avaient un égal besoin de s'entretenir.

Ils avaient craint un moment que le prince n'expirât entre leurs bras,
tant il était suffoqué. Pozzo faisait une peinture, à sa façon
pittoresque, de ce vieillard lui apparaissant dans ce désordre de
vêtement, pâle, échevelé, les esprits égarés, venant achever une
carrière si traversée de grandeur et de souillures sous la flétrissure
de la main d'un hideux maniaque, dans le temple du Dieu qu'il avait
abjuré, à l'heure consacrée au Roi qu'il avait trahi. Il y avait là
une sorte de rétribution qui frappait l'imagination. Au reste, à peine
monsieur de Talleyrand fut-il revenu à lui-même qu'il sentit le parti
que la malveillance s'efforcerait de tirer de cette cruelle scène.

Avant de venir chez moi, ces messieurs s'étaient arrêtés à sa porte.
Ils l'avaient, contre leur attente, trouvée toute grande ouverte. Le
prince, entouré de monde, était couché sur un fauteuil dans son
cabinet fort assombri et avait le front couvert d'un bandeau. Il
racontait que Maubreuil avait voulu l'assassiner, qu'il l'avait frappé
sur le haut de la tête et lui avait fait une plaie qu'il avait fallu
panser. Avec son imperturbabilité accoutumée, il fit ce récit d'aplomb
devant les témoins de la scène: «Il m'a assommé comme un boeuf»,
répétait-il à chaque instant en avançant son poing fermé et le plaçant
à la hauteur du front; du reste de la figure, il n'en était pas
question, quoique, à Saint-Denis, ses lèvres seules furent
saignantes.

Les témoins oculaires de la scène comprirent que le prince aimait
mieux avoir été _assommé_ que frappé, et que le coup de poing lui
répugnait moins que le coup de paume. Ils le secondèrent dans cette
innocente supercherie qui cependant fut presque généralement
soupçonnée. Toutefois, il y a une espèce de pudeur publique qui
protège, jusqu'à un certain point, les hommes qui ont joué un grand
rôle, et personne ne se sentait le courage de donner à l'acte de
Maubreuil son véritable nom.

Monsieur de Talleyrand fut bien longtemps à se remettre de cette
atteinte dont le gentilhomme, qu'il n'a jamais pu dépouiller, avait
souffert jusque dans la moelle des os. Il affecta de recevoir tous
ceux qui allaient chez lui. Dès qu'il fut présentable, il retourna à
la Cour, un grand morceau de taffetas d'Angleterre sur le front, et
répétant à toute occasion: «Il m'a assommé comme un boeuf.»

Mais, dès qu'il le put, sans avoir l'air de fuir, il quitta Paris et
passa presque toutes les années suivantes à la campagne, chez madame
de Dino. Il craignait aussi de retrouver Maubreuil sur son chemin.
Celui-ci avait été condamné à quelques mois de détention; mais il
annonçait le projet de renouveler son délit, qu'il qualifiait de
l'expression catégorique, dès qu'il serait libéré. Je n'en ai plus
entendu parler. Probablement monsieur de Talleyrand aura acheté son
éloignement à prix d'argent.




CHAPITRE XV

     Loi sur le droit d'aînesse. -- Enterrement du duc de Liancourt.
     -- La garde nationale licenciée. -- Sosthène de La Rochefoucauld
     et monsieur de Villèle. -- Le Roi au camp de Saint-Omer. --
     Sagesse de monsieur le Dauphin.


La fatalité, qui semblait pousser la maison de Bourbon à entreprendre
tout ce qui pouvait aliéner le plus sûrement les masses, dicta le
projet de loi sur le droit d'aînesse. J'avoue qu'il plaisait assez à
mes idées anglaises et à mes goûts aristocratiques; mais je n'étais
pas chargée de m'informer si le pays était disposé à le recevoir. Il
échoua devant la sagesse de la Chambre des pairs en augmentant sa
popularité qui, à cette époque, était au comble, ainsi que sa défaveur
à la Cour. Le ressentiment qu'elle montra, à l'occasion de
l'enterrement du duc de Liancourt, augmenta encore cette double
impression.

Plusieurs enterrements, entre autres celui de monsieur Manuel, avaient
été depuis quelque temps l'occasion de manifestations hostiles au
gouvernement. En conséquence, on avait publié de nouvelles ordonnances
relatives aux pompes funèbres: il était défendu de porter les
cercueils à bras.

Le duc de Liancourt, protecteur d'une multitude d'établissements
gratuits, avait une énorme clientèle dans la classe des ouvriers. Ils
voulaient rendre à leur patron l'hommage de le porter en sortant de
l'église. La police s'y opposa vivement. Une rixe s'engagea; l'esprit
de parti l'envenima. Dans le tumulte, la pierre tomba et, dit-on, se
brisa. Il y eut au moins beaucoup de scandale, et un spectacle aussi
affligeant que blessant pour la famille.

Le corps entier de la pairie se tint pour offensé et demanda des
explications. Cet incident contribua à augmenter l'alliance qui se
formait entre le pays et la Chambre des pairs.

Ce mauvais génie, qui présidait au sort de la branche aînée, inspira,
en appelant à son aide la colère et la précipitation, une résolution
dont peu de personnes sentirent la portée, mais qui, plus que toute
autre, a contribué à la chute du vieux trône, démoli en quelques
heures trois années plus tard.

Au printemps de 1827, la bourgeoisie de Paris paraissait assez mal
disposée contre le gouvernement pour qu'on dût hésiter à réunir la
garde nationale et à la faire passer en revue par le Roi.

Après de longues délibérations on s'y décida: le Roi se rendit au
champ de Mars. Il fut, en général, mieux accueilli qu'on ne
l'espérait. Un garde national ayant crié: «À bas les ministres!» le
Roi arrêta son cheval et dit, d'un ton calme et digne: «Je ne viens
pas ici pour recevoir des conseils, mais des hommages. Faites sortir
cet homme des rangs.» Cet acte de force eut grand succès, comme tout
ce qui annonce de l'énergie et de la volonté dans les chefs des
empires; les cris de «Vive le Roi» fendirent l'air.

En descendant de cheval aux Tuileries, Charles X était fort content de
sa matinée. Il chargea le maréchal Oudinot de faire rédiger un ordre
du jour où, en témoignant du mécontentement de quelques cris isolés
qui s'étaient fait entendre sur son passage, on vanterait cependant
la bonne tenue et l'excellente attitude de l'immense majorité de la
garde nationale.

Le Roi répéta deux fois: «Dites que je suis très content». Monsieur le
Dauphin tint le même langage. Toutes les personnes qui faisaient
partie de l'état-major avaient reçu la même impression et la
répandirent dans la ville. J'en vis plusieurs dans la soirée. Le
propos, généralement répété, était que la revue avait été superbe et
le Roi parfaitement accueilli.

Toutefois la calèche, où les princesses se trouvaient, avait été
constamment suivie par un groupe de populace qui les avait assez mal
traitées de propos et presque huées. Tous les partis se sont
mutuellement accusés d'avoir préparé cette manifestation hostile.

Le soir, madame la duchesse de Berry s'en expliquait en termes très
courroucés. Lorsque le Roi et Madame arrivèrent chez elle où se tenait
la Cour, elle porta plainte à Charles X. Madame la Dauphine,
interpellée à son tour, répondit avec sa sécheresse accoutumée que
cela avait été assez mal, mais qu'elle craignait pire. Le Roi ne fit
qu'un seul _rubber_ de whist, et retourna chez lui où monsieur de
Villèle l'attendait.

Dans la nuit, le maréchal Oudinot fut réveillé. Le Roi lui envoyait,
au lieu de la rédaction de l'ordre du jour fait selon ses ordres et
soumis à son approbation, l'ordonnance qui cassait la garde nationale.
Au même instant, la garde royale s'emparait des corps de garde de la
garde nationale, en expulsait les bourgeois qui s'y trouvaient et
poussait la grossièreté jusqu'à jeter hors la porte les armes et
fournitures des gardes nationaux absents dans le moment. Cette insulte
sema dans le coeur de la population de Paris un germe de haine dont
les fruits se trouvèrent mûrs en 1830.

Voici ce qui l'avait provoqué. Une des légions, en revenant du champ
de Mars, s'était arrêtée devant l'hôtel des finances, avait crié: _À
bas Villèle!_ et brisé quelques vitres. Cette conduite, il faut le
reconnaître, très coupable d'un corps sous les armes exaspéra d'autant
plus le ministre qu'il apprenait, en même temps, que le Roi se tenait
satisfait de sa propre réception.

Or, il ne lui convenait pas que leurs fortunes se trouvassent
séparées. Il recueillit à la hâte et envenima tous les rapports qu'il
put se procurer des propos tenus et des cris isolés jetés au champ de
Mars, puis écrivit au Roi de ne point se prononcer avant de lui avoir
donné audience.

Charles X se trouva préparé par les plaintes de madame la duchesse de
Berry et le mécontentement de sa belle-soeur. En peu de minutes,
monsieur de Villèle emporta la plus fatale mesure qui pût être
adoptée.

Louis XVI avait perdu le trône dans son ardeur à se débarrasser de la
pacifique opposition des anciens parlements. Charles X a renversé le
sien en refusant toute barrière légale, oubliant la phrase si
heureusement rédigée par monsieur de Talleyrand: _On ne peut s'appuyer
que sur ce qui résiste._

Au reste, je crois bien que le ministre, encore tout puissant à cette
époque, n'avait pas calculé l'effet de son périlleux conseil.

La garde nationale était parvenue à cette inertie où elle tombe
toujours dès que ses services ne sont plus nécessaires. Elle se
montrait très peu empressée à peupler les corps de garde; mais cette
insulte gratuite réveilla son zèle.

Je faisais travailler à Châtenay et j'avais donné rendez-vous à
plusieurs ouvriers de Paris pour le lendemain de la revue; je partis,
sans avoir lu le _Moniteur_ et sous l'impression qu'elle s'était très
bien passée. Les gens que j'attendais arrivèrent tard, sachant la
nouvelle, et dans un état d'exaspération incroyable.

Tous appartenaient à la garde nationale, et tous étaient furibonds. À
peine s'ils écoutaient les ordres que je donnais pour les travaux et,
quand je leur parlais trumeaux, ils répondaient baïonnettes. Après
avoir vainement cherché à les calmer par le souvenir de l'ennui que
leur causait les gardes à monter, je renonçai à fixer leur attention
et les laissai retourner dans leurs quartiers où ils allèrent
rapporter leur fureur, après l'avoir fait partager à tout mon village.
J'étais moi-même empressée de venir apprendre ce qui avait pu amener
une si singulière péripétie.

Il n'y a jamais eu d'autres motifs ostensibles que ceux que j'ai déjà
relatés. Cependant, j'ai peine à croire que monsieur de Villèle n'ait
pas eu quelque arrière-pensée ignorée pour prendre une mesure si
violente. Quoi qu'il en soit, à dater de cette époque, il devint la
bête noire de la population parisienne et, bientôt, celle de toute la
France.

Le duc de Doudeauville, ministre de la maison du Roi, comprit mieux
que les autres la tendance de ce qui se faisait et donna sa démission
à l'occasion de la dissolution de la garde nationale.

Je ne sais plus si c'est avant ou après cet événement qu'il faut
placer une démarche de Sosthème de La Rochefoucauld que je tiens de
lui-même et que je ne puis me refuser de répéter.

J'ai déjà dit le rôle qu'il avait joué entre monsieur de Villèle et
madame du Cayla. Il est indubitable qu'il avait conduit monsieur de
Villèle au pouvoir et qu'il l'y avait soutenu, par l'influence de la
favorite, tant que Louis XVIII avait vécu. Depuis sa mort, monsieur de
Villèle s'était émancipé d'une protection qui lui pesait. Cependant
l'intimité avait été trop grande pour qu'il n'en restât pas des
habitudes de familiarité.

Sosthène en profita pour arriver, un beau matin, dans le cabinet de
monsieur de Villèle. Après quelques phrases d'affection, il lui
rappela les sentiments patriotiques qu'il exprimait lorsqu'il
cherchait le ministère, uniquement dans l'intérêt du pays, parce que
l'opinion publique l'y appelait; et, partant de cette base, il
l'avertit que l'opinion publique se déclarait fortement contre son
administration. Mieux situé qu'un autre par ses relations avec toutes
les classes de la société pour s'en apercevoir, il venait lui faire
part de ses découvertes. Il lui était évident qu'il n'était plus au
pouvoir de monsieur de Villèle de faire le bien, et, comme il ne
l'avait placé où il était que dans l'intention d'être utile au Roi et
au pays, il venait le sommer, au nom de l'amitié, de l'honneur, de la
reconnaissance, de ne pas le compromettre plus longtemps en
s'obstinant à conserver sa place.

On peut imaginer comment cette harangue fut reçue par monsieur de
Villèle, alors tout-puissant. Il eut un moment d'inquiétude que
monsieur de La Rochefoucauld ne fût l'organe du roi Charles X dont il
était aide de camp et parfois bien traité. Mais la nature de la
communication le rassura promptement.

Il traita Sosthène de façon à ce qu'ils se séparassent brouillés, ce
qui lui était infiniment agréable et commode, puis courut raconter la
scène au Roi. Celui-ci, qui ne se rappelait pas volontiers les
intrigues ourdies pendant les dernières années du règne de son frère
et dont Sosthème avait été l'agent, fut très empressé de rompre aussi
les rapports auxquels il avait été forcé de l'admettre et de lui faire
subir les honneurs de la disgrâce.

J'ai rapporté cette anecdote, dont je suis sûre, parce que, si ce
personnage, semi-ridicule, semi-historique, de Sosthène figure jamais
dans les _Mémoires_ du temps, il est assez curieux de savoir comment,
au travers d'une vie uniquement dévouée à l'intrigue, il avait
conservé une sorte de loyauté chevaleresque poussé jusqu'à la
niaiserie.

Madame du Cayla, moins candide dans ses démarches, ne se brouilla avec
personne. Elle n'avait pu être duchesse, comme le feu Roi le
souhaitait, parce que monsieur du Cayla avait obstinément refusé de se
laisser faire duc. Charles X lui accorda les entrées de la salle du
trône et une forte pension.

Madame la Dauphine, qui la traitait plus que froidement pendant sa
faveur, était très gracieuse pour elle maintenant, en reconnaissance
du service qu'elle avait rendu en faisant accomplir à Louis XVIII ses
devoirs religieux au moment de la mort.

Les espérances du parti ultra avaient été encouragées par l'attitude
et les paroles du prince de Metternich dans un voyage qu'il fit à
Paris. La Cour le combla de distinctions. Il fut engagé à dîner avec
la famille royale aux Tuileries, honneur qui n'a été partagé que par
le duc de Wellington et des princes de familles régnantes. Dans les
idées des rois de France, la faveur ne pouvait aller au delà, et
eux-mêmes s'étonnaient de l'accorder.

La Congrégation essaya d'entrer dans la voie des miracles. Il y en eut
plusieurs de constatés. Entre autres une croix lumineuse vue à Migné,
en Poitou. On en fit imprimer et répandre des relations à profusion.
Mais la Cour de Rome les défendit, et il fallut renoncer à ce genre de
séduction qui prêtait trop au ridicule dans le dix-neuvième siècle. Le
Roi lui-même ne voulut pas encore reconnaître là les ordres de la
Providence. D'ailleurs, il était assez bien disposé, pour qu'il n'y
eût pas occasion de stimuler son zèle personnel. Il n'était arrêté que
par la crainte des obstacles qu'il rencontrerait.

La réception qui lui fut faite au camp de Saint-Omer, où les troupes
l'accueillirent avec la satisfaction la plus marquée, ainsi que les
hommages qu'il recueillit sur la route, même à Lille (ville notée pour
_mal penser_), faisaient compensation au silence qui l'entourait à
Paris; et il crut pouvoir réaliser ses propres espérances en
accomplissant les promesses qu'il n'avait cessé de faire.

Monsieur de Villèle en retardait l'exécution depuis longtemps; mais
son crédit était battu en brèche par des gens dont le pouvoir
s'accroissait chaque jour des terreurs qu'on inspirait à Charles X
pour son salut dans ce monde et dans l'autre.

Le Roi et ses amis réclamaient la restitution des biens du clergé et
la reconnaissance des ordres monastiques. On les voulait dotés par
l'État et propriétaires territoriaux. Monsieur de Villèle était loin
d'admettre ces souhaits comme réalisables; mais il voulait s'assurer
une longue vie ministérielle. Ces deux volontés excentriques tombèrent
d'accord sur la nécessité d'une nouvelle législature. Les ultras, avec
toutes les illusions qui distinguent ce parti, ne doutaient pas
qu'elle ne fût nommée dans leur sens; et, de son côté, monsieur de
Villèle comptait sur son habileté pour obtenir des députés à sa
dévotion.

Il leur aurait, d'ailleurs, volontiers pardonné de se montrer
récalcitrants aux prétentions des exaltés pour _le trône et l'autel_
dont il était bien importuné mais qu'il osait d'autant moins brusquer
qu'il se sentait miné dans l'esprit du Roi et que son crédit diminuait
visiblement.

La Chambre des pairs offusquait, et le ministre tombait d'accord, avec
les conseillers de la conscience du Roi, qu'une grande fournée de
pairs était nécessaire pour y changer l'esprit de la majorité
actuelle. En ajoutant cette mesure à de nouvelles élections, monsieur
de Villèle comptait s'assurer un long bail ministériel.

Monsieur le Dauphin se tenait en dehors de ces intrigues.
Respectueusement soumis aux ordres du Roi, il ne témoignait aucune
hostilité à son ministre, mais encore bien moins de faveur. Il se
bornait à faire de son mieux ce dont on le chargeait spécialement. Il
était à la tête de l'administration des prisons et tenait quelquefois
des assemblées où les intérêts de ces établissements étaient discutés
devant lui. Il présidait avec beaucoup de convenance et de sagesse, et
ne manquait pas une occasion d'exprimer des sentiments élevés et
libéraux.

J'ai souvent vu des personnes, sortant de ces réunions, enchantées de
monsieur le Dauphin. Je citerai entre autres monsieur Pasquier et
monsieur Portal dont les suffrages valent bien la peine d'être
comptés.

Dans le même temps, monsieur le Dauphin tenait un conseil militaire où
il obtenait aussi d'honorables approbations. On lui reconnaissait des
idées saines, accompagnées d'une grande modération et d'un esprit
d'impartialité, fort recommandables dans un prince vivant d'une façon
si isolée et d'une dévotion si éminente.

Quoiqu'elle n'aimât pas les prêtres, madame la Dauphine était plus
sous l'influence de ses entours.

Madame la duchesse de Berry en voulait à monsieur de Villèle de ce
qu'il ne faisait, ni assez vite, ni assez violemment, toutes les
extravagances qu'elle et sa petite coterie ultra nobiliaire rêvaient;
mais elle était trop légère et trop occupée de ses plaisirs pour
travailler sérieusement contre lui; elle se bornait à des sarcasmes
qui commençaient à amener un sourire sur les lèvres du Roi, au lieu de
la réprimande qu'elle aurait subie quelques mois plus tôt.




CHAPITRE XVI

     Bataille de Navarin. -- Élections de 1827. -- Société aide-toi
     Dieu t'aidera. -- Intrigues du parti ultra. -- Chute de monsieur
     de Villèle. -- Séjour de dom Miguel à Paris. -- Le ministère
     Martignac. -- Désappointement de monsieur de Chateaubriand. -- Il
     accepte l'ambassade de Rome. -- Nouvelle intrigue de monsieur de
     Polignac. -- Jeu bizarre de la nature.


Je n'ai point parlé de l'affaire grecque sous le rapport historique
parce que je ne m'élève pas jusque-là, mais je ne puis la passer sous
silence dans ses effets de salon. Il s'était établi que tout ce qui
faisait opposition à la Cour était philhellène et que le gouvernement,
quoique protégeant ostensiblement les grecs, leur était contraire. La
Congrégation aimait mille fois mieux les turcs que ces hérétiques de
grecs car, du moins, les premiers prêchaient l'absolutisme.

Le gain de la bataille de Navarin ne fit donc pas grand plaisir aux
Tuileries, quoiqu'on n'osât pas l'accueillir tout à fait aussi mal
qu'à Londres.

Je ne puis m'empêcher de signaler, à ce sujet, jusqu'où l'instinct
patriotique est poussé en Angleterre. On y croyait l'émancipation des
colonies espagnoles utile aux intérêts du commerce britannique, et on
craignait que celle des grecs ne fût un accroissement d'importance
pour la Russie. Les feuilles publiques, les réunions, les bancs des
deux Chambres retentissaient des cruautés, des vexations, des
intolérances exercées contre les américains espagnols, que tout le
monde sait avoir été les colonies les plus paternellement traitées qui
aient jamais existé.

Mais, en revanche, par cette espèce de franc-maçonnerie qui conduit
toujours les anglais lorsqu'il s'agit des intérêts spéciaux de la
vieille Angleterre, les massacres de Parga, d'Hydra, de Chio, toutes
ces dames chrétiennes enlevées à leur famille et vendues sur les
marchés de Smyrne n'arrachaient pas un cri à un seul organe de la
presse. Pas un soupir n'a été poussé d'aucun banc de l'opposition; et,
malgré la vanité nationale si facilement exaltée par les succès
maritimes, le ministère dans le discours de la Couronne se crut obligé
de qualifier d'_inopportune_ (untoward) la victoire de Navarin.

Chez nous, l'impression était bien différente; et, puisqu'enfin cette
victoire inopportune comblait de joie une grande partie du pays,
monsieur de Villèle voulut profiter de la popularité qui en
rejaillirait sur le gouvernement pour exécuter le parti arrêté de la
dissolution de la Chambre des députés. Elle fut annoncée et les
élections fixées à l'époque la plus rapprochée possible. Il espérait,
par là, éviter les manoeuvres des personnes qui lui étaient hostiles
dans les deux oppositions. Car, il faut lui rendre justice, lui aussi
était déjà _juste milieu_ et avait pour ennemis actifs tous les
exagérés du parti ultra.

La censure tombait de droit devant les élections. Je ne me souviens
plus à quelle époque elle avait été rétablie. Elle était tellement
impopulaire que les personnes, honorables d'ailleurs, auxquelles on
avait imposé le métier de censeur se trouvèrent honnies de tout le
monde. De plus, on n'y gagnait pas grand'chose; jamais l'axiome
italien _fatta la legge trovato l'inganno_ ne fut plus complètement
justifié.

Une société de gens de lettres politiques, à la tête de laquelle
figurait monsieur de Chateaubriand, trouvait le moyen de faire publier
et circuler des brochures suffisamment volumineuses et assez
irrégulièrement distribuées pour échapper à la censure établie contre
les journaux et les écrits périodiques. Il en pleuvait autour de nous
et on se les arrachait.

Monsieur de Salvady se distingua dans cette guerre de plume, et
monsieur Guizot y tint une place importante, mais c'est plus
particulièrement dans l'organisation des manoeuvres électorales qu'il
prit la première.

La précaution, si évidente, de presser les élections excita une grande
animadversion. Quand le gouvernement veut attraper les masses, il faut
que ce soit assez délicatement pour que tout le monde ne s'en
aperçoive pas à la fois et que l'impression des uns soit usée avant
que les autres se trouvent avertis; mais, quand le piège est assez
grossier pour être vu de tous en même temps, on peut être assuré de
créer, à l'instant même, une énorme difficulté.

Comme par un mouvement électrique, il se forma, dans chaque
arrondissement, une réunion protectrice des droits électoraux. Les
fraudes, employées aux dernières élections par l'administration de
monsieur de Villèle et sur le renouvellement desquelles il comptait
bien, devinrent impraticables.

Les associations, composées de grands propriétaires, de gens de
lettres, d'avocats, d'hommes politiques, déployèrent la plus grande et
la plus intelligente activité. En restant toujours dans une complète
légalité, elles se formèrent en comités correspondant entre eux et
surtout avec le comité central siégeant à Paris, d'où monsieur Guizot
dirigeait toute cette organisation.

C'est là le berceau de cette société: _Aide-toi, Dieu t'aidera_ qui
n'a pas laissé de jouer un rôle dans la chute de la monarchie et a
fini par devenir un repaire de factieux. C'est le sort des instruments
fondés par les oppositions qu'ils échappent promptement aux mains qui
les ont créés pour tomber dans de plus dangereuses.

Pendant que les esprits s'échauffaient au foyer électoral, on livrait
au parti prêtre la nomination de soixante seize pairs. Ils furent
choisis, presque exclusivement, parmi les congréganistes les plus
zélés.

Tout le monde a vu la liste faite chez monsieur de Rivière, colportée
par monsieur de Rougé, corrigée par les affidés et imposée à monsieur
de Villèle qui l'aurait voulue autrement composée mais adoptait l'idée
d'une nomination assez nombreuse pour dénaturer l'esprit de la
majorité dans la Chambre haute.

Or, c'était là ce qui révoltait le pays; car la sagesse de la pairie
venait de le protéger contre les invasions du despotisme clérical; et,
dans ce moment même, il profitait de la clause habilement introduite
dans la loi du jury sur la rectification des listes électorales pour
échapper aux fraudes commises en 1824.

Cette Chambre était donc fort populaire, et la violence qu'on lui
faisait exaspéra l'opinion publique qui s'était accoutumée à y
chercher protection bien au delà de ce que monsieur de Villèle avait
prévu.

Je me rappelle à ce sujet un dialogue qui me fut répété à l'instant
même par un témoin auriculaire. Le président du conseil, descendant
l'escalier du ministère de la marine, rencontra le sous-préfet de
Saint-Denis qui le montait:

«Eh bien, monsieur le sous-préfet, vous répondez de votre élection.

--Non, monseigneur.

--Comment, vous aviez dit à monsieur de Corbière que vous en étiez
sûr.

--Oui, monseigneur, mais c'était avant la nomination des pairs.

--Allons donc, mon ami, vous vous moquez de moi, qu'est-ce qu'une
création de pairs peut faire à vos _marchands de gadoue_? Ayez une
bonne élection. C'est toujours la faute de l'administration quand
elles sont mauvaises, souvenez-vous-en!»

Le sous-préfet haussa les épaules, quand le ministre se fut éloigné,
et acheva lentement de monter le degré, comme un homme très peu
persuadé par l'éloquence élégante de son principal.

Beaucoup d'électeurs partagèrent les préventions de ceux de
Saint-Denis et, stimulés, excités par le zèle des comités que j'ai
signalés, nommèrent un assez grand nombre de députés hostiles au
ministère pour que la majorité fût au moins douteuse.

Dans la disposition assez naturelle de rejeter sur d'autres le tort
des actions qui tournent à mal, monsieur de Villèle ne put se retenir
d'accuser la Congrégation et d'en témoigner beaucoup d'humeur contre
elle. Il chercha à se rallier le petit noyau d'ultras aristocratiques
qui était resté en dehors de la ligue jésuitique, mais il fut
repoussé.

Il se retourna alors vers les royalistes constitutionnels qui, depuis
trois ans, dirigeaient la conduite de la Chambre des pairs, mais ils
étaient trop irrités par la mesure qui venait de frapper cette
assemblée pour se rallier à celui qui l'avait signée.

Ces démarches du président du conseil ne purent être assez secrètes
pour que la Congrégation n'en eût pas connaissance, et sa perte fut
jurée. On fit venir monsieur de Polignac d'Angleterre, et le duc de
Rivière acheva de décider le Roi au renvoi de monsieur de Villèle. Ces
messieurs ne doutaient pas que le moment de leur triomphe ne fût
arrivé.

Toutefois, monsieur de Villèle qui redoutait le crédit de Jules de
Polignac, l'avait, à l'aide de ses propres dépêches et de la conduite
qu'il tenait dans toutes les affaires, tellement discrédité dans
l'esprit du Roi, tellement montré inepte, incapable, niais, que le
monarque hésita et enfin recula devant l'idée de former un ministère
portant cette couleur.

Malgré la profession de foi constitutionnelle que monsieur de Polignac
vint faire à la tribune de la Chambre des pairs où, dans le discours
le plus ridicule, il prévint la France que ses enfants apprenaient à
lire dans la Charte, malgré les soins qu'il se donna pour se
rapprocher des hommes que j'appellerai de la patrie parce que c'est à
eux qu'elle a eu recours dans toutes les crises, il échoua et la chute
de la monarchie fut ajournée.

