L'absence et le retour

By Auguste Gilbert de Voisins

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Title: L'absence et le retour

Author: Auguste Gilbert de Voisins

Release date: April 24, 2024 [eBook #73454]

Language: French

Original publication: Paris: Bernard Grasset, 1928

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ABSENCE ET LE RETOUR ***






  GILBERT DE VOISINS

  L’ABSENCE
  ET LE
  RETOUR


  PARIS
  BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
  61, RUE DES SAINTS-PÈRES, PARIS, 6e
  1928




DU MÊME AUTEUR


A la Librairie Bernard Grasset

    Les Moments perdus de John Shag.
    Les Miens.


Chez d’autres éditeurs

    La petite Angoisse, roman.
    Pour l’Amour du Laurier, roman.
    Le Démon secret, roman.
    Sentiments, critique.
    Le Bar de la Fourche, roman.
    L’Enfant qui prit peur, roman.
    Écrit en Chine.
    Le Mirage, roman.
    L’Esprit impur, roman.
    Fantasques, petits poèmes.
    La Conscience dans le Mal, roman.
    Le Jour naissant, roman.




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: DANS LE FORMAT IN-4º TELLIÈRE, CINQ
EXEMPLAIRES SUR MONTVAL, NUMÉROTÉS MONTVAL 1 à 3 ET I et II; SIX
EXEMPLAIRES SUR ANNAM, NUMÉROTÉS ANNAM 1 à 4 ET I et II; TREIZE
EXEMPLAIRES SUR VÉLIN D’ARCHES, NUMÉROTÉS ARCHES 1 à 10 ET I à III;
TRENTE ET UN EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS 1 à 25 ET I
à VI; ET DANS LE FORMAT IN-16 COURONNE, TROIS CENT SOIXANTE-DIX
EXEMPLAIRES SUR ALFA OUTHENIN CHALANDRE NUMÉROTÉS ALFA 1 à 350 ET I à
XX.


Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour
tous pays.

Copyright by Bernard Grasset, 1928




    A L’AUTEUR DE «LA VIE SECRÈTE»
    AU GRAND ROMANCIER, MON AMI:
    ÉDOUARD ESTAUNIÉ




L’Absence et le Retour




I


Lorsque je me repris à vivre un peu, le premier objet dont la présence
me fut révélée eut l’aspect d’un flacon cylindrique de sept ou huit
centimètres de haut, muni d’un bouchon compte-gouttes, à l’émeri, et
qui, sur son flanc, portait une étiquette rouge vif tournant au cinabre.
Il m’occupa longtemps, je pense. Il représentait tout ce que les
philosophes ont coutume d’appeler le monde extérieur. J’avais éprouvé
déjà quelques vagues sensations de lumière, de parfums et de couleurs;
des sons avaient vibré jusqu’à mon tympan: l’écho d’une cloche, un coup
de sifflet venant peut-être de la rue, le tambourin des doigts clairs de
la pluie sur une vitre, le bruit sourd d’un meuble roulé, mais je ne
savais placer au juste ces nouveautés dans le temps ni dans l’espace et
je dois ruser, aujourd’hui, pour me les rendre intelligibles à moi-même,
tant elles retournaient vite se fondre dans la nuée obscure de ce
demi-sommeil qui me cloîtrait entre ses parois de velours.

Comment décrire ces choses?

Des rayonnements, des éclairs, des bouffées, un bourdon grave et lent,
un flux de la pénombre sur l’horizon noir, le reflux d’une brume striée
de jaune qui montait et baissait en moi, si ce n’était au dehors.

Par quel sens les percevais-je, ces visions odorantes, ces senteurs
sonores, ces musiques teintées, auxquelles la fièvre donnait un rythme?
Elles ne m’apprenaient rien, en somme, au lieu que ce petit flacon, je
le vis de mes yeux, des yeux de ma face qui, jadis, admiraient les
diverses splendeurs de l’univers et m’en transmettaient la joie. Toute
mon attention se groupa donc autour du flacon, afin d’étendre et de
compléter la vue, comme, dans le souvenir, un arbre surgi, un seul arbre
à mi-côte, fait revivre avant peu la source, le chemin montant, les
roches surplombantes, les chênes, les marronniers... la vallée entière.

Bientôt après, je m’aperçus que ce flacon étiqueté de cinabre tenait le
milieu d’un carré blanc. Du même coup, mon évasion se confirma: il me
semblait entr’ouvrir la porte de ma geôle. Le paysage s’élargissait; j’y
prenais en quelque sorte ma place, pour y jouer un rôle de spectateur.

Allongé sur le côté droit, j’admirais un beau champ de neige, bordé par
des gentianes. Au centre, se dressait le flacon cylindrique, tout petit
et cependant à la mesure du champ de neige, comme doit être, à celle
d’une place urbaine, le monument solitaire qu’elle entoure. Les
gentianes, naïves, très bleues, comme il convient, semblaient ordonnées
à la façon stricte d’une platebande ou des arbres d’une avenue.

J’avais vu des gentianes en Suisse, en Savoie, en Dauphiné, non loin de
tapis neigeux; celles-ci étaient semblables et me parurent familières.
Je leur souris... en tous cas, j’eus l’intention, la volonté de leur
sourire.

Du temps passa: minutes? journées? semaines? Comment savoir? je n’en
avais pas la moindre idée, mais je compris la qualité réelle de ce champ
de neige: de la toile blanche, de la toile blanche assurément! une nappe
qui recouvrait un guéridon. Les gentianes? des pétales de soie...

Oui, oui! cette nappe devait être une nappe russe, brodée à son bord de
fleurs bleues.

Oh! ce fut comme si je m’échappais tout à fait, comme si j’étais libre,
pour tout de bon! Flacon, nappe brodée, guéridon, l’ensemble formait
bloc, un bloc de choses vraies auquel je m’accrochai soudain,
désespérément mais avec joie, en m’abîmant les ongles.

                   *       *       *       *       *

Encore du nouveau qui, cette fois, ne m’empêchait pas de souffrir... A
certaines heures, je me sentais rôti sur le gril, devant un terrible feu
flambant, et puis un courant froid survenu tranchait ma chair comme eût
fait une lame d’acier. Ce supplice alterné me laissait un effroi sans
nom, pire que l’affreuse peur de l’enfant réveillé dans l’ombre par un
cauchemar qui ne veut pas se dissiper.

Parfois on m’attaquait. Des formes humaines, grossières par leur dessin
et toutes blanches, se penchaient sur moi, me secouaient méchamment,
m’oppressaient la poitrine, me blessaient de mille façons. Enfin, à des
intervalles réguliers, on mettait mon crâne dans un grand seau plein de
glace, tandis que mon corps continuait à souffrir ailleurs. Cela durait
longtemps. Ma cervelle protestait, luttait contre le froid, refusait de
se laisser enfoncer plus avant dans le seau de glace, jusqu’au moment où
(par quel sortilège?) ma tête, rendue à mon corps douloureux, se
remettait à tiédir.

Un jour, j’aperçus avec netteté une figure, celle d’un jeune homme aux
cheveux bruns, très courts, à la moustache courte aussi. Il portait un
lorgnon. Jamais auparavant, je n’avais vu ce visage sérieux aux traits
tirés. La bouche grave, le regard appuyé que des verres, pinçant le nez
pointu, rendaient immobiles et surtout l’attention doctorale de ce
regard me jetèrent à nouveau dans l’épouvante et je poussai des cris en
me butant à ce visage inconnu, hostile, par conséquent, et maléficieux.

C’était pourtant là un progrès encore. Je cessai de m’occuper
exclusivement du flacon bouché à l’émeri, de la nappe blanche et des
gentianes, pour me rappeler un peu, très vaguement et comme un lointain
souvenir, ma qualité d’homme vivant dans un monde d’hommes, puis,
quelques instants plus tard, ma qualité d’homme malade.

Je venais d’être très malade...

Quel éblouissement! De grands voiles se déchiraient devant moi; je
concevais les choses plus humainement et dans leurs rapports,
quelques-unes, du moins: un petit nombre. D’autres manquaient, dont je
pressentais l’importance, mais qui ne voulaient pas se laisser
découvrir. Certes, je me souvins de mes derniers mois de travail
excessif, des veilles continuelles, de sommeils courts peuplés de
cauchemars, des interminables journées où je m’acharnais avec angoisse à
finir une besogne toujours renaissante et des migraines qui m’avaient
abattu jusqu’à la stupeur, puis torturé de façon à me suggérer que la
folie ne cessait de me cravacher les tempes que pour m’éperonner de ses
talons de fer. Je me vis même, enfourché par la folie, une folie tout en
rouge qui faisait naître des blessures inscrites à mes flancs: longues
traînées d’un sang aussi rouge que le manteau de celle à qui je servais
de monture.

En somme, je me rappelais très bien avoir souffert, et diversement, mais
une notion capitale manquait à ce souvenir. Je savais qu’elle manquait,
je savais son importance et, peu à peu, une question se posa dans ma
tête, s’y installa: un point d’interrogation trapu qui suivait par le
haut la courbe de mon crâne, traversait en ligne droite mon front, à
distance égale des deux yeux, verticalement, et prenait naissance dans
ma bouche.

«Qui suis-je?» demandait à ma place le point d’interrogation.

La réponse ne venait pas.

J’ajoutais des questions subsidiaires.

«Qui suis-je?» signifiait sans doute «qui étais-je?» mais ce travail
excessif, de quel genre pouvait-il être? cette besogne toujours
renaissante, à quoi s’appliquait-elle? Seule la douleur, en ses modes
variés, demeurait certaine; tout le reste me trahissait. Empereur d’un
petit monde limité dont j’avais fait la découverte, je ne m’étais pas
trouvé encore.

Le point d’interrogation, bien fixé dans mon crâne, bien installé, ne
bronchait que par la base, par cet autre point, tout petit qu’il
surmonte, point détaché qui gênait ma langue et m’agaçait les dents.
J’en fus vite exaspéré. Je m’efforçai de le cracher, mais en vain.

Subitement, le supplice cessa et je me revis servant de monture à la
folie, galopant, enfourché par elle, à l’allure d’un cheval emballé.
J’étais en vérité une bête emballée sur le champ de neige; cependant,
avant peu, j’eus plaisir à voir saigner mes flancs, car les gouttes ne
disparaissaient pas, sitôt tombées. Elles formaient des taches de plus
en plus larges, d’un si beau rouge! dont la couleur subsistait, toute
fraîche, dessinant ma route. Cela me plut.

J’entraînai mon cavalier le long de l’avenue des gentianes.
Ralentissant, je lui fis faire ensuite le tour du flacon solitaire et,
pressant un peu, l’entraînai sur la neige qui volait en arrière sous mes
coups de sabots. La folie ne me cravachait plus, je ne sentais pas son
éperon. Elle m’encourageait par de petits claquements de langue, me
flattait la tête, me caressait et, une seule fois, m’ayant arrêté, me
donna à manger un morceau de sucre. Je pense bien qu’il n’en eut ni la
forme, ni le goût... mais que donnerait-on d’autre à son cheval, au
cours d’une promenade?

En outre, je remerciais par devers moi la folie de ne point m’avoir trop
poussé. J’étais une bête fourbue, claquée; je respirais mal et ce fut
avec un réel plaisir que je trouvai, en fin de course, le repos sur
cette couche qui me servait de lit, sous les yeux d’un homme penché,
très attentif, le nez pincé par un lorgnon.

Ce nez était pointu.




II


Sans doute, ma promenade de la veille, dans la neige, fut-elle
l’occasion d’une rechute, car mes souvenirs s’arrêtent là, s’oblitèrent
tout à fait. Je ne me rappelle qu’une station immobile, au fond de
l’ombre la plus dense, sans nulle aventure, sans figure penchée sur moi,
sans paysage visible et surtout sans couleurs. La nuit, une nuit bien
close, bien calfeutrée...

C’est une rechute, assurément, et fort sérieuse, mais où l’instant vécu,
l’instant souffert ne comptent pas tout seuls. Je ne sais pourquoi les
événements qui suivent mon internement dans cette geôle privée de
lumière ne se bousculent pas comme ils avaient l’habitude de faire
auparavant. Ils se succèdent de façon plus normale et certains se
placent même dans le passé, prenant figure de souvenirs, au lieu qu’il y
a peu de temps, (hier? ce matin?) le présent seul me décrivait ma vie
entière, un présent encombré, chargé de retouches, de ratures, de notes,
de reprises, où le flacon monumental, le nez au lorgnon, les gentianes,
le cheval emballé, les traces de sang sur la neige, se trouvaient sur le
même plan, se pénétraient, sans que j’eusse la moindre envie de
débrouiller tout cela, ni la notion qu’il pût en être autrement.

Voici que, pour la première fois, je puis distinguer aujourd’hui d’hier.
A vrai dire, demain me paraît encore chargé de suppositions fort
obscures en lesquelles j’ai peur de m’aventurer, mais demain ne m’occupe
guère. Je me repose dans le temps présent, sur quelques heures d’un
passé immédiat où je souffrais moins, me semble-t-il... L’espoir de ne
plus souffrir du tout est absurde. Je l’écarte aussitôt, pour comparer
le mauvais et le pire.

                   *       *       *       *       *

Apprenez donc que je viens, en ouvrant les yeux, de voir un grand
paysage ou, plus exactement, quatre paysages mal conjugués mais d’un
ensemble harmonieux. Je les reconnais, je les considère avec plaisir, je
m’y promène en quelque sorte. Ils sont d’ailleurs séparés les uns des
autres comme le seraient les aspects des quatre points cardinaux
regardés par quatre fenêtres étroites et hautes. Je ne fais aucun
mouvement du corps pour les voir, je ne bouge même pas la tête; il me
suffit de pencher mon regard vers la droite ou la gauche et de bien me
souvenir. En quelques instants, je m’y retrouve. Maintenant, je sais en
quel lieu du monde je me place.

Combien d’heures me suis-je assis au bord de ce fleuve jaune aux lourdes
eaux! Des verdures basses descendent jusqu’à la rive envasée, mais au
delà, on n’aperçoit que cette liquide étendue que rien ne vient
interrompre jusqu’à l’horizon. Tout à droite, une jonque apporte sa note
pittoresque. N’est-elle pas, cependant, d’un dessin trop précis? Les
eaux bourbeuses, le ciel bas, de couleur beige, sont bien placés aux
plans qui leur conviennent, mais la jonque me paraît avancer un peu plus
qu’il ne faut, à cause peut-être des détails de sa voilure et des
cordages...

Passons...

Ce bosquet de bambous est tout près de moi. Ah! j’entends la brise dans
ses feuilles qui, vers le haut, semblent divisées. A la base, on devine
le bec d’un canard sauvage réfugié dans l’herbe et d’autres taches, plus
petites, se placent adroitement, avec assez de goût, en somme, pour
amuser le regard: une libellule s’agrippe à l’extrême bout d’une
branche, un papillon volant, de couleur crème, piqueté d’orange, tend
ses pattes pour se poser, et la gerbe de fleurs d’un arbuste voisin, aux
corolles violet sombre, se détache de façon heureuse contre le vert pâle
du bambou...

Passons...

Ici, je vois une masure assez ruineuse. La porte et le seuil sont d’un
curieux dessin. Je n’en dirais pas autant du toit. Certes, il est en
mauvais état, mais la poutre principale qui le soutient paraît d’une
bien singulière perspective. Pourquoi? Sans doute, parce que ce paon qui
fait la roue appelle d’abord et retient l’attention. La délicatesse des
teintes, ce vert et ce bleu qui voisinent luxueusement désintéressent de
la masure qui demandait à être consolidée ou, plutôt, vue de façon plus
juste, quand bien même la queue déployée du paon semblerait moins
attrayante...

Passons...

Et cette cascade, admirée de tout près et d’en bas...

Quelle idée de se poster ainsi! Le vent souffle, disais-je; les gouttes
viendront donc pleuvoir alentour et tremper le spectateur de la
merveille. Que voulez-vous! cette ruée d’eau claire, issue de la fente
d’un rocher et bordée d’abord de mousses sombres, a trop d’éclat. On ne
se lasse pas de contempler sa courbe, sa légèreté, les vapeurs qui
l’environnent et la dalle noire contre laquelle rejaillit le fuseau
liquide, pour s’épanouir en fleur transparente, en corolle de cristal
dont les volutes décoratives, difficiles à saisir, ont de subtiles
courbes, floues et précises à la fois, d’un charme vraiment chinois...

Passons...

Non! non! pour l’amour de Dieu! ne passons pas!

Qu’importent ces décors, ce fleuve, ce bosquet, cette masure, ces ondes
qui tombent en beauté! Je me trouve au fond de la Chine! Je suis jeune,
je m’amuse et, surtout, je connais enfin mon métier!

C’est moi qui donne ses tons de pourpre au ciel du crépuscule. C’est moi
qui teins de bleu le lac dormant. C’est moi qui rends les arbres verts,
au printemps, qui les roussis, quand l’automne commence, et qui les
dénude, en hiver. C’est moi qui badigeonne d’un même ton les vastes
champs de riz et qui, d’un rouge vif, colore le bec de l’oiseau qui
m’apparut, il y a quelques jours. C’est moi qui salis l’eau du fleuve et
renouvelle les tons des ruisseaux. C’est moi... Non... j’exagère un peu:
plus simplement, je suis peintre.

                   *       *       *       *       *

J’ai tâché de peindre cela qui plaisait à mes yeux, qui leur procurait
du bonheur, qui faisait naître en moi l’ambition de me l’approprier, qui
souvent se composait non sans quelque peine et m’incitait à rêver
diversement. Il me fallait éviter à tout prix d’imiter, de rappeler de
trop près les vieilles peintures chinoises que je dénichais parfois dans
l’arrière-boutique des brocanteurs. Voir par moi-même, réaliser ma
vision pour d’autres que pour moi, donner du spectacle offert une
interprétation vraiment personnelle, tout en retenant avec soin
l’influence de cet arome exotique, parfois enivrant, qui me forçait à
comprendre la nature autrement que je n’eusse fait les roches, les
forêts et la mer de mon pays de Provence; en exprimer, pour ainsi dire,
la magie par de nouvelles couleurs, des traits et des arabesques
nouveaux... Voilà quel était mon seul désir.

Quelqu’un vient vers moi: un vieillard à longue barbe blanche, coiffé
d’une calotte de bure, vêtu de façon paysanne, presque à la mode du
pays. Je me lève de mon X et vais au-devant de lui la main tendue.

«Salut, Père Morbègue! Vous prédisiez juste. La lumière est bonne, ce
matin: j’ai pu travailler.

--Bonjour, monsieur Michel. Encore à peindre! Vous finirez par user tous
nos paysages!»

Le père Morbègue a dit: «Bonjour, monsieur Michel!» Je me nomme donc
Michel... oui: Michel Duroy.

Ah! je sais maintenant, pourquoi je me trouve en Chine! Non seulement je
vois les paysages qui me sont familiers, je les admire et m’y promène,
mais je vois ma propre personne; je puis la nommer librement!




III


Écoutez: je vais tâcher de m’expliquer.

Mon séjour exotique ne fut, en somme, que l’effet d’un heureux hasard,
certes très bienvenu mais qui m’offrait une étrange surprise.

Je me trouvais seul au monde, mes parents étant morts dans la même
année, peu après ma première communion. Ma grand’tante Valérie me
recueillit chez elle et m’éleva. Je ne veux pas médire de tante Valérie
à qui je dois beaucoup, mais j’ai connu plusieurs vieilles dames qui
m’apprirent, plus tard, à juger celle-ci, qui me charmèrent, qui,
parfois, me contaient plaisamment de belles histoires où des personnages
imaginaires plus vrais que ma grand’tante, cueillaient des fruits d’or
aux branches d’arbres enchantés, pour les offrir à des oiseaux-lyres
dont les plumes changeaient les brises en musique, de vieilles dames,
enfin, auxquelles je m’attachai tendrement.

Tout à l’encontre, ma grand’tante Valérie était trop maigre. Ses dents
lui sortaient de la bouche de manière offensive, ses propres dents: elle
se vantait fort, en effet, de n’avoir rendu visite au dentiste que sept
fois en soixante-sept ans! Coiffée d’un singulier ornement chevelu,
couleur d’étoupe, anguleuse comme il n’est pas permis de l’être, les
yeux saillants, d’un bleu terne, sans expression, très stricte et
guindée par d’inexorables principes, tante Valérie m’éleva avec rigueur,
parce qu’elle m’aimait bien, paraît-il, suivant une juste méthode: la
sienne.

Je crois qu’elle ne chérissait, pour de vrai, que ses deux chats, deux
chats de gouttière, jaunâtres, gras à lard, trop nourris, auxquels toute
fantaisie était permise... (aucune à moi).

Le troisième objet de sa tendresse était un perroquet chauve, gris,
impitoyablement jacassant, qui distribuait sur le tapis les graines de
sa mangeoire. Tante Valérie se mettait alors à genoux (à moins qu’il n’y
eût du monde), balayait la nourriture répandue et se répandait elle-même
en discours hyperboliques, pour louer les vertus, les mérites, les
excellences de «mon admirable Coco, mon Coco chéri, mon trésor aimé, mon
roi des perroquets», enfin, d’une voix presque amoureuse, «mon Isidore»,
car Coco portait le nom d’Isidore, comme moi celui de Michel, dit sur un
ton très différent.

Il arrivait parfois que l’un des chats, Paul ou Virginie, ayant refusé
son repas, j’étais expédié, afin de ne pas déranger les servantes, chez
un certain charcutier, homme de confiance dont la boutique était assez
lointaine, ce qui m’enchantait peu en hiver, pour acheter de la rate
dont les deux bêtes se montraient friandes à toute heure. Cette course
utile me donnait, je ne sais pourquoi, l’impression d’être privé de
dessert.

J’entends, je vois Virginie, Paul, Isidore; je vois aussi ma tante
Valérie... tous quatre sans plaisir, mais, pensant à eux, je me
souviens, vaguement d’ailleurs, de notre appartement triste, où l’on ne
pouvait jouer aux billes, situé à la fois à Paris et en province et,
bien qu’il appartînt au XVe arrondissement, plus loin des boulevards et
du Bois que Brest ou Besançon.

Aidez-moi, de grâce! aidez-moi! Voici l’ancien ennui qui menace de
m’étouffer. J’en ai peur: il pourrait me saisir de nouveau! Aidez-moi!
tirez-moi de son ombre! donnez-moi du soleil!

                   *       *       *       *       *

Cette table austère, couverte de cahiers, de livres, de deux
dictionnaires qui tiennent le coin de gauche, d’un encrier carré en
porcelaine, d’un plumier et d’une feuille de papier buvard
rectangulaire, d’un rouge gai, où j’ai arrangé des taches, à ma façon.
Tout le reste paraît gris... Et puis, me faisant face, un homme en
soutane qui me donne des leçons.

La voix de l’abbé Verdier sonne mal. Il bredouille et, comme il n’ignore
pas ses travers, assure que ce défaut de langue l’empêcha de suivre une
carrière de prédicateur qui promettait d’être brillante. Par contre ses
leçons particulières passent pour inégalables. Il est lié avec tante
Valérie à qui d’autres prêtres rendent visite et quelques dames, vêtues
de noir ou de gris sombre: «Des personnes de notre monde,» a-t-elle dit.

L’abbé Verdier a une belle tête, une couronne de cheveux blancs, un peu
jaunes, de belles mains sèches, une belle prestance. Il m’impose
beaucoup, mais ne m’attire pas.

«La familiarité n’engendre rien de bon...»

Encore une phrase entendue, retenue, approuvée par ma tante.

Décidément, je suis un mauvais élève. Les jours passent, formant des
semaines, des mois, des années. La série est interrompue par d’autres
jours, d’autres semaines, où l’on ne fait rien, où l’on ne s’ennuie pas
moins, cependant. L’abbé Verdier est fort mécontent de moi.

«Je rougirais d’avoir enseigné un cancre!»

Ayant cherché «cancre» dans le premier volume des dictionnaires du coin
de gauche, je trouve d’abord «crabe tourteau», ce qui m’amuse, car
j’imagine mal l’abbé Verdier enseignant un crabe, et puis, hélas!
«écolier paresseux».

Ce fut le début d’une période orageuse: reproches, paroles indignées,
discours aigres de tante Valérie, tous très sévères et qu’il faut
écouter de façon contrite, mais on assure que je ne sais pas m’y
prendre.

«Figurez-vous, l’Abbé, il a le front de rire en dedans!»

Ce front qui rit en dedans m’est incompréhensible.

Voici que je porte culottes, des bas de laine, puis des pantalons et une
tunique. Je suis, paraît-il, un grand garçon. Je dois, faute d’être
instruit par l’étude des chef-d’œuvres interprétés par l’abbé Verdier,
ne point passer pour un ignorant. Et ce sont des leçons encore. On me
fait connaître les monuments de Paris, ceux qui instruisent sans amuser.
Quand je me promène ou, pour mieux dire, qu’on me promène (tante Valérie
s’en charge) la visite proposée tourne à la leçon d’histoire: «puisque
les livres ne lui apprennent rien».

