Lettres persanes, tome I

By baron de Charles de Secondat Montesquieu

The Project Gutenberg EBook of Lettres persanes, tome I, by 
Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu

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Title: Lettres persanes, tome I

Author: Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu

Annotator: André Lefèvre

Release Date: October 16, 2009 [EBook #30268]

Language: French


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LETTRES PERSANES

PAR

MONTESQUIEU

AVEC

PRÉFACE, NOTES ET VARIANTES,

INDEX

PHILOSOPHIQUE, HISTORIQUE, LITTÉRAIRE,

PAR

ANDRÉ LEFÈVRE

TOME I

PARIS

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 27, PASSAGE CHOISEUL, 29

M DCCC LXXIII

LETTRES PERSANES

_Tous droits réservés._

E. Picard.

IMP. EUGÈNE HEUTTE ET Ce, A SAINT GERMAIN.




PRÉFACE.


Louis XIV était mort, laissant le peuple affamé, la France appauvrie
par la révocation de l'édit de Nantes, par les longs désastres d'une
guerre inique terminée à grand peine en victoire _in extremis_,
l'esprit écrasé sous le joug du père Lachaise et de la Maintenon, les
lettres languissantes. La disparition de la funeste cagote et des
confesseurs jésuites fut un soulagement universel. Le poids qui
oppressait les poitrines s'en était allé à Saint-Denis en pourriture
royale. On respirait. Mais dans quel chaos, dans quel désarroi moral,
politique et financier! Trouble encore accru par le déchaînement des
passions comprimées et le dévergondage effréné qui succède à la
libération.

C'est dans Michelet qu'il faut chercher la peinture sur le vif de
cette ruine pleine de vie, où, parmi les scandales de l'agiotage qui
étouffa dans son germe la gigantesque entreprise de Law, parmi les
intrigues traîtresses des bâtards auxquels Louis XIV avait voulu
livrer la minorité de Louis XV, M. le Duc, un Condé rapace, _roi du
système_, qui se disait pauvre avec un grand gouvernement et dix-huit
cent mille livres de rentes, un Dubois pourri de vices et de ruse, des
Tencin mâle et femelle, gouvernaient un fouillis de petits abbés, de
laquais enrichis, de grands seigneurs et de courtisanes que la
spéculation mêlait dans la fraternité du ruisseau Quincampoix. Les
castes s'effaçaient. _Per fas et nefas_, il se formait une nation
avide d'une vie nouvelle, pleine de mépris et de haine déjà contre les
parasites sociaux acoquinés sur la patrie. La Révolution se faisait;
par en haut; dans la bourgeoisie lettrée et la petite noblesse de
robe; mais elle se faisait.

«Le siècle, dit Michelet, demandait, désirait un génie qui tranchât
nettement dans le temps, partît de l'écart absolu, qui surtout allât
droit à la question fondamentale, la question religieuse, ne cherchât
pas, comme les utopistes d'alors, de vains raccommodages pour une
machine plus qu'usée.»

Notez que le catholicisme expirant se signalait encore par d'horribles
exploits; que la révocation de l'édit de Nantes, les dragonnades, les
missions bottées, la persécution des jansénistes venaient de dépeupler
le centre de la France, de ruiner l'industrie; qu'en 1721 (l'année des
_Lettres persanes_) l'inquisition brûlait à Grenade neuf hommes et
onze femmes; que, vers le même temps, les protestants de Thorn
périssaient torturés «dans des supplices exquis;» que les parlements
de Paris, de Rouen, de Bordeaux, tenaillaient et brûlaient les
libertins, libres penseurs du temps; que le Château-Trompette, où l'on
ne pouvait se tenir ni debout ni couché, n'avait rien à envier aux
effrayants _in pace_ de l'inquisition.

Qui donc proclamera l'iniquité de l'intolérance, l'inanité des menues
pratiques religieuses, les ridicules de la casuistique, l'influence
néfaste du célibat ecclésiastique, l'inévitable fin du catholicisme;
la supériorité des gouvernements doux, des châtiments gradués et
modérés, sur les rigueurs pénales et les fantaisies du despotisme; de
la république sur la monarchie? quel homme osera, en face et au-dessus
de l'arbitraire religieux et politique, établir les principes du droit
des gens, subordonner à l'équité les coutumes et les lois, soumettre à
la justice les princes, les magistrats, les prêtres, Dieu lui-même,
«s'il y a un Dieu» (LXXXIV)?

Ce sera, contraste piquant, un homme né et nourri dans un «milieu
unique pour énerver, éteindre, admirable pour étouffer», où la routine
réactionnaire est une religion, où la cruauté froide, indifférente,
machinale est une seconde nature, où l'infatuation est une monomanie.
Une fatalité de famille condamnait Montesquieu à la magistrature.
Affublé à vingt-cinq ans d'une perruque de conseiller, coiffé à
vingt-sept ans d'un bonnet de président à mortier, il semblait
«calfeutré au foyer» dès vingt-six ans par un mariage fort calme et
l'éducation de trois enfants. Il n'avait «guère plus de trente ans
quand son petit roman esquissa déjà le _Credo_ de 89.» Le prisonnier
de la robe s'était émancipé; cette robe, qu'il porta douze ans
(1714-1726), «dont il n'osait s'arracher» couvrait «un merveilleux
fonds de haine» pour l'atroce passé dont elle le faisait complice.
«Son esprit vaste, vif et doux, sous ce poids qui le contenait, n'en
fut pas accablé, mais s'étendit en dessous de tous côtés,» étudiant
les sociétés, les lois qui président au développement des nations,
l'éclosion lente mais sûre de la justice, idéal qui se dégage des
moeurs passagères et changeantes. Dans le recueillement d'une
quasi-captivité, ou parmi les distractions ordinaires d'une vie calme
et mondaine, en allant de son hôtel au parlement, du parlement à son
hôtel, parfois à Paris, il aiguisait et fourbissait l'arme qui allait
«décapiter un monde,» ses petites phrases pimpantes et sèches, si
fortes dans leur dédaigneuse concision, mesurées et audacieuses.

Mais comment relier tant de pensées éparses sur des sujets si vastes,
réduire en un livre le sommaire d'une bibliothèque critique, et en un
livre attrayant, se faire lire et accepter? On était «dans un moment
singulier d'inattention où personne n'avait envie de regarder. Ecrit
au plus fort du système, le livre est publié dans la débâcle: la
terreur du visa, quand chacun se croit ruiné. La difficulté était
grande pour se faire écouter de gens préoccupés si fortement. Quel
cadre assez piquant, quel style assez mordant pouvait s'emparer du
public? _Le petit roman_ fit cela.»

Il est probable que, dès 1718, Montesquieu s'était arrêté à l'idée de
lettres écrites par des Orientaux voyageant en Europe. Déjà Charles
Rivière du Fresny, dans ses _Amusements sérieux et comiques_,
Amsterdam, 1705, avait promené un Siamois à Paris. C'était un artifice
ingénieux et simple. Les moeurs de l'Orient, matière à comparaison
et à contraste, étaient suffisamment connues par les _Mille et une
nuits_, par les récits de Chardin et de Tavernier, par les _Mémoires
du serrail_ de Mme de Villedieu (Catherine des Jardins, femme galante
morte en 1683). L'auteur causait de son projet avec ses amis, leur en
communiquait des fragments, profitait de leurs conseils, rédigeait
d'après leurs indications plaisantes ou sérieuses des épisodes et des
réflexions, esquissait des caractères.

A en croire une note manuscrite au verso du feuillet de garde de
l'édition 1758 (Amsterdam et Leipsik, Arkstée et Merkus, trois volumes
in-4), la première des OEuvres complètes (Arsenal, 20 911 B.), «deux
personnes ont travaillé avec M. le président Montesquieu aux _Lettres
persannes_: M. Bel, conseiller au Parlement de Bordeaux, qui a fourni
les articles badins, et M. Barbaud, président, qui a écrit les
réflexions morales.» Ce dernier était secrétaire perpétuel de
l'Académie de Bordeaux, à laquelle il légua sa maison et sa
bibliothèque. Jean-Jacques Bel, membre de la même Académie, possédait
une fort belle bibliothèque qu'il voulait rendre publique, en y
attachant, à ses frais, deux bibliothécaires. On a de lui le
_Dictionnaire néologique_ (en collaboration avec Desfontaines), des
lettres critiques sur la Mariamne de Voltaire, et une ironique
apologie de Lamothe-Houdart. Il mourut à quarante-cinq ans (1738),
d'un excès de travail, à Paris, où «il passoit la plupart de son
temps.» Ces deux hommes étaient évidemment des lettrés, et il leur
suffit, pour être sauvés de l'oubli, d'avoir touché aux _Lettres
persanes_. Quant à leur part de collaboration, il semble qu'on soit
fondé à la restreindre à un échange d'idées. Le style de Montesquieu
est partout le même, d'une concision forte qui n'exclut ni
l'afféterie, ni la sécheresse. Et dans son premier ouvrage se
retrouvent en germe aussi bien la curiosité galante du _Temple de
Gnide_, que la gravité quelque peu impérieuse de l'_Esprit des lois_
et de la _Grandeur et décadence des Romains_, avec un charme de plus,
l'expansive mobilité de la jeunesse et le mélange contrasté des sujets
et des tons.

Une occasion se présenta, Montesquieu la saisit.

«L'ambassadeur turc arrivait (mars 1721), avec tout son monde
équivoque. La question débattue partout était: «A-t-il, n'a-t-il pas
un sérail? Et qu'est-ce donc que la vie du sérail? Vous le voulez...
Eh! bien, apprenez-le. Le nouveau livre vous le dira. Dès le
commencement, cinq ou six lettres vous saisissent par cette curiosité
d'être confident du mystère, au fond du sérail même, et ce qui est
piquant, d'un sérail veuf, et des humbles aveux que ces belles
délaissées écrivent en grand secret. Avec un tel prologue, on ne
lâchera pas le livre. Mais nulle mollesse orientale. Il ne s'en doute
même pas. A cent lieues du sérail mystique des soufis, du sérail
voluptueux du Ramayan, celui-ci est français, je veux dire amusant et
sec. La flamme même, s'il y en a quelque peu, est sèche encore,
esprit, dispute et jalousie. Ces disputes ne troublent guère les sens.
Le tout est une vraie satire contre l'injustice polygamique, le dur
veuvage où elle tient la femme; même la polygamie chrétienne
(quoiqu'on en plaisante parfois comme d'une chose qui est dans les
moeurs), il la flétrit très-âprement dans la lettre sur l'homme à
bonnes fortunes (XLVIII). C'est un coup de théâtre de voir comme,
après ces cinq ou six premières lettres de femmes, maître de son
lecteur, il l'emporte sur un pic d'où l'on voit toute la terre,» la
marche inéluctable des sociétés humaines vers le droit, vers la libre
pensée, vers la république. «Le régent rit et tout le monde. Et qui
sait? les évêques, tous les pères de l'Église, Dubois, Tencin, etc.,
et la France entière rit, et l'Europe. C'est là bien autre chose qu'un
succès littéraire.»

La vogue tout d'abord fut grande. Il parut en 1721 trois éditions au
moins des _Lettres persanes_, deux chez Brunel, Amsterdam, une à
Cologne chez Pierre Marteau (voir la bibliographie à la fin du tome
II), toutes fidèles au texte publié chez Brunel par les soins du
secrétaire de Montesquieu.

L'auteur vint à Paris (1722) jouir de son triomphe. Reçu dans tous les
cercles lettrés, chez le Régent, chez Maurepas, chez Mme de Tencin, il
connut là Duclos, Chevrier, Voisenon, La Chaussée, Crébillon fils,
Moncrif, Salé, Pont de Veyle, tous aspirants à l'Académie. Le _Temple
de Gnide_, que Mme du Deffand a si bien nommé l'_Apocalypse de la
galanterie_, allégorie affétée composée pour Mlle de Clermont, lui
valut, dit-on, un certain nombre d'amies influentes (1725). Aussitôt
il se présenta à l'Académie, et fut élu. Fontenelle, directeur, avait
déjà écrit son discours et l'avait remis au récipiendaire, lorsque des
envieux firent valoir un article des statuts qui interdisait
l'admission de membres non résidants. Et puis Montesquieu avait fort
malmené l'Académie (LXXIII). L'élection ne fut pas validée.
Montesquieu, piqué au vif, vendit sa charge (1726), s'établit à Paris,
prit pied chez la marquise de Lambert qui passait pour mener la
coterie académique, et attendit.

Ces détails et ceux qui suivent sont habilement groupés par M. Vian,
l'un des hommes qui connaissent le mieux Montesquieu, et nous les
empruntons à sa curieuse brochure: _Montesquieu, sa réception à
l'Académie, et la deuxième édition des Lettres persanes_ (signé L. V.
24. p. grand in-12, Didier, sans date).

Enfin, le 26 octobre 1727, la mort d'un certain Sacy, avocat,
nullement parent des Sacy bibliques dont le nom s'est tristement
éclipsé sous le second empire, laissa vacante la place si ardemment
convoitée. Amis et amies d'entrer en campagne et d'écarter tout
concurrent. Patronnée dans le monde par Mme de Lambert, dans
l'Académie par l'abbé Mongault, ancien précepteur du duc d'Orléans, la
candidature n'est point combattue par le cardinal Fleury qui, dans une
réponse ambiguë au directeur, abbé Dubos, rappelle, sans vouloir
prendre d'engagement, que le «président» s'est déjà présenté. La
réussite semble assurée. Un incident fâcheux remet tout en suspens.

Fleury n'avait pas lu les _Lettres persanes_; on les lui fit lire. Le
père Tournemine, directeur du journal de Trévoux, trônait à l'hôtel
Soubise, dans les salons d'un certain abbé Oliva, bibliothécaire du
cardinal de Rohan. Montesquieu avait été présenté à ce cénacle; puis
tout à coup, effarouché par les prétentions de cet encombrant
personnage, avait cessé d'y paraître, et cela sans déguiser le motif
de sa retraite. _Inde iræ._ «Un extrait fort fidèle» rapidement
composé par le père Tournemine ouvrit les yeux au cardinal. Il paraît
que la lettre XXIV (1721 1re XXII) mit le vieux prêtre de fort
méchante humeur; et je le crois: le roi et le pape y sont traités de
grands magiciens qui font croire au peuple, l'un que du papier est de
l'argent, l'autre «que trois ne sont qu'un» et que «le pain qu'on
mange n'est pas du pain.»

Le jeudi 11 décembre, au moment de procéder au scrutin, on apprend le
mécontentement du cardinal. Le cardinal a parlé; le cardinal vient de
dire à l'abbé Bignon, en propres termes: «Le choix que l'Académie veut
faire sera désapprouvé de tous les honnêtes gens.» Voilà l'élection
ajournée à huitaine. Un candidat sérieux, l'avocat Mathieu Marais, se
présente dans l'intervalle. Montesquieu est tenace; il donne de sa
personne; il court droit à l'ennemi; (c'est-à-dire qu'il va voir le
cardinal) et le gagne à sa cause. Sur l'heure, Fleury fait savoir
qu'après _les éclaircissements_ donnés par le président, «il
n'empêchoit point l'Académie de l'élire.» Deux scrutins, non sans
boules noires (20 décembre et 5 janvier) donnèrent enfin la majorité à
Montesquieu. Les adversaires ne s'étaient pas découragés et, la veille
du deuxième tour, ils travaillaient encore contre «ce fou.» La partie
ne fut décidée que le matin même par une lettre ministérielle que M.
Vian a raison de citer comme un chef-d'oeuvre du genre.

«Il me paroît, monsieur,» écrivait Fleury au secrétaire perpétuel,
«que la manière dont vous avez dressé le registre le 11 décembre est
très-sage et très-mesurée. Il y a certaines choses qu'il vaut mieux ne
pas approfondir, par les suites qu'elles peuvent avoir, et si on
vouloit aller plus loin, on ne diroit pas assez ou on diroit trop. _La
soumission de M. le président de Montesquieu a été si entière_, qu'il
ne mérite pas qu'on laisse aucun vestige de ce qui pourroit porter
préjudice à sa réputation, et tout le monde est _si instruit de ce qui
s'est passé_, qu'il n'y a aucun inconvénient à craindre du silence que
gardera l'Académie.

«Voilà mon sentiment, et je ne prétends point le donner comme une
décision. Je serois bien fâché de vouloir jamais m'ériger en juge de
ce que pourra faire la compagnie. En général, je ne puis m'empêcher de
penser que le parti de prévenir les tracasseries est toujours le plus
prudent.»

L'élection, approuvée le 8 janvier, consacrée par la réception le 24
janvier 1728, fut pour Montesquieu une satisfaction d'amour-propre, et
rien de plus. Trois séances suffirent pour confirmer le nouvel
académicien résidant dans ses projets de voyages lointains. Dès avril
1728, il partit pour Vienne avec un homme d'État anglais.

«Le lecteur, qui, dit M. Vian, aime les dénouements moraux, au moins
chez les autres, s'étonne sans doute que Montesquieu n'ait pas fait
expier à quelqu'un les ennuis qu'il venait d'éprouver.» Il ne se
refusa pas le plaisir d'une fine et discrète vengeance. «Tout le monde
savait que le P. Tournemine aimait passionnément la célébrité. Dès
lors, chaque fois qu'on prononça devant Montesquieu le nom de ce
jésuite, il prit soin de dire: Le père Tournemine? Je n'en ai jamais
entendu parler.»

Ainsi donc Montesquieu était académicien de par les _Lettres
persanes_, malgré les _Lettres persanes_. Elles demeuraient
sous-entendues. Mais que s'était-il passé dans sa visite au cardinal?
à quelles soumissions s'était-il prêté? Fleury affirme que tout le
monde en était instruit. Le fait est qu'on n'en sait rien. Trois
hypothèses se présentent, l'une adoptée par «les trois panégyristes de
Montesquieu», l'autre insinuée, à la suite de la première, par
d'Alembert dans son éloge, l'autre relatée dans une note du _Siècle de
Louis XIV_, et soutenue par M. Vian.

D'après la première opinion, Montesquieu aurait déclaré au cardinal
«qu'il ne se disoit pas l'auteur des _Lettres persanes_, mais qu'il ne
les désavoueroit jamais.» Puis il aurait lu lui-même quelques passages
bien choisis, et le ministre, séduit par l'habileté du lecteur, aurait
trouvé l'ouvrage moins dangereux qu'agréable. D'Alembert, écrivant
sous l'inspiration des Secondat, prétend à faux que «parmi les
véritables Lettres, l'imprimeur étranger en avait inséré quelques-unes
d'une autre main» (Bel? Barbaud?) et qu'il aurait fallu du moins,
«avant de condamner l'auteur, démêler ce qui lui appartenoit en
propre.»

Ces explications, qui se tiennent, peuvent sembler confirmées par une
sorte de désaveu indirect que nous relevons dans le discours de
réception: «Le génie que le public remarque en vous le déterminera _à
vous attribuer les ouvrages anonymes_ où il trouvera de l'imagination,
de la vivacité, et _des traits hardis_; et, pour faire honneur à votre
esprit, il vous les donnera, malgré les précautions que vous suggère
votre prudence.» Ce compromis, cette réticence discrète étaient
probablement connus, acceptés ou imposés par le cardinal. Il est
permis encore de voir dans les _Réflexions sur les Lettres persanes_
(v. p. 1), publiées en tête du Supplément de 1754, la substance de
l'apologie que Montesquieu présenta au ministre.

Voici maintenant la version de Voltaire, rejetée par Sainte-Beuve et
beaucoup d'autres: «Montesquieu fit faire en peu de jours une nouvelle
édition de son livre, dans lequel _on retrancha ou on adoucit tout ce
qui pouvoit être condamné_ par un cardinal ou par un ministre.» C'est
justement ce que fit Voltaire lui-même en 1732 pour obtenir de Fleury
l'autorisation de publier les _Lettres anglaises_. L'anecdote n'est
donc pas invraisemblable. D'autre part, il existe une édition des
Lettres persanes, _modifiée uniquement dans le premier volume_ et
pourvue d'un sous-titre caractéristique: LETTRES PERSANES, _seconde
édition, revue, corrigée, diminuée et augmentée par l'auteur. A
Cologne, chez Pierre Marteau, 1721._ Notez que le même Marteau avait
également donné en 1721 un texte conforme à celui d'Amsterdam-Brunel,
qui a été suivi du vivant de l'auteur par toutes les éditions
subséquentes, 1730, 1731, 1737, 1739, 1740, 1744, 1748, 1753, jusques
et y compris l'édition avec Supplément, de 1754, celle que nous
considérons et reproduisons comme définitive (Montesquieu mourut au
commencement de 1755). Partout, avant le Supplément, le nombre des
lettres est de cent cinquante. Dans la _seconde-Marteau_, il est
réduit à cent quarante. Treize ont été supprimées (I, V, X, XV, XXIII,
XXX, XXXIX, XL, XLI, XLV, LXIII, LXVIII, LXIX de l'édition type); huit
présentent quelques changements (VII, IX, XI, XVII, XXII, XXXVII,
LXXXIV, CXXXVII). Trois ont été ajoutées: Sottise du peuple durant la
Fronde, Libéralités des princes, Embarras des gens d'esprit; qui
portent dans la _seconde-Marteau_ les nos LVIII, LIX, LX, et qui
figurent dans le Supplément de 1754.

M. Vian a été tout d'abord et justement frappé de ces suppressions, de
ces remaniements et de la rareté relative d'une édition à laquelle
Montesquieu ne peut être étranger, puisqu'on y relève des additions
conservées par le texte définitif. Ajoutez que les changements
s'arrêtent au tome 1er, que le 2e demeure intact sauf les numéros des
lettres, que ce fait semble l'indice d'une certaine précipitation, en
tout cas d'une intention cachée.

La date seule, 1721, embarrassait M. Vian; mais dès qu'il eut
découvert, dans le _Journal littéraire_ de 1729, deux comptes rendus
élogieux, presque édifiants, de cette _seconde édition_, sous la
rubrique: livres parus en 1721 et de _1722 à 1728_; il ne douta pas
qu'il eût entre les mains l'édition citée par Voltaire; car s'il n'en
avait paru aucune de 1722 à 1730, et aucune en effet ne porte de date
intermédiaire, pourquoi le _Journal littéraire_ se fût-il occupé des
_Lettres_ en 1729? Cette _seconde-Marteau_ ne pouvait-elle pas avoir
été antidatée «pour faire croire» à l'ancienneté de modifications
imposées par des circonstances récentes?

Voilà, certes, des remarques intéressantes, des arguments bien
présentés, des déductions correctes. Et cependant nous ne sommes pas
convaincu. C'est qu'à cette _seconde_ édition, dont M. Vian croyait il
y a peu d'années posséder le seul exemplaire connu, qui manque à la
Bibliothèque nationale, mais que nous avons compulsée et collationnée
à l'Arsenal, (19630 B.), il manque beaucoup pour répondre au
signalement donné par Voltaire. On n'en a pas _retranché_, on n'y a
pas _adouci_ «_tout_ ce qui pouvoit être condamné par un cardinal ou
par un ministre.» A ce point qu'en 1751, vingt ans après la date
officielle, vraie ou fausse, c'est d'après le texte expurgé, en citant
les numéros nouveaux, que M. G. (l'abbé Gaultier, né à Louviers en
1685, mort à Paris en 1755, théologien des évêques de Boulogne (de
Langle) et de Montpellier (Colbert), rédigeait un violent factum, dont
nous reparlerons: _Les Lettres persannes_ _convaincues d'impiété_,
MDCCLI (103 pages, Arsenal 19032, D, B, L, relié dans un petit recueil
de pièces, grand in-12, avec cette mention manuscrite: _Ex libris
domus orat. dominæ nostræ virtutum; ex dono domini Molin. Parisiis_).

Si le lecteur veut bien se reporter aux _Notes et Variantes_ du
présent tome, il jugera comme nous que les suppressions et
remaniements, tous regrettables au point de vue littéraire, sont à peu
près insignifiants sous le rapport philosophique et religieux.

Qu'y a-t-il de retranché? des épisodes sans importance, les
_Quinze-vingts_ (XXX, 32), l'aventure de Pharan qui ne veut pas être
eunuque (XXXIX-XLI, 41-43), des recommandations d'Usbek à ses femmes
(LXIII, 65), une partie de campagne du sérail (XLV, 47), l'affront
fait à Soliman par son gendre (LXVIII, LXIX, 70-71); les expressions:
_Vierge qui a mis au monde douze prophètes_ (I); _trois ne sont qu'un_
(XXII, 24, XVIII 2e). Reste l'allusion à l'Eucharistie: _Le pain qu'on
mange n'est pas du pain_.

Qu'y a-t-il d'adouci? Les regrets amoureux de Fatmé (VII, V 2e); deux
mots relatifs à l'impureté de la femme et à la circoncision; la
dénomination _Revérend père jésuite_ décemment abrégée en R. P. J. Et
quoi encore? absolument rien de significatif.

Qu'y a-t-il de changé? des numéros de lettres et quelques lettres. Les
additions ne sont pas un correctif. Loin de là.

Est-ce à dire que l'édition subreptice doive être attribuée à un
caprice d'éditeur? Nullement, puisque les additions en ont été
conservées par l'auteur dans son Supplément. Qu'elle n'ait joué aucun
rôle dans l'élection à l'Académie? il est probable que si, mais dans
une certaine mesure que Voltaire n'indique pas suffisamment et que M.
Vian exagère. Nous sommes porté à croire que la seconde édition est
antidatée, le _Journal littéraire_ semble le prouver; que Montesquieu,
pour appuyer ses explications et son apologie (résumées dans les
_Réflexions sur les Lettres P._), a pu tirer de sa poche deux ou trois
éditions de 1721 y compris le tome Ier de la fameuse seconde et, se
plaignant des contrefacteurs, signaler rapidement quelques numéros
intervertis, quelques mots absents, quelques passages remaniés. Il a
montré le livre, mais ne l'a point laissé. Fleury, d'ailleurs, n'avait
pas le temps de lire; et, pour ne contrarier ni des personnages
influents ni un candidat bien né, bien posé, contre lequel il n'avait
aucun grief sérieux, il s'est hâté de reconnaître un acte de déférence
par un acquiescement de bon goût.

Cette conclusion concilie toutes les hypothèses probables et
vraisemblables et rend justice, ce nous semble, à la perspicacité de
M. Vian.

La _seconde_ édition, _diminuée et augmentée_, ne paraît pas avoir été
réimprimée. Il ne s'en est conservé dans le texte définitif que les
trois lettres ajoutées. On les trouvera dans le tome II, à la place
indiquée par le Supplément. Les éditions assez nombreuses, publiées du
vivant de Montesquieu, sont de simples reproductions de la première
Amsterdam-Brunel. Le Supplément ne renferme que quelques lettres
insignifiantes relatives au «petit roman,» deux ou trois correctifs à
une théorie hardie du suicide, à des doutes sur la prescience divine
(LXXVI-LXXVII, LXIX), et ces _Réflexions_, désormais placées en tête
de presque toutes les éditions et dont nous avons indiqué le sens et
la portée.

Il est fait allusion dans ce morceau à de nombreuses imitations des
Lettres persanes: on n'a conservé le souvenir que des _Lettres
turques_ par Saint-Foix, souvent jointes au livre de Montesquieu sans
en être absolument indignes (1744-1754), des _Lettres juives_ (1754),
des _Lettres chinoises_, du marquis d'Argens, enfin des _Lettres
d'Amabed_, par Voltaire.

Ce serait prendre sur le plaisir du lecteur que de relever toutes les
grâces et tous les mérites des Lettres persanes. On les découvrira du
premier coup. Nul besoin de clé ou de commentaires. Les allusions aux
folies déplorables de Louis XIV, à la révocation de l'édit de Nantes,
aux scandales du système, aux outres du crédit remplies de vent par un
Éole qui ressemble à Law, ne renferment rien de mystérieux ni
d'obscur. Les peintures de moeurs, le tableau achevé de tous les
ridicules sociaux, les observations qui notent de traits si fins, si
justes et si multipliés toutes les nuances du caractère français,
l'activité parisienne, le flegme espagnol, la morne gravité des
orientaux, cela est de tous les temps, aussi clair, aussi vrai,
aujourd'hui qu'il y a cent cinquante ans. Les jugements littéraires
trouvent de même leur application immédiate. Ce que dit Montesquieu
des sots livres, des compilations vaniteuses, des coureurs de
nouvelles, des ergoteurs scolastiques, des théologiens pédantesques,
de l'Académie française, semblera bien longtemps écrit d'hier. Quant à
quelques erreurs bien rares comme l'idée d'une dépopulation
progressive du monde, à quelques préjugés contre la médecine,
l'érudition, la poésie, et qui sont imputables soit à l'esprit du
temps, soit au tempérament tranchant de Montesquieu ou au caractère de
son génie à la fois positif et généralisateur, nous les signalons sans
y insister.

Mais il est à propos de déterminer ici les doctrines philosophiques et
morales de Montesquieu et l'application qu'il en fait aux religions,
au gouvernement, à l'organisation des sociétés humaines. Elles sont
exposées dans les _Lettres persanes_ avec la netteté et la franchise
de la jeunesse, qualités sans prix, qui ne survivent pas toujours aux
compromis et aux prudentes réserves de l'âge mûr.

L'univers apparaît à Montesquieu régi par des lois générales,
éternelles, immuables. C'est la conception même de la science.
Découvertes par les philosophes qui, d'ailleurs, «n'ont point été
ravis jusqu'aux trône lumineux, qui n'ont ni entendu les paroles
ineffables dont les concerts des anges retentissent, ni senti les
formidables accès d'une fureur divine,» ces lois, ces «cinq ou six
vérités» donnent la clé de merveilles cent fois plus stupéfiantes que
les miracles des prophètes (XCVII): non qu'elles aient une volonté;
elles ne ressemblent en rien aux entités métaphysiques: formules
induites d'observations rationnelles, elles ne sont que «l'expression
des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses.» La
terre est soumise, comme les autres planètes, aux lois du mouvement
(XCIII); les hommes n'échappent à aucune des conditions de l'existence
universelle et de la vie terrestre. Les climats, dont l'auteur
esquisse ici la théorie, déjà trop exclusive (CXXI), constituent une
fatalité particulière à l'homme et qu'il ne réussit guère à dominer.
L'homme tient dans le monde physique une place infiniment petite, que
son orgueil exagère. Cette vanité se manifeste surtout par le dogme de
l'immortalité de l'âme (auquel on croit par semestre selon le
tempérament et les vicissitudes de la santé (LXXV); il est facile de
la retrouver dans la fureur, bien impuissante au reste, des lois
contre le suicide (LXXVI).

Le monde moral considéré en lui-même, ce qu'on a appelé le règne
humain, a ses lois, ou plutôt sa loi propre, qui n'est ni la foi, ni
l'obéissance, ni même la charité; qui est la JUSTICE. «La justice est
un rapport de convenance qui se trouve réellement entre deux choses:
ce rapport est toujours le même, quelque être qui le considère,» dieu,
ange ou homme; qu'on l'applique aux relations des individus ou à
celles des nations (LXXXIII, XCV). C'est là une vue féconde, d'une
importance capitale. Quant aux origines de la justice, dont il définit
si bien la nature, Montesquieu les soupçonne, mais il hésite à les
mettre en pleine lumière. Il dit quelque part: «La société est fondée
sur un avantage mutuel» (LXXVI); mais il n'ose en conclure que la
justice est précisément la garantie de cet avantage mutuel. Il voit
dans l'intérêt la source de l'injustice; il n'y voit pas la source de
la justice. Unilatéral, l'intérêt conduit à l'injustice; bilatéral,
réciproque, l'intérêt conduit à la justice. Cette vérité est incluse
dans la théorie de Montesquieu, mais il ne l'en dégage pas. Il sent
que la justice dépend des conventions humaines, mais on ne sait quel
scrupule le retient: il aime mieux penser qu'elle est éternelle.
Erreur philosophique, verbale plutôt que réelle, et d'ailleurs
indifférente dans la conduite des affaires humaines.

En somme, Montesquieu fait deux parts dans les choses: l'une physique,
régie par des lois fatales; l'autre morale, humaine, subordonnée à la
première, et régie par la justice. De ces principes dérivent ses
opinions philosophiques et religieuses.

Les subtilités métaphysiques lui donnent la nausée. Logique et
catégories d'Aristote, Scot, Paracelse, Avicenne, Averroës, Porphyre,
Plotin, Jamblique, il fait infuser tout cela, non sans amusante
irrévérence, et en compose pour son _médecin de province_ un violent
purgatif (CXLIII). Néanmoins il est déiste, irréligieux, à la façon de
Voltaire. Et notons que, de son temps, c'était à peine décent. Le
déisme n'a jamais été qu'un euphémisme; et le dieu d'Usbek, «s'il y a
un dieu» (LXXXIII) n'est pas gênant: car il est soumis dans le monde
physique aux lois immuables et fatales, dans le monde moral à la
justice. La prescience lui est refusée, parce qu'elle détruit la
liberté humaine, agent nécessaire de la justice (LXIX). Mais qu'est-ce
qu'un Dieu sans miracles et sans grâce efficace? que deviennent la
prière, le culte? Où est l'office, l'utilité quelconque des religions?

Sous le masque léger de ses Persans, Montesquieu traite avec une
extrême liberté les dogmes, le Coran, (les Écritures dont les
commentateurs font tout ce qu'ils veulent (CXXXIV); les casuistes
(LVII), les ascètes, les prophètes, les mystiques, dont les oeuvres
infusées constituent un excellent vomitif (CXXXIV, CXLIII); les
légendes relatives à la naissance, à la mission, à l'enseignement de
Mahomet ou d'Ali, «le plus beau des hommes» (le messie) (XXXIX); les
chapelets, les rosaires, les pèlerinages, les menues cérémonies
ridicules ou insignifiantes, les prescriptions relatives aux jeûnes et
aux viandes immondes (XVII, XXIX, XLVI.) Il attaque, avec un sérieux
comique, la maxime: hors de l'église point de salut. Il raille
l'embarras des religions à déterminer la nature des plaisirs[1]
réservés aux élus, par suite de la résurrection de la chair (XXXV), et
ridiculise les paradis par la scabreuse peinture des voluptés qui
inondent le corps glorieux de l'immortelle Anaïs (CXXV).

[Note 1: Voir dans l'_Étude sur les doctrines sociales du
christianisme_, par Yves Guyot et Sigismond Lacroix (in-12, Brouillet
éditeur) les curieuses promesses des premiers pères: «Les jeunes
filles s'y divertiront (dans le Paradis) avec de jeunes garçons; les
vieillards auront les mêmes priviléges, et leurs chagrins se
convertiront en plaisirs...» Irénée.

«Pendant mille ans, les justes qui seront vivants au moment de la
Jérusalem céleste y procréeront un nombre infini d'enfants qui seront
saints et chers à Dieu.» Lactance.]

Il définit le pape «une vieille idole qu'on encense par habitude, un
grand magicien,» qui fait croire «que trois ne sont qu'un, que le pain
qu'on mange n'est pas du pain,» les évêques, des gens de loi qui
dispensent, à prix d'argent, d'obéir à la loi; les prêtres et les
dervis, des eunuques volontaires enrichis par leur voeu de pauvreté.
Il s'indigne contre l'hypocrite férocité de l'inquisition (XXIX,
LXXVIII); il maudit l'intolérance, le prosélytisme, «esprit de
vertige, éclipse entière de la raison humaine» (LXXXV).

Enfin, il bat, les uns sur le dos des autres, christianisme,
mahométisme, judaïsme, et les humilie devant la pureté et la
spiritualité (quelque peu supposées) du mazdéisme (LXVII). C'est que
Montesquieu tient à extraire de toutes les religions positives un fond
commun, naturel, sorte d'innocente théophilanthropie à laquelle se
cramponnent, aujourd'hui encore, un certain nombre d'esprits à demi
émancipés, et dont les pompes sentimentales et champêtres s'étalent
dans l'épisode des Troglodytes (XII). Cette religion naturelle a ses
dangers pour les âmes tendres et, pratiquée par Rousseau ou
Robespierre, nous ramène tout droit aux orthodoxies dont nous sortons
à peine, après tant de siècles d'abaissement intellectuel. Mais, dans
l'esprit d'un Montesquieu, elle n'a rien de contraignant, car elle
n'existe pas, n'étant qu'un mot pour caractériser et sanctifier le
respect des lois, l'exercice de la justice, l'amour des hommes et la
pratique de la vertu.

Les dévots ne s'y trompaient pas. L'homme qui a écrit: «Dans l'état
présent où est l'Europe, il n'est pas possible que la religion
catholique y subsiste cinq cents ans» (CXVII); l'homme qui voit dans
«l'idée de la divinité... une énumération de toutes les perfections
différentes que l'homme est capable d'avoir et d'imaginer» (LXIX); cet
homme est un impie, et l'abbé Gaultier a raison quand il s'écrie: «Si
le Persan avance quelque impiété, on dit; C'est un Persan! mais ce
Persan qui parle est un François très-connu, qui met dans la bouche du
Persan ce qu'il pense, lui François, en matière de religion.» Et il
ajoute: «Est-il rien de plus humiliant pour nous, qu'un livre qui
contient ces blasphèmes ait été lu, recherché, applaudi dans le
royaume, et que les éditions se soient multipliées, sans que la
puissance spirituelle _ni la temporelle_ se soient armées pour venger
la majesté de Dieu de l'outrage d'un chétif mortel?... Est-ce à dire
que Descartes, Newton, et les philosophes modernes» (sauf Malebranche)
«ont raisonné mieux que Moïse?... Les philosophes _athées ou déistes_
font le monde éternel... Un déiste compte pour rien tous les miracles
sur lesquels la religion chrétienne est fondée!... Encore une fois, à
quoi mènent ces connoissances?» (Maudite galère!)

Le digne père n'en revient pas. Il lâche des phrases dignes de
Molière: «Voilà ce qu'on ne peut entendre sans se boucher les
oreilles!» Et ce ne sont que des: Chétif mortel! Fantaisies d'un petit
écrivain! Discours plein d'impiété! L'impiété saute aux yeux! Plaisant
réformateur! Ame de boue! Les hommes transformés en étalons!
Dérangement de l'esprit et corruption du coeur! Avec les pourceaux,
on se tait!

L'abbé, cessez de gémir. Les Lettres persanes sont bien et dûment
_convaincues d'impiété_.

Partout Montesquieu est fidèle à son principe.

En morale sociale, il se prononce pour la liberté et l'égalité, seules
compatibles avec la justice, seules favorables à l'accomplissement du
but que se propose toute société, l'avantage mutuel, à la propagation
de l'espèce, au développement des richesses par le travail et les arts
(CXXII). La liberté et l'égalité, il les réclame dans la société: et
il combat l'esclavage, conservé par des princes chrétiens dans les
pays où il leur profite; dans la famille (sauf en ce qui concerne
l'autorité paternelle dont il s'exagère l'importance): et il réclame
le rétablissement du divorce (CXVI); et il déclare que notre empire
sur les femmes est une véritable tyrannie!... que, «les forces
seraient égales, si l'éducation l'était aussi» (XXXVIII); et il
condamne la polygamie au nom de la dignité des femmes (CXIV), comme le
célibat au nom de la loi naturelle (CXVII).

En législation, il réclame des pénalités sagement graduées, et des
châtiments modérés, aussi redoutés et moins dangereux que les
supplices insensés et les tortures arbitraires (LXXX).

En politique intérieure, ennemi déclaré du despotisme, qui anéantit le
ressort moral, les forces vives des sociétés, et provoque des
révolutions toujours légitimes (LXXX, LXXXIX, CII, CIII), il juge avec
une sévère clairvoyance ce Louis XIV qui a fait illusion à Voltaire
lui-même (XXIV, XXXVII, XCII). Pour lui, le gouvernement «le plus
parfait est celui qui va à son but à moins de frais; celui qui conduit
les hommes de la manière qui convient le mieux à leur penchant et à
leur inclination» (LXXV). De là à la république il n'y a qu'un pas, et
Montesquieu le fait. Son histoire des Troglodytes (XI-XIV) conclut
énergiquement à la république. Les républiques de Suisse et de
Hollande sont placées haut dans son estime (CXXII). C'est de lui
qu'est cette noble pensée: «Le sanctuaire de l'honneur, de la
réputation et de la vertu semble être établi dans les républiques et
dans les pays où l'on peut prononcer le mot de patrie.» Il est moins
net et moins affirmatif dans l'Esprit des lois.

Sa politique extérieure est dominée tout entière par la nécessité de
la Justice. Il n'admet point de différence originelle entre le droit
privé et le droit public.

«On diroit, Rhédi, qu'il y a deux justices différentes: l'une, qui
règle les affaires des particuliers, qui règne dans le droit civil;
l'autre, qui règle les différends qui surviennent de peuple à peuple,
qui _tyrannise_ dans le droit public: _comme si le droit public
n'étoit pas lui-même un droit civil_, non pas à la vérité d'un pays
particulier, mais du monde» (XCIV). «Dans cette seconde distribution
de la justice, on ne peut employer d'autres maximes que dans la
première.» Partant de là, il établit quelles sont les guerres justes
et les guerres injustes, condamne expressément celles qui ont pour
motif «les querelles particulières du prince» ou quelque manque
d'égards pour un ambassadeur, et approuve celles qui sont entreprises
pour la défense du territoire ou d'un allié. «La conquête, dit-il, ne
donne point un droit par elle-même... Les traités de paix sont
légitimes, lorsque les conditions en sont telles, que les deux peuples
peuvent se conserver: sans quoi, celle des deux sociétés qui doit
périr, privée de sa défense naturelle par la paix, la peut chercher
dans la guerre» (XCV).

Enseignements profonds, bons à méditer dans les temps où le droit
public «est une science qui apprend aux princes (aux assemblées, aux
gouvernants quels qu'ils soient) jusqu'à quel point ils peuvent violer
la justice, sans choquer leurs intérêts» (XCIV).

La doctrine de Montesquieu consiste donc tout entière dans la
substitution de la justice à l'arbitraire royal, clérical ou divin. Ce
sera son éternel honneur, d'avoir libéré la justice des religions et
des théories autoritaires. «Domat exige que la justice soit
chrétienne, le XVIIIe siècle demande si le christianisme est juste»
(Michelet). Montesquieu a déchristianisé le droit.

Au moment où la réaction religieuse, philosophique et politique tente
un suprême et redoutable effort pour tirer l'humanité en arrière, il a
semblé opportun de remettre sous les yeux de ceux qui savent relire
tant de vérités de tous les siècles, tant de fines railleries et de
réflexions fortes sur les vices, les maux et les hommes dont nous
souffrons plus que jamais. Si les Lettres persanes n'ont pas vieilli,
si elles sont menacées, pour ainsi dire, d'une éternelle jeunesse, ce
n'est point parce que, sur le canevas léger et commode d'un petit
roman oriental aussi simple que bien conduit, parmi d'aimables
digressions discrètement voluptueuses, sûres amorces jetées au lecteur
français, Montesquieu a brodé, avec une précision un peu sèche mais
toujours piquante, une peinture de la société française sous la
régence, les portraits de ces ennemis publics qu'on nomme les prêtres
intrigants et intolérants, les agioteurs sans vergogne, les beaux
esprits frivoles, les hommes à bonnes fortunes, les juges négligents
ou partiaux, les généraux vantards, les rois exploiteurs, les
bourgeois infatués, les courtisans ridicules, tout ce passé véreux qui
n'est pas extirpé encore. Non. Mais c'est parce que l'oeuvre, plus
primesautière et plus hardie que l'Esprit des lois, plus ramassée
aussi et plus concise, touche librement à toutes les grandes questions
qui divisent l'humanité, depuis l'existence de Dieu jusqu'à la forme
du gouvernement, en passant par le mariage et la condition des femmes.
De pareils livres sont écrits pour l'avenir.

Charles de Secondat, baron de la Brède et de _Montesquieu_, né le 18
janvier 1689, mort le 10 février 1755, est en avant de ce siècle; il
est devant nous et non derrière l'horizon.

