L'enfant qui prit peur

By Auguste Gilbert de Voisins

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Title: L'enfant qui prit peur

Author: Auguste Gilbert de Voisins

Release date: July 25, 2024 [eBook #74128]

Language: French

Original publication: Paris: Georges Crès, 1923

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFANT QUI PRIT PEUR ***






  GILBERT DE VOISINS

  L’ENFANT
  QUI PRIT PEUR

        Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien,
        qui est par principes et démonstrations;
        le cœur en a un autre.

        B. P.

  ÉDITION DÉFINITIVE


  PARIS
  LES ÉDITIONS G. CRÈS ET Cie
  21, RUE HAUTEFEUILLE, 21




DU MÊME AUTEUR


    La petite angoisse, _roman_.
    Pour l’amour du laurier, _roman_.
    Le démon secret, _roman_.
    Sentiments, _critique_.
    Les moments perdus de John Shag.
    Le bar de la Fourche, _roman_.
    Écrit en Chine.
    Le Mirage, _roman_.
    L’Esprit impur, _roman_.
    Fantasques, _petits poèmes_.
    La Conscience dans le Mal, _roman_.


PROCHAINEMENT:

    Le jour naissant, _roman_.




    IL A ÉTÉ TIRÉ A PART VINGT
    EXEMPLAIRES SUR PAPIER
    PUR FIL LAFUMA, DONT DIX
    HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS
    DE 1 A 10 ET DE 11 A 20.




L’ENFANT QUI PRIT PEUR


Je voudrais dire, ici, la vie d’un enfant. Je l’ai entendu rire et
pleurer, j’ai vu ses jeux et ses courtes peines, rien que ses courtes
peines; je croyais bien le connaître, mais de ce qu’il souffrit en
secret, je ne sus me rendre compte et de cela je garde le plus cuisant
remords.

Voulant conter cette histoire, je m’étais mis en scène, comme pour
témoigner personnellement d’un drame obscur; bientôt, hélas! je
découvris mon erreur: si proche que j’eusse vécu de ce roman, je n’y
avais que faire, n’en ayant rien deviné.

J’étais le comparse inutile, le comédien de rebut, celui qui, la pièce
jouée, va souffler les chandelles. D’autres, à mes côtés, eurent un
soupçon, furent inquiets,--moi, je vivais allégrement et, lorsque je
compris enfin, il était trop tard.

J’efface donc mon rôle: quelques gestes, quelques répliques, peu de
chose. La suppression ne se voit guère. Si j’écris ces lignes, c’est
pour que l’on sache bien que cette histoire est vraie, d’un enfant qui
souffrit, qui prit peur et courut au-devant de la mort parce que la vie
l’épouvantait.




I


Une mouche tournoya longuement dans le rayon de soleil qui tombait sur
le tapis rouge de la chambre, fit, en bourdonnant, un crochet dans
l’ombre d’un paravent, alla se baigner encore au sein de la poussière
solaire pour se poser enfin sur la table de chêne où, dans un vase de
terre grise, fleurissait une anémone.

L’enfant suivait ce manège d’un œil charmé. Il aimait les mouches, elles
lui tenaient compagnie. Leur vol affairé le séduisait et leur chant
continuel lui faisait plaisir. Il se souleva un peu dans son lit pour
voir ce que celle-là était devenue, mais, bientôt, son attention fut
requise par la belle anémone mauve, largement épanouie dans le vase de
terre. Puis, son regard glissa vers la fenêtre.

Une branche de pin, toute noire, barrait le ciel bleu. Sauf cette
branche de pin, fourchue, chargée d’aiguilles et de pommes et qui
portait aussi un nid de chenilles fait en fils de soie blanchâtres, on
ne voyait que l’air bleu, d’un bleu dur de plein jour.

L’enfant se souleva encore. Il voulait s’asseoir dans son lit: là-bas,
il y avait la mer avec ses vagues, ses bateaux, les voiles blanches, les
voiles rouges, les mouettes, mais il eut beau se hausser, il ne voyait
toujours que le ciel bleu. Il n’était pas assez grand. Alors il se
laissa retomber dans le lit, se sentant, brusquement, très las. Il ne
bougerait plus; il serait sage. Pour mieux rêver, il ferma les yeux.

Ce matin-là, le docteur Périer avait dit: «Si Jacquot est bien sage, il
pourra sortir dans peu de jours. Nous nous sommes inquiétés à tort.» Et
Maman avait répondu: «Dieu soit loué!» Ensuite, ils s’étaient mis à
parler de la maladie dont souffrait Jacquot, de cette maladie qui
portait un si joli nom: la roséole. Jacquot eût voulu deviner quel
rapport son ami, le grand rosier pourpre qui fleurissait au fond du
jardin, pouvait avoir avec elle. La roséole... la roséole... joli mot!
Tout de même, quel ennui! Et le beau soleil l’appelait, l’invitait à
sortir, quand il devait rester au lit sans s’être jamais senti très
malade. Il n’avait plus causé depuis quinze jours avec le vieux Pierre
qui lui racontait tant d’histoires! toutes si belles! il n’avait plus
visité les coins innombrables du jardin: grottes, cachettes, lieux
secrets, connus de lui seul et de Lucienne à qui il les avait révélés,
en s’assurant de sa discrétion par des serments terribles. Et surtout,
il n’avait plus vu Lucienne, il ne l’avait plus entendu rire sous son
grand chapeau rose. Comment pouvait-elle jouer sans Jacquot? Seule, ne
s’ennuyait-elle pas? Assurément, mais «la roséole est contagieuse».

Enfin, tout cela finirait bientôt. Dans quelques jours, il pourrait
sortir. Ce serait, de nouveau, les passionnantes parties de cache-cache
avec Lucienne au chapeau rose, avec Alice aux cheveux pâles tirés en
arrière et que l’on taquinait en attachant un grelot au ruban de sa
tresse, avec Henri, encore bien petit, (huit ans seulement), avec Paul,
qui devait, au début d’octobre, aller à Paris pour suivre dans un lycée
la classe de cinquième.

Jacquot s’imaginait déjà les cris et les disputes et les faux pas sur
les racines des pins et les belles glissades où les aiguilles piquent
les mollets si fort. Oh! que ce serait donc beau! Puis le soir
viendrait: Alice et Paul s’en iraient le long du petit chemin des
douaniers avec Mlle Stéphanie, Henri serait emporté dans une charrette à
deux roues par le cocher de ses parents, et Lucienne n’aurait qu’à
traverser la route pour rentrer chez elle, mais, auparavant, Jacquot
cueillerait au grand rosier une rose pourpre et la lui donnerait, et
Lucienne partirait en souriant, sa rose à la main. La journée eût semblé
incomplète si Jacquot n’avait offert à Lucienne une rose pourpre, tant
qu’il restait des roses au rosier.

Maintenant, il était seul dans le jardin.

Le soleil baissait, lançant sous les plus de longs rayons aveuglants,
pleins de poussière rouge. C’était l’heure où Pierre, le vieux pêcheur,
passant dans le petit sentier d’en bas, s’arrêtait pour dire toujours la
même phrase:

«Eh! bonsoir, monsieur Jacquot! c’est pas encore cette nuit que vous
venez à la pêche dans ma barque?»

Des bêtises, quoi! Enfin Jacquot, après avoir causé quelques instants
avec le vieux, remontait jusqu’à la maison, entrait dans l’antichambre
par la porte vitrée, un peu las, un peu courbatu, un peu étourdi par
toutes ces belles courses et, pour se laver les mains, gagnait sa
chambre d’un pas traînard. La journée était finie, car il n’y avait
ensuite que le repas du soir et cela n’offrait aucune espèce d’intérêt.

Oh! qu’il désirait reprendre cette vie! Jacquot fermait les yeux pour
mieux goûter le précieux souvenir.

La grosse mouche volait de nouveau dans le rayon de soleil que fonçait
l’heure tardive; l’anémone repliait lentement ses pétales; au dehors, la
branche de pin se découpait plus noire encore sur le ciel devenu rouge,
et le bruit de la mer paraissait s’assourdir. Mais Jacquot ne prêtait
plus son attention à ces choses.

Par un pont mince, fait de lianes tressées, dont l’image se trouve
reproduite à la page 127 des «Enfants du Capitaine Grant», Jacquot
gagnait un plateau gigantesque où se courbaient les arceaux en fer d’un
jeu de croquet; là, en compagnie de Lucienne qui riait sous son chapeau
rose, il poussait des boules de verre multicolores; les boules ne
voulaient pas franchir les arceaux, mais glissaient le long d’un rayon
de soleil; Lucienne et Jacquot les poursuivaient sur le rayon, et
Lucienne riait toujours.

Soudain, Jacquot se sentit inquiet.

Au-dessus de lui, se répercutait un grondement singulier, un grondement
noir. Était-ce l’orage? Il demanderait à Pierre qui prévoyait mieux que
personne les bourrasques et le temps de pluie. Mais non! il y avait des
paroles dans ce grondement. Deux voix parlaient, chuchotantes; l’une,
plus grave, traînait d’épaisses phrases lourdes, sans inflexions;
l’autre sèche, précise et mince, s’exprimait par monosyllabes pointus.

Peu à peu, Jacquot se déprenait de son rêve, bien qu’il s’y raccrochât
de toutes ses forces vives, mais le dernier lambeau finit par se
déchirer et, brusquement, après une dernière vision du jardin, de ses
fleurs et de la musicale mer, Jacquot se retrouva dans son lit.

Alors il entendit parler la voix lourde:

«Tu vas réveiller l’enfant!»

Il ouvrit ses yeux encore tout ravis par le songe et vit, au-dessus de
son lit, deux visages qu’il connaissait bien, aux sourcils froncés, aux
lèvres frémissantes des paroles qu’elles n’avaient pu retenir, deux
visages qui se regardaient cruellement; le visage de l’homme fit une
moue de mépris; une colère froide contracta le visage de la femme. Alors
l’enfant sentit, tout à coup, de gros sanglots qui montaient dans sa
poitrine, qui montaient, qui montaient vers sa bouche et, saisissant son
drap de ses deux petites mains convulsées, Jacquot, plein d’une atroce
épouvante, se mit à pleurer.




II


Ah! qu’il faisait bon vivre au soleil!

Jacquot était couché dans l’ombre fraîche d’un pin et regardait le ciel
entre les branches. Immobile, les jambes molles, les bras en croix, il
humait l’émouvante odeur de résine chaude qui parfumait tout le bois, il
écoutait le froissement sec des verdures sous la brise, buvait l’air un
peu salé d’avoir si longtemps frôlé la vague, contemplait le dessin des
ramures contre le ciel et, de tout son petit corps, touchait la terre
tiède. Il ne bougerait pas; il resterait à goûter l’ombre odorante et la
splendeur du jour.

C’était pour lui un plaisir nouveau. Sans doute il aimait toujours
autant courir et jouer; le croquet, le jeu de balle, les glissades
l’amusaient comme avant, mais il connaissait des joies inédites qu’il
prisait fort. Il les avait découvertes, un jeudi du mois dernier, au
cours d’une partie de cache-cache.

Lucienne, ayant accompagné sa mère en tournée de visites aux environs,
Alice, Henri et Paul étaient seuls dans le jeu. Henri et Alice n’avaient
rien trouvé de mieux pour dépister Paul que de se tapir au fond de la
cabane où le jardinier enfermait ses outils, stratagème connu qui ne
servait de rien. Or, Jacquot, voulant une cachette de qualité plus rare,
était monté dans les branches d’un grand magnolier qui poussait parmi
les pins et les dominait de haut. Perché dans le feuillage large et
plat, invisible à tous les yeux, immobile et le cœur battant, il
écoutait les exclamations de Paul qui ne le trouvait pas; il jouissait
de ce dépit. Puis, insensiblement, il se désintéressa du jeu pour
s’occuper des seules beautés de la région supérieure qui lui donnait
refuge.

A ses pieds ondulait la houle verte et noire des pins; plus loin, les
rochers du rivage menaient à la petite falaise dressée dans la mer comme
un mur rose où quelques pauvres plantes s’accrochaient; plus loin
encore, la plaine des flots montrait des champs d’aveuglante lumière et
des îles d’eau sombre. Tout près, au-dessus de sa tête, on apercevait un
nid vide, tandis que, plus haut, à la pointe extrême de l’arbre, un
oiseau se laissait entrevoir, insoucieux du monde, et qui chantait.

On était à son aise dans la fourche de ce magnolier. Jacquot s’appuyait
à deux grosses branches comme aux accoudoirs d’un fauteuil; un petit
rameau horizontal lui formait une sorte de tabouret. A quoi servait de
s’agiter, de crier, d’avoir chaud? Il trouvait un plaisir très réel et
tout neuf à ne plus agir, à ne plus se dépenser, à songer.

Naguère, il ne songeait qu’aux heures où, dans son lit, il ne voyait
même pas la moustiquaire blanche qui le couvrait d’une housse de
mousseline, ou bien quand une indisposition, comme la roséole de l’année
dernière, le forçait à rester couché. Maintenant, il découvrait la
songerie de plein jour, le rêve au grand air, la joie de vivre en
soi-même.

D’ailleurs, il connaissait bien le monde: il l’avait parcouru. Plus de
surprises à espérer de ce côté. Ainsi qu’un explorateur qui revient de
voyage se repose de ses mille aventures en rappelant leur souvenir, les
pieds aux chenêts, Jacquot, assis dans la fourche d’un magnolier,
résumait durant une partie de cache-cache sa science de la vie.

Brièvement, l’univers pouvait se décrire comme suit: borné au nord par
la grande route et la villa du docteur Périer, à l’ouest par un mur, à
l’est par un treillage et un petit chemin qui marquait la limite du
territoire militaire, au sud par le sentier des douaniers, les cailloux
de la grève, les flots bleus et l’horizon, ce vaste monde, qu’il pouvait
parcourir de bout en bout, lui appartenait à lui seul. Au delà de ce
monde, on ne trouvait rien que le royaume de Lucienne Périer, plus petit
que le sien, le fort dont les canons pointaient vers la mer, enfin les
pays inconnus, les pays des rois d’Égypte et des héros de Fenimore
Cooper, les pays de l’atlas et de Jules Verne.

Et voici comment cet univers était peuplé:

D’abord il y avait Papa, qui revenait de Paris le matin même; il y avait
Maman, malade, la veille, mais aussitôt remise. «Toujours les nerfs!»
disait-elle. Il y avait le docteur Périer, parrain de Jacquot, que l’on
voyait souvent et dont la villa était de l’autre côté de la route; il y
avait M. Salvert, qui venait tous les jours pour donner des leçons à
Jacquot; il y avait Julie, la femme de chambre, très rousse et qu’il
aimait bien; il y avait Pascal, le valet de chambre, à qui deux dents
manquaient du côté gauche (cela faisait, dans sa bouche, un trou noir);
il y avait Adolphe, le cocher, vieux, grognon et très chauve, Maria, la
cuisinière, dont le terrible accent prêtait à rire, Gaétan, le
jardinier, tout maigre, qui trottinait en clochant du pied droit,
Pierre, le vieux pêcheur, qui ne se décidait pas à repeindre sa barque,
bien qu’elle en eût grand besoin; il y avait Alice et Paul dont les
parents habitaient la grande villa blanche au bout du cap; il y avait
Henri dont la mère était très douce, très gentille; et il y avait
surtout Lucienne, la fille du docteur Périer, grande amie de Jacquot,
qui riait tout le long du jour et portait de beaux chapeaux roses.
Enfin, au centre de tous ces personnages, se plaçait Jacquot, (onze ans,
mince, les yeux noirs, les cheveux clairs, le teint hâlé), qui,
présentement, était assis dans la fourche d’un arbre.

                   *       *       *       *       *

«Jacquot! Jacquot! je te vois! tu es là-haut! C’est pas de jeu! C’est
tricher! On n’a jamais fait ça avant! Descends!

--Qu’il est bête, ce Paul! pensa Jacquot. Et comment m’a-t-il vu? Alice
a dû le lui dire!»

Allons!... puisqu’il le fallait!... Et Jacquot descendit de son
belvédère, se promettant d’y revenir bientôt, mais ne se doutant point
du tout qu’il venait, pour la première fois, de s’abstraire, afin de
mieux considérer le monde et, de ses petites mains, le peser.

Jacquot était donc couché, une quinzaine de jours plus tard, sous un pin
tout proche du magnolier et savourait la vie à la façon immobile des
plantes, quand le vieux Pierre s’approcha de lui, portant une nasse et
un épervier.

«Eh bien, monsieur Jacquot! vous ne venez pas voir ma barque? je l’ai
repeinte.

--Oui, Pierre.

--Je vous attends en bas, monsieur Jacquot. Pas besoin de vous presser!
vous faites trop bien le cagnard!»

Il descendit par un sentier glissant qui menait au bord de la mer.
Quelques instants, Jacquot le suivit des yeux avec nonchalance. Encore
un peu de repos! Encore un peu de paresse! Qu’il faisait bon sous les
arbres! Rien dans la vie de Jacquot ne semblait avoir changé, depuis de
nombreux jours! Si, pourtant! Oh! oui! que de choses il oubliait!
Pascal, le valet de chambre, avait perdu une dent de plus, toujours à
gauche, ce qui ne rendait pas plus seyant le trou noir dans sa bouche;
Pierre avait repeint sa barque, la _Marie-Claire_, et puis Jacquot
venait d’aborder l’étude des rois d’Égypte de la dix-huitième dynastie
où, vraiment, l’on trouvait de bien beaux noms: Osymandias, Aménophis,
Sésostris, tant d’autres encore! enfin Lucienne allait au catéchisme;
l’abbé Duprin lui donnait des leçons, tout comme M. Salvert à Jacquot,
mais sur d’autres sujets; il lui apprenait «la religion», et il paraît
que ce n’était pas ennuyeux du tout. Même, à ce propos, il y avait eu, à
table, ce jour-là, un petit différend entre M. et Mme Laurenty, père et
mère de Jacquot. Jacquot ne s’étonnait guère de ces petits différends,
(c’était chose commune à la villa Mireille), mais il ne parvenait point
à s’y habituer.

Cela commençait presque toujours ainsi.

M. Laurenty ou Mme Laurenty faisait une remarque désagréable, aussitôt
relevée, bien qu’elle ne s’adressât à personne directement. Alors M.
Laurenty remontait le cours des années et rappelait tous les torts que
Mme Laurenty devait s’attribuer dans leur vie, Mme Laurenty
l’interrompait en phrases courtes, précises, débitées sur un ton
suraigu, et définissait, à son tour, les méfaits de M. Laurenty. Après
quoi, M. Laurenty tapait de son poing sur la table en proférant des gros
mots, tandis que Mme Laurenty, griffant toujours la nappe de ses dix
doigts, se mordait les lèvres jusqu’au sang.

Dès le début de la scène, Jacquot dressait l’oreille; quand finissait
l’exposé des torts conjugaux, sa bouche se mettait à trembler et il
devenait très rouge. Il écoutait, mais le sens des paroles l’occupait
fort peu; le bruit, le bruit seul le troublait! il détestait le bruit.
Les jurons lourds de son père, les cris pointus de sa mère lui étaient
également insupportables. Il commençait à avoir peur. Aussi, lorsque M.
Laurenty prenait le ciel à témoin de façon grossière et répétée, Jacquot
pleurait-il, le plus souvent, et son père ou sa mère ne manquait jamais
de dire:

«Cet enfant est ridicule: il pleure tout le temps!»

La phrase pouvait varier par ses termes, elle ne signifiait jamais rien
d’autre.

Le différend, surgi ce jour-là, était de qualité nouvelle. Mme Laurenty
disait: «J’ai vu Périer, ce matin; il envoie la petite Lucienne au
catéchisme...» Quand son mari lui coupa la parole:

«Ce n’est pas ce qu’il fait de mieux!

--Il fait son devoir! dit Mme Laurenty en posant brusquement sa cuiller
sur l’assiette, ce qui provoqua un bruit de faïence fort douloureux à
l’oreille. Et, d’ailleurs, je compte voir l’abbé Duprin pour que
Jacquot...

--Ah! cela, je te le défends bien! Si Jacquot a besoin d’une religion,
plus tard, il s’en procurera une tout seul. Une religion, ça se trouve
sans peine. Pour le moment, laisse-le tranquille! Tu n’es pas pieuse, tu
ne vas jamais à la messe, tu...

--Devant l’enfant! Taisez-vous, Julien!»

Mme Laurenty tutoyait peu son mari.

«Toujours cette rage d’imiter les autres! Parce que Périer...

--Julien! si vous...»

A grand bruit, M. Laurenty jura, mais Jacquot ne se souvenait pas de ce
qu’il avait dit, au juste. Ses yeux se gonflaient, sa bouche tremblait.
M. Laurenty frappa la table. Un verre chanta. Jacquot fondit en larmes.

«Odieux! c’est odieux! Il pleure à tout bout de champ! On ne peut plus
parler! Va-t’en dans le jardin! sors d’ici!»

Jacquot plia sa serviette, prit l’orange qu’il s’évertuait à peler
proprement et fut l’achever au jardin, comme l’en priait aimablement son
père. Là, du moins, on pouvait manger les fruits à sa guise.

Il était seul. Les larmes séchèrent vite. Pas de camarades, car c’était
un jour de semaine; point de leçons, car M. Salvert souffrait de la
grippe, ayant pris froid, la veille, en rentrant chez lui. Que ferait
Jacquot? Irait-il voir Lucienne qui n’avait ses leçons que le matin?
Lirait-il ce beau livre que M. Périer lui avait donné: «Cinq semaines en
ballon»? Non; il n’aimait pas montrer à Lucienne ses yeux rougis. Il
s’intéressait moins vivement aux aventures d’autrui lorsqu’il venait
d’en subir une trop personnelle. Non; il se coucherait sous un pin et
passerait l’après-midi à ne rien faire.

La tristesse de Jacquot avait vite disparu. Une sauterelle verte qui
détendait au sein de l’herbe son maigre corps le fit sourire. Il regarda
une armée de fourmis qui construisait une colline en terre rouge, puis
il oublia tout à fait les incidents du repas et, couché dans l’ombre du
pin, les bras en croix, il écouta chanter la mer.

«Il faut tout de même que j’aille voir la _Marie-Claire_ repeinte», se
dit Jacquot, une heure plus tard.

Dans le temps qu’il se levait, il entendit un petit pas rapide et vit un
délicieux chapeau rose.

«Bonjour, Jacquot! dit Lucienne. Je t’attendais à la maison. Pourquoi
n’es-tu pas venu jouer?

--J’avais des ennuis, dit Jacquot.

--Oh! pauvre!» murmura Lucienne.

Elle le regarda d’un petit air triste.

Alors Jacquot lui prit les mains et, se glissant sous le chapeau rose,
il embrassa la joue offerte.




III


Quant Mme Salvert, un peu lasse, ce soir-là, et rhumatisante, eut réuni,
dans un petit sac à ouvrage, ses aiguilles, sa laine et ses lunettes,
quand elle eut embrassé son fils et se fut retirée, Geoffroy Salvert
régla la flamme de sa lampe, roula une cigarette, se mit à écrire un
billet, s’interrompit à la troisième ligne, parcourut le journal,
feuilleta une brochure, la reposa et, soudain, prenant un parti, se mit
à réfléchir au sujet que, depuis la veille, il se proposait d’étudier à
fond.

Cet homme, jeune et grand, aux yeux gris, au menton carré, aimait les
situations nettes. La tête petite, le visage osseux, rasé, les cheveux
blonds coupés court, la bouche droite, tout enfin, l’allure générale
autant que le détail, révélait un homme élégant, bien entraîné, précis,
intelligent et propre.

Devenu précepteur par nécessité, non par goût; ambitieux et dégoûté de
l’ambition du fait d’une malchance persistante; n’ayant point de fortune
et dépensant le surplus de ce qu’il gagnait à se vêtir correctement, à
payer sa salle d’armes, à cueillir l’amour de façon délicate, Geoffroy
Salvert ne tirait aucun agrément du souvenir de ses jeunes années.

Il était fils d’un professeur au lycée, qui mourut dans un accident de
chemin de fer. Le petit avait quinze ans; il fit ses études, brillamment
d’ailleurs, comme boursier; il rêva d’une carrière universitaire, et
pour donner corps à son rêve, prépara l’École Normale: l’École, porte
des honneurs; la semaine avant le concours, une fièvre l’abattit pour
cinq mois; l’année suivante, au moment où il reprenait goût à la vie de
travail, sa mère tomba malade, à son tour, si malade qu’il se hâta de la
rejoindre en province où elle était restée; il la vit gravement
atteinte, il demeura auprès d’elle et quand, enfin, l’atroce épreuve fut
passée, son rêve avait passé, lui aussi. Trop tard. Il fallait songer à
autre chose.

Tels étaient, à vingt-cinq ans, les souvenirs de Geoffroy Salvert.

Alors il perdit patience et courage tout à la fois. Il renoncerait; il
demeurerait en province, auprès de sa mère, guérie mais infirme.
Quelques anciens amis l’aideraient peut-être à trouver un préceptorat,
une place de secrétaire, du travail, un peu de travail. Eh quoi! il se
ferait une vie très enviable encore. Il aurait la compagnie de ses
livres; le soir, il écrirait, à loisir, des notes pleines d’érudition
pour les revues d’histoire littéraire, il mettrait au point des études
commencées, il lirait, il lirait beaucoup. Plus tard... plus tard, il
retournerait à Paris, mais il ne fallait pas nourrir ce rêve-là! Pour
l’instant, Geoffroy Salvert ne voulait être que précepteur en province.

                   *       *       *       *       *

Il se promenait, un matin, sous les platanes du Cours, quand un avocat
de la ville l’accosta.

«Heureux de vous rencontrer, Salvert, dit-il en lui prenant le bras. Je
crois avoir trouvé pour vous quelque chose qui paraît acceptable. Vous
connaissez Laurenty, le notaire? Non? Ah! bah! Il cherche un précepteur
pour son gosse. Gentil, le gosse, et intelligent, mais bien jeune. Un
précepteur, à onze ans, c’est fou! On ne pense pas l’envoyer au lycée.
Ses parents: deux types. Je les vois de temps en temps. Lui, un gros
lourdaud, violent mais brave homme, belle fortune. Elle, insupportable
ou charmante, selon le vent qui souffle. On jase beaucoup sur son
compte, mais vous savez ce que valent les potins. D’ailleurs, le ménage
marche très mal, paraît-il. A table, on se jette volontiers les carafes
à la tête. Si cela ne vous effraye pas?»

Salvert réfléchit un instant.

«Mais... je ne dis pas non!

--Alors, venez dîner, ce soir, nous en recauserons. Ma femme veut avoir
votre avis sur les vingt romans qu’elle a dévorés pendant la semaine. A
ce soir, cher ami. Mes respects à Madame votre mère. Excusez-moi, on
m’attend au Palais.»

Huit jours plus tard, M. Salvert devenait le précepteur de Jacquot.

                   *       *       *       *       *

«Il faut tout de même que cela finisse, pensa-t-il en roulant une
seconde cigarette. Voilà bientôt six mois que je suis chez ces gens. Je
m’attache à leur gosse de plus en plus: il m’intéresse, il me plaît. Or
ce gosse est malheureux par la faute de ses parents, seulement par leur
faute, leur lourde faute! Entendons-nous: me payent-ils pour lui
apprendre les rudiments des lettres et des sciences, ou pour l’élever?
Si je dois en faire un bachelier, ces choses importent peu; si je dois
en faire un homme, tout me regarde. Un père violent, une mère nerveuse,
(je ne tiens pas à les juger autrement), font souffrir leur fils par le
spectacle d’un continuel désaccord; ils ne s’occupent pas de lui et,
sauf par des punitions infligées à tort et à travers, ou par une
indulgence mal comprise, ne lui enseignent aucune règle morale. Or, pour
le moment, l’enfant est sain, tout à fait sain, mais d’une très vive
sensibilité. Si cela continue, il deviendra d’une nervosité maladive,
car on ne lui explique rien! Voilà le grand point! On ne lui explique
rien! Ne pourrait-on?... Ah! non! non! non! ce n’est pas moi qui vais
prier M. Laurenty de fournir à Jacquot une éducation religieuse, moi,
sceptique impénitent! Tout de même, la difficulté n’est pas ailleurs:
elle est là! Quand Jacquot me dit: «Monsieur Salvert, je n’ai pas
compris à propos de la règle de trois», je ne lui parle pas du temps
qu’il fait et je ne le prive pas de sa récréation: j’explique. Eh bien!
c’est cela: il voit autour de lui des choses qu’il ne peut comprendre et
on ne lui explique rien. Ce sont des mystères. Pour le moment, il y
songe; puis, il y réfléchira; enfin, si l’on n’y met ordre, Jacquot
finira par juger ses parents, et sans indulgence. Puis, quoi? je me suis
chargé de ce gosse, c’est bien le moins que je m’occupe de lui! Si la
tâche me paraît trop difficile, je n’ai qu’à m’en aller! Me soumettre ou
me démettre. Il ne manquerait plus que, dans quelques années, Jacquot
vînt me dire: «Monsieur Salvert, vous...» Non, il ne me dirait rien,
mais il aurait pour moi des sentiments tout à fait clairs! Allons!
allons! cela ne valait pas trois minutes de réflexion. Demain, dimanche,
jour de repos, je monterai à la villa Mireille, dès onze heures du
matin, et je parlerai aux parents. Il y a bien le risque de me faire
congédier, oui, mais c’est peu honorable d’y avoir même songé. Demain,
je parlerai aux parents.»

Geoffroy Salvert, ayant écrasé sa cigarette dans un cendrier, se leva:

«Maintenant, je vais voir si Maman dort et me rendre au café-concert.
J’ai envie d’embrasser une de ces petites danseuses anglaises qui
m’avaient tant plu samedi dernier.»

Et il fit ainsi.




IV


Levé tôt, descendu dans le jardin dès sept heures et demie, ce dimanche
d’avril, Jacquot avait aussitôt cherché Gaétan, le jardinier. Un drame
se jouait à la villa Mireille et tout le monde, depuis la femme de
chambre de Madame jusqu’au vieux Pierre, s’intéressait à sa conclusion.

D’innombrables chenilles processionnaires menaçaient de dévorer les pins
de la propriété. Il y en avait partout. Sur le même arbre, on voyait
pendre cinq, dix, vingt nids, comme des fruits malsains. Il fallait
aviser, le danger était grave, et Gaétan avait passé la journée tout
entière à couper les branches prises par l’ennemi. Il détestait, il
haïssait les chenilles. Quand, par aventure, il en écrasait une sous son
talon ferré, il ne manquait pas de jurer d’une voix éclatante:

«Ah! Bonne Mère! les sales bêtes! Voyez-vous, monsieur Jacquot, c’est un
malheur! Quand on en voit deux, on en voit cent et on en voit mille! Si
je n’avais pas l’œil, elles mangeraient tout, comme il y a dix ans, chez
M. Périer. Son jardinier ne faisait pas attention. Eh bien! ç’a été du
propre! Plus rien! Mais à la villa Mireille! Parce que j’ai l’œil!
Voyez-vous, monsieur Jacquot, parce que j’ai l’œil!»

De vrai, Gaétan avait examiné chaque arbre méticuleusement. Bien qu’il
boitât, son agilité restait merveilleuse. Armé d’un échenilloir neuf, il
grimpait dans les pins, prenait d’étonnantes positions d’équilibre
instable, risquait de se casser dix fois le cou pour atteindre un nid au
bout d’une branche et, chaque fois qu’il tirait la ficelle de ses grands
ciseaux, exhalait son plaisir en un grognement sourd. Gaétan mettait à
écheniller la même ardeur qu’un autre à chasser la grosse bête. Même les
petits pins attachés au flanc de la falaise avaient été passés en revue.
Quand le soir tomba, c’était fini. Il ne restait plus un seul nid de
chenilles. Gaétan triomphait.

Le lendemain, dimanche, dès le matin, le vilain tas de soie grise et de
brindilles serait livré aux flammes. On avait bâti ce bûcher, par
crainte d’incendie, sur la terrasse pierreuse qui dominait le flot, en
haut de la falaise. Parce qu’il avait aidé Gaétan dans son travail en
jetant les branches coupées dans un panier, Jacquot devait y mettre le
feu lui-même. Aussi, dès sept heures et demie, était-il descendu au
jardin, malgré la paresse qui, chaque matin, le retenait au lit, après
l’heure réglementaire, malgré son goût pour les bâillements, les
étirements et la suave torpeur des réveils. Mais ce spectacle nouveau et
la part qu’il devait y prendre lui offraient de trop fortes tentations.

Quand il arriva sur la terrasse, tout était prêt pour la cérémonie.
Quelques chenilles, échappées pendant la nuit, avaient été écrasées par
l’implacable talon de Gaétan, et Gaétan se frottait les mains, content
de son œuvre, impatient de la voir achevée.

«Voulez-vous une allumette, monsieur Jacquot?»

--Pas besoin, Gaétan, j’en ai.»

Il venait de les prendre à la cuisine. Gravement, il en alluma une et la
glissa sous le bûcher. Puis il recula de deux pas pour considérer la
chose.

A cet instant, Pascal, le valet de chambre, arriva en courant.

«Gaétan, dit-il, Monsieur vous demande tout de suite à la villa.

--Oui, dit Gaétan, c’est à propos de la corbeille de géraniums, pour
sûr. Tant pis, monsieur Jacquot, je vous laisse seul. Surveillez bien le
feu! Je reviendrai.»

La surveillance était facile. Il n’y avait que des pierres à cet
endroit. Jacquot s’assit sur un banc et regarda fumer les branches.

L’air était lourd, ce matin-là, plus lourd, semblait-il, sous ce ciel
gris. Il pleuvrait peut-être avant le soir. La fumée montait, tout
droit, en une épaisse colonne bleuâtre; plus haut, elle s’effilochait
sous un courant d’air. Bientôt, quelques flammes parurent, courbes,
aiguës, très jaunes. Jacquot allait s’amuser: il aimait les flammes,
leurs jeux, leurs couleurs; il aimait les belles braises qui rougeoient
et, lentement, s’étouffent dans la cendre. Mais, bientôt, le spectacle
fut gâté: une des bourses de soie ayant crevé, ce fut, quelques
instants, une trop visible grillade de chenilles. Jacquot se plaisait
mal à ces contorsions. Une autre bourse s’ouvrit; une autre encore. Non!
c’était dégoûtant, c’était sale. Il regrettait d’être venu. Il détourna
la tête. Pourquoi donc avait-il mis le feu lui-même? Pourquoi faire
souffrir? Puisqu’il fallait détruire ces bêtes, il eût préféré n’avoir
point du tout participé à leur supplice. Mais que la fumée était donc
jolie.

Gaétan revenait en boitillant.

«Je m’en vais encore, monsieur Jacquot. Monsieur m’envoie en ville
acheter des rosiers. Je vous laisse. Eh bien! ça a été drôle?

--Les pauvres bêtes! dit Jacquot en souriant.

