Contes pour lire au crépuscule

By Avesnes

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Title: Contes pour lire au crépuscule

Author: Avesnes

Release date: November 22, 2024 [eBook #74779]

Language: French

Original publication: Paris: Perrin et Cie

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES POUR LIRE AU CRÉPUSCULE ***






  AVESNES

  Contes
  pour lire
  au Crépuscule

        Vos yeux seront plus beaux quand vous aurez pleuré
        . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
        Vous contemplerez mieux ce qui passe et se perd,
        Et vous saurez enfin, sœur de sa solitude,
        Goûter le soir qui meurt dans un jardin désert.

        (GÉRARD D’HOUVILLE, _Consolation_.)


  PARIS
  LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
  PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
  1908

  Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.




Published 15 March nineteen hundred and eight.

Privilege of Copyright in the United States reserved, under the Act
approved March third, nineteen hundred and five by Perrin and Cº.




DU MÊME AUTEUR


  Journal de bord d’un aspirant, 4e édition
  (_couronné par l’Académie française_).
  Un volume in-16 (Plon)                       3 fr. 50


En préparation:

En face du Soleil Levant.

(Quelques opinions chinoises d’aujourd’hui; les idées de Jean-Jacques
Rousseau en Chine.--A propos de Lafcadio Hearn; le traditionalisme
japonais.--En Indo-Chine.--Le Conflit américain japonais et l’Opinion
publique américaine.)




    IL A ÉTÉ IMPRIMÉ:
    10 exemplaires numérotés sur papier
    de Hollande




AUX FEMMES QUI ONT PASSÉ TRENTE ANS...

        «Et quel plus sincère éloge puis-je faire de votre livre que de
        dire les rêves qu’il m’a donnés?»

        (ANATOLE FRANCE, _Vie Littéraire_. Sur François Coppée).


Je veux dédier ce recueil de contes plutôt tristes aux femmes qui ont
passé trente ans et ont aimé.

Ayant traversé déjà beaucoup de choses, probablement souffert, elles
auront, j’ose du moins l’espérer, plus d’indulgence que d’autres pour
ces nuances d’existence chagrines, cruelles ou tendres, pour ces
sentiments dont quelques-uns seraient, au dire des gens sévères, de ceux
qu’on n’avoue pas.

A trente ans, une femme possède à la fois le Passé et l’Avenir. Souvent
elle a aimé. Toujours elle peut aimer encore. Et--pardon de ce mauvais
conseil--aimer plus finement que jamais, aimer avec des délicatesses,
des voluptés qu’elle n’aurait point connues à vingt.

Trente ans, c’est l’âge où l’on se dit: «Tout passe», phrase qui
signifie: «A quoi bon?» mais aussi: «Faisons vibrer l’instant qui
meurt.»

C’est une grande maîtresse de sensualité que la Mélancolie. Aujourd’hui,
d’ailleurs, chacun le sait trop.

A trente ans, une femme peut presque tout comprendre et tout rêver...

Faire rêver, un peu aux autres, beaucoup sur soi, c’est le but de ce
livre. Ce devrait être le but de la plupart des livres, dits de
littérature: Moins chercher à imprimer en nous les sensations des
auteurs qu’en éveiller de personnelles, par une sorte d’écho
sentimental, des sensations vagues, multiples, profondes, infinies.

L’art, en général, ne gagnerait-il pas à se rapprocher de la musique, à
faire vibrer les natures les plus diverses par une note assez souple
dont l’interprétation varierait selon les tempéraments?

Son seul rôle--et il serait assez beau--consisterait ainsi à donner
l’essor au vol des rêves vers le grand ciel où il n’y a pas de routes
tracées.

Que ma lectrice rêve donc et rêve comme elle l’entendra, après avoir lu
ces petites histoires!

Elles sont courtes. Mon désir est qu’elles donnent l’impression d’un
choc--d’un choc de pierre dans l’eau avec des cercles d’onde qui
s’élargissent. Mon seul remords est qu’elles soient tristes, C’est une
conclusion de trop quand on a dit ne pas aimer les conclusions.

Aussi, je dois encore me permettre de formuler un vœu: Je souhaite que
ma lectrice suive le conseil du titre et lise ces nouvelles au
Crépuscule. Le Crépuscule, heure mélancolique, somptueuse comme une
étoffe de Saba, possède des trésors d’enchantement, de philosophie, de
douceur, où chacun peut puiser à sa guise.

Souvent, en regardant l’Occident pourpre se ternir, je pense qu’il ne
faut pas trop pleurer la Mort quand la Vie fut intense et belle.

Mourir après avoir connu certains frissons c’est couronner une tâche qui
n’est pas assignée à tous.

Crépuscule, confident, père, ami de tant de songes, reçois, explique,
apaise ceux issus de ces contes qui seraient trop amers!

Ma lectrice, d’ailleurs--cela va sans dire--est libre de conclure tout
autrement que moi ou de penser, qu’après tout, ce sont des histoires
inventées.




VESPER


J’ai rédigé ces pages en mer, l’année 1901, entre New-York et Cadix.

Après des jours de mauvais temps, nous rencontrions vers le sud-est des
Açores des calmes enchanteurs et des couchants divins.

Un livre à grand succès venait de paraître: _Ève Victorieuse_.

Il célébrait le triomphe des femmes du Nouveau Continent.

J’étais encore sous le charme des Américaines; cependant, assemblant des
souvenirs, j’évoquais tel homme du Vieux Monde qu’elles n’auraient pas
si aisément «vaincu».




VESPER

        «Regarde en moi le crépuscule d’un beau jour qui s’évanouit.»

        (SHAKESPEARE, Sonnet.)


«Voyez, me disait celui dont on va lire l’histoire, cette campagne qui
s’endort au couchant: les clartés tombent si molles, si douces au sein
des premières ombres; ne dirait-on pas qu’elles vont s’assoupir? Dans
les vignes les pampres deviennent transparents et s’imprègnent d’or,
puis l’on entend les grives et les perdrix qui commencent à chanter. Une
brume de gloire noie les chemins, les maisons, la vallée. Seul, le Loir,
lame d’acier où palpitent des pourpres éphémères, coule net, enclos par
ses peupliers, hautes et immobiles sentinelles.

«Eh bien! le Passé, lui aussi, offre de ces radieuses perspectives. Les
époques les plus tourmentées de notre vie présentent, vues à distance,
la même sérénité, la même paix, la même splendeur. Pour être heureux
quand, parvenu à l’âge mûr, on regarde en arrière, le secret,
croyez-moi, consiste à savoir s’applaudir. Alors les angles et les
duretés s’effacent pour devenir, comme ces buissons, des formes dorées,
rondes et vagues dont Cuyp a su, dans ses tableaux, «faire des reposoirs
du bonheur», selon la jolie expression de Fromentin.

«Un autre jour que le nôtre touche déjà ces événements de sa lumière et
l’on demeure surpris, quand on y pense, de songer qu’ils furent la
réalité, c’est-à-dire une partie vivante de nous-mêmes, tandis
qu’aujourd’hui ils sont presque devenus une chimère, quelque chose de
flottant, d’impalpable, et à peine distinct de nos rêves. Mais ce rien
qui exaspère et n’assouvit jamais le désir possède deux facultés
incomparables et incompatibles avec les réalités ardentes de la vie: la
sérénité et la paix. De toutes ces scènes, à jamais mortes, émane cette
douceur qui rayonne par les beaux temps des pores des vieilles pierres.
Regardez-les, me disait-il en indiquant la tour qui nous surplombait.
Bien des hivers ont passé sur elles. La chaleur, l’humidité, le froid,
les ont tour à tour éprouvées. Les pluies, les soleils, les ans, les ont
brunies et dorées. Aussi, après toutes ces extrémités, voyez comme elles
s’éclairent doucement ce soir. L’apaisement du Passé est descendu en
elles, et, ainsi que des aïeules revenues de bien des misères et de bien
des joies, elles ont l’air de méditer, dans un souriant silence, que de
tous les bonheurs le plus parfait est encore le repos.»

Mon interlocuteur avait parlé avec passion. Pour le connaître beaucoup,
je savais son culte des années évanouies. Il était parmi ceux à qui ce
simple titre de livre: _Jadis et Naguère_ suggère d’ineffables mirages.
Il se plaisait à dire, bien qu’il eut horreur des lieux communs à la
mode, qu’il avait été pétri, non du limon de la terre, mais de la cendre
des morts, de «ses morts».

Il n’avait guère souvenir de son père, et sa mère était une personne
douce et triste qui se livrait peu. Son enfance s’était écoulée entre de
vieilles bonnes qui avaient presque vu la Révolution et qui en parlaient
sans cesse. Ses légendes et ses drames alternaient dans leurs discours
avec les anecdotes sur les grands-parents, les grands-oncles, toute une
société qui n’existait plus.

Aussi, dans le village, ce que le petit Paul goûtait le mieux c’était le
cimetière. Pas de tombe croulante dont il ignorât l’habitant. Et quand
soufflait le vent d’automne qui ramène les fantômes, il savait en
démêler toutes les voix. Ses jeux préférés étaient de revêtir avec son
frère les vieux habits que l’on conservait encore et de jouer «à la
Cour». Toutes ses pensées, toutes ses aspirations, tous ses rêves
remontaient à ce temps irrévocablement mort. Tout ce qu’il connaissait
et aimait était enfoui là. Que lui importaient un présent terne et un
avenir sombre?

Toutefois il avança «en âge et en sagesse». Il lut beaucoup, sans guide
mais aussi sans barrières; aima Taine, et mesura un beau jour quelle
distance le séparait des époques révolues. Il constata avec amertume que
tout ce qu’il avait chéri était cendres, cendres que le souffle des
temps nouveaux dispersait tous les jours et dont il ne resterait bientôt
plus rien. Cependant il ne jeta pas l’anathème à ces formes subversives
de ce qu’il avait conçu. Il disait: «Je voudrais trouver des mots
neutres pour l’Histoire.» Mais la chaîne qui l’attachait au passé était
scellée dans son cœur. S’en séparer, l’aurait-il dû? D’autres, plus
raisonnables, l’auraient fait peut-être, mais c’était un sentimental et
il ne le put pas.

Il connut donc tout jeune la tristesse d’un avortement immense: celle
d’avoir fini avant presque d’avoir commencé, et, dès sa jeunesse, ce fut
un vieillard. Sa seule joie, sa volupté profonde était ce passé dont il
parlait avec un grand charme. Je n’oublierai jamais les moments écoulés
avec lui dans ce salon aux tapisseries usées, représentant _l’Enlèvement
de Proserpine_, aux boiseries blanches, où deux pastels de La Tour
mettaient des sourires de femmes. A la tombée du crépuscule, entre
autres, ces entretiens revêtaient une indicible poésie. A sa voix, comme
à un familier appel, tous les fantômes sortaient de l’ombre. Le jour,
sur le point de disparaître, aidait nos imaginations en mettant un
mystère autour des formes, et tout revivait: les êtres, les portraits,
les soies.

En dépliant avec lui, pour les aérer, les vieilles hardes qu’il gardait
avec sollicitude, il m’arrivait parfois de croire que je maniais des
linceuls, car, à force de l’écouter, je voyais presque les corps qui les
avaient animées jadis. Par un miracle analogue à celui de sainte
Élisabeth, il transformait en roses la poussière dont ces «ajustements»
demeuraient imprégnés. Je ne peux pas répéter ce qu’il disait. Il
fallait l’entendre: les portraits descendaient de leurs cadres, les
soies fanées s’éclairaient, les bouquets brodés retrouvaient leur grâce
de naguère, puis, les bruits du temps présent se taisant peu à peu
autour de nous, dans ce salon clos, qui n’enfermait que de vieilles
choses, nous connaissions des heures d’autrefois impitoyablement
comptées, hélas! par le tic-tac de la pendule de Boule.

Je m’attarde à des détails, mais il faut juger l’homme. Certains le
traiteraient d’égoïste condamnable, alors que son fait ne saurait
relever de l’égoïsme: esprit particulier, il ne réglait pas, comme nous
tous, son existence sur les vivants, mais bien sur les morts. En
réalité, c’était un grand rêveur et au point de vue de la finesse, de
l’acuité des sensations, peut-être un grand artiste.

De tels êtres sont mus et ne peuvent être explicables que par une
imagination ardente. Sur les bancs du collège, celui-ci avait connu des
fièvres de curiosité; il s’était exalté sur les pays lointains, les
grandes verdures étranges, les soleils et les parfums des jardins
équatoriaux.

Il voulut d’abord être marin, puis soupçonnant certaines brutalités de
carrière, il changea et choisit la diplomatie.

Ce fut un diplomate distrait et un mauvais voyageur. Le lien qui
l’attachait à son pays natal était trop fort. Quand ce lien se tendit il
meurtrit la chair de ce prisonnier par destinée. La substance dont il
était fait se révolta. Il lui manqua, dans ces contrées nouvelles, les
souvenirs incarnés dans chaque sentier, dans chaque pierre, les paysages
dont toute heure du jour ou de la nuit évoque une figure, une
impression, une légende. Peut-être vit-il des choses admirables, mais
elles ne lui parlaient point, et, comme Hamlet, il avait son fantôme qui
lui criait: «Souviens-toi».

Il se croyait héroïque en résistant à «ses voix». Il tint bon pendant
quelques années, heureusement, car il apprit ainsi à mieux goûter son
pays. Puis la mort de son frère étant survenue, tous les siens disparus,
il lui devint vraiment impossible de vivre séparé de ses chères ombres.
Dès lors il s’en retourna habiter parmi elles, descendant comme en rêve
la pente qui mène à l’éternel repos.

Mais entre les deux phases contemplatives de son existence, son enfance
et sa précoce vieillesse, en dépit des hantises natales qui le
tourmentaient, cet homme avait vécu beaucoup.

C’est une banalité de dire que l’âge provient moins de la durée que de
l’intensité des événements survenus pendant cette durée. Or, bien que
notre héros eût à peine quarante ans, déjà les fils blancs se mêlaient
aux rudes soies blondes de ses moustaches, de ses cheveux en brosse,
ondulés au fer sur les côtés de la tête.

Quoiqu’il eût l’allure robuste, les dents larges et blanches, l’œil
magnifique et en général ardent, certaines expressions passagères de sa
physionomie, certaines attitudes indiquaient à ne s’y point tromper «le
retour». Son regard surtout avait par instants une sorte de caresse
infiniment lasse; il semblait couler entre les paupières épaisses, à
demi closes. Les lèvres qui, sous la touche brutale de la moustache,
avaient gardé les contours délicats d’une bouche d’enfant, se baissaient
aux coins quand se glissait le regard dont je parle, et il en sortait un
sourire détaché, indulgent. Ce regard disait: «Il n’importe» aux choses
existantes ou qui allaient être.

Ces expressions étranges n’étaient pas habituelles; l’expression
habituelle était l’ironie; elles passaient subitement sur sa figure et y
imprimaient la tristesse soudaine, l’affaissement de teintes qui envahit
la terre à la tombée du jour.

Je le connus à l’époque où le fond d’un tempérament triste avait repris
l’avantage; néanmoins les étincelles qui jaillissaient de temps à autre
de sa conversation trahissaient l’esprit et l’entrain dont il avait dû
briller jadis. Sans nul doute il avait été séduisant et beau. Il me
plaît de croire que les femmes l’avaient aimé beaucoup; en tout cas lui
avait aimé beaucoup les femmes. Cela se voyait à la façon dont il
parlait des aventures d’amour, parfois lestement, d’une manière enjouée,
avec les plaisanteries les plus gauloises et les paradoxes les plus
osés, les plus fous--qui sont peut-être, après tout, des vérités; qui
sait?--d’autres fois tendrement, non sans mélancolie, comme si l’image
de quelque belle revenante fût entrée visiter et attiédir son cœur de
solitaire. En réalité, je crois que ce cœur qu’il cherchait à faire
paraître sceptique, dur, amer, était d’une sensibilité, tranchons le
mot, d’une candeur idyllique. Mais son possesseur redoutait le ridicule
de passer pour «sensible». Il n’en parlait donc point et affectait de le
mépriser. Le récit qui va suivre édifiera à ce sujet.

Sur le point de commencer cette histoire, il est nécessaire d’entretenir
le lecteur de l’_ÊTRE_ qui, après le héros, y joua le plus grand rôle:
je veux parler de sa demeure.

Au moment où nous parlions, assis sur la terrasse, ce vieux manoir, bâti
vers la fin du seizième, nous dominait de ses deux tourelles. L’usure
des siècles n’avait pas encore effacé les enjolivures qu’un maître
maçon, élève de Delorme, avait ouvrées dans le tuffeau des fenêtres,
mais elle avait étendu sa patine d’un charme sans rival sur toutes les
parties de cet édifice, réparé bien des fois au petit bonheur, suivant
le hasard des bonnes et des mauvaises années de la terre, selon le goût,
le caprice changeant de neuf générations successives.

Le temps s’était chargé de recouvrir sous une même teinte égale et
chaude les retouches malheureuses ou malhabiles, les grâces sacrilèges
du dix-huitième et les horreurs de la Restauration, les pierres de
taille et celles d’ardoises, les briques et les bavures de chaux. Puis,
là, où les intempéries trop fortes avaient fait brèche, la nature, cette
compatissante amie des choses anciennes, avait ménagé des berceaux de
houblon, de vigne-vierge, de glycines.

Telle qu’elle nous apparaissait, toute dorée par la lueur du couchant,
cette masure, dont les greniers tremblaient lors des bourrasques
d’équinoxe, était bien ce que je l’ai appelée tout à l’heure:--un
être,--mais un être d’espèce supérieure à nous autres, échos limités
d’une période, qui n’exprimons, en définitive, que nous-mêmes; un être
dont la vie, plus étendue que la nôtre, se composait de beaucoup de
vies, diverses et cependant continues. Cette synthèse de pierre était le
lien qui les unissait entre elles, en proclamait la continuité jusque
dans la diversité. Si l’on pouvait définir, représenter l’âme d’une
race, ces murs l’auraient fait mieux que toutes les analyses et que
toutes les histoires, quoiqu’ils fussent en réalité moins qu’une âme,
puisqu’une âme ne meurt pas et que tout ce qui est matière est condamné
à périr. A l’heure où nous les contemplions, ils vivaient; avec un air
de vieillesse, il est vrai, mais de vieillesse heureuse, contente
d’avoir tant vécu, attendant avec tranquillité la mort, de vieillesse
auréolée, épanouie par la sollicitude, par la lumière du soir.

Ils vivaient--et de façon si singulière que j’en fus frappé. Pour la
première fois, moi, qui les avais souvent regardés, je les voyais sous
un aspect nouveau: celui d’un personnage étrange, mystérieux, puissant,
et qui souriait.

Une phrase familière à mon hôte s’incrustait en moi: «Les contes de ma
bonne, les pierres qui m’ont entouré dès l’enfance, voilà ma formation
pour la vie.» Ce n’était point là, comme je l’avais cru jusqu’alors, une
boutade d’esprit cultivé et paradoxal contre l’humanité et ses œuvres,
mais une vérité dont je ressentais toute la profondeur. En reportant les
yeux de ces pierres retenues par des lianes au précoce vieillard
qu’elles abritaient, j’étais frappé de la similitude existant entre le
propriétaire et sa demeure. La même sérénité un peu lasse, pas tout à
fait exempte de mélancolie, une sérénité «de raison», la même
philosophie du bonheur s’exhalaient de ce visage et de cette façade.
«Ceci» avait modelé «cela». L’on ne pouvait imaginer une assimilation
plus complète d’un être par les choses qui l’environnent. J’évoquais
machinalement la devise gravée sur le pignon au temps de la Ligue, _In
Bello Pax_, et, ayant encore dans l’oreille les paroles de mon hôte qui
ouvrent ce récit, je songeais: «Heureux homme; parmi les pierres
ancestrales, sous leur influence, il a donc trouvé, lui aussi, la paix
au milieu de la guerre.»

J’entendais par là que lorsqu’on vieillit solitaire après avoir mené une
jeunesse passionnée, on a des souvenirs et, en général, des regrets. Qui
donc a dit: «Le châtiment de ceux qui ont aimé les femmes est de les
aimer toujours?»

Le tumulte de ses années ardentes devait logiquement retentir dans l’âme
de mon interlocuteur lorsqu’il lui arrivait de regarder en arrière.
Heureuses, ne les regrettait-il pas? Malheureuses, n’en avait-il pas
conservé quelque amertume? Par suite de quel charme inconnu aux autres
pouvait-il contempler son propre passé avec ce rayonnement, cette
quiétude?

Une anecdote allait me faire comprendre pourquoi il applaudissait à la
conclusion, cependant un peu triste, de sa vie.

Il reprit:

«Cette heure où la campagne s’endort au sein du soleil las participe de
la qualité exquise des instants où, à demi éveillés, nous sommes
cependant sur le point de dormir. Déjà notre esprit rêve et notre bouche
parle encore. On dit que nous divaguons parce que nous errons dans les
régions nébuleuses que nos corps, trop matériels, ne sauraient
atteindre. En réalité, si notre esprit est encore plongé par la base
dans les ténèbres de ce monde vulgaire, son sommet, comme celui des
montagnes quand le jour va naître, commence à voir blanchir l’aube
enchantée du songe.

«Eh bien! remarquez-le, c’est la seule heure où le rêve ait une voix
humaine. En tout autre temps, il est silencieux. De même, mon cher
enfant, la campagne au crépuscule: tout s’anime, tout parle, tout a des
voix; les fumées, les cloches lointaines, les arbres et les appels
gutturaux des gardeuses de bêtes, ont une musique. C’est l’heure où les
fantômes, que n’intimident plus les clartés trop vives du jour ou le
brutal contact de ceux qui vivent, se glissent furtivement hors de leurs
tombes... Oui, ajouta-t-il, abaissant les paupières et comme prolongeant
son regard au delà de la vie, l’heure où leurs pas légers viennent
frapper mon oreille, où M. Jacques, Jambe-d’Argent et Gaullier, dit
Grand-Pierre, font un tour dans ces salles comme au temps où ils
venaient y chercher refuge. Ah! je vois des choses indicibles sur ces
pans de murs envahis par la nuit...»

Comme j’admirais la sensibilité qu’il avait gardée et que j’ajoutais:
«C’est rare après avoir roulé longtemps dans sa pensée les mêmes
impressions»; il me répondit:

«Mon ami, ces choses-là sont de celles qu’on ne se lasse point de voir,
car la lumière qui les éclaire n’est plus celle de la vie, mais une
autre infiniment plus douce; et puis--car il y a toujours dans nos
sensations les plus pures un grain d’humanité qui persiste--et puis, il
y a en moi, quand j’y pense, un orgueil, celui de les avoir respectées,
même quand, pour cela, il a fallu, ma foi oui, marcher sur mon cœur,
comme on dit dans les mélodrames.»

J’ouvris sans doute les yeux très grands, car il reprit aussitôt: «Cela
vous étonne? Eh bien, oui... il y a longtemps, bien longtemps, quinze
ans environ, j’ai failli amener ici, vous entendez bien, ici, entre ces
murs, sous ces portraits, une petite personne charmante, jolie, gaie...
mon Dieu! qu’elle était séduisante... mais étrangère, et étrangère,
entendez-vous, non pas seulement de naissance et d’habitudes, mais de
tout, de tout, séparée par un abîme et une race de ce que vous voyez et
de ce que je vénère ici.

«Mon pauvre enfant, dans quelques années, tout cela sera bien mort. Moi,
je m’en vais, et ma pauvre bicoque ne tiendra guère contre le premier
vent d’hiver qui la secouera un peu fort. Mais puisque vous voulez bien
entendre les rengaines d’un vieillard--le dernier, espérons-le, d’un
monde qui n’est plus,--rendez-lui cette justice lorsqu’il dormira
là-bas, dans le petit cimetière, c’est qu’il aura respecté avec scrupule
jusqu’à la poussière que les ans ont mise sur les meubles de ses aïeux.

«Bien souvent, vous le pensez, dans des veillées parmi ces morts qui
sont ma seule compagnie, j’ai senti passer dans ma chair un frisson
attardé d’existence, un furtif quoique profond besoin d’affection et de
vie, et l’humain désir--peut-être le plus humain des désirs--de me
prolonger par d’autres êtres en qui demeure un peu de moi et de ceux qui
m’ont précédé. Verlaine alors chante mélancoliquement dans ma mémoire:

    Le foyer, la lueur étroite de la lampe,
    Avec la rêverie, le doigt contre la tempe,
    Et les yeux se perdant parmi des yeux aimés,
    L’heure du thé brûlant et des livres fermés,
    La fatigue charmante et l’attente adorée
    De l’ombre nuptiale et de la douce nuit.

«Paroles tentantes pour un solitaire. Mais ce n’est point à nous,
n’est-ce pas, de décider qui eut raison entre l’orgueil du remords et le
dédain du bonheur? Mon scrupule paraîtra sans doute une chose folle,
condamnable, à vos enfants; mais cependant je vous jure que j’ai obéi à
quelque chose, à quelque chose de fort. Il fallait que ce quelque chose
fût fort puisqu’il m’a empêché de saisir le bonheur... Oui, et vous
savez, ajouta-t-il d’une voix plus triste, le vertige que c’est quand le
bonheur ou même son ombre passe à portée de notre main...»

Il ferma les yeux. Peut-être était-ce pour me cacher une larme. En
m’affirmant, comme il l’avait fait tout à l’heure, qu’il contemplait
aujourd’hui le passé avec sérénité, était-il bien sincère? et, pour
répéter une phrase de psychologue, «ne peut-on admettre qu’un regret se
glisse entre la résignation qui dépend de nous-mêmes et l’oubli qui
dépend du temps»? Mais je crois plus volontiers qu’on n’est jamais bien
sûr de remuer des cendres sans risquer d’y ranimer la vieille étincelle,
même quand elle a couvé pendant des années. Cette étincelle avait dû
être vive pour produire encore, à quinze ans de distance, un pareil choc
dans un cœur maintes autres fois visité par l’amour. Ce fut positivement
avec un peu d’humeur qu’après des instants de silence il ajouta:

«Pourquoi diable, m’avez-vous remis cette histoire-là en mémoire? Vous
savez bien qu’il faut qu’elle sorte quand elle revient, suivant la
métaphore un peu outrée de Balzac, «frapper à la porte du souvenir»,
porte qui, entre parenthèses, s’ouvre toujours.»

Comme je protestais, il reprit:

«C’est juste, vous ne saviez pas. Eh bien! vous allez savoir. Vous dînez
ici ce soir, c’est entendu. Pierre vous reconduira.»

--«Julie! Julie! appela-t-il; mon jeune ami dîne ici ce soir.» Et il
ajouta en manière de paraphe d’un traité déjà conclu: «Vous irez
chercher une bouteille de Corton de 58.»

                   *       *       *       *       *

Ce fut dans la salle à manger toute blanche, dallée noir et blanc, en
face d’un buffet Louis XV où luisaient de magnifiques Sèvres au chiffre
royal, que le baron d’Orves commença son histoire.

                   *       *       *       *       *

«Dans ce temps-là, mon ami Darblaing, fils d’un grand industriel du
Nord, venait d’acheter un yacht et m’avait proposé de l’accompagner dans
son premier voyage. Je venais d’achever mon stage au quai d’Orsay, et
après trois ans passés dans les paperasses, il ne me semblait pas
superflu de m’accorder quelques mois de grand air et de repos. Où
allions-nous? A l’aventure. Nous étions jeunes tous les deux. Moi,
j’avais vingt-cinq ans, lui vingt-sept. Joli bateau confortable, bon
cuisinier, quelques livres, un vieux routier du long cours comme
capitaine; enfin toutes les garanties suffisantes pour ne pas nous
perdre en mer et y passer notre temps le plus agréablement possible.
Nous allâmes d’abord à Cannes faire une petite fugue sur la Côte d’Azur;
puis, un beau jour, las de tous les coins rebattus, avides de grandes
traversées, de soleil, de verdure, «quelque diable aussi nous poussant»,
nous voilà partis pour les Antilles. De ces îles célèbres par leur
hospitalité, leurs parfums, leurs fougères géantes, leurs fleurs, leurs
papillons, leurs oiseaux et leurs femmes, je ne vous dirai rien, non
plus que de la société charmante qu’on y trouvait dans ce temps-là. Ce
qu’on s’y amusait! mon Dieu! Il paraît que cela n’est plus. Ça,
voyez-vous, c’est la loi de l’évolution. Les centres du plaisir se
déplacent comme ceux de la civilisation et de la richesse. C’est fatal.
Pourquoi le regretter? Puisqu’en définitive le diable, c’est-à-dire
nous-mêmes, n’y perd rien. Enfin, nous déplorons ce qui n’est plus,
c’est encore une loi.

«J’ai là des lettres de mon grand-oncle, le chef d’escadre... Ah! mais
je m’égare; ça sera pour une autre fois. Donc nous quittons les Antilles
et nous nous résolvons à couronner notre croisière par un séjour à la
Nouvelle-Orléans. La Nouvelle-Orléans, voyez-vous, c’est un paradis.
Vous ne l’avez pas vue. Si vos pas vous y portent quelque jour, vous le
constaterez, ou elle a bien changé.

«Toute l’aménité, la gaieté françaises, l’amour du plaisir inné aux
créoles, se sont mêlés là avec les franches et libres allures
américaines, avec l’activité de vie qui est la caractéristique de cette
race de l’avenir: tout cela entouré d’un grand luxe que le train des
affaires mené par les hommes assure à leurs femmes. Si vous allez
là-bas, je vous recommande les Américaines; d’ailleurs, elles se
recommandent assez par elles-mêmes, surtout les jeunes filles qui y
règnent en souveraines absolues. En France nous n’avons pas idée de ça.
Nos jeunes filles, rangées au bal sous l’éventail circonspect de leurs
mères, gardent, ou du moins de mon temps gardaient, avec leur danseur en
particulier et le jeune homme en général, un souci de la banalité, du
bon aloi, du bon ton, du bon goût que je suis loin de vouloir juger, et
encore moins--vous m’entendez bien--fort loin de vouloir blâmer. Mais,
suivant notre proverbe: «Qui n’a qu’une cloche n’a qu’un son», et si
grand que soit le charme des cils baissés et des âmes ingénues qu’on
soupçonne, le grain de sel, et même, si vous voulez, de poivre, des
petites Américaines ne saurait être dédaigné. Là-bas, les jeunes filles
se promènent avec vous, vous reçoivent, vous les recevez, vous invitent,
vous les invitez, sans que les parents aient beaucoup à y voir. On vous
présente quelquefois, pas toujours; puis, _de visu_, on admet que vous
êtes un monsieur respectable; on vous laisse en des tête-à-tête qui,
tout charmants qu’ils soient, ne prennent pas le tour que vous semblez
leur supposer. Mais oui, je vois vos yeux qui brillent, vos lèvres qui
remuent. Détrompez-vous. En Amérique, la jeune fille se fait respecter
elle-même.

«Alors, de quoi cause-t-on? De mille choses, et pendant ce temps le
parfum de la femme vous pénètre, la grâce de ses gestes, de ses jolis
petits mouvements vifs agit sur vous, donnant assez pour vous contenter,
refusant assez pour ne pas trop vous attiser, vous comblant enfin de ces
prévenances, de ces attentions qui ensorcelleraient le cœur le plus sec
et le plus froid. Eh oui! c’est comme cela. Moi qui vous parle, pendant
mon stage, j’avais fait la fête, comme tout le monde. A mon retour, je
trouvai cela grossier, figurez-vous. Je compris alors cette chasteté
travailleuse des Américains à laquelle je n’avais pas voulu croire. Le
«flirt» qui me semblait sot me parut, en quelque sorte, moral. Il nous
manque à nous autres, internés dans des prisons d’écoles pendant
l’adolescence, sévèrement séparés de nos jeunes filles séquestrées sous
le jupon de leur maman.

«Je m’explique ainsi pourquoi tant de jeunes gens se jettent, au sortir
du collège, dans les bras de la première catin venue. Eh! parbleu,
l’homme a besoin d’expansion à certaines époques de sa vie. Les
Américains l’ont compris. Et, en somme, «le flirt» tel qu’il est
pratiqué là-bas, c’est «l’école du mariage».

«Vous allez me demander: «Les Américaines sont-elles naïves?» Je vous
répondrais oui, si je ne pensais au fond du cœur qu’on est toujours
téméraire de risquer au feu le plus petit bout de l’ongle pour attester
la naïveté d’une femme.

«Voilà bien des détours pour vous dire que je fus amoureux, amoureux
comme vous le seriez à votre âge, amoureux fou, «comme on l’est à vingt
ans», disaient les romances de jadis. Mon Dieu, mon Dieu! c’est loin,
tout ça... que de temps, d’espace, de morts, de rêves! Allons, prenez
donc encore un verre de corton, vous me tiendrez compagnie.

«Il faut vous dire qu’à mon insu la vie de la mer avait merveilleusement
préparé cette crise.

«Les longs séjours en mer ont des facultés à eux. Durant ces périodes
d’uniformité et de silence on dirait que la vie intérieure s’assoupit.
Le présent est monotone et tous les jours identiques à eux-mêmes. Je me
levais tard. Par le beau temps j’allais griller une cigarette sur le
pont, contemplant les grandes eaux et leur tumulte éternel. Un oiseau,
une frêle silhouette de navire à l’horizon, constituaient des événements
pour la journée.

«Par le mauvais, je restais allongé sur un des divans de la
bibliothèque, écœuré d’esprit autant que de corps, à la fois las de
moi-même, du présent et de l’avenir.