C’est ainsi que je fus mené à l’Observatoire, à la place Vendôme, à la
Chapelle expiatoire, aux Catacombes de la place Denfert-Rochereau, enfin
à diverses églises. Les notes mnémotechniques de ma tante, préparées par
l’abbé, reposaient dans un sac de velours à fermoir de corne, puis
étaient rangées très soigneusement, afin de servir plus tard.

«Quelle statue s’érigeait, jadis, où se trouve, aujourd’hui, la colonne
Vendôme et comment se nommait alors cette place?»

J’ai appris par moi-même qu’il est, à Paris, d’autres monuments, des
musées où l’on voit certaines dames dépourvues de leurs vêtements et
même des salles de concert où l’on joue de la musique voluptueuse.

Tante Valérie ne connaissait la volupté que par le spectacle des amours
de Paul et de Virginie, qui passaient pour de gracieux divertissements
puérils. Demeurée elle-même à l’état de demoiselle, ma tante ne
s’offensait pas de ces jeux, elle en faisait part, au besoin.

«Regarde, Michel, comme ils s’amusent! Sont-ils assez gentils!»

                   *       *       *       *       *

Mais Isidore vient d’interrompre tante Valérie. Brusquement, il s’est
envolé, une chaînette pendue à la patte gauche. Il plane, soutenu par
des ailes immenses, et parle d’une voix que je ne lui connais pas: la
voix d’un ange évadé de son vitrail.

«L’abbé Verdier, dit Isidore, est un vieil imbécile qui ne sait que
raser Michel. Paul et Virginie sont des chats galeux ou le seront, un
jour. Tante Valérie est une pécore mal coiffée, mal habillée, mal
chaussée et moins gentille pour son prochain qu’Angèle, sa cuisinière.

«Dors, mon petit Michel! dors! Je t’éventerai de mes ailes et te
donnerai de beaux rêves.»




IV


Je vous ai dit que j’entendais jacasser Isidore et miauler les chats de
ma tante. Il se passe, aujourd’hui, quelque chose de tout différent.

Je regarde la cascade qui rejaillit sur une dalle noire et, durant que
je contemple ces jeux d’eau, je me sens interrompu, en quelque sorte,
par une voix toute proche de moi, tout à côté de mon lit (puisque je
suis couché), la voix de l’homme au lorgnon.

Les autres bruits étaient des souvenirs de bruits, ce faible murmure
semble d’une qualité différente: il appartient à l’instant présent.
J’écoute et me dépêche de retenir la phrase nouvelle, si précieuse...

«Certainement, il va mieux, mais il parle encore beaucoup. On pourra,
néanmoins, lui donner quelques libertés, avec prudence.»

Sa voix a baissé; je n’entends plus rien. N’importe! J’ai fermé les yeux
et, contre mes paupières, j’ai inscrit la phrase sur un mur crépi à la
chaux, en grandes lettres majuscules, bien noires. Ainsi je pourrai la
relire à ma guise.

Une heure plus tard, je suppose, j’ai entendu des pas feutrés, j’ai vu
des ombres qui bougeaient autour de moi, pendant que je m’exposais un
problème très compliqué, très grave, et tâchais de lui établir une
solution raisonnable... Mais comme ces travaux sont malaisés!

Je sais que je suis malade: mes douleurs de tête me le rappellent. Je
sais que je suis en Chine: les quatre paysages que je vois me sont trop
connus. Pourquoi donc ne m’a-t-on pas renvoyé en France, là-bas, où
j’avais accoutumé de vivre?... Je ne trouve rien, je m’y perds!

Oh! que se passe-t-il? La cascade se déplace; je ne la vois soudain que
de biais, et la masure n’a pas du tout le même aspect. Quoi! se peut-il
qu’elle résiste, si branlante, à un tel déplacement? Aussitôt après, le
bosquet de bambous s’en va et la courbe du fleuve se détord pour
s’enfuir à la manière des serpents.

Un magicien a dû passer, un magicien de Chine, car tout a disparu.

                   *       *       *       *       *

Il faut que je réfléchisse, sans me troubler... Comment faire?

«Je t’ai prié, Michel Duroy, de bien réfléchir, sans te troubler!»

J’ai si grand peur, que je dois me donner des ordres, pour m’affermir.

«Posez-le contre le mur», dit une autre voix... La mienne? la voix du
magicien? Non: celle de l’homme au lorgnon.

Du gris, du gris assez lumineux... je n’aperçois rien que cela, aux
alentours. Plus de feuillage, ni de jonque, ni d’eau bourbeuse ou
vaporisée; rien, vous dis-je, sauf ce gris lumineux, coupé, dans le bas,
par une longue barre de cuivre, surmontée à chaque bout par des boules
du même cuivre... Mais... mais ne les avais-je pas déjà entrevues? Il me
semble... sans que je puisse l’affirmer, cependant.

Tout à coup, les souvenirs accourent de nouveau, se bousculent: je
retrouve tante Valérie sous ses aspects les plus charmants, escortée de
l’abbé Verdier, de ses deux chats et d’Isidore. Ils font de leur mieux
pour m’exaspérer, sans rien inventer de nouveau, car ils manquent
d’imagination, mais cette répétition me fatigue plus encore que de
méchantes fantaisies.

Pourtant, Isidore ne m’a-t-il pas éventé, un soir, de ses grandes ailes?
Oh! ce souvenir je veux le garder, sans jamais y faire allusion.

Maintenant, on parle de tout autre chose.

«Mon petit! je crois que Virginie vient de s’oublier, la pauvrette! sous
la bergère brodée. Prends un torchon à l’office et ne manque pas de bien
essuyer. Surtout, aucun reproche à la chère bestiole: il faut la traiter
avec douceur!»

«Mon petit Michel! Isidore réclame son goûter. Ne dérange pas les
bonnes. Va vite! Pourquoi un perroquet comme celui-là serait-il privé de
friandises, lorsque nous nous les permettons?»

J’obéissais toujours, sans grâce, il est vrai, sans me montrer flatté de
l’honneur que me faisait ma tante... mais j’obéissais.

Je n’étais qu’un jeune imbécile! Refuser n’eût servi de rien, néanmoins
il y a des moyens de se venger qui ne sont pas dépourvus d’un certain
agrément. Je n’y songeais pas! Aurais-je, moi aussi, manqué
d’imagination, de fantaisie? Puisque je rêvais, la nuit, des quelques
lectures furtives que je pouvais faire, pourquoi ne pas en faire usage?
Ah! les gosses sont bien peu dégourdis!

Tu ne peux supporter ta tante, ton professeur en soutane, Paul, Virginie
et Isidore?... Moque-toi d’eux! Invente une mascarade où ils joueront
les rôles qu’il te plaira de leur imposer. Transforme tante Valérie en
vieille sorcière! La voilà qui perd ses dents; ses cheveux sont pleins
de poux, une araignée lui pend au nez et le jour où elle reçoit l’évêque
en tournée pastorale, au moment où elle lui fait sa révérence, je ne
sais par quel accident sa jupe est tombée, son jupon a suivi, un
vent-coulis venu de la cheminée relève sa chemise et l’évêque, très
myope, se penche par courtoisie et met son lorgnon, afin de mieux voir.

Pendant ce temps, Paul et Virginie font des horreurs sur les pieds
épiscopaux et le cher Isidore pris d’une crise de pudeur, grimpe le long
des jambes de ma tante et ouvre ses deux ailes pour cacher le paysage...
ses deux ailes d’ange?

Alors tu entres, tu sauves tout, tu rabats les jupes de ta tante, tu
tords le cou aux deux chats, tu donnes Isidore à l’évêque qui s’engage à
le garder toujours et qui sort chaussé de soulier crottés.

Pour l’abbé Verdier que nous oublions, on trouvera autre chose, mais je
te suggère, mon enfant, de le faire surprendre par ta tante, en train de
violer la cuisinière sur son fourneau tout rouge, ce qui répandrait une
insupportable odeur de roussi.

Oui... mais je n’y songeais pas! non plus qu’à recevoir en cachette
quelques amis de mon choix...

Ouvre leur la fenêtre! appelle-les discrètement! Ils ne tarderont pas à
venir. Tu les connais d’après les livres, (interdits ou permis par ta
tante,) mais ils vivent et tu pourras leur parler.

En voici un qui a couru le monde. Il te contera de belles histoires du
Pacifique où les îles sont des lieux d’enchantement dont jamais on ne se
lasse. Les femmes s’y promènent vêtues de pagnes, portant des fleurs
dans leurs lourds cheveux...

Va te perdre ensuite dans la forêt où les singes se balancent aux
lianes, à bout de bras, où le tigre miaule, où la gazelle fuit, où, sur
le bord d’un fleuve, de grands sauriens mouillés claquent des mâchoires,
où l’orchidée pousse en plein air, sans être garée par des vitres, où le
paon blanc étale sa roue magnifiquement, comme pour une cérémonie...

Descends vers le bord de la mer... Les sirènes du flot, assises sur des
rocs, se divertissent et jouent avec l’écume. On dirait qu’elles font
elles-mêmes des bulles en baisant la crête des vagues et, chaque fois
que la bulle crève, il en jaillit un chant, à tel point séducteur, que
le roi d’Ithaque, voguant aux alentours, doit faire boucher à la cire
les oreilles de ses compagnons.

Te plairait-il d’extraire l’or d’une mine?... C’est un peu plus loin.
Ton ami te conduira, mais attends quelques jours, car voici une fée qui
vient d’entrer et se froisserait à coup sûr si tu ne l’admirais dans sa
danse, au lieu que, si tu parviens à gagner ses bonnes grâces, je crois
qu’elle daignera sauter à la corde avec toi.

Puisque tu t’ennuies dans ton lit, Michel, ne perds pas ton temps!




V


Non, ça ne marche pas du tout avec l’abbé Verdier. Tante Valérie s’en
lamente, un jour sur deux; elle prend à témoins de ma très honteuse
indignité ses chats qui n’en peuvent mais et le chauve Isidore qui ne
sait compatir qu’en jacassant sur un ton plus aigre. On va donc tenter
une expérience: m’envoyer dans un collège pseudo laïc, mais bien
pensant, à la campagne, jusqu’à mon baccalauréat. On s’est même arrangé
pour que cette institution de tout repos me garde durant les mois de
vacances.

J’ai, paraît-il, enfin bien travaillé. Trois ans, j’ai fait honneur à ma
famille (telle est la formule), puis est venu l’affreux accident.

Mes maîtres m’ont découvert un goût pour les beaux-arts. Les
beaux-arts... ces mots me forcent à m’interrompre.

Tout à l’heure, je vous parlais d’un paysage qui s’en allait en
morceaux. Je comprends pourquoi! Le paysage était simplement un paravent
à quatre feuilles que l’on ouvrait devant la fenêtre. Il m’enchantait si
fort que j’avais à peine remarqué la barre de cuivre de mon lit et ses
deux boules.

Ce paravent, je l’avais peint moi-même, là-bas, en Chine. Mais je ne
suis donc plus en Chine, aujourd’hui? Je suis peut-être à Paris! Ah! que
de choses m’assiègent! Ne m’en veuillez pas: je me sens plus instable.
Excusez... Je retourne en arrière.

Mes maîtres, dis-je, m’ont découvert un goût pour les beaux-arts.
Combien ai-je dessiné de roses, de pots en grès, de chaises, de bustes
en plâtre, jusqu’à satiété, jusqu’au découragement! mais je m’en
consolais, étant autorisé à fouiller dans la bibliothèque du collège,
bien fournie...

Et puis est survenu l’affreux accident.

Un jour d’été, jour de vacances où l’on me laisse un peu de liberté, je
me suis rendu au village, emportant de quoi dessiner, pour mon plaisir,
cette fois. Ayant fait connaissance, dans un bosquet, d’une gentille
paysanne de mon âge (quatorze ans), je causai avec elle et, comme nous
pensions être à l’abri des indiscrets, je la suppliai honnêtement de se
dévêtir, afin de faire un croquis de son corps que je supposais agréable
à voir, surtout pas en plâtre. Le temps était chaud; elle consentit et
je commençai ma première œuvre d’après le modèle vivant.

A peine ai-je indiqué l’attache délicate de l’épaule qu’un de mes
professeurs survient, l’un des moins tendres. Il pousse un cri
d’horreur, il lève les bras au ciel et, ne trouvant plus les mots qu’il
faudrait dire, il prend la fuite.

Lucette, la gentille jeune paysanne, se rhabille, sans hâte apparente,
et ne peut s’empêcher de rire. Je ne lui donne pas tort. De quel crime
sommes-nous coupables? Certes, je l’ai un peu caressée, en manière de
remerciement, et j’ai même baisé sa jolie nuque, mais le détournement de
mineure ne s’est pas autrement accompli.

«Moi, dit-elle, je retourne chez nous. Tout ça: des histoires qui ne
regardent personne, et papa se méfie des messieurs du collège qui nous
ont joué de vilains tours. Au revoir! vous finirez le dessin une autre
fois.»

Je montrai, je l’avoue, moins de désinvolture et m’en fus, ayant
accompagné Lucette jusqu’à la porte de son logis, l’oreille basse quand
il fallut entrer dans le préau du collège.

Ah! ce fut un scandale sans nom! D’abord eut lieu une façon de jugement,
devant le directeur et les maîtres, qui me rappela le sort de maintes
nobles figures de l’histoire (avec leurs dates), condamnées aux flammes
ou à la roue, pour avoir suivi les ordres de leur démon intérieur (en
somme, j’étais peut-être la graine d’un peintre illustre...). Puis, ce
fut le cachot, qui ne laissa pas de m’humilier, cette punition étant
réservée d’ordinaire aux petits. Mettre au cachot un garçon de quatorze
ans passés montrait chez mes maîtres un esprit bien rétrograde! Cette
peine afflictive dura trois jours, le temps de correspondre avec Paris;
on n’osa pas envoyer une dépêche, bien que le cas en valût la peine.
Enfin, je fus conduit sous bonne escorte à la gare, mais mon amie
Lucette, mon modèle, veillait, qui me salua au passage par des rires et
même par l’envoi d’un baiser. Chère fille! ses jambes étaient d’un galbe
délicieux. L’un des répétiteurs du collège devait m’accompagner et
remettre son prisonnier entre les mains de Mlle Valérie dûment instruite
de mon crime.

Tant que le voyage dura, je songeai aux jambes de Lucette et pas un
moment aux jambes de ma tante. Son accueil fut à vrai dire assez frais.

Le silence, le silence absolu; un visage immobile qui ne s’émouvait plus
aux caresses des chats, ni même aux proclamations d’Isidore. L’épreuve
du cachot continuait. Pour achever cette belle journée, il me fallut
subir un discours du père Verdier.

Oui, je comprends que cet homme vénérable se fût trouvé, jadis, un
talent d’orateur sacré. Je l’imaginai me parlant du haut d’une chaire...
Très éloquent, il me démontra ma honte et mon ignominie par des phrases
de grand style, lourdes de sens, vigoureuses, animées par une
indignation sincère et coupées seulement, de temps à autre, par des
appels lancés par Isidore, se rapportant à un sujet qui l’intéressait
davantage: son prochain repas.

«Pour me résumer en quelques mots, il convient que vous commenciez une
longue et sérieuse pénitence, afin d’alléger un peu le poids accablant
qui pèse, par votre faute, sur les épaules de votre sainte et bonne
grand’tante, car, songez-y courageusement, sans faiblir ni discuter avec
vous-même, vous qui ne vous êtes assurément pas signalé par vos études,
mais en qui je voyais une conscience pure, vous, Michel Duroy, nous avez
trompés, entendez-vous? trompés!

--Carotte! Carotte!» s’écria Isidore qui, du moins, montrait de la suite
dans les idées.

Et je ne pus, hélas! étouffer l’éclat de rire qui surgit dans ma
gorge...

«Ah! Dieu soit loué! prononça une voix tout près de ma couche. Il me
semble bien qu’il vient de rire!»

Mais oui, j’ai ri... Pourquoi s’en étonne-t-on?




VI


Le scandale au collège ayant passé toute mesure et ma tante Valérie ne
pouvant supporter l’idée que son petit-neveu fût un dévoyé, les
décisions à mon sujet ne tardèrent pas. Je fus mis avant peu dans un
four à bachot. Ma tante exigea le compte-rendu minutieux de l’emploi de
mon temps: Paris est si mal fréquenté, si plein de pièges! Par ailleurs,
elle voulut affecter une façon d’indifférence hautaine à mon sujet ou
même d’éloignement pour «cet enfant qui s’est déshonoré.»

L’enfant sans honneur ne s’en porta pas plus mal et ne parut guère
s’apercevoir de sa déchéance. Il se fit, à l’institution Ménandre,
quelques camarades et, bien que le travail fût assez dur, se plaça dans
les compositions de manière décente.

Des camarades? n’en avais-je donc pas à la pension récemment quittée? à
ce collège dont le recrutement était à tout point de vue surveillé?

Non. Là-bas, Michel Duroy passait pour bizarre, parce qu’il ne détestait
pas la solitude; pour un mauvais esprit, parce qu’il se complaisait peu
à gagner les bonnes grâces de ces Messieurs par des courbettes et le
choix déférant de son langage, enfin, vis-à-vis des autres élèves, pour
un faux bonhomme (on employait des termes plus nobles ou plus
familiers), non point à cause de son aventure avec Lucette, dont il ne
s’était pas encore rendu coupable, mais parce qu’il crayonnait
volontiers, sur des feuilles glissées dans ses cahiers, subrepticement,
(le bandit s’y montrait assez expert), des caricatures de ses maîtres,
de ses camarades, de tout le personnel de la maison, caricatures peu
charitables, grotesques, voire même offensantes.

Ce dernier reproche était mérité, mais eussé-je fait la même espèce de
charge d’un ami, si j’en avais eu?

L’institution Ménandre, choisie cependant pour sa rigueur, le haut
niveau de ses études et sa bonne tenue, me sembla plus douce et, durant
les deux années que j’y fus, je passai fort honorablement mes deux
baccalauréats.

A coup sûr, ces lauriers laïcs ne suscitèrent aucun enthousiasme chez ma
tante qui eût sans doute préféré me voir entrer au séminaire... la
vocation importait peu. Néanmoins, elle daigna me sourire. Je me le
rappelle, ce sourire! Que n’ai-je un crayon entre les doigts! J’en
fixerais la réserve et la difficile amabilité.

Puis, j’entre dans une nouvelle période de ma vie... et quelque chose,
déjà, m’inquiète. Je vais bientôt y arriver...

Ah! je me sens tout agité par l’approche de ce quelque chose plein de
mystère. Je sais qu’il y a, dans un lieu de la terre pas très loin de
moi, du... comment dirais-je?... du soleil, peut-être... mais il est
voilé. Je le devine sans l’apercevoir.

Oui, oui, je me rappelle des faits d’ordre courant, banal. Ils entourent
ce que je ne vois pas.

J’entre dans une banque, dirigée par un très lointain cousin par
alliance de ma tante, et ce sont là de bons jours. Je jouis d’une
liberté relative qui me semble complète, bien qu’il faille rentrer, le
soir, à la maison. Alors, j’ai connu un peu de la vie de Paris, j’ai eu
quelques aventures (flatteuses, bien entendu, mais toutes diurnes). Je
me rappelle leurs agréables détails.

Autre événement: on m’accorda une bourse personnelle: je vais avoir
vingt et un ans dans six mois! mais il me faut subvenir, pour ma part,
aux frais de la famille... Subvenir aux frais de Paul, de Virginie et
d’Isidore, cela me dégoûte un peu. Qu’importe? puisque les bons jours se
suivent. D’ailleurs, je triture dans ma tête un projet gros de
conséquences. Il s’agit de quitter ma chère tante Valérie et de
m’engager au plus tôt, pour couper les ponts. Il me semble qu’elle et
moi, sommes en quelque sorte quittes.

Souvenirs d’enfance, de jeunesse... En sortirons-nous, un jour?

                   *       *       *       *       *

Voilà que l’on m’appelle au téléphone de la banque. C’est la cuisinière
de tante Valérie qui a couru jusqu’à la poste en face de chez nous et me
supplie d’arriver en toute hâte, Mademoiselle étant très malade!

Cette brave Angèle, très supérieure à Isidore et qui me montrait, quand
j’étais gosse, une certaine affection, paraît toute bouleversée.

Et moi qui viens de parler de bons jours!...

Je saute dans un taxi.

Angèle disait vrai. Tante Valérie est très malade. Brusquement saisie
par une attaque, elle n’y survivra pas, dit le docteur Vergnault. Tout
espoir est perdu.

J’ai veillé ma tante, jusqu’au matin. J’entends que je suis resté assis
près de son lit en tâchant de ne pas dormir. Le médecin, le prêtre et la
femme de chambre étaient dans la pièce à côté. Je me rendais utile quand
l’occasion se présentait...

A l’aube, elle est morte, sans trop souffrir, semble-t-il, mais, avant
l’extrême-onction, elle a balbutié quelques paroles, disant qu’elle
voulait embrasser Isidore.

Les bons jours se sont retrouvés ensuite, assez vite.

Le dimanche après l’enterrement, je me suis rendu chez mon directeur, M.
Édouard Cernaux, non à la banque, mais à son domicile, boulevard
Haussmann. M. Cernaux m’a reçu tout de suite et m’a parlé sur un ton
presque affectueux. Il me dit que si je travaille bien, je pourrai
devenir un employé utile. Tant mieux.

Ah! voici que j’y vois plus clair... Je devine où se trouve le soleil.

Attendez! ne m’embrouillez pas!

M. Cernaux me présente ensuite à une jeune fille:

«Michel Duroy; ma sœur Madeleine.»

Il a dit: «Ma sœur Madeleine?»

Il ajoute:

«J’espère que, plus tard, quand votre chagrin sera moins grand, vous
viendrez chez nous; on vous y verra avec plaisir.»

Madeleine...

Tout à coup, je suis ici, près du paravent replié contre le mur, dans
cette atmosphère lumineuse et grise, tout seul. L’homme au lorgnon a
disparu.

Madeleine... elle avait des yeux clairs...

Alors, de nouveau, je me pris très volontairement à hurler: clameurs
excessives que j’animais de toute ma force renaissante. Madeleine! Il me
fallait revoir Madeleine, ma femme! Où était ma femme?

La bouche grande ouverte, les bras tendus, tous les muscles raidis, je
beuglais comme une bête mon désir désespéré. Dans cette convulsion
bruyante, je ressentais une sorte de joie à m’entendre moi-même, à me
dépasser, à crier plus haut encore, d’une voix plus forte ou plus aiguë.

Soudain, je me tus, perdant le souffle, ma poitrine manquant d’air. Mon
mal s’accroissait d’un affreux hoquet. Je sombrais dans une onde gluante
qui se serrait autour de moi. Lentement, difficilement, mais sans
recours, je coulais à pic; l’eau poisseuse toucha mes lèvres, enfin je
perdis connaissance, à la façon, me semblait-il, dont on meurt.




VII


Chacun fait bien attention à ce que ma chambre soit silencieuse, mais on
oublie qu’aujourd’hui j’ai l’oreille fine. Ces gens qui m’entourent
finiront par se laisser prendre. Ah! ils veulent jouer au plus malin!
soit. Les misérables! ils ne se doutent pas de ma découverte. Si malade
que je fusse, tout ce qui me forçait jadis à gémir avait surtout forme
d’effroi. De cet effroi, je suis guéri et, depuis hier, je ne souffre
plus que d’un mal que je soignerai tout seul: le désespoir.

La peur me donnait du délire, sans aucun doute, me chavirait la
cervelle, ne m’accordait qu’une mémoire fragmentée, hallucinée, où mille
souvenirs se brouillaient, mêlés à des images fausses. De mon désespoir,
je serai maître, un jour, et, ce jour-là, je me vengerai.

Maintenant, je me souviens de tout et vous le dirai, peu à peu. Pour
l’instant, la tâche importante est de vivre avec ma douleur, de la
comprendre, de clairement la définir, en attendant l’heure où mes forces
physiques permettront...

Ma cervelle est saine (je puis faire de tête des multiplications et des
divisions assez difficiles.) Je suis donc sûr de vaincre. En outre, je
possède un baume merveilleux dont je compte me servir comme d’une
potion. Il me suffira de me rappeler ma vie avec Celle que vous savez.

... Non, non, je ne la nomme pas autrement, car je retomberais dans la
peur. Si je la nommais, elle apparaîtrait aussitôt, elle me prendrait la
main, elle se pencherait peut-être, pour me donner un baiser et je vous
assure que la savoir auprès de moi me brouillerait l’esprit, sans
retard. Il me faut donc garder mon esprit au repos, pour elle du moins.

Tenez! faisons un traité d’alliance: décidons que, toutes les fois que
je parlerai d’elle, vous ajouterez le nom de quatre syllabes, et je
ferai de mon mieux pour ne le voir ni l’entendre...

Marché conclu?