--Oh! il ne faut pas dire ça! monsieur Jacquot, c’est comme qui dirait
de la vermine, et la vermine, voyez-vous! Et puis, quand ça passe sur
les mains, ah! Bonne Mère! ça laisse des démangeaisons. Les maladies qui
s’attrapent, vous savez bien, c’est tout pareil à ces saletés. Quand un
pin les a, tout le bois les prend! Au revoir, monsieur Jacquot! Je
jetterai les cendres, ce soir, quand ça sera froid.»

Il partit.

Les maladies qui s’attrapent... contagieuses, oui, Jacquot les
connaissait: la roséole, par exemple, qui l’avait empêché, l’année
dernière, de voir Lucienne pendant quinze longs jours. Et puis le
choléra, et puis la petite vérole, et puis la peste dont on parle dans
les livres.

Oh! que la fumée était jolie!




V


«Tiens! on a fait un feu de joie!»

Jacquot tourna la tête.

Accoudé au treillage qui séparait la villa Mireille du territoire
militaire, un soldat regardait le bûcher qui déjà s’affaissait et
n’avait plus de flammes.

«Non, répondit Jacquot, ce n’est pas un feu de joie. On a brûlé des
chenilles qui mangeaient le bois de pins.

--Ah! oui, dit le soldat. C’est de la sale vermine. On n’en a pas comme
ça, chez nous.»

Puis, après un silence:

«Dites-moi, Monsieur, est-ce que je pourrais allumer ma cigarette à
l’une des branches?

--Mais oui», dit Jacquot.

Et, comme le soldat s’approchait, ayant enjambé le treillage, Jacquot se
dit que ce serait plus poli de lui offrir une des allumettes qu’il
portait dans sa poche.

«Tenez! j’ai des allumettes.

--Merci, Monsieur.»

Il restait debout devant Jacquot, poussant du pied une braise du bûcher.

«C’est de la sale vermine! murmura-t-il en hochant la tête.

--Gaétan dit la même chose», répondit Jacquot.

Maintenant, le soldat fumait en regardant la mer.

C’était un assez grand gaillard, fort, large des épaules, de ceux dont
on dit qu’ils sont «bien plantés». Les yeux d’un bleu transparent, le
nez court, un peu camus, la bouche mobile, le menton carré donnaient à
cette figure une expression indécise et double, car certains traits
étaient ceux d’un homme volontaire, tandis que le regard et le sourire
restaient ceux d’un enfant.

Il se sentait intimidé devant Jacquot, ne sachant par quelle phrase
accompagner son départ, et Jacquot, non plus, ne savait plus que dire.
Le soldat regardait l’enfant mince, au teint hâlé, aux yeux noirs, aux
lèvres d’un rouge sombre et qui, dans son costume bleu marine, avait
tellement l’air d’un «petit monsieur». Ils comprirent, sans doute,
qu’ils étaient de la même race nette et franche, car le soldat sourit à
l’enfant et l’enfant rendit le sourire.

«Vous appartenez au fort?» demanda Jacquot.

--Oui, Monsieur. J’attends des camarades. Nous allons poser une guérite,
là, tout près du treillage. C’est parce que des étrangers sont entrés,
samedi dernier, et qu’ils ont traversé le territoire militaire. Alors,
vous comprenez, avec une guérite pour la nuit et les jours de mistral...
alors, on ne passera plus sans dire pourquoi.

--Ah! je comprends! dit Jacquot. Comment vous appelez-vous?»

La connaissance était faite. Gentil, ce soldat; et le soldat, heureux de
voir qu’on l’interrogeait, prenait courage.

«Je m’appelle Jean Leduc, dit-il; je suis de Bretagne, de Plougastel, un
joli endroit; c’est là qu’habite la mère. Le père est mort l’an passé;
et puis, j’ai ma sœur qui est mariée, et il y a aussi un frère qui fait
la pêche.

--Comme les pêcheurs d’ici? demanda Jacquot.

--Non! oh! non! dit le soldat en riant. Il est morutier, il pêche la
morue, là-bas, sur les bancs de Terre-Neuve. Moi, je suis le cadet.
J’aurais dû faire mon temps, comme lui, dans la marine, mais je me suis
engagé dans l’armée de terre. Voyez-vous, je ne sais pas pourquoi! comme
ça!»

Jacquot réfléchit un instant.

Ce soldat était tout à fait gentil. Il lui devait une réponse.

«Moi, dit-il, je m’appelle Jacques Laurenty, mais on m’appelle Jacquot.
Mon père est notaire, en ville. Il descend tous les jours à son étude
par le tramway et revient pour les repas. C’est à nous, la villa
Mireille, tout ça!»

Il fit un grand geste circulaire.

«Vous avez de la place pour courir, dit le soldat. Je vous ai vu, il y a
quelques jours, avec vos amis.

--Ah! oui! dit Jacquot. Il y avait Lucienne, Alice, Paul et le petit
Henri. C’est Lucienne que j’aime le mieux.

--Vous vous amusiez bien! dit le soldat.

--On s’amuse beaucoup, dit Jacquot gravement, mais quand nous jouons à
cache-cache, Alice, Paul et Henri ne savent pas se cacher. Ils
n’inventent rien de nouveau: toujours la cabane aux outils ou les
bosquets de thuya. Quand c’est Lucienne et moi qui nous cachons, les
autres ne nous trouveraient jamais, si Lucienne pouvait se taire, mais
elle parle tout le temps; alors, vous comprenez! Oui, on s’amuse
beaucoup.»

Le soldat regarda au loin, sans rien dire, puis, d’une voix basse et
prudente, comme s’il craignait de froisser Jacquot, il murmura:

«A votre âge, Monsieur, je travaillais déjà, et je travaillais dur!

--Oh! s’écria Jacquot, moi aussi, je travaille! C’est monsieur Salvert
qui me donne des leçons, tous les jours, excepté le dimanche, et aussi
le jeudi, dans l’après-midi. Il est très gentil; il explique bien les
choses.»

Le soldat ne put s’empêcher de sourire. Tout ça, c’était du travail de
riche!

Brusquement, Jacquot l’interrogea:

«Avez-vous lu _l’Ile mystérieuse_? Oh! c’est si beau! c’est de Jules
Verne! Un jour, je vous dirai l’histoire.»

Non, le soldat n’avait pas lu _l’Ile mystérieuse_. Il réfléchit un
instant, cherchant à se rappeler un titre de livre qu’il pourrait citer.
_La comtesse... la comtesse..._ C’était bien ça! _La comtesse adultère_.
Il valait mieux n’en point parler.

--Vous savez, Monsieur, on n’a pas le temps de lire, dans le métier.
Quelquefois, le feuilleton du journal, mais, un jour, on oublie, et
alors on n’y comprend plus rien, et puis, tout ça, c’est des mauvaises
lectures. C’est pas pour vous, Monsieur.»

Jacquot savait qu’il se trouvait de bonnes et de mauvaises lectures.
Jacquot savait beaucoup de choses. Au début de l’hiver, il s’était passé
une scène fort violente à la villa Mireille. Couché dans un coin du
divan, Jacquot regardait l’abat-jour rose de la lampe, qui ressemblait
au chapeau de Lucienne. Il ne bougeait pas. Il ne disait mot. Il lui
suffisait de contempler l’abat-jour rose à fond de soie garni de
dentelles. Ses parents l’avaient oublié.

Soudain, M. Laurenty, prenant sur la table un livre à couverture jaune,
s’était écrié:

«Hélène! comment peux-tu lire de pareilles choses! Ce roman est ignoble!
Et tu le laisses traîner sur la table! S’il venait à l’enfant l’idée de
le parcourir seulement, il y a de quoi lui salir l’imagination à tout
jamais!»

Intéressée par son journal de modes, Mme Laurenty ne répondit pas, tout
d’abord, puis, après un temps, mais sans se déranger:

«Je ne suis plus une petite fille, Julien, dit-elle, et vous me ferez la
grâce de ne pas surveiller mes lectures. Quant à Jacquot, il lit
seulement les livres que je lui donne.»

Elle baissa la feuille de devant ses yeux, et vit le témoin de la scène.

«Et veuillez, reprit-elle, ne plus me parler sur ce ton, spécialement en
présence de l’enfant. Je m’étonne qu’il ait encore pour nous le moindre
respect.

--Charmant!» avait grogné M. Laurenty en sortant de la chambre.

                   *       *       *       *       *

«Des mauvaises lectures, Monsieur», répéta le soldat.

Le souvenir était désagréable à Jacquot. Il rompit les chiens.

«Appelez-moi «monsieur Jacquot», comme tout le monde.

--Alors, dit le soldat, appelez-moi Leduc, comme les camarades.

--Je veux bien, dit Jacquot, mais il faudra que nous causions souvent.
Je suis presque toujours dans le bas du jardin ou dans la pinède; quand
vous me verrez, faites-moi signe. Nous nous raconterons des choses.

--Volontiers, dit le soldat, mais, vous savez, je n’ai pas l’habitude de
causer avec des... Ah! Monsieur Jacquot, il faut que je vous dise adieu.
Voilà les autres qui apportent la guérite. Si vous voulez la voir mettre
en place...»

Jacquot enjamba le treillage.

C’était une belle guérite toute neuve, peinte en gris clair. Quatre
soldats la portaient. Elle fut dressée à quelques mètres du sentier.
Cette grande boîte prenait une étrange importance et changeait la vue si
familière.

«Hein! mon vieux Leduc! dit un des soldats, c’est toi qui auras son
pucelage!»

Leduc eut l’air gêné, il regarda Jacquot, puis, se reprenant, répondit
avec bonne humeur:

«Eh! oui! pas plus tard que ce soir!

--Je te promets pour ta garde un joli temps de chien! Ça souffle déjà
et, cette nuit, tu ne te croiras pas dans la coloniale!

--Rentrons, dit un autre. Faut aller aux pommes! Ce salaud de sergent...

--Au revoir, Monsieur Jacquot, dit Leduc en s’approchant. A bientôt,
j’espère!

--Au revoir, Leduc; à bientôt!»

Ils se serrèrent la main.

Du bûcher de chenilles, il ne restait plus que des cendres.

Jacquot partit.

«C’est vrai que le vent se lève, pensait-il en remontant par le jardin.
Pourvu que Leduc n’ait pas froid, cette nuit!»




VI


N’ayant plus rien à dire, M. Salvert se tut. Il n’aimait pas se dépenser
en paroles inutiles. Assis dans un fauteuil du salon, devant le père et
la mère de Jacquot, il attendait, maintenant, qu’on l’interrogeât.

«Résumons-nous, dit Mme Laurenty. Vous pensez que l’enfant n’a pas les
nerfs solides?»

M. Laurenty qui, par un tic habituel, mâchonnait une pointe de sa
moustache brune, approuva la question, par un signe de tête.

Geoffroy Salvert les regarda d’un air étonné.

«Oh! point du tout! Madame, répondit-il. J’ai dû mal me faire
comprendre. Sauf qu’il se montre d’une intelligence et d’une précocité
remarquables, Jacquot me paraît être un enfant tout à fait normal. Il a
du bon sens, de la curiosité; il aime jouer et, quand il joue, semble
bien ne penser qu’à son jeu. Je dis seulement qu’il est sensitif, que,
parfois, au début d’une leçon, je dois m’ingénier pour le rappeler à
lui. Les petits faits de la vie quotidienne l’émeuvent fortement, il en
garde l’empreinte, il en souffre, il y songe, il y songe même trop
longtemps. Jacquot manque tout à fait de cette puissance d’oubli que la
plupart des enfants de son âge ont à un si haut degré. Mon observation
ne va pas au delà et le trait que je vous signale est une particularité
qui n’offre rien de morbide.»

Il se tut de nouveau.

M. Salvert avait parlé d’une voix calme et grave. Il tenait à ce que
l’on comprît ses paroles, sans dépasser leur sens. On eût pu relever
dans son langage cette même élégance froide qui se manifestait dans sa
haute taille, vêtue de façon stricte. Il n’avait rien du pion de lycée.

«Oui, je comprends... dit Mme Laurenty lentement.

--Je vous demanderai la permission de me retirer, Madame, dit M. Salvert
qui se leva.

--D’ailleurs, dit M. Laurenty en hésitant un peu sur les mots,
d’ailleurs... nous reparlerons de ces choses. Mais... mais je vous
remercie, monsieur Salvert.

--Au revoir, monsieur Salvert», dit Mme Laurenty.

M. Salvert prit congé. Mme Laurenty sonna le valet de chambre.

«Pascal, où est monsieur Jacquot?

--Il est dans le bois, Madame. Monsieur Paul et Mlle Alice sont venus.
Il joue avec eux.

--C’est bien.»




VII


Ni M. Laurenty ni sa femme ne parlèrent de quelque temps. Il y avait
entre eux une gêne qui ne se dissipait pas. Tout à coup, M. Laurenty
leva la tête et dit, de cette voix pâteuse qui alourdissait toutes ses
phrases:

«Écoute-moi, Hélène, cet homme a raison. Il nous a expliqué, le plus
poliment du monde, que Jacquot souffrait des scènes continuelles dont il
est le témoin. Je pense que Salvert voit juste et qu’il dit vrai. Ma
chère Hélène, nous donnons un spectacle lamentable!»

Il semblait souffrir. Le ton de ses paroles était triste, découragé. Il
y passait comme une prière.

«Nous en arrivons à des querelles absurdes, reprit-il. Voyons, Hélène,
cela n’a pas toujours été ainsi! rappelle-toi!... Et puis, enfin,
Jacquot souffre!»

Elle n’avait pas dit un mot. Elle ne l’avait pas regardé. Elle maniait
nerveusement un coupe-papier sur la table.

M. Laurenty continua:

«Oui, je l’avoue, je suis impatient; j’ai des violences de brute,
parfois; mais, toi, n’as-tu rien à te reprocher, Hélène?
Recueillons-nous, un instant. Vois-tu, la vie... la vie s’est emparée de
nous et nous vivons... sans faire attention. Depuis que nous sommes
désunis, la maison est un enfer; nous n’y prenons pas garde. On pense:
«Ça ira comme ça pourra!» et puis voilà Salvert qui arrive, un jour, et,
comme il aime bien Jacquot et que c’est un honnête homme, il nous dit,
(oh! très prudemment et avec retenue, mais, tout de même, il nous dit):
«Attention! l’enfant souffre!» Voyons, Hélène, voyons! ne pourrions-nous
pas?...»

Mme Laurenty regarda son mari. Il y avait de l’effroi dans ses yeux.
Brusquement, elle éclata en sanglots.

M. Laurenty, s’approchant de son fauteuil, se pencha sur elle et lui
prit les épaules d’un geste affectueux.

«Hélène!»

Sa voix tremblait. Il ne trouvait plus de paroles.

«Hélène!»

Mais Mme Laurenty, pleurant toujours, le visage dans ses mains, disait
non de la tête. Il s’éloigna, attendant qu’elle eût séché ses larmes, et
prit une brochure sur la table. Quelques instants plus tard, Jacquot
entrait, tout rouge d’avoir couru.

«Maman! Alice et Paul vont partir. Est-ce que, cet après-midi, je puis
aller en ville avec eux? C’est pour le cirque, à la foire! en
matinée!... Oh! Maman...

--Ce n’est rien, Jacquot! J’ai la migraine. Mais oui, tu peux aller au
cirque, avec tes amis, pourvu que Mlle Stéphanie vous accompagne.

--Merci, Maman!» dit Jacquot, joyeux de la permission si vite accordée.

Il allait sortir quand M. Laurenty le rappela:

«Viens m’embrasser, mon petit!»

L’enfant se laissa embrasser avec indifférence, les yeux ailleurs, puis
il partit en courant.

Mme Laurenty s’était levée. Elle ne voulait pas que la conversation pût
reprendre; elle se sentait gênée; elle avait peur.

«Je monte m’habiller, dit-elle. Nous déjeunerons bien exactement à une
heure. J’ai des visites à faire cet après-midi.»

Longtemps, M. Laurenty resta immobile, le front bas, les yeux vagues,
les mains ouvertes sur les genoux.




VIII


De sa petite enfance, Jacquot gardait une habitude qui lui était chère,
celle de voyager avant de s’endormir. Voyages dans le temps et dans
l’espace, où l’univers et les siècles se livraient à lui; voyages plus
modestes, entre les quatre montants de son lit de cuivre, au cours
desquels il s’amusait à perdre le sens de l’orientation, à s’imaginer la
fenêtre là où elle n’était pas et à se retrouver, tout soudain, en
touchant du doigt le mur de la ruelle; voyages où il piquait une tête
entre deux draps, à la recherche des oasis de fraîcheur, pour émerger,
en étouffant un peu, sur l’autre bord du traversin. Jacquot goûtait fort
toutes ces belles promenades.

«Julien! l’enfant est fou! avait déclaré un jour Mme Laurenty.
Figurez-vous que je l’ai trouvé, hier soir, enfoncé dans son lit, la
tête en bas et les pieds sur l’oreiller! Il m’a fait grand’peur!»

Elle ignorait que Jacquot se préparait des songes pour la nuit et que,
dans ces promenades silencieuses, il modelait, en quelque sorte, son
prochain rêve.

                   *       *       *       *       *

A la villa Mireille, la chambre à coucher de Jacquot était située devant
celles de son père et de sa mère, de l’autre côté du couloir: une jolie
chambre claire, tapissée d’un papier à personnages, pleine de soleil dès
le matin, grande, un peu vide, et dont le carrelage était couvert d’une
natte agréable aux pieds nus.

Dans le temps, le papier du mur intéressait beaucoup Jacquot.
Maintenant, il dédaignait cela. On pouvait y voir, courant de gauche à
droite, un paysan hollandais en sabots, une oie, une paysanne à fichu
vert et un cheval jaune traînant une charrette; après quoi, le paysan
revenait. Or, le soir de ce même jour où sa mère lui avait permis
d’aller au cirque, Jacquot ne put s’endormir. Rien, ni les voyages
lointains, ni les souvenirs des belles acrobaties, ni, en désespoir de
cause, l’évocation du papier peint, ne l’engageait au sommeil. Il ne
partait pas sur l’aile de ce demi-rêve qui, à l’ordinaire, le menait si
loin dans les pays aérés de la fantaisie pour le poser enfin sur les
molles rives où l’on dort.

Deux incidents de la journée le tracassaient beaucoup. Lucienne avait
été punie, (il le savait par Julie, la femme de chambre), pour avoir
brisé une coupe de Venise. Elles sont si fragiles, ces verreries! et
peut-être celle-là portait-elle déjà une fêlure! Lucienne n’était pas
venue au cirque. De ce fait, le spectacle avait perdu de son charme,
Paul ayant l’habitude de s’ennuyer partout, sous le prétexte qu’il
connaissait les cirques de Paris et les féeries du Châtelet. Quant à
Alice, elle pleurait à tout bout de champ, criait: «Ah! mon Dieu! il va
se tuer!» dès qu’un clown faisait la culbute, et participait au
spectacle, de toutes les forces de son âme sensible. Parfois on souriait
alentour. A la longue, n’est-ce pas? cela devenait gênant.

Assurément, Jacquot décrirait à Lucienne les pitreries, les prouesses
des acrobates, les grâces de l’écuyère, l’essor audacieux des
trapézistes, mais ce ne serait pas la même chose. Cette punition le
chagrinait beaucoup.

Il avait encore un autre sujet de tristesse; de tristesse? non, de gêne,
plutôt. Il se sentait inquiet. Sa mère pleurait quand il était entré au
salon. Ces yeux rouges et gonflés, ce mouchoir qu’elle tenait... Une
migraine? allons donc! Certes, il avait souvent vu pleurer sa mère, à la
fin d’une scène, quand M. Laurenty sortait de la pièce en claquant les
portes. Cette fois, il comprenait mal. Et pourquoi son père l’avait-il
embrassé si fort? pourquoi l’avait-il serré contre lui? Sur le moment,
Jacquot ne s’en était pas inquiété, mais, à la réflexion... Et, dans son
lit, Jacquot se mit en boule pour mieux songer à ce problème.

Jacquot songeait, dans la nuit noire, en écoutant les bruits de la
maison. Il entendit Julie préparer la chambre de gauche: celle de
Madame. Il entendit sa mère se coucher. Pascal verrouilla la
porte-fenêtre donnant sur le jardin. Quelques minutes plus tard, un pas
lourd dans l’escalier lui annonça son père. Puis il y eut du silence,
sauf que le vent se plaignait au dehors et qu’un chien aboyait
furieusement du côté de la route. Dans la chambre de droite, M. Laurenty
avait allumé sa lampe, (un trait de lumière se reflétait de la porte
dans le miroir de Jacquot), mais il ne s’était pas couché; il ne lisait
pas au lit comme tous les soirs. Il marchait de long en large. Cela
faisait, sur le tapis de laine, un bruit mat. Il marcha longtemps,
longtemps. Jacquot se sentait de plus en plus triste. Et le sommeil
tardait à venir.

M. Laurenty marchait dans sa chambre. Jacquot se mit à compter les pas.
Vers soixante-quinze, il perdit le compte et s’endormit.




IX


Le vieux Pierre raccommodait ses filets et Jacquot le regardait faire.
Assis sur l’avant de la _Marie-Claire_, les coudes aux genoux, les pieds
ballants, il écoutait l’histoire que le pêcheur lui racontait. Le vieux
Pierre savait raconter une histoire, n’en rien omettre, décrire un
paysage, répondre aux questions. L’interroger était le plus souvent un
sûr moyen de l’engager dans quelque nouveau récit.

A soixante ans passés, Pierre, ayant regagné son pays natal, se
reposait. Il avait beaucoup voyagé, trop pour exagérer, bien trop pour
mentir. Parfois, afin de donner à Jacquot une idée d’ensemble de ses
voyages, il lui chantait certain vieux noël, d’une voix indécise
d’ancien ténor, en battant la mesure avec sa main:

    «_Yeou ay vis lou Piémoun,
    L’Italie et l’Aragoun,
    La Perse et la Turquie,
    L’Arabie,
    Et la Chine et lou Geapoun,
    Et per terre
    Et per mar,
    Yeou ay vis l’Angleterre,
    La Poulogne et lou Danemar..._

«Vous comprenez, monsieur Jacquot, je n’ai pas vu tous ces pays-là,
parce qu’il y en a qui ne sont pas au bord de la mer, mais j’ai vu
l’Amérique du Sud dont on ne dit rien dans la chanson.»

Il trouvait en Jacquot un auditeur attentif et passionné.

«Oh! Pierre! Parlez-moi du détroit de Magellan!»

Jacquot aimait surtout les détroits et les îles.

«Eh bien, monsieur Jacquot, je vais vous expliquer: c’est comme la
Norvège, vous savez bien! des murailles qui tombent tout droit dans
l’eau, des calanques, mais beaucoup plus grand; je vous ai raconté;
seulement, il fait encore plus froid, c’est plus triste, et les gens du
pays, les gens du pays...

«O Pierre! pourquoi criez-vous?» interrompit Jacquot, qui détestait que
l’on parlât fort.

Et, de fait, sur ses dernières paroles, le vieux Pierre avait tout
soudain élevé la voix, lui qui parlait si doucement à l’ordinaire.

«Pardon, monsieur Jacquot.»

Il reprit:

«Je vous disais donc que, dans le détroit de Magellan, il fait très
mauvais et que mon bateau, la _Bonne-Aventure_...»

Mais, ce jour-là, Jacquot n’en apprit pas davantage.

«Jacquot!»

Mme Laurenty était derrière lui, tout près, accompagnée du docteur
Périer, sur le sentier de la douane. Jacquot ne les avait pas entendus
venir.

«Tu causes avec Pierre? Bonjour, Pierre.

--Bien le bonjour, Madame, et Monsieur, répondit Pierre d’un ton sec.

--Oui, Maman, Pierre me raconte des choses. Bonjour, Parrain. Est-ce que
Lucienne viendra, cet après-midi?

--Je le pense, mon petit.»

Le docteur Périer posa sa main sur la tête de Jacquot et lui caressa les
cheveux, puis il se détourna.

«Allons! dit Mme Laurenty, quand Lucienne viendra, tu iras jouer avec
elle dans le bois.

--Au revoir, Jacquot», dit le docteur Périer.

Ils partirent.

«Pierre! vous n’avez pas fini! s’écria Jacquot. Et les pingouins? Vous
alliez me parler des pingouins?

--Demain, monsieur Jacquot, demain, je vous promets! Il faut que je
raccommode le filet, et, quand je parle en même temps, alors je fais des
bêtises.

--O Pierre!

--Et puis, voilà votre petite amie, Mlle Lucienne.»

Lucienne arrivait, comme toujours, en courant et tout essoufflée, les
cheveux à l’aventure, son chapeau rose sur la nuque.

«Alors, Pierre, je m’en vais, dit Jacquot. Mais, demain, n’oubliez pas
pour les pingouins!»

Il laissa le vieux pêcheur à ses travaux et s’en fut. D’ailleurs, Pierre
semblait tout à coup de fort mauvaise humeur, car il haussait les
épaules et marmottait entre ses dents de vagues injures en patois.




X


«Bonjour, Jacquot! dit Lucienne. C’était amusant, le cirque?»

Ils montaient par le sentier de la douane, vers le bois de pins.

«Oh! dit Jacquot, je vais te raconter!»

Il avait mille choses à dire à son amie. D’abord, il la plaignit d’avoir
été punie, la veille, à cause de cette coupe de Venise. Il voulut savoir
les détails, les circonstances, l’heure et le lieu de l’accident, puis
il la renseigna sur les événements du jour.

«Oh! tu sais, Lucienne, eh bien, Papa est parti à onze heures pour
Paris. Pascal lui a apporté une dépêche, ce matin, avec le café au lait.
Il paraît qu’un monsieur est mort, là-bas; alors, tu comprends, Papa,
comme il est notaire, a dû partir tout de suite, à cause du testament et
de l’argent, pour éviter un procès; je n’ai pas bien compris, mais ça
n’allait pas assez vite et il a presque manqué le train. On a crié! On a
crié! Papa, Maman, tout le monde! Oh la la! Et le cirque? Ah! je vais te
raconter! Mais il ne faut pas qu’on nous dérange. Veux-tu que nous
allions dans le hangar aux outils? Nous serons tranquilles.

--Oui, oui, dit Lucienne, je veux bien.»

D’ailleurs, elle voulait toujours ce que voulait Jacquot.

Ils s’installèrent dans le hangar aux outils. C’était une cabane
minuscule, fermée par une porte en treillage, capharnaüm bizarre où
voisinaient des pots, des pelles, des pioches, des paniers. On s’y
mettait fort à l’aise sur un tas de terreau, en se serrant un peu, et
l’on y goûtait une très charmante impression de solitude, d’éloignement
du monde, comme si l’on s’était trouvé au fond d’une grotte marine,
d’une mine d’or ou de quelque endroit du même genre. Enfin,
inappréciable avantage, par la porte de fil de fer, on pouvait
surveiller les alentours. Banal comme cachette, le hangar aux outils
restait un refuge merveilleux.

A Lucienne attentive, Jacquot décrivait les jeux du cirque. Ce fut très
long, car il ne négligeait aucun détail et regrettait même de ne pas
joindre, par manque de place, l’éloquence du geste à celle des paroles.

«... Et les trois petits chevaux noirs sautaient, l’un après l’autre,
dans les cerceaux qui flambaient; et, chaque fois, Alice poussait un cri
et Paul haussait les épaules! Oh! tu te serais bien amusée!

--Oh! oui!» soupira Lucienne.

Maintenant, il allait lui expliquer le sujet de la pantomime de clowns
qui terminait la représentation, mais une diversion se produisit. Mme
Laurenty et le docteur Périer entraient dans le bois. Lucienne
interrompit Jacquot.

«Jacquot! regarde! dit-elle, Papa et ta mère. Oh! si tu veux, nous
allons rester bien tranquilles, et puis nous sortirons quand ils seront
tout près.»

Rapidement, Jacquot réfléchit. Une farce de ce genre risquait de le
faire punir, mais puisque Lucienne s’en amusait!

Ils ne bougèrent pas, retenant leur souffle, serrés l’un contre l’autre
dans la petite cabane étroite, et Lucienne avait pris la main de
Jacquot, et Jacquot lui caressait les doigts, doucement.

Mme Laurenty et le docteur Périer s’étaient approchés. Ils s’arrêtèrent
à dix pas de la cabane, silencieux tous deux. Mme Laurenty, les yeux
baissés, faisait de petites lignes sur le sol avec la pointe de son
ombrelle.

«Où sont les enfants? dit-elle soudain.

--Rentrés, sans doute», répondit le docteur Périer.

Puis, ils parlèrent à voix basse. On entendait mal ce qu’ils disaient,
quelques mots à peine, incompréhensibles. Pourtant, Jacquot saisit une
phrase de M. Périer:

«Nous devrions être plus prudents. Il a onze ans depuis quelques jours!»

On parlait donc de lui!

Lucienne gardait sur ses lèvres un sourire ravi à l’idée du bon tour
qu’on allait jouer dans un instant. Jacquot pensait:

«Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire?»

Il ne comprenait pas. «Nous devrions être plus prudents.» Pourquoi donc?
et pourquoi parlait-on de lui? Soudain, il s’étonna. Oui, Jacquot était
sûr d’avoir entendu sa mère tutoyer M. Périer dans une phrase qu’elle
disait très vite en balbutiant un peu, et M. Périer avait répondu de sa
voix triste et toujours grave:

«Oui, je le sais, Hélène!»

Jacquot était follement intrigué.

«C’est drôle! pensait-il, et Maman qui ne tutoie jamais Papa! Et Papa
qui disait, l’autre jour, à dîner: «Mme de Narville est une femme
impossible! elle a tutoyé le fils du préfet!»

Non, il ne comprenait pas.

«Maintenant? lui dit Lucienne à l’oreille.

--Non! non! non! murmura Jacquot, sans tourner la tête et sans quitter
des yeux sa mère et son parrain qui s’approchaient encore. Non!
Attends!»

Ils s’arrêtèrent de nouveau.

«Depuis cinq ans! dit Mme Laurenty, et jamais tu ne m’as été plus cher!

--Hélène!»

Brusquement, Jacquot rougit, stupéfait de ce qu’il venait de voir. Le
docteur Périer avait embrassé Mme Laurenty, tout droit sur la figure, et
longtemps. Les sourcils hauts, les yeux ronds, Jacquot regarda Lucienne,
mais elle ne s’était aperçue de rien. Elle serrait toujours la main de
son ami, elle guettait son sourire, elle attendait ses ordres, elle le
contemplait.

«Oh! soupira Jacquot.

--Quoi? demanda Lucienne.

--Rien!» dit Jacquot.

Il ne comprenait pas! Il sentait que ce n’était pas normal, que ça ne
devait pas être normal, oh! sûrement! mais... et puis, il avait le sang
aux joues, honteux comme d’écouter à une porte.

Mme Laurenty et le docteur Périer étaient partis vers la villa.

«Jacquot! alors... on ne fait rien? demanda Lucienne.

--Non! non! Tu sais, Maman me gronderait si elle avait peur. Non! une
autre fois!

--Oh! c’est dommage!

--On a trop chaud ici, dit Jacquot. On étouffe.

--Alors, si tu veux, sortons!

--Attends un moment. Oui, maintenant.»

On pouvait sortir. Ils avaient disparu.

«Qu’est-ce qu’on fait? demanda Lucienne quand Jacquot eut secoué le
terreau qui salissait la petite jupe. On joue?

--Non, dit Jacquot, il est trop tard. Dis-moi, Lucienne, rentre goûter!
rentre!

--Mais c’est pas l’heure!

--Rentre! poursuivit Jacquot sans répondre à l’interruption. Tu
comprends, j’ai encore un problème qui n’est pas fini et M. Salvert
vient à cinq heures, alors...»

Ce n’était pas tout à fait un mensonge, mais il suffisait qu’il recopiât
la solution du problème, trouvée depuis le matin. Oh! il voulait être
seul! Même Lucienne l’ennuyait! Il voulait être seul! Il fallait
absolument que Lucienne s’en allât!

«Alors, je rentre, Jacquot. Seulement, tu ne m’as pas donné ma rose,
comme tous les jours! Tu es fâché, Jacquot? dis-moi?»

Il se sentit tout honteux.

«Tiens! nous allons la cueillir ensemble.»

Il en prit une qui venait de s’ouvrir.

«Merci, Jacquot, mais...»

Il l’embrassa sur la joue.

«A demain!»

Elle partit, toute triste, se croyant fautive, et, de cela, elle se
consolait mal.




XI


Enfin! Enfin! Un instant de plus, il eût pleuré! C’était horrible, cette
gêne dont il ne devinait pas la cause! Il voulait être seul. Pourtant,
quelle douceur si quelqu’un l’avait consolé, quelqu’un de fort qui le
prendrait dans ses bras, comme dans le temps, comme... Enfin, quelqu’un
qui donnerait des raisons tout à fait claires! Oh! qu’il se sentait
gêné! Oh! qu’il avait mal!

La tête basse, Jacquot suivait le petit sentier de la douane. Il se
disait, maintenant, que son acte était impardonnable. Il avait écouté
aux portes, en somme. Il avait écouté aux portes. Il ne discuterait pas
l’accusation. Il l’acceptait. Considéré ainsi, le mystère
s’éclaircissait un peu; mais il n’oserait jamais avouer la faute! Et
pourtant, il fallait toujours avouer lorsqu’on était coupable; ses
parents le lui avaient dit; M. Salvert le lui avait dit; M. Salvert
avait même expliqué la chose, longuement. Eh bien, non! Il ne pourrait
jamais! Il se sentait bien trop honteux, inexcusable, en vérité! Quant à
Lucienne: elle n’y était pour rien, puisqu’elle n’écoutait pas et
n’avait pas vu la scène. Jacquot portait, seul, tout le poids de la
faute, et il pliait.

                   *       *       *       *       *

«Alors, monsieur Jacquot, on n’est plus bons amis? dit une voix lente.

--Oh! tiens! ah! bonjour, Leduc! Je ne vous voyais pas! Bonjour.»

Jacquot n’a pas vu Leduc. Il ne sait pas où il est lui-même. Comment
a-t-il gagné cette terrasse où brûlait, avant-hier, le bûcher des
chenilles? Il ne sait pas! Il ne sait plus!

Le soldat reste debout, derrière le treillage, à côté de la guérite
neuve.

«Je ne vous ai pas aperçu, dimanche, monsieur Jacquot; j’étais de garde,
à l’autre bastion.»

Il se tient un peu penché, paraît triste, hésite sur les mots.

«Il fait chaud, aujourd’hui! On dirait que le temps ne passe pas. Il y
aura de l’orage.

--Ah! Leduc!»

Il poussa un soupir.

«Quoi, monsieur Jacquot? Ça ne va pas comme vous voulez?»

Ce jour-là, Jacquot n’aurait rien su répondre à un homme heureux.

«Je veux dire... vous avez du chagrin?» reprit le soldat, se croyant mal
compris.

Jacquot le regarda d’un air vague et naïf. Il hocha la tête. Il sentait
sa bouche trembler.