«Les conversations du début avec mon compagnon s’étaient faites plus
rares. Notre stock d’idées communes était épuisé et nous vivions, l’un
vis-à-vis de l’autre, comme des sortes de ruminants, roulant constamment
dans notre tête une pensée informe, obstinée, obtuse. Les mêmes heures
de repas nous réunissaient dans la salle à manger--une petite pièce en
tek verni et en cuivres que je vois encore--dont le bois craquait sans
cesse au roulis. Nous mangions en silence l’excellente cuisine de notre
chef, et c’est peut-être à cela, qui vous paraîtra un détail, que nous
dûmes de rester tout le temps en bonne harmonie, nouvelle preuve de cet
axiome des marins: «Un bon cuisinier est aussi utile en campagne qu’un
bon commandant, parfois plus.» Les quelques paroles qui, par habitude,
sortaient de nos lèvres finissaient par résonner d’une façon insolite,
comme des mots vides de sens, et de jour en jour nous devenions
différents de nous-mêmes. Le passé et l’avenir, ces deux routes
indéfinies du rêve, ne nous tentaient même pas. En vain, j’ai souvent
cherché à lire, à noter, à écrire. J’eus vite dévoré les quelques livres
que j’avais emportés et le courage me manqua pour les rouvrir. Ma pensée
aime pourtant à reparcourir les mêmes sentiers, mais j’éprouvais comme
une lassitude immense de m’intéresser à quoi que ce fût et mon esprit
tourna bientôt dans un cercle d’idées machinales, passives, dont il me
devint impossible de sortir.

«Cet alentour bruissant et monotone avait étendu jusqu’à nos âmes sa
contagion; nous nous laissions bercer par son rythme dans une sorte de
songe où se résumait notre reste de vie. Jamais je ne sentis avec plus
de force cette impression: qu’ici-bas nous ne sommes après tout que des
forçats, pauvres forçats stimulés par le vain mirage des apparences,
limités dans un cercle immuable par les chaînes fatales des habitudes.

«Quoi que vous puissiez penser de ces réflexions pessimistes qui font si
peu honneur à la liberté humaine, il n’en est pas moins vrai que dans
ces instants où toute vie semble éteinte, le cœur fait provision de
désirs. C’est pourquoi, du moins je le suppose, les marins éprouvent de
si violentes amours.

«Vous ne sentez rien; rien ne vous fait envie; pourtant s’accumulent en
vous, produits journaliers et inconscients de notre sensibilité, ces
besoins d’aimer et d’être aimé qui sont le fonds de notre faiblesse et
de nous-mêmes.

«Ce cœur qui se croyait atrophié éclate soudain devant une occasion
imprévue, et le choc est si subit, si brutal, qu’il décide parfois de
votre avenir. Une aventure de cette sorte faillit modifier profondément
le mien.

«La rencontre eut lieu chez des amies communes, presque des Françaises,
Françaises en tout cas par la grâce, les traditions et le langage. Elle
aussi était à demi Française. Elle s’assit près de moi, on me présenta à
elle, elle me salua distraitement, et machinalement je la regardai.

«Pourquoi l’aimai-je? Sait-on jamais?

«Elle avait un peu l’air d’une petite fille habillée en grande personne.
Une grande plume d’autruche noire, légère, ondoyante, retombait sur sa
chevelure blonde, d’un blond norwégien, dont le vent avait ébouriffé les
boucles folles, et il y avait là-dessous un mignon visage chafouin, aux
chairs un peu pâles, que de grands yeux noirs, cernés, prompts à
pétiller d’un rire folâtre, éclairaient... mais voilà que je ne me
rappelle plus bien ses traits. J’avais très vaguement entendu son nom et
je cherche en vain à me souvenir des paroles que nous échangeâmes.

«Le lunch nous dégela un peu. Nous parlâmes des dernières fêtes du
carnaval. Elle était évidemment très gaie--soyons franc--très en l’air,
et, quand elle riait, sa bouche, une jolie petite bouche délicate, avait
une façon gamine de se tordre qui m’ensorcela. A la promenade qui suivit
nous étions déjà devenus amis. Comme les autres marchaient plus vite que
nous, nous restâmes en arrière et nous causions comme si nous nous
étions connus depuis dix ans.

«Elle me parlait de sa vie, de son «college»--elle n’avait pas fini ses
études--de sa prochaine entrée dans le monde, et, à mon tour, je
l’entretenais de notre traversée.

«Le temps gris qui pesait sur l’immense Mississipi immobile, sur les
berges aux arbrisseaux noirs, avait une douceur, un charme triste qui
inclinait aux choses intimes.

«Et tandis qu’elle parlait, j’admirais la souplesse de son corps, la
vivacité de tous ses mouvements, son port de tête coquet, son babil
d’oiseau. Elle me disait des choses très simples, très sottes peut-être,
mais qui me paraissaient charmantes. Trois heures avaient passé depuis
que nous devisions ensemble. La soirée s’avançait; les autres nous
attendaient, et nous étions très en retard. Il fallut se quitter, car
nous dînions en ville. Il fut convenu que le lendemain nous irions
luncher chez elle, puis nous nous séparâmes.

«En touchant la petite main qu’elle me tendit, toute chargée de menus
bracelets d’argent, je m’attardai au contact de sa peau fine, et la
voiture qui nous emportait l’avait laissée loin derrière nous que j’en
étais encore tout rêveur.

«Vous savez, mon cher, que quand on est pincé par l’amour on a toujours
une période--comment dirai-je?--d’incubation, si vous voulez. La fièvre
ne s’empare pas tout de suite de votre corps et de votre pensée. On
dirait qu’elle vous tâte, qu’elle vous palpe, comme pour s’assurer que
c’est bien vous qu’elle a marqué.

«C’est à ce moment-là, voyez-vous, qu’il faut rompre quand on ne veut
pas souffrir. Quelques heures de lutte serrée, la fuite, et vous êtes
sauvé. Mais moi, à l’époque dont je vous parle, j’étais un naïf en
amour, oui, un naïf, d’autant plus naïf que je l’avais toujours blagué.
Je n’y croyais pas. Octave Feuillet n’était pas mon fait, pas du tout.

«Donc, sans expérience, je laissai ma pensée vaguer autour de Mlle
Ninette--elle s’appelait ainsi--et ce nom me paraissait coquet, mignon,
doux à redire, convenant bien au lutin gracieux que j’avais entrevu.
Vous pensez si l’imagination en fait de belles quand elle est aux
trousses d’un pareil jupon. Et moi, bienheureux serin, je ne devinais
aucun symptôme. Je me disais: «Charmante jeune fille», puis j’y pensais
toujours. En revenant avec Darblaing, nous fîmes, comme d’habitude, le
bilan de la journée: nous passâmes en revue les petites amies.

«--La plus gentille de toutes, lui dis-je, est encore Mlle X».

«--Allons donc! fit-il en me jetant un coup d’œil en dessous.

«--Mon vieux, tu sais, d’ailleurs pas ça dans l’aile. Tu ne me connais
pas.

«Il n’insista pas, et nous prîmes le petit «steam-launch» qui nous
attendait pour rentrer à bord. Cette nuit-là je ne dormis pas. Emporté
dans des dialogues imaginaires avec Mlle X, que mon rêve appela bientôt
Ninette tout court, mes questions à Ninette alternaient avec ses
réponses, et Ninette par ci, et Ninette par là, bref, mon cher, je ne
fermai pas l’œil de la nuit. Le cerveau a cela de très particulier
lorsqu’il roule en lui-même une personne sur toutes ses faces, c’est
qu’il se l’assimile bientôt complètement. Elle devient sa chose, sa vie,
et ce n’importe qui, pour vous inconnu hier, entre de plain-pied dans
votre existence dont il fait désormais partie. Un fait curieux se
produit lorsque vous retrouvez cette personne avec les rapports
corrects, les distances obligées des relations mondaines. Des barrières
s’élèvent devant cette connaissance si prompte, intimement caressée dans
le rêve. Vous êtes brutalement transplanté dans le domaine plus lent de
la réalité.

«Cela m’arriva le lendemain quand, à l’heure dite, mon ami et moi nous
nous présentâmes chez Ninette.

«Elle nous reçut simplement, sans embarras, toute seule et d’une façon
charmante. En touchant cette petite main, je me sentis pâlir. J’étais
perdu.

«Nous nous rendîmes dans le salon où se trouvaient déjà ses amies. Là
nous reprîmes la conversation pétillante de la veille, toute en fusées
de rires, en plaisanteries, en éclats. Darblaing me fournit l’occasion
d’un mot à succès.

«Il me présentait: «Mon ami, le baron d’Orves, un homme marié,
Mesdemoiselles.» (Là-bas, les jeunes filles ne flirtent pas avec les
hommes mariés.)

«Je répliquai du tac au tac.

«--Marié, sans doute, autrefois... aujourd’hui veuf... à consoler.»

«Une joie de pensionnaires accueillit ma réponse. Ninette se renversa du
coup dans un de ces grands fauteuils américains à ressorts qui la
renvoyèrent en arrière comme une balle, nous découvrant ses jolis pieds
chaussés d’escarpins et ses chevilles, fines dans leurs bas de soie.
Nous continuâmes ainsi à marivauder, mais moi je m’attachai à Ninette.
Très émoustillée elle me répondit. Cela dura tout l’après-midi, puis,
comme il n’est si beau temps qui ne finisse, on se quitta, naturellement
avec promesse de se retrouver le lendemain à dîner, chez les amies.

«--Mes compliments, mon cher, fit Darblaing en sortant.

«--Gentil flirt... Que veux-tu? ça change... après les jeunes filles en
glace, celles en vif argent...

«Déjà je me l’avouais à moi-même.

«La crise commencée, elle empira de jour en jour, d’heure en heure.
Ninette était devenue mon obsession chère, indispensable et cruelle,
avec laquelle toujours en rêve--c’était là mon malheur--je ne cessais de
converser. Cette conversation devenait de plus en plus intime, sans
tourner toutefois du côté sensuel. Je ne ressentais rien qui ressemblât
à de l’excitation. C’était un sentiment, comment vous le faire
comprendre?--je ne l’analyse pas trop bien moi-même--de frôlement
tendre, un besoin de cajoleries, d’épanchements qui me brûlait à mon
tour, moi qui avais tant ri d’histoires pareilles.

«Je rêvais de longues causeries caressantes où peu à peu j’aurais
découvert à cette enfant--car je me rendais compte de son extrême
jeunesse--tous les horizons de la vie. De quoi ne rêve-t-on pas en
vérité? On n’est pas bête à moitié, allez, dans ces moments-là.

«Puis je songeai: «Pourquoi ne l’épouserai-je pas? Mes parents sont
morts; je suis indépendant, libre de ma vie, à l’aise sinon riche.» Ce
fut un rayon qui m’entra dans l’âme et m’éblouit. Je devenais fou de
bonheur. C’était la nuit que me vint pour la première fois cette pensée.
La couchette où je me retournais en tous sens se trouva trop étroite,
trop brûlante. Je n’y pus tenir. Je me levai et montai sur le pont.
L’air était glacé; dans le ciel noir, la lune courait, livide, sur la
ville immense d’où une rumeur de peuple endormi montait de l’ombre,
tandis que la réverbération rouge d’une usine mettait des lueurs
d’incendie sur le bas port. L’eau clapotait tristement, charriant des
bois morts contre le bordage, et, dans le silence, si grand que tous ces
bruits indistincts et faibles n’arrivaient pas à le remplir, quelque
chose d’illimité planait.

«Comme tous les amoureux, j’étais ivre d’espace. Rien ne me semblait
assez large pour contenir mon cœur dilaté à l’extrême. Je fis pendant
deux heures, trois peut-être, je ne sais pas, les projets les plus fous,
me promenant sur le pont à une allure insensée.

«Je me voyais successivement faisant mes aveux--l’exquise et tendre
minute! Que dirait-elle!--D’ailleurs je ne m’y arrêtais pas. J’entrais
déjà dans cette salle à manger de demain, parmi toutes ces jeunes
filles, tenant la seule qui m’importât par le bras: «Mesdemoiselles, je
vous présente la baronne «d’Orves»; puis notre voyage en France, notre
entrée sous ce vieux toit, la présentation de ma femme à mon frère
Jacques, à Pierre, à Julie, à mes fermiers, à tous ces êtres de la terre
natale parmi lesquels j’ai grandi, que j’ai tant aimés et qui restent
les seuls, les vrais liens de ma vie.

«Ce fut leur pensée, mon pauvre ami, qui fit tomber mon exaltation pour
la changer peu à peu en mélancolie ardente. Oh! je sentais bien qu’un
abîme me séparait de cette petite fille que j’adorais, abîme de race, de
traditions, d’habitudes. Que signifieraient pour elle toutes ces
vieilles choses qui sont comme la substance de mon cœur? Il faut bien se
le dire, qu’est-ce que nos fidélités, nos respects, nos orgueils, pour
ceux qui n’ont pas contemplé avec attention nos formes sociales
disparues?

«Dans cette Amérique respectueuse, avide même du passé du vieux monde,
je crois qu’au fond les notions qui nous rendent nos propres souvenirs
si chers sont néant.

«Et c’est facile à comprendre. Je dois vous dire que, profond admirateur
de la société américaine, je ne songe pas à blâmer cette différence,
mais je la constate. Certes dans ce pays il y a des castes--et il y en
aura de plus en plus--il y a des couleurs, mais le mécanisme, si j’ose
dire, de la société américaine est tel que le millionnaire d’hier
n’éprouve aucune honte à redevenir portefaix demain. Encore une fois, je
ne songe point à l’en blâmer. Seulement cela me suffit pour que je me
demande comment dans ce pays du «chacun pour soi», où chacun a le
sentiment de valoir les autres et n’attend rien d’eux, on peut, par
exemple, concevoir la force de cette expression «nos gens», les «gens de
nos terres»? ceux pour qui nous sommes l’exemple et le recours, dont
nous partageons et subissons les bonnes, les mauvaises années; aux
fêtes, aux joies, aux misères desquels nous participons? Car dans
quelques fonds de province le vieux lien féodal a résisté à l’usure des
âges et à l’évolution des temps. Il unit encore le paysan au seigneur,
vieux lien tout-puissant, scellé dans nos entrailles, le même qui
faisait rouvrir les yeux à nos durs pères de la croisade pour revoir une
dernière fois les hommes de leur fief avant de mourir. Eh bien! Ce
lien-là existerait-il entre cette jeune fille et mes fermiers?
Saurait-elle les aimer d’abord, les comprendre, les visiter, les
encourager ou les blâmer, panser leurs âmes et leurs corps, comme nos
mères, nos femmes et nos sœurs, même les plus évaporées le font, pour
ainsi dire, d’instinct?

«Et puis bien d’autres choses encore, ces cabrioles sur des fauteuils au
petit point où les fables de Florian se fanent, ces rires de «girl»
ébranlant les plafonds, les greniers, les murs, chassant les ombres et
les morts. N’allais-je pas commettre un sacrilège?

«Il me semblait voir, à des lieues et des lieues de moi, mon frère
Jacques. Sans doute, au premier abord, arraché à la contemplation de ce
passé où, lui aussi, épuisait sa vie, il ne comprendrait pas. Il ne
dirait probablement rien, et, en bon frère, avec son sourire habituel,
il tendrait la main à cette nouvelle venue. Mais je sentais qu’il ne
pourrait s’empêcher de jeter un regard significatif sur cette échéance
d’une race arrivée à son terme.

«Enfin, toutes ces choses, ces souvenirs, cette demeure ancienne perdue
dans les bois au fond de la campagne--et je ne pourrais me résoudre à
vieillir ailleurs--seraient séduisantes peut-être pour un artiste, mais
n’avais-je pas affaire à une enfant?

«Je me résolus à sonder son âme dès le lendemain et à voir si elle
contenait les éléments--oh! seulement les germes--pour pouvoir me
comprendre et m’aimer.

«Je l’entretiendrais du passé et je tâcherais que dans ma voix passât,
ce soir-là, un peu de la poésie grisante qui m’envahit quand je le
regarde.

«J’avais emporté avec moi, comme une sorte de relique suggestive, un
fort joli éventail. C’était le legs d’une grand’mère, un mignon bijou
ciselé où Lancret a exécuté sur le vélin une réduction de son _Hiver_,
ce salon clair autour du feu qui flambe, ces hommes et ces femmes jouant
et devisant près des tric-tracs et dont les Goncourt ont dit «qu’il
semble que l’œil s’arrête sur un Décameron au repos». Si elle semblait
me comprendre le moins du monde, je le lui offrirais et ce serait le
premier jalon de nos relations plus intimes.

«Ah! combien je pensai durant la journée qui précéda! Journée à la fois
longue et courte, toute convulsée par l’angoisse! Combien de fois fis-je
et refis-je en moi-même mon petit discours toujours terminé par:
«Mademoiselle, permettez-moi de vous offrir «un gage de ce passé que
vous comprenez si bien.» Alors que dirait-elle? Deviendrait-elle rose?
Baisserait-elle les paupières? Verrais-je une larme dans cet œil où je
n’avais aperçu que malice et joie?

«Mon Dieu! tandis que je vous le raconte, il me semble palpiter encore.
Et j’en inventai de ces réponses contradictoires qui tour à tour me
désespéraient ou me jetaient comme un fou à la suite de je ne sais quel
songe insensé de bonheur! Enfin, après avoir tout vibré, mon cœur, mes
nerfs, las de tant d’agitations vaines, retombèrent sur eux-mêmes,
épuisés.

«Le soir venu, je passai mon habit, et, appuyé sur le bras de Darblaing,
je me rendis chez nos amies. Il faisait triste, gris, glacial. Arrivé à
la grille de la villa, je dis à mon compagnon en lui mettant la main sur
l’épaule:

«--Tu sais, je vais peut-être me marier?

«--Avec qui?

«--Avec la petite N...

«--Ah! cela te regarde.

«C’était un garçon froid qui n’aimait pas se mêler aux affaires des
autres. D’ailleurs, le temps manquait pour nous expliquer.

«Nous entrâmes, et, à peine débarrassés de nos manteaux, nous étions
déjà parmi nos hôtes. Je m’assis tout naturellement auprès de
Ninette,--notez bien que c’était la troisième fois que je la
voyais,--mais j’avais tant vécu avec elle durant ces quelques jours
qu’il me semblait la connaître depuis des années. Ce soir-là elle me
parut plus adorable encore que tous les autres jours. Une robe rouge
décolletée avivait de sa crudité la pâleur de sa peau blanche, l’ardeur
de ses yeux plus noirs et plus lumineux, la clarté de ses cheveux
blonds. Et toujours cette grâce souple et pétulante, ce mélange
d’enfantillages et d’attentions, de la petite fille et de la femme, de
gaminerie et d’éducation, qui m’avaient tant et toujours charmé. Avec
celle gaieté-là sans doute seraient mortes à jamais mes nostalgies. Les
exquis et cruels retours vers les temps d’autrefois auraient disparu de
ma pensée pour toujours. Ah! je l’ai bien aimée!» soupira-t-il en
baissant la tête sous le poids de souvenirs trop lourds.

Cette défaillance ne dura guère qu’un instant et il reprit presque
aussitôt:

«Le dîner fut gai. Des rubans à nos couleurs étaient suspendus aux
lustres; des fleurs jonchaient la table. Je m’isolai avec ma voisine, ou
plutôt je tâchai de m’isoler avec elle, de l’intéresser, de l’amuser
d’abord pour lui parler plus sérieusement ensuite.

«Mais, mon cher, nous sommes souvent dans ces occasions-là des victimes
du mauvais sort. Imaginez-vous que je ne trouvais plus rien à lui dire,
mais rien de rien. Moi, si éloquent, si vibrant tantôt encore, je
creusais en vain mon esprit déplorablement vide; je restais là, empêtré
dans l’écheveau des banalités, employant toute l’énergie, toute la force
qui me restaient à maîtriser le trouble affreux de mon cœur. J’ai connu
en cet instant un supplice épouvantable! Mes yeux erraient sur ses
cheveux, sur sa bouche, sur ses épaules, et je ne parvenais pas à lui
faire entendre que je l’aimais. Enfin le champagne circula au milieu des
rires et des plaisanteries. Le vin donna un coup de fouet à mes nerfs,
et comme la pente de mes idées ne m’inclinait pas précisément vers la
gaieté, ce soir-là l’alcool me lança dans la plus noire, dans la plus
grisante mélancolie. On a le vin triste ou le vin gai, selon son
tempérament, que voulez-vous?

«Je l’eus triste, très triste. Une poésie morbide se mit à souffler en
moi. Je lui parlai de mon pays, des miens, de ma vieille maison. La joie
de son œil s’éteignait peu à peu pour faire place à une jolie rêverie.
J’évoquais tout ce qui me plaît: le charme des vieilles choses à
l’automne, le vent où pleure la voix des morts et qui fait résonner les
greniers, la grâce dolente des feuilles qui tombent et des bois roux,
nos sentiers pleins des ombres de naguère et nos demeures hantées par
les fantômes. Puis pensant que tout cela était loin, très loin de moi,
j’eus un instant de silence, sentant les larmes monter sous mes
paupières. Ce fut l’instant qu’elle choisit pour me répondre de sa
gentille voix traînante de créole où l’accent anglais mettait une si
grande séduction:

«--Moi qui pensais la France si gaie... Paris, le Bois de Boulogne avec
tous ces jolis gens qui passent en voiture... ma tante a été aussi à
Nice et y a eu un très bon temps... tandis que tout ce que vous me dites
est triste, si triste... Je n’aime pas cette France-là. On ne peut pas
dormir, je pense, avec tous ces fantômes. J’y aurais très peur
certainement...

«Alors, mon ami, je compris que tout désormais, tout entre nous était
inutile. C’était bien simple ces paroles, bien naturel même. Elle disait
vrai, je le sentais: Elle ne pourrait, non jamais, s’y faire. Le Passé
était trop lourd, trop triste pour ces jolies épaules, et je ne nous
voyais pas non plus, seuls, en tête à tête, dans la salle à manger où
vous êtes, plus vieux qu’elle de tout un monde, silencieux, livrés à nos
mutuels regrets, sous le regard implacable des ancêtres qui, du haut de
leurs portraits, nous jugeraient.

«Je restai atterré, silencieux devant cette réponse, et je méditais le
mot profond de Loti à la petite Mousmé: «Je pense à une foule de choses
que tu ne peux pas comprendre.» Dans l’atmosphère légère de cette salle,
pleine de jeunesse et de bonheur, ma tristesse devint encore plus
lugubre.

«Tout mon désir me poussait encore vers elle; mais ce qu’on appelle le
possible--ce pauvre possible où se résument tous nos humains
espoirs--était à jamais rompu entre nous. Darblaing invita ces
demoiselles pour le lendemain à bord, puis nous nous en allâmes; mais en
mettant la main dans mon pardessus, j’y sentis la gaine de l’éventail.

«Nous avions franchi la grille quand mon ami me demanda: «Eh bien! tu es
fiancé?» Je lui répondis d’une telle voix: «Oh! c’est fini maintenant»,
que ce garçon, très froid d’ordinaire, m’ouvrit tout grands les bras.
J’y tombai.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Je lui reprochai d’avoir invité pour le lendemain ces jeunes filles et
je le conjurai de trouver un prétexte pour lever l’ancre aussitôt. Il me
représenta que je lui demandais là une folie, toutefois il me promit
d’appareiller dès le surlendemain. J’aurais voulu y être. Tout ce qui me
rappelait les heures charmantes passées dans cette ville me faisait
mieux sentir l’écroulement actuel de mon bonheur.

«En rentrant à bord, à peine déshabillé, je tombai dans mon lit comme
une masse et je dormis jusqu’au matin d’un sommeil lourd, de ceux qui
succèdent aux cauchemars. L’homme est une singulière machine. A mon
réveil, en rassemblant dans une tête endolorie mes idées éparses qui
semblaient avoir été puisées dans un rêve, j’éprouvai la violence de mon
amour. Toutes les forces de mon être se tendaient désespérément vers
Ninette, quoi que je sentisse bien que quelque chose de plus fort et de
plus vieux que moi me défendît d’obéir.

«Ma plus grande crainte était qu’elle ne vînt pas.

«--Es-tu bien sûr de l’avoir invitée? répétais-je à Darblaing à tout
propos. Il finit par me répondre en haussant les épaules: «Qui te
croirait si sensible?»

«Je me reprochais d’avoir été très sot... J’aurais dû tout d’abord lui
parler de la vie de Paris, exciter sa curiosité, ce grand levier des
femmes, quitte après, par un joli retour, à utiliser la pointe de
sentiment qui dort toujours au fond de leur cœur. Tandis qu’avec mes
histoires macabres, je l’avais effrayée, parbleu! Qui ne l’eût été à sa
place? Alors, je la jugeais sur une bêtise?... J’essayais ainsi de me
prouver à moi-même que c’était la compagne qu’il me fallait. En dépit de
tous ces beaux raisonnements, je sentais pourtant que c’était là le
délire d’un cœur amoureux et d’un esprit malade. Je commettrais, à n’en
pas douter, une grosse faute, à la fois pour moi et pour elle, en
l’introduisant dans une vie pour laquelle elle n’était pas née.

«Mais, dans cette dernière journée, un sentiment primait, éclipsait tous
les autres: la revoir. Je ne mangeai pas et j’attendis deux heures avec
impatience. Elles arrivèrent, et mon cœur--qui n’en était plus à compter
ses émotions--battit une fois de plus. Que dire de cette dernière
entrevue, sinon qu’elle fut déchirante pour moi et très gaie pour les
autres. On y but du champagne, on y sauta sur les meubles et nous fîmes
fumer ces demoiselles. Darblaing déclara vers le soir qu’une dépêche le
rappelait d’urgence en France, et après les quelques instants d’usages,
et de tristesses convenables pour de si prompts adieux, on se jura un
prochain retour. Je tâchais d’attraper Ninette dans un coin, mais la
petite fûtée se dérobait toujours. J’y réussis pourtant: «Que c’est
triste, lui dis-je, de vous quitter si vite?--Vraiment, si triste que
cela?» me répondit-elle, avec un regard de désespoir feint et moqueur.

«Ainsi elle n’avait même pas soupçonné cette tourmente terrible que le
moindre petit brin de femme peut déchaîner dans le cœur d’un homme,
tourmente qui l’abat, le fait se tordre comme un ver aux pieds du joli
petit être qui s’en moque, qui le plus souvent n’en vaut pas la peine,
mais exaspère le désir par une mignonne bouche, une nuance de l’œil, des
boucles folles sur une nuque tendre... par moins encore. De sorte que,
vous le voyez, je n’ai même pas eu la consolation de lui inspirer un peu
d’amour. Quand elles partirent, je lui demandai la permission de lui
baiser la main «à la française».

«--Non, dit-elle avec son éclat de rire d’enfant mutin, et elle sauta
lestement dans le «steam-launch» qui les ramenait à terre. Je les suivis
des yeux.

«Elles s’en allèrent pendant quelque temps dans une traînée de soleil
qui ne permettait plus de voir leurs visages, mais seulement deux ou
trois mouchoirs blancs qui s’agitaient et les taches voyantes de leurs
robes et de leurs ombrelles. Elles disparurent enfin dans cette
poussière radieuse, comme les reines d’un rêve... et d’un jour!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Mais son souvenir n’a pas disparu comme elle. Il m’a poursuivi durant
de longs jours, de longs mois. Je l’oubliais, puis à propos de n’importe
quoi il revenait m’agiter. Parfois c’étaient des parfums que je
respirais et qui m’en rappelaient d’autres, ou bien des façons dont elle
parlait, dont elle riait, dont elle marchait, des riens qui me faisaient
souffrir. Et plus elle s’éloignait plus je souffrais, si bien que je me
demandais quand cela aurait une fin. Les jours effaçaient à mesure son
image. Ma mémoire s’épuisait en efforts contre le temps. Je ne la voyais
plus que comme une ombre, et ma dépense d’énergie, la véhémence de mes
désirs n’aboutissaient qu’à un long désespoir.

«Tenez, il y avait surtout un air... elle nous l’avait joué quand nous
étions allés chez elle... Vieille bête que je suis, pendant longtemps je
n’ai pu l’entendre sans avoir envie de pleurer. Cela commençait par une
marche scandée et rythmique, durant laquelle le regret m’envahissait
lentement, doucement, amèrement; puis à une certaine mesure, tournante
comme un subit mouvement de valse, un flux de nostalgie me noyait,
m’enivrait d’une ivresse affreuse, étrange, mais irrésistible, où mon
être entier se dissolvait dans un passé cruel que j’adorais. Et je ne
faisais plus qu’un avec cette onde sonore qui me dilatait ou
m’oppressait à son gré, dont toutes les phases se répercutaient sur mon
cœur.

«Puissances intarissables du Désir et du Rêve», a dit Maupassant...

«Ça vous étonne peut-être qu’après tant d’aventures, celle-là me soit
demeurée si présente?

«Je crois n’avoir jamais autant souffert. Maintenant, il est vrai, quand
j’y repense, j’ai la conscience en paix.

«Il est vain, voyez-vous, de chercher à refaire de vieilles races et de
vieilles demeures. Il est plus sage de les abandonner à leur destin et
au lierre qui se chargera d’avoir pour elles--pour les maisons et pour
les tombes--la sollicitude dernière à laquelle elles ont droit ici-bas.

«Après avoir beaucoup duré, il faut savoir finir, et peut-être vaut-il
mieux finir comme l’on a toujours vécu.

«Je ne sais pas ce qu’est devenue Ninette qui, apparemment, ne s’est
jamais souvenue de moi. Moi, de mon côté, si je me souviens d’elle,
c’est pour déterminer de temps à autre un frisson de ce cœur qui, sans
cela, vivant parmi les morts, risquerait de devenir glacé comme eux.
J’ai gardé l’éventail ainsi qu’un ruban donné par elle. Son parfum, ce
parfum particulier à chaque femme et dont elle imprègne tout ce qu’elle
a touché, embaume encore ces deux pauvres souvenirs de ce qui fut pour
moi une heure marquante. C’est tout ce qui me reste d’elle. Ainsi elle
demeure pour moi à présent: simple et furtif arome, petite fleur amère
plantée dans le souvenir...»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ayant ainsi parlé, il se tut et ferma les yeux. Le crépuscule était
entièrement tombé; Pierre nous desservait en silence. Tout était vague
dans la salle. Julie, qui vint emporter une pile de plats, ne faisait
pas plus de bruit qu’une ombre sur les dalles. Par une intuition
admirable qu’il fallait respecter le silence de leur maître, ces deux
vieux serviteurs, fils et petits-fils de serviteurs, voulaient qu’on
oubliât leur présence. Leur intimité avec Paul d’Orves permettait
pourtant de supposer qu’ils connaissaient cette histoire, et de longue
date, mais tant de secrets de famille demeuraient ensevelis en eux! Ils
souffraient en voyant souffrir celui qu’ils avaient vu naître. Ce fut
seulement au bout de quelque temps que Pierre, après avoir toussé,
risqua de rompre le silence pour demander s’il fallait une lampe.

Mon vieil ami fit signe que non.

La mansuétude de l’ombre descendait en lui. Il avait ouvert les yeux;
son regard errait dans la brume bleue du crépuscule, sur la terre de
teinte neutre où montaient les silhouettes des arbres. L’angélus
emplissait la vallée de paix grave, et une douceur planait sur les
champs. Le regard du baron, après s’être promené un instant, s’arrêta
sur le petit cimetière, tout blanc, tout paisible dans le vague, où les
siens s’en étaient successivement allés, et, où son vœu suprême, après
tant de regrets, de rêves, de douleurs, était de s’endormir bientôt.




UN FAIBLE


Ce récit--ai-je besoin de le dire?--n’est pas une copie conforme. J’y ai
résumé et accumulé les traits que m’ont fournis non pas une, mais cent
histoires analogues. Le _collage_ est une infirmité qui, dans la vie
maritime, devient tout particulièrement intense. Il y a à cela une foule
de raisons. J’invite ceux qui s’en indigneraient à relire ces lignes du
_Roman d’un spahi_:

«O vous qui vivez de la vie régulière de la famille, assis paisiblement
chaque soir au foyer, ne jugez jamais ceux que la destinée a jetés avec
des natures ardentes, dans des conditions d’existence anormales, sur la
grande mer ou dans les lointains pays du soleil, au milieu de privations
inouïes, de convoitises, d’influences que vous ignorez. Ne jugez pas ces
exilés ou ces errants, dont les souffrances, les joies, les impressions
tourmentées vous sont inconnues.» (PIERRE LOTI, Le Roman d’un spahi.)




UN FAIBLE

        «Dans ces unions exotiques, ce n’est jamais l’homme qui élève la
        femme à son niveau; c’est toujours lui qui tombe aussi bas
        qu’elle.»

        (Baron DE MANDAT-GRANCEY, _Au Congo_.)


C’était un enseigne de vaisseau ayant déjà pas mal roulé par le monde.

Il était taillé en Hercule et très bon, comme le sont en général les
gens forts.

Il avait la barbe blonde, le sang frais, à fleur de peau, un sang
magnifique, si riche qu’on en voyait la couleur à travers la peau cuite
par tous les durs soleils qui miroitent sur les mers incendiées du Sud.

En voyant ce beau gars on avait de suite l’impression d’un tempérament
puissant et docile, de ceux que les femmes flairent de loin,
asservissent, puis font marcher à la cravache et à la botte jusqu’à ce
que les malheureux crient «grâce», supplication qui, d’ailleurs, reste
généralement vaine.

                   *       *       *       *       *

Au cours de sa vie maritime il avait connu beaucoup de ces liaisons
passagères qui duraient le temps d’une station en pays lointain ou d’un
embarquement en escadre: trottins des ports, malingres créoles des Iles
à peau dorée et chaude, puis toutes les variétés d’Américaines, depuis
les filles à demi-sauvages de la Pampa, qui viennent prendre contact
avec la civilisation dans les maisons publiques de Buenos-Ayres ou de
Montevideo, jusqu’aux opulentes créatures de Californie, chair
d’exportation, pâture de ceux que rebutent les peaux jaunes, l’odeur
musquée des femmes de l’Extrême-Orient.

Il avait expérimenté aussi ces dernières et donnait, de temps à autre,
un souvenir curieux aux petites Japonaises, poupées rondes comme des
lunes, corps pitoyables d’enfants, vêtues de robes de soie aussi belles
que les fleurs de leur pays.

                   *       *       *       *       *

Mais maintenant il était las de tous ces lits d’aventure, de tous ces
corps divers dont l’étreinte--il le sentait plus douloureusement chaque
fois--n’avait ni âme, ni lendemain.

Il rêvait à présent de se marier, de vieillir tranquille et heureux,
avec des enfants, si possible, près de ses parents qui habitaient une
propriété, à la campagne.