Le ministère Martignac fut nommé sous le patronage de monsieur le
Dauphin. Monsieur de Polignac retourna furieux à son poste de Londres,
sans renoncer aux intrigues ourdies par la coterie dévote. Le pauvre
duc de Rivière, plus loyal et déjà malade, fut tellement affecté du
mauvais succès de ses efforts et d'avoir efficacement travaillé à un
résultat qui lui paraissait l'abomination de la désolation que son mal
s'aggrava. Il mourut, peu de semaines après, en se reprochant
amèrement la part qu'il avait prise à la chute de monsieur de Villèle.

C'est au plus fort de cette tourmente ministérielle que dom Miguel,
déjà connu pour ses violences envers sa famille, repassa par Paris en
quittant Vienne pour aller à Lisbonne gouverner au nom de sa fiancée,
la petite reine doña Maria.

Réconcilié avec dom Pedro et reconnu par les puissances européennes
comme mari de la reine du Portugal, il fut accueilli à notre Cour avec
les honneurs qu'on lui avait refusés à son premier passage où il
n'avait laissé d'autre souvenir que celui d'une scène faite à
l'ambassadeur du Roi son père, le marquis de Marialva, pour en obtenir
de l'argent. Elle avait été accompagnée de formes si menaçantes que le
pauvre marquis avait dû fuir et appeler au secours contre le forcené
qui le poursuivait le couteau à la main. Déjà valétudinaire, il ne
s'était pas relevé d'une si chaude alarme. Quoique ce genre
d'illustration fût peu attrayant, il m'avait inspiré la curiosité de
voir dom Miguel qu'on prétendait réformé par les bonnes inspirations
de monsieur de Metternich.

On donna un spectacle aux Tuileries à son occasion et j'en profitai
avec empressement.

Au lieu du tyran, à physionomie sombre, que je m'attendais à trouver,
je vis arriver, avec notre famille royale, un jeune homme d'une figure
charmante, ayant l'air noble, distingué, le sourire doux, le regard
calme et brillant, le geste gracieux. Placé entre madame la Dauphine
et madame la duchesse de Berry, il s'entretint avec elles d'un air
d'aisance intelligente. En un mot, il ne ressemblait, en aucune façon,
à la bête farouche que j'allais chercher à ce spectacle.

Le dimanche suivant, il y eut assemblée chez madame la duchesse de
Berry; j'y fus invitée. Dom Miguel s'y montra également prince
gracieux et homme de bonne compagnie. Il parlait à presque toutes les
femmes. La curiosité nous amenait autour de lui, et nous faisions
cercle dans un moment où un de ses aides de camp lui nomma un
portugais, je crois, qui demandait à lui être présenté. Il tourna sur
lui-même, comme sur un pivot, lança en s'éloignant un regard qui nous
fit toutes reculer. Le tigre était retrouvé. Je ne puis exprimer
comment, dans l'espace de moins d'une seconde, les beaux traits de son
visage s'étaient subitement déformés et avaient produit un aspect
hideux. Il fut quelque temps à reprendre sa beauté. L'aide de camp
resta comme transfixé à la place où il avait prononcé des paroles si
mal accueillies.

Voilà tous mes rapports avec ce prince; mais le coup d'oeil que j'ai
surpris en cette occasion m'a rendu probables les récits de ces folles
cruautés: certainement il y avait de l'aliénation dans ce regard.

Ces remarques sur la physionomie me reportent à l'état où je trouvai
monsieur de Chateaubriand le lendemain du jour où les noms des
nouveaux ministres parurent dans le _Moniteur_.

Il avait activement travaillé à renverser monsieur de Villèle et il
croyait, en satisfaisant sa haine, paver simultanément le chemin qui
le ramènerait à cet hôtel des affaires étrangères dont il avait été si
brutalement expulsé et où il prétendait rentrer par droit de conquête.

Il pensait être indispensable à la formation d'un ministère
constitutionnel. Dans les pourparlers qui avaient précédé la
nomination, il s'était toujours placé comme président du conseil et ne
discutait que les noms de ses collègues. Il avait choisi monsieur
Royer-Collard pour l'intérieur. Cela pouvait être assez habile sous le
point de vue parlementaire.

Monsieur Royer-Collard était aussi libéral que le pouvait être un
royaliste. Il était de bonne foi dans ces deux sentiments, et cela lui
avait valu une énorme majorité de suffrages dans sept collèges
électoraux; mais, sous le rapport gouvernemental, tout ce qui avait
fréquenté monsieur Royer-Collard savait combien peu il était homme
pratique et quels obstacles il apporterait dans un conseil. Charles X
avait donc bien quelque raison de s'opposer à un choix qui cependant
aurait été populaire.

Monsieur de Chateaubriand ayant dit que monsieur Royer-Collard lui
paraissait indispensable, on feignit de comprendre qu'il n'entrerait
pas sans lui dans une combinaison ministérielle. Pendant ce temps, on
entourait monsieur de La Ferronnays pour lui faire accepter les
affaires étrangères. Il consentit; et, tandis que messieurs de
Chateaubriand et Royer-Collard, se tenant pour indispensables,
attendaient, enveloppés dans leur suffisance, qu'on vînt solliciter
leurs concours, ils lurent dans le _Moniteur_ la formation de ce
ministère jugé impossible et composé des gens qu'eux-mêmes désignaient
comme de leur parti.

Je ne sais quel fut l'effet sur monsieur Royer-Collard; mais, pour
monsieur de Chateaubriand, il fut si furieux qu'il en pensa étouffer;
il fallut lui mettre un collier de sangsues, et, cela ne suffisant
pas, on lui en posa d'autres aux tempes. Le lendemain, la bile était
passée dans le sang; il était vert comme un lézard. Cependant,
l'agitation où il était ne lui permettant pas de rester chez lui, je
le rencontrai dans une maison où il était venu promener son
inquiétude. Les stigmates, laissés par les sangsues, lui permettaient
d'attribuer son changement à la maladie.

Je n'ai guère vu de spectacle plus triste que celui de cet homme, à
qui on ne peut refuser une capacité peu ordinaire et auquel sa
profonde indifférence pour tout ce qui ne blesse pas son amour-propre
donne l'air d'une habituelle bonhomie, bouleversé et accablé à ce
point par un revers d'ambition. S'il avait pu attaquer le nouveau
ministère avec le même acharnement que le dernier, son chagrin aurait
été moins poignant; mais il comprenait bien que toutes ses armes
offensives se trouvaient, sinon brisées, au moins bien émoussées, et
il se sentait complètement joué.

Hyde de Neuville, que lui-même avait désigné et qui lui devait toute
son importance, avait été mandé par lui et traité du haut en bas pour
avoir consenti à être nommé ministre de la marine. Il n'avait trouvé
grâce qu'en promettant d'entraver les affaires, de manière à rendre
promptement nécessaire un remaniement qui ramènerait monsieur de
Chateaubriand sur la scène où son ambition l'appelait.

Quelque chagrin qu'eût le Roi des choix que la nécessité lui imposait,
il fut un peu consolé par la pensée que, du moins, monsieur de
Chateaubriand se trouvait exclu. Quoique monsieur de La Ferronnays ne
lui fût nullement agréable, il le préférait encore.

De tous les ministres, celui des affaires étrangères se trouve le plus
directement en contact avec le souverain. Ses attributions renferment
les tracasseries qui font le sujet des conversations intimes et du
commérage royal. Il faut une personne qui entende, comprenne et puisse
entrer dans leurs plus petites susceptibilités, leurs préférences et
leurs répugnances.

Sous ce rapport, monsieur de La Ferronnays était très bien choisi;
mais les princes n'avaient jamais pu lui pardonner sa rupture avec
monsieur le duc de Berry, et il en était résulté un levain de
mécontentement qui fermentait à chaque occasion.

Monsieur le Dauphin l'éprouvait si vivement que, dès l'instant où
monsieur de La Ferronnays dut en faire partie, la faveur qu'il
accordait au ministère nouveau subit une sensible altération.

Chacun sentait le besoin de neutraliser monsieur de Chateaubriand.
Sans le vouloir pour collègue, on le redoutait comme ennemi, et le Roi
ne trouvait aucun prix trop cher pour l'éloigner de ses conseils et de
sa présence. On commença, sous prétexte de je ne sais quelle
restitution, par lui donner une grosse somme d'argent pour payer ses
dettes que, Dieu merci, il a toujours en permanence. Puis, à force de
supplications, on obtint de lui de désigner l'ambassade de Rome comme
à sa convenance. Elle était occupée par le duc de Laval que monsieur
de Chateaubriand professait aimer beaucoup, mais cela ne l'arrêta pas
un instant. Monsieur de Laval fut rappelé immédiatement, à sa grande
désolation, et nommé à l'ambassade de Vienne où il remplaça le duc de
Caraman.

Celui-ci avait été mandé par un courrier qui n'expliquait pas le motif
de cet ordre soudain. Il se crut destiné au ministère, se jeta dans
une chaise de poste et arriva avec une célérité incroyable. Grande fut
sa déconvenue quand il fut averti que toute cette hâte n'avait servi
qu'à l'éloigner d'un poste où il se plaisait infiniment.

Monsieur de Chateaubriand se résigna à aller passer quelques mois à
Rome, en laissant ses intérêts entre les mains de partisans qu'il
croyait disposés à les bien exploiter.

À peine débarrassé de cet incommode candidat, monsieur de La
Ferronnays eut à en subir un autre. Monsieur de Polignac revint de
Londres et se prit à intriguer autour du Roi. Monsieur de La
Ferronnays m'a raconté la façon dont il s'en était expliqué avec lui.
Il avait placé son portefeuille sur une table, entre eux, et lui avait
dit:

«Le veux-tu? Prends-le franchement, je n'y tiens pas, et je vais de ce
pas le dire au Roi; mais, si je dois rester ministre, je ne puis ni ne
veux souffrir ta présence ici et les intrigues auxquelles elle donne
lieu.»

Monsieur de Polignac balbutia quelques méchantes excuses.

«Eh bien, en ce cas-là, reprit monsieur de La Ferronnays, si tu ne
prétends pas rester pour être ministre, pars tout de suite pour
Londres.»

Jules fut obligé de prendre ce parti, car il n'aurait pu s'arranger
avec les collègues de monsieur de La Ferronnays, et le Roi était
encore assez sous les impressions que monsieur de Villèle lui avait
inculquées de l'incapacité de monsieur de Polignac pour n'oser suivre
son goût en le mettant à la tête du conseil.

Par une fausse idée de générosité, monsieur de La Ferronnays, après
cette explication, s'appliqua à les détruire, et, sous ce point de
vue, il est un peu coupable de la catastrophe dont Jules a été le
principal instrument.

Le premier soin du nouveau ministère fut de renvoyer messieurs
Franchet et Lavau, directeur de la police générale et préfet de police
de Paris, tous deux congréganistes de la plus stricte observance. Le
Roi se soumettait à ces mesures indispensables, mais comme un blessé
se soumet à l'amputation.

Messieurs de Villèle et de Peyronnet, nommés pairs, se présentèrent
fièrement à la Chambre haute à la tête de la phalange qu'ils y avaient
fait entrer. Ils s'aperçurent bientôt qu'elle ne leur serait pas
longtemps fidèle. Les nouveaux pairs furent promptement modifiés par
l'influence de leurs collègues.

On n'entend pas impunément parler raison autour de soi plusieurs
heures par semaines, et c'est un des motifs pour lesquels les
directeurs congréganistes défendaient à leurs adeptes la fréquentation
des personnes qui n'étaient pas dans le giron de la société.

Monsieur de Villèle s'aperçut, assez vite, qu'il n'avait point chance
de succès dans ce moment pour n'essayer d'aucune intrigue. Il resta
dans une opposition froide, et bientôt s'éloigna tout à fait de Paris.
Je ne prétends pas qu'il eût renoncé à tout projet d'ambition, mais il
ne croyait pas le terrain favorablement disposé, pour établir ses
batteries, et monsieur de Villèle sait attendre.

Je ne veux pas oublier de noter une singularité à laquelle je suis
forcé de croire parce que je l'ai vue. En 1828, ou peut-être 27, on
m'amena une petite fille de deux ans dont les yeux brillants, d'un
bleu azuré, ne présentaient rien de remarquable au premier aperçu;
mais, en l'examinant, avec plus de soin, on voyait que la prunelle
était composée de petits filaments, formant des lettres blanches, sur
un fond bleu, placées en exergue autour de la pupille. On y lisait:
_Napoléon Empereur._

Le mot _Napoléon_ était également distinct dans les deux yeux. Les
premières lettres de celui _Empereur_ étaient brouillées dans un des
yeux et les dernières dans l'autre. La petite était fort jolie et sa
vue paraissait bonne.

Sa mère, paysanne de Lorraine, racontait, avec une grande simplicité,
le motif auquel elle attribuait ce bizarre jeu de la nature. Un frère,
qu'elle aimait tendrement, était tombé à la conscription. En partant,
il lui avait donné une pièce neuve de vingt sols, en lui recommandant
de la garder pour l'amour de lui. Peu de temps après, elle apprit que
son régiment devait passer à trois lieues de son village; elle y
courut pour le voir quelques instants. Au retour, harassée de fatigue
et de soif, elle s'arrêta dans un cabaret, à moitié chemin, pour boire
un verre de bière. Lorsqu'il fallut payer son écot, elle s'aperçut
qu'ayant donné à son frère tout ce qu'elle avait emporté d'argent il
ne lui restait que la précieuse pièce de vingt sols qu'elle portait
toujours sur elle. Elle voulut obtenir crédit, mais l'hôte fut
impitoyable; elle sacrifia son pauvre trésor, en gémissant, et revint
chez elle désolée. Ses larmes ne tarissaient pas. Son mari, le
dimanche suivant, alla à la recherche de cette pièce qu'il parvint à
se faire rendre. Lorsqu'il la lui rapporta sa joie fut si vive que
l'enfant, qu'elle portait dans son sein, tressaillit et elle se
_sentit_ pâmer. Je me sers de son expression.

La petite fille portait dans ses yeux la fidèle empreinte de la pièce
de vingt sols. Je ne prétends pas faire un traité de physiologie pour
rechercher comment une telle chose a pu arriver; j'affirme seulement
que je l'ai vue et que toute fraude était impossible. Le médecin d'un
bourg voisin avait entrepris de montrer l'enfant, pour de l'argent, et
la mère l'accompagnait. Le gouvernement s'opposa à toute publicité. On
ne permit aucune annonce et on abrégea le séjour à Paris.

Je n'en ai plus entendu parler. Si pareil accident était arrivé sous
le règne de l'Empereur, les cent bouches de la renommée n'auraient
pas suffi à le raconter.




CHAPITRE XVII

     Changement survenu dans les dispositions de monsieur le Dauphin.
     -- Nomination du baron de Damas comme gouverneur de monsieur le
     duc de Bordeaux. -- Ordonnances de juin 1828 contre les jésuites.
     -- Voyage du Roi en Alsace. -- Quadrilles chez madame la duchesse
     de Berry. -- La petite Mademoiselle. -- Son éducation.


J'arrive à des circonstances d'une haute importance par leur résultat:
je ne puis les expliquer car je ne les comprends pas, quoiqu'elles se
soient passées sous mes yeux. Peut-être quelqu'un révèlera-t-il un
jour des motifs plus occultes aux faits que je vais rapporter: je
dirai ceux que j'ai pu deviner.

On a vu combien monsieur le Dauphin avait été sage pendant le
ministère de monsieur de Villèle. On a vu la confiance qu'il accordait
aux personnes de la couleur du nouveau ministère, notamment à monsieur
de Martignac qui l'avait précédemment accompagné pendant la campagne
d'Espagne. Pourtant, à peine cette nouvelle administration, formée
sous ses auspices, fut-elle nommée qu'il sembla lui retirer son
soutien et s'éloigna sensiblement de ses conseillers habituels.

Monsieur Pasquier et surtout monsieur Portal, appelés jusqu'alors
fréquemment à des conférences intimes avec le prince, cessèrent tout à
coup d'être mandés, et les notes qu'il réclamait sans cesse de leur
zèle pour éclairer ses opinions ne leur furent plus demandées. Cela
se comprendrait s'il avait accordé sa confiance au nouveau cabinet,
mais il ne l'obtint pas.

Monsieur le Dauphin avait fait la faute de vouloir être nommé lui-même
ministre à portefeuille. Au lieu de conserver simplement du _crédit_
au ministère de la guerre où il faisait tout ce qu'il voulait, il
avait désiré être ostensiblement chargé du personnel, avoir des
bureaux et un travail à porter au conseil.

La jalousie d'attributions s'empara de lui, et bientôt il eut contre
«ses collègues» des petites passions de rivalité, soigneusement
entretenues par les agents subalternes de son ministère.

D'un autre côté, tous les officiers qui n'obtenaient pas immédiatement
ce qu'ils désiraient, au lieu de pouvoir crier contre le ministre en
se réclamant des bontés du prince, devaient s'en prendre directement à
monsieur le Dauphin, et il perdait la popularité qu'il avait acquise
dans l'armée.

Ces résultats avaient été prévus par les anciens conseillers de
monsieur le Dauphin. Ils avaient cherché à le dissuader de cette
fantaisie administrative, et probablement son refroidissement à leur
égard tenait à cette circonstance. J'ai déjà dit avec quelle
répugnance il vit entrer monsieur de La Ferronnays au conseil où il
siégeait. Je tiens de celui-ci que, pendant tout le temps de son
ministère, il ne lui adressa pas une seule fois la parole, mais ils
eurent souvent des prises au conseil: la plus vive fut au sujet du duc
de Wellington.

Monsieur le Dauphin voulait qu'on adoptât une mesure recommandée par
le duc et que monsieur de La Ferronnays désapprouvait parce que,
disait le prince, «le duc de Wellington est attaché à notre famille,
il nous aime et ne peut vouloir que ce qui nous est utile».

Monsieur de La Ferronnays, justement irrité de ce que semblaient
indiquer ces paroles, répondit chaudement que le duc de Wellington
était ministre anglais, qu'il ne devait voir les affaires que sous le
point de vue anglais, et que c'est au conseil du roi de France,
composé de français, de peser les propositions et de décider si elles
étaient dans l'intérêt de la France, sans s'arrêter aux affections
personnelles qui, certainement, n'influençaient en rien le cabinet
britannique. Il pulvérisa les arguments du duc dont monsieur de
Polignac s'était rendu l'organe, ramena le Roi à son opinion et
emporta la question malgré monsieur le Dauphin.

Cette discussion eut lieu à la fin de l'année. Mais d'autres
circonstances avaient déjà aigri l'esprit du prince. Une des premières
fut ce qui se passa pour le remplacement du duc de Rivière. Le Roi
voulait que la place de gouverneur fût uniquement à sa nomination. Le
conseil demanda à être consulté. La prétention du Roi fut appuyée par
les ultras, celle des ministres par le pays tout entier.

Monsieur le Dauphin prit vivement parti pour son père. Il n'admettait
pas qu'il ne pût exercer, dans le choix du gouverneur de son
petit-fils, l'indépendance acquise de droit à tout chef de famille.
Avec son peu de grâce accoutumée, il dit qu'on ne pouvait la lui
refuser sans insolence.

Les ministres insistèrent cependant, et le Roi s'engagea à ne faire
aucun choix sans qu'ils en fussent informés. Ils se mirent en quête de
trouver une personne convenable. Le duc de Mortemart fut tâté. Mais,
tandis qu'on négociait avec lui, le Roi fit prévenir ses ministres
individuellement, à dix heures du soir, que la nomination du baron de
Damas paraîtrait le lendemain au _Moniteur_.

C'était là ce qu'il appelait ne point faire un choix sans les en
informer. Ils avaient compris différemment ses paroles, car, le bruit
de cette nomination ayant circulé dans la camarilla, je sais que
monsieur de Martignac en avait été averti par monsieur de Glandevès et
qu'il lui avait répondu que cela était impossible parce que le conseil
n'y consentirait jamais.

La niche du Roi eut un plein succès. Les ministres, n'ayant ni le
temps de se réunir, ni celui de se concerter et d'adresser au Roi
leurs remontrances en commun, aucun d'eux n'osa prendre sur lui
d'arrêter la presse du _Moniteur_ et la nomination y fut insérée. Le
cabinet protesta; mais son crédit reçut, dès lors, une atteinte dont
il ne se releva plus.

Monsieur de Damas représentait la Congrégation incarnée. Il fut
évident, pour tous, qu'il y avait au château une faction dont le
crédit l'emportait sur celui des ministres et qui possédait la
confiance du Roi. Monsieur le Dauphin détestait la Congrégation; il
faisait peu d'état de la personne de monsieur de Damas et aurait dû
être contraire à sa nomination; mais il s'était mis dans la tête que
le choix du gouvernement de monsieur le duc de Bordeaux appartenait
exclusivement au Roi et qu'en le lui refusant on le dépouillait du
droit civil appartenant même à un particulier.

Un de ses aides de camp s'étant un jour, à déjeuner chez lui, aventuré
à dire que l'éducation d'un enfant, dont la naissance avait été un
événement national, devait être considérée comme une question
gouvernementale, le prince entra dans une fureur dont lui-même fut
promptement honteux, au point d'en faire excuse. Toutefois, il sentit
plus tard combien ce choix de monsieur de Damas faisait un mauvais
effet dans le pays et cela l'engagea à prêter les mains aux
ordonnances qu'on fulmina contre les Jésuites et les petits
séminaires.

Je n'entrerai pas dans le détail de ces grands événements. Quand
j'entrevois l'histoire, ce n'est jamais que par le côté du commérage
et de son rapport avec les individus que j'ai connus; mais, comme
j'aurai probablement à revenir sur ces ordonnances, _dites de Juin_,
il m'a fallu les noter, ainsi que la part sincère que monsieur le
Dauphin avait prise à leur rédaction.

Le Roi les garda quinze jours avant de les signer; elles furent
soumises à l'inspection de ses directeurs spirituels. Les chefs des
jésuites les consentirent; ils comprirent qu'en voulant résister dans
ce moment ils seraient brisés, et ils crurent plus habile de plier,
sûrs de trouver l'assistance du Roi quand les circonstances leur
paraîtraient propices à se redresser.

Le Roi signa donc, en sûreté de conscience et nanti de toutes les
autorisations de ses conseillers occultes, mais avec un chagrin
profond dont nous retrouverons souvent les traces.

Quant à monsieur le Dauphin, ce fut son dernier acte de sagesse.
Depuis ce moment, il ne cessa de s'éloigner de plus en plus des idées
qu'il avait professées jusque-là. L'élection du général Clausel, comme
député, acheva de le jeter dans les rangs des ultras. Il n'avait pu
pardonner à cet officier l'expulsion de madame la duchesse d'Angoulême
de Bordeaux, pendant les Cent-Jours, et il conçut de sa nomination un
excès de déplaisance qui tenait de la monomanie.

Depuis cette époque, on ne retrouva plus en lui une seule lueur de ce
bon sens sur lequel la France avait fondé des espérances pendant
plusieurs années. Ce changement, qui bientôt fut connu de tout le
monde, et l'éducation qu'on donnait à monsieur le duc de Bordeaux
ameutèrent les passions contre la branche aînée et préparèrent la
chute qui s'effectua en trois jours parce que toutes les racines
étaient sapées, une à une, depuis plusieurs mois.

J'ai réuni ce que je sais des motifs qui ont agi sur l'esprit de
monsieur le Dauphin. Peut-être y en a-t-il que j'ignore. Quelques
personnes ont cru que Nompère de Champagny, un de ses aides de camp,
jeune homme distingué et congréganiste zélé qui sembla suivre les
impressions de son prince, les avait influencées.

Peut-être aussi, les exigences toujours croissantes du parti libéral
lui firent-elles croire qu'il renfermait un élément démagogique qu'il
fallait prendre la peine d'exterminer pour n'en être pas victime, et
parvint-on à lui persuader que le système des concessions ne servait
qu'à le renforcer. J'ignore le fond de ses pensées, mais les résultats
ne furent que trop évidents.

Le conseil militaire que monsieur le Dauphin présidait avait repris
ses séances et, chaque jour, le maréchal Marmont nous répétait à quel
point il y soutenait des thèses surannées et des prétentions
insensées. Je me rappelais les éloges des années précédentes et
j'avoue que j'accusais la mobilité du maréchal de ce changement de
langage; mais malheureusement, il ne fut pas seul à faire des
remarques si fatales à notre tranquillité, et tous les rapports
militaient à montrer monsieur le Dauphin enrôlé parmi les plus
violents réactionnaires.

J'insiste sur cette circonstance, dont peut-être l'histoire fera peu
d'état, parce qu'à mon sens c'est ce qui a éloigné toutes les
espérances, exaspéré les esprits et poussé aux excès de part et
d'autre.

Le Roi fit un voyage en Alsace dans l'été de 1828. Il y fut reçu
merveilleusement, ce qui le charma. Tous les discours qui lui furent
adressés vantaient surtout les ordonnances contre l'établissement des
jésuites. Monsieur de Martignac prit la peine de le faire remarquer à
chaque fois. Le Roi en conçut un peu plus de dégoût pour son ministre
et n'attribua qu'à l'amour porté à sa personne les démonstrations des
habitants du pays qu'il traversait en triomphe.

Quelques petits souverains allemands vinrent lui faire leur cour à
Strasbourg; il se crut pour le moins Louis XIV.

Le ministère se traînait péniblement: il avait à combattre
l'opposition de gauche et l'opposition de droite, composée des ultras,
des congréganistes, des courtisans et, au fond, du Roi. Peut-être se
serait-il soutenu, malgré ces obstacles, si tout ce qui désirait
l'ordre, la tranquillité et le maintien des institutions s'était
franchement appliqué à lui donner appui; mais chacun voulait un peu
plus ou un peu moins, blâmait, attaquait.

Le parti constitutionnel est essentiellement ergoteur. Il est composé
d'individualités plus occupées à prouver leur capacité personnelle
qu'à appuyer leurs chefs et, moyennant cela, on ne saurait moins
gouvernementales. De sorte qu'en dernier résultat, le ministère
n'étant complètement soutenu par aucun parti, peut-être faut-il
s'étonner qu'il ait pu durer aussi longtemps. À la vérité, personne
n'avait compris que sa chute entraînerait celle de la monarchie, car
je crois que cette pensée aurait rallié bien du monde autour de lui.

Il était pourtant évident, pour les gens sages, que le ministère
Martignac était de la couleur des ministères Richelieu, les seuls qui
pussent faire vivre la Restauration qu'il déplaisait mortellement au
Roi et que, pour le soutenir contre l'influence de la couronne, ce
n'était pas trop de toutes celles des Chambres.

Si tous les députés qui désiraient son maintien l'avaient hautement
supporté, peut-être aurait-il pu retirer le vaisseau de l'État des
écueils où monsieur de Villèle l'avait laissé engager. Mais ces
regrets sont loin de nous. Seulement faut-il constater que nul n'est
exempt de reproches, et que tout le monde a péché en contribuant à une
catastrophe que bien peu appelaient de leurs voeux.

Pendant qu'on jouait ainsi la couronne à pair ou non, les plaisirs de
la capitale n'en étaient pas moins vifs, et le carnaval de 1829 fut
très brillant.

Les jeunes princes d'Orléans grandissaient et le Palais-Royal
s'égayait. Aux concerts et aux dîners, avaient succédé des spectacles,
des bals et des quadrilles. Madame la duchesse de Berry en profitait
pour sa part et donnait, à son tour, de très belles fêtes. Les plus
brillantes et les plus agréables se passaient dans l'appartement de
ses enfants, sous le nom de la duchesse de Gontaut, ce qui dispensait
des invitations d'étiquette et permettait de faire un choix parmi ce
qu'il y avait de plus à la mode. Il y eut des bals déguisés où la
magnificence de quelques costumes éblouissait les yeux, mais qui
pourtant en masse n'offraient pas un joli spectacle. Madame la
duchesse de Berry pensa qu'en laissant la liberté de se costumer, sans
en imposer la nécessité, elle réussirait mieux et elle eut un plein
succès.

Le goût du moyen âge commençait à se développer. Elle conçut l'idée de
représenter la cour de François II. Tout ce qui était jeune, élégant
ou très courtisan, put s'enrôler dans cette troupe pour laquelle on
composa des marches, des évolutions et des danses; le reste des
invités, en costumes ordinaires, servait de spectateurs. Monsieur le
duc de Chartres, représentant François II, attirait tous les regards.