«Moi aussi», dit Leduc.

Ni l’enfant, ni le soldat ne se posèrent de questions. Chacun avait sa
douleur, la gardait pour soi, s’en nourrissait.

«Allons! au revoir, Leduc! Je rentre à la villa.

--Au revoir, monsieur Jacquot. Au revoir.»

Puis, quand Jacquot fut parti:

«Pauvre gosse!» murmura-t-il.

Et il se reprit à souffrir.




XII


La pleine lune montait dans un ciel de cendre bleue et creusait la mer
d’un sillon d’argent. Pas un nuage ne voilait les étoiles éblouies. La
falaise semblait couverte d’un linceul. Sur la colline, dans les petits
bois du bord de l’eau, nul souffle ne touchait le feuillage. Les arbres
restaient immobiles comme des arbres morts. La route serpentait, mauve,
parmi leurs massifs noirs. Quelques lumières veillaient au sommet des
jardins où voletaient les lucioles.--Immense paix d’une nuit de
printemps, sérénité que troublait à peine le halètement sourd du flot!
Les choses écoutaient, depuis le brin de mousse jusqu’au rayon de lune,
car, voluptueux, aérien, pur, persuasif et puissant, jaillissait
alentour le chant des rossignols.

«Oh! comme ils chantent ce soir!» murmura Jacquot.

Il glissa son bras droit sous l’oreiller, étouffa de sa main gauche un
dernier bâillement et se livra tout entier à ses rêves. Il était
tranquille. La décision prise, il ne voulait plus y penser. Oui, le
lendemain même, avant la leçon de botanique (phanérogames, cryptogames,
étamines, pistil, calice), il parlerait à son ami M. Salvert. Et il
s’endormit.

                   *       *       *       *       *

Lucienne dormait déjà sous sa moustiquaire. Par ordre de M. Périer, la
fenêtre de sa chambre restait toujours ouverte. Lucienne dormait sur le
dos, la bouche ronde. Un songe vint sans doute la troubler, car elle se
réveilla en sursaut.

«Oh!... les rossignols!»

Elle sourit, se frotta les yeux, écarta une boucle qui frôlait ses
lèvres, se retourna contre la ruelle et s’en fut lentement vers un autre
pays.

                   *       *       *       *       *

Un coup de vent avait dû troubler la mer, au large, car une vague
bruyante s’abattit au pied de la falaise. Leduc, qui faisait les cent
pas devant la guérite neuve, leva la tête, sourit d’un air un peu
méprisant, puis haussa les épaules.

Ah! non! ça n’était pas l’Océan! Il se remit à marcher. Il fallait
attendre, il fallait attendre huit jours encore. Maintenant qu’il avait
loué cette chambre en ville, pour sûr elle ne refuserait pas; elle
viendrait. Comme il l’aimerait! Comme il l’aimait déjà! Dans huit jours,
c’était «son dimanche». Ses maîtres lui donnaient congé jusqu’au soir.
Il demanderait une «permission de théâtre», pourvu que l’adjudant...
Elle viendrait! oui, elle viendrait! Son sang coulait plus chaud. Il
murmura de tendres sottises. Et, tout de même, l’autre jour (vendredi,
c’était bien vendredi), elle se promenait avec Gaétan, le jardinier de
la villa Mireille! Ils causaient. Ah! celui-là! si jamais... Leduc ferma
ses poings. Il était conscient de sa force. Mais non! impossible! elle
lui avait dit qu’elle l’aimait, lui seul! Il l’imaginait, là, devant
lui. Il brûlait de désir.

La nuit fraîchissait. Une petite brise du nord-est faisait bruire les
pins. On n’entendait plus dans le bois qu’un rossignol obstiné à conter
ses amours.

Leduc eut froid et rentra dans sa guérite.




XIII


«Vous voyez bien la différence, Jacquot? Voici les pétales qui forment
la corolle, voici le calice composé de sépales, voici les étamines et
voici le pistil. Demain, je vous apporterai une loupe pour que vous vous
rendiez mieux compte et, maintenant, nous allons descendre au jardin: je
veux que vous vous y reconnaissiez vous-même, sur d’autres fleurs.»

Un bouton d’or à la main, M. Salvert enseignait à Jacquot les éléments
de la botanique.

Par la méthode de ses explications, la clarté familière de son langage
et certaine tournure d’esprit personnelle, ce jeune homme savait réduire
et simplifier toutes les questions comme d’autres, plus nombreux, les
embrouillent. Il lui plaisait de voir qu’une leçon, donnée la veille,
portait son fruit dès le lendemain, que Jacquot ne s’ennuyait pas, qu’il
écoutait bien et comprenait vite. Mais, certains jours, il n’y avait
rien à tirer de l’enfant. Au lieu du regard grave, des sourcils froncés,
de la moue attentive, c’était le sourire vague, la voix blanche,
l’expression de complète absence. Jacquot se trouvait ailleurs, il
écoutait de plus beaux discours, il songeait à autre chose. Et, ce
jour-là, spécialement, la voix de son précepteur semblait ne point du
tout l’atteindre. Étamines... pistil... Les fleurs ne l’intéressaient
guère. Il attendait l’instant où il aurait le courage de parler à son
tour, de dire ce qu’il voulait dire et ne savait pas exprimer.

«Descendons au jardin. En cueillant les fleurs, c’est vous, cette fois,
qui m’apprendrez la botanique.»

M. Salvert parlait d’une voix ferme, douce et engageante. La réponse
vint de très loin.

«Oui, monsieur Salvert...

--Venez, Jacquot!»

Et il pensa:

«Je crains bien que mon élève ne soit, aujourd’hui, en pleine crise
d’exotisme. Quel nouveau problème occupe son esprit?»

Jacquot le suivait nonchalamment, le long des allées. M. Salvert s’assit
sur un banc, au bord du bois de pins.

«Allez cueillir des fleurs, Jacquot; celles que vous voudrez, et
apportez-les-moi.»

Quelques instants plus tard, Jacquot revint, tenant une grande gerbe. Il
la posa sur le banc, s’assit et, levant soudain un petit visage pâle
dont la bouche instable révélait l’émotion:

«Monsieur Salvert, dit-il, je voudrais...

--Quoi donc, Jacquot? Me poser une question?

--Oui, c’est cela, monsieur Salvert, mais...»

Il y eut un long silence. L’enfant souffrait visiblement. Il avait
rougi; il baissait les yeux.

Pour l’engager à parler, Salvert reprit:

«Avant de poser une question, Jacquot, il faut bien se rendre compte de
ce que l’on va demander. Comprenez-vous? Je vous ai conseillé de
toujours réfléchir, un instant, quand vous allez répondre. Il faut voir
la phrase et la prononcer ensuite. Faites de même quand vous posez une
question; c’est la seule façon d’être clair. Allons, recueillez-vous, et
parlez.»

Jacquot serra fortement ses petits poings l’un contre l’autre, puis les
traits tendus par l’effort que lui coûtait son aveu:

«Eh bien, voilà! Monsieur Salvert, dit-il. On doit toujours avouer,
n’est-ce pas, quand on a fait quelque chose de mal?»

Salvert acquiesça de la tête.

«Alors, eh bien... eh bien, j’ai fait quelque chose qui est très mal, je
sais, très mal! mais je ne...

--Quoi? interrompit Salvert, pour couper court.

--J’ai écouté aux portes!»

De nouveau, il devint pourpre de confusion et il répéta, pour affirmer
son crime d’une voix mieux posée:

«J’ai écouté aux portes!»

Salvert n’en crut rien. Ce n’était pas dans la «manière» de Jacquot. Il
voulait être plus exactement informé. Il demanda donc d’un air calme,
comme si la révélation ne le bouleversait pas beaucoup:

«Comment ça?

--Oh! c’était hier après-midi, s’écria Jacquot, parlant très vite.
J’avais causé avec le vieux Pierre, à propos du détroit de Magellan, et
il allait me dire des choses sur les pingouins, quand Lucienne est
arrivée et m’a demandé de lui raconter la représentation du cirque. Vous
savez, elle n’avait pas pu y venir, parce que...»

Il reprenait courage.

Son récit, assez clair, très complet et circonstancié, se rapprochait de
la fatale péroraison. D’ailleurs, l’enfant ne craignait plus rien. On
n’interrompt pas une «histoire». Il avait commencé; il finirait. Mais, à
mesure que Jacquot retrouvait son assurance, M. Salvert perdait la
sienne. Il se sentait envahi de toute la gêne dont se délivrait
l’enfant, il redoutait ses paroles et, l’imaginant de quelques années
plus âgé, souffrait déjà pour lui.

Si visible, dès l’abord, qu’eût été le trouble de Jacquot, si profond
qu’il semblât et si pathétique son effort vers la sincérité, Salvert
n’attendait, en conclusion, que l’aveu d’une peccadille, nécessitant
tout au plus quelques mots de reproche, voire un simple éclaircissement;
or, la confession devenait grave, non point par la qualité de la faute,
la faute n’existant pas, mais par la révélation qu’elle impliquait.
L’enfant n’avait pas fini de parler que, déjà, par la ligne générale du
récit, par son détail minutieux, Salvert devinait la conclusion.

Depuis longtemps il sentait le divorce moral des parents de Jacquot.
Parce qu’il connaissait beaucoup de monde en ville, bientôt il avait su,
presque malgré lui, les aventures qu’on leur prêtait: à Mme Laurenty,
une liaison déjà ancienne avec le docteur Périer; à M. Laurenty,
l’habitude de se réserver une artiste du Théâtre Municipal ou du Casino
pour toute la durée de son engagement. Mais quelles paroles, au juste,
quels gestes avaient été surpris par Jacquot? Et, surtout, quelle
douleur obscure naissait dans cette petite âme neuve?

«Alors, vous comprenez, monsieur Salvert, pour leur faire une farce nous
restions bien tranquilles. L’idée, c’était moi qui l’avais eue, pas
Lucienne.»

Sur ce point, d’ailleurs mensonger, Jacquot insista quelque temps.

«Nous ne disions rien, ou nous parlions tout bas. Et vous savez,
Monsieur, ce n’est pas commode d’empêcher Lucienne de parler!

--Si cet enfant avait compris ce qu’il a vu ou entendu, pensait M.
Salvert, jamais il ne m’en soufflerait mot! S’il n’y avait rien compris,
il n’y songerait plus et n’en ressentirait pas cette peine profonde.

--Alors, voilà, disait Jacquot, nous étions assis sur le tas de terreau,
et, du dehors, on ne voit rien dans la cabane aux outils.

--Il est inquiet, pensait M. Salvert, il ne comprend pas. Il est
troublé, rien de plus, ou bien je le connais mal et me fais de lui une
idée absurde.

--Mais, de la cabane, disait Jacquot, on voit tout le chemin des
douaniers et la petite clairière.

--S’il a surpris une imprudence de Mme Laurenty, pensait M. Salvert, il
me faudra trouver un biais, détourner son attention du point qui le
navre en éclaircissant quelque point tout proche. Il les confondra
bientôt et peut-être cette défaite le satisfera-t-il.

--Eh bien, disait Jacquot, Maman me croyait à la maison, je suppose.
Même, elle l’a demandé à mon parrain.

--Oui, pensait M. Salvert, c’est bien cela. Encore une phrase, et je
coupe.

--Puis, ils ont parlé de moi, disait Jacquot, et j’ai été...

--Merci, dit M. Salvert; merci, Jacquot, je suis maintenant assez
renseigné pour vous répondre.

--Oh! non! monsieur Salvert! je veux finir! Vous ne savez pas! Ils
ont...

--C’est bien, Jacquot, vous pouvez...

--Mais Lucienne n’a rien vu!

--Vous pouvez vous taire. Écoutez-moi.»

Malgré la douceur du ton de voix, c’était la voix du maître. L’enfant se
tut.

«Je vous sais gré de m’avoir parlé, Jacquot; je vois avec plaisir que
vous me considérez comme un ami. Il faut que je vous blâme, en effet,
mais «écouter aux portes» était un bien gros mot! Vous êtes coupable
d’indiscrétion; il suffit que je vous avertisse pour éviter toute
récidive. Prenons un exemple: vous frappez à la chambre de votre père
et, croyant être admis, vous entrez. Vous le trouvez qui se lave les
dents. Que faites-vous? Comme je vous connais, Jacquot, vous sortez en
vous excusant. Eh bien, le cas est pareil. Moins qu’une indiscrétion,
votre faute d’hier me paraît une impolitesse. On évite d’entendre
quelque chose malgré soi. C’est le devoir d’un honnête homme. On se
retire, ou bien on se montre, suivant les cas, et l’on bannit aussitôt
l’événement de sa pensée. Mon cher Jacquot, vous êtes, aujourd’hui,
assez mûr d’esprit: vous comprendrez cela. Ne profitez plus de
l’indulgence que l’on aura quelque temps encore pour vous, à cause de
votre âge. Soyez un homme: soyez brave, sincère et discret. La
récompense ne viendra que de vous-même.»

Le cœur de l’enfant battait plus fort. Pourquoi M. Salvert lui
parlait-il ainsi? De ces phrases tendres et graves, il sentait déjà le
bénéfice.

«Oui, la récompense ne viendra que de vous seul. Combien vos travaux et
vos plaisirs y gagneront! Aux heures de leçons, je ne serai plus le
maître qui enseigne, mais le camarade qui vous a devancé; je vous
apprendrai des choses nouvelles que vous ne soupçonnez pas; je vous
ferai voir le monde plus beau que vous ne l’imaginez (et vous y rêvez
sans cesse). Je le vous ferai voir tel qu’il est vraiment! Ah! comme
vous avez bien fait de me parler, Jacques!»

Jacques! Jacques? Personne ne l’appelait Jacques! Jacquot restait
immobile, les mains jointes. Il écoutait de tout son être.

«Aujourd’hui, je vous parlais des fleurs. Au jeune homme, j’eusse parlé
autrement. Je lui aurais montré, dans ce beau jardin où il vit,
l’enchantement du printemps, comment la nature se transforme, naît,
s’épanouit et meurt pour renaître encore; je lui aurais expliqué les
travaux patients des insectes et les ruses des oiseaux, et il aurait
tant joui de tout cela! Mais ce sera pour demain, Jacques! ce sera pour
demain.»

Pas un mot de réponse, d’abord. L’enfant se recueillait, la tête
penchée, le regard demi-clos; enfin il leva les yeux, et, répétant la
dernière parole entendue:

«Ce sera pour demain, murmura-t-il. Merci, monsieur Salvert.»

                   *       *       *       *       *

Il était seul, maintenant. Il songeait, assis sur ce banc de pierre où
gisaient les fleurs cueillies pour la leçon de botanique. Une inquiétude
sourde le troublait peut-être encore, mais d’autres et de plus beaux
soucis l’occupaient! Il fallait devenir un homme! il fallait tout
comprendre! tout connaître!

Il ramassa la jonchée de fleurs et, remontant par les allées du jardin,
rentra chez lui.




XIV


De sa fenêtre, le docteur Périer voyait toute la mer. Une bâche de toile
qui, mal tendue, clapotait sous la brise le protégeait de la trop vive
ardeur du jour, mais, le soir, accoudé à la barre d’appui de sa fenêtre,
il pouvait, sans se brûler les yeux, considérer l’innombrable et magique
mobilité des flots. Il avait tant fait pour gagner ce plaisir!

Quand, à Paris, ces gens heureux qui voyagent lui parlaient jadis de la
Méditerranée, du soleil, des oliviers d’argent et des roches chaudes, il
lui semblait, derrière un voile de brume et d’averses, contempler une
vision du Paradis.

Plus tard, les premières visites qu’il fit aux lieux de son désir
l’enchantèrent encore davantage. Vivre là-bas! un trop beau rêve! et,
pourtant, c’était là-bas qu’il devait vivre.

Ce jeune homme de taille bien prise, d’allure élégante et grave, à la
barbiche brune, aux yeux noirs, dont la parole était facile et prenante,
le geste souple et le regard profond, ne pouvait, malgré mille succès,
supporter Paris, sa fièvre et son vacarme. D’heureuses études de
médecine, une assez brillante vie mondaine, de quoi flatter l’ambition
et la fatuité, tout cela ne sut le satisfaire. Le «beau Périer» restait
triste; son piano même ne le consolait plus et les cahiers de musique
restaient sans usage. Il n’aimait les livres que lus en plein air; aux
tableaux peints, il préférait ceux que deux arbres aidés d’un coin de
ciel composent, et toute chair lui paraissait fade si elle n’était
dorée. Vers trente ans, pour éviter l’ennui, il espéra beaucoup d’un
mariage raisonnable. Il épousa donc une jeune fille de taille,
d’intelligence et de beauté moyennes. Elle mourut avant qu’il ne s’en
fût lassé. Quelque temps, il la regretta, sans mensonge; puis il ne
pensa qu’à son enfant: deux ans, des cheveux de soie blonde, un sourire
délicieux. Elle semblait un peu délicate; il s’inquiéta, prit peur, et,
brusquement, partit. Il quitta tout: Paris, sa clientèle, ses amis, pour
s’installer avec sa fille au bord de la vivifiante mer, dans cette villa
où, huit ans plus tard, il habitait encore.

Avait-il touché le but proposé? Oui, sans doute. Sut-il en jouir? La vie
ne le lui permit guère.

D’abord, ce fut bien la joie rêvée. Il avait emporté ses livres et
quelques objets choisis. Tout cela vivait d’une vie nouvelle: devant ce
décor, les poètes chantaient plus clair; il trouvait, dans leurs aveux,
des accents plus suaves, des larmes plus persuasives. Tous ses souvenirs
d’art furent glorifiés par la magie du soleil. Dans une page froide, il
découvrait un peu de vérité humaine et il ne se lassait pas, le soir,
assis à son piano, d’apprendre comment Beethoven et Jean-Sébastien
avaient souffert.

Ainsi, le docteur Périer fut heureux près d’un an. Ce pays convenait à
sa nature. Il y trouvait le bénéfice de ses études d’autrefois, de ses
rêves, de sa science, de ses goûts d’artiste. Il renaissait, pour
cueillir au soleil les épis dont il avait, jadis, semé le grain dans
l’ombre. Il devenait fou de la Provence, belle fille au teint brun,
couchée dans la lumière, et ne quittait plus Toulon que pour aller
chasser en Camargue, visiter, sur son petit cotre agile, les calanques
les plus secrètes, ou courir les routes, apparition bruyante et
poussiéreuse, ronflement passager. Car de cette contrée magique, il
voulait tout connaître: les matins bleus, les crépuscules de lavande,
les rochers, les ravins et le moindre arbrisseau.

Il ne songeait plus à Paris et, s’il s’y rendait, c’était une fois l’an,
pour quelques achats de livres, quelques visites à des laboratoires. Il
n’abandonnait pas la médecine, heureux d’alléger le mal autour de lui,
heureux de collaborer en quelque sorte avec la brise salée, le soleil et
la senteur des pins qui, déjà, lui avaient guéri sa fille. Le docteur
Périer était content de son sort; un seul bienfait lui manquait:
l’amour.

Que de fois il avait rêvé d’une brusque passion, dramatique, absorbante
et courte, pour une fille de ce pays! Cela vécu, il pourrait vieillir en
paix. Or il rencontra Mme Laurenty.

Ce furent d’abord des devoirs de voisinage, des assiduités auxquelles la
jeune femme fit bon accueil. Elle devint sa maîtresse sans qu’il eût
songé à l’aimer et, bientôt, il s’en crut épris. Dès lors, il refusa de
rien examiner, il vécut au jour le jour, acceptant la situation telle
que la lui donnait l’heure. Rompre, il n’y songeait pas. Hélène
Laurenty, mécontente et délaissée, le chérissait sans doute; il la
plaignait, et leur liaison, connue à la suite d’une imprudence, devenait
officielle. Peu lui importait que demain fût semblable à hier et qu’il
n’eût rien à espérer d’aujourd’hui! Le docteur Périer avait renoncé.

Dans ce médiocre bonheur, il trouva cependant quelque avantage. Près de
Lucienne, rieuse et rose, il vit grandir Jacquot, plus grave, aussi
charmant, qui lui plaisait par sa naïve sagesse, par ce regard un peu
inquiet, un peu rêveur que les Laurenty ne voyaient pas. Son filleul...
Jacquot était devenu son filleul. Parrain!... appellation commode.

                   *       *       *       *       *

Accoudé à la barre d’appui de sa fenêtre, le docteur Périer songeait aux
jours passés en regardant la mer. Du jardin, montait un parfum de résine
et de roses. Des pas firent grincer le sable. Jacquot cherchait
Lucienne. Et, soudain, Périer eut grande envie de causer avec l’enfant,
de l’embrasser, de se croire innocent de cette tristesse qui, parfois,
assombrissait le clair visage.

«Jacquot!»

Jacquot n’avait pas entendu; il se mit à courir vers le bois de pins.

«Mais, plus tard? songeait le docteur Périer, plus tard?...»




XV


C’était une jolie fille brune, de taille mince, à la bouche un peu
grande; ses belles dents brillaient entre de très rouges lèvres. Elle
aimait rire, elle savait sourire, elle était jeune, et, depuis quelques
mois, il ne lui déplaisait point qu’un garçon la tînt dans ses bras, si
les bras étaient vigoureux et le garçon plaisant.

Mais, ce soir d’automne, Jeanne, troublée par l’incident brutal qui la
surprenait et changeait sa vie, longeait le trottoir de la rue Courbet
d’un pas moins alerte que de coutume. Si douce que fût l’heure, si
violette et si parfumée, elle ne la goûtait point. Ayant traversé la
place d’armes, Jeanne erra quelque temps, indécise, mécontente, ne
sachant s’il fallait se plaindre d’elle-même, de ses maîtres ou des
dieux. Un conseil est toujours bon à prendre: elle entra dans l’épicerie
qui fait le coin de la rue d’Alger. La nouvelle, colportée dès le matin
par le garçon laitier, y était déjà connue. On plaignit Jeanne un peu,
puis on se tut et bientôt elle s’en alla. Une de ses amies qui se
promenait sur la place, lui dit que Marseille offre plus d’une
ressource, et une autre, qui tenait un modeste fonds de mercerie sur le
port, lui vanta les facilités de Paris. Afin de s’assurer, pour la nuit,
un endroit où dormir, Jeanne se rendit au 21 de la rue du Canon, chez sa
tante, Mme Mayeux, herboriste. Peut-être disposerait-elle d’un lit.

La boutique embaumait le romarin, le thym et la lavande. Sur le
comptoir, un chat rayé de jaune marchait avec délicatesse. Contre les
murs était rangé un puissant arroi de flacons étiquetés. Ils contenaient
tout ce qu’il faut pour éloigner les maladies et vivre en santé
parfaite: des prèles, de la chélidoine, du cynorrhodon, des semences de
courge, l’ortie et le mélilot, des fleurs de matricaire, la
quintefeuille et l’angélique, la germandrée, le myrte et le chardon
bénit. Mme Mayeux était une personne importante et heureuse, sauf les
jours où ses rhumatismes (que les herbes ne guérissaient pas) la
tenaient clouée dans un fauteuil. Le chat tricolore qui rôdait sur le
comptoir de Mme Mayeux était une bête sans défauts, le plus beau des
chats et le plus propre. La maison de Mme Mayeux était une maison
ancienne, étroite et honorable; Mme Mayeux en occupait le
rez-de-chaussée par sa boutique et le premier étage par deux chambres;
une petite grue (très honnête, très réservée), occupait le second; au
troisième, logeait un quartier-maître fourrier de la Majorité générale,
et au quatrième, un matelot vétéran de la Direction du Port, chargé de
famille et dont le linge séchait présentement aux fenêtres.

Ayant vendu à des clientes du quartier une feuille de papier à mouches
et de l’onguent pour les cors, la vieille embrassa tendrement sa nièce.
Jeanne s’enquit de la santé de Mme Mayeux, puis conta tout au long ses
misères. L’accueil ne fut pas chaleureux.

«Un lit? Oui, peut-être, ma bonne, pour quelques jours, deux ou trois,
mais, après, tu sais... Eh! voyez-vous, cette grosse folle, qui se
laisse prendre avec son amoureux! Enfin; reviens ce soir; on verra!»

Jeanne se retrouva dans la rue.

Son histoire était simple. Née à la campagne, placée à dix-huit ans
comme femme de chambre chez un conseiller municipal de Toulon, elle ne
tarda guère à se rendre compte que les jeunes gens de la ville
manifestaient envers elle les mêmes sentiments que les gars du village
et les exprimaient en termes analogues. Le fils de son maître, un
adolescent dont la moustache promettait d’agréables caresses, fut son
premier amant; plus tard, elle se laissa séduire par un jardinier qui
travaillait chez M. Laurenty, notaire, et se nommait Gaétan. Il
descendait en ville deux fois par semaine et rejoignait Jeanne dans sa
chambre. Un soir, elle y fut surprise par ses maîtres qui la
congédièrent aussitôt.

Sans place, inquiète de l’avenir et, par ailleurs, très perplexe, Jeanne
ne savait au juste que penser d’elle-même. Malgré sa «boiterie» (il
s’était fait prendre le pied sous une charrette), malgré certaines
brutalités souvent excessives et un goût fâcheux pour les éclats de
voix, les jurements et les imprécations, Gaétan lui plaisait par son
assurance et un continuel entrain, mais, récemment, il était arrivé à
Jeanne une aventure aux conséquences singulières. Ayant glissé dans une
flaque d’eau sur la route du Pont du Las, elle fut relevée par un jeune
soldat qui passait. Une conversation s’ensuivit. Jeanne s’était presque
aussitôt intéressée à ce grand garçon volontaire et tendre qui lui
parlait avec des politesses assidues et mille précautions. Point
d’effronterie dans ces yeux bleus qui regardaient droit, du respect bien
plutôt, mais pas de faiblesse. Ils se revirent le lendemain, le
surlendemain, le jour qui suivit, (entrevues de quelques minutes, don
timide et gauche d’un bouquet, sourires), et Jeanne apprit, un soir, que
Jean Leduc l’aimait.

L’aventure se fût dénouée sans peine et de façon très banale si Jeanne
n’avait eu un scrupule. Elle ne voulait pas quitter Gaétan; pas encore.
Il lui déplaisait de prendre deux amants. Le temps lui manquait
d’ailleurs pour de telles fantaisies, car ses maîtres la laissaient
rarement sortir. Deux amants! et si le fils de la maison revenait de
Paris, comme il en était question, cela ferait trois! Enfin, ne
s’ennuierait-elle pas avec ce garçon grave qui la traitait en
demoiselle? En regardant Leduc, il lui venait de grands attendrissements
et puis des envies de rire. Elle le sentait jaloux, jaloux de façon
douloureuse, parce qu’il l’avait rencontrée au bras de Gaétan, un soir à
la musique du Mourillon. Que faire, puisqu’elle ne voulait pas choisir?
Quitter sa place de femme de chambre?

Maintenant, la question se posait de nouveau. Ses maîtres l’avaient
renvoyée. Certes, Gaétan lui donnerait de quoi vivre un ou deux mois,
mais ensuite? Chercher d’autres maîtres? Elle était lasse de son métier.
Alors, quoi? faire la rue?

Leduc l’épouserait-il? Il ne pouvait lui promettre qu’une dure vie.
Aller en Bretagne, là-bas, où il pleut toujours? Être la femme d’un
pêcheur? Ah! non! Jeanne, les mains aux hanches, cambrait sa fine taille
et souriait, et, la tête un peu renversée, battait des cils. Alors,
quoi? faire la rue?

Peut-être,--mais Leduc ne serait pas son amant.




XVI


«Oui, Leduc, un artilleur! Pas grand’chose, pour sûr! Je crois qu’elle
se paye sa tête! Ah! c’est une belle fille!»

Gaétan éclata d’un rire satisfait.

Jacquot s’éloigna, la tête basse.

Que voulez-vous! les sous-sols de la villa Mireille ouvrent sur le
jardin par un grand soupirail. En passant sur la pelouse, on peut
entendre ce que disent les domestiques. Ce n’est pas écouter, cela!
Jacquot a surpris cette conversation sans le vouloir. Gaétan était à la
cuisine; la cuisinière et lui parlaient fort. Jacquot se promenait. Il
s’est arrêté, surpris par ce nom: Leduc. Il était question de son ami.
Alors, de quelques instants, il n’a plus bougé. Non, ce n’est pas
écouter, cela!

Jacquot s’en va vers le fond du jardin. Derrière le treillage, Leduc
fait les cent pas.

«Eh bien! monsieur Jacquot! Ça va toujours?

--Ça va toujours, Leduc. Il fait bien beau, ce matin.

--C’est vrai qu’il fait bien beau.»

Et ils se taisent tous deux.

L’heure passe, ensoleillée et pure, joyeuse, fraîche et folle, chantante
par ses oiseaux, par ses cigales, par le bourdonnement des mouches, le
grésillement des libellules peureuses et, tout au bas de la falaise, par
le léger clapotis de la mer. Il fait beau, il fait doux. Ce serait bon
de vivre si le cœur ne saignait.

Les deux amis parlent encore. Ils se disent des phrases courtes suivies
de longs silences. Ils parlent de la pêche du vieux Pierre, du fort où
l’on doit, le lendemain, entreprendre des travaux; Leduc parle de son
capitaine malade; Jacquot parle de Lucienne, absente jusqu’au soir.
Puis, de nouveau, ils se taisent, très longuement.

Ah! qu’ils voudraient, tous deux, se confier leurs peines! Mais ils ne
peuvent pas. De rester ainsi muet, Leduc souffre davantage. Il n’a pas
d’amis à qui se confier; ses camarades se moqueraient de lui et,
vraiment, c’est par trop cruel de rester à souffrir pour soi tout seul.
Parler à cet enfant? Non, ce ne serait pas bien. Et puis, il n’oserait
pas, il ne saurait par où commencer. Enfin, ce serait inutile! Mais,
sans rien lui dire, il aimerait tant lui faire comprendre qu’il a très
mal! Si Jeanne ne l’aime pas, il se sent perdu. Leduc aime Jeanne
absolument, aveuglément, comme dans son pays, là-bas, on aime les belles
saintes des chapelles. Que fait-elle donc? pourquoi, tout à coup, ne
veut-elle plus le voir? Ce Gaétan? Est-ce qu’elle aime Gaétan? Voyons!
si, d’un air tranquille, et sans trembler, il lui disait, demain:
«Mademoiselle Jeanne, voulez-vous que nous nous mariions?» Il faudrait
avoir une tenue bien propre, offrir un bouquet, sourire d’un air gentil.
«Mademoiselle Jeanne, voulez-vous que nous nous mariions?» Que
répondrait-elle? Mais peut-être est-il une gourde? Oui! oui! on lui a
bien fait entendre que Gaétan, et d’autres aussi... Alors il ne comprend
plus! Il croyait ne pas lui déplaire. Pourquoi donc se refuse-t-elle?...
Non! des mensonges!... Se mettre en ménage?... Leduc revient au
moulin...

«Mais, j’ai pas le sou!»

Sans y penser, il a dit ces mots à voix haute.

Jacquot lève la tête.

Pour mieux réfléchir, il s’est allongé dans l’herbe, contre la
palissade. A l’aide d’un fétu de paille, il met le désordre dans une
petite fourmilière de fourmis rousses. D’un seul coup de lance, il crée
une révolution. Cela s’apaise, peu à peu. Alors, Jacquot repique dans le
tas.

On pense très bien, ainsi, couché à plat ventre, appuyé sur les coudes,
les mollets nus battant l’air, avec, autour de soi, l’herbe courte, les
mouches et le peuple distendu des sauterelles. Car il ne prête guère
d’attention à son travail perturbateur: d’autres soins l’occupent.
Comprendre! il ne peut comprendre. Il n’ose demander; il ne sait même
pas formuler sa question; il se sent perdu. Une angoisse trouble,
obscure, inexprimable, le torture. Quand Lucienne est là, très bien, on
joue; on travaille avec M. Salvert; mais, seul, on songe à ce qui vous
occupe, et le sujet est parfois si difficile, si compliqué!

Qu’est-ce que tout cela veut dire?

Depuis quelque temps, il entend trop de choses nouvelles. La veille, Mme
Laurenty a grondé sa femme de chambre. Le crime ne laissait pas d’être
grave, Julie ayant, de façon irrémédiable, brûlé des dentelles en les
repassant. Mais, l’après-midi, quel affreux vacarme à la cuisine!
Traitée, à son goût, avec trop de rigueur, Julie ne se possédait plus.
Elle parlait de Mme Laurenty et du docteur Périer en usant de mots bien
étranges. Assis sur un banc dans le jardin, Jacquot tâchait d’apprendre
le _Songe d’Athalie_, mais les imprécations de la femme de chambre lui
parvenaient en bouffées sonores. Qu’il était donc malaisé de retenir des
vers!

    Un jeune enfant, couvert d’une robe éclatante,
    Tel qu’on voit des Hébreux...

Fallait-il prononcer des z’ Hébreux ou des Hébreux? Des z’ Hébreux, sans
doute.

    Tel qu’on voit des Hébreux les prêtres revêtus.

On parlait aussi de M. Laurenty, en termes très grossiers. Oh! cela
devenait insupportable. Se souvenant des conseils de M. Salvert, Jacquot
ferma le livre et s’en fut rendre visite au vieux Pierre qui
raccommodait un filet pour sa pêche du lendemain.

Et, aujourd’hui encore, ce que Gaétan disait de Leduc!

Jacquot taquinait toujours les fourmis et songeait.

«Qu’est-ce que cela veut dire, tout ça? Papa fait la noce en ville.
Maman couche avec mon parrain, «couche avec...» couche avec mon parrain,
et Gaétan, quand il parlait de cette personne qui «se paye la tête de
Leduc» disait: «Oh! je couche avec elle depuis longtemps!» Il «couche
avec elle», et papa «fait la noce» en ville...» Tant de mots dont
Jacquot ne sait pas au juste ce qu’ils signifient!

Jacquot sent des picotements à ses yeux. Les fourmis ne l’intéressent
plus. Il lâche le brin de paille. Il voudrait se cacher la figure dans
l’herbe et pleurer, non pas tranquillement, comme il fait parfois, et
sans bruit, à la façon digne des grands garçons, mais en poussant des
cris, en donnant des coups de pied, en hurlant, en se démenant. Lucienne
a pleuré ainsi, la semaine dernière, puis elle s’est endormie. Oh!
dormir!

A cet instant, Leduc dit à voix haute sa dernière pensée.

«Mais j’ai pas le sou!»

Et Jacquot lève la tête.

Cela est clair. Il comprend cela.

«Vous n’avez pas le sou, Leduc?

--Oh! pardon, Monsieur, j’ai parlé fort sans le vouloir! Des ennuis,
vous savez! Des chagrins! Pardon, monsieur Jacquot!»

Des chagrins, des ennuis, cela aussi est clair! Mais Jacquot, ce
jour-là, ne peut compatir au mal d’autrui. Et, pourtant, Leduc a des
ennuis, il souffre. Brusquement Jacquot s’assied, se prend les genoux
dans les mains, lève le menton et, regardant son ami droit dans les
yeux, demande:

«Leduc, qu’est-ce que cela veut dire: coucher avec?»