                   *       *       *       *       *

Une année, en débarquant de l’escadre, il était allé passer là quelques
jours avant de reprendre son tour de départ sur la «liste», dont les
chances allaient bientôt rouvrir pour lui les chemins incertains de la
mer. Il ne redoutait pas cela, diable! Il éprouvait au contraire, une
fois parti, une volupté profonde à se sentir très loin. Puis il aimait
son métier et commençait à le connaître, de sorte que les bons et les
mauvais hasards de la navigation en campagne le tentaient.

Seulement, fils de terriens, une hérédité paysanne lointaine, lui
faisait aimer aussi la campagne de France. Il lui savait gré d’être une
belle et robuste terre, féconde après tant de siècles de moissons. Il se
plaisait à regarder ses champs bornés d’arbres, de haies, peuplés de
gens aimables, ses horizons courts, remplis de choses harmonieuses,
anciennes et nouvelles, fondues ensemble, qui disaient la stabilité du
pays, la continuité de l’effort, commentaient ce mot magnifique: la
durée. Jamais il n’avait la sensation d’y être un petit insecte isolé,
éphémère, comme dans certains autres grands espaces de terre ou d’eau
qu’il avait vu s’allonger, indéfinis, implacables, sous d’autres cieux.

                   *       *       *       *       *

Un matin donc il se promenait. C’était son habitude. Des bouffées de
foin passaient sur la campagne de mai. Un attelage travaillait non loin
avec un bruit de grelots. Les hommes le saluèrent:

«Bonjour, Monsieur Félix.»

Alors, soudain, il se mit à penser à la grande vallée chinoise du
Yang-Tsé, avec ses milliers d’êtres courbés sur le sol, dont beaucoup
crèvent ni plus ni moins que des mouches, sans que personne y prenne
garde, pendant les grandes famines de l’hiver... il entendit monter le
triste cri, le gémissement des coolies porteurs d’eau...

                   *       *       *       *       *

En tournant la tête, il aperçut le facteur déboucher avec une lettre.

Cette lettre arrivait de Toulon: un vieux camarade à lui venait de
prendre femme et, désigné pour embarquer sur _le Zodiaque_, il cherchait
un permutant.

«Ah! pensa-t-il, le mariage quand on est marin!»

... Partir un mois plus tôt, un mois plus tard, la belle affaire! La
Côte d’Afrique? Il ne connaissait pas ce pays-là, il le verrait.

Une dépêche au camarade, une lettre au ministère, le temps d’embrasser
ses parents, de faire ses malles, et quinze jours après, il s’embarquait
pour Dakar où l’attendait _le Zodiaque_.

                   *       *       *       *       *

Le bateau ne tentait personne: un vieil aviso en bois, qui pourrissait
en se traînant du cap Blanc au cap Lopez. Comme machine, une antique
ferraille, véritable tournebroche. La voile faisait le plus clair de la
route, mais le bateau était lourd et, dans ces pays d’algues, la carène
toujours sale. L’état-major comprenait un lieutenant de vaisseau,
commandant, trois enseignes et le docteur. Les chambres des quatre
officiers environnaient le carré dont elles n’étaient séparées que par
une portière en étoffe. On n’était jamais «chez soi». De sempiternelles
parties de cartes duraient de neuf heures du matin à minuit, très
bruyantes, pendant lesquelles il était à peu près impossible d’écrire
une lettre ou de lire.

Par surcroît, quand le soleil dardait sur la coque, une température
d’une quarantaine de degrés s’établissait dans ces petites cellules,
aérées seulement par leur hublot, trou de jour grand comme la main,
cerclé de cuivre, dont l’éclat aveuglait. Ces conditions climatériques,
peu favorables aux humains, l’étaient aux insectes qui «croissaient et
se multipliaient», selon la parole évangélique. On n’ouvrait pas un
tiroir, une armoire, sans qu’il en sortît immédiatement une colonne de
cancrelats, et les rats, assez timides le jour, se rattrapaient la nuit
en se livrant à toutes sortes d’ébats.

Cependant, dix ans de marine façonnent de telle manière le corps et
l’âme qu’il ne souffrait pas trop de ces contingences. Et les six
premiers mois passèrent comme avaient passé les campagnes précédentes,
chaque jour émietté par les quarts et les occupations régulières du
tableau de service, observé plus ponctuellement qu’on n’eût pu le croire
à bord de ce rafiot de dixième rang.

_Le Zodiaque_ allait, allait quand même, allait toujours, parvenant,
pour ainsi dire, par miracle, à changer de place.

Ils descendirent ainsi de baies en baies, de caps en caps jusqu’aux
tristes lagunes du Dahomey, où ils roulèrent au mouillage pendant quinze
jours, bord sur bord. Puis ils remontèrent vers le cap Vert, et de là
poussèrent une pointe, une pointe de vacances jusqu’aux Canaries, où ils
devaient demeurer tout un mois.

                   *       *       *       *       *

Les Canaries, autant dire le paradis pour ces malheureux, les belles
Canaries avec leur bon vin, leurs cigares, leur ciel clair, leurs hautes
montagnes nues. On pouvait dormir--enfin!--pendant les nuits pures, ce
qu’on n’avait pas pu faire depuis des mois, baigné de sueur et de
fièvre, dans la lourde humidité équatoriale. _Le Zodiaque_ mouilla dans
le port de La Luz, en face de Las Palmas, blanche comme une ville de
marbre sur sa colline. Tout cela propre, gai, coloré, donnant l’envie
d’aller à terre après avoir contemplé si longtemps des pays nègres,
toujours les mêmes, avec leurs grandes palmes et leurs tristes cases,
pleines de vermine.

                   *       *       *       *       *

Le dimanche qui suivit leur arrivée, n’étant pas de garde, il se promena
en ville. Le matin même, il avait reçu une lettre de France où on lui
parlait d’une jeune fille qu’il ne connaissait pas, mais «qui lui
conviendrait», et il cheminait, rêvassant, sous un ciel gris percé
parfois d’un éclatant soleil. Il éprouvait comme un vague besoin
d’amour. Était-ce l’espoir né de cette lettre ou les six mois passés
dans une torpeur énervante?

Il monta vers la cathédrale par des petites rues verdâtres, crapuleuses,
bordées de cabarets louches où les hommes du _Zodiaque_ entraient. Sur
le seuil de l’un d’eux, une gamine, d’une quinzaine d’années tout au
plus, habillée en mariée, avec un voile et des fleurs d’oranger sur la
tête, l’invita par geste... En vérité, elle tombait mal. Il en avait
assez vu comme elle. Ce qu’il voulait, c’était une vraie femme, jolie,
distinguée, élégante.

Il se hâta de sortir des petites rues et entra sur une place, une belle
place plantée de palmiers, entourée de maisons carrées et plates. Il
espérait y trouver de la musique, mais ce jour-là il n’y en avait pas.
Alors, en attendant un camarade avec qui il irait s’asseoir au café, il
flâna en regardant.

                   *       *       *       *       *

Partout, les fenêtres étaient fermées à cause de la grande chaleur.
Seule, une femme était accoudée à un balcon, tête nue, sans se soucier
du soleil. C’était une grande brune, avec un peigne d’or dans les
cheveux et un châle de soie blanche rayé de rose sur les épaules: son
attitude souple faisait valoir sa taille. Sa main cachait son visage.
Ses bras étaient nus jusqu’au coude, bruns et beaux, d’une peau mate qui
absorbait la lumière et donnait à l’œil l’impression d’être chaude. En
voyant cette peau-là, lui, qui n’avait pas touché à une chair de femme
depuis des mois, eut une sensation brutale de désir, une envie d’y
coller et d’y rassasier ses lèvres.

Au bout de quelques instants la femme releva la tête. Alors il ne fut
plus possible de voir autre chose en elle que ses yeux. Ils étaient
uniques, larges, éclatants, dorés. On avait du moins l’impression
confuse de l’or, comme en regardant le soleil. Mais on les distinguait
mal dans leurs détails tant ils éblouissaient. Peut-être avaient-ils de
petites tigrures noires, ou bien était-ce l’effet des cils épais et
longs qui y portaient leur ombre? Il y avait de la volupté et aussi de
la cruauté dans ces yeux-là.

Ces yeux-là, il les avait trouvés surtout plus à l’Est, plus au Sud,
dans les pays de soleil et de sable, dans les pays nus, où la lumière
joue sur les étendues sans fin, tellement folle, tellement vive qu’elle
finit par imprégner les pierres de ses reflets et par faire naître les
topazes, les pierres de lune, les opales...

Une réverbération analogue avait dû doter les prunelles de cette femme.
Elle le regarda et il se sentit environné d’une onde étrange, comme
hypnotisé, en équilibre, prêt à avancer ou à reculer, selon qu’elle lui
commanderait. Tout à coup il lui sembla qu’elle lui faisait signe
d’avancer, de monter jusqu’à elle. Oui, elle lui faisait vraiment
signe... Sans plus réfléchir, il se précipita vers la maison, franchit
l’escalier à grandes enjambées sans rencontrer personne. Elle
l’attendait, debout dans le salon. Sans dire un mot, elle lui ouvrit les
bras.

                   *       *       *       *       *

Ce n’était pas une fille publique. Elle était mariée à une sorte de
grand diable, un homme «dans les affaires», qui gagnait beaucoup
d’argent. Sa maison était luxueuse, meublée avec un certain goût,
quoique avec des détails trop riches et trop lourds comme les aiment les
Espagnoles du peuple.

Cependant, elle ne semblait pas trop dépourvue d’éducation, autant du
moins qu’il pouvait en juger, car elle parlait peu. Des étreintes
violentes les unissaient fréquemment dans ses visites, des étreintes où
il la sentait presque plus forte que lui.

Chaque fois, en sortant, il se demandait pourquoi elle lui avait fait
signe... Cette femme mariée, établie, qui avait probablement des
relations et une situation en ville, avait fait signe à un passant de
hasard qu’elle ne connaissait pas?

La bestialité de ses caresses aurait dû le renseigner; mais à l’aube de
son ivresse, il pensait naïvement qu’il y a une fatalité pour réunir les
amoureux marqués l’un pour l’autre par une secrète destinée.

Aucune femme, parmi toutes celles qu’il avait connues, n’avait pris tant
d’empire sur ses sens. Non, elle ne ressemblait, elle ne pouvait
ressembler à aucune autre. Sa taille était mince et souple, mais ferme
comme celle d’un jeune homme. Elle était aussi propre que n’importe
quelle femme du Nord. Sa peau, soyeuse, brune, semée d’un très léger
duvet châtain doré, buvait positivement la lumière et la chaleur. Elle
était mate et brûlante.

D’ailleurs, cette femme était toujours en quête de fraîcheur; il
semblait que tout brûlait au-dedans d’elle. Vêtue de mousselines qui lui
paraissaient encore trop pesantes, bras nus, décolletée en plein jour,
jambes nues sous sa robe. Ce feu intérieur sortait par ses yeux,
fenêtres d’une maison en flammes, passait dans ses baisers, rappelait le
sang Maure, la terre d’Afrique toute voisine.

Le désir plus grand qu’il en éprouvait tous les jours l’inquiétait un
peu, mais qu’aurait-il fait de ses longues après-midis désœuvrées, sans
elle?

_Le Zodiaque_, profitant de son séjour à La Luz pour se faire beau, le
bord était devenu intenable. On grattait, on peignait la coque. On
«potassait» la mâture. On pataugeait dans l’eau, on trébuchait dans
toutes les espèces de «fourbissages». En dehors de l’officier de
«garde», tous allaient à terre chercher un peu de tranquillité et de
repos. Lui, prenait le chemin d’un appartement frais et sombre. Il y
avait des plantes vertes, des mosaïques, des marbres, de légères
fontaines de cuivre et d’argent damasquiné, d’où l’eau s’exhalait en
jets et retombait en vapeur; toujours des choses froides qui, par leur
contact, par leur vue, satisfaisaient une perpétuelle manie, un réel
besoin de fraîcheur.

Ce confortable, cette paix, ce silence, cette ombre le ravissaient. Il
venait de sortir du bord, de sa petite chambre chaude, environnée de
bruit, nourrie d’insectes.

Et puis, c’était une distraction, un but.

                   *       *       *       *       *

Un jour, le mari, rentrant plus tôt que de coutume, les surprit. Elle se
dressa d’un bond, absolument comme un fauve, et dit à son amant, avec
l’ordre sans réplique de ses yeux: «Va-t’en, je m’en charge.»
Heureusement pour lui, il n’était pas dans l’un de ces costumes
sommaires qui, dans la rue, équivalent à une confession publique. D’un
coup d’épaule, il dérangea l’homme qui s’était planté devant la porte et
il les laissa face à face, un peu inquiet pour elle. Le lendemain, deux
membres du «club» se présentèrent pour demander raison de la part du
titulaire. Il les mit en rapport avec les deux autres enseignes et l’on
se rencontra à l’épée, le surlendemain. Le mari n’eut pas de chance ou
en eut trop. Il se rua sur le bras allongé de son adversaire et s’enfila
sur l’épée, raide mort.

L’heureux combattant courut aussitôt chez sa maîtresse, et la trouva
tranquille, à sa stupéfaction, dans sa véranda, rafraîchissant ses
paumes à la vapeur d’une fontaine. Il lui raconta ses angoisses dont
elle parut s’amuser follement, riant à gorge déployée avec son timbre
masculin et sonore, sans daigner même s’informer du mari qu’elle n’avait
plus.

Toutefois, il fallut bientôt se séparer, car l’affaire fit du bruit en
ville. Le commandant dut laver la tête à son meilleur officier,
paternellement, car dans la marine, on ne s’émeut pas plus qu’il ne
convient de ces histoires. Et d’ailleurs, la peinture du bord étant
finie, les soutes pleines, l’équipage refait, le dit commandant jugea
plus sage d’appareiller pour ne revenir que quand des aventures
analogues auraient fait oublier celle-là.

                   *       *       *       *       *

_Le Zodiaque_ a quitté Las Palmas depuis des mois. Il est seul dans
l’étendue de la mer, silhouette perdue dans l’Atlantique du dixième
degré Nord. Il fait route sur les Bissagos qu’il «reconnaîtra» demain,
tournant la poupe à l’équateur. Il vient d’établir sa voilure pour
profiter de l’alizé que l’on commence à sentir. Babord amures il
s’éloigne de la zone des calmes, de la voûte de nuages amoncelés.
Maintenant, autour de lui, il n’y a plus que lumière et splendeur... Sur
la passerelle, l’enseigne de quart va et vient. Souvent aussi il
s’accoude et demeure le regard perdu dans l’eau, dans l’eau bleue,
violette, mordorée, dans l’eau où courent d’invraisemblables,
d’indicibles reflets de forge, où des cercles d’or se joignant et se
disjoignant sans cesse tournent pour mourir dans la profondeur. Ces
cercles-là le hantent en souvenir de certaines prunelles qui leur
ressemblent, de prunelles qui sont toujours devant ses yeux. Le
malheureux, il n’a rien pour le distraire, rien pour le traîner de force
hors du songe qui le consume. La mer est calme, la voilure établie, la
brise régulière; la route ne changera pas d’ici demain... Les cercles
d’or se forment et se déforment toujours...

Ses parents, s’ils savaient?... La jeune fille qu’ils rêvent pour
lui?...

Se marier? Peuh! Quelle jeune fille remplacera cette tigresse? Quels
baisers, quelles caresses pourront le rendre oublieux?

Il est devenu plus matériel aussi, c’est certain, à force de vivre dans
des régions embrasées où tout brûle, dans des pays lourds où des ardeurs
malsaines couvent sous la moiteur. Et puis il y a la vie de bord, les
nuits sans sommeil que l’on passe en nage, à se tourner et à se
retourner sur son cadre, l’imagination en quête de proie, tandis que les
rats dansent leur bacchanale d’enfer. Il y a les jours d’ennui,
péniblement usés entre hommes, il y a la nourriture monotone; l’éternel
bœuf dur comme du bois--l’eau fade, chaude, graisseuse, le manque
d’espace, les dix mètres de pont où l’on ne peut se dégourdir les
jambes, toutes choses qui font la pauvre guenille humaine trop opprimée.
Alors elle s’exaspère, prend sa revanche par quelque fissure.

L’un de ses camarades, en dehors du service, reste tout le jour assis
sur son cadre, une serviette mouillée autour de la tête, appelle son
ordonnance, ne se souvient plus de ce qu’il veut lui dire ou lui déclare
qu’il va devenir fou. Pour Félix la folie est autre; une obsession qui
ne le quitte pas.

... Ses yeux?... tiens, ils ont disparu. Dans l’eau, non, il n’y a plus
rien. La mer, à l’approche du soir, change à mesure que le soleil
s’abaisse. Elle est violette, puis lie de vin, puis incarnat, toujours
très calme et lamée d’or--une robe de reine, une robe qui lui
conviendrait à elle. Elle s’habille pour dîner à cette heure-ci.

Elle ne lui a pas écrit depuis le départ. Pense-t-elle à lui?

                   *       *       *       *       *

Quand _le Zodiaque_ revint dans le port de Luz, prévenue par lettre,
elle l’attendait sur le quai. Dès que son ami eut mis pied à terre, elle
lui sauta au cou en l’embrassant très fort, ce qui fit ricaner de façon
singulière les portefaix assis sur les bornes. Mais l’enseigne ne
pouvait être atteint par ces détails. Il partait en permission de huit
jours, et ils s’en allaient, pour s’appartenir entièrement, le plus loin
possible, très haut dans la montagne, au pied de la Caldera, cratère
éteint dont il est parlé dans les guides.

Un petit hôtel anglais, à mine de cottage, avec des toits rouges et des
volets verts, s’y blottissait dans une gorge fauve, entre des pentes
nues, incandescentes, le long desquelles vibrait pendant le jour une
vapeur ardente de métal en fusion.

Ils ne pouvaient choisir de cadre mieux approprié à la violence
africaine de leur amour.

Ils se levaient tard, et, aussitôt le «breakfast», ils partaient à
cheval, cherchant les endroits déserts, sans souci des après-midis
torrides. Leurs chevaux montaient longtemps devant eux, gravissant des
éboulis de rocs où ils auraient dû rouler vingt fois, suivant des
sentiers bordés par des parois à pic ou par le vide. D’ordinaire, ils
parvenaient ainsi à quelque petite plaine de sable, privée d’êtres et de
vie, où seulement deux ou trois cactus se hérissaient. De cette sorte de
plate-forme, l’on apercevait, dormant en bas, des vallées, des
«posadas», des palmiers, des choses très petites qui rappelaient
l’existence des hommes...

Ils avaient là--lui du moins--l’impression de dominer le monde et tout
ce qu’il contient de préjugés, d’ennui, de bassesse.

Le soleil versait sur eux ses rayons terribles. Et ce feu, qu’ils
sentaient aussi dans leurs âmes, était ici le seul maître avec eux.

C’était une apothéose, un temple ardent où ils célébraient le culte de
leur amour. Ils se rapprochaient l’un de l’autre jusqu’à faire toucher
les flancs de leurs chevaux en sueur. Puis, elle, se renversant sur sa
selle, tendait des lèvres que lui baisait avec une ferveur, une passion
presque augustes.

Jamais, pensait-il, il ne pourrait pousser plus loin la sensation. On ne
pouvait monter plus haut dans la vie.

Un jour cependant qu’il relevait la tête, il aperçut un vautour planer.
Il était blanc, avec des lueurs d’or dans les ailes. Et cet oiseau
montait, montait encore, montait jusqu’à devenir invisible... Il l’envia
de pouvoir monter toujours...

Le soir, en rentrant à l’hôtel, épuisés de fatigue et d’amour, ils
avaient des caresses plus tendres, plus longues dans l’ombre de leur
chambre dont les fenêtres restaient ouvertes... Dehors, la nuit était
bleue, d’un bleu presque noir, criblée d’astres magnifiques... De leur
lit, ils apercevaient le jardin, dont l’arome venait jusqu’à eux et, les
petits abat-jour rouges des tables du dîner, fantastiques lucioles. Le
sable des allées criait sous les pas de jeunes couples anglais, fiancés
ou jeunes mariés pour la plupart, qui échangeaient des baisers.

Tout était douceur, fraîcheur, paix alentour.

Ils subissaient cette influence.

L’admirable regard de sa compagne s’atténuait, et alors il possédait non
plus un démon, mais une femme.

Toutefois quand, lasse d’étreindre, elle s’était endormie, il lui
arrivait, à lui, de rester encore éveillé longtemps.

L’inquiétude des grandes joies de ce monde où tout meurt envahissait son
âme, et il se demandait: «Combien cela durera-t-il?»

                   *       *       *       *       *

Une dépêche le rappela un jour à La Luz: Un camarade tombé malade, qu’il
fallait remplacer. Il s’en fut en jurant.

En arrivant, d’ailleurs, il trouva l’affaire arrangée. Alors il repartit
à pied, fit dix lieues, en pleine nuit, dans la montagne, pour retrouver
plus vite son idole.

Comme il tâtait dans l’obscurité, cherchant sa tête pour la prendre
doucement, ses mains rencontrèrent une figure glabre d’homme. Il eut un
sursaut d’horreur, puis se ressaisissant, il alluma.

Il identifia avec stupeur son remplaçant. C’était l’un des jeunes
«waiters» de l’hôtel... Sa colère ne connut pas de bornes.

Le lendemain, il reprit le chemin du _Zodiaque_, tête basse, convaincu
qu’ici-bas tout est fange, amertume et néant.

                   *       *       *       *       *

Pendant quelques semaines il resta inerte, souffrant tout ce qu’un homme
peut souffrir: celle qu’il avait élevée si haut venait de choir du
piédestal. Et, chose pire, s’il ne pouvait plus l’aimer, ses sens
continuaient à la désirer ardemment.

Quand le premier moment de douleur fut passé, il sentit le besoin, le
besoin violent, d’entendre parler d’elle. Il se livra à une enquête et
ce qu’il apprit lui enleva ses dernières illusions. On la supposait née
dans ce pays; on ne pouvait dire de qui.

Sans être à proprement parler une courtisane, elle avait couché avec un
nombre incalculable d’hommes, ramassant dans la rue tous ceux qui lui
plaisaient, s’abaissant jusqu’aux muletiers et aux gens du port,
insatiable de baisers nouveaux.

C’est ainsi qu’elle avait connu son mari, lequel avait fini par
l’épouser, sachant tout, rivé à elle par son étrange pouvoir. Après son
mariage, elle avait continué ni plus ni moins qu’avant.

Le signe, elle l’avait fait à cent, peut-être à mille autres...

En ce moment d’écroulement, le vieil homme aurait dû renaître en lui. Il
aurait dû reprendre son rêve de jadis, la maison paternelle et la
fiancée tranquille. Mais un cataclysme avait brisé ses forces, le
laissait là, pantelant, sur place, incapable de désirer quoi que ce
soit, de croire en qui que ce fût désormais.

Après ces étreintes maudites, après ces étreintes empoisonnées, il n’y
avait plus que les sens de vivants en lui. Il avait beau la haïr, il la
désirait encore...

Longtemps, longtemps il lutta. Il sentait bien que s’il succombait il
descendrait aussi bas qu’elle. Il essaya d’étancher ses désirs avec
d’autres femmes, mais qu’étaient-elles?

Un jour, enfin, après une station énervante au Gabon, parmi la chaleur
humide, les moustiques, la fièvre, il retomba.

Elle le reçut bien, comme si aucun événement ne s’était jamais passé
entre eux. Il retrouva ses étreintes et ses baisers de flamme.
Seulement, n’ayant plus d’illusion à entretenir en lui--car, les
illusions naïves de cet homme l’avaient flattée dans un curieux besoin
de considération--elle ne se gêna pas. A sa porte, il rencontrait
souvent des hommes et, parfois, la rage au cœur, il attendait...

Il était rendu--il le savait du reste--au dernier degré de l’échelle. Il
n’était plus qu’une loque de chair, soutenue, gonflée par un constant
désir d’Elle.

Même de temps à autre, cette loque était visitée par un revenant, un
autre être, positivement, qui, dans une autre vie, avait vécu dans un
cadre très doux, en France, et y avait rêvé d’être bon fils, bon père,
bon époux.

Évidemment, ce n’étaient là que des songes, des chimères... De temps en
temps il recevait des lettres où on lui parlait de toutes sortes de
choses qu’il sentait confusément être touchantes, mais il fallait la
sensation matérielle du papier pour qu’il fut sûr que ces choses-là
appartenaient encore au domaine du réel...

A présent, ces choses lui semblaient irréalisables.

Cependant, le revenant ne se lassait pas. Cet importun s’obstinait à le
hanter de plus en plus, nuit et jour:

Son Être moral ne voulait pas mourir.

                   *       *       *       *       *

Au bout d’un certain temps il en eut assez de cette lutte. Il appela la
mort, la délivrance, de toutes les forces de son âme.

Enfin, un jour, à Dakar, en rôdant parmi des cases nègres, il attrapa la
fièvre jaune, qui l’enleva lestement.

Le médecin du bord, qui l’assistait, l’entendit murmurer, dans un
horrible délire, jusqu’à la fin: «Ses yeux.»

                   *       *       *       *       *

Revenu en France, ce médecin, ignorant le prélude de l’histoire, la
raconta un soir qu’il dînait chez un enseigne, marié depuis quelques
années. Après le repas, qui avait été bon, on était en famille et, sous
le cercle paisible de la lampe, un enfant jouait sur le tapis. Le brave
docteur ne s’expliqua jamais pourquoi cette histoire intéressante avait
jeté du froid. L’enseigne surtout avait pâli; il regardait sans un mot
sa femme et son enfant, alternativement. Heureusement, la belle-mère
reprit le fil de la conversation en disant derrière son journal:

«Ne me parlez pas des gens faibles.»

Mais tous en secret ils songeaient à Félix et à Celle qui, penchée sur
un balcon durant les soirs bleus ou les midis éclatants, continue son
Signe, le même et toujours infaillible.




CHEZ SON ÉMINENCE

OU

LES PLAISIRS CHIMÉRIQUES


Jules Barbey d’Aurevilly, maître étrange et vénéré, je me plais à
imaginer que cette histoire eût gagné votre faveur. Trois phrases de la
correspondance de Grimm nous en révèlent une semblable.

«Deux soldats, après s’être fait servir un bon dîner et enfermés dans
une chambre d’auberge, avaient écrit un long factum philosophique
destiné à faire connaître les motifs parfaitement raisonnables qui les
portaient à s’ôter la vie. C’est un exemple des ravages qu’une
philosophie trop hardie peut causer à des têtes mal disposées. Cette
aventure fait beaucoup de bruit.»




CHEZ SON ÉMINENCE

OU

LES PLAISIRS CHIMÉRIQUES

        «L’ennui. Là est le fond du temps, le grand signe et le grand
        secret de cette société du dix-huitième siècle.»

        (ED. et J. DE GONCOURT.)




Un Vidame.


Un soir d’octobre, vers 1775, Arboise s’endormait dans le brouillard,
brouillard d’automne, opaque et triste, saturé de pluie fine.

Arboise était une vieille petite ville bâtie sur un coteau. Une rivière,
la Sauve, l’emprisonnait dans sa boucle grise. Des ponts en dos d’âne
reliaient le faubourg des mariniers à la ville basse réservée aux
commerçants et aux gens du commun. La cité, domaine soi-disant exclusif
des habitants de haut parage, accrochait aux pentes ses pignons
écussonnés, ses flèches d’église, ses murs de couvent et son lacis de
ruelles où les carrosses tournaient avec peine aux carrefours.

On eût dit une grappe à l’envers.

L’évêque, comte et seigneur du lieu, occupait le sommet avec un palais
environné de jardins. Cette vaste bâtisse irrégulière portait
l’empreinte de bien des époques. Érigée par l’évêque Silvanus, au
onzième siècle, Nicolas de Gouges, chapelain de Catherine de Médicis,
l’avait remaniée et reconstruite, en avait élargi l’enceinte qu’il avait
démolie pour la plus grande part. Son œuvre n’avait point trouvé grâce
aux yeux du défunt titulaire, Gilbert Palisseau. Celui-ci, serviteur
fidèle de Versailles, avait fait jeter bas les deux tiers de ces
architectures qu’il appelait «gothiques» pour leur témoigner son mépris.
Il y avait substitué de solennelles maçonneries dans le goût du temps,
autour desquelles il avait ordonné de magnifiques jardins avec des
parterres et des charmilles, des balustres et des statues. De l’ouvrage
délicat du seizième, il ne restait qu’une aile, la plus humide. Cette
aile, reliée au reste de l’édifice par une galerie en général déserte,
était mal famée. Une tradition voulait qu’elle eût abrité l’astrologue
de Nicolas de Gouges. La Chimère de l’évêque humaniste, taillée dans la
pierre verdâtre des voûtes et dans la forme tournante des escaliers, y
grimaçait encore, les ailes éployées, tenant entre ses griffes la devise
en banderole: «_Semper._»--«_Toujours._»

En 1775, deux personnes seulement y logeaient, comme perdues dans la
multitude et la quasi-obscurité des pièces. Cet isolement qui eût fait
peur à d’autres avait, au contraire, sollicité le vidame d’Arboise et
son fidèle valet, Germain. Parce qu’il était toujours attiré par le
singulier, le pervers, et qu’il n’était point effrayé outre mesure par
le surnaturel, Hector César de Vespéran avait élu ce domicile soi-disant
hanté lorsque, six ans auparavant, à la fin d’une vie mouvementée, il
fut réduit à demander asile au seul frère qui lui restât, le cardinal
Charles-Florent Bénédict, jadis premier aumônier du Roi, aujourd’hui
retiré de la cour et résidant dans son évêché d’Arboise.

Hector-César de Vespéran, plus connu dans sa jeunesse sous le nom du
chevalier d’Evron, était le septième fils d’Antoine de Vespéran,
lieutenant général, marquis d’Aquebeil, seigneur d’Arbades, baron
d’Evron, vidame héréditaire d’Arboise, et de Perrine-Jacquette de
Prévalet, son épouse. Tandis que les aînés entraient aux pages, dans les
armées ou prenaient, faute de mieux, le petit collet, leurs parents,
braves et saintes gens fort occupés de pourvoir chaque enfant d’une
manière appropriée à sa naissance, furent heureux d’obtenir la croix de
Malte pour le septième. A cinq ans, Hector-César, grâce à la protection
de son oncle maternel, le bailli de Prévalet, fut admis dans l’ordre
comme chevalier de minorité. A douze, il partit sur les galères de la
Religion afin d’entreprendre ses caravanes. Il se distingua fort à la
prise d’un chebec sur la côte de Barbarie et, sans nul doute, il serait
parvenu promptement à une commanderie si un duel malheureux dans lequel
il tua son adversaire ne l’avait obligé à quitter l’île et à se réfugier
à Paris près de son frère, Charles-Florent.

Ce dernier, entré dans les ordres, avait pris ses grades en Sorbonne. A
vingt ans, une thèse soutenue avec éclat lui avait valu l’attention du
cardinal de Fleury. Il avait été présenté à la Cour et y avait fait un
chemin rapide, qui étonnait, car il n’y avait guère de parents.
D’anciennes relations de son père l’avaient servi et surtout un sens
avisé, pondéré, de toutes choses. Dans ce milieu il réalisait le type du
parfait honnête homme, de «l’homme sûr». L’on se confiait à lui.
Présentement il était aumônier par quartier et pourvu de bénéfices qui
lui valaient cependant des envieux.

Il ouvrit à son frère sa bourse et sa maison du Marais, puis, peu après,
une vacance d’enseigne à pique s’étant produite aux gardes françaises,
il l’y fit nommer.

Sur ces entrefaites, un mot dit à propos vint couronner la fortune de
l’abbé. Un jour que le Roi se rendait à la messe, M. de Maurepas qui se
trouvait sur son passage n’eut-il pas l’audace de murmurer: «Avant la
messe, le Roi écrit à Mme de Mailly; après, il y va.» A quoi le jeune
docteur en théologie ne fut point en peine de répondre que c’était déjà
quelque chose d’aller à la messe.

La discussion, quoique tenue à voix basse, fut entendue et répétée à qui
de droit. Mme de Mailly aimait les gens attachés à leur maître. A
quelque temps de là l’on pria l’abbé de Vespéran de choisir sur la liste
des évêchés celui qu’il voudrait. Il prit Arboise. Cet évêché n’était
que de vingt milles livres, mais se trouvait dans son pays.

Quelque honneur qu’il ressentît à vivre près de Sa Majesté et à en
recevoir les bontés, le nouvel évêque restait fort tendre pour la terre
natale. Dans le secret de son cœur, il nourrissait l’espoir de finir ses
jours près de son berceau, en administrant paternellement ses ouailles.

La Cour lui sut gré de sa modération et la province de ses sentiments.
Nommé agent général du clergé, il se montra ferme et conciliant, fit
respecter les droits de chacun et conquit l’estime de tous. Les dignités
plurent sur lui. Successivement maître de l’Oratoire du Roi, premier
aumônier, Sa Majesté le força d’accepter le chapeau qu’il voulait
refuser, n’en étant, disait-il, point digne.

L’on voyait déjà en lui le futur grand aumônier de France quand, à la
stupéfaction générale, il supplia le Roi de lui permettre le résigner
ses fonctions et de se retirer à Arboise.

«Que sa Majesté voulût bien considérer qu’ayant perdu ses parents et son
frère aîné, Adonis de Vespéran, tué sous Philippsbourg, il lui fallait
veiller de près à l’administration des biens de ses frères, dispersés
sur terre et sur mer pour le service du Roi, et répondre aux demandes
d’argent qu’ils ne cessaient de lui adresser. Cela était pour le
temporel. Quant au spirituel, que son maître de la terre, qu’il
continuerait de servir dans son diocèse, lui permît de consacrer ses
vieilles années à la pensée de son maître du ciel.» La véritable raison
était que les dérèglements du Roi l’affligeaient fort.

La reconnaissance l’avait attaché à Mme de Mailly, «dont les sentiments,
disait-il, sont au-dessus de la conduite». Elle venait d’ailleurs de
faire une fin chrétienne, édifiante même, sous le cilice. Cet homme de
Dieu faisait la part du monde, mais il ne pouvait prendre son parti de
Mme de Pompadour.