C'était son premier début; on admirait sa charmante figure et sa bonne
grâce. Les personnes, admises aux répétitions, vantaient également ses
manières polies et la finesse du tact qui dirigeait toutes ses
actions. Le maître de ballet avait fait préparer un trône où il devait
s'asseoir au-dessus de la reine, représentée par madame la duchesse
de Berry. Monsieur le duc de Chartres refusa de l'occuper et y plaça
madame de Podenas qui faisait le rôle de Catherine de Médicis. Cette
petite circonstance eut un succès inouï aux Tuileries. Madame la
Dauphine la racontait complaisamment comme une chose _de très bon goût
de la part de Chartres_.

Y avait-il déjà un instinct qui annonçait que ce trône des Tuileries
serait mis à sa portée? Pour cette fois, il ne paraît pas disposé au
_bon goût_ d'y renoncer.

On nous raconta que madame la Dauphine avait fort blâmé le choix du
rôle de Marie Stuart dont madame la duchesse de Berry s'était chargée.
Peut-être n'était-il pas tout à fait convenable de représenter une
reine décapitée dans le palais de Marie-Antoinette, mais madame la
duchesse de Berry n'y voyait pas si loin: le Roi ne défendit pas le
quadrille, et la princesse, selon son usage, ne tint nul compte de la
désapprobation de sa belle-soeur.

Celle-ci avait assisté, en costume et couverte de pierreries, au bal
déguisé, mais ne parut pas à celui du quadrille, sans faire valoir
aucun prétexte de santé. Cependant, elle avait prêté ses diamants à la
dame qui représentait la reine Marguerite d'Écosse qu'on avait
supposée à la cour de sa fille pour ouvrir les rangs du quadrille à
quelques dames anglaises qui désiraient en faire partie.

En général, les femmes étaient bien mises et fort à leur avantage. Les
hommes, à très peu d'exception près, avaient l'air de masques du
boulevard. Monsieur le duc de Chartres portait merveilleusement un
magnifique costume, et le petit duc de Richelieu était mieux que je ne
l'ai jamais vu avant ni depuis.

Quant à la reine de la fête, madame la duchesse de Berry, elle était
abominable. Elle s'était fait arranger les cheveux d'un ébouriffage,
peut-être très classique, mais horriblement mal seyant, et s'était
affublée d'une longue veste d'hermine, avec le poil en dessus, qui lui
donnait l'air d'un chien noyé. La chaleur de ce costume lui avait
rougi la figure, le col et les épaules, qui ordinairement étaient très
blancs, et jamais on n'a pris des soins plus heureusement réussis pour
se rendre effroyable.

La petite Mademoiselle assistait à cette fête et s'en allait, de
banquette en banquette, recueillant des suffrages d'admiration pour
monsieur le duc de Chartres. La sienne paraissait très exaltée, et
elle affichait pour lui une passion que ses dix années, point encore
achevées, rendaient gracieuse. Cette jeune princesse promettait d'être
fort accomplie, plutôt que jolie. Je n'ai pas eu l'honneur de
l'approcher familièrement; mais je la voyais quelquefois chez madame
de Gontaut, et elle me paraissait très gentille. Elle comblait madame
la duchesse d'Orléans de caresses et répétait souvent: «J'aime bien ma
tante; elle est bien bonne et puis elle est la mère de mon cousin
Chartres.» Elle ne manquait jamais d'offrir ce cousin pour modèle à
monsieur le duc de Bordeaux qu'elle régentait avec toute la
supériorité de l'âge et de l'esprit.

Toute petite, elle s'intéressait déjà aux événements publics et savait
très bien faire des politesses marquées à un homme politique, sans en
être spécialement avertie. Madame de Gontaut, ayant compris que
l'enfance d'une princesse ne doit pas être soumise à la même nullité
d'impression que celle d'une particulière, encourageait à causer de
toutes choses devant Mademoiselle qui n'avait pas tardé à y prendre
intérêt. Il fallait d'ailleurs occuper une imagination très active, et
surtout éclairer une disposition orgueilleuse qui n'était plus propre
au temps où nous vivons.

Madame de Gontaut m'a raconté que, le lendemain du jour où monsieur le
duc de Bordeaux fut séparé de sa soeur pour passer à l'éducation des
hommes, elle conduisit, selon son usage quotidien, la petite princesse
chez le Roi. Lorsqu'elles traversèrent la salle des gardes du corps,
ils ne prirent pas les armes. Mademoiselle s'arrêtat tout court, avec
étonnement et l'air fort mécontent. Lorsqu'elle sortit, plus tard dans
la matinée, sa voiture se trouva sans escorte.

Le lendemain, la sentinelle qui ne savait pas encore la consigne
appela aux armes en la voyant arriver; elle s'arrêta, lui fit la
révérence, et lui dit: «Je vous remercie, mais vous vous trompez, ce
n'est que moi.» Elle refusa de faire sa promenade accoutumée.

Madame de Gontaut vit bien que c'était pour ne pas sortir sans
escorte. Elle l'examinait attentivement, ne disait rien. Mademoiselle
commençait à s'ennuyer de sa réclusion; elle demanda à sa gouvernante
s'il ne serait pas possible de sortir avec son frère, ajoutant qu'il
serait bien plus amusant d'aller à Bagatelle avec lui que de se
promener de son côté.

Madame de Gontaut lui répondit froidement: «Consultez-vous pendant une
demi-heure, et, si, au bout de ce temps, vous venez me dire que c'est
pour vous amuser à Bagatelle que vous désirez y aller avec monsieur le
duc de Bordeaux, je me charge d'arranger la promenade.» Peu de minutes
après, la jeune princesse, en larmes, vint avouer à _Amie chérie_,
comme elle l'appelait, l'orgueilleuse faiblesse de son jeune coeur et
le désespoir où elle était d'avoir tout à coup découvert que Bordeaux
était _tout_ et qu'elle n'était _rien_.

Il ne fut pas très difficile à une femme d'esprit comme madame de
Gontaut de faire comprendre à une enfant d'une rare intelligence la
petitesse de ce genre de prétention, et, peu de temps après,
Mademoiselle tenait à récompense d'aller à pied, donnant le bras à
madame de Gontaut et suivie à distance d'un valet de pied en habit
gris, se promener, seule avec elle, dans les rues de Paris.

J'ai cité cette circonstance pour montrer combien le sang princier
parle de bonne heure, et comme il est naturel qu'en vieillissant
l'étiquette lui paraisse nécessaire à son existence.

Au reste, madame de Gontaut s'était vantée en affirmant qu'elle
arrangerait la promenade à Bagatelle. Le baron de Damas, dans sa
sapience, avait décidé de séparer les deux enfants. Il craignait pour
monsieur le duc de Bordeaux l'habitude de vivre avec les femmes, et,
dans son bigotisme, à mon sens bien immoralement indécent, avait
commencé par défendre au jeune prince de huit ans d'embrasser sa soeur
qui en avait neuf.

Tout le reste de l'éducation était également éclairé, et, hormis les
exercices de gymnastique qu'il lui faisait faire comme s'il était
destiné à débuter chez Franconi, le pauvre petit prince était élevé
comme un moine et s'ennuyait à périr. La connaissance que le public
acquérait de la culture qu'on donnait au souverain futur achevait de
l'aliéner de celui qui régnait.




CHAPITRE XVIII

     Difficultés suscitées de toute part au cabinet Martignac. --
     Réponse du Roi au duc de Mortemart. -- Campagne des russes contre
     les turcs. -- Le Roi se déclare pour l'empereur Nicolas. --
     Intrigues dans la Chambre des députés. -- Mort de l'évêque de
     Beauvais. -- Progrès du parti prêtre. -- Langage différent tenu
     par le Roi à messieurs de Martignac et de La Ferronnays. --
     Erreur des prévisions.


La santé de monsieur de La Ferronnays, fort ébranlée depuis longtemps,
devint si mauvaise qu'il fut obligé de quitter les affaires
étrangères. On eut recours à plusieurs personnes pour le remplacer,
entre autres à monsieur Pasquier. Il refusa de nouveau, persuadé que
le roi Charles X avait contre lui des préventions qui l'empêcheraient
de lui accorder une sincère confiance. Elles dataient de loin.
Lorsqu'en 1814, Monsieur, précédant Louis XVIII en France, s'était
trouvé gouverner quelques semaines en sa qualité de Lieutenant
général, monsieur Pasquier lui avait parlé de l'état du pays, de la
force respective des partis et même des importances individuelles avec
une franchise que le prince émigré n'avait pas su apprécier et que ses
entours avaient qualifiée de haine pour la Restauration.

Rien n'était moins fondé. Monsieur Pasquier s'était rattaché de coeur
au nouvel ordre de choses, devenu nécessaire au salut de la patrie;
seulement il aurait voulu qu'elle en profitât. Accoutumé, d'autre
part, à servir sous l'Empereur, il suivait les mêmes errements.

Or, Napoléon non seulement trouvait bon mais exigeait qu'on lui dit la
vérité tout entière et même qu'on insistât pour faire prévaloir son
opinion vis-à-vis de lui. Il admettait la discussion jusqu'à la
contradiction. À la vérité, il n'agissait que d'après sa propre
volonté, mais jamais il ne savait mauvais gré qu'elle eût été
combattue au conseil ou dans le cabinet.

Monsieur n'entendait rien à cette manière d'agir, et quiconque lui
opposait une difficulté, même puisée dans son propre intérêt, lui
apparaissait en ennemi. Monsieur Pasquier fut assez longtemps à
découvrir cette disposition pour permettre à son zèle d'aggraver sa
situation et, lorsqu'il s'en fut aperçu, il ne continua pas moins à
remplir ce qu'il considérait comme un devoir.

Devenu ministre de Louis XVIII, il lui fallut fréquemment heurter le
parti ultra et conséquemment déplaire à Monsieur. Ces précédents ne
lui permettaient pas d'entrer au conseil de Charles X, et il répétait
aux ministres qui désiraient l'avoir pour collègue qu'il ne leur
apporterait aucune force en siégeant avec eux et leur était plus utile
dans la Chambre des pairs.

Il ne partageait pas le mécontentement que la plupart des gens de
notre opinion exprimaient contre la faiblesse du cabinet Martignac. Il
disait hautement qu'il était insensé de lui demander ce qu'il lui
était impossible d'obtenir des répugnances du Roi. Ce n'est pas la
faute de monsieur Pasquier si ce ministère est tombé, car il le
soutenait bien franchement et de tous ses moyens.

Après avoir cherché pendant quelque temps, un successeur à monsieur de
La Ferronnays, on se décida à s'en passer. Les dettes que le dernier
titulaire avait laissé à payer servirent de prétexte à ne le point
remplacer. Monsieur Portalis prit le portefeuille par intérim.

Deux hommes avaient principalement agi pour obtenir ce résultat, le
Roi qui voulait faire écrouler le ministère en le minant et monsieur
Hyde de Neuville qui voulait dégager sa parole en y forçant l'entrée
de monsieur de Chateaubriand. Cette double intrigue réussit à écarter
tous les candidats et, entre autres, le duc de Mortemart fort désiré
par monsieur de Martignac. Je tiens du duc lui-même que monsieur de
Martignac lui demanda comment il pouvait résister aux vives instances
du Roi. Il répondit que le Roi ne lui avait jamais témoigné le moindre
désir de le voir entrer au conseil.

«C'est étonnant, mais, s'il ne vous a pas encore parlé, il vous en
parlera.»

En effet, le Roi fit appeler monsieur de Mortemart: «Eh bien! lui
dit-il, vous ne voulez donc pas entrer avec eux?»

Monsieur de Mortemart déclina ses raisons, toutes personnelles. Le Roi
les combattit très faiblement, comme on débite une leçon, puis il
ajouta:

«Au fond, je n'en suis pas fâché, vous avez raison. Il vaut mieux ne
pas vous associer avec ces gens-là.»

Voilà quelles furent les instances irrésistibles du Roi. Monsieur de
Mortemart, éminemment loyal, chercha à éclairer monsieur de Martignac
sur sa situation; mais il ne put lui persuader qu'il ne jouissait pas
de la confiance entière du monarque.

Le duc de Mortemart, que les événements ont appelé à jouer un rôle
politique qu'il n'a pas cherché et qu'il n'avait pas l'étoffe
nécessaire pour soutenir dans des circonstances aussi perplexes, est
un homme parfaitement loyal, honnête, indépendant, français de coeur,
ne manquant ni d'esprit ni de raison. À la Cour de Charles X, il était
un véritable phénix; et le pays qui, au fond, ne demandait qu'à
s'accommoder avec la Restauration, s'attacha sincèrement à un grand
seigneur qui ne le répudiait pas. Monsieur de Mortemart, flatté de sa
popularité, voulut la justifier et se montra de plus en plus éloigné
des extravagances où sa position sociale l'appelait à prendre part. Il
renonça même à la vie de chasseur qu'il avait exclusivement menée
depuis dix ans, et se montra plus souvent à la Chambre des pairs.

Nommé ambassadeur en Russie, il accompagna l'empereur Nicolas dans la
première campagne de Turquie. Il y acquit plus d'estime personnelle
qu'il n'en rapportait pour le talent et les goûts militaires de son
impérial hôte. Celui-ci lui apparut comme se trouvant plus à l'aise
sur une esplanade de revue que sur un champ de bataille, et l'absence
qu'il fit pour aller voir l'Impératrice à Odessa, pendant le plus
chaud du siège de Varna, ne fit que [peu] d'honneur à son _audace_.

Lorsqu'il était bien en confiance, monsieur de Mortemart attribuait
les revers de la campagne à la présence de l'Empereur au _camp_ et à
son absence des _combats_ qu'il ne se souciait jamais de laisser
engager de bien près. Probablement Nicolas lui-même sentit qu'il
nuisait au succès de ses troupes, car il se laissa assez facilement
persuader de renoncer à faire la campagne suivante dont le résultat
fut en effet plus favorable à ses armes.

La situation de la Russie était assez précaire à ce moment; l'Autriche
et l'Angleterre n'auraient pas mieux demandé que d'en profiter pour
ébranler le colosse dont le poids les oppresse et leur apparaît en
forme de cauchemar. Peut-être cela aurait-il été dans un intérêt
européen bien entendu, mais nous n'avions, à vrai dire, pas de
cabinet, et Pozzo eut l'habileté de faire entrer le roi Charles X
personnellement dans la question russe.

Il établit une correspondance autographe entre les deux souverains,
et le roi de France, flatté de protéger à son tour le czar de Russie,
s'engagea vivement et utilement dans les négociations en faveur du
jeune autocrate. C'est de cette circonstance que sont nés les
sentiments affectueux que Nicolas a professés pour Charles X depuis sa
chute, arrivée si promptement après la signature du traité
d'Andrinople.

Si la France était entrée dans les voies de l'Angleterre et de
l'Autriche, la seconde campagne était impossible. Les troupes russes
n'auraient pas même essayé de franchir les Balkans. L'Empereur en
était si persuadé qu'il avait sollicité la médiation de la Prusse. Des
négociateurs avaient été expédiés, avec des instructions fort peu
exigeantes de la part de la Russie; mais elles furent changées à
l'arrivée d'un courrier de Paris. On fit courir après les envoyés. La
seconde campagne et la paix d'Andrinople en furent les conséquences.
Les événements ultérieurs décideront si Charles X, en facilitant les
succès de l'Empereur, a rendu un service au monde civilisé, comme on
le lui persuadait à cette époque.

J'aurais dû mettre en tête de tous les candidats au portefeuille des
affaires étrangères celui toujours présenté par le Roi, monsieur de
Polignac. Il vint faire une apparition à Paris, immédiatement après
l'accident survenu à monsieur de La Ferronnays; mais le monarque jugea
lui-même le moment encore inopportun; on prétexta une affaire de
famille; il ne resta que peu de jours sans faire de démarche
ostensible. Il n'en fut pas de même au printemps.

Monsieur de La Ferronnays était positivement dehors. Sa place était
vacante, et on dit que lui-même, dans la pensée d'acquérir la faveur
du Roi, avait désigné Jules de Polignac pour son successeur. Quoi
qu'il en soit, Charles X crut le moment arrivé et monsieur de Polignac
fut mandé. Le public accusa monsieur Portalis d'être entré dans cette
intrigue. Des gens mieux informés m'ont assuré depuis que c'était
injustement.

Monsieur de Polignac chercha assez publiquement à former un ministère.
Il s'adressa à des gens de diverses nuances d'opinions, et trouva
partout une telle résistance qu'il dut renoncer à ses projets. Il
convint avec le Roi de les ajourner jusqu'après la session et retourna
à Londres.

Si la couronne était en conspiration contre la législature, la
législature ne se montrait pas plus confiante envers la couronne.
Après la sotte taquinerie exercée pour une somme de trente mille
francs dépensée par monsieur de Peyronnet pour l'embellissement de
l'hôtel de la chancellerie et qui fut refusée par la Chambre, elle
montra la même malveillance, dans une question d'ordre, pour la
présentation de lois fort importantes sur l'administration
départementale et communale.

Le ministère avait eu grand'peine à les faire adopter au Roi qui ne
dissimula pas sa joie, lorsque le mauvais vouloir des députés lui
fournit prétexte à les faire retirer. À dater de ce moment, il reprit
son rôle d'opposition ouverte à son propre cabinet; les députés, plus
particulièrement attachés au Roi et caressés par lui, se mirent
ostensiblement dans l'opposition au ministère.

La Chambre, dans sa discussion du budget, avait tenu un langage
offensant pour l'armée et adopté des mesures qui froissaient ses
intérêts. Il en était résulté la haine des militaires contre elle.
Tout ce qui portait un sabre disait, assez volontiers, qu'il était
temps d'en finir avec les gouvernements de partage, qu'il fallait
imposer silence aux avocats et renverser l'adage: _Cedant arma togæ._

Cette disposition des militaires était soigneusement entretenue par
le parti ultra et n'a pas laissé que d'encourager aux folies qui se
préparaient; mais cette velléité d'absolutisme ne résista pas à
l'accession du ministère Polignac. À dater de cette époque, le coeur
du citoyen se retrouva battre sous le revers de l'uniforme.

Vers la même époque, monsieur de Chateaubriand avait inventé
d'adresser au conclave un discours plein d'idées libérales et
philosophiques qui avait singulièrement scandalisé le Sacré Collège et
rendu sa position à Rome assez gauche. Le nouveau pape [Pie VIII,
successeur de] Léon XII, écrivit à Paris pour s'en plaindre; et
monsieur de Chateaubriand, sous prétexte de santé, revint en France.

Il avait toujours un vif désir de rentrer dans l'hôtel, alors vacant,
des affaires étrangères; mais le Roi le conservait pour un autre, et,
hormis monsieur Hyde de Neuville, personne ne se souciait d'un
collègue aussi absorbant que monsieur de Chateaubriand. Ne voyant
aucun jour à réussir pour le moment, il se rendit aux eaux dans les
Pyrénées.

Les jésuites, habiles à ces manoeuvres temporisantes, avaient replié
leurs voiles depuis les ordonnances de Juin rendues contre eux et
qu'ils avaient consenties. Ils se cachaient dans l'ombre, mais n'en
travaillaient pas moins activement. L'évêque de Beauvais (Feutrier),
prélat vertueux et habile, signataire de ces ordonnances, leur avait
inspiré une de ces haines claustrales qui ne pardonnent jamais, devant
laquelle il a perdu successivement sa place et la vie.

On a beaucoup répété qu'il avait été empoisonné, mais je crois que
cette expression doit se prendre au figuré: c'est en lui suscitant des
tracasseries de toute espèce que sa vie a été tellement _empoisonnée_
qu'il a succombé. Il est certain que, jeune et jouissant d'une santé
florissante en 1829, il est mort dans le marasme au commencement de
1830. Le parti congréganiste ne s'est pas fait faute de proclamer que
c'était un jugement de Dieu contre celui qui avait touché à l'arche
sainte des jésuites. Je crois que le roi Charles X s'est exprimé dans
ce sens; du moins, cela a passé pour constant. Le pauvre prince
s'enfonçait de plus en plus dans la bigoterie. On a prétendu qu'il
disait la _messe blanche_; je crois que c'est une fable.

Cependant, les jésuites ont quelquefois permis à leurs adeptes de
s'amuser à dire la messe en réformant les paroles de la consécration,
et il ne serait pas impossible que le Roi eût eu cette fantaisie. Le
vulgaire en était persuadé. Ce qui paraît à peu près positif, c'est
qu'il s'était fait affilier à la société de Jésus et reconnaissait des
directeurs spirituels auxquels il obéissait dans les affaires
temporelles. Je tiens de monsieur de Martignac un fait assez
singulier.

Dans les derniers jours de la session de 1829, monsieur de
Villefranche, pair congréganiste, fit un discours fort violent mais
assez bien fait et dont évidemment il n'était pas l'auteur où il
attaqua fortement le ministère du Roi et toute sa conduite et
particulièrement sur les ordonnances dites de Juin. Monsieur de
Martignac répondit avec son talent accoutumé et fit un morceau plein
d'éloquence et de sagesse au sujet des ordonnances.

Le soir, il alla chez le Roi, en fut très bien accueilli; le monarque
lui fit compliment sur ses succès à la Chambre des pairs. Le
lendemain, il y eut péripétie. Monsieur de Martignac vint travailler
avec le Roi qui le reçut on ne peut plus mal; le ministre ne pouvait
deviner en quoi il avait offensé. Enfin, le travail fini, il fut
interpellé en ces termes:

«Que diable aviez-vous besoin de parler hier?

--Comment! Sire! était-il possible de laisser passer la diatribe de
monsieur de Villefranche sans lui répondre?

--Ah! bah, la session va finir, cela n'en valait pas la peine.

--C'est précisément parce que la session finit que le gouvernement du
Roi ne pouvait pas rester sous le poids de toutes ces calomnies.»

Le Roi se prit à marcher vivement dans la chambre:

«Vous pouviez bien, au moins, vous dispenser de parler de ces
ordonnances?

--Monsieur de Villefranche avait pris l'initiative, Sire, et j'étais
bien forcé d'expliquer une mesure qui est l'oeuvre de Votre Majesté
aussi bien que du conseil.

--Expliquer!... Expliquer!... D'abord, voyez-vous, monsieur de
Martignac, ils ne vous le pardonneront jamais, tenez cela pour
certain.

--Quoi! Sire.

--Oh! je m'entends ... Bonjour, Martignac.»

Et le ministre ainsi congédié fut obligé de se retirer, sans vouloir
comprendre que sa perte était jurée. Il ne fut pas longtemps à
attendre son sort.

Pour faire contre-partie à cette anecdote que je tiens de monsieur de
Martignac, voici ce qui m'a été raconté par monsieur de La Ferronnays.
J'anticipe un peu sur les événements pour les mettre en regard.

Lorsque, sous le ministère Polignac, monsieur de La Ferronnays
remplaça monsieur de Chateaubriand à Rome, il dit au Roi qu'il ne
pouvait accepter cette ambassade si le projet était de rappeler les
ordonnances de Juin. Elles avaient été faites sous son administration,
discutées au conseil où il siégeait, elles portaient sa signature, et
il ne pouvait se charger d'en annoncer le changement.

Le Roi entra dans une grande colère, demanda quel motif il avait de le
croire capable d'une telle palinodie, affirma que les ordonnances de
Juin étaient son ouvrage autant que celui du ministère, rappela qu'il
les avait gardées trois semaines chez lui avant de les signer et
sembla très indigné qu'on le pût soupçonner d'une pareille faiblesse.
Voilà ce que monsieur de La Ferronnays m'a raconté dans le temps même.
Comment faire cadrer ce récit avec celui de monsieur de Martignac? Je
ne m'en charge pas; je cite textuellement les paroles et livre mes
auteurs.

Je me souviens, dans le courant de cet été, m'être trouvée à la
campagne avec mesdames de Nansouty, de Jumilhac et le duc de Raguse.
Nous nous amusions à passer en revue les événements de l'Empire, nous
racontant, les uns aux autres, l'aspect sous lequel nous les
envisagions de nos divers points de vue, le maréchal à l'armée, madame
de Nansouty à la Cour impériale, madame de Jumillac dans l'opposition
royaliste absolutiste, et moi dans celle des royalistes
constitutionnels. Nous nous disions: «Quoi, vous avez cru cela!...
Vous avez espéré ceci?... mais c'était absurde!... D'accord...»

Nous prîmes tellement goût à cet examen de conscience politique que
deux heures du matin nous trouvaient encore en pleine discussion et
que nous n'étions avertis de nos longues veillées que par les lampes
dont la lumière s'affaiblissait tout à coup. Nous nous disions:

«La morale à tirer de notre conversation c'est que les révolutions
sont finies. Quand les personnes de tous les partis se réunissent
ainsi pour se rire ensemble de leurs propres travers, quoi qu'il
arrive, il ne peut plus y avoir de divisions politiques dans la
société. L'esprit de parti est mort. Les haines de personnes usées.»

Hélas! quels malhabiles prophètes nous nous montrions! Je ne
m'attendais guère que l'animosité des discordes les plus vives était
prête à renaître autour de moi, briserait jusqu'aux liens de l'amitié
et diviserait les familles.




CHAPITRE XIX

     Chute du ministère Martignac. -- Réprobation générale contre le
     ministère Polignac. -- Refus de l'amiral de Rigny. -- Démission
     de monsieur de Chateaubriand. -- Projet de mariage pour la
     princesse Louise d'Orléans. -- Maladie de madame la duchesse
     d'Orléans. -- Ovations à monsieur de Lafayette en Dauphiné. -- Le
     Roi croit pouvoir justifier monsieur de Bourmont. -- Le maréchal
     Marmont fait décider l'expédition d'Alger. -- Il est complètement
     joué par monsieur de Bourmont. -- Fureur du maréchal.


La session touchait à sa fin. Le Roi s'occupa d'accomplir sa fatale
destinée. Monsieur Royer-Collard, dans son style semi-énigmatique,
avait dit un jour au Roi que monsieur de La Bourdonnaye était le seul
député _resté entier_ à la Chambre.

Charles X avait fait son profit de cette rédaction et avait gardé,
dans son coeur royal, la pensée de confier ses affaires à cet homme
_resté entier_ devant la Chambre. Il aurait désiré ajouter monsieur
Ravez; mais celui-ci, plus avisé, après avoir poussé de toutes ses
forces à la chute du ministère Martignac, refusa d'entrer dans la
combinaison Polignac. Peut-être se ménageait-il pour arriver d'une
façon un peu moins impopulaire, car, à cette époque de 1829, le pauvre
Roi semblait avoir pris à tâche de chercher les noms les plus hostiles
au pays pour en composer son gouvernement. Celui de monsieur de
Bourmont comblait la mesure: il était également en horreur aux camps
et aux cités.

Avouons tout de suite que, malgré l'aveuglement habituel de monsieur
de Polignac, il fut renversé lorsqu'en arrivant de Londres il trouva
les collègues que le Roi lui avait préparés; mais il était bien engagé
et, d'ailleurs, il désirait trop le ministère pour avoir la pensée de
reculer.

Un billet de monsieur Pasquier m'apprit, le 7 août, que tous ces
formidables noms paraîtraient le lendemain dans le _Moniteur_.

J'allai faire une visite à Lormoy, chez la duchesse de Maillé. J'y
racontai tristement ma nouvelle; monsieur de Maillé se mit à rire;
rien n'avait moins de fondement: il arrivait ce matin-là même de
Saint-Cloud; il avait vu monsieur de Martignac la veille en pleine
sécurité et faisant des projets pour la session prochaine (et cela
était vrai); le Roi l'avait traité à merveille. D'ailleurs, le duc de
Maillé connaissait bien la figure préoccupée, triste, agitée du
monarque lorsqu'il s'agissait d'une seule personne à changer dans son
ministère, et jamais il ne lui avait trouvé l'aspect plus serein,
l'esprit plus libre que la veille. Il avait fait sa partie de whist
pendant laquelle il n'avait cessé de faire des plaisanteries, etc....
Ma nouvelle n'avait pas le sens commun.

Au reste, je lui dois la justice que, s'il y avait cru, il en aurait
été fort effrayé, et le portrait qu'il me fit de l'ambitieuse et
intrigante nullité de Jules prouvait qu'il l'appréciait bien.

