The Project Gutenberg EBook of La Demoiselle au Bois Dormant, by B. de Buxy This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La Demoiselle au Bois Dormant Author: B. de Buxy Release Date: October 7, 2008 [EBook #26826] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DEMOISELLE AU BOIS DORMANT *** Produced by Daniel Fromont B. de Buxy (pseudonyme de Blanche Legrand) (Dole 1863-Fréjus 1919), _La demoiselle au bois dormant_ (1903), édition Blériot Gautier sans date L'orthographe du livre original a été conservée. LA DEMOISELLE AU BOIS DORMANT A LA MEME LIBRAIRIE DU MEME AUTEUR Le Secret de Lusabran, 1 vol. in-12 3 Honneur et Bonheur, 1 vol. in-12 3 -- Relié toile bleue, fers spéciaux, tranches marbrées 3 50 Les Epreuves d'une jeune fille, 1 vol. in-12 3 Les Filles du Médecin, 1 vol. in-12 3 -- Relié toile bleue, fer spéciaux, tranches marbrées 3 50 Une jeune belle-mère, 1 vol. in-12 3 Soeur Petite, 1 vol. in-12 3 -- Relié toile bleue, fer spéciaux, tranches marbrées 3 50 Le Grillon du manoir, 1 vol. in-12 3 -- Relié toile bleue, fer spéciaux, tranches marbrées 3 50 La Famille de Burgau, 1 vol. in-12 3 -- Relié toile bleue, fer spéciaux, tranches marbrées 3 50 La Conquête de Burgau-House, 1 vol. in-12 3 -- Relié toile bleue, fer spéciaux, tranches marbrées 3 50 Mademoiselle, 1 vol. in-12 3 -- Relié toile bleue, fer spéciaux, tranches marbrées 3 50 La Femme du Docteur Austin, 1 vol. in-12 3 -- Relié toile bleue, fer spéciaux, tranches marbrées 3 50 Les Soeurs Haudriot, 1 vol. in-12 3 -- Relié toile bleue, fer spéciaux, tranches marbrées 3 50 Le Mystère du Froid-Pignon, 1 vol. in-12 3 -- Relié toile bleue, fer spéciaux, tranches marbrées 3 50 B. de BUXY LA DEMOISELLE AU BOIS DORMANT LIBRAIRIE BLERIOT HENRI GAUTIER, EDITEUR 55, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 55 PARIS LA DEMOISELLE AU BOIS DORMANT I De l'herbe, des saules pleureurs, des roses, une verdure intense et libre; et, parmi cette herbe longue, un peu couchée, dans l'ombre légère et tremblante des saules, sous les guirlandes sveltes des rosiers, de grandes dalles en pierre grise du Jura à peu près uniformes, avec des signes gravés sur lesquels tombaient des feuilles de saule flétries, des aiguilles de pin odorantes, de larges feuilles de rose pâles. Elles ressemblaient de loin à de vieux cadrans solaires noyés dans le gazon; seulement, c'était des noms d'hommes qu'elles portaient à la place du chiffre des heures. Il y avait, dans le même enclos, une église grande comme une chapelle, basse, trapue, soutenue par des arcs-boutants qui épaississaient encore ses lignes ramassées. Le clocher, une tour carrée sans cadran, surmontait la porte principale et n'avait pas d'autre horloge qu'un essaim de corbeaux aux cris desquels les habitants du village de Mirieux prétendaient reconnaître l'heure. Un petit porche s'avançait, appuyé sur ses piliers de bois. La grand'porte, lourdement cloutée de fer, était ouverte et laissait voir, derrière la corde qui pendait du clocher, la profondeur obscure, déserte, du petit temple dans tout l'archaïsme pur de sa pauvreté. Et, en haut des trois marches disjointes, dans l'encadrement du portail, parut une jeune fille qu'on n'avait pas entendue venir et qui se trouva là comme directement émanée de ce milieu, de cette paix sacrée dont elle portait elle-même l'empreinte. Jeune fille ou enfant, elle était les deux à la fois plutôt. Elle avait une robe de soie légère, claire, semée de très fines et délicates branchettes de fougère assez espacées, et qui ressemblaient à des ombres de feuillage; les plis abondants de l'étoffe étaient retenus à la taille menue de la jeune fille par une ceinture étroite de velours vert que fixait une boucle de vieil or en forme de feuille de fougère. Un grand chapeau de paille fine mettait dans l'ombre tout son visage. Elle avait aussi des gants de peau blanche, des souliers fauves, et son costume sans âge, qui était à la fois d'un suranné piquant et d'un modernisme extrême, aurait aussi bien convenu à quelque jeune aïeule de portrait. Elle descendait, à la fin, d'une allure un peu lente et presque sans mouvement visible; elle prit un sentier que marquait à peine une flexion plus persistante, une nuance plus mate de l'herbe; elle marcha vers un groupe de ces pierres qui peuplaient les abords de l'église. Celles-là étaient plus élevées que leurs voisines. La jeune fille s'assit sur l'une d'elles comme elle aurait pris place au bord de la couche d'une amie; et elle regarda les inscriptions qui, toutes, répétaient le nom de Menaudru. Ses yeux revinrent à la pierre sur laquelle elle s'était assise. Il y avait écrit là: Auberte-Anne-Marie de Menaudru, retournée à Dieu dans sa dix-huitième année. Elle posa l'une de ses mains dégantée sur le dernier prénom, comme pour le cacher ou l'effacer, et elle lut à demi-voix le reste de l'inscription qui ainsi reproduisait exactement son propre nom: Auberte-Anne de Menaudru. Sa voix, au timbre un peu voilé, glissa et s'évanouit dans l'air tiède. Auberte demeura immobile, la main toujours appuyée sur la pierre; mais elle levait la tête pour regarder devant elle et cette attitude, rejetant son chapeau en arrière, découvrait son visage. Elle avait un teint brun pâle, presque ambré, la peau d'une texture particulière, veloutée, qui devenait sur le cou plus fine encore et plus brune, de beaux yeux bleu foncé très longs, des sourcils sombres, nets et réguliers, en forme de croissant, des cheveux brun mordoré, éclairés de longues mèches châtaines, fins, lisses, sans ondulation et dégageant le front. Ils tombaient bien plus bas que sa ceinture en une épaisse natte enfantine. Et la combinaison des nuances de son teint, de sa chevelure et de ses prunelles se fondait en un ensemble attirant et très doux. Elle regardait une hauteur boisée, au sommet de laquelle s'élevait sa demeure, le château de Menaudru. Les ombrages géants qui entouraient l'habitation la dissimulaient à demi, et l'on n'entrevoyait que par échappées fugitives des portions de sa masse grise, hardiment plantée. Auberte se leva, secouant les feuilles qui étaient déjà tombées sur elle. Pour sortir du cimetière, elle gagna une petite porte d'où lui arrivaient des vibrations intermittentes, vagues et argentines. De l'autre côté du mur, derrière la porte, attendait une belle mule d'aspect plantureux, fier et pacifique, plus une petite fille hâlée qui faisait mine de garder la mule; mais il était évident qu'en réalité, c'était la mule qui surveillait la conduite de l'enfant. Auberte s'approcha, et dit distraitement: -- Laisse Olge, ma petite. Et voilà pour ta peine. Elle tira une piécette d'un porte-monnaie d'écaille blonde à monture d'argent et de velours bleu très passé, qui avait bien pu appartenir à la première Auberte de Menaudru. Elle se ravisa en regardant la petite figure rougie et morose qui se détournait. -- Tu as encore pleuré, dit-elle avec un accent de réprimande qui ne messayait pas à ses jeunes lèvres sérieuses. Zoé, tu t'es mise en colère! Et qu'est-ce qui t'a meurtri la joue? C'est à ta nourrice que je donnerai ta récompense. -- Excusez-la, demoiselle, dit soudainement une grande paysanne sèche derrière Auberte, c'est une enfant; une enfant tombe souvent, se tale et pleure. -- Mais une enfant sage ne se fâche pas, répliqua Auberte en effleurant du doigt la joue empourprée de la petite fille. Les yeux de Zoé eurent un éclair qui parut déconcerter Auberte. Elle fit un geste pour attirer à elle l'enfant, mais elle se contenta de dire: -- Tu n'as pas de chagrin, Zoé? personne ne t'a fait du mal? Zoé ne sembla point entendre. -- Ah! soupira la nourrice Hermance, c'est bien la petite bûche la plus entêtée. La demoiselle veut-elle que nous l'aidions à monter sur sa mule? -- Merci, fit Auberte avec une dignité tranquille, je rentre à pied. Hermance s'éloigna dans une autre direction, emmenant la petite Zoé. Zoé était nu-pieds, soit qu'elle ne possédât point de chaussures, soit qu'elle eût, comme l'en accusait souvent Hermance, laissé ses sabots dans quelque haie pour faire des nids aux oiseaux. Elle avait, pour tout vêtement, une chemise trop large et une jupe trop courte; son apparence était comique et sauvage. Auberte ne sut pourquoi elle avait le coeur serré en la voyant marcher, si malingre et petite, à côté de la grande femme pondérée qui lui servait de mère. Auberte referma la petite grille qu'elle venait de franchir, remit dans son aumônière de velours myrte la clef qui était sa propriété personnelle et s'engagea dans une allée. Le parc de Menaudru touchait au cimetière, avec lequel il communiquait par cette porte, et les châtelains n'avaient point à sortir de chez eux pour venir à l'église. Le parc, immense et touffu, s'étendait sur tout ce flanc de la montagne en une avalanche de verdure parcimonieusement coupée de clairières et de pelouses. Auberte avait enroulé la bride à son bras et cheminait côte à côte avec Olge. Parfois, elle passait silencieusement la main sur les flancs lustrés de la bête et plongeait, avec une complaisance rêveuse, son regard dans les yeux brillants d'Olge; cela la reposait d'avoir eu à subir le regard farouche et hostile de cette petite rebelle de Zoé. Olge n'était point une mule ordinaire: le premier coup d'oeil suffisait à vous en convaincre. C'était d'abord une bête de grande valeur par sa beauté, la sûreté impeccable et élégante de son allure, la souplesse ferme de ses membres aux formes parfaites, l'éclat de son poil gris d'argent moiré comme un satin. Mais ces attraits extérieurs, tout rares et précieux qu'ils fussent, n'étaient que peu de chose auprès de ses autres qualités. De fait, elle avait les mouvements d'une intelligence lucide et prompte, et ses yeux, ses yeux humides d'animal tendre, dans lesquels sommeillait une étincelle de malice, avaient un regard si vivant, si parlant, qu'ils vous troublaient comme l'appel d'un coeur humain enfermé dans ce corps de bête. Mais ils ne troublaient point Auberte: elle avait l'habitude, depuis l'enfance, de considérer sa mule comme un membre marquant de son entourage, et, peut-être sans bien s'en rendre compte, comme un bon esprit attaché à sa personne sous cette forme. Et, dans l'ancestral patrimoine de Menaudru, dans la solitude inviolée de ses bois et de sa montagne, Auberte avait mené une vie assez étrangement retirée pour que de telles croyances pussent flotter avec l'air qu'elle respirait. Laurent de Menaudru, son frère aîné, qui n'était que son demi-frère, lui avait fait présent de cette mule alors qu'elle n'était encore qu'une petite fille. La mule s'appelait déjà Olge, sans que personne connût l'origine de ce nom scandinave, non plus que rien de son histoire. Depuis cette époque de leur réunion, Auberte avait passé bien des heures de son existence contemplative bercée par le pas d'Olge. Olge était une amie fidèle; la musique des grelots d'argent de son collier avait été l'accompagnement invariable des longues méditations d'Auberte. Elles avaient exploré ensemble, dans tous les sens, le parc dont elles ne sortaient guère, mais qui était assez vaste pour suffire à leurs plus aventureuses excursions. Auberte se promenant sur sa mule, avec son air de détachement et de royale douceur, était bien la princesse qu'il fallait au vieux domaine endormi, et elle portait aujourd'hui dans ses lentes courses une âme aussi innocente que l'avait été son âme d'enfant. Si mesurée que fût leur allure, Auberte et Olge finirent par atteindre le château. C'était une construction singulière, et ses murs, édifiés en pierre indestructible du Jura, avaient une assez effrayante épaisseur pour justifier en quelques points l'origine démesurément reculée qu'on lui attribuait. Les chroniques du lieu attestaient que là avait été bâti le palais des vieux rois burgondes, et que ceux-ci avaient longtemps abrité leur trésor dans ces murs de forteresse qui portaient déjà, ou à peu près, le nom de Menaudru. Ce trésor était passé à l'état de légende. Ses restes fort écornés, il se comprend, par l'oeuvre combinée des siècles et de nombreuses générations de Menaudru, existaient encore, prétendait-on, lors de la Révolution, époque à laquelle ils avaient définitivement disparu sans laisser de trace. L'architecture extérieure de la maison était, sur une face au moins, d'une simplicité primitive et toute mérovingienne. Au-dessus d'une vallée très accidentée, dont elle dominait les parois abruptes, cette aile formait un carré long, massif, de pierres grises, soutenu jusqu'à la hauteur d'un second étage par de formidables contreforts au pied desquels commençait la pente de la vallée. Il n'y avait d'ouvertures qu'au sommet du bâtiment, où une rangée de fenêtres carrées à petites vitres avaient été percées ou multipliées à une date récente, puisqu'elle ne remontait guère qu'à quelques siècles. On embrassait de là une vue extraordinaire, un entrecroisement de montagnes et de vallées qui produisait des jeux magiques de lumières et d'ombres, tandis qu'autour de Menaudru, le grand vide de sa solitude aérienne se creusait en abîme vaporeux, ou bien, par les beaux jours, s'étendait en un calme resplendissement d'éther. Quand on était tout près, et dans l'immédiat voisinage des contreforts, on s'apercevait qu'une autre construction, moderne celle-là, avait été adjointe à Menaudru et que, par une disposition assez inexplicable, les deux bâtiments qui étaient contigus se tournaient exactement le dos. Cette sorte d'annexe, qui n'appartenait pourtant point à Menaudru et qu'on appelait la Maison, par opposition au château, était abandonnée depuis longtemps; les hiboux, les hirondelles, les chauves-souris y avaient élu domicile. Le lierre et la verdure l'étouffaient de leurs envahissements, au point de lui donner l'aspect d'une énorme hutte de feuillage. Ainsi retranchée derrière le rempart de ses arbres et des murs élevés de sa cour, elle disparaissait et il était facile d'oublier que ce parasite disputait au château la possession autocratique du mont de Menaudru. Cette après-midi, un souffle invisible soulevait les rideaux de verdure de la maison. Auberte tourna le bâtiment d'avant-garde de son château en suivant la bande de gazon, assez large en réalité, qui côtoyait le vide et servait de chemin, elle entra dans une cour profonde, assombrie par des ormes gigantesques. L'aile burgonde, comme on appelait la plus ancienne partie de Menaudru, formait, avec deux autres bâtiments enjolivés de tourelles et de fenêtres voûtées, trois côtés de cette cour. Auberte laissa sa mule au soin d'un vieux domestique et pénétra dans la maison. C'était une demeure bien silencieuse et que la grandiose proportion de ses pièces, la hauteur de ses plafonds faisaient paraître nue, en dépit de son mobilier froidement somptueux et de ses tentures. Auberte entra dans un salon au luxe symétrique; les rideaux de velours uni étaient montés avec des anneaux de verre sur des baguettes qui ressemblaient à des verges d'or. Près de la porte-fenêtre, une femme était assise, sa tapisserie à la main: les matériaux de son ouvrage étaient posés auprès d'elle, sur un guéridon à galerie de cuivre. Auberte traversa, d'un pas glissant, le salon dont le parquet ciré était une étonnante mosaïque compliquée, une combinaison puérile et savante de rosaces géométriques en bois différents dont les essences odorantes gardaient encore un parfum vague qui imprégnait la pièce. La travailleuse, qui était la comtesse de Menaudru, leva la tête. Elle était la mère d'Auberte, mais on l'eût prise aisément pour son aïeule, tant sa chevelure était grise, ses yeux éteints, son visage fatigué. Elle avait, sur ses traits fins, une expression distinguée et douce qui, seule, subsistait dans l'effacement absolu, volontaire ou fatal, de sa personne, de sa mise et de son caractère. Elle répondit d'un signe de paupières au bonjour de sa fille et effleura de ses lèvres décolorées, presque timides, la joue qui se penchait vers elle, cherchant ses caresses. -- Laurent est-il rentré? demanda Auberte. -- Non, répondit Mme de Menaudru, il ne reviendra pas ce soir. Et comme Auberte se dirigeait vers la terrasse: -- Vous sortez encore, Aube? dit la mère. Que ferez-vous? -- Je... je dessinerai, je pense, fit la jeune fille en étendant sa main nonchalante vers un carton à dessin aux rubans soigneusement noués. Viendrez-vous avec moi, maman? -- Non, pas aujourd'hui: votre père peut m'appeler. Ce n'était jamais aujourd'hui que Mme de Menaudru pouvait sortir avec Auberte. La jeune fille prit son carton à dessin et s'en alla seule, avec une aisance résignée et calme, qui témoignait d'une longue habitude. La petite scène qui venait de se passer se renouvelait à peu près tous les jours; la mère et la fille avaient échangé cent fois déjà les paroles qu'elles venaient de se dire, et sur le même ton affectueux, désintéressé, un peu assoupi. Mais Auberte avait senti quelque chose d'inusité dans la manière d'être de sa mère, un imperceptible trouble qui, chez cette nature bonne et détachée, pouvait passer pour un indice de mécontentement ou de malaise. Auberte pensa que son père avait, peut-être, une crise de spleen plus accentuée que de coutume et, quoiqu'elle dût en subir le contre-coup, elle ne songea pas plus à s'en irriter que d'une variation inopportune de la température. Le salon donnait de plain-pied sur la terrasse dont les minuscules parterres, en forme de coeurs, de losanges, de trèfles à quatre feuilles, de croix grecques, étaient remplis de verveines, de balsamines et de pensées, et séparés par de petites allées aux cailloux ronds. Une antique balustrade de pierre entourait cette terrasse, d'où l'on descendait par une suite de marches très larges sur une grande pelouse. C'était ici la façade nord de Menaudru, et le château étant construit en contre-bas sur la montagne, les ouvertures se trouvaient au niveau du parc. Car c'était encore le parc, mais du côté de la grande montagne qui s'élevait bien plus haut que Menaudru. On ne découvrait de là ni champs, ni villages, rien que des pâturages et des sapins, des sapins surtout dont les émanations résineuses chargeant l'air frais et vif, le rendaient délicieux à respirer. Auberte marchait sous le feuillage indiscipliné, et les branches pénétrées par le soleil l'enveloppaient d'une haleine aromatique et chaude. Elle s'avançait posément comme vers un but déterminé; et le sentier, envahi par les arbustes échevelés qui auraient dû lui faire une haie décorative, la conduisit en peu d'instants à un mur d'enceinte, couvert de lierre, assez dégradé pour qu'elle se servît de ses interstices comme de marches et arrivât sans difficulté au sommet, qui était large et rembourré de mousse. C'était la clôture qui séparait du jardin de la Maison le parc du château, et ce jardin l'emportait sur le parc en sauvages magnificences. De sa place, Auberte dominait le fouillis verdoyant où couraient des frissons de vie mystérieuse. Jamais personne ne venait là; le regard d'Auberte était le seul qui cherchât jamais la beauté de ce recoin vierge. Depuis des années, arbres et plantes y allongeaient sans contrainte leurs pousses les plus folles. Il régnait dans ces parages une paix ardente qui enveloppait l'âme d'Auberte. Elle aimait à regarder dans le jardin, elle aimait à sentir ce jardin près du parc, redoublant la paix et la solitude de Menaudru par une paix et une solitude plus complètes et plus mystérieuses. Car, bien entendu, le jardin était plein de mystères pour Auberte. Dans ces massifs, sous l'entrelacement de ses branches, passaient des ombres que le commun des mortels appelait des écureuils ou des hérissons, des couleuvres ou des oiseaux. Auberte savait à quoi s'en tenir. Qui alors récoltait les fruits tombés dans l'herbe épaisse? qui est-ce qui cueillait les grandes fleurs épanouies à foison et qui, vues de loin, dans la pénombre verte des feuillages ou sous un embrasement de soleil, prenaient des formes et des splendeurs inconnues? Auberte s'emplissait les yeux de la quiétude religieuse de ce lieu. Elle avait pour s'appuyer le tronc d'un grand sapin, le plus haut de Menaudru, qui avait poussé contre le mur qu'il semblait étayer, et prenait racine bien plus bas parmi les ruines d'une ancienne chapelle. Ses branches majestueuses projetaient leur ombre noire en partie sur Menaudru, en partie sur l'enclos voisin. Le grand sapin était un ami spécial d'Auberte, le large geste de ses branches étendues était rempli d'amour et d'un secret appel. Et sa voix, le bruit du vent dans sa verdure immortelle... Mais je ne vous en dirai rien, je ne parlerai pas du langage que le sapin tenait à Auberte. Elle l'écoutait avec recueillement, sans bien le comprendre. Elle avait cru, parfois, qu'il disait toujours et sans se lasser: Ici, ici... Et c'est peut-être pour cela qu'elle revenait volontiers ici. Elle se couchait à demi sur le mur effrité et moussu, ses yeux un peu somnolents perdus devant elle, ses mains oisives jointes sur ses genoux. Aujourd'hui, dans un élan soudain, elle attira l'une des branches retombantes et cacha tout son visage contre ce feuillage balsamique de sapin. A ce moment, elle entendit près d'elle un cri d'oiseau, et, sur sa jupe, tomba un fruit qu'elle prit d'abord pour une pomme de pin, mais qui était une figue. Elle examina le figuier tortu, dont la tête chevelue dépassait la cime du mur et la recouvrait de lourdes cascades vert sombre. Le figuier se mettait-il à lui offrir ainsi ses fruits? Un autre cri d'oiseau jaillit, si vif et si près d'elle qu'elle tressaillit un peu, tout en continuant à réfléchir. Comme toute sa vie avait été facile et unie, se disait-elle, un peu engourdissante dans cette tiédeur égale de bien-être moral et physique; mais la torpeur auguste de Menaudru lui était favorable. Tout le monde était si bon, sa mère, son père et Laurent, le fils aîné de M. de Menaudru, malgré leur froideur et leur réserve extrêmes, et les pauvres, les serviteurs, les paysans, personne n'avait jamais eu pour Auberte un regard dur ou une parole acerbe. Et elle se demandait pourquoi tout le monde était si bon pour elle. Encore un cri d'oiseau, mais celui-là prolongé, doux et triste, résonna comme une réponse qu'elle ne comprit point. Puis un autre joyeux et moqueur, puis la chute preste d'une nouvelle figue. Les oiseaux les plus variés s'étaient-ils donné rendez-vous dans ces parages? et quel était l'écureuil espiègle qui visait la robe d'Auberte? Mais toutes les voix d'oiseaux s'élevèrent à la fois en un gazouillis bruyant et malicieux. Auberte se dressa vivement sur le mur et regarda dans le jardin. Quand elle vous disait que c'était un jardin enchanté! Dans le feuillage du figuier, deux grands yeux gris, clairs et limpides comme une eau étincelante, la regardaient droit dans les yeux. Et, tout autour d'elle, sur les arbres, dans les arbustes, brillaient d'autres prunelles curieuses. N'avait-elle pas bien deviné! Le vieux jardin délaissé ne recélait-il pas d'incomparables merveilles? Il avait dormi longtemps, mais voilà que le sortilège était rompu: ses arbres s'animaient, ses fleurs se balançaient sous de surnaturelles impulsions, la vie commençait à sourdre dans les brins d'herbe. Il y eut un grand froissement de feuilles, un jeune corps svelte et long, vêtu de serge bleue, se dégagea du figuier, et, sur le mur, se dressa une jeune fille alerte et souple, tout contre Auberte qui, dans sa surprise, faillit tomber à la renverse. Elle fut retenue par une petite main fort vigoureuse, à l'étreinte énergique et franche; un rire vif passa entre des dents courtes, menues, dont l'éclat vraiment invraisemblable éblouit Auberte. -- Allons! n'ayez pas si peur, je suis Gillette Droy! N'allez-vous pas vous évanouir? Je voudrais qu'Hugues vous voie. Auberte, aussi palpitante que si l'un des grands iris de l'étang se fût courtoisement approché d'elle pour lui parler, regardait l'interlocutrice qui lui tombait littéralement du ciel. L'inconnue était mise en habitante fort moderne du monde civilisé. Elle était très mince, très élancée, de tournure élégante, et son type n'avait certes rien de banal. Son visage, irrégulier et délicat, était accaparé par ces yeux rieurs, d'un gris pâle et limpide, qu'Auberte avait vus tout à l'heure; sa peau, si fine qu'elle atteignait une idéale transparence, était presque uniformément rose tendre, à peine si elle s'avivait aux joues d'une teinte plus prononcée; enfin, elle était nu-tête et sa chevelure assez ébouriffée, d'une consistance moelleuse, était d'un blond de chanvre presque blanc quand on la voyait sous un certain jour, et s'éclairait par instants d'une lumière extrêmement pâle, un peu féerique. -- Et qui est donc Gillette Droy? dit Auberte qui retrouvait déjà sa dignité sérieuse, empreinte de douceur. Mlle Gillette se retourna comme pour en appeler aux arbres, à la Maison, ou à quelque invisible témoin. -- Elle ne sait pas qui nous sommes!... fit-elle. Et revenant à Auberte: -- Vous ne savez pas à qui appartient cela? Elle embrassa du geste tout son inculte domaine avec la Maison dont un coin de toit dépassait le feuillage. Auberte ne pouvait croire à la vérité qu'elle voyait poindre; une sorte d'animation amena un peu de sang à ses joues. -- La Maison appartient à des gens qui ne l'habitent point, fit-elle; des parents éloignés à nous, je crois. -- Oh! pour la parenté, qu'il n'en soit pas question, s'il vous plaît, intercala Gillette; mais la Maison est à nous, bien à nous. Mon père ne pouvait pas l'habiter parce qu'il avait une profession. Il vient d'obtenir sa retraite et nous sommes arrivés cette après-midi. Eh bien! voyons... Un mouvement s'était produit dans les arbres voisins, puis dans quelques buissons, et, de tous ces points, sortaient de nouveaux personnages, enfants ou adolescents, tous de mine aventureuse, tous nu-tête et arborant comme marque distinctive des chevelures abondantes dont la couleur était une nuance très accentuée ou encore plus éteinte des cheveux de Gillette. Et ils avaient tous d'imposants sourcils clairs en croissant qui rappelaient par le dessin, sinon par la couleur, les beaux sourcils d'Auberte. -- Nous avons débarqué sans crier gare ni prévenir personne, puisqu'il n'y avait rien à garer ni personne à prévenir. Et, conclut Gillette, je suis venue manger des figues avec quelques-uns de mes frères et soeurs. -- Quelques-uns? fit candidement Auberte à qui cette ribambelle de têtes jaunes paraissait prodigieuse. -- Oui, cinq à six seulement. Les autres sont à la maison avec Stéphanie d'Aumay, notre cousine qui nous instruit. -- Stéphanie d'Aumay? -- Oui, elle porte un nom de votre famille; elle doit être aussi, en quelque façon, votre cousine, mais je vous préviens qu'elle n'en est pas plus flattée que vous. Nous avons encore Hugues, notre lieutenant qui voyage; Pascal, qui est à son école d'agriculture; Edmée et Marc qui dépaquètent avec maman; mais voilà Camille, ma petite soeur, et Jacques; ces deux garçonnets sont Joseph et Antoine; notre paire de babies s'est endormie dans quelque coin. C'est tout. -- Ah! c'est tout, répéta Auberte tout étourdie. -- Mais oui, dit l'imperturbable Gillette pendant que la fillette qu'elle avait nommée Camille, et qui était une reproduction en miniature de Gillette, se rapprochait d'un air peu amical. Nous étions là avant vous, nous nous sommes cachés en vous entendant venir. Vous vous êtes assise d'un air si poétique sur ce vieux mur... A quoi rêviez-vous? Au trésor de Menaudru? L'avez-vous, oui ou non, trouvé? Vous savez que celui qui le trouvera en perdra son bonheur? C'est qu'il faudra nous en donner la moitié, si vous voulez être à peu près honnête. Cela ne m'étonnerait pas que vous le gardiez pour vous. -- Moi? fit Auberte abasourdie. Les autres enfants s'étaient avancés peu à peu et ils finirent, on ne sait comment, par être tous groupés sur le mur comme une volée de pigeons. Et ils écoutaient avec une délectation admirative les discours de leur aînée. -- Vous êtes contente de nous savoir pauvres; mais je vous assure que cela nous est bien égal, et cela vous ennuiera toujours un peu que nous habitions la Maison. -- Il faut bien que nous habitions la Maison puisque vous nous avez pris le château, dit avec rancune Mlle Camille, dont la longue toison était couleur paille de seigle, tandis que le jeune frère, sur l'épaule duquel elle s'appuyait, était pourvu de mèches courtes, frisées, qui avaient positivement des teintes d'abricot. -- Moi, je vous ai pris... balbutia Auberte qui tombait de stupeur en stupeur. -- Oui, vous et votre mère, et votre grand-père avant vous. Nos deux grands-pères étaient frères et leur aïeul, qui était le maître de Menaudru, a légué le château au méchant vôtre aux dépens du pauvre mien, qui était pourtant l'aîné et s'appelait Hugues comme mon frère. On lui a donné de l'argent, en compensation, mais ce n'est pas l'argent qui nous importe, c'est le château, d'autant plus que nos grands-parents ont perdu ensuite leur fortune. -- Cam, taisez-vous! dit Gillette d'un ton d'avertissement péremptoire. -- Laissez-moi dire, puisqu'elle ne sait pas... Alors, comme Hugues de Menaudru était terriblement en colère, il a fait bâtir la Maison sur le coin de terre qui était à lui et qu'on ne pouvait pas lui reprendre; et pendant que votre mère héritait à son tour du château et épousait son cousin de Menaudru, maman se mariait de son côté, fermait la Maison et s'en allait courir le monde avec le patriarche -- c'est mon père. -- Mais nous voilà revenus pour tout de bon et bien heureux, quoiqu'il nous en coûte d'être dépossédés: il faut bien apprendre à souffrir l'injustice. -- Cam, fit encore Gillette, vous causez trop si vous causez bien. -- Vous vous figurez, continua Cam sans rien entendre, que le château vous appartiendra après votre mère; mais nous saurons bien vous en déloger et vous le reprendre. -- Comment cela? dit Auberte à la fois effrayée et incrédule. -- Oh! vous n'y serez pas longtemps, fit Cam avec exaltation, nous revendiquerons nos droits. Nous avons tous juré de reconquérir Menaudru, Hugues et Gillette aussi... -- C'est vrai, quand nous étions enfants, dit Gillette d'un air indéfinissable. Le serment tient toujours, et, savez-vous? je crois bien que c'est moi qui vous reprendrai Menaudru. -- Mais comment, comment? s'écria Auberte. -- Ah! je n'en sais rien. D'abord, je ne marierai jamais, fit Gillette avec conviction, comme si c'était la première condition indispensable. Je me consacrerai toute à ma tâche. Et ce que je veux, je le veux bien: demandez-le-leur. -- Oh! elle le veut bien, dirent-ils avec un édifiant ensemble. Ce choeur fit une impression lugubre sur Auberte. -- Et quand j'aurai le château, reprit Gillette; on me verra à l'oeuvre, on verra ce que je ferai de Menaudru! -- Vous y changeriez quelque chose? fit Auberte haletante. -- D'abord, à bas ces insipides murs qui le séparent du bois. -- Mais... commença Auberte. -- Et puis, dit Cam, on nettoiera proprement tout ça. Elle montra les ruines branlantes et charmantes de la chapelle avec leurs arceaux brisés, leurs pans mi-écroulés, leurs fenêtres béantes, où, en place de vitraux, s'encadraient des morceaux de ciel. -- L'on établira sur l'emplacement une grande chapelle neuve dont les gens de la montagne, qui n'ont pas d'église, pourront se servir avec nous, fit Joseph, le petit garçon aux boucles rutilantes. On percera une route pour relier la montagne à Mirieux. -- Et tout le monde passera sur Menaudru?... gémit Auberte. -- On y amènera l'eau à torrent, ce qui nous procurera par la même occasion la lumière électrique, fit allègrement Antoine, et nous déverserons sur Mirieux notre superflu de lumière et d'eau. Notre téléphone se raccordera à celui de Besançon. -- Un peu plus tard, dit Gillette qui semblait s'amuser beaucoup. Commençons par le plus pressé. Je compte au moins trente-cinq fenêtres à percer sur-le-champ. Je démolirais plusieurs murailles. J'enlèverais le toit du grand pignon pour avoir une galerie avec des baies vitrées sur tous les points de l'horizon. -- A la place des serres, on installerait nos ateliers, nos classes et l'ouvroir que les religieuses de Mirieux doivent nous organiser, annonça Joseph. On mettrait les serres à la place du salon qu'on changerait d'étage, et la salle des gardes deviendrait notre salle de jeux. -- Quant aux arbres, fit encore Gillette, ils sont désordonnés. Nous nous livrerons à un grand abatage. -- Mes arbres... Ce fut un cri d'indignation. -- Ils étouffent le château. Il faut élaguer, couper, arracher un peu partout. -- Non, non... -- Il faut donner de l'ouvrage à notre scierie neuve: coupons les sapins. Les chênes masquent la vue: à bas les chênes... Dans un irrésistible mouvement de douleur, Auberte se couvrit le visage de ses deux mains pour ne plus entendre ces voix inexorables, pour ne plus voir cette horde de jeunes vandales acharnés, brûlant d'apporter la destruction, la profanation à Menaudru, de rompre l'enceinte sacrée de ses vieilles pierres et de ses antiques verdures pour faire pénétrer à grand fracas la vie moderne avec ses inventions vulgaires, son tumulte sacrilège, dissiper l'ombre austère, pieuse, l'ombre des siècles, pour livrer passage au grand jour inquisiteur, au grand air de tout le monde. Ils étaient tous debout, les yeux brillants, dans leur enthousiasme destructeur, le bras levé, prêts à exécuter leurs menaces... Elle crut que c'était fait, qu'ils étaient déjà les maîtres. Elle voila plus étroitement son visage et, balançant sa tête désespérée, soupira: -- Mon Menaudru!... -- Mais ce ne sera plus votre Menaudru, riposta Gillette qui prenait feu à son tour. Nous vous forcerons bien à en convenir. -- Ne croyez pas que nous vous laisserons en repos; notre serment tient plus que jamais, et vous n'en avez pas fini avec nous, poursuivit Cam. N'avez-vous pas honte de nous prendre notre place? Car vous nous prenez notre place, vous couchez dans mon lit, vous regardez par ma fenêtre... -- Tenez, s'écria Gillette, cela me dévore quand j'y pense et je vous déteste... Et la petite Cam dit d'un ton fanatique: -- C'est moi qui la déteste le plus! Sur cette déclaration, toute la bande s'ébranla. Quelqu'un avait murmuré le mot de patriarche. Il y eut un sauve-qui-peut si agile qu'en peu de secondes, Auberte se trouva, comme par miracle, seule sur son mur. Elle regarda avec effarement autour d'elle. Le jardin était aussi muet que le parc, pas un arbre ne bruissait, il ne restait pas un indice de l'apparition, et Auberte fut en droit de croire qu'elle avait rêvé l'inconcevable attaque qui venait de la terrifier. II On était au soir. Après s'être habillée et recoiffée pour le repas, Auberte avait dîné avec ses parents en grande cérémonie. En grande cérémonie, le repas pompeusement servi par des domestiques en livrée funèbre, avait déroulé l'immuable ordonnance de ses services, et Auberte, assise à la droite de son père, avait eu tout le loisir de regarder en face d'elle la place vide de Laurent. Le changement de costume, l'impression rafraîchissante des ablutions de sa toilette avaient effacé de la jeune fille le trouble des dernières heures; sa frayeur s'en était allée avec l'ardeur de sa grande émotion. Il ne lui restait plus qu'un peu d'inquiétude, et c'était à bien peu de chose près l'Auberte de tous les jours qui avait rempli son rôle de jeune patricienne docile et passive à la table de son père. La famille passa au salon, M. de Menaudru, qui était un grand vieillard pâle et taciturne, prit une Revue. Il lisait en tenant sa brochure loin de ses yeux. A l'autre bout de la grande table, Aube, près de sa mère qui tirait l'aiguille, maniait lentement une navette à filet. Dans le cours de la soirée, un domestique apporta un échiquier de grand prix. Mme de Menaudru laissa son ouvrage pour jouer aux échecs avec son mari, et Aube resta seule à sa place. Sa silhouette se dessinait frêle, gracieuse, un peu affaissée dans le demi-jour des lampes. C'était le même salon où Auberte avait échangé quelques mots cette après-midi avec sa mère; mais la pièce, déjà mélancolique en plein jour, devenait glaciale à cette heure, alors que ses fenêtres closes la barricadaient contre les douceurs de la nuit, le parfum des corbeilles de la terrasse. Une tristesse tombait des murs peints en blanc, des tentures longues et étroites, elle émanait des deux joueurs dont l'attitude décelait un décent et inconsolable ennui, une application désintéressée. Aube s'efforçait de se tenir droite sur sa chaise haute, aux pieds en fuseau. Elle avait passé là tant de soirées semblables, tant d'heures indiciblement monotones, que toute cette monotonie accumulée semblait peser à la fois sur ses épaules. Les veillées de Menaudru se succédaient comme les mailles du filet dont elle alignait à l'infini les rangs identiques. Si Laurent avait été là, il aurait joué aux échecs avec son père, et Mme de Menaudru restant auprès d'Auberte, lui aurait lu, de temps en temps, à demi-voix, quelques passages des Jeunesses célèbres. Le livre restait fermé à côté d'Auberte, Auberte n'essayait pas de lire. -- Pourquoi somme-nous brouillés avec les Droy? Ces mots s'élevèrent tout à coup dans le silence, prenant à l'improviste jusqu'à Auberte qui les avait inconsciemment prononcés. Une teinte plus grise envahit le visage de la Comtesse, qui effleura son mari d'un regard furtif, rapide. -- Pourquoi parlez-vous d'eux? dit M. de Menaudru. -- Parce que je les ai vus aujourd'hui, repartit Auberte qui ne manquait point, à sa façon posée, d'une certaine vaillance. Les yeux froids du père s'attachèrent avec une sorte de compassion sur le Comtesse, dont les lèvres tremblaient. -- Votre mère a eu lieu de se plaindre comme moi de ces gens. Ils se sont mal conduits à notre égard. -- Eux? -- Non, pas eux-mêmes, mais les parents de Mme Droy. Il y a eu des paroles regrettables échangées, bien qu'ils se soient inclinés devant la loi et les faits. -- Est-il vrai, reprit Aube dont le coeur battait à grands coups, mais qui était résolue à élucider le problème, est-il vrai que ce sont eux qui auraient dû avoir Menaudru? Sa voix faiblit dans l'angoisse que lui causaient de pareils mots. -- Ils se sont plaints, mais tout a été fait selon la justice, dit la Comtesse frémissante qui regardait toujours son mari pour chercher une lui une caution. M. de Menaudru répondit nettement: -- Ils auraient eu le château si leur grand-père, qui était libre de ses actions, avait jugé bon de le leur donner et d'en déposséder votre mère. Le Comte se tut et il était facile de voir, à sa contenance, qu'il considérait la question comme irrévocablement close. -- Aube, dit la voix incertaine de Mme de Menaudru, vous ont-ils inquiétée? que vous ont-ils dit? Chère enfant, si leur voisinage nous est trop à charge, nous quitterons Menaudru pour l'automne. Aube lui répondit de loin par un petit signe de tête très grave et très tendre, et la partie d'échecs continua. Mme de Menaudru ne soupçonnait pas les menaces et les reproches qui avaient si inopinément assailli Auberte, produisant dans sa vie égale l'effet d'un obstacle irritant qui en détournerait momentanément le cours. Oui, Aube avait été blâmée, accusée, pour la première fois depuis qu'elle était au monde. Ces Droy étaient des gens dangereux, presque abominables. Aube était bien aise de savoir leurs revendications injustes; mais leur présence allait empoisonner Menaudru. Cependant, elle se rappelait l'étreinte forte et sincère d'une petite main qui, au moment où elle chancelait sur le mur, l'avait si fermement retenue. C'était comme la manifestation d'une volonté qui aurait impérieusement pris possession d'elle. Auberte glissa dans l'embrasure de la fenêtre, une embrasure profonde comme une chambrette. Ah! par exemple, elle défiait bien Gillette d'abattre ces murs... Aube cherchait à voir dans l'obscurité du dehors; la Maison était là, tout près, presque à portée de la voix, attirante et redoutable, avec cette vie intense qui maintenant se dégageait d'elle et traversait le rempart des pierres et des arbres de Menaudru. Que faisait Gillette ce soir, au milieu du troupeau qu'elle avait une si originale façon de diriger? Elle pressentait que Gillette ne devait pas faire de filet. Ils avaient énuméré tant de choses, cela impliquait des occupations si variées et nombreuses, que rien qu'en y songeant, Aube était lasse. Ils avaient parlé d'ateliers, qu'y faisaient-ils? Et d'une salle de jeu, ils s'amusaient donc? A dix heures, on apporta le bougeoir de Mademoiselle. Auberte prit congé de ses parents et suivit Jeanne, sa gouvernante, qui marchait la première, portant le flambeau. Elles traversèrent des appartements déserts, des corridors tortueux. Le château avait été pillé au moment de la Révolution. Ses propriétaires l'avaient complètement remeublé sous le premier Empire. C'était de cette époque que datait presque tout le mobilier, et le style empire donnait un aspect particulier à ces pièces où l'on se serait attendu à rencontrer surtout les bahuts sculptés, les chaires monumentales et tout le massif appareil du moyen âge. Elles arrivèrent à la fin dans la chambre d'Auberte. La jeune fille habitait l'aile burgonde; ses larges fenêtres, près desquelles aboutissait l'extrémité des contreforts, plongeaient sur les vallées. L'un des murs de cette chambre touchait à la Maison. Jeanne déshabilla Aube, la coiffa pour la nuit. -- On n'a pas des cheveux comme ça, marmottait orgueilleusement la vieille servante en arrangeant la belle tresse interminable aux fugitifs reflets lumineux. Jeanne se retira, emportant le bougeoir, d'après le règlement qui déterminait dans ses plus minutieux détails le service d'Auberte. Auberte resta seule, étendue les yeux ouverts dans son lit aux quatre colonnes duquel étaient fixés les rideaux de soie rouge, mince et bruissante. ..... Le lendemain était un dimanche. L'assistance put admirer à l'église, dans deux bancs jusque-là inoccupés et qui faisaient audacieusement face aux bancs de Menaudru, une théorie de têtes juvéniles aux cheveux jaunes; du paille incolore à l'orange, toute la gamme était dignement représentée; les deux babies qui terminaient cette glorieuse série donnaient vraiment à penser que, d'après une opinion en honneur dans leur famille, les blés mûrissant sur la tête des autres n'étaient encore, sur leurs petites caboches enfantines, qu'à l'état de blés verts. Il y avait, dans les bancs combles de la Maison, seulement ce que Gillette aurait appelé: quelques-uns d'entre nous, car il manquait encore à la tribu le père et les deux fils aînés qui avaient assisté à la première messe. L'attitude des Droy étonna Auberte; elle était à la fois si pénétrée et si franche qu'ils semblaient respirer, dans l'église, une atmosphère révérée et familière. L'âme d'Auberte était naturellement et tendrement pieuse, quoique ses parents, dans leur indolence, peut-être dans une crainte secrète de favoriser en leur fille un attrait trop puissant, n'eussent pas fait chez eux de la religion la force vivante qui imprégnait visiblement le coeur des jeunes Droy, si elle ne disciplinait pas encore l'exubérante vitalité de leur manière d'être. Ceux qui avaient compté sur la sortie de l'église pour mieux examiner les nouveaux paroissiens, en furent pour leurs frais de curiosité, car, de la façon la plus prestigieuse, toute la jeunesse Droy se trouva soudain à bicyclette et lancée grand train sur la route, les correctes toilettes des filles s'adaptant par quelque prodige à cet emploi mouvementé. Les babies elles-mêmes disparurent, escamotées par les bras complaisants de leurs aînés. Et de cette phalange agile, il ne resta plus là que Mme Droy avec une grande jeune fille, fort belle, qui devait être l'institutrice. Elles prirent à pied le chemin que les intrépides gravissaient à grands coups de pédale. Mme Droy était de haute taille, maigre, sans beauté, de tournure très jeune, avec d'abondants cheveux gris qui débordaient de son chapeau rond; elle avait l'empreinte de la race dans toute sa personne énergique. Ses enfants tenaient visiblement d'elle, les plus laids comme les autres. Sa campagne était franchement belle, d'une beauté fine et classique qui forçait l'admiration, en même temps que l'expression hautaine et raffinée de ses manières, de son visage, inspirait une réserve difficile à vaincre. Une grande calèche ouverte, qui ressemblait un peu à une berline, attendait la famille de Menaudru. Les châtelains y montèrent hiérarchiquement avec Auberte, et le lourd équipage prit à un trot modéré la direction de Menaudru, semblant protester de toute la pesanteur de sa masse, de la majesté de son allure, contre la désinvolture du mode de locomotion qu'on venait de donner en spectacle aux yeux scandalisés des maîtres de Menaudru. L'après-midi du dimanche avait toujours baigné Auberte d'une paix spéciale qu'elle aurait redouté de rompre; et, généralement à l'heure où tombait le crépuscule dominical, elle voyait plus que jamais la vie comme un nébuleux rêve. Aujourd'hui, le soleil était clair sur les sapins, elle projeta d'aller très loin dans le parc cueillir des digitales. Elle alla si loin qu'elle sortit du parc par le côté de la montagne en apercevant plusieurs digitales de toute beauté qui élevaient, de place en place, leurs hautes tiges droites et arrogantes. Elle entendit alors, à quelques pas d'elle, le son des grelots d'Olge. Elle avait dit qu'on harnachât la mule pour l'heure des vêpres; mais cela n'expliquait pas qu'une bête de cette sagesse courût les bois en quête d'aventures. Aube, bénissant le sort qui l'amenait si à propos pour capturer la fugitive, s'avança et ne vit point Olge. Les grelots sonnèrent un peu plus loin avec un bruit doux et mutin. -- Olge, Olge! Auberte marcha encore et le son des grelots recula. Puis il se rapprocha de nouveau, mais, cette fois, dans une allée adjacente où s'engagea Auberte. Ce devait être le fantôme d'Olge qui agitait ses grelots, car la mule demeurait invisible. Plus elle s'enfonçait dans le bois, plus Auberte sentait l'impossibilité d'abandonner l'imprudente en parages si inconnus. Ce bois contenait de malicieux gnomes qui étoffaient de légers rires en entraînant Olge. La majesté sombre des grands sapins emplissait Auberte d'une crainte presque religieuse. -- Olge, Olge!... Elle ne distinguait point le pas de sa mule, rien que le cher bruit de ses grelots, toujours proche et toujours fuyant, douloureux comme le contact d'une coupe qui se retirerait sans cesse de vos lèvres. Cette course semblait ne point devoir finir: Auberte aurait-elle à courir toujours ainsi, par des chemins ensorcelés qui ne conduisaient nulle part, à suivre un appel caressant qui la trompait! Au bout d'une heure, elle arriva dans une clairière, tapissée de campanules. Là, on n'entendait plus les grelots; le silence parfait oppressa Auberte, et, lasse à pleurer, ne sachant plus où elle était, elle s'assit sur un fragment de roche. L'horizon était borné par les sapins dont les crêtes noires, étagées en amphithéâtre, se profilaient immobiles sur le ciel bleu. Un filet d'eau s'échappait d'une petite source, Auberte se pencha pour y rafraîchir ses lèvres tremblantes. C'était peut-être une eau enchantée qui allait l'endormir là sans qu'elle pût repartir. Elle se redressa et, la bouche encore humide d'eau pure, elle cria: Olge, Olge! -- Qui appelez-vous? Que voulez-vous? Et que faites-vous chez moi? Elle répondit sans grande surprise -- il n'était pas étonnant que le génie de ces lieux défendît son domaine: -- J'ai suivi Olge. -- Olge, qui qu'elle puisse être, vous a menée trop loin. Vous êtes sur le territoire de la Maison. Savez-vous que votre père m'a fait interdire le passage de son bois? -- Je ne sais pas où je suis, repartit Aube avec dignité. -- Venez, alors. Elle regarda le prince charmant qui lui offrait si cavalièrement son secours, et elle le jugea digne de confiance. Il reprit du ton vif et décidé qui semblait lui être habituel: -- Ainsi, Olge s'est enfuie? -- Oui, dit Auberte impressionnée par le souvenir de sa course vaine. Jamais elle n'a rien fait de semblable. Elle est la mule la plus docile, la meilleure. Et, pourtant, elle ne m'a pas obéi. Elle reculait devant moi sans que je puisse la rejoindre. -- C'est un tour de ces garnements! s'écria le promeneur frappé d'une subite illumination. -- Monsieur... -- Oh! c'est des miens que je parle, fit-il allègrement, de mes garnements particuliers. Aussi vais-je vous reconduire. Je jurerais qu'Olge est en ce moment chez vous. Elle le regarda encore et dit, d'un ton de simplicité pensive: -- Vous êtes un Droy? Il répondit un peu sèchement: -- Je suis Droy lui-même. -- Pas le patriarche? murmura-t-elle incrédule. Etait-il possible que cet homme sec, alerte, encore jeune, fût le père de cette redoutable lignée? C'était, en tout cas, un patriarche d'aspect bien entreprenant, résolu, svelte, plein d'activité et de force. De fait, son visage intelligent portait de nombreuses rides, sa chevelure rase, toujours ardente sous la légère cendre du temps, semblait avoir flambé; elle avait des ombres rouillées comme les gerbes qui sont restées trop longtemps dehors à l'automne. -- Le patriarche, si vous voulez, cela ne m'empêchera pas de remettre Mlle de Menaudru dans le bon chemin, dit-il. Elle répliqua d'un ton calme, un peu attristé: -- Vous êtes fâché contre nous parce que nous avons le château. Mais je vous assure que c'est juste et que nous ne vous avons rien pris. Alors, pourquoi nous en vouloir? Il tressaillit devant cette ignorance touchante de la vie, de toutes les conventions qui régissent et entravent les plus indépendants. Et il dit, dans une impulsion de surprise: -- Quelle drôle de petite créature vous faites! Personne n'avait jamais appelé Auberte petite créature: elle pensa que cet homme exceptionnel manifestait son mécontentement contre elle. Mais elle s'aperçut qu'il riait. -- Figurez-vous, reprit-il, que j'ai cru à une apparition quand je vous ai vue dans ce site romanesque, auprès de cette source. Je vous ai prise -- Hugues lui-même s'y serait trompé -- pour la fée errante des grandes sapinières. Et j'ai regardé, Dieu me pardonne, si vous n'aviez pas une couronne de cyclamen dans vos cheveux. Mais vous portiez seulement une digitale. Ma petite princesse égarée, venez-vous souvent dans les bois? -- Pas si loin; je reste sous