Le roi finit par se rendre à ses raisons, et le laissa aller après mille
embrassements et mille caresses. Devant qu’il ne partît, il voulut lui
donner le collier de ses Ordres, afin de lui marquer qu’Il lui
conservait Son estime.

Son Éminence s’en fut donc, chargée d’honneurs, et, ce qui est plus
rare, de regrets.

Elle disait vrai en parlant de l’administration de sa fortune. Son frère
Hector, lancé dans une existence de dissipation et de galanterie, devait
plus de cinquante mille écus qu’il fallait payer.

La guerre de la Succession d’Autriche éclata à propos et Son Éminence se
hâta de faire donner au mauvais sujet une compagnie du Royal-Barrois,
régiment que l’on recrutait en Lorraine pour M. le comte de Gisors. Le
chevalier fit merveille à Charleroi et à Raucoux. A Vintimille, il entra
le premier dans la place.

Ce qui fut une occasion pour le bailli de Prévalet, devenu maréchal de
la langue d’Auvergne, d’écrire au Grand-Maître de l’ordre de Malte. «M.
d’Evron, lui mandait-il, s’est appliqué à mériter votre pardon tant par
sa vaillance que par son repentir.» A Malte, l’on prisait fort les
braves. Le Grand-Maître accorda la grâce demandée, et, pour le prouver,
chargea, en l’année 1748, le chevalier d’Evron d’offrir au Roi les douze
oiseaux qu’il lui envoyait pour sa fauconnerie. Sa Majesté fit don au
porteur d’une cornette aux Gendarmes Dauphins, tant pour reconnaître ses
services personnels que pour témoigner qu’Elle ne gardait point rancune
de la retraite de son frère.

Ce fut le plus beau moment de la vie de M. d’Evron. Dans ces années
joyeuses du dix-huitième siècle, environné d’une auréole de bravoure et
d’aventures, il ne tarda pas à captiver l’attention des femmes. Son fin
profil amer, la caresse infernale de son regard lui valurent des
conquêtes sur les soies à fleurs des canapés à l’écart, tandis que,
spirituel, affable, aigu, il devenait, par ses satires, ses paradoxes et
ses couplets, l’un des causeurs à la mode. Un cercle d’admiratrices
l’écoutait dans chaque salon. Plus d’une fois il frôla la Bastille. Les
maîtresses de maison se le disputaient, le redoutant encore plus
qu’elles ne le recherchaient. Il fréquentait tous les mondes: la finance
chez Mme de la Reynière, et la Cour à l’hôtel de Bouillon. Dans les
soupers d’hommes de la maréchale de Luxembourg, il était un oracle. Il
était des «petits jours» du Palais Royal, et des lundis du Temple. Puis,
quand ses sens repus de bonne compagnie réclamaient une ripaille plus
franche, il devenait le compagnon de Richelieu ou se rendait à cette
joyeuse association de gourmets, de viveurs, d’anciens roués, composée
du prince de Barsac, des abbés de Comminges et de Luré, du philosophe
Héclan, du président d’Arbel. Cette existence savoureuse et folle
l’emporta dans le tourbillon du jeu, des soupers, des bals, des
mascarades, des duels, des ovations de salon et des victoires d’alcôve.

Il devint fermé et courtois, souple et sagace, fier à l’occasion.

C’était le type de ces incomparables diplomates que les salons de Paris
formèrent à cette époque. On utilisa d’ailleurs ses talents. Il fut
chargé d’une mission dans le Cercle de Basse-Saxe au cours des
négociations qui précédèrent la guerre de Sept Ans.

Lorsque celle-ci survint, Hector-César de Vespéran ne put se tenir du
désir d’aller au feu. Comme l’on ne parlait point d’y envoyer les
gendarmes, il voulut acheter un régiment de dragons. On n’en pouvait
avoir à moins de cent mille livres. Son Éminence, excédée par ses
dettes, lui refusa le crédit. Il se trouvait en peine, lorsque le comte
de Gisors lui offrit une place de major dans le régiment de Champagne
qu’il commandait. Bien qu’une cornette aux gendarmes eut rang de
lieutenant-colonel, le chevalier d’Evron ne balança pas à accepter la
proposition de son ancien colonel.

A Hastenbeck, il enleva cette redoute où sept officiers et une compagnie
entière de son régiment trouvèrent la mort. Il y trouva, lui, la croix
de Saint-Louis. Quelque blasé qu’il fût, il la reçut avec
attendrissement. Ce petit ruban couleur feu, celle croix émaillée qu’il
pouvait porter jeune encore, plusieurs ne l’obtenaient qu’après
trente-cinq ans de service. A la Cour ou dans le fond des provinces,
elle signifiait actes héroïques ou longs dévouements obscurs. Tous
l’enviaient, y compris son colonel à qui elle ne fut remise qu’après
lui. Par une permission spéciale du Grand-Maître, il fut autorisé à en
arborer les marques dans le même temps qu’il conserverait la croix de
Malte pendue au cou.

Il continua avec son régiment la campagne pénible qui se déroula entre
le Weser et l’Elbe jusqu’à ce que son ami, le duc de Richelieu,
l’envoyât chez l’électeur de Cologne.

La diligence dont il fit preuve au cours de cette mission lui acquit
quelque réputation parmi les diplomates et lui valut, à la paix, le
poste d’ambassadeur de la Religion de Malte près de Sa Majesté Très
Chrétienne. C’était un beau couronnement de carrière. Malheureusement ce
sang bouillant, cette activité fiévreuse, infatigable, qui l’avaient
signalé dans la guerre et dans les intrigues le précipitaient, dès qu’il
était rendu à l’inaction, dans les excès.

Il vivait dans l’hôtel de son frère, au Marais, et y tenait, disait-on,
la meilleure table d’Europe. La ville et la cour affluaient chez lui,
bien qu’on chuchotât sur ses mœurs et plus encore sur ses dettes. A
Malte, on murmurait: Ne l’avait-on point vu à ce souper chez Mme de
Praslin où sept femmes de la société, peu costumées, représentaient les
sept Péchés Capitaux? Une aventure vint achever sa disgrâce. Il aimait
fort la marquise du Bocage et surtout il en était fort aimé. Comme il
passait pour volage, la dame voulut en avoir le cœur net. S’étant
habilement grimée, elle réussit, un soir de bal d’Opéra, à l’entraîner
dans une ruelle déserte où elle se démasqua. Puis, tirant une épée de
dessous son domino, elle lui enjoignit d’avoir à rendre raison de son
inconstance. Comme il se jetait à genoux, la suppliant de le
transpercer, son action, assurait-il, méritant la mort, elle le fit
mettre en garde de gré ou de force et commença à lui pousser de si
furieuses bottes qu’elle en serait peut-être venue à bout, si une ronde
du guet ne les eût emmenés l’un et l’autre chez le lieutenant de police.

L’affaire fit le bruit qu’on pense et la Cour s’en divertit fort. A
Malte, le scandale était grand. Le Roi y fit dire assez plaisamment
qu’il fallait envoyer ce chevalier-là combattre les Infidèles. Il allait
partir quand Son Éminence intervint, paya les dettes, et obtint du
Grand-Maître et de Sa Majesté que le chevalier se retirât à Arboise où
il saurait bien l’amener à la raison. Ils restaient tous les deux seuls
d’une famille nombreuse. On appela le cadet «Monsieur le vidame», parce
que l’aîné était l’évêque et que les Vespéran étaient vidames
héréditaires d’Arboise, c’est-à-dire lieutenants des évêques pour ce qui
concernait leur temporel.

En fait, Hector-César remplit les fonctions de cette charge du moyen âge
tombée en désuétude.

Ce dissipateur devint un excellent intendant.

Il était la cheville ouvrière du Palais et des domaines, avait la haute
main sur la domesticité, le grenier, la cave, les fermes, décidait des
redevances, des dîmes, des remises et des baux. Avec une lucidité, une
entente, une économie incroyables, il gérait l’enchevêtrement de tous
les canaux qui amenaient une fortune, énorme pour l’époque, de 120 mille
livres de rentes.

C’était un emploi où il usait l’activité redoutable qui le travaillait
sans relâche. Tempérament de fer, malgré ses soixante ans, il se levait
le plus souvent à quatre heures. Après avoir donné un coup d’œil aux
cuisines et mis chacun à sa tâche, il partait en tournée. Sa haute
taille maigre, enveloppée d’une houppelande ventre-de-biche, se voyait
de loin. Il avait une hachette dans sa poche et une canne à flûte en
bois des Iles à la main. Il inspectait les tailles, marquait les arbres
à abattre, ordonnait les bâtiments, les réparations, les chemins et les
travaux. Avare de phrases, il parlait sec et juste. Ayant pratiqué les
hommes toute sa vie, il savait comment se faire obéir d’eux. Redouté,
mais assez aimé, ses encouragements rares faisaient rougir de plaisir.
La guerre, la ville, le spectacle des misères humaines et de leurs
contrefaçons l’avaient rendu méfiant et dur. Nul mieux que lui par
exemple n’était au courant des besoins et des souffrances des gens. L’on
citait des traits de sa bonté qui juraient avec son aspect. Il faisait
l’aumône sans bruit, assistait les malades pauvres, faisait porter aux
femmes en couches du bouillon et du vin. Les gamins se rangeaient
respectueusement devant sa légendaire silhouette. Il se plaisait à les
menacer de sa canne. Parfois, il leur jetait des liards; parfois, comme
le roi de Prusse qu’il admirait, du crottin roulé dans du sucre pour
tromper leur gourmandise.

Aujourd’hui, il revenait d’une de ces promenades. Il avait neuf
lieues dans les jambes, s’étant rendu dans la journée à
Saint-Nicolas-des-Leudes dont l’abbaye dépendait de l’évêque. Il avait
besoin de fatigue, pour se sentir dispos. Pour le moment, il se
chauffait. La cheminée où montait, sculpté dans le tuf, un vol de
chimères, était embrasée. Le reflet de ses flammes rouges palpitait sur
la glace des vitrines et sur le cuir frappé des murs. Des gardes d’épées
brillaient à des panoplies.

Dans un coin, une cornue et le squelette d’un quadrupède attestaient
chez le vidame certaines curiosités de son siècle. Il s’adonnait par
manière de passe-temps à la chimie et à la dissection. Par ailleurs, de
vastes ombres emplissaient la chambre. Le luminaire de l’appartement
était composé de deux lanternes, de celles qu’on voit à la poupe des
galères, hautes, évasées, épaisses de cristal et grillagées de cuivre.
Leur couvercle représentait un enfant joufflu soufflant de la conque.
Elles éclairaient peu. Aucun jour ne venait plus par les vitraux. Ils
paraissaient d’argent dépoli, sans couleur, traversés de vagues lueurs
bleues. Vêtu de soie foncée, le vidame était assis, le profil ardent par
réflexion des braises, la tête en arrière appuyée au dos de son fauteuil
carré. Il tendait la jambe droite au feu et faisait craquer du bout du
pied le maroquin de son soulier bouclé d’argent. Des guêtres en papier
fort comme on en retrouve dans les gentilhommières d’il y a 150 ans,
garantissaient ses bas violets d’une chaleur trop cuisante.

Dire qu’autrefois il avait été beau!

Aujourd’hui ce n’était plus guère qu’une épave. Sa peau sèche, tannée,
bilieuse, semblait trop large pour l’ossature qu’elle recouvrait.
Distendue, elle se plissait en rides et pendait en plaques, se creusait
autour de la bouche en deux sillons indéfinissables qui accusaient le
sarcasme des lèvres minces, du menton glabre. Le front et les yeux
avaient survécu. Le front haut, étroit, lisse et bombé, presque sans
rides, encadré des ailes poudrées du catogan, relevait la grimace de la
figure, lui imprimait un cachet seigneurial, hautain, distingué,
arrogant. Les yeux, indicibles, brouillés de marron, semés de paillettes
vertes, pleins d’un feu contenu que l’on devinait intense à l’occasion,
à la fois impérieux et doux, pénétrants comme des vrilles, à eux seuls
expliquaient ses conquêtes.

Au bout d’un moment il se leva et se mit à arpenter la chambre. Il ne
connaissait jamais longtemps le repos. Il vint sous les lanternes. Une
bibliothèque y était placée. Écartant les rideaux de soie, il découvrit
des rangées de volumes en veau, frappés du griffon d’or des Vespéran et
de leur devise: «_Pas à pas_.» Son esprit avide n’appréciait plus dans
le monde que sa diversité sans bornes, parce qu’elle est un remède à
l’ennui. Ses livres traitaient de tout. Le coche, qui une fois par
semaine arrivait de Paris, lui en déchargeait des ballots. Il en
recevait de Hollande et d’Angleterre, de Venise et de Paris, de
Francfort et de Bâle. Il y avait là depuis l’_Apoticaire françois
charitable_, de Constant de Rebecque, jusqu’aux _Journées Mogoles,
opuscule décent d’un docteur chinois, suivi des Contes très Mogols par
un vieillard quelquefois jeune_. Les _Réflexions sur les grands hommes
morts en plaisantant_, par le docteur Matanasius (La Haye, 1740), y
avoisinaient la _Tactique et Discipline militaire des Prussiens_; le
_Laboratoire de Flore_, l’_Explication physique des sens, des idées et
des mouvements_ touchaient les _Anecdotes galantes de la Cour de Vienne_
et le _Projet de législation sur le commerce des grains_, par M. Necker.

Le regard du vidame se porta vers les voyages: _Voyage de milord Ceton
dans les sept planètes_; _Voyage de Jean Ovington à Surate et dans
d’autres parties de l’Asie et de l’Afrique_; _Voyage de Glantzby en
Tartarie, accompagné des aventures des rois Loriman et Osmondar_.

Aucun ne le tentait. Leur lecture suscitait en lui l’envie de repartir,
le dégoût de sa vie présente, dans le calme mortel de cet évêché. Que
n’eût-il donné pour tenter de nouveau les aventures! M. de Choiseul,
s’il fallait en croire les gazettes, recrutait des officiers pour
l’armée du Grand Seigneur. Il l’avait su trop tard. L’affaire était
manquée. C’était dommage, car, morbleu, il avait conservé un plaisant
souvenir de la guerre! Juste à ce moment sa main se trouva sur un _État
de France_. Il ne put se tenir de l’ouvrir à la page de son ancien
régiment, les gendarmes Dauphins:

«_Leur étendard est une mer agitée sur laquelle se démènent un navire au
milieu de la tempête et trois Dauphins qui semblent se jouer; leur
devise: «_Pericula ludus_» exprime que cette Compagnie se fait un jeu
des dangers._»

Jamais devise ne lui avait paru aussi véritablement sienne. En un éclair
il se revit. C’était au lendemain de la guerre de Succession d’Autriche.
Il portait l’habit rouge et la veste chamois galonnés d’argent. Les
hommes le craignaient, les femmes l’aimaient.

Les femmes... Voilà près de six ans qu’il n’y goûtait guère. Il s’en
était cru à tout jamais guéri par les Arboisines. Il les apercevait en
accompagnant Son Éminence durant les tournées de confirmation. Elles
étaient en général prudes, mal habillées, et toutes sentaient leur
province d’une lieue.

Il savait pourtant qu’elles le regardaient à la dérobée. Il avait encore
grande mine, la taille droite, le mollet ferme, et son passé jouissait
d’un merveilleux prestige.

Mais s’il daignait parfois leur pousser des pointes de page, sa
curiosité n’allait pas plus loin. Son Éminence croyait l’avoir converti
par le présent d’un livre: _Le Militaire en solitude ou le philosophe
chrétien_.

Saint évêque, il n’avait point vu les vers en manger la reliure!

Les femmes... Le vidame se souvenait du bal donné par Mme de Mirepoix où
vingt-quatre danseurs et vingt-quatre danseuses, vêtus à la mode
chinoise, s’entrecroisaient en un quadrille monstre. Les mouches «à
l’enjouée» piquaient le coin des lèvres divines... les femmes, en est-on
jamais guéri quand on les a aimées?

Pourquoi ces désirs naissaient-ils en lui ce soir? Ses membres étaient
pourtant las. Pourquoi ces flammes dans ses veines? Pourquoi ce retour
vers Cythère qu’il avait cru quitter pour toujours?

Les femmes? Il n’y en avait guère à l’évêché. Si, il y en avait deux,
dont l’une, à vrai dire, ne comptait pas, étant une gouvernante qui
aurait pu s’enrôler dans les dragons. Mais l’autre? L’autre n’avait pas
encore dix-huit ans.

Anne-Charlotte de Corsen d’Anspach était la fille de ce baron de Corsen,
ambassadeur en Saxe, qui était revenu ruiné par sa charge. Sa femme
était morte en couches et lui, n’ayant pu obtenir de pension du Roi,
atteint d’une fièvre quarte fort maussade, n’avait point tardé à la
rejoindre. Il avait rendu l’âme entre les bras de Son Éminence, lui
léguant sa fille, le seul bien qu’il eût de reste.

Le cardinal, tout bon qu’il fût, ne laissa pas que d’être fort
embarrassé de ce poupon. Il se promit bien tout d’abord de faire entrer
la fillette à Saint-Cyr dès sept ans.

En attendant, il fallait aviser. Une vieille amie, la maréchale de
Cipierre, trouva une gouvernante et une nourrice, et l’on emmena le tout
dans un carrosse à Arboise.

L’âge venu, Son Éminence, sans héritiers proches, gagné du désir de se
prolonger, commun aux vieillards, n’avait pu se résoudre à éloigner sa
pupille. Elle avait donc continué à grandir dans l’immense palais retiré
de tout, au sommet de la ville où elle ne descendait jamais. Elle était
douce, soumise, silencieuse, annonçait des dispositions à être jolie. Sa
mère avait été une beauté.

Accompagnée d’une gouvernante revêche et modèle, elle se promenait dans
la splendeur des jardins vides, jouait peu--l’endroit n’y prêtait
pas--réfléchissait beaucoup, mûrissait vite.

Elle ne voyait que des prêtres et des vieillards, des visages sévères et
placides. Les murs étaient grisâtres. Sous les sapins, les cèdres,
verdures tristes et symétriques, presque toutes les fleurs s’étiolaient.
Mlle de Corsen subissait le sort des fleurs. Privée de chaleur, de
rayonnement, de vie, une sorte de grâce dolente s’épanchait en elle.
Elle était timide et sauvage, quoique, dans le délaissement de son cœur,
elle rêvât.

Elle rêvait, le soir, dans l’immense lit à baldaquin où elle se sentait
perdue; elle rêvait ces nains familiers dessinés dans les estampes de
ses contes, confidents, bons génies des princesses prisonnières, et qui
seraient venus se blottir contre son épaule, apporter un peu de tiédeur
dans sa couche.

Faute de mieux, elle aimait le vidame. Seul jadis il l’avait fait sauter
sur ses genoux. Seul aujourd’hui il lui parlait du monde où il avait
vécu et où elle devait vivre.

Attrait mystérieux de la femme, même enfant, pour «l’homme à femmes»!
D’où Anne soupçonnait-elle le passé de son ami? Le Diable le sait. Ce
passé occupait son imagination de fille solitaire.

Plus que les écus et les chiens de sucre de Son Éminence, elle prisait
les bijoux que le vidame achetait pour elle au «Chagrin de Turquie».

A huit jours près, il savait l’ajustement de la poupée, rue
Saint-Honoré, toujours vêtue à la dernière mode, selon les décrets de
Mlle Bertin. Il avait le secret des jouets ingénieux qui divertissent,
telle cette négresse avec une horloge intérieure, l’heure dans l’œil
droit, les minutes dans l’œil gauche. Il avait donné à Anne ces jours-ci
des souliers au «Venez-y voir», garnis d’émeraudes.

Le vidame jusqu’alors s’était amusé de cette enfant. Pour la première
fois, il venait d’y penser comme à une femme.

Elle était à l’âge qui pouvait plaire aux sens d’un vieux libertin, les
tirer de leur sommeil. Les «figures à sentiment» n’étaient point de mise
dans sa jeunesse. Aujourd’hui on semblait les goûter fort.

Devant que de partir dans l’autre monde, il lui faudrait combler cette
curiosité-là.

L’avant-veille il avait vu Mlle de Corsen cueillir des fleurs dans la
rosée.

Sa taille s’inclinait avec grâce. Ses bras nus, potelés, allant et
venant parmi les branches, s’effarouchaient des piqûres. Un «désespoir»
couleur «souci d’hanneton» était noué à son cou. M. d’Evron s’attarda à
cette image et un mauvais désir l’envahit.

Jadis, sans doute, il avait été l’intime de son père, à Dresde.
Qu’importait? En matière de femmes, il ne connaissait point de
barrières. Elle serait un but nouveau à poursuivre, peut-être difficile
à atteindre. Dans cet évêché il s’ennuyait «à la mort».

Cette conquête serait une proie offerte à l’ennui. Elle lui procurerait
une heure--et encore?--de satisfaction dernière.

Après? il ne voulait pas le savoir.

Sa main tâtait les derniers rayons de la bibliothèque. Elle rencontra un
tout petit livre qu’il tira: «_Heures de Cythère ou la Journée
d’Amour._» Le premier vers était:

    Sexe charmant qui parez la nature.

Il le trouva de son goût et l’emporta pour le mieux savourer au coin du
feu. A présent, tout était calme en lui et autour. Les tisons
crépitaient. Dehors la nuit était close. Il lut longtemps en mûrissant
des projets. Tard, Germain vint l’avertir que le Cardinal l’attendait
pour souper, et comme le vidame traversait la galerie, son vieux valet
l’entendit fredonner:

    Sexe charmant qui parez la nature...

Qui donc avait rajeuni son maître de dix ans?




Jouvence.


Six mois après, en mai, Son Éminence s’asseyait au balcon d’un cabinet
en rotonde, sa pièce favorite. On avait roulé jusqu’à la fenêtre une
vaste bergère tendue de perse et le prélat l’emplissait de ses formes
débordantes. A contempler ce bon vieillard goutteux, ventripotent,
incapable de faire un pas sans recourir à sa canne et au bras d’un
serviteur, l’on ne pouvait songer sans malice à la redevance d’une
paire d’éperons que lui remettaient encore les moines de
Saint-Nicolas-des-Leudes le jour Chandeleur.

Par goût, Son Éminence ne s’exposait point volontiers dehors. Mais
aujourd’hui il faisait si doux! Un temps gris sans soleil, une journée
orageuse, lourde, apathique, où des brises imperceptibles charriaient,
renouvelaient des aromes épars de fleurs.

Il est juste de confesser que le Cardinal venait d’engager, cédant aux
sollicitations réitérées de son frère, le célèbre Mounier, ancien
cuisinier du duc de Nivernais. Depuis lors le digne évêque éprouvait
après dîner la nécessité véritable de prendre l’air. Il se reprochait sa
gourmandise tout bas, très fort, mais, quoiqu’il fît pour dominer la
chair, il ne pouvait s’empêcher de jouir d’une digestion heureuse et
d’Arboise, qui s’étageait sous ses yeux, empreinte de tout le
recueillement de midi.

Il devrait dans un moment y descendre, ayant convoqué pour aujourd’hui
son chapitre. C’était une séance qu’il ne prévoyait jamais sans
inquiétudes, ayant parfois du mal à accorder ses chanoines. Le mieux
était de n’y pas penser d’avance et de réciter l’Angélus qui tintait à
tous les clochers. La voix pesante du gros bourdon de la cathédrale,
Saint-Gratien, donna le branle. Graves, vibrants, austères, les sons se
succédèrent, se précipitèrent avec majesté et se turent. Puis ce fut le
tour de Sainte-Eulalie, l’antique église romane, avec sa voix usée,
touchante, faite pour remuer les vieux cœurs endurcis, exhortant avec
une bonhomie de pasteur, et ses notes s’acheminant toutes ensemble,
cahin-caha, rappelaient à l’évêque les fidèles quand ils se rendent aux
offices en moutonnant troupeau. S’unissant à elle, toutes les églises,
les chapelles, les monastères égouttèrent une pluie de sons pieux sur
les toits inertes de la ville. La cloche de l’abbaye Saint-Maurin
termina seule, rapide, aigrelette, s’enlevant perçante sur le fond épais
de l’air. Son Éminence les reconnaissait toutes: elles aussi étaient des
ouailles dont il aimait les voix. Quand il eut achevé sa prière, il se
sentit les yeux pleins de larmes; de son balcon il apercevait sa bonne
ville tout entière. Il la menait avec sollicitude et elle lui rendait
son affection. Non, il ne regrettait point la Cour. Il se retourna.
Parmi les boiseries blanches à moulages et les panneaux de soie rouge,
il n’y avait qu’un très ancien Christ d’ivoire et un seul portrait, un
homme peint en pied par Van Loo:

Celui que, malgré tout, le vieil évêque appelait encore le «Bien-Aimé».

Sur le point de mourir, l’illustre et cher défunt avait prié M. de Duras
de faire venir son confesseur. Son Éminence en ressentait de la
consolation.

Ses yeux se reportèrent sans hâte sur la vaste perspective des jardins.

La lourdeur du jour les accablait. Une lumière blanche se déversait,
s’étalait sur leur étendue. Le réseau rectiligne, bien uni des larges
allées, était désert.

Dans leurs bordures géométriques les parterres semblaient immuables.
Parfois la silhouette noire d’un abbé glissait au bord des charmilles
pour disparaître aussitôt parmi leur profondeur. Cette paix immense
donnait comme le sentiment d’une attente; ce calme paraissait effrayant.

Il ne semblait point ainsi au Cardinal. Ses yeux se reposaient sur les
magnifiques corbeilles de pensées qui déployaient leur luxe sévère, leur
coloris épiscopal sous les grands cèdres dont les branches pendaient.

D’opulents reflets chatoyaient sur le velours foncé des calices d’un
violet puissant et contenu. Une senteur onctueuse s’en dégageait et
venait flatter les narines du prélat. C’étaient ses préférées. Avec leur
cœur de soie jaune tigré de noir, elles symbolisaient, suivant quelques
théologiens, la Très-Sainte-Trinité. Son Éminence aimait à se ranger à
cette opinion quoiqu’elle ne fût à vrai dire approuvée par aucun Père...
Seulement ces pensées lui donnaient des embarras sans remèdes: il ne
pouvait les empêcher de se flétrir. Elles manquaient d’eau en dépit des
douze aides qui tout le jour montaient des «seilles» du bas de la
rivière au haut de la colline. Le sable buvait tout et elles mouraient
peu à peu. Le bon Cardinal soupira, car il aimait les plantes comme les
êtres... Ses regards s’arrêtèrent à l’entrée d’une allée d’arbres verts
où Anne de Corsen et le vidame allaient s’engager côte à côte. Il les
couva d’un œil paternel.

Anne marchait lentement, s’appuyant d’un bras sur son compagnon, de
l’autre sur une haute canne d’ébène à pomme d’ivoire.

Une «circassienne» en taffetas des Indes, rayée, à trois brandebourgs
d’or, laissait voir ses épaules nues. Ses bras sortaient d’«engageantes»
en point d’Argentan, et elle avait enlevé ses longs gants de jardin.

L’évêque admirait avec un orgueil de tuteur cette belle enfant qui
serait bientôt une femme. Petite, bien faite, le développement lent et
simultané de ses lignes lui avait épargné cette heure louche fatale aux
jeunes filles qui grandissent. Ses formes laissaient soupçonner des
rondeurs de chair lisse et lactée, qui sont le charme d’un âge plus
tendre.

Sa mère lui avait légué une fierté de démarche, un port de tête, une
cambrure de reins quasi-royales, mais la tristesse qui était en elle
comme une mélancolique veilleuse, rayonnait douloureusement sur ses
contours, y répandait une indolence, versait dans son regard et sur ses
traits le reflet humble, touchant, de l’infortune. A un moment, elle se
retourna à demi pour ôter la fanchon de soie jetée sur ses épaules; elle
eut une flexion si harmonieuse de la taille et du bras, sa chair parut
si désirable que le saint Cardinal ferma un instant les yeux, car Dieu
avertit ses serviteurs de combien le démon est habile à faire surgir la
tentation au détour de nos pensées les plus pures.

Quelques années encore et il faudrait lui trouver un parti. Peut-être
Son Éminence reviendrait-elle à la cour lorsqu’il faudrait y présenter
Mlle de Corsen, à moins toutefois qu’elle ne préférât entrer comme
chanoinesse dans un chapitre, car il faut se garder de détourner les
créatures des voies du Très-Haut.

Le prélat se prit de nouveau à regarder ses fleurs. Mais en les
contemplant, il ne pouvait s’empêcher de songer à sa pupille.

Comme elles, certes, elle était bien belle, et comme elles aussi, elle
languissait. Faute d’une goutte d’affection maternelle, était-elle donc
condamnée également à dépérir, pauvre graine tombée dans une terre trop
sèche qui n’était pas faite pour elle?

L’évêque se rappelait ces fois où on la lui amenait pour sa fête, toute
petite, avec un bouquet,--digne et parée comme une Altesse, en robe de
brocart et le fil de perles au cou.--Elle baisait de sa mignonne bouche
grave le rubis de l’annulaire pastoral et il y avait dans son regard une
interrogation profonde, ardente, inoubliable, que ne satisfaisaient pas
les poupées, ni les hochets d’argent, ni les contes à estampes. Puis
vint un jour où cette interrogation muette disparut.

Anne de Corsen avait cessé d’espérer de la vie une tendresse que
celle-ci ne lui donnerait sans doute jamais.

L’honnête Cardinal sentait son impuissance et il était contristé
jusqu’au fond de l’âme. Il voyait avec plaisir l’affection que le vidame
avait pour Anne. Peut-être viendrait-il à bout d’étendre un peu de baume
sur ce cœur? Mission difficile, mais à quoi ce diable d’Hector ne
réussissait-il pas?

Maintenant, au bras l’un de l’autre, ils disparaissaient dans
l’épaisseur des ramures. Le regard de Son Éminence se reposa une
dernière fois confiant, sur eux, puis le prélat se leva avec effort: on
venait le prévenir que sa chaise l’attendait.

Ils étaient seuls sous les sapins dont les branches se joignaient en
arcade; près d’eux, de chaque côté, dans l’allée sombre, éclataient les
fleurs sanglantes de rhododendrons.

Pendant quelque temps ils marchèrent en silence, puis le vidame,
considérant sa compagne, s’exclama:

--Pourquoi donc, vertubleu, ma belle nièce, cette coiffure basse et
cette cornette? Ce sont les dames de mon jeune temps qui s’attiffaient
ainsi!

Anne rougit et, baissant les yeux, dit que c’était le goût de Mme
Cornet, sa gouvernante.

--Si on laissait faire ce dragon, ma mignonne, il vous habillerait comme
au temps où la reine Berthe filait. Vous êtes heureuse de m’avoir là
pour y veiller.

M. d’Evron, qui suivait son idée, avait eu fort à combattre pour faire
porter à Anne les nouvelles robes à la mode, plus courtes et plus
simples, plus souples aussi qu’autrefois. Mme Cornet s’entêtait aux
enseignements de sa jeunesse. Jadis, les filles de qualité portaient des
soies brochées, des paniers, des robes à traînes, des corsages à busc
rigides comme ceux des Infantes de Vélasquez.

--Mais la grondeuse devrait au moins souffrir les plumes.

Savez-vous, belle enfant, la dernière coiffure imaginée par Léonard? Je
vous la donne en mille. C’est la coiffure «à la mappemonde». On y voit,
assure-t-on, les cinq parties du monde avec le soleil, la lune et les
étoiles. A votre place j’adopterais cette coiffure. Vous y trouveriez un
double avantage: Être à la mode et apprendre votre géographie.

--Je la sais, répondit Anne d’un ton boudeur. Me prendrez-vous toujours
pour une enfant ignorante?

Elle lâcha son bras.

--Et pour qui voulez-vous donc que je vous prenne?

Il affectait de la traiter en petite pensionnaire, mais en même temps
habilement, il la laissait savoir qu’il avait jadis connu bien des
femmes. Sous des prétextes variés il l’attirait dans sa chambre, où il
avait soin de laisser certains tiroirs entr’ouverts. Des paquets de
lettres jaunies s’y voyaient, entourés d’une faveur. Un parfum de jasmin
et d’ambre s’en répandait encore. Quelques mèches de cheveux
s’échappaient. Une fois, sans paraître y prendre garde, il lui fit
admirer une tabatière. Elle était sertie de fines ciselures d’or. Sur
l’émail une délicieuse miniature représentait une femme à sa toilette, à
demi dévêtue. En exergue ces mots: «_Je te bâtis un temple et prends
soin de l’orner._» Toutes choses qui rendaient Anne fort pensive.

Quoi, tant de femmes s’étaient disputées cet homme? Il avait daigné
choisir parmi elles? Il en avait aimé? Ce regard moqueur s’était adouci
pour quelques-unes? Ce persiflage perpétuel avait pu faire place à de la
tendresse? Cette taille inflexible s’était courbée?

Quelle victoire!

Saurait-elle, pourrait-elle en remporter une pareille?

Comme tous les enfants solitaires elle était orgueilleuse.

Son imagination ne pouvait admettre l’idée qu’elle fût surpassée par une
autre femme. Pour tous, dans ce palais, elle était une petite reine.
Vis-à-vis de lui seul elle avait conscience d’une infériorité qu’il
avait soin de marquer en lui infligeant des hontes de temps à autre.
Cette sujétion exaspérait Anne.

Parfois, elle eût donné sa vie pour écraser la tête du vidame sous son
talon. Mais dès qu’il lui témoignait une faveur, elle éclatait en
délire. Si elle eût été moins naïve, elle se fût avouée qu’elle désirait
l’étreindre en le mordant.

Ils étaient parvenus au bout de l’allée, à une sorte de cul-de-sac en
verdure.

Un banc s’y dressait, adossé à une statue d’_Hébé versant le nectar_.

--Asseyons-nous, dit Anne.

Ils s’assirent.

Un bourdonnement d’insectes vibrait dans le silence. L’odeur des pins,
aromatique et amère, s’exhalait comme un encens bizarre. L’atmosphère
appesantissait sur eux sa chape de plomb tiède.

Quoiqu’ils eussent marché lentement, des gouttes de sueur perlaient aux
tempes de Mlle de Corsen, sur la chair de ses épaules et de ses bras.
Une somnolence l’envahissait et comme une caresse de printemps se
répandait en elle, accompagnée d’un désir qu’elle ne se précisait pas.