                   *       *       *       *       *

Pour le moment, je vais travailler à mon pensum quotidien. Ce matin, on
a parlé près de mon lit; j’ai retenu la phrase prononcée; maintenant, il
s’agit de l’inscrire sur une longue banderole de couleur attrayante, que
je livrerai au vent. Parfois, les derniers mots disparaîtront dans un
pli de l’étoffe, mais je saurai compléter ce qui manque; parfois, tout
sera visible.

On a dit:

«Au sujet de sa femme, il faudra être prudent.»

Je cite, naturellement, de mémoire. Laissez-moi peindre les neuf
paroles, sur fond vert clair. Le travail sera vite fait.

La banderole s’est remise à flotter au vent, mais je ne veux pas lire
l’inscription. Le vent ne tombe pas, elle restera donc visible, quelque
temps. D’ailleurs, à la première occasion propice, je tâcherai de porter
mon attention à tout autre chose, car la banderole m’inquiéterait par le
mystère qu’elle implique. On n’affirme pas ainsi sans donner de raison:
ce serait me traiter comme un enfant à qui ses parents interdisent, par
prudence, les chocolats à la crème dont, à l’occasion, il se régale si
volontiers.

Rencontre singulière: l’occasion propice que je réclamais pour dériver
mon esprit, pour me distraire, en somme, se présente toute seule.

Où suis-je, au juste, à l’instant présent? je ne le sais pas encore;
peut-être, dans une maison de repos, une clinique, un hôpital privé.
Cette personne qui vient de passer au pied de mon lit, grasse, entre
deux âges, la chevelure maintenue par un diadème triangulaire en toile,
semble coiffée à la façon des infirmières, mais plus qu’elle, c’est la
fenêtre qui m’intéresse et me propose l’occasion.

Vous ai-je dit que l’homme au lorgnon m’a relevé la tête en haussant de
ses mains mon oreiller sur un autre? Cela se fit hier soir. Reposer à
plat devient vite insupportable et le paravent chinois, (pourquoi mon
œuvre se trouve-t-elle ici?... question à classer), étant toujours
replié contre le mur, afin de m’interdire les voyages à bon marché en
Extrême-Orient, mon champ d’horizon est augmenté vers le fond, dans
cette pièce étroite et longue.

La chambre où je souffre doit être au troisième étage, sinon plus haut.
Je n’aperçois rien de la rue, néanmoins je vois la maison d’en face et
un appartement à mon plan. Les vitres ont des stores, mais, de temps à
autre, si la lumière est allumée, là-bas, avant qu’on ne ferme les
persiennes, de vagues formes m’apparaissent, des formes humaines qui se
déplacent.

Allons! voilà qui est décidé: je vais m’intéresser à ces êtres, je me
mêlerai à leur vie et si je ne puis les distinguer suffisamment, je
suppléerai en inventant. Surtout n’essayez pas de me défendre les
quelques plaisirs innocents que je tente de m’octroyer. Ne collez pas
sur les vitres du papier noir!

Ces gens seront mes amis. Chaque fois que je sentirai ma tête et mes
yeux trop pleins de l’image que vous savez, je rendrai visite à mes
voisins, vis-à-vis. Ils sont deux, en ce moment: un homme assez gros,
assez grand, (je le déduis de la mesure probable des fenêtres,) une
femme, plus petite et qui paraît mince.

Je vous suivrai, Monsieur, Madame...

Au fait, avez-vous des enfants? Peut-être ne sont-ils pas rentrés encore
de l’école, quoiqu’il soit bien tard, ou se livrent-ils à quelque
fameuse partie, dans le fond de l’appartement.

Décision primordiale:

Monsieur Madame, je vais tout de suite vous baptiser.

Comment parler à des gens anonymes? Parle-t-on à un mur sans décoration?
Nommés par moi, mes amis, dès demain, vivront davantage.

Chère Madame, je vous appellerai dorénavant Lucie, du nom de la petite
paysanne qui fut mon premier modèle, qui me fit passer pour un criminel
notoire et, par ailleurs, me rendit service. C’est donc là, déjà, un
témoignage d’affection réelle, très respectueuse, que je vous prie
d’agréer.

Vous, cher Monsieur, serez baptisé Maxime, d’après le deuxième prénom, à
vrai dire, peu usité, de mon meilleur ami, Jérôme Devilliers que j’ai en
quelque sorte perdu de vue.

Votre embonpoint, deviné à travers le treillis des stores, a suscité
l’image de ce bon compagnon. Il faudra, d’ailleurs, que je parle bientôt
de Jérôme, je n’y manquerai pas, mais il me semble, aujourd’hui, que
Maxime vous convient admirablement. Serrez la main que je vous tends et,
de grâce, ne vous éloignez pas trop des fenêtres.

Lucie... Maxime...

Cette petite conversation de début m’a rafraîchi la tête. Je puis
m’occuper, quelque temps, d’autre chose. Chut! n’intervenez pas: je
saurai m’arrêter quand il faudra.

                   *       *       *       *       *

Mon stage à la banque me procure un certain agrément. J’y fais de
nombreuses connaissances. M. Édouard Cernaux, _le patron_, se montre
toujours cordial à mon égard. Peut-être ne conserve-t-il pas de sa
cousine Valérie Duroy un souvenir enchanteur et veut-il me le faire
sentir. Les travaux dont je suis chargé n’ont rien qui m’enthousiasment
ou m’enivrent, mais je m’y plie sans difficulté manifeste. La
comptabilité ne me rebute pas et la nécessaire connaissance de l’anglais
m’est d’une acquisition facile, car les langues vivantes étaient les
seules parties du programme où je montrais, jadis, un certain zèle. Le
père Verdier avait presque l’air de s’en offenser, car il les tenait,
ces études, pour secondaires, sinon superflues, et les enseignait
mollement, au lieu que le professeur du collège d’où je fus renvoyé se
servait d’une méthode habile qui donna de bons résultats. Je me plais en
outre à causer en anglais avec le caissier-adjoint de la banque, un
gentil garçon, anglais lui-même.

J’en rougis, mais je dois vous confesser tout de suite que je viens
d’être lâche. J’habite encore l’appartement de ma tante: un bail fort
long me le permet. Cet appartement où logent de tristes, de gris, de
mauvais souvenirs, n’a changé ni par son atmosphère, ni par ses teintes.
S’il m’arrive de m’en moquer, c’est de mauvaise grâce. D’ailleurs, j’ai
conclu avec Angèle, la cuisinière, dont les services me restent assurés,
un pacte à ma convenance. Elle garde, dans une pièce de débarras,
donnant sur l’escalier de service, les deux chats et le perroquet.

«Mademoiselle les aimait tant!»

Isidore, Paul, ni Virginie ne semblent se plaindre de ce coup d’état: la
bonne Angèle les soigne par piété, par devoir, par dévouement à la
mémoire de sa maîtresse disparue, bien que, de celle-ci, elle eut
souvent à se plaindre... Sentiment complexe. Je ne mets jamais les pieds
dans l’antre réservé à ces trois bêtes, jamais, je vous le jure, et les
miaulements non plus que les jacassements ne franchissent le seuil de
mon domicile particulier.

Oui, j’habite encore ma chambre à coucher à laquelle j’ai adjoint une
petite pièce voisine, ancien cabinet de toilette devenu mon bureau. J’ai
changé le papier des murs, les rideaux, la plupart des meubles, certain
tapis d’un vilain jaune. Je possède aussi quelques planches fixées au
mur; elles me servent de bibliothèque.

Sans doute avez-vous déjà compris que seules les dispositions
testamentaires de ma tante me permettent ces luxes divers, bien qu’elle
ait fait des largesses à l’abbé Verdier et légué de nombreux souvenirs,
(clairement désignés, afin que l’on ne se trompe point), à de vieilles
dames dont le nom m’était connu mais qui me paraissent toutes du même
modèle, aussi bien par le costume, la voix, le geste, que par
l’expression.

Souvenirs de ma tante Valérie! J’ai prié le photographe du coin de la
rue de les immortaliser. «Touchante attention» s’est écrié je ne sais
quel cousin. Ceux qui m’appartiennent sont réunis sur une table
Louis-Philippe et je rêve déjà de peindre d’après eux, plus tard, une
nature morte, ou d’en faire une pointe-sèche vigoureuse... Un jour,
j’exposerai cela dans un cadre d’ébène:

    MICHEL DUROY

    _Le Goût de Tante Valérie_

Il me semble que je deviens inutilement méchant, mais ne vous ai-je pas
dit que mon ancien maître de dessin tenait de pauvres essais de
caricature pour offensants? Je crains qu’ils ne fussent surtout
maladroits.

M. Cernaux, mon patron, est aussi devenu mon tuteur. Je n’ai qu’à m’en
louer: il ne me gêne guère et me laisse la bride sur le cou. Je vais
souvent dîner chez lui, nos causeries se prolongent...

Parfois, nous ne sommes pas seuls.




VIII


Non content de les avoir baptisés d’office, l’un et l’autre, je viens
d’unir en justes noces Maxime et Lucie. Il m’eût été désagréable de
fréquenter un couple irrégulier, et quels reproches me seraient venus
d’outre-tombe, par un message de tante Valérie!

«Dans notre monde, mon cher neveu, cela ne se fait pas.»

Il m’est donc possible, depuis onze heures un quart, de fréquenter sans
honte ces amis de date récente: une pendulette, posée tout au bord de ma
vision, près de la tête de mon lit, me permet d’affirmer l’heure exacte
du mariage, béni de loin, d’ailleurs, par un portrait du pape, laissé au
mur par quelque ancien malade.

Maxime et Lucie reçoivent des visites que je ne connais pas. Des ombres,
des profils nuageux, des masses grises entrent, prennent un siège
(puisque la silhouette incertaine se raccourcit), puis s’en vont. A la
réflexion, cela me semble tout naturel: sans doute, vient-on féliciter
les nouveaux époux que, par discrétion, je laisse à leur bonheur.

Parlons plutôt, si vous le voulez bien, des soirées que je passe chez M.
Cernaux et sa femme, personne d’un agrément tout différent, un peu
popotte à l’avis des mauvaises langues, mais fort agréable et bonne
musicienne.

D’abord, je me rendis chez eux à cause de certains convives étrangers,
de commerce agréable, et qui bavardaient librement, de façon
intéressante. Puis... j’ai rencontré quelqu’un d’autre. Aux instants où
je me trouvais en tête à tête avec mon chef, il me montrait souvent les
dernières acquisitions qu’il avait faites, en vue d’augmenter sa
collection de gravures: une marotte, avouait-il. Elle en valait la
peine.

Je crois bien que c’est grâce à lui que je me suis laissé tenter par ce
métier de l’eau-forte.

La chambre où je couche est mal éclairée, au lieu que la petite pièce
voisine reçoit une très bonne lumière. Mon atelier y est installé. Une
table de taille moyenne, quelques livres de références, quelques
bouteilles et cuvettes, pour les acides, des plaques de cuivre et de
zinc, deux pots où je mets les vernis, une boîte pour les outils de mon
métier: pointes, polissoirs, grattoirs, roulettes, burins, etc. et, dans
un coin, deux grands cartons pleins de papiers divers (M. Cernaux m’a
procuré du vieux japon de qualité).

Rien d’autre.

Le tapissier a installé devant la fenêtre, à l’extérieur, un store
mobile qui permet de régler la lumière, de la tamiser, quand le soleil
me gêne.

Et le reste de l’appartement de ma tante, qu’est-il devenu? sa chambre?
son salon?

                   *       *       *       *       *

Nous en revenons à mon aveu de lâcheté: vous me mettez au pied du mur...

Eh oui! je n’ai pas osé y toucher. Les meubles sont enveloppés de leurs
housses, les tiroirs du bureau sont fermés à clef, les bibelots (si ose
les nommer ainsi) gardent leur place ancienne, indiquée par la
cuisinière, Angèle: sa mémoire est infaillible; enfin, un certain nombre
d’œuvres d’art de tendance religieuse, devant lesquelles il me prend des
envies de pleurer d’ennui, et des fleurs peintes, sans plus de
fraîcheur.

Assurément, il m’a fallu trier, examiner tout cela, sous les yeux de M.
Cernaux, exécuteur testamentaire, peu de jours après la mort de ma
tante, mais je n’ai pas fait appel au marchand de bric à brac. Plus
tard, le courage m’a manqué de mettre le nez dans ce fouillis ordonné.
Je me suis contenté de fermer les portes et de confier les nombreuses
clefs à Angèle.

Il est certaines habitudes d’ordre dont la seule apparence donne froid
dans le dos. Celles de ma tante étaient de ce genre. Classement
rigoureux et bizarre tout ensemble: on découvrait des objets qu’elle
jugeait précieux, je pense, remisés en des endroits étranges, des coins
poussiéreux, une cachette saugrenue, bien enveloppés, néanmoins,
étiquetés et même numérotés. Les numéros se retrouvaient dans un
répertoire, suivis d’indications en abrégé d’un déchiffrement difficile
auquel je ne m’attardai pas.

Mais la plus belle découverte fut celle d’un coffret en bois des îles
d’un superbe amarante fort bien travaillé, qui contenait trois
enveloppes bordées d’or, sur lesquelles on lisait ces suscriptions...
j’allais dire ces adresses, à l’encre rouge:

_Pour Paul, félin valeureux._

_Pour ma très douce Virginie._

_Pour mon Isidore, en reconnaissance de vingt ans d’amour. (Lundi de
Pâques.)_

Dans les enveloppes quelques feuilles proprement pliées, où se lisaient
les dates de l’achat des trois bêtes, avec les prix, plus le récit,
divisé en paragraphes, des événements heureux ou malheureux les
concernant.

Par exemple:

_Mardi, 12 juillet. Isidore s’est blessé la patte sur une coquille de
noix. Le vétérinaire, mandé en hâte, me donne de l’espoir. Il promet de
revenir Vendredi, mais, pour plus de sûreté, j’ai porté un cierge à
l’église._

_Vendredi, 15 juillet. Tout va bien! Dieu soit loué!_

Il était aussi question, dans une enveloppe rose, des amours de ses
chats, ce qui dénotait, chez ma bonne tante, une érudition
érotico-féline vraiment remarquable. D’où provenait-elle? Cette
enveloppe rose révéla des descriptions assez surprenantes par leur
précision, par leurs détails, et toutes datées, bien entendu, très
scrupuleusement.

Je ne puis dire que ces memoranda fussent libertins, l’auteur ayant mis
trop de conscience, trop d’application à les rédiger. Dans chaque
enveloppe, quelques fleurs séchées finissaient de tomber en poussière.

Ces papiers reposent dans le tiroir d’où je les avais tirés, un jour, un
jour que j’étais encore vêtu de noir.

Je ne décrirai pas d’autres objets hétéroclites, inattendus,
surprenants, bons tout au plus à jeter: tasses ébréchées, morceaux de
dentelle inutilisables, tirelires, peignes édentés, débris divers
auxquels se rattachait peut-être un souvenir, bien rangés dans un
placard. On les y retrouverait. Je ne portai chez moi que le coffret
d’amarante où je garde quelques objets qui me sont chers. Les trois
enveloppes dorées, l’enveloppe rose et son ancien contenu, furent
ficelées avec les papiers personnels (quatre fortes liasses) de ma
tante.

Angèle, qui distribuait jadis la progéniture de Paul et de Virginie dans
le quartier, a trouvé le moyen de caser aussi les parents, bien que
j’eusse d’abord le projet de les lui laisser... L’un d’eux avait fait
ses ordures sur une eau-forte, une épreuve d’essai. Angèle se consolera,
je l’espère, en soignant Isidore que j’entends rarement. De plus, ma
cuisinière surveille l’appartement, s’efforce à ce que rien n’y soit
déplacé, charge sa nièce de l’aider un peu, et prend une fille de ménage
pour nettoyer, de temps à autre, selon ses idées, les pièces qui furent
condamnées par moi, le maître. Surtout, elle suit pas à pas, et de quel
regard de gendarme! le plombier qui vient aveugler une fuite d’eau ou le
serrurier qui raccommode une serrure faussée par mes soins.

                   *       *       *       *       *

Lorsqu’il lui arrive de nommer ma tante ou qu’il rappelle ses manies, M.
Cernaux se permet parfois de sourire non sans malice.

Un soir, quelqu’un (vous savez qui) l’a interrompu d’un air presque
mécontent pour dire:

«Tu racontes cela très drôlement, Ned, (c’est le petit nom qu’elle donne
à son frère), mais je n’arrive pas à rire: je songe à la triste vie que
menait M. Duroy...»

Je ne sais plus ce que mon chef a répondu.

Ah! vous avez entendu! Je viens de parler d’elle! Il est vrai que je ne
l’ai pas encore nommée, cependant je me rapproche de son prénom; je ne
cherche plus tant de subterfuges. Comprenez-vous l’importance de
l’événement? Sa sœur m’a défendu, comme si j’étais un ami, presque un
intime.

Je sais bien que M. Cernaux, surchargé récemment de besogne, m’a pris
comme secrétaire suppléant, mais on ne traite pas un employé de banque
de cette façon! Je n’avais déjà d’yeux que pour elle. S’en est-elle
aperçu, la veille du jour où j’allais quitter Paris, en vue de mon
service militaire, ce même soir, ce soir fameux où je lui présentai mes
hommages de départ?

Elle m’a dit, tout simplement, sans avoir l’air de me combler de joie et
d’espérance:

«Dix mois sont vite passés, mais ne manquez pas de m’écrire. Vous me
raconterez votre vie: je me sens très ignorante, n’ayant jamais été
artilleur. Dites-moi surtout si l’ordinaire est bon et si vous trouvez
des camarades à votre gré. Au revoir, Monsieur Duroy!»

Partir pour Belfort avec un si doux viatique! On s’en irait, le cœur
léger, en Patagonie!

                   *       *       *       *       *

Mes débuts au régiment furent heureux, malgré les petits ennuis du
métier. Je pus lui écrire; elle me répondit. Je lui racontais mes
pauvres plaisirs, mes pauvres peines; elle me répondait par des lettres
où je l’entendais me parler, où je la voyais aussi, la tête penchée sur
la feuille de papier, ou levée de temps à autre, ses beaux yeux gris
tournés... vers Belfort... Je veux que ce soit vers Belfort!

  «Cher Monsieur Duroy.»

Le texte m’était bien connu, mais je m’obstinais à contempler la main
active, inscrivant d’un mouvement vif des phrases pensées pour moi.
Cette petite main aux longs doigts, aux ongles brillants, une main tout
ensemble intelligente et belle qui trace des caractères élancés, avec
une encre d’un joli bleu, sur du papier dont le gris est comme un rappel
du gris luisant de ses yeux.

La page paraît couverte... pourtant, voici quelques lignes en travers,
dans la marge de gauche:

«Tâchez de ne pas trop vous ennuyer!

«Sans adieu, cher Monsieur Duroy.

  «Votre amie:

  «.........»

Il m’est interdit de déchiffrer, aujourd’hui, ces points de suspension,
si claire que soit l’écriture qu’ils remplacent. Mon souvenir se
couvrirait de brume, puis d’ombre, et finirait par s’évanouir.

La lettre précieuse, glissée dans mon portefeuille, je mets celui-ci
dans la poche de mon uniforme et m’enjoins de voiler, quelque temps, les
idées qui m’obsèdent.




IX


Il court des bruits singuliers à la caserne. Ils se groupent,
s’amplifient, se laissent vite entendre. Nous pourrions avoir la
guerre... la guerre nous menace... la guerre est déclarée, la France
envahie.

Ce temps, je me le rappelle trop bien pour vous en parler longuement et
les détails que je pourrais donner n’intéresseraient guère, cependant,
les tout premiers jours, je me permis de rêver de gloire, comme un gosse
exalté par ses soldats de plomb. Je me voyais rentrant à Paris, cette
guerre ayant été heureuse et courte, serrant la main de M. Cernaux,
félicité par lui, puis, aussitôt, invité à passer la soirée, en petit
comité, dans une maison du boulevard Haussmann dont il était oiseux de
me fournir le numéro.

Mon épopée personnelle fut, je dois l’avouer, très différente.

Je partis, souffrant d’une foulure gagnée à la caserne de Belfort et mal
guérie. Elle me fit boiter pendant deux semaines, après quoi je
retrouvai ma vigueur coutumière et pus me préparer à cette action
nouvelle dont je ne savais pas grand’chose. Jadis, je passais pour un
homme bien entraîné, pour un bon cavalier, ce dont tante Valérie avait
été flattée, enfin pour un bon marcheur. Je n’ai point dit que mes
études à la campagne ne m’eussent été d’aucun avantage, ni que je fusse
un gringalet. Le travail, à la guerre, commençait à m’intéresser,
lorsqu’il m’advint, causant avec des camarades, de me plier en deux par
une secousse brusque et de ne pouvoir retenir un cri de douleur.
L’aide-major consulté m’annonça que je souffrais de coliques hépatiques
et cet agréable début, d’allure bien militaire, n’est-ce pas? me valut
quelque repos sur place. Ensuite, je parus très en forme et me réjouis
d’être envoyé au front.

Pendant près de trois mois, je passai inaperçu. J’entendis le canon
allemand, je vis couler du sang, j’obéis à des ordres, comme faisaient
les autres, jusqu’au jour où, chargé de porter un renseignement à l’un
de mes officiers, je crus devoir ajouter au message un trait de comédie
déjà jouée en me pliant à la manière d’un objet que l’on ferme d’un coup
sec. Cette fois, du moins, mes fantaisies hépatiques me menèrent à
connaître le major Jérôme Devilliers qui désira que mon cas fût «suivi»,
quelques jours. Le major, je l’appréciai avant peu; il nous arriva de
causer et ce chirurgien de Paris dont le nom était, m’assurait-on, très
réputé, fit de son mieux pour me remettre rapidement sur pied.

J’ai dit (Maxime lui ressemble) que je vous parlerais de ce Jérôme qui
devint mon ami... pendant combien de temps?

Je voudrais vous le faire voir. Ses compagnons le blaguaient volontiers,
à cause d’une corpulence extrême que rendait plus imposante une taille
dépassant de beaucoup la moyenne. A ces plaisanteries il répondait
d’ailleurs avec verve. On l’appelait «le Mastodonte», mais cette masse
de chair, dominée par une figure d’enfant joufflu, recélait une âme
dévouée, sûre et forte, de belle qualité, (l’adoration des hommes qu’il
soignait en donnait la preuve quotidienne), et un esprit des plus fins.

Quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque, certain jour de répit où il
disposait d’un peu de son temps, un propos de hasard, un de ces propos
desquels on n’attend rien qu’un propos de réponse tout semblable, aussi
passager et vain, m’apprit que le médecin-major Jérôme Devilliers
connaissait mon chef, M. Cernaux!

«Mais oui, Duroy, nous étions ensemble au lycée et sommes restés liés
depuis lors. Je l’ai même soigné, quand il se cassa la jambe dans un
très vilain accident d’automobile. Vous savez qu’il conduit comme un fou
(je dis: à tombeau ouvert). A propos, boite-t-il encore? Il est
rhumatisant et ses crises lui rappellent son ancienne fracture,
douloureuse par temps humide.»

Je n’avais rien remarqué...

«Et sa sœur, l’avez-vous jamais rencontrée? Quels yeux! quelle
chevelure! Elle est charmante!»

Je sentis que le «oui» de ma réponse n’était pas aimable, plutôt sec. Il
provoqua chez le major un regard étonné. Je me reprochai ce regard.

Le lendemain, il me parlait de son fils, tout jeune étudiant en médecine
et qui vivait à Paris.

«Il rêve de s’occuper plus tard de neurologie, le sacripant! C’est son
idée fixe, mais, pour le moment, il se rend utile dans les hôpitaux. Un
brave garçon, mon petit Adrien... Je vais vous montrer sa photographie.
Même sans être très perspicace, vous saurez reconnaître, Duroy, qu’il
ressemble surtout à sa pauvre mère, morte quand il avait trois ans. Elle
était mince, fine, presque fluette... Adrien ne tient pas de moi: le
voici.»

Un visage anguleux d’adolescent, au nez pointu, déjà chaussé de
lunettes. Ce visage ne fait-il pas naître en moi un souvenir? Non, pas
le moindre. Je m’en étonne aujourd’hui... Bast! les souvenirs surgissent
ou se refusent de façon si bizarre! et, ce jour-là, tout en paraissant
m’intéresser vivement à la photographie, pour effacer le «oui»
malencontreux, je crois bien que je pensai à autre chose.

Néanmoins, pourquoi cet excellent homme ne fait-il plus mention de M.
Cernaux, son ami, ni de la personne aux cheveux d’or, aux yeux d’un gris
qui ne s’oublie pas, et si charmante, à son avis?... Je m’en doute,
peut-être.

Moi, je rêvais d’elle tous les jours et même tout le long de ces jours:
la guerre ne m’empêche pas de songer à ses chères lettres qui
m’apportent leur singulier enchantement. Elle m’écrit souvent, très
souvent. Je sais par elle que M. Cernaux va partir pour Salonique et sa
sœur s’en montre très inquiète.

Si le major Devilliers l’ignore, ne devrais-je pas le lui dire?