les arbres de Menaudru. Singulièrement mise en confiance par son compagnon, elle poursuivit: -- Je me promène et je pense. -- Vous pensez, vous vous promenez et c'est tout. Vous ne vous ennuyez pas à penser toujours? -- Je pense aux choses impossibles, aux mondes qu'on ne voit pas; je pense jusqu'à ne plus savoir dans quel monde nous sommes, Olge et moi. Ils avaient quitté le bois, ils approchaient de la Maison. Oui, le pied d'Auberte foulait l'herbe du jardin; les régions qu'elle avait si souvent contemplées de loin s'ouvraient devant elle et elle ressentait à la fois une hâte et une souffrance d'en sortir. M. Droy s'arrêta; il dit brusquement: -- Je ne devrais pas vous comparer à mes détestables enfants, mais si j'avais une fille comme vous... Elle levait sur lui un long regard interrogateur et candide. Il refoula les paroles qui lui montaient aux lèvres, et il acheva avec un air de respect et de pitié: -- Je... Je l'aimerais beaucoup. Auberte sortit par une petite porte qui ressemblait à une ogive de lierre et se trouva dans un pré de Menaudru. III Six semaines avaient passé. Laurent était de retour à Menaudru. Bien qu'il fût d'un caractère aussi peu expansif que son père, la présence de son grand frère était douce à Auberte. Elle aimait à avoir auprès d'elle ce compagnon qui était toujours prêt à l'écouter, s'il ne lui répondait guère. Comme le lendemain une affaire appelait Laurent dans une de leurs fermes voisines, Auberte insista pour l'accompagner une partie du chemin. Laurent accepta; le frère et la soeur se mirent en route sous le beau soleil qui répandait jusque dans les fourrés du parc une clarté réchauffante et joyeuse. Laurent avait trente ans au moins. A part quelques voyages, des séjours annuels à Paris ou chez un oncle qui l'avait élevé, il avait toujours habité Menaudru depuis le second mariage de son père. Sous son extérieur indifférent et froid, il avait été un beau-fils modèle pour la Comtesse, un bon, un très bon frère pour Auberte. Elle le regardait aujourd'hui, en cheminant à son côté, comme si elle le voyait pour la première fois. Il était très grand, très mince, d'allure extrêmement distinguée. Il avait l'air hautain, ce qui tenait à sa démarche, à ses manières, à son physique, plus qu'à son caractère. Son visage était grave et ennuyé; une ressemblance perceptible avec le Comte frappa Aube comme une découverte. Elle pensa tout à coup qu'elle et Laurent vivraient ensemble à Menaudru, quand leurs parents ne seraient plus là. Laurent deviendrait, avec les années, tout pareil à son père, elle l'image de la Comtesse; ils passeraient leur temps, ils traîneraient leur vie comme le faisaient les châtelains actuels; elle se figura voir le couple qu'ils seraient tous deux le soir, assis seuls dans le grand salon; elle frissonna. Sa bouche formula une question involontaire: -- Laurent, demanda Auberte, pourquoi vous ennuyez-vous? Il l'examina une seconde et répondit avec enjouement: -- Mais, ma petite soeur, parce que la vie n'est pas tous les jours amusante. -- N'est-ce pas? fit-elle préoccupée. Il y a des choses que je ne m'explique pas, mais que vous, un homme, vous devez comprendre. Elle le regardait avec une confiance mélancolique et tendre, persuadée que lui, qui était un homme, pouvait débrouiller l'accablante énigme. Elle poursuivit du même ton perplexe, un peu plaintif: -- Il y a peut-être un moyen de la rendre plus intéressante; il y a peut-être quelque chose à trouver... Je ne sais pas, moi; mais vous, Laurent... Non, Laurent ne savait pas non plus. Peut-être n'avait-il pas beaucoup cherché. Il s'était ennuyé à fond et en conscience depuis qu'il était au monde; il avait tâché de le faire honnêtement, en homme bon et en galant homme, c'est tout ce qu'il pouvait dire. Seulement, il ne le dit pas. -- Laurent, si vous voyagiez davantage? -- Je ne puis quitter souvent la maison sans faire croire que Mme de Menaudru n'est pas pour son beau-fils une excellente mère. Et puis, ajouta-t-il sans la moindre effusion, il y a vous, Auberte. Au bout d'un instant, elle glissa timidement sa main dans la main gantée de son frère et murmura: -- Si vous voulez, Laurent, je jouerai avec vous aux échecs. Laurent sourit avec bonté en caressant la petite main de sa soeur. -- Chère Aube, les échecs ne me distraient guère. -- Alors, dit-elle ouvrant des yeux d'admiration, vous y jouez pour distraire le Comte et pour que maman ait une heure de liberté? C'est très bien, mon frère Laurent, vous êtes bien meilleur que moi. Il sourit de nouveau en disant: -- Vous êtes venue assez loin, nous voilà sur le chemin public. -- Est-ce que je ne pourrais pas me reposer un instant ici? Elle désigna une sorte de tertre moussu, dominé par une belle haie où fleurissaient de grands liserons larges et éclatants de blancheur comme des lis. Les pruniers d'un jardin rustique jetaient une ombre mouvante sur le sol. Le chemin était étroit et peu fréquenté; à quelques pas, commençaient les ombrages d'une extrémité du parc. Laurent laissa Aube s'asseoir pour reprendre haleine en lui recommandant de ne pas s'attarder, et, comme il était attendu, il continua sa route. Quand il se fut éloigné, Aube se retourna à demi pour considérer une maisonnette fermée, dont cette haie bordait l'enclos; ce mouvement lui fit apercevoir deux personnes qui venaient droit à elle et dans lesquelles elle reconnut, avec une certaine appréhension, Gillette et Camille Droy. Mais, tout à coup, Camille échappa à sa soeur, qui voulait la retenir, et s'esquiva. Gillette s'avança seule avec une promptitude et une résolution irritée qui ne pouvaient présager que des intentions hostiles. -- Enfin! cria de loin Gillette. Il y a assez longtemps que je vous poursuis et que je vous cherche. Mais impossible de vous rencontrer seule! Plus de doute, c'était bien à Aube qu'elle en voulait. Laurent était trop loin pour que sa soeur pût le rappeler; la maisonnette semblait déserte. Cette fois, le voeu menaçant de Gillette était accompli: elle tenait la pauvre Auberte seule, sans protection et sans défense. Gillette marchait toujours impétueusement, comme à l'assaut; quand elle toucha Auberte, celle-ci ferma les yeux, puis elle les rouvrit d'ébahissement en entendant Gillette dire tout d'un souffle: -- Je vous demande pardon du mauvais tour que nous vous avons joué avec votre mule. C'était absurde de notre part. Pardonnez-nous le plus vite que vous pourrez, s'il vous plaît. Et comme Auberte, subjuguée, la contemplait sans répondre, Gillette reprit: -- Le patriarche, qui est fin comme l'ambre, a reconnu tout de suite notre griffe et nous avons reçu une algarade... Vous ne vous faites pas une idée des algarades du patriarche! -- Mais si, presque... aurait dit Auberte si elle avait pu dire quelque chose. -- Il n'y a que celles d'Hugues qui l'emportent. Si bien que nous sommes en disgrâce pour nous être amusés de vous et vous avoir fait battre la campagne, -- c'est le mot. Et nous ne rentrerons en faveur qu'après vous avoir présenté nos excuses. Aussi, comme le patriarche est la prunelle de nos yeux, pensez si j'ai couru après vous depuis l'incident. Au dernier moment, Cam n'a plus pu se décider; elle a pris la poudre d'escampette, me laissant toute seule pour la corvée... la commission. La vérité est que Cam vous en veut plus que jamais. -- Oh! mais c'est qu'il faut me pardonner, dépêchez-vous. Est-ce que vous allez faire la méchante? Vite, vite, que je puisse dire au patriarche... ouf: c'est fait. Sur un demi-sourire d'Aube, elle passa de cet état orageux à une complète aménité. Elle s'assit par terre à côté d'Auberte, aussi anéantie par cette intimité subite qu'elle l'avait été par la véhémence accusatrice de Gillette, en une précédente occasion. -- Et maintenant, dit Gillette, je ne vois pas pourquoi je ne m'accorderais pas un peu de repos. Dites-moi, petite princesse, qui était avec vous tout à l'heure? Votre prince, je suppose? -- C'était mon frère, répondit délibérément Auberte, mon frère Laurent de Menaudru. Gillette se mit à rire. -- Ah! mon Dieu, qu'il est donc correct!... Vous n'en avez pas froid de le regarder? Elle essaya de reprendre son sérieux, mais elle riait malgré tout. -- Je ne comprends pas, fit Auberte offensée. -- Non, c'est ce qu'il y a de comique. Il est toujours comme ça? Elle imita la tenue glaciale et distinguée de Laurent, au point qu'Aube ne put s'empêcher de sourire encore. -- Il est excellent et je l'aime, dit-elle. -- Eh bien, je vous en fais mon compliment, déclara Mlle Gillette qui domina enfin son fou rire pour ajouter: -- C'est lui qui aura Menaudru et pas vous. -- Menaudru sera à moi, repartit Auberte, comme il est à ma mère. Laurent n'est malheureusement pas mon vrai frère. Il est très riche, mais il n'aura pas Menaudru. -- Allons, tant pis, j'aurais eu encore plus de plaisir à le lui reprendre qu'à vous. Mais Auberte, suivant une idée qui l'obsédait, dit presque bas: -- Vos frères aînés ne ressemblent pas au mien? -- Mes frères?... au vôtre?... Gillette rit de plus belle. -- Non, non, Dieu merci, demandez au ciel de ne jamais vous trouver au milieu de nos garçons. Ce sont des monstres déchaînés, fit-elle avec un mélange de fierté et de tendresse. Aube tira de l'aveu cette conclusion étonnante: -- Alors, vous vous amusez beaucoup? -- Beaucoup, dit Gillette sans ambage. Nous avons bien nos ennuis, mais nous nous amusons a coeur joie. -- Que faites-vous? demanda Aube un peu honteuse de sa question. -- Il faut vous dire que je ne suis pas dans les plus raisonnables. Hugues, Stéphanie, Edmée nous tiennent en respect, bien qu'Edmée soit ma cadette. -- Mais enfin? insista Auberte, sa curiosité surmontant la crainte que lui causaient les façons primesautières de l'impulsive Gillette. -- D'abord, nous avons beaucoup de besogne, les grands surtout; les enfants à soigner, à instruire, maman à aider... Nous sommes trop nombreux pour être riches. On ne peut pas avoir tous les bonheurs à la fois, acheva-t-elle avec un sourire généreux qui mettait une véritable beauté sur sa jolie figure rose et piquante. Le bon Dieu ne nous ménage pas les devoirs à remplir, mais il nous reste du bon temps. Nous faisons de la musique, des lectures en quantité; nous jouons des charades, des comédies que nous composons... Oh! je vous assure que vous en inventeriez autant sans peine. Edmée a de la voix, Stéphanie d'Aumay chante comme un ange qu'elle est... -- C'est votre institutrice? -- Notre cousine. Edmée en ce moment est absorbée par Marc. Mais elle nous reviendra. Cam passe sa vie à tomber d'un embarras dans l'autre, elle déploie la plus active ingéniosité à s'attirer d'impayables mésaventures. Et les garçons... L'autre jour, nous avons trouvé, dans le pupitre de Joseph, une description lyrique qui débutait par: La lune cachète le ciel de son pain monstrueux. Mais je n'en finirais pas de tout vous dire, les enfants font tant de folies... soupira vertueusement Gillette, s'élevant au-dessus de ces errements qu'elle déplorait. Et les bonnes veillées que nous avons! Quel tapage... Je m'étonne que votre château n'en soit pas ébranlé... -- Non, fit Aube avec un sourd regret, les murs sont épais, on n'entend rien. -- Quand nous sommes trop insupportables, on nous met au piquet, c'est-à-dire les petits à partir d'Antoine; mais quelquefois le patriarche se trompe et nous y passons tous. Auberte n'osa pas avouer son ignorance du supplice en question, et le piquet se revêtit dans sa pensée des plus séduisantes couleurs. -- Il fait bon ici, je vais prendre mon ouvrage en attendant que Cam se décide à me rejoindre, dit Gillette tirant un tricot gris de sa poche. Nous faisons quarante paires de chaussons. Maman a pris la part d'Edmée, Stéphanie aidera Camille qui est paresseuse comme un loir. Nous avons nos quarante paires à fournir avant la fin du mois, c'est pour les élèves d'un orphelinat agricole qui est annexé à l'école de Pascal. Quand je pense à ce que nous aurons à faire ici, où il n'y a pas d'ouvroir; tout est à organiser, si les gens s'y prêtent. Qu'est-ce qui vous pétrifie? Est-ce que vous n'avez jamais rien fait? -- Mais si, dit Aube, j'ai mon ouvrage à la maison, du filet. Je fais beaucoup de filet, quand je travaille. J'ai tricoté aussi une brassière pour l'enfant de notre jardinier; mais, dit-elle avec découragement, les bras du poupon n'ont jamais voulu entrer dans les manches. -- Et alors, dit Gillette très égayée, vous avez repris votre filet perpétuel. Il faudrait qu'Hugues vous entendît. Vous tirez la navette, ou bien vous allez vous asseoir au cimetière. Je comprends que vous ayez l'air un peu somnambule; le patriarche prétend que vous êtes une petite mangeuse de lotus. A cet instant, une fillette, qui passait dans le chemin avec une chèvre, s'arrêta peureusement sur un signe d'Auberte. -- Bonjour Zoé, fit Gillette avec entrain. Quand viendras-tu arracher l'herbe de mon parterre et gagner ce que je t'ai promis? -- Elle ne veut pas, répondit la petite à demi tournée vers Aube, comme si c'était la jeune princesse de Menaudru qu'elle désignait par cet _elle_ rancunier. -- Ta nourrice ne veut pas? demanda Gillette. Zoé refusa de répondre. -- Vous connaissez donc Zoé? demanda Aube. -- Je l'ai rencontrée qui pleurait, dès le premier jour de mon arrivée. -- Je ne sais ce qu'a cette enfant, à pleurer toujours, reprit Auberte. Elle est souvent indocile. Elle s'arrêta, considéra avec pitié la minuscule coupable aux allures mornes et lourdes, aux cheveux plantés bas, aux yeux couleur de fumée. Elle se raidit pour poursuivre sa remontrance. -- Je ne suis pas contente de Zoé, parce qu'elle est sale et qu'elle jette des pierres aux autres enfants. Zoé avança brusquement sa main comme une patte de chat sauvage, mais elle se retira aussitôt et s'éloigna, bondissant derrière sa chèvre. -- Quelle misérable petite bambine, fit Gillette méditativement; il en tiendrait quatre comme elle dans les robes usées de Camille. -- Zoé n'est si malheureuse que par sa faute, répliqua Aube avec une paisible assurance. C'est ma petite protégée. Ses parents sont morts; elle a été recueillie par une brave femme qui l'élève et à qui je donne une pension. -- Une brave femme? En êtes-vous certaine? Zoé ne va pourtant ni à l'école, ni au catéchisme. Le chagrin et la faim sont écrits sur la figure de cette petite. Elle a l'air irascible, j'en conviens, mais pas méchante, et j'ai aperçu la femme dont vous parlez. -- Déjà? dit Auberte qui s'effrayait presque de voir Gillette, après six semaines de séjour, plus au fait qu'elle-même des particularités du pays. -- Oui, elle s'appelle Hermance. Cela ne me surprendrait pas qu'elle batte la fillette et qu'elle l'affame. -- Oh! s'écria Auberte suffoquée. -- En cette minute même, peut-être qu'elle la bat pour lui prendre l'argent que vous ne lui avez pas donné. Aube étendit le bras pour repousser cette vision. -- Mettez-vous à la place d'Hermance, poursuivit l'impitoyable Gillette. Comment une paysanne avide et sans aucuns principes religieux n'aurait-elle pas envie de donner à l'enfant, au lieu de tartines beurrées qui lui reviendraient très cher, un grand nombre de taloches qui ne lui coûtent rien et lui procurent une détente salutaire? Et Gillette se trémoussa comme si elle avait bonne envie de s'accorder sur l'heure, et aux dépens d'Hermance, la consolation qu'elle venait de mentionner. -- Je fais ce que je peux, dit Auberte avec douceur: je n'ai pas que Zoé, je m'occupe encore de l'asile. -- Oui, vous entrez en petite princesse imposante près des marmots bouche bée. On vous montre les plus sages, vous leur donnez un bonbon sans même embrasser les mieux lavés, et vous sortez au milieu de leurs révérences. -- Vous m'avez vue? s'écria Aube divertie et impatientée par l'exactitude du tableau. Mais mes vieilles à qui je fais l'aumône... -- La vieille Catherine, par exemple, dans la hutte malsaine de laquelle je gage bien que vous n'êtes jamais allée. -- Olge ne passerait pas dans le chemin qui conduit chez Catherine. -- Et c'est là ce qui vous arrête? Elle considéra les petits pieds idéalement chaussés, étendus languissants sur l'herbe et qui semblaient si peu faits vraiment pour de rudes sentiers, et elle s'adoucit pendant qu'Auberte se contraignait à dire: -- Vous ne savez comme c'est difficile d'aider les gens. A qui le dites-vous? fit Gillette qui, cette fois, se remit à rire. Ne sommes-nous pas menacés de mort en ce moment, parce que le patriarche veut donner de l'ouvrage aux hommes de la montagne? Oui, de mort, ne vous bouleversez pas, dit-elle, riant toujours. Le patriarche a le projet d'établir une scierie qu'il dirigera lui-même. Rien ne lui sera plus aisé puisqu'il était ingénieur de la grande maison Devaine. Mais ce plan heurte les principes de certain pêcheur braconnier qui se croit des droits exorbitants sur la rivière dont le patriarche utilisera les eaux, et nous voilà toute la dynastie Jaux sur les bras. -- Oh! les Jaux, fit Aube, prenez garde! ce sont des gens très dangereux; ils se sont retranchés derrière le grand ravin où personne ne peut les poursuivre. Ils forment une sorte de clan à demi-sauvage, on ne les voit jamais; il n'y a guère que le chef Gédéon qui vienne à Mirieux vendre le produit de leur pêche et des corbeilles que font les femmes: mais ils ont si mauvaise réputation, que personne ne leur achète. -- C'est peut-être pour cela, dit irrévérencieusement Gillette, qu'ils sont contraints de braconner. En tout cas, Gédéon nous a fait déclarer la guerre par l'intermédiaire d'un garde; puis il est venu lui-même. Edmée et moi étions là. -- Vous n'êtes pas mortes de peur? -- Quelle poltronne vous faites! Que nous peuvent ces pauvres gens? -- Il faudrait vous défendre, le faire mettre en prison. -- En prison? ah! mais non. Nous nous préparons bravement à la lutte. Cet homme protège sa rivière, il ne veut pas que nous troublions les écrevisses et les truites qu'il considère comme sa propriété. C'est à nous de le mettre en déroute, ou de le convaincre. Auberte, tout à tour indignée et confondue, mais vivement intéressée, ne songeait point à partir, non plus que Gillette. -- Je crois, conclut celle-ci, que ce n'est pas la bonne volonté qui vous manque, mais que vous éparpillez vos efforts; c'est comme une poignée de grains que vous sèmeriez à fleur de terre dans un vaste champ; ils produiraient des épis trop débiles et trop clairsemés pour jamais faire une bonne gerbe. -- Comment apprendrai-je à semer comme vous? -- Oh! il faudrait mon frère Hugues pour vous répondre. Une gravité singulière se répandit en Gillette, transformant la jeune fille espiègle en une femme réfléchie qu'Aube ne connaissait encore pas. -- Je sais seulement, acheva Gillette, qu'on doit faire aux pauvres du bien moral et matériel, du bien tangible et durable: donner des secours réels, solides, atteindre les âmes et les corps; ne pas se rebuter, ne pas asservir les gens qu'on aide, mais les aider toujours au nom de Celui qui nous apprit à aimer les pauvres. Auberte soupira: Je n'ai pas assez pensé à ces choses. -- Et vous avez cependant pensé beaucoup. Ah! mon père a bien raison de vous appeler mangeuse de lotus... Il ne veut pas dire que vous ayez absorbé le fameux lotus du trésor de Menaudru, mais que vous aimez à vivre dans les nuages; vous savez que le lotus est la fleur symbolique de l'oubli et du rêve. Au mot de trésor, Aube avait tourné la tête par un mouvement d'alarme vers la maisonnette fermée, comme murée, qui les dominait du haut de son talus vert et bornait la route par un de ses côtés, sa façade regardant à gauche dans un verger. -- Oui, dit Gillette, je sais: c'est là que demeure la fameuse demoiselle Anne de Mareux; mais je compte sur vous pour me compléter son histoire. C'est une histoire romanesque qui est si bien de votre ressort, que je gage que vous la savez par coeur dans ses plus invraisemblables détails. Je ne vous laisserai pas partir sans que vous m'ayez tout dit. Il est probable que nous ne nous parlerons plus, autant profiter de cette rencontre. Mais comme Aube, inquiète, regardait toujours la maison au profil morose: -- Rassurez-vous, dit Gillette, il n'y a personne. Tenez. Et elle s'en alla secouer la petite porte basse de bois plein, percée un peu en avant de la maison dans le mur du clos. -- J'entrerai même pour mieux vous convaincre. J'ai sur moi la clef d'une serre, cela suffira. Je me suis aperçue que, dans ce cher pays que j'aime déjà de tout mon coeur, malgré vous, il existait un unique modèle de clef. Chacun, cultivateur ou vieille demoiselle, -- il me paraît que cette dernière catégorie abonde à Mirieux, -- possède une clef énorme; chacun a la même et ferme sa porte avec une admirable conviction de sécurité, à moins qu'on ne glisse l'ustensile sous la porte, par le trou qui sert à faire passer le chat. Et en y regardant bien... Elle se pencha pour explorer la "chatière" qui, suivant l'usage local, s'arrondissait comme une lune ténébreuse au bas de la porte. Mais Aube rappela Gillette. -- Je crois, dit-elle, que Mlle Anne est absente. Gillette vint se rasseoir. -- Je connais en effet cette histoire, poursuivit Auberte, et je vous la raconterai comme me l'a souvent dite Jeanne. Il y a longtemps, bien longtemps, quand le monde était plus jeune, les vieux rois qui avaient bâti Menaudru avaient amassé là un riche trésor dont il restait, au moment de la Révolution, encore bien des merveilles. Je vois qu'on vous a parlé du lotus, un joyau venu d'Egypte par des voies mystérieuses, prétendent les uns, mais qui, disent les autres, représente simplement notre colchique comtois, qui est une ravissante fleur. Le lotus avait une monture de fer, des pétales de saphir et des pistils de diamant. Ce lotus, ce lotus... dit-elle doucement, rêveusement, comme si elle voyait s'épanouir devant elle la fleur miraculeuse qui avait hanté ses rêves. -- Et, avec le lotus, restaient maints bijoux splendides dont le moindre valait une fortune. Sous la Révolution, le château fut envahi, mis à sac, et le trésor disparut. Auberte se tut, et ce fut Gillette qui continua: -- Mais, pendant le dernier assaut qui fut livré à l'improviste dans la nuit, Mme de Mareux, la soeur du châtelain, parvint à sortir de Menaudru; le vieil intendant qui l'accompagnait fut tué près de la chapelle, Mme de Mareux s'échappa, emportant un gros sachet de peau d'Espagne. Elle et son sachet gagnèrent l'Ecosse, où elle vécut avec son jeune fils, car elle était veuve. Elle revint en France à la Restauration avec ce fils et l'enfant de celui-ci; mais du trésor, il ne fut plus jamais question: elle nia l'avoir emporté et dit que l'intendant en avait eu seul le secret. En vain son frère, rentré en maître à Menaudru, l'interrogea-t-il avec des menaces: on apprit qu'elle avait vendu à des Juifs d'Angleterre des bijoux de grand prix dont on ne put retrouver les traces. Son fils et son petit-fils vécurent largement à l'étranger et l'on entendit plus parler d'eux jusqu'au jour où Mlle Anne, la fille du dernier Mareux, vint s'établir ici après la mort de son père, dont elle voulait sans doute réhabiliter la mémoire. Mais il paraît qu'à Mirieux, les vieilles histoires conservent leur fraîcheur. Le souvenir du lotus n'est pas aussi oublié qu'on pourrait le croire, une souillure mal définie s'attache au nom de Mareux: Mlle Anne n'a rencontré ici que froideur et presque mépris. -- Et pourtant, dit Auberte, elle est pauvre. -- Elle le paraît, fit Gillette, mais j'ai bien peur que ce soit elle qui nous dépouille de ce qui reste du trésor. Son père était joueur, dit(on; il a dû dissiper; mais ils ont gardé les bijoux compromettants ou d'un placement difficile. -- J'en ai peur aussi, dit Aube comme à regret. Les deux jeunes filles relevèrent la tête; il y eut une sorte de glissement derrière la haie dont les longues branches flexibles ondulèrent. Aube murmura avec remords: -- Elle était là et nous a entendues... Elles restèrent longtemps silencieuses; puis la voix d'Aube s'éleva de nouveau, lente et douce: -- J'aime mieux l'autre fin que Jeanne donne à la légende, et qui est peut-être la bonne. Le trésor est enfoui sous terre; et le lotus de Menaudru refleurira quand il sera découvert par une main assez innocente; et qui le trouvera y perdra son bonheur. On dit que ma grand'tante Auberte est morte après l'avoir cherché. Je me demande quelquefois si... Elle s'arrêta, un doigt levé, dans une attitude un peu mystérieuse, dans l'ombre des arbres qui tombait sur son visage. -- Il me semble que je voudrais retrouver ce lotus... -- Cette fleur malfaisante? dit Gillette en se secouant. Quel enfantillage! ma princesse de Menaudru, vous en remontreriez à nos babies. Mon Dieu, le soleil baisse, comme le temps s'est envolé... Enfin nous ne recommencerons pas de si tôt, c'est certain. Qu'est devenue Camille? Elle serait perchée sur l'un de ces arbres à nous épier que cela ne m'étonnerait pas. Méfiez-vous de Cam. C'est un malin singe, et elle ne s'est pas réconciliée avec vous. Pour moi, j'espère que vous ne m'en voulez plus. J'ai une grande contrition de ce que je vous ai fait... et de ce que je vous ai dit le premier jour. Je ne pensais pas moitié des méchancetés que je vous débitais, mais le vent de Menaudru m'avait un peu grisée. Vous aviez un air si bon que ça m'exaspérait; je ne voulais pas m'attendrir. Tout cela vous est bien égal, nous ne sommes plus destinées à nous revoir. C'est fini, n'est-ce pas? Aube fit un signe affirmatif, tout mélancolique. -- Je me sauve; Hugues va peut-être passer la soirée chez nous. Il fera de la musique avec Stéphanie, piano et violon: c'est lui le violoniste. Alors, adieu, et sans rancune. Moi, je commence à vous pardonner. Les deux jeunes filles se séparèrent. Aube rentra par une allée toute garnie d'aiguilles de pin. Oui, tout était dit: elle ne reverrait plus Gillette ni aucun des Droy; ils lui avaient fait des excuses, elle serait désormais à l'abri de leurs coups. Tout était bien dit, il n'y avait plus de rapprochement possible entre eux, puisqu'ils n'essayeraient même plus de lui nuire. Certes, elle s'en réjouissait; mais, tout en marchant sur Menaudru, elle pensa avec une sorte de consolation que Cam, tout au moins, ne lui avait pas pardonné. L'après-midi finissait. Mme de Menaudru, assise à sa place habituelle près d'une porte-fenêtre du salon, tenait sa tapisserie. Aube entra, et en même temps qu'elle, comme amenée par la jeune fille, parut une onde d'or pourprée qu'envoya le couchant. Aube ne prit point sa chaise haut perchée sur des pieds grêles, elle fit glisser sans bruit près de sa mère un large tabouret carré. Elle s'assit sur ce siège bas qui la mettait au niveau des genoux maternels, et elle demeura les mains croisées sur la jupe de la Comtesse, les lèvres un peu entr'ouvertes sans rien dire. -- Eh bien, Aube? fit Mme de Menaudru cessant de tirer l'aiguille. Elle regarda ce visage délicat, aux tons finement ambrés, qui se tournait vers elle avec une expression d'attente un peu inquiète. Pour la première fois depuis le début de sa courte vie, Aube fronçait soucieusement ses sourcils à la courbe grave, toujours sereine. Mme de Menaudru passa le bout du doigt sur cet arc sombre pour le détendre en répétant: -- Eh bien, Aube? Aube dit alors de sa voix lente, musicale, dont chaque mot prenait à cette lenteur même un prix singulier: -- Maman, faisons-nous notre devoir? -- Enfant, quelle question! dit la mère sans sourire. J'espère que oui... du moins, nous essayons d'être justes les uns pour les autres, de vivre dignement. -- Ce n'est pas ce que je veux dire, notre devoir envers... Elle hésita. -- Les pauvres. Croyez-vous!... Croyez-vous que nous le remplissions chrétiennement, en vue de leur vie éternelle, et de la nôtre? Elle parlait plus bas encore, elle s'était appuyée contre les genoux de sa mère et cachait son visage sur son bras replié. -- Croyez-vous que nos aumônes suffisent? qu'il ne faudrait pas donner plus de nous-mêmes et agir davantage? être différents envers tout le monde, même envers ceux qui ne sont pas pauvres? Ne pensez-vous point qu'en ne vivant pas assez, nous vivons encore trop pour nous? Elle releva ses yeux troublés sur sa mère, mais un changement soudain se produisait dans la personne passive de la Comtesse; son visage se décomposa, devint d'une pâleur de cendre, elle dit avec une vivacité nerveuse qu'Auberte ne lui connaissait pas: -- Que voulez-vous de moi, que me veut-on encore? Je suis lasse, Aube, je ne peux pas faire plus, et nous faisons beaucoup déjà, plus que tant d'autres. Son accent trahissait une souffrance, une angoisse véritables, la souffrance et l'angoisse d'une âme engourdie par l'esclavage, mais où subsistait une fibre vivante, sensible, qui vibrait éperdument avec une terreur maladive au contact d'Auberte. L'enfant pensa que c'était cette suite de longues années qui avaient ainsi ployé peu à peu sa mère, qui l'avaient réduite à cet asservissement mélancolique; et elle pensa aussi que le même laps de temps ferait d'elle la même chose et que ce serait peut-être mieux ainsi. -- Chère Aube, reprit doucement la Comtesse, je ne peux pas tenter davantage et je crois que c'est assez. Cela ne suffit-il plus à votre conscience? Dans les yeux d'Aube, il y avait encore un doute qui ne demandait qu'à être dissipé. -- Vous êtes bonne, dit-elle se pressant de nouveau contre sa mère. -- Chère, n'êtes-vous pas heureuse? N'avons-nous pas fait tout ce qui était en notre pouvoir pour vous plaire? -- Si, oh! si, fit un peu tristement Auberte, vous êtes bonne, vous m'aimez. -- Oui, fit simplement la mère. -- C'est à cause de moi que vous habitez Menaudru, vous et mon père; si je n'étais plus là... La Comtesse, muette, regarda désespérément autour d'elle. -- Vous partiriez, acheva Auberte, n'est-il pas vrai? Ah! vous m'aimez beaucoup puisque vous ne pourriez pas vivre ici sans moi. Savez-vous, si je mourais, vous donneriez le château à Laurent. Mme de Menaudru lui mit la main sur les lèvres et murmura, mais d'une voix presque paisible: -- Vous vous marierez, Auberte, et votre mari aura Menaudru. Aube secoua la tête. -- Vous avez déjà refusé deux ou trois partis que votre père et moi avions jugés acceptables quoique vous soyez encore jeune; mais nous désirons vous établir de bonne heure: ce jeune baron de Paux vous semble destiné. Vous vivriez ici avec nous, il serait notre second fils. Aube s'était levée; sans une rougeur aux joues, elle dit en secouant toujours la tête avec douceur: -- Non, je ne marierai pas. Et elle quitta la pièce. Le soir, quand elle fut couchée dans son lit aux minces colonnes, -- et, comme elle était fatiguée, elle se coucha avant la nuit tardive d'été, -- elle pria Jeanne de laisser ses fenêtres ouvertes et elle demeura longtemps éveillée pendant que le crépuscule tiède et embaumé entrait dans sa chambre, avec des odeurs de sapin et de feuillage. Tout était silencieux au château, et, dans la grande paix de Menaudru, elle entendait distinctement des bruits de voix monter d'une cour voisine. Cette cour était toute proche, mais une infranchissable barrière en séparait Auberte. Il y avait entre Aube et les autres, sa vie et la vie des autres, un mur transparent, mais si froid, si épais, qu'elle ne pourrait jamais le franchir. Son oreille percevait les ébats des jeunes Droy, jusqu'au son de leurs pas sur les feuilles tombées ou le sable. Ils devaient jouer aux raquettes: elle s'imaginait entendre le volant glisser dans les branches comme un être ailé, mystérieux. Une harmonie s'éleva, piano et violon unirent leurs accords qui n'interrompirent point le passage rythmé du volant dans les feuilles. Hugues jouait avec Stéphanie, les deux instruments se fondaient avec une rare perfection, le violon plus entraînant, le piano plus savant, tous deux aux sonorités nobles, à l'expression large. Et Aube, sans toutefois s'endormir, ne sentit plus dans sa couche la pesanteur lassée de son corps frêle; elle sombra dans un anéantissement bienheureux sous le souffle nocturne qui l'effleurait et qui, par instant, ramenait comme une vague légère, caressante, ses cheveux sur son visage immobile. IV Pendant les semaines suivantes, le bruit des exploits de la tribu se répandit dans toute la contrée que les Droy sillonnaient à pied, à bicyclette, en voiture, ou même en ballon, deux des garçons ayant essayé ce dernier genre de sport dans un appareil de leur invention, qui aurait été très ingénieux s'il n'avait crevé sur la tête d'une notabilité locale. Ils se répandaient dans le pays, prétendaient les gens atrabilaires, comme une horde de sauterelles. Mais ces sauterelles, à part quelques insignifiantes déprédations, ne mettaient jusqu'ici que leur propre existence en danger, et semaient des bienfaits sur leur tumultueux passage. Leurs générosités prenaient bien parfois des formes excentriques, quand, par exemple, ils desséchaient eux-mêmes la mare qui donnait les fièvres aux enfants d'Adine, ou qu'ils rebâtissaient de leurs mains la maison de la vieille Catherine, et rendaient la vieille à moitié folle à son retour de l'hôpital dans sa bicoque transformée. Par exemple, il était avéré qu'ils avaient enfermé le chat de dame Hermance dans une courge monstrueuse, orgueil de son jardin, qu'ils n'avaient pas craint de creuser jusqu'à l'écorce; quand dame Hermance appela son chat, le chat ne bougea point, mais la courge vint à sa maîtresse, toute roulante et titubante, ce qui lui donnait l'apparence ridicule et terrifiante d'une courge ivre. Le patriarche paya la courge qui avait une grande valeur, il paya les terreurs de Mme Hermance et celle du chat qui n'étaient pas médiocres, les dégâts du jardin qui valait une fortune, et le scandale qui était incalculable. Les parents admonestèrent les coupables et apprirent, incidemment, qu'il avait été question d'enfermer dans la courge les babies qui, témoins de l'aventure, avaient envié le sort du chat et voulu s'associer à cette manifestation en faveur de Zoé contre Mme Hermance. Les chroniques plus ou moins fantaisistes qui parvenaient aux oreilles d'Auberte, ne détournaient point la jeune fille des pensées que Gillette avait éveillées dans son esprit, et que sa conversation avec Mme de Menaudru n'avait fait qu'assoupir. Quoi qu'Aube voulût tenter, elle aurait à le faire seule, l'adjuration de sa mère lui avait été une réponse péremptoire. Aussi aurait-elle voulu en reparler à Gillette. Oui, elle aurait voulu revoir Gillette, l'entendre, s'il le fallait, accuser et railler la jeune princesse aussi surannée que son antique palais; mais la revoir, respirer cette atmosphère qui semblait l'entourer et qui causait à Aube une sorte de naissant vertige. Le matin, M. et Mme de Menaudru étaient partis pour Vichy, où le Comte devait faire une saison. Laurent les avait accompagnés et il les installerait là-bas avant de revenir près d'Auberte dont, pendant un mois, il aurait seul la garde. Jeanne s'était réveillée avec un accès de rhumatisme qui la clouait dans sa chambre, Aube était donc encore un peu plus libre que de coutume. Elle se sentait magnétiquement entraînée vers la Maison. Naguère, il lui suffisait de regarder le jardin depuis le vieux mur, près du sapin à la voix murmurante; à présent, elle avait besoin de voir la Maison elle-même, et ses habitants si faire se pouvait; et elle pensa à monter au moulin. Ce moulin qui ne justifiait guère son nom puisque, de mémoire d'homme, on n'y avait jamais rien moulu, était une grosse tour carrée, encore solide, qui touchait presque à la Maison. On y entrait par une cour de Menaudru; mais la façade qui donnait chez les Droy avait une porte depuis longtemps condamnée, car le moulin appartenait au château sans partage. Aube pénétra dans la lourde construction qui ne servait plus que d'abri aux outils de jardinage. Elle gravit l'escalier en échelle qui conduisait à l'étage supérieur. Elle haletait, il lui semblait faire quelque chose de pas très bien, d'un peu honteux même, qui tenait du métier d'espion; mais elle ne pouvait pas vaincre un irrésistible attrait. Ce premier étage n'était qu'un grenier vide et ténébreux; le pas d'Auberte laissait sur le plancher comme un sillon dans la poussière; Auberte poussa à tâtons le verrou d'une porte et ouvrit. Elle reçut en plein visage un flot d'air et de grand jour. Elle s'avança avec précaution après avoir refermé. Le poste d'observation qu'elle avait choisi était périlleux; c'était, en réalité, une sorte de logette très étroite, semi-circulaire, qui avait dû contenir autrefois quelque statue de saint, et que l'enchevêtrement d'une grande bignone fleurie séparait seule du vide en formant, de chaque côté de la niche, une draperie retombante. Mais quelle place aurait été mieux appropriée au dessein d'Auberte? Le moulin faisait angle avec la Maison sur le jardin; comme il était peu élevé, Aube se trouvait au-dessus du rez-de-chaussée: elle voyait, elle eût touché presque, sur l'espace dallé qui précédait la maison, une table rustique, des sièges d'osier, des pliants brodés de couleurs vives groupés comme pour une amicale causerie, parmi les grands fuchsias, les géraniums récemment placés et déjà vigoureux, et les vieux rosiers rouges aussi récemment élagués, treillissés librement et à l'aventure contre leurs supports branlants. Sur la table, il y avait une vaste corbeille à ouvrage pleine de menus objets de lingerie en voie de raccommodage ou d'exécution, des livres ouverts, un album à dessin, et, tout autour, les jouets des babies, les raquettes et le volant de Camille. Elle dominait aussi un salon gai et clair avec ses larges meubles commodes, recouverts de toile à fleurs, une chambre d'amis toute simple, toute fraîche, aux rideaux de cretonne bise semée de corail, une très grande bibliothèque qui devait être le lieu de réunion par excellence; Aube y remarqua une quantité de tables, un piano à queue et des fleurs à foison jusque dans l'âtre de la cheminée où des grappes de cytise tardif s'écroulaient en cascade. Tout cela avait un aspect d'intimité active, gracieuse, qui alla au coeur d'Auberte. Cette partie de la Maison semblait déserte, presque abandonnée. Tout le monde était probablement allé à la gare reconduire le fils aîné qui repartait ce matin; en tout cas, il n'y avait personne dans les pièces, personne dans le jardin qui déployait, à quelques pas de là, ses premiers ombrages. Auberte entendit bien un bruit, comme un craquement, mais c'était dans le moulin même qu'il s'était produit, provoqué sans doute par le passage de quelque rat effronté sur une planche vermoulue. Décidément, Mme Droy et ses aides avaient fait miracle: au bout de cette courte période, l'installation de la famille était aussi complète que celle des plantes dont on avait garni le jardin. En relevant les yeux, Aube voyait encore, par les fenêtres grandes ouvertes, plusieurs pièces du premier étage, entre autres une salle d'étude où cahiers et livres s'amoncelaient sur différents pupitres en un studieux et pittoresque désordre; les murs, blanchis à la chaux, étaient tapissés de cartes géographiques, de tableaux noirs qu'enjolivaient des signes algébriques de cabalistique apparence, et des calculs compliqués dont les chiffres parurent à l'oeil méticuleux d'Aube fort biscornus. Et dans ce sanctuaire de la science qui devait être l'antre des garçons, traînait un chapeau de jardin pareil à celui de Gillette, mais qui semblait plutôt le frère cadet du sien. Et il y avait encore une chambre riante, si gaiement arrangée qu'elle portait pour Aube le nom de Gillette tracé en gros caractères sur ses murs. Près du lit laqué blanc de Gillette, tout près, dans une promiscuité frileuse et tendre, se blottissait un petit lit de cuivre qui appartenait certainement à Camille; et l'étagère à livres, et le petit bureau, et le réveil-matin, et le prie-Dieu... Oh! c'était mal, c'était très mal de la part d'Aube, elle n'aurait pas dû regarder. Mais comment s'empêcher de voir un chat, un gros chat évidemment en fraude, caché sous l'édredon de soie claire qui couvrait le lit de Gillette? Il allongeait sa grosse tête à demi impudente, à demi inquiète, les oreilles tendues, avec un air de friponne ingénuité, si voluptueusement heureux dans son bonheur défendu, qu'Aube croyait entendre un ronron bruyant, irrépressible. Un fichu de linon blanc, artistement jeté sur l'édredon, semblait indiquer une complicité entre Gillette ou Cam et les méfaits de leur favori; Aube eut envie de rire, mais les deux lits voisins lui avaient donné bien plus envie de pleurer. Mais si, il y avait quelqu'un dans la maison. Une persienne fut poussée, et, dans l'obscurité relative d'une autre pièce, Aube entrevit vaguement les rayons chargés de livres, les tentures foncées et sobres, les quelques bronzes d'un cabinet de travail masculin; une ombre svelte, aux lignes plus classiques que n'en avait la silhouette encore adolescente de Gillette, allait et venait, tournant le dos à Aube; ses mouvements faisaient deviner qu'elle époussetait et rangeait: elle avait même une bien aristocratique manière de se livrer à cette humble occupation. Aube jugea que ce devait être Stéphanie d'Aumay, l'institutrice; mais elle interrompit ses suppositions, la belle ménagère s'assit sur le premier siège venu et sa robe forma naturellement des plis nobles autour d'elle; elle pencha la tête sur sa main, puis d'un doigt, machinalement, elle effaça quelque chose sur sa joue, et Auberte comprit que l'inconnue pleurait. Auberte se retira avec une sorte de douleur; elle se trouvait lâche d'avoir cédé à sa tentation, sa conscience sensitive se révolta, la pauvre hermine crut voir une tache sur les splendeurs angéliques de sa robe. Elle ferma les yeux pour ne plus surprendre, même l'espace d'une seconde, le moindre détail de l'intimité qu'elle violait. Les yeux toujours fermés pour ne plus voir les jolies chambres, les livres ouverts, les lits voisins, le chat, la jeune fille qui pleurait, et les voyant en elle-même plus que jamais, elle se retourna, mais elle ne put rouvrir la porte; elle constata tout de suite qu'une main malveillante avait repoussé le verrou. Aube était prisonnière dans sa logette aérienne que les hirondelles frôlaient en passant. La famille Droy revint en corps de la gare où elle avait reconduit Hugues. Les promeneurs rentrèrent en retard pour le déjeuner. Camille, assise à sa place, attendait patiemment, -- au grand étonnement de Mlle Stéphanie, sa compagne de réclusion -- qu'il plût aux autres de se mettre à table. Comme Mlle Cam avait été retenue au logis en punition d'un méfait, l'on considéra son attitude exemplaire comme une preuve irréfutable de conversion. Il n'y eut qu'Antoine, son voisin de table, sur les pieds duquel elle trépigna secrètement avec des transports d'allégresse, qui put entretenir des doutes à cet égard. Antoine supporta stoïquement la meurtrissure de ses orteils en espérant que Cam, qui était une fiche mouche bien que douée d'un aiguillon un peu acéré, avait fait quelque bon coup dont il tirerait avantage. Le départ d'Hugues après une si brève visite répandait un accablement général, le repas fut moins animé que d'habitude, l'apparition d'un gâteau de praline réveilla à peine ces esprits désabusés. Comme la chaleur était trop forte pour qu'on pût circuler, M. Droy proposa de passer sous les rosiers, devant le salon, l'heure de récréation qui suivait le repas. Mais Cam intervint en déclarant que le salon était la pièce la plus chaude de la maison, que les rosiers rouges portaient de petites braises en guise de fleurs, et qu'on ne jouirait d'un peu de fraîcheur que de l'autre côté de la maison, dans la grande cour. Ils étaient tous trop abattus pour combattre cette opinion hasardée, et ils se rendirent dans la grande cour où ils avaient fait de si belles parties de raquettes pendant qu'Hugues et Stéphanie les favorisaient de leurs concerts. Chacun s'assit à sa fantaisie sous l'ombre des catalpas. Mlle Stéphanie était extrêmement calme, l'oeil le plus exercé n'aurait pu soupçonner cette personne correcte d'avoir épousseté ou d'avoir pleuré. Gillette se livrait à un bon petit entretien confidentiel avec Mme Droy au sujet des tabliers neufs des babies, thème sur lequel sa double qualité de fille aînée et de bras droit de sa mère lui donnait une compétence étendue. Elle traitait de telles questions avec une conscience à la fois appliquée et cavalière. Evidemment, Gillette, n'ayant point une âme de petite bourgeoise ni un esprit façonné aux vulgaires et infimes tracas, faisait de son mieux pour s'y rompre et réunissait à la plus grande satisfaction de sa mère. M. Droy, renversé sur son fauteuil pliant, fumait d'un air pacifique au milieu de son troupeau. De loin en loin, il étendait la main vers un enfant et tirait au hasard d'un air de délectation pensive quelque mèche safran, duveteuse, qui semblait accoutumée à cet exercice. Enfin, toute cette famille de forbans avait mine très bénévole. C'est à peine si deux ou trois garçons, à cheval sur des branches qu'ils taillaient à coups de couteau, envoyaient des éclats de bois et des brins de mousse sur la tête ou dans les yeux de l'assistance. -- Je n'ai pas entendu, ce matin, notre petite princesse passer sur sa mule, remarqua Mme Droy tout en recoiffant l'une des babies, laquelle recoiffait sa poupée avec des mouvements exactement pareils à ceux de sa mère. -- Elle n'est pas sortie, déclara Cam. -- Qu'en savez-vous? demanda Marc qui s'était allongé par terre, position qu'il jugeait indispensable pour reprendre des forces avant une nouvelle séance de mathématiques. -- Je le sais parce que je le sais, riposta Cam. Elle se disposait à s'éloigner. -- Où vas-tu? cria Antoine en la saisissant aux poignets: il s'était déjà opposé vigoureusement à deux évasions de Cam, il accusait secrètement sa jeune soeur de vouloir le frustrer d'une fructueuse découverte. Cam retomba à terre; elle s'occupa rageusement à arracher de l'herbe jusqu'à l'instant où Gillette, qui en avait fini avec Mme Droy, demanda à Stéphanie si elle ne pourrait pas prendre des branches de bignone pour sujet de sa prochaine aquarelle. -- Oui, l'idée est bonne, dit Stéphanie. -- Et tu trouveras de la bignone contre le mur de la tour, fit Edmée. Du reste, je vais... -- Non, moi, j'y vais! s'écria avec une complaisance ardente Camille. -- Nous y allons tous, intercala M. Droy pendant qu'Antoine maintenait Camille pourpre de colère. Il est l'heure de remonter pour les garçons, nous passerons par là. Vous avez pris votre congé du jeudi ce matin, et demain est le jour de votre professeur. Comme les intonations rapides et décidées de M. Droy avaient le pouvoir infaillible d'obtenir autour de lui l'obéissance, tous les enfants étaient déjà sur pied et chacun se disposait à tourner la maison. Gillette qui, tout en marchant, avait passé son bras autour des épaules de Camille, fut frappée par la contenance égarée de la petite fille. Cam s'efforçait de passer la première comme pour empêcher quelque chose. -- De la bignone, dites-vous? demanda, quand ils furent devant le salon, Mme Droy tout en se dirigeant vers sa table à ouvrage et son installation en plein air: Voilà de quoi choisir. Il faudrait peut-être une échelle, ajouta-t-elle en regardant le moulin. Mais... Elle s'interrompit, pétrifiée. -- Chut, dit M. Droy, d'un air diverti. Il y a une petite sainte dans la niche. Ils levèrent tous la tête du même côté et demeurèrent stupéfaits. Il y avait vraiment une petite sainte dans la niche enguirlandée de bignone. Elle était vêtue de serge blanche; sa grande capeline de surah blanc, rejetée en arrière, nimbait sa tête brune comme d'une immense corolle de fleurs, et les fleurs lourdes, éclatantes, de la bignone mettaient une note de splendeur presque exotique au cadre de sa jeune beauté immatérielle. Dans l'ombre de la niche, se dessinaient, avec des douceurs d'irréel, son profil pur, sa bouche sérieuse, ses très longs cils abaissés sur sa joue... M. Droy avait dit chut, parce que la petite princesse dormait. Elle s'était endormie de fatigue dans son attente déçue. Le corps un peu ployé en avant, elle s'était attachée des deux mains à une branche et reposait sa joue sur l'un de ses bras ainsi élevés. Sa grosse natte de cheveux retombait jusqu'au bord de la niche où le ruban de soie crème qui la nouait frémissait comme un invraisemblable papillon. Son poignet, de la même nuance pâlement dorée que son visage, s'avançait à découvert dans la fragilité de sa maigreur, si touchant que les spectatrices réprimèrent un petit sanglot de pitié. Elle dormait, inconsciente de son attitude périlleuse. L'approche des Droy ne l'avait point éveillée. Et ils la regardaient, paralysés par la même crainte, n'osant ni faire un geste, ni proférer un mot de peur de rompre ce sommeil, de provoquer l'éveil trop brusque qui pourrait jeter Aube dans le vide. Ils n'osaient même pas la quitter des yeux, ils la regardaient avec une persistance désespérée et suppliante, comme s'ils avaient l'espoir de la magnétiser, de la retenir à sa place. Une tentative s'imposait: pénétrer dans le moulin par la porte qui ouvrait chez eux, monter d'un pas assez subtil pour ne pas éveiller Aube en sursaut... Mais comment ouvrir cette porte depuis si longtemps condamnée, puisqu'on n'avait pas le loisir de faire le tour par le château? Au moment où M. Droy se dirigeait silencieusement vers le moulin, un large souffle venu de la montagne plia mollement les peupliers et les sapins et, s'étendant comme une vague, enveloppa la bignone. Le corps d'Aube suivit le balancement des branches, mais ce mouvement l'éveilla, elle ouvrit ses yeux qui se dilatèrent en une expression de détresse encore somnolente. Elle était déjà trop projetée en avant pour pouvoir se retenir. Elle n'essaya même pas; sa tête se pencha, ses mains glissèrent le long de son appui qui s'effeuilla sous ses doigts et, sans un cri, elle tomba droit comme un oiseau tué. Elle tomba à leurs pieds, parmi les branches qu'avait brisées sa chute et dont les pétales voltigèrent encore une seconde autour d'elle. V Qu'était-il arrivé à Aube? Quel rêve étrange avait-elle fait? Il lui sembla, d'abord, qu'elle revenait lentement, avec effort, à la surface d'un grand abîme dans lequel elle était tombée. Oui, elle était tombée, c'était cela même; la chute lui avait paru profonde, profonde, sans fin. Mais d'où