Écoutez Michelet:

«Il faut être bien étourdi et bien léger soi-même pour trouver son
livre léger. A chaque instant il est terrible. Les satires de Voltaire
sont si débonnaires à côté! La différence est grande. Voltaire est
libre par le monde. Montesquieu est un prisonnier» (de la robe).
«L'oeuvre est moins merveilleuse encore que le secret, la patience
qui la préparent, ce recueillement redoutable du solitaire en pleine
foule. Grande leçon! Qu'ils apprennent de là, les prisonniers qui se
croient impuissants, combien la prison sert, comme en prison le fer
devient acier! qu'ils apprennent, les hésitants, les maladroits, à
affiler la lame... C'est un esprit serein, mondain, ce semble, et
pacifique, qui fait en riant voler, briller le glaive... Jamais main
plus légère. L'Orient lui apprit à jouer du damas. En badinant, il
décapite un monde..., il accomplit la radicale exécution,
l'extermination du passé» et, dans l'éclair du glaive, «il fait voir
l'avenir!»

    ANDRÉ LEFÈVRE.




QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LES LETTRES PERSANES.

(1754)


_Rien n'a plu davantage, dans les_ Lettres persanes_, que d'y trouver,
sans y penser, une espèce de roman. On en voit le commencement, le
progrès, la fin: les divers personnages sont placés dans une chaîne
qui les lie. A mesure qu'ils font un plus long séjour en Europe, les
moeurs de cette partie du monde prennent dans leur tête un air moins
merveilleux et moins bizarre; et ils sont plus ou moins frappés de ce
bizarre et de ce merveilleux, suivant la différence de leurs
caractères. D'un autre côté, le désordre croît dans le sérail d'Asie à
proportion de la longueur de l'absence d'Usbek, c'est-à-dire à mesure
que la fureur augmente et que l'amour diminue._

_D'ailleurs, ces sortes de romans réussissent ordinairement, parce que
l'on rend compte soi-même de sa situation actuelle; ce qui fait plus
sentir les passions que tous les récits qu'on en pourroit faire. Et
c'est une des causes du succès de quelques ouvrages charmants qui ont
paru depuis les_ Lettres persanes.

_Enfin, dans les romans ordinaires, les digressions ne peuvent être
permises que lorsqu'elles forment elles-mêmes un nouveau roman. On n'y
sauroit mêler de raisonnements, parce qu'aucuns des personnages n'y
ayant été assemblés pour raisonner, cela choqueroit le dessein et la
nature de l'ouvrage. Mais, dans la forme des lettres, où les acteurs
ne sont pas choisis, et où les sujets qu'on traite ne sont dépendants
d'aucun dessein ou d'aucun plan déjà formé, l'auteur s'est donné
l'avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de
la morale à un roman, et de lier le tout par une chaîne secrète et, en
quelque façon, inconnue._

_Les_ Lettres persanes _eurent d'abord un débit si prodigieux, que les
libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils alloient
tirer par la manche tous ceux qu'ils rencontroient:_ «Monsieur,
_disoient-ils_, faites-moi des Lettres persanes.»

_Mais ce que je viens de dire suffit pour faire voir qu'elles ne sont
susceptibles d'aucune suite, encore moins d'aucun mélange avec des
lettres écrites d'une autre main, quelque ingénieuses qu'elles
puissent être._

_Il y a quelques traits que bien des gens ont trouvés bien hardis;
mais ils sont priés de faire attention à la nature de cet ouvrage. Les
Persans qui doivent y jouer un si grand rôle se trouvoient tout à coup
transplantés en Europe, c'est-à-dire dans un autre univers. Il y avoit
un temps où il falloit nécessairement les représenter pleins
d'ignorance et de préjugés: on n'étoit attentif qu'à faire voir la
génération et le progrès de leurs idées. Leurs premières pensées
devoient être singulières: il sembloit qu'on n'avoit rien à faire qu'à
leur donner l'espèce de singularité qui peut compatir avec de
l'esprit; on n'avoit à peindre que le sentiment qu'ils avoient eu à
chaque chose qui leur avoit paru extraordinaire. Bien loin qu'on
pensât à intéresser quelque principe de notre religion, on ne se
soupçonnoit pas même d'imprudence. Ces traits se trouvent toujours
liés avec le sentiment de surprise et d'étonnement, et point avec
l'idée d'examen, et encore moins avec celle de critique. En parlant de
notre religion, ces Persans ne doivent pas paroître plus instruits que
lorsqu'ils parloient de nos coutumes et de nos usages; et, s'ils
trouvent quelquefois nos dogmes singuliers, cette singularité est
toujours marquée au coin de la parfaite ignorance des liaisons qu'il y
a entre ces dogmes et nos autres vérités._

_On fait cette justification par amour pour ces grandes vérités,
indépendamment du respect pour le genre humain, que l'on n'a
certainement pas voulu frapper par l'endroit le plus tendre. On prie
donc le lecteur de ne pas cesser un moment de regarder les traits dont
je parle comme des effets de la surprise de gens qui devoient en
avoir, ou comme des paradoxes faits par des hommes qui n'étoient pas
même en état d'en faire. Il est prié de faire attention que tout
l'agrément consistoit dans le contraste éternel entre les choses
réelles et la manière singulière, naïve ou bizarre, dont elles étoient
aperçues. Certainement la nature et le dessein des_ Lettres persanes
_sont si à découvert, qu'elles ne tromperont jamais que ceux qui
voudront se tromper eux-mêmes._




INTRODUCTION.

(1721)


Je ne fais point ici d'épître dédicatoire, et je ne demande point de
protection pour ce livre: on le lira, s'il est bon; et, s'il est
mauvais, je ne me soucie pas qu'on le lise.

J'ai détaché ces premières lettres, pour essayer le goût du public:
j'en ai un grand nombre d'autres dans mon portefeuille, que je pourrai
lui donner dans la suite.

Mais c'est à condition que je ne serai pas connu: car, si l'on vient à
savoir mon nom, dès ce moment je me tais. Je connois une femme qui
marche assez bien, mais qui boite dès qu'on la regarde. C'est assez
des défauts de l'ouvrage, sans que je présente encore à la critique
ceux de ma personne. Si l'on savoit qui je suis, on diroit: Son livre
jure avec son caractère, il devroit employer son temps à quelque chose
de mieux, cela n'est pas digne d'un homme grave. Les critiques ne
manquent jamais ces sortes de réflexions, parce qu'on les peut faire
sans essayer beaucoup son esprit.

Les Persans qui écrivent ici étoient logés avec moi; nous passions
notre vie ensemble. Comme ils me regardoient comme un homme d'un autre
monde, ils ne me cachoient rien. En effet, des gens transplantés de si
loin ne pouvoient plus avoir de secrets. Ils me communiquoient la
plupart de leurs lettres; je les copiai. J'en surpris même
quelques-unes dont ils se seroient bien gardés de me faire confidence,
tant elles étoient mortifiantes pour la vanité et la jalousie persane.

Je ne fais donc que l'office de traducteur: toute ma peine a été de
mettre l'ouvrage à nos moeurs. J'ai soulagé le lecteur du langage
asiatique autant que je l'ai pu, et l'ai sauvé d'une infinité
d'expressions sublimes, qui l'auroient ennuyé jusque dans les nues.

Mais ce n'est pas tout ce que j'ai fait pour lui. J'ai retranché les
longs compliments, dont les Orientaux ne sont pas moins prodigues que
nous; et j'ai passé un nombre infini de ces minuties qui ont tant de
peine à soutenir le grand jour, et qui doivent toujours mourir entre
deux amis.

Si la plupart de ceux qui nous ont donné des recueils de lettres
avoient fait de même; ils auroient vu leur ouvrage s'évanouir.

Il y a une chose qui m'a souvent étonné: c'est de voir ces Persans
quelquefois aussi instruits que moi-même des moeurs et des manières
de la nation, jusqu'à en connoître les plus fines circonstances, et à
remarquer des choses qui, je suis sûr, ont échappé à bien des
Allemands qui ont voyagé en France. J'attribue cela au long séjour
qu'ils y ont fait: sans compter qu'il est plus facile à un Asiatique
de s'instruire des moeurs des François dans un an, qu'il ne l'est à
un François de s'instruire des moeurs des Asiatiques dans quatre;
parce que les uns se livrent autant que les autres se communiquent
peu.

L'usage a permis à tout traducteur, et même au plus barbare
commentateur, d'orner la tête de sa version, ou de sa glose, du
panégyrique de l'original, et d'en relever l'utilité, le mérite et
l'excellence. Je ne l'ai point fait: on en devinera facilement les
raisons. Une des meilleures est que ce seroit une chose
très-ennuyeuse, placée dans un lieu déjà très-ennuyeux de lui-même, je
veux dire une préface.




LETTRES PERSANES




LETTRE I.

USBEK A SON AMI RUSTAN.

A Ispahan.


Nous n'avons séjourné qu'un jour à Com. Lorsque nous eûmes fait nos
dévotions sur le tombeau de la vierge qui a mis au monde douze
prophètes, nous nous remîmes en chemin, et hier, vingt-cinquième jour
de notre départ d'Ispahan, nous arrivâmes à Tauris.

Rica et moi sommes peut-être les premiers parmi les Persans que
l'envie de savoir ait fait sortir de leur pays, et qui aient renoncé
aux douceurs d'une vie tranquille pour aller chercher laborieusement
la sagesse.

Nous sommes nés dans un royaume florissant; mais nous n'avons pas cru
que ses bornes fussent celles de nos connoissances, et que la lumière
orientale dût seule nous éclairer.

Mande-moi ce que l'on dit de notre voyage; ne me flatte point: je ne
compte pas sur un grand nombre d'approbateurs. Adresse ta lettre à
Erzeron, où je séjournerai quelque temps. Adieu, mon cher Rustan. Sois
assuré qu'en quelque lieu du monde où je sois, tu as un ami fidèle.

    De Tauris, le 15 de la lune de Saphar, 1711.




LETTRE II.

USBEK AU PREMIER EUNUQUE NOIR.

A son sérail d'Ispahan.


Tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse; je t'ai
confié ce que j'avois dans le monde de plus cher: tu tiens en tes
mains les clefs de ces portes fatales, qui ne s'ouvrent que pour moi.
Tandis que tu veilles sur ce dépôt précieux de mon coeur, il se
repose, et jouit d'une sécurité entière. Tu fais la garde dans le
silence de la nuit, comme dans le tumulte du jour. Tes soins
infatigables soutiennent la vertu lorsqu'elle chancelle. Si les femmes
que tu gardes vouloient sortir de leur devoir, tu leur en ferois
perdre l'espérance. Tu es le fléau du vice et la colonne de la
fidélité.

Tu leur commandes, et leur obéis. Tu exécutes aveuglément toutes leurs
volontés, et leur fais exécuter de même les lois du sérail; tu trouves
de la gloire à leur rendre les services les plus vils; tu te soumets
avec respect et avec crainte à leurs ordres légitimes; tu les sers
comme l'esclave de leurs esclaves. Mais, par un retour d'empire, tu
commandes en maître comme moi-même, quand tu crains le relâchement des
lois de la pudeur et de la modestie.

Souviens-toi toujours du néant d'où je t'ai fait sortir, lorsque tu
étois le dernier de mes esclaves, pour te mettre en cette place, et te
confier les délices de mon coeur: tiens-toi dans un profond
abaissement auprès de celles qui partagent mon amour; mais fais-leur
en même temps sentir leur extrême dépendance. Procure-leur tous les
plaisirs qui peuvent être innocents; trompe leurs inquiétudes;
amuse-les par la musique, les danses, les boissons délicieuses;
persuade-leur de s'assembler souvent. Si elles veulent aller à la
campagne, tu peux les y mener; mais fais faire main-basse sur tous les
hommes qui se présenteront devant elles. Exhorte-les à la propreté,
qui est l'image de la netteté de l'âme; parle-leur quelquefois de moi.
Je voudrois les revoir dans ce lieu charmant qu'elles embellissent.
Adieu.

    De Tauris, le 18 de la lune de Saphar, 1711.




LETTRE III.

ZACHI A USBEK.

A Tauris.


Nous avons ordonné au chef des eunuques de nous mener à la campagne:
il te dira qu'aucun accident ne nous est arrivé. Quand il fallut
traverser la rivière et quitter nos litières, nous nous mîmes, selon
la coutume, dans des boîtes: deux esclaves nous portèrent sur leurs
épaules, et nous échappâmes à tous les regards.

Comment aurois-je pu vivre, cher Usbek, dans ton sérail d'Ispahan;
dans ces lieux qui, me rappelant sans cesse mes plaisirs passés,
irritoient tous les jours mes désirs avec une nouvelle violence?
J'errois d'appartements en appartements, te cherchant toujours et ne
te trouvant jamais, mais rencontrant partout un cruel souvenir de ma
félicité passée. Tantôt je me voyois en ce lieu où, pour la première
fois de ma vie, je te reçus dans mes bras; tantôt dans celui où tu
décidas cette fameuse querelle entre tes femmes. Chacune de nous se
prétendoit supérieure aux autres en beauté. Nous nous présentâmes
devant toi, après avoir épuisé tout ce que l'imagination peut fournir
de parures et d'ornements: tu vis avec plaisir les miracles de notre
art; tu admiras jusqu'où nous avoit emportées l'ardeur de te plaire.
Mais tu fis bientôt céder ces charmes empruntés à des grâces plus
naturelles; tu détruisis tout notre ouvrage: il fallut nous dépouiller
de ces ornements qui t'étoient devenus incommodes; il fallut paroître
à ta vue dans la simplicité de la nature. Je comptai pour rien la
pudeur, je ne pensai qu'à ma gloire. Heureux Usbek, que de charmes
furent étalés à tes yeux! Nous te vîmes longtemps errer
d'enchantements en enchantements: ton âme incertaine demeura longtemps
sans se fixer, chaque grâce nouvelle te demandoit un tribut, nous
fûmes en un moment toutes couvertes de tes baisers; tu portas tes
curieux regards dans les lieux les plus secrets; tu nous fis passer en
un instant dans mille situations différentes; toujours de nouveaux
commandements, et une obéissance toujours nouvelle. Je te l'avoue,
Usbek, une passion encore plus vive que l'ambition me fit souhaiter de
te plaire. Je me vis insensiblement devenir la maîtresse de ton
coeur; tu me pris, tu me quittas, tu revins à moi, et je sus te
retenir: le triomphe fut tout pour moi, et le désespoir pour mes
rivales. Il nous sembla que nous fussions seuls dans le monde: tout ce
qui nous entouroit ne fut plus digne de nous occuper. Plût au ciel que
mes rivales eussent eu le courage de rester témoins de toutes les
marques d'amour que je reçus de toi! Si elles avoient bien vu mes
transports, elles auroient senti la différence qu'il y a de mon amour
au leur; elles auroient vu que, si elles pouvoient disputer avec moi
de charmes, elles ne pouvoient pas disputer de sensibilité... Mais où
suis-je? Où m'emmène ce vain récit? C'est un malheur de n'être point
aimée; mais c'est un affront de ne l'être plus. Tu nous quittes,
Usbek, pour aller errer dans des climats barbares. Quoi! tu comptes
pour rien l'avantage d'être aimé? Hélas! tu ne sais pas même ce que tu
perds! Je pousse des soupirs qui ne sont point entendus; mes larmes
coulent, et tu n'en jouis pas; il semble que l'amour respire dans le
sérail, et ton insensibilité t'en éloigne sans cesse! Ah! mon cher
Usbek, si tu savois être heureux!

    Du sérail de Fatmé, le 21 de la lune de Maharram, 1711.




LETTRE IV.

ZÉPHIS A USBEK.

A Erzeron.


Enfin ce monstre noir a résolu de me désespérer. Il veut à toute force
m'ôter mon esclave Zélide, Zélide qui me sert avec tant d'affection,
et dont les adroites mains portent partout les ornements et les
grâces; il ne lui suffit pas que cette séparation soit douloureuse, il
veut encore qu'elle soit déshonorante. Le traître veut regarder comme
criminels les motifs de ma confiance; et parce qu'il s'ennuie derrière
la porte, où je le renvoie toujours, il ose supposer qu'il a entendu
ou vu des choses, que je ne sais pas même imaginer. Je suis bien
malheureuse! Ma retraite, ni ma vertu, ne sauroient me mettre à l'abri
de ses soupçons extravagants: un vil esclave vient m'attaquer jusque
dans ton coeur, et il faut que je m'y défende! Non, j'ai trop de
respect pour moi-même pour descendre jusqu'à des justifications: je ne
veux d'autre garant de ma conduite que toi-même, que ton amour, que le
mien, et, s'il faut te le dire, cher Usbek, que mes larmes.

    Du sérail de Fatmé, le 29 de la lune de Maharram, 1711.




LETTRE V.

RUSTAN A USBEK

A Erzeron.


Tu es le sujet de toutes les conversations d'Ispahan; on ne parle que
de ton départ: les uns l'attribuent à une légèreté d'esprit, les
autres à quelque chagrin; tes amis seuls te défendent, et ils ne
persuadent personne. On ne peut comprendre que tu puisses quitter tes
femmes, tes parents, tes amis, ta patrie, pour aller dans des climats
inconnus aux Persans. La mère de Rica est inconsolable; elle te
demande son fils, que tu lui as, dit-elle, enlevé. Pour moi, mon cher
Usbek, je me sens naturellement porté à approuver tout ce que tu fais:
mais je ne saurois te pardonner ton absence; et, quelques raisons que
tu m'en puisses donner, mon coeur ne les goûtera jamais. Adieu.
Aime-moi toujours.

    D'Ispahan, le 28 de la lune de Rebiab 1, 1711




LETTRE VI.

USBEK A SON AMI NESSIR.

A Ispahan.


A une journée d'Érivan, nous quittâmes la Perse pour entrer dans les
terres de l'obéissance des Turcs. Douze jours après, nous arrivâmes à
Erzeron, où nous séjournerons trois ou quatre mois.

Il faut que je te l'avoue, Nessir; j'ai senti une douleur secrète
quand j'ai perdu la Perse de vue, et que je me suis trouvé au milieu
des perfides Osmanlins. A mesure que j'entrois dans le pays de ces
profanes, il me sembloit que je devenois profane moi-même.

Ma patrie, ma famille, mes amis se sont présentés à mon esprit; ma
tendresse s'est réveillée; une certaine inquiétude a achevé de me
troubler, et m'a fait connoître que, pour mon repos, j'avois trop
entrepris.

Mais ce qui afflige le plus mon coeur, ce sont mes femmes. Je ne
puis penser à elles que je ne sois dévoré de chagrins.

Ce n'est pas, Nessir, que je les aime: je me trouve à cet égard dans
une insensibilité qui ne me laisse point de désirs. Dans le nombreux
sérail où j'ai vécu, j'ai prévenu l'amour et l'ai détruit par
lui-même: mais, de ma froideur même, il sort une jalousie secrète, qui
me dévore. Je vois une troupe de femmes laissées presque à
elles-mêmes; je n'ai que des âmes lâches qui m'en répondent. J'aurois
peine à être en sûreté, si mes esclaves étoient fidèles: que sera-ce,
s'ils ne le sont pas? Quelles tristes nouvelles peuvent m'en venir,
dans les pays éloignés que je vais parcourir! C'est un mal où mes amis
ne peuvent porter de remède: c'est un lieu dont ils doivent ignorer
les tristes secrets; et qu'y pourroient-ils faire? N'aimerois-je pas
mille fois mieux une obscure impunité qu'une correction éclatante? Je
dépose en ton coeur tous mes chagrins, mon cher Nessir: c'est la
seule consolation qui me reste dans l'état où je suis.

    D'Erzeron, le 10 de la lune de Rebiab 2, 1711.




LETTRE VII.

FATMÉ A USBEK.

A Erzeron.


Il y a deux mois que tu es parti, mon cher Usbek; et, dans
l'abattement où je suis, je ne puis pas me le persuader encore. Je
cours tout le sérail, comme si tu y étois; je ne suis point désabusée.
Que veux-tu que devienne une femme qui t'aime; qui étoit accoutumée à
te tenir dans ses bras; qui n'étoit occupée que du soin de te donner
des preuves de sa tendresse; libre par l'avantage de sa naissance,
esclave par la violence de son amour?

Quand je t'épousai, mes yeux n'avoient point encore vu le visage d'un
homme: tu es le seul dont la vue m'ait été permise[2]; car je ne
compte point au rang des hommes ces eunuques affreux dont la moindre
imperfection est de n'être point des hommes. Quand je compare la
beauté de ton visage avec la difformité du leur, je ne puis m'empêcher
de m'estimer heureuse: mon imagination ne me fournit point d'idée plus
ravissante que les charmes enchanteurs de ta personne. Je te le jure,
Usbek, quand il me seroit permis de sortir de ce lieu où je suis
enfermée par la nécessité de ma condition; quand je pourrois me
dérober à la garde qui m'environne; quand il me seroit permis de
choisir parmi tous les hommes qui vivent dans cette capitale des
nations; Usbek, je te le jure, je ne choisirois que toi. Il ne peut y
avoir que toi dans le monde qui mérites d'être aimé.

[Note 2: Les femmes persanes sont beaucoup plus étroitement
gardées que les femmes turques et les femmes indiennes.]

Ne pense pas que ton absence m'ait fait négliger une beauté qui t'est
chère: quoique je ne doive être vue de personne, et que les ornements
dont je me pare soient inutiles à ton bonheur, je cherche cependant à
m'entretenir dans l'habitude de plaire; je ne me couche point que je
ne me sois parfumée des essences les plus délicieuses. Je me rappelle
ce temps heureux où tu venois dans mes bras; un songe flatteur, qui me
séduit, me montre ce cher objet de mon amour; mon imagination se perd
dans ses désirs, comme elle se flatte dans ses espérances: je pense
quelquefois que, dégoûté d'un pénible voyage, tu vas revenir à nous:
la nuit se passe dans des songes qui n'appartiennent ni à la veille ni
au sommeil; je te cherche à mes côtés, et il me semble que tu me fuis;
enfin le feu qui me dévore dissipe lui-même ces enchantements, et
rappelle mes esprits. Je me trouve pour lors si animée... Tu ne le
croirois pas, Usbek; il est impossible de vivre dans cet état; le feu
coule dans mes veines: que ne puis-je t'exprimer ce que je sens si
bien? et comment sens-je si bien ce que je ne puis t'exprimer? Dans
ces moments, Usbek, je donnerois l'empire du monde pour un seul de tes
baisers. Qu'une femme est malheureuse d'avoir des désirs si violents,
lorsqu'elle est privée de celui qui peut seul les satisfaire; que,
livrée à elle-même, n'ayant rien qui puisse la distraire, il faut
qu'elle vive dans l'habitude des soupirs et dans la fureur d'une
passion irritée; que, bien loin d'être heureuse, elle n'a pas même
l'avantage de servir à la félicité d'un autre: ornement inutile d'un
sérail, gardée pour l'honneur et non pas pour le bonheur de son époux!

Vous êtes bien cruels, vous autres hommes! Vous êtes charmés que nous
ayons des désirs que nous ne puissions satisfaire: vous nous traitez
comme si nous étions insensibles, et vous seriez bien fâchés que nous
le fussions: vous croyez que nos désirs, si longtemps mortifiés,
seront irrités à votre vue. Il y a de la peine à se faire aimer; il
est plus court d'obtenir de notre tempérament ce que vous n'osez
espérer de votre mérite.

Adieu, mon cher Usbek, adieu. Compte que je ne vis que pour t'adorer:
mon âme est toute pleine de toi; et ton absence, bien loin de te faire
oublier, animeroit mon amour s'il pouvoit devenir plus violent.

    Du sérail d'Ispahan, le 12 de la lune de Rebiab 1, 1711.




LETTRE VIII.

USBEK A SON AMI RUSTAN.

A Ispahan.


Ta lettre m'a été rendue à Erzeron, où je suis. Je m'étois bien douté
que mon départ feroit du bruit: je ne m'en suis point mis en peine:
que veux-tu que je suive, la prudence de mes ennemis, ou la mienne?

Je parus à la cour dès ma plus tendre jeunesse; je le puis dire, mon
coeur ne s'y corrompit point: je formai même un grand dessein,
j'osai y être vertueux. Dès que je connus le vice, je m'en éloignai;
mais je m'en approchai ensuite pour le démasquer. Je portai la vérité
jusqu'au pied du trône: j'y parlai un langage jusqu'alors inconnu; je
déconcertai la flatterie, et j'étonnai en même temps les adorateurs et
l'idole.

Mais quand je vis que ma sincérité m'avoit fait des ennemis; que je
m'étois attiré la jalousie des ministres sans avoir la faveur du
prince; que, dans une cour corrompue, je ne me soutenois plus que par
une foible vertu, je résolus de la quitter. Je feignis un grand
attachement pour les sciences; et, à force de le feindre, il me vint
réellement. Je ne me mêlai plus d'aucunes affaires, et je me retirai
dans une maison de campagne. Mais ce parti même avoit ses
inconvénients: je restois toujours exposé à la malice de mes ennemis,
et je m'étois presque ôté les moyens de m'en garantir. Quelques avis
secrets me firent penser à moi sérieusement: je résolus de m'exiler de
ma patrie, et ma retraite même de la cour m'en fournit un prétexte
plausible. J'allai au roi; je lui marquai l'envie que j'avois de
m'instruire dans les sciences de l'Occident; je lui insinuai qu'il
pourroit tirer de l'utilité de mes voyages: je trouvai grâce devant
ses yeux; je partis, et je dérobai une victime à mes ennemis.

Voilà, Rustan, le véritable motif de mon voyage. Laisse parler
Ispahan; ne me défends que devant ceux qui m'aiment. Laisse à mes
ennemis leurs interprétations malignes: je suis trop heureux que ce
soit le seul mal qu'ils me puissent faire.

On parle de moi à présent: peut-être ne serai-je que trop oublié, et
que mes amis... Non, Rustan, je ne veux point me livrer à cette triste
pensée: je leur serai toujours cher; je compte sur leur fidélité,
comme sur la tienne.

    D'Erzeron, le 20 de la lune de Gemmadi 2, 1711.




LETTRE IX.

LE PREMIER EUNUQUE A IBBI.

A Erzeron.


Tu suis ton ancien maître dans ses voyages; tu parcours les provinces
et les royaumes; les chagrins ne sauroient faire d'impression sur toi;
chaque instant te montre des choses nouvelles; tout ce que tu vois te
récrée, et te fait passer le temps sans le sentir.

Il n'en est pas de même de moi, qui, enfermé dans une affreuse prison,
suis toujours environné des mêmes objets et dévoré des mêmes chagrins.
Je gémis accablé sous le poids des soins et des inquiétudes de
cinquante années; et, dans le cours d'une longue vie, je ne puis pas
dire avoir eu un jour serein et un moment tranquille.

Lorsque mon premier maître eut formé le cruel projet de me confier ses
femmes, et m'eut obligé, par des séductions soutenues de mille
menaces, de me séparer pour jamais de moi-même; las de servir dans les
emplois les plus pénibles, je comptai sacrifier mes passions à mon
repos et à ma fortune. Malheureux que j'étois! mon esprit préoccupé me
faisoit voir le dédommagement, et non pas la perte: j'espérois que je
serois délivré des atteintes de l'amour par l'impuissance de le
satisfaire. Hélas! on éteignit en moi l'effet des passions, sans en
éteindre la cause; et, bien loin d'en être soulagé, je me trouvai
environné d'objets qui les irritoient sans cesse. J'entrai dans le
sérail, où tout m'inspiroit le regret de ce que j'avois perdu: je me
sentois animé à chaque instant; mille grâces naturelles sembloient ne
se découvrir à ma vue que pour me désoler; pour comble de malheurs,
j'avois toujours devant les yeux un homme heureux. Dans ce temps de
trouble, je n'ai jamais conduit une femme dans le lit de mon maître,
je ne l'ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage
dans le coeur, et un affreux désespoir dans l'âme.

Voilà comme j'ai passé ma misérable jeunesse: je n'avois de confident
que moi-même. Chargé d'ennuis et de chagrins, il me les falloit
dévorer; et ces mêmes femmes que j'étois tenté de regarder avec des
yeux si tendres, je ne les envisageois qu'avec des regards sévères:
j'étois perdu si elles m'avoient pénétré; quel avantage n'en
auroient-elles pas pris!

Je me souviens qu'un jour que je mettois une femme dans le bain, je me
sentis si transporté que je perdis entièrement la raison, et que
j'osai porter ma main dans un lieu redoutable. Je crus, à la première
réflexion, que ce jour étoit le dernier de mes jours. Je fus pourtant
assez heureux pour échapper à mille morts; mais la beauté que j'avois
faite confidente de ma faiblesse me vendit bien cher son silence; je
perdis entièrement mon autorité sur elle, et elle m'a obligé depuis à
des condescendances qui m'ont exposé mille fois à perdre la vie.

Enfin, les feux de la jeunesse ont passé; je suis vieux, et je me
trouve, à cet égard, dans un état tranquille; je regarde les femmes
avec indifférence, et je leur rends bien tous leurs mépris, et tous
les tourments qu'elles m'ont fait souffrir. Je me souviens toujours
que j'étois né pour les commander; et il me semble que je redeviens
homme dans les occasions où je leur commande encore. Je les hais
depuis que je les envisage de sang-froid, et que ma raison me laisse
voir toutes leurs foiblesses. Quoique je les garde pour un autre, le
plaisir de me faire obéir me donne une joie secrète; quand je les
prive de tout, il me semble que c'est pour moi, et il m'en revient
toujours une satisfaction indirecte: je me trouve dans le sérail comme
dans un petit empire; et mon ambition, la seule passion qui me reste,
se satisfait un peu. Je vois avec plaisir que tout roule sur moi, et
qu'à tous les instants je suis nécessaire; je me charge volontiers de
la haine de toutes ces femmes, qui m'affermit dans le poste où je
suis. Aussi n'ont-elles pas affaire à un ingrat: elles me trouvent
au-devant de tous leurs plaisirs les plus innocents, je me présente
toujours à elles comme une barrière inébranlable; elles forment des
projets, et je les arrête soudain: je m'arme de refus, je me hérisse
de scrupules; je n'ai jamais dans la bouche que les mots de devoir, de
vertu, de pudeur, de modestie. Je les désespère en leur parlant sans
cesse de la foiblesse de leur sexe, et de l'autorité du maître; je me
plains ensuite d'être obligé à tant de sévérité, et je semble vouloir
leur faire entendre que je n'ai d'autre motif que leur propre intérêt,
et un grand attachement pour elles.

Ce n'est pas qu'à mon tour je n'aie un nombre infini de désagréments,
et que tous les jours ces femmes vindicatives ne cherchent à renchérir
sur ceux que je leur donne: elles ont des revers terribles. Il y a
entre nous comme un flux et un reflux d'empire et de soumission: elles
font toujours tomber sur moi les emplois les plus humiliants; elles
affectent un mépris qui n'a point d'exemple; et, sans égard pour ma
vieillesse, elles me font lever, la nuit, dix fois pour la moindre
bagatelle; je suis accablé sans cesse d'ordres, de commandements,
d'emplois, de caprices; il semble qu'elles se relayent pour m'exercer,
et que leurs fantaisies se succèdent. Souvent elles se plaisent à me
faire redoubler de soins; elles me font faire de fausses confidences:
tantôt on vient me dire qu'il a paru un jeune homme autour de ces
murs, une autre fois qu'on a entendu du bruit, ou bien qu'on doit
rendre une lettre: tout ceci me trouble, et elles rient de ce trouble;
elles sont charmées de me voir ainsi me tourmenter moi-même. Une autre
fois elles m'attachent derrière leur porte, et m'y enchaînent nuit et
jour. Elles savent bien feindre des maladies, des défaillances, des
frayeurs: elles ne manquent point de prétexte pour me mener au point
où elles veulent. Il faut, dans ces occasions, une obéissance aveugle
et une complaisance sans bornes: un refus dans la bouche d'un homme
comme moi seroit une chose inouïe; et, si je balançois à leur obéir,
elles seroient en droit de me châtier. J'aimerois autant perdre la
vie, mon cher Ibbi, que de descendre à cette humiliation.

Ce n'est pas tout: je ne suis jamais sûr d'être un instant dans la
faveur de mon maître; j'ai autant d'ennemies dans son coeur, qui ne
songent qu'à me perdre: elles ont des quarts d'heure où je ne suis
point écouté, des quarts d'heure où l'on ne refuse rien, des quarts
d'heure où j'ai toujours tort. Je mène dans le lit de mon maître des
femmes irritées: crois-tu que l'on y travaille pour moi, et que mon
parti soit le plus fort? J'ai tout à craindre de leurs larmes, de
leurs soupirs, de leurs embrassements, et de leurs plaisirs mêmes:
elles sont dans le lieu de leurs triomphes; leurs charmes me
deviennent terribles: les services présents effacent dans un moment
tous mes services passés; et rien ne peut me répondre d'un maître qui
n'est plus à lui-même.

Combien de fois m'est-il arrivé de me coucher dans la faveur, et de me
lever dans la disgrâce! Le jour que je fus fouetté si indignement
autour du sérail, qu'avois-je fait? Je laisse une femme dans les bras
de mon maître: dès qu'elle le vit enflammé, elle versa un torrent de
larmes; elle se plaignit, et ménagea si bien ses plaintes, qu'elles
augmentoient à mesure de l'amour qu'elle faisoit naître. Comment
aurois-je pu me soutenir dans un moment si critique? Je fus perdu
lorsque je m'y attendois le moins; je fus la victime d'une négociation
amoureuse, et d'un traité que les soupirs avoient fait. Voilà, cher
Ibbi, l'état cruel dans lequel j'ai toujours vécu.

Que tu es heureux! tes soins se bornent uniquement à la personne
d'Usbek. Il t'est facile de lui plaire et de te maintenir dans sa
faveur jusques au dernier de tes jours.

    Du sérail d'Ispahan, le dernier de la lune de Saphar, 1711.




LETTRE X.

MIRZA A SON AMI USBEK.

A Erzeron.


Tu étois le seul qui pût me dédommager de l'absence de Rica; et il n'y
avoit que Rica qui pût me consoler de la tienne. Tu nous manques,
Usbek: tu étois l'âme de notre société. Qu'il faut de violence pour
rompre les engagements que le coeur et l'esprit ont formés!

Nous disputons ici beaucoup; nos disputes roulent ordinairement sur la
morale. Hier on mit en question si les hommes étoient heureux par les
plaisirs et les satisfactions des sens, ou par la pratique de la
vertu. Je t'ai souvent ouï dire que les hommes étoient nés pour être
vertueux, et que la justice est une qualité qui leur est aussi propre
que l'existence. Explique-moi, je te prie, ce que tu veux dire.

J'ai parlé à des mollaks, qui me désespèrent avec leurs passages de
l'Alcoran: car je ne leur parle pas comme vrai croyant, mais comme
homme, comme citoyen, comme père de famille. Adieu.

    D'Ispahan, le dernier de la lune de Saphar, 1711.




LETTRE XI.

USBEK A MIRZA.

A Ispahan.


Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne; tu descends jusqu'à me
consulter; tu me crois capable de t'instruire. Mon cher Mirza, il y a
une chose qui me flatte encore plus que la bonne opinion que tu as
conçue de moi: c'est ton amitié, qui me la procure.

Pour remplir ce que tu me prescris, je n'ai pas cru devoir employer
des raisonnements fort abstraits. Il y a de certaines vérités qu'il ne
suffit pas de persuader, mais qu'il faut encore faire sentir: telles
sont les vérités de morale. Peut-être que ce morceau d'histoire te
touchera plus qu'une philosophie subtile.

Il y avoit en Arabie un petit peuple, appelé Troglodyte, qui
descendoit de ces anciens Troglodytes qui, si nous en croyons les
historiens, ressembloient plus à des bêtes qu'à des hommes. Ceux-ci
n'étoient point si contrefaits, ils n'étoient point velus comme des
ours, ils ne siffloient point, ils avoient des yeux; mais ils étoient
si méchants et si féroces, qu'il n'y avoit parmi eux aucun principe
d'équité ni de justice.

Ils avoient un roi d'une origine étrangère, qui, voulant corriger la
méchanceté de leur naturel, les traitoit sévèrement; mais ils
conjurèrent contre lui, le tuèrent, et exterminèrent toute la famille
royale.

Le coup étant fait, ils s'assemblèrent pour choisir un gouvernement;
et, après bien des dissensions, ils créèrent des magistrats. Mais à
peine les eurent-ils élus, qu'ils leur devinrent insupportables; et
ils les massacrèrent encore.

Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel
sauvage. Tous les particuliers convinrent qu'ils n'obéiroient plus à
personne; que chacun veilleroit uniquement à ses intérêts, sans
consulter ceux des autres.

Cette résolution unanime flattoit extrêmement tous les particuliers.
Ils disoient: Qu'ai-je affaire d'aller me tuer à travailler pour des
gens dont je ne me soucie point? Je penserai uniquement à moi. Je
vivrai heureux: que m'importe que les autres le soient? Je me
procurerai tous mes besoins; et, pourvu que je les aie, je ne me
soucie point que tous les autres Troglodytes soient misérables.

On étoit dans le mois où l'on ensemence les terres; chacun dit: Je ne
labourerai mon champ que pour qu'il me fournisse le blé qu'il me faut
pour me nourrir; une plus grande quantité me seroit inutile: je ne
prendrai point de la peine pour rien.

Les terres de ce petit royaume n'étoient pas de même nature: il y en
avoit d'arides et de montagneuses, et d'autres qui, dans un terrain
bas, étoient arrosées de plusieurs ruisseaux. Cette année, la
sécheresse fut très-grande; de manière que les terres qui étoient dans
les lieux élevés manquèrent absolument, tandis que celles qui purent
être arrosées furent très-fertiles: ainsi les peuples des montagnes
périrent presque tous de faim par la dureté des autres, qui leur
refusèrent de partager la récolte.

L'année d'ensuite fut très-pluvieuse: les lieux élevés se trouvèrent
d'une fertilité extraordinaire, et les terres basses furent
submergées. La moitié du peuple cria une seconde fois famine; mais ces
misérables trouvèrent des gens aussi durs qu'ils l'avoient été
eux-mêmes.

Un des principaux habitants avoit une femme fort belle; son voisin en
devint amoureux, et l'enleva: il s'émut une grande querelle; et, après
bien des injures et des coups, ils convinrent de s'en remettre à la
décision d'un Troglodyte qui, pendant que la république subsistoit,
avoit eu quelque crédit. Ils allèrent à lui, et voulurent lui dire
leurs raisons. Que m'importe, dit cet homme, que cette femme soit à
vous ou à vous? J'ai mon champ à labourer; je n'irai peut-être pas
employer mon temps à terminer vos différends et à travailler à vos
affaires, tandis que je négligerai les miennes; je vous prie de me
laisser en repos, et de ne m'importuner plus de vos querelles.
Là-dessus il les quitta, et s'en alla travailler ses terres. Le
ravisseur, qui étoit le plus fort, jura qu'il mourroit plutôt que de
rendre cette femme; et l'autre, pénétré de l'injustice de son voisin
et de la dureté du juge, s'en retournoit désespéré, lorsqu'il trouva
dans son chemin une femme jeune et belle, qui revenoit de la fontaine.
Il n'avoit plus de femme, celle-là lui plut; et elle lui plut bien
davantage lorsqu'il apprit que c'étoit la femme de celui qu'il avoit
voulu prendre pour juge, et qui avoit été si peu sensible à son
malheur: il l'enleva, et l'emmena dans sa maison.

Il y avoit un homme qui possédoit un champ assez fertile, qu'il
cultivoit avec grand soin: deux de ses voisins s'unirent ensemble, le
chassèrent de sa maison, occupèrent son champ; ils firent entre eux
une union pour se défendre contre tous ceux qui voudroient l'usurper;
et effectivement ils se soutinrent par là pendant plusieurs mois; mais
un des deux, ennuyé de partager ce qu'il pouvoit avoir tout seul, tua
l'autre, et devint seul maître du champ. Son empire ne fut pas long:
deux autres Troglodytes vinrent l'attaquer; il se trouva trop foible
pour se défendre, et il fut massacré.

Un Troglodyte presque tout nu vit de la laine qui étoit à vendre; il
en demanda le prix; le marchand dit en lui-même: Naturellement je ne
devrois espérer de ma laine qu'autant d'argent qu'il en faut pour
acheter deux mesures de blé; mais je la vais vendre quatre fois
davantage, afin d'avoir huit mesures. Il fallut en passer par là, et
payer le prix demandé. Je suis bien aise, dit le marchand; j'aurai du
blé à présent. Que dites-vous? reprit l'étranger; vous avez besoin de
blé? J'en ai à vendre: il n'y a que le prix qui vous étonnera
peut-être; car vous saurez que le blé est extrêmement cher, et que la
famine règne presque partout: mais rendez-moi mon argent, et je vous
donnerai une mesure de blé; car je ne veux pas m'en défaire autrement,
dussiez-vous crever de faim.

Cependant une maladie cruelle ravageoit la contrée. Un médecin habile
y arriva du pays voisin, et donna ses remèdes si à propos, qu'il
guérit tous ceux qui se mirent dans ses mains. Quand la maladie eut
cessé, il alla chez tous ceux qu'il avoit traités demander son
salaire; mais il ne trouva que des refus: il retourna dans son pays,
et il y arriva accablé des fatigues d'un si long voyage. Mais bientôt
après il apprit que la même maladie se faisoit sentir de nouveau, et
affligeoit plus que jamais cette terre ingrate. Ils allèrent à lui
cette fois, et n'attendirent pas qu'il vînt chez eux. Allez, leur
dit-il, hommes injustes, vous avez dans l'âme un poison plus mortel
que celui dont vous voulez guérir; vous ne méritez pas d'occuper une
place sur la terre, parce que vous n'avez point d'humanité, et que les
règles de l'équité vous sont inconnues: je croirois offenser les
dieux, qui vous punissent, si je m'opposois à la justice de leur
colère.

    A Erzeron, le 3 de la lune de Gemmadi 2, 1711.




LETTRE XII.

USBEK AU MÊME.

A Ispahan.


Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur
méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices.
De tant de familles, il n'en resta que deux qui échappèrent aux
malheurs de la nation. Il y avoit dans ce pays deux hommes bien
singuliers: ils avoient de l'humanité; ils connaissoient la justice;
ils aimoient la vertu; autant liés par la droiture de leur coeur que
par la corruption de celui des autres, ils voyoient la désolation
générale, et ne la ressentoient que par la pitié: c'étoit le motif
d'une union nouvelle. Ils travailloient avec une sollicitude commune
pour l'intérêt commun; ils n'avoient de différends que ceux qu'une
douce et tendre amitié faisoit naître; et dans l'endroit du pays le
plus écarté, séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence,
ils menoient une vie heureuse et tranquille: la terre sembloit
produire d'elle-même, cultivée par ces vertueuses mains.

Ils aimoient leurs femmes, et ils en étoient tendrement chéris. Toute
leur attention étoit d'élever leurs enfants à la vertu. Ils leur
représentoient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur
mettoient devant les yeux cet exemple si touchant; ils leur faisoient
surtout sentir que l'intérêt des particuliers se trouve toujours dans
l'intérêt commun; que vouloir s'en séparer, c'est vouloir se perdre;
que la vertu n'est point une chose qui doive nous coûter; qu'il ne
faut point la regarder comme un exercice pénible; et que la justice
pour autrui est une charité pour nous.

Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d'avoir
des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s'éleva sous
leurs yeux s'accrut par d'heureux mariages: le nombre augmenta,
l'union fut toujours la même; et la vertu, bien loin de s'affoiblir
dans la multitude, fut fortifiée, au contraire, par un plus grand
nombre d'exemples.

Qui pourroit représenter ici le bonheur de ces Troglodytes? Un peuple
si juste devoit être chéri des dieux. Dès qu'il ouvrit les yeux pour
les connoître, il apprit à les craindre; et la religion vint adoucir
dans les moeurs ce que la nature y avoit laissé de trop rude.

Ils instituèrent des fêtes en l'honneur des dieux. Les jeunes filles,
ornées de fleurs, et les jeunes garçons, les célébroient par leurs
danses, et par les accords d'une musique champêtre; on faisoit ensuite
des festins, où la joie ne régnoit pas moins que la frugalité. C'étoit
dans ces assemblées que parloit la nature naïve, c'est là qu'on
apprenoit à donner le coeur et à le recevoir; c'est là que la pudeur
virginale faisoit en rougissant un aveu surpris, mais bientôt confirmé
par le consentement des pères; et c'est là que les tendres mères se
plaisoient à prévoir par avance une union douce et fidèle.

On alloit au temple pour demander les faveurs des dieux: ce n'étoit
pas les richesses et une onéreuse abondance; de pareils souhaits
étoient indignes des heureux Troglodytes; ils ne savoient les désirer
que pour leurs compatriotes. Ils n'étoient au pied des autels que pour
demander la santé de leurs pères, l'union de leurs frères, la
tendresse de leurs femmes, l'amour et l'obéissance de leurs enfants.
Les filles y venoient apporter le tendre sacrifice de leur coeur, et
ne leur demandoient d'autre grâce que celle de pouvoir rendre un
Troglodyte heureux.