Après quelques minutes, elle soupira: «Méchant! que vous avez dû faire
souffrir de femmes!

Il ne répondit pas directement, mais désignant des roses blanches qui
s’inclinaient sous le poids du jour, il observa:

--Regardez-les. C’est grâce à moi qu’elles sont belles.

C’étaient des fleurs chères à Mlle de Corsen, les seules qui fussent
tout à fait florissantes dans l’évêché. Le chevalier leur avait cherché
partout un coin propice. Pendant le dernier hiver, tandis qu’Anne,
retenue par un rhume, ne pouvait sortir, il les avait enveloppées de ses
mains pour les garantir de la neige.

Tous les jours il allait les voir et lui en rapportait des nouvelles.
Anne aimait ces fleurs. Souvent, dès qu’elle pouvait s’échapper seule,
elle venait leur confier ses vœux, ses rêves, ses larmes. Son
imagination d’enfant leur prêtait une âme comme à des êtres, et le même
lien indéfinissable qui nous attache aux témoins de nos douleurs et de
nos joies l’unissait à ces corolles qui, dans leur cœur fibrillé
d’ambre, avaient enseveli ses secrets.

C’est pourquoi, jetant en dessous un regard tendre au vidame, elle
murmura:

--C’est vrai... vous êtes bon... Je vous aime...

Ce fut si bas qu’il l’entendit à peine, mais il l’entendit tout de même.

--Eh, eh! ricana-t-il, que feriez-vous si je vous demandais de le
prouver?

Elle devint cramoisie, puis hésitant:

--Ah! tenez... je crois que... je vous... embrasserais...

Elle parlait avec toute sa candeur. Quel mal d’embrasser un vieil ami?
Souvent d’ailleurs, elle ressentait ce formidable besoin d’étreindre,
qui gît au fond de tous les êtres. A défaut d’êtres, elle embrassait ses
poupées et ses fleurs.

Mais ce baiser était le point où voulait l’amener le vieux roué. Le
reste lui semblait une pente où il la ferait rouler en se jouant.

--Embrassez-moi donc, chère enfant, offrit-il, tendant les bras.

Ses mains soignées se posèrent sur le grain nu des épaules de sa
compagne, puis sur le haut de ses seins découverts. Il eut des caresses
savantes. Son baiser sentit céder sous lui des joues fraîches... puis
des lèvres... Elle se débattait: il maîtrisa ses résistances
convulsives... La passion de son enlacement était extrême. A présent
toute une jeunesse d’élans contenus frémissait entre ses bras. Elle
trouvait donc enfin à s’épancher avec force, avec vie, la pauvre
créature!

Le vertige des sens lui faisait oublier sa pudeur.

Maintenant, les parfums étranges augmentaient, leur semblait-il, autour
d’eux. Des heures sonnèrent à des cloches distantes qu’ils entendirent
tinter comme en rêve. Un souffle infiniment doux, soupiré et lointain,
passa à travers les ramures.

Les sapins chantaient l’ivresse de cet odieux amour.




La suprême Maîtresse.


Octobre était de retour et avec lui, l’Ennui. Le vidame se retrouvait au
coin du feu, le menton dans la main sous la cheminée où les chimères
sculptées poursuivaient leur vol.--«_Semper._» «_Toujours._»

Il avait fini d’épuiser la curiosité qu’Anne de Corsen lui avait
inspirée. A peu de chose près, elle ressemblait à toutes les autres
femmes. Il était repu de sa chair tendre, excédé de ses caresses. Sa
tendresse ne lui laissait aucun repos. Ces marques passionnées n’étaient
pas fort au goût du chevalier. Il avait passé l’âge où l’amour absorbe
la vie tout entière. Puis on pouvait remarquer l’assiduité d’Anne à
passer de longs moments dans sa chambre, en jaser, et, quoiqu’il se
moquât de l’opinion, lui valoir des quolibets et des ennuis.

Présentement il cherchait un moyen galant de se débarrasser de sa jeune
amie. Après quoi il proposerait un champ nouveau à son activité
insatiable. Lequel?

Il avait tiré l’épée, couru le monde, manié les affaires et les hommes,
joui des femmes, correspondu avec les philosophes, feuilleté les livres,
fouillé les entrailles des bêtes, scruté la matière des corps. Il était
à bout de ressources.

Il se mit comme l’année précédente à marcher dans sa chambre. Ainsi,
souvent, lui venaient des idées.

Un flambeau dans la main, il alla vers les vitrines que, dans le début
de son exil, il avait remplies avec passion.

Elles étaient en bois de rose avec des ciselures dorées.

Pour les garnir il s’était donné un mal impossible. Il avait connu des
brocanteurs et des revendeuses, des Levantins, des Vénitiens, des
Hollandais, des Juifs, des Portugais. Il avait noué des relations avec
des agents de la Compagnie des Indes. Les camarades de son frère,
Emmanuel-Philibert, qui servait sur les vaisseaux du roi où il avait été
tué dans le combat de M. de la Clüe, l’avaient pourvu de «pacotille».

Il y avait là de tout: des filigranes en argent du Caucase et des
flacons remplis d’essence de roses venus de la Mauritanie. Des magots
chinois bombaient leurs nombrils de porcelaine rare parmi les étoffes
éclatantes de l’Indus. Les laques du pays de Méaco s’y voyaient près des
écailles de Céram et derrière ces étranges oiseaux qui vivent, dit-on, à
Timor, nommés «de Paradis» à cause de leur splendeur. Des émaux de
Perse, de Moscovie s’y mêlaient à des ivoires de Taprobane. Des plumes
précieuses du royaume de Tombut se déployaient non loin des pierres du
Manamotapa.

Il avait mis à collectionner ces objets le même zèle impétueux, le même
flair qu’il avait jadis su montrer dans les armées, dans les salons et
dans les cours. Il avait dépensé beaucoup d’argent, avait désiré
certaines curiosités pendant des années, telles ces poteries sans âge
que M. de la Condamine lui rapporta enfin du pays des Incas. Maintenant
qu’elles étaient là à portée de ses yeux, de sa main, à peine s’il
allait les contempler. Il regrettait de n’avoir plus ses vitrines à
remplir. Il continua son tour de chambre. Ses yeux s’arrêtèrent soudain
sur un petit tableau large de quelques pouces, legs que lui avait fait
jadis le prieur de Hochersperg.

C’était une très vieille peinture allemande représentant une tête de
Christ, œuvre d’un réalisme amer, tête de supplicié, d’expression plus
humaine que divine; la bouche entr’ouverte, les lèvres lasses criaient
la douleur; belle quand même, ardente sur son fond d’or, image brutale
du trépas.

La mort?... L’esprit du vidame y resta suspendu. La mort, voilà un champ
nouveau pour sa curiosité!

Bien souvent il l’avait frôlée sans y réfléchir. Les épées accrochées
aux murs évoquaient chacune des phases où il l’avait bravée... Cette
petite lame triangulaire et mauvaise, cette simple garde d’acier bruni à
facettes, il l’avait serrée dans sa main d’enfant, durant les chasses au
Barbaresque sur la Méditerranée bleue...

Cette coquille d’argent mince, formée de deux feuilles de pampre, de
l’entrebâillement desquelles sortait un Amour, lui rappelait des
aventures et des duels, Paris, Versailles, Dresde, la Cour...

Cette autre, en fer brut, si large, il l’avait achetée 110 livres chez
Pichon, marchand fourbisseur, à «la Victoire», avant de partir en
Hanovre. A plus de quinze ans de distance il sentait encore la peau de
ses doigts coller sur la poignée pendant la rude marche d’hiver entre
Zell et Gifhorn. La boue montait jusqu’aux genoux. De misérables
villages avaient l’air de fuir. Au loin on voyait la neige sur les
montagnes, et tous les soirs, les tentes étaient emportées par le vent
qui soufflait comme sur une mer... A ce moment il avait désiré mourir...

La mort?... Le saut dans l’au-delà? Qu’y trouvait-on?

Dans les salons il avait développé sur elle des paradoxes et des
boutades, mais au fond qu’en penser?

Était-elle, comme le voulait d’Holbach, une simple dissolution de l’être
retournant à la matière, ou, comme le prêchait son frère, une vie
nouvelle avec trois états: Le Paradis, le Purgatoire, l’Enfer?

Il avait été élevé dans la religion sévère des provinces. A douze ans,
quand il partit pour ses «caravanes,» il aurait pu réciter son
catéchisme aussi couramment que l’Armorial et les Odes d’Horace. Mais
ses croyances devinrent bientôt machinales et, une fois l’habitude du
danger acquise, furent dispersées par ses passions. Actuellement son
scepticisme était sans limites. Il doutait même de son doute. Les
philosophes eux-mêmes étaient ni plus ni moins que d’autres sujets à
l’erreur.

Certains souvenirs d’enfance se levaient parfois en son âme,
attendrissants, persuasifs, et certaines paroles de son frère sur la
vanité des plaisirs: «_Heu! Mundi felicitas velut umbra fugit._»

Il l’éprouvait maintenant au fond de son cœur.

A l’évêché son attitude était celle d’un homme de goût.

Déférent envers des opinions qu’il ne partageait pas, mais qu’il
estimait consacrées, respectables, nécessaires à l’harmonie du monde, il
assistait aux offices, les suivait livre en main, mais ne pratiquait
pas. A la Saint-Gratien il décrochait une épée pour commander la double
haie d’exempts de la manse, afin de donner une solennité plus grande à
la procession.

Conformément à un ancien privilège féodal, il alternait avec le seigneur
d’Aygues pour offrir le dimanche, à la cathédrale, le pain bénit.

A la table du Cardinal, il lui arrivait de placer un bon mot dans les
disputes théologiques.

Qu’y avait-il au-delà de la vie? Mystère! La mort l’attirait par son
inconnu même.

Sa décision d’homme d’action était prompte. Elle fut vite prise.

Il se tuerait ce soir «pour faire le Grand Voyage» qui sollicitait sa
curiosité.

Il portait toujours sur lui quelques grains de poison rapide dans une
bague à chaton tournant. Habitude de Malte où l’on en usait, en cas de
capture, pour ne point aller ramer parmi les chiourmes de la Régence.

Son parti pris, il mit ses comptes en ordre, fit un testament qu’il
plaça en évidence, et, songeant à Anne, il écrivit:

«_Lorsque vous lirez ce billet, ma bergère, j’aurai passé dans l’autre
monde, où je me flatte de trouver l’intérêt qui fait défaut dans
celui-ci._

«_Sur toutes choses, je vous prie de ne point éveiller l’alarme à propos
de moi. Il ne manque pas chez les humains de fâcheux qui abusent de la
liberté qu’ils ont de se mêler à nos affaires jusqu’à vouloir nous
conserver en cette vie lorsqu’il nous prend fantaisie de la quitter. La
Mort, voyez-vous, ne mérite guère tout le bruit que le bon ton nous
oblige à mener autour d’elle. J’espère que vous le saurez comprendre--et
vous taire, quoique ce soit beaucoup demander à une femme._

«_Mais je vous entends: Vos charmes, dites-vous, auraient dû m’attacher
à la Vie. Quoique vous soyez jeune, mon enfant, il faut que vous sachiez
que j’en ai subi bien d’autres que ceux dont vous m’avez fait présent.
Encore que vos grâces soient sans prix, Mesdames, elles ne suffisent
point à satisfaire l’esprit et les loisirs d’un homme vraiment cultivé.
Rappelez-vous ce conseil: Il vous sera d’usage lorsque le Cardinal, mon
frère, vous aura pourvu d’un mari de sa façon._

«_Ne criez pas à l’ingratitude: Je fus le beau chevalier d’Evron; grâce
à vous, ma vieillesse connut d’aimables instants._

«_Il était téméraire de me vouloir conquérir; il y aurait de la fatuité
à prétendre me conserver._

«_Souffrez que ma reconnaissance vous lègue ce que je possède. Mes
bibelots valent mieux que moi. Vous trouverez quelque part mon uniforme,
du temps que je servais aux Gendarmes. Soignez-le. C’est le bien qui me
tint le plus au cœur. Je vous recommande aussi mon vieux Germain._

«_Adieu. Soyez heureuse; aimez beaucoup--jamais trop.--Soyez belle. Je
demeure jusqu’à mon dernier souffle votre très humble et très obéissant
serviteur._»

Puis, mettant l’adresse, il cacheta.

Peut-être pleurerait-elle? En pensant à ses larmes, il sourit.

Il ne lui restait plus à ordonner que le menu de son dîner.

Il n’avait pas la basse gourmandise du vulgaire. Ayant dîné et soupé aux
meilleures tables, il était difficile d’autant que son estomac délabré
n’acceptait que les mets délicats et légers.

Il voulait cette cuisine consommée, chère aux roués, ces viandes, ces
poulardes, savamment rôties et braisées, dont le «point» était un secret
à saisir.

Cet homme, qui avait vécu de pain noir, de pommes de terre pourries en
Hanovre, de fèves, de mauvaises salaisons sur les galères de l’Ordre,
n’admettait plus que des sauces lentement réduites sur un feu doux, dont
une pointe d’épices, de vin muscat ou de cannelle relevait les sucs
légumineux.

Il voulut, avant de partir, goûter la joie suprême d’un repas suivant
l’art. En fait de viandes, du gibier, légèrement avancé, si possible.
Après un mûr examen, il se décida pour un perdreau et, par écrit,
commanda à Mounier «qu’on eût soin de le prendre tué de deux ou trois
jours, puis de n’y point oublier le madère».

Cela fait, il sonna Germain.

--Prévenez Son Éminence que, me sentant indisposé ce soir, je n’aurai
pas l’honneur de souper avec Elle... Vous mettrez mon couvert ici... Ce
billet pour Mounier... Cet autre pour Mlle de Corsen... Sans doute, à
cette heure, est-elle retirée dans son appartement. Il suffira de le lui
remettre demain.

Germain s’inclina, muet. Il était accoutumé aux caprices de son maître.
Une heure plus tard, il revint et, toujours taciturne, dressa la table
sur laquelle il posa des crus de la cave particulière au vidame.
Celui-ci les avait nommément désignés: du bourgogne des chanoines de
Tonnerre, du xérès du commandeur de la Cueva, reconnaissable à son
paillon espagnol. De plus, sur une servante, se tenaient deux
bouteilles: l’une, à panse cocasse, vêtue de soie verte, contenait la
célèbre liqueur de Mme Amphoux; l’autre, du très vieux kirsch. Celui-ci
était un don unique de l’abbaye de Vilterspach, en Bavière.

Le tintement d’un flambeau d’argent que Germain venait de placer sur la
table, fit relever la tête de M. d’Evron. Son vieux valet venait de
sortir. Cette disparition imprévue surprit son maître. Il aurait voulu
lui dire quelque chose. Au fait, quoi? Il songea que, par testament, il
lui instituait une rente, que toute prodigalité est inutile, et il ne le
rappela pas pour lui dire adieu.

Le dernier de ceux qu’il lui avait été donné de contempler en ce bas
monde était parti. Il n’en verrait plus d’autres... Bah! le sort en
était jeté!

Il s’attabla avec appétit. Un fumet tentant montait sous les
couvre-plats armoriés. Il se mit à déguster l’aile de perdreau confite
dans une sauce brune et aromatisée. Il mangeait à petites bouchées. Par
instants, il tâtait le bourgogne fin, usé; ou bien il recourait à
l’alcool sucré du vin d’Espagne. Il prit une pêche dans une
corbeille--d’habitude il les choisissait lui-même au verger--toutefois
celle-ci était fondante. Il n’eût pas mis un tact plus sûr. Puis, tout à
coup, s’étant versé une rasade plus abondante de xérès, il enleva sa
bague, retourna le chaton d’une main agitée par un tremblement
imperceptible...

Déjà il regardait la poudre se dissoudre dans le vin doré, puis, après
une hésitation courte, il avalait. Il ne percevait rien, rien que le suc
fruiteux des grappes mûres, le feu généreux du terroir, de la vigne
brûlée par le soleil méridional. Il couronna le tout d’un verre de
liqueur des Iles, puis d’un autre de kirsch, exquis, véhément, qui lui
emporta le palais. Il se sentait gaillard, et, se levant, il se dirigea
vers la fenêtre qu’il ouvrit.

Un clair de lune magnifique se déployait sur les jardins tout blancs.
L’astre, rond et placide, courait parmi les nuages, sur une vapeur
incolore et sans fond, semblable à un brouillard diaphane. Il avait plu.
Des flaques d’or blafard tremblaient sur les marbres. Des jets d’eau
faisaient pleuvoir des gouttes incandescentes. Des statues
s’arrondissaient aussi vagues que des fantômes.

Une évaporation sonore montait des plantes repues d’eau ouvertes au
soir, mêlée au cri des rainettes, triste et grêle.

Des bouffées froides, des odeurs saines frappaient le chevalier en plein
visage: Il devait faire bon dans la terre où il allait dormir.

Le poison ne tarderait plus. Les flambeaux, par suite de leur cire
décroissante, jetaient des lueurs rougeâtres, horizontales.

Il s’étendit tout habillé sur son lit, les yeux ouverts...

La tête de Christ plus amère, plus désolée que jamais, s’accusait en
face sur son fond d’or...

Il ne sentait rien, quand tout à coup une flamme subite lui traversa
l’estomac, le crispa, l’étira, suspendit son souffle. Il ne put retenir
un cri. Elle passa.

Puis une seconde vint, puis une troisième, puis d’autres. Elles se
succédaient à des intervalles brefs, déchirantes, suraiguës, perçant
jusqu’aux moelles de son être.

Il se tordait, haletait, écumait: Quel repos achetait-on à ce prix? Et
si ce n’était pas un repos!

Alors cet homme de fer, que nul n’avait su vaincre, implora à son tour.
La tête de Christ le fascinait malgré lui. Du fond de son enfance
montait, irrésistible, la vieille prière latine:

«_Averte Faciem a peccatis meis..._»

Il ne put s’empêcher de grincer le répons d’une voix sourde.

«_Et iniquitates meas, dele._»

Un élancement terrible le crispa. La sueur inondait son corps; ses
ongles s’enfonçaient dans le bois dur...

Par la fenêtre ouverte, des chauves-souris arrivaient. Elles
tourbillonnaient, se posaient sur les murs, puis reprenaient leur essor.
Son œil trouble les mêlait aux sculptures de la cheminée qui
s’animaient. Un vol fantastique de Chimères entourait sa couche, comme
si toutes les ombres qu’il avait poursuivies en ce monde étaient venues
le narguer à sa dernière heure. «_Semper._» «_Toujours._»

Il se redressa, frissonnant, et, dans un râle, le poing tendu vers
Elles:

--Bonheur, rugit-il, n’es-tu qu’une Chimère?

Puis il retomba mort sur la courte-pointe de soie.

Pauvre cœur, travaillé par des ferments sans trêve, as-tu trouvé dans la
tombe la paix définitive et la satisfaction de tes désirs?

                   *       *       *       *       *

... «_Leur étendard est une mer agitée..._»




Frisson d’hiver.


Des années s’étaient écoulées. La Révolution avait passé, livrant
l’évêché aux flammes, jetant aux vents les cendres de l’enfeu. Les
ruines se profilaient, désertes, pans de murs calcinés et sinistres, au
sommet de la colline.

... 1802... Bonaparte, Consul... Le retour de l’Émigration...

Il faisait nuit, une nuit noire et venteuse de novembre, et il pleuvait
un peu. La porte de «ces demoiselles» d’Artenay s’était ouverte pour
livrer passage à une femme qui enfila la rue Sainte-Claire d’un pas menu
et précipité de vieille. Elle rasait les murs comme si elle eût eu peur.

Ramassant ses jupes rebelles dans ses mains tremblantes, emmitouflées de
«mitaines», encombrées du «ridicule» contenant son ouvrage--elle
continuait à «parfiler»--tenant tant bien que mal son parapluie contre
les rafales, elle trempait en traversant les flaques ses minces bottines
à dessus de soie.

Anne de Corsen revenait de jouer sa partie de «nain jaune» avec ses
bonnes amies. Le temps et le malheur avaient étendu leur patine sur ces
chairs ravissantes qui firent pécher une dernière fois le vidame et
tentèrent jusqu’au Cardinal, son frère. Les larmes avaient labouré le
visage d’Anne de leurs sillons. Ses cheveux avaient grisonné. Les yeux
seuls, comme préservés par les paupières plissées dans de pénibles
veilles, les yeux étaient toujours aussi profonds et aussi douloureux
qu’autrefois.

Cependant elle était restée belle, de cette rare et grave beauté des
vieilles femmes, à laquelle les rides ajoutent une autorité de plus.
C’était une âme fière et, comme l’on disait dans les faubourgs
d’Arboise, «bastante»,--locution charmante employée pour «battante», que
les marins ont conservée en disant le pavillon «battant», ce qui exprime
l’énergie, la vaillance de choses qui «battent» au vent.--Jamais le
secret terrible dont elle demeurait dépositaire n’avait franchi le seuil
de ses lèvres. Ce mystère avait naturellement ameuté à l’époque la
curiosité de la petite ville. On en avait longtemps «cancané». Mais
personne ne l’avait pénétré jamais, sauf peut-être Germain, devenu de ce
jour plus taciturne encore.

Le Cardinal s’endormit dans la paix du Seigneur quelques années avant la
Révolution. Il avait près de 80 ans. Dieu lui avait accordé la dernière
grâce de ne rien apercevoir et il expira, la face rayonnante, en
murmurant le verset: _Quid retribuam Domino pro omnibus quæ retribuit
mihi?_ Son seul chagrin avait été de laisser Anne non mariée. Elle le
sentit au dernier regard qu’il lui jeta. Elle s’y était obstinément
refusée. Héritière de grands biens après la mort du Prélat, elle entra
comme dame chanoinesse au chapitre de Remiremont, où elle vécut jusqu’à
ce que l’armée de Lückner l’obligeât à fuir. Chassée de ville en ville
par les divisions victorieuses, elle erra dans le Palatinat, puis en
Saxe, où elle attendit la fin de la tourmente.

Elle serait morte souvent de froid, de faim, de misère, sans les
services de Germain. Elle l’avait emmené d’Arboise à Remiremont, et,
attaché comme une ombre, il la suivit dans ses exodes. Le vieux drôle,
formé à l’école de M. d’Evron, conservait plus d’un bon tour dans son
sac. Tête ferme, il emporta les bijoux d’Anne, sut les négocier, assurer
toujours à sa maîtresse un abri sûr et une vie relativement large. Quand
il la voyait débordée par les larmes, il se bornait à lui dire:

--Le sang vous tourne en eau, Madame la comtesse; il faut être plus
forte que ça.

Il sauva même, reliques auxquelles ils tenaient tous les deux, quelques
objets familiers au vidame, qui les accompagnèrent partout: l’uniforme,
les épées, la tête de Christ du prieur.

Quand la France fut rendue au calme, Mlle de Corsen voulut rentrer à
Arboise. Près de sa vieillesse, ses jeunes années lui paraissaient
heureuses. Elle y vivait de souvenirs, seul baume des existences
brisées.

Pour tous, elle était «cette pauvre Anne» qu’un malheur inconnu avait
attristée pour la vie. Mais dans son petit cercle d’intimes, survivants
ou émigrés revenus au port après bien des orages, qui donc ne cachait un
chagrin dans son cœur?

Les leçons de l’existence l’avaient rendue pieuse. Elle passait son
temps dans les églises, qui commençaient à se rouvrir.

Immanquablement, elle faisait dire une messe le 10 mai, une autre le 25
octobre «pour une intention particulière».

Tous les pauvres la connaissaient. Elle dépensait une partie de son
petit revenu en bonnes œuvres, et le clergé la traitait avec
considération.

Certains, que son mutisme sur elle-même étonnait parfois, disaient:
«Elle a le cerveau un peu dérangé», et cela disait tout.

Elle venait d’arriver au bout de la rue Sainte-Claire. Le reflet
rougeâtre d’une lanterne miroitait loin sur la boue.

La petite rue des Tintenelles où elle devait entrer pour trouver sa
porte, montait, étroite et noire, le long du mur de l’évêché.

Par les brèches, on voyait poindre la silhouette fantastique se
découpant sur la nuit.

Elle hésita... le mur côtoyait le rond-point de verdure où se dressait,
restée debout par miracle, la statue d’_Hébé versant le nectar_. Seuls
les bras étaient brisés... Anne la savait à cet endroit. Que d’émotions,
de fantômes renaissaient en elle à ce souvenir!

Elle fut sur le point de retourner sur ses pas et de faire prier Germain
de l’accompagner.

Mais elle savait qu’on la croyait un peu folle et ce sentiment la
faisait souffrir.

Elle ne voulut point ajouter une anecdote à toutes celles qui couraient
sur son compte, et, se signant, elle s’élança résolument dans la rue.

La descente des grains de pluie s’accélérait. L’eau s’écoulait des
gouttières avec une plainte monotone. Un chat lança un miaulement aigu
qui, pénétrant jusqu’au fond d’elle-même, lui fit un mal affreux.

Elle marchait en regardant terre, arrondissant le dos, tâchant de ne pas
voir, de ne pas penser, de ne pas entendre.

Elle récitait, afin de s’absorber, des _Ave Maria_ pour les défunts.
Soudain, un souffle courut, glaça ses épaules, balaya la terre et les
branches. C’était «la flûte douloureuse du vent d’Ouest qui semble l’âme
des trépassés sur les toits».

Elle était au tiers de la rue. Elle ne put s’empêcher de regarder du
côté du mur. Par une fente on entrevoyait une statue: ses bras brisés
offraient à Anne la tragique image de son unique amour.

Les branches des sapins frissonnaient comme elles avaient frémi quand
elle s’était donnée... Ah! c’étaient bien les mêmes rumeurs! Seulement
la bise rauque de l’Hiver les lui renvoyait plus creuses, plus
sépulcrales, comme un écho lointain de la voix des Morts...

Folle, elle gravit la montée à toutes jambes, la respiration en suspens,
semblant poursuivie par un spectre.

Heureusement, tout près, elle voyait sa maison. Elle se précipita sur le
marteau et frappa la porte à coups redoublés.

Dedans Germain, respectueusement bourru, répondit: «J’y vais... j’y
vais, Madame... Les loups-garous ne courent pas les rues.»

Plus morte que vive, elle tomba dans son salon, sur une bergère, au coin
du feu. Cela lui faisait trop de mal aussi, tous ces souvenirs...

Les braises étaient roses. Dans une cage, des canaris dormaient,
tranquilles. Une lampe, l’abat-jour bas, versait de grasses lueurs d’or.
Des miniatures du Cardinal et du Vidame étaient suspendues aux murs, et
aussi les épées de ce dernier, dépaysées dans une chambre paisible de
vieille fille.

Anne de Corsen se remettait peu à peu de sa frayeur.

Quand elle eut repris ses sens, elle alla vers une armoire qu’elle
ouvrit: L’uniforme des Gendarmes était là, rouge et argent, enveloppé
dans du linge, embaumé de camphre.

... Elle songeait à l’Homme, à ce seul homme qu’elle avait aimé...

Une rafale fit battre ses volets. Elle tressaillit, car c’est ainsi que
«les âmes en peine reviennent» vous demander des prières...

La pitié domina l’amertume et le remords.

Anne tomba à genoux devant la tête du Christ, qui avait contemplé les
derniers instants du Vidame.

En vain, ses scrupules parfois le lui représentaient comme un damné.
Elle les faisait taire.

Sur cette mer agitée du monde, où tant de courants secrets se disputent
nos âmes dès le berceau, où tant de mobiles impénétrables nous font agir
jusqu’à la tombe, Dieu seul, pensait-elle, peut nous juger.




LE MUR FATAL


Un jour qu’Il (Louis XV) se promenait avec Mmes de Pompadour et de
Mirepoix, il aperçut un cimetière.

--Courez-y, cria-t-il à l’écuyer de service, et voyez s’il y a des
fosses préparées.

L’écuyer vint dire qu’il y en avait trois fraîchement ouvertes; le Roi
parut enchanté.

--En vérité, dit Mme de Mirepoix, c’est à faire venir l’eau à la bouche.

(JAMES DE CHAMBRIER, _Marie-Antoinette, reine de France_.)




LE MUR FATAL

        Et vraiment quand la Mort viendra que reste-t-il?

        (PAUL VERLAINE, _Sagesse_.)


Nicole de Vercors était une délicieuse petite femme brune, toute en
nerfs, fine, frêle, la peau pâle et que rendrait à merveille l’adjectif
«soyeuse» s’il pouvait s’appliquer à un être.

Elle avait de grands yeux verts, pleins de lueurs, la plupart du temps
foncés et distraits, noyés de rêves, mais qui savaient aussi s’éclairer
subitement; alors ils faisaient penser aux grottes des Sirènes, au jour
étrange qui doit régner sous les eaux.

Les Vercors, vieille famille du Dauphiné, jetèrent de l’éclat à la Cour
sous les derniers Valois. L’un d’eux, Anne-Phœbus, grand pannetier de
France au temps de Henri III, fut des 35 chevaliers du Saint-Esprit, qui
furent reçus d’abord le 31 décembre 1578, en l’église des
Grands-Augustins. Sa femme, Nicole, eut, dit-on, quelque faveur du Roi.

On conservait précieusement un portrait d’elle, peint par Clouet, et,
dans la famille, l’imagination aidant, on se flattait que, par un
phénomène d’hérédité possible après tout, la Nicole d’aujourd’hui
ressemblât à sa lointaine aïeule.

La fortune des Vercors changea avec la dynastie: ils passèrent au
deuxième plan et y restèrent. Bien alliés, vivant à la Cour, puis à
Paris, ils tinrent de tout temps «un certain état», comme l’on disait
autrefois. Cet état, ils le tenaient encore quand Nicole se trouva d’âge
à convoler.

En dépit d’une dot médiocre, de nombreux partis se présentèrent.
L’heureux gagnant fut le comte de Porcieu, puissant homme, gros mangeur,
grand chasseur, déjà âgé, qui aimait fort à vivre dans ses terres. Il
était riche. Il épousa Nicole pour sa beauté.

Les familles étaient équivalentes, la fortune très supérieure du côté du
mari. Ce fut ce que l’on appela «un beau mariage» pour Nicole. Seuls
quelques esprits caustiques s’amusèrent à remarquer la malice du hasard
qui, sur l’argenterie commune, avait uni en écussons la harpe des
Vercors au pourceau de fable des Porcieu.

En apparence, tout allait bien. Monsieur concédait à Madame six mois de
Paris, de février à juillet, et Madame, pour contenter Monsieur par une
revanche généreuse, consentait à venir s’enfermer pendant l’automne et
l’hiver à la Roche-Panse, magnifique demeure du quatorzième avec des
poternes, des souterrains, des douves, des légendes sinistres à foison,
des murs épais d’un mètre, entre lesquels, tant bien que mal, Nicole
essaya d’implanter le confort.

Mais Nicole avait trop de nerfs et son mari, pas assez.

A Paris, tandis qu’elle, tendue comme un fil, frémissait à tous les
souffles de sensibilité excessive qui traversent notre époque, lui,
désœuvré, regrettait Roche-Panse, ses fermiers, ses bois, ses battues,
allait au club pour tuer le temps, revenait souvent d’une humeur de
dogue; toutefois, comme presque tous les hommes, il se laissait mener en
grognant, ce qui est le principal.

Nicole, soumise aux influences de la capitale, prodigieuse usine de
nervosité, rêvait autre chose.

Non pas qu’elle lût beaucoup: M. Anatole France a expliqué quelque part
l’embarras qu’éprouvent les femmes du monde à se procurer un livre. Mais
c’est dans l’air.

Il faut jouir, jouir à tout prix, jouir à la hâte.

Du haut en bas de la société, d’un bout à l’autre de Paris, dans la rue,
au Bois, au théâtre, en écoutant les tsiganes ou les vers de Mme de
Noailles, on éprouve ce frisson-là:

    «Combien s’en sont allés de tous les cœurs vivants
          Au séjour solitaire,
    Sans avoir bu le miel, ni respiré le vent
          Des matins de la terre».

Mme de Porcieu n’entendait pas s’en aller ainsi, du tout, et elle
rêvait: Elle ne savait encore trop à quoi.

On a de si courtes haltes entre les goûters, les dîners, les visites,
les bals, les courses, les parties de théâtre. Si l’on songe à «ce qu’il
faut faire», «où il faut aller», «ce qu’il faut voir», l’on demeure
positivement confondu.

Elle n’avait donc pas encore réfléchi quelle forme matérielle précise
pourrait prendre son rêve jusqu’ici un peu vague. Dans les seuls
instants qu’elle se connut de libres, le soir avant de dormir, le matin
après s’être éveillée, surtout lorsqu’elle entendait non loin d’elle son
mari souffler comme un phoque, il lui venait bien à l’idée de prendre un
surnuméraire: quelqu’un de gentil, de doux, de bien élevé, qui ne lui
demanderait pas trop, à qui elle accorderait moins encore, mais qui
cependant lui comblerait son «vague à l’âme» les jours où elle en aurait
besoin.

«J’y penserai dès que j’aurai le temps», se disait-elle. Puis, elle
n’avait jamais le temps.

                   *       *       *       *       *

Ce temps vint pourtant en juillet, moment où Paris se vide.

M. de Porcieu était déjà parti, voulant donner un coup d’œil à ses
récoltes de froment.

Un beau jour le Hasard, qui est parfois notre ami, mit Nicole face à
face avec Pierre Le Houx.

C’était à Puteaux, île de la Seine, «bruissante de voies douces et de
musiques harmonieuses», qui fait penser au royaume enchanté de Prospero.
Là, comme jadis Ferdinand battu par la «Tempête», certains Parisiens
privilégiés viennent, aux jours chauds de la «saison», chercher un
refuge contre cet Océan agité qu’est Paris.

Ils y trouvent la fraîcheur, un repos d’après-midi, le calme pendant
quelques instants. Plusieurs peut-être ont-ils parfois la chance d’y
rencontrer une Miranda.