En revenant à Châtenay, je trouvai le duc de Mouchy qui venait me
demander à dîner. Quoiqu'il arrivât de Paris, il ignorait le nouveau
ministère; mais il n'en accueillit pas la nouvelle avec la gaie
incrédulité du duc de Maillé. Lui aussi cependant avait lieu de croire
à la pleine sécurité de monsieur de Martignac.

Il m'exprima une profonde tristesse, puis ajouta: «Peut-être, au
reste, ce serait-il pour le mieux. Le Roi ne se tiendra jamais pour
satisfait qu'il n'ait fait l'épreuve de cet impraticable ministère.
C'est son rêve depuis dix ans; il s'en passera inévitablement la
fantaisie. Il vaut mieux plus tôt que plus tard. Quand il sera
lui-même convaincu de son impossibilité, il entrera plus franchement
dans une autre combinaison; et certainement un ministère, formé des
noms que vous me dites, tombera devant la première Chambre qui
s'assemblera.»

Je lui représentai que Jules était aussi téméraire qu'imprudent et
pourrait bien vouloir lutter avec elle. «Ah! ne craignez pas cela, je
connais bien le Roi; jamais on n'obtiendra de lui de résister aux
Chambres ou à la cote de la Bourse. Monsieur de Villèle a fait son
éducation sur ces deux points, et elle est complète.»

Je rapporte ces impressions de deux courtisans intimes, l'un premier
gentilhomme de la chambre et l'autre capitaine des gardes, pour
montrer que, même autour du Roi, tout ce qui n'était pas dans
l'intrigue Polignac ne voyait pas arriver ce ministère sans une
inquiétude plus ou moins vive.

Le _Moniteur_ proclama le lendemain les noms qu'on avait annoncés,
plus ceux de messieurs de Courvoisier et de Rigny. L'un et l'autre
étonnèrent leurs amis. Je connaissais le _vainqueur de Navarin_, et je
ne comprenais pas son association avec les autres. J'eus bientôt la
satisfaction d'apprendre qu'il s'y était refusé. Il résista, avec une
fermeté qui lui coûta beaucoup, aux sollicitations personnelles et aux
séductions du Roi.

Il lui fallait une grande conviction pour avoir ce courage, car
l'autorité de la couronne exerçait encore beaucoup d'empire sur les
esprits; et Charles X savait trouver les paroles les plus
entraînantes quand il voulait réussir, mêlant habilement les
apparences de la bonhomie, de la franchise à une dignité qui imposait.

La résistance respectueuse que monsieur de Rigny lui opposa avait donc
un mérite réel. On avait mis son nom dans le _Moniteur_, espérant
l'engager malgré lui. Il persista à refuser un poste où il ne croyait
ni pouvoir faire le bien, ni pouvoir empêcher le mal, ce sont ses
propres expressions en m'en parlant. L'estime que je conçus de sa
conduite, en cette circonstance, devint le fondement d'une amitié qui
s'est resserrée de plus en plus. La mort vient naguère de l'arracher à
ses amis et à la patrie à laquelle il a rendu des services si
essentiels et que l'histoire appréciera un jour.

Les cris de joie jetés par les libéraux sur le refus de l'amiral de
Rigny furent le texte dont on se servit pour obtenir le consentement
de monsieur de Courvoisier. Il se tenait pour être personnellement
l'obligé du Roi à l'occasion de grâces accordées à son père, et il
n'osa ajouter sa réprobation à celle qu'on faisait sonner si haut. Il
accepta donc, fort tristement, le dangereux honneur qu'on lui
conférait, en ayant soin, pourtant, de spécifier qu'il ne mettrait son
nom à aucune mesure inconstitutionnelle. On lui affirma que la Charte
était le catéchisme de tout le conseil.

Peu de temps après, il disait à un de ses amis qui lui avait prédit
les coups d'État comme inévitables: «Vous aviez raison, ces gens-là
m'ont trompé; je vois maintenant leurs intentions. Tant que je
siégerai avec eux, ils ne les accompliront pas; mais, si vous me voyez
m'en aller, vous pourrez être sûr que j'ai reconnu l'impossibilité
d'arrêter leur folle imprudence. Hélas! ils ne sont pas même en état
de voir le précipice, bien moins encore d'en juger la profondeur.»

Aussi, lorsque monsieur de Courvoisier donna sa démission, au mois de
mai 1830, la personne à laquelle il avait annoncé ses intentions lui
dit à son tour: «Les coups d'État sont donc imminents, puisque vous
vous retirez?» L'ex-ministre se borna à lui serrer la main sans
répondre.

Monsieur de Chateaubriand arriva à tire-d'aile des Pyrénées, où il se
trouvait, pour apporter sa démission de l'ambassade de Rome. Il
sollicita vainement la faveur de la remettre lui-même au Roi, et ne
put obtenir une audience. En revanche, j'ai la certitude que nulle
séduction ne lui fut épargnée. On lui offrit le titre de duc, une
grosse somme d'argent pour payer ses dettes, un accroissement
d'émoluments, une place à la Cour pour sa femme, enfin tout ce qui
pouvait tenter les goûts aristocratiques et dispendieux du ménage.
Mais il se montra également sourd à ces propositions.

Ce fut seulement après les refus multipliés de monsieur de
Chateaubriand que monsieur de La Ferronnays fut nommé à l'ambassade de
Rome, et eut avec le Roi la conversation que j'ai déjà rapportée. Je
crois que monsieur de La Ferronnays partageait l'opinion de monsieur
de Mouchy qu'il était inévitable que le Roi se passât la fantaisie
d'un ministère selon son coeur, afin d'en reconnaître lui-même
l'impossibilité. Cette fantaisie lui a coûté la couronne.

Le duc de Laval, ambassadeur à Vienne, fut nommé à Londres à la place
de monsieur de Polignac. Il ne fit que traverser la France, et je me
rappelle être venue de Pontchartrain pour le voir à Paris. Nous ne
pûmes nous rejoindre que dans la cour de la maison de sa mère; il
monta dans ma voiture et il y resta une heure.

Madame Récamier, qui s'y trouvait en tiers, m'a souvent rappelé que je
lui avais prédit tout ce qui lui est arrivé depuis. Ce n'est pas que
je me prétende plus habile prophète qu'un autre, mais je vivais avec
des gens en dehors des illusions qui aveuglaient le duc de Laval et
son parti. Tout citoyen français, assez libre avec lui pour ne pas
craindre de l'offenser, lui aurait tenu le même langage.

Jamais catastrophe n'a été plus annoncée que celle à laquelle
travaillait, avec tant de zèle le parti qui devait y succomber. Ce
qu'il y a d'ineffable, c'est que, depuis la chute, c'est nous qui
criions _gare_ de toutes nos forces qu'il accuse de l'avoir poussé
dans le précipice. C'est ainsi que se manifeste la justice des hommes!
C'est de cette conversation que date le refroidissement du duc de
Laval pour moi. Le parti ultra est celui qui tolère le moins
l'expression de la vérité.

Il était question du mariage de la princesse Louise d'Orléans avec le
prince héréditaire de Naples. Les Orléans le désiraient vivement.
Madame la Dauphine et madame la duchesse de Berry étaient entrées dans
cette pensée, et le Roi n'en paraissait pas éloigné. Toutefois, au
Palais-Royal, on accusait le duc de Blacas, alors ambassadeur à
Naples, de ne pas mettre beaucoup de zèle à faire réussir cette
négociation.

Les souverains napolitains, en conduisant eux-mêmes leur fille
Christine, reine d'Espagne, à son époux Ferdinand VII, traversèrent le
midi de la France. Madame la duchesse de Berry alla rejoindre son
père, et la famille d'Orléans suivit son exemple.

Le Roi et la Reine témoignaient un grand désir de voir accomplir
l'alliance souhaitée chez nous, mais ils dirent que le prince
héréditaire s'y refusait. Il se rendait justice; il ne méritait pas
notre charmante princesse. Ce fut un coup très sensible pour madame la
duchesse d'Orléans qui avait dès lors une grande passion de marier
ses filles.

Elle venait d'être très dangereusement malade, et la crainte de ne les
point établir pendant sa vie s'était emparée d'elle. Qui n'a pas vu la
désolation de tout le Palais-Royal pendant le danger de madame la
duchesse d'Orléans ne peut s'en faire idée: mari, soeur, enfants,
amis, serviteurs, valets, personne ne désemparait; on osait à peine se
regarder.

Monsieur le duc d'Orléans, si maître de lui ordinairement, avait
complètement perdu la tête. Il ne pouvait dissimuler sa douleur, même
au lit de sa femme, et venait pourtant toutes les cinq minutes faire
explosion dans la salle attenante, adressant à tout le monde les
questions qu'il faisait à chaque instant aux médecins et plus propres
à les troubler qu'à les éclairer. Je n'ai jamais vu personne dans un
état plus dissemblable de ses propres habitudes.

Madame la duchesse d'Orléans s'en apercevait, et n'était occupée qu'à
le rassurer et à le calmer. Elle me disait, lors de sa convalescence:
«Je priais bien le bon Dieu de me conserver pour ce cher ami; mais je
le remerciais aussi de me donner une occasion de voir combien je lui
étais chère.» Elle aurait pu ajouter: et utile. Elle est, bien
assurément, l'ange tutélaire de la maison d'Orléans.

Pendant que nos princes parcouraient le midi, réunis à leur famille
napolitaine, dont la tournure et les équipages excitaient l'étonnement
même de nos provinciaux les moins civilisés, un autre voyageur
occupait bien davantage les cent bouches de la renommée, ou, pour
parler moins poétiquement, les cent presses des journaux. Monsieur de
Lafayette avait été voir sa petite-fille établie à Vizille, chez son
beau-père, monsieur Augustin Périer.

L'opinion publique était tellement à la recherche de tout ce qui
pouvait témoigner son mécontentement que cette visite, toute
naturelle, devint un événement politique. Le vétéran de la Révolution
fut fêté à Vizille, puis à Grenoble, puis à Valence, puis à Lyon, puis
enfin sur toute la route, et il fut reconduit à Paris d'ovation en
ovation.

Monsieur de Lafayette n'était pas homme à faire défaut à cette gloire,
lors même qu'elle aurait été plus populacière; mais, il faut l'avouer,
l'opposition, en ce moment, était recrutée de tout ce qu'il y avait de
plus capable et de plus honorable dans le pays, et on saisissait
avidement les occasions de le témoigner.

Naguère, la mort du général Foy, éloquent député de l'opposition,
avait donné l'idée d'une souscription nationale en faveur de ses
enfants, restés sans fortune. Monsieur Casimir Périer s'était inscrit
le premier et la semaine n'était pas écoulée que le million projeté
était rempli. Ce succès avait fait naître la pensée d'une autre
souscription destinée à dédommager les personnes qui refuseraient de
payer l'impôt illégalement établi. On prévoyait les coups d'État; on
ignorait de quelle nature ils seraient, et on se préparait à la
résistance.

Soyons justes et convenons que, par là, on les provoquait, car je ne
prétends pas défendre ces démonstrations. Elles étaient coupables; il
n'est pas permis de présumer que le pouvoir doit lui-même sortir de la
ligne légale pour s'autoriser par avance à se soustraire aux lois;
mais, si jamais cela a été excusable, c'est dans cette circonstance.
Les précédents des personnes investies de l'autorité du Roi donnaient
le droit de soupçonner leurs intentions, et le langage de leurs
organes, avoués et reconnus, prouvaient qu'ils n'en avaient pas
changé.

Les congréganistes et les ultras entonnaient partout l'hymne de
triomphe; mais ils n'étaient pas complètement d'accord entr'eux sur la
manière d'agir. Bientôt, les premiers l'emportèrent, et on trouva que
monsieur de La Bourdonnaye n'entrait pas suffisamment dans les vues du
parti prêtre. Lui-même fut effrayé des folies qu'on méditait, et
l'élévation de Jules de Polignac à la présidence du conseil lui servit
de prétexte pour solliciter une retraite qu'on était fort disposé à
lui accorder.

Enfin, pour achever la série des noms odieux au pays et compléter sa
colère, ce fut monsieur de Peyronnet qui le remplaça au ministère de
l'intérieur.

Une femme, très liée avec monsieur de La Bourdonnaye, lui ayant
reproché d'avoir abandonné les affaires pour la puérile susceptibilité
du nouveau titre donné à Jules dans un moment si critique, il lui
répondit que cette inculpation était tout à fait erronée, que, si le
conseil avait marché dans ses vues, il y serait resté quelqu'eût été
son président: «Mais, voyez-vous, avait-il ajouté, quand on joue sa
tête il faut tenir les cartes.»

Ce propos, dont je suis bien sûre, confirme les révélations de
monsieur Courvoisier. Il montre à quel point les ordonnances étaient
préméditées, et combien leur résultat probable était prévu pour tous
ceux que Dieu, dans sa colère, n'avait pas frappé d'une irrémédiable
cécité.

Il me faut donner une nouvelle preuve de cet aveuglement royal auquel
les personnes qui n'auront pas vécu dans notre temps auront peine à
croire et qui n'en est pas moins d'une scrupuleuse exactitude.

Monsieur de Bourmont, après s'être battu bravement dans la Vendée,
avait fait sa paix particulière avec l'Empereur, abandonné, d'autres
disent livré, ses camarades, et pris du service dans l'armée Impériale
si promptement qu'il n'en était guère estimé.

En 1814, il s'était trouvé des plus empressés à saluer le drapeau
blanc. En 1815, il avait accompagné le maréchal Ney à Dijon, avait
obtenu de l'Empereur le commandement d'une brigade, puis avait déserté
la veille de la bataille de Waterloo et porté à l'ennemi les états de
l'armée. Lors du trop fameux procès du maréchal Ney, monsieur de
Bourmont témoigna contre lui en Cour des pairs, et le maréchal, à son
tour, l'accusa d'avoir aidé à la rédaction de la proclamation qu'il
dénonçait aujourd'hui.

Toutes ces circonstances, vraies ou fausses mais généralement admises,
avaient fait décerner à monsieur de Bourmont l'épithète de traître que
personne ne lui contestait et que la presse exploitait à profit chaque
matin.

Un jour de cette année 1829, le Roi dit au conseil assemblé: «Ah cela,
messieurs, il est temps de faire finir toutes ces clabauderies contre
Bourmont; personne ne sait mieux que moi combien elles sont injustes,
et je vous autorise à publier que, dans tout ce qu'on lui reproche, il
n'a jamais agi que sur mes ordres secrets et mon exprès commandement.»
Monsieur de Bourmont frissonna de la tête aux pieds. Tous les
assistants baissèrent les yeux à cette singulière réhabilitation.
Quant au Roi, il croyait très consciencieusement qu'aucune action ne
pouvait sembler déshonorante lorsqu'il l'avait commandée, et que son
ordre justifiait toute démarche. Le sang de Louis XIV parlait encore
assez haut pour qu'il n'éprouvât pas même un sentiment de mépris pour
des gens qui se seraient prêtés à certaines injonctions. Obéir était
le premier devoir.

En sortant du conseil, monsieur de La Bourdonnaye raconta ce qui
venait de s'y passer à quelqu'un qui me le répéta le jour même. Cela
fut su, dans le temps, de toutes les personnes au courant des
affaires. Monsieur de Bourmont obtint probablement que le Roi renonçât
à lui accorder ce genre de protection, car il n'en parla plus.

Cependant le général sentait toutes les difficultés de sa position et
désirait vivement une occasion de se relever dans l'opinion publique.
Il se savait brave et se croyait bon militaire. Un petit bout de
guerre lui durait bien convenu, mais il ne voyait où la placer. Alger
s'offrit à sa pensée, et il en hasarda quelques mots. Il fut repoussé
par tout le conseil et il se tut sans y renoncer.

Vers la fin de décembre, le maréchal Marmont, que le dérangement de
ses affaires pécuniaires retenait à la campagne depuis plusieurs mois,
vint passer quelques jours à Paris. Bourmont lui conte, bien
légèrement, les velléités qu'il avait eues pour Alger, les difficultés
qu'il avait rencontrées, et lui laisse entrevoir qu'il avait jeté les
yeux sur lui pour commander l'expédition.

Aussitôt le maréchal s'enflamme; il se voit déjà Marmont l'africain et
se promet de surmonter tous les obstacles. Il rentre chez lui,
s'entoure de livres, de cartes, de listes, d'états, de documents de
toute espèce et, bien plein de son sujet, va attaquer le Roi.

Il ne le trouve pas fort récalcitrant, quoiqu'il n'adopte pas tous ses
plans. Monsieur de Polignac les repousse avec sa douceur accoutumée;
monsieur le Dauphin s'y oppose avec véhémence, et la marine déclare
l'expédition impossible à moins de préparatifs qui prendraient au
moins une année. Tout autre se serait tenu pour battu; mais le
maréchal n'en mit que plus de zèle à vaincre les oppositions. Il prit
pour auxiliaire l'amiral de Mackau. Ils travaillèrent ensemble et
produisirent un mémoire qui prouvait que les impossibilités de mer
pouvaient se discuter et que les difficultés de terre n'existaient
pas. Monsieur de Bourmont avait suscité ces dernières pour ne pas
effaroucher monsieur le Dauphin, mais ne demandait pas mieux que
d'aider à les lever.

L'affaire sembla prendre couleur; le maréchal, avec la candeur qui le
caractérise, alla franchement s'expliquer avec le ministre de la
guerre. Il lui dit que, s'il pensait à commander l'expédition
lui-même, ce qui lui semblerait très simple, il renonçait à toute
prétention et n'en continuerait pas moins à employer ses soins pour
qu'elle eût lieu, mais que, si, lui, Bourmont, ne comptait pas y
aller, il demandait à en être chargé.

Le ministre se récria fort sur la prétention qu'on lui supposait,
protesta qu'en tout cas il serait trop heureux de servir sous les
ordres de l'illustre maréchal, démontra combien la personne du
ministre de la guerre était indispensable au centre des affaires
pendant le temps de l'expédition et conclut que, malgré la gloire qui
devait s'acquérir en Afrique, ses engagements politiques lui faisaient
un devoir de la sacrifier à la conservation de son portefeuille.
Faisant ensuite passer en revue tous les rivaux qui auraient pu
disputer le commandement au maréchal, il trouva tant d'inconvénients à
chacun que le choix du général en chef ne pouvait laisser aucun doute,
si toutefois on parvenait à vaincre les répugnances de monsieur le
Dauphin pour l'expédition.

Le maréchal se promit bien de n'y rien épargner. Bourmont avait l'air
de se laisser traîner à la remorque, mais fournissait au maréchal tous
les arguments. Celui-ci était on ne saurait plus reconnaissant de cet
empressement à le faire valoir. Il nous racontait chaque jour ses
succès, et s'étonnait un peu de mon incrédulité.

J'avais su que monsieur le Dauphin, importuné de ses démarches, avait
dit, en le voyant sortir: «Va, agite-toi; si cela réussit, au moins ce
ne sera pas pour toi.» Je ne pouvais rapporter ce propos, tenu dans
l'intimité, au maréchal; mais je cherchais à l'inquiéter sur le
résultat probable des soins qu'il se donnait.

Tantôt il nous racontait que telle dame de madame la Dauphine lui
demandait d'emmener son fils, que tel aide de camp du Roi voulait
faire la campagne avec lui, etc. Enfin son succès lui paraissait
assuré, l'expédition était décidée, son état-major tout composé; il ne
manquait plus que l'insertion au _Moniteur_ du nom du chef; mais cette
insertion n'arrivait pas.

Je me rappelle, un samedi soir, lui avoir dit: «Prenez garde, monsieur
le maréchal, ne vous avancez pas trop, vous pourriez bien être joué
par monsieur de Bourmont.»

Il m'accusa de prévention contre un homme calomnié, plein de loyauté
au fond. Il en prenait à témoin sa conduite envers lui. Je souris avec
incrédulité.

«Eh bien! que direz-vous, si je suis nommé demain, et que le Roi
l'annonce au sortir de la messe?

--Je dirai que je suis enchantée de m'être trompée, mais je ne
l'espère pas.

--Eh bien! si je vous apporte la lettre de commandement, serez-vous
plus incrédule que saint Thomas?»

Le Roi ne dit rien ni le dimanche, ni le lundi, ni le mardi; ces mêmes
jours se passèrent sans que la lettre arrivât. Monsieur de Bourmont
caressait toujours le maréchal, mais monsieur de Polignac, un peu
moins faux, commençait à s'en éloigner. Il se décida enfin à aller
trouver le ministre de la guerre et à lui représenter que la
nomination du chef de l'expédition devenait urgente à son succès.

Le général en convint, puis il balbutia quelques paroles et finit par
dire au maréchal combien il était désolé que monsieur le Dauphin
exigeât absolument que ce fût lui, Bourmont, qui la commandât, son
consentement étant à ce prix.

Le maréchal enfin vit à quel point il avait été mystifié. Monsieur de
Bourmont s'était habilement servi de son activité et de ses
connaissances militaires pour lever tous les obstacles qui
s'opposaient à ses propres désirs et vaincre, sans lui déplaire, les
répugnances de monsieur le Dauphin. Elles tenaient, je pense, à sa
jalousie du crédit qu'il se croyait sur le soldat. Il reconnaissait ne
pouvoir faire campagne sur la rive africaine et craignait les succès
d'un autre général, car, je l'ai déjà dit, monsieur le Dauphin s'était
persuadé qu'il avait des talents militaires.

Le maréchal Marmont avait reçu et accepté les compliments de toute la
Cour et de toute l'armée. Les engagements d'obligeance qu'il avait
pris ne semblaient plus que des ridicules. Il avait préparé des
équipages, enfin il apparaissait à tous les yeux comme ayant été
attrapé. En outre, monsieur le Dauphin ne lui épargna pas le sarcasme.

Pour qui connaît le caractère du duc de Raguse, il est facile de
comprendre sa fureur. Il voyait détruire de la façon la plus
outrageante les rêves de gloire dont il vivait depuis plusieurs
semaines, et il ne pouvait se dissimuler que lui seul avait décidé
cette expédition, avait levé les obstacles, aplani les difficultés et
ramené tous les esprits récalcitrants à la désirer, ou du moins à
n'oser s'y refuser. Son bon sens l'avait toujours empêché d'être
aucunement partisan de la politique du ministère Polignac, mais,
depuis cette aventure, le mécontentement personnel s'était joint à ses
autres répugnances; il ne cacha pas son ressentiment.

Toutefois, ses obligations personnelles au Roi ne lui permettaient pas
de se retirer, mais il ne parut plus à la Cour que lorsque son service
l'y forçait, et se tint dans la réserve la plus absolue avec les
ministres. Tel était le prédicament où il se trouvait lorsque les
événements du mois de juillet lui firent un devoir de se sacrifier
pour des principes qu'il détestait et des gens qu'il n'aimait guère.

La connaissance que j'avais de cette situation me fit trouver d'autant
plus cruelle la fatalité qui le poursuivait, et, comme il se mêle
apparemment toujours un peu d'enthousiasme dans les actions des femmes
même de celles qui s'en croient le plus exemptes, je me pris à vouloir
combattre le sort, et, pendant bien des mois, je pourrais dire des
années, j'ai mis une véritable passion à ramener l'opinion à plus de
justice envers le maréchal.

J'étais assistée dans cette oeuvre par quelques amis sincères.
Peut-être aurions-nous réussi; mais lui-même, comme tous les gens à
imagination, a trop de mobilité dans le caractère pour conserver
longuement l'attitude austère et persévérante qui convient à un homme
calomnié. Je ne le connaissais que sous des rapports de société assez
intimes, mais où l'esprit joue le plus grand rôle, et il en a
beaucoup. Il faut y ajouter un grand fond de bonhomie et même, je
crois l'avoir déjà dit, de candeur qui le rend fort attachant; mais il
est incapable de la conduite suivie qui peut faire tomber les attaques
et prouver leur injustice en les repoussant avec cette froide dignité,
seule défense d'un grand caractère.

J'ai été contrainte de m'avouer que le maréchal apportait lui-même
plus d'obstacle à ma chevaleresque entreprise que qui que ce soit, et,
comme au fond il faut servir ses amis ainsi qu'ils veulent l'être, en
conservant une très tendre amitié pour lui, je me suis résignée à lui
laisser gaspiller un reste d'existence que j'aurais désiré voir rendre
utile à notre pays.

Je reviens à 1830.




CHAPITRE XX

     Le premier jour de l'année 1830. -- Séance royale au Louvre. --
     Le Roi laisse tomber son chapeau; monsieur le duc d'Orléans le
     ramasse. -- Testament de monsieur le duc de Bourbon. --
     Expédition d'Afrique. -- Un mot de monsieur de Bourmont. -- Le
     Roi et l'amiral Duperré. -- Voyage de monsieur le Dauphin à
     Toulon. -- Messieurs de Chantelauze et Capelle entrent dans le
     ministère.


Le premier jour de l'année fut remarquable par le discours du Nonce au
Roi où il sembla lui donner des conseils d'une politique ultramontaine
fort bien accueillis dans la réponse de Sa Majesté. Cette circonstance
fit renouveler le bruit qui circulait tout bas que ce nonce,
Lambruschini, assisté du cardinal de Latil, avait, avec l'autorisation
du Pape, relevé Charles X des serments prononcés à son sacre. Je
n'affirme pas que cette cérémonie ait eu lieu; des gens fort instruits
des affaires l'ont cru.

Ce même premier janvier, la cour royale, ayant en tête son président,
monsieur Séguier, se présenta chez madame la Dauphine. Monsieur
Séguier se disposait à lui adresser les félicitations d'usage
lorsqu'elle lui coupa la parole en disant de la façon la plus
hautaine: «Passez, messieurs, passez.» Ces deux circonstances firent
grande sensation et donnèrent fort à commenter. Repousser si durement
la magistrature du pays tandis qu'on recevait bénévolement les
conseils antinationaux, c'étaient deux fautes graves; mais le temps
était arrivé où elles se succédaient rapidement.

La saison était fort rigoureuse et les souffrances du peuple en
proportion. La charité publique cherchait à les égaler. On imagina
pour la première fois de donner un bal à l'Opéra, à un louis par
billet, appelant ainsi le luxe au service de la misère.

Les dames de la Cour et de la ville s'occupèrent également de cette
bonne oeuvre qui réussit parfaitement et rapporta une somme très
considérable. Les habitants des Tuileries y avaient les premiers
contribué, mais personne ne parut dans la loge réservée pour eux.
Celle du Palais-Royal, au contraire, était occupée par toute la
famille d'Orléans.

Monsieur le duc d'Orléans et son fils descendirent dans le bal.
Monsieur le duc de Chartres y dansa plusieurs contre-danses. Cette
condescendance eut grand succès et rendit plus remarquable la solitude
de la loge royale qui restait la seule vide dans toute la salle. C'est
avec toutes ces petites circonstances que les Orléans conquéraient la
popularité que les autres repoussaient tout en la souhaitant.

J'ai, en général, peu de curiosité à voir les cérémonies où la foule
se porte, mais les circonstances avaient rendu l'ouverture de la
session si importante que je voulus assister à la séance royale. Elle
se tenait au Louvre et les détails de cette matinée me sont restés
dans la mémoire.

La duchesse de Duras, dont j'ai si souvent parlé, avait succombé à un
état de souffrance qui l'avait longtemps fait qualifier de malade
imaginaire et lassé surtout la patience de son mari. Il venait
d'épouser en secondes noces une espèce de suisso-anglo-portugaise,
sortant de je ne sais où, qui avait acheté le titre de duchesse et le
nom de Duras d'une assez grande fortune. Elle fournissait à son mari
l'occasion de s'écrier naïvement, quelques semaines après son mariage:
«Ah! mon ami, tu ne peux pas comprendre le bonheur d'avoir plus
d'esprit que sa femme!» Il est certain que la première madame de Duras
ne l'avait pas accoutumé à cette jouissance.

Je me trouvais placée à côté de cette nouvelle épousée le jour où
Charles X parlait en public pour la dernière fois. Je ne pus retenir
un mouvement d'effroi lorsqu'il prononça les mots menaçants dont
j'oublie le texte mais qui annonçaient la volonté de soutenir son
ministère malgré les Chambres.

Madame de Duras me demanda ce que j'avais: «Hélas! madame,
n'entendez-vous pas le Roi déclarer la guerre au pays, et ce n'est pas
pour le pays que je crains.»

Cinq minutes après, comme nous nous disposions à sortir, elle me dit:
«Vous aurez mal compris; le duc (elle appelait ainsi bourgeoisement
son mari), le duc m'a dit ce matin qu'il avait lu le discours du Roi,
qu'il était à merveille, allait terminer toutes les difficultés et
faire taire tous les gens qui criaient contre le gouvernement.