Le soir, lorsque les troupeaux quittoient les prairies, et que les
boeufs fatigués avoient ramené la charrue, ils s'assembloient; et,
dans un repas frugal, ils chantoient les injustices des premiers
Troglodytes et leurs malheurs, la vertu renaissante avec un nouveau
peuple, et sa félicité: ils chantoient ensuite les grandeurs des
dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent,
et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas; ils
décrivoient ensuite les délices de la vie champêtre et le bonheur
d'une condition toujours parée de l'innocence. Bientôt ils
s'abandonnoient à un sommeil que les soins et les chagrins
n'interrompoient jamais.

La nature ne fournissoit pas moins à leurs désirs qu'à leurs besoins.
Dans ce pays heureux, la cupidité étoit étrangère: ils se faisoient
des présents, où celui qui donnoit croyoit toujours avoir l'avantage.
Le peuple troglodyte se regardoit comme une seule famille; les
troupeaux étoient presque toujours confondus; la seule peine qu'on
s'épargnoit ordinairement, c'étoit de les partager.

    D'Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi 2, 1711.




LETTRE XIII.

USBEK AU MÊME.


Je ne saurois assez te parler de la vertu des Troglodytes. Un d'eux
disoit un jour: Mon père doit demain labourer son champ; je me lèverai
deux heures avant lui, et quand il ira à son champ, il le trouvera
tout labouré.

Un autre disoit en lui-même: Il me semble que ma soeur a du goût
pour un jeune Troglodyte de nos parents; il faut que je parle à mon
père, et que je le détermine à faire ce mariage.

On vint dire à un autre que des voleurs avoient enlevé son troupeau:
J'en suis bien fâché, dit-il; car il y avoit une génisse toute blanche
que je voulois offrir aux dieux.

On entendoit dire à un autre: Il faut que j'aille au temple remercier
les dieux; car mon frère, que mon père aime tant et que je chéris si
fort, a recouvré la santé.

Ou bien: Il y a un champ qui touche celui de mon père, et ceux qui le
cultivent sont tous les jours exposés aux ardeurs du soleil; il faut
que j'aille y planter deux arbres, afin que ces pauvres gens puissent
aller quelquefois se reposer sous leur ombre.

Un jour que plusieurs Troglodytes étoient assemblés, un vieillard
parla d'un jeune homme qu'il soupçonnoit d'avoir commis une mauvaise
action, et lui en fit des reproches. Nous ne croyons pas qu'il ait
commis ce crime, dirent les jeunes Troglodytes; mais, s'il l'a fait,
puisse-t-il mourir le dernier de sa famille!

On vint dire à un Troglodyte que des étrangers avoient pillé sa maison
et avoient tout emporté. S'ils n'étoient pas injustes, répondit-il, je
souhaiterois que les dieux leur en donnassent un plus long usage qu'à
moi.

Tant de prospérités ne furent pas regardées sans envie: les peuples
voisins s'assemblèrent; et, sous un vain prétexte, ils résolurent
d'enlever leurs troupeaux. Dès que cette résolution fut connue, les
Troglodytes envoyèrent au-devant d'eux des ambassadeurs, qui leur
parlèrent ainsi:

«Que vous ont fait les Troglodytes? Ont-ils enlevé vos femmes, dérobé
vos bestiaux, ravagé vos campagnes? Non: nous sommes justes, et nous
craignons les dieux. Que demandez-vous donc de nous? Voulez-vous de la
laine pour vous faire des habits? voulez-vous du lait de nos
troupeaux, ou des fruits de nos terres? Posez bas les armes; venez au
milieu de nous, et nous vous donnerons de tout cela. Mais nous jurons,
par ce qu'il y a de plus sacré, que, si vous entrez dans nos terres
comme ennemis, nous vous regarderons comme un peuple injuste, et que
nous vous traiterons comme des bêtes farouches.»

Ces paroles furent renvoyées avec mépris; ces peuples sauvages
entrèrent armés dans la terre des Troglodytes, qu'ils ne croyoient
défendus que par leur innocence.

Mais ils étoient bien disposés à la défense. Ils avoient mis leurs
femmes et leurs enfants au milieu d'eux. Ils furent étonnés de
l'injustice de leurs ennemis, et non pas de leur nombre. Une ardeur
nouvelle s'étoit emparée de leur coeur: l'un vouloit mourir pour son
père, un autre pour sa femme et ses enfants, celui-ci pour ses frères,
celui-là pour ses amis, tous pour le peuple troglodyte; la place de
celui qui expiroit étoit d'abord prise par un autre, qui, outre la
cause commune, avoit encore une mort particulière à venger.

Tel fut le combat de l'injustice et de la vertu. Ces peuples lâches,
qui ne cherchoient que le butin, n'eurent pas honte de fuir; et ils
cédèrent à la vertu des Troglodytes, même sans en être touchés.

    D'Erzeron, le 9 de la lune de Gemmadi 2, 1711.




LETTRE XIV.

USBEK AU MÊME.


Comme le peuple grossissoit tous les jours, les Troglodytes crurent
qu'il étoit à propos de se choisir un roi: ils convinrent qu'il
falloit déférer la couronne à celui qui étoit le plus juste; et ils
jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par
une longue vertu. Il n'avoit pas voulu se trouver à cette assemblée;
il s'étoit retiré dans sa maison, le coeur serré de tristesse.

Lorsqu'on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu'on
avoit fait de lui: A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux
Troglodytes, que l'on puisse croire qu'il n'y a personne parmi eux de
plus juste que moi! Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez
absolument, il faudra bien que je la prenne; mais comptez que je
mourrai de douleur d'avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et
de les voir aujourd'hui assujettis. A ces mots, il se mit à répandre
un torrent de larmes. Malheureux jour! disoit-il; et pourquoi ai-je
tant vécu? Puis il s'écria d'une voix sévère: Je vois bien ce que
c'est, ô Troglodytes! votre vertu commence à vous peser. Dans l'état
où vous êtes, n'ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux
malgré vous; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez
dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paroît trop
dur: vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois,
moins rigides que vos moeurs. Vous savez que pour lors vous pourrez
contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une
lâche volupté; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les
grands crimes, vous n'aurez pas besoin de la vertu. Il s'arrêta un
moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous
que je fasse? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un
Troglodyte? Voulez-vous qu'il fasse une action vertueuse parce que je
la lui commande, lui qui la feroit tout de même sans moi, et par le
seul penchant de la nature? O Troglodytes! je suis à la fin de mes
jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos
sacrés aïeux: pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois
obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que
celui de la vertu?

    D'Erzeron, le 10 de la lune de Gemmadi 2, 1711.




LETTRE XV.

LE PREMIER EUNUQUE A JARON,

EUNUQUE NOIR.

A Erzeron.


Je prie le ciel qu'il te ramène dans ces lieux, et te dérobe à tous
les dangers.

Quoique je n'aie guère jamais connu cet engagement qu'on appelle
amitié, et que je me sois enveloppé tout entier dans moi-même, tu m'as
cependant fait sentir que j'avois encore un coeur; et, pendant que
j'étois de bronze pour tous ces esclaves qui vivoient sous mes lois,
je voyois croître ton enfance avec plaisir.

Le temps vint où mon maître jeta sur toi les yeux. Il s'en falloit
bien que la nature eût encore parlé, lorsque le fer te sépara de la
nature. Je ne te dirai point si je te plaignis, ou si je sentis du
plaisir à te voir élevé jusqu'à moi. J'apaisai tes pleurs et tes cris.
Je crus te voir prendre une seconde naissance, et sortir d'une
servitude où tu devois toujours obéir, pour entrer dans une servitude
où tu devois commander. Je pris soin de ton éducation. La sévérité,
toujours inséparable des instructions, te fit longtemps ignorer que tu
m'étois cher. Tu me l'étois pourtant; et je te dirai que je t'aimois
comme un père aime son fils, si ces noms de père et de fils pouvoient
convenir à notre destinée.

Tu vas parcourir les pays habités par les chrétiens, qui n'ont jamais
cru. Il est impossible que tu n'y contractes bien des souillures.
Comment le prophète pourroit-il te regarder au milieu de tant de
millions de ses ennemis? Je voudrois que mon maître fît, à son retour,
le pèlerinage de la Mecque: vous vous purifieriez tous dans la terre
des anges.

    Du sérail d'Ispahan, le 10 de la lune de Gemmadi 2, 1711.




LETTRE XVI.

USBAK AU MOLLAK MÉHÉMET ALI,

GARDIEN DES TROIS TOMBEAUX.

A Com.


Pourquoi vis-tu dans les tombeaux, divin mollak? Tu es bien plus fait
pour le séjour des étoiles. Tu te caches sans doute de peur
d'obscurcir le soleil: tu n'as point de taches comme cet astre; mais,
comme lui, tu te couvres Pde nuages.

Ta science est un abîme plus profond que l'Océan; ton esprit est plus
perçant que Zufagar, cette épée d'Ali, qui avoit deux pointes; tu sais
ce qui se passe dans les neuf choeurs des puissances célestes; tu
lis l'Alcoran sur la poitrine de notre divin prophète; et, lorsque tu
trouves quelque passage obscur, un ange, par son ordre, déploie ses
ailes rapides, et descend du trône pour t'en révéler le secret.

Je pourrois par ton moyen avoir avec les séraphins une intime
correspondance: car enfin, treizième immaum, n'es-tu pas le centre où
le ciel et la terre aboutissent, et le point de communication entre
l'abîme et l'empyrée?

Je suis au milieu d'un peuple profane: permets que je me purifie avec
toi; souffre que je tourne mon visage vers les lieux sacrés que tu
habites; distingue-moi des méchants, comme on distingue, au lever de
l'aurore, le filet blanc d'avec le filet noir; aide-moi de tes
conseils; prends soin de mon âme; enivre-la de l'esprit des prophètes;
nourris-la de la science du paradis, et permets que je mette ses
plaies à tes pieds. Adresse tes lettres sacrées à Erzeron, où je
resterai quelques mois.

    D'Erzeron, le 11 de la lune de Gemmadi 2, 1711.




LETTRE XVII.

USBEK AU MÊME.


Je ne puis, divin mollak, calmer mon impatience: je ne saurois
attendre ta sublime réponse. J'ai des doutes, il faut les fixer: je
sens que ma raison s'égare; ramène-la dans le droit chemin; viens
m'éclairer, source de lumière; foudroie avec ta plume divine les
difficultés que je vais te proposer; fais-moi pitié de moi-même, et
rougir de la question que je vais faire.

D'où vient que notre législateur nous prive de la chair de pourceau,
et de toutes les viandes qu'il appelle immondes? D'où vient qu'il nous
défend de toucher un corps mort, et que, pour purifier notre âme, il
nous ordonne de nous laver sans cesse le corps? Il me semble que les
choses ne sont en elles-mêmes ni pures ni impures: je ne puis
concevoir aucune qualité inhérente au sujet qui puisse les rendre
telles. La boue ne nous paroît sale que parce qu'elle blesse notre
vue, ou quelque autre de nos sens: mais, en elle-même, elle ne l'est
pas plus que l'or et les diamants. L'idée de souillure contractée par
l'attouchement d'un cadavre ne nous est venue que d'une certaine
répugnance naturelle que nous en avons. Si les corps de ceux qui ne se
lavent point ne blessoient ni l'odorat ni la vue, comment auroit-on pu
s'imaginer qu'ils fussent impurs?

Les sens, divin mollak, doivent donc être les seuls juges de la pureté
ou de l'impureté des choses. Mais, comme les objets n'affectent point
les hommes de la même manière; que ce qui donne une sensation agréable
aux uns en produit une dégoûtante chez les autres, il suit que le
témoignage des sens ne peut servir ici de règle, à moins qu'on ne dise
que chacun peut à sa fantaisie décider ce point, et distinguer, pour
ce qui le concerne, les choses pures d'avec celles qui ne le sont pas.

Mais cela même, sacré mollak, ne renverseroit-il pas les distinctions
établies par notre divin prophète, et les points fondamentaux de la
loi qui a été écrite de la main des anges?

    D'Erzeron, le 20 de la lune de Gemmadi 2, 1711.




LETTRE XVIII.

MÉHÉMET ALI, SERVITEUR DES PROPHÈTES,

A USBEK.


Vous nous faites toujours des questions qu'on a faites mille fois à
notre saint prophète. Que ne lisez-vous les traditions des docteurs?
que n'allez-vous à cette source pure de toute intelligence? vous
trouveriez tous vos doutes résolus.

Malheureux, qui, toujours embarrassés des choses de la terre, n'avez
jamais regardé d'un oeil fixe celles du ciel, et qui révérez la
condition des mollaks, sans oser ni l'embrasser ni la suivre!

Profanes, qui n'entrez jamais dans les secrets de l'Éternel, vos
lumières ressemblent aux ténèbres de l'abîme, et les raisonnements de
votre esprit sont comme la poussière que vos pieds font élever lorsque
le soleil est dans son midi, dans le mois ardent de Chahban.

Aussi le zénith de votre esprit ne va pas au nadir de celui du moindre
des immaums[3]. Votre vaine philosophie est cet éclair qui annonce
l'orage et l'obscurité: vous êtes au milieu de la tempête, et vous
errez au gré des vents.

[Note 3: Ce mot est plus en usage chez les Turcs que chez les
Persans.]

Il est bien facile de répondre à votre difficulté: il ne faut pour
cela que vous raconter ce qui arriva un jour à notre saint prophète,
lorsque, tenté par les chrétiens, éprouvé par les juifs, il confondit
également et les uns et les autres.

Le juif Abdias Ibesalon lui demanda pourquoi Dieu avoit défendu de
manger de la chair de pourceau. Ce n'est pas sans raison, reprit le
prophète: c'est un animal immonde; et je vais vous en convaincre. Il
fit sur sa main, avec de la boue, la figure d'un homme; il la jeta à
terre et lui cria: Levez-vous! Sur-le-champ, un homme se leva, et dit:
Je suis Japhet, fils de Noé. Avois-tu les cheveux aussi blancs quand
tu es mort? lui dit le saint prophète. Non, répondit-il: mais, quand
tu m'as réveillé, j'ai cru que le jour du jugement étoit venu: et j'ai
eu une si grande frayeur, que mes cheveux ont blanchi tout à coup.

Or çà, raconte-moi, lui dit l'envoyé de Dieu, toute l'histoire de
l'arche de Noé. Japhet obéit, et détailla exactement tout ce qui
s'étoit passé les premiers mois; après quoi il parla ainsi:

Nous mîmes les ordures de tous les animaux dans un côté de l'arche; ce
qui la fit si fort pencher, que nous en eûmes une peur mortelle,
surtout nos femmes, qui se lamentoient de la belle manière. Notre père
Noé ayant été au conseil de Dieu, il lui commanda de prendre
l'éléphant, de lui faire tourner la tête vers le côté qui penchait. Ce
grand animal fit tant d'ordures, qu'il en naquit un cochon.
Croyez-vous, Usbek, que, depuis ce temps-là nous nous en soyons
abstenus, et que nous l'ayons regardé comme un animal immonde?

Mais, comme le cochon remuoit tous les jours ces ordures, il s'éleva
une telle puanteur dans l'arche, qu'il ne put lui-même s'empêcher
d'éternuer; et il sortit de son nez un rat, qui alloit rongeant tout
ce qui se trouvoit devant lui: ce qui devint si insupportable à Noé,
qu'il crut qu'il étoit à propos de consulter Dieu encore. Il lui
ordonna de donner au lion un grand coup sur le front, qui éternua
aussi, et fit sortir de son nez un chat. Croyez-vous que ces animaux
soient encore immondes? Que vous en semble?

Quand donc vous n'apercevez pas la raison de l'impureté de certaines
choses, c'est que vous en ignorez beaucoup d'autres, et que vous
n'avez pas la connoissance de ce qui s'est passé entre Dieu, les anges
et les hommes. Vous ne savez pas l'histoire de l'éternité; vous n'avez
point lu les livres qui sont écrits au ciel; ce qui vous en a été
révélé n'est qu'une petite partie de la bibliothèque divine; et ceux
qui, comme nous, en approchent de plus près, tandis qu'ils sont en
cette vie, sont encore dans l'obscurité et les ténèbres. Adieu.
Mahomet soit dans votre coeur.

    A Com, le dernier de la lune de Chahban, 1711.




LETTRE XIX.

USBEK A SON AMI RUSTAN.

A Ispahan.


Nous n'avons séjourné que huit jours à Tocat: après trente-cinq jours
de marche, nous sommes arrivés à Smyrne.

De Tocat à Smyrne, on ne trouve pas une seule ville qui mérite qu'on
la nomme. J'ai vu avec étonnement la foiblesse de l'empire des
Osmanlins. Ce corps malade ne se soutient pas par un régime doux et
tempéré, mais par des remèdes violents, qui l'épuisent et le minent
sans cesse.

Les pachas, qui n'obtiennent leurs emplois qu'à force d'argent,
entrent ruinés dans les provinces, et les ravagent comme des pays de
conquête. Une milice insolente n'est soumise qu'à ses caprices. Les
places sont démantelées, les villes désertes, les campagnes désolées,
la culture des terres et le commerce entièrement abandonnés.

L'impunité règne dans ce gouvernement sévère: les chrétiens qui
cultivent les terres, les juifs qui lèvent les tributs, sont exposés à
mille violences.

La propriété des terres est incertaine, et, par conséquent, l'ardeur
de les faire valoir ralentie: il n'y a ni titre, ni possession, qui
vaillent contre le caprice de ceux qui gouvernent.

Ces barbares ont tellement abandonné les arts, qu'ils ont négligé
jusques à l'art militaire. Pendant que les nations d'Europe se
raffinent tous les jours, ils restent dans leur ancienne ignorance, et
ils ne s'avisent de prendre leurs nouvelles inventions qu'après
qu'elles s'en sont servi mille fois contre eux.

Ils n'ont nulle expérience sur la mer, nulle habileté dans la
manoeuvre. On dit qu'une poignée de chrétiens sortis d'un rocher[4]
font suer tous les Ottomans, et fatiguent leur empire.

[Note 4: Ce sont apparemment les chevaliers de Malte.]

Incapables de faire le commerce, ils souffrent presque avec peine que
les Européens, toujours laborieux et entreprenants, viennent le faire:
ils croient faire grâce à ces étrangers de permettre qu'ils les
enrichissent.

Dans toute cette vaste étendue de pays que j'ai traversée, je n'ai
trouvé que Smyrne qu'on puisse regarder comme une ville riche et
puissante. Ce sont les Européens qui la rendent telle, et il ne tient
pas aux Turcs qu'elle ne ressemble à toutes les autres.

Voilà, cher Rustan, une juste idée de cet empire, qui, avant deux
siècles, sera le théâtre des triomphes de quelque conquérant.

    A Smyrne, le 2 de la lune de Rhamazan, 1711.




LETTRE XX.

USBEK A ZACHI, SA FEMME.

Au sérail d'Ispahan.


Vous m'avez offensé, Zachi; et je sens dans mon coeur des mouvements
que vous devriez craindre, si mon éloignement ne vous laissoit le
temps de changer de conduite, et d'apaiser la violente jalousie dont
je suis tourmenté.

J'apprends qu'on vous a trouvée seule avec Nadir, eunuque blanc, qui
payera de sa tête son infidélité et sa perfidie. Comment vous
êtes-vous oubliée jusqu'à ne pas sentir qu'il ne vous est pas permis
de recevoir dans votre chambre un eunuque blanc, tandis que vous en
avez de noirs destinés à vous servir? Vous avez beau me dire que des
eunuques ne sont pas des hommes, et que votre vertu vous met au-dessus
des pensées que pourroit faire naître en vous une ressemblance
imparfaite; cela ne suffit ni pour vous ni pour moi: pour vous, parce
que vous faites une chose que les lois du sérail vous défendent; pour
moi, en ce que vous m'ôtez l'honneur, en vous exposant à des regards;
que dis-je, à des regards? peut-être aux entreprises d'un perfide qui
vous aura souillée par ses crimes, et plus encore par ses regrets et
le désespoir de son impuissance.

Vous me direz peut-être que vous m'avez été toujours fidèle. Eh!
pouviez-vous ne l'être pas? Comment auriez-vous trompé la vigilance
des eunuques noirs, qui sont si surpris de la vie que vous menez?
Comment auriez-vous pu briser ces verrous et ces portes qui vous
tiennent enfermée? Vous vous vantez d'une vertu qui n'est pas libre:
et peut-être que vos désirs impurs vous ont ôté mille fois le mérite
et le prix de cette fidélité que vous vantez tant.

Je veux que vous n'ayez point fait tout ce que j'ai lieu de
soupçonner; que ce perfide n'ait point porté sur vous ses mains
sacriléges; que vous ayez refusé de prodiguer à sa vue les délices de
son maître; que, couverte de vos habits, vous ayez laissé cette foible
barrière entre lui et vous; que, frappé lui-même d'un saint respect,
il ait baissé les yeux; que, manquant à sa hardiesse, il ait tremblé
sur les châtiments qu'il se prépare: quand tout cela seroit vrai, il
ne l'est pas moins que vous avez fait une chose qui est contre votre
devoir. Et, si vous l'avez violé gratuitement sans remplir vos
inclinations déréglées, qu'eussiez-vous fait pour les satisfaire? Que
feriez-vous encore si vous pouviez sortir de ce lieu sacré, qui est
pour vous une dure prison, comme il est pour vos compagnes un asile
favorable contre les atteintes du vice, un temple sacré où votre sexe
perd sa foiblesse, et se trouve invincible, malgré tous les
désavantages de la nature? Que feriez-vous si, laissée à vous-même,
vous n'aviez pour vous défendre que votre amour pour moi, qui est si
grièvement offensé, et votre devoir, que vous avez si indignement
trahi? Que les moeurs du pays où vous vivez sont saintes, qui vous
arrachent à l'attentat des plus vils esclaves! Vous devez me rendre
grâce de la gêne où je vous fais vivre, puisque ce n'est que par là
que vous méritez encore de vivre.

Vous ne pouvez souffrir le chef des eunuques, parce qu'il a toujours
les yeux sur votre conduite, et qu'il vous donne ses sages conseils.
Sa laideur, dites-vous, est si grande que vous ne pouvez le voir sans
peine: comme si, dans ces sortes de postes, on mettoit de plus beaux
objets. Ce qui vous afflige est de n'avoir pas à sa place l'eunuque
blanc qui vous déshonore.

Mais que vous a fait votre première esclave? Elle vous a dit que les
familiarités que vous preniez avec la jeune Zélide étoient contre la
bienséance: voilà la raison de votre haine.

Je devrois être, Zachi, un juge sévère; je ne suis qu'un époux qui
cherche à vous trouver innocente. L'amour que j'ai pour Roxane, ma
nouvelle épouse, m'a laissé toute la tendresse que je dois avoir pour
vous, qui n'êtes pas moins belle. Je partage mon amour entre vous
deux; et Roxane n'a d'autre avantage que celui que la vertu peut
ajouter à la beauté.

    A Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.




LETTRE XXI.

USBEK AU PREMIER EUNUQUE BLANC.


Vous devez trembler à l'ouverture de cette lettre, ou plutôt vous le
deviez lorsque vous souffrîtes la perfidie de Nadir. Vous qui, dans
une vieillesse froide et languissante, ne pouvez sans crime lever les
yeux sur les redoutables objets de mon amour; vous à qui il n'est
jamais permis de mettre un pied sacrilége sur la porte du lieu
terrible qui les dérobe à tous les regards, vous souffrez que ceux
dont la conduite vous est confiée aient fait ce que vous n'auriez pas
la témérité de faire, et vous n'apercevez pas la foudre toute prête à
tomber sur eux et sur vous?

Et qui êtes-vous, que de vils instruments que je puis briser à ma
fantaisie; qui n'existez qu'autant que vous savez obéir; qui n'êtes
dans le monde que pour vivre sous mes lois, ou pour mourir dès que je
l'ordonne; qui ne respirez qu'autant que mon bonheur, mon amour, ma
jalousie même, ont besoin de votre bassesse; et enfin qui ne pouvez
avoir d'autre partage que la soumission, d'autre âme que mes volontés,
d'autre espérance que ma félicité?

Je sais que quelques-unes de mes femmes souffrent impatiemment les
lois austères du devoir; que la présence continuelle d'un eunuque noir
les ennuie; qu'elles sont fatiguées de ces objets affreux, qui leur
sont donnés pour les ramener à leur époux; je le sais: mais vous qui
vous prêtez à ce désordre, vous serez puni d'une manière à faire
trembler tous ceux qui abusent de ma confiance.

Je jure par tous les prophètes du ciel, et par Ali, le plus grand de
tous, que, si vous vous écartez de votre devoir, je regarderai votre
vie comme celle des insectes que je trouve sous mes pieds.

    A Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.




LETTRE XXII.

JARON AU PREMIER EUNUQUE.


A mesure qu'Usbek s'éloigne du sérail, il tourne sa tête vers ses
femmes sacrées; il soupire, il verse des larmes; sa douleur s'aigrit,
ses soupçons se fortifient. Il veut augmenter le nombre de leurs
gardiens. Il va me renvoyer, avec tous les noirs qui l'accompagnent.
Il ne craint plus pour lui: il craint pour ce qui lui est mille fois
plus cher que lui-même.

Je vais donc vivre sous tes lois, et partager tes soins. Grand Dieu!
qu'il faut de choses pour rendre un seul homme heureux!

La nature sembloit avoir mis les femmes dans la dépendance, et les en
avoir retirées: le désordre naissoit entre les deux sexes, parce que
leurs droits étoient réciproques. Nous sommes entrés dans le plan
d'une nouvelle harmonie: nous avons mis entre les femmes et nous la
haine; et entre les hommes et les femmes, l'amour.

Mon front va devenir sévère. Je laisserai tomber des regards sombres.
La joie fuira de mes lèvres. Le dehors sera tranquille, et l'esprit
inquiet. Je n'attendrai point les rides de la vieillesse pour en
montrer les chagrins.

J'aurois eu du plaisir à suivre mon maître dans l'Occident; mais ma
volonté est son bien. Il veut que je garde ses femmes; je les garderai
avec fidélité. Je sais comment je dois me conduire avec ce sexe qui,
quand on ne lui permet pas d'être vain, commence à devenir superbe, et
qu'il est moins aisé d'humilier que d'anéantir. Je tombe sous tes
regards.

    De Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.




LETTRE XXIII.

USBEK A SON AMI IBBEN.


Nous sommes arrivés à Livourne dans quarante jours de navigation.
C'est une ville nouvelle; elle est un témoignage du génie des ducs de
Toscane, qui ont fait d'un village marécageux la ville d'Italie la
plus florissante.

Les femmes y jouissent d'une grande liberté: elles peuvent voir les
hommes à travers certaines fenêtres qu'on nomme jalousies, elles
peuvent sortir tous les jours avec quelques vieilles qui les
accompagnent: elles n'ont qu'un voile[5]. Leurs beaux-frères, leurs
oncles, leurs neveux peuvent les voir sans que le mari s'en formalise
presque jamais.

[Note 5: Les Persanes en ont quatre.]

C'est un grand spectacle pour un mahométan de voir pour la première
fois une ville chrétienne. Je ne parle pas des choses qui frappent
d'abord tous les yeux, comme la différence des édifices, des habits,
des principales coutumes: il y a, jusque dans les moindres bagatelles,
quelque chose de singulier que je sens et que je ne sais pas dire.

Nous partirons demain pour Marseille: notre séjour n'y sera pas long.
Le dessein de Rica et le mien est de nous rendre incessamment à Paris,
qui est le siége de l'empire d'Europe. Les voyageurs cherchent
toujours les grandes villes, qui sont une espèce de patrie commune à
tous les étrangers. Adieu. Sois persuadé que je t'aimerai toujours.

    A Livourne, le 12 de la lune de Saphar, 1712.




LETTRE XXIV.

RICA A IBBEN.

A Smyrne.


Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un
mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu'on soit logé,
qu'on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu'on se soit
pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.

Paris est aussi grand qu'Ispahan: les maisons y sont si hautes, qu'on
jugerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges
bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept maisons les unes
sur les autres, est extrêmement peuplée; et que, quand tout le monde
est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras.

Tu ne le croirois pas peut-être, depuis un mois que je suis ici, je
n'y ai encore vu marcher personne. Il n'y a pas de gens au monde qui
tirent mieux partie de leur machine que les Français; ils courent; ils
volent: les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux, les
feroient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce
train, et qui vais souvent à pied sans changer d'allure, j'enrage
quelquefois comme un chrétien: car encore passe qu'on m'éclabousse
depuis les pieds jusqu'à la tête; mais je ne puis pardonner les coups
de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui
vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour; et un
autre qui me croise de l'autre côté me remet soudain où le premier
m'avoit pris; et je n'ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que
si j'avois fait dix lieues.

Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des
moeurs et des coutumes européennes: je n'en ai moi-même qu'une
légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner.

Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point
de mines d'or comme le roi d'Espagne son voisin; mais il a plus de
richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets,
plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir
de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à
vendre; et, par un prodige de l'orgueil humain, ses troupes se
trouvoient payées, ses places munies, et ses flottes équipées.

D'ailleurs ce roi est un grand magicien: il exerce son empire sur
l'esprit même de ses sujets; il les fait penser comme il veut. S'il
n'a qu'un million d'écus dans son trésor, et qu'il en ait besoin de
deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le
croient. S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il n'ait point
d'argent, il n'a qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de papier
est de l'argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même
jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux en
les touchant, tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les
esprits.

Ce que je te dis de ce prince ne doit pas t'étonner: il y a un autre
magicien plus fort que lui, qui n'est pas moins maître de son esprit
qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce magicien s'appelle le
pape: tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu'un; que le pain
qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du
vin, et mille autres choses de cette espèce[6].

[Note 6: Il faut qu'un Turc voie, parle et pense en Turc: c'est à
quoi des gens ne font point attention en lisant les _Lettres
persanes_. (Mont., _Lettre à l'abbé de Guasco, du 4 octobre 1752_.)]

Et, pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisser perdre
l'habitude de croire, il lui donne de temps en temps, pour l'exercer,
de certains articles de croyance. Il y a deux ans qu'il lui envoya un
grand écrit qu'il appela _constitution_, et voulut obliger, sous de
grandes peines, ce prince et ses sujets de croire tout ce qui y étoit
contenu. Il réussit à l'égard du prince, qui se soumit aussitôt, et
donna l'exemple à ses sujets; mais quelques-uns d'entre eux se
révoltèrent, et dirent qu'ils ne vouloient rien croire de tout ce qui
étoit dans cet écrit. Ce sont les femmes qui ont été les motrices de
toute cette révolte qui divise toute la cour, tout le royaume et
toutes les familles. Cette _constitution_ leur défend de lire un livre
que tous les chrétiens disent avoir été apporté du ciel: c'est
proprement leur Alcoran. Les femmes, indignées de l'outrage fait à
leur sexe, soulèvent tout contre la _constitution_: elles ont mis les
hommes de leur parti, qui, dans cette occasion, ne veulent point avoir
de privilége. Il faut pourtant avouer que ce moufti ne raisonne pas
mal; et, par le grand Ali, il faut qu'il ait été instruit des
principes de notre sainte loi: car, puisque les femmes sont d'une
création inférieure à la nôtre, et que nos prophètes nous disent
qu'elles n'entreront point dans le paradis, pourquoi faut-il qu'elles
se mêlent de lire un livre qui n'est fait que pour apprendre le chemin
du paradis?

J'ai ouï raconter du roi des choses qui tiennent du prodige, et je ne
doute pas que tu ne balances à les croire.

On dit que, pendant qu'il faisoit la guerre à ses voisins, qui
s'étoient tous ligués contre lui, il avoit dans son royaume un nombre
innombrable d'ennemis invisibles qui l'entouroient; on ajoute qu'il
les a cherchés pendant plus de trente ans, et que, malgré les soins
infatigables de certains dervis qui ont sa confiance, il n'en a pu
trouver un seul. Ils vivent avec lui: ils sont à sa cour, dans sa
capitale, dans ses troupes, dans ses tribunaux; et cependant on dit
qu'il aura le chagrin de mourir sans les avoir trouvés. On diroit
qu'ils existent en général, et qu'ils ne sont plus rien en
particulier: c'est un corps; mais point de membres. Sans doute que le
ciel veut punir ce prince de n'avoir pas été assez modéré envers les
ennemis qu'il a vaincus, puisqu'il lui en donne d'invisibles, et dont
le génie et le destin sont au-dessus du sien.

Je continuerai à t'écrire, et je t'apprendrai des choses bien
éloignées du caractère et du génie persan. C'est bien la même terre
qui nous porte tous deux; mais les hommes du pays où je vis, et ceux
du pays où tu es, sont des hommes bien différents.

    De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2, 1712.




LETTRE XXV.

USBEK A IBBEN.

A Smyrne.


J'ai reçu une lettre de ton neveu Rhédi: il me mande qu'il quitte
Smyrne, dans le dessein de voir l'Italie; que l'unique but de son
voyage est de s'instruire, et de se rendre par là plus digne de toi.
Je te félicite d'avoir un neveu qui sera quelque jour la consolation
de ta vieillesse.

Rica t'écrit une longue lettre; il m'a dit qu'il te parloit beaucoup
de ce pays-ci. La vivacité de son esprit fait qu'il saisit tout avec
promptitude: pour moi, qui pense plus lentement, je ne suis en état de
te rien dire.

Tu es le sujet de nos conversations les plus tendres: nous ne pouvons
assez parler du bon accueil que tu nous as fait à Smyrne, et des
services que ton amitié nous rend tous les jours. Puisses-tu, généreux
Ibben, trouver partout des amis aussi reconnaissants et aussi fidèles
que nous!

Puissé-je te revoir bientôt, et retrouver avec toi ces jours heureux
qui coulent si doucement entre deux amis! Adieu.

    De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2, 1712.




LETTRE XXVI.

USBEK A ROXANE.

Au sérail d'Ispahan.


Que vous êtes heureuse, Roxane, d'être dans le doux pays de Perse, et
non pas dans ces climats empoisonnés où l'on ne connoît ni la pudeur
ni la vertu! Que vous êtes heureuse! Vous vivez dans mon sérail comme
dans le séjour de l'innocence, inaccessible aux attentats de tous les
humains; vous vous trouvez avec joie dans une heureuse impuissance de
faillir; jamais homme ne vous a souillée de ses regards lascifs; votre
beau-père même, dans la liberté des festins, n'a jamais vu votre belle
bouche: vous n'avez jamais manqué de vous attacher un bandeau sacré
pour la couvrir. Heureuse Roxane, quand vous avez été à la campagne,
vous avez toujours eu des eunuques, qui ont marché devant vous, pour
donner la mort à tous les téméraires qui n'ont pas fui à votre vue.
Moi-même, à qui le ciel vous a donnée pour faire mon bonheur, quelle
peine n'ai-je pas eue pour me rendre maître de ce trésor, que vous
défendiez avec tant de constance! Quel chagrin pour moi, dans les
premiers jours de notre mariage, de ne pas vous voir! Et quelle
impatience quand je vous eus vue! Vous ne la satisfaisiez pourtant
pas; vous l'irritiez, au contraire, par les refus obstinés d'une
pudeur alarmée: vous me confondiez avec tous ces hommes à qui vous
vous cachez sans cesse. Vous souvient-il de ce jour où je vous perdis
parmi vos esclaves, qui me trahirent, et vous dérobèrent à mes
recherches? Vous souvient-il de cet autre où, voyant vos larmes
impuissantes, vous employâtes l'autorité de votre mère pour arrêter
les fureurs de mon amour? Vous souvient-il, lorsque toutes les
ressources vous manquèrent, de celles que vous trouvâtes dans votre
courage? Vous mîtes le poignard à la main, et menaçâtes d'immoler un
époux qui vous aimoit, s'il continuoit à exiger de vous ce que vous
chérissiez plus que votre époux même. Deux mois se passèrent dans ce
combat de l'amour et de la vertu. Vous poussâtes trop loin vos chastes
scrupules: vous ne vous rendîtes pas même après avoir été vaincue;
vous défendîtes jusqu'à la dernière extrémité une virginité mourante:
vous me regardâtes comme un ennemi qui vous avoit fait un outrage; non
pas comme un époux qui vous avoit aimée; vous fûtes plus de trois mois
que vous n'osiez me regarder sans rougir: votre air confus sembloit me
reprocher l'avantage que j'avois pris. Je n'avois pas même une
possession tranquille; vous me dérobiez tout ce que vous pouviez de
ces charmes et de ces grâces; et j'étois enivré des plus grandes
faveurs sans avoir obtenu les moindres.

Si vous aviez été élevée dans ce pays-ci, vous n'auriez pas été si
troublée: les femmes y ont perdu toute retenue: elles se présentent
devant les hommes à visage découvert, comme si elles vouloient
demander leur défaite; elles les cherchent de leurs regards; elle les
voient dans les mosquées, les promenades, chez elles même; l'usage de
se faire servir par des eunuques leur est inconnu. Au lieu de cette
noble simplicité et de cette aimable pudeur qui règne parmi vous, on
voit une impudence brutale à laquelle il est impossible de
s'accoutumer.

Oui, Roxane, si vous étiez ici, vous vous sentiriez outragée dans
l'affreuse ignominie où votre sexe est descendu; vous fuiriez ces
abominables lieux, et vous soupireriez pour cette douce retraite, où
vous trouvez l'innocence, où vous êtes sûre de vous-même, où nul péril
ne vous fait trembler, où enfin vous pouvez m'aimer sans craindre de
perdre jamais l'amour que vous me devez.

Quand vous relevez l'éclat de votre teint par les plus belles
couleurs; quand vous vous parfumez tout le corps des essences les plus
précieuses; quand vous vous parez de vos plus beaux habits; quand vous
cherchez à vous distinguer de vos compagnes par les grâces de la danse
et par la douceur de votre chant; que vous combattez gracieusement
avec elles de charmes, de douceur et d'enjouement, je ne puis pas
m'imaginer que vous ayez d'autre objet que celui de me plaire; et
quand je vous vois rougir modestement, que vos regards cherchent les
miens, que vous vous insinuez dans mon coeur par des paroles douces
et flatteuses, je ne saurois, Roxane, douter de votre amour.

Mais que puis-je penser des femmes d'Europe? L'art de composer leur
teint, les ornements dont elles se parent, les soins qu'elles prennent
de leur personne, le désir continuel de plaire qui les occupe, sont
autant de taches faites à leur vertu et d'outrages à leur époux.

Ce n'est pas, Roxane, que je pense qu'elles poussent l'attentat aussi
loin qu'une pareille conduite devroit le faire croire, et qu'elles
portent la débauche à cet excès horrible, qui fait frémir, de violer
absolument la foi conjugale. Il y a bien peu de femmes assez
abandonnées pour porter le crime si loin: elles portent toutes dans
leur coeur un certain caractère de vertu qui y est gravé, que la
naissance donne et que l'éducation affoiblit, mais ne détruit pas.
Elles peuvent bien se relâcher des devoirs extérieurs que la pudeur
exige; mais, quand il s'agit de faire les derniers pas, la nature se
révolte. Aussi, quand nous vous enfermons si étroitement, que nous
vous faisons garder par tant d'esclaves, que nous gênons si fort vos
désirs lorsqu'ils volent trop loin, ce n'est pas que nous craignions
la dernière infidélité, mais c'est que nous savons que la pureté ne
sauroit être trop grande, et que la moindre tache peut la corrompre.

Je vous plains, Roxane. Votre chasteté, si longtemps éprouvée,
méritoit un époux qui ne vous eût jamais quittée, et qui pût lui-même
réprimer les désirs que votre seule vertu sait soumettre.

    De Paris, le 7 de la lune de Rhégeb, 1712.




LETTRE XXVII.

USBEK A NESSIR.

A Ispahan.


Nous sommes à présent à Paris, cette superbe rivale de la ville du
soleil[7].

[Note 7: Ispahan (c'est _ville des chevaux_, qu'il eût fallu
dire).]

Lorsque je partis de Smyrne, je chargeai mon ami Ibben de te faire
tenir une boîte où il y avoit quelques présents pour toi; tu recevras
cette lettre par la même voie. Quoique éloigné de lui de cinq ou six
cents lieues, je lui donne de mes nouvelles, et je reçois des siennes
aussi facilement que s'il étoit à Ispahan, et moi à Com. J'envoie mes
lettres à Marseille, d'où il part continuellement des vaisseaux pour
Smyrne; de là, il envoie celles qui sont pour la Perse par les
caravanes d'Arméniens qui partent tous les jours pour Ispahan.

Rica jouit d'une santé parfaite: la force de sa constitution, sa
jeunesse et sa gaieté naturelle, le mettent au-dessus de toutes les
épreuves.

Mais, pour moi, je ne me porte pas bien: mon corps et mon esprit sont
abattus; je me livre à des réflexions qui deviennent tous les jours
plus tristes; ma santé, qui s'affoiblit, me tourne vers ma patrie, et
me rend ce pays-ci plus étranger.

Mais, cher Nessir, je te conjure, fais en sorte que mes femmes
ignorent l'état où je suis. Si elles m'aiment, je veux épargner leurs
larmes; et si elles ne m'aiment pas, je ne veux point augmenter leur
hardiesse.

Si mes eunuques me croyoient en danger, s'ils pouvoient espérer
l'impunité d'une lâche complaisance, ils cesseroient bientôt d'être
sourds à la voix flatteuse de ce sexe qui se fait entendre aux rochers
et remue les choses inanimées.

Adieu, Nessir; j'ai du plaisir à te donner des marques de ma
confiance.

    De Paris, le 5 de la lune de Chahban, 1712.




LETTRE XXVIII.

RICA A ***.


Je vis hier une chose assez singulière, quoiqu'elle se passe tous les
jours à Paris.

Tout le peuple s'assemble sur la fin de l'après-dînée, et va jouer une
espèce de scène que j'ai entendu appeler comédie. Le grand mouvement
est sur une estrade, qu'on nomme le théâtre. Aux deux côtés on voit,
dans de petits réduits qu'on nomme loges, des hommes et des femmes qui
jouent ensemble des scènes muettes, à peu près comme celles qui sont
en usage en notre Perse.

Tantôt c'est une amante affligée qui exprime sa langueur; tantôt une
autre, avec des yeux vifs et un air passionné, dévore des yeux son
amant, qui la regarde de même: toutes les passions sont peintes sur
les visages, et exprimées avec une éloquence qui n'en est que plus
vive pour être muette. Là les acteurs ne paroissent qu'à demi-corps,
et ont ordinairement un manchon, par modestie, pour cacher leurs bras.
Il y a en bas une troupe de gens debout qui se moquent de ceux qui
sont en haut sur le théâtre, et ces derniers rient à leur tour de ceux
qui sont en bas.

Mais ceux qui prennent le plus de peine sont quelques jeunes gens,
qu'on prend pour cet effet dans un âge peu avancé pour soutenir à la
fatigue. Ils sont obligés d'être partout: ils passent par des endroits
qu'eux seuls connoissent, montent avec une adresse surprenante d'étage
en étage; ils sont en haut, en bas, dans toutes les loges; ils
plongent, pour ainsi dire; on les perd, ils reparoissent; souvent ils
quittent le lieu de la scène, et vont jouer dans un autre. On en voit
même qui, par un prodige qu'on n'auroit osé espérer de leurs
béquilles, marchent et vont comme les autres. Enfin on se rend à des
salles où l'on joue une comédie particulière: on commence par des
révérences, on continue par des embrassades. On dit que la
connoissance la plus légère met un homme en droit d'en étouffer un
autre: il semble que le lieu inspire de la tendresse. En effet, on dit
que les princesses qui y règnent ne sont point cruelles; et, si on en
excepte deux ou trois heures par jour, où elles sont assez sauvages,
on peut dire que le reste du temps elles sont traitables, et que c'est
une ivresse qui les quitte aisément.