était-elle tombée? Où était-elle? Elle n'en savait rien, c'était une chose qui n'avait pas eu de commencement et dont elle ne comprenait pas la fin; elle savait simplement que tout était encore noir autour d'elle. Alors, elle voulut passer la main sur son front pour éclaircir ses doutes, elle ne put remuer le bras et souffrit à crier. Elle ouvrit péniblement les yeux. Oh! son rêve n'était pas fini. Ne se figurait-elle pas être couchée dans une chambre toute fraîche, meublée de hêtre blanc et de bambou, aux rideaux écrus ornés de coraux rouges? Et elle croyait, oui, elle s'imaginait voir des branches chargées de petites roses rouges contre la fenêtre, une grande glace longue encadrée de bambou reflétait avec ces roses un morceau du ciel et un pan du moulin avec sa niche suspendue. C'était bizarre. Aube n'était jamais venue dans cette pièce, et elle en connaissait l'ameublement par le menu. Elle voulut étendre la main pour toucher les rideaux, et la douleur se raviva si aiguë que, de l'épaule, elle gagna tout son corps. Et elle reconnaissait aussi les personnes qui l'entouraient: Mme Droy et Stéphanie très pâles, Gillette dont toute la fraîcheur rose était partie et qui était presque de la couleur de ses cheveux. Il y avait des trépignements derrière la porte, une voix qui criait à travers des sanglots sourds: je veux! je veux entrer. Et c'était la voix de Camille. Le front d'Aube était baigné d'une eau aromatique qui sentait très fort et très bon. Il lui sembla que cette odeur pénétrante était la seule chose qui la retînt en vie, qui l'empêchât de s'abîmer de nouveau dans le néant d'où elle sortait, au bord duquel son âme vacillante hésitait encore. Mais ses yeux rencontrèrent ceux de Gillette. Gillette tressaillit des pieds à la tête; elle s'abattit sur le lit près d'Auberte; Gillette, l'imperturbable Gillette se mit à sangloter convulsivement, répétant à l'infini dans ses larmes: Elle vit, elle vit, elle vit... -- Elle vit, répétèrent d'autres voix altérées. Cette agitation ne gagnait point Auberte: elle savait à peine si c'était d'elle qu'on parlait. Pourquoi montrait-on tant d'étonnement à la voir vivante? Avait-elle donc été morte? Elle eut une grande défaillance et murmura: -- Je tombe encore... je tombe. Mme Droy la souleva dans ses bras pour donner à cette tête tourmentée de vertige l'appui ferme de son épaule. On annonça le médecin et c'était le docteur Amaux, le médecin de Menaudru. En revoyant cette figure revêche et rasée, Aube se sentit ramenée un peu dans la vie ordinaire; le docteur était un être connu de son monde à elle, et sa voix allait mettre fin à tout ce brumeux cauchemar. Mme Droy, Stéphanie, Gillette demeurèrent dans la chambre. Le docteur examina Aube en répondant aux questions anxieuses de Mme Droy par petites phrases sèches et coupantes comme sa personne. -- Oui, Mme de Menaudru est absente, à Vichy, et qui mieux est, elle ne pourrait pas revenir. Le docteur venait d'être informé par un télégramme que M. de Menaudru avait été pris d'une de ses plus violentes crises de foie. Quand le domestique de la maison avait rencontré le docteur, celui-ci montait précisément avertir Mlle de Menaudru que son frère, retenu par la maladie du Comte, ne rentrerait pas avant quelques jours. -- Vous la garderez, conclut-il délibérément. Rien d'autre à faire. Mme Droy, qui tenait dans ses mains les petits doigts glacés d'Auberte, baisa à la dérobée les cheveux humides de l'enfant comme si elle confirmait dans son coeur, et d'une façon plus tendre, l'arrêt porté par le médecin. -- Ah! nous y voilà, ce n'est rien du tout, ne nous pâmons pas, poursuivit le docteur. Ces derniers mots s'adressaient peut-être à Aube qui venait de pousser un gémissement. -- Elle aurait pu tomber du clocher sans plus de dommage. Comment voulez-vous que des os si souples et si légers se brisent plus qu'un duvet? Quoi qu'il en fût, Aube avait l'épaule démise et il fallait la lui remettre ainsi que l'annonça vivement le docteur. Soudain, au milieu de ces étrangers, dans cette maison inconnue où elle allait avoir une grande souffrance physique à affronter, et en pensant à sa mère loin, si loin, dans l'impossibilité de revenir, Aube eut peur; une impression amère de délaissement tomba sur elle à se sentir ainsi séparée de tous ceux qui l'aimaient, échouée sans force, impuissante, sur ce lit d'emprunt, entre ces gens qui l'avaient en leur pouvoir, à leur merci, et qui faisaient autour d'elle d'inquiétants préparatifs, qui prenaient des dispositions comme s'il s'agissait de quelque sanglant sacrifice dont Aube allait être la victime. Par le geste qui lui était familier devant tous les périls, Aube ramena son bras droit sur son visage pour s'en voiler les yeux. Cependant le docteur, en bon général, avait placé ses aides de camp en leur donnant les plus minutieuses instructions sans oublier l'ordre de ne point se pâmer. Que personne ne se pâme... C'était le souci dont il avait contracté l'habitude durant ses trente années d'expérience. Les syncopes, quand il avait affaire à des femmes, étaient un ennui qu'il voyait toujours suspendu sur sa tête, et qu'il s'efforçait sans cesse de conjurer par ses recommandations. -- Fort bien, dit-il d'un air de plaisir tout professionnel. Que Mme Droy et Mlle Gillette restent comme je leur ai indiqué. Pour Mlle Stéphanie, c'est tout ce qu'elle pourra faire de me porter ce flacon et de ne pas tomber à la renverse: ne vous fiez pas à ces apparences sévères. Tout ira bien. Maintenant, il me faut quelqu'un de sûr pour tenir ce mauvais bras. -- Gillette, dit Mme Droy, appelle ton père. Gillette n'obéit pas, elle faisait de la tête un signe, Aube s'attachait à elle avec une indicible détresse de pauvre être abandonné. -- Ton père, répéta Mme Droy. Les doigts d'Aube eurent le même frémissement qui implorait. -- Non, dit Gillette, ce sera moi. Le docteur affairé au milieu de bandages se retourna brusquement. -- M'aider?... Vous?... allons donc. Vous vous pâmerez. Vous ne serez pas assez forte. Les larmes de Gillette avaient séché, son visage toujours sans couleur annonçait une résolution virile. -- Je serai assez forte, répondit-elle, et je ne m'évanouirai pas, je vous le jure. Il happa au vol le poignet de la jeune fille et le fit plier sans sa main. Mais cet examen le satisfit, car il dit: Allons, allons! -- et lui montra comment elle devait s'y prendre. Il commença sa cruelle besogne sans plus tarder, sans prolonger d'une seconde l'appréhension d'Auberte. Au moment décisif, tout le corps d'Auberte se souleva, protestant éperdu contre son martyre. Dans l'âpreté d'une douleur brutale, elle cria d'une voix enrouée: oh! mon Dieu... Maman, maman! L'appel d'Auberte traversa comme une flèche la maison silencieuse; il n'y en eut pas d'autres. C'était fini, Auberte se taisait, anéantie, une sueur froide au front, et la même rosée de mort glaçait le front de Gillette impassible. C'était fini, c'était fait et remarquablement fait, le docteur s'en serait frotté les mains si sa nature acerbe avait connu de pareilles expansions. Une sorte d'allégement se répandit dans la maison que l'appel brisé, rauque, d'Aube avait consternée. Si elle avait pleuré, gémi, avant ou après, ils n'auraient pas eu tous les entrailles ainsi remuées; mais ce cri unique et ce silence... Enfin, Aube ne souffrait plus, elle s'engourdissait dans un épuisement navré. On l'avait installée pour la nuit, sa potion calmante était prête, Stéphanie, qui était tout au moins au moins une garde émérite, veillerait à tour de rôle avec Mme Droy, Jeanne étant encore trop invalide pour quitter le château. Auberte ne réclamait pas beaucoup de soins. La fièvre sema d'abord son sommeil d'hallucinations. Elle croyait toujours tomber, tomber, sans heurt, sans secousse, et il lui semblait toucher le fond quand on l'éveillait pour renouveler son pansement ou lui mouiller les lèvres. Elle entendait sans cesse un bruit de grelots, très faible, très doux, qui s'éloignait: les grelots d'Olge sonnaient avec une précision de vérité à son oreille; ils finirent par la bercer, sa fièvre céda et, le lendemain, elle eut une journée somnolente, mais tranquille. Elle se montrait docile et restait sérieuse; elle suivait d'un oeil indéfinissable Mme Droy, Stéphanie, Gillette, quand elles évoluaient dans la pièce comme des ombres amies; elle trouvait que Mme Droy avait grand air sous ses manières simples, nettes et diligentes. Ce qui étonnait un peu les Droy, c'est qu'Auberte, bien qu'en pleine connaissance, gardait le silence et n'avait plus demandé sa mère. Mme de Menaudru, avertie en même temps par M. Droy et le docteur, annonça enfin son arrivée. -- Mais votre père est toujours souffrant et je crains qu'elle ne puisse rester, dit Mme Droy à Aube en lui communiquant la nouvelle. Aube ne répondit que par un mouvement des paupières. -- Chère enfant, ne vous lèverez-vous pas pour la recevoir? On exhortait souvent Aube à essayer ses forces, à s'asseoir dans son lit. Mais non, elle ne pouvait pas, elle était trop lasse, c'était la réponse de son regard patient, pathétique. Il était tard, les aînés de la famille avaient attendu pour souper le retour de M. Droy qui avait fait un court voyage. Les enfants étaient couchés; Mme Droy, après avoir embrassé Auberte, rejoignit les siens. De la salle à manger, venait une rumeur joyeuse, contenue par égard pour Auberte, qui décelait le retour toujours fêté du père. Par surcroît de précaution, Mme Droy, en s'éloignant, ferma une double porte et Aube n'entendit plus rien. Elle resta seule, le bouton d'un timbre à portée de son doigt, mais elle n'aurait à appeler personne; pour la première fois, elle se sentait presque bien. Sa chambre ouvrait sur le salon et, dans la demi-nuit, elle entrevoyait, comme une très longue perspective, la pièce pleine d'ombres. Elle n'avait pas voulu de lumière, mais il y avait un peu de feu dans la cheminée; les boutons innombrables des rosiers rouges obstinés à fleurir frappaient contre les fenêtres closes. Aube respira longuement, essaya un mouvement pour se prouver que son épaule n'était plus qu'endolorie. Elle éprouvait une excessive faiblesse qui n'était pas sans douceur, mais elle n'était pas encore capable de supporter un voyage, et sa mère ne pourrait l'emmener. Que déciderait-on? Elle se retourna dans son lit qui lui paraissait bon, renversa la tête sur l'oreiller et pria pour que son père souffrît moins cette nuit, et que sa mère eût une heureux voyage. Elle vit un petit fantôme blanc traverser le salon et s'arrêter, indécis, devant sa chambre. Intriguée plutôt qu'effrayée, elle avança la main sur son timbre, mais ne sonna point. Le petit fantôme entra sans aucun bruit, puis soudain s'envola. Le feu baissa et la pièce fut toute noire. -- Qui est là? dit Aube. Pas de réponse, qu'un soupir qui semblait trempé de larmes. -- Qui est là? dit Anne un peu plus haut. Alors, de nouveau, le rayon blanc glissa près d'elle, comme un flocon de neige, et s'arrêta devant son lit. -- N'ayez pas peur, c'est moi, ce n'est que moi, répondit une voix tout étouffée. Un tison se remit à flamber dans l'âtre, et, sous cette clarté, Aube vit Camille en chemise de nuit, pieds-nus, ses longs cheveux jaunes épars sur son corps impalpable. Elle regardait Aube, mais ses grands yeux fixes n'avaient pas de larmes. -- Battez-moi! fit-elle tout à coup, blessez-moi, tuez-moi, faites-moi beaucoup de mal! Et, sans laisser à Aube le temps de répondre, elle reprit avec véhémence: -- Je le mérite, je le veux! Battez-moi donc... Tenez, voilà mes mains, ma figure. Est-ce que vous n'avez pas la force de me griffer jusqu'au sang? Oh! mon Dieu, s'écria-t-elle avec désolation, elle n'a même pas la force de me griffer. Moi, qu'est-ce que je vais devenir? Et les paroles, trop longtemps contenues dans sa pauvre petite âme tourmentée, s'échappèrent à la fin pressées et tumultueuses. -- C'est moi qui suis cause de tout, c'est moi qui vous ai enfermée dans la niche. Je vous y avais vue monter; j'avais trouvé moyen d'ouvrir notre porte du moulin; je suis montée après vous; j'ai fermé et j'ai jeté la clef dans un massif. Le diable me tentait. N'est-ce pas que cela vous redonne la force de me pincer très fort? Essayez, n'ayez pas peur que je crie, que j'appelle. Oh! gémit-elle dans un grand élan, depuis que vous êtes tombée, j'ai eu plus de mal que vous ne pourriez m'en faire et je n'ai pas crié. Le comique de ses lamentations se noyait dans la sincérité de son violent repentir. -- Je n'avais pas l'intention de vous laisser longtemps; non, je vous assure. J'ai voulu aller vous ouvrir, Antoine m'a empêchée. Il ne savait pas, ce n'est pas sa faute. Et moi, je n'osais rien dire, parce que le patriarche était là. C'était affreux, je me sentais plus prisonnière que vous, et, encore, je ne me doutais guère de ce que vous risquiez. Quand je vous ai vue, j'ai cru devenir folle, et quand vous êtes tombée!... Cela a été si long, si long, je n'aurais pas pensé qu'il fallait plus de temps pour devenir vieille. Mais cela ne fait rien. Je me suis punie tant que j'ai pu, j'ai couru tout raconter au patriarche pendant que le docteur était là, puis ensuite à Gillette: ils me détestent trop pour me mettre en miettes. Ils ne me pardonneront jamais et je ne veux pas qu'on me pardonne: ce serait trop bon pour une malheureuse méchante. J'ai essayé de me distraire, j'aurais voulu tomber comme vous, me démettre l'épaule et que le docteur Amaux me la remette. Il n'y a que ça, voyez-vous, qui m'aurait un peu guéri le coeur, et c'est tout ce que je pouvais faire pour vous. Mais voilà, impossible de retrouver la clef de la tour dans les massifs, le bon Dieu me prenait là. Alors je me suis cogné le bras partout, mais il ne devenait seulement pas très bleu. J'ai récité les psaumes de la Pénitence devant votre fenêtre et cela ne me soulageait encore pas, ni vous non plus; et puis, ce soir, dans mon lit, je n'ai plus pu y tenir. Je vous en prie! fit-elle avec explosion, battez-moi... Voulez-vous que je vous donne les pincettes? -- Mais, Cam, mon enfant... dit Aube qui n'avait pas encore eu le temps de respirer sous cette avalanche de paroles, et qui était partagée entre une envie de rire ou de s'attendrir et la crainte que lui causait toujours une fougue si étrangère à sa nature. Mais Cam, ma petite Cam... -- Elle m'appelle sa petite Cam! s'écria l'enfant avec un redoublement d'affliction. C'est comme les grands saints qui bénissaient leurs bourreaux. -- Cam, écoutez, venez là, près de moi; donnez-moi la main... -- Je l'ai donnée à mordre au chien de garde, il n'a pas voulu, sanglota Cam. -- Donnez-la-moi pour que je l'embrasse. -- Non, non, c'est de la méchanceté d'être si bonne, de la mé-chan-ce-té... -- Ecoutez donc. Vous ne savez pas une chose, c'est que j'avais grande envie de vous connaître, de venir chez vous et, sans vous, Cam, je n'y serais jamais parvenue. Il paraît que je n'avais pas d'autre chemin pour entrer à la Maison que celui de la niche, et c'est vous qui me l'avez ouvert, dit-elle en riant. Ce petit rire affectueux, un peu las, brisa chez Camille les dernières digues: l'enfant fondit en larmes, ses pleurs ruisselèrent sur son petit visage bouleversé. -- Vous le dites par pitié, parce que vous voyez bien que je ne vaux pas vos reproches ni vos coups. Mais vous avez tant souffert... Oh! comme vous avez crié... Camille prit ses cheveux à poignée et d'en fit, en un tour de main, deux gros tampons soyeux dont elle se boucha ingénuement les oreilles. Les larmes la dominèrent, elle voulut s'enfuir; mais Aube la retint, et surmontant sa faiblesse dans l'urgence de la situation, s'assit sans aide sur son lit et attira à elle l'enfant qui frissonnait de tous ses membres. -- Vous avez froid... Elle fit glisser Camille sous sa couverture. -- Là, tout contre moi, je n'ai pas mal de ce côté. Alors, Cam, vous ne m'en voulez plus d'être au château. -- Non, non, dit Cam, pleurant à chaudes larmes. -- Toute votre colère contre moi est partie? -- Oui, pardonnez-moi. Leurs lèvres se rencontrèrent. Mme Droy rentra, une demi-heure plus tard, dans la chambre d'Auberte avec Stéphanie et Gillette. Stéphanie qui portait la lumière s'arrêta devant le lit, et ses deux compagnes regardèrent avec elle. Auberte et Camille dormaient ensemble, la plus petite dans les bras de l'aînée, étroitement serrées l'une contre l'autre, leurs cheveux confondus sur l'oreiller. Avec un sourire aimant, Mme Droy prit dans ses bras son démon de petite fille et l'emporta sans l'éveiller. VI Décidément, Aube se lèverait pour recevoir sa mère. L'effort lui parut non seulement faisable, mais encore plus facile qu'elle ne l'avait cru. Et, pour qu'elle eût moins encore l'air d'une malade, il fut arrêté que la petite princesse donnerait son audience dans la bibliothèque qui était au rez-de-chaussée comme sa chambre; cette pièce, lieu ordinaire des réunions de la famille, était assez gaie pour préserver de toute ombre lugubre la première impression de la Comtesse. Le jour de l'arrivée de Mme de Menaudru, après avoir bien installé Aube sur de nombreux coussins, on la laissa se reposer et penser à l'aise au bonheur qui l'attendait. Elle n'eut, heureusement, pas beaucoup à attendre: juste à l'heure que lui avaient fait fixer ses calculs aidés des lumières de Gillette, Mme Droy, digne et affable, pleinement à la hauteur de cette délicate occurrence, introduisit Mme de Menaudru près d'Aube, et se retira. En regardant sa mère s'avancer, pâle, presque craintive, Aube songea que la chose impossible s'était faite, que l'événement irréalisable était accompli; Aube, établie à demeure chez les Droy comme une enfant de la maison, voyait sa mère y venir en amie. Puis Aube sentit les bras de sa mère autour d'elle, et, contre son visage, le contact de ce doux visage, blanc et fané, qui lui parut tristement amaigri, et elle oublia tout dans la joie de cette réunion. Après les premières effusions, -- ce furent des effusions peu exubérantes, presque muettes, mais Aube devinait chez sa mère la palpitation d'un sourd émoi, -- Mme de Menaudru s'assit, non pas comme le lui demandait un geste caressant de sa fille, sur la chaise longue où le corps ténu d'Aube lui laissait ample place, mais dans un fauteuil, ainsi qu'il convenait à la châtelaine de Menaudru. C'était une châtelaine encore bien troublée qui tenait avec précaution la main d'Auberte, examinait l'enfant avec des yeux d'angoisse mélancolique, presqu'avide. Auberte dit tout à coup: -- Ainsi, maman, vous n'êtes pas venue? -- Comment? Me voilà. Aube eut un petit mouvement soucieux. -- Non, quand je suis tombée, quand on m'a remis l'épaule. Je vous ai pourtant appelée... -- Comment l'aurais-je pu, enfant? je n'étais pas avertie. Et elle parla précipitamment du Comte, toujours alité, auprès duquel elle avait laissé Laurent, puis de son voyage, de détails presque insignifiants. Mais elle s'interrompit, et, tout bas: -- Cela t'a fait mal, très mal? demanda-t-elle. Elle penchait la tête vers Aube, l'interrogeant avec une curiosité poignante. Mais, vite, elle reprit: -- Non, non, ne dis pas, c'est passé. C'est passé? répéta-t-elle en une question tremblante. -- Oui, mère. -- Qu'allons-nous faire? Je ne peux pas rester à Menaudru, et vous ne pouvez guère voyager. Voter père a besoin de moi. Ce double souci qui l'avait hantée creusa un pli plus accentué parmi les rides de son front. Comme Aube ne répondait pas: -- Est-il vrai, fit-elle incrédule, que vous resteriez à la Maison en attendant notre retour? Aube fit un signe rapide d'assentiment, et elle ajouta: -- Seulement, revenez bientôt. -- Oui, dès que possible. La famille Droy a été au-dessus de tout éloge: elle réclame comme une faveur de vous garder; c'est, -- dit Mme Droy, -- la seule compensation qui puisse diminuer leurs regrets du tort bien involontaire qu'ils vous ont fait. Elle répéta en un murmure: au-dessus de tout éloge... soupira et reprit: -- J'arrangerai cela avec votre père. La correspondance que nous avons forcément échangée avec les Droy a déjà aplani bien des obstacles, votre père change d'opinion à leur égard et il nous accordera plus de liberté. Elle continua d'une voix incertaine: -- Chère, quand nous serons rentrés à Menaudru avec vous, vous pourrez revenir quelquefois à la Maison, si cela vous tente. -- Maman... L'éclair des yeux bleus d'Aube parut causer à la mère en même temps plaisir et peine. Elle poursuivit: -- Mlle Stéphanie d'Aumay offre de vous donner quelques leçons pour vous distraire. Vous vous joindrez de loin en loin à ses élèves. Le docteur n'a cessé de nous écrire que vous aviez besoin de distraction, de diversion, qu'il fallait à tout prix amener de la jeunesse autour de vous. Si vous trouvez des amusements ici... Elle regarda d'un air de doute autour d'elle, puis elle murmura: -- Aube, vous vous êtes donc bien ennuyée avec nous? Sa voix résonna si résignée, si douce, qu'Aube en eut le coeur meurtri. -- C'est bien, c'est bien, enfant, vous reviendrez à la Maison. Laurent vous accompagnera quand il sera nécessaire, car, pour moi, je ne saurais quitter le Comte. Elle repartit dans la journée même; cette sanction inattendue de ses parents fit goûter à Aube plus de sécurité dans le bonheur, encore un peu surpris, qu'elle éprouvait de son séjour à la Maison. La convalescence d'Aube marcha avec toute la cérémonieuse lenteur qu'on devait attendre d'une jeune personne si pondérée. Elle fit tant de façons pour reprendre de l'appétit et des forces que Gillette, impatientée, proposa de lui démettre l'autre épaule pour la secouer et lui donner l'énergie de guérir. A côté de Gillette, il n'y eut pas moyen pour Aube de s'adonner à cette bien-aimée torpeur qui lui avait toujours été un refuge dans ses maux et à laquelle elle avait rarement eu si belle occasion de recourir. Et ce n'était pas rien que Gillette, mais encore Cam dont la figure s'allongeait dès qu'Aube faisait mine d'aller moins bien ou ne mangeait pas tout son potage, et encore Mme Droy avec sa vaillante activité, Stéphanie dont la tenue irréprochable semblait blâmer bien haut les jeunes filles couchées oisives dans leur lit jusqu'à deux heures, et étendues en robe de chambre sur une chaise longue, le reste de la journée. Les garçons avaient d'incroyables aventures dont il fallait bien savoir le dénouement avant de s'endormir. Les babies ressemblaient à deux petites poupées à roulettes avec leurs robes mi-longues, leurs cheveux blancs dont les mèches prenaient les plus drôles d'envolées autour de leurs têtes rondes: toute la famille les chérissait comme si deux petits enfants eussent été un phénomène exceptionnel dans cette demeure où il y en avait déjà eu neuf, une bénédiction précieuse dont on ne pouvait assez remercier la Providence. Ces babies réclamaient la sollicitude d'Aube pour leur poupée, ou bien, dans un accès de sagesse édifiante, s'asseyaient côte à côte, bien lissées, bien lustrées, comme deux petits chats jumeaux, sur le même tabouret, pour demander une histoire. Et Edmée qui étudiait, étudiait en se tenant souvent la tête, et Pascal qui achevait sa dernière année dans une école religieuse d'agriculture et faisait quelquefois une apparition météorique le dimanche, et Hugues qui, toujours absent, jouait un rôle si considérable dans la famille... Cet aîné paraissait continuellement présent à l'esprit de tous; du patriarche aux babies, chacun, sauf Stéphanie, prononçait sans cesse son nom: ses lettres répandaient dans la maison une animation nouvelle, et, quoiqu'elles fussent gaies parfois à soulever des tempêtes de rire, provoquaient un zèle extraordinaire, une ferveur d'application et de travail dans tout le troupeau. Enfin, dans cette demeure, courait un souffle de vie puissante, qui, tour à tour, s'infiltrait dans l'âme d'Auberte ou la prenait d'assaut. Les Droy étaient certainement les gens les moins dogmatiques du monde, et, pourtant, un mot, une action toute simple de leur part frappait souvent Aube comme d'une lumière. Elle avait alors envie de fermer les yeux et de ramener pour plus de prudence son bras sur son visage. A la turbulence réveillée des garçons, elle mesurait la contrainte qu'ils s'étaient imposés pour elle, mais elle ne devinait pas quel adoucissement salutaire sa présence apportait dans ce milieu d'ardeur un peu âpre et quelles traces durables laisserait chez eux le passage de sa personne sensitive. Ils la traitaient tous gaiement, comme un jouet fragile qui amuse et qu'on se prend à aimer. Aube se levait régulièrement, mais elle se confinait volontiers dans sa chambre. Le mouvement de la famille qu'elle sentait à quelques pas d'elle, toute frémissante de travail et de vie, l'étourdissait quelque peu. Une après-midi que les garçons étaient dehors, elle se hasarda dans la bibliothèque où régnait un rassurant silence. Elle ne trouva qu'Edmée qui, assise sur un siège bas près du feu mourant, se tenait la tête à deux mains. Edmée était une longue fille maigre et distraite, dont le labeur sans relâche apparaissait à Aube comme une sorte d'inexplicable manie. En entendant Aube, elle ferma son cahier et fit place à la nouvelle venue sur le petit divan qui touchait à la cheminée. -- Vous travaillez toujours, dit Aube. -- Pas pour le moment; je ne viens pas à bout de mon problème et je n'en peux plus. Elle essayait de sourire, mais on voyait bien qu'elle avait dit vrai et qu'elle n'en pouvait plus. -- Pourquoi vous fatiguez-vous? reprit Aube. Aimez-vous l'étude à ce point? Edmée secoua un peu ses minces épaules comme pour les décharger d'un trop lourd fardeau. -- Je me figurais l'aimer autrefois, mais je crains d'en venir à la détester. -- Alors pourquoi? fit Aube confondue par tant d'inconséquence. -- Mais j'aide Marc. Est-ce que nous ne le saviez pas? Non? Oh! sans mon pauvre Marc, j'en aurais fini depuis longtemps avec tout ce fatras. Mais Marc veut s'engager, et mon père ne le permettra que quand mon frère sera bachelier. Marc s'est fait retap... refuser deux fois déjà. Comme j'avais toujours un peu suivi ses études, je lui ai promis de m'y mettre tout à fait, de préparer de fond en comble les examens avec lui, d'être son répétiteur parce que le patriarche qui le fait travailler, le déconcerte. Alors, moi, je suis là pour le faire remonter sur sa bête... le remettre d'aplomb, je veux dire. Et peut-être que je m'abuse, mais je me figure que si je peux tenir bon encore quelque temps, Marc n'échouera pas à la prochaine session. -- De sorte, fit Aube impressionnée, que vous serez bachelier autant que lui, quand même vous n'en demanderez pas le grade. Cela doit être horriblement difficile. -- Parce que j'ai une stupide tête de fille qui comprend avec peine et ne retient guère, dit l'énergique Edmée en se frappant le front pour le punir d'être obtus. -- Vous voyez pourtant bien que Marc qui est un garçon... -- Oh! Marc était buté, et une fois ce mauvais pas franchi, il n'aura pas son pareil. J'ai toujours dit qu'il était au fond de vraie bonne étoffe, dit-elle avec un affectueux sourire à l'adresse de son frère favori. Il avait plus besoin que les autres d'une aide constante pour se plier définitivement à la discipline de tous ses devoirs... religieux et autres. -- C'est donc vous qui l'aurez fait ce qu'il deviendra. -- Moi pour une faible part; je lui prête un peu de ma patience et de ma science, et je ne lui fais pas un brillant cadeau; mais ce n'est pas moi qui lui aurais fourni son brave coeur s'il ne l'avait pas eu naturellement. Aube, qu'avaient toujours tenue sur la réserve les manières abruptes et le langage pittoresque qu'Edmée devait à son séjour fréquent dans la salle des garçons, à son commerce assidu avec ses frères, Aube sentit fondre ses légères préventions dans une admiration grandissante. -- C'est très beau, Edmée. -- Mais non, il faut bien qu'une inutile fille serve par ci par là à quelque chose. -- Mais ce n'était pas votre devoir. Edmée eut l'air perplexe. -- Il me semble que tout est mon devoir. C'est bien présomptueux ce que je vous dis là, mais je ne peux pas m'expliquer. Partout où nous pouvons aider un peu, un tout petit peu, n'y a-t-il pas un devoir pour nous? Et puis, ne vous figurez pas des choses: je ne suis guère héroïque, surtout quand j'ai mal à la tête. Il me tarde que Marc soit reçu pour fermer ces bouquins et me reposer à coeur joie, courir, lire, musiquer avec les autres. Et il me tarde aussi de rendre quelque liberté à notre pauvre Gillette, que le soin du ménage et des enfants a tant accaparée depuis que je travaille avec Marc. Elle ne se plaint pourtant pas. Aube avait remarqué combien Gillette rendait de services à sa mère; avec une persévérance sérieuse sous son air envolé, elle secondait Mme Droy dans sa tâche ardue. Cela avait souvent causé à Aube une espèce de courbature morale de sentir tous les Droy si actifs autour d'elle, tous s'efforçant vers un but précis; et voilà qu'Edmée et Gillette, avec une simplicité qui doublait leur mérite, rivalisaient d'abnégation pour le bien commun. Qui sait si Cam... Cam faisait en ce moment même son apparition, affairée, le front chargé de soucis, toute disposée, elle, à convenir que la responsabilité de la maison pesait sur sa tête. Elle demanda néanmoins d'un ton de déférence des nouvelles de la princesse; une fois rassurée sur ce point qui lui tenait au coeur, elle s'écroula dans un grand fauteuil et s'écria en jetant un livre à terre: -- Qu'on ne m'en parle plus. Andersen me tue. -- Andersen? demanda Aube. Vous lisez le danois? -- Non, l'allemand, dit Gillette faisant à son tour une entrée en coup de vent. Les membres de la tribu disséminés aux points les plus divers de la maison finissaient toujours par aboutir dans la bibliothèque. -- Comment ne pas savoir l'allemand malgré soi avec une nuée de frères qui s'escriment là-dessus depuis l'enfance. _Achdoch-gebrochen_, fit Gillette avec des intonations gutturales à renverser un Teuton. -- Du reste, reprit Cam d'un air détaché indiquant qu'elle était fatiguée de fadaises littéraires, j'ai assez lu, même pour un jeudi. Edmée, s'il te plaît, passe-moi mon ouvrage. Il faut vous dire, princesse, que notre premier envoi de chaussons a été glorieusement accueilli et que nous en préparons un autre. -- Il est prêt, ajouta Gillette prenant auprès du feu la place d'Edmée, qui s'en alla porter ailleurs son problème insoluble et sa tête souffrante. Nous n'attendons plus que Mlle Cam qui est en retard. Maman a fixé le dix comme dernier délai; Cam s'est engagée d'honneur à fournir ce jour-là sa dernière paire, et Cam tiendra parole, Cam aura fini, Cam a maintenant des bonnes intentions en quantité suffisante pour paver l'enfer, dit-elle en renversant sur ses genoux Camille dont elle tira amicalement la queue de chanvre. Mais l'imperturbable Cam trouvait moyen de tricoter la tête en bas, les bras en l'air et aussi un peu les jambes; et la situation excentrique où la maintenait sa soeur n'empêchait pas plus le jeu de sa langue que celui de ses doigts, car elle dit: -- Nous complotons d'approvisionner cet orphelinat d'une foule de bonnes choses chaudes, et nous gagnerons de l'argent pour acheter la laine. Nous avons bien tressé des paillassons tout un hiver avec de vieilles cordes pour payer un peu de l'admission d'une vieille femme dans un asile. Et après s'être moqués de nous, tous les grands s'y sont mis; Hugues était le plus habile. Jamais nous n'avons tant ri que cette année. On s'asseyait par terre à la turque dans une salle basse, et il n'y a rien de si réjouissant que de s'asseoir par terre. Un jour que la patriarche y était aussi, une nouvelle femme de chambre a introduit là par erreur un monsieur excessivement distingué qui mourait d'envie d'épouser Stéphanie. -- Cam! fit Gillette. -- Je sais ce qu'il en était, il faisait des yeux mourants. Si vous aviez vu sa figure quand il nous a trouvés par terre, tout poussiéreux et éternuants dans notre chanvre... Stéphanie arrivait en même temps avec son bel air, resplendissante dans son col propre, en se chapitrant pour s'obliger à nous gronder ferme et à nous faire honte d'être si sales; oui, elle se chapitre quand il faut qu'elle nous gronde. Il allait lui parler comme à la seule personne qui gardait son bon sens au milieu de notre insanité. Quand elle a vu ça -- chère Stéphanie, comme je l'ai aimée -- elle s'est assise sur ses talons comme une carmélite et elle a réclamé de l'ouvrage; et le pauvre M. Gaston n'a plus eu d'autre ressource que de nous aider; il est parti à la fin bien déconfit. Hugues a pris pour lui le paillasson que Stéphanie avait terminé et je l'ai vu jeter au feu la natte de Gaston, qui était difforme. -- Mais Cam, mais Cam, fit Gillette alarmée par la révélation d'une perspicacité si précoce. -- Gaston n'est pas revenu chez nous. Je n'en aurais point voulu, ce n'était pas pour que Stéphanie le prenne. Moi, ce que j'en dis, c'est pour montrer à Aube que nous sommes venus à bout de notre vieille, c'est-à-dire de lui acheter une place dans l'asile. C'était temps, nous avions les doigts usés. Gillette se leva, remit Cam sur ses jambes et envoya la petite fille goûter, puis elle versa dans un verre le vin jaune fortifiant qui composait la collation d'Auberte et le porta à la convalescente. Pendant que celle-ci buvait, Gillette ramena la couverture sur les genoux d'Aube, consolida ses coussins, renoua la cordelière de soie qui aurait dû retenir les plis de sa robe de chambre. -- Il doit vous tarder, dit-elle en riant, d'en avoir fini avec moi et de pouvoir vous servir vous-même? Aube hésita et dit avec effort: -- Même quand je ne suis pas malade, c'est toujours Jeanne qui me coiffe et m'habille. -- Impossible! N'avez-vous pas honte d'être un tel baby? Aube, fatiguée, s'appuya davantage sur son coussin et garda le silence. Gillette contempla malgré elle cet être languissant et si pur. Aube murmura: -- Dites-moi comment vous vous y prenez pour être utile. Parlez-moi de cela, voulez-vous? -- Pour vous distraire? S'il ne s'agit que de causer, je causerai tant qu'il vous plaira, et même un peu plus peut-être, méfiez-vous. Eh bien! quand j'étais plus jeune, j'étais tourmentée aussi par la pensée que ma vie serait vaine, qu'il y avait à toute chose un sens plus noble, plus étendu, que je ne comprenais pas. J'ai été sauvée le jour où je me suis aperçue que ce sens divin était, non pas au loin, dans les grandes actions, dans les mots retentissants, mais tout prêts, sous ma main, à ma portée, et jusque dans les petites bêtes de besognes journalières; que le coeur et l'intelligence des miens renfermaient des biens plus dignes de conquête que ceux du monde, que je n'avais pas à m'éloigner pour faire tout le bien dont j'étais capable. Avez-vous entendu dire que le monde doit être meilleur et plus heureux par cela même que nous y sommes venus? J'ai tâché de me redire cela soir et matin, après ma prière, et de me faire pardonner les jours où ce bas-monde avait été plus laid et plus désagréable par le fait de ma présence. Pour me convaincre que je n'avais pas à chercher ailleurs le développement de ma pauvre niaise âme ambitieuse qui réclamait de l'espace à grands cris, ni le moyen de faire ce qui m'était assigné et même d'être héroïque si l'envie m'en prenait, je n'ai eu qu'à bien regarder Hugues et mes parents. -- Parlez-moi encore, fit Auberte. -- Encore toujours, comme disent les babies quand on les embrasse. En vérité, fit Gillette d'un air de bonne humeur, je suis bien à même de moraliser, et vous choisissez singulièrement vos prédicateurs. Enfin, si cela vous agrée... -- Dites-moi comment vous faites l'aumône? -- La charité, chère, la charité; pas l'aumône. Notre grande satisfaction actuelle dans ce sens, c'est la scierie, l'oeuvre du cher patriarche qui, si le terrible braconnier Gédéon Jaux veut bien nous le permettre, donnera de l'ouvrage en hiver aux bras qui restent inoccupés faute d'une industrie locale. Et s'il prend fantaisie à nos ouvriers de se mettre en grève, eh bien, le patriarche a assez de fils pour les remplacer, conclut-elle avec un petit sourire orgueilleux et brave. -- Je voudrais avoir votre courage, commença Auberte. -- On ne dit pas: Je voudrais, je voudrais... Mais: je veux! Tant que vous ne sentirez pas les pauvres de votre chair, de votre sang, destinés à la même vie immortelle, vous ne leur serez rien. Auberte dit lentement: -- Comme vous êtes tous bons, comme vous faites du bien... Gillette rougit jusqu'à la racine de ses cheveux pâles. -- Vous valez mieux dans votre coeur que nous tous à la fois, marmotta-t-elle, et, pourtant, je sais qu'Hugues et Stéphanie valent beaucoup. Mais elle se redressa et se montra vite un peu agressive pour compenser son éloge involontaire. -- Oh! vous, vous êtes une petite mangeuse de lotus, comment nous comprendriez-vous? Vous n'avez rien à démêler avec nos craintes, nos fautes, nos chagrins. Vous vous êtes bâti en vous-même une inaccessible citadelle. De même que vous vous plaisez dans la paix morte, surannée, de votre château, vous vous retirez en esprit dans la demeure fictive de votre choix où aucun chemin ne conduit les autres et qui est le château de la Belle au bois dormant. Vous le murez aux peines et aux joies de la vie, vous vous dites: Tout est trop banal et fastidieux dehors, mais moi, je dors et je rêve. Auberte de Menaudru, est-ce que vous n'êtes pas un peu lâche? Aube se taisait, rougissant sous les paroles de Gillette. -- Tenez, poursuivit Gillette, qu'avez-vous fait là encore? Les garçons avaient commencé des essais de sculpture sur bois pendant les veillées et Aube, s'emparant d'un petit outil oublié devant elle, avait machinalement tracé sur une planchette des contours de fleurs. -- Qu'avez-vous fait? reprit Gillette, des nénuphars, des pavots, des tournesols, des fleurs de rêve! Mettez donc de la verveine, du romarin, des houx, des plantes bien vivantes, un peu piquantes, pas de vos perfides berceuses qui vous engourdissent. Auberte, réveillez-vous. Assez dormi, il fait grand jour, petite princesse, il faut agir, il faut vivre! VII Il y eut jubilation générale lorsque la famille Droy reçut l'invitation de se rendre en masse à la pêche d'un étang, situé à quelque distance du mont de Menaudru. L'hôte, assez bénévole pour attirer de son plein gré chez lui toute la phalange des Droy, était un grand propriétaire comtois, vieil ami du patriarche; il poussait l'aberration jusqu'à être enchanté du voisinage de la tribu, et la faiblesse, au point de réclamer avec de formelles instances une acceptation sans réserve de ses offres hospitalières. Il fut décidé que Mme Droy seulement resterait avec Auberte, et que le reste de la smalah irait jouir des délices de cette pêche. Or, parmi l'allégresse répandue par la bonne nouvelle, Camille, qui aurait dû l'emporter sur les autres en joie exubérante, restait taciturne, presque consternée. Cam, absorbée par mille occupations pressantes, avait repoussé jusqu'au dernier jour l'achèvement des fameux chaussons qui devaient la couvrir de gloire; elle se trouvait placée dans l'alternative de renoncer à la pêche ou de forfaire à une chose aussi sacrée que la parole de Camille Droy. Et cette pêche devait être une partie tout à fait incomparable. Edmée et Gillette s'en réjouissaient hautement. Il y aurait le trajet d'abord, une longue promenade en voiture parmi les sites les plus accidentés d'une partie renommée de la montagne, puis un déjeuner qui promettait d'être fastueux, et, comme la réunion serait nombreuse, peut-être bien une sauterie; enfin le retour au clair de lune dans le paysage de fin d'été qui, avant de s'ensevelir sous les neiges précoces, se revêtait d'une beauté indescriptible. Mais quand il n'y aurait eu que la pêche... Songez donc qu'on viderait l'étang! Si un étang vulgairement rempli était pour les jeunes Droy un lieu de délice comme éminemment propice à toute espèce d'accidents et de périls, rien ne pouvait rivaliser avec le plaisir extraordinaire qu'on allait leur offrir sous la forme d'un étang à sec. -- Tu es libre, nous te laissons le choix, dit Mme Droy à Camille. L'enfant ne répondit pas, elle resta muette et concentrée tout le jour; mais le soir, en embrassant ses parents pour la nuit, elle dit: -- Je n'irai pas. M. et Mme Droy n'objectèrent rien. Ce cuisant sacrifice qui leur plaisait par son courage, serait salutaire à la petite fille dont la nature indépendante et rétive n'avait point encore trouvé son point d'appui comme Gillette. Tout le monde se retira de bonne heure, Aube, qu'on ne veillait plus, rentra dans sa chambre après avoir dit qu'elle se déshabillerait elle-même, et l'on tenait trop à lui voir prendre une initiative quelconque pour contrarier son désir. Mais elle ne se coucha point, elle attendit que tout bruit eût cessé dans la maison. Alors, elle se glissa dans la bibliothèque silencieuse; la pièce semblait si vide, si vaste, qu'Aube frémit d'une vague frayeur. Par l'immense baie vitrée, on voyait distinctement au dehors. La lune, la belle lune resplendissante qui devait éclairer demain les voyageurs, baignait la campagne et le jardin qui, derrière la grande glace limpide, semblaient faire immédiatement suite à la pièce comme si rien ne les en séparait. Leur sérénité majestueuse pénétra Auberte. La jeune fille, un peu craintive et frissonnante, s'approcha de la cheminée, écarta le garde-feu, raviva les tisons qu'on avait couverts de cendres, puis elle alluma une lampe avec précaution, comme si elle maniait un engin destructeur. La lumière de la lampe et celle du feu s'élevèrent à la fois, mais il parut à Auberte que ces clartés accentuaient encore les coins d'ombre. Dehors, la nocturne lumière blanche était si claire, si victorieuse, qu'elle ne mourut pas, elle s'effaça à peine, devenant plus fantastique et mystérieuse. Aube prit dans la corbeille de Cam l'ouvrage de tricot commencé, et se mit au travail. Aube n'avait pas encore veillé et quand, dans le grand silence de la maison, sonna une heure avancée qu'elle n'avait jamais entendue, une solennelle impression descendit sur elle. Et la paix auguste de cette nuit lui apporta de belles pensées, tristes ou consolantes. Le problème qu'elle avait obscurément pressenti développait ses complications devant elle. Les jeunes voix de Gillette et d'Edmée flottaient encore dans la pièce avec les enseignements plus austères de leurs aînés. Aube ne pouvait plus se laisser vivre; sa conscience l'avait déjà plus d'une fois sourdement tourmentée, elle l'avait apaisée en se disant que sa vie était pure, qu'elle ne commettrait jamais de faute. Cela ne suffisait plus. Même avant de mieux apprécier les Droy, bien des faits lui avaient paru singuliers, inexplicables, mais elle connaissait si peu, si peu de la vie; elle avait toujours été de son église à son château, de son château désert à la petite église assoupie au milieu des morts. Et il y avait pour elle un devoir immense et impérieux qu'elle n'avait pas vu: elle pouvait le remplir, il n'était pas au-dessus de ses forces d'enfant; seulement, il fallait le prendre petit à petit, jour après jour. Et c'est pour cela qu'elle était ici, encore souffrante, dans la grande nuit désolée, à travailler pour une autre. C'était l'humble début qui convenait à sa faiblesse. Elle s'était assise en face de la baie: l'ombre noire de sapins se découpait sur le ciel d'opale, la lune traînait sur les hautes herbes étincelantes de rosée les draperies de sa tunique vaporeuse. Que c'était beau, que c'était majestueux et doux! De sa place, elle voyait un peu de Menaudru. Souvent elle errait en esprit dans ces vieux murs de forteresse, où elle avait hâte de rentrer; elle avait hâte de revoir Olge, l'esprit familier de Menaudru; les yeux douloureusement intelligents de la bête la réclamaient, l'attiraient. Elle songeait avec un serrement de coeur à ce Menaudru inhabité, délaissé par ses maîtres. Cette nuit, Aube disait de loin au château: Je suis là, je te reviendrai; je ne t'oublie pas et je t'aime. Seulement, on t'a appelé le palais de la Belle au bois dormant. Elle voyait aussi son sapin, elle croyait l'entendre bruisser; mais la lune disparut, le grand sapin ténébreux rentra dans l'ombre et il sembla à Aube, prise d'une angoisse troublante, que son âme y rentrait aussi. Elle pria pour être délivrée des épouvantes de la nuit. Elle continuait son travail. Il y avait un contraste pathétique entre l'humilité patiente, l'inexorable prose de son occupation et la hauteur des pensées éternelles qui la hantaient. Elle travailla jusqu'à ce que sa lampe mourût dans le souffle glacé du matin. Elle avait fini, son épaule se révoltait. Elle entra sans bruit dans la chambre de Gillette; elle vit à la lueur d'une veilleuse Gillette qui dormait, une expression ferme et sincère sur son visage si délicatement pétri et teinté. Camille avait dû pleurer en sourdine, car elle cachait sa figure dans l'oreiller comme pour y étouffer ses derniers sanglots; le sommeil l'avait saisie au milieu de ses larmes. Aube fixa son ouvrage au pied du lit pour qu'il frappât les yeux de Cam dès son réveil, puis elle retourna chez elle et gagna son lit. Avant que le jour fût complètement levé, les Droy partirent pour leur expédition matinale. Elle entendit le roulement du grand break, un tumulte étouffé d'allées et venues et de voix heureuses parmi lesquelles ne manquait point celle de Camille. La voiture s'éloigna, Aube s'endormit et ne s'éveilla qu'au milieu du jour. -- Comme vous voilà pâle! Vous vous êtes fatiguée, lui dit Mme Droy maternellement grondeuse, tout en lui servant à déjeuner dans son lit. C'était une imprudence. Cam a failli perdre la tête dans son bonheur. Nous avons eu toutes les peines du monde à l'empêcher de sauter comme une bombe dans votre chambre; j'entends que vous ne vous leviez pas avant dîner et que vous reposiez à fond votre pauvre bras. Aube fut si docile que, vers trois heures, Mme Droy ne put lui refuser une plume et du papier pour écrire à son frère; elle lui installa le petit pupitre de Stéphanie sur les genoux, et s'en alla pour ne pas la déranger dans ses soucis épistolaires. "Mon cher Laurent, écrivit Aube, je vais mieux, je suis très bien ici et il me tarde, en même temps, de retourner à Menaudru et de vous y revoir. Il me semble que Menaudru sans moi n'est plus que la moitié de lui-même, et que sans Menaudru, je ne suis plus Auberte. Je vous dis ce que je pense, j'espère que vous ne me trouverez pas trop ridicule. "C'est du château que je voudrais vous parler, et aussi vous dire que vous me manquez et que j'ai l'intention d'être une meilleure soeur pour vous. Vous savez que, depuis longtemps, mon père et vous jugiez que quelques modifications seraient utiles à notre vieux palais, et moi, j'en éprouvais de la peine. Aussi, pour ne pas m'affliger, y renonciez-vous. J'ai réfléchi et je crois que vous aviez raison, qu'il vaut mieux se résoudre à réparer Menaudru et je suis consentante, si vous voulez bien vous en occuper; vous chercherez un architecte. Mais, mon cher Laurent, dites-lui bien surtout qu'il ne s'agit que de restaurations et qu'elles devront se voir le moins possible. N'est-ce pas qu'il serait dommage de rien changer à l'aspect de Menaudru, aux préaux où Bertrix, la petite princesse burgonde, s'est promenée, et que nous pouvons nous contenter des fenêtres qui lui dont donné assez de jour et d'air pour qu'elle y vive, et qui ont été assez grandes pour laisser partir son âme quand elle est morte! J'ai là-dessus une croyance particulière, c'est que quand je mourrai, vous aurez beau agrandir les fenêtres et toutes les ouvrir, mon âme ne pourra pas quitter Menaudru. Je voudrais, quand je ne serai plus là, qu'on ferme le château et qu'on le laisse en paix tomber en poussière. "Quand je ne serai plus là... ce n'est pas très sage à moi d'y penser, puisque je suis encore très jeune. Gillette est mon aînée de trois mois, ce qui est beaucoup plus qu'on n'imagine. "Choisissez donc cet architecte avec soin, je vous en prie, comme, par exemple, vous choisiriez un médecin pour votre soeur, et que ce soit pas un démolisseur surtout, mais un homme bon, pieux, oui, de cette piété qui nous fait respecter les choses; qu'il sache que les vieilles pierres qu'il voudrait déranger ont absorbé un peu de tout ce qui s'est passé près d'elles, et que les vieux arbres souffrent quand on les coupe." Aube baissa la tête, l'extrémité de sa natte balaya les dernières lignes qu'elle avait écrites, et, étendant l'encre fraîche, fit des sillons noirs; la lettre parut trempée de larmes bien qu'Aube n'eût point pleuré. "Gillette Droy qui est mon amie a des idées à elle sur les réparations de Menaudru. Je ne vous les dirai pas, elles vous feraient frémir; c'est assez que je les entende. Si vous saviez pourtant comme elle est bonne, Gillette, même vous qui êtes si sévère et difficile, vous oublieriez qu'elle a une bicyclette, qu'elle chasse quelquefois avec ses frères et qu'elle joue du Wagner plus que du Mozart. Je vous assure que Stéphanie, qui a une si belle tenue, n'est pas meilleure. J'espère avoir profité des laçons qu'on reçoit ici. M. Droy mérite son nom de patriarche; ils sont tous bons, laborieux et vaillants à faire peur." Elle redouta que Laurent n'eût peur, en effet, et termina sa lettre en gardant la conviction qu'elle ne parviendrait pas à donner à son frère une idée équitable des Droy, et plus spécialement de Gillette. En lisant Aube, il allait dire de son air froid: -- Ces gens-là sont bien incorrects et terriblement ennuyeux. Incorrects, ils le furent, les garçons du moins, pendant cette période, de façon à justifier amplement l'opinion présumée de Laurent; mais il était bien impossible de s'ennuyer autour d'eux, tant ils s'entendaient à vous tenir en haleine par la diversité de leurs inventions saugrenues. Ce qui étonnait Aube autant que l'intrépidité folle de ces garnements, c'était le calme relatif de leurs parents et de leurs soeurs au milieu de méfaits qui mettaient continuellement leurs vies en danger. -- Ce sont des garçons, que voulez-vous? soupirait Mme Droy. -- Eh! ce sont des garçons, parbleu! s'écriait M. Droy quand il leur avait administré consciencieusement le châtiment réglementaire. Et Aube ne croyait pas se tromper en décelant une étincelle fière dans les yeux de la mère encore bouleversée, ou du père encore furieux. Le jour où Camille monta dans un