Le soldat est tout secoué d’un haut-le-corps.

«Ah! comme c’est vilain, monsieur Jacquot!

--Pourquoi, Leduc?

--Parce que c’est pas des choses à dire!

--Pourquoi, Leduc?

--Mais... mais qui vous apprend ça, monsieur Jacquot?

--Je l’ai entendu, Leduc.

--Il ne faut plus, monsieur Jacquot!

--Leduc! qu’est-ce que cela veut dire: coucher avec?»

L’enfant ouvre de grands yeux suppliants et sombres. Il veut savoir, et
le soldat ne sait comment répondre.

«C’est mal, monsieur Jacquot! c’est vilain! c’est pas propre! c’est un
péché!»

Que peut-il dire d’autre?

«Ah!... ah! oui! mais alors...»

Jacquot réfléchit encore un peu, devant le soldat qui ne souffle mot.

«Merci, Leduc. Au revoir; à demain!»

Sa petite figure est grave.

«Nous ne sommes pas fâchés, monsieur Jacquot?

--Oh! non! Leduc. Je vous aime bien!»

Mais maintenant, la petite figure est désolée.




XVII


«Oui, reste ici, mon petit. Allonge-toi sur le divan, si tu veux. Je
vais jouer du piano. Ça ne t’ennuiera pas?

--Oh! non! parrain!»

Jacquot était venu demander à M. Périer des nouvelles de Lucienne,
enrhumée depuis la veille. Ce ne serait rien; elle aurait pu sortir ce
jour même. Sans inquiétude désormais, il s’installa donc sur le divan,
un coussin contre sa joue, et se prit à écouter.

C’était comme un appel qui commandait de venir, de venir vers autre
part. Jacquot ne savait au juste vers où, mais il écoutait avec
ravissement. «Oui, oui», murmurait-il. On lui parlait donc? Et puis, des
gens venaient, à travers une forêt. Ils tenaient de grands éventails.
Ils l’emportaient, dans un hamac de cordes fines. Couché dans le hamac,
il se laissait conduire, et les branches bruissaient, au-dessus de sa
tête, en un bruissement très doux, et quelques oiseaux chantaient clair,
un surtout, divinement; et les esclaves qui portaient les éventails (des
palmes vertes, ces éventails), l’éventaient comme fait la brise de mer,
et, toujours, il allait plus loin! Ah! que les pas des porteurs étaient
souples, sur la mousse! De grandes fleurs embaumaient. Qu’il se sentait
tranquille! Qu’il se sentait heureux!

Oh! que cela ne cesse jamais! Loin des peines! Toujours plus loin des
peines! Où donc?

M. Périer s’arrêta de jouer. Brusquement, Jacquot se reprit. Il
pleurait! Il ne s’en était pas aperçu. L’enfant sécha ses larmes.

«Oh! merci, parrain!»

M. Périer ne lui connaissait pas ce regard. Il se souvint de Lucienne
qui, certains soirs, s’amusait tranquillement dans un coin de la pièce,
riait toute seule ou s’endormait, durant qu’il faisait gémir ou chanter
le piano. Mais, cette petite figure extasiée...

«Ce que j’ai joué, le comprendrait-il?»

Soudain, sans savoir pourquoi, M. Périer se sentit très triste.




XVIII


«Hélène, je descends en ville, je ne rentrerai que pour dîner.

--Avez-vous regardé le calendrier?

--Non, ma chère! Le 12?... Qu’offre-t-il de spécial?

--C’est l’anniversaire de la naissance de Jacquot.

--Ah! tiens! c’est vrai! Je lui achèterai quelque chose, en remontant,
ce soir.

--Moi, j’y ai déjà pensé hier.»

M. Laurenty était de bonne humeur; il se contenta de sourire et répondit
aimablement:

«Hélène! tu penses à tout!»

Ce fut pour Jacquot une belle journée. Sa mère lui donna de très
élégants mouchoirs, une douzaine, brodés dans le coin, d’un double
chiffre; M. Périer, trois livres, reliés en rouge, à tranches d’or, non
pas de Jules Verne, cette fois, mais qui promettaient, à n’en juger que
par leurs images, de passionnantes lectures. Enfin, M. Salvert arrivait
à la villa, vers deux heures, chargé d’un très encombrant paquet: un
aéroplane, un merveilleux aéroplane dont les ailes avaient, pour le
moins, cinquante centimètres, et qui volerait, oui, qui volerait comme
un oiseau. M. Salvert allait, tout de suite, expliquer le mécanisme à
Jacquot, tout de suite, car on ne travaillerait pas aujourd’hui, bien
entendu!

«Oh! sortons! monsieur Salvert! Dans le pré des Pêcheurs, au tournant de
la route, il y aura assez de place!»

On alla chercher Lucienne et, tout l’après-midi, devant les gamins du
quartier, rassemblés et pleins d’extase, on entendit des cris de joie.

A six heures, Jacquot, Lucienne et M. Salvert rentraient à la villa
Mireille, essoufflés, poussiéreux, mais ravis. Jacquot s’essuyait le
front avec un de ses nouveaux mouchoirs; Lucienne n’en pouvait plus; M.
Salvert semblait exténué.

«Vous êtes bien aimable, monsieur Salvert, de vous dépenser ainsi! lui
dit Mme Laurenty.

--Oh! vraiment, Madame, je crois m’être amusé autant que Jacquot.»

M. Laurenty n’arriva qu’à huit heures. En gagnant son étude, il avait
passé chez le libraire qui donne sur la place d’Armes.

«Je voudrais un livre pour enfants, Mademoiselle.

--Un livre pour enfants? Bibliothèque Rose? ou bien un album? nous en
avons reçu hier de très jolis. Il y a des récits de voyages, et ce beau
volume, voyez, Monsieur, à quarante francs, qui...

--Oh! non! Tenez, Mademoiselle, je prends celui-là. Combien vous
dois-je? Voilà, Mademoiselle. Faites-le envelopper, je vous prie. Oui,
je le laisse. Je passerai ce soir.»

Jacquot attendait son père avec impatience.

«Un livre! oh! Papa! quel bonheur!»

Il ouvrit le paquet, regarda le dos du volume, le feuilleta.

«Ah!... oui...

--Quoi? tu n’es pas content?

--Je suis très content, Papa, mais c’est un vieux livre; Parrain me
l’avait déjà donné il y a longtemps, longtemps! C’est pour les tout
petits garçons. Ça ne fait rien, Papa, j’en ferai cadeau à Henri.»

Il sourit gentiment, mais Mme Laurenty eut aussi un sourire en regardant
son mari,--un autre sourire.

«Ce sont des romans qu’il lui faut, maintenant, à ce gosse? dit M.
Laurenty, du Zola?»

Et il sortit, en battant la porte.




XIX


«Que voulez-vous, mon cher, ce garçon est un mufle!

--Oh! de cela, je suis bien d’accord!

--Il vous a fait des excuses.

--Il n’avait pas d’excuses à me faire: le silence suffisait.

--Eh! vous l’avez vite obtenu!

--Mais si j’entends encore quelqu’un parler sur ce ton, je promets à
celui qui...

--Ne vous échauffez donc pas, Salvert! c’est vraiment superflu! Allons
voir, en haut, la fin de la partie.»

Quelques instants plus tard, un officier de marine se leva de la table
de baccara où il venait d’offrir la «suite» de sa banque, et, prenant
Salvert par le bras, l’entraîna dans la salle de lecture toute voisine.

«Oui, j’étais là, mais, maintenant l’incident est clos. Vous avez mouché
l’individu, un peu vertement d’ailleurs; c’est fini; causons. Écoutez!
le cas n’est guère défendable. Vous entendez souvent parler des Laurenty
sur un ton... léger; que voulez-vous! ils ont été trop imprudents;
alors, si l’on jase... Enfin, je n’en dirai pas plus long! Salvert,
rappelez-vous seulement que nous vous attendons dimanche à déjeuner au
Charlemagne. A bientôt, mon ami.»

Cette scène avait eu lieu, la veille, au cercle de Toulon où Salvert
allait parfois rejoindre quelques amis, officiers de marine ou
d’artillerie, qu’il savait y rencontrer, le soir.

Un passant, étranger au cercle et qui semblait de fort belle humeur,
après un dîner copieux, s’étant permis, devant Salvert, des propos de
forme déplaisante touchant les Laurenty, fut repris par le jeune homme
sur un ton des plus acides. En réponse, il ne sut que bredouiller.

Salvert ne songeait plus à l’incident, quand, le lendemain, il arrivait
à la villa Mireille.

Le très excellent effet de l’aéroplane durait encore, et Jacquot
travaillait double afin que, la leçon finie, M. Salvert l’accompagnât
jusqu’au pré des Pêcheurs pour assurer le vol de l’oiseau. La frêle
machine buterait si facilement contre un mur! Et quel désastre si,
dépassant la route, elle allait se perdre en mer.

Salvert ne voyait plus, dans les yeux de son élève, cette ombre de
douleur qui, lui-même, l’inquiétait si fort et, jamais plus que ce
matin-là, Jacquot ne s’était montré attentif, jamais la leçon n’avait
été mieux sue.

«Maintenant, Jacques, nous pouvons sortir.

--Monsieur Salvert, j’ai quelque chose à vous demander.

--Quoi donc, mon ami?

--Eh bien, voilà! J’ai entendu des mots, comme ça... et je ne sais pas
ce qu’ils veulent dire; des mots, vous comprenez... des mots pas bien...
mais...

--Alors, Jacques, il ne faut jamais s’en servir. Si ce sont des
expressions grossières, il convient de les oublier. Souvent, je vous
mets en garde contre des expressions, usuelles dans le pays, mais
incorrectes; il en va de même des jurons, des trivialités, des phrases
injurieuses ou brutales. Vous les avez entendus, oubliez-les! Vous
pouvez être sûr que le sens en est bas et, par conséquent, inutile à
saisir. Nous sortons?»

Salvert s’était levé.

Les bras posés sur la table, les mains à plat, la tête levée, l’œil
quêteur, Jacquot ne bougeait pas.

«Venez, mon petit!

--Monsieur Salvert, qu’est-ce que ça veut dire: coucher avec? On m’a...

--Jacques, taisez-vous!

--Ah! je vois bien que vous aussi, monsieur Salvert...

--Jacques!

--Vous pensez que c’est un péché.»

M. Salvert ne savait plus que dire. Il se leva, il prit entre ses mains
le visage de Jacquot.

«Vraiment, Jacques, vous me gênez. Cela m’étonne de vous!»

Il pensa que cette phrase ne voulait rien dire, était inutile, était
sotte, n’était pas honnête. Alors il embrassa Jacquot sur le front.

«Mais, monsieur Salvert...

--Allons jouer!»

Jacquot se leva aussi. Il se sentait triste.

«Allons jouer!» murmura-t-il sur un ton résigné.

Et, ce matin-là, pour que tout concourût à gâter la journée,
l’aéroplane, en frôlant un arbre, faussa son aile.

Mais Jacquot ne se doutait pas que l’inattention de Geoffroy Salvert en
était cause.




XX


«Oui, sans doute, Hélène, nous nous sommes aimés, nous nous aimons
encore, mais ce danger dont je parle ne fera que grandir. Vous en
souffrez et, pour ma part, j’aime cet enfant comme s’il était le mien,
alors, je crains que, plus tard, il ne comprenne et que, déjà...

--Non! mon ami! Non! non!»

Mme Laurenty parlait d’une voix nerveuse, comme font les gens effrayés.

«Un enfant peut avoir mal sans savoir ce qui le blesse!

--Georges! De grâce!»

Le docteur Périer leva les sourcils. Il hésitait. Il retenait tant de
paroles!

C’était, au crépuscule, sous les pins. Heure grise: une poussière de
jour brillait encore au sein de l’ombre, mais, bientôt, s’épaissirait le
soir.

«Hélène! Ayez pitié de l’enfant!... Oh! vous pleurez!

--Oui, Georges! mais je pleure sur moi! L’enfant ne m’aime pas! l’enfant
ne m’aime plus! Jadis, il jetait ses bras autour de mon cou, et me
serrait si fort! Oh! je me rappelle tant de petits gestes que jamais je
ne vois, aujourd’hui! Il caressait mes mains, il disait: «Maman! c’est
bon! c’est doux!» Il me racontait des histoires folles et charmantes...
mille autres choses! Et la tendresse de son regard! Maintenant, il n’y
a, dans ses yeux, que de l’étonnement, ou de la gêne, ou presque de la
peur! Mon ami, mon ami, je n’ose plus l’embrasser!

--Ma pauvre Hélène!

--Georges, je suis trop malheureuse! Mon amour! je n’ai que toi!»

Elle se blottissait contre lui, et, le visage levé, tendait ses lèvres.

«Chéris-moi! console-moi!»

Georges Périer l’éloigna lentement, d’un geste tendre:

«Chérissez-le, Hélène! consolez-le!»




XXI


Assis dans un fauteuil d’osier, M. Laurenty fumait le premier de ses
deux cigares quotidiens. On sortait de table; il faisait chaud et M.
Laurenty souffrait de la canicule. Non point qu’elle altérât son humeur,
elle l’améliorait plutôt, mais le laissait sans forces. Il ne se fâchait
pas, n’élevait pas la voix, ne protestait pas, répondait à peine aux
questions. Rien ne l’intéressait plus de ce qui demande un effort. Dans
le salon, tout à côté de la véranda où M. Laurenty fumait, sa femme
recevait un officier de marine. Il n’avait pu se décider à la joindre,
bien qu’il s’ennuyât beaucoup et que cet officier fût, à son ordinaire,
un causeur agréable, mais se lever était trop pénible et se dépenser en
paroles trop compliqué. Fumer silencieusement lui paraissait une limite
d’énergie.

M. Laurenty se demanda comment il emploierait la fin de l’après-midi et
la soirée. Sans doute, vers cinq heures, descendrait-il à Toulon. Au
cercle, il ferait un écarté. Mais ensuite?

La porte de la véranda s’ouvrit doucement et Jacquot entra.

Mais ensuite? Ensuite, il rentrerait au Mourillon vers huit heures et,
comme tous les dimanches, redescendrait en ville après dîner.

M. Laurenty passait rarement la soirée chez lui; le dimanche, surtout,
il avait au cercle ses habitudes, et, plus tard, vers minuit, les
terrasses de café l’amusaient par leurs lumières, leur gaîté, les
rencontres que l’on y pouvait faire.

«Quelle charmante enfant, cette Valentine!»

Il jeta son cigare.

Jacquot, l’air indécis, errait dans la véranda.

Un drôle de gaillard que le précepteur de Jacquot! Il le rencontrait
souvent au café, au bas du Casino, accompagné de jolies filles, au
cercle, parfois au théâtre. Toujours élégant, toujours précis. Gentil
garçon, en somme, mais froid.

«Ça le gêne de me rencontrer en ville!»

D’ailleurs il était froid avec tout le monde.

«Je m’étonne que l’enfant ait pu s’habituer à lui.»

Jacquot s’arrêta devant son père.

M. Laurenty se souvint que c’était la soirée de réouverture du Casino.

«Valentine y sera, je pense.»

Jacquot semblait vouloir poser une question. M. Laurenty le regarda
quelques instants. C’était vraiment là un joli visage. Il lui sourit.

«Papa!...

--Que veux-tu, Jacquot?

--Eh bien, voilà Papa. Mon aéroplane, tu sais que monsieur Salvert...

--Oui, oui, je sais!

--Hier, une branche de pin a troué son aile. Je veux le raccommoder. Si
tu me donnais un peu de ton papier gommé, ce serait fait tout de suite.

--Du papier gommé?»

M. Laurenty avait un rouleau de papier gommé, au fond du tiroir de son
bureau, dans la pièce voisine... Mais se lever par une telle chaleur!

«Je te chercherai ça plus tard, mon petit. Va jouer.»

L’enfant hésita quelque peu, puis il rouvrit la porte:

«Bien, Papa!»

Et sortit.

On ne pouvait tout de même se déranger à chaque instant pour une
fantaisie de gosse! Où cela mènerait-il?

M. Laurenty ferma les yeux. Une sieste serait si agréable! Il lui vint
comme une façon de remords, ridicule à coup sûr! Ce n’aurait pas été un
bien grand travail de sortir du tiroir ce rouleau de papier gommé. Tout
de même, il ne faut pas céder aux caprices d’un enfant.

Malgré la température, M. Laurenty se sentait heureux dans son fauteuil
d’osier. Pour mieux jouir de cette chaude béatitude, il alluma des
cigarettes.




XXII


Ce pin tors et fourchu offrait de trop sérieux dangers. A la branche
morte dont il piquait la brise, l’aéroplane risquait toujours de
déchirer son aile. Il convenait d’aller autre part, et, pour obtenir des
vols satisfaisants, on ne pouvait trouver mieux que le pré des Pêcheurs.
Par malheur, il fallait, quand M. Salvert était absent, demander la
permission de s’y rendre, M. et Mme Laurenty n’aimant pas que leur fils
se commît avec les gamins du quartier.

La licence accordée, Jacquot, embarrassé de son encombrant et léger
fardeau, allait sortir de la villa Mireille. Ayant posé l’aéroplane sur
l’herbe, il voulut ouvrir la petite grille, pour faire passer l’oiseau
avec soin, de biais, sans rien froisser du délicat organisme, mais il
s’arrêta, un peu effaré par l’excessif rayonnement de l’heure et regarda
la route à travers les barreaux.

Le large ruban de poussière brûlait, chauffé au blanc, et les rails du
tramway le marquaient ainsi que d’un double galon luisant et bleuâtre.
Plus loin, un fossé, profond en cet endroit et très malodorant, pour la
suppression duquel M. Laurenty était en litige; plus loin, le talus;
plus loin, un mur, blanc comme linge, coiffé d’éclats de verre; plus
loin, les campagnes étagées; plus loin encore, la montagne grise aux
nobles lignes et, plus haut, la roue divine du soleil.

A l’encontre de son père, Jacquot aimait les jours de belle chaleur, les
bruits métalliques de l’été et ces minutes de vaste silence qui,
parfois, le surprenaient comme un bruit nouveau. Il allait ouvrir la
petite grille, quand un enfant parut sur la route. Il marchait vite,
faisant tourner et chassant devant lui à coups de fouet une grosse
toupie. Il la relançait, la rattrapait, puis, d’un juste cinglon, la
relançait encore, tout droit. Jacquot admira cette adresse. Il n’était
pas capable de gouverner ses jeux aussi proprement. Sa toupie, il l’eût
depuis longtemps jetée contre un mur, à droite, à gauche, n’importe où.

Oh! ces bonds précis! ces claquements du cuir souple!... A cet instant
même, l’enfant eut un geste malheureux et la toupie tomba dans le fossé.
Ce fut tout un drame! L’eau était bien bourbeuse, bien infecte, et le
fossé bien profond! Comment repêcher l’objet? Un matelot, qui passait
sur la route, offrit son aide, mais la branche dont il voulait se servir
était trop courte. On tint conseil. Il semblait impossible, vraiment, de
descendre dans ce trou empesté. Survint alors un marchand de vieux
habits qui gagnait la ville, haillonneux, poussiéreux et cassé. Il
s’arrêta pour savoir ce que l’enfant et le matelot regardaient dans le
fossé noir. Point de perche assez longue... Quelqu’un devait se dévouer.

«Eh! je vais sauter dedans!»

Il posa sur une pierre le sac d’habits qu’il portait, se déchaussa,
releva son pantalon sur de très vieilles jambes, et fit comme il avait
promis de faire. En sortant, il tenait la toupie et la séchait sur le
bord de sa manche.

«Ça pue un peu!» dit-il avec un bel accent de terroir.

Il haussa les épaules, agréa le merci de l’enfant, dit quelques paroles
au matelot, et s’en fut. Bientôt après, sur l’éclatante poussière,
l’enfant relançait sa toupie.

Jacquot avait suivi la scène avec intérêt. Il se baissa pour ramasser
son aéroplane. Là, sur l’aile gauche, se voyait encore la blessure qui,
grâce à de la colle fournie par Gaétan, était pansée tant bien que mal.
Pourtant, le papier gommé eût été d’un meilleur usage, plus léger, plus
sûr. Jacquot s’assit dans l’herbe pour mieux voir la chose. L’oiseau
volerait bien ainsi; il volerait bien... mais Jacquot ne désirait plus
se rendre au pré des Pêcheurs. Il se sentait trop seul; cela ne
l’amusait plus! Et si la déchirure se rouvrait, que de complications!
Non! il resterait à la villa Mireille et se coucherait sous les pins.
Plus tard, Lucienne viendrait peut-être, quand la chaleur serait un peu
tombée, vers cinq heures, toute rose sous un grand chapeau, le nouveau
chapeau bleu ciel. Oui, peut-être...

Jacquot rentra, mit son aéroplane dans le placard de l’antichambre et
gagna un coin d’ombre, au fond du bois de pins, avec un livre
d’aventures, de belles aventures lointaines.




XXIII


Le crépuscule de ce jour descendait parmi de petits nuages roses et
mauves qui composaient un ciel très tendre. Mme Laurenty rentrait d’une
visite dans une campagne voisine. Elle trouva son mari ronflant au fond
du fauteuil d’osier de la véranda. Elle se sentait heureuse: sa robe de
coutil blanc lui seyait, l’après-midi s’était agréablement laissé vivre
(médisances, compliments, cartes et boissons fraîches) et le soir
promettait de la brise.

Debout, très fine, malgré la robe de coutil, un peu hanchée à gauche et
s’appuyant par un bras tendu contre le chambranle de la porte vitrée, sa
silhouette, au seuil de la véranda, était vraiment séduisante.

M. Laurenty s’embrouilla dans un long ronflement, se réveilla, toussa et
regarda sa femme. Elle souriait.

«Le pauvre homme!» pensait-elle.

Tour à tour, elle éprouvait à son endroit des sentiments de haine et des
sentiments de pitié presque affectueuse, de l’agacement et puis de la
condescendance. La veille encore, elle le détestait pour quelques mots
murmurés par Georges Périer, au sujet de Jacquot, mais, dans ce
fauteuil, il avait l’air si pacifique et tellement vaincu!

«Vous dormiez, Julien?

--Eh oui, ma chère! cette chaleur m’abrutit. J’ai même dormi très
longtemps... Oh! quelle toilette charmante! Venez que je vous admire!»

Elle s’approcha:

«Ce coutil vous plaît?

--Vous êtes exquise!»

Il la débarrassa de son ombrelle, de son voile de gaze, de son chapeau.
Jamais il ne l’avait vue aussi printanière, illuminée d’un tel sourire.
Brusquement, il la regarda dans les yeux. C’était là sa femme.

«Asseyez-vous, Hélène; restez quelques instants.»

Tous deux s’assirent, silencieux et songeant. Elle frémit un peu, car il
lui avait baisé les mains, mais, d’abord, ils ne dirent mot. Ils se
sentaient envahis d’une gêne sourde, pris par une sorte d’hésitation,
non point celle qui nous trouble devant un acte précis à entreprendre,
mais celle qui nous saisit devant la vie même, devant une façon d’être
que l’on voudrait et que l’on ne voudrait pas adopter, devant un
sentiment que l’on désirerait rappeler à soi et que l’on a mis en exil
depuis si longtemps! devant le carrefour de deux chemins mal dessinés
l’un et l’autre et dont on ne sait au juste où ils peuvent mener.
Douleur profonde et diffuse, inquiétude où se mêle un remords; ils en
souffraient tous deux; ils n’osaient se le dire.

Et, peu à peu, Mme Laurenty se demanda si elle ne ferait pas bien de
quitter son amant. Ne valait-il pas mieux rompre, et pour toujours?
rompre et tâcher de vivre auprès de cet homme qu’elle n’aimait certes
pas, que jamais elle ne saurait chérir, mais avec lequel, peut-être, un
compromis était possible, en demandant plus de patience, en promettant
plus de douceur? Pourtant, elle aimait son amant; oui, mais lui, ne se
lasserait-il pas? Alors, à quoi bon? A quoi bon souffrir? souffrir en
vieillissant! Oh! l’atroce pensée: vieillir, aimer encore et n’être plus
aimée!

Cependant, M. Laurenty, les yeux à demi clos, évoquait la double image
de sa femme et de son enfant. Il se souvenait aussi d’un vieux rêve,
d’un très vieux rêve de jadis: se marier avec une jeune fille qu’il
aimerait, avoir d’elle un garçon bien portant, d’humeur avisée, qui lui
ferait honneur; vivre ainsi, paisible, vivre ainsi et vieillir sans en
demander davantage. Son rêve de vingt ans! Or, il l’avait vécu sans
voir, comme fait un aveugle, sans entendre, comme un sourd, sans savoir,
ah! Dieu! sans savoir! et, peut-être, demain, mourrait-il! Une sueur lui
glaça le front. Il pensa que, depuis quelque temps, il s’alourdissait
beaucoup. Son père était mort d’un coup de sang, très jeune. Il le
revoyait, le soir de l’accident, étendu par terre, la face violette et
boursouflée. Finirait-il ainsi, sans avoir joui de rien? Car le cercle,
le casino, les cafés, les charmantes filles de Toulon l’amusaient bien,
sur le moment, mais leur souvenir l’ennuyait. Alors, ne pourrait-il,
sans trop se découvrir, sans grandes scènes, sans rien manifester, se
rapprocher de sa femme, connaître un peu ce beau gamin qui était son
fils, rester un peu chez lui, vivre enfin le rêve de ses vingt ans! Et,
par exemple, pourquoi ne passerait-il pas auprès de sa femme et de
Jacquot la soirée de ce jour? Valentine ne l’attendait pas, en somme...

Prudemment, presque honteusement, il reprit la main nerveuse et longue
qui reposait sur la jupe de coutil blanc. Il la baisa de nouveau et se
sentit devenir très rouge.




XXIV


Jacquot passait au pied de la villa. Dans la prairie, Gaétan brandissait
une vanne de fer et coupait l’eau des rigoles avec un grand bruit de
cailloux froissés.

«Bonsoir, Gaétan!

--Bonsoir, monsieur Jacquot! Eh bien? il a volé, votre machin?

--Non, Gaétan, je n’ai pas essayé; il faisait trop chaud.»

D’ailleurs, pourquoi n’avait-il pas lancé son... machin, comme disait
Gaétan? Il ne s’en souvenait plus.

M. Laurenty entendit la voix de Jacquot et s’approcha de la fenêtre:

«Viens donc ici, mon petit!»

Et, tout de suite, il ouvrit son bureau pour prendre le rouleau de
papier gommé.

«Tiens, Jacquot! voilà ce que tu demandais. J’avais tellement sommeil
quand tu es venu à deux heures!

--Oh! merci, Papa! mais je n’en ai pas besoin, maintenant. C’était pour
l’aéroplane. Gaétan m’a donné de la colle et j’ai bouché le trou avec un
morceau de journal.

--Tant pis!»

M. Laurenty rejeta le rouleau au fond du tiroir.

Sa femme caressait le visage et les cheveux de l’enfant.

«Tu es beau, mon petit! tu as de bonnes couleurs!»

Jacquot regardait plus loin, par-dessus l’épaule de sa mère.

Elle le prit dans ses bras, l’assit sur ses genoux. Qu’il était lourd!
qu’il était grand! Elle le berça, mais il ne se laissait pas aller, il
résistait presque: il n’avait pas l’habitude.

«Je ne sais plus l’aimer!» pensa-t-elle.

Quelques instants, elle souffrit cruellement.

«Tu m’aimes?

--Mais oui, Maman!»

Pourquoi lui demandait-on cela?

M. Laurenty s’était approché:

«Et moi, tu m’aimes aussi, mon gros garçon?

--Bien sûr, Papa!»

Et il rit, comme d’une plaisanterie.

Son père, s’il avait dit une sottise, se fût senti moins gêné. Il
semblait que l’enfant se défendait contre eux. Fallait-il donc apprendre
à se faire aimer par son propre fils?

Mme Laurenty posa des questions à Jacquot. Il répondait avec calme, de
façon polie, un peu trop polie. De temps en temps, le père hasardait un
mot. Que fallait-il faire? Lui donner quelque chose? Mais que
désirait-il? Lui parler? Mais de quoi? de quel sujet? A quoi
s’intéressait ce petit étranger que sa mère ne savait pas bercer et qui
riait des paroles de son père?

Mme Laurenty venait de s’apercevoir que les souliers poussiéreux de
Jacquot salissaient sa jupe blanche. D’une voix très douce, elle le lui
fit remarquer:

«Va te changer, mon petit!»

Pour atténuer encore la phrase, elle aurait aimé embrasser l’enfant,
pour qu’il ne pût croire à un reproche, mais Jacquot s’était si vite
dégagé!

Que lui voulait-on? Son père l’appelait, sa mère l’asseyait sur ses
genoux. Et, s’il salissait la jupe de coutil, l’avait-il fait exprès?
Une autre fois, avant d’entrer, il se serait épousseté sans qu’on le lui
dît, mais on l’appelait. Alors? Et, maintenant, ils allaient le gronder!
procédé bien connu! Il partirait avant l’orage.

Jacquot sortit; il ferma la porte doucement mais il sortit vite.

M. et Mme Laurenty restèrent silencieux, agacés l’un et l’autre. Ils se
sentaient mécontents, mal à l’aise, écorchés. Pourtant, M. Laurenty fit
encore une tentative.

«Hélène! ne pensez-vous pas...»

Qu’allait-il dire? Il ne savait pas, au juste. Il y avait quelque chose
à dire! Quoi donc? On ne trouve jamais, tout de suite! Ah! qu’il se
sentait troublé!

Quelques minutes passèrent, lugubres, dans un silence épais. M. et Mme
Laurenty se reposaient de leur effort. Ils avaient tenté de se dégager,
ils ne tentaient plus rien, ils ne luttaient plus, ils ne voulaient
songer à rien, ils devenaient lâches, ils renonceraient bientôt.
Lentement, sûrement, l’ancienne habitude les reprenait, les entravait,
leur mettait son bâillon, ses chaînes, ses menottes; presque libres, un
instant, ils se retrouvaient esclaves. Dans peu de jours, sans doute,
goûteraient-ils à nouveau l’agrément de leur servitude. Rentrer en
prison! la vie les y invitait comme de toute part. Dans la geôle! Encore
un pas, un pas facile, presque une glissade.--Ils entendirent l’un et
l’autre une façon de bruit de clef.

«Hélène!

--Eh bien?»

La voix était hargneuse, coupante. Mme Laurenty songeait à Georges
Périer; son mari l’interrompait sans raison. Elle se souvint de la
brusque sortie de Jacquot.

«Vraiment, les manières du petit deviennent bizarres!»

M. Laurenty ne dit mot. Valentine ne manquait pas d’un certain charme.
Ce soir-là, Salvert dînant à la villa, ils pourraient, après dîner,
descendre tous deux jusqu’au casino. Pour répondre à sa femme, il eut un
geste de parfaite indifférence.

«Que voulez-vous, mon amie! cet enfant a un sale caractère!»




XXV


Jacquot, un peu troublé, quitta ses parents. Il resta quelques minutes,
debout dans l’antichambre de la villa, en se mordant les ongles, puis,
brusquement, il sortit et s’arrêta encore pour regarder le jardin. Là,
devant, il y avait la mer qui fonçait avec le soir; tout près, à droite,
les plates-bandes s’étendaient, roses, d’un rose très sombre, et cela
sentait bon.

Pourquoi ses parents voulaient-ils?...

Non! non! pas maintenant! plus tard! Il y penserait plus tard.

Alors, tout à coup, Jacquot se mit à courir, très vite. Il courut à
perdre haleine, comme il faisait quand, vers la fin d’une partie, il
devait, à toute force, attraper un adversaire qui se rapprochait du but.
Il courait comme un fou. Le vent lui soufflait dans la figure.

«Ho! ho! je vais toucher le but! Ho! Lucienne! Henri! ho! ho!»

Il criait de toute sa voix, parce que c’était amusant, parce qu’il
fallait crier, crier fort, crier plus fort!

Clair dans son costume de toile bise, avec un foulard rouge autour du
cou, il dessinait une rapide et charmante image de la joie d’un enfant.
Et le crépuscule mauve, autour de lui, était si tendre! et la mer
violette chantait si doucement! et quelques oiseaux... ah! ces oiseaux!
et dans tout le jardin se répandait un parfum de fleurs, pénétrant,
suave, divers, mais où dominait encore la royale odeur des roses mûres.

«Ho! ho! prends garde. Lucienne! Ho! ho!»

                   *       *       *       *       *

Oui, ce soir-là, je l’ai vu! J’ai vu le petit Jacques Laurenty courir
dans le beau crépuscule, en poussant des cris de joie. Mais il ne savait
pas qu’il fuyait: il croyait courir vers quelque chose. Il ne savait pas
qu’il fuyait la douleur, car elle ne se donnait même pas la peine de le
poursuivre; elle était trop sûre de l’atteindre. Déjà, dans l’ombre,
tout auprès, elle lui tendait ses longues mains accueillantes.

                   *       *       *       *       *

«Ho! ho! je touche!»

Jacquot courait encore, il courut jusqu’à la pinède et là, le cœur
battant, les joues en feu, saisit un pin à bras le corps. Le but! le
but! il avait touché le but! à ce pin-là! puis, mollement, n’en pouvant
plus, il se laissa couler à terre.

L’ombre avançait sous les branches; ce serait bientôt la nuit.
L’horizon, rouge, au loin, devenait pourpre; les larges flaques de sang
qui tachaient le sol se fondaient dans la poussière et le brun des
brindilles. Dans un coin, ce petit tas de toile bise, tout haletant,
qu’était Jacquot, s’apaisa. Il y eut quelques minutes de calme parfait,
de silence plat, puis, une brise courut, légère et douce encore, mais
plus fraîche, et, comme si la nuit l’eût touché soudain, le bois entier
se mit à frémir.

Jacquot se dressa lentement sur un coude et regarda autour de lui.

Il se sentait inquiet. Il voulait rentrer à la villa, mais la pensée de
ses parents lui revint aussitôt et il ne sut plus que faire. A la
manière de certains problèmes d’arithmétique très difficiles et qui
absorbent toute l’attention, cette pensée de ses parents le gênait. Il
ne comprenait pas. Cela lui donnait mal à la tête d’y songer, cela le
rendait malheureux. Ce problème-là, il ne savait par où le prendre.
Mais... mais n’était-ce pas ce soir que M. Salvert devait dîner à la
villa? Il lui avait même promis d’arriver tôt! Causer avec M. Salvert,
voilà qui arrangerait tout! Jacquot avait juste le temps de s’habiller
et de se laver les mains. Il rentra en toute hâte par les allées
obscures du jardin.




XXVI


«Alors, monsieur Salvert, qu’est-ce qu’il faut que je fasse?»