A l’ombre des grands parasols rouges, au bord de l’eau, dans les chalets
vernissés, parmi les fleurs, les tennis, les pelouses--toute une nature
apprêtée et cependant charmante--de jolis groupes d’hommes et de femmes
à la mode prennent du thé autour des petites tables, conversent,
potinent, regardent les joueurs courir en casaque vive. Il y a des
allées qui serpentent, des coins perdus où parfois un couple va
s’asseoir pour causer plus à l’aise. C’est un club, et cependant c’est
un terrain neutre de rencontre. Beaucoup de mondes, tous élégants
d’ailleurs, s’y mêlent. A un goûter, Nicole de Vercors se trouva voisine
de Pierre Le Houx et dès les premiers mots pressentit l’objet de ses
désirs.

C’était un long garçon d’un visage agréable, très bien mis, très doux,
très poli, de ceux qui donnent envie quand on les voit de murmurer le
refrain populaire:

    «Joli, joli jeune homme,
    Voulez-vous monter chez moi,
    Joli, joli jeune homme.»

Il paraissait doué d’une âme tendre. En moins de quelques minutes elle
sut tirer de lui qu’il avait été élevé par sa mère, veuve de très bonne
heure, et qu’il n’avait pas fait de service militaire. Si Nicole
confirmait les hypothèses de l’hérédité, Pierre semblait prendre à tâche
de les démentir, car il descendait en ligne directe de ce baron Le Houx,
colonel des voltigeurs de la Garde, qui, comme sergent, stupéfia Larrey,
tandis qu’on lui coupait le bras, en gardant tranquillement sa chique au
coin de la joue, ni plus ni moins que si on lui eût taillé les ongles.
Ce rude grognard du «Tondu» devint par la suite colonel, chevalier, puis
baron de l’Empire et fut proposé pour cet Ordre des Trois Toisons que
Napoléon voulait donner au plus brave de chaque régiment.

Son propre petit-fils réalisait avec une perfection entière le type de
ces jeunes gens accomplis qui n’ont rien fait, ne sont rien, ne veulent
rien être, sinon un miroir fidèle de la Mode et un reflet impeccable de
l’Opinion; qui, par cela même, incarnent en leur personne toute une
civilisation, résument d’une façon précieuse les affinements d’une
époque.

Chez Pierre Le Houx tout, les souliers, les habits, les manières, les
relations, la conduite, les propos et jusqu’aux idées--si l’on peut
ainsi dire--étaient d’un «comme il faut» presque excessif.

C’était justement cet excès qui plaisait à Nicole. Avec lui, il n’y
aurait rien à craindre, du moins, elle le pensait. Pendant plusieurs
jours ils se retrouvèrent volontiers, le jour et aussi le soir, aux
fêtes de nuit, où Puteaux, paré de feux de Bengale et de lanternes
multicolores, semble une grande jonque de plaisir.

Pierre savait les potins, partageait les avis de Nicole, bostonnait à
ravir, jouait au tennis avec grâce et cependant se laissait battre; sa
partie forte, disait-il, était le bridge et, talent particulier, il
brodait d’admirables gilets.

Nicole crut avoir trouvé l’oiseau rare, et, faiblesse insigne, elle le
lui dit.

De ce jour ils s’aimèrent, timidement, peu à peu, l’un ne voulant pas
trop prendre, l’autre n’osant trop donner... Puis même dans ce mois de
juillet où le monde laisse souffler un peu, on a encore tant à faire: le
couturier, la modiste, les courses de départ, les amies qui viennent
dire adieu... Ils avaient beau expédier celui-ci, faire attendre
celui-là, remettre l’un, renvoyer l’autre, se voyaient-ils en tout trois
heures par semaine? Il ne faudrait pas le jurer. Puis ils n’osaient pas,
de crainte de faire causer. Cependant ils s’aimaient--on pourrait dire
«à la folie» si de telles têtes étaient capables de pousser jusqu’aux
folies susceptibles de les décoiffer. C’était presque le seul sentiment
réel, profond de leurs deux existences, toutes en superficie par
ailleurs. Hélas! il fallut bientôt se séparer. Pierre allait à
Trouville. Nicole à Roche-Panse. Ils devaient se retrouver à l’automne,
car Pierre, par des manœuvres savantes, se ferait inviter au Vautrait,
chez les Puylaurens, des voisins.

                   *       *       *       *       *

Dans le feu des adieux ils avaient juré de s’écrire tous les jours.
Promesse imprudente, difficile à remplir fidèlement de part et d’autre.

Aussi, tandis que Nicole, perdue dans d’immenses salles, sans
distractions au fond de sa province d’où les voisins étaient partis aux
bains de mer, tenait un journal minutieux de ses élans, de ses pensées,
de ses sensations et l’envoyait à Pierre, Pierre, n’ayant fait que
changer d’engrenage, quelque prodige qu’il réalisât, ne parvenait à
rédiger que des mots hâtifs, sans intérêt, sans couleur et sans
tendresses, qu’il griffonnait en rentrant le soir, très tard, éreinté,
prenant sur son repos.

«Que faisait-il?» se demandait-elle.

Certes, et elle le savait par expérience, la vie du monde ne laisse pas
un instant de répit. Mais maintenant qu’elle était désœuvrée et sous le
charme de M. Marcel Prévost, il lui apparaissait qu’elle devait passer
avant le monde. Pierre n’aurait-il pu sacrifier une partie de tennis,
voire même un dîner, pour lui donner des nouvelles?

Heure par heure elle eût voulu connaître sa vie.

A présent isolée, repliée sur elle-même par la force des circonstances,
elle l’aimait vraiment. Ce qu’elle ne lui avait pas donné en nature,
elle le lui donnait en pensée.

L’aimait-il toujours? Au début elle n’avait peut-être pas été assez
généreuse? D’autres femmes ne le lui prenaient-elles pas?

«L’ingrat, soupirait-elle, s’il pouvait voir comme il me fait souffrir!»

Elle eût voulu être malade, mourir même pour éprouver son cœur. N’ayant
jamais souffert de chagrins véritables, sa peine lui semblait infinie.
Un moment elle songea à se tuer après avoir écrit une lettre déchirante.

Puis elle reçut, dans ces jours-là, un merveilleux manteau, ce qui la
fit réfléchir que ce bas monde contient encore quelques joies.

Elle serait si contente de se montrer jolie à Pierre quand il viendrait,
à l’automne!

                   *       *       *       *       *

Tout arrive... même l’automne, et Pierre vint.

Toutefois, cela ne se passa pas sans difficultés.

Il lui fallut d’abord se faire inviter au Vautrait, simuler une passion
pour la chasse qui surprit tout le monde.

Puis sa mère fut très malade: un instant on put craindre que le plan si
habilement ourdi ne fût déchiré d’un seul coup.

Aucune prière ne monta vers le Ciel plus fervente que celles de Nicole
de Porcieu pour le rétablissement de Mme la baronne Le Houx.

Ces prières furent exaucées, au détriment par exemple de la tranquillité
de Pierre, car depuis qu’il était au Vautrait le rôle auquel il s’était
astreint le condamnait à faire des kilomètres, par le soleil ou par la
boue, le fusil sur l’épaule--et à paraître enchanté.

De temps en temps il avait bien, il est vrai, quelques compensations.
Nicole venait en visite, mais elle ne pouvait dépasser les limites
assignées par les usages.

Jamais les Puylaurens n’avaient trouvé si aimable cette petite femme
d’habitude froide, réservée, hautaine. Ils lui rendaient ses visites
avec exactitude, accompagnés par toute leur bande d’invités.

Et Pierre ne les trouvait point encore assez polis.

Au milieu de tous ces gens, lui et Nicole ne pouvaient guère se voir, se
causer, dire ce qu’ils auraient voulu.

Et c’était ainsi à chacune des occasions de rencontre: aux déjeuners,
aux dîners, aux chasses, aux battues.

Une fois, Nicole l’invita seul à déjeuner. M. de Porcieu étant parti
aussitôt après faire une tournée à l’effet d’instruire ses gardes, ils
eurent quelques bonnes heures ensemble. Le seul résultat fut de leur en
faire désirer d’autres, mais Mme de Porcieu n’osa renouveler cette
audace.

«En province, comme l’a dit spirituellement quelqu’un, la plus grande
occupation est de s’occuper aux affaires des autres.» Nicole le savait
et elle n’avait pas renoncé à sa réputation. Enfin un jour, «le
Ciel»--comme elle le dit--vint à leur secours: les Latune donnèrent un
bal.

Les Latune, richissimes banquiers, tenaient de véritables «Grands Jours»
dans le pays. C’était un tribunal de «mondanités» dont les arrêts
redoutables faisaient loi. Sévères dans leurs relations--d’autant plus
qu’on pouvait l’être pour eux-mêmes--ils n’invitaient que des gens de
marque. Pierre Le Houx fut invité, tout juste.

Nicole dut intercéder, ce qui la gêna.

Ils connurent donc pendant quelques valses la suprême douceur de
s’enlacer, de mêler leurs haleines. Ils purent glisser ensemble sur le
Fleuve où les violons tsiganes faisaient courir, incomparables
cantilènes, les frissons de la Mort joints à ceux de l’Amour.

Ils ne voulurent cependant pas danser le cotillon ensemble. A peine
s’ils échangèrent quelques phrases intimes dans la galerie, en se
rendant au buffet.

Tout cela eut une fin. A deux heures, l’on se retira. Oui, déjà: la
plupart avaient une longue retraite à faire.

Les Puylaurens étaient partis, oubliant Pierre dans le flot tumultueux
de leurs hôtes.

Nicole, au comble de la joie, proposa à son mari «de ramener ce pauvre
M. Le Houx que l’on déposerait au Vautrait, en passant».

M. de Porcieu y consentit, non sans un regard soupçonneux.

                   *       *       *       *       *

Sur les coussins de velours gris à côtes du confortable omnibus ils se
casèrent six, avec peine.

Outre M. de Porcieu, Nicole et Pierre, il y avait là les Raines, jeune
ménage venu passer une quinzaine à la Roche-Panse, puis un vieux cousin,
le vicomte de Boissonnas, qui tous les ans y faisait un long séjour.

Jacques de Raines était un gros garçon, très bon vivant. Chasseur
fanatique, il s’entendait à merveille avec M. de Porcieu. Sa femme,
gentille et incolore, véritable sac à potins qu’elle répétait sans y
voir d’ailleurs le moindre mal, constituait une compagne supportable
pour Nicole.

Quant à M. de Boissonnas, c’était un gentilhomme de l’ancien type,
célibataire, à demi ruiné, charmant.

Malgré ses soixante ans, il voulait encore aller au bal parce qu’il
trouvait cela «joli». Il regrettait, disait-il, de ne point avoir de
fille à y conduire; sans sa maudite goutte, il aurait dansé. A la
Roche-Panse, il occupait ses loisirs à la lecture.

On essaya d’abord en vain d’allumer la lampe intérieure à acétylène. Ce
fut une occasion pour M. de Porcieu de lâcher son juron favori: «Bon
Dieu de bois» qui déplaisait souverainement à sa femme.

Elle serra, sous la couverture, la main de Pierre Le Houx pour lui faire
partager sa contrariété.

Ils avaient eu soin de s’asseoir l’un près de l’autre, ce qui, à la
vérité, ne leur servait guère; du moins pouvaient-ils échanger à la
dérobée quelques-unes de ces pressions de doigts passionnées qui, dans
certaines circonstances publiques, sont le langage discret des amoureux.

Ils se sentaient côte à côte. C’était déjà une douceur qu’ils auraient
voulu prolonger toujours. Intérieurement Nicole s’applaudissait pour une
fois d’avoir échoué près de son mari dans ses velléités d’automobile.

Les lanternes, de chaque côté du siège, envoyaient des lueurs ternes,
intermittentes, déplacées par les cahots.

Dans l’ombre on entrevoyait les hommes arrondis dans leurs pelisses, et
les têtes délicates des femmes sortant de leurs grands cols. Des
fourrures blanches éclataient; du satin luisait aux cassures des
manteaux. Un peu partout il y avait des châles entassés et des objets de
cotillon en pile.

Chacun, littéralement incrusté à sa place, ne s’en plaignait pas: on
avait chaud.

Mme de Raines et son mari, las, ayant au bord des lèvres l’écœurement
des fins de fête et du petit matin, fermaient les yeux. Quelques propos
se croisèrent.

--Beau bal! dit Boissonnas.

--Ah! avec de l’argent..., répondit Porcieu d’un ton bourru.

--C’est déjà un mérite, reprit son cousin. Aujourd’hui, avec de
l’argent, tant de gens ne savent faire que des choses laides.

--Autrefois, plaça Pierre, on avait du goût. La société n’était pas
encombrée de parvenus.

Nicole, toute fière des connaissances de son jeune ami, affirma avec
conviction:

--C’est bien vrai!

--Croyez-vous? demanda poliment le vieux gentilhomme. Je ne saurais être
tout à fait de votre avis. Au dix-huitième, par exemple, on goûtait fort
la Finance, tout comme de nos jours. La société courait chez Samuel
Bernard. Mlle de Jarente épousait un financier, la Raynière. Le
tout-puissant banquier Laborde mariait ses filles à certains qui
tenaient de hautes charges à la cour.

Le monde n’a peut-être pas tant changé qu’on pense. Le Veau d’Or y a
constamment été adoré. Toutefois, je vous accorde qu’il y avait des
différences dans l’emploi de l’argent. Les traitants avaient en général
une prodigalité magnifique, un sens de l’art et des artistes qu’ils
n’ont pas toujours à présent.

Puis les valeurs industrielles, commerciales n’existant pas ou peu, le
partisan enrichi achetait une baronnie, un comté, un marquisat, se
faisait enregistrer des lettres, et, dans ses terres, prenait
insensiblement l’âme d’un noble. Ses enfants servaient aux armées et s’y
comportaient ni plus, ni moins que nos parents. Qui donc reconnaîtrait
dans le maréchal duc de Belle-Isle, admirable figure de soldat et de
gentilhomme, le petit-fils de l’argentier véreux que fut Fouquet?
Aujourd’hui, quand on a de l’argent, on achète du Rio Tinto ou des
Chemins de fer, ce qui n’a pas les mêmes conséquences sociales.
Nous-mêmes nous perdons l’état d’esprit qui nous classait à part et
au-dessus de tous. Par un phénomène inverse, ce ne sont plus les
bourgeois qui deviennent nobles, mais bien les nobles qui deviennent des
bourgeois.

Cependant Jacques de Raines maugréait dans son coin:

--Vieux raseur, va-t-il nous empêcher de dormir jusqu’à Roche-Panse avec
ses rengaines!

De fait, tout le monde, sauf Nicole et Pierre, sentait ses paupières
s’appesantir.

Bientôt l’omnibus n’emporta plus qu’une cargaison de chairs inertes, à
l’exception des deux amoureux qui continuaient leurs pressions de mains
infiniment nuancées.

L’omnibus roulait depuis une heure. La nuit d’automne répandait son
silence sur les champs. Une brume montait de la terre, s’épaississant
toujours. Les arbres n’apparaissaient plus que confusément, comme des
îlots.

--Bon sort, grommela le cocher Léon, v’là l’brouillard! Tâche d’ouvrir
l’œil, petit, dit-il au valet de pied Firmin, assis à ses côtés sur le
siège. Qu’on ne passe pas d’vant l’avenue du Vautrait sans la voir!

--Baste! répondit Firmin en clignant de l’œil, è f’ra tout de même ben
signe en passant.

--Et puis je m’en f..., continua le gras mentor. Et désignant avec le
manche de son fouet l’intérieur de l’omnibus:

--S’y sont pas contents, y sauront ben le dire, as pas peur. Qué-qu’y
font là dedans nos agneaux? On a bien rigolé. On est bien fatigué.
Madame emmène son gigolo et le patron ronfle comme un gros mufle.
Vois-tu, mon fiston, faut jamais s’embêter en ce monde. Eux autres
s’embêtent-ils? Ben, nous non plus, pas vrai? Faut couler tranquillement
sa petite affaire. T’as vu l’coup l’aut’jour pour les harnais? Si
l’patron veut pas qu’on les achète, on les lui coupe. Voilà! arrive
c’qui pourra, mon bonhomme! Et quand on les achète, c’est autant de
pièces de cent sous pour bibi. T’as compris?

--C’est tout d’même pas bien c’que vous dites là, monsieur Léon!

Firmin écoutait ces propos avec stupeur et tristesse. Né dans l’une des
fermes de Roche-Panse, élevé dans le respect, dans l’amour héréditaires
des maîtres, ce «gars de Paris» le clouait avec ses arguments. Il se
demandait s’il aurait la force de lui résister toujours. Depuis deux
mois qu’il était entré chez M. le Comte, il se sentait changer en même
temps qu’il apprenait les belles manières.

--Pas bien! reprit le cocher... Pas bien!... ah! jeunesse!... Eh! mais?
attention!... C’que tu vois pas une croix là-bas?

--J’vois ren!

Un chemin tournait à droite, s’enfonçant dans le brouillard. Par
ailleurs, en effet, on ne voyait rien.

--Ça doit tout d’même être par là. Dans cinq minutes on sera au Vautrait
et dans une heure au pieu!

Et touchant ses chevaux, il accéléra l’allure:

--Roulez, les petits, roulez!

Ils ne roulèrent pas longtemps. Un mur se dressait avec une grille en
travers de la route.

--Ah! ça, par exemple, elle est forte! s’écria le gros Léon en arrêtant
court ses chevaux avec un haut-le-corps. En même temps on entendit la
voix du comte:

--Qu’est-ce que c’est! Bon Dieu de bois? qu’est-ce que c’est?... Nous ne
sommes pas rendus, que diable?

--Ah! Bon sang! quel pétard, nom d’un sort! murmura Léon à l’oreille de
Firmin, et, goguenardant tout bas: «Voilà! Voilà! monseigneur!--Descends
donc et demandes-y ce qu’y veut.»

Firmin se présenta à la portière.

--Me direz-vous ce que c’est que cette plaisanterie? Moi, je la trouve
mauvaise, vous savez!

--M’sieu le comte, Léon y dit comme ça que c’est un mur!

--Parbleu, imbécile, je le vois bien! Mais quel mur?

Piteusement, Firmin laissa tomber:

--J’sais-t-y, moi, m’sieu le comte?... un mur...

Son maître, quoique pesant, bondit d’un élan sur la route et, en
quelques pas, fut auprès de l’obstacle imprévu.

--Triple buse! clama-t-il au cocher, mais c’est le mur du cimetière de
Saint-Luce. Comment diable avez-vous fait votre compte?

--Dame, m’sieu le comte, Firmin y voyait pas la croix. On a cru comme ça
que c’était le premier chemin à droite!

--Bougre d’âne! un endroit où vous êtes venu plus de dix fois ces
jours-ci! Tournez. Ensuite sur la route vous prendrez à gauche et vous
filerez jusqu’au village. Puis tout droit! à cinq cents mètres, vous
tombez sur la porterie du Vautrait. Et ne recommencez pas votre farce,
parce que je ne rirais pas, moi, vous savez!

Il rentra dans l’omnibus claquant la portière et criant:

--L’animal! il nous a rallongés d’au moins une demi-lieue!

Dedans tous étaient réveillés par l’alerte.

Jacques de Raines s’esclaffait:

--Ah! ah!... elle est bien bonne... Au cimetière!... Dites donc, il en a
de gaies, votre cocher? Quel loustic?... c’est parce qu’il pense que
nous sommes fourbus... mais par ce temps froid j’aime mieux me fourrer
au lit que dans un trou... ah! ah! mais, riez donc, Porcieu?

--Il n’y a que moi qui pourrais y voir une allusion, dit le vieux
Boissonnas. Léon trouve probablement que je suis plutôt d’âge à aller là
qu’au bal.

Et dans l’ombre, le cousin dut sourire sans amertume, finement.

Mme de Raines ne savait pas s’il fallait rire ou pleurer. Elle finit par
rire--comme son mari.

Pierre ne disait rien, n’avait qu’une pensée: Dans quelques minutes on
serait au Vautrait, et ce bonheur pour lequel il s’était donné tant de
mal, dont il n’avait pu recueillir que des miettes furtives, serait
évanoui.

Le surlendemain, il lui faudrait repartir...

Quant à Nicole, elle frémissait comme une feuille. Dans l’ombre ses yeux
verts jetaient ces lueurs étranges dont ils s’éclairaient quand elle
était fortement émue.

Des paroles rimées lui bourdonnaient en tête:

    Déjà ta vie ardente incline vers le soir,
          Respire ta jeunesse.
    Le temps est court qui va de la vigne au pressoir
          De l’aube au jour qui baisse!

C’était cela, la jeunesse! Une course où l’on n’avait le temps de rien,
un amour que l’on ne pouvait satisfaire... les «Autres»... beaucoup de
fièvres et beaucoup de peines, beaucoup de mécomptes et beaucoup de
désirs... tout cela pour arriver à quoi, mon Dieu?... A la Grande Nuit.

Pierre descendait. Elle lui serra la main sans chaleur, avec tristesse.

Puis, quand ils furent repartis, elle voulut s’endormir. D’abord elle ne
le put. Machinalement, par la vitre, elle regardait le paysage. La lune,
comme une face camuse et blême, plongeait dans le brouillard. La
campagne s’étendait aussi blanche qu’un suaire.

Toutes sortes d’idées qu’elle n’avait jamais lui montaient au cerveau.
Elle se rappelait la robe peinte dans le portrait de son aïeule, la
grande Nicole, la bien-aimée du roi. C’était une robe de deuil semée
d’ossements comme les habits dont Henri III, dit-on, aimait à se
revêtir.

... L’Amour... La Mort... Les violons tsiganes sonnaient encore à ses
oreilles la double ritournelle, désormais inséparable dans son cœur.

Elle finit par dormir, mais elle eut un rêve de folle:

La salle de bal des Latune était là, avec tous les invités. Seulement
tous n’étaient plus que des squelettes. Ils se tenaient rangés en rang,
par couples, autour de la salle.

Au milieu, il y en avait deux, le sien et celui de Pierre. Ils se
donnaient encore la main--la MAIN GAUCHE.




COGNE-DUR


L’histoire qu’on va lire est forgée de toutes pièces.

Plusieurs échos de presse affirment au public que des tendances
fâcheuses se sont manifestées parmi les équipages de la marine de
guerre. Réelles ou imaginaires, ces tendances méritent d’être
envisagées.

Certains demeurent persuadés que, sous des officiers résolus,
énergiques, sachant tirer parti des circonstances, ces tendances, si
elles viennent à se produire, doivent, peuvent être dominées.

Quiconque a eu l’honneur de servir dans la marine a senti résonner en
lui-même la réponse qu’un enseigne faisait au reporter du _Figaro_
devant Casablanca:

«Ces hommes-là, monsieur, on les mènerait jusqu’au bout du monde!»




COGNE-DUR

        «Le Seigneur miséricordieux a fait la terre grande, afin que
        ceux qui souffrent puissent aller loin devant eux.»

        (E.-M. DE VOGUÉ, _Vanghéli_.)


Le contre-torpilleur _Hache_, pointe d’une escadrille attendant au
mouillage de Djibouti, se dirigeait sur Makallach, ville ignorée de la
côte sud d’Arabie.

La mission de la _Hache_ consistait à en examiner les ressources, à voir
si Makallach était susceptible de constituer un point de relâche pour la
flottille dans sa route vers l’Indo-Chine.

Le contre-torpilleur marchait à bonne allure. Parti tard la veille de la
baie de Tadjoura, on «piquait» trois heures à la cloche du bord quand
commencèrent à se préciser les détails de la côte ardente et désolée
qu’il longeait depuis le matin sous un soleil terrible: caps rocailleux,
dunes de sables incultes, roses comme de la braise, s’étalant sous des
pics déchiquetés dont les formes fantastiques de chameaux, de selles,
d’oreilles et de forteresses, se découpaient sur une vapeur bleue très
douce dans le lointain. Parfois des bouquets de dattiers, ou des blocs
blancs clairsemés, villes, villages, ruines, tombeaux de pèlerins, entre
autres celui de la «Sheika Hurba», femme qui s’est laissée mourir de
faim par dévotion.

La sonnerie «aux postes de mouillage» venait de retentir. Une mer plate,
laiteuse, blanche à force de chaleur, avec de splendides reflets
incarnats qui mettaient de la flamme jusque dans les eaux, s’ouvrait
sous l’étrave de la _Hache_, comme un champ devant le soc d’une charrue.

Debout, véritable colosse, arc-bouté sur ses jambes semblables à des
piliers pour résister aux trépidations, le commandant Lefort
s’incrustait littéralement la côte dans les yeux à l’aide d’une vieille
petite longue-vue d’un modèle particulier.

Il voyait depuis longtemps le sommet aplati du Djebel-Al-Kara,
magnifique colline en marbre blanc qui surplombe la ville, commençait à
distinguer la ravine qui la sillonne à mi-hauteur, apercevait les quatre
tours mentionnées dans les «Instructions».

--Gouverne toujours là-dessus, mon fi, dit-il au petit gabier de barre
en lui désignant la montagne.

Puis se tournant vers un timonier qui s’amusait à regarder un
rassemblement d’Arabes dans ses jumelles:

--F...-moi la paix avec ces bêtises-là et cherche le mât de pavillon de
la maison du gouverneur.

Il se mit à le chercher, lui aussi, avec sa lorgnette, ses mains trapues
formant abat-jour. Au bout d’un instant il les laissa tomber et,
bousculant le petit gabier:

--La barre à droite, couillonneau; tu vois pas que tu nous mènes droit
sur la roche qui est marquée là. (Il pointait la place sur la carte avec
son gros doigt.)

--Tu veux passer ton examen du long cours et t’es pas encore fichu de
lire une carte. Allons, gouverne-moi sur l’avant du grand boutre, tu le
vois? peint en vert, mouillé près du quai?... Et ce mât de pavillon?
T’es pas dessus? Non, mais parlez-moi d’une andouille? Tu ne le vois
pas, grand idiot, là, par le montant de tente?... Je n’ai plus d’yeux
bientôt et j’y vois pourtant plus clair que toi.

Puis avec l’alidade du compas il releva le mât de pavillon au N.-N.-E.
Alors il se pencha vers le porte-voix de la machine et sonnant le
timbre: «100 tours»!

Maintenant on voyait distinctement la petite ville, toute blanche,
adossée à des falaises rougeâtres, perchée fière et rébarbative dans
l’isolement complet, dans l’aridité du désert. Deux mosquées dominaient
son mur d’enceinte crénelé. Une dizaine de «boutres», bateaux arabes à
mines de caravelles, se balançaient dans le port. Une populace en
haillons gesticulait sur le quai.

Lefort cria au second, M. de Raimondis, debout à son poste sur l’avant:

--Est-on paré à mouiller?

--Oui, commandant. Combien de maillons?

Levant l’index et le médius, Lefort fit signe pour deux, puis, saisi
soudain d’un accès de fureur, il rugit:

--Mais qu’attend-on pour sonder, bon Dieu? Il faudrait tout leur dire à
ces bougres-là! Ils vous fouteraient au sec en gardant le bec en l’air
comme des carpes qui ont soif. Va-t-on sonder, quoi!

Une voix s’éleva, traînante, chantant les syllabes:

--36... Tribord... 36... 28... Babord... 28... 17... Tribord... 17.

--Stop!... En arrière, 120 tours! Tribord mouillez!... Stop!

L’ancre en plongeant fit rejaillir l’eau. La chaîne avec un bruit de
ferraille dévala sur le chemin de fer.

Déjà Lefort, avec une agilité surprenante pour son corps pesant,
descendait l’échelle à pic de la passerelle et se dirigeait vers
l’arrière, appelant le deuxième enseigne:

--M. Latullère?

M. Latullère accourut et, correct, les talons joints, la main ouverte à
hauteur de la tempe:

--A vos ordres, commandant.

--Vous allez aller à terre avec la baleinière... Vous verrez un peu le
négrillon qui commande par ici, les ressources, de quoi il retourne
enfin, et vous viendrez m’en rendre compte. Je vous recommande l’eau...
Les «Instructions» parlent d’un certain torrent, le «Bokharen», à
l’ouest de la ville, vous irez jusque-là... Ah! j’oubliais, prenez votre
revolver et deux baleiniers armés avec vous... et puis ces gaillards-là
ne vous avaleront pas... d’ailleurs vous verrez bien.

--Oui, commandant.

Lefort disparut dans le capot de l’escalier menant à sa chambre. Son
fourrier l’y suivit, une liasse d’imprimés réglementaires à la main.

--Encore vos sacrées paperasses! Combien de signatures? Rien qu’une
centaine! Bon, donnez-moi ça. Vous prierez M. de Raimondis de venir me
parler dès qu’il aura terminé les dispositions de rade.

Et, soupirant, accablé par la chaleur de la petite cellule de tôle
surchauffée, il commença à dépouiller le tas de papiers sans cesse
renouvelé où son intelligence et son activité s’usaient tous les jours.
Bon enfant malgré tout, il fredonnait le vers ironique d’un commissaire
de ses amis:

    Les papiers avant tout, la guerre est un prétexte.

Au bout d’un moment assez long, la taille grêle de M. de Raimondis
s’inclina sous la porte basse.

--Ah! vous voilà... c’est pas trop tôt!

--Commandant, en arrivant au mouillage...

--Vous demande pas d’explications; suffit... Je vous fais appeler, c’est
pour le fanal de l’autre fois... Votre procès-verbal est insuffisamment
circonstancié, mon ami! «Quart de quatre heures à huit heures: Fanal
brisé par un palan en hissant la baleinière.» Croyez-vous que le
contrôle se contentera de cette explication-là, tudieu!

--«Commandant, c’était le soir; le garant a cassé, et...

--Eh bien! Il faisait nuit: donc, besoin d’un fanal. La poulie a
fouetté, etc. Il faut le dire. Rien de tout cela n’est inutile. Ah!...
les ordres pour aujourd’hui! Laisser tomber les feux. L’équipage?...
F...-le au repos, allez! Il ne l’a pas volé. La traversée a été rude par
cette chaleur. Pas de malades, pas de fièvre, pas de coups de soleil?...
Non, bonne affaire... Et Jeambon, le dysentérique?... Sac à papier!
encore une note à écrire! Imaginez-vous que ces animaux-là refusent
d’approuver notre marché pour le lait concentré, sous prétexte que les
signatures ne sont pas légalisées... légalisées, et par qui, Bon Dieu? Y
a-t-il un consul français à Sonakim, oui ou non, je vous le demande?
Non, mais ces brutes-là ne s’en doutent pas! Ah! boutique! tenez quand
je suis entré dans la marine, je m’imaginais pas qu’un jour je
laisserais la peau de mes doigts à un porte-plume! Gueux de métier, va!

Et Lefort envoya à la table un coup de poing aussi formidable que si
tous les bureaux de la rue Royale s’y étaient donnés rendez-vous.

C’était un très brave homme que ce Désiré Lefort en dépit de ses
apparences brutales, bon comme le pain, adorant son métier, son bateau,
ses officiers, ses hommes.

Seulement sa nature puissante s’échappait par moments en impulsions
terribles, en bourrades dont il n’était pas maître.

Malheur à qui se trouvait sous sa main dans ces moments-là!

Dans sa jeunesse, comme aspirant à bord de la _Favorite_, une nuit de
gros temps, il avait ainsi agi violemment sur la mâchoire d’un gabier
qui refusait d’aller à l’«empointure», à bout de vergue. Il s’y était
ensuite rendu, lui, à la place du gabier, ce qui ne lui en avait pas
moins valu un mois d’arrêts de la part du commandant, et de la part de
l’équipage le surnom de «Cogne-Dur». Ce surnom l’avait marqué pour le
reste de ses jours.

Ses manières frustes, son caractère peu souple, son langage, sa figure
mal rasée de curé de guérilla, l’avaient éloigné des états-majors. Et,
sans protecteurs, quoique excellent marin, fort instruit par ailleurs,
il avait avancé lentement.

Il avait presque toujours «bourlingué» au loin, dans des campagnes dont
les autres ne voulaient pas, épris surtout «des métiers de brute», comme
il disait: Fusilier ou canonnier, par opposition aux métiers qui,
soi-disant, exigent plus d’efforts, plus de science: torpilleur,
électricien, et qui, assure-t-on, sont ceux de la marine à venir.
Cependant il avait été un officier des montres renommé. Ses gros doigts
se faisaient délicats et légers pour toucher ces choses précieuses et
sensibles que sont les chronomètres, les instruments, les vis
infinitésimales; ils traçaient des lignes ténues, des inscriptions fines
sur les registres et les cartes. Ce talent d’hydrographe avait fini par
le signaler au Ministère dans une récente campagne où il s’était
d’ailleurs fort abîmé les yeux à ce métier. Cela lui avait valu son
commandement de lieutenant de vaisseau, cette _Hache_ où il surmenait un
peu son monde. Grand travailleur, corps de fer, il s’imaginait que tous
pouvaient et voulaient travailler autant que lui.

Tous, à l’entendre, comme lui-même, auraient dû tout connaître: les
fusiliers la machine et les chauffeurs, la timonerie. Il pensait que
certaines circonstances obligent un homme d’une spécialité à en remplir
une autre. Seulement, autour de lui, ayant moins d’expérience ou moins
de zèle, on ne pensait pas de même.

Excédés par ses minuties, ses tatillonnages, ses hommes murmuraient
souvent, ses officiers quelquefois. Ses saccades violentes de caractère
et de langage ajoutaient à ses exigences de service.

Cependant il était bon, très bon même. Ainsi, après sa sortie, s’étant
soulagé, il dit à M. de Raimondis:

--Au fait, et vous? Voulez-vous aller à la chasse?

M. de Raimondis, né à la campagne, élevé au milieu des bois, ne
concevait pas de plus grand plaisir que la chasse. En longeant les
côtes, il s’exaltait et soupirait à la pensée de tout le gibier qui
pouvait se tapir dans la brousse, errer par les plaines, voleter sur les
eaux. Justement les _Instructions nautiques_ parlaient d’ânes sauvages
en Arabie. A la vérité, elles ne les signalaient qu’à Masirah, île
située à plus de 300 lieues à l’est. Mais l’âne sauvage jouit, comme
chacun sait, d’un caractère nomade. Rien d’impossible qu’il y en eût
autour de Makallach! Raimondis en rêvait! Il avait communiqué ses
projets à l’autre enseigne, M. Latullère, quoiqu’ils ne pussent guère
descendre à terre ensemble. M. Latullère, jeune homme élégant, n’était
pas animé par l’ardente passion de M. de Raimondis. Il chassait pour
pouvoir conter ses exploits cynégétiques au retour et aussi parce que
c’est bien porté. Néanmoins docile, bien élevé, toujours dispos et plein
d’entrain, il constituait un compagnon agréable pour Raimondis qui, à
bord, portait le titre de «capitaine des chasses».