peuplier pour y remettre un nid de corbeaux et n'en put plus redescendre, même avec l'aide de ses jeunes frères, ceux-ci résolurent de la tirer d'affaire sans avertir personne; le patriarche surgit au moment où ils prenaient des mesures vigoureuses pour abattre l'arbre. La famille gémit en choeur: -- Que voulez-vous! Cam n'est encore qu'un garçon... comme si ce mot expliquait tous les égarements et renfermait toutes les excuses. Les garçons eurent à la fin une si formidable idée que l'excuse habituelle ne suffit plus et que, pour les justifier un peu de pareille incartade, il fallut admettre que c'étaient presque des hommes. Marc, Jacques, Joseph et Antoine, mettant à profit une absence du vigilant patriarche, détachèrent les chevaux, boeufs, vaches et ânes que renfermaient les écuries de la maison et de la ferme pour se donner le spectacle d'une course de taureaux sur la grande pelouse. Ils mirent seulement les babies dans la confidence, ce qui était une confiance sagement placée: Rosie et Annie, ne sachant que très imparfaitement parler, étaient tout indiquées pour bien garder un secret. M. Droy avait emmené Mme Droy, Gillette et Pascal qui passait quelques jours à la Maison, visiter l'emplacement de la scierie. Les promeneurs, rentrant plus tôt qu'on ne les attendait, furent salués par une monstrueuse affiche éclatante et bariolée qui avait dû coûter bien des veilles et des pots de couleur, et qui annonçait à tout venant, du haut des murs, que la Maison serait aujourd'hui le théâtre d'une grande course de taureaux avec mort de l'animal. Suivaient les noms des célèbres toréadors Marco, Jose, Antonio et Jacopo. Mme Droy eut un soulagement en constatant qu'il n'était question ni du célèbre toréador Camillo, ni de deux babies toréadors donnant les plus flatteuses espérances. Un violent tumulte où se mêlaient des appels, des piétinements, des objurgations, des cris d'enfants, des beuglements et des hennissements de bêtes, leur fit hâter le pas. Ils entrèrent dans la cour où tout était tranquille et tournèrent la maison. Les têtes blêmes et effarées d'Aube et de Stéphanie apparaissaient aux fenêtres où s'agitaient aussi des mains de servantes désespérées. Edmée, sortant de la maison, courait vers la pelouse où se déchaînait un troupeau disparate de bêtes en délire qui bondissaient, labouraient le sol de leurs cornes et de leurs sabots, écrasaient les massifs et leurs bordures, déracinaient les arbustes, tandis que les garçons, drapés de rideaux en andrinople rouge, armés de longues lances que surmontaient de flottantes oriflammes, s'exténuaient en cris et en efforts pour se rendre maîtres des animaux. Les toréadors, essoufflés, en nage, rouges comme leurs rideaux, aiguillonnés par l'apparition inopinée du patriarche et la vue du visage pâlissant de leur mère, gesticulaient, s'enrouaient, redoublaient de courage. Les bêtes, affolées, se ruèrent dans la direction du jardin, s'engouffrèrent dans la même allée, comme si elles avaient été piquées de la tarentule, et disparurent au galop, brisant tout ce qui s'opposait à leur passage. La propriété n'ayant pas de clôture, elles seraient bientôt dans les bois et les pâturages de la montagne. Derrière elles, les garçons s'élancèrent en une course échevelée, suivis de Pascal qui vola à la rescousse de ses cadets. M. Droy rejoignit sa famille dans la bibliothèque, où Aube confirmait par signes terrifiés le récit que faisait Stéphanie. -- Oh! Monsieur, vous n'allez pas à leur secours? fit Aube en voyant M. Droy s'asseoir devant son bureau. -- Il faut bien qu'ils s'en tirent. Ils n'ont pas besoin de moi pour s'emparer de deux pauvres vaches et de deux boeufs qui ont travaillé toute la semaine, répondit-il. Pascal et Marc reprendront les chevaux. -- Mais les enfants n'osent peut-être pas rentrer, dit encore Aube emportée hors de sa réserve habituelle. -- J'espère que pas un ne se permettra de remettre les pieds ici avant que le dernier veau ait réintégré l'étable. -- S'il leur arrivait quelque chose? murmura-t-elle d'une voix altérée. -- Il ne leur arrivera rien. Ils se livreront à une chasse mouvementée, assez fatigante pour les rassir. Ils ont désobéi, qu'ils en portent la peine; ils ont fait le mal, qu'ils le réparent. Le ton était catégorique. Aube se tut, abasourdie par la responsabilité qu'on laissait à dessein aux coupables. Les soeurs n'essayaient même pas d'intervenir, et, pourtant, tout comme Aube, elles se représentaient cette course effrénée dans les bois où la nuit allait venir. Le crépuscule tomba, on servit le dîner; les garçons étaient toujours en chasse. Les jeunes filles allaient souvent à la fenêtre et regardaient d'un air préoccupé le ciel devenu noir. Enfin, il y eut un hourra dans le lointain, puis un piétinement tumultueux, et toute la bande reparut en un indescriptible désordre. Les bêtes, exténuées, furent claquemurées dans leur écurie. Gillette, pressentant avec la divination que donne une longue expérience, que ses frères mouraient de faim et n'étaient pas plus présentables qu'une horde de voleurs, courut leur faire servir un souper quelconque dans la grande cuisine. L'on entendit bientôt de la bibliothèque les voix des garçons qui racontaient leur odyssée d'une façon véhémente et décousue. Sous leur accent déconfit, perçait un certain triomphe. -- C'est que nous avons cru ne jamais en finir et passer la nuit en chasse. Nous courrions encore si on n'avait forcé les boeufs, oui, forcé... Par une chance miraculeuse, nous avons rencontré un cavalier très gentleman, qui s'est mis en quatre pour nous tirer d'affaire. Et, ma foi, déclara Antoine avec enthousiasme, j'aurais été fâché qu'il s'encorne. Ils ne tarirent pas en détails sur l'adresse, la force, l'ingéniosité audacieuse de leur bienfaiteur inconnu qui devenait le héros du jour. Leurs descriptions atteignirent au sublime. Mais personne, et Aube moins que les autres, n'imagina qui pouvait être ce gentleman qui s'était dévoué pour rattraper du bétail récalcitrant et qui avait ainsi mérité l'estime de toute la tribu. Le lendemain, la maison bénéficia du calme qui suit les grandes tempêtes. Mais vers le milieu de l'après-midi, comme les Droy étaient encore assujettis à toutes les exigences de la fragilité humaine, et que même la vertu des jeunes convertis a des bornes, une grande partie de chat perché s'organisa toute seule pendant le goûter. Cette partie, qui s'étendit dans toute la demeure comme une contagion, devint si entraînante qu'Aube en subit l'irrésistible séduction et se percha comme le commun des mortels. Au moment le plus animé, la porte de la bibliothèque s'ouvrit et l'on vit entrer un très grand jeune homme de belle prestance et d'impeccables manières. Laurent de Menaudru, car c'était lui-même, regarda sans sourciller autour de lui. Cam était assise sur la table, Edmée debout sur une chaise, les garçons un peu partout. Il y avait des babies dans le coffre à bois, des enfants sur le bahut. Marc se pendait des deux mains à la tringle transversale qui soutenait les rideaux. Enfin Aube, oui, Aube de Menaudru, les joues rosées, les cheveux un peu défaits, debout sur une console, étendait les deux mains en avant, prête à prendre son vol, et elle resta ainsi pétrifiée dans le saisissement que lui causait la présence inopinée de son frère. Elle mettait peut-être en pratique ces enseignements moraux qu'on lui prodiguait ici, disait-elle. Laurent contempla longuement l'aspect sous lequel s'offrait à lui cette famille modèle. Avant que personne eût maîtrisé la situation, sauf M. de Menaudru dont le sang-froid était merveilleux, il y eut un bruissement d'étoffe rapide comme l'approche d'un léger ouragan; l'inconsciente Gillette, le visage épanoui en un rayonnement de malice et de gaieté, s'élança d'un repaire ignoré, derrière Laurent quelle ne voyait que de dos et prenait pour quelque membre de la famille, elle lui lança au vol une petite tape sur l'épaule en criant d'une voix claire la formule sacramentelle: -- C'est vous qui l'avez!... Et elle bondit comme un chat sur la console d'Auberte. Mais, plus prompt que l'éclair, -- et, cette fois, Aube se crut bien le jouet d'une hallucination, -- Laurent avait sauté sur un tabouret et s'y tenait en équilibre comme Mercure rattachant sa talonnière. Au même instant, arrivait le patriarche qui ne parut pas éloigné de chercher des yeux quelque aérien refuge pour ne pas être pris et, pendant qu'Aube implorait mentalement de toutes ses forces la venue de Stéphanie, dont l'attitude couvrait et rachetait toujours les manquements de la famille, Mme Droy accourut, effrayée de ce surnaturel silence. Elle ne s'inquiétait pas trop quand les murs menaçaient de crouler, mais un calme si parfait lui fit pressentir quelque horrible catastrophe. Laurent fut aussitôt à terre, et, avec la plus remarquable aisance, offrit ses hommages à la maîtresse de maison, et salua M. Droy dans lequel il avait miraculeusement reconnu le vénérable patriarche décrit par Auberte; puis il se retourna vers Gillette et tendit courtoisement à la jeune fille une main très ferme pour l'aider à descendre. -- Eh bien! Laurent, et moi? dit la douce voix d'Aube. Quand Gillette eut sauté à terre, il prit Aube comme une enfant dans ses bras et l'embrassa tendrement avant de la laisser aller, en disant qu'il était heureux de la voir si bien guérie. Peu après, les membres prépondérants de la tribu entretenaient Laurent au salon, et une nuance d'intimité, qu'on n'aurait point osé prédire entre eux, rappelait seule le début original de la connaissance. Il résulta de ses éclaircissements qu'en entrant à la Maison, M. de Menaudru avait prié la vieille servante qui lui répondait, de bien vouloir informer ses maîtres que Laurent de Menaudru, de retour au château depuis la veille, sollicitait de M. et Mme Droy, l'honneur de leur être présenté et la permission de reprendre Mlle de Menaudru, sa soeur. La vieille Céleste s'était acquittée en bloc de cette diplomatique mission en désignant à M. de Menaudru une porte derrière laquelle devaient se passer des choses considérables, si la valeur des événements se mesure au tapage. -- Entrez donc si le coeur vous en dit, avait répondu amicalement Céleste qui était un peu sourde. Et, si étonnant que cela parût, le coeur en avait dit à Laurent de Menaudru, car il était entré. Dans les corridors et les coins, le menu fretin riait de la mésaventure de Gillette, répétant avec d'innombrables invocations à Hugues et des regrets réitérés qu'Hugues n'eût point été là, que Gillette en avait fait de belles et que Laurent de Menaudru s'était bien comporté; mais qu'on aurait pu s'y attendre de sa part, puisque c'était lui qui avait capturé les boeufs, et qu'il fallait saluer en lui le mystérieux cavalier dont l'aide épique leur avait tourné la cervelle. Laurent venait chercher Auberte. M. et Mme de Menaudru, qu'il avait précédés de peu, rentraient ce soir même et le Comte avait voulu que son fils offrît sans retard leurs remerciements à la famille Droy, et ramenât sa soeur au château où ses parents désiraient la trouver en arrivant. Aube et Gillette allèrent présider aux préparatifs peu compliqués de ce départ, après avoir entendu Laurent accepter au nom de son père la proposition que Mlle Stéphanie d'Aumay avait bien voulu faire à Auberte. Ce ne serait donc pas une séparation, et Aube pouvait goûter sans mélange la joie de rentrer à Menaudru. Quand elle se retrouva dans le parc avec son frère, elle prit la main de Laurent. C'était une habitude qu'elle avait gardée de sa petite enfance. Et, tout en marchant à côté du jeune homme, elle parla de leurs parents, de tout ce qu'elle aurait à leur dire si elle en avait le courage, d'un travail qu'elle voulait commencer, d'Olge qu'elle allait revoir. Et c'était aussi son habitude de parler à Laurent pendant qu'ils se promenaient ensemble. Il l'écoutait toujours et, parfois, provoquait d'un mot ses timides confidences. Mais, cette après-dîner, Auberte s'interrompit, il lui sembla qu'un froid avait passé, et pourtant le soleil brillait. Elle leva sur Laurent ses grands yeux aimants et peinés, pleins d'un étonnement sans reproche; elle venait de sentir que, pour la première fois, Laurent ne l'avait pas écoutée. Il lui caressa cependant la main de ses lèvres avant de la quitter, près du château, mais il la quitta. Il avait affaire à X..., un rendez-vous avec l'architecte qu'Aube avait demandé. Il serait de retour pour dîner avec M. et Mme de Menaudru, qu'il prendrait à la gare et ramènerait dans sa voiture. Aube faillit dire: -- Déjà l'architecte?... Elle s'arrêta à temps. Laurent s'éloigna, mais Menaudru était devant elle dans sa splendeur pesante et morose, et l'on ne toucherait à rien de ce qui en faisait une si noble demeure. Aube entra, le château dormait dans la chaleur silencieuse de l'après-midi. Aube s'y trouva tout à coup très seule et souhaita, plus encore qu'elle ne l'avait fait, le retour de sa mère. Après le mouvement joyeux de la Maison, c'était un apaisement subit, intense. Autrefois, elle se complaisait dans ce silence accablé qu'en elle-même rien ne venait rompre; aujourd'hui, elle se figura entendre battre faiblement son coeur. Elle s'en fut dire bonjour à Olge qu'on lui amenait. Olge eut un si grand bonheur qu'elle resta anéantie, immobile, toute frissonnante sous la main d'Aube. Mais le docteur Amaux ne s'y serait pas trompé plus qu'Auberte, et lui aurait certainement dit d'un ton d'avertissement: Allons, Olge, ne vous pâmez pas. Aube eut l'impression, aussi vive et pénétrante qu'aux jours de son enfance, qu'Olge était plus qu'un animal. Elle appuya sa tête sur le cou tiède et soyeux de la mule, se pressa avec une secrète douceur contre Olge, cherchant d'instinct, à travers la prison de l'enveloppe animale, cette pauvre âme incomplète et bornée qui, obscurément, aveuglément, se tournait vers elle. Quand Aube se redressa, il y avait des larmes sur sa main, et elle ne douta pas un instant que ce ne fût Olge qui les eût pleurées. Elle alla dans le parc avec Olge qui la suivait librement, en chien fidèle. Elle allait rendre visite à son sapin qui lui parut plus grand, plus fier que jamais, s'élevant à perte de vue dans le ciel calme, comme une tour sombre que le soleil déclinant moirait d'or. Elle s'assit sur la mousse chaude du vieux mur, à la place d'où elle dominait le jardin des Droy et la chapelle en ruines. Tout près de là, Olge broutait quelques tiges et balançait ses sonnettes dont les vibrations caressaient l'oreille d'Auberte. Auberte se demandait pourquoi Laurent ne l'écoutait plus. Devenait-il distrait même vis-à-vis d'elle? ou bien allait-il prendre, comme tout le monde, un but qui le détournerait d'Aube? Elle avait senti tout à l'heure quelque chose d'indéfinissable s'interposer entre sa main et la caresse de son frère. Aube pensait que la première opinion de Laurent sur les Droy n'avait pas été favorable, bien que sa politesse patricienne lui eût interdit d'en rien laisser paraître. Si la lettre d'Aube n'avait pu lui faire apprécier leurs voisins, qu'était-ce maintenant qu'il les avait vus dans leur plus turbulent entrain? Il est vrai que Stéphanie avait été exemplaire comme toujours. Laurent et Stéphanie étaient faits pour s'entendre. Mais peut-être qu'il y avait un changement pour Laurent comme pour Auberte. Gillette ne lui avait cependant pas crié: C'est ici le château de la Belle au bois dormant. Vivez, éveillez-vous! Tout en pensant, Aube avait défait les noeuds de soie d'un carton à dessin qu'elle avait apporté. On se trompait en croyant qu'elle n'avait jamais rien fait. Il y avait là le résultat de ses heures actives, quelques dessins et quelques aquarelles. Elle les tira du carton, un à un, lentement, et le sapin pencha ses branches pour voir. C'étaient des oeuvres singulières qu'elle avait conservées pour elle, jalousement cachées à tous les yeux. Elles représentaient des paysages inconnus, irréels, des paysages de songe, des lieux qu'aucun pied humain n'avait foulés, mais où s'était promené l'esprit d'Auberte. Ils étaient baignés d'une lumière qui n'était celle d'aucun astre créé, on y voyait des eaux pures, dormantes, sans rives, parmi des blancheurs de nuée et des traînées pâles d'aurore, des fleurs hautes comme des arbres et pas un fruit, des fleurs énormes, invraisemblables et très légères, immobiles et diaphanes, des lis, des iris, les nénuphars que Gillette avait condamnés, des feuilles mortes qui n'étaient tombées d'aucun arbre, des pétales épars dans le ciel comme si le soleil qu'on ne voyait pas avait, au lieu de rayons, répandu des fleurs. Puis des ombres de nuage, des ombres de feuillée, avec des feuillées et des nuages, sans qu'on pût savoir bien où commençait l'image de la réalité et celle de l'ombre. C'était enfin la vision de ce monde flottant, fuyant, inexprimable, que nous entrevoyons parfois en rêve et qu'Aube avait habité. Elle regarda ses dessins dont les contours vagues donnaient une impression de morne infini, et d'un air doux, d'une voix basse et distincte, elle dit comme Gillette le lui avait recommandé: Je veux, je veux!... Elle se recueillit comme si elle attendait l'effet d'une incantation. Le sapin seul répondit par sa mélopée frémissante. Alors Aube prit ses dessins et commença à les déchirer. Elle les déchira tous en petits morceaux qui s'éparpillèrent au loin, s'en allèrent fleurir de pétales fantastiques les ronces de la chapelle et jusqu'aux branches du sapin. Le vent qui les soulevait, qui les emportait irrévocablement, était peut-être le même que celui qui avait touché Auberte. C'était un souffle vif et ranimant qui la secouait, l'enveloppait, qui la faisait souffrir, mais elle serait morte maintenant de ne plus le respirer. Aube, il fait jour. Vivez, vivez, éveillez-vous! VIII M. et Mme de Menaudru ne rentrèrent pas ce soir avec Laurent. Ils avertirent leurs enfants que la visite d'un ami du Comte les retenait encore pour deux jours. Laurent fit porter la nouvelle à Aube et resta à X. Dans l'après-midi suivante, Aube sortit en disant qu'elle allait prendre l'air. Elle s'était levée de grand matin, elle avait commencé dès l'aube les expériences d'une nouvelle manière de vivre; ses yeux reflétaient une déception, son visage portait la trace des fatigues qu'elle s'était imposées. Le temps subissait un de ces changements brusques communs dans ces contrées, et le ciel humide et gris n'avait pas engageante mine. Elle n'emmena point Olge et gagna, par le fond du parc, une étroite prairie en entonnoir où quelques moutons paissaient sous la garde d'une petite fille. Auberte se dirigea vers l'enfant qui, accroupie sur une pierre devant un feu de broussailles, regardait venir sa visiteuse. -- Bonjour, Zoé, dit Aube. On m'avait bien dit que je te rencontrerais là; je viens causer avec toi. Mais la causerie, si Aube persistait dans ses charitables desseins, serait sûrement un monologue, car les lèvres serrées de la petite fille ne laisseraient pas aisément échapper un mot. -- Je voudrais savoir, reprit Aube, si tu es bien chez Hermance, si quelque chose te ferait plaisir ou envie? Les yeux de l'enfant s'agrandirent et parurent soudain funèbres dans son maigre visage. Mais Aube avait dû se tromper. Zoé ne répondit que par un geste d'impatience maussade qui pouvait présager une de ces colères noires dont se plaignait Hermance. -- Enfin, que voudrais-tu? -- M'en aller, fit Zoé d'une petite voix rauque. -- T'en aller où? Jouer un peu, courir? -- Tout de même, fit la petite avec un regard furtif. -- Va, je resterai à ta place. Tes mains sont glacées, réchauffe-les dans mon écharpe. Elle lui donna son écharpe de soie blanche, et, sans un remerciement, Zoé s'enfuit, ses pieds nus frappant l'herbe; car elle avait les pieds nus, et, par le temps qu'il faisait, c'était une grande pitié, pensa Auberte en s'approchant de la petite flamme rose, ardente, qui courait et mourait tour à tour dans le fagot noirci dont Zoé avait fait son feu. Aube s'assit sur la pierre, sa cape ramenée sur sa tête, la baguette de Zoé à la main. Elle ne pensa même point qu'elle avait accepté un rôle étrange, elle ne devina guère quelle idéale pastoure faisait Aube de Menaudru avec sa beauté raffinée, ses yeux rêveurs, un peu mystiques, son costume qui était comme toujours de style très pur, archaïque et sévère, assise ainsi seule sous ce ciel bas, dans ce pré mélancolique, muré de sapins. Elle se disait seulement que Gillette serait contente d'elle, puisqu'elle sortait de son apathie et qu'elle acceptait bravement la première occasion de bien faire et d'aider les autres. L'air mouillé pénétrait Auberte, Zoé ne revenait pas, Aube regardait la flamme sans pouvoir en détacher ses yeux, un tumulte l'arracha à cette contemplation magnétique. Elle leva les yeux, ses moutons n'étaient plus là. Elle entendit une confusion de bêlements plaintifs et de voix courroucées, elle sauta sur sa pierre pour embrasser plus d'espace et elle vit les moutons dans un autre pré, d'où plusieurs paysans les chassaient à grands cris; elle vit en même temps Zoé qui dégringolait d'une hauteur voisine, les cheveux au vent, sans se soucier des reproches et des menaces qui pleuvaient sur elle, l'enfant ramena les brebis de son petit troupeau dans leur domaine. Aube, effrayée, froissée dans son intime délicatesse par cette scène violente, se retira, sans rien dire, et rentra à Menaudru. La nuit venait et il n'y avait pas de lampe allumée dans la chambre d'Auberte. La jeune fille, étendue sur sa bergère, reposait dans l'ombre ses yeux fatigués et changeait de place sur l'oreiller sa tête brûlante. Les orfraies commençaient à passer en criant près des fenêtres. Aube pensait à ce grand vide vaporeux qui entourait le château et sur lequel les oiseaux tournoyaient. Mais on frappa à la porte et, avant que Jeanne eût ouvert, cette porte vivement poussée livra passage à une jeune personne très rose, en jaquette et petite toque, qui était essoufflée comme si elle venait de faire une ascension rapide. -- Ouf! dit Gillette, il faut que je vous aime pour venir ici. Mais on ne vous a pas vue de la journée; je sais que tout votre monde est absent, que vous n'avez même pas les distractions entraînantes que doit vous procurer la présence de monsieur votre frère, et votre Jeanne a laissé entendre à notre Céleste qu'il se passait ici des événements épouvantables. Alors, sachant le château désert et la princesse dans la tribulation, j'ai accepté prématurément l'invitation que Mme de Menaudru avait bien voulu m'adresser. Devant le rapport de Céleste, maman n'a plus dit non, et je me suis sauvée. Par exemple, j'avoue que j'ai pris votre escalier de service pour arriver directement chez vous et que je n'ai pas affronté les fastes du grand portail et d'une introduction en règle. Cela n'a-t-il pas un air de contrebande? Oui, j'ai des sabots, c'est Jacques qui me les a fabriqués, et je lui ai promis de vous en faire les honneurs. Les druidesses prenaient bien des chaussures à semelle de bois, c'est un précédent honorable pour encourager mes sabots. Ne sont-ils pas jolis? Bien entendu, pour marcher, je les tiens à ma main. Je crois que je vous prierai de les peindre pour m'en faire une paire de vide-poches. Tout en causant, elle s'était approchée de la bergère, mais elle s'arrêta subitement. -- En vérité, princesse, qu'avez-vous? Quelle figure! Elle se retourna pour interroger Jeanne. L'indignation et le chagrin de la gouvernante éclatèrent. -- Il y a, Mademoiselle, qu'elle est comme ensorcelée, qu'on ne la reconnaît plus. Je ne me permettrais pas de prétendre qu'on me l'a changée à la Maison; mais je peux bien dire que, depuis qu'elle en est revenue, elle n'est plus la même. M. Laurent va rentrer... Gillette ramena ses jupes autour d'elle et se leva à moitié pour battre en retraite, dans un mouvement irréfléchi si prompt qu'elle rit elle-même de sa panique. Jeanne poursuivait prophétiquement: -- M. Laurent rentrera demain; si lui et Madame n'arrivent pas, je ne sais ce que nous allons devenir. Sous prétexte que j'avais mal à mes douleurs, Mademoiselle s'est levée avant moi; elle a balayé la chambre avec un plumeau, j'en ai eu le sang tourné. Elle a fait notre déjeuner, elle m'a servi un seau de thé en se détériorant les mains, avec un air si décidé que je n'ai pas seulement osé lui dire: Mademoiselle, moi c'est du café au lait. -- Si elle me trouve trop vieille, est-ce qu'elle ne pourrait pas demander à monsieur son père une petite femme de chambre que je formerais? Ce soir elle n'a pas voulu souper; elle est à bout, elle est morte, car ce qu'elle a fait tout le reste du jour, Dieu le sait, moi pas; elle m'est revenue avec de la boue jusqu'aux yeux et des yeux à fendre l'âme, sans qu'elle veuille que je la déshabille; ma sainte petite Aube, qui m'a toujours été si douce... Et voilà que, tout à l'heure, Annette de la ferme des Buis m'est venue rapporter notre belle écharpe de chenille de soie, en disant qu'on avait volé des fruits dans leur cellier pendant qu'ils étaient aux champs, et qu'ils avaient retrouvé dans un coin l'écharpe de Mademoiselle. Il y a de la sorcellerie là-dessous, et c'est à mourir, enfin, je vous dis... Et Jeanne, ayant exhalé son émotion, se réfugia, les bras au ciel, dans ses appartements particuliers. -- Vous riez de moi, fit Aube appuyant sa tête alourdie sur l'épaule de Gillette. J'ai fait tout mon possible et vous voyez le résultat. -- Votre possible, ma pauvre douce princesse! dit Gillette berçant dans ses bras cette tête fiévreuse. Vous avez pris un chemin qui n'est pas fait pour vous. Gillette serra les faibles mains meurtries qui tremblaient encore. -- Et vous ne voyez pas, demanda-t-elle, où vous vous êtes trompée? -- Je vois, dit Aube, que je ne suis bonne à rien. Et elle raconta ses expériences décevantes de la journée, ces circonstances infimes dont elle n'avait pu vaincre la malicieuse hostilité, l'humiliante oppression. Elle tourna vers Gillette ses prunelles souffrantes en soupirant avec lassitude: -- C'est un esclavage, l'esclavage des méchantes petites choses... Je les ai toujours oubliées; peut-être qu'elles se vengent. -- Prenez garde! s'écria Gillette, voilà vos yeux qui rêvent, le lotus y refleurit. Et Gillette se mit à rire de si bon coeur que ses yeux, à elle, se remplirent de larmes; elle murmura: -- Il faudrait Hugues pour vous comprendre. -- Toujours Hugues? dit Aube. Quand il me connaîtra, est-ce que... Mais elle se tout, étonnée de ce qu'elle avait failli dire. Gillette partagea avec elle le souper que Jeanne apportait sur un plateau, et la quitta quand elle la vit réconfortée et tranquille. Les parents d'Aube rentrèrent et la jeune fille fut heureuse. Elle se montra, plus qu'auparavant, tendre et attentive pour sa mère, mais la mauvaise santé de M. de Menaudru absorbait la Comtesse. Un jour, Aube arrosait sur la terrasse les fleurs de sa mère. C'était une manière indirecte, délicate et silencieuse de témoigner qu'elle pensait à la Comtesse. En se penchant à l'angle de la balustrade pour rattacher une branche de vigne vierge pourpre, elle fut témoin d'une scène inexplicable qui se passait sur la route et dont elle suivit, de loin, les surprenantes péripéties. Laurent parut d'abord, en grande tenue. Il venait de déjeuner dans un château voisin et il avait probablement renvoyé sa voiture pour faire le trajet à pied. Au moment où il atteignait le taillis qui bordait la route à quelques pas de la Maison, il fut brusquement assailli par une petite fille, laquelle émergeait du taillis qui appartenait aux Droy et portait, à pleins bras, une masse blanche éblouissante qui était un énorme lapin angora de toute beauté. D'après la mimique expressive de l'assaillante qui n'était autre que Cam, Aube, qui n'entendait pas les paroles, crut saisir, -- mais elle refusa d'en croire ses yeux, -- que Cam insistait pour transférer sa charge aux bons soins de Laurent. De fait, le premier cri de Cam, en sautant hors de son abri, avait été: -- Achetez-moi Palatin! Et elle s'était avancée de manière à barrer la route. -- Eh! c'est M. de Menaudru, fit-elle en _a parte_ pendant que Laurent la saluait avec un imperceptible sourire. -- Tant pis! reprit Cam une seconde déconcertée. Il faut que quelqu'un m'achète Palatin, peu m'importe que ce soit vous ou un autre. -- Mais, fit Laurent avec toutes les marques d'une grande déférence et d'une candeur peut-être un peu affectée, dois-je conclure que Palatin est ce... cet... -- Oui, oui, ce lapin lui-même, et si vous le portiez comme moi, depuis une heure, vous avoueriez qu'il en vaut quatre. Mais Laurent ne montra pas un vif désir de la décharger sur-le-champ de son pastoral fardeau. -- Il faut que je le vende pour acheter un cadeau à Antoine, dont c'est demain l'anniversaire. -- Ah! dit Laurent toujours imperturbable, il faut que vous le vendiez? -- Certainement; je n'ai plus un centime. Voyez-vous s'il est beau? voyez-vous ses houppettes noires. -- Je vois ses houppettes. Mais pourquoi s'appelle-t-il Palatin? -- Tout juste à cause des houppettes. Oui, ça le fait ressembler à une palatine: palatine, Palatin. -- Oh! -- Ce n'est pourtant pas malaisé à comprendre, dit Cam avec un peu d'humeur. Personne n'a jamais pu venir à bout de lui, pas même Gillette. Il mange les autres ou bien il creuse des tunnels sous son grillage, s'échappe et dévore tout. Regardez si, pendant que je parle de lui, il ne se rengorge pas avec une vanité tout à fait ridicule. -- Il rachète peut-être ses vivacités de tempérament par ses qualités de coeur et d'esprit, fit Laurent en assujettissant son lorgnon. -- Ah! bien oui, dit Cam d'un air désabusé qui fit mesurer de haut en bas à Laurent sa propre ignorance. Mais, ajouta-t-elle, c'est une précieuse bête tout de même. -- Aussi, je me demande, dit Laurent, comment vous vous séparez d'une bête... si précieuse. -- Mais il n'est pas à moi et cela m'est bien égal de le vendre. Il est à Gillette qui m'en a fait cadeau, parce que je ne savais plus où donner de la tête avec cet anniversaire. C'est Gillette qui l'a élevé tout petit -- il était orphelin -- et il lui en a lancé des coups de griffe, il lui en a attiré des histoires avec le jardinier, le fermier, la cuisinière... Il a été si abominable qu'elle a fini par avoir une espèce d'attachement absurde pour lui; elle le regrettera, je suppose, comme moi j'ai été désorientée de ne plus tousser après ma coqueluche. J'ai fait voeu, par amour pour Antoine, d'offrir Palatin à la première personne qui passerait sur la route. Dès que nous vous avons reconnu, Gillette s'est sauvée, car Gillette avait couru après moi pour voir comment je m'en tirerais sans se mêler de rien, ce qui était un peu traître de sa part. Tenez, elle est là, derrière les arbres; elle fait semblant de ne pas nous voir. Mais je vais l'appeler. Et elle l'appela en effet: Gillette, Gillette!... -- Pas la peine de te cacher, reprit-elle d'un ton protecteur, tu es découverte. M. de Menaudru veut te parler et de serait plus poli de lui demander comment va Auberte. Gillette, ainsi mise en demeure, s'approcha sans empressement et répondit au salut de M. Laurent avec la plus hautaine convenance. Elle dit à sa jeune soeur: -- Camille, rentrez à l'instant. Vous me faites attendre. -- Voilà pourtant comme elle est depuis ces derniers temps, fit Cam prenant M. de Menaudru à témoin. Je crois que c'est depuis qu'elle vous connaît. Elle fait des embarras, elle dit: Ce n'est pas comme il faut, ne fais pas ceci, ne dis pas ça. Si vous saviez toutes les pommes vertes qu'elle a mangées et les robes qu'elle a déchirées quand elle était jeune! M. de Menaudru prit un air scandalisé, trop vertueux pour être bien sincère. -- Mais, poursuivit l'équitable Cam, Gillette, qui a dix-huit ans, n'en a pas encore tant fait que moi qui n'en ai que neuf. Je n'ai qu'elle au monde pour le moment, Joseph me boude et il m'a dit tout à l'heure qu'il n'était pas près d'avoir tout boudé; et je suis en froid avec Stéphanie. Vous vous entendriez très bien avec Stéphanie d'Aumay, monsieur de Menaudru, beaucoup mieux que Gaston Morning qui n'aimait pas à tresser les paillassons. Elle vous en ferait tresser de fameux! dit-elle toute réjouie par cette attrayante perspective. Stéphanie n'a pas tant de malice que Gillette. Le jour où Aube vous a écrit de chez nous, elle a prié Gillette de cueillir une de nos petites roses rouges pour l'enfermer dans sa lettre, et je l'ai bien vue vous en choisir une épineuse: vous avez dû joliment vous piquer les doigts! -- Camille! dit Gillette outrée. -- Oui, Gillette, je t'entends, j'y vais. Voyez-vous, fit Cam revenant à M. de Menaudru, elle est fâchée; elle voudrait avoir l'air naturel et posé, et tout ça. La colère la rend rouge comme un coquelicot, et cela ne lui va guère. Quand on pense, pourtant, qu'elle est encore la mieux de chez nous après Hugues. Oui, nous ne sommes pas beaux, mais nous avons nos yeux, me direz-vous; mais il n'y a rien de si laid, je trouve, que ces yeux démesurés qui donnent à la tête l'aspect d'une lanterne. Regardez Gillette. -- Camille! fit Gillette poussée au désespoir. Elle prit sa petite soeur par le poignet. Camille résista et ce fut Gillette qui resta prisonnière. -- Ainsi, Mademoiselle, dit Laurent tentant une diversion charitable, vous autorisez Mlle Camille à se défaire de... de Palatin? -- Oui, Monsieur, pourquoi pas? fit Gillette qui, dans son coeur, maudissait Cam, mais ne voulait pas déserter sa cadette, et, de plus, se plaisait à braver les préjugés de Laurent. -- C'est même très gentil à elle, reprit Camille. J'aurais bien évité cette vente en donnant mon lapin tout sec à Antoine, mais Antoine sait que Palatin est un fléau et n'en aurait point voulu. Personne à la maison ne voudrait pour rien au monde de Palatin. C'est pour cela que j'essaye de vous le vendre. -- Antoine n'en a pas voulu pour rien, et vous m'en gratifieriez contre une honnête récompense. Et, que demanderez-vous en échange de Palatin? -- Laissez-moi tourner sept fois ma langue avant de vous répondre. -- C'est que... ce sera long. -- Voulez-vous dire que j'ai la langue trop longue, et que je n'en finirai plus de la tourner? C'était plus que le sérieux de Gillette n'en pouvait supporter, et Gillette se mit à rire irrésistiblement; ses petites dents brillantes, si blanches, étincelèrent une minute dans son visage si rose. Mais Cam se chargea de rappeler sa soeur à la gravité en continuant, d'un ton méditatif: -- Je me suis dit quelquefois, quand on nous prêche qu'il faut trouver des excuses à tout le monde, aux méchants comme aux imbéciles... et on est souvent bien embarrassé pour classer les gens dans leur catégorie... -- Est-ce que vous ne connaissez que ces deux catégories-là? fit Laurent. Je déplore que l'humanité vous apparaisse déjà sous de si méprisables couleurs. -- Ne me déroutez pas. Je me suis donc dit que Palatin était peut-être si désagréable parce qu'il avait la nostalgie du château. Aussi, fit-elle avec un accent sentimental, cela le rendrait charmant d'habiter chez vous. Gillette serait charmante si elle était châtelaine à votre place. -- Ah! soupira Camille, Gillette est si Menaudru! -- Allons, Gillette, tu m'arraches le bras. Cela l'afflige de quitter Palatin, et ce sera bien pis si c'est vous qui l'achetez. Et ce sera vous, n'est-ce pas? -- Ce sera moi. Le consentement de Laurent surprit Cam elle-même, qui n'avait pas, semblait-il, auguré si favorablement de son aventureuse démarche, et elle se laissa prendre Palatin, tandis qu'Aube assistait, incrédule, du haut de sa terrasse, à cette transaction qui rendait Laurent propriétaire d'un grand lapin angora. -- C'est conclu! dit Cam revenant à elle. Mais est-il bien sûr que vous saurez tenir un lapin! Faites attention à ses chères oreilles. C'est donc vous qui vous chargerez du cadeau d'Antoine, un porte-plume ou un automobile; j'hésitais entre les deux, vous déciderez. Vous n'êtes pas si mauvais, en somme; je ne sais pourquoi Gillette ne peut pas vous supporter. Elle dit qu'elle aimerait mieux mourir que d'être votre soeur. Ici, l'entretien fut violemment interrompu. Gillette, suffoquée au point de ne plus pouvoir articuler un mot, emmena Cam de vive force. Aube vit le groupe se disjoindre, Gillette traînant par le bras Cam rétive, Laurent remportant par les oreilles un lapin dont Gillette et Cam venaient de le gratifier. Quand elle fut sous le taillis, Gillette leva la main et planta un maître soufflet sur la joue de Camille; puis, comme l'enfant levait vers elle son visage rougissant, ses yeux aux cils pâles déjà mouillés de larmes, Gillette acheva de jeter l'esprit d'Auberte dans le désarroi en se penchant avec la même impétuosité vers sa petite soeur pour l'embrasser sur l'autre joue. IX Une après-midi, Aube s'habilla avec soin d'une robe assez foncée, que releva seul l'éblouissement vaporeux d'un grand fichu Marie-Antoinette en mousseline de soie blanche. Puis elle prit un petit panier et parut hésiter avant de le remplir. Elle effleura des yeux sa bibliothèque peu garnie, mais elle ne put arrêter son choix sur aucun livre. Elle regarda le plateau préparé pour sa collation; il y a avait là des fruits superbes, d'exquises pâtisseries fraîches que la cuisinière avait préparées exprès pour Aube, un flacon de vin doré. Mais Aube ne se décida pas davantage; elle passa sur la terrasse et cueillit quelques fleurs. Avant de sortir, elle embrasse sa mère. -- Où allez-vous? dit Mme de Menaudru. Chez les pauvres? Allez où il vous plaira, ma chérie. Elle pensait: Rien qu'en voyant votre visage, les pauvres seront un peu consolés. Auberte allait chez les pauvres, mais sa mission s'imprégnait d'un caractère tout spécial. Auberte ne resterait plus en retard de courage avec la famille qui était devenue son modèle, elle voulait frapper d'un grand coup sa réserve craintive: elle allait, dans l'intrépidité de son innocence, visiter et assister une coupable dont tout le monde se détournait. Elle avait appris que la vieille demoiselle qui vivait seule, sous une réprobation tacite, était souffrante. Mlle de Mareux s'était trouvée mal à l'église, elle avait eu la force de rentrer, et, depuis, on n'avait plus entendu parler d'elle. C'était pour le coeur d'Aube une démarche tentante et difficile. Et, en arrivant sur le chemin où elle avait reçu naguère de Gillette des excuses tumultueuses, elle ralentit le pas et songea à changer de route. Mais elle se domina, monta les quelques marches du talus et, ne voyant pas de sonnette, -- personne ne réclamait jamais l'admission dans cette demeure, -- elle poussa la porte que Gillette avait secouée un jour et qui, cette fois, s'ouvrit dans difficulté. Elle se trouva dans un jardin qu'on ne découvrait pas du dehors. Devant la façade de la maisonnette, elle ne vit d'abord que des roses trémières très hautes et encore toutes fleuries qui faisaient un rideau éclatant devant la porte vitrée et les fenêtres basses, et que le soleil enveloppait d'une lumière dorée poudroyante. Des abeilles bourdonnaient autour de ces fleurs. Personne dans le jardin, ni dans le vestibule où Aube pénétra. Elle frôla une porte. -- Entrez! dit de l'intérieur une voix faible, un peu fêlée. Aube entra, ses pieds devenus très lourds la portaient avec peine. Le sens de sa démarche l'intimidait tout à coup. Mais elle était là, il fallait bien continuer: elle ne pouvait plus revenir en arrière. La pièce donnait sur le jardin et le soleil y filtrait à travers les grandes roses trémières. -- Que désirez-vous? lui dit-on encore. Elle distingua une forme féminine allongée dans un fauteuil, une forme fluette, petite, émaciée, un visage mince, flétri, qui lui parut sans âge, dans lequel s'ouvraient deux yeux qui regardaient Auberte et l'étonnèrent par leur intensité de calme et de douceur. Aube songea qu'on aurait dit les yeux d'une âme plutôt que ceux d'un corps. De fait, le corps de Mlle Anne était si amoindri, si réduit, qu'il n'existait que pour le principe et ne comptait pas. -- Que désirez-vous? répéta la vieille demoiselle immobile. -- On m'a dit que vous étiez malade et je suis venue. -- Et vous êtes venue! Elle redit ces mots comme s'ils avaient eu les sons incompréhensibles d'une langue étrangère. Vous êtes venue! fit-elle avec l'incrédulité du dormeur qui sent venir la fin de son rêve. Qui êtes-vous? -- Auberte de Menaudru. Il y eut un silence, l'ombre d'une déception tomba sur ce visage transparent. Elle fit un mouvement bref comme pour parer le coup auquel elle était à l'avance résignée. -- Comment avez-vous dit? -- Auberte de Menaudru, Aube comme on m'appelle. -- Mon enfant, reprit Mlle Anne avec hésitation, ne vous êtes-vous pas trompée? Savez-vous qui je suis? -- Un peu notre parente. Votre nom est dans les miens. Et puis vous avez été malade. Etes-vous mieux? Elle répondit oui, de la tête. -- Ne puis-je rien faire pour vous? -- Non, mon enfant, merci. -- Je vous apportais des fleurs, mais vous en avez plus que nous, il me semble. Pas de réponse. Un froid s'infiltrait en Auberte. Il y avait entre elles comme une glace, que ni l'une ni l'autre ne pouvait briser. Aube allait être obligée de partir, et elle devinait qu'il n'y aurait plus lieu pour elle de revenir ici. Qu'était-elle venue faire, que voulait-elle? Secourir une coupable? Mais Mlle Anne de demandait rien. Une coupable? Aube s'interrogeait. Elle pensait, avec une sorte de terreur, que sa pitié était peut-être une insulte. Mlle Anne ne lisait-elle pas sur les traits de sa visiteuse que celle-ci partageait l'opinion générale. Un chuchotement de voix, un piétinement de sabots troublèrent le lourd silence. Une demi-douzaine de petites paysannes faisaient irruption chez Mlle Anne. Quand elles furent dans la petite salle carrelée, elles prirent une attitude sage, un peu contrainte. -- Ce sont mes élèves, dit Mlle Anne; je leur apprends à raccommoder et à coudre. Ces menus talents font défaut parmi nos paysannes. Aujourd'hui, fit-elle, s'adressant aux petites, il n'y aura toujours pas de leçon, je suis encore fatiguée. Il n'y aura pas de leçon, mais il y aura à goûter. Elle se leva péniblement et tira d'une armoire du pain et des fruits qu'elle distribua aux enfants avant de les congédier. Auberte, mue par elle ne savait quel instinct spontané, tendit la main pour avoir sa part. Alors Mlle Anne rompit le pain avec Aube, comme si elle accomplissait quelque rite. Mais elle garda le silence. Les enfants étaient parties après un adieu sans effusion, et la tranquillité qui suivit rendit plus immuable et désolée la solitude de la petite maison. Machinalement, Aube porta le pain à ses lèvres: quelque chose se détendit dans le visage angoissé de Mlle Anne. -- Oui, dit le vieille demoiselle, elles viennent ainsi deux fois par semaine, celles qui veulent bien, et vous voyez qu'il n'y en a pas beaucoup; je ne peux pas assez faire pour elles, je suis pauvre. Elle était pauvre, Aube n'en doutait plus: la jeune fille voyait l'indice de cette pauvreté extrême, justificatrice, dans la nudité des pièces, dans l'indigence du costume noir de Mlle Anne. Mais alors qu'avait-elle fait du trésor? Mlle Anne croisa ses mains d'enfant et parla de sa voix égale, presque sans timbre. -- Oui, dit-elle encore, répondant à la question qu'Aube n'avait pas formulée. On se trompe, on se trompe en m'accusant, vous comme les autres. Mon enfant, je ne vous en veux pas. Mais il y eut dans tout son être un changement subit. Un frémissement rompit l'immobilité voulue de son visage, et, secouée tout à coup d'une victorieuse émotion, elle gémit: -- Oh! pas vous, pas vous comme les autres. Vous ne me croyez pas coupable. Dites-le-moi. Je vous regardais quelquefois à l'église, en vous voyant si pieuse et si pure, je me disais: celle-là, du moins, ne me calomnie pas... Mais, mon enfant, j'ai tort; comment auriez-vous pu savoir? Tout à l'heure, vous croyiez à notre faute et pourtant vous vous êtes assise là, près de moi, vous avez mangé mon pain... Voir quelqu'un accepter mon pain de son propre gré... Elle se tut, ses lèvres remuaient encore, mais n'émettaient plus aucun son. Dans la palpitation impuissante, navrée, de ces lèvres muettes, Aube lut l'histoire de la grande injustice qu'on avait faite à cette femme. -- Enfant, je suis pauvre, dit-elle à la fin, comme mon père et mon grand-père l'ont été avant moi, comme l'était aussi mon aïeule, Mme de Mareux, qu'on accuse d'avoir dépouillé ses frères. On vous a dit que j'étais avare, n'est-ce pas? que je n'avais même pas la générosité de dépenser largement les richesses mal acquises? C'est bien cela, n'est-il pas vrai? N'ayez pas peur de me contrister. Maintenant, fit-elle d'un ton presque timide, vous ne le croyez plus? -- Oh! comment avez-vous tout supporté? dit la voix étouffée d'Auberte. -- Cela a d'abord été très cruel après la mort de mon père. Mon père était un artiste qui gagnait beaucoup et dépensait de même; il n'accusait personne, il ne croyait pas qu'un autre membre de la famille de Menaudru eût secrètement accaparé les richesses qu'on nous réclamait, et je pense avec lui que si le trésor existe, il a été caché par l'intendant dans quelque recoin de votre château. Quand j'ai perdu mon père, j'ai résolu de venir ici pour mettre fin au soupçon inique qui s'attachait à nous et que l'ignorance des faits avait perpétué. Je m'étais dit: En me voyant, ils comprendront tout de suite que nous n'avons rien pris. Et je me suis heurtée, non pas à un antagonisme que j'aurais pu combattre, mais à une méfiance, à un dédain sourd, inavoué, sur lequel je n'avais nulle prise. C'est un de ces ennemis à la fois tenaces et insaisissables, qui ne meurent point et qu'on ne peut étreindre pour les tuer. Je n'ai pas plus de preuve de notre innocence qu'on n'en a de notre culpabilité. Ceux qui avaient autorité pour me secourir, ceux dont l'estime m'aurait rendu l'estime des autres, vos parents, -- pardonnez-moi, Auberte, -- s'enfermaient dans leur indifférence, m'accusant ou ne se souciant pas de moi. Quelquefois j'avais envie de pleurer tout haut, de crier: Mais voyez donc... je suis seule, je suis vieille, je suis pauvre... je n'ai qu'un coeur altéré d'affection, ne le repoussez pas, au nom de la miséricorde... Et, dans mon abandon, j'aurais mendié une bonne parole au pauvre qui voulait bien mendier chez moi une aumône. Je n'ai jamais dit ces choses à personne, et il me semble naturel et bon de vous les dire à vous, parce que, Dieu soit loué, dans toutes ces ténèbres, j'ai fini par trouver mon chemin. Elle se tourna vers le dehors où les grandes roses trémières fleuries se balançaient dans la lumière blonde, et elle dit seulement: -- Ces choses m'affligent quand j'y songe, mais malgré tout j'ai été heureuse. -- Heureuse! dit Aube. -- Oui, j'ai fait ce que j'ai pu pour les autres et pour moi, ce que j'ai pu, c'est tout. Je me suis dit bientôt: Anne de Mareux, ne pleurons pas, ne rêvons pas, et, si nous ne pouvons être bonne aux autres que par notre patience et notre silence, patientons et taisons-nous. Aube écoutait, suspendue à ces lèvres pâles d'où tombaient les mots de la résignation à la vie. Elle aurait voulu prendre cette femme méprisée par les deux mains, l'attirer dans le cercle de respect, d'honneur intact où elle-même vivait, devancer le temps qu'il lui faudrait pour faire partager sa conviction aux autres. Mlle Anne voulut accompagner Auberte jusqu'au seuil de la maison. Aube s'en alla, oppressée par l'amère injustice de ce sort et, en même temps, soulevée hors d'elle-même par l'élan généreux qui avait empêché cette femme de sombrer. Elle avait apporté ici des fleurs, mais c'est Mlle Anne qui lui en avait donné d'impérissables. Au bout du jardin, elle s'arrêta et vit encore l'ombre immatérielle et sereine de Mlle Anne, droite au milieu de ses roses élancées que baignait une lumière couleur de miel. X Le temps était redevenu gris et piquant, et le vent balayait la roche de Brague. Auberte était seule sur ce cap d'où elle dominait un vaste espace. La jeune fille s'était assise sur un fragment de pierre et abritait son visage d'un pan de sa mante; elle laissait son regard tranquille errer sur l'horizon pierreux et stérile, et se remémorait les légendes de Brague. Ici, disait la tradition, les hommes primitifs, les hommes sauvages de ce temps brumeux que nous ne pouvons connaître que par déduction, et qui s'est si bien enseveli sous la poussière des vieux siècles, qu'il nous transmet à peine de lui-même un obscur reflet ou un vague écho, -- ici, ces hommes affamés, dépourvus de moyens d'attaque, acculaient les chevaux qui vivaient en troupes libres sur le grand plateau. Ils les pourchassaient, les cernaient jusqu'à ce que les bêtes traquées et folles se précipitassent du haut de Brague. Elles tombaient sur les roches qui en bas, si bas, découpaient leurs arêtes épaisses et dures. Les hommes descendaient dépecer leurs victimes dont les ossements retrouvés en amoncellement à cette place avaient donné lieu à ces récits. Aube revivait ces scènes, toute la tragique et âpre passion de ces luttes barbares restait pour elle dans l'atmosphère qu'on respirait sur la roche. Elle sentait la faim farouche des hommes qui avaient tué, la terreur échevelée des bêtes qui avaient sauté à cet endroit, de cette même pierre où elle était assise. Elle détourna ses yeux du vide et regarda le chemin rocailleux qui traversait le plateau. Un voyageur y marchait d'une allure ferme et alerte, et dès qu'elle l'eut aperçu, elle ne cessa plus de le regarder. Il marchait assez vite, sa silhouette longue et svelte se découpait hardiment sur le fond plombé du ciel; prendrait-il un détour pour venir admirer le panorama? Oui, il venait: il disparut derrière une ondulation de terrain et son pas retentit bientôt, très sûr et rapide, sur le chemin de la roche. En mettant le pied sur la plate-forme, il vit Aube, l'air transi, blottie dans son manteau. Il dit un bonjour gaiement paternel et ajouta: -- Ne fait-il pas bien froid ici pour une enfant comme vous? Avez-vous perdu votre chemin dans ces roches? Vous n'êtes pas loin du mont de Menaudru. Voulez-vous que je vous ramène? Il regardait avec intérêt la forme frissonnante ramassée sur elle-même, mais le capuchon et la grande mante s'opposaient à son observation. Aube répondit avec dignité: -- Merci, Monsieur, j'ai ma mule en bas dans l'autre chemin. Laurent