--Tant mieux, madame.»

Je ne rapporte pas ce dialogue pour l'importance des paroles
personnelles de mon interlocutrice, mais pour montrer quel était
l'esprit de l'intérieur des Tuileries. Monsieur de Duras se trouvait
en ce moment premier gentilhomme de la chambre de service, et sa femme
habitait le palais avec lui. La confiance y était complète autant
qu'aveugle.

Le roi Charles X était parfaitement gracieux dans un salon et tenait
noblement sa Cour, mais il n'avait aucune dignité à la représentation
publique. Son frère, Louis XVIII, malgré son étrange tournure, y
réussissait mieux que lui.

Charles X avait une voix criarde et peu sonore, ne prononçait pas
clairement et lisait mal ses discours. Sa grâce accoutumée
l'abandonnait dans ces occasions. Des circonstances fortuites
contribuaient aussi à le gêner; sa vue étant baissée, on écrivait les
paroles qu'il devait prononcer en très gros caractères et il en
résultait la nécessité de tourner constamment des feuillets, ce qui
nuisait à son maintien.

Lorsque, ce jour-là, il en vint à la phrase menaçante, il voulut lever
la tête d'une façon plus imposante, en même temps qu'il retournait sa
page. Dans ce petit travail, son chapeau mal affermi s'ébranla, et les
diamants dont il était orné le firent tomber bruyamment, aux pieds de
monsieur le duc d'Orléans. Celui-ci le ramassa et le tint jusqu'à la
fin du discours. Bien des gens firent attention à cette circonstance.

J'allai le soir au Palais-Royal où j'en parlai. Madame la duchesse
d'Orléans me saisit le bras: «Oh! ma chère, taisez-vous; est-ce qu'on
l'a remarqué?... Madame la Dauphine l'a bien vu, elle aussi. Je n'ai
pas osé la regarder; mais je suis sûre qu'elle a été fâchée....
J'espère qu'on n'en parlera pas.»

Mademoiselle ajouta: «Pourvu que les gazettes ne s'en emparent pas
pour faire leurs sots commentaires!»

On était d'autant plus ému de ce petit incident au Palais-Royal que,
précisément le 6 janvier de cette année où tous les princes, selon
l'usage, s'étaient réunis pour tirer le gâteau chez le Roi, la fève
était tombée à monsieur le duc d'Orléans, et madame la Dauphine en
avait témoigné assez d'humeur.

Il surnageait ainsi une sorte de pressentiment partagé par le pays
tout entier; car les gens les plus éloignés de souhaiter le
renversement de la branche aînée, en voyant les déplorables embarras
où elle se plongeait de gaieté de coeur, ne pouvaient s'empêcher de
s'écrier: «Mais ces gens-là ne voient donc pas qu'ils pavent le chemin
du trône aux d'Orléans?»

Il est juste de dire cependant que, si les anciennes répugnances de
madame la Dauphine se retrouvaient de temps en temps, la sincère
amitié qu'elle portait à madame la duchesse d'Orléans dirigeait
fréquemment sa conduite. Elle en avait donné naguère un témoignage
éclatant.

Monsieur le duc de Bourbon continuait à vivre dans les tristes
désordres qui ont signalé toute sa vie. Devenu vieux, il était tombé
sous la domination d'une créature qu'il avait ramenée d'Angleterre et
mariée à un officier de sa maison qui, dit-on, avait cru épouser la
fille naturelle du prince au lieu de sa maîtresse. Quoi qu'il en soit,
madame de Feuchères devint souveraine absolue à Chantilly et au
Palais-Bourbon. Elle en expulsa la comtesse de Reuilly, fille de
monsieur le duc de Bourbon, et exerça sur tout ce qui l'entourait
l'empire le plus despotique.

L'immense fortune du prince était à sa disposition. Messieurs de Rohan
Guéméné, ses cousins germains, se trouvaient les héritiers les plus
proches. Les Orléans ne venaient qu'après. On souhaita que les biens
de la branche de Condé se réunissent tous sur la même tête, en restant
dans la maison de Bourbon, et que, pour cela, monsieur le duc de
Bourbon adoptât un des enfants du duc d'Orléans dont il était parrain
en lui donnant son nom et sa fortune.

Le Palais-Royal attachait le plus grand prix à obtenir ce résultat.
Charles X le désirait ainsi que toute la famille royale, mais il n'y
avait pas d'autre moyen pour y réussir que l'influence de madame de
Feuchères. Elle seule disposait du vieux prince et elle mit pour
première condition à ses bons offices qu'elle serait reçue à la Cour.

Cela parut impossible à obtenir de la sévérité connue de madame la
Dauphine; mais, dès le premier mot que madame la duchesse d'Orléans
hasarda à ce sujet, elle dit: «Certainement, ma cousine; je suis
fâchée pour le duc de Bourbon que ce soit là le moyen de le décider à
une chose juste, convenable pour lui autant que pour vous, mais,
puisqu'il en est malheureusement ainsi, il n'y a pas à hésiter, je me
charge d'en parler au Roi.»

Madame de Feuchères fut présentée; madame la Dauphine la traita bien,
et le testament fut signé. Je crois bien qu'il convenait aux idées de
madame la Dauphine que Chantilly restât entre les mains d'un Bourbon
et que ce titre de Condé se perpétuât dans sa famille. Mais il n'est
pas moins vrai que, dans cette circonstance, elle se montra très bonne
et très aimable pour les princes d'Orléans.

L'adresse de la Chambre ne fut pas conçue dans un esprit plus
conciliant que le discours du trône. Le Roi s'en tint pour offensé et
prorogea la session, en protestant de nouveau de la _volonté immuable_
dont il soutiendrait ses actions. Les députés retournèrent dans leur
province se préparer à de nouvelles élections qu'on prévoyait
inévitables.

Il faut rendre justice au gouvernement et surtout à l'administration.
Une fois l'expédition d'Alger consentie, les préparatifs en furent
faits avec un zèle et une activité si extraordinaires qu'elle fut
prête en six semaines, au lieu de demander une année comme on l'avait
prétendu. Le succès a prouvé qu'il n'y manquait rien.

Cette campagne africaine était devenue le point d'espérance des
hommes les plus animés du parti ultra. Le général Bertier de Sauvigny
disait, en montant en voiture: «Nous allons escarmoucher contre le
Dey; mais la vraie et bonne guerre sera au retour.» Il est positif
qu'on espérait ramener une armée assez dévouée pour être disposée à
soutenir l'absolutisme.

On a dit que, si monsieur de Bourmont avait été en France, il aurait
empêché les ordonnances de Juillet. Je crois bien qu'il les aurait
voulues mieux préparées et mieux soutenues, mais je doute qu'il les
eût blâmées. J'ai par devers moi une anecdote qui ne me laisse guère
d'hésitation à ce sujet.

Quoique peu favorable au ministère Polignac, monsieur de Glandevès,
gouverneur des Tuileries, était dans des relations familières avec
monsieur de Bourmont. Il se trouva chez lui la veille de son départ:

«N'êtes-vous pas inquiet, lui dit-il, de la situation où vous laissez
ce pays-ci et de ce qu'on pourra faire en votre absence?

--Oui, je suis inquiet parce que je n'ai pas assez confiance dans la
fermeté de notre cabinet. Il n'a pas grande habileté, peu d'unité,
encore moins de volonté; car, voyez-vous, mon cher Glandevès, pour
mettre la machine à flot, sans secousse et sans danger, il ne faudrait
que faire usage d'un seul petit mot de quatre lettres: _oser_. Voilà
toute la politique du moment.

--Je suis loin d'être partisan de votre doctrine et fort effrayé de
vous la voir professer, reprit Glandevès.»

Monsieur de Bourmont ne répondit que par un sourire de confiance. Je
pense que c'est la dernière fois que monsieur de Glandevès l'ait
envisagé.

On avait proposé le commandement de l'escadre à l'amiral Roussin qui
le refusa. Un peu de répugnance à lier sa fortune à celle de monsieur
de Bourmont et la persuasion que les préparatifs ne pouvaient être
achevés à temps pour arriver sur la côte avant le moment des tempêtes
dictèrent ce refus.

L'amiral Duperré ne consentit à se charger de la responsabilité de
cette entreprise qu'après une longue hésitation. Tous les
renseignements de la marine la représentaient comme excessivement
hasardeuse, et l'histoire ne rassurait pas sur les chances d'un
heureux résultat.

La veille de son départ, l'amiral Duperré obtint une audience du Roi.
Après avoir établi toutes les difficultés du débarquement, tous les
obstacles que présentaient cette côte et la mer qui la baigne pour
communiquer des vaisseaux à une partie de l'armée mise à terre, la
possibilité qu'il se passât beaucoup de jours dans une séparation
complète qui compromît le salut des troupes débarquées et privées de
munitions, etc., enfin tout ce qui rendait cette tentative
inquiétante, l'amiral ajouta:

«Sire, en me chargeant de cette périlleuse commission, j'ai obéi aux
ordres de Votre Majesté; j'y emploierai mes soins, mes veilles, ma
vie, j'ose dire que je ferai tout ce qui sera humainement possible
pour réussir. Mais je prends acte ici, devant le Roi, que je ne
garantis pas le succès, et je ne voudrais pas être considéré comme
ayant conseillé une entreprise qui me paraît bien hasardée.

--Partez tranquille, amiral, vous ferez de votre mieux, et, si le
succès ne répond pas à nos espérances, je ne vous en tiendrai pas pour
responsable. Au reste, nous ne vous abandonnerons pas, et, dès que
vous serez embarqué, Polignac et moi, nous ferons dire chaque jour des
messes à votre intention.»

Duperré, vieux loup de mer, qui aurait mieux aimé un air de vent
poussant au large que toutes les cérémonies de l'Église de Rome, resta
confondu du secours qu'on lui offrait, s'inclina profondément, sortit
du cabinet du Roi et alla conter son dialogue à la personne de qui je
le tiens.

Pendant ce temps-là, mon pauvre ami Rigny se morfondait au fond de la
Méditerranée. Il est convenu depuis avec moi que l'expédition d'Alger
lui avait fait regretter vivement, pendant quelques semaines, la
probité politique qui l'avait conduit à refuser le portefeuille de la
marine quand il avait vu surtout que la possession de celui de la
guerre n'empêchait pas de se confier le commandement de l'armée.

Rigny était le plus jeune et le plus aventureux de nos amiraux. Il
joignait à une ambition personnelle, que je ne prétends pas nier, une
passion pour la gloire du pays qui le stimulait encore à toutes les
entreprises brillantes. Je lui ai entendu dire bien souvent qu'il ne
mourrait pas tranquille sans avoir vu le pavillon français à Mahon et
à Porto-Ferrajo.

Hélas! il ne flotte sur aucun de ces remparts, et l'erreur d'un
médecin l'a conduit au tombeau avant qu'il eût atteint sa cinquantième
année.

Monsieur le Dauphin se rendit à Toulon pour assister au départ de
l'armée. Il était très certainement contrarié de «la grandeur qui
l'attache au rivage»; mais il le témoigna par un redoublement de
désobligeance et de maussaderie. Il ne resta que fort peu de temps à
Toulon et déplut généralement.

Au surplus, son voyage avait encore un autre but; il s'agissait de
faire la conquête de monsieur de Chantelauze; et le prince prit sa
route par Grenoble pour travailler à ce grand oeuvre.

Je ne sais ce qui avait inspiré une si grande confiance pour ce
monsieur de Chantelauze, homme complètement ignoré du public, mais on
lui avait déjà offert vainement le portefeuille de la justice.
Monsieur le Dauphin parvint à le lui faire accepter.

Le Roi consentit alors à recevoir la démission que monsieur de
Courvoisier cherchait à donner depuis quelque temps mais qu'il insista
pour faire recevoir lorsque la dissolution de la Chambre fut décidée.
Trois jours après l'ordonnance qui parut à cet effet, le cabinet fut
en partie renouvelé. Monsieur de Courvoisier et monsieur de Chabrol,
les plus modérés du conseil, furent remplacés par monsieur de
Chantelauze, qui n'était pas assez connu, comme l'avait été récemment
monsieur de La Bourdonnaye par monsieur de Peyronnet qui l'était trop.

Si le Roi avait soigneusement cherché dans toute la France l'homme et
le nom qui pouvaient faire le plus de tort à la Couronne et le plus
exaspérer contre elle, il n'aurait pas mieux trouvé qu'en choisissant
monsieur de Peyronnet. Mais les choses en étaient venues à ce degré
d'inimitié entre le monarque et le pays que les gens les plus hostiles
à l'un devenaient les favoris de l'autre.

Quand les partis sont en présence à ce point, il ne reste plus qu'à
trouver le jour de la bataille. Il n'est que trop tôt arrivé, hélas!
Il était inévitable. Selon mon jugement, le trône à cette époque avait
tous les torts. Mais, pendant le ministère Martignac, les Chambres et
le pays avaient eu les leurs. Tout le monde a été puni en proportion
de ses fautes; et ceux à qui le trône est échu portent la peine
d'avoir peut-être trop laissé former autour d'eux d'ambitieuses
espérances.

On adjoignit au ministère un monsieur Capelle, connu par son esprit
d'intrigue. Il avait gouverné la princesse Élisa, autrement dit
madame Bacciochi, lorsqu'elle régnait en Toscane, et, depuis la
Restauration, s'était trouvé mêlé à tous les tripotages du pavillon de
Marsan.

Monsieur l'avait employé dans le travail des élections pour le parti
ultra, et c'est parce qu'il passait pour habile en ce genre
d'entreprise qu'il fut appelé en cette occurrence où les élections se
trouvaient d'une si grande importance. Mais l'habileté intrigante n'y
pouvait plus rien.

Le pays avait été trop froissé, trop irrité, trop exaspéré comme à
plaisir; et les députés, ayant voté l'adresse hostile au ministère
Polignac, n'avaient qu'à se présenter aux électeurs pour être choisis
par acclamation. Je suis bien persuadée qu'électeurs et députés,
personne ne pensait à renverser le trône mais, oui bien, le
ministère.




CHAPITRE XXI

     Abolition de la loi salique en Espagne. -- Impression de madame
     la Dauphine. -- Séjour de la Cour de Naples à Paris. -- Bal donné
     par madame la duchesse de Berry. -- Bal au Palais-Royal. --
     Maladie du général de Boigne. -- Sa mort. -- Incendies en
     Normandie. -- Insurrection à Montauban. -- Départ des souverains
     napolitains. -- Modération de madame la Dauphine. -- Prise
     d'Alger. -- Ordonnances de Juillet. -- Incrédulité, désespoir et
     fureur du pays.


Le mariage du roi d'Espagne avec la princesse Christine de Naples fut
suivi très promptement par la déclaration, désignée sous l'appellation
de rappel de la _Pragmatique_, qui rendait les filles aptes à hériter
de la couronne. L'effet de cette mesure fut très vif à notre Cour et
nulle part davantage qu'au Palais-Royal.

Madame la duchesse d'Orléans m'en parla avec amertume; elle se
trouvait également blessée comme napolitaine et comme française. Je me
rappelle qu'elle me dit que cette mesure, si hostile aux autres
branches de la maison de Bourbon, avait été regardée comme une offense
tellement personnelle par le roi de Naples, son frère, qu'elle avait
décidé son départ de Madrid dans les vingt-quatre heures. Cette
circonstance m'a toujours fait douter que la reine Christine eût été
pour quelque chose dans cette première décision du roi Ferdinand. La
mesure, comme tout le monde sait, avait été déjà préparée sous Charles
IV.

Quoi qu'il en soit, madame la duchesse d'Orléans me raconta que, la
vieille au soir, on avait parlé de cette nouvelle chez madame la
Dauphine. Le Roi, monsieur le Dauphin, madame la duchesse de Berry,
tous les Orléans, s'étaient prononcés contre cette décision.

Madame la Dauphine seule avait dit: «Oui, je crois bien que c'est une
mauvaise chose qui doit déplaire au gouvernement et même à la famille,
mais, quant à moi personnellement, je trouve que le roi d'Espagne a
raison et que ce qu'il fait est tout simple.»

Madame la Dauphine se serait assez bien accommodée que les filles
héritassent des trônes, même de celui de France. Cependant je dois
dire qu'elle repoussa avec ridicule et mépris des propositions qui lui
arrivèrent de je ne sais quel nid d'intrigants pour l'engager à
réclamer la couronne de Navarre.

J'ai quelque souvenir, sans oser l'affirmer, que monsieur de
Chateaubriand avait un moment accepté cette idée, croyant par là
plaire à madame la duchesse d'Angoulême; je l'appelle ainsi car
c'était sous le règne de Louis XVIII.

L'arrivée de la Cour de Naples fut le signal des fêtes. Madame la
duchesse de Berry paraissait enchantée de recevoir sa famille chez
elle; je ne l'ai jamais vue plus à son avantage que dans cette
circonstance. Le Roi son père, auquel la maladie avait donné les
apparences d'une caducité prématurée, ne paraissait que le moins
possible en public et s'accommodait mieux de l'intérieur plus
tranquille de sa soeur, madame la duchesse d'Orléans.

Mais la reine de Naples, toute grosse, toute ronde, tout enluminée,
toute prête à se divertir de toutes les façons possibles, mettait à
contribution la bonne volonté de madame la duchesse de Berry à la
promener dans tout Paris et dans tous les spectacles. C'était ainsi
que, de bon accord, nos deux princesses françaises se partageaient
l'accueil à faire à leurs parents.

Il y eut spectacle à la Cour; et, pour la première fois, nous vîmes la
famille d'Orléans paraître dans la loge royale. Le Roi avait témoigné
la veille de la représentation un demi regret que cette loge ne fût
pas assez grande pour les y admettre avec les voyageurs, leurs si
proches parents.

Monsieur de Glandevès, gouverneur des Tuileries, recueillit ces
paroles, fit travailler toute la nuit et le lendemain prévint le Roi
que la loge pouvait contenir les princes d'Orléans. Le Roi resta un
moment étonné, puis il prit son parti de bonne grâce.

La joie en fut des plus vives au Palais-Royal, et la reconnaissance
pour monsieur de Glandevès si sincère que j'en ai constamment retrouvé
les traces, même après que les journées de Juillet eurent changé tous
les rapports.

Madame la duchesse de Berry donna, dans ses appartements et ceux de
ses enfants aux Tuileries, un magnifique bal. Je n'en ai jamais vu de
mieux ordonné. Le local forçait à occuper deux étages; mais un
escalier, qui n'était pas celui par lequel on arrivait, avait été
élégamment décoré; les paliers en étaient transformés en salons
confortables, et, les quelques marches qui les séparaient les uns des
autres se trouvaient tellement dissimulées sous les tapis et les
fleurs que cet escalier fut autant occupé qu'aucune autre pièce et
semblait faire partie des appartements.

Malgré la recherche, l'élégance de ce bal où la bonne compagnie se
trouvait réunie en nombre immense sans qu'il y eût cohue, malgré la
bonne ordonnance et l'air satisfait de la maîtresse de la maison, il
régnait dans tous les esprits un instinct d'alarme qui arrêtait la
gaîté.

Ce bal fut suivi d'un voyage à Rosny des plus magnifiques. On m'en fit
de pompeux récits, mais, n'y ayant pas assisté, je n'ai rien à en
dire.

Je voudrais pouvoir passer également sous silence la fête donnée au
Palais-Royal, au retour de Rosny, car le souvenir ne m'en est pas
agréable. Le roi Charles X ayant consenti à accompagner celui de
Naples à ce bal, il semblait naturel que la fête fût pour eux, mais il
en arriva tout autrement.

Lorsque j'arrivai au Palais-Royal, les rues étaient tellement
encombrées de monde que ce n'était qu'avec beaucoup de peine et à
travers les imprécations de la foule que les voitures circulaient. Mon
cocher avait dû tourner dans dix rues différentes pour se frayer un
chemin. Parvenue enfin à la petite porte de la rue du Lycée, il fallut
que les gendarmes, les suisses, etc., fissent une espèce de sortie
pour se réunir à mes gens et parvenir à me faire entrer dans le Palais
en m'arrachant de la foule.

Dans l'intérieur, la cohue n'était guère moins grande. Tout ce qui
avait voulu demander des billets en avait obtenu, et c'était à
grand'peine que les aides de camp du prince, réunis à ceux du Roi et
aux officiers des gardes du corps, conservaient un espace de quelques
pieds autour de la troupe royale. La faire circuler fut longtemps
chose impossible.

Je me trouvai lancée par la foule dans cet espace réservé où je
n'avais aucune intention de pénétrer, au point de tomber sur le prince
de Salerne.

Le duc de Blacas, qui était de service et avec lequel je n'étais pas
en trop bons rapports, eut pitié de moi et me prit sous sa protection
pendant le passage d'un des flots de cette foule.

J'eus occasion alors d'examiner la physionomie des princes. Le Roi
paraissait de bonne humeur, les napolitains étonnés, madame la
Dauphine assez mécontente et je le conçois, madame la duchesse
d'Orléans fâchée, Mademoiselle embarrassée, monsieur le duc d'Orléans
satisfait. Cette satisfaction me déplut, je ne saurais trop dire
pourquoi; mais j'avais un sentiment de peur, de chagrin et hâte de
m'en aller.

J'étais rentrée chez moi à dix heures; ma mère me voyant arriver de si
bonne heure craignit quelque accident. Je lui dis que j'aimais trop
les Orléans pour avoir été contente de ma soirée et que, pour la
première fois, je ne pouvais me défendre de croire des arrière-pensées
à monsieur le duc d'Orléans.

Cette manière de remplir ses salons, fort au delà de ce qu'ils
pouvaient contenir, de tous les gens les plus désagréables au Roi
pendant qu'il était censé lui donner une fête, et, plus encore, cette
illumination de tous les jardins, ce soin de les tenir tous grands
ouverts à la multitude, dans un temps où l'impopularité du souverain
n'était un secret pour personne, cette affectation à se présenter
perpétuellement sur la terrasse pour faire crier: «_Vive monsieur le
duc d'Orléans_», tout cela avait quelque chose de plus que populaire,
de _populacier_, si j'ose le dire, qui me blessait d'autant plus que
la circonstance le comportait moins.

Nul n'aurait pu trouver extraordinaire que monsieur le duc d'Orléans,
recevant les rois de France et de Naples, s'occupât principalement de
ses hôtes royaux. Il y avait donc une sorte de préoccupation politique
à transformer cette fête pour des rois en une fête pour le peuple, et
cette disposition me peinait.

Au reste, elle porta ses fruits. Cette nuit peut être considérée comme
la première émeute de l'année 1830, si fertile en ce genre. La foule,
admise sans aucune surveillance dans les jardins et les galeries,
finit par s'exalter, sous les conseils de quelques prédicateurs de
désordre, et devint tellement turbulente qu'il fallut la faire
expulser par la force armée.

Faut-il conclure de là, comme je l'avais exprimé dans ma mauvaise
humeur, que monsieur le duc d'Orléans avait des arrière-pensées? Oui
et non. Je suis persuadée qu'il n'avait aucun plan de conspiration,
mais il soignait ce qu'il appelait sa _popularité_, et il voulait
toujours, selon l'expression de ce pauvre duc de Berry, faire _pot à
part_.

Le lendemain de ce bal, une lettre de Chambéry m'apprit que monsieur
de Boigne devenait de plus en plus souffrant et que ses médecins s'en
inquiétaient. Je le connaissais trop bien pour hasarder à l'aller
trouver sans sa permission. Je lui écrivis sur-le-champ pour demander,
sans l'alarmer, à lui faire une visite. Il me fit répondre qu'il
venait d'être assez souffrant pour être trop faible pour écrire
lui-même, mais qu'il était beaucoup mieux, qu'aussitôt qu'il serait en
état de supporter la voiture il se rendrait à des eaux qu'on lui
conseillait dans la Tarentaise et qu'il me priait de remettre ma
visite à son retour vers la fin de juillet.

Rassurée par cette lettre et celles qui suivirent, mais ne voulant pas
aller dans le monde, je m'établis à la campagne dans le commencement
de juin. Ce fut là que j'appris que monsieur de Boigne, qu'on disait
en pleine convalescence, avait succombé le 21 à une nouvelle attaque
d'une maladie dont il était atteint depuis bien des années. Cette
dernière crise n'ayant duré que peu d'heures, on assurait qu'il avait
été impossible de m'en prévenir. Je dus le croire. Cependant je
regrettai de n'avoir pas insisté plus fortement pour me rendre à
Chambéry au mois de mai, malgré sa résistance.

Il se passait depuis quelques mois une circonstance bien singulière et
qui n'a jamais été expliquée. Nos provinces du nord étaient dévorées
d'incendies. Le nombre s'en était tellement multiplié qu'il était
impossible de les supposer accidentels et, d'ailleurs, la malveillance
se prouvait dans la plupart. La terreur était au comble dans ces pays,
et les paysans voyaient partout des incendiaires. Ce fléau gagnait de
plus en plus et se rapprochait des environs de Paris. De pauvres
bergers, des jeunes filles furent accusés et convaincus du crime
d'incendie. Il était évident qu'ils avaient été séduits, fanatisés,
mais par qui? C'est ce qu'on n'a jamais pu découvrir. Les partis se
sont mutuellement reproché d'avoir employé cette coupable manoeuvre
pour exalter les esprits. Je ne comprendrais pas dans quel but. Ce
qu'il y a de sûr, c'est que les faits étaient vrais et qu'ils n'ont
pas été expliqués.

Les élections pour une nouvelle Chambre se faisaient dans un sens de
plus en plus hostile au ministère. Les 221, qui avaient voté
l'adresse, étaient tous réélus par acclamation, et, dans les autres
collèges, les députés sortants étaient en assez grand nombre remplacés
par les libéraux.

L'inquiétude commençait à gagner le cabinet et on attendait avec
anxiété les nominations successives dont le courrier ou le télégraphe
apportait la nouvelle. Lorsqu'il avait appris dans la journée un choix
qui lui semblait favorable, le Roi donnait généralement pour mot
d'ordre le nom de la ville où l'élection avait eu lieu, en
l'accompagnant d'une épithète obligeante.

Le collège de Montauban nomma monsieur de Preissac qui avait voté la
fameuse adresse. Mais la canaille de la ville, soulevée par quelques
ultras, attaqua les électeurs, poursuivit monsieur de Preissac, força
sa maison, insulta sa vieille mère, blessa ceux qui la voulaient
défendre et monsieur de Preissac ne dut son salut qu'à la fuite et à
la fermeté du duc de La Force qui protégea sa retraite.

Tout le monde fut fort indigné de cette violation brutale de tous les
droits constitutionnels. Charles X inventa de donner pour mot d'ordre
le nom de la ville de Montauban et ne se refusa pas le sourire de
satisfaction. Le duc de Raguse se redressa avec l'air si blessé que le
Roi devint fort rouge, balbutia Mont ... Mont ... Montpellier: «Oui,
Sire, j'entends, Montpellier», reprit le duc. Ils n'ajoutèrent rien,
mais tous deux s'étaient compris; tous deux étaient mécontents l'un de
l'autre.

Le duc de Raguse me raconta ce court colloque le soir même. Je trouve
que ces petites circonstances dévoilent souvent mieux les hommes que
les longs détails de leurs actions.

À mesure que les élections étaient connues, les bruits de coup d'État
médités prenaient plus en plus de la consistance. Monsieur le duc
d'Orléans s'en était expliqué avec Charles X dans une longue
conversation qu'ils avaient eue à Rosny, et le Roi lui assura avec une
telle apparence de franchise que rien ne le déciderait à sortir des
mesures constitutionnelles qu'il réussit à le tromper.

Malgré toutes les batteries qui se dressaient pour résister légalement
à un ministère détesté par le pays, malgré tous les embarras qui en
pouvaient surgir, monsieur le duc d'Orléans était persuadé, je le lui
ai entendu dire alors et depuis, que la Couronne elle-même ne courait
aucun danger tant qu'elle restait dans la lettre de la Charte. La
Charte, toute la Charte, rien que la Charte, tel était le voeu du
pays et son expression.

La prolongation du séjour des souverains napolitains, établis au
palais de l'Élysée, commençait à gêner le Roi. Il voulait quitter
Paris pour Saint-Cloud. Madame la Dauphine se chargea de leur demander
le jour de leur départ, sous prétexte de fixer celui où elle se
mettrait en route pour les eaux. Ils furent très blessés de cette
façon de les éconduire, et en nommèrent un assez prochain.