Souffrant de nouveau, je ne sais au juste de quoi, je ne pose plus pour
le jeune athlète et le bon soldat. Je viens d’être requis par le major,
afin de l’aider dans son travail, très modestement: je lave la table
d’opération, je nettoie les cuvettes... Joli métier!

Oui, certainement, je vais lui parler.

«Votre ami, M. Cernaux, va être envoyé à Salonique.

--Tiens! il vous l’a donc écrit? Merci, Duroy, mais je le savais d’hier.
Il regrettera son ancien poste. Dans ma lettre d’il y a trois jours, je
lui parlais de vous et de notre rencontre inattendue... Mon cher Duroy,
ne manquez pas de veiller à ce que ma provision d’ouate hydrophile soit
renouvelée...

--Pensez-vous que je pourrai bientôt?...

--C’est promis, vous dis-je. Dès le début de la semaine prochaine, vous
recommencerez à tirer le canon avec vos camarades, puisque ce
divertissement a pour vous tant de charmes!»

Faire autre chose! L’ennui, un lourd ennui m’accable, dès que je me
trouve condamné à l’inaction ou bien à des besognes que n’importe qui
ferait tout aussi proprement que moi.

Le major tâche de me consoler, mais il n’y arrive pas, il n’aurait pu y
arriver, ignorant ce qu’alors j’ignorais moi aussi et que je sais bien,
aujourd’hui.

                   *       *       *       *       *

L’ennui me suivait pas à pas, en personne, «en personne», je l’affirme!
Je ne le voyais pas. Je le vois à présent, dans mon souvenir. Étais-je à
ce point aveugle?

Cet homme maigre ne portait pas notre uniforme, mais un sarrau gris,
sanglé... Son crâne à cheveux gris, assez longs, tombant sur la nuque,
était coiffé d’une calotte grise. Des mains très osseuses, démesurées,
me semble-t-il, et toujours gantées de gris, oui, je dis bien, gantées.
Sarrau, cheveux, calotte et gants étaient du même gris sans reflets: un
gris mort.

Il me suivait partout, il se plantait devant moi quand je nettoyais les
instruments du major... ou ne faisais rien. J’en suis certain,
maintenant, et il me paraît étrange qu’à l’époque je ne m’en fusse pas
douté. Jamais je ne pensais à l’homme gris, silencieux et maigre qui ne
me quittait pas. J’avais donc la berlue?

Mais, aujourd’hui, comme je me le rappelle avec précision!

Il serait là, devant cette fenêtre, que je reconnaîtrais l’Ennui!
Comment, ne l’apercevant pas à la guerre, bien qu’il y fût, ai-je pu
faire mes pauvres besognes? J’oublie que le major m’aidait.

Non! j’en ai assez! Interrompons, je vous en supplie! Ce serait tout le
temps la même chose. Oui, c’est entendu, j’ai fait la guerre entière,
sans une égratignure, jusqu’en novembre 1918, mais de quelle façon!
Promené de droite et de gauche, pendant deux mois il m’arrivait de me
croire valide et je reprenais mon rôle actif d’artilleur, sans trop de
maladresse, j’espère. Puis, cela s’interrompait. Nulle maladie grave:
rien que des tracas de santé qui me remettaient au repos, quelques
jours. A ce propos, je dois de la reconnaissance au médecin-major
Devilliers qui, plus tard, devint mon cher Jérôme...

Ne parlons pas trop de lui: certains faits demeurent obscurs... Ils
s’éclaireront peut-être, mais je ne sais de quelle lumière.

La véritable lumière, celle qui réchauffe, comme le soleil aux beaux
jours, me venait des lettres que m’écrivait une jeune fille. A leur
arrivée, l’homme gris mourait-il pour quelques heures? Je le suppose.
Dans mes réponses, je tâchais de passer sous silence tout ce qui pouvait
laisser comprendre à leur destinataire le rôle de valet de comédie que
je jouais, à ma honte, parmi des hommes qui perdaient leur sang, un
bras, une jambe, un morceau de tête, ou se faisaient tuer sur le coup.

En février 1918, mon colonel a demandé pour moi la croix de guerre, par
charité, assurément, ou bien à cause de Devilliers poussé par un élan
d’amitié charitable. Les autres n’avaient nul besoin de charité, que je
sache! Un jour prochain, car cette guerre ne va pas tarder à finir,
(est-elle finie? Je ne sais plus!) aurai-je le front de me présenter
chez quelqu’un, le veston fleuri d’un ruban?...

Elle demeure depuis fort longtemps chez sa mère, Mme Cernaux, une
vieille dame à beaux cheveux blancs, aimable et spirituelle que je n’ai
fait qu’entrevoir à Paris et qui s’est retirée, durant la tourmente,
dans sa propriété, aux environs d’Hyères. J’ai reçu de là-bas quelques
cartes postales, de nombreuses lettres et des paquets au savoureux
contenu.

De même que mes camarades (si j’ose les nommer ainsi!) j’ai eu des
permissions... mais comment les utiliser? Je rentrais à Paris,
j’entendais de loin la mélodieuse voix d’Isidore, je mangeais les
omelettes d’Angèle, je m’ennuyais...

                   *       *       *       *       *

Hyères est un chef-lieu de canton situé dans le département du Var, à
949 kilomètres, par chemin de fer, de Paris.




X


La guerre se termine par une victoire, une victoire que mes camarades
seuls ont gagnée. Sans effort, je prends ma part de leur joie, je me
l’assimile de grand cœur, en tâchant néanmoins d’être modeste... Me
voyez-vous plastronnant d’un air avantageux et croyant avoir servi la
patrie par de glorieuses coliques hépatiques?... Je le répète, si vous
le voulez bien, n’insistons pas.

Je suis rentré à Paris et, bien que le voyage eût lieu de nuit, je
voyais déjà le soleil, ce soleil qui se voilait toujours de brume
épaisse ou sur lequel l’ennui posait un éteignoir. Il m’aveugle
aujourd’hui.

Le lendemain même de mon arrivée, je vais chez M. Cernaux, rentré lui
aussi, blessé au bras à Salonique, déjà mieux portant, près d’être
guéri, me dit-il. Puis il ajoute avec une simplicité qui m’effare:

«Écoutez, Duroy: j’ai comme une idée que vous verriez sans déplaisir ma
sœur Madeleine... Vous la trouverez dans la pièce voisine. Elle vous
attend.»

Madeleine!... Je pousse la porte...

«Je vous salue, Mademoiselle. Ah! quelle joie d’être enfin ici! Depuis
si longtemps...»

Elle m’interrompt:

«Vous m’avez vraiment allégé la guerre, Monsieur Duroy. Malgré
l’inquiétude que nous donnait mon frère, si lointain, quand je rentrais
du petit hôpital qui m’occupait, en Provence, vos lettres me rendaient
un peu de courage, et je vous en remercie. D’ailleurs, je les ai
gardées. Un reproche, pourtant: quelle mauvaise mine vous me
rapportez!... Voici mon frère:

«Édouard, regarde-le! Tu ne lui trouves pas la figure d’un malade?

--Madeleine a raison: votre tête ne me revient guère, Duroy. Il faut la
remettre au point, et sans tarder!... Je comprends bien: vous avez fait
une guerre pénible, ennuyeuse, austère, une guerre qui ne rendait rien:
même pas la joie d’agir, mon pauvre garçon, et d’achever ce que vous
aviez entrepris! Toujours à demi malade!... Je crains que certaine
demoiselle qui ne vous est pas tout à fait inconnue, non contente de
lire vos lettres entre les lignes, se montrait encore indiscrète en
écrivant de France à Salonique.

--Tais-toi donc, imbécile!

--Au lieu d’injurier votre frère, interjetai-je, avouez donc,
Mademoiselle, que vous exagériez... Ou bien est-ce moi qui me suis mal
fait entendre?

--Vos lettres étaient pourtant fort claires!

--En tout cas, vous voyez en ce moment la tête d’un homme heureux... Je
vous le jure!

--Heureux et surmené, dit Cernaux. Ne tâchez pas de vous contraindre,
Duroy: comme chacun de nous, vous avez besoin de repos... et il me vient
soudain une idée lumineuse! Usant de mon droit de directeur de banque,
je vous accorde, je vous impose un congé. Madeleine et moi avons le
projet de rejoindre notre mère dans sa villa, près d’Hyères. Nous vous
emmenons. Là-bas, devant les oliviers et les pins, au centre d’un jardin
fleuri, vous aurez tout le loisir d’oublier.»

Puis il m’a serré la main et Madeleine a souri.

Comme cette conversation m’est restée présente!... Se passait-elle en
plein soleil? Enfin, avez-vous su donner son juste prix à la radieuse
récompense que l’on m’octroyait?

Madeleine... Je puis prononcer le nom de Madeleine! Sans doute, en
m’adressant à elle, j’emploie le vocable de cérémonie: Mademoiselle,
mais lorsque je lui parle en secret, dans mon cœur, Madeleine, le nom de
la jeune fille à qui toute ma vie est vouée, Madeleine s’offre à mes
lèvres pour se laisser prononcer en silence.

Non, je n’ai plus besoin de banderole ni de mur crépi! ce sont des soins
superflus que de peindre ou d’inscrire le nom bien aimé! Pourquoi ne
puis-je, cependant, le murmurer, le prononcer de vive voix, le crier?...
Ah! ne gâchons pas notre bonheur! Je le murmure, ce nom, je le prononce,
je le crie en moi-même... Cela suffit.

Veuillez ne pas me regarder, un moment. Détournez les yeux, je vous
prie, du malade qui veut se reprendre...

Madeleine auréolée d’or. Madeleine aux nobles gestes, Madeleine aux
douces mains, Madeleine dont le seul regard, lumineux et gris, fait
revivre...

Je m’évanouis de bonheur!

                   *       *       *       *       *

Sans doute, la nuit a-t-elle été mauvaise. Je me réveille avec un
violent mal de tête, mais on m’a posé sur le front, sous la nuque, des
compresses très froides qui m’aident à penser, à jouir de mes pensées
ensoleillées.

Tiens! j’oubliais!... Qu’est-ce donc?... Voyons, Michel Duroy, tu
dérailles! Ce sont les gens d’en face avec qui tu prétends être lié:
l’un d’eux. Ils devaient te rendre service et te distraire, or je ne
veux plus être distrait.

... Distrait à l’heure où j’ai tout compris, où je suis certain que mon
chef, M. Cernaux, m’approuve et qu’il a depuis longtemps deviné l’amour
de Madeleine? Que ferais-je d’une importune distraction?

Regardons, un instant par simple curiosité, comme le flâneur jette un
coup d’œil, en passant, sur les boutiques.

Les gens d’en face?... Maxime est seul. Il a relevé les stores. La pièce
est éclairée; il y marche de long en large.

Regardons bien, au contraire! Maxime, je veux dire (ah! me serais-je
trompé?) ce gros homme de très haute taille qui fait les cent pas, qui
se promène comme une bête en cage... Ah! mon Dieu! ce n’est pas Maxime!
Maxime était un être inventé à plaisir; Maxime était un personnage de
rêve, de cauchemar plutôt que de rêve. Je le vois très clairement: il
allume une cigarette à son briquet, d’un geste que j’ai mainte fois
remarqué...

C’est Jérôme!... Je vous jure que l’homme qui loge dans l’appartement de
l’autre côté de la rue porte le nom de Jérôme Devilliers et qu’il passe
pour un chirurgien très réputé!

Lui!... Quel hasard l’a mené là? Il ne sait donc pas que je me trouve à
quelques mètres, qu’une rue seulement nous sépare? Certaines
camaraderies en qui l’on avait foi se défont vite.

«Aussitôt rentrés à Paris, disait-il, quelle bonne amitié sera la nôtre!
et tu n’auras plus à rendre aseptique ma table d’opération.»

Il me traitait comme un égal, comme un ami. Ce temps est passé.

Un pareil abandon me dégoûte un peu: j’en ressens de la peine, trop de
peine. Je ferme les yeux et veux retourner là-bas. Là-bas, à 949
kilomètres, par chemin de fer... Quand j’y serai, je ne penserai plus à
Jérôme.




XI


C’est un endroit de prix, une villa exquise, entourée de pins et
d’oliviers et dont le jardin est planté de belles fleurs. On aperçoit la
mer, tout au loin, qui présente, au delà des pins, une tache heureuse.
Chaque matin, en ouvrant ma fenêtre, elle me réjouit le cœur. Le temps
est ce qu’il doit être: heureux aussi. L’après-midi, nous faisons
souvent de longues promenades: Mme Cernaux, sa fille Madeleine, son fils
Édouard et moi. Mme Cernaux ne nous accompagne pas toujours, ses jambes
étant douloureuses, assure-t-elle. Édouard Cernaux qui ne souffre pas de
rhumatismes, que je sache, prétend avoir de secrètes besognes dont il ne
peut s’occuper que dans la solitude, des lettres importantes à écrire
(n’étais-je pas son secrétaire à Paris?) tout cela afin de nous laisser
seuls.

Courses sous bois avec Madeleine, causeries prolongées, sauf quand il
fallait du silence ou quelque rêverie solitaire...

Chers souvenirs! chères soirées dans le petit salon d’un rose passé où,
parfois, on fait flamber deux ou trois bûches pour ajouter encore une
touche de tiède intimité.

Cernaux m’avait prié d’emporter des toiles, du papier, mes pinceaux, mes
couleurs, mes crayons.

«Il ne faut pas vous ennuyer chez nous, ni trouver le temps long.»

M’ennuyer!

Madeleine me montre les points de vue, les détails du paysage qui lui
agréent plus particulièrement. J’en fais pour elle des esquisses que,
plus tard, je reprendrai ou des dessins plus poussés que je saurai,
j’espère, graver, un jour, et qui deviendront des eaux-fortes.

Ce matin, lumineux et faste entre tous les matins, nous avons visité
ensemble une petite église provençale, toute proche, rustique et d’un
style assez pur. Des souvenirs d’enfance la lui rendent chère. Nous
sommes entrés. Je voulais la bien connaître.

En sortant, Madeleine m’a dit, tout bas:

«Je rêverais que cette petite église fût décorée par vous, à votre idée,
librement, sans contrainte... Elle me plairait plus encore, je la
chérirais davantage.»

Un silence s’interposa où j’attendais que ses lèvres me dissent autre
chose.

«Car je vous aime aussi, Monsieur Duroy; j’aime en vous l’homme et
l’artiste... Michel, je vous aime d’un très tendre amour.»

Nous retournâmes à la villa; nos mains jointes tremblaient et nos
lèvres, bientôt, se connurent.

                   *       *       *       *       *

L’après-midi de ce même jour, comme un vent d’est assez oppressant se
levait, déconseillant la promenade habituelle, Cernaux voulut causer
avec moi, seul à seul.

«Parlons franc, Duroy. Je me doute, depuis assez longtemps, que vous
êtes épris de Madeleine. Cette union ne me désobligerait en rien. Vous
m’êtes très sympathique, mon ami, et je sais, d’autre part, que les
fatigues de la guerre passeront avec quelque repos. Avant peu, je
reverrai le jeune homme vigoureux et fin, au regard direct, à la poigne
solide, que j’ai connu. Votre regard, vous l’avez toujours, mais ça
n’empêche que vous semblez fort démoli. Nous y mettrons bon ordre. La
question santé devant être liquidée à bref délai, je ne puis vous cacher
qu’il me plaira beaucoup de vous appeler mon beau-frère. Le projet
convient tout à fait à maman et puisque vous tenez à lui demander, ce
soir même, la main de sa fille, (encore une indiscrétion de Madeleine!)
il se peut qu’elle vous l’accorde... Il se peut, car les femmes changent
parfois d’avis... Débrouillez-vous!

«Quant à Madeleine... quant à Madeleine... la question se présente tout
autrement...

«Ne pâlissez pas! n’ayez pas l’air agité! Sacrebleu! on a meilleure
tenue, dans la banque! Une mauvaise note à votre passif, mon cher
Duroy!... Quant à Madeleine, disais-je, cette folle prétend qu’elle vous
aime. Je le savais aussi. Néanmoins, elle a pris l’inutile soin de me
l’affirmer avec une malséante violence. Nous avons même commencé,
avant-hier, à ce sujet, une petite discussion qui tournait à l’aigre,
dès le début. Cette jeune personne me devrait, pourtant, un peu de
respect: elle est de quinze ans ma cadette!

«Je comptais, en rentrant à Paris, vous proposer une assez belle
situation dans la banque, mais qui vous obligerait à passer un an, tout
seul, en Chine, en Indo-Chine et au Japon, afin de visiter de près nos
succursales, de m’en rapporter des nouvelles précises, de vive voix et
par un rapport détaillé... Après quoi vous auriez eu le loisir de vous
marier, si, cher Monsieur, vos intentions étaient... stabilisées.

«Fureur de Madeleine qui répond tout net, tout cru, avec une autorité
que je ne lui connaissais pas. (Comme on se leurre!) Elle doit la
réserver pour les grandes occasions. Donc, Madeleine, ma sœur, toujours
très obéissante à mes moindres suggestions, m’affirme que ces projets
sont absurdes, que je ne vaux pas la corde pour me pendre, que je désire
son malheur, que votre temps de guerre, par suite des méfaits de la
tondeuse, a déjà changé l’onde (vous entendez?) de votre chevelure,
enfin que la solution la plus simple est de vous épouser ici-même, à
Hyères, dans cette petite église qu’elle aime tant. Un voyage en
Extrême-Orient serait un magnifique voyage de noces, suivi d’un idéal
séjour... et ma sœur, au cas où je me permettrais une opinion
différente, s’est remise à dire des bêtises, un peu plus fortes, cette
fois, et que je n’ose répéter.

«Il s’en est suivi, mon cher Duroy... que j’ai cédé à ses aimables
fureurs. Veuillez saluer respectueusement votre futur beau-frère; allez
embrasser maman, ma houleuse sœur Madeleine... et soyez heureux.»

                   *       *       *       *       *

Ma tête bat! j’ai la fièvre! je souffre de nouveau!

Où donc est Madeleine, Madeleine, ma femme? Madeleine! où donc es-tu?...

Je roule dans une ombre épaisse, puis, soudain, il me semble que
j’entends pleurer... Ce sanglot me fait mal... Ce sanglot me fait plus
mal encore!...

Une idée nouvelle surgit... Ah! surtout pas cette idée-là, ou je perdrai
la tête pour de bon!...

Mais qui se permet de sangloter si près de mon chevet?




XII


Étrange apaisement...

J’ouvre les yeux assez tard: la pendulette m’a bientôt renseigné. Je me
sens vite calme, ma tête est libre... 32 multiplié par 26, cela fait...
832. Je vais en profiter pour élucider un peu le problème d’hier.
J’éviterai, si possible, de m’émouvoir. Je jouerai le rôle du monsieur
que la question n’intéresse pas, qui cherche la solution comme celle
d’un mot croisé lu à la fin de son journal.

En somme, je garderai mon sang-froid; c’est la meilleure défense, car il
m’en faut une, effective, facile à manier, si je veux vaincre l’ennemi
bien armé, vigilant, qui me surveille et qui, pour avoir l’air de me
soigner, se fait représenter par ce petit homme mince, au nez chevauché
d’un lorgnon. Voilà l’ennemi.

Si malade, apparemment, il se peut que je délire, que je parle dans mon
sommeil... L’ennemi en profitera pour me garder plus longtemps au lit,
pour faire durer la comédie (lui seul, au demeurant, la trouve drôle,)
et préparer son succès.

Résumons... Et d’abord, il est certain que l’on me cache Madeleine,
Madeleine, ma femme. Voyez comme je me dis cela d’un air paisible: l’air
de celui qui va se venger, mais dont le masque, bien sculpté, bien
peint, a l’expression de la douceur!

Madeleine serait-elle encore chez sa mère, là-bas, près de la petite
église où nous nous sommes mariés, en partant pour la Chine, l’église
provençale dont elle m’a confié la décoration? L’hypothèse n’est pas
déraisonnable, mais cruelle, atroce par sa cruauté!

Ce matin, je verrais si bien Madeleine tout auprès de mon lit, causant à
voix basse, après m’avoir réveillé par un baiser! Jadis, ma femme et moi
ne nous quittions guère. Je vais vous en donner tout de suite un
exemple.

                   *       *       *       *       *

Après la longue traversée de Marseille à Saïgon, suivie de traversées
plus courtes, pour visiter les succursales de la banque, où il me
fallait accomplir ma charge d’inspecteur, il nous avait plu, partant de
Hong-Kong, de retrouver en des voyages à cheval une liberté entière.
Seule notre curiosité ou notre fantaisie dessinait la route à suivre.

Madeleine monte bien à cheval: elle le sait et faisait avec moi de rudes
randonnées. Peu lui importait de coucher sous la tente, de manger dans
une auberge de hasard. Nous chevauchions des journées entières, botte à
botte, nourris de beaux paysages et en espérant pour le lendemain de
plus beaux encore. A ce pays, nous demandions la pâture d’un quotidien
conte de fées... Il ne nous le refusait pas.

Voulions-nous retourner en France, par hasard? Un coup d’aile nous
transportait au pied de la petite église où, certain jour, Madeleine
m’avait paru si belle.

Je vous ai dit, n’est-ce pas? que notre mariage s’était fait en famille,
sans autres invités que ce Jérôme Devilliers dont il fut déjà question
(Édouard Cernaux et lui nous servaient de témoins) et trois cousines
venues de Marseille, assez gentilles mais un peu sages...

On ne peut pas chevaucher sans fin, si fort que l’on s’y plaise. Il y
eut un long séjour à Pékin, où je me suis remis à mon travail de
peintre, un voyage en divers lieux du Japon, après quoi nous rentrâmes
en France, au bout de dix-huit mois.

Je ne regrette pas une heure de ce voyage: toutes furent belles,
surprenantes, variées et chacune apportait sa griserie, son harmonie,
son baume...

Aujourd’hui, seulement, quelque chose paraît avoir manqué.

                   *       *       *       *       *

Traverser la Chine comme nous le fîmes, ne rien rencontrer de ce qui
hante les routes, les temples, les bois, l’empire entier et ne s’en
douter que plus tard!...

Cet après-midi, couché dans mon lit, en France, des apparitions me sont
révélées que nous avons dû croiser sans les voir. Je sais qu’elles
étaient là et, sur le moment, nous n’y prenions point garde.

L’immense dragon tout en or, aux yeux d’émeraude, qui s’amusait,
semblait-il, à prendre nos deux chevaux dans les lacets de sa mouvante
queue...

L’oiseau couleur de perle, aux longues ailes, qui s’envola sous le nez
de nos bêtes, vira lentement dans l’air, frôla d’une de ses molles
plumes le visage de Madeleine, se perdit au sein de la brise qui
soufflait, mais, avant de disparaître, laissa choir de sa griffe
précieuse, baguée de rubis, une fleur faite d’aube qui, soudain, tomba
en poudre dès, que sautant à terre, je l’eusse recueillie au bord de la
piste que nous suivions.

Nous n’avons rien vu de ces spectacles et rien même de l’image vivante
des dieux enclos dans les statues de pierre que nous regardions, l’un et
l’autre, en nous extasiant...

Ne le regrettons pas: il se peut que Madeleine s’en fût effrayée.

                   *       *       *       *       *

Trois semaines à Hyères nous servirent à prendre l’air de notre pays, à
savoir le respirer... mais, à ce moment, il me semble que j’ai perdu la
mémoire. Je me souviens d’avoir revu ma belle-mère, se portant bien, mon
beau-frère Édouard, venu de Paris en notre honneur. Je me retrouve
moi-même, juché sur une haute échelle, pour étudier sur place les
possibilités de ma future décoration de la petite église...

Tout en haut... sur l’avant-dernier échelon... Oui, j’en suis certain.
Je regardais à droite, puis, dans ma main, un croquis rapide pris en
Chine, sur mon album... (Je tiens mon sujet depuis longtemps!)

Madeleine, près de la porte grande ouverte de l’église m’indiquait du
doigt les pans de mur, et me rappelle mes projets...

Je suis au sommet d’une échelle... Je parle à ma femme éclairée par un
beau soleil, au seuil de l’église. Madeleine est vêtue de blanc; elle
porte un chapeau de paille... La couleur du ruban de ce chapeau se
présente à mes yeux: un vert vif, un vert de sauterelle (aucun doute!)
Quelle splendide lumière! Je tourne un peu la tête pour mieux
l’admirer...

Tout cela ne m’explique pas le moins du monde pourquoi on m’a séparé de
ma femme, mais puisque, ce matin, je me sens assez calme, si j’essayais
de faire une allusion à l’Ennemi qui, je pense, arrivera dans une
demi-heure environ, une allusion lointaine qui lui laisserait deviner,
sauf s’il est une bête, que toute sa stratégie ne vaut plus rien, du
moment qu’elle est contrariée par la mienne?

Mieux encore: je vais lui prouver mon bon sens en posant une question
banale. Il y répondra certainement, grâce à cette banalité même.
Cherchons la question que je devrai poser...