Perplexe, Jacquot attendait la réponse. Il avait rencontré son
précepteur à la grille de la villa et, tout de suite, s’était débarrassé
de son lourd fardeau. Même quand l’heure du dîner est proche, on a
toujours le temps de se laver les mains, et d’ailleurs, si elles ne sont
pas trop sales, on ne se les lave pas. Il est mille choses plus
importantes: Jacquot attendait la réponse de M. Salvert.

Le jeune homme prit l’enfant par les épaules et le tint tout près de
lui, puis il parla d’une voix très douce, très lente:

«Peut-être, mon petit, vos parents souffraient-ils, et vous ne les avez
pas consolés. Il y a des choses qu’il ne faut pas dire, Jacquot! «Maman
ne m’aime pas!» quelle idée! quelle idée saugrenue! Allons! changez-moi
cette figure! Sans doute vos parents avaient-ils du chagrin. Ils n’ont
pas fait attention à ce que vous leur disiez. Si tendrement qu’ils vous
aiment, vous n’êtes pas la seule préoccupation de leur vie. Et, parce
qu’ils ne vous ont pas répondu tout de suite, vous êtes parti. Oui, en
somme, vous êtes parti. Bien plutôt deviez-vous rester pour les consoler
un peu. Il faut toujours consoler ceux qui souffrent.»

Quelques instants, il parla encore sur le même ton, mais à lui-même, il
se disait:

«Je fais un tour de jonglerie. Jusqu’à quand cela va-t-il réussir? Je
lui dis de consoler les autres; moi, je ne le console pas, je l’égare.»

Salvert était mécontent de sa méthode. Bientôt, il quitta l’enfant et
gravit les marches de la villa pour aller dîner.

A table, Jacquot fut silencieux. La conversation ne l’intéressait pas.
On discutait les élections. Souvent, les causeries, même ennuyeuses, des
grandes personnes ont quelques moments drôles. Dans celle-là, il ne
voyait rien qui pût l’amuser. Le mieux était donc de se taire, de penser
à autre chose. Jacquot réfléchissait et cela occupe beaucoup. Jacquot
réfléchissait à l’une des phrases de son précepteur: «Il faut toujours
consoler ceux qui souffrent.»

Après le dîner, M. et Mme Laurenty s’assirent sur la terrasse pour
prendre le café. Deux cigares firent dans l’ombre des points rouges et
Jacquot descendit dans le jardin, car il en avait assez d’entendre
parler des avantages de la représentation proportionnelle.

Une nuit tiède et très noire offre des plaisirs merveilleux. Elle est
plus jolie sans doute avec la lune, mais alors, on ne peut avoir
l’impression charmante de se perdre, de se perdre pour rire, bien
entendu, car le jardin, le bois et le chemin de ronde sont connus de
Jacquot. Il faut qu’il aille voir son ami Leduc qui monte la garde à la
limite du fort. Pour se rendre là-bas (c’est à quinze pas), il fera un
grand détour sous les pins. Il veut réfléchir quelques instants de plus.
A la fin du repas, il a surpris le regard de sa mère; il a fait le geste
d’envoyer un baiser. Mme Laurenty a considéré Jacquot longuement, puis
elle a souri. Pourtant, elle souriait comme si... comme si elle avait
mal. C’est drôle que des gens puissent sourire comme s’ils avaient mal!

Et Jacquot entre dans le bois de pins qui vraiment est très séduisant à
cette heure. Dans les branches passe un bruit sourd, le bruit que l’on
fait en parlant bas. Ce sont peut-être les oiseaux, ou bien la brise. Au
pied de la falaise, la mer froisse les galets, mais on l’entend à peine,
il faut prêter l’oreille. Jacquot ne pense plus à la souffrance de ses
parents. Il s’est perdu dans la grande forêt. Là-bas, sur la montagne,
il trouvera le condor dans son nid. Ne l’effarouchons pas! le bel oiseau
s’envolerait! Un rat vient de passer! Jacquot n’a pas crié, parce qu’il
est brave, mais ce sont là, tout de même, des émotions bien
désagréables. Où se trouve le camp des Indiens? Il les verra danser, le
tomahawk au poing. Oh! les affreux visages couverts de peintures! et ces
plumes rouges! ces verroteries! Qu’il est doux de marcher dans un
sentier que l’on ne voit guère! Voilà une lanterne, celle du fort; il
faudra prendre garde de ne pas se heurter aux fils de fer de la clôture.
Leduc doit être là. Jacquot va l’appeler, tout bas, tout bas! On parle
bas quand il fait sombre.

«Leduc! Leduc! c’est moi, Jacquot!

--C’est vous, monsieur Jacquot!»

Jacquot s’approche. Qu’y a-t-il donc? Il a surpris son ami Leduc, debout
sur le bord du sentier de ronde, et qui pleure.

«Qu’avez-vous, Leduc?

--Oh! c’est rien, monsieur Jacquot.

--Vous avez du chagrin, Leduc!

--C’est rien, je vous dis, monsieur Jacquot! Pardon, je suis un
imbécile!

--Leduc! il faut me raconter. Moi aussi, j’ai eu du chagrin, beaucoup!
souvent!

--Et j’aurais pas dû vous laisser voir que je pleurais.

--Qu’est-ce que ça fait, Leduc! puis... je ne suis plus un petit garçon;
je comprends les choses.

--Pas tout! et c’est impossible! Vous êtes trop jeune, monsieur
Jacquot.»

Un gros sanglot l’étouffait; il se mit à tousser. Il s’essuya les yeux
et hocha la tête d’un air mécontent. Il n’aurait pas dû pleurer devant
ce gosse.

Jacquot s’était éloigné de quelques pas. Il n’avait pas peur, mais
craignait de se montrer indiscret. Les leçons de M. Salvert portaient
leur fruit; il y pensait souvent.

Leduc, en s’essuyant les yeux, eut encore un sanglot, presque un sanglot
d’enfant, que Jacquot reconnut: il avait pleuré ainsi. Profondément ému,
il murmura:

«Leduc! racontez-moi...»

Mais une voix criait au fond du jardin de la villa:

«Jacques! Jacques!

--Tiens, dit Leduc, on appelle chez vous.

--Jacques, rentrez vite!

--J’y vais! j’y vais!»

Ce cri! cela changeait tout. Il faisait moins sombre, maintenant. Quand
il fait sombre, on parle à voix basse.

«Rentrez, monsieur Jacquot, dit Leduc. Vos parents vous appellent.

--C’est pas mes parents, c’est mon précepteur. Oui! oui! j’y vais,
monsieur Salvert! cria-t-il. Bonsoir, Leduc!»

Il lui serra la main.

«Et puis, Leduc, ajouta-t-il, j’aimerais vous embrasser.

--Oh! vous êtes gentil, monsieur Jacquot!»

Leduc appuya son fusil contre la guérite, prit l’enfant par les épaules,
entre ses deux fortes paumes, le souleva, très haut, à bras tendus, et
le regarda.

Oh! il avait bien de la reconnaissance pour ce petit, si honnête!

Puis il l’attira vers lui, l’embrassa sur les deux joues et le reposa
doucement à terre.

Jacquot s’amusait d’être ainsi manié.

Leduc ne pleurait plus.

«Vous êtes bien bon, vraiment, monsieur Jacquot, dit-il, vous m’avez un
peu consolé.

--Tant mieux, Leduc. Bonsoir. A bientôt.»

Jacquot partit en courant.

«Tu es resté dehors bien tard, Jacquot, lui dit Mme Laurenty, quand il
rentra dans le salon. Tu n’es pas assez couvert.

--Oh! Maman! il faisait si beau!

--Va te coucher, mon petit!

--Bonsoir, Papa; bonsoir, Maman; bonsoir, monsieur Salvert. A demain
matin!»

Il monta dans sa chambre, il se coucha; puis, quand il eut, en enfonçant
sa tête dans l’oreiller, retrouvé l’ombre, l’ombre où l’on parle bas, il
revit Leduc, il l’entendit pleurer.

«Leduc a un gros chagrin, murmurait-il; Leduc a un affreux chagrin.»

Il aurait voulu ne plus penser à autre chose, mais, comme il se sentait
très fatigué, bientôt le sommeil le surprit et vint sécher quelques
larmes qui avaient glissé sous les paupières closes.




XXVII


Le jour suivant fut radieux. Le soleil eut tôt fait de boire les brumes
grises que l’aube laisse en passant. Dès le premier matin, il régna,
omnipotent et rouge, dans un ciel sans nuances. Les brises défaillirent
devant tant de splendeur et les oiseaux restèrent cois.

On se plaignait beaucoup à la villa Mireille, Mme Laurenty d’une
obsédante migraine et son mari d’étouffements. M. Salvert, quand il
arriva, vers trois heures, paraissait accablé. Il faisait trop beau.
Seul, Jacquot aimait ces après-midi brillants dont il ne sentait ni la
rigueur ni l’oppression. Il vivait mieux, il vivait davantage; regarder
la miroitante mer était pour lui un délice, respirer l’air plein de
parfums le ravissait. Sa leçon finie, il gagna le petit bois, voulant
revoir Leduc qui devait prendre sa garde sur le sentier du fort.

Il le trouva, faisant les cent pas. Leduc regardait droit devant lui.
Tout d’abord, il ne parut pas apercevoir Jacquot; puis, soudain, ce fut
comme s’il se réveillait.

«Ah! monsieur Jacquot! c’est vous!

--Bonjour, Leduc! je viens causer avec vous. Ça ne vous ennuie pas?

--Bien sûr que ça ne m’ennuie pas! Mais faites attention au soleil; ne
restez pas là! Tenez, monsieur Jacquot, asseyez-vous sous ce pin.»

La place était bonne; Jacquot s’y installa.

Il y eut un instant de silence.

«Alors... dit Jacquot. Alors, Leduc...

--Alors, Monsieur, dit Leduc en parlant très vite et d’un air agité,
alors, j’ai été un imbécile, et je vous demande pardon. J’aurais pas
dû... oui, j’avais du chagrin, mais...

--Oui, Leduc... oui, Leduc...»

Un sentiment de gêne étrange naissait entre eux. Parler de ces choses,
en plein soleil! Leduc se reprochait d’avoir laissé voir sa douleur;
aujourd’hui, il souffrait davantage encore, mais il ferait attention!
Oh! oui! Ce gosse si gentil qui venait, comme ça, causer avec lui, un
soldat, et... Leduc rougit. Il lui semblait avoir dit des choses pas
propres devant le petit monsieur qui le regardait de ses yeux tristes.
On ne l’y reprendrait plus! Et Jacquot, d’autre part, ne savait que
dire. Au cours d’une conversation entre grandes personnes, il se sentait
parfois de trop. C’était tout à fait la même chose. Mais il ne voulait
pas s’en aller, cette fois; il se trouvait bien au pied de l’arbre noir,
dans ce pan d’ombre bleue. Jacquot s’allongea sur les brindilles, la
tête posée près d’un romarin. La mer scintillait durement, là-bas; le
ciel était plein de feux; tout cela l’éblouissait, comme aussi le petit
sentier, d’un blanc de farine contre la verdure sombre des buissons et
le coin de la falaise, si rouge. Tout cela l’éblouissait sans lui faire
mal. Il éprouvait une espèce de contentement physique, d’heureuse
langueur. Non, il n’avait plus aucune envie de parler. Et comme Leduc
semblait grand, debout à quelques pas de lui, la tête renversée, la
bouche entr’ouverte, les yeux fous! Jacquot eut peur, un instant, des
yeux de son ami et ferma les paupières.

Leduc avait appuyé son fusil contre la guérite: il sursauta, le bruit
l’ayant étonné dans ce grand silence de lumière. Il regarda autour de
lui.

«Tiens, monsieur Jacquot s’est endormi.»

Il ne bougea plus, il considéra l’enfant vêtu de toile blanche, couché
dans l’ombre du pin.

Jacquot sommeillait à demi, la tête au frais, les pieds dans la chaleur.
Il ne pensait plus à rien qu’à goûter le plaisir du moment. Certes, il
ne bougerait pas.

Leduc regardait toujours Jacquot.

«Si je voulais le lui dire, je saurais pas tout de même... je saurais
jamais.»

Il se mordit la lèvre.

«Et puis, ça serait un beau tour de cochon!»

Leduc se voila les yeux; le brasillement de la mer l’étourdissait. En
cet instant, s’il avait pu contempler un paysage de son pays! n’importe
quoi: un mur, un chêne mouillé par l’averse, un coin de roche baigné
d’écume, quelque chose qui lui fût fraternel, qui lui fût familier. Oui,
cette côte d’un éclat si dur l’épouvante. Dans le flamboiement du jour,
il est seul, tout seul. Jamais le soleil n’a eu tant de splendeur,
jamais il n’a paru en si prestigieux apparat. Ses rayons heurtent le
regard, pénètrent la chair, obsèdent l’âme. Le décor est celui d’un
triomphe. En vérité, l’astre monte dans le ciel comme pour affirmer
toute sa gloire en tout son lustre, mais, s’il occupe le monde entier de
sa flamboyante apparence, à l’homme il n’est plus rien qu’un étranger
dédaigneux, hostile et fier. Cela, Leduc le sent vaguement, et tant de
soleil lui fait peur.

Dans ce pays brûlant, personne à qui se confier, personne à qui dire sa
peine! S’il allait à l’église, tout là-bas, en ville, cette église, il
ne la reconnaîtrait pas, et puis, c’était bon dans le temps, chez lui;
maintenant, il ne saurait plus. Il n’entrera dans une église que pour se
marier. Se marier! Son cœur se met à battre fort; l’image de Jeanne lui
revient; il voit Jeanne sourire, et son angoisse reprend, plus âpre,
plus atroce, plus impérieuse.

Leduc regarde encore Jacquot étendu dans l’ombre du pin noir.

Or, Jacquot reste sur les rives du sommeil. Il garde encore du monde une
conscience obscure, mais un songe le baigne déjà de son onde bleue, le
caresse, l’attire, et Jacquot ne se défend pas.

Leduc regarde Jacquot.

«Il dort, songe-t-il. Ah! monsieur Jacquot! que vous êtes heureux de
pouvoir dormir! Moi... bientôt...»

Jacquot respire paisiblement.

«Ah! qu’elle me fait de la peine! qu’elle me fait de la peine!»

Se confier à quelqu’un, c’est là son plus grand désir. Leduc soupire.
Faire partager sa détresse! Il lui semble qu’il aurait moins mal,
peut-être, qu’il y verrait plus clair. A voix basse, il murmure:

«Si vous saviez, monsieur Jacquot!»

Jacquot n’a pas bougé.

«Il dort», pense Leduc.

Alors, debout devant le petit corps étendu, il parle d’une voix basse et
prudente, à peine sensible, mais il parle. Ce murmure maladroit vaut
mieux qu’une pensée, c’est presque une confidence.

«Vous comprenez, monsieur Jacquot, j’ai bien du chagrin à cause d’elle.
Elle me fait des misères. Elle ne veut pas que nous soyons amis, elle et
moi... mari et femme, comme qui dirait. Il y a des autres gens avec qui
elle est amie, et alors... alors, j’ai le cœur bien gros!»

Jacquot nage dans une belle onde verte qui glisse doucement contre lui.
Il va vers la droite, il va vers la gauche, il monte, il descend; c’est
doux, c’est tiède, c’est délicieux.

«Oui, dit Leduc à voix basse, vous comprenez, monsieur Jacquot, chaque
fois que je descends en ville, je vais la voir, et, souvent, elle n’est
pas gentille. Elle me dit des mauvaises paroles... non, pas des
mauvaises paroles, mais des choses, comme ça, qui font de la peine. Elle
a d’autres amis... un autre ami... c’est pas bien.»

Il s’émeut à ses propres paroles.

«Vous comprenez, monsieur Jacquot... et il y a des jours où je peux pas
descendre en ville: c’est loin, la rue du Canon; elle habite au 21,
maintenant, chez sa tante. Oh! voyez-vous! c’est terrible, quand on aime
une femme, de ne pas savoir ce qu’elle fait! Je ne suis jamais sûr! et
je l’aime! oh! je l’aime!... de tout mon cœur! je voudrais être près
d’elle tous les jours... tout le temps... et l’embrasser aussi, tous les
jours... tout le temps! Ah! c’est plus fort que moi!»

Leduc parle maintenant à voix haute et gesticule.

«Elle est jolie, monsieur Jacquot! elle est jolie! si vous saviez! Dans
mon pays, il y en a de belles, mais pas comme celle-là! Ça finira mal,
si elle ne veut pas m’épouser! Quand elle me parle gentiment, je vois le
paradis! Mais c’est plein de sales filles, à Toulon, alors j’ai peur
qu’on lui donne des mauvais conseils, n’est-ce pas, et puis les hommes
lui courent après! Ah! si je tenais le cochon qui l’empêche de
m’épouser! ah! si je le tenais, ce cochon-là!»

Jacquot nage toujours dans l’eau tiède et verte; des paroles de Leduc,
il entend peu de chose, bien que les dernières aient été criées plutôt
que dites; mais, à cet instant, une pomme de pin tombe tout près de sa
tête et rebondit sur une pierre. Jacquot traverse d’un élan l’eau
d’émeraude et touche le soleil en ouvrant les yeux.

Oh! qu’y a-t-il? qu’y a-t-il donc?

Cette expression, Jacquot la connaît déjà! il la revoit en ce moment,
mais son souvenir est plus lointain. Jadis... il dormait comme
aujourd’hui, il entend parler, il se réveille, et son père avait cette
expression-là! oui, cette même expression-là!...

Jacquot a poussé un cri d’effroi, et, comme pour y répondre, Leduc lui
dit:

«Eh bien! Monsieur, si vous y passez jamais, au 21 de la rue du Canon,
vous pourrez le lui dire, à Jeanne, que j’en ai assez, que c’est trop
vilain de faire des misères, comme ça, à un homme; que j’en ai
par-dessus la tête, que ça finira mal, oui, que ça finira mal! 21, rue
du Canon! vous entendez! 21, rue du Canon!...»

Jacquot s’est levé. Il recule à petits pas dans le bois de pins. Il a
peur; il recule toujours; il ne quitte pas des yeux Leduc qui lui parle,
sans le voir, dirait-on, qui parle si fort, qui parle en tremblant
quelquefois et puis qui crie, et dont le regard est fixe, terrible comme
le regard d’un homme très en colère, très, très en colère, et dont les
poings sont fermés.

Brusquement, Jacquot se retourne et s’enfuit.

Leduc voit une forme vêtue de toile blanche disparaître dans le petit
bois.

«Qu’est-ce que j’ai dit? Oh! là! oh! là! qu’est-ce que je lui ai dit, au
gosse!»

Leduc titube, à la façon d’un homme saoul.

«Qu’est-ce que je lui ai dit!»

De rage, il se mord le poing, puis il pleure.

Dans le jardin de la villa Mireille, assis sur le banc de pierre,
Jacquot pleure aussi.




XXVIII


Voici une partie bien engagée: l’air est doux, le soleil brille, il fait
bon courir, se cacher dans les bosquets, grimper aux arbres, puis courir
encore, et ce bon Henri qui, d’ordinaire, n’invente pas grand’chose, a
trouvé une cachette nouvelle; mais, si passionnants que soient ces jeux
quand on s’y livre, Jacquot ne s’amuse pas. Il joue mal, il ne joue
guère. Il ne se laisserait pas attraper, oh! non! Quand il court, il
court bien et le choix de ses cachettes est toujours imprévu et
judicieux, mais, que voulez-vous! le cœur n’y est pas! Tapi derrière une
palissade, près de Lucienne, il oublie de surveiller les alentours, de
cet œil d’épervier auquel rien n’échappe, il ne se jette plus à terre
pour écouter, l’oreille collée au sol, suivant les conseils des livres,
les pas de l’ennemi; Jacquot se laisse aller à de vagues songes, il ne
fait pas attention et déjà Lucienne s’en étonne.

«Qu’est-ce qu’il y a, Jacquot? C’est pas de ma faute, tout de même, si
je n’ai pas touché le but, la dernière fois!

--Mais non! mais non!»

Il répond avec un peu d’impatience. Lucienne ramène tout à soi. Elle
n’est pour rien dans la tristesse de Jacquot; elle s’inquiète pourtant
et se tourmente. C’est très gentil, mais... Oh! qu’on le laisse
tranquille! qu’on le laisse tranquille! et pas de questions, surtout!

Mécontent, Jacquot s’était assis sur un banc avec Lucienne. Lucienne se
tenait tout près de lui, tout près. Mme Laurenty parut. Elle
accompagnait le docteur Périer jusqu’à la grille de la villa.

«Regardez les enfants, dit-elle, là, sur le banc. Ils ont l’air de
petits amoureux!»

Et le docteur Périer eut un de ces bons sourires tendres qui ravissaient
toujours Jacquot.

Ils passèrent.

«Alors, Jacquot, dit Lucienne, tu n’es pas fâché, dis?»

Il l’embrassa pour la rassurer tout à fait.

Une heure plus tard, Jacquot gagnait la salle d’étude, pièce claire et
grande, au premier étage de la villa. Il devait, avant le soir, finir
une composition française, une narration, et la remettre à M. Salvert,
le lendemain. Il y avait déjà travaillé, la veille. Le sujet était
difficile. A première vue, cela semblait tout simple: _dites ce que vous
pensez du printemps_! Dites ce que vous pensez du printemps! Jacquot
n’en pensait plus rien et restait assis devant son papier, à regarder le
ciel et la mer dans le cadre de la fenêtre.

Il avait parlé des fleurs qui s’ouvrent à cette époque et des oiseaux
qui chantent. Il avait même décrit le jardin de la villa, plus nuancé,
plus vert, et qui embaume, et qui semble revivre et qui paraît plus
beau.

_Au printemps, les petits lézards gris sortent sur les marches du
perron. Ils ont l’air tout content de se promener, parce qu’ils sont
forcés de rester dans leurs trous quand il fait froid. Quand il fait
très froid, peut-être qu’ils s’endorment comme les serpents. Alors..._

La narration s’interrompait là. Jacquot n’était pas très sûr de sa
dernière phrase. Les lézards s’endorment-ils vraiment comme les
serpents? N’en avait-il pas vu très souvent, l’hiver, se tortiller au
soleil? N’importe! et, d’ailleurs, il n’aurait qu’à se renseigner auprès
de M. Salvert avant de lui livrer son œuvre.

Maintenant, il fallait finir. Il reprit sa plume, songea, fit un petit
dessin dans la marge, poussa un soupir, grignota le bout de son
porte-plume... Il ne trouvait rien.

Le printemps... le printemps... Jacquot avait lu dans les livres que le
printemps était la saison de la joie. Il pourrait toujours mettre cela.
Il barra d’un trait le mot: _alors_, puis écrivit:

_Tout le monde est content quand vient le printemps, parce qu’on aime à
voir de jolies choses et que le printemps est joli. Le printemps est la
saison de la joie. Le printemps est la saison de l’amour._

Cela aussi, Jacquot l’avait lu. Dans quel livre? Il ne s’en souvenait
pas.

Il s’arrêta soudain, n’ayant plus envie de travailler, se souciant peu
de sa narration. Il se répétait la dernière phrase qu’il venait d’écrire
et son dernier mot, ce seul mot: _amour_. Il posa son porte-plume et se
prit la tête dans les mains; une mèche de cheveux lui tombait sur le
front. Il fermait les yeux, parce que, là, devant, le ciel était très
rouge de tout son soleil couchant et parce qu’il voulait songer, être
seul en lui-même. On n’a qu’à fermer les yeux et se boucher un peu les
oreilles pour être seul. Des idées errantes, des souvenirs presque
oubliés se pressaient autour de lui, le harcelaient, dansaient,
faisaient tourbillon.

Il ne ressentait rien qu’un grand trouble. Il n’aurait pas su dire, au
juste, de quoi il souffrait, quelle était son inquiétude, son effroi,
son angoisse; il n’aurait pas su expliquer, mais un flux de larmes
montait à ses yeux et, derrière les paupières closes, les yeux restaient
secs. Oh! cette foule de souvenirs dans sa cervelle, et ces phrases et
ces mots qui semblaient écrits en lui, qui se reconnaissaient, qui se
réunissaient, puis se tenaient l’un à l’autre comme des personnes qui se
tiennent par la main!

Jacquot tremblait de peur. Il n’en pouvait plus, il se rendait; son
pauvre cœur battait la chamade.

Aimer. Amour. Amoureux. Amant.

D’abord, ces mots-là, ces mots qu’il avait entendus si souvent et qui,
tout à coup, devenaient terribles.

Oh! il se souvenait! Son père avait dit, un jour, en fumant son cigare:

«Hélène, on m’en a raconté une bien bonne, au cercle. Il paraît que le
petit Soulac est l’amant de Mme Deforge!»

Jacquot se rappelait la phrase avec précision. Sa mère avait d’abord
froncé le sourcil.

«Faites donc attention, Julien!»

Ça, c’était pour lui. Puis elle avait souri d’un air méprisant.

«Si l’histoire est vraie, elle rend plus ridicule encore son air
pimbêche et pudibond. D’ailleurs, je l’excuse: le mari de Charlotte
Deforge est si bête!

--Ce n’est vraiment pas une raison, ma chère!» répondait M. Laurenty
avec une grimace ironique.

M. Soulac était donc l’_amant_ de Mme Deforge. Jacquot les connaissait
tous deux; mais, d’autre part, à la cuisine, on avait parlé de M. et Mme
Laurenty de la même façon. Julie, la femme de chambre, se servait de ce
mot: _amant_. Tant de phrases encore lui revenaient à l’esprit:

«Je les ai vus s’embrasser. Ils ne se gênaient pas!

«C’est son amant!

«Il faut être aveugle pour ne pas s’en apercevoir!»

«Le pauvre gosse! Heureusement qu’il ne comprend pas!»

Il s’agissait de sa mère, de son parrain, de lui-même. On entend tout,
par ce soupirail qui donne sur la cuisine!

Un autre jour, Gaétan disait:

«Vous ne savez pas? Monsieur, eh bien! il s’est payé une jolie fille.
Elle s’appelle Valentine; elle danse au Casino. Il ne doit pas
s’embêter!»

Jacquot avait si mal à la tête! De temps à autre, il rouvrait les yeux.
Le ciel rouge, devant lui, l’éblouissait. Il rentrait alors dans l’ombre
intime de ses paupières baissées.

Et ces quatre mots que personne n’avait voulu expliquer: «Il couche avec
elle.» C’était donc la même chose? Tous! Gaétan et la jeune fille de
Toulon que Leduc allait épouser et qui habitait 21, rue du Canon, sa
mère, son parrain, le lieutenant Soulac et Mme Deforge, son père et
cette personne du Casino!

Et encore, à propos de la chatte siamoise du docteur Périer, si maigre
et qui miaulait sans cesse, Gaétan disait, un soir, en riant d’un gros
rire:

«Probable qu’elle a envie de faire l’amour!»

Et la réponse de la cuisinière:

«C’est pas la seule dans la villa!

--Pour sûr!»

Cette chatte hurlante avait beaucoup effrayé Jacquot. On n’entendait
qu’elle pendant trois jours dans le jardin, puis elle s’était enfuie,
mais le dernier soir... Non! à cela Jacquot ne voulait pas penser; ses
lèvres tremblèrent. Non! il ne voulait pas! Il était déjà bien assez
malheureux! La douleur eut sans doute pitié de lui.

Enfin, M. Salvert et Leduc disaient en somme la même chose: c’est un
péché, ce sont des saletés, c’est mal.

Qu’il avait chaud! Qu’il se sentait malheureux! S’il pouvait pleurer! Sa
mère faisait des péchés; son père, son parrain... Ah! qu’il comprenait
bien que son ami Leduc eût tant de chagrin!

Oh! et puis... non! non! cela, c’est trop! Non! Il trépignait d’effroi.
Une phrase de sa mère, ce jour même, à propos de lui et de Lucienne, de
lui, Jacquot, et de Lucienne:

«On dirait de petits amoureux!»

Et les larmes vinrent, soudain. Jacquot pleurait à grands sanglots. Ses
tempes brûlaient, il se sentait la gorge sèche. Il tâcha de pousser un
cri. Il ne sut d’abord que gémir. Le petit visage rouge était tout
convulsé...

«Monsieur Salvert! Monsieur Salvert! Monsieur Salvert! Maman!»

Il avait hurlé cela, puis la tête de l’enfant s’abattit sur la table,
entre les bras croisés.




XXIX


«Mais non, ma chère, c’est absurde: le soleil était presque couché.

--Pourtant, Julien, regardez comme l’enfant est rouge, voyez comme il a
le front brûlant!

--Il faudrait lui mettre des compresses froides. Pourvu que ce ne soit
pas une fièvre typhoïde!

--Oh! mon ami! quelle idée horrible!

--Madame a sonné?

--Y a-t-il de la glace à la maison, Julie?

--Je crois, Madame, je vais en chercher. Oh! monsieur Jacquot est
souffrant? Madame! quel malheur!

--Ce n’est rien, Julie... un coup de soleil, je crois. Allez me chercher
de la glace.

--Tout le monde l’aime, ce petit. Voyez, chère amie, il est tout à fait
tranquille, maintenant. Il respire mieux.

--Dieu soit loué!

--Cela m’étonne que Périer n’arrive pas.

--Écoutez, Julien; j’entends quelqu’un dans l’escalier; ce doit être
lui.

--En effet.

--Ah! mon ami! vous voilà! L’enfant paraît très malade! Un coup de
soleil! c’est affreux!

--Un coup de soleil? Une petite insolation...

--Je l’ai trouvé dans sa salle d’étude, évanoui, à demi couché sur la
table. Il avait appelé.

--Voyons. Oui, il a un peu de fièvre, le pauvre gosse! Dites-moi,
Laurenty, faisait-il très chaud dans sa salle d’étude?

--Oui, assez, mais la fenêtre était ouverte.

--Nous avons demandé de la glace.

--Excellente idée.

--Que fait donc cette fille? J’y vais moi-même!

--Hélène croit à un coup de soleil. Pendant qu’elle n’est plus là,
dites-moi, Périer! ce n’est rien de grave? L’idée d’une typhoïde me
hante. Dites-moi la vérité, mon ami!

--Rassurez-vous. Il me semble que c’est tout simplement la fin d’une
assez forte crise de nerfs.

Savez-vous si Jacquot avait du chagrin, aujourd’hui? Les enfants
souffrent si vivement parfois et de façon si obscure! Tenez! le voilà
qui ouvre les yeux. Comment ça va, Jacquot?

--J’ai bien mal à la tête, parrain!

--Ça va passer, mon petit.

--C’est toi, Papa! oh! que j’ai mal à la tête! Où est Maman?

--Elle va venir, mon garçon.

--Venez par ici, Laurenty. Vous ne savez rien? Aucun petit ennui?
L’a-t-on grondé? L’a-t-on puni?

--Pas que je sache, mais... Il me parle si peu! il est si réservé, même
avec nous! Une crise de nerfs? Quand Hélène et moi l’avons couché ici,
l’enfant portait sur sa figure les traces d’une émotion violente. On
aurait dit... comment vous expliquer? on aurait dit qu’il avait eu peur!

--C’est très possible.»




XXX


Depuis quelques jours, Jeanne est souveraine maîtresse dans la boutique
de l’herboriste, embaumée d’odeurs sèches où domine la lavande. Sa
tante, Mme Mayeux souffre d’une forte crise de «douleurs». Elle a prié
Jeanne de la remplacer derrière le comptoir. Jeanne ne demandait pas
mieux. C’est pour elle le vivre et le couvert, car elle prépare et
partage les repas de sa tante; l’arrière-boutique lui sert de chambre.
Mme Mayeux ne peut marcher; elle devra garder le lit une quinzaine de
jours, pour le moins. Dès que les «douleurs» l’ont surprise, elle a
renvoyé sa bonne, une fille trop bête qui ne savait pas lui frotter les
genoux, ni faire infuser de façon intelligente les nombreuses tisanes
qu’elle absorbe chaque jour, car, les médecins étant tous des imbéciles,
Mme Mayeux se soigne sur son propre fonds. Elle a aussitôt appelé Jeanne
auprès d’elle, de sorte qu’elle réalise une économie et fait en même
temps une bonne action qui, plus tard, (le plus tard possible!) lui sera
comptée. Dans la conduite de la vie, il ne faut rien négliger.

Jeanne est ainsi devenue une petite personne très importante et,
derrière la longue table où traînent toujours des brindilles et des
feuilles, entre la pelote de ficelle et la pile de papier gris, elle
«fait la dame» et sourit.

En outre, elle est contente, ce jour-là, pour d’autres raisons. Elle
attend une visite. Elle l’attend sans hâte, tranquille et satisfaite.

Jeanne a pris une décision. Depuis deux jours, elle n’est plus la
maîtresse de Gaétan, elle ne sera plus jamais la maîtresse de Gaétan.
D’ailleurs, sa situation nouvelle lui crée des devoirs nouveaux, et
puis... il était grossier. Quand, l’avant-veille, elle lui a signifié
son congé, il a crié trop fort, il a parlé comme un voyou. Depuis deux
jours, Jeanne se sent très honnête; elle veut commencer sa vie; enfin,
elle se l’avoue tout bas: elle croit... il lui semble... qu’elle aime
Leduc. Et si Leduc continue à lui faire la cour avec politesse,
gentiment, ainsi qu’on la fait aux jeunes filles, eh bien!... et si
Leduc promet de ne pas retourner en Bretagne à la fin de son service, eh
bien! peut-être...

Jeanne se voit déjà mariée.

Une petite fille entre et demande pour cinq sous de tilleul.

Jeanne fait le paquet et se rassied.

On tape à la vitre, deux coups, tout doucement, le rideau vert de la
porte s’écarte. Un soldat paraît, qui tient à la main un bouquet de
violettes.




XXXI


Jean Leduc, soldat de 1re classe, sortit du fort et, vite, par un petit
chemin de traverse, gagna la grand’route. Il se sentait jeune, il était
heureux. Il descendit vers la ville d’un pas rapide, en se balançant un
peu, et son ombre se balançait à sa suite. Cela fait une promenade
d’aller du Mourillon jusqu’à la place d’Armes de Toulon, une longue
promenade, certains jours où l’on a le cœur gros! la plus belle des
courses, quand on est heureux! Il foulait la poussière blanche sans
s’arrêter, sans regarder autour de lui; il levait seulement la tête, un
peu, quand passait un tramway. D’abord, il avait songé à diverses
choses, aux dernières paroles de son caporal, au temps qu’il ferait le
lendemain, au petit Jacques Laurenty, le fils du notaire et qui était
son ami, mais, bientôt, il ne songea plus qu’au but de sa promenade.

Devant la caserne d’artillerie, un soldat lui crie:

«Eh! bonjour, Leduc! Ça va?

--Ça va!» répond Leduc, en faisant un signe de la main.

Il dit vrai. Leduc trouve que la vie est bonne. Ça va.

La poussière est épaisse, il faudra se brosser en arrivant. Il eût
certes pu prendre le tramway pour descendre, mais les quelques sous qui
dorment au fond de sa poche, il veut les garder pour acheter un bouquet.
Il presse le pas. L’air est tiède. De toute façon la journée sera belle.
Une fête se prépare dans son cœur et jamais le ciel ne fut si bleu. Il
croise un officier et le salue. Devant la buvette: _Au rendez-vous des
Boulomanes_, il croise un de ses camarades qui remonte vers le fort.