A la proposition du commandant, Raimondis rougit.

Demander que les deux officiers quittassent le bord ensemble lui
paraissait d’une audace inouïe. Il répondit, balbutiant:

--Mais, commandant, aujourd’hui je suis de garde, et M. Latullère
semblait désirer aller à la chasse... Il y a dans les alentours, disent
les Instructions, des ânes sauvages... je ne puis le priver...

Lefort haussa les épaules, puis éclatant d’un rire énorme:

--Latullère veut poursuivre des ânes sauvages... ah! ah! ah!... Il peut
courir après avec ses belles guêtres... il n’a qu’à se fouiller. Comme
ça, vous croyez aussi vous qu’il y a des ânes sauvages dans ce pays de
tordus... ben, moi, j’ai pas confiance.

Possible après tout! enfin vous êtes jeune, il faut que jeunesse
s’amuse. Allez galoper après vos ânes sauvages, mes enfants, seulement
vous savez, moi je vous f... dedans si vous ne m’en rapportez pas un
saucisson...

--C’est que, commandant, je suis de garde.

--Eh bien! je la ferai votre garde, et mieux que vous encore!

--Merci, commandant... Faut-il envoyer les cuisiniers à terre?

--Non. D’ailleurs à quoi bon puisque vous nous rapportez de la bidoche.
Et puis ces bougres-là se feraient ramasser par les Arbis, vous
comprenez.--Une lueur grivoise brilla dans ses bons gros yeux d’ogre qui
clignèrent.--Je ne veux pas de traînards, moi. Nous partons demain matin
à la première heure après une bonne nuit au mouillage et avoir exécuté
les ordres prescrits. On poussera les feux au branle-bas. Tiens, voilà
Latullère qui vous rapporte des nouvelles. Il n’a pas été long, lui. Eh
bien! jeune héros, quels auspices en ces lieux?

M. Latullère rendit compte de sa mission. C’était un tout jeune homme.
Il venait d’être promu enseigne et accomplissait sa première campagne.
Il parlait avec volubilité et complaisance, d’une façon un peu
cérémonieuse. Il était tout d’abord allé porter les compliments du
commandant au sultan, au «Naghib», ainsi que disaient les naturels.
Celui-ci habitait un palais immense et délabré, et l’avait reçu entouré
d’une garde armée de sabres magnifiques. Il lui avait offert du café et
ils avaient communiqué par l’intermédiaire du majordome, ancien
chauffeur à bord des paquebots.

Le «Naghib» disait n’être ni Anglais, ni Turc. Il insistait sur le fait
qu’il était aussi sultan que le sultan de Constantinople. A plusieurs
reprises il avait demandé si le Commandant ne lui ferait pas de visite
et témoigné son étonnement qu’il ne fût pas déjà venu au lieu de lui
envoyer un officier.

Cependant Latullère avait su,--il l’affirma du moins--capter sa faveur.
Le sultan avait ordonné de mettre à sa disposition et à celle de ses
deux baleiniers des montures superbement caparaçonnées. Ils avaient
traversé la ville en cet équipage et avaient pu ainsi remplir
promptement leur mission. La ville semblait présenter quelques
ressources. Tous les soirs on fermait les portes. Les nombreux nomades
campés autour n’avaient pas le droit d’y pénétrer. Les citernes étaient
cadenassés; les clefs chez le sultan. On ne les ouvrait qu’à des heures
fixées et le sultan prélevait sur l’eau un impôt. Celle-ci était chère
et les habitants paraissaient peu disposés à en vendre, n’en ayant déjà,
disaient-ils, pas trop pour eux. Il y avait bien le Bokharen, mais la
sécheresse l’avait réduit à un simple filet d’eau. Des rochers en
rendaient l’abord difficile. La population semblait calme en général;
elle comptait, il est vrai, de nombreux marchands hindous. Chez certains
Arabes, toutefois, M. Latullère avait cru remarquer quelque agitation,
comme une apparence de mécontentement: peut-être s’étonnaient-ils que le
commandant ne fût pas allé saluer le «naghib». C’était aussi l’avis du
majordome ancien chauffeur qui avait suivi M. Latullère en barque et,
tournant autour du bord, ne cessait de crier: «Li vouloir visite... Li
sultan comme Constantinople.» Aucun marchand ne venait offrir de
denrées, comme d’habitude quand on arrivait dans un port. Il y avait
certainement eu une consigne donnée de ne pas communiquer avec la
_Hache_ d’ici que le commandant se fût décidé à...

--Moi! aller faire des salams à ce nègre-là! Mais, Latullère, vous
voulez vous payer ma fiole, hein?

Protocolaire, l’enseigne se récria:

--Oh! commandant!... comment pouvez-vous penser?... Mais songez, c’est
un prince souverain, une sorte de roi, qui...

--Et moi? qu’est-ce que je suis alors? Est-ce que je ne suis pas roi
ici? roi à mon bord? De quoi! Et puis je représente la France, vous
m’entendez bien. Non, mais est-ce que nous allons nous mettre à lécher
les bottes du premier gorille venu?

S’il veut me voir, ce lapin-là, il n’a qu’à venir, heureux encore que je
veuille bien recevoir ses puces.

Raimondis crut devoir intervenir.

--Cependant, commandant, si les torpilleurs relâchent ici, peut-être,
pour ne pas s’aliéner la bienveillance...

--Vous, vous me faites suer: c’est compris... Je ne suis pas les
torpilleurs... Le commandant supérieur fera ce qu’il voudra, je m’en
bats l’œil. Quant à moi, non, non, non, trois fois non. Est-ce clair? Me
le faites pas répéter.

--Et le majordome qui attend à la coupée?

--Foutez-lui mon pied dans le cul et ma considération par-dessus le
marché. Et puis, ouste... assez causé. J’ai de l’ouvrage pour
trente-six; fichez-moi le camp à terre et que je ne vous revoie pas
autrement que flanqués chacun de deux ânes sauvages!...

Cogne-Dur, joignant le geste à la parole poussait déjà les deux jeunes
gens vers l’étroit couloir, sans vouloir y mettre de force, et pourtant
si rudement que Latullère manqua tomber. Quand ils furent sortis, il se
frotta les mains, tout content de leur joie. Il pensait aussi à l’«Arbi»
qui se morfondait en l’attendant, au chauffeur devenu majordome, à la
bonne farce que les ânes sauvages allaient jouer à ses officiers.

Après quelque temps, il ne put se tenir d’aller contempler le départ des
chasseurs.

M. de Raimondis, petit, nerveux, un grand feutre rabattu sur le front,
seul avait la mine d’un nemrod sérieux. Il examinait, fronçant le
sourcil, le damas des canons de son calibre 12 que l’air de mer
commençait à mordre.

Latullère, superbe, sanglé dans son «kaki» par une cartouchière neuve et
jaune, les jambes enroulées de bandes achetées à Suez, tout à fait
«Armée des Indes», se promenait à grands pas.

Job, le domestique des officiers, un type impossible, ancien jockey venu
échouer dans la marine après toutes sortes d’histoires et un passage aux
compagnies de discipline, glabre et très propre, portait la musette aux
cartouches, la carabine Winchester de M. de Raimondis et le kodak de M.
Latullère: «Comme ça, disait-il, on est toujours sûr de rapporter
quelque chose: si c’est pas à bouffer, c’est de quoi se rincer l’œil.»
Il faisait siffler à son oreille une petite badine de muscadin.

Lefort ne put tout à coup réprimer sa surprise: il venait d’apercevoir,
émergeant du carré, M. Rabateau, l’officier mécanicien. Lui aussi était
en tenue de chasse. Son pantalon de toile bleue, serré aux chevilles par
des ficelles, laissait voir les élastiques de ses bottines. Un lorgnon
noir donnait à sa physionomie un aspect farouche. Il portait avec
précaution «un fusil Faucheux qui lui venait de son grand-père», l’arme
dont il avait coutume de dire: «On ne fait plus que des patraques
maintenant auprès de ces outils-là.» Ce fusil, soigné comme une relique,
réparé bien des fois par les moyens du bord, le suivait partout depuis
son grade de second maître.

Rabateau s’avança. Sa barbiche grise tremblotait:

--Commandant, pourrais-je comme ces messieurs?...

--Et vos machines?

Un mot de Lefort le faisait rentrer dans ses bottes. Il hasarda des
paroles incohérentes:

--Le maître mécanicien... pas mis les pieds à terre depuis le départ...
les ânes sauvages... les jeunes gens...

Lefort le considérait, réfléchissant: Évidemment utile de débrouiller
les sous-ordres. Bon officier en somme, ce Rabateau; toujours à bord,
ses machines dans un état parfait... brave homme... père de famille...
allons! il pouvait lui causer un plaisir:

--Vous êtes donc aussi jeune que ces gamins-là?

Rabateau ploya ses vieilles épaules pour dire oui.

--F... le camp aussi alors... et ne tuez personne!

La barbiche de Rabateau vexé trembla un peu plus. Le Commandant avait le
malheur des mots qui blessaient après des bontés. Un intermède encore
plus imprévu fit diversion. Rigolot, le quartier-maître distributeur,
sortait de la cambuse, d’où, par le panneau entr’ouvert, montait une
forte odeur de viande avancée. Il s’approcha avec un salut d’une
gaucherie inimitable, le mousqueton en sautoir, et, à la ceinture, un
sabre d’abordage réservé évidemment pour des corps à corps avec les
fauves.

--Commandant?...

--Ah! ah! ah! regardez-moi ce Robinson Crusoë! même le «fristi»! Non,
par exemple! Va-t-il falloir mettre la compagnie de débarquement à
l’appel tout à l’heure?

Avisant le sabre d’abordage:

--Où as-tu déniché ça? devrait être débarqué conformément à la dépêche
ministérielle... pas porté sur l’inventaire-balance, je parierais?...
c’est pour couper les oreilles des ânes... ah! ah! elle est trop bonne,
la farce, en vérité!... eh bien! tâche moyen d’en rapporter, mon garçon,
ça servira à t’en faire un bonnet!

Puis se tournant vers Raimondis:

--Je vous les confie... pas d’imprudences; si vous ne me ramenez pas
d’âne, ne me rapportez pas de «macchabée», ni d’estropié surtout... j’ai
pas de médecin ici... Vous avez encore trois heures avant la nuit... ne
vous attardez pas!

Et, comme la baleinière poussait, il cria à Latullère:

--Vous offrirez de ma part une fesse d’âne à votre moricaud avec les
politesses d’usage!

Il les regarda s’éloigner avec une sollicitude un peu inquiète.

Les habitants, d’après les Instructions, étaient d’un caractère hostile
et féroce. Latullère, il est vrai, disait la population calme. Bah! s’il
fallait songer à tout!

C’est égal: maintenant il regrettait de les avoir laissé partir tous. Il
cédait toujours à son premier mouvement, qu’il fût de colère ou de
bonté. Un tort, évidemment!

Les chasseurs débarquèrent au petit quai parmi les boutres, puis
disparurent dans les ondulations roses qui, derrière la ville,
commençaient le désert. La baleinière revenait.

--Qu’on les veille attentivement! ordonna Lefort au «chef».

Puis il descendit se replonger dans ses papiers.

                   *       *       *       *       *

Il prit d’abord celui qui le tourmentait le plus: la note relative au
lait du dysentérique. Il lui en fallait du lait, à ce pauvre diable, et
au plus vite! Ah! s’il avait pu tenir là le contrôleur, comme il lui
aurait fait voir!... Seulement ce contrôleur était dans un bureau, à
Paris, loin et tranquille. Il fallait lui justifier ce marché «non
légalisé» d’une manière polie, administrative. Désiré Lefort
s’exaspérait. Les parois de sa petite chambre rayonnaient comme une
géhenne. Sa tête éclatait à chercher des formules et des raisons.

On frappa à la porte. C’était son cuisinier.

--Qu’est-ce que tu me veux?... J’ai pas le temps.

--Commandant, je ne vais pas à terre?

--Non, y a déjà trop de monde... fais comme les autres.

--Pour le dîner... comment?

--C’est ton affaire... tu prendras un morceau du chevreau que j’ai
acheté l’autre jour pour l’équipage.

--C’est qu’il a été enfermé dans la cambuse pendant la traversée... il
sent...

--Tu t’imagineras que c’est du gibier... j’te colle huit jours de bloc
si ta sauce ne m’emporte pas la gueule. Allons, f... le camp. J’ai pas
le temps d’écouter tes raisons.

Lefort reprit sa plume:

«Commandant, j’ai l’honneur...--formule supprimée! il barra d’un trait
rageur... Commandant, je... je vous prie»--non plus! ah! m...! je...

Un timonier frappait:

--Commandant, il est l’heure d’envoyer les hommes de service embrocher
la viande.

--Qu’ils aillent s’embrocher eux-mêmes! Le timonier disparut au plus
vite.

--Commandant..., j’adresse à l’autorité supérieure par votre
intermédiaire la réponse à la note...

--Toc, toc.

Deux hommes étaient à la porte, deux chauffeurs barbouillés de suie, le
bonnet à la main.

--Allez-vous me foutre le camp! Qu’est-ce que vous me voulez encore?

Ils hésitaient. Leurs «bleus de chauffe» entr’ouverts laissaient
apercevoir des poitrines tatouées, ruisselantes de sueur. Le plus hardi
parla enfin.

--Commandant, on a comme ça à vous dire... que la viande... elle pue...!

--Faites comme moi. Fourrez du poivre dedans. J’en ai pas d’autre à vous
donner... et puis, dehors! rondement, j’ai pas le temps de rester à vous
regarder!

Baissant la tête, ils s’esquivèrent. Mais il les entendit se dire en
montant l’escalier: «On veut nous empoisonner.»

Cela lui donna un coup au cœur. Ses hommes! mais il les aimait comme des
enfants. Il leur avait acheté ce chevreau de sa poche, parce que
l’ordinaire n’était pas assez riche. Pour l’avoir, il avait passé une
heure à discuter sur le sable, en plein midi, avec un vieux Danakil
conducteur de troupeaux qui ne voulait rien entendre. Et ses hommes
étaient assez bêtes pour dire... pour penser... «Il voulait les
empoisonner.» Ah! malheur! C’est pour cela, parbleu, que cet animal de
Rigolot avait filé à la chasse.

Il pressentait l’orage.

Tout à coup, Désiré Lefort crut... il rêvait... cette chaleur lui
portait au cerveau... Non, il ne rêvait pas... C’était bien un chant qui
s’élevait sur le pont, d’abord entonné par quelques voix, puis par
beaucoup. Ils le hurlaient maintenant.

... Un chant lugubre et profond, souvent entendu dans les ports aux
manifestations d’ouvriers.

Les hommes de la _Hache_ chantaient _l’Internationale_.

Il se leva, puis ses jambes lui manquèrent; il tomba comme une masse:
ses hommes chantaient _l’Internationale_ parce que leur viande était
mauvaise!

... Ah! les cochons! D’un bond, il se redressa et fut sur le pont:
l’arrière était vide. L’équipage, groupé près des plats, à l’avant,
était debout. Lefort entendit des voix.

--C’est notre droit de trouver que la viande est pourrie!

Puis un mauvais petit «moko», Sainti, le patron du youyou qui ricanait
en le montrant: «Regarde... L’est rouge... on dirait le soleil, qué!»

Toutes sortes de résolutions se croisaient dans la tête de Lefort. Elle
bourdonnait comme une ruche, sa malheureuse tête. Il s’avança jusqu’à la
cheminée, les bras croisés, terrible. Des envies lui prenaient de les
empoigner tous par le fond de la culotte et de les coller à la mer. Puis
il se souvint de son histoire de la _Favorite_: il avait failli être mis
en réforme.

Un vertige passa devant ses yeux: en réforme? Ne plus naviguer!

Ne plus naviguer, il préférait mourir.

Quelques voix s’étaient tues en le voyant. Un seul homme se leva pour
marcher à sa rencontre. C’était un fusilier, Coffic, un Breton de la
rivière d’Auray, un grand gars sec, voûté, à tête de fanatique, le
regard en dessous...

Arrivé à quelques pas de Lefort, il recula.

Les gradés se multipliaient: «Du silence... du silence.» Le capitaine
d’armes criait: «Chacun à vos plats respectifs!»

Le chant baissait par moments, puis reprenait par bouffées, comme les
rafales d’une tempête.

Lefort les considérait tous. Haussant les épaules, il finit par lâcher:
«Bande de c...!»

Puis ramassant les gradés qui s’épuisaient en efforts inutiles: «En bas,
dans votre poste, à l’exception du maître de quart... laissez donc
gueuler ces abrutis-là... laissez-les gueuler, n. de D.! Je veux y
laisser la peau de mes c..., si je ne les fais pas tous fusiller en
arrivant à Saïgon. Ah! les salauds! Qui croirait, tout de même?»

Il redescendit dans sa chambre. Sa tête de colosse s’affaissa dans ses
grosses mains qui tremblaient. Des gouttes de sueur, larges comme des
cachets, tombaient sur le rapport du dysentérique à qui il fallait du
lait... Lui aussi, il devait chanter avec les autres!

Ah! la marine! Lefort lui avait tout donné. Il y avait consacré sa vie
entière, sa force, son intelligence, sa santé, sa jeunesse. Il s’y était
réfugié, cramponné comme le naufragé étreint la planche qui le soutient
sur les flots.

Fils d’un petit propriétaire terrien, orphelin de bonne heure, il ne lui
restait plus qu’une sœur, sa cadette. Il allait là autrefois, entre ses
campagnes, rapportant toutes sortes de bibelots des contrées lointaines.
Ses neveux jouaient sur ses épaules, et, l’adorant, l’appelaient «Tonton
Taureau».

Puis un jour on avait grondé son filleul. Lefort s’était fâché tout
rouge, et, au bout d’une discussion violente, avait administré une
magistrale paire de gifles à son beau-frère.

Alors, claquant les portes, il était parti pour ne plus revenir.

Il s’était lancé à corps perdu dans le service, ne voulant plus penser à
rien en dehors. Sa famille, à présent, c’était ses hommes... Et voilà
qu’eux aussi!...

Ça, il ne l’aurait jamais cru, jamais: même quand il en entendait
d’autres dire que les marins changeaient et ne valaient pas ceux
d’autrefois, il secouait la tête... Ses hommes, il avait foi en eux...
maintenant...

Une âcreté violente lui meurtrissait la gorge; il souffrait d’une espèce
d’impuissance à pleurer comme dans les chagrins trop forts que les
larmes ne peuvent traduire.

Il avait déjà senti ça à la mort de ses parents, mais moins dur.

Ce chant de «sans-patries» à propos d’un morceau de viande, tant
d’aberration, de bêtise, d’ingratitude, dépassaient tout!

Ses hommes le lâchaient, ses yeux baissaient. Dans quelque temps,
comment naviguer? Il leva le regard vers la cloison où pendait son
revolver.

A ce moment quelqu’un fit irruption dans sa chambre.

C’était Job, le domestique des officiers, sortant de l’eau,
méconnaissable, les vêtements en lambeaux:

--Commandant!... Commandant... les Arabes... ces messieurs...

Lefort se redressa et, toussant, pour changer sa voix grasse de chagrin:

--Eh bien! quoi? Parle vite, animal?

Alors Job, essoufflé, fit un récit rapide. En arrivant à terre ils
avaient trouvé la population en effervescence. M. Latullère disait que
c’était parce que le commandant n’avait pas voulu faire de visite au
«Naghib» puis, en traversant le campement des nomades, M. Latullère
avait voulu prendre des photographies. Alors les Arabes s’étaient
fâchés. Les soldats du sultan s’étaient joints à eux. Ces messieurs
s’étaient réfugiés sur un petit tombeau, derrière la Ville, où ils
tenaient tant bien que mal. On entendait leurs coups de fusils, mais M.
de Raimondis faisait demander du secours au plus vite.

Comment Job avait-il pu traverser les Arabes, rejoindre la _Hache_? Il
ne le dit pas. Sa vie précédente l’avait rendu fertile en ressources.
D’ailleurs il était là. C’était le principal.

Les larges traits de Lefort demeuraient impassibles.

Il regardait Job fixement. Du sang revenait à ses joues.

Il demanda:

--A combien est-ce, ce tombeau, de la ville?

--A cinq cents mètres, peut-être, commandant.

--Tu retrouveras bien le chemin?

--Oui, commandant.

Lefort réfléchissait, puis:

--Le soleil est-il couché? Fait-il nuit?

Job le regarda avec étonnement: Parlait-il à un fou?

--Vous voyez bien, commandant. Il y a encore pour une heure, une heure
et demie de jour.

--Va dire au clairon de rappeler la compagnie de débarquement.

Et le commandant lui-même suivit Job sur le pont.

Les hommes avaient fini de chanter, voyant que c’était inutile, que
personne ne faisait attention à eux. Ils allaient commencer à manger la
fameuse viande, ne la trouvant pas si pourrie que quelques-uns le
disaient. Désiré Lefort se planta au milieu d’eux, et, de sa voix la
plus forte:

«C’est pas le tout que de penser à s’empiffrer le ventre. Y a des
moments où faut savoir se le faire trouer!»

L’histoire des officiers courait tout bas de bouche en bouche. Un grand
silence se fit. Les visages étaient anxieux.

--La Compagnie de débarquement à s’armer au trot. Dans trois minutes je
la mettrai à l’appel. Les autres, à vos postes de combat. La machine,
parée à pousser les feux... Capitaine d’armes, faites approvisionner les
pièces... Cent cartouches à chaque homme de la compagnie de
débarquement. Maître de quart, armez la baleinière et le youyou... et
que ça fume!

Puis il redescendit, griffonna quelques lignes sur le journal de bord,
décrocha son revolver, le chargea, et, dédaignant son sabre, saisit un
solide gourdin.

Sa détermination était prise. D’autres, à sa place, n’auraient pas agi
comme il allait le faire. Il le savait. Un commandant ne doit jamais
quitter son bord. Il pouvait être tué dans cette échauffourée où les dix
hommes de l’escouade, pompeusement dénommée «compagnie de débarquement»,
allaient affronter une population entière. Que deviendrait la _Hache_
alors? Mais il ne s’arrêtait pas à ces pensées. Son instinct le poussait
vers les grands coups d’audace. Son héros de prédilection était
Bonaparte parce qu’il jouait le tout pour le tout.

D’avance il était sûr de réussir.

D’ailleurs, dans ce cas difficile, un officier était nécessaire pour
agir selon les circonstances, guider les hommes, les enlever au besoin
contre ce mur d’Arabes où, un contre cent, contre mille peut-être, coûte
que coûte, il faudrait faire une trouée. Par scrupule, il appela le
«chef».

--Si je ne reviens pas, tu bombarderas la ville, puis t’appareilleras,
tout de suite. Tu vois l’utilité de ce que je t’ai montré à faire
souvent. Prends garde à la roche noyée qui est à l’ouest du mouillage
des boutres. D’ailleurs, je t’ai écrit tout ça sur le journal, avec les
routes jusqu’à Djibouti. Tu raconteras ce qui s’est passé au commandant
supérieur. J’ai pas le temps de lui écrire. Pleure pas, espèce de
nigaud... tu me reverras... ce que je t’en dis, c’est au cas...

--Commandant, tout ça... et puis ce qui s’est passé tout à l’heure...

--F...-moi le camp... tiens, donne-moi la main... allez! la compagnie de
débarquement à l’appel. Fais embarquer rondement!

Jamais les ordres ne s’étaient exécutés avec plus de promptitude et de
silence. Lefort sentait un baume s’étendre sur son cœur. La baleinière
poussa bientôt, suivie du youyou.

Une grande rougeur couvrait le ciel. Le désert envahi par une brume
lilas était d’une douceur infinie.

Les Arabes des boutres crièrent quand les embarcations passèrent près
d’eux. Lefort disait:

«Mes enfants, défaites-moi vos paquets de cartouches et mettez vos
cartouches en vrac dans les cartouchières et dans les musettes... pour
cette fois nous contreviendrons au règlement: Interdiction
d’approvisionner les magasins. On tirera coup par coup, s’il y a à le
faire, par salves, à mon commandement, en observant, autant que
possible, de ne pas lâcher la détente au commandement de «Feu» mais
seulement lorsque votre ligne de mire passera par le but... ne vous
pressez pas... visez bien et bas, le tir a toujours tendance à être
long... Je vous rappelle la phrase de votre manuel: «L’Européen ne doit
jamais se préoccuper du nombre de ses ennemis inexpérimentés. Il a pour
lui l’ascendant moral et la supériorité de son instruction militaire. Le
succès lui est assuré s’il sait conserver son sang-froid, obéir à ses
chefs»...

«L’objectif est de délivrer ces messieurs et de les ramener à bord...
Essayez les baïonnettes au bout des canons.»

Précaution sage: Quatre durent échanger avec des voisins leurs
épées-baïonnettes dont les rainures ne s’emboîtaient pas sur les tenons
de leurs fusils.

--Remettez les baïonnettes.

Lefort inclina la barre. Les embarcations arrivaient au quai.

--Par deux, l’arme à la main, les culasses ouvertes... Un volontaire
pour garder les embarcations?

Coffic s’avança, la tête basse.

--Hum! enfin tu as à réparer... prouve-moi que je peux avoir confiance
en toi. Les autres, en avant, suivez-moi.

Cependant, Sainti, le patron du youyou, disait à Coffic avec son même
mauvais rire de «moko»:

«Tu vois ça?... des fois qu’il n’aurait pas confiance en toi?... y te
resterait pus qu’à te pendre. Quant à moi, si les Arbis viennent par
ici, je me tire...

--Non, tu le feras pas.

--Voir un peu que je le ferai pas?

--Tu le feras pas parce qu’avant t’auras ma baïonnette dans le coffre!

--Cul!

--Et puis j’te défends de m’appeler «cul». Si que t’étais breveté comme
moi, j’dirais pas. Mais t’es simple couillon. Gabier de grand pont, va!
C’est moi qui te commande, entends-tu? Rouspète un peu voir si j’te fais
pas ton affaire!

Les autres emboîtaient le pas derrière Lefort, guidé par Job. Ils
contournèrent la ville. De temps en temps on entendait une détonation.

--Ils tiennent toujours... allongez le pas, sans courir.

Des groupes hostiles les dévisageaient, s’ouvraient pourtant sur leur
passage en proférant des injures sourdes.

Ils arrivèrent au campement des nomades. Des petites tentes au ras du
sol semblaient de véritables tanières. De vieilles femmes sans voiles
montraient leurs visages hideux. Des chameaux levaient leurs têtes de
reptiles. Au delà le désert s’ouvrait avec des buissons d’épines grises
et comme des sortes de routes qui divergeaient.

Un millier d’individus noirs, entièrement nus, sauf un pagne autour des
reins, le turban sur la tête, sabres, poignards et lances aux mains,
gesticulaient devant un petit tombeau blanc à coupole. D’autres, armés
de fusils, couverts d’oripeaux multicolores--la garde du sultan--étaient
mêlés à eux.

Parfois un fanatique se précipitait. Alors un coup sec retentissait--la
Winchester de M. Raimondis--l’homme tombait. Un peu de fumée montait sur
le tombeau et de grands cris s’élevaient dans la horde.

--A gauche en ligne, sur un rang! coude à coude... baïonnette au canon,
pas de charge!

Lefort s’était placé devant le centre. Son gourdin à la main, il faisait
des enjambées gigantesques.

Les nomades s’étaient retournés pour faire face à cette agression
imprévue. Ils n’étaient pas beaux. Leurs corps, tout en muscles et en
nerfs, étaient enduits d’une graisse de mouton qui empestait. On était
tout près, maintenant. On voyait leurs dents sinistres. Un grand
brouhaha se produisit parmi eux, un flottement, la préparation à se
précipiter sur la petite troupe qui avançait rapide, toujours muette,
sans tirer.

Il semblait tout de même aux hommes qu’ils faisaient là quelque chose
d’un peu fou, petite poignée perdue au fond du désert d’Arabie, à des
milliers de lieues de tout secours, exposés à des supplices atroces
s’ils ne réussissaient pas.

Une force inouïe les reliait malgré eux à ce diable d’homme qui marchait
à grandes enjambées. Derrière lui ils auraient traversé l’enfer. Se voix
se fit entendre, gaillarde:

--Non, mais ils ont l’air de croire qu’ils vont nous avaler ces
bougres-là!

Un nomade osa courir sur lui, le sabre haut. D’un coup de sa matraque
«Cogne-Dur» lui cassa les reins sans même ralentir le pas.

--En avant, mes garçons... A la baïonnette!... hurrah!...

Dix voix répétèrent le hurrah à pleine poitrine.

C’étaient les _Francs_, les _Francs_ invincibles, les vainqueurs des
Mameluks, ceux dont la furie, les exploits, depuis Bouillon jusqu’à
Bonaparte, se racontent dans tout l’Orient, se transmettent,
s’amplifient de père en fils, de tribu en tribu, aux longues veillées du
désert.

La ligne noire s’ouvrit comme un rideau: Les marins passèrent. Dix
siècles de légendes, d’héroïsme, de chevauchées et de conquêtes avaient
passé avant eux.

Ils étaient au pied du tombeau.

--Ah! Commandant...!

--Pas d’effusions. En route. Colonne par deux. L’arme sur l’épaule. En
ordre, pas cadencé. Et chantez!

Essoufflés, les hommes hésitaient, cherchant dans leur mémoire. Lefort
entonna _Sambre-et-Meuse_ d’une voix formidable. Ils reprirent le
refrain et traversèrent une seconde fois les nomades qui les regardaient
avec stupeur.

                   *       *       *       *       *

Les embarcations avaient été attaquées. Quatre cadavres gisaient aux
pieds de Coffic:--Un peu de fort temps que nous avons eu aussi nous,
commandant, pendant que vous étiez là-bas.

--Embarque vite... Poussez... Eh bien! Rigolot? Et tes oreilles d’âne,
mon garçon? Si t’avais pas eu si grand peur, je te f... dedans pour
t’apprendre à enfermer la viande dans ta cambuse...

--Commandant, à la mer, où voulez-vous que je la mette?

On accostait.

--On se débrouille. Suffit.

Tout l’équipage rangé à la bande éclatait en hurrahs:

--Vive le commandant! Vivent les officiers! Vive les _sakhos_! Vive le
commandant Lefort!

Le souffle du maître de quart tremblait en roulades en sifflant «sur le
bord». Il siffla jusqu’au dernier homme de la compagnie de débarquement,
comme pour des officiers.

Lefort essuyait des larmes du revers de sa grosse main. Tant de
chagrins, tant de joie, tant d’émotions et tant d’orgueil s’étaient
succédé pour lui en cette soirée! Il voulut parler, il ne trouvait pas
ses mots:

--Mes enfants... c’est très bien... quand je dis: c’est très bien, je
veux dire aussi: c’est très mal..., car auparavant vous vous êtes
conduits comme des cochons..., comme des..., comme des...

Il cherchait ne rencontrant pas d’expression plus forte pour traduire sa
pensée.

--Vous faites pleurer votre vieux commandant... comme une vieille bête
qu’il est... qu’il a la bêtise d’être... Enfin, vous vous êtes bien
conduits... c’est égal, ce que vous avez fait tout à l’heure, ça...
ça...

Il finit par dire--«ça ne se fait pas!» Et montrant ceux qui l’avaient
accompagné: «Rigolot, f...-moi la «double» à ces saligauds-là! Et motus!
Me faites pas attraper de blâme pour avoir, comme un étourneau, laissé
trop de monde aller à terre!»

Les hommes pensaient comme lui à présent. Plusieurs pleuraient. Des
chauffeurs disaient: «Même qu’il a raison, le vieux!»

Tout à coup un remue-ménage qui se passait dans le port détourna
l’attention de tous. Des torches traversaient à la course l’air confus
de la nuit commençante; puis leurs reflets résineux et rouges
s’agitèrent sur l’eau.

--Les Arabes.--Aux postes de combat!

Non, on apercevait maintenant, sortant de la pénombre, une étrange
barque, toute dorée, dont la proue barbare et très haute voulait imiter
un cygne; elle s’avançait à coups d’avirons lourds, scandés par un
chant, une espèce de psalmodie gutturale. Debout sur l’avant, un homme
habillé en bleu et rose, avec des colliers d’ambre, glapissait en
charabias:

--Sultan venir visite, sultan venir visite... sultan, grand sultan,
comme Constantinople!

--Ah! ah! M. Latullère. Tenez, je vais vous faire plaisir: huit hommes à
tribord! Huit hommes de la compagnie de débarquement se rangèrent,
poudreux, non déséquipés, formant la haie jusqu’à l’arrière.

Le «chef» improvisait des pavillons à la hâte. Job alluma deux feux
Coston, l’un rouge, l’autre vert, qui entourèrent un moment la _Hache_
d’une vapeur de féerie.

Le cygne d’or accostait. Le maître de quart lui lança un faux-bras
autour du bec. Le grand sultan se leva entouré de ses gardes, de ses
eunuques, de ses sorciers. C’était un métis d’Arabe et d’Hindoue. Ses
lèvres épaisses avaient le sourire moitié béat, moitié cruel qu’exhalent
certaines figures de Bouddha. Il portait des souliers jaunes, un mauvais
pantalon rayé, une redingote fripée avec un col de velours vert. Un
turban, un sabre magnifiques, des pierreries à tous les doigts
réparaient cette tenue de camelot.

Il monta d’un pas mal assuré sur la _Hache_, précédé de son majordome,
l’ancien chauffeur, qui criait toujours à tue-tête: «Ça ni Anglais, ni
Turc; ça sultan comme Abdul-Hamid».

Lefort, tendant la main, s’adressa au majordome:

--Demande-lui si ça va bien?