Tout ce que je te dis ici se passe à peu près de même dans un autre
endroit qu'on nomme l'Opéra: toute la différence est que l'on parle à
l'un, et chante à l'autre. Un de mes amis me mena l'autre jour dans la
loge où se déshabilloit une des principales actrices. Nous fîmes si
bien connoissance, que le lendemain je reçus d'elle cette lettre:

    «Monsieur,

«Je suis la plus malheureuse fille du monde; j'ai toujours été la plus
vertueuse actrice de l'Opéra. Il y a sept ou huit mois, que j'étois
dans la loge où vous me vîtes hier; comme je m'habillois en prêtresse
de Diane, un jeune abbé vint m'y trouver; et, sans respect pour mon
habit blanc, mon voile et mon bandeau, il me ravit mon innocence. J'ai
beau exagérer le sacrifice que je lui ai fait, il se met à rire, et me
soutient qu'il m'a trouvée très-profane. Cependant je suis si grosse,
que je n'ose plus me présenter sur le théâtre: car je suis, sur le
chapitre de l'honneur, d'une délicatesse inconcevable; et je soutiens
toujours qu'à une fille bien née il est plus facile de faire perdre la
vertu que la modestie. Avec cette délicatesse, vous jugez bien que ce
jeune abbé n'eût jamais réussi, s'il ne m'avoit promis de se marier
avec moi: un motif si légitime me fit passer sur les petites
formalités ordinaires, et commencer par où j'aurois dû finir. Mais,
puisque son infidélité m'a déshonorée, je ne veux plus vivre à
l'Opéra, où, entre vous et moi, l'on ne me donne guère de quoi vivre:
car, à présent que j'avance en âge, et que je perds du côté des
charmes, ma pension, qui est toujours la même, semble diminuer tous
les jours. J'ai appris par un homme de votre suite que l'on faisoit un
cas infini, dans votre pays, d'une bonne danseuse, et que, si j'étois
à Ispahan, ma fortune seroit aussitôt faite. Si vous vouliez
m'accorder votre protection, et m'emmener avec vous dans ce pays-là,
vous auriez l'avantage de faire du bien à une fille qui, par sa vertu
et sa conduite, ne se rendroit pas indigne de vos bontés. Je suis...»

    De Paris, le 2 de la lune de Chalval, 1712.




LETTRE XXIX.

RICCA A IBBEN.

A Smyrne.


Le pape est le chef des chrétiens. C'est une vieille idole qu'on
encense par habitude. Il étoit autrefois redoutable aux princes mêmes,
car il les déposoit aussi facilement que nos magnifiques sultans
déposent les rois d'Irimette et de Géorgie. Mais on ne le craint plus.
Il se dit successeur d'un des premiers chrétiens, qu'on appelle saint
Pierre: et c'est certainement une riche succession, car il a des
trésors immenses et un grand pays sous sa domination.

Les évêques sont des gens de loi qui lui sont subordonnés, et ont sous
son autorité deux fonctions bien différentes. Quand ils sont
assemblés, ils font, comme lui, des articles de foi; quand ils sont en
particulier, ils n'ont guère d'autre fonction que de dispenser
d'accomplir la loi. Car tu sauras que la religion chrétienne est
chargée d'une infinité de pratiques très-difficiles; et, comme on a
jugé qu'il est moins aisé de remplir ses devoirs que d'avoir des
évêques qui en dispensent, on a pris ce dernier parti pour l'utilité
publique. Ainsi, si on ne veut pas faire le rhamazan, si on ne veut
pas s'assujettir aux formalités des mariages, si on veut rompre ses
voeux, si on veut se marier contre les défenses de la loi,
quelquefois même si on veut revenir contre son serment, on va à
l'évêque ou au pape, qui donne aussitôt la dispense.

Les évêques ne font pas des articles de foi de leur propre mouvement.
Il y a un nombre infini de docteurs, la plupart dervis, qui soulèvent
entre eux mille questions nouvelles sur la religion: on les laisse
disputer longtemps, et la guerre dure jusqu'à ce qu'une décision
vienne la terminer.

Aussi puis-je t'assurer qu'il n'y a jamais eu de royaume où il y ait
eu tant de guerres civiles que dans celui de Christ.

Ceux qui mettent au jour quelque proposition nouvelle sont d'abord
appelés hérétiques. Chaque hérésie a son nom, qui est, pour ceux qui y
sont engagés, comme le mot de ralliement. Mais n'est hérétique qui ne
veut: il n'y a qu'à partager le différend par la moitié, et donner une
distinction à ceux qui accusent d'hérésie; et, quelle que soit la
distinction, intelligible ou non, elle rend un homme blanc comme de la
neige, et il peut se faire appeler orthodoxe.

Ce que je te dis est bon pour la France et l'Allemagne: car j'ai ouï
dire qu'en Espagne et en Portugal il y a de certains dervis qui
n'entendent point raillerie, et qui font brûler un homme comme de la
paille. Quand on tombe entre les mains de ces gens-là, heureux celui
qui a toujours prié Dieu avec de petits grains de bois à la main, qui
a porté sur lui deux morceaux de drap attachés à deux rubans, et qui a
été quelquefois dans une province qu'on appelle la Galice! sans cela
un pauvre diable est bien embarrassé. Quand il jureroit comme un païen
qu'il est orthodoxe, on pourroit bien ne pas demeurer d'accord des
qualités, et le brûler comme hérétique: il auroit beau donner sa
distinction; point de distinction; il seroit en cendres avant que l'on
eût seulement pensé à l'écouter.

Les autres juges présument qu'un accusé est innocent; ceux-ci le
présument toujours coupable. Dans le doute, ils tiennent pour règle de
se déterminer du côté de la rigueur; apparemment parce qu'ils croient
les hommes mauvais; mais, d'un autre côté, ils en ont si bonne
opinion, qu'ils ne les jugent jamais capables de mentir; car ils
reçoivent le témoignage des ennemis capitaux, des femmes de mauvaise
vie, de ceux qui exercent une profession infâme. Ils font dans leur
sentence un petit compliment à ceux qui sont revêtus d'une chemise de
soufre, et leur disent qu'ils sont bien fâchés de les voir si mal
habillés, qu'ils sont doux, qu'ils abhorrent le sang, et sont au
désespoir de les avoir condamnés; mais, pour se consoler, ils
confisquent tous les biens de ces malheureux à leur profit.

Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes! Ces
tristes spectacles y sont inconnus[8]. La sainte religion que les
anges y ont apportée se défend par sa vérité même; elle n'a point
besoin de ces moyens violents pour se maintenir.

[Note 8: Les Persans sont les plus tolérants de tous les
mahométans.]

    A Paris, le 4 de la lune de Chalval, 1712.




LETTRE XXX.

RICA AU MÊME.

A Smyrne.


Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à
l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avois été
envoyé du ciel: vieillards, hommes, femmes, enfants, tous vouloient me
voir. Si je sortois, tout le monde se mettoit aux fenêtres; si j'étois
aux Tuileries, je voyois aussitôt un cercle se former autour de moi;
les femmes mêmes faisoient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs,
qui m'entouroit. Si j'étois aux spectacles, je voyois aussitôt cent
lorgnettes dressées contre ma figure: enfin jamais homme n'a tant été
vu que moi. Je souriois quelquefois d'entendre des gens qui n'étoient
presque jamais sortis de leur chambre, qui disoient entre eux: Il faut
avouer qu'il a l'air bien persan. Chose admirable! Je trouvois de mes
portraits partout; je me voyois multiplié dans toutes les boutiques,
sur toutes les cheminées, tant on craignoit de ne m'avoir pas assez
vu.

Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge: je ne me croyois pas
un homme si curieux et si rare; et, quoique j'aie très-bonne opinion
de moi, je ne me serois jamais imaginé que je dusse troubler le repos
d'une grande ville où je n'étois point connu. Cela me fit résoudre à
quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir
s'il resteroit encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable.
Cet essai me fit connoître ce que je valois réellement. Libre de tous
les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet
de me plaindre de mon tailleur, qui m'avoit fait perdre en un instant
l'attention et l'estime publique; car j'entrai tout à coup dans un
néant affreux. Je demeurois quelquefois une heure dans une compagnie
sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la
bouche; mais, si quelqu'un, par hasard, apprenoit à la compagnie que
j'étois Persan, j'entendois aussitôt autour de moi un bourdonnement:
Ah! ah! Monsieur est Persan? C'est une chose bien extraordinaire!
Comment peut-on être Persan?

    A Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712.




LETTRE XXXI.

RHÉDI A USBEK.

A Paris.


Je suis à présent à Venise, mon cher Usbek. On peut avoir vu toutes
les villes du monde, et être surpris en arrivant à Venise: on sera
toujours étonné de voir une ville, des tours et des mosquées sortir de
dessous l'eau, et de trouver un peuple innombrable dans un endroit où
il ne devroit y avoir que des poissons.

Mais cette ville profane manque du trésor le plus précieux qui soit au
monde, c'est-à-dire d'eau vive; il est impossible d'y accomplir une
seule ablution légale. Elle est en abomination à notre saint prophète,
et il ne la regarde jamais du haut du ciel qu'avec colère.

Sans cela, mon cher Usbek, je serois charmé de vivre dans une ville où
mon esprit se forme tous les jours. Je m'instruis des secrets du
commerce, des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement;
je ne néglige pas même les superstitions européennes; je m'applique à
la médecine, à la physique, à l'astronomie; j'étudie les arts; enfin
je sors des nuages qui couvroient mes yeux dans le pays de ma
naissance.

    A Venise, le 16 de la lune de Chalval, 1712.




LETTRE XXXII.

RICA À ***.


J'allai l'autre jour voir une maison où l'on entretient environ trois
cents personnes assez pauvrement. J'eus bientôt fait, car l'église ni
les bâtiments ne méritent pas d'être regardés. Ceux qui sont dans
cette maison étoient assez gais; plusieurs d'entre eux jouoient aux
cartes, ou à d'autres jeux que je ne connois point. Comme je sortois,
un de ces hommes sortoit aussi; et, m'ayant entendu demander le chemin
du Marais, qui est le quartier le plus éloigné de Paris: J'y vais, me
dit-il, et je vous y conduirai; suivez-moi. Il me mena à merveille, me
tira de tous les embarras, et me sauva adroitement des carrosses et
des voitures. Nous étions près d'arriver, quand la curiosité me prit.
Mon bon ami, lui dis-je, ne pourrois-je point savoir qui vous êtes? Je
suis aveugle, Monsieur, me répondit-il. Comment! lui dis-je, vous êtes
aveugle! Et que ne priiez-vous cet honnête homme qui jouoit aux cartes
avec vous de nous conduire? Il est aveugle aussi, me répondit-il: il y
a quatre cents ans que nous sommes trois cents aveugles dans cette
maison où vous m'avez trouvé. Mais il faut que je vous quitte: voilà
la rue que vous demandiez; je vais me mettre dans la foule; j'entre
dans cette église, où, je vous jure, j'embarrasserai plus les gens
qu'ils ne m'embarrasseront.

    A Paris, le 17 de la lune de Chalval, 1712.




LETTRE XXXIII.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.


Le vin est si cher à Paris, par les impôts que l'on y met, qu'il
semble qu'on ait entrepris d'y faire exécuter les préceptes du divin
Alcoran, qui défend d'en boire.

Lorsque je pense aux funestes effets de cette liqueur, je ne puis
m'empêcher de la regarder comme le présent le plus redoutable que la
nature ait fait aux hommes. Si quelque chose a flétri la vie et la
réputation de nos monarques, ç'a été leur intempérance; c'est la
source la plus empoisonnée de leurs injustices et de leur cruautés.

Je le dirai, à la honte des hommes: la loi interdit à nos princes
l'usage du vin, et ils en boivent avec un excès qui les dégrade de
l'humanité même; cet usage, au contraire, est permis aux princes
chrétiens, et on ne remarque pas qu'il leur fasse faire aucune faute.
L'esprit humain est la contradiction même: dans une débauche
licencieuse, on se révolte avec fureur contre les préceptes; et la loi
faite pour nous rendre plus justes ne sert souvent qu'à nous rendre
plus coupables.

Mais quand je désapprouve l'usage de cette liqueur qui fait perdre la
raison, je ne condamne pas de même ces boissons qui l'égayent. C'est
la sagesse des Orientaux de chercher des remèdes contre la tristesse
avec autant de soin que contre les maladies les plus dangereuses.
Lorsqu'il arrive quelque malheur à un Européen, il n'a d'autre
ressource que la lecture d'un philosophe qu'on appelle Sénèque; mais
les Asiatiques, plus sensés qu'eux et meilleurs physiciens en cela,
prennent des breuvages capables de rendre l'homme gai, et de charmer
le souvenir de ses peines.

Il n'y a rien de si affligeant que les consolations tirées de la
nécessité du mal, de l'inutilité des remèdes, de la fatalité du
destin, de l'ordre de la Providence, et du malheur de la condition
humaine. C'est se moquer de vouloir adoucir un mal par la
considération que l'on est né misérable; il vaut bien mieux enlever
l'esprit hors de ses réflexions, et traiter l'homme comme sensible, au
lieu de le traiter comme raisonnable.

L'âme, unie avec le corps, en est sans cesse tyrannisée. Si le
mouvement du sang est trop lent, si les esprits ne sont pas assez
épurés, s'ils ne sont pas en quantité suffisante, nous tombons dans
l'accablement et dans la tristesse; mais, si nous prenons des
breuvages qui puissent changer cette disposition de notre corps, notre
âme redevient capable de recevoir des impressions qui l'égayent, et
elle sent un plaisir secret de voir sa machine reprendre, pour ainsi
dire, son mouvement et sa vie.

    A Paris, le 25 de la lune de Zilcadé, 1713.




LETTRE XXXIV.

USBEK A IBBEN.

A Smyrne.


Les femmes de Perse sont plus belles que celles de France; mais celles
de France sont plus jolies. Il est difficile de ne point aimer les
premières, et de ne se point plaire avec les secondes: les unes sont
plus tendres et plus modestes, les autres sont plus gaies et plus
enjouées.

Ce qui rend le sang si beau en Perse, c'est la vie réglée que les
femmes y mènent: elles ne jouent ni ne veillent, elles ne boivent
point de vin, et ne s'exposent presque jamais à l'air. Il faut avouer
que le sérail est plutôt fait pour la santé que pour les plaisirs:
c'est une vie unie, qui ne pique point; tout s'y ressent de la
subordination et du devoir; les plaisirs mêmes y sont graves, et les
joies sévères; et on ne les goûte presque jamais que comme des marques
d'autorité et de dépendance.

Les hommes mêmes n'ont pas en Perse la même gaieté que les François:
on ne leur voit point cette liberté d'esprit et cet air content que je
trouve ici dans tous les états et dans toutes les conditions.

C'est bien pis en Turquie, où l'on pourroit trouver des familles où,
de père en fils, personne n'a ri depuis la fondation de la monarchie.

Cette gravité des Asiatiques vient du peu de commerce qu'il y a entre
eux: ils ne se voient que lorsqu'ils y sont forcés par la cérémonie;
l'amitié, ce doux engagement du coeur, qui fait ici la douceur de la
vie, leur est presque inconnue: ils se retirent dans leurs maisons, où
ils trouvent toujours une compagnie qui les attend; de manière que
chaque famille est, pour ainsi dire, isolée des autres.

Un jour que je m'entretenois là-dessus avec un homme de ce pays-ci, il
me dit: Ce qui me choque le plus de vos moeurs, c'est que vous êtes
obligés de vivre avec des esclaves dont le coeur et l'esprit se
sentent toujours de la bassesse de leur condition. Ces gens lâches
affoiblissent en vous les sentiments de la vertu, que l'on tient de la
nature, et ils les ruinent depuis l'enfance qu'ils vous obsèdent.

Car, enfin, défaites-vous des préjugés: que peut-on attendre de
l'éducation qu'on reçoit d'un misérable qui fait consister son honneur
à garder les femmes d'un autre, et s'enorgueillit du plus vil emploi
qui soit parmi les humains, qui est méprisable par sa fidélité même,
qui est la seule de ses vertus, parce qu'il y est porté par envie, par
jalousie et par désespoir; qui, brûlant de se venger des deux sexes
dont il est le rebut, consent à être tyrannisé par le plus fort,
pourvu qu'il puisse désoler le plus faible; qui, tirant de son
imperfection, de sa laideur et de sa difformité, tout l'éclat de sa
condition, n'est estimé que parce qu'il est indigne de l'être; qui
enfin, rivé pour jamais à la porte où il est attaché, plus dur que les
gonds et les verrous qui la tiennent, se vante de cinquante ans de vie
dans ce poste indigne, où, chargé de la jalousie de son maître, il a
exercé toute sa bassesse?

    A Paris, le 14 de la lune de Zilhagé, 1713.




LETTRE XXXV.

USBEK A GEMCHID, SON COUSIN,

DERVIS DU BRILLANT MONASTÈRE DE TAURIS.


Que penses-tu des chrétiens, sublime dervis? Crois-tu qu'au jour du
jugement ils seront comme les infidèles Turcs, qui serviront d'ânes
aux Juifs, et seront menés par eux au grand trot en enfer? Je sais
bien qu'ils n'iront point dans le séjour des prophètes, et que le
grand Ali n'est point venu pour eux. Mais, parce qu'ils n'ont pas été
assez heureux pour trouver des mosquées dans leur pays, crois-tu
qu'ils soient condamnés à des châtiments éternels, et que Dieu les
punisse pour n'avoir pas pratiqué une religion qu'il ne leur a pas
fait connoître? Je puis te le dire: j'ai souvent examiné ces
chrétiens; je les ai interrogés pour voir s'ils avoient quelque idée
du grand Ali, qui étoit le plus beau de tous les hommes; j'ai trouvé
qu'ils n'en avoient jamais ouï parler.

Ils ne ressemblent point à ces infidèles que nos saints prophètes
faisoient passer au fil de l'épée, parce qu'ils refusoient de croire
aux miracles du ciel; ils sont plutôt comme ces malheureux qui
vivoient dans les ténèbres de l'idolâtrie avant que la divine lumière
vînt éclairer le visage de notre grand prophète.

D'ailleurs, si on examine de près leur religion, on y trouvera comme
une semence de nos dogmes. J'ai souvent admiré les secrets de la
Providence, qui semble les avoir voulu préparer par là à la conversion
générale. J'ai ouï parler d'un livre de leurs docteurs, intitulé la
_Polygamie triomphante_, dans lequel il est prouvé que la polygamie
est ordonnée aux chrétiens. Leur baptême est l'image de nos ablutions
légales; et les chrétiens n'errent que dans l'efficacité qu'ils
donnent à cette première ablution, qu'ils croient devoir suffire pour
toutes les autres. Leurs prêtres et les moines prient comme nous sept
fois le jour. Ils espèrent de jouir d'un paradis où ils goûteront
mille délices par le moyen de la résurrection des corps. Ils ont,
comme nous, des jeûnes marqués, des mortifications avec lesquelles ils
espèrent fléchir la miséricorde divine. Ils rendent un culte aux bons
anges, et se méfient des mauvais. Ils ont une sainte crédulité pour
les miracles que Dieu opère par le ministère de ses serviteurs. Ils
reconnoissent, comme nous, l'insuffisance de leurs mérites, et les
besoins qu'ils ont d'un intercesseur auprès de Dieu. Je vois partout
le mahométisme, quoique je n'y trouve point Mahomet. On a beau faire,
la vérité s'échappe, et perce toujours les ténèbres qui l'environnent.
Il viendra un jour où l'Éternel ne verra sur la terre que de vrais
croyants. Le temps, qui consume tout, détruira les erreurs mêmes. Tous
les hommes seront étonnés de se voir sous le même étendard: tout,
jusqu'à la loi, sera consommé; les divins exemplaires seront enlevés
de la terre, et portés dans les célestes archives.

    A Paris, le 20 de la lune de Zilhagé, 1713.




LETTRE XXXVI.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.


Le café est très en usage à Paris: il y a un grand nombre de maisons
publiques où on le distribue. Dans quelques-unes de ces maisons, on
dit des nouvelles; dans d'autres, on joue aux échecs. Il y en a une où
l'on apprête le café de telle manière qu'il donne de l'esprit à ceux
qui en prennent: au moins, de tous ceux qui en sortent, il n'y a
personne qui ne croie qu'il en a quatre fois plus que lorsqu'il y est
entré.

Mais ce qui me choque de ces beaux esprits, c'est qu'ils ne se rendent
pas utiles à leur patrie, et qu'ils amusent leurs talents à des choses
puériles. Par exemple, lorsque j'arrivai à Paris, je les trouvai
échauffés sur une dispute la plus mince qu'il se puisse imaginer: il
s'agissoit de la réputation d'un vieux poëte grec dont, depuis deux
mille ans, on ignore la patrie, aussi bien que le temps de sa mort.
Les deux partis avouoient que c'étoit un poëte excellent: il n'étoit
question que du plus ou du moins de mérite qu'il falloit lui
attribuer. Chacun en vouloit donner le taux; mais, parmi ces
distributeurs de réputation, les uns faisoient meilleur poids que les
autres: voilà la querelle. Elle étoit bien vive, car on se disoit
cordialement de part et d'autre des injures si grossières, on faisoit
des plaisanteries si amères, que je n'admirois pas moins la manière de
disputer que le sujet de la dispute. Si quelqu'un, disois-je en
moi-même, étoit assez étourdi pour aller devant l'un de ces défenseurs
du poëte grec attaquer la réputation de quelque honnête citoyen, il ne
seroit pas mal relevé; et je crois que ce zèle si délicat sur la
réputation des morts s'embraseroit bien pour défendre celle des
vivants! Mais, quoi qu'il en soit, ajoutois-je, Dieu me garde de
m'attirer jamais l'inimitié des censeurs de ce poëte, que le séjour de
deux mille ans dans le tombeau n'a pu garantir d'une haine si
implacable! Ils frappent à présent des coups en l'air: mais que
seroit-ce si leur fureur étoit animée par la présence d'un ennemi?

Ceux dont je te viens de parler disputent en langue vulgaire; et il
faut les distinguer d'une autre sorte de disputeurs qui se servent
d'une langue barbare qui semble ajouter quelque chose à la fureur et à
l'opiniâtreté des combattants. Il y a des quartiers où l'on voit comme
une mêlée noire et épaisse de ces sortes de gens; ils se nourrissent
de distinctions, ils vivent de raisonnements obscurs et de fausses
conséquences. Ce métier, où l'on devroit mourir de faim, ne laisse pas
de rendre. On a vu une nation entière chassée de son pays, traverser
les mers pour s'établir en France, n'emportant avec elle, pour parer
aux nécessités de la vie, qu'un redoutable talent pour la dispute.
Adieu.

    A Paris, le dernier de la lune de Zilhagé, 1713.




LETTRE XXXVII.

USBEK A IBBEN.

A Smyrne.


Le roi de France est vieux. Nous n'avons point d'exemple dans nos
histoires d'un monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu'il
possède à un très-haut degré le talent de se faire obéir: il gouverne
avec le même génie sa famille, sa cour, son État. On lui a souvent
entendu dire que, de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs,
ou celui de notre auguste sultan, lui plairoit le mieux: tant il fait
de cas de la politique orientale.

J'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé des contradictions qu'il
m'est impossible de résoudre: par exemple, il a un ministre qui n'a
que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts; il aime sa
religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu'il la faut
observer à la rigueur; quoiqu'il fuie le tumulte des villes, et qu'il
se communique peu, il n'est occupé depuis le matin jusqu'au soir qu'à
faire parler de lui; il aime les trophées et les victoires, mais il
craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes qu'il
auroit sujet de le craindre à la tête d'une armée ennemie. Il n'est,
je crois, jamais arrivé qu'à lui d'être en même temps comblé de plus
de richesses qu'un prince n'en sauroit espérer, et accablé d'une
pauvreté qu'un particulier ne pourroit soutenir.

Il aime à gratifier ceux qui le servent; mais il paye aussi
libéralement les assiduités, ou plutôt l'oisiveté de ses courtisans,
que les campagnes laborieuses de ses capitaines; souvent il préfère un
homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu'il se
met à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des
batailles: il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être gênée
dans la distribution des grâces; et, sans examiner si celui qu'il
comble de biens est homme de mérite, il croit que son choix va le
rendre tel; aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme
qui avoit fui deux lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en
avoit fui quatre.

Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments: il y a plus de statues
dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville.
Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui tous les
trônes se renversent; ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources
aussi grandes, et ses finances aussi inépuisables.

    A Paris, le 7 de la lune de Maharram, 1713.




LETTRE XXXVIII.

RICA A IBBEN.

A Smyrne.


C'est une grande question parmi les hommes de savoir s'il est plus
avantageux d'ôter aux femmes la liberté que de la leur laisser. Il me
semble qu'il y a bien des raisons pour et contre. Si les Européens
disent qu'il n'y a pas de générosité à rendre malheureuses les
personnes que l'on aime, nos Asiatiques répondent qu'il y a de la
bassesse aux hommes de renoncer à l'empire que la nature leur a donné
sur les femmes. Si on leur dit que le grand nombre de femmes enfermées
est embarrassant, ils répondent que dix femmes qui obéissent
embarrassent moins qu'une qui n'obéit pas. Que s'ils objectent à leur
tour que les Européens ne sauroient être heureux avec des femmes qui
ne leur sont pas fidèles, on leur répond que cette fidélité qu'ils
vantent tant n'empêche point le dégoût qui suit toujours les passions
satisfaites; que nos femmes sont trop à nous; qu'une possession si
tranquille ne nous laisse rien à désirer ni à craindre; qu'un peu de
coquetterie est un sel qui pique et prévient la corruption. Peut-être
qu'un homme plus sage que moi serait embarrassé de décider: car, si
les Asiatiques font fort bien de chercher des moyens propres à calmer
leurs inquiétudes, les Européens font fort bien aussi de n'en point
avoir.

Après tout, disent-ils, quand nous serions malheureux en qualité de
maris, nous trouverions toujours moyen de nous dédommager en qualité
d'amants. Pour qu'un homme pût se plaindre avec raison de l'infidélité
de sa femme, il faudroit qu'il n'y eût que trois personnes dans le
monde; ils seront toujours à but quand il y en aura quatre.

C'est une autre question de savoir si la loi naturelle soumet les
femmes aux hommes. Non, me disoit l'autre jour un philosophe
très-galant: la nature n'a jamais dicté une telle loi; l'empire que
nous avons sur elles est une véritable tyrannie; elles ne nous l'ont
laissé prendre que parce qu'elles ont plus de douceur que nous, et par
conséquent plus d'humanité et de raison; ces avantages, qui devoient
sans doute leur donner la supériorité si nous avions été raisonnables,
la leur ont fait perdre, parce que nous ne le sommes point.

Or, s'il est vrai que nous n'avons sur les femmes qu'un pouvoir
tyrannique, il ne l'est pas moins qu'elles ont sur nous un empire
naturel, celui de la beauté, à qui rien ne résiste. Le nôtre n'est pas
de tous les pays; mais celui de la beauté est universel. Pourquoi
aurions-nous donc un privilége? Est-ce parce que nous sommes les plus
forts? Mais c'est une véritable injustice. Nous employons toutes
sortes de moyens pour leur abattre le courage; les forces seroient
égales, si l'éducation l'étoit aussi; éprouvons-les dans les talents
que l'éducation n'a point affoiblis, et nous verrons si nous sommes si
forts.

Il faut l'avouer, quoique cela choque nos moeurs: chez les peuples
les plus polis, les femmes ont toujours eu de l'autorité sur leurs
maris; elle fut établie par une loi chez les Égyptiens en l'honneur
d'Isis, et chez les Babyloniens en l'honneur de Sémiramis. On disoit
des Romains qu'ils commandoient à toutes les nations, mais qu'ils
obéissoient à leurs femmes. Je ne parle point des Sauromates, qui
étoient véritablement dans la servitude du sexe; ils étoient trop
barbares pour que leur exemple puisse être cité.

Tu vois, mon cher Ibben, que j'ai pris le goût de ce pays-ci, où l'on
aime à soutenir des opinions extraordinaires et à réduire tout en
paradoxe. Le prophète a décidé la question, et a réglé les droits de
l'un et de l'autre sexe. Les femmes, dit-il, doivent honorer leurs
maris: leurs maris les doivent honorer; mais ils ont l'avantage d'un
degré sur elles.

    A Paris, le 26 de la lune de Gemmadi 2, 1713.




LETTRE XXXIX.

HAGI[9] IBBI AU JUIF BEN JOSUÉ,

PROSÉLYTE MAHOMÉTAN.

A Smyrne.

[Note 9: Hagi est un homme qui a fait le pèlerinage de la Mecque.]


Il me semble, Ben Josué, qu'il y a toujours des signes éclatants qui
préparent à la naissance des hommes extraordinaires; comme si la
nature souffroit une espèce de crise, et que la puissance céleste ne
produisît qu'avec effort.

Il n'y a rien de si merveilleux que la naissance de Mahomet. Dieu, qui
par les décrets de sa providence avoit résolu dès le commencement
d'envoyer aux hommes ce grand prophète pour enchaîner Satan, créa une
lumière deux mille ans avant Adam, qui, passant d'élu en élu,
d'ancêtre en ancêtre de Mahomet, parvint enfin jusques à lui comme un
témoignage authentique qu'il étoit descendu des patriarches.

Ce fut aussi à cause de ce même prophète que Dieu ne voulut pas
qu'aucun enfant fût conçu que la nature de la femme ne cessât d'être
immonde, et que le membre viril ne fût livré à la circoncision.

Il vint au monde circoncis, et la joie parut sur son visage dès sa
naissance; la terre trembla trois fois, comme si elle eût enfanté
elle-même; toutes les idoles se prosternèrent; les trônes des rois
furent renversés; Lucifer fut jeté au fond de la mer; et ce ne fut
qu'après avoir nagé pendant quarante jours qu'il sortit de l'abîme, et
s'enfuit sur le mont Cabès, d'où, avec une voix terrible, il appela
les anges.

Cette nuit, Dieu posa un terme entre l'homme et la femme, qu'aucun
d'eux ne pût passer. L'art des magiciens et nécromants se trouva sans
vertu. On entendit une voix du ciel qui disoit ces paroles: J'ai
envoyé au monde mon ami fidèle.

Selon le témoignage d'Isben Aben, historien arabe, les générations des
oiseaux, des nuées, des vents, et tous les escadrons des anges, se
réunirent pour élever cet enfant, et se disputèrent cet avantage. Les
oiseaux disoient dans leurs gazouillements qu'il étoit plus commode
qu'ils l'élevassent, parce qu'ils pouvoient plus facilement rassembler
plusieurs fruits de divers lieux. Les vents murmuroient, et disoient:
C'est plutôt à nous, parce que nous pouvons lui apporter de tous les
endroits les odeurs les plus agréables. Non, non, disoient les nuées,
non; c'est à nos soins qu'il sera confié, parce que nous lui ferons
part à tous les instants de la fraîcheur des eaux. Là-dessus les anges
indignés s'écrioient: Que nous restera-t-il donc à faire? Mais une
voix du ciel fut entendue, qui termina toutes les disputes: Il ne sera
point ôté d'entre les mains des mortels, parce que heureuses les
mamelles qui l'allaiteront, et les mains qui le toucheront, et la
maison qu'il habitera, et le lit où il reposera.

Après tant de témoignages si éclatants, mon cher Josué, il faut avoir
un coeur de fer pour ne pas croire sa sainte loi. Que pouvoit faire
davantage le ciel pour autoriser sa mission divine, à moins de
renverser la nature, et de faire périr les hommes mêmes qu'il vouloit
convaincre?

    A Paris, le 20 de la lune de Rhégeb, 1713.




LETTRE XL.

USBEK A IBBEN.

A Smyrne.


Dès qu'un grand est mort, on s'assemble dans une mosquée, et l'on fait
son oraison funèbre, qui est un discours à sa louange, avec lequel on
seroit bien embarrassé de décider au juste du mérite du défunt.

Je voudrois bannir les pompes funèbres: il faut pleurer les hommes à
leur naissance, et non pas à leur mort. A quoi servent les cérémonies
et tout l'attirail lugubre qu'on fait paraître à un mourant dans ses
derniers moments, les larmes mêmes de sa famille, et la douleur de ses
amis, qu'à lui exagérer la perte qu'il va faire?

Nous sommes si aveugles, que nous ne savons quand nous devons nous
affliger ou nous réjouir: nous n'avons presque jamais que de fausses
tristesses ou de fausses joies.

Quand je vois le Mogol, qui toutes les années va sottement se mettre
dans une balance et se faire peser comme un boeuf, quand je vois les
peuples se réjouir de ce que ce prince est devenu plus matériel,
c'est-à-dire moins capable de les gouverner, j'ai pitié, Ibben, de
l'extravagance humaine.

    De Paris, le 20 de la lune de Rhégeb, 1713.




LETTRE XLI.

LE PREMIER EUNUQUE NOIR A USBEK.


Ismaël, un des eunuques noirs, vient de mourir, magnifique seigneur;
et je ne puis m'empêcher de le remplacer. Comme les eunuques sont
extrêmement rares à présent, j'avois pensé de me servir d'un esclave
noir que tu as à la campagne; mais je n'ai pu jusqu'ici le porter à
souffrir qu'on le consacrât à cet emploi. Comme je vois qu'au bout du
compte c'est son avantage, je voulus l'autre jour user à son égard
d'un peu de rigueur; et, de concert avec l'intendant de tes jardins,
j'ordonnai que, malgré lui, on le mît en état de te rendre les
services qui flattent le plus ton coeur, et de vivre comme moi dans
ces redoutables lieux qu'il n'ose pas même regarder: mais il se mit à
hurler comme si on avoit voulu l'écorcher, et fit tant qu'il échappa
de nos mains, et évita le fatal couteau. Je viens d'apprendre qu'il
veut t'écrire pour te demander grâce, soutenant que je n'ai conçu ce
dessein que par un désir insatiable de vengeance sur certaines
railleries piquantes qu'il dit avoir faites de moi. Cependant je te
jure par les cent mille prophètes que je n'ai agi que pour le bien de
ton service, la seule chose qui me soit chère, et hors laquelle je ne
regarde rien. Je me prosterne à tes pieds.

    Du sérail de Fatmé, le 7 de la lune de Maharram, 1713.




LETTRE XLII.

PHARAN A USBEK, SON SOUVERAIN SEIGNEUR.


Si tu étois ici, magnifique seigneur, je paroîtrois à ta vue tout
couvert de papier blanc; et il n'y en auroit pas assez pour écrire
toutes les insultes que ton premier eunuque noir, le plus méchant de
tous les hommes, m'a faites depuis ton départ.

Sous prétexte de quelques railleries qu'il prétend que j'ai faites sur
le malheur de sa condition, il exerce sur ma tête une vengeance
inépuisable; il a animé contre moi le cruel intendant de tes jardins,
qui depuis ton départ m'oblige à des travaux insurmontables, dans
lesquels j'ai pensé mille fois laisser la vie sans perdre un moment
l'ardeur de te servir. Combien de fois ai-je dit en moi-même: J'ai un
maître rempli de douceur, et je suis le plus malheureux esclave qui
soit sur la terre!

Je te l'avoue, magnifique seigneur, je ne me croyois pas destiné à de
plus grandes misères, mais ce traître d'eunuque a voulu mettre le
comble à sa méchanceté. Il y a quelques jours que, de son autorité
privée, il me destina à la garde de tes femmes sacrées, c'est-à-dire à
une exécution qui seroit pour moi mille fois plus cruelle que la mort.
Ceux qui en naissant ont eu le malheur de recevoir de leurs cruels
parents un traitement pareil, se consolent peut-être sur ce qu'ils
n'ont jamais connu d'autre état que le leur; mais qu'on me fasse
descendre de l'humanité et qu'on m'en prive, je mourrois de douleur si
je ne mourois pas de cette barbarie.

J'embrasse tes pieds, sublime seigneur, dans une humilité profonde:
fais en sorte que je sente les effets de cette vertu si respectée, et
qu'il ne soit pas dit que par ton ordre il y ait sur la terre un
malheureux de plus.

    Des jardins de Fatmé, le 7 de la lune de Maharram, 1713.




LETTRE XLIII.

USBEK A PHARAN.

Aux jardins de Fatmé.


Recevez la joie dans votre coeur, et reconnaissez ces sacrés
caractères: faites-les baiser au grand eunuque et à l'intendant de mes
jardins. Je leur défends de mettre la main sur vous jusqu'à mon
retour; dites-leur d'acheter l'eunuque qui manque. Acquittez-vous de
votre devoir comme si vous m'aviez toujours devant les yeux; car
sachez que plus mes bontés sont grandes plus vous serez puni si vous
en abusez.

    De Paris, le 25 de la lune de Rhégeb, 1713.




LETTRE XLIV.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.


Il y a en France trois sortes d'états: l'Église, l'épée et la robe.
Chacun a un mépris souverain pour les deux autres: tel, par exemple,
que l'on devroit mépriser parce qu'il est un sot, ne l'est souvent que
parce qu'il est homme de robe.

Il n'y a pas jusqu'aux plus vils artisans qui ne disputent sur
l'excellence de l'art qu'ils ont choisi: chacun s'élève au-dessus de
celui qui est d'une profession différente, à proportion de l'idée
qu'il s'est faite de la supériorité de la sienne.

Les hommes ressemblent tous, plus ou moins, à cette femme de la
province d'Érivan qui, ayant reçu quelque grâce d'un de nos monarques,
lui souhaita mille fois, dans les bénédictions qu'elle lui donna, que
le ciel le fît gouverneur d'Érivan.

J'ai lu, dans une relation, qu'un vaisseau français ayant relâché à la
côte de Guinée, quelques hommes de l'équipage voulurent aller à terre
acheter quelques moutons. On les mena au roi, qui rendoit la justice à
ses sujets sous un arbre. Il étoit sur son trône, c'est-à-dire sur un
morceau de bois, aussi fier que s'il eût été sur celui du Grand Mogol;
il avoit trois ou quatre gardes avec des piques de bois; un parasol en
forme de dais le couvroit de l'ardeur du soleil; tous ses ornements et
ceux de la reine sa femme consistoient en leur peau noire et quelques
bagues. Ce prince, plus vain encore que misérable, demanda à ces
étrangers si l'on parloit beaucoup de lui en France. Il croyoit que
son nom devoit être porté d'un pôle à l'autre; et, à la différence de
ce conquérant de qui on a dit qu'il avoit fait taire toute la terre,
il croyoit, lui, qu'il devoit faire parler tout l'univers.

Quand le kan de Tartarie a dîné, un héraut crie que tous les princes
de la terre peuvent aller dîner, si bon leur semble; et ce barbare,
qui ne mange que du lait, qui n'a pas de maison, qui ne vit que de
brigandages, regarde tous les rois du monde comme ses esclaves, et les
insulte régulièrement deux fois par jour.

    De Paris, le 28 de la lune de Rhégeb, 1713.




LETTRE XLV.

RICA A USBEK.

A ***.


Hier matin, comme j'étois au lit, j'entendis frapper rudement à ma
porte, qui fut soudain ouverte ou enfoncée par un homme avec qui
j'avois lié quelque société, et qui me parut tout hors de lui-même.

Son habillement étoit beaucoup plus que modeste, sa perruque de
travers n'avoit pas même été peignée; il n'avoit pas eu le temps de
faire recoudre son pourpoint noir, et il avoit renoncé, pour ce
jour-là, aux sages précautions avec lesquelles il avoit coutume de
déguiser le délabrement de son équipage.

Levez-vous, me dit-il; j'ai besoin de vous tout aujourd'hui; j'ai
mille emplettes à faire, et je serai bien aise que ce soit avec vous:
il faut premièrement que nous allions à la rue Saint-Honoré parler à
un notaire qui est chargé de vendre une terre de cinq cent mille
livres; je veux qu'il m'en donne la préférence. En venant ici, je me
suis arrêté un moment au faubourg Saint-Germain, où j'ai loué un hôtel
deux mille écus, et j'espère passer le contrat aujourd'hui.

Dès que je fus habillé, ou peu s'en falloit, mon homme me fit
précipitamment descendre: Commençons par aller acheter un carrosse, et
établissons d'abord l'équipage. En effet, nous achetâmes non-seulement
un carrosse, mais encore pour cent mille francs de marchandises, en
moins d'une heure; tout cela se fit promptement, parce que mon homme
ne marchanda rien, et ne compta jamais: aussi ne déplaça-t-il pas. Je
rêvois sur tout ceci; et quand j'examinois cet homme, je trouvois en
lui une complication singulière de richesses et de pauvreté: de
manière que je ne savois que croire. Mais enfin je rompis le silence,
et, le tirant à quartier, je lui dis: Monsieur, qui est-ce qui payera
tout cela? Moi, me dit-il; venez dans ma chambre; je vous montrerai
des trésors immenses, et des richesses enviées des plus grands
monarques; mais elles ne le seront pas de vous, qui les partagerez
toujours avec moi. Je le suis. Nous grimpons à son cinquième étage, et
par une échelle nous nous guindons à un sixième, qui étoit un cabinet
ouvert aux quatre vents, dans lequel il n'y avoit que deux ou trois
douzaines de bassins de terre remplis de diverses liqueurs. Je me suis
levé de grand matin, me dit-il, et j'ai fait d'abord ce que je fais
depuis vingt-cinq ans, qui est d'aller visiter mon oeuvre: j'ai vu
que le grand jour étoit venu qui devoit me rendre plus riche qu'homme
qui soit sur la terre. Voyez-vous cette liqueur vermeille? elle a à
présent toutes les qualités que les philosophes demandent pour faire
la transmutation des métaux. J'en ai tiré ces grains que vous voyez,
qui sont de vrai or par leur couleur, quoiqu'un peu imparfaits par
leur pesanteur. Ce secret, que Nicolas Flamel trouva, mais que Raimond
Lulle et un million d'autres cherchèrent toujours, est venu jusques à
moi, et je me trouve aujourd'hui un heureux adepte. Fasse le ciel que
je ne me serve de tant de trésors qu'il m'a communiqués, que pour sa
gloire!

Je sortis, et je descendis, ou plutôt je me précipitai par cet
escalier, transporté de colère, et laissai cet homme si riche dans son
hôpital. Adieu, mon cher Usbek. J'irai te voir demain, et, si tu veux,
nous reviendrons ensemble à Paris.

    A Paris, le dernier de la lune de Rhégeb, 1713.




LETTRE XLVI.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.


Je vois ici des gens qui disputent sans fin sur la religion, mais il
semble qu'ils combattent en même temps à qui l'observera le moins.

Non-seulement ils ne sont pas meilleurs chrétiens, mais même meilleurs
citoyens; et c'est ce qui me touche: car, dans quelque religion qu'on
vive, l'observation des lois, l'amour pour les hommes, la piété envers
les parents, sont toujours les premiers actes de religion.

En effet, le premier objet d'un homme religieux ne doit-il pas être de
plaire à la divinité qui a établi la religion qu'il professe? Mais le
moyen le plus sûr pour y parvenir est sans doute d'observer les règles
de la société et les devoirs de l'humanité. Car, en quelque religion
qu'on vive, dès qu'on en suppose une, il faut bien que l'on suppose
aussi que Dieu aime les hommes, puisqu'il établit une religion pour
les rendre heureux; que s'il aime les hommes, on est sûr de lui plaire
en les aimant aussi, c'est-à-dire en exerçant envers eux tous les
devoirs de la charité et de l'humanité, en ne violant point les lois
sous lesquelles ils vivent.

On est bien plus sûr par là de plaire à Dieu qu'en observant telle ou
telle cérémonie; car les cérémonies n'ont point un degré de bonté par
elles-mêmes; elles ne sont bonnes qu'avec égard, et dans la
supposition que Dieu les a commandées; mais c'est la matière d'une
grande discussion: on peut facilement s'y tromper, car il faut choisir
les cérémonies d'une religion entre celles de deux mille.

Un homme faisoit tous les jours à Dieu cette prière: Seigneur, je
n'entends rien dans les disputes que l'on fait sans cesse à votre
sujet; je voudrois vous servir selon votre volonté; mais chaque homme
que je consulte veut que je vous serve à la sienne. Lorsque je veux
vous faire ma prière, je ne sais en quelle langue je dois vous parler.
Je ne sais non plus en quelle posture je dois me mettre: l'un dit que
je dois vous prier debout; l'autre veut que je sois assis; l'autre
exige que mon corps porte sur mes genoux. Ce n'est pas tout: il y en a
qui prétendent que je dois me laver tous les matins avec de l'eau
froide; d'autres soutiennent que vous me regarderez avec horreur, si
je ne me fais pas couper un petit morceau de chair. Il m'arriva
l'autre jour de manger un lapin dans un caravansérail: trois hommes
qui étoient auprès de là me firent trembler; ils me soutinrent tous
trois que je vous avois grièvement offensé; l'un[10], parce que cet
animal étoit immonde; l'autre[11], parce qu'il étoit étouffé; l'autre
enfin[12], parce qu'il n'étoit pas poisson. Un brachmane qui passoit
par là, et que je pris pour juge, me dit: Ils ont tort, car
apparemment vous n'avez pas tué vous-même cet animal. Si fait, lui
dis-je. Ah! vous avez commis une action abominable, et que Dieu ne
vous pardonnera jamais, me dit-il d'une voix sévère: que savez-vous si
l'âme de votre père n'étoit pas passée dans cette bête? Toutes ces
choses, Seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable: je ne puis
remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser; cependant je
voudrois vous plaire, et employer à cela la vie que je tiens de vous.
Je ne sais si je me trompe; mais je crois que le meilleur moyen pour y
parvenir est de vivre en bon citoyen dans la société où vous m'avez
fait naître, et en bon père dans la famille que vous m'avez donnée.