«Ohé! Leduc! tu es bien pressé!

--Mais oui!»

Il rit d’un bon rire content.

«Je te paye un verre! dit le soldat.

--Pas le temps, mon vieux! dit Leduc. Merci tout de même!»

Et il passe.

Dans un quart d’heure, il sera chez elle. Il se hâte; il a chaud; le
sang lui monte aux joues. Tout à coup, il devient plus rouge encore. Une
inquiétude sans cause l’envahit, le torture. Il porte la main à sa
gorge. Il respire avec effort. Si Jeanne était sortie! Mais il hausse
les épaules et chasse l’idée mauvaise qui l’a troublé. Non, elle ne peut
guère être sortie, à cette heure: elle garde la boutique de sa tante,
Mme Mayeux.

Le voilà en ville. Il ralentit sa marche, de crainte de bousculer les
passants. Un peu plus loin, il tourne dans la rue d’Alger, s’arrête, un
instant, achète des fleurs sur l’étalage d’une marchande: pour trois
sous de fleurs, des violettes. Jeanne aime les violettes. Le voilà dans
la vieille ville. Du linge sèche aux fenêtres. On a groupé des chaises
sur le pas des portes. On coud, on cause. Il tourne encore. Le voilà
dans la rue du Canon, et voici le numéro 21. Il fait halte quelques
secondes. Il se tient sur un pied, puis sur l’autre. Il reprend haleine.
Il frappe enfin deux coups discrets à la vitre. Il écarte le rideau
vert.

«Bonjour, mademoiselle Jeanne!

--Bonjour, monsieur Jean!»




XXXII


M. Salvert se montre vraiment bien gentil; non pas que sa parole soit
spécialement douce, de cette douceur molle qui parfois donne envie de
rire chez certaines vieilles gens et qui finit par agacer, mais, quand
il explique quelque chose, c’est tout à fait clair, et il continue à
expliquer jusqu’à ce que l’on ait bien compris. Et puis encore, ce qu’il
dit sert toujours à quelque chose: on s’en apercevra aujourd’hui même,
ou demain, ou plus tard, mais l’instant viendra où la leçon portera son
fruit.

Hier, un drame s’est passé à la villa Mireille et Jacquot n’en garde
aucun sujet d’orgueil. Lucienne, Paul, Alice et lui jouaient à sauter
par-dessus le banc de bois vert qui se trouve au fond du jardin. Paul,
étant de grande taille, y arrivait sans peine; Alice, s’abstenait;
Lucienne trichait un peu, sautait en oblique, évitait le dossier; tout
cela d’un air drôle, bien entendu, et sans se cacher, de sorte que l’on
riait. Mais Jacquot avait voulu franchir le banc comme faisait Paul,
honnêtement. Une fois, il y parvint; en recommençant, il se prit le pied
et culbuta. Des pleurs s’ensuivirent: Jacquot est un peu nerveux depuis
quelques jours. Lucienne, par sympathie, ne laissa pas que de pleurer
aussi. Paul, qui pose beaucoup au grand garçon, haussa les épaules et
s’éloigna non sans dignité. Ce fut toute une scène, et fâcheuse. Dans le
coin du jardin où l’on a disposé une table et des chaises rustiques, M.
Salvert lisait un gros livre à couverture bleue. Il s’approcha
tranquillement, puis, d’un air étonné dont Jacquot perçut le reproche,
s’enquit des raisons de cet orage.

«Eh bien! dit-il, cela prouve seulement, mon cher Jacquot, qu’il faut
apprendre à sauter mieux. Le banc n’est pas très haut, et, puisque Paul
a su le franchir, vous pouvez en faire autant. Allons! taisez-vous,
Jacquot. Vous ne vous êtes pas blessé! Ce n’est rien du tout.
Rentrez-moi ces larmes! Allons, Jacquot! allons! et maintenant,
recommençons!»

Que M. Salvert saute donc bien! on dirait qu’il saute tous les jours!
qu’il a l’habitude! C’est rapide, c’est élégant, c’est vigoureux:
Jacquot se souvient d’un acrobate du cirque dont l’élan n’était pas plus
sûr.

M. Salvert explique.

«Regardez! Quand je quitte terre, je plie les jambes de côté, sous moi.
Vous voyez l’effet: je gagne de la hauteur. Là...»

M. Salvert saute à merveille; M. Salvert saute de façon inégalable.

«Là... et quand je retombe, je me laisse aller un peu. Là... Essayez
vous-même, par-dessus cette canne d’abord. Encore! Encore une fois! Plus
haut! Encore plus haut! Là... c’est bien. Maintenant, voyez: vous avez,
sans vous en apercevoir, sauté plus haut que le banc. Encore une fois,
mais par-dessus le banc, cette fois: il est plus bas que la canne. Ah!
vous avez peur, Jacquot! vous gardez le souvenir de votre chute, et vous
avez peur... Allons, Jacquot!»

Jacquot saute, Jacquot saute encore, Jacquot recommence; il sauterait
vingt fois de suite. Jacquot franchit le banc sans effort.

Et toutes les leçons de M. Salvert sont ainsi.




XXXIII


Depuis deux semaines, Geoffroy Salvert était fort épris de Mlle Arlette
Luce dont le fin profil et l’humeur folâtre l’avaient dès l’abord
séduit. Elle jouait, tout récemment, une demi-douzaine de rôles dans la
Revue du Casino, mais, la revue finie, elle ne songeait pas à regagner
Paris, ayant trouvé à Toulon l’emploi de ses soirées pour quelque temps
encore.

Geoffroy Salvert lui plaisait. Il savait parler aux femmes, il était
beau garçon, ses manières n’avaient rien de la rondeur excessive ni de
la cordialité bruyante qui la choquaient chez la plupart des Toulonnais.
Il la traitait avec des égards délicats; si chaleureuse que fût sa cour,
il la lui fit avec un certain respect, tout en nuances, qui séduit
toujours. Elle agréa donc ses hommages. Salvert prit goût à son
commerce. La courte aventure devenait presque une habitude.

«Et voici, ma petite Arlette, lui dit-il en entrant chez elle, un sac
des bonbons que vous aimez.

--Merci, mon petit Geoffroy, je vais les enfermer dans un tiroir pour
que la bonne ne les mange pas, (elle est gourmande, cette fille!) et je
m’en nourrirai demain, en pensant à vous. Vraiment, mon petit Geo, je
vous aime bien, et ces bonbons-là, je les adore. Mais, tout de suite!
tout de suite! écoutez-moi! Je veux vous parler de choses graves.

--Ah! mon Dieu, je devine! vous avez cassé la plume de votre chapeau!

--Non! Figurez-vous que je ne suis jamais allée aux gorges d’Ollioules.
Il faut que vous m’y meniez!

--Ma petite Arlette, permettez-moi d’abord de reprendre haleine et de
m’asseoir. Voilà! Vous voulez voir les gorges d’Ollioules?

--Oui...»

Elle fit une moue comique et reprit:

«En auto!

--Toutes les folies!

--En auto... mardi.

--Ah! mon enfant! c’est que, mardi...

--Geoffroy, vilain Geo! Je ne serai plus jamais heureuse si, mardi, tu
ne me mènes pas aux gorges d’Ollioules. Il faut avoir vu les gorges
d’Ollioules, je veux les voir avec toi! Nous resterons toute la journée
ensemble. Tu sais que, dimanche, j’ai promis d’aller à Marseille, pour
les courses, et jeudi, c’est trop loin! Ton jeune élève se passera bien
de tes leçons tout un jour! Allons! Allons, mon petit Geo!»

Elle avait dit cela d’une voix gentille, en souriant, et, comme elle
souriait bien, d’un joli sourire malicieux et tendre, il ne tarda guère
à céder.

«Mardi, c’est entendu! Et maintenant, mettez votre beau chapeau,
poudrez-vous le bout du nez, faites, le plus vite possible, devant la
glace, les petites grimaces d’usage, et venez dîner à la Rotonde, où
Lohéac nous attend.»

«Je m’excuserai demain auprès de Mme Laurenty», songeait-il.

Le dîner fut plein d’agrément. Lohéac raconta un incident très drôle de
son voyage en Chine. Arlette n’en pouvait plus de rire et Salvert se
disait à part soi que c’étaient là les présages d’une heureuse nuit.

Elle fut exquise.




XXXIV


Durant toute cette nuit, Jean Leduc se promenait, au hasard, dans les
rues de Toulon. Il n’avait aucun but; quelque temps, il marchait droit
devant lui; puis, sans raison, il tournait à gauche, puis revenait sur
ses pas. De neuf heures du soir à quatre heures du matin, il parcourut
ainsi la ville entière. N’en pouvant plus de fatigue, il s’assit alors
sur un banc de la place d’Armes et se prit la tête dans les mains.

Il n’y comprenait plus rien! Souvent, la vie lui avait semblé
incompréhensible, difficile, âpre et compliquée; pourtant, avec un
caractère doux et des poings solides, certaines difficultés finissaient
par s’aplanir; mais, cette fois!

Le matin même, il avait reçu, vers onze heures, une lettre de Jeanne.
L’ordonnance du colonel, un Breton, un ami, et qui connaissait Mme
Mayeux et sa nièce, la lui avait remise en rentrant à la villa du
colonel, située tout près du fort. Parfois, il lui apportait ainsi des
nouvelles de Jeanne... mais une lettre! Leduc ne recevait presque jamais
de lettres, sauf, tous les trois mois, un court billet de ses parents.
Celle-ci fut pour lui une grande surprise, tout d’abord, et, quand il
l’eut ouverte, une grande joie. Il dut s’y prendre à deux fois, pour la
lire. Il voyait double.

  Monsieur Jean,

  Ma tante a toujours ses douleurs. Je serai chez moi ce tantôt. Si vous
  avez une permission, venez me voir sur les cinq heures. Je vous salue
  bien.

  Jeanne.

Oui, ce fut une belle joie dont il vécut, dont il se nourrit tout le
jour, une joie qui ne cessait pas, qui ne se ternissait pas, qui
renaissait à chaque instant, et chaque fois plus vive; une joie du
corps, une joie de l’âme, une joie qui faisait chanter à ses oreilles
des musiques éclatantes et battre des tambours. A quatre heures, il
était en ville. A cinq heures moins un quart, il marchait encore, d’un
pas irrégulier, de-ci, de-là, et regardait dans tous les magasins
l’heure que marquait la pendule, enfin il s’assit devant la boutique
d’un horloger et ne quitta plus des yeux les cadrans. Il se trouvait à
cent mètres de la rue du Canon; il avait décidé d’attendre jusqu’à cinq
heures moins deux minutes. A cinq heures moins cinq, n’y tenant plus, il
se leva.

Leduc s’arrêta devant l’herboristerie Mayeux; il n’osait pas entrer,
mais Jeanne l’avait aperçu:

«C’est vous, monsieur Jean?»

Il franchit le seuil. Il se sentait à la fois faible comme un enfant et
plus fort qu’un hercule; la moindre parole le faisait frémir, mais il
eût soulevé un monde.

«C’est moi, mademoiselle Jeanne!»

Il riait. Immobile, les bras ballants, les mains ouvertes, il riait,
sans bruit, d’un grand rire intérieur qui le secouait.

«Asseyez-vous, monsieur Jean.»

Jeanne était contente de voir Leduc, contente qu’il fût aussitôt venu à
son appel, contente comme on l’est en voyant un chien qui sait obéir.
Elle dominait de toute sa petite personne dans l’herboristerie où elle
se sentait reine: tout cela, ces bocaux, ces gerbes sèches pendues aux
murs, ces boîtes, ces tiroirs, à elle, tout cela, et ce grand garçon qui
restait la bouche ouverte et les yeux ronds, à elle aussi.

«Asseyez-vous donc, monsieur Jean.»

Leduc s’assit, mais se releva aussitôt, car une dame entrait. Elle
s’enquit auprès de Jeanne des douleurs de Mme Mayeux, puis demanda un
purgatif pour son fils. Des paroles, des confidences, des potins
s’ensuivirent.

Leduc, debout dans un coin, ne bougeait pas. Il avait posé son képi sur
le comptoir. Il attendait. Il ne riait plus, mais il regardait Jeanne
qui parlait, qui souriait, qui courait de droite et de gauche, alerte,
gracieuse, fine. Leduc s’émouvait de la voir si jolie. Le sang lui
montait aux joues.

Ce fut ensuite un couple de vieillards qui vint demander certaine tisane
dont Mme Mayeux leur gardait à l’ordinaire deux livres, puis un enfant,
puis la fille du commissaire de police. Jeanne, toujours empressée,
veillait à ce que chacun fût servi et, pour chacun, trouvait quelques
mots aimables. Avant de fouiller dans un tiroir plein, elle se releva
les manches jusqu’aux coudes. Leduc vit ses bras ronds et roses.

Enfin les clients partirent, laissant Leduc et Jeanne seuls dans la
boutique parfumée de lavande. Jeanne regarda Leduc. Elle souriait d’un
sourire tranquille et satisfait. Leduc fut frappé par ce sourire, droit
au cœur. Elle l’aimait! Elle le lui disait! A ce sourire, les paroles
n’ajouteraient rien. De rouge qu’il était, le visage de Leduc tourna au
pâle; ses lèvres tremblèrent, ses mains se fermaient, s’ouvraient, se
refermaient en gestes nerveux.

Jeanne restait debout au milieu de la boutique.

«Eh bien, monsieur Jean?»

Alors, Leduc fit deux pas en avant. Entre ses mains qui travaillaient à
vide, il saisit la taille de Jeanne, puis, brusquement, passionnément,
sans un mot, il lui planta sur la bouche un baiser, un long baiser, et
il tenait la jeune femme serrée tout contre lui et, de son corps entier,
il la touchait, et de ses lèvres chaudes, il se collait à elle, et il la
regardait, et il la forçait du regard, jusqu’au fond des yeux.

L’instant d’après, elle s’était arrachée de lui, elle avait fait un bond
en arrière. Pourpre de colère, les mains hautes, elle l’injuriait:

«Insolent! Insolent! Voyez-vous ça! il m’embrasse! Sortez! sortez!»

Elle choisissait pourtant ses injures, retenant les plus simples, ne
proférant que les vocables qui lui paraissaient dignes d’elle. Ce qui la
transportait de rage, ce n’était pas le baiser lui-même, mais que Leduc
l’eût embrassée là, devant le comptoir.

«Et si on m’avait vue! Et si Mme Pagliano, ou Mme Vidal, ou la dame du
commissaire de police m’avait vue! Insolent! misérable! sortez!»

Elle le traita même de «brigand!»

Il ne bougeait pas. Il ne comprenait pas. Blanc comme un linge, il
tremblait sans plus oser faire d’autre geste que de manier son képi
qu’il avait repris sur le comptoir. Il claquait des dents un peu, ses
paupières battaient.

«Et si ma tante m’avait vue!»

Cette supposition la rendait folle. Tout son avenir aurait peut-être
croulé!

«Sortez, je vous dis! misérable!»

Il ne bougeait pas. Il gardait un air stupide, ses dents claquaient
toujours et toujours ses paupières battaient.

Alors, elle eut un geste de trop. D’un revers de main, elle s’essuya la
bouche, elle essuya le baiser.

«Oh! oh!... Mademoiselle!»

Cela, il ne put le supporter, et il sortit, marchant à reculons, sans la
quitter des yeux. Cela! non! il ne pouvait pas. Et il disparut.

Deux heures plus tard, il marchait encore, sans but, au hasard des pas,
au hasard des rues. En traversant la place du Théâtre, il oublia de
saluer un officier qui, d’ailleurs, n’y prit point garde. Rue Peiresc,
il faillit renverser une petite fille qui sortait du jardin public. Il
s’excusa.

«Je vous ai fait mal, Mademoiselle?

--Oh! non, Monsieur.»

Elle le regarda et s’enfuit; la figure de ce soldat l’épouvantait.

Il marcha toute la nuit. Il oublia de manger. Ce fut à quatre heures
seulement qu’il s’assit, exténué, sur un banc de la place d’Armes et
tâcha de réfléchir à tout cela. Vers six heures du matin, il entra dans
une boulangerie et demanda pour deux sous de pain.




XXXV


Avant de s’endormir, Jacquot réfléchit. La lecture lui reste interdite
parce que cela est mauvais pour les yeux et que, d’ailleurs, les enfants
ne doivent pas lire au lit; encore un agrément réservé aux grandes
personnes; mais nul ne peut empêcher Jacquot de réfléchir.

Réfléchir, c’est, au juste, penser à ce que l’on a fait pendant la
journée; voir si l’on comprend toute la leçon de M. Salvert; s’imaginer
Lucienne jouant avec soi dans le bois et le jardin; causer avec Leduc
comme s’il se trouvait là; compléter la liste des questions que l’on
posera à M. Salvert dès le lendemain. C’est cela, réfléchir.

Parfois un chagrin dérange tout, dès le premier instant; on ne réfléchit
pas, on est malheureux; on se roule dans son lit, de droite et de
gauche, comme si l’on avait la fièvre, ou bien on se pelotonne dans un
coin frais, on rentre dans sa coquille à la façon des escargots, et, le
matin, en se réveillant, on a mal à la tête. A midi, au déjeuner, l’on
dit: «J’ai passé une mauvaise nuit»; à quoi Maman répond souvent d’un
air railleur: «Voyez-vous ça! Monsieur a passé une mauvaise nuit!» et
l’on devient rouge.

Ce soir, Jacquot est obsédé par des préoccupations multiples. Il ne
réfléchira pas, il fera cette autre chose qui rend malheureux et donne
la migraine: il pensera à ses chagrins. Il en a; il en a plus d’un.

L’important est, d’abord, de mettre un peu d’ordre dans tout cela.
Encore un conseil de M. Salvert:

«Il faut _sérier_, Jacquot, mettre les choses dans une même _série_
(comprenez-vous?) afin de ne rien embrouiller, et vous le ferez aussi
bien pour vos billes que pour vos phrases. Quand vous m’expliquerez
quelque chose avec ce système, vous serez beaucoup plus clair, et je
saisirai votre pensée tout de suite.»

Alors, voilà: il y a les affaires de Leduc, les affaires de Maman et de
Parrain, les affaires de Papa, enfin ses affaires propres à lui,
Jacquot, les affaires propres de Jacquot. Pour l’instant, il ne veut
s’occuper que des affaires de Leduc, parce que Leduc est très
malheureux. Or, M. Salvert, à propos du saut en hauteur, après avoir
achevé sa démonstration et le cours des exemples qui l’appuyaient,
disait en particulier à Jacquot:

«Écoutez, Jacques! on ne pleure plus à votre âge; ce n’est vraiment pas
convenable. Vous serez bientôt un homme. Non seulement il faut agir
seul, mais porter avec courage la peine de ce que l’on fait. Pleurer,
c’est bon pour les enfants et les gens faibles.»

D’autre part, son père et sa mère se sont disputés à table, au début de
la semaine dernière. Il s’agissait de savoir si Jacquot devait être
accompagné quand il descendait en ville. M. Laurenty a décrété, d’une
voix autoritaire et décisive, que Jacquot pouvait se promener seul.

«Moi, disait-il, à neuf ans...»

Les parents commencent souvent leurs phrases par moi, quand ils veulent
avoir raison.

Dès lors, Jacquot a donc pu sortir de la villa sans surveillance, dans
l’intervalle de ses heures d’étude, à condition toutefois d’y être
autorisé. Plusieurs fois, déjà, il s’est promené, tout seul, comme un
homme.

En troisième lieu, Jacquot souffre d’un gros chagrin, chagrin
mystérieux, chagrin obscur, qui lui fait tourner la tête quand il y
songe. Mais, avant d’y songer, il tient à s’occuper de son ami Leduc. Et
d’ailleurs, ce chagrin spécial, M. Salvert sûrement l’en guérira.

Le plan commence à se dessiner mieux.

Leduc pleure quelquefois. Jacquot a vu pleurer Leduc. Leduc pleure parce
qu’il est malheureux et parce qu’une femme lui fait de la peine: Jeanne,
21, rue du Canon. On ne sait pas au juste en quoi elle lui fait de la
peine, mais cela se rapporte à ce même ordre d’idées où se place le
chagrin de Jacquot, «série» mystérieuse, pleine de choses inexpliquées,
où se trouve le mot «amour», le mot «péché», le mot «amant» et des mots
sales qu’il ne faut pas dire, comme les mots «coucher avec»... et cela
se relie aussi à l’histoire de la chatte qui criait sur les toits...
cela fait peur. Cette femme qui donne tant de chagrin à Leduc, eh bien!
cette femme oblige certainement Leduc à être amoureux d’elle.

Jacquot sourit. Il écarte la pensée pénible. M. Salvert lui expliquera.
M. Salvert reste toujours en dehors de ces choses, étant parfait. Mais
Leduc...

Soudain Jacquot prend une décision.

Demain, avant l’heure du déjeuner, il montera dans le tramway, tout
seul, gagnera la rue du Canon, entrera au numéro 21, demandera Mme
Jeanne... madame ou mademoiselle?... lui dira qu’il ne faut plus faire
de la peine à Leduc, qu’il ne faut plus... et que Leduc est très
malheureux.

Cette mademoiselle Jeanne, Jacquot ne sait encore s’il l’aime ou la
déteste. Il lui dira: «Mademoiselle... Mademoiselle...» Il n’a pas
décidé ce qu’il lui dira, tout au juste... mais il parlera.

Et Jacquot s’endort tranquille.

Oh! le beau rêve qui s’approche, qui s’abat sur lui et de ses ailes
molles l’évente et qui bientôt l’ensorcelle.

Oh! le beau rêve!




XXXVI


Jeanne se rendait compte qu’elle avait fait une sottise.

D’abord sa colère l’occupa encore quelque temps, puis ce furent des
clients tardifs, puis les soins qu’il fallut donner à Mme Mayeux, une
tisane qu’elle dut préparer, une friction de la jambe malade, puis la
clôture de la boutique, le dîner, et une lecture à voix haute du
feuilleton.

Durant tout ce temps, elle ne sut cacher son trouble. Mme Mayeux s’en
inquiéta, la croyant souffrante, et le boucher du nº 7, quand il vint,
comme chaque jour, l’aider à remettre les volets de la boutique, lui
donna des conseils:

«Mademoiselle, c’est les chaleurs. Ça vous vaut rien, les chaleurs. Vous
voilà toute pâle. Il faut faire attention à l’eau qu’on boit: le journal
dit qu’elle est mauvaise.»

Jeanne se rendait bien compte qu’elle avait fait une sottise. A
l’instant même où Leduc sortit, elle s’en douta; le lendemain, elle en
fut persuadée, après une nuit peuplée de réflexions que le sommeil ne
voulut pas interrompre: sa première nuit blanche.

Jeanne le savait, maintenant: elle aimait Leduc, elle aimait son beau
soldat, elle s’en voulait de l’avoir malmené ainsi pour un baiser. Ah!
certes, Gaétan, jadis, se montrait plus brutal. Pour si peu, devait-on
se fâcher? Elle se sentait triste. Quelques instants, elle voulut
mourir, elle voulut être morte, puis, plus simplement, elle continua à
se sentir triste.

Car, en somme, Jeanne a bon cœur. Elle se repent. Le pauvre garçon! si
malheureux à cause d’elle! Il s’en faut de peu qu’elle n’ait honte.

De temps en temps, elle suspend ses réflexions pour servir un client,
puis, elle repense à Leduc. Elle voudrait que «cela s’arrangeât» sans
qu’elle eût à mettre beaucoup du sien, et de façon, pourtant, à ce que
Leduc fût consolé. Elle pourrait aller jusqu’à la caserne et demander à
lui parler, oui, mais elle ne saurait laisser la boutique vide et sa
tante seule. En elle, monte une inquiétude sourde, elle s’agite, elle ne
tient pas en place, elle vient de jeter à terre un tiroir en le tirant
trop fort. Elle pourrait lui écrire. C’est cela! c’est cela! Elle lui
enverra une lettre, gentille, longue, affectueuse, où elle lui dira de
revenir, sans demander pardon, bien entendu! Et il sera content, et il
reviendra, et, dès son entrée, elle aura un bon sourire d’accueil. S’il
veut l’embrasser encore, eh! mon Dieu! elle le laissera faire!
D’ailleurs, il embrassait de manière agréable et la serrait contre lui
fortement, comme un homme doit serrer sa promise. Ah! il vaut mieux que
Gaétan! Elle revoit ses yeux, ses bons yeux fidèles, sa bouche si polie,
ses mains vigoureuses. Elle est sa promise; elle l’aime!

«De la lavande en sachets, Madame? Voici... Je vous recommande ces
sachets roses, Madame. C’est pour des mouchoirs, n’est-ce pas? Et le
petit, comment va-t-il? Oh! qu’il est mignon! Je l’ai vu à la musique,
dimanche dernier! Ma tante? Vous êtes bien bonne, Madame! sa jambe la
tourmente encore. Bonjour, Madame. Attendez, un instant, je vais faire
le paquet. Oui, ce sont les grosses chaleurs qui commencent. Bonjour,
Madame.»

La cliente (son mari est employé à la Poste) sort en disant mille
amabilités. C’est ainsi que Jeanne fait prospérer la maison, pendant la
maladie de Mme Mayeux.

Et puis encore, si sa tante meurt, alors, cela changerait tout! ce
serait la fortune! Oh! il ne faut pas penser à ces choses!

«Des couleurs à l’aquarelle? Non, Monsieur, nous n’avons pas ça, mais,
au coin de la rue, chez Dareste, vous trouverez. Bonjour, Monsieur. Pas
de quoi!»

Ce monsieur lui a souri. Tout le monde lui sourit. Jeanne se sait jolie,
appétissante et fraîche comme un fruit. Mais, cette fois, elle a gardé
son air le plus grave: elle aime Leduc.

Et comme il sera content en recevant la lettre! ah! qu’il sera content!
Elle lui écrira ce soir même, après avoir couché Mme Mayeux.

«Que demandez-vous, jeune homme?»

Un petit garçon bien vêtu, que Jeanne ne connaît pas, vient d’entrer
dans la boutique. Il a l’air gentil, mais paraît avoir peur. Il a
soulevé le rideau d’une main hésitante; il n’ose franchir le seuil, tout
à fait.

«Qu’y a-t-il pour votre service, jeune homme?»

Jamais on ne l’a appelé «jeune homme»; cela l’intimide beaucoup.

Jeanne sourit derrière son comptoir; le nouveau venu la regarde; ses
lèvres tremblent, son souffle est court.

Quoi! ce serait cette jeune femme-là! si aimable, si contente et qui lui
sourit d’un bon sourire? Non! non! impossible!

Il se décide enfin:

«Mademoiselle Jeanne, s’il vous plaît? Je voudrais parler à mademoiselle
Jeanne.

--C’est moi.»

Oh! c’est elle!

C’est donc elle qui fait tant de chagrin à Leduc! Ah! qu’il l’imaginait
autrement! forte, méchante, avec une grosse voix! Il a plus peur encore,
mais, maintenant, il faut parler.

«Voilà, Mademoiselle, je connais un de vos amis, et je voudrais vous
dire quelque chose.»

Cette phrase a été préparée tout le long de la route, avec grand soin,
tout le long de la route poussiéreuse et chaude dont il a fait une
partie à pied, parce que les tramways étaient pleins. Cette phrase, il
devait la dire à une maritorne épaisse, au teint rouge, à une femme
dépeignée, dont les mains seraient sales, le corsage plein de taches,
mal boutonné. Et puis, ce n’était pas cela du tout.

«Je voudrais vous dire quelque chose, un secret, vous comprenez,
Mademoiselle, à propos d’un de vos amis.»

Jeanne est très étonnée. Elle ne sait de quoi il s’agit. Elle ne
soupçonne rien.

«Parlez, jeune homme, je vous écoute.»

Mais, d’abord, il convient de se présenter.

«Je m’appelle Jacques Laurenty.»

Il n’a pas dit «Jacquot».

Allons! il faut avoir du courage.

«Mademoiselle, déclare-t-il tout à coup sur un ton décidé, Mademoiselle,
j’ai un ami que j’aime beaucoup et que vous connaissez. Il s’appelle
Jean Leduc. Il est très gentil.»

Jeanne ouvre de grands yeux.

«Je cause souvent avec lui et je sais qu’il a beaucoup de chagrin. Oh!
oui! Mademoiselle! je vous assure, il a beaucoup de chagrin, et je suis
venu pour ça.»

Il s’arrête. Il a très chaud. Sa bouche est incertaine.

Jeanne se tait. Jacquot reprend:

«Oh! Mademoiselle! il a du chagrin parce que vous lui faites de la
peine, je le sais, et il vous aime bien et vous lui faites de la peine,
vous lui faites de la peine...»

Il n’en sort pas, de cette phrase.

«Et il pleure, quelquefois, quand il est de garde, vous savez, et qu’il
pense à vous, Mademoiselle...»

Il tousse un peu.

«C’est vrai, Mademoiselle? c’est vrai que vous lui faites des misères?»

Voilà! voilà le grand mot lâché!

Jeanne ne répond pas tout de suite. Elle ne sait que dire, vraiment, ni
que répondre à ce petit garçon. Elle est trop étonnée.

«Mais... Monsieur! Asseyez-vous, Monsieur.»

Et, tandis qu’il s’assoit, elle regarde la jeune figure grave. Soudain,
elle voit le tableau que M. Jacques Laurenty lui décrivait, elle voit
Leduc, montant la garde et pleurant en songeant à elle, et Jeanne aussi
a du chagrin. Non! elle ne se doutait pas qu’elle fût si méchante! elle
a tout à fait honte! elle demandera pardon! Ses joues se sont
empourprées; l’aspect du visage de cet enfant, visage tranquille mais
douloureux, lui donne des battements de cœur. Oh! qu’elle voudrait
l’embrasser!

«Oh! Monsieur! dit-elle, c’est vrai! j’ai été méchante, mais je ne sais
pas comment il a pu vous dire ça. Monsieur, je lui écrirai pour lui
demander pardon, et je serai gentille avec lui. Ce soir, je lui écrirai,
Monsieur, et il viendra ici, quand il sera libre, et...»

Elle ne peut expliquer. Elle trébuche au milieu de sa phrase, mais
Jacquot l’interrompt.

«Mademoiselle! vous êtes bien gentille!»

C’est comme une petite querelle avec Lucienne. On va faire la paix!
Jacquot s’approche. Jeanne, toute rouge, l’accueille, les bras tendus.

«Monsieur... Monsieur...

--Je m’appelle Jacquot.

--Ah! oui! Monsieur Jacquot, permettez-vous que je vous embrasse?

--Oh! oui, Mademoiselle!»

Il saute sur ses genoux. Elle le berce, elle lui baise les joues; il est
son enfant; elle l’aime, ce petit. Lui, se pelotonne, câlin, caressant,
heureux de ce qu’il a fait. Il sourit et regarde les jolis yeux de la
belle dame qui est l’amie de Leduc. Mais la pendule en sonnant le
distrait de son plaisir.

«Mademoiselle, il faut que je retourne à la maison.

--Oh! tant pis, monsieur Jacquot! Vous reviendrez me voir?

--Bien sûr, Mademoiselle!»

Quelle question superflue! il l’aime tant, cette mademoiselle Jeanne! Il
l’embrasse encore, il se laisse embrasser. Il se dégage enfin.

«Au revoir, Mademoiselle!»

Jeanne soulève le rideau de la porte.

«A bientôt, monsieur Jacquot!»

Elle le suit des yeux, elle lui envoie un baiser, quand il tourne dans
la rue des Riaux; elle pousse un soupir quand il disparaît. Déjà elle se
sent meilleure.

Un soldat passe devant la boutique et salue Jeanne.

Ah! c’est M. Dupuis, le camarade de Leduc.

«Monsieur Dupuis! Monsieur Dupuis!»

Elle va profiter de l’occasion.

«Bonjour, Mademoiselle.

--Bonjour, monsieur Dupuis. Est-ce que vous montez au Mourillon?

--Pas tout de suite, Mademoiselle, mais ce soir.

--Et vous verrez Leduc?

--Oui, mademoiselle, c’est facile.

--Alors, monsieur Dupuis, écoutez! Voulez-vous lui dire quelque chose de
ma part, comme ça? Vous me rendrez service.

--Eh! tout de même, Mademoiselle!

--Alors, voilà! monsieur Dupuis, voulez-vous lui dire, comme ça, que je
le salue bien et que j’ai vu son ami monsieur Jacquot et que monsieur
Jacquot est bien gentil, tout à fait! là! tout à fait!

--C’est entendu, Mademoiselle.

--Pas autre chose, monsieur Dupuis! Seulement ça! que monsieur Jacquot
est bien gentil.

--C’est entendu, Mademoiselle.

--Je vous remercie, monsieur Dupuis.

--Oh! pas de quoi, Mademoiselle! Ce soir, je le lui dirai.

--Bonjour, monsieur Dupuis.

--Bonjour, Mademoiselle.»

Il part en hochant la tête.

«Ce qu’elle est jolie, la payse à Leduc!»

Jeanne rentre dans la boutique. Sa tante l’appelle. Ce soir, elle écrira
à Leduc une longue lettre affectueuse, et elle l’embrassera à la fin,
oui! c’est cela! elle terminera la lettre par ces mots:

  «Votre fiancée qui vous donne un baiser d’amour.»




XXXVII


Geoffroy Salvert ne prévoyait aucune occupation précise pour ce
dimanche-là. Aller au cercle l’ennuyait et la salle d’armes était
fermée. Il pensa que, tout aussi bien, pourrait-il, au lieu de boire à
la terrasse de la Rotonde un bock mélancolique, rendre officiellement
visite à Mme Laurenty et, par ce subterfuge, se donner la liberté
plaisante d’aller ensuite jouer une heure avec son ami Jacquot; mais,
comme la journée était belle, il décida de gagner à pied le Mourillon au
lieu de monter dans un tramway plein des relents dominicaux de l’ail et
de la sueur du peuple. Il partit, marchant d’un pas allègre. Il se
sentait content de vivre. Il respirait la brise. De petits tourbillons
de poussière le précédaient comme des fumées; quelque chose de doux
passait dans l’air, quelque chose de tranquille et de raisonnable comme
le sont certaines joies.

«Un quart d’heure de conversation avec Mme Laurenty, pensait Salvert,
puis, je pourrai me divertir. Je ne gênerai pas Jacquot. Non, je
tâcherai de trouver quelque nouveau jeu qui l’intéresse.
Réfléchissons...»

Il rappela des souvenirs. Quels amusements prisait-il à cet âge?

«Comme je voudrais qu’il vît en moi un camarade, puis un ami, puis un
frère aîné! Cacher le visage du maître sous ces masques, voilà mon
devoir, et diriger mon petit Jacquot doucement ainsi, sans qu’il s’en
aperçoive, jusqu’à ce qu’il me dise un jour: «Monsieur Salvert, je n’ai
plus besoin de votre aide. Vous pouvez me laisser seul!»