Madame la Dauphine avait une excuse pour cette apparente
inhospitalité. Son voyage était annoncé; elle n'aurait pu que
difficilement y renoncer, et elle voulait être de retour avant le
moment où la réunion des Chambres pouvait être le signal des mesures
extrêmes qu'elle combattait seule, mais avec persévérance. Il est
étrange, mais pourtant exact, qu'elle avait complètement changé de
rôle avec son mari. Plus il était devenu violent et exagéré dans le
parti ultra, plus elle, en revanche, était modérée et sage.

Je n'ai pas été suffisamment initiée dans les secrets de cet intérieur
pour savoir les motifs de ce revirement de conduite, mais très
certainement, à cette époque, madame la Dauphine était contraire à
toutes les mesures acerbes et monsieur le Dauphin y poussait. Madame
la Dauphine n'avait aucune confiance dans le ministère Polignac;
monsieur le Dauphin n'espérait qu'en lui.

La princesse partit, emportant la promesse du Roi qu'aucune décision
importante ne serait prise en son absence. Les ordonnances de Juillet
ont prouvé comment elle a été tenue.

Mes affaires personnelles m'ayant amenée un matin à Paris, je me
trouvai dans les rues au moment où le canon raconta aux habitants la
prise d'Alger. Un long cri de joie s'éleva dans toute la ville. Je fus
frappée de l'impression générale que je remarquai. J'avais tant
entendu tirer ce glorieux canon et avec si peu d'effet sur le citoyen,
dans des occasions bien autrement importantes sous l'Empire que je fus
très étonnée de la part personnelle prise par tout le monde à ce
succès.

Chaque porte ou boutique était remplie des gens de la maison, et les
passants s'arrêtaient sans se connaître pour exprimer leur
satisfaction. Était-ce la désuétude où était tombé ce genre de
bulletin chez nous qui lui donnait plus de prix, ou bien la fatigue
des longues guerres de la Révolution et de l'Empire, les sacrifices
qu'elles avaient coûtés à presque toutes les familles empêchaient-ils
cet airain triomphant de frapper aussi directement sur le timbre de
l'orgueil national? Je ne sais. Mais il m'a semblé que la joie pour
l'entrée dans Alger a été plus expressive que pour celle dans Vienne
ou Berlin. Je ne parle que de mon impression, sans affirmer qu'elle
soit exacte.

Le Roi voulut rendre grâce à Dieu du succès de ses armes. Un _Te Deum_
solennel fut chanté à Notre-Dame. Charles X, arrivant dans toute la
pompe de la royauté, y fut reçu et harangué par monsieur l'archevêque
de Paris. Son discours, fidèlement répété dans le _Moniteur_,
promettait au Roi l'appui de la sainte Vierge pour la croisade qu'il
lui prêchait contre les infidèles de l'intérieur aussi bien que contre
ceux d'Afrique.

Cet appel du parti prêtre au parti ultra eut un long et fatal
retentissement et acheva d'exaspérer les esprits. Les paroles du
prélat doivent être comptées au nombre des circonstances qui ont le
plus immédiatement provoqué la résistance au gouvernement de Charles
X.

L'événement du succès d'Alger, l'espoir d'exploiter la satisfaction
que le pays en avait ressenti, peut-être aussi le désir de profiter
de l'absence de madame la Dauphine qui annonçait son retour décidèrent
le conseil à signer ces historiques ordonnances que les directeurs
occultes du Roi réclamaient depuis longtemps et que Charles X
souhaitait de toute sa persévérante obstination. C'est bien de lui
qu'on a pu dire avec vérité: «Il n'a rien appris, il n'a rien oublié.»

On m'a raconté qu'au dernier conseil, tenu le dimanche, ces fatals
papiers, dont la teneur avait été discutée et convenue le mercredi
précédent, se trouvèrent sur la table; mais, au moment de les signer,
toutes les mains semblèrent se paralyser. Le nom du Roi y était
apposé; il s'impatientait des hésitations et sortit du cabinet. Alors
monsieur de Polignac, qui a toujours plus de coeur que de cervelle
pour savoir le conduire, prit la plume et mit le nom de Polignac sous
celui de Charles: «Maintenant, messieurs, dit-il, la signature du Roi
est légalisée; la vôtre n'est plus nécessaire, vous signerez si vous
voulez. Pour moi, je ne crains pas la responsabilité de mes actes.»
Tous signèrent à l'envi.

Malgré le secret dont on entourait cette déplorable décision, il en
perçait assez pour provoquer une sérieuse inquiétude. Toutefois, on
voyait une telle incurie dans les gens chargés des affaires publiques
que les indiscrétions des ultras et des amis du Roi n'éveillaient pas
suffisamment l'attention. Cependant plusieurs prêtres avaient parlé,
même en chaire, de l'abaissement prochain de l'impie.

Les jésuites se montraient plus exultants que jamais. Le conseil de
conscience du Roi ne cachait pas sa satisfaction, et enfin monsieur
Rubichon avait révélé à monsieur Greffuhle le texte même des
ordonnances sans réussir à le persuader. Cela paraissait si
extravagant que l'on n'y pouvait croire, d'autant que rien
n'annonçait des mesures prises pour soutenir la révolution qu'on
méditait dans le gouvernement du pays.

Monsieur de Rothschild, banquier de l'État et se croyant très avant
dans la confiance du gouvernement, alla le dimanche même demander à
monsieur de Peyronnet ce qu'il fallait penser des bruits qui
circulaient. Le ministre lui exprima son étonnement qu'un homme aussi
sage y pût accorder la moindre importance; la malveillance seule,
selon lui, pouvait les répandre: «Du reste, ajouta-t-il, voulez-vous
une preuve matérielle de leur fausseté? Tenez, regardez.»

Il lui montra son bureau couvert des lettres closes qu'il signait pour
convoquer les députés à la séance royale de l'ouverture de la session.
La plupart, en effet, furent expédiées pas le courrier de ce jour.

Monsieur de Peyronnet, en quittant monsieur de Rothschild, se rendit à
Saint-Cloud où l'on signait les ordonnances; et monsieur de Rothschild
alla dîner à la campagne chez madame Thuret où se trouvait invité tout
le corps diplomatique.

La visite qu'il avait faite au ministre de l'intérieur et les lettres
closes, vues sur son bureau, firent la nouvelle de ce dîner et
rassurèrent les esprits. Quelques-uns des convives s'arrêtèrent chez
moi au retour, et me racontèrent ce qu'ils y avaient appris.

Le _Moniteur_ du lendemain contenait les ordonnances. Monsieur de
Rothschild ne fut pas le seul trompé. Monsieur de Champagny,
sous-secrétaire d'État de la guerre et dirigeant le ministère en
l'absence de monsieur de Bourmont, était à la campagne; il ne reçut le
_Moniteur_ que le mardi soir et ne put arriver à Paris que le
mercredi. Aussi monsieur le Dauphin disait-il, en se frottant les
mains: «Le secret a été si bien gardé que Champagny ne l'a su que par
le _Moniteur_.» Le duc de Raguse, destiné in petto à soutenir ces
insoutenables mesures, avait été tenu dans la même ignorance.

Monsieur de Polignac s'était surpassé dans la profonde incapacité
qu'il avait déployée dans toute cette circonstance. Presque tous les
chefs de la garde royale étaient absents par congé, aussi bien que les
autorités militaires de la ville de Paris; et trois des régiments de
la garde avaient été envoyés en Normandie, à l'occasion des troubles
excités par les incendies dont j'ai fait mention.

Rien, en un mot, n'avait été prévu, ni préparé; et on se jetait dans
ces témérités sans précaution comme sans effroi. Le fait est que, dans
leurs étroits cerveaux et ne vivant que sous l'influence de leur
propre parti, ni le Roi, ni son ministère n'avaient prévu d'obstacles;
et ils ne s'étaient point armés pour une lutte qu'ils ne croyaient pas
avoir à redouter. C'est l'explication et peut-être l'excuse de leur
conduite. Ils pensaient répondre par les mesures qu'ils adaptaient aux
intérêts moraux de la France et se flattaient d'être soutenus, dans
cette pieuse entreprise, par une assez grande partie du pays pour que
la poignée de factieux qui s'y opposeraient n'osât pas témoigner son
ressentiment.

Hélas! il s'est trouvé que c'était la nation toute entière. Je dis
_toute entière_, car, dans les premiers temps, aucune voix, pas même
au milieu de ceux qui ont suivi Charles X jusqu'à Cherbourg, n'a osé
s'élever pour justifier les démarches qui l'avaient précipité dans cet
abîme, et jamais souverain n'est tombé devant un assentiment plus
unanime.




_APPENDICES_

QUELQUES CORRESPONDANTS DE MADAME DE BOIGNE




I

LA REINE MARIE-AMÉLIE.


                                       Twickenham, ce 16 janvier 1817.

Ma chère Adèle, Vous avez été bien aimable de Vous rappeller de moi en
m'envoyant un échantillon de votre charmant ouvrage. Nous avons tous
admiré le gout, la patience et l'excellence de l'aimable ouvrière, je
n'espère pas de pouvoir Vous imiter, mais, avec un si bon modèle sous
les yeux, je travailleré avec plus d'ardeur, et mon ouvrage me
deviendra doublement agréable en pensant à Vous. Vos dignes Parens ont
donné une charmante petite soirée à mes enfans et ceux-ci n'appellent
plus Mme d'Osque _notre amie_. J'espère que Vous serez entièrement
quitte du rhûme que vous avez souffert; nous parlons bien souvent de
vous avec vos Parens, car je vois bien que c'est la conversation qui
leur fait plus de plaisir, et à moi de même. Ma soeur et mon mari me
chargent de tous leurs complimens pour Vous et, en Vous embrassant
avec toute l'amitié, je suis

  Votre bien affectionnée
  MARIE-AMÉLIE.


                                                  Samedi 20 mars 1819.

Ma chère Adèle, Vous avez rendu bien justice à mon coeur en
m'apprenant que votre pauvre mère est arrivée heureusement à Paris;
j'espère que le repos, la tranquillité et le bonheur de se voir
entourée de ses enfans la remettront aussi parfaitement que je le lui
souhaite. Dès que ma soeur sera rentrée, je lui donnerai votre billet
et je suis sûre d'avance du plaisir qu'elle et mon mari éprouveront en
apprenant l'arivée de vos dignes parens, car nous partagions vivement
vos inquiétudes à ce sujet. Remerciez bien votre mère du paquet dont
elle a bien voulû se charger pour moi, exprimez-lui bien tout
l'intérêt que je prends à sa santé et dites-lui mille amitiés tant à
Elle qu'à Mr d'Osmond de la part du trio qui est toujours le même. Je
partage sincèrement votre joie, ma chère Adèle, et je suis de tout mon
coeur en vous embrassant tendrement.

  Votre bien affectionnée
  MARIE AMÉLIE.


                                       Thuileries, ce 29 juillet 1833.

J'étois bien sûre, ma chère amie, que vous prendriez une part bien
vive à mes joies de Grand-Mère; vous avez toujours si bien compris et
partagé tous mes sentimens. J'ai trouvé votre si aimable lettre ici en
sortant de voiture, j'aurois voulu pouvoir vous en remercier tout de
suite, mais la fatigue que j'éprouvois avant hier au soir et l'emploi
de toute la journée d'hier ne m'en ont pas laissé le temps. J'ai
laissé Louise à merveille assise dans son lit, et ayant à ses côtés
son joli enfant qu'elle aime déjà beaucoup, et pour lequel j'éprouve
tous les sentiments de Grand-Mère; la santé de Louise ne me donnant
aucune inquiétude, je tenois beaucoup à me trouver dans ces journées
au poste où mon coeur et mon devoir m'appelloient; je suis arrivée
avec Clémentine, Marie ayant préféré de rester auprès de sa soeur; je
compte partir après demain soir pour aller l'y rejoindre et rester
encore quelques jours à soigner Louise. Les journées ici se sont très
bien passées, celle de hier a été des plus brillantes; les plaisirs se
sont succédés sans discontinuer pendant plus de douze heures, le calme
et la tranquillité ont été parfaits et si, pendant la Revue, quelque
cri inconvénant s'est fait entendre, il a été étouffé par les
acclamations avec lesquelles on a salué le Roi; ces acclamations se
sont rénouvellées encore avec plus d'ardeur et d'affection dans la
tournée qu'il vient de faire ce matin et aucun autre cri s'y est mêlé.
Je suis bien peiné des inquiétudes que vous éprouvés pour la santé de
votre père et je sais combien vos tendres soins lui sont nécessaires.
Veuillez bien lui dire mille choses de ma part et recevoir Vous même
l'assurance de toute mon ancienne et constante amitié.

  Votre bien affectionnée
  MARIE AMÉLIE.


                                               Laeken, ce 5 août 1833.

Il m'a été impossible, ma chère Amie, de trouver un moment avant
celui-ci pour Vous remercier de votre lettre du 31 et des intéressants
détails que vous m'avez donnés et que j'ai communiqués seulement au
Roi. J'espère qu'à votre retour à Châtenay Vous aurés trouvé M.
d'Osmond bien, je vous prie de lui dire bien des choses de ma part.
J'ai trouvé mon accouchée et son joli enfant à merveille; il sera
baptisé solennellement jeudi prochain, et je repartirai samedi pour
retrouver mes pénates où je me retrouve toujours avec tant de plaisir;
en attendant, je Vous embrasse avec toute l'amitié qui est d'ancienne
date.


                                         Brusselles, ce 21 avril 1835.

Ma soeur m'a appris le cruel malheur que Vous avez éprouvé, ma chère
amie, et je ne veux pas tarder un moment à Vous exprimer toute la part
que j'y prends. Perdre l'objet de tant de soins et d'affections et le
perdre d'une manière si affreuse c'est bien déchirant pour un coeur
comme le votre, et le mien, qui Vous est bien attaché, s'associe à vos
peines. Je ne Vous en dirai pas davantage; je vous plains avec tout le
sentiment de la plus sincère amitié.

  Votre bien affectionnée
  MARIE-AMÉLIE.


                                        Thuileries, ce 25 7{bre} 1835.

Je m'empresse, ma Chère Comtesse, de rectifier une erreur involontaire
que j'ai commise hier. Il n'est que trop vrai que M. Cholet, chef
d'escadron du 6me dragons, brave officier, a péri aux journées de juin
1832, et qu'alors j'ai vû sa veuve et que je me suis intéressée à son
sort, il n'y a que le Cousin que je ne puis vérifier. J'ai encore
parlé au Roi des deux protégés du G{l} Pozzo et il m'a chargée de lui
remettre de nouveau des petites notes à leur sujet pour pouvoir les
rappeler à ses Ministres; si cela n'a pas encore été fait, ce n'est
pas faute de bonne volonté du Roi qui serait charmé de faire quelque
chose d'agréable au Général. Adieu, ma Chère, Vous conoissez mon
ancienne et bien sincère amitié pour Vous.


                                          Lausanne, ce 10 8{bre} 1852.

Ma chère Amie, en arrivant ici j'apprends l'affreux malheur qui est
arrivé à votre neveu, je sens combien cela doit être douloureux pour
Vous et c'est un besoin pour mon coeur de vous exprimer combien je
partage votre peine, combien je plains ses pauvres parens. J'ai trouvé
Hélène en pleine voie de convalescence et remise de son accident. Je
n'ai que le temps de Vous renouveller l'assurance de toute mon amitié.


                                             Ramsgate, ce 7 août 1853.

Ma Chère Comtesse, j'apprends à l'instant le malheur qui vient de Vous
frapper et je m'empresse de Vous exprimer la part que j'y prends, je
m'associe à votre douleur; il est si cruel de perdre une soeur et une
Amie; combien je vous plains; combien je plains votre pauvre frère,
ses Enfans, et les pauvres que votre Belle soeur secourait avec tant
de zèle et de charité. Elle en retrouvera la récompense dans le ciel.
Je me suis fiée à l'aimable complaisance de notre commune Amie, la
bonne Mme Mollien, pour vous donner de mes nouvelles et de celles de
tout ce qui m'est si cher, mais je n'ai pas voulu lui céder la plume
dans un moment ou Vous étiés malheureuse et ou je tenois à Vous
exprimer moi même tout ce que mon coeur sentoit pour Vous; je forme
des voeux pour que cette secousse n'aie pas causé un nouvel
ébranlement à votre chère santé. Je veux, en même temps, Vous
remercier de vos deux chères lettres du 21 avril et 5 juin; si je ne
réponds pas aussi tôt que je le voudrois, je vous assure pourtant
qu'elles me font bien plaisir, prenant le plus vif intérêt à ce qui
vous concerne et rien ne pouvant altérer mon ancienne amitié pour
Vous. J'espère que la santé du respectable Chancelier se conserve
bien, parlez lui de moi, il connait mes sentimens pour lui; j'ai été
bien peinée du malheur que ses Enfans ont encore éprouvé. Je suis
venue passer quelques jours ici avec Aumale et sa famille qui y sont
depuis six semaines; Hélène et ses Enfans sont venus me rejoindre;
j'ai de bonnes nouvelles de tous mes chers Absens, et je me dispose à
aller passer l'hiver à Seville, si les circonstances le permettent; je
vous remercie de tout ce que vous me dites au sujet du mariage de mon
petit fils, tout me fait espérer qu'il sera heureux, quoique je le
trouve trop jeune. Adieu, ma chère Amie, comptez toujours sur toute
l'amitié de votre bien affectionnée

  M. A.


                                            Nervi, ce 16 février 1856.

Ma Chère Comtesse, j'ai prié notre commune Amie, la bonne Mme Mollien,
d'être mon interprète auprès de Vous, ma santé ne me permettant pas de
Vous écrire comme je l'aurois désiré depuis longtemps; mais, à
présent, que, graces à un retour de beau temps, mes forces reviennent
journellement, je ne veux plus tarder à Vous remercier de votre lettre
du 3 de ce mois, des bons voeux qu'elle contient, et à Vous offrir
ceux que je forme pour votre conservation et pour votre bonheur. J'ai
vû avec peine que la santé du Chancelier vous avoit donné des
inquiétudes, heureusement j'ai appris depuis qu'il étoit parfaitement
rétabli, j'espère qu'il ne doute pas du vif et constant intérêt que
je lui porte. J'ai bien pensé au chagrin que vous avoit causé la mort
de M. Molé, il est si triste de voir ainsi finir les uns après les
autres des anciens amis qu'on ne retrouve plus. Nemours et sa femme me
chargent de Vous remercier de votre bon souvenir et de Vous dire bien
des choses de leur part, ils me soignent avec une constante tendresse.
Quant à Clémentine; elle est retournée chez Elle depuis le mois de
Xbre; et Elle a eu son fils ainé avec une fièvre typhoïde qui l'a fort
inquiétée; il en est à présent entièrement rétabli. Adieu, ma Chère
Amie, comptez sur tous les anciens et constants sentimens pour Vous de
la vieille solitaire, de

  Votre bien affectionnée
  MARIE AMÉLIE.




II

MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS.


                                       Saint Cloud, jeudi 12 mai 1831.

C'est du fond de mon âme ma chère, que je vous plains et que je
partage vos regrets, je sais que vous souffrez doublement et de votre
douleur et de celle de votre malheureux père, dites lui combien nous
sommes occupés de lui, soyez notre bonne interprète auprès de lui, je
vous en prie; j'avais besoin de vous exprimer ce que mon coeur sent
pour vous dans cette cruelle circonstance et combien il vous comprend;
je vous embrasse tendrement

  L. ADÉLAÏDE L. D'ORLÉANS.

_P. S._ Faites moi donner de vos nouvelles et de celles de votre
pauvre père. Le Roi, la Reine me chargent d'être leur interprète
auprès de vous et de lui, c'est au nom de tous.

(_Les lignes suivantes sont de la main de la reine Marie-Amélie._)

C'est de tout mon coeur que je m'unis à ma soeur pour vous dire
combien je suis occupée de vous et de votre père, combien je vous
plains et combien je partage tous vos regrets; vous connaissez mon
ancienne amitié pour vous.


                                            St Cloud, 15 juillet 1831.

Je suis bien fâchée de vous avoir manquée hier, ma chère comtesse,
nous étions à Paris; je crois, et j'espère que la journée d'hier
déconcertera un peu tous les mauvais sujets et les agitateurs de tous
les partis par l'indignation que le peuple et les ouvriers ont
manifestée aux acteurs de ces coupables tentatives. Je vous remercie
beaucoup de votre intéressante lettre, et de l'extrait curieux qu'elle
contenait; je regrette que ce soit encore votre projet de venir
dimanche, car je ne pourai en profiter; nous allons passer la matinée
à Paris, mais j'espère et je vous demande de m'en dédomager un autre
jour. Bonjour, ma chère comtesse, vous connaissez tous mes sentimens
pour vous, c'est de tout mon coeur que je vous en renouvelle
l'expression; soyez, je vous en prie, ma bonne interprète auprès de
votre excellent père.

  L. ADÉLAÏDE L. D'ORLÉANS.


                                             Neuilly, 24 juillet 1833.

Ma chère comtesse, nous sommes bienheureux, nous venons de recevoir la
délicieuse nouvelle que notre chère Louise est heureusement accouchée
ce matin après deux heures de souffrances d'un beau garçon, elle et
son enfant sont aussi bien que possible. Je sais combien vous
partagerez notre joie ainsi que votre excellent père. Je vous
embrasse bien contente.




III

M. DE CHATEAUBRIAND.


                                               Paris, 31 juillet 1830.

Sorti hier pour aller vous voir, j'ai été reconnu dans les rues,
trainé et porté en _triomphe_, bien malgré moi, et ramené à la chambre
des pairs où il y avoit réunion. Aujourd'hui, je suis si découragé par
ma _gloire_ que je n'ose plus sortir; je vais entrer dans une carrière
périlleuse où je me trouverai presque seul, mais où je me ferai tuer,
s'il le faut. Je veux rester fidèle à mes serments, même envers des
parjures. Quel malheur d'être si loin de Vous! point de voiture, aucun
moyen de communication.

Mille hommages, Madame, je tâcherai de saisir quelque occasion pour
aller jusques dans la rue d'Anjou. La nuit seroit le bon moment, mais
je ne puis à cause des frayeurs de Mde de Ch., des malades et des
réfugiés qui m'ont demandé l'hospitalité. Mde R. n'est pas revenue, je
m'attende à la voir arriver à chaque instant.


                                                Paris, le 13 mai 1831.

Je me suis présenté à votre porte pour deux bien tristes raisons.
Croyez, Madame, à toute la part que je prends à Votre douleur ainsi
qu'à celle de Monsieur d'Osmond. Je vais quitter la France, je ne sais
si je vous reverrai jamais. Si vous voulez bien me conserver, un
souvenir, j'en serai plein de reconnoissance.

Recevez, Madame, je vous prie, avec mes adieux, l'hommage empressé de
mon respect.

  CHATEAUBRIAND.




IV

LE BARON SÉGUIER,

consul général de France à Londres.


                                             Londres, le 13 août 1830.

  Madame,

Quoique très affairé et non moins souffrant, je ne veux pas laisser
passer ce courrier sans vous accuser au moins réception de votre
lettre du cinq du courant, et de l'incluse que je n'ai pu encore
remettre, mais que je remettrai s'il y a lieu.

La manière dont vous parlez de notre nouvel état de choses m'a fait
grand plaisir, car elle prouve qu'il se confirme, et c'est la
confiance en nous même, avec l'union, qui peut achever de nous sauver.
On est ici dans l'admiration de nous; les papiers anglais ne sont
pleins que d'amendes honorables sur notre mauvaise réputation passée;
nous ne sommes plus bons à faire seulement des danseurs et des
perruquiers, nous sommes ce qu'il y a de mieux dans le monde après les
Anglais. Tous ces nouveaux éloges semblent donnés de bonne foi, et, si
nous continuons à les mériter, une noble estime peut se former entre
les deux peuples; nous marcherions alors unis, hand in hand, et le
bonheur avec la liberté de l'Europe seraient assurés.

Pouvez vous lire ce griffonage! ma main me refuse le service.

Adieu, Madame, présentez l'hommage de mon dévouement à votre famille
et ne doutez jamais de mon aussi réel que respectueux attachement

  b{on} SÉGUIER.




V

ADRIEN DE MONTMORENCY, DUC DE LAVAL.


                                                 Monsures, 5 Sep{bre}.

Ma vieille amitié se sent très touchée, très émue des expressions
singulièrement tendres et pénétrantes que je viens de lire dans votre
lettre du 2. Vous accordez beaucoup d'intérêt et de pitié, à mes
nouvelles douleurs. Cet excès de malheur, qui comble la mesures de mes
misère, a remué en vous les souvenirs de notre intimité passée. Vous
m'adressez de doux reproches que je suis très loin de mal recevoir.

Mais pourquoi ai-je été blessé? c'est, pour ne rien dissimuler, que,
depuis quelques années, notre amitié déjà si vieille, et si intime
s'étoit encore resserrée par une confiance sans bornes de ma part.
C'est que je vous aimois comme une soeur de mon choix; c'est que je
trouvois en vous, ma chère Adèle, une amie douée de raison, de
jugement, de dévouement avec un charme infini dans le commerce de la
vie; il y avoit alors sympathie en toutes choses, en toutes
circonstances, entre vous, et moi. Nous étions alors amis dans toute
la perfection de ce sentiment.

Ainsi que nos parens nous avoient donné l'exemple de cette union
inaltérable, cette seconde génération d'amis me sembloit réunir à la
fois ce qu'il y avoit de plus solide, de plus doux et de plus
honorable pour le coeur.

Qui donc a changé et bouleversé cet état de choses? qui a formé de
nouvelles amitiés, de nouveaux liens, qui a repoussé nos vieux
souvenirs? ce n'est pas moi. Vous avez raison lorsque vous dites
qu'il ne faut pas rompre les vieilles liaisons pour en chercher de
nouvelles; personne plus que moi n'est pénétré de ces puissantes
admirables expressions de Shakespeare

  «those friends thou hast, and their adoption tried
   grapple them to thy soul with hooks of steel.»

Je veux répondre à votre procédé avec tendresse, et sans
récrimination; j'irai vous voir incessament; s'il ne s'agissoit que de
vous aimer comme une ancienne connoissance, de m'en tenir à l'agrément
de votre esprit, à la distraction d'une des maisons les plus agréables
qui existent encore à Paris, ce seroit déjà fait, ou plutôt, je ne
vous aurois témoigné aucun dissentiment. Vous n'avez à vous plaindre
de mes froideurs que parce que vous étiez placée beaucoup plus
intimement dans mon affection, dans mon estime, dans ma confiance;
encore une fois, je le répète, j'irai vous voir à ma 1re course au
val, je vous serrerai la main comme autrefois, et nous essayerons tous
deux de fermer cette playe et de guérir cette profonde blessure.

Je retourne demain pour quelques jours à la r. de l'université; et
bien loyalement je vous déclare, ma chère adèle, que j'ai été bien
sensible à la lettre [que] je réponds.

Je remets à Mad. Recamier ce mot pour vous, je pars pour Genève, et
vous savez les consolations que j'y vais chercher: ne seroit-ce que ce
secret, en commun avec moi, notre amitié seroit éternelle, et à l'abri
des révolutions; la France, le pauvre pays pourroit être bouleversée
dans ses entrailles que notre vieille amitié fraternelle n'en pourroit
être altérée, n'importe la différence de nos couleurs.

Ainsi pardonnez moi ma solitude, et jurez moi amitié; c'est un serment
qui ne sera changé, ni violé par moi.

  ADRIEN.

  Samedi 28.

Écrivez à M. Louis Bellanger, poste restante à Genève.


                                                17 mars, Gênes [1831].

Avant hier soir à 11 h. 1/2 lorsque je lisois quelques pages angloises
de Walter-Scott pour endormir mes chagrins sans y réussir, est entré
dans ma chambre un ambassadeur poudré, de la meilleure compagnie, de
doctrine pas si bonne à mon sens, mais si agréable dans les manières
et si amical dans les souvenirs, que j'ai joui beaucoup de cette
visite inattendue.

Vous pénétrez que c'est d'un de vos amis, ou au moins d'une de vos
connoissances que je veux parler; il alloit en toute diligence là où
je l'avois accueilli, il y a cinq ans, avec sa femme et sa famille.