[Note 10: Un Juif.]

[Note 11: Un Turc.]

[Note 12: Un Arménien.]

    A Paris, le 8 de la lune de Chahban, 1713.




LETTRE XLVII.

ZACHI A USBEK.

A Paris.


J'ai une grande nouvelle à t'apprendre: je me suis réconciliée avec
Zéphis; le sérail, partagé entre nous, s'est réuni. Il ne manque que
toi dans ces lieux, où la paix règne: viens, mon cher Usbek, viens y
faire triompher l'amour.

Je donnai à Zéphis un grand festin, où ta mère, tes femmes et tes
principales concubines furent invitées; tes tantes et plusieurs de tes
cousines s'y trouvèrent aussi; elles étoient venues à cheval,
couvertes du sombre nuage de leurs voiles et de leurs habits.

Le lendemain, nous partîmes pour la campagne, où nous espérions êtres
plus libres; nous montâmes sur nos chameaux, et nous nous mîmes quatre
dans chaque loge. Comme la partie avoit été faite brusquement, nous
n'eûmes pas le temps d'envoyer à la ronde annoncer le courouc; mais le
premier eunuque, toujours industrieux, prit une autre précaution: car
il joignit à la toile qui nous empêchoit d'être vues un rideau si
épais, que nous ne pouvions absolument voir personne.

Quand nous fûmes arrivées à cette rivière qu'il faut traverser,
chacune de nous se mit, selon la coutume, dans une boîte, et se fit
porter dans le bateau; car on nous dit que la rivière étoit pleine de
monde. Un curieux, qui s'approcha trop près du lieu où nous étions
enfermées, reçut un coup mortel, qui lui ôta pour jamais la lumière du
jour; un autre, qu'on trouva se baignant tout nu sur le rivage, eut le
même sort; et tes fidèles eunuques sacrifièrent à ton honneur et au
nôtre ces deux infortunés.

Mais écoute le reste de nos aventures. Quand nous fûmes au milieu du
fleuve, un vent si impétueux s'éleva et un nuage si affreux couvrit
les airs, que nos matelots commencèrent à désespérer. Effrayées de ce
péril, nous nous évanouîmes presque toutes. Je me souviens que
j'entendis la voix et la dispute de nos eunuques, dont les uns
disoient qu'il falloit nous avertir du péril et nous tirer de notre
prison; mais leur chef soutint toujours qu'il mourroit plutôt que de
souffrir que son maître fût ainsi déshonoré, et qu'il enfonceroit un
poignard dans le sein de celui qui feroit des propositions si hardies.
Une de mes esclaves, toute hors d'elle, courut vers moi déshabillée,
pour me secourir; mais un eunuque noir la prit brutalement, et la fit
rentrer dans l'endroit d'où elle étoit sortie. Pour lors je
m'évanouis, et ne revins à moi que lorsque le péril fut passé.

Que les voyages sont embarrassants pour les femmes! Les hommes ne sont
exposés qu'aux dangers qui menacent leur vie, et nous sommes à tous
les instants dans la crainte de perdre notre vie ou notre vertu.
Adieu, mon cher Usbek. Je t'adorerai toujours.

    Du sérail de Fatmé, le 2 de la lune de Rhamazan, 1713.




LETTRE XLVIII.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.


Ceux qui aiment à s'instruire ne sont jamais oisifs: quoique je ne
sois chargé d'aucune affaire importante, je suis cependant dans une
occupation continuelle. Je passe ma vie à examiner; j'écris le soir ce
que j'ai remarqué, ce que j'ai vu, ce que j'ai entendu dans la
journée; tout m'intéresse, tout m'étonne: je suis comme un enfant,
dont les organes encore tendres sont vivement frappés par les moindres
objets.

Tu ne le croirois pas peut-être; nous sommes reçus agréablement dans
toutes les compagnies et dans toutes les sociétés: je crois devoir
beaucoup à l'esprit vif et à la gaieté naturelle de Rica, qui fait
qu'il recherche tout le monde, et qu'il en est également recherché.
Notre air étranger n'offense plus personne; nous jouissons même de la
surprise où l'on est de nous trouver quelque politesse: car les
François n'imaginent pas que notre climat produise des hommes.
Cependant, il faut l'avouer, ils valent la peine qu'on les détrompe.

J'ai passé quelques jours dans une maison de campagne auprès de Paris,
chez un homme de considération, qui est ravi d'avoir de la compagnie
chez lui. Il a une femme fort aimable, et qui joint à une grande
modestie une gaieté que la vie retirée ôte toujours à nos dames de
Perse.

Étranger que j'étois, je n'avois rien de mieux à faire que d'étudier,
selon ma coutume, sur cette foule de gens qui y abordoit sans cesse,
dont les caractères me présentoient toujours quelque chose de nouveau.
Je remarquai d'abord un homme dont la simplicité me plut; je
m'attachai à lui, il s'attacha à moi: de sorte que nous nous trouvions
toujours l'un auprès de l'autre.

Un jour que, dans un grand cercle, nous nous entretenions en
particulier, laissant les conversations générales à elles-mêmes: Vous
trouverez peut-être en moi, lui dis-je, plus de curiosité que de
politesse; mais je vous supplie d'agréer que je vous fasse quelques
questions; car je m'ennuie de n'être au fait de rien et de vivre avec
des gens que je ne saurois démêler. Mon esprit travaille depuis deux
jours: il n'y a pas un seul de ces hommes qui ne m'ait donné la
torture plus de deux cents fois; et cependant je ne les devinerois de
mille ans: ils me sont plus invisibles que les femmes de notre grand
monarque. Vous n'avez qu'à dire, me répondit-il, et je vous instruirai
de tout ce que vous souhaiterez; d'autant mieux que je vous crois
homme discret, et que vous n'abuserez pas de ma confiance.

Qui est cet homme, lui dis-je, qui nous a tant parlé des repas qu'il a
donnés aux grands, qui est si familier avec vos ducs, et qui parle si
souvent à vos ministres qu'on me dit d'être d'un accès si difficile?
Il faut bien que ce soit un homme de qualité; mais il a la physionomie
si basse, qu'il ne fait guères honneur aux gens de qualité; et
d'ailleurs je ne lui trouve point d'éducation. Je suis étranger; mais
il me semble qu'il y a en général une certaine politesse commune à
toutes les nations; je ne lui trouve point de celle-là: est-ce que vos
gens de qualité sont plus mal élevés que les autres? Cet homme, me
répondit-il en riant, est un fermier: il est autant au-dessus des
autres par ses richesses qu'il est au-dessous de tout le monde par sa
naissance; il auroit la meilleure table de Paris, s'il pouvoit se
résoudre à ne manger jamais chez lui. Il est bien impertinent, comme
vous le voyez, mais il excelle par son cuisinier: aussi n'en est-il
pas ingrat: car vous avez entendu qu'il l'a loué tout aujourd'hui.

Et ce gros homme vêtu de noir, lui dis-je, que cette dame a fait
placer auprès d'elle, comment a-t-il un habit si lugubre avec un air
si gai et un teint si fleuri? Il sourit gracieusement dès qu'on lui
parle; sa parure est plus modeste, mais plus arrangée que celle de vos
femmes. C'est, me répondit-il, un prédicateur, et, qui pis est, un
directeur. Tel que vous le voyez, il en sait plus que les maris; il
connoît le foible des femmes: elles savent aussi qu'il a le sien.
Comment? dis-je, il parle toujours de quelque chose qu'il appelle la
grâce? Non pas toujours, me répondit-il: à l'oreille d'une jolie
femme, il parle encore plus volontiers de sa chute: il foudroie en
public, mais il est doux comme un agneau en particulier. Il me semble,
dis-je pour lors, qu'on le distingue beaucoup, et qu'on a de grands
égards pour lui. Comment! si on le distingue! C'est un homme
nécessaire; il fait la douceur de la vie retirée: petits conseils,
soins officieux, visites marquées; il dissipe un mal de tête mieux
qu'homme du monde; c'est un homme excellent.

Mais, si je ne vous importune pas, dites-moi qui est celui qui est
vis-à-vis de nous, qui est si mal habillé; qui fait quelquefois des
grimaces, et a un langage différent des autres; qui n'a pas d'esprit
pour parler, mais qui parle pour avoir de l'esprit? C'est, me
répondit-il, un poëte, et le grotesque du genre humain. Ces gens-là
disent qu'ils sont nés ce qu'ils sont; cela est vrai, et aussi ce
qu'ils seront toute leur vie, c'est-à-dire presque toujours les plus
ridicules de tous les hommes: aussi ne les épargne-t-on point; on
verse sur eux le mépris à pleines mains. La famine a fait entrer
celui-ci dans cette maison; et il y est bien reçu du maître et de la
maîtresse, dont la bonté et la politesse ne se démentent à l'égard de
personne; il fit leur épithalame lorsqu'ils se marièrent: c'est ce
qu'il a fait de mieux en sa vie; car il s'est trouvé que le mariage a
été aussi heureux qu'il l'a prédit.

Vous ne le croiriez pas peut-être, ajouta-t-il, entêté comme vous êtes
des préjugés de l'Orient: il y a parmi nous des mariages heureux, et
des femmes dont la vertu est un gardien sévère. Les gens dont nous
parlons goûtent entre eux une paix qui ne peut être troublée; ils sont
aimés et estimés de tout le monde: il n'y a qu'une chose; c'est que
leur bonté naturelle leur fait recevoir chez eux toute sorte de monde;
ce qui fait qu'il y a quelquefois mauvaise compagnie. Ce n'est pas que
je les désapprouve; il faut vivre avec les gens tels qu'ils sont: les
gens qu'on dit être de bonne compagnie ne sont souvent que ceux dont
le vice est plus raffiné; et peut-être qu'il en est comme des poisons,
dont les plus subtils sont aussi les plus dangereux.

Et ce vieux homme, lui dis-je tout bas, qui a l'air si chagrin? je
l'ai pris d'abord pour un étranger; car outre qu'il est habillé
autrement que les autres, il censure tout ce qui se fait en France, et
n'approuve pas votre gouvernement. C'est un vieux guerrier, me dit-il,
qui se rend mémorable à tous ses auditeurs par la longueur de ses
exploits. Il ne peut souffrir que la France ait gagné des batailles où
il ne se soit pas trouvé, ou qu'on vante un siége où il n'ait pas
monté à la tranchée: il se croit si nécessaire à notre histoire, qu'il
s'imagine qu'elle finit où il a fini; il regarde quelques blessures
qu'il a reçues, comme la dissolution de la monarchie; et, à la
différence de ces philosophes qui disent qu'on ne jouit que du
présent, et que le passé n'est rien, il ne jouit, au contraire, que du
passé, et n'existe que dans les campagnes qu'il a faites: il respire
dans les temps qui se sont écoulés, comme les héros doivent vivre dans
ceux qui passeront après eux. Mais pourquoi, dis-je, a-t-il quitté le
service? Il ne l'a point quitté, me répondit-il; mais le service l'a
quitté; on l'a employé dans une petite place où il racontera le reste
de ses jours; mais il n'ira jamais plus loin: le chemin des honneurs
lui est fermé. Et pourquoi cela? lui dis-je. Nous avons une maxime en
France, me répondit-il: c'est de n'élever jamais les officiers dont la
patience a langui dans les emplois subalternes; nous les regardons
comme des gens dont l'esprit s'est comme rétréci dans les détails, et
qui, par une habitude de petites choses, sont devenus incapables des
plus grandes. Nous croyons qu'un homme qui n'a pas les qualités d'un
général à trente ans ne les aura jamais; que celui qui n'a pas ce coup
d'oeil qui montre tout d'un coup un terrain de plusieurs lieues dans
toutes ses situations différentes, cette présence d'esprit qui fait
que dans une victoire on se sert de tous ses avantages, et dans un
échec de toutes ses ressources, n'acquerra jamais ces talents: c'est
pour cela que nous avons des emplois brillants pour ces hommes grands
et sublimes que le ciel a partagés non-seulement d'un coeur, mais
aussi d'un génie héroïque; et des emplois subalternes pour ceux dont
les talents le sont aussi. De ce nombre sont ces gens qui ont vieilli
dans une guerre obscure; ils ne réussissent tout au plus qu'à faire ce
qu'ils ont fait toute leur vie; et il ne faut point commencer à les
charger dans le temps qu'ils s'affoiblissent.

Un moment après, la curiosité me reprit, et je lui dis: Je m'engage à
ne vous plus faire de questions, si vous voulez encore souffrir
celle-ci. Qui est ce grand jeune homme qui a des cheveux, peu d'esprit
et tant d'impertinence? D'où vient qu'il parle plus haut que les
autres, et se sait si bon gré d'être au monde? C'est un homme à bonnes
fortunes, me répondit-il. A ces mots, des gens entrèrent, d'autres
sortirent, on se leva, quelqu'un vint parler à mon gentilhomme, et je
restai aussi peu instruit qu'auparavant. Mais un moment après, je ne
sais par quel hasard ce jeune homme se trouva auprès de moi, et,
m'adressant la parole: Il fait beau; voudriez-vous, monsieur, faire un
tour de parterre? Je lui répondis le plus civilement qu'il me fut
possible, et nous sortîmes ensemble. Je suis venu à la campagne, me
dit-il, pour faire plaisir à la maîtresse de la maison, avec laquelle
je ne suis pas mal: il y a bien certaine femme dans le monde qui
pestera un peu, mais qu'y faire? Je vois les plus jolies femmes de
Paris; mais je ne me fixe pas à une, et je leur en donne bien à
garder: car, entre vous et moi, je ne vaux pas grand chose.
Apparemment, monsieur, lui dis-je, que vous avez quelque charge ou
quelque emploi, qui vous empêche d'être plus assidu auprès d'elles.
Non, monsieur, je n'ai d'autre emploi que de faire enrager un mari, ou
désespérer un père; j'aime à alarmer une femme qui croit me tenir, et
la mettre à deux doigts de ma perte. Nous sommes quelques jeunes gens
qui partageons ainsi tout Paris, et l'intéressons à nos moindres
démarches. A ce que je comprends, lui dis-je, vous faites plus de
bruit que le guerrier le plus valeureux, et vous êtes plus considéré
qu'un grave magistrat. Si vous étiez en Perse, vous ne jouiriez pas de
tous ces avantages; vous deviendriez plus propre à garder nos dames
qu'à leur plaire. Le feu me monta au visage; et je crois que, pour peu
que j'eusse parlé, je n'aurois pu m'empêcher de le brusquer.

Que dis-tu d'un pays où l'on tolère de pareilles gens, et où l'on
laisse vivre un homme qui fait un tel métier? où l'infidélité, la
trahison, le rapt, la perfidie et l'injustice conduisent à la
considération? où l'on estime un homme parce qu'il ôte une fille à son
père, une femme à son mari, et trouble les sociétés les plus douces et
les plus saintes? Heureux les enfants d'Ali, qui défendent leurs
familles de l'opprobre et de la séduction! La lumière du jour n'est
pas plus pure que le feu qui brûle dans le coeur de nos femmes: nos
filles ne pensent qu'en tremblant au jour qui doit les priver de cette
vertu, qui les rend semblables aux anges et aux puissances
incorporelles. Terre natale et chérie, sur qui le soleil jette ses
premiers regards, tu n'es point souillée par les crimes horribles qui
obligent cet astre à se cacher dès qu'il paroît dans le noir Occident.

    A Paris, le 5 de la lune de Rhamazan, 1713.




LETTRE XLIX.

RICA A USBEK.

A ***.


Étant l'autre jour dans ma chambre, je vis entrer un dervis
extraordinairement habillé: sa barbe descendoit jusqu'à sa ceinture de
corde; il avoit les pieds nus; son habit étoit gris, grossier, et en
quelques endroits pointu. Le tout me parut si bizarre, que ma première
idée fut d'envoyer chercher un peintre pour en faire une fantaisie.

Il me fit d'abord un grand compliment, dans lequel il m'apprit qu'il
étoit homme de mérite, et de plus capucin. On m'a dit, ajouta-t-il,
monsieur, que vous retournez bientôt à la cour de Perse, où vous tenez
un rang distingué: je viens vous demander protection, et vous prier de
nous obtenir du roi une petite habitation, auprès de Casbin, pour deux
ou trois religieux. Mon père, lui dis-je, vous voulez donc aller en
Perse? Moi, monsieur! me dit-il; je m'en donnerai bien de garde. Je
suis ici provincial, et je ne troquerois pas ma condition contre celle
de tous les capucins du monde. Et que diable me demandez-vous donc?
C'est, me répondit-il, que si nous avions cet hospice, nos pères
d'Italie y enverroient deux ou trois de leurs religieux. Vous les
connoissez apparemment, lui dis-je, ces religieux? Non, monsieur, je
ne les connois pas. Eh morbleu! que vous importe donc qu'ils aillent
en Perse? C'est un beau projet de faire respirer l'air de Casbin à
deux capucins: cela sera très-utile et à l'Europe et à l'Asie; il est
fort nécessaire d'intéresser là-dedans des monarques: voilà ce qui
s'appelle de belles colonies! Allez, vous et vos semblables n'êtes
point faits pour être transplantés, et vous ferez bien de continuer à
ramper dans les endroits où vous vous êtes engendrés.

    A Paris, le 15 de la lune de Rhamazan, 1713.




LETTRE L.

RICA A ***.


J'ai vu des gens chez qui la vertu étoit si naturelle, qu'elle ne se
faisoit pas même sentir: ils s'attachoient à leur devoir sans s'y
plier, et s'y portoient comme par instinct; bien loin de relever par
leurs discours leurs rares qualités, il sembloit qu'elles n'avoient
pas percé jusqu'à eux. Voilà les gens que j'aime; non pas ces gens
vertueux qui semblent être étonnés de l'être, et qui regardent une
bonne action comme un prodige dont le récit doit surprendre.

Si la modestie est une vertu nécessaire à ceux à qui le ciel a donné
de grands talents, que peut-on dire de ces insectes qui osent faire
paroître un orgueil qui déshonoreroit les plus grands hommes?

Je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d'eux-mêmes:
leurs conversations sont un miroir qui présente toujours leur
impertinente figure; ils vous parleront des moindres choses qui leur
sont arrivées, et ils veulent que l'intérêt qu'ils y prennent les
grossisse à vos yeux; ils ont tout fait, tout vu, tout dit, tout
pensé: ils sont un modèle universel, un sujet de comparaison
inépuisable, une source d'exemples qui ne tarit jamais. Oh! que la
louange est fade lorsqu'elle réfléchit vers le lieu d'où elle part!

Il y a quelques jours qu'un homme de ce caractère nous accabla pendant
deux heures de lui, de son mérite et de ses talents; mais, comme il
n'y a point de mouvement perpétuel dans le monde, il cessa de parler;
la conversation nous revint donc, et nous la prîmes.

Un homme qui paraissoit assez chagrin commença par se plaindre de
l'ennui répandu dans les conversations. Quoi! toujours des sots qui se
peignent eux-mêmes, et qui ramènent tout à eux? Vous avez raison,
reprit brusquement notre discoureur: il n'y a qu'à faire comme moi; je
ne me loue jamais; j'ai du bien, de la naissance, je fais de la
dépense, mes amis disent que j'ai quelque esprit; mais je ne parle
jamais de tout cela: si j'ai quelques bonnes qualités, celle dont je
fais le plus de cas, c'est ma modestie.

J'admirois cet impertinent; et pendant qu'il parloit tout haut, je
disois tout bas: Heureux celui qui a assez de vanité pour ne dire
jamais de bien de lui; qui craint ceux qui l'écoutent; et ne compromet
point son mérite avec l'orgueil des autres!

    A Paris, le 20 de la lune de Rhamazan, 1713.




LETTRE LI.

NARGUM, ENVOYÉ DE PERSE EN MOSCOVIE, A USBEK.

A Paris.


On m'a écrit d'Ispahan que tu avois quitté la Perse, et que tu étois
actuellement à Paris. Pourquoi faut-il que j'apprenne de tes nouvelles
par d'autres que par toi?

Les ordres du roi des rois me retiennent depuis cinq ans dans ce
pays-ci, où j'ai terminé plusieurs négociations importantes.

Tu sais que le czar est le seul des princes chrétiens dont les
intérêts soient mêlés avec ceux de la Perse, parce qu'il est ennemi
des Turcs comme nous.

Son empire est plus grand que le nôtre: car on compte deux mille
lieues depuis Moscou jusqu'à la dernière place de ses États du côté de
la Chine.

Il est le maître absolu de la vie et des biens de ses sujets, qui sont
tous esclaves, à la réserve de quatre familles. Le lieutenant des
prophètes, le roi des rois, qui a le ciel pour marchepied, ne fait pas
un exercice plus redoutable de sa puissance.

A voir le climat affreux de la Moscovie, on ne croiroit jamais que ce
fût une peine d'en être exilé: cependant, dès qu'un grand est
disgracié, on le relègue en Sibérie.

Comme la loi de notre prophète nous défend de boire du vin, celle du
prince le défend aux Moscovites.

Ils ont une manière de recevoir leurs hôtes, qui n'est point du tout
persane. Dès qu'un étranger entre dans une maison, le mari lui
présente sa femme; l'étranger la baise; et cela passe pour une
politesse faite au mari.

Quoique les pères, au contrat de mariage de leurs filles, stipulent
ordinairement que le mari ne les fouettera pas, cependant on ne
sauroit croire combien les femmes moscovites aiment à être battues:
elles ne peuvent comprendre qu'elles possèdent le coeur de leur
mari, s'il ne les bat comme il faut; une conduite opposée, de sa part,
est une marque d'indifférence impardonnable. Voici une lettre qu'une
d'elles écrivit dernièrement à sa mère:

    «Ma chère mère,

«Je suis la plus malheureuse femme du monde; il n'y a rien que je
n'aie fait pour me faire aimer de mon mari, et je n'ai jamais pu y
réussir. Hier, j'avois mille affaires dans la maison; je sortis, et je
demeurai tout le jour dehors: je crus, à mon retour, qu'il me battroit
bien fort; mais il ne me dit pas un seul mot. Ma soeur est bien
autrement traitée: son mari la roue de coups tous les jours; elle ne
peut pas regarder un homme, qu'il ne l'assomme soudain: ils s'aiment
beaucoup aussi, et ils vivent de la meilleure intelligence du monde.

«C'est ce qui la rend si fière; mais je ne lui donnerai pas longtemps
sujet de me mépriser. J'ai résolu de me faire aimer de mon mari, à
quelque prix que ce soit: je le ferai si bien enrager, qu'il faudra
bien qu'il me donne des marques d'amitié. Il ne sera pas dit que je ne
serai pas battue, et que je vivrai dans la maison sans que l'on pense
à moi. La moindre chiquenaude qu'il me donnera, je crierai de toute ma
force, afin qu'on s'imagine qu'il y va tout de bon; et je crois que,
si quelque voisin venoit au secours, je l'étranglerois. Je vous
supplie, ma chère mère, de vouloir bien représenter à mon mari qu'il
me traite d'une manière indigne. Mon père, qui est un si honnête
homme, n'agissoit pas de même; et il me souvient, lorsque j'étois
petite fille, qu'il me sembloit quelquefois qu'il vous aimoit trop. Je
vous embrasse, ma chère mère.»

Les Moscovites ne peuvent point sortir de l'empire, quand ce seroit
pour voyager. Ainsi, séparés des autres nations par les lois du pays,
ils ont conservé leurs anciennes coutumes avec d'autant plus
d'attachement qu'ils ne croyoient pas qu'il fût possible qu'on en pût
avoir d'autres.

Mais le prince qui règne à présent a voulu tout changer: il a eu de
grands démêlés avec eux au sujet de leur barbe: le clergé et les
moines n'ont pas moins combattu en faveur de leur ignorance.

Il s'attache à faire fleurir les arts, et ne néglige rien pour porter
dans l'Europe et l'Asie la gloire de sa nation, oubliée jusqu'ici, et
presque uniquement connue d'elle-même.

Inquiet et sans cesse agité, il erre dans ses vastes États, laissant
partout des marques de sa sévérité naturelle.

Il les quitte, comme s'ils ne pouvoient le contenir, et va chercher
dans l'Europe d'autres provinces et de nouveaux royaumes.

Je t'embrasse, mon cher Usbek: donne-moi de tes nouvelles, je te
conjure.

    De Moscou, le 2 de la lune de Chalval, 1713.




LETTRE LII.

RICA A USBEK.

A ***.


J'étois l'autre jour dans une société où je me divertis assez bien. Il
y avoit là des femmes de tous les âges: une de quatre-vingts ans, une
de soixante, une de quarante, laquelle avoit une nièce qui pouvoit en
avoir vingt ou vingt-deux. Un certain instinct me fit approcher de
cette dernière, et elle me dit à l'oreille: Que dites-vous de ma
tante, qui à son âge veut avoir des amants, et fait la jolie? Elle a
tort, lui dis-je: c'est un dessein qui ne convient qu'à vous. Un
moment après, je me trouvai auprès de sa tante, qui me dit: Que
dites-vous de cette femme qui a pour le moins soixante ans, qui a
passé aujourd'hui plus d'une heure à sa toilette? C'est du temps
perdu, lui dis-je; et il faut avoir vos charmes pour devoir y songer.
J'allai à cette malheureuse femme de soixante ans, et la plaignois
dans mon âme, lorsqu'elle me dit à l'oreille: Y a-t-il rien de si
ridicule? voyez-vous cette femme qui a quatre-vingts ans, et qui met
des rubans couleur de feu; elle veut faire la jeune, et elle y
réussit: car cela approche de l'enfance. Ah! bon Dieu, dis-je en
moi-même, ne sentirons-nous jamais que le ridicule des autres? C'est
peut-être un bonheur, disois-je ensuite, que nous trouvions de la
consolation dans les faiblesses d'autrui. Cependant j'étois en train
de me divertir, et je dis: Nous avons assez monté; descendons à
présent, et commençons par la vieille qui est au sommet. Madame, vous
vous ressemblez si fort, cette dame à qui je viens de parler et vous,
qu'il semble que vous soyez deux soeurs; et je ne crois pas que vous
soyez plus âgée l'une que l'autre. Eh! vraiment, monsieur, me
dit-elle, lorsque l'une mourra, l'autre devra avoir grand'peur: je ne
crois pas qu'il y ait d'elle à moi deux jours de différence. Quand je
tins cette femme décrépite, j'allai à celle de soixante ans: Il faut,
madame, que vous décidiez un pari que j'ai fait; j'ai gagé que cette
dame et vous (lui montrant la femme de quarante ans) étiez de même
âge. Ma foi, dit-elle, je ne crois pas qu'il y ait six mois de
différence. Bon, m'y voilà; continuons. Je descendis encore, et
j'allai à la femme de quarante ans. Madame, faites-moi la grâce de me
dire si c'est pour rire que vous appelez cette demoiselle, qui est à
l'autre table, votre nièce? Vous êtes aussi jeune qu'elle; elle a même
quelque chose dans le visage de passé, que vous n'avez certainement
pas; et ces couleurs vives qui paroissent sur votre teint... Attendez,
me dit-elle: je suis sa tante, mais sa mère avoit pour le moins
vingt-cinq ans plus que moi: nous n'étions pas de même lit; j'ai ouï
dire à feu ma soeur que sa fille et moi naquîmes la même année. Je
le disois bien, madame, et je n'avois pas tort d'être étonné.

Mon cher Usbek, les femmes qui se sentent finir d'avance par la perte
de leurs agréments voudroient reculer vers la jeunesse. Eh! comment ne
chercheroient-elles pas à tromper les autres? elles font tous leurs
efforts pour se tromper elles-mêmes, et pour se dérober à la plus
affligeante de toutes les idées.

    A Paris, le 3 de la lune de Chalval, 1713.




LETTRE LIII.

ZÉLIS A USBEK.

A Paris.


Jamais passion n'a été plus forte et plus vive que celle de Cosrou,
eunuque blanc, pour mon esclave Zélide; il la demande en mariage avec
tant de fureur, que je ne puis la lui refuser. Et pourquoi ferois-je
de la résistance, lorsque sa mère n'en fait pas, et que Zélide
elle-même paroît satisfaite de l'idée de ce mariage imposteur, et de
l'ombre vaine qu'on lui présente?

Que veut-elle faire de cet infortuné, qui n'aura d'un mari que la
jalousie; qui ne sortira de sa froideur que pour entrer dans un
désespoir inutile; qui se rappellera toujours la mémoire de ce qu'il a
été, pour la faire souvenir de ce qu'il n'est plus; qui, toujours prêt
à se donner, et ne se donnant jamais, se trompera, la trompera sans
cesse, et lui fera essuyer à chaque instant tous les malheurs de sa
condition?

Hé quoi! être toujours dans les images et dans les fantômes? ne vivre
que pour imaginer? se trouver toujours auprès des plaisirs et jamais
dans les plaisirs? languissante dans les bras d'un malheureux, au lieu
de répondre à ses soupirs, ne répondre qu'à ses regrets?

Quel mépris ne doit-on pas avoir pour un homme de cette espèce, fait
uniquement pour garder, et jamais pour posséder? Je cherche l'amour,
et je ne le vois pas.

Je te parle librement, parce que tu aimes ma naïveté, et que tu
préfères mon air libre et ma sensibilité pour les plaisirs à la pudeur
feinte de mes compagnes.

Je t'ai ouï dire mille fois que les eunuques goûtent avec les femmes
une sorte de volupté qui nous est inconnue; que la nature se dédommage
de ses pertes; qu'elle a des ressources qui réparent le désavantage de
leur condition; qu'on peut bien cesser d'être homme, mais non pas
d'être sensible; et que, dans cet état, on est comme dans un troisième
sens, où l'on ne fait, pour ainsi dire, que changer de plaisirs.

Si cela étoit, je trouverois Zélide moins à plaindre; c'est quelque
chose de vivre avec des gens moins malheureux.

Donne-moi tes ordres là-dessus, et fais-moi savoir si tu veux que le
mariage s'accomplisse dans le sérail. Adieu.

    Du sérail d'Ispahan, le 5 de la lune de Chalval, 1713.




LETTRE LIV.

RICA A USBEK.

A ***.


J'étois ce matin dans ma chambre, laquelle, comme tu sais, n'est
séparée des autres que par une cloison fort mince, et percée en
plusieurs endroits; de manière qu'on entend tout ce qui se dit dans la
chambre voisine. Un homme, qui se promenoit à grand pas, disoit à un
autre: Je ne sais ce que c'est, mais tout se tourne contre moi; il y a
plus de trois jours que je n'ai rien dit qui m'ait fait honneur; et je
me suis trouvé confondu pêle-mêle dans toutes les conversations, sans
qu'on ait fait la moindre attention à moi, et qu'on m'ait deux fois
adressé la parole. J'avois préparé quelques saillies pour relever mon
discours; jamais on n'a voulu souffrir que je les fisse venir: j'avois
un conte fort joli à faire; mais à mesure que j'ai voulu l'approcher,
on l'a esquivé comme si on l'avoit fait exprès: j'ai quelques bons
mots, qui depuis quatre jours vieillissent dans ma tête, sans que j'en
aie pu faire le moindre usage. Si cela continue, je crois qu'à la fin
je serai un sot: il semble que ce soit mon étoile, et que je ne puisse
m'en dispenser. Hier, j'avois espéré de briller avec trois ou quatre
vieilles femmes qui certainement ne m'imposent point, et je devois
dire les plus jolies choses du monde: je fus plus d'un quart d'heure à
diriger ma conversation; mais elles ne tinrent jamais un propos suivi,
et elles coupèrent, comme des parques fatales, le fil de tous mes
discours. Veux-tu que je te dise? la réputation de bel esprit coûte
bien à soutenir. Je ne sais comment tu as fait pour y parvenir. Il me
vient dans l'idée une chose, reprit l'autre: travaillons de concert à
nous donner de l'esprit; associons-nous pour cela. Nous nous dirons
chacun tous les jours de quoi nous devons parler; et nous nous
secourrons si bien que, si quelqu'un vient nous interrompre au milieu
de nos idées, nous l'attirerons nous-mêmes; et s'il ne veut pas venir
de bon gré, nous lui ferons violence. Nous conviendrons des endroits
où il faudra approuver, de ceux où il faudra sourire, des autres où il
faudra rire tout à fait, et à gorge déployée. Tu verras que nous
donnerons le ton à toutes les conversations, et qu'on admirera la
vivacité de notre esprit et le bonheur de nos reparties. Nous nous
protégerons par des signes de tête mutuels. Tu brilleras aujourd'hui,
demain tu seras mon second. J'entrerai avec toi dans une maison, et je
m'écrierai en te montrant: Il faut que je vous dise une réponse bien
plaisante que monsieur vient de faire à un homme que nous avons trouvé
dans la rue; et je me tournerai vers toi; il ne s'y attendoit pas; il
a été bien étonné. Je réciterai quelques-uns de mes vers, et tu diras:
J'y étois quand il les fit; c'étoit dans un souper, et il ne rêva pas
un moment. Souvent même nous nous raillerons toi et moi; et l'on dira:
Voyez comme ils s'attaquent, comme ils se défendent; ils ne
s'épargnent pas; voyons comme il sortira de là; à merveille! quelle
présence d'esprit! voilà une véritable bataille. Mais on ne dira pas
que nous nous étions escarmouchés dès la veille. Il faudra acheter de
certains livres qui sont des recueils de bons mots composés à l'usage
de ceux qui n'ont pas d'esprit et qui en veulent contrefaire: tout
dépend d'avoir des modèles. Je veux qu'avant six mois nous soyons en
état de tenir une conversation d'une heure toute remplie de bons mots.
Mais il faudra avoir une attention; c'est de soutenir leur fortune: ce
n'est pas tout que de dire un bon mot, il faut le répandre et le semer
partout; sans cela, autant de perdu; et je t'avoue qu'il n'y a rien de
si désolant que de voir une jolie chose qu'on a dite mourir dans
l'oreille d'un sot qui l'entend. Il est vrai que souvent il y a une
compensation, et que nous disons aussi bien des sottises qui passent
_incognito_; et c'est la seule chose qui peut nous consoler dans cette
occasion. Voilà, mon cher, le parti qu'il nous faut prendre. Fais ce
que je te dirai, et je te promets avant six mois une place à
l'Académie: c'est pour te dire que le travail ne sera pas long, car
pour lors tu pourras renoncer à ton art; tu seras homme d'esprit,
malgré que tu en aies. On remarque en France que, dès qu'un homme
entre dans une compagnie, il prend d'abord ce qu'on appelle l'esprit
du corps: tu en seras de même; et je ne crains pour toi que l'embarras
des applaudissements.

    A Paris, le 6 de la lune de Zilcadé, 1714.




LETTRE LV.

RICA A IBBEN.

A Smyrne.


Chez les peuples d'Europe, le premier quart d'heure du mariage aplanit
toutes les difficultés; les dernières faveurs sont toujours de même
date que la bénédiction nuptiale: les femmes n'y font point comme nos
Persanes, qui disputent le terrain quelquefois des mois entiers; il
n'y a rien de si plénier: si elles ne perdent rien, c'est qu'elles
n'ont rien à perdre; mais on sait toujours, chose honteuse! le moment
de leur défaite; et, sans consulter les astres, on peut prédire au
juste l'heure de la naissance de leurs enfants.

Les François ne parlent presque jamais de leurs femmes: c'est qu'ils
ont peur d'en parler devant des gens qui les connoissent mieux qu'eux.

Il y a parmi eux des hommes très-malheureux que personne ne console:
ce sont les maris jaloux; il y en a que tout le monde hait: ce sont
les maris jaloux; il y en a que tous les hommes méprisent: ce sont
encore les maris jaloux.

Aussi n'y a-t-il point de pays où ils soient en si petit nombre que
chez les François. Leur tranquillité n'est pas fondée sur la confiance
qu'ils ont en leurs femmes; c'est au contraire sur la mauvaise opinion
qu'ils en ont: toutes les sages précautions des Asiatiques, les voiles
qui les couvrent, les prisons où elles sont détenues, la vigilance des
eunuques, leur paroissent des moyens plus propres à exercer
l'industrie du sexe qu'à la lasser. Ici les maris prennent leur parti
de bonne grâce, et regardent les infidélités comme des coups d'une
étoile inévitable. Un mari qui voudroit seul posséder sa femme seroit
regardé comme perturbateur de la joie publique, et comme un insensé
qui voudroit jouir de la lumière du soleil à l'exclusion des autres
hommes.

Ici un mari qui aime sa femme est un homme qui n'a pas assez de mérite
pour se faire aimer d'une autre; qui abuse de la nécessité de la loi,
pour suppléer aux agréments qui lui manquent; qui se sert de tous ses
avantages au préjudice d'une société entière; qui s'approprie ce qui
ne lui avoit été donné qu'en engagement, et qui agit autant qu'il est
en lui pour renverser une convention tacite qui fait le bonheur de
l'un et de l'autre sexe. Ce titre de mari d'une jolie femme, qui se
cache en Asie avec tant de soin, se porte ici sans inquiétude: on se
sent en état de faire diversion partout. Un prince se console de la
perte d'une place par la prise d'une autre: dans le temps que le Turc
nous prenoit Bagdad, n'enlevions-nous pas au Mogol la forteresse de
Candahar?

Un homme qui, en général, souffre les infidélités de sa femme n'est
point désapprouvé; au contraire, on le loue de sa prudence: il n'y a
que les cas particuliers qui déshonorent.

Ce n'est pas qu'il n'y ait des dames vertueuses, et on peut dire
qu'elles sont distinguées; mon conducteur me les faisoit toujours
remarquer: mais elles étoient toutes si laides, qu'il faut être un
saint pour ne pas haïr la vertu.

Après ce que je t'ai dit des moeurs de ce pays-ci, tu t'imagines
facilement que les François ne s'y piquent guère de constance: ils
croient qu'il est aussi ridicule de jurer à une femme qu'on l'aimera
toujours, que de soutenir qu'on se portera toujours bien, ou qu'on
sera toujours heureux. Quand ils promettent à une femme qu'ils
l'aimeront toujours, ils supposent qu'elle, de son côté, leur promet
d'être toujours aimable; et si elle manque à sa parole, ils ne se
croient plus engagés à la leur.

    A Paris, le 7 de la lune de Zilcadé, 1714.




LETTRE LVI.

USBEK A IBBEN.

A Smyrne.


Le jeu est très en usage en Europe: c'est un état que d'être joueur;
ce seul titre tient lieu de naissance, de bien, de probité: il met
tout homme qui le porte au rang des honnêtes gens, sans examen;
quoiqu'il n'y ait personne qui ne sache qu'en jugeant ainsi il s'est
trompé très-souvent: mais on est convenu d'être incorrigible.

Les femmes y sont surtout très-adonnées; il est vrai qu'elles ne s'y
livrent guère dans leur jeunesse que pour favoriser une passion plus
chère; mais, à mesure qu'elles vieillissent, leur passion pour le jeu
semble rajeunir, et cette passion remplit tout le vide des autres.

Elles veulent ruiner leurs maris; et pour y parvenir, elles ont des
moyens pour tous les âges, depuis la plus tendre jeunesse jusqu'à la
vieillesse la plus décrépite: les habits et les équipages commencent
le dérangement, la coquetterie l'augmente, le jeu l'achève.

J'ai vu souvent neuf ou dix femmes, ou plutôt neuf ou dix siècles,
rangées autour d'une table; je les ai vues dans leurs espérances, dans
leurs craintes, dans leurs joies, surtout dans leurs fureurs: tu
aurois dit qu'elles n'auroient jamais le temps de s'apaiser, et que la
vie alloit les quitter avant leur désespoir; tu aurois été en doute si
ceux qu'elles payoient étoient leurs créanciers, ou leurs légataires.

Il semble que notre saint prophète ait eu principalement en vue de
nous priver de tout ce qui peut troubler notre raison: il nous a
interdit l'usage du vin, qui la tient ensevelie; il nous a, par un
précepte exprès, défendu les jeux de hasard; et quand il lui a été
impossible d'ôter la cause des passions, il les a amorties. L'amour
parmi nous ne porte ni trouble ni fureur: c'est une passion
languissante qui laisse notre âme dans le calme; la pluralité des
femmes nous sauve de leur empire; elle tempère la violence de nos
désirs.

    A Paris, le 10 de la lune de Zilhagé, 1714.




LETTRE LVII.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.


Les libertins entretiennent ici un nombre infini de filles de joie; et
les dévots un nombre innombrable de dervis. Ces dervis font trois
voeux, d'obéissance, de pauvreté et de chasteté. On dit que le
premier est le mieux observé de tous; quant au second, je te réponds
qu'il ne l'est point: je te laisse à juger du troisième.

Mais, quelque riches que soient ces dervis, ils ne quittent jamais la
qualité de pauvres; notre glorieux sultan renonceroit plutôt à ses
magnifiques et sublimes titres: ils ont raison; car ce titre de
pauvres les empêche de l'être.

Les médecins, et quelques-uns de ces dervis, qu'on appelle
confesseurs, sont toujours ici ou trop estimés ou trop méprisés;
cependant on dit que les héritiers s'accommodent mieux des médecins
que des confesseurs.

Je fus l'autre jour dans un couvent de ces dervis; un d'entre eux,
vénérable par ses cheveux blancs, m'accueillit fort honnêtement; et,
après m'avoir fait voir toute la maison, il me mena dans le jardin, où
nous nous mîmes à discourir. Mon père, lui dis-je, quel emploi
avez-vous dans la communauté? Monsieur, me répondit-il avec un air
très-content de ma question, je suis casuiste. Casuiste? repris-je:
depuis que je suis en France, je n'ai pas ouï parler de cette charge.
Quoi! vous ne savez pas ce que c'est qu'un casuiste? Eh bien! écoutez,
je vais vous en donner une idée qui ne vous laissera rien à désirer.
Il y a deux sortes de péchés: de mortels, qui excluent absolument du
paradis; de véniels, qui offensent Dieu à la vérité, mais ne
l'irritent pas au point de nous priver de la béatitude. Or tout notre
art consiste à bien distinguer ces deux sortes de péchés: car, à la
réserve de quelques libertins, tous les chrétiens veulent gagner le
paradis; mais il n'y a guères personne qui ne le veuille gagner à
meilleur marché qu'il est possible. Quand on connoît bien les péchés
mortels, on tâche de ne pas commettre de ceux-là, et l'on fait son
affaire. Il y a des hommes qui n'aspirent pas à une si grande
perfection; et comme ils n'ont point d'ambition, ils ne se soucient
pas des premières places: aussi ils entrent en paradis le plus juste
qu'ils peuvent; pourvu qu'ils y soient, cela leur suffit: leur but est
de n'en faire ni plus ni moins. Ce sont des gens qui ravissent le ciel
plutôt qu'ils ne l'obtiennent, et qui disent à Dieu: Seigneur, j'ai
accompli les conditions à la rigueur; vous ne pouvez vous empêcher de
tenir vos promesses: comme je n'en ai pas fait plus que vous n'en avez
demandé, je vous dispense de m'en accorder plus que vous n'en avez
promis.

Nous sommes donc des gens nécessaires, monsieur. Ce n'est pas tout
pourtant; vous allez bien voir autre chose. L'action ne fait pas le
crime, c'est la connoissance de celui qui la commet: celui qui fait un
mal, tandis qu'il peut croire que ce n'en est pas un, est en sûreté de
conscience; et comme il y a un nombre infini d'actions équivoques, un
casuiste peut leur donner un degré de bonté qu'elles n'ont point, en
les qualifiant telles; et pourvu qu'il puisse persuader qu'elles n'ont
pas de venin, il le leur ôte tout entier.