Et Geoffroy Salvert rêvait de ce moment de l’avenir où son élève serait
un homme, un homme qu’il aurait façonné. Rêve agréable qui déjà lui
donnait de l’orgueil. Oh! chimères! chimères!

Sur la route jaune de soleil, il marchait d’une allure vive et souriait
parce qu’un beau songe occupait son esprit. D’ailleurs, tout concourait
à nourrir sa paisible joie: le jour amical, la brise, le bruit des pins
et, tout au loin, la voix d’une cloche appelant à vêpres par son
tintement clair.

Or, cet après-midi-là, un autre promeneur suivait la même route que
Salvert, un artilleur à la démarche lasse et hâtive tout à la fois,
chagrine, douloureuse. La bouche de l’homme était lourde, les coins
tombaient. Le regard des yeux grands ouverts (trop ouverts) exprimaient
une façon de vertige.

«Tiens! une belle tête de Breton, se dit Salvert en dépassant le soldat.
Voilà un garçon qui souffre. Voilà un garçon qui souffre certainement.»

Il délaissa Jacquot pour un instant, il bifurqua, s’intéressant à ce
problème que tout visage pose.

«De quoi souffre-t-il?»

Longtemps, ils marchèrent presque côte à côte. Salvert prenait parfois
de l’avance, puis il ralentissait et se laissait rattraper.

«De quoi souffre-t-il? Affaires de métier? Amour? Un Breton, oui, sans
doute, dépaysé, je pense, dans ce soleil. De la franchise, de la vigueur
aussi. Il doit serrer une main proprement, en brave homme. Mais comme il
a l’air de souffrir!»

Soudain, l’artilleur qui roulait une cigarette s’arrêta.

«Pardon, Monsieur, dit-il en saluant. Pourriez-vous me donner du feu?»

On était arrivé devant la grille de la villa Mireille.

«Volontiers, mon ami. Ah! ma cigarette est éteinte! mais voilà mon
briquet.

--Merci, Monsieur, vous êtes bien honnête.»

Salvert poussait le battant de la grille. Le soldat eut l’air étonné.

«Probable que c’est le précepteur», se dit-il.

Depuis un instant, Salvert pensait:

«Quel dommage qu’on ne puisse sans ridicule entrer dans l’âme des gens,
quand par hasard ils vous intéressent! Voilà un visage sur lequel on ne
lit ni lâcheté, ni vilenie, ni cet affreux contentement des cœurs
médiocres, ce contentement plus odieux qu’un vice. Eh bien, si je
demandais à cet homme en lui offrant du feu: «Mon ami, de quoi
souffrez-vous?» il croirait que je me moque de lui.»

Et, au même moment, l’artilleur dit à Salvert d’une voix précise qui
sonnait juste:

«Bien le bonjour à monsieur Jacquot!

--Quoi?

--Oui, oui, Monsieur, je le connais. Salut, Monsieur!»

Et il partit.




XXXVIII


Jacquot se sentait heureux, de ce bonheur tranquille dont M. Salvert lui
avait parlé un jour au sujet d’un général romain, et que procure le
devoir accompli.

D’ailleurs, on ne pouvait être triste, ce jour-là! L’air chantait parmi
les pins et, de la montagne, venaient de longs souffles tièdes, chargés
d’un souvenir de résine et de romarin. Alice et Paul étant allés à
Marseille avec leurs parents, on jouerait tous les deux seuls. Cet
après-midi de dimanche serait agréable. Parfois, les jours où l’on se
sent heureux, on se passe volontiers de camarades. Lucienne et Jacquot
savent cela. Les jeux semblent bien moins définis, on délaisse le
croquet, on ne s’agite, on ne crie pas autant, mais il y a d’autres
plaisirs de qualité charmante et qui ne sont possibles que seul à seul,
dans le jardin de la villa, par un beau jour. Lucienne peut alors
s’asseoir sur le banc rustique à la lisière du bois, prendre une main de
Jacquot dans les siennes et le contempler tout à son aise en ne pensant
plus à rien, et se dire que jamais cela ne finira, et Jacquot peut rêver
sans nul souci à des voyages lointains sur d’inappréciables voiliers
(car il n’aime pas les bateaux à vapeur) et visiter en peu de temps les
deux Amériques, les deux pôles et cette admirable Polynésie, fourmilière
de points noirs où, dans le vent du large, les cocotiers doivent hocher
leurs têtes à panache. Ensuite, on se promène, on grimpe sur un arbre,
on va causer dans la fourche supérieure d’un chêne vert ou du grand
magnolier, et, de ce haut belvédère, on regarde autour de soi les
collines, les jardins, la ville, la falaise qui monte, s’abaisse,
devient abrupte, décline, la mer enfin, tout ensoleillée; on respire le
vent chanteur, puis, tout à coup, sans savoir pourquoi, on a envie de
chanter aussi.

«Lucienne, à quoi jouons-nous?

--A ce que tu veux.

--Choisis.

--Oh! tu es gentil!

--A quoi? Nous sommes seuls, tu sais.

--Oui. Alors...

--Eh bien?

--Jouons comme dans le temps, au mariage. Allons dans la petite maison
et nous ferons semblant d’être mariés, et d’avoir des enfants, et nous
les gronderons, et puis nous nous embrasserons quand ils seront
endormis. Tu veux? dis?

--Voyons! tu n’y penses pas! C’était bon il y a deux ans, mais
maintenant tu es une grande fille et je suis un grand garçon. Lucienne!
tu choisis des jeux de petits gosses! c’est pas bien! Jouer au mariage!
jouer au mariage! Dis-moi, Lucienne, un de ces jours, je te donnerai un
biberon!

--Jacquot!

--Est-ce que tu sais lire, Lucienne? Est-ce que tu sais écrire,
Lucienne? Lucienne, est-ce que tu sais compter?

--Jacquot!

--Je pourrai t’apprendre.

--Jacquot!

--Est-ce que tu sais te tenir à table? Lucienne! les œufs brouillés, ça
ne se mange pas avec les doigts! Lucienne! voyons! voyons! tu ne vas pas
pleurer! non! Tiens, je te demande pardon. Oui, je t’ai trop taquinée,
c’était pas gentil. Embrasse-moi, Lucienne! Embrasse-moi, ou je vais
pleurer aussi! C’est ça! mets ta tête là! Lucienne, Jacquot t’aime bien!
et si tu veux jouer au mariage, on va jouer au mariage, tout de suite.

--Oh! non, Jacquot; je suis tout à fait contente comme ça.»

Il lui caressait les cheveux; il l’embrassait de temps en temps; lui
aussi était content. Ils ne bougeaient presque pas. Les roses
embaumaient l’air, et des oiseaux proches se disaient les tendres choses
qu’inspire la saison.




XXXIX


Il est des nuits vastes qui semblent sonores comme des églises. En
elles, l’œil se perd et cherche en vain ces piliers lointains qui
supportent la voûte des cieux. Dans ces nuits-là, l’homme peut rêver à
sa fantaisie et, toujours, ses rêves y trouvent à prendre leur essor; il
peut chanter aussi dans ces palais de la nuit, dire son allégresse, dire
sa peine, car la nuit accueille plaintes et cris de joie pour les lui
renvoyer plus amples et plus purs. Il est aussi des nuits étroites où
l’on ne peut guère se mouvoir, nuits sourdes, capitonnées, laineuses,
nuits bouchées, où l’ombre, de tous côtés, nous heurte mollement, où les
paroles ne portent pas, pour sincère que soit la bouche, et tombent, dès
le seuil des lèvres. Dans ces nuits-là, les tristesses s’accumulent, les
douleurs se fortifient, les blessures s’enveniment; dans ces nuits-là,
un mauvais esprit rôde obscurément et surprend l’homme sans défense et
se repaît de lui.

Leduc faisait les cent pas devant sa guérite. De la mer presque
invisible, montait un bruit confus qui n’avait plus rien du chant
limpide et souple dont la longue nuit était, à l’ordinaire, toute
charmée. Masse noire que ne trouait nul rayon, le ciel, occupé d’un
horizon à l’autre par une seule nuée basse, pesait sur le monde, et les
arbres d’alentour, qu’on ne voyait pas, frissonnaient parfois d’un
frisson bref, après quoi le silence reprenait, troublé seulement par
Leduc qui, de temps en temps, faisait craquer les brindilles et rouler
des cailloux en marchant. De quart d’heure en quart d’heure, la chaleur
devenait plus épaisse, plus humide, plus étouffante. Aucun éclair ne
rayait encore ou ne blanchissait l’ombre, aucun roulement ne troublait
la lourde paix, mais, depuis longtemps, les oiseaux n’osaient plus
chanter.

Sur le chemin de ronde, Leduc faisait, en partant de la guérite,
vingt-trois pas vers la gauche, jusqu’au treillis de fil de fer
par-dessus lequel, souvent, il causait avec Jacquot et, vers la droite,
dix-neuf pas, jusqu’à la fourche du petit sentier qui menait au fort.
Pour occuper ses heures de garde, plus d’une fois, il avait noté les
moindres détails du parcours, la forme des troncs d’arbres, la figure
des rochers, mais, ce soir-là, on n’y voyait rien, rien du tout, et
compter ses pas finit par lasser. Dix-neuf et vingt-trois, puis
vingt-trois et un petit arrêt devant la guérite, à chaque deuxième
passage, et de nouveau, dix-neuf et vingt-trois. Oui, c’était trop de
noir tout autour, et trop de chaleur aussi (de sa manche, Leduc s’essuya
le front), et trop de chagrin.

Du chagrin, il en avait plein le cœur, à déborder.

Que voulait-elle? Que ne voulait-elle pas? Était-ce donc un mensonge, ce
sourire? et cette voix joyeuse lorsqu’il entrait, un mensonge encore? un
mensonge, la lettre? un mensonge, le rendez-vous? Alors... alors
pourquoi ne pas lui avoir dit, dès le premier jour, qu’elle ne l’aimait
pas? Pourquoi faire la coquette avec lui, qui, pour sûr, n’en valait pas
la peine? avec lui qui l’aimait tant et pour toujours?

Il remontait dans son passé, cherchant s’il avait jamais aimé quelqu’un
d’autre, s’il l’avait jamais trompée, elle, même avant de la connaître.
Il ne trouvait rien. Ses amours? des rencontres avec Rosa la blonde,
Cléo la brune, ou Léa, la belle rousse, mais ça, c’étaient les rigolades
des permissions de nuit, quand on a bu du vin, pas l’amour!

Leduc s’arrêta près de la fourche du petit sentier.

Il croyait pourtant ne pas lui déplaire. Il tâchait toujours d’être bien
poli, bien honnête, et parfois, elle riait aux choses qu’il disait, des
plaisanteries gentilles toujours, des plaisanteries qu’une demoiselle
peut entendre. Puis, voilà qu’elle le repousse, qu’elle le chasse, parce
qu’il a voulu l’embrasser, mais pourquoi?

Et d’autres souvenirs se présentèrent, et d’autres images. Il se remit à
marcher. Jamais il n’avait eu si chaud; jamais la nuit n’avait été si
noire!

«Mademoiselle Jeanne! Mademoiselle Jeanne!»

Il dit ce nom à voix haute. Il le répéta tout doucement, avec lenteur,
avec tendresse. Comme il respirait mal, il s’arrêta encore, devant la
guérite, et, soudain, il pensa à Gaétan, le jardinier. Alors, dans cette
noire nuit, Leduc se mit en colère. De sa main gauche, il saisit le
montant de la guérite comme pour donner un point d’appui à son courroux,
et il se livra tout entier à l’accès de rage, aveuglément, sans penser,
ainsi que font les enfants. Il ne sentit plus la nuit mauvaise autour de
lui, la nuit impénétrable entre le ciel opaque et la mer silencieuse, la
nuit chaude qui mouillait le bois de la guérite; sa colère l’occupait,
corps et âme, elle régnait en lui, elle était tout lui, et Leduc se prit
à jurer en usant de jurons vils et bas qui salissent la bouche, jurons
obscènes, jurons sacrilèges entendus jadis mais que jamais il
n’employait. Il les cracha, il les vomit, il les remâchait un instant
pour les vomir mieux. Leduc ne criait pas; sa voix était rauque; il
grognait, et les ordures coulaient de ses lèvres. Il en salit Gaétan, il
en salit toutes les femmes, Jeanne et toutes les femmes, Jeanne qui
maintenant représentait toutes les femmes, puis, n’en pouvant plus, il
se remit encore à marcher et il scanda sa marche d’un seul mot, dix
fois, vingt fois, cent fois répété, le seul mot: «putain». Il ne se
lassait pas de le dire: «putain! putain!» Il le disait sur tous les
tons. De sa main gauche il se tenait le flanc, comme s’il avait voulu se
gratter le cœur avec les ongles. «Putain! putain!» Ce mot faisait naître
des images horribles qu’il variait, qu’il rendait chaque fois plus
affreuses, plus obscènes, comme si, chaque fois, il avait voulu se
torturer mieux. Leduc marchait d’un pas égal dans la nuit sourde et,
quand son soulier raclait les cailloux du sentier, il disait: «Putain!»
et, ce disant, il pleurait.

Ah! Leduc pleurait bien! Un sanglot de temps en temps, et ce double
ruisseau de larmes sur les joues, toujours coulant. Maintenant, il
marchait un peu plus vite et quand, au vingt-troisième pas vers la
gauche et au dix-neuvième vers la droite, il faisait demi-tour, il
disait: «Putain!» un peu plus fort, et reprenait sa marche en pleurant.

Tout à coup, près de la guérite, Leduc s’arrêta net.

«Qui va là?

--T’épate pas, mon vieux, c’est moi!

--C’est toi? Dupuis? Qu’est-ce que...

--Oui, c’est moi. Je rentre au fort.

--Mais...

--J’ai passé par le petit chemin. Une commission pour toi, mon vieux
Leduc... Bougre! ce qu’il fait noir! C’est tout de même la pleine lune
aujourd’hui. En ville, j’ai vu Jeanne, ta payse.

--C’est pas ma payse!

--Eh! je croyais!

--Qu’est-ce qu’elle t’a dit?

--Tu es enrhumé? Tu parles drôlement.

--Qu’est-ce qu’elle t’a dit?

--Eh! bon sang! attends un peu! j’y vois pas même pour causer. Qu’est-ce
qu’elle m’a dit? Eh bien! elle m’a dit comme ça que M. Jacquot, un ami à
toi, qu’elle dit... que M. Jacquot est allé la voir et qu’il est bien
gentil.

--Quoi!

--Et que ça te ferait du plaisir, qu’elle disait. Bonsoir, mon vieux! je
vais me coucher.

--Dupuis! eh! Dupuis!

--Oh! non! il fait trop noir! Où qu’elle a donc passé, la lune? On
parlera demain. Elle est jolie, ta payse! Compliments, mon vieux!
Bonsoir, Leduc! Oh! là! là! c’est pas une nuit, ça! faut demander des
réverbères au colonel! A demain! à demain!»

Et Leduc fut seul de nouveau.

Alors, il perdit la tête.

Ça! ça! c’était trop. Jeanne et M. Jacquot ensemble! Et, comme la grosse
araignée s’agrippe à la mouche que ses filets retinrent, comme de ses
huit ongles la buse s’attache à la souris surprise, comme le maléfice
errant s’empare de l’âme inattentive, un horrible, un hideux remords
fondit sur Leduc, et, bientôt, Leduc ne fut plus qu’un pauvre homme qui
se débat.

«C’est moi qui ai parlé d’elle au petit, disait-il en sanglotant. Pour
sûr, c’est moi, et c’est à cause de moi qu’il savait l’adresse, oui!
l’autre jour, quand j’étais de garde ici!»

Le remords prenait forme, se précisait. Jeanne était maintenant aux yeux
de Leduc une fille, une fillasse, une traînée, comme certains disaient,
et Jacquot, M. Jacquot, si honnête, qui causait si doucement, qui
semblait si gentil, si propre, dans son costume de toile blanche, il le
voyait à côté d’elle, et il avait peur. Il ne savait pas encore de quoi.

Leduc tenait son fusil devant lui comme un bâton et s’appuyait dessus.

«Qu’est-ce qui a pu arriver? Oh! bon Dieu de bon Dieu, qu’est-ce qu’elle
a pu lui dire, la garce! Oh! bon Dieu, qu’est-ce qu’elle a pu lui dire?
Oh! que ça me fait mal dans le cœur!»

Et la chaleur pesait toujours, rendant la nuit plus noire.

«Oh! et puis... Non! non! ça, c’est trop sale! c’est vraiment trop
salaud!... Non! t’as pas fait ça! Tu es putain, mais pas tant que ça!»

Il la tutoyait pour la première fois. Et il voyait des choses ignobles.
Il n’en pouvait plus.

«Eh! nom de Dieu! cria-t-il. Fous-lui donc la paix à ce gosse!»

Il voulut crier encore, mais il avait dans la bouche un tampon de laine
chaude, et il sanglotait, appuyé sur le canon de son fusil.

Soudain, il leva la tête. Une goutte d’eau lui était tombée sur le cou.

«Ah! l’orage! ah! un éclair!»

Il s’arrêta de pleurer.

Il s’arrêta de pleurer parce que quelque chose était changé autour de
lui. Une brise, à peine sensible, une brise courte, essoufflée, eût-on
dit, brûlante encore comme une haleine de four, sortait de ce trou noir
où toute la mer dormait. Puis la goutte d’eau, puis cet éclair, et
maintenant un bruit de charrette, là-haut, très loin.

«Ah! oui! c’est l’orage.»

Leduc frotta le canon du fusil avec sa main droite, il rentra dans la
guérite et, de quelques instants, il ne bougea plus. Il réfléchissait.
Certes, il souffrait toujours, plus peut-être, parce que la colère
façonne des paroles, des cris, des imprécations avec la douleur et
l’allège d’autant. Leduc souffrait toujours, mais il souffrait
autrement, sa colère étant morte.

Il posa son fusil debout dans le coin du fond, et se prit la figure
entre les mains. Elle était toute mouillée de larmes. Il les essuya
rudement avec son mouchoir et continua de réfléchir. Il pensait comme on
peine. Il se labourait la cervelle avec lenteur. Il voyait bien où il
voulait en venir. Il allait vers son but, sûrement, pesamment,
difficilement, mais il allait quand même vers son but, tout droit.

«Alors, c’est ça! dit-il en poussant une sorte de grognement pour se
vider la gorge, car il parlait à voix haute. C’est le bon moyen!»

Chaque fois qu’un éclair passait dans la nuit, il regardait le ciel et,
sur sa bouche, passait comme un sourire triste.

«Pour être en règle, je vais faire d’abord ma prière à la Sainte Vierge,
si j’ai pas oublié, et puis je me mettrai dans le fond, là; ça sera plus
commode; mais... mais il faudra enlever mon soulier; voyons... oui, mon
soulier du pied droit, pour réussir. Je l’ai lu dans le feuilleton. Et
puis, je compterai trois éclairs, et puis sept éclairs, et puis trois
éclairs, et puis deux éclairs. Tout mon numéro matricule y passera.»

Il sourit, mais à lui-même, cette fois, paisiblement.

«Comme il était gentil, M. Jacquot! Peut-être qu’il saura. Dommage! Ça
se pourrait qu’il aura de la peine, le pauvre gosse!»

Un instant très court, il pensa à Jeanne, mais sans mot dire, et il
secoua la tête.

Dans l’étroit carré de planches où il se tenait, Leduc s’agenouilla et
joignit les mains.

«Je vous salue, Marie, pleine de grâce; le Seigneur est avec vous; vous
êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos
entrailles, est béni...»

Mais il bredouilla les paroles suivantes et s’arrêta court.

«C’est peut-être pas bien de lui parler quand on va faire ça?»
murmura-t-il en se relevant.

Alors il s’assit sur le bord de la guérite. La pluie tombait devant lui
en grosses gouttes fréquentes. Il déchaussa lentement son pied droit,
renoua le lacet de cuir et posa le soulier près de lui, soigneusement.

Un éclair plus violent raya l’ombre. Par un autre, tout le paysage
revécut.

Leduc fit deux signes de croix, puis il se mit debout dans la guérite,
prit son fusil, le renversa contre lui, s’accota solidement, pencha la
tête, mit le canon devant ses lèvres, plia sa jambe droite, et engagea
son orteil sous le pontet.

Sans bouger, sans relever le front, il pouvait voir devant lui un peu du
sentier où, par moments, brillaient les flaques. Sur l’une d’elles, il
compterait les éclairs.

Avant de commencer, il murmura, d’une voix douce et très tendre:

«Non, Mademoiselle Jeanne, c’est pas bien, tout ça!»

La nuit devint blanche.

«Un!» dit Leduc.

Il compta un, deux, trois, puis un, deux. Sa jambe pliait, se fatiguait.
Ce serait long d’arriver jusqu’à sept et ensuite jusqu’à trois et enfin
jusqu’à deux. Et les éclairs n’étaient pas très fréquents. «Cinq!» dit
Leduc.

Mais là, il perdit courage; son pied nu, trop las, trop lourd, pressa la
gâchette.

Il y eut du bruit.

La pluie giclait contre le bord de la guérite, tambourinait sur le toit.
De grands traits blancs zébraient le ciel. Cela devenait un bel orage.
On déchargeait des pierres dans la nuit, on y laissait tomber des
poutres, puis le grand nuage se déchira. L’atmosphère s’éclaira, bleuit.
La terre mouillée brilla, puis elle but sa lumière et les pierres seules
gardèrent encore de l’éclat. Des étoiles scintillèrent. Toute la lune
parut, énorme et basse sur l’horizon.

«Leduc!... eh! Leduc! qu’est-ce qu’il y a?»

Deux soldats couraient sur le sentier, devant leurs ombres noires.

«Eh! Leduc!»

Ils s’approchèrent. Déjà la lune, pleine et rose, regardait dans le fond
de la guérite ce qui restait de Jean Leduc.




XL


Geoffroy Salvert n’était pas sorti après son dîner. De temps à autre, il
consacrait ainsi toute une soirée à sa mère. On causait alors
longuement, tendrement, sans hâte, l’un près de l’autre, dans le rond
jaune de la lampe, jusqu’au moment où, de sa voix douce qui toujours
chantait un peu, Mme Salvert disait:

«Geoffroy, il est près de minuit, je crois que j’ai un peu sommeil.»

Et l’on se quittait à regret.

La cigarette aux lèvres, Salvert s’installa. Il vérifia d’abord certains
détails traditionnels. Rien ne manquait: la tasse de café sur le
guéridon, le cendrier d’argent rapporté jadis du Tonkin par un officier
de marine, un verre de cognac plein aux trois quarts. Assise tout
auprès, dans un grand fauteuil, Mme Salvert tira un ouvrage de laine de
son fourreau «pour ne pas rester oisive» et rien n’empêcha plus que l’on
goûtât l’exquise veillée, heure égale, sans accidents ni surprises, où
l’on pouvait se dire tous ses rêves, où, bien plutôt, Geoffroy pouvait
dire tous ses rêves et Mme Salvert leur sourire.

«Parle-moi du petit», demanda-t-elle.

Mme Salvert aimait Jacquot sans l’avoir jamais vu; elle aimait aussi
l’influence manifeste que cet enfant avait prise sur son fils à elle,
sur son petit. Il lui plaisait de connaître ses progrès, ses ambitions,
la qualité de ses jeux, et souvent, quand Geoffroy développait un plan
d’éducation trop audacieux, la vieille dame disait son mot, prudemment,
avec une ironie perceptible à peine et comme un air de malice lasse, uni
à tant de douceur, à tant de charme!

«Parle-moi du petit; qu’a-t-il fait cette semaine? Es-tu content?

--Jacquot travaille très bien, dit Salvert; il devient de jour en jour
plus appliqué, plus sérieux, et, sauf durant ces heures d’inattention
dont je t’ai parlé, de complète absence où, pour le retrouver et le
reprendre, il me faudrait aller plus loin que je ne sais, Jacquot semble
goûter ce que je lui enseigne et en profiter. Ah! Maman! c’est là un
délicieux enfant! Que je le voudrais heureux!

--On ne t’a pas chargé de le rendre heureux, mon pauvre Geoffroy, et,
d’ailleurs, on ne t’en donne guère les moyens. Il souffrira et tu
souffriras de ses chagrins.

--Il souffre déjà, Maman! Vois-tu, il me vient, à ce sujet, des remords
qui vraiment me troublent. Jacquot m’a l’air de comprendre de façon
obscure, en tout cas de sentir, mille choses à côté desquelles il
devrait passer avec insouciance, et j’en arrive à croire que mes leçons,
mes analyses, mes explications ne servent à rien qu’à lui donner des
moyens de souffrir plus encore. Eh! oui! je mets de l’ordre dans ce
chaos de sa petite cervelle, je lui apprends à se rendre compte, à mieux
entendre, à raisonner. Il se montre bon élève: il raisonne, mais sur
quoi? il comprend, mais que comprend-il? De ces armes nouvelles que je
lui fournis, il se sert pour attaquer des problèmes dangereux. S’il les
résout, un jour, oh! le pauvre gosse! comme il souffrira! Pense donc,
Maman! si, voulant lui donner du bonheur, je lui rendais la vie plus
triste! si je la lui rendais plus dure! si je lui faisais sentir ce
qu’il y a d’inexorable en elle et goûter sa pure amertume!

--Je te le répète, Geoffroy, on ne t’a pas chargé de le rendre heureux!

--Mais, c’est mon devoir tout de même!

--C’est un devoir, ce n’est pas le tien; non Geoffroy, ce n’est pas le
tien! Vois-tu, il faut être deux pour élever un enfant. L’un doit
enseigner, l’autre doit consoler. Une leçon est vite apprise, mais,
toujours, elle fait un peu mal; il faut quelqu’un pour essuyer les
larmes qui la suivent. Jacquot n’est pas le seul à se blesser aux leçons
qu’on lui donne. Tu lui ouvres les yeux... Quand, dès ses premiers
regards, il souffre, qui l’empêchera de pleurer, ce petit? C’est le rôle
des mères.

--De ce côté, je crois, hélas! que Jacquot chercherait vainement une
aide! Note que je ne tiens pas Mme Laurenty pour une femme sans cœur.
Non, simplement, elle est maladroite.

--Et, surtout, ajouta Mme Salvert, elle est désarmée.

--Désarmée?

--Oui, désarmée. Souviens-toi, Geoffroy, quand tu allais à l’école...»

Elle se mit à rêver, les doigts contre le front. Des souvenirs
passaient.

«Bizarres gens! reprit-elle soudain, ils ne se servent de Dieu qu’aux
moments extrêmes, et s’étonnent ensuite de mal supporter l’affliction de
chaque jour!

--Oh! Maman! ces questions ne me regardent pas! Mon rôle se borne à...
Je sais bien qu’un prêtre intelligent ferait beaucoup pour Jacquot,
mais...

--Un prêtre intelligent! un prêtre intelligent! Un prêtre tout court!»

Salvert n’écoutait plus. Il suivait sa pensée.

«Et si tu le voyais! s’écria-t-il, tu l’aimerais tout de suite! Quand je
lui parle, ses yeux brillent d’intelligence, il est gourmand de ce que
je vais lui dire. Il boit (le mot est juste), il boit mes paroles! Son
petit visage est tout bouleversé lorsqu’une fenêtre s’ouvre sur quelque
nouveau paysage. Quand je lui parle de géographie, il me suit au loin
sur la terre, et, dans l’histoire, il m’accompagne allégrement à travers
un siècle, me coupant quelquefois pour que je précise un point, pour
qu’il s’imagine mieux, pour qu’il puisse mieux voir. «Oh! Monsieur
Salvert! que ça devait être beau!» Et il songe, un instant, l’esprit
ailleurs, la bouche entr’ouverte par un sourire, les yeux à demi fermés.
Ah! vois-tu, Maman! cette expression-là, c’est ma récompense!

--Cette expression-là, mon petit, tu l’as toi-même en ce moment.»

Mme Salvert s’était penchée et caressait le front de son fils. Geoffroy
lui prit la main et la baisa.

«Écoute, Maman, je vais te dire un secret: je crois que Jacquot me fera
honneur. Je voudrais tant qu’il sortît un peu du commun, qu’il se
distinguât, qu’il refusât de croupir. Je vois naître en lui un goût de
l’art qui me ravit, mais à côté, je relève avec plaisir sa finesse
d’observation, son bon sens. Certaines de ses remarques ont une saveur
qui plaît, quelque chose de judicieux et de direct. Cela me rassure. Il
ne vieillira pas entre deux bouquins. Déjà, il joue bien; il sait jouer:
il saura vivre! Tu verras! J’en ferai un homme sain et robuste, qui
suivra sa voie tout droit, qui ne tentera ni les sentiers perdus, ni les
chemins morts, et comprendra les beautés du monde, toutes: les couchers
de soleil, les beaux vers, le son d’un violon et la voix de l’amour! Tu
verras, Maman! Jacques sera un homme! Mon œuvre, cet homme-là! et, si je
réussis, il y aura de quoi s’enorgueillir!»

Mme Salvert ne travaillait plus à son ouvrage de crochet. Elle
connaissait bien les enthousiasmes de son fils. D’ordinaire, elle
souriait, amusée par les rêves auxquels Geoffroy se laissait prendre,
mais elle n’avait pu le suivre dans ses prédictions du moment. Elle se
sentait triste, et ce fut d’une voix sourde et basse qu’elle répondit:

«Oh! mon petit Geoffroy, ne me parle pas des choses sur ce ton
ambitieux! Je suis vieille, je suis fatiguée, la vie ne m’intéresse
presque plus, la mort est trop près! «Jacques sera un homme! Jacques
sera un homme!» Sait-on jamais ce que devient un enfant! Et puis, il est
près de minuit; je crois vraiment que j’ai un peu sommeil!»




XLI


«Tiens! se dit Jacquot, Leduc n’est pas encore arrivé! Et ceux-là,
qu’est-ce qu’ils font? Quand je lui dirai, comme il sera content!»

Sur le sentier du fort, trois soldats étaient réunis autour de la
guérite. Jacquot ne les connaissait pas. Il resta debout à les regarder,
n’osant leur parler tout de suite. D’ailleurs, Leduc viendrait bientôt;
c’était l’heure où, d’ordinaire, il prenait sa garde. Jacquot pouvait
bien attendre quelques instants.

Les soldats causaient.

«Mets-la par terre, là, sur les rochers. Allons! un coup de main!

--Oui, il faudrait pas que le feu prenne dans les broussailles!

--Tu vois ça! si on faisait un incendie!

--Couchons-la sur le côté.»

Que faisaient-ils donc avec la guérite de Leduc? Ils la renversaient,
maintenant!

«Tu as apporté la hache?

--Bien sûr!

--Ça ne sera pas long!»

L’un d’eux se mit à frapper la guérite avec la hache. Le toit sauta.

«C’est dur! essaye un peu voir!

--Fais passer l’outil!

--C’est du bon travail! C’est bien bâti.»

A Jacquot, cela paraissait fou: démolir une guérite, comme ça! pour le
plaisir! Il se rapprocha.

Les soldats parlaient toujours.

«Tu comprends, toi, pourquoi le colonel a dit de la brûler?»

Ils allaient donc la brûler aussi? Jacquot comprenait de moins en moins.
Le soldat qui maniait la hache la passait, de temps à autre, à l’un de
ses deux camarades et s’essuyait le front.

«Tu sais pas pourquoi qu’on la brûle! Eh bien, moi je sais! Le major, il
m’a dit. C’est rigolo.

--C’est rigolo! c’est rigolo! tu trouves ça rigolo, toi! Le pauvre
bougre! heureusement qu’il t’entend pas! T’es vache, Michel!

--C’est toi qui es vache! je voulais pas dire ça, voyons! je veux dire
que c’est rigolo la raison pourquoi on la brûle!

--Dis-la donc, puisque tu la sais, la raison!

--Voilà! Le major a expliqué qu’il voulait qu’on brûle le machin tout de
suite, et qu’on en mette une neuve. Tu comprends, il disait pas ça à
moi, il disait ça au colon.

--Oui, mais la raison?

--La raison, eh bien, la raison... c’est un mot que j’oublie, mais ça
voulait dire que quand il y avait une sentinelle dans une guérite où il
était arrivé des choses comme pour Leduc...

--Eh! Michel! interrompit brusquement un autre soldat, tourne la grosse
planche! on voit encore une tache! C’est pas propre et il y a quelqu’un
qui regarde.»

Quoi? Qu’y avait-il de «pas propre?» La planche du fond, qui portait une
tache rousse? C’était donc que la guérite semblait sale qu’on la
brûlait? Quelle singulière idée!

«Et la raison?

--Je vais te dire. Eh bien, n’est-ce pas, quand il y a une sentinelle
dans une guérite où c’est arrivé, ça lui fait de la peine, je suppose,
ou ça le dégoûte, ou il a peur... j’ai pas bien compris, mais ça doit
être tout ça à la fois, et alors il fait la même chose!

--Quoi! Il se fait sauter le caisson aussi?

--Mais oui! c’est bien ça qu’a dit le major. C’est arrivé. Il l’a vu
déjà, il disait, aux colonies!

--Moi, je ne sais pas, si j’aurais fait ça, mais tout de même, tu sais,
j’aurais pas aimé passer ma nuit dans cette guérite-là!

--Ni moi non plus! ça me donnerait du souci.

--Le pauvre bougre! c’est du malheur!

--Pour sûr!

--Le pauvre bougre!... et un bon garçon avec ça!

--Quelquefois, il avait du chagrin, on aurait dit.

--Maintenant, il est tranquille.

--Ah! oui, il est tranquille! pour longtemps!

--Dis pas des blagues! T’es vraiment vache, Michel!

--Je dis pas des blagues! j’ai du chagrin autant que vous! je dis qu’il
est tranquille! je dis ça comme ça!»

Soudain Jacquot fut inquiet, d’une inquiétude étouffante qui lui serrait
la gorge.

Il se rapprocha encore.

«Messieurs! pardon, Messieurs! Leduc? où est-il, et qu’est-ce que vous
faites là?»

Celui qu’on appelait Michel répondit aussitôt:

«Jeune homme! vous ne savez pas? Leduc? oh! le pauvre! il est mort! il
s’est tiré une balle dans la tête et nous allons brûler la guérite parce
que le major a donné l’ordre, rapport aux autres soldats de garde.»

Quelque chose s’effondra en Jacquot: quelque chose manqua subitement en
lui. Il ressentit un grand vide, un chagrin comme il n’en avait jamais
eu. La tête lui tourna d’abord, puis il se raffermit et, paisiblement,
il pleura. Il pleura debout, comme un homme.

«Oh! s’écria-t-il, c’était mon ami!

--Vous connaissiez Leduc? Gentil garçon, n’est-ce pas?

--Oh! oui!

--Pleurez point! ça vous ferait du mal! Il est tranquille, maintenant!
bien tranquille! Eh! Michel! c’est tout des planches à cette heure! Si
on les mettait en tas sur le bord du chemin?