devait m'accompagner, il n'est pas venu. -- Mais, ma petite enfant, ne puis-je le remplacer? -- Laurent de Menaudru est mon frère: vous êtes le lieutenant Droy qu'on attendait à la Maison. Et, poursuivit-elle avec un redoublement de gravité, je ne suis pas une petite fille. Elle se redressa, développant sa taille, et ce mouvement fit tomber le capuchon qui cachait ses traits. Il se découvrit et, l'air amusé par la revendication hautaine de sa jeune interlocutrice, il dit d'un ton d'entrain où perçait fort peu de confusion: -- Malgré votre âge, que je ne mets plus en doute, ne trouvez-vous pas ce lieu un peu froid et triste pour y prolonger votre station? Elle expliqua cérémonieusement: -- Je vais passer quelques jours au couvent de Sainte-Cécile, qui est une maison de retraite où nous avons une cousine, pendant que mes parents sont à X..., chez l'oncle de Laurent. Laurent n'est pas rentré ce matin pour me conduire, je pense qu'il m'a oubliée. -- Laurent, continua Aube, m'oublie quelquefois maintenant... Ses sourcils se froncèrent un peu. -- Mais Mme Droy, qui est très bonne, m'a promis une escorte pour que je ne manque pas mon voyage. Cela obligera Edmée à se promener avec Gillette. Vous savez qu'Edmée est souffrante d'avoir trop travaillé pour Marc. J'ai pris les devants avec Olge et votre petit frère Joseph; et, pendant que Joseph s'amuse, je regarde la vue en attendant qu'on nous rejoigne. -- Ne jouiriez-vous pas aussi bien de cette vue en vous mettant à l'abri, tenez, là, dans cet angle? Il étendit à la place qu'il indiquait le plaid qu'il portait plié sur son épaule et, quand elle fut assise, il ramena les plis épais de l'étoffe sur les genoux d'Auberte. La jeune fille, ainsi enveloppée et protégée contre le vent par l'élévation des roches, sentit un réconfort, un bien-être: elle appuya la tête contre son dossier de pierre et regarda pensivement Hugues, qui restait debout devant elle; elle le regarda de ses yeux calmes dans lesquels étaient tombée à la longue toute l'ombre de Menaudru, l'ombre séculaire et sacrée des vieux murs, des vieux ombrages. Elle avait pu facilement le reconnaître sans l'avoir jamais vu, car il ressemblait beaucoup à Gillette et à sa mère. Très grand, avec une apparence de vigueur dégagée et légère, il tenait de Mme Droy sa belle tournure et tous les signes de bonne race. Ses cheveux, coupés ras, n'avaient pas bruni avec l'âge; ils avaient, à peu de chose près, la nuance paille de ceux de Gillette, et sa longue moustache soyeuse n'était qu'un peu plus foncée; ses années de vie militaire n'avaient point entamé l'inaltérable finesse de son teint, sous lequel le sang transparaissait très vite. Et il avait avec cela un air très viril que soulignaient son allure militaire, son menton ferme, son nez aquilin, le regard de ses yeux qui étaient, comme ceux de Gillette, gris clair, brillants et limpides. Il y avait en lui une sincérité gaie, presque protectrice, beaucoup d'activité, d'intelligence et d'humour, comme chez tous les siens, avec, en plus, un élément qui n'abondait pas à la Maison: beaucoup de douceur. Il réunissait à un si haut point tous les traits distinctifs de sa famille, qu'Aube faillit lui dire, et avec quelque raison: -- Mais c'est vous qui êtes Droy lui-même. Joseph, qui jusqu'ici était resté invisible, sortit de quelque retraite broussailleuse et vint se jeter dans les bras de son aîné, qui le pria de guetter l'approche de Gillette. -- A vrai dire, reprit Aube après l'interruption, je n'aime pas beaucoup la roche de Brague; je n'y suis jamais venue seule, et je me demande comment Olge fera pour redescendre. Le chemin est si abrupt... Mais Gillette se moque toujours de ma poltronnerie; elle dit que j'ai vécu trop recluse, que les gens du pays ne le connaissent pas et que je ne m'aguerrirai qu'en faisant des choses très difficiles. -- Gillette est une impertinente, fit irrévérencieusement Hugues, et je me charge de le lui faire entendre. -- Elle dit qu'il lui tarde tant que vous la grondiez... Cela me donnait envie de vous connaître, fit, avec un sourire des yeux, Aube gagnée par la gaieté confiante qui émanait de lui. -- Elle pourrait bien comprendre que tout le monde n'a pas ses nerfs d'acier. -- Et qu'on ne fait pas ouvrir en la secouant une fleur fragile, acheva-t-il en lui-même. -- Ne dites point de mal de Gillette, elle est mon amie. -- Elle est aussi la mienne, fit-il, souriant à demi; mais ce n'est pas un motif pour vous tyranniser et vous faire entreprendre ce qui dépasse vos forces. Elle le regarda avec une surprise où il y avait de la reconnaissance. -- Ainsi, vous ne me trouvez pas trop peu courageuse? Mais, reprit-elle tristement, sans le laisser répondre, peut-être est-ce parce que vous jugez que je ne suis pas capable de mieux faire, que ce n'est pas ma faute et que rien ne me changera. Puis ses yeux eurent de nouveau un rayonnement voilé. -- Savez-vous, fit-elle, que vous êtes le tout premier de votre famille qui n'ayez pas commencé par me malmener en me voyant? -- Pauvre petite enfant, qui a pu avoir le coeur assez endurci pour vous malmener? -- Mais tous. Par exemple, ils m'ont tous aimée ensuite, et ce sera peut-être le contraire pour vous. Elle parlait simplement, sans confusion, avec ce naturel, cette grâce lente qui faisaient d'elle, dans sa langueur, une créature rare et délicieuse. Elle ouvrait tout grands ses yeux bleus, veloutés, sans étincelles, et qui paraissaient presque sans limite, tant ils étaient purs et profonds. Elle continua d'un air heureux: -- Je ne suis pas étonnée de vous voir; il me semble que je vous connais depuis longtemps. Là-bas, à la Maison, ils parlent de vous sans cesse. Hugues se mit à rire joyeusement. -- Ils ont dû bien vous ennuyer. Quel épouvantail j'ai dû vous paraître... -- Non, dit-elle seulement. Puis, le visage un peu assombri, elle murmura: -- Vous avez raison, cet endroit est triste, et quand on se rappelle ce qui s'y est passé... -- Bah! dit-il pour écarter d'elle les pensées morbides qui la menaçaient de nouveau, vous ne songez pas que, pour juger sainement ces choses, pour que vous puissiez, sans dommage[,] en subir le souvenir, il faudrait, ma petite enf... Mademoiselle, que vous ayez l'âme d'une des femmes de ce temps-là. Et si, au lieu de nous attendrir sur les chevaux défunts, nous nous occupions de votre mule vivante. J'aperçois tout là-bas des ombres erratiques qui pourraient bien être à la fin votre escorte. Aube se leva, et une main appuyée sur la pierre: -- J'ai peur, dit-elle, qu'Olge ne puisse pas redescendre. -- Olge descendra, repartit Hugues. Je vais la détacher. -- J'ai peur aussi qu'elle ne vous obéisse pas: elle est fantasque et très susceptible. -- Vous tentez mon ambition, Olge m'obéira. Pendant que Joseph dégringolait la rampe à grand bruit pour aller au-devant des retardataires, Hugues amena Olge dans le chemin et fit signe à Aube de monter. -- Oh! non, dit-elle, le chemin... -- Est trop mauvais pour vous... Montez, je tiendrai la mule. Elle s'installa sur sa selle, dont la commodité avait souvent fait rire les jeunes Droy et exercé leur verve sarcastique, une selle d'abbesse! disaient-ils. Olge, maintenue par Hugues, opéra la descente sans un faux pas, sans une secousse. Aube se laissait balancer au mouvement rythmique de sa mule, avec une impression nouvelle d'absolue sécurité. Quand ils furent sur la route, il se retourna vers elle, un bon sourire aux lèvres, une petite lueur mi-affectueuse, mi-railleuse dans les yeux. -- Sains et saufs! alors? dit-il. Aube répondit posément: -- Je vous remercie, Monsieur, vous êtes très bon et je n'ai presque plus... -- Peur de moi? A quand l'enterrement du _presque?_ Cette solennité ne devait jamais avoir lieu. Le _presque_ devait irrévocablement demeurer entre eux, rendant plus pénétrante, plus grave, la douceur de leurs relations futures. Et Aube garda, de cette première rencontre avec Hugues, une impression qui devait rester ineffaçable. A ce moment, Joseph ramenait Edmée en triomphe. La jeune fille salua Hugues d'une exclamation joyeuse. -- J'ai cru que Joseph me trompait! nous ne t'attendions que demain. C'est pour longtemps, cette fois. Va vite! maman sera si heureuse, et le patriarche, et tout le monde. Tu regarderas la dernière version de Marc. -- Mais, fit Hugues, je ne regarderai pas ta figure qui est défaite plus que de raison... -- Je n'ai rien, quelques petites palpitations imperceptibles. Et tu vois, je me promène. Et se tournant vers Aube: -- Ma petite princesse, vous n'aurez que moi et Joseph. Gillette a été retenue. Hugues prit congé des jeunes filles. Edmée haletait de l'émotion qu'elle avait eue en voyant son frère, ou de la fatigue de sa course. Elle s'était surmenée ces derniers temps et son affaiblissement prenait, à son grand dépit, la forme d'une sensibilité maladive qui lui valait de cuisantes humiliations. Aube insista pour céder à Edmée sa place sur la mule, disant qu'elle-même préférait marcher un peu. Edmée finit par consentir, et la petite caravane poursuivit sa route dans la direction d'un bois qui la séparait encore de Sainte-Cécile. En entendant un froissement de broussailles dans le fourré, Joseph remarqua d'un air capable qu'il y avait encore beaucoup de sangliers et son frère Hugues, qui devait être détaché sous peu à Besançon, organiserait probablement des battues cet hiver. Aube sortit de sa songerie pour se dire qu'Edmée et Joseph devaient avoir grande hâte de retourner chez eux, de prendre part à l'allégresse que répandait à la Maison le retour de l'aîné. Elle regardait depuis un instant du côté du bois, et dit tout à coup d'un air satisfait: -- C'est cela même, j'en suis sûre maintenant. Vous pouvez rentrer, Edmée et Joseph, inutile de venir plus loin. J'aperçois une des soeurs converses de Sainte-Cécile. Ne reconnaissez-vous pas sa cornette? Edmée se haussa sur sa selle. -- Je distingue quelque chose... une femme avec une coiffure blanche et qui m'a tout l'air d'être en effet une cornette. Mais comment enverrait-on une soeur converse au-devant de vous, puisque vous avez retrouvé ce matin, nous avez-vous dit, sur le bureau de votre mère, la lettre que la Comtesse croyait avoir envoyée à votre parente pour la prévenir de votre visite? -- Oh! les Soeurs sortent souvent dans le bois pour chercher des champignons ou des fraises, la Soeur cuisinière les envoie. Elles vont toujours deux à deux et nous ne tarderons pas à découvrir une seconde cornette. Celle-là est la grande Soeur Emilie, je gage. Ainsi, Edmée... Et, d'un mouvement du doigt sur la bride, elle arrêta Olge. Retournez à la Maison, vous me laissez en bonnes mains. Ne venez pas jusqu'à la soeur, ou il vous faudrait refaire à pied ce raidillon qui vous essoufflerait pour le reste de la journée. Edmée descendit donc, fit ses adieux à Auberte en lui demandant de revenir bientôt. -- Dans quatre jours très justes, répondit Auberte. Ma mère me prendra à son retour de X. -- Hugues sera encore là, et pour un mois, Dieu merci, conclut Edmée. Aube se remit en selle, Edmée la suivit des yeux, et, malgré les appels de Joseph, elle ne s'éloigna qu'après avoir vu la robe grise d'Olge en proximité immédiate avec la cornette blanche. Mais, depuis une ou deux minutes déjà, Aube avait reconnu que ce n'était point à une cornette qu'elle avait affaire, mais à un mouchoir blanc noué sur la tête crépue d'une grande et forte femme au costume rustique. Cette femme, qui tenait dans ses bras un fagot de joncs, se penchait sur le fossé rempli d'eau courante pour en couper d'autres. Elle se redressa quand Olge franchit le dernier tournant, regarda fixement la mule, puis derrière Olge comme si elle cherchait quelqu'un. Il n'y avait personne, et elle s'approcha. Aube vit un visage brun, hâlé, des traits lourds, impassibles, qui éveillèrent en elle de vagues réminiscences. -- Voulez-vous m'acheter une corbeille, _Demouéselle?_ dit la femme d'une voix assez conciliante. Aube maîtrisa ses premières préventions; sous sa fruste apparence, cette femme qui parlait avec l'accent du pays, avait un air de maussade franchise, et elle portait dans toute sa personne osseuse les marques du chagrin et de la misère. -- Elles sont là tout près, venez les voir. Et il y a une malade qui vous demande. Je vous montrerai le chemin, votre mule peut passer. Elle prit un chemin sous bois, qu'elles suivirent assez longtemps. -- Est-ce encore loin? demanda Auberte. La femme ne répondit qu'en secouant la tête. Ses mains avaient été déformées par de trop durs travaux, ou peut-être par un accident ou une maladie, et il y avait une teinte si livide sur ses joues bistrées qu'Auberte lui demanda si elle souffrait. La femme dit brièvement: -- Je sors des fièvres. Et elle continua de marcher. Le chemin se rétrécissait, les branches frappaient les flancs d'Olge et le visage d'Auberte. -- Sommes-nous bientôt arrivées? fit Aube. Etes-vous sûre qu'on ait besoin de moi? -- Oui, _Demouéselle_. -- Vous me connaissez? vous m'attendiez? Elle fit un signe affirmatif. -- Qui est malade chez vous? -- La grand'mère, une vieille. -- C'est que je n'aimerais pas à aller plus loin. -- Il faut venir tout de même, _Demouéselle_. Alors, pour la première fois, Aube eut l'intuition d'un danger. Elles étaient dans une clairière déserte, mais Aube pouvait encore voir sur la route, tout là-bas, dans le fond de la gorge, Edmée et Joseph qui s'éloignaient; elle aurait pu les rappeler encore; mais elle pensa à la secousse fatale que cet incident causerait à Edmée, et qui la jetterait peut-être à terre suffoquée et sans connaissance, comme l'avait fait dernièrement une émotion bien moins vive; et puis une résolution très brave monta en elle en même temps que le souvenir d'un sourire indulgent qu'elle venait de voir sur les lèvres d'Hugues, et des paroles piquantes que Gillette lui avait souvent infligées. Et elle se dit que s'il y avait un danger, elle le courrait seule; mais il n'y avait pas de danger, cette femme à l'air morose et têtu semblait pourtant pacifique; on rencontrerait d'ici peu le hameau des Vernières qu'Aube avait une fois traversé avec Laurent. On était en plein désert de genêts et de taillis nains. Un bruit de torrent, une odeur croissante de résine annonçaient le voisinage de la vraie montagne. Aube ne reconnaissait pas les alentours du hameau, et Olge n'avançait plus qu'avec répugnance. La femme ramassa une baguette et voulut en frapper la mule en tirant sur la bride. -- Ne la frappez pas! s'écria Aube avec autorité. Elle va vous suivre. La femme laissa sans résistance retomber son bras, mais elle entraîna la mule, et Aube sentit que ni elle ni Olge n'étaient plus libres. Oh! aurait-elle donc dû rappeler Edmée et Joseph? Il n'était plus temps. Mais ses craintes n'étaient pas fondées. Du reste, la nature d'Aube au fond de laquelle restait latent, invisible, l'orgueil de Menaudru, haïssait tout éclat inutile, toute récrimination dégradante; il y avait plus de vrai courage à se soumettre, à accepter une situation qui n'avait probablement d'anormal que l'apparence et qui allait se dénouer d'une façon rassurante. Le terrain inculte, désordonnément raviné, qu'elle venait de traverser, se changea en une vaste étendue de gazon presque unie. Bientôt le passage fut barré par un torrent dans le lit très encaissé duquel s'écroulait une cascade comme un fleuve de lait précipité en masse bouillonnante et mousseuse. C'était le bruit de cette eau qu'Auberte entendait depuis si longtemps. -- Voulez-vous descendre? fit la femme. -- Pour aller où? Elle montra l'autre rive du torrent, celle d'où tombait la cascade et qui s'élevait presque sans aspérité, ainsi qu'une énorme falaise. -- Venez, on ne vous veut point de mal, je vous promets, _Demouéselle_. -- Comment passerons-nous? La femme lui prit le bras sans aucune violence, mais ce geste rappela à Aube qu'elle n'était pas la plus forte. Le grondement continu, assourdissant, de la cascade résonnant dans le complet silence, augmentait l'impression de solitude qui pesait sur ce lieu perdu. La femme conduisant Aube s'approcha du bord. Olge les suivit. Elle voulut éloigner la mule, la chasser, mais Olge s'attachait aux pas de sa maîtresse avec une obstination douce, invincible, qui gonflait le coeur d'Auberte. Elle reculait un peu devant les gestes menaçants de la femme et revenait aussitôt. -- Elle se tuerait en voulant passer, dit la femme. Et elle saisit Olge par sa bride et, non sans jeter des regards inquiets et méfiants sur la mule, l'emmena vers un amoncellement de rochers et de buissons dont les abords formaient un épineux labyrinthe. Aube, en s'approchant, vit avec surprise une sorte de petite étable. La femme attacha Olge à un anneau de fer, ramassa à terre une brassée d'herbe sèche qu'elle jeta dans la mangeoire branlante et ressortit avec Aube. Elles regagnèrent le bord du torrent; en avant de la cascade, à l'endroit où celle-ci ne l'avait point encore grossi de ses eaux, le passage à gué n'était pas impossible. Elles passèrent en effet à l'aide de pierres que la femme fit tomber aux endroits propices. Aube, dirigée par ce bras qui semblait l'emprisonner autant que la soutenir, arriva en bas de la falaise, sur une étroite corniche irrégulière trouée de vides, et où il n'y avait pas toujours place pour le pied. Mais la femme, avec l'adresse que donne une longue habitude, marchait et faisait marcher Aube droit sur la cascade. Déjà une pluie drue de gouttes fines, innombrables, comme crépitantes, aspergeait Aube et trempait ses vêtements. Elle eut un involontaire mouvement de recul, voulant faire volte-face, mais les mains déformées qui la tenaient comme en un double étau par les deux épaules, la poussèrent en avant, dans la masse même de l'eau, lui parut-il. Aube, sans un cri, mit sa main devant ses yeux. Mais elle sentit aussitôt qu'on ne la noyait pas, bien que l'eau l'enveloppât en masse épaisse et que sa voix puissante ébranlât le sol. Quand Aube rouvrit les yeux, elle eut la sensation étouffante d'être dans une cage de verre, et il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre qu'elle se trouvait en réalité derrière la cascade. Il y avait un espace libre entre la masse principale de la chute d'eau et la falaise. La cascade, formant par sa pente le toit et le mur de cet étrange abri, tombait à cet endroit, limpide, sans écume, d'une transparence de verre très épais où couraient, selon les effets de jour, des lueurs mourantes vert pâle, ambrée ou argent. Aube n'avait donc fait que traverser sous l'impulsion de la femme la draperie d'écume légère qui frangeait la lourde nappe. Aube, aveuglée, étourdie, était clouée là par une sorte de fascination. Elle éprouvait en même temps de la terreur et une secrète ivresse à se sentir ainsi enfouie comme une naïade ou une sirène sous l'épaisseur magique des eaux. Elle ne s'apercevait pas qu'un froid meurtrier tombait de la nappe mouvante, précipitée en un emportement si furieux qu'elle en paraissait immobile. Aube perdait conscience de son être, mais les mains de la femme, toujours rivées à ses épaules, la tournèrent vers une paroi de roc et la contraignirent à s'avancer. Son pied trébuchant rencontra comme une marche. Elle s'engagea dans une sorte de couloir, ou plutôt de crevasse sinueuse et profonde, par laquelle elle arriva hors d'haleine en haut de la grande falaise. Le terrain gazonné, semé d'arbustes rabougris et de rocs brisés, s'inclina presque aussitôt, et, dans ce repli, il y avait une habitation, une hutte de terre à toit de chaume verdâtre, adossée à une élévation. Elle se confondait si bien avec les couleurs de son cadre qu'Aube n'en reconnut l'existence qu'au moment où la femme ouvrit une petite porte basse, arrondie, en disant de son air taciturne: Passez. Le jour baissait à peine dehors, mais il faisait nuit dans la salle où Aube pénétra, bon gré mal gré. Un petit feu mettait un rutilement de braise au fond de la pièce, sur l'âtre de terre battue, et, auprès de ce primitif foyer, était assise une vieille femme somnolente. Elle se souleva à l'approche des nouvelles venues et fixa sur Aube des yeux perçants aux paupières ridées. -- Eh! Nine, s'écria-t-elle, en voilà bien d'une autre! Comment as-tu fait? -- J'ai fait comme Gédéon m'a commandé, répondit Nine qui n'était pas décidément d'humeur expansive. Aube, épuisée, tombait assise sur un grossier escabeau de bois. -- C'est vous qui êtes malade? murmura-t-elle, s'attachant encore à croire ce qu'on lui avait dit. La vieille, sans répondre à Aube, continua de haranguer Nine. -- Et tu en es venue à bout comme ça? Non, si jamais je me serais figuré... disait-elle dans son émerveillement. Non, ce n'est pas possible. Je voudrais mieux la voir. Allume la chandelle. Ah! nous n'avons plus de chandelle... Nine, cause donc, ne te fais pas arracher les mots. Comment t'est-ce arrivé? -- Comme Gédéon a voulu, répondit Nine, qui se força cependant à poursuivre pour en finir avec la curiosité inextinguible de la vieille: -- Vous savez que Gédéon était décidé à prendre une petite Droy pour otage, comme il disait, en attendant que M. Droy se décide à nous faire justice pour la rivière. Eh bien, voilà! Je ramassais mes joncs après que Gédéon et les petits m'avaient quittée. J'entends tout d'un coup Gédéon qui s'était glissé derrière moi, comme une couleuvre, et qui me dit: La voilà, la demoiselle Droy, elle vient ici. Regarde-la bien pour la reconnaître, quand tu la verras seule. Elles sont deux, mais c'est celle qui est sur la mule. Moi, je file avec les garçons. Il est parti et, un moment après, elle a passé toute seule sur la mule, l'autre l'avait laissée, je pense; je lui ai dit de venir. Je l'ai amenée, et j'ai mis le signe pour que Gédéon sache qu'elle est chez nous et qu'il aille se montrer ailleurs. Je l'ai amenée, répéta-t-elle. Il ne lui venait pas à l'esprit que le procédé ne fût point parfaitement légitime; ses traits placides exprimaient plutôt l'allégement qui suit le succès d'une tâche délicate, la satisfaction du devoir accompli; et, comme si, après cet effort d'éloquence, elle était résolue à ne plus accorder une syllabe aux plus pressantes instances, elle se mit à remuer son feu. Aube, secouant l'engourdissement de sa fatigue, dit d'une voix tremblante qu'elle s'efforçait d'assurer et de rendre sévère: -- Pourquoi m'avez-vous trompée? Que me voulez-vous? -- N'ayez pas peur, mon agneau, nous ne vous voulons point de mal et nous prendrons grand soin de vous. Votre père verra que le moyen de ravoir sa fillette, c'est de démolir le commencement de sa scierie. Cette scierie est une oeuvre de péché contre les pauvres qui n'ont, pour vivre chichement, que le poisson de la rivière. S'il n'y pense pas tout seul, on le lui fera comprendre à demi-mots. -- Mon père? fit vaguement Auberte. La scierie? -- Oui, la scierie, votre père... Je vous dis que c'est une oeuvre de péché... Ah! par exemple... Cette exclamation s'adressait à Nine; la femme avait jeté des pommes de pin sur le feu, une flamme venait d'en jaillir et éclairait le visage pâle et troublé d'Auberte. La vieille, stupéfaite, acheva: -- Mais on disait tous ces Droy jaunes de cheveux comme de l'étoupe? -- Gédéon m'a bien dit que c'était la moins jaune, dit Nine, jetant des racines qu'elle venait de peler dans l'eau bouillante de la marmite. -- C'est peut-être parce que celle-là est la plus maligne, conclut sentencieusement la vieille. Aube sentait sa tête s'appesantir, ses idées devenir confuses; elle était trop mortellement lasse pour pouvoir discuter ou protester. Elle avait obscurément l'idée d'une erreur dont elle était victime, mais qui protégeait Edmée et qu'elle avait le devoir de ne point détruire. Le grondement du torrent lui rappelait cette barrière glacée, presque infranchissable, qui la séparait des siens et de tout secours, même d'Olge restée là-bas sur l'autre bord, malgré la résistance désespérée de son fidèle amour. Elle ne put que balbutier: -- Olge... Je voudrais au moins qu'on soigne Olge. -- C'est une bête qu'elle montait, expliqua Nine, une bête qui a des yeux de personne et qui sent un peu le diable. Elle aurait été capable d'aller quérir du monde. Je l'ai bien attachée. -- Oui, on soignera Olge, comme vous dites, fit la vieille un peu dédaigneuse; à moins, ajouta-t-elle avec un éclair malicieux de ses petits yeux vifs, à moins que le torrent grossisse et que Nine ne puisse plus le passer. Nine dit, en versant le contenu fumant de sa marmite dans une soupière noire: -- La cascade courait si fort qu'elle nous a trempées. -- Elle vous emportera quelque jour, dit la vieille, se rencognant d'un air béat pour attendre sa soupe chaude. -- _Demouéselle_, vous tombez de sommeil; mangez et... -- Je n'ai pas faim, dit Aube éveillée en sursaut. -- Alors, couchez-vous, et Nine fera sécher vos affaires. Nine servit la grand'mère et conduisit Aube dans un cabinet contigu qui formait l'extrémité de la maison, et dont le plafond, aux poutres brutes, s'abaissait en suivant la pente du toit. Il n'y avait pas de luminaire céans, ainsi que l'avait annoncé la vieille; mais il venait encore quelque clarté du dehors, et Aube put constater que sa cabine, au sol de terre battue, contenait un mobilier rudimentaire d'aspect décent: un petit lit de sangle très bas qui n'avait pour literie qu'une paillasse de feuilles de maïs, et une couverture grise de laine neuve qui ressemblait beaucoup à celle dont Aube avait fait cadeau dernièrement à Zoé. Il y avait, de plus, une planche sur trois pieds qui faisait table et un gros tronc d'arbre, dressé sur sa base, qui représentait peut-être une chaise. Aube s'étendit sur sa couchette, elle était aussi rompue d'esprit que de corps. Elle se savait chez Gédéon Jaux, l'intraitable braconnier, et elle n'avait pas même peur, soit que ses sensations fussent émoussées par l'excès de sa fatigue, soit qu'elle devinât qu'en effet, on ne lui voulait aucun mal; il y avait une sorte d'honnêteté rude chez ces femmes, dans ce milieu misérable, et cette misère n'était pas de l'avilissement. Et oui, elle était sûre d'avoir vu, sur le manteau grossier de la cheminée, une vieille et belle image qui représentait Jésus étendant ses deux mains ouvertes pleines de surnaturels rayons. Tout devint nébuleux pour Aube, sauf un immense besoin de repos. Elle serrait encore instinctivement les lèvres sur le cri qui avait failli lui échapper en voyant Edmée et Joseph partir, sur les mots qu'elle avait failli dire pour dissiper l'erreur des deux femmes qui la prenaient pour Edmée Droy; elle se disait, avec un peu de joie, qu'elle n'avait ni appelé ni parlé, mais son cerveau embrumé n'étreignait plus bien les motifs de son silence. Elle pensa encore qu'à Menaudru, on la croyait à Sainte-Cécile et que son absence n'inquiéterait personne. Il ne se doutait guère de la vaillance qu'elle avait montrée, celui qui la nommait avec une si affectueuse pitié, petite enfant. Ma petite enfant, lui avait dit Hugues... comme c'était doux cependant à entendre... Avant de s'endormir tout à fait, elle répéta une parole familière, sans cesse entendue à la Maison: Il nous faudrait Hugues... XI Aube s'éveilla de bonne heure et sut tout de suite où elle était; mais elle n'en prit point alarme: son esprit, comme ses membres, s'était retrempé dans ce long sommeil. Elle n'avait pas quitté tous ses vêtements et put bientôt sortir. Elle passa dans la salle d'entrée, devant la vieille qui ne fit rien pour la retenir, traversa en courant l'espace qui précédait la maison et arriva à la falaise. Elle vit sur l'autre bord du torrent Nine, qui, un paquet d'herbe fraîche sur la tête, se dirigeait vers l'écurie d'Olge. C'était le seul point vivant de l'horizon, il n'y avait même pas un oiseau dans le ciel où le soleil levant dispersait les brumes matinales. Aube revint lentement, retrouva la vieille qui, assise à la même place qu'elle ne semblait pas avoir quittée cette nuit, essayait de déraidir ses membres à la chaleur du feu. Elle accueillit Aube par un regard narquois de ses petits yeux fureteurs. -- Nous revoilà donc, _Demouéselle;_ nous avons trouve notre mur trop haut pour le sauter, et une _Demouéselle_ comme vous ne passerait pas seule sous la cascade sans être emportée. -- Je n'y passerai pas seule, dit Aube d'un ton positif, Nine m'accompagnera. A cette condition, j'empêcherai qu'on ne punisse votre fille. Mais il est temps que je rentre. -- Il est temps, mon agneau, vous avez bientôt dit. La petite reine de Menaudru ne parlerait pas plus ferme. La connaissez-vous? On la dit toujours renfermée et vivant avec les anges qui n'ont jamais ni froid, ni soif, ni faim, et qui ne ressemblent pas aux pauvres comme nous. A propos, Nine a trait la chèvre, buvez le lait, je n'en prendrai pas: les vieux doivent laisser les douceurs aux enfants. -- Merci, dit Aube repoussant d'un signe cette offre, je n'ai besoin que d'un morceau de pain. -- On voit bien que vous n'êtes pas rassasiée du régime. Un morceau de pain tout sec par ci par là peut être un régal. Vous deviez pourtant avoir de belles dents, puisque les vieux on-dit racontent que la Maison mangera le château. -- Il n'est pas question de cela, reprit Auberte. Vous avez très mal agi avec moi, on m'a trompée en me parlant d'une malade. -- Eh! fit la vieille avec rancune, est-ce que je ne suis pas assez malade? Et la Nine, elle n'a pas été malade des trois mois avec les os tordus, la fièvre, et rien à lui donner que de l'eau? Et Gédéon, où serait-il avec sa blessure s'il n'y avait pas eu quelqu'un pour avoir pitié de nous? Il n'a pas été malade donc à passer ses nuits, les pieds dans la glace, pour guetter le gibier d'eau, à risquer la prison pour la vendre?... Moi, sur ma chaise, une jambe paralysée, et les garçons qui avaient pour pitance du pain qu'il fallait mettre fondre dans l'eau. Ah! malades, malades... nous le serons bien plus encore quand votre père aura détourné l'eau de la Mielle pour sa scierie, jusqu'à ce qu'il ne reste plus une truite pour Gédéon. Alors nous serons tous si malades que nous mourrons de faim. Mais non, cela n'arrivera pas, nous tenons votre père et nous le tiendrons serré. Qu'il vienne vous chercher, si le démon lui montre le chemin. On voit de loin ici. Nine aura si tôt fait de partir avec vous; moi, je resterai pour lui répondre. Ah! oui, malade... Elle se redressait, ses cheveux gris tombant sur ses joues creuses, le bâton levé, elle semblait dénoncer en Aube tous les coeurs durs de ce monde. -- Mais, pauvres gens, on vous punira, dit Aube. Laissez-moi partir et je... -- Non, non, non! s'écria la vieille. Tant que votre père n'aura pas cédé. Aube rentra dans sa cabine, s'assit sur sa couchette et réfléchit. Son esprit était redevenu lucide, les paroles de la vieille avaient pleinement confirmé ses premières suppositions: on l'avait prise pour une des filles de M. Droy. Elle comprit, du même coup, le plan formé par ces cervelles ignorantes et obtuses. Gédéon avait compté obtenir toutes les concessions de M. Droy en séquestrant quelques jours l'un des enfants, sans se rendre compte des conséquences qu'entraînerait pour lui pareil acte. Et les deux femmes, aigries par la misère, pliées de longue date à l'obéissance, entraient aveuglément dans les vues du maître. A quoi bon les détromper, dire son nom? ces femmes ne la croiraient pas ou refuseraient de la délivrer avant le retour de Gédéon. Si M. Droy était informé de cette affaire, il voudrait peut-être souscrire immédiatement aux conditions et aux engagements qu'il plairait à Gédéon de lui dicter. Non, Aube ne voulait pas être pour les Droy l'occasion d'un sacrifice. Elle envisageait les choses sous leur véritable jour, c'est-à-dire comme un contretemps sans péril qui avait, au milieu de sa vie ordonnée, incolore, un excitant parfum d'aventure. Elle éprouvait une douceur fière à rester calme et courageuse, à souffrir même un peu pour la Maison; c'était, plus réchauffante et vivace, cette même douceur céleste, inconnue, qu'elle avait ressentie alors que, souffrante et blessée, elle avait apaisé le brûlant repentir de Camille, qu'elle avait consolé et endormi contre elle l'enfant qui venait de lui faire du mal. Quelquefois elle avait rêvé de vivre un peu dans une cabane comme une princesse dans un conte; quand elle était malade, elle avouait le fiévreux désir d'aller passer quelques jours chez une ancienne servante de Menaudru qui l'avait nourrie, et qui habitait un chalet dans le Doubs, et, moitié riant, moitié sérieux, le docteur disait oui. Voilà que son désir se réalisait. Le hasard mettait à sa portée des découvertes que ne lui aurait point réservées la pieuse retraite de Sainte-Cécile. Dans le secret de son coeur, Aube avait une soif inavouée de savoir, de mieux connaître ces malheureux, de pénétrer plus avant dans leur vie et leur âme. Et puis, elle supposait bien que son exil ne se prolongerait pas, que Gédéon reviendrait forcément en ne recevant de la Maison ni propositions ni avances, et qu'elle serait libre avant la date fixée pour son retour à Menaudru. Les heures s'écoulèrent paisibles entre la grand'mère qui se dédommageait de l'inertie forcée de ses membres par l'agilité de sa langue, et Nine toujours silencieuse qui vaquait à ses travaux de ménage. A midi, Nine servit une soupe épaisse et quelques pommes de terre dont Aube eut sa part; puis elle s'assit auprès de la vieille, et, de ses doigts estropiés, commença à tresser des corbeilles. Elle travaillait sans hâte et sans trêve, sans plainte et sans joie, comme une pauvre machine. Aube, qui était libre en apparence, se promena autour de la maison. La journée était devenue radieuse; mais, sur ce sommet désert, le beau soleil comme les nuages semblaient répandre une paix mélancolique. Aube, en longeant la falaise, découvrit une échappée par où l'on apercevait Menaudru. L'antique palais se dressa tout à coup comme une apparition et Aube, un peu défaillante, s'assit pour le voir. Il n'y avait pas aujourd'hui de brume autour du mont, et le vieux Menaudru planait dans la lumière, il se découpait en arêtes vives sur le bleu resplendissant du ciel. Aube distingua, près du château, la tache plus blanche qui était la Maison. La Maison finira par manger le château, avait dit la vieille. Etait-il possible que la Maison finît par l'emporter sur son grand ennemi héréditaire; que l'infime pygmée attaché au flanc de l'antique colosse réussît à y faire une blessure par où tout le vieux noble sang coulerait? Et, quand le soleil couchant fit autour du château comme une mer de pourpre glorieuse, il sembla à Aube que c'était tout le sang de Menaudru qui, s'étant échappé, s'épandait dans la plaine. Ils avaient Hugues, à la Maison, ils étaient heureux, sans souci du regard tendre, un peu éperdu, qui les cherchait à travers le vertigineux espace. Ils avaient au milieu d'eux cet Hugues si rempli de jeunesse et de force que, depuis qu'il avait parlé à Aube, quelque chose de cette ardeur ferme était entré en elle, que, depuis qu'elle avait entendu cette voix, son coeur assoupi battait plus fort. Quand Aube détourna enfin ses yeux éblouis, un point noir apparaissait en haut de la falaise. Ce point noir se dirigea très vite vers la maison où l'attendait Nine, qui était sortie sur sa porte. Aube se rapprocha, pressentant une nouvelle. A mesure qu'elle marchait, elle reconnaissait dans le point noir une enfant, et dans cette enfant, Zoé, Zoé éplorée, les vêtements en lambeaux, mouillée des pieds à la tête, probablement par un contact récent avec la cascade. Mais Aube ne s'abusait-elle point? Etait-ce bien Zoé, la muette, l'insensible Zoé qui, le visage inondé de larmes et marbré de meurtrissures, criait, gesticulait en courant vers la hutte? Zoé s'arrêta devant Auberte, aussi pétrifiée que si elle voyait un fantôme. La présence de Mlle de Menaudru acheva de la bouleverser; mais, dominée par une frayeur pire, elle passa devant Auberte pour se précipiter dans la salle, se jeter les bras étendus vers la grand'mère et, tremblante, égarée comme un animal maltraité poussé au paroxysme de la terreur, elle répétait avec véhémence: Cachez-moi, ne me laissez pas prendre... -- Ce que j'ai fait à Hermance? reprit-elle à travers ses sanglots. Tout ce que j'ai pu pour "l'enrager". Oui, toujours battue, toujours... Est-ce que ça se doit? Est-ce que... est-ce que... Elle se tut, étouffée par la question passionnée qu'elle semblait adresser au sort plutôt qu'à Nine. -- Hermance a dit qu'elle me tuerait si la demoiselle de Menaudru me voyait pleurer. Je suis partie me cacher dans les carrières. J'ai rencontré votre homme, Gédéon; il m'a dit qu'il allait travailler aux terrassements, mais que je me sauve ici et que je vous dise de me garder, parce qu'Hermance est trop méchante et que j'aime mieux mourir que de retourner avec elle. J'ai passé la cascade toute seule, et j'aurais passé si elle avait été de feu. Nine, _Mémé_, gardez-moi. Vous n'avez guère à manger, mais je ne mangerai pas du tout, s'il faut. Est-ce que je mangeais chez Hermance? Gardez-moi au moins un petit peu chez vous. Oh! je sais bien que je ne vous suis rien à vous, _Mémé_, gémit la petite fille, rien que la cousine à Nine... Mais, pourtant, Gédéon a dit... Sa voix s'étrangla. -- Que c'était une honte! Et c'est une honte, je le dis avec Gédéon, s'écria solennellement la grand'mère. Tu ne retourneras plus chez cette serpent d'Hermance. Si c'est tout ce que te rapportent les charités de la _demouéselle_ de Menaudru, vaut encore mieux misérer avec nous. Zoé répétait, pleurant toujours, mais plus bas: -- Je sais... je sais que vous n'avez guère. -- Tu auras comme nous, dit brièvement Nine. Elle posa la main sur la tête humide et ébouriffée de la petite. Aube comprit alors que Nine ressemblait à Zoé; mêmes traits épais, même lourde carrure, même crinière ténébreuse. Et cette main surmenée, déformée, posée sur ce front d'enfant en détresse, dans un geste d'adoption, parut à Aube inexprimablement triste. Aube était rentrée aussi; comme personne ne lui accordait la moindre attention, Zoé ne semblant même plus la voir, elle regagna sa cabine. Par la porte ouverte, elle suivait la scène, elle voyait Zoé toujours appuyée contre Nine. Nine, par l'effet de la lenteur passive de ses mouvements ou de son esprit, gardait longtemps les mêmes attitudes. Elle dit soudain de sa voix aux intonations rouillées où vibra une sourde tendresse: Tu as vu Gédéon, as-tu vu mes garçons? -- Non, fit la petite. Et Nine s'écarta pour se remettre à l'ouvrage. La grand'mère continua: Gédéon s'arrangera avec Hermance; il a le droit, mais il te croyait mieux chez elle. Hermance embobinera bien la _demouéselle_ de Menaudru, elle est capable de se faire continuer ta pension pour se consoler de t'avoir perdue. Et puis on lui portera, de temps en temps, un poisson, puisque Gédéon va garder sa rivière, et Nine lui tressera des paniers... Qu'est-ce que Gédéon t'a dit pour nous? demanda encore la vieille. -- Y n'a pas pu venir à cause des affaires qu'il a et que vous savez. -- Il a-t-il eu bien du tapage à la Maison des Droy? -- Du tapage? je ne sais pas. Gédéon a dit que quelque chose ne marchait pas, que si ça n'allait pas mieux, il reviendrait demain. Je n'ai pas bien compris. Aube n'écoutait plus, elle était atterrée par les révélations de cette enfant, qui fuyait si désespérément sa protection pour se réfugier chez ces sauvages. Gillette avait raison, Hermance abusait indignement de son autorité; Zoé était malheureuse chez cette femme qu'aucun élan religieux n'élevait à sa tâche de mère adoptive. Zoé, délivrée de ses appréhensions, se calma et devint à peu près aussi taciturne que Nine. Elles rivalisèrent de silence, laissant le champ libre à la grand'mère qui causait sans cesse, et, si quelqu'un autour d'elle élevait par hasard la voix, déclarait qu'on lui fendait la tête et qu'il n'y avait plus moyen de s'entendre. Zoé accepta promptement la société d'Aube comme un fait tout naturel, et ne parut pas disposée à rendre à la jeune fille son séjour plus agréable. Il y avait en elle un ferment d'hostilité. Aube crut s'apercevoir que l'enfant, par quelque caprice, peut-être même dans un obscur esprit de vengeance, n'avait point trahi l'incognito de sa bienfaitrice; il lui plaisait sans doute de la voir en captivité, en tout cas, les deux femmes ne changèrent rien à leur manière d'être vis-à-vis d'Aube. Elles étaient à leur brusque façon si bonnes pour Zoé, elles partageaient si libéralement leur nourriture avec la petite, se privant pour elle, non seulement sans reproche, mais encore sans arrière-pensée, qu'Aube en concevait parfois de l'admiration. Elle levait alors les yeux sur l'image de Jésus: si le rayonnement de la sainte image, qui manquait dans la jolie maison d'Hermance, ennoblissait cette hutte, tout faible et obscurci qu'il arrivât à ces natures ignorantes et incultes, que serait-ce si cette lumière céleste leur apparaissait dans sa vérité dégagée de toute ombre? Pendant que Zoé et la grand'mère dormaient, Aube entendit Nine travailler à sa vannerie jusque bien avant dans la nuit pour payer la rançon de Zoé, après une journée dont la fatigue mettait du plomb dans tout son corps. Quelle esclave était cette femme, quelle pauvre bête de labeur... Elle avait défriché presque sans outils un coin de terre, elle bêchait, fendait le bois qu'elle allait couper. Elle essayait même de coudre. En voyant l'aiguille se perdre dans ses doigts durcis, Aube, qui était venue s'asseoir dehors près d'elle, prit la robe que Nine essayait de repriser. -- Je savais bien coudre autrefois, fit Nine avec le sourire hésitant qui mettait un rayon fugitif sur sa figure massive. Moi, je ne suis pas des monts, mais du pays plat. Mes défunts parents avaient une maison de pierre, un pétrin de chêne, des armoires très belles. Mon frère a tout gardé. Gédéon est généreux comme un prince. On ne donne pas des armoires à des vagabonds comme nous. Il y en avait une sculptée avec un coeur et des roses... vous l'auriez aimée. Nous n'avons plus rien, cette maison est à la Mémé et nous n'y sommes pas toujours: nous courons plus souvent la montagne que nous n'habitons ici. -- Et vous avez bien voulu quitter la plaine? -- Oui, dit-elle calmement, j'ai traversé le torrent avec Gédéon. Le torrent... Gédéon... c'est quelque chose comme ça dans l'histoire sainte, il me semblait y être. On s'aime bien, on s'en va ensemble, on ne voit rien d'autre. Et cela a été fini, nous n'avons jamais pu redescendre. Son sourire flottant se fixa une minute, puis mourut. -- Que voulez-vous? on s'aime, on se marie, c'est le bon Dieu qui veut ça. On a de la misère ensemble, des affronts, est-ce que c'est le bon Dieu qui le veut encore? Moi, fit-elle lentement, je vous dirai que je ne le crois pas. Ma tête n'est pas solide comme celle de Gédéon ou de la mère, mais je ne crois pas que le bon Dieu soit contre nous. Seulement, nous ne connaissons peut-être pas bien sa volonté et les hommes sont durs. Ainsi, vous pensez mal de nous parce que Gédéon braconne. Mais enfin, dit-elle avec effort, ce n'est pourtant pas voler. Le gibier, une chose qui court, qui vole et qui va chez tout le monde, c'est à tout le monde aussi, votre père devrait le comprendre. XII Gédéon ne revint pas le lendemain et Aube, qui avait compté sur ce retour pour dénouer sans heurt la situation, dut se soumettre à un autre jour d'attente. Quand elle entra dans la salle, à l'heure du repas, elle trouva Nine et la grand'mère en conférence. Nine paraissait adresser à la vieille des observations qui devaient concerner Aube, car les deux femmes se turent à l'approche de la jeune fille. Puis la grand'mère dit, d'un air péremptoire: -- Les Droy font les morts pour payer moins cher, mais ils se lasseront avant nous. Toujours, il n'y a que Gédéon qui puisse décider s'il faut leur rendre la _demouéselle_. Ne vous occupez de rien, Nine, et obéissez à votre époux. -- Excusez-nous, _Demouéselle_, Nine ne sait ce qu'elle dit, elle a la _dure_ de ses garçons. Nine s'en alla renouveler sa provision de joncs et chercher des champignons pour le souper; la grand'mère, qui souffrait de son pied, se recoucha et Aube se trouva livrée à elle-même. Elle marchait un peu derrière la cabane, quand elle entendit les grelots d'Olge à quelque distance. Elle ne se demanda point comment la mule avait passé le ravin; elle se dit seulement qu'elle allait voir Olge, s'appuyer sur son cou de satin gris. Elle arriva bientôt vers un petit feu de broussailles; les grelots tintaient toujours, mais Olge n'était pas là, il n'y avait que Zoé. Du collier de la mule, Zoé s'était fait une ceinture: elle dansait autour du feu comme une petite sorcière, elle tournait avec lenteur, grisée par la musique argentine qui accompagnait ses mouvements. -- Tu as pris ce qui ne t'appartenait pas, dit Auberte. Rends-moi ce collier. -- Non, vous l'avez eu assez longtemps, vous ne l'aurez plus. Aube étendit la main, mais Zoé fit un tour preste sur elle-même et se trouva hors de portée. Zoé disparut de son horizon et elle en fut allégée; l'enfant, qui ne lui adressait jamais volontairement la parole, la surveillait d'habitude avec une vigilance infatigable. Elle alla au bord de la falaise, comme elle le faisait souvent pour tâcher de voir Olge. Malgré ses prières, Nine avait toujours refusé de faire sortir la mule de son écurie et Aube ne l'avait pas revue. En se penchant pour s'assurer que la mule n'était pas là, qu'un bouquet d'arbrisseaux ou un quartier de roc ne la dérobaient point à ses yeux, elle remarqua qu'à cet endroit, la falaise n'était pas aussi inexorablement abrupte qu'elle l'avait cru, et elle pensa qu'avec du courage, elle arriverait peut-être seule au couloir qui aboutissait derrière la cascade. Une enfant comme Zoé avait bien passé sous la chute; si Aube avait assez de sang-froid pour y réussir, elle retrouverait le gué et, une fois sur l'autre bord, elle détacherait Olge. Elle ne connaissait pas le chemin, mais elle connaissait assez l'infaillible instinct de sa mule pour être sûre qu'Olge la ramènerait sans coup férir à Menaudru. Et tout serait fini de cette manière. Que n'y avait-elle songé plus tôt! Elle ne se dit pas que la surveillance incessante dont elle avait été l'objet aurait entravé toute tentative de ce genre, elle pensa que son ancienne apathie l'avait encore paralysée, l'avait empêchée de trouver une solution qui ne demandait cependant qu'un peu de coup d'oeil et d'audace. Mais l'idée avait enfin germé, elle n'en retarderait pas l'exécution. Jamais les circonstances ne seraient plus favorables. Il ne fallait pas attendre le retour de Nine ou de Zoé, et il n'y avait pas un instant à perdre. Elle commença à descendre, s'arrêtant pour fermer les yeux et reprendre haleine quand elle sentait le vertige la gagner, monter vers elle, de cette eau tourbillonnante noire et blanche qui courait follement sous ses pieds. En relevant les yeux pour mesurer la distance parcourue, elle aperçut Zoé qui, penchée sur le vide, la regardait. -- Arrêtez! cria la petite fille. Revenez tout de suite! Et comme Aube, sans l'écouter, continuait sa descente, Zoé se désola. Les mots, toujours si lents à venir, se pressèrent sur sa bouche. -- Oh! arrêtez! revenez! dit-elle avec un accent de désespoir. On m'avait dit de vous garder. Si Gédéon ne vous retrouve pas, il me tuera, à moins que Nine me batte à mort ce soir. Quand elle a peur de Gédéon, elle ne se connaît plus... elle est aussi méchante qu'Hermance, et plus forte. Oh! je vous en prie, ayez pitié de moi... revenez, revenez... ou je me jette dans l'eau. Aube, surprise par l'ardeur angoissée de cette prière, s'arrêta. Il lui sembla que les gouttes d'eau qui rejaillissaient de la cascade jusqu'à elle, étaient les larmes de Zoé, et ces larmes lui retombaient sur le coeur. -- Revenez, revenez... je vous pardonnerai tout... tout ce que je vous ai fait... Tout ce que vous m'avez donné, aurait-elle pu dire. -- Revenez ou je suis perdue, revenez ou je me jette en bas! Aube remonta. Quand elle fut presque de niveau avec Zoé, elle fut happée aux poignets par une petite main noire et sèche qui ne lâcherait pas aisément sa proie. -- Promettez-moi de ne plus recommencer, dit la petite dont les yeux étincelaient, dites que vous ne chercherez plus à partir avant que Gédéon soit rentré, et je ne raconterai rien à Nine de peur qu'elle ne vous enferme... La moindre résistance les aurait entraînées toutes deux. Aube, qui gardait difficilement l'équilibre sur le bord de l'excavation qui lui servait d'appui, prononça le oui qu'on réclamait d'elle; elle venait de reconnaître que l'entreprise était au-dessus de ses forces. Zoé l'aida à reprendre pied, puis, la regardant dans les yeux, elle dit d'une voix sifflante: -- Là! vous ne vous sauverez plus. Nine ne m'aurait pas tant battue, elle a un coeur de mésange. J'ai menti. Mais vous, vous avez promis et vous ne pouvez pas mentir, c'est bon pour nous autres... Vous auriez bien voulu que Nine me tue. Dans sa rage, elle sauta sur la falaise, détacha un des grelots d'Olge quelle portait encore à sa ceinture et le lança dans le torrent. Il s'y engloutit avec un son plaintif comme un sanglot. Et, un à un, avec une lenteur cruelle, elle jeta les grelots pour qu'Aube ne les eût jamais plus. Ils s'évanouirent, petites voix éteintes, petites âmes harmonieuses perdues dans le torrent, et, quoique l'eau fût violente, il sembla à Aube qu'un grand silence s'était fait autour d'elle. Aube regagna la cabane. Elle s'étendit sur son lit et refusa de souper. La traîtresse violence de Zoé après ses larmes, l'avait à la fois révoltée et anéantie. Mentir, c'est bon pour nous autres... L'amère humilité de ces mots l'oppressait. Il était impossible d'arriver jusqu'à ces coeurs retors et durs, aussi impossible que de traverser le torrent sans aide. Rien n'éteindrait l'antagonisme qui les avait toujours séparés d'elle. -- Va voir ce que veut la _demouéselle_, commanda dans la salle la grand'mère. Zoé obéit avec indifférence. Quand elle fut dans la chambre d'Aube, celle-ci se souleva à demi sur sa couchette. -- Viens, Zoé, dit-elle à voix basse. Zoé s'approcha. Aube, par une impulsion soudaine, attira l'enfant à elle, sous la clarté indécise qui tombait encore de la petite fenêtre, elle plongea ses yeux inquiets, pleins de reproche, dans les yeux mornes de Zoé. Mais