Je vous dis ici le secret d'un métier où j'ai vieilli; je vous en fais
voir les raffinements: il y a un tour à donner à tout, même aux choses
qui en paroissent les moins susceptibles. Mon père, lui dis-je, cela
est fort bon; mais comment vous accommodez-vous avec le ciel? Si le
grand sophi avoit à sa cour un homme qui fît à son égard ce que vous
faites contre votre Dieu, qui mît de la différence entre ses ordres,
et qui apprît à ses sujets dans quel cas ils doivent les exécuter, et
dans quel autre ils peuvent les violer, il le feroit empaler sur
l'heure. Là-dessus, je saluai mon dervis, et le quittai sans attendre
sa réponse.

    A Paris, le 23 de la lune de Maharram, 1714.




LETTRE LVIII.

RICA A RHÉDI.

A Venise.


A Paris, mon cher Rhédi, il y a bien des métiers. Là un homme
obligeant vient, pour un peu d'argent, vous offrir le secret de faire
de l'or.

Un autre vous promet de vous faire coucher avec les esprits aériens,
pourvu que vous soyez seulement trente ans sans voir de femmes.

Vous trouverez ensuite des devins si habiles, qu'ils vous diront toute
votre vie, pourvu qu'ils aient seulement eu un quart d'heure de
conversation avec vos domestiques.

Des femmes adroites font de la virginité une fleur qui périt et renaît
tous les jours, et se cueille la centième fois plus douloureusement
que la première.

Il y en a d'autres qui, réparant par la force de leur art toutes les
injures du temps, savent rétablir sur un visage une beauté qui
chancelle, et même rappeler une femme du sommet de la vieillesse pour
la faire redescendre jusqu'à la jeunesse la plus tendre.

Tous ces gens-là vivent ou cherchent à vivre dans une ville qui est la
mère de l'invention.

Les revenus des citoyens ne s'y afferment point: ils ne consistent
qu'en esprit et en industrie; chacun a la sienne, qu'il fait valoir de
son mieux.

Qui voudroit nombrer tous les gens de loi qui poursuivent le revenu de
quelque mosquée, auroit aussitôt compté les sables de la mer, et les
esclaves de notre monarque.

Un nombre infini de maîtres de langues, d'arts et de sciences,
enseignent ce qu'ils ne savent pas; et ce talent est bien
considérable: car il ne faut pas beaucoup d'esprit pour montrer ce
qu'on sait; mais il en faut infiniment pour enseigner ce qu'on ignore.

On ne peut mourir ici que subitement; la mort ne sauroit autrement
exercer son empire: car il y a dans tous les coins des gens qui ont
des remèdes infaillibles contre toutes les maladies imaginables.

Toutes les boutiques sont tendues de filets invisibles où se vont
prendre tous les acheteurs. L'on en sort pourtant quelquefois à bon
marché: une jeune marchande cajole un homme une heure entière, pour
lui faire acheter un paquet de cure-dents.

Il n'y a personne qui ne sorte de cette ville plus précautionné qu'il
n'y est entré: à force de faire part de son bien aux autres, on
apprend à le conserver; seul avantage des étrangers dans cette ville
enchanteresse.

    De Paris, le 10 de la lune de Saphar, 1714.




LETTRE LIX.

RICA A USBEK.

A ***.


J'étois l'autre jour dans une maison où il y avoit un cercle de gens
de toute espèce: je trouvai la conversation occupée par deux vieilles
femmes, qui avoient en vain travaillé tout le matin à se rajeunir. Il
faut avouer, disoit une d'entre elles, que les hommes d'aujourd'hui
sont bien différents de ceux que nous voyions dans notre jeunesse: ils
étoient polis, gracieux, complaisants; mais à présent je les trouve
d'une brutalité insupportable. Tout est changé, dit pour lors un homme
qui paroissoit accablé de goutte, le temps n'est plus comme il étoit:
il y a quarante ans, tout le monde se portoit bien, on marchoit, on
étoit gai, on ne demandoit qu'à rire et à danser; à présent tout le
monde est d'une tristesse insupportable. Un moment après, la
conversation tourna du côté de la politique. Morbleu! dit un vieux
seigneur, l'État n'est plus gouverné, trouvez-moi à présent un
ministre comme Monsieur Colbert. Je le connoissois beaucoup, ce
Monsieur Colbert; il étoit de mes amis, il me faisoit toujours payer
de mes pensions avant qui que ce fût: le bel ordre qu'il y avoit dans
les finances! tout le monde étoit à son aise; mais aujourd'hui je suis
ruiné. Monsieur, dit pour lors un ecclésiastique, vous parlez là du
temps le plus miraculeux de notre invincible monarque; y a-t-il rien
de si grand que ce qu'il faisoit alors pour détruire l'hérésie? Et
comptez-vous pour rien l'abolition des duels? dit d'un air content un
autre homme qui n'avoit point encore parlé. La remarque est
judicieuse, me dit quelqu'un à l'oreille: cet homme est charmé de
l'édit, et il l'observe si bien, qu'il y a six mois il reçut cent
coups de bâton pour ne le pas violer.

Il me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses que par un
retour secret que nous faisons sur nous-mêmes. Je ne suis pas surpris
que les Nègres peignent le diable d'une blancheur éblouissante, et
leurs dieux noirs comme du charbon; que la Vénus de certains peuples
ait des mamelles qui lui pendent jusqu'aux cuisses; et qu'enfin tous
les idolâtres aient représenté leurs dieux avec une figure humaine, et
leur aient fait part de toutes leurs inclinations. On a dit fort bien
que si les triangles faisoient un dieu, ils lui donneroient trois
côtés.

Mon cher Usbek, quand je vois des hommes qui rampent sur un atome,
c'est-à-dire la terre, qui n'est qu'un point de l'univers, se proposer
directement pour modèles de la Providence, je ne sais comment accorder
tant d'extravagance avec tant de petitesse.

    De Paris, le 14 de la lune de Saphar; 1714.




LETTRE LX.

USBEK A IBBEN.

A Smyrne.


Tu me demandes s'il y a des Juifs en France? Sache que, partout où il
y a de l'argent, il y a des Juifs. Tu me demandes ce qu'ils y font?
précisément ce qu'ils font en Perse: rien ne ressemble plus à un Juif
d'Asie qu'un Juif européen.

Ils font paroître chez les chrétiens, comme parmi nous, une
obstination invincible pour leur religion, qui va jusqu'à la folie.

La religion juive est un vieux tronc qui a produit deux branches qui
ont couvert toute la terre, je veux dire le mahométisme et le
christianisme; ou plutôt c'est une mère qui a engendré deux filles qui
l'ont accablée de mille plaies: car, en fait de religion, les plus
proches sont les plus grandes ennemies. Mais, quelques mauvais
traitements qu'elle en ait reçus, elle ne laisse pas de se glorifier
de les avoir mises au monde; elle se sert de l'une et de l'autre pour
embrasser le monde entier, tandis que d'un autre côté sa vieillesse
vénérable embrasse tous les temps.

Les Juifs se regardent donc comme la source de toute sainteté et
l'origine de toute religion; ils nous regardent au contraire comme des
hérétiques qui ont changé la loi, ou plutôt comme des Juifs rebelles.

Si le changement s'étoit fait insensiblement, ils croient qu'ils
auroient été facilement séduits: mais comme il s'est fait tout à coup
et d'une manière violente, comme ils peuvent marquer le jour et
l'heure de l'une et de l'autre naissance, ils se scandalisent de
trouver en nous des âges, et se tiennent fermes à une religion que le
monde même n'a pas précédée.

Ils n'ont jamais eu dans l'Europe un calme pareil à celui dont ils
jouissent. On commence à se défaire parmi les chrétiens de cet esprit
d'intolérance qui les animoit: on s'est mal trouvé en Espagne de les
avoir chassés, et en France d'avoir fatigué des chrétiens dont la
croyance différoit un peu de celle du prince. On s'est aperçu que le
zèle pour les progrès de la religion est différent de l'attachement
qu'on doit avoir pour elle; et que, pour l'aimer et l'observer, il
n'est pas nécessaire de haïr et de persécuter ceux qui ne l'observent
pas.

Il seroit à souhaiter que nos musulmans pensassent aussi sensément sur
cet article que les chrétiens; que l'on pût une bonne fois faire la
paix entre Ali et Abubeker, et laisser à Dieu le soin de décider des
mérites de ces saints prophètes: je voudrois qu'on les honorât par des
actes de vénération et de respect, et non pas par de vaines
préférences; et qu'on cherchât à mériter leur faveur, quelque place
que Dieu leur ait marquée, soit à sa droite, ou bien sous le
marchepied de son trône.

    A Paris, le 18 de la lune de Saphar, 1714.




LETTRE LXI.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.


J'entrai l'autre jour dans une église fameuse qu'on appelle
Notre-Dame: pendant que j'admirois ce superbe édifice, j'eus occasion
de m'entretenir avec un ecclésiastique que la curiosité y avoit attiré
comme moi. La conversation tomba sur la tranquillité de sa profession.
La plupart des gens, me dit-il, envient le bonheur de notre état, et
ils ont raison: cependant il a ses désagréments; nous ne sommes point
si séparés du monde, que nous n'y soyons appelés en mille occasions:
là, nous avons un rôle très-difficile à soutenir.

Les gens du monde sont étonnants; ils ne peuvent souffrir notre
approbation, ni nos censures; si nous les voulons corriger, ils nous
trouvent ridicules; si nous les approuvons, ils nous regardent comme
des gens au-dessous de notre caractère. Il n'y a rien de si humiliant
de penser qu'on a scandalisé les impies mêmes: nous sommes donc
obligés de tenir une conduite équivoque, et d'imposer aux libertins,
non pas par un caractère décidé, mais par l'incertitude où nous les
mettons de la manière dont nous recevons leurs discours. Il faut avoir
beaucoup d'esprit pour cela; cet état de neutralité est difficile: les
gens du monde, qui hasardent tout, qui se livrent à toutes leurs
saillies, qui, selon le succès, les poussent ou les abandonnent,
réussissent bien mieux.

Ce n'est pas tout: cet état si heureux et si tranquille, que l'on
vante tant, nous ne le conservons pas dans le monde. Dès que nous y
paroissons, on nous fait disputer; on nous fait entreprendre, par
exemple, de prouver l'utilité de la prière à un homme qui ne croit pas
en Dieu, la nécessité du jeûne à un autre qui a nié toute sa vie
l'immortalité de l'âme: l'entreprise est laborieuse, et les rieurs ne
sont pas pour nous. Il y a plus: une certaine envie d'attirer les
autres dans nos opinions nous tourmente sans cesse, et est pour ainsi
dire attachée à notre profession. Cela est aussi ridicule que si on
voyoit les Européens travailler, en faveur de la nature humaine, à
blanchir le visage des Africains. Nous troublons l'État, nous nous
tourmentons nous-mêmes, pour faire recevoir des points de religion qui
ne sont point fondamentaux; et nous ressemblons à ce conquérant de la
Chine, qui poussa ses sujets à une révolte générale pour les avoir
voulu obliger à se rogner les cheveux ou les ongles.

Le zèle même que nous avons pour faire remplir à ceux dont nous sommes
chargés les devoirs de notre sainte religion est souvent dangereux, et
il ne sauroit être accompagné de trop de prudence. Un empereur nommé
Théodose fit passer au fil de l'épée tous les habitants d'une ville,
même les femmes et les petits enfants: s'étant ensuite présenté pour
entrer dans une église, un évêque nommé Ambroise lui fit fermer les
portes, comme à un meurtrier et un sacrilége; et en cela il fit une
action héroïque. Cet empereur ayant ensuite fait la pénitence qu'un
tel crime exigeoit, ayant été admis dans l'église, s'alla placer parmi
les prêtres; le même évêque l'en fit sortir; et en cela il commit
l'action d'un fanatique et d'un fou: tant il est vrai que l'on doit se
défier de son zèle. Qu'importoit à la religion ou à l'État que ce
prince eût, ou n'eût pas, une place parmi les prêtres?

    De Paris, le 1er de la lune de Rebiab 1, 1714.




LETTRE LXII.

ZÉLIS A USBEK.

A Paris.


Ta fille ayant atteint sa septième année, j'ai cru qu'il étoit temps
de la faire passer dans les appartements intérieurs du sérail, et de
ne point attendre qu'elle ait dix ans pour la confier aux eunuques
noirs. On ne sauroit de trop bonne heure priver une jeune personne des
libertés de l'enfance, et lui donner une éducation sainte dans les
sacrés murs où la pudeur habite.

Car je ne puis être de l'avis de ces mères qui ne renferment leurs
filles que lorsqu'elles sont sur le point de leur donner un époux;
qui, les condamnant au sérail plutôt qu'elles ne les y consacrent,
leur font embrasser violemment une manière de vie qu'elles auroient dû
leur inspirer. Faut-il tout attendre de la force de la raison, et rien
de la douceur de l'habitude?

C'est en vain que l'on nous parle de la subordination où la nature
nous a mises: ce n'est pas assez de nous la faire sentir; il faut nous
la faire pratiquer, afin qu'elle nous soutienne dans ce temps critique
où les passions commencent à naître, et à nous encourager à
l'indépendance.

Si nous n'étions attachées à vous que par le devoir, nous pourrions
quelquefois l'oublier; si nous n'y étions entraînées que par le
penchant, peut-être un penchant plus fort pourroit l'affoiblir. Mais
quand les lois nous donnent à un homme, elles nous dérobent à tous les
autres, et nous mettent aussi loin d'eux que si nous en étions à cent
mille lieues.

La nature, industrieuse en faveur des hommes, ne s'est pas bornée à
leur donner des désirs; elle a voulu que nous en eussions nous-mêmes,
et que nous fussions des instruments animés de leur félicité: elle
nous a mises dans le feu des passions, pour les faire vivre
tranquilles; s'ils sortent de leur insensibilité, elle nous a
destinées à les y faire rentrer, sans que nous puissions jamais goûter
cet heureux état où nous les mettons.

Cependant, Usbek, ne t'imagine pas que ta situation soit plus heureuse
que la mienne: j'ai goûté ici mille plaisirs que tu ne connois pas:
mon imagination a travaillé sans cesse à m'en faire connoître le prix:
j'ai vécu, et tu n'as fait que languir.

Dans la prison même où tu me retiens, je suis plus libre que toi: tu
ne saurois redoubler tes attentions pour me faire garder, que je ne
jouisse de tes inquiétudes; et tes soupçons, ta jalousie, tes
chagrins, sont autant de marques de ta dépendance.

Continue, cher Usbek: fais veiller sur moi nuit et jour; ne te fie pas
même aux précautions ordinaires; augmente mon bonheur en assurant le
tien; et sache que je ne redoute rien, que ton indifférence.

    Du sérail d'Ispahan, le 2 de la lune de Rebiab 1, 1714.




LETTRE LXIII.

RICA A USBEK.

A ***.


Je crois que tu veux passer ta vie à la campagne. Je ne te perdois au
commencement que pour deux ou trois jours; et en voilà quinze que je
ne t'ai vu: il est vrai que tu es dans une maison charmante, que tu y
trouves une société qui te convient, que tu y raisonnes tout à ton
aise: il n'en faut pas davantage pour te faire oublier tout l'univers.

Pour moi, je mène à peu près la même vie que tu m'as vu mener; je me
répands dans le monde, et je cherche à le connoître: mon esprit perd
insensiblement tout ce qui lui reste d'asiatique, et se plie sans
effort aux moeurs européennes. Je ne suis plus si étonné de voir
dans une maison cinq ou six femmes avec cinq ou six hommes; et je
trouve que cela n'est pas mal imaginé.

Je le puis dire, je ne connois les femmes que depuis que je suis ici;
j'en ai plus appris dans un mois que je n'aurois fait en trente ans
dans un sérail.

Chez nous les caractères sont tous uniformes, parce qu'ils sont
forcés: on ne voit pas les gens tels qu'ils sont, mais tels qu'on les
oblige d'être; dans cette servitude du coeur et de l'esprit on
n'entend parler que la crainte, qui n'a qu'un langage, et non pas la
nature, qui s'exprime si différemment, et qui paroît sous tant de
formes.

La dissimulation, cet art parmi nous si pratiqué et si nécessaire, est
ici inconnue: tout parle, tout se voit, tout s'entend; le coeur se
montre comme le visage; dans les moeurs, dans la vertu, dans le vice
même, on aperçoit toujours quelque chose de naïf.

Il faut, pour plaire aux femmes, un certain talent différent de celui
qui leur plaît encore davantage: il consiste dans une espèce de
badinage dans l'esprit, qui les amuse en ce qu'il semble leur
promettre à chaque instant ce qu'on ne peut tenir que dans de trop
longs intervalles.

Ce badinage, naturellement fait pour les toilettes, semble être venu à
former le caractère général de la nation: on badine au conseil, on
badine à la tête d'une armée, on badine avec un ambassadeur; les
professions ne paroissent ridicules qu'à proportion du sérieux qu'on y
met: un médecin ne le seroit plus, si ses habits étoient moins
lugubres, et s'il tuoit ses malades en badinant.

    A Paris, le 10 de la lune de Rebiab 1, 1714.




LETTRE LXIV.

LE CHEF DES EUNUQUES NOIRS A USBEK.

A Paris.


Je suis dans un embarras que je ne saurois t'exprimer, magnifique
seigneur: le sérail est dans un désordre et une confusion
épouvantables; la guerre règne entre tes femmes; tes eunuques sont
partagés; on n'entend que plaintes, que murmures, que reproches; mes
remontrances sont méprisées; tout semble permis dans ce temps de
licence, et je n'ai plus qu'un vain titre dans le sérail.

Il n'y a aucune de tes femmes qui ne se juge au-dessus des autres par
sa naissance, par sa beauté, par ses richesses, par son esprit, par
ton amour; et qui ne fasse valoir quelques-uns de ces titres-là pour
avoir toutes les préférences: je perds à chaque instant cette longue
patience, avec laquelle néanmoins j'ai eu le malheur de les
mécontenter toutes; ma prudence, ma complaisance même, vertu si rare
et si étrangère dans le poste que j'occupe, ont été inutiles.

Veux-tu que je te découvre, magnifique seigneur, la cause de tous ces
désordres? Elle est toute dans ton coeur, et dans les tendres égards
que tu as pour elles. Si tu ne me retenois par la main; si, au lieu de
la voie des remontrances, tu me laissois celle des châtiments; si,
sans te laisser attendrir à leurs plaintes et à leurs larmes, tu les
envoyois pleurer devant moi, qui ne m'attendris jamais, je les
façonnerois bientôt au joug qu'elles doivent porter, et je lasserois
leur humeur impérieuse et indépendante.

Enlevé dès l'âge de quinze ans du fond de l'Afrique, ma patrie, je fus
d'abord vendu à un maître qui avoit plus de vingt femmes, ou
concubines. Ayant jugé à mon air grave et taciturne que j'étois propre
au sérail, il ordonna qu'on achevât de me rendre tel; et me fit faire
une opération pénible dans les commencements, mais qui me fut heureuse
dans la suite, parce qu'elle m'approcha de l'oreille et de la
confiance de mes maîtres. J'entrai dans ce sérail, qui fut pour moi un
nouveau monde. Le premier eunuque, l'homme le plus sévère que j'aie vu
de ma vie, y gouvernoit avec un empire absolu. On n'y entendoit parler
ni de divisions, ni de querelles: un silence profond régnoit partout;
toutes ces femmes étoient couchées à la même heure d'un bout de
l'année à l'autre, et levées à la même heure; elles entroient dans le
bain tour à tour, elles en sortoient au moindre signe que nous leur en
faisions; le reste du temps, elles étoient presque toujours enfermées
dans leurs chambres. Il avoit une règle, qui étoit de les faire tenir
dans une grande propreté, et il avoit pour cela des attentions
inexprimables: le moindre refus d'obéir étoit puni sans miséricorde.
Je suis, disoit-il, esclave; mais je le suis d'un homme qui est votre
maître, et le mien; et j'use du pouvoir qu'il m'a donné sur vous:
c'est lui qui vous châtie, et non pas moi, qui ne fais que prêter ma
main. Ces femmes n'entroient jamais dans la chambre de mon maître
qu'elles n'y fussent appelées; elles recevoient cette grâce avec joie,
et s'en voyoient privées sans se plaindre. Enfin moi, qui étois le
dernier des noirs dans ce sérail tranquille, j'étois mille fois plus
respecté que je ne le suis dans le tien, où je les commande tous.

Dès que ce grand eunuque eut connu mon génie, il tourna les yeux de
mon côté; il parla de moi à mon maître, comme d'un homme capable de
travailler selon ses vues, et de lui succéder dans le poste qu'il
remplissoit; il ne fut point étonné de ma grande jeunesse, il crut que
mon attention me tiendroit lieu d'expérience. Que te dirai-je? je fis
tant de progrès dans sa confiance, qu'il ne faisoit plus difficulté de
me confier les clefs des lieux terribles qu'il gardoit depuis si
longtemps. C'est sous ce grand maître que j'appris l'art difficile de
commander, et que je me formai aux maximes d'un gouvernement
inflexible: j'étudiai sous lui le coeur des femmes; il m'apprit à
profiter de leurs foiblesses et à ne point m'étonner de leurs
hauteurs. Souvent il se plaisoit de me les faire exercer même, et de
les conduire jusqu'au dernier retranchement de l'obéissance; il les
faisoit ensuite revenir insensiblement, et vouloit que je parusse pour
quelque temps plier moi-même. Mais il falloit le voir dans ces
moments, où il les trouvoit tout près du désespoir, entre les prières
et les reproches: il soutenoit leurs larmes sans s'émouvoir. Voilà,
disoit-il d'un air content, comment il faut gouverner les femmes: leur
nombre ne m'embarrasse pas; je conduirois de même toutes celles de
notre grand monarque. Comment un homme peut-il espérer de captiver
leur coeur, si ses fidèles eunuques n'ont commencé par soumettre
leur esprit?

Il avoit non-seulement de la fermeté, mais aussi de la pénétration: il
lisoit leurs pensées et leurs dissimulations; leurs gestes étudiés,
leur visage feint ne lui déroboient rien; il savoit toutes leurs
actions les plus cachées et leurs paroles les plus secrètes; il se
servoit des unes pour connoître les autres, et il se plaisoit à
récompenser la moindre confidence. Comme elles n'abordoient leur mari
que lorsqu'elles étoient averties, l'eunuque y appeloit qui il
vouloit, et tournoit les yeux de son maître sur celles qu'il avoit en
vue; et cette distinction étoit la récompense de quelque secret
révélé: il avoit persuadé à son maître qu'il étoit du bon ordre qu'il
lui laissât ce choix, afin de lui donner une autorité plus grande.
Voilà comme on gouvernoit, magnifique seigneur, dans un sérail qui
étoit, je crois, le mieux réglé qu'il y eût en Perse.

Laisse-moi les mains libres: permets que je me fasse obéir; huit jours
remettront l'ordre dans le sein de la confusion; c'est ce que ta
gloire demande, et que ta sûreté exige.

    De ton sérail d'Ispahan, le 9 de la lune de Rebiab 1, 1714.




LETTRE LXV.

USBEK A SES FEMMES.

Au sérail d'Ispahan.


J'apprends que le sérail est dans le désordre, et qu'il est rempli de
querelles et de divisions intestines. Que vous recommandai-je en
partant, que la paix et la bonne intelligence? Vous me le promîtes;
étoit-ce pour me tromper?

C'est vous qui seriez trompées, si je voulois suivre les conseils que
me donne le grand eunuque, si je voulois employer mon autorité pour
vous faire vivre comme mes exhortations le demandoient de vous.

Je ne sais me servir de ces moyens violents que lorsque j'ai tenté
tous les autres: faites donc en votre considération ce que vous n'avez
pas voulu faire à la mienne.

Le premier eunuque a grand sujet de se plaindre: il dit que vous
n'avez aucun égard pour lui. Comment pouvez-vous accorder cette
conduite avec la modestie de votre état? N'est-ce pas à lui que,
pendant mon absence, votre vertu est confiée? C'est un trésor sacré,
dont il est le dépositaire. Mais ces mépris que vous lui témoignez
sont une marque que ceux qui sont chargés de vous faire vivre dans les
lois de l'honneur vous sont à charge.

Changez donc de conduite, je vous prie; et faites en sorte que je
puisse une autre fois rejeter les propositions que l'on me fait contre
votre liberté et votre repos.

Car je voudrois vous faire oublier que je suis votre maître, pour me
souvenir seulement que je suis votre époux.

    A Paris, le 5 de la lune de Chahban, 1714.




LETTRE LXVI.

RICA A ***.


On s'attache ici beaucoup aux sciences, mais je ne sais si on est fort
savant. Celui qui doute de tout comme philosophe n'ose rien nier comme
théologien; cet homme contradictoire est toujours content de lui,
pourvu qu'on convienne des qualités.

La fureur de la plupart des François, c'est d'avoir de l'esprit; et la
fureur de ceux qui veulent avoir de l'esprit, c'est de faire des
livres.

Cependant il n'y a rien de si mal imaginé: la nature sembloit avoir
sagement pourvu à ce que les sottises des hommes fussent passagères,
et les livres les immortalisent. Un sot devroit être content d'avoir
ennuyé tous ceux qui ont vécu avec lui: il veut encore tourmenter les
races futures; il veut que sa sottise triomphe de l'oubli dont il
auroit pu jouir comme du tombeau; il veut que la postérité soit
informée qu'il a vécu, et qu'elle sache à jamais qu'il a été un sot.

De tous les auteurs, il n'y en a point que je méprise plus que les
compilateurs, qui vont de tous côtés chercher des lambeaux des
ouvrages des autres, qu'ils plaquent dans les leurs, comme des pièces
de gazon dans un parterre: ils ne sont point au-dessus de ces ouvriers
d'imprimerie qui rangent des caractères, qui, combinés ensemble, font
un livre où ils n'ont fourni que la main. Je voudrois qu'on respectât
les livres originaux; et il me semble que c'est une espèce de
profanation de tirer les pièces qui les composent du sanctuaire où
elles sont, pour les exposer à un mépris qu'elles ne méritent point.

Quand un homme n'a rien à dire de nouveau, que ne se tait-il?
Qu'a-t-on affaire de ces doubles emplois? Mais je veux donner un
nouvel ordre. Vous êtes un habile homme: c'est-à-dire que vous venez
dans ma bibliothèque et vous mettez en bas les livres qui sont en
haut, et en haut ceux qui sont en bas: vous avez fait un
chef-d'oeuvre.

Je t'écris sur ce sujet, ***, parce que je suis outré d'un livre que
je viens de quitter, qui est si gros qu'il sembloit contenir la
science universelle; mais il m'a rompu la tête sans m'avoir rien
appris. Adieu.

    A Paris, le 8 de la lune de Chahban, 1714.




LETTRE LXVII.

IBBEN A USBEK.

A Paris.


Trois vaisseaux sont arrivés ici sans m'avoir apporté aucune de tes
nouvelles. Es-tu malade? ou te plais-tu à m'inquiéter?

Si tu ne m'aimes pas dans un pays où tu n'es lié à rien, que sera-ce
au milieu de la Perse, et dans le sein de ta famille? Mais peut-être
que je me trompe: tu es assez aimable pour trouver partout des amis;
le coeur est citoyen de tous les pays: comment une âme bien faite
peut-elle s'empêcher de former des engagements? Je te l'avoue, je
respecte les anciennes amitiés; mais je ne suis pas fâché d'en faire
partout de nouvelles.

En quelque pays que j'aie été, j'y ai vécu comme si j'avois dû y
passer ma vie: j'ai eu le même empressement pour les gens vertueux, la
même compassion ou plutôt la même tendresse pour les malheureux, la
même estime pour ceux que la prospérité n'a point aveuglés. C'est mon
caractère, Usbek; partout où je trouverai des hommes, je me choisirai
des amis.

Il y a ici un Guèbre qui, après toi, a, je crois, la première place
dans mon coeur: c'est l'âme de la probité même. Des raisons
particulières l'ont obligé de se retirer dans cette ville, où il vit
tranquille du produit d'un trafic honnête avec une femme qu'il aime.
Sa vie est toute marquée d'actions généreuses; et, quoiqu'il cherche
la vie obscure, il y a plus d'héroïsme dans son coeur que dans celui
des plus grands monarques.

Je lui ai parlé mille fois de toi, je lui montre toutes tes lettres;
je remarque que cela lui fait plaisir, et je vois déjà que tu as un
ami qui t'est inconnu.

Tu trouveras ici ses principales aventures: quelque répugnance qu'il
eût à les écrire, il n'a pu les refuser à mon amitié, et je les confie
à la tienne.




HISTOIRE

D'APHÉRIDON ET D'ASTARTÉ.


Je suis né parmi les Guèbres, d'une religion qui est peut-être la plus
ancienne qui soit au monde. Je fus si malheureux que l'amour me vint
avant la raison. J'avois à peine six ans, que je ne pouvois vivre
qu'avec ma soeur; mes yeux s'attachoient toujours sur elle; et
lorsqu'elle me quittoit un moment, elle les retrouvoit baignés de
larmes: chaque jour n'augmentoit pas plus mon âge que mon amour. Mon
père, étonné d'une si forte sympathie, auroit bien souhaité de nous
marier ensemble, selon l'ancien usage des Guèbres introduit par
Cambyse; mais la crainte des mahométans, sous le joug desquels nous
vivons, empêche ceux de notre nation de penser à ces alliances
saintes, que notre religion ordonne plutôt qu'elle ne permet, et qui
sont des images si naïves de l'union déjà formée par la nature.

Mon père, voyant donc qu'il auroit été dangereux de suivre mon
inclination et la sienne, résolut d'éteindre une flamme qu'il croyoit
naissante, mais qui étoit déjà à son dernier période; il prétexta un
voyage, et m'emmena avec lui, laissant ma soeur entre les mains
d'une de ses parentes; car ma mère étoit morte depuis deux ans. Je ne
vous dirai point quel fut le désespoir de cette séparation:
j'embrassai ma soeur toute baignée de larmes; mais je n'en versai
point, car la douleur m'avoit rendu comme insensible. Nous arrivâmes à
Tefflis; et mon père, ayant confié mon éducation à un de nos parents,
m'y laissa et s'en retourna chez lui.

Quelque temps après, j'appris qu'il avoit, par le crédit d'un de ses
amis, fait entrer ma soeur dans le beiram du roi, où elle étoit au
service d'une sultane. Si l'on m'avoit appris sa mort, je n'en aurois
pas été plus frappé: car, outre que je n'espérois plus de la revoir,
son entrée dans le beiram l'avoit rendue mahométane; et elle ne
pouvoit plus, suivant le préjugé de cette religion, me regarder
qu'avec horreur. Cependant, ne pouvant plus vivre à Tefflis, las de
moi-même et de la vie, je retournai à Ispahan. Mes premières paroles
furent amères à mon père; je lui reprochai d'avoir mis sa fille en un
lieu où l'on ne peut entrer qu'en changeant de religion. Vous avez
attiré sur votre famille, lui dis-je, la colère de Dieu et du Soleil
qui vous éclaire; vous avez plus fait que si vous aviez souillé les
Éléments, puisque vous avez souillé l'âme de votre fille, qui n'est
pas moins pure: j'en mourrai de douleur et d'amour; mais puisse ma
mort être la seule peine que Dieu vous fasse sentir! A ces mots, je
sortis; et pendant deux ans je passai ma vie à aller regarder les
murailles du beiram, et considérer le lieu où ma soeur pouvoit être,
m'exposant tous les jours mille fois à être égorgé par les eunuques
qui font la ronde autour de ces redoutables lieux.

Enfin mon père mourut; et la sultane que ma soeur servoit, la voyant
tous les jours croître en beauté, en devint jalouse, et la maria avec
un eunuque qui la souhaitoit avec passion. Par ce moyen, ma soeur
sortit du sérail, et prit avec son eunuque une maison à Ispahan.

Je fus plus de trois mois sans pouvoir lui parler; l'eunuque, le plus
jaloux de tous les hommes, me remettant toujours, sous divers
prétextes. Enfin j'entrai dans son beiram, et il me lui fit parler au
travers d'une jalousie: des yeux de lynx ne l'auroient pas pu
découvrir, tant elle étoit enveloppée d'habits et de voiles; et je ne
la pus reconnoître qu'au son de sa voix. Quelle fut mon émotion quand
je me vis si près et si éloigné d'elle! Je me contraignis, car j'étois
examiné. Quant à elle, il me parut qu'elle versa quelques larmes. Son
mari voulut me faire quelques mauvaises excuses; mais je le traitai
comme le dernier des esclaves. Il fut bien embarrassé quand il vit que
je parlois à ma soeur une langue qui lui étoit inconnue: c'étoit
l'ancien persan, qui est notre langue sacrée. Quoi! ma soeur, lui
dis-je, est-il vrai que vous avez quitté la religion de vos pères? Je
sais qu'en entrant au beiram vous avez dû faire profession du
mahométisme; mais, dites-moi, votre coeur a-t-il pu consentir, comme
votre bouche, à quitter une religion qui me permet de vous aimer? Et
pour qui la quittez-vous, cette religion, qui nous doit être si chère?
pour un misérable encore flétri des fers qu'il a portés; qui, s'il
étoit homme, seroit le dernier de tous! Mon frère, dit-elle, cet homme
dont vous parlez est mon mari; il faut que je l'honore, tout indigne
qu'il vous paroît; et je serois aussi la dernière des femmes si... Ah!
ma soeur, lui dis-je, vous êtes guèbre; il n'est ni votre époux, ni
ne peut l'être: si vous êtes fidèle comme vos pères, vous ne devez le
regarder que comme un monstre. Hélas! dit-elle, que cette religion se
montre à moi de loin! à peine en savois-je les préceptes, qu'il les
fallut oublier. Vous voyez que cette langue que je vous parle ne m'est
plus familière, et que j'ai toutes les peines du monde à m'exprimer:
mais comptez que le souvenir de notre enfance me charme toujours; que,
depuis ce temps-là, je n'ai eu que de fausses joies; qu'il ne s'est
pas passé de jour que je n'aie pensé à vous; que vous avez eu plus de
part que vous ne croyez à mon mariage, et que je n'y ai été déterminée
que par l'espérance de vous revoir. Mais que ce jour qui m'a tant
coûté va me coûter encore. Je vous vois tout hors de vous-même: mon
mari frémit de rage et de jalousie: je ne vous verrai plus; je vous
parle sans doute pour la dernière fois de ma vie: si cela étoit, mon
frère, elle ne seroit pas longue. A ces mots elle s'attendrit; et, se
voyant hors d'état de tenir la conversation, elle me quitta le plus
désolé de tous les hommes.

Trois ou quatre jours après je demandai à voir ma soeur: le barbare
eunuque auroit bien voulu m'en empêcher; mais, outre que ces sortes de
maris n'ont pas sur leurs femmes la même autorité que les autres, il
aimoit si éperdument ma soeur, qu'il ne savoit rien lui refuser. Je
la vis encore dans le même lieu et dans le même équipage, accompagnée
de deux esclaves; ce qui me fit avoir recours à notre langue
particulière. Ma soeur, lui dis-je, d'où vient que je ne puis vous
voir sans me trouver dans une situation affreuse? Les murailles qui
vous tiennent enfermée, ces verrous et ces grilles, ces misérables
gardiens qui vous observent, me mettent en fureur. Comment avez-vous
perdu la douce liberté dont jouissoient vos ancêtres? Votre mère, qui
étoit si chaste, ne donnoit à son mari, pour garant de sa vertu, que
sa vertu même: ils vivoient heureux l'un et l'autre dans une confiance
mutuelle; et la simplicité de leurs moeurs étoit pour eux une
richesse plus précieuse mille fois que le faux éclat dont vous semblez
jouir dans cette maison somptueuse. En perdant votre religion, vous
avez perdu votre liberté, votre bonheur, et cette précieuse égalité
qui fait l'honneur de votre sexe. Mais ce qu'il y a de pis encore,
c'est que vous êtes, non pas la femme, car vous ne pouvez pas l'être;
mais l'esclave d'un esclave, qui a été dégradé de l'humanité. Ah! mon
frère, dit-elle, respectez mon époux, respectez la religion que j'ai
embrassée: selon cette religion, je n'ai pu vous entendre ni vous
parler sans crime. Quoi! ma soeur, lui dis-je tout transporté, vous
la croyez donc véritable, cette religion? Ah! dit-elle, qu'il me
seroit avantageux qu'elle ne le fût pas! Je fais pour elle un trop
grand sacrifice, pour que je puisse ne la pas croire; et si mes
doutes... A ces mots elle se tut. Oui, vos doutes, ma soeur, sont
bien fondés, quels qu'ils soient. Qu'attendez-vous d'une religion qui
vous rend malheureuse dans ce monde-ci, et ne vous laisse point
d'espérance pour l'autre? Songez que la nôtre est la plus ancienne qui
soit au monde; qu'elle a toujours fleuri dans la Perse; et n'a pas
d'autre origine que cet empire, dont les commencements ne sont point
connus; que ce n'est que le hasard qui y a introduit le mahométisme;
que cette secte y a été établie, non par la voie de la persuasion,
mais de la conquête. Si nos princes naturels n'avoient pas été
foibles, vous verriez régner encore le culte de ces anciens mages.
Transportez-vous dans ces siècles reculés: tout vous parlera du
magisme, et rien de la secte mahométane, qui, plusieurs milliers
d'années après, n'étoit pas même dans son enfance. Mais, dit-elle,
quand ma religion seroit plus moderne que la vôtre, elle est au moins
plus pure, puisqu'elle n'adore que Dieu; au lieu que vous adorez
encore le Soleil, les Étoiles, le Feu, et même les Éléments. Je vois,
ma soeur, que vous avez appris parmi les musulmans à calomnier notre
sainte religion. Nous n'adorons ni les Astres ni les Éléments, et nos
pères ne les ont jamais adorés: jamais ils ne leur ont élevé des
temples, jamais ils ne leur ont offert des sacrifices; ils leur ont
seulement rendu un culte religieux, mais inférieur, comme à des
ouvrages et des manifestations de la Divinité. Mais, ma soeur, au
nom de Dieu qui nous éclaire, recevez ce livre sacré que je vous
porte; c'est le livre de notre législateur Zoroastre; lisez-le sans
prévention: recevez dans votre coeur les rayons de lumière qui vous
éclaireront en le lisant; souvenez-vous de vos pères, qui ont si
longtemps honoré le Soleil dans la ville sainte de Balk; et enfin
souvenez-vous de moi, qui n'espère de repos, de fortune, de vie, que
de votre changement. Je la quittai tout transporté, et la laissai
seule décider la plus grande affaire que je pusse avoir de ma vie.

J'y retournai deux jours après; je ne lui parlai point: j'attendis
dans le silence l'arrêt de ma vie ou de ma mort. Vous êtes aimé, mon
frère, me dit-elle, et par une Guèbre. J'ai longtemps combattu: mais
dieux! que l'amour lève de difficultés! que je suis soulagée! Je ne
crains plus de vous trop aimer, je puis ne mettre point de bornes à
mon amour; l'excès même en est légitime. Ah! que ceci convient bien à
l'état de mon coeur! Mais vous, qui avez su rompre les chaînes que
mon esprit s'était forgées, quand romprez-vous celles qui me lient les
mains? Dès ce moment je me donne à vous: faites voir, par la
promptitude avec laquelle vous m'accepterez, combien ce présent vous
est cher. Mon frère, la première fois que je pourrai vous embrasser,
je crois que je mourrai dans vos bras. Je n'exprimerois jamais bien la
joie que je sentis à ces douces paroles, je me crus et je me vis en
effet, en un instant, le plus heureux de tous les hommes; je vis
presque accomplir tous les désirs que j'avois formés en vingt-cinq ans
de vie, et évanouir tous les chagrins qui me l'avoient rendue si
laborieuse. Mais, quand je me fus un peu accoutumé à ces douces idées,
je trouvai que je n'étois pas si près de mon bonheur que je m'étois
figuré tout à coup, quoique j'eusse surmonté le plus grand de tous les
obstacles. Il falloit surprendre la vigilance de ses gardiens; je
n'osois confier à personne le secret de ma vie: il falloit que nous
fissions tout, elle et moi: si je manquois mon coup, je courois risque
d'être empalé; mais je ne voyois pas de peine plus cruelle que de le
manquer. Nous convînmes qu'elle m'enverroit demander une horloge, que
son père lui avoit laissée, et que j'y mettrois dedans une lime, pour
scier les jalousies de sa fenêtre qui donnoient dans la rue, et une
corde nouée pour descendre; que je ne la verrois plus dorénavant, mais
que j'irois toutes les nuits sous cette fenêtre attendre qu'elle pût
exécuter son dessein. Je passai quinze nuits entières sans voir
personne, parce qu'elle n'avoit pas trouvé le temps favorable. Enfin,
la seizième, j'entendis une scie qui travailloit; de temps en temps
l'ouvrage étoit interrompu, et dans ces intervalles ma frayeur étoit
inexprimable. Enfin, après une heure de travail, je la vis qui
attachoit la corde; elle se laissa aller, et glissa dans mes bras. Je
ne connus plus le danger, et je restai longtemps sans bouger de là; je
la conduisis hors de la ville, où j'avois un cheval tout prêt; je la
mis en croupe derrière moi, et m'éloignai, avec toute la promptitude
imaginable, d'un lieu qui pouvoit nous être si funeste. Nous arrivâmes
avant le jour chez un Guèbre, dans un lieu désert où il étoit retiré,
vivant frugalement du travail de ses mains; nous ne jugeâmes pas à
propos de rester chez lui; et, par son conseil, nous entrâmes dans une
épaisse forêt, et nous nous mîmes dans le creux d'un vieux chêne,
jusqu'à ce que le bruit de notre évasion se fût dissipé. Nous vivions
tous deux dans ce séjour écarté, sans témoins, nous répétant sans
cesse que nous nous aimerions toujours, attendant l'occasion que
quelque prêtre guèbre pût faire la cérémonie du mariage prescrite par
nos livres sacrés. Ma soeur, lui dis-je, que cette union est sainte!
la nature nous avoit unis, notre sainte loi va nous unir encore. Enfin
un prêtre vint calmer notre impatience amoureuse. Il fit dans la
maison du paysan toutes les cérémonies du mariage; il nous bénit, et
nous souhaita mille fois toute la vigueur de Gustaspe et la sainteté
de l'Hohoraspe. Bientôt après nous quittâmes la Perse, où nous
n'étions pas en sûreté, et nous nous retirâmes en Géorgie. Nous y
vécûmes un an, tous les jours plus charmés l'un de l'autre: mais comme
mon argent alloit finir, et que je craignois la misère pour ma
soeur, non pas pour moi, je la quittai pour aller chercher quelque
secours chez nos parents. Jamais adieu ne fut plus tendre. Mais mon
voyage me fut non-seulement inutile, mais funeste: car, ayant trouvé
d'un côté tous nos biens confisqués, de l'autre mes parents presque
dans l'impuissance de me secourir, je ne rapportai d'argent
précisément que ce qu'il falloit pour mon retour. Mais quel fut mon
désespoir! je ne trouvai plus ma soeur. Quelques jours avant mon
arrivée, des Tartares avoient fait une excursion dans la ville où elle
étoit; et, comme ils la trouvèrent belle, ils la prirent, et la
vendirent à des Juifs qui alloient en Turquie, et ne laissèrent qu'une
petite fille dont elle étoit accouchée quelques mois auparavant. Je
suivis ces Juifs, et je les joignis à trois lieues de là: mes prières,
mes larmes furent vaines; ils me demandèrent toujours trente tomans,
et ne se relâchèrent jamais d'un seul. Après m'être adressé à tout le
monde, avoir imploré la protection des prêtres turcs et chrétiens, je
m'adressai à un marchand arménien; je lui vendis ma fille, et me
vendis aussi pour trente-cinq tomans; j'allai aux Juifs, je leur
donnai trente tomans, et portai les cinq autres à ma soeur, que je
n'avois pas encore vue. Vous êtes libre, lui dis-je, ma soeur, et je
puis vous embrasser: voilà cinq tomans que je vous porte; j'ai du
regret qu'on ne m'ait pas acheté davantage. Quoi! dit-elle, vous vous
êtes vendu? Oui, lui dis-je. Ah! malheureux, qu'avez-vous fait?
n'étois-je pas assez infortunée, sans que vous travaillassiez à me la
rendre davantage? Votre liberté me consoloit, et votre esclavage va me
mettre au tombeau. Ah! mon frère, que votre amour est cruel! Et ma
fille? je ne la vois point. Je l'ai vendue aussi, lui dis-je. Nous
fondîmes tous deux en larmes, et n'eûmes pas la force de nous rien
dire. Enfin j'allai trouver mon maître, et ma soeur y arriva presque
aussitôt que moi; elle se jeta à ses genoux. Je vous demande,
dit-elle, la servitude comme les autres vous demandent la liberté:
prenez-moi, vous me vendrez plus cher que mon mari. Ce fut alors qu'il
se fit un combat qui arracha les larmes des yeux de mon maître.
Malheureux! dit-elle, as-tu pensé que je pusse accepter ma liberté aux
dépens de la tienne? Seigneur, vous voyez deux infortunés qui mourront
si vous nous séparez: je me donne à vous, payez-moi; peut-être que cet
argent et mes services pourront quelque jour obtenir de vous ce que je
n'ose vous demander: il est de votre intérêt de ne nous point séparer;
comptez que je dispose de sa vie. L'Arménien était un homme doux, qui
fut touché de nos malheurs. Servez-moi l'un et l'autre avec fidélité
et avec zèle, et je vous promets que dans un an je vous donnerai votre
liberté: je vois que vous ne méritez, ni l'un ni l'autre, les malheurs
de votre condition; si, lorsque vous serez libres, vous êtes aussi
heureux que vous le méritez, si la fortune vous rit, je suis certain
que vous me satisferez de la perte que je souffrirai. Nous embrassâmes
tous deux ses genoux, et le suivîmes dans son voyage. Nous nous
soulagions l'un et l'autre dans les travaux de la servitude, et
j'étois charmé lorsque j'avois pu faire l'ouvrage qui étoit tombé à ma
soeur.