Le sultan répondit par une inclination cérémonieuse. Il faisait dire au
commandant qu’il venait le voir, parce qu’il avait entendu parler de lui
comme d’un homme très brave. Il voulait être ami de la France--quoique
déjà nominalement il fût protégé Anglais.--L’année prochaine il
entreprendrait un voyage en Europe et visiterait certainement Paris.

--Job, apporte du champagne!

Job monta trois bouteilles réservées pour les grandes occasions. On en
avait déjà bu une le jour du départ.

--A ta santé, mon vieux!

Le sultan mit la main sur son cœur et porta la coupe à ses lèvres. Un
cercle disparate s’était formé sur le pont étroit, tous tenant les mêmes
coupes de champagne à la main: les officiers, le majordome, ancien
chauffeur, les marins de la compagnie de débarquement, le capitaine des
gardes habillé en policeman des Indes, Rigolot et son sabre d’abordage,
les eunuques, droits, splendides, avec leurs vêtements bleus et roses,
leurs plumes, leurs cimeterres damasquinés; au centre, Lefort appuyé sur
son gourdin, et le sultan: ils trinquaient.

Le sultan reposa sa coupe et fit un geste: Le capitaine des gardes,
fléchissant le genou devant Lefort, présenta quatre clefs informes: les
clefs des citernes et de la ville.

Puis, se tournant vers la barque dorée, le sultan montra quatre moutons
et les offrit de la main.

Les gens de la _Hache_ ne se le firent pas répéter. En un clin d’œil,
les quatre moutons furent à bord et amarrés sur l’avant.

Alors Lefort fut confus. Il cherchait comment rendre ces politesses.

--Demande au sultan ce qui lui ferait plaisir?

--Un canon.

--Ah! non. Cela ne se pouvait pas. Du matériel de l’État, malheureux! il
lui donnerait plutôt sa tête! Mais autre chose, à part cela, ce qu’il
voudrait.

Et le commandant, tâtant ses poches, lui présenta son propre chronomètre
en or, ce qu’il avait de plus précieux.

Mais le sultan refusa de la tête. A son tour, il tira une montre de
Genève, et qui sonnait!

Il promenait son regard, sans embarras, sur plusieurs objets qui
successivement attiraient son envie. Enfin il se pencha vers l’ancien
chauffeur, lui murmurant quelques mots.

--Le sultan avait mangé quelque chose d’excellent sur un caboteur. Il
croyait que ça s’appelait des «pommes de terre». N’y en aurait-il pas à
bord?

--Parbleu, dit Lefort, des patates! Rigolot, combien nous en reste-t-il
de sacs?

--Dix, commandant!

--Donne-lui-en quatre, autant que de moutons.

C’était bien ça. Le sultan remercia par une sorte de baiser très
gracieux envoyé à la ronde.

Cependant Latullère allait chercher des cartes postales de Paris et de
Toulon. On montra la France au sultan.

--Y avait-il beaucoup de bateaux aussi beaux que la _Hache_ et beaucoup
d’hommes aussi courageux?

Du coup Lefort s’exalta: S’il y avait des bateaux et des hommes en
France? Pour sûr. Tout plein de bateaux, tout plein d’hommes, tout plein
de richesses,--«comme ça»--et ses bras de géant faisaient le geste
d’embrasser l’horizon. La France, ah! la grande France!...

Le sultan hochait la tête, d’un air respectueux et attentif.

Puis, on lui remit les clefs, les cartes postales, les pommes de terre,
et il s’en fut.

--Capitaine d’armes, paré à faire un salut de 21 coups!

--Envoyez... Tribord... un... bâbord... deux... tribord... trois...

Les détonations vibraient dans la petite rade, se développaient en ondes
sonores, s’allongeaient en échos sans limites sur les sables. Des ombres
accouraient sur le quai, sur la plage.

Nimbée dans la vapeur multicolore des Costons, crachant la foudre et les
éclairs, la petite _Hache_ s’agrandissait, semblait une pièce d’artifice
gigantesque.

Le cygne d’or s’était arrêté correctement, selon l’usage.

Debout, entourant le sultan, à l’arrière, on voyait les eunuques drapés
dans leurs grands plis bleus et roses. Ils faisaient penser aux gardiens
des jardins d’Allah.

Brisés des émotions de leur journée, Raimondis et Latullère se
demandaient de quel Châtelet fantastique ils étaient devenus les
acteurs. Emballé, Latullère criait: «C’est tout de même épatant, la
marine!»

Rabateau réussit enfin à les emmener au carré prendre un peu de
nourriture et de repos.

                   *       *       *       *       *

Lefort, lui, n’avait pas faim. Le sang battait ses artères à les rompre.
Il vibrait alternativement d’une grande joie et d’une grande tristesse:
les hommes lui avaient montré ce qu’ils valaient dans un sens et dans
l’autre.

La nuit tombée apportait la fraîcheur à ses tempes.

La lune se levait sur le désert, avec son enflure de visage mort, sa
lueur douce d’énorme lampe.

Oui, les hommes se reprenaient. Au fond ils étaient meilleurs que
beaucoup le disaient, qu’eux-mêmes n’en avaient l’air. Seulement il
fallait des occasions.

Lefort se souvenait d’un livre prêté par Latullère:

--«_C’est aussi les mutins qu’on fusillait chaque jour... l’an IV, à
Mantoue, les canonniers de la 33e demi-brigade réclamèrent leur solde en
braquant leurs pièces sur les généraux._»

Quelques mois plus tard, songea-t-il, à Arcole et à Rivoli, ces bandits
se rendaient immortels.

Fervent de Napoléon, il savait ses campagnes par cœur.

Les exemples lui revenaient en foule:

«_A la Corona, le général dit à son chef d’état-major: Écrivez sur les
drapeaux: la 39e et la 85e demi-brigade ne font plus partie de l’Armée
d’Italie.--Général, envoie-nous à l’avant-garde, là nous te prouverons
que nous sommes toujours de l’Armée d’Italie!_»

Et d’autres! L’an Ier de la République, Bouvet, à bord de l’_Aréthuse_,
appareillait avec un équipage indiscipliné, ignorant.

Après deux mois de mer, il livrait deux combats splendides aux Anglais.

Non, il pouvait y avoir des défaillances, des heures d’éclipse de folie,
mais l’âme guerrière d’une telle race ne pouvait pas périr.

Le commandant roulait dans sa tête le vieil axiome:

«Les hommes sont ce qu’on les fait.»

A présent, groupés sur l’avant, ils chantaient encore à pleine gorge.
Les instincts gaulois de leurs pères galants, guerriers, sentimentaux
vibraient en eux.

            Jeunes filles, cueillez
        Coquelicots, bluets et marguerites
    Car ce sont les couleurs du vieux drapeau français.

ou bien:

    C’était dans les jours sombres de l’invasion germaine.

Quelqu’un s’avançait célébrant Primauguet et sa _Cordelière:_

«_Pour faire la chasse à l’Anglais._»

Tout le chœur reprenait, hurlant, frénétique:

«_Pour faire la chasse à l’Anglais_.»

Puis un couplet leste:

    Comme mathurin en Italie
    Je fis quelques jours connaissance
    D’une brunette fort jolie.

etc.

Sainti continuait à faire le beau parleur. Mais il avait changé son
fusil d’épaule. Il déclamait à la façon des orateurs:

«Que répondit, messieurs, le général Cambronne quand les Anglais z’y
demandèrent de se rendre?»

L’auditoire cria le mot, dans un rire énorme. Une voix dit: «Ça, c’est
envoyé!»

--Vous avez mis le nez dedans, mes petits.»

Chacun récitait à son tour sa tirade ou chantait sa chanson.

Quand vint le tour de Coffic, poussé par les camarades, il fut forcé de
se lever. Il restait là, debout, avec son drôle d’air honteux, ses yeux
en dessous, embarrassé de ses longs bras.

--Faut chanter!

Il ne se souvenait d’aucun de ces airs à la mode que ces sacrés «mokos»
disent si bien.

--Je sais rien...

--Y se connaît mieux à cogner sur les Arabes...

--Faut qu’y chante quante même!

Il n’y avait dans sa mémoire, loin, qu’une très vieille chose qu’il
chantait étant gamin quand sa mère le menait aux pèlerinages de la
grande Sainte-Anne:

Il chanta donc dans la langue de son pays:

    Santez Anna, hor Patronez,
    Hor sikouret en danjer
    Ha bezit hon alvocadez
    Dirag Jesuz, hor Zalver
    Ma teu an tourmant du c’houza
      Ar Matolod a bedo
    He Batronez Santez Anna
      Ha dizoursi a gano[1].

  [1]

        Sainte-Anne, notre Patronne,
        Secoures-nous dans les dangers;
        Agis, sois notre matrone
        Près Jésus qui nous a sauvés.
          Lorsque le vent te damne
            Prie donc, ô matelot,
          Ta patronne Sainte-Anne
            Qui l’apaisera sitôt.

Personne ne comprit sauf les Bretons qui applaudirent l’idiome natal et
Lefort qui, à force de vivre avec les hommes, saisissait leurs dialectes
différents.

Ainsi, pensa-t-il, les chants séculaires demeurent au fond des âmes,
tandis que les lèvres murmurent des refrains passagers.

Pourtant, celui qu’il avait entendu au moment du souper ne serait pas
venu aux lèvres des marins de ses jeunes années, surtout parce que leur
viande était mauvaise.

Des larmes lui montaient en évoquant les belles escouades qu’il avait
connues jadis sur la _Couronne_ ou sur la _Melpomène_.

Des hommes comme ça en reverrait-on jamais?

Des temps nouveaux étaient à l’horizon.

Le regard de Lefort se perdait sur la côte dont les noms mêmes: Rehmat,
Ghubbet, Shahah, Aïn, Ghorab, ont des syllabes arides comme le sable,
amères comme le sel.




PENSÉE, QUI MEURS...


A

Monsieur VALLERY-RADOT

Pourquoi, Monsieur, votre nom vient-il naturellement sous ma plume
tandis que j’achève ces pages dont nous avons causé ensemble? C’est
moins certes à cause de l’amitié dont vous voulez bien m’honorer qu’à
cause du don merveilleux de tout comprendre qui est en vous.

Tous les êtres, depuis ceux qui se survivent éternellement à
eux-mêmes jusqu’à ceux qui durent un instant--le plus souvent
médiocre--participent à votre intérêt de quelque manière.

Faculté précieuse, et si rare! Car, hélas! en ce monde nous vivons en
général dans des compartiments étanches qui ne communiquent pas entre
eux. Nous nous ignorons les uns les autres et nous nous méprisons à
proportion. Les goûts, les sensations du marin, de l’errant sont un
étonnement, parfois un scandale pour le sédentaire, pour l’homme de
foyer.

Les artistes et les campagnards--surtout les chasseurs--quoique plus
voisins que ne l’imaginent des esprits superficiels, demeurent aussi
éloignés que s’ils habitaient des planètes différentes. Paris connaît
mal la Province et la Province, Paris. Les sentiments des salons font se
méprendre les gens qui n’y viennent pas; ceux des siècles passés
paraissent inouïs à nos contemporains.

Noyés les uns pour les autres dans un incroyable crépuscule, nous
étouffons par suite de notre isolement; nous en mourons. Pour un peu,
j’emprunterais la parole sainte et dirais que «nous vivons comme si nous
ne vivions point».

Et c’est parce que «vous vivez» que, songeant à mon lecteur promené dans
tant de scènes diverses, je pense à vous qui savez tout concevoir, et,
privilège plus incomparable encore, tout aimer.




PENSÉE, QUI MEURS...

        «Le pire de la mort c’est d’emporter dans la tombe des idées qui
        ne verront jamais le jour.»

        (René VALLERY-RADOT.)


Un jour d’hiver où je me disposais à prendre le train de Brest, le garde
entra dans ma chambre et dit:

--Monsieur, je connais une bécasse.

Vous entendez bien: «il la connaissait», pour un peu il aurait ajouté:
«personnellement». Cela vous étonne peut-être qu’il la connût si bien;
c’est qu’alors vous ignorez les habitants des bois. Et par habitants je
veux parler non seulement des bêtes, mais aussi des gens, des gens qui
les tuent--et qui les aiment.

Cet ensemble a ses codes, ses usages, forme--si j’en crois des
impressions--une société très policée.

Le vieux brave homme de garde se serait fâché tout net si,
journellement, d’une manière ou d’une autre, il n’avait été avisé des
hôtes, fussent-ils de passage, à qui il prenait fantaisie de goûter
l’hospitalité du domaine, surtout quand ces hôtes étaient gibiers de
marque comme l’est la bécasse dans mon pays.

Il avait déjà rendu visite, une visite liminaire et prudente, à cette
voyageuse un peu fantasque et très fugitive qui ne s’attarde jamais
longtemps dans nos boqueteaux et préfère les doux climats humides du
bord de la mer.

Il me dépeignit le lieu qu’elle avait choisi et je le vis tout de suite
en pensée: un taillis déjà haut sur le côté d’une grande avenue déserte,
tout au bout des bois, où coule, à petit bruit, sous beaucoup de
feuilles mortes, un ruisseau large d’un doigt.

C’est que les bécasses ne se posent pas au hasard. Elles ont des goûts,
des manies. Il leur faut un sol marécageux, sans herbes ni bruyères,
qu’elles puissent facilement fouiller pour trouver des vermisseaux, ou
tout simplement qui leur permette d’enfoncer leur long bec dans la terre
et de rester là, béatement, blotties sous leurs ailes, à l’abri des
importuns, sous la dépouille d’automne dont elles ont presque la
couleur.

Elles aiment les endroits tristes et solitaires, «où il fait bon», comme
les poètes maladifs. Sérieusement, je veux croire les bécasses poètes et
philosophes, malgré un mauvais jeu de mots et l’avis de Belon, vieil
auteur, qui les qualifie de «moult sottes bêtes». D’abord elles voyagent
beaucoup en fuyant les rudes hivers, la neige. Elles traversent la
Russie, l’Allemagne du Nord, certains même prétendent l’Islande et la
Norvège, se rendent en Turquie, dans l’Archipel, au Caire. D’où
arrivent-elles, où vont-elles au juste? On ne sait pas.

... Elles voyagent, donc elles voient. Les facultés de l’œil, au dire de
Buffon, sont extraordinairement développées chez les oiseaux, plus que
chez tous les autres êtres; le même savant veut que l’oiseau soit plus
sentimental que le quadrupède, que le bipède[2], et, entre les oiseaux,
la bécasse particulièrement tendre:

  [2] _Discours sur la nature des oiseaux._

«_Ces oiseaux, d’un naturel solitaire et sauvage, sont aimants et
tendres. Quand la femelle couve, le mâle est presque toujours couché
près d’elle, et ils semblent encore jouir en reposant mutuellement le
bec sur le dos l’un de l’autre._»

Cet animal tendre est misanthrope. Il en va parfois ainsi des humains.
Vous verrez peut-être deux bécasses dans le même bois, mais alors, sauf
dans la saison des amours, elles sont aux deux extrémités opposées.

J’aime cette solitaire mélancolique qui a voyagé--retenu, comparé,
j’imagine.--J’adore me la figurer telle qu’on la dépeint, blottie dans
quelque coin à l’écart, savourant pour elle seule la volupté
indéfiniment suggestive des visions passées.

Elle est symbolique: C’est un oiseau du crépuscule. Elle ne quitte guère
ses bois que pendant le court moment étrange qui, durant l’hiver,
précède immédiatement la nuit, à l’heure où le ciel, le paysage
s’emplissent de ténèbres, où la lumière se réfugie, se concentre sur les
feuilles, les feuilles rouges, orangées, qui éclairent alors les bois
par en dessous, comme un puissant, un mystérieux vitrail posé à terre.

C’est cette lueur, cette lueur de rêve et de mort, c’est cette lueur-là
qu’elle aime. Le jour trop éclatant blesse, dit-on, ses yeux extrêmement
délicats.

A ce moment donc elle part, avec une régularité d’horloge, va errer par
les champs, puis revient se coucher à son gîte. On la voit passer entre
les branches fuligineuses, circonflexe, semblable à un énorme papillon
d’ombre, à une chimère. C’est ce que l’on appelle la «_passée_» bien
connue des chasseurs. De l’avis de certains, c’est à ce moment qu’elle
est la plus aisée à tirer. Sitôt qu’on entend son lourd battement
d’ailes, on met en joue, puis on l’entrevoit arriver au sommet des
baliveaux; elle va dessiner son crochet: On fait feu.

La bécasse constitue un coup de fusil en général difficile.

On est presque toujours obligé de la tirer «au jugé», sans viser. Car,
quoique puisse en penser Belon, elle est très fine.

Avec elle beaucoup de vieux chasseurs perdent leur latin (et vous avez
tort de penser que ce n’est guère).

Comme les preux de jadis qui ne rendaient leur épée qu’à un chevalier,
elle n’entend pas être tuée par le premier venu.

Il lui faut des spécialistes, gens et chiens qui se consacrent à elle,
ne veulent chasser qu’elle. Sans quoi, elle reste tapie à deux pas de
vous, riant sous cape et sous son long bec, ou bien, «piettant» sous la
feuille, elle court de toute la vitesse de ses pattes et va s’envoler à
deux cents mètres du chien qui croyait la tenir en arrêt. Sa chasse est,
à proprement parler, un art, et ses chasseurs, comme les artistes, sont
exclusifs. Tout gibier, au prix de la bécasse, leur paraît une espèce
méprisable, à peine digne d’exister.

Mon garde justement est l’un de ces fins chasseurs de bécasses. Et s’il
vous dit quelque jour:

«Monsieur, je vas vous faire tuer une bécasse.»

C’est que vous lui avez rendu un fier service et que vous êtes de ses
amis.

Mais, au fait, je ne vous ai pas présenté mon garde:

C’est un vieux soldat d’Afrique et d’Italie, tout voûté, les jambes
arquées, comme d’avoir marché trop longtemps sous le sac. Il a
généralement sur la tête un bonnet fait avec une loutre qu’il a tuée
l’année du Grand Hiver, et ce bonnet a été mouillé, traversé, trempé
tant de fois, a reçu, comme il dit, «tant de sauces du bon Dieu»,
qu’aucun été, qu’aucun feu ne le sèche. Il est toujours aussi humide que
quand la loutre sortait de l’eau. Le brave homme a servi à Lyon, sous le
maréchal Castellane qui donnait des sous aux gamins pour les faire
monter à l’assaut des pâtisseries, du temps où l’on faisait sept ans, où
il y avait des compagnies d’élite et où l’on apprenait à danser au
régiment.

--Oh! monsieur, mon lieutenant-colonel, il m’a fait «roucher» plus de
misère pendant mes sept ans qu’un écureuil ne «rouche» de noix pendant
toute sa vie.

Mais le colonel, quel homme! Le lieutenant-colonel et lui ne pouvaient
pas se voir ayant jadis servi dans la même compagnie en Afrique, le
colonel comme caporal et le lieutenant-colonel comme fourrier. Le
fourrier avait fait casser le caporal, de là datait une haine dont le
régiment suivait avec passion les épisodes. Au premier rapport, le
colonel avait dit à son sous-ordre:

«Souviens-toi que sur ce que je dis tu n’as mot à dire.»

A Turbigo des balles qui n’étaient pas autrichiennes avaient coupé les
rênes du lieutenant-colonel au ras de ses doigts. «Ce sont les dettes
qui se paient», avait dit tranquillement le colonel.

Les hommes avaient juré que le lieutenant-colonel ne rentrerait pas
vivant de la campagne, ce qui ne les empêcha pas de le sauver sur leurs
épaules lorsqu’à Magenta il eut la poitrine traversée.

--Monsieur, si j’avais voulu rester dans l’armée, je serais peut-être
aujourd’hui bien haut!

--Pourquoi donc n’y êtes-vous pas resté?

--Ah! monsieur, j’aimais trop la chasse!

J’ai lu des historiens qui s’étonnaient que Charles X fût en train de
chasser à Rambouillet tandis que Paris se cabrait sous les Ordonnances.

Ces historiens-là n’ont donc pas connu de chasseurs, j’entends de vrais
chasseurs? Ce carnet de veneur ne leur est donc pas tombé sous les yeux:
«20 novembre 1794... Incarcéré comme suspect... 10 décembre: Relaxé.
Pris un cerf.»

On naît chasseur comme on naît marin, moine, cavalier, artiste. On
chasse avant tout, partout, malgré tout.

Un chasseur est emporté par la même passion, par la même folie qu’un
grand musicien ou qu’un grand peintre.

Lui aussi il connaît les élans, les désespoirs, les éclairs, les
entêtements et les bonheurs, les ivresses et les subtilités de l’Art.

Son royaume n’est pas celui des Hommes, mais celui plus captivant, plus
divers des Bêtes et des Bois.

L’histoire naturelle a ses savants, mais elle a aussi ses poètes--poètes
réalistes--les chasseurs.

Je l’avoue: j’envie sincèrement, j’admire ceux dont l’Art difficile
consiste à sonder journellement, parfois à pénétrer, à connaître l’âme
mystérieuse des bêtes.

Somme toute, mon vieux garde remplit auprès des animaux le même office
que M. Paul Bourget auprès des Parisiennes. Il sait leurs caractères,
leurs rivalités, leurs préférences secrètes, leurs passages, leurs
dévotions, leurs légendes et leurs amours.

Il vous dit comment un blaireau nettoie son terrier la veille de toutes
les fêtes de Vierge, vous apprend que si la chouette est un oiseau
honteux c’est en punition d’avoir voulu donner sa plus vilaine plume
lorsque tous les oiseaux s’accordèrent pour vêtir Notre-Seigneur mis en
croix.

Il vous peint le sanglier brutal et obtus qui sait seulement foncer
devant lui, le renard «moins fin qu’un vain peuple le pense», les ruses
multiples et délicates du chevreuil, le lièvre enfin qui, sous son air
de paysan placide, les passe tous en intelligence et en malice.

Penché sur leurs traces il disserte doctement sur leur espèce, leurs
infirmités, leur âge. L’empreinte du pied d’un animal a moins de secrets
pour lui que la main d’une jolie femme pour Mme de Thèbes.

Et quel œil, quelle oreille! L’herbe froissée, la ronce écartée, la
touffe de poil, la plume laissées aux épines, le cri reconnu entre
mille, lui sont des indices précis et familiers.

Tout à l’heure, parlant de la passion exclusive des chasseurs, je les
comparais aux Artistes, mais la comparaison doit se poursuivre: Par
l’acuité de leur observation perpétuellement tendue, par la sensibilité
étonnante de leur perception visuelle et auditive, les chasseurs égalent
écrivains, musiciens, peintres et sculpteurs. N’est-ce point d’ailleurs
M. Paul Bourget qui nous disait naguère: «La supériorité des
descriptions de Tourguéniev s’explique par ses goûts de chasseur... Le
bruit particulier qu’un oiseau fait avec ses ailes en s’envolant, une
branche qui tombe dans une forêt, détails suggestifs d’un paysage, lui
sont fournis par une sorte de mémoire physique instinctive.» Oh! qui
donc écrira un livre admirable intitulé: _Du sens artiste des
chasseurs_? M. René Bazin, peut-être.

«--Monsieur, je connais une bécasse. Voulez-vous la tuer?»

Si je le voulais? Parbleu, bien sûr!

Depuis longtemps ce désir m’obsédait avec persistance. Seulement je
jouais de malheur. Au moment où les bois deviennent enchanteurs avec
leurs voiles de brume bleue, leurs tapis de pourpre, leurs fines
structures grises se découpant sur le ciel, au moment où l’on dit: «Les
bécasses ne vont plus tarder», pour une raison ou pour une autre, il
fallait toujours que je m’en aille. Et mon désir grandissait tant à
cause du gibier que du décor où il tombe.

Nous nous mîmes donc en route par un vrai temps à bécasses: Petit vent
de nord-est, brouillard humide flottant autour des branches dépouillées.

Parvenus à la grande allée, nous avancions prudemment, étreints par
cette espèce d’angoisse du gibier qui n’est pas loin et peut se lever
d’un instant à l’autre.

Le chien, un vieux routier, Nestor, qui a fini, patiemment modelé, par
s’identifier avec son maître, battait sous nos fusils, le nez à terre,
n’omettant ni un fossé, ni un bouquet de ronces, ni un pied d’arbre, ni
un tas de bois mort.

Nous pénétrâmes dans le taillis. Le chien allait toujours, mais plus
lentement, comme avec crainte, la queue frémissante, rasant le sol de
ses longs poils, s’allongeant, s’attardant à sentir les mêmes endroits.

Le garde me dit:

«La voilà. Le chien «rencontre» son «fumier».

Il voulait dire son fumet. En même temps il me montrait des grattages
dans la feuille, mais des grattages réguliers, méthodiques, nullement
semblables à ceux en zig-zag du merle qui sautille, puis aussi des
petites plaques brunes et fraîches qui ne pouvaient laisser de doutes:

«Au respect parler, voilà sa «fienche» et à voix basse:

«Monsieur, c’t’oiseau-là faut que ce soit mangé avec sa «fienche», cuit
à la chandelle, vrai comme je vous le dis.»

Puis tout d’un coup, me saisissant par le bras:--«Attention! le chien
est en arrêt!»--Moi tout courbé sous les branches, j’épie, le souffle en
suspens..., je ne vois rien... rien qu’une grande fougère magnifique que
sa parure d’hiver fait ressembler à une végétation de corail.

--«Avancez, monsieur, avancez», me crie une voix qui veut être basse.
Soudain un lourd claquement de plumes, rien qu’un clignement d’ailes
couleur de rouille qui disparaissent par un à gauche dans les
branches--et c’est fini.

--Pourquoi monsieur ne l’a-t-il pas tirée?

--La tirer? Mais je ne l’ai seulement pas vue.

Il paraît que ça n’est jamais plus long que ça.

Mon vieux garde murmure: «Ah! mauvais, mauvais... maintenant va falloir
la relever!»

Pendant trois heures, trois mortelles heures, nous cherchâmes en vain,
fouillant tous les coins, les recoins, les talus, les haies, les pieds
de souches. Peut-être était-elle partie très loin, pour toujours, de ce
coin où on lui voulait du mal? Mais le bonhomme secouait la tête disant:
«Ce n’est pas Dieu possible!»

... Le jour tombait. Le paysage nu s’enlevait noir et net comme une
gravure au platine sur l’horizon incendié. C’était le crépuscule d’hiver
avec son silence, sa tristesse infinie, l’heure de la _passée_.

J’étais navré, découragé, rompu. Le vieil homme me prit par le bras et,
me postant dans l’avenue, me dit à l’oreille comme si la bécasse pouvait
l’entendre: «Il faudra tout de même bien qu’elle se décide!» L’air
s’épaississait. Je ne voyais plus le guidon de mon fusil. Tout à coup, à
deux pas de nous, au bord du fossé, un lourd claquement d’ailes sous la
taille surprit le chien lui-même. Elle était restée là, à se moquer de
nous pendant que nous tournions tout autour.

Selon les préceptes, je mets en joue et dirige le canon en l’air vers
les branches qui s’avancent sur l’allée... Une ombre passe:... «Pan»...
«Pan»... Une voix triomphale s’écrie derrière moi:

--«Elle y est!... Monsieur, vous m’auriez donné vingt francs, vous ne
m’auriez pas fait plus plaisir.»

Déjà Nestor la rapporte, palpitante, dans sa gueule. Et fiévreux, tout
surpris moi-même de mon bonheur, je la prends dans ma main: Oh! le joli
oiseau roux, semé de hachures noires. Elle n’est pas morte: elle a
seulement l’aile brisée. Elle tient sa tête droite, son bec pointé en
avant, et son regard s’en va dans la direction du bec, au loin, vers les
espaces où elle ne volera plus. Il y a des évocations dans ce regard,
des souvenirs, mais surtout un grand calme, une sorte de stoïcisme en
face de la mort et aussi du mépris pour moi: Elle ne daigne même pas me
regarder, moi, qui la tiens dans ma main, qui puis la faire mourir à
l’instant... Le crépuscule se mire dans ces yeux-là, se reflète par ce
regard qui lui-même est un crépuscule, crépuscule mystérieux et
insondable pour les humains, même pour ceux qui, comme mon vieux garde,
ont une vie d’études et d’hypothèses dépensée près des animaux.

... Ce regard qui dit: «Maladroit, tu m’as tuée par hasard, mais ce que
je sais, ce que j’ai vu, ce que j’ai pensé, je l’emporte. Mon trésor
t’intriguera et tu l’ignoreras toujours. C’est ma revanche.» Ce
regard-là je l’ai déjà vu quelque part. Où donc?... A Saïgon, à
l’hôpital. Un légionnaire, qui mourait de la dysenterie, entre un marin
que j’allais visiter et un artilleur colonial, deux bons petits paysans,
sachant tout juste lire.

Le regard du légionnaire me frappa, et aussi un volume très usé qu’il
tenait dans la main: les _Pensées_ de Pascal. Curieux, je liai
conversation avec lui: j’avais affaire à un ancien auteur dramatique que
de ténébreux malheurs avaient désespéré et qui s’était engagé dans la
Légion étrangère pour y finir. C’était une belle intelligence,
magnifique même, quoique le nom qu’il me dit me fût complètement
inconnu. Mais ils sont tant à produire dans ce creuset d’une effroyable
activité qu’est Paris! Un nom célèbre dans un groupe est inconnu du
vulgaire. La première fois que nous causâmes ce fut des _Illusions
perdues_ de l’immortel Balzac.

--Ah! monsieur, me disait-il, quel beau livre! Si vous écrivez jamais,
méditez-le! D’Arthez s’écriant: «La gloire s’acquiert par le travail» et
Dauriat, le libraire, répondant: «La gloire s’acquiert par douze mille
francs d’articles et mille écus de dîners!»

En l’écoutant, je songeais que peut-être seulement cet or et ces
relations lui avaient manqué. Il était possible après tout que j’eusse
devant moi une de ces intelligences qui, soutenues par la chance autant,
souvent il faut bien le dire, que par elles-mêmes, font retentir un jour
leurs idées, leurs «mots» de la rampe du théâtre sur le monde entier, se
répercutent sur la marche de l’Univers.

Il n’avait peut-être manqué que les circonstances favorables de d’autres
à ce pauvre soldat agonisant, perdu, ignoré parmi tous ces lits
semblables au sien, pour devenir l’un de ces oracles. Des «reporters»
l’auraient révéré; une foule idolâtre aurait recueilli, commenté ses
moindres paroles, ses moindres goûts, ses moindres actes.

Je ne pouvais m’empêcher d’évoquer la phrase que Barrès fait prononcer à
un Maître[3]: «... _Soit, nous aimons le succès dûment enregistré et
mentionné... Berthelot m’affirme qu’il y eut parmi les alchimistes des
intelligences de premier ordre, des génies en puissance, à qui il n’a
manqué pour être les véritables serviteurs de l’intelligence humaine que
d’être reconnus par elle, en un mot «d’avoir du succès»... Un esprit
assez grossier sera réellement un génie s’il en remplit l’office devant
l’Humanité._»

  [3] _Huit jours chez M. Renan_.

Faute de cette renommée, de cette «maîtresse fourbe d’erreurs» qu’était
cette intelligence pour les deux voisines? La sentaient-elles supérieure
à la leur? Il ne faudrait pas l’affirmer. Même les noms les plus
justement célèbres percent-ils jusqu’à la masse?

Il me conta à ce propos ce trait plaisant:

Ses deux camarades s’ennuyaient tellement qu’un jour ils le prièrent de
lire à haute voix le livre auquel il semblait prêter tant d’intérêt. Il
dut tout d’abord leur parler de l’auteur.

--Pascal, qué qu’c’est que c’t’oiseau-là?

--Si qu’il est à la hauteur, pourquoi qu’on voit jamais son portrait sur
les journaux? Pourquoi qu’il est célèbre?

Il eut un éclair et leur parla de la brouette. Mais cette invention leur
parut insuffisamment justifier le culte de la postérité.

--Il ne faut point rire d’eux, ajoutait-il. Pour la plupart des hommes
une intelligence n’est appréciable que par ses résultats matériels.
Pourquoi considéreraient-ils comme précieuse une monnaie dont ils ne
peuvent se servir?

Mais je ne puis me ranger à son avis. Pour moi, rien n’est navrant comme
une force perdue, comme une nature douée qu’un accident absurde de
l’existence fait avorter misérablement pour toujours. Oui, je vous aime,
aigles privés de vos ailes, infirmes amputés des deux jambes dont le
visage reste magnifique.

On dit: «Rien ne se perd.» Si, beaucoup se perd et je ne sais rien de
plus décourageant que cette pensée.

... Je marche en faisant craquer des feuilles...

Pourquoi y a-t-il tant de mélancolie dans ce bruit de feuilles sèches
écrasées?

Ces pauvres choses, un moment aériennes et dorées, pourrissent
lamentablement, foulées sous les pas.

Décidément ce soir je remue des idées et des souvenirs moroses. Pourtant
j’ai tué une bécasse. Elle m’est si chère cette petite bête que je n’ai
pas voulu la lâcher. Je la tiens suspendue à mes doigts par son long
bec. L’agonie la secoue...

Ai-je été puéril de rire un jour en entendant une jeune fille demander à
un savant illustre si «les oiseaux pouvaient mourir de chagrin?» Au
fond, qu’en savons-nous? Pourquoi pas? Et je me souviens que le savant
illustre ne fut pas catégorique.

Cette bête dont je tâte le cerveau, qui me transmet les frémissements
suprêmes de son corps, n’en constitue pas moins pour moi un univers
inaccessible, aussi énigmatique que les plus lointaines étoiles--réalité
et pourtant chimère insaisissable--visions, rêves, ruses, instincts qui
vont disparaître sans se transmettre aux hommes--expériences perdues
pour jamais.




TABLE


  _Aux femmes qui ont passé trente ans_               1
  VESPER                                              5
  UN FAIBLE                                          67
  CHEZ SON ÉMINENCE ou les Plaisirs chimériques      99
      Un Vidame                                      99
      Jouvence                                      130
      La suprême maîtresse                          146
      Frisson d’hiver                               163
  LE MUR FATAL                                      173
  COGNE-DUR                                         205
  PENSÉE, QUI MEURS                                 265




11-1-08.--Tours, Imp. E. ARRAULT et Cie.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES POUR LIRE AU CRÉPUSCULE ***


    

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