elle avait dit: -- Zoé, écoute... C'est moi qui te demande pardon. Au lieu des mots accusateurs qu'elle avait cherchés pour condamner l'enfant, la forcer au repentir, c'était cette prière qui était sortie de sa bouche. Zoé ne bougea point, Aube sentit sous ses doigts comme un frisson qui aurait couru dans tout ce corps rigide. La petite créature toujours rétive tressaillit; puis, tout à coup, se ploya comme brisée et s'abandonna contre Auberte, comme jadis l'avait fait Camille Droy repentante. L'enfant dit tout bas d'une voix essoufflée: -- Je suis fâchée... bien fâchée. Elle s'en alla, rappelée par la grand'mère. Aube retomba sur son lit et demeura longtemps les yeux grands ouverts dans l'ombre. Elle avait senti battre un coeur tout semblable en cette petite paysanne sauvage et chez Camille Droy, la fillette civilisée et fine. Le même instinct tout puissant, irrésistible, avait jeté dans ses bras les deux enfants coupables. Le lendemain, Aube s'éveilla bien avant son heure accoutumée et entendit qu'on parlait d'elle. -- Tu devrais emmener la _demouéselle_ pendant la visite de l'autre, disait, derrière la cloison, Nine à Zoé. Puisque c'est le jour et l'heure... -- L'autre ne fait pas plus de bruit qu'une souris. La _demouéselle_ ne s'éveillera pas avant deux heures... et je ne veux pas m'en aller, conclut finalement Zoé. -- Laisse la petite, Nine, et va plutôt au-devant de ton monde pour l'assister, interrompit la grand'mère. Et elle ajouta: -- S'il nous vient du tracas, on les gardera toutes les deux. Mais va vite, que mon pied n'y tient plus et que je ne croyais jamais pouvoir attendre à aujourd'hui. Il se passa plus d'une demi-heure avant que Nine revînt, et elle n'était pas seule. Aube écouta, curieuse de connaître la visiteuse si impatiemment attendue. Elle entendit une voix calme et faible dont le son, en pareil lieu, la remplit de surprise. Elle se leva pour s'assurer qu'elle ne se trompait pas et, par les interstices de la porte, elle vit Mlle Anne. La vieille demoiselle se débarrassa de son manteau suranné et d'un petit panier dont elle déballa le contenu. Son ajustement pauvre et fané était aussi irréprochable que si elle n'eût jamais quitté sa maison pour gagner, par des chemins inaccessibles, cet endroit perdu. Aube voyait aller et venir ses mains fluettes, toujours recouvertes de mitaines. Elle sortit un flacon, des bandelettes de flanelle et de toile, tout en répondant aux paroles de bienvenue murmurées autour d'elle. Pour l'engager à ne pas faire de bruit, on lui avait vaguement parlé d'un enfant qui dormait, et elle évoluait discrètement. Elle étendit sur un escabeau la jambe de la grand'mère, elle massa et frictionna le membre infirme qu'elle remmaillota ensuite avec prestesse. Aube s'expliqua pourquoi Zoé n'avait pas voulu manquer cette visite; la petite se pressait contre Mlle Anne, buvait ses moindres mots, la regardait avec des yeux d'amour. -- _Mademouéselle_ Anne, on vous espérait bien, dit la grand'mère étirant sa jambe à petits coups pour la ramener à elle. -- Je ne suis pas venue ces dernières semaines, parce que j'étais souffrante, et puis l'eau était forte. Aujourd'hui, la cascade n'est qu'un filet, j'aurais pu me passer de Nine. -- Ah! _Demouéselle_, vous vous êtes bien souvent passé d'elle, des fois que la cascade était méchante à tout emporter, quand nos maux pressaient et que Nine avait ses fièvres: et la nuit, quand on vous a envoyé le petit parce que Gédéon s'en allait mourant. Vous avez guéri Gédéon du mauvais coup que lui avaient donné les gardes, le soignant comme votre fils et restant là des jours dans cette chambre -- elle montrait la chambre d'Auberte -- pour le veiller puisqu'on ne pouvait pas appeler un médecin sans mettre mon garçon dans la peine. Elle baissa soudain la voix en chuchotant: -- C'est que nous avons là un enfant endormi. -- Personne n'avait besoin de moi ailleurs, dit Mlle Anne avec douceur, personne ne m'attendait. Aube pouvait comprendre l'indicible tristesse de cette parole. Le front pâle et uni de la vieille demoiselle s'assombrit un peu. -- Ai-je bien fait? Gédéon m'avait promis de ne plus braconner. -- Oh! _Demouéselle_, la faim, la faim... voyez-vous... La vieille répéta: la faim, la faim, d'un ton dolent en secouant la tête. Mais Nine, revenant malgré elle à un permanent souci, demanda brusquement: -- Qu'est-ce qu'on dit, à Mirieux? Y a-t-il du nouveau à la maison des Droy? -- Je ne sais pas, dit Mlle Anne, distraite. La petite fille aux cheveux de lin qu'ils appellent Cam me parlait l'autre jour par-dessus la haie de mon verger. Son institutrice l'a rappelée; elle m'a saluée, mais elle a rappelé l'enfant, murmura-t-elle se parlant à elle-même. Je ne sais pas autre chose. Puis, comme si elle cherchait un réconfort, un appui, elle posa la main sur l'épaule de Zoé qui s'était assise à terre contre elle. -- Et toi, mon petit coeur, te voilà donc ici? Nine m'a raconté en venant. Tu es contente? L'enfant dit: -- Oui; mais, quand je serai plus grande, j'irai chez vous pour vous servir. Les traits de Mlle Anne s'illuminèrent divinement; ce ne fut qu'une flamme passagère. -- Non, non, pas d'enfant chez moi pour souffrir avec moi, je ne mettrai personne dans mon ombre. Elle reprit: -- Tu viendras pour quelques jours si tu veux que je te fasse des vêtements, dès que Gédéon se sera définitivement entendu sur ce sujet avec Hermance. Elle se leva, et les yeux fixés sur le Christ aux mains pleines de rayons: -- Au revoir, dit-elle, prenez le peu que je vous apporte. Je reviendrai, je suis à votre service et... et je vous remercie. Elle sortit avec Nine et Zoé. Mlle Anne connaissait donc le chemin de cette demeure; elle visitait les Jaux par charité, elle était restée de son libre accord dans cette chambre qu'habitait Auberte et où elle avait laissé son empreinte de netteté et de paix. Elle secourait ces parias avec une céleste pitié, elle était venue ici, la nuit, par tous les temps... Aube croyait la voir s'avancer dans ces solitudes, frêle et sereine, avec le pli d'une douleur vaincue sur sa bouche résignée. Elle la voyait soigner du même coeur les plaies de leur misérable corps et l'infirmité de leur conscience dévoyée. Elle demeurait digne et droite sous le faix d'injustice qui aurait dû la courber. C'était, pour Aube, une vision lumineuse qui la transportait dans un monde de vertu surhumaine, de victorieuse abnégation. Elle en restait troublée et ravie; la leçon entrait comme un fer dans son âme, et cette leçon venait des Jaux autant que de Mlle Anne. Mais pourquoi Aube n'avait-elle point parlé à la vieille demoiselle? Sa promesse à Zoé l'engageait-elle ici? Elle ne savait plus, ses idées se confondaient. Et si, comme l'avait dit la grand'mère, on retenait aussi Mlle Anne? La vieille demoiselle était déjà loin. Ce lui fut un chagrin de ne plus la sentir à portée. Pour la première fois, le découragement tomba sur elle. Aube se rappela que le moment approchait où sa mère irait la chercher. Cette après-midi, oui, elle en fit le calcul, cette après-midi, sa mère devait passer à Sainte-Cécile. Certes, Gédéon serait là avant ce soir; mais si la Comtesse rentrait plus tôt qu'elle ne l'avait primitivement décidé? Avec un serrement de coeur, Aube se représenta sa mère arrivant à Sainte-Cécile, elle descendait de voiture dans la belle grande cour dont les plates-bandes ressemblaient à des émaux. On l'introduisait au salon, elle demandait Aube et, au lieu de sa fille, c'était la Mère supérieure ou Mme de Gourville qui entrait, disant qu'on n'avait point vu Auberte. Aube sentit cruellement le contre-coup de l'émotion qui menaçait Mme de Menaudru. Sa toilette achevée aussi bien que le lui permettait son installation élémentaire, elle monta sur la falaise pour surveiller de loin l'approche de Gédéon, puisque cet omnipotent autocrate disposait de son sort, qu'il aurait seul l'autorité nécessaire pour convaincre Nine de sa méprise et remettre Aube en liberté. Elle ne vit rien à l'horizon qui ressemblât au portrait qu'elle s'était fait de Gédéon. Il faisait clair et doux, un soleil sans ardeur mettait sur l'eau et le gazon des nappes de lumière blonde. La cascade n'était pas bruyante et Aube entendit la voix de Zoé de l'autre côté du torrent. Zoé avait reconduit Mlle Anne, et elle s'attardait près de l'étable au lieu de suivre Nine qui remontait, courbée par le poids de deux lourds seaux d'eau. La voix de Zoé s'élevait par intervalles, et il sembla à Aube que l'enfant parlait à Olge. Il y eut un piétinement, un bruit de pierres roulées, de broussailles froissées; Aube eut une commotion de joie quand elle vit Olge sortir de son abri et s'avancer en tirant sur la corde, dont Zoé ne gardait qu'avec peine une extrémité dans sa main. La mule s'arrêta, huma l'air. -- Olge! dit Aube involontairement. Olge leva la tête vers la falaise, vit Aube. D'un seul élan, elle échappa à Zoé si soudainement que la petite fille roula à terre. Zoé n'avait aucun mal, elle se releva pour s'élancer derrière la mule, qui allait mettre à profit sa liberté reconquise et prendre à toutes jambes le chemin de Menaudru. Mais Olge, les yeux attachés sur Aube, courait le long de la berge et, sans ses grelots, elle avait une allure silencieuse, étrange, de bête fantôme; elle commença à descendre vers l'eau. -- Olge! Olge! ne viens pas, cria Aube avec épouvante, repoussant la mule du geste et de la voix. Mais Olge, la pauvre, la noble bête, maigrie et ardente, sauta bravement et entra dans le torrent. C'était avant la cascade, le courant, vif, n'était pas insurmontable et la mule avait pied. Elle traversa l'eau et voulut aborder au pied de la falaise, l'espace lui manquait, ses sabots de devant glissèrent et elle retomba. Elle recommença une fois, dix fois son effort, raidie contre le courant, les yeux toujours fixés sur Auberte, refusant de retourner en arrière, pendant que Zoé criait et se lamentait sur l'autre rive. Ses forces diminuaient; insensiblement, elle perdait du terrain, le courant l'emportait peu à peu, perfidement, vers la cascade. Quelques secondes encore, et la mule, saisie par le tourbillon, serait engloutie sans cette montagne d'eau croulante. -- Oh! Olge... gémissait Aube, comme elle eût imploré un ami, Olge, ne viens pas... Olge, retourne, je t'en supplie. Elle jeta un cri, Zoé était aussi dans l'eau sans qu'elle l'eût vue sauter ni tomber. L'enfant, les yeux un peu fous, mais avec une invincible résolution sur ses traits blêmis, nageait comme une petite désespérée vers la mule. Déjà le remous de la cascade étreignait Olge, que l'écume baignait jusqu'au poitrail; elle élevait encore sa belle tête dont les yeux agrandis cherchaient toujours tristement Auberte; puis la tête s'enfonça à demi, Aube ne vit plus que ces yeux infiniment tendres et fidèles. Puis, brusquement, plus rien, ni Zoé, ni la mule. Une voix d'homme résonna, une voix encore lointaine, à laquelle Nine répondait près d'Auberte. La jeune fille ne comprit plus ce qui se passait. Peu d'instants après, un homme, petit, trapu, gravit la falaise avec Nine qui avait couru à sa rencontre. Aube balbutia: -- Zoé... Olge... Olge était partie, entraînée par le formidable courant qui l'avait étouffée, brisée en l'emportant. Mais Zoé était là, Gédéon l'avait retirée avant qu'elle eût été prise par le tourbillon; il l'avait rapportée et mise dans les bras de Nine. L'enfant était inanimée et semblait morte. Ils retournèrent tous à la maison. On étendit Zoé sur le sol devant le feu, on essaya de la faire revenir à elle; tous les soins furent inutiles. Aube, agenouillée près d'elle, lui tenait les mains. Les yeux clos, les narines serrées, une blancheur de cire aux joues, avec de grands creux d'ombre sous les paupières, Zoé s'idéalisait dans la mort. Ses cheveux noirs défaits, rejetés en arrière comme s'ils suivaient encore le mouvement de l'eau, dégageaient son cou, son front, ses tempes; elle était belle d'une beauté pure et sauvage. La petite esclave qu'elle était encore malgré sa farouche indépendance, était allée si résolument, si follement à la mort dans l'espoir de sauver l'animal favori d'Auberte, de sauvegarder le plaisir des riches, ses maîtres. Le coeur de Zoé ne battait plus, aucun soin n'avait réussi, ses parents n'essayaient plus rien. Nine et Gédéon restaient près d'elle, écrasés; la grand'mère étouffa un petit sanglot sec qui lui déchira la gorge. Alors Aube se souvint d'une chose qu'elle avait entendu dire. Elle pensa que, pour que Zoé revécût, il suffirait peut-être comme pour d'autres de rendre l'air à sa poitrine suffoquée. Elle se pencha, se pencha jusqu'à ce que son visage touchât celui de Zoé. Comme cette bouche d'enfant était froide... elle en frissonna dans la moelle de ses os, dans le fond de son âme; mais elle ne s'écarta point. Appuyée contre Zoé, presque couchée sur elle, Aube respira fortement, communiquant à la petite fille son haleine, sa vie. Et c'était bien sa vie qu'elle voulait lui donner; elle se dit que si Zoé revivait, il ne lui resterait plus assez de souffle pour elle-même et elle ne se retira pas; elle ne fuit point ces lèvres blanches dont le contact lui laisserait pour jamais un goût de mort. Elle était consentante, solennellement et sans retour, à ce que Zoé vécût à sa place. Avec une ardeur fervente, passionnée, elle concentra son haleine et sa vie pour les faire passer dans cette enfant de pauvre. A la fin, Zoé fit un mouvement sans ouvrir les yeux, elle dit quelques mots très doux, très enfantins, et étendit les deux mains en aveugle par un geste pathétique. On eût dit qu'elle implorait quelqu'un de la relever, de la soutenir. Elle vivait. Et Aube, comme si elle lui avait vraiment donné sa vie, tomba aux pieds de l'enfant ainsi qu'une morte. C'était la seconde fois de sa vie qu'Aube perdait connaissance et, quand elle revint à elle, elle crut être à la Maison après sa chute du moulin; mais elle ne souffrait pas, elle pouvait se lever et sortir. Au moment où elle quittait son lit sur lequel Nine l'avait couchée, elle vit devant elle Zoé rhabillée, recoiffée, mais encore pâle et les cheveux humides. L'enfant murmura avec une douceur singulière et craintive: -- Gédéon dit que si vous voulez partir... -- Oui, répondit Auberte. Quand elle fut sur ses pieds, elle chancela un peu, cependant elle entra dans la salle. Gédéon était là, la tête couverte comme toujours, mais il se tint debout avec Nine devant Auberte et, par un mouvement spontané, instinctif, la grand'mère se leva aussi; et tous trois debout, presque sombres dans leur stupeur, regardaient tour à tour Auberte et cette place où ils avaient vu Auberte agenouillée à terre près d'une petite morte, devant leur sauvage foyer. Enfin Gédéon dit, d'une voix enrouée, qu'il y avait eu une erreur et qu'il en était chagrin. Qu'après ce que... ce que... Il regarda plus obstinément le foyer. Aube, très pâle, presque imposante dans sa jeunesse, lui dit: -- Si j'étais réellement celle que Nine a cru, si j'étais Mlle Droy, que feriez-vous? -- Vous diriez, reprit-elle, que vous en avez fini de revendications qui ne peuvent vous conduire à rien de profitable, et qui n'aboutiront qu'aux pires embarras pour vous, que vous n'inquiéterez plus M. Droy ni personne de sa famille. Si j'étais Mlle Droy, ne le diriez-vous pas? Il fit un signe affirmatif. -- Dites-le et on ne vous recherchera pas pour ce qui s'est passé; dites-le, je serai votre amie et je tâcherai de vous le prouver. Il y eut un court silence. -- Oui, fit rudement Gédéon, je le dis. Aube se tourna vers Zoé. -- Veux-tu venir avec moi? demanda-t-elle. Je te garderai à Menaudru, si tu t'y trouves heureuse. XIII Mme de Menaudru était en route pour Sainte-Cécile. Le trajet qu'elle faisait dans sa voiture lui parut un peu long. Pendant sa courte absence, elle avait senti avec une sorte d'angoisse sa tendresse pour Auberte; la mère reconnaissait l'incapacité douloureuse de sa nature passive, absorbée par d'autres devoirs, mais elle se répétait quelquefois, avec des larmes muettes, combien elle aimait l'enfant. Aujourd'hui, elle arrivait de Menaudru, où elle avait dû revenir avec son mari avant de s'occuper d'Aube; elle avait une grande hâte inavouée d'embrasser sa fille; elle se promit qu'Aube ne retournerait pas de si tôt à Sainte-Cécile et que bien qu'elle pût si peu jouir de l'enfant, elle la garderait jalousement près d'elle. Dans la seconde partie du trajet, elle se demanda pourquoi Aube ne lui avait pas écrit: en trois jours, cela ne valait pas beaucoup la peine, mais elle n'avait pas voulu emmener Jeanne comme de coutume: qui sait si son épaule ne lui avait pas encore fait mal? Elle n'avait rien fait dire non plus à Menaudru. La Comtesse donna au cocher l'ordre de presser l'allure de ses bêtes. Aube se plaisait beaucoup à Sainte-Cécile: si elle allait vouloir y rester? Mme de Menaudru eut un sourire: elle savait que même Sainte-Cécile ne pouvait rivaliser pour Aube avec Menaudru. L'enfant aimait trop ce château, il buvait son âme. Peu après, le coupé entrait en grande pompe dans cette cour riante, si régulièrement fleurie qu'Aube comparait ses parterres à des émaux. La Comtesse avisa un vieux jardinier auquel elle adressa la parole. -- Mlle Auberte vous a-t-elle encore aidé? Je ne vois pas son arrosoir. -- Mlle Auberte? dit le vieux abritant ses yeux faibles de sa main tremblante. Je ne l'ai point vue. -- Elle n'est pas descendue au jardin, elle a été souffrante? -- Je ne sais point. Elle n'est pas à Sainte-Cécile, madame la Comtesse, ou peut-être qu'elle est arrivée aujourd'hui; mais ce matin, pour sûr, elle n'était pas au déjeuner. C'est moi qui avais arrangé le bouquet du milieu pour la table des dames pensionnaires, et Mme de Moiat m'a appelé pour me faire compliment. Mme de Menaudru était persuadée que le vieillard se trompait, et, pour mieux se prouver sa parfaite certitude, elle dit au valet de pied que Mlle Auberte reviendrait en voiture et qu'il faudrait ramener la mule. Elle ne posa même aucune question à la personne qui l'introduisit; elle s'en repentit, car l'attente dans le salon lui parut interminable. La porte s'ouvrit et Aube entra avec une petite fille. Aube embrassa tendrement sa mère, lui présenta Zoé, puis envoya la petite jouer au jardin. Mme de Menaudru regardait sa fille avec une sorte d'étonnement. -- Chère maman, dit Aube en passant sur son front et ses yeux la chère main hésitante, si indulgente et si douce, qu'on lui avait abandonnée, Mme de Gourville va venir, je vous prie de ne pas lui demander ce que j'ai fait pendant ces trois jours, je vous le dirai moi-même bientôt sans rien omettre: Je n'étais pas ici. -- Pas ici! s'écria la Comtesse. -- Il n'y a rien à regretter, j'ai eu là trois journées précieuses... oui, malgré tout. Ses lèvres frémirent au souvenir d'Olge, mais elle reprit fermement: -- Vous m'aviez promis depuis longtemps de me laisser faire un petit séjour en montagne, le docteur disait que cela ferait du bien à mes poumons; j'ai devancé votre permission sans le vouloir, voilà tout, et vous verrez comme moi qu'il n'y a rien à regretter, ni rien à faire. -- Quelle enfant j'ai là... dit la Comtesse avec un intraduisible soupir. Mme de Gourville entrait, mais Mme de Menaudru n'avait que peu d'instants à attendre pour recevoir les pleines confidences d'Auberte. Ce même jour, le coupé de Menaudru remmena Aube et sa mère; la prévoyance de la Comtesse pour Olge s'était trouvée superflue. Zoé n'accompagnait point Auberte; pour lui éviter la transition trop brusque de la cabane au château, on lui avait permis de passer quelques jours chez Mlle Anne. Quant aux autres aveux de sa fille, Mme de Menaudru les avait reçus sans rien manifester de ses impressions: elle aurait peut-être eu trop à dire. La voiture qui gravissait lentement la montée s'arrêta près de la Maison, et une tête très rose et très blonde s'encadra dans la portière. -- Madame, prêtez-nous Aube, s'il vous plaît, dit Gillette avec son irrésistible sourire et une révérence déférente à l'adresse de Mme de Menaudru. Nous attendons Aube pour tout lui raconter. La Comtesse, qui désirait sans doute réfléchir à l'aise, regarda Auberte: -- Enfant, cela vous distrairait, vous êtes trop sérieuse. Aube descendit donc, Gillette passa un bras autour de son amie et l'emmena en disant: -- Ma petite princesse, c'est un délice de vous ravoir. Et tant de choses à vous apprendre, tant de nouvelles. Mais qu'avez-vous donc? reprit-elle remarquant comme la Comtesse un insaisissable changement dans la personne d'Aube. Vous n'êtes plus tout à fait la même. N'auriez-vous pas grandi? Venez, toute la tribu est sous sa tente, même Hugues qui revient de la scierie. Nous disons déjà la scierie: songez qu'il y a des trous de faits, pour planter les murs dedans, je suppose, suggéra l'ingénieuse jeune personne qui semblait n'avoir sur la construction que des données incomplètes; autant dire que c'est fini. Le célèbre Gédéon a eu en votre absence une conduite exemplaire, vivant et travaillant au grand jour comme un honnête chrétien partout où l'on voulait bien de lui, et ce n'est pas prétendre beaucoup, car ses services sont peu recherchés. Ce qu'il y a d'amusant, c'est qu'il a dit à quelqu'un qu'on nous tenait, cette fois, et le Patriarche a reçu une lettre anonyme embrouillée qui parlait de scierie et d'un otage qu'on ne nous rendrait qu'à bon escient. Personne n'y a compris goutte, Hugues a donné l'épître comme pensum à Joseph pour qu'il en fasse une analyse logique. Mais toute la logique de Joseph n'était pas arrivée à découvrir, dans la fameuse lettre de Gédéon, que le braconnier avait cru l'emporter sur M. Droy en séquestrant quelques jours un enfant de la Maison; et que, par suite d'une erreur de Nine, c'était Aube de Menaudru qui venait de remplir le rôle d'otage. -- A propos, vous avez rencontré Hugues le jour de votre départ, continua Gillette, et il a été positivement captivé par notre très langoureuse petite princesse. -- Oui, la tribu prospère, puisque nous avons Hugues. Les garçons sont en vacances, même Edmée, (Edmée était souvent confondue sous l'étiquette qui désignait en bloc la portion masculine de la famille), Cam, naturellement, est en disgrâce; vous vous demandez ce qu'elle a pu imaginer encore, vous pensez comme nous qu'elle devrait avoir épuisé depuis longtemps la liste des conceptions saugrenues. Pas du tout. Figurez-vous que nous avons reçu d'Angleterre un petit dogue auquel on n'a pas encore coupé les oreilles; la dernière prouesse de Cam a été d'écrire à notre journal de modes pour demander un patron d'oreilles de chien; et afin de donner plus de poids à sa requête, elle a signé: un groupe de pères de famille. Protestations indignées de la directrice, imprimées dans la colonne des renseignements à l'adresse ostensible de la Maison près Menaudru. Votre frère qui, d'habitude, ne jetterait pas les yeux, même pour sauver ses jours, sur un objet aussi méprisable qu'un journal de modes, a découvert la chose d'emblée avant qu'on eût enlevé la bande. Et nous voilà tous dans la honte. Il a été question d'attacher Cam pieds et poings liés sur sa chaise, pour la mettre dans l'impossibilité de nuire; mais comment lui lier la langue? Du reste, elle a reconnu qu'étant née pour commettre des impairs, plus elle s'applique, plus elle en accumule, et les punitions pleuvent sur sa tête. Elle en a été quitte, cette fois, pour se voir confisquer sa bicyclette qui a pris le chemin d'Angleterre, où elle va combler de joie le jeune cousin à qui mon père l'a envoyée en échange du dogue aux malencontreuses oreilles. Mais Cam ne sera pas sevrée sans retour de la pédale, je lui passerai ma machine. Edmée et moi commençons à trouver que ce genre de sport ne nous convient plus. -- Ah! dit Aube avec une grande simplicité, vous devenez comme mon frère Laurent qui dit que la bicyclette pour les jeunes filles... -- Vraiment? "mon frère Laurent" dit que... Je m'occupe bien de ce que dit "mon frère Laurent", s'écria Gillette avec pétulance. Ecoutez plutôt la nouvelle surprenante que j'ai pour vous: on a découvert dans votre vieille chapelle, non pas le trésor, mais une crypte qui est, paraît-il, la chose la plus curieuse du monde. Comme on va faire tomber les ruines, cette crypte se trouvera condamnée et il faudrait la visiter bientôt. -- Et la fouiller soigneusement, dit Aube avec un intérêt subit. Ne riez pas, Gillette, si le trésor se retrouvait, personne ne pourrait plus accuser Mlle Anne. -- Certainement non, pauvre vieille âme, et personne ne l'accuse. On voudrait seulement qu'elle dise une bonne fois ce que son aïeule a fait de nos richesses et on n'en parlerait plus. Elles étaient arrivées dans la bibliothèque. Chacun accueillit gaiement Auberte et retourna à ses occupations. Auberte, surprise, vit Laurent assis près d'Hugues avec lequel il semblait en conférence; il se leva pour venir embrasser sa soeur et resta auprès d'elle. -- Prenez ce fauteuil, dit Gillette à Aube. Maman et le Patriarche sont dans le petit salon, vous les verrez tout à l'heure... si toutefois M. Laurent de Menaudru nous accorde une minute de répit. -- Vous ne spécifiez pas qui sera le bénéficiaire du répit en question, dit Laurent avec son plus indifférent sang-froid. Aube promena son regard sur la scène animée qui l'entourait; Marc était au piano, Edmée lui tournait les pages de sa musique; deux petits garçons faisaient de l'escrime avec deux cannes; Stéphanie achevait un dessin de Gillette, Cam montrait son repentir en brodant avec un zèle démesuré; Pascal, sans quitter son livre des yeux, balançait les babies dans un hamac audacieusement installé dans l'espace, entre la suspension et un tableau; Antoine, pour varier ses exercices, apprenait à marcher la tête en bas, et montrait de telles aptitudes que le rôle de son professeur n'était qu'une sinécure. Aube remarqua que le grave et beau visage de Stéphanie s'était éclairé, elle entendit même rire la jeune institutrice. Mais tout paraissait un peu modifié à Aube, la Maison comme ses habitants. Elle regardait le monde avec de nouveaux yeux, et le monde lui paraissait nouveau. Elle se trouvait déconcertée par ce retour tout naturel dans la vie ordinaire, après tant d'incidents imprévus. Enfin, il y avait certainement quelque chose d'inusité dans les manières réciproques de Laurent et de Gillette. Aube se dit qu'ils se connaissaient mieux et que leur antagonisme avait forcément grandi avec leur intimité. Le charme grisant de Gillette, ce pétillement de gaieté, d'esprit, de jeunesse, devait être antipathique à Laurent, et Aube sut gré à son frère de s'oublier pour ne pas abréger l'entretien de deux amies. -- Vous n'ignorez pas, dit Gillette revenant vite à sa nouvelle, que M. Laurent de Menaudru a amené un jeune architecte du plus grand mérite pour les réparations du château: et c'est cet architecte qui, en attendant mieux, a découvert la crypte sur laquelle il nous a donné les détails les plus palpitants pendant la visite qu'il a faite au Patriarche. -- Vous attendiez-vous à moins d'un homme si habile? demanda Laurent. -- Oh! je sais, il est délicieusement snob, et il porte des cravates rose nez de chat, on n'est pas parfait. Connaissez-vous la perfection, vous, ma princesse? pour moi, je ne l'ai jamais rencontrée. -- On ne se connaît jamais soi-même, fit Laurent d'un ton éminemment dogmatique. -- Mais Gillette, mais Gillette!... dit Cam qui s'était faufilée dans le petit groupe. L'enfant ouvrait des yeux extraordinaires, et, pour mieux forcer l'attention de sa soeur, lui serrait la main de toutes ses forces. -- Mais, Gillette, tu ne comprends pas, tu n'entends donc rien? C'est un compliment qu'il te fait. Son ébahissement était si comique que le rire gagna Aube et Gillette. Cam, offensée, emmena Laurent toujours imperturbable pour lui expliquer, sous le sceau du secret, qu'afin d'éviter de nouveaux ennuis à sa famille, elle consacrerait dorénavant toutes ses facultés au jardinage. Là, du moins, il n'y aurait pas d'embûche sous ses pas, et son génie se donnerait sans danger libre carrière. Elle lui montra un premier essai et lui demanda confidentiellement son avis au sujet du plus beau camélia de sa mère, qu'elle venait de greffer solidement sur un héliotrope. Aube alla frapper à la porte du petit salon. -- Voilà notre Aube, dit Mme Droy avec bonté quand Auberte parut sur le seuil, tandis que M. Droy posait sa plume pour regarder la jeune fille qui avait vraiment en elle la fraîcheur pâle et l'incomparable pureté du prime matin. Le visage sérieux d'Aube annonçait pour le moins un important message; comme Mme Droy en faisait la remarque, Aube murmura timidement, mais sans reculer d'un pas: -- C'est à M. Droy que je voudrais parler. -- Ah! bien, je m'en allais, fit Mme Droy en riant, et elle avait, comme tous ses enfants, le rire charmant et très jeune. Il me semble qu'à la bibliothèque, la séance devient tumultueuse; j'ai toujours une assurance, c'est que Cam ne fera pas de sottises aujourd'hui. Et, pleine de sa maternelle conviction, elle se retira avec le dessein de faire, en passant, une visite à son camélia. Aube n'avait pas voulu s'asseoir: elle restait très droite, la tête un peu rejetée en arrière par le poids de ses cheveux. -- J'aurai bientôt fini, dit-elle. C'est pour vous demander une faveur. -- S'il en est ainsi, parlez vite, ma petite princesse, pour que j'aie plus tôt le plaisir de vous répondre oui. -- Alors, répliqua-t-elle sans enjouement, mais d'une voix persuasive, si vous répondiez oui tout de suite? Il sourit. -- Vous m'en donneriez envie. Mais qu'allez-vous me demander qu'il faille me garrotter à l'avance? Elle ne riait toujours pas, elle haletait un peu, les mots lui coûtaient à prononcer. -- Votre scierie... commença-t-elle. Il parut tomber de son haut. -- Quoi! cette entreprise prosaïque occuperait votre esprit? A la bonne heure, mon enfant, oui, occupez-vous, cela me fera beaucoup d'honneur et, à vous, un peu de bien. Nous disions donc que cette scierie?... Mais peut-être voudriez-vous, au contraire, que je la supprime par amour du paysage ou de la rivière, comme Gédéon Jaux. Je vous reconnaîtrais mieux. -- Non, je voudrais que vous m'y gardiez une place, une bonne place de contre-maître. -- Pour vous? -- Presque. Pour quelqu'un à qui je m'intéresse. -- Et le nom de ce bienheureux protégé? Aube hésita de nouveau, tant cette démarche était pénible à sa réserve. -- Il est très digne d'intérêt malgré les apparences, reprit-elle. -- Chère princesse, excusez-moi; mais quand Mme Droy se sert de ces mots, c'est invariablement pour surprendre ma simplicité à l'égard de quelque chenapan de ma paroisse. -- Il n'est pas un chenapan, mais un pauvre homme. -- Jugez-vous les deux états incompatibles et supposez-vous que les chenapans jouissent, par droit de profession, d'une félicité sans nuage? -- Il a des enfants... -- Oh! vous m'apitoyez... personne mieux que moi ne saurait compatir à son cas. -- Il a une femme à demi infirme, une vieille mère impotente... -- Et, à votre sens, ces fléaux divers le rendent éminemment propre à surveiller ma scierie? Comment s'appelle-t-il? Elle répondit courageusement: -- Gédéon Jaux. Il se tut sans se récrier, il examinait attentivement Auberte. -- Sauriez-vous par hasard, Auberte, pourquoi j'ai reçu dernièrement des avis bizarres qui ne pouvaient émaner que de cet homme? Sans répondre, elle poursuivit: -- Il a été bûcheron avant de devenir braconnier, il se connaît aux bois et à toutes ces sortes de choses. Mais il ne pourrait peut-être pas obéir toujours; il lui faut une place exceptionnelle, si bonne qu'il y tienne, qu'il en soit fier et qu'il sente une responsabilité. Vous devez faire là-bas une petite maison de gardien, vous y logerez sa famille en laissant beaucoup d'espace autour, pour que Gédéon s'y plaise et que Nine puisse travailler. -- Et, pour achever sa conversion, il serait sans doute plus prudent de lui offrir chaque année un permis de chasse. Elle répondit d'un ton réfléchi: -- Ce serait mieux. -- Dames défuntes de Menaudru, l'entendez-vous? Est-ce Hugues qui vous a catéchisée? Mais, petite princesse qui prêchez si bien, mettez-vous vos doctrines en pratique? Elle dit, un peu balbutiante: -- Je ne peux pas faire beaucoup... mais j'essaie de tout mon coeur. Il la regarda encore, elle était pâle et résolue. -- Princesse Aube, princesse Aube... Il ne put d'abord en dire plus. Il se pencha vers elle avec une sorte de respect, et l'embrassa au front. -- J'avais tort tout à l'heure, je n'ai pas encore assez d'enfants, ma tribu ne serait au complet que si vous deveniez ma fille. -- Mais, reprit-il, déjà revenu à son humeur vive, je n'oserais pas appeler au milieu de mes canards sauvages un cygne tel que vous. Il se tourna vers la porte. -- L'audience est close, dit-il à Stéphanie qui s'avançait. Entrez, Stéphanie, contemplez Mlle de Menaudru dans le rôle de solliciteuse, et dites-moi si on pourrait rien lui refuser, même quand elle veut m'imposer les services de Gédéon Jaux? Il sortit et Stéphanie, oubliant ce qu'elle était venue chercher, dit à Auberte: -- Comment l'avez-vous emporté? il vous a fallu de la bravoure. C'est très bien à vous, et je vous souhaite que Gédéon réussisse. Ses réclamations, si mal fondées qu'elles soient, nous causaient de la peine à tous, et je crois que Hugues, que Hugues... Elle avait parlé très vite, sous l'influence d'un sentiment sincère; mais à peine eut-elle prononcé ce dernier nom qu'elle se tut, confuse. -- Vous croyez que Hugues serait content de moi? acheva Aube d'un air pensif. Je l'espère aussi. Mais, reprit-elle, encouragée par la sympathie que venait de lui témoigner Stéphanie, ce n'est pas à vous qu'il sied de louer le courage des autres, n'êtes-vous pas le courage personnifié? -- Parce que je travaille, voulez-vous dire? mais je n'en souffre pas. J'ai été riche, je devrais l'être plutôt et dans une situation élevée; mais cela ne vaudrait pas toute l'affection qu'on me prodigue ici. Et puis je ne tiens pas au rang comme Gillette, par exemple, qui est, au fond, plus aristocrate que moi. Aube s'était déjà aperçue qu'en dépit d'un raffinement presque altier, Stéphanie d'Aumay était d'un naturel tendre et accessible quand on avait brisé en elle la première glace, et c'était encore un point commun entre elle et Laurent. -- C'est vrai, je suis devenue pauvre, mais ce n'était pas une raison pour défaillir et arrêter là ma vie. Enfin, ajouta-t-elle souriante, la fortune peut me revenir, il en est question: cela dépend beaucoup de moi et un peu de votre famille. Pendant qu'Aube retenait l'exclamation qui était montée à ses lèvres, Stéphanie poursuivit: -- J'aime le courage chez les autres, sans doute parce que je n'en ai guère à aimer chez moi. Qu'est-ce, pourtant, que j'ai eu à supporter? Que sont les menus tracas d'une jeune fille à côté de l'épreuve d'un homme jeune, intelligent, asservi sous le joug de la médiocrité? -- Vous pensez à Hugues Droy? dit Aube. Stéphanie tressaillit. Elle avait parlé pour elle-même, et voilà que cette enfant lisait à livre ouvert dans son esprit. -- Vous pensez, continua Auberte, qu'il devrait être plus riche et que c'est dur pour lui de n'avoir pas le château de Menaudru. Stéphanie tenta une diversion en disant: -- Gillette vous tourmente à plaisir. Comment pouvez-vous ajouter foi à de pareils enfantillages? -- Alors, dit Aube avec insistance, vous ne trouvez pas qu'il est à plaindre de vivre comme il le fait, de se soumettre sans cesse aux exigences d'une profession brillante dans une situation étroite? -- Je trouve, dit Stéphanie, que c'est un grand malheur pour lui... et pour nous. Elle n'essayait plus de donner le change à Auberte. Elle reprit d'un trait: -- Ce qu'il y a d'affreux à songer, c'est que Hugues, avec ses dons supérieurs, est dans une impasse, que, malgré le noble parti qu'il tire de sa situation, cette situation n'a pas d'issue. Son défaut de fortune lui interdit d'épouser une femme pauvre, il est trop fier pour jamais en demander une autre... -- Même s'il l'aimait? fit Auberte. -- Il ne le fera jamais; vous ne le connaissez pas. -- Mais si une jeune fille riche, de notre monde, se savait appréciée de Hugues et voyait qu'elle peut transformer son sort, elle devrait aller à lui et lui dire loyalement qu'elle souhaite d'être sa femme. Oh! croyez-vous qu'elle le pourrait? dit Aube toute frémissante. -- Elle le devrait, fit Stéphanie; oui, si elle était brave, ce serait peut-être son devoir et son bonheur... Mais un tel sacrifice... Elle ne voyait plus Aube, elle regardait en elle-même et ses yeux semblaient n'y découvrir qu'un sombre, un triste horizon. Depuis quelque temps, en effet, Stéphanie voyait naître pour elle des espérances de fortune; devant cette perspective elle n'avait pensé qu'à Hugues, à Hugues qu'elle avait formellement refusé d'épouser quand elle était trop pauvre pour lui. Elle s'était dit que, maintenant, si elle devenait une héritière, ce serait à elle de parler, de décider Hugues à leur union. En entendant Aube exprimer cette même idée, elle n'eut pas une minute le soupçon que la jeune princesse de Menaudru ambitionnait pour elle-même le titre de fiancée d'Hugues, et qu'elle voyait dans les réponses de Stéphanie un encouragement positif à ses timides espérances. Stéphanie fut soudain rappelée à elle: une main se posait sur son bras. -- Mais, dit Aube tout bas, il faudrait être bien sûre qu'il l'aime. -- J'en suis sûre. Les mots lui avaient échappé, c'était trop tard pour les reprendre. Aube, une pâle lumière dans les yeux, lui dit de sa voix lente et voilée: -- Je vous remercie. XIV Gillette ne se trompait pas. Aube avait grandi de corps et d'âme, elle devenait femme sans rien perdre de son attrait candide et profond. Cette croissance l'avait dégagée de ce qu'elle appelait l'esclavage des petites choses. Elle n'en était plus à dire comme jadis, quand elle avait rencontré M. Droy: Je pense, je pense, et puis je ne sais plus dans quel monde nous sommes. Elle savait trop qu'elle était dans un monde d'action, où chacun n'obtient que la part qu'il conquiert. Elle suivait sa nouvelle voie, elle travaillait à sa nouvelle tâche. Les autres, les pauvres, lui étaient toujours apparus dans un lointain vague, un peu irréel. Maintenant, ils se rapprochaient, ils l'entouraient, ils la pressaient de toute part; elle sentait comme le contact tangible de leurs souffrances, de leurs tentations, de leurs peines. Elle aussi s'approchait d'eux, son âme s'ouvrait, compatissante et amie dans sa mélancolique sérénité, à leurs âmes mornes ou rétives, dolentes ou tourmentées. Elle pensait sans amertume à ses premiers essais, à la journée où, avec une conviction si angélique, elle avait gardé des moutons et s'était fait la servante de sa servante: l'heure de ces enfantines tentatives était passée, ç'avait été le premier balbutiement de sa langue qui cherchait la parole de vie, l'ébauche de son premier geste qui appelait la lumière. Depuis qu'elle connaissait les Droy, son coeur battait, son sang courait plus vite dans ses veines longtemps assoupies; le monde se transfigurait autour d'elle, il s'emplissait d'une vie pleine de terreur et d'attrait. Auberte s'était éveillée, Auberte vivait. ... Entre la Maison et le château, on avait changé en paix définitive la trêve conclue pour l'amour d'Auberte. Les rapports, bien que toujours cérémonieux et espacés entre les parents, avaient suffi pour dissiper ce qu'il y avait d'irréconciliable dans leurs préventions respectives. Et il était à croire que Mlle Gillette pardonnait Aube d'être châtelaine à Menaudru, car elle n'abordait plus ce thème. M. de Menaudru était toujours valétudinaire, la Comtesse préoccupée, Laurent devenait un peu soucieux. Peut-être s'était-il piqué les doigts aux épines trop nombreuses de certaine petite rose rouge qu'Aube lui avait naguère envoyée, de la Maison. Par une attention de bon voisinage, M. de Menaudru fit convier tous les Droy à visiter la crypte nouvellement découverte, avant que la démolition de la chapelle n'en condamnât les abords. Aube ouvrit elle-même la petite porte du parc voisine de la chapelle, et introduisit ceux des Droy qui avaient pu accepter l'invitation, c'est-à-dire M. Droy, Gillette, Cam, Edmée et quatre ou cinq garçons. M. Droy fit seul au château une visite de quelques minutes et rejoignit ses enfants. M. et Mme de Menaudru, qui ne goûtaient pas les expéditions souterraines, s'étaient fait représenter par Laurent qui, à défaut de l'architecte absent, suffirait tant bien que mal à diriger la caravane, ainsi que le remarqua obligeamment Camille. Les découvertes de l'architecte étaient, en effet, curieuses. En faisant abattre un mur, il avait trouvé, encastré dans l'invraisemblable maçonnerie, un escalier conduisant à des caves dont les maîtres de Menaudru ignoraient l'existence. Ces caves s'étendaient jusqu'à la chapelle ruinée, ce qui avait amené la découverte de la crypte. L'architecte avait tout préparé de longue main en prévision de cette visite. Cam, qui réclamait des lanternes et des torches, fut désappointée en constatant que, partout où l'on n'avait pu déblayer ou ménager des jours de souffrance, on avait disposé des lumières assez puissantes pour éclairer à fond ce ténébreux royaume. C'était certainement ici que les premiers maîtres de Menaudru, les vieux rois d'avant Charlemagne, entassaient leur butin; mais, de ce butin, il ne restait nulle trace, ainsi que Laurent l'avait déjà déclaré: les caves étaient vides, c'est à peine si Cam put réunir et ramasser ce qu'elle appelait dévotement de la poussière burgonde. L'habile architecte, qui n'était pas là pour savourer les éloges, avait, en Laurent de Menaudru, un représentant bien informé, car celui-ci dirigea l'expédition comme s'il en avait lui-même organisé tous les détails. Quand on eut visité la dernière cave, Aube continua de marcher en avant; avec son air grave, un peu mystérieux, ses yeux calmes, sa grande chevelure tombante, elle leur parut une émanation de ce passé dont ils étaient venus chercher ici l'impalpable souvenir. Gillette la prit par la main, comme si elle craignait de la voir disparaître avec les visions brumeuses que venait d'évoquer pour eux ce voyage dans les siècles évanouis. -- Je voudrais aller jusqu'à la crypte, dit Aube. -- Pour chercher le trésor? demanda en riant Edmée. Comme vous tenez aux légendes! Nous le chercherons avec vous. Et tous, elle comme eux, n'y croyant pas, mais désireux d'y croire à demi, de ne pas briser le lien fragile de la légende qui les rattachait au passé, ils firent mine de chercher le trésor. Aube, se rappelant le visage patient de Mlle Anne, se disait que Dieu permettrait peut-être le miracle, puisque tous les témoignages, sauf celui-là, ne pouvaient rien en faveur de la vieille demoiselle et s'émousseraient contre la barrière d'indifférence que le monde avait élevée autour d'elle. Ils arrivèrent dans la crypte et furent surpris d'y voir filtrer le jour à travers des vantaux récemment déblayés. Ce jour pâle glissait sur les dalles en y découpant des ombres de hautes herbes et de feuillages clairsemés. Aube reconnut une ombre plus lourde et plus noire: celle de son grand sapin. -- Nous sommes au bout de notre voyage, dit Laurent en touchant un mur. De l'autre côté, il y a... -- Notre jardin, acheva M. Droy, et, si je ne me trompe, notre petite terrasse qu'ombrage en partie votre sapin. -- L'architecte dit que c'est le mur même qui soutient notre terrasse, annonça Cam d'un air entendu. Mais ils se retournèrent tous vers Aube qui venait de dire: -- J'ai trouvé quelque chose! Elle avait monté deux marches, et elle leur montrait une petite porte très basse, restée inaperçue. Ils essayèrent de l'ouvrir, elle résista, bien qu'aucun verrou ne l'assujettît; mais une masse compacte de lierre et de ronces, accumulés en un enchevêtrement peut-être séculaire, la cloîtrait de l'extérieur. Après de vigoureuses poussées, ils obtinrent un entrebâillement par lequel leur regard plongea dehors. Cette ouverture donnait sur un petit espace qui, profondément encaissé entre les restes de la chapelle et le mur du jardin des Droy, ressemblait à un véritable trou de verdure. C'est de là que s'élançait le tronc du vieux sapin. La porte, en s'ébranlant, communiqua à ce fouillis de verdure rousse une ondulation prolongée qui mit en émoi toute une cohorte de lézards et de couleuvres tandis que, des pans de murs branlants de la chapelle, des chouettes s'envolaient, effarées. Il faisait triste dans ce puits et l'on referma la porte. La découverte d'Aube restait infructueuse. Il lui avait semblé, pourtant, que ces longs circuits souterrains la rapprochaient d'un but obscur depuis longtemps pressenti, et que la petite porte s'était ouverte tout à coup sur la réalisation de son rêve. Elle s'était trompée, pour aujourd'hui du moins, et elle garda le silence sur sa déception pendant que la petite caravane se séparait, après avoir quitté ce caverneux royaume, et que les Droy retournaient chez eux par le parc. Pour voir ses amis s'éloigner dans leur jardin, elle s'assit toute seule sur son mur, à sa place de prédilection. Ils étaient rentrés à la Maison, qu'elle regardait encore; mais elle regardait Hugues Droy qui, arrivant de la montagne, s'avançait dans son jardin de son pas souple et décidé. Il la salua en souriant. -- Suis-je en retard? Elle lui montra, d'un mouvement des cils, la porte par laquelle ils étaient partis. -- Ainsi, reprit-il gaiement, les vandales ont fait invasion chez la princesse? J'ai dû m'absenter, mais j'espérais remonter à temps pour vous préserver de leurs déprédations et chercher moi aussi le lotus. L'avez-vous trouvé? Aube répondit en souriant aussi, ce qui était rare chez elle: -- Non, je n'ai pas encore trouvé le lotus. -- Mon père, reprit Hugues, n'était-il pas ici?.. -- Il est rentré avec tout le monde. -- Et ils vous ont laissée seule, pauvre petite enfant. Elle n'avait pas autant grandi pour lui que pour Gillette, car il se reprit bien vite en disant Mademoiselle... mais, sous sa moustache de soie claire, s'accentua son sourire vif et entraînant. Il regardait Aube, ainsi assise sur son large siège moussu, avec son air de quiétude religieuse et de religieuse pureté, dans l'ombre du grand sapin qui répétait: ici, ici... Il la trouvait ravissante, et ses yeux, ses yeux clairs et scintillants, le lui disaient avec une fraternelle douceur. -- Si ce n'était un peu barbare de vous condamner à vivre sur un mur, je dirais que c'est votre vraie place. Vous y avez l'air si confortablement à l'abri de nos erreurs et de nos tourments... Je remarque que je vous rencontre souvent dans des lieux élevés comme la Roche de Brague, d'où vous dominez ce pauvre monde et moi plus encore. -- Alors montez, dit-elle, ou bien je... et elle fit mine de descendre. Il la retint du geste et Aube demeura où elle était. Leur entente avait fait de grands progrès depuis le jour auquel il venait de faire allusion. Aube s'accoutumait à l'affectueuse raillerie par laquelle Hugues s'amusait à faire passer sur ce visage de jeune fille, des sourires tremblants comme de petits rayons de soleil très doux. C'était une raillerie d'accent si tendre, si plein de dévotion et de respect... -- J'ai toujours aimé ce mur, repartit-elle. C'est là que j'ai fait connaissance avec Gillette. C'était là aussi qu'elle avait déchiré ses aquarelles pour commencer à sortir des limbes. Elle croyait voir les fragments de son oeuvre s'envoler mollement en pétales fantastiques de fleurs mortes, elle se détourna pour chercher la place où Olge, ce même jour, l'avait attendue en broutant des branches de cytises; mais Olge n'était plus là, la frêle chanson de ses grelots s'était tue et la vue de sa place vide faisait souffrir Aube. Elle ne remplacerait pas Olge, bien que Laurent fût tout prêt à lui chercher une autre mule si elle l'avait demandé. Aube avait remarqué que personne ne lui refusait jamais rien. On aurait dit que... Elle secoua la tête pour éloigner un funèbre doute qui venait de l'effleurer et qui avait fait glisser sur son front une ombre légère et rapide, l'ombre d'un oiseau noir qui passe et fuit. Elle reprit, de sa voix un peu éteinte où couraient parfois des notes argentines: -- Gillette disait que vous me comprendriez; elle avait raison, vous êtes très bon. Elle leva sur lui ses yeux pathétiques et murmura d'un ton calme et réfléchi: -- Je crois que votre femme sera très heureuse. Elle avait parlé simplement, dans son innocence, avec sa droiture aimante qui ne connaissait ni conventions banales, ni dissimulations, ni mensonges. Le visage d'Hugues s'illumina autant que si ces mots d'Aube avaient renfermé pour lui une promesse. -- Il faudrait d'abord, répliqua-t-il, que cette femme existât. Il plaisantait, mais ses lèvres avaient pâli. La parole d'Aube venait d'évoquer devant ses yeux l'image de Stéphanie; il se rappelait que tout lui interdisait de penser à Mlle d'Aumay, maintenant qu'elle allait retrouver sa fortune, puisqu'il avait dû s'incliner devant le refus de la jeune institutrice alors qu'elle était pauvre. -- Il faudrait aussi, poursuivit-il, qu'elle voulût bien de ce bonheur que vous lui promettez généreusement, et enfin que je puisse lui offrir de tenter l'épreuve. Mais cette femme n'existe pas, à ma connaissance, elle n'est pas née. -- Vous disposez donc de son sort sans la consulter. N'est-ce pas votre devoir de lui laisser au moins le choix, l'alternative? -- Non, si les conditions de la vie nous séparent, répondit-il. -- Il y aura donc une heure où je vous donnerai l'exemple du courage. Il tressaillit, et, dans son regard, s'éveilla un soupçon incrédule, l'idée qu'Aube parlait pour elle-même et souhaitait d'être sa femme. Mais elle ne détourna point ses yeux qui n'étaient bien que des yeux d'enfant. Elle dit d'un air de pudeur tendre et de grâce craintive: -- Si vous aviez de l'affection pour elle? -- Je lui répondrais qu'elle s'est trompée, que son imagination l'abuse, qu'elle oublie... Oui, je lui dirais d'oublier ou plutôt de se souvenir que j'étais indigne. Mais, involontairement, il la regarda de nouveau et il sentit son coeur défaillir dans cette tragique et muette rencontre de leurs yeux. Aube était devenue d'une blancheur mate. -- Et si on lui a dit... Ah! que vous êtes dur et orgueilleux, malgré toute