Ceci, je crois, pourrait convenir. Je viens de voir apparaître, en face,
Maxi... je veux dire Jérôme; or vous n’ignorez pas qu’à Paris, les
médecins du même quartier se connaissent et Jérôme jouit d’une grande
réputation; on me l’a cité comme un chirurgien hors de pair.

Bon Dieu! je ne pensais pas que Jérôme s’ingénierait à me rendre
service, une fois de plus!

Je puis parler. Je parlerai doucement, tranquillement, comme si je
demandais: «Docteur, faites changer, je vous prie, cette ampoule
électrique qui me gêne, le soir,» ou bien: «Docteur, à quel jour de la
semaine sommes-nous?» afin qu’il s’imagine que je ne puis voir le
calendrier, près de mon lit.

Je me répéterai d’abord la phrase, je la préparerai, à la façon d’un
enfant bègue qui se force à bien prononcer, puis...




XIII


Ah! j’entends une porte qui s’ouvre à l’étage en dessous: c’est l’Ennemi
dont je connais les habitudes, le docteur au nez pointu! Dans cinq
minutes, il entrera. S’il m’était possible de lui tendre la main,
peut-être poserais-je mieux la question... Non, ce serait donner prise à
l’Ennemi. D’ailleurs tout essai de geste est une torture: je souffre
trop. Je me contenterai donc de parler... Attendons.

Le voici! Il me tâte le pouls, se penche sur moi, se redresse, me
considère avec attention.

C’est l’instant propice, et je dis, d’une voix égale, en tournant les
yeux vers la fenêtre:

«Docteur Devilliers, n’est-ce pas?»

Un sourire, d’abord...

Je n’imaginais pas que l’Ennemi saurait courber ses lèvres de manière à
sourire sans apparence d’artifice (Méfions-nous du traquenard!) puis le
sourire s’éteint et je lis sur ce visage faux une expression
d’inquiétude. Il est découvert et s’en doute, mais il a néanmoins
murmuré:

«Oui, le docteur Devilliers... Ne vous agitez pas, mon ami!...»

Et n’a plus soufflé mot.

Moi! son ami!

Il n’en est pas moins vrai que j’avais deviné juste. Alors, puisque
Jérôme Devilliers demeure en face, pourquoi ne me soigne-t-il pas?
pourquoi n’a-t-il jamais mis les pieds ici? Devilliers est chirurgien,
direz-vous. Bast! Il me connaît mieux qu’aucun médecin et ne me l’a-t-on
pas vanté pour sa science en médecine générale... Par conséquent...

J’avoue que ses paroles m’inquiètent... Ne se serait-il pas aperçu que
je regardais la fenêtre? Il m’en bouchait presque la vue. Sa phrase
n’était-elle qu’une phrase d’apaisement, le baume spirituel offert à
l’agité? Je lui parlais d’un homme très connu; il a répondu: «Oui, le
docteur Devilliers,» afin que je me taise, pour couper court. J’aurais
nommé le président du Conseil ou l’ambassadeur d’Italie que la réplique
eût été de même ordre: «Oui, Monsieur Untel.» C’est ainsi que l’on
traite les enfants, lorsqu’ils inventent des mots biscornus et veulent
qu’on les leur explique. On répond n’importe quoi.

Pour soutenir le bon renom de sa clinique, l’homme au nez pointu tient
peut-être à ce que ma fièvre ait baissé, ce soir, mais il se moque bien
de la question que je lui posais avec angoisse.

Cherchons néanmoins un semblant d’excuse à l’Ennemi: tâchons de nous
montrer juste. Je crois qu’il m’a floué, qu’il a gagné la première
manche, par des moyens malhonnêtes, en évitant le danger, mais, en
outre, craignait-il la rivalité d’un confrère plus estimé que lui?

Je dis des sottises, puisque Jérôme ne s’y prêtait pas, n’ayant jamais
paru. Avouons que l’homme au nez pointu s’est simplement montré plus
malin que moi et qu’il m’a déloyalement mystifié.

Voilà Jérôme Devilliers qui rentre chez lui. Je le reconnais toujours
par l’importante place que sa silhouette prend sur la fenêtre. Il est
accompagné d’une femme, celle, sans doute, que j’ai baptisée Lucie. Je
la distingue mal. Elle ne paraît d’ailleurs que rarement. Ce ménage
serait-il désuni?... Pauvre Jérôme!... Allons donc! Je fais un roman:
cette personne est simplement une cliente qu’il emmènera bientôt dans
son cabinet de consultation.

Que vous disais-je? Elle sort de la pièce et je lui dis:

«Au revoir, Madame Lucie!»

Cet adieu manque de ferveur: Lucie m’intéresse moins depuis que Maxime a
repris son vrai nom.

                   *       *       *       *       *

La journée passe, tant bien que mal. Pour être honnête, je devrais
insister sur le bien, car j’ai découvert, tout seul, un moyen de me
procurer à volonté des moments supportables.

Je ferme les yeux et m’imagine travaillant à ma décoration. Il y a,
quelque part dans le vaste monde, un cartable plein de croquis,
d’esquisses, de plans, pour la mise en place de cette œuvre future qui
demeurera, hélas! dans ma tête, mais qu’il me plaît de composer
d’avance, derrière mes paupières closes.

Vous ai-je parlé du sujet?

L’église n’a que trois murs dont on puisse se servir utilement. Je
voudrais les décorer par une représentation peinte des rois Mages.

Gaspard et Balthazar, en marche, tiennent la gauche et la droite. Le
panneau du centre, au fond, nous présente Melchior, parvenu au terme de
sa queste mystique, devant la crèche où sont la Mère et l’Enfant.

Mon idée serait de traiter les panneaux latéraux en clair obscur:
Gaspard et Balthazar voyagent dans une nuit finissante, au lieu que, sur
le panneau du centre, se lève une aurore d’orient où paraît encore, tout
en haut, l’étoile qui servit de guide aux rois Mages, un peu pâlie par
le jour naissant.

Le panneau du milieu, plus grand que les deux autres, me permet d’y
grouper les trois bergers, l’âne et le bœuf, aux côtés de la Sainte
Famille.

J’éprouve un très réel repos à préparer ma tâche. Parfois, un détail
s’offre à moi; je cherche à le bien situer, et parfois, ce sont des
questions de lumière qui m’inquiètent.

Où donc est ce cartable, plein de dessins et d’indications qui me
seraient précieuses?... Je le feuilleterais joyeusement... Patience! Je
le ferais feuilleter par une main charitable qui me présenterait mes
croquis dans un bon jour. Même ainsi, je crois qu’ils me deviendraient
vite familiers, comme jadis, mais sans attendre, il me faut admettre que
le geste de Gaspard est maladroit: il conviendra de l’étudier de
nouveau, avec un modèle bien choisi.




XIV


Je viens d’ouvrir les yeux... Que se passe-t-il?

Je me réveille tout à fait...

Les persiennes, les fenêtres de Jérôme sont ouvertes. Je découvre de mon
lit une large bande de son appartement, quelques meubles couverts de
housses, d’autres nus. De temps en temps, deux femmes en tablier passent
tenant un balai, un plumeau, un torchon, époussetant, balayant,
essuyant, avec grand zèle, me semble-t-il, un zèle méritoire.

On dirait que l’on achève un sérieux nettoyage matinal. Comment n’ai-je
pas entendu, plus tôt (il est à peine neuf heures) battre ces petits
tapis qui restent pliés sur la balustrade du balcon? L’une des deux
femmes vient d’enlever encore la housse d’un fauteuil qu’elle a roulé
devant la fenêtre. Il est rayé de jaune et de rouge... Ce jaune, ce
rouge... où donc ai-je vu une étoffe, un fauteuil tout pareils?

                   *       *       *       *       *

Faisons une inspection de ma mémoire. D’abord, je m’y retrouve moi-même,
errant dans des rues de l’autre côté de l’eau, sans but précis, mais
avec l’espoir de dénicher peut-être quelque gravure pas trop chère qui
serait d’un plaisant effet, pendue au mur de ma chambre, ma chambre à
moi, dans l’ancien domaine de tante Valérie. Aucune gravure ne se
présente, mais j’aperçois un fauteuil rayé de rouge et de jaune (c’est
bien le même!) N’aurais-je pas besoin d’un fauteuil convenable, voire
élégant, pour recevoir, non plus les reliefs des repas d’Isidore,
puisqu’il est relégué à la cuisine, mais certains peintres amis et
peut-être de renom, venus afin de jeter un coup d’œil sur mes
eaux-fortes, sur mes toiles?

J’entre dans la boutique, j’interroge le marchand: ce meuble est d’un
prix raisonnable. Aussitôt, je renonce à la gravure (désirais-je
vraiment en trouver une?) et me décide, non sans fastueuse vanité, pour
le fauteuil.

Il m’appartint, il fut chez moi; je n’ai pu le donner à Jérôme que je ne
connaissais pas, à cette époque. Comment expliquer qu’il se trouve,
aujourd’hui, dans son appartement? Par hasard?... non, c’est trop
improbable. Les meubles auraient-ils des sosies que seul un petit détail
distinguerait?... N’insistons pas: ce fauteuil ressemble au mien; voilà
tout le mystère.

Si je m’obstine pourtant à penser à lui, c’est qu’il réveille un autre
souvenir.

                   *       *       *       *       *

Douces heures que nous passâmes à Paris, Madeleine et moi, à la
recherche d’un appartement, pour notre retour de Chine! Un troisième
étage, rue de la Baume, nous tentait beaucoup. Nous étions mariés depuis
quinze jours et campions à l’hôtel. J’emmenai ma femme visiter mes
chambres de garçon. Elle pourrait ainsi me dire ce qu’il lui plairait de
conserver de mon pauvre mobilier... Rien, surtout, qui rappelât tante
Valérie!

«Ce dessin anglais au joli cadre, me dit-elle en sortant, les quelques
objets qui te sont chers, ta table de travail, fort jolie, quoi que tu
en dises, et le fauteuil jaune et rouge, une trouvaille! Rien d’autre:
tu as été trop malheureux dans ce logis sinistre pour que j’étende mon
choix... Quant au précieux Isidore dont la santé, vient de me dire
Angèle, est bien chancelante, je ne puis me décider à l’aimer, fût-ce
comme le témoin de ta jeunesse. Qu’il crève! D’ailleurs, il semble s’y
résoudre. Ne m’en veuille pas, Michel: je deviendrais folle, rien qu’à
l’entendre et, une fois embarqués à Marseille, son jacassement nous
poursuivrait et gâterait le chant des sirènes qui, sans faute, devra
nous ravir.»

La première fois qu’elle l’aperçut, le fauteuil plut à Madeleine.
N’est-ce donc pas le même fauteuil, si absurde que paraisse
l’hypothèse?...

On s’occupa, quelques jours plus tard, de cet appartement, rue de la
Baume, qui agréait à Madeleine et nous fut loué, mais je jurerais que le
fauteuil trouva sa place dans une chambre de débarras, en attendant
notre installation.

Je ferme les yeux et tâche de voir le panneau de gauche, à l’angle
duquel je voudrais planter un arbre aux larges feuilles étalées, d’un
vert sombre, mais le ciel se raye tout soudain de jaune et de vert et
l’une des branches de l’arbre, une branche en bois ancien, reste nue, se
courbe et prend l’apparence d’un bras de fauteuil.

Cela est affreux! On me gâte le paysage. Mon roi Gaspard veut s’asseoir!
Mon roi Gaspard veut s’asseoir dans le fauteuil de Jérôme qui fut le
mien.

Mon panneau sera ridicule!

                   *       *       *       *       *

Ce n’est pas l’homme au nez pointu qui peut me jouer d’aussi vilains
tours: si méchant qu’il paraisse. Il en est bien incapable! Il m’a
mystifié, je l’accorde, mais là s’arrête son talent. D’autres ennemis,
plus experts, savent entrer dans ma tête... seulement, je ne les connais
pas.

Je me suis souvent aperçu de l’hostilité d’un visage, néanmoins, je ne
m’en souciais guère. J’étais un gars costaud, agile et musclé (quelques
succès remportés jadis au foot-ball, à l’escrime, en feraient foi). Je
passais donc, sans daigner hausser les épaules, au lieu qu’aujourd’hui,
ces gens qui m’en veulent m’attaquent dans mon lit. Ils ont la partie
belle, puisque j’y demeure immobile, dans ce lit que mon poids a durci
de façon désagréable.




XV


Aujourd’hui, je ne m’occuperai pas de la petite coalition qui s’est
formée pour me rendre la vie plus cruelle et qui veut ma perte... ou ma
folie. Depuis quelque temps, j’ai retrouvé le contrôle normal de ma
volonté; j’en profiterai donc pour garder le calme, malgré mon cauchemar
de la nuit dernière.

Oui, la nuit dernière, un cauchemar m’a rendu visite, pas très horrible,
en somme, supportable et de qualité assez ordinaire. Des camarades m’en
contèrent du même genre, et plus d’une fois.

Je me promenais dans un grand hôtel moderne, un palace tout neuf, tout
blanc, et me trouvais à son dernier étage, accompagné de Madeleine. Tout
à coup, il me prit l’envie de descendre au rez-de-chaussée par le
«lift». (Nous avions, je crois, donné rendez-vous à une amie dans le
salon de thé.) Je ne sais par quelle maladresse, j’entrai dans la cage
de l’ascenseur, sa porte étant restée ouverte, et je tombai... je
tombai... comme si c’était pour toujours. Madeleine n’avait rien vu et
me cherchait dans les longs corridors blancs de l’hôtel. Moi, pendant ce
temps, je tombais et l’apercevais, parfois, me cherchant encore. Enfin,
je me trouvai assis, tout en bas, bien installé sur les coussins de la
cabine.

La chute, c’est évident, ne fut pas agréable, mais la partie la plus
pénible du cauchemar n’avait pas commencé, car il me fallut, ensuite,
joindre Madeleine, qui errait de ci de là, pauvre chérie! et
s’impatientait de mon absence. Je mobilisai les domestiques, je
l’appelai d’abord inutilement et la découvris, après combien d’heures?
dans sa chambre, se poudrant le bout du nez et s’imaginant que j’étais
allé refaire ma provision de cigarettes!

«Et cette pauvre dame, dit-elle, qui nous attend pour prendre le thé!»

Puis, avec un sourire:

«Suis-je à ton goût, Michel, dans cette robe?»

Simple cauchemar, mais je me souviens d’en avoir eu plusieurs, au cours
de cette semaine, où je dégringolais d’un toit en y posant des tuiles,
ces jolies tuiles roses et moussues, si communes en Provence...

                   *       *       *       *       *

Pour effacer les moindres traces de mon aventure nocturne, voyons un peu
ce que fait Jérôme...

Il n’est pas chez lui; les fenêtres sont encore toutes ouvertes. Je
crois que l’on remet en place les tapis mobiles et les meubles aussi. Le
jour est assez clair... Si j’allais faire un petit tour dans cette
pièce? Jérôme avait bon goût; d’un peu plus près, je pourrais juger de
son installation et me plaire à cette visite, à moins que Madame n’adore
le Louis-Philippe, les soies capitonnées, les poufs et que l’esthétique
de Jérôme ne s’y accoutume.

Pour dire le vrai, j’ai gardé de l’affection pour Jérôme, si fort que
m’ait peiné son éloignement, et, s’il ouvrait la porte, en ce moment, si
son gros et grand corps venait encombrer ma chambre, peut-être
ressentirais-je un certain plaisir, car on s’expliquerait... Je lui
dirais ma façon de penser, il me dirait la sienne, ouvertement,
brutalement, et l’on n’en parlerait plus.

Les bonnes ont débarrassé un piano de petits objets que je ne distingue
pas bien. Il s’agit maintenant d’y poser une étoffe que l’on déplie avec
soin, que l’on inspecte de près, comme pour y découvrir des traces de
mites ou des brûlures de cendre: ces fumeurs de cigarettes sont des gens
odieux! Le vieux fumeur que j’étais en sait quelque chose...

Pour continuer leur examen minutieux de l’étoffe, les deux femmes
s’approchent de la fenêtre. Tiens! c’est un châle de Manille... quel
beau châle! Vert, d’un vert acide, avec, au centre, une guirlande
blanche faite de roses, je pense. On dirait le châle que nous avons
rapporté de Chine: une pièce ancienne en parfait état. Même là-bas, les
amateurs les plus raffinés l’admiraient beaucoup pour sa rareté, ses
broderies, sa couleur et surtout sa frange, une frange très longue, très
souple, tombant bien et qui permettait d’admirables arrangements
décoratifs. Ce châle vert ravissait Madeleine.

Ah! que j’aimerais le voir de tout près... celui d’en face! Il ressemble
tant au nôtre! Madeleine aussi voulait le mettre sur le piano...
Décidément, Jérôme a eu de la chance.

Les deux bonnes sont des femmes méchantes: encore des ennemies! Depuis
que le châle a retrouvé sa vraie place et que les petits objets ont été
placés comme avant...

Non ce ne sont pas les bonnes qui ont disposé ces objets, mais une
personne qui vient d’entrer et a fait fermer les fenêtres.

Depuis lors le châle a disparu: demain matin, si l’on ouvre, il ne sera
qu’une vague tache verte au fond de la pièce, même quand les lumières
seront allumées.

Mais qui viendra me dire si le châle fut bien drapé?

Triste après-midi... Ce grand carré vert acide, avec sa guirlande
blanche, me hantait. Je le voyais couvrant les épaules de Madeleine qui
en ramenait deux pointes sur sa poitrine, tandis qu’une autre retombait
sur sa robe, dans le dos. Je ne puis penser qu’à la démarche de
Madeleine que les danseuses d’Espagne, les princesses d’extrême-orient
et le collège des fées s’unissent à rendre souple, singulière, légère...
et je souffre de savoir Madeleine absente.

On allume les lampes, chez Jérôme, on n’a pas encore fermé les
persiennes, je regarde de tout mon regard, je tâche de raccorder, de
rassembler, de classer certains détails, de forcer ma mémoire à mieux se
souvenir; je mets ma cervelle au travail, ce qui me fait battre la
tête... J’entrevois, je devine à moitié l’ahurissante solution à
laquelle je ne veux pas croire, qui s’affirme pourtant, qui va, bientôt,
hélas! devenir trop précise...

J’ai compris! je sais!




XVI


Le fauteuil était bien mon fauteuil, le remplaçant d’une gravure; le
châle vert était bien celui que j’offris à Madeleine. J’ai compris et je
sais encore que cet appartement en face est le nôtre (était,
peut-être...) J’ai reconnu le salon auquel il nous suffisait de mettre
la dernière main et de l’orner en détail à notre goût. Là, dans le coin
de gauche que je ne puis voir, doivent être pendues diverses toiles
d’amis dont me plaisaient le dessin, la composition, la couleur. Je ne
trouve pas non plus deux tableaux que j’avais peints à son intention,
avant de gagner le midi, pour la dernière fois... Admettons qu’ils me
soient cachés, admettons plutôt qu’on les ait pendus dans l’antichambre,
à Hyères, et que Madeleine vienne de les regarder, sans sourire, en
passant, à cet instant même où je suis couché dans un lit de clinique,
rue de la Baume, à Paris (949 kilomètres), un lit duquel j’aperçois tous
les jours le numéro 12 où nous devions vivre, où loge apparemment un
chirurgien célèbre qui fut mon toubib à la guerre et a chassé ma femme
de chez elle.

Rue de la Baume... Par hasard je me souviens d’une remarque de
Madeleine. Nous avions observé que la maison, droit devant nous, portant
le numéro 13, était une clinique. «Mauvaise réclame pour les clients!»
dit Madeleine.

Eh bien, l’un des clients, c’est moi! Il me faut devenir superstitieux,
car ni Madeleine, ni son frère Édouard, ni Jérôme, l’ami de son mari ne
sont venus me dire bonjour. De plus, j’ai oublié l’ancienne adresse de
Jérôme. Ces temps derniers, voulant changer de logis, il en cherchait un
dans le huitième arrondissement, près de nous.

Il l’a trouvé! Il l’a vite trouvé!

                   *       *       *       *       *

Voici que j’ai besoin de vous.

Expliquez! expliquez, vous dis-je! ne restez pas debout, les bras
ballants et la figure fermée, comme celle de mes pires ennemis!

Qu’a-t-il fait de Madeleine?

Le petit imbécile au nez pointu vous sert de façon utile, je pense. Sans
doute le payez-vous bien. Je le vois supprimant mon courrier, car
Madeleine pourrait m’écrire, si sa mère est très malade, là-bas. C’est
lui, c’est vous, je le sais, qui me faites si mal au dos, si mal à la
nuque, si mal aux jambes... Bagatelles! mais il se peut aussi qu’il
ouvre les lettres de ma femme, qu’il les lise, qu’il se plaise à les
lire, qu’il s’en délecte!...

Oh! martyrisez-moi physiquement à votre gré; je le préfère: le martyre
est presque doux, au lieu que ça!...

Non, je ne connais pas la raison qui empêche Madeleine d’habiter chez
elle et de venir me voir, ou bien me serais-je trompé. Il suffisait d’un
peu réfléchir. Je n’ai pas su. La vraie raison, la voici, celle qui a
empêché ma femme d’habiter chez nous et de venir me voir.

Notre appartement est plein d’objets, de souvenirs rapportés
d’extrême-orient. Aucune pièce importante, sauf une kouanine d’un fort
beau style. Or sachez que les bibelots même gardent leur caractère, leur
accent. Je vous ai dit que les dragons, les chimères, les monstres qui
parfois animent l’art chinois, mais dont la signification réelle,
l’apparence vraie, nous échappa, en quelque sorte, lorsque nous
parcourions la campagne et visitions les temples, se révélèrent à moi
depuis lors.

Il est sans doute arrivé à Madeleine une toute pareille aventure. La
maladie m’a donné des yeux pour voir, des oreilles pour entendre,
jusqu’au fond du souvenir. Madeleine, au milieu de cet entourage
d’objets hantés, a dû se transformer de façon semblable.

                   *       *       *       *       *

La voyez-vous, ma pauvre chérie, livrée aux bêtes d’une ménagerie
exotique et, un soir qu’elle se reposait sur sa chaise-longue, un
journal ou quelque livre entre les mains, distraite, tout à coup, par un
bruit dans la cheminée?

La grille est soulevée par une griffe habile; un soupir rauque se fait
entendre et la tête du dragon paraît, cornue, baveuse, ornée
d’escarboucles. Il entre dans le salon en livrant passage à des oiseaux
étranges, à de petits lézards tortillards qui parfois perdent leur
queue. Les oiseaux ont bien grotesque tournure, avec leur bec de ton
cinabre, leurs pattes grêles, leur plumage de cendre, mais voici d’épais
crapauds pustuleux, glaireux, qui vont pondre des œufs glauques dans une
coupe de jade posée sur un guéridon, tout près de Madeleine. Et la
ménagerie a l’air de se hâter; elle ne garde pas le silence, loin de là.
Les soupirs du dragon se multiplient; il y a des gloussements, des
sifflets minces, des piaulements, des grognements, l’aboi d’un chien
minuscule devant lequel est posé un manchon de dame, je le crois en
zibeline... Un canard sauvage bat furieusement des ailes sous le piano
et la volée des papillons hiératiques, surchargés de poudre décorative,
ne laisse pas de gêner Madeleine et l’empêche d’y voir clair.

Elle est attaquée, mon cher amour, par cela même qu’en Chine nous
n’avions pas aperçu. Les bêtes chinoises se vengent et semblent y
prendre plaisir.

Madeleine s’inquiète, Madeleine a tout à fait peur, Madeleine
s’épouvante, car la grande kouanine de bois vient, par un geste magique,
de lui jeter des sorts... (lesquels?) La déesse lui parle aussi,
exigeant d’être libérée de son bois, en usant d’un langage inconnu dont
le sens exact n’échappe pourtant point à Madeleine.

Que peut faire ma femme? Ce ne sont pas des rêveries de malade: elle
jouit, grâce à Dieu, d’une santé robuste, mais se trouver, soudain,
logée dans une maison hantée, et de quelle façon! cela dépasse peut-être
ses forces. Quel parti prendre? Parlez sincèrement: donnez votre avis...
Fuir, sans aucun doute, n’est-ce pas? fuir vers le midi où sa mère
l’attend?

Elle se lève de sa chaise-longue, évite de son mieux les reptiles qui la
pourchassent, ferme la porte à clef, boucle une valise dans sa chambre
libre encore d’esprits bestiaux, gloutons et lubriques... (ne
voulaient-ils pas la frôler, la toucher, la caresser, baver sur ses
mains?...)

Ah! c’est abominable!

Elle téléphone à la gare pour retenir une couchette, fait appeler un
taxi, met son manteau de voyage...

Je la vois sur le trottoir, devant notre porte... Oui, c’est bien le 12
de la rue de la Baume qu’elle délaisse avec une si fiévreuse hâte: j’ai
regardé le numéro.

«A la gare de Lyon! en vitesse! j’ai peur de manquer le train.»

La voilà sauvée!...

J’avais aussi jeté un coup d’œil sur le numéro 13. Ma mémoire me disait
vrai: une clinique, en effet, cette même clinique où je l’attends, où je
l’attendrai.