--Allons-y!»

Ils construisirent un bûcher avec ce qui restait de la guérite. Jacquot
se souvenait d’un bûcher construit au même endroit (quelques pas plus à
gauche), un bûcher de branches de pins où s’accrochaient des nids de
chenilles, préparé par Gaétan, ce jour déjà lointain où Jacquot avait vu
Leduc pour la première fois. Et déjà, ce jour-là, Leduc était si gentil!

Jacquot pleurait toujours. Ses joues ruisselaient de larmes lourdes. Sa
gorge lui faisait mal. Il aurait voulu crier.

«Voilà qui est fini! dit le soldat Michel; t’as pas une allumette?

--Eh oui! mais... attention!

--Aie pas peur! on veillera!»

Au bûcher des chenilles, Jacquot se souvenait d’avoir aidé à mettre le
feu lui-même.

«C’est fait, fous-y seulement un peu de bois mort et de la broussaille!
ça manque pas dans le pays!»

Bientôt les planches flambèrent, il y eut une épaisse fumée, puis des
crépitements, de longues flammes pointues, de sinistres craquements qui
donnaient envie de s’en aller, et le feu s’éclaircit enfin. Cela devint
tout jaune et rouge avec un peu de fumée dans le haut, que balançait le
vent.

Les parties peintes de la guérite grésillaient, mais cela aussi fut
court. Enfin le bûcher s’effondra, on vit des braises rouges, et la
fumée s’épaissit de nouveau.

«Plus de danger maintenant!

--Attends encore un peu.

--Pas besoin!»

Mais ils restaient toujours autour du bûcher pour regarder les dernières
flammes, et tous les trois, ils avaient l’air très triste.

«Voyons! pleurez donc pas, Monsieur! Il est tranquille, votre ami Leduc!
Probable qu’il avait du chagrin, trop de chagrin! alors comme ça, il a
perdu le bon sens! C’est malheureux, je sais bien, mais faut pas se
rendre malade! Pleurez donc pas!»

Le bûcher était presque éteint. Les trois soldats partirent.

«Faut aller dire au major que c’est fini. Bonsoir, jeune homme!

--Bonsoir!» murmura Jacquot d’une voix étouffée.

Il partit aussi. Il rentra chez lui d’un pas lent. Il monta dans sa
chambre et se baigna les yeux. En se penchant à la fenêtre, on voyait
encore, sur le bord du sentier, une longue spirale de fumée grise.

«Oh! Leduc! Leduc! s’écria-t-il, oh! Leduc! j’ai bien du chagrin!»

Jacquot resta quelque temps encore penché à la fenêtre. Il regardait
cette douce fumée grise qui lui faisait tant de peine, il en suivait les
mouvements. Elle s’élevait comme une tige un peu tordue, mais la brise
l’écimait; tout le haut se perdait ainsi et fuyait vers la mer. Bientôt,
ce nuage lui-même disparut. Il n’y eut plus rien. C’était fini. Oh!
qu’il avait mal!

Jacquot tourna quelques instants dans sa chambre, déplaça des objets,
bouscula une chaise, ouvrit un livre, s’assit, se releva. Il était seul,
il était tout seul. Même la fumée n’était plus là. Il redescendit dans
le jardin et courut à la villa Périer. Il voulait voir quelqu’un. Il
fallait absolument qu’il vît quelqu’un. Il ne pouvait continuer à vivre
ainsi.

«Est-ce que mademoiselle Lucienne est à la maison? demanda-t-il à la
cuisinière.

--Je ne sais pas, monsieur Jacquot. Je crois bien qu’elle est sortie
avec Monsieur, mais je ne suis pas sûre.

--Merci, Hortense, je vais aller voir si elle est dans sa chambre.»

Il monta. La chambre était vide. Il s’allongea sur une petite chaise
longue dont Lucienne s’était beaucoup servie après sa bronchite. Il
regardait autour de lui. Ces murs verts et roses lui plaisaient. Il se
sentait plus calme.

Cela ressemblait à une devanture de magasin, bien propre et bien en
ordre. Lucienne était une personne très ordonnée. Souvent elle taquinait
Jacquot parce qu’il ne savait retrouver ni ses jouets, ni ses livres.
Dans la chambre de Lucienne (papier vert clair avec des canards blancs
et des fleurs) chaque chose gardait une place invariable.

Et cela, qu’était-ce, à la tête du lit? Ah oui! le docteur Périer avait
donné à sa fille un grand crucifix d’ivoire qui, jadis, appartenait à
Mme Périer: un crucifix «de famille», comme on disait. Cela servait pour
les leçons de M. l’abbé Duprin. Jacquot ne connaissait pas encore ce
crucifix. Immobile sur la chaise longue, il le regarda.

La tête penchée avait l’air si triste! oh! si triste! Jacquot se sentit
accablé d’une détresse nouvelle.

Lucienne lui parlait quelquefois des leçons de M. l’abbé Duprin, M.
l’abbé lui racontait de belles choses, mais, voilà, Lucienne expliquait
toujours mal; Jacquot s’ennuyait bientôt.

                   *       *       *       *       *

Oh! quelle expression sur ce visage! Comme le Christ devait avoir du
chagrin!

Jacquot se leva. Il ne savait rien dire au crucifix. Il eut peur. Il
partit.




XLII


M. Laurenty est de fort mauvaise humeur: Valentine, qui joue le rôle de
la commère dans la Revue, l’a trompé. Cette trahison ne peut être mise
en doute. Le complice est un jeune officier de marine qu’il connaît pour
l’avoir plus d’une fois rencontré au cercle. Valentine l’a même trompé
avec insolence, sans grâce, sans charité. Certes, Valentine est une
grue, il se le répète tous les jours, mais cette constatation ne rend
pas l’incident moins pénible; M. Laurenty ne souffre pas, précisément:
son déplaisir se répand en mauvaise humeur; il trouve, à se montrer
intolérable, une manière de consolation. Aussitôt rentré, il s’est donc
plaint de diverses choses et sa voix bourrue a grondé parce que son
veston d’intérieur portait à l’épaule gauche une presque invisible tache
de graisse, parce que les plates-bandes du jardin n’étaient pas droites
(jamais elles ne le furent), parce que le vent d’est soufflait, et pour
mille autres raisons.

Il eût aimé faire aboutir ses plaintes en querelles, mais, par malheur,
Mme Laurenty, se sentant d’esprit calme, ne voulut pas s’y prêter. Il
fut seul à lancer des flèches, au hasard de l’occasion; personne ne
riposta. Cela lui procurait un agacement plus vif encore.

Mme Laurenty fit quelques essais de conversation. Elle parla d’un bal
prochain que l’on devait donner sur un des cuirassés de l’escadre, d’une
invitation à Marseille pour la fin du mois, d’une tournée théâtrale,
d’un livre nouveau; tout cela sans succès. Mais elle était bien décidée
à ne pas se fâcher: elle ne se fâcherait à aucun prix, quoi que M.
Laurenty pût faire ou dire, et elle gardait un air distrait, à la fois
absent et souriant. Elle savait, par une indiscrétion d’amie, que la
maîtresse de son mari se montrait peu fidèle; si c’était la raison de
cette méchante humeur, un front impassible restait le meilleur des
masques.

Mme Laurenty tâcha d’aborder un sujet nouveau, dès que l’on fut assis à
table.

«Julien! avez-vous appris le triste accident dont tout le monde parle?

--J’arrive à peine, ma chère! comment l’aurais-je appris?

--Un soldat du fort s’est suicidé, la nuit dernière. On a cru d’abord à
un geste malheureux, mais le major a déclaré qu’il avait voulu se tuer.
On ne sait rien d’autre. Le pauvre homme! quel crime d’attenter ainsi à
ses jours!»

Mme Laurenty ajoutait cette dernière phrase pour Jacquot. Pourquoi,
songeait-elle, parler de suicide devant l’enfant? Elle allait moraliser
encore son récit, quand elle fut interrompue.

«Quel crime, dites-vous, ma chère? quel crime! N’a-t-on plus le droit de
sortir de la vie quand on a suffisamment goûté de son fiel? Ah! tenez!
je l’approuve, ce garçon! Il était malheureux; maintenant, le voilà
tranquille. Eh bien! qu’est-ce que tu as, toi?

Jacquot avait tressailli.

Les mêmes paroles! les mêmes! tout à fait les mêmes paroles!

«Voyons, Julien, ce ne sont peut-être pas des sujets à traiter devant
un...

--Oui! oui! vous avez raison, ma chère! vous avez toujours raison! mais,
si notre enfant était mieux élevé, il n’écouterait pas les conversations
à table.»

Jacquot mit le nez dans son assiette.

«A propos de Jacquot, dit Mme Laurenty, hâtivement et pour rompre les
chiens, M. Salvert m’a prié de l’excuser, demain, de deux à cinq. Il m’a
dit avoir une occupation importante et ne viendra que mercredi. Vous n’y
voyez aucun inconvénient, n’est-ce pas Julien?»

Mais M. Laurenty ne pouvait plus répondre.

Il riait! il riait d’un grand rire aigre, coupé de hoquets et comme d’un
bruit de déchirure; il riait, renversé sur sa chaise. Bientôt, il se
leva en titubant et s’effondra plus loin dans un fauteuil, près de la
cheminée: il riait trop pour rester à table! Son rire variait, tantôt
méchant, tantôt large et vraiment joyeux; il riait sans pouvoir s’en
retenir; il avait été frappé par le rire; il riait sans mesure.

«Qu’y a-t-il, mon ami? qu’y a-t-il? vous m’effrayez!»

M. Laurenty se serra les joues et dit, d’une voix à peine
compréhensible:

«Salvert!... Salvert!... occupation importante! ah! ah! ah!...
occupation importante! voulez-vous savoir? on me l’a dit au cercle! ah!
ah! il va, cet homme grave, il va aux gorges d’Ollioules avec une petite
femme! il manque sa leçon pour aller faire la noce!... ah!»

Ici, néanmoins, Mme Laurenty se fâcha.

«Julien! je vous en prie! Julien! vous n’y pensez pas! Julien!

--N’importe qui! ma chère! n’importe qui! pas lui! lui! le philosophe!
le moraliste! ah!»

Il riait encore, il n’était plus gai. Cela l’agaçait, en somme, que
Salvert fût l’amant de la jeune Arlette. Il riait... il l’aurait battue,
cette adolescente blonde qui ressemblait à Valentine, qui sortait avec
Salvert! Voyez-vous cela! Salvert!... Mais il riait toujours.

«Julien! je vous en conjure! taisez-vous!»

Soudain, il pensa à Jacquot. Son rire mourut. De cette crise, il restait
tout secoué. Où donc se trouvait Jacquot?

Jacquot s’était levé de table. Assis dans un coin de la pièce, il
regardait le tapis, un peu trop fixement.

«Il est ému, dit Mme Laurenty, par cette histoire du soldat qui s’est
tué.»

M. Laurenty avait l’air assez honteux. Il tira de son étui un cigare et
l’alluma pour se donner une contenance.

Très pâle, Jacquot demanda s’il pouvait aller se promener dans le
jardin.

«Laissez-le sortir, dit M. Laurenty, le soir est doux.

--Va, mon enfant!»

Jacquot embrassa ses parents et sortit.

«Il faudra surveiller vos paroles, mon cher Julien. Cette conversation à
propos du soldat l’a certainement troublé, et puis votre fou rire lui a
peut-être fait peur.»




XLIII


Jacquot descendit dans le jardin et s’y promena quelques instants. M.
Laurenty disait vrai: la nuit était douce. Toute noyée par l’éclat de la
lune, elle semblait de verre, d’un verre magique, bleu pâle, fait
d’argent, d’eau et d’azur, mais Jacquot, préoccupé par des soucis plus
graves, ne regardait guère la nuit.

Tel autre jour, quel plaisir c’eût été de courir tout seul dans le
jardin, à cette heure! Aujourd’hui, Jacquot souffre trop. Tant de
chagrins le tourmentent, si nombreux et si divers! Il en reprend le
compte, mais il ne pleurera pas: il est devenu un homme. Il se raidira.
Il sera héroïque à la façon des gens dont on parle dans les livres.
Pourtant, quand il pense à ces choses, il se sent bien peu de courage.

Jacquot va dans le petit bois. Il en connaît tous les détours. C’est un
lieu choisi pour être malheureux. Les arbres noirs sont proches, sont
familiers. Si l’on a peur de la nuit, il y a toujours une échappée de
bleu où dort la mer immobile, où chantent des rayons d’argent.

Mais comment regarder tout cela quand on a tant de peine?

Être consolé! il voudrait être consolé! il voudrait que l’on vînt
effacer en lui ces images qui le harcèlent. Les arbres noirs font de
leur mieux, mais qu’y peuvent-ils, les bons arbres noirs? qui donc
pourrait le consoler?

Il ne peut aller vers sa mère, il n’oserait. Non point qu’elle soit
toujours d’humeur acide, mais avec elle, «on ne sait jamais pour sûr»,
et Jacquot voudrait un abri dont il ne pût douter.

Son père? Oh! il n’y pense même pas! Son père se montre souvent gentil,
mais, comme Lucienne quand elle raconte une histoire, il ne sait pas. Il
vint, un soir, à Jacquot cette idée absurde que M. Laurenty avait peur
de lui!

Lucienne n’a qu’un défaut grave: elle est inutile. Certes, il l’aime, il
l’aime tendrement; néanmoins c’est toujours lui qui parle; Lucienne ne
dit rien, jamais, ou des bêtises. Pour l’instant, il faut à Jacquot plus
qu’un doux regard, plus même qu’un baiser, il lui faut une étreinte
forte et ce tendre langage qu’il reconnaîtrait bien, mais a peu entendu.

M. Salvert (oh! cela est insupportable!) M. Salvert l’aurait consolé
tout de suite, sans peine. M. Salvert aurait dit ce qu’il fallait dire
pour rendre du courage, mais, maintenant, il ne pourrait plus, car M.
Salvert n’est plus le même.

Ces choses pas propres dont on ne peut expliquer la terrible importance,
M. Salvert les fait aussi. Jacquot tremble à ce souvenir. Son père l’a
dit pendant le dîner. Dès ce moment, tout a croulé. M. Salvert est donc
comme les autres! M. Salvert n’est plus celui vers qui l’on va pour
expliquer un problème, pour calmer un chagrin, et qui comprend toujours.

Il avait tant d’affection pour M. Salvert! tant de confiance en lui!
Jacquot sent son cœur vide et froid. Il n’a pas envie de courir, il n’a
plus envie de pleurer. Il marche à petits pas, la tête basse, les mains
jointes. Sa bouche tremble un peu, malgré lui. Jacquot n’essaye pas de
former des paroles. Jacquot n’a rien à dire; il ne peut que désespérer.

Et Leduc est mort; Leduc s’est tué. Cela aussi lui paraît affreux, mais
si triste que ce soit, Jacquot y trouve un peu d’allégement, car il a
pris une décision, depuis quelques minutes déjà. Sans doute, il ne
causera plus avec Leduc, il ne lui rendra plus visite sur le sentier du
fort, et jamais plus il ne lui serrera la main. Peut-on se figurer cela!
jamais plus il ne lui serrera la main! Oui, oui, la décision semble
bonne. Les soldats ont dit: «Le pauvre bougre, il est tranquille,
maintenant.» Jacquot se répète la phrase. Son père aussi a dit: «Ah!
tenez, je l’approuve, ce garçon!» Jacquot s’en souvient très exactement.
Il a donc raison; Jacquot va se tuer. Il lui manque un fusil, mais il se
tuera quand même. Son chagrin le gêne trop dans la gorge, et dans la
poitrine, et dans la tête. La décision est prise. Il serre l’une contre
l’autre ses petites mains; il s’est fait une promesse. Vingt fois, cent
fois, on lui a dit: «Ne va pas au bord de la falaise, tu pourrais te
tuer!» Aujourd’hui, seulement, il peut bien désobéir, puisqu’il sera
tranquille après, puisque ce sera fini. Il ne peut continuer à vivre de
cette façon. Trop d’inconnu l’entoure; tant de noir que personne ne peut
éclairer!

Un instant encore.--Il veut penser. Il s’assied sur le banc. Sans
paroles, il dit adieu à ses parents, à M. Salvert (avec une petite
bouche honteuse qui fait peine), à Leduc qui est mort, au docteur
Périer, à Lucienne, à tous les autres, aux domestiques, à Mlle Jeanne,
là-bas, en ville; Jacquot se lève et prononce plusieurs fois, à voix
basse:

«Adieu! adieu!»

Par de petits gestes, presque des baisers, il envoie ses adieux aux deux
villas, au bois de pins, au fort, à la colline, aux plates-bandes, à la
mer, à toutes les choses qu’il aime, de tous les côtés, partout.

Et maintenant, il va marcher vers la falaise.

Oh! la mer, là, devant lui, toute bleue! Oh! il a peur, il recule.

Mais M. Salvert a dit qu’un homme devait être brave. Il faut sauter.

Non! non! c’est trop haut! non! il ne peut pas! il... il se fera mal!

M. Salvert a dit qu’il fallait être brave. Allons!

Oh! sur le bord, c’est glissant! les cailloux roulent, ils font du bruit
en bas. Tomber comme ces pierres! oh! et si longtemps!

M. Salvert a dit... et la mer qui miroite! si grande! si claire! si
dure!

Jacquot crie, Jacquot a très peur. Brusquement, il se tait. Une pensée
nouvelle se propose.

M. Salvert lui a montré comment on sautait sans avoir peur. Jacquot sait
sauter sans avoir peur. On prend son champ, on replie les jambes sous
soi... et c’est fait.

Il va chercher le banc. Il le traîne jusqu’au bord de la falaise. Il
s’anime, il y met plus de force qu’il n’est besoin. Le voilà droit.
Allons! il sautera. M. Salvert l’a dit. Il aime bien M. Salvert. Il a
tout oublié. Allons! allons! Il joue. Il part du fond de l’allée. Un,
deux, trois! Le voilà parti! Il court! il court! Il saute d’un brusque
élan.




XLIV


Une heure passa.

Le jardin bleu n’était occupé que par le bruit d’une famille d’oiseaux,
réveillée subitement au passage d’une chauve-souris. Ses membres
s’interpellaient avec ardeur, et se plaignaient, et protestaient. Ils
gazouillèrent encore quelque temps, puis s’endormirent de nouveau. On
n’entendit plus alors que le chant de la mer, monotone, très doux et
régulier, au pied de la falaise.

Les plates-bandes avaient un peu foncé, depuis une heure; elles
perdaient peu à peu leur ton verdâtre de turquoise, elles devenaient
violettes et bleues, d’un bleu de saphir, tandis que les pins de la
lisière du bois, noir de velours, maintenant, semblaient, contre le ciel
où se couchait la lune et contre les rochers pâles, de très subtiles et
japonaises découpures.

Mais le jardin restait toujours magique, délicieux par son détail et son
ensemble, avec quelque chose d’ensorcelé et de charmant, d’une couleur
de conte et d’un dessin d’estampe exotique. Que ce fût d’amour, de
poésie ou de pays lointains, on eût rêvé là toute une nuit.

Sur la plage, un flot souple, tranquille et long, venait mouiller le
sable, se retirait et revenait à petit bruit, en jouant avec le clair de
lune. Il jouait avec le clair de lune; il brassait des fragments de
miroirs, devant la falaise rouge et triste qui le regardait.

A quelques pas de l’endroit où le vieux Pierre amarrait son bateau, il y
avait un petit tas de choses grises que l’on voyait à peine, tout
ramassé, tout humble, qui ne prenait presque pas de place. La pointe du
flot parvenait juste à en toucher le bord, mais, quand il se retirait,
on eût dit qu’il en ramenait chaque fois quelque chose de sombre, de
liquide et de sombre, qui se perdait bientôt.

Là-haut, dans le jardin, quelqu’un criait:

«Jacquot! Jacquot!»

M. et Mme Laurenty étaient tous deux sur le perron de la villa.

«Ma chère! cet enfant abuse des permissions qu’on lui donne.

--Où peut-il avoir passé? Jacquot! Jacquot!»

La voix de Mme Laurenty était perçante et maigre.

«Jacquot! Jacquot!»

La voix de M. Laurenty sonnait plus lourd et portait moins loin.

Ils crièrent ensemble:

«Jacquot! Jacquot!»

«Ce que je vais lui tirer les oreilles! ajouta M. Laurenty.

--Je commence à être inquiète», ajouta Mme Laurenty.

On héla les domestiques. Le jardin fut plein de cris. Surpris par ce
tumulte, le docteur Périer accourut:

--Qu’y a-t-il, mes amis?

--Jacquot a disparu!

--Il doit être sur la route!»

On chercha.

Le vieux Pierre, qui rentrait du cabaret, passa devant la grille. On
requit son aide.

«M. Jacquot? il doit être dans le petit bois.

--Allez voir par là-bas, mon brave Pierre, dit Mme Laurenty, mais il
nous aurait entendus. Allez-y tout de même.»

Le vieux Pierre s’en fut parcourir le bois.

«Monsieur Jacquot, criait-il. Voyons! Monsieur Jacquot! vous vous
cachez! Je vais me fâcher, monsieur Jacquot!»

Il se renseigna auprès du soldat qui montait la garde à côté d’un tas de
cendres.

Depuis longtemps, le soldat n’avait vu personne. Alors, comme il se
sentait inquiet et de mauvaise humeur, le vieux Pierre lui reprocha le
tas de cendres, si près des buissons.

«On fait attention, bon Dieu! C’est comme ça qu’on fout le feu!»

Mais le soldat haussa les épaules.

«Peut-être qu’il est allé voir ma barque», pensa le vieux Pierre.

Il descendit par le sentier et les deux escaliers menant à la plage.

«Monsieur Jacquot! voyons! Monsieur Jacquot! C’est pas raisonnable!»

Puis il aperçut, à quelques pas, sur le sable, une chose grise, couchée.

«Ah! Bonne Mère! cria-t-il, monsieur Jacquot est tombé!»

Il se sentit très vieux, tout à coup; il avait froid; il tremblait.

«C’est monsieur Jacquot! c’est bien lui!»

Il tâcha de soulever le corps, mais, en vérité, ses bras refusaient tout
service. Accroupi sur le sable, il prenait les mains de l’enfant, il
pressait sa poitrine, il touchait son visage. C’était inutile. De
quelques instants, il n’osa point appeler. Lui qui ne craignait pas les
nuits de pêche en plein hiver, il grelottait dans ce clair de lune de
septembre.

«Faut pas faire la femme, murmura-t-il. Faut pas pleurer.»

Le vieux Pierre souleva Jacquot.

Mme Laurenty criait toujours dans le jardin d’une voix exaspérée.
Lucienne, qui venait de se coucher, la fenêtre ouverte comme à
l’ordinaire, fut intriguée par les clameurs de cette voix perçante. Elle
sauta du lit et regarda dans le jardin de la villa Mireille. Le beau
jardin bleuâtre avait l’air calme et doux.

«Comment que je vais leur dire ça? pensait le vieux pêcheur en remontant
la pente rude et caillouteuse. Ah! quel malheur! bon Dieu! quel
malheur!»

Et ces cris, là-haut! tous ces cris obstinés! tous ces cris inutiles!

Le vieux Pierre tenait Jacquot dans ses bras, doucement, religieusement;
parfois il s’arrêtait pour le regarder encore et parfois il le pressait
contre lui.

Peu d’instants plus tard, Lucienne, au moment même où elle allait se
recoucher, aperçut le vieux Pierre qui débouchait dans le jardin par le
sentier de la falaise, tenant dans ses bras quelque chose qui
ressemblait à un sac.




XLV


C’est devant la grille de la caserne du Mourillon. Une jeune femme
s’approche d’un air timide:

«Pardon, Monsieur... pour un renseignement...

--Adressez-vous au poste, Mademoiselle, dit le sergent de garde, d’un
air aimable.

--Au poste?

--Oui, là, sur la gauche.

--Ah! bien! Merci, Monsieur.»

Elle se hâte, franchit presque en courant les trois marches de
l’escalier, frappe à la porte vitrée où une pancarte est accrochée,
pénètre enfin dans la petite chambre obscure que des soldats et des
sous-officiers occupent. Ils sont assis et fument.

«Pardon, Monsieur... pour un renseignement...

--De quoi s’agit-il, Mademoiselle? dit un sergent qui sourit déjà et se
penche d’un air empressé.

--Voilà, Monsieur. Il y a un soldat de votre régiment, n’est-ce pas?...
un artilleur qui est mort, n’est-ce pas?... qui est mort, et je
voudrais...

--Mademoiselle, pour ça, il faut s’adresser à l’hôpital. Je vais vous
donner l’adresse.

--Non, Monsieur, pas un malade. Il a eu un malheur, on m’a dit.»

Elle se trouble. Elle reprend sa phrase.

«Un soldat m’a dit... enfin, qu’il avait eu un malheur, avec son fusil.

--Ah! Leduc? Vous connaissiez Leduc, Mademoiselle?»

Le sergent sourit, bien qu’il veuille avoir l’air triste.

Elle rougit et dit, d’une voix tremblante:

«Oui, Monsieur, c’était mon cousin, un cousin de loin, de la campagne,
et comme ça... n’est-ce pas?...»

Les larmes lui montent aux yeux.

Le sergent redevient grave. Pour un peu, il s’excuserait.

«Oui, Mademoiselle, Leduc est mort. Oh! puisque vous êtes de sa famille,
vous pourrez nous donner l’adresse de ses parents: on ne la trouve pas.
Leduc était Breton, je crois...»

Sans attendre la réponse, il ajoute:

«Oui, il a eu un accident... ou bien...»

Mais il n’en dit pas davantage.

«Sa famille? oh! je ne sais pas! Vous comprenez, Monsieur, on ne se
voyait presque jamais. Mais il était breton. Il était breton, ça, j’en
suis sûre.

--Et vous vouliez savoir, Mademoiselle...

--Quand on va l’enterrer. Je voudrais... n’est-ce pas?...

--Demain, Mademoiselle; demain matin, à six heures. Ça se fera en
partant de la caserne.

--Merci, Monsieur; vous êtes bien honnête.»

Elle pleure pour de bon. On la regarde avec intérêt. Elle salue
rapidement et s’en va.

«Elle en a du chagrin, la petite! dit le sergent qui la suit des yeux.
Le pauvre bougre! Faut-il qu’on ait des ennuis pour se détruire comme
ça! Sa bonne amie, peut-être! Regarde, Dupuis, elle marche tout de
travers. On dirait qu’elle est saoule!»




XLVI


Dans cette chambre claire, l’enfant avait dormi tous ses sommeils; là,
il s’était assoupi, rompu de fatigue après les folies, les courses et
les cris d’un heureux dimanche; là, il avait sombré dans le noir, à la
fin d’un orage de larmes, et tandis qu’il se laissait prendre par les
songes, la bonne nuit, faute d’une consolatrice plus humaine, essuyait
ses yeux chauds. Dans ce même lit, il rêvait de voyages lointains et
faisait entre les draps de pittoresques plongées, dont il revenait
haletant, les cheveux en désordre. Maintenant, il reposerait encore
quelques heures, puis serait couché dans un autre lit, plus bas.

C’était peu de chose que Jacquot dans son lit, un tout petit cadavre
dans le grand lit blanc, presque rien. On avait pu cacher les horribles
traces de l’accident. La figure restait belle et pure, tranquille aussi,
sans même ce sourire que les morts ont parfois, qui rend la bouche mince
et tire le coin des yeux. Jacquot dormait tranquillement comme fait un
enfant sage.

Trois personnes veillaient, son père, sa mère et l’amant de sa mère: son
parrain.

M. Laurenty, assis sur une chaise trop petite pour son gros corps,
n’avait plus forme d’homme. Ses joues, veinées de rouge, débordaient la
mâchoire, sa lèvre inférieure pendait; il s’essuyait la bouche de temps
en temps; de ses paupières pourpres tombaient par instants de lourdes
gouttes d’eau qui disaient quelque chose de sa douleur; mais il ne
comprenait pas, il ne comprenait rien.

Mme Laurenty, assise, toute droite, vêtue de coutil blanc, ne pleurait
plus. Les yeux secs regardaient de droite et de gauche, brusquement,
sans que tournât la tête; la bouche aussi restait immobile, les mains de
même, croisées sur les genoux, mais le regard de ce visage figé ne
cessait de balayer le petit horizon de la chambre où deux lampes
mettaient une lumière jaune. A la proposition de Julie d’acheter des
cierges, M. Laurenty ayant haussé les épaules, on n’avait pas insisté.

Soudain, Mme Laurenty se leva, fit deux pas vers le lit. Son visage
maigre eut quelques expressions rapides, vivement marquées, toutes de
peur, de peur profonde. Les lèvres donnèrent comme un petit gémissement.
Guindée, les mains jointes, les bras tendus, elle regarda son fils, puis
alla se rasseoir et, de nouveau, ses yeux épouvantés passèrent de la
lampe de droite à la lampe de gauche et de l’abat-jour de gauche, qui
était orange, à l’abat-jour de droite, qui était citron. Dès lors,
chaque fois que l’horloge du vestibule sonnait un quart d’heure, Mme
Laurenty répondait comme à un signal, se levait, marchait jusqu’au lit,
contemplait fixement Jacquot, se rasseyait enfin, croisait les mains, et
d’un quart d’heure ne bougeait plus.

Le docteur Périer la suivait des yeux avec inquiétude. Quant à lui, il
souffrait immobile, en silence. Appuyé contre la cheminée, longtemps il
avait regardé Jacquot, le visage penché, le menton dans la main, le
poing fermé sur sa barbiche noire. Il ne se lassait pas d’examiner en
son détail le petit visage pâle et régulier. Il certifiait, il
accentuait et complétait le souvenir qu’il aurait plus tard de cette
face délicate et reposée, du front où se dessinait en boucle une mèche
de cheveux châtains, du nez mince, de la bouche sérieuse et pâlie, du
menton déjà volontaire. Le docteur Périer n’interrompait sa
contemplation que pour surveiller Mme Laurenty. Depuis le début de la
veillée, un sanglot montait en lui, qu’il réprimait et cela le faisait
respirer difficilement, mais il ne voulait pas pleurer; il ne voulait
pas que l’on vît ses larmes.

La porte s’ouvrit lentement. M. Salvert entra. Il avait déjà dit les
paroles qu’il fallait; maintenant, il veillerait l’enfant et pleurerait
tout son saoul. Machinalement il serra trois mains et s’assit. Le visage
de Jacquot se présentait à lui de profil. Salvert ne le quitta plus du
regard. Il le verrait encore si peu! Il voulait le voir, une bonne fois,
pour toujours.

Ce petit visage grave et reposé... reposé...

«Ah! mon Dieu!»

M. Salvert ne peut plus y tenir. Il pleure comme faisait jadis l’enfant,
à gros sanglots qui l’étouffent, puis il se reprend, et la veillée
continue.

La porte s’ouvre encore. Julie, la femme de chambre, explique par gestes
quelque chose et livre passage à quelqu’un.

«C’est bien la peine, maintenant!» dit Salvert.

Ces paroles basses lui échappent malgré lui. Le docteur Périer les a
entendues; il hausse les épaules.

Le prêtre qui vient d’entrer fait les prières d’usage, puis s’en va.

Mme Laurenty se lève toujours au quart de l’heure, contemple le petit
visage et se rassied.

«Quoi! se dit Salvert, ce ne peut pourtant pas être un accident! Le
banc? Pourquoi le banc? A quoi jouait-il?»

Salvert pleure de nouveau entre ses mains.

M. Laurenty s’essuie encore la bouche et les yeux et murmure:

«Mon pauvre gosse!»

Le docteur Périer ne pleurera pas.

Tout à coup Mme Laurenty pousse un cri, se rejette en arrière, pousse un
autre cri, tombe à terre. On la relève, c’était prévu.

«Emportons-la, un instant, dit le docteur Périer. Une simple crise de
nerfs.»

Il sort avec M. Laurenty. Geoffroy Salvert reste seul.

«Il m’aimait bien, pourtant? songe-t-il. N’ai-je pas été assez doux? lui
ai-je fait de la peine? Sait-on jamais avec un enfant! Ah! Maman avait
bien raison de me faire taire quand je parlais de son avenir!»

Le docteur Périer a recommandé que l’on ouvrît la fenêtre, car il fait
trop chaud. La femme de chambre entre discrètement. Salvert repousse sa
chaise pour la laisser passer.

«Oui, je l’aimais bien! quel charmant sourire il m’adressait quand il
avait compris une leçon nouvelle! et comme il savait remercier par un
regard!»

Mme Laurenty se sent mieux. Elle rentre avec son mari et le docteur
Périer.

Le petit visage semble plus clair. Un peu de jour, encore diffus, entre
par la fente des volets.

Salvert se lève pour écarter une mouche qui s’est posée sur la figure de
Jacquot. Périer lui dit tout bas à l’oreille:

«Il n’y a aucun doute, n’est-ce pas, que ce soit un accident?»

Salvert reste muet.

M. Laurenty s’est approché lourdement de sa femme et l’embrasse.

«Pardon! dit-il. Pardon! c’est affreux! je resterai toujours auprès de
toi! je ne te quitterai jamais, Hélène!»

Mais Mme Laurenty ne semble pas comprendre et secoue la tête comme pour
nier.

La mouche se pose encore sur le visage de Jacquot. Salvert se lève,
l’écarte lentement et se rassied.

«Il était bon, il était beau, il était doux, songe-t-il. Voilà ce qu’il
en reste!»

La veillée se prolonge. M. Laurenty n’est vraiment plus qu’un gros tas
de chair. Mme Laurenty semble pétrifiée. Périer croise et décroise ses
doigts en regardant droit devant lui.

Une faible lueur pénètre dans la chambre. Il fera bientôt jour, dehors.
Les volets laissent filtrer un peu d’aube.

Mme Laurenty est allée prendre un mouchoir sur la table. Elle contemple
son fils encore une fois et, passant devant son mari, caresse les
cheveux de M. Laurenty. M. Laurenty lève le front et la regarde. Il y a
une détresse infinie dans ces deux regards.

Mme Laurenty est debout près du lit. Elle se penche, puis se redresse et
dit d’une voix brouillée:

«Puis-je l’embrasser?»

Un mince rayon de soleil traverse la chambre en oblique. La mouche a
enfin quitté le visage mort et joue dans ce rayon de soleil; elle joue
dans ce rayon poussiéreux et bleu, elle joue, elle ne cessera pas de
jouer.

La tête de Jacquot repose sur l’oreiller, plus colorée, maintenant,
presque vivante.

Une heure passe. Le matin se lève tout à fait. Le monde se met à bruire,
les pins à chanter. La mer salue le nouveau soleil par un murmure, et
les oiseaux d’arbre en arbre, se répondent. C’est l’aurore d’un beau
jour.

Mais Jacques Laurenty est mort, ayant connu trop tôt la douleur humaine.

Dors, mon enfant!


Abbeville.--Imprimerie F. PAILLART.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFANT QUI PRIT PEUR ***


    

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