Depuis mon départ de Paris, je n'avois rencontré si bonne,
intéressante, instructive conversation; cet entretien a éclairci, a
raffraichi toutes mes idées sur des sujets, des complications bien
confuses pour ma pauvre ignorance.

Il est reparti immédiatement en toute diligence pour sa destination.

Il me parait évident que vous êtes trop loyal dans votre cabinet pour
ne pas vouloir de guerre, pour en rejetter les horreurs et les
chances, à quelque prix que ce soit, pourvû que vous soyez les
Maîtres, ce qui peut n'arriver pas; il est permis de s'en inquiéter.

Vous étiez bien aimable, amical dans votre d{niére} lettre. Vous
vouliez me consoler de choses inconsolables; ce qui n'est pas dans la
puissance humaine. Vous reverrais-je dans quelques semaines, quelques
mois? Je ne le sais. Toujours, et dès ma jeunesse, j'ai eu horreur des
injures et des outrages qui ne peuvent se venger avec l'aide d'un seul
bras; me garantirez vous le repos dans la dignité? dans toute
l'Europe, je puis voyager. Mon nom, j'ose le dire, est un noble
passeport, ma conduite une bonne lettre de recommandation; avec ces
deux choses, je puis aller, séjourner dans toutes les monarchies de
tous les tempéramens, comme dans les 22 républiques de la Suisse; je
trouve ma place au 1er rang de la société, à Genève, comme à Londres,
Vienne, Rome, etc. Chez nous, il n'y a rien de cela; ce nom et cette
conduite, c'est un soupçon, c'est une surveillance, une perquisition.

Dieu m'est témoin que les nobles inconvéniens, les dangers, je ne les
appréhende pas.

En vérité, je ne sais si ce n'est pas une inconvenance, un
mal-à-propos de causer ainsi tout haut, et de vous importuner de mes
irrésolutions; quoiqu'il en soit, c'est la franchise de l'amitié; et
la mienne est de si vieille date et de si bonne trempe que vous n'avez
jamais pû recueillir un plus sincère hommage.

Je m'étonne que notre amie Juliette ne m'envoie jamais un souvenir; je
m'en sens plus humilié que blessé, puisqu'enfin j'étois le plus ancien
de ses amis; j'ai souvenance d'une petite lettre sans réponse au
commencement de l'année.

Mille complimens à Poz...; j'avais vû son neveu à Florence, aimé et
goûté dans la meilleure compagnie.


                                                  25 mai, Milan [1831]

Une lettre du 17 que je reçois à l'instant de Caroline m'informe de
l'objet d'une course qu'elle fesoit à Paris pour donner à votre pauvre
père un témoignage de son intérêt à sa profonde douleur. Cette
douleur, ma chère amie, est également la vôtre; et qui sait mieux que
moi en mesurer l'étendue, et apprécier tout ce qu'elle renferme
d'amertume! une mère dont jamais vous ne vous étiez séparée; la
famille la plus unie, la plus dévouée, la plus intimement dévouée les
uns envers les autres qui exista jamais! je connois donc tout ce que
vous devez souffrir, tout le poids de cette insupportable douleur,
tout ce que le ciel a réservé de chagrins pour les vieux jours de
votre si bon et si vénérable père. Veuillez lui offrir les intimes
hommages de ma vieille amitié héréditaire; je sens pour lui ce que
sentiroit mon angélique Mère, si elle étoit encore sur cette terre;
dans toutes les circonstances qui nous brisent le coeur, nous devons
les partager; nous aimer beaucoup enfin, par la raison que les
sentimens prennent une double force lorsqu'ils sont transmis de
génération en génération.

Voilà, ma très chère Adèle, l'expression des 1ers mouvements que
produit dans mon âme si ouverte à toutes les émotions douloureuses la
lettre de Caroline. Veuillez, je vous en conjure, vous en pénétrer, et
offrir aussi à votre frère les assurances de toute ma sensibilité.

Le 4 de ce mois, je vous répondois, et je vous disois les alarmes que
me causoit la poitrine de mon petit compagnon. C'est cette cruelle
maladie qui nous retient ici depuis 5 semaines; il est en
convalescence à présent; le médecin très habile se flatte que la playe
au poumon est cicatrisée; nous espérons pouvoir nous mettre en route
dans une 12{aine} de jours. Nous voyagerons lentement avec les plus
excessives précautions; nous irons d'abord séjourner à Lausanne; c'est
là que je vous demande une réponse; vous ne la refuserez pas à une
vieille amitié qui sympathise si étroitement avec vos chagrins. À
Lausanne, je prendrai mes dernières résolutions, c. à. d. des
résolutions pour quelques semaines, quelques mois; ce n'est pas la
moindre des peines que de vivre toujours dans le doute, et d'user sa
vie dans l'incertitude du lendemain.

Les papiers f{ois} annoncent que leur héros est parti pour Genève. Je
n'apprends pas que Juliette ait encore prit ce parti. Mais quel est
l'établissement que va former son ami? et de qui le compose-t-il? son
génie et sa femme ne lui suffisent pas. C'est sans doute à la campagne
qu'il va le poser, on m'avoit parlé de Coppet; cela n'appartient-il
pas à la veuve d'Auguste?

J'ai vu des arrivans de Vienne qui disent des merveilles de votre ami
Marm., de ses habitudes avec un jeune homme de 20 ans, et de ses
intimités avec un ministre de Po. Il y a là dedans plus de diplomatie
que d'affection.

Adieu, chère et malheureuse amie; quelque soit votre sort et le mien,
je ne cesserai de vous aimer de la tendresse la plus fraternelle.




VI

M. THIERS


  Madame,

Je vous demande pardon de ne pas avoir répondu plutôt à votre aimable
lettre; quand vous recevez ma réponse, vos voeux seront ou déçus ou
accomplis.

Vous savez que j'ai toujours le plus grand penchant à faire ce qui
vous est agréable, et à me conserver votre amitié; permettez-moi de ne
pas vous en dire davantage aujourd'hui, et de faire ce que je n'ai
jamais fait, c'est à dire le mystérieux.

En attendant que j'aie le plaisir de vous voir, agréez, madame,
l'hommage de mon respect et de mon attachement.

  A. THIERS

  Jeudi 14.


  Madame,

Je suis tout disposé à prendre votre femme de chambre, mais à une
condition c'est que vous ne l'avertirez que lorsque je vous donnerai
le signal; alors je vous prie de l'envoyer prendre, de me la faire
arriver sur le champ, sans aucune explication préalable. Quant à moi,
je la mettrai en voiture et la ferai partir sans qu'elle ait pu voir
toute la nation Carliste et prendre leurs ordres, leurs instructions,
et surtout leur _télegraphie_. Je vous demande pardon de ces
précautions, mais, depuis que ma fatale destinée a fait de moi un
chef d'assassins, Elle en a fait aussi un geolier, et je suis obligé à
mille manoeuvres révoltantes.

Adieu, madame, croyez-moi l'un de vos amis les plus respectueux et les
plus dévoués

  A. THIERS

  Samedi matin 24.


  Madame,

Vous auriez grand tort de croire que je vous ai oubliée, car ce serait
me supposer ingrat. Je ne le suis pas, je vous assure, et je songe
toujours avec une reconnaissance bien sentie à la bienveillance que
vous m'avez témoignée. Ce n'est pas chose si commune que la
bienveillance pour la si mal accueillir. Mille affaires, mille soucis
m'ont toujours empêché d'aller vous présenter mes hommages. Je n'ose
même plus en former le projet, tant j'acquiers l'expérience de
l'instabilité de nos pauvres projets à nous, gens tourmentés. Je
saisirai la première occasion de votre passage à Paris pour aller vous
demander ma grâce. En attendant, je ne manquerai pas d'attacher un
grand prix à votre recommandation en faveur de M. de Chateaugiron. Je
le sais homme de mérite et d'expérience et propre à bien administrer.
J'ai beaucoup et beaucoup de candidats, mais je vous promets de placer
celui-ci en bon rang.

Croyez, Madame, à mon respectueux et sincère attachement.

  A. THIERS

  11 septembre 1834.




VII

M. HYDE DE NEUVILLE


                             de la préfecture de police, 18 juin 1832.

Je vous remercie mille fois, Madame; je reconnais, à votre obligeante
lettre adressée à Madame de Neuville, votre bienveillante amitié pour
moi, vous savez tout le prix que j'y attache et combien je vous suis
dévoué; _quand même_, je viens vous demander un service, c'est,
quelque traitement qu'on me fasse éprouver, de ne rien demander pour
moi à un gouvernement dont je n'accepterais aucune faveur ... je ne le
crains point, je ne l'aime point et, après ce qui vient de se passer,
vous pouvez concevoir aisément tous les sentimens que je lui voue. Il
n'a rien contre moi, il le sait; il sait plus, il sait _qu'il ne peut
rien avoir contre moi_ car il n'y a pas une de mes actions qui ne
puisse être produite au plus grand jour, mais il a voulu justifier des
mesures odieuses, arbitraires, et il s'est empressé de profiter d'une
accusation absurde, qui part d'un courtisan du pouvoir ou d'un sot,
pour mettre en avant des noms que la France connait et qu'à juste
titre elle estime. C'est à nous maintenant à _demander compte de
l'accusation_. Pour moi, j'étais très éloigné de croire qu'il fut
utile de conspirer contre un gouvernement qui sait si bien se suicider
et travailler à sa ruine; je disais à tous, _laissez faire_ et je
suivais cette règle avec autant de modération que de patience; je
mettais quelque dignité, après m'être retiré des affaires en homme de
coeur, à garder le silence, et à attendre tout, _du tems, de la raison
publique, de la force des choses_, ... mais, enfin, on me déclare la
guerre; je l'accepte et j'espère que toute la France sera pour moi.
Un ilote est encore bien fort quand il a du sang français dans les
veines, du courage et l'amour le plus sincère du pays et de ses
libertés, enfin quand il peut publier tous ses actes et afficher tous
ses écrits.

Voici la lettre que je reçois à l'instant d'un homme de beaucoup de
talent dont les opinions ne sont pas les miennes.

«Votre arrestation m'a causé autant de douleur que de surprise; je
suis moi-même à moitié proscrit, mais, si le ministère et l'assistance
d'un homme auquel votre caractère public et privé a inspiré une haute
estime, peuvent vous être utiles, disposez de moi.»

Si cette lettre était tombée aux mains de Mr le procureur général de
Rennes, ce serait là un chef grave d'accusation; un homme du
mouvement, écrivant à un légitimiste _disposez de moi_--à coup sur
j'ai dirigé non seulement les mouvemens de l'ouest mais aussi les
républicains de l'église St Merry--il y a des hommes qui ne conçoivent
pas qu'on puisse avoir du coeur et se montrer noble et généreux dans
tous les partis.

Adieu, Madame; je souffre encore beaucoup; je vais demander au juge
d'instruction une maison de santé ou Mad{e} de Neuville pourra me
suivre; je suis, du reste, accablé de soins par Mr Carlier qui a bien
voulu me retirer chez lui, et me faire sortir d'un nid de voleurs,
mais mon état de faiblesse exige des soins particuliers. Je verrai si
M. le juge d'instruction croit ma parole aussi sure que des verroux.
Agréez l'hommage de mon respect et de mon attachement

  HYDE DE NEUVILLE




VIII

L'AMIRAL DE RIGNY


                                                  Paris, lundy [1832].

J'espère, Madame, que vous êtes plus au courant que moi d'une
situation qui me paraît s'embrouiller de plus en plus; vos amis vous
instruisent et, comme on me dit qu'ils se plaignent de moi, je n'ose,
devant vous, être trop contradictoire.

Il est bon cependant, que vous sachiez, (bon, j'entends pour moi), du
vrai, sans le vernis obligé.

M. de Broglie était un homme trop honorable pour que je fasse une
objection personnelle et, malgré quelque précipitation désobligeante
de la part du Roi envers mon oncle, accusé déjà, si je refusais, de
faire manquer une combinaison si difficile à terminer, j'acceptais si
le duc de Broglie se décidait.

Cela se passait le _dimanche_; le mardi, M. de B. apporta ses
conditions au Roi: il s'agissait de Guisot, Seb ... et un autre qu'il
fallait faire entrer sans portefeuille.

Ici, je fis objection, et contre le sistème des ministres sans
portefeuille et un peu contre l'invasion trop complette de ce qu'on
appelle les doctrinaires, et j'offris ma place; Barthe en fit de même,
et Thiers déclarat qu'il ne croyait pas cette combinaison possible
avec la chambre.

C'était un _sine qua non_ de la part du duc de B.; force fut de
retourner à Dupin; à l'heure où je vous écris, on attend sa réponse et
son arrivée. Je n'y compte pas trop, car c'est un singulier personage
qui n'acceptera pas la présidence du maréchal.

Je passe rapidement sur les épisodes et les intrigues; toute la mienne
est là sous vos yeux et, plus que jamais, je désire d'être hors d'un
cercle vicieux où on ne peut dire la vérité sans choquer quelqu'un, ou
blesser ses amis, où la prévoyance est taxée de dissolvance et les
calculs raisonés de calculs égoïstes.

M. de Taleyrand part demain soir. Le dehors ne s'embellit pas;
Matuchewitz a fait manquer à Londres une _Coërtion fiscale_ qu'aurait
sans lui adoptée la conférence.

Pozzo crie sur les toits à Vienne que c'est une horreur de vouloir
dépouiller encore le roi de Hollande; la Prusse ne veut pas de nos
rassemblements de troupes, pas de siège d'Anvers, et se borne à ne
rien dire contre la coertion navale que chaque jour rend désormais
illusoire; chacun parle de sa dignité nationale, de son intérieur et
prétend ne plus rien sacrifier au notre. Voilà comme nous allons
aborder la session, et de plus les recriminations et le reste.

Je vous confie ces embarras, Madame, dont les doctrinaires ne nous
sauveraient pas!

On peut voir maintenant si j'avais tant de tort, en priant de différer
les épousailles, et de ne pas presser le départ, toujours à tems, des
princes, de Gérard, et de tout ce monde belliqueux.

Quant à la composition ministérielle, j'ignore ce qui se fera. Le
maréchal a été soufflé de mettre d'Argout aux aff. étr. il veut
Bassano ou Rayneval et tous les deux; moi, si j'ai voix et que je
reste, je demanderai Thiers. On dit qu'Humann ne veut plus; M. Louis
en tous cas ne voudra plus rester, Montalivet dit qu'il se retirera,
mais le Roi veut encore essayer de s'arranger avec Dupin.

Voilà des noms et des projets en l'air; veuillez les prendre pour ce
qu'ils valent et n'en pas nommer le narrateur, votre humble et dévoué,
Madame.

  H. de R.


Il est 9 heures du matin, et rien de fait ou du moins de connu pour
moi.

Le Roi est reellement le plus embarassé, et s'est embarassé lui-même.

M. de Broglie a decidément refusé encore, hier soir, d'entrer sans le
cortège qu'il demandait.

Reste toujours la question de savoir si on le prendra tel qu'il veut
être accompagné ou si on essayera une combinaison entre lui et Dupin
exclusivement, alors viennent les embarras des noms: Human ne veut
entrer qu'avec M. de Broglie. Sans M. de Broglie, on ne trouvera pas
de ministre des Aff. Etr.

Mais peut être, après tout, vois-je mal de mon coin! le dehors n'est
rien moins que complaisant et le deviendra d'autant moins encore.

Thiers est furieux contre _les doctrinaires_ de ce qu'ils ne veulent
céder sur rien; on se brouille avec ses amis; on s'envenime
mutuellement et la partie va grand train.

Je crois cependant que ce soir on finira par un méli-mélo. Je
m'arrache les cheveux d'être dans cette galère car la _rame est
inutile_.

Adieu, Madame; tout cela est bien triste, mais j'espère que cela l'est
moins a P{t} chartrain que dans la rue d'Anjou où je craindrais bien
d'être mal famé en ce moment.

Mille hommages.

  Mercredy matin,


                                                 jeudi, à 8 h du matin

Voilà, Madame, le plus pénible, le plus laborieux, et le plus forcé
des accouchements ministériels.

Nous sommes restés enfermés aux thuileries de deux heures à minuit. On
criera au ministère _Polignac_ et c'est cette considération qui m'a
décidé a ne pas me séparer de l'ad{on} nouvelle.

Je crois fermement à la majorité! Alors! Alors.

Pardon de ce décousu mais j'en suis encore ahuri.


                                                Mons, 14 8{bre} [1835]

J'ai reçu ici un billet de vous qui n'était pas destiné à aller si
loin; je n'ai pu y répondre plutôt.

Après avoir balloté, cahoté un rhumatisme pendant deux mois par terre
et par mer, le premier moment de repos a été une crise dont je ne
prévois pas la fin. Le jour même de mon arrivée ici, j'ai eu une
attaque sur la poitrine et les poumons, et, depuis 8 jours et huit
nuits, j'étouffe dans des angoisses sans cesse renouvellées; je suis
couvert de sangsues, de cataplasmes et de vésicatoires, et je compte
les heures, les minutes de chaque jour et de chaque nuit. En ce moment
même, je vous écris sur mon séant; j'ai peine à finir chaque mot. Ce
voyage me coûtera cher peut être.

Jugez du spectacle que je donne à une femme grosse, nerveuse et
malade. Je ne sais quand j'aurai du repis et si je pourrai reprendre
la route de Paris. J'ai fait venir mon médecin qui était à la suite de
M{de} Thiers et qui va être obligé de s'en retourner.

Je pense aux plaques du maréchal qui seraient ici bien insuffisantes.

Adieu, Madame; ayez quelque pitié d'un agonisant en lui donnant
quelques lignes

  mille hommages

  H. DE RIGNY


                                                             Mons, 15.

Je vous remercie bien d'avoir pensé à moi. C'est une bien bonne
distraction pour un malade qu'un souvenir d'amitié; je suis dans un
assez triste état; je suffoque jour et nuit. Les douleurs aiguës ont
un peu cédé, mais il me reste un mal que je ne comprends pas et que je
crois n'être pas plus compris des médecins; le mien vient de repartir
pour rejoindre la caravane avec laquelle voyage Thiers.

Vous me dites que j'ai eu tort de partir avant que rien ne fut
décidé; mais d'abord rien ne devait se faire qu'au retour de Thiers,
et je ne prévoyais pas que je serais impotent. Ce qui se fera, je ne
le sais; j'ai eu une explication avec le Roi la veille de mon départ.
Son embarras est grand, entre Gérard, auquel il a promis, et
Sebastiany auquel il a promis encore.

Celui-ci veut s'en retourner à Londres maréchal; l'autre veut la
légion d'honneur; il faut que ces prétentions là soient satisfaites
avant les miennes. Cependant, aux tourments que j'endure et qui ne
sont dus qu'à ce voyage de Naples, il me semble qu'on me devrait
compter aussi.

J'aurai fait triste figure à votre dîner de M{de} de Lieven, moi qui
n'ai pas voulu aller à Pétersbourg. Maison ne demanderait mieux que de
donner sa place à Sebastiany.

Du reste, je ne sais rien de ce qui se passe, je désire beaucoup être
en état de monter en voiture car je m'ennuie fort ici. Mais comment
faire avec 3 vésicatoires, des cataplasmes et des synapismes sur tout
le corps; la patience commence à être à bout.

Quant à M{de} de Rigny elle quitte décidément le pays, ce qui la force
à rester jusqu'à la fin du mois pour ses arrangements de cloture.

Voulez vous faire mes compliments à Mr Pasquier.

J'aurais voulu lui dire mon entrevue avec le Roi qui m'a dit qu'il n'y
avait plus que Duperré qui fit obstacle et qu'il était, lui,
consentant à me nommer amiral.

Adieu, madame, que votre bonté ne s'épuise pas.

  mille hommages

  H. DE R.


À moins d'empéchements absolus, je compte arriver à Paris lundi 26.
M{de} de Rigny vient avec moi, et le médecin qui m'a traité m'accompagne
une partie de la route; c'est une entreprise que je fais car je ne sais
si je supporterai la voiture. J'ai beaucoup souffert; depuis hier je
suis plus calme et j'ai enfin pu dormir artificiellement deux ou trois
heures. J'étais venu ici pour des affaires dont il m'a été impossible de
m'occuper. Je les laisse en souffrance; quant à celles de Paris, je
m'en occuppe encore moins; il parait qu'on trouve des difficultés à
tout. Je ne sais pas ce qui fait dire que je demande qu'on renvoie Seb.
de Londres pour m'y mettre ou qu'on renvoie Dup. de la marine pour m'y
mettre encore. Je n'ai rien demandé de tout cela; je ne désire la place
de personne, j'ai le jour de mon départ, demandé au Roi quelles
objections il avait à me nommer amiral, il a fini par me dire aucune!

Je demande un grade qui n'est et ne peut être l'ambition de personne,
mais il faut que je trouve là Seb. à la traverse. Les arrangements
ministériels devaient se faire au retour de Thiers; la vérité est que
si on ne les brusque pas, il ne se fera rien.

Je serai vraisemblablement plusieurs jours à Paris sans pouvoir
sortir. Si M. Pasquier pouvait disposer d'un 1/4 d'heure pour moi, je
lui en serai bien reconnaissant, le mardi ou le mercredi; de cette
manière, j'aurai de vos nouvelles.

J'ai besoin de vous dire combien j'ai été sensible à vos bonnes
attentions, et de vous renouveler tous mes hommages.

  H. DE RIGNY.

  Mons, ce 22.




IX

M. DUCHATEL.


                                              Londres, 1er 9{bre} 1848

                                              Lowndes Square, 5

Nous venons de nous établir de nouveau à Londres, madame, et l'on
m'écrit que vous êtes de retour à Paris. Je profite de ce
rapprochement pour me rappeler à votre souvenir. Je ne sais quand il
nous sera donné de nous revoir; je doute toujours que ce soit bientôt.
Je cherche à ne pas penser à cette époque du retour; c'est la
meilleure manière d'éviter les déceptions et l'impatience.

J'ai trouvé bien des malades à Claremont. La Reine surtout et le P{ce}
de Joinville ont été cruellement atteints. Je crains que la Reine ne
se remette difficilement. Les médecins ont déclaré pendant un grand
mois qu'ils ne comprenaient rien à ces maladies si opiniâtres; ils les
attribuaient à une influence du choléra, bien qu'elles eussent des
caractères complètement contraires. Enfin, il y a deux jours, on a eu
l'idée d'analyser l'eau; on l'a trouvée empoisonnée et contenant je ne
sais quelle substance de plomb.

Alors on a examiné tous les symptômes, et l'on a reconnu que toutes
les indispositions n'avaient d'autre cause que l'empoisonnement, qui
est attribué à quelque dérangement dans les conduites qui amènent
l'eau. Le Roi lui-même, et les princesses qui ne sont pas malades, ont
les gencives bleues et portent la trace du poison. J'ai bien peur que
la Reine n'en soit frappée trop gravement pour permettre d'espérer un
retour complet à la santé. C'est ce que disaient hier les médecins.

L'horizon politique me parait bien sombre. On dit ici que l'élection
de L. Bonaparte est inévitable. Est-ce un bien? est-ce un mal? je ne
me permets pas de prononcer. Je crains avant tout, pour notre pays et
pour la société, la domination de cette coterie républicaine qui n'a
ni principes d'honneteté, ni capacité de gouvernement et qui nous
mènerait lentement et sourdement aux mêmes abîmes que la république
rouge.

Veuillez me rappeler à l'amitié du Chancelier. Ma femme me charge de
tous ses souvenirs pour vous. Daignez agréer l'hommage de mes
sentiments de respectueux attachement

  D.




X

MADAME LENORMANT,

Nièce de Mme Récamier.


                                                  Ce 1er juillet 1848.

Chère Madame, j'ai vu hier chez ma tante le petit mot que vous avez
bien voulu adresser à M. Ampère et c'est dans les circonstances
présentes une joie vive que d'entendre parler de ses amis.

Ma tante va assez bien; elle a traversé ces affreuses journées avec
tout le courage qu'on pouvait attendre d'elle. Nous avons été séparés
trois jours entiers d'elle, sans lettres, ni communications. C'était
une horrible angoisse. Hélas, et qu'est-ce qui n'était pas angoisse
dans ces terribles moments! pendant cinq jours et cinq nuits, je ne
voyais qu'à de rares intervalles mon mari dont la légion et le
bataillon ont tant souffert, et je craignais à toute heure de le voir
revenir blessé; ils ont perdu 8 hommes et comptent 80 blessés. Pour
lui, le ciel l'a protégé.

Aynard de La Tour du Pin a été blessé d'une balle et même depuis
l'extraction souffre toujours beaucoup. M. Beaudon souffre peu, mais
sa belle-mère a dit à ma tante qu'avant plusieurs jours encore on ne
serait pas certain d'éviter l'amputation.

Le duc de Noailles est revenu à Paris le vendredi 23 avec son fils
Jules; l'un et l'autre ont fait le service le plus actif dans la 10e
légion. Mais cela ne suffisait pas au jeune courage de Jules de
Noailles, il a échappé à son père, s'est joint à la garde mobile, a
traversé avec elle à plat ventre sous le feu des insurgés le pont du
canal St Martin, s'est battu à la barricade de la Bastille et son père
l'a ramené mercredi à la duchesse de Noailles après l'avoir,
disait-il, un peu grondé de son héroïsme, mais en étant bien fier.

Sitôt qu'on a pu sortir, on s'est cherché avec un empressement bien
mêlé de terreur. Au milieu de toutes ces circonstances si effroyables
dont l'âme est encore navrée après la victoire, l'état de M. de
Chateaubriand a fait de rapides progrès vers une fatale conclusion. Je
venais d'être un mois sans le voir quand mercredi je suis allé chez
lui. Sa maigreur est effrayante, il tousse presque sans cesse et il
s'est joint à ses autres maux un catarrhe à la vessie qui lui cause
par intervalles des douleurs très aiguës. Hier on n'a pas pu le lever.
Il m'a semblé que cet état de douleurs physiques avaient plutôt
réveillé qu'abattu ses facultés morales. Il m'a parfaitement reconnue
et m'a témoigné même une affection qui m'a touchée.

Quelques traits d'héroïsme de ces petits mobiles que je lui ai
racontés l'ont vivement ému. Il parle peu toujours, sa figure est
beaucoup plus altérée mais l'expression y vit. La douleur a vaincu la
paralysie. C'est plus déchirant à voir; c'est moins triste, l'être
intelligent reprend l'empire. Mais je crois, chère Madame, que cela ne
peut pas durer long-tems. Le catarrhe à la vessie dans les
circonstances de maladie où se trouvait déjà M. de Chateaubriand est
des plus dangereux. Nous approchons donc de ce terrible-moment qui
sera le plus rude coup pour ma pauvre tante; à mesure que je le vois
approcher j'en conçois plus d'effroi. Elle ne le voit pas et ne juge
pas de l'altération de sa figure; il est fort patient et même dans les
plus vives souffrances se borne à gémir sans se plaindre, cela
contribue à lui faire illusion. Adieu, chère Madame, agréez mille
tendres et respectueux hommages.


                                                    ce 3 juillet 1848.

Chere Madame, M. de Chateaubriand a reçu l'extrême onction hier à deux
heures. Ma pauvre tante s'est établie hier dans cette maison pour ne
plus la quitter. Vous imaginez aisément l'état où elle est; hélas! ce
malheur est prévu depuis bien long-tems, et il semble frapper à
l'improviste. Il a une fièvre violente, une toux presque continuelle.
Il ne dit rien et souffre avec une admirable résignation.

Ma pauvre tante épie là, au pied de ce lit, une parole, un mot, un
adieu, qui ne viendront peut-être pas. Mais il sait qu'elle est là et
n'y souffre nul autre.

Je vous ferai donner le bulletin de la journée et de la nuit
prochaine, si tout n'est pas fini avant la nuit.

  Mille hommages.


                                               Jeudi [6 juillet 1848].

Je ne reçois rien de vous, chère Madame, mais vous devez avoir appris
par M. Lenormant la fin de M. de Chateaubriand; hélas! vous devinez
bien l'état de ma pauvre tante. Elle ne peut croire encore à ce
malheur; l'étourdissement de ce terrible coup, la fatigue physique
l'empêchent de sentir le vide dont je suis plus épouvantée que je ne
puis dire. Il faut espérer que le bon Dieu nous viendra en aide, car
je ne sais ce qui serait assez puissant pour la soutenir dans de tels
momens, si ce n'est une grâce d'en haut.