Presque tout s’élucide, puisque Madeleine est hors de danger.




XVII


Aujourd’hui, journée ennuyeuse, pleine de rumeurs, de murmures échangés
que je n’écoute même pas. A quoi bon?

Le soir, on me fait boire un breuvage salé qui laisse dans la bouche un
goût détestable. Comme je veux n’y plus penser, je pars pour Hyères afin
de rejoindre Madeleine. A l’instant où je m’envole, le docteur, en
réponse à ma plainte: «C’est mauvais», me répond: «Oui, cher Monsieur,
mais cette boisson un peu répugnante vous vaudra une bonne nuit.»

L’imbécile!... Je file dans les airs... Je suis arrivé!

Nous allons, Madeleine et moi, visiter notre petite église, pour mieux
composer le panneau de gauche.

Cette déclivité du sol me choque. Gaspard serait mieux sur terrain plat.
Maintenant, vous apercevrez tout le pays pierreux parsemé d’arbustes
malingres. A droite, quelques plantes grasses dont j’exagère assurément
la taille, forment un bosquet dont le vert, l’éclairage aidant, est
assez spécial. La lune n’est pas couchée: nous touchons au crépuscule du
matin...

Un souvenir passe.

«_L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient._»

Le roi nègre doit marcher encore longtemps pour atteindre la Crèche. Il
est au second plan, mais on le distingue nettement, suivi de nombreux
serviteurs, très déférants, qui se tiennent à bonne distance. Ils sont
tous vêtus de blanc: j’avais besoin de ces touches claires. Quant aux
plantes grasses, trop rapidement dessinées, il me faudra découvrir, dans
un jardin botanique, ce curieux arbuste et l’étudier de près.

Madeleine m’écoute, tandis que je lui explique, devant un mur, le
paysage que je garde achevé dans ma tête, du moins je me l’imagine, mais
dont je livre à qui de droit divers croquis... Où se trouvent-ils?...
Elle me comprend, elle me fait déjà des objections. Les termes employés
ne sont pas toujours justes, elle s’exprime à la manière d’un musicien
qui parlerait de peinture, mais, en prêtant attention, en tâchant de
comprendre sa pensée, j’obtiens d’elle des indications précieuses, si je
me donne la peine de les traduire.

Peut-être, en effet, la suite de Gaspard est-elle trop groupée devant
les hautes plantes grasses que le roi Mage a dépassées. Je voudrais me
rendre compte de l’effet produit par une dispersion des touches claires.
Les plantes, si singulières, d’un dessin si baroque, à nos yeux
d’occidentaux, seraient mises en valeur, et je puis me permettre,
n’est-ce pas? un peu de pittoresque dans le panneau représentant un Mage
à la peau sombre, accompagné d’une escorte de même race que lui.

Je n’avais pas encore remarqué que mon Gaspard boitait d’une jambe...
Mauvais dessin? Il me semble pourtant que non! Et les nègres de la suite
boitent aussi!...

Non, non, je me trompais: ces pauvres gens sont simplement très las: ils
n’en peuvent plus, à cette heure. Malgré l’aurore qui change déjà la
couleur du ciel, leurs yeux se ferment, ils poussent de profonds
soupirs, ils trébuchent. La Crèche est trop loin!... Demain, ils
repartiront, mais c’est aujourd’hui qu’ils eussent désiré marcher
encore, devancer l’étoile, au besoin, et atteindre le but de leur rêve.

Maintenant, ils gisent sur le terrain pierreux, couchés au hasard. Ils
dorment.

J’ai bien sommeil aussi!...

L’imbécile disait vrai: la nuit fut bonne et sans rêves. Il est revenu,
ce matin, la bouche en cœur.

«Salut, cher Monsieur! Vous avez dû dormir paisiblement. Pas la moindre
température; votre visage est tout reposé; la garde en est ravie. Encore
un progrès et bientôt...

--Merci.»

Il veut achever sa phrase:

«... Vous en ferez d’autres: c’est le chemin qui mène à une complète
guérison.

--Merci.»

Rien que ces deux mots, tout secs. Pourquoi insister? Je voulais en
rester là, mais l’espoir de vaincre a la vie si dure! Vite, je prépare
une nouvelle phrase, presque la même, en somme, que l’autre jour, et
qui, cependant, est plus directe. La réponse pourrait être un aveu. Je
le regarde avec soin, je ne perds pas des yeux la mauvaise figure de
celui qui me soigne et par lequel j’ai décidé de me laisser soigner.
Allons-y!...

Observez la politesse du «s’il vous plaît.»

«Dites-moi, s’il vous plaît, l’adresse du docteur Jérôme Devilliers.»

Un temps... un doute passager dans le regard, puis une réponse
impassible, car il s’est repris.

«Le docteur Jérôme Devilliers habite au 18 de la rue de Courcelles, tout
près d’ici.»

Il ment comme un laquais, cet homme sans foi! cet arracheur de dents! Il
ment et ne sourcille même pas! Il ment avec art! Il sait s’y prendre!...
N’est-ce pas à vomir? «18, rue de Courcelles... tout près d’ici...»

Tu te trompes, crapule! cet homme a son gîte plus près encore, beaucoup
plus près: 12, rue de la Baume!...

Je ne dirai pas un mot de la journée!... Bouche close!... Bouche
cadenassée!...

Ah! «le chemin de la guérison»: l’odieuse phrase professionnelle!
Vraiment, elle manquait au bouquet!

Il est sorti, enfin, tout tranquillement!

Par un effort de ma bouche, de ma langue, n’aurais-je pu former et lui
lancer un crachat?...




XVIII


Il fait grand vent. Je l’ai entendu souffler très tôt; il souffle
encore, il siffle même. En certains coins de France, il doit hurler,
mais ici, rue de la Baume, il perd de sa noblesse tragique et se
satisfait d’ennuyer un pauvre malade immobile, par des bruits
inharmonieux. Ce vent opiniâtre, insistant, se donne du mal, il m’agace,
il me tape sur les nerfs.

A Paris, le vent n’a rien de romantique. Sans lui, la matinée serait
plaisante. On se promènerait volontiers! Je vois du soleil; le ciel doit
se rapprocher du bleu, du bleu pâle de Paris, se parer d’ailes d’anges,
à peine sales, presque blanches... Un beau ciel, quoi!

Cependant, afin de m’agréer, le vent me conduit à rêver de beaux
voyages, de longues traversées, (je suis bon marin), d’aventures
lointaines, ou, simplement, il me rappelle des coups de mistral en
Provence, où les platanes ont l’air si malheureux, où la couleur de la
Méditerranée change, où le ciel (le seul qui soit), se dévêt de tout
ornement floconneux et se montre nu.

Madeleine aimait le vent. Certains jours je devinais son adorable corps
sous l’étoffe plaquée; elle riait avec le vent, elle chantait dans le
vent, le vent jouait avec elle.

A quoi sert d’y songer, ce matin, puisque Madeleine est absente?

                   *       *       *       *       *

Le médecin passe; il fait ses petites simagrées coutumières, puis il
part. J’avais juré de ne pas souffler mot: je n’ai donc pas soufflé mot.
Il en paraissait mécontent, gêné. Sa figure montrait même un peu
d’inquiétude... Ah! tant mieux!

Ensuite: visite de l’infirmière. Celle-là ne me cause aucun tracas: elle
entre, elle sort... Une grosse femme qui parle avec un léger accent de
l’est, (alsacien?) Elle se montre empressée, habile, et s’excuse quand
il m’arrive de crier; polie, en outre. Elle m’est parfaitement
indifférente.

Et me voilà seul, de nouveau. Ce vent m’agace de plus en plus. Puisque
je pensais à des voyages, d’ailleurs inutiles, pourquoi m’a-t-on privé
du paravent chinois, de mon paravent? Il fut d’abord ouvert au pied de
mon lit, puis on le plia contre le mur, puis il disparut définitivement.
Il m’eût, aujourd’hui, permis de petites courses faciles, variées, sans
surprises, les sites m’étant bien connus, mais agréables, au lieu que je
dois m’intéresser au paysage imposé, qui ne change guère, d’un balcon au
milieu duquel une fenêtre donne chez moi. Le divertissement est
maigre...

Ah! je me souviens! mon paravent laissait passer le soleil, à certaines
heures, n’étant pas assez haut, et le jour me gênait. Il resta très peu
contre le mur, enfin on l’exila pour ne pas s’y accrocher les pieds.
C’est une attention du personnel de la clinique, une attention
touchante, en vérité, (j’allais dire émouvante). Cette clinique est de
beaucoup la meilleure de Paris, j’y passe des journées exquises, des
nuits sans pareilles, malgré son numéro 13. Mes yeux vont se remplir de
larmes...

Si le vent se met à faire chanter les vitres!...

Il s’y met bien...

Je vais donc m’absenter, un moment, sur le balcon déjà cité.

                   *       *       *       *       *

Le balcon d’en face est vide, comme tous les jours. Je reconnais le
dessin de la balustrade à cause d’une courbe de la fonte où je passais
les pieds pour me pencher, ce qui épouvantait Madeleine et lui donnait,
disait-elle «mal au cœur».

Attention! la fenêtre, là-bas, vient de s’ouvrir: sans doute, une
cliente qui veut se rafraîchir un peu. Jérôme doit surchauffer la pièce
qui lui sert de salon d’attente. La personne sort. Serait-ce Lucie que
je n’ai jamais vue de si près? Non: Lucie paraissait un peu plus grasse.
Celle-ci a mis tout autour de son visage un voile dont le violet semble
assez beau. Elle le tient sous son menton, à cause de ce vent maudit.
Quelqu’un a refermé la fenêtre derrière elle. Pourquoi? Elle s’appuie à
la balustrade, regarde... Elle attend peut-être une voiture ou bien
avait-elle simplement trop chaud, comme je le supposais d’abord. Elle
fait quelques pas, puis s’accoude de nouveau...

Une jolie ligne, cette femme, une jolie ligne, vraiment. Cela doit avoir
du galbe, de l’élégance, du chic. Notez d’ailleurs que ces qualités sont
tout imaginaires. Comment voulez-vous distinguer, malgré le temps clair,
la tournure, même séduisante, d’une femme, de l’un à l’autre côté d’une
rue?

Oh! ce vent!

«Chère Madame! vous êtes de la dernière imprudence! Mettez-vous donc à
l’abri tout de suite! Rentrez chez l’illustre chirurgien. Il manque à
tous ses devoirs! Laisser une jeune femme qui daigne lui rendre visite
exposée à de si fortes intempéries!»

Et, changeant d’interlocuteur, je m’adresse à Jérôme lui-même:

«Allons, Jérôme! tu n’y penses pas! Elle va prendre froid. Fais-la
rentrer, espèce d’animal! et plus vite que ça!»

Tout bien réfléchi, je lui ai parlé comme s’il se trouvait à deux pas.
Oui, j’avoue avoir gardé beaucoup d’amitié pour ce gros garçon oublieux,
dont la conduite est difficile à définir, mais qui me l’expliquerait en
quelques mots et détient des excuses qu’il n’ose pas me fournir.

Cette fois, les fenêtres ont bien craqué. Oh! quelle tempête! La pauvre
femme n’en demeure pas moins accoudée. Elle a du mérite.

Être allongé dans un lit, lorsque je voudrais tant savoir la teinte de
ses yeux, le ton exact de sa robe, de son voile, la couleur de ses
bottines et le nom de sa couturière! Il y a des gens qui n’ont pas de
chance!

C’est de pire en pire! Voici qu’en tentant de faire encore quelques pas,
la jeune femme, attaquée par le vent, rabat brusquement ses jupes des
deux mains. Elle a dû pousser un cri et, au même moment, son voile se
défait. Ses cheveux sans chapeau s’ébouriffent. Elle se jette vers la
fenêtre, frappe aux vitres elle se retourne pour saisir le bout du
voile, elle se penche à la balustrade, mais la gaze violette s’envole
dans la rue, elle se retourne encore, elle va rentrer...

Elle est rentrée, mais je l’ai vue!

Ce fut un instant très court, mais je l’ai vue! J’en suis certain! Je le
jure devant Dieu!

C’était elle! C’était Madeleine!

                   *       *       *       *       *

Ah! je pénétrerai dans cette maison!

Je fais d’abord un grand effort de mes deux bras et me redresse un peu.
Je parviens à m’asseoir sur mon lit. J’ai peur que le cœur ne me manque.
Non: je suis bientôt debout!

Alors, je hurle, je hurle à plein gosier! Je ne savais pas que l’on pût
souffrir à ce point.

J’entends l’infirmière qui accourt de la pièce voisine. Je la repousse
avec brutalité...

Ah! que j’ai mal!...

Je tâche d’ouvrir la porte... Saurai-je atteindre la rue? Trois étages!
Le sang me monte à la tête. Je vais perdre connaissance...

Oui, je tombe, mais je retiens encore son cher nom sur mes lèvres, afin
de le garder toujours.




XIX


Qu’il me soit arrivé quelque chose de très sérieux, de vraiment grave,
une façon d’accident, je m’en rends compte, car ces derniers jours ont
été mis entre parenthèses. Furent-ils nombreux? Comment savoir?... mais,
aujourd’hui, je le crois du moins, je puis continuer la phrase coupée.

Je me rappelle quelques gestes. Certainement, j’ai voulu sauter de mon
lit. Sauter?... J’étais donc bien agile! Sans doute, me suis-je cassé la
jambe, car j’ai entendu, il y a quelques instants, dire: «Puisque la
fracture est simple!»... En tous cas, je me sens plus immobile que
jamais!

Pourquoi cette fantaisie acrobatique?

Eh oui! le clown a tenté plus qu’il ne pouvait faire; une chute s’en est
suivie. Les spectateurs ont poussé des cris, quelques enfants ont
rigolé, les pauvres petits! pensant que cela participait au jeu normal
et que le programme détenu par Maman le mentionnait, mais moi je me
demande pourquoi le clown, si prudent d’ordinaire, a tenté un exercice
trop difficile et quelle fut la cause précise de sa déconfiture.

L’orchestre jouait-il faux à ce moment?

Un clown peut avoir l’oreille juste et se troubler pour une défaillance
de clarinette.

La porte des écuries avait-elle battu, par hasard?

La figure d’un des jeunes admirateurs du clown, d’une de ses
admiratrices lui déplut-elle soudain?

Tiens... j’y suis peut-être!

Procédons sans hâte: le sort de ce pauvre garçon me désespère.

Ou plutôt cette figure féminine l’a-t-elle, tout à coup, trop charmé?
charmé jusqu’à lui faire perdre l’équilibre? médusé? ravi vers les
étoiles?... Les étoiles obligent, quand on tâche de les atteindre, à des
bonds déraisonnables. Cette figure encadrée d’une chevelure blonde lui
a-t-elle subitement inspiré de l’amour? (pensons au coup de foudre!) un
amour où l’être entier se perd, devant lequel rien n’existe, un amour du
genre de celui...

Oui, c’était bien ça! je le sais! je le vois!

Elle voulait rattraper son fichu qui se perdait dans la rue (un fichu
violet, j’en suis sûr); elle s’est ensuite redressée, elle s’est tournée
vers moi... et j’ai reconnu Madeleine! Alors le clown renommé pour sa
prudence a risqué le saut vers les étoiles... S’est-il cassé les reins,
la patte? Les gazettes sportives nous le diront: je m’arrangerai pour
qu’on me les procure.

Et voilà Messieurs et Dames, fillettes et petits garçons, le récit de
l’accident. Partez! la représentation est finie. Les quelques numéros
marqués à la suite du programme ne valaient pas la peine que l’on
restât: Je m’en porte garant...

Mon numéro à moi était le numéro 13.

                   *       *       *       *       *

La journée fut longue. J’ai certainement une forte fièvre. Il me faut
prendre beaucoup sur moi pour, si j’ose dire, me remettre d’aplomb et
raisonner un peu.

Mon pauvre clown, tu es mal fichu, mais, promets-le-moi, ne tente plus
jamais de cabriole stellaire. Imagine seulement que tu te prends la tête
dans les mains (cela aide beaucoup), tâche de comprendre et demande à
ton cerveau ce que tu demandais à tes muscles. Pour t’aider, je vais me
mettre à ta place.

Quoi?... J’ai vu Madeleine chez elle. J’ai simplement éprouvé le grand
désir de l’embrasser, de la tenir dans mes bras. Rien d’étonnant,
n’est-il pas vrai? Tout homme épris sentirait de même, à coup sûr!...

Du calme, Michel Duroy! du calme, mon vieux clown!...

Néanmoins, «Michel», comme nom de clown, ça sonne mal: ça fait plus mal
encore sur l’affiche. (Question à étudier.)

Allons! voilà que je m’échappe! Rentrons dans ma coquille.

Madeleine est chez elle et n’est pas venue me voir. Elle a ses raisons.
Je connais bien Madeleine; son cœur est d’une autre qualité que les
cœurs du commun: le sang qui coule dans ce cœur, qui le fait battre, est
plus pur. Elle m’attend comme je l’attends, mais des raisons majeures
s’interposent, empêchent la rencontre. Elle doit le juger ainsi: nous
jugions si souvent de même!

Mais... mais Jérôme ne va-t-il pas la voir? Oui, son amitié pour nous
l’y oblige. Il s’en voudrait d’agir autrement. Fort attaché à Madeleine,
il lui rend visite chez elle, en face... pas très souvent... Je
déraille! Très souvent au contraire, puisque je le croyais installé chez
lui (dans mes meubles!) C’est Madeleine qui n’est jamais chez elle. Je
n’ai vu Madeleine qu’une seule fois, en face, et j’ai de multiples
raisons de m’en souvenir!

Je me résume: quel attrait engage mon ami Jérôme à se rendre si
fréquemment chez Madeleine?

Là! ma question est posée!

Dites! avez-vous senti cela: une idée qui se cache dans votre cervelle
et refuse de se laisser dénicher? Quand, par hasard, on l’entrevoit,
elle a changé de sens, elle s’est, exprès, mal accoutrée, ou trop bien
travestie. Comment, dès lors, la définir? Une femme de théâtre que l’on
a toujours vue en paniers et en perruque blanche, devient, un instant,
étrangère lorsqu’elle paraît devant la rampe, vêtue de haillons, voire
en Scaramouche, en Arlequin, la batte aux doigts.

Viens donc! idée qui m’obsède et qui m’échappe tout ensemble! Viens
donc! je te l’ordonne! Idée hésitante, tremblante (de peur, je pense),
idée grelottante, vilaine idée, idée mauvaise, ignoble idée!...

Enfin, je t’ai trouvée!

                   *       *       *       *       *

Madeleine me trompe, Madeleine, ma femme, couche avec Jérôme, mon ami,
là, bien en face, chez moi!

Certes, ils prennent leurs précautions, mais un malade peut avoir bonne
vue, n’être pas tout à fait imbécile!

Madeleine et Jérôme!

Je croyais si fermement à l’amour de ma femme! Je me forçais tant à
croire, malgré certaines apparences, à la sûreté, à la fidélité de mon
ami!

Or Jérôme est l’amant de Madeleine et ces deux êtres me narguent, me
sachant indisponible. Aucun danger: ils peuvent se donner du plaisir.
Ils se payent ma tête à bon marché et, sortant du lit qui nous
appartenait jadis, où, Madeleine et moi, nous couchions! il leur arrive,
chauds encore d’une étreinte, d’aller à pas de loup vers la fenêtre
(celle-là!), vêtus de kimonos, (la pudeur est une vertu), pour jeter un
coup d’œil sur le compère étendu entre ses draps, au troisième étage,
bien surveillé d’en bas par le numéro 13 qui lui sert de concierge.

Afin de faire durer leurs délices, cet excellent compère, s’est, de
nouveau, cassé je ne sais quoi, par délicatesse...

Voilà un homme charmant, un vrai galant homme!




XX


Je préfère mon tourment d’aujourd’hui!

La colère se laisse mieux surveiller que la peur panique dont il faut
subir l’appel hallucinant et qui m’entraîne, sans que je puisse même
ébaucher une défense. La colère me mord, me griffe, me harcèle; ses
dents pointues se plantent dans ma chair, ses ongles la déchirent et des
lambeaux pendent autour de moi, lambeaux de peau qui saignent et se
collent ensuite, après avoir réussi leur petit effet. Il n’en reste pas
moins que je suis dessous, bien vivant, et que ma tête n’est chaude que
de rage aiguë.

Vous dirai-je qu’ils font des progrès étonnants?

Je ne les savais si bien entraînés, ni l’un ni l’autre! Ils me
dispensent même de les surveiller: un coup d’œil, à certains moments du
jour, me renseigne abondamment, l’évidence étant aisée à deviner.

Non content de m’avoir pris ma femme, Jérôme se délecte en l’amusant à
sa manière. N’importe-t-il pas de soutenir le courage d’une épouse que
les dures circonstances de la vie séparent de son époux? Jérôme s’est
chargé de cette tâche et s’en acquitte le mieux du monde, avec
conscience.

Madeleine et Jérôme sont toujours sortis: ils rentrent peut-être à
l’aube, quand je dors, mais je n’ai pas besoin de rêver pour savoir quel
fut le programme de leur nuit, car il suffit, comme je le disais plus
haut, de me rendre à l’évidence.

Jadis, Madeleine était toujours joyeuse: le plaisir de vivre se lisait
dans ses yeux. Les journées passées à la campagne, dans les bois,
s’émaillaient de fleurs fraîches, quand elle riait, et ce rire faisait
naître de beaux reflets, lorsque nous allions en barque jusqu’aux îles.

                   *       *       *       *       *

Je lui faisais cependant un reproche... Ce reproche, Jérôme l’aurait-il
surpris? Ma femme n’aimait pas le monde; les dîners en ville lui étaient
insupportables et les soirées aussi. L’autre la changerait-il plus que
je ne pus le faire? Cette nuit, où il nous mena souper dans je ne sais
quelle nouvelle boîte de Montmartre que l’on disait inégalable, au lieu
de la divertir, l’attrista. Voir des gens se morfondre en riant, se
donner soif en buvant et se réjouir du spectacle sinistre qu’ils
fournissaient eux-mêmes, tout cela rendait Madeleine morose. Oh! ces
danses ébauchées entre des tables et des chaises!...

Je l’entends qui me parle, cette nuit-là:

«Danser avec des femmes louées pour avoir l’air de se divertir, le
pourrais-tu, Michel?

«De la place! il me faut de la place pour danser et tu m’as dit que je
dansais bien! Notre salon en Provence, où l’on ouvre les fenêtres, au
printemps, où l’on ne sent pas le tabac, mais les fleurs du jardin qui
nous livrent leurs parfums, où l’on entend le souffle des brises, la
voix du vent, le beau bruit de la mer, où la décoration n’est pas faite
par de mauvais peintres, mais par des corolles encore tout épanouies,
des branches de laurier et d’olivier!... Là, j’aimais danser jusqu’à
l’aube. Les danseuses ni les cavaliers ne manquaient: Toulon n’était pas
loin, et ceux-ci ne paraissaient pas s’exhiber, et celles-là ne
bourraient pas leurs réticules avec des billets gagnés à la sueur de
leur corps!»

Voilà ce que disait Madeleine.

Jérôme écoutait et souriait de plaisir.

Comment s’y est-il pris pour gâter à ce point son caractère? Il ne
manque pas de savoir faire, mais la tâche était dure! Il a donc habitué
sa maîtresse aux sorties fréquentes, aux boissons des bars, à la basse
noce. Il se garderait bien de danser lui-même, ayant peur de se rendre
ridicule. Vous le voyez, n’est-ce pas? de taille plus que normale (1 m.
87) large des épaules, épais et tenant dans ses bras cette femme mince,
racée, une nymphe des temps modernes?

Plus tard, Montmartre ne les a plus satisfaits: Madeleine mordait à
l’appât. Il lui a fallu des bouges. On en trouvait, jadis; on en trouve
encore, facilement, où le semblant de joie s’avilit, où les femmes n’ont
plus nom de femmes, avec leur fard d’un vilain rouge, leur peau
graisseuse, leurs mains prenantes. Jérôme l’accoutume à ce nouveau
plaisir et Madeleine oublie le parfum de ses violettes, la poudre d’or
de ses mimosas, la chanson du flot qu’un grincement de phonographe
étoufferait et l’haleine méditerranéenne que viendrait gâter ce gros
cigare, mal tenu par une bouche grasse et lippue.

Je l’ai vu, ce spectacle de sa déchéance, je le vois, je l’ai casé dans
ma mémoire. Madeleine ne rit plus; elle rigole et Jérôme prend un air de
brute, de mastodonte (on l’appelait ainsi), de mastodonte en
goguette!...

Mais à quoi mènerait une rage chaude sans effet? Je mets la mienne en
glacière, dans la glacière d’un des bars de nuit où ils passent. Elle se
réchauffera, au jour que je choisirai, à cette heure qui sonnera, qui ne
sonne pas encore...

Eh bien, j’attends.