La fin de l'année arriva: notre maître tint sa parole, et nous
délivra. Nous retournâmes à Tefflis: là je trouvai un ancien ami de
mon père, qui exerçoit avec succès la médecine dans cette ville; il me
prêta quelque argent avec lequel je fis quelque négoce. Quelques
affaires m'appelèrent ensuite à Smyrne, où je m'établis. J'y vis
depuis six ans, et j'y jouis de la plus aimable et de la plus douce
société du monde: l'union règne dans ma famille, et je ne changerois
pas ma condition pour celle de tous les rois du monde. J'ai été assez
heureux pour retrouver le marchand arménien à qui je dois tout, et lui
ai rendu des services signalés.

    A Smyrne, le 27 de la lune de Gemmadi 2, 1714.




LETTRE LXVIII.

RICA A USBEK.

A ***.


J'allai l'autre jour dîner chez un homme de robe, qui m'en avoit prié
plusieurs fois. Après avoir parlé de bien des choses, je lui dis:
Monsieur, il me paroît que votre métier est bien pénible. Pas tant que
vous vous imaginez, répondit-il: de la manière dont nous le faisons,
ce n'est qu'un amusement. Mais comment! n'avez-vous pas toujours la
tête remplie des affaires d'autrui? n'êtes-vous pas toujours occupé de
choses qui ne sont point intéressantes? Vous avez raison: ces choses
ne sont point intéressantes, car nous nous y intéressons si peu que
rien; et cela même fait que le métier n'est pas si fatigant que vous
dites. Quand je vis qu'il prenoit la chose d'une manière si dégagée,
je continuai, et lui dis: Monsieur, je n'ai point vu votre cabinet. Je
le crois, car je n'en ai point. Quand je pris cette charge, j'eus
besoin d'argent pour payer mes provisions; je vendis ma bibliothèque;
et le libraire qui la prit, d'un nombre prodigieux de volumes, ne me
laissa que mon livre de raison. Ce n'est pas que je les regrette: nous
autres juges ne nous enflons point d'une vaine science. Qu'avons-nous
affaire de tous ces volumes de lois? Presque tous les cas sont
hypothétiques et sortent de la règle générale. Mais ne seroit-ce pas,
monsieur, lui dis-je, parce que vous les en faites sortir? Car enfin
pourquoi chez tous les peuples du monde y auroit-il des lois si elles
n'avoient pas leur application? et comment peut-on les appliquer si on
ne les sait pas? Si vous connaissiez le Palais, reprit le magistrat,
vous ne parleriez pas comme vous faites: nous avons des livres
vivants, qui sont les avocats; ils travaillent pour nous, et se
chargent de nous instruire. Et ne se chargent-ils pas aussi
quelquefois de vous tromper? lui repartis-je. Vous ne feriez donc pas
mal de vous garantir de leurs embûches; ils ont des armes avec
lesquelles ils attaquent votre équité; il seroit bon que vous en
eussiez aussi pour la défendre, et que vous n'allassiez pas vous
mettre dans la mêlée, habillés à la légère, parmi des gens cuirassés
jusqu'aux dents.

    A Paris, le 13 de la lune de Chahban, 1714.




LETTRE LXIX.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.


Tu ne te serois jamais imaginé que je fusse devenu plus métaphysicien
que je ne l'étois: cela est pourtant, et tu en seras convaincu quand
tu auras essuyé ce débordement de ma philosophie.

Les philosophes les plus sensés qui ont réfléchi sur la nature de Dieu
ont dit qu'il étoit un être souverainement parfait; mais ils ont
extrêmement abusé de cette idée: ils ont fait une énumération de
toutes les perfections différentes que l'homme est capable d'avoir et
d'imaginer, et en ont chargé l'idée de la divinité, sans songer que
souvent ces attributs s'entr'empêchent, et qu'ils ne peuvent subsister
dans un même sujet sans se détruire.

Les poëtes d'Occident disent qu'un peintre ayant voulu faire le
portrait de la déesse de la beauté, assembla les plus belles Grecques,
et prit de chacune ce qu'elle avoit de plus gracieux, dont il fit un
tout pour ressembler à la plus belle de toutes les déesses. Si un
homme en avoit conclu qu'elle étoit blonde ou brune, qu'elle avoit les
yeux noirs et bleus, qu'elle étoit douce et fière, il auroit passé
pour ridicule.

Souvent Dieu manque d'une perfection qui pourroit lui donner une
grande imperfection; mais il n'est jamais limité que par lui-même; il
est lui-même sa nécessité: ainsi, quoique Dieu soit tout-puissant, il
ne peut pas violer ses promesses, ni tromper les hommes. Souvent même
l'impuissance n'est pas dans lui, mais dans les choses relatives; et
c'est la raison pourquoi il ne peut pas changer les essences.

Ainsi il n'y a point sujet de s'étonner que quelques-uns de nos
docteurs aient osé nier la prescience infinie de Dieu, sur ce
fondement qu'elle est incompatible avec sa justice.

Quelque hardie que soit cette idée, la métaphysique s'y prête
merveilleusement. Selon ses principes, il n'est pas possible que Dieu
prévoie les choses qui dépendent de la détermination des causes
libres, parce que ce qui n'est point arrivé n'est point, et par
conséquent ne peut être connu; car le rien, qui n'a point de
propriétés, ne peut être aperçu: Dieu ne peut point lire dans une
volonté qui n'est point, et voir dans l'âme une chose qui n'existe
point en elle; car, jusqu'à ce qu'elle se soit déterminée, cette
action qui la détermine n'est point en elle.

L'âme est l'ouvrière de sa détermination; mais il y a des occasions où
elle est tellement indéterminée qu'elle ne sait pas même de quel côté
se déterminer. Souvent même elle ne le fait que pour faire usage de sa
liberté; de manière que Dieu ne peut voir cette détermination par
avance ni dans l'action de l'âme, ni dans l'action que les objets font
sur elle.

Comment Dieu pourroit-il prévoir les choses qui dépendent de la
détermination des causes libres? Il ne pourroit les voir que de deux
manières: par conjecture, ce qui est contradictoire avec la prescience
infinie; ou bien il les verroit comme des effets nécessaires qui
suivroient infailliblement d'une cause qui les produiroit de même, ce
qui est encore plus contradictoire: car l'âme seroit libre par la
supposition; et, dans le fait, elle ne le seroit pas plus qu'une boule
de billard n'est libre de se remuer, lorsqu'elle est poussée par une
autre.

Ne crois pas pourtant que je veuille borner la science de Dieu. Comme
il fait agir les créatures à sa fantaisie, il connoît tout ce qu'il
veut connoître. Mais, quoiqu'il puisse voir tout, il ne se sert pas
toujours de cette faculté; il laisse ordinairement à la créature la
faculté d'agir ou de ne pas agir, pour lui laisser celle de mériter ou
de démériter: c'est pour lors qu'il renonce au droit qu'il a d'agir
sur elle, et de la déterminer. Mais quand il veut savoir quelque
chose, il le sait toujours, parce qu'il n'a qu'à vouloir qu'elle
arrive comme il la voit, et déterminer les créatures conformément à sa
volonté. C'est ainsi qu'il tire ce qui doit arriver du nombre des
choses purement possibles, en fixant par ses décrets les
déterminations futures des esprits, et les privant de la puissance
qu'il leur a donnée d'agir ou de ne pas agir.

Si l'on peut se servir d'une comparaison dans une chose qui est
au-dessus des comparaisons; un monarque ignore ce que son ambassadeur
fera dans une affaire importante: s'il le veut savoir, il n'a qu'à lui
ordonner de se comporter d'une telle manière, et il pourra assurer que
la chose arrivera comme il la projette.

L'alcoran et les livres des Juifs s'élèvent sans cesse contre le dogme
de la prescience absolue: Dieu y paroît partout ignorer la
détermination future des esprits; et il semble que ce soit la première
vérité que Moïse ait enseignée aux hommes.

Dieu met Adam dans le paradis terrestre, à condition qu'il ne mangera
pas d'un certain fruit: précepte absurde dans un être qui connoîtroit
les déterminations futures des âmes; car enfin un tel être peut-il
mettre des conditions à ses grâces, sans les rendre dérisoires? C'est
comme si un homme qui auroit su la prise de Bagdad avoit dit à un
autre: Je vous donne mille écus si Bagdad n'est pas pris. Ne feroit-il
pas là une mauvaise plaisanterie?

Mon cher Rhédi, pourquoi tant de philosophie? Dieu est si haut, que
nous n'apercevons pas même ses nuages. Nous ne le connoissons bien que
dans ses préceptes. Il est immense, spirituel, infini. Que sa grandeur
nous ramène à notre foiblesse. S'humilier toujours, c'est l'adorer
toujours.

    A Paris, le dernier de la lune de Chahban, 1714.




LETTRE LXX.

ZÉLIS A USBEK.

A Paris.


Soliman, que tu aimes, est désespéré d'un affront qu'il vient de
recevoir. Un jeune étourdi, nommé Suphis, recherchoit depuis trois
mois sa fille en mariage: il paroissoit content de la figure de la
fille, sur le rapport et la peinture que lui en avoient faits les
femmes qui l'avoient vue dans son enfance; on étoit convenu de la dot,
et tout s'étoit passé sans aucun incident. Hier, après les premières
cérémonies, la fille sortit à cheval, accompagnée de son eunuque, et
couverte, selon la coutume, depuis la tête jusqu'aux pieds. Mais, dès
qu'elle fut arrivée devant la maison de son mari prétendu, il lui fit
fermer la porte, et il jura qu'il ne la recevroit jamais si on
n'augmentoit la dot: Les parents accoururent, de côté et d'autre, pour
accommoder l'affaire; et après bien de la résistance, ils firent
convenir Soliman de faire un petit présent à son gendre. Enfin, les
cérémonies du mariage accomplies, on conduisit la fille dans le lit
avec assez de violence; mais, une heure après, cet étourdi se leva
furieux, lui coupa le visage en plusieurs endroits, soutenant qu'elle
n'étoit pas vierge, et la renvoya à son père. On ne peut pas être plus
frappé qu'il l'est de cette injure. Il y a des personnes qui
soutiennent que cette fille est innocente. Les pères sont bien
malheureux d'être exposés à de tels affronts: si pareil traitement
arrivoit à ma fille, je crois que j'en mourrois de douleur. Adieu.

    Du sérail de Fatmé, le 9 de la lune de Gemmadi 1, 1714.




LETTRE LXXI.

USBEK A ZÉLIS.


Je plains Soliman, d'autant plus que le mal est sans remède, et que
son gendre n'a fait que se servir de la liberté de la loi. Je trouve
cette loi bien dure, d'exposer ainsi l'honneur d'une famille aux
caprices d'un fou. On a beau dire que l'on a des indices certains pour
connoître la vérité, c'est une vieille erreur dont on est aujourd'hui
revenu parmi nous; et nos médecins donnent des raisons invincibles de
l'incertitude de ces preuves. Il n'y a pas jusqu'aux chrétiens qui ne
les regardent comme chimériques, quoiqu'elles soient clairement
établies par leurs livres sacrés, et que leur ancien législateur en
ait fait dépendre l'innocence ou la condamnation de toutes les filles.

J'apprends avec plaisir le soin que tu te donnes de l'éducation de la
tienne. Dieu veuille que son mari la trouve aussi belle et aussi pure
que Fatima; qu'elle ait dix eunuques pour la garder; qu'elle soit
l'honneur et l'ornement du sérail où elle est destinée; qu'elle n'ait
sur sa tête que des lambris dorés, et ne marche que sur des tapis
superbes; et, pour comble de souhaits, puissent mes yeux la voir dans
toute sa gloire!

    A Paris, le 5 de la lune de Chalval, 1714.




LETTRE LXXII.

RICA A USBEK.

A ***.


Je me trouvai l'autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien
content de lui. Dans un quart d'heure, il décida trois questions de
morale, quatre problèmes historiques, et cinq points de physique: je
n'ai jamais vu un décisionnaire si universel; son esprit ne fut jamais
suspendu par le moindre doute. On laissa les sciences; on parla des
nouvelles du temps: il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus
l'attraper, et je dis en moi-même: Il faut que je me mette dans mon
fort; je vais me réfugier dans mon pays. Je lui parlai de la Perse;
mais à peine lui eus-je dis quatre mots, qu'il me donna deux démentis,
fondés sur l'autorité de messieurs Tavernier et Chardin. Ah! bon Dieu!
dis-je en moi-même, quel homme est-ce là? Il connoîtra tout à l'heure
les rues d'Ispahan mieux que moi! Mon parti fut bientôt pris: je me
tus, je le laissai parler, et il décide encore.

    A Paris, le 8 de la lune de Zilcadé, 1715.




LETTRE LXXIII.

RICA A ***.


J'ai ouï parler d'une espèce de tribunal qu'on appelle l'Académie
françoise: il n'y en a point de moins respecté dans le monde; car on
dit qu'aussitôt qu'il a décidé, le peuple casse ses arrêts, et lui
impose des lois qu'il est obligé de suivre.

Il y a quelque temps que, pour fixer son autorité, il donna un code de
ses jugements. Cet enfant de tant de pères étoit presque vieux quand
il naquit; et quoiqu'il fût légitime, un bâtard, qui avoit déjà paru,
l'avoit presque étouffé dans sa naissance.

Ceux qui le composent n'ont d'autre fonction que de jaser sans cesse:
l'éloge va se placer comme de lui-même dans leur babil éternel; et
sitôt qu'ils sont initiés dans ses mystères, la fureur du panégyrique
vient les saisir, et ne les quitte plus.

Ce corps a quarante têtes, toutes remplies de figures, de métaphores
et d'antithèses; tant de bouches ne parlent presque que par
exclamation; ses oreilles veulent toujours être frappées par la
cadence et l'harmonie. Pour les yeux, il n'en est pas question: il
semble qu'il soit fait pour parler, et non pas pour voir. Il n'est
point ferme sur ses pieds; car le temps, qui est son fléau, l'ébranle
à tous les instants, et détruit tout ce qu'il a fait. On a dit
autrefois que ses mains étoient avides; je ne t'en dirai rien, et je
laisse décider cela à ceux qui le savent mieux que moi.

Voilà des bizarreries, ***, que l'on ne voit point dans notre Perse.
Nous n'avons point l'esprit porté à ces établissements singuliers et
bizarres; nous cherchons toujours la nature dans nos coutumes simples
et nos manières naïves.

    A Paris, le 27 de la lune de Zilhagé, 1715.




LETTRE LXXIV.

RICA A USBEK.

A ***.


Il y a quelques jours qu'un homme de ma connoissance me dit: Je vous
ai promis de vous produire dans les bonnes maisons de Paris; je vous
mène à présent chez un grand seigneur qui est un des hommes du royaume
qui représentent le mieux.

Que cela veut-il dire, monsieur? est-ce qu'il est plus poli, plus
affable qu'un autre? Ce n'est pas cela, me dit-il. Ah! j'entends: il
fait sentir à tous les instants la supériorité qu'il a sur tous ceux
qui l'approchent; si cela est, je n'ai que faire d'y aller; je prends
déjà condamnation, et je la lui passe tout entière.

Il fallut pourtant marcher: et je vis un petit homme si fier, il prit
une prise de tabac avec tant de hauteur, il se moucha si
impitoyablement, il cracha avec tant de flegme, il caressa ses chiens
d'une manière si offensante pour les hommes, que je ne pouvois me
lasser de l'admirer. Ah! bon Dieu! dis-je en moi-même, si lorsque
j'étois à la cour de Perse, je représentois ainsi, je représentois un
grand sot! Il auroit fallu, Usbek, que nous eussions eu un bien
mauvais naturel pour aller faire cent petites insultes à des gens qui
venoient tous les jours chez nous nous témoigner leur bienveillance;
ils savoient bien que nous étions au-dessus d'eux; et s'ils l'avoient
ignoré, nos bienfaits le leur auroient appris chaque jour. N'ayant
rien à faire pour nous faire respecter, nous faisions tout pour nous
rendre aimables: nous nous communiquions aux plus petits; au milieu
des grandeurs, qui endurcissent toujours, ils nous trouvoient
sensibles; ils ne voyoient que notre coeur au-dessus d'eux; nous
descendions jusqu'à leurs besoins. Mais lorsqu'il falloit soutenir la
majesté du prince dans les cérémonies publiques; lorsqu'il falloit
faire respecter la nation aux étrangers; lorsque enfin, dans les
occasions périlleuses, il falloit animer les soldats, nous remontions
cent fois plus haut que nous n'étions descendus; nous ramenions la
fierté sur notre visage; et l'on trouvoit quelquefois que nous
représentions assez bien.

    De Paris, le 10 de la lune de Saphar, 1715.




LETTRE LXXV.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.


Il faut je que te l'avoue, je n'ai point remarqué chez les chrétiens
cette persuasion vive de leur religion qui se trouve parmi les
musulmans; il y a bien loin chez eux de la profession à la croyance,
de la croyance à la conviction, de la conviction à la pratique. La
religion est moins un sujet de sanctification qu'un sujet de disputes
qui appartient à tout le monde: les gens de cour, les gens de guerre,
les femmes même, s'élèvent contre les ecclésiastiques, et leur
demandent de leur prouver ce qu'ils sont résolus de ne pas croire. Ce
n'est pas qu'ils se soient déterminés par raison, et qu'ils aient pris
la peine d'examiner la vérité ou la fausseté de cette religion qu'ils
rejettent: ce sont des rebelles qui ont senti le joug, et l'ont secoué
avant de l'avoir connu. Aussi ne sont-ils pas plus fermes dans leur
incrédulité que dans leur foi; ils vivent dans un flux et reflux qui
les porte sans cesse de l'un à l'autre. Un d'eux me disoit un jour: Je
crois l'immortalité de l'âme par semestre; mes opinions dépendent
absolument de la constitution de mon corps; selon que j'ai plus ou
moins d'esprits animaux, que mon estomac digère bien ou mal, que l'air
que je respire est subtil ou grossier, que les viandes dont je me
nourris sont légères ou solides, je suis spinosiste, socinien,
catholique, impie ou dévot. Quand le médecin est auprès de mon lit, le
confesseur me trouve à son avantage. Je sais bien empêcher la religion
de m'affliger quand je me porte bien; mais je lui permets de me
consoler quand je suis malade: lorsque je n'ai plus rien à espérer
d'un côté, la religion se présente et me gagne par ses promesses; je
veux bien m'y livrer, et mourir du côté de l'espérance.

Il y a longtemps que les princes chrétiens affranchirent tous les
esclaves de leurs États, parce, disoient-ils, que le christianisme
rend tous les hommes égaux. Il est vrai que cet acte de religion leur
étoit très-utile: ils abaissoient par là les seigneurs, de la
puissance desquels ils retiroient le bas peuple. Ils ont ensuite fait
des conquêtes dans des pays où ils ont vu qu'il leur étoit avantageux
d'avoir des esclaves; ils ont permis d'en acheter et d'en vendre,
oubliant ce principe de religion qui les touchoit tant. Que veux-tu
que je te dise? vérité dans un temps, erreur dans un autre. Que ne
faisons-nous comme les chrétiens? Nous sommes bien simples de refuser
des établissements et des conquêtes faciles dans des climats
heureux[13], parce que l'eau n'y est pas assez pure pour nous laver
selon les principes du saint Alcoran!

[Note 13: Les mahométans ne se soucient point de prendre Venise,
parce qu'ils n'y trouveroient point d'eau pour leurs purifications.]

Je rends grâce au Dieu tout-puissant, qui a envoyé Ali son grand
prophète, de ce que je professe une religion qui se fait préférer à
tous les intérêts humains, et qui est pure comme le ciel, dont elle
est descendue.

    De Paris, le 13 de la lune de Saphar, 1715.




LETTRE LXXVI.

USBEK A SON AMI IBBEN.

A Smyrne.


Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes:
on les fait mourir, pour ainsi dire, une seconde fois; ils sont
traînés indignement par les rues; on les note d'infamie; on confisque
leurs biens.

Il me paroît, Ibben, que ces lois sont bien injustes. Quand je suis
accablé de douleur, de misère, de mépris, pourquoi veut-on m'empêcher
de mettre fin à mes peines, et me priver cruellement d'un remède qui
est en mes mains?

Pourquoi veut-on que je travaille pour une société, dont je consens de
n'être plus? que je tienne, malgré moi, une convention qui s'est faite
sans moi? La société est fondée sur un avantage mutuel: mais
lorsqu'elle me devient onéreuse, qui m'empêche d'y renoncer? La vie
m'a été donnée comme une faveur; je puis donc la rendre lorsqu'elle ne
l'est plus: la cause cesse, l'effet doit donc cesser aussi.

Le prince veut-il que je sois son sujet quand je ne retire point les
avantages de la sujétion? Mes concitoyens peuvent-ils demander ce
partage inique de leur utilité et de mon désespoir? Dieu, différent de
tous les bienfaiteurs, veut-il me condamner à recevoir des grâces qui
m'accablent?

Je suis obligé de suivre les lois quand je vis sous les lois: mais
quand je n'y vis plus, peuvent-elles me lier encore?

Mais, dira-t-on, vous troublez l'ordre de la providence. Dieu a uni
votre âme avec votre corps; et vous l'en séparez: vous vous opposez
donc à ses desseins, et vous lui résistez.

Que veut dire cela? Troublé-je l'ordre de la providence, lorsque je
change les modifications de la matière, et que je rends carrée une
boule que les premières lois du mouvement, c'est-à-dire les lois de la
création et de la conservation, avoient faite ronde? Non, sans doute:
je ne fais qu'user du droit qui m'a été donné; et, en ce sens, je puis
troubler à ma fantaisie toute la nature, sans que l'on puisse dire que
je m'oppose à la providence.

Lorsque mon âme sera séparée de mon corps, y aura-t-il moins d'ordre
et moins d'arrangement dans l'univers? croyez-vous que cette nouvelle
combinaison soit moins parfaite, et moins dépendante des lois
générales? que le monde y ait perdu quelque chose? et que les ouvrages
de Dieu soient moins grands, ou plutôt moins immenses?

Croyez-vous que mon corps, devenu un épi de blé, un ver, un gazon,
soit changé en un ouvrage de la nature moins digne d'elle, et que mon
âme, dégagée de tout ce qu'elle avoit de terrestre, soit devenue moins
sublime?

Toutes ces idées, mon cher Ibben, n'ont d'autre source que notre
orgueil: nous ne sentons point notre petitesse; et, malgré qu'on en
ait, nous voulons être comptés dans l'univers, y figurer, et y être un
objet important. Nous nous imaginons que l'anéantissement d'un être
aussi parfait que nous dégraderoit toute la nature; et nous ne
concevons pas qu'un homme de plus ou de moins dans le monde, que
dis-je? tous les hommes ensemble, cent millions de têtes comme la
nôtre, ne sont qu'un atome subtil et délié que Dieu n'aperçoit qu'à
cause de l'immensité de ses connoissances.

    A Paris, le 15 de la lune de Saphar, 1715.




LETTRE LXXVII.

IBBEN A USBEK.

A Paris.


Mon cher Usbek, il me semble que, pour un vrai musulman, les malheurs
sont moins des châtiments que des menaces. Ce sont des jours bien
précieux que ceux qui nous portent à expier les offenses. C'est le
temps des prospérités qu'il faudroit abréger. Que servent toutes ces
impatiences, qu'à faire voir que nous voudrions être heureux,
indépendamment de celui qui donne les félicités, parce qu'il est la
félicité même?

Si un être est composé de deux êtres, et que la nécessité de conserver
l'union marque plus la soumission aux ordres du Créateur, on en a pu
faire une loi religieuse; si cette nécessité de conserver l'union est
un meilleur garant des actions des hommes, on en a pu faire une loi
civile.

    De Smyrne, le dernier jour de la lune de Saphar, 1715.




LETTRE LXXVIII.

RICA A USBEK.

A ***.


Je t'envoie la copie d'une lettre qu'un François qui est en Espagne a
écrite ici; je crois que tu seras bien aise de la voir.

     Je parcours depuis six mois l'Espagne et le Portugal, et je vis
     parmi des peuples qui, méprisant tous les autres, font aux seuls
     François l'honneur de les haïr.

     La gravité est le caractère brillant des deux nations: elle se
     manifeste principalement de deux manières; par les lunettes, et
     par la moustache.

     Les lunettes font voir démonstrativement que celui qui les porte
     est un homme consommé dans les sciences et enseveli dans de
     profondes lectures, à un tel point que sa vue s'en est affoiblie;
     et tout nez qui en est orné ou chargé peut passer, sans
     contredit, pour le nez d'un savant.

     Pour la moustache, elle est respectable par elle-même, et
     indépendamment des conséquences; quoique pourtant on ne laisse
     pas d'en tirer souvent de grandes utilités pour le service du
     prince et l'honneur de la nation, comme le fit bien voir un
     fameux général portugais dans les Indes[14]: car, se trouvant
     avoir besoin d'argent, il se coupa une de ses moustaches, et
     envoya demander aux habitants de Goa vingt mille pistoles sur ce
     gage; elles lui furent prêtées d'abord, et dans la suite il
     retira sa moustache avec honneur.

     [Note 14: Jean de Castro.]

     On conçoit aisément que des peuples graves et flegmatiques comme
     ceux-là peuvent avoir de la vanité: aussi en ont-ils. Ils la
     fondent ordinairement sur deux choses bien considérables. Ceux
     qui vivent dans le continent de l'Espagne et du Portugal se
     sentent le coeur extrêmement élevé, lorsqu'ils sont ce qu'ils
     appellent de vieux chrétiens; c'est-à-dire, qu'ils ne sont pas
     originaires de ceux à qui l'inquisition a persuadé dans ces
     derniers siècles d'embrasser la religion chrétienne. Ceux qui
     sont dans les Indes ne sont pas moins flattés lorsqu'ils
     considèrent qu'ils ont le sublime mérite d'être, comme ils
     disent, hommes de chair blanche. Il n'y a jamais eu dans le
     sérail du Grand Seigneur de sultane si orgueilleuse de sa beauté
     que le plus vieux et le plus vilain mâtin ne l'est de la
     blancheur olivâtre de son teint, lorsqu'il est dans une ville du
     Mexique, assis sur sa porte, les bras croisés. Un homme de cette
     conséquence, une créature si parfaite, ne travailleroit pas pour
     tous les trésors du monde, et ne se résoudroit jamais, par une
     vile et mécanique industrie, de compromettre l'honneur et la
     dignité de sa peau.

     Car il faut savoir que lorsqu'un homme a un certain mérite en
     Espagne, comme, par exemple, quand il peut ajouter aux qualités
     dont je viens de parler celle d'être le propriétaire d'une grande
     épée, ou d'avoir appris de son père l'art de faire jurer une
     discordante guitare, il ne travaille plus: son honneur
     s'intéresse au repos de ses membres. Celui qui reste assis dix
     heures par jour obtient précisément la moitié plus de
     considération qu'un autre qui n'en reste que cinq, parce que
     c'est sur les chaises que la noblesse s'acquiert.

     Mais quoique ces invincibles ennemis du travail fassent parade
     d'une tranquillité philosophique, ils ne l'ont pourtant pas dans
     le coeur; car ils sont toujours amoureux. Ils sont les premiers
     hommes du monde pour mourir de langueur sous la fenêtre de leurs
     maîtresses; et tout Espagnol qui n'est pas enrhumé ne sauroit
     passer pour galant.

     Ils sont premièrement dévots, et secondement jaloux. Ils se
     garderont bien d'exposer leurs femmes aux entreprises d'un soldat
     criblé de coups, ou d'un magistrat décrépit; mais ils les
     enfermeront avec un novice fervent qui baisse les yeux, ou un
     robuste franciscain qui les élève.

     Ils connoissent mieux que les autres le foible des femmes; ils ne
     veulent pas qu'on leur voie le talon, et qu'on les surprenne par
     le bout des pieds: ils savent que l'imagination va toujours, que
     rien ne l'amuse en chemin; elle arrive, et là on étoit
     quelquefois averti d'avance.

     On dit partout que les rigueurs de l'amour sont cruelles, elles
     le sont encore plus pour les Espagnols: les femmes les guérissent
     de leurs peines; mais elles ne font que leur en faire changer, et
     il leur reste toujours un long et fâcheux souvenir d'une passion
     éteinte.

     Ils ont de petites politesses qui en France paraîtroient mal
     placées: par exemple, un capitaine ne bat jamais son soldat sans
     lui en demander permission; et l'inquisition ne fait jamais
     brûler un Juif sans lui faire ses excuses.

     Les Espagnols qu'on ne brûle pas paroissent si attachés à
     l'inquisition, qu'il y auroit de la mauvaise humeur de la leur
     ôter: je voudrois seulement qu'on en établît une autre; non pas
     contre les hérétiques, mais contre les hérésiarques qui
     attribuent à de petites pratiques monacales la même efficacité
     qu'aux sept sacrements; qui adorent tout ce qu'ils vénèrent; et
     qui sont si dévots qu'ils sont à peine chrétiens.

     Vous pourrez trouver de l'esprit et du bon sens chez les
     Espagnols; mais n'en cherchez point dans leurs livres: voyez une
     de leurs bibliothèques, les romans d'un côté, et les scolastiques
     de l'autre: vous diriez que les parties en ont été faites, et le
     tout rassemblé, par quelque ennemi secret de la raison humaine.

     Le seul de leurs livres qui soit bon est celui qui a fait voir le
     ridicule de tous les autres.

     Ils ont fait des découvertes immenses dans le nouveau monde, et
     ils ne connoissent pas encore leur propre continent: il y a sur
     leurs rivières tel port qui n'a pas encore été découvert, et dans
     leurs montagnes des nations qui leur sont inconnues.

     Ils disent que le soleil se lève et se couche dans leur pays:
     mais il faut dire aussi qu'en faisant sa course il ne rencontre
     que des campagnes ruinées et des contrées désertes.

Je ne serois pas fâché, Usbek, de voir une lettre écrite à Madrid par
un Espagnol qui voyageroit en France; je crois qu'il vengeroit bien sa
nation. Quel vaste champ pour un homme flegmatique et pensif! Je
m'imagine qu'il commenceroit ainsi la description de Paris.

Il y a ici une maison où l'on met les fous: on croiroit d'abord
qu'elle est la plus grande de la ville; non: le remède est bien petit
pour le mal. Sans doute que les François, extrêmement décriés chez
leurs voisins, enferment quelques fous dans une maison, pour persuader
que ceux qui sont dehors ne le sont pas.

Je laisse là mon Espagnol. Adieu, mon cher Usbek.

    De Paris, le 17 de la lune de Saphar, 1715.




LETTRE LXXIX.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.


La plupart des législateurs ont été des hommes bornés, que le hasard a
mis à la tête des autres et qui n'ont presque consulté que leurs
préjugés et leurs fantaisies.

Il semble qu'ils aient méconnu la grandeur et la dignité même de leur
ouvrage: ils se sont amusés à faire des institutions puériles, avec
lesquelles ils se sont à la vérité conformés aux petits esprits, mais
décrédités auprès des gens de bon sens.

Ils se sont jetés dans des détails inutiles; ils ont donné dans les
cas particuliers: ce qui marque un génie étroit qui ne voit les choses
que par parties, et n'embrasse rien d'une vue générale.

Quelques-uns ont affecté de se servir d'une autre langue que la
vulgaire; chose absurde pour un faiseur de lois: comment peut-on les
observer, si elles ne sont pas connues?

Ils ont souvent aboli sans nécessité celles qu'ils ont trouvées
établies; c'est-à-dire qu'ils ont jeté les peuples dans les désordres
inséparables des changements.

Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que
de l'esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer
certaines lois. Mais le cas est rare; et lorsqu'il arrive, il n'y faut
toucher que d'une main tremblante: on y doit observer tant de
solennités, et apporter tant de précautions, que le peuple en conclue
naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu'il faut tant de
formalités pour les abroger.

Souvent ils les ont faites trop subtiles, et ont suivi des idées
logiciennes plutôt que l'équité naturelle. Dans la suite, elles ont
été trouvées trop dures; et, par un esprit d'équité, on a cru devoir
s'en écarter: mais ce remède étoit un nouveau mal. Quelles que soient
les lois, il faut toujours les suivre, et les regarder comme la
conscience publique, à laquelle celle des particuliers doit se
conformer toujours.

Il faut pourtant avouer que quelques-uns d'entre eux ont eu une
attention qui marque beaucoup de sagesse; c'est qu'ils ont donné aux
pères une grande autorité sur leurs enfants: rien ne soulage plus les
magistrats; rien ne dégarnit plus les tribunaux; rien enfin ne répand
plus de tranquillité dans un État, où les moeurs font toujours de
meilleurs citoyens que les lois.

C'est de toutes les puissances celle dont on abuse le moins; c'est la
plus sacrée de toutes les magistratures; c'est la seule qui ne dépend
pas des conventions, et qui les a même précédées.

On remarque que, dans les pays où l'on met dans les mains paternelles
plus de récompenses et de punitions, les familles sont mieux réglées:
les pères sont l'image du créateur de l'univers, qui, quoiqu'il puisse
conduire les hommes par son amour, ne laisse pas de se les attacher
encore par les motifs de l'espérance et de la crainte.

Je ne finirai pas cette lettre sans te faire remarquer la bizarrerie
de l'esprit des François. On dit qu'ils ont retenu des lois romaines
un nombre infini de choses inutiles, et même pis; et ils n'ont pas
pris d'elles la puissance paternelle, qu'elles ont établie comme la
première autorité légitime.

    A Paris, le 18 de la lune de Saphar, 1715.




LETTRE LXXX.

LE GRAND EUNUQUE A USBEK.

A Paris.


Hier des Arméniens menèrent au sérail une jeune esclave de Circassie,
qu'ils vouloient vendre. Je la fis entrer dans les appartements
secrets, je la déshabillai, je l'examinai avec les regards d'un juge;
et plus je l'examinai, plus je lui trouvai de grâces. Une pudeur
virginale sembloit vouloir les dérober à ma vue; je vis tout ce qu'il
lui en coûtoit pour obéir: elle rougissoit de se voir nue, même devant
moi, qui, exempt des passions qui peuvent alarmer la pudeur, suis
inanimé sous l'empire de ce sexe, et qui, ministre de la modestie dans
les actions les plus libres, ne porte que de chastes regards, et ne
puis inspirer que l'innocence.

Dès que je l'eus jugée digne de toi, je baissai les yeux: je lui jetai
un manteau d'écarlate, je lui mis au doigt un anneau d'or; je me
prosternai à ses pieds, je l'adorai comme la reine de ton coeur; je
payai les Arméniens; je la dérobai à tous les yeux. Heureux Usbek! tu
possèdes plus de beautés que n'en enferment tous les palais d'Orient.
Quel plaisir pour toi de trouver, à ton retour, tout ce que la Perse a
de plus ravissant, et de voir dans ton sérail renaître les grâces, à
mesure que le temps et la possession travaillent à les détruire!

    Du sérail de Fatmé, le 1er de la lune de Rebiab 1, 1715.




LETTRE LXXXI.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.


Depuis que je suis en Europe, mon cher Rhédi, j'ai vu bien des
gouvernements: ce n'est pas comme en Asie, où les règles de la
politique se trouvent partout les mêmes.

J'ai souvent pensé en moi-même, pour savoir quel de tous les
gouvernements étoit le plus conforme à la raison. Il m'a semblé que le
plus parfait est celui qui va à son but à moins de frais; et qu'ainsi
celui qui conduit les hommes de la manière qui convient le plus à leur
penchant et à leur inclination est le plus parfait.

Si, dans un gouvernement doux, le peuple est aussi soumis que dans un
gouvernement sévère, le premier est préférable, puisqu'il est plus
conforme à la raison, et que la sévérité est un motif étranger.

Compte, mon cher Rhédi, que dans un État les peines plus ou moins
cruelles ne font pas que l'on obéisse plus aux lois. Dans les pays où
les châtiments sont modérés, on les craint comme dans ceux où ils sont
tyranniques et affreux.

Soit que le gouvernement soit doux, soit qu'il soit cruel, on punit
toujours par degrés; on inflige un châtiment plus ou moins grand à un
crime plus ou moins grand. L'imagination se plie d'elle-même aux
moeurs du pays où l'on vit: huit jours de prison, ou une légère
amende, frappent autant l'esprit d'un Européen nourri dans un pays de
douceur, que la perte d'un bras intimide un Asiatique. Ils attachent
un certain degré de crainte à un certain degré de peine, et chacun la
partage à sa façon: le désespoir de l'infamie vient désoler un
François qu'on vient de condamner à une peine qui n'ôteroit pas un
quart d'heure de sommeil à un Turc.

D'ailleurs je ne vois pas que la police, la justice et l'équité soient
mieux observées en Turquie, en Perse, chez le Mogol, que dans les
républiques de Hollande, de Venise, et dans l'Angleterre même; je ne
vois pas qu'on y commette moins de crimes; et que les hommes,
intimidés par la grandeur des châtiments, y soient plus soumis aux
lois.

Je remarque au contraire une source d'injustice et de vexations au
milieu de ces mêmes États.

Je trouve même le prince, qui est la loi même, moins maître que
partout ailleurs.

Je vois que, dans ces moments rigoureux, il y a toujours des
mouvements tumultueux; où personne n'est le chef; et que, quand une
fois l'autorité violente est méprisée, il n'en reste plus assez à
personne pour la faire revenir;

Que le désespoir même de l'impunité confirme le désordre, et le rend
plus grand;

Que, dans ces États, il ne se forme point de petite révolte, et qu'il
n'y a jamais d'intervalle entre le murmure et la sédition;

Qu'il ne faut point que les grands événements y soient préparés par de
grandes causes; au contraire, le moindre accident produit une grande
révolution, souvent aussi imprévue de ceux qui la font que de ceux qui
la souffrent.

Lorsqu'Osman, empereur des Turcs, fut déposé, aucun de ceux qui
commirent cet attentat ne songeoit à le commettre; ils demandoient
seulement en suppliants qu'on leur fît justice sur quelque grief: une
voix, qu'on n'a jamais connue, sortit de la foule par hasard; le nom
de Mustapha fut prononcé, et soudain Mustapha fut empereur.

    De Paris, le 2 de la lune de Rebiab 1, 1715.




LETTRE LXXXII.

NARGUM, ENVOYÉ DE PERSE EN MOSCOVIE, A USBEK.

A Paris.


De toutes les nations du monde, mon cher Usbek, il n'y en a pas qui
ait surpassé celle des Tartares, ni en gloire, ni dans la grandeur des
conquêtes. Ce peuple est le vrai dominateur de l'univers; tous les
autres semblent être faits pour le servir: il est également le
fondateur et le destructeur des empires; dans tous les temps il a
donné sur la terre des marques de sa puissance; dans tous les âges il
a été le fléau des nations.

Les Tartares ont conquis deux fois la Chine, et ils la tiennent encore
sous leur obéissance.

Ils dominent sur les vastes pays qui forment l'empire du Mogol.

Maîtres de la Perse, ils sont assis sur le trône de Cyrus et de
Gustape. Ils ont soumis la Moscovie. Sous le nom de Turcs, ils ont
fait des conquêtes immenses dans l'Europe, l'Asie et l'Afrique; et ils
dominent sur ces trois parties de l'univers.

Et, pour parler de temps plus reculés, c'est d'eux que sont sortis
presque tous les peuples qui ont renversé l'empire romain.

Qu'est-ce que les conquêtes d'Alexandre, en comparaison de celles de
Genghiscan?

Il n'a manqué à cette victorieuse nation que des historiens, pour
célébrer la mémoire de ses merveilles.

Que d'actions immortelles ont été ensevelies dans l'oubli! que
d'empires par eux fondés, dont nous ignorons l'origine! Cette
belliqueuse nation, uniquement occupée de sa gloire présente, sûre de
vaincre dans tous les temps, ne songeoit point à se signaler dans
l'avenir par la mémoire de ses conquêtes passées.

    De Moscou, le 4 de la lune de Rebiab 1, 1715.




LETTRE LXXXIII.

RICA A IBBEN.

A Smyrne.


Quoique les François parlent beaucoup, il y a cependant parmi eux une
espèce de dervis taciturnes qu'on appelle chartreux: on dit qu'ils se
coupent la langue en entrant dans le couvent; et on souhaiteroit fort
que tous les autres dervis se retranchassent de même tout ce que leur
profession leur rend inutile.

A propos de gens taciturnes, il y en a de bien plus singuliers que
ceux-là, et qui ont un talent bien extraordinaire. Ce sont ceux qui
savent parler sans rien dire, et qui amusent une conversation pendant
deux heures de temps sans qu'il soit possible de les déceler, d'être
leur plagiaire, ni de retenir un mot de ce qu'ils ont dit.

Ces sortes de gens sont adorés des femmes: mais ils ne le sont
pourtant pas tant que d'autres, qui ont reçu de la nature l'aimable
talent de sourire à propos, c'est-à-dire à chaque instant, et qui
portent la grâce d'un gracieuse approbation sur tout ce qu'elles
disent.

Mais ils sont au comble de l'esprit lorsqu'ils savent entendre finesse
à tout, et trouver mille petits traits ingénieux dans les choses les
plus communes.

J'en connois d'autres qui se sont bien trouvés d'introduire dans les
conversations les choses inanimées, et d'y faire parler leur habit
brodé, leur perruque blonde, leur tabatière, leur canne et leurs
gants. Il est bon de commencer de la rue à se faire écouter par le
bruit du carrosse, et du marteau qui frappe rudement la porte: cet
avant-propos prévient pour le reste du discours; et quand l'exorde est
beau, il rend supportables toutes les sottises qui viennent ensuite,
mais qui par bonheur arrivent trop tard.

Je te promets que ces petits talents, dont on ne fait aucun cas chez
nous, servent bien ici ceux qui sont assez heureux pour les avoir, et
qu'un homme de bons sens ne brille guère devant ces sortes de gens.

    De Paris, le 6 de la lune de Rebiab 2, 1715.




LETTRE LXXXIV.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.


S'il y a un Dieu, mon cher Rhédi, il faut nécessairement qu'il soit
juste: car, s'il ne l'étoit pas, il seroit le plus mauvais et le plus
imparfait de tous les êtres.

La justice est un rapport de convenance, qui se trouve réellement
entre deux choses: ce rapport est toujours le même, quelque être qui
le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou
enfin que soit un homme.

Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rapports;
souvent même lorsqu'ils les voient, ils s'en éloignent; et leur
intérêt est toujours ce qu'ils voient le mieux. La justice élève sa
voix; mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des
passions.

Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu'ils ont intérêt de
les commettre, et qu'ils aiment mieux se satisfaire que les autres.
C'est toujours par un retour sur eux-mêmes qu'ils agissent: nul n'est
mauvais gratuitement; il faut qu'il y ait une raison qui détermine, et
cette raison est toujours une raison d'intérêt.

Mais il n'est pas possible que Dieu fasse jamais rien d'injuste: dès
qu'on suppose qu'il voit la justice, il faut nécessairement qu'il la
suive; car, comme il n'a besoin de rien, et qu'il se suffit à
lui-même, il seroit le plus méchant de tous les êtres, puisqu'il le
seroit sans intérêt.