votre bonté! Vous ne m'aiderez pas? Que vous êtes dur... si on lui a dit que vous n'oublieriez point? -- Qu'elle ne s'inquiète pas de moi, je suis un homme. -- Mais si elle... elle ne peut oublier? Il vit, sur ce visage pâle, une subite, une foudroyante terreur, la terreur d'une irréparable et mortelle méprise et une douleur sans borne qui n'était pas une douleur d'enfant. Si Aube apprenait qu'elle s'était trompée, qu'il ne pensait pas à elle, l'enfant fière et sensitive en mourrait peut-être. Il était libre, Stéphanie l'avait irrévocablement repoussé, et Aube avait besoin de lui pour être heureuse, pour vivre. Il s'inclina très bas en disant d'un ton ferme, avec une tendresse chevaleresque inexprimable: -- Auberte, me permettrez-vous de demander votre main? Elle ne répondit pas, un allégement recueilli, divin, se répandit sur ses traits détendus, transfigurés. Elle regarda autour d'elle, le parc, la chapelle aux fleurons brisés, le vieux sapin qui répétait plus fort: "ici, ici..." en étendant ses bras sur elle. Elle dit: -- Je suis heureuse de vous avoir parlé à cette place. Avant de s'éloigner, elle répéta doucement, faiblement, avec la ferveur d'une oraison: -- Je suis très heureuse! . . . . . . . . . . . . . . . . . . -- Maman, des soucis? Aube était au salon, près de sa mère, et elle renouvela sa question en regardant le front obscurci de la Comtesse. Mme de Menaudru caressa du doigt la tête brune d'Auberte. -- Enfant, dit-elle avec précaution, votre père n'est pas plus malade, mais ces premiers froids l'éprouvent et il ne passera pas l'hiver prochain à Menaudru: il n'y passerait pas celui-ci, si ce n'était trop tard pour partir. -- Chère maman, vous ne serez pas du tout malheureuse de quitter Menaudru pour la Sicile ou l'Egypte. -- Mais, Aube, c'est pour vous. -- Oh! moi... Elle eut un sourire doux, d'une joie si pénétrante et pieuse que la mère en fut éblouie. Aube glissa sur le siège bas aux pieds de la Comtesse. -- Vous rappelez-vous, maman, qu'un jour, dans ce salon, -- mais ce n'était pas le même salon, il ne m'apparaissait pas comme aujourd'hui, -- je me suis assise contre vous, je me suis appuyée là... Et elle berça sa tête sur les genoux maternels. -- Et je vous ai dit... maman, vous rappelez-vous? Elle se haussa un peu, approcha sa bouche de l'oreille de la Comtesse. -- Je vous ai dit que je ne me marierais pas. Mme de Menaudru eut un mouvement prompt, ses bras qui entouraient Auberte resserrèrent leur étreinte. -- Aube, voyons... -- Je me marierai si vous le voulez bien, je me marierai dès qu'il vous conviendra. Mon coeur a changé, ou plutôt je crois bien que, lorsque je vous ai parlé de cela jadis, je n'avais pas encore de coeur. Je suis contente pour moi et pour vous; vous désirez mon mariage, je ne fais plus d'opposition, je ne proteste plus, seulement c'est Hugues Droy que j'épouserai. -- Hugues Droy, pauvre enfant! Ces mots furent une plainte basse, navrée. -- Me plaignez-vous? dit Aube. Il y eut un silence que la mère ne put rompre. Aube poursuivit d'un air de timide fermeté, dans la plénitude sereine de sa foi: -- N'est-ce pas un grand bonheur que Dieu ait dirigé mon coeur de ce côté? Hugues Droy n'est-il pas, comme mon frère Laurent, supérieur à tout le monde? Vous m'avez toujours dit, -- vous êtes si bons pour moi, mon père et vous, -- que le jour où je me marierais, vous me donneriez le château. Les Droy regrettent Menaudru, quoiqu'ils soient trop délicats pour le rappeler maintenant qu'ils sont nos amis, Gillette sera consolée en voyant le château revenir à son frère. -- Aube, est-ce pour cela que vous épouseriez M. Droy? -- Non, pas seulement pour cela, répondit-elle avec une loyauté noble et naïve. Je l'aime. Elle reprit posément: -- Songez donc! leur rendre Menaudru sans le perdre nous-mêmes... Je ne vous dirai pas que je ne puis vivre sans ce bonheur, il me semble que je ne suis pas faite pour l'exaltation et les grands sentiments enthousiastes. Si vous me répondez non, je ne mourrai pas, je vous assure, fit-elle souriant de nouveau avec confiance. J'épouserai Hugues avec votre complète approbation, ou je ne me marierai pas. Ce n'est pas une terrible menace, vous n'aurez qu'à garder votre fille. Mais vous m'approuverez, vos objections ne porteront que sur des détails puisque, moi, j'accepte de ne plus m'appeler Menaudru. Elle eut un petit tressaillement, comme si ces derniers mots lui infligeaient une blessure. Elle répéta: J'accepte, j'accepte... Et, à la fois très fière et très persuasive, elle continua son plaidoyer. Elle ne connaissait guère d'obstacle, elle ne rencontrait jamais de résistance ainsi qu'elle l'avait constaté; le peu de choses qu'elle avait voulues ou seulement désirées, elle les avait obtenues sans qu'on se rendît compte de l'ascendant qu'elle exerçait. -- Oui, vos objections ne porteront que sur des détails, et ces détails ne vous arrêteront pas longtemps. Qu'est-ce que des questions de fortune, de rang, de vieilles rancunes plus qu'à demi oubliées; qu'est-ce que la fortune et même le rang à côté de la justice, du bonheur que nous pourrons avoir et du bien que nous pourrons faire? Je sais que vous pensez comme moi, fit-elle attachant sur sa mère ses prunelles graves et sombres. Oh! je n'ai pas eu peur de votre refus, j'ai compté sur vous, je me suis dit que vous voudriez bien parce que vous m'aimez... et parce que vous êtes maman. -- Enfant, arrêtez! dit Mme de Menaudru avec trouble. Je ne suis pas plus libre que vous! Je ne puis que transmettre votre voeu au Comte. Quand je suis allée vous prendre à Sainte-Cécile et que vous m'avez raconté l'histoire de vos trois jours, je croyais ne jamais rien entendre de pis, et aujourd'hui... Mais la prochaine fois, qu'aurez-vous donc à m'apprendre, que me direz-vous? -- Rien, sinon que je suis heureuse... -- Vous ne l'étiez pas avant, Aube? -- Aube! dit songeusement la jeune fille. Ne trouvez-vous pas que c'est un nom triste, si court, rappelant une chose qui finit si vite! Quelques semaines plus tard, un jeune officier en grand uniforme de chasseur fut introduit dans le salon de Menaudru où il se trouva face à face avec le Comte. Il salua le grand vieillard courbé et débile qui lui tendait froidement la main. Dans ces traits creusés, on retrouvait par instant une ressemblance fugitive, poignante, avec les traits réguliers, pâlement bruns d'Auberte. M. de Menaudru regarda le jeune homme dont la taille élancée, la beauté blonde, à la fois mâle et fine, ressortaient dans son éclatant uniforme. Les yeux d'Hugues décelaient une résolution grave et réfléchie. -- Vous m'avez autorisé, Monsieur, à venir chercher votre réponse. -- Oui, dit M. de Menaudru qui était retombé dans son fauteuil. Il continua avec ses façons irrévocablement glacées et courtoises: -- Votre père m'a dit que vos projets le prenaient à l'improviste et qu'il n'avait pas deviné votre attachement pour ma fille, que vous vous en étiez peu expliqué avec lui et qu'il se bornait à me communiquer votre demande. Il était vrai que le dessein d'Hugues avait surpris ses parents. M. et Mme Droy avaient espéré, malgré tout, que Hugues finirait par se réconcilier avec Stéphanie; le jeune homme avait strictement gardé le secret de l'entrevue au cours de laquelle Aube lui avait confié qu'elle se croyait aimée de lui. -- Mon père a compris comme moi que mon ambition pouvait vous paraître excessive. -- Vous avez supposé que je ne l'approuverais pas? Hugues eut un geste évasif. -- Maintenez-vous toutefois votre demande? -- Oui, si vous le permettez. -- Je puis donc vous répondre que cette demande est favorablement accueillie. Hugues se tut dans la surprise d'une adhésion qu'il ne pouvait guère espérer si vite... -- Notre décision étant prise dans ce sens, poursuivit le Comte, il serait bien inutile de revenir sur les motifs qui l'ont provoquée ou sur ceux qui auraient peut-être pu l'empêcher. Vous avez notre consentement. Hugues dit avec émotion: -- Je ne puis répondre à votre confiance qu'en vouant toutes mes forces et toute ma vie au bonheur de Mlle Auberte. M. de Menaudru le regarda pensivement une longue minute, et répliqua par ces seuls mots: -- Je vous crois. Ils se turent. Le salon triste et grandiose était, en l'absence d'Aube, d'une pire tristesse; l'atmosphère était froide, d'un froid gris de cendre éteinte. -- Aube n'est pas ici, je tenais à vous voir seul. Sa mère l'a conduite au devant de M. de Gourville qui vient, comme chaque année, à cette époque, passer quelques jours à Menaudru. Nous attendrons la fin de cette visite pour annoncer officiellement votre mariage. M. de Gourville, qui a élevé mon fils, est un oncle de la mère de Laurent, et votre allié aussi, il me semble. Il n'y a pas de parenté proche entre lui et Auberte, mais il est étroitement attaché à ma fille. Il fera des objections à votre mariage, c'est pour vous mettre au courant d'une situation et non pour vous offenser que je vous en préviens. Mais il se rendra comme nous, et d'autant plus facilement qu'il vous connaît mieux sans doute. Hugues s'inclina. L'effort résolu et loyal de ce vieillard altier vers une entente le touchait; il y voyait la marque d'un esprit élevé. Le Comte sortait de l'apathie où le murait ordinairement sa santé pour sanctionner un événement qu'il ne désirait pas, mais qu'il ne voulait pas empêcher. Son mal l'avait tenu en dehors de la vie commune, il était trop fier et trop froid pour se plaindre, et il se taisait. M. de Menaudru reconnaissait en Hugues un grand coeur, une âme tendre et forte. Celui-là n'était pas indigne, après tout, d'obtenir Auberte et le vieux château. -- Je vous crois, répéta-t-il. Mais, cette fois, il y avait dans son accent comme une supplication sourde. Hugues se levait; il se leva aussi et donna sa main au jeune homme en disant: -- Vous prendrez bientôt votre place au milieu de nous. Vous êtes déjà l'un des nôtres. Vous êtes le fiancé d'Aube. Ils regardèrent instinctivement autour d'eux. Il leur avait semblé une seconde qu'Aube était là en esprit; mais elle était déjà partie, disparue en un évanouissement lent et subtil qui ne leur laissait rien. Il n'y avait plus sur eux que la religieuse mélancolie de ces fiançailles sans fiancée, avec le bonheur de rendre Aube heureuse. XV Aube était partie, mais elle n'était pas bien loin puisqu'elle se trouvait encore dans la société de Gillette. Celle-ci avait fait en sorte d'escorter son amie jusqu'au bas du mont où Auberte devait monter en voiture. C'était une manière de retarder leur séparation. Quand elles atteignirent sur la grande route le point où elles devaient se dire au revoir, Laurent, qui était déjà en voiture avec sa mère, descendit pour saluer Mlle Droy et faire monter Aube. Mais Laurent était d'autant plus poli que sa politesse lui coûtait davantage, et le salut se prolongea. Le landau s'éloigna lentement, suivi à quelques pas par Laurent et les jeunes filles. Gillette était assez nerveuse et de médiocre affabilité, elle ne portait pas en elle comme Aube une source de joie silencieuse; elle ne pouvait pas deviner l'événement qui s'accomplissait en cette minute pour son frère aîné. -- Je ne sais pas ce qu'ils ont tous à la Maison, dit-elle, mais ils ont quelque chose. Stéphanie, qui a reçu des lettres de sa famille, exhibe une correction si exquise, observe un décorum si rigoureux, qu'elle doit certainement être bouleversée; c'est sa façon d'avoir la tête à l'envers. Et Hugues, qui n'a pas reçu de lettres, a un air... Aube eut un heureux sourire à la pensée du bonheur dont Hugues recevait en ce moment la nouvelle. Gillette se tourna vers Laurent et dit, comme si ces paroles étaient la suite logique des précédentes: -- Quant au plan que vous nous avez apporté pour l'arrangement de votre serre, je me dois à moi-même de vous déclarer qu'il est absurde; votre serre aura l'air d'un jardin chinois, il n'y manquera que des petites gens en porcelaine. En tout cas, ce ne sera qu'un à peu près, et puisque la Comtesse vous donne carte blanche... Ma poétique petite princesse, ces questions de pot-au-feu ne vous concernent pas, c'est bon pour moi de maçonner et de patauger dans les plâtras. Hugues se moque de mes labeurs. Aube faillit dire gaiement: -- Mais c'est Hugues qu'il faudrait consulter. -- Enfin, je me dévoue à ce pauvre Menaudru et je défendrai jusqu'au bout la prison qui a de si jolies oubliettes. Laurent répliqua d'un air fort civil: -- A moins de jucher la nouvelle bibliothèque sur la serre ou inversement, je ne vois pas le moyen de les établir toutes deux sur un emplacement de vingt mètres en leur donnant à chacune vingt mètres de superficie. -- Comme c'est sensé ce que vous dites, fit Gillette. Oui, naturellement, vous avez raison, mais moi, -- (avec explosion): -- Je déteste les gens qui ont raison... -- Qui ont raison contre vous, acheva Laurent. -- Prenez garde, Laurent, dit Aube l'air amusé, ou elle dira encore qu'elle aimerait mieux mourir que d'être votre soeur et la mienne. Et, cependant, Palatin pourrait proclamer tous les égards que vous avez pour elle en la personne de son lapin favori; vous le faites vivre dans une telle abondance qu'il devient monstrueux. Laurent était peu disposé à invoquer le témoignage de Palatin, car il dit précipitamment: -- Vous n'aurez votre serre... notre serre qu'en supprimant l'ancienne boulangerie. -- Et ses amours de fenêtres en trèfle... non pas. -- Alors écornons l'orangerie? -- Ah! mais non, et ces chers vieux nids de hiboux! -- Eh bien! démolissez la prison, Aube consent. -- Démolir, renverser, démolir, vous n'avez que ces mots à la bouche, vous n'êtes qu'un iconoclaste; sans moi, vous et Auberte vous bouleverseriez tout. -- Mais, dit Aube, vous aviez autrefois bien d'autres projets de réforme: quand vous vouliez percer tant de fenêtres, abattre les murs, couper, tailler, trancher dans le vif... -- Assez, assez! vous me faites mal. -- Et ce n'est pourtant qu'en moi que vous tranchez. -- Quelle langue affilée vous avez aujourd'hui! petite Aube. Si vous possédez de la malice, employez-la au moins à me servir, mettez-vous de mon parti et convenez qu'on a eu tort de ne pas s'en tenir au plan de M. Levraut, votre architecte. Laurent remarqua du ton le plus naturel: -- M. Levraut nous a abandonnés; il est parti l'air bien abattu. -- Oui... oui... il est parti, fit Gillette avec insouciance et son visage rougissant, qu'elle détournait, prit une expression hautaine. Un soupçon traversa l'esprit d'Auberte que ses dernières expériences rendaient perspicace. M. Levraut aurait-il voulu épouser Gillette? -- Oh! Gillette, est-ce possible!... -- Je ne vois pas ce qui vous confond, il n'y a pas lieu de pousser les hauts cris, votre ébahissement n'a rien de flatteur pour personne. Que reprochez-vous à M. Levraut? Il a de grandes qualités. -- Certes! fit Laurent; mais enfin il est parti, conclut-il d'un air conciliant, et ce n'est pas la faute d'Aube ni la mienne; je vous assure que je n'ai pas épargné mes instances pour le garder. -- Je vous reconnais bien là! s'écria Gillette, s'il n'avait tenu qu'à vous, il serait encore ici à m'em... Elle s'aperçut à temps de son imprudence, se mordit les lèvres et reprit: -- Du reste, jamais personne n'a pu supporter ce malheureux garçon, et je me demande pourquoi. C'est un homme du plus grand mérite, un peu balourd, mais si instruit; point de tact, mais tant de coeur, des prétentions exorbitantes, mais... -- Mais cela s'explique si bien parce qu'il n'avait aucune raison plausible d'en conserver, acheva Laurent, secondant avec componction Gillette dans sa façon meurtrière de porter les gens aux nues. Quel dommage que nous n'ayons pas eu le temps d'apprécier tant de vertus... -- Ne me poussez pas à bout. C'est un être utile au moins! tandis que d'autres... remarquez que je ne nomme personne... Il travaille et vous ne comprendrez jamais cette sorte de vertu: vous êtes terriblement aristocrate, mon cousin, soupira-t-elle avec la conviction édifiante qu'elle échappait à cette impardonnable faiblesse. Je ne fais pas d'allusion, rendez-moi cette justice, mais enfin M. Levraut remplit sa place en ce monde, il joue son rôle, tandis que vous... non, je ne veux pas être mortifiante, mais vous, pourquoi vivez-vous et pour qui? La voiture s'était arrêtée pour attendre les voyageurs; ceux-ci ne s'en apercevaient pas dans l'animation de leur causerie: ils avaient traversé, sans s'en apercevoir davantage, une bande de chiens courants qui, ayant sans doute perdu la trace du gibier qu'ils chassaient, s'étaient égarés hors de la portée de la voix et du cor de leur piqueur; ils suivaient la route tête basse et l'air harassé. Gillette prit congé d'Aube et remonta dans la direction de Menaudru, les chiens l'entourèrent de fort près; Laurent voulut les écarter, mais elle le remercia d'un ton catégorique et pria Aube ainsi que son frère de ne pas faire attendre Mme de Menaudru. Les chiens se rapprochèrent d'un mouvement si imprévu que Gillette, dans son premier élan irraisonné, franchit le fossé qui bordait la route afin de mettre un espace entre elle et les bêtes, et elle repoussa une barrière qui s'était trouvée ouverte devant elle; les chiens, sans manifester précisément d'intentions agressives, se groupèrent au bord du fossé. Mais cette barrière n'était que la défense avancée d'un clos; il y avait, derrière, une porte pleine dans un mur trop haut pour que Gillette pût le sauter, si elle avait été en goût de tenter l'aventure. Et les chiens restèrent assis ou couchés en un infranchissable demi-cercle, les yeux ardemment fixés sur Gillette, sans qu'il fût possible de savoir le motif de ce blocus, ni par quel caprice de leurs cervelles rudimentaires, ils avaient choisi Gillette pour but spécial de leurs attentions. -- Non, non, je m'en tirerai à merveille, je vous prie instamment de vous en aller, je suis fort bien ici et je veux me reposer, disait Gillette pendant que Mme de Menaudru mettait la tête à la portière pour démêler ce qui se passait. Il ne se passait rien, malheureusement; Gillette, toujours debout, commençait à considérer d'un oeil effaré le cercle qui se rétrécissait. Un peu de frayeur empourpra ses joues. Laurent fut aussitôt au milieu des chiens, il les dispersa en un clin d'oeil. Les chiens, humant l'air, partirent du côté où retentissaient des appels de cor, et Gillette accepta l'aide de Laurent pour redescendre sur la route. -- Somme toute, ces chiens courants sont de bien stupides bêtes, dit Laurent sans la moindre allusion désobligeante à l'ignominieuse défaite de son adversaire. Gillette dit quelques mots indifférents à Aube, puis, s'adressant à Laurent, elle murmura avec effort: -- Il fallait me laisser dans l'embarras puisque je vous le demandais, ou bien encore me réduire à implorer votre secours, à crier grâce. Pourquoi, au moins, ne triomphez-vous pas avec ostentation? Pourquoi êtes-vous si méchamment généreux? N'importe, je... Les mots s'arrêtaient dans sa gorge. -- Je vous remercie, et j'ai pour vous toute la reconnaissance que je vous dois. Et elle s'en alla. Aube se retourna vivement vers son frère pour le consoler, lui adoucir par sa sympathie l'injustice de cette algarade. Mais Laurent avait l'air radieux, et radieux il resta à sa manière tout le temps du voyage. ... M. de Gourville était gros, rouge et solennel quand son naturel colérique ne l'emportait pas sur sa solennité. Comme il trouvait rarement à Menaudru l'occasion de se mettre en colère, sa présence apportait d'ordinaire peu de variété dans l'existence uniforme qu'on menait au château. Ainsi que le Comte en avait informé Hugues, M. de Gourville aimait beaucoup Laurent et Auberte. Auberte l'aimait aussi, elle lui était reconnaissante d'avoir toujours été si bon pour Laurent. Aube devait rester à l'écart des différends qui allaient peut-être surgir entre le visiteur et ses hôtes, à propos de son mariage. Cette visite, interrompant pour quelques jours les préliminaires de ce mariage, lui apparaissaient comme une halte avant sa nouvelle vie et lui permettraient de se retremper. Elle ne sut pas ce qui s'était passé dans l'entretien que ses parents eurent le même soir avec M. de Gourville, mais elle sentit tout de suite, et cela lui suffisait, que l'affection de son oncle pour elle n'avait pas diminué. Le lendemain, elle tint compagnie au vieillard dans le petit salon qui faisait partie de son appartement, et tout annonçait entre eux une parfaite intelligence. M. de Gourville, enfoui dans un grand fauteuil au coin du feu, suivait de l'oeil Auberte qui rangeait un portefeuille de gravures dont il venait de lui faire cadeau. Il y avait un grand feu dans le cheminée, des chrysanthèmes et des azalées un peu partout: le jour était gris et froid, et Aube, vêtue de velours gris, remplissait l'antique petite pièce tendue de tapisseries, de la grâce languissante, patricienne, qui était dans chacun de ses mouvements. -- A propos, dit M. de Gourville, vous ne m'avez jamais parlé de ma nièce depuis que vous la connaissez? -- De votre nièce? répéta Auberte sans quitter des yeux la gravure qu'elle tenait. Je ne savais pas que vous ayez une autre nièce que moi et, encore, je ne le suis que parce que vous le voulez bien. Et elle ajouta, les cils toujours abaissés, mais avec un sourire tendre qui erra une seconde sur sa bouche timide: -- Vous voulez bien être encore mon oncle? -- Oui, quand même... mais non, sensitive, pas de quand même avec vous, nous sommes trop heureux de faire votre volonté. Enfin, j'ai une autre nièce, ne vous déplaise, quoiqu'elle ait mis un peu d'empressement à vous apprendre le lien qui nous unit. Elle doit venir tout à l'heure me faire la visite qu'elle me rendait de loin en loin -- de très loin en très loin -- à Gourville, quand elle n'était pas encore votre voisine. Tenez, je gagerais que la voici. Mme de Menaudru fit entrer Stéphanie d'Aumay et s'effaça. Aube avait précipitamment quitté son siège. -- Oui, Mlle d'Aumay est ma nièce, dit M. de Gourville diverti par l'étonnement d'Auberte, au même titre que Laurent; seulement, elle ne m'a pas donné les mêmes satisfactions que votre frère et nos relations sont restées tièdes. Nous allons changer tout cela. Asseyez-vous, Stéphanie; ne vous sauvez pas, Auberte, vous entendrez des choses intéressantes et c'est un régal assez peu fréquent en ce pauvre monde pour qu'on n'en fuie pas l'occasion. Vous venez donc nous dire, Stéphanie, que vous capitulez. Vous avez réfléchi, ainsi que je vous en priais, et vous vous résignez de bonne grâce à être heureuse et riche en épousant mon neveu Laurent? -- Non, je ne peux pas, murmura Stéphanie, et le mouvement plus rapide de ses lèvres trahissait seul son agitation. Mais M. de Gourville n'avait pas entendu. -- Vous savez que, pour ma part, poursuivit-il, je n'étais pas enchanté de vous et que je me serais contenté sans murmure d'un seul héritier. Mais Laurent refuse, il dit que vos droits égalent les siens. Et Laurent de Menaudru... -- Laurent de Menaudru est l'honneur même, dit Stéphanie à demi-voix. -- Nous sommes d'accord. Je vous ai avisée par lettre que j'allais, moyennant une insignifiante condition, vous faire part à mon héritage, et, depuis que je suis à Menaudru, je vous ai fait savoir que la condition, c'était ce mariage. Si vous ne la trouvez pas insignifiante à première vue, c'est tout à la louange de Laurent. Mais nous arrivons à nous expliquer et vous acceptez d'être la femme de ce pointilleux gentilhomme. Aube écoutait silencieuse, ses narines palpitaient un peu. -- Finissons-en d'un ridicule malentendu qui vous fait jouer le rôle de gouvernante. Vous habiterez Gourville avec moi, et, à ma mort, vous jouirez de mon héritage avec Laurent. C'est une excellente solution. -- Non, dit Stéphanie se contraignant à parler plus haut: c'est impossible, je ne peux pas. Cette fois, il avait entendu. -- Vous ne pouvez pas? s'écria-t-il. Vous ne pouvez pas épouser mon neveu, Laurent de Menaudru? Qu'avez-vous contre lui? -- Rien. Je l'estime. Je puis même dire maintenant, fit-elle d'un ton un peu sec, qu'il est l'homme que j'estime le plus. Même devant Auberte, Stéphanie ne pouvait contenir l'amertume que lui laissait la conduite de Hugues. Elle ne connaissait pas plus que les autres, les circonstances qui avaient entraîné le consentement du jeune homme. Que Hugues eût renié les scrupules de sa fierté pour épouser la jeune héritière de Menaudru, c'était pour Stéphanie une déception quelle n'acceptait pas sans révolte; et il lui fallait constater, par surcroît, que Hugues trouvait une joie consolante dans l'affection d'Auberte. -- Vraiment? fit M. de Gourville enchanté. Vous aurez eu des désillusions avec les incomparables Droy. -- En tout cas, reprit-elle du même accent bref, je ne les mets plus en comparaison avec votre neveu. -- Et vous refusez celui-ci? Alors, fit M. de Gourville outré, vous êtes tout à fait folle. La rougeur envahissait son front, une colère montait en lui tandis que Stéphanie restait maîtresse d'elle-même dans sa tristesse. -- Comprenez donc que si vous n'épousez pas Laurent... -- Il n'est pas dit que M. Laurent souscrive à votre "solution". -- Je me charge de lui faire entendre raison carrément, s'il en est besoin. Quand Menaudru appartiendra au mari de sa soeur, il sera bien aise d'avoir Gourville. Je lui ai tenu lieu de tous ses parents, il doit m'obéir et il m'obéira. Mais le refus ne viendra pas de lui. Vous ne comprenez pas du tout, fit-il, calmé par l'intense dédain que lui inspirait cette faiblesse d'intelligence féminine. Si vous vous obstinez, je ne changerai pas un iota aux dispositions que j'avais prises antérieurement pour vous et qui n'étaient pas libérales. Dites oui, au contraire, et Dieu sait si une femme raisonnable ne le crierait pas à votre place... -- Si vos bontés sont à ce prix, mon oncle, je... je les refuse. M. de Gourville se tut et l'on n'entendit que le souffle un peu oppressé de Stéphanie. -- Vous me prouvez, reprit le vieillard, que j'ai agi sagement jusqu'ici, et que, sauf le respect que je dois à sa soeur, Laurent de Menaudru n'est qu'un nigaud quand il vous défend. Mais ce n'est pas lui qui me désappointerait dans un cas pareil. Je suis si sûr de sa soumission que je ne l'ai pas encore entretenu de mon projet, et, quand je m'en ouvrirai à lui, il n'aura pas assez de mots pour me bénir. -- Essayez, dit Stéphanie simplement. Son assurance ébranla M. de Gourville, mais il reprit bien vite d'un ton amer: -- Je me rends aux remontrances de ce pauvre garçon, je mets tous mes griefs sous mes pieds, j'oublie qu'une fois déjà, vous m'avez préféré les Droy, que vous avez mieux aimé être institutrice chez ces gens-là... -- (pardon, Auberte,) -- plutôt que de venir à Gourville... -- Vous n'aviez nul besoin de moi, Mme Droy n'était pas bien portante à cette époque, et je ne pouvais m'éloigner de ses enfants. Je ne l'aurais pas voulu. -- A la bonne heure! voilà qui est net. Cette famille Droy est si rassise, si sensée... N'écoutez donc pas, Auberte. -- Pourquoi, fit Stéphanie avec révolte, Auberte n'écouterait-elle pas ce que vous me forcez à entendre? Elle se domina, M. de Gourville continuait: -- Enfin, c'est donc bien agréable, Stéphanie d'Aumay, de vivre chez les autres, de travailler, de porter de vieilles robes, quand vous pourriez avoir un chez vous, être la femme d'un galant homme, vous installer à Gourville, y recevoir vos chers Droy tant qu'il vous plairait. L'aîné, Hugues, est pour un temps indéfini à Besançon. Sa femme, quand il se mariera, sa femme et vous serez comme les deux doigts de la main, et vous vous verrez tous les jours. Stéphanie ne répondit pas. -- Allons, vous avez eu un petit moment d'aberration. Aube et moi n'en répéterons rien. -- Oh! je vous en prie, gémit soudain Stéphanie, ayez pitié de moi, n'insistez pas... Elle l'implorait de ses yeux désolés, son visage à la beauté classique et délicate était si pâle qu'il en fut un peu effrayé. -- Si vous vouliez comprendre, poursuivit-elle, que c'est impossible, que je ne consentirai pas, que toute discussion est vaine. Comme elle lui tendait la main avant de se retirer, il se raidit pour dire en l'écartant: -- Pas d'amitié entre nous sans votre obéissance, et votre obéissance immédiate. Acceptez tout de suite, avant de sortir, ou il ne sera plus temps. Mais elle sortit sans avoir répondu, ou plutôt donnant ainsi une trop claire réponse. M. de Gourville prolongea d'une semaine son séjour à Menaudru; il se décidait avec peine à rentrer dans sa solitude, bien que son séjour au château lui eût apporté maint désappointement. Il n'avait pas rencontré en Laurent les consolations qu'il avait si fermement espérées et, le jour de son départ, comme Aube entrait dans le petit salon pour passer avec son oncle les dernières heures que celui-ci dût consacrer cet hiver à Menaudru, elle trouva l'oncle et le neveu absorbés par une discussion qui ressemblait à une véhémente dispute. Ils se turent subitement tous deux devant le visage inquiet, déjà altéré de la jeune fille. -- Qu'avez-vous? demanda-t-elle d'un ton anxieux. -- J'ai... j'ai... commença M. de Gourville qui était cramoisi et respirait mal. Laurent fit un geste, mais M. de Gourville n'avait pas besoin de cet avertissement pour voir qu'il effrayait Auberte. Il acheva en essayant de rire: -- Je n'ai rien du tout que le déplaisir de m'en aller tout seul. Ici, un coup d'oeil furieux à l'adresse de Laurent. Aube traversa la salle. -- Il y a autre chose, Laurent, dites-moi... -- Que voulez-vous qu'il vous dise? interrompit M. de Gourville. -- On ne me trompe pas, quand je suis entrée vous étiez en colère contre Laurent, mon pauvre Laurent. -- Vous ne disiez pas: pauvre Stéphanie... quand je chapitrais ma nièce, et votre pauvre Laurent a bec et ongles pour se défendre. Ah! votre pauvre Laurent... tel que vous le voyez, avec son air sage, il est le plus fou de la bande... Le bras indigné de M. de Gourville semblait embrasser à la fois dans sa réprobation la Maison et la château. -- Vous voyez bien, dit Aube toute pâle, vous êtes fâché contre mon frère, vous ne voulez pas que je sois tout à fait heureuse. -- Moi? je ne veux pas! fit l'infortuné M. de Gourville étourdi par une si odieuse accusation. -- Comment le serais-je si vous vous brouilliez avec Laurent? -- Nous ne nous brouillons pas, nous sommes les meilleurs amis du monde, entendez-vous, Aube, êtes-vous contente? -- Oui, dit-elle avec douceur. Et, maintenant, il faut lui donner ce qu'il vous demande. -- Non, par exemple!... -- Enfant, voyons, voyons, ne vous bouleversez pas. Aube, ma petite Aube, je n'ai pas dit que je refusais... -- Dites que vous consentez. -- Jamais de la vie! Mais, Auberte, je plaisante, ne voyez-vous pas que nous nous moquons de vous? Pensez à vos petits pauvres, à vos nouvelles bonnes oeuvres, aux gentils miracles que vous accomplissez, et laissez-nous traiter nos affaires entre hommes; n'en fatiguez pas votre pauvre jolie tête. Laurent et moi nous sommes du même avis. -- Ainsi, vous le laissez libre d'agir à sa convenance? -- Morbleu! je le lui défends bien... Aube s'appuya d'une main sur la table. -- Quel méchant je suis!... Venez ça, ma petite Auberte. C'est ce mauvais garçon qui est cause de tout. Non, je n'en dirai point de mal; mais vous ne devriez pas être si sensible à son égard, maintenant que vous avez quelqu'un d'autre à aimer; on dirait que votre tendre coeur s'est encore élargi. Elle répondit, baissant les yeux pour mieux regarder en elle-même: -- C'est vrai, j'aime tout le monde davantage. Elle reprit, pesant ses mots: -- Laurent est mon frère, mon bon frère, je ne peux pas être heureuse s'il ne l'est pas. -- Mais, ma chère enfant, ce qu'il demande est insensé... je veux dire qu'il me faut le temps de m'habituer à son extravagance... à son idée, c'est-à-dire. En tant que folie, ne faisons que les plus indispensables, et je juge que pour l'instant une suffit. Oh! ce n'est nullement à votre mariage que je pense, Aube. J'approuve votre mariage, oui, je l'approuve. -- Et celui de Laurent aussi? -- Oui, avec Stéphanie. -- Ce n'est pas Stéphanie qu'il veut épouser, j'ai fini par y voir clair. -- Quelle personne judicieuse... -- Donnez-lui ce qu'il veut. -- Mais, pour le moment, il veut que je le déshérite en faveur de Mlle Stéphanie; il entend que je fasse d'immédiates largesses à cette jeune rebelle; il dit que ce ne serait pas juste de tout garder pour lui; il m'abreuve d'outrages (changeant de ton): Je veux dire qu'il me fait quelques petites observations amicales auxquelles je réponds par quelques autres du même genre. Je vous assure, Aube, que vous auriez pu écouter notre causerie sans avoir l'ombre d'un battement de coeur. Vous avez entendu Stéphanie, l'autre jour? c'est à qui me traînera dans la boue et ne voudra pas de mon argent. Je suis calme, il faut plus que cela pour me faire sortir de mon caractère. Mais encore ne faudrait-il pas que lorsque je veux bien dire Stéphanie, on me réponde Gillette. Au nom de Gillette, Aube murmura: C'est donc vrai? -- en regardant son frère. Puis se retournant vers M. de Gourville: -- Pourquoi ne voulez-vous pas? -- Parce que c'est un diabolique caprice et qu'il trouvera à se marier cent fois mieux. Aube répliqua lentement: Je ne le crois pas. Elle parlait avec peine, comme si son intervention lui coûtait. -- Cela vous afflige peut-être un peu, pour commencer, de voir notre Laurent porter en dehors de nous une si grande part de son coeur; mais quand on souffre pour le bonheur des autres, c'est un si bon chagrin. Je me suis bien déjà dit qu'on ne pouvait avoir tout à la fois, et que tout abandonner serait peut-être le moyen de ne rien perdre. Mais que vais-je penser là, moi qui suis favorisée, au contraire! Je connais Gillette comme si elle était ma soeur, et je vous affirme que Laurent ne trouvera pas mieux. Elle regarda encore Laurent pour lui demander si elle avait bien plaidé sa cause. -- Quand vous devriez me détester comme je déteste mon égoïsme, reprit-elle, je vous confesserai que j'aurais toujours voulu garder mon frère pour moi. Mais je ne peux pas être heureuse s'il ne l'est pas. -- Enfant, vous pleurez? Quelle petite entêtée, quelle petite folle... Laurent, vous ne rougissez pas de faire pleurer votre soeur? -- Je ne pleure pas, dit-elle leur montrant des yeux à peine humides. Et puis, ce n'est pas lui qui... -- C'est moi? Mais vous n'y songez pas, nous en reparlerons, tout s'arrangera... -- Vous ne vous opposez plus? -- Je n'ai pas dit cela. -- Qu'avez-vous dit? -- Que je ne voulais pas... attendez, mais que je pourrais consentir... oui, à une condition... -- Laquelle? -- Mon Dieu, je n'en sais rien... mettons par exemple que si Mlle Gillette avait la fortune qui convient à la future femme de Laurent... -- C'est une manière de refuser, dit sévèrement Auberte. Elle ajouta d'un air de profonde expérience: -- On ne devient pas riche ainsi. -- Je ne peux pourtant pas me rendre pieds et poings liés. On a sa fierté tout en n'étant qu'un oncle. Il faut au moins que ma défaite soit honorable. Je ne serai pas exigeant. Tenez, dit-il accueillant avec joie l'idée qui venait au secours de son imagination en détresse, je ne demanderai à votre amie que d'apporter en dot le lotus de Menaudru. Et, profitant du désarroi où cette diversion imprévue jetait l'esprit d'Auberte, M. de Gourville s'échappa. Sa voiture était prête. Il fit ses adieux à la famille et se mit en route sans qu'Auberte, demi contente, demi déçue, pût lui adresser un autre mot. XVI Le mariage d'Aube, publiquement annoncé, devait être célébré au printemps; Aube avait ce temps pour travailler, prier, gagner du terrain sur elle-même. La dignité de ses fiançailles lui imposait des devoirs qu'elle n'oubliait pas; son attachement pour Hugues achevait de l'arracher à ses limbes: elle voulait s'élever moralement jusqu'à Hugues autant qu'il était en elle, elle voulait être digne de lui; il fallait qu'à chacun de ses voyages, Hugues constatât en Aube un progrès qui le réjouît. Mais il la trouvait parfaite ainsi, il ne souhaitait point de changement en elle. Pour paraître plus femme, elle avait voulu relever ses cheveux; mais leur poids excessif lui faisait mal, et elle avait gardé sa belle natte d'enfant. Hugues ne se plaignait jamais qu'Aube fût trop enfant, trop jeune. Au cours d'une visite qu'Auberte faisait à la Maison avec sa mère, elle remarqua que Cam, Joseph et Gillette lui adressaient, à la dérobée, des signes expressifs qui lui enjoignaient de sortir. Elle quitta le salon, pendant que Mme Droy et Mme de Menaudru monopolisaient Hugues pour lui infliger le débat d'une question de corbeille. -- Venez, venez, lui cria Cam dès qu'ils furent dehors, pendant que Gillette lui disait: Vous allez voir... d'un ton plein de promesse. Ils la conduisirent dans une cour, où la plupart des enfants Droy étaient assemblés. Ils entouraient avec admiration un véhicule fort élevé auquel la légèreté de sa structure, les dimensions de ses roues donnaient l'aspect d'un insecte à longues pattes. -- Le nouveau tilbury d'Hugues!... annonça Camille. Et comme ce mot disait tout, on lassa une minute à Aube pour s'en pénétrer. Le tilbury était attelé d'un demi-sang maigre comme une sauterelle, et dont la tête sèche et ardente gardait une immobilité factice. Marc, perché sur le siège, tenait les rênes avec une orgueilleuse négligence. -- Montez! s'écria Cam dont les sentiments trop longtemps refoulés firent explosion. On a attelé pour Hugues qui va se promener avec Marc; mais Marc a dit que, si nous pouvions vous extraire du salon, il vous ferait faire trois fois le tour du jardin. -- Montez, allons, ce sera délicieux, fit Gillette avec envie. Voulez-vous qu'on vous aide? Mais Aube restait immobile: elle considérait tour à tour l'équipage et ses compagnons. A la fin, elle secoua négativement la tête. -- Vous ne voulez pas monter? Vous avez peur? s'écria Gillette. Les autres répétèrent en choeur: Elle ne veut pas monter! -- Je n'ai pas peur, ou du moins pas assez pour que cela me retienne. Mais je n'aimerais pas à me servir de cette voiture. -- Pourquoi? Marc conduit presque aussi bien qu'Hugues. Les babies y étaient toutes les deux, il n'y a qu'un instant. -- Ces machines-là ne peuvent pas verser; quelquefois elles accrochent, et alors elles se retournent les roues en l'air. Vingt kilomètres à l'heure, on plane!... Le cheval est un agneau, Hugues a toujours des chevaux doux comme du miel, et qui vont comme le vent. Allons donc, Aube, quelle plaisanterie! si Hugues était là... Les exclamations d'encouragement, de dédain, d'impatience se croisaient autour d'Aube. Quand force fut à ses agresseurs de s'interrompre pour respirer, Aube dit d'un air perplexe: -- Non, je n'aimerais pas à monter, cette voiture ne me paraît pas convenable. -- Cette voiture ne lui paraît pas convenable!... reprit le choeur. Il était bien rare qu'à la Maison, on contrariât ou blâmât maintenant Auberte. Et, même dans leurs rapports mutuels, les jeunes Droy montraient moins de tenace indépendance. Sans s'en rendre compte, Aube avait exercé sur eux une bienfaisante influence; mais, en ce moment, sa résistance causait un tel scandale qu'ils ne mesurèrent plus l'expression de leur surprise. -- Pas convenable, pas convenable!... -- Pas convenable pour moi, s'empressa d'ajouter Aube. Vous avez beau être tous contre moi, je pense ainsi, et j'essaie toujours d'agir d'après ce que je pense. -- Mais enfin, dit Gillette, il faudra bien que plus tard vous y montiez, vous ne pouvez condamner Hugues pour toute sa vie aux calèches et aux berlines de Menaudru. Il vous faudra changer de voiture comme il vous faudra voir du monde... -- Aller au bal, danser, flirter, intercala Cam. -- Chasser, monter à cheval, recevoir les femmes d'officiers, faire des visites, luncher, papoter, gouverner vos ordonnances, dit Edmée. -- Courir les rally-papers, tenir des comptoirs aux ventes de charité, embobiner les gens pour leur vendre de petites abominations, ajouta Marc. -- Si vous ne voulez pas, que deviendra le pauvre Hugues? demanda Gillette. En attendant qu'il se retire du service, vous aurez à être une femme d'officier comme les autres. Aube recula, elle ne pouvait pas supporter de telles visions et elle agitait la main pour les éloigner en disant: Oh! non, oh! non... -- Que faites-vous? Que dites-vous? Ils se retournèrent vers Hugues qui venait de paraître. -- Aube, que vous ont-ils fait? Elle montra la voiture et dit d'une voix entrecoupée: -- Ils veulent me faire monter là-dessus. -- Vraiment! fit Hugues avec un sourire affectueux. Comme si c'était fait pour vous! -- Ils m'ont dit, poursuivit Aube toute hors d'elle, des choses dures, que je n'étais encore bonne à rien, que j'aurais des soldats dans ma maison, qu'il me faudrait causer, manger, flirter avec tout le monde, oui, flirter! ou que je vous rendrais éternellement malheureux... Son émoi était si peu en rapport avec l'incident qu'il fallait à Hugues, -- du moins ses cadets le pensèrent, -- toute la partialité d'une tendresse aveugle pour ne pas perdre patience. Hugues était bien loin de s'impatienter, il avait passé le bras d'Aube sous le sien et disait: -- Je ne veux pas qu'on tourmente ma petite princesse. Il lui suffit bien d'être elle-même. Et il regardait Aube avec une bonté indicible, un peu compatissante. -- Ah! vous voulez dire que je ne pourrai jamais être que moi, avec mes faiblesses et mes défauts? -- Non, non. Et pensez-vous que je me permettrai ce qui vous serait une cause de chagrin ou d'ennui? -- Vous garderez l'ennui ou le chagrin pour vous seul... c'est bien ce qu'ils prétendent. -- Ils ne savent ce qu'ils disent, ma petite enfant, ne vous en occupez pas. Qui pourrait sérieusement se représenter Aube descendue de Menaudru au milieu du tourbillon mondain, menant la vie banale, affairée de tout le monde? Ces choses ne sont pas faites pour vous plus que le tilbury. Et puis, je ne veux pas qu'on tourmente ma princesse. Il fut si affectueux, lui dit de si réconfortantes paroles qu'elle se rasséréna. Mais elle emporta, de cette visite, une anxiété qui l'accompagna tout le long du chemin. Elle était sûre de trouver en Hugues une inépuisable indulgence, mais elle savait bien qu'au fond, il souffrait de ne pas la voir plus semblable aux autres; il ne l'appelait sa petite enfant avec tant de tendresse que lorsqu'elle n'était pas très raisonnable. Il y avait en lui une résolution tacite de ne pas exiger d'elle un changement, de l'accepter telle qu'elle était. Quelque temps après, elle descendit le parc pour aller chez Mlle Anne et s'informer de Zoé, qui n'entrait toujours pas en fonction. On était en plein hiver, il faisait un froid dur, sans neige; le domaine solitaire de Mlle Anne était dépouillé de la verdure et des fleurs qui en paraient l'indigence, et, devant la façade de la maisonnette, il n'y avait plus ni grandes roses trémières ni abeilles. Mlle Anne était assise auprès d'un tout petit feu, qu'elle raviva en voyant Auberte. -- Zoé est sortie, dit-elle en réponse à la question de la jeune fille: elle est allée voir Nine. Vous savez que Gédéon travaille pour M. Droy et que, si sa conduite est bonne jusqu'à l'inauguration de la scierie, il aura une place et la jouissance d'une maison de gardien. Alors, toute la famille descendra de la montagne, et je crois qu'ils auront à la scierie assez d'espace, de sapins et d'air pour ne pas être trop tentés de reprendre la clef des champs. Tout cela m'est une grande satisfaction; ces gens ont du bon, du très bon, même. Auberte n'osa dire tout ce qu'elle en pensait; c'était chez ces ignorants, ces sauvages, qu'elle avait appris à lire; elle avait déchiffré dans le livre de leur vie des pages tachées de sang et de larmes. -- Zoé est un petit coeur d'or, poursuivit Mlle Anne. Quand cette enfant est là, ma maison n'est plus la même. Le soir, à la nuit, elle s'assied près de moi, sur ce tabouret, et il me semble alors qu'il y a moins de nuit dans ses yeux. Avez-vous remarqué que, bien qu'ils ne soient pas noirs, ses yeux avaient toujours l'air en deuil? Elle ferme bien notre porte, elle voudrait qu'il neigeât pour que nous soyons mieux séparées de ce qu'elle appelle le méchant monde; mais ce sont là de mauvais sentiments, et quand il neigera, je lui ferai tracer un chemin afin que le monde vienne à nous, s'il lui en prend fantaisie. Je la forme un peu pour qu'elle vous donne moins de peine, et puis on est lâche, peut-être que je retarde seulement le moment où je serai seule à la nuit tombante. Elle sera bien chez vous, elle échappera à des misères qui pourraient l'aigrir. -- Elle voudrait rester avec vous. -- Il ne le faut pas; cet isolement où je vis lui serait malsain: une âme d'enfant est chose trop délicate et précieuse pour qu'on l'expose à si rude discipline. J'habitue Zoé à la perspective de notre séparation, et elle ira bientôt vous demander asile. Elle vous est reconnaissante... -- Oui, mademoiselle Anne, mais c'est vous qu'elle aime. L'accent de ces mots frappa Mlle Anne, leur tristesse émanait d'une source à laquelle elle avait assez souvent trempé ses lèvres pour en reconnaître avec douleur le goût amer. Elle murmura: Chère enfant, qu'avez-vous? -- Rien, dit doucement Auberte. -- Vos parents, M. Hugues?... -- Sont bien; ainsi que pourrais-je avoir? fit-elle, s'interrogeant. -- M. Hugues n'est-il pas ici? -- Oui, pour la semaine. -- Toujours bon et gai? -- Toujours. Je sens qu'il m'aime. Il m'aime bien, il va m'épouser; ainsi qu'aurais-je? répéta-t-elle d'un air de doute mélancolique, que pourrais-je avoir? Il m'aidera à bien faire, à devenir plus forte. Ce n'est peut-être pas équitable que je possède à la fois tant de bonheurs. Elle se rappelait sans doute de quelle main légère Mlle Anne soignait les maux d'autrui, et il lui était bon d'ouvrir son coeur à la vieille demoiselle. Toute la personne chétive de Mlle Anne respirait l'apaisement, la résignation, la pitié, et l'on éprouvait, rien qu'à la contempler, l'efficacité des mots consolateurs qu'elle ne prononçait même pas. Aube raconta l'incident du tilbury et conclut: -- Ce n'est rien, rien qu'une bagatelle, mais en réalité c'est lui, c'est moi, tels que nous sommes tous deux; c'est lui indulgent, protecteur; c'est moi fastidieuse, obstinée dans mes préventions, figée dans le passé que j'aime et dont lui n'est pas. Elle pleurait presque en disant: Il a été si patient, si bon... -- De tout temps, continua Aube, les parents d'Hugues m'ont secouée, tancée, ils espéraient quelque chose de moi, lui rien. Oh! lui coûterai-je tant de patience...? Elle avait failli dire: Et me coûtera-t-il tant de larmes! Elle pleurait sans colère, sans révolte, comme brisée, et elle baissait la tête par un mouvement de vaincue. Puis soudain: -- Tenez, je veux vous dire ce que personne ne sait: Quand j'ai eu cet accident à la Maison, qu'on m'a fait si mal en me remettant l'épaule, j'ai appelé maman, et maman n'est pas venue, elle n'a pas répondu. Je me suis sentie abandonnée, j'ai cru que ce serait toujours ainsi... Je sais bien, c'était un enfantillage puisque ma mère était si loin et ne pouvait pas m'entendre; mais je n'aurais jamais pensé que si je l'appelais ainsi, elle ne répondrait pas... et j'avais un peu de délire, je me suis dit que si ma mère n'était pas venue, personne ne viendrait. Voyez-vous, j'ai mes peines: autour de moi, c'est comme une désertion. Olge d'abord que j'ai perdue... vous avez beau être bonne, vous ne pouvez pas comprendre ce que m'était Olge. Et Laurent, mon frère, son affection se détourne de moi. Je suis contente de l'avoir aidé à convaincre son oncle, mais... Un frémissement trahit qu'elle avait silencieusement souffert de ce chagrin jaloux, dont elle avait eu honte et qu'elle n'avait pas montré. -- Laurent ne m'appartenait pas beaucoup, mais ce qu'il avait de coeur était à moi. Et voilà qu'il a un grand coeur tout joyeux pour une autre: Gillette a réussi tout de suite où j'échouais depuis des années: Laurent ne s'ennuie plus. Mes parents n'ont jamais été bien près de moi. Olge, Laurent... et qui ensuite, qui vais-je perdre? Maintenant, que ferais-je sans Laurent si je n'avais pas Hugues? qui aurais-je? Je suis injuste et égoïste, et c'est ce qui me désole. Ah! j'ai besoin de Hugues pour devenir meilleure! Devant cette douleur douce, intarissable, la vieille demoiselle gardait le silence, elle laissait parler ces murs nus, son isolement cruel, sa pauvreté. Elle dit à la fin, tout bas: -- Enfant, moi je suis pourtant heureuse... Ces mots empreints de renoncement, d'humble triomphe, si simples et doux qu'ils eussent été, s'enfoncèrent en Aube comme un brûlant reproche. Quand elle sortit de la petite maison, elle était calme et courageuse. Son bonheur lui paraissait plus noble, plus cher, et elle s'était juré d'en apporter un jour une part ici, en échange de ce qu'elle y avait trouvé. En traversant le chemin qui séparait le parc de la maisonnette, elle aperçut Camille qui errait autour du clos d'un air important. L'enfant vint à elle et elles remontèrent ensemble par le parc. -- Vous êtes donc, dit Camille, en grande intimité avec Mlle Anne? Que je voudrais être à votre place! je lui ferais raconter comment elle a caché le trésor. Peut-être que cela lui serait égal de me donner une poignée de diamants et un cent de perles pour les expériences chimiques de Jacques. On dit qu'elle se promène, la nuit, dans son jardin, avec le lotus sur sa tête et des pierres fines qui la couvrent comme une étole, des saphirs, des rubis, des topazes, des béryls, larges comme des fleurs... Et j'oublie encore les améthystes. Tout ça brille en feux de toutes les couleurs; savez-vous comment elle les allume, l'avez-vous vue? Moi, on ne veut pas que je l'approche, on a peur que je lui dise des choses... Aube pressa le pas, peut-être avec l'intention de mettre le plus de distance possible entre Mlle Anne et la curiosité intempestive de Cam, quoique celle-ci se vantât de ne plus articuler un mot mal à propos, depuis que Hugues venait si souvent à la Maison. -- Vous n'avez pas de leçons, aujourd'hui? demanda Aube. -- Oh! si, des quantités; mais je ne les apprends pas. Par des temps comme celui-ci, c'est une passion chez moi de ne rien faire. Je ne voudrais pas même prendre l'embarras de me marier. N'allez cependant pas vous figurer que vous succomberez à la tâche