                   *       *       *       *       *

Vous dites que j’exagère, que je me plais à rêver le pire? Donnez-vous
donc la peine de la regarder! Ce geste n’est pas un geste de Madeleine,
c’est celui d’une garce, de la fille de bas étage que Madeleine, ma
femme, est devenue.

Peut-être imaginez-vous que j’aspire à la réclame que me feront les
journaux:

«Michel Duroy tue sa femme, Madeleine Duroy, dans un lieu de plaisir que
la police surveillait.»

Ah! mes pauvres amis! (s’il m’en reste!) vous êtes loin de compte!
Certes j’abattrai Jérôme, cela importe peu! mais je reprendrai
Madeleine, je la modèlerai de mes doigts, j’effacerai la bave des
baisers de l’autre, je tuerai, une seconde fois, l’amant qui l’a salie;
je le tuerai en elle, et Madeleine, mon ancien amour, me reviendra
purifiée, après sa longue absence.

Amis qui me restez, amis qui vous cachez, amis que j’ignore ou que
j’imagine, pensez-vous que je déraisonne? C’est alors, amis
indifférents, que vous ne savez pas aimer.




XXI


J’étais résolu à me laisser soigner. L’homme au nez pointu en profite
pour me faire, chaque matin, une piqûre qui doit, à son avis, me rendre
des forces. Il me parle, tâche d’entrer en conversation, mais ne
parvient qu’à parler tout seul.

J’entends bien, j’écoute et, malgré ma faiblesse très réelle, je vous
assure, (il me semble être un chiffon mouillé,) j’arrive à garder le
plus obstiné silence et me moque intérieurement de ce très savant
docteur en médecine qui perdrait moins son temps s’il causait avec une
pendule; au lieu que je dis «bonjour, merci, le temps s’améliore,
quelles nouvelles donnent les journaux?» à la grosse infirmière dont il
convient de me louer, jusqu’à nouvel ordre.

Mes rapports avec le médecin m’amusent, je l’avoue! il me faut quelques
petites distractions de ce genre, succinctes, il est vrai: ça fait
passer le temps, et je ne saurais constamment réfléchir: ça fatigue.
D’ailleurs, je pense moins à Madeleine, j’écarte son image. Parfois,
elle force la porte et reparaît. Ce sont là des visites dont je me
passerais volontiers et, pour qu’elle ne traîne pas, je lui fais tout
simplement les cornes. Le moyen a réussi: il me fut enseigné par une
servante italienne, lorsque j’étais enfant.

A un autre point de vue, je me suis manqué de parole. Mon premier
devoir, puisque je veux guérir, ne serait-il pas de me soigner moi-même?
Or j’avais découvert un sûr moyen de fuir les visions qui
m’ensorcellent. Pourquoi ne plus l’employer? De colère, de honte ou de
douleur, ces visions me rendent fou... Je les abandonne pour retourner à
mon art.

L’art ne m’a jamais trompé ni trahi, même aux pires jours. Il m’advint
de douter de lui, quand il semblait se refuser, quand je restais devant
ma toile toute prête, comme un crétin des Pyrénées devant un
hiéroglyphe, comme un charcutier de village à qui le bâton servant à
décrocher les saucisses est plus utile que la palette et le pinceau dont
il n’a que faire, comme moi-même, hélas! entre les mains de qui l’on
mettrait un saxophone pour exprimer l’émouvante beauté des hanches de
mon modèle. Cette stupeur durait quelque temps; je tâchais de m’en
distraire par un essai de dessin à la mine de plomb, à la sanguine... Le
panier à papier ne tardait pas à se remplir d’esquisses déchirées que
l’on eût dites l’œuvre d’un enfant hydrocéphale.

«Je ne suis qu’un barbouilleur! pensais-je, un gâcheur imbécile! Que
l’on m’offre de ripoliner à neuf en orange, le vieux bois de la kouanine
chinoise de mon salon! Que l’on me charge de peindre les murs d’une
étable avec la bouse répandue. Voilà qui est de mon ressort!»

Je me désolais de ces crises, car il n’est pas indifférent de
s’apercevoir que l’on n’est qu’un raté.

                   *       *       *       *       *

Un matin de beau soleil, à Hyères, au jardin, je prenais la vie au
tragique, me sentant la tête vide et les yeux brumeux. Le vent d’est
agitait les oliviers dans le feuillage desquels couraient de souples
ondes d’argent... Rendre cela!... La main lourde, abruti par la touffeur
de l’air, je n’arrivais à rien et la variation du baromètre n’était pas
en cause, puisque ce supplice durait depuis quinze jours. Or, soudain,
la nymphe du jardin vint à moi.

La Provence est toute peuplée de nymphes, pour qui sait les voir.
Celle-ci avait posé le long de son corps une grande branche de glycine
abondamment fleurie.

«La lumière est bonne, me dit la nymphe inattendue; je t’offre cette
glycine à peindre, avec moi qui la tiendrai.»

L’art me revenait, me consolait, me rendait l’usage de mes mains, de mes
yeux. Je me repris à peindre, et la nymphe sourit avant de disparaître.

Restons-en là, je vous prie! Restons-en là!

Eh non! Ce que je viens de dire est tout à fait imaginaire: une gentille
histoire, sans plus, et je suppose que la toile demeura blanche.
Assurément, il m’arrive de rêver des sottises! Revenons à la vie réelle,
celle qu’il est si bon de vivre.

                   *       *       *       *       *

En effet, je me trouvais à Hyères; je m’y trouve encore.

Attendez! J’ai des crampes dans les doigts: je ne pourrai pas me
défendre de Madeleine... Tant pis!... J’entends sa voix derrière les
oliviers:

«Ça m’amusera, mon gros loup. On se fera du bon sang!

--A ton aise, ma poule!»

Ils paraissent tous les deux et s’adressant à moi, Madeleine ajoute:

«Viens aussi: tu n’es pas gênant!»

Où me mèneront-ils?

Nous sortons tous les trois du jardin, prenons une allée, à gauche,
traversons une petite place et dans une ruelle, à droite, faisons halte.

Non, je ne me suis pas étonné, sauf de la banalité même du spectacle qui
devait s’offrir.

Jérôme a frappé à la porte (la lanterne suspendue ne manquait pas!) et
nous sommes entrés. Le salon où ces dames attendent et se font les
ongles est tendu de soie jaune et rouge, les fauteuils, les canapés, les
chaises, les tabourets pareillement, mais, à côté de cette soie que j’ai
vue quelque part, les bas de ces dames semblent d’un ton de mandarine
bien hasardeux.

La tunique de Madeleine est toute simple, de style grec, dirait-on. Elle
porte sur l’épaule un bouquet de glycines lié par un brin de paille.
Jérôme, toujours aussi énorme, s’est costumé en marin, comme un enfant
sur la plage: culottes et jersey, béret bleu, chaussettes claires,
sandales de paille... Jérôme est tout plein gentil. On le dirait mignon
s’il ne tenait tant de place. Sa bonne figure grasse n’a pas changé. En
ce moment, il suce un sucre d’orge.

Un éléphant court vêtu...

Madeleine ne cesse de bavarder:

«Ma petite Rosa! Quel plaisir de te revoir! Eh! ta poitrine tient encore
bien, malgré le métier! Mes compliments!

«Et toi, Nanette, ma gosse! ça t’excite toujours, les nègres? Permets
que je te farde un peu mieux les yeux...

«Oh! pardon Madame! je ne vous avais pas vue. La maison marche comme
vous voulez? Bonne affaire!

«Voyons, Jérôme! à quoi penses-tu? Ne te fourre pas les doigts dans le
nez: nous sommes en compagnie! Maintenant, on va danser!

Mais... celui-là... vous ne le connaissez pas! Mon mari; Mesdames! Il
sait que je couche avec Jérôme et ça lui fait plaisir. S’il vous plaît
d’en tâter, à votre tour, ne vous gênez pas!»

Durant ce temps, j’écarte les chaises et me mets au piano. Il me reste
dans la tête quelques airs de danse qui conviendront, j’espère. Mon ami
Jérôme se refuse à danser, mais il fouette avec ardeur une toupie obèse,
peinte en jaune et rouge, tout en poussant de gentils petits cris.

Je vais plaquer le premier accord, lorsque j’aperçois, devant moi, un
cadre au mur, un dessin. Je n’ignore pas que les œuvres d’art, en ce
genre de lieu, sont de qualité inférieure... Comme on se trompe! Une
fort jolie sanguine, en vérité: simplement une main de femme, longue,
délicate, que l’on voudrait toucher, entre les doigts de laquelle une
fleur est éclose...

Une œuvre d’art... je n’y pensais plus! L’art vient encore une fois à
mon secours!... Je m’interromps de jouer.

Qu’arrive-t-il? Les fauteuils s’éventrent, les femmes s’enfuient,
rappelées sans doute par de pressants devoirs. Jérôme baise sa toupie
bariolée et le piano s’ouvre tout entier, puis, comme un paravent, se
replie contre le mur.

Je prends Madeleine par la taille et nous sortons.

«Allons voir, lui dis-je, le panneau du milieu, celui du bon roi
Melchior. M’accompagneras-tu, ma chérie?

--De grand cœur, Michel!»

Et Madeleine me tend ses lèvres.




XXII


A peine avons-nous marché un quart d’heure que nous arrivons à l’église.
L’instant est vraiment exquis.

«Mais laissez-moi donc tranquille! Je n’ai nul besoin que l’on me rende
des forces! Allez-vous-en, docteur, vous m’ennuyez! Je me promène avec
ma femme!»

Oui, l’instant est vraiment exquis: l’aube a presque paru, elle fait
pressentir une radieuse aurore. Je retrouverai la lumière élue pour ma
décoration. Le ciel me donne un avertissement sévère. Voilà les tons
qu’il me faudra considérer souvent, avec scrupule, avec patience, si je
veux en transposer les finesses et l’éclat à demi-voilé.

«Je compte sur ton aide, Madeleine. Il t’arrive parfois de me blaguer
parce que je dors, dis-tu, comme un paysan. Eh bien, à toi de m’en
empêcher désormais! Tu me tireras, chaque jour, du sommeil, quelque
temps avant le début de ce glorieux spectacle. Je t’offrirai même un
réveil-matin, à cet effet. Mais dépêchons-nous! Allons voir le roi
Melchior qui va s’agenouiller devant la crèche. Il a précédé les deux
autres Mages... Non! regarde d’abord la splendeur du ciel. Tâche de
comprendre ce que je devrai suggérer... Ce ne sera pas facile, avoue-le!

--C’est entendu, Michel! Nous viendrons ici tous les matins: les
couleurs du ciel se poseront d’elles-mêmes sur ta palette ou s’offriront
à ton choix!... Ah! le beau peintre à qui, je le sais, il suffit de
tremper le bout de son pinceau dans un rayon, dans un reflet, dans une
buée, pour trouver le ton juste qu’il cherchait!»

Elle me parle, je ne sais pourquoi, tout bas, tout près de l’oreille, et
sa voix est la plus douce des musiques.

«Entrons à l’église, ma chérie, puisque ton ami, le curé t’a confié un
double de la clef.»

Nous ouvrons les deux portes toutes grandes. Voilà le panneau central
qui m’occupera, aujourd’hui: le plus important, de beaucoup. La Vierge,
l’Enfant, saint Joseph, le bœuf et l’âne, Gaspard et Balthazar, le
groupe des bergers, sont en place, bien qu’à peine indiqués, mais il
suffit que je me les représente. Seul, Melchior me donnera encore grand
mal, à cause toujours de l’éclairage. En prenant au dehors des esquisses
nombreuses, je finirai sans doute par y parvenir!

Voici le roi: il entre à notre suite. Je pense qu’il désire reprendre la
pose que nous avions déjà décidée. Il la retrouvera tout de suite.

«Salut, roi Melchior, lui dis-je, votre attention me touche beaucoup;
vous êtes, sans contredit, le plus gracieux des rois et votre aimable
visite va faciliter mon travail.

--Tu devrais avoir honte, Michel, dit Madeleine: prends-tu ce bon roi
pour un paresseux de ton espèce? Lui, se lève tôt et trouve tout naturel
de t’aider ainsi à mieux peindre!

--Non, mes amis, répondit Melchior, vous me remerciez sans raison! Vous
étiez mécontent, Michel, des vitraux de notre église, qui sont
assurément fort laids: du vilain Saint-Sulpice, tout au plus! Mais,
avant qu’on ne les remplace, les anges assez piteux qui s’y trouvent
représentés, se sont offerts à chanter une dernière fois. Ils
exécuteront un petit concert, ce matin même. Oh! je sais, ma chère
Madeleine, que vous détestez la musique en vase clos! De la place! de
l’air! voilà qui vous convient! Nous irons donc sur le parvis: le
paysage que l’on y découvre est beau. En levant le nez, nous pourrons
admirer, quelques instants, les couleurs que le ciel nous gardera et le
chœur choisi par les anges: ce chœur d’Ambroise Thomas, s’il vous plaît!
(hélas! tous les goûts sont dans la nature) saura bien nous ravir par
les portes ouvertes... Venez, mes enfants!»

Cette petite place de l’église, encore tout aérée par la brise matinale,
quelles délices elle dispensait!

«Et surtout, Michel, reprit-il, je voulais vous dire que, décidément, je
refuse de participer à ce panneau: j’entends, d’y faire figure. Le
voisinage du bœuf et de l’âne me déplaît par trop, n’est pas digne de ma
personne, et puis... et puis, j’en veux aux deux autres Mages qui ont dû
prendre une auto en cours de route pour arriver avant moi, une auto de
complaisance! C’est pas de jeu, mes amis! N’ayez pas l’air furieux,
Michel: ça n’en vaut pas la peine!... et, maintenant, petits anges des
vitraux, chantez!»

Ils chantèrent, nous les entendions bien... Que chantaient-ils? De
l’Ambroise Thomas? Allons donc! Un air, un air qui m’est connu; j’ai
l’impression de plaquer son premier accord sur les touches d’un piano.
(Je ne joue de l’orgue, ni d’aucun instrument céleste!) C’est tout juste
si je tapote... Ils chantent! Ils chantent!...

Et voilà que Gaspard relève les pans de son grand manteau de cour et se
met à danser, sans souci des dalles, dures et sévères à ses bottes, du
parvis. Il danse d’une façon qui me déplaît. Dans les temps très anciens
cette danse eût été dénommée chahut. Il danse, il fait des entrechats.
Il me rappelle certaine affiche de Lautrec pour le Moulin-Rouge.

Ah! ceci est pire: l’esquisse que je méditais m’échappe: l’aurore s’est
muée en jour; les tons de la robe du roi Mage ont changé... Jamais je ne
peindrai le panneau du centre! Ce Mage qui fait le pitre me donne le
frisson! Madeleine supportera-t-elle un pareil spectacle? Elle se gêne!
Madeleine rigole! Madeleine va danser aussi. Elle pointe un pied en
l’air, pousse des cris, excite le danseur à se dépouiller de son
manteau, à s’arracher la barbe, à semer ses bijoux, à jeter surtout
cette noble tiare dont j’espérais tirer un beau parti, à ne plus se
ressembler du tout! Et les anges des mauvais vitraux s’en donnent à cœur
joie, ils ne chantent plus, ils gueulent leur chanson d’une voix
éraillée. On se dirait dans un café-concert de bas-étage, en province! A
la sortie, on leur donnera tout au plus cent sous.

                   *       *       *       *       *

C’est fini: le roi Mage s’est calmé; Madeleine de même. Alors ma femme
s’approche de Melchior et son altesse, qui a dû vendre des sucreries sur
les quais, lui dit d’une petite voix doucereuse, pateline, où passe un
accent d’orient:

«Ma chère, je tiens à vous offrir un petit cadeau, un cadeau de rien du
tout, un simple souvenir... Vos façons d’agir sont depuis quelque temps
ridicules: il les faut réformer. Je sais que la cocaïne vous est chère,
que vous en usez tous les jours, mais, croyez-moi, ne vous piquez plus!
Ce moyen, d’ailleurs mauvais, est passé de mode et vos deux cuisses, ma
bonne Madelon, sont dans un état!

«Prenez cette mignonne boîte en argent, qui contient une poudre blanche,
mais ne la montrez pas à votre médecin, à moins que vous ne soyez son
amie intime; en ce cas, il vous fournirait de quoi la remplir. Au fait,
ne se nomme-t-il pas Jérôme Devilliers?...

«Une pincée seulement: vous la humerez comme un parfum, et toute piqûre
sera inutile. Vous preniez même le soin de stériliser la seringue!
Quelle sottise et que de temps perdu! Retournez, vous dis-je, aux
habitudes de votre défunte aïeule qui prisait tout simplement du tabac.
Ce tabac blanc est plus joli, meilleur aussi. Glissez la boîte dans
votre petit sac et veuillez agréer mes hommages.

«Quant à vous, Michel, je vous le répète: cette grande machine
décorative m’ennuie. Je m’arrangerai avec le curé de la paroisse pour la
faire ôter, une fois en place. Balthazar est tout à fait de mon avis,
quant à Gaspard, quelle importance peut avoir le jugement artistique
d’un nègre?

«Au revoir ou, plutôt adieu! Je vous ai assez vus, l’un et l’autre...
Cependant, merci pour la danse!»

Madeleine est à jamais perdue! l’art me dédaigne pour toujours!
Madeleine et mon art sont tous deux avilis...

Alors... que me reste-t-il?




XXIII


Que me reste-t-il?...

Une aide qui, certes, ne se refusera pas: celle de la Camarde.

Il faut crever, mais encore crever rapidement, sans nul délai, en
vitesse et loin de tout secours. Voyez-vous si quelqu’un s’ingéniait à
me rendre la vie, cette vie d’aujourd’hui?... Ah! j’aime mieux pas!

Je dois m’abattre de manière aussi sûre que j’eusse abattu l’autre.
Maintenant, Jérôme peut vivre; je lui en offre le loisir, mais avec une
arrière-pensée.

Jadis, il ne manquait pas de conscience; je l’ai connu scrupuleux.
Pourvu que ces beaux sentiments lui reviennent! Je lui souhaite, le mois
prochain, une conscience bien armée, prête au combat et qui, très
patiemment, lui inflige un joli tourment aussi gros que son ventre,
aussi solide que ses épaules, plus aigu, si possible, que son esprit...
Le voilà pourvu.

D’elle, je ne parlerai pas. Si je ferme les yeux, c’est pour ne plus la
voir.

                   *       *       *       *       *

Le plus commode serait, en somme, de finir ici même. J’ai remarqué que
mes forces reviennent, que je n’ai plus de fièvre. A la rigueur, je
pourrais me lever. On s’en est aperçu; il y a quelques instants, le
médecin parlait de fauteuil roulant, de béquilles, de je ne sais quoi!

Néanmoins il y a des inconvénients.

Dans la pièce voisine, je trouverais facilement du poison. J’entends
souvent ouvrir une petite armoire. On en tire des flacons étiquetés de
rouge dont quelques gouttes me sont offertes, avec parcimonie, dans le
fond d’un verre d’eau. Cependant, il y a des femmes qui font la garde.
On les appelle des gardes: le terme est juste. Elles interviendraient,
pousseraient des cris, m’arracheraient des mains la drogue espérée...
«Michel Duroy livré aux bacchantes»: beau sujet de tragédie!

Me jeter dans la rue? Un troisième étage suffit... Même obstacle: mon
poste de police serait alerté, avant même que je n’aie ouvert la
fenêtre.

Une lame d’acier?... Je me charcuterais inutilement.

Un revolver?... Où le trouver? et il y aurait toutes les chances pour
qu’il ne fût pas chargé. Nous sommes ici dans une clinique où je parie
que l’on se suicide peu.

Me pendre?... Je ne vois ni corde, ni ficelle solide.

Quel ennui!

Cherchons ailleurs... Vous m’aiderez, n’est-ce pas? Ne m’abandonnez pas
méchamment et je vous promets que nous réussirons bientôt.

Les autos, les autobus, je les écarte tout de suite. Un de mes plus
chers amis a glissé, un soir où il pleuvait, sous une camionnette
militaire et s’en est tiré avec une écorchure au genou: quinze jours de
lit. Je ne veux pas souffrir.

On vous repêche de la Seine. On vous surveille, en haut de la tour
Eiffel: les balustrades y sont hautes et ne croyez pas que je puisse
encore faire de l’acrobatie... Pourtant, une acrobatie modeste, en
m’efforçant beaucoup... Essayons de la tour Eiffel.

Me voici devant le guichet. J’allais passer, quand une vieille femme, à
genoux, couverte d’un châle en loques (il fait froid, aujourd’hui) me
tend la main. Son bras gauche me barre l’entrée. Je lui donne vingt
sous. Elle ne veut pas partir. Quel étrange regard, suppliant et
malsain, tout ensemble! Non, ce bras de mendiante m’arrête; de plus, il
y a trop de monde: un dimanche? un jour férié?...

Ah! j’ai fait une trouvaille! Le chemin de fer de ceinture... Je
m’arrangerai: mon projet est assez malin. Un train a passé; j’attends
l’autre. Je me couche sur les rails, la tête posée de façon à ce que
l’accident se produise bien, et presque sans douleur. J’entends le
second train. Je compterai jusqu’à 55, un gentil chiffre qui me donne de
l’espoir...

Quelqu’un me tire par le bras. Suis-je découvert?... Ah! la vieille
mendiante! Est-elle si vieille? Son regard m’hallucine! Je me relève et
fais le geste de lui donner vingt sous. Elle dit: «Merci, Monsieur!» Le
train a profité de ce court instant pour passer, sans nul dommage. Mon
aumône était stupide.

La Seine encore, mais, cette fois, avec des précautions... Je suis sur
le Pont-Neuf. Personne, alentour, que des ouvriers occupés à leur
besogne: ils dépavent, en vue de futurs travaux. Ils ne feront nulle
attention: dépaver un pont leur suffit. Je prends donc, un à un, des
pavés et les fourre dans mes poches. Mon veston s’alourdit, mon gilet
pèse et c’est à peine si je puis empêcher mon pantalon de me tomber sur
les pieds.

J’ai placé douze pavés; je dois ressembler à l’image d’un journal
communiste, représentant un financier cousu d’or... Moi, je suis cousu
de pierres, de pierres très précieuses. Quels reproches me ferait mon
tailleur! «Du tissu anglais, Monsieur Duroy!»

Maintenant, il reste à enjamber le parapet. Vous n’ignorez pas que je
nage bien, mais le meilleur nageur coulerait, portant une surcharge de
douze pavés; par conséquent... Personne n’a même tourné la tête. La
veine, enfin! je touche au but. Je lève un pied facilement. Mon pantalon
est moins lourd que je ne pensais, mon gilet et mon veston de même.
L’étoffe anglaise aurait-elle craqué? Non, quelqu’un vient de me
délester habilement de mes pierres. C’est encore elle, la mendiante qui
me tend la main. Je me trompais tout à fait: elle n’est pas vieille,
mais son visage semble ravagé et, toujours, ses yeux m’épouvantent. Elle
a dû même être belle... Oh! ces yeux!

«Partez! lui dis-je.

--Oui, Monsieur, tout de suite, mais je vous demande une petite aumône.
J’ai faim, mon bon Monsieur! ne me renvoyez pas ainsi!»

Que voulez-vous! je me laisse faire: je lui donne vingt sous.

                   *       *       *       *       *

Voyez! à Paris nous n’aurons que des échecs. Allons plus loin, dans un
pays dont je connais les ressources: Hyères, par exemple. Je vous jure
que là...

Et puis, une idée surgit...

Chut! je ne vous dirai rien encore. Attendons d’être là-bas, sur place
et je vous garantis que nous y serons débarrassés de toute mendiante. Le
voyage, même en troisième classe, est assez cher. On ne mendie pas à
Paris pour aller ensuite faire le même métier sur la Côte d’Azur, à
Nice, peut-être, ou Monte-Carlo, à la sortie du casino. Non, je n’y ai
jamais vu de mendiants et cette femme-là, toute déguenillée qu’elle
soit, attire trop l’attention. Le Prince viendrait en personne la prier
de repasser la frontière.

Entrez dans le jardin. Vous pouvez encore beaucoup m’aider. Je sors à
l’instant de la boutique d’un marchand de la ville, un vieil ami, qui
m’a vendu une bonne corde, souple, solide, facile à nouer, car je suis
revenu à l’un de mes anciens projets auquel je n’ai fait qu’ajouter un
peu de poésie... Exactement ce qu’il faut... Il ne reste plus qu’à
choisir un pin convenablement fourchu, bien robuste...

Je n’ose pas vous avouer mon idée poétique... Bast! puisque vous m’avez
accompagné, mes chers amis, dans un instant, je divulgue le secret.

Ce pin, je le connais; il est vieux, sans doute, mais résistant. Il n’a
rien perdu de sa vigueur. Il est fourchu; sa maîtresse branche quitte le
tronc assez haut et s’en écarte. On dirait qu’il fut créé pour le but
même que je poursuis... Mais je n’ai pas tout dit!

Courage! quelques mots encore: écoutez bien! je ne résiste plus: vous
vous êtes montrés trop gentils!