Ainsi, quand il n'y auroit pas de Dieu, nous devrions toujours aimer
la justice; c'est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être
dont nous avons une si belle idée, et qui, s'il existoit, seroit
nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion,
nous ne devrions pas l'être de celui de l'équité.

Voilà, Rhédi, ce qui m'a fait penser que la justice est éternelle, et
ne dépend point des conventions humaines; et quand elle en dépendroit,
ce seroit une vérité terrible qu'il faudrait se dérober à soi-même.

Nous sommes entourés d'hommes plus forts que nous; ils peuvent nous
nuire de mille manières différentes, les trois quarts du temps ils
peuvent le faire impunément: quel repos pour nous de savoir qu'il y a
dans le coeur de tous ces hommes un principe intérieur qui combat en
notre faveur, et nous met à couvert de leurs entreprises!

Sans cela nous devrions être dans une frayeur continuelle; nous
passerions devant les hommes comme devant les lions; et nous ne
serions jamais assurés un moment de notre vie, de notre bien, ni de
notre honneur.

Toutes ces pensées m'animent contre ces docteurs qui représentent Dieu
comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance; qui le
font agir d'une manière dont nous ne voudrions pas agir nous-mêmes, de
peur de l'offenser; qui le chargent de toutes les imperfections qu'il
punit en nous; et, dans leurs opinions contradictoires, le
représentent tantôt comme un être mauvais, tantôt comme un être qui
hait le mal et le punit.

Quand un homme s'examine, quelle satisfaction pour lui de trouver
qu'il a le coeur juste! Ce plaisir, tout sévère qu'il est, doit le
ravir: il voit son être autant au-dessus de ceux qui ne l'ont pas
qu'il se voit au-dessus des tigres et des ours. Oui, Rhédi, si j'étois
sûr de suivre toujours inviolablement cette équité que j'ai devant les
yeux, je me croirois le premier des hommes.

    A Paris, le 1er de la lune de Gemmadi 1, 1715.




LETTRE LXXXV.

RICA A ***.


Je fus hier aux Invalides: j'aimerois autant avoir fait cet
établissement, si j'étois prince, que d'avoir gagné trois batailles.
On y trouve partout la main d'un grand monarque. Je crois que c'est le
lieu le plus respectable de la terre.

Quel spectacle que de voir dans un même lieu rassemblées toutes ces
victimes de la patrie, qui ne respirent que pour la défendre; et qui,
se sentant le même coeur, et non pas la même force, ne se plaignent
que de l'impuissance où elles sont de se sacrifier encore pour elle!

Quoi de plus admirable que de voir ces guerriers débiles, dans cette
retraite, observer une discipline aussi exacte que s'ils y étoient
contraints par la présence d'un ennemi, chercher leur dernière
satisfaction dans cette image de la guerre, et partager leur coeur
et leur esprit entre les devoirs de la religion et ceux de l'art
militaire!

Je voudrois que les noms de ceux qui meurent pour la patrie fussent
écrits et conservés dans les temples, dans des registres qui fussent
comme la la source de la gloire et de la noblesse.

    A Paris, le 15 de la lune de Gemmadi 1, 1715.




LETTRE LXXXVI.

USBEK A MIRZA.

A Ispahan.


Tu sais, Mirza, que quelques ministres de Cha-Soliman avoient formé le
dessein d'obliger tous les Arméniens de Perse de quitter le royaume,
ou de se faire mahométans, dans la pensée que notre empire seroit
toujours pollué, tandis qu'il garderoit dans son sein ces infidèles.

C'étoit fait de la grandeur persane, si dans cette occasion l'aveugle
dévotion avoit été écoutée.

On ne sait comment la chose manqua; ni ceux qui firent la proposition,
ni ceux qui la rejetèrent, n'en connurent les conséquences: le hasard
fit l'office de la raison et de la politique, et sauva l'empire d'un
péril plus grand que celui qu'il auroit pu courir de la perte de trois
batailles et de la prise de deux villes.

En proscrivant les Arméniens, on pensa détruire en un seul jour tous
les négociants, et presque tous les artisans du royaume. Je suis sûr
que le grand Cha-Abas auroit mieux aimé se faire couper les deux bras
que de signer un ordre pareil, et qu'en envoyant au Mogol et aux
autres rois des Indes ses sujets les plus industrieux, il auroit cru
leur donner la moitié de ses États.

Les persécutions que nos mahométans zélés ont faites aux Guèbres les
ont obligés de passer en foule dans les Indes; et ont privé la Perse
de cette laborieuse nation, si appliquée au labourage, qui seule, par
son travail, étoit en état de vaincre la stérilité de nos terres.

Il ne restoit à la dévotion qu'un second coup à faire: c'étoit de
ruiner l'industrie; moyennant quoi l'empire tomboit de lui-même, et
avec lui, par une suite nécessaire, cette même religion qu'on vouloit
rendre si florissante.

S'il faut raisonner sans prévention, je ne sais, Mirza, s'il n'est pas
bon que dans un État il y ait plusieurs religions.

On remarque que ceux qui vivent dans des religions tolérées se rendent
ordinairement plus utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans la
religion dominante; parce que, éloignés des honneurs, ne pouvant se
distinguer que par leur opulence et leurs richesses, ils sont portés à
en acquérir par leur travail, et à embrasser les emplois de la société
les plus pénibles.

D'ailleurs, comme toutes les religions contiennent des préceptes
utiles à la société, il est bon qu'elles soient observées avec zèle.
Or qu'y a-t-il de plus capable d'animer ce zèle, que leur
multiplicité?

Ce sont des rivales qui ne se pardonnent rien. La jalousie descend
jusqu'aux particuliers: chacun se tient sur ses gardes, et craint de
faire des choses qui déshonoreroient son parti, et l'exposeroient aux
mépris et aux censures impardonnables du parti contraire.

Aussi a-t-on toujours remarqué qu'une secte nouvelle introduite dans
un État étoit le moyen le plus sûr pour corriger tous les abus de
l'ancienne.

On a beau dire qu'il n'est pas de l'intérêt du prince de souffrir
plusieurs religions dans son État. Quand toutes les sectes du monde
viendroient s'y rassembler, cela ne lui porteroit aucun préjudice;
parce qu'il n'y en a aucune qui ne prescrive l'obéissance et ne prêche
la soumission.

J'avoue que les histoires sont remplies des guerres de religion: mais,
qu'on y prenne bien garde, ce n'est point la multiplicité des
religions qui a produit ces guerres, c'est l'esprit d'intolérance qui
animoit celle qui se croyoit la dominante.

C'est cet esprit de prosélytisme, que les Juifs ont pris des
Égyptiens, et qui d'eux est passé, comme une maladie épidémique et
populaire, aux mahométans et aux chrétiens.

C'est enfin cet esprit de vertige, dont les progrès ne peuvent être
regardés que comme une éclipse entière de la raison humaine.

Car enfin, quand il n'y auroit pas de l'inhumanité à affliger la
conscience des autres, quand il n'en résulteroit aucun des mauvais
effets qui en germent à milliers, il faudroit être fou pour s'en
aviser. Celui qui veut me faire changer de religion ne le fait sans
doute que parce qu'il ne changeroit pas la sienne quand on voudroit
l'y forcer: il trouve donc étrange que je ne fasse pas une chose qu'il
ne feroit pas lui-même, peut-être pour l'empire du monde.

    A Paris, le 26 de la lune de Gemmadi 1, 1715.




LETTRE LXXXVII.

RICA A ***.


Il semble ici que les familles se gouvernent toutes seules: le mari
n'a qu'une ombre d'autorité sur sa femme, le père sur ses enfants, le
maître sur ses esclaves; la justice se mêle de tous leurs différends;
et sois sûr qu'elle est toujours contre le mari jaloux, le père
chagrin, le maître incommode.

J'allai l'autre jour dans le lieu où se rend la justice. Avant que d'y
arriver, il faut passer sous les armes d'un nombre infini de jeunes
marchandes, qui vous appellent d'une voix trompeuse. Ce spectacle
d'abord est assez riant; mais il devient lugubre lorsqu'on entre dans
les grandes salles, où l'on ne voit que des gens dont l'habit est
encore plus grave que la figure. Enfin on entre dans le lieu sacré où
se révèlent tous les secrets des familles, et où les actions les plus
cachées sont mises au grand jour.

Là, une fille modeste vient avouer les tourments d'une virginité trop
longtemps gardée, ses combats, et sa douloureuse résistance: elle est
si peu fière de sa victoire, qu'elle menace toujours d'une défaite
prochaine; et pour que son père n'ignore plus ses besoins, elle les
expose à tout le peuple.

Une femme effrontée vient ensuite exposer les outrages qu'elle a faits
à son époux, comme une raison d'en être séparée.

Avec une modestie pareille, une autre vient dire qu'elle est lasse de
porter le titre de femme sans en jouir: elle vient révéler les
mystères cachés dans la nuit du mariage; elle veut qu'on la livre aux
regards des experts les plus habiles, et qu'une sentence la rétablisse
dans tous les droits de la virginité. Il y en a même qui osent défier
leurs maris, et leur demander en public un combat que les témoins
rendent si difficile: épreuve aussi flétrissante pour la femme qui la
soutient que pour le mari qui y succombe.

Un nombre infini de filles ravies ou séduites font les hommes beaucoup
plus mauvais qu'ils ne sont. L'amour fait retentir ce tribunal: on n'y
entend parler que de pères irrités, de filles abusées, d'amants
infidèles, et de maris chagrins.

Par la loi qui y est observée, tout enfant né pendant le mariage est
censé être au mari: il a beau avoir de bonnes raisons pour ne le pas
croire; la loi le croit pour lui, et le soulage de l'examen et des
scrupules.

Dans ce tribunal, on prend les voix à la majeure; mais on a reconnu
par expérience qu'il vaudrait mieux les recueillir à la mineure: et
cela est bien naturel; car il y a très-peu d'esprits justes, et tout
le monde convient qu'il y en a une infinité de faux.

    A Paris, le 1er de la lune de Gemmadi 2, 1715.




LETTRE LXXXVIII.

RICA A ***.


On dit que l'homme est un animal sociable. Sur ce pied-là, il me
paroît que le François est plus homme qu'un autre, c'est l'homme par
excellence; car il semble être fait uniquement pour la société.

Mais j'ai remarqué parmi eux des gens qui non-seulement sont
sociables, mais sont eux-mêmes la société universelle. Ils se
multiplient dans tous les coins, et peuplent en un instant les quatre
quartiers d'une ville: cent hommes de cette espèce abondent plus que
deux mille citoyens; ils pourroient réparer aux yeux des étrangers les
ravages de la peste ou de la famine. On demande dans les écoles si un
corps peut être en un instant en plusieurs lieux; ils sont une preuve
de ce que les philosophes mettent en question.

Ils sont toujours empressés, parce qu'ils ont l'affaire importante de
demander à tous ceux qu'ils voient où ils vont et d'où ils viennent.

On ne leur ôteroit jamais de la tête qu'il est de la bienséance de
visiter chaque jour le public en détail, sans compter les visites
qu'ils font en gros dans les lieux où l'on s'assemble; mais, comme la
voie en est trop abrégée, elles sont comptées pour rien dans les
règles de leur cérémonial.

Ils fatiguent plus les portes des maisons à coups de marteau, que les
vents et les tempêtes. Si l'on alloit examiner la liste de tous les
portiers, on y trouveroit chaque jour leur nom estropié de mille
manières en caractères suisses. Ils passent leur vie à la suite d'un
enterrement, dans des compliments de condoléance, ou dans des
sollicitations de mariage. Le roi ne fait point de gratification à
quelqu'un de ses sujets, qu'il ne leur en coûte une voiture pour lui
en aller témoigner leur joie. Enfin, ils reviennent chez eux, bien
fatigués, se reposer, pour pouvoir reprendre le lendemain leurs
pénibles fonctions.

Un d'eux mourut l'autre jour de lassitude, et on mit cette épitaphe
sur son tombeau: «C'est ici que repose celui qui ne s'est jamais
reposé. Il s'est promené à cinq cent trente enterrements. Il s'est
réjoui de la naissance de deux mille six cent quatre-vingts enfants.
Les pensions dont il a félicité ses amis, toujours en des termes
différents, montent à deux millions six cent mille livres; le chemin
qu'il a fait sur le pavé, à neuf mille six cents stades; celui qu'il a
fait dans la campagne, à trente-six. Sa conversation étoit amusante;
il avoit un fonds tout fait de trois cent soixante-cinq contes: il
possédoit d'ailleurs, depuis son jeune âge, cent dix-huit apophthegmes
tirés des anciens, qu'il employoit dans les occasions brillantes. Il
est mort enfin à la soixantième année de son âge. Je me tais,
voyageur; car comment pourrois-je achever de te dire ce qu'il a fait
et ce qu'il a vu?»

    A Paris, le 3 de la lune de Gemmadi 2, 1715.

FIN DU TOME PREMIER.




CALENDRIER

EMPLOYÉ DANS LES LETTRES PERSANES.


Les Persans possédaient anciennement une année solaire composée de
douze mois. Mais le triomphe de l'islamisme mit fin à l'usage du
calendrier national et introduisit chez tous les peuples musulmans les
noms des mois arabes, qui sont employés dans les _Lettres persanes_.

L'année des Arabes et des musulmans est purement lunaire et ne reçoit
point de mois intercalaires comme l'année juive. Elle se divise en
douze mois de 29 ou de 30 jours, dont voici les noms, selon la
transcription adoptée aujourd'hui:

_Moharrem_, _Safar_, _Rébi_ premier, _Rébi_ second, _Djoumâda_
premier, _Djoumâda_ second, _Redjeb_, _Cha'ban_, _Ramadhân_ (que les
Persans prononcent _Ramazân_), _Cheoual_, _Dhou'l-qa'da_ et
_Dhou'l-hidja_ (les Persans disent: Zou'l-qadè, Zou'l-hidjè).

Il est facile de reconnaître dans ces noms ceux qui figurent
successivement dans les dates de chaque lettre: Maharram, Saphar,
Rébiab 1 et 2, Gemmadi 1 et 2, Régheb, Chahban, Rhamazan, Chalval,
Zilcadé, Zilhagé.

Le défaut absolu de concordance entre cette année lunaire et notre
année solaire fait qu'un mois quelconque, celui de Ramadhân, par
exemple, qui est celui du carême musulman, tombe successivement en
décembre, novembre, octobre, etc., par une avance annuelle de onze à
douze jours.

Les Persans, ainsi que les Arabes, commencent la semaine au dimanche,
à l'imitation des Juifs, et par conséquent la finissent au samedi, que
les Arabes nomment _yaum-el-sebt_ et les Persans _rouz-i-chembeh_,
c'est-à-dire «jour du sabbat.» Le vendredi, qui chez les musulmans est
le jour de repos, s'appelle en arabe _yaum-el-djouma'_, «jour de
l'assemblée,» et en persan _adîne'i_ ou _azîneh_, «fête.» Les autres
jours n'ont pas de nom particulier; les Arabes disent: premier,
second, troisième, quatrième, cinquième jour (_yaum el-ahad_, _yaum
el-ithnéïn_, _yaum el-thalathâ_, _yaum el-arba'â_, _yaum el-khamîs_);
les Persans: un du sabbat, deux du sabbat, trois du sabbat, quatre du
sabbat, cinq du sabbat (_yek chembeh_, _dou chembeh_, _seh chembeh_,
_tchâr chembeh_, _pendj chembeh_).

(Cette note est due à l'obligeance de M. Marcel Devic, traducteur
d'_Antar_.)




NOTES ET VARIANTES.

(Voir l'_Index_, t. II, pour l'histoire, la religion, la philosophie,
le droit public et privé, les moeurs orientales et européennes.)

Quelques réflexions sur les lettres persanes.

     Cet avant-propos n'a été publié qu'en 1754, en tête du
     _Supplément_. (Cologne, Pierre Marteau, deux tomes in-12, avec
     les _Lettres turques_ de Saint-Foix.)

     «En parlant de notre religion, ces Persans ne doivent pas...»
     (Voir la note de la page 53.) L'abbé Gaultier (Les _Lettres
     persannes_ convaincues d'impiété, 1751) n'admet pas cette excuse
     commode.

     «Infinité d'expressions sublimes, qui l'auroient _envoyé_ jusque
     dans les nues.» (Texte de 1721.)

     L'édition de 1754 et la plupart des suivantes donnent: «_ennuyé_
     jusque dans les nues.»

     Il semble qu'il y ait là une coquille.


Lettre I.

     Supprimée dans la _seconde édition, revue, corrigée, diminuée et
     augmentée par l'auteur_ (2 tomes in-12, Cologne, Pierre Marteau,
     1721).

     La suppression a peut-être été motivée par ces mots: «le tombeau
     de la _Vierge qui a mis au monde douze prophètes_.» (Fatime,
     fille de Mahomet, épouse d'Ali.)


Lettre II.

     «Tu leur commandes, et leur obéis.» (1754.)

     1721 1re: «et _tu_ leur obéis.»


Lettre III.

     «Je _comptai_ pour rien la pudeur.» (1754.)

     1721 1re: «je _comptois_...»


Lettre V. Supprimée dans 1721 2e Marteau.


Lettre VI (I de 1721 2e Marteau).

     «Au milieu des perfides _Osmanlins_.» (1754.)

     1721 1re: «_Osmalins_.»

     «Je n'ai que _des âmes lâches_ qui m'en répondent.» (1754.)

     1721 1re: «que _des lâches_...»


Lettre VII (V de 1721 2e Marteau).

     «que toi dans le monde qui _mérites_ d'être aimé.» 1721 1re,
     1754: «qui _mérite_.»

     «Je _donnerois_ l'empire du monde pour _un seul de tes
     baisers_...

     privée de celui qui peut seul les _satisfaire_...

     dans la fureur d'_une passion irritée_...

     1721 2e Marteau: «Je _quitterois_ pour _toi_ l'empire du monde...

     privée de celui qui peut seul les _calmer_...

     dans la fureur _des passions_.»


Lettre VIII (VI de 1721 2e Marteau).

     1721 1re, 1754: 20 _Gemmadi_ 2, 1711.

     1721 2e: 12 Gemmadi 2, 1711.


Lettre IX (VII de 1721 2e Marteau).

     «Un flux et _un_ reflux d'empire.» (1754.)

     1721 1re: «un flux et reflux.»

     «me font faire _de_ fausses confidences.» (1754.)

     1721 1re: «faire fausses confidences.»

     «J'ai autant d'ennemies dans son coeur qui ne songent qu'à me
     perdre.»

     1721 2e ajoute: «qu'il y a de femmes dans le sérail.»

Lettre X (fondue avec la suivante dans 1721 2e Marteau).

     Dans 1721 2e, le 1er paragraphe est supprimé, les deux autres
     sont modifiés. (Voir la suivante.)


Lettre XI (VIII de 1721 2e Marteau).

     Les Troglodytes. Voyez Hérodote, IV, 133; Pomponius Méla, I;
     Plutarque, _Marc Antoine_.

     Dans 1721 2e, le premier paragraphe, supprimé, est remplacé par
     un résumé de la précédente, sans altération de sens.

     «Mais _ils conjurèrent_ contre lui.» Tournure latine. Le français
     a préféré la forme réfléchie: _se conjurer_.

     «_Je me procurerai tous mes besoins_ et pourvu que je _les
     aie_...»

     Locutions elliptiques et peu correctes.

     «que cette femme soit _à vous, ou à vous_.» (1754).

     1721 1re: «_à moi ou à vous_.» Ce qui n'a pas de sens.


Lettre XII (IX de 1721 2e Marteau).


Lettre XIII (X de 1721 2e).


Lettre XIV (XI de 1721 2e).


Lettre XV (1re du Supplément de 1754).


Lettre XVI (XV de 1721 1re, supprimée dans 1721 2e Marteau).

     Les trois tombeaux: ceux de Fatime et de deux personnages de sa
     famille.

     Il y a aussi à Com des tombeaux de rois.


Lettre XVII (XVI de 1721 1re, XII de 1721 2e Marteau).


Lettre XVIII (XVII de 1721 1re, XIII de 1721 2e Marteau).


Lettre XIX (XVIII de 1721 1re; XIV de 1721 2e).


Lettre XX (XIX de 1721 1re, XV de 1721 2e).


Lettre XXI (XX de 1721 1re, XVI de 1721 2e).


Lettre XXII (2e du Supplément de 1754).


Lettre XXIII (XXI de 1721 1re, XVII de 1721 2e).

     «témoignage _du_ génie des ducs de Toscane.»

     1721 1re: «_de_ génie....»

     «Leurs _beaux-frères_.»

     1721 1re, et 1754: _beaufrères_.

     «Les persanes en ont quatre» (voiles). Aujourd'hui, elles n'en
     ont plus qu'un, nommé Roubend.


Lettre XXIV (XXII de 1721 1re, XVIII de 1721 2e).

     «Il lui fait croire _que trois ne sont qu'un_...»

     Supprimé dans 1721 2e Marteau.

     Le papier monnaie était connu anciennement en Chine, et dès le
     XIIIe siècle en Perse.

     _Constitution_ (bulle _Unigenitus_) du pape Clément XI contre les
     _Réflexions morales_ du père Quesnel.


Lettre XXV (XXIII de 1721 1re, supprimée dans 1721 2e).


Lettre XXVI (XXIV de 1721 1re, XIX de 1721 2e).

     «parmi vos esclaves, qui _me_ trahirent...»

     1721 1re et 1754: «qui _vous_ trahirent...» Coquille.

     «enivré des plus grandes faveurs sans avoir obtenu les moindres.»
     (1754.)

     1721 1re: «sans _en_ avoir...»


Lettre XXVII (XXV de 1721 1re, XX de 1721 2e).

     «par les caravanes d'_Arméniens_...»

     1721 1re: «d'_Arménie_...»


Lettre XXVIII (XXVI de 1721 1re, XXI de 1721 2e).


Lettre XXIX (XXVII de 1721 1re, XXII de 1721 2e).


Lettre XXX (XXVIII de 1721 1re, XXIII de 1721 2e).


Lettre XXXI (XXIX de 1721 1re, XXIV de 1721 2e).


Lettre XXXII (XXX de 1721 1re, supprimée dans 1721 2e).

     «Maison où l'on entretient environ trois cents personnes assez
     pauvrement.» Les Quinze-Vingts.


Lettre XXXIII (XXXI de 1721 1re, XXV de 1721 2e).


Lettre XXXIV (XXXII de 1721 1re, XXVI de 1721 2e).

     Les deux éditions, 1721, donnent _Rica à Ibben_;

     1754: _Usbek à Ibben_. Même contexte.


Lettre XXXV (XXXIII de 1721 1re, XXVII de 1721 2e).

     Vivement incriminée dans la brochure du père Gaultier, 1751: _Les
     Lettres persannes convaincues d'impiété_.

     «Ali, qui était _le plus beau de tous les hommes_.» Expressions
     d'un psaume, qu'on applique au Messie.


Lettre XXXVI (XXXIV de 1721 1re, XXVIII de 1721 2e).

     «Dispute la plus mince _qu'il se_ puisse imaginer.»

     1721, 1re: «_qui_ se puisse imaginer.»


Lettre XXXVII (XXXV de 1721 1re, XXIX de 1721 2e).

     Louis XIV avait en 1713 75 ans; il régnait depuis soixante-dix.

     Le ministre de 18 ans: peut-être Barbezieux, fils de Louvois,
     ministre à 23 ans, mort en 1701 (?).

     La maîtresse de 80 ans: la Maintenon.

     «nous n'avons point d'_exemple_ dans nos histoires. «

     1721 1re: «d'_exemples_.»


Lettre XXXVIII (XXXVI de 1721 1re, XXX de 1721 2e).


Lettre XXXIX (XXXVII de 1721 1re, XXXI de 1721, 2e).

     «qui a fait le pélerinage _de_ la Mecque.»

     1721 1re: «_à_ la Mecque.»

     «que la _nature_ de la femme ne cessât d'être immonde, et que le
     _membre viril_ ne fût livré à la circoncision.»

     1721 2e Marteau: «que la femme ne cessât d'être immonde et que
     l'_homme_ ne fût livré...»


Lettre XL (XXXVIII 1721 1re, XXXII 1721 2e).

     «va sottement se mettre dans une balance et _se faire_ peser.»

     1721 1re: «et _se fait_ peser.»


Lettres XLI-XLIII (XXXIX-XLI de 1721 1re; supprimées dans 1721 2e).


Lettre XLIV (XLII de 1721 1re, XXXIII 1721 2e).

     «quand le _Kan_ de Tartarie.»

     1721 1re: «le _Cam_.»


Lettre XLV (XLIII de 1721 1re, XXXIV 1721 2e).

     «_faubourg_ Saint-Germain.»

     1721, 1754: _faux bourg_.

     «J'ai loué un hôtel deux mille écus.»

     1721 1re: «_de_ deux mille écus.»


Lettre XLVI (XLIV 1721 1re, XXXV 1721 2e).

     «dans un _caravansérail_.»

     1721 1re: _caravanserai_; 1754: _caravansera_.

     Incriminée dans la brochure: _Lettres persannes convaincues
     d'impiété_, 1752, à cause de la prière du déiste.


Lettre XLVII (XLV 1721 1re, supprimée dans 1721 2e).

     «annoncer le _courouc_.»

     Pour les femmes du roi, le _courouc_ se publie d'avance, et tout
     homme qui n'en tient compte court risque de la vie. Pour les
     autres femmes, les eunuques à cheval autour des litières crient
     _courouc_, _courouc_ (arrière!) et bâtonnent ou transpercent les
     curieux.


Lettre XLVIII (XLVI 1721 1re, XXXVI 1721 2e).

     Ils valent _bien_ la peine qu'on les détrompe.» (1721 1re.)

     1754: «Ils valent la peine;» semble une omission.

     «Étudier _sur_ cette foule de gens qui y _abordoit_ sans cesse,
     dont les caractères me présentoient...» (1754.)

     Beaucoup d'éditions plus modernes, entre autres _Lefèvre_ 1820,
     donnent: «étudier cette foule de gens qui y _abordoient_ et
     dont...»

     «qui ne m'ait donné la torture _plus de deux cents fois_; et
     _cependant je_...» (1721, 1754.)

     Ed. Lefèvre 1820: qui ne m'ait donné _deux cents fois_ la
     torture, et je...» (d'après quelle autorité?)

     «Il excelle par son cuisinier: aussi n'_en_ est-il pas ingrat...»
     Singulière tournure.

     «_C'est un homme_ excellent.» (1754.)

     Ed. Lefèvre 1820: «_il est_ excellent.» (?)

     «certaine femme dans le monde _qui pestera un peu_.» (1754.)

     Ed. Lefèvre 1820: «qui _ne sera pas de bonne humeur_.» (?)

     «La mettre à deux doigts de _ma_ perte.» (1721, 1754.)

     C'est le texte vrai et le plus fin aussi.

     La plupart des éditions, y compris Lefèvre 1820, donnent: «de
     _sa_ perte.» Ce qui n'a pas de sens.


Lettre XLIX (XLVII de 1721 1re, XXXVII de 1721 2e).


Lettre L (XLVIII de 1721 1re, XXXVIII de 1721 2e).


Lettre LI (XLIX de 1721 1re, XXXIX de 1721 2e).

     «Depuis Moscou.»

     1721 1re: Moscov; 1754: Moscow.

     Sévérité de Pierre le grand. V. _Esprit des lois_, XIX, 14.


Lettre LII (L de 1721 1re, XL de 1721 2e).

     «J'ai ouï dire à _feu_ ma soeur.»

     1721 1re, et 1754: «_feuë_ ma soeur.»

     «se dérober _à_ la plus affligeante de toutes les idées.»

     1721 1re: «se dérober la plus affligeante...»


Lettre LIII (LI de 1721 1re, XLI de 1721 2e).


Lettres LIV-LXIV (LII-LXII 1721 1re, XLII-LII 1721 2e).

     LXI, Ambroise et Théodose, V. Spinoza, _Tractatus
     theologico-politicus_, 49.

     Incriminée dans les _Lettres persannes convaincues d'impiété_.

     LXIII: «et _se_ plie sans effort aux moeurs...»

     1721 1re, 1754: «et _je_ plie.»


Lettre LXIV: «Se plaisoit _de_ me les faire exercer même et _de_...»

     1721 2e: «_à_ me les faire exercer même et _à_...»


Lettre LXV (LXIII 1721 1re, supprimée dans 1721 2e).


Lettre LXVI (LXIV 1721 1re, LIII 1721 2e).


Lettre LXVII (LXV 1721 1re, LIV 1721 2e).

     Tefflis (Tiflis), capitale de la Géorgie.


Lettre LXVIII (LXVI 1721 1re, LV 1721 2e).


Lettre LXIX (LXVII 1721 1re, LVI 1721 2e).

     Violemment incriminée dans les _Lettres persannes convaincues
     d'impiété_, où elle est citée d'après 1721 2e.

     «dont il fit un tout _pour_ ressembler.» (1754.)

     1721 1re: «un tout _qu'il crut_ ressembler.»

     Le dernier alinéa est une addition du Supplément de 1754.


Lettre LXX (LXVIII 1721 1re, supprimée dans 1721 2e).


Lettre LXXI (LXIX 1721 1re, supprimée dans 1721 2e).


Lettre LXXII (LXX 1721 1re, LVII 1721 2e).

     «Rica à _Usbek_.» (1754.)

     Éditions antérieures: «Rica à _Ibben_.»


Lettre LXXIII (LXXI 1721 1re, LXI 1721 2e).

     Le _code des jugements_ de l'Académie, c'est son dictionnaire.

     «un _bâtard_, qui avait déjà paru,» c'est le dictionnaire de
     Furetière, dont la publication anticipée fit expulser l'auteur de
     l'Académie.

     «Il semble _qu'il soit fait_ pour parler...» (1754.)

     1721 1re: «_qu'ils soient faits_...»


Lettre LXXIV (LXXII 1721 1re, LXII 1721 2e).


Lettre LXXV (LXXIII 1721 1re, LXIII 1721 2e).

     _Leur_ demandent de leur prouver ce qu'ils sont résolus de ne pas
     croire.»

     1721 1re: «demandent _qu'ils prouvent_ ce qu'ils _ne veulent_ pas
     croire.»

     «Je sais _bien_ empêcher la religion.»

     1721 1re: «je sais empêcher...»

     «Ils abaissoient par là les seigneurs.»

     1721 1re: «_parce qu'ils_ abaissoient...»


Lettre LXXVI (LXXIV 1721 1re, LXIV 1721 2e).

     Incriminée dans les _Lettres persannes convaincues d'impiété_.

     «Cent millions de _têtes_ comme la nôtre.» (1754, 1758, etc.)

     1721, 1730, etc.: «cent millions de _terres_...»


Lettre LXXVII (3e du Supplément de 1754).

     Correctif tardif à la précédente.


Lettre LXXVIII (LXXV 1721 1re, LXV 1721 2e).

     «Le seul de leurs livres qui soit bon.» Don Quichotte.

     «Des nations qui leur sont inconnues;» à ce qu'il paraît, les
     Batuécas. Mais l'accusation est invraisemblable.


Lettre LXXIX (LXXVI 1721 1re, LXVI 1721 2e).


Lettre LXXX (LXXVII 1721 1re, LXVII 1721 2e).


Lettres LXXXI-LXXXIII (LXXVIII-LXXX 1721 1re, LXVIII-LXX 1721 2e).


Lettre LXXXIV (LXXXI 1721 1re, LXXI 1721 2e).

     Incriminée dans les _Lettres persannes convaincues d'impiété_.

     «Cette raison est toujours _une_ raison d'intérêt.» (1754.)

     1721 1re: «est toujours raison d'intérêt.»


Lettre LXXXV (LXXXII 1721 1re; LXXXII 1721 2e).


Lettre LXXXVI (LXXXIII 1721 1re, LXXIII 1721 2e).


Lettre LXXXVII (LXXXIV 1721 1re, LXXIV 1721 2e).

     «La justice se mêle de tous leurs _différends_.» (1758.)

     Cette proposition nécessaire est omise dans 1721 1re et 1754.

     Elle se trouve dans 1721 2e, avec une légère différence:

     «se mêle de toutes leurs _affaires_.»

     «nombre infini de jeunes marchandes.» Allusion aux _galeries du
     palais_ (sujet d'une comédie de Corneille) habitées et
     fréquentées comme le sont les galeries du Palais Royal.


Lettre LXXXVIII (LXXXV 1721 1re, LXXV 1721 2e).




TABLE DES MATIÈRES DU TOME PREMIER.


Préface de l'éditeur                                   I à XVI

Quelques réflexions sur les Lettres persanes                 1

Introduction                                                 5

Lettre I. Usbek à son ami Rustan                             7

Lettre II. Usbek au premier eunuque noir (_Roman_).
Il lui recommande ses femmes                                 8

Lettre III. Zachi à Usbek (_Roman_).
Elle lui rappelle dans quelles circonstances il l'a
préférée à ses compagnes                                     9

Lettre IV. Zéphis à Usbek (_Roman_).
Ce qu'elle faisait avec son esclave Zélide                  12

Lettre V. Rustan à Usbek                                    13

Lettre VI. Usbek à son ami Nessir (_Roman_).
Ses inquiétudes sur la conduite de ses femmes               13

Lettre VII. Fatmé à Usbek (_Roman_).
Hallucinations d'une femme ardente, privée de son
mari                                                        15

Lettre VIII. Usbek à son ami Rustan.
Véritable cause du voyage d'Usbek                           17

Lettre IX. Le premier eunuque à Ibbi.
Position des eunuques dans le sérail. Leurs tortures
morales                                                     19

Lettre X. Mirza à son ami Usbek                             24

Lettre XI. Usbek à Mirza.
Histoire des Troglodytes                                    25

Lettre XII. Usbek à Mirza.
Même sujet                                                  29

Lettre XIII. Usbek à Mirza.
Même sujet                                                  32

Lettre XIV. Usbek à Mirza.
Même sujet                                                  34

Lettre XV. Le premier eunuque à Jaron (_Roman_)             36

Lettre XVI. Usbek au mollak Méhémet-Ali gardien des
trois tombeaux à Com                                        37

Lettre XVII. Usbek au même.
Il l'interroge sur certaines prohibitions relatives aux
viandes immondes                                            38

Lettre XVIII. Méhémet-Ali, serviteur des prophètes, à
Usbek.
Légendes mahométanes sur l'éléphant, le cochon, le
rat, le lion et le chat                                     40

Lettre XIX. Usbek à son ami Rustan.
Faiblesse de l'empire turc                                  43

Lettre XX. Usbek à Zachi, sa femme (_Roman_).
Jalousie contre un eunuque blanc. Familiarités de
Zachi avec la jeune Zélide                                  45

Lettre XXI. Usbek au premier eunuque blanc (_Roman_)        47

Lettre XXII. Jaron au premier eunuque (_Roman_).
Inquiétudes conjugales d'Usbek                              49

Lettre XXIII. Usbek à son ami Ibben.
Étonnement des Orientaux qui entrent pour la première
fois dans une ville chrétienne                              50

Lettre XXIV. Rica à Ibben.
Activité des Parisiens. Puissance de Louis XIV. Le
roi et le pape grands magiciens. La _Constitution_
de Clément XI contre le père Quesnel                        51

Lettre XXV. Usbek à Ibben                                   55

Lettre XXVI. Usbek à Roxane (_Roman_).
Avantage de la réclusion pour la chasteté des femmes.
Longue résistance de Roxane. Coquetterie
des Européennes                                             56

Lettre XXVII. Usbek à Nessir (_Roman_)                      60

Lettre XXVIII. Rica à ***.
Peinture animée du théâtre en France. Lettre d'une
fille d'Opéra séduite par un abbé                           61

Lettre XXIX. Rica à Ibben.
Le pape, les évêques, les hérésies, l'inquisition           64

Lettre XXX. Rica au même.
Curiosité et badauderie parisiennes                         67

Lettre XXXI. Rhédi à Usbek.
Venise privée d'eau vive                                    68

Lettre XXXII Rica à ***.
Les Quinze-vingts. Adresse des aveugles à se conduire       69

Lettre XXXIII. Usbek à Rhédi.
Ivrognerie des princes orientaux.
Breuvages consolateurs                                      70

Lettre XXXIV. Usbek à Ibben.
Beauté des Persanes. Gravité des Asiatiques                 72

Lettre XXXV. Usbek à Gemchid, son cousin, dervis du
brillant monastère de Tauris.
Nombreuses conformités du christianisme et
du mahométisme                                              74

Lettre XXXVI. Usbek à Rhédi.
Le café Procope. Querelle des anciens et des modernes.
Barbarie des ergoteurs scolastiques                         76

Lettre XXXVII. Usbek à Ibben.
Vieillesse, goûts et défauts de Louis XIV                   78

Lettre XXXVIII. Rica à Ibben.
La liberté des femmes limitée par la tyrannie des
hommes                                                      80

Lettre XXXIX. Hagi Ibbi au Juif Ben Josué, prosélyte
mahométan.
Légendes relatives à la naissance de Mahomet                82

Lettre XL. Usbek à Ibben.
Vanité des pompes et cérémonies funèbres                    84

Lettre XLI. Le premier eunuque noir à Usbek (_Roman_).
Il veut mutiler un esclave                                  85

Lettre XLII. Pharan à Usbek, son souverain seigneur
(_Roman_).
Il ne veut pas être mutilé                                  85

Lettre XLIII. Usbek à Pharan (_Roman_).
Il lui fait grâce de la mutilation                          88

Lettre XLIV. Usbek à Rhédi.
Mépris réciproque où se tiennent l'église, l'épée et
la robe. Portrait d'un roi de Guinée. Orgueil du
kan de Tartarie                                             88

Lettre XLV. Rica à Usbek.
Monomanie d'un alchimiste                                   90

Lettre XLVI. Usbek à Rhédi.
Puérilité des cérémonies et observances religieuses.
Prière d'un déiste                                          92

Lettre XLVII. Zachi à Usbek (_Roman_).
Les parties de campagne des Persanes                        94

Lettre XLVIII. Usbek à Rhédi.
Portrait du fermier général, du directeur de consciences,
du poëte parasite, du vieux militaire grognon,
de l'homme à bonnes fortunes                                96

Lettre XLIX. Rica à Usbek.
Le capucin et les missions                                 104

Lettre L. Rica à ***.
La modestie naturelle à la vertu. Portrait d'un fat        105

Lettre LI. Nargum, envoyé de Perse en Moscovie, à Usbek.
Moeurs, climat, puissance, politique de la Russie.
Voyages et réformes de Pierre le Grand. Lettre
d'une jeune mariée russe                                   107

Lettre  LII. Rica à Usbek.
Quatre âges de femmes                                      110

Lettre LIII. Zélis à Usbek (_Roman_).
Passion d'un eunuque blanc pour Zélide. Réflexions
piquantes de Zélis à ce sujet                              112

Lettre LIV. Rica à Usbek.
Utilité des compères dans les conversations du monde       114

Lettre LV. Rica à Ibben.
Brutalités du mariage en Europe. Infidélité tolérée
par les maris                                              117

Lettre LVI. Usbek à Ibben.
Portrait de vieilles joueuses                              119

Lettre LVII. Usbek à Rhédi.
Les casuistes et la casuistique                            121

Lettre LVIII. Rica à Rhédi.
Les métiers et les industries de Paris                     123

Lettre LIX. Rica à Usbek.
Les vieillards jugent tout d'après les idées de leur
jeunesse. Les dieux faits à l'image des hommes             125

Lettre LX. Usbek à Ibben.
Les Juifs partout semblables à eux-mêmes. Calme
dont ils jouissent en Europe. Antiquité de leur
religion                                                   127

Lettre LXI. Usbek à Rhédi.
Difficultés de la position des ecclésiastiques dans le
monde laïque                                               129

Lettre LXII. Zélis à Usbek (_Roman_).
Discipline du sérail nécessaire pour inculquer aux
femmes la subordination                                    131

Lettre LXIII. Rica à Usbek.
Avantage de la liberté des femmes                          133

Lettre LXIV. Le chef des eunuques noirs à Usbek (_Roman_).
Désordres dans le sérail. Conseils dictés par l'expérience
du grand eunuque                                           135

Lettre LXV. Usbek à ses femmes (_Roman_).
Menaces et adjurations                                     139

Lettre LXVI. Rica à ***.
Contre les sots livres et les compilateurs                 140

Lettre LXVII. Ibben à Usbek.
Histoire d'Aphéridon et d'Astarté, frère et soeur
mariés selon la loi des Guèbres                            142

Lettre LXVIII. Rica à Usbek.
Frivolité des juges, rôle des avocats                      154

Lettre LXIX. Usbek à Rhédi.
Limites de la puissance divine. Incompatibilité de la
prescience divine avec la liberté humaine                  155

Lettre LXX. Zélis à Usbek (_Roman_).
Affront fait à une jeune mariée par son mari               159

Lettre LXXI. Usbek à Zélis (_Roman_).
Usbek plaint le beau-père. Incertitude des preuves
de la virginité                                            160

Lettre LXXII. Rica à Ibben.
Contre ceux qui tranchent sur tout                         161

Lettre LXXIII. Rica à ***.
Peinture satirique de l'Académie française                 162

Lettre LXXIV. Rica à Usbek.
La morgue des grands seigneurs                             163

Lettre LXXV. Usbek à Rhédi.
Tiédeur de la foi des chrétiens. Le christianisme
laisse subsister la traite des nègres                      165

Lettre LXXVI. Usbek à son ami Ibben.
Apologie du suicide                                        167

Lettre LXXVII. Ibben à Usbek.
Justification des lois qui flétrissent le suicide          169

Lettre LXXVIII. Rica à Usbek.
Lettre d'un Français sur les moeurs, le flegme, la
dévotion, la jalousie, la politesse, la littérature des
Espagnols et des Portugais                                 170

Lettre LXXIX. Usbek à Rhédi.
Préjugés, minuties, subtilités, omissions des
législateurs                                               174

Lettre LXXX. Le grand eunuque à Usbek (_Roman_).
Examen et achat d'une Circassienne                         176

Lettre LXXXI. Usbek à Rhédi.
Supériorité rationnelle des gouvernements doux,
des pénalités modérées et des institutions républicaines.
Périls du despotisme pour le despote lui-même              177

Lettre LXXXII. Nargum, envoyé de Perse en Moscovie, à
Usbek.
Les conquêtes des Tartares                                 180

Lettre LXXXIII. Rica à Ibben.
Les taciturnes (chartreux), les diseurs de rien, les
poseurs                                                    181

Lettre LXXXIV. Usbek à Rhédi.
Dieu et la justice. L'un ne serait pas que l'autre resterait
obligatoire                                                183

Lettre LXXXV. Rica à ***.
Éloge des invalides et de ceux qui meurent pour la
patrie                                                     185

Lettre LXXXVI. Usbek à Mirza.
Allusions aux désastreux effets de la révocation de
l'édit de Nantes. Appel à la tolérance                     186

Lettre LXXXVII. Rica à ***.
Les querelles de famille devant les tribunaux              189

Lettre LXXXVIII. Rica à ***.
Sociabilité, ubiquité d'un français. Épitaphe d'un
curieux mort de lassitude                                  191

Calendrier employé dans les lettres persanes               193

Notes et variantes                                         195


FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.




OUVRAGES DE M. ANDRÉ LEFÈVRE.


Les Finances de Champagne aux XIIIe et XIVe siècles.

La Flute de Pan, 2e édition.                        Hetzel.

La Lyre intime.                                     _Ibid._

Virgile et Kalidasa.                                _Ibid._

L'Epopée terrestre.                                 Marpon.

La Vallée du Nil (avec M. H. Cammas).               Hachette.

Les Merveilles de l'architecture, 3e édit.          _Ibid._

Les Parcs et les Jardins, 2e édit.                  _Ibid._

La Pensée nouvelle, en collaboration avec MM. Louis
Asseline, A. Coudereau, Ch. Letourneau, P. Lacombe,
etc. 2 vol. gr. in-8o.

Napoléon Ier (in-32).                         Bureaux de l'_Éclipse_.

Les Finances particulières de Napoléon III.     J. Rouquette.

Imp. Eugène HEUTTE et Ce, à Saint-Germain.





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or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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collection are in the public domain in the United States.  If an
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phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
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with this eBook or online at www.gutenberg.org

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with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
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through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
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     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
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     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

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forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
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of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
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liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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