La cérémonie religieuse aura lieu samedi à midi précises à l'église
des Missions; le corps, déposé d'abord dans les caveaux, sera dans
quelques jours transporté à St Malo.

À partir du dimanche après la réception des derniers sacremens, que M.
de Chateaubriand a reçu avec toute sa connaissance et beaucoup de
joie, il n'a plus adressé un mot à qui que ce soit. La fièvre qui
avait une terrible intensité l'accablait, il était très rouge et
entendait pourtant sans doute ce qui se faisait autour de lui, car il
faisait un effort pour soulever ses paupières quand on s'approchait du
lit, mais hélas, n'y parvenait pas. Mardi, à huit heures et demie, sa
vie s'est éteinte tout doucement, sans agonie, sans souffrance. Ma
pauvre tante, M. Louis de Chateaubriand, l'abbé de Guerry et une soeur
de Marie-Thérèse étaient seuls présents dans cette chambre à ce
solennel moment.

On n'a point retrouvé de testament; les scellés ont été apposés, ce
qui me fait croire que M. L. de Ch. n'a accepté la succession que sous
bénéfice d'inventaire. L'ébranlement est tel pour ma pauvre tante que
ses idées sont encore toute confuses et, jusqu'à présent, elle n'a
exprimé aucun désir, formé aucun projet. Elle confond, dans la même
douleur, deux douleurs bien différentes, deux pertes bien intenses,
celle de M. Ballanche et celle de M. de Chateaubriand. Hélas, c'était
la meilleure part de sa vie et je n'ose regarder en avant.


                                                           Vendredi 7.

Cette lettre que j'avais laissée hier ouverte sur ma table, chère
Madame, a été interrompue parce que j'ai été passé la journée à
l'Abbaye aux bois. J'y ai trouvé la lettre que Monsieur Pasquier m'a
fait l'honneur de m'écrire et qui a vivement émue ma tante.

M. le Chancelier permettra que je ne lui réponde pas aujourd'hui. Je
viens aussi de recevoir à l'instant votre billet d'hier. Je vais le
porter à ma pauvre chère tante. Il est bien certain que votre amitié
est celle sur laquelle elle compte le plus, que votre nom est celui
qu'elle prononce le plus et que vous êtes, chère Madame, la seule
personne qu'elle pourrait voir avec joie. Je vais lui dire votre
tendre pensée, je sais d'avance qu'elle en sera profondément
attendrie. Je ne sais pas si elle l'acceptera. Je ne pense pas qu'elle
veuille quitter Paris tant que le corps de M. de Ch. y sera. De plus,
elle a une vive inquiétude du parti qui va être pris pour la
publication des _Mémoires_ et voudra être édifiée à ce sujet. Le seul
désir qu'elle m'ait témoigné c'est de faire le voyage de St Malo. La
route la plus courte est celle de Caen. Peut être nous arréterions
nous quelques jours ou quelques semaines chez moi en Normandie avant
de continuer ce triste pélerinage. Je vous écrirai sans doute demain
et vous manderai ce qu'elle aura résolu.

Mille respectueux et tendres hommages.


                                                         Ce 8 au soir.

Chère Madame, c'était aujourd'hui une cruelle journée et dont ma
pauvre tante a bien souffert. Elle est dans un accablement qui fait
pitié.

Je lui ai lu votre bonne et tendre lettre, elle en a été vivement
émue; personne mieux que vous ne la comprend, personne mieux que vous
ne sait la plaindre, personne plus que vous ne pourrait la consoler.
L'hospitalité si tendre que vous lui offrez aurait eu pour elle le
seul charme qu'elle puisse encore ressentir, mais elle ne veut pas
quiter Paris sans être éclaircie sur beaucoup de points qui
l'inquiètent. M. Vertamy, qui était le conseil et en quelque sorte
l'homme d'affaires de M. de Chateaubriand, absent de Paris, y est
revenu seulement aujourd'hui. C'est par lui qu'on connaîtra les
volontés de M. de Ch., au moins relativement à ses mémoires. Ma tante
est d'ailleurs chargée d'accomplir un des legs de M. de Chateaubriand,
c'est-à-dire de remettre à la ville de St Malo le portrait de Girodet
qui était déposé chez elle.

À la nouvelle de la mort de M. de Ch., le duc de Noailles est sur le
champ revenu de Maintenon. M. Briffaut entoure aussi ma pauvre tante
des soins les plus délicats. Mais, hélas! qu'est-ce que tout cela pour
son pauvre coeur brisé? De projets, nous n'en formons aucun. Elle dit
qu'elle a peine à suivre, à lier, à retrouver ses pensées. Dans
quelques jours peut-être pourrons-nous la déterminer à quelque chose.
Je désirerais bien ardemment qu'elle s'éloignât au moins momentanément
de l'Abbaye aux bois; si vous aviez été à Chatenay, peut-être
aurait-elle été vous y retrouver.

Paul David va tout à fait bien; sa chute n'a été qu'un accident sans
suite fâcheuse et, grâce à Dieu, cette inquiétude là est du moins
épargnée à notre pauvre affligée. Adieu, chère Madame, agréez le
tendre hommage de mes sentimens.


                                                     ce 6 août [1848].

Vous avez écrit à ma pauvre tante, chère Madame, une bonne, longue et
si tendre lettre qu'elle lui a fait du bien. Elle me charge de vous en
remercier vivement. Votre langage est si tendre, si délicat, si
sensible et si sensé que, de toutes façons, il devait arriver à son
coeur. C'est avec une extrême émotion qu'elle l'a entendu. Elle veut
que je vous dise combien vous avez bien su lui dire les seules choses
qu'elle puisse entendre. Ses impressions, ses sentiments sont en
parfaite harmonie avec ceux que vous exprimez; elle se travaille dans
le sens même que vous lui conseillez et elle _dit_ qu'elle croit
qu'elle obtient quelque chose. Peut-être, en effet, commence-t-il à y
avoir quelque chose de moins âpre, de moins amer dans sa douleur;
mais, il ne faut pas se le dissimuler, le vide est infini. Rien ne
l'intéresse plus, rien ne la touche plus, elle est comme absente
d'elle-même. À force de prières, j'ai obtenu qu'elle sortit un peu
presque tous les jours (elle ne voulait plus sortir de son
appartement), mais c'est là tout. Elle ne dort point et sa pâleur est
effrayante. Quand je m'inquiète de sa santé, elle me répond qu'elle
s'étonne encore de supporter de tels coups. J'aurais voulu pour tout
au monde lui faire quitter Paris ne fut-ce que pour quinze jours; je
n'obtiens rien, car je compte bien peu sur la promesse qu'elle me fait
de venir me retrouver en Normandie. Aussi, chère Madame, j'ai le coeur
bien navré. Ma santé est si détruite que, depuis six mois, je ne crois
pas avoir eu huit jours sans souffrance. On me presse d'aller prendre
les eaux bonnes à la campagne puisque je ne peux pas aller les prendre
aux Pyrénées, et je partirai samedi prochain pour profiter des
derniers jours de chaleur. Mais, quoiqu'il en soit, je ne consentirais
peut-être pas à partir si je n'espérais un peu que cette absence la
déterminera à partir aussi.

Voilà où nous en sommes. M. Ampère ne la quittera pas. Si elle venait
en Normandie, il irait passer ce temps en Angleterre et Paul
l'accompagnerait chez moi, mais, je le répète, j'espère bien peu
qu'elle se décide. Ses pauvres yeux ont achevé de se perdre dans
toutes ces émotions et ses larmes. C'est un obstacle de plus à lui
faire arriver la moindre distraction.

La famille de M. de Chateaubriand est indigne pour elle; croirez vous
que L. de Chateaubriand, après avoir assisté avec elle à cette
dernière et terrible scène de la mort, témoin de son dévouement si
rare, si complet, si angélique, n'a pas même mis une carte chez elle,
n'a pas éprouvé le besoin de lui exprimer sa reconnaissance au nom de
toute la famille de l'ami qui sans elle aurait été livré à des gens de
service....

Le portrait de Girodet est légué à St Malo, ma tante le savait, elle a
prévenu toute demande et fait écrire au maire qu'elle était chargée du
soin de remettre ce legs à la ville natale de M. de Ch. Elle vient
d'en faire faire une copie qu'elle garde, mais, hélas, qu'elle ne
verra pas. Le buste en marbre de David est légué au chateau de
Combourg. Ma tante attend que M. L. de Chateaubriand le fasse
réclamer. Dieu sait avec quelle mauvaise grâce cela sera fait. Tout
porte la trace des volontés de Mme de Chateaubriand. Elle a abusé de
l'affaiblissement de son mari pour lui faire signer avant sa mort à
elle toutes sortes de dispositions qui n'auraient pas été sa volonté à
lui; et, comme sa mémoire était tout à fait éteinte, il n'en avait
nulle conscience.

C'est grand pitié!

M. Piscatory, que j'ai vu au moment de son départ pour Tours, m'avait
promis de vous parler de moi.

Adieu, chère Madame, permettez-moi de vous demander d'écrire encore,
d'écrire de tems à autre à votre pauvre amie. De tous les amis qui lui
restent encore, elle dit que vous êtes celle de [qui] l'absence lui
est le plus pénible. Vous nous viendrez en aide cet hiver.

Veuillez agréer l'hommage de mes bien tendres sentimens.




XI

LA COMTESSE MOLLIEN


                                             Claremont 21 août [1850].

Vous serez sans doute, Madame, quelque peu surprise du rapprochement
de la date et de la signature de cette lettre. En passant par Paris
dernièrement, je m'étais informée si vous y étiez pour vous demander
vos commissions pour la Reine, pour vous dire aussi comment et
pourquoi je me rendais près d'elle; c'est une consolation que je ne
sais pas repousser que de croire à votre intérêt.

Depuis mon arrivée, je me promettais tous les jours de vous donner des
nouvelles du Roi: elles ne sont rien moins que bonnes; la Reine est
inévitablement menacée d'un malheur pareil au mien et le chemin qui
l'y conduit est bien autrement rude! Un triste événement vient encore
d'aggraver les soins et les soucis qui dévorent sa vie. Mme la d{esse}
d'Aumale, il y a quelques jours, est, tout à coup accouchée à 8 mois,
d'un enfant mort. C'était une fille, si chétive, si peu bien conformée
que, fut-elle venue à terme, on assure qu'elle ne pouvait pas vivre.
Le chagrin a donc été médiocre, mais le trouble a été grand. On devait
partir le lendemain pour Richmond, il a fallu d'abord rester. Il
faudrait maintenant y aller, parce que Mme la D{esse} d'Orléans y est,
que la P{sse} Clémentine y arrive, et que le Roi se persuade que le
changement d'air et de place lui sera salutaire.

La D{sse} d'Aumale est très bien; on ne se ferait pas de scrupule de
la laisser ici, parce que la P{sse} de Joinville resterait avec elle.
Ce n'est donc plus elle qui retient, mais c'est Mgr le duc de Nemours
qui garde la chambre depuis quelques jours. On parlait de clous mal
placés, le médecin dit aujourd'hui que c'est une entraxe (un anthrax)
pour laquelle on sera obligé de recourir à une petite opération
chirurgicale, et le départ est encore ajourné presqu'indéfiniment, au
grand déplaisir du Roi. Autour de lui le sentiment est tout contraire
et l'anxiété que cause son état de faiblesse, qui ne fait que
s'accroître, s'augmente encore par la pensée de le voir dans cette
situation quitter un lieu très digne, très convenable de tous points,
où il est en repos et bien logé, pour s'aller mettre à l'auberge.

Je suis fort de cet avis et, pour mon compte, je regretterais
Claremont si je pouvais regretter ou désirer quelque chose; mais, en
acceptant de venir passer quelque tems auprès de la Reine, je me suis
promis de ne plus penser à moi et cet effort m'a été moins difficile
que je ne croyais. Sa patience vraiment sainte est une grande leçon de
résignation.

Quelle que soit la douleur dont on puisse être atteint, quelque
profond que soit le malheur dont on se sente écrasé, en face d'elle on
aurait honte de se plaindre.

Elle sait que je vous écris et elle me charge, Madame, de tous ses
sentimens pour vous; elle veut en même tems que je vous dise qu'elle
regrette bien de ne pouvoir vous donner elle même de ses nouvelles et
de celles du Roi aussi souvent qu'elle le voudroit, mais qu'elle
compte sur votre attachement pour être sûre que vous comprener toutes
les difficultés de sa vie; et il est certain qu'en suivant l'emploi de
toutes les minutes de chacune de ses journées on se demande comment en
effet elle a le tems de vivre. Grâce au Ciel, sa santé est très bonne;
je ne l'ai jamais vue mieux. Mme la d{sse} d'Orléans est bien
quoiqu'encore maigrie; ses fils sont grandis et fortifiés.

Je retournerai en France probablement au commencement de septembre.
Avant de rentrer dans mon triste manoir, où je passerai peut-être une
partie de l'hyver, je m'arréterai deux jours à Paris, et mon premier
soin, Madame, si vous y êtes, sera d'aller vous donner, avec un peu
plus de détails, de plus fraîches nouvelles des personnes et des
lieux que j'aurai quittés. J'espère que le séjour de Trouville aura eu
comme l'année dernière un bon effet sur votre santé. Je veux espérer
encore autre chose, Madame, c'est de vous trouver un peu de
bienveillante affection pour la pauvre malheureuse isolée. Vous savez
quel haut prix j'ai toujours su y mettre et, maintenant, je n'ai plus
rien à perdre

  A. D. C{tesse} Mollien


                                  Claremont, mardy 3 [septembre 1850].

Tout est fini, chère Madame, toutes traces de mort ont disparu de ce
triste lieu. Les huit chevaux du char funèbre ont seuls marqué d'un
signe royal ce royal cercueil et il repose maintenant sous une simple
pierre, dans le tout petit caveau d'une toute petite chapelle
particulière. Il ne sera conduit à Dreux que lorsque ses fils auront
droit de rentrer en France avec lui. Cette résolution est hautement
annoncée et toute permission, qui par impossible pourrait être
accordée, ne la changerait pas. On ne veut pas laisser à cet égard le
moindre doute.

La journée d'hier a été rude pour la Reine; j'ai attendu qu'elle fut
passée pour pouvoir répondre d'autant mieux à votre désir d'avoir de
ses nouvelles. Elle ne s'est rien épargné, mais son courage n'a point
faibli; il est admirable et au-dessus de tout ce qu'on pouvait
espérer. Une seule fois, je l'ai crue vaincue; la première lettre de
la Reine des Belges, en renouvelant de douloureuses émotions, donnait
aussi de fâcheux détails sur sa santé; elle aggravait les inquiétudes
et il fut facile de voir que tous les malheurs peuvent être supportés
excepté celui là. Il y a là un abyme qu'on n'ose pas sonder. Que Dieu
la ménage, cette sainte si vraiment sainte, et lui mesure l'épreuve!

Vous savez, sans doute, Madame, qu'on ne forme aucun projet que de
rester non seulement unis, mais réunis. Le dernier veu du Roi, la
première parole de la Reine en se relevant des bords de ce lit de
mort, auront leur entier accomplissement; on ne quittera pas
Claremont. Mme la d{esse} d'Orléans vient de louer à un quart d'heure
de distance une fort bonne maison pour y passer l'hyver. Il n'y a
nulle part nulle intention de voyage. Ce faisceau de famille dont le
pilier vient de disparaitre ne semble devoir être brisé par rien,
jusqu'à présent du moins. L'administration des biens ne sera même pas
divisée, elle reste telle qu'elle est formée maintenant et dans les
mêmes mains. Cette unité de sentiments et de vie répondra, je crois,
aux veux de leurs amis. Elle serait habile si, dans ce moment, ils
pouvaient être servis par quoi que ce soit d'une manière utile; mais,
lors même qu'on n'agirait pas en vue de l'avenir, ce qu'on fait là est
bon et bien, surtout on se garantit de tout regret, et c'est toujours
là la grande affaire.

La santé de la Reine se maintient; elle se promène tous les jours dans
le parc et dort passablement. Sa douleur bien profonde est calme;
l'agitation ne vient que de la Belgique.

Je lui ai remis sur le champ votre lettre, ainsi que celle de M. le
Chancelier. Elle répondra bien promptement à toutes deux. J'ai à
m'accuser d'une petite indiscrétion, qui, je pense, cependant me sera
facilement pardonnée; je lui ai fait lire aussi la lettre que vous
m'avez écrite en m'envoyant les deux autres. Il m'a semblé que je
n'irais pas contre votre intention en lui donnant cette preuve de plus
de vos sentiments pour elle. Ce dont je suis sûre c'est qu'elle en a
été très touchée.

Chère Madame, je ne vous parle pas de moi, j'en aurais honte; devant
cette mort dans l'exil, comment oser se plaindre! devant la Reine,
comment ne pas essayer d'avoir du courage! mais je suis loin d'avoir
son admirable force et toutes ces lugubres scènes m'ont trouvée
faible, je l'avoue. Vous avez deviné qu'il en pouvait être ainsi et je
vous remercie de cette affectueuse pensée. Ce que vous avez deviné
aussi, et je vous en remercie plus encore, c'est combien je
m'applaudis d'avoir été près de la Reine dans ces tristes et si
solennels momens. C'est un grand souvenir qui ne me quittera plus et
un nouveau lien qui m'attache à jamais à elle. Je suis aise aussi
d'avoir revu le Roi.

Voilà encore un long bonheur fini! mais le coeur de la Reine est
encore plein. Ce qu'il y a de profondément décourageant c'est de le
sentir vide et de n'être plus rien pour personne.

Adieu, chère Madame, conservez moi un peu de bonne amitié; vous savez
quel haut prix j'y sais mettre et de quelle consolation elle peut être
pour moi.

  A. D. C{tesse} Mollien.




TABLE DES MATIÈRES

SEPTIÈME PARTIE

De 1820 à 1830


CHAPITRE I

     Mes habitudes et mes habitués. -- Récompense nationale
     au duc de Richelieu. -- La reine de Suède le suit dans
     son voyage. -- Salon de la duchesse de Duras. -- Goût
     de madame de La Rochejaquelein pour la guerre civile.
     -- Madame de Duras se fait auteur. -- Mariage de Clara
     de Duras. -- La duchesse de Rauzan.                             1


CHAPITRE II

     La princesse de Poix. -- Son salon. -- Anecdote sur la
     princesse d'Hénin. -- La comtesse Charles de Damas. --
     L'abbé de Montesquiou. -- Le comte de Lally-Tollendal.
     -- Salon de la marquise de Montcalm. -- Rapports de
     famille du duc de Richelieu. -- La duchesse de
     Richelieu. -- Mesdames de Montcalm et de Jumilhac.             10


CHAPITRE III

     Carnaval de 1820. -- Le Palais-Royal. -- Bal à
     l'Élysée. -- Humeur de monsieur le duc de Berry. -- Bal
     masqué chez monsieur Greffulhe. -- Mascarade chez
     madame de La Briche. -- Assassinat de monsieur le duc
     de Berry. -- Son courage. -- Détails sur cet événement.
     -- Préventions contre le comte Decazes. -- Il est forcé
     de se retirer. -- Le duc de Richelieu le remplace. --
     Promesses de Monsieur.                                         20


CHAPITRE IV

     Second ministère du duc de Richelieu. -- Cadeaux
     éphémères au duc de Castries. -- Procès de Louvel. --
     Intrigues du parti ultra. -- Madame la duchesse de
     Berry y entre. -- Exécution de Louvel. -- Agitation
     politique. -- Établissements faits à Chambéry par
     monsieur de Boigne. -- Monsieur Lainé. -- La reine
     Caroline d'Angleterre. -- Sa conduite en Savoie. --
     Naissance de monsieur le duc de Bordeaux. -- Mot du
     général Pozzo. -- Promotion de chevaliers des ordres.          38


CHAPITRE V

     Insurrections militaires. -- Congrès de Troppau. --
     Habileté du prince de Metternich. -- Il se raccommode
     avec l'empereur Alexandre. -- Conduite du vieux roi de
     Naples. -- La «Paüra». -- Description qu'il en fait. --
     Insurrection du Piémont. -- Le prince de Carignan. --
     Conduite du général Bubna à Milan. -- Mort de
     l'empereur Napoléon.                                           53


CHAPITRE VI

     Intrigues contre le ministère. -- Madame du Cayla. --
     Retraite du ministère. -- Formation du nouveau
     ministère dont monsieur de Villèle est le chef. Son
     caractère. -- La Congrégation. -- Ses projets.                 62


CHAPITRE VII

     Mort du duc de Richelieu. -- Persévérance de
     l'attachement de la reine de Suède. -- Son désespoir.
     -- Mort de lord Londonderry. -- Monsieur de
     Chateaubriand ambassadeur à Londres. -- Il s'y ennuie.
     -- Le vicomte de Montmorency. -- Congrès de Vérone. --
     Le duc Mathieu de Montmorency. -- Sa vie et sa mort.           74


CHAPITRE VIII

     Madame de Duras fait nommer le duc de Rauzan. -- La
     guerre d'Espagne. -- Départ de monsieur le duc
     d'Angoulême. -- Marchés de Bayonne. -- Habileté
     d'Ouvrard. -- Intrigues du parti ultra. -- Sagesse de
     monsieur le duc d'Angoulême. -- Mécontentement contre
     lui. -- Madame de Meffray. -- Campagne en Espagne. --
     Prise du Trocadéro. -- Conduite du prince de Carignan.
     -- Les grenadiers lui donnent des épaulettes en laine.
     -- Mot du duc de Reichstadt à ce sujet. -- Madame à
     Bordeaux. -- Le baron de Damas remplace le maréchal de
     Bellune. -- Retour de monsieur le duc d'Angoulême.             93


CHAPITRE IX

     Le duc de Rovigo et le prince de Talleyrand. -- Pavillon
     de Saint-Ouen. -- Détails sur cette fête. -- Le duc de
     Doudeauville remplace le marquis de Lauriston au ministère
     de la maison du Roi. -- Lauriston est nommé maréchal de
     France.                                                       105


CHAPITRE X

     Le duc de La Rochefoucauld-Liancourt est destitué de
     places gratuites. -- Exécution de quatre jeunes
     sous-officiers. -- Élections gouvernementales. --
     Renvoi de monsieur de Chateaubriand. -- Sa colère. --
     L'indemnité aux émigrés et la réduction des rentes. --
     L'archevêque de Paris, monsieur de Quélen. -- Situation
     politique de monsieur de Villèle. -- Le père Élisée. --
     Répugnance du Roi à quitter les Tuileries. -- Quel en
     était le motif.                                               112


CHAPITRE XI

     Dernière maladie du roi Louis XVIII. -- Habileté de
     madame du Cayla. -- Mort du Roi. -- «Passez, monsieur
     le Dauphin». -- Enterrement du Roi. -- Le titre de
     Madame refusé à madame la duchesse de Berry. -- Celui
     d'Altesse Royale donné aux princes d'Orléans. --
     Réception à Saint-Cloud. -- Entrée à Paris du roi
     Charles X.                                                    122


CHAPITRE XII

     Monsieur le Dauphin entre au Conseil. -- Exigences de
     la Congrégation. -- Loi sur le sacrilège. --
     Disposition des princes pour l'armée. -- Soirées chez
     madame la Dauphine. -- Madame la duchesse de Berry à
     Rosny. -- Ses habitudes. -- Ses goûts. -- Sa
     popularité. -- Sacre du Roi à Reims. -- Fêtes à Paris.        132


CHAPITRE XIII

     L'ambassadeur d'Autriche refuse de reconnaître les
     titres des maréchaux de l'Empire. -- Cercles chez le
     Roi. -- Indemnité des émigrés. -- Influence du parti
     prêtre. -- Naissance de Jeanne d'Osmond.                      144


CHAPITRE XIV

     Mort de l'empereur Alexandre. -- Inquiétudes de ses
     dernières années. -- Mission du duc de Raguse près de
     l'empereur Nicolas. -- Illusions du duc de Raguse. --
     Mort de Talma. -- Monsieur de Talleyrand est insulté et
     frappé par Maubreuil.                                         155


CHAPITRE XV

     Loi sur le droit d'aînesse. -- Enterrement du duc de
     Liancourt. -- La garde nationale est licenciée. --
     Sosthène de La Rochefoucauld et monsieur de Villèle.
     -- Le Roi au camp de Saint-Omer. -- Sagesse de monsieur
     le Dauphin.                                                   163


CHAPITRE XVI

     Bataille de Navarin. -- Élections de 1827. -- Société
     aide-toi, Dieu t'aidera. -- Intrigues du parti ultra.
     -- Chute de monsieur de Villèle. -- Séjour de dom
     Miguel à Paris. -- Le ministère Martignac. --
     Désappointement de monsieur de Chateaubriand. -- Il
     accepte l'ambassade de Rome. -- Nouvelle intrigue de
     monsieur de Polignac. -- Jeu bizarre de la nature.            172


CHAPITRE XVII

     Changement survenu dans les dispositions de monsieur le
     Dauphin. -- Nomination du baron de Damas comme
     gouverneur de monsieur le duc de Bordeaux. --
     Ordonnances de juin 1828 contre les jésuites. -- Voyage
     du Roi en Alsace. -- Quadrilles chez madame la duchesse
     de Berry. -- La petite Mademoiselle. -- Son éducation.        186


CHAPITRE XVIII

     Difficultés suscitées de toutes parts au ministère
     Martignac. -- Réponse du Roi au duc de Mortemart. --
     Campagne des russes contre les turcs. -- Le Roi se
     déclare pour l'empereur Nicolas. -- Intrigues dans la
     Chambre des députés. -- Mort de l'évêque de Beauvais.
     -- Progrès du parti prêtre. -- Langage différent tenu
     par le Roi à messieurs de Martignac et de La
     Ferronnays. -- Erreur des prévisions.                         198


CHAPITRE XIX

     Chute du ministère Martignac. -- Réprobation générale
     contre le ministère Polignac. -- Refus de l'amiral de
     Rigny. -- Démission de monsieur de Chateaubriand. --
     Projet de mariage pour la princesse Louise d'Orléans.
     -- Maladie de madame la duchesse d'Orléans. -- Ovations
     à monsieur de Lafayette en Dauphiné. -- Le Roi croit
     pouvoir justifier monsieur de Bourmont. -- Le maréchal
     Marmont fait décider l'expédition d'Alger. -- Il est
     complètement joué par monsieur de Bourmont. -- Fureur
     du maréchal.                                                  208


CHAPITRE XX

     Le premier jour de l'année 1830. -- Séance royale au
     Louvre. -- Le Roi laisse tomber son chapeau; monsieur
     le duc d'Orléans le ramasse. -- Testament de monsieur
     le duc de Bourbon. -- Expédition d'Afrique. -- Un mot
     de monsieur de Bourmont. -- Le Roi et l'amiral Duperré.
     -- Voyage de monsieur le Dauphin à Toulon. -- Messieurs
     de Chantelauze et Capelle entrent dans le ministère.          223


CHAPITRE XXI

     Abolition de la loi salique en Espagne. -- Impression
     de madame la Dauphine. -- Séjour de la Cour de Naples à
     Paris. -- Bal donné par madame la duchesse de Berry. --
     Bal au Palais-Royal. -- Maladie du général de Boigne.
     -- Sa mort. -- Incendies en Normandie. -- Insurrection
     à Montauban. -- Départ des souverains napolitains. --
     Modération de madame la Dauphine. -- Prise d'Alger. --
     Ordonnances de Juillet. -- Secret gardé. -- Incrédulité,
     désespoir et fureur du pays.                                  234




APPENDICES

_Quelques correspondants de Madame de Boigne._


     I. La reine Marie-Amélie.                                     249

    II. Madame Adélaïde d'Orléans.                                 255

   III. M. de Chateaubriand.                                       257

    IV. Le baron Séguier.                                          258

     V. Adrien de Montmorency, duc de Laval.                       259

    VI. M. Thiers.                                                 264

   VII. M. Hyde de Neuville.                                       266

  VIII. L'amiral de Rigny.                                         268

    IX. M. Duchatel.                                               274

     X. Madame Lenormant.                                          276

    XI. La comtesse Mollien.                                       283







End of the Project Gutenberg EBook of Récits d'une tante (Vol. 3 de 4), by 
Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond, comtesse de Boigne

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK RÉCITS D'UNE TANTE (VOL. 3 DE 4) ***

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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increasing the number of public domain and licensed works that can be
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particular state visit https://pglaf.org

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with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
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