quand vous serez Madame; vous aurez les grâces de votre état, dit-elle, encourageante. Vous voyez encore tout en beau et ce n'est pas moi qui, pour rien au monde, viendrais vous détromper; mais je crois que Gillette est dans le vrai, quand elle se décide à coiffer sainte Catherine: je ferai comme elle. Si jamais sainte Catherine était coiffée par Cam, elle pouvait se tenir pour certaine que l'experte demoiselle ne manquerait pas de lui enfoncer dans la tête bon nombre d'épingles très acérées. -- Pauvre Cam! dit Aube en riant: êtes-vous si désillusionnée? -- Et ce n'est rien à côté de Stéphanie, reprit la petite fille d'un air de funèbre jubilation. Quand je lui donne des conseils sur son établissement, elle me regarde comme si je battais la campagne. Mais depuis que Stéphanie est riche... -- Enfin, Cam, je n'y suis plus. Que me contez-vous? -- Vous ne savez pas que Stéphanie est riche? Qu'est-ce que Gillette vous apprend donc? C'est votre frère Laurent qui en est cause. Stéphanie n'a jamais voulu faire je ne sais pas quoi que votre oncle voulait à toutes forces; cela a plu à M. de Gourville qu'elle ait la tête si dure: il l'a dotée, lui a promis sa propriété de Gourville et la moitié de son héritage. La voilà riche, c'est bien fait. Sans laisser à Aube le temps de méditer cette conclusion sévère, elle continua: -- Stéphanie s'est querellée avec Hugues, l'autre jour; il faut absolument que je vous le raconte pour que vous les réconciliiez. Après cela, on dira encore que je ne suis bonne qu'à tout brouiller! Stéphanie avait reçu la lettre décisive de son oncle et nous l'avions félicitée; nous avions tous une peur bleue qu'elle ne nous quitte, même on entendait les petits se moucher dans les coins, où ils pleuraient sans en avoir l'air. Tout le monde s'en allait et Hugues n'avait encore rien dit, il lui fallait bien s'exécuter. J'ai fait semblant de sortir avec les autres. Edmée s'évertuait encore à m'expliquer la règle de trois, quand j'étais déjà revenue sur mes pas et cachée sous le grand guéridon dont le pied me gênait beaucoup. Hugues s'est approché de Stéphanie pendant qu'elle regardait par la fenêtre, et je me demande ce qu'elle pouvait voir dehors, puisque nous étions tous à la maison. Hugues lui dit: -- Cette fortune est une drôle d'aventure; j'en suis fameusement attrapé. Ou quelque chose d'approchant. Elle lui répond, comme si elle lui jetait des seaux de glace sur la tête: -- Je vous remercie bien, vous me faites penser que je ne vous ai encore rien dit de votre mariage... qui est aussi une aventure très drôle. -- Je ne sais plus bien leurs mots, mais c'est ce qu'ils voulaient dire. Le scrupule de Cam était superflu, car personne n'aurait reconnu ni Hugues, ni Stéphanie dans ce dialogue fantaisiste qui n'était qu'une très libre traduction de leur entretien. -- Alors, poursuivit Cam, on me répète tant de ne pas causer à tort et à travers, et que le meilleur remède serait d'écouter à propos, que j'ai écouté de toutes mes oreilles; elles étaient encore toutes rouges parce que Joseph venait de me les tirer, et elles me cuisaient tellement que j'avais peur qu'elles ne prennent feu; mais j'étais décidée à tout souffrir. Stéphanie et Hugues se donnaient l'air empesé. Stéphanie a dit en choisissant ses mots comme des fraises dans un grand saladier tout rempli, où il y aurait eu aussi des chenilles: -- Je ne croyais pas que ma fortune fût un événement inattendu; depuis plusieurs mois, M. de Gourville nous le faisait prévoir; mais vous n'en saviez rien ou, plutôt, vous n'y croyiez pas. -- Notez, Aube, intercala Camille, que mon pauvre Hugues ne savait que cela et qu'il s'était toujours dit: C'est bien ennuyeux, mais Stéphanie finira par être une héritière. -- Eh bien, il ne s'est pas défendu contre cette calomnie de Stéphanie. Elle a repris d'un ton de Mont-blanc: Je vous ai souvent laissé voir mon estime, pourquoi ne vous montrerais-je pas aujourd'hui... -- Que j'ai démérité, a-t-il dit. Elle a continué en faisant sa Cléopâtre tant qu'elle pouvait: Depuis des années, je suis la fille de vos parents et votre soeur, je m'intéresse donc à vos actions; vous aviez décidé de ne jamais épouser une femme plus riche que vous, mais Menaudru est un beau château, et vous étiez bien libre de changer vos résolutions. Il est devenu tout vert, ou bien si c'était le rideau qui lui collait de l'ombre verte sur la figure. Oh! la méchante Stéphanie, la méchante... Je ne l'aurais pas mordue, mais je l'aurais bien pincée, j'avançais déjà les doigts sous le tapis, je me suis retenue. Ce qu'elle aurait crié de surprise! on n'en aurait plus fini. Mais aller faire entendre en plein visage à Hugues que c'était peut-être bien Menaudru qu'il voulait épouser... -- Eh bien, Aube, qu'avez-vous? Je vous fatigue? Non? Hugues a voulu répondre; mais elle lui a dit: Mon cher, que la crique vous croque!... Oh! qu'est-ce que je vous dis là? Elle lui a dit: Lieutenant Droy, ne vous embarrassez pas dans des explications inutiles dont votre dignité souffrirait. Puisque vous me forcez à vous dire mon opinion... Il ne la forçait guère, il aurait bien voulu, au contraire, qu'elle se taise. Bref, Hugues et Stéphanie ne s'accordaient pas du tout. Je ne suis pas déjà si heureuse, qu'elle a soupiré. Et moi... a dit Hugues. -- Et moi, je suis enchanté, c'est ce qu'il voulait dire, comprenez-vous? Elle a continué: Je vous avoue que votre mariage ne me surprend pas moins que ma fortune ne vous confond. -- Alors, Hugues l'a regardée d'un air, oh! d'un air qui sentait la poudre et que vous ne lui verrez jamais, Dieu merci. Le livre que tenait Stéphanie est tombé de ses mains comme si elles étaient gelées, et Hugues ne le lui a pas ramassé, ce qui n'était guère poli, surtout quand on pense comme il se précipite pour vous tirer du moindre mauvais pas. Elle a encore dit pourtant: Personne n'apprécie Aube de Menaudru plus que moi. -- Et elle parlait très bien, comme si son coeur allait mieux pendant qu'elle parlait de vous. Elle a poursuivi: Nous sommes tous meilleurs depuis que nous la connaissons. Vous la trouviez charmante et vous le montriez. Mais si vous l'admiriez comme nous tous, vous n'ambitionniez pas d'en faire votre femme, et vous le montriez aussi. -- Il a répondu, oh! cette fois, je suis bien sûre des termes... -- Cam! s'écria Aube, achevez, je vous en supplie... -- Suppliez, suppliez, voilà le plus beau. Ils s'entre-regardaient comme pour dire: "Ah! mon Dieu, que c'est donc contrariant d'être brouillés... ce n'est pas ma faute." Je n'y ai plus tenu, j'ai crié, oui, j'ai crié: "Benêts que vous êtes, rabibochez-vous..." Vous me croirez si vous pouvez, Aube, ils n'ont pas même regardé pourquoi le pied de table parlait, ça ne les a pas plus étonnés que d'entendre sonner une pendule. Moi, je commençais à m'attendrir sous mon tapis. Par malheur, mes larmes n'éteignaient pas mes oreilles qui brûlaient toujours. Stéphanie disait: "Dites-moi pourquoi vous avez choisi Auberte, pourquoi vous l'avez demandée malgré sa fortune qui aurait dû vous séparer d'elle?" Pourquoi, pourquoi... Comme c'était difficile à comprendre. Fallait-il qu'elle soit bornée pour ne pas deviner, rien qu'à la figure de Hugues, que c'était vous qui aviez parlé la première (moi, je m'en suis toujours doutée) et qu'il se ferait hacher menu comme chair à pâté et tirer ensuite à quatre chevaux plutôt que d'en convenir. Il a répondu très crânement: "C'est un grand, un profond chagrin pour moi de me voir mal jugé par vous. Je n'ai rien à vous dire, sinon que j'aime assez Aube de Menaudru pour que les obstacles dont vous parlez n'existent plus à mes yeux." Elle a demandé: "Alors, c'est par affection que vous l'épousez?" -- Oui, oui, oui! a-t-il dit trois fois. L'irrésistible dévouement de Camille aux affaires d'autrui ne lui valait, d'ordinaire, que la plus noire ingratitude; aussi fut-ce une surprise pour l'officieuse enfant quand Aube, sans rien dire, l'embrassa trois fois coup sur coup. -- Trois baisers d'Aube pour trois oui d'Hugues, le compte y est, se dit Cam en regardant Aube s'en aller. Je connais Hugues et Stéphanie, ils seront malheureux comme des perdus tant qu'on ne les aura pas raccommodés. Cela ne vous amusera pas beaucoup, ma princesse, de dire à Stéphanie que c'est vous qui avez demandé Hugues; mais c'est un devoir de rétablir la paix dans les familles. * * * Mme de Menaudru déjeunait à la Maison avec Laurent et Auberte. Quand on passa dans le salon pour y prendre le café, Auberte, au lieu de s'asseoir, suivit au jardin l'une des babies qui s'amusait à faire voler bien haut le volant de Camille. Et Hugues suivit Aube, emportant le collet de loutre qu'elle avait oublié. Il avait pour elle de ces soins minutieux, de ces attentions protectrices; il était d'une vigilance chevaleresque, infatigable. Elle savait maintenant, grâce à Cam, pourquoi il y avait tant de tristesse inavouée dans cette protection. Et Aube ne voulait plus que Hugues fût triste, elle ne voulait plus que Hugues souffrît de son malentendu avec Stéphanie. Ils atteignirent en quelques pas l'allée où Stéphanie se promenait en surveillant l'autre baby; celle-ci pêchait à la ligne dans un massif de houx avec beaucoup de succès, paraît-il, car elle ne tarissait pas en petits cris d'aise. Aube alla à Stéphanie, prit le bras de la jeune fille en disant: -- Voulez-vous que nous nous promenions un peu? Elles marchèrent lentement dans l'après-midi terne et douce, sous le ciel blanc où s'accumulaient des menaces de neige; Hugues restait derrière elles, sans se rapprocher ni les quitter. Aube commença avec sa candeur grave, sans détour: -- Je ne vous ai pas dit encore l'histoire de mes fiançailles. Je l'aurais dû. Elle sentit en Stéphanie un mouvement de recul; mais elle continua, se serrant contre sa compagne presque comme elle le faisait avec sa mère: -- J'ai toujours eu du regret de penser que je privais, bien malgré moi, la famille Droy du château qui aurait pu lui revenir; je me disais que c'était dur, surtout pour Gillette qui aime tant Menaudru, mais qu'elle se réjouirait de voir le château à son frère. Quand j'ai songé à cela, je ne connaissais pas Hugues depuis longtemps, mais il me semblait, fit-elle avec une simplicité parfaite, que c'était depuis plus longtemps que ma vie. Je sais qu'Hugues pense de même, ou du moins qu'il a lu tout de suite jusqu'au fond de moi. Hugues, vous pouvez rester et m'entendre. Son père m'a avoué qu'il me voudrait pour fille, mais qu'il n'oserait pas me demander. Vous, Stéphanie, m'avez montré qu'Hugues était trop fier pour venir à moi, mais qu'un peu de courage et d'humilité conquiert beaucoup de bonheur. J'ai compris, j'ai bien compris? Elle interrogeait Stéphanie; sous l'appel de ce regard presque inquiet, Stéphanie fit un geste vague. -- Hugues et Stéphanie, je ne me suis pas trompée? insista-t-elle. -- Ils murmurèrent: Non, emportés tous deux par la même force souveraine. Elle leva vers eux ses yeux sombres dans lesquels semblait être tombée toute l'ombre de Menaudru, l'ombre séculaire et sacrée des vieux murs, des vieux ombrages... ces yeux où la flamme voilée du bonheur, de la vie, vacillait comme incertaine et toujours prête à s'éteindre. -- J'ai attendu, pourtant, afin d'être bien sûre de moi et de lui, puis j'ai fait ce que vous m'aviez dit, Stéphanie. J'ai... Elle hésita, une honte virginale précipitait à la suffoquer le battement de ses artères. Mais elle acheva avec le même héroïsme d'innocence qui l'avait déjà soutenue quand elle avait parlé à Hugues. -- J'ai fait ce que vous m'aviez dit. Oh! ne vous rappelez-vous donc plus vos paroles de ce jour, dans le petit salon de Mme Droy. C'est moi, oui, c'est moi qui ai demandé à Hugues d'être sa femme. Hugues, laissez-moi dire... L'aveu était fait. Stéphanie n'y répondit pas. La voix qui lui parlait était si loyale, si douce, montait d'un coeur tellement généreux et purifié, qu'elle ne sentait pas sa propre voix capable d'y répondre. -- Oui, j'ai fait cela, c'était difficile, mais j'avais votre encouragement. J'ai rêvé de vivre près de lui pour mieux vivre, de trouver en lui ma conscience et mon guide, tout en faisant du bien aux siens et en réparant l'injustice du sort; je tâcherai de devenir une femme comme sa mère et comme vous, de n'être plus une petite enfant pour personne... rien qu'un peu la sienne. Vous avez raison, Stéphanie, je ne suis pas digne de lui, mais je l'aimerai si fidèlement qu'à la fin, je pourrai peut-être... De nouveau, elle eut un air de doute et d'angoisse: -- Me suis-je trompée? Ai-je bien fait pour notre bonheur à tous? Stéphanie[,] toute tremblante, mais essayant de sourire, murmura: -- Le beau jour que promet cette aube... -- Maintenant que vous savez, reprit Aube, dites que vous êtes amis, que vous vous aimez comme avant. Donnez-vous la main. Leurs mains à tous deux étaient froides, elle frissonna un peu en les réunissant dans les siennes, mais elle fit passer en Hugues comme en Stéphanie l'esprit de justice et d'abnégation qui est, plus que l'amour, "une chose d'éternelle beauté et de joie éternelle." XVII La famille Droy était dans une période heureuse, car, ce même printemps, Pascal sortit de son école d'agriculture avec des notes de premier ordre, et Marc subit fort convenablement ses examens. La nouvelle de ce dernier succès fut apportée à la Maison par Pascal qui, étant libéré depuis quelques semaines, avait pu assister son frère dans l'épreuve. La commotion de cette joie causa à Edmée la dernière palpitation qu'elle dût avoir de sa vie; depuis que les séjours fréquents d'Hugues allégeaient une part de sa tâche, elle retrouvait grand train sa santé. L'arrivée triomphale de Marc, que Pascal n'avait précédé que de peu, mit le comble à la joyeuse confusion. Cam traversa la bibliothèque au pas de course en disant avec sang-froid à sa famille: -- Attendez-moi une minute que je cherche un plus grand mouchoir, je sens que je vais pleurer comme une fontaine. Et, cette sage précaution prise, elle s'abandonna à son émotion. Auberte et Laurent, qui étaient présents à cette scène, offrirent leurs félicitations aux fortunés parents. -- Ah! on peut dire que nous avons eu de la peine, dit au premier moment d'accalmie Cam qui, pour un peu plus, se serait épongé le front avec son fameux mouchoir. Hugues est marié ou il ne s'en faut guère. Gillette pourrait l'être, Marc est bachelier... Elle les prenait tous à témoins que c'était de bonne besogne. -- Il ne nous reste plus qu'à trouver pour Pascal une place tout à fait avantageuse et supérieure. Elle avait mis, comme de coutume, le doigt juste sur la place sensible, le visage des aînés de la famille prit à ces derniers mots une expression absorbée, Mme Droy regarda avec une complaisance un peu soucieuse le grand garçon blond à l'air sérieux et appliqué, presque lourd pour un Droy, à qui l'on avait mis l'outil du travail en main, et qui aurait peut-être à attendre encore longtemps son ouvrage. Au milieu du silence qui avait suivi l'opportune remarque de Camille, s'éleva la voix mesurée, indifférente, de Laurent qui disait: -- J'ai une proposition à vous faire. C'était chose assez nouvelle pour que chacun ouvrît largement les oreilles. Laurent reprit d'un ton délibéré: -- Notre fermier général demande sa retraite. Si cela vous agrée, Pascal, et si vos parents vous approuvent, nous entreprendrons à nous deux de le remplacer. J'aurais déjà brigué sa succession s'il n'avait été un vieil homme intéressant, auquel mon père tient par tradition. Nous administrerons mes propriétés et celles de mes parents. Hugues nous confiera aussi celle de ma soeur. Vous êtes encore un peu jeune et moi assez ignorant, mais j'ai lieu de croire qu'en combinant nos facultés, nous nous en tirerons à l'honneur de Menaudru et de la Maison. Ce fut de nouveau grande joie; l'allégresse prit, grâce aux bons offices de Cam et des garçons, les proportions d'un tumulte, Laurent fut entouré, remercié, complimenté, et même embrassé par les babies sans perdre un atome de son flegme. Les chères babies témoignaient d'un ravissement bien désintéressé, si l'on considère qu'elles ne voyaient que du feu dans tout ce qui se passait; elles se trémoussaient avec autant de bonne foi que si elles avaient eu en même temps le baccalauréat de Marc, la liberté reconquise d'Edmée, la place inespérée de Pascal et la fiancée incomparable d'Hugues. Après avoir reçu la poignée de main chaleureuse et les remerciements plus discrets de Mme Droy et du Patriarche, et échangé quelques mots avec eux, Laurent se recula vers sa soeur; il y avait toujours autour d'Aube une atmosphère de paix radieuse que tous les Droy réunis ne pouvaient troubler. Laurent tomba, par hasard sans doute, sur Gillette qui, si l'on avait pu associer son nom à pareille image, aurait paru violemment intimidée. Bien qu'elle eût une robe toute simple et ses cheveux pâles noués comme de coutume, Gillette, par un autre hasard qui se reproduisait tous les jours, était délicieusement mise et coiffée; il était évident que si Gillette voulait coiffer sainte Catherine, ainsi que l'assurait Cam, elle entendait la coiffer droit. Elle sourit à Laurent d'un petit sourire un peu tremblant, et dit: -- Je vous fais amende honorable, je vous ai calomnié; mais j'avais cette excuse que je ne pensais pas le premier mot de mes calomnies. -- Alors, demanda-t-il, nous sommes alliés? -- Mon Dieu... fit-elle avec une hésitation rieuse, je crois bien que, si l'on me donnait le choix aujourd'hui, j'aimerais mieux être votre soeur que... -- Que de mourir... mais, dit-il avec infiniment de sérieux, c'est que moi, j'aimerais mieux mourir que d'être votre frère... Gillette pâlit, le rose nacré et frais de son visage disparut, elle devint toute blanche. Il continua: -- Vous m'avez demandé souvent pour quoi et pour qui je vivrais. Eh bien!... Laurent avait comme Aube de grands yeux bleu foncé, doux et graves. Ses yeux plus que ses lèvres achevèrent: -- Ce sera pour vous, si vous le voulez bien. Et, pour la première fois de sa vie, Gillette Droy resta bouche close. ..... Et dans cette joie universelle, se fit le mariage d'Aube avec Hugues Droy. Ils furent unis devant la loi à Menaudru, dans le grand salon Empire où Hugues avait appris que le Comte ne lui refusait pas sa fille. C'était la première occasion où tous les Droy se trouvaient assemblés à Menaudru; du Patriarche aux babies, ils étaient tous là. Les enfants avaient revendiqué le privilège de voir marier Hugues. Ce fut une invasion respectueuse, mais ce fut l'invasion du château par la Maison. La tribu, en costume de cérémonie, se rangea dans le plus bel ordre autour de son patriarche; Stéphanie, Gillette, Edmée étaient vêtues de vert pâle et toutes trois semblablement parées comme des soeurs; mais la même toilette, les mêmes perles, les mêmes fleurs ne les faisaient point soeurs cependant. Aube portait une robe toute droite, toute unie, d'une somptueuse rigidité, une robe de velours bleu éteint, délicatement brochée d'argent, qui devait sortir en droite ligne des coffres oubliés à Menaudru par quelque jeune princesse burgonde. De très hautes et vieilles dentelles ivoire encadraient son cou mince. Elle était assise dans un raide fauteuil à haut dossier sombre, sculpté comme un pan de chapelle gothique. Et elle avait, dans ce cadre lourd, archaïque, la grâce et la fierté d'un lis. Hugues, très grave aussi dans son uniforme, se tint debout près d'elle pendant la lecture du contrat. Puis on ouvrit toutes les portes et ils furent mariés. Le regard d'Aube demanda ce qu'on lui faisait signer, puisqu'elle venait de répondre oui, et ce qu'un trait de plume ajouterait à sa parole. Elle se trompa et signa Auberte de Menaudru, on ne vit l'erreur que plus tard. L'assistance se sépara pour deux jours. Le Curé de Mirieux, un vieil et cher ami d'Auberte, appelé inopinément dans sa famille, ne pourrait revenir que le surlendemain célébrer le mariage religieux. Le château retomba dans une paix profonde; les invités n'arrivaient pas aujourd'hui: Hugues retournait pour ce soir à Besançon, le reste de sa famille vaquait aux derniers préparatifs, car la Maison attendait aussi ses invités. Aube était séparée jusqu'au surlendemain d'Hugues et de sa famille, leur dernière séparation avant que l'Eglise bénît leur mariage. Tout à l'heure, le Comte avait repris du geste un jeune homme qui appelait Aube Madame: Mais le premier pas était franchi, on avait scellé le premier anneau de l'indestructible chaîne, et Dieu le savait comme Auberte. Elle sentait encore la douceur tendre, le respect aimant des lèvres qu'Hugues venait de poser sur ses doigts. Quoiqu'elle dût passer ces heures dans la solitude, elle garda sa robe d'apparat. Le Comte s'était trouvé plus souffrant, Mme de Menaudru ne pouvait le quitter. Aube, livrée à elle-même, désira refaire un chemin qu'elle avait souvent suivi. Elle prit la clef de la porte qui faisait communiquer le parc avec le cimetière, et elle ne dit rien de son projet puisqu'elle ne devait pas sortir de Menaudru. Mais se serait-on opposé au voeu rêveur de la petite fiancée? Il y avait en elle quelque chose de si pur, de si sacré, que plus que jamais, on avait un grand besoin de lui complaire, une frayeur de froisser cette fleur frêle de joie confiante qui était devenue son lot. Aube entra dans l'église qui était déserte, et c'était une charmante vieille petite église avec sa voûte très basse, ses bancs austères, sa sainte pauvreté. L'allée centrale était dallée de pierres usées, fendues, inégales, qui étaient encore des tombes de Menaudru. Les fenêtres avaient de petites vitres maillées de plomb, contre lesquelles venaient frapper les branches d'arbustes du cimetière, et ce cimetière étroit, qui servait d'enclos, envoyait ici un reflet léger, flottant, du vert profond et humide de son feuillage et de ses herbes. Aube frôla au passage la corde qui tombait du clocher. Dès demain, cette corde mettrait en branle les cloches pour annoncer à toute la contrée les noces d'une fille de Menaudru. Stéphanie, Edmée et Gillette s'étaient levées avant l'aurore pour commencer la décoration de l'église. Stéphanie montrait à Aube une affection muette. Elles avaient disposé le long des murs des branches de saule, de sapin et de roses; et dehors, dans le cimetière, Aube retrouva des roses, des sapins et des saules. Elle alla vers les tombes de sa famille. Il y avait un an qu'elle s'était assise sur l'une de ces pierres, cachant de sa main un mot pour que le nom gravé là fût tout semblable au sien. Si elle mourait après-demain, on aurait un autre nom à inscrire. Elle avait bien changé depuis ce temps: elle n'était plus cette Auberte bercée par sa chimère qui s'en allait pleine de sérénité mélancolique, oublieuse de la vie réelle. Mais voilà qu'un peu de cette mélancolie pensive vint la ressaisir, tandis qu'elle mesurait le chemin parcouru depuis qu'elle s'était assise à cette place. Elle y faisait une nouvelle station, qu'y aurait-il ensuite pour Aube? quelle serait sa prochaine étape? Elle était si éprise du présent, si peu curieuse de l'avenir matériel, qu'elle connaissait à peine les plans arrêtés par Hugues et le Comte. Quand le congé d'Hugues aurait pris fin, elle habiterait encore un peu Menaudru où son mari passerait tous ses jours disponibles. Il n'était que vaguement question de son installation à Besançon, dans un vieil hôtel espagnol délabré et superbe qu'y possédait son père; mais cette demeure future lui semblait si lointaine qu'elle n'y croyait guère. Si de tels soins ne l'effleuraient pas, Aube voyait clairement pour elle un lot de responsabilités et de devoirs. Elle remerciait Dieu de le lui accorder. En cette minute, elle pensait surtout et avec une conviction intense, presque surnaturelle, qu'elle avait confessé la veille toutes les fautes de sa vie et qu'elle ne voulait plus pécher. Cette nuit, le vent souffla et gémit, tournoyant à grand bruit furieux ou plaintif autour de la chambre élevée d'Auberte. Et Auberte rêva qu'elle s'en allait à la recherche du trésor de Menaudru. Il fallait qu'elle trouvât le lotus pour la réhabilitation de Mlle Anne. Elle vit soudain Mlle Anne devant elle; les lèvres pâles de la vieille demoiselle s'agitaient faiblement, mais elles ne formulaient pas une prière, elles racontaient une légende, la légende du trésor de Menaudru qu'une âme toute blanche retrouvera un jour en y perdant son bonheur. Aube l'écoutait à peine, elle avait tant de bonheur dans sa part, qu'elle en pouvait bien risquer un peu. Elle ne croyait pas à la menace, elle voyait le vieux sapin qui l'appelait de son murmure; cette fois, elle comprenait bien son langage, il disait: Ici, ici le trésor... Il faisait signe à Aube, il étendait l'une des ses branches comme un bras pour montrer une place, et l'ombre de sa verdure traçait à terre ses signes compliqués qu'Aube essayait en vain de lire. Aube s'éveilla et se leva aussitôt. Il était de grand matin, mais elle s'habilla pour sortir. Et, pour ne pas éveiller Jeanne en entrant dans sa chambre, elle remit la robe qu'elle avait portée la veille, la belle, la lourde robe de velours fleurie d'argent. Elle sortit par son petit escalier tournant, et se trouva sur l'étroite esplanade de gazon qui bordait Menaudru sous ses fenêtres, du côté des contreforts. Elle regarda l'horizon de montagnes, les alvéoles inégales, déchiquetées, les cirques, le grand amphithéâtre de Menaudru, l'immense gouffre d'ombre qu'elle avait vu tant de fois le soleil emplir d'une brume verte, rousse ou dorée. Le vent s'était apaisé sans pluie, il faisait une aurore chaude et éclatante; mais elle pouvait distinguer les traces de l'ouragan de cette nuit. Là-bas, sur la route qu'elle suivrait demain tout de blanc vêtue pour aller à l'église, un grand peuplier à demi abattu s'inclinait en arc de triomphe; le vent avait travaillé pour Aube, il avait tendu cette magistrale guirlande pour la fêter. Elle revint dans le jardin et se dirigea vers la chapelle. Peut-être voulait-elle revoir les ruines qui allaient disparaître aujourd'hui même, le répit qu'elle avait obtenu était à son terme. Peut-être voulait-elle s'assurer que son sapin n'avait pas souffert de la tourmente; le sapin était toujours debout et immuable dans sa sombre gloire. Aube constata de loin que, si le château dormait, la Maison était en pleine activité. Elle entra avec précaution dans les ruines; c'était bien une visite d'adieu. Les travaux allaient s'achever, on devait abattre les dernières pierres, condamner la crypte, aplanir la surface de l'ancienne chapelle dont les démolitions combleraient la petite cour; on avait apporté des montagnes de sable et de terre pour servir au nivellement définitif. Aube descendit dans la crypte. Elle n'avait plus de craintes superstitieuses; ses croyances enfantines à moitié volontaires, ces ombres puériles et aimées qui avaient peuplé la torpeur enchantée de son adolescence, s'effaçaient comme s'effacent et meurent les nuées quand le soleil se lève. Elle avait atteint l'extrémité de la crypte; mais, au moment de retourner sur ses pas, elle s'arrêta et tressaillit. L'ombre du sapin, glissant par le soupirail brisé, s'allongeait sur le sol comme dans le rêve d'Auberte: et, comme dans son rêve, il lui faisait signe et lui montrait un chemin. Aube poussa la porte qu'elle avait découverte cet hiver et réussit, cette fois, à l'ouvrir; elle entra dans la petite cour encaissée, encombrée d'herbes folles et que jonchaient les débris de la chapelle. Le soleil qui frappait fortement dans cet espace restreint, y créait une température de serre. Des essaims de mouches d'or bruni bourdonnaient dans l'air vibrant et limpide, et les lézards couraient sous l'herbe chaude. Aube suivit le sentier noir que lui traçait l'ombre du sapin, et arriva en quelques pas au pied de l'arbre; elle caressa l'énorme tronc résineux, puis, cédant à un attrait, elle l'entoura de ses bras et appuya son front contre lui. Un souffle froid comme une respiration glacée lui fit tourner la tête; autour d'elle, tout était chaleur, bruissements de vie et de lumière, d'où venait cet air humide qui avait passé et qu'elle ne sentait déjà plus? Elle le sentit de nouveau et plus fort. En se penchant sur un amoncellement de ronces vigoureuses comme des lianes, dans l'angle formé par les restes de la chapelle et le mur des Droy, elle aspira une odeur de terre fraîchement remuée et une odeur de cave. Elle vit que les racines du sapin plongeaient sous ces ronces comme pour s'en aller bien loin fouiller le sol. Sans souci des épines qui égratignaient ses mains, qui s'accrochaient, méchantes et tenaces, à ses cheveux, elle travailla à faire une trouée dans ce rideau de végétation exubérante; elle rencontra des pierres récemment éboulées, puis le vide noir et froid d'une cavité peu profonde qui se creusait sous la terrasse des Droy et paraissait sans communication avec la crypte ou la chapelle. Les racines du sapin, en cherchant la bonne terre, avaient désagrégé un pan de maçonnerie invisible sous l'épais enchevêtrement de broussailles. Aube s'attacha des mains à une branche et se laissa glisser en fermant les yeux. Un bruit de pierres roulantes lui rappela que la chapelle était ébranlée par les récents travaux; si Aube allait être ensevelie et murée là toute seule, pendant qu'au château et à la Maison, on préparait ses noces? Mon Dieu! qu'il faisait froid ici! Après l'atmosphère ensoleillée du dehors, c'était une nuit funèbre, un froid de tombe. Par les interstices de la verdure qu'elle venait d'écarter, filtra un rayon de soleil, mince et fugitif, qui fit jaillir un éclair devant Aube et lui montra à ses pieds le lotus de Menaudru. Oui, il était là, à ses pieds. Dans le bref flamboiement du soleil, elle en avait reconnu la barbare magnificence, les pierres bleues transparentes qui formaient ses pétales et ses longs pistils de diamant, clairs et lumineux comme des étincelles. Le rayon déplacé par un balancement du feuillage était déjà envolé, la phosphorescence bleue s'était éteinte. Aube ramassa à tâtons la sauvage amulette. Mais, dans le réduit ténébreux, une autre clarté entra, puis partit; puis il en revint une autre et une autre encore, toutes éphémères, incertaines, et allumant partout où elles avaient passé de courtes flammes rouges et blanches, des scintillements de pierres précieuses. Aube pensa qu'elle avait trouvé le trésor. Sous le vol rapide, espacé, de ces clartés indécises, elle voyait tout l'amoncellement de joyaux enterrés là depuis un siècle. Opales, diamants, topazes, rubis étaient jetés autour d'elle pêle-mêle, à l'aventure. Aube avait retrouvé le trésor de Menaudru. Cela ne l'étonnait pas outre mesure; sans bien s'en rendre compte, elle s'y était toujours un peu attendue, elle n'était qu'à demi surprise d'étreindre une portion miraculeuse de son vieux rêve. Seulement ses jambes défaillirent; elle s'assit sur une pierre et posa le lotus sur ses genoux. En attendant qu'elle pût le contempler au grand jour, elle l'attacha à une chaînette rentrée dans son corsage. Son regard se tourna vers l'ouverture où la houle de feuilles, agitées par son passage, laissait encore glisser un peu de lumière, elle vit une voûte noircie de fumée. Et elle crut revivre toute la scène: le château assailli au moment où Mme de Mareux s'échappait avec son intendant, la fuite éperdue de la dame pendant que le vieillard, avant de se faire tuer, jetait en désordre dans ce caveau les bijoux qu'il ne pouvait plus sauver. Il avait essayé de faire sauter la chapelle et peut-être le château, en allumant la poudre dont les traces noircissaient encore la voûte, et n'avait réussi qu'à faire écrouler un mur qui avait obstrué l'accès de la cachette. Sur l'éboulement de terre ainsi provoqué, les premiers maîtres de la Maison avaient appuyé leur terrasse, et les choses seraient restées toujours ainsi si le vieux sapin n'avait, à la longue, déplacé les pierres de ses racines altérées et fait un passage pour Auberte. Aube considéra d'un oeil de reproche la fumée de cette poudre sacrilège qui avait voulu détruire Menaudru. Le rideau de verdure avait fini par s'immobiliser; entraîné par son poids, il était retombé, interceptant le jour, cloîtrant Auberte. La jeune fille fit un mouvement pour se lever, toucher du doigt les richesses fantastiques qu'elle n'avait fait que deviner et entrevoir. -- Prenez garde! dit la voix de Mme Droy tout près d'elle. Mais Mme Droy n'était pas avec Aube, non plus que les enfants qui lui répondirent: -- Oh! le mur est très solide et nous ne tomberons pas. Aube entendit sur sa tête des pas si rapprochés qu'elle percevait le froissement des feuilles sèches foulées par les promeneurs. Elle entendit des cris et des ébats d'enfants qui s'éloignaient ou se rapprochaient, sans doute au hasard du jeu. Stéphanie et Mme Droy marchaient sur la terrasse, pendant que les enfants s'amusaient autour d'elles et cueillaient des fleurs pour la fête. Elles se parlaient sur un ton d'affection et de tristesse. Stéphanie disait: -- Je n'ai jamais été injuste pour Auberte. Vous avez eu raison de vous attacher à elle. Je l'aime moi-même. Elle est droite et bonne comme une petite sainte. La mère répéta avec douceur: -- Oui, notre petite sainte, notre petite enfant... Que Dieu nous la conserve! -- Pardonnez-moi si je vous ai mal jugés tous, reprit Stéphanie avec effort. J'ai cru que Menaudru vous tentait. Mais j'ai compris que vous n'aviez pu agir autrement pour le bonheur d'Auberte. Il y eut une pause pendant laquelle la nuit complète se fit dans le réduit où Aube écoutait sans trembler, le coeur même immobile. Les lueurs fuyantes, dans lesquelles elle avait vu des pierreries, disparurent comme si les paroles qu'on prononçait là-haut les avaient éteintes. Stéphanie continua: -- J'ai compris que, par le concours fatal de quelques circonstances, Aube avait lieu de se croire aimée d'Hugues; elle le croyait fermement, passionnément. Hugues était libre; quand il m'avait demandée jadis, j'étais pauvre, je l'avais repoussé pour ne pas entraver son avenir. Aube s'était attachée à Hugues dans sa confiance d'enfant: il ne pouvait lui répondre non sans l'outrager, la frapper d'un coup irrémédiable, exposer peut-être cette fragile vie. Et elle lui était chère aussi, n'est-ce pas? Alors, il a triomphé de son orgueil pour qu'elle fût heureuse, elle qui avait mis son bonheur en lui. Mme Droy n'eut pas un mot pour protester, et Stéphanie murmura avec une sorte de ferveur: -- Vous êtes si bons, je suis fière de vous! -- Et moi, Stéphanie, je vous aurais voulue pour ma fille. Les mots lui avaient échappé. Mais, dans sa fidélité à l'absente, la mère dit aussitôt d'un ton mélancolique et résolu: -- Nous aimons Auberte. Elles s'étaient éloignées depuis longtemps; la terrasse était solitaire, les enfants continuaient plus loin leurs jeux, et Aube restait à la même place. Elle y resta longtemps, et ce froid de cave qui régnait ici s'abattit comme une lourde chape de glace sur ses épaules. Le temps passa, le matin devait s'avancer; elle ne s'en aperçut point, pas plus que du froid qui la pénétrait, incisif et perfide, jusqu'aux moelles. Elle fut éveillée à la fin par un bruit persistant, le choc des outils que maniaient dans la chapelle plusieurs ouvriers arrivés tardivement à l'ouvrage. Elle se leva. Avant de quitter ce lieu où elle venait de subir son agonie, elle essuya d'un geste machinal sa joue rigide, puis elle regarda sa main comme si elle s'attendait à y voir du sang; mais elle n'avait même pas pleuré des larmes. Le soleil était plus haut, l'air brûlant dans la petite cour; mais pour elle, dorénavant, il faisait partout aussi froid que dans le caveau qu'elle venait de quitter. Elle n'était même pas effleurée par toute cette ardeur de vie et elle reconnut, tout à coup, sur ses lèvres, le goût de mort que le contact des lèvres de Zoé y avait mis un jour. Elle était restée trop longtemps immobile dans cette humidité, le froid l'avait pénétrée. Elle leva les yeux vers le sapin; elle s'était trompée en interprétant son langage, il avait dit sans trêve: Ici, ici, tu entendras le mot funèbre de ton énigme... Ici, ici, tu perdras ton bonheur. Elle avait bien voulu donner un peu de ce bonheur aux autres; mais pas cela... oh! Dieu savait bien qu'elle ne pouvait donner cela. Elle défaillait devant le renoncement définitif, tout son être se refusait au sacrifice suprême. Il n'y avait personne dans la crypte, les hommes occupés dehors ne devinèrent point Auberte dans cette pâle apparition. Elle ne les vit ni ne les entendit: elle ne pensa point à la besogne qu'ils allaient achever en comblant la cour et l'entrée du caveau. Elle remonta dans sa chambre et, frissonnante, s'étendit sur son lit. Là, Aube fit avec une sorte d'âpreté son examen de conscience. Elle se rappela les incidents qu'elle avait, jusqu'ici, volontairement laissés dans l'ombre, les larmes qu'elle avait vu verser à Stéphanie le premier jour de leur connaissance. Elle avait voulu les oublier, n'en point chercher la vraie cause, ne pas remarquer que Stéphanie, qui pleurait secrètement après un départ d'Hugues, devenait rayonnante quand Hugues était là. Et Hugues... Oh! pour lui, pour ce qui le concernait, il n'y avait même pas à réfléchir; le silence de sa mère tout à l'heure, autant que le cri qu'on lui avait, à la fin, arraché était le plus formel aveu. Et comme Auberte était brave, que le sang des vieux Menaudru coulait intact dans ses veines délicates, elle pouvait être dure envers elle-même quand l'honneur l'exigeait; elle se dit qu'elle avait voulu épouser Hugues sans savoir si elle ne prenait pas le bien d'une autre. C'était une faute à laquelle on ne pouvait plus rien, puisque, légalement, Aube était la femme d'Hugues et que la plus héroïque abnégation ne pourrait entamer leur engagement, que Dieu n'avait pourtant pas consacré. Mais, devant le malheur d'Hugues, elle oubliait son amère honte pour flétrir ce qui avait été sa faute et l'erreur aveugle de son coeur. Elle s'était affaissée toute vêtue sur son lit, le manteau de glace était toujours sur elle, l'enveloppant, plus lourd, plus accablant, appesantissant son esprit lui-même. Elle fit un faible effort pour réagir, pour penser, elle se sentit plus mal et songea qu'elle allait peut-être mourir. Elle avait pris mortellement froid en cherchant le lotus de Menaudru; et ce froid, oui, elle en était sûre, plus rien ne le dissiperait. Le vide se faisait autour d'elle. Les autres, Stéphanie, Laurent, Gillette, même sa mère et Hugues, reculaient très loin, lui devenaient comme étrangers; elle n'avait déjà plus rien de commun avec eux, elle était déjà seule avec Dieu sur une rive; tout ce qu'elle avait aimé en ce monde restait sur l'autre. Et là était pourtant le dénouement, l'infaillible remède. Tout lui avait paru si affreusement dur, si désespérément perdu, et voilà que sa mort pouvait tout réparer, tout aplanir. Dieu venait à son aide en la rappelant à lui. Deux heures s'étaient encore écoulées, mais on croyait Aube endormie et l'on évitait l'approche de sa chambre pour mieux respecter ce repos. Quand on entra, à la fin, Aube n'avait plus bien ses sens; elle s'aperçut cependant qu'on l'entourait, il y avait dans sa chambre des chuchotements, des allées et venues de figures consternées dont elle reconnaissait à peine les traits, et qui lui paraissaient d'un monde auquel elle n'appartenait plus. Il y eut aussi une longue visite du docteur qui ne lui recommanda même pas de ne point se pâmer, jugeant sans doute la chose au-delà de son pouvoir. On parlait tout bas de congestion pulmonaire, mais on ne pouvait s'empêcher de croire qu'il y avait eu en elle une détente de ses forces, une soudaine et invincible lassitude de vivre. On murmurait aussi le mot de foudroyant: la foudre était peut-être tombée; en tout cas, l'orage était fini et Aube entrait en pleine paix. Elle allait donc vraiment mourir et elle en était heureuse: c'était un dénouement facile en regard de la crainte qui l'avait hantée. Depuis que son coeur s'était tourné tout entier vers Dieu, elle le sentait pour la première fois rempli. Une quiétude sereine descendait sur elle; elle n'était pas heureuse d'un bonheur forcé, fait d'anéantissement moral et d'orgueil, mais elle avait une grande joie, parfaite et solennelle, joie du repos conquis, de la bataille gagnée, de la tâche achevée avant la chaleur du jour. Dieu ne lui avait jamais destiné une longue vie, c'était pour cela que chacun s'était appliqué à la lui rendre douce. Et elle pensait qu'il lui était bon de laisser du bonheur derrière elle, de le léguer aux autres sans compter, à pleines mains. Quand ses proches, ses amis vinrent lui dire adieu, elle ne put que balbutier peu de mots; elle les regarda de ses yeux tendres qui avaient vu le lotus de Menaudru et en gardaient le mystère. Elle demanda que tout ce qu'elle possédait allât à son frère et qu'il eût le château tout de suite pour le partager avec Gillette. -- Tout de suite, tout de suite, dit-elle de son air triste et aimant: il ne faut pas attendre pour être heureux. Et Gillette pensa, dans la désolation brûlante de ses larmes, que c'était là sa punition d'avoir envié le château d'Auberte. Oui, Laurent et Gillette à Menaudru, Hugues et Stéphanie à Gourville un peu plus tard, quand ils pourraient penser à elle comme à une chère petite soeur qu'ils auraient perdue et regrettée ensemble. Oh! que leur bonheur futur lui était doux et précieux, qu'elle était donc heureuse pour eux et pour elle... De même que, dans son grand coeur, dans son angélique charité, Aube avait eu le courage d'échapper à son rêve, d'entrer résolument dans la vie réelle, de se donner en donnant ce qui lui appartenait, elle put encore, à cette heure, renoncer à son bonheur humain dans un élan volontaire. Elle voyait son château non pas fermé, condamné, désert, mourant de sa mort à elle comme elle l'avait naguère souhaité, mais embelli, ressuscité, plein de jeunesse et de joie. Elle reconnut Mlle Anne qu'elle avait réclamée et qui s'était rendue à son appel. Elle lui dit seulement: Moi aussi, je suis heureuse... Elle put encore dire aux autres que Mlle Anne était son amie et qu'elle demandait qu'on l'aimât et qu'on l'entourât toujours en souvenir d'elle. Aube voulut dire: le lotus est retrouvé... mais la voix lui manqua. Elle chercha le lotus pour le leur tendre, mais elle ne le trouva point: elle n'avait plus sa fleur mystique, lumineuse. La monture, dévorée de rouille, avait-elle cédé et, sous les doigts inconscients d'Aube, les saphirs s'étaient-ils égrenés, les pétales de pierreries s'effeuillant comme la corolle fanée d'une vraie fleur? Ou bien Aube s'était-elle abusée, l'ensorcelant rayon de soleil lui avait-il fait voir ce qui n'existait pas? Alors, quel caillou brillant, quelle feuille morte, quel fragment de branche sèche ou de vitraux brisés avait-elle pris pour l'antique joyau royal? Aube se rappela vaguement qu'elle avait quelque chose à révéler, mais ne définit point que c'était la place du trésor. Et tout cela lui paraissait si indifférent, si lointain. Elle reçut une nouvelle absolution de ses fautes, le vieux curé, qu'on avait rappelé en hâte, sanctionna tout en larmes son mariage au nom de Dieu et de l'Eglise. Puis ses amis, son mari, sa mère, la laissant un peu, se retirèrent dans le petit salon qui touchait à sa chambre; ils la voyaient encore par la porte ouverte, mais ils savaient qu'elle ne les voyait plus. Mme de Menaudru disait, dans une sorte de calme délire: -- Elle vivait, la voilà morte. Qu'est-ce qui l'a tuée? Elle les regardait tous avidement, interrogeant leur visage pour y lire qui avait tué Aube, qui avait fait entrer le fer dans son âme. Mais personne ne savait, personne n'était coupable, Hugues Droy moins que les autres. Elle se mourait, la petite princesse de Menaudru, sous ses vieux arbres à l'ombre étouffante, sous son vieux toit écrasant, et, comme elle n'avait jamais eu qu'une parcelle de vie, elle mourait sans secousse, comme elle avait vécu, très douce et silencieuse, très digne: elle retournait au sommeil enchanté d'où elle était si peu sortie. Les siens voyaient décliner cette jeune Aube délicieuse, un peu mélancolique et languissante, qui les avait réjouis dans sa pâleur et que ne devait point suivre le jour. L'histoire terrestre d'Auberte allait se clore, une histoire féconde; si courte qu'elle eût été, elle laisserait une semence impérissable. Aube avait accompli sa tâche, tenu sa place, son oeuvre serait durable parce qu'elle avait voulu le bien par-dessus tout et, de toutes ses forces, l'avait accompli. L'on ne pourrait méconnaître les leçons de l'être bon et tendre qui avait cherché sa voie dans l'amour et le sacrifice. Vers le soir, il y eut à Menaudru un ébranlement dont le contre-coup arriva jusqu'à la chambre d'Auberte. Les hommes, qu'on n'avait pas décommandés dans le funèbre désarroi du château, avaient poursuivi leur ouvrage dans la chapelle; sous l'attaque des pics et des pioches, les restes branlants du petit édifice s'étaient brusquement écroulés, déracinant et entraînant le grand sapin qui gémit, oscilla et s'abattit, brisé. Les démolitions comblèrent d'elles-mêmes la petite cour, murant ainsi pour jusqu'à la consommation des siècles, le caveau et le trésor, s'il existait, si les yeux éblouis d'Auberte ne l'avaient pas déçue -- ou jusqu'à ce qu'une autre Auberte eût le coeur assez pur, les yeux assez pleins d'innocence pour retrouver le trésor au prix de son bonheur. Dans le tronc du vieux sapin, on allait tailler à coups de hache la dernière demeure d'Auberte. Il saignerait sa résine, il pleurerait sa sève... Dans le coeur encore vivant du vieux sapin, parmi ses branches fraîches et odorantes, on coucherait Auberte pour son grand sommeil. C'est ainsi qu'elle passerait sous l'arc de triomphe que lui avaient fait les peupliers et que, portée par Gédéon et ses fils, elle s'en irait à l'église parée de saules, de sapins et de roses. Sous les roses, les sapins et les saules, elle reposerait à la place où elle s'était souvent assise pour rêver, pendant que, là-haut, Menaudru s'épanouirait d'une nouvelle vie; que Mlle Anne, chérie par Zoé, vieillirait entourée ainsi qu'Aube l'avait voulu; pendant que M. et Mme de Menaudru poursuivraient à travers le monde une course lente, errante, à la recherche de la santé et de l'oubli, le Comte toujours impénétrable, Mme de Menaudru le coeur arraché, l'âme absente, engourdie et ne souffrant plus à force d'avoir souffert, mais les yeux tournés vers le but céleste qu'Aube avait atteint, suivant avec une foi sans borne le chemin tracé par deux petits pieds las, qui n'avaient pas marché longtemps et qui avaient saigné sur la route. ... Ceux qui s'étaient réjouis de sonner tout ce jour pour le mariage d'Aube, sonnèrent pour sa mort; ils se relayèrent pour qu'elle sût au moins qu'on pensait à elle. La voix des cloches était la voix confondue de tous ceux qu'elle avait assistés, et elle l'entendit peut-être encore quand elle n'entendait plus rien. D'heure en heure, ces vibrations qu'elle avait aimées lui envoyèrent de loin un salut et un adieu. Et si rapide avait été le malheur, que bien des gens prirent pour un salut à l'épouse ce qui était l'adieu à la jeune morte. Cependant, Aube s'en allait comme sur une eau infinie et majestueuse, sans remous et sans lames; son âme errait peut-être dans ces paysages de rêve qu'elle avait peints, puis déchirés, elle parcourait des routes imprécises, bordées de corolles géantes, baignées d'ombre verte et de jour couleur de miel. Toute cette nuit scintillante, presque blanche d'étoiles, dans sa chambre aérienne qui dominait le grand gouffre bleuâtre, vaporeux des vallées, elle mourut peu à peu, s'endormit bercée par la douceur de son ancien rêve qui devenait pour elle une vérité éternelle et bienheureuse. Elle mourut à l'heure du matin où l'aube s'évanouit dans la grande lumière du jour. FIN IMPRIMERIE BUSSIERE. -- SAINT-AMAND (CHER) Erreurs typographiques corrigées silencieusement: Chapitre 1: était abandonné depuis remplacé par était abandonnée depuis Chapitre 1: de plein-pied remplacé par de plain-pied Chapitre 1: le commun des mortels appelaient remplacé par le commun des mortels appelait Chapitre 1: le jeune, frère sur remplacé par le jeune frère, sur Chapitre 1: nos grands parents remplacé par nos grands-parents Chapitre 1: demandez-le leur remplacé par demandez-le-leur Chapitre 1: =percer sur le champ= remplacé par =percer sur-le-champ= Chapitre 3: =-- Quel enfantillage= remplacé par =Quel enfantillage= Chapitre 5: =Donnez-la moi= remplacé par =Donnez-la-moi= Chapitre 6: =Jaux veux bien= remplacé par =Jaux veut bien= Chapitre 7: =étàient toujours en chasse= remplacé par =étaient toujours en chasse= Chapitre 9: =Dites-le moi= remplacé par =Dites-le-moi= Chapitre 10: =étau pa rles deux épaules= remplacé par =étau par les deux épaules= Chapitre 11: =je n'en prendrài= remplacé par =je n'en prendrai= Chapitre 11: =colosse réussit= remplacé par =colosse réussît= Chapitre 11: =béchait= remplacé par =bêchait= Chapitre 12: =remmaillotta= remplacé par =remmaillota= Chapitre 12: =ses dernières semaines= remplacé par =ces dernières semaines= Chapitre 12: =blémis= remplacé par =blêmis= Chapitre 14: =ou je vous donnerai= remplacé par =où je vous donnerai= Chapitre 15: =ellesd evaient se dire= remplacé par =elles devaient se dire= Chapitre 15: =vous me faitez mal= remplacé par =vous me faites mal= Chapitre 16: =des cheveaux doux= remplacé par =des chevaux doux= Chapitre 16: =dépouillée de la verdure= remplacé par =dépouillé de la verdure= Chapitre 16: =laisait parler= remplacé par =laissait parler= Chapitre 16: =intercalla= remplacé par =intercala= Chapitre 16: =pàs ma faute= remplacé par =pas ma faute= Chapitre 16: =ça ne es a pas plus= remplacé par =ça ne les a pas plus= Chapitre 17: =lourde chappe de glace= remplacé par =lourde chape de glace= Chapitre 17: =par dessus tout= remplacé par =par-dessus tout= End of Project Gutenberg's La Demoiselle au Bois Dormant, by B. de Buxy *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DEMOISELLE AU BOIS DORMANT *** ***** This file should be named 26826-8.txt or 26826-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/2/6/8/2/26826/ Produced by Daniel Fromont Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.