                   *       *       *       *       *

Eh bien, ce pin, ce pin sauveur, est placé devant la fenêtre de
Madeleine, la jeune personne qui fut mon épouse et qui l’est, peut-être,
à cette heure. Affaire d’habitude! Ce matin même, elle se promenait en
face de la clinique, rue de la Baume, sur son balcon, et tenait un
mouchoir serré contre son nez, car le froid augmente. Or je savais que,
dans ce mouchoir, elle cachait une mignonne petite boîte en argent (un
cadeau?...) où elle venait de prendre une pincée de poudre blanche.
C’est tout naturel! Madeleine a bien le droit de se promener sur son
balcon lorsqu’il fait froid.

Ah! vous êtes vraiment complaisants: vous avez jeté la corde par-dessus
la grosse branche... Préparez le nœud, je vous prie: mes doigts sont un
peu gourds.

Et, lorsque ma chère Madeleine sera venue rendre ses devoirs à madame sa
mère (demain, peut-être!) en ouvrant ses persiennes, un beau matin comme
celui-ci, elle verra monsieur Michel Duroy assez congestionné, les
jambes tordues, le sang aux yeux et, pour tout dire, pendu, pendu haut
et court, et se balançant poussé par la brise...

Mais je conserverai, sur ma bouche gonflée, une façon de sourire un peu
narquois, dont elle se souviendra.

Oui, c’est parfait, ainsi. J’abuse de votre amabilité. Je passe le nœud
coulant à mon cou, je le serre, sans qu’il me gêne cependant, et vais
monter sur vos épaules. Ce sera dur!... Pas tant que cela? J’y monte. Le
sport eut le bénéfice de me maintenir un poids normal pour mon âge et
pour ma taille. Attendez! Je ne vous gêne pas trop? Merci... Au moment
où cet oiseau bleu se sera posé...

Quoi? Elle encore!

«Non ma bonne dame, vous arrivez trop tard! Soit: je me pendrai sous vos
yeux, sous vos terribles yeux!...»

Ah! je déraisonne! je deviens fou! ce sont les yeux de Madeleine! la
bouche de Madeleine, son corps! C’est Madeleine devenue mendiante! Ce
châle râpé, c’était son châle vert de Manille, semé de roses!

«Vous êtes venue, mon ancien amour, sans que je vous appelle. Quand je
vous appelais vous ne paraissiez pas! Eh bien, vous entrez dans la salle
pour les trois coups: le rideau va se lever. Comme dernier adieu, je
vous offre la seule pièce de vingt sous qui reste en mon gousset!...
Prenez! c’est une aumône... Quand ce bel oiseau bleu qui vole au-dessus
de nos têtes se sera posé... Il se rapproche... Il est tout près... Il
se posera sur mon épaule!... Il s’y pose!...

«Attention! Je vais sauter... Je saute!

«Ah! c’est fini!»




XXIV


Je ne puis dire avec certitude ce qui s’est passé. Je ne suis sûr que de
l’extrême dureté de mon lit. On a donc glissé des planches sous le
matelas?

L’oiseau bleu venait de se poser sur mon épaule. J’ai sauté, la corde au
cou, (pas de bien haut, il est vrai), pour me pendre. J’ai senti une
terrible secousse à la nuque... et me voilà, de nouveau!

Si Madeleine était, par malice, montée dans le pin fourchu, pour couper
l’autre bout de la corde, je serais tombé par terre maladroitement en me
faisant très mal aux jambes, car je m’aperçois qu’elles sont toutes deux
bandées, mais cela n’expliquerait pas ma douleur à la nuque.

Aurais-je sauté en rêve? Quel divertissement!

Peut-être un trop violent effort?... Non, non, la vérité est tout près
de moi; elle rôde dans mes alentours et ne veut pas se laisser voir.

Cependant, l’oiseau bleu s’est posé sur mon épaule; je vous en décrirais
le vol et l’approche avec minutie; j’ai même senti son poids, un
instant, mais, bien entendu, il s’est envolé aussitôt, avec un grand
bruit d’ailes.

Quant à Madeleine...

Soit: parlons un peu de Madeleine: il me semble qu’à son propos j’ai
commis de grossières erreurs. Cette pauvre intoxiquée, vieillie,
sordidement vêtue, et qui s’obstinait à me poursuivre, pour mon bien,
pour ce qu’elle imaginait être mon bien, ne me représente pas, en dépit
de ses velléités charitables, ne saurait me représenter Madeleine.

J’ai dû rêver: encore un de ces affreux cauchemars qui me mettent la
tête à l’envers. Ah! cela doit être facile de me soigner! Les pauvres
gens! Dès que le médecin viendra, je tâcherai de causer avec lui, ou
plutôt l’écouterai-je, s’il me parle de son plein gré.

Toutes ces abominations seraient donc fausses? inexistantes?
inventées... et par moi?

Douce joie qui m’exalte, qui me livre à l’autre torture d’où je ne
sortais plus et que m’infligeait l’absence de ma femme! Car Madeleine, à
l’heure qu’il est, me paraît aussi belle, aussi tendre, aussi bonne...
Elle a ces mêmes yeux gris au tout puissant regard, ces mêmes mains
fraîches qu’elle posait sur mon front, quand je souffrais d’une
migraine.

Il me semble que, ce matin, très tôt, avant que je m’éveille, elle
faisait ainsi, son adorable corps penché vers moi et... Oui! elle s’est
penchée davantage, la main toujours posée sur mon front, et m’a baisé la
bouche!

Concevez comme c’est terrible de ne pouvoir ainsi démêler le vrai du
faux et d’en arriver à me refuser un exquis souvenir parce que d’autres
souvenirs, hélas, trop véridiques! s’y rattachent toujours.

J’accepterais volontiers, je savourerais ma torture avec reconnaissance,
si Madeleine était venue, ce matin, me rafraîchir le front, me baiser la
bouche, et si je ne pouvais en douter!

J’arrive à nier l’évidence pour que ce geste adorable devienne vrai.

                   *       *       *       *       *

J’étais à Hyères, je suis à Paris. Pourquoi et comment? Qu’il y ait un
intervalle entre ces deux séjours, je l’explique: il me paraît court, il
a dû être assez long.

Pensez donc! transporter d’Hyères à Paris un bonhomme à demi pendu, mal
pendu, pendu de travers, cela ne se fait pas en un instant! Je n’ai
plus, du temps qui passe, une idée juste.

Mais me suis-je pendu? D’ailleurs ne m’a-t-on pas sorti de mon lit pour
me panser, ce matin? J’ai le sentiment de m’être presque réveillé et que
l’on m’a fait une piqûre...

Ce serait donc cette piqûre ou les précédentes qui m’engageaient à
échafauder ce roman infâme où j’admettais la déchéance d’une femme
adorée?

J’entends le médecin et lui parlerai sans délai.

«Ah! dit-il, que je vous plains, cher monsieur, et quelle secousse vous
a donnée l’accident de cette nuit!»

Il sait donc, celui que je nommais l’homme au nez pointu et que je
détestais si fort, bien qu’il eût la figure d’un brave garçon? D’autre
part, s’il ne sait pas, de quoi me plaint-il?

«Ce fut une nuit agitée comme bien d’autres. Nous nous efforçons d’être
prudents avec vous, dans l’emploi des drogues qui devraient vous calmer:
elles ne vous calment pas, ou si peu!

--Qu’est-il donc arrivé, docteur?

--Ah! la bonne voix que vous avez ce matin! Elle me tranquillise... Ce
qui vous est arrivé? Vous avez sans doute fait un faux mouvement, au
cours d’un de vos cauchemars, vous vous êtes soulevé dans votre lit que,
d’ailleurs, nous avions dû éloigner du mur, pour mieux vous maintenir
pendant votre délire, puis brusquement, ayant dépassé vos forces, vous
êtes retombé contre la barre de cuivre où s’appuient vos oreillers. Le
choc s’est produit à l’endroit précis de la nuque, endommagé par votre
premier accident. Souffrez-vous beaucoup?

--Ma tête entière me fait très mal, docteur.

--Ne parlez pas trop, Monsieur Duroy. Je vais changer vos pansements
avec l’aide de Mlle Blancheney votre garde. Ne m’en veuillez pas si je
vous couvre le visage. C’est... c’est pour nous rendre la tâche plus
aisée.

--Mademoiselle Blancheney, venez,» ajouta-t-il d’une voix très posée.

Il entre quelqu’un et, à ce moment, je suis sûr d’avoir entendu une
autre voix d’homme, dans la pièce voisine, qui disait tout bas:

«D’ailleurs, sa femme en est bouleversée.»

Sa femme... La femme de qui?... Voyons! je ne suis pas le seul malade
que l’on soigne dans cette clinique! N’exagérons pas!... et, cependant,
il faut m’en assurer.

Je me hâte d’interjeter quelques mots:

«Docteur! un moment, je vous prie! Je voulais vous parler de Madeleine,
ma femme...

--Tout va bien, Monsieur Duroy, et je vous promets qu’après un léger
repos, vous serez autorisé, cet après-midi même, à recevoir une visite.
Sitôt votre pansement fini, je vous donnerai une potion calmante, la
seule que vous supportiez bien; peut-être ferez-vous une sieste, je
l’espère, et vous vous sentirez beaucoup plus calme, la tête moins
douloureuse. Comme je ne manque jamais à ma parole, vous pouvez être
certain d’en profiter pour causer ensuite librement.

--Merci, Mademoiselle Blancheney, tout semble prêt: aidez-moi.»

Je suis certain que tous les deux me cachent quelque chose. Madeleine
est «bouleversée». Encore une parole de médecin! Si «bouleversée»
qu’elle fût, rien, dans le temps, ne l’aurait éloignée de moi!

«Monsieur Duroy, de grâce, ne vous agitez pas. Songez que, cet
après-midi...»

«Bouleversée!»




XXV


Il me faut prendre une drogue de plus!... Prenons-la sans protester,
puisque, dit-on, j’ai besoin de repos. Mlle Blancheney (j’ignorais son
nom), me la prépare studieusement dans un coin de ma chambre, puis elle
vient me l’offrir avec un de ces gestes avenants, arrondis, comme on
tâche d’en avoir pour que le gâteau offert à l’enfant lui paraisse
meilleur.

J’avale et ne dis mot.

N’ayant aucune envie de dormir, je réfléchis un peu. Ces paroles
touchant Madeleine m’inquiètent, car il s’agit assurément de Madeleine.
«D’ailleurs, sa femme en est bouleversée...» cela ne signifie-t-il pas
qu’elle est malade, ma pauvre chérie, et que seule cette maladie
l’empêche de venir? Je l’imagine chez nous, dans notre lit, souffrant de
son éloignement, fiévreuse, agitée... Une rue nous sépare, mais quand on
est brisé par de fortes températures, recru de fatigue et la tête
brouillée, une rue, c’est large! c’est très large!

J’ai la terreur d’apprendre que sa maladie est grave, qu’elle a pris
froid, qu’elle souffre d’une bronchite, d’une congestion pulmonaire,
d’une pleurésie... Que sais-je? Ou bien n’a-t-elle pas, durant un séjour
chez sa mère, fait l’imprudence de manger à Toulon, des coquillages?...

La fièvre typhoïde!

Mon cher Jérôme s’est vu alité pendant plusieurs semaines parce qu’il
avait cédé à sa gourmandise habituelle et succombé (lui, un médecin!)
aux charmes d’un étalage de moules apportées par certain pêcheur dont on
pouvait être «parfaitement sûr»!

Sans faire une sottise pareille, Madeleine se sera laissé tenter par les
coquillages qu’elle aime, servis à une table d’amis. On affirme que ces
moules furent pêchées tout au loin, sur des roches saines, par les soins
du fils de la maison, qui jamais ne commettrait une imprudence. Le
résultat est le même, néanmoins.

Madeleine m’appelle, et c’est moi qui ne viens pas! Durant que j’étais
malade, elle l’était davantage et n’a pas voulu m’inquiéter. Il n’y a
nul autre mystère et toute son absence en est expliquée. Je sais bien
que Jérôme est auprès d’elle, qu’il la soigne, qu’il ne la quitte guère!
Cet homme surchargé de besogne, s’est encore une fois sacrifié: la femme
de son ami le plus intime passe avant tout! Je le reconnais bien! L’un
de nous lui demanderait d’aller décrocher la lune avec ses dents (ses
dents sont excellentes), qu’il se procurerait sans tarder une échelle et
grimperait dessus, jusqu’au dernier échelon.

«Jérôme! fais attention!...»

J’ai cru que Jérôme allait tomber!

                   *       *       *       *       *

Mais pourquoi cette escalade vers la lune rappelle-t-elle le souvenir
d’une autre escalade plus modeste, contre le mur de la petite église
d’Hyères. Étais-je attiré aussi par quelque lune, moins haute et rouge à
son coucher?... ah! le beau rouge de cette lune imaginaire!

Ayant atteint l’avant-dernier échelon, je m’installe de mon mieux. Le
soleil entre par les portes grandes ouvertes de l’église. Madeleine,
debout sous le porche, me parle d’en bas; la lumière joue dans ses
cheveux d’or. Je tiens des papiers à la main et tâche de mettre en
place, d’après ces esquisses au crayon, l’un des panneaux de la
décoration que je peindrai selon le vœu de Madeleine. Je baisse la tête,
pour mieux voir, et me voilà soudain pris de vertige: l’église entière
se met à tourner autour de moi... et je tombe. Depuis lors, je ne me
souviens de rien, sauf de cris de douleur, de réveils lourds suivant des
sommeils abrutissants, de séances sur une table d’opération.

J’avais dû me mettre en bouillie et c’est encore à Jérôme, je le parie,
qu’est échu l’agréable devoir de me rendre une forme humaine. Où ça?...
A Hyères, probablement: sur place. Enfin, je me suis trouvé ici, mis à
la torture, chaque jour, de façons très diverses, mais j’ai trop
souffert de la tête pour me rappeler autre chose que des abominations.
Suis-je devenu fou? je ne le crois pas, me sentant, aujourd’hui,
raisonnable, mais cela prouve-t-il grand’chose?... Attendons: on me le
dira plus tard.

Je crois que si je fermais, un instant, les yeux, je me laisserais
encore prendre par le sommeil. Eh non! j’ai trop envie de penser à
Madeleine.

Elle est chez nous, le visage rouge, le regard brillant, en pleine crise
de fièvre. Elle s’agite, des pensées absurdes lui dansent dans la
cervelle, elle s’imagine de folles aventures, elle voit des paysages qui
ne tiennent pas debout et se sent assourdie par ce bourdonnement
continuel qui fait croire que la chambre est pleine de frelons.

Jérôme ou le fils de Jérôme lui a peut-être donné un soporifique... Je
n’avais pas encore pensé au fils de Jérôme dont la photographie me fut
montrée pendant la guerre. Il est, à coup sûr, interne maintenant... Une
gentille petite frimousse au petit nez... Je me la rappelle...

Ce soporifique... Ah! qu’il serait doux de dormir en même temps que
Madeleine et de rêver que nous dormons tous deux!




XXVI


Si je dormais, je descendrais l’escalier de la clinique ou, plutôt, mes
jambes étant faibles, je prendrais l’ascenseur. Ensuite, je traverserais
la rue de la Baume, j’irais demander des nouvelles de Madeleine, chez
nous.

Va-t-elle s’endormir? Si bien soignée qu’elle soit, on ne sait jamais ce
qui peut arriver quand on a très, très envie de dormir. On a l’air de
sommeiller, et puis...

J’ai traversé la rue; j’aperçois la porte de ma maison. Quelle porte
sinistre! Ces draperies noires et les deux initiales M. D. Madeleine
Duroy! C’est cela: je ne me trompais pas ou, plutôt, j’avais bien
deviné: elle est morte; Madeleine est morte... Vous l’aviez compris, je
pense.

J’entre chez la concierge:

«Madame Lebrun, ma femme est-elle morte?

--Eh oui, mon pauvre monsieur! mais vous pouvez aller la voir, la chère
dame! Je viens de faire une petite prière au pied de son lit.»

Je monte par l’ascenseur qui est très lent. J’ouvre avec mon passe
américain: Madeleine a la manie (faut-il dire: avait la manie?) des
serrures très modernes. Les deux bonnes sont en deuil; elles pleurent et
se tamponnent les yeux. Quelques phrases, puis on me conduit chez
Madeleine.

Madeleine est morte, toute blanche, contre l’oreiller, plus belle, plus
divinement belle que jamais. Une main hostile, osseuse me serre le cœur
et, dans ce cœur, le sang s’arrête.

Morte... mais elle est restée les yeux grands ouverts. L’ami qui a
recueilli son dernier soupir a voulu me laisser son dernier regard, à
moi qui l’aimais.

Je m’agenouille auprès d’elle.

«Madeleine, tu étais toute ma vie, le meilleur de mon âme, le parfum de
ma pensée! Ta chevelure semblait faite d’un reflet de soleil sur un beau
vase d’or.

«Viens, Madeleine, mon épouse chérie: ne reste pas couchée dans notre
chambre! Des gens voudront s’approcher de toi, te coucher au fond d’un
cercueil, le poser sur un corbillard, pour enfin t’emporter!

«Laisse-moi t’emporter moi-même, dans mes bras. Je te chercherai la plus
belle sépulture, la plus douce à ton beau corps. Nous la choisirons
ensemble... Le veux-tu, mon amour?»

Et Madeleine, afin de me dire que son désir était le mien, ferma
doucement ses yeux gris d’ardoise et m’offrit ses lèvres, entr’ouvertes
par un souffle que je sus recueillir, un souffle embaumé de bonheur.

                   *       *       *       *       *

Alors je l’enlaçai, sûrement, avec vigueur, avec confiance, et nous
partîmes, aspirés au dehors par le vent d’une ardente et tendre musique,
dont les arpèges nous aidaient en notre envol, nous entraînaient suivant
le rythme de l’air et nous ravissaient vers d’autres cieux.

J’avais pressenti sa secrète pensée: nous allions, tous deux, là-bas,
vers sa Provence aimée. C’était là-bas qu’elle voulait sommeiller pour
toujours.

Ah! que ne pouvait-elle entendre ce que les beaux oiseaux chantaient,
quand nous passions, ni respirer les fleurs aériennes qui lui
présentaient leurs parfums, ni voir les magnifiques jeux de lumière dont
le soleil, en son honneur, se plaisait à orner la nuée rose et grise qui
nous soutenait! Enfin, perçus de très haut, ce furent les flots de la
mer, les vagues, les roches rouges, l’écume et les reflets de la
Méditerranée, si chère à Madeleine, et nous fûmes posés, l’un et
l’autre, dans un beau jardin que, l’un et l’autre, nous connaissions.

Où lui choisir, dans ce jardin, le lieu de son repos? J’errais, la
portant toujours et ne sachant me décider, quand j’aperçus, à quelques
pas, trois hommes appuyés sur des bêches et qui me faisaient signe.

«Ici, me dirent-ils d’une même voix sereine, d’une voix de légende qui
vivrait encore; ici, Madeleine dormira son dernier sommeil en béatitude
et en paix. Nous avons creusé nous-mêmes sa tombe non loin de son
église, et la terre qui la couvrira lui sera légère comme un duvet: nous
vous le promettons tous les trois.»

Chacun des trois vint baiser pieusement la main de Madeleine et chacun,
ayant baisé la noble main, si fine, si longue, si belle en son geste
immobilisé, offrit à Madeleine un présent.

Melchior lui offrit une médaille en électron qui portait à son avers le
profil de Vénus et à son revers une branche de laurier.

Balthazar lui offrit une toile d’araignée en or, par où filtrait un peu
de clair de lune.

Gaspard lui offrit un oiseau bleu d’azur qui se percha sur mon épaule et
se mit à chanter pour Madeleine un chant que les mortes peuvent entendre
et dont le son leur rappelle toujours la voix de l’homme qu’elles ont
aimé...

Après quoi, les trois Mages me la prirent des bras et, doucement, comme
ils eussent mis un enfant au berceau, la déposèrent dans sa tombe.

Puis les rois mages appelèrent, en notes claires, une brise qu’ils
avaient conviée et la brise couvrit d’une poudre impalpable, en pollen
de mimosas, le corps de ma bien-aimée, puis ne cessa de souffler de l’or
que la fosse n’eût été comblée.

Alors la brise et les trois rois s’en furent, afin de me laisser
pleurer.




XXVII


Je me réveille, paraît-il, les yeux pleins de larmes. Si Mlle
Blancheney, ma garde, savait ce que je viens de rêver, elle s’en
étonnerait moins. Elle revient quelques instants plus tard et m’annonce
une visite.

On pourrait bien me laisser tranquille! Mon rêve de cette nuit n’était
que la transposition de l’angoisse qui me crevait le cœur.

Ah! pleurer tout seul! me souvenir d’elle et sentir, sans témoins, la
torture que sa perte me vaut! une torture qui ne fera qu’augmenter,
s’amplifier, s’étendre... se creuser aussi! J’avais perdu la mémoire;
elle me revient et chaque souvenir nouveau sera plus cruel que le
précédent...

Tâchons de réagir. Je recevrai l’intrus s’il ne prolonge pas trop ses
condoléances...

Pleurer tout seul!

«Faites entrer, Mademoiselle, mais dites d’abord que je souffre d’une
forte migraine.

--Oui, Monsieur.»

La porte s’ouvre. J’entends une voix d’homme.

«Qu’il ait encore très mal à la tête, c’est tout naturel, Mademoiselle
Blancheney.»

Le voici: un homme de haute taille, très corpulent, très solide. Il
parle tout de suite:

«Cher vieux Michel! enfin la convalescence et, bientôt j’espère, nous te
verrons sur tes pattes!»

C’est Jérôme Devilliers, l’ami Jérôme. Il sait, mais il a peur de le
laisser paraître.

Je reste calme.

«Je te reconnais, Jérôme, mon ami Jérôme. Parle-moi d’elle, d’elle
seulement. Je ne suis plus malade: ne te gêne pas. Je saurai me tenir si
tu ne restes pas trop longtemps. Comment est-elle morte, et de quoi?

--Morte! qui ça?

--Oh! de grâce, Jérôme, dispense-toi de phrases vaines!... Madeleine a
dû mourir cette nuit, n’est-ce pas? peut-être hier? A-t-elle beaucoup
souffert?»

La grosse voix s’attendrit:

«Madeleine est à deux pas, dans le salon d’attente. Elle va venir
t’embrasser. J’entrais d’abord, pour m’assurer de ton état. N’importe!
au diable les précautions!

--Madeleine est...

--Elle est même derrière la porte, cette porte-ci... Madeleine! votre
mari désire vous voir!»

Et le grand rêve aérien qui m’enveloppait encore se déchire.

                   *       *       *       *       *

Madeleine est ici, près de moi, Madeleine en personne, Madeleine toute
entière!

«Ah! Michel, mon chéri!»

Les mêmes yeux gris, le même front couronné d’or, les mêmes mains de
princesse, la même voix qui m’enchante, les mêmes lèvres... Merci, mon
Dieu! les mêmes lèvres sur les miennes!

«Madeleine, tu m’es revenue!

--Mon amour, je ne t’ai jamais quitté! pas un jour! Je rôdais autour de
toi, mais il ne fallait pas que l’on me vît: tu délirais tout aussitôt!
Non, ne parle pas: je t’expliquerai. Tu délirais, mon chéri, tu me
disais des horreurs! Tu détestais aussi Jérôme qui te soignait depuis le
lendemain de l’accident.

--Misérable! en as-tu déblatéré des infamies!» dit la grosse voix
tâchant de s’adoucir.

Attention! ce sont les méchants enfants qui pleurent, et les désespérés.
Écoutons!

«Michel, mon amour! tu m’aimes encore? comme avant? comme toujours?...

--Oh! tais-toi, Madeleine!

--Et mon fils, reprit Jérôme, l’avais-tu assez pris en grippe, à cause
de son nez pointu! Il est vrai qu’il te présentait un visage inconnu...
et cependant, une nuit, tu as parlé de sa photographie!

--Jérôme, tu lui diras pardon de ma part... Madeleine, laisse-moi mieux
te voir, mieux t’admirer!

--Allons! dit Jérôme, je n’ai plus rien à faire ici! Je reviendrai, plus
tard, dans la journée.

--Cette attente, Michel! Savoir qu’une seule rue nous séparait! Souvent,
je craignais de m’être trop approchée de la fenêtre. Jérôme me donnait
constamment des nouvelles, mais je ne pouvais même plus passer mon temps
dans la chambre d’à côté: il semblait que cela t’agitait davantage, que
je fusse proche de toi, mais je passais toutes mes nuits dans cette
chambre.

--Madeleine, je te croyais partie pour jamais!

--Michel, je suis auprès de toi. Donne ta douce main!

--Madeleine, je t’ai vue morte! je t’ai vue mise au tombeau!

--Michel, je suis là, bien vivante, et toi, toi, mon cher amour, tu es
guéri!




    ACHEVÉ D’IMPRIMER LE
    28 AVRIL 1928 PAR
    L’IMPRIMERIE FLOCH,
    A MAYENNE (FRANCE).





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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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facility: